*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75198 *** LES GRANDS CŒURS VICTOR GIRAUD SAINTE JEANNE DE CHANTAL «Un cas humain représenté au vif.» (AMYOT.) «Je vous vois avec votre cœur vigoureux qui aime et qui veut puissamment, et je lui en sais bon gré: car ces cœurs à demi morts, à quoi sont-ils bons?» (Lettre de SAINT FRANÇOIS DE SALES à SAINTE JEANNE DE CHANTAL.) E. FLAMMARION, ÉDITEUR LES GRANDS CŒURS VOLUMES PARUS: RENÉ BAZIN PIE X de l’Académie française. MARIE GASQUET SAINTE JEANNE D’ARC HENRI GHÉON LE SAINT CURÉ D’ARS VICTOR GIRAUD SAINTE JEANNE DE CHANTAL GEORGES GOYAU SAINT BERNARD de l’Académie française. HENRI-ROBERT LOUIS XVI de l’Académie française. -- MALESHERBES FRANCIS JAMMES LAVIGERIE Mgr JULIEN SAINT FRANÇOIS DE SALES Évêque d’Arras. Membre de l’Institut. CHARLES LE GOFFIC LA TOUR D’AUVERGNE M.-D. ROLAND-GOSSELIN, O. P. ARISTOTE GÉNÉRAL WEYGAND TURENNE COLETTE YVER SAINT PIERRE RENÉE ZELLER LACORDAIRE La Collection «Les Grands Cœurs» publiera des ouvrages de Mgr Grente, évêque du Mans; M. Pierre de Nolhac, de l’Académie française; Duc de la Force, de l’Académie française; R. P. Sertillanges, de l’Institut; R. P. Janvier, A. Chérel, René Johannet, Édouard Schneider, José Vincent, etc. C’est le propre des grands cœurs de découvrir le principal besoin des temps où ils vivent et de s’y consacrer. P. Lacordaire. Il a été tiré de cet ouvrage: dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 10, et soixante-quinze exemplaires sur papier teinté vélin pur fil Lafuma numérotés de 11 à 85. _Nihil obstat:_ Lutetiæ Parisiorum die XXVI junii anno MCMXXIX YVO DE LA BRIÈRE, cens. dep. _Imprimatur:_ Lutetiæ Parisiorum die 16a novembris 1929 V. DUPIN, v. g. Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays. Copyright 1929, by ERNEST FLAMMARION. A MA FEMME CHAPITRE PREMIER JEUNE FILLE D’AUTREFOIS[1] [1] Ce petit livre doit beaucoup à ses devanciers: au volume récent, sagace et bien informé de M. le vicomte du Jeu (Perrin), à la copieuse biographie classique de Mgr Bougaud (Poussielgue), au livre si vivant, si fin et si pénétrant de l’abbé Bremond (Gabalda), aux travaux de MM. Henry Bordeaux et F. Strowski (Plon). Et, bien entendu, on s’est reporté aux sources proprement dites, à la délicieuse Vie de sainte Chantal par sa secrétaire, la mère de Chaugy, aux œuvres et aux lettres de la Sainte, à la correspondance de saint François de Sales, dans les admirables éditions qu’en ont procurées les visitandines du premier monastère d’Annecy. Elle est née à Dijon, comme saint Bernard et comme Bossuet. Comme eux de vieille souche bourguignonne, elle est bien de cette race où le sang est chaud, dru, généreux, où l’ardeur idéaliste s’accompagne toujours d’un ferme bon sens, d’une forte attache aux réalités de la vie et du sol, d’un magnifique besoin d’action. Par son père, le président Frémyot, elle appartient à une famille de parlementaires où le loyalisme monarchique et catholique est une vivante et constante tradition. Par sa mère, Marguerite de Berbisey,--les Berbisey se sont alliés à la famille de saint Bernard,--elle a comme recueilli une parcelle de l’héritage moral de l’homme étonnant qui fut en son temps le fondé de pouvoirs de la papauté. «Bon sang ne peut mentir», disait-elle; et ce n’est pas elle qui eût fait mentir le proverbe. Comme les Pascal, comme les Bossuet, comme nombre de familles de l’ancienne France, les Frémyot ont progressivement franchi «l’étape». Sortis probablement du peuple, ils s’élèvent peu à peu jusqu’aux plus hautes magistratures provinciales. Le bisaïeul du président Frémyot était un simple officier de la maison du Téméraire; son grand-père fut clerc et auditeur des comptes; son père, conseiller au Parlement de Bourgogne; lui-même fut successivement conseiller maître à la Chambre des Comptes, avocat général, président à mortier du Parlement, maire de Dijon. De génération en génération, on le voit, ces Frémyot montent et se poussent. Leur activité, leur intelligence, leur esprit d’ordre, leur sens des affaires ont assuré leur fortune, donné l’essor à leurs légitimes ambitions. Robustes et fervents chrétiens, d’ailleurs, ils n’entendent pas plaisanterie sur le chapitre de la religion; ils n’ont aucune complaisance pour les hérétiques. Mme de Chantal pourra dire avec vérité qu’elle «rendait tous les jours grâces à Dieu de ce que jamais aucun de sa race, à ce que l’on ait su, n’a été que très bon catholique». Et c’est elle, sans doute, qui a conté à sa confidente, la charmante mère de Chaugy, la savoureuse et symbolique anecdote que voici: Son grand-père, le conseiller Jean Frémyot, à l’âge de soixante-quinze ans, «eut révélation du jour et de l’heure de son décès». La veille, il alla dire adieu à ses parents et amis, «leur disant, avec une sainte simplicité, qu’il était sur son départ pour aller au voyage éternel». Mais il était trop faible pour monter sur sa petite mule. Alors, «cette bête, comme si elle eût connu la nécessité de son maître, étend ses quatre jambes, s’abaisse jusque quasi à toucher la terre avec son ventre, et demeure dans cette posture jusqu’à ce que ce bon vieillard fût bien agencé sur sa selle, que tout doucement elle se releva tirant ses pieds l’un après l’autre, et au retour de ce petit voyage, elle se mit dans la même posture pour laisser descendre commodément son bon maître.» Celui-ci, rentré chez lui, se mit au lit, passa la nuit en prières, et, le matin venu, après s’être confessé, avoir communié, reçu l’extrême-onction, se fit dire une messe qu’il entendit pieusement de son lit. Au moment où le prêtre levait le calice, il expira comme il l’avait prédit, «disant, en latin, ce verset de David: _Quando consolaberis me?_ O Dieu! quand me consolerez-vous?» Plus anciennement connus que les Frémyot, les Berbisey se sont élevés comme eux aux premières charges du Parlement de Bourgogne. Là aussi les traditions de foi et de vertus chrétiennes sont restées très vivaces. De Marguerite de Berbisey, la mère de sainte Chantal, morte au bout de quatre ans de mariage, nous ne savons qu’une chose, c’est qu’elle fut «regrettée de tous et surtout des pauvres, qui l’accompagnèrent à sa dernière demeure, en pleurant et en l’appelant tout haut leur bienfaitrice». Resté veuf à trente-six ans avec deux filles et un fils en bas âge, Bénigne Frémyot partagea son temps entre ses occupations professionnelles et l’éducation de ses enfants. Sa plus jeune sœur, veuve, elle aussi, vint habiter avec lui et tenir sa maison. Ce foyer ainsi reconstitué ne paraît pas avoir été trop austère. Dans ce pays de vie plantureuse et facile on n’est pas très morose, et le monde parlementaire en particulier a presque toujours su fort bien concilier la gravité des idées et des mœurs avec les libres agréments de la vie sociale. Le président Frémyot n’aimait pas les protestants, et dès sa jeunesse il ne perdait pas une occasion de combattre leur influence. Soir et matin, il réunissait ses enfants et, dans des entretiens familiers, il veillait à leur instruction religieuse, les mettant en garde contre l’hérésie, réchauffant et entretenant leur foi dans la véritable Église. Ces leçons n’ont point été perdues. C’était une haute et forte personnalité que celle du président Frémyot. La netteté de son esprit, la droiture de son jugement, l’élévation et l’énergie de son caractère s’étaient de bonne heure imposées à tous ses collègues, et telle était son autorité, comme avocat général, que la cour ne manquait jamais de se rallier à ses conclusions. Il est à croire qu’il approuva vigoureusement la généreuse attitude du lieutenant-général de la province, Léonor de Chabot-Charny qui, sous l’influence de Pierre Jeannin, avocat-conseil de la ville, au moment de la Saint-Barthélemy, refusa d’exécuter les ordres sanguinaires qu’il avait reçus. Bien que l’heureuse ville de Dijon, derrière ses fortes murailles, fût à l’abri des coups de main, le zèle catholique et le patriotisme de Bénigne Frémyot s’attristaient des maux sans nombre que les funestes guerres religieuses déchaînaient sur tout le pays. Les bandes de Coligny, surtout leurs alliés, les reîtres et lansquenets venus d’Allemagne, à plus d’une reprise parcourent la Bourgogne, pillant, brûlant, violant, massacrant, en dignes successeurs des hordes d’Attila. Partout des scènes de meurtre et de désolation: les hommes se jetant à l’eau ou sautant par-dessus les murs, les femmes «se sauvant toutes nues en chemise par les chemins avec leurs petits enfants»; plus de quatre cents villages brûlés en 1569; nouvelle invasion dévastatrice en 1576: il semblait que ces effroyables misères ne dussent jamais prendre fin. Vingt ans encore les guerres civiles vont déchirer la France. Sous l’impopulaire Henri III, la Bourgogne, longtemps fidèle à son roi, adhère bruyamment à la Ligue: en 1588, le Parlement enregistre solennellement l’édit. Persécuté, honni pour son obstiné loyalisme, M. Frémyot se retire à Flavigny avec les rares parlementaires,--un Bossuet, note l’abbé Bremond, était du nombre,--auxquels il a fait partager ses convictions; et là, muni des pleins pouvoirs du roi, il oppose un Parlement légal au Parlement rebelle. Menacé par les ligueurs de recevoir «dedans un sac» la tête de son fils, leur prisonnier, il adresse au lieutenant-général une lettre très digne sans raideur et très ferme, empreinte du plus noble stoïcisme, et qu’on nous a heureusement conservée: «Ni les tourments que l’on pourrait me donner, y disait-il, ni ceux que l’on fera à mon fils, que je sentirai plus que les miens, ne me pourraient ébranler à faire chose contre mon honneur et le devoir d’un homme de bien. J’aime mieux mourir tôt, ayant la réputation entière, que vivre longuement sans réputation.» Ce langage cornélien dut toucher le lieutenant-général: les ligueurs se contentèrent d’une «très grosse rançon». Henri III meurt assassiné: le roi légitime est un huguenot. Grave crise de conscience pour le président Frémyot: «en une nuit, il devint tout blanc du côté sur lequel il s’était couché». Mais son parti est pris: il n’abjurera pas sa foi monarchique. A Flavigny, à Semur, il organise la résistance à la Ligue: il paie de ses deniers les soldats du roi de France, lui recrute partout des partisans, leur fait prêter serment, «à la condition qu’il se ferait catholique», sacrifiant tout, son temps, sa santé, sa situation, sa fortune, à la cause qu’il avait embrassée. Quand, le 20 juin 1595, Henri IV, converti, sacré roi de France, vainqueur des Espagnols à Fontaine-Française et rentré dans sa bonne ville de Dijon enfin soumise, se fit présenter le petit parlement de Semur qu’il avait immédiatement convoqué, ce dut être pour M. Frémyot une grande joie. Il n’abusa pas de sa victoire. Henri IV lui «départit ses caresses royales avec profusion» et voulut faire de ce juste un premier Président: il refusa et se fit accorder simplement la grâce d’un de ses plus mortels ennemis que le roi allait envoyer au supplice. «Sire, lui déclara-t-il un jour, je vous confesse que si Votre Majesté n’eût crié de bon cœur: Vive l’Église romaine! je n’aurais jamais crié: Vive le roi Henri IV!» Henri IV, qui aimait cette chrétienne franchise, eût été heureux d’avoir sous la main à Paris le président Frémyot. Celui-ci ne voulut pas quitter Dijon. Son expérience de la vie et des hommes, tous les deuils qui l’avaient accablé l’avaient sans doute détaché du monde: il voulait se faire prêtre; il ne le put, ayant été marié deux fois, et la seconde avec une veuve. Redevenu très populaire, comblé de faveurs et de bénéfices par le roi, nommé par le Parlement, puis confirmé par le peuple, maire de Dijon, il fut, quinze années durant, dans sa province natale, l’un de ceux qui, par leur zèle et leur dévouement, collaborèrent le plus activement à l’œuvre réparatrice que l’autorité royale avait entreprise. De ce grand chrétien, de ce père héroïque et sage qu’elle aimait et respectait profondément, Jeanne de Chantal sera la digne fille. Elle avait une sœur aînée, Marguerite, d’un an plus âgée qu’elle, et un frère cadet, André, plus tard archevêque de Bourges, dont la naissance coûta la vie à sa mère. Elle était née le 23 janvier 1572,--l’année de la Saint-Barthélemy,--tout près du Palais, dans le vaste hôtel, aujourd’hui détruit, des Frémyot. Elle fut baptisée le jour même et appelée Jeanne, du nom de saint Jean l’Aumônier, dont c’était la fête. L’éducation à la fois virile et tendre qu’elle reçut de son père et de sa tante suppléa, dans la mesure du possible, à l’absence d’une direction maternelle, et il en fut pour elle, nous dit-on, «non guère moins que si elle eût été au sein de sa défunte mère». C’était une enfant vive et pieuse, et les mots d’enfant qu’on nous cite d’elle nous donnent à croire qu’elle avait de bonne heure hérité du peu de sympathie de son père pour les protestants. Il ne semble pas qu’on ait beaucoup poussé son instruction: son intelligence, ses lectures, ses observations personnelles feront le reste. «Elle apprenait, nous dit la mère de Chaugy, avec une grande souplesse et vivacité d’esprit tout ce qu’on lui enseignait, et on l’instruisait de tout ce qui est convenable à une demoiselle de sa condition et de son bon esprit: à lire, écrire, danser, sonner des instruments, chanter en musique, faire des ouvrages, etc., etc.» Et, bien entendu, dans ce milieu très profondément religieux, on cultivait et on encourageait ses précoces dispositions à la piété. Elle avait une dévotion toute particulière pour la Vierge, «se nommant elle-même son enfant». Elle pleurait à la vue d’un malheureux. «Si je n’aimais pas les pauvres, disait-elle, il me semble que je n’aimerais plus le bon Dieu.» Et de sa confirmation date un désir «qui ne la quitte plus, de faire de grandes choses pour Dieu, et même de souffrir le martyre». N’allons pas croire, cependant, que d’austères pensées de cloître hantaient déjà cette vive jeunesse. Dans ces vieilles familles bourguignonnes de magistrats humanistes et bons vivants on savait concilier les devoirs et les plaisirs, Dieu et le monde. Un mot, un simple mot de la mère de Chantal nous ouvre à cet égard les plus aimables perspectives. «Moi, dit-elle, _qui ai été fille à toute folie_, quand je donnais aux étourneaux que je nourrissais un petit morceau de sucre, je me faisais suivre en haut et en bas, partout où je voulais.» Je la vois, pleine de vie, de santé et de bonne humeur, jolie d’ailleurs et le sachant peut-être, rieuse et même un peu espiègle, aimant toutes les belles et bonnes choses de la nature et de la vie, délicieusement primesautière, charmante en un mot et «traînant tous les cœurs après soi»: car j’imagine que ce n’étaient pas les seuls étourneaux qui la suivaient «en haut et en bas, partout où elle voulait». Et elle me fait un peu songer à Jacqueline Pascal enfant. En 1587, sa sœur aînée, Marguerite, épousait, à seize ans, Jean-Jacques de Neuchaize, seigneur des Francs, âgé de quarante. Les Neuchaize étaient de bons gentilshommes du Poitou, apparentés aux Saulx-Tavanes, une des plus grandes familles de Bourgogne: par ce brillant mariage, les Frémyot gravissaient un nouvel échelon de la hiérarchie sociale. Le jeune ménage retourna peu après en Poitou, emmenant Jeanne, qui devait s’entendre à merveille avec sa sœur et qui, probablement, son père étant sur le point de se remarier, ne se souciait guère de rester seule avec une belle-mère. M. Frémyot «souhaitait fort de la garder auprès de soi», mais «il s’en dépouilla néanmoins pour le contentement de sa fille aînée». Peut-être aussi, songeant à son prochain remariage, aux troubles croissants qui menaçaient de désoler la Bourgogne, jugeait-il plus sage et plus prudent d’éloigner quelque temps la jeune fille. Cet éloignement devait durer cinq ans. Chez le baron des Francs servait «une vieille demoiselle», une gouvernante sans doute, un peu sorcière, à ce qu’il paraît, et qui «n’oublia rien pour flétrir par ses artifices cette belle fleur croissante». Jeanne, sauvegardée par sa piété, sut se dérober à toutes ces manœuvres corruptrices, et elle finit par obtenir de son beau-frère qu’il congédiât «cette mauvaise créature». M. des Francs aurait voulu marier sa jeune belle-sœur dont le sérieux et la grâce avenante séduisaient tout le monde. Elle repoussa deux demandes de mariage en apparence très avantageuses, l’une avec un gentilhomme huguenot qui d’abord avait essayé de donner le change sur ses opinions, mais dont elle devina les véritables sentiments, l’autre avec un aventurier qui avait fort habilement réussi à en imposer à toute sorte de gens, mais contre lequel un sûr instinct l’avait bien vite mise en garde. Le Poitou n’avait pas été épargné par la fureur iconoclaste des protestants. Partout des monastères, des églises, des chapelles ruinées, profanées ou brûlées. La ferveur religieuse de Jeanne s’attristait profondément à la vue de toutes ces ruines, dont, sa vie durant, elle garda le vivace et douloureux souvenir. «Elle avait, disait-elle souvent, un tel regret de voir ces églises en ce piteux état, qu’elle ne pouvait s’empêcher de pleurer en les voyant et que _parfois elle n’osait ôter son masque_, parce que l’on connaissait qu’elle avait pleuré; et l’on faisait des enquêtes, quel mécontentement elle pouvait avoir chez Monsieur son beau-frère.» Bien qu’elle ne se dérobât pas au monde, à «toutes les honnêtes libertés et divertissements permis aux demoiselles de sa condition», il semble, à en juger par un portrait que nous avons d’elle, qu’elle ait scrupuleusement évité dans sa mise les excentricités provocantes des modes d’alors: la modestie et la simplicité de ses toilettes rehaussaient encore le charme original et très prenant de toute sa personne. Jeanne allait avoir vingt ans. A Semur, où il bataillait contre les ligueurs, M. Frémyot devait trouver son foyer bien désert: sa seconde femme était morte en donnant le jour à un fils qui ne vécut pas; son fils André poursuivait à Paris ses études. Profitant de l’interruption des opérations militaires, il fit revenir auprès de lui sa seconde fille. Les deux sœurs eurent quelque peine à se quitter, au témoignage de la mère de Chaugy. «Elles se séparèrent, nous dit cette dernière, avec de grands ressentiments, ayant vécu ensemble dans une si grande union et bonne intelligence, qu’elles n’avaient jamais eu une parole de travers ni de conteste; aussi notre bienheureuse Mère la regardant comme sa sœur aînée, lui obéissait ainsi qu’elle eût fait à sa propre mère.» Peut-être s’entendait-elle moins bien avec son beau-frère, dont les vues ne concordaient pas toujours avec les siennes. De retour en Bourgogne, «elle fut beaucoup recherchée en mariage». Il ne semble pas qu’elle ait alors songé à se faire religieuse; mais, si l’on en croit le décret de canonisation, elle n’avait point la vocation conjugale et elle aurait voulu rester fille. En ce temps-là, on ne se préoccupait guère de consulter les enfants sur leurs goûts personnels. Le président Frémyot avait en vue, pour sa fille, un parti fort brillant. Il avait distingué un jeune gentilhomme, le baron Christophe de Rabutin-Chantal, et l’avait fait nommer capitaine de la garnison de Semur. C’était le fils d’un vieux soldat des armées royales, le baron Guy de Chantal, dont la vie accidentée et romanesque avait été traversée de tragiques aventures. La famille des Rabutin était très ancienne. Par sa mère, le baron Christophe était le dernier descendant de la famille de saint Bernard. Il était aimable, fin, poète à ses heures, très doux et fort séduisant; très brave avec cela; il était sorti victorieux de dix-huit duels, mais sans avoir, dit Bussy, «jamais tué personne». Le portrait qu’on croit avoir de lui au musée de Versailles évoque l’image d’un charmant et beau cavalier. Le choix du président Frémyot était heureux, et Jeanne n’eut pas beaucoup de peine à s’abandonner à la volonté paternelle. Elle aima de tout son jeune cœur «ce brave seigneur» qui lui rendait pleinement sa tendresse. Elle était, dit un manuscrit, «d’une taille au-dessus de la médiocre. Ses yeux étaient noirs et vifs, le teint uni et fort blanc. Elle avait les lèvres vermeilles et le sourire charmant; la physionomie majestueuse tempérée par un grand air de douceur.» «Elle était, écrit de son côté la mère de Chaugy, de riche taille, d’un port généreux et majestueux, sa face ornée de grâces, et d’une beauté naturelle fort attrayante, sans artifice et sans mollesse; son humeur vive et gaie, son esprit clair, prompt et net, son jugement solide; il n’y avait rien en elle de changeant ni de léger. Bref, elle était telle qu’on la surnomma la Dame parfaite; et ce fut avec regret universel qu’on la vit sortir de Dijon [ou plutôt de Semur] pour aller demeurer à Bourbilly, qui est le château où résidait d’ordinaire le baron de Chantal.» En un mot, la solidité dans la grâce: comment Chantal, même s’il avait été, comme le prétend Bussy, «fort galant» dans sa prime jeunesse, n’aurait-il pas été le plus épris des maris? Le mariage,--«l’un des plus accomplis qui aient été vus»,--fut célébré dans la chapelle de Bourbilly, le 28 décembre 1592. En des temps moins troublés, il l’eût été sans doute à Dijon, au milieu d’une nombreuse assistance. Seuls les Neuchaize et quelques parents et amis y assistaient. Se marier en pleine guerre civile, c’était un bel acte de foi dans l’avenir, mais on était brave chez les Frémyot, comme chez les Chantal, et dans ce généreux pays de Bourgogne on ignorait la peur de vivre. CHAPITRE II LA CHATELAINE DE BOURBILLY A quelques kilomètres de Semur, dans un verdoyant vallon que traverse une petite rivière, le Senain, s’élevait le vieux château de Bourbilly, vaste masse carrée flanquée de tours, défendue par de hautes murailles, entourée de fossés, et à laquelle on accédait par un pont-levis. Des salles immenses et glaciales, que chauffaient de hautes cheminées sculptées, et où s’étalait à profusion l’écusson des Rabutin. C’est là que la jeune baronne est appelée à vivre. Le domaine était riche, et Mme de Sévigné l’estimera plus tard cent mille écus; mais le malheur des temps, l’incurie des Rabutin qui «brûlaient la chandelle par les deux bouts», l’un à Monthelon, l’autre à Bourbilly, avaient fort compromis «les affaires de la maison». En mariant son fils à la riche héritière des Frémyot, le vieux baron Guy, spéculant sans doute sur le goût du président pour la noblesse, avait surtout voulu les rétablir. Le baron Christophe avouait 8.000 écus de dettes: il en avait 15.000. C’était presque toute la dot de Jeanne. Celle-ci ne s’était point mariée pour prendre sur elle «tout le soin de sa maison». Elle était jeune, aimable et aimée, un peu insouciante peut-être, et, comme il était naturel, elle aurait voulu jouir un peu de sa jeunesse et de la vie. L’administration d’une maison «où il n’y avait pas peu de besogne» n’était point son fait. «_Elle y eut une extrême répugnance_, car elle n’avait jamais su ce que c’était que soucis, sinon par ouï-dire; et _il lui fâchait extrêmement de sacrifier sa liberté innocente_ aux tracas embarrassants du soin d’un ménage.» Mais on ne résiste pas aux tendres et sages exhortations d’un mari dont on veut mériter la confiance. Christophe de Chantal allégua l’exemple de sa propre mère. C’était une sainte femme, ménagère accomplie, qui avait dû avoir quelque mérite à vivre en bonne intelligence avec son violent et capricieux mari: l’héroïsme chrétien avec lequel elle avait supporté et longtemps dissimulé les atroces douleurs d’un cancer au sein semble un chapitre de la vie des martyrs. La jeune femme était une âme de la même famille. Elle «fut si touchée du récit de la vertu de cette belle-mère, que, dans le regret de n’avoir pas joui de sa conduite et de sa douce présence, elle se résolut, dès ce jour-là même, de se rendre son imitatrice, et, sans plus disputer, se chargea des affaires et des soins de la maison». Et avec cette générosité, cette fermeté de décision qui la caractérisent, elle se met aussitôt à l’œuvre, «ceignant ses reins de force et fortifiant son bras». Tous les matins elle fait dire la messe à la chapelle du château, et, le dimanche, pour l’édification du voisinage, elle se rend à la paroisse, bien qu’elle soit éloignée d’une demi-lieue: elle veille à ce que tous les gens de sa maison assistent, autant que possible, à l’office matinal; la prière du matin et du soir est faite en commun; elle-même se charge des instructions pour les domestiques. Elle proscrit ou brûle tous les «mauvais livres» qu’elle a trouvés à Bourbilly, et fait sa lecture habituelle de la _Vie des Saints_ ou des _Annales de France_. Levée tous les jours de grand matin, elle a vaqué aux soins du ménage, donné ses ordres, envoyé ses gens au travail quand se lève M. de Chantal «qui aime fort à dormir la grasse matinée». Elle a l’œil à tout, visite à cheval les fermes les plus éloignées, dirige et surveille tout, travaux et serviteurs, se fait rendre des comptes minutieux, prêchant d’exemple, jamais inactive, à l’ordinaire cousant ou filant parmi ses domestiques, toujours vêtue de laine, sauf quand quelque visite ou réception lui donnait l’occasion de revêtir ses beaux atours de jeune mariée. Au bout de quelque temps de ce régime, les créanciers étaient payés, le domaine avait repris son ancienne valeur, et la ruche laborieuse redevenait la belle ruche d’autrefois, féconde en miel et en bonnes œuvres. Cette exemplaire vertu chrétienne n’était point une vertu morose. On recevait, on chassait à Bourbilly. La jeune châtelaine savait se faire obéir, mais elle savait encore mieux se faire aimer. «Elle n’était point crieuse, ni maussade parmi ses domestiques»: en dix-huit ans, «elle n’a presque point changé de serviteurs ni de servantes, excepté deux qu’elle congédia pour ne les pouvoir faire amender». Il n’est pas vrai, comme on se l’imagine dans nos fausses démocraties, que les humbles n’aiment point l’autorité. Le peuple aime à être bien commandé; il déteste l’anarchie et le caprice; il n’a que du mépris pour ceux qui flattent ses bas instincts; il est tout naturellement l’ami d’une règle intelligente et qui se tempère de bonté. Comme tous ceux qui ont l’âme d’un vrai chef, Jeanne de Chantal savait, par sa fermeté, sa netteté d’esprit et sa douceur, se concilier les volontés les plus rebelles. On l’aimait pour son entrain, sa gaîté, sa haute raison souriante et bonne. Rien en elle de compassé, de figé, de tendu. Elle n’avait point, avec l’âge, dépouillé sa grâce mutine d’enfant espiègle «à toute folie», et son profond sentiment du devoir s’accommodait fort bien des vifs élans d’une verve malicieuse et parfois bien ingénieusement spirituelle. Écoutez-la longtemps après conter à ses religieuses, avec un sourire encore amusé, comment elle s’y prenait pour faire lever M. de Chantal: «Lorsqu’il commençait d’être tard, et que j’étais revenue dans la chambre, y faisant assez de bruit pour l’éveiller, afin qu’on dît la messe à la chapelle pour faire après les affaires qui restaient, l’impatience me venait. J’allais tirer les rideaux du lit en lui criant qu’il était tard, qu’il se levât, que le chapelain allait commencer la messe; enfin, je prenais une bougie allumée et la lui mettais sous les yeux et le tourmentais tant qu’enfin je le faisais quitter son sommeil et sortir du lit.» Une autre fois, en l’absence de son mari, elle reçoit la visite d’un ami de ce dernier, qui depuis longtemps lui faisait la cour. Le soir arrive; l’ami ne s’en va pas et pousse sa pointe. Sans s’effaroucher, la fine baronne s’excuse de ne pouvoir lui tenir compagnie; elle lui dit «qu’il fallait qu’elle allât pour quelque affaire chez une demoiselle sa voisine, qu’elle laissait des gens au logis pour le servir ce soir-là et là-dessus monte à cheval pour aller coucher ailleurs». Grande confusion du galant qui repart aussitôt.--La voyez-vous, à ce souvenir, rire encore sous cape? Je vous dis qu’il y avait en Jeanne de Chantal quelque chose de l’Elmire de Molière. Il n’y a qu’une Française pour être ainsi vertueuse, avec tant d’esprit, de finesse et d’à propos. Dans cette vie si active et si remplie, les grands devoirs chrétiens de la charité occupent une place privilégiée. Je ne sais rien de plus touchant que l’amour de Mme de Chantal pour les pauvres, sa sollicitude toute maternelle pour les souffrants et les déshérités de la vie. Elle est vraiment la providence de ce coin de terre où Dieu l’a appelée à vivre. Visites multipliées aux malades, soins donnés à tous ceux qui souffrent, soins minutieux et qui ne craignent pas de descendre aux plus répugnants détails, aumônes, distribution de vivres et de remèdes, et ces mille prévenances délicates, ces paroles gracieuses et compatissantes, ces jolis gestes de l’âme qui sont un don de toute la personne, et qui, plus que tout le reste, vont au cœur des humbles, la châtelaine de Bourbilly se dépense sans compter pour soulager les misères autour d’elle. «Il y avait plaisir, disait-on, à être malade, pour avoir les visites de la sainte baronne.» Un soir, on l’appelle auprès d’une femme en couches, dont l’état semble désespéré. Elle accourt, passe une partie de la nuit auprès de la malade, à laquelle elle prodigue ses soins. Enfin, elle consent à se retirer pour prendre un peu de repos. Peu après son départ, un mieux sensible se produit, et l’accouchement a lieu comme par miracle. Transporté de joie, le père, en sortant, aperçoit par terre, à sa porte, à genoux et en prières, la baronne qu’on croyait partie. En ces temps de guerres civiles, la misère était grande dans les campagnes françaises. Il suffisait d’un hiver rigoureux, d’une mauvaise récolte pour plonger dans la désolation toute une province. En ces occurrences la charité de Mme de Chantal opérait des prodiges. Dans une grande chambre du château où elle avait fait dresser des lits, elle recueillait les malades, les jeunes mères avec leurs nouveau-nés. A leurs familles, aux pauvres honteux elle faisait porter secrètement du pain tous les jours. Elle faisait construire un très vaste «four des pauvres» qu’on chauffait quatre fois par semaine. Chaque jour, à tous ceux qui se présentaient, elle distribuait elle-même du potage et du pain, remplissant les écuelles, puisant dans les corbeilles, renvoyant chacun avec une bonne parole. De six ou sept lieues à la ronde, les pauvres accouraient. On les faisait entrer par une porte et sortir par l’autre. Souvent quelques-uns, leur aumône reçue, faisaient le tour du château, puis revenaient. Elle s’en apercevait, souriait sans doute, mais ne disait rien, songeant qu’elle était elle aussi une mendiante spirituelle, et que Dieu ne la repoussait pas. A deux reprises, la provision de grains étant sur le point d’être épuisée, «elle se confia à Dieu, lequel pourvut à son besoin, et la farine de froment et le peu de seigle furent multipliés six mois durant que la famine continua». Mais elle, par humilité, déclarait «qu’elle avait toujours attribué cette grâce à la grande vertu et dévotion d’une sienne servante, nommée dame Jeanne, aux prières de laquelle elle se confiait grandement». La vraie charité chrétienne ne va pas sans une extrême indulgence à l’égard des faiblesses humaines. Mme de Chantal s’ingéniait de mille manières à tempérer les sévérités de son mari et presque toujours elle obtenait gain de cause: «Si je suis trop prompt, lui disait-il, vous êtes trop charitable.» Elle faisait sortir la nuit de leur humide prison les paysans que le baron y avait fait enfermer, et les envoyait coucher dans un lit; «et le lendemain, de grand matin, pour ne pas déplaire à son mari, elle remettait le prisonnier dans la prison, et en allant donner le bonjour à M. de Chantal, elle lui demandait si aimablement congé d’ouvrir à ces pauvres gens, et les mettre en liberté, que quasi toujours elle l’obtenait.» Toujours un peu de malice et d’espièglerie mêlées à la plus active bonté. Les deux époux avaient l’un pour l’autre la plus vive, la plus confiante tendresse. Mme de Chantal s’est reproché plus tard, d’«oublier ses dévotions» quand son mari était auprès d’elle, et de «faire quasi aboutir toutes ses pensées et ses prières pour la conservation et retour de M. de Chantal». Peut-être y a-t-il là quelque excès de scrupule rétrospectif. Il semble bien que, durant tout le temps de son mariage, avec ce parfait équilibre d’âme qu’elle portait en toutes choses, elle ait su fort bien concilier ses devoirs de très pieuse chrétienne et ses devoirs d’épouse, de maîtresse de maison et même de femme du monde, et qu’elle n’ait pas eu à souffrir d’une sorte de conflit intérieur. Mais il paraît certain aussi que, quand Chantal était absent, il se faisait en elle comme une grande recrudescence de piété. «Dès que je ne voyais pas M. de Chantal, disait-elle, je sentais en mon cœur de grands attraits d’être toute à Dieu.» Et le malicieux Bussy écrit de son côté: «Quand M. de Chantal était à l’armée ou à la cour, elle donnait tout à Dieu; quand il retournait auprès d’elle, elle se donnait toute à lui.» Le baron Christophe était souvent absent. A peine marié depuis trois mois, il avait dû reprendre son service auprès du roi Henri et partager sa vie guerrière. Quand le roi entra à Dijon, il faisait partie de son escorte. Quelques jours après, au combat de Fontaine-Française, sa très brillante conduite lui valut les chaudes félicitations d’Henri IV. Il avait été blessé, mais fut vite rétabli, et il assista, sans doute avec sa femme, à la triomphale entrée du Béarnais victorieux dans la vieille cité bourguignonne et à l’émouvante réception du président Frémyot. Une belle carrière s’ouvrait devant lui. Il la suivit quelque temps, peut-être avec l’espoir de conquérir le bâton de maréchal. Mais en 1600, pour des raisons restées obscures, il prend le parti de se retirer définitivement dans son château de Bourbilly. Comme il était poète, il fit «une chanson d’adieu aux dames de la cour». La mère de Chaugy qui l’a vue nous assure qu’«il protestait au dernier couplet que la seule pensée des vertus de sa chère moitié gravait dans son âme le mépris des vanités et grandeurs de la cour». Peut-être «les tendresses extraordinaires» qu’il avait pour sa femme et une préoccupation religieuse croissante suffisent-elles à expliquer cette retraite prématurée qui dut profondément réjouir Mme de Chantal, toujours tremblante pour la vie d’un époux très cher. Elle ne se doutait pas des tristesses qui allaient suivre. Si heureuse qu’elle eût été d’ailleurs, la douleur ne lui était point chose étrangère. Peu après son mariage, elle avait perdu presque subitement sa sœur Marguerite qu’elle aimait tendrement, et dont le mari, grièvement blessé à Fontaine-Française, ne tarda pas à la suivre. Ses deux premiers enfants moururent en bas âge, et quand on la connaît un peu, on n’a pas de peine à imaginer son profond chagrin. Quatre autres enfants, un fils et trois filles, lui naquirent, et ses joies maternelles furent une diversion aux soucis que lui causaient les fréquents départs de son mari. Quand celui-ci lui revint, à l’automne de l’année 1600, il était fort malade: il passa cinq ou six mois au lit ou à la chambre. Éplorée, inquiète et faisant pourtant bon visage, sa femme lui prodigua les soins les plus tendres. «Elle passait, nous dit Bussy, les jours au chevet de son lit et les nuits à la chapelle.» Des pensées funèbres se présentaient souvent à l’esprit du malade. «Il voulait qu’ils se fissent une promesse réciproque, que le premier libre par la mort de l’autre consacrât le reste de ses jours au service de Dieu.» Mais elle «ne pouvait ouïr parler de division, et détournait ce propos de mort, dès qu’il était entamé.» Enfin, ce terrible hiver de famine et de maladie passé, M. de Chantal se rétablit à vue d’œil. La vie ordinaire de réunions et de chasses reprenait son cours. La baronne, heureuse d’avoir son mari tout à elle, revenait à la joie: un quatrième enfant, une fille, lui était née. Elle était encore au lit, n’étant accouchée que depuis quinze jours, quand on lui annonce que, dans un accident de chasse, son mari a été blessé à la cuisse. «Ah! dit-elle, on me dore la pilule.» Elle se lève précipitamment, et accourt auprès du blessé. «Ma mie, lui dit-il, l’arrêt du ciel est juste; il le faut aimer, il faut mourir.--Non, non, dit-elle, il faut chercher guérison.