*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74800 *** Au lecteur L’orthographe d’origine a été conservée et n’a pas été harmonisée, mais quelques erreurs clairement introduites par le typographe ou à l’impression ont été corrigées. L’AUVERGNE Droits de traduction et de reproduction entièrement réservés pour tous pays, Suède et Norvège compris. J. AJALBERT L’AUVERGNE ILLUSTRATIONS DE A. MONTADER [Illustration] ANCIENNE MAISON QUANTIN LIBRAIRIES-IMPRIMERIES RÉUNIES MAY & MOTTEROZ, DIRECTEURS PARIS A MADAME MENARD-DORIAN _En témoignage de mon affection._ J. A. [Illustration: DANS LA VALLÉE DE L’ALAGNON.--Léotoing.] NOTE Je dois ici adresser tous mes remerciements à MM. Marcellin Boule et Louis Farges, qui ont bien voulu l’un et l’autre se déranger de leurs travaux personnels pour m’aider dans la correction des épreuves de ce livre. Il serait fastidieux, je pense, pour le lecteur, de donner la liste complète des trois ou quatre cents ouvrages, sans compter les statistiques, bulletins, annuaires, cahiers, mémoires, monographies, guides, consultés pour écrire _l’Auvergne_. Voici seulement l’énumération des auteurs qui ont surtout été mis à contribution: Allard, Arnaud, Jean Banc, de Barante, Berthoule, Barron, Bardoux, Élie de Beaumont, Michel Bertrand, Bettencourt, Bielawski, de Bonald, Marcelin Boudet, Marcellin Boule, Bouillet, J. et D. Branche, Chabory-Bertrand, Chabrol, Delarbre, Desistrière-Murat, Deribier de Cheissac, Deribier du Chastelet, H. Doniol, Duclos, Dulaure, Durif, abbé Faydit, de la Faye, Fléchier, Froissart, Gaillard, H. Gomot, B. Gonod, Imberdis, Joanne, H. Lecoq, Legrand d’Aussy, A. Mallay, Malègue, P.-P. Mathieu, Fr. Mège, Mérimée, E. Montégut, Élisée Reclus, Nodier et Taylor, Piganiol de La Force, A. Tardieu, Émile Thibaud, Antoine Vernière, Viollet-le-Duc, etc., etc. [Illustration: COMBRAILLE.--Chambon-sur-Voueyze.] PRÉFACE [Illustration] Mon pays est mon pays, c’est-à-dire le plus beau de tous les pays, voilà ce que je pense de l’Auvergne, tout de suite... L’Auvergne est un beau pays pour d’autres raisons, aussi! L’Auvergne est l’Auvergne, d’abord, une région dont on peut affirmer qu’elle ne ressemble à aucune autre, qu’elle est bien elle-même, avec un caractère propre, absolument. L’Auvergne est l’Auvergne. On ne saurait éprouver autre part la même impression poignante que l’on ressent aux tragiques paysages de lave, aux _cheyres_ hirsutes, aux noirs et verts cratères, aux lacs farouches qu’enferme la chaîne de nos Plombs et de nos Puys. Il est des visages intenses que, pour les avoir aperçus une fois, l’on revoit toute sa vie: ainsi, je ne crois pas que l’on puisse perdre du souvenir la face sublime, imprévue, avec laquelle, au milieu de notre France, se dresse l’Auvergne,--cette figure, brusque et grandiose, de cataclysmes, de convulsions et de tourmentes, pétrifiée, calcinée, morte... d’où continuent à rouler, furieuses et vertigineuses, les larmes éternelles des torrents angoissés... * * * * * Mais un pays n’existe pas que par la matière de son sol, le tumulte innombrable du terrain, les lignes déchiquetées de ses horizons, la course éplorée de ses ruisseaux, la mélancolie fantasque et bourrue de son ciel. Il faut plus, et l’Auvergne nous l’offre. D’autres provinces peuvent vanter leurs fières origines, leurs délicates civilisations, des cités d’art, des monuments, des musées, mille merveilles qui manquent ici... Cependant, nulle n’est plus saturée de passé. De l’Arvernie de Vercingétorix à l’Auvergne de Pascal, du plateau de Gergovie, où le chef gaulois énervait la fortune de César, jusqu’au sommet du Puy de Dôme, à quelques kilomètres de là, où le futur auteur des _Pensées_ faisait exécuter ses fameuses expériences, dans cet étroit espace seulement, que de choses pour toucher à jamais l’esprit et le cœur! L’Auvergne! Le bâton ferré de l’ascensionniste n’y peut frapper le roc, sans qu’il en jaillisse, vigoureuse et drue, quelque source d’émotion et de pensée. Sur ces granits et ces basaltes héroïques, où s’est inscrit de l’histoire, le génie puissant de la race s’est marqué encore dans l’œuvre incomparable, indestructible aussi, du philosophe, du savant, de l’écrivain. Et les territoires ne doivent pas leur physionomie qu’à des conflagrations de matière et d’éléments; ce n’est point que la collaboration paradoxale du feu et de l’eau, l’antagonisme des volcans et des glaciers, qui a modelé l’Auvergne actuelle... Comment traverser une contrée en faisant abstraction des événements qui s’y accomplirent au long des âges! Je ne parle pas que des dates exactes des livres, mais encore de l’empreinte des humanités successives dans l’air, sur le ciel, où sans marquer de trace, pourtant, tout ce qui fut demeure... «Le moindre mouvement importe à toute la nature, la mer change pour une pierre, écrit Pascal.» La moindre pensée importe à l’univers; la montagne change pour un souffle d’homme... aussi... L’Auvergne ne présente pas que le chaos roide de ses roches, la fougue éteinte ou gelée de ses perspectives, les tempêtes immobiles du néant; un frisson court au dos des pierres; des formes palpitent dans le contour du vent; des voix frémissent dans les pinèdes et les châtaigneraies; aux scories et aux pouzzolanes inertes du volcan, c’est comme s’il s’était mêlé une vivante poussière d’âme... * * * * * Et c’est cela, sans doute, mystérieux et magique, qui hante le cœur obscur de nos vachers et de nos pâtres. Chassés par le froid et la faim, obligés d’émigrer aux grandes villes d’Espagne et de France, par milliers, ce n’est pas vers la plaine, les vallées fertiles, les plateaux où s’installent grasses prairies, vergers opulents, vignes généreuses, riches forêts, abondants pâturages, que retourne la nostalgie de nos compatriotes, mais au pays pauvre, sombre et rude, battu d’implacable hiver, huit mois de l’année, accablé de brutal soleil, ensuite, à l’Auvergne des crêtes démantelées, des cimes pelées, du désert, du silence, de la solitude, où ne planent que le nuage maussade ou l’oiseau vorace; à travers le travail et la fortune, joyeux et vaillants, insensibles au sort comme ces vieux monts qui supportent sans fléchir, d’une épaule si robuste, leur destinée, c’est à la morne terre qui ne pouvait les nourrir, au pain grossier de leur enfance, au mazut sordide, à leur ciel trouble et traître que leurs regrets s’obstinent. Noble ténacité, âpre fidélité flagrante chez tous, depuis ceux dont le sentiment s’exalte par la culture et la science, jusqu’au charbonnier de qui l’on peut douter que son imagination soit soulevée et soutenue par l’étude des _Commentaires_ ou des _Lettres provinciales_! Il faut bien qu’il y ait quelque chose, pour que ce _là-haut_ où il n’y a rien soit tant, soit _tout_ pour nous! * * * * * A l’extrémité du jour, lorsque l’ombre comble déjà les profondeurs, escalade les pentes jusqu’aux arêtes, il est une seconde de soleil couchant où il ne reste de rose, de clair que la pointe d’aiguille d’une herbe qui tremble au soir... et tout notre être vibre avec! Il ne s’épanouit là-haut que des petits œillets sauvages, des sauvages petites pensées; cependant de telles fleurettes un simple facteur me dit une fois: --«Je suis en retard... il y en a de ces violettes, il y en a, que ça me fait faire des détours du diable... Vous rirez de moi... mais je ne passe jamais dessus... il me semble que ça leur ferait mal...» * * * * * Pourvu que ce quelque chose qui est au fil de l’herbe, à la corolle de l’humble fleur de mon pays, pourvu que ce quelque chose qui est tant, qui est tout pour nous, ne soit pas rien... pour le lecteur... [Illustration: L’Allier au pont de Parentignat. La tour de la Boulade.] [Illustration: VUE GÉNÉRALE DE CLERMONT.] CHAPITRE PREMIER Clermont-Ferrand.--L’idée que l’on s’en fait; les volcans, Bituitus et ses chiens, César, Vercingétorix, saint Austremoine, Crocus, Honorius, Evarix, Pépin le Bref, les Normands, Urbain II et la première Croisade, les seigneurs et les évêques, les Anglais, les Huguenots, les «Grands-Jours», etc.--Visiteurs illustres; ce que pensent Sidoine Apollinaire, Fléchier, Legrand d’Aussy, Chateaubriand.--Le Puy-de-Dôme à tous bouts de rues; la Cathédrale et Notre-Dame-du-Port; l’évêque saint Gal et les hirondelles inciviles; le «roman» auvergnat; les logeurs du bon Dieu.--La maison de Blaise Pascal, la fontaine Saint-Allyre et les autres, les squares, les places, les rues, la statue de Desaix.--Pourquoi Clermont manque d’alignement; malice de Riom.--Splendeur et décadence de Montferrand; une garde nationale féminine.--La population; fécondité proverbiale des Clermontoises; les nombreuses familles; encore Fléchier et Chateaubriand. [Illustration] Me voici au berceau de Pascal et au tombeau de Massillon. Que de souvenirs! les anciens rois d’Auvergne et l’invasion des Romains, César et ses légions, Vercingétorix, les derniers efforts de la liberté des Gaules contre un tyran étranger, puis les Wisigoths, puis les Francs, puis les évêques, puis les comtes et les dauphins d’Auvergne, etc.» Ainsi s’exclame Chateaubriand, lorsqu’il veut, «avant de mourir, jeter un regard sur l’Auvergne, en souvenance des impressions de sa jeunesse», lorsque, enfant, dans les bruyères de la Bretagne, entendant parler de l’Auvergne et des petits Auvergnats, «il se figurait que l’Auvergne était un pays bien loin, bien loin, où l’on voyait des choses étranges, où l’on ne pouvait aller qu’avec de grands périls...» [Illustration: CLERMONT-FERRAND.--Rue des Notaires.] Ainsi je pensais aussi, tout petit enfant, alors que dans notre maison de la plate banlieue parisienne où le Mont Valérien joue les sommets, mes parents, en patois du pays, se souvenaient, racontaient les choses de là-bas et de là-haut,--pendant qu’à l’école l’histoire de France que l’on m’enseignait était de l’histoire d’Auvergne, si souvent, où ce qui me plaisait singulièrement, c’était que mes ancêtres s’appelaient Arvernes: cela suffisait à me consoler des moqueries habituelles à l’adresse des _Auvergnats, fouchtra_! [Illustration: CLERMONT-FERRAND.--La Cathédrale.] Comme les miens parlaient, par exemple, de terribles hivers, de telles années où les loups s’étaient avancés jusqu’au village, lorsque, le lendemain, en classe, on m’apprenait que les Arvernes enrégimentaient des chiens qui manœuvraient comme des troupes régulières, et que Bituitus en commandait un assez grand nombre pour ne faire qu’une bouchée de toute une armée romaine, facilement, je mêlais tout cela, le présent et le passé, de façon à éprouver la plus grosse désillusion, quand, sur les dix ans, arrivant place de Jaude, je ne trouvais pas les gens vêtus de peaux de bêtes, des régiments de molosses et les volcans en éruption. J’en gardais longtemps rancune au chef-lieu du Puy-de-Dôme, et je crois bien que plus d’un voyageur n’est pas déçu,--comme j’en ai vu qui l’étaient,--pour d’autres raisons: car la position de Clermont-Ferrand, bâti sur un monticule, en amphithéâtre, comme une île au-dessus de la plaine, est une des plus belles du monde, juge encore Chateaubriand et jugeait Sidoine Apollinaire! Il est vrai que Fléchier prononce «qu’il n’y a guère de ville en France plus désagréable, la situation n’en est pas fort commode, à cause qu’elle est au pied des montagnes». [Illustration: CLERMONT-FERRAND.--Notre-Dame-du-Port.] N’essayons pas d’accorder ces opinions disparates. Mais insistons sur ce point que si la curiosité n’est pas toujours satisfaite, cela tient beaucoup aux imaginations, qui espéraient plus de l’Auvergne qu’elle ne peut donner. On a toute l’histoire en tête, après la légende, et ces druides, si vagues, qui faisaient descendre les Arvernes de Pluton. [Illustration: Dans la crypte de Notre-Dame-du-Port.] On sait les campagnes des Gaules, la période gallo-romaine, la splendeur d’Augustonemetum, avec «un capitole, un amphithéâtre, un temple de _Vasso-Caleti_, un colosse qui égalait presque celui de Rhodes;... des sculpteurs dont parle Pline, une école célèbre d’où sortit le rhéteur Fronton, maître de Marc-Aurèle; des temples de Bacchus, de Jupiter, de Mercure à Champturgues, à Montjuset, au Puy de Montaudon. Puis, les riches annales de l’Église, de saint Austremoine, premier apôtre de l’Auvergne, jusqu’à Massillon: «trente et un ou trente-deux de ces évêques ont été reconnus pour saints; un d’entre eux a été pape sous le nom d’Innocent VI». Et la première croisade, prêchée au concile de Clermont par Urbain II. Et toute l’ère féodale. On sait Turenne (de la famille de la Tour d’Auvergne) et Desaix (né à Saint-Hilaire-d’Ayat). On sait Blaise Pascal et Michel de l’Hospital. Bref, on rêve de l’Auvergne rouge et noire, qui jeta feu et flammes avec ses volcans, de l’Auvergne pâle sous les glaciers, de l’Auvergne historique, terre d’héroïsme et de génie,... et l’on se trouve dans une paisible préfecture de cinquante mille habitants, vaquant à leurs affaires le plus ordinairement du monde, seulement inquiets du Puy de Dôme, s’il est calme ou menaçant, clair ou crasse; silhouette colossale, dressée à tous bouts de rue, inévitable, qui commande désormais le regard et la pensée, de la terre au ciel, de sa masse, aperçue de toute la Limagne, et, pourtant, comme soudaine, dressée brusquement, de 1,465 mètres au-dessus du niveau de la mer, de 1,000 mètres au-dessus de Clermont-Ferrand! [Illustration: A CLERMONT-FERRAND.--Le jardin Lecoq.] Oui, tout enfant, par ces rues tranquilles où erraient des citadins en costumes de tout le monde, sans même le chapeau que j’avais vu aux charbonniers et porteurs d’eau auvergnats de Paris, devant la montagne morte, je fis la moue! Que de touristes pareillement puérils! C’est aussi que la montagne ne vient pas à vous, comme la mer. Il faut aller à elle. Et, alors, que de gens de l’avis de Chateaubriand: «Que les lourdes masses des montagnes ne sont point en harmonie avec les facultés de l’homme et la faiblesse de ses organes... que cette grandeur, dont on fait tant de bruit, n’est réelle que par la fatigue qu’elle vous donne... que ces monts qui perdent leur grandeur apparente quand ils sont trop rapprochés du spectateur sont toutefois si gigantesques qu’ils écrasent ce qui pourrait leur servir d’ornement...» Et Chateaubriand, en un réquisitoire impitoyable, continue d’abaisser les montagnes qui s’élèvent, de réclamer leurs têtes comme celles de criminels avérés. Les forêts, les lacs, les ruisseaux n’obtiennent pas grâce devant son apostrophe. Mais quelle éloquente défense présente Michelet, qu’il faudrait citer tout! Et laissons la montagne plaider elle-même; elle n’est pas en peine de gagner sa cause: elle n’a qu’à se montrer pour cela; le plus insensible n’échappera pas à son despotique attrait, au vertige des sommets inéluctables autant que celui du gouffre, et qui nulle part n’est éprouvé plus fatalement qu’ici; une tentation de toutes les secondes; impossible d’y échapper; de toutes les places, de toutes les avenues, la vue débouche sur le Puy de Dôme; dès que l’on quitte des yeux les choses de la ville, c’est sur les flancs blanchâtres du mont qu’ils vont, qu’ils montent et descendent, de la large base jusqu’à l’extrémité pointue du cône... [Illustration: Le square Pascal.] Et peut-être les yeux fascinés au lointain n’accordent-ils plus l’attention qu’il faudrait à Clermont-Ferrand,--où divers édifices méritent d’être visités, entre autres la Cathédrale, construite en lave de Volvic, et l’église de Notre-Dame-du-Port. La Cathédrale est un monument gothique qui ne fut jamais achevé. Chateaubriand écrit: «La voûte en ogive est soutenue par des piliers si déliés qu’ils sont effrayants à l’œil; c’est à croire que la voûte va fondre sur votre tête. L’église, sombre et religieuse, est assez bien ornée pour la pauvreté actuelle du culte. On y voyait autrefois le tableau de la _Conversion de saint Paul_, un des meilleurs de Le Brun; on l’a ratissé avec la lame d’un sabre: _turba ruit_. Le tombeau de Massillon était aussi dans cette église; on l’en a fait disparaître, dans un temps où rien n’était à sa place, pas même la mort.» Avant ce temps, le citoyen Legrand rapporte ceci: [Illustration: CLERMONT-FERRAND.--Fontaine d’Amboise.] «On tient par tradition, dit le chanoine du Fraisse, que saint Gal, l’un des évêques, offrant à Dieu, un jour, sur le maistre-autel de la cathédrale le saint corps de Jésus-Christ, une hirondelle, traversant l’église, laissa tomber son fient sur les saintes espèces; qu’au même instant, ce saint, les ayant accusées et reprises d’incivilité, leur commanda de sortir de l’église avec défense de n’y entrer plus; que ces oiseaux obéirent à sa voix. Ce miracle dure encore; et, depuis ce moment, on ne les a plus vues voltiger dans notre mère église, sur nos clochers, ni dans les collégiales et paroissiales de la ville, tandis que les maisons des particuliers, églises et monastères des mendiants et religieuses en sont beaucoup incommodés, durant le printemps, l’été et l’automne. Messieurs de la prétendue religion réformée, qui disent que Dieu n’écoute pas les prières de ses serviteurs, peuvent, si bon leur semble, être les témoins et les spectateurs de ce prodige que plusieurs millions de personnes ont vu depuis onze cents et tant d’années, et pourront voir, s’il plaît à Dieu, jusqu’à la fin des siècles.» «J’ignore si, après onze cents et tant d’années, ajoute le citoyen Legrand, les hirondelles de Clermont se souvenaient encore qu’autrefois leurs mères avaient été _reprises d’incivilité_; mais ce que je puis assurer, c’est que maintenant leur postérité n’est plus sensible à ce reproche et que, toutes les fois que j’ai passé auprès de la cathédrale, j’en ai toujours vu des centaines voltiger très gaiement autour des clochers...» [Illustration: CLERMONT-FERRAND.] Je ne trancherai point de mon témoignage entre le chanoine du Fraisse et le citoyen Legrand; il peut loger des hirondelles à la cathédrale, sans qu’on les aperçoive--de la même couleur que la pierre, si brune! Je ne connaissais pas l’anecdote, non plus, qui excite la verve du citoyen Legrand contre la foi au miracle du chanoine, sans quoi j’eusse observé; mais aussi, si remarquable que soit la cathédrale gothique, je ne m’y suis jamais attardé, ne la considérant point comme le monument principal de Clermont, alors que la ville possède Notre-Dame-du-Port, un modèle parfait du _roman auvergnat_, œuvre des «logeurs du bon Dieu», comme se seraient appelés ceux qui y travaillèrent, collèges d’architectes, producteurs de tant de merveilles. Viollet-le-Duc jugeait que «l’école auvergnate peut passer pour la plus belle des écoles romanes». Son influence est marquée à Saint-Étienne, de Nevers; à Saint-Sernin, de Toulouse, et à Saint-Papoul. Notre-Dame-du-Port serait le type primordial de notre _roman_, le monument le plus ancien de ce style; elle daterait du Xe siècle, d’après M. Paul du Ranquet, qui croit avoir découvert le nom de son fondateur sur un chapiteau. Située dans une rue, entre des maisons, avec un porche en contre-bas, que de passants, comme Chateaubriand, ne furent pas avertis que ce trésor était enfoui là! à moins qu’habitué aux longs et fins clochers à jour, aux flèches effilées, aux dentelles de granit des églises de sa Bretagne, il n’ait pas goûté les proportions solides, les lignes robustes, le charme trapu, bien auvergnat, de Notre-Dame-du-Port; mais il n’aurait pas tenu sous silence les images de pierre de la porte ou de l’intérieur, d’une facture inégale, tantôt barbare, tantôt habile et méticuleuse, mais toujours intéressante; il est un Adam, après le péché originel, tiré par la barbe hors du paradis terrestre, qui marche sur le corps d’Ève tombée à terre, du plus saisissant effet. Jadis, un privilège du chapitre de Notre-Dame-du-Port donnait le droit au doyen «d’assister au chœur et d’officier en tenant sur son poing un épervier ou un autre oiseau de chasse; de se faire précéder, dans les processions, d’un piqueur tenant ses chiens en laisse; d’avoir, pendant la messe, son épervier sur une perche près de l’autel, et sur l’autel même un heaume et une cuirasse; enfin, pendant le chant de l’évangile par le diacre, de se tenir tourné vers le peuple avec une hallebarde dans la main droite et son épervier sur la main gauche». [Illustration: Clermont vu des Buges.] Dans les rues, à travers le va-et-vient de la vie locale, au hasard de la flânerie, nous nous arrêtons à des maisons anciennes, à la maison de Pascal, à des façades ornées de modillons, à des noms de rues, rue des Chaussetiers, rue des Gras, à des marchés, au jardin Lecocq, à des squares, le square Pascal, à des statues, la statue de Pascal, la statue de Desaix, le _Sultan juste_ de la campagne d’Égypte, le vrai vainqueur de Marengo qui, consultant sa montre à l’heure où le gros de l’armée fléchissait, se serait écrié: «la bataille est perdue, mais nous avons le temps d’en gagner une autre.» Ce qu’il fit, avec sa réserve--mais en y laissant la vie. Nous expédions les hôpitaux, casernes, théâtres, évêché, lycée, le lycée Pascal, palais des Facultés, la plupart de pierre de Volvic; aussi l’ensemble est-il assez chagrin, comme s’il tombait de la cendre, perpétuellement! Et pour cette raison, tant de fontaines d’eau admirable, qui devraient fournir l’agrément des places, des jardins, des avenues, si l’on avait employé granits ou porphyres, n’y mettent qu’une monotone ornementation; magnifiques eaux si limpides et fraîches, dont les jets de cristal, dans toute la joie de la lumière, ne s’élancent, retombent, s’éparpillent que comme des larmes brillantes, mais tristes, dans ces vasques de deuil, couleur de crêpe! Il est banal d’établir des analogies entre les êtres et les choses, entre l’homme et son endroit de naissance et de vie. Mais comment résister pour Clermont et Pascal à confronter cet homme ci avec cette cité là, cette âme de lave ardente avec ce sol de volcans. En quel autre lieu d’origine se représenter mieux qu’ici, sous ce ciel éperdu, avec les horizons érodés du cratère, le génie précipité et brûlant du savant, de l’écrivain des _Lettres Provinciales_ et des _Pensées_, du janséniste rigoureux et intransigeant de Port-Royal... [Illustration: A Montferrand.] Par contre, je n’aperçois pas que Jacques Delille, de Clermont, aussi, mais clandestinement, puisse prêter à aucune comparaison de la sorte; il ne semble pas que le poète didactique des _Jardins_ et le traducteur de vers de Virgile ait bénéficié en rien des énergies du terroir... Jean Domat, avocat du roi au présidial (grâce à qui des commissions furent nommées pour aller tenir les _Grands Jours_), contemporain et ami de Pascal, et fervent janséniste «prince des juristes modernes» qui a presque formé d’Aguesseau, inspiré Pothier, et quelquefois prévenu Montesquieu, est une autre célébrité de Clermont, dont les austères travaux sont plus «couleur locale» d’ici que les versifications de l’abbé... Par exception à tant d’édifices de ténèbre, la fontaine incrustante de Saint-Allyre compose une petite île toute blanche, avec ses dépôts de matières calcaires, au-dessus du ruisseau par où elle s’échappe, où ils ont formé deux ponts. Un propriétaire exploite une grotte, où il soumet à la pétrification mille animaux, plantes, objets, auxquels, en un certain temps, les matières calcaires en dissolution dans l’eau, se précipitant, font des carapaces, des enveloppes blanches; dans le jardin, voici les chefs-d’œuvre du genre: vache blanche, tigre blanc, personnages blancs dansant la bourrée, un tapir blanc, un tigre blanc, des oiseaux blancs! [Illustration: DANS LA CAMPAGNE CLERMONTOISE.--Faucheurs.] On devine quelles superstitions devaient entourer cette fontaine blanchisseuse! Retournons dans la ville, par les vieux quartiers assez grouillants, dont les habitants expliquent la tortuosité d’une façon amusante: «Il y a peu de villes en France, qui aient des rues aussi gauches, aussi ridicules, aussi bizarrement contournées. Il faut les avoir vues pour s’en former une idée, et à moins d’imaginer, à plaisir, des cornes, des enfoncements, des saillies, enfin des contours et étranglements continus, je ne crois pas qu’il soit possible à un architecte de former un pareil chaos. Aussi les Clermontois prétendent-ils que c’était une malice du bureau des finances, qui, étant établi à Riom, petite ville très bien percée et bâtie agréablement, voulait, par jalousie, conserver à son chef-lieu une prééminence sur Clermont, et, dans ce dessein, non seulement laissait prendre ici, pour les bâtiments, tous les arrangements biscornus que pouvait dicter le caprice, mais quelquefois, dit-on, en ordonnait lui-même de plus bizarres encore.» Toutefois, c’est grâce à ce désordre que le promeneur est surpris si singulièrement par tant de rencontres fortuites de la montagne toujours là, soudain, à des coudes de rues, à tant de circuits et de zigzags, le Puy de Dôme, dans sa robe changeante sans cesse, au long de la journée. [Illustration: A MONTFERRAND.--Le Chapitre.] Mais, peut-être, l’orientation défectueuse de Clermont, où l’absence de plan semble une gageure, en effet, devrait-elle être attribuée aussi à tant de dévastations dont la cité ne se relevait que pour être rejetée bas, redétruite aussitôt que reconstruite. En 408, Crocus la ruine, à la tête d’une troupe de Vandales. En 412, ce sont les capitaines d’Honorius. En 471, Evarix, roi des Goths. En 761, Pépin le Bref n’en laisse pas pierre sur pierre. En 853, les Normands; en 916, les Danois et les Normands. Voilà bien assez pour expliquer le manque de symétrie sans préméditations, dans une ville qui n’a pas achevé d’être _robée, arse et courrue_! Car, la paix n’est que précaire: Clermont pâtira encore des querelles des seigneurs et des évêques; puis des luttes de rivalité constante avec Montferrand, avec Riom... Le pape Urbain II prêche la première Croisade à Clermont, et pousse là le cri de _Deu lo wolt_ (Dieu le veult), auquel répond toute la chrétienté; nombre de conciles s’y succèdent. Mais Clermont ne tarde pas à subir l’humiliation d’être quitté pour Montferrand, qu’achète Philippe le Bel, et qui devient la ville du roi. Puis la guerre de Cent Ans, les Anglais, les Compagnons, les Routiers! [Illustration: Montferrand pendant la nuit.] Et les deux rivales éprouvent assez de désastres chacune pour pouvoir souscrire, avec toute la province, à la phrase de Froissart: «Ceulx de Hovergnes ne sauroient aymer les Anglois.» Ni l’une ni l’autre, ensuite, n’échappent aux fureurs de la Réforme et de la Ligue. Mais, dorénavant, Clermont triomphe. Contre Riom, Clermont obtient d’hospitaliser les _Grands Jours_. Et c’est la suprématie définitive, lorsque Clermont englobe Montferrand, administrativement, en 1731, Montferrand qui avait été _Montferrand-le-Fort_: Or, en ce temps de discordes civiles, Où sans remparts, il n’était point de villes Ni de rocher sans donjon, sans brigand, Il fallait voir les murs de Montferrand! Montferrand! qui pouvait s’enorgueillir non seulement du courage de ses hommes, combattants réputés, mais de la mâle valeur de ses femmes: «En 1793, tous les hommes de Montferrand, capables de porter les armes, étant partis pour le siège de Lyon, les femmes, afin de veiller à la sûreté de la ville, s’organisèrent en bataillons de la _Garde nationale_ féminine, composée de quatre compagnies ayant chacune capitaine, officier, sous-officiers, caporaux et tambours. Elles étaient armées de piques, et le service fut fait avec une exactitude exemplaire. Il consistait en factions, tant la nuit que le jour, aux portes de la ville, pour arrêter les malfaiteurs, et le capitaine de garde visait même les passe-ports des voyageurs.» Montferrand! qui avait pu être qualifiée _ville de grands trésors et de pillage, riche de soi, et bien marchande où il y avoit de riches vilains à grand foison_, n’est plus qu’un médiocre faubourg; splendeur en poussière, dont le passé ne s’atteste qu’à des reliefs de sculpture aux maisons, à l’église, à de maigres vestiges de pierre ou de bois du XVe siècle, la maison de l’Apothicaire, la maison de l’Éléphant; les _riches vilains_ ne sont guère plus que les patrons de guinguettes où la garnison de Clermont s’attable les dimanches. Chateaubriand et Fléchier différaient singulièrement d’avis sur Clermont, qui n’avait pas dû changer beaucoup de celui-ci à celui-là; leur manière de voir est plus divergente encore en ce qui concerne la population. [Illustration: Femmes revenant du marché.] Écoutez Fléchier: «Si les femmes y sont laides, on peut dire qu’elles y sont bien fécondes. C’est une vérité constante qu’une dame qui mourut il y a quelques années, âgée de quatre-vingts ans, fit le dénombrement de ses neveux et nièces, en compta jusqu’au nombre de quatre cent soixante-neuf vivants, et plus de mille autres morts, qu’elle avait vus durant sa vie. J’en ai vu la table généalogique que M. Blaise Pascal, son fils, en a fait dresser pour la rareté du fait...» Et Fléchier, longtemps, plaisante sur ce thème qu’ici «les femmes ne seraient stériles que longtemps après les autres, et que le jour du jugement n’arriverait chez eux que longtemps après qu’il aurait passé par tout le reste du monde. Cette grande bénédiction continue, et deux ou trois dames que nous avons vues, et qui paraissaient encore bien fraîches, comptent le dix-huitième de leurs enfants, et quelques autres, que l’on prenait pour jeunes, ne comptaient pour rien de n’avoir eu que dix garçons. Aussi la vérole, qui est la contagion des enfants, s’étant répandue, s’est enfin lassée dans la ville, et, après en avoir emporté plus de mille, elle s’est retirée de dépit qu’elle a eu qu’il n’y parut pas.» Je crois bien que cette vertu ne s’est pas tarie de nos jours encore, d’après les statistiques, et il suffit quelque dimanche d’été de se mêler à la foule qui se répand dans les environs de Clermont pour assister au défilé de copieuses familles. Avec l’habitude maternelle d’habiller les enfants _pareil_, cela fait de chaque groupe une tribu aux mêmes couleurs d’aspect bien particulier. En un séjour ici, je ne me rassasiais pas de voir passer _les sœurs_, des compagnies sans fin se suivant, en promenade de Clermont à Fontanat, de jeunes filles, vêtues semblablement par trois, quatre, cinq, rouges et fortes, promettant, elles aussi, de superbes lignées. Mais sont-elles jolies ou pas? Je voudrais bien laisser la responsabilité de ce jugement à d’autres. J’ai noté comment les goûts sont partagés. Fléchier dit non. Chateaubriand, lui, consigne que «les femmes ont les traits délicats, la taille légère et déliée». A qui s’en rapporter! La population a pu s’affiner en un siècle et demi; cependant elle est restée plus solide qu’elle n’est devenue svelte ou élégante; mais, trop souvent, ceci ne s’accomplit qu’au détriment de cela; et il faut souhaiter que l’Auvergne, plutôt que de s’émacier, de gagner en grâce et en charme, ne perde pas en force et en vigueur, continue de demeurer puissante et féconde... [Illustration: CLERMONT-FERRAND.--Place de Jaude.] [Illustration: DANS LES MONTS DÔMES.--Le col des Goules.] CHAPITRE II Le Puy de Dôme.--La Fontaine du Berger; le Temple et l’Observatoire, la Foi et la Science; le dieu Lug, les expériences de Pascal, le Sabbat et la Saint-Jean.--Les cratères, les cheyres, les coulées du Puy de Côme et du Puy de la Nugère, glaciers d’Auvergne.--Les carrières de Volvic; Pontgibaud, la chartreuse de Port-Sainte-Marie, la cité des Chazaloux.--Le lac d’Aydat, la champignonnière des puys.--Le soir au Puy de Dôme; la descente; nouveau métier des bergères. [Illustration] Tandis que l’on va et vient, monte, tourne, zigzague, descend par les déroutants quartiers de Clermont, à tous les bouts de rues et de ruelles, c’est l’invasion du Puy de Dôme, pénétrant par chaque issue. La montagne vous part aux yeux, pour ainsi dire. Le Puy de Dôme, comme un boulet prodigieux lancé des forges intérieures du globe, a troué l’écorce terrestre, mais s’est arrêté là, sans plus de force pour passer tout, demeuré prisonnier par la base, son cône obtus, seul, libre vers le ciel, debout, dans le vide... Un fameux boulet, que ce boulet mort, que les hommes de toutes les époques ont fait servir à leur agrément et à leur utilité, naturellement,--comme ces obus où, après la guerre, l’on emboîtait des pendules ou encadrait des portraits. Le Puy de Dôme, ainsi, a été agencé à plus d’une fin. Vu de certains endroits, avec les ruines du Temple et les bâtiments de l’Observatoire, il se rapetisse un peu à l’image que je viens de constater; mais, pas longtemps: il a vite fait de se redresser de toute sa taille, de tout son grave orgueil de sommet. A mesure qu’on le contemple, que la hantise inéluctable d’y gravir se fait plus pressante, l’humeur de plaisanter s’éloigne, et le jeu ingénieux des comparaisons, dans l’esprit le plus gouailleur, cesse vite. [Illustration: Le Puy de Dôme.] Quelque souvenir qu’on ait d’Alpes ou de Pyrénées plus enchanteresses, mystérieuses ou émouvantes, on ne peut dénier à la cime arverne, si fièrement solitaire, qui se montre sans ruses ni détours, d’un bloc, l’ampleur et la netteté des lignes, le charme vigoureux d’une beauté franche, loyale et brave. Mais allons. Quelques heures, fort courtes, tant la route offre de spectacles sans cesse }variés, à mesure que l’on s’élève, soit par la Baraque, soit par Villars, soit par Fontanat, à moins de halte forcée: car l’ascension ne s’effectue pas toujours dans les délais calculés. Voici qu’à certaine distance de la montagne, des cavaliers du train des équipages barrent le passage, à cause des exercices de tir au canon de l’artillerie, campée l’été à la Fontaine du Berger. Par intervalles, des détonations retentissent, se propagent par échos, et, dans la campagne ou sur les flancs du mont, au milieu d’un nuage tourbillonnant, les projectiles éclatent, s’enfouissent. [Illustration: AU SOMMET DU PUY DE DÔME. Les ruines du Temple.] Lui reste sans broncher à ces coups qui n’entament guère profondément sa carapace de domite. Une sonnerie de clairons met fin à ces canonnades. Les cavaliers disparaissent, d’un temps de galop, laissant la voie permise, et l’on peut commencer de monter par un lacet, du col de Ceyssat, à travers l’herbe touffue et les fleurettes, ces œillets et ces pensées dont le vif coloris excite toujours l’étonnement du voyageur: j’ai lu que c’est des simples du Puy de Dôme que l’on fabrique le vulnéraire suisse, ce _vinéraire_ si populaire, en honneur dans nos faubourgs! Par des sentes ainsi fleuries, l’escalade est rapide! Tout proche, les ruines du Temple et cet Observatoire, qui, de loin, nous firent sourire, comme encastrés au haut d’un boulet, produisent toute autre impression. C’est la foi, c’est la science, qui ont posé ces degrés de pierre ou ces fils d’électricité. A l’une et à l’autre, quel merveilleux autel! [Illustration: PANORAMA DES MONTS DÔMES.--LA GRANDE CHEYRE.] Le Temple a été exhumé des fouilles nécessitées par la construction de l’Observatoire sur ce plateau célèbre par l’expérience sur la pesanteur de l’atmosphère qu’y exécuta Périer, pour son beau-frère Pascal. Le _Vasso-Caleti_, temple des Celtes, suivant les études les plus récentes d’après les assises mises au jour, aurait constitué un monument considérable, des plus riches, dont l’édification fut due à toute la Gaule, non à l’Arvernie seule. Des fragments de marbres rares, de statuettes, de chapiteaux, de masques, des écrins, des médailles ont été déterrés. Par la confrontation des inscriptions et du texte des historiens, on possède la certitude que le dieu Lug des Gaulois, le premier, fut honoré là. A la période gallo-romaine, son culte se confondit avec ceux de l’Hermès grec, du Mercure romain. La puissance du Mercure arverne, des plus vastes, périclita à son tour; les barbares de Germanie dévastèrent l’édifice, tandis que les missionnaires chrétiens chassaient l’antique paganisme. L’ancien dieu, pourtant, ne mourut pas: il devint diable. Lug, après avoir été Mercure, fut Satan. Il présida aux sabbats du moyen âge. Chaque nuit de la Saint-Jean, tout ce qu’il y avait en France de sorciers et de sorcières, possédant un balai, l’enfourchait pour se réunir au Puy de Dôme. Une femme, Jeanne Rosdeau, fut brûlée en 1594 pour avoir assisté à l’une de ces messes noires où elle dut, selon son témoignage, sacrifier ses cheveux au désir d’un bouc noir «qui portait entre les cornes une chandelle noire à laquelle il donnait le feu le tirant de dessous sa queue». [Illustration: AU SOMMET DU PUY DE DÔME.--L’Observatoire.] De tout cela, et d’une chapelle de Saint-Barnabé mentionnée plus tard, il ne reste que les vestiges du Temple découverts en 1875,--et le pèlerinage traditionnel, perpétué jusqu’à nos jours, des villes et des villages environnants, au matin de la Saint-Jean; il pourrait bien tirer son origine de quelque cérémonie de purification, après les offices diaboliques du Sabbat. Aux hommes que la superstition ou la foi ne transporte plus jusqu’à la montagne, la seule curiosité peut suffire aujourd’hui; l’ascension vaut d’être accomplie,--rien que pour voir: Si Dôme était sur Dôme On verrait les portes de Rome, a rimé en proverbe quelqu’un qui s’est trompé, d’abord, en croyant que le double de 1,465 mètres ferait au Puy de Dôme une altitude sans pareille, ensuite, en pensant que la vue des portes de Rome ajouterait quoi que ce soit à ce panorama sublime! Qu’il serait fâcheux que cela ne fût pas comme cela est! En effet, quelles perspectives, Clermont, la Limagne, la chaîne des Puys, les monts Dore, les monts du Velay, le Livradois, le Forez, etc.; cinq départements qui se prêtent à la vue, la plaine étalée sans borne au delà de la ville, les villages, les châteaux, les crêtes qui déchiquètent les lointains! Et, plus immédiatement, les soixante cratères, isolés ou soudés par la base, la champignonnière volcanique des puys! [Illustration: Le Puy de Dôme et la chaîne des Puys.] Les volcans! les cratères! Nous avons beau, tout enfants, avoir eu devant l’esprit, comme cratères, comme volcans, des incendies crachant flammes et fumées, tout de même, le tableau du cataclysme éteint n’est pas décevant, l’imagination n’a pu jamais atteindre à ce paroxysme. [Illustration: Sur les flancs du Puy de Dôme.] Malgré la végétation qui, çà et là, tranche sur les espaces mâchurés, malgré la vie qui est revenue en villages et troupeaux, çà et là, quelle solitude, quel silence d’après on ne sait quelles dévastations, quelles malédictions, inconcevables à d’autres cerveaux que ceux des géologues. Une tempête figée, ont-ils décrit, devant ces amas de produits de projections ignées, de scories, de cendres, de lave coulant de la lèvre égueulée des cratères, ou du flanc ou de la base des volcans. Une tempête figée de vagues de plomb fondu refroidies, congelées au plus fort de leur échevèlement, de leurs assauts, de leurs conflits, de leurs heurts aux volutes, aux arabesques effroyables. Une tempête enchaînée, le faîte des flots pour éternellement pétrifié, et les gouffres béants à jamais. Une tempête bâillonnée, dont les mugissements se sont tus. Et cela angoisse, ce silence au-dessus de cet océan de fureur et d’épouvante toujours dressées épouvantablement. Et c’est poignant, comme on ne saurait l’exprimer, la paix, l’immobilité de ces étendues, comme toutes secouées encore des convulsions où la mort les a saisies; paysages fantastiques, que l’on doute être réels, alors même qu’ils gisent sous vos yeux, paysages douloureux de cauchemars et d’hallucinations que ces _cheyres_, paysages effarés et hagards, paysages de délire que l’on ne traverse pas sans trouble et sans détresse... [Illustration: Coulée de lave de Volvic et Puy de la Nugère.] Ainsi je l’éprouvai, ce désarroi, aux carrières de Volvic, à Pontgibaud, aux ascensions à travers les coulées du Puy de Côme et du Puy de la Nugère,--l’étonnement et l’horreur dont Michelet était saisi devant l’énormité sauvage des glaciers. Comme les glaciers, la cheyre monstrueuse a l’air d’être en marche, de sorte «qu’immobile, elle paraît en mouvement». [Illustration: Un gué sur la Sioule.] --«Quel spectacle, s’écrie Legrand d’Aussy, de la cime du volcan! L’on voit sous ses pieds naître et descendre cette rivière de pierre, longue de plus d’une lieue, et que Guettard, quoique à tort, appelle le plus horrible et le plus grand amas de lave qui existe dans le monde. Le temps qui, depuis tant de siècles, travaille à la ronger, est parvenu enfin, par un commencement de décomposition, à blanchir un peu la surface par des lichens. Sous cette teinte de vétusté, ses protubérances sans nombre ressemblent à des glaçons charriés par les eaux. On dirait que le fleuve en est couvert dans sa vaste étendue, qu’il les entraîne à travers les deux rangs de montagnes qui forment ses rivages et que, par une pente rapide, il court vers la commune de Volvic, et même par delà, vers celles de Marsat et de Saint-Gènes, pour les renverser et les engloutir.» [Illustration: PONTGIBAUD.--Vue panoramique.] Cependant, parmi ces cheyres raboteuses, «ces petits mondrains d’une lave brute et hérissée de pointes sur lesquelles on ne marche que comme sur des bouteilles cassées», des villes achèvent de surprendre: Pontgibaud, avec ses mines et ses fonderies, sur la pente du Puy de Côme, dont une coulée «a rejeté le cours entier de la Sioule d’une lieue dans l’ouest»; la Sioule, à la vallée accidentée où se cachait la Chartreuse de Port-Sainte-Marie, au XIIIe siècle; c’est aussi sur la cheyre, dans la lave, qu’habitèrent ceux qui vécurent au camp des Chazaloux, une soixantaine de cases sèches, remontant aux grandes invasions barbares... [Illustration: VALLÉE DE LA SIOULE.--Chartreuse de Port-Sainte-Marie.] Ce même désarroi brutal, comme à la marche immobile du glacier, au mouvement figé des cheyres de Volvic, je l’éprouvai encore au lac d’Aydat, pauvre oasis de ces déserts de mâchefer, une guenille d’eau, qui tremble au vent du soir, là-bas... [Illustration: Cratère de Lassolas.] D’ici, rien de ce qui réjouit ses bords du peu de campagne où Sidoine Apollinaire s’établissait l’été, du frais fouillis vert dont s’entourent le village, l’église, rien ne s’aperçoit de ce qui sourit et fait ce lac--rébarbatif--pourtant accueillant et doux, après les cheyres de Vichatel, de Lassolas, de la Rodde... D’ici, le lac d’Aydat, dont les déjections du rouge Puy-de-la-Vache ont obstrué le cours, n’ouvre sur toute cette région consternée qu’un œil atone, lugubre... [Illustration: Les bords de la Sioule.] D’ailleurs, voici le soir, qui, sur nulle autre contrée, ne peut venir plus funèbrement; l’ombre s’entasse dans l’entonnoir des cratères, longtemps, avant de les emplir! Puys de l’Enfer, de la Rodde, de Tressoux, de Gravenoire, de la Taupe, de la Vache, de Lassolas, Puy de Laschamps, Puy de Grosmanaux, Puy de Pariou, Puy de Côme, et le grand Sarcouy ou Chaudron, et le Puy Chopine, et le Puy de la Coquille, et le Puy de Jumes, et le Puy de Louchadière, et le Puy de la Nugère--et bien d’autres que le gardien de l’Observatoire nous cite, tout en nous priant de regarder l’heure, par son télescope, sur la place de Jaude de Clermont, où la foule, aux terrasses de cafés, boit et fume. Comme on ne distingue plus entre les apéritifs des consommateurs, c’est le moment de partir si nous ne voulons être pris par la nuit, tout à fait. Encore quelques minutes, un coup d’œil vers le petit Puy de Dôme--qui se tient au côté du grand, creusé d’un cratère, le Nid de la Poule, encore un regard vers les hauteurs de Montrognon, qui semble quelque fossile exhumé, avec sa dent colossale, et vers Gravenoire, et vers Gergovie! [Illustration: Beaumont et Gergovie.] Et comment ne pas retourner un peu à Vercingétorix, à l’aspect de ce plateau, au bas duquel Clermont s’éclaire, petit à petit, comme des feux d’un camp: Vercingétorix, le seul héros--le premier de notre race--qui ne soit point fêté. Ne réclamons pas pour lui des anniversaires, des discours municipaux, des honneurs civils ou militaires; mais, tout de même, tandis que l’on ressuscite tant de ternes mémoires, il faut bien constater un peu la négligence dont est victime le guerrier à la grande moustache, dont une statue s’effrite à Paris, sur les boulevards extérieurs, dans la cour du garde-meuble qu’est devenue la maison du sculpteur! Gergovie, plateau désert depuis tant de siècles, et où le laboureur ne peut _charruter_ un peu profond, sans rencontrer quelques pièces, quelques fragments contemporains des stratégies de César, et de l’indomptable courage des nôtres, ô Vercingétorix... [Illustration: Gergovie.] C’est le soir, la nuit bientôt, plus de silence, de solitude, de mystère encore, où l’on comprend mieux le passé, les premiers âges se débattant à l’oppression de l’inconnu, le dieu Lug, saint Barnabé, le diable, les sorcières... [Illustration: La Sioule à Châteauneuf-les-Bains.] La descente est rapide, et nous revoici dans la vallée, à l’obscur... Un long troupeau de vaches et de bœufs traverse le chemin, poussé par des chiens, des conducteurs à cheval, une longue file de bétail ramenée au parc ou à l’étable, ou en route pour quelque foire, qui passe, s’efface dans un crépuscule biblique, en horde précipitée... Et puis, çà et là, à mesure que nous rejoignons des fermes et des hameaux, ce sont des fillettes, avec leurs chèvres ou leurs moutons, qui rentrent de garder... Elles portent péniblement des sacs pesants ou des tabliers gonflés d’éclats d’obus, provenant des bombardements du Puy de Dôme par l’artillerie de la Fontaine du Berger, qu’elles revendront au quintal; tout le jour elles se livrent à ces fouilles; un croc de fer à extraire la mitraille du sol est la houlette de nos pastoures! [Illustration: La Sioule à Pontgibaud.] [Illustration: Sur le plateau de Châteaugay.] CHAPITRE III La Limagne; le vin d’Auvergne.--Les gorges d’Enval; la gamine au bouquet.--Riom, la Belle endormie; Grands-Jours et petit jour.--Miracles de saint Amable!--La roue de cire et la roue de fleurs; Marsat; les renombrements.--Le gour de Tanazat; Ennezat, Mozat, Aigueperse, etc.--Les cuisines de Randan et la cuve de Tournoël.--Les chenilles; la grêle; le phylloxera. [Illustration] Quel riant spectacle de vie se développe, soit de Tournoël, soit de Châteaugay, soit de Randan, soit de Châteldon, sur le bassin de l’Allier, sur deux ou trois cents kilomètres de plaine et de vallée de fertilité telle que certains terrains y valent jusqu’à vingt-cinq mille francs l’hectare, sur cette opulente Limagne, un lac desséché, dont tant de siècles n’ont point fatigué la force ni terni la grâce, depuis que Salvien l’appelait la _moèle des Gaules_! De toujours, ce fut l’enchantement de ceux qui vécurent en cette contrée généreuse et prodigue, de ceux qui y passèrent, qui auraient voulu ne plus s’en éloigner. Sidoine Apollinaire la célèbre dans ses lettres à l’empereur Avitus, son beau-père, né en Auvergne, en vers bucoliques qui ne manquent pas de saveur, même traduits: «Je tais la particulière beauté de ce territoire, la mer des champs en laquelle on voit ondoyer le sillon d’une riche moisson sans péril de naufrage,... délectable aux voyageurs, profitable aux laboureurs, plaisante aux chasseurs; les dos de ses montagnes entourés de paysages, les pentes, les vignobles, les terrains, de pacages, le découvert, de labourages, les creux, de fontaines, les précipices, de fleuves. Bref, ce pays est si fort agréable, que les étrangers, charmés du seul abord y ont souvent oublié les naturels attraits de leur patrie.» [Illustration: PANORAMA DE LA LIMAGNE.] Mais, sans le secours de ces enthousiastes auteurs, on peut jouir de cette profusion de merveilles. De quel ravissement n’est-on pas empli, lorsqu’on découvre, dans toute son ampleur, ce panorama de montagnes, de vallées, de plaines, de cultures, parmi les arbres, de ruisseaux et de canaux, de châteaux, de villages, de villes, l’un des plus fastueux qu’il soit permis de contempler! On était parti d’une des stations thermales voisines, dans l’intervalle du traitement du matin et du soir, pour une promenade sans conviction, à des ruines, les sempiternelles ruines des guides, craignait-on. Et voici que, de cette aire toute démantelée, ne comportant plus que traces d’enceintes, lambeaux de murailles, porte aux meurtrières et réduits subsistants, autre porte à mâchicoulis, vestibules, cours, pièces écroulées, un oratoire, une salle des gardes avec sa cheminée, des taches de peinture décelant une décoration, un escalier en hélice, un autre appartement, des oubliettes; voici que, d’entre ces débris féodaux, vestiges suffisant par eux-mêmes à récompenser du trajet escarpé jusqu’à une tour de trente-deux mètres au-dessus du rocher sur lequel elle est bâtie, le rocher lui-même à quatre mètres au-dessus du rez-de-chaussée du château, celui-ci à six cent trois mètres au-dessus du niveau de la mer, voici que la vue tombe, plane, se pose sur des splendeurs... des magnificences de nature incomparables, troublantes jusqu’à l’ivresse... On sourit... En effet, on ne songe guère jamais, en parlant d’Auvergne, qu’aux sources minérales par quoi on la connaît surtout... Mais le vin, le vin d’Auvergne, le loyal _limagne_ si rouge, coloré, frais, fruité, on le dédaigne trop, à la légère. Dans le seul département du Puy-de-Dôme, on a récolté, en 1893, un million deux cent mille hectolitres dans les vignes mûrissantes sur les rives de l’Allier, crus cotés de Chanturgues, aux coteaux de Clermont, si près du Puy-de-Dôme, de quoi tourner la tête au grave patriarche, crus de Corent, Buron, Chadebeuf, Havel, le Broc, Saint-Gervasy, toutes ces récoltes à peu près consommées dans le pays, sauf quelques exportations à Saint-Étienne, Lyon, Montluçon, Commentry... La Limagne, c’est surtout _le limagne_, pour le montagnard, le vin qui lui vient d’elle, aux altitudes où la vigne s’arrête; le vin des grappes vendangées que les barcelles traînées par des vaches ferrandaises portent aux pressoirs, et le vin de fête, le vin de paille, produit des grains séchés sur une litière! [Illustration: DANS LA LIMAGNE.--Les Vendanges.] Mais la Limagne n’est pas que _limagne_,--mais riches arbres fruitiers, pommiers, poiriers, pêchers, noyers, abricotiers, amandiers, épis serrés aussi... et cités où il nous faut aller encore... _Anin ton que lo fumado del’ bi duro_, allons, tant que la fumée du vin dure,... comme ils s’écrient, après boire, pour se remettre à la tâche... Allons, mais il n’y a pas loin à aller, d’abord. On ne peut passer sans une halte aux gorges d’Enval, à ce Bout-du-Monde, près de quoi Guy de Maupassant a situé son _Mont-Oriol_. Je ne me souviens pas de ce ravin d’Enval sans un petit remords. N’être passé qu’une minute par quelque endroit et y avoir attristé deux yeux bleus de fillette, est-ce excès de sensiblerie, mais cela me reste là! vous savez où! Comme circonstance atténuante, j’en avais une, valable. Ce Bout-du-Monde attire tout le monde de Châtelguyon, de Riom: «La gorge, de plus en plus resserrée et tortueuse, a décrit le romancier, s’enfonce dans la montagne. On franchit des pierres énormes, on passe sur de gros cailloux la petite rivière, et après avoir contourné un roc haut de plus de cinquante mètres qui barre toute l’entaille du ravin, on se trouve enfermé dans une sorte de fosse étroite, entre deux murailles géantes, nues jusqu’au sommet couvert d’arbres et de verdure. Le ruisseau forme un lac grand comme une cuvette, et c’est là vraiment un trou sauvage, étrange, inattendu, comme on en rencontre plus souvent dans les récits que dans la nature...» Après la haute marche de rocher qui barre le chemin à l’endroit où s’arrêtent tous les promeneurs, «la terre tombée du sommet avait formé sur ce gradin un jardinet sauvage et touffu où le ruisseau courait à travers les racines. Une autre marche un peu plus loin barrait de nouveau ce couloir de granit... puis une troisième... au pied d’un mur infranchissable d’où tombait, droite et claire, une cascade de vingt mètres dans un bassin profond, creusé par elle et enfoui sous des lianes et des branches... L’entaille de la montagne était devenue si étroite que... deux hommes se tenant par la main en pouvaient toucher les côtés. On ne voyait plus qu’une ligne de ciel; on n’entendait que le bruit de l’eau; on eût dit une de ces introuvables retraites où les poètes latins cachaient les nymphes antiques...» [Illustration: L’attelage ferrandais.] Donc, nous sautions de voiture. Tout de suite, des vieilles femmes, tricotant, des gamins, pieds nus, vous entourent, vous précèdent, vous escortent, vous suivent, avec la prétention assez excessive de vous guider dans cette impasse où, pour se tromper, il faudrait des ailes; il n’y a d’ouverture que par en haut. Impénétrable solitude, semble-t-il... soudain peuplée, aux grelots des chevaux, d’une foule surgie d’on ne sait où, fâcheux et harcelants génies de la montagne; donnez-vous aux mains tendues, la bande ne fait que se renouveler et grossir, sourde à la colère, nul moyen d’obtenir la paix... «Il y a deux choses opiniâtres en Auvergne, les hommes et les mulets», a proféré quelqu’un, qui n’a oublié que la troisième: les femmes. [Illustration: ENVAL.--Le Bout du monde.] Oh! cette vieille obstinée, implacable, qui ne céda que devant les injures que nous finîmes par hurler, de guerre lasse, à bout de patience... Fini? Oh! bien, non... Une fillette, maintenant, encore, après les vingt autres, qui nous offrait quelques brindilles arrachées en courant... Nous la récompensâmes d’une menue pièce,--si jolie, rouge d’avoir couru, et nous offrant si gentiment sa cueillette... qu’à trois pas de là nous lançâmes au ruisseau, embarrassés de ces fleurettes... [Illustration: RIOM.--Fontaine d’Adam et Ève.] Quelle tristesse, quel front froissé, quelle bouche humiliée, quel visage confus et peiné fut le vôtre, petite fille inconnue, si affectée de cette humeur qui nous fit déchirer et jeter votre tortillon d’herbe et de fleurs! Si facilement, d’une tapote sur les joues, avec quelques sous, nous pouvions vous créer une journée si belle! Dix centimes et une bonne parole, tout ce que cela nous eût coûté! Nous donnâmes les deux sous, mais pas le reste! Et, aujourd’hui, devant ce ruisseau chaotique, où il nous a fallu revenir en écrivant, nous n’aurions pas vu ces pauvres yeux troubles d’enfant prête à pleurer à cause des méchants qui avaient dédaigné son humble bouquet... [Illustration: RIOM.--Porte de Mozat.] Cependant, le regret de notre brutalité, le regret tenace d’aujourd’hui, d’avoir occasionné de tristes fronces à ce lisse visage de gamine, fut bref alors, tant, de nouveau, la présence au retour de toutes les vieilles de l’arrivée nous exaspéra; la voiture ne pouvait démarrer, risquait d’écraser... et nous voulions arriver à Riom, ci-devant siège de la sénéchaussée d’Auvergne, ancienne capitale du duché constitué en apanage au prince Jean, son fils, par le roi Jean, en 1350; Riom, jadis rivale de Clermont, jalouse du premier rang,--leur inimitié d’autant plus grande «qu’étant très voisins, les causes de dissension et d’animosité y sont plus fréquentes». Le discord se manifeste avec une rare vivacité aux _Grands-Jours_! «Les Riomois, dit Fléchier, avaient employé toute sorte de sollicitations à la cour pour faire tenir les Grands-Jours dans leur ville, afin de faire valoir cette marque de préférence; et le premier échevin, dans la harangue qu’il fit à la cour, ne put point s’empêcher de témoigner son ressentiment et finit avec quelque malignité, disant qu’enfin ils avaient reconnu qu’il était juste que les Grands-Jours fussent arrêtés à Clermont, parce que, venant pour faire justice, ils y trouveraient beaucoup de matière, et que c’était un coup de prudence du roi d’appliquer les remèdes où les maux étaient les plus pressants». [Illustration: RIOM. Maison des Consuls.] «Leur grande ambition est de faire passer leur ville pour la capitale de la province, et comme ils ne trouvent pas leur compte dans les anciennes histoires, ils se font fort de l’autorité de M. Chapelain dans sa _Pucelle_, et ils savent tous en naissant ces vers: Riom, chef glorieux de cette terre grasse Que l’on nomme Limagne, au lieu d’Auvergne basse, etc.» Je ne crois pas que l’on continue de répéter aux berceaux les vers par quoi Chapelain prêtait à accabler l’Auvergne basse au profit du chef glorieux de cette terre grasse de Limagne,--d’autant plus qu’aujourd’hui, si Riom ne vient qu’en troisième dans le Puy-de-Dôme, après Clermont et Thiers, à un autre point de vue, elle se place en tête--par les têtes coupées, ayant désormais les Grands-Jours,--les «petits jours» de guillotine: cour d’appel et sessions d’assises... [Illustration: A RIOM.