--Ce sera en vain», dit le malade. _Elle voulut dire quelques paroles sur l’imprudence de celui qui avait fait ce funeste coup_: «Ah! lui dit le malade! honorons la céleste Providence, regardons ce coup de plus haut!» Et il se confesse, rappelle au sentiment du devoir chrétien l’imprudent qui, désespéré, voulait se tuer, et auquel il pardonne généreusement, réconfortant sa femme, l’exhortant au pardon et à la résignation. La douleur de la malheureuse baronne était si grande «qu’elle ne put jamais faire venir son cœur jusqu’à prononcer le _oui_ de cette résignation, mais se dérobait de la chambre du malade, et allait crier tout haut en certain lieu écarté: «Seigneur, prenez tout ce que j’ai au monde, parents, biens et enfants, mais laissez-moi ce cher époux que vous m’avez donné.» Tout fut inutile: la blessure était grave; elle fut peut-être mal soignée par des médecins que troublaient et intimidaient les objurgations passionnées de Mme de Chantal. La plaie s’infecta et au bout de huit jours, le baron Christophe mourait, «avec une fermeté, dit Bussy, et une résignation aux volontés de Dieu dignes du mari d’une sainte». Il avait trente-cinq ans: il n’avait été marié que huit ans. CHAPITRE III UNE VEUVE CHRÉTIENNE Le désespoir de la pauvre veuve fut terrible. Elle avait vingt-huit ans; elle avait été parfaitement heureuse, et elle aimait de toute son âme ardente et profonde ce charmant, ce délicieux mari qu’avait été Chantal. «Elle rendit, nous dit-on, les devoirs funèbres à son cher défunt avec beaucoup d’honneur et de courage, mais avec des déluges de larmes incomparables.» Elle dut aller jusqu’au fond de cet abîme de douleur qui est la réalité tragique de la sombre destinée humaine. «Elle passait, écrit Bussy, les nuits à genoux à prier et à pleurer, de sorte qu’on fut obligé de veiller pour la faire au moins tenir au lit.» Au bout de trois ou quatre mois, «elle était devenue comme un squelette», et l’on commençait à craindre pour sa vie. Elle était dans un état de trouble profond. En la frappant, Dieu lui avait fait violemment sentir tout le «néant de cette vie» et lui avait inspiré, ou plutôt avait réveillé en elle le désir, déjà ancien, de se consacrer toute à lui. Elle fait vœu de chasteté, et d’abord se contente de «vivre chrétiennement dans sa viduité en élevant vertueusement ses enfants». Mais bientôt elle est en proie à des tentations si violentes,--tentations qui n’avaient pas attendu son veuvage pour se manifester, mais dont la vraie nature nous échappe[2],--que, «dans la fureur de cette tempête», elle fut sur le point de périr et «se dessécha» d’une manière pitoyable. En même temps, elle éprouvait pour le service de Dieu un tel attrait que, dit-elle, «j’eusse voulu quitter tout et m’en aller dans un désert pour le faire plus entièrement et parfaitement, et hors de tous les obstacles extérieurs, et je crois que _si le lien de mes quatre petits enfants ne m’eût retenue_ par obligation de conscience, _je m’en fusse enfuie_, inconnue, dans la Terre Sainte, pour y finir mes jours.» Elle avait un immense désir de connaître la volonté de Dieu et de la suivre, et ce désir, qui s’exhalait «par une certaine clameur intérieure», la «consumait et dévorait au dedans». Les tentations redoublaient, rendues plus intolérables encore par l’attrait divin qui les accompagnait. Et dans cette crise redoutable où les sentiments les plus divers, exaspérés par la douleur, se livraient un mortel assaut, elle languissait, maudissant les visites, se plaignant qu’«on ne la laissât pas pleurer à son aise, et qu’en croyant la soulager, on la martyrisât», ayant pour unique plaisir «de s’aller promener seule dans un petit bois, pour répandre à souhait son cœur et ses larmes devant Dieu». [2] Il semble pourtant qu’il s’agit surtout de tentations contre la foi, si du moins nous interprétons bien quelques mots d’elle, que nous rapporte la mère de Chaugy (_Mémoires_, p. 55). Plus tard, après le départ de saint François de Sales, elle est «saisie d’une nouvelle tempête et affliction d’esprit». «Je souffrais, dit-elle, ce me semble, un martyre qui dura environ trente-six heures, durant lesquelles je ne pris ni sommeil ni nourriture, et dans le susdit temps, je fus délivrée de toutes mes autres tentations, et _avais une grande clarté aux choses de la sainte foi: je m’en émerveillais, car c’était ma plus grande peine_.»--A la mère de Blonay, elle déclara un jour (_Mémoires_, p. 445) «qu’elle avait été attaquée de toute sorte de tentations, excepté de celles contre la pureté». Aux ardentes prières, aux actes de la piété la plus fervente, elle joint tous les scrupules et toutes les rigueurs de l’ascétisme chrétien. Elle distribue aux pauvres et aux églises les vêtements de son mari et les siens propres, congédie «avec d’honnêtes récompenses» la plupart de ses serviteurs, se réduit au train de vie le plus modeste, s’interdit toute distraction, consacrant tout son temps à la prière, à la lecture et aux bonnes œuvres. Elle jeûne, se donne la discipline, se couvre d’un cilice. Et quoiqu’elle «n’eût jamais ouï parler de directeur, de maître spirituel», voilà qu’elle est prise d’un intense désir d’en posséder un, «parlant à Dieu comme si elle l’eût vu de ses yeux corporels», le conjurant de «lui donner un homme qui fût vraiment saint». «Je vous promets et jure en votre face, s’écriait-elle, que je ferai tout ce qu’il me dira de votre part.» Or, un jour qu’elle «allait aux champs, à cheval, priant toujours Notre-Seigneur au fond de son cœur de lui montrer ce guide fidèle qui la devait conduire à lui, passant par un grand chemin au-dessous d’un pré, dans une belle et grande plaine, elle vit, tout à coup, au bas d’une petite colline, non guère loin d’elle, un homme de la vraie taille et ressemblance de notre Bienheureux Père François de Sales, évêque de Genève, vêtu d’une soutane noire, du rochet et le bonnet en tête, tout comme il était la première fois qu’elle le vit dans Dijon.» Et en même temps qu’elle se sentait l’âme inondée de joie et de certitude, elle entendit une voix qui lui disait: «Voilà l’homme bien-aimé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel tu dois reposer ta conscience.» La vision, «disparue aux yeux du corps», resta si présente aux yeux de son âme que, trente-cinq ans après, elle déclarait la retrouver en elle-même, aussi nette, aussi vivante qu’au premier jour. D’autres visions suivirent. Un jour, dans l’église de Monthelon, il lui fut révélé «que l’amour céleste voulait consumer en elle tout ce qui lui était propre, et qu’elle aurait des travaux intérieurs et extérieurs en grand nombre». «Une autre fois, écrit-elle, dans la chapelle de Bourbilly, Dieu me montra une troupe innombrable de filles et de veuves qui venaient à moi et m’environnaient, et il me fut dit: «Mon vrai serviteur et vous, aurez cette génération: ce me sera une troupe élue, mais je veux qu’elle soit sainte.» Le sens de tous ces appels lui échappait; et les tentations continuant toujours, «elle flottait de la joie à la douleur»; elle déclarait plus tard «que jamais elle n’aurait soupçonné qu’on pût à la fois être si heureuse et tant souffrir». Et vers le temps où Mme de Chantal avait eu la vision anticipée de celui qui allait être son guide spirituel, voici que Dieu, écrit la mère de Chaugy, «découvrait à notre Bienheureux Père, en un ravissement, dans la chapelle du château de Sales, les principes de notre Congrégation, et lui fit voir en esprit celle qu’il avait choisie pour première pierre fondamentale d’icelle». Quand pour la première fois les deux saints se virent, ils se reconnurent. La première année de veuvage étant expirée, M. Frémyot, pour donner quelque diversion à la douleur de sa fille, la fit venir auprès de lui à Dijon. Là, bien des larmes furent encore versées: Mme de Chantal n’osait pas révéler à son père,--qu’elle aimait pourtant tendrement, mais dont elle redoutait peut-être le rude bon sens autoritaire et l’inexpérience mystique,--le véritable état de son âme, son aversion du monde et son ardent désir d’être toute à Dieu. Dans les familles les plus unies, les représentants de deux générations successives ont bien rarement pensé et senti de la même manière. Dans son impatience d’une direction spirituelle, Mme de Chantal se mit alors entre les mains d’un religieux «docte et vertueux», mais farouchement étroit, dur et despotique, peu expert au maniement des âmes. «Il chargea son esprit de quantité de prières, méditations, spéculations, actions, méthodes, pratiques et observances diverses, de considérations et ratiocinations extrêmement laborieuses. Il lui ordonna aussi des prières au milieu de la nuit, des jeûnes, disciplines et autres macérations en quantité.» Chose plus bizarre peut-être encore, il «l’attacha à sa direction par quatre vœux: le premier, qu’elle lui obéirait; le second, qu’elle ne le changerait jamais; le troisième, de lui garder la fidélité du secret en ce qu’il lui dirait; le quatrième, de ne conférer de son intérieur qu’avec lui». Victime obéissante, la pauvre veuve n’éprouvait que déception et dégoût; elle «voyait clairement que ce n’était pas celui qui lui avait été montré»; mais elle se soumettait docilement à tout, attribuant ses répugnances à «son peu de vertu». Deux ans et quelques mois elle subit cet absurde «martyre»; son âme «comme empigée», abreuvée d’amertume et d’inquiétude, se débattait dans l’obscurité et la contrainte. Elle n’était pas au bout de ses épreuves. Pendant l’été de 1602, elle venait à peine de rentrer à Bourbilly, où ses intérêts l’appelaient, quand elle reçut une lettre de son beau-père, lui enjoignant de venir demeurer auprès de lui, dans son vieux château rustique de Monthelon, menaçant, si on ne lui obéissait pas, de se remarier et de déshériter ses petits-enfants. Le vieux gentilhomme avait soixante-quinze ans. C’était un «homme sévère et chagrin». Orgueilleux et violent, comme tous les Rabutin, entiché de son nom, il était la terreur de tout son entourage. Ses mœurs étaient loin d’être exemplaires. Il avait installé à Monthelon une maîtresse-servante dont il avait eu cinq enfants, et qui faisait la loi au château. C’était une de ces natures grossières, criardes, avides et tracassières dont le contact devrait être insupportable à toute âme bien née. Jeanne de Chantal n’ignorait probablement rien de cette situation. On juge de sa désolation en lisant la lettre du vieux baron. «Joignant son cœur à cette croix», elle accepta pourtant de se rendre à l’impérieux désir de son beau-père, d’abord dans l’intérêt de ses propres enfants, puis, et sans doute en souvenir de son mari et de la sainte belle-mère qu’elle n’avait pas connue, enfin, dans une pensée d’humilité et de mortification personnelle, et avec le désir et l’espoir de faire quelque bien là où Dieu l’appelait, d’amener le rude vieillard à une vie plus régulière et de l’acheminer à une fin vraiment chrétienne. Et elle partit pour Monthelon avec ses quatre enfants, en plein hiver, vers la fin de 1602. Avant de quitter Bourbilly, où elle avait été si heureuse et où elle ne devait plus revenir qu’en passant, elle avait multiplié dans toute la région les bienfaits et les actes de charité. Elle fit distribuer aux pauvres tous les grains et toutes les provisions qui se trouvaient au château. Quand elle partit, «il y avait un grand nombre de pauvres, tant veuves, orphelins qu’autres, qui pleuraient et gémissaient d’une manière pitoyable, suivant son carrosse, et disant qu’ils perdaient leur bonne mère». Le «purgatoire» vers lequel elle se rendait devait durer sept ans et demi. Monthelon est à trois lieues d’Autun. Le manoir, simple ferme aujourd’hui, qui faisait soupirer plus tard Mme de Sévigné, a moins grand air que Bourbilly. Au milieu de vastes prairies, des tours rondes, encadrant une galerie qui ouvre sur une cour. La vie qu’allait y mener cette jeune veuve de trente ans, et dont, par avance, elle se promettait peu de joies humaines, dépassera encore ses peu optimistes prévisions. Mal accueillie par la toute-puissante maîtresse, qui n’avait pas dû conseiller et approuver sa venue, elle se heurta bien vite à une hostilité de tous les instants. Médisances, faux rapports, allusions blessantes, aigreurs, reproches, «injures» même, on n’épargna rien pour rendre intolérable à la pauvre baronne le séjour de Monthelon et pour lui aliéner l’affection de son trop crédule et faible beau-père. «Naturellement vive et impérieuse», comme toutes les personnalités supérieures, Jeanne de Chantal eut beaucoup à souffrir de toutes ces misères. En admirable maîtresse de maison qu’elle était, elle vit avec peine le désordre et le gaspillage qui régnaient au château, et elle essaya tout d’abord d’y porter remède. Des scènes pénibles furent sa récompense. Désavouée par son indigne beau-père, elle se résigna au rôle effacé où on voulait la confiner. On assurait sa nourriture et «son petit train»; «le reste de l’entretien se prenait sur les revenus de Bourbilly». «Elle n’eût osé faire donner un verre de vin à un messager» sans la permission de l’autre. Elle poussait l’abnégation jusqu’à supporter que l’on traitât les enfants de cette créature sur le même pied que les siens propres, «leur apprenant à lire, les peignant et les habillant de ses propres mains». Jamais une plainte ni un signe d’impatience. Tout son temps libre, elle le réservait aux pauvres, pour lesquels elle travaillait sans cesse. Dans une chambre écartée, elle avait organisé une abondante pharmacie; et de toutes parts, pauvres et malades accouraient vers elle. Cette vertu n’allait pas sans révoltes intérieures d’une nature ardente, plus disposée à dominer qu’à s’humilier. La religion pacifiait tout cela, ramenait dans l’âme et sur les traits du visage la douceur et la sérénité. En 1603, Mme de Chantal s’était fait affilier à la congrégation des Franciscains, «afin de participer aux biens qui se font en icelle». Elle avait obtenu de son beau-père que la messe de fondation de Bourbilly fût transférée à Monthelon, et qu’on la lui dît tous les jours. Pendant le carême, elle se levait de grand matin, montait à cheval, et allait entendre le sermon à Autun, puis, à jeun, remontait à cheval, et passant par de petites rues pour n’être ni vue, ni arrêtée, elle repartait au grand trot pour Monthelon, où elle arrivait à l’heure où le vieillard, qui l’aimait à sa manière et tenait à sa présence, avait coutume de se mettre à table. «Elle se contentait, nous dit sa biographe, d’ouïr la parole de Dieu et la cacher en son cœur, pour la réduire en pratique.» Tant de ferveur, de patience, de courage et d’humble résignation n’allait pas tarder à recevoir leur mystique récompense. CHAPITRE IV A L’ÉCOLE DE LA SAINTETÉ Il était d’usage, à Dijon, que le «corps de ville» fît appel à quelque prédicateur réputé pour prêcher le carême et l’avent. Or, le 3 août 1603, sur proposition du maire, on décida de s’adresser pour l’année suivante à «messire François de Sales, prince-évêque de Genève», «personnage de grande doctrine en la théologie», et dont le renom ne faisait que croître. Celui-ci, en dépit de toutes les difficultés qui semblaient se conjurer pour mettre obstacle à ce dessein, se sentit «l’âme tirée par Dieu» et «secrètement forcé» de répondre à cet appel qui semble «l’avoir fort surpris», et, par une lettre charmante qui nous a été conservée, il accepta de venir prêcher à Dijon, non pas l’avent, mais le prochain carême. L’affaire fut conclue, et, au début du mois de mars 1604, M. de Sales s’acheminait vers la vieille cité bourguignonne. De son côté, M. Frémyot engageait sa fille à venir à Dijon passer le temps du carême et entendre un orateur dont on disait tant de bien. Mme de Chantal fit agréer ce projet à son terrible beau-père et elle se mit en route avec ses enfants pour la maison paternelle, heureuse de s’y retrouver et, à son insu, marchant vers son destin. Elle n’arriva que le premier vendredi de carême (5 mars 1604), et, le jour même, elle se rendit à la Sainte-Chapelle pour entendre le sermon. Quand François de Sales monta en chaire, elle «connut, au premier regard qu’elle jeta sur lui»,--on devine avec quel émoi!--«que c’était celui-là même que Dieu lui avait montré pour directeur». L’évêque de Genève avait trente-six ans. Il était grand, d’aspect robuste, le visage plein, allongé par la barbe, la lèvre fine, prête au sourire, le regard pénétrant et bon, le front haut, puissant, largement découvert. Ce qu’aucun de ses portraits n’a pu rendre, c’est, quand il priait, prêchait ou officiait, l’espèce de splendeur diffuse qui irradiait de tout son être. Sa physionomie offrait un singulier mélange de bonhomie et d’autorité, de finesse enjouée et de gravité, de majesté même. Sa voix avait un charme de douceur incomparable. Son débit grave et un peu lent, la simplicité noble de ses gestes, la souriante familiarité, l’accent intime, la flamme secrète de sa parole, tout cela enlevait, conquérait les cœurs. C’était une âme, une âme sainte, une âme «céleste», qui s’adressait à d’autres âmes, plus humbles, et qui peu à peu les élevait jusqu’à elle. A Paris, où, deux années auparavant, il avait prêché plus de cent fois, il avait connu de grands succès, et la chapelle royale n’avait pu contenir tous les auditeurs. A Dijon, il devait retrouver des triomphes analogues: avec une humilité parfaite il en rapportait tout le mérite, comme tout le fruit, à Dieu. En cette journée mémorable du 5 mars 1604, quel fut le sujet de son discours? Nous l’ignorons,--car les quatre ou cinq brefs sommaires en latin qui nous ont été conservés sont relatifs à d’autres sermons de ce même carême;--mais nous ne pouvons douter que l’impression produite sur Mme de Chantal ne fût très vive. «J’admirais tout ce qu’il faisait et disait, a-t-elle déclaré, et le regardais comme un ange du Seigneur.» «Tous les jours, elle faisait mettre son siège à l’opposite de la chaire du prédicateur, pour le voir et ouïr plus à souhait.» Et lui, tout absorbé qu’il fût par son sermon, avait bien remarqué cette pieuse auditrice, et reconnu en elle «celle que Dieu lui avait autrefois montrée». Voulant savoir qui elle était, il s’adressa au propre frère de la baronne, l’archevêque de Bourges, avec lequel il avait eu, au sujet de biens ecclésiastiques, conférés par le Roi, une contestation, vite apaisée d’ailleurs: «Dites-moi, je vous supplie, demanda-t-il, quelle est cette jeune dame, _claire-brune_, vêtue en veuve, qui se met à mon opposite au sermon, et qui écoute si attentivement la parole de vérité?» Il n’allait pas tarder à la connaître de plus près. L’évêque de Genève était descendu chez un ami intime du président Frémyot, M. de Villers, avocat du roi. Il vint souvent dîner chez M. Frémyot et chez son fils. Là, et chez d’autres amis communs, il rencontrait Mme de Chantal qui «le suivait partout, tant qu’elle pouvait». Il se plaisait chez les Frémyot, qui tous lui faisaient fête à qui mieux mieux. Il aimait «d’une affection totalement filiale» le président, dont il admirait et consultait «la belle bibliothèque», et qui, de son côté, «ne pouvait assez hautement louer sa sainte, utile et très agréable conversation». Et surtout il se sentait tout particulièrement attiré vers cette âme, qu’il devinait unique, de jeune femme, sur laquelle il avait sans doute déjà des vues, et qu’il étudiait avec sa perspicacité coutumière. Un jour il lui demanda si elle songeait à se remarier, et sur sa réponse négative: «Eh bien! dit-il, il faudrait mettre à bas l’enseigne.» Innocente coquetterie ou simple habitude mondaine, «elle portait encore certaines parures et gentillesses permises aux dames de qualité après leur second deuil». Dès le lendemain, les «gentillesses» disparurent, au grand contentement de l’évêque. Mais le sacrifice, à son gré, n’avait pas été complet. En dînant, il remarqua encore «des petites dentelles de soie à son attifet de crêpe»: «Madame, observa-t-il, si ces dentelles n’étaient pas là, laisseriez-vous d’être propre?» Le soir même, en se déshabillant, elle les décousit elle-même. Un autre jour, «voyant des glands au cordon de son collet», il lui dit: «Madame, votre collet laisserait-il d’être bien attaché, si cette invention n’était pas au bout du cordon?» Sur-le-champ, elle prit ses ciseaux et coupa les glands. L’épreuve, cette fois, était décisive. Bien qu’elle «mourût d’envie» de se confier à un aussi saint personnage, elle n’osait le faire à cause des engagements que son autre directeur lui avait fait souscrire. Celui-ci, s’étant absenté quelque temps, de peur qu’elle ne lui échappât, avait placé auprès d’elle, comme surveillante, une de ses filles spirituelles qui avait pour mission de ne la point quitter d’une semelle. Le mercredi saint, Mme de Chantal subit «une si furieuse attaque de tentation» qu’elle dut aller chercher quelque calme auprès de M. de Sales. Elle avait réussi à écarter sa surveillante, et tandis qu’elle découvrait son âme à moitié,--car ses scrupules ne l’abandonnaient pas,--son frère, l’archevêque de Bourges, gardait la porte de la salle, pour que personne ne pût entrer. Scène d’un haut comique dans sa gravité, et que la rieuse Jeanne devait plus tard, j’imagine, conter avec un demi-sourire. De cet entretien «elle sortit tellement rassérénée qu’il lui semblait qu’un ange lui avait parlé». La semaine suivante, elle exprima au pieux évêque son grand désir de recevoir les sacrements par lui. Il y fit, «pour l’éprouver», quelque difficulté; mais enfin il y consentit, «et Dieu lui donna dans cette confession de si grands sentiments et lumières pour le bien et la conduite de sa pénitente, et _sentit loger cette âme si intimement dans la sienne_, que lui-même entrait en profonde considération, ainsi qu’il dit par après». Cependant, elle n’osait pas encore se dégager de son jaloux directeur; et François de Sales, toujours prudent et discret, la rassurait, la calmait, s’accommodant d’un partage qui conciliait tout, et où elle crut tout d’abord «trouver son compte». Partout où il passait, l’évêque de Genève excitait l’admiration et la gratitude universelles par son ardent, son inlassable amour des âmes. Il se faisait tout à tous. A Dijon, non content de confesser et de prêcher le carême à la Sainte-Chapelle, il avait réuni aux Ursulines les dames pieuses de la ville et il leur faisait des instructions familières sur la vie dévote. Mme de Chantal ne manquait point de s’y rendre. Du premier coup, elle l’avait deviné, aimé et vénéré. «_Dès le commencement_ que j’eus l’honneur de le connaître, a-t-elle dit, je l’admirais comme un oracle, _je l’appelais saint du fond de mon cœur_ et le tenais pour tel.» Et ailleurs: «Son maintien si digne et si saint me touchait à ce point que _je ne pouvais retirer mes yeux de dessus lui_. Ses paroles ne m’édifiaient pas moins: il parlait peu, mais d’une manière si sage, si douce, si propre à satisfaire ceux qui le consultaient, que _je n’estimais aucun bonheur comparable à celui d’être auprès de lui_, d’entendre les paroles de sagesse qui sortaient de sa bouche, et pour cela, comme pour voir la sainteté de ses actions, _je me serais estimée trop heureuse d’être la dernière de ses domestiques_.» Le jeudi saint, le jeune archevêque de Bourges disait sa première messe; l’évêque de Genève l’assistait, et comme tous les autres prêtres, devait communier de sa main. «Il se mit à genoux au bas du marchepied, et se traîna en cette posture jusqu’à l’endroit du milieu de l’autel pour recevoir la sainte communion avec tant de dévotion, qu’il tira les larmes de tout le peuple. Il semblait rayonner de toute la tête, surtout au moment où le jeune Frémyot, le cœur ému et les yeux en larmes, déposa la sainte hostie sur les lèvres du saint évêque.» Mme de Chantal fut témoin du prodige, qu’elle signala à l’une de ses cousines, et l’on juge de son émotion quand, le même jour, ayant déclaré qu’elle comptait se rendre en pèlerinage à Saint-Claude, elle entendit François de Sales lui proposer de s’y retrouver: elle «sentit une grande joie de cette espérance». Il quitta Dijon le mardi de Quasimodo. Le peuple «qui était fort content de lui» s’assembla en foule dans la cour de l’abbaye de Saint-Étienne, qu’occupait l’archevêque de Bourges et lui prodigua les témoignages les plus touchants de la plus respectueuse gratitude. On ne voulait pas le laisser partir; on sollicitait sa bénédiction; on proposait même de le porter à bras d’hommes jusqu’à Annecy. Le maire et les échevins vinrent le remercier de sa peine et de son zèle, et lui offrirent divers beaux présents, qu’il refusa, «ayant fait vœu contraire». «Je ne veux que vos cœurs», protestait-il. Il les emportait avec lui. «Je ne rencontrai jamais, écrivait-il un peu plus tard, un si bon et si gracieux peuple, ni si doux à recevoir les saintes impressions.» La voiture put enfin s’ébranler. On le reconduisit avec honneur jusqu’à Saint-Jean de Losne. La veille, il était venu faire ses adieux à la famille du président Frémyot. «Madame, dit-il à Jeanne de Chantal, Dieu me force de vous parler en confiance. Sa bonté me fait cette grâce que, dès que j’ai le visage tourné du côté de l’autel pour célébrer la sainte messe, je n’ai plus de pensées de distraction; _mais depuis quelque temps vous me venez toujours autour de l’esprit, non pas pour me distraire, ains pour me plus attacher à Dieu_; je ne sais ce qu’il me veut faire entendre par là.» Et au premier relais, il lui envoya ce court billet: «Dieu, ce me semble, m’a donné à vous. Je m’en assure toutes les heures plus fort. C’est tout ce que je vous puis dire; recommandez-moi à votre bon ange.» Le pacte d’amitié mystique était scellé entre eux. La veille de la Pentecôte, Mme de Chantal fut prise d’une mortelle angoisse: pour suivre la volonté de Dieu, devait-elle «se ranger totalement sous la conduite du saint Évêque», ou bien revenir à son ancien directeur? De guerre lasse, elle fait appel à son confesseur, le Père de Villars, recteur des Jésuites, «homme profond en science, et d’une éminente piété et religion», lequel lui affirme «avec des sentiments de Dieu extraordinaires» que sans hésitation possible elle devait accepter la direction de Monseigneur de Genève. Rassurée par ces discours, elle fut bientôt reprise de scrupules. Son premier directeur était revenu: sans la blâmer de ce qu’elle avait fait, et même en l’autorisant à écrire à François de Sales, il insistait sur la nécessité d’un directeur unique et la pressait de renouveler ses vœux. Le saint évêque, comme s’il hésitait un peu à contracter les derniers engagements, à moins que ce ne fût par discrétion, prudence, désir de ne rien brusquer et de mieux connaître la vraie volonté divine, le saint évêque écrivait de fort belles lettres, charmantes et affectueuses, demandant le nom et l’âge des enfants «qu’il tient pour siens devant Dieu», mais se tenant dans les généralités, ne disant ni oui ni non, et se gardant bien de trancher dans le vif. Enfin il déclara qu’il fallait se revoir, d’abord à Thonon, puis à Saint-Claude, où sa mère avait fait vœu de se rendre en pèlerinage. Jeanne de Chantal n’eut que le temps d’aller à Fontaine-lez-Dijon prier saint Bernard, pour lequel elle avait une dévotion particulière et, rassérénée par le souvenir d’une vision qu’elle avait eue naguère, accompagnée de la présidente Brulart et de l’abbesse du Puy d’Orbe, elle partit pour Saint-Claude «avec une grande allégresse intérieure». Elle arriva le 21 août dans la charmante petite ville qu’encadre de façon si pittoresque tout un cirque de verdoyantes montagnes. François de Sales, de son côté, y arrivait avec sa mère, Mme de Boisy, et sa jeune sœur, Jeanne de Sales. Les salutations et présentations faites, l’évêque laisse les quatre autres femmes ensemble et, prenant Jeanne de Chantal à part, «il lui fait raconter tout ce qui s’était passé en elle, ce qu’elle fit avec une si grande clarté, simplicité et candeur, qu’elle n’oublia rien». Lui écoute attentivement, mais ne répond rien, et ils se séparent. Le lendemain matin, il va la trouver. «Il paraissait tout las et abattu: «Asseyons-nous, lui dit-il, _je suis tout las et n’ai point dormi, j’ai travaillé toute la nuit à votre affaire_. Il est fort vrai que c’est la volonté de Dieu que je me charge de votre conduite spirituelle, et que vous suiviez mes avis.» Un instant de silence; puis, levant les yeux au ciel: «Madame, vous le dirai-je? Il le faut dire, puisque c’est la volonté de Dieu. Tous ces quatre vœux précédents ne valent rien qu’à détruire la paix d’une conscience. Ne vous étonnez pas si j’ai tant retardé à vous donner une résolution: je voulais bien connaître la volonté de Dieu, et qu’il n’y eût rien de fait en cette affaire que ce que sa main ferait.»--«J’écoutais, a dit Jeanne, le saint prélat, comme si une voix du ciel m’eût parlé; _il semblait être dans un ravissement, tant il était recueilli, et allait quérir ses paroles l’une après l’autre, comme ayant peine à parler._» Le même jour, à la messe, tandis qu’elle renouvelait ses vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, lui-même, «élevant le très saint sacrement de l’autel, à la vue de la divine Majesté, de la très sainte Vierge Notre-Dame, de son bon ange, et de celui de ladite Jeanne-Françoise Frémyot, sa très chère fille, et de toute la cour céleste», «réitérait et confirmait son vœu solennel de perpétuelle chasteté», et il «promettait de conduire, aider, servir et avancer ladite Jeanne-Françoise Frémyot, sa fille, le plus soigneusement, fidèlement et saintement qu’il saurait en l’amour de Dieu et perfection de son âme». Et il remettait à sa fille spirituelle l’acte écrit qu’enregistraient ces déclarations solennelles. Le même jour, elle commençait sa confession générale, qui fut terminée le 25. Il lui donna une règle de vie; et le 28, elle retournait à Dijon, heureuse d’être enfin affranchie de cette «captivité intérieure» où son âme était tenue jusqu’alors. Rentrée à Dijon, elle s’empresse d’aller en pèlerinage à l’église de Notre-Dame de l’Étang où, quelques mois auparavant, elle avait accompagné François de Sales, et, «en présence de la glorieuse Vierge Marie», elle y renouvelle ses vœux, et en dresse l’acte qu’elle signe de son sang sur l’autel. Ses troubles étaient revenus: inquiétude au sujet de son premier directeur, «tentations de la foi». Il fallut que l’évêque de Genève lui écrivît une longue et admirable lettre pour la rassurer, la prémunir et la calmer. Ce tendre et ce doux n’est point un directeur «mollet»: il libère, mais il mortifie: «Il sera bon d’appliquer quelquefois cinquante ou soixante coups de discipline, ou trente, selon que vous serez disposée. C’est grand cas comme cette recette s’est trouvée bonne en une âme que je connais... Mais de ce troisième remède, il en faut user modérément, et selon le profit que vous en verrez réussir par l’expérience de quelques jours.» Et il entre dans le détail des exercices de piété, des devoirs quotidiens, des règles à suivre pour l’éducation des enfants. Mais si rigoureuse que puisse, tout au fond, nous paraître sa direction, elle n’est point rude, inhumaine et contraignante; elle est toute parfumée de tendresse. Sa grande règle, qu’il écrit «en grosses lettres» est la suivante: «_Il faut tout faire par amour et rien par force; il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance._» Et pour apaiser tous les scrupules de sa pénitente, écoutez de quel ton il lui parle et l’encourage: «Ma très chère sœur, sachez que dès le commencement que vous conférâtes avec moi de votre intérieur, Dieu me donna un grand amour de votre esprit. Quand vous vous déclarâtes à moi plus particulièrement, ce fut un lien admirable à mon âme _pour chérir de plus en plus la vôtre_, ce qui me fit vous écrire que Dieu m’avait donné à vous, ne croyant pas _qu’il se pût plus rien ajouter à l’affection que je sentais en mon esprit_, et surtout en priant Dieu pour vous... Chaque affection a sa particulière différence d’avec les autres. _Celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment_, et, pour dire tout, qui m’est extrêmement profitable... _Je n’en voulais pas tant dire, mais un mot tire l’autre_, et puis je pense que vous le ménagerez bien.» Et à propos de l’Église qui «ne nous enseigne point de prier pour nous en particulier, mais toujours pour nous et nos frères chrétiens»: «Il ne m’était jamais arrivé, dit-il, sous cette forme de pensée générale, de porter mon esprit à aucune personne particulière: depuis que je suis sorti de Dijon, sous cette parole de _nous_, plusieurs personnes qui se sont recommandées à moi me viennent en mémoire; _mais vous, presque ordinairement la première_, et quand ce n’est pas la première, _qui est rarement, c’est la dernière pour m’y arrêter davantage_. Se peut-il dire que cela? Mais, à l’honneur de Dieu, que ceci ne se communique point à personne; _car j’en dis un petit trop, quoiqu’avec toute vérité et pureté_.» Il faudrait, pour commenter une telle page, où l’amitié la plus tendre et la plus chastement spirituelle s’enveloppe de tant de pudeur et la ferveur religieuse de tant de poésie, une plume aussi ingénieusement délicate que celle du saint évêque de Genève. Et l’on conçoit que Mme de Chantal ait pu dire: «Je l’avais en telle vénération que, quand je recevais de ses lettres, je les ouvrais et les lisais à genoux, et les baisais par révérence et dévotion, et recevais ce qu’il me disait, comme provenant de l’esprit de Dieu.» En même temps qu’à Mme de Chantal, il écrivait à son frère, l’archevêque de Bourges, qui lui avait demandé des conseils sur la prédication, à son père, le président Frémyot qui lui demandait des conseils de direction. «Je vous supplie, disait-il à ce dernier, d’ôter le plus de vos affections de ce monde que vous pouvez, et, à mesure que vous les arracherez, de les transplanter au Ciel.» Voulait-il déjà préparer le vieillard aux séparations qui allaient suivre et que déjà il prévoyait? En tout cas, M. Frémyot devait plus tard se rappeler ces pressantes exhortations. Ainsi intimement associée à la vie intérieure de François de Sales, Mme de Chantal n’a pourtant pas, du premier coup, trouvé la paix de l’âme à laquelle elle aspire. Elle se demande encore si le choix qu’elle a fait de son saint directeur est le bon. Ses tentations, surtout contre la foi et contre l’Église, redoublent. Éprise de perfection comme elle l’est, mais trop ardente, trop impatiente, elle voudrait brûler les étapes et s’élever sans coup férir, d’un premier élan, jusqu’au sommet de la vie mystique. Et elle retombe sur elle-même: elle a des défaillances, des chutes dans le noir, des aridités, des sécheresses, des amertumes; les sources de la sensibilité religieuse semblent taries en elle. Elle souffre, elle dépérit, même physiquement, et elle s’applique à la lettre la divine parole: «Mon âme est triste jusqu’à la mort.» Dans cette nouvelle crise, l’évêque de Genève la soutient, l’éclaire de ses conseils, de son expérience, de sa tendresse fraternelle. Il la rassure, la calme, lui prêche la patience, qui «est d’autant plus parfaite qu’elle est moins mêlée d’inquiétude et d’empressement»; il lui indique les meilleurs moyens de repousser l’assaut de «l’ennemi»; il la conjure d’«acquiescer entièrement» à la volonté de Dieu: «il veut que vous le serviez sans goût, sans sentiment, avec des répugnances et convulsions d’esprit»; il lui prodigue les témoignages de la plus touchante affection. «Et courage, _ma chère âme_, s’écrie-t-il... Voyez-vous, _ma fille, mon âme_,... ne craignez nullement, je vous supplie, de me donner aucune peine; car je proteste que ce m’est une extrême consolation d’être pressé de vous rendre quelque service...» Enfin, ils décidèrent de se revoir encore, à Sales cette fois, aux fêtes de la Pentecôte de 1605. Mme de Chantal y arrive le 21 mai. Elle avait obtenu «assez difficilement» de son père et de son beau-père «la permission» de faire ce voyage. Le saint était allé au-devant d’elle, et dans une grange où, trois heures durant, il s’était arrêté pour l’attendre, «il avait eu de hautes pensées sur sa venue». Il lui fit faire une confession générale, lui fit renouveler ses vœux. Il était «ravi de joie» des dispositions où il la voyait. A la fin, ce dialogue s’engagea entre eux, que la mère de Chaugy nous a heureusement conservé: «C’est donc tout de bon que vous voulez servir à Jésus-Christ?--Tout de bon, dit-elle.--Donc, vous vous dédiez toute au pur amour.--Toute, répliqua-t-elle, afin qu’il me consume et qu’il me transforme en soi.--Est-ce sans réserve que vous vous y consacrez?--Oui, sans réserve, je m’y consacre.--Méprisez-vous donc tout le monde comme fiente et ordure, pour avoir Jésus-Christ et sa bonne grâce?--Je le méprise, dit-elle, de toute mon âme; et il m’est en horreur.--Pour conclusion, ma fille, vous ne voulez donc que Dieu?--Non, répliqua-t-elle, je ne veux que lui, pour le temps et l’éternité.» Ces quelques jours passés dans une entière intimité d’âme furent, pour l’un et pour l’autre, «de grandes bénédictions». Souvent Jeanne de Chantal avait eu le vif désir de se faire religieuse. «O mon Dieu, mon Père, disait-elle, hé! ne m’arracherez-vous point au monde et à moi-même?» L’évêque de Genève calmait de son mieux cette ferveur. Manifestement, il avait des vues, et depuis longtemps, sur sa fille spirituelle. Mais, suivant son habitude, il les laissait mûrir et se préciser; il avait horreur d’agir avec précipitation; une vocation ne lui paraissait sérieuse que si elle subissait victorieusement l’épreuve du temps. «Il y a quelques années, déclara-t-il un jour à sa pénitente, que Dieu m’a communiqué quelque chose pour une manière de vie; mais je ne vous le veux dire d’un an.» Il ne s’expliqua pas davantage, et elle s’abstint toujours de l’interroger. Mais un autre jour qu’elle exprimait vivement son ardent désir de quitter le monde, il lui fit une réponse tardive, grave et sérieuse: «Oui, dit-il, un jour vous quitterez toutes choses, vous viendrez à moi, et je vous mettrai dans un total dépouillement et nudité de tout pour Dieu.» Mais il n’estimait pas le moment venu. «Il me renvoya, disait-elle plus tard, avec cette recommandation, de ne penser qu’à demeurer dans ma condition viduale.» Et elle, toujours docile, se soumettait entièrement à cette auguste volonté. Non content de lui tracer tout un programme de vie, il ne perdait pas une occasion de la mortifier dans ses goûts et dans ses habitudes. Elle n’aimait pas de certains mets: olives, limaces fricassées; il lui en servait, «de quoi son estomac se souleva». Ayant appris qu’elle appelait sa femme de chambre de grand matin, quand elle se levait pour faire son oraison, il l’en blâma sévèrement, ne voulant pas que sa dévotion fût importune à personne. Et elle suivit si bien ses avis que ses domestiques disaient d’elle: «Le premier conducteur de Madame ne la faisait prier que trois fois le jour, et nous en étions tous ennuyés; mais Monseigneur de Genève la fait prier à toutes les heures du jour, et cela n’incommode personne.» Après dix jours de grandes joies spirituelles passés au château de Sales, elle revint à Monthelon où bien des tracas d’affaires l’attendaient. Elle partageait à peu près également son temps entre son père et son beau-père. Dès lors, «on vit reluire en elle une sainte liberté d’esprit toute nouvelle, accompagnée de grandes suavités». Conformément aux prescriptions de l’évêque de Genève, elle régla sa vie avec un soin minutieux. Levée à cinq heures du matin, et l’été même, plus tôt encore, au premier coup de son réveil, sans le secours de personne, elle allumait sa chandelle, quand il le fallait, entrait dans son oratoire et faisait une heure d’oraison mentale, puis ses prières quotidiennes. Après quoi, elle se peignait et s’habillait seule et sans feu, quelque froid qu’il fît. Quand ses enfants étaient levés, elle présidait à leurs prières, à leurs exercices de piété. Puis elle allait donner le bonjour à son beau-père et l’aider à s’habiller, «quand il le voulait souffrir, car il n’en était pas toujours d’humeur». Tous les jours elle entendait la messe. A table, elle veillait à ce que les conversations fussent toujours édifiantes. Après le repas, elle se faisait apporter son ouvrage. Tous les jours, elle apprenait à lire à ses enfants, à ceux de la maîtresse-servante, leur faisait le catéchisme, lisait elle-même une demi-heure. Avant le souper, une méditation pieuse, le chapelet; après, «quand il n’y avait pas compagnie, et que son beau-père l’agréait», devant toute la famille réunie, elle lisait «quelque bonne instruction». Puis elle se retirait dans sa chambre avec ses enfants et «sa petite suite», présidait aux prières en commun, donnait de l’eau bénite, et la bénédiction à ses enfants, les faisait coucher, et, avant de se coucher elle-même, restait encore une demi-heure en prières, et lisait quelques-uns des avis de son saint directeur et le «point de méditation» du lendemain. Dieu humanisé, tel était l’objet perpétuel de sa méditation pieuse: elle faisait de l’exposition des Évangiles, par un certain Père Ludolphe, sa lecture quotidienne. «Sa plus chère récréation, nous dit-on, était de chanter des chansons spirituelles: surtout elle aimait les Psaumes de David mis en vers par M. Philippe Desportes, abbé de Tiron. Elle avait toujours ce livre avec elle, même quand elle allait par les champs; _elle le faisait pendre dans un petit sac à l’arçon de sa selle, afin de chanter et louer Dieu le long du chemin_.» A ces pieuses pratiques elle joignait toute sorte de mortifications corporelles et spirituelles. Elle se servait elle-même, et ses femmes de chambre ne pouvaient l’empêcher de faire son lit et de balayer son cabinet. Se souvenant sans doute des premières observations de François de Sales, elle bannit de sa mise toute coquetterie. «Elle prit une coiffure sans façon, des nages noires; un bandeau de crêpe et une coiffe de taffetas noir; son collet fort petit, _joignant au cou_, de toile épaisse sans empois, et _des manchettes basses_, larges de deux doigts; sa robe d’étamine si simple, qu’elle ne voulut pas seulement y souffrir un galon; sa jupe de sergette noire, et ne voulut jamais user de bas de soie.» Enfin, suprême sacrifice, et qui dut lui coûter: elle avait de très beaux cheveux, et elle les avait autrefois frisés et poudrés: «_elle y avait de l’attache_»; pour se punir de cette vanité, elle les coupa et les jeta au feu. L’évêque de Genève n’aurait guère pu reconnaître cette élégante et jolie veuve _claire-brune_, qui avait naguère attiré son attention. A cause de sa délicate complexion, on lui interdisait les grands jeûnes. Elle s’ingéniait à se faire servir et elle mangeait de préférence les mets qu’elle n’aimait pas, «tournant son goût à toutes mains», et sans qu’on s’en aperçût autour d’elle, elle faisait réserver pour ses pauvres les viandes délicates ou recherchées qui garnissaient son assiette. Elle jeûnait le vendredi et le samedi; elle faisait un fréquent usage de la discipline et de la ceinture. Elle qui eût été aisément si vive et si autoritaire, elle se domptait au point de n’être que douceur. La maîtresse-servante, qui la jalousait sans doute, et que tant de perfection chrétienne devait irriter et exaspérer au dernier degré, multipliait les «aigreurs» à son égard et «lui faisait mille niches»: la pauvre baronne souffrait ces mauvais procédés avec une patience inaltérable, rendait le bien pour le mal, prenant même contre ceux qui la détestaient la défense de l’odieuse créature, acceptant cette croix et s’efforçant d’en tirer moralement profit. Sa charité pour les pauvres, les malades, les infirmes était inépuisable. Il faut lire dans les _Mémoires_ de la mère de Chaugy le détail, émouvant comme les plus belles pages de la vie des saints, de cette prodigieuse activité charitable. Les plaies les plus affreuses, les maladies les plus repoussantes, les soins les plus répugnants, rien ne rebute cette humble héroïne du devoir chrétien. De ses mains délicates, elle lave, elle panse, «ôtant le pus et la chair pourrie, faisant quelquefois cette charité à genoux». «Des personnes qui étaient alors à son service nous ont assuré qu’elles lui avaient vu souvent baiser les plaies des pauvres, et appliquer ses bénites lèvres sur des plaies si horribles qu’elles frémissaient d’y appliquer leurs regards. _Tous les jours_ elle allait faire le lit et nettoyer les immondices des malades du village... Tous les dimanches et fêtes, un peu après le dîner, elle prenait congé de son beau-père, et allait à pied, avec deux de ses servantes, par les maisons de la paroisse, visiter les malades», lisant et chantant les Psaumes traduits par Desportes. C’est elle qui se réservait le soin de laver et d’ensevelir tous les morts de la paroisse. C’est elle-même qui prenait les haillons des misérables qui venaient à elle, qui les faisait bouillir dans l’eau pour en ôter la vermine, qui les recousait et les rapiéçait. On ne pouvait lui causer de plus grande joie que de lui amener des malheureux abandonnés sur les grands chemins. Un jour, on lui amène un pauvre garçon «tout ladre» (lépreux) et atteint de «haute rache» (teigne). Elle le met dans un lit, le tond, le nettoie, va elle-même brûler ses cheveux, lui donne à manger, plusieurs mois durant, lui prodigue les soins les plus minutieux, «ne se bouchant jamais le nez», l’instruisant, le veillant, vers la fin, des nuits entières, et quand il meurt, très chrétiennement, l’embrassant et le bénissant avec de douces paroles, puis le lavant et l’ensevelissant, en dépit des paroles de blâme que lui adresse son entourage. Un autre jour, c’est une pauvre femme, délaissée de son mari, et dont un cancer ronge le visage: «c’était une chose effroyable à voir et insupportable à sentir». Trois fois par jour, pendant près de trois ans et demi, Mme de Chantal va la panser. De tous côtés on essaie de la détourner de ce charitable office. Son père lui écrit: «En vertu de toute l’autorité et le pouvoir qu’un père a sur sa fille, je vous défends de ne plus toucher cette femme chancreuse; que si vous ne vous souciez pas de vous-même, ayez pitié de ces quatre beaux enfants que Dieu vous a laissés et desquels il vous fera rendre compte.» Elle obéit, mais elle continue à préparer les pansements et à les porter à la malheureuse, «s’abstenant seulement de la toucher». Au moment de la mort, elle s’ingénie à la faire communier, et elle lui procure une fin douce et chrétienne.--Dans tout le pays sa charité l’a rendue célèbre. On vient à elle de toutes parts; on ne l’appelle plus, d’un beau nom qui s’est perpétué, que _notre bonne Dame_. Pendant l’été de 1606, elle se trouvait à Bourbilly pour présider à ses vendanges. Une violente épidémie de dysenterie s’étant déclarée dans la région, elle se consacre entièrement au service des malades. Tous les matins, avant l’aurore, elle a déjà fait son heure d’oraison mentale, et elle va porter des remèdes dans le village, et, en dépit de ses «répugnances», «nettoyer les immondices». Après quoi, elle entend la messe, prend un peu de repos et de nourriture, et se remet en route pour porter des secours aux maisons plus éloignées. Le soir venu, nouvelle visite aux malades du village: puis on lui rend compte de tout ce qui s’est fait dans la journée: elle a l’œil à tout, «et jamais ses dévotions ne la rendirent moins vigilante à conserver et accroître les biens de ses enfants». Le soir, retirée dans son oratoire, on vient souvent l’appeler pour assister des moribonds, et elle passe une partie de la nuit à genoux auprès d’eux, priant pour eux ou les exhortant. En sept semaines, il ne se passe pas un jour qu’elle n’eût à laver et à ensevelir deux et parfois trois ou quatre cadavres. Enfin, à bout de forces, elle tomba elle-même gravement malade. On la crut et elle se crut perdue: «Dans cette pensée, elle se força d’écrire à son beau-père pour lui demander pardon et lui recommander ses orphelins.» Ce fut partout un émoi et une désolation indicibles: tout le monde l’aimait et la vénérait comme une sainte. Une nuit, elle eut l’idée de faire un vœu à la Sainte Vierge: la guérison fut si prompte que, le lendemain matin, ayant mis rapidement ordre à ses affaires, elle put monter à cheval et repartir au grand trot pour Monthelon, où son beau-père et ses enfants se lamentaient et où elle fut reçue «avec une grande jubilation, et comme une personne ressuscitée». Elle ramenait avec elle une pauvresse et son enfant ramassés sur la route: le vieux baron l’autorisa à les garder à la maison. Il semble que ce fut peu après son retour de Sales que, dans son ardent désir d’être toute à Dieu et de mettre entre le monde et elle une barrière définitive et infranchissable, elle eut l’idée, que blâma plus tard le pieux évêque, de s’infliger une mortification suprême. Un jour, devant son crucifix, avec un fer rouge, elle se grava sur la poitrine le nom de _Jésus_, «et cela si profondément, qu’elle ne pouvait étancher le sang qui sortait de cette plaie». De son sang, elle écrivit de «nouveaux vœux et promesses à Dieu». Elle était désormais, s’il en était besoin, bien protégée contre elle-même. De plus en plus elle aspirait à la vie religieuse. Saint François de Sales ne voulait pas encore se prononcer; il inclinait même au _non_. «Et qu’ai-je appris jusques à présent? disait-il. Qu’un jour, ma fille, vous devez tout quitter; c’est-à-dire, afin que vous n’entendiez pas autrement que moi, j’ai appris que je vous dois un jour conseiller de tout quitter. Je dis tout; mais que ce soit pour entrer en religion, c’est grand cas, il ne m’est encore point arrivé d’en être d’avis.» Dieu sans doute l’éclairerait un jour. Pour l’instant, il conseille la résignation, le calme, la soumission au devoir présent. Mais il suit, il encourage, il soutient dans son ascension cette âme éprise de perfection, qu’il admire et qu’il aime de plus en plus. Affection «blanche plus que la neige, pure plus que le soleil», profonde pourtant, et qui, pour s’exprimer, prodigue les effusions les plus tendres, les mots les plus caressants: «Non, il ne sera jamais possible que chose aucune me sépare de votre âme; le lien est trop fort. La mort même n’aura point de pouvoir pour le dissoudre, puisqu’il est d’une étoffe qui dure éternellement.» «Ma chère fille, ma très chère fille, à qui je suis ce que sa divine Majesté veut que je sois et qui ne se peut dire...» «Que mon âme aime la vôtre!» Mme de Chantal ayant détruit, par humilité, et peut-être aussi par un sentiment bien naturel de pudeur féminine, la plupart de ses lettres à l’évêque de Genève, nous nous représentons moins exactement son affection pour lui; mais nous la devinons et, à travers les lettres du saint, nous en percevons l’écho. Elle file une pièce de serge qu’elle fait teindre en violet et qu’elle lui envoie pour ses étrennes, afin qu’il s’en fasse faire une soutane; elle se préoccupe de sa santé, et en termes qui durent être très pressants, puisqu’il lui promet de se ménager; elle souhaite de mourir avant lui. Elle accepte tout de lui avec une docilité admirable, sans doute parce qu’elle voit en lui l’agent de transmission de la volonté divine, mais aussi, comme eût dit Montaigne, «parce que c’était lui, parce que c’était moi». Et lui, cet «amoureux des âmes», il est si sûr de cette âme-là, qu’il lui confie tout, ses travaux «sans mesure», ses fatigues, ses lassitudes physiques et morales, ses peines et ses joies de convertisseur, et même, sinon ses succès, tout au moins ses intimes émotions de prédicateur. Et il s’étonne lui-même de ces confidences: «A quel propos dis-je ceci? Je ne sais, sinon que je n’ai pu m’empêcher de vous le dire.» Et encore: «O mon Dieu, à qui dirais-je ces choses, sinon à ma chère fille?» Un jour, il a été «dix semaines entières» sans recevoir «un seul brin de ses nouvelles»: il s’alarme, et «sa belle patience perd presque contenance dedans son cœur». Enfin, un paquet de lettres arrive: «Oh! qu’il fut le bienvenu, et que je le caressai!» Car «sa conscience se tiendrait pour fort coupable, si elle ne correspondait au cœur d’une _fille si uniquement aimée_». Et cette âme lui est si chère qu’il rêve de la voir s’élever au plus haut sommet de la perfection chrétienne. Elle était toujours charmante, et plus d’un songeait pour elle au remariage. Le saint l’apprend, et il s’inquiète, sans doute à tort, et il gronde un peu: «Eh bien! il s’est passé _un peu de vanité, un peu de complaisance_, un peu de je ne sais quoi: or, cela n’est rien. Ferme, courage; nos colonnes sont, ce me semble, bien fondées; un peu de vent ne les aura pas ébranlées. C’est bien dit, ma fille, _il faut couper court et trancher net en ces occasions, il ne faut point amuser les chalands_; puisque nous n’avons point la marchandise qu’ils demandent, il le leur faut dire détroussément, afin qu’ils aillent ailleurs. Et vraiment ce sont des braves gens: ne voient-ils pas que nous avons ôté l’enseigne et que nous avons rompu le trafic que nous pouvions avoir avec le monde? Il est vrai, notre corps n’est plus nôtre...» Conseils peut-être superflus: Mme de Chantal ne songeait guère, semble-t-il, à se remarier et à «amuser les chalands». Mais la pensée de son mari lui était toujours présente, et elle n’avait pu se résoudre à revoir le meurtrier involontaire. Le saint évêque lui conseille de ne pas rechercher l’occasion d’une rencontre; mais si cette occasion se présente, il «veut» qu’elle «y porte un cœur doux, gracieux et compatissant»; il sait bien que ce cœur «se remuera et renversera», que «son sang bouillonnera». Mais il la croit capable de cette nécessaire victoire sur elle-même. Il faut «aimer toutes choses. Oui, ajoute-t-il, la mort même de votre mari; oui, celle de vos père, enfants et plus proches; oui, la vôtre, en la mort et en l’amour de notre doux Sauveur.» Jeanne de Chantal obéit à la lettre: et elle poussa l’héroïsme chrétien jusqu’à être la marraine d’un enfant du malheureux Louis d’Anzely, et cela, sur l’ordre exprès de François de Sales. Celui-ci n’était pas de ceux qui, comme l’a dit si joliment l’abbé Bremond, «abaissent le Thabor». Il savait rudoyer à l’occasion: «Ne soyez pas si jalouse de votre esprit, écrivait-il un jour. Eh bien! sur des nouvelles scabreuses il ressent du trouble? Ce n’est pas grande merveille qu’un esprit _d’une pauvre petite veuve soit faible et misérable_. Mais que voudriez-vous qu’il fût? Quelque esprit clairvoyant, fort, constant et subsistant? Agréez que votre esprit soit assortissant à votre condition: _un esprit de veuve, c’est-à-dire vil et abject de toute abjection, hormis celle de l’offense de Dieu_.» Il est vrai qu’il s’empresse bien vite d’ajouter: «_Suis-je point trop dur, ma fille?_» Et ce mot, où l’on sent passer comme un frémissement d’humanité et de délicate tendresse, faisait sans doute tout accepter. Cependant, de part et d’autre, la grâce agissait; les idées se précisaient; les vocations s’affermissaient. Définitivement éclairé d’en haut, le saint jugea le moment venu de «prendre une résolution finale»; mais auparavant, il estima «qu’il fallait encore se voir». Et au mois de mai 1607, Mme de Chantal se mit en route pour Annecy, la «petite villette» du bon prélat, «sans aucun désir que d’embrasser fidèlement ce que Dieu lui ordonnerait par son entremise». «J’arrivai, a-t-elle raconté, vers ce saint Père quatre ou cinq jours avant la Pentecôte, pendant lequel temps il me parla beaucoup, me fit rendre compte de tout ce qui s’était passé et se passait en mon âme, sans rien me déclarer de ses desseins, mais seulement me disait de bien prier Dieu, et me remettre entièrement entre ses bénites mains; ce que je tâchais de faire incessamment.» Le lundi de la Pentecôte, «l’ayant retirée après la sainte messe, avec un visage grave et sérieux, et _une façon de personne tout engloutie en Dieu_, il lui dit: «Eh bien! ma fille, je suis résolu de ce que je veux faire de vous.--Et moi, dit-elle, Monseigneur et mon Père, je suis résolue d’obéir.» Sur cela, elle se mit à genoux. Le Bienheureux l’y laissa, et se tint debout à deux pas d’elle: «Oui-dà, lui répondit-il; or sus, il faut entrer à Sainte-Claire.--Mon Père, dit-elle, je suis toute prête.--Non, dit-il, vous n’êtes pas assez robuste, il faut être sœur de l’hôpital de Beaune.--Tout ce qu’il vous plaira.--Ce n’est pas encore ce que je veux, dit-il, il faut être carmélite.--Je suis prête d’obéir», répondit-elle. Ensuite, il lui proposa diverses autres conditions pour l’éprouver, et il trouva que c’était une cire amollie par la chaleur divine, et disposée à recevoir toutes les formes d’une vie religieuse telle qu’il lui plairait de lui imposer. Enfin, il lui dit que ce n’était point en toutes ces manières de vie, dont il lui avait parlé, que Dieu la voulait, et là-dessus lui déclara très amplement le dessein qu’il avait de notre cher Institut. «A cette proposition, dit notre Bienheureuse Mère, _je sentis soudain une grande correspondance intérieure_, avec une douce satisfaction et lumière, qui m’assurait que cela était la volonté de Dieu, ce que je n’avais point senti aux autres propositions, quoique mon âme y fût entièrement soumise.» La belle scène! Et comme, à travers la directe et vivante prose de la mère de Chaugy, on voit nettement se dresser devant les yeux de notre âme, dans la vérité simple et grave de leur attitude morale, les deux saints personnages! Elle, à genoux, abîmée dans sa prière, dépouillée de toute volonté particulière, cire molle entre les mains de Dieu et de son bien-aimé directeur. Et lui, debout, à deux pas d’elle, le regard éperdu, le visage éclairé par l’émotion intérieure, de sa voix basse, douce et lente, il la soumet à une dernière épreuve. Puis, quand il la voit pleinement soumise, prête à tout pour suivre la volonté divine, il lui dévoile tout son dessein. Il a bien compris, l’admirable manieur d’âmes, qu’une personnalité de cette envergure n’est pas faite pour s’asservir à une règle qu’elle n’a pas établie. «C’est merveille, ma fille, lui écrivait-il un jour, comme mon esprit est ferme en cet avis de ne point semer au champ de notre voisin, pendant que le nôtre en a besoin.» Quand on est une Jeanne de Chantal, on n’entre pas dans un ordre fondé par une autre, fût-ce par une sainte Thérèse; on en fonde un soi-même, qui portera notre marque et qui conviendra aux âmes qui nous ressemblent. La décision prise, il restait à la mettre à exécution. Si fermement attaché qu’il y fût, François de Sales y voyait toute sorte de difficultés. «Je n’y vois goutte pour les démêler, disait-il; mais je m’assure que la divine Providence le fera par des moyens inconnus aux créatures.» Comment faire, notamment, pour «arracher d’entre ses proches», un père et un beau-père fort âgés, et quatre enfants encore bien jeunes, une mère et une fille aussi tendrement aimée, aussi scrupuleuse à remplir tous ses devoirs que l’était Jeanne de Chantal? Et comment enfin installer, pour ses débuts, à Annecy même, sous la main de son fondateur, la congrégation nouvelle? La pieuse baronne partageait à cet égard toutes les perplexités de l’évêque; et tous deux pensaient qu’il leur faudrait bien attendre au moins six ou sept ans pour réaliser leur dessein. «La céleste Providence» en décida autrement. La mère de François de Sales, Mme de Boisy, qui «avait une âme généreuse et noble, mais pure, innocente et simple», aimait très tendrement Mme de Chantal: elle rêvait d’un mariage entre la fille aînée de la baronne, Marie-Aimée, et son propre fils, le jeune baron de Thorens. Interprétant suivant son intime désir un mot aimable, mais sans conséquence, échappé à la charmante veuve, elle persécuta l’évêque, pour que celui-ci, en dépit de sa «répugnance», mît sans tarder «le discours sur le tapis». Grand fut l’étonnement de Mme de Chantal qui, tout de suite, entrevit «des difficultés impossibles à vaincre pour ce mariage», prévoyant «combien il fâcherait aux deux grands-pères de cette petite de la voir sortir de France». Était-ce là l’unique raison de sa prudente réserve? Les de Sales étaient peu fortunés, de petite, quoique ancienne noblesse, et les deux grands-pères, et Jeanne de Chantal elle-même pouvaient trouver que Bernard de Sales était pour une Rabutin-Chantal un médiocre parti. La bonne Mme de Boisy était très pressante. Droite et adroite comme toujours, Mme de Chantal, sans désobliger personne, sut se dérober aux formels engagements. Quand elle regagna la Bourgogne, il était convenu qu’elle prendrait avec elle la plus jeune sœur de l’évêque de Genève, Jeanne de Sales qui, pensionnaire depuis deux ans à l’abbaye du Puy d’Orbe, ne se sentait pas attirée par la vie religieuse. Peu après son arrivée à Thôtes, chez le président Frémyot, Jeanne de Sales tombait malade et mourait entre les bras de Mme de Chantal, à qui elle était «infiniment chère», et dont la désolation fut extrême: la future sainte était allée jusqu’à offrir à Dieu sa propre vie et celle de quelqu’un de ses enfants en échange de celle de la petite morte, ce dont François de Sales, tout affligé qu’il fût et meurtri dans son «cœur de chair», car il s’avouait «tant homme que rien plus», ne laissa pas de la blâmer affectueusement. «Je vous vois _avec votre cœur vigoureux, qui aime et qui veut puissamment_, lui écrivait-il à ce sujet, et je lui en sais bon gré, car ces cœurs à demi morts, à quoi sont-ils bons?» Mais il croyait devoir calmer, pacifier, assagir cette âme naturellement excessive. Ses saintes exhortations portaient leur fruit. Au reçu de sa lettre, Mme de Chantal écrivait sur son livret ces belles paroles, qu’elle relisait tous les jours, soir et matin: «O Seigneur Jésus! je ne veux plus de choix! touchez quelle corde de mon luth qu’il vous plaira, à jamais et pour jamais il ne sonnera que cette seule harmonie. Oui, volonté soit faite sur père, sur enfants, sur toutes choses et sur moi-même.» Un sacrifice moins rude que ceux qu’elle avait si généreusement offerts allait lui être demandé. Devant le cadavre de cette enfant de quinze ans qui venait d’expirer, elle avait, «à la chaude», fait le vœu de donner à la maison de Sales une de ses filles en échange. Sur-le-champ elle se sentit consolée, et en même temps,--car chez elle le sens pratique ne perd jamais ses droits,--elle vit là «le moyen que la Providence avait choisi pour faciliter sa retraite en Savoie et lui servir de planche et de prétexte». Peu après, elle s’en ouvrit donc à son père. Celui-ci, fort surpris, fit d’abord beaucoup d’objections; mais elle «tint si ferme sur le point de sa conscience qui était engagée», qu’il finit par consentir, et même, sur la prière de sa fille, par écrire à l’évêque de Genève pour lui dire toute sa profonde satisfaction de cette alliance. «Mais il faut que je confesse, Monseigneur, ajoutait-il, que jamais d’autres forces que celles que Dieu a données à la baronne de Chantal, ma fille, n’eussent su tirer cette petite de dessus mes genoux, d’entre mes bras, ni de devant mes yeux.» La fine baronne était arrivée à ses fins. Il lui restait à faire le siège des parents du côté paternel qui, ne connaissant pas François de Sales, ne pouvaient admettre qu’on se mariât hors de France et si loin. A force d’adresse et de patience, elle obtint leur agrément. Moins de deux mois après, nous le voyons par une habile et charmante lettre de l’évêque de Genève au vieux baron de Chantal, celui-ci était conquis. On ne résistait pas à l’admirable femme. A Annecy, tout le monde était ravi de ce projet d’union. «Ma mère ne pense qu’à cela, toute la fraternité y conspire», écrivait «notre bon et saint évêque», comme l’appelait, à la grande confusion de l’intéressé, Mme de Chantal; lui-même se déclarait tout prêt à reporter sur «cette autre encore plus petite sœur»,--Marie-Aimée n’avait que dix ans,--toute «l’amitié non seulement fraternelle, mais encore paternelle» qu’il portait à la chère disparue; et ses lettres sont pleines de mots très délicatement tendres à l’adresse de «notre Marie-Aimée et très aimée». Évidemment, il se félicite, humainement et mystiquement, de ce nouveau lien qui va l’unir à «sa fille, sa fille très chère et très aimée»: comme elle, dans toute cette suite d’événements, il adore «la sainte main» de la Providence. L’année suivante, vers la fin d’août 1608, François de Sales, accompagné de son frère, le jeune baron de Thorens, se rend en Bourgogne pour présenter aux deux familles le futur mari de la petite Marie-Aimée. Sa bonne grâce, sa sagesse enchantèrent tout le monde, et le vieux gentilhomme ne fut pas le moins «ravi de joie». Le président Frémyot dut revoir avec grand plaisir le saint personnage dont il appréciait tout le mérite, et qui, après sa petite-fille,--il l’ignorait encore,--allait lui enlever sa fille. Quelques mois plus tard, au début de janvier 1609, le contrat fut signé à Thôtes, dans la maison de campagne du président, à la grande satisfaction générale, et à celle de Mme de Chantal en particulier. Mais «l’insolente coquine» qui régnait à Monthelon ne désarmait pas: furieuse d’un mariage qui contrariait ses visées personnelles, elle indisposa le vieux baron contre sa belle-fille; et celle-ci, pour se défendre auprès de son propre père des faux rapports qui lui avaient été adressés, dut «lui découvrir quelque chose de ce qu’elle souffrait là-dedans depuis environ sept ans». M. Frémyot, qui ne se doutait de rien, et à qui sa fille «n’avait jamais donné le moindre signe de sa longue souffrance», bouleversé par ces révélations, ne put dormir de la nuit et le lendemain, dès l’aube, il envoyait à sa fille une lettre très tendre où, lui reprochant un peu son long et trop vertueux silence, il déclarait «qu’absolument il voulait la tirer de là». Toujours prudente et charitable, mais non moins habile que charitable, Mme de Chantal ne jugea pas opportun d’en venir à cette extrémité; mais elle profita de la situation pour faire agréer son dessein de se rendre avec deux de ses filles à Annecy, afin d’y suivre le carême prêché par l’évêque de Genève et d’y présenter la petite fiancée à sa nouvelle famille. On partit donc à cheval, et, par les mauvais chemins d’alors, on se mit gaiement en route pour la vieille petite ville savoyarde. La rieuse et vive Françoise, la seconde fille de Mme de Chantal, était de la partie. Partout où elles passaient, les trois charmantes Bourguignonnes faisaient sensation. A Annecy de même. «On les trouvait si aimables, si bien nourries et si modestes, que l’on se pressait dans les églises et dans les maisons pour les voir.» Mme de Boisy raffola vite de sa future belle-fille, et aurait voulu dès lors la garder auprès d’elle. Mme de Chantal, suivant son habitude, conquérait tous les cœurs. Comme pendant son précédent séjour, les dames de la ville s’empressaient auprès d’elle, lui demandaient directions et conseils: tant de grâce, unie à tant de piété, les ravissait; cette vivacité toute française, ce bon goût, ce bon sens, cet esprit de mesure jusque dans les rigueurs de l’ascétisme, tout cela séduisait au plus haut point ces âmes plus lentes de montagnardes. Les pénitentes ou les familières de François de Sales,--une Mme de Charmoisy, une Marie-Jacqueline Favre, combien d’autres encore!--étaient éperdues d’admiration pour cette riche et haute nature où la sainteté se faisait si simple, si cordiale et si humaine. Elles aspiraient à suivre, à imiter de leur mieux cette perfection si finement aimable. Elle, n’usait de son ascendant, de ses beaux dons de séduction que pour prêcher avec une efficace discrétion, et par l’exemple plus que par les discours, la vraie «vie dévote», la charité, la bonne humeur, la modestie dans les propos et dans les toilettes. Pour écrire l’_Introduction_ que François de Sales publiait vers le même temps, il est peu douteux qu’il s’était plus d’une fois inspiré d’elle. Ces quelques semaines passées à Annecy, sous la direction et comme à l’ombre du saint évêque de Genève furent à Mme de Chantal un délicieux avant-goût de la vie religieuse à laquelle elle aspirait: elle ne manquait aucun de ses sermons, aucune de ses instructions, recueillait ses avis et ses directions pour leur œuvre future, renouvelait ses vœux entre les mains de son «bienheureux Père», et, bien entendu, s’astreignait à toutes les pratiques et exercices de dévotion que sa piété lui suggérait. De retour à Dijon où son père l’accueillit «avec une joie non pareille», et où elle séjourna plusieurs mois, elle édifia tout le monde par l’éclat rayonnant de sa vertu. Le président Frémyot ne se lassait pas d’entendre parler de François de Sales, qu’il «honorait comme un saint». «C’est ma délicieuse suavité lui écrivait-il, de m’entretenir avec ma fille de Chantal, car elle ne nourrit mon âme que du miel céleste qu’elle a cueilli auprès de vous.» Les deux futurs saints s’écrivaient le plus souvent possible, et, si l’on en juge par les lettres de l’évêque de Genève, avec une tendresse et une confiance croissantes. Sans sortir de son rôle de directeur, et tout en maintenant au premier plan les conseils de spiritualité, François de Sales se laisse aller aux confidences, au plaisir de causer, de se détendre, d’associer à toute sa vie l’amie incomparable que Dieu lui a envoyée: «Vous me venez presque toujours à la traverse en ces exercices divins, lui écrivait-il un jour, sans néanmoins les traverser ni divertir, grâce à ce bon Dieu. Fais-je bien, ma chère fille, de vous dire mes pensées? _Je pense qu’au moins ne fais-je pas mal_, et que vous les prendrez pour telles qu’elles sont.» Une autre fois: «Mon Dieu, ma bonne fille, que vos lettres me consolent et qu’elles me représentent vivement votre cœur et confiance en mon endroit, _mais avec une si pure pureté_, que je suis forcé de croire que cela vient de la même main de Dieu.» Et l’on sent que les mots lui manquent pour exprimer ce qu’il y a véritablement d’unique et de sacré dans cette affection que Dieu lui a mise au cœur: «Courage, courage, Jésus est nôtre: qu’à jamais nos cœurs soient à lui. Il m’a rendu, ma chère fille, et me rend tous les jours plus, ce me semble, au moins _plus sensiblement, plus suavement, du tout en tout et sans réserve, uniquement, inviolablement vôtre_; mais vôtre en lui et par lui, à qui soit honneur et gloire aux siècles des siècles, et à sa sainte Mère.»--A quelques jours de là: «Vous ne sauriez croire combien mon cœur s’affermit en nos résolutions, et comme toutes choses concourent à cet affermissement. Je m’en sens une suavité extraordinaire, comme aussi de l’amour que je vous porte; _car j’aime cet amour incomparablement. Il est fort, impliable et sans réserve, mais doux, facile, tout pur, tout tranquille; bref, si je ne me trompe, tout en Dieu. Pourquoi donc ne l’aimerais-je pas? Mais où vais-je? Si ne rayerai-je pas ces paroles; elles sont trop véritables et hors de danger_. Dieu, qui voit les intimes replis de mon cœur, sait qu’il n’y a rien en ceci que pour lui et selon lui, sans lequel je veux, moyennant sa grâce, n’être rien à personne et que nul ne me soit rien; mais, en lui, je veux non seulement garder, mais je veux nourrir, et bien tendrement, cette unique affection. Mais, je le confesse, mon esprit n’avait pas congé de s’épancher comme cela; _il s’est échappé_; il lui faut pardonner pour cette fois, à la charge qu’il n’en dira plus mot.» Cette sainte affection, à la différence des affections purement humaines, n’abolit pas les autres tendresses; elle les épure, et les élève, voilà tout. Saint François de Sales a aimé d’autres âmes de femmes, que celle de Jeanne de Chantal, et celle-ci n’a pas été jalouse. Pareillement, l’amitié très tendre qu’elle professe pour l’évêque de Genève n’a nui à aucune de ses autres affections de femme. La mort n’a point effacé l’amour qu’elle portait à son mari; elle parle de lui si souvent qu’elle a peur d’être indiscrète, et il faut que François de Sales la rassure à ce sujet, et lui demande simplement, quand elle parlera du baron de Chantal, de le faire «avec sentiment d’un amour non point affaibli par le temps, mais bien affranchi et épuré par l’amour supérieur». Cet amour supérieur transfigure si bien tous les sentiments de la commune humanité que le saint évêque de Genève n’éprouve aucun scrupule à exprimer en toute simplicité ceux que lui inspire sa fille spirituelle. «Mon désir de vous aimer et d’être aimé de vous n’a point d’autre mesure que l’éternité», lui écrit-il. Et encore: «A Dieu, ma chère fille, que mon âme aime et chérit incomparablement, absolument, uniquement en Celui qui, pour nous aimer et se rendre notre amour, s’est rendu à la mort.» Quand le voyage à Annecy est décidé: «Mon Dieu, s’écrie-t-il, que vous serez la bienvenue, ma chère fille, et comme il m’est avis que mon âme embrasse la vôtre chèrement!» Un autre jour: «O Dieu, pourquoi vous dis-je tout ceci, sinon parce que mon cœur se met toujours au large et s’épanche sans borne quand il est avec le vôtre?» «Je vous dis tout», lui déclare-t-il encore. «Je voudrais que je ne fisse rien sans que vous le sussiez.» Lui, si humble, un jour qu’il est assez content d’un de ses sermons, il va jusqu’à lui avouer: «Il me semble que j’ai dit de belles choses.» Il est vrai qu’il s’empresse aussitôt d’ajouter avec sa bonhomie charmante: «Fallait-il pas que je vous disse cela? Mais non, ce n’est pas par vantance; oh! ce n’est que par liberté.» Liberté qui s’impose parfois des limites, mais comme à regret. Un jour, il écrit tout naïvement: «Oui, mon âme, ma fille...» A la réflexion, le premier vocatif lui paraît un peu fort, et il efface: «mon âme». Mais il se repent, et il écrit en marge: «_Je raye ce mot non pas de mon cœur, mais du papier._» Ne voyez-vous pas le sourire ému de Mme de Chantal en lisant cette lettre? Nul doute,--et si nous possédions ses lettres détruites, nous le saurions mieux encore,--nul doute qu’elle ne correspondît pleinement à cette pure et touchante tendresse. Quand mourut Mme de Boisy, François de Sales écrit à «sa fille bien-aimée» une fort belle lettre: «Car c’est à vous, à qui je parle, lui disait-il; à vous, à qui j’ai donné la place de cette mère en mon mémorial de la messe, _sans vous ôter celle que vous aviez, car je n’ai su le faire_, tant vous tenez ferme à ce que vous tenez en mon cœur; et par ainsi _vous y êtes la première et la dernière_.» Quel plus éloquent témoignage d’amour tout spirituel aurait-il pu donner? Pendant les mois qui suivirent son retour d’Annecy, Mme de Chantal avait grandement besoin d’être soutenue et réconfortée par les conseils et la tendre sollicitude du saint évêque de Genève. Le président Frémyot ignorait toujours les engagements sacrés qu’elle avait souscrits. On attendait, pour les lui révéler, une occasion favorable, et, comme il arrive si souvent en pareil cas, on ajournait perpétuellement, dans la crainte du coup qu’on allait lui porter. Lui, de son côté, peut-être pour l’arracher au triste milieu de Monthelon, aurait souhaité que sa fille se remariât. Un beau parti s’était présenté: un grand seigneur, ami du président, veuf, «extrêmement riche», et dont les enfants auraient pu épouser ceux de la baronne. «Cent et cent fois» rebuté, mais soutenu par les deux familles, il ne se décourageait pas. M. Frémyot «s’offensait» de ces refus, que toute la parenté blâmait sans indulgence. La pauvre veuve «souffrait un martyre», auprès duquel les persécutions dont elle avait été l’objet à Monthelon lui «semblaient des roses». Non qu’elle fût tentée de céder; mais faire de la peine à autrui lui était une douleur, et, scrupuleuse comme elle était, elle craignait «que tant de voix charmeresses ne fissent endormir son cœur en quelques complaisances mondaines». «Tant que je pouvais, dit-elle, je me tenais serrée à l’arbre de la Sainte Croix». Son «ferme courage» allait encore être soumis à une autre épreuve. L’époque fixée pour le mariage de Marie-Aimée et pour l’exode à Annecy approchait, et il était temps de mettre enfin le président au courant de ce qui avait été projeté. Tous les jours, Mme de Chantal se rendait auprès de son père, épiant l’heure propice, et tous les jours elle remettait sa résolution. Enfin, le jour de la saint Jean, voyant M. Frémyot seul, elle se décida. L’idée de la douleur qu’elle allait causer la torturait. Elle se mit à genoux, invoqua du plus profond de son cœur le secours divin, et elle entra dans la chambre paternelle. Faisant venir fort habilement les choses de très loin, elle commença par dire «qu’il lui fâchait fort d’élever ses filles chez son beau-père, parce que cette maison