--Une cour près de la tour de l’Horloge.] Oui, cette _Belle endormie_, comme nomme Riom l’un de ses chroniqueurs, cette belle au sein plantureux endormie au bord de l’Ambène, a de ces réveils sanguinaires; à quelque «petit jour» aigre une tête tombe, et non loin de ce joli Pré-Madame, où l’on vient s’asseoir et deviser sur la murette, c’est le lieu des exécutions capitales... Il semble que c’est de cela que soit sombre la ville, et de la chicane permanente... depuis les temps de la coutume et de la loi écrite «enchevêtrées comme les justices seigneuriales», depuis les connétables, les baillis d’Auvergne et les baillis des montagnes, les prévôtés, les sénéchaussées, les présidiaux, jusqu’à nos jours... [Illustration: A RIOM.] Aller à Riom, la dernière carte des demandeurs ou défendeurs, battus et mécontents, de toute la région, Riom, dernier espoir, suprême refuge du plaideur auvergnat! Aussi Riom, qui devrait être une si «belle endormie», aimable et sereine parmi ses eaux nombreuses, ses champs drus, ses arbres lourds, ne vit-elle que pour la _consulte_, ne semble-t-elle dormir que d’un sommeil de juge, haché par des arrêts; Riom, que l’on rêverait en paysanne accorte, aux ornements champêtres et cossus, se présente comme un procureur en toge, plutôt. «On ne saurait concevoir Riom sans ses tribunaux, écrit M. de Barante; elle a conservé l’esprit de société plus que beaucoup de villes de province; mais l’intérêt de cette société, ce sont les affaires, les plaidoiries, les succès du parquet et du barreau; dans toutes les classes, on s’en occupe, on en parle; lorsque les servantes vont chercher de l’eau à la fontaine, pendant que les cruches s’emplissent, elles s’entretiennent de la Cour d’assises et de l’avocat qui a plaidé.» Riom fait, sur la claire Limagne, comme un noir pâté, une grosse tache d’encre. [Illustration: Costume des environs de Riom.] N’empêche que pour les _baabies_, sobriquet par lequel on désignait les Riomois (baabie, corruption d’Amable, prénom d’un grand nombre, en souvenir du patron de la ville); n’empêche que pour les _brayauds_ et _brayaudes_, nom donné aux habitants des communes voisines de Riom et de Combronde qui, les derniers en Auvergne, avaient conservé les costumes primitifs, à cause de la _braye_, la large culotte d’autrefois, n’empêche que pour ceux-ci et ceux-là, Riom constitue une ville dont il ne faudrait pas médire devant eux, ce qui n’est pas en mon intention; car, le chef-lieu judiciaire de l’Auvergne, qui a compté d’Aguesseau, Arnaud, Étienne Pascal, Laubespin parmi ses magistrats, et où naquirent Antoine Dubourg et Anne Dubourg, Chabrol et Barante, tous esprits doctes et sévères, Riom n’est pas dénué d’apparence, avec une voirie excellente, un tour de ville en boulevards fort agréables, des rues, des avenues bien percées, des maisons, des hôtels du meilleur air, enfin des monuments, une tour de l’Horloge, une Sainte-Chapelle, une Notre-Dame-du-Marthuret, surtout l’Église Saint-Amable,--plus notable par les souvenirs qui s’y relient que par ses architecture et sculpture! [Illustration: EN LIMAGNE.--Les «Brayaudes».] Saint Amable, natif de Riom, fut curé du lieu. [Illustration: Aux environs de Riom.] Son biographe Faydit atteste avoir été témoin de nombre de miracles dont il cite le suivant: «J’ai vu fuir les serpents; j’ai vu couler le venin du corps de ceux qui avaient été mordus, à mesure que la relique du saint passait sur leurs membres, qui en étaient tous bouffis et enflés. J’ai vu et entendu crier et hurler les démons par l’organe de ceux qu’ils possédaient, et se plaindre tout haut qu’ils étaient forcés par ce grand saint de sortir du corps de ceux qu’ils agitaient d’une étrange manière.--Un fameux opérateur et charlatan, vendeur de thériaque, se vantait que son remède était si souverain contre toute sorte de morsures de serpents, qu’il en nourrissait toujours chez lui un plein coffre, et les lâchait ensuite sur des chiens et autres vils animaux qu’on lui apportait, et même contre des pauvres malheureux, à qui, pour de l’argent, il persuadait de se laisser piquer par ses serpents et leur en donnait l’exemple sur lui-même. Un jour qu’il prétendait faire l’épreuve de son remède en présence d’une infinité de gens, il se coula dans la foule un homme qui avait dans sa poche du ruban de saint Amable, ainsi appelé parce qu’il avait touché à ses ossements sacrés. L’opérateur fut fort étonné, quand ayant ouvert son coffre, il vit qu’au lieu que, les serpents avaient accoutumé dans d’autres pays de lever la tête, de siffler et de s’élancer contre les gens qui étaient autour pour les mordre et les infecter de leur venin, ils se cachaient au contraire dans le coffre et s’allongeaient couchés les uns sur les autres comme s’ils fussent morts ou endormis. Il les fouette et les agace, pour les obliger de mordre et d’empoisonner un bras qu’il leur présente; mais bien loin de mordre personne, ils s’enfuient tous généralement, et s’allèrent cacher dans des trous et dans des lits qui étaient dans la chambre, où quelques-uns crevèrent. L’opérateur, surpris, s’écrie qu’il y a quelque enchanteur dans la compagnie: et, craignant que tous ses serpents crevassent, oblige tout le monde de sortir. Alors, l’homme qui avait le ruban de saint Amable à la main s’écria: «Voilà le thériaque qui guérit de la morsure des serpents; voilà le souverain antidote contre leur venin; voilà ce qui les fait fuir et crever...» [Illustration: RIOM.--La tour de l’Horloge.] [Illustration: RIOM.--La Sainte-Chapelle.] On comprend que les Riomois aient été attachés au culte d’Amable,--dont les ossements pouvaient communiquer une telle vertu à du simple ruban,--comme ils n’en ont point de pareil à Clermont: aussi Riom trembla-t-il souvent de se voir disputer ces pieuses reliques. On refusa de les montrer à Massillon, évêque de Clermont, de crainte qu’il ne voulût s’en emparer, à l’une de ses visites diocésaines; on sonna le tocsin... et Massillon insulté, poursuivi, houspillé, n’échappa pas sans peine aux horions, dont il reçut quelques-uns... [Illustration: EXTRÉMITÉ DE LA LIMAGNE.--Châteldon.] [Illustration: Route d’Auvergne.] M. Gomot rapporte, à propos de saint Amable, un vœu dont les origines sont inconnues, fait par la ville de Riom, d’aller à Marsat chaque année en procession, et qui s’acquittait de la manière suivante: «Les marguilliers de saint Amable faisaient couler un fil de cire dont la longueur mesurait la circonférence de la ville de Riom. Ce fil, roulé en forme de roue, était porté à la procession solennelle de saint Amable. Le dimanche suivant, les marguilliers conduisaient la roue à Marsat et la déposaient à l’entrée du bourg, sur deux grandes pierres spécialement destinées à cet usage. Le curé et les consuls de Marsat, accompagnés des bailes de la confrérie de Notre-Dame, venaient en procession pour la recevoir, et les marguilliers de saint Amable la leur remettaient «comme estant offerte au nom de la ville de Riom, pour la conservation d’icelle et à l’honneur de la sainte Vierge Marie, mère de Jésus, vénérée particulièrement en la chapelle de Notre-Dame de Marsat». Après quoi, les consuls donnaient à dîner aux marguilliers de saint Amable et à tous ceux qui avaient aidé à conduire la roue... La ville de Riom entrait pour une partie seulement dans l’acquisition de la cire de cette roue; la confrérie de saint Amable et les marguilliers y contribuaient, mais la plus grosse somme était fournie par une association fort ancienne connue sous le nom de _Confrérie de la Chandelle de Marsat_, qui devait fournir tout le luminaire de cette église... Depuis la Révolution, ce vœu a cessé d’être rempli. Néanmoins, on porte chaque année, à la procession de saint Amable, une roue de fleurs, commémorative de la roue de cire.» [Illustration: Un village dans la Limagne.] Parmi d’autres coutumes de Riom, nous rappellerons l’ostentation des funérailles: «Il n’était pas rare de voir un convoi suivi par sept ou huit cents personnes. Par une tradition pieuse, dont il serait difficile de trouver l’origine, les parents et les amis du défunt recommençaient, trois jours durant après l’enterrement, la cérémonie des funérailles; c’est ce qu’on appelait les _renombrements_. Après avoir prié sur la tombe, ils ramenaient les parents les plus proches à la maison mortuaire; là, les pleureuses poussaient des cris lamentables, pendant qu’on distribuait aux pauvres le pain et le vin. Les étrangers réfugiés dans la ville (lors de la peste de 1631), ignorants qu’ils étaient de cette coutume toute locale, prenaient les renombrements pour autant d’enterrements nouveaux, et c’était pour eux une cause d’effroi qui les décidait à partir.» On dut interdire les renombrements. [Illustration: De Châteauneuf à Chapdes-Beaufort.] [Illustration: Dans la Limagne.] De Riom, volcan vivant sous son placide aspect, où la cour d’assises, comme un cratère bouillonnant, se soulève de trimestre en trimestre, déverse, en éruptions, l’infâme lave des passions et des crimes humains, comme s’expriment les avocats généraux, nous pouvons retourner aux saines altitudes, où le vent s’épure, où il ne souffle rien des fanges et des misères terrestres! Montons au lac, au gour de Tazanat, élevé de six cent vingt-cinq mètres, avec une moyenne de soixante-quinze mètres de profondeur, dont j’emprunterai la description à Guy de Maupassant, encore: «Ces rochers bruns, bizarrement tordus, crevassaient le sol au bord de la route. On voyait à droite une montagne camarde dont le large sommet avait l’air creux et plat, on prit un chemin qui semblait entrer dedans par une entaille en triangle,... et découvrit tout à coup dans un vaste et profond cratère un lac frais et rond ainsi qu’une pièce d’argent. Les pentes rapides du mont, boisées à droite et nues à gauche, tombaient dans l’eau qu’elles entouraient d’une enceinte régulière. Et cette eau calme, plate et luisante comme un métal, reflétait les arbres d’un côté, et de l’autre la côte aride, avec une netteté si parfaite qu’on ne distinguait point les bords et qu’on voyait seulement dans cet immense entonnoir où se mirait, au centre, le ciel bleu, un trou clair et sans fond qui semblait traverser la terre percée de part en part jusqu’à l’autre firmament. La voiture ne pouvait aller plus loin. On descendit et on prit, par le côté boisé un chemin qui tournait autour du lac. Sous les arbres à mi-hauteur de la pente, cette route, où ne passaient que les bûcherons, était verte comme une prairie; et on voyait, à travers les branches, l’autre côte en face et l’eau luisante au fond de cette cuve de montagne... Lorsque le soleil fut près de disparaître, le ciel s’étant mis à flamboyer, le lac tout à coup eut l’air d’une cuve de feu; puis, après le soleil couché, l’horizon étant devenu rouge comme un brasier qui va s’éteindre, le lac eut l’air d’une cuve de sang. Et, soudain, sur la crête de colline, la lune presque pleine se leva, toute pâle dans le firmament encore clair. Puis, à mesure que les ténèbres se répandaient sur la terre, elle monta, luisante et ronde, au-dessus du cratère tout rond comme elle. Il semblait qu’elle dût se laisser choir dedans. Et, lorsqu’elle fut haut dans le ciel, le lac eut l’air d’une cuve d’argent. Alors, sur sa surface, tout le jour immobile, on vit courir des frissons tantôt lents et tantôt rapides. On eût dit que des esprits voltigeant au ras de l’eau laissaient traîner dessus d’invisibles voiles. C’étaient les gros poissons du fond, les carpes séculaires et les brochets voraces qui venaient s’ébattre au clair de la lune...» [Illustration: Le puy de Chalard et le gour de Tazanat.] Les brochets voraces, si voraces qu’avec l’aide des perches, carnivores aussi, les truites ne peuvent y vivre; tout ce que l’on y lâche d’alevins est détruit par les premiers occupants: «Des truites de deux à quatre cents grammes, très vives et bien portantes, quelques-unes provenant de la Sioule, qui avaient été mises en liberté dans le gour... on n’en a jamais trouvé que des mortes, au bord de l’eau, et jusque dans le petit ruisseau formé par le trop-plein de l’étang de Rochegune, qui se jette dans le lac et qu’elles essayent de remonter...» Désastreuse retraite des salmonides, dont la défaite s’explique aussi par la température des eaux de ce lac supérieure à 18°, qui est le chiffre extrême d’endurance pour les truites auvergnates... [Illustration: Dans la Limagne.] De Riom, nous pouvons gagner Châtel-Guyon, Combronde, Manzat, Châteauneuf-les-Bains, Ayat où naquit Desaix, qui s’amasse une clientèle de plus en plus nombreuse, pousser jusqu’à Menat et jusqu’à Evaux, dans la Creuse. Revenons. Il faudrait être Argus, être tout œil, ai-je lu dans quelque auteur, qui se désespérait de ne pouvoir embrasser d’une fois cette Limagne où tout sollicite l’attention... Je m’exclamerai de même! Enfin, si nous ne pouvons tout voir et tout dire, tâchons-y de notre mieux. Aidons-nous et l’on nous aidera. A Ennezat, la collégiale montre des fresques macabres longtemps cachées sous un badigeon, et des modillons que Mérimée ne voulut décrire qu’en latin, dans ses notes officielles. [Illustration: A CHATEAUNEUF-LES-BAINS.--Le château.] A Cébazat, type du gros bourg cossu, à vieille église et beffroi, parmi les champs et les vignes, sur la fontaine, un ours héraldique supporte un blason, les armes de la ville... A Lezoux, on a découvert des fours à poteries romaines. A Maringues, ancien grenier à sel, la mégisserie et la chamoiserie sont favorisées par les eaux de la Morge. A Montpensier, rien que le nom. A Effiat, un château, le souvenir de Cinq-Mars, fils aîné du maréchal d’Effiat, qui eut la tête tranchée avec de Thou, pour conspiration contre Richelieu. A Mozat, il reste de l’abbaye des Bénédictins une église de diverses époques, car l’abbaye n’a point touché à la splendeur sans vicissitudes; M. Gomot, qui a fait pour le monastère, dans son livre sur Mozat, ce qu’il avait accompli pour le château fort dans son histoire de Tournoël, a fixé ses dates principales depuis les VIIe et VIIIe siècles; sa fondation par Calminius, duc d’Aquitaine et comte d’Auvergne, et par Namadia, sa femme; bientôt, des invasions, des pillages; c’est alors qu’on vit, suivant Sidoine Apollinaire, «les bœufs occupés à ruminer dans les vestibules entr’ouverts, et à paître l’herbe sur les autels renversés». Après une restauration, Mozat reçoit le corps de saint Austremoine, que le roi, lors de cette translation, portait sur ses épaules, marchant tête et pieds nus. De là grandit sa prospérité, par les donations, les faveurs des rois et des papes; ruinée, réparée, tour à tour, ayant compté Antoine Duprat parmi ses supérieurs, et réduite à un seul moine en 1791. [Illustration: A CHATEAUNEUF-LES-BAINS.--Le rocher de la Vierge.] Pour Aigueperse (_aquæ spersæ?_) patrie de Michel de l’Hospital, «cet homme du néant», comme pour tout le Bourbonnais en marge de l’Auvergne, pour toute la frange de la Limagne, quel guide sûr que M. Émile Montégut: «En dépit de la riante modestie du paysage, c’est bien l’Auvergne, car voici à l’horizon le Puy de Dôme qui dresse sa tête pointue et la gigantesque bosse de son épaule. Où qu’on aille dans cette région, on ne peut l’éviter; sur la route d’Aigueperse, sur celle d’Effiat, de la terrasse du château de Randan, partout, nous l’apercevons qui semble nous faire signe d’entrer dans cette terre pittoresque dont il est le gardien. La petite ville d’Aigueperse se compose de deux lignes parallèles dont une grande route forme l’intervalle. Elle contient plusieurs choses dignes d’intérêt.» Et M. Montégut admire la Sainte-Chapelle, l’église Notre-Dame, un groupe de pierre de la Sainte Famille mutilé, un groupe de bois sculpté de XVIe siècle, une scène de la Passion, à propos de laquelle l’écrivain place cette remarque que les œuvres des artistes locaux, faites pour les localités, peuvent aider singulièrement «à constater les théories de la science, soit sur la persistance, soit sur la fluidité des races... Ces œuvres nous disent que, depuis des siècles, les types des diverses provinces n’ont subi aucune modification aussi petite qu’elle soit». [Illustration: AYAT.--Le monument de Desaix.] Et, à l’appui de sa thèse, notre perspicace cicerone nous indique, dans cette sculpture d’il y a quatre siècles, un riche bourgeois ou une sorte d’échevin de Jérusalem, portrait frappant de M. Rouher,--qui est de Riom. M. Montégut, si nous continuions à le suivre, nous ferait stationner trop longuement devant le Martyre de saint Sébastien de Mantegna, une Nativité de Benedetto Ghirlandajo, dans la disposition de laquelle quelque chose «le toucha comme une dureté et l’émut presque jusqu’aux larmes...» [Illustration: A Cébazat.] L’artiste, aux côtés de la Sainte Famille a peint des escouades d’anges, en _vrais petits gentilshommes du ciel_, tandis que les pauvres bergers, les acteurs principaux, cependant, sont séparés de la crèche par une muraille «comme des manants regardent en dehors d’une palissade ou d’une grille une fête qui ne se donne pas pour eux... Voilà bien l’image du spectacle que dut présenter l’Église à la fin du moyen âge, quand, étriquée par le cours des longs siècles de son origine populaire, elle s’était alliée à tout ce que le monde renfermait de grand et d’illustre, et que les petits regardaient passer avec curiosité des pompes auxquelles ils ne se mêlaient pas...» [Illustration: CÉBAZAT.--Le beffroi.] Ces considérations ont prolongé leur mélancolie en moi bien après que je les avais lues, vers le château de Randan; successivement propriété des familles de Polignac, de La Rochefoucauld, du duc de Choiseul-Praslin, de Mme Adélaïde, finalement du duc de Montpensier, qui possède de pantagruéliques cuisines, aux offices savamment divisés de façon que les travaux culinaires s’exécutent à la perfection, «de manière que les émanations contraires et ennemies ne puissent se mêler et altérer la saveur propre à chacune». [Illustration: CÉBAZAT.--L’église et la fontaine.] C’est à ces cuisines des châteaux, aussi, pauvres bergers et laboureurs, écartés par le peintre de la crèche de Jésus sur le tableau de la Nativité d’Aigueperse, c’est à ces cuisines qu’allait tout le suc de la Limagne..., jusqu’au jour, et aux _Grands Jours_, où Richelieu, où Louis XIV, où la royauté trancha les tours orgueilleuses, rasa les insolents donjons, décapita cette noblesse d’Auvergne qui souriait des courtes origines des descendants des Francs, des Normands, des Wisigoths, des Bourguignons, elle qui remontait à une antiquité autrement lointaine: «Là, disait l’intendant d’Ormesson au duc de Bourgogne, on ne trouve que des origines gauloises ou romaines; et la plupart des maisons anciennes justifient leur antiquité par ceux des premiers évêques de l’Église auvergnate qui en sont sortis et dont la parenté leur a donné, comme aux Langheac, le privilège d’être inhumés aux pieds du Saint, de porter sa crosse aux jours de solennité...» [Illustration: Dans la Limagne.] Cette noblesse, à peu près inexpugnable dans ses châteaux forts, dans ses aires inaccessibles, s’était chargée de toutes les tyrannies, de toutes les atrocités, de toutes les violences, de toutes les usurpations, de tous les assassinats: les Mémoires des Grands Jours sont le répertoire de tous les crimes; l’alarme fut générale; on n’attendit même pas l’instruction: «Toute la noblesse était en fuite, et il ne restait pas un gentilhomme qui ne se fût examiné, qui n’eût repassé tous les mauvais endroits de sa vie, et qui ne tâchât de réparer le tort qu’il pouvait avoir fait à ses sujets, pour arrêter les plaintes qu’on pouvait faire...» Dans les six mois que dura le tribunal, douze mille plaintes furent portées aux magistrats: «Ils n’étaient pas assemblés un moment qu’il n’en coûtât la vie à quelque criminel, et ils ne disaient pas un mot qui ne fût un arrêt contre quelque fugitif.» Les condamnations de Canillac, d’Espinchal, de ce Montboissier de Pont-du-Château, qui entretenait douze scélérats, «qu’il appelait ses _douze apôtres_, et qui catéchisaient, avec l’épée ou le bâton, ceux qui étaient rebelles à sa loi...», vinrent rassurer les campagnes gémissantes sous ces terribles jougs; c’en était fini de tous les sanglants arbitraires où les grands seigneurs n’étaient pas seuls à redouter, où le moindre châtelain ne savait pas de moyen plus sûr de s’égaler à ces glorieux exemples que l’abus de pouvoir, l’oppression des plus faibles; tout ce que n’avait pas rasé Richelieu en 1634 le fut par Louis XIV. La plupart, forteresses ou simples manoirs étaient indestructibles autrement que par la mine: il fallut les faire sauter... [Illustration: Le Château de Randan.] [Illustration: Les faneurs.] Au retour de ce Randan aux cuisines prodigieuses, aux casseroles, poêles et marmites où faire sauter, frire et bouillir tous les fruits et les légumes, tout le poil et la plume de la Limagne, je me souviens de la cuve géante de Tournoël, un baril de pierre de milliers d’hectolitres, capable, lui, de contenir le meilleur d’une récolte... Tournoël dont la carcasse romantique se décharne au haut de l’horizon, là-bas... [Illustration: Les ruines de Tournoël.] «Les chroniques de Tournoël, écrit M. Hippolyte Gomot, résument autant dans la moralité que dans la matérialité des faits qui les constituent, l’histoire de cette féodalité fanatique, licencieuse, brutale, qui tint durant près de huit siècles la France asservie. Il suffit de les lire pour comprendre tout ce que le cœur de l’homme renferme de résignation dans la misère, tout ce que son corps courbé, meurtri sous les servitudes de la glèbe peut supporter d’injustices et de douleurs... Tournoël, placé à l’extrémité septentrionale de la province, occupait une situation exceptionnelle, puisqu’il était situé «près le chemin qui menait de France et sur celui qui venait de Poitou et Limouzin... On voit encore au centre même de ses ruines les débris de la citadelle primitive qui servit à protéger ce côté de la Limagne soit contre les invasions de barbares étrangers, soit contre les ravageurs féodaux, les routiers, les malandrins, plus barbares encore. Cette forteresse royale augmentée, fortifiée selon les exigences des époques successives passa des souverains aux comtes, de ceux-ci à de puissantes maisons seigneuriales originaires de Limousin, du Lyonnais, de la haute Auvergne pour finir par une dégénérescence continue, quelques années avant la Révolution de 1789, en simple fief bourgeoisement vendu pour la valeur de ses prés, de ses champs et de ses maigres redevances... Des évêques traîtreusement fait prisonniers,--des abbayes, des églises, des bourgades assiégées, pillées,--des tombes profanées,--des vassaux odieusement opprimés,--des châtelains nuitamment surpris, leur demeure saccagée, eux-mêmes chassés, et leurs enfants couverts d’outrages;--la débauche installée au château,--les familles voisines contraintes à s’exiler en grande hâte pour éviter d’implacables vengeances... rien n’y manque.» [Illustration: TOURNOËL. Vue intérieure des ruines.] Dans la série des héritiers ou héritières de Tournoël voici, vers 1500, Catherine de Talaru, veuve à vingt ans: «Riom, la ville voisine, possédait alors une société des plus brillantes, Pierre de Bourbon, duc d’Auvergne, époux d’Anne de France, y tenait souvent sa cour. C’était la grande époque de la cité ducale. Pierre de Bourbon y attirait tous les seigneurs de la province et leur offrait des tournois, des joutes, des fêtes splendides. Catherine de Talaru s’y montra dans tout l’éclat de sa beauté, et lorsqu’elle jugea à propos de transporter à Tournoël ces habitudes mondaines, elle n’eut pas de peine à y attirer toute la jeunesse de la ville et de la contrée. A ce moment-là, au château, on ne rêvait que chasses et festins. Les jeux, les danses s’y suivaient sans interruption. Pour égayer sa galante compagnie, la châtelaine, dont les revenus avaient peine à suffire à ce nouveau genre de vie, faisait venir et entretenait auprès d’elle, dans une familiarité choquante, des musiciens, des histrions, des baladins et autres gens de cette sorte...» [Illustration: Attendant le train.] C’est pour ces déportements que Catherine Talaru est chassée par suite d’un jugement du bailliage de Montferrand: l’enquête la qualifie de Circé, de Mélusine, de magicienne, de charmeresse et de sorcière... [Illustration: L’Allier à sa sortie de la Limagne.] Vers 1645, voici Charles de Montvallat, que sa femme battait: «Je ne sais pas quel est le sujet de leur mauvais ménage, dit Fléchier; quelques-uns l’attribuent à la mauvaise humeur de Madame; les autres à quelques petites passions de Monsieur pour quelques filles de son voisinage.» M. Gomot ajoute: «Montvallat avait de nombreux bâtards. Il les faisait élever au château, et dès qu’ils avaient atteint l’âge de quinze ans, on les employait à la garde des domaines ou à des fonctions domestiques. On les qualifiait de _bâtards de Tournoël_, et l’un d’eux portait le titre de _chef des bâtards_, dignité étrange à laquelle étaient conférés certains privilèges.» Exigeant des nouvelles mariées le droit de noces, «qu’autrefois l’on n’appelait pas si honnêtement», il n’y renonçait que contre de forts tributs pécuniaires, «et il en coûtait bien souvent la moitié de la dot de la mariée». C’était sa méthode, d’ailleurs, de faire argent de tout. «Comme il avait la justice, dans ses terres, sur ses sujets, il trouva moyen de s’en servir pour ses injustices et de profiter de leurs crimes. S’il arrivait que quelqu’un fût accusé d’assassinat, il lui promettait sûreté en justice, à condition qu’il lui ferait une obligation de telle somme; si quelque autre avait entrepris sur l’honnêteté d’une de ses sujettes, il faisait brûler les informations, sur une obligation qu’on lui donnait, et vendait ainsi l’impunité à tous les coupables. Ainsi rien ne lui était plus inutile dans ses terres qu’un homme de bien.» Charles de Montvallat fut dépossédé de son droit de justice et condamné à l’amende... [Illustration: ENTRE CHATEAUNEUF ET MENAT. Ruines de Château-Rocher.] Après les Grands Jours, il éclata bien quelques scandales encore à Tournoël, les vilains eurent bien à subir encore parfois de durs traitements, et des querelles sanglantes se poursuivirent entre les châtelains de Tournoël et de Bosredon; tout de même une époque s’éteignait, et le manoir en ruine allait, par devant notaire, devenir la propriété du jurisconsulte Chabrol. [Illustration: En Limagne.] Ce soir, c’est comme une énorme mâchoire saignante du couchant... Souvent nos châteaux démembrés affectent une telle forme, épouvantable, comme des squelettes de fossiles... avec ces sanguinaires dents de basalte que les édits royaux, puis la Révolution ont creusées et cariées à jamais. Tout cela ne mord plus. [Illustration: Pendant les vendanges.] Tournoël! Si le laboureur, si le vigneron, maître dans sa _tonne_, enguirlandée de pampres, n’ont plus à redouter l’insatiable appétit de l’ogre féodal, tant de siècles nourri et abreuvé par eux, qui fonçait soudain aux simples fringales de ses mâchoires désormais à vide, il leur reste, par ailleurs, assez d’impôts pour remplacer la dîme, les aydes et gabelles, et la taille, assez de sujets de craindre, de toutes sortes: en 1690, ce sont des nuées de chenilles qui s’abattent: «Pour s’en débarrasser, on ne trouve rien de mieux que d’avoir recours à l’exorcisme, comme s’il s’agissait de véritables démons. Les habitants présentèrent dans ce but une requête à l’évêque de Clermont. L’official du diocèse, Claude Burin, rendit une ordonnance qui confiait au curé de Sainte-Martine de Pont-du-Château le soin d’exorciser les chenilles. On instruisit un procès en règle contre l’insecte malfaisant. Un magistrat du pays, nommé Gabriel Aymard, choisi comme curateur, fut chargé de faire sortir les susdites chenilles du territoire de Pont-du-Château, et de les conduire sur un point éloigné dit des Fourches, où leurs ravages étaient moins à craindre. Nous ignorons si les chenilles obéirent à cet ordre d’expulsion, mais l’arrêt fut enregistré.» Et ni l’orage et la foudre incendiaire, ni les vents et les gelées n’ont cessé; ni la grêle, une grêle fréquente qui a tant de grosseur, et à laquelle le vent ajoute une telle force que «les jeunes veaux en sont tués et leurs mères blessées ou meurtries. Si elle ne blesse point celles-ci, souvent par une sorte de déchirure elle leur emporte le poil, et alors ces animaux perdent leur toison pour quelque temps...» Comme l’on comprend que le narrateur, devant le désastre auquel il est présent..., la grêle étant tombée d’un demi-pied d’épaisseur... partout les vignobles jonchés de feuilles déchiquetées, de grappes coupées, de raisins arrachés et fendus, les ceps pendants... offrant l’état de délabrement et de nudité où il les voit à Sayat, en 1787, ne puisse retenir des pleurs! Hélas! à ces antiques alarmes naturelles, à l’aigre _bisou_ d’automne qui donne la _brande_ aux vignes, il faut aujourd’hui ajouter la terreur d’autres terreurs encore; voici que le phylloxera attaque le département, et sur cent soixante communes productrices de vin, il en a déjà gagné soixante-six! [Illustration: EN LIMAGNE.--Le «Bousset».] [Illustration: ROYAT.] CHAPITRE IV L’Auvergne en rose; Royat; Châtel-Guyon; la Mecque des goutteux; Notre-Dame des obèses; les rivales d’Ems et de Carlsbad; les miracles de la science. [Illustration] L’Auvergne n’est pas toute de lave noire ou fauve, de cimes pelées, de précipices aux obscurs ruisseaux, de ruines sourcilleuses, hantées des sabbats du vent, de la pluie, de la neige; l’Auvergne n’est pas toute de burons délabrés, de villages taciturnes, de villes mortes, de cités de basalte pareilles à des sépulcres; l’Auvergne, parmi ses violents paysages, réserve d’imprévus séjours clairs et roses, de douces et accueillantes stations d’été, consacrées par la science et par la mode, ses _eaux_, fameuses de toute antiquité la plupart, où, du printemps à l’automne, affluent les visiteurs, de France, de l’étranger: entre autres Royat, Châtel-Guyon, la Bourboule, le Mont-Dore, etc., etc. [Illustration: A ROYAT.--L’établissement thermal.] Mais surtout Royat, Châtel-Guyon,--aux portes de Clermont et de Riom,--l’une avec le chemin de fer, l’autre à proximité,--attirent et retiennent; par leurs sites plus cléments, au seuil de la Limagne et des monts, que ceux des stations voisines, la saison s’y prolonge davantage; leur installation, au point de vue médical, est en rapport avec les dernières découvertes, appropriée aux progrès les plus récents; et, pour le reste, c’est tout le confort, les facilités, les agréments de la vie mondaine; on ne se croirait point ici ni là dans un caravansérail de maladies, de douleurs, mais à quelque gala sans trêve, à un rendez-vous de la joie et du plaisir autour des établissements, des bains, des buvettes, parmi les musiques, les jeux, les spectacles, où le traitement se confond dans le mouvement de la plus brillante villégiature; toute cette souffrance avide de santé, qui se reprend à espérer, ne se discerne pas, éparse dans la foule, aux parcs, aux hôtels, aux terrasses, aux casinos, sur les routes d’excursions, sur les bords de la Tiretaine, où s’élève Royat, et les rives du Sardon, qui baigne Châtel-Guyon. La confiance et la foi sont dans les plus sceptiques: les arrivants, convaincus par les partants, qui étaient venus las, exténués, objectant aux conseils de leurs docteurs de tristes «A quoi bon»? et s’en retournent ragaillardis, soulagés, allègres, sinon guéris! Dans «les foisons de religions» qu’il voit en plusieurs endroits du monde et dans tous les temps, Pascal se lamente de ne pas trouver celle qui saurait lui plaire... [Illustration: ROYAT. Le parc et le viaduc.] Pour le bien et le salut du corps, les malades ne sont embarrassés que du choix avec Royat et Châtel-Guyon: autant de divinités que de sources, autant de sources, presque, que de maladies de l’estomac, des intestins, des appareils respiratoires, du foie, de la peau, de tous les organes, de toute l’économie; des divinités efficaces, qui ne demeurent pas sourdes à l’appel et à la prière des fidèles; des divinités longtemps perdues, comme le dieu Lug, du Puy-de-Dôme; mais, lui, n’a pas eu son culte restauré, tandis que, contre ou sur les anciens thermes romains de Royat et de Châtel-Guyon, on a rétabli ou créé buvettes, baignoires, piscines; et la nature a recommencé de guérir aujourd’hui indifféremment les chrétiens et les athées, comme elle fit des païens jadis. Miracles de la science qui n’exigent de l’homme que quelques semaines de faciles remèdes, dans des décors enchantés, l’exactitude à boire le verre d’eau ou à se mettre sous le jet ordonnés. Miracles qui se répètent pour les incrédules autant que pour les croyants: aussi avec quelle ferveur s’acheminent les pèlerins vers la source Gubler, cette Notre-Dame des obèses, ou vers la fontaine Saint-Mart, cette Mecque des goutteux! Le chemin de fer aboutit à Royat même, ce qui n’est pas indifférent pour les malades, plus soucieux du confort de l’express que curieux du pittoresque des diligences. On vient aussi par Clermont, en quelques minutes, par la route qui traverse Chamalières, où monte un tramway électrique, entre les boutiques de pâtes d’Auvergne, de bonbons, de fruits confits, dont l’air est tout saturé, puis entre de magnifiques jardins, de fastueux champs de roses, et ce n’est plus que coquets chalets, maisons fleuries, hôtels luxueux ou pensions de famille dans les feuillages, dans le creux et sur les flancs de la gorge, qui se resserre et se ferme tout à fait avec, dans ses falbalas verts, comme agrafes et boucles à la ceinture, juste au milieu, son église-forteresse, une église du Xe ou XIe siècle, surmontée de mâchicoulis, où les hommes d’armes seraient à leur place autant que le prêtre; de là, du vieux village, de la hauteur, la vue de ces massifs de frondaisons d’où pointent des tourelles, où s’allongent des toits coquets, la vue de cette végétation épaisse, que perce encore la lave rouge,--Royat, Rubiacum,--par endroits, la rumeur des eaux qui se joignent, courent dans la Tiretaine, ruisseaux de Fontanat et sources de la Grotte, sept sources, comme le Nil, jaillissant à travers les laves, au-dessus d’un lavoir, tout cela demeure inoubliable, en souvenirs de grâce, de fraîcheur, de riantes délices! [Illustration: L’église-forteresse de Royat.] Royat, où les élégantes les plus élégantes ne peuvent lutter contre la montagne aux mille robes de lumière et d’ombre, aux parures toujours inédites, aux broderies et aux dentelles de nuages, qu’elle quitte aussitôt pour en reprendre d’autres, jamais les mêmes! Et, pourtant, elles en font de la toilette, nos élégantes! Pour rien, et pour l’hôtel, et pour la buvette, et pour la marche, et les ascensions, et la bicyclette, et le cheval, et le parc, concerts et petits-chevaux, et le crocket et le tennis, et le théâtre et la ville, et la table et le bal; j’en passe! [Illustration: A ROYAT.--Sur la place de l’église.] Du grand hôtel Servant, à l’entrée de Royat, d’où le regard s’étend jusqu’à l’horizon sur la Limagne, jusqu’aux marronniers de la Belle-Meunière, aux bosquets posés sur l’entaille la plus étroite de la vallée, où la Tiretaine a dû user la pierre de ses eaux comme de «limes errantes», dans ce «théâtre de beautés et d’horreurs», s’est édifiée la rivale d’Ems, qui se targue de cures illustres, depuis le passage de la famille impériale, avant la guerre, jusqu’à celui du prince de Galles; aussi n’est-il guère d’hôtel qui n’ait logé d’hôtes un peu royaux; chaque année, le parc est la promenade de quelque altesse; plus d’une de ces chaises, qui portent à sa cabine baigneur ou baigneuse, contient une célébrité du pouvoir, un tyran de la finance, une gloire des lettres ou des arts, une lumière de la science, une renommée du chant ou de la danse, quelque souveraine de la beauté et de la mode. Ah! la Tiretaine n’a point à fournir un long trajet pour faire ses débuts dans le monde: une centaine de mètres, et la voici qui peut, du lever au coucher, suivre l’existence des majestés nomades, depuis l’hydrothérapie matinale jusqu’aux soirées du cercle et du casino; la toilette nouvelle, la pièce en vogue, tout de suite la Tiretaine est renseignée. Courte et bonne, sans doute, ce doit être la devise de la rivière, blasée, si précocement: longue et bonne, plutôt, semble le vœu de tous ces fidèles de la source Eugénie, de la source Saint-Victor, de la source César, qui viennent à ces Jouvence et à ces Léthé d’Auvergne boire la vigueur et la santé ou puiser l’oubli. Sous les sublimes châtaigniers de Fontanat, dans la paix bienfaisante et le surhumain silence des arbres, quelle cure d’âme aussi peuvent faire ceux qu’importuneraient l’atmosphère légère, la griserie frivole de Royat toujours en fête, toujours en réjouissance, pressée de cueillir l’heure et la minute... «Hélas! déplore Legrand d’Aussy à la fin du siècle dernier, si cette belle fontaine, avec sa grotte et tout ce qui l’entoure, avait existé dans la patrie des Anacréon, des Tibulle et des Horace, avec quel enthousiasme ils l’eussent célébrée! Aujourd’hui son nom serait immortel; et, nous, en lisant leurs descriptions enchanteresses, nous partagerions leurs transports. Dans ce lieu, où nous autres nous ne voyons qu’une source et de la lave, leur riante mythologie eût vu une nymphe jeune et belle, qui, poursuivie par l’affreux Pluton, ne lui aurait fait éprouver que des rigueurs. Pour se venger, le dieu irrité aurait entr’ouvert les enfers et l’eût ensevelie sous un de ses fleuves enflammés. Longtemps l’immortelle infortunée aurait gémi dans sa prison. Mais le jeune dieu de Fontanat avait été sensible à ses attraits ainsi qu’à ses malheurs. Sous la forme d’un torrent, il était venu briser les voûtes infernales de son cachot. Devenue libre, la nymphe avait cédé à tant d’ardeur, et aujourd’hui, unie à son amant, ils vont ensemble porter le tribut de leurs eaux au vieil Océan, leur souverain.» [Illustration: Dans la grotte de Royat.] Ce que n’ont point fait les poètes, les médecins l’ont fait, et la simple analyse des eaux, leur distribution en bains, en gargarismes ou en boissons, la création de thermes modèles ont profité à Royat plus que n’auraient pu toutes les odes des anciens et des modernes. De même pour Châtel-Guyon, aujourd’hui concurrente de Marienbad, de Carlsbad, de Kissingen! [Illustration: Sur la route de Fontanat.] Les poètes ne l’ont point chantée, non plus. Et c’est aussi de par la Faculté que la voici renommée, riche et prospère. Pourtant, elle était bien ignorée, lorsque, comme à Royat, s’y rendait Legrand d’Aussy. Châtel-Guyon ne possédait même plus du château édifié au XIIe siècle par le comte d’Auvergne Guy II (castrum Gudonis) que l’emplacement,--à présent le Calvaire; rien qu’une baignoire «que les gens de bien s’étaient pratiquée dans la roche même». Mais dans ce canton, «où tout est eau minérale», il existait d’autres sources. [Illustration: A Fontanat.] Leur locataire, «voulant que la sienne fût la seule qui subsistât, a tout fait pour détruire l’autre. Il a poussé la malice, dit-on, jusqu’à tenter d’en fermer la sortie, en y enfonçant un coin de fer; le coin a été rejeté, et le jet subsiste toujours». En une moitié de siècle, Châtel-Guyon, avec ses sources Deval, du Sopinet, du Sardon, Gubler, Duclos, son établissement Brosson, repris par une compagnie, et augmenté et aménagé pour la plus aristocratique clientèle, pour les dyspepsies et les diabètes à particules, et les obésités à couronnes, Châtel-Guyon triomphe, et de son animation croissante doit bien déranger le calme sommeil de Riom, à quelques kilomètres, Riom la Belle-Endormie: Châtel-Guyon, c’est la Belle-Éveillée; ce qui advint à la Tiretaine, le Sardon l’éprouve pareillement; à peine né, il peut savoir tout de la vie, par ce chemin dans le parc, où, chaque saison, s’assemble une société d’élite; la Tiretaine et le Sardon, en tombant dans l’Allier, doivent avoir de quoi émerveiller tant de ruisseaux mal dégrossis en de rugueux parcours... [Illustration: CHATEL-GUYON.--Vue générale prise du Calvaire.] Royat, Châtel-Guyon, ce sont les deux centres d’où, tout l’été, partent les caravanes pour la Limagne ou les montagnes, tant de ruines, de sites, de sommets attrayants, du village dans les vignes de la plaine jusqu’aux cimes égueulées des volcans; ainsi le traitement n’est pas dénué de charme; heureux les malades fortunés que l’on expédie à ces eaux et soumet à cet agréable régime: ceux qui ne guérissent pas, d’abord, ne doivent pas envisager tristement la perspective d’avoir à revenir; et les autres ne sont pas effrayés à la pensée des rechutes! [Illustration: CHATEL-GUYON.--Dans l’établissement thermal.] Pour les biens portants, n’est-ce pas à souhaiter d’être malades! [Illustration: CHATEL-GUYON.--Vue prise au-dessus du parc.] Châtel-Guyon, Royat, villes d’été, fraîches, claires et roses, gaies et pimpantes, parées et sonores, à côté de Clermont, de Riom, au pied du Puy de Dôme et de la chaîne des Puys, Royat, Châtel-Guyon, pour être en Auvergne, ne sont pas toute l’Auvergne pourtant, comme l’imaginent trop vite ceux qui n’allèrent que jusque-là, s’engourdirent dans la mollesse de ces retraites aimables, ne virent pas plus avant; il faut s’éloigner, monter plus haut, plus haut encore... [Illustration: Au marché de Royat.] [Illustration: SUR LA DUROLLE.--Le moulin d’une coutellerie.] CHAPITRE V Thiers.--La Durolle en grève.--Les coutelleries; les chiens-chaufferettes.--L’usine des Charbonniers.--Le papier timbré.--Vulcain et Vénus.--Fin du supplice de la Durolle. [Illustration] J’imagine que la Durolle, naïve comme le ruisseau qui vient de naître, ne se doute guère à la source de l’Hermitage, vers Noirétable, d’où descend aussi le Lignon, auquel le chevalier d’Urfé a prêté dans l’Astrée un cours si tendre et propice à l’amour, j’imagine que la Durolle ne se doute pas de la dangereuse aventure où elle se presse si follement. [Illustration: Les gorges de la Durolle en été.] Non, elle ne se doute pas (sans quoi elle ne se mettrait point en route) qu’elle sera tout à l’heure, à quelques lieues de là, condamnée aux pires travaux forcés, l’innocente Durolle! condamnée à faire mouvoir sans trêve tant de machines des usines de Thiers, à mener cette existence de galère, à jouer ce rôle un peu humiliant de cheval aveugle, de bête de rebut, elle, la gentille rivière qui ne rêvait probablement que d’accomplir une douce et légère destinée d’eau, refléter du ciel, des nuages, des arbres, des oiseaux, en paressant par les vallons, dégringolant par les rochers, vers la Dore où elle devrait arriver toute fraîche, sans encombres, à peine essoufflée d’une si courte promenade, où elle ne parvient que déchirée, meurtrie de tant de luttes contre tous les pièges, les barrages, les écluses d’où elle ne s’évade que par le plus formidable labeur! [Illustration: Les gorges de la Durolle en hiver.] Pourtant, si un ruisselet devait se croire à l’abri de tant de péripéties, c’était bien la Durolle, au fond de ces gorges du Besset, qu’elle entaille pour couler! Certes, elle pouvait espérer que nul ne viendrait la surprendre et la traquer là. Tout de même, ces pentes scabreuses où pouvaient hésiter la témérité des pêcheurs et des chasseurs et le caprice des chèvres, le génie industrieux des hommes ne s’en est pas effarouché, pour se poster périlleusement, s’embusquer à tous les coudes, à toutes les chutes, à toutes les cascades, et saute, saute Durolle, il faut pour franchir l’obstacle dressé faire mouvoir les palettes, et tourner des roues et des roues!... Dans cette déchirure du ravin, où se rue et bondit le torrent, comme un jeune taureau fou, en maintes places, il n’a pas été possible d’établir les bâtiments entre la muraille rocheuse et le courant; il a fallu enchâsser dans les flancs excavés de la montagne les usines qui, d’autre part, sont au niveau des chutes, empiètent sur la Durolle... [Illustration: A THIERS.--Dans une coutellerie.] Toute une ville, des centaines d’ateliers, s’est ainsi accrochée, cramponnée à la raide falaise où les rues sont des escaliers taillés dans la pierre, droits comme des échelles, tout un chaos de toits de bois noirs, de hangars, de passerelles où parmi les épaisses fumées, les rouges forges, dans le vacarme de fer des martinets et des enclumes, grouille une double population aux allures tout à fait contrastantes, les couteliers avec leurs masques de suie et de limaille, les papetiers, blancs comme la feuille où je vais écrire, lorsque celle-ci sera remplie--et elle ne l’est pas encore! [Illustration: La fabrique de papier timbré.] Deux métiers où il faut des mains habiles pour jouer, comme dit George Sand, dans son roman de la _Ville Noire_, dont le héros, humble journalier, porte le fracassant et romantique surnom de Sept-Épées, deux métiers où il faut des mains habiles «pour jouer avec ce qu’il y a de plus résistant comme avec ce qu’il y a de plus souple et de plus mou, l’acier trempé et la pâte claire». Le hasard a voulu qu’aujourd’hui je ne visse guère ni les uns ni les autres jouer avec ceci ou avec cela. L’été, par la canicule forcenée, avait tari la rivière, qui n’était plus que des flaques indolentes, léthargiques, bien incapables de faire remuer même un grain de gravier. [Illustration: Au marché de Thiers.] C’était la Durolle en grève--et le chômage pour tous. De temps à autre, on signalait, dans ce lit desséché, une mince recrudescence, une reprise de travail,--et quelques groupes, dans ces fabriques favorisées, au repos depuis des heures, s’empressaient de saisir l’eau neuve, précieusement captée. On m’avait averti, d’ailleurs: «Pas d’eau, vous ne verrez rien; l’eau c’est la vie d’ici.» Et, en effet, Thiers, d’habitude tumultueuse fournaise assourdissant de martèlements et de crissements, aveuglant d’étincelles, de lueurs, de feux qui retentissent, éclatent par les fenêtres, les soupiraux, les porches, les voûtes de ces fantastiques maisons, mi-souterrains et mi-bateaux, s’enfonçant dans le roc d’un côté et de l’autre suspendues sur l’eau, Thiers, ce jour-là, se taisait, morose, accablé comme par une épidémie, sous le coup du désastre. Dans les coutelleries, nous traversions des salles vides, où, çà et là, les équipes diminuées allaient et venaient, désœuvrées, dans l’attente de l’eau... [Illustration: Un coin de Thiers vu du pont Saint-Jean.] Les chiens, inoccupés, tirant la langue, erraient par les escaliers, rappelant ces chiens qui, dans je ne sais quelle ville maussade, semblent supplier le voyageur de leur donner du pied au derrière pour les désennuyer... Ces chiens paraissaient bien embarrassés de tuer leurs loisirs, et, sans doute, les vacances leur pesaient; le métier d’édredon, à quoi ils sont d’ordinaire assujettis, venant à leur manquer, ils ne se trouvent guère capables d’un autre mode d’activité; car ces chiens servent de chaufferettes vivantes aux polisseuses, tout le jour allongées sur le ventre, tête plus bas que les pieds, et cela, aux étages inférieurs, les plus humides,--les caves des fabriques; or nous n’en aperçûmes, de ces polisseuses, que quelques-unes, étendues, horizontales, sur leurs planches, ayant, d’ailleurs, donné congé à ces auxiliaires inutiles en travers de leurs mollets, par ce soleil torride, cette Durolle aux gouttes qui devaient bouillir; ah! il n’y avait pas à redouter les vapeurs froides du fond de la vallée! [Illustration: Thiers vu du pont de Seychalles.] Ce n’est que par brefs instants, aussi, que nous pûmes admirer les prodigieux feux d’artifices que tirent les raiguiseurs, avec ces myriades d’étincelles des lames râclées sur les meules, ces myriades de moucherons lumineux, de libellules de flammes au long de la rivière... Mais on ne façonne point que le fer «résistant», couteaux de table, couteaux fermants, couteaux de cuisine, couperets, canifs, ciseaux, rasoirs, navajas des Catalans, lames de Tolède, poignards mexicains, à Thiers,--d’où paraît-il, sortait l’arme de Caserio, qui tua le président Carnot; là se fabrique le papier timbré, par lequel s’assassinent tant de millions de citoyens; ce qu’il y a de plus «résistant» n’est pas ce qu’il y a de plus meurtrier! [Illustration: Sur la route du Moutier.] L’Usine des Charbonniers,--dénomination ironique, probablement, de la fabrique dirigée par M. G. Maillet, car c’est un bâtiment à l’aspect plutôt de blanchisserie modèle, l’Usine des Charbonniers, la claire papeterie! [Illustration: Au marché de Thiers.] [Illustration: En route pour le puy de Montoncel.] Thiers, la première en France, aurait fabriqué du papier, innovation rapportée des croisades. D’Auvergne sont sortis les papetiers du Limousin, de l’Angoumois, du Vivarais,--et ces chiffonniers, les _péliaraux_ (à cause des _peilles_ qu’ils ramassaient), que l’on retrouve encore dans le département. Ce que l’on rencontre moins, ce sont des ouvriers pour le papier à la cuve, confectionné à la main,--tel qu’il se fait encore ici... aujourd’hui que le papier à la mécanique se vend surtout, le bon marché primant la qualité. «Il n’était pas facile de devenir un bon ouvrier, il fallait certain apprentissage, se faire la main. L’habileté de l’ouvrier diminuait et laissait à désirer lorsque les infirmités ou l’âge raidissaient ses bras, leur faisaient perdre leur souplesse. La feuille de papier faite, le premier ouvrier passait la forme à un autre appelé coucheur (porte-coucheur) et prenait une autre forme qui lui était renvoyée pour répéter la première opération; le coucheur se dénommait ainsi parce qu’il couchait la forme sur un feutre à longs poils qui retenait la matière première et la détachait de la forme, qu’il rendait immédiatement à l’ouvreur; il remettait un autre feutre sur la feuille première et en couchait une autre par-dessus, et ainsi de suite, jusqu’au moment où les feutres atteignaient la hauteur de ceinture d’homme, ce qui s’appelait une porse; la porse était composée de plusieurs quets suivant la grandeur du papier, dix quets de vingt-six feuilles pour le papier couronne. La pile ainsi formée était placée sous une presse fortement serrée au moyen d’un tour pour égoutter les feutres ou flotres, on les appelait ainsi vulgairement. Ces feutres avaient besoin d’être souvent dégraissés. Un troisième ouvrier, appelé leveur, détachait une à une toutes les feuilles de ces feutres rendus disponibles pour le coucheur; les feuilles réunies étaient relevées encore plusieurs fois, mises sur des planches en bois ou en cuivre et pressées à nouveau pour en rendre la surface plus unie; des femmes étaient chargées de ce soin. Le papier était ensuite séché, puis collé à la colle animale, espèce de vernis étendu sur les feuilles. Une température douce était nécessaire pour cette opération; la gelée, le soleil, le vent du midi séchaient trop vite la colle et la laissaient disparaître. Un ouvrier appelé sallereau ou sallarau montait la colle et collait ensuite chaque feuille. _Monter la colle_, c’était faire bouillir dans une grande chaudière en cuivre pleine d’eau des tripes de colle, oreilles, jarrets, pieds et autres débris cartilagineux du mouton, en y joignant une dose proportionnée d’alun bien pilé. Lorsque la colle était préparée, il trempait dans des chaudières en cuivre de moindre dimension remplies de cette colle tiède les feuilles de papier, de manière à ce que chaque feuille fût imprégnée; il prenait une poignée de papier, faisait ouvrir toutes les feuilles en les resserrant du côté opposé, et chaque feuille se trouvait ainsi suffisamment baignée et imbibée. Il fallait une grande habitude pour bien coller; le même ouvrier était toujours employé à ce travail. Les feuilles étaient ensuite portées à l’étendoir et placées par les soins des femmes, à l’aide d’un instrument en bois en forme de croix appelé _ferlet_, et une par une, sur des cordes tendues, pour y sécher lentement. Les ouvertures de l’étendoir restaient fermées pour éviter les ardeurs du soleil, la fraîcheur du matin ou l’action d’un vent de midi trop chaud, ce qui faisait des brûlées de colle, en entassant la colle par plaques. Ces soins sont indispensables pour le papier qui se fait à la cuve. Les fabricants de papier mécanique ont besoin de moins de précaution; ils collent avec la résine ou galipot, emploient la fécule, blanchissent avec le chlore, font du papier peu solide avec toutes sortes de matières et, pour lui donner du poids, ajoutent du kaolin ou de la poudre de baryte. On vend partout aujourd’hui du papier à la mécanique: il est blanc, bien uni, il se coupe facilement, il est rare d’en trouver du très bon. Les ouvriers de la ville d’Ambert, comme ceux de Thiers, travaillaient la nuit; c’était l’usage en France...» Cependant cette industrie prospère, et patron et ouvriers, le capital et le salaire s’accordent ici tout à fait pour produire ces munitions empoisonnées de la discorde. [Illustration: En Basse-Auvergne.] Le papier timbré! Voici la pâte que l’on verse sur de fines claies, des moules, comme pour des crêpes, des gaufres... Ah! malheur à ceux qui en mangeront de ces minces feuilles amères par lesquelles la Durolle propage chacune de ses gouttes mieux que par une inondation qui couvrirait le monde... Par le papier timbré, par ce papier aux terribles et puissants filigranes, la Durolle court partout, il n’est pas de sommets qu’elle n’escalade, d’abîmes où elle ne plonge, de citoyens à qui elle ne parvienne; non, l’héroïque Durolle ne saura jamais le cours formidable de ses «exploits»! [Illustration: A Thiers.] Mais ces réflexions devant la feuille naissante, en train de se figer, de se condenser, de se solidifier de ce côté de la fabrique, comme elles peuvent se multiplier, gagner en intensité dans la partie où s’entassent les piles prêtes, qui n’attendent plus que d’être expédiées... C’en est des montagnes, aux épouvantables avalanches, qui vous avancent sur les yeux, comme font les glaciers, lorsqu’on les découvre soudain, qui semblent, en marche, descendre vers vous: quel aveuglement subit à toute cette blancheur, à cette imprévue caverne de linge pâle et de lys dans les fumées, les caves des fonds de ce ravin! Une grotte fantastique, une crypte de neige où les ouvriers sont comme des demoiselles d’un Sacré-Cœur candide, aux préparatifs d’un «Mois de Marie», parmi des amoncellements féeriques de nappes d’autel, de surplis, de voiles,--des rangements de blanc sur blanc à l’infini, où ne se précise que la statue de la Vierge, comme une petite chapelle au bout de la galerie, à la muraille... Et ce n’est rien, aujourd’hui, nous dit-on..., morte-saison, par cette Durolle récalcitrante... Ce n’est rien, tout cela qui se dresse en piliers de marbre jusqu’aux plafonds, les colonnes de la société... timbre... enregistrement... il commence de vous bourdonner les mots sinistres aux oreilles... Mais si la Durolle cessait longtemps? Oh! ce ne serait pas la suppression des huissiers, on ne serait pas surpris ou dépourvu... Lorsqu’une nouvelle marque de tabac réussit, la fabrication se trouve à court, parfois, et le consommateur doit patienter... Mais, pour le timbre, il n’en va pas de même, et si la Durolle, où fonctionne cette fabrique unique en France, se dérobait, on aurait le temps de rechercher une autre rivière complaisante: une provision réglementaire est exigée! Mais, peu à peu, de ce papier, il monte à la gorge une odeur de charnier et d’hôpital; de toute cette blancheur, il naît je ne sais quels livides aspects de cadavres, de squelettes; je suis en proie au cauchemar, des armées d’hommes noirs traversent en courant cette halle effroyable du papier maudit, en emportent des ballots gigantesques sous leurs bras, dans des serviettes vastes comme des malles, et la montagne n’en est pas diminuée, toujours le même bloc fabuleux, des Alpes à perte de vue, avec des carrières inépuisables de sommations, commandements, etc., une chaîne de volcans blancs, crachant, par cent cratères, de blanches scories, une éruption sans trêve sur le monde... [Illustration: Carte de l’Auvergne.] Jamais, au fond des puits les plus lugubres, où le mineur abat le charbon, dans le voisinage du grisou, sous la menace des éboulements, où le drame et la terreur suintent aux voûtes, je n’éprouvai telle impression que dans cette claire papeterie, si réjouissante à l’œil de prime abord, lorsqu’on y descend, écœuré de la saleté flagrante sur tous les autres points de la ville haute et de la ville basse... car Thiers ne se compose point que de ce site industriel farouchement agrippé aux aspérités du ravin; au bord du plateau s’étale plus commodément la ville, dont ces usines ne seraient que le faubourg, «une ville bariolée de couleurs tendres et riantes, que les voyageurs comparent à une ville d’Italie, une ville quasi neuve, avec des fontaines, des édifices, des routes», dit encore George Sand, peut-être excessivement; «une ville qui semblait peinte sur le penchant de la colline», a écrit La Bruyère. [Illustration: En Basse-Auvergne.] Cependant, lorsqu’après avoir côtoyé la rivière, s’être arrêté aux cascatelles du Creux-Saillant, à l’église du Moutier, l’on s’évade du gouffre, la ville haute n’est plus seulement la ville haute, mais une cité paradisiaque, de délice et de rêve; je comprends que les groupes sans travail, qui, à l’ombre des murs, par cette torpeur d’août, sur des meules à plat en guise de tables à jouer, faisaient au piquet ou à la manille, ou allaient au devant épiant si _elle_ venait, l’eau espérée..., en musique, avec des pistons et des accordéons: je comprends que les polisseurs, les frappeurs, les limeurs, les dresseurs, les monteurs des coutelleries et les plieuses et les étendeuses de la papeterie «dont les peaux de lait, auprès des faces enfumées des forgerons, forment un tableau qui rappelle Vénus condamnée à vivre près de Vulcain»; je comprends qu’hommes et femmes des usines ne lèvent point le regard sans quelque envie vers les maisons des marchands, des hôteliers, des rentiers, qui sont, pour ceux d’en bas, dans le ciel (lorsqu’elles ne s’écroulent point, comme le toit à peine posé du marché, en 1885, et la même année, l’escalier du Palais de Justice, accident où périrent une trentaine de personnes, et pendant lequel le président du tribunal, aujourd’hui sénateur, M. Baduel, gagna sa médaille de sauvetage...) Et les chiens, aussi, reclus dans ces sortes de silos thiernois, doivent projeter de se syndiquer, de réclamer la journée de huit heures, dans l’inertie de ces interminables stations sur l’envers des genoux de leurs maîtresses, doivent souhaiter parfois quelque exode des fosses, des in-pace où ils sont confinés, vers le pays au-dessus... Certes, le Piroux, et de vieilles façades de bois, de briques, de pisé, avec pignons et encorbellements, consoles sculptées, escaliers en tourelles, ne sont pas sans attraits. Et il n’y a pas que des êtres privés d’horizon, accoutumés à voir des lambeaux de nuages ou d’azur comme d’une citerne, qui puissent s’émerveiller des larges perspectives qui s’offrent de la terrasse du Rempart sur la Limagne, la chaîne des Dômes, les monts Dore, ou du plateau de la Margeride sur les monts du Livradois, le spectacle peut ravir les spectateurs les plus difficiles. Mais, l’étendue a beau disperser au loin mille merveilles, la pensée hantée, la vue ne se détachent pas des profondeurs où gémit la Durolle... Quant à elle, lorsqu’elle a pu fuir ces parages d’enfer, je me la représente assez comme une personne enchaînée autour de laquelle des jongleurs, comme dans les exercices des cirques, auraient fait voler et planté des milliards de couteaux, et qui serait relâchée, les yeux intacts... Bien sûr, longtemps, longtemps après que les lances et les pointes ont fini d’étinceler, de luire, et de grincer, et de siffler à son passage, elle doit délirer, continuer de frémir et de se contracter aux moindres brins d’herbe, comme à des glaives cruels! [Illustration: Aux environs de Thiers.] [Illustration: MAUZUN.] CHAPITRE VI Icy fust Yssoire.--Icy fust...--Montaigut-le-Blanc, Mercœur; Sanatorium de Bonmorin; Léotoing; Nonette; Vodable; Busséol; Coppel; Mauzun; Buron; Dieu-y-soit; Las; Mirefleurs.--Vic-le-Comte; la Statue d’un cadavre.--Billom; le sang du Christ; Charlemagne pour Saint-Cerneuf; les Jésuites; processions de la Passion à Billom; Viverois, Saint-Anthème.--Ambert.--Saint-Nectaire-le-Haut; Saint-Nectaire-le-Bas.--Le dolmen; les rocs de la vallée de Chaudefour; les ruines de Murols. [Illustration] Ici _fust Yssoire_, qui est encore, mais pas le même, un Issoire qui a tout perdu de son passé... jusqu’à son Y: Issoire, maintenant... _Icy fust Yssoire_, comme portait l’inscription de la colonne dressée par le duc d’Alençon sur les décombres de la ville, en 1577... Ici fut l’Yssoire évangélisé par saint Austremoine, dont le martyre dans ces parages ne préserva pas «la ville sur les eaux»--sur la Couze, Pavin et près de l’Allier--des pires dévastations «des Germains, des Vandales, des Alains, des Burgondes, des Huns, des Wisigoths, des Franks Mérovingiens, des Saxons», énumère une monographie. [Illustration: LA PLAINE D’ISSOIRE.--L’Allier au pont de Parentignat.] Ici fut l’Yssoire qu’auraient traversé Charlemagne, saint Louis, Philippe le Bel, Philippe V, François Ier, y dînant, pour aller coucher au château de Villeneuve-Lembron. [Illustration: Le puy de Corent.] Yssoire--les guerres religieuses en Auvergne! Ici fut l’Yssoire où, demandant _la passade_, l’aumône, un moine luthérien d’Allemagne s’arrête, gagne les consuls, obtient de prêcher le Carême, crée «une petite Genève» en pleine Auvergne catholique, avec des martyrs comme Jehan Brugière, dont le courage parmi les flammes du bûcher valut au protestantisme tous ceux qui résistaient encore aux prédications; au seuil de la mort, il refuse d’adorer le crucifix: «Poures gens, je n’adresse point mon hommage à chose faite de main d’homme; j’adore le vrai Dieu en esprit et en vérité.» Il tend la main au bourreau qui tombe: «Courage Monsieur Pouchet, ne vous êtes-vous point blessé?» [Illustration: LA VALLÉE DE L’ALLIER ENTRE BRIOUDE ET ISSOIRE.--Nonette.] A la tête des novateurs, les muletiers: «Lorsqu’à la fin de l’automne, ils descendaient en troupe de leurs montagnes pour aller dans la plaine acheter les provisions nécessaires pour l’hiver, c’était surtout dans Issoire, ville riche et calviniste qu’ils chargeaient leurs mulets des blés et des vins de la Limagne; et quand ils se délassaient de leurs travaux de la journée dans le repas du soir, accoudés entre les brocs, sur la table de noyer, ils écoutaient leur hôte, bavard huguenot, apôtre improvisé, devisant des choses du temps, des dogmes religieux, des doctrines protestantes, et peu à peu se pénétraient de ses récits et de ses prédications; ou quelquefois, conduits par lui, ils s’en allaient visiter le lieu du supplice de Jehan Brugière, le martyr de la Réforme, dont la lamentable histoire leur était racontée, ou bien assister au prêche, à d’obscurs conventicules dont le spectacle troublait leurs esprits et pervertissait leurs cœurs...» Des religieux du monastère de Saint-Austremoine, un cellerier, un chantre se convertissent à la Réforme, et tous les autres, peu à peu, suivront leur exemple. Les persécutions ne font qu’exalter les néophytes; un ministre protestant est pendu, un autre le remplace tout de suite. Yssoire, «boulevard de la Foy nouvelle», passe des catholiques aux religionnaires, est prise et reprise, défendue par les hardis huguenots, le marquis de Chavagnac, le fameux capitaine Merle, ce fils de tisserand qui fut aux guerres de religion ce qu’avait été Aimerigot-Marchés à la guerre de Cent Ans--de tous les assauts, de tous les sacs, de tous les pillages, de toutes les rapines, de tous les incendies. «Le capitaine Merle avait une taille moyenne, un corps épais et renforcé. Sa barbe et ses cheveux étaient blonds. Semblables à deux dents de sanglier, il portait de grandes moustaches retroussées en haut. Ses yeux vifs et gris s’enfonçaient dans sa tête; son nez était large et camus; une expression de finesse distinguait ses traits, il boitait d’une jambe, sa force était pourtant prodigieuse... c’est de lui que le duc de Montpensier écrivait: nous aurons Merle, il est un peu délabré d’hommes, mais avec lui j’attaquerais l’enfer, fût-il plein de cinquante mille diables... Les cruautés dont la troupe de Merle se souilla envers les prêtres font dresser les cheveux. Aux uns, on serrait le front avec des cordes mouillées, jusqu’à ce que les yeux sortissent de leurs orbites. Aux autres, on enfonçait dans le fondement une cheville aiguë, on les asseyait sur une table entourée de soldats et de forcenés, et chacun saisissait les patients par un pied en les faisant tourner jusqu’à ce que, couverts de sang, la figure sillonnée d’effroyables convulsions, ils expirassent dans des tortures inouïes.» [Illustration: A Issoire.] Cela n’allait pas sans représailles. [Illustration: L’église d’Issoire et le marché aux échalas.] Dans la paix de 1576, Yssoire est laissé en gage aux huguenots, et, tout d’un coup, au mépris des traités, assailli par dix-sept mille hommes sous le duc d’Alençon, envahi alors que l’on parlementait pour se rendre, dévasté, brûlé, toute la population égorgée: «on trouva des femmes qui étaient en travail d’enfant pendant le feu à demi rôties, aussi bien que leurs enfants dans le ventre, on n’entendait que hurlements, chutes de maisons, bourdonnement de feu... les premières femmes entraînées au camp furent ensuite pourchassées dans la campagne toutes nues... On voyait des femmes de toutes conditions traînées au milieu des rues, les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, dans la direction du camp qui retentissait d’éclats de rire confondus avec les cris et les inutiles prières des infortunées... Dans les premiers moments, point de prisonniers, du sang... Spoliations, viol, incendie, assassinat, voilà le spectacle que présente Issoire occupé par l’armée royale... ce fut une effroyable et sanglante orgie, dans laquelle toutes les abominations, tous les crimes furent commis par une soldatesque déchaînée, ivre de sang et de vin. Un immense incendie de la ville entière vint combler la mesure, et de ses grandes lueurs livides éclairer cette scène d’horreur sans nom. Pendant cinquante-six heures l’humanité fut jetée aux gémonies.» De Monsieur, la miséricorde C’est le feu, le sang, la corde... écrivit-on de celui qui, sur cet anéantissement, faisait planter le poteau avec: _Icy fust Yssoire!_ [Illustration: L’Allier entre Issoire et Coudes.] Pourtant, à force d’énergies, tandis que les villes voisines et rivales se partageaient les dépouilles, se hâtant d’intriguer pour obtenir les prérogatives et privilèges de la cité détruite, une autre Yssoire se réédifia, «où les uns bâtissaient sans mortier, les autres de boue comme l’hirondelle», assez important toutefois pour redevenir la citadelle du protestantisme, et avoir à se défendre contre la Ligue!... «Elle fut tour à tour assiégée par les royalistes et par les ligueurs, jusqu’au moment où la bataille de Cros-Roland la plaça définitivement sous l’autorité royale. C’est pendant ces dernières luttes que le marquis Yves d’Allègre, gouverneur d’Yssoire, fut massacré par les Yssoiriens révoltés. «Ce meurtre eut lieu pendant la nuit. «Le gouverneur se reposait, ayant auprès de lui sa maîtresse, la marquise d’Estrées, mère de la fameuse Gabrielle et femme renommée pour ses aventures galantes, lorsque les conjurés envahirent son hôtel et le surprirent endormi. [Illustration: MONTAIGUT-LE-BLANC.] «Réveillé par le bruit de la porte de sa chambre volant en éclats, le marquis, homme très courageux, saisit une large épée qu’il tenait constamment placée à son chevet et se précipita sur les assaillants qu’il fit reculer un instant; mais, accablé par le nombre, il ne tarda pas à succomber; la marquise d’Estrées périt avec lui.» _Icy fust Yssoire_... Cependant, la basilique de Saint-Austremoine, que le capitaine Merle ne put faire sauter, a été épargnée; elle est demeurée toujours la même, dans ces Yssoires successives, dépouillée de ses richesses, mais debout, comme l’un des monuments les plus parfaits du roman auvergnat. Une avenue, de la gare mène tout de suite à la basilique, qui rappelle celle de Saint-Julien, de Brioude et de Notre-Dame-du-Port, de Clermont-Ferrand. La basilique... et, après cela, rien, rien autour, rien dans la ville... [Illustration: Le donjon de Champeix.] Le désarroi est grand chez le curieux qui, en vérité, pouvait espérer autre chose... Mais _Icy fust_... hélas! Cependant, la Couze, qui vient du terrible Pavin, et qui a vu aux flancs des montagnes les grottes de Jonas creusées dans le tuf, ces tanières percées par la misère ou la peur, tanières invraisemblables, effarantes qui furent habitées, ou, en approchant d’Yssoire, au-dessus des vignes, les caveaux percés dans le _gorgue_, la Couze doit se sentir assez heureuse d’être arrivée ici, à Issoire aux maisons blanches, aux rues régulières; A Yssoire, bon vin à boire, Bon pain à manger et belle fille à voir... [Illustration: Verrières et la Roche-Longue.] Car la vie continue là où les hommes firent tant pour la tuer; la vie, dont un historien d’Issoire veut trouver un témoignage dans les capios, des échaudés spéciaux à la ville en vague forme de phallus... _Icy fust_... ce poteau pourrait se dresser en bien des points de cette région de l’Allier, de l’Alagnon et des Couzes, que l’on explore commodément d’Issoire. Ici fut Montaigut-le-Blanc, quelques débris au haut de son roc abrupt, vers Champeix, où naquit le savant Grimoald Monnet, vers Neschers et Verrières à la Roche-Longue, l’un des plus extraordinaires de ces jets de scories qui hérissent les versants du défilé des Couzes. Ici fut Mercœur (l’un des trois duchés particuliers de l’Auvergne), ses ruines près d’Ardes-sur-Couzes, où s’installe un sanatorium pour deux cents phtisiques, premier établissement de ce genre en France--à mille mètres d’altitude sur le mont Bonmorin, dominant la Limagne, face aux monts du Forez, dans un site digne de la Suisse: établissement modèle, que l’on se propose d’inaugurer en mai 1897, avec toutes les exigences de l’hygiène moderne, et le plus large confort; création d’un caractère philanthropique d’un admirable exemple qu’il faut souhaiter de voir imiter, et qui va porter un coup sensible aux sanatoria étrangers, sans concurrence jusqu’à présent... Ici fut Léotoing, silhouette énorme encore sur cette base que rongent les eaux de l’Alagnon. [Illustration: LE SAUT-DU-LOUP.--Au confluent de l’Allier et de l’Alagnon.] Ici fut Nonette, ainsi appelée du viol et de la mort d’une jeune religieuse par Amblard, Comptour d’Apchon. Ici fut Vodable, où se montrent quelques pierres, les bases des tours, Vodable, chef-lieu du Dauphiné d’Auvergne, où le dauphin accueillait les troubadours Perdigon, Pierre d’Auvergne, Hugues de Peyrols, avec lesquels rivalisaient Claire d’Anduze et dona Castelloza. Ici fut Busséol: Je suis Busséol près de Bilhon; Je vois des pays largement: Je vois Ravel, Joze, Bulhon Et Vertaizon; pareillement Montmorin, Mozun, Clairemont, Mercurol, Couppeilh, et Buron, Le Crest aussi semblablement Et le chastel de Mont-Reddont. [Illustration: MONTMORIN.] Ici furent tous ceux-ci, Mauzun avec ses dix-neuf tours, et le château de Seymier--restauré celui-ci, près de l’étang du Fayet et de Saint-Dier sur la Miaulde,--et le château de Saint-Julien de Coppel: Je suis Coupeilh dessus Bilhon Assis en une bonne terre; Le roy Godefroy de Bulhon Me fist faire au temps de la guerre; Plusieurs m’ont bien voulu conquierre, Je me suis toujours deffendu Et ay reçu mainct coupz de pierre Qui ne m’ont cassé ni fendu... [Illustration: BURON.] et Buron, dans le cratère même d’un volcan: Je suis Buron, rocher bien hault; Poinct ne doute la baterge, Pas n’ay paour d’estre prins d’assault; Semblablement par mynerie Je ne craingts point l’artillerie, Coupts de canons ne de bombarde Tant suis d’une maçonnerie Que de canonyers je n’ay garde. et Dieu-y-Soit: J’ay (Dieu-y-soit), j’ay ma garenne, J’ay mes beaulx prez, j’ay mon molin, J’ay ma chevance, j’ay mon domagne, J’ay des vignes, j’ay de bon vin, Ou poissons fraicts soir et matin, Grant logis dans un bon villaige Et enverons la sainct Martin Force d’argent de mon herbaige. et Las, dont les vers que lui applique le manuscrit de l’Arsenal, d’où sont tirées ces descriptions rimées, auraient pu servir pour mille autres châtellenies écroulées: Je suis Las près du grand chemyn, Mal réparé dont j’en ay honte; Dame Jacquette du Peschin Me mist du nombre et du comte. Os terres du très puissant comte J’ai mestier de réparacion Et si on n’en tient autre comte Je m’en veays en démollicions... et Mirefleurs: Appeler me faictz Mirefleur, Justice de peu d’étendue De la Comté je suis la fleur, Petit chasteau de grant vallue; Je suis assis en belle veue, De tous biens doibtz estre contemps: J’ay mon beau parcq, grant bon fruics Et des bestes pour passer temps. [Illustration: MIREFLEURS.] Ailleurs, par les Martres de Veyre, le Puy de Monton, au-dessus du village gaulois, où les noces allaient danser autour de la pierre des fées, à la place de la Vierge monumentale d’aujourd’hui, pour rendre la future mère bonne nourrice, par le Puy de Corent, qui est une mine d’antiquités, par Saint-Saturnin aux beaux restes de moyen âge, voici Vic-le-Comte, calme chef-lieu de canton aujourd’hui, jadis chef-lieu de la comté d’Auvergne, l’une des treize bonnes villes de la province. [Illustration: A VIC-LE-COMTE. Les restes du château.] Dans la chapelle du couvent des Cordeliers, on voyait autrefois le tombeau de Jeanne de Bourbon, une Jeanne de Bourbon qui, à son troisième mariage, avait épousé son maître d’hôtel La Pause. Elle mourut pendant une absence de son mari. De retour, ce veuf épris fait ouvrir la tombe, où le cadavre est putréfié aux vers. C’est ainsi qu’il veut en conserver le souvenir: il commande une statue la représentant telle: «La statue existe, et je doute que nulle part on voie rien de plus hideux et de plus dégoûtant. Sur la tête de Jeanne est un suaire qui, tombant des deux côtés du corps, vient se croiser au bas de l’aine et qui laisse le buste entièrement nu. On la voit avec ses yeux creux et ses joues enfoncées. Des vers sont représentés sur le corps; déjà le sternum est percé; une des mamelles et le bras droit sont rongés en partie, des intestins...» La description du visiteur ne s’étend pas davantage. Vic-le-Comte n’a point été épargné par les guerres religieuses; sans y avoir péri, comme Issoire, il y a laissé la plupart de son passé. Ailleurs, Billom, dominée par le Grand et par le petit Turluron, qui s’intitulait capitale de la Limagne et première fille de l’évêché de Clermont, qui fabriqua de la monnaie, posséda une université dont la direction passa au XVIe siècle aux Jésuites, après avoir tenu un rôle puissant, n’a conservé que son importance manufacturière et commerciale, des minoteries, des huileries, des tuileries, des fabriques de toile, de sucre, de poterie, etc.; cependant elle peut s’enorgueillir encore de son église Saint-Cerneuf où, pour ajouter du faste à leurs célèbres processions, les moines faisaient trôner, comme étant l’image du saint, un buste de Charlemagne, plus riche, don de l’empereur au chapitre. Le jeudi saint, s’organisait encore naguère la procession des Pénitents noirs, aux flambeaux, supprimée, à cause des querelles que cela suscitait dans le pays, et qui dégénéraient en rixes et coups. A Viverols, à Saint-Anthème, à la lueur des torches, les processions n’ont point cessé, en défilés de la Passion, où figurent Jésus-Christ, la Vierge en coiffe d’Auvergne, Barabbas et Judas, que l’on invective et qui reçoivent maints projectiles, pierres et trognons de choux; c’est à qui ne sera pas Judas, dans ces représentations, où l’on porte aussi tous les accessoires de la Passion... Nulle ville d’Auvergne ni de l’univers, hors la Terre-Sainte, ne pouvait se vanter d’être aussi favorisée en reliques. [Illustration: BILLOM.--Place du vieux Marché au chanvre.] Entre autres, Billom se glorifiait de posséder, dans «un vaisseau d’étain», une cuillerée de sang de Jésus-Christ, apportée par les deux chanoines Albanelli et Balesta. Comme ils cherchaient le moyen de ne pas égarer ou se laisser dérober ce précieux dépôt, l’un d’eux imagina de le cacher dans les muscles de sa jambe; à peine ce projet formé, sa jambe s’ouvrit miraculeusement, reçut le vaisseau d’étain, se referma, pour ne se rouvrir et restituer qu’à l’arrivée à Saint-Cerneuf... Mais plus que tout cela, c’est d’être un foyer de propagande des Jésuites qui valut à Billom le plus de retentissement dans le monde. «Ce fut à l’époque de leur destruction qu’on trouva dans la chapelle de leur collège ce tableau ridicule dont on a fait tant de bruit et qui méritait si peu d’en faire. Ce n’était qu’une peinture allégorique et mystique de l’état religieux représenté par un vaisseau qui quitte le monde et qui vogue à pleines voiles vers le port du salut et le séjour céleste. Des diables et des hérétiques l’attaquent en vain; leurs insultes sont repoussées. Plusieurs personnes, conduites par un ange, viennent dans une nacelle pour y entrer. Deux autres bâtiments, chargés de prêtres, d’évêques, de laïcs, de rois, etc., s’en approchent pour demander des armes spirituelles, et on leur distribue des arcs, des carquois, des flèches. Quelques apostats ont voulu en sortir; mais ils sont tombés dans la mer, et un monstre marin les engloutit. Enfin, sur le pont, on voit les instituteurs d’ermites et de chanoines réguliers et les fondateurs d’ordres religieux. Tous sont rangés sur une même ligne et selon leur ordre d’ancienneté, en commençant par saint Antoine et finissant par saint Ignace, fondateur des Jésuites.» Saint Ignace était placé près du grand mât, comme pour marquer qu’il conduisait le vaisseau de l’Église. Le Parlement condamna ce tableau, dès lors gravé et tiré à des milliers d’exemplaires: Billom apparut comme une formidable «Jésuitière». [Illustration: Le Grand Turluron.] Ailleurs, Ambert, qui, avec Issoire et Vic-le-Comte, s’écroula aux guerres religieuses, toutes trois relevées en leurs paysages divers de sol, d’eaux, de cultures, d’industries, d’exploitations, mais pareillement découronnées de leurs châteaux féodaux: Ambert, que de hautes murailles d’enceinte entouraient de toutes parts. «Les entrées étaient couronnées de pieux finement aiguisés et ferrés, et défendues par des coulevrines correspondant aux meurtrières tournantes des remparts surmontés, à hauteurs calculées, de petites lucarnes flamandes, d’où l’on pouvait tirer à couvert. A l’intérieur, un vaste château, enfermé dans de triples murailles, s’ouvrait pour contenir une nombreuse garnison, tandis que les portes Chicot, Pascal et de Lyon étaient protégées par d’épaisses tours. Des cloaques, des fossés fangeux et profonds rendaient les approches difficiles à l’ennemi.» Ambert, à la fière devise: «Fais que deura, aduiegne que porra», Ambert, capitale du Livradois, qui paya de la destruction de ses fabriques, de ses teintureries et de ses moulins à papier, une surprise nocturne, l’occupation du capitaine Merle. Saint-Hérem, un gouverneur, qui s’honora en refusant d’exécuter en Auvergne les ordres royaux pour le massacre de la Saint-Barthélemy, tenta de délivrer Ambert; vainement, et pendant un long siège, ses troupes commirent autour de la place autant de déprédations qu’il s’en accomplissait au dedans! [Illustration: A LA PROCESSION DE SAINT-ANTHÈME. Les accessoires de la Passion.] On a disserté curieusement sur les étymologies du Livradois: _liberatus ab aquis_, délivré des eaux: le Livradois, entre les monts du Forez et du Livradois, aurait été un lac; pour d’autres, Livradois serait né d’une délivrance de services féodaux, d’une exemption de dîmes d’impôts et de corvées... Enfin, Ambert aurait été fondé par Ambertus, un chef de Phocéens. A l’appui de ces origines maritimes d’une cité qui vivote sèchement sur les rives de la Dore, aujourd’hui, on cite la coutume d’accrocher aux fenêtres, pour les processions de la Fête-Dieu, de ces petits vaisseaux que les marins portent dans leurs cérémonies et qui sont suspendus dans les chapelles, sur les côtes,--et l’industrie d’Ambert, d’étamines, de flammes, de banderoles, de toiles à voilures, pour la navigation... [Illustration: L’église d’Ambert.] _Icy fut, toujours_... Icy fut l’Ambert, dont les papeteries fournissaient le papier de la belle édition des œuvres de Molière, de 1731... [Illustration: SAINT-NECTAIRE.] Icy fut l’Ambert protestant où ce sont de vieilles catholiques à présent, vers Valcivières et Pierre-sur-Haute, qui bercent les enfants en fredonnant des paroles auxquelles sans doute elles n’attachent point de sens, fragments des chansons de ces luttes abominables: Disa mé grand nigaud, Chirias tu tant foutraud Que de v’ou poudi creire Que le meïstre de tout Chage diens un croustout? L’y auria be ty par reïre! «Dis-moi, grand nigaud--Serais-tu si simple,--Que de pouvoir croire--Que le maître de toute chose--Soit dans un croûton?--Il y aurait bien là pour rire!» [Illustration: La tour de Montpeyroux.] Il le croyait, et n’en riait pas, le compagnon de saint Austremoine, saint Nectaire, qui fut l’apôtre de la contrée avec lui, vers le mont Cornadore où une église assez bien conservée et restaurée redit dans ses chapiteaux, entre d’autres scènes, le miracle des pains, de ce pain où les protestants ne veulent pas accepter la présence de Dieu; la Tentation dans le désert: Si vous êtes le fils de Dieu, semble dire Satan, commandez que ces pierres deviennent des pains! Dans un bas-relief est figurée la légende du patron de l’église, comment, miraculeusement, au moment d’entrer dans une barque, il reconnaît le diable dans le nautonier, et se fait passer quand même, sans accident. Dans la sacristie, un saint Baudime, en chêne recouvert de cuivre doré et ciselé, avec des yeux d’émail, qui bougent... [Illustration: Entrée de la vallée de Chaudefour.] Ici l’église de Saint-Nectaire-le-Haut--établissement thermal, au-dessus du hameau de Saint-Nectaire-le-Bas, autre établissement thermal; là, entre de nombreux vestiges de monuments mégalithiques, le dolmen le plus remarquable de la région; granite de l’âge de la pierre polie, évoquant un lointain auprès de quoi les huit siècles de l’église du mont Cornadore sont un court espace; mais que ces dolmens, dont nous savons tout juste qu’ils sont des dolmens, se font jeunes auprès de ces patriarches étranges, aux visages effacés, toutes ces roches énigmatiques, sculptées ou naturelles, on ne sait pas trop, qui se dressent si fantastiquement dans cette vallée de Chaudefour, en mystérieuses apparitions d’éternité... élancées en flèches de cathédrales, étalées comme des tombeaux, ou ramassées comme des sphinx. [Illustration: La vallée de Chaudefour.] _Icy fust_... encore et toujours! Qu’il fut de choses depuis ces dolmens et menhirs grisâtres épars sur la montagne! sur les pentes rugueuses ou dans les pacages, parmi l’arnica, l’aconit, les réglisses, les mauves, les ancolies bleues. Et qu’il en fut, depuis le cratère, les ténèbres et les incendies du chaos, jusqu’à ces tables druidiques. Réflexions bien banales! Inévitable banalité! Mais quoi de mieux, tout de même, que de s’y abandonner pour prendre la mesure, que nous perdons sans cesse, de notre néant d’être, de l’incommensurable, et de l’infini; c’est en cela que sont efficaces les pérégrinations aux ruines, pour la tristesse dont elles abreuvent ceux mêmes qui ne sentent guère de curiosité de leurs débris et de leur poussière! Par cette vallée de Chaudefour, aux hallucinations de pierre, aux spectres gigantesques surgissant des bois de sapins et de chênes, muets au-dessus des ruisseaux tapageurs, fauves, blancs, noirs, parmi la végétation abondante et les fleurs de ce vallon gardé de hauts pics, par les rives de la Couze-Chambon, gagnons le château de Murols, dont le squelette considérable encore de bête féodale se dresse à une altitude de mille mètres presque, comme fascinant ces étendues brûlées, «couvertes de lave rouge vomie par le Tartaret, semées çà et là de monticules rapprochés et torréfiés qui ressemblent à des volcans en miniature», des espaces convulsés de décombres volcaniques, qu’on croirait à peine refroidis, de temps où les temps n’étaient pas encore! _Ici fust_... [Illustration: Busséol.] [Illustration: VUE GÉNÉRALE DU MONT-DORE.] CHAPITRE VII Les monts Dore.--Les anciens bains; fin de saison.--Le Sancy las de porter sa croix; le pic du Capucin; les Cascades.--La Bourboule. [Illustration] La saison est courte pour explorer cette région, la plus haute du massif central avec le Puy de Sancy, à 1,886 mètres. Excursions et séjours dangereux, où il ne faut point se rire des précautions, avec les voltes de la température! «Dans tous les pays qui ont des sources minérales, la saison des eaux est bornée; mais du moins elle y dure environ les trois mois d’été. Au Mont-Dore, elle n’a guère que cinq à six semaines, depuis la mi-juillet jusque vers la fin d’août. Le 25 août, les malades commencent à se retirer; dans les premiers jours de septembre, il n’y a plus personne, ni médecin ni malades: le climat alors devient trop froid, et les eaux n’ont plus la même vertu. L’air du Mont-Dore est pur, mais il est très vif. Au reste, pour te donner une idée de sa température, je n’ai besoin que de te citer un fait dont j’ai été témoin à mon premier voyage; c’est que, le 10 août, il y avait encore, sur les montagnes voisines des bains, de la neige qui n’était pas fondue...» [Illustration: AU MONT-DORE.--L’hôtel Sarciron-Rainaldy.] Du moins, en cas de froids trop brusques, désormais, des abris sérieux sont offerts aux baigneurs surpris; dans des hôtels comme l’hôtel Sarciron-Rainaldy, luxueux et plantureux, aux appartements du meilleur goût et du plus grand confort, aux mets savoureux, aux vins sincères, à la clientèle triée,--tous avantages fort appréciables, surtout en Auvergne où la négligence et l’incurie matérielles tombent souvent aux extrêmes limites. Là, du moins, on peut préparer avec tranquillité le siège du Capucin, l’assaut du Sancy, assuré que si l’on doit battre en retraite, à quelque menace du ciel, on pourra se replier en bon ordre, espérer gaiement l’occasion propice. Dans des hôtels comme celui-ci, on peut affronter le risque d’une cure, même à la débâcle du beau temps, et prolonger impunément la saison... [Illustration: Le Creux d’Enfer.] La station fréquentée des phtisiques, en effet, ne ressemble plus en rien à celle qui se présentait au voyageur du siècle dernier: «... Si les eaux du Mont-Dore ont quelque renommée, il faut avouer qu’elles n’en sont guère redevables qu’à elles-mêmes. Malgré l’harmonie de leur nom, on ne les trouve célébrées par aucun de nos poètes; pas un seul écrivain de mérite ne les a vantées. Peut-être même n’en est-il pas, dans toute la république, de plus rebutantes par tout ce qui les entoure. Bâtiment horrible, nourriture très chère; logements dégoûtants, sans cour, sans remises, sans commodité aucune; écuries sans litière; village sale et boueux, voilà ce qu’on y trouve; mais elles guérissent, et, malgré les désagréments qui les environnent, on y accourt...» [Illustration: Le puy de Cliergue.] Tout cela a changé,--sauf les distances et le ciel! De Clermont, c’est encore quarante-cinq, et de Laqueuille quinze kilomètres de voiture... Quant au climat, il continue de sévir; fréquemment, le thermomètre, «marquant dans la journée 25° centigrades, tombe le soir à 12 ou 15°». [Illustration: Le Sancy et le confluent de la Dore et de la Dogne.] Pour avoir omis de tenir compte de ces avertissements, je ne suis jamais arrivé au Mont-Dore que lorsque tout le monde en partait. Je m’étais attardé ailleurs, me fiant à la force de l’été, à la vigueur de l’automne en soleil, septembre à peine, par la Limagne toute dorée de fruits, ses vendanges debout, Clermont et Royat tièdes encore, où se prolongeait la villégiature thermale... Et à mesure que la voiture approchait, dans la décrépitude du jour, au crépuscule, au vent aigu soudain qui emplissait la vallée, le pays se flétrissait, livide; ici, c’était la ville d’eaux désertée, revêche, où l’on ferme, en hâte; volets clos aux hôtels, les boutiques aux devantures en désordre, un silence maussade sur la place naguère retentissante de promeneurs, de voitures, d’ânes, de langages mêlés, patois, français, exotiques; vides, les rues tout à l’heure peuplées de foule bariolée; le parc, ses chaises entassées contre son kiosque à musique, sa «restauration» aux tables sens dessus dessous, comme dévasté, saccagé par la bourrasque; plus qu’un groupe, des acteurs, hommes et femmes, d’une tournée, se consolant devant des absinthes de la déconvenue de leur relâche forcée; les programmes des derniers concerts, les affiches des derniers spectacles, pendent, çà et là, détrempés par la pluie, effilochés par l’ouragan; c’est toute la détresse des villes de planches et de papier, grelottantes, éperdues, à la bise qui cingle, lorsque c’en est fini de faire les folles, de chanter et de danser, que la comédie est achevée, que les orchestres ont emballé cuivres et violons, que les pianos les plus obstinés ont dû se taire dans les salles abandonnées: on ferme... [Illustration: PANORAMA DU CIRQUE DES MONTS DORE.] La rivière, la vallée, les montagnes, les pics mêmes souffrent, lamentables, dans ce brusque désarroi, délaissés, après tout ce gai tapage sur les rives de la Dordogne, sous les ombrages de la Chaneau, sur le flanc du Puy de Cacadogne, ou du Puy Ferrand, ou du Puy de Sancy... La Dordogne, deux ruisseaux, qui se marient presque à leurs sources, voisines, la Dordogne, aux débuts difficiles, comme tant de ses sœurs de la montagne, qui connaîtra la dureté des murailles rocheuses, elle aussi, cascade ici, chute là, torrent impétueux ailleurs, avant de se reposer un peu, après les gorges d’Avèze, à Bort où Marmontel la célébrera... L’altier Sancy, ce belvédère de la France, avec ses panoramas à l’ouest et au nord jusqu’à la mer, au sud jusqu’aux Pyrénées, à l’est jusqu’aux Alpes, semble ne plus porter qu’avec peine la croix plantée à sa cîme, dans ce ciel qui s’embrume, où la montagne paraît tituber, cotonneuse et lasse; c’est comme si l’on mettait des housses sur la féerie des bois, si l’on enveloppait de gazes la magie des ruisseaux et des cascades, de la montagne de l’Angle à la montagne du Cliergue, qui, de part et d’autre du Sancy, murent la vallée. Le Pic du Capucin, sans doute fatigué d’étonner par sa ressemblance avec un moine en froc, à genoux, priant, a cessé ses imitations pour n’offrir plus qu’une silhouette confuse; les cascades, payantes, du Plat-à-Barbe, de la Vernière, la Grande Cascade, les cascades de Queureilh et du Rossignolet, ne fonctionnent plus qu’à regret; les forêts de hêtres et de sapins, dans leurs clairières-salons, n’espèrent plus de visites que de l’hiver, de la tourmente, de la neige... [Illustration: Type de la Basse-Auvergne.] [Illustration: AU MONT-DORE.--La Grande Cascade.] Descendons vers la Bourboule, à quelques kilomètres des bains du Mont-Dore, à deux cents mètres au-dessous, où les malades peuvent demeurer, alors que le froid les chasse de là-haut; la Bourboule, une ville neuve, en toute prospérité, qui n’était rien il y a trente ans qu’un hameau presque inconnu; ses eaux sont uniques par la quantité d’arsenic qui entre dans leur composition; il se traite à la Bourboule une vingtaine de maladies,--et des milliers de malades,--et cette station, née comme d’un coup de baguette, n’a guère d’autre histoire que les péripéties rapides de sa fondation, de ses installations. [Illustration: Cascade du Plat-à-Barbe.] [Illustration: Au Mont-Dore.] La Bourboule, exposée en plein midi, protégée comme par un rempart, des vents du nord et du nord-ouest,--alors que le Mont-Dore était à la débandade,--conservait de la vie, et les étrangers ne paraissaient pas redouter de traîtrise de l’air: le matin, ils étaient nombreux encore à se rendre à l’établissement; les cloches des hôtels carillonnaient l’heure des repas; des voitures emportaient par les bois et les pâturages les excursionnistes vers Saint-Sauve, Tauves, la Tour-d’Auvergne; des parties de tennis et de croquet s’organisaient dans le parc du Casino; des représentations étaient annoncées aux deux théâtres, etc., etc. Tout de même, le ciel qui s’accrochait au Puy Gros et à la Banne d’Ordenche, pour être d’un tissu un peu moins précaire que celui des pics plus élevés du Sancy, du Puy Ferrand, du Puy de Cacadogne, pouvait bien ne pas résister longtemps; on devinait les malles prêtes à être chargées, pour la fuite, aux premières transes du baromètre... Et la contrée n’est pas dure qu’aux citadins qui viennent jouer aux montagnards, l’été, aux frêles passagères dont le pied fin ne marquera pas longtemps sur les gazons et les mousses; les vachers, les batiers, aussi, se préparent à descendre avec leurs troupeaux, à dévaler des burons éparpillés sur toutes les pentes et les plateaux des monts Dore; le vent va souffler, la neige tourbillonner, la tempête de neige, l’effroyable _écir_... _Prends t’y garde_,... comme s’appelle un de ces hameaux gémissants et pitoyables des parages de la Croix-Morand, au sinistre dicton: A la Croix-Morand Il faut son homme tous les ans. [Illustration: DANS LA VALLÉE DU MONT-DORE.--Le Capucin.] [Illustration: Vue générale de la région des lacs.] CHAPITRE VIII Les lacs; lacs par accident.--Les lacs de Guéry, de Chambon, de Montcineyre, etc.--Le lac Pavin; l’eau maudite. [Illustration] Si l’on s’en rapportait à nombre de photographies ou d’illustrations, on serait tenté de croire que l’Auvergne peut fournir un contingent de marine à la France; je n’ai guère aperçu de dessins et de tableaux de nos lacs où ne figurât quelque bateau; léger agrément imaginé par des personnes pour qui, sans doute, ces eaux désertes n’offraient pas un spectacle assez mouvementé; c’est ainsi que tant d’amateurs, fiers de leurs appareils du dernier modèle, de suprême perfection, en guise des sommets où ils gravirent, des monuments qu’ils visitèrent, ne vous rapportent jamais que leur famille en bouquet, en grappe, en espalier, au premier plan de tous les paysages, de tous les aspects d’art ou de nature, qui s’en trouvent trop sensiblement modifiés; grâce à de ces erreurs, qui consistent à clicher trois personnes agitant des chapeaux et brandissant une bouteille, sur un pic à peu près inaccessible, on le diminue à la simple altitude d’un talus de fortification, et son caractère s’en trouve tout compromis; la plus hautaine solitude est traduite en dimanche populaire; donc, défions-nous des gravures où l’on rencontre des barques sur les lacs auvergnats; un canot et un pêcheur au lac d’Aydat ou au lac Pavin, cela ne constitue pas une flotte. Les lacs d’Auvergne sont bien peu des lacs. [Illustration: La Roche-Thuillière et la Roche-Sanadoire.] Non qu’ils manquent de superficie ou de profondeur; il en est de vastes, et, longtemps, la plupart furent réputés insondables; ce n’est donc pas pour insuffisance de diamètre ou de volume d’eau que l’on peut s’étonner de la dénomination dont ils jouissent régulièrement sur les cartes ou dans le pays, qui est, d’ailleurs, appelé la région des lacs. Mais que leur physionomie est différente de celle que l’on suppose, d’ordinaire, à ce mot de lac; qu’ils sont à part, qu’ils sont autres--nos lacs qui n’en sont pas, des _lacs par accident_, comme on s’est exprimé à merveille, sur ces lacs montagnards, presque tous dans le massif du Mont-Dore, soit qu’ils jonchent le fond d’un cratère,--la _coupe_,--jamais si bien nommé, soit qu’ils résultent d’un ruisseau accumulé, à un barrage de lave, lacs imprévus, lacs oubliés, lacs perdus, lacs en exil, réfugiés, bannis ou déportés là, aux révolutions volcaniques ou aux restaurations glaciaires. Oui, par les sites rebelles où ils s’isolent, où ils s’expatrient, pour ainsi dire, en ermites excessifs, sur ces sommets, tout contre le ciel, comme dans la volonté de n’avoir rien à refléter de terrestre, ils n’offrent aucun trait de comparaison avec le lac classique, familier et complaisant où se mirent les passions humaines, où s’effeuillent les cœurs et les fleurs, se penchent des visages d’avril ou d’octobre, de désir et d’amour, de regret et de mélancolie, où rêvent de s’attarder nos destinées. «Le plus beau, peut-être, ou le plus singulier de l’Europe entière», a dit un voyageur de l’un deux: je ne m’inscrirai point en faux contre ce jugement; je ne connais pas tous les lacs d’Europe; mais si l’on peut en préférer aux nôtres pour la situation, les dimensions, les agréments de vivre, je n’en ai pas abordé, et je doute, en effet, qu’on en puisse voir de plus singulier où la commotion de l’imprévu et de l’inédit, où le choc de la surprise et de l’admiration soient plus irrésistibles qu’au Pavin! [Illustration: Lac de Guéry.] Des réservoirs lacustres épars sur les monts Dore, le lac de Guéry est le plus élevé, 1,200 à 1,300 mètres, près de la Roche-Sanadoire et de la Roche-Thuillière: non pas deux roches, mais deux monts, dont les prismes basaltiques, à l’altitude de 1,288 et 1,296 mètres, sont vis-à-vis «comme les montants ruinés d’un portique gigantesque» émergeant du ravin où s’encaisse le ruisseau de Rochefort: la Roche-Sanadoire où se dressait une forteresse dont les vestiges se sont écroulés avec la tête même de la Roche, comme décapités par les éboulements... Le lac de Guéry est peu profond, ce qui lui vaut de geler à peu près de novembre à mai, sur ce col des monts où, lorsque l’on se rend de Clermont-Ferrand au Mont-Dore, on peut l’explorer à loisir; car les voituriers n’omettent pas d’y faire halte: non que le besoin les harcèle de s’extasier à la cascade qui y descend du Puy-Gros et de la Banne-d’Ordenche,--mais à cause de la cantine installée là... [Illustration: Lac Chambon.] [Illustration: LAC DE MONTCINEYRE.] Entre ces lacs par aventure, le Chambon, nappe prisonnière, comme le lac d’Aydat, est le plus notoire; occasionné par une barre de lave du Tartaret (volcan dont les déjections scoriacées parsèment l’étendue au loin, et dont les éboulements énormes ont endigué la Couze). Celle-ci ne s’est point résignée, d’ailleurs, partie pour courir le monde, à cette stagnation subite: elle saute par-dessus sa barrière, s’évade, et comme, d’autre part, les éboulements continuent de se produire, le lac est fort menacé en tant que lac; ce n’en est plus un, pour les vieillards qui le connurent plus considérable; les jeunes peuvent croire que les anciens radotent, comme les marins d’une autre époque qui affirment aux novices en partance que la mer n’est plus si salée, ni sauvage que de leur temps; les riverains du Chambon ont raison, leur lac se rétrécit et se comble, et le siècle viendra où il sera effacé, desséché,--lac honoraire! [Illustration: Lac de Bourdouze.] Les lacs d’Auvergne, en outre de ceux-ci, et de quelques-uns comme l’Issarlès, dans le Velay, le Saint-Front dans le Mézenc, le lac des Sailhens en Aubrac, ce sont encore le lac d’Anglard, le lac Chauvet, ceux de la Godivelle, d’Église-Neuve-d’Entraigues, les Esclauzes, la Landie, la Crégut; et le lac de Montcineyre (_mons cineris_) aux pieds du volcan dont il a pris le nom, et, dans les flancs du puy de Montchalm, le lac Pavin,--qui communiqueraient entre eux par le Creux du Soucy, abîme intermédiaire, sur lequel on n’a point de renseignements certains encore: mais les lacs d’Auvergne, c’est surtout le lac Pavin! Le lac Pavin, type du cratère d’explosion: «c’est la partie supérieure d’un cratère qui saute sous l’effort des gaz souterrains, comme le bouchon d’une bouteille de champagne». [Illustration: Lac des Esclauzes.] Le lac Pavin,--_Pavens_,--le lac de la terreur, de l’effroi, un lac de la mythologie, de la légende, un lac des enfers, un lac de ténèbres, un lac de néant: une ville se serait engloutie là; il suffirait pour provoquer les plus désastreuses tempêtes d’une pierre jetée; nul esquif ne pourrait s’y aventurer, nul poisson ne vivrait dans ses eaux inclémentes! Aux jours les plus clairs, je n’ai pas vu pointer les clochers de cette Ys arverne; la croûte de pain que j’y jetai n’amena pas d’orages, et ne créa de conflits qu’entre la population aquatique de ce riche vivier où les écrevisses et les truites prospèrent; point n’est besoin, d’ailleurs, de tous ces naïfs moyens de l’imagination locale pour frapper l’esprit; sans tonnerre, sans cité submergée, et, portant un bateau de pêche, il est bien, tout de même, le lac Pavin, le _Pavens_ d’autrefois. Tout le jour, venant du Mont-Dore, on a parcouru les hautes solitudes des plateaux et des vallées où règne, le front dans la nuée, le géant de nos sommets, le pic de Sancy; on va par l’infini des pacages, sous l’éternel silence tendu du ciel aux crêtes, qui ne se soulève qu’à de rauques appels du batier, à des chansons de pâtre, des meuglements, des sonnailles de troupeaux dans les parcs, autour des sordides burons émergeant de l’immensité des gazons çà et là, un silence qui retombe vite, couvre à nouveau l’espace de son filet aux mailles tout de suite reprises; on va, par une route qui se referme derrière vous, à peine marquée, disparue à la vue dans les remous des herbages; et c’est, à perte des regards, un même déroulement, longtemps, de mer verte, pressée jusqu’aux monts ou jusqu’à l’horizon... Mais voici que l’on approche... [Illustration: Sur la route d’Espinchal.] Il faut le savoir, car rien ne l’indique que ce ruisseau qui dégouline, d’au-dessus de la route, vers la Couze, en bas, dans un vallonnement... Quelque source, un abreuvoir, pourrait-on croire, d’où reviennent ces vaches et ces chèvres... Remontons le cours de ce ruisselet, à travers champs, et c’est, dans les ponces et les lapillis piétinés par le bétail, la déchirure par où se déverse le trop-plein du lac égueulé à ce seul endroit; c’est le lac Pavin... La raison hésite comme à du surnaturel; et ce n’est que peu à peu que s’apaise l’horreur tragique dont on est enveloppé, lorsque par un lugubre crépuscule on parvient à ce cirque d’eau immobile et dure, d’à peu près neuf cents mètres de long sur huit cents de large, avec des parois qui l’enclosent hermétiquement, sauf par une brèche, et se prolongent à plus de soixante-dix mètres de son niveau, en forêt drue de hêtres, de mélèzes, de sapins, que domine le piton nu du Montchalm... [Illustration: LAC PAVIN.] Oui, les yeux s’effarent à cette réalité, là, devant eux, qui passe les visions les plus fantastiques, de cette masse d’onde comblant, ras les bords, l’évidement du cratère d’où s’élance le bois à pic qui enceint son pourtour,... ces bords d’une déclivité si brusque qu’ils semblent ne former qu’un cercle, au-dessous duquel l’eau serait dans le vide... une eau profonde de cent mètres, suspendue par on ne sait quel sortilège, à cette prodigieuse bague, enserrée par le haut seulement dans ce fabuleux anneau de basalte. [Illustration: ENVIRONS DE BESSE.--Puy Saint-Pierre-Colamine.] Certes, il suffit de ces premières minutes hagardes pour faire approuver du plus sceptique tout ce qu’inspira de terreurs à la contrée, ce lac Pavin où aujourd’hui encore, où l’on ne craint guère plus les enchantements et les maléfices, nul ne se promène à l’aise bien longtemps; on pénètre par cette déchirure de la vasque plutonienne qu’a érodée le travail des eaux, on s’étonne à ce sublime spectacle, et l’on a hâte de redescendre, comme si l’on était entré indûment en quelque lieu redoutable et défendu; on ne peut aller bien loin d’ailleurs, on ne fait pas le tour; au bout de très peu de pas, à droite de l’échancrure par où l’on accède, le sentier cesse, aux parois de lave à pic, chargées de bois qui masquent les dykes et les saillies éruptives; et l’on éprouve la gêne, que peut-être, si l’on pouvait pousser plus avant, on n’irait pas plus loin tout de même, tant en ce bref parcours l’on est imprégné, saturé déjà, les forces brisées, de ce qui se dégage de trouble, de mystère et de peur de cette eau impassible, si profondément claire et luisante... Ce court trajet, je l’ai accompli seul, d’autres fois accompagné: toujours il dure trop. A ces douze cents mètres d’altitude, soudain l’on ne respire plus, la gorge étranglée, comme au fond de grottes où, faute d’air, l’on s’asphyxierait; lac maudit, hanté de quelle sombre puissance, pour que devant l’incomparable beauté de ces eaux resplendissantes, comme éclairées par en dessous, sanglées dans cette ceinture de basalte, cernées de ces bois magnifiques, au lieu de la joie habituelle, grave et sévère, souvent, mais de la joie, à de telles contemplations, ce ne soit ici que de l’angoisse à la poitrine, un spasme douloureux, comme des frissons à l’âme qui vous secouent... [Illustration: Lac des Sailhens, en Aubrac.] J’y suis retourné plusieurs fois, à des matins, à des midis, où le soleil faisait toutes bleues les nappes que le soir montre de plomb fondu; il émanait de ces eaux implacables, à toutes les heures, le même vertige livide... Aussi ne peut-on sourire de ce que les habitants de Besse, la ville la plus proche, et leur subdélégué Godivelle, en 1726, comptent comme un grand acte civique de s’être hasardés à mesurer le Pavin; ils ne réussirent pas à le sonder; et l’on continua d’affirmer que le lac était sans fond; ce n’est qu’en 1770 que, plus heureux et plus habile, sur deux claies de parcs liées, et couvertes de fagots, avec des planches pour rames, le citoyen Chevalier, inspecteur des ponts et chaussées de l’Auvergne, obtint un résultat, toucha le fond du cratère noyé de sa sonde... Depuis on y jeta des alevins, on y pêche des truites de deux kilogrammes; l’hiver, alors qu’il est gelé, on passe sur sa glace pour voiturer la retaille des bois. Malgré cette certitude que le lac n’entre point en fureur pour un caillou lancé, ou la barque qui l’explore, il demeure bien, quand même, l’antique _Pavens_, abîme d’horreur pour le passant qui y monte, comme pour le paysan de ces parages, gouffre de sinistre et d’épouvante où ne se reflète que la caravane de nuages ou d’astres du ciel nomade, solitude où ne s’ébattent que des vols tournoyants de corbeaux, silence où ne percent que leurs croassements ou le cri lugubre du grand-duc... [Illustration: Lac d’Aydat.] [Illustration: A VASSIVIÈRE.--Pendant la messe.] CHAPITRE IX Les vierges noires; Notre-Dame de Vassivière, vierge d’été; Besse-en-Chandesse.--Sainte Marie et les chemins de fer.--Miracles par devant notaire.--Les reinages.--Une procession à Vassivière en 1608.--Décadence de Notre-Dame de Vassivière.--Une procession en 1896. [Illustration] Nigra _sum sed formosa_, je suis noire mais je suis belle, dit la Sulamite. Pour le teint, la plupart des saintes Maries auvergnates sont pareilles à la vierge du Cantique des Cantiques. Mais je ne certifierai point leur beauté: on ne peut se rendre exactement compte, à l’obscur des chapelles où elles se dissimulent plus qu’elles ne se montrent. Quant à être noires, elles le sont, oh! noir de nuit, noir d’encre, noir de nègre, blocs de ténèbres compactes dans le sombre de nos églises de montagne, comme les visages à masques de suie des ouvrières dans les mines, comme les figures barbouillées des charbonnières dans leurs boutiques. Cette couleur des statues de Notre-Dame du Puy, de Notre-Dame de Murat, de Notre-Dame de Mauriac, de Notre-Dame d’Aurillac, de Notre-Dame d’Orcival, de Notre-Dame du Port, de Notre-Dame de Vassivière, etc., quelles explications en fournir, quelle signification lui attribuer? [Illustration: Orcival.] Ces effigies sont-elles d’antiques idoles indigènes des cultes expropriés qui précédèrent le christianisme et que, après l’évangélisation de la contrée, la religion nouvelle prit à son service, de la même façon qu’elle se logeait dans les temples des divinités vaincues? [Illustration: La chapelle de Vassivière.] Ou bien d’exotiques prisonnières ramenées des croisades? Ou bien d’orthodoxes images, qui ne sont pas noires pour des raisons ethnographiques, mais, symboliquement, furent voulues ainsi, taillées ou peintes de la sorte exprès, par nos artisans, suivant les exégèses erronées des siècles, jusqu’à la critique moderne, qui considéraient le profane Cantique des Cantiques comme un livre sacré... suivant les commentaires mystiques, désormais abandonnés de la science, où la Sulamite de Salomon devenait la mère de Dieu: noire par la douleur, «_quia decoloravit me sol_», parce que le soleil m’a ôté mes couleurs, ajoutait-elle: le soleil, c’est-à-dire la vie, la souffrance, les déchirements, proposait-on dans l’une des soixante-dix interprétations audacieuses de ce texte toujours détourné de son sens réel! Délicates controverses où il est difficile de se hasarder. Peut-être, d’ailleurs, chaque hypothèse a quelque valeur; peut-être, il faudrait créer des groupes, assigner des origines diverses, après une étude complète; une classification méthodique reconnaîtrait peut-être des idoles, des Isis tenant le petit Horus sur leurs genoux, transformées en Marie et Jésus, et des Vierges authentiques, de vrais enfants Jésus, sculptés dans l’ébène ou colorés, par imitation, ou pour se conformer au Cantique des Cantiques. Sous les vêtements, les couronnes, qui les cachent, au profond et dans le haut des chapelles où elles se reculent, à peu près inaccessibles au regard, nos Vierges noires, anciennes ou récentes, modèles ou copies, apparaissent toutes à peu près semblables, barbares et lourdes faces de cirage,--auxquelles alla quand même, comme à une claire lumière, la foi de nos villes et de nos campagnes,--sans préoccupations d’archéologie. Quelle ne fut pas la vogue de Notre-Dame de Vassivière, entre autres, aux pèlerinages perpétués jusqu’à nos jours, la plus célèbre de toutes... Vassivière, qu’une étymologie, plus pittoresque que savante, tire du patois _vas-y-veire_, vas-y-voir, réponse des fervents aux incrédules!... [Illustration: A Besse-en-Chandesse.] D’autres veulent que Vassivière provienne de _Vachivière_, _Vaccivière_, lieux de pacage des troupeaux de vaches; la chapelle de la Vierge noire, en effet, est située à treize cents mètres, aux flancs des assises du Sancy, non loin du lac Pavin, dans le désert d’herbages où se disséminent les burons, où le bétail monte _à l’estive_, pour redescendre à l’automne; Vassivière, site unique pour la demeure de la patronne des batiers, cette montagne cernée d’eaux par la Couze et la Clamouze, naturel et magnifique piédestal à cet humble et sublime sanctuaire; l’endroit n’est point d’invention moderne, d’ailleurs; les Celtes auraient eu là un temple dédié à la déesse des rivières et des fontaines qui entourent le mont: Vassivière serait _vas iver_, le temple de l’eau... [Illustration: Une rue de Besse.] On a proclamé que la religion catholique était une religion d’été, à cause de l’agréable fraîcheur de ses édifices: la Vierge de Vassivière est exclusivement une Vierge d’été; aux froids, en même temps que les troupeaux, elle dévale, pour hiverner, à Besse-en-Chandesse. Alors, seulement, elle consent à s’agourer à la paroisse. Mais, dès que la neige cède aux rayons de printemps, et que l’avrillée recommence de gravir les pentes, la Madone des sommets ne tient plus en place, sous les voûtes qui la protégeaient de l’hiver; il lui faut sa montagne; et, si l’on tarde à la délivrer, comme les troupeaux impatients qui, sentant le renouveau, brisent leurs chaînes de l’étable si on ne _leur donne pas le bond_ assez tôt, elle s’évade; un matin, le bedeau s’aperçoit de la fugue. On n’a point recours à la gendarmerie, on ne songe point au vol ni au sacrilège; on sait depuis des siècles où se renseigner lorsque la Vierge noire disparaît; c’est qu’elle a transhumé, repris à Vassivière ses quartiers de la belle saison; le sûr abri de la cité fortifiée, avec ses reliefs de moyen âge, sa tour du beffroi, ses maisons à fenêtres grillagées, à écussons, à encorbellements, ne l’a pas retenue... [Illustration: BESSE.--Le beffroi.] Noire comme la Sulamite, comme la Sulamite, encore, ravie et entraînée à la ville, elle n’y oublie point le berger et les champs; elle frissonne à la voix qui chante à travers la montagne... Vainement, on s’est ingénié à la garder ici,--les Bessois soucieux, pour cette dame pleine de miracles, d’un asile plus décent que ce mesquin oratoire du plateau de Vassivière,--toujours elle a repris, à son heure, le chemin de sa demeure de prédilection... La Vierge Marie, en tous les tons, de toutes les tailles, blanche ou noire, idoles christianisées ou statues véridiques, gauches ébauches taillées au village ou fontes colossales, est fort honorée dans nos montagnes. Aucun autre diocèse que celui de Saint-Flour ne possède autant d’effigies de la Vierge couronnées. Menues comme celles des bourgades ou monumentales comme _Marie, reine de haute Auvergne_, qui s’érige sur le rocher de Bonnevie, à Murat, ou _Notre-Dame de France_, au Puy, elles tiennent tout le pays: «Au même temps se fait jour, d’une merveilleuse manière, écrit l’abbé Chabau, le dessein de la Providence dans la distribution, sur notre territoire, des centres de dévotion à Marie. La voie ferrée de Capdenac à Arvant traverse le département du Cantal, du nord-est au sud-ouest, dans sa plus longue diagonale, en passant par Aurillac et Murat. Or, il est remarquable que, depuis Maurs jusqu’à Massiac, la voie est échelonnée de pèlerinages, de chapelles, de statues à Marie. De Quézac à Laurie, on ne compte pas moins de quinze stations pour le pèlerin, disposées sur ou proche la voie. Ainsi, depuis longtemps, la Vierge avait pris possession de ces vallées et défilés que devait suivre la ligne la plus fréquentée, assurément, de toutes celles qui pourraient encore un jour traverser nos montagnes. Observons encore qu’après Notre-Dame de Quézac, qui tient pour ainsi dire les portes du midi, on ne trouve, jusqu’à Aurillac, qu’un ou deux sanctuaires voisins du chemin de fer; mais, à partir de cette dernière ville, dans la partie du trajet la plus difficile et la plus dangereuse à la fois, ils se multiplient et se pressent comme pour y être le palladium des voyageurs. On a remarqué en effet que, depuis l’établissement de cette ligne, en 1866, il ne s’y est produit aucun accident de personnes. Sur cette ligne, il est un point stratégique entre tous: c’est Neussargues, où la voie venant de Séverac-le-Château, par Saint-Flour, rejoint la ligne de Capdenac à Arvant, pour aboutir tôt ou tard à Bort. Là, trois grandes compagnies se donneront un jour la main. Or, la sainte Vierge avait, à l’avance, pris possession de ce point central, par l’érection, en 1853, du premier sanctuaire du diocèse dédié à l’Immaculée-Conception... Prise de possession providentielle! Il est, au-dessous d’Aurillac, un autre point, la Capelle-Viescamp, où viennent aboutir, après s’être réunies un peu auparavant, les deux voies en construction de Saint-Denis-lez-Martels et d’Eygurande; Notre-Dame n’a eu garde de négliger ce poste. Mais ici, au lieu de se saisir du point central, comme à Neussargues, elle s’est emparée des quatre aboutissants, dont trois étaient déjà en sa possession: Notre-Dame des Miracles tenait celui du nord; Notre-Dame du Cœur, celui de l’est; Notre-Dame de Quézac, celui du midi; l’issue de l’ouest était libre. Et voilà que Marie en a pris officiellement possession, en se postant à Laroquebrou, par l’érection solennelle, il y a deux ans, de sa majestueuse statue...» Mais revenons à Notre-Dame de Vassivière, dont le culte brilla et se ternit, subit des éclipses, passa par bien des vicissitudes, jusqu’à l’abandon, la ruine, presque l’oubli, sauf de la part des habitants de la région immuablement fidèles, et, avec raison, car Notre-Dame de Vassivière sut se relever de sa décrépitude passagère; mais il n’était que temps de se manifester, et vigoureusement, pour raffermir les croyants, assaillis, pressés par les progrès de la Réforme. [Illustration: BESSE.--Tour des remparts.] L’habitude, plus que tout, faisait encore se découvrir les voyageurs devant l’image encastrée dans une muraille, qui subsistait seule des démolitions. Beaucoup déjà négligeaient le salut à la sainte noiraude de Vassivière. Mal en prit, un jour de juin 1547, au nommé Pierre Gef, dit Sipolis, «qui peut-être avait déjà prêté une oreille trop complaisante aux doctrines prêchées à Issoire». Brusquement, tout s’obscurcit autour du sceptique; il est aveugle; mais, tandis que la lumière du soleil cessait de pénétrer dans ses yeux, une autre éclatait en son âme: il reconnaissait d’où était tombée la malédiction; il implore Notre-Dame; et s’en tire avec une promesse de «reinage»; la vue lui est rendue. D’autres événements tout aussi merveilleux se succédèrent: c’est alors que le clergé et les notables de Besse décidèrent d’installer confortablement à Besse la miraculeuse statue de Vassivière. On monta la quérir en grand cortège, on l’installa en pompe... Le lendemain, elle avait disparu, regagné la montagne... [Illustration: A VASSIVIÈRE.