n’était pas conduite comme elle eût désiré». La réponse ne se fit pas attendre. La fille aînée allait se marier et on la confierait à Mme de Boisy. Les deux cadettes étaient d’âge à entrer chez les Ursulines, où elles étudieraient leur vocation. Quant à Celse-Bénigne, le président s’en était déjà chargé, et sous la direction de l’ancien précepteur de son oncle André, le bon abbé Robert, il poursuivait ses études. Alors, prenant son courage à deux mains, et, «avec grand battement de cœur», la baronne déclara: «Monsieur, mon très bon père, ne trouvez pas mauvais si je vous dis que par cette bonne disposition je me vois libre pour suivre la divine vocation de Dieu qui m’appelle, il y a longtemps, à me retirer du monde, et à me consacrer entièrement au divin service.» A ces mots, le vieillard,--il avait soixante et onze ans,--fondit en larmes. En entendant les «remontrances si paternellement tendres» qu’il lui adressa, Mme de Chantal était au supplice et, sans l’aide de Dieu, elle eût senti son courage faiblir. Pour apaiser cette grande douleur, elle déclara «qu’il n’y avait encore rien de fait», qu’elle avait cru devoir s’ouvrir de cette «inspiration» à son bon père, comme elle s’en était ouverte à Monseigneur de Genève, lequel lui avait dit «qu’elle était d’en haut» et «qu’il fallait prendre garde à la conscience». «A cela, ce bon père se ramassa un peu auprès de Notre-Seigneur», puis il dit: «Il faut confesser que Monseigneur de Genève a l’esprit de Dieu; d’une chose, je vous prie, que vous ne résolviez rien avec lui que je ne lui aie parlé.» Elle promit tout, ajoutant que «n’ayant point d’attache» à ses propres sentiments, elle s’en remettrait à leur décision commune. M. Frémyot fut «ravi d’aise» de l’entendre parler ainsi, «et ils demeurèrent aussi satisfaits que devant». Elle était d’ailleurs tout heureuse du tour qu’avait pris ce premier et décisif entretien. Peu après, elle retourna à Monthelon; et là, «sans faire semblant de rien», elle mit ordre à toutes ses affaires et redoubla d’attentions pour se concilier ceux qu’elle présumait devoir s’opposer à ses projets. En même temps, elle faisait prier de toutes parts, et en compagnie de plusieurs personnes dévotes, elle s’entraînait à divers exercices de vie religieuse. Son père et son frère, l’archevêque de Bourges, étaient allés passer leurs vacances à Thôtes; elle s’y rendit, peut-être dans l’espoir de les gagner définitivement à sa cause. «Monseigneur de Bourges, qui l’aimait uniquement, lui dit sans préface que jamais, au grand jamais elle ne devait penser à se retirer d’avec eux.» Le président Frémyot l’entretint plus à loisir et «avec des tendresses paternelles incomparables» lui dit que, toutes réflexions faites, il estimait qu’elle devait «se contenter de la liberté qu’on lui laissait de vivre tant dévotement qu’il lui plairait» dans sa condition viduale. Elle, «sans faire de l’étonnée ni de la pressante», répondait «avec une humble soumission» que, tout en «exposant ses inspirations à ceux qui en devaient juger», elle ne demandait qu’à obéir. Son père «ajustait à son désir» toute sorte de raisons tirées de l’Écriture et lui prodiguait des tendresses sensibles et des paroles affectives plus qu’il n’en avait jamais eu»; elle-même éprouvait «de grandes tendretés d’amour pour son père et pour ses enfants». Mais, redoublant de prières, elle reconnut, «par une lumière surnaturelle», que tout cela n’était que «malice du diable»; et, se redisant sans cesse: «Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas servante de Jésus-Christ», elle se sentait, «en sa partie supérieure», prise d’un si ardent désir de Dieu, qu’elle ne parvenait plus à dissimuler. Son père s’en apercevant, pria l’archevêque de Bourges de la «divertir de ses desseins»; mais elle, plus libre avec un frère qu’avec un père, lui déclara qu’elle «ne pouvait pas _trahir son âme_» et donner pour une simple imagination l’inspiration divine; que d’ailleurs elle ne recherchait que la volonté de Dieu, et que, quand cette volonté lui serait dévoilée par l’évêque de Genève, elle s’y soumettrait docilement, quelle qu’elle fût. Monseigneur Frémyot fut très frappé de ce discours; il communiqua ses impressions à son père. Et, d’un commun accord, on ne revint plus sur cette question, et l’on attendit la prochaine arrivée de François de Sales. Celui-ci, accompagné de son jeune frère, dont il devait bénir le mariage, arriva à Monthelon vers le 10 octobre 1609. Le 13, devant toute la famille réunie, la bénédiction nuptiale fut donnée aux jeunes époux: Marie-Aimée n’avait que douze ans. Ces mariages si précoces entre enfants, qui vivaient ensuite longuement séparés, étaient, comme l’on sait, fréquents alors dans la haute société. A cette fête familiale «on se réjouit modérément, et la présence du saint prélat et de Mme de Chantal inspirèrent tant de respect que, contre l’usage, tout y fut honnête et modeste». Le surlendemain, une longue conférence eut lieu entre le président Frémyot, son fils André et l’évêque de Genève. Pendant ce temps-là, Mme de Chantal priait Dieu «à chaudes larmes» pour qu’il attendrît le cœur de ses proches. La conférence achevée, on la fit appeler, et avec un grand courage, elle alla «comparaître devant ses juges». A toutes les questions qu’on lui posa elle répondit avec une fermeté, une netteté qui remplissaient d’admiration François de Sales, lequel, «se tenant fort recueilli en soi-même», «ne sonnait mot». Elle exposa «l’état auquel elle avait mis le bien de ses enfants, et comme elle les laisserait sans procès, sans brouilleries et sans dettes». Fier de sa fille, le président ne put s’empêcher de dire: «Cette femme a considéré tous les sentiers de sa maison, et n’a point mangé son pain en oisiveté.» Elle retraça toute l’histoire de sa vocation, et elle conclut «que, lorsque, comme elle, ils ne regarderaient que Dieu seul, ils trouveraient des abîmes de raisons pour approuver son dessein». En un mot, elle eut réponse à tout, et il fallut bien «se ranger aux volontés de Dieu». Restait la grande question de savoir où s’établirait la congrégation nouvelle. M. Frémyot penchait pour Dijon, son fils pour Autun ou Bourges. Mme de Chantal reprit alors la parole et se dit «obligée» d’accompagner à Annecy «sa petite baronne si jeunette»; la liberté dont elle jouirait au début lui permettrait de veiller aux intérêts de tous ses enfants; aussi bien, elle emmènerait ses deux dernières filles et les élèverait auprès d’elle. Ce plan fut agréé. Ce que voyant, François de Sales intervint et, esquissant tout son projet, il affirma que, «pour quelques années», il serait loisible à la fondatrice de l’ordre futur de faire tous les voyages en Bourgogne qu’elle jugerait nécessaires. Cette promesse «ravit d’aise» le président et son fils. Appréciant comme il convenait «l’esprit tout divin» qui animait le saint évêque, «ils donnèrent un absolu consentement à ses propositions, et se séparèrent, bénissant Dieu d’une si sainte entreprise». Le lendemain, «voulant battre le fer tandis qu’il était chaud», Mme de Chantal demanda qu’on lui fixât la date de sa «retraite». On décida qu’au bout de six semaines ou deux mois «elle pourrait se retirer». Très heureuse de cette décision, elle pria son père d’informer son beau-père. Celui-ci, qui avait plus de quatre-vingts ans, et qui aimait à sa manière cette grave et charmante belle-fille, poussa les hauts cris, versa d’abondantes larmes et ne voulut rien entendre. Très touché et cédant sans doute au désir très humain de se séparer de sa fille le plus tard possible, M. Frémyot vint dire à cette dernière qu’on ne pouvait causer une telle peine au vieux gentilhomme et qu’il lui faudrait «absolument» retarder son départ d’un an ou deux. Mme de Chantal répondit que les ordres de Dieu n’admettaient point de délai, et qu’elle «prendrait soin de gagner son beau-père»: «ce qu’elle fit, nous dit-on, fort sagement et heureusement». A cette ferme et lucide volonté, à cette sagesse illuminée de piété, alliée à tant de tact et de bonne grâce, nul ne savait résister. Le dimanche suivant, par les soins de Mme de Chantal, tous les gens de la maison et beaucoup du voisinage se confessèrent à l’évêque de Genève et communièrent de sa main. Ce fut lui qui dit la messe paroissiale, et l’allocution qu’il prononça à cette occasion fut si touchante qu’elle détermina une conversion retentissante. Ce même jour, sur le conseil du saint, une jeune fille d’excellente famille, Jeanne-Charlotte de Bréchard, se résolut à «courir même fortune que Mme de Chantal», son amie. Et quelques jours après, tout étant réglé à la satisfaction générale, l’évêque de Genève repartait pour la Savoie, avec son jeune frère. Le président Frémyot, son fils et sa fille les accompagnèrent jusqu’à Beaune. A l’hôpital où il dit la messe, saint François de Sales visita et bénit les malades; et là, «entre les pauvres de Notre-Seigneur», on se sépara. La réunion définitive, fixée d’abord à Noël, ne put avoir lieu qu’au printemps suivant. A la veille de ce voyage, un double deuil simultané vint frapper au cœur, dans leurs plus chères affections, le saint évêque et «sa fille bien-aimée». Celle-ci perdit assez subitement sa dernière fille, Charlotte, âgée de dix ans, qui annonçait les plus heureuses dispositions, et qu’elle aimait d’une tendresse toute particulière. Nous imaginons aisément la douleur de cette «vraie mère». Quand François de Sales en reçut la nouvelle, il venait lui-même de perdre sa mère: nous avons la lettre très chrétiennement résignée, mais fort humainement douloureuse qu’il écrivit à cette occasion à Mme de Chantal: «Au demourant, encore faut-il vous dire que j’eus le courage de lui donner la dernière bénédiction, lui fermer les yeux et la bouche et lui donner le dernier baiser de paix à l’instant de son trépas. _Après quoi, le cœur m’enfla fort, et pleurai sur cette bonne mère plus que je n’avais fait dès que je suis d’Église_; mais ce fut sans amertume spirituelle, grâces à Dieu.» Quel écho ces paroles durent trouver dans le cœur meurtri de son amie qui voyait disparaître une femme excellente, sur laquelle elle comptait pour servir de seconde mère à sa petite baronne! Raison de plus pour partir avec elle et ne la point quitter. Le départ de Monthelon fut fixé «au jour des brandons», c’est-à-dire au premier dimanche de carême 1610. Le jeune baron de Thorens était venu chercher sa femme et sa belle-mère. De toutes parts les gens du pays, éplorés, étaient accourus pour dire adieu à «leur bonne dame». Des scènes émouvantes eurent lieu, que la mère de Chaugy nous a vivement décrites. «Les pauvres faisaient un escadron si lamentable, qu’ils arrachaient des larmes des plus assurés, criant à haute voix; aussi, certes, chacun d’eux perdait sa bonne et charitable mère; ceux du logis faisaient des cris si hauts, que des capucins, qui étaient présents, avaient prou à faire aller de part et d’autre, tâcher à les faire taire, afin que l’on se puisse ouïr. Il vint, en ces entrefaites, un enfant d’un pauvre, qui dit de son propre mouvement, et en pleurant bien fort, s’adressant à ceux qui avaient été contraires à cette digne Mère: «La lumière vous est ôtée, parce que vous avez voulu l’éteindre; faites pénitence.» Quand parut le vieux baron de Chantal, l’émotion redoubla: il versait d’abondantes larmes, «il pâmait presque». Sa belle-fille se jeta à ses genoux, lui demandant pardon des mécontentements qu’elle avait pu lui donner, lui recommandant son petit-fils. Le vieillard ne put répondre que par des sanglots. Tout le monde pleurait. Et elle, sereine et douce, dit adieu à tous, «les caressant tous les uns après les autres», avec des paroles d’affection et de piété. «_Spécialement elle embrassa les pauvres_, les conjurant fort de bien prier Notre-Seigneur pour elle.» Après quoi, elle monta en carrosse avec son gendre, ses deux filles et Mlle de Bréchard, accompagnée jusqu’à Autun d’une grande foule, de tous ces humbles qu’elle avait aimés, secourus, soulagés, et qui garderont pieusement et fidèlement son vivant souvenir. A Autun où elle dîna, elle visita tous les lieux de dévotion de la ville, fit ses adieux au couvent des capucins,--l’un d’entre eux reçut d’elle la mission de préparer son beau-père à la mort,--et à l’hôpital, où elle laissa des aumônes; et deux jours après, elle arrivait à Dijon. Là, elle resta quelques jours avec les siens, les réconfortant et les consolant par sa présence, visitant tous les sanctuaires de la ville et des environs et y priant longuement. Le 29 mars, jour fixé pour son départ, tous ses proches se réunirent dans la maison du président Frémyot. Celui-ci, de peur d’augmenter l’émotion générale par la vue de ses larmes qu’il ne pouvait pas retenir, s’était retiré dans son cabinet. Mme de Chantal embrassa tous ses parents l’un après l’autre: tous pleuraient amèrement; elle seule ne pleurait pas, mais son visage trahissait sa douleur. Quand vint le tour de son fils, le charmant Celse-Bénigne, âgé de quinze ans, et qu’elle «aimait amoureusement», celui-ci se jeta à ses pieds et lui tint un discours émouvant, auquel elle eut la force de répondre avec toute sa maternelle tendresse. Au moment où elle allait se rendre chez son père, dans un mouvement de gracieux enfantillage, il alla se coucher sur le seuil de la porte, disant que, puisqu’il ne pouvait la retenir, il faudrait qu’elle lui passât sur le corps. La pauvre mère, le cœur prêt à éclater, s’arrêta et versa quelques larmes.--«Madame, eh quoi! lui dit l’importun abbé Robert, les larmes d’un jeune homme pourraient-elles faire brèche à votre constance?» Mais, elle, souriant à travers ses pleurs: «Nullement; mais que voulez-vous? je suis mère!...» Et elle passa. Une grande pitié la saisit quand elle vit venir à elle son père tout en larmes, et elle dut faire appel à tout son courage et à l’assistance divine pour ne pas défaillir. Ils s’entretinrent longuement, pleurant beaucoup, comme s’ils avaient le pressentiment qu’ils ne devaient plus se revoir. Enfin elle se mit à genoux et demanda la bénédiction paternelle. Lui, «levant ses mains, ses yeux et son cœur au ciel», prononça ces paroles: «Il ne m’appartient pas, ô mon Dieu, de trouver à redire à ce que votre Providence a conclu en son décret éternel; j’y acquiesce de tout mon cœur, et consacre de mes propres mains, sur l’autel de votre volonté, cette unique fille, qui m’est aussi chère qu’Isaac était à votre serviteur Abraham.» Puis il releva son enfant, et, chrétien stoïque jusqu’au bout, en lui donnant le dernier baiser de paix, il lui dit: «Allez donc, ma chère fille, où Dieu vous appelle, et arrêtons tous deux le cours de nos justes larmes, pour faire plus d’hommage à la divine volonté, et encore _afin que le monde ne pense point que notre constance soit ébranlée_.» Après quoi, la pieuse caravane se mit en route. Mme de Chantal se sentait si heureuse qu’au sortir des portes de Dijon, elle chanta, avec Mme de Bréchard, les psaumes de la délivrance. Sur la route, elle s’enquérait des malades et leur prodiguait ses soins, en se recommandant à leurs prières. On passa par Genève, mais sans se faire connaître. Quand l’approche de la petite troupe fut signalée, saint François de Sales et vingt-cinq seigneurs et dames montèrent à cheval et allèrent au-devant de «celle qui venait vraiment au nom de Notre-Seigneur». Émouvante et symbolique coïncidence, la fondatrice de la Visitation faisait son entrée dans Annecy le jour des Rameaux, 4 avril 1610. CHAPITRE V LE DÉTACHEMENT DE L’AMOUR DIVIN Mme de Chantal apportait à saint François de Sales une très belle lettre du président Frémyot. Le grand vieillard s’y peignait tout entier, avec ce mélange mélancolique de tendresse, de virile résignation chrétienne, de dignité fière qui l’apparente de très près aux héros de Corneille. «Monseigneur, y disait-il, ce papier devrait être marqué de plus de larmes que de lettres, puisque ma fille, en laquelle, pour ce monde, j’avais mis la meilleure partie de ma consolation et du repos de ma misérable vieillesse, s’en va et me laisse père sans enfants.» Toutefois, à l’exemple de l’évêque, que la mort de sa mère a trouvé si saintement résigné, «il se résout et conforme à ce qui plaît à Dieu; et puisqu’il veut avoir ma fille, ajoute-t-il, je veux bien montrer que j’aime mieux son contentement avec le repos de sa conscience, que mes propres affections. Elle s’en va donc consacrer à Dieu, _mais c’est à la charge qu’elle n’oubliera pas son père, qui l’a si chèrement et tendrement aimée._» Elle emmène comme gages ses deux filles. «Pour son fils, j’en aurai le soin qu’un bon père doit aux siens; et tant que Dieu aura agréable de me laisser en cette vallée de pleurs et de misères, _je le ferai instituer en tout honneur et vertu_.» Ah! que c’est bien là le langage qui convient au père de Jeanne de Chantal! Cette vive et généreuse Bourguignonne n’a pas dû être insensible au charme du joli coin de Savoie qui va être le berceau de sa congrégation naissante. Étalée au bord du lac enchanteur, qu’encadrent au loin de hautes roches lumineuses, adossée à de verdoyantes collines, avec son mur d’enceinte, ses multiples canaux, ses rues à arcades, ses maisons à galeries de bois, son vieux et massif château aux puissantes tours crénelées qui la surplombe, la petite ville, résidence du duc de Nemours, avait un aspect mi-italien, mi-français qui lui donnait la physionomie la plus avenante du monde. Mme de Chantal s’attacha vite à son «petit Nessy». La semaine sainte s’y passa en exercices de piété et en conférences. Les fêtes de Pâques terminées, Mme de Chantal se rendit avec ses filles au château de Thorens pour y procéder à l’installation du jeune ménage. Après quoi, elle revint à Annecy, où François de Sales l’attendait pour lui préparer un «havre de grâce et de consolation». Il aurait voulu «commencer la congrégation» le jour de la Pentecôte. Des difficultés s’étant présentées, on dut ajourner. L’évêque avait acheté moitié à crédit une petite maison bien modeste, presque au bord du lac, dans un faubourg de la ville. Une cour d’un côté; un verger de l’autre, séparé de la maison par une route, mais communiquant avec elle par une galerie en bois, couverte, et qui formait comme un pont au-dessus du chemin. Il était tout heureux de son acquisition, et d’avoir «trouvé une ruche pour ses pauvres abeilles, ou plutôt une cage pour ses petites colombes». Bien vite, on aménagea la maison, et on y dressa un oratoire; le saint, de son côté, jetait les bases d’un règlement spirituel. Mme de Chantal avait renoncé, en faveur de ses enfants, à tous ses biens, même à son douaire, se contentant d’une petite pension viagère que lui servait l’archevêque de Bourges. Elle n’avait gardé que «dix écus qu’elle avait dans sa bourse et qu’elle ne songea pas à en ôter». Enfin, le 6 juin, jour de la sainte Trinité et fête de saint Claude, la «délivrance du monde» fut un fait accompli. La petite maison du faubourg de la Perrière n’abrita tout d’abord que trois religieuses: Mme de Chantal, Mlle de Bréchard et Mlle Favre. Une humble fille pieuse et bonne, Anne-Jacqueline Coste, servait de tourière. Après une communion fervente, les trois visitandines, en compagnie des filles spirituelles de l’évêque, visitèrent les églises de la ville, puis, vers sept heures du soir, elles allèrent recevoir la bénédiction du saint qui leur adressa quelques paroles émues et remit à la mère de Chantal un abrégé des constitutions de l’ordre, écrit de sa propre main. Bien qu’on eût essayé de tenir secrets le jour et l’heure de cette «retraite», une grande foule s’était assemblée, sur le passage des futures religieuses qui étaient conduites par trois des frères de l’évêque à leur demeure définitive; tout le reste de la noblesse et du peuple suivait. Il fallut fendre toute cette presse pour entrer dans la petite chapelle où s’étaient réunies nombre de dames de la ville qui voulaient embrasser encore une fois celles qui les quittaient. Enfin, la nuit venue, les trois femmes, restées seules, se mirent à genoux pour rendre grâces à Dieu; puis elles s’embrassèrent de tout leur cœur, les deux plus jeunes promettant à leur fondatrice une filiale obéissance et se jurant entre elles «une éternelle et sainte dilection». Après la prière et «le salut à ses deux chères premières filles», la mère de Chantal leur lut les règlements que l’évêque lui avait remis et qui, depuis, ne quittèrent point sa poche et firent l’objet de ses constantes méditations. Il était assez tard: les trois religieuses firent leur examen, dirent les litanies de la Sainte Vierge, et quittèrent avec une joie indicible leur modeste habit du monde, l’une d’elles, la mère de Bréchard foulant aux pieds avec ferveur certains «attifets» qu’elle avait conservés. Dès ce premier soir, elles commencèrent à observer le grand silence. Jamais Mlle de Bréchard et Mlle Favre n’avaient dormi d’un aussi doux sommeil que cette première nuit de leur retraite. Il en fut tout autrement de la mère de Chantal, qui dormit fort peu cette nuit-là. D’abord le sentiment de la divine présence, la joie profonde et reconnaissante qu’elle éprouvait la tinrent éveillée. Puis, vers deux heures du matin, au moment où elle s’endormait, son «ennemi» qui, la veille, lui avait déjà livré un assaut formidable, revint à la charge, lui représentant toutes les difficultés de sa tâche. Deux heures durant, elle fut en proie aux troubles les plus douloureux. Enfin, Dieu, auquel elle s’abandonnait pleinement, lui rendit, avec «de grandes lumières», «sa sainte, joyeuse et amoureuse paix». Cinq heures sonnèrent: la mère de Chantal se leva la première et alla réveiller «ses deux filles». Chacune se revêtit avec une joie extrême de son habit de noviciat, qui n’était qu’un habit commun, «mais ravalé à l’extrémité de la modestie et humilité chrétienne». Après s’être donné le baiser de paix, elles allèrent dans leur petit chœur faire leur oraison mentale. A la douce joie qu’elles éprouvaient, au courage surhumain dont elles se sentaient animées, elles sentaient bien que la divine Bonté avait répondu à leur appel. A huit heures, François de Sales vint dire la messe et donner la communion à la communauté naissante. Après la messe, «il leur donna la clôture pour toute cette première année de leur noviciat». Elles quittèrent leur nom de dames, donnèrent à Mme de Chantal le nom de Mère et prirent entre elles le nom de sœur. Elles se mirent aussitôt à étudier le petit Office de la Vierge que, quelques jours après, elles purent dire en public. La mère de Chantal s’exerçait fort péniblement à bien prononcer le latin; elle y avait, paraît-il, une difficulté extrême. Tous les jours, M. de Boisy, frère de François de Sales, et futur évêque de Genève, venait apprendre aux trois visitandines les cérémonies de l’office, tel qu’il s’est depuis perpétué; l’évêque lui-même mit la main aux chants que devaient adopter «ses petites colombes», et qu’il ne trouvait jamais assez simples. On n’avait fait, dans la petite maison de la galerie, aucune espèce de provision: des dons, des aumônes y suppléèrent; un petit baril de vin dura plus d’un an. En dépit des privations, des accidents de santé, les «cloîtrières», comblées de grâces divines, se trouvaient parfaitement heureuses et auraient voulu prolonger indéfiniment l’adorable idylle. Ce temps de noviciat, ce fut vraiment la lune de miel de la congrégation naissante. Saint François de Sales aimait dire que «si on eût voulu dépeindre au naïf la véritable pauvreté évangélique, et le total oubli des choses de la terre, à cela joindre une protection visible de la Providence céleste, il n’y avait qu’à regarder la première naissance de la maison de la Visitation de Sainte-Marie». Cependant, de divers côtés, de Bourgogne et de Savoie, en particulier, des vocations nouvelles surgissaient. Bientôt la petite maison du faubourg de la Perrière abrita dix novices. La plupart étaient de complexion fort délicate; l’une d’elles même ne devait pas tarder à mourir. On murmurait de ces admissions: «Que voulez-vous? disait l’évêque de Genève, je suis partisan des infirmes.» Il savait bien, le saint évêque, que Jésus-Christ n’était pas venu uniquement pour les privilégiés de la vigueur physique et de la santé. Telle était aussi la persuasion intime de la mère de Chantal, qui, pendant ces premières années de vie religieuse, fut très souvent malade. François de Sales estimait que cet état était particulièrement favorable à «la sainteté, à laquelle, disait-il, les tribulations et maladies sont fort propres pour donner de l’avancement, à cause de tant de solides résignations qu’il faut faire ès mains de Notre-Seigneur». A ces progrès spirituels il travaillait lui-même, par ses entretiens, ses conseils, ses exhortations, par tout le minutieux détail d’une direction très vigilante et, à l’ordinaire, très tendre, mais qui, lorsqu’il le fallait, savait être sévère. Un jour, pour un acte de désobéissance, ou plutôt de faiblesse qui peut nous sembler bien insignifiant,--il s’agissait de quelques pièces d’or réservées pour les pauvres, et que la mère de Chantal avait autorisé ses religieuses à utiliser pour l’ornement de la chapelle,--il lui exprima son déplaisir «d’une façon grave et d’une voix puissante», et la laissa pleurer longuement avant de la consoler. Cette âme lui était si chère, qu’il la voulait parfaite. Le plus souvent possible il va voir «sa toute chère fille», s’intéresse à tous les menus faits de sa vie, la console et la réconforte quand meurt son père ou quand elle s’inquiète trop vivement de son fils. Quand il ne peut aller la voir, il lui écrit de courts billets, tout parfumés de la plus chaude et de la plus pure tendresse: «Bonsoir, la fille de mon cœur, ou plutôt ma fille et mon cœur...» «Bonsoir, mon cher courage, mon enfant. Oui, ma fille, vous êtes le courage de mon cœur et le cœur de mon courage en ce doux et triomphant Sauveur qui l’a ainsi voulu...» A la lettre, ils n’ont qu’un seul cœur, qu’une seule âme, toute consumée de l’amour divin. Au bout d’un an, le 6 juin, fête de saint Claude, fut fixé pour la profession. Saint François de Sales régla tous les détails de la cérémonie. Une grave question fut celle du voile. La mère de Chantal proposa un voile blanc doublé d’un voile noir, puis un voile de crêpe: l’évêque trouva cela «trop délicat et trop riche» et choisit l’étamine. Comme on n’avait pas de quoi acheter des voiles neufs, on en tailla dans une ancienne robe de la mère de Chantal. On ajusta l’un des voiles sur la tête de la mère de Bréchard, et, entre plusieurs «façons», François de Sales adopta «la plus simple et moins façonnée»; lui-même, «prenant des ciseaux, arrondit le voile par derrière comme il est à présent». Après quoi, l’on procéda à l’ornement de l’autel, qui fut des plus modestes: de simples draps blancs sur lesquels on avait piqué de petits bouquets de fleurs rustiques servaient de tapisseries. Le matin du 6 juin, l’évêque vint confesser ses trois chères filles et leur adresser ses exhortations paternelles. «Son visage était en feu. On voyait reluire sur sa belle figure une suave joie mêlée d’une majestueuse gravité tout extraordinaire.» La mère de Chantal, sa confession faite, renouvelle ses vœux en ces termes: «Je renouvelle et reconfirme mes vœux de perpétuelle chasteté et obéissance à votre divine Majesté, en la personne de Messire François de Sales, votre bien-aimé et très digne évêque de Genève, mon unique Seigneur et très cher Père en ce monde. Mon Dieu, mon Sauveur, je m’abandonne très irrévocablement et sans réserve à votre divine Majesté, en la présence de Messire François et m’employez à tout ce qu’il vous plaira, par l’entremise de ce grand Père de mon âme que vous m’avez donné, et m’octroyez la grâce de parfait amour à l’obéissance.» Après l’évangile, saint François de Sales, en habits pontificaux, monte en chaire et prononce une touchante allocution: «Nous verrons, dit-il, que ces trois petites âmes que la Providence de Dieu a semées dans ce petit coin de terre, se multiplieront sans nombre, et que la miséricorde divine les bénira d’une grande prospérité et sera glorifiée en elles.» Assises par terre dans le sanctuaire, les trois religieuses écoutent la parole sacrée avec un ravissement qui se peint sur leur visage. Puis, elles s’agenouillent sur le marchepied de l’autel; on chante le _Veni Creator_, et les cérémonies de la profession commencent. Les cérémonies rituelles, saint François de Sales les a acceptées, mais en les adaptant à son dessein particulier, à la grande pensée d’amour qui est son génie même; il a rédigé lui-même les prières. Il prie d’abord un moment; puis les trois religieuses, successivement, les mains étendues, d’une voix grave et tremblante d’émotion, prononcent l’acte de profession. Après quoi, elles s’agenouillent aux pieds du saint évêque qui leur met au cou une petite croix d’argent et qui, dépliant les voiles, les dispose sur leurs têtes, en disant: «Ceci vous sera un voile sur vos yeux, contre tous les regards des hommes, et un signe sacré, afin que vous ne receviez jamais aucun signe d’amour que celui de Jésus-Christ.» Puis, toutes trois se courbent le visage contre terre; on les recouvre d’un drap de mort: on prononce sur elles les douloureuses paroles de Job; et tandis que l’assistance récite le _De profundis_, l’évêque les asperge d’eau bénite comme il ferait d’un cadavre. Elles se relèvent alors; et tandis que des chants joyeux se font entendre, François de Sales place dans leurs mains un crucifix. «Mon bien-aimé est tout mien, dit la mère de Chantal, et je suis toute sienne. Je ne pourrai jamais l’abandonner pour regarder aucun homme; car à lui je suis tout unie par charité, et sa bonté surpasse tous les amours du monde. O mon Dieu, détournez mes yeux de la vanité, et que nulle injustice ne me domine!» Cela fait, on lui donne un cierge allumé, et elle ajoute: «O Seigneur, votre parole est une lampe à mes pieds et une lumière dans mon chemin. Votre lumière a brillé sur moi, et vous avez donné liesse à mon cœur.» La cérémonie est achevée: les sœurs se retirent dans le chœur des religieuses. En y entrant, la mère de Chantal s’écrie spontanément: «C’est ici le lieu de mon repos; j’y habiterai à jamais», et cette parole fut depuis ajoutée aux formules de la profession. Quelques-uns des assistants furent autorisés par l’évêque à saluer, mais très brièvement, les nouvelles religieuses, et on les laissa «en paix savourer le don de Dieu». La clôture étant levée, la question se posait maintenant pour la mère de Chantal d’aller en Bourgogne pour régler la succession paternelle et mettre ordre aux affaires de ses enfants. Elle partit le 23 août, accompagnée de la mère Favre et de son gendre, bénie du saint évêque, entre les mains duquel elle avait prononcé le vœu de pauvreté. Elle avait auparavant reçu l’oblation de deux nouvelles religieuses, la mère Roget et la mère de Châtel, et elle laissait, pour diriger la petite communauté, la mère de Bréchard. Son absence dura quatre mois. A Dijon, à Monthelon, à Bourbilly, elle fut accueillie à bras ouverts par tous ceux qui la connaissaient: elle ne sortait guère que pour aller aux églises, mais elle recevait et voyait beaucoup de monde, qu’elle édifiait par sa piété, sa vertu, son avenante et fine bonté, et qu’elle émerveillait aussi par son sens des affaires et l’alerte souplesse de son esprit. Elle mit son fils au collège des Godrans, à Dijon, elle le confia à son oncle, Claude Frémyot, président aux Comptes. A Dijon et à Monthelon elle eut fort à se défendre contre les instances de ses parents qui, sous toute sorte de prétextes, auraient voulu qu’elle rentrât dans le siècle, ou tout au moins qu’elle prolongeât son séjour parmi eux. Soutenue par les conseils de saint François de Sales qui ne se lassait pas d’écrire à celle qu’il appelait «ma chère fille toute mienne», elle se dérobait avec une douce obstination et, ses affaires une fois réglées, elle repartait pour Annecy, où elle arrivait la veille de Noël. Bien qu’elle fût très lasse de son long voyage fait à cheval et en plein hiver, elle voulut, après avoir longuement conféré avec l’évêque, officier à l’office de la nuit, où elle assista tout au long. La joie et la dévotion des autres religieuses étaient grandes. Elles avaient été fort éprouvées en son absence: elles avaient presque toutes été malades, et l’une d’elles, la mère Péronne de Châtel, avait été sur le point de mourir, donnant aux sœurs qui la soignaient avec un dévouement inlassable d’admirables exemples de vertu chrétienne, de courage et de résignation. «Comblées de beaucoup de grâces surnaturelles», heureuses d’avoir pu sauver leur chère sœur Péronne, elles attendaient avec quelque impatience le retour de la mère de Chantal. Celle-ci, joignant à tous ses autres vœux celui «de faire toujours ce qu’elle connaîtrait être le plus parfait et agréable à Dieu», tint, le dernier jour de l’année, le premier chapitre annuel: elle-même fut nommée supérieure; la sœur Favre assistante, et les autres «officières» reçurent leurs attributions respectives. Cela fait, la mère Favre se mit à genoux et dit: «Ma Mère, nous demandons l’obédience pour visiter les malades.» Le lendemain, 1er janvier 1612, après les grâces du dîner, la Mère de Chantal désigna telle et telle religieuse pour aller visiter les pauvres; elle-même, accompagnée de la mère Favre, fit ce jour même les premières visites. Elle se retrouvait, plus compatissante encore s’il est possible, l’admirable servante des pauvres et des malades qu’elle avait été naguère à Monthelon et à Bourbilly, descendant aux soins les plus répugnants, toujours aimable, «avec un visage doux, recueilli en Dieu, affable et joyeux». Et elle allait par la ville, «le voile baissé sur le visage», édifiant tous les passants, accompagnée d’une ou deux religieuses, l’une portant des vivres et des remèdes, l’autre du linge et des vêtements chauds. «J’ai toujours cru, disait-elle, qu’en la personne de ces pauvres, j’essuie les plaies de Jésus-Christ.» Et «cet exercice de charité était son occupation quotidienne et les délices de sa ferveur». Ces exercices de charité n’eurent qu’un temps: au bout de quelques années, sur les instances du cardinal de Marquemont, archevêque de Lyon, la clôture fut rétablie et les religieuses de la Visitation rendues à la vie purement contemplative. Peut-être était-ce là le génie secret, la vocation intime de la congrégation nouvelle, et c’est bien dans ce sens qu’elle s’est ultérieurement développée. Mais il semble pourtant que saint François de Sales tout d’abord n’ait pas conçu les choses ainsi. Il serait assurément un peu excessif de prétendre, comme on l’a fait, qu’il ait eu l’idée d’un ordre féminin qui fût comme le prototype des futures sœurs de Saint Vincent de Paul. Mais il attachait une grande importance aux œuvres, et il avait d’abord voulu mettre «ses chères filles» sous le patronage de sainte Marthe. Puis il avait changé d’avis, et, conformément au vœu secret de Mme de Chantal, il les avait consacrées à la Sainte Vierge et décidé qu’elles s’appelleraient les filles de la Visitation Sainte Marie: «la Visitation», ce mot lui paraissait symboliser à la fois la visite des pauvres et des malades et les sentiments de la Sainte Vierge quand, s’arrachant à la solitude, elle alla voir sainte Élisabeth. Le double aspect de sa conception primitive, la tendance mystique, la principale apparemment, et la tendance active, se trouvaient ainsi exprimées. Il avait rêvé d’une congrégation fort différente de celles qui existaient jusqu’alors, d’une congrégation ouverte à toute sorte de catégories sociales, hospitalière aux «infirmes», et où la vie contemplative et la vie active s’harmoniseraient dans un juste équilibre. «Sans beaucoup d’austérités corporelles, écrivait-il, elles pratiquent toutes les vertus essentielles de la dévotion. Elles disent l’office de Notre-Dame, font l’oraison mentale. Elles ont le travail, le silence, l’obéissance, l’humilité, l’exception de toute propriété, et, autant qu’en monastère du monde, leur vie est amoureuse, intérieure, paisible et de grande édification; après leur profession, elles iront servir les malades, Dieu aidant, avec une grande humilité.» Pas de vœux solennels, une simple demi-clôture, qui interdirait l’entrée du couvent aux profanes, mais n’empêcherait pas les sœurs de sortir. «Mon dessein avait toujours été, disait saint François de Sales, d’unir ces deux choses,--vie intérieure et œuvres de charité,--par un tempérament si juste qu’au lieu de se détruire, elles s’aidassent mutuellement et que les sœurs, _en travaillant à leur propre sanctification, procurassent en même temps le soulagement et le salut du prochain_. Leur prescrire aujourd’hui la clôture, _ce serait détruire une partie essentielle de l’Institut_.» Mais comme tous les vrais hommes d’action, l’évêque de Genève ne s’obstinait pas dans ses idées personnelles; il les lançait dans la vie, laissant à la réalité le soin de les vérifier, de les éprouver, de les démentir ou de les modifier, bref, de les faire vivre, si elles étaient viables, de les ruiner, si elles ne l’étaient pas. Les objections, l’autorité surtout du cardinal de Marquemont, qui semble avoir été un esprit fort étroit, autoritaire et très fermé aux nouveautés, peut-être aussi les aspirations intimes de quelques-unes des premières visitandines l’ayant amené à capituler, à revenir sur un point qu’il jugeait «essentiel», il le fit «sans un brin de répugnance». Si, dans son for intérieur, il a pu regretter parfois son premier rêve, sa haute idée d’un centre féminin d’amour divin qui rayonnerait et s’épanouirait dans la société laïque en œuvres vives de charité et de bienfaisance, il dut se dire qu’un autre réaliserait son idéal, et triompherait des obstacles auxquels il s’était lui-même heurté. «Je ne sais pourquoi, déclarait-il en souriant, on m’appelle fondateur d’ordre: car je n’ai pas fait ce que je voulais, et j’ai fait ce que je ne voulais pas.» Il a sacrifié Marthe à Marie, mais en pensant comme le divin Maître que Marie avait pris la meilleure part. Aux directions qu’elle recevait du saint évêque, la mère de Chantal obéissait avec une si scrupuleuse docilité que, la transformation de la Visitation une fois accomplie, elle ne nous laisse jamais percevoir l’écho, même affaibli, de ses préférences personnelles. On peut conjecturer cependant qu’elle a dû soutenir et encourager l’évêque de Genève dans ses longues résistances, et que, parmi les devoirs de sa charge, les œuvres charitables étaient celles qui coûtaient peut-être le moins à l’ardente bonté de son cœur. Elle avait littéralement le génie de la charité. Il faut lire dans les _Mémoires_ de la mère de Chaugy les détails saintement réalistes qu’elle nous donne sur l’activité déployée par l’admirable femme pour soulager les maux de l’âme et du corps qui lui étaient signalés. Il y a notamment une histoire de pauvre fille perdue qu’elle a sauvée d’une effroyable misère physique et morale et qu’on ne saurait lire sans se sentir ému jusqu’aux larmes. Les plaies les plus hideuses, les ordures et les odeurs les plus repoussantes, les maladies les plus contagieuses, rien ne la rebute: son héroïsme, son amour du Christ miséricordieux lui fait braver toutes les prescriptions de la délicatesse ou de l’hygiène la plus élémentaire. Elle a rempli plus d’une page du livre d’or de la charité chrétienne. Au mois de mai ou de juin 1613 mourait à son tour, âgé de quatre-vingt quatre ans, le vieux baron Guy de Chantal. Assisté du franciscain auquel sa belle-fille l’avait confié, il fit une fin repentante et chrétienne; mais il laissait une succession fort embrouillée; et sur le conseil de saint François de Sales, la mère de Chantal crut devoir repartir en Bourgogne pour régler la situation au mieux des intérêts de ses enfants. Son fils, le charmant Celse-Bénigne, vint la chercher à Annecy. «Que je suis marri de ne pouvoir être témoin des caresses qu’il recevra d’une mère insensible à tout ce qui est l’amour naturel!» écrivait en souriant l’évêque de Genève, lequel recommandait bien à «sa fille» de n’être pas «si cruelle» et de laisser parler librement la nature, «car l’amitié, disait-il, descend plus qu’elle ne monte». Françoise fut confiée à sa sœur Marie-Aimée, et Mme de Chantal, accompagnée de son fils, de son gendre, et de la sœur de Châtel, se mit en route pour Monthelon. La maîtresse-servante était là encore, inquiète sans doute du sort qui lui était réservé. La sainte l’embrassa, l’entretint fort aimablement, la récompensa largement des services qu’elle avait pu rendre; elle devait emmener même à Annecy une de ses filles pour l’y marier fort avantageusement. Depuis plusieurs années, on avait négligé de faire rentrer rentes et fermages. Installée dès le matin après la messe et ses exercices spirituels, dans la grande salle du château, la baronne examinait tous les comptes, discutant avec les paysans, qui admiraient sa «douce force», son équité, sa générosité, et, si astucieux, âpres au gain et parfois violents qu’ils fussent, finissaient par se rendre à ses raisons. Elle se rendit à Bourbilly, qui échut à Celse-Bénigne, fit vendre une partie des meubles, ne conservant, ainsi qu’à Monthelon, qui revint à Françoise, que quelques chambres garnies. Marie-Aimée reçut sa part en argent. Et quand tous les comptes furent réglés, les dettes payées, de bons fermiers et régisseurs installés partout, elle put, au bout de six semaines, repartir pour Annecy. Elle eut du reste bien soin de se faire adresser régulièrement, jusqu’à la majorité de ses enfants, le compte des dépenses et revenus des divers domaines, et de loin elle administra si bien la fortune de sa famille, qu’elle la doubla en quelques années. A son retour à Annecy, elle tomba très gravement malade. Miraculeusement sauvée par saint François de Sales qui lui appliqua les reliques de saint Blaise, elle reprit en mains toute la conduite de sa maison. La communauté s’accroissant, on avait dû quitter, l’année précédente, la petite maison de la Galerie, devenue trop étroite et qui d’ailleurs était assez malsaine, pour une maison plus grande située à l’intérieur de la ville. Celle-ci devenant trop petite à son tour, on résolut de construire un véritable monastère. La duchesse de Mantoue, fille du duc de Savoie, accepta d’en être la protectrice; le duc et son fils favorisèrent de leur mieux la fondation nouvelle, laquelle rencontra beaucoup d’obstacles et se heurta à toute sorte d’oppositions locales. Les travaux n’en furent pas moins activement poussés, et à la fin de 1614, vingt-six visitandines,--dix-huit professes, et huit novices,--purent s’installer dans leur définitive demeure. Le premier monastère d’Annecy, qui porte le nom de la _Sainte Source_, conserve depuis trois siècles l’esprit et les traditions de la Visitation naissante et par sa douce influence il a puissamment contribué à les perpétuer sans altération dans toutes les maisons de l’ordre. Cependant la réputation de la congrégation nouvelle commençait à se répandre au dehors. Un essai malheureux d’une fondation rivale, la congrégation de la Présentation, ayant eu lieu à Lyon, l’archevêque, Mgr de Marquemont écrivit à saint François de Sales pour lui demander des religieuses qui l’aideraient à fonder une maison sur le modèle de celle d’Annecy. L’évêque de Genève y consentit avec joie, mais il tint à envoyer à son confrère «la crème de sa congrégation», la mère de Chantal, «la plus aimée mère qui soit au monde», les mères Marie-Jacqueline Favre, Marie-Péronne de Châtel, Marie-Aimée de Blonay, Marie-Élisabeth de Gouffier. Elles étaient toutes, surtout la mère de Chantal, désolées de le quitter; il les accompagna jusqu’au delà des portes de la ville, leur prodiguant les plus tendres bénédictions qui les faisaient fondre en larmes. Ce fut le 26 janvier 1615 qu’elles partirent d’Annecy sous la conduite du vicaire général de Lyon, qui était venu les chercher en carrosse. Les débuts de la Visitation de Lyon auraient été assez faciles, si Mgr de Marquemont n’avait pas voulu modifier l’organisation qu’avait fait adopter saint François de Sales. Il interdit la visite des pauvres, prescrivit la clôture, exigea des vœux solennels et insista pour que la Visitation, qu’il voulait débaptiser, et appeler la Présentation, de simple «congrégation» qu’elle était jusqu’alors, fût constituée à l’état d’ordre religieux véritable,--de «religion», comme on disait alors,--sur le modèle des ordres féminins existants. Entre le dogmatique archevêque de Lyon et le doux, le conciliant évêque de Genève, il y eut de nombreux échanges de visites, de lettres, de mémoires. Sur la plupart des points en discussion, saint François de Sales finit par céder, et, en 1617, l’ordre nouveau put recevoir son régime définitif. Au bout de neuf mois, saint François de Sales avait rappelé la mère de Chantal auprès de lui. De Moulins, de Grenoble et de Bourges on lui écrivait pour réclamer des visitandines. «Nos basses et petites violettes sont désirées en plusieurs jardins, écrivait-il. Revenez donc, ma chère mère, pour tirer d’ici ces plantes de bénédictions et les transplanter ailleurs.» Il avait d’ailleurs besoin d’elle pour l’aider à rédiger les règles et constitutions de l’institut, pour diriger et dresser les novices qui, de plus en plus nombreuses, se présentaient au monastère d’Annecy. Souffrante, presque toujours au lit, elle n’en déploie pas moins une activité considérable, veillant à tout, songeant à tout, voyant les choses de très haut et, en même temps, descendant au dernier détail. C’est un chef, mais le plus attentif, le plus dévoué, le plus tendre des chefs. Les lettres qu’elle écrit, en courant, et presque toujours, «à perte d’haleine», à ses religieuses, n’ont peut-être rien de très littéraire; elles n’ont pas, en tout cas, la grâce fleurie et le «vermeil riant» de celles de saint François de Sales. Mais elles sont bien mieux que «littéraires»: elles ont le mouvement et elles ont la vie. Fond et forme, cela court droit au but. Et quelle chaude cordialité elles respirent! On y sent une âme qui se donne, un cœur débordant d’affection spirituelle et humaine tout ensemble. Comme elle les aime, ses chères religieuses, en Dieu, assurément, mais aussi, pour elles-mêmes, individuellement! Pour leur exprimer sa tendresse, les mots câlins, délicieux, comme en savent trouver les mères, se pressent sous sa plume. A la mère Favre: «Adieu, bonsoir, ma chère toute unique Sœur toute parfaitement aimée, ma petite.» «Ma chère sœur, ma mie.» A la mère de Bréchard: «Certes, si je vous tenais, je vous embrasserais _bien serrée_ pour vous mortifier.» A la même: «Je ne pensais pas vous tant écrire; mais c’est notre coutume quand nous nous parlons, nous ne savons finir, aussi êtes-vous, ma très chère Sœur que j’aime uniquement.» «Mes filles chèrement aimées», «ma fille toute chère», «ma vraie fille tout uniquement chère», voilà quelques-unes de ses formules. Et comme l’on sent que ce ne sont pas simples formules, et qu’elle voudrait faire dire aux mots plus de choses qu’ils n’en peuvent exprimer! Cette femme au grand cœur se trahit dans ses effusions verbales: elle aime à aimer et à être aimée: son grand moyen de domination et de séduction, c’est son immense amour des âmes. Parmi tous ces êtres qu’elle chérit, il en est un qu’il faut mettre à part, parce qu’il est «tout son bien spirituel en Jésus-Christ», c’est l’évêque de Genève. En quels termes émus, profonds, tendrement recueillis elle parle de lui ou s’adresse à lui! Il est «l’unique trésor de son cœur». «Mon très cher Seigneur, écrit-elle à la sœur de Bréchard, vous dira toutes nos nouvelles, et vous continuerez à baiser sa chère bénite main _que j’aime tant_, toutes les fois qu’il ira chez vous. Hélas! qu’est-ce qu’il y a au monde de comparable à ce tant digne Père? _Vous êtes bien heureuse de le voir de vos yeux_, et je me console en ce bonheur, attendant que j’en jouisse moi-même.» Une autre fois: «Ma très chère amie, je vais tous les jours plus découvrant l’incomparable grâce que Notre-Seigneur nous a faite de nous avoir rangées, soumises et remises à ce trésor de sainteté, mon très digne, très unique et très aimé Père. Je vous prie, ne cessons jamais d’en remercier, louer et aimer cette souveraine bonté. Oh! quelle grâce! Dieu nous en fasse jouir longuement et saintement! Vrai Dieu, ma mie! comme je la ressens et l’estime! mais aussi comme je chéris ce seigneur! _Qui le comprendra?_» Et encore: «Enfin vous avez trouvé que le cœur de mon Père est un cœur qui n’a point d’égal que soi-même en amour plus que paternel... De vrai, ce Seigneur est tout admirable en sa bonté, en sa confiance; mais, comme vous me dites, l’on ne peut écrire à ce sujet.» Quand elle lui écrit directement à lui-même,--car on nous a heureusement conservé quelques-unes de ses lettres,--la chaleur de sa tendresse, la ferveur de sa reconnaissante admiration percent à toutes les lignes: «Notre bon Sauveur vous comble de ses très douces bénédictions, lui mandait-elle un jour, je dis toute votre chère âme, mon tout bon et très honoré Seigneur, _que j’aime de toutes mes forces_!» «Bonsoir, mon très cher Père, _tout uniquement et chèrement bien-aimé_.» Tendresse singulière où presque tous les sentiments que peut éprouver un cœur féminin se sont donné rendez-vous, mais transposés dans l’ordre surnaturel. Comme une mère, comme une sœur, comme une fille, comme la plus dévouée et la plus tendre des amies, elle veille sur sa santé et sur son travail; elle le supplie de ne pas trop se surmener et se mortifier, de ménager ses forces pour son œuvre, pour la composition de ce _Traité de l’amour de Dieu_ qui lui tient au cœur plus que tout le reste et dont elle attend un bien extraordinaire; elle recommande avec instance qu’on le dérange et qu’on l’importune le moins possible; elle-même s’interdit de lui écrire ou de l’entretenir aussi souvent et aussi longuement qu’elle le souhaiterait. Comme il ne cesse de le lui rappeler, ils vivent tous deux de la même vie intérieure: leurs deux âmes sont fondues dans «l’unité» de l’amour divin. Sa vie nouvelle, ses nouveaux devoirs ne font pas oublier à sainte Jeanne de Chantal qu’elle est mère, mère très attentive, très inquiète et très tendre. Celse-Bénigne et Françoise lui donneront bien des préoccupations; Marie-Aimée ne lui donnera que des joies. Fort jolie, aimable et douce, extrêmement pieuse, la «petite baronne» de Thorens ressemblait à sa mère. L’évêque de Genève, qui l’aimait fort, et qui la considérait comme «une âme choisie», lui servait de père spirituel. Quand son mari, colonel d’un régiment du duc de Savoie, partait pour l’armée, elle venait au monastère d’Annecy, où elle avait sa petite cellule. «Tous les matins, raconte la mère de Chaugy, lorsque l’on sonnait l’oraison, elle se mettait sur le seuil de la porte de sa chambre pour donner le bonjour à sa chère mère. Mais comme c’était le temps où il était défendu de parler, celle-ci, sans dire un mot, le lui rendait en silence par un regard aimable et un petit enclin de tête.» En 1617, la guerre ayant éclaté entre le duc de Savoie et l’Espagne, Thorens dut rejoindre son régiment. Il avait quitté sa jeune femme avec larmes, en proie à de sombres pressentiments. Au bout de trois semaines, il était emporté par une fièvre pestilentielle. Grande désolation à Annecy. «Grandement ému», saint François de Sales se rendit au monastère pour y porter la funèbre nouvelle. Il demanda la mère de Chantal. Celle-ci, qui aimait son gendre comme un fils, atterrée et tremblante, ne put prendre sur elle d’avertir sa fille. Mais elle eut pourtant la force, devant la pauvre jeune femme, de contenir son émotion, d’affecter un visage serein, se contentant, au cours de la conversation, de prêcher discrètement, et sans préméditation apparente, l’entier abandon à la volonté divine. Le lendemain matin, en confession, aux discours pleins de ménagement que lui tint le saint évêque, Marie-Aimée devina, plus qu’on ne lui révéla, l’atroce vérité. Aux sanglots qu’elle poussa, la mère de Chantal, qui était à la porte, accourut pour la soutenir. Mais la douleur fut la plus forte et elle-même tomba évanouie à son tour. A genoux, tout en larmes, saint François de Sales se préparait au divin sacrifice qu’il allait offrir pour le cher disparu. Revenues à elles, les deux malheureuses femmes entendirent la messe dans la sacristie. Les gémissements, les paroles entrecoupées de Marie-Aimée faisaient peine à entendre. A la communion, soutenue par sa mère, elle s’approcha de la sainte table, et fit secrètement un vœu de chasteté perpétuelle. Plus calme désormais, sa douleur ne s’apaisait pas. Elle redoubla de piété, d’austérité, vécut comme une véritable religieuse. Elle était enceinte. Le fils dont elle accoucha avant terme ne vécut que pour recevoir le baptême des mains de sainte Chantal. La pauvre jeune veuve, qui se sentait mourir, dicta son testament, et, au milieu des pleurs de tous les siens, «demanda en toute humilité de prendre le saint habit de la Visitation». On lui mit l’habit de novice; saint François de Sales lui donna l’extrême-onction, reçut ses vœux solennels et lui mit le voile noir et la croix d’argent. Elle souffrait beaucoup, prononçait les paroles les plus touchantes, consolait sa mère dont la douleur était déchirante. Enfin elle expira, en prononçant par trois fois le nom de Jésus. Elle n’avait pas vingt ans. Sainte Chantal eut encore la force de lui fermer l’un des deux yeux, tandis que l’évêque lui fermait l’autre; puis elle tomba évanouie. Saint François de Sales ne put en supporter davantage. Il se fit conduire à Belley, auprès de son ami Mgr Camus. Celui-ci, gagné par son émotion, pleura avec lui, le réconforta de son mieux. Un peu rasséréné, le saint repartit pour Annecy, et bien vite se rendit au couvent. Très abattue, la mère de Chantal se rongeait d’inquiétude; elle craignait de n’avoir pas baptisé selon les règles son petit-fils. Rassurée par son grand ami, elle tomba dans un morne silence. Absorbée par une douloureuse idée fixe, perpétuellement absente, elle filait sa quenouille sans rien dire. Bien que «son esprit demeurât tout plein de douceur et de suavité dans la soumission à la volonté divine», bien qu’elle pût dire «de toute son âme, en paix et en douceur»: «Dieu soit loué de nous avoir donné une telle enfant, et de l’avoir attirée à soi si heureusement», elle ne pouvait s’empêcher de déclarer: «Je vois et je sens combien cette fille était véritablement l’enfant parfaitement aimée de mon cœur, combien elle le sera toujours, et avec justice, ce me semble.» Et, toujours scrupuleuse, elle ajoutait: «Il me semble que je devrais me retrancher de tant parler de feu notre pauvre petite; car le contentement que j’y prends me laisse toujours de l’attendrissement, mon père, mon unique père, et tout ce que vous savez que vous m’êtes.» De retranchement en retranchement, elle tomba gravement malade. On crut qu’elle allait mourir. Saint François de Sales l’administra et plaça sur ses lèvres des reliques de saint Charles Borromée, qu’on venait de canoniser. Instantanément guérie, elle put reprendre, au bout de quelques jours, le cours de ses occupations ordinaires. Comme toutes «les âmes vraiment royales», elle avait converti sa douleur en sainteté. Une autre fille lui restait, Marie-Françoise, qu’on appelait Françon dans l’intimité. Françon ne ressemblait guère à Marie-Aimée. Françon était une Rabutin: le sang chaud, l’humeur indépendante, hautaine et caustique de sa race revivaient en elle. Elle séduisait et elle inquiétait tout ensemble: elle inquiétait surtout sa mère, qui disait d’elle: «Elle me sert d’épine.» «Elle était, dit un contemporain, gaie, enjouée, bien faite, toute d’esprit et de feu; un air grand, des manières agréables; elle n’avait pas ces traits fins et délicats qui charment, mais elle avait je ne sais quoi de noble et de bien fait qu’on admire. Enfin, elle avait de quoi éblouir les autres et s’aveugler elle-même.» Sa mère aurait souhaité faire d’elle une visitandine. Elle l’avait emmenée dans son couvent, où elle lui avait aménagé une cellule à côté de la sienne: les religieuses, les jeunes novices surtout, ses compagnes de jeu, raffolaient de cette espiègle enfant dont les rires sonores, les oiseaux, les écureuils remplissaient la sainte maison d’une jeune et franche gaîté! Choyée par tout le monde, même par François de Sales, qui était son confesseur et son directeur de conscience, Françon n’était point malheureuse. «Chaque matin, nous dit-on, elle se levait de bonne heure et allait _en sautillant_ devant l’avant-chœur au-devant de sa sainte mère, qui descendait à l’oraison. La bienheureuse, d’un air gracieux, la caressait un peu, et lui donnait sa bénédiction en silence; puis la jeune enfant s’en allait satisfaite.» Elle avait, à la rencontre, de vifs accès de piété et des élans d’ascétisme: à quinze ans, ayant la fièvre, elle se faisait apporter des orties pour se donner la discipline. Mais, avec l’âge, cette belle ferveur tomba, et François de Sales, tout le premier, dut bien se rendre compte que Françon n’était point faite pour le cloître. Elle vit le monde, l’aima et en fut aimée. La toilette, les conversations et les distractions mondaines, la lecture des romans, tout cela lui fit un peu oublier qu’elle était la fille d’une sainte. Au sortir du couvent, elle allait dans une maison amie compléter sa parure. «Françon, lui disait en souriant l’évêque de Genève, je suis bien assuré que ce n’est pas votre mère qui vous a ainsi habillée»; et quand il lui voyait la gorge trop découverte, il lui donnait des épingles pour fermer son mouchoir. «Sa jeunesse lui fait du bruit», eût-il dit volontiers d’elle, comme Mme de Sévigné dira plus tard de son propre fils; et, trop habile manieur d’âmes pour ne pas proportionner ses exigences à «la faiblesse présente» de sa «bien-aimée fille Françoise», il se bornait à lui demander de dire chaque jour un _Ave Maria_ «de bon cœur»: ce qu’elle fit d’ailleurs très exactement. Sa mère songeait à la marier. François de Sales s’entremit pour lui faire épouser un de ses jeunes amis, M. de Foras, qui lui paraissait présenter toutes les qualités requises. L’affaire n’aboutit pas: Françon trouva-t-elle le gentilhomme savoyard trop provincial ou trop pauvre? En tout cas, elle n’eut qu’à se féliciter de l’avoir rebuté, car, peu après, le prétendant évincé s’avisa d’épouser une jeune veuve contre la volonté de ses parents, et cette aventure, qui fit grand bruit, le conduisit en prison. L’année suivante, un autre parti se présenta, qui eut tout de suite l’agrément de Mme de Chantal. Antoine de Toulonjon, d’une grande famille de Bourgogne, avait quarante-huit ans. C’était un beau soldat, fort bien vu à la cour, riche avec cela, de manières agréables et nobles: il faisait oublier son âge, si l’on en juge par cette lettre de la sainte à sa fille: «Certes, je suis bien contente que ce soient vos parents et moi qui ayons fait ce mariage sans vous. C’est ainsi que se gouvernent les sages. Au reste, votre frère, qui a bon jugement, est ravi de cette alliance. M. de Toulonjon, il est vrai, a quelque quinze ans plus que vous; mais, mon enfant, vous serez bien plus heureuse avec lui que d’avoir un jeune fou, étourdi, débauché, comme sont les jeunes gens d’aujourd’hui. Vous épouserez un homme qui n’est rien de tout cela, qui n’est point joueur, qui a passé sa vie avec honneur à la cour et à la guerre, qui a de grands appointements du roi. Vous n’auriez pas le bon jugement que je vous crois si vous ne le receviez avec cordialité et franchise. Je vous en prie, ma fille, faites-le de bonne grâce, et soyez assurée que Dieu a pensé à vous.» Mme de Chantal tenait fort à ce mariage, mais elle «craignait l’irrésolution de sa fille», ou plutôt encore son humeur indépendante et capricieuse. «Pour Dieu, ma mie, lui écrivait-elle, ne vous laissez préoccuper par aucune sorte de niaiseries, ni vaines appréhensions et considérations; laissez-vous faire, car votre bonheur nous est plus cher qu’à vous-même.» Françon se laissa faire. En dépit des vingt-sept ans qu’il avait bel et bien de plus qu’elle, M. de Toulonjon sut lui plaire sans doute. Très épris apparemment, il ne négligea rien de ce qui pouvait être agréable à la jeune fille, prodigua les bijoux et les cadeaux, et il fallut que la mère rappelât sa fille à la simplicité, lui conseillât de «ménager discrètement et sagement», et exprimât très fermement le désir qu’on «épousât sans bruit». «Il irait de ma réputation encore, déclarait-elle; car, étant ma fille, vous êtes plus obligée à la discrétion et modestie.» Le mariage eut lieu à Paris le 12 juin 1620. Comme la plupart des destinées humaines, il ne fut pas exempt d’épreuves,--de sept enfants, deux seulement survécurent,--mais il fut heureux. Toulonjon était souvent à la guerre, et sa femme vivait alors dans l’austère château d’Alone; mais elle parut quelquefois à la cour, et elle y eut des succès qui ne laissèrent pas d’inquiéter Mme de Chantal. Sans lui obéir toujours, Françoise aimait pourtant bien sa sainte mère et la vénérait profondément. En 1622, cette dernière était venue à Alone au moment où l’on venait de recevoir les plus mauvaises nouvelles de Toulonjon, très grièvement blessé au siège de Négreplisse: folle de terreur, cette mauvaise tête de Françon se traîna à genoux au-devant d’elle, la suppliant d’intercéder par ses prières, pour que Dieu lui conservât son mari. Toulonjon guérit en effet et put reprendre le cours de sa vie guerrière et des vaillants services qui lui valurent la faveur royale. Et Françon recommence de plus belle à désoler et, parfois, à scandaliser sa mère. Elle se plaint d’avoir trop d’enfants; elle se plaint que son oncle, l’archevêque de Bourges, veuille laisser toute sa fortune à son frère Celse-Bénigne; quand Celse-Bénigne meurt à l’île de Ré, elle proteste, au détriment de sa «pauvre petite» nièce,--la future Mme de Sévigné,--contre le règlement de la succession; et quand elle s’attire de sa mère, par son âpreté chicanière, de vertes répliques, elle boude. Enfin, la trentaine passée, après une retraite faite à la Visitation d’Autun, elle s’amende: les rapports entre la mère et la fille deviennent plus tendres et plus confiants. Quand Toulonjon meurt à Pignerol en 1633, la chaude et pieuse tendresse maternelle devient pour la jeune veuve l’unique refuge. Elle passe tout un hiver à Annecy, puis regagne son manoir d’Alone. C’est là, dans la retraite, que s’écoula tout le reste de sa vie, qui fut longue et aussi austère que le début en avait été brillant et agité: l’éducation de ses deux enfants, le soin parcimonieux donné à ses affaires, les bonnes œuvres absorbèrent tout son temps. La vertu sympathique et rayonnante de sa mère semble lui avoir toujours un peu manqué. Si préoccupée qu’elle fût parfois de sa fille, sainte Chantal l’était encore davantage de son fils. Celui-ci, Celse-Bénigne, était charmant. Il séduisait littéralement tous ceux qui rapprochaient: son grand-père, le président Frémyot, son oncle, l’archevêque de Bourges, raffolaient de lui et lui passaient jusqu’à ses défauts; je soupçonne même sa mère, qui, certes, ne s’aveuglait pas sur son compte, d’avoir eu pour lui, tout au fond du cœur, une secrète préférence. Beau cavalier, plein d’allant, de grâce et de mordant,--comme tous les Rabutin,--spirituel et hardi, d’une bravoure à toute épreuve, il était allé de trop bonne heure à la cour du jeune roi Louis XIII, et il y avait eu les succès les plus flatteurs. Il plaisait au roi; il plaisait aux femmes; on ne comptait plus ses duels et ses bonnes fortunes. Mme de Chantal gémissait au fond de son couvent. «L’âme de votre cousin, écrivait-elle à son neveu, me donne une affliction de désolation et en suis si infiniment touchée que je ne sais où me tourner, sinon du côté de la divine Providence, et là, abîmer toutes mes volontés, renonçant même entre ses mains le salut et l’honneur de _cet enfant à demi perdu_. Oh! douleur et affliction incomparables, mon très cher neveu! Il n’y en a quasi point d’égale. Si je n’étais arrêtée d’une violente fièvre quarte, je fusse déjà partie pour l’aller ôter de là où il est. Je lui mande qu’il me vienne trouver... Je ne puis passer outre, tant les larmes m’aveuglent, et la douleur de toutes parts me saisit.» Celse-Bénigne vint à Annecy en 1618, et, suivant son habitude, enjôla tout le monde, jusqu’aux visitandines. Sa mère aurait voulu le garder auprès d’elle et le faire entrer au service du duc de Nemours. François de Sales s’y employa de son mieux, mais sans succès. «La maison du prince était un monastère», et elle dut sembler bien provinciale et bien morose au brillant échappé de la cour de France. «Il est bon, disait sa mère et a de bons mouvements, mais la jeunesse l’emporte.» Elle l’emporta loin d’Annecy. Il rentre donc à Paris, et la vie de fêtes, de plaisirs, de duels recommence de plus belle. Celse-Bénigne a pour amis Montmorency-Bouteville, Chalais, Toiras, les plus turbulents d’entre tous ces jeunes gens qui entourent le roi, et qui se moquent avec insolence des sévères prescriptions du tout-puissant cardinal. Il va combattre, avec sa bravoure habituelle, les huguenots assiégés dans Montauban. Mme de Chantal craint pour sa vie, mais elle craint plus encore pour son âme, qu’elle recommande instamment aux prières de ses religieuses: elle voudrait fixer ce mauvais sujet qui lui est une croix perpétuelle, et elle songe à le marier. Plusieurs années durant, elle multiplie les recherches et les démarches infructueuses. Enfin, en 1623, elle réussit à lui faire épouser Marie de Coulanges, la fille d’un conseiller d’État, secrétaire des finances. La jeune fille était riche, aimable, pieuse, extrêmement douce: Mme de Chantal l’aima de tout son cœur; mais, si enchantée qu’elle fût de ce mariage, elle ne voulut pas y assister, quoiqu’on l’en priât instamment, afin de ne pas donner l’exemple d’une dérogation, même légitime, aux règles de la vie religieuse. Cette trop courte union fut très heureuse. Mais l’incorrigible Celse-Bénigne ne tarda pas à faire des siennes. Le jour de Pâques, il quitta l’église pour aller assister Bouteville dans une affaire d’honneur. Les édits contre le duel étaient très sévères. Les prédicateurs fulminèrent contre les duellistes, et le Parlement de Paris les condamna à être pendus. Chantal dut se réfugier à Alone, plongeant tous les siens dans l’inquiétude et l’affliction. L’orage passé, il put reparaître sans danger à la cour. Mais le terrible cardinal ne souffrait pas qu’on le raillât ou qu’on lui désobéît. Chalais, Bouteville montèrent sur l’échafaud. A l’attitude du roi, Celse-Bénigne sentait que la disgrâce était proche. Pour l’éviter, il alla rejoindre son ami Toiras qui s’était enfermé dans l’île de Ré pour repousser l’attaque de la puissante flotte anglaise que les protestants de La Rochelle avaient appelée à leur secours. Le 22 juillet 1627, dans un sanglant combat, après des prodiges de valeur, il tomba, percé de vingt-sept coups de piques: il avait trente et un ans. Il fallait apprendre la douloureuse nouvelle à la mère de Chantal qui ne cessait de trembler pour la vie et pour l’âme de son fils: elle lui avait écrit de très belles lettres qui l’avaient préparé à une fin très chrétienne; de toutes parts, elle faisait prier pour lui. Un jour, après la messe, l’évêque de Genève, Jean-François de Sales, frère et successeur de saint François, la fait appeler au parloir: «Ma Mère, lui dit-il, nous avons des nouvelles de guerre à vous dire; il s’est donné un rude choc en l’île de Ré; le baron de Chantal, avant que d’y aller, a ouï messe, s’est confessé et communié.--Et enfin, Monseigneur, dit cette digne mère, il est mort!» Le bon prélat se mit à pleurer, sans pouvoir répondre une seule parole, et ce fut un gémissement universel dans le parloir.» Seule tranquille parmi tous ces sanglots, à genoux, les mains jointes, les yeux levés au ciel, sainte Chantal pleurait doucement, et elle disait (ce sont ses propres paroles, que la mère de Chantal a immédiatement transcrites): «Mon Seigneur et mon Dieu, souffrez que je parle pour donner un peu d’essor à ma douleur; et que dirai-je, mon Dieu, sinon vous rendre grâces de l’honneur que vous avez fait à cet unique fils de le prendre lorsqu’il combattait pour l’Église romaine?» Puis elle prit un crucifix et baisant les deux mains clouées sur la croix: «Mon Rédempteur, dit-elle, je reçois vos coups avec toute la soumission de mon âme, et vous prie de recevoir cet enfant entre les bras de votre infinie miséricorde.» «O mon cher fils, ajouta-t-elle, que vous êtes heureux d’avoir scellé par votre sang la fidélité que vos aïeux ont toujours eue pour l’Église romaine! En cela je m’estime bien heureuse, et rends grâce à Dieu d’avoir été votre mère.» Et enfin elle se tourna vers la mère de Châtel, et elles dirent ensemble un _De Profundis_. Après quoi, étant sortie du parloir, elle alla prier longuement devant le Saint-Sacrement, «jusqu’à ce que la supérieure la priât d’aller prendre un peu de nourriture: ce qu’elle fit, se levant de sa prière toute tranquille et toute résignée. Elle se mit à la suite des exercices religieux et à poursuivre les affaires commencées, comme si de rien n’eût été.» Mais, si résignée qu’elle fût, si heureuse même que son fils ne fût pas mort en duel, mais au service de l’Église, la nature reprenait ses droits. Son silence et son accablement «faisaient peur pour sa vie». En récréation, les yeux fermés, elle filait sa quenouille sans dire un mot, comme absente. Elle avait peine, disait-elle, à monter toute seule «où Dieu la tirait»; et elle mit quelque temps à retrouver son équilibre intérieur et l’entière sérénité de son âme. Elle n’y parvint qu’en prenant encore sur elle la douleur des autres, celle de son frère l’archevêque, celle de sa belle-fille, et en leur prodiguant les consolations de son ardente foi chrétienne. Et elle n’était pas au bout de ses tristesses. Cinq ans après son mari, la jeune veuve de Celse-Bénigne mourait à son tour, laissant une «pauvre petite fille» qui allait être Mme de Sévigné. La mère de Chantal fut profondément affectée de cette mort: elle «aimait tendrement» sa belle-fille. «Voilà comment, écrivait-elle douloureusement, Dieu nous tire pièce à pièce tout ce qui nous est plus cher ici-bas.» Un mois après, elle apprenait la mort de son gendre, M. de Toulonjon, qu’elle aimait beaucoup lui aussi. Elle pâlit affreusement: «Voilà bien des morts, dit-elle, ou plutôt bien des pèlerins qui se hâtent de gagner le logis éternel.» De ses six enfants, de sa bru, de ses gendres, il ne lui restait plus que Françoise, et trois petits-enfants en bas âge. Elle avait perdu sa sœur, son mari, son père, son incomparable guide et ami saint François de Sales. Elle demeurait seule, à soixante ans, vestale douloureuse et sainte, pour veiller sur toutes ces tombes. Dieu frappait à coups redoublés sur cette âme héroïque et tendre, comme s’il voulait la détacher entièrement de la terre et «l’attirer davantage à lui». Les enseignements et l’exemple du saint évêque de Genève avaient bien produit leur fruit. Et si parfois elle avait eu quelques doutes ou quelques scrupules,--et elle en a eu,--touchant le meilleur emploi de sa vie et sur la difficulté de concilier ses devoirs de mère et les impérieuses exigences de sa vocation religieuse, elle pouvait, au soir de son existence, se rendre ce témoignage que lui rendit un jour Celse-Bénigne,--ce charmant Celse-Bénigne qui, jadis, avait voulu l’écarter du cloître: «J’admire, lui écrivait donc ce dernier au lendemain de son mariage, j’admire la conduite de Dieu sur nous. Quand vous seriez demeurée au monde selon nos souhaits, et que vous auriez pris les soins de nous avancer que votre amour maternel et votre non-pareille prudence auraient su vous faire inventer, vous n’auriez pas pensé à me loger mieux que je ne suis, Dieu m’ayant donné en mon mariage tous les avantages souhaitables à ceux de ma condition, de mon âge et de mon humeur.» Le fait est que la mère de Chantal avait su tout concilier et mener de front les multiples obligations de sa double vie. Si vives et absorbantes qu’aient été ses préoccupations familiales, elles n’ont jamais nui aux minutieuses charges qu’elle assume; et, réciproquement, sa dévorante activité de fondatrice et d’organisatrice ne l’empêche nullement de se dépenser en lettres, conseils, démarches de toute sorte pour le bien-être ou le bonheur de ses enfants. Souvent malade et, néanmoins, toujours prodigieusement active, on est émerveillé de tout ce qu’elle a pu faire tenir d’œuvres et d’initiatives dans la courte enceinte d’une pauvre vie humaine. A peine relevée de la maladie qui avait suivi la mort de sa fille Marie-Aimée, elle est appelée à Grenoble par saint François de Sales pour y fonder, comme à Lyon et à Moulins, une nouvelle maison de la Visitation. Les voies lui avaient été préparées par une fervente chrétienne, la présidente Le Blanc, dont la «sainte ardeur» était son œuvre. «Je vous prie, lui écrivait saint François, ma très chère mère, de préparer doucement nos petites avettes, pour faire une sortie au premier beau jour et venir travailler dans la nouvelle ruche pour laquelle le Ciel prépare bien de la rosée.» Les débuts du nouveau monastère furent beaucoup moins rudes que ceux du monastère de Moulins, où la mère de Bréchard, la fondatrice, avait éprouvé de terribles difficultés. Il suffit de quelques jours à la mère de Chantal pour tout régler à la satisfaction générale. Après avoir assisté, le 8 avril 1618, à la consécration solennelle de la maison nouvelle, reçu quelques novices, établi la mère Marie-Péronne de Châtel comme supérieure, elle put repartir pour Annecy, où son «bien-aimé Père» l’attendait avec quelque impatience. Celui-ci, en effet, venait de recevoir le bref du pape Paul V qui le déléguait pour ériger la congrégation de la Visitation en ordre religieux, sous la règle de saint Augustin. Assisté de la mère de Chantal, il examina longuement et minutieusement les constitutions de l’institut, en arrêta le texte définitif, déclarant qu’elles «devaient être à perpétuité inviolablement observées et gardées», et, le 16 octobre, dans une cérémonie solennelle, la congrégation de Sainte Marie était élevée à la dignité d’un ordre religieux, contrairement aux intentions premières de ses saints fondateurs. Le lendemain même, la mère de Chantal partait pour Bourges, où son frère l’archevêque avait tout disposé pour l’érection d’un cinquième monastère. Elle s’arrêta à Lyon, à Moulins, où elle crut devoir modérer la ferveur ascétique de la mère de Bréchard. A Bourges, on lui fit fête, et bien que la négligence des serviteurs de Mgr Frémyot lui «donnât souvent matière d’exercer la pauvreté», elle trouvait qu’elle était servie avec trop d’appareil: saint François de Sales dut calmer ses scrupules à cet égard. A Paris, où il était alors, «plusieurs bonnes âmes désiraient un établissement de Sainte Marie»: tout en prévoyant «des difficultés innombrables», il crut qu’«il fallait seconder leurs désirs», et il priait «sa