--Les drapeaux des paroisses.] Deux, trois, quatre fois on la redescendit; toujours elle refit l’ascension... Il fallut s’incliner à sa volonté, bâtir là-haut, se contenter d’hospitaliser, aux mois glacés, la Vierge noire qu’au printemps il faut reconduire à son plateau solitaire, si l’on ne veut pas qu’elle y retourne d’elle-même. Que ne doit pas Besse-en-Chandesse à la Vierge noire de Vassivière! Juchée «à la pointe du haut clocher de l’horloge de la cité, comme une des principales gardes tutélaires d’icelle», elle aurait préservé Besse du capitaine huguenot Mathieu Merle, des agitations de la Réforme, des guerres de la Ligue... Que de manifestations de son pouvoir surnaturel, rapportées par Me Jean Cladière, qui reçut les dépositions! Voici quelques-uns de ces miracles par devant notaire: tantôt, c’est l’indévôt puni de cécité; l’énergumène délivré, après avoir gravi la montagne à genoux; le malin esprit exorcisé dans une tempête de tonnerre et d’éclairs, où, le temps remis au beau, «la puanteur toutefois ensoufrée de l’air demeura prou au nez de plusieurs personnes...»; le sergent Peyrenc, qui prit «d’une petite coquille (où les pèlerins laissaient leur dévotion) seize deniers desquels il paya son dîner chez le sire Jean Boyer...», privé de la vue; un mort-né ressuscité; une bourse retrouvée, que son propriétaire seul put ramasser, aucun de ceux qui l’avaient vue à terre et qui l’eussent volontiers levée n’y ayant réussi; la guérison d’un atteint de la foudre; et celui-ci sauvé de l’eau, où il allait périr, par une invocation à Notre-Dame de Vassivière; et celui-là, un moqueur de la procession qui se rendait d’Allanche à Vassivière, soudain perclus de tous ses membres. Voici une paysanne, «pieds nus, en chemise, un jour ouvrier», qui vient remercier la Vierge noire d’avoir garanti du loup son fils âgé de trois ans, sorti de la maison pour épancher de l’eau, et que la cruelle beste avait déjà dans sa gueule, qu’elle ne lâcha qu’au cri de: «Vierge Marie de Vassivière, secourez mon enfant!...» [Illustration: VASSIVIÈRE.--Après la messe.] Miracles d’autre sorte: Vassivière possède une fontaine, inépuisable pour les pèlerins, mais «qui ne veut être employée à aucun usage profane»; auquel cas elle se tarit sur-le-champ; une servante y voulant puiser une seille d’eau pour la lessive, la fontaine se dessécha soudain. Encore ceci: l’image qui tourne le dos à l’entrée d’un hérétique; l’hérétique, malgré tout, s’obstine à vouloir boire, porte le bassin à sa bouche: mais l’eau, à l’instant, se corrompt dans la coupe. Et mille autres! Cette fillette, presque morte sur le pavé, étant tombée d’une fenêtre, que le père, suivant le remède commun, fait mettre dans la peau chaude d’un mouton écorché tout vif; soins inutiles; mais la mère songe au magistère souverain; et par Notre-Dame de Vassivière, jamais plus la fillette ne se ressentit de rien. Ce n’est pas tout: Notre-Dame de Vassivière rendit encore la respiration à des catarrheux, tira de la dernière extrémité des muets, des paralytiques, des fiévreux, des apoplectiques, ressuscita des personnes noyées depuis six mois, alla même jusqu’à guérir une femme «d’un égarement d’esprit». Enfin, le froid, le vent ou la pluie diminuent, les incendies s’apaisent dès que l’on porte la sainte image en procession! On imagine que tout cela se répandit fort en dehors de la province, et que c’est de partout que l’on accourut se prosterner devant la puissante Vierge de Vassivière, où se célébrèrent des fêtes éclatantes: «Chaque fête de Notre-Dame avait un roi et une reine qui achetaient aux enchères leur royauté, c’est-à-dire le droit de suivre dans un appareil fastueux la procession de la madone, afin de relever l’éclat de la cérémonie et faire honneur à la Vierge. Le prix du _reinage_ était versé dans la caisse de la marguillerie et affecté aux besoins du culte. Le roi et la reine étaient accompagnés d’une cour nombreuse, amis ou gens de louage, parés d’habits de gala et figurant des gentilshommes, des dames d’honneur, le tout formant un train royal, avec instruments de musique, fifres, tambours, trompettes, enseignes, et tout plein de soldats armés.» [Illustration: A VASSIVIÈRE. Le défilé des reliques.] (La tradition des reinages n’est pas encore éteinte aujourd’hui, mais elle a subi de telles modifications qu’on peut dire qu’il n’en reste plus que le nom et l’usage de verser une certaine somme à la marguillerie. Le privilège des acquéreurs de reinages est maintenant de porter sur leurs épaules les brancards qui supportent la statue de la sainte Vierge, lors des processions de la _montée_ ou de la _descente_.) [Illustration: VASSIVIÈRE.--Le départ de la procession.] Lisez la narration du P. Coyssard, témoin oculaire des mémorables solennités de 1608 et de 1609, qui marquent dans les fastes religieux de l’Auvergne où avait déjà retenti le _Dieu le veult_ de la première croisade, et qui opposait maintenant une digue infranchissable à l’envahissement du calvinisme: «... Le 2 de juillet on faict la principale procession de Nostre-Dame. Si la pluye ou quelque autre grande incommodité n’empesche, comme il advint l’an 1608, qu’on la différa jusques au 1er dimanche du mesme mois, que les confrères du Rosaire devoyent faire la leur, dont celle de Vassivière en fut plus célèbre, comme on pourra voir par l’ordre qu’on y garda. «Premièrement il faut noter que la confraternité dudit Saint-Rosaire est composée des plus apparents ecclésiastiques de Besse, comme de messieurs de la justice et du consulat, et autres du commun peuple, tant hommes que femmes, jusques au nombre de six à sept cents. Tous cesquels en corps, avecque le reste de la ville, ayant fait les préparatifs nécessaires, et chascun s’étant mis en l’équipage requis, se rendirent dans l’église sur les six heures du matin, au son et carillon des cloches, suivant la publication qui en avait été faite le jour devant. «Donc après les oraisons accoutumées au départ, l’on commence à se ranger et mettre en ordre, et la procession à marcher fort gravement par les rues et places de la ville bien nettes, jusques en Mèzes où, selon la coustume l’on s’arresta, soubs les trois grands arbres près de la croix, et y fit-on quelques prières, puis de mesme sorte l’on monta bellement jusques à celle du mont Berteyre, où fut la seconde station, pour y faire les supplications ordinaires et donner un peu de respi aux plus foibles, lesquels poursuyvirent leur chemin, continuans leur dévotion jusques au sommet de la montaigne de Vassivière, où faisant alte, saluèrent la belle croix qui y est dressée, devant laquelle fut chanté par les musiciens le _Stabat mater dolorosa_, en faux bourdon très dévot. A l’harmonie duquel, et de quelques autres motets, les pèlerins estrangers qui prioyent dedans et dehors la chapelle de Nostre-Dame, assez distante, y accoururent en foule, et en tel nombre qu’il passoit les six mille, et ce pour voir la procession si bien rangée, laquelle ils accompagnèrent dévotieusement, admirants son bel ordre qui estoit tel dès le commencement. «En premier lieu marchoient devant icelle quatre jeunes enfants habillés de robes blanches, faictes en aulbes, chascun sonnant une clochette, et au milieu d’eux un pèlerin de Saint-Jacques portoit la bannière, de tafetas rouge et bleu, ayant d’un costé l’image de Nostre-Dame et de l’autre celle de saint Jean-Baptiste, en broderie. «Après venoient les autres pèlerins dudict Saint-Jacques, faisant deux rangs, chascun avec son bourdon à une des mains et son chapelet en l’autre, comme en teste leur chapeau de voyage, parsemé de petites images de jayet et de coquilles de mer, et d’aucuns le mantelet de cuyr sur les épaules, étant quarante de bon compte. «En la procession de l’an 1609, la plupart des jeunes enfants de la ville survolent deux à deux, chantant les litanies tantost de Nostre-Dame, tantost celles des Saincts, comme les filles toutes voilées de linge blanc, ou deschevelées, et, une bonne partie, pieds nus. «Peu de distance après suivoyt un jeune fils, paré du tout comme les précédants, portant un falot de fer-blanc avec un cierge allumé dedans, et au bas d’icelui, étoit attachée l’image de Nostre-Dame du Rosaire, avec cet escripteau: _Te virgo sacer ordo colit, colit ordo profanus;_ _Te Christi matrem cœlica turba colit._ «Es deux costez du susdict estoient autres deux semblables, chascun ayant une guirlande de fleurs en teste, et portant en main une torche avec les deux escussons des deux premiers mystères joyeux de l’_Annonciation_ et _Visitation_ de la Vierge. «Tout après venoyent deux diacres revestus selon leur grade, portant deux belles haultes croix d’argent, suyvis d’un troisième qui tenoit l’aspergez en main, accompagné d’un petit porte-bénetier pour donner de l’eau bénite à ceux qu’il rencontroit par chemin. «Le corps de messieurs de l’église et communauté de la ville suyvoit modestement deux à deux, en fort belle ordonnance; les rangs esloignez l’un de l’autre de six pas, tous parez, sur leurs aulbes ou surpelis de belles chappes de velours, de satin, de damas, en broderie d’or et de soie, mesme celle de feu Me Batuti, natif de Besse, conseiller du Roy au Parlement de Toulouse. [Illustration: VASSIVIÈRE.--La foule des pèlerins.] «Parmi ces messieurs estoient deux bourdonniers avec leurs bourdons d’argent doré et leurs chappes de damas blanc, lesquels, comme maistres de cérémonie, alloient et venoient pour entretenir l’ordre, et pour entonner les psaumes ou hymnes qu’on devoit chanter. «Après marchoient trois autres jeunes enfants, accomodez comme leurs premiers compagnons, portant les trois autres mystères joyeux de la _Nativité_, de la _Présentation_ et du _Retrouvement au Temple_. «Vingt et cinq petits anges les talonnoient pas à pas, accoutrez comme il convient avec leurs aisles et perruques, portant chascun quelque mystère des trophées sacrez de la Passion de Nostre Seigneur Jésus-Christ, mesme le portraict au naturel du sainct suaire, envoyé de Besançon, cité impériale, par le P. M. Coyssard, lors recteur du collège de la Compagnie de Jésus, l’an 1601; tous conduits par l’archange saint Michel, comme leur capitaine, équippé de toutes pièces, la palme en main, en signe de victoire, chantant les litanies. «Ceux-là passés, autres cinq enfans de mesme taille et de semblables habits, portoient autant de flambeaux avec les escussons des cinq mystères douloureux, savoir est: de l’_Oraison au jardin_, de la _Flagellation_, du _Couronnement_, du _Port de Croix_ et du _Crucifiement_. «A cinq ou six pas de là suyvoient les deux rangs des douze Apostres, habillez à l’antique de riches ornements avec leurs diadesmes, perruques, et fausses barbes convenables, ayant en mains les instruments de leur martyre et autres marques pour estre mieux distingués et recognus du monde, chantant les litanies de Nostre-Dame ou quelques hymnes à propos. «Les Prophètes marchoient après, fort majestueusement revestus à l’ancienne: Moyse avec ses cornes de rayons, David avec sa harpe, Salomon avec son sceptre et sa coronne, et ainsi des autres, chascun tenant l’escripteau de sa prophétie, ou figure, concernante Nostre Sauveur ou Nostre Dame, comme Moyse: _Ipsa conteret caput tuum, et Rubus incombustus, ou Scala Jacob, non est hic aliud nisi domus Dei et porta cœli_; Salomon: _Hortus conclusus, fons signatus_; Ésaïe: _Ecce virgo concipiet_, etc., etc. «Icy les cinq mystères glorieux de la _Résurrection_, de l’_Ascension_, de la _Mission du Saint-Esprit_, de l’_Assomption de la Vierge_ et de son _Couronnement_, estoient portez à la façon des autres par cinq jeunes garçons avec leurs torches et coronnes de roses, comme quatre autres semblables qui les accompagnoient, couverts de grandes escharpes de tafetas de couleur et de beaux rasoirs blancs par-dessus, portant des chandeliers et cierges avec les saints noms de _Jésus_ et de _Marie_ dans des chappeaux de fleurs. «Le chœur des musiciens marchoyt immédiatement, tous revestus de beaux surpelis ou de belles aulbes, et les petits choristes avec leurs tunicelles, suyvis de M. le curé qui, paré d’une magnifique chappe, portoit le saint reliquaire de la glorieuse Vierge, costoyé de deux diacres, avec leurs riches tuniques, chascun tenant un encensoir en main. Après venoient six anges, deux desquels portoyent deux vases pleins de diverses fleurs avec des distiques en latin, et les autres quatre autant de gros cierges sur des chandeliers, escussonnés des mystères de la _Nativité_, _Annonciation_, _Purification_ et _Assomption de Nostre Dame_. «La saincte Image, laquelle couronnée à l’impériale (comme son divin Enfant-Jésus, en son giron) d’une couronne garnie de pierres précieuses, et affublée d’une robe d’un grand prix, assise comme dans un throne ou tabernacle ouvert, à quatre colonnes revestues de toile d’or, et un surciel frangé, très riche. L’Image saincte de la Vierge estoit portée sur les espaules d’un diacre et soubs-diacre fort honorablement habillez de fines aulbes et de fort excellentes dalmatiques, comme l’arche d’alliance, figure de la mère de Dieu, ne pouvoit estre portée que sur les espaules de deux lévites sanctifiez. Deux anges l’accompagnoyent avec deux flambeaux: à celui de droite estoient attachées les armes du roy, my-parties de France et de Navarre, avec cet escripteau: _S. Maria Deum pro rege nostro christianiss. exora, ut in æternum vivat cum beatis_, et à celuy de sénestre celles de M. le Dauphin, comte d’Auvergnes, escartellées de France et de Dauphiné, ayant au milieu dans un petit escu la tour d’argent en champ d’azur parsemé de fleurs de lys d’or sans nombre, avec ce rouleau: _Fiat pax in virtute tua, et abundantia in turribus tuis_, et le tout dans deux braves chapeaux de triomphe, tissus artistement de branches de lierre ressemblantes à du verd laurier. «Après tout cela venoient quatre hommes robustes portant (comme les explorateurs de la terre promise portèrent en un levier le gros raisin), deux à deux, les deux grands cierges du Roy et de la Royne de Nostre-Dame, pesants et fort gros, chascun ayant les armoiries et livrées au blason d’iceux qui les suivoyent avec leur train royal, instruments de musique, fifres, tambours, trompettes, enseignes, et tout plein de soldats armez.» Inutile de dire que les dons affluaient, que le trésor s’accroissait, et que Vassivière connut l’ère des splendeurs et des magnificences... Aussi les désastres de l’oubli, de l’indifférence, de l’ingratitude... Ses richesses attirèrent les voleurs, et, la Vierge noire, qui avait frappé de cécité le sergent coupable d’un larcin de seize deniers, se laissa dépouiller en 1669, de lampes, de ciboires, de calices, de colliers, de cœurs, de chaînettes, de chasubles, de robes, etc.; une partie seulement fut recouvrée, et l’un des voleurs arrêté, brûlé sur la grande place de Saint-Flour. [Illustration: ENVIRONS DE VASSIVIÈRE.--Le lac Chauvet.] D’ailleurs, aux siècles suivants, le prestige de la Vierge noire périclita, au point que la Révolution le trouva tout à fait délaissé; la chapelle fut fermée, pas même revendiquée comme bien national: les fermiers de la montagne de Vassivière se l’approprièrent et en firent une grange à foins. Ce ne fut qu’au commencement de ce siècle que la chapelle fut restaurée; l’image d’autrefois avait été si mutilée qu’il fallut en dresser une copie, où l’on fit entrer les débris de l’ancienne, «de même que dans la construction d’un navire on fait entrer, comme gage de protection, le vieux bois qui a résisté à toutes les tempêtes, et qui a fidèlement rendu au rivage des milliers de passagers...» Un chemin de croix de pierres, montant à Vassivière, un autel en plein air, deux ou trois misérables auberges, un pauvre groupe d’humanité, dans ces parages de vaste solitude, composent à présent l’aspect ordinaire de ce pèlerinage... Mais, deux fois l’an, à _la montée_, à _la descente_, toute la région pendant un jour, une semaine, est traversée de pèlerins, de processions, sur les routes de Besse, de Latour, d’Église-Neuve. On y vient de Compains, d’Espinchal, du Valbéleix, du Chambon, de Saint-Victor, de Saint-Diéry, de Saint-Anastaize, etc. Au jour du pèlerinage, des files de monde arrivent par toutes les dressières de la montagne; il trotte des milliers de charrettes bondées de gens sur les routes: tout le plateau n’est qu’une forêt de brancards de voitures dételées: la multitude fourmille là, dînant, priant, chantant: mais ce ne sont plus les somptueux cortèges de l’an 1609! Au lieu de musiciens «aux beaux surpelis», de petits anges «à aisles et perruques», etc., etc., les bannières, croix, emblèmes, sont portés, ou suivis par de simples prêtres, des paysans en blouse, des enfants de chœur pris au catéchisme, des jeunes gens coiffés de vulgaires «canotiers» ou «panamas», des fillettes, fières de leurs ombrelles et de leurs chapeaux de la ville; après le clergé, les costumes des sapeurs-pompiers, les casquettes des fanfares, voilà à peu près tout ce qui tranche sur les redingotes des notables, les feutres à larges bords des montagnards, l’accoutrement banal des paysannes qui n’ont guère conservé de jadis que, çà et là, quelque coiffe, quelque bijou... Et puis, au lendemain, les cierges éteints, l’encens évanoui, les cantiques tus, les pèlerins en allés, le plateau de Vassivière recommence d’être vide et silencieux, avec sa petite chapelle, la sacristie où l’on vend de menus objets de piété, les trois ou quatre sordides débits, à l’anneau desquels le curé de passage attache sa monture, le temps d’une génuflexion et d’une prière; où le voiturier donne l’avoine aux chevaux pendant que l’on s’arrête aux béquilles déposées par ceux à qui la noire image a fait retrouver leurs jambes, les ex-voto de cire, les naïves inscriptions de souvenir et de reconnaissance... [Illustration: BESSE.--Une boutique.] [Illustration: Un buron sur les flancs du Plomb du Cantal.] CHAPITRE X Le Puy-Mary; le Plomb du Cantal: deux frères ennemis; mitre d’évêque et bonnet phrygien. L’_oustau_... [Illustration] Plombs et Puys--les sommets cantaliens... Et des géants auvergnats, voici les deux visages qui me sont le plus familiers, le Plomb du Cantal et le Puy-Mary, formidables et doux hercules... Bien jeune, j’ai joué à leurs pieds, gravi leurs flancs, monté sur leurs épaules, jusqu’aux burons, parmi les hameaux, les bourgs, les villes qu’ils abritent débonnairement, à l’ombre de leurs barbes et de leurs chevelures de bois et de forêts. Ils étaient si pleins de mansuétude à mon égard! Lorsque je me souviens de tant de courses et d’ascensions, si faciles alors, je suis prêt à croire qu’ils y mettaient du leur, baissaient le dos, aplanissaient les pentes pour moi... Ils souriaient, placides, toujours... [Illustration: Le Roc des Ombres vu du bois Mary.] Ils se laissaient chevaucher, sans grogner, comme ces grands vieux chiens dociles qui se prêtent à toutes les gamineries, se laissent tirer la queue, secouer les oreilles... [Illustration: LE PUY MARY.] Cela a bien changé, depuis quelques années; le Plomb et le Puy ne paraissent plus me reconnaître, rébarbatifs; ils me regardent de toute leur hauteur, désormais; ils semblent fâchés; ils ne m’ont pas plus tôt aperçu qu’ils enfoncent sur leur front d’épais bonnets de nuées, sous quoi ne se distingue plus rien de leurs traits, de leur mine. [Illustration: RAYONNEMENT DES VALLÉES AUTOUR DU PUY MARY.--Vallée de la Santoire et de l’Impradine.] Que me reprochent-ils! Si je le savais du moins, par où, quand, j’ai pu froisser leur susceptibilité? Mais ils restent muets. En vain, je me confesse. Jamais je n’ai parlé ni écrit d’eux en termes dont ils auraient pu se formaliser! Il est vrai que je ne leur ai pas reconnu la stature du mont Blanc, la sveltesse de certaines Alpes, l’ossature déliée et nerveuse des Pyrénées... Mais, en revanche, n’ai-je point assez vanté la carrure de nos cimes auvergnates, de ces monts, doyens du globe, patriarches de la création, survivants des époques héroïques de feu ou de glace, et qui, aujourd’hui encore, font la pluie et le beau temps, commandent les vents et les eaux, dominent et règnent, en tyrans absolus, sur de vastes régions! Faut-il répéter mon admiration, redire ma tendresse filiale pour ces ancêtres respectables? Les ai-je délaissés? Est-ce que, à chaque minute de liberté, je n’ai pas couru vers eux? Et ils s’enferment dans leurs brouillards, impossible d’atteindre jusqu’à leurs crêtes hostiles. Ce ne peut être le hasard: il suffit que je projette de monter pour que ces mauvaises têtes s’enveloppent de vapeurs compactes. Nombre de fois, j’en ai été pour de faux départs, des nuits incertaines à l’auberge du Lioran, ou dans la cabane du cantonnier, au Plomb ou au Puy, des matinées _à espérer que ça se lèverait_... Oh! bien oui, les grisailles du matin, c’était de l’encre de Chine à midi... En attendant des années meilleures, des jours propices, et que le courroux dont je suis victime s’apaise, contentons-nous seulement d’escalader des entassements de papier, en chantant à la gloire de ces irascibles Plombs et Puys! Peut-être pardonneront-ils, devant la sincérité et la ténacité de mes sentiments, car vous pourriez vous faire plus inaccessibles et arrogants encore, ô Plombs et Puys de mon pays; je ne cesserai de diriger mes pensées et mes pas vers vous, pèlerin assoiffé de connaître où je ne suis point allé, de retourner où j’ai traversé déjà, où celui que je suis brûle de retrouver celui que je fus, le moi fuyant du passé dont les atomes usés et perdus au long des routes ne se ressaisissent, ne se rassemblent et revivent ainsi pour nous-mêmes qu’une seconde, en apparition et en évocations d’ombres qui vous ressemblent comme un frère, à des angles de chemins, à des tournants de vie... Plombs et Puys de notre Cantal, qui donc vous aima plus que moi? Dans la mémoire et le cœur duquel de vos enfants ont germé des nostalgies pareilles? Et c’est pour vous-mêmes, exclusivement, que je vous aimai, en souvenir de quelques mois d’enfance... D’autres remontent à vous pour y rejoindre des êtres chers, le grand-père ou l’aïeule, des parents, des amis... Ils ont quelque part place à la grande table, ou sous la cheminée... Moi, dans ce mien pays, où je n’ai que des tombes à visiter, c’est en étranger que je marchais, que je faisais halte au soir à la table, au lit de rencontre... Des fumées que le vent balançait au-dessus des chaumes dans le crépuscule, nul méandre, nulle spirale ne s’élevait d’un toit, d’un âtre où je fusse convié... Du lait, qui giclait dans la gerle sous les doigts du vacher, à la porte des étables, nulle écuelle n’était tirée à mon intention... Des tourtes et des pompes, que l’on sortait des fours, que les ménagères emportaient toutes chaudes, rousses et blanches, sur leurs têtes, pas une croûte n’avait cuit pour moi... Et lorsque je tombais à quelque endroit, sur une fête, il aurait fallu m’y mêler, pour voir comme j’aurais été reçu à la bourrée, sans personne pour dire: «C’est un tel... de là... faites-lui place», puisque je _n’avais personne et n’étais de nulle part_... Ainsi, lorsque je revenais vers vous, n’était-ce point pour autre chose que pour vous,--ô Plombs et Puys, où s’assouvissait ma passion de silence et de solitude,--et vous pouvez croire que mon but n’était pas de prendre des notes, et d’amasser des documents pour les livrer, un jour, lorsque la nécessité me contraindrait à de la copie; tout ce que je rapportais de vous, c’était, glissée entre deux feuillets de mon poète de ce moment-là, quelqu’une de ces violettes rétives, de ces chétifs œillets qui poussent sur vos plateaux et dans vos précipices; c’était, dans ma valise, quelque lambeau de caillou, quelque tronçon de lave et de basalte qui, loin de la montagne, me composaient des reliques aussi précieuses que les bribes d’os ou les rogatons de chair calcinée d’un martyr pour les fidèles. [Illustration: Les brouillards du puy Mary.] Oh! il fallait bien que je vous aimasse pour aller jusqu’à tourner les pages des livres, brochures, thèses géologiques où s’inscrivent les hypothèses, les systèmes, les découvertes de vos origines,--où je comprenais si peu, si mal, l’esprit récalcitrant à ces études, jusqu’au jour où le père Rames, un savant qui était un poète, m’initia à la genèse des volcans et des glaciers, dans la nuit des temps... Ah! lui possédait le _Sésame, ouvre-toi_, des rocs les plus fermés... Il vous ouvrait le globe terrestre comme on partage un fruit. En moins de temps qu’il ne lui en fallait, à ce pharmacien comme Aurillac n’est pas prêt d’en compter d’autres de si tôt, en moins de temps qu’il ne lui en fallait pour préparer un flacon d’huile de ricin ou un cachet d’antipyrine, ce prestidigitateur de la matière vous avait entraîné, dans les entrailles de la montagne... et, pour le reste de l’existence, on avait, devant les yeux, toutes les phases fantastiques du feu et de l’eau,--comme si l’on y avait assisté! Mais ce n’est point avec M. Rames, seulement, que j’allais m’entretenir de vous. Est-ce que je ne relançais pas, au Muséum, l’élève de Rames, le distingué professeur, M. Boule, de science accrue chaque jour, qui me mettait au courant des derniers problèmes vous concernant, et des solutions proposées... Car rien de vous ne m’était indifférent... Oui, je vous ai aimés jusque-là, jusqu’à forcer ma mémoire pénible à emmagasiner tout cela, qui s’y morfondait vite, d’ailleurs, dont il ne me reste mie... Le Plomb du Cantal, le Puy Mary! Et, cependant, c’est la brouille entre nous. A mes récents voyages, je n’ai pu atteindre ni à l’un ni à l’autre, tout de suite refrognés et grondants, dès que je me hasardais... Seraient-ils jaloux l’un de l’autre, celui-ci de mes sentiments pour celui-là, et réciproquement? Pourtant, ils n’ont rien à s’envier, chacun régnant sur son territoire propre, maîtres incontestés, redoutables seigneurs aux vassaux incorruptibles, humblement rangés sans velléité de s’affranchir?... Est-ce pour quelques pouces d’altitude qu’ils se détesteraient, l’un 1,858 mètres, l’autre 1,787 mètres? Est-ce là ce qui ferait des frères ennemis, de ces jumeaux soudés par le Lioran, des rivaux soupçonneux envers qui divise entre eux ses hommages, ses louanges et ses sentiments? Ce serait là de bien futiles motifs, de bien piètres raisons pour ébranler la sérénité de pareils colosses; mais les grands sont si sensibles aux petites choses! Enfin, agissons ici comme avec les hommes. Faisons de notre mieux, disons vrai,--et tant pis pour le Puy Mary, s’il nous garde rancune de constater que le Plomb du Cantal est à soixante-douze mètres de plus que lui au-dessus du niveau de la mer. Et tant pis pour le Plomb du Cantal s’il nous boude de ce que nous constatons, avec tous les géographes, que le Puy Mary préside à plus de vallées. [Illustration: Le puy Griou.] Ne peut-on trancher le conflit, accorder les adversaires, en égalisant les mérites, par cote mal taillée, comme on règle les comptes litigieux, en déclarant que si l’un est de chef plus altier, l’autre est de flancs et de galbe moins lourds... Celui-ci, le Puy Mary, d’Aurillac, apparaît officier dans le ciel, avec ses deux pointes en mitre d’évêque, a-t-on comparé, ou se cabrer comme un taureau dont les cornes aiguës fouillent les nuages; il se termine en croissant, en arc. Par Mandailles, par Fontanges et le Bois Noir; par Murat, par le Lioran, on fait l’ascension en quelques heures. En vingt minutes, par la route de Murat à Salers, qui contourne le sommet. Mais c’est par la difficulté qu’il faut prendre. Par la voiture et la route, on ne sait rien de la montagne que sa masse confuse, rien de son intimité, du mystère de ses bois, de ses eaux, de ses pierres, de ses fleurs, des perspectives, des paysages, des horizons, soulevé petit à petit dans l’allégresse de la lutte physique, de la conquête... A la cime, l’œil est éperdu, tout d’abord, devant l’immensité du panorama, où le regard plane sur des vallées «rayonnantes comme les jantes d’une roue gigantesque dont le puy forme le moyeu», traverse les étendues vers le Cantal, la Corrèze, vers Bort, l’Artense, les monts Dore, le Cézallier, le Luguet, le Limon, la Margeride, les Cévennes de la Lozère, l’Aubrac, les Cévennes de l’Aveyron, revient se poser sur les pitons proches, le Griou et le Griounel, deux pains de sucre pointus, qui font les enfants de chœur du Puy Mary... Et la vue parcourt tout ce cirque de Mandailles, fermé par les pics en cercle qui figurent une partie de l’ancien cratère, parmi lesquels le Chavaroche, un autre vassal du Puy Mary... A mesure que l’on se débrouille et s’oriente, l’empire du Puy Mary se révèle de plus en plus prodigieux. De là descendent toutes ces vallées tributaires. Ces flaques au fond des gorges et des ravins, où piétinent les troupeaux, ces razes de rien du tout, comme des rigoles d’arrosage d’un champ, où semble stagner une eau aveugle et sourde, ce sont les sources d’intrépides ruisseaux, de vaillantes rivières qui, tout à l’heure, commenceront de batailler avec les cailloux, d’attaquer les rocs, ouvriront leurs grands yeux verts aux fleurs et aux feuillages des bords, aux nuages du ciel, et, comme des fillettes à leur premier bal, courront follement, chantantes et claires, à travers les campagnes et les villages, se jeter à d’autres rivières, à des fleuves, à la mer. Vous les aviez, ruisselets hésitants à s’échapper, à se mettre en route;... le temps de lever les yeux, et vous les avez, là-bas, vite _forcies_, celles du Puy Mary et celles des pentes voisines, et du Cantal, la Rue, la Sumène, la Santoire, la Mars, l’Auze, la Maronne, la Cère, etc., qui, turbulentes ou calmes, dévalent à qui mieux mieux, cascadent, bondissent ou serpentent vers les basses terres; et les monts paternels les contemplent longtemps et loin dans leurs courses, ne les perdent de vue que lorsque, gaillardes, éprouvées, elles n’ont plus que faire d’être surveillées, enserrées dans le berceau des vallées étroites,--élargies, abaissées, à l’horizon. Il n’y a pas que de ses vallées, de ses rivières, de l’espace qu’il domine que le Puy Mary puisse s’enorgueillir, mais aussi des hameaux bas, des cités ardues, de tout le peuple épars sur ses gradins, sur les crêtes et dans les replis, de ses hommes et de leurs troupeaux, dont les chants et les clochettes roulent d’écho en écho, tintent de l’aube au crépuscule, par les mois d’estivage... Le Plomb du Cantal, où nous pouvons accéder d’ici par le faîte de cette admirable muraille volcanique, dont il est avec le Puy Mary l’un des énormes piliers, le Plomb du Cantal, à son tour, triomphe dans la nue, mais sans grâce. On en est réduit à le comparer à un chaudron renversé, un peu bossué; c’est l’aspect le plus fréquent sous lequel on l’aperçoive. J’ai longtemps cherché quelque image moins vulgaire, sans y réussir: un jour, mais je ne me souviens plus exactement d’où, j’aurais juré qu’il se terminait en forme de bonnet phrygien. Voilà qui prêtait à la phrase, qui permettait d’épiloguer sur ce bonnet phrygien à soixante et onze mètres au-dessus de la mitre épiscopale du Puy Mary! [Illustration: Le Massif du Cantal.] Mais je suis seul de mon avis, on juge ma comparaison un peu risquée! Comment faire changer d’opinion en un jour au suffrage universel, à une majorité des plus absolues qui veut que le Plomb représente uniquement un fond de chaudron; aussi, à peine, timidement, oserais-je publier ma comparaison. De ce fond de chaudron, ou de ce bonnet phrygien, le spectacle est moins varié que du Puy Mary. N’empêche que le Plomb a de quel côté appliquer sa vue, soit qu’il veuille la cantonner aux vallons immédiats entaillés à sa base, soit qu’il la prolonge aux quatre points cardinaux, sans jalouser son rival. Si l’un a Salers, l’autre a Saint-Flour. Et le Plomb du Cantal ne manque point, non plus, de bétail à bon poil et de bouviers, aux bras et aux genoux solides pour tasser la fourme, aux poumons profonds pour lui chanter la Grande, et lo lo lo lo lo léro lo!... et lo lo lo lo loléro lo... [Illustration: Le Plomb du Cantal et la vallée de Brezons.] Le Plomb et le Puy, qu’ils ne se chamaillent pas: ils sont égaux pour leurs sujets, dont ils n’ont à redouter aucune trahison! Ce qu’elle exige, la montagne, de l’endurance de ses enfants, ne leur est payé en retour que de la vie la plus précaire: cependant, émigrants, les voilà en proie au mal du pays, le cœur chaviré et les bras cassés au regret du sol revêche..., où le pain est noir, où ne grimpe pas la vigne, où le soleil brûle, le jour, où le vent souffle glacé, les soirs, mais où fume le toit de l’_oustau_ des parents ou du maître. L’_oustau_, la maison de guingois, aux auvents à demi écroulés, avec l’_hort_ derrière, et, devant, le _couder_...; avec ses fumiers contre l’étable et la soue aux porcs, ses broussailles et fagots, le bois de brûle pour l’hiver, le tronc creusé où arrive l’eau de l’abreuvoir... A l’intérieur, l’âtre avec sa crémaillère à anneaux, ses landiers de fer, son _tuile_ pour les bouriols, le coffre à sel, la chaise du _couârrou_, l’armoire et l’horloge enfumées: dans la souillarde, brillent des cuivres, les _ferrats_ et la fontaine! L’_oustau_, avec ses lits à quenouille à couverture en cotonnade à flamme, et rideaux de razille verte! L’_oustau_, bien vieux, bien disloqué, tout en _bringues_, mais l’_oustau_! Or, mieux que les villes joyeuses et dorées, ils aiment leurs plateaux faméliques des plombs et des puys; mieux que tout, ils aiment le Plomb et le Puy, dépenaillés, comme deux pauvres, sous le ciel, avec leur _roupe_ de gazon et de poils-de-bouc élimée, trouée par endroits, montrant la chair--le roc à nu--comme la peau par les trous des guenilles... [Illustration: A la foire de Riom-ès-Montagne.] [Illustration: AURILLAC.--Les rives de la Jordanne vues du pont Rouge.] CHAPITRE XI La Cère et la Jordanne.--Le Pas de Compaing; le Pas de la Cère.--Vic-sur-Cère.--Jean de la Roquetaillade.--Les orpailleurs.--Aurillac; Gerbert; M. Rames.--Les gorges de la Cère. [Illustration] Lorsque l’on est au faîte, il n’y a plus qu’à descendre, et, si l’on tient à ne point s’égarer, à ne point, en croyant dévaler, se trouver soudain devant d’autres sommets à gravir, le mieux est de se fier à quelqu’un de ces ruisselets qui savent hardiment se frayer la route, enjambent les rocs, se faufilent aux interstices des barrières les plus impraticables, et lorsqu’ils ne peuvent s’insinuer par les défauts du terrain, scient patiemment les obstacles les plus résistants, comme a fait la Cère de la muraille de lave, qui lui coupait le passage vers Trémoulet. Laissons-nous donc guider par cette vaillante petite Cère, par la Jordanne, pressée de la rejoindre, toutes deux se précipitant par leurs chemins parallèles, se disputant à qui gagnera la première la calme et splendide plaine d’Arpajon, loin des embûches innombrables de la montagne. [Illustration: A TRÉMOULET.--Croquis d’un intérieur.] Laissons-nous guider par les filles de ces deux sublimes taciturnes, obstinés là-haut à garder leurs distances, ce Plomb et ce Puy: elles, issues de l’un et de l’autre, sans souci de ces haines préhistoriques où s’immobilisent ces burgraves de basalte, ne poursuivent qu’un rêve, séparées, de se rencontrer, de faire route ensemble, plus fortes ainsi pour déjouer les méchants génies qui les obsèdent, s’acharnent à les retenir dans les ravins, les précipices, les défilés cauteleux. Et, tout le long de leur course, elles nous feront leurs confidences, en ralentissant leur fuite aux endroits commodes, pour nous permettre d’errer dans les villes, l’histoire et la légende. Au début, elles n’ont pas grand’chose à nous narrer, ou ce qu’elles balbutient dans le gazon et la fange, nous ne l’entendons guère, et de l’obscur d’où elles émergent, elles ne nous rapportent rien qui intéresse: c’est qu’elles ne savent rien, sans doute, et qu’à l’heure où elles naissent elles ignorent bien totalement le passé fabuleux du volcan et du glacier. Ce n’est que plus loin qu’elles jaseront de leurs impressions de route, au spectacle rapide des choses et des gens, car c’en est vite fini de muser aux riens du départ, elles ont des étapes scabreuses en perspective, et il leur faut se hâter tout de suite... La Cère, de la Font-de-Cère, d’où elle sourd, des revers du Cantal et du Lioran, n’est que peu de temps à mener l’existence exclusivement alpestre qui fut celle de la Cère de jadis. Aujourd’hui, immédiatement, elle entend le sifflet des locomotives, le halètement terrible du convoi poussif d’Aurillac vers Murat, qui remonte laborieusement la rampe de la vallée avec le fracas de tremblement de terre, de tremblement de fer, des matériels honteux de vétusté, que la Compagnie réserve aux bénévoles voyageurs du haut pays, wagons où refuseraient d’être incarcérées des vaches de la plaine qui auraient quelque habitude de regarder passer des trains. Heureusement, le tout s’engloutit sous la percée du Lioran, ne sera rendu à la lumière que deux kilomètres plus loin, dans les sapins, après la traversée du tunnel, interminable, avec ces machines essoufflées, à croire que l’on ne reverra jamais le soleil, que c’est pour un voyage au centre de la terre que l’on s’est embarqué... [Illustration: La Font-de-Cère.] Aussi, à cette fumée, à cet ébranlement, comme d’une éruption, la rivière s’est-elle esquivée prudemment aux creux du val, où elle se querelle avec mille blocs chus des hauteurs, qui lui encombrent la voie, vers Saint-Jacques-des-Blats, des ennemis pour rire, qu’elle tourne, saute, submerge, légère, agile, maligne, un peu grisée, comme un prisonnier aux primes heures d’air libre, de ciel ouvert, après l’évasion... Mais voici le point noir, des milliers de points noirs, qui seront des quartiers de montagne cassée, écroulée, jonchant le lit encaissé de la Cère d’un chaos fantastique. Il semble que la montagne ait voulu se jeter au-devant de la rivière, désespérément, toute, pour s’opposer à ce qu’elle passe. Après des siècles et des siècles, tous ces blocs, debout, couchés, dans des équilibres extraordinaires sur les flancs de l’abîme, sont en postures de combat, comme une horde épique de titans, aux prodigieuses armures de mousses et de lichens, armés d’arbres entiers, des troncs qui ont germé dans les fentes. [Illustration: Le puy Lioran.] A travers cet horrible Pas de Compaing, où l’on ne va pas sans angoisse, par la route en corniche parallèle à la Cère et au chemin de fer, qui suit l’autre rive, où l’œil s’affole à ce vertigineux cataclysme, la Cère se glisse, tant bien que mal, s’échappe par gouttes ici, s’élance par flots là... et, en avant... voilà des éternités que cette armée de rocs garde le passage, et que passe la Cère! [Illustration: TUNNEL DU LIORAN.--Naissance de l’Alagnon.] Où ne passerait-elle pas, elle qui si près de là va passer le Pas de la Cère. Il ne s’agit plus de cailloux, même monumentaux, gigantesques, à tromper. Il ne s’agit plus de cabrioles de chèvres. Cette fois, une digue de lave se dressait, une épaisse cloison, comme une soudure entre les deux pentes de la montagne. Ailleurs, nous l’avons vu, de lâches rivières, devant de telles barricades, ont préféré s’arrêter court et, parties pour courir le monde, finir en lacs oisifs, comme le Chambon. La Cère ne s’est pas résignée à cet emploi de citerne accidentelle. Elle a rongé, limé la muraille volcanique, comme n’auraient pu des milliards de scieurs de long, et c’est ainsi que dans les guides ce haut fait est inscrit glorieux, comme à l’ordre du jour: «La rivière a coupé perpendiculairement une coulée de laves; l’escarpement de la roche mesure environ cent mètres.» [Illustration: Le Pas de Compaing.] Le travail des eaux a fendu la montagne; mais, par-dessus, le bois, divisé avec elle, a étendu ses branches, enchevêtré ses ramures, qui tamisent le jour, d’où ne filtre qu’une lumière pâle, une lumière enchantée, une lumière d’aurore et de crépuscule, une lumière de paradis et de rêve; et je n’ai vu nulle part, à de l’herbe et à des feuilles, des couleurs tendres et vives, une fraîcheur pure et délicate, comme à la végétation de cette crypte merveilleuse, abritée de toutes souillures de l’atmosphère, et qui ne reçoit du soleil que l’effleurement et la caresse. Spectacle inoubliable, soit que d’en bas, parmi les rocs éboulés, on mesure de l’œil ces deux falaises monumentales jusqu’aux bois qui pendent à leurs bords, là-haut, minuscules, soit que d’en haut, de ces arbres énormes, le front se penche sur le vide effroyable... Mais cela ne suffit pas à notre intrépide perce-montagnes. [Illustration: Le Pas de la Cère.] La Cère continue son œuvre, se démène avec acharnement pour élargir le canal serré entre ces deux prodigieuses falaises, où elle ne pénètre qu’en se faisant toute mince, comme de profil, alors qu’elle voudrait arriver de front, se bousculant toute, avide de l’inconnu que masquaient ces parois formidables... Et que sa curiosité était légitime! Quel tableau pour cette onde émigrant par cette faille d’une vallée à peine entaillée, comblée çà et là comme par un déluge de rocs, quel tableau que celui qui s’encadre, dans l’estuaire de Vic, sur le large d’Arpajon! Les falaises,--tout à l’heure un compas fermé,--écartant leurs branches toutes grandes en même temps qu’elles s’abaissent, s’inclinent, s’effacent... Du coup, la Cère modère son allure, la règle presque à la lenteur des trains s’époumonnant sur les pentes, s’accordant de flâner un peu après tant d’effrénés galops, avec sauts de montagnes en guise de haies... D’ailleurs, comment ne point s’engourdir à la paresse, à travers ces moelleuses prairies, entre ces rideaux d’arbres frais, parmi ces cultures, ces bois qui s’étagent, ces fermes, ces châteaux, ces villages blottis, nichés dans les creux et sur les premiers gradins? Et, au-dessus des tables volcaniques étonnamment régulières, des rebords de basalte du doux berceau de hauts feuillages et de profondes verdures où la Cère indolemment semble de l’action incliner au rêve, quels superbes paysages aériens, les plateaux de pâturages, les burons, comme des barques esseulées dans l’infini des gazons et du ciel, aux écueils des cimes tourmentées, tailladées, déchiquetées. Et, sur toutes ces masses, la grâce, la fragilité de quelque brin d’herbe qui dresse, balance au soir une pointe rouge, une aiguille de feu, teinte du couchant... Et voici Vic, Vic-en-Carladès, son ancien chef-lieu, et siège d’un bailliage, Vic-sur-Cère, Vic-les-Bains, encore que l’on ne s’y baigne guère, car la station ne compte quelques baignoires que depuis peu; en revanche, on y boit des eaux appréciées des Romains, longtemps oubliées, perdues, ensevelies sous des masses de dépôts, retrouvées par un pâtre dont les vaches léchaient les pierres suintantes d’eau minérale,--la fontaine salée,--aux vertus de laquelle la France devrait Louis XIV. Ce qui n’empêche pas les thermes vicois de péricliter encore jusqu’au milieu de ce siècle, où ils redevinrent en vogue parmi «les enfants du pays». De l’eau de Vic, ils en usaient pour tout, indifféremment, et en quelle quantité! Si les jets étaient peu abondants et le rendement limité, c’est que ces insatiables buveurs les tarissaient sans doute! [Illustration: Près de Vic-sur-Cère.] Il y a une quinzaine d’années, la source présentait, au matin, l’aspect le plus pittoresque. L’établissement se composait de deux salles, une sorte de rez-de-chaussée enfoncé, où l’on descendait par quelques marches, et une salle au-dessus. En bas, on buvait. En haut, on dansait. Une petite fontaine contre le mur, un verre sur la pierre occupaient un angle. Dans le reste de la pièce, quelques caisses de bois, des bouteilles, des bouchons, pour l’exportation. Devant le robinet, assis, en tablier de cuir pour protéger les genoux rhumatisants, un homme charmant, cultivé: le propriétaire de ces eaux en baisse, emplissant du maigre débit, l’une après l’autre, ses bouteilles; les bouchant lui-même, mélancoliquement, pendant que quelque journalier les rangeait ou emballait,--le propriétaire des eaux, s’interrompant d’_embouteiller_, à chaque buveur qui s’approchait. Des buveurs qui avalaient des verres à la suite,--n’en costo pas mai,--il n’en coûte pas plus. Des buveurs qui en voulaient pour leur argent,--cent sous la saison,--qui, trois, quatre ou cinq verres absorbés, tiraient une bouteille encore... Cette bouteille, ils l’emportaient, les uns sur la promenade, les autres sur la route qui monte aux flancs boisés du Griffoul, où ils grimpaient s’isoler,--les eaux, à cette dose intensive, devenant forcément purgatives; d’autres, encore, aux quilles, au jeu près de là, où ils se _flanquaient des suées, tout en nage_. Ces buveurs? marchands de vin, cochers, frotteurs en villégiature, pour qui le confort, tout relatif, des auberges et cafés de Vic égalait le luxe des stations et des plages à la mode. D’ailleurs, comme sites, il n’en est guère qui puissent rivaliser. On ne rencontrait que gens en manches de chemise, en gilets de serge, en chaussons; les femmes, en cheveux, tabliers, camisoles, du moins le plus grand nombre... quelques familles d’étrangers. Les étrangers... ceux des grandes villes... les messieurs et les dames, qui se rassemblaient, eux, à l’Hôtel, chez le brave père Vialette, aux recettes succulentes! [Illustration: La Bourrée.] _Tomber des quilles_ ou _faire un piquet_, c’était le sport des hommes. Pour les femmes, tricoter. Et puis, pour beaucoup, après des litres ingurgités à la source, tout _gonfles_ de tout ce liquide, gravir jusque chez Vialard, pour le vin blanc et les bouriols, et le salé; puis, au café, ensuite--le vermout ou le pernod,--tout cela de sept à dix heures du matin. Après quoi, si l’on en croit les maîtres de pension, ils n’arrivaient point à _tenir de nourriture_ à leurs hôtes, mangeant comme quatre et renvoyant les plats nets: des repas de deux heures, avec danses entre les plats, dès qu’un museteur était dans la société. Car, avec l’eau, les crêpes, la jambe de porc, le vin blanc et la table d’hôte,--un bon somme par là-dessus,--la bourrée complétait le traitement, la bourrée partout en semaine; mais, le dimanche, surtout, à l’Établissement dans la salle au-dessus des Eaux, les gens du pays se joignant aux buveurs... [Illustration: Vic-sur-Cère.] Toute cette bonhomie, cette joie, ces appétits, ces bals et cette consommation d’eau--dont elle semblait se porter pour le mieux--de la clientèle de Vic, quelque cent de buveurs,--ne permettait point à l’établissement de prospérer, et son propriétaire dut s’en dessaisir aux mains d’un plus entreprenant... Mais la Cère, si paresseuse soit-elle, ici, n’attendrait pas la suite de l’histoire de Vic, lancée, maintenant, dont les affiches couvrent les murs des capitales, et qui ne rêve pas moins que de devenir un rendez-vous de la fashion; laissons donc la baraquette des baignoires, la buvette récente où désormais sont préposées d’accortes Vicoises aux joues rouges, et pénétrons dans le village, visitons les environs. La-haut, le rocher de Muret, où le nommé Loup, envoyé du commandeur de Carlat, eut le poignet tranché, sur l’ordre du seigneur de Muret, pour lui apprendre que «jamais loup n’était entré dans le manoir sans y laisser la patte». Ce qui coûta la tête au gentilhomme, condamné à mort, pour être allé un peu loin dans le calembour. La route va de l’établissement thermal, par le communal, tout retentissant d’oies et de laveuses, sans que l’on puisse savoir lesquelles jacassent davantage, vers la ville haute, vision de moyen âge, avec ses rues tortueuses que partage un torrent: une ville forte, aux maisons anciennes aux murs épais, portant des balcons de bois, percées de portes basses cintrées, de fenêtres grillées à mailles de fer, çà et là flanquées de tours massives. On traverse, sur des poutres jetées en pont, le torrent qui dévale à gros bruit... Il y a toujours à quelque balcon une femme au haut des marches, mangeant son écuelle de soupe..., ailleurs, un vieux, immobile, comme oublié, sur le banc de pierre... Un refrain à bercer l’enfant, le mignard qui pleure, s’échappe d’une croisée... Là, des hommes occupés à ranger la provision de bois de brûle, de genêts pour l’hiver... Des femmes qui filent ou tricotent... Devant l’église, le clopinement des sabots, le chuchotement de petites vieilles qui sortent de la prière... Et, çà et là, aux fontaines, l’entre-choc des _forrats_ de cuivre, des servantes qui jasent et rient... Sur une placette, dans un angle, un vaste brasier où chauffe une cuve à lessive, gigantesque--on ne lave qu’à de longs intervalles--toute la ruelle illuminée comme par un incendie... Et, de nouveau, par d’autres venelles, l’obscurité où la vie s’apaise, se tait... le silence... Le silence... où ne parle plus que, de loin en loin, la voix de quelqu’un dans une grange ou dans une étable, le silence noir, où ne s’allument que de rares lumières, un maigre _lun_, par-ci, par-là, toutes petites, toutes falotes derrière les fenêtres étrécies... [Illustration: VALLÉE DE LA CÈRE.--La route du Lioran.] Et la Cère va son train assagi, au bas de Comblat et de son château, de Polminhac et de son château de Pestel, vers cet Arpajon, coté pour ses foins--et vanté pour ses femmes: «Dans plusieurs cantons, et notamment depuis Vic jusqu’à Aurillac, la race des femmes est distinguée par les agréments extérieurs et surtout par la fraîcheur du teint. Ce petit pays est la Circassie et la Géorgie de l’Auvergne... Par delà Aurillac, il y a encore beaucoup de communes renommées pour leurs belles femmes; et telles sont, entre autres, celles d’Ytrac et de Crandelles. Il est vrai que ces Auvergnates à peau blanche manquent de légèreté dans la taille et de grâces dans les manières. Peut-être aussi ont-elles trop de gorge; désagrément qui, au moins, est compensé par l’avantage qu’il leur donne d’être bonnes nourrices, quand elles allaitent. Mais la plupart offrent un genre de beauté qu’en d’autres contrées on admire parce qu’il y est rare: ce sont des yeux bleus avec des cheveux noirs.» Mais la Cère se soucie bien de ces détails! Elle attend sa compagne de route, la Jordanne, évadée comme elle d’autres traverses, avec laquelle elle doit poursuivre son trajet, après Arpajon. Justement, la voici. Alors, ce n’est plus le temps de s’amollir dans ces délicieux parages. De concert, les deux rivières, qui n’en font plus qu’une, s’élancent, bavardes, se contant les aventures de leurs pérégrinations. Pour la Cère, nous sommes instruits de la fougue ou de la ruse, équivalant à des millions de sièges de Troie, qu’il lui a fallu contre la défense de la montagne massée au Pas de Compaing, et, forcée, dressant ensuite ce rempart compact du Pas de la Cère, qu’avec les âges la rivière ébrécha, fendit obstinément, régulièrement, droit, comme de la pierre tendre comme du beurre... [Illustration: Comblat-le-Château.] Écoutons la Jordanne, après les transes de son exode. Au début, dans ce cirque de Mandailles, dont les piliers du pourtour sont le Puy Chavaroche, le Puy Mary, le Puy de Bataillouze et le Col de Cabre, la Jordanne erre dans les bois, s’amuse à la cascade de Liadouze, au bourg de Mandailles, le centre des ferrailleurs, de tous les émigrants «dans les métaux», classification qui va du rétameur et du chaudronnier jusqu’aux grands constructeurs, et aux entrepreneurs de démolitions. Mais tout cela n’est que de la ferraille méprisable, pour la Jordanne, qui roule, dans son sable, des paillettes précieuses. [Illustration: Polminhac et le château de Pestel.] Mais--ici,--elle n’en est pas encore à ces rêves d’or; qu’elle s’extasie donc en paix sur l’ingéniosité et l’effort de ces montagnards qui ont créé une industrie à eux et s’y enrichissent, et sur leur fidélité au village natal: tout leur «cœur à l’ouvrage», leurs vertus d’économie, leur règle de conduite, leur endurance, tout cela est commandé par l’unique volonté de revenir là, d’où les exilent la rudesse du climat, l’impossibilité de vivre du sol; et ils font comme ils ont voulu. Ils vont chercher aux grandes villes de quoi subsister, de Mandailles à Saint-Simon, où il y a tout juste pour les troupeaux et les vachers. Ils ont enrichi de maisons claires aux toits d’ardoise fine, ces communes de roche noire et de mauvais chaume. Comme pour certifier plus irrévocablement leur espoir, leur décision du retour, ils marquent souvent, d’avance, leur place de sépulture, ils y édifient leur tombeau; quel n’est pas l’étonnement de voir dans ces doux enclos de la mort de la campagne, où, d’habitude, une simple croix, vite masquée d’herbes et de fleurs est le _ci-gît_ du paysan, de voir des dalles inusitées, et, parfois, quelque énorme cube de fer peint, destiné à «des Parisiens», qui semblent vouloir défier la ruine, car ils font solide, et grand, trop!--et tout en fer! C’est à qui, on ne sait par quelles voies, aura pu conduire _à son endroit_ le plus imposant, le plus énorme de ces kiosques mortuaires! [Illustration: VALLÉE DE LA JORDANNE.--La cascade de Liadouze.] Cependant, ces prévoyants de l’avenir, qui n’entendent pas abandonner à leurs héritiers le soin de leur monument funèbre, n’agissent bien que par l’amour du pays, de la petite patrie, plus que par goût de la mort, hantise de la fin, si l’on conclut d’après la coutume par laquelle ils tâchent de leurrer la fatale visiteuse: quand un meurt, on voile les miroirs de son logis «pour que la mort, n’étant attirée par aucun reflet, ne puisse se reproduire et ne soit pas tentée de revenir». D’autre part, tout de même, ils ne redoutent point le trépas, au point de lui préférer la perte de l’honneur, comme nous l’enseigne la légende du Saut de la Menette, vers Saint-Cirgues et les cascades du Chaumel. Comme la Cère, à un point, la Jordanne a dû faire brèche dans les laves; de fort loin, l’oreille est frappée de la rumeur de la lutte, de la rivière en bataille, dans les ravins, les rocs. Là, une menette, une pieuse fille, pourchassée par le diable, se jeta dans le vide, bravement... Et vous devinez, puisque cette histoire vous a déjà été contée, qu’il ne lui advint nul mal, ses jupes s’étant converties en parachute pour lui amortir la descente... Mais, ch., chut, la Cère et la Jordanne dialoguent plus bas, s’entretiennent de choses mystérieuses, de Jean de la Roquetaillade et de Gerbert, et des orpailleurs, de la recherche de la pierre philosophale, et de la fabrication de l’or! Brusquement, du Saut de la Menette, de Saint-Cirgues et de Lascelles, vers Aurillac, la Jordanne, qui n’avait donné asile jusque-là qu’aux truites et aux écrevisses, roule dans son sable des parcelles rouges, des parcelles jaunes, des paillettes, tant et tant que toute une corporation, celle des orpailleurs, existait encore, le siècle dernier, pour exploiter les lamelles d’or. On les ramassait à l’aide de peaux de brebis dont la laine retenait les molécules fabuleux,--car les riverains prêtaient à cet or une origine légendaire, bien loin de l’explication naturelle. [Illustration: VALLÉE DE LA JORDANNE.--L’hôtel de Mandailles.] Une première fable veut que ces fragments proviennent d’un trésor contenu dans des outres que des Arvernes rapportaient d’une expédition victorieuse, et que, surpris par l’ennemi, ils auraient vidés dans les gouffres de la Jordanne; la rivière, malgré son désir, n’osa pas s’approprier ces richesses incommensurables sans l’avis d’un druide qui jugea que ce n’était qu’un dépôt, qu’il fallait restituer. Mais comme la restitution totale aurait perverti les populations, il conseilla de ne la faire que petit à petit. Ceci explique que les eaux de la Jordanne ne charrient l’or qu’en si faible quantité, si faible que les orpailleurs ont dû cesser leurs opérations: le rendement ne valait pas les toisons de brebis ou le temps du lavage. D’autre part, la fortune de la Jordanne aurait été due à un miracle: Gerbert, alors à l’abbaye de Saint-Géraud, voulut tenter le doyen du monastère. Il l’emmena à Belliac, dans la «maison du pape»--où Gerbert serait né--ce qui n’est pas du tout prouvé. Gerbert lui promit un miracle, s’il voulait vendre son âme. Après avoir tracé des cercles magiques et proféré ses incantations, d’une baguette flamboyante, le sorcier, pape de demain, cingla les eaux de la Jordanne qui se muèrent en nappes d’or, coulèrent en flots d’or; le charme ne cessa qu’aux prières épouvantées du doyen; ce serait l’or de ce sortilège qui se serait mêlé aux sables de la rivière. Gerbert pour la Jordanne, Jean de Roquetaillade pour la Cère, toutes deux avaient de qui parler; l’un et l’autre, illustrations de l’abbaye de Saint-Géraud d’Aurillac! Sur Jean de Roquetaillade, comment fonder une opinion qui ait chance d’exactitude, au milieu des jugements passionnés, prophète pour les uns, pour les autres, un possédé, mais pour tous un cœur saturé de vertu, une intelligence d’élite, toute l’éloquence d’un meneur de foules, d’énergie indomptable, qui ne céda jamais aux persécutions ni à la prison. Le courroux qu’il suscita chez les papes, les enthousiasmes qui lui accouraient d’ailleurs, malgré tant d’ombre sur cette étrange figure, la poussent en un suffisant relief--qui s’accentue encore, grâce à ce que nous pouvons imaginer par les pages du _Vade mecum in tribulatione_: le scandale de son temps, et qui, d’autre part, lui ralliait des admirateurs fanatiques. Jean serait né à Yolet, comme Carrier, l’exécrable révolutionnaire des noyades de Nantes, des _mariages républicains_. Astorg, un orpailleur, son oncle, l’éleva, le mit à Saint-Géraud où il ne tarda point à briller dans les études ordinaires de l’abbaye, à manifester un penchant rapide pour les sciences occultes. [Illustration: AURILLAC.--La statue de Gerbert.] En attendant de découvrir la pierre philosophale et de fabriquer de l’or, il inventa, pour les pêcheurs de minerai de la Jordanne, un système plus pratique que la peau de brebis; il apprit aux orpailleurs à séparer l’or des sables, par un lavage opéré au moyen de tables inclinées, recouvertes d’un drap grossier; le sable brut versé au haut de l’engin glissait sur ce drap, tandis que le minerai restait incrusté dans la trame. Ce procédé, que la tradition fait remonter très loin, était connu sous la désignation caractéristique de _façon du cordelier_. Mais l’oncle Astorg ne se satisfaisait pas des grains que la Jordanne restituait si chichement. Abîmé dans le problème à la solution duquel s’acharnait le moyen âge, l’alchimiste associa son neveu à ses recherches; aussi, dans la voie de l’hermétisme, Jean, à Saint-Géraud, avait été précédé par Gerbert, qui, sur la chaire de Saint-Pierre, fut considéré encore comme un pape sorcier, tant, alors, toute découverte la plus naturelle ne semblait avoir pu s’accomplir sans quelque magie: les cloîtres avaient leur laboratoire, leur fourneau pour le grand œuvre. Jean de Roquetaillade aurait écrit le _Luminis Liber_, traité de la transmutation des métaux, seulement compréhensible pour les initiés dans ses formules symboliques, ne permettant point aux profanes de pénétrer dans les arcanes du mystère. Mais ce n’était pas la richesse que convoitait le chercheur, comme on verra par ses prédications, ses campagnes ardentes contre le luxe de l’Église même. Alchimiste, il ne se distingue point des milliers d’autres moines de ces siècles, aux cellules en officines, avec des fioles, des cornues, des livres de kabbale. Mais le voici cordelier, moine mendiant, prédicateur nomade--militant. Bientôt populaire, étant demeuré _très peuple_. Et vite la croyance se répandit que le souffle saint l’animait. Ne prédisait-il pas le vent, l’orage, la grêle, le froid, la neige, le dégel, les inondations? On cite des traits: «Un jour, placé sous le porche de l’église de Naucelles, car il faisait grand soleil, il demanda à des villageois, qui étaient venus l’entendre et se tenaient en cercle autour de lui, à qui appartenaient les gerbes étendues dans un vaste champ qu’il montra du doigt. Quelqu’un lui ayant dit le nom du tenancier: «Eh bien, reprit-il, je lui conseille de les lever cette nuit, s’il ne veut pas les voir détruites par la tempête de demain.» L’orage eut lieu, en effet, mais on avait écouté le cordelier, et la récolte se trouvait en sûreté. Une autre fois, non loin de Saint-Simon, il s’informa quel était le propriétaire d’une prairie très étendue, mais un peu maigre, qu’il venait de traverser. «A moi, père, lui répondit un seigneur qui était présent. Je vous en complimente, ajouta le religieux, car si vous creusez à une profondeur de six pieds, juste sous ce chêne qu’on voit d’ici, vous y trouverez une source abondante qui doublera la quantité du foin et la valeur de votre domaine.» Et cela arriva comme il l’avait annoncé. De là à le supposer en commerce avec les esprits, ce cordelier terrible, qui parfois terrassait son auditoire de révélations personnelles à chacun, on n’hésitait pas. Et comme il prêchait d’exemple en austérité et charité, sa renommée s’étendait jusqu’à se faire trop éclatante pour les princes de l’Église, lui dont la parole ne tonnait que contre la splendeur, l’opulence, toutes les richesses et les vices du clergé. Une thèse là-dessus lui valut six mois de prison au couvent de Figeac; c’est là, dans les privations volontaires, qu’il affirmait avoir reçu le don de prophétie; sur l’ordre même d’un nonce du pape, qui le visita et le délivra, il rédigea un cahier de prédictions: _De revelationibus_. Il aurait prédit la bataille de Crécy, la prise de Calais, la Peste noire. D’où la foi du peuple en ses discours et l’émoi de la papauté. Clément VI le manda à Avignon. Il s’y rend, en revient triomphalement, après avoir dévoilé au saint pontife deux faits que celui-ci prétendait être seul à connaître. De retour à Aurillac, il se reprend à prêcher, à écrire, à prophétiser. [Illustration: Sur les bords de la Jordanne.] Écoutez de quel ton il secoue son temps, regardez de quel geste il entr’ouvre l’avenir, de quelle façon il répond à ceux qui l’accusent de ne prédire que le présent et le très prochain: «Aulcuns me disent: Pourquoi vous limiter à un lustre ou à deux lustres, au lieu de vous être en allé par delà, pour nous faire cognoistre ce qui doibt advenir un long temps après que nous serons trespassez et roidis? Aulcuns m’accusent de peu de sapience pour ce que je ne m’enfonce pas trop avant dans les choses futures. Si je ne fais pas, gens malavisez qui me blamez, c’est à ceste fin de ne pas troubler la foiblesse de vostre entendement, car vous cuidez que ce qui est présentement, éternellement sera. Les moines se imaginent qu’ils prendront tousjours la dixme sur les vilains, gent taillable et corvéable _ad misericordiam Domini_. Les baillis et les viguiers croyent que ils tolliront tousjours la char et la pel aux paouvres plaideurs. Les bannerets et chastelains cuident avoir à tout jamais les droits d’ost, de ban, chamfarts main-morte, quint et requint, tods et censives, foraige, pulvéraige et autre, que ne saurois nombrer. Les gens d’armes, routiers, soudards et malandrins pensent que ils pourront tousjours vivre sur le commun en mangeant les bonnes oues du manant. Mais si, non content de me tenir clos et emprisonné dans l’age mille quatorzième, j’arrivois aux siècles plus loingtains, vous seriez tous esbahis et desconfitz. Vous verriez la fourme et substance de toutes choses muée de tout en tout; non point en ce que l’on n’aura plus ni jacquettes, ni hennins, ni sambucques pontificales; non point en ce que on ne mangera plus de paons farcis, de héroneaux à la saulce et de poires à l’hypocras; mais muée de telle sorte que rien n’en restera. Les belles abbayes qui nourrissent l’orgueil de tant de religieux seront destruites ou hantées par les vilains, et les beaux ordres de la chrétienté prendront fin misérablement. De mesme les seigneurs qui ont en nos jours la justice haulte et basse, les fourches et l’échelle, se estimeront trop fortunés se ils peuvent saulver leur col de la hart. Et pour quant aux maltotiers et maîtres d’hostelz, ils verront pareillement leurs privilèges deschoir avecque les droitz d’aubaine, de régale et d’hébergement. De mesme, les taillers de vestimentz, les vergetiers, les esperonniez, les futaillers, les étuvistes et autres gens de métier verront disparaître leurs jurandes et maîtrises, et il n’y aura plus de statuts pour aulcun. Que dirois-je du roi, notre sire? Sa couronne sera ébranlée et deffaicte, et un jour adviendra où sera réalisée ceste parole de l’Écripture: «Les premiers seront les derniers.» [Illustration: VUE PANORAMIQUE DE LA VALLÉE DE LA CÈRE.] Paroles d’un voyant, qui ne pouvaient plaire en haut lieu! Jean de Roquetaillade fut emprisonné en Avignon, où Froissart l’a vu: «Ains avoit un frère mineur plein de grand clergie et entendement, en la cité d’Avignon, qui se appeloit Jean de la Rochetaillade, lequel frère mineur le pape Innocent VI faisoit tenir en prison en chastel de Bagnolles pour les grandes merveilles que il disoit, qui devoient arriver mesmement et principalement sur les prélats et présidents de saincte église, pour les superfluités et le grand orgueil que ils démènent; et aussi sur le roïaume de France et sur les grands seigneurs de chrétienté, pour les oppressions qu’ils font sur le commun peuple. Et vouloit ledit frère Jean toutes ces paroles prouver par l’Apocalypse et par les anciens livres des saints prophètes, qui lui estoient ouverts par la grâce du Saint-Esprit, si que il disoit; desquelles moult en disoit qui estoient fortes à croire; si en voit-on bien a venir aucune dedans le temps qui il avoit annoncé. Et ne les disoit mie comme prophète, mais il les savoit par les anciennes Escritures et par la grâce du Saint-Esprit, qui lui avoit donné entendement de déclarer toutes ces anciennes troubles, prophéties et escritures pour annoncer à tous chrestiens l’année et le temps qu’elles doivent advenir...» L’indomptable moine, de sa prison, écrivait à Innocent VI: «J’ai mon siècle à punir et l’humanité à venger, et, quoi qu’il advienne, je le ferai»; aux cardinaux, qui venaient l’entendre, il débitait tels apologues, dont voici le thème: «Il fut une fois un oiseau qui naquit et apparut au monde sans plumes. Les autres oiseaux, quand ils le surent, le coururent voir et lui trouvèrent un regard si suppliant qu’ils en furent touchés. Ils se conseillèrent donc entre eux et comprenant que sans plumes il ne pouvait voler, et que sans voler il ne pouvait vivre, tous décidèrent que chacun lui donnerait une part de son plumage. L’oiseau empenné vola tout de suite et devint robuste et fort. Mais voilà que bientôt il commença à s’enorgueillir et ne fit compte de ceux qui l’avaient aidé, à ce point qu’au contraire il les combattait et les pourchassait. Les oiseaux se réunirent en nouveau conseil pour savoir ce qu’il était bon de faire. Le paon opina le premier et dit: Il est trop grandement embelli de mon plumage; eh bien, je reprendrai mes plumes! Et mon Dieu, poursuivit le faucon, aussi ferai-je des miennes. Et les autres oiseaux en dirent autant, chacun redemandant ce qu’il avait donné. Quand il vit cela, l’oiseau s’humilia et reconnut que ce riche plumage ne venait point de lui, car il était entré au monde nu et pauvre. Adonc leur cria merci et dit qu’il s’amenderait. Ainsi, nobles éminences, ainsi vous en adviendra. Car l’oiseau orgueilleux, c’est le pape et sa cour. Si tous ne changez, l’empereur d’Allemagne, les rois chrétiens et les hauts princes qui vous ont octroyé les richesses dont vous faites abus un jour ou l’autre sauront bien vous les ôter.» Tout de même, parfois, la captivité pesait au moine nomade: «Oui, je suis prisonnier, et je ne me plains pas, et pourtant en ce moment les lis fleurissent, l’alouette chante et la brise fait la folle dans les lauriers de vos jardins... Voyez ces nuages qui courent là-haut au-dessus de vos têtes... Savez-vous pourquoi ils sont si beaux? C’est parce qu’ils sont libres. Il y a certains instants où je surprends mon âme vouloir m’échapper pour les suivre, _pécaïre!_ comme si elle se sentait des ailes.» Après six ans de détention, il fut relégué au monastère de Villefranche, où il mourut deux ans après, au jour et à l’heure annoncés par lui... Physionomie trouble, éclatante et fumeuse, étrangement mêlée d’humilité et de révolte,--de croyant incapable de se soustraire à la discipline, obéissant aux ordres du Saint-Siège, subissant les réclusions auxquelles il est condamné; cerveau de logicien et de visionnaire, sorte d’illuminé et d’anarchiste, glorieux, persécuté--et dont la mémoire est bien négligée...! On conçoit que l’abbaye de Saint-Gérand, Aurillac et la chrétienté préfèrent honorer le souvenir de Gerbert, qui eût peut-être aussi mal fini que Jean de Roquetaillade... s’il n’était devenu Sylvestre II; et cela n’a point tout à fait protégé sa mémoire diabolique et sulfureuse... Mais avant de suivre Gerbert aux bords du Tibre, prenons-le sur les rives de la Jordanne, à ce hameau de Belliac, où l’on continue de montrer une maison de Gerbert, du _Pontife_, alors que les auteurs mêmes qui assignent Belliac comme lieu de naissance à Gerbert disent qu’elle n’existe plus. Mon érudit ami Louis Farges, au courant de toutes les controverses de la région, se refuse à admettre ces assertions sans preuves. M. Julien Havet, dans son édition des lettres de Gerbert, le fait naître «dans la France centrale», d’après les annalistes contemporains, qui ne disent rien de plus. Les documents invoqués, d’autre part, de cinq à six cents ans postérieurs, constatent qu’il se trouve à Belliac une maison de Gerbert... C’est peut-être osé, dans un pays où ils pullulent, les Gerbert, que d’y fixer tout de go la maison du pape. Quant à la tradition orale, elle n’est pas très ferme; elle a varié, indiquant Aurillac, les environs d’Aurillac, enfin Belliac: le doute est permis. [Illustration: AURILLAC.--Les bords de la Jordanne.] D’ailleurs, cela ne touche point à la légende, en somme. Il est indiscutable que l’abbaye d’Aurillac fut son berceau intellectuel, qu’il en gardait le plus filial souvenir. Là, il est né à la vie de l’esprit. Cela justifie assez la statue élevée dans Aurillac, car aucune ville de France n’a de pareils titres pour la posséder. Et Aurillac peut être fière. De quelle hauteur se dresse, sur le morne Xe siècle, ce génie au savoir universel d’encyclopédiste, tel qu’on ne pouvait croire qu’il l’eût acquis sans l’aide du démon, une des plus lumineuses intelligences qui aient brillé sur l’obscur des âges, politique de ressources infinies, écrivain, orateur, théologien, musicien, mécanicien, inventeur, algébriste, astrologue,--chimiste,--et alchimiste,--homme d’action résolu, intrépide, ardent, infatigable, et rêveur grandiose, avec, dans le cœur, des inspirations profondes, comme dans l’esprit les plus hautes conceptions: imaginant la fête des Trépassés, la date nostalgique de la Toussaint, le culte des morts,--tandis que l’idée des croisades, du monde chrétien se ressaisissant à délivrer le Saint-Sépulcre, germait dans son cerveau. Mais contentons-nous de redire la vie légendaire de Gerbert telle qu’elle bruit dans le sable d’or de la Jordanne, sans vouloir nous faire l’historien de cette gloire monumentale, à laquelle il faudrait un autre espace que cette page limitée... «Au pied d’un petit monticule était une petite maisonnette,» chante le poète Veyre, le jour de l’inauguration de la statue de Sylvestre, sur une place d’Aurillac, en 1851... «Là, dans la misère, un enfançon naquit; on dit qu’à sa naissance, en signe de puissance, trois fois le coq chanta--et Rome l’entendit... Ce drôle est Gerbert... Avec ses petits sabots, voyez-le qui s’avance, sa petite houlette à la main, son petit chapeau, de brebis et d’agneaux menant le petit troupeau... Il se réjouit... Quelle joie! Et quand, le soir venu, du bleu plafond du ciel, s’il n’avait pas plu, il s’amusait à compter les nombreuses étoiles, dont chacune pour lui était tant de chandelles, il invente un télescope à son œil ajusté, d’une baguette de sureau, dont le ventre est curé...» Un jour, des moines de l’abbaye de Saint-Géraud, en promenade, sont émerveillés de la précocité du petit pâtre; ils en font leur élève,--et bientôt il ne lui reste plus rien à apprendre là: comme les enfants de Saint-Simon ou de Mandailles à qui fait défaut le pain matériel, il émigre, lui, par pénurie de l’autre pain nécessaire à son insatiable cerveau. Il parcourt l’Espagne, par les chemins d’alors, dangereux et peu commodes! Pensez que dès le départ, il doit mettre pied à terre et s’ingénier avec son bouclier pour faire passer son cheval sur les planches disjointes d’un pont! il ne dut point parvenir chez les Maures d’un train facile... Il revient, après quelques années, stupéfiant ses anciens maîtres par le trésor de connaissances dont il s’est orné: à Cordoue, il a appris la médecine; d’Espagne, il rapporte tout ce qui s’y épanouissait de philosophie ignorée des Franks; il s’est enrichi de mathématiques; aux Arabes, il emprunte ce que, dans leur civilisation avancée, ils possèdent de sciences exactes, et, en même temps, de sciences occultes. Tout de suite, une telle force de travail, de telles facultés d’assimilation sont suspectes: sans doute, le diable y est bien pour un peu; comment, sans lui, Gerbert eût-il inventé cette horloge à balancier et à sonnerie, ces orgues qui marchent par la puissance de l’eau bouillante... la vapeur! Cette musique, qu’il introduit, propage! Il ne s’en tient pas là, à l’introduire en France, à Rome,--lui, aussi, compose des harmonies. Cependant, il est célèbre. Les grands lui font fête, et tâchent à se l’attacher. Le voici précepteur du fils de l’empereur Othon. Mais enseigner ne suffit pas à son activité. Il veut savoir davantage encore. Il quitte la cour, pour devenir l’écolâtre de l’archevêque de Reims, où il étudie la logique. Contre un savant saxon, Otrick, qui met en doute la science de Gerbert, devant une assemblée de docteurs fameux, l’écolâtre de Reims triomphe de son adversaire, et sort de cet assaut avec une réputation encore accrue: désormais, c’est le champion du monde! Il est le phare lumineux de la pensée, clair et splendide, parmi les ténèbres gémissantes de cette fin de siècle débile. Il ne cessait de travailler, de vouloir, de combiner, de gravir les degrés de sa haute ambition, successivement abbé de Robbio en Italie, archevêque de Reims, archevêque de Ravennes, et, malgré des revers et des défaites, et la perte de son bienfaiteur, Othon, enfin, pape, après Grégoire IV, de 999 à 1003. Il est peu d’hommes dont l’énergie intellectuelle ait rayonné sur un siècle aussi largement. Politiquement, il fut, comme on s’exprimerait aujourd’hui, un passionné nationaliste: Hugues Capet lui dut la plus grande part de son élévation au trône. Gerbert fut un de ses plus zélés partisans,--quoiqu’il semble avoir auparavant rêvé d’une reconstitution de l’empire de Charlemagne par les Othons. [Illustration: PLACE D’AUREINQUES À AURILLAC.--Sur le foiral.] Sous la tiare pontificale, il adresse à _l’Église universelle, maîtresse du sceptre des rois_, l’appel douloureux de l’Église de Jérusalem opprimée par les mahométans: c’était, par le moine cantalien, l’exorde des croisades, que devait prêcher peu à près Urbain II à Clermont. En même temps que l’admiration, une secrète terreur hantait toujours les contemporains de Gerbert à l’endroit de ses découvertes, fort convaincus qu’il rapportait d’un pacte avec l’enfer les nouveautés qu’il tenait simplement de ses voyages, de son observation, de son génie: il n’aurait conquis que par des maléfices la faveur des archevêques et des empereurs; il ne serait devenu pape qu’en vendant son âme. Il avait cru tromper Satan: il était convenu qu’il ne mourrait pas sans avoir dit la messe à Jérusalem. Et Sylvestre II officiait fort tranquillement à Rome,--se moquant du diable,--lorsque le mal le prit, dans une église... qui s’appelait: Jérusalem! C’était l’irréparable; en vain, il implora Dieu, qui ne répondit plus à son appel. Il fut enterré sous le portail de Saint-Jean-de-Latran... La dalle qui recouvrait sa dépouille, quoique dans un lieu très sec, se trempait d’humidité lorsqu’un pape était près de mourir... Informé que le marbre sinistre commençait de suinter, un souverain pontife malade ordonna de le briser: dans le cercueil, Gerbert gisait intact, après des siècles, comme s’il venait d’être enseveli; mais, à peine à l’air, tout se dispersa en cendre, il ne resta qu’une croix d’argent et l’anneau pastoral... Tout s’est évanoui, aussi, de ce qui fut l’Aurillac de saint Géraud, de Gerbert, de la Roquetaillade, des consuls... Le chef-lieu du Cantal ne vise plus à autre chose que de bien tenir son rôle de préfecture, d’avoir une administration aimable, des cafés avenants, des hôtels confortables, un cercle choisi, une garnison paradante, et de rompre la monotonie des jours par les agréments de sociétés artistiques et littéraires, tout en augmentant le chiffre de ses affaires. Aurillac n’a rien de l’aspect qu’on serait tenté de lui prêter, arrosée par cette Jordanne merveilleuse, après tout ce mystérieux passé... Mais la Jordanne, désertée des orpailleurs, ne voulant point demeurer seule à ne rien faire dans ce pays d’acharnés travailleurs, s’est mise à la besogne; elle coule chez les tanneurs, où elle se teint en rouille;--et lorsque, près de là, elle se joint à la Cère, celle-ci peut se leurrer de l’illusion que cette couleur provient de sables enchantés... Les déchets de tanneries sur l’eau, le cuivre des fontaines et chaudrons que l’on fabrique encore dans quelques rues, voilà tout ce qui tranche sur le fond neutre de la ville, depuis qu’a périclité la fortune des orfèvres à qui l’on devait «la parure d’Auvergne», les «tours de cou», les «Saint-Esprit»... L’industrie actuelle est celle du parapluie en tous genres... exporté en Angleterre et Hollande. Le flux est au foiral, lorsque la montagne descend, car Aurillac est resté le marché du Cantal--fourmes, galoches... Alors, les carrioles encombrent les ponts, les faubourgs; des troupeaux dévalent, richesse intarie de l’Auvergne, celle-ci, qui coule sans cesse des plateaux et des sommets, abondante et sûre; au foiral, les bœufs, les vaches; par les rues, les chèvres, les porcs, les brebis... Après l’âpreté, les ruses des marchés conclus, la joie de la vente, la gaieté de l’achat, le contentement, chez les uns et les autres, d’une bonne affaire, dans les auberges combles, l’or, du vrai! en belles pièces, sort des bourses de cuir pour entrer en d’autres bourses de cuir, pendant que se vident les pauques de vin, et s’emplissent les estomacs, et s’échauffent les _crêtes_... Alors, Aurillac s’anime, vit, largement, tout son peuple là,--en blouses, en vestes, avec les vastes feutres débordants; les femmes... encore quelques débris des accoutrements anciens, quelques bijoux. Et c’est des bourrées, chantées et dansées, jusqu’au soir... [Illustration: LAROQUEBROU.] Après quoi, Aurillac recommence de somnoler doucement le long des jours, où sa garnison manœuvre dans les casernes, ses fonctionnaires fonctionnent, ses magistrats jugent, ses avocats plaident, dans un palais de justice devant lequel des canards ou des cygnes s’ébattent en la pièce d’eau du square; les avoués se constituent, les huissiers instrumentent, les notaires passent des actes; au lycée, tout neuf, les professeurs enseignent...; à Notre-Dame-des-Neiges,--une Vierge noire,--le clergé officie; dans les cafés, les manilleurs sévissent, au milieu des discussions politiques; cependant, des poètes se sont groupés, font de la décentralisation, avec un journal illustré, _lo Cobreto_, sous l’inspiration du capiscol Vermenouze, et la vie n’est pas plus mal lotie ici qu’ailleurs... Mais, évidemment, après la splendeur, évoquée par l’histoire, de cette abbaye de Saint-Géraud, foyer de science et d’art, de tant de couvents, de communautés, qui donnaient à la capitale de la haute Auvergne un lustre à présent effacé; après ces temps héroïques où elle s’est abîmée, les vicissitudes des guerres religieuses où ses monuments furent détruits, la ville saccagée, ses remparts démantelés; après tout cela, certes, l’impression ne peut manquer d’être réduite, que l’on goûte à parcourir la ville où l’on a tout vu, avec les statues de Sylvestre II par David d’Angers, et du général Delzons, un superbe _Tilleul de Sully_, la chapelle d’Aureinques (au mémorable trait, touchant de fidélité, de cette jeune fille qui s’enferma au Buis, quand mourut, dans un assaut des huguenots, son fiancé, Veyre, dont le cadavre, calciné dans la maison où l’incendie le surprit en se battant, ne fut reconnu qu’à une bague d’or, cadeau de fiançailles); un hôtel consulaire, restauré, rappelant les luttes de la cité contre ses abbés; l’église Saint-Géraud, quelques fontaines, dont une de serpentine... [Illustration: Défilé de la Cère en aval de Laroquebrou.] Il ne reste plus qu’à longer la Promenade d’Angoulême, où la Jordanne, avant de passer chez les tanneurs, reflète le plus pittoresque et le plus sordide fouillis de masures estropiées, une rangée de balcons pourris, où pendent des loques et des guenilles à sécher... Mais, lorsque le tour du guide accompli, les regards se portent un peu plus loin, le jugement se modifie: Aurillac, sans séduction intérieure, sans guère rien pour retenir, n’est point indifférent, si mal disposé que l’on soit, par quelque temps qu’on y ait séjourné... A l’entrée de la vallée de Mandailles, abritée des collines du bois de Lafage et du roc Castanet, devant la plaine mamelonnée, qui propage ses boursoufflures de terrain vers le Lot; avec, là-haut, le Puy Mary qui étage ses plans majestueux, arque sa double cime dans la nue,--entre cette immense plaine, comme la mer, d’un côté; à l’opposé, la montagne qui se hausse et s’élance,--Aurillac, tout de même, peut remercier son patron saint Géraud de l’emplacement qu’il lui a choisi;--d’ailleurs, les _goudots_ lui en sont fort reconnaissants; ils adorent leur ville et leurs campagnes,--jusqu’aux confins du Rouergue, où pétillent les sources dont Teissières-les-Bouillès tire ses délicieuses eaux de table. Les _goudots_, ce sont les _pescalunes_, et les uns et les autres, les Aurillacois: mais goudot, je ne sais pas le sens; pesca-lunes, parce qu’ils seraient ingénus au point de vouloir pêcher la lune, lorsqu’ils l’aperçoivent dans l’eau: railleries des montagnards au détriment du citadin, qui ignore les rudiments de la culture et de l’élève! [Illustration: A LAROQUEBROU.--Marchande de pommes.] Pour moi, je ne puis songer à Aurillac sans émotion. Là, jadis, je vis M. Rames... qui n’était pour le commun des _goudots_ que le pharmacien de la rue du Rieu, un marchand de drogues; qui était, pour les savants, un savant, centuplé de quel poète... Les voisins et les passants qui, entre deux clients, le voyaient à son petit comptoir, penché sur quelques cailloux, ne se doutaient certes pas des étincelles, de la flamme, de la féerie que le bonhomme pouvait faire jaillir de l’inerte pierre; sans quoi, comme Gerbert et la Roquetaillade, en plein XIXe siècle, ils l’eussent accusé encore de sorcellerie. Sur ces cailloux, comme les sorciers sur leurs balais volent au sabbat, il vous emportait, lui, au chaos de la création! Devant de tels cailloux rangés, numérotés, étiquetés, dans les collections, combien de fois j’étais passé sans attention... Mais, parmi ces archives de la matière, il en allait tout autrement avec M. Rames... De ces fossiles, à sa parole, la vie jaillissait... Et bien sûr, le doyen de Saint-Géraud, sous les regards de qui Gerbert changeait en nappes d’or le cours de la Jordanne, n’assistait pas à un miracle comparable à l’éruption des volcans, éclatant de ces débris, à la voix et au geste de M. Rames! A travers tout cela,--les épisodes de feu, les ères de repos,--un quartier de mâchoire, une dent lui suffisaient, pour faire courir, aux bords des fleuves, les mastodontes et l’hipparion... Éperdu, fasciné, l’on n’avait plus qu’à s’abandonner à l’étrange cyclope, dont l’œil unique, l’autre mort, allumé sous de larges lunettes, brillait fantastiquement, dont le marteau de chasseur de pierres abattait devant vous toutes les murailles du temps et de l’espace, pour vous faire pénétrer dans les cratères en travail ou promener sur les glaciers... M. Rames est mort... Quand je suis devant sa boutique, je m’interroge toujours, si j’ai rêvé... Mais non. Tout était vrai. Oui, M. Rames était bien tel. Gerbert n’avait accompli son miracle qu’une fois et pour le seul doyen de Saint-Géraud. Quiconque voulait visiter le petit musée de M. Rames subissait le charme. Il faut croire aux miracles,--puisque l’on n’y est jamais convié. Avec la science, on peut toucher. Les miracles ne se répètent pas pour convaincre l’incrédule. La science recommence... Quiconque entrait chez M. Rames pouvait se procurer cet éblouissement. Cela n’était pas plus difficile à M. Rames que de couper de la pâte de guimauve... La ville a acquis sa collection... Il repose à Carlat, contre un pendentif de basalte qui se déplace chaque année, ensevelira sa tombe, un jour: il faut le souhaiter, c’est la dalle qui conviendra à ce savant et à ce poète dont, après Gerbert et la Roquetaillade, j’ai cru devoir inscrire le nom dans les fastes d’Aurillac... Il ne faut pas que les gloires anciennes pèsent sur le présent au point d’écraser de plus humbles, mais, tout de même, considérables destinées... «Sa bonté et sa charité inépuisables, dit M. Boule dans une notice, l’avaient rendu très populaire à Aurillac... Mes relations avec lui remontaient à vingt ans. J’étais encore enfant quand je lui présentai mes premières récoltes d’histoire naturelle. Je sortis de son cabinet plein d’enthousiasme, car mon savant maître avait au plus haut degré le don de faire aimer la géologie. Il excellait à mettre en pleine lumière les points intéressants d’un phénomène, à le dégager des détails accessoires et à remonter à la cause. Il possédait une telle faculté d’évocation des choses disparues qu’à la vue d’un gisement ou d’un simple échantillon, il faisait renaître à mes yeux les splendides tableaux de la nature passée. Ses descriptions si colorées, si vivantes, des paysages cantaliens aux diverses époques de l’histoire du volcan avaient des aspects de rêve, et ses récits géologiques prenaient parfois des allures d’épopée. De longues années d’intimité avaient ajouté à mon admiration pour le savant un grand respect pour l’homme. Je savais que, dans cette belle âme, il n’y avait de place que pour les préoccupations nobles et généreuses. Je connaissais tout ce que cette existence, exclusivement partagée entre la science et le devoir, offrait d’admirable et de touchant. Les hommes qui, en province, loin de tout centre scientifique, se vouent au culte des choses de l’esprit, ont parfois des moments de découragement. L’exemple de la vie de Rames, si bien remplie et si méritoire, est de nature à les ranimer, à les réconforter, car notre très regretté confrère laissera dans l’esprit de tous le souvenir d’un parfait homme de science.» [Illustration: Pendant la foire d’Aurillac.] Le cas de Vermenouze, le cas de Rames, provoquant sur leur ville natale, à laquelle ils furent constants, le regard des poètes et des savants, voilà qui fournirait d’amples arguments en faveur de la décentralisation. Mais la Jordanne et la Cère, bien reposées, sont impatientes de repartir, ensemble désormais, pour baigner Laroquebrou, dont l’église, dans sa vétusté, vaut que l’on se mette à la portière du chemin de fer; car, le train, de nouveau, va suivre le tracé de la rivière, s’engouffrer dans ces gorges épiques de la Cère où, du compartiment, l’on assiste à un déroulement de nature, d’eau, de roches, d’arbres aux chaotiques conflits, dans la solitude de ces défilés étranglés, où l’on ne se plaint plus de la lenteur du train, grâce à laquelle se prolonge l’adieu à la Cère et à la Jordanne, et se renouvellent les impressions de furieuse beauté du Pas de Compaing et du Pas de la Cère, de la reine des vallées... [Illustration: VALLÉE DE LA CÈRE.--A Thiézac.] [Illustration: L’Allier à Alleyras.] CHAPITRE XII Patois d’Auvergne.--Arsène Vermenouze; comment le capiscol fait ses vers.--Pierrou, l’enfant d’Ytrac.--Le Sabbat.--Les Rochers.--La fin du patois. [Illustration] Le patois d’Auvergne (il faudrait dire les patois, avec tant de différences d’un village à l’autre), le patois d’Auvergne,--dialecte roman, dérivé du latin avec des éléments celtiques et germaniques, --n’était guère que parlé jusqu’à présent. Le patois vulgaire dédaigné pour le latin, le roman provençal, le français, n’offrait que peu de monuments écrits: encore cela ne pouvait-il constituer une littérature: des essais de vers, parfois, d’un abbé, d’un magistrat, d’un instituteur lettrés,--une honnête distraction, rien de plus,--quelques chants, quelques bourrées se perpétuant aux lèvres des pâtres, formaient tout le trésor de ce «latin du pauvre», comme caractérise le patois M. Lintilhac. Cependant, l’Auvergne fournit des troubadours; mais ils usèrent de la plus savoureuse langue d’oc, et le Midi les revendique: notre Pierre Rogiers, aux amours contrariées; Gaucelin Faydit, le fameux moine de Montaudon, licencieux et dissolu, qui «laissait Dieu pour _le lard_, la chair», sans peur du scandale; le dauphin d’Auvergne, avec toute une cour, aiguisant la satire contre son adversaire, l’évêque de Clermont,--recueillant, nourrissant, habillant, faisant agréer à sa sœur, comme poète servant, le famélique Peyre d’Alvernhe, gracieux et héroïque, qui, entre de tendres cansos à sa dame, compose de belliqueux sirventes; et les poétesses dona Castellosa et Claire d’Anduze, celle qui déplorait «de ne pouvoir ôter son corps» pour le donner à l’amant qui avait son cœur. [Illustration: COMBRAILLE.--L’église d’Évaux.] Il faut donc toucher à nos jours pour compter un poète, un vrai poète patois, qui se soit servi du langage populaire (rustique, à ce point, on l’a remarqué, que les mots _peintre_, _musicien_, _poète_ n’y existent pas); patois vivant, et pourtant à peu près inédit, de sorte que, pour l’écrire, il a fallu, tant bien que mal, lui bâcler une orthographe, d’abord: sous la poussée du mouvement félibréen, une école auvergnate s’est groupée autour du capiscol Arsène Vermenouze; désormais nous possédons un livre, un beau livre durable, en patois: _Flour de Brousso_. «Arsène Vermenouze est, comme le dépeint M. Lintilhac, un quadragénaire sec, osseux, nerveux, basané, aux tempes et à _la crête_, comme on dit là-bas, déjà poudrées à frimas, avec, dans ses petits yeux, une flamme fixe, et, dominant noblement le tout, un grand diable de nez à l’_hidalgo_, flaireur et inquiétant. Il est de la race hardie de ces émigrants auvergnats du pays de Crandelle qui, depuis au moins cinq siècles bien vérifiés, par les nuits d’été, poussant devant eux mulets et bardeaux d’Auvergne, dévalaient des monts du Cantal vers ceux des Pyrénées, s’orientant sur les étoiles laiteuses du _chemin de Saint-Jacques_, que les conteurs espagnols appelaient naguère le _chemin des Français_. Lui aussi, il a suivi le _chemin des Français_, vers le pays des pistoles, dans sa prime jeunesse, comme les camarades, et, revenu à temps, comme la plupart d’entre eux, avec le gousset suffisamment garni de _pesetas_, il a pris pignon et magasin sur rue, juste en face de la maison où vint s’exiler et gémir ce Maynard qui était, au dire de Malherbe, «l’homme de France qui faisait le mieux les vers». Le hasard est galant homme.» [Illustration: PRÈS DU MONT-DORE.--Rochefort.] Vermenouze est négociant à Aurillac: «Il fait les liquides.» Après ces années en Espagne, il est revenu s’établir ici, distillateur, dans la paisible rue d’Aurinques, aux portails de pierre sculptée, au silence de cloître, que troublent seuls ses commis, en tapant sur les tonneaux, ou quelque marbrier voisin, taillant la pierre d’une tombe. Il semble tout à ses affaires, des semaines, des mois, lorsque, une vesprée d’automne, le nomade qui est en lui se réveille. Il décroche l’un de ses fusils, siffle l’un de ses _bleus_ (le braque d’Auvergne), laisse la boutique à ses associés, disparaît, s’enfonce dans les bruyères vierges, vers les mamelons incultes de Saint-Saury-la-Bastide, de Saint-Hilaire-les-Bessonies, et, quelques jours après, revient, des plumes de milan à sa casquette, qu’il remplace par une calotte de chambre très bourgeoise; et, tandis que la vieille servante sourde vide les carnassières lourdes de perdreaux (car notre chasseur réussit les doublés très bien), il s’installe devant du papier, écrit les vers qu’il rapporte de mémoire, et se remet à son commerce... [Illustration: VALLÉE DE LA VEYRE.--Saint-Saturnin.] Dans cette vaste pièce, au plafond traversé d’énormes poutres, d’une vieille maison où, dans les angles, luisent des yeux de rapaces empaillés, devant une truite rose et des perdreaux dorés, arrosés d’une pauque de franc limagne, j’ai entendu Vermenouze dire ses vers, et j’étais ravi; une autre fois, à Vic-sur-Cère, à l’hôtel du Pont, dans une salle dont les fenêtres s’ouvraient sur la montagne, par un soir ardent d’été... et je fus ému; plus tard, à l’occasion d’une fête, sur les marches du Palais de justice d’Aurillac, devant la foule enthousiaste, et je fus enthousiasmé... [Illustration: Pendant les vendanges.] Désormais, il ne se passa point d’années où je n’allasse relancer Vermenouze, dont il ne me restait que des bribes ou les morceaux publiés dans les _Poètes d’Auvergne_, de Bancharel, avec préface de Louis Farges, ou dans les journaux de là-bas; cependant, tous l’incitaient: sa production devint plus régulière, plus nombreuse; Monseigneur Géraud, poète lui-même, l’abbé Courchinoux, auteur de la jolie _Pousco d’or_, arrivaient à la rescousse; force fut bien à Vermenouze de livrer ses vers... Arsène Vermenouze les a rassemblés, ces vers, jusqu’à présent épars dans les journaux d’Aurillac, où, seuls, hormis la clientèle locale, de rares _patoisants_ avertis pouvaient s’en régaler. Nous commencions à désespérer de la publication de ce volume à quoi, depuis tant d’années, nous avons, de tous nos efforts, excité l’auteur; et l’effort n’a pas été mince, j’affirme, pour battre la modestie farouche de notre ami qui opposait une résistance auprès de laquelle celle de Vercingétorix aux armes de César ne fut qu’un simulacre de défense; mais Vercingétorix eut César pour le commenter! Ah! oui, que Vermenouze nous a fait languir! Mais enfin, nous le tenons. Qu’il avait tort de craindre! Pour moi, je ne suis pas du tout inquiet de l’aventure pour l’œuvre que le barde cantalien hésita si longtemps à laisser dévaler de la montagne! Comme nos robustes émigrants du massif central qui, gardant si marqués le pli d’origine, les traits énergiques et tenaces de la race, _font partout leur trou_, et ne rentrent au pays qu’après _avoir réussi_, ainsi le livre de Vermenouze se fera sa place dans les bibliothèques choisies où les livres restent; et le nom de l’écrivain va lui retourner en _renom_, et du meilleur! Car le sauvagin qui monte de ces fleurs du _broussier_, de cette _Fleur de bruyère_ d’Auvergne, la senteur poignante de terroir qui s’exhale de ces pages, n’échappera à personne. [Illustration: VALLÉE DE LA VEYRE.--Saint-Amant-Tallende.] Aussi ne suis-je pas sans orgueil de l’apparition de ces poèmes: «Je pourrai traverser le village la tête _quillée_ droit, et piquer une plume au chapeau pour aller, ce soir, au café», se réjouit un chasseur de Vermenouze, lorsqu’il _descend_ quelque bonne pièce, dont s’enfle sa gibecière! Eh bien! de moi non plus, l’on ne se rira pas. J’ai fait belle chasse aussi, quand j’ai levé ce gibier fameux, qui ne se rencontre pas souvent sous le canon du fusil: un poète! [Illustration: THIERS.--Trou de Sailhens.] C’est, il y a quelques années, par une pluie à éteindre des volcans; et les nôtres n’en ont plus besoin! Les parapluies d’une foule énorme, compacte, massée devant le Palais de justice d’Aurillac ne faisaient qu’une tente, une immense champignonnière, du square, des avenues, jusqu’au fond de la place; un concours monstre de cabrettes avait attiré cette multitude, qui patientait, dans l’attente d’une éclaircie! Au café voisin, où, les messieurs du jury, nous espérions, je faisais et défaisais sans fin la première phrase de mon allocution présidentielle: «Mes chers compatriotes!...» [Illustration: Vue générale de Billom.] Enfin, la fête s’ouvrit à travers les averses. Discours habituel: «Mes chers compatriotes...» Et puis, nos _cabrettaïres_ commencèrent d’exécuter bourrées, montagnardes et regrets. Ah! nous en fîmes un content de la cabrette! Mais quelle affaire tout d’un coup! Le ministre qui arrive... Le ministre qui, fini d’inaugurer les kilomètres de voie ferrée et l’exposition organisée pour la circonstance, honorait de son passage le festival des cabrettes! --«Quelques mots de bienvenue, me pousse-t-on; il faut...» Je m’exécute: «Nos cabrettaïres, monsieur le Ministre, nos cabrettaïres... Si vous saviez, monsieur le Ministre... Ces pauvres airs de chez nous, ce qu’ils nous rappellent!» Et, comme je ne me rappelai plus très bien, en improvisant, ce qu’ils nous rappelaient, les airs de chez nous, je simplifiai: «Ce qu’ils nous rappellent? Retournez-vous, monsieur le Ministre, et regardez...» Convaincu, de mon plus grand geste, j’indiquais, en face de nous, le puy de Courny, qui n’en pouvait mais! le puy de Courny, la montagne, l’Auvergne, quoi! Oui, mais dans la brume les monts avaient fondu comme des pains de sucre. Et l’on ne pouvait guère discerner. Et monsieur le Ministre, au bord des marches, en se retournant, manquait dégringoler,--depuis il est tombé sans que j’y sois pour rien! C’est à cet incident, vous en souvenez-vous, Vermenouze, que notre conversation débuta; sur un programme, je crois, que l’on remit au ministre, aux autorités, au comité, s’alignaient des vers auxquels j’allais ne prêter aucune attention, un à-propos, pensais-je; ils étaient en patois, je lus avec curiosité; et quelle surprise de tout ce talent, soudain! Je m’inquiétais, quel était ce Vermenouze; et c’était vous... [Illustration: A BILLOM.--Le tambour de ville.] Pour connaître l’homme et le poète, il suffit de lire: _Où et comment fait ses vers le capiscol_, pour qui chasser et chanter ne font qu’un... Chasseur de bêtes, de paysages, de types, qu’il ajuste du même œil, et vous _tombe_ aussi sûrement de son fusil ou de son crayon, fourrant les uns dans son carnier, couchant les autres sur son calepin! Étonnez-vous ensuite du fumet de ces vers où la nature _colle_, pour ainsi m’exprimer, comme le sang figé avec poils et plumes au havre-sac, comme une pâte de boue, d’herbe, de chaume aux bottes, aux guêtres... [Illustration: ENVIRONS DE BILLOM.--L’étang du Fayet.] Ah! tout ce qu’ils nous rappellent, ces vers, regardez, lecteurs, suis-je tenté de crier comme au ministre. Hélas! la traduction pour qui n’entend pas le patois est comme la brume, tout à l’heure sur la montagne, pour le ministre...; elle empêche un peu... Mais que l’on tâche, que l’on s’obstine quelques instants... et l’on apercevra bientôt les contours, et bientôt les replis secrets d’une Auvergne ignorée des buveurs des stations thermales, une Auvergne la vraie, dont les solitudes ne sont hantées que de la silhouette primitive du vacher, de cloches de troupeaux libres dans les pacages, d’un vol de milan, vers les sommets qui fouillent le ciel de leurs cimes fourchues, comme des taureaux de leurs cornes furieuses... Lamartine écrivit de Mistral qu’il avait fait de la Provence un livre. Toutes proportions gardées, Vermenouze a fait de l’Auvergne un livre aussi. Voulez-vous vous risquer? Vermenouze vous enseignera les chemins. Vous n’avez qu’à feuilleter _Flour de Brousso_! [Illustration: Château de Saint-Julien de Coppel.] Avec Vermenouze, vous irez boire l’écuelle de lait frais fumant, au buron, blotti comme un nid dans le tilleul, sur les plateaux d’estive, vers les crêtes déchiquetées... Vous parcourrez la lande sans fin, hérissée comme râble de sanglier, les châtaigneraies où l’arbre magnifique, avec son feuillage étalé, fait la roue au soleil, comme un paon. Vous traverserez les bois noirs, aux géants décapités, incendiés par la foudre. Vous ferez aboyer les _lobrits_ des sombres villages, des hameaux de basalte perdus, écrasés de neige la moitié de l’année. Vous ferez connaissance avec leurs frustes habitants, bouviers aux sabots pointus, vieilles en boborel, à la face usée et fendillée, avec la légendaire quenouille, ou le sempiternel tricot aux mains, gardant quelques oies, une vache rouge ou jaune. Et vous assisterez à de formidables ripailles, jambes de cochon, poitrines farcies, paquets de tripes que l’_on se flanque sous le gilet_ en vidant combien de poinçons de Limagne ou d’Entraygues! Le sol s’ébranle jusqu’aux faîtes des monts? Rassurez-vous, ce n’est pas un tremblement de terre,--rien que la bourrée, que virent nos montagnards, hardi-là, tant que la fumée du vin dure; tant que le cabrettaïre aura du souffle pour gonfler l’outre de sa cabrette, les danseurs auront des jambes pour danser et le cabrettaïre aura du souffle, tant que la servante remplira son verre ainsi! Mais ne nous attardons pas; çà et là, que de physionomies pittoresques, authentiques, le pisteur, le pêcheur, le garde, le terrible garde aux contraventions suspendues sur tout ce monde de braconniers de la forêt et de la rivière, et monsieur le curé et ses menettes, et le «gratteur de chats», etc., etc. Et le chien, le veau, le porc, l’âne, et même des conseillers municipaux, voire des préfets, figurent dans la galerie, ou, plutôt, y jouent des rôles principaux; car il y a du fabuliste dans ce paysagiste qui évoque les personnages si bien dans leur atmosphère, d’un relief solide, d’une justesse, d’une verve! [Illustration: ENTRE BILLOM ET AMBERT.--Saint-Dier-la-Faye.] Enfin, quelle saveur mystérieuse, indéfinissable, quelle séduction, disait Balzac, que celle de ce patois, de notre patois, le patois! si bourru et si fin, si âpre et si doux! Le patois! Pauvre patois que nous pleurions déjà, que nous voyions trop enseveli sous tant d’alluvions, par tant d’infiltrations du siècle... Et voici qu’on nous le montre debout encore, ferme et dense comme le roc, et pas si décrépit et pas si ruineux! Et voici que--des vagues conglomérats--au moindre coup de pic, au premier coup de plume, affleure toujours le pur filon de la lave auvergnate, ô Vermenouze! Le patois se meurt, a-t-on crié... Vive le patois, répliquent le poète de _Flour de Brousse_, et la vaillante pléiade de _Lo Cobreto_, qui veut pousser la sienne, chanter son air, aussi, dans le concert félibréen... Le patois se meurt, pourtant, il vit! Comment douter? lorsque Vermenouze en fait sortir et s’épanouir ces fleurs si drues et si vivaces! [Illustration: Olliergues.] Car, en effet, c’est à l’heure où tout se ligue contre lui, où il semble que la fin du siècle entraîne, dans son tourbillon irrésistible, tous vestiges du passé, que le patois, silencieux jusque-là, se lève et chante... Lueurs d’aurore ou feux du couchant, tressaillements de vie ou sursauts d’agonie?... Pour moi, je n’hésite pas... Oui, le patois vit... avec Vermenouze... Mais il se meurt quand même... Il expire un peu, à chaque minute qui s’écoule... Quelque fidèles que soient les émigrants au patois de leur village, ils ne sauraient le conserver intégral: leurs fils, nés loin du pays, le comprennent encore, mais ne le parlent plus, et ceux qui viennent ensuite ne le comprennent même pas... Voici le livre, _Flour de Brousso_, les poésies de Vermenouze illustrées par Marty et Tourdes; lisons quelques pages, cela, plus que des commentaires, initiera à l’originalité du poète patois. [Illustration: VALLÉE DE LA DORE.--Gorge près de Vertolaye.] Écoutez, où et comment fait ses vers notre homme, promu _capiscol_ par les félibres: «Je ne porte pas toujours, quand je reviens de chasser,--lièvre, perdreau ou bécasse;--mais si je ne trouve rien autre sur les cimes et dans les pentes,--j’y cueille au moins force vers,--à pleines mains et par douzaines,--des vers de bruyère, qui sentent le sauvagin,--(et cela n’empêche pas de tuer la bécassine).--Et de cette façon, le soir, quand je m’en retourne, moulu,--si je n’ai pas le carnier plein, j’ai le cerveau garni.--Tant que mon chien le long d’un petit chaume, d’un champ de genêts,--flaire les _ronciers_, et s’approche ou s’écarte,--moi, qui d’ailleurs jamais ne le perds de l’œil,--je travaille en même temps des pieds et du cerveau.--J’étudie là les rochers caverneux d’après nature;--j’écoute la chanson des geais, des petites alouettes à huppe,--et le grand livre du bon Dieu,--qui a pour pages les bois, les prés, les ruisseaux, le ciel,--s’ouvre tout entier devant moi. «--C’est surtout au mois de mars que je me remue,--et que je rabote des vers, que j’en dégrossis et que j’en scie!--Alors, le gibier, qui sent fondre la neige,--le pluvier doré, le vanneau,--et le roi des longs-becs, la jolie bécasse,--tout cela vient, tout cela passe.--Aujourd’hui, tenez, je me trouve au milieu de Pont-Bernard:--le gibier y est clairsemé,--mais ça ne fait rien, j’ai étrenné déjà,--et je vais vous raconter ma journée,--qui est encore loin d’être finie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «--Pont-Bernard, je ne sais pas pourquoi il s’appelle ainsi:--c’est la lande la plus fameuse de Saint-Paul;--elle n’est pas bien large, mais elle est longue,--et c’était, dans le temps, tellement plein de boue, tellement marécageux, tellement si mou,--que vous y seriez bien entré jusqu’au cou.--_Aujourd’hui pour aujourd’hui_, elle n’est plus ce qu’elle était,--mais j’ai toujours cru, et même je le crois encore,--que le premier Bernard qui y passa,--et de son nom la baptisa,--cela ne pouvait être guère qu’un chétif bernard-pêcheur. [Illustration: PRÈS D’AMBERT.--La Forie.] «--Mais chut, chut! mon chien, Tom, qui cheminait au trot,--vient de s’immobiliser comme un roc, comme une souche, comme une barre.--Je m’en approche: Beau! Tom. J’entends: tchiarro, tchiarro!--et je vois un oiseau gris, qui file tant qu’il peut.--Je le fais rouler à terre du premier coup.--C’est une bécassine, et même grosse et replète,--presque autant qu’une lombarde.--Je la fourre au fond du carnier,--avec une autre couple que j’ai déjà _mise en ordre_,--et j’ouvre mon fusil vitement, et puis je le charge,--car Tom allonge à nouveau le «manche»--et s’arrête dans une flaque, au bord du ruisseau:--Ah! pauvre homme! quelle émotion!--J’ai passé devant Tom et je fais: Brou! rien ne se lève: Beau! Tom, dis-je de nouveau, tu arrêtes quelque fantôme?--Mais Tom demeure là, plus roide que jamais.--Je crie: Brou! tant que je peux; alors cependant--un petit oisillon me part à me toucher les pieds; je me retourne,--car il m’est parti derrière, et vitement je le tire,--mais rien ne tombe, l’oiseau qui semble un papillon,--et qui n’est pas plus gros qu’un poussin, quand il sort de l’œuf,--est tellement léger que le vent l’emporte,--comme de l’herbe sèche ou quelque feuille morte,--et il s’en va, il s’en va, le _sourdou_,--un oiseau gras comme un lardon,--le meilleur, le plus fin! Je jure que tout en fume,--car j’ai la mauvaise habitude,--quand je manque ainsi quelque pièce,--de jurer comme un charretier. [Illustration: A Fournols, dans le Livradois.] «Heureusement, dans le ruisseau, d’une cavité de la berge,--un beau _girle_ effrayé se lève et fait: Couan, couan!--Moi, plus _abonheuré_, je le tue d’un seul coup: pan!--Il tombe à mes pieds comme un copeau.--Allons! ça ne marche pas trop mal;--nous pourrons quiller la tête, si nous passons par Saint-Paul. «--Et, tenez! vous ne voyez pas, là-bas, ce monticule,--coiffé d’arbustes minces?--c’est une «bouleaunière».--Allons-y faire un tour: quelquefois on ne sait pas... «Déjà, mon brave Tom y chemine à grands pas.--Le genévrier qui pique, et qui est toujours vert, y pousse,--avec force touffes de bruyère,--et de fougère sèche et rousse,--toute fanée par l’hiver.--Et, dites donc! qu’est-ce qu’il a, Tom? il se retourne en travers,--et s’immobilise à nouveau pire qu’aucune souche!--Allons! un autre arrêt. Moi, j’en ai l’eau à la bouche,--car d’ici, je sais ce que c’est--que m’arrête ainsi mon vieux chien.--J’arrive à petits pas: pla, pla! Tout apeurée,--une bécasse part; je la tire... je l’ai manquée!...--_Elle m’a pris un mauvais petit bouleau devant_,--gros comme un poignet, même peut-être pas autant,--mais c’en a bien été assez; c’en a bien été de trop!--Je m’arracherais tous les boutons de la veste,--et même tous les poils de la tête.--Mille pétards d’écu! nom d’un sabbat!--un gibier comme ça, dire que je l’ai manqué!... [Illustration: Aux environs d’Ambert.] «--Par bonheur, je sais où elle est: j’ai vu la remise.--Elle est au milieu de cette terre en pâture,--là-bas, à côté de ce pied de houx:--Tom ici!--Demeure derrière, un peu.--Cette fois, il nous la faut _empocher_.--La bécasse, en effet, à découvert, sans arbre,--_me part comme un chiffon_, et le pauvre long-bec,--vous pouvez penser qu’il ne va pas loin. «--Mais avant de retourner barboter dans les prés d’Auze,--nous ferons, sur cette crête, si vous voulez, une halte;--regardons le pays qui se voit, d’ici...--Sur la droite, ce vieil étang,--c’est l’étang délabré de M. de la Serre.--J’ai Prentegarde à la main gauche,--et, devant moi, là-haut, dans le ciel bleu et clair,--de grands puys blancs comme l’écume de la mer:--c’est le Griounel, le Col-de-Cabre,--le Puy-Mary, fourchu, qui, diriez-vous, se cabre,--allonge le cou, sous sa crinière de neige,--et, comme un fier cheval, hennit dans le ciel.--Le surplus du pays, bruyère et lande le remplissent,--avec des flaques, çà et là, qui reluisent,--et, le long des pentes, sur les crêtes, éparpillés,--quelques bouleaux maigres et de rousses broussailles.--Des pins, tous pareils, tous de même hauteur--(l’on dirait des carrés de soldats en bataille),--et déployés comme le velours d’un tapis,--mettent leur tache verte au milieu de la brousse grise. [Illustration: PRÈS D’ARLANC.--Route de la Chaise-Dieu.] «--De gazon, nulle part: cette terre est pauvre.--Personne ne la défriche; jamais personne ne la laboure;--elle ne reçoit pas de fumier, par an, une pleine civière;--aussi vous n’y voyez pas un simple écobuage,--pas un petit pré comme la main, pas un chaume;--et quelque bergère à la longue quenouille,--d’où sort la laine noire ou blanche d’un _monel_,--seule y garde son troupeau. «--Eh bien (vous ne le croiriez pas!), ce pays farouche--me plaît plus qu’un autre, aujourd’hui que je me fais sur l’âge:--c’est là que mon père aimé (devant Dieu soit),--quand j’étais petit, bien souvent me prenait:--Lui chassait, et moi, je le suivais.--(D’y penser mon œil s’obscurcit d’une larme!)--Et plus tard, quand je pus à mon tour prendre un fusil,--c’est là que j’ai fait mes premiers coups heureux,--et que j’ai tué mes premiers _sourdous_;--même, je crois bien que le bon Dieu me prédestine,--à y démolir ma dernière bécasse. [Illustration: Pénitents à la procession de Saint-Anthème.] «J’en suis, de ce pays: ce n’est pas loin de Saint-Paul,--que fume la cheminée de notre vieille maison.--Sans ce puy, là-bas, sans le Puy-de-Cossouire,--qui la cache, d’ici, presque, nous pourrions la voir.--Le cœur, en devenant vieux, s’attendrit; aujourd’hui,--je sens, dans le mien, naître et croître une racine--qui m’attache, toujours plus forte et plus solide,--à notre Auvergne bénie,--à la terre où les miens, ceux de mon sang,--dorment leur dernier somme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «Maintenant, nous allons partager, si vous vous en sentez l’envie,--un morceau de saucisse froide,--que nous arroserons d’une pauque de vin:--ce n’est pas une fameuse invite.--Mais un chasseur de mon âge--ne peut pas trop se charger de victuailles:--le fusil et les munitions,--(c’est déjà assez embarrassant).--Après, nous boirons quelques gouttelettes--d’une eau-de-vie que j’ai, vieille à s’en lécher les lèvres,--et nous ferons une trouée droit devant,--pour aller faire le bois d’Amon,--en passant par le Trou des Salamandres: «O Trou qui, dans la bruyère et l’herbe sèche des marais, te caches,--où canes et canards et _girles_, bien des fois,--vont se mettre à l’abri du vent;--fossé traître, qu’au pied d’un monticule l’on trouve,--replié comme une couleuvre,--que de bêtes ont barboté au fond de la maigre flaque d’eau;--et que de sarcelles, par paires,--sont tombées là, sous le plomb des fusils doubles!--Si tu avais tout le gibier qui, dans ton eau dormante, est mort,--tu en déborderais!--mais aujourd’hui le fossé _en_ est vide; c’est fâcheux:--nous n’y _étourdirons_ pas de canard sauvage! [Illustration: Les accessoires de la Passion à la procession de Saint-Anthème.] «En ce moment les grenouilles y frayent,--et même les crapauds, par monceaux.--Et tout cela, mêlé, patauge dans la vase.--L’eau croupie en est pleine, jusqu’au ras.--Vous pouvez les voir, là, par grappes, par bouquets,--les uns sur les autres, à cheval!--Ah! _goudots_, mes amis, si vous craignez le crapaud,--et si vous ne voulez pas l’héberger chez vous,--n’achetez jamais la grenouille écorchée;--demandez-la toujours vêtue de sa peau;--méfiez-vous du premier coup d’œil;--car le _goudot_, vous le savez, est un peu _pêche-lune_,--et vous pourriez vous tromper sur le compte de beaucoup (de grenouilles). «Mais c’est assez bavarder: Tom s’ennuie. Filons--vers le bois d’Amon, qui n’est pas loin.--Dans ce bois (plutôt cette succession de halliers),--les jeunes pousses de chêne, dans la bruyère enchevêtrées,--entravent le chasseur, et, le cinglant,--viennent lui caresser le mourre quelquefois.--Pour y passer, il faut se courber autant que l’on peut,--et il faut, dans les _ronciers_ et la fougère haute,--bien souvent cheminer sur les mains.--Si vous avez un fusil court, un fusil-bécassier,--par hasard, vous y pourrez atteindre la bête;--mais la moitié du temps, vous n’ouïrez qu’un bruit d’aile:--Pla! pla... L’hiver pourtant, quand il fait froid, et quand il gèle,--au bord d’un ruisselet, qui divise le bois,--vous tirerez, plus commodes, une bécasse ou deux.--Aujourd’hui, ce n’est pas le moment: sortons; le temps menace;--l’heure est venue, à mon avis, d’achever notre chasse;--même, je crois qu’il n’est pas trop tôt. [Illustration: Ferrières et Merdogne dans la vallée de l’Alagnon.] «Le ciel, qui était si bleu, maintenant est nuageux; il pleut.--La brume, sur la lande, est déjà descendue.--Un vol d’oiseaux, rangés en longue file,--s’en va, là-bas, vers Peire-Levade.--L’on entend siffler quelque pluvier perdu,--et la voix d’un bouvier, par la brume caché,--et qui laboure en amont, par-delà la lande,--envoie, jusqu’à moi, les notes de la «Grande».--Le soleil blanchâtre, noyé dans le ciel gris,--semble un charbon qui, dans la cendre, s’éteint...--Un train passe à Jalès, dans une heure d’ici;--prenons doucettement le chemin de la gare.