très chère Mère» de venir le rejoindre. L’archevêque de Bourges aurait voulu garder sa sœur auprès de lui plusieurs années: il s’opposa de tout son pouvoir au départ pour Paris, et, le jour fixé pour ce départ, il vint dire à la mère de Chantal «qu’il avait partout défendu qu’on lui donnât aucun équipage». Mais elle, sans se troubler, et avec cette vivacité spirituelle et ferme qui ne l’abandonnait jamais: «Monseigneur, lui dit-elle, cela n’importe s’il n’y a point d’équipage, l’obéissance a de bonnes jambes, nous irons fort bien à pied.» Retourné par cette réponse, l’archevêque lui prêta son carrosse pour la conduire jusqu’à Paris. Et, joyeuse d’obéir, laissant comme supérieure à Bourges la mère Anne-Marie Rosset, elle s’achemina vers Paris avec quatre professes et une novice, n’ayant que dix-neuf _testons_ dans sa bourse. Elle arriva à Paris, qu’elle ne connaissait pas encore, la veille de Quasimodo 1619. Avec raison l’évêque de Genève attachait une extrême importance à la fondation d’un nouveau monastère de la Visitation dans la grande ville bruissante et affairée, déjà ouverte aux quatre vents de l’esprit, et où se dépensait généreusement l’activité de vaillants ouvriers d’une renaissance religieuse: Bourdoise, Bérulle, Condren, M. Olier, M. Vincent. Mais la fondation n’alla pas toute seule: railleries mondaines, calomnies et médisances, méprises et étroitesses ecclésiastiques, jalousies de certaines communautés religieuses, on n’épargna rien pour décourager saint François de Sales et sainte Chantal de leur projet: par leur sang-froid, par leur humilité, par leur douceur patiente et souriante, ils finirent par désarmer toutes les hostilités. Au bout de quelques semaines, l’orage s’apaisa: le cardinal de Retz donna son consentement; et, le lendemain, 1er mai 1619, l’évêque de Genève présida la cérémonie d’établissement, fit un sermon, exposa le Saint-Sacrement, établit la clôture et confia à M. Vincent, dont l’appui sans doute n’avait pas dû lui manquer, la direction spirituelle du nouveau monastère. Quatre mois après, le 13 septembre, il repartait pour Annecy: la mère de Chantal, qu’il avait mise en rapports avec la mère Angélique, devait rester trois ans sans le revoir, et il n’allait la revoir que pour mourir. Les épreuves allaient fondre sur la communauté nouvelle. La maison où l’on s’était logé, au faubourg Saint-Michel, était trop petite, incommode, placée entre deux bruyants tripots, et il fallait songer la remplacer. Grave problème pour des religieuses qu’on croyait riches et qui, les aumônes venant à manquer, connurent l’extrême pauvreté: la mère de Chantal n’avait pas même de linge pour en changer. Ses compagnes étant tombées malades, elle était seule, avec deux novices, pour suffire à tout; et elle suffit à tout, apprêtant la cuisine, servant à l’infirmerie, et «chantant l’office avec ses deux novices l’une voix si forte et soutenante, que l’on eût jugé qu’il y avait bon nombre de voix au chœur». On commençait à respirer quand la peste éclata à Paris: tout le monde voulut fuir le fléau. La ville n’était plus qu’un désert; l’herbe poussait haute dans les rues. Abandonnée de tous, ne sachant comment nourrir ses filles, la pauvre mère de Chantal allait dire son _Pater_ avec larmes devant le Saint-Sacrement, implorant le pain quotidien. L’hiver venu, la misère redoubla: on n’avait pas de sièges, et il fallait s’asseoir par terre; on n’avait ni bois, ni couvertures: plusieurs religieuses, réduites à coucher au grenier sur des fagots, se réveillaient au matin couvertes de neige. Par son entrain, sa gaîté, sa confiance dans la Providence, son humilité, et, pour dire le mot, sa sainteté, la mère de Chantal soutenait tous les courages, et, dans ce complet dénuement, les nobles femmes s’estimaient parfaitement heureuses. Tant de vertus méritaient leur récompense. La réputation de la mère de Chantal s’étendait; des novices appartenant aux meilleures familles et aux plus fortunées se présentaient. Avec la dot de l’une d’elles, la sœur Hélène-Angélique Lhuillier, on put acquérir les écuries de l’hôtel Zamet, qu’on transforma en un monastère. Mais en songeant aux tribulations qui avaient précédé cette acquisition, la Sainte déclarait «qu’elle avait plus acheté la maison de Paris par larmes et prières que par argent». Les fondations se multipliaient: à Montferrand, à Nevers, à Valence, à Orléans; et chaque fondation nouvelle était, pour la mère de Chantal, un nouveau sujet de préoccupations. De toutes parts on s’adresse à elle pour les détails d’organisation pratique, pour la conduite à suivre en telle ou telle délicate conjoncture, pour la direction spirituelle: toujours d’accord avec saint François de Sales, elle veille à tout, et elle a réponse à tout. Et ses conseils, ses prescriptions même les plus rapides sont toujours enveloppées de bonne grâce, de la plus tendre affection. Elle veut que chaque supérieure «se rende communicative, attrayante et gracieuse envers ses filles»; «il faut, ajoute-t-elle, qu’elles retrouvent en nous ce qu’elles ont laissé, que nous leur soyons mère, amie, sœur, toutes choses; car si elles n’ont de l’amitié et cordialité de nous, et les unes avec les autres, elles seront sans soutien extérieur.» Elle-même prêche d’exemple: toute «tracassée» qu’elle soit, «accablée d’affaires et d’écritures», elle n’oublie personne, et les plus humbles de ses religieuses ont leur part dans les salutations, affectueux souvenirs dont elle émaille ses lettres. Son cœur de mère s’est élargi, à mesure qu’augmente le nombre de ses enfants. Vers la fin de 1621, se sentant moins utile à Paris qu’ailleurs, elle songe à quitter la maison dont la fondation lui a coûté tant de peine. Une maladie la retient trois mois à son poste. Rétablie, elle fait procéder à l’élection d’une supérieure et, en dépit des instances dont elle est l’objet de la part des trente-quatre religieuses qu’elle laisse, en dépit du froid rigoureux, elle se résout à partir. Il y eut une scène d’émouvants adieux. Tout le monde pleurait. La mère de Chantal prononça de fortes, tendres et pieuses paroles qui nous ont été conservées. «Adieu, mes chères filles, dit-elle en terminant, je vous laisse sans vous laisser; je vous donne de très bon cœur ma bénédiction, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.» Et elle embrassa toutes les sœurs qui l’accompagnèrent jusqu’à la porte, où deux carrosses l’attendaient. Elle se rendit tout d’abord à Maubuisson où l’attendait la mère Angélique. Celle-ci, après avoir réformé le monastère de Port-Royal, dont elle était abbesse, entreprenait la réforme du couvent de Maubuisson. Elle s’était profondément attachée à saint François de Sales et à la mère de Chantal, qu’elle vénérait comme de saints personnages. L’évêque de Genève, qui l’aimait beaucoup et lui a écrit de très belles lettres, disait d’elle «qu’elle n’avait point le cœur, l’esprit ni le courage de son sexe, tellement il lui trouvait une âme généreuse et relevée au service de Dieu». Elle aurait voulu quitter son abbaye et entrer à la Visitation. Mme de Chantal, qui avait pour elle une vive affection, appuyait fort ce dessein. Saint François de Sales hésitait beaucoup; finalement, il proposa d’en référer à Rome; mais comme il mourut sur ces entrefaites, l’affaire en resta là. La mère Angélique demeura la grande abbesse de Port-Royal, et Saint-Cyran succéda à saint François de Sales dans la direction de cette «âme d’insigne et extraordinaire vertu». En quittant Maubuisson, la mère de Chantal et ses cinq compagnes allèrent en pèlerinage à Pontoise, sur le tombeau de la bienheureuse Marie de l’Incarnation. De là, elles se rendirent à Orléans, puis à Bourges, à Nevers, à Moulins. Partout où la sainte passait, elle usait de son autorité temporelle et spirituelle pour réformer les abus ou les imperfections qui s’étaient glissés dans la vie matérielle ou religieuse des divers monastères, pour rappeler à la stricte observance de la règle, pour ranimer la piété, exalter les courages. A tout le monde elle communiquait son zèle. Et enfin elle se rendit à Alone, auprès de sa fille Françoise, où elle attendit les sœurs que saint François de Sales devait lui envoyer d’Annecy et qui devaient l’aider à fonder une maison à Dijon. A Dijon, chose curieuse, les esprits étaient très partagés touchant l’opportunité d’accueillir les filles de la Visitation. Tandis que, dans les milieux populaires, où le nom et la réputation de la fille du président Frémyot étaient très répandus, on souhaitait passionnément leur venue, le Parlement et, en tête, son premier président Brûlart, faisait une sourde et parfois violente opposition. Deux humbles filles, Marie Bertot et Claire Parise, allèrent à Paris, virent le roi, obtinrent de lui des lettres patentes, et, cautionnées par une riche veuve, la présidente Le Grand, firent lever les derniers obstacles. Au mois d’avril 1622, quand, très émue, sainte Jeanne de Chantal arriva dans la vieille ville où, cinquante ans plus tôt, elle était née, le menu peuple lui fit une réception triomphale. Marchands et artisans avaient d’eux-mêmes fermé leurs boutiques et s’étaient répandus dans les rues, manifestant une joie extraordinaire. «On n’entendait ni l’on ne sentait rouler le carrosse, et semblait que ces bonnes gens le portassent à bras; aussi demeura-t-on beaucoup de temps à faire bien peu de chemin, n’étant pas possible de fendre la presse.» Enfin, l’on arriva dans la petite maison louée qui devait servir de monastère: «Ce nouveau monastère, dit Jeanne en y entrant, est destiné à honorer la vie cachée de Jésus, Marie, Joseph, dans la maison de Nazareth.» Nombre de personnes de la ville vinrent lui rendre leurs devoirs. Sur le soir, plus de deux cents villageois et villageoises des environs vinrent lui souhaiter la bienvenue. Elle fut si touchée de cette démarche qu’elle fit venir les sœurs dans une grande cour et,--geste charmant qui la peint tout entière,--elle les fit dévoiler pour accueillir plus cordialement ces rustiques visiteurs. Elle les «caressa fort», leur adressa quelques pieuses paroles, et dut leur donner sa bénédiction, «car ils se mirent à genoux et ne voulurent point se lever qu’elle ne la leur eût baillée». Le lendemain, le grand vicaire de Mgr Zamet, évêque de Langres, vint faire l’établissement. La mère de Chantal venait de réaliser l’un de ses plus chers désirs. Bientôt les novices se présentèrent: Claire Parise, qui avait si bien su déjouer les manœuvres hostiles du Parlement; la présidente Le Grand, dont les soixante-quinze ans étaient affamés d’austérités et d’humiliations; Jeanne-Marguerite de Berbisey, une riche parente de la mère de Chantal. Celle-ci n’était arrivée à Dijon qu’avec quatorze livres, fruit de ses économies; elle avait refusé l’argent que lui avait offert sa fille Françoise. Aumônes et dons affluèrent: au bout de six mois, elle avait acheté et meublé une maison spacieuse, bâti l’église, le chœur et la sacristie, commencé les parloirs. Douze novices, pleines de ferveur, avaient été recrutées. A ce moment-là, saint François de Sales, qui comptait se rendre à Avignon, lui donna rendez-vous à Lyon. Elle fit venir de Montferrand pour la remplacer la mère Favre, et le 28 octobre 1622, elle partait pour Lyon. La pieuse et tendre amitié qui l’unissait à l’évêque de Genève n’avait subi aucune éclipse, et l’absence, qui est fatale à tant d’amitiés terrestres, n’avait fait que la consolider encore. Comme toutes les vraies amitiés, elle était fondée sur la communauté des aspirations morales, mais, plus encore peut-être, sur des oppositions de tempérament et de caractère. Ces deux riches et profondes natures s’attiraient par leurs contrastes mêmes. L’un, doux, calme, lent, circonspect, très volontaire, énergique et ferme sous ses apparences ondoyantes; l’autre, vive, ardente, franche et directe, très tendrement et finement femme sous ses apparences viriles. La psychologie de cette amitié, c’est peut-être saint François de Sales qui en a donné la plus juste formule dans une jolie lettre qu’il écrivait à sainte Chantal vers la fin de sa vie: «Il n’y a point d’âmes au monde, comme je pense, lui disait-il, qui chérissent plus cordialement, tendrement, et, pour le dire tout à la bonne foi, plus amoureusement que moi; car il a plu à Dieu de faire mon cœur ainsi. Mais néanmoins, _j’aime les âmes indépendantes, vigoureuses et qui ne sont pas femelles_; car cette si grande tendreté brouille le cœur, l’inquiète et le distrait de l’oraison amoureuse envers Dieu, empêche l’entière résignation et la parfaite mort de l’amour-propre. Ce qui n’est point Dieu n’est rien pour nous. Comme se peut-il faire que je sente ces choses, _moi qui suis le plus affectif du monde_, comme vous savez, ma très chère Mère? En vérité, je le sens pourtant; mais _c’est merveille comme j’accommode tout cela ensemble_, car il m’est avis que _je n’aime rien du tout que Dieu_ et toutes les âmes pour Dieu.» Sainte Chantal réalisait pleinement tout son idéal d’amitié. «N’aimer rien du tout que Dieu»: saint François de Sales n’en était pas arrivé là du premier coup; mais de très bonne heure il avait conçu que tel devait être l’objet de la vie chrétienne; et ce détachement complet de soi-même et des créatures, ce parfait dépouillement intérieur, cette «nudité» de l’âme devant Dieu, c’est ce qu’il ne cesse de prêcher dans ses lettres de direction et ce qu’il a pratiqué lui-même avec une admirable constance. Au prix de quels sacrifices intimes? Il nous l’a soigneusement caché. Mais on peut bien conjecturer qu’une âme profondément «affective» comme la sienne ne s’est pas détachée en un jour, ni sans douleur, de certaines créatures. «Je le veux bien, Seigneur, s’écriait-il un jour, tirez, tirez hardiment tout ce qui revêt mon cœur. _O Seigneur, non, je n’excepte rien, arrachez-moi à moi-même._ O moi-même, je te quitte pour jamais, jusqu’à ce que mon Seigneur me commande de te reprendre.» Dans cette «voie royale», guidée par lui, sainte Chantal l’avait scrupuleusement suivi. «Je suis bien aise, lui écrivait-elle en 1616, de ce que vous garderez votre solitude, parce qu’elle sera encore employée au service de votre cher esprit. Je n’ai pu dire _notre_, car il me semble n’y avoir plus de part, _tant je me trouve dénuée et dépouillée de tout ce qui m’était le plus précieux_.» Et elle ajoute, douloureusement: «Mon Dieu! mon vrai Père, _que le rasoir a pénétré avant!_ Pourrai-je demeurer longtemps dans ce sentiment? Au moins notre bon Dieu me tiendra dans les résolutions, s’il lui plaît, comme je le désire... O Dieu! qu’il est aisé de quitter ce qui est autour de nous! mais quitter sa peau, sa chair, ses os, et pénétrer dans l’intime de la moelle, _qui est, ce me semble, ce que nous avons fait_, c’est une chose grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu.» Elle a persévéré, l’héroïque femme. Longuement séparée de «son unique Père», ne recevant de lui que des lettres ou trop rares, ou trop brèves, elle a accepté sans se plaindre ce progressif détachement mutuel, cette mort apparente de leur amitié. De loin en loin, cependant, cet héroïsme s’attendrit, s’émeut, se reprend, la femme reparaît sous la sainte, avec son désir d’affection humaine, son besoin d’une présence réelle: on sent que le feu sacré n’a fait que couver sous la cendre. «Que vous êtes heureux, écrit-elle à M. Michel Favre, le confesseur de saint François, _que vous êtes heureux au-dessus de tout le reste du monde_, de voir toujours les actions de ce vrai imitateur du Fils de Dieu, notre Sauveur et souverain Maître; mais faites-en bien votre profit... Et si vous avez l’_incomparable bonheur_ de le suivre, ayez soin, je vous prie, de m’en mander souvent des nouvelles et de le faire soulager tant que vous pourrez, le conjurant par soi-même et _par tout ce que Dieu a voulu que je lui sois_, de faire tout ce qui sera possible pour conserver sa santé.» Et au saint lui-même: «Il faut encore dire tout ceci: c’est que _cette unité n’empêche pas que tout le reste de l’âme ressente quelquefois une inclination et penchement du côté du retour vers vous_; et ne sens ni inclination ni affection _qu’à cela_; toutefois, je ne m’y amuse nullement, ni n’en ai aucune inquiétude, grâce à Dieu, à cause de cette unité en la pointe de l’esprit. Mais quand, par manière d’élire, _l’incomparable bonheur de me voir à vos pieds_ et recevoir votre sainte bénédiction se passe dans mon esprit, _incontinent je m’attendris et les larmes sont émues, me semblant que je fondrai en icelles quand Dieu me fera cette miséricorde_. Mais je me divertis tout promptement, et il m’est impossible de rien souhaiter pour cela, laissant purement _à Dieu et à vous_ la disposition de tout ce qui me regarde.» Que ce chaste mélange de scrupules mystiques et de tendresse humaine est donc touchant! Et enfin ce beau cri d’humanité: «Vous n’avez point de nouvelles à m’écrire, dites-vous? _Eh! n’avez-vous point quelques mots à tirer de votre cœur? car il y a si longtemps que vous ne m’en avez rien dit!_ Bon Jésus! quelle consolation d’en parler un jour cœur à cœur!» Cette consolation devait lui être refusée. Le 9 novembre 1622, saint François de Sales partait pour Avignon. Il avait comme un pressentiment, qui lui fut confirmé sur sa route, de sa fin prochaine. «Adieu, mes filles, jusqu’à l’éternité», dit-il en les quittant aux visitandines d’Annecy. Il s’arrêta à Belley où s’était fondé, deux mois auparavant, le treizième monastère de la Visitation. A Lyon, il ne put voir que quelques instants la mère de Chantal; il la pria d’aller visiter les monastères de Saint-Étienne et de Montferrand et remit à son prochain passage à Lyon le moment des longs entretiens «cœur à cœur». Quand il fut de retour, assiégé par mille audiences, il eut toutes les peines du monde à se ménager un peu de liberté pour conférer avec «sa très bonne et très chère Mère». «Ma Mère, lui dit-il enfin, nous aurons quelques heures libres; qui commencera de nous deux à dire ce qu’il a à dire?--Moi, s’il vous plaît, mon Père, répondit-elle avec vivacité, mon cœur a grand besoin d’être revu par vous.--Eh quoi! ma Mère, reprit-il avec une douce gravité, avez-vous encore des désirs empressés et du choix? Je vous croyais trouver tout angélique.» Puis, sachant bien qu’il allait décevoir une âme qui lui était pourtant si chère, mais qu’il voulait préparer au suprême sacrifice: «Ma Mère, nous parlerons de nous-mêmes à Annecy; maintenant, achevons les affaires de notre Congrégation. Oh! que je l’aime, notre petit institut, parce que Dieu est beaucoup aimé en iceluy!» Sans répliquer, sainte Chantal mit de côté le mémoire qu’elle avait préparé pour exposer l’état de son âme, et prit celui qui concernait les affaires de l’institut; et, quatre heures durant, les deux saints réglèrent ensemble les questions qui étaient encore en suspens. Après quoi, l’évêque de Genève «ordonna» à la mère de Chantal d’aller visiter les monastères de Grenoble, de Valence et de Belley; il la pria aussi de passer à Chambéry et à Remilly, et lui donna rendez-vous à Annecy. Le lendemain matin, elle partait, après avoir reçu sa dernière bénédiction. En route, «il lui prit une grande tristesse et serrement de cœur de ce que son Père ne lui avait pas voulu permettre de lui parler de son intérieur; mais, sans vouloir réfléchir sur elle-même ni gloser sur ce qu’avait fait son supérieur, elle fit un acte d’abandonnement d’elle-même à la divine volonté, et prenant son livre des Psaumes, elle se mit à chanter dans la litière le psaume 26»: _Quoniam pater meus et mater mea dereliquerunt me; Dominus autem assumpsit me_, «Mon père et ma mère m’ont abandonné, mais le Seigneur m’a pris sous sa protection»; et le calme revint dans son âme endolorie. A Grenoble, étant en oraison le jour des Saints Innocents et priant pour son bienheureux Père, elle entendit «une voix très distincte» qui lui dit: _Il n’est plus._ Repoussant l’idée qu’il pouvait être mort, et prenant ce mot dans un sens tout mystique, elle partit de Grenoble «toute joyeuse» et arriva à Belley deux jours avant les Rois. M. Michel Favre qui l’accompagnait, veillait à ce que personne ne lui apprît la funèbre nouvelle. Enfin, le jour des Rois, elle se dit «en peine que l’on n’eût point de nouvelles de Monseigneur». M. Michel Favre lui ayant dit que Monseigneur était tombé malade, elle déclara vivement que dès le lendemain elle allait repartir pour Lyon. Alors, M. Michel, lui tendant une lettre de l’évêque, frère et successeur de saint François de Sales: «Ma Mère, lui dit-il, il faut vouloir ce que Dieu veut; prenez la peine de voir cette lettre.» Mais laissons-la nous raconter elle-même comment elle reçut ce terrible coup: «Lorsque M. Michel me mit en main la lettre de Mgr de Genève, le cœur me battait extrêmement; je me retirai toute en Dieu et en sa volonté, me doutant bien qu’il y avait quelque chose de douloureux dans cette lettre. En ce peu d’espace que je me tins retirée, j’eus l’intelligence de la parole qui m’avait été dite à Grenoble: _Il n’est plus_: vérité dont je fus toute éclairée en lisant cette bénite lettre. Je me jetais à genoux, adorant la divine Providence et embrassant au mieux qu’il me fut possible la très sainte volonté de Dieu, et, en icelle, mon incomparable affliction. Je pleurais abondamment le reste du jour, et toute la nuit jusqu’après la sainte communion, mais fort doucement, et avec une grande paix et tranquillité dans cette volonté divine, et dans la gloire dont jouit ce Bienheureux. Car Dieu m’en donna beaucoup de sentiments avec des lumières fort claires, des dons et grâces que la divine Majesté lui avait conférés, et des grands désirs de vivre meshuy (désormais) selon ce que j’ai reçu de cet homme de Dieu.» On essaya, sans grand succès, de lui faire prendre quelque nourriture. Le soir, elle se rendit, comme de coutume, à la récréation, «mais sans pouvoir dire un mot»: son silence, ses larmes, son maintien tristement résigné, tout manifestait «sa très âpre douleur». Puis elle se retira, dit matines, se fit lire un chapitre de l’_Imitation_, et se coucha, «voulant être seule pour se consoler avec Notre-Seigneur». Une sœur qui, au passage du saint évêque à Belley, lui avait prédit sa mort, vint passer la nuit auprès d’elle, à genoux, devant son lit, et toutes deux s’entretinrent des vertus de celui qu’elles pleuraient. Le lendemain matin, la mère de Chantal se leva avec la communauté, et après avoir communié, «d’un esprit tranquille, quoique affligé», elle écrivit quelques lettres, où elle exhalait à la fois sa chrétienne résignation et sa profonde douleur. Au nouvel évêque de Genève: «Oui, Monseigneur, j’adore de tout mon cœur la divine volonté en la mort de cet incomparable Père; mais, ô Dieu! non pas sans une extrême douleur, dans laquelle je veux ainsi aimer et révérer les décrets de son éternelle Providence sur moi qui mérite si bien ce châtiment... Oh! mon bon et cher Seigneur, ce sera désormais et plus que jamais que je ne chercherai rien en la terre, sinon mon Dieu dans lequel je me veux abîmer sans réserve.» A la mère de Blonay, supérieure à Lyon: «Bénie soit-elle à jamais cette douce volonté de mon Dieu, nonobstant l’amertume répandue en toutes les parties de mon âme, excepté en la fine pointe où elle ne peut vouloir ni aimer que les effets de son bon plaisir! J’entends que messieurs de Lyon font difficulté de nous donner ce saint corps; je sais bon gré à leur dévotion; _mais nous mourrons à la poursuite de ce trésor..._ Donc, ma fille, qu’il ne vous reste ni force ni courage que vous ne l’employiez pour nous le faire venir: mais cela sans différer, je vous en conjure, _et, si je l’ose, je vous le commande_, selon le pouvoir que Dieu m’a donné sur vous...» Messieurs de Lyon qui avaient été témoins de la longue, douloureuse et chrétienne agonie du saint, et qui avaient admiré qu’il fût doux envers la mort comme il l’était envers tout le monde, finirent par déférer au désir de sainte Chantal et au vœu de saint François de Sales lui-même. Le corps du défunt fut envoyé à Annecy: partout où il passait, les plus grands honneurs lui étaient rendus. A Annecy, le 22 janvier, après une cérémonie à l’église, il fut transporté dans la chapelle de la Visitation où la mère de Chantal et ses religieuses, versant des larmes avec des prières, le reçurent dans les sentiments d’ardente et tendre piété qu’il aurait lui-même souhaités. En attendant qu’on lui dressât un tombeau digne de lui, on déposa le cercueil dans le sanctuaire, tout près de la grille du chœur des religieuses,--c’est là qu’il voulait être enterré,--et on le couvrit, non pas d’un lugubre drap mortuaire, mais du voile blanc des vierges, sur lequel, en lettres d’or, avaient été brodés les deux noms de Jésus et de Marie. Et peu après, s’étant ménagé un jour de liberté, la mère de Chantal vint s’agenouiller auprès du corps de son unique Père; et là, «lui parlant comme si elle l’eût vu de ses yeux», elle lui rendit compte de son intérieur, comme à Lyon elle s’était promis de le faire. Suprême dialogue de deux âmes saintes que la mort n’a pu séparer. Quand la mère de Chantal vint retrouver les autres sœurs, elle était radieuse et comme transfigurée. CHAPITRE VI L’HÉRITAGE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES «Mon Père, je ne doute pas que vous ne soyez un jour canonisé, et j’espère y travailler moi-même», avait dit la mère de Chantal à saint François de Sales lors de leur dernier entretien. Et le saint évêque avait protesté avec son humilité coutumière. Mais elle qui, du premier jour où elle le vit, l’avait «appelé saint du fond de son cœur», dès qu’il n’est plus, se met aussitôt à l’œuvre pour hâter l’heure,--qu’elle ne verra pas,--de la canonisation officielle. Elle «ramasse les saintes paroles et lettres de son bienheureux Père»; elle recueille et fait recueillir tous les témoignages concernant sa biographie, ses travaux, ses vertus, les miracles qu’il a accomplis; elle prépare une première édition de ses œuvres; elle fait écrire sa _Vie_ par son propre neveu, Charles-Auguste de Sales, et le Père de la Rivière; elle les documente, les assiste de ses conseils et de ses prières, revoit et discute leurs moindres pages; elle tient en haleine tous ceux qui, de près ou de loin, peuvent servir la cause à laquelle elle s’est consacrée. A Dom Goulu qui, préparant une _Vie_ du Saint, qu’il fit paraître en 1624, s’était adressé à elle pour se faire renseigner de première main, elle écrit une longue et très belle lettre, que Sainte-Beuve admirait fort et qui forme, selon lui, le meilleur panégyrique qu’on ait jamais prononcé du pieux évêque de Genève. «On n’a jamais mieux fait, écrit-il, le portrait d’un esprit, ni rendu aussi sensiblement des choses qui semblent inexprimables. Lumière, suavité, netteté, vigueur, discernement et dextérité céleste, ordonnance et économie des vertus dans cette âme, tout s’y présente et s’y peint d’un trait ferme et distinct.» Enfin, quand en 1627, Rome eut nommé trois commissaires apostoliques,--au nombre desquels était l’archevêque de Bourges, Mgr André Frémyot,--pour procéder à de minutieuses enquêtes sur la vie et les miracles de saint François de Sales, la mère de Chantal fit une longue déposition qu’on nous a heureusement fait connaître, et qui est un modèle de précision, de clarté, de sobre éloquence et de rigoureuse exactitude. Nul doute que cette déposition n’ait fortement pesé dans la balance au moment du procès de béatification. Sans sainte Jeanne de Chantal, saint François de Sales aurait assurément été canonisé un jour ou l’autre: elle a sans contredit fait avancer l’heure où pleine justice a été rendue à «son unique Père». «Il ne me reste en cette vie, déclarait-elle, que le désir ardent de voir nos monastères en la parfaite et très amoureuse observance des choses que ce très heureux et très saint Père nous a laissées.» Or saint François de Sales n’avait laissé que des notes et des matériaux épars en vue d’un règlement définitif qu’il n’avait pas eu le loisir d’élaborer. En s’aidant de ses souvenirs personnels, des souvenirs et des avis des Mères qui avaient le mieux connu l’évêque de Genève, enfin et surtout des papiers de ce dernier, la mère de Chantal rédigea un _Coutumier_ qui, de l’avis de toutes les religieuses, exprimait dans la perfection l’esprit et les directions de leur saint fondateur. Ce fut la charte fondamentale de l’institut, et tous les monastères de l’ordre se firent un devoir de l’adopter et d’en suivre scrupuleusement les dispositions. Mais ce code ne pouvait pas prévoir tous les cas, fournir une solution à toutes les difficultés qui se présentaient. Au fur et à mesure que des questions nouvelles se posaient, les sœurs interrogeaient celle qui se considérait simplement «comme la sœur aînée de la famille, qui a plus pratiqué et communiqué avec le Père que les autres». Celle-ci se prêtait avec plaisir à leurs demandes d’explications. «Mes filles, aimait-elle à dire, je ne suis pas grande prédicatrice, comme vous savez; je ne sais presque parler qu’en répondant.» Mais elle répondait fort bien, et son bon sens, sa riche expérience de la vie et des âmes, son ardente piété, sa longue et docile intimité avec saint François lui dictaient les réponses appropriées. On recueillait à son insu ses propos et ses conseils: à la fin, cela forma tout un _Commentaire des règles de la Visitation_; on fit violence à son humilité; on la força à revoir, à ordonner, à mettre en forme ces réponses un peu décousues. L’œuvre législative des deux fondateurs de la Visitation était désormais complète; et elle était si solide que, depuis trois siècles, elle n’a pas eu besoin de retouches. Ces règles qu’elle avait élaborées et formulées avec tant de soin et une si scrupuleuse conscience, la mère de Chantal n’admettait pas, sous quelque prétexte que ce fût, qu’on les transgressât. «J’ai tant dans mon cœur, écrivait-elle, que l’on observe les règles ponctuellement, que je donnerais de grande affection ma vie pour en obtenir la grâce à toutes nos sœurs.» Et ses lettres sont pleines des plus vives objurgations à cet égard. Elle, si douce, si bonne, si tendre, elle se révèle, toutes les fois que l’intérêt de la règle est en jeu, la plus rigide, la plus impérieusement sévère des directrices et fondatrices d’ordres. Ce n’est pas seulement son œuvre qu’elle défend,--les préoccupations personnelles sont depuis longtemps mortes en elle,--c’est celle du grand saint dont elle a été la confidente; c’est la cause des innombrables âmes qui lui doivent et lui devront leur salut; c’est la cause même de Dieu. Et, bien entendu, elle prêchera d’exemple. Les règles de la Visitation veulent que tous les trois ans la supérieure en titre soit solennellement déposée; elle peut être réélue, mais elle ne peut conserver le pouvoir que pendant six années consécutives. Jusqu’ici, conformément à l’expresse volonté de saint François de Sales, on n’avait pas appliqué la règle à la mère de Chantal, et sans déposition préalable, de trois ans en trois ans, elle avait été constamment réélue. Avant même que le _Coutumier_ fût rédigé, le 27 mai 1623, à la grande surprise générale, en présence de toutes les sœurs assemblées et du prévôt de Sales, elle se démit de ses fonctions et avec une résolution et une humilité incomparables, elle alla se mettre au dernier rang. On dut accepter cette déposition; la sœur assistante prit en mains le pouvoir, et l’élection fut renvoyée au jeudi 1er juin. Mais les sœurs «tinrent conseil entre elles, sans en rien dire» à l’intéressée, qui, le jour de l’élection, fut toute surprise d’être élue à l’unanimité supérieure perpétuelle. Elle refusa énergiquement cet honneur. En vain elle s’évertua à convaincre les sœurs de la faute qu’elles avaient commise: «il n’y eut pas moyen, avoue-t-elle, de leur persuader qu’il y en eût; qu’au contraire elles étaient honteuses de ne pas s’être opposées sur-le-champ; que je n’étais point comme les autres supérieures; qu’elles me reconnaissaient pour ceci et pour cela: des belles lanternes...» De guerre lasse, elle n’accepta la charge, «selon la règle», que pour trois ans. Mais ces trois années devaient «faire coup» dans l’histoire de l’ordre. Un peu plus tard, à la Visitation de Grenoble, la mère de Châtel, qui avait, six ans de suite, rempli les fonctions de supérieure, est réélue, malgré elle, à l’unanimité, pour trois ans encore. A cette nouvelle, et en dépit des supplications dont elle est l’objet, la mère de Chantal, inflexible, exige l’annulation solennelle de l’élection et fait agir sur l’évêque pour l’y décider. Celui-ci ne s’étant pas laissé convaincre, elle part pour Grenoble, voit l’évêque, obtient de lui tout ce qu’elle veut, fait casser l’élection et procéder à une élection nouvelle, et aménage si bien toutes choses, qu’au bout de trois semaines elle peut partir pour Chambéry, laissant tout le couvent pacifié et heureux. La mère de Châtel qui, dans toute cette affaire, s’est montrée d’un désintéressement et d’une humilité admirables et a constamment soutenu sa sainte amie, a été envoyée à Aix pour présider à une fondation nouvelle. En deux autres circonstances, la mère de Chantal eut à déployer, pour réformer d’évidents abus, une énergie inusitée. A Moulins, une religieuse veut se prévaloir de la dot considérable qu’elle a apportée au couvent pour y continuer sa vie mondaine; elle résiste à la supérieure qu’elle calomnie sans vergogne, donne à tous le plus déplorable exemple. D’Annecy, la mère de Chantal écrit à l’évêque d’Autun pour éclairer sa religion, à la supérieure pour la réconforter, la conseiller et la soutenir, à la religieuse coupable pour la réprimander et la ramener dans le droit chemin: lettres admirables, où la sévérité s’allie à la douleur et à la tendresse: «Ma très chère fille, puisque vous avez fait passer vos imperfections et misères jusqu’à la connaissance des sœurs, je ne puis plus me taire et m’empêcher de vous plaindre de votre détraquement tout à fait scandaleux dans la maison... Mais je vois bien que cette félonie veut être matée. Croyez que, si j’étais auprès de vous, à mon avis et aidée de la grâce de Dieu, je vous rangerais à la soumission et vous empêcherais bien de tenir le dessus comme vous faites.» «Il faut que je vous avoue la vérité, que vous me faites jeter bien des larmes... Je ne vous écris pas davantage à cause de ma douleur de tête. Faites profit de ceci, ma fille, et croyez que c’est d’un cœur de mère que je vous le dis. Je fais beaucoup prier pour vous, et prie beaucoup moi-même, car j’ai pitié de l’état où vous êtes.» Une autre religieuse, supérieure celle-là d’un des monastères de l’ordre, a rompu la clôture et s’est rendue «avec deux carrosses» aux eaux de Bourbon où elle a «tenu maison ouverte». Malade et hors d’état de voyager, la mère de Chantal écrit à la coupable pour se faire exactement renseigner et pour la rappeler à l’ordre: «Au reste, ma chère fille, je ne puis m’empêcher de vous dire, selon ma confiance ordinaire, que je vous admire, vu que vous faites profession d’avoir une si particulière confiance envers moi, comme quoi vous faites des coups si importants à l’institut, sans m’en rien dire qu’après qu’ils sont faits... Ce n’est pas que je veuille que vous vous assujettissiez à me les communiquer; mais c’est pour vous faire voir que je ne suis pas encore si grue que je ne connaisse bien que vous ne me demandez mon avis qu’en de petites choses, pour m’entretenir, et qu’ès importantes où je pourrais dire ce qui vous serait utile, vous les faites comme bon vous semble, et après, vous me les demandez... Pardonnez-moi, ma chère fille, si je vous parle ainsi, je ne puis pas m’empêcher de dire la vérité à toutes celles de l’institut, tant que je vivrai. Qu’on le prenne bien ou mal, je n’y saurais que faire.» Ces lettres «de bonne encre» n’ayant pas été suffisantes pour rappeler à son devoir la supérieure égarée, la mère de Chantal écrit sans se lasser à l’évêque pour le supplier de faire un exemple. On lui donne enfin satisfaction: la supérieure insubordonnée est canoniquement déposée, transférée dans un autre monastère, et les religieuses qu’elle a séduites dispersées dans d’autres couvents. De sincères et touchants repentirs furent d’ailleurs la suite de ces exécutions énergiques. Devons-nous penser là-dessus que la mère de Chantal fût une de ces femmes que leur goût inné de commandement entraîne aisément à des coups d’autorité? Une phrase assez énigmatique et peut-être un peu imprudente de la mère de Chaugy pourrait nous le faire croire: «Comme naturellement, écrit-elle, notre bienheureuse Mère avait un grand courage et, comme dit notre Bienheureux, _l’humeur impérieuse plutôt que tendante à l’impériosité_, il fallut que la grâce puissante abattît en elle ce qui était de la nature, et, certes, _il lui coûta beaucoup_.» Mais, d’autre part,--et l’abbé Bremond a eu grandement raison d’appuyer sur ce trait,--il y a un mot d’elle à saint Vincent de Paul qui nous éclaire sur les dispositions profondes et permanentes de son âme: «J’ai un surcroît d’ennui pour ma charge, lui écrivait-elle un jour, _car mon esprit hait grandement l’action_, et _me forçant pour agir dans la nécessité_, mon corps et mon esprit en demeurent abattus.»--La mère de Chantal haïr l’action, dira-t-on, elle dont la vie de fondatrice,--les deux mille lettres que nous avons d’elle nous le prouvent assez,--a été une action perpétuelle, une action comparable en somme à celle des plus grands hommes d’État!