--Notre temps, nous ne l’avons pas, je crois, gaspillé:--nous avons fait deux cents vers, sans nous en être aperçu;--et quand nous arriverons à Aurillac, la cuisinière--peut préparer la cocotte, la broche et le porte-poêle;--même, demain, si nous allons prendre un verre chez «Cantuel»,--nous aurons le droit de mettre une plume au chapeau!» [Illustration: Le château de Murols.] Voici, maintenant, un véritable poème épique, où Pierre, l’enfant d’Ytrac, a trouvé son Homère, pour redire ses hauts faits, encore que les plus pacifiques du monde; par la force créatrice du poète, les humbles et simples personnages de ce combat singulier à qui fauchera le plus vite et le mieux,--dispute de force fréquente au village,--s’égalent à de mémorables héros, aux plus vaillants champions de l’histoire, aux Argonautes naviguant vers la Toison d’or, à des conquistadors fabuleux, aux figures les plus hardies et les plus chevaleresques des littératures: «Bertrand de Lacapelle et Piorrounel d’Ytrac--passaient tous deux pour de rudes faucheurs.--Des hommes de ce poil, aujourd’hui nous n’en n’avons plus guère:--c’étaient des _cadets_ qui savaient tondre un pré.--Bertrand, maigre, mais fort, dur et sec comme un os,--rien que d’un coup de poing faisait voler une planche en éclats.--L’autre, gros et carré, était plus petit;--mais personne ne _faisait mépris_ de Piorrounel:--(ce sont les moutons petits qui ont la meilleure laine).--Mettez-vous dans la tête qu’un beau jour, qu’il était à Glane,--il attrapa un poinçon de deux _bastes_ tout plein,--le souleva en l’air, et but à la régalade!--Il vous aurait mieux valu supporter, sur le sommet du crâne,--un coup de gourdin, et même un bon coup de maillet,--que de recevoir un atout de Piorrou.--Voyez-vous, pour la force, il était pire qu’un taureau. [Illustration: L’église de Murat et le rocher de Bonnevie.] «--Eh bien! donc, à la sortie de la première messe,--un dimanche matin, Bertrand rencontra Piorrou.--(Il alla à Ytrac exprès): Eh! bonjour! bouvier petit,--fit-il. Pour raconter la fête dans son entier,--il faut dire que Piorrou, plus jeune que Bertrand,--n’était que bouvier en troisième; l’autre était bouvier chef.--Mais, par malheur, Piorrou vit, ou crut voir,--que Bertrand, en parlant, s’était mis à rire.--Il en fut vexé et contrarié:--Oui, je suis bouvier petit, fit-il, mais pourtant,--tout bouvier petit que je suis, je ne te crains pas; écoute,--Bertrand je ne t’ai jamais craint, _l’ase me fouto_.--Je te tiendrai tête partout, pour ce que tu voudras:--pour moissonner, pour labourer, pour faucher large et ras,--pour bien brandir un fléau, pour bien affûter le tranchant d’une faux,--pour remuer la paille,--je suis ton maître, Bertrand, et je te le prouverai! [Illustration: MONT-DORE.--Cascade de la Vernière.] «--Ah bah! fait Bertrand, la paille, à la bonne heure!--métier de moissonneur, métier de mangeur de châtaignes!--mais pour faucher, Pierrou, je te plaindrais, pauvre,--si je te prenais devant, au milieu d’un grand pré,--tu couperais l’herbe haut, et tu ne ferais pas une belle jonchée! BOURRÉES D’AUVERGNE Bourrées d’Auvergne notées spécialement pour cet ouvrage par M. Marcelin MORANGE. 1.--_PER BIEN LA DANSA._ 2.--_PASSEN SUR LA PLANCHETTO._ 3.--_LO BOUOLE, LO MARIANNO._ 4.--_SE SABIAS, FILLETTOS._ 5.--_PARA LOU LOUP._ 6.--_YEOU N’AI CIN SOS._ [Musique: PER BIEN LA DANSA Mouvement de Valse Partition Nº 1.] [Musique: PASSEN SUR LA PLANCHETTO Mouvement de Valse Partition Nº 2.] [Musique: LO BOUOLE, LO MARIANNO Mouvement de Valse Partition Nº 3.] [Musique: SE SABIAS, FILLETTOS Mouvement de Valse Partition Nº 4.] [Musique: PARA LOU LOUP Mouvement de Valse Partition Nº 5.] [Musique: YEOU N’AI CIN SOS Mouvement de Valse Partition Nº 6.] «--Pierre d’Ytrac, qui n’avait pas du sang de citrouille,--quand il entendit cela mit la crête rouge;--il secoua sa chevelure, jeta son chapeau:--Tiens, dit-il, tu as mépris de moi parce que tu es grand:--Eh bien, tout grand que tu es, je me moque de ta taille.--Nous nous y mesurerons tous deux, à la faux!--Je suis d’Ytrac, et tu sauras que d’Ytrac, mille noms!--ceux-là qui en sont ne passent pas pour des pleutres.--Je te parie un beau rôti, une poitrine de veau,--que nous nous ferons servir farcie et toute chaude,--et trois litres de vin pour chacun. [Illustration: Le Capucin et le Sancy vus du plateau de Bozat.] «Cela me plaît!--fit l’autre, un rôti surtout: j’aime mieux ça.--Je n’ai trouvé nulle part, en fait de victuailles,--rien comme un bon rôti, avec du vieux fromage.--Chez Frédéric, on nous en servira de bon,--et même du «limousin», de celui qu’on garde dans le fût bouché d’une cheville.--Maintenant, du moment que tu fais le _crâneur_,--je te dirai Pierrounel, que pour tenir ce pari,--je me réserve quelque chose: je me réserve le droit--de choisir le moment, de choisir le lieu.--Il ne me suffit pas d’un petit pré. Pour faire à ma manière,--je veux une prairie, et même je la veux tout entière.--Toi, tu choisirais Foulan; mais moi, qui n’ai pas peur,--je veux quelque chose de mieux: je choisis Espinassol!--D’un côté c’est uni, que cela fait plaisir à voir:--c’est là qu’il faudra suer de l’huile de coude!--L’étui à aiguiser sur la cuisse, et la faux au poing,--c’est là, Piorrounel, que je t’attends demain.--Nous descendrons d’un bout à l’autre de la prairie,--(Elle est longue, par ma foi! nous en avons pour un bon moment.)--Nous partirons tous deux ensemble, de front,--Et nous ferons à celui qui le premier achèvera sa jonchée.--Je connais Espinassol, je sais que le fermier--se montrera content et fier de cette affaire.--Que diable! nous lui ferons du bon travail pour rien;--je crois même qu’à deux, nous lui en _tomberons_ bien pour trois.--A ce point qu’il devrait nous payer notre peine.--Moi, je ne voudrais pas d’argent; mais je prendrais bien une étrenne;--je prendrais bien que sa fille (elle est jolie pour de bon),--pour payer mon travail, me fît un baiser.--Il faut le lui proposer; si la petite se pique,--me regarde de travers et fait trop la revêche,--tant pis! moi, je n’en aurai que meilleur appétit,--pour _descendre_ plus tard la poitrine de veau et le rôti!--Eh bien! donc, à demain matin; c’est compris, Pierre? [Illustration: La Bourboule.] «--C’est compris, Bertrand; demain, passe me chercher,--nous arriverons ensemble à la prairie, et nous verrons--qui est celui qui a les bras _francs_ et de bons reins. «--Le lendemain matin, comme pointait le jour,--l’Angélus au clocher d’Ytrac sonnait.--En ce temps-là, Ytrac avait encore un clocher:--il n’est pas aussi riche aujourd’hui, il n’a qu’un pigeonnier,--avec une mauvaise toiture en forme de calotte.--Pourtant, ce buron, cette baraquette,--c’est le pied de l’ancien clocher: c’en est un débris,--et cela rappelle un grand champignon à grosse jambe.--Je dis donc que Branleau, le sacristain d’alors,--sonnait l’Angélus (même il le sonnerait encore,--si la mort ne l’avait _sonné_ lui-même à son tour),--comme Pierre et Bertrand, levés avant le jour,--passaient tous deux au pont de Lacarrière. [Illustration: Les gorges d’Avèze, près de la Bourboule.] «--Les martins-pêcheurs suivaient le long de la rivière.--Dans les arbres, les oiseaux étaient encore perchés;--l’on entendait jacasser les merles et les geais; de temps à autre un coq chantait; une oie vieille,--une poule, un canard élevaient leur voix rauque; c’était l’heure de faire téter les jeunes veaux--et d’emplir de lait chaud cuivrines et gerles.--Pierre et Bertrand, sans prêter attention à ces choses,--sans écouter les geais, les merles, les alouettes, arrivent sur le pré, et le sang leur bout, tant ils sont impatients de commencer la fête.--Ils prennent juste le temps de quitter la veste,--et les voilà _quillés_: un, deux, trois, ça y est!--et la faux se met à tondre le gazon. [Illustration: LA DORDOGNE.--Dans les gorges d’Avèze.] «--Bertrand sue abondamment et Piorrounel halète.--Mais, bah! cela n’y fait rien; Bertrand et Piorrounel--n’en filent que plus rapidement et toujours sur une même ligne,--si bien de front que vous pourriez, diable emporte!--les joindre tous deux avec le même joug.--Ils se hâtent sans affûter, sans donner un coup de pierre à aiguiser.--A la fin, pourtant, les faux ébréchées--ne font plus, comme au départ, tomber l’herbe par brassées,--et il faut s’arrêter de force. «Le premier,--Piorrou, tire la pierre à aiguiser toute mouillée de son étui.--Tranquille, le faux manche appuyé sur la cuisse,--il affile son instrument et l’affile sans se hâter.--Rien qu’à le voir, on sent qu’il n’est pas rendu--et qu’affiler, pour lui, n’est pas perdre du temps.--L’autre veut profiter de ce moment, il fait effort, et gagne sur Piorrou la longueur d’une toise.--Mais brusquement Piorrou quitte les sabots--et, tout pieds nus, file sans peur des tronçons de tiges.--Ham! se fait-il, comme un bœuf qui arrache un mugissement,--et tel dans le ciel luit un éclair, sa faux illumine l’air et prend tout devant elle,--et le brave Piorrou laisse Bertrand derrière. «--Ah! pauvre homme de Lacapelle, tu ne connaissais pas encore--Pierre, le bouvier petit, tu ne savais pas ce qu’il était.--Eh bien, il va te donner sa mesure sur le pré,--la mesure que peut prendre un enfant d’Ytrac.--Et toi, qui, pour faucher, te croyais un grand maître,--tu sauras que Piorrounel est de taille à te conduire par le licol. [Illustration: AU STEPPE AUVERGNAT.--Les pâturages du Luguet.] «--C’est fini. Bertrand s’arrête: par ma foi,--je n’y fais plus, dit-il, nous avons coupé assez de foin.--Fauche, si tu veux faucher, Pierre, moi je me couche.--Je ne te croyais pas aussi fort ni aussi crâne, _biotase_!--Jamais je n’ai trouvé un homme comme toi.--Tu m’as vaincu, Piorrounel, je payerai le déjeuner. «Alors, sans se faire prier, Piorrou s’arrête--et, tout heureux, se prend à chanter le bailère...» D’autres fois, il se souvient des histoires de la veillée, des peurs, des revenants, des loups-garous, du sabbat; de quelle manière vigoureuse il fixe tout cela dont s’épouvantait notre enfance, tous ces contes qui nous faisaient, à la fois, dire «assez, assez...» et, insatiablement, «encore, encore...» Prenons le _Sabbat_: «--Mon grand-père, un hiver, embaucha, comme maître bouvier--le fameux Jeantou de Siran.--Il me semble encore que je le vois:--il avait sur le nez une verrue comme un pois,--et les cheveux qu’il portait longs,--par touffes, lui sortaient, poivre et sel,--toujours ébouriffés comme un pied de chiendent,--d’un grand bonnet de laine bleue.--Des guêtres de bure, couleur de miel,--cachaient ses sabots en forme de bateau.--Loquace comme une pie,--il n’avait pas de plus grand plaisir, notre Jeantou,--que de conter des contes au coin de l’âtre,--et quoi qu’il n’eût jamais été à l’école,--il parlait bien, le _foutriquet_! [Illustration: SUR LE PLATEAU DU LUGUET.--Tourbières près de Marcenat.] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «--Un soir d’hiver, la neige tombait, et tous, maîtres et gens,--nous étions assis autour des landiers.--Il faisait froid, et le feu flambait,--le _lun_ de cuivre était allumé.--Les servantes avaient garni leurs quenouilles;--et Toinou, pâtre des ouailles,--s’amusait à tirer la queue de notre chat.--Personne ne parlait guère, et mon aïeul, qui, je pense,--s’ennuyait de ce silence,--fit tout à coup: Eh! Jean, vous ne dites rien?--Contez-nous donc quelque chose, ce que vous voudrez.--L’autre, qui aurait bavardé toute une veillée,--se frotta le nez, tira sa tabatière,--et sans trop se presser (il ne se pressait jamais),--ainsi il nous parla, en patois: «--L’année quarante-six, quand je revins d’Afrique,--après dix-huit mois passés dans le désert,--à la chasse d’Abd-el-Kader,--j’avais la peau dure comme du cuir,--et rouge comme de la brique,--et même, en ce temps-là, enfants, si vous m’aviez vu,--je crois que vous ne m’auriez pas marché sur le pied,--car j’étais malin comme un diable. [Illustration: VALLÉE DE LA JORDANNE.--Le pont de Saint-Simon.] «--Je travaillais à Saint-Paul comme garçon d’écurie:--et c’est là qu’un jour--je fus piqué par l’Amour.--Une fillette, une jouvencelle,--qui s’appelait Lisette,--me joua cette vilaine farce.--Le dimanche, à la grand’messe,--je remarquais ses yeux vifs, sa peau fine et nette,--et son bavolet relevé. «--Un matin elle me regarda: ce fut fini!--A partir de ce jour, quelque temps qu’il fît,--je n’avais pas souvent de paresse,--pour aller la voir au Bac, où elle avait sa maison.--J’y passais la veillée, et je retournais après coup à Saint-Paul,--et chaque soir c’était ainsi. «--J’avais, depuis longtemps, pris cette habitude,--et aucun malheur ne m’était arrivé,--quand, _l’ase fouto_..., un soir, comme je partais du Bac--(il bruinait quelque peu), une brume se lève,--telle que vous auriez dit un monceau de plumes;--avec un couteau vous l’auriez coupée.--Le fermier Guy, patron de mon aimée,--ne voulait pas me laisser partir,--et voulait me garder chez lui jusqu’au matin;--mais, moi, qui n’avais pas peur de la chauve-souris,--un bâton d’alisier, bien ferré, à la main,--le chapeau sur l’oreille, et la pipe allumée,--je filai, sans vouloir attendre au lendemain. «--A travers le brouillard gris, la lune se levait,--et cela ressemblait à un œil rouge qui me regardait...--Tout alla bien jusqu’à Picou;--mais là, va te faire fiche! au milieu de la lande,--je vois une flamme bleue et claire,--qui vient de mon côté: Qu’est-ce que c’est, Jeantou?--pensai-je; quel est ce diable de feu qui flambe?--Tout en pensant ainsi, je serre bien mon bâton,--et je me mets à chanter la «Grande»;--mais le feu, ce gueusard!--quand j’eus fait quelques pas,--se met à me danser, saute, monte et descend,--et, tout à coup, vient sur moi, comme une balle. [Illustration: A Saint-Bonnet-de-Salers.] «--Moi, qui veux l’éviter, je recule, je trouve une mare,--et je m’y enfonce jusqu’au milieu de l’estomac.--C’était au cœur de l’hiver, il gelait,--et le pauvre Jeantou pensait:--Quel rhume tu vas attraper, quel rhume!--Je passai là une minute lourde et longue,--à barboter dans l’eau et dans la boue.--J’y faillis perdre un sabot,--et vous ne m’auriez pas touché avec une fourche à fumier,--quand je sortis de la mare,--tellement elle me remplit de vase, la carogne!--vous auriez dit que je venais de curer un puisard. «--Près de là je trouve une croix,--et comme je ne savais plus où j’étais,--au pied de cette croix, de fort mauvaise humeur, je m’assis.--Mais, tout à coup, un bruit me fait dresser la tête;--je me retourne, et que vois-je! Un colosse de chat,--avec des yeux comme deux chandelles allumées.--Ah! mon ami, je me lève et je lance des cris de détresse,--qu’on dut entendre à Saint-Paul, et même au delà:--je n’avais plus ni force ni courage;--le cœur me faisait tic tac,--et je crus avoir une attaque. [Illustration: ENTRE MAURIAC ET SALERS.--A Drugeac.] «--Et ça ne se termina pas ainsi:--sur l’échine de ce chat énorme et monstrueux,--une vieille s’était juchée,--jambe de-ci, jambe de-là,--asla et les jarretières pendantes,--et aussi velue qu’un blaireau,--un pied chaussé d’une savate,--et l’autre d’un sabot sans bride.--Et il en arrive ainsi des bandes,--qui volaient comme des oiseaux,--à cheval sur des boucs, des chats et des oies.--Je vis là des loups-garous,--des fées et des lutins,--des _dracs_ et des tarasques;--et, pour tout dire, le sabbat! «--Ah! comme je regrettais d’être parti du Bac!--Ces vieilles me regardaient,--et les _bougres_ de chats miaulaient.--C’est égal, au bout d’un moment:--Allons! tu ne peux pas coucher ici,--pensai-je; Jeantou, du courage!--Je m’élance, et, comme un fou,--je me jette, les yeux fermés,--à travers bois, landes et prés.--Mais des diables volants, qui me suivaient sans peine,--un des plus malins m’attrape les cheveux,--et pendant que je _mouillais_ mes braies de peur,--il m’allonge une _plumée_,--telle que, la moitié de la tête, il me la laissa pelée:--il n’y demeura pas plus de poil que sur un œuf!--Moi, qui me débattais, je glisse, je tombe dans l’herbe,--et je roule au fond d’un réservoir;--je me relève cependant,--et moi là-bas! et moi là-bas!--Je n’ai jamais autant galopé.--De temps en temps je trouvais un arbre, et je le heurtais;--d’autres fois une ronce, un débris de souche,--me faisait rouler, cul par-dessus tête; et chaque fois, je m’assommais.--J’avais perdu le bâton, le chapeau,--et je saignais comme un veau.--Je m’étais fait au front des bosses,--comme des pommes de terre bien grosses. [Illustration: La grande place de Salers.] «--Finalement, quand le jour levé--eut fait fuir le sabbat,--le pauvre Jean, savez-vous où il était?--Il était à deux lieues de Saint-Paul,--à la cime du roc Bruneau!... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «C’est pourquoi il ne sort plus la nuit, depuis lors.» Pour terminer, choisissons _les Rochers_. I «J’aime les rochers: ce sont les os de la terre,--os durs et pointus qui lui percent la peau.--La pluie, le soleil, la neige, leur font la guerre;--parfois, seulement, quelque maigre arbuste--leur couvre le chef et leur sert de chapeau. «Quand ils ne sont pas tout nus, ils n’ont qu’une limousine de mousse,--et plus d’un semble un vieux mendiant haillonneux.--Le rocher du Lait, rugueux et tout hérissé,--a l’air d’un grand lion à la crinière rousse,--d’un lion aux aguets et dans l’herbe couché. [Illustration: VALLÉE DE L’ALLIER.--Saint-Ilpize.] «C’est celui que j’ai chanté en vers, à ma façon.--C’est ce fameux rocher (il vous en souvient peut-être),--qui se dresse superbe, en face de Vercueyre,--et qui, diriez-vous, va partir des quatre pieds,--et, du haut du puy, sauter dans la rivière. «Mais les plus vieux, ce sont les rochers de Saint-Simon:--les uns sont forés de trous comme de la dentelle.--Quand l’ombre de la nuit tombe d’en haut,--et, comme de velours noir, les drape,--dans chaque trou s’encadre une petite étoile. «Le duc, roi des chats-huants, oiseau qui ressemble à un chat,--y rôde et bien souvent s’enfonce dans leurs creux; ses yeux ronds, quand il est perché sur sa proie,--y brillent comme deux lampes, deux flammes jaunes,--et, s’il criait, vous en seriez épouvantés. [Illustration: Dans les gorges de l’Allier.] «C’est un oiseau qui a pour le moins six pieds d’envergure,--et qui, dans son bec, porte un chevreau, un levraut,--aussi bien qu’un étourneau y porte une cigale.--Les rochers tremblent du bruit qu’il fait en s’enfuyant d’un trou:--il est grand comme un bélier et beugle comme un taureau. «C’est par là que Gerbert fut un pâtre de brebis,--avant d’être le grand pâtre du Monde,--et l’un de ces rochers le rappelle, Gerbert:--les vieilles du pays, en filant leurs quenouilles,--doivent en parler aux veillées d’hiver. «Gerbert, la mitre en tête, est sur une chaise,--diriez-vous, et toute la colline lui sert de piédestal,--et de cette façon nous avons deux fois sa forme entière:--déjà la nature l’avait sculpté dans la roche,--quand l’homme le voulut dans le bronze immortel. «Un jour si vous en avez le loisir, montez jusqu’à Lestrade:--vous verrez, de ce lieu, plus d’un roc singulier,--un surtout, allongé et pointu comme un noyau--de pêche (d’une pêche qui aurait vingt pieds de haut!)--Là le diable, un soir (ce n’est pas une plaisanterie),--avec des noyaux de pêches volées, salement s’obstrua,--et si bien qu’il en criait, et par la côte,--les braies à la main, il descendait en diligence,--quand tout à coup: Prou! prou!... Satan s’accroupit,--et de son ventre sortit un noyau fort rugueux.--Non, je ne vous souhaite pas, si vous avez quelque colique,--de vous trouver fermé par un aussi gros bouchon,--car lorsque Satan, qui n’a pourtant rien de petit,--pondit cet œuf, gros comme une barrique,--il ne faisait pas du tout le crâne, Rapatou,--et vous pouvez bien compter qu’il en avait son plein derrière!... [Illustration: Vallée de l’Allier. La Voûte-Chillac.] «Ici, tout honteux, une main sur la face, il me faut dire: Avec votre pardon,--et m’excuser, dans mon amour pour le vrai,--d’user de trop de liberté. «Près de ce rocher j’en sais un qui est haut de six toises,--et que vous diriez bâti par la main d’un maçon;--moi qui vous parle, un jour, je l’ai pris pour un clocher:--même il n’y manque, ma foi, que la cloche,--la cloche et le sonneur. II «L’arbre et le rocher ne sont pas souvent en guerre;--ils se dressent côte à côte, et sans se faire tort:--ils sont frères; tous deux sont les fils de la terre.--Le rocher sert de tuteur à l’arbre, et, quand il est fort,--l’arbre jusqu’à la mort prête son ombre au rocher. [Illustration: Une coquette.] «J’ai découvert, et pas plus tard que cette année,--dans une châtaigneraie (je vous dirai même l’endroit;--c’est près de Calvinet), un roc lisse et rond,--qu’un vieux châtaignier dans son écorce vermoulue--tient serré contre lui, comme en une étroite accolade. «L’arbre est décapité et creux; il n’a qu’une grosse branche--qui se tord comme un bras autour de la pierre;--son écorce y adhère, et de telle façon--que ce rocher, diriez-vous, est le fils de la souche. «Mais tout cela, c’est de la pacotille:--un rocher, qui de toute manière mérite grand renom,--c’est celui de Carlat et vous ne me démentirez pas.--A plus de deux cents pieds son large front se dresse, et sur lui ont sifflé des boulets de canon. [Illustration: Saint-Privat-d’Allier.] «Et plus d’un l’a marqué de son ricochet;--car de traces autres que celle-là il n’en conserve aucune:--la couronne de tours qu’il portait sur la tête--a chu à ses pieds, par l’homme démolie,--mais ni la foudre ni le canon ne l’ont meurtri. «Il a porté sans fléchir tout le poids d’une ville;--il s’y est dit plus d’un conte et plus d’un chant,--car la reine Margot y a été emprisonnée,--et dans les temps anciens, temps de guerre civile,--des quantités de soldats y tenaient garnison. «Pour pouvoir de loin dominer la bataille,--à ses quatre angles il haussait quatre tours,--qui lui servaient de gardes et de dames d’honneur,--même il ne faisait pas bon les pincer à la taille,--car elles avaient le corset tout en pierre dure,--et plus d’un vert galant, amoureux de leur peau,--laissa ses ongles à leur rude _boborel_! «L’une, au nord, faisait face à la grande montagne;--au ponant, la seconde avait l’œil sur Aurillac;--celle du levant menaçait Raulhac,--et celle du midi par delà la campagne--sauvage du Rouergue, regardait l’Espagne. «Mais le temps, qui a pour lui hier, aujourd’hui, demain,--et l’homme, qui ne va pas doucement quand il abat,--l’un avec son canon et l’autre avec sa faux,--ont laissé ce roc pelé comme la main,--et fauché les tours comme des brins de paille. «Seul le roc n’a pas peur de l’homme ni du temps,--et toujours, sans fléchir, il fait face aux quatre vents. III «Maintenant que je vous ai parlé des rochers de terre,--je veux vous parler des rochers d’eau, un peu:--ils ne sont pas frères; ils sont cousins seulement.--Un matin nous partirons pour la côte de Serre;--le train passe à côté, et ce n’est pas loin d’ici. «Là, près d’un sombre et rude fourré,--dans la Cère, vous verrez des rochers d’eau en quantité,--des rochers ronds, pelés, lisses comme des œufs;--mais un seul, si vous vouliez en faire une omelette,--ferait plus qu’emplir deux chaudrons de lessive. «De la cime des puys et des collines descendus,--ils ont fait une fameuse culbute dans la rivière,--où l’eau les a, l’un sur l’autre, amoncelés;--et ils sont tous là, comme au fond d’un grand plat,--mais pour les préparer il manque la cuisinière. [Illustration: L’Allier dans la monts de la Margeride.] «De toute façon, cuits ou crus, ce sont des œufs durs.--Vous pouvez, avec des souliers ferrés à Laroquebrou,--leur marcher dessus, leur sauter sur le ventre de bon cœur,--vous n’en casserez aucun, et, si quelque chose casse,--ce sera vous, plutôt que les œufs, bien sûr:--jamais personne n’en a mangé aucun à la coque. «Ces œufs (je n’ose dire ces rochers),--l’oiseau qui les a pondus était une crâne poule,--qui devait bien tenir sa place dans une marmite,--à en juger par la grande épaisseur de leur coquille,--vous les croiriez pondus par le fameux oiseau Roth, «Vous savez bien, l’oiseau Roth, cette créature surnaturelle,--qui, d’après un vieux livre, un conte véridique, avait des yeux énormes comme un plat à salade,--en criant faisait plus de bruit qu’un vol d’oies,--et cachait, en volant, le soleil tout entier. [Illustration: La Loire au pont de Brive-Charensac.] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «Mais la Cère n’est pas partout noire et sauvage,--non pas; elle n’écume pas partout comme un chien enragé;--pour lit, elle n’a pas toujours des rochers; elle en a de plus moelleux,--où la vache, comme dans un miroir, se regarde,--et descend, et s’abreuve avec de l’eau jusqu’au cou. «Auprès des roseaux, dans l’herbe grasse et haute,--vous y voyez le goujon, qui fouille la vase sur les bords,--la truite qui luit, et qui bat l’eau de sa queue et saute,--et le chabot, vêtu d’argent, qui passe comme un éclair et frétille,--au milieu d’un sable fin comme une poussière d’or. «Et le long de son flot d’eau claire et blonde,--des ormeaux et des tilleuls, des chênes, des hêtres,--poussent, tronc contre tronc, pommés comme des choux,--et leur frondaison est entière, et leur cime est vierge,--car la hache encore n’a pas osé monter si haut. «Et par les prés où l’abeille, en mai, cueille son miel,--et par les grands bois feuillus, tout pleins de senteurs,--la Cère doucement fait des tours, des détours,--et s’épand sans bruit dans l’ombre bleue et fraîche,--mi-cachée par les herbes et les fleurs. [Illustration: Viverols.] «C’est par là que j’ai souvent pêché l’écrevisse,--et qu’on m’a bien souvent porté le déjeuner,--à l’ombre d’un vergne ou d’un tilleul, le matin,--et jamais pain de tourte et jamais pain blanc--ne m’a paru aussi bon, aussi tendre que là. «Dans la mousse enveloppés, comme dans une gousse--(telle la châtaigne est dans sa bogue),--les rochers semblent vêtus de soie et de velours.--Je m’assieds sur l’un, l’autre me sert de table,--et je déjeune en écoutant chanter les petits oiseaux. «Après le déjeuner, je m’en vais vers la rivière,--et je me cache bien, car l’écrevisse a l’œil vif.--Mes paniers, amorcés d’une tête de mouton crue,--sont pleins:--d’entre les racines, de sous chaque pierre,--de partout, l’écrevisse arrive en procession. «Il en arrive des groupes se chevauchant, des grappes, noires, rousses,--verdâtres et couleur de bronze, tant et plus.--Toutes mordent la viande: tu en auras, j’en aurai!...--Et le monceau augmente à vue d’œil et pousse,--pousse comme une taupinière quand la taupe y travaille. «Dis, toi, Parisien, qui, du pied d’une souche,--vises tout le jour quelque maigre goujon,--et lorsque tu le prends, fais le fier et le vantard,--dis, cela ne te fait pas venir l’eau à la bouche?...--Eh bien! donc, viens nous voir, Aurillac n’est pas bien loin. «Nous t’apprendrons la pêche à la mouche ou à la plume,--nous t’apprendrons comment du milieu d’un fourré,--avec dix toises de fil, les pêcheurs d’Aurillac--s’en vont cueillir le long des rochers, où l’eau écume,--de gros poissons mouchetés de rouge et de bleu. «C’est la truite: la truite est comme la bourrée,--ce sont deux produits nés sous le même ciel:--savoir harponner l’une au bout d’un fil,--et danser l’autre, c’est malin, tu n’en as pas idée!--et toi, qui es Parisien, tu y sueras, crois-moi. «Mais aussi, quand tu sauras danser la montagnarde;--quand tu sauras prendre la truite à pleins paniers,--il ne te manquera plus rien, et nos campagnardes,--dans leur gentil parler, tout ensemble âpre et doux, te complimenteront de leur bouche mignarde,--prêtes à se laisser dérober quelques baisers... «J’aime les rochers: ce sont les os de la terre,--os durs et pointus, qui lui percent la peau.--La pluie, le soleil, la neige leur font la guerre;--parfois, seulement quelque maigre arbrisseau--leur couvre le chef et leur sert de chapeau.» Fermons le livre; c’en est fini de l’Auvergne dans un fauteuil, par la magie du poète; il faut reprendre notre bâton de marcheur, et frappant le caillou et frappant le roc, par les villes ou les montagnes, tâcher à notre tour d’en faire jaillir quelque étincelle, sourdre quelque fil d’eau... O patois, cher parler d’Auvergne, patois que parlait ma mère, et qui s’est tu pour toujours à mes oreilles et à mon cœur! Chacun de ceux qui le parlaient et qui s’en vont l’entraînent un peu à la tombe et à l’oubli; _il se perd_... Est-ce un bien, est-ce un mal? C’est un fait. Et nous ne reprendrons pas ici le pour et le contre. Il se perd,--mais, du moins, désormais, il ne périra pas tout, puisque le poète est arrivé à temps pour l’éterniser avec ses strophes. [Illustration: A Langeac.] [Illustration: SAINT-FLOUR. Vue prise du chemin de fer en arrivant de Garabit.] CHAPITRE XIII Saint-Flour.--Une vraie ville vierge; l’héroïsme sanflorain; les aventures de Saint-Flour.--La vie communale.--Guerre de Cent ans, guerres de religion.--Saint-Flour, Fort-Cantal, Fort-Libre.--Le bon Dieu de Saint-Flour.--La cathédrale, la grosse cloche.--Une ville morte. [Illustration] Saint-Flour!... crie l’employé de chemin de fer: Chaint-Flour, inévitablement, ripostent, avec les plaisanteries et moqueries ordinaires, les voyageurs subitement en joie et en rires, à ce seul mot de Saint-Flour, Chaint-Flour, d’où descendent tous les _Auverpins_; car, Saint-Flour c’est l’Auvergne, et l’Auvergne c’est Saint-Flour, pour l’ignorance française: il est vrai que les Sanflorains s’ignorent à peu près autant qu’on les ignore. Sans doute, ils jugent que ce serait du temps gâché que d’imposer silence à la raillerie, en faisant valoir leurs droits à l’histoire; ils vivent, et meurent, dans l’insouci complet de la gloire à laquelle ils pourraient prétendre. Car c’est la fin de Saint-Flour, la fière cité, dont l’héroïsme avait résisté à tant d’attaques, expirant sur son roc inexpugnable, à neuf cents mètres d’altitude, cent huit mètres au-dessus de la vallée, tout son sang ayant coulé au faubourg, gras et florissant, le Saint-Flour commercial et industriel d’aujourd’hui,--qui n’est pas Saint-Flour... Cependant, Saint-Flour ne périra pas tout; il ne s’effritera pas dans l’oubli, sans que l’on ait été averti qu’il y avait là de l’injustice à réparer, de la grandeur à célébrer,--la mémoire d’une vaillance de population unique à honorer. Que de villes, que l’on continue de qualifier imprenables, qui furent prises et reprises! Elles ne s’interdisent point, pour si peu, de perpétuer leur réputation, et, vaincues, de se décerner le triomphe. A Saint-Flour, nous nous trouvons devant une des rarissimes _villes vierges de France_! comme s’exprime dans ses excellentes investigations M. Marcellin Boudet, qui s’est voué à la réhabilitation de la capitale de la haute Auvergne. Quels assauts, pourtant, il lui fallut soutenir, clef du royaume du côté du Languedoc et de la Guyenne, contre l’Anglais, pendant cette guerre de Cent Ans qui en dura trente-sept en Auvergne;--Saint-Flour «_insidiata de die et de nocte_, mentionnent des documents contemporains, la trahison aussi souvent employée que la force»; en 1395, Charles VI rappelle que, «depuis vingt-cinq ans en arrière, les Anglais ont fait à Saint-Flour _la plus forte guerre qu’ils ont peu_...» Amère et farouche destinée que celle de Saint-Flour, plus cernée, bloquée et assaillie sur son roc, durant des siècles, par la guerre, qu’un écueil de l’Océan par les vagues, ne marquant pas plus dans l’histoire, que ne fait dans la géographie l’îlot aride où rien n’aborde... Saint-Flour, la vraie «ville noire», auprès de laquelle Thiers n’est que lis et que roses, auprès de laquelle toutes les noiraudes auvergnates, de Clermont à Murat, ne sont que brunes, fauves, rousses, châtaines! Saint-Flour, noire, comme calcinée, jaillie du feu, noire de sa sinistre origine, noire de tant de coups de mine et autres des batailles, noire comme si elle portait son deuil, tombeau d’elle-même, là-haut... Saint-Flour... du nom d’un évêque de Lodève, qui évangélisa la contrée, au IVe siècle... Ce ne fut d’abord qu’un oratoire, érigé à la mémoire du saint, où les pèlerins vinrent, fréquents; puis deux villages, dont Indiciac (Indiciacus), qui se serait appelé ainsi d’un phare situé là; mais l’opinion récente veut que Indiciac, (indicti ac) ait été «le lieu de l’indic, de l’indiction; celui où s’assemblent les chefs pour répartir l’impôt...» Et l’existence gauloise et gallo-romaine d’Indiciac serait prouvée. [Illustration: SAINT-FLOUR.--Les vieilles halles.] A cet Indiciac, en expiation, deux fratricides, les sires Amblard de Brezons et Amblard Comptour d’Apchon, coupables du meurtre de leur frère et beau-frère, auraient élevé un monastère. Voici comme aurait eu lieu la donation: «Les deux meurtriers, revenant de Rome où ils étaient allés implorer leur pardon, se rendirent à Indiciac pieds nus. Ils firent supplier Adalbert, premier prieur, de leur donner du pain et un verre d’eau. Celui-ci apporta ces provisions hors du couvent, sous un frêne. Les deux donateurs mangèrent le pain, burent l’eau, et n’ayant exigé aucune autre redevance, la donation demeura confirmée.» Trois cents ans après, le diocèse de Clermont qui englobait toute l’Auvergne ayant été divisé, Saint-Flour devint cité épiscopale,--et commença de rivaliser avec Aurillac, comme faisaient Riom et Clermont. Visité des papes et des rois, d’Urbain II, de Calixte II, de Louis VIII, de Charles VII, Saint-Flour croît en puissance, s’entoure de fortifications, place frontière, _boulevart et frontière à la Guienne et Gascogne, une des plus fourtes villes du roïaume, clef des païs d’Auvergne, Rouergue, Querci, Guiene et autres_ (lettres de Charles VI, Charles VII, Louis XI), rempart de France contre l’Anglais, de l’Église contre les Huguenots,--menacée de tous les routiers, obligée de composer, avec les _Tuchins_, ces redoutables associations de la misère et du crime, devant quoi tout le pays trembla, pendant les ravages de la disette, de la peste. Par Saint-Flour, on peut juger de ce que fut la guerre de Cent Ans en Auvergne, comme par Issoire de ce que furent les guerres de religion, les unes n’exemptant pas des autres!... La féodalité, ces guerres, tant de fléaux, cela explique ces attitudes guerrières, ces portes, ces enceintes formidables, ces fenêtres tressées de fer, en des aires inaccessibles, de bourgs montagnards, au passé tragique, dont les ruines, donjons rasés, tours écroulées, murailles démantelées hérissent la province--avec celles des châteaux, témoins debout, sur les volcans, des agitations, des haines, des combats, des défaites et des victoires parmi quoi les hommes d’ici vécurent, durant des siècles... [Illustration: Au marché de Saint-Flour.] D’ailleurs, si rompus à ces alertes qu’elles ne leur faisaient pas la vie moins régulière: «Ceux qui écrivirent les Registres des Consuls étaient des gens froids et fermes, endurcis par les plus grandes souffrances et plus aguerris que les bourgeois de Clermont, de Riom ou de Montferrand. Ils ne font point de sentiment, ne s’échappent pas en réflexions, en récits de combats, en gémissements. Le comptable ne mentionne, comme dans tous les documents de cette nature, que ce qui se traduit en dépenses, sauf de bien rares exceptions. Il chiffre le drame comme un compte de ménage. On devine, mais on ne lit pas les sièges, les assauts et les blocus de leurs villes en parcourant leurs comptes. Distribué du vin aux archers sur les remparts, tant; porté les canons et les boulets sur telle tour, tant; vin aux arbalétriers qui ont fait une sortie de nuit, tant; tant aux hommes qui sont allés au bas de la ville pour «désembusquer» les Anglais des moulins; tant aux «embuscadeurs» envoyés pour épier l’ennemi; tant pour l’artillerie expédiée au siège de tel château; tant pour reboucher telle brèche ou remettre les grilles de tel égout; tant pour les prisonniers. Parfois cependant leurs angoisses transpirent aux prières publiques que les consuls font dire dans les grandes circonstances, et où ils portent des torches de cire au nom de la cité... La bataille quotidienne, l’insécurité permanente ont singulièrement développé le patriotisme chez ces tisserands, ces taverniers, ces manœuvres, ces gens de chicane. Le Conseil des Jurats a une véritable politique militaire qui va jusqu’à l’attaque. Il prend l’initiative. Il n’ordonne pas seulement, comme ailleurs, des patrouilles pour dégager les abords de la place. Il décide spontanément le siège des châteaux voisins; il y envoie au besoin ses seules troupes; quand elles enlèvent le fort, il est impitoyablement rasé, sans le moindre égard pour les protestations du seigneur qui ne l’a pas su garder, et tous les assiégés présents mis à mort; telle est la tactique de la ville. Et dans ces troupes qui ne sont pas les milices pour rire du XVIe siècle, on rencontre des notaires, casque en tête et plusieurs fois blessés, des clercs et des juges à cheval, et le prieur lui-même la dague au poing. Enfin, dans certains cas, l’expédition est entreprise sous l’impulsion de l’opinion populaire, et le Tout-Saint-Flour du temps marche au combat avec un extraordinaire entrain, comme dans les affaires de Montbrun, de Chaliers, de Montsuc, de Brossadol et d’Alleuze. Cette différence entre le bourgeois montagnard et le bourgeois de la plaine provient évidemment des incessantes luttes que le premier a été contraint de soutenir, pendant deux générations, luttes restées jusqu’à ce jour sans historiens...» Parallèlement, il faudrait étudier la vie civile, économique de la cité, sans ces consuls qui juraient de «faire l’utile, d’éviter l’inutile, et cela _breviter_ et _de plano_, brièvement et à plain». D’après ces archives «la même toile qui servit à faire une bannière à la tour des Coqs, à l’effet de signaler de quel côté pourraient venir les Anglais, servit aussi à faire sept sacs pour serrer bien méthodiquement, et par ordre alphabétique, comme le constate un inventaire de l’époque, les actes de la ville dans l’arche du consulat»; d’après ces archives, quel souci, par exemple, de l’instruction donnée gratuitement, quelle organisation pratique de la commune, avec le _jury de comptabilité_ pour les comptes des consuls; quelle sagesse dans l’assiette et la perception de l’impôt... Il faut voir comment, à défaut de cadastres, un capital déterminé était assigné à chaque immeuble; comment le capital foncier réduit de moitié relativement au capital mobilier, était encore dégrevé proportionnellement aux cens et rentes dont il était frappé; comment ce dégrèvement proportionnel devenait pour le rentier une augmentation de charge professionnelle. Il faut voir comment la constitution, coutumière et écrite tout ensemble, revisée seulement de loin en loin (1367, 1493, 1561), maintenait l’équilibre entre la «commune haute et la commune basse», ne laissant, en cas de conflit, ni à l’une ni à l’autre, le soin de trancher ce différend, mais appelant «les défenseurs du peuple préalablement élus à cette fin». Quand je disais que Saint-Flour était noire et calcinée des batailles, je n’exagérais peut-être pas. Quand on a lu le _Saint-Flour_, _clé de la France_, de M. Boudet, on ne voit plus la petite forteresse qu’aux lueurs de l’incendie de ses faubourgs, pillés, saccagés, en flammes à tous coups, de 1356 à 1391. Pierrefort, Murat, tous les villages de la Planèze brûlent. Les châteaux sont pris et repris tour à tour. Tout ce qu’il passe de compagnies, de capitaines tente l’aventure. Il en est qui parviennent jusqu’au rempart, à la porte des Tuiles. Toujours ils sont repoussés, tant est vigilante la garde sanfloraine. [Illustration: SAINT-FLOUR.--Le marché aux pommes.] Naturellement, les assaillants rejetés se vengent de la déconvenue sur le pays d’environ, les faubourgs: «Chaque fois les faubourgs se relevaient que bien que mal, diminués, se rétrécissant, ne formant plus que des îlots de masures. On entoura chacun de ces îlots de murailles, de levées de terre, de fossés; on les ferma de portes auxquelles on mit des gardiens; on coupa leurs rues de barrières. Ils devinrent autant d’avant-postes.» Ce sont les enceintes de la ville aussi qu’il faut refaire en 1277; mais on veut toucher à l’hôtel épiscopal; l’évêque s’y oppose, il y a émeute,--pendant que le rocher d’où émerge et sur lequel se dresse Saint-Flour est pour ainsi dire baigné d’ennemis: «La situation faite par la brèche était si périlleuse et les esprits si exaspérés que trois cents Sanflorains, gens de caractère ordinairement posé, prirent les armes, se ruèrent chez les gens de loi de l’évêque, enfoncèrent la maison de son procureur général et du juge de son temporel pour les tuer. Pons d’Aurouze, prélat très bon, sortit pour apaiser la sédition. Saisi, frappé, sa robe et son rochet mis en lambeaux, traîné sur les remparts par le peuple, pour en être précipité, il ne fut arraché qu’à grand’peine aux mains d’une foule forcenée.» Inutile de dire que les Anglais attaquèrent pendant les travaux, toujours sans succès: «La vie de la place ne fut, de 1383 à 1390 qu’une suite d’assauts, d’échelage de nuit et de jour ou de blocus, dans l’intervalle d’un pâtis (d’une trêve) à l’autre, et souvent même pendant ces pâtis qui furent «d’un tiers du temps» écoulé d’une de ces dates à l’autre, soit deux ans et demi environ sur huit. Quant aux tentatives de surprise par la trahison, par l’introduction dans les égouts, à l’aide de déguisements les jours de foire ou de processions, ou autres stratagèmes, elles paraissent avoir été innombrables. En outre de celles que citent les consuls dans leurs comptes ou que des documents spéciaux révèlent, beaucoup de ces tentatives sont sous-entendues: on les pressent aux doublements, aux quintuplements des gardes, aux feux de nuit, aux distributions extraordinaires de vin faites par les consuls parcourant les postes, la nuit, sur les remparts, aux sorties de jour et de nuit qu’ils mentionnent. Aux issues intérieures ou extérieures dans les murailles qu’il faut à chaque instant boucher, on peut compter les trous de mines pratiqués avec les barres de fer par les Anglais, la nuit, au pied des remparts.» Et c’est la terreur des blocus, des trahisons; des blocus «avec interdiction d’entrer dans la place ou d’en sortir, sous peine de mort et d’incendie du village d’où l’on a apporté les vivres». Toute une rude période, l’ennemi rôdant au voisinage de la ville, la menace d’être livrés par des traîtres! Une défense obstinée et serrée, sans défaillances, non pas les faits d’armes d’un capitaine heureux et brillant, mais la défense anonyme, simple, d’une petite ville, le plus ardemment convoitée, qui ne s’est pas signalée par quelque hasard d’une sortie éclatante, mais par une résistance d’un demi-siècle aux attaques de tous les jours... cela méritait mieux que le silence des historiens, ô Saint-Flour,--Chaint-Flour, moqué des voyageurs et des passants... Mais vous êtes trop naïfs, aussi, Sanflorains. Eh! quoi, ailleurs, il ne peut s’éteindre un caporal de sapeurs-pompiers, ou le porte-bannière de la fanfare, sans que le marbre ou le bronze commémore la vie de ces hommes illustres, et les Plutarques locaux foisonnent pour édifier le parallèle de ces citoyens avec les plus célèbres de l’antiquité. Ailleurs, les anniversaires pullulent, pour des dates bien indifférentes... Saint-Flour, Belfort d’Aquitaine, a tenu trente ou quarante ans... Qui le sait? sauf M. Boudet, sauf M. Gaillard, qui ressuscitent des archives où il était enseveli ce passé incomparable: Saint-Flour n’a point «une malheureuse vitrine où puissent être exposées les antiquités trouvées sur son territoire!» dit l’un. «Ces archives si justement appelées trésor de ville et que nous avons peine aujourd’hui à défendre de la pluie!» dit l’autre. Dans ces incessantes alarmes, aux rares répits de la guerre, de l’émeute, de la peste, Saint-Flour aurait connu ce qu’il en coûte de servir et d’aimer son roi, qui lui fit visite en 1437. Charles VII vint, nombreusement escorté, avec Agnès Sorel, dont une rue porte encore galamment le nom... à moins que ce ne soit le nom d’une fabrique de drap! Depuis le roi et le dauphin, jusqu’aux seigneurs de la suite, ce furent des cadeaux à offrir, des tasses d’argent fin, dont le détail est consigné sur les registres. Du maître d’hôtel jusqu’au valet de chambre, ce furent des droits à acquitter aussi, en réaux d’or ou en moutons. Charles VII avait remarqué une demoiselle, Marguerite Bégon, parmi les douze jeunes filles qui lui présentaient les dons de la cité. Et un soir, sous un costume de bourgeois sanflorain, il s’introduisait chez Marguerite,--où il avait été devancé par Agnès Sorel, travestie en page,--qui avait tout deviné... «Agnès! vous ici? --Le roi! murmura Agnès, avec un tremblement convulsif. --Le roi, dit à son tour Marguerite, saisie d’effroi et se précipitant vers son père. --Le roi, dit enfin, à son tour, le vieillard, c’est impossible. Mais s’il en était ainsi, sire, grâce, pitié pour mes cheveux blancs! ne déversez pas l’ignominie sur la fille si pure du vieux soldat.» Je m’en tiens à ce court fragment. Le dénouement est du même ton. Marguerite se consacre au Seigneur. Charles VII quitte Saint-Flour tristement, et Agnès Sorel triomphe... [Illustration: A SAINT-FLOUR.--Les paysans de la Planèze.] Mais les Anglais, l’ennemi séculaire, les compagnies, les routiers, les tuchins, les seigneurs et les rois de France,--là ne s’arrêtent pas les annales orageuses de Saint-Flour. Voici les guerres de religion,--et Saint-Flour menacé de nouveau; Merle, qui tente de s’en emparer. Un assaut dont le souvenir, celui-ci, s’était transmis vivace, car, naguères encore, par une procession solennelle, où figuraient les descendants de celui qui avait sauvé la ville, cette victoire était célébrée. Un consul, le sieur Brisson, seigneur de la Chaumette et de la Queirole serait arrivé juste au moment où un trompette, déjà sur les remparts, allait sonner ville gagnée. Le sieur Brisson le tue, lui arrache son instrument... que l’on suspendit en trophée à un pilier de la cathédrale, avec cette inscription: _Tuba proditorum_. Dans une autre version, les soldats de Merle se seraient introduits par un égout: Brisson les attendait à la sortie. On admet que les deux attaques aient pu se produire simultanément. Ce qui n’est pas discuté, c’est la valeureuse action du consul Brisson, qui fut récompensé de Henri III, par des lettres de noblesse pour lui et sa postérité, pour avoir sauvé Saint-Flour du chef des religionnaires. Et Saint-Flour était en armes, toujours sur le qui-vive. Cela put se relâcher après l’abjuration de Henri IV. Mais les disettes, les épidémies, le peuple alors en insurrections successives, que d’autres épisodes encore--jusqu’à la Révolution, où Saint-Flour fut traité en suspect par Châteauneuf-Randon, émissaire de Carrier, qui obtint pour Aurillac, contre Saint-Flour, d’abord provisoirement, puis définitivement, d’être le chef-lieu départemental. Il en coûta cher à Saint-Flour d’avoir prétendu à ce titre, les Sanflorains désarmés, la destruction des remparts arrêtée, attendu «qu’il importe d’établir promptement la ligne de démarcation entre les intrigants et les véritables montagnards sans-culottes, et de délivrer le peuple de toute confiance subjuguante; de le dégager de ses murs, de ses portes qui sont autant d’entraves à la liberté... des antiques murailles, qui existent depuis huit siècles autour de cette commune et qui, sous le nom de _fortifications_ n’étaient qu’un objet d’agrément, qui, pendant l’hiver, garantissait de la violence des vents du Nord». (Rien que pour ce motif ils eussent été d’une certaine utilité, déjà, car il y souffle le vent du Nord, hou, hou, hou, le vent de Saint-Flour. Mais, qualifier objet d’agrément ces murailles cuites et recuites aux flammes de l’incendie, dont les pierres devaient être chaudes encore de la fournaise allumée des siècles autour de ces enceintes, c’était par trop rudoyer l’histoire.) Saint-Flour dut quitter son nom, s’appela «Fort-Cantal», qui parut arrogant, qu’il fallut changer contre «Fort-Libre». Arrestations, dévastations, exécutions,--Châteauneuf-Randon terrorisa Saint-Flour et la Planèze,--églises saccagées, monuments détruits, fermes pillées,--tant d’atrocités qu’il paraît que longtemps après «le silence des ans témoignait du deuil de la cité--qui n’avait pas conservé une seule horloge». Saint-Flour... Ce n’est plus qu’une petite vieille en décrépitude, grelottante, et minable sous le vent lugubre, hou, hou, hou, le bon Dieu de Saint-Flour... Hou, hou, hou... D’où vient la légende du bon Dieu de Saint-Flour, qui fait hou, hou, hou? Est-ce de Florus, qui pour appeler les hommes de la vallée à ses prédications, se servait d’une corne d’auroch? Ne serait-ce pas plutôt du Christ d’airain qui, jadis, s’élevait, en face des tours massives de la cathédrale: «Il était creux, et l’artiste avait soigneusement ménagé, dans le côté, la plaie béante que fit au Crucifié la lance du légionnaire romain. L’image sainte devenait par cela même un énorme sifflet, une rudimentaire sirène, hurlant tristement, alors que, durant la longue période d’hiver, l’aquilon ventait furieux...» Hou, hou, hou... C’est à peu près tout ce que l’on entend dans la ville noire, au silence de ville morte... Hou, hou, hou... [Illustration: SAINT-FLOUR.--La cathédrale.] Cependant la cité fut vivante et bien vivante: «Lisez les documents, l’ouvrier sanflorain savait fabriquer ses armes, sa poudre, tout comme ses souliers, ses vêtements. Il savait travailler l’or et l’argent en émail; sa marque de fabrique, un S avec une fleur de lis, a fait, au moyen âge, l’objet de lettres patentes qui donnent une idée générale du luxe d’alors. Ce luxe était grand. L’activité locale, appliquée surtout à la tisseranderie, la cordonnerie, la parcheminerie, la ganterie, la coutellerie, la teinturerie, alimentaient un commerce important. Les principaux débouchés de ce commerce étaient le Puy, Clermont, Lyon, surtout Lyon. Les transports se faisaient à dos de mulets par caravanes. En temps de trouble ou de guerre, des coureurs, presque organisés en service postal, avertissaient les caravanes. Les caravanes se dispersaient alors dans les villages. La «drapadura de la mayson de San-Flor», qui consistait dans la fabrication de trois espèces de draps communs, le _blanc_, le _saur_ (d’où le nom de _saurel_, puis _sorel_), le _bru_ ou _sarrazi_, jouissait autrefois de la réputation dont jouit aujourd’hui la fabrication de nos limousines... Le commerce était en honneur. Mme Blaud vendait du drap pendant que le docteur Blaud faisait de la médecine. Un inventaire de 1348 nous montre et les belles ceintures de soie à boutons et agrafes d’argent, dont se parait le docteur; et l’épée et la guisarme dont il s’armait pour défendre la ville, car tout homme valide était soldat de dix-huit à quarante ans; et ses quatre livres de médecine; et les pièces de drap de diverses provenances que vendait Mme Blaud, et la superbe couronne frettée d’argent avec des perles et des pierres dorées, qu’elle portait le jour de ses noces, et la belle bourse de velours vert dans laquelle le commerce et la science médicale serraient leurs _agnels_ et leurs _moutons_ d’or, leurs _florins_ et leurs écus de Toulouse...» Le vent... à peu près tout ce qui passe dans ces rues tortueuses, enchevêtrées, où ne pénètre guère le soleil, la lumière, maisons massives, aux ouvertures barrées de fer, aux portes assurées de verrous et de chaînes, aux fenêtres soupçonneuses, inquiètes et défiantes encore... Des bâtiments de couvents, de séminaires, une ancienne église devenue halle aux blés, quelque fenêtre, quelque portail Renaissance, un Palais de Justice, qui ne s’anime qu’aux sessions d’assises,--le chef-lieu judiciaire maintenu à Saint-Flour avec l’évêché, débris de sa fortune caduque... [Illustration: Saint-Flour et le torrent du Lander.] Excepté aux chemins de passage, aux quartiers des boutiques, l’herbe fait des cadres aux pavés des rues, frange les murs. Après quelques minutes sur la Promenade, sans promeneurs, après quelques minutes vers les vestiges de l’enceinte des fortifications, qui défendait l’entrée de Saint-Flour du côté de la plaine, il n’y a plus à visiter que la cathédrale, tout à la pointe du cap, au bord de la falaise à pic, sur une placette entourée d’échoppes et d’auberges aux étages surplombants... La plus pauvre que je sache, cette cathédrale, dans le vent qui l’assiège de toutes parts...! Une façade nue comme une façade de forteresse, et deux tours larges et courtes, qui s’écrasent dessus... «aucun style d’architecture, d’un effet détestable», condamne Mérimée. Peut-être l’architecte a-t-il dû s’incliner à la nécessité, pour loger la «grosse cloche» où se lisait: _Je m’appelle Marie-Thérèse--cinq cents quintaux je pèse--qui ne veut pas me croire me pèse,--me repèse et me mette à mon aise_. Douze cordonniers, assis en cercle, pouvaient travailler sous sa circonférence. A la Saint-Crépin, tous les cordonniers de la ville s’assemblaient pour banqueter, dans le clocher, au-dessous de cette grosse cloche; si forte, qu’elle ne se brisa pas, lorsque, sur l’ordre de Châteauneuf-Randon, elle fut précipitée d’en haut... il fallut la chauffer à rouge... Quant à l’intérieur de la cathédrale, un huissier même dresserait un procès-verbal de carence: rien, néant, comme après un sac, un pillage. Les chapelles paraîtraient à l’abandon, les saints oubliés, n’était quelque bout de cierge qui brûle, là ou là; des chandeliers de zinc; les dalles suintent, humides... On regarde un marbre, le tombeau de Mgr de Pompignac, et l’on s’en va. On a froid et l’on est triste... Il ne semble pas que la prière puisse dépasser ces voûtes, elle doit se figer, grelottante, aux lèvres du plus croyant... Avant le dîner, je m’attarde à la petite plate-forme des Roches, tout à la pointe de l’escarpement derrière la cathédrale et d’où la vue circule des bords du Lander, qui coule au bas du roc, jusqu’à la Margeride... Un coup de sifflet perce, dans le silence et les hou hou hou du vent..., un énorme œil rouge brûle dans le crépuscule, c’est le chemin de fer... [Illustration: Marchande sanfloraine.] Tandis qu’exilé sur son socle de lave, Saint-Flour, désheuré, agonise et meurt, une cité nouvelle s’agglomère, commence à grouiller, et ce faubourg qui longtemps n’exista que par quelques tanneries le long du ruisseau, progresse, s’agrandit, centralise les affaires. Tout le négoce, tout l’avenir est là, vers cette petite gare d’où, à l’arrivée, certains soirs, Saint-Flour vous apparaît comme une fumée dans les nues... Mais est-ce du cauchemar d’avoir tout ce jour évoqué les siècles tumultueux de la brave cité?... Dans l’ombre venante, ce sont des trompettes, des chevauchées, des pas pressés de foule... Oui, des réservistes, des manœuvres, de la troupe qui monte, de partout, envahit les rues et les places, et, dans les ténèbres, fait résonner le sol d’un fracas de masses en marche..., un vacarme grondant d’appels, de voix, d’armes, de hennissements, tout cela tu, soudain, à l’extinction des feux... Ç’a été la rafle totale de tout ce que peut contenir Saint-Flour de victuailles... Plus rien à manger, mais rien, rien aux hôtels... Plus une pièce, toutes converties en chambrées... On nous improvise des couchettes dans une maison non louée, une des maisons à pic et dans le roc, où nous descendons, descendons plusieurs étages, pour nous trouver dans des chambres vertigineuses, sur le vide, une maison qui pouvait servir de caserne, de corps de garde aux temps critiques... Nous nous couchons, nous dormons... Taratata, taratata, à peine le jour, nous sommes hors du lit, à des sonneries, les clairons, le réveil, un assaut? Non, le régiment qui repartait... Et, Saint-Flour, l’illusion enfuie, se rendort; plus rien d’autre à faire désormais que d’attendre la mort, en écoutant les sifflets de locomotives dans la vallée, sans comprendre, comme les vieillards à bout, qui ne peuvent plus que hocher la tête, dans les conversations, aux choses trop nouvelles... [Illustration: A SAINT-FLOUR.] [Illustration: DANS LA PLANÈZE.--Près de Tanavelle.] CHAPITRE XIV La Planèze.--Le menhir de Saint-Menais.--Le solitaire de Cussac.--Alleuze; Aymerigot-Marchès.--Les peurs; la chasse volante.--Sainte-Marie; le pont de Tréboul.--Chaudesaigues; le viaduc de Garabit.--La bête du Gévaudan. [Illustration] Cependant autour de ce roi momifié, que représenterait Saint-Flour, au milieu de la petite Égypte qu’est la Planèze, la vie se poursuit, difficile, mais de la vie... Difficile, car l’expression de petite Égypte, voire celle de petite Limagne, voire celle de grenier de la Haute-Auvergne sont bien ambitieuses, pour cette plaine d’une maigre fertilité, la Planèze, basse et haute, dix-huit kilomètres sur des sommets nivelés en plateau de basalte. Elle donne des grains; et des chevaux, des mulets, des moutons s’y élèvent. Mais les récoltes sont aléatoires, avec le climat hasardeux, si aventureuse, la vie, sur celle Planèze, que le _Planézard_ émigre, comme les autres montagnards... Mélancolique traversée aux grisailles de l’automne, parmi ces labours et toujours ces labours, sans arbres, un désert avec des croix aux carrefours des routes, des dolmens, des menhirs; çà et là, de temps à autre, quelque berger, le feutre sur les yeux, enveloppé dans sa limousine, assis sur un brancard de sa cabane roulante, son _lobrit_ contre lui; de temps à autre quelque hameau affaissé dans un repli de terrain,--le seul Tanavelle pointant, visible de partout, dressé sur une butte, avec l’église émergeant comme un phare de cette mer aux vagues de sillons monotones, à perte de regard, jusqu’au large du ciel... [Illustration: Château de Sailhant.] Aux haltes du voiturier, aux groupes d’habitations que signalent les rares bouquets d’arbres de cette pauvre Beauce suspendue aux cimes cantaliennes, que n’anime plus la diligence de Murat à Saint-Flour, depuis le chemin de fer de Neussargues on peut vérifier les descriptions usuelles de ces masures-étables où les Planézards, faute de combustible, cohabitent avec le bétail, couchés l’hiver les trois quarts du temps, pour lutter contre le froid, n’ayant à brûler que de la tourbe de Valuéjols, d’Ussel, de Tanavelle, le peu de bois qu’ils tirent du Lioran, ou des bosquets de l’Alagnon... Pourtant nous trouverons à glaner quelques pages, au hasard du souvenir et des lectures, sur ces terres avares de la Planèze, et le pays rayonnant de Saint-Flour... A Andelat se voyaient les ruines du château de Sailhant qui fut occupé par les Anglais, au XIVe siècle,--à quatre kilomètres de Saint-Flour! Il appartint à Anne Dubourg, chancelier de France; son fils, chef huguenot, y fut brûlé dans un four,--et, naguère, il était, avec sa cascade, la propriété de Mary Raynaud, député invalidé du Cantal, financier en fuite, qui l’avait reconstruit, dans le même temps qu’il faisait poser l’électricité à Pierrefort, où elle n’a jamais pu s’acclimater, où elle n’existe que par des poteaux et des fils... Ainsi Pierrefort apparaît comme un bêta d’oiseau pris aux lacs... Après l’emplacement du château, et l’église typique, moitié temple, moitié citadelle, pouvant être défendue, reliée aux fortifications, montrant encore des meurtrières, cela compose à peu près, avec la ferme modèle de La Chassagne, toutes les curiosités de ce chef-lieu de canton, que j’admire fort tout de même: c’est le mien! [Illustration: A PIERREFORT.] Près de Coltines, le dolmen de Bardon sert d’abri aux pâtres, tandis qu’à Talizat, un menhir, surmonté d’un saint Menais, fut, au XVe siècle, l’objet d’une dévotion empressée. On dit que les couleuvres aiment le lait, au point de téter les vaches, qui s’y prêtent et s’y habituent, très aises d’être soulagées de la sorte. Ici, une petite couleuvre aurait pénétré jusque dans l’estomac d’un pâtre endormi, qui avait bu du lait. Il était en proie à d’atroces convulsions; sa mère le porte au menhir de Saint-Menais: après des prières, l’enfant rendit un reptile que l’on tua et suspendit à la pierre; depuis, il n’y a plus eu de serpents à Talizat. A Coren, une _font-salado_, des eaux minérales exploitées des Romains: dans les fouilles, on a recueilli des monnaies d’empereurs et d’impératrices, d’Auguste à Marc-Aurèle, des bracelets gaulois, une statuette en hêtre, des noix et noisettes d’il y a dix-huit siècles, des débris de poteries, sans doute, des offrandes à la divinité de la source; des offrandes en reconnaissance comme aujourd’hui, à la fontaine de Salins, les parents des enfants guéris de la teigne, en neuf jours, déposent des pièces de monnaie... A Coren, se battirent en duel Gaspard, marquis d’Espinchal, et le comte Sailhant du Rochain, que sa femme avait avisé de l’obsession du marquis envers elle. Le comte et les deux témoins de d’Espinchal furent tués, dans cette multiple rencontre... [Illustration: LES TERNES Route de Pierrefort.] Près de Valuéjols, Lescure, le pèlerinage de Notre-Dame de Visitation, qui se révéla à Jean Paillé, au Peuch de Besse; le berger visionné fut traité de simple, d’abord. Cependant au bout de sept années de misère telle «que l’on changeait un char de foin pour une tourte de pain», après grêles et gelées les habitants assistaient à ce prodige, la cessation des orages, aux prières de Jean Paillé. On consent à bâtir une chapelle, mais au bourg, non à cette lande des quatre vents, là-haut. La vierge, comme celle de Besse, se refuse à descendre. «Quelques hommes de Lescure, froissés de n’avoir pu garder la vierge au milieu de leur village, se prêtaient de mauvaise grâce à la construction de la nouvelle chapelle. L’un deux, entre autres, nommé Bellet-Redon, répondit au berger qui le pressait de concourir comme tout le monde à ce saint travail: «Va, va, nos vaches ne s’y écorneront pas.» Et, le lendemain, il trouvait les quatre cornes de ses vaches dans la crèche. De là, les cornes de vache jadis appendues comme des trophées aux colonnes du retable. A Cussac, Amantins était venu de Clermont, pour se mortifier. Le solitaire avait près de lui sa fille. Pour augmenter sa mortification, il résolut de s’en séparer: «Tu ne viendras qu’une fois l’an,--au printemps, quand les marguerites seront venues.»--Hélène partit, pria toute la nuit; c’était après Noël; la neige couvrait la terre... Au réveil, la maison d’Hélène était entourée de fleurs: tout le village la suivit, et les fleurs fendaient la glace, s’épanouissaient sous les pieds d’Hélène. Amantins reçut sa fille avec de gros transports--et ne la renvoya pas. A Villedieu, une admirable église inachevée; aux Ternes, encore d’Espinchal, qui jeta, dans les oubliettes du château, un page amoureux de la marquise, le condamnant à mourir de faim, pendant que sa famille recevait de lui, de mois en mois, d’Italie, des lettres que le marquis lui avait fait écrire... [Illustration: La coulée de lave de Tagenac.] A Sériers, à Lavastrie, des pierres druidiques. A Neuvéglise, les ruines du manoir de Rochegonde, où Aimerigot-Marchès, la terreur de la Planèze et du Carladès fut prisonnier, Aimerigot-Marchès, une figure d’audace et d’aventure dont Froissart a si vivement tracé le portrait,--avec nombre d’inexactitudes historiques. Descendant des Marchès, de la Manche et du Limousin, fils d’un Aiméric-Marchès, qui servait le parti français, Aimerigot, vers 1371, présenté par un oncle, son tuteur, au prince anglais, guerroya dans les troupes de Lancastre, occupa Carlat, sous Pierre de Galard. Plus tard, il est lui-même à la tête d’une petite bande, et ne tarde pas à se faire battre, et emprisonner à l’Artige. Sa liberté recouvrée, il se hâte à d’autres expéditions. Dès lors, il est partout, à Chastel-sur-Murat, aux châteaux de Fortuniers, de Chavanon. Le voici _capitaine des Fortuniers_, sous les murs de Saint-Flour, traitant pour un pâtis. Il vend Fortuniers, pour courir ailleurs, dévaste la terre de Mercœur, s’empare de la place, par ruse, «s’étant avancé benoîtement, sans troupes, pour parler au portier, lui prit la main par la fenêtre et lui laissa le choix de perdre la vie ou de donner les clefs.» Mercœur, château de la dauphine d’Auvergne, qui dut le racheter!... car, c’est l’une des caractéristiques d’Aimerigot, qu’il fut «plus spéculateur que conquérant». Il avait là tous bénéfices. La chose vendue, il venait la reprendre,--en effet, il ne tarda pas à piller derechef les terres du dauphin,--tandis qu’il eût été dans l’impossibilité d’assurer ses prises. Il se faisait de bonnes rentes de ces rachats, des rentes payées exactement, crainte de récidive; en sus, «le comte dauphin le festoyait à sa table.» Sa réputation devint telle qu’il n’est plus une prise importante, un coup d’audace qu’on ne lui attribue. A son compte, Froissart met les déprédations de la garnison anglaise d’Alleuze qui, durant sept ans, ravagea de Nevers à Montpellier. Il est à Châteauneuf de Saint-Nectaire, il est dans l’arrondissement de Mauriac. On ne compte plus les forteresses sous ses ordres. Il les évacue, pour entrer à la solde du comte d’Armagnac, se dirige sur l’Espagne, ne tarde pas à se repentir... [Illustration: VUE GÉNÉRALE DE LA PLANÈZE.] Écoutez les plaintes que Froissart lui met à la bouche, au sujet d’Alleuze, bien pathétiques, encore que ce soit par erreur: «Trop étoit Aimerigot Marcel courroucé, et bien le montra, de ce que le fort d’Aloyse-de-lez-Saint-Flour avoit rendu ni vendu pour argent et s’en véoit trop abaissé de seigneurie et moins craint; car le temps qu’il l’avoit tenu à l’encontre de toute la puissance du pays, il étoit douté plus que nul autre, et honoré des compagnons et gens d’armes de son côté, et tenoit et avoit tenu toujours au châtel d’Aloyse grand état, bel, bon et bien pourvu; car ses pactis lui valoient plus de vingt mille florins par an. Si étoit tout triste et pensif quand il regardoit en soi comme il se déduiroit, car son trésor, il ne vouloit point diminuer; et si avoit appris tous les jours nouveaux pillages et nouvelles roberies dont il avoit aux parties fait la plus grand’partie du butin, et il véoit à présent que ce profit lui étoit clos. Si disoit et imaginoit ainsi en soi, que trop tôt il s’étoit repenti de faire bien, et que de piller et rober en la manière que devant il faisoit et avoit fait, tout considéré, c’étoit bonne vie. A la fois il s’en devisoit aux compagnons qui lui avoient aidé à mener celle ruse, et disoit:--Il n’est temps, ébattement ni gloire en ce monde que de gens d’armes, de guerroyer par la manière que nous avons fait! Comment étions-nous réjouis, quand nous chevauchions à l’aventure et nous pouvions trouver sur les champs un riche abbé, un riche prieur, marchand, ou une route de mulles de Montpellier, de Narbonne, de Limoux, de Fougans, de Béziers, de Toulouse et de Carcassonne, chargés de drap de Bruxelles ou de Moûtiers-Villiers, ou de pelleterie venant de la foire au Lendit, ou d’épiceries venant de Bruges, ou de draps de soie de Damas ou d’Alexandrie? Tout étoit nôtre ou rançonné, à notre volonté. Tous les jours, nous avions novel argent. Les vilains d’Auvergne et de Limousin nous pourvéoient, et nous amenoient en notre châtel les blés, la farine, le pain tout cuit, l’avoine pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis et les moutons tous gras, la poulaille et la volaille. Nous étions gouvernés et étoffés comme rois; et quand nous chevauchions tout le pays trembloit devant nous. Tout étoit nôtre allant et retournant. Comment prîmes-nous Carlac, moi et le bourg de Companel? Et Caluset, moi et Perrot le Bernois? Comment échelâmes-nous, vous et moi, sans autre aide, le fort châtel de Merquer, qui est du comte Dauphin! je ne le tins que cinq jours, et si en reçus, sur une table, cinq mille francs. Et encore quittai-je mille pour l’amour des enfants du comte Dauphin! Par ma foi, cette vie étoit bonne et belle, et me tiens pour trop déçu de ce que j’ai rendu ni vendu Aloïse, car il faisoit à tenir contre tout le monde; et si étoit au jour que je le rendis, pourvu pour vivre et tenir, sans être rafraîchi d’autres pourvéances, sept ans. Je me tiens de ce comte d’Armagnac trop vilainement déçu. Olim Barbe et Perrot le Bernois le me disoient bien que je m’en repentirois. Certes, de ce que j’ai fait, je me repens trop grandement.» [Illustration: ALLEUZE.--La vieille église sous la neige.] Si Aimerigot ne prononça pas ce beau discours sur Alleuze qu’il ne posséda point, toujours est-il qu’il était urgent de se loger «pour se recueillir», comme il dit à sa troupe. Ayant échoué devant Nonette, il se rabat sur la Roche-de-Vendais. Le recueillement fut bref. Le château fortifié pour tenir contre les assauts, «les aventureux» sont renforcés de tous les pillards de la région, et l’on recommence «à courir sur ce pays, et à prendre prisonniers, et à rançonner, et à pourvoir le fort de chairs, de farine, de cires, de vins, de sel, de fer, d’acier, et de toutes choses qui leur pouvoient servir...» Voisins inquiétants pour la Tour, Merquer, Oudable, Chillac, Blère, et qui «se faisaient renommer et connoître en moult de lieux». Aussi, résolut-on de réduire Aimerigot. Le vicomte de Meaux et ses gens, envoyé du roi, des chevaliers et écuyers d’Auvergne, quatre cents lances et des arbalétriers genevois, assiégent la Roche-de-Vendais, et s’en emparent. Mais Aimerigot, s’étant évadé, mettait sa femme en sûreté et cachait ses trésors dans le lit de la Sumène. La fortune tournait. Aimerigot convoite Carlat, le château de Merle qu’il «échelle» sans succès. Il se souvient d’un cousin, Jean de Tournemire, va l’implorer. Celui-ci le livre à Charles VI pour de l’argent et une charge d’écuyer d’écurie. C’est bien fini. Aimerigot est conduit à la Bastille... «Ainsi paye fortune les gens, conclut Froissart. Quand elle les a élevés et mis tout haut sur la roue, elle les renverse tout bas jus en la boue... On lui trancha la tête, et puis fut écartelé, et chacun des quartiers mis et levé sur une estache aux quatre souveraines portes de Paris... A celle fin Aimerigot Marcel vint. De lui, de sa femme et de son avoir, je ne sais plus avant.» [Illustration: ALLEUZE.--Les ruines du château.] Aimerigot-Marchès, Alleuze! Une épouvante traîne encore dans les ombres de cette silhouette déjetée, des quelques pierres, fragments de tours et de logis encore droits du château au sommet d’une butte, cernée de la boucle de deux rivières, surgissement de repaire cauteleux, enfoncé et au guet. [Illustration: La Roche-Vendeix, vue de la route de la Bourboule.] Sur un autre point, un village encore porte un nom abhorré, Brezons, vers le Plomb du Cantal; pourtant, Charles de Brezons, lui, n’était pas un hors la loi, un condottiere à la solde de quiconque; «homme fatal, catholique sans entrailles, célébrité de sang» qui, par les Guise, en 1560, devint gouverneur du haut pays. Les protestants, dès sa nomination, fuient de toutes parts. Tout lui est prétexte à égorgements. Une pierre, tombée d’une fenêtre, à Aurillac, l’effleure: on tue les huit personnes de la maison, sans savoir si la pierre avait été lancée, ou si sa chute était due au hasard. C’étaient des massacres d’inoffensifs calvinistes, réunis en famille pour prier dans les granges. C’étaient pillages, vols et viols, toutes les cruautés contre les réformés. Sanglantes annales pour ce petit Brezons au clocher branlant, au calvaire où je me suis tant écorché les genoux, à grimper par le rocher, où je resterais de longues pages, si je m’écoutais, à redire les miens, à pleurer sur les morts, à m’attendrir sur l’oustau et l’hort... Pourtant, je ne puis omettre le château de la Bouël, que ne dépasse jamais l’agasse, les pies ayant été excommuniées à la suite d’une foule de vols; et le château du Grand-Roc, qui recèle un énorme trésor. Et la _casso boulento_, la chasse volante, le grand veneur qui traverse à de certains minuits la vallée, vêtu de flammes, poussant de son fouet de feu, à travers l’espace sa meute rouge et ses piqueurs flamboyants! Et _las fados de Fareiro_, les fées de Farère, sous une grotte merveilleuse, en pendentifs de basalte! Et le _drac_, diablotin malfaisant, «qui tourmente le sommeil des bergers, leur tire la couverture, cache leurs vêtements, ou va les mouiller dans le ruisseau voisin... C’est encore lui qui détache dans l’ombre les chevaux de l’écurie, et galope sur eux au clair de la lune.» Cependant, avec quelques prévenances, on peut gagner le _drac_--en lui disposant une jatte de lait dans un coin, en laissant la porte entre-bâillée pour qu’il puisse venir, l’hiver, se réchauffer à l’âtre... Et les _peurs_, les _peurs_... Oh! rien que de me rappeler, je n’oserais tourner la tête, mettre les pieds dans le jardin, par ce soir où j’écris, et au moindre craquement des planchers, c’est un frisson... Les peurs! Des peurs, à chaque croix des chemins, des peurs autour de chaque moulin! [Illustration: Brezons.] Oh! l’histoire de la borne, que déplace un paysan, clandestinement, empiétant sur le champ voisin, dont le maître est mort, et qui entend une voix lui crier: _Planto la borno, planto la dritto_, plante la borne, plante-la juste, une voix qui ne cesse que lorsque la pierre est remise en place. Et le mort, enterré à un endroit où il ne veut pas, par de mauvais héritiers,--qui trouvent sa pierre défaite, tous les matins, jusqu’à ce qu’il soit inhumé aux lieux voulus! Mais je n’ai point en mémoire que ces contes de la veillée effrayants, pendant que dehors la chouette ulule... Tout cela s’évanouissait avec le jour, à chercher des nids, à barboter dans la rivière, monter aux cerisiers, aux noyers, à se barbouiller de prunelles, suivant la saison. Et les chèvres, ces chèvres noires, diaboliques, que nous apprivoisions avec du sel. Et la grosse jument, qu’à deux ou trois en croupe, l’on menait au pré, d’où on la ramenait. Et le four, avec sa gueule rouge, le four d’où sortaient les tourtes sentant le _cramé_, les _pompes_ cuites pour nous, dont nous étions si friands. Et la place de l’église, le dimanche, les _castagnares_, à la sortie de la messe, avec leurs paniers de fruits et de châtaignes. Et les terribles orages, la grêle,--toutes les cloches de la vallée sonnées pour écarter la foudre et les grêlons! Et le loup, le loup que les hommes qui l’avaient tué portaient dans les maisons, récoltant des œufs et du lard, pour leur récompense, le loup du _Petit chaperon rouge_, que nous pouvions voir et toucher, «un loup pour de vrai», impunément! Mais passons! Voici Cézens, avec son clocher à peigne, où Pierrouti sert la messe, braconne un lièvre, et chante la bourrée comme pas un. Donnons une ligne à Oradour, d’où sortait un Jacques d’Oradour, maître d’hôtel de Marguerite de Valois, qui assista au supplice de la Môle, pour rapporter à la reine de Navarre la tête coupée, qu’ils ensevelirent ensemble. Et gagnons Sainte-Marie, où la source du Rouvelet attire quelques buveurs, près des gorges de la Truyère, entre des falaises de rocs blancs et verts, les plus étranges. Sur la rivière, le pont de Tréboul, un chef-d’œuvre de pont, simple et charmant! Mais comment expliquer le prestige d’une ligne, l’harmonie de ces quelques traits de pierre; et, pour la Truyère, qui vient de Garabit, du viaduc unique, après toutes les merveilles et les hardiesses du fer, peut-elle s’attarder à ce pont d’un charme bien démodé, sans doute, depuis quelque cent ans... Plus loin, c’est Chaudesaigues, où l’on se rend de Saint-Flour, en voiture par une route à travers l’abîme, la côte de Lanneau. A Chaudesaigues, ce ne sont plus tant des buveurs que des baigneurs, quoique l’eau soit potable et digestive comme le thé; elle sourd à 80°. Aussi, les rhumatisants envahissent-ils l’établissement, sur le Remontalou, aux mois d’été. Mais on peut descendre à Chaudesaigues, sans que ce soit pour les étuves, Chaudesaigues, toute fumante dans cette cuve profonde que cerclent les montagnes, où l’on imagine qu’elle a dû choir du ciel, tomber comme un aérolithe, et que c’est sa chute qui a creusé le trou où la voici, avec ses maisons bâties en gneiss, comme encadrées par des angles de granit. [Illustration: GORGES DE LA TRUYÈRE.--Le pont de Tréboul.] Par les rues et les places, où des saints sont nichés aux encoignures, on ne rencontre que femmes allant préparer leurs repas; leurs pots de soupe, plongés dans l’eau minérale, y cuisent comme au bain-marie; cette eau est employée pour tous les usages, pour dégraisser les laines, plumer les volailles, épiler les cochons, cuire les œufs, faire le pain; les tripes à la mode de Caen, et le gras-double lyonnaise sont des mets grossiers comparés aux tripoux de Chaudesaigues, paquets de tripes et de pieds de moutons, qui blanchissent comme neige et deviennent un régal fort délicat. Les maisons sont chauffées par cette eau, qui se distribue dans des branchements de bois, des canaux de maçonnerie, avec écluses; elle circule dans les logements, traverse un bassin, s’échappe et va se perdre à la rivière; l’écluse permet de refuser l’eau, quand on n’en a pas besoin. La laine, travaillée ici, était fort recherchée jadis, aussi tout le monde tricotait, les femmes, les enfants et les vieillards. Naturellement, ces eaux furent connues des Romains, des fouilles l’attestent. Et Chaudesaigues fut embelli des châteaux de Montvallat, de Couffour, de Fornels, dont le ruisseau nourrirait des moules ayant des perles. Mais qu’est-ce que cela, et le pont de Lanneau et le moulin du Tour, et la cascade du Gurguttut, et la brèche de la Porte d’Enfer, auprès des luxueux projets d’avenir où se passionne le canton! Toute cette chaleur, toute cette force perdues, la source du Par et les autres étant fort abondantes, on voudrait en tirer profit. Il y a quelques années, un plan m’avait séduit, des serres naturelles, à toutes les températures, où tout pousserait, qui donneraient à ce pays pelé toutes les plantes, toutes les couleurs, toutes les odeurs, jusqu’aux flores extravagantes des tropiques. Voyez-vous les petites maisons à passerelles des bords du Remontalou, enguirlandées de ces végétations exorbitantes, de toutes les palmes exotiques. Voyez-vous Chaudesaigues dans les orangers, les orchidées, les grenadiers, les cactus... Mais cela est sous terre encore, et, avec le genêt et la bruyère des rocs, ici on ne connaît toujours, jusqu’à présent, que les _fucus_ qui foisonnent dans les vapeurs mêmes de l’eau qui s’échappe. Mais cela ne causerait à personne, ces jardins et ces parcs rêvés dans cette sombre corbeille de montagnes, plus d’étonnement que l’on n’en éprouve en remontant vers Saint-Flour, à découvrir le viaduc de Garabit, du fond de la vallée, des ravins de la Truyère, paysages où l’homme ne s’est guère manifesté, paysages les mêmes qu’il y a des siècles, paysages de pierre et d’eau, où rien d’aujourd’hui, sous cette canicule, ne marquait que nous fussions en Auvergne, en ce siècle-ci plutôt qu’il y a six mille ans! Aperçue de l’abîme, cette voie ferrée jetée d’une crête à l’autre de la vallée, comme accrochée aux nuages, qui franchit à cent vingt-deux mètres au-dessus de la rivière, une distance de cinq cent soixante-quatre mètres, sur un arc de fer de cent soixante-cinq mètres d’ouverture, n’est guère plus large que le fil des danseurs de corde,--et c’est sur ce câble qu’on voit courir un train à travers l’espace... Ne rentrons point à Saint-Flour, sans une pointe vers la Margeride, ses forêts sévères de hêtre et de sapin, vers la Lozère, refuge des bêtes fabuleuses, dont quelques-unes ne furent que trop réelles, d’ailleurs, entre autres la bête dite du Gévaudan, qui dévora soixante-six personnes, en blessa soixante-onze, vers 1760-1765. Les pâtres ne se louaient plus; personne n’osait plus s’aventurer aux champs; l’imagination surexcitée du peuple ne voyait plus que cette bête féroce; les uns la dépeignaient de la taille d’un taureau d’un an avec des pattes aussi fortes que celles d’un ours, et six griffes énormes de la longueur d’un doigt, le poitrail aussi fort que celui d’un cheval, le corps aussi long que celui d’un léopard, la queue grosse comme le bras, et au moins de quatre pieds de long, les yeux de la grosseur de ceux d’un veau et étincelants. Elle s’était signalée en dévorant à de brefs intervalles des vieilles femmes et des pastoures, leur tranchant la tête de ses dents, aussi aisément que d’un rasoir, courant du Gévaudan sur l’Auvergne, suivant qu’elle était traquée d’ici ou de là; c’est la commune de Lorcières qu’elle désolait de ses incursions; cela avait pris le caractère d’une calamité publique. Ici, une femme, le long du béal de son moulin; là, une vieille qui gardait des bestiaux; un mari et sa femme qui moissonnent; une jeune fille ramassant des lentilles; une autre qui file avec ses compagnes, sont attaqués, blessés, dévorés. [Illustration: CHAUDESAIGUES.--L’établissement thermal.] Des battues de cent paroisses s’organisent, l’évêque de Mende ordonne des prières, expose le Saint-Sacrement; la bête disparaît,--mais terrifie d’autres contrées,--pour, l’hiver suivant, fondre à nouveau sur Lorcières. D’autres victimes succombent à cette reprise du carnage. Il fallut que le lieutenant des chasses du roi fut envoyé avec des gardes-chasse, des limiers, des chiens courants; encore mit-il trois mois à tuer la bête phénoménale, qui était de l’espèce des loups, de taille démesurée, avec quarante dents au lieu de vingt-six; elle fut embaumée et expédiée à Paris... Naturellement, elle avait fait beaucoup de petits, dans l’esprit des gens; et, longtemps, la Margeride fut censée contenir les plus abominables monstres... Le déboisement en est venu à bout, mieux que les faulx et les fusils, et peut-être a-t-il suffi de la mort de quelques vieilles bonnes femmes pour ensevelir avec elles ces _peurs_ de la Planèze, et le _drac_ dont les enfants d’aujourd’hui souriront; tout en faisant l’_availlant_ et sans croire au sabbat, elles me reviennent ces peurs, à chaque voyage... Je ne puis m’empêcher de hâter le pas, lorsque, dans le soir, par là-bas, quelque chien «aboie au perdu...» [Illustration: Descente de la Planèze sur Brezons.] [Illustration: Lac des Sauvages.] CHAPITRE XV La vie de la montagne.--Massiac; sainte Madeleine et saint Victor.--Murat; Bredons; route de Salers.--Les burons.--Salers, Mauriac, Riom-ès-Montagnes.--Allanche, Marcenat, Condat, Champs, Bort.--La Tour d’Auvergne; foire aux cheveux.--Champagnac-les-Mines; lendemain de grève; la montagne qui brûle. [Illustration] Çà et là, par les monts du Luguet, les monts Cézallier, l’Artense, le Combraille, voilà de l’Auvergne à parcourir, dans la vie de la montagne, du buron, dans les nuages, jusqu’au puits de la mine... avec les montagniers et les troupeaux sur les cimes, les charbonniers dans les forêts, les mineurs dans le sous-sol de la terre... A Massiac, brusquement, la vigne meurt en face des sapins qui naissent; la vigne ne reparaît qu’au delà d’Aurillac, à Maurs, assis dans les châtaigniers... [Illustration: Église de Bredons.] A Massiac, se dressait le château de «ce grand diable d’Espinchal» qui survécut à sa condamnation à mort par les Grands Jours,--gracié par Louis XIV, pour avoir heureusement négocié le mariage du grand Dauphin avec la princesse de Bavière: ce Gaspard, dont les méfaits et crimes tiennent douze pages d’énumération, devint comte, en outre, et reçut encore le portrait du roi, enrichi de diamants: réconcilié avec sa femme, il s’éteignit dans la paix du Seigneur, un prêtre à son chevet! A Massiac, sur les deux parties de la _Chauds_ que divise l’Alagnon, l’une, dans l’ébriété des vignes, l’autre, dans le navrement des sapins, portent chacune sa chapelle: «Les deux parties de la Chauds ont reçu leur nom de deux dévots personnages qui s’y étaient retirés: saint Victor avait un ermitage sur l’une, sainte Madeleine sur l’autre, et, actuellement encore, chacun d’eux y a une chapelle bâtie en son honneur. De leur dévote retraite, les deux anachorètes pouvaient se voir, mais la rivière les empêchait de communiquer ensemble. Cependant, Madeleine désirait beaucoup consulter Victor sur les choses divines; enfin, elle l’obtint du ciel, et y parvint par un miracle, suivant la tradition. Un jour, la sainte s’avance sur le bord de sa montagne, son chapelet à la main, et, après avoir appelé Victor, le lui jette en l’air. A l’instant même, le chapelet s’étend miraculeusement; il se prolonge d’une montagne à l’autre, dans toute sa longueur, et forme un pont qui les joint toutes deux par le sommet. Alors l’anachorète et sa sainte voisine s’approchent pour faire leur pieux colloque. Enfin, toutes les fois que Madeleine voulait demander à Victor quelque conseil, elle employait le même moyen. Mais, pour éviter toute occasion de scandale et de chute, elle ne se permettait point d’aller jusque chez lui, ni ne l’autorisait à venir chez elle: tous deux s’arrêtaient à mi-chemin sur le pont; et, pendant leur entretien, ils restaient ainsi exposés aux regards et, par conséquent, à l’admiration des gens du voisinage.» Dans le canton de Massiac, à Védrines, une légende dit «qu’il y a mille ans, tous les habitants du village périrent, après avoir mangé d’une anguille monstrueuse, fécondée par un serpent». La bête du Gévaudan n’a commis que bien peu de ravages auprès de cette monstrueuse anguille,--qui devait bien mesurer la distance de Massiac à Murat. Sur le trajet, les ruines d’Aurouze, de Merdogne. [Illustration: MURAT.--Vue prise du rocher de Bonnevie.] On se fatiguerait peut-être de séjourner à Murat: on ne se lasserait pas d’y arriver. Le rocher de Bonnevie, en piédestal de cent quarante mètres à la statue de la Vierge, avec ses prismes basaltiques, domine la gare, la vallée, qui porte sur la pente adverse l’église romane de Bredons,--un chef-d’œuvre d’art et de nature, d’un art bien humble,--qui ne saurait être citée à côté des basiliques dont se glorifie l’école auvergnate, mais peut-être la plus auvergnate de toutes, plus qu’auvergnate, cantalienne; de dessin modeste, de lignes simples, tout en harmonie avec les monts, la terre, le ciel, tenant de la ferme, de la grange et du buron, touchante comme une habitation de pâtres et de vachers, et pourtant une église, un monument, un édifice, une demeure pour Dieu; à l’aspect de Bredons, on ne peut penser que cela pourrait être autrement: cela est à l’endroit qu’il faut, des dimensions, de la longueur, de la largeur, de la hauteur, de l’épaisseur qu’il faut; il semble que l’église de Bredons ne pourrait pas ne pas être là, qu’elle a dû y être toujours, y avoir poussé plutôt qu’y avoir été bâtie, si bien adaptée, mêlée au terrain et à la lumière d’ici, qu’il ne sera plus possible à ceux qui la connaîtront de la situer ailleurs, qu’elle ne pourra s’isoler aux regards du souvenir, de la butte où elle fut aperçue couleur du temps et du pays, couleur des moutons qui paissent autour, du berger qui les garde, couleur de montagne et d’Auvergne,--couleur de Murat dont la ville vieille s’étage en face. Heureuse petite ville, à l’abri des orages, dit-on, avec, pour paratonnerre, ce faisceau gigantesque des aiguilles basaltiques de Bonnevie! Murat, des maisons renfrognées, comme des petites vieilles qui, sous quelques modes d’aujourd’hui, ont conservé des choses d’autrefois; c’est, pour ces anciennes de pierre, leurs fenêtres surbaissées à meneaux, quelque rinceau de feuillage, une date sculptée au-dessus de la porte, des boutiques de couteliers, ou de sabotiers en retrait sous des bouts de galeries. Murat, d’une saleté proverbiale, jadis, s’est assainie en détruisant le quartier des boucheries: une placette aux maisons flanquées de tours, percées d’étroites et rébarbatives ouvertures solidement grillagées de fer, les étals extérieurs, les lambeaux de viande aux crocs des murs, les marchands et marchandes souillés de sang, des flaques figées sur le pavé, un ruisseau rouge longeant les façades, l’odeur écœurante et fade, des vols pressés de grosses mouches, par un fort soleil d’été... [Illustration: A Murat.] Là, on était boucher de père en fils. Il faut espérer que les fils ont perdu les traditions des pères, accusés partout de trafiquer des chèvres malades, des vaches gâtées. Pour toute la contrée, _lou Muratel_, l’homme de Murat, était le marchand de «carne». Des couplets patois font allusion à cela: A Murat quan bous coubidou, Bous metten sur un platou Un paü de cabra pouirida, Disen qua quo de boun moutou. Si bous fatchias de lou chiëre, Bous responden tout coulère: Naütres n’en mantzens tout l’an A Murat dessous Bredan. (A Murat, quand on vous invite,--On met sur un petit plat--Un peu de chèvre pourrie,--Disant que c’est du bon mouton.--Si vous vous fâchez de leur chère,--Ils répondent tout furieux:--Nous en mangeons toute l’année--A Murat, dessous Bredons.) Des environs de Murat est ce comte d’Auteroche, qui s’écriait à Fontenoy: «Après vous, Messieurs», ou «Messieurs les Anglais, tirez les premiers», et devant Maëstricht, qu’un capitaine disait _imprenable_: «Ce mot-là, Monsieur, n’est pas français.» On ne se lasserait point d’arriver à Murat, ai-je écrit, devant Bredons et Bonnevie...; on ne se lasserait pas d’y arriver,--pour en repartir, ajouterai-je! C’est que Murat commande la route de Salers, à travers les montagnes, quarante à cinquante kilomètres par Dienne, aux pentes du Limon et au col du puy Mary,--où l’on ne manque point de remonter (un quart d’heure d’ascension) pour jouir de la vue de ces vallées, de ces eaux, de ces pâturages, de tant de sommets, de tout l’horizon; une route suspendue parmi les dolentes solitudes des forêts, des herbages, des crêtes, des rivières à leur source hésitante... [Illustration: A Salers.] Forêt du Falgoux; océan de sapins et de hêtres, baignant de vagues de feuillage des promontoires de 1,500 ou 1,600 mètres, Roche-Taillade, Roc des Ombres, Roc du Merle... Après la forêt et les rocs, des kilomètres de forêt, la vallée de Saint-Paul, la Maronne, tout en bas, et la route va à travers les pacages, où se disséminent les burons jusque vers les cimes. Chantez les burons, mais ne les habitez pas, conseillait Chateaubriand... Le buron, le mazut,--le chalet de l’Auvergne,--c’est le réduit du vacher et de ses aides, le _boutillier_--son second--et le pâtre; une cabane basse, avec un toit de tuiles ou de mottes de gazon touchant terre, ombragée d’un tilleul, de quelques arbres; deux ou trois compartiments où ils couchent et font le fromage, caillant le lait, pétrissant la tome, la pressant et, la fourme prête, la rangeant dans la pièce à cet usage. Autour du mazut, le _bedelat_ pour les veaux; la _loge_ pour les cochons. Plus loin, le parc mobile, à claires-voies, déplacé chaque jour, pour les vaches... [Illustration: SALERS.--Le beffroi.] Vie pâtissante que celle du buronnier, de ce roi de la montagne, dans ces durs étés, où le froid, le vent ou l’orage ne manquent pas. Soigner le bétail, traire, et fabriquer la fourme prennent les journées de l’aurore à la nuit; ces blocs de quarante kilogrammes, qui correspondent à sept ou huit cents litres de lait, ont été pétris par les mains et les genoux; des pierres, une barre de bois servent de pressoir; tous autres engins ont échoué, paraît-il, et le fromage n’est bon qu’à l’antique méthode... Du pain noir, trop sec ou moisi, du lait,--pas trop,--il faut le garder pour produire beaucoup de fourmes,--du petit lait, de l’eau sont l’aliment des buronniers... Ces cabanes et ces gens, que de loin et d’en bas, on poétise... leur isolement aux pires altitudes ne les abstrait guère de l’humanité de la plaine ou de plus bas encore. C’est le regard baissé sur leurs vaisseaux de bois, qu’ils manipulent le fromage, presque aussi prisonniers et à l’étroit, en plein ciel, que le mineur abattant le charbon dans sa galerie, ou le pêcheur sur sa barque! Mais, celui-ci, rentré au port est libre. Le mineur, remonté de son trou, est libre... Les buronniers, pendant ces quatre ou cinq mois d’estivage, avec les deux traites des vaches, et la préparation du lait ensuite, ne bénéficient point de pareils répits; ils travaillent obstinément, sans guère de repos que, le soir, où, dans le tintement des clochettes des bêtes, ces taciturnes et ces solitaires entonnent la _Grande_, leur ranz des vaches, un air sans parole,--à quoi bon puisque personne ne les entendrait,--lo lo lo lo lo lo léro,--une fruste tyrolienne... quelques notes lentes, mais cela si expressif, qui roule d’une montagne à l’autre, lo lo lo lo léro lo... Pénible métier, auquel, de plus en plus, beaucoup préfèrent les risques de l’émigration... Salers, à l’extrémité de cette route qui, de Murat, y conduit, à travers un tel décor d’immense nature, Salers, sur l’avancée de son escarpement au-dessus des vallons de l’Aspre, de la Maronne, de Malrieu, se montre redoutable comme la plus forte forteresse... [Illustration: Le Vaulmier.] Avec ce renom de la race qu’elle élève, on pouvait imaginer quelque ville cossue et grasse, et débonnaire. C’est une cité de guerre qui se profile, dévisageant, de ses mille mètres d’altitude, les grands de la montagne, le puy Chavaroche, le puy Violent, vers le puy Mary,--une des cités féodales auvergnates les plus complètes, les mieux conservées... Plusieurs enceintes de murailles, une porte dans les flancs de laquelle pouvait tenir une garnison, et des petites rues, bordées de vieilles maisons aux ouvertures cintrées, grillagées de fer, aux tourelles en encorbellement; tout cela d’il y a des siècles, sans que rien d’aujourd’hui choque l’imagination, emportée dans le passé, qui devient contemporaine de ces pierres suggestives; puis une petite place avec les plus remarquables de ces maisons forteresses du XVe siècle, aux façades hostiles, à étroites ouvertures, barrées, hérissées de fer, flanquées de leurs tourelles; partout des enfoncements, des voûtes, et tout cela terrible, menaçant, aux ténèbres tombées où rougeoient seuls quelques lumignons, dans le silence où l’on s’attend à entendre tout à l’heure l’éclat des trompettes, le tumulte des chevaux et des hommes d’armes. [Illustration: Le cirque du Falgoux.] Il y a retenti jadis; et si Salers s’est vêtu d’une telle armure de pierre, inutile à l’élève des bœufs et à la fabrication de la fourme, c’est bien sans doute qu’une seule ceinture de gazon ne l’eût pas suffisamment protégée, il y a quelques siècles; elle aussi, fut prise et pillée par les calvinistes, encore qu’elle s’intitulât «ville pucelle». [Illustration: Vallée de Fontanges.] A Salers était né Pierre Lizet, premier président du Parlement de Paris, implacable aux huguenots,--qui s’en apercevaient à ses arrêts! Au demeurant, intègre, charitable, se dépouillant; à la fin de sa vie, «il ne possédait pas plus de terre qu’il n’en avait sous la plante de ses pieds». De la terrasse de Salers, quelle nostalgie de cette route par où l’on est venu, trop vite, découvrant ou devinant les vallées, les villages, au-dessus desquels on a voyagé, où il aurait fallu s’arrêter, ou bien où il faudrait aller, le Vaulmier, avec ses torrents se jetant dans le Mars, Fontanges-sur-l’Aspre, la Bastide, les ruisseaux de Chavaspres et de Chavaroche, et tant de _pissorels_, de cascades de la forêt du Falgoux, des Bois-Noirs,--ravagés de la foudre,--où tous les vétérans sont décapités à une certaine hauteur,--ce qui les a arrêtés, seulement, semble-t-il, de croître sans fin... Une fête célèbre, à Salers, était autrefois celle de la Nativité de la Vierge: «Ce jour-là, il y avait dans la ville un roi et une reine, dont la fonction était de présider à la fête, d’occuper à l’église la place d’honneur et de marcher les premiers à la procession. Cette royauté n’était point élective, elle se vendait à l’enchère au profit de l’église, et la vanité de l’obtenir était telle qu’on a vu des bourgeois extravagants vendre pour cela jusqu’à leur héritage. C’était ensuite à qui ferait les plus folles dépenses pour signaler sa royauté: un de ces rois d’un jour s’étant avisé de faire couler du vin par les fontaines publiques, cette magnificence si propre à réussir dans un pays où boire avec excès est un plaisir populaire, fut tellement applaudie qu’elle passa en usage. Dès lors, pour honorer la Vierge, on enivra gratis tous ceux qui se présentaient; mais les Auvergnats ivres sont naturellement querelleurs; ils s’assommaient à coups de bâton et il n’y avait pas de bonne fête où l’on ne comptât quelques morts et une quinzaine de blessés. L’autorité s’en mêla. Elle crut arrêter ces batailles en supprimant ces fontaines de vin. Les paysans allèrent au cabaret et se battirent comme auparavant: on fit en partie fermer les cabarets, et on mit à l’amende ceux chez lesquels il naîtrait quelques rixes; mais depuis lors, l’éclat de la fête s’évanouit, et le nombre des pèlerins dévots diminua sensiblement.» Après Salers, vers Anglards, c’est l’Artense, «section de la haute Auvergne, comprise entre le bassin de la Rue au midi, le pic du Sancy au nord, la chaîne du Cézallier à l’orient, et la Dordogne à l’ouest; plateau nu et froid, aux limites vagues, aux découpures profondes, mais sans profil sur l’horizon et par conséquent imperceptibles à quelque distance de leurs berges». [Illustration: Plateau de l’Artense, vu de la route de la Tour-d’Auvergne.] Anglards-de-Salers s’est distingué assez originalement en 1635 par son refus de payer l’impôt. Un jour, les habitants d’Anglards refusèrent de verser leur argent sur le dolmen dont se décore la place publique, et qui servait de table à cet effet. «Les habitants de ce village, généralement grands et forts, ont reçu le sobriquet de carabins (_carabiniers_), pour avoir pris une part active à l’insurrection de 1635, appelée la _Guerre des sabots_. Voici dans quelles circonstances elle éclata: Isaac Dufour, citoyen de Murat, homme fiscal et peu aimé, avait pris l’adjudication de l’impôt établi sur les animaux à pieds fourchus. Cet impôt, déjà impopulaire, reçut un surcroît de défaveur par la manière dont le fermier nouveau le prélevait. Les paysans, irrités, se réunirent et s’armèrent. On envoya des troupes contre eux, et à la troisième rencontre, cinq cents insurgés restèrent sur le carreau. L’échauffourée finie, la justice fit relâcher les prisonniers, moins un nommé Vaissières, qui fut pendu...» [Illustration: MAURIAC. Notre-Dame-des-Miracles.] A Mauriac, Notre-Dame-des-Miracles, classée parmi les édifices romans dignes d’attention, porte dans son tympan des sculptures qui ont été estropiées à la Révolution. Une Vierge Noire est adorée dans le sanctuaire de cette église, patronnée par sainte Théodechilde, fille de Clovis; Mauriac s’agrémente de larges rues, d’un cours où la mémoire de Monthyon, qui fut intendant d’Auvergne, se perpétue par des vers de Marmontel sur un obélisque; une lanterne des morts subsiste du xiiie siècle à l’entrée du cimetière. Mauriac posséda l’une des trois premières écoles des jésuites avec Billom et Paris. A Mauriac, naquit Chappe d’Auteroche, astronome, oncle de Chappe, l’inventeur du télégraphe. Jusqu’à ces dernières années, Mauriac, sans chemin de fer, était fort animé, un mouvement de voitures, de diligences, très diminué depuis que la voie d’Aurillac à Bort dessert la ville; les fouets et les grelots se sont tus au coup de sifflet de la vapeur... C’est le train qui amène la foule aux marchés et à la Saint-Mary... [Illustration: A Mauriac.] De Mauriac vers Riom-ès-Montagne, le pays paraît tout plantureux avec les champs, les vergers, les cultures, après la traversée de hauts plateaux, de forêts, de rocs, de Murat à Salers. Comme Mauriac, Riom est un marché important, aux foires très suivies. Riom, plus élevé, avec ses sucs--comme on y appelle les plombs et puys--est moins avenant. [Illustration: Ruines d’Apchon.] On y raconte comment un homme s’enrichit jadis aux Rôtisses, où l’on a trouvé «des antiquités». Un cultivateur aperçut trois couleuvres qui buvaient à la fontaine Saint-Georges, ayant déposé chacune sur le gazon, pour ne pas le laisser choir dans l’eau, l’anneau d’or que portent les serpents à qui est confiée la garde de quelque trésor. Il trompe leur surveillance, les épie, creuse à l’endroit où elles se sont réfugiées, y découvre une marmite pleine d’or... Non loin de Riom, le château d’Apchon... ses ruines au ciel... On ne se lasserait pas d’arriver à Murat, pour en repartir, ai-je écrit, à cause des routes qu’il offre...; d’abord nous nous sommes engagés sur celle de Salers; maintenant allons à Ségur et Saint-Saturnin, par les pâturages bordés de basalte, l’étendue plantée de dykes, par le lac des Sauvages où une chapelle du XIVe siècle s’érige sur un rang d’orgues à près de douze cents mètres d’altitude; de Murat, une autre fois, dirigeons-nous, à l’opposé, vers Allanche, Marcenat, Condat, Champs, etc. Par des pentes caillouteuses, des plateaux rugueux, des fentes de vallées verdoyantes avec des ruisseaux tapageurs, on gagne Allanche... Allanche? «ou _d’Albantia_, à cause du blanc manteau de neige dont l’hiver couvre ses épaules pendant cinq mois de l’année, ou--d’après Piganiol--d’un os de la hanche de saint Jean-Baptiste qu’on y révère pieusement». Un pré était réservé dans la commune où, après les feux de joie du vingt-quatre juin, les habitants arrachaient les herbes de la Saint-Jean, remède infaillible en une foule de cas. [Illustration: ALLANCHE.--Entrée du village.] D’Allanche à Marcenat, «la route glisse sur un matelas de gazon», contre les monts Cézallier, qui relient les Cantal aux monts Dore. Marcenat fournit à l’émigration nombre de gagne-petit et de _leveurs_, marchands de toile des plus suspects qui exploitent également les industriels et les acheteurs. Aux temps du colportage, qui disparaît peu à peu, ces leveurs se chargeaient de marchandises à vendre dont ils se seraient fait scrupule de rendre rien aux fournisseurs. Agissant de la sorte avec ceux-ci, on devine qu’ils ne se gênaient guère non plus pour duper le client naïf; ils composent ou composaient une bande noire redoutable, qui vaut à Marcenat les suspicions les plus injurieuses. L’été, les leveurs y reviennent en villégiature, stupéfiant le paysan par leurs costumes de messieurs, leurs cigares, leurs chaînes de montre et de l’argent plein les poches: aussi les auberges sont-elles achalandées. [Illustration: Le clocher de Marcenat.] A mesure que l’on s’éloigne de Marcenat le pays se fait doux et riant et la montagne foisonne de forêts, les ravins se comblent de végétation, et, dans son bassin fortuné, Condat se cache, agréable retraite; entre Marcenat et Condat s’était établi le monastère de Féniers. [Illustration: Condat-en-Feniers.] De Condat l’on pénètre dans la forêt d’Algère, d’où l’on ne sort que vers Champs, après des heures dans les arbres, les cascades, à n’ouïr que la cognée du bûcheron, à ne rencontrer que quelque scierie, quelque hutte de sabotiers... [Illustration: AUX LIMITES DE LA CORRÈZE.--Bort.] Bort... aux limites de la Corrèze, du Puy-de-Dôme, du Cantal, sur la Dordogne, Bort aux orgues auprès desquelles toutes les autres ne sont que des petites flûtes, des sifflets d’enfant: un jeu de tuyaux de près de cent mètres de hauteur, avec cinq mètres de diamètre; au bas, Marmontel vint au monde; sa statue orne une place de la ville; elle lui était bien due; Marmontel a joliment décrit sa ville natale: «Bort est effrayant au premier aspect pour le voyageur qui, de loin, du haut de la montagne, le voit au fond d’un précipice, menacé d’être submergé par les torrents que forment les orages, ou écrasé par une chaîne de rochers volcaniques, les uns plantés comme des tours sur la hauteur qui domine la ville, et les autres déjà pendants et à demi déracinés; mais Bort devient un séjour riant lorsque l’œil rassuré se promène dans le vallon. Au-dessus de la ville, une île verdoyante, que la rivière embrasse et qu’animent le mouvement et le bruit d’un moulin, est un bocage peuplé d’oiseaux; sur les deux bords de la rivière, des vergers, des prairies et des champs cultivés par un peuple laborieux forment des tableaux variés. Au-dessous de la ville, le vallon se déploie d’un côté en un vaste pré que des sources d’eau vive arrosent, de l’autre en des champs couronnés par une enceinte de collines dont la douce pente contraste avec les roches opposées. Plus loin, cette enceinte est rompue par un torrent qui, des montagnes, roule et bondit à travers des forêts, des rochers et des précipices, et vient tomber dans la Dordogne par une des plus belles cataractes de l’Europe (le saut de la Saule, de la Rhue). C’est près de là qu’est située cette petite métairie de Saint-Thomas où je lisais Virgile à l’ombre des arbres fleuris qui entouraient nos ruches d’abeilles; c’est de l’autre côté de la ville, au-dessus du moulin et sur la pente de la côte, qu’est cet enclos où les beaux jours de fête mon père me menait cueillir des raisins de la vigne que lui-même il avait plantée, ou des cerises, des prunes et des pommes des arbres qu’il avait greffés... Notre petit jardin produisait presque assez de légumes pour les besoins de la maison; l’enclos nous donnait des fruits, et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étaient, durant l’hiver, pour les enfants et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habillait de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfants, nos tantes la filaient; elles filaient aussi le chanvre du champ, qui nous donnait du linge; et les soirées où, à la lueur d’une lampe qu’alimentait l’huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venait teiller avec nous le beau chanvre, formaient un tableau ravissant. La récolte des grains de la petite métairie assurait notre subsistance; la cire et le miel de nos abeilles, que l’une de nos tantes cultivait avec soin, étaient un revenu qui coûtait peu de frais; l’huile, exprimée de nos noix encore fraîches, avait une saveur, une odeur que nous préférions au goût et au parfum de celle de l’olivier. Nos galettes de sarrasin, humectées, toutes brûlantes, de ce beau beurre du Mont-Dore, étaient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût semblé meilleur que nos raves et nos châtaignes, et en hiver, lorsque ces belles raves grillaient, le soir, à l’entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l’eau du vase où cuisaient les châtaignes si savoureuses et si douces, le cœur nous palpitait de joie. Je me souviens aussi du parfum qu’exhalait un beau coing rôti sous la cendre et du plaisir qu’avait notre grand’mère à le partager entre nous. La plus sobre des femmes nous rendait tous gourmands.» [Illustration: Ydes.] De Bort, bien des trajets sont attrayants: vers Saignes et Ydes, sur la Sumène, qui fut le siège d’une commanderie, et où l’on déterre des tumulus, des poteries et des médailles; une église du xiie siècle est charmante, avec son zodiaque et ses bas-reliefs du portail et du porche, et ses modillons des corniches; enfin, Ydes possède des sources minérales vantées, dont l’exploitation s’étend un peu plus chaque année; vers La Tour-d’Auvergne, qui appartint aux ancêtres de Turenne, où se tient une foire aux cheveux; là, pour quelques francs ou pour une futilité, un foulard bizarre, quelques mètres de méchante étoffe, les femmes livrent leur chevelure aux ciseaux du goujat... De Bort, vers La Tour, par La Nobre, un territoire de petits lacs louches, de ravins cauteleux, un territoire refrogné de pacages hérissés d’aiguilles et de blocs volcaniques, de bois sinistres, des étendues oppressées, même en la bonne saison, de l’horreur et du froid des tempêtes d’hiver, des ouragans de neige... [Illustration: La Tour-d’Auvergne.] De l’autre côté de Bort, vers Mauriac, Champagnac, Bassignac, Jaleyrac, le bassin houiller... C’était en décembre, le dernier jour de l’année, au lendemain d’une grève; quelque chose de mauvais et de blessé traînait dans l’air, angoisse de la lutte, amertume de la défaite, honte de la misère battue une fois encore; dans le village, délayé en noir par les pluies, un silence, une prostration farouches; hommes, femmes, enfants passaient, spectres lugubres, l’attitude lasse et dure... Une année qui se fermait, une autre qui s’ouvrait--pareille. Personne dans les auberges, rien que nous que l’on interrogeait déjà, les gens inquiets et soupçonneux de ces étrangers dans la mine... Le vigneron de Conques ne réveillonnait pas, sous le philloxéra! Le mineur de Champagnac, après les semaines de chômage, le crédit barré aux cantines, comment faisait-il la Saint-Sylvestre, dans les taudis sans pain ni chandelle! Montagne, ô marâtre, dont tant de milliers de fils avaient dû émigrer depuis l’automne, déjà!--et qui ne pouvais nourrir ceux qui restent... Et d’autres années sont plus terribles encore, où «l’on est obligé de découvrir les écuries et les chaumières pour donner à manger aux animaux le chaume qui les couvrait...» O mon pays, c’est ainsi qu’aux flammes de tes mines incendiées, de tes montagnes qui brûlent, comme vers Rodez, depuis un siècle, en écobues colossales, c’est ainsi que trop souvent tu m’apparais, avec tes enfants aux faces de désolation et de famine... [Illustration: A Salers.] [Illustration: Grande place de Volvic.] CHAPITRE XVI Femmes d’Auvergne; Madeleine de Saint-Nectaire; Mlle de Fontanges.--La jeune fille, la mère, l’aïeule.--Le mariage.--Le chanter et le danser: la bourrée.--La musette.--Marguerite de Valois: vingt ans d’Auvergne.--Châteaux de Carlat, d’Ybois et d’Usson. [Illustration] Les femmes n’apparaissent guère dans l’histoire de l’Auvergne. Nulle dame «vraiment» illustre» n’est descendue des hautes citadelles où, à travers la tourmente féodale, les guerres anglaises et religieuses, les routiers, la Révolution, le qui-vive de tant de siècles, tant de vies se sont dérobées, muettes, derrière les remparts et les grilles, dans l’alarme et la prière. Seules, Madeleine de Saint-Nectaire, Mlle de Fontanges... Madeleine de Saint-Nectaire, jeune veuve huguenote, en qui ses coreligionnaires virent l’_héroïne du siècle_. Cette «nouvelle Clorinde», amazone habile à manier la lance, dompter les chevaux, ardente aux combats, assurait la victoire dans nombre de rencontres, par sa valeur personnelle, et l’exaltation des siens devant tant de vaillance! Madeleine de Saint-Nectaire qui croisa le fer avec le lieutenant du roi, Montal, et le tua: «Ventre-saint-gris, si je n’étais pas roi je voudrais être Madeleine de Saint-Nectaire»! se serait écrié Henri IV. [Illustration: A Salers.] Mlle de Fontanges, aimée de Louis XIV, et trahie, morte à vingt ans, laissant son nom mélancolique à une coiffure... Nulle figure distincte non plus ne se lève du peuple. Pourtant, si la femme d’Auvergne ne s’est pas immortalisée par de glorieux faits individuels, elle se perpétue, s’éternise en masse, fort honorablement. On ne vante d’elle ni beauté, ni charme, ni séduction, ni grâce. Il ne traîne nulle senteur capiteuse de passion dans le vent coupant des cimes; l’air n’est point chargé d’amour; les femmes d’Auvergne ne fournissent point aux romanciers et aux poètes des cas de subtilités psychologiques, jeunes filles perverses, épouses troubles, veuves compliquées, âmes-labyrinthes! Ce à quoi rêvent les jeunes filles ici,--et rêvent-elles!--c’est de se marier, tout banalement; encore, les parents s’en occupent-ils le plus généralement; quand l’épouseur est d’accord avec les vieux, la fille ne résiste guère; les fiançailles sont des _accordailles_, et le mot est bien plus juste; car le sentiment est rarement seul de la partie dans l’hymen auvergnat; la femme n’est point prise que pour sa peau blanche et ses yeux bleus, mais plus encore pour le _bien_ qu’elle a _à lui venir_ et ses qualités de travail: une fois mariée, il faudra s’atteler à l’ouvrage, comme l’homme; la chanson est là pour avertir les trop pressées: Maridado yeou fouguesso, Maridado a moun plotsi; N’en passario la matinado Al coustat de moun ami. (Mariée, que je sois,--Mariée à mon goût,--Je passerai la matinée,--Aux côtés de mon ami...) souhaite la jouvencelle, mais: Gardo toun boun ten, Pichioto, Gardo toun boun ten Quond l’as... (Garde ton bon temps,--Petite,--Garde ton bon temps,--Quand tu l’as...) lui conseille la raison. Car, la vie est grave, à la montagne. La noce dispersée, cela pourrait bien en être fini de rire, de chanter, de danser... [Illustration: Femmes de La Tour-d’Auvergne.] Longtemps avant que la chose devienne officielle, on sait à des lieues à la ronde qu’un tel va voir une telle; rien ne peut être celé, en ces hameaux où tous se connaissent; ce sont les claires semaines où les galants, à la sortie de la messe, offrent les pleins mouchoirs de poires ou de châtaignes, ou quelque brillant ruban. Rien n’est décidé encore. Si la fille est jolie et, _s’il y a de quoi_, les galants ne manquent pas, et elle réfléchit: De qu’eimaria mai, Lou ruban ou la dantello, De qu’eimaria mai, Lou ruban, lou galan? Yeou eimario tan Lou galan coumo la dantello; Yeou eimario tan Lou ruban coumo lou galan! (Quoi aimeriez-vous mieux,--Le ruban ou la dentelle?--De quoi aimeriez-vous mieux,--Le ruban ou le galant?--Moi, j’aimerais autant--Le galant que la dentelle;--Moi, j’aimerais autant--Le ruban que le galant), [Illustration: MAURIAC.--Vue générale.] tergiverse la rusée... Mais le galant est au bout du ruban, et, acceptant celui-ci, la donzelle trouve l’autre au bout; il se fait si aimable, d’ailleurs, écoutez: Per los cans d’en Douno, L’yo de giontos flours, De flugos, de rougio, De toutos coulours. E si yeou l’i onabe N’en culirio bé, O lo miono amio N’en pourtario bé. (Par les champs d’en Donne,--Il y a de jolies fleurs,--Des bleues, des rouges,--De toutes couleurs.--Et si moi j’y allais,--J’en cueillerais bien,--A la mienne amie,--J’en rapporterais bien.) Malgré cela, lui n’est pas fixé davantage: Yeou j’aime tout, Lou bit amai lei drollo; Yeou j’aime tout Lei drollo amai lou bit, Mai per caousi, N’eimario mai lei drollo, Mai per caousi, Preferiario lou bit. (Moi, j’aime tout,--Le vin et puis les filles;--Moi, j’aime tout,--Les filles et puis le vin.--Mais, pour choisir,--J’aimerais mieux les filles,--Mais, pour choisir,--J’aimerais mieux le vin.) [Illustration: GORGES DE LA MARONNE. Notre-Dame-du-Rachat.] Enfin, l’une se résout à préférer le galant et les rubans; l’autre, la fille et le vin...! Et la conclusion s’impose. D’autant plus que, quelquefois, ici comme ailleurs, il n’est que temps: Yeou te cerquere Bouissou per bouissou, A la fi te troubere Ombe un gionte gorçou. Yeou te cercabe, Bergno per bergno, A la fi te troubere Ombe un Aubergno. (Moi, je te cherchais,--Buisson par buisson,--A la fin te trouvai--Avec un joli garçon!--Moi, je te cherchais,--Vergne par vergne,--A la fin te trouvai--Avec un Auvergnat.) chante une autre _bourrée_... «Mais, presque toujours, celui qui a fait commettre la faute la répare par un mariage... Partout on a des mœurs. Dans les campagnes, spécialement, les mariages sont chastes. Ces femmes (celles des émigrants), privées de leurs maris pendant des années entières, n’en sont pas moins pudiques; c’est le témoignage unique que j’ai entendu leur rendre. Les maris eux-mêmes, tant qu’ils vivent dans leurs ménages, manquent rarement à la fidélité conjugale...» dit un voyageur désintéressé... [Illustration: Église de Bredons.] Mais revenons au mariage; la future n’écoute plus la sempiternelle remontrance: Se sabias, droullotto, Jiamai bous moridorias, Restorias souleto, Gordorias la libertat... Toumbe, se coupé lo combo, Se lebé, se coupé lou pé. (Si vous saviez, fillette,--Jamais ne vous marieriez,--Resteriez seulette,--Garderiez la liberté...--Tomba, se cassa la jambe;--Se leva, se cassa le pied...) Elle n’écoute plus... Et le gars a cessé de tergiverser: Lo bouole, lo Marianno, Lo bouole, mai l’aourai. L’onorai yeou querre, Lo menorai, Malgré soun paire, L’espousarai. (Je la veux, la Marianne,--Je la veux et je l’aurai.--Je l’irai, moi, chercher,--Je l’amènerai;--Malgré son père--L’épouserai...) [Illustration: COMBRAILLE.--Étang de Tix.] Certes, ce ne sera pas la richesse, surtout si l’on fait un peu contre le gré des parents: Yeou n’ai cin sos. Ma mio n’o que quatro. Cossi foren Quon nous moridoren? N’en croumporen. Un toupi, n’escudelo. Un cuilleirou, Mongioren toutes dous. (Moi, j’ai cinq sous,--Ma mie n’en a que quatre!--Comment ferons-nous,--Quand nous nous marierons?--Nous achèterons--Un pot, une écuelle,--Une cuillère--Et mangerons tous les deux.) Et voilà le mariage. [Illustration: L’église de Sauxillanges.] Les familles, c’est-à-dire tout le pays, arrivant à la noce, l’église, le repas de tout un jour, avec son lendemain, où sont engloutis des porcs, des veaux, des moutons, de profondes futailles,--des bourrées, des chants, après chaque plat. Ce n’est au long des routes que gens en charrettes, cavaliers avec femmes et enfants en croupe, joueurs de musettes aux instruments enrubannés, jeunes gens tirant des coups de fusil en signe de joie, couples aux vestes et aux corsages agrémentés de flots de _faveurs_, les vieilles ayant conservé, quelques-unes, _le boborel_ et le serre-malice et le chapeau anciens, la jeunesse prenant les nouvelles modes! Pendant le repas, les chants, les danses, quelqu’un s’empare, en se coulant sous la table, du soulier de la mariée; et il faut, pour le ravoir, donner la pièce aux gars, qui la dépenseront à l’auberge: sans quoi, gare aux charivaris nocturnes pour le coucher des époux, qui, tout de même, seront réveillés tôt par les mauvais plaisants, et devront avaler devant eux le bouillon traditionnel... La nuit n’aura point été, dans les environs, sans quelque accident, ivrognes affalés par-ci par-là; sans quelques _batostes_: les fêtes, dans la chaleur du vin, sont fréquemment suivies de ces batailles à coups de bâton, à coups de pierre, où l’on règle les différends, les querelles de village à village, surtout: c’est la vendetta ordinaire; ceux d’ici ont fait quelque chose à ceux de là; chaque occasion, où les têtes se troublent, sera le prélude d’une batterie sauvage... Mais tout cela dissipé, on a remis de l’ordre dans la grange où se tenait le festin, le bal; il ne faut pas s’attarder au plaisir: Lou canta ni lou dansa Porton pas lou po a l’ormari; Lou canta ni lou dansa Porton pas lou po a mantja. (Le chanter ni le danser--Ne portent pas le pain à l’armoire,--Le chanter ni le danser--Ne portent pas le pain à manger...) C’est de pain qu’il est besoin, et désormais la femme est au travail comme l’homme. Il faudra de bien grands événements pour qu’elle sorte de l’_oustau_ et dépasse le _couder_; une grosse part de besogne lui incombe: toute la bergerie, la basse-cour à soigner, la soupe à toute la maisonnée, cuire les _bourriols_, qui remplacent le pain souvent, et emplir le _forrat_ à _lo font_,--le seau à la fontaine... ce à quoi un homme ne s’abaisserait jamais; enfin, les enfants à élever, qui se succèdent, trois, six, huit, dix, douze, quinze; n’empêche qu’aux foins et à la moisson les femmes doivent prêter la main encore, un orage, une grêle ont si vite fait de dévaster... Et filer et tricoter... et _lou couârrou_ n’est pas toujours content,--car l’homme est le _maître_, et la femme, même aujourd’hui, ne s’assoit guère à table, sert debout, et mange comme elle peut--_lou couârrou_ est exigeant et tracassier, pour peu qu’il revienne de la ville un peu _couflot_, un peu _pete_, un peu _rete_: [Illustration: MURAT. Le quartier de la boucherie.] Tan que t’eimabo, Te proumetio prou, Pichioto, Tan que t’eimabo Te proumetio prou. Aro que te tene, Jiogue del bastou, Pichioto, Aro que te tene, Jiogue del bastou. (Tant que je t’aimais,--Je te promettais assez,--Petite,--Tant que je t’aimais,--Je te promettais assez.--Maintenant que je te tiens,--Je joue du bâton,--Petite,--Maintenant que je te tiens,--Je joue du bâton...) Hâtons-nous de dire que cela est excessif, il n’en va point de la sorte; ce n’est pas du bâton que la femme a à souffrir, mais de la rigueur de sa vie, exempte de trêve et de repos; toujours des enfants, et la tâche de toutes les heures, jusqu’à l’extrême vieillesse, pour devenir ces doyennes «aux faces usées comme la pierre des torrents», acagnardées l’hiver, dans l’âtre, l’été, rabusant devant la porte, sur le banc de pierre ou les marches du balcon, leur quenouille plantée dans le boborel, ou l’aiguille à tricoter à l’oreille... Elles s’accommodent de cette destinée; celles qui suivent leur mari en émigration, recluses dans leurs boutiques, ont cette même existence que si elles étaient demeurées au village, en geôle derrière leurs comptoirs; au milieu d’une grande ville, comme au plus profond de leurs vallées,--n’en connaissant que ce qui passe de ciel au-dessus de leurs têtes... [Illustration: A Ambert.] Il y a, dans les quartiers auvergnats de Paris, vers la Roquette, la Bastille, des femmes qui, venues à Paris avant les chemins de fer, n’ont jamais pris un train et un tramway; à la montagne, où beaucoup, après vingt ou trente ans de Paris, vont finir leurs jours, il est nombre de _ces Parisiens_ qui limitèrent Paris à leur arrondissement, ignorent de la capitale tout, théâtres, monuments, promenades; ils ont vendu du charbon pendant vingt, trente fois trois cent soixante-cinq ou six jours sans arrêt, et de leurs gains n’ont jamais distrait un centime pour des plaisirs; s’ils festoient, c’est entre eux; s’ils chantent et dansent, c’est chez eux ou à la musette... Dans certaines rues, chaque arrière-boutique de marchand de vin est une salle de bal, dont la clientèle, à peu près exclusivement auvergnate, se compose d’habitués qui se réunissent, comme en famille, à la veillée, pour parler patois, boire un saladier de vin chaud et virer des bourrées. Le décor est des plus sommaires, quelques tables et des bancs. Le musicien, le cabrettaïre, est juché dans une logette, à laquelle il accède par une échelle mobile qu’on retire dès qu’il est installé. Les danseurs sont en place aussitôt que la cabrette se gonfle. Aux premières notes, ils partent, courent, glissent, martèlent le plancher à grands coups de talons, poussent par intervalles des cris aigus, you you, en faisant claquer leurs doigts, et suant à grosses gouttes, dans la pièce surchauffée, ne s’arrêtant qu’à la tournée du patron de la maison ou d’un associé du musicien,--à la moitié de la danse,--qui passent en recueillir le prix, deux sous, quatre sous... Et puis ils repartent et ne feraient pas grâce d’une mesure. Rien n’existe plus pour eux, dans le vertige où ils glissent, sautent, tournent; ah! ils sont loin de Paris et de tout, pourvu que la cabrette chante et qu’ils dansent et ils ne craignent pas _d’amasser chaud_... La cabrette, les bourrées et le patois, c’est, avec la jambe de porc, le bourriol et la fourme, toute la haute Auvergne. [Illustration: L’escalier de la Chaise-Dieu.] La cabrette! C’est le rêve du pâtre qui trompe les longues heures de solitude et de silence en taillant des sifflets et des flûtes dans l’écorce des arbustes, de s’acheter un jour la cabrette recouverte de velours rouge. La cabrette, elle constitue presque le foyer auvergnat, comme les lares, les pénates des anciens. Dans son outre de peau, dorment les vieux airs du pays, une voix mystérieuse et lointaine, l’âme de la montagne. Est-ce que, comme au culte des divinités domestiques des païens on offrait des gâteaux, du miel, du lait, il ne faut pas des libations aussi, à la cabrette, du vin qu’on verse en sa panse ronde pour l’empêcher de se dessécher, la maintenir souple et tendre, du vin, sans quoi elle se fâcherait, la gorge rauque et muette! La cabrette, confidente de ses aspirations, de ses imaginations confuses, le pâtre, le bouvier l’emporte, lorsque l’idée lui vient, à lui aussi, comme à tant de ses aînés, d’aller chercher fortune à travers le monde. Il n’a garde d’oublier de la mettre dans sa malle au couvercle velu, lorsqu’il dévale du buron vers les villes. Et au milieu des plus acharnés labeurs, malgré la hâte et l’âpreté d’entasser les écus dont la musique aussi est si douce à son oreille, il ne se passera pas de gonfler la cabrette et de lui faire redire sa chanson chevrotante... La bourrée est une danse et un chant: elle se danse sur des paroles, à la muette aussi, sur un air seulement. Ce sont des airs de bourrée que joue la cabrette, et souvent le cabrettaïre chante les paroles en même temps. Cela n’a le plus ordinairement qu’un couplet, que le chanteur répète, s’ingéniant à trouver des variantes finales, de sorte que ces couplets ne sont pas sans analogie avec le rondel, ou bien le chanteur dit, à la suite les unes des autres, des bourrées différentes. Les bourrées chantées ne sont qu’une sorte de refrains essayés sur les airs de la cabrette, par les cabrettaïres; bien souvent, ce ne sont que des paroles balbutiées, des phrases sans suite, quelques mots plaqués sur ces notes, allusions à quelque événement local, ironiques reparties des madrés paysans, embryons de satire, ébauches d’idylle... C’est sur les paroles de quelques-unes que j’ai citées, que s’accordent les galants et les amoureuses, paroles de bon sens et de forte franchise, auxquelles il n’y a point à se leurrer: Lou canta ni lou dansa Porton pas lou po a l’ormari, et cependant ils chantent, dansent éperdûment, et bravement se marient, celui qui n’a que cinq sous et celle qui n’en a que quatre, et même celles et ceux qui ne les ont point, ces neuf sous,--montagnards prêts à toutes les épreuves, des _availlants_, à qui la vie _ne porte pas peine_... Quant à la danse, sous le nom de bourrée, elle varie beaucoup. «Les danses sont vives et animées, dit M. de Laforce; leurs figures, essentiellement naïves, ne sont évidemment autre chose qu’une manifestation du caractère dont chaque sexe a été doté par la nature; l’homme s’y montre puissant et la femme rusée, l’un frappe rudement du pied, claque des mains et semble vouloir intimider: il est fort; l’autre ne cesse de fuir son danseur s’il s’approche, de le poursuivre s’il s’éloigne, de l’agacer de toutes manières: elle est coquette.» De même, M. Durif: «Il serait difficile de donner une idée de la bourrée autrement qu’en disant que les deux danseurs se cherchent et s’évitent, s’agacent et se boudent, s’appellent et se fuient. Cependant le rôle de chacun est bien différent, et c’est en cela qu’apparaît la physionomie de cette danse primitive qui peint l’attrait des sexes. L’homme hardi danse le bâton suspendu au bras, d’un air fier, frappant des pieds et des mains et par intervalles jetant un cri: la femme, tout à la fois audacieuse et timide, appelle son cavalier et s’éloigne aussitôt, le désire et l’évite, revient quand il s’en va, fuit quand il s’approche, et déploie constamment, en tournant autour de lui, une ruse calculée et un tendre artifice...» [Illustration: Le Mont-Dore et la région des Lacs.] «Il y a, écrivait Mme de Sévigné, des femmes fort jolies. Elles dansaient, hier, des bourrées du pays qui sont en vérité les plus jolies du monde. Il y a beaucoup de mouvement et l’on se _dégogne_ extrêmement. Mais si on avait à Versailles de ces sortes de danses, en mascarade, on en serait ravi par la nouveauté, car cela passe encore les bohémiennes... Tout mon déplaisir, c’est que vous ne voyiez point danser les bourrées d’Auvergne, c’est la plus surprenante chose du monde; des paysans, des paysannes, une oreille aussi juste que vous, une légèreté, une disposition; enfin, j’en suis folle...» [Illustration: La Santoire, près de Condat-en-Féniers.] Ce pourchas amoureux, ces simulacres d’attaque et de défense, de poursuite et de fuite, le désir de l’homme et l’émoi de la vierge, sont la mimique, les gestes, le rythme de la bourrée, la plus communément dansée. Une bourrée d’un caractère violent, telle que je l’ai vue sur l’Aubrac, offre une toute autre signification, une bourrée guerrière, telle, j’imagine, que devaient la «tourner» les Celtes des époques héroïques, après les combats, en buvant l’hydromel dans les crânes des ennemis! Non, il ne s’agit plus ici de poursuite galante, de mimiques gracieuses, mais des transports, d’une joie de vainqueurs, trépignant l’ennemi à terre... Les _montagniers_, les _Cantalès_ tournaient au rythme de la bourrée chantée, la main passant et repassant devant les yeux, leur bâton suspendu au poignet,--un drillier rougi dans la chaux vive,--et poussaient des cris gutturaux, et faisaient claquer leurs doigts et, du pied en cadence, frappaient de grands coups, comme s’ils les assénaient sur le prisonnier qu’ils semblaient enfermer dans le cercle de leur ronde forcenée... Ceux-ci, tout en nage (en ague), retournaient à leurs saladiers; d’autres les remplaçaient, et la bourrée tournait, tournait, bien avant, dans la nuit fantastique, tantôt éclairée, tantôt dans l’ombre, sous les quelques lampes suspendues, et je ne me lassais pas du spectacle de ces Cantalès, dansant, au chant d’un des leurs, avec ces gestes féroces et ces cris barbares, et toujours entre eux, comme dédaigneux de la femme, sans un regard aux servantes qui apportaient le vin chaud, des filles charnues et fermes, fumantes comme des bêtes, dans cette salle comble de montagniers, où passaient des bouffées de terroir, où s’épaississait une vapeur d’étable... Mais je n’ai pas vu la _goignade_, ni de danse licencieuse s’en rapprochant. «La goignade, dit Fléchier, ajoute sur ce fond de gaieté de la bourrée une broderie d’impudence; et l’on peut dire que c’est la danse du monde la plus dissolue. Elle se soutient par des pas qui paraissent fort déréglés, qui ne laissent pas d’être mesurés et justes, et par des figures qui sont très hardies et qui font une agitation universelle de tout le corps. Vous voyez partir la dame et le cavalier avec un mouvement de tête qui accompagne celui des pieds et qui est suivi de celui des épaules et de toutes les autres parties du corps qui se démontent d’une manière très indécente. Ils tournent sur un pied fort agilement, ils s’approchent, se rencontrent, se joignent l’un l’autre si immodestement que je ne doute point que ce soit une imitation des Bacchantes, dont on parle tant dans les livres anciens. M. l’évêque d’Alette excommunie, dans son diocèse, ceux qui dansent de cette façon. L’usage en est pourtant si commun en Auvergne, qu’on le sçoit dès qu’on sçoit marcher, et l’on peut dire qu’ils naissent avec la science infuse de leurs bourrées. Il est vrai que les dames s’étant, depuis quelques années, retranchées dans le soin de leur domestique et dans la dévotion, il n’en reste que deux ou trois qui, pour soutenir l’honneur de leur pays et pour n’être pas blâmées de laisser perdre leurs bonnes coutumes, pratiquent encore ces anciennes leçons. Elles ont pourtant quelque brin de retenue devant les étrangers; mais lorsqu’elles sont ou masquées ou avec du monde de connaissance, il les fait beau voir perdre toute sorte de honte et se moquer de la bienséance et de l’honnêteté.» Serait-ce cette goignade que Marguerite de Valois a fait danser à la cour, Marguerite de Valois qui, en vingt ans d’Auvergne, de Carlat à Usson, avait eu le temps d’en voir des bourrées, des montagnardes, des goignades?... Usson, réputée _la plus forte place du royaume_, donnée par Charles IX à Marguerite. Ainsi entre dans l’histoire d’Auvergne «cette femme si fameuse par son esprit et sa beauté, par son mariage et son divorce, ses ouvrages et ses malheurs, ses galanteries enfin et sa dévotion. A ces traits, qui ne reconnaît Marguerite de France, duchesse de Valois, fille de Henri II, la première épouse de notre Henri IV, et par lui reine de Navarre?» Seuls les souvenirs des aventures de Marguerite de Valois en Auvergne distraient un peu de la visite ardue et monotone aux forteresses où nous ne rencontrons jamais que les Anglais, les Huguenots... [Illustration: CARLAT.] Pour Mirefleurs, Carlat, Ybois, Usson, nous n’entrerons plus à l’assaut derrière quelque hasardeux capitaine; enrôlons-nous dans la suite de Marguerite, de qui Brantôme disait que «pour parler de la beauté de cette rare princesse, je vois que toutes celles qui sont, qui seront et jamais ont esté, près de la sienne sont laides et ne sont point beautéz, et diroit-on que la mère nature, ouvrière très parfaite, mit tous ses plus rares et subtils esprits à la façonner». Et Marguerite de Valois est bien une femme d’Auvergne, par sa mémoire restée en tant de lieux, où tout d’un coup, sur les froides landes de lave et de genêts, flotte un arome de volupté. Mariée par politique à Henri de Navarre qu’elle détestait, Charles IX disait qu’en donnant sa sœur, sa grosse Margot au roi de Navarre, «il l’avait donnée à tous les Huguenots du royaume». Ils ne lui suffirent pas, d’après son autre frère, Henri III: «Les cadets de Gascogne n’ont pu soûler la reine de Navarre; elle est allée trouver les muletiers et les chaudronniers d’Auvergne.» Auvergnate par alliance, donc. Mais son exil, sa relégation ne furent guère volontaires. Détestée de ses frères, Charles IX et Henri III, détestant son mari le Béarnais, sa vie est en marge de la cour. Réfugiée à Agen, elle s’en fait bannir; c’est alors qu’elle se dirige sur Carlat, encore tout rempli d’elle, Carlat que rien ne semblait destiné à être le décor d’une cour d’amour, sur ce rocher de sept cents mètres de tour, qu’il dominait de quarante mètres de hauteur, isolé, à pic de tous côtés, avec une seule entrée, un escalier étroit taillé dans le basalte, un mur extérieur flanqué de tours et de bastions, une seconde enceinte crénelée, une ligne de forts couronnant le plateau... Du XVe siècle au XVIe, son sort est agité, comme devait l’être celui d’une place guerrière de cette importance; ne dénombrons point ses prises et reprises par ceux-ci ou par ceux-là. Parmi ses maîtres précédant Marguerite, la vicomté de Carlat compta Jacques d’Armagnac, toujours en armes contre Louis XI, plusieurs fois pardonné, enfin sur une trahison dernière, assiégé, contraint de se rendre, condamné à avoir la tête tranchée. Carlat, réuni à la couronne sous François Ier, fut du domaine de plusieurs reines, enfin de Marguerite de Valois. Il paraît qu’en s’installant à Carlat, Marguerite commence par «donner une certaine liberté aux auberges qui auparavant n’en avaient presque pas; ainsi dans le Carladès, il leur était défendu de recevoir des hommes mariés». Une ordonnance pareille aujourd’hui, et je crois bien que le célibat ferait de nombreux adeptes dans la contrée! La solitude devait être pesante à Marguerite, encore qu’elle eût les ressources de l’étude, le goût des arts, le don des vers. Aussi, un jeune page, d’Aubiac, bénéficia-t-il des faveurs royales: «Je la voudrais pour un instant, à peine d’être pendu après», soupirait-il. Ce qui advint. Errant sur le plateau qu’occupait le château rasé, parmi l’herbe où paît quelque mouton, ou dans l’angle où quelque paysan est à _charruter_, ce n’est point l’emplacement des bâtiments militaires que l’on cherche, mais l’oratoire, le boudoir, l’appartement de la reine, où pénétraient pâtres et voituriers de Vic et de Raulhac, alors même que Marguerite instruisait d’Aubiac, faisait son secrétaire de cet enfant, lui élevait l’intelligence et l’ornait, pour l’aimer ensuite jusqu’à pousser sur sa mort une plainte qui a traversé le temps... Cet épisode romanesque assure l’histoire de la forteresse mieux que tous ses sièges; le sombre Carlat est tout fleuri de ce tendre souvenir. Dix-huit mois après, Marguerite est chassée: «La vérité est telle que le sieur de Lignac, pour quelque mescontentement et jalousie qu’il a eus de la royne de Navarre, qu’elle ne se saisît du chasteau, l’a chassée... Il a retenu quelques bagues en payement, comme il doist, de dix mille livres qu’il a despendues pour elle qui, après avoir bien contesté en son esprit, se résolut de s’en aller à Millefleur (Mirefleur), et se meit en chemin à pied aveq Aubiac et une femme, puis, sur le chemin fut mise sur ung cheval de bast, et après dans une charrette à beufs» qui la conduisit à Ybois, où il n’y a ni vivres ni munitions, rien que «des noix, quelque lard et des fèves», Ybois, bien déchu, en comparaison de celui que montrent ces vers: Je suis Ybois, très forte place, Où il y croist de bon froment, Car la terre est bonne et grace. J’ay de bons vins et largement Poiz et febves pareillement, Et tant de fruictz et nourritures Que de l’argent semblablement, Forces prez et bonnes pastures. [Illustration: La montée d’Usson.] C’est là que le marquis de Canillac, sur les ordres du roi, la prend pour la conduire à Usson, geôlier amoureux de sa prisonnière avant d’arriver au château où il doit la garder. Marguerite songea aussitôt à tirer parti de cette faiblesse; à force de subterfuges, elle put conserver d’Aubiac encore un temps, mais le marquis de Canillac, jaloux et brutal, ne se laissa pas berner: il fit empoigner d’Aubiac; on le jugea sous quelque prétexte à Aigueperse, où il fut étranglé; il serait mort en baisant un manchon qui avait appartenu à la reine. Ainsi mourut «l’un de ses amants qu’elle ennoblissait avec six aunes d’étoffe... Un valet d’écurie qu’elle avait pris pour ne chômer point, comme le mieux peigné de ses domestiques, cet Aubiac, que d’Aubigné nous dépeint comme un chétif rousseau et plus tavelé qu’une truie, ayant le nez teint en écarlate, et que pour son malheur le marquis de Canillac trouva vilainement caché, sans barbe ni sans poil, l’ayant sa maîtresse ainsi déguisé avec ses ciseaux pour le sauver». [Illustration: Usson vu de la route de Nonette.] Sans doute, Marguerite ne jugeait point comme d’Aubigné ce chétif rousseau, sur le trépas prématuré de qui elle composa ces vers: Rigoureux souvenir d’une joye passée Qui logez les ennuis du cœur en la pensée, Vous sçavez que le ciel, me privant de plaisir, M’a privée de désir. [Illustration: Le torrent de l’Ance dans la Margeride.] Si quelque curieux, informé de ma plainte, S’étonne de me voir si vivement atteinte, Répondez seulement pour prouver qu’il a tort, Le bel Athis est mort. Athis de qui la perte attriste mes années, Athis, digne des vœux de tant d’âmes bien nées, Que j’avais élevé pour montrer aux humains Une œuvre de mes mains. Quand le temps, mais pourtant cette crainte soit vaine, Permettrait qu’un oubly fist adoucir ma peine, Je persiste aux serments diverses fois conclus. Si je cesse d’aimer, qu’on cesse de prétendre, Je ne veux désormais être prise, ne prendre, Et consens que le ciel puisse esteindre mes feux, Car rien n’est digne d’eux. Cet amant de mon cœur, qu’une éternelle absence Éloigne de mes yeux, non de ma souvenance, A tiré quant à soy, sans espoir de retour, Ce que j’avais d’amour... Mais si le marquis de Canillac ne paraît point avoir eu de doutes sur le rôle de d’Aubiac auprès de la reine, il ne s’en laissa pas moins abuser ensuite: «Le marquis de Canillac, dit d’Aubigné, préférant à la foy qu’il devait à son maître un chétif plaisir, se laissa piper aux artifices de sa prisonnière, oubliant son devoir et quittant tout ce qu’il pourrait prétendre pour se rendre amoureux de cette amoureuse.» Et Brantôme, lui, de s’exclamer: «Vouloir tenir prisonnière, sujette et captive en sa prison, celle qui, de ses yeux et de son beau visage, peut assujétir en ces liens et chaînes, tout le reste du monde comme un forçat!» Voici, d’après d’Aubigné, comment Marguerite se débarrassa de son surveillant: «L’histoire est plaisante, des ruses et artifices desquels cette reine s’avisa pour éloigner de ce chasteau ledit marquis de Canillac qui l’importunait fort, c’est qu’elle lui faisait croire qu’elle l’aimait, qu’elle lui vouloit faire du bien; enfin, elle lui donnait sa maison de Paris, l’hôtel de Navarre, et une terre de deux mille livres de rente, située en son duché de Valois, proche Senlis; elle lui fit expédier une donation en bonne forme de ces deux pièces, et fut envoyée à M. Hennequin, président en la cour du Parlement, et un des chefs de son conseil, et en même temps fit expédier une contre-lettre audit sieur, lui mandant qu’il n’en fît rien... Il y a plus: elle feignit d’aimer grandement sa femme, et elle se fit apporter un jour ses bagues, elle voulut qu’elle s’en parât quelque temps dans le chasteau même. Et le tour du jeu fut qu’aussitôt que son mari eut le dos tourné pour aller à Paris, elle la dépouilla de ses beaux joyaux, se moqua d’elle et la renvoya... avec tous ses gardes, et se rendit dame et maîtresse de la place...» à la grande risée même d’Henri IV et de la Cour. [Illustration: A Ambert.] Divers auteurs peuvent aider à imaginer ce qu’était Usson, entamé sous Henri IV, achevé d’abattre par Richelieu: «Usson, dit Scaliger, est une ville située en une plaine où il y a un roc et trois villes l’une sur l’autre, en forme d’un bonnet du pape; tout à l’entour de la roche et au haut, il y a le chasteau avec une petite vilète à l’entour.» Un autre texte explique: «C’était une place extrêmement forte, fondée avec le château de Nonette par le bon duc de Berry, oncle du roy Charles VII. Il y a en ce château cinq murailles. La première n’a aucune tour; mais quand on a passé celle-là, on voyait en haut, en l’air, le château bien flanqué de grosses tours, hors de toute atteinte pour l’escalade; fondé sur un rocher de pierre dure fait en forme de pyramide, qui commande à cette première muraille. Au-dessus de ce premier, il y en a un autre qui le commande, comme lui bien flanqué de tous côtés. Il commande si bien que, quand on a pris le premier on n’a rien, et, après ce second, il y en a un troisième, grand et spacieux, où sont les quartiers du commandant et des soldats, dans lequel il y a une fontaine ou citerne inépuisable pour le service des hommes et des chevaux qui sont dedans, ainsi que dans le donjon qui domine le tout. Il y a encore un petit donjon au milieu du grand, de forme carrée et très fort par lui-même, où l’on tenait une corne pour sonner l’alarme et la retraite quand l’ennemi était en campagne. Ce château est imprenable. C’est pourquoi il y a un petit écrit sur une porte avec ces paroles: _Garde le traître et la dent!_ voulant faire entendre par là qu’il ne peut être pris que par trahison ou famine.» Là, près de vingt ans Marguerite de Valois eut cette existence mêlée d’amour, de religion, d’art, sa vie scandaleuse de boudoir et d’oratoire, qui lui a valu les plus ardents détracteurs, des panégyristes aussi. [Illustration: Un mendiant.] D’abord, elle ne tarda point à se consoler de la fin d’Aubiac, avec Chanvalon, Duras, Saint-Vincent, Pominy, fils d’un chaudronnier, et «ce petit chicon de valet de Provence», Julien Date, qui devient Saint-Julien. Usson est appelé par certains: «une autre île de Caprée», tandis que, selon le Père Hilarion de Coste: «Usson estoit un Thabor pour la dévotion, un Liban pour la solitude, un Olympe pour les exercices, et un Parnasse pour les muses». Ces louanges ne sont rien auprès de celles que valent à Marguerite, plus que sa dévotion pusillanime d’Italienne et de Médicis, ses fondations de chapelles et ses nombreux bienfaits: «Ceste très noble âme royale s’est retirée dans le château élyséen d’_Husson_, avant qu’entrer en la gloire des cieux, s’est voulu avoisiner d’yceux, commençant d’y prendre sa volée... Rocher d’_Husson_, l’honneur et la merveille de l’Auvergne, rocher sur lequel la clarté esclaire perpétuellement, d’où le jour ne se retire jamais, les rayons de la face royale y luisant toujours, et de ce lieu en hors illuminant toute la région! Bel astre de l’Europe, qui résidez et ne bougez d’_Husson_! _Husson_, royale demeure de la race dernière des Valois! Sainte et religieuse habitation! sacré temple de Dieu! hermitage saint! monastère dévot! où Sa Majesté s’étudie du tout à la méditation, rocher témoin de la volontaire solitude, très louable et religieuse de ceste princesse où il semble, par la douceur de la musique et par le chant harmonieux de plus belle voix de France, que le paradis en terre ne puisse être ailleurs.» En favorisant le parti de la Ligue en Auvergne, elle se créait aussi des titres à la reconnaissance des catholiques. [Illustration: USSON.] Cependant, celle qui eût dû porter la couronne de France, sous l’apparente splendeur d’Usson, n’y était guère tranquille, redoutant tout de son frère, d’abord, avec des terreurs telles qu’à table jamais elle ne mangeait d’aucun mets, qu’elle n’en eût fait faire l’essai aux femmes qui la servaient. Puis ce fut vite la détresse, l’humiliation de solliciter: «Bien que cette place ne craigne que le ciel, que rien que le soleil n’y puisse entrer par force et que sa triple enceinte méprise les efforts des assaillants, comme un roc élevé les flots et les vagues, la nécessité toutefois y entra, et l’obligea, pour en éviter les outrages, d’engager ses pierreries à Venise, fondre sa vaisselle d’argent, et n’avoir rien de libre que l’air, espérant peu, craignant tout: car tout était en désordre autour d’elle.» Ces difficultés ne s’aplanissent qu’à la rupture de son mariage, à quoi elle s’était opposée, Gabrielle d’Estrées vivante, de crainte que le roi ne l’épousât; celle-ci morte, Marguerite ayant consenti à la dissolution, Henri IV lui paya ses dettes et augmenta sa pension, enfin l’autorisa à retourner à Paris... Avec elle, l’Auvergne, éblouie de beauté pendant vingt ans, perd la seule femme qui ait fait parler d’elle dans la montagne,--je veux dire assez pour que nous ayons à le relater,--et ce ne fut pas en bien: mais ce n’est peut-être pas à l’Auvergne de trop blâmer, puisque, durant ces vingt années, ce fut sur ses montagnards que s’abaissèrent et se fixèrent les yeux d’une reine... les plus beaux yeux et la plus belle reine du monde, Et qui, plus qu’une autre femme, Porta, gravé dans son âme, Le commandement divin De l’amour pour le prochain. [Illustration: USSON.--Autour de l’église.] [Illustration: CONQUES.] CHAPITRE XVII Noël au village; Conques, les Jeux de Sainte-Foy; le Trésor; les cheveux de Marie et de Madeleine; les Mystères.--Messe de minuit.--Plus de réveillon. [Illustration] La première fois que j’allai à Conques, je brusquai ma visite, me jurant d’y revenir à la Noël. Par cet après-midi d’été pesant, devant le portail que le dicton populaire consacre comme une des sept merveilles du Midi: _Pourtal dé Counquos, Clouquié dé Roudez, Compono dé Mendé, Gleizo d’Alby_... (Portail de Conques, clocher de Rodez, cloche de Mende, église d’Alby...) devant ce portail renommé justement, il me prit un regret de n’avoir pas mieux choisi mon jour pour visiter, pour me trouver là à quelque fête du culte; j’avais appris, sans y porter assez d’attention, qu’à certaines dates, le dimanche des Rameaux, le vendredi saint, le lundi de Pâques, le jeudi de Pâques, le dimanche de Quasimodo, comme je le relisais à présent sur un petit prospectus distribué à l’auberge, on jouait ici _le Mystère de la Passion_, à l’instar des représentations d’Oberammergau; aussi, à l’imagination du spectacle des offices, pompes et processions dans ce décor, à quoi j’aurais pu assister en calculant mon excursion, je n’étais pas sans mauvaise humeur: et personne contre qui la tourner! le bourg désert, tout le monde aux travaux du dehors...; à contre-cœur, je me laissais guider à travers l’édifice, le cloître, le trésor, le musée, par un sacristain, resté là avec quelques moines seulement, toute la communauté expulsée par les décrets, un carliste réfugié, ce sacristain, qui entrelaçait son histoire propre à celle de sainte Foy, dans un français mêlé de patois et battu d’espagnol, rendu plus difficile encore par la musique qui éclata soudain: une répétition des pères, charmant la solitude à souffler dans les pistons et les trombones. L’église de Sainte-Foy est un modèle de l’école romane auvergnate, datant du XIe siècle; les pièces merveilleuses de son trésor, sauvées de la Révolution par les habitants qui se les partagèrent pour les cacher, et les rendirent toutes, forment les annales probantes de la vogue de l’abbaye, en d’autres temps; je les vis mal, avec ce projet de les revoir plus tard; je m’attachais aux détails du site, aux replis duquel Conques se dissimule comme une noix dans sa coque mi-ouverte; l’abbaye bénédictine était là des plus secrètes, des plus inaccessibles, refuge prédestiné à qui voulait s’enterrer vif dans le renoncement, la méditation et la piété. Il paraît que ces rochers du Dourdou, aux eaux rougeâtres, de la _vallis lapidosa_, avaient été habités par des cénobites, plusieurs fois anéantis, plusieurs fois remplacés, avant que l’abbaye fût créée par Dadon, un guerrier qui s’était fait ermite, dont les successeurs s’emparèrent des reliques de sainte Foy pour les transporter à Conques... Sainte Foy était morte martyre à Agen. L’un des moines s’y rendit, «demanda à être admis parmi les religieux qui possédaient le corps de sainte Foy et gagna si bien leur confiance qu’on finit par lui en confier la garde. Ce n’est qu’au bout de dix ans qu’il avait obtenu ce résultat. Enfin, un beau jour, il parvint à se trouver seul, brisa le tombeau, enleva les reliques et les emporta à Conques». Alors commencèrent les _Jeux de sainte Foy_, comme on appela ses miracles innombrables: les prisonniers bénéficiaient surtout de ses faveurs; comme, délivrés, ils n’avaient plus que faire de leurs chaînes, ils les offraient à leur libératrice: les grilles du sanctuaire ne proviendraient pas d’autres fers... Dans le tympan du portail, au-dessous de sainte Foy couronnée par des anges, l’église de Conques est représentée avec des carcans commémoratifs en ex-voto, parmi les scènes du Jugement dernier; ce bas-relief, où figurent une centaine de personnages, le Christ, les apôtres, des anges, les damnés, les élus, les martyrs, les saintes femmes, les péchés et les vices, dans un pêle-mêle d’art et de naïveté, avec de l’habileté et des gaucheries, le tout d’une exécution verveuse souvent, avec l’avantage sur tant d’autres compositions de ce motif de la même époque, d’être fort bien conservé, ce bas-relief suffit à provoquer la venue des archéologues... [Illustration: Les montagnes de l’Aveyron, près de Conques.] Et le trésor! Quel éblouissement! A mesure que le portier carliste, tout en me narrant son exode en France, ses courses périlleuses aux défilés des Pyrénées, s’interrompt pour me désigner le reliquaire de Pépin, la statue d’or de sainte Foy, l’A de Charlemagne (qui aurait envoyé à Conques le premier des reliquaires en forme de lettres de l’alphabet, dont il donna les vingt-deux suivantes à d’autres abbayes), et des gémellions, et des bassins, et des châsses, et des croix, et des reliures, et des chasubles, c’est comme un conte oriental, dans une grotte de fabuleuses pierreries et de métaux précieux, de l’or jaune, de l’or rouge, des cabochons, des perles, des cornalines, des émaux, des onyx, des agates, des saphirs, des améthystes, d’une orfèvrerie tantôt barbare, tantôt délicate, toujours somptueuse! On sort de là comme d’une caverne de féerie et de rêve. [Illustration: Le retour du marché.] Mais tout cela n’est que de pauvre matière, si éclatante qu’elle soit, et de quelque sorte que le labeur, la patience et le talent des hommes l’aient façonnée: la collégiale de Sainte-Foy de Conques ne se targue-t-elle pas de posséder des reliques de la Circoncision de N.-S. J.-C., le mouchoir de saint Pierre, le bras de saint Médard, de la chair grillée de saint Laurent, etc., etc., mais surtout des cheveux de la bienheureuse Marie Mère de Dieu, et des cheveux de sainte Marie-Madeleine, des cheveux pâles dans des éprouvettes de verre, des cheveux dont je n’ai guère distingué la couleur, sur les tablettes d’une armoire, des cheveux de Marie et de Madeleine, de ces cheveux sous lesquels le petit gars de Bethléem aurait vagi, tété, fait ses dents, des purs cheveux de la Vierge--et les cheveux parfumés de la Madeleine, de ces cheveux amoureux et repentis, répandus aux pieds du Seigneur--les uns et les autres, ceux qui ne s’étaient défaits qu’aux petites mains de l’enfant jouant avec sa mère, et ceux qui s’étaient dénoués à toutes les suaves caresses du désir et de la passion, les uns et les autres, là, dans ces tubes de verre, comme des fils hygrométriques, figurant de primitifs baromètres... Mais le portier m’entraîne rapidement, comme s’il avait toutes les troupes d’Espagne à ses trousses, et, d’ailleurs, ne lui ai-je pas dit que j’étais pressé, vers le musée, où s’alignent des chapiteaux et des abaques, des sarcophages mérovingiens, des cuves baptismales, des mortiers, un moule à hosties, des statues, un calvaire... Mais quoi! après les cheveux de Marie et de Madeleine, je passe... et je regarde à peine les tapisseries... D’ailleurs, puisque je reviendrai... Et je pars, avec l’intention, oui, de remonter à Conques pour une de ces cérémonies: «Vous verrez, me dit le portier, nous faisons ça en grand...» [Illustration: ROUTE DE LA TRUYÈRE.--Une bergère.] Je pars, longeant les gorges du Lot, par un chemin de halage qui ménage la place stricte d’une voiture entre le roc et l’abîme, vers Entraygues et la Truyère, Entraygues où les maisons ont des tonnelles de vigne, Entraygues où mûrit le vin du Fel... Entraygues où, quand se cueillait du vin sans eau, allait en chercher le Cantal qui n’en cueille pas... Je partis projetant de revenir... et je revins... des années après, non pour une représentation de la Passion, hélas! mais pour une nuit de Noël... Le souvenir de Conques me hantait à ce point, qu’un soir de décembre je sautai dans le train, de façon à me trouver pour le réveillon là-bas... et puis, je voulais traverser par l’hiver et les neiges toute la région d’Aurillac jusqu’à l’Aveyron... Que ce fut long et que c’était froid! A chaque instant, la route disparaissait dans les combes, les fondrières... Mais comme, au départ, les Cantal gelés se profilaient et s’étiraient, mastodontes de marbre, en fresques, sublimes au bord du ciel, avant d’atteindre au cam de la Feuillade, une auberge isolée où ne s’arrêtent que le courrier d’Entraygues, des fardiers, des chasseurs... Noël, ici, se préparait tout de même, par le sacrifice, naturellement, d’un cochon... [Illustration: A Conques.] Des senteurs de roussi--d’avoir flambé la bête--de sang tiède, qui emplissait des terrines, de boyaux où ce sang allait se tasser en boudin, de chair fraîche, ne se taisaient, si j’ose dire, que pour laisser parler l’oignon! Mais, le boudin n’était que latent, les saucisses futures, etc., et, devant ce carnage appétissant, il fallut nous contenter des provisions médiocres du garde-manger, et devant tout ce porc frais, du lard rance de ses prédécesseurs, de l’immolation de l’autre année... Et en route, par la plaine glacée, tout le territoire de Montsalvy en champ de neige, Calvinet, Cassaniouze émergeant à peine, puis des maisons çà et là comme égarées, avec les pattes des sangliers tués clouées aux portes... Et puis la vallée de Saint-Projet, et puis Conques, à la nuit, cinq heures... Et le divin enfant ne doit naître qu’à onze heures ou minuit... Une tasse d’herbes sous l’étiquette fallacieuse de thé ne me mène que jusqu’à cinq heures et demie, délai dans lequel j’ai pu connaître amplement tout le personnel administratif de Conques, gendarmerie, contributions, enregistrement, qui défilent à l’auberge, stupéfaits de l’équipage et du voyageur venu jusque-là, et qui ne vend rien, ne place rien, ne peut être pris même pour un visiteur de l’église, à ce moment!... Évidemment, je ne comblerai pas ce soir les lacunes de mon premier passage; cependant, conduit et éclairé par un garçon d’écurie jusqu’à la sacristie, je puis obtenir d’un bedeau, ahuri d’un touriste à cette époque et à cette heure, qu’il _me fasse feu_ et me promène à travers l’église, encore qu’il maugrée d’être dérangé dans les préparatifs de la solennité... Voici de nouveau la fantastique caverne du trésor, l’extraordinaire statue d’or de sainte Foy et les coffres, et les châsses et les monstrances, avec leurs filigranes, leurs intailles, leurs incrustations et imbrications, toute la joaillerie et les ornements les plus admirables qui sortent de la nuit au passer du falot, semblent se précipiter à ces rayons imprévus, s’illuminent, un éclair, et retombent à l’obscurité de cave des armoires où ils gisent tout le long de l’année... Et les cheveux de Marie, et les cheveux de Madeleine, voilà bien des siècles, peut-être, qu’ils n’ont point été de la sorte sous la main et le regard d’un passant, d’un mécréant, qui, cependant, au bout de la lueur de cette lanterne, tâchait à démêler leur nuance, croyant se rappeler vaguement que ceux de la Vierge étaient bruns, et roux ceux de la Pécheresse... Et, comme jadis, plus que les gemmes dont chacune valait une fortune; dont les unes contenaient toutes les lumières indéfinies de l’eau, et les autres toutes les myriades d’eaux, indiscernables, incessantes, de la lumière! comme jadis, plus que les cailloux merveilleux où fleurissent tous les feux, et se fanent toutes les cendres de la couleur, plus que les cailloux enchantés où vit l’âme, où palpite le mystère captif des choses, plus que tous les artifices ardents, toute la magie de ces inertes fragments de terre orgueilleuse, les quelques fils de chevelure cachetés dans ces flacons retenaient ma songerie,--ô force des légendes apprises tout jeune, et reçues des siècles, comme si c’eût été vrai, tout cela,--et comme si ces cheveux eussent été de ceux baisés, aimés et pardonnés de Jésus!... [Illustration: A la messe de Noël.] Mais le bedeau se hâte, en retard pour ses arrangements, et il faut aller _clocher_, sonner...; il consent, encore, à la galope, à me montrer des costumes, des accessoires de ce _Mystère de la Passion_, drame sacré en quatre actes, qui, depuis quelques saisons, attire les spectateurs en nombre et d’assez loin... Mais, suspendus, rangés, entassés, ces costumes et ces engins de papier, de calicot, de clinquant, ne donnent que l’aspect de coulisses profanes, lamentables, où les fausses pourpres et les faux ors ne sont plus que du chiffon terne, des brillants éteints; je rentre à l’auberge, je ne verrai l’église qu’au coup de minuit, avec son peuple et son office... Dans la salle de l’auberge, autour d’un faible lumignon, un groupe fait _à la manille_... Et, durant toute la soirée, trois heures encore avant la messe, ce ne sera que _manille de ceci_, _manille de cela_, et _manille et manillon_!... Mon voiturier, qui dîne à la table voisine de la mienne, se décide à m’en _proposer une_...--une partie,--si je veux bien lui faire l’honneur... Mais c’est à peine si, dans un jeu de cartes, je distingue les figures du reste du jeu... _Je ne sais pas y faire._ Cependant, à l’écarté, peut-être... Et j’offre le café et le pousse-café à mon homme, qui bat les cartes, me conte qu’il a fallu qu’il eût plaisir à me conduire pour quitter sa femme, mariés depuis trois jours, etc., etc. Et, machinalement, j’allonge des dix, des huit, des as, des valets, pas un atout, et mon partenaire, d’un poing qui ébranle et fait sauter la table, les verres, assène son jeu sur le tapis, avec des: _je casse_ et _recasse_... (je coupe et recoupe) bruyants à étourdir nos manilleurs. [Illustration: Une fileuse aveyronnaise.] Malgré la conversation, échauffée par les _aliqueurs_, de mon conducteur, cela languit effroyablement, et, après je ne sais combien de parties, de huit heures à dix heures, les cartons nous tombent des mains; seuls, les _manilleurs_ persistent, infatigables, l’entraînement sans doute... Enfin, après combien de temps somnolent dans mon recoin, les oreilles abasourdies de tant de _manille de trèfle_, _manillon de carreau_, de _je casse et recasse_,--_cassé le carreau_, _cassé le cœur_, _cassé le pique_,--j’entends les cloches. Je sors, par la nuit fourmillante d’étoiles au-dessus des étendues de neige, je me dirige vers l’église. Alors, oui, cela vaut la peine d’avoir roulé tout le jour en voiture, d’avoir subi cette terrible soirée d’auberge... De toutes les pentes, de tous les sentiers, de toutes les dressières, il descend, monte, zigzague, des files de gens, de femmes dans leurs mantes, d’hommes dans leurs limousines, avec des lanternes, des torches; cela fait des points de lumière, comme des grains d’un chapelet de feu éparpillés, qu’une main invisible reprend, rassemble, qui viennent s’enfiler à la suite, par les ruelles qui mènent à l’église... Là, contre un pilier, dans ce vaste vaisseau de ténèbres, où fument des lampes à pétrole, comme luminaire, où flottent des banderoles de fête, où une fanfare prélude, accordant des cuivres rauques, je regarde les fidèles, dans un fracas de sabots et de chaises, souffler leurs lanternes, s’installer... Un suisse, à casque blanc, costume de franc-tireur, déambule, frappant le sol de sa hallebarde... Des vieilles tisonnent leurs chaufferettes... Le plus grand nombre se bousculent à s’agenouiller devant le Jésus sur la paille, qui rappelle les Jésus d’épicerie posés sur quelques chalumeaux, les crèches des boutiques que les gamins de Paris retrouvent, au réveil, contre leurs souliers... [Illustration: A Conques.] Cela me ramène, vous ne voudriez pas qu’il en fût autrement, aux noëls de mon enfance, si loin, que tant d’autres ont suivis, banalement vides, la nuit gâchée aux mangeailles traditionnelles, dans le brouhaha où j’étais plus seul, souvent, avec tous, que je ne suis ici, étranger, dans cette nef du Rouergue... Et, dans cet isolement, certes, je jouis plus vivement de la fête où je devais être ce soir, où se tourne tout mon cœur, que je n’aurais fait, y assistant, dans l’éparpillement de la pensée et des paroles... Après la messe, tout ce monde repart; le chapelet de lanternes s’égrène par le pays... Je rentre à l’auberge, où je croyais à de la joie, des chansons, de la ripaille... Rien que les _manilleurs_, qui n’ont point cessé, imperturbables, tout à leur affaire... «Mais il n’y a plus de réveillon, me confie le patron, trop de misère aujourd’hui... Ah! oui, il s’en mangeait de la saucisse et du boudin... Mais à présent avec le phylloxera...» J’obtiens une tasse de thé, une infusion--de je ne sais toujours pas quelles tristes herbes,--et je gagne ma chambre glacée, où je couche tout vêtu, où je ne m’endors pas, suivant longtemps du regard les falots, les grains de feux des paroissiens, comme des grêlons qui roulent, dégringolent du bourg par les ruelles tortueuses, s’éteignent... Bientôt, il ne reste plus d’éveillés à Conques que les joueurs de manille, et, après leur départ dont je suis averti par le verrouillement des portes derrière eux--que moi!... [Illustration: Grand’mère.] [Illustration: LES MONTS D’AUBRAC.--Nasbinals.] CHAPITRE XVIII L’Aubrac.--D’Aumont à Nasbinals.--Le rhabilleur Pierrounet.--Les gasparous; Jérémie; les Cantalès. [Illustration] Prenez la voiture de Constant, et vous ne regretterez pas la promenade. Le trajet est long, d’Aumont à Nasbinals, à Aubrac, la route monotone, mais d’une monotonie immense, exaltée jusqu’à la puissance et à la grandeur, par ces landes grises, vertes, rousses, interminables, ces pinèdes chétives, ces étendues de pierraille ou de mornes flaques, où la route terrible se traîne avec l’air de n’aller nulle part, comme une craquelure, un fendillement du sol éclaté sous le ciel torride, et qui menace de se perdre à travers un désert de landes mamelonnées de bruyères, de genêts, de fougères brûlés par la force de la canicule; d’heure en heure, une douzaine de toits groupés, des femmes, des enfants en haillons, sur leur seuil misérable où sèchent, pour le feu de l’hiver, des mottes d’herbes et des bouses; et de nouveau, des cantons vides, semés çà et là de blocs erratiques, couchés comme des dolmens, debout comme des menhirs, des cubes, des pyramides formidables, arrêtés le long des pentes, précipités dans les creux, comme expulsés de la terre ou chus du ciel, ou comme abandonnés, matériaux en trop, qui n’ont pu servir lors de la construction du monde! +----------------------------------------+ | | | CONSTANT | | COURRIER DE NASBINALS | | Demeurant Hôtel Castanier, à AUMONT. | | --- | | VOITURES A VOLONTÉ | | Conduit chez PIERROUNET, rabilleur | | NASBINALS | | --- | | PRIX MODÉRÉS | | | +----------------------------------------+ Paysages dépareillés, dont le caractère hybride ne s’atténue un peu que vers Nasbinals,--le bourg important de la région,--grâce à des prairies, des bois, de l’eau, cette rivière, le Bès, qui ne sait trop non plus--comme la route--d’où il vient ni s’il va quelque part! Perspectives éplorées, farouches aspects qui recommencent de se développer dès que la route a dépassé les bois et les cultures pour gravir jusqu’au faîte du plateau, et courir à travers les pacages, qui s’étalent jusqu’à l’horizon indéfiniment, comme une mer morte, un immobile océan de gazon d’où, seuls, dans l’immense cercle désert qu’embrasse le regard, les burons émergent,--comme des dos de rochers marqués de balises,--signalés qu’ils sont d’une branche dépouillée, rien qu’un plumet de feuilles au bout, que les buronniers, les montagniers, les Cantalès, comme on les appelle ici, plantent contre la cabane, à la Saint-Jean. Mais arrêtons-nous à Nasbinals, allons rendre visite à Pierrounet, rhabilleur: rhabilleur, rebouteur, c’est tout un... Vous n’avez pas fait la route sans dépasser quelque charrette, un malade couché sur des sacs, de la paille, sans rencontrer quelque paysan au bras en écharpe; peut-être même avez-vous accompli le voyage à côté d’une vieille pâtissante, ou d’un enfant dont on ne pouvait apaiser les pleurs; tous allaient chez Pierrounet,--avec qui il y a toujours de l’espoir, même quand le médecin a abandonné le malade... Pierrounet! Avec lui, toujours de la ressource, et n’allez pas douter de son infaillibilité dans ce pays de dolmens, de grottes de fées, de clapas de magiciens! [Illustration: Pierrounet.] Les montagnards d’aujourd’hui ont en Pierrounet la confiance invétérée de leurs ancêtres aux divinités païennes, aux eaux du lac Saint-Andéol où, à des fêtes, ils jetaient les linges des malades, des objets, des monnaies. Pierrounet! Pas un prêtre, pas un médecin de la région n’oserait contester son pouvoir. Il guérit où la science renonce, où la prière est demeurée inutile. On vous racontera qu’il a confondu les plus malins de Montpellier: devant la faculté assemblée, il aurait tordu les pattes d’une brebis en tire-bouchons, et les aurait redressées ensuite de quelques attouchements, et la brebis se serait mise à cabrioler et Pierrounet aurait défié tous les professeurs présents: «Faites-en autant»! se serait-il écrié. Aussi sa renommée se propage au loin, vers la souffrance et la douleur. Il n’y a pas que Constant, d’Aumont, qui lui amène du monde. Il vient du monde de toutes les parties du département et de toutes les parties du monde...; il en vient tant que le courrier de Nasbinals, à cause de Pierrounet, soumissionne le transport des dépêches à trois cents francs par an, au lieu de trois mille francs, devis fixé par l’administration. Pierrounet est le grand guérisseur de l’Auvergne: il ne se luxe pas un poignet, il ne se fracture pas une jambe, il ne se démet pas un membre, que tout de suite l’on ne songe à gagner Nasbinals, où Pierrounet _petasse_ (raccommode) les gens, jour et nuit... Ainsi célèbre, opérant au vu et au su de tous, Pierrounet est loin du rebouteur habituel, obscur, que possède chaque village; Pierrounet pratique au clair soleil, sur les routes; car ce Pierrounet, que le voiturier interpelle à un tas de cailloux, c’est le Pierrounet fameux: il est cantonnier: ce n’est qu’après sa journée, ou aux heures des repas (encore les prend-il souvent dans le fossé, contre le talus d’un champ) qu’il reçoit chez lui: le reste du temps, il faut le rejoindre sur les chemins... [Illustration: D’Aumont à Nasbinals.] A l’auberge, un va-et-vient nombreux de tous les jours est dû à la réputation de Pierrounet; les médecins vous expliquent que ce n’est pas autre chose que du massage, une certaine habileté, de la dextérité acquise en soignant les bêtes; ils accordent qu’il peut se rendre maître d’une foulure, d’une entorse, que là se limite son savoir. Ses clients, au contraire, lui confèrent des dons universels; pas de maladies dont ils ne soient assurés qu’il doive triompher. Pierrounet: le voici, le soir où je passe ici, dans son petit jardin; il est vêtu bourgeoisement d’une veste de rase noire; son visage allongé et doux s’encadre de barbe taillée à la mode du pays; il garde demi-clos des yeux d’un bleu vague, l’air un peu d’un tranquille bedeau, dont les cinquante ans se seraient écoulés à servir le curé et à sonner les cloches. Il marmonne des réponses, plus qu’il ne parle... Pendant que nous sommes là, arrivent en croupe un grand gars, une vieille femme. Pierrounet semble bien intimidé de la présence des étrangers; nous le laissons à ses malades... Pendant que ceux-ci s’en remettent à Pierrounet de les soulager, d’autres, en foule, gravissent quelques kilomètres encore jusqu’à Aubrac... par une route de plus en plus sinistre, bordée maintenant d’aiguilles, de termes de granit, érigés pour signaux aux mois de neige... maintenant qu’a disparu la Domerie, le monastère dont les douze moines-chevaliers escortaient les voyageurs à travers la montagne... [Illustration: Route d’Aubrac l’été.] C’est la contrée des pacages où transhument quatre-vingt mille bêtes, dont trente à quarante mille vaches, qui s’établissent par troupeaux de cinquante, cent, deux cents bêtes dans leurs «montagnes» respectives--on désigne par «montagne» _un bien_;--de petites vaches au mufle noir, aux poils frisés entre les cornes fines; solitude que peuplent, l’été, ces vacheries espacées, silence où carillonnent les sonnailles du bétail--solitude et silence que les _gasparous_ seuls dérangent, et le tambour de Jérémie, aussi... en attendant la création prochaine d’un Sanatorium projeté. Les _gasparous_,--ainsi dénomme-t-on les centaines de pensionnaires des trois ou quatre hôtels qui composent, avec l’église et les ruines de la Domerie, toute la station d’Aubrac,--les _gasparous_ sont les malades en cure d’air et de petit-lait; malades qui se portent assez bien pour la plupart, des «Parisiens» originaires de l’Auvergne, de la Lozère, du Cantal, de Rodez, de Saint-Chély, de Saint-Urcize, de Laguiole, qui prennent des vacances, du repos: il n’est pas trois _gasparous_ expédiés ici par la Faculté; c’est d’eux-mêmes qu’ils s’imposent le traitement, avec une foi absolue; au moindre malaise, un _tour au pays_ est le remède que s’ordonne le montagnard. D’ailleurs, ils n’attendent pas d’être «à l’article de la mort» pour y recourir. Dès qu’ils se sentent «quelque chose qui ne va pas», ils songent au pays; et comme les enfants qui ne confient qu’à leur mère le soin de dorloter leurs chagrins, eux, tout de suite, tournent les yeux vers la montagne, ne comptent que sur elle, n’espèrent qu’en elle: le petit-lait--_lo gaspo_,--à Aubrac, le raisin à Entraygues, les eaux à la Chaldette, à Sainte-Marie, à Vic, à Cransac, à Chaudesaigues, voilà d’où ils espèrent la santé; et il faut que cela réussisse, pour qu’ils consentent à la dépense de temps et d’argent... [Illustration: Route d’Aubrac l’hiver.] Aubrac, au fort de la saison, reçoit donc nombre de _gasparous_, des buveurs sérieux, convaincus, qui suivent le régime exactement: matin et soir, ils montent vers les burons, où se boit la _gaspo_, non plus les ordinaires burons, toujours sordides, mais de confortables burons aménagés en buvettes; chacun fait remplir son écuelle et revient s’asseoir dans l’herbe, où, par groupes, lentement, à petites gorgées, se vident les grands bols. L’heure de la _gaspo_ et l’heure du repas voient le _gasparou_ ponctuel, au buron ou à l’hôtel. L’après-midi, la foule cherche le frais dans les bois de Gandillac, où les hommes se coupent des bâtons, «le drillier», le traditionnel drillier, une racine d’alizier au manche à double bec qu’ils portent tous en guise de canne, l’écorce pelée, et dont, tout le jour, ils chassent les pierres, tranchent les hautes tiges, se fouettent les jambes, en espérant la _gaspo_ du soir... Des «sociétés» s’installent sous le couvert, un litre à portée de la main, et un jeu de cartes. Il ne reste là-haut que les amateurs de quilles, et, sous le porche d’une grange, refuge de la colonie en cas de pluie,--des femmes qui tricotent, en cheveux, à l’aise, une camisole lâche, une jupe et un tablier. Les hommes ont quitté la veste ou la blouse, déboutonné leurs cols, ouvert leurs gilets de lustrine, desserré la ceinture des cottes bleues ou des pantalons de velours, les pieds dans de vastes pantoufles de tapisserie, aux couleurs éclatantes, qui représentent des têtes de chiens, des damiers, des as de trèfle ou de carreau, des dominos, cent sujets variés... [Illustration: AUBRAC.] Mais la principale distraction est fournie par Jérémie--que l’on entend bien avant de le voir. Jérémie! Le casino d’Aubrac à lui tout seul! Jérémie, le tambour, un brave nain à tête longue, si petit que la fleur qu’il mâchonne, d’une bouche lui traversant toute la face, tombe presque sur sa caisse, et que la caisse traîne sur ses sabots; Jérémie, battant du tambour de l’aube à la nuit, à toutes réclamations des dames, à chaque petit verre des messieurs, et puis pour le plaisir aussi, bien sûr; Jérémie, qui ne marche qu’avec une caisse,--il en a une collection, offertes par souscription,--une caisse brillante et sonore, toute neuve; Jérémie, dont la tête n’apparaît jamais qu’encadrée dans le triangle vertigineux de ses baguettes! Le petit-lait, l’air natal, du lard, des saucisses, des viandes farcies, des crêpes de blé noir, de la fourme et des cabecous, les aubades, les plans et les rataplans de Jérémie, les cartes et les quilles, cela suffit en semaine aux habitués d’Aubrac. Le dimanche, la bourrée--la bourrée violente des Cantalès, des buronniers descendus dans les auberges vider des saladiers de vin chaud. Les _gasparous_, aux jambes