--Mais oui! Et pourquoi pas? Résignons-nous donc, une bonne fois, à ne pas trop simplifier--et mutiler--l’humaine réalité. La vérité, ce me semble, est celle-ci. Dans cette riche et complexe nature, admirablement équilibrée,--les médecins qui firent l’autopsie déclarèrent «n’avoir jamais vu un cerveau si sain ni une tête si bien faite, et qu’il ne fallait pas s’émerveiller si elle avait le jugement si bon et l’esprit si bien composé»,--des tendances diverses et presque contradictoires se faisaient jour, se combattaient peut-être et finissaient par composer une souple et vivante harmonie. Elle était certes armée pour l’action, la lutte, la prompte et ferme décision, bref, pour le commandement. Mais, tout au fond d’elle-même, je crois discerner surtout un infini besoin de tendresse, de paix intérieure, d’humilité, de détachement intime, de contemplation mystique. C’est ce besoin qui l’a inclinée à la vie religieuse, et que la vie religieuse n’a fait qu’accroître et développer. Elle eût aspiré à n’être que la plus humble moniale, perdue et abîmée en Dieu, dégagée de toute responsabilité, uniquement vouée à la stricte obéissance, à la méditation, à la prière. Seulement, elle avait un impérieux sentiment du devoir. Destinée par saint François de Sales, et par son propre génie, à diriger les autres, elle obéit docilement; elle «se força pour agir»; pour ne pas tromper la confiance qu’on mettait en elle, pour être à la hauteur de la tâche qui lui était imposée, elle fit appel aux facultés d’action qu’elle eût volontiers laissé sommeiller éternellement en elle; elle sacrifia à l’œuvre commune, à l’œuvre divine toute une partie d’elle-même, ne se réservant que le minimum de vie intérieure qui lui était strictement indispensable pour retremper ses forces et se préparer à de nouveaux travaux. Et ce fut, presque contre son gré, une admirable femme d’action, une merveilleuse organisatrice et directrice d’âmes. Du fond de son couvent d’Annecy, elle dirige, instruit, conseille, redresse, édifie toute son armée, de plus en plus nombreuse, de visitandines: à la mort de saint François de Sales, treize monastères étaient déjà fondés; vingt ans plus tard, à la mort de sainte Jeanne de Chantal, on en compte quatre-vingt-dix. Elle connaît, directement ou indirectement, toutes ses religieuses, retient leurs noms, leur physionomie morale, et, non contente de les envelopper toutes dans la même tendresse collective, elle les aime individuellement, et, à l’occasion, ne manque jamais de prononcer le mot qui convient, et qu’elles attendent, «à l’oreille de leur cœur». Surchargée d’affaires, grandes et petites, de préoccupations de toute sorte, souvent malade, ce dont elle bénit Dieu, qui lui fait ainsi comprendre et accueillir les santés fragiles, assaillie de mille peines intérieures, elle trouve le moyen d’entretenir, surtout avec ses religieuses, mais avec bien d’autres personnages, une énorme correspondance, que nous sommes très loin sans doute d’avoir tout entière. N’y pouvant suffire toute seule, elle a de bonne heure recours à des secrétaires. L’une d’elles, la plus intime, la mère de Chaugy, ne se lasse pas d’admirer «ce grand don, pour toute sorte d’affaires, quelles qu’elles fussent, et cela, avec une telle promptitude, ajoute-t-elle, que quelquefois nous étions trois qu’elle faisait écrire, en même temps, des choses diverses. Elle dictait des lettres très importantes, avec autant de facilité qu’elle parlait d’autres choses; et après, si la secrétaire y avait manqué tant soit peu ou ajouté du sien, elle disait: «Ce n’est pas ici mon style, mais le vôtre est meilleur.» D’autres fois, quand elle trouvait le style de sa secrétaire «trop sec», vite elle prenait la plume, et ajoutait un petit mot de gentillesse et d’affection. Et chacune de ces lettres, dans leur brièveté précise, lumineuse et allante, révèle un esprit clair, vigoureux, courant droit à l’essentiel, une imagination robuste et drue qui se contient et s’arrête aux faits concrets, aux détails positifs, mais qui, sans y tâcher, sans se piquer de littérature, trouve aisément le mot juste et même pittoresque, la formule saisissante et parlante, par-dessus tout un cœur chaud, ardent, généreux, qui se donne inlassablement et ne réserve rien de lui-même. On conçoit aisément, en lisant cette correspondance, la prise extraordinaire qu’une pareille femme a dû avoir sur les âmes. Écrire, d’ailleurs, ne lui suffit pas: elle sait fort bien que si précise, détaillée, affectueuse que soit une lettre, on n’y saurait tout dire, ni tout faire entendre; elle sait que, pour s’attacher des êtres humains et leur insuffler un même esprit, rien ne vaut la présence réelle, le contact personnel, la parole directe et vivante. Toutes les fois qu’elle le peut, sans nuire à ses multiples obligations, elle monte à cheval ou, quand, à cinquante-quatre ans, sentant qu’elle «s’affaiblit trop», elle est obligée de renoncer à ce mode de voyage, elle part en litière ou en carrosse, et elle va visiter tel ou tel de ses couvents où l’on réclame sa présence, présider à une fondation nouvelle, régler sur place des questions qui s’éternisent. Et partout où elle passe, elle séduit, elle persuade, elle relève, elle apaise; elle laisse les cœurs plus ardents au bien, les volontés plus fortes, les âmes plus saintes. «Ce visage toujours enflammé, toujours doux, toujours recueilli» laisse à tous ceux qui l’ont vu une impression ineffaçable. Partout où elle passe aussi, précédée par sa réputation croissante de sainteté, elle est reçue, à sa grande confusion, avec les plus grands honneurs, et chacun s’empresse pour la voir, pour l’entendre, pour lui demander une bénédiction, qu’elle se juge indigne de donner: princes, princesses, seigneurs et grandes dames ne sont pas les derniers à lui rendre visite, à la consulter sur leurs intérêts temporels et spirituels. En 1626, elle est appelée par le duc et la duchesse de Lorraine pour fonder à Pont-à-Mousson une de ses maisons. Elle s’arrête quelques jours à Besançon où, en dépit d’innombrables difficultés, un monastère sera définitivement établi quatre ans plus tard; et là, le chapitre lui fait l’insigne faveur et la très grande joie de lui montrer le Saint Suaire. De Pont-à-Mousson, les trois années de sa «supériorité» venant à expiration, elle envoie à l’évêque de Genève sa déposition que les sœurs d’Annecy, cette fois, sont bien obligées d’accepter: la mère de Châtel est élue à sa place; et la mère de Chantal, tout heureuse d’être enfin déposée et d’être remplacée par une religieuse dont elle connaît les éminentes qualités et que «son cœur chérit comme lui-même», peut, en rentrant à Annecy, s’arrêter en diverses villes où sa présence était très vivement souhaitée: elle ne s’est démise de sa charge que pour mieux et plus librement agir. Le monastère d’Orléans, apprenant qu’elle n’est plus supérieure d’Annecy, l’a élue supérieure. Pour se conformer à la volonté de saint François de Sales, elle refuse, mais par obéissance, elle ira, après un court séjour à Annecy, passer trois mois à Orléans pour y faire l’office de supérieure intérimaire. Sur sa route, elle s’arrête à Crémieux où elle préside à une fondation nouvelle, à Paray-le-Monial, à Autun, où on lui ménage une entrée triomphale: chacun voulait voir «la sainte» qui, confuse et rougissante, essayait de se dérober à toutes ces démonstrations mais qui, comme son divin Maître, laissait venir à elle les petits enfants; elle levait son voile pour qu’ils pussent voir son visage, et leur prodiguait caresses et douces paroles. D’Orléans, la mère de Chantal se rendit à Paris. La mère Anne de Beaumont y avait fondé un second monastère, au prix des plus grands sacrifices: ses vertus, ses succès, ses hautes relations avaient excité contre elle mille jalousies. Pour tout apaiser la mère de Chantal lui donna l’ordre de partir pour Annecy: cet ordre lui «brisa le cœur»; mais c’était «une âme vertueuse», elle obéit avec une extrême humilité et une «très grande promptitude». La mère Favre la remplaça, et tout rentra dans l’ordre. Cette année 1628 devait être employée par sainte Chantal à visiter ses divers monastères: on en comptait déjà trente. La peste qui désola la France l’empêcha de réaliser tout son dessein. Les ravages du terrible fléau furent effroyables. A Lyon, il fit, assure-t-on, 80.000 victimes. On fuyait les villes contaminées; on laissait les malades sans secours, les morts sans sépulture; les rues étaient encombrées de cadavres. L’air était empoisonné et propageait la contagion. Partout des scènes de deuil, d’abattement, de panique et de désolation: on abandonnait les travaux des champs et la famine venait joindre ses habituelles misères à celles de la sinistre maladie. Derrière leurs clôtures, qu’elles se refusaient le plus souvent à quitter, les pauvres sœurs de la Visitation, délaissées de tous, sans secours, souffraient du froid, de la faim et payaient largement leur tribut au fléau. A Lyon, au monastère de l’Antiquaille, dès les premiers jours, la moitié des sœurs succombèrent. Le monastère de Bellecour avait été épargné: la supérieure demanda qu’on lui envoyât les pestiférées, qui seraient soignées jusqu’à la mort: on refusa. Enfin, le mal empirant, il fallut bien se rendre aux instantes prières de la mère de Blonay: les religieuses survivantes partirent pour Bellecour, traversant à pied la ville déserte, le voile baissé, heurtant des cadavres. Les sœurs de Bellecour les accueillirent avec un tendre empressement, sans se préoccuper de la contagion, et tant que les deux communautés furent réunies, elles n’eurent pas une seule mort à déplorer. A Autun, à Moulins, à Paray, à Montferrand, à Valence, à Grenoble, à Nevers, à Crémieux, à Crest, la peste aussi fit rage. Partout, dans tous les couvents de la Visitation se multipliaient les beaux exemples de la plus chrétienne résignation, du plus noble dévouement, de la plus héroïque charité. Mais partout la misère était grande, et la mort frappait à coups redoublés. Atteinte au cœur par toutes ces nouvelles, la mère de Chantal aurait voulu être partout à la fois. «Nos pauvres sœurs sont en de telles nécessités, écrit-elle, que, quand je vois cela, je me voudrais vendre, si je pouvais, pour les aider.» Elle leur écrit lettres sur lettres pour les réconforter, les encourager, les consoler. Elle organise les secours. De Paris, elle envoie du blé, des souliers, des robes, des remèdes, et jusqu’à du bétail. Elle demande des consultations de médecins, rédige des circulaires indiquant les meilleurs moyens de se préserver de la contagion ou d’y remédier. Elle se prodigue sans compter, se lamente de ne pouvoir mieux faire, met tout en œuvre pour venir en aide à ses pauvres filles si cruellement éprouvées. Que n’eût-elle pas fait, si on l’eût laissée entièrement libre de suivre l’inspiration de son cœur? Mais voici qu’elle reçoit à Paris de l’évêque de Genève l’ordre de revenir à Annecy par le plus court chemin, avec défense de s’arrêter dans aucune ville atteinte du fléau. Elle obéit à contre-cœur, «bien marrie de ne pouvoir aller soigner ses filles», quêtant sur sa route «pour les pauvres Visitations pestiférées», leur écrivant de longues lettres pour relever leur courage et leur exprimer la «mortification» qu’elle ressent de ne pas les voir. A son passage près d’Autun, la mère de Chastelluz obtient la permission d’aller lui parler de loin en pleine campagne. Ce que voyant, la mère de Chantal «invoqua le secours de Notre-Seigneur, demeura un peu en oraison, puis, faisant le signe de croix: «Assemblons-nous, dit-elle, au nom de Dieu, il sera au milieu de nous, et nous défendra du mal.» Cela dit, elle va à grands pas vers la chère supérieure, qui n’osait s’approcher, l’embrassa tendrement et la fit monter en carrosse et s’asseoir proche d’elle.» Mme de Toulonjon, qui redoutait la contagion pour sa fille de six ans, disait: «Véritablement, si je n’étais assurée en mon âme que ma mère est une sainte, je transirais d’appréhension.» Elle n’était pas la seule à croire à la sainteté de la mère de Chantal. A Châlon, où elle séjourna quelques jours chez l’évêque, son neveu, les Ursulines «lui coupèrent une partie de la queue de son voile», et son humilité était telle que le soir, en se déshabillant, «elle pleura tendrement», confuse d’«une chose si déraisonnable». De toutes parts on venait la consulter: «elle se tenait si proche contre une muraille, qu’on ne pouvait passer derrière elle pour couper ses habits, et malgré cela, elle ne put empêcher que, tant de la robe que du voile, on ne lui en coupât tous les jours quelque pièce». Elle fut de retour à Annecy le 30 octobre 1628. Jusqu’alors, la peste n’avait pas encore pénétré en Savoie. L’hiver terminé, elle fit son apparition à Belley, à Chambéry, à Rumilly, et enfin à Annecy, peu après Pâques. Quelques jours après, le 31 mai 1629, les visitandines d’Annecy élisaient de nouveau comme supérieure la mère de Chantal. De tous côtés, on aurait voulu soustraire cette dernière aux dangers qui la menaçaient, et des interventions princières se produisirent pour lui faire quitter «son petit Nessi». C’était bien mal la connaître! Elle se refusa obstinément à «abandonner son troupeau». «Se voyant environnée de toutes parts de la mort», elle écrit à la mère de Blonay une lettre où elle lui exprime sa pensée suprême sur le meilleur moyen de conserver et de perpétuer, après elle, le véritable esprit de l’institut: exacte observance des règles; étroite union spirituelle avec le monastère d’Annecy; pas de supérieure générale «sous l’autorité de laquelle l’on met les maisons, _cela me serait_, déclare-t-elle, _en abomination d’y penser_», mais «une Mère commune qui après moi fasse ce que Dieu a voulu que j’aie fait». Ainsi rassurée sur l’avenir de son œuvre, de tout son grand cœur elle se donne à son devoir présent. La misère était grande à Annecy. Aux pauvres qui assiègent le couvent, la sainte fait donner sans compter tout ce qu’on lui a donné à elle-même; de l’argent, des remèdes, du blé; les provisions épuisées se renouvellent comme par miracle. Pour augmenter la part des malheureux, elle diminue celle des sœurs; elle leur persuade aisément de se contenter de gros pain noir. Désolée de ne pouvoir, comme autrefois, à cause de la clôture, elle et ses filles, assister les malades, elle anime de son zèle, de son ardente charité, de sa vibrante parole tous ceux, prêtres ou magistrats qui viennent, au parloir du couvent, se retremper auprès d’elle. Tous les matins, l’évêque de Genève, dont la conduite fut admirable, «venait prendre ordre vers elle de ce qu’il avait à faire tout le jour»: «O ma digne Mère, lui disait-il avec des larmes de joie, vous êtes mon Moïse, je suis votre Josué; tandis que vous tenez vos mains élevées au ciel, je bataille avec nos gens contre la calamité de mon cher peuple.» «Les discours embrasés de cette grande sainte, déclarait plus tard, au procès de canonisation, le premier syndic de la ville, me remplissaient d’enthousiasme.» Et, par toute son attitude de courageuse résignation et de religieuse confiance, elle maintenait les sœurs «dans leur tranquillité ordinaire, sans qu’il ait jamais paru dans la communauté ni effroi, ni trouble, ni crainte». Sous sa direction et à son exemple, les religieuses s’imposaient des mortifications extraordinaires: jeûnes, macérations, disciplines, processions autour du cloître pieds nus et la corde au cou. Et c’était, nous dit-on, un émouvant spectacle que de voir la mère de Chantal, «le visage à la fois triste et enflammé, les yeux baignés de larmes, se traînant à genoux nus, la corde au cou et criant: «Grâce, grâce, mon Dieu, pardonnez aux pécheurs!» Si soumise qu’elle fût aux décisions de ses supérieurs, un regret la hantait toujours que la conception primitive de la Visitation, celle qui associait la vie active et charitable de Marthe à la vie contemplative de Marie, n’eût pas été réalisée. Qu’elle s’en soit souvent ouverte, dans ses lettres et ses entretiens, à saint Vincent de Paul, nous n’en pouvons guère douter. Si quelqu’un avait pu lui remplacer saint François de Sales, c’eût été M. Vincent, que, dans l’une des trop rares lettres qui nous aient été conservées d’elle à ce saint personnage, elle appelle «mon très unique Père». Si M. Vincent n’avait pas été converti d’avance aux vues de la mère de Chantal, il l’eût été par le spectacle des misères sans nom que, de 1628 à 1631, la peste avait engendrées. Quatre ans plus tard, l’Institut des Filles de la Charité était fondé, et, pour bien marquer la part de la sainte dans cette fondation mémorable, saint Vincent de Paul aimait à dire que la congrégation nouvelle était l’héritage de Mme de Chantal. Ainsi s’accomplissait aussi un vœu secret de saint François de Sales. Devançant la décision pontificale, la voix populaire attribuait à ce dernier une foule de miracles et réclamait une canonisation officielle. Une première enquête autorisée par Rome avait eu lieu en 1627. Il fallut, pour la poursuivre et l’achever, attendre que la peste eût cessé ses ravages. Le 4 août 1632, en présence des sœurs de la Visitation et d’un certain nombre de notables, les juges ecclésiastiques firent ouvrir le tombeau. Le corps était dans un parfait état de conservation et dégageait une odeur délicieuse, celle-là même que, depuis la mort, on avait bien des fois respirée dans le monastère. Et pendant que sainte Chantal, à genoux contre la grille, éperdue et comme en extase, contemplait ces restes sacrés, la foule, forçant les portes, envahissait l’église et faisait toucher toute sorte d’objets au corps du saint. Le soir, quand tout le monde fut retiré, la mère de Chantal alla avec toute la communauté «vénérer ce saint corps, et fut longuement en oraison devant icelui, avec un visage si enflammé, et une façon et action si rabaissées, que l’on n’eût su discerner ce qui la tirait hors d’elle-même, ou l’amour ou l’humilité et anéantissement». Prenant pour elle-même une défense faite par les commissaires, elle s’abstint de baiser la main de son Père. Mais le lendemain, en ayant obtenu la permission, «elle baissa la tête, et fit poser cette sainte main sur icelle; et ce Bienheureux, comme s’il eût été en vie, étendit la main sur la tête de son unique fille, et la lui serra, comme lui faisant une paternelle caresse». Leur œuvre commune allait prospérant chaque jour davantage. De 1630 à 1640, quarante-quatre couvents de la Visitation sont fondés un peu partout: Beaune, Mâcon, Chalon-sur-Saône, Metz, Melun, Angers, Poitiers, Tours, Bordeaux, Amiens,--combien d’autres villes encore!--voient successivement dans leurs murs les filles de sainte Chantal organiser des foyers de vie spirituelle. L’ordre même commence à essaimer hors de France: Nancy, Fribourg, Pignerol, Nice, Turin font appel tour à tour à celle qui se refusait à être appelée la fondatrice de tant de pieuses maisons et dont la réputation devenait européenne. Et par elle l’esprit de ferveur, d’humilité, d’obéissance et de détachement qui était celui de saint François de Sales se maintenait intact dans toutes les communautés nouvelles. L’ordre se recrutait dans toutes les classes: il accueillait des pauvres et des infirmes, même des filles repenties; il ne se contentait pas de prier et d’expier pour les péchés du monde; il ouvrait des pensionnats féminins. La mère de Chantal était à la fois heureuse et inquiète de cette prodigieuse fructification; elle aurait voulu que l’institut «s’étendît du côté de la racine plutôt que du côté des branches»: mais elle était bien obligée de se prêter à son temps et aux impérieux besoins des âmes; et toujours docile à la volonté divine, elle trouvait le moyen, quelque absorbantes et diverses que fussent ses occupations croissantes, de suffire à toutes ses obligations, de ne rien laisser en souffrance, d’avoir bien en main toute «sa troupe», si dispersée qu’elle fût dans l’espace, et de la pénétrer de sa pensée profonde. De toutes parts, et de tous les mondes on s’adressait à elle. Reines et princesses, bourgeoises et nobles dames, religieuses et laïques, prêtres même se soumettaient à sa direction, venaient la consulter sur «leur intérieur». Au nombre de ses «dirigés», elle compta son propre frère, Mgr André Frémyot, l’archevêque de Bourges. Celui-ci, honnête chrétien plus que grand chrétien, ne ressemblait guère à sa sœur. Il n’avait pas hérité du stoïcisme de leur père. C’était un prélat aimable, lettré et mondain, qui ne s’attardait guère dans son palais archiépiscopal et qui préférait la résidence à la cour: il aimait la vie large et facile, les réceptions, les compagnies élégantes, et les rigueurs de l’ascétisme n’étaient point son fait. Mme de Chantal lui aurait souhaité une vie plus sainte et plus mortifiée. A la suite d’une maladie qui avait failli l’emporter en 1624, et où il avait fait vœu, s’il guérissait, de réformer son genre d’existence, il s’adressa à sa sœur qui lui traça tout un programme de vie spirituelle: il fit de son mieux pour le suivre, et fort des conseils de la sainte femme, il y réussit quelque temps; mais il était faible, et il se laissait reprendre à toutes les sollicitations qui venaient «le distraire de la dévotion intérieure». Il ne sut pas pratiquer le détachement absolu qu’on lui prêchait et dont on lui donnait l’exemple. Si respectueuse qu’elle fût de l’autorité d’un frère qu’elle appelait «son très honoré Seigneur», la mère de Chantal devait trouver qu’il n’avait pas très bien profité de ses leçons. Il en fut tout autrement d’un certain nombre d’âmes qui l’approchèrent, et qui, pour la plupart, subirent profondément son généreux ascendant. Telles furent, parmi les hommes, l’excellent et candide Michel Favre, qui fut le confesseur de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal, douce âme innocente et simple qui comprenait et admirait pleinement le génie et la vertu de sa pénitente; le commandeur de Sillery, qui, frère d’un chancelier, avait été ambassadeur du Roi en Espagne et à Rome, et qui, disgracié par Richelieu, s’étant mis à l’école de saint François de Sales et de la mère de Chantal, travailla très activement à la béatification et aux publications posthumes du premier et rendit à la seconde, dans les ordres les plus divers, les plus grands, les plus signalés services. Elle les aimait très tendrement tous les deux, et leur mort lui fit verser bien des larmes. Si détachée qu’elle fût de la vie terrestre, elle ne pouvait se consoler de la perte de ceux qui lui étaient chers. Ses amitiés et ses directions féminines étaient innombrables. Elle a aimé en Dieu toutes «ses filles», et en toutes elle a fait passer un peu de son âme, de sa mystique ardeur. Mais, comme il est naturel, quelques-unes d’entre elles ont été plus près de son cœur que les autres. D’abord, celles qui avaient été ses premières collaboratrices, et auxquelles l’unissaient tant de communs souvenirs de difficultés vaincues, d’épreuves saintement supportées, la mère Favre, la mère de Châtel, la mère de Bréchard. Celle-ci, que la sainte appelait un jour «sa pauvre vieille, mais toute chère et bien aimée fille», était comme elle une âme ardente, héroïque et pure. Bourguignonnes toutes deux et un peu parentes, elles savaient qu’en toute occurrence elles pouvaient compter l’une sur l’autre. Personnalité plus effacée que la mère de Chantal, qui l’avait à plusieurs reprises déléguée pour fonder de nouvelles maisons, la mère de Bréchard a laissé dans l’ordre une telle réputation de vertu que son procès de canonisation a été commencé en même temps que celui de sa grande amie. Huit ans après sa mort, son corps a été trouvé intact, souple et frais comme un corps vivant, exhalant les plus exquises odeurs. Quand on lui fit entendre qu’elle allait mourir, elle embrassa la supérieure qui lui annonçait cette joyeuse nouvelle, infiniment heureuse d’«aller voir bientôt son Dieu». Elle s’éteignit au monastère de Riom, le 18 novembre 1637: elle avait cinquante-sept ans.--A son lit de mort, la mère de Châtel eut la grande joie d’être assistée par «sa mère, sa bonne mère» de Chantal. Rien ne faisait prévoir sa fin; mais elle-même sentait qu’elle n’avait plus beaucoup de jours à passer sur la terre, et, dans cette espérance, elle mit très activement ordre à toutes ses affaires, se fit longuement interroger par la mère de Chaugy sur les origines et la fondatrice de la Visitation, dont elle avait été la confidente et, à certains moments, la tendre et sage directrice; puis elle s’alita et, après une longue agonie dont la mère de Chantal nous a laissé l’édifiant détail dans une lettre circulaire adressée aux supérieures de la Visitation, «cette bénite âme s’envola hors de ce chétif monde, n’étant âgée que de cinquante et un ans et quatre jours». Toute sa vie, elle avait été «gratifiée de grands dons intérieurs et de hautes oraisons»; sa sincérité, sa droiture, sa candeur étaient très aimées de saint François de Sales. «C’était, écrit sainte Chantal, l’une de mes douces consolations de penser que je laissais après moi cette vraie Mère dans cette chère maison et dans l’institut. Elle m’était plus chère que mes yeux et que ma propre vie.»--Non moins chère au cœur de la mère de Chantal était la mère Favre; son «grand cœur», sa «générosité royale», son admirable courage et ses épreuves intérieures faisaient d’elle comme un double de la sainte. Celle-ci lui confiait les plus délicates missions, et l’avait employée à de nombreuses fondations. Quand sa santé la força de revenir en Savoie, la mère de Chantal écrivait: «Mon Dieu! quelle consolation en la pensée de revoir, d’embrasser et de jouir à souhait de l’aimable présence de mon unique grande fille, si parfaitement et intimement chérie de mon cœur... _Tout m’en rit en cette espérance._» On lui avait prescrit les eaux; elle se refusa énergiquement à rompre la clôture. C’était choisir la mort: et, en effet, elle mourut à Chambéry dans d’atroces crises de foie: elle n’avait que quarante-huit ans. En six mois, la mère de Chantal venait de perdre coup sur coup ses trois plus intimes amies, celles qui l’avaient le mieux aidée à supporter le poids de l’œuvre immense qu’elle avait entreprise, et qu’elle avait le mieux pénétrées de sa pensée. Elle se sentait vieille, seule et faible, en proie aux plus grands troubles intérieurs. Elle écrivait en pleurant à l’une des supérieures de son ordre «que sa chétive vieillesse était bien dépouillée; que ses chères premières compagnes s’en allaient au ciel, et la laissaient en terre pleine de misères, qu’elles étaient des fruits mûrs prêts à être servis à la table du Roi céleste; mais qu’elle était demeurée sur la branche, parce qu’elle était encore toute verte, ou peut-être pourrie ou vermoulue.» Touchante humilité de la part d’une telle femme. Mais à un cœur si tendre d’autres tendresses féminines ne pouvaient manquer. Parmi celles qui vinrent ensoleiller la fin de cette noble vie, il faut mettre à part la mère de Chaugy et la duchesse de Montmorency. Jacqueline de Chaugy était la nièce d’Antoine de Toulonjon. Peu faite pour vivre avec une mère autoritaire, elle avait été élevée, comme le sera plus tard Mme de Sévigné, par une grand-mère et un oncle abbé, qui lui apprit le latin. Très cultivée, vive et charmante, quand, en 1628, Mme de Chantal la vit pour la première fois, elle était fort désemparée. Une déception sentimentale l’avait jetée au cloître, mais elle n’avait pas tardé à quitter le couvent, prise d’une sorte d’horreur de la vie religieuse. Elle consentit à accompagner à Annecy, mais uniquement pour se distraire, la mère de Chantal, dont la bonne grâce l’avait vite séduite. Au bout de peu de temps, elle demanda d’elle-même à entrer au noviciat. Il fallut assouplir, discipliner, morigéner un peu cette vive et fière nature; et la mère de Chantal, qui «aimait son âme», et qui, je crois, se reconnaissait un peu en elle, y employa tout son art, tout son tact, toute sa haute sagesse et toute sa maternelle affection. Elle fit d’elle sa secrétaire préférée et la dépositaire de sa pensée. Sœur Françoise-Madeleine de Chaugy devint ainsi l’historiographe de sainte Chantal et des premiers temps de la Visitation; nommée supérieure du monastère d’Annecy, ce fut elle qui fit aboutir en 1661 la béatification de saint François de Sales. La prédilection de la mère de Chantal avait été bien placée. Elle aima aussi de tout son cœur la duchesse de Montmorency. Celle-ci, d’origine italienne, avait épousé à quatorze ans Henri de Montmorency, filleul de Henri IV, l’un des plus braves et des plus séduisants seigneurs de la cour. Elle adorait son mari et lui passait toutes ses folies. Impliqué dans la révolte de Gaston d’Orléans contre l’autorité toute-puissante de Richelieu, le duc paya de sa tête, en 1632, sa téméraire entreprise, et sa pauvre veuve fut exilée à Moulins. Très pieuse et, dans son désespoir, se sentant de plus en plus attirée vers la vie religieuse, la duchesse désirait passionnément faire la connaissance de la mère de Chantal. Après quelques lettres échangées, les relations directes entre les deux femmes s’ébauchèrent en 1635. Elles étaient admirablement faites pour se comprendre. «Entre toutes les amitiés que Dieu m’a données, écrivait Mme de Chantal, il n’y en a point que j’estime et désire que Dieu me conserve tant que la vôtre toute précieuse.» La duchesse aurait voulu recevoir le voile des visitandines des mains de sa grande amie; elle n’eut pas cette joie, mais ce fut elle qui ferma les yeux de la sainte femme qu’elle avait tant aimée. En 1632, la mère de Chantal a soixante ans. Pendant tout le temps que la peste a sévi, en qualité de supérieure du monastère d’Annecy, elle a présidé aux destinées de la Visitation; elle a vu s’ouvrir le tombeau du saint fondateur de son ordre et été témoin de quelques-uns de ses miracles; elle a la ferme assurance qu’il sera canonisé un jour. Son «triennal» est achevé; elle croit que sa fin est proche, et elle voudrait se préparer à la mort. Le 22 mai, en présence des sœurs réunies dans le chœur, elle se met à genoux, «fait sa coulpe» de toutes les fautes commises pendant son administration, et, déposant son pouvoir, avec une merveilleuse humilité, elle va se mettre à la dernière place. En vain elle supplie ses filles de ne plus lui confier aucune charge: elle est réélue le 27 mai. «Voyez-vous, ma fille, déclarait-elle à une religieuse, tous mes sens, tout moi-même, tout mon intérieur, répugnent à cette charge, et je l’accepte seulement pour le bon plaisir de Dieu; car, hélas! ma fille, je suis sur la fin de ma vie, et j’ai besoin de penser à moi.» Elle n’en fut pas moins, pendant ces trois nouvelles années de direction, la supérieure accomplie et prodigieusement active qu’elle avait toujours été: les deuils qui l’affligent profondément,--celui de sa belle-fille Marie de Coulanges, celui de son gendre Toulonjon, celui de M. Michel Favre,--et les préoccupations qui en sont la suite assombrissent sa vie sans nuire aux multiples devoirs quotidiens qu’elle assume. Les nouvelles maisons qui se fondent augmentent ses soucis, accroissent sa correspondance: jamais elle ne perd pied ni courage. Depuis longtemps il était question d’établir un second monastère à Annecy. S’y étant enfin décidée, la mère de Chantal voit se conjurer contre elle toute sorte de difficultés, d’objections et même de calomnies locales. Elle poursuit sans se troubler son dessein et surmonte tous les obstacles. Quand le 19 mai 1635, toute joyeuse d’être enfin délivrée du lourd fardeau qui pesait sur ses épaules, elle déposa le pouvoir et fit publiquement sa coulpe des fautes qu’elle avait commises pendant le temps de son administration, Mgr de Genève put lui dire avec vérité que «grâce à Dieu, il ne s’était pas aperçu qu’il n’y eût rien dans la maison qui n’allât bien». Une grave question se posait, qui préoccupait beaucoup d’évêques et de pieux ecclésiastiques, saint Vincent de Paul, entre autres. L’ordre de la Visitation s’étant développé au delà de toute espérance, n’était-il pas à craindre que, la mère de Chantal une fois morte, l’union que sa forte personnalité maintenait entre tous les monastères vînt à se relâcher, et n’y avait-il pas lieu, comme pour tous les autres ordres, de les grouper sous l’autorité d’une supérieure générale? Il fut décidé que la question serait discutée lors de l’assemblée générale du clergé qui devait se tenir à Paris en 1635. L’évêque de Genève, Mgr Jean-François de Sales, résolut d’y envoyer la mère de Chantal; et quand celle-ci eut été déposée, l’évêque d’ailleurs étant mort dans l’intervalle, elle se mit en route vers la fin de juin, s’arrêta un peu à Moulins, et arriva à Paris le 25 juillet. Au parloir du premier monastère de Paris eut lieu la conférence projetée. Humble et les yeux baissés, la mère de Chantal laissa parler tout le monde; puis, prenant la parole, elle déclare que la volonté expresse de saint François de Sales, docile interprète de la volonté divine, était qu’il n’y eût pas de supérieure générale, que, pour conserver l’esprit de la Visitation et l’union entre les divers monastères, il avait recours non à l’autorité, mais à la charité, et que donc «il fallait demeurer comme l’on était». Il y avait dans sa parole un tel accent, une netteté si persuasive, que chacun se rallia à son opinion: il fut simplement décidé «que le monastère d’Annecy serait toujours reconnu pour l’origine des autres, et que, par une charitable révérence et dépendance, les autres s’adresseraient toujours à lui pour recevoir ses conseils dans leurs besoins, et se tiendraient en tout conformes aux observances qui s’y gardent». Ayant obtenu la permission de passer l’hiver à Paris et de faire une visite générale des maisons de son ordre, qui toutes sollicitaient sa venue, la mère de Chantal se mit en route au mois de septembre et se rend successivement à Montargis, à Blois, à Orléans et à Tours. Elle aurait voulu pousser jusqu’en Bretagne: la maladie et l’hiver la contraignirent de rentrer à Paris. Le printemps venu, accompagnée de son confesseur, de la mère Favre et de la sœur de Chaugy, elle reprend ses voyages interrompus. A Troyes, où elle fut accueillie avec des transports de joie extraordinaires, elle revit, au monastère du Carmel, sa vieille amie, la mère Marie de la Trinité, et ce fut, entre ces deux saintes âmes très tendres, un échange de mystiques effusions. De là elle se rendit à Dijon, à Autun, à Mâcon, à Lyon, à Valence, au Pont-Saint-Esprit, à Avignon, à Arles, à Aix, à Marseille, à Montpellier, à Nîmes, à Grenoble. Là elle trouva une lettre de l’évêque de Genève qui, la sachant fatiguée par tous ces déplacements, la rappelait à Annecy. Dans toutes les villes où elle s’arrêtait, elle était reçue avec des démonstrations d’allégresse et de vénération auxquelles son humilité ne pouvait se dérober. Les religieuses, le clergé, les autorités, le peuple lui faisaient fête: on recueillait ses moindres paroles; on la suppliait d’entrer dans les maisons où il y avait des malades; on conservait comme des reliques les objets qu’elle avait touchés; on lui coupait des fragments de son voile ou de ses vêtements. «Voici la sainte! voici la sainte!» s’écriait-on sur son passage. Et aux beaux discours qu’on lui adressait, elle rougissait comme une jeune fille, se trouvant au supplice d’entendre prononcer son éloge. Bien vite, elle courait s’enfermer au monastère. Et là, sans négliger aucun de ses devoirs de piété, elle se faisait toute à tous, prodiguant conseils, encouragements, recueillant les confidences, redressant quelquefois, examinant les questions d’organisation pratique, aussi bien que les plus hautes questions de spiritualité, prêchant par l’exemple plus que par les discours l’humilité, l’obéissance, le détachement, la pauvreté, répandant à flots, si l’on peut dire, l’esprit de la Visitation, et laissant partout des traces fulgurantes et durables de son passage. N’ayant pu visiter tous les monastères de Provence, elle en avait convoqué les supérieures à Aix. Là, deux semaines durant, elle régla, de concert avec elles, toutes les questions, petites ou grandes, qui étaient en suspens; surtout elle les anima toutes de son esprit, les faisant bénéficier de son expérience, leur communiquant la flamme sacrée qui brûlait en elle, versant son âme dans la leur, et leur laissant de sa maternelle tendresse, de son génie, de sa sainteté un souvenir impérissable. Quand il fallut se séparer, bien des larmes coulèrent: ces quelques jours d’intimité avec leur sainte fondatrice avaient été pour «ses filles» la révélation du parfait bonheur. Cette activité, ce lumineux bon sens, cette sainteté cachaient de grands troubles intimes et une agonie morale qui devait se prolonger neuf longues années,--dernière et suprême épreuve infligée par Dieu à son héroïque servante. On éprouve quelques scrupules à évoquer, même brièvement et d’une plume incompétente, l’état d’une pareille conscience. Il le faut cependant, pour n’être pas trop incomplet. C’est vers 1632 que commença pour sainte Chantal ce «martyre d’amour» qui ne devait cesser qu’un mois avant sa mort. Elle était assaillie de tentations terribles. Sauf les pensées d’impureté, il n’était pas d’idées, d’imaginations condamnables qui ne se présentassent à son esprit, et qu’elle ne parvenait pas à repousser. Tous les péchés dont on l’entretenait, il lui semblait qu’elle allait s’en rendre coupable. Elle prenait en dégoût tous ses exercices religieux et les devoirs de sa charge. Elle avait horreur d’elle-même et du lamentable état de son âme. Elle se sentait abandonnée de Dieu, réprouvée par Dieu. De loin en loin de douloureux aveux lui échappaient sur ses intimes angoisses, et ses larmes, ses profonds soupirs la trahissaient malgré elle. Elle aspirait éperdûment à la mort. Elle ne retrouvait un peu de tranquillité qu’en s’abandonnant humblement aux directions et aux sages conseils de la mère de Châtel. Mais bientôt, cet appui allait encore lui manquer, et la mort, en lui enlevant coup sur coup ses trois plus intimes amies, allait redoubler sa peine et aggraver sa solitude morale. Chose singulière, il se faisait en elle un véritable dédoublement de sa personnalité. A l’ordinaire, rien ne transparaissait au dehors de ses tourments intérieurs, du secret désespoir qui l’étreignait, et sa sérénité, sa gaîté même, la ferme lucidité de sa haute raison demeuraient inaltérables. On admirait le robuste équilibre, la parfaite santé morale de cette conductrice d’âmes sans se douter de l’inquiétude, du trouble et des sombres tristesses que recouvrait sa religieuse ardeur. La mère de Châtel lui avait succédé comme supérieure du premier monastère d’Annecy. Elle morte, il fallut la remplacer. En vain la mère de Chantal supplia les sœurs de ne pas lui imposer cette nouvelle charge: elle fut élue une fois encore. Elle pleura: mais, se ressaisissant bien vite, elle se soumit avec son habituelle docilité à la divine volonté. On nous a conservé le texte des paroles qu’elle adressa à ses filles en cette mémorable circonstance; elle s’y peint tout entière: «Puisque Dieu, dit-elle, m’a encore commis le soin particulier de vous, je me résous, moyennant la divine assistance, de ne rien laisser en arrière pour votre avancement en la voie de Dieu. Oui, je crois que c’est Dieu qui m’a donné cette charge; car j’ai grandement prié en cette occasion; sa bonté sait que ce n’était pas par inclination, et que je n’y vois que sa seule et pure volonté. Mais, mes très chères sœurs, je ne vous le cèle pas, je vous le dis ouvertement, _ce sera mon dernier triennal_, pendant lequel, Dieu aidant, _je me consacrerai à votre service_; je vous consacre mon âme à cet effet, et j’emploierai les forces de mon corps et le peu d’esprit que Dieu m’a donné pour vous aider et vous servir. Je ne prétendais de tant vivre, ni que mon pèlerinage fût tant prolongé çà bas; personne ne le croyait; mais, puisqu’il plaît à Dieu qu’en la fin de ma vie je fasse encore ce triennal, _je mettrai ma dernière main à cette vigne_ et consumerai toute ma force et ma substance à la faire fructifier. Je ne sais pas, mes chères sœurs, si Dieu me laissera vous servir pendant tout ce triennal, car ma vie en ce vieux âge est fort incertaine; mais soit que Dieu me tire au commencement, au milieu ou à la fin, cela m’est du tout indifférent: soit fait ce que Notre-Seigneur trouvera bon. Toutefois, sa bonté me donne espérance qu’après ce triennal il m’accordera quelques mois ou quelques années de repos, selon ce qu’il lui plaira, _pour penser à moi. Car, hélas! mes sœurs, il y a vingt-sept ans que je pense aux autres, et n’ai presque pas le loisir de penser à moi._ Dieu disposera de mes ans, de ma vie et de ma mort selon sa sainte volonté, et je ne m’en mets pas en peine; mais je vous dis, mes sœurs, ne soyez pas étonnées si vous me voyez _plus veillante sur vous que jamais_; car j’ai ce sentiment au cœur _qu’il faut que ce triennal porte coup_, et que sur la fin de ma vie vous me donniez ce consentement de vous voir coopérer davantage aux desseins de Dieu sur vous, et à mon petit service, ce qui vous est tout dédié.» On s’en voudrait d’affaiblir par le moindre commentaire ces paroles si virilement chrétiennes, et en même temps si profondément humaines, si féminines même. On devine comment elles furent accueillies par celles qui les entendirent et quelle ferveur de piété et d’émulation elles provoquèrent dans l’ordre tout entier. Ainsi que l’avait annoncé la mère de Chantal, ce dernier triennal a «porté coup». Elle-même se multipliait pour suffire à toutes ses tâches. La reine Anne d’Autriche, enceinte du futur Louis XIV, lui demandait de faire prier tout l’institut pour que Dieu lui donnât un fils, et, en bonne Française, elle s’empressa de déférer à ce désir. De nouveaux couvents se fondaient, et chaque fois, l’on s’adressait à elle pour tous les détails d’organisation que comportait toujours une fondation nouvelle; elle répondait à tout avec sa précision, sa brièveté, sa prudence habituelles; et, si surchargée et pressée qu’elle fût, elle ne manquait pas de joindre à ses conseils et à ses directions un mot de piété et d’affection; sa correspondance allait croissant, et ce n’était pas trop de ses trois secrétaires pour l’aider à en venir à bout. En un mot, elle était l’âme vivante de cette vaste famille religieuse dont les membres, dispersés un peu partout sur le sol français, suisse et italien, recevaient d’elle l’impulsion première et la pensée directrice. Depuis longtemps, il était question de fonder un monastère de la Visitation à Turin; mais les circonstances jusqu’alors ne s’y étaient point prêtées. Le roi Victor-Amédée et tous les siens désiraient vivement que la mère de Chantal en personne vînt faire cette fondation. En 1638, leur insistance fut telle que l’évêque de Genève consentit à laisser partir la vieille religieuse pour ce long et difficile voyage. Elle s’arrêta à Rumilly, à Chambéry, au val d’Aoste, et arriva enfin à Turin le 30 septembre. Sur sa route, elle était l’objet de la vénération universelle. On sonnait les cloches, on ornait les églises, on tirait le canon; le peuple en foule allait au-devant d’elle et, s’agenouillant sur son passage, lui demandait sa bénédiction; évêques et archevêques lui rendaient les plus grands honneurs, lui demandaient conseil, lui soumettaient leur conscience. A Turin, il fallut sept mois pour aplanir les difficultés qui, depuis de longues années, arrêtaient la fondation projetée et pour mettre sur pied le nouveau monastère. Avec son habileté et sa fermeté coutumières la mère de Chantal y parvint, et quand, au mois d’avril 1639, des menaces de guerre ayant surgi, elle dut, pour obéir aux ordres de l’évêque de Genève, quitter Turin et regagner Annecy, elle laissait un couvent de visitandines bien constitué, tout fier de l’avoir eue comme fondatrice, et très profondément pénétré de l’esprit de l’ordre. Turin, Pignerol furent pris par les Français luttant contre les Espagnols; la mère de Chantal tremblait fort pour ses filles: elle apprit avec grande joie que les deux monastères avaient été épargnés. Revenue à Annecy en passant par Embrun où elle laissa le souvenir d’une âme perpétuellement en contact avec le divin, elle s’occupa très activement d’établir dans la petite ville une maison de lazaristes. C’était là un de ses rêves; et elle eût été parfaitement heureuse de le réaliser, si, en même temps, elle n’avait appris la fin très chrétienne de son frère l’archevêque de Bourges. Elle le pleura amèrement, en se disant qu’elle ne tarderait pas à aller le rejoindre, ainsi que tous les chers morts qu’elle portait enterrés dans son cœur. C’est le triste lot des vies qui se prolongent de voir se multiplier les tombes autour d’elles. Ainsi se terminait son dernier triennal. Prenant les devants, elle supplia l’évêque de Genève d’intervenir pour que plus jamais on ne l’élût supérieure. On se rendit à ses prières. Et le 11 mai 1641,--elle avait soixante-neuf ans,--elle réunit le chapitre, déposa pour toujours le pouvoir dont on l’avait revêtue, et avec une humilité et une ardeur de conviction admirables, elle fit sa coulpe de toutes les fautes qu’elle avait commises à l’égard des unes et des autres. Puis, se relevant, ce qu’elle n’avait jamais fait, elle vint embrasser maternellement toutes les religieuses l’une après l’autre, leur disant un dernier adieu en qualité de supérieure, et leur interdisant de prononcer la moindre parole d’attendrissement. Elle ne cesserait jamais de les aimer, ajoutait-elle, car elle éprouvait pour elles «l’affection tendre des pauvres vieilles grand’mères pour leurs petits-enfants». Enfin elle leur recommanda, en termes brefs, substantiels et chaleureux, la mère de Blonay, que la plupart d’entre elles n’avaient jamais vue. Quelques jours après, la mère de Blonay était élue supérieure à la presque unanimité. Profondément heureuse de ce choix, la mère de Chantal remercia avec effusion les sœurs du témoignage de confiance qu’elles lui avaient donné. Enfin elle allait pouvoir penser à elle-même et se préparer à la mort sous la direction d’une religieuse très aimée, qui avait été l’une de ses premières collaboratrices, et qui allait lui remplacer ses trois vieilles amies disparues. Femme supérieure, «la crème de la Visitation», au dire de saint François de Sales, qui, de bonne heure, l’avait distinguée, la mère de Blonay était supérieure à Bourg. «Venez donc, au nom de Notre-Seigneur, lui écrivait la mère de Chantal, régir notre chère maison, et _en particulier ma pauvre âme_. Je vous supplie de partir de Bourg aussitôt que la nouvelle élection sera faite. Ne retardez point ma satisfaction. Il me semble que tous les ennuis, que mes misères intérieures et ma vieillesse me donnent seront chassés par cette bénite et tant attendue venue.» A cette perspective elle ne se sentait pas d’aise; elle instruisait les sœurs de leurs devoirs à l’égard des supérieures nouvellement élues, leur disait tout le bien possible de leur future supérieure, dont elle leur avait peu parlé auparavant, pour ne pas exercer de pression sur elles; elle faisait préparer elle-même son lit et sa chambre; elle ne se lassait point de recommander aux religieuses, «aux récréations et ailleurs», de bien aimer leur nouvelle Mère et de lui obéir; de s’aimer bien tendrement les unes les autres; et quand elle les rencontrait, elle leur disait «avec un visage enflammé»: «Mes chères Sœurs, amour, amour, amour!» A l’arrivée de la mère de Blonay, elle courut à la porte «avec une allégresse et vitesse incroyables»; et se jetant à genoux devant elle, elle l’embrassa tendrement, disant: «Voici ma Mère, ma fille, ma sœur, mon propre cœur et mon âme.» Sa «chère cadette» était tombée à genoux elle aussi. Elles se relevèrent, et, avant de saluer la communauté, la mère de Chantal voulut qu’on allât rendre grâces à Notre-Seigneur et à saint François de Sales. Se tournant en souriant vers l’une de ses filles, elle lui dit: «Que fais-je plus en cette vie, puisque voilà mon cher Annecy si bien pourvu d’une Mère telle que je la désirais?» Et à la mère de Blonay: «Ma très chère Mère, il y a plusieurs années que j’avais envie de vous revoir dans cette maison, mais il y a neuf mois entiers que je vous demande à Dieu.» La mère de Blonay ne pouvait souffrir que la mère de Chantal, dans sa passion d’humilité et d’obéissance, se ravalât au dernier rang des religieuses. A ce sujet un assez vif désaccord s’éleva entre elles, et il fallut que l’autorité ecclésiastique tranchât le différend. Prévenus par Mme de Chantal, l’évêque de Genève et le Père spirituel du couvent lui donnèrent raison, et elle put dès lors, à sa grande satisfaction, s’abaisser et s’humilier tout à son aise. Elle ne voulut plus s’occuper d’aucune affaire temporelle, les choses de la terre lui étant à charge: la seule liberté qu’elle souhaitât était de lire les lettres qui lui étaient adressées des divers monastères et d’y répondre ou d’y faire répondre par ses secrétaires. Elle ne vivait plus en ce monde; elle était tout entière absorbée dans la contemplation des choses éternelles. Son amabilité, sa douceur, qui avaient toujours été grandes, étaient devenues merveilleuses. «Dans son dernier triennal, écrit la mère de Chaugy, elle parut dans une douceur si extraordinaire, si accomplie et si ravissante qu’il semblait que cette divine qualité de bonté et de douceur eût submergé la force éminente de son naturel.» Il y avait dans la sainteté qu’elle manifestait un tel degré de perfection qu’on en frémissait autour d’elle, et qu’on craignait que ce ne fût le dernier éclat d’un flambeau qui allait s’éteindre. Cette sainteté croissante s’exprimait dans des mots ravissants que ses filles recueillaient et qui alimentaient leur piété. «Elle nous disait, raconte l’une d’elles, que, dans les premières années de l’institut, les fondations étant fréquentes, elle était comme ces grosses servantes de peine, au temps de la moisson. Le père de famille leur dit: «Venez ici, allez là, retournez en ce champ, allez en cet autre.» Mais quand ces pauvres paysannes sont devenues fort vieilles, elles ne peuvent plus que filer leurs quenouilles, et ne se peuvent tenir de dire aux enfants du père de famille, auquel elles ont survécu: «Votre père ne faisait pas ainsi, votre père voulait que l’on fît de telle et telle sorte»; puis, s’appliquant à elle-même sa comparaison: «Au commencement, disait-elle, comme la servante de l’institut, notre bienheureux Père me disait: «Allez fonder à Lyon, allez fonder à Grenoble, revenez pour aller à Bourges, pour aller à Paris, quittez Paris et revenez à Dijon.» Ainsi j’ai été plusieurs années que je ne faisais qu’aller et venir, tantôt en l’un des champs, tantôt en un autre, de ce cher père de famille; maintenant je suis une pauvre et chétive vieille de soixante-cinq ans (c’était l’âge qu’elle avait alors); il me semble que je ne sers plus de rien du tout dans l’institut, sinon un peu pour dire les intentions du Père.» Et elle ajouta qu’elle n’avait guère eu de pensées qui lui agréassent plus que celle-là.» Nous avons deux portraits d’elle qui, datés de 1636, nous la rendent telle qu’elle était à cette époque: l’un qui se trouve au second monastère de la Visitation de Paris, l’autre qui est conservé à la Visitation de Turin, et qu’à juste titre les connaisseurs préfèrent. Sous l’austérité du costume monastique la physionomie a gardé bien du charme et même un air d’inaltérable jeunesse. Le front est large, les pommettes saillantes, le nez finement aquilin, la bouche menue, le menton énergique et décidé. Le regard est franc, direct, profond, un peu douloureux et comme chargé d’expérience et de bonté. Le sourire est exquis de vivacité spirituelle et en même temps d’indulgence et d’infinie douceur. Ce délicieux sourire où les plus rares qualités d’une âme de femme semblent s’être donné rendez-vous, on s’attarderait longtemps à le contempler: à lui tout seul, il nous fait comprendre que sa grâce était la plus forte, et qu’on ne résistait pas à Mme de Chantal. A Paris, à Moulins, on voulait la voir encore. Mme de Montmorency voulait recevoir le voile de sa main. La sainte remettait toutes choses entre les mains de Dieu et de ses supérieurs. Les sœurs de Moulins l’ayant élue supérieure à l’unanimité, elle refusa, «renonçant à toute supériorité». «Ma très chère Mère, lui écrivait Mme de Montmorency, tous ces refus ne me rebutent point: vous viendrez, et Dieu fera pour moi ce que les hommes ne veulent pas faire.» Les magistrats d’Annecy s’opposaient à tout nouveau voyage de la mère de Chantal, craignant que, si elle venait à mourir en France, on ne pût avoir son corps. Enfin l’évêque de Genève lui ayant demandé si elle jugeait ce voyage nécessaire, sur sa réponse affirmative, il lui donna l’autorisation de partir. «Brûlant du désir d’aller faire un dernier effort pour le bien de son institut», heureuse peut-être, tout au fond d’elle-même, de revoir sa patrie, elle se prépara à ce voyage «avec une allégresse admirable», assurant que «vive ou morte, elle reviendrait». Mais, contre son habitude, elle envoyait chercher les amis et amies du monastère pour les entretenir une fois encore et prendre congé d’eux. Elle faisait écrire à presque toutes les maisons de l’ordre pour leur demander des prières et leur dire adieu. Elle disait «que jamais elle n’avait fait voyage si joyeusement, parce qu’elle en prévoyait certains biens fort grands pour quelques maisons, et pour son âme en particulier, ayant grande envie de conférer de son intérieur avec Monseigneur l’archevêque de Sens et M. Vincent; que cette maison était en si bon train et avait une si bonne Mère, qu’il fallait qu’elle allât travailler ailleurs, et qu’elle n’avait point de plus grande suavité que de penser qu’elle laissait notre très honorée Mère Marie-Aimée de Blonay dans Annecy». Enfin le jour du départ arriva. Après avoir «parlé à toutes les sœurs en particulier», elle voulut encore «parler en général». «Mes très chères filles, leur dit-elle, je vous conjure de vivre toutes en la dilection de notre bon Sauveur et de vous aimer cordialement en lui. Qu’il soit lui-même le lien sacré de votre dilection. Honorez-vous les unes les autres, ainsi que disent nos saintes règles, comme le temps de Dieu; et si vous faites cela, mes chères filles, votre union sera toute divine. Vous honorerez Dieu en vos sœurs, et vos sœurs en Dieu. Vivez toutes unanimement, c’est-à-dire n’ayant toutes qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. Priez-le pour moi, mes chères filles; _je vous aime toutes; je vous connais toutes_. Il me semble que je vous laisse en la grâce de Dieu; je prie sa bonté de vous y maintenir et de vous donner sa bénédiction. Ne vous départez jamais de nos saintes observances. _Adieu, mes chères filles, adieu, encore un coup, mes chères filles._ Je ne sais si nous nous verrons encore dans cette vie; il faut tout laisser à la divine Providence. Si ce n’est en ce monde, ce sera en la sainte éternité. _Je vous verrai souvent en esprit, car je vous ai fort présentes._ Je ne sais ce que veut dire cela, mais je les connais toutes si bien...» Et l’émotion la gagnant, elle s’interrompit, et, faisant ranger toutes les sœurs le long de la chambre des assemblées, sans vouloir qu’elles se missent à genoux, elle les embrassa l’une après l’autre, disant à chacune un mot à l’oreille «selon leur besoin intérieur». Puis, elle leur donna sa bénédiction à toutes. La mère de Blonay n’était pas là; elle accourut, fondant en larmes. Les deux Mères s’entretinrent quelques instants ensemble: la mère de Chantal demanda à «sa chère cadette» quelques conseils pour son intérieur et lui confia que depuis trois jours elle était fort soulagée de sa peine d’esprit. On s’étonnait qu’elle ne pleurât pas comme à son ordinaire. «Ma Mère, lui dit une des sœurs, nous ne nous reverrons plus.--Si ferons, ma fille, lui dit-elle gaiement.--Mais, lui dit la sœur, demandez-le donc à Notre-Seigneur.--Non, pas cela, dit-elle, sa volonté soit faite; nous nous reverrons en cette vie ou en l’autre.» Enfin elle quitta le couvent. C’était le 28 juillet 1641. Une foule immense l’attendait à la porte. On se pressait dans les rues pour lui dire adieu. Les malades se faisaient mettre aux fenêtres pour la voir passer et la saluer une dernière fois. Elle fit une chose qu’elle n’avait jamais faite: faisant relever sa litière de tous les côtés, elle tendait les mains à qui voulait, en signe d’adieu. Elle paraissait si bien portante que les médecins lui donnaient encore pour quinze ans de vie. Elle s’arrêta à Rumilly, à Belley, à Montluel et à Lyon, faisant partout admirer la sainteté qui éclatait en elle. A Moulins, on l’accueillit avec des transports de joie indicibles. Entre Mme de Montmorency et elle l’intimité spirituelle était si parfaite qu’au témoignage de la mère de Chantal, on pouvait dire qu’elles n’avaient toutes deux qu’un seul cœur. Tout en refusant de se mettre à la place de la supérieure, et en «gardant partout jalousement son dernier rang», elle s’employa de toute son activité au service de la communauté, préparant les élections, utilisant au mieux des intérêts des diverses maisons les aptitudes individuelles. Cependant, à Paris, on s’agitait fort pour la revoir. La reine écrivit à l’évêque de Genève, et, la sainte ayant reçu licence de partir, elle lui envoya une de ses litières, et lui demanda de s’arrêter à Saint-Germain, où se trouvait la cour. Elle alla à sa rencontre avec ses deux fils, le Dauphin et le duc d’Anjou, l’accueillit avec toutes les marques de la plus grande vénération, l’entretint pendant deux heures, et, lui présentant ses enfants, les fit mettre à genoux, et lui demanda avec instance de les bénir. A Paris, accueil également enthousiaste. Tout le monde voulait voir la sainte, l’entendre, la toucher. Elle se prêtait à tout avec une bonté, une modestie, une douceur admirables: de ses paroles, de ses attitudes, de son visage enflammé, de toute sa personne enfin, il émanait une telle impression de sainteté qu’on ne se lassait pas de la regarder. Pour satisfaire tous ceux qui s’adressaient à elle, elle se levait à trois ou quatre heures du matin, ne négligeant aucun de ses exercices de piété, mais ne refusant aucun travail, et, malgré la fatigue, écoutant et parlant toute la journée. Elle disait que «Notre-Seigneur lui avait donné un estomac tout nouveau pour supporter de tant parler, ce qui lui était pénible et nuisible». On attribua à son intervention deux guérisons miraculeuses qui signalèrent son séjour à Paris. Enfin, elle eut la grande joie de voir longuement M. Vincent: et l’on imagine aisément les suprêmes entretiens de ces deux saintes âmes, pleines de jours, d’œuvres et de vertus, et sur lesquelles planait, sans nul doute, le souvenir attendri de l’âme élue de saint François de Sales. Comme elle le souhaitait, la mère de Chantal put voir aussi l’archevêque de Sens, Mgr de Bellegarde, avec qui «elle conféra amplement de son intérieur»: elle fit devant lui «une revue générale de toute sa vie et de toute son âme», et l’interrogea longuement sur la meilleure manière de se préparer à la mort. A la suite de ces entretiens, le long «martyre d’amour» dont elle souffrait depuis neuf ans cessa enfin, et elle put désormais goûter «une paix amoureuse et victorieuse», prélude manifeste du bonheur éternel. Les signes avant-coureurs de sa fin prochaine se multipliaient. Dans une visite qu’elle fit aux Carmélites de Paris, elle apprit de la bouche de la fille de Mme Acarie, la sœur Marguerite du Saint-Sacrement, que sa mort était proche. «Que dites-vous, ma mère? s’écria-t-elle. O Dieu! la bonne nouvelle!» Et toute joyeuse, elle ne parlait que de cela. Elle alla passer deux jours à Port-Royal, auprès de la mère Angélique. Et enfin, le 11 novembre, elle quittait Paris pour retourner à Moulins. En prenant congé des sœurs, elle leur dit: «Adieu, mes filles, jusqu’à l’éternité.» Elle s’arrêta à Melun, à Montargis, où elle retrouva l’archevêque de Sens, qui, une fois de plus, admira l’extraordinaire pureté de cette âme de cristal. En le quittant, elle le prit à part pour lui demander: «Dites-moi encore, mon père, en quel état et en quelle disposition je dois mourir, car je ne le veux pas oublier.» A Nevers, s’étant trouvée très souffrante, ce qui inquiéta les médecins, elle ne voulut prendre aucun repos et n’en persista pas moins à se lever à cinq heures et demie du matin; elle se dérobait aux prévenances qu’on avait pour elle. «Non, non, laissez cela, disait-elle: pauvreté, humilité, simplicité, voilà nos règles.» Elle blâma fort les raffinements qu’on apportait à l’exécution des chants d’église, et la construction d’un portail qu’elle jugeait trop beau et dont elle eût souhaité la vente. La règle, l’observance, l’amour mutuel, l’humilité, la soumission absolue à la volonté de Dieu, le «dépouillement sans bornes», elle n’avait que ces mots-là à la bouche; et rien n’égalait son ardeur à prêcher le complet détachement qu’elle pratiquait. Le voyage de Nevers à Moulins la fatigua encore. A son arrivée, on la trouva très changée; elle-même sentait bien que la mort n’était pas loin. Le samedi 7 décembre, veille de l’Immaculée Conception, bien que plus souffrante, elle se rendit au réfectoire, et là, pendant la collation des Sœurs, à genoux et les bras en croix, elle pria la Sainte Vierge «de l’assister toujours, mais spécialement à l’heure de sa mort». A la récréation du soir, elle s’entretint comme de coutume avec Mme de Montmorency. Vers neuf heures, elle aurait voulu, traversant une grande cour froide, aller à l’infirmerie consoler une sœur malade qui redoutait la mort: on ne le lui permit pas. Le lendemain matin, levée à cinq heures, elle descendit au chœur pour son oraison: le froid de la fièvre la prit; elle n’en continua pas moins ses prières et alla réconforter la sœur malade. La fièvre augmentait: on voulait la faire coucher, ou, tout au moins, la faire communier avant toutes les autres. Elle s’y refusa, demandant en grâce qu’on la laissât communier avec la communauté, car, disait-elle, «ce jour m’est bien particulier: il y a aujourd’hui trente et un ans accomplis que, par le commandement de notre bienheureux Père, je communie tous les jours, indigne que je suis de cette grâce.» Après la messe, il fallut l’emporter et la mettre au lit. Le médecin de Mme de Montmorency, appelé, diagnostiqua bientôt «une fièvre dangereuse avec inflammation de poitrine». Ce fut, dans tout le couvent, une émotion profonde. Mme de Montmorency, la supérieure et toutes les religieuses offrent aussitôt leur vie pour sauver celle de la sainte. Le Saint-Sacrement est exposé dans la chapelle. Tous les couvents de la ville se mettent en prières: neuvaines, vœux, messes, aumônes, tout ce que la piété des fidèles peut inventer pour conjurer le destin est mis en œuvre. Le quatrième jour, on ne conservait plus aucun espoir: le médecin conseilla de donner le viatique. Mme de Montmorency, qui ne quittait pas la malade, fondant en larmes, la supplia de prendre des reliques de saint François de Sales. Elle y consentit, par pure affection pour la duchesse: «Je ne crois pas, disait-elle, qu’il me veuille guérir.» Elle fit appeler le père de Lingendes, et à quatre heures du matin, ayant fait une revue de sa conscience, elle se confessa à lui. Mais elle ne voulut pas qu’on lui apportât le Saint-Sacrement avant le réveil de la communauté: elle appela ses deux compagnons de voyage et les pria de transmettre ses adieux et ses dernières recommandations à son cher monastère d’Annecy. La cloche du réveil ayant sonné, elle se prépara à la communion en demandant pardon aux sœurs des fautes qu’elle avait commises dans l’observance des règles. Puis, le prêtre s’approchant, toute faible qu’elle fût, elle se souleva sur son lit pour recevoir son Sauveur, et, faisant effort sur elle-même, à haute et forte voix, elle affirma son ardente foi «au très Saint Sacrement de l’autel», déclarant qu’«elle donnerait de bon cœur sa vie pour cette créance». Après quoi, elle supplia qu’on lui donnât les saintes huiles «quand il serait temps». Cette même matinée du 12, elle conféra longuement avec le père de Lingendes au sujet de la lettre qu’elle voulait écrire à toute la congrégation: sa lucidité d’esprit était admirable. Sur le soir, on lui proposa de lui donner la communion à minuit, car ayant communié le matin en viatique, elle devait communier à jeun: elle répondit «qu’il ne fallait pas faire ce remuement la nuit», et, pour ne pas troubler «la tranquillité de la nuit et du silence monastique», elle se priva de communier ce jour-là. Son mal augmentait; on lui demanda s’il ne faudrait pas lui donner les saintes huiles: «Non, pas encore, dit-elle, il n’y a rien qui presse, je suis assez forte pour attendre.» Sur les deux heures après-midi, elle s’assit sur son lit, et d’un visage serein, d’un œil ferme et d’une voix assez forte, elle dicta la lettre testamentaire qu’elle voulait adresser à son ordre tout entier: «Mes très chères et bien-aimées filles, disait-elle, me trouvant sur le lit du trépas, nonobstant et avec un très grand désir de ne plus penser à chose quelconque qu’à faire ce passage en la bonté et miséricorde de Dieu, je vous conjure, mes très chères filles, que, pour des affaires de l’Institut, l’on ne s’y précipite point, et que personne ne prétende d’y présider, mais de suivre en cette occasion, comme en toute autre, les intentions de notre Bienheureux Père, qui a voulu que le monastère de Nessy fût reconnu pour mère et matrice de tout l’Institut.» Elle leur recommandait instamment «l’union charitable entre les monastères», la «très grande fidélité à leurs observances». «Gardez, poursuivait-elle, la sincérité de cœur en son entier, la simplicité et la pauvreté de vie, et la charité à ne dire et faire à vos sœurs, je dis universellement, que ce que vous voudriez qu’elles disent et fassent pour vous. Voilà tout ce que je vous puis dire, quasi dans l’extrémité de mon mal.» Elle ajoutait cependant, avec une délicatesse touchante, et qui prouve toute la place que sa grande amie la duchesse de Montmorency tenait dans son cœur: «Mes chères filles, avant que de finir, il faut que je vous supplie et conjure d’avoir confiance pour Mme de Montmorency, qui est une âme sainte que Dieu manie à son gré, et à qui tout l’Institut a des obligations infinies pour les biens spirituels et temporels qu’elle y fait. Je vous estime heureuses de l’inspiration que Dieu lui a donnée: c’est une grâce très grande pour tout l’Ordre et pour cette maison en particulier. Elle vit parmi nos sœurs avec plus d’humilité, bassesse, simplicité et innocence que si c’était une petite paysanne. Rien ne me touche à l’égal de la tendresse où elle est pour mon départ de cette vie: _elle croit que vous la blâmerez de ma mort_. Mais, mes chères filles, vous savez que la divine Providence a ordonné de nos jours, et qu’ils n’en eussent pas été plus longs d’un quart d’heure. _Ce voyage a été d’un grand bien pour les maisons où nous avons passé et pour tout l’Institut._ «Ne soyez point en peine des lettres que vous m’aurez écrites depuis mon départ de cette vie; elles seront toutes jetées au feu sans être vues. «Je me recommande de tout mon cœur à vos plus cordiales prières. J’espère en l’infinie Bonté qu’elle m’assistera en ce passage, et qu’elle me donnera part en ses infinies miséricordes et vérités; et si je ne suis point déçue en mes espérances, je prierai le Bienheureux de vous obtenir l’esprit d’humilité et bassesse, qui seul vous fera conserver cet Institut. C’est tout le bonheur que je vous souhaite, et non point de plus grande perfection. Je demeure de tout mon cœur en la vie et en la mort, mes très chères et bien-aimées sœurs, votre très humble et indigne sœur et servante en Notre-Seigneur, «SŒUR JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, _de la Visitation Sainte-Marie. Dieu soit béni!_» Quand la lettre eut été transcrite au net, elle la signa, «elle dit que sa conscience était en extrême paix et qu’elle n’avait plus rien à dire». Et la journée se passa, avec des alternatives d’assoupissement et de pleine lucidité, où elle consolait la duchesse et les sœurs qui pleuraient à son chevet. La nuit qui suivit, la dernière, ne pouvant dormir, elle se fit lire le récit de la mort de sainte Paule par saint Jérôme. «Qui sommes-nous, nous autres! répétait-elle; nous ne sommes que des atomes auprès de ces grandes et saintes religieuses.» Puis elle se fit lire le récit de la mort de saint François de Sales, «pour se conformer à lui aussi bien à la mort qu’à la vie», un chapitre du Traité de _l’Amour de Dieu_, et dans les _Confessions_ de saint Augustin, le récit de la mort de sainte Monique, entremêlant ces lectures d’affectueuses réflexions pour les unes ou pour les autres. Vers les quatre heures du matin, le vendredi 13, on lui demanda comment elle se trouvait. «La nature rend son combat et l’esprit souffre», répondit-elle. Puis elle entretint longuement Mme de Montmorency. Vers les huit heures, elle demanda le père de Lingendes, à qui elle exposa toute sa vie, et, se sentant faiblir, elle le pria de lui donner les saintes huiles. Elle reçut l’extrême-onction avec une merveilleuse ferveur, répondant elle-même à toutes les prières. Le père lui demanda alors sa bénédiction pour lui et pour toutes les sœurs présentes et absentes. Elle s’en excusa d’abord humblement, demandant plutôt la bénédiction du père; puis, joignant les mains et les yeux au ciel, elle bénit les sœurs agenouillées, leur recommandant avec insistance «l’union des cœurs». Elle était très émue; les sœurs fondaient en larmes. Le père leur fit signe de se retirer. «Il est donc temps de se séparer, mes filles, dit-elle, et de se dire le dernier adieu.» Toutes, rang par rang, s’approchèrent d’elle pour lui baiser la main; elle les regardait d’un œil tout maternel, «_leur disant à toutes, à l’oreille, un mot pour leur perfection_». Sur la demande du père de Lingendes, elle en fit autant pour lui. Après quoi, tout entière en Dieu, les yeux fixés sur l’image du crucifix et sur celle de la Vierge, écoutant avec une religieuse attention les lectures pieuses qu’on lui faisait, elle s’associait à toutes les prières. «Jésus, que ces oraisons sont belles!» disait-elle. «O mon Père, s’écria-t-elle encore, que les jugements de Dieu sont effroyables!» Le père lui demanda si elle avait peur. «Non pas, dit-elle, mais je vous assure que les jugements de Dieu sont bien effroyables!» Il lui demanda encore si elle n’espérait pas que saint François de Sales, avec les mères et sœurs décédées, viendrait au-devant d’elle. Elle répondit avec une grande assurance: «Oui, je m’y fie, il me l’a ainsi promis.» Elle renouvela solennellement ses vœux. On lui apporta à baiser une mitre du saint évêque de Genève. Il était cinq heures du soir. La vie baissait. On fit rentrer la communauté pour faire de nouveau les prières de la recommandation de l’âme. On lui mit dans la main gauche le cierge bénit, dans la main droite le crucifix et le petit sachet qu’elle portait au cou, et qui contenait sa profession de foi, ses vœux écrits de son sang, et les derniers avis de saint François de Sales, «pour aller, ainsi parée, au-devant de son Bien-aimé».--«Le voilà qui vient, lui dit le Père. Ne voulez-vous pas aller au-devant de lui?--Oui, mon Père, dit-elle, distinctement, je m’en vais. Jésus, Jésus, Jésus!...» Et sur ces trois mots, elle expira. En ce moment même, à Paris, saint Vincent de Paul était en prières. «Il lui parut,--c’est lui qui l’atteste,--un petit globe comme du feu, qui s’élevait de terre et s’alla joindre, en la supérieure région de l’air, à un autre globe plus grand et plus lumineux que les autres; et il lui fut dit intérieurement que ce globe était l’âme de notre digne mère, le deuxième de notre bienheureux Père, et l’autre de l’essence divine; que l’âme de notre digne mère s’était réunie à celle de notre bienheureux Père, et les deux à Dieu, leur souverain principe.» Quand la mère de Chantal eut rendu le dernier soupir, Mme de Montmorency lui ferma les yeux. Elle la fit embaumer et, de peur que la piété des fidèles ne voulût confisquer ces restes sacrés, elle la fit transporter secrètement à Annecy. Quand le corps pénétra dans le monastère, les sœurs qui, depuis la nouvelle de la mort, ne pouvaient se regarder sans pleurer furent soudain saisies d’une grande joie intérieure. Le tombeau fut placé en face de celui de saint François de Sales. A Moulins, Mme de Montmorency avait conservé le cœur de sa vieille amie et le lit où elle était morte et où, disait-elle, «elle avait vu comment meurent les saints». * * * * * Quelle belle vie, à ne la considérer même qu’à un point de vue purement humain! Qu’on songe à tout le bien répandu, à tous les grands exemples donnés, à toutes les vertus pratiquées, à toute cette prodigieuse activité uniquement dépensée pour autrui. Qu’on songe aux innombrables âmes meurtries par la vie ou détachées de la vie, auxquelles les fondations et les initiatives de sainte Jeanne de Chantal ont donné la paix et procuré, avec un refuge, de nouvelles raisons de vivre. De telles vies, de telles âmes, qui ne se conçoivent pas en dehors du christianisme, sont la meilleure des apologétiques. Dans ce XVIIe siècle français qui, certes, a eu ses faiblesses et ses tares, mais qui, dans son ensemble, a tant de gravité et de grandeur, supprimez par la pensée un saint François de Sales, un saint Vincent de Paul, une sainte Chantal, et essayez d’entrevoir ce qui lui manque. Épouse et mère, veuve et religieuse, sainte Jeanne de Chantal a connu toutes les vicissitudes, vécu toutes les variétés de la destinée féminine, et son œuvre a largement bénéficié de la richesse, de la multiplicité de ses expériences. Cette œuvre, qu’elle a marquée du sceau de son robuste génie et surtout de son grand cœur, qui pourrait, à travers trois siècles de notre histoire morale, en démêler la secrète, la douce et profonde influence? Qu’elle ait puissamment contribué à perpétuer l’idéal chrétien dans le monde, c’est ce qu’aucun esprit de bonne foi ne saurait nier. Et parmi ceux qui ne croiraient ni au surnaturel, ni à l’efficacité de la prière, ni à la communion des saints, en est-il beaucoup qui, mis en présence d’une telle vie, transfigurée par le christianisme, pourraient ne pas souscrire à ces lignes célèbres de Taine: «Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu’il y introduit de pudeur, de douceur et d’humanité, ce qu’il y maintient d’honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. Il n’y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel incessamment, et de tout son poids originel, notre race rétrograde vers ses bas-fonds; et le vieil Évangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de l’instinct social.» FIN TABLE DES MATIÈRES Chapitre I.--Jeune fille d’autrefois 7 -- II.--La châtelaine de Bourbilly 22 -- III.--Une veuve chrétienne 34 -- IV.--A l’école de la sainteté 44 -- V.--Le détachement de l’amour divin 99 -- VI.--L’héritage de saint François de Sales 160 ACHEVÉ D’IMPRIMER LE TRENTE NOVEMBRE MIL NEUF CENT VINGT-NEUF SUR LES PRESSES DE EMMANUEL GREVIN A LAGNY-S-MARNE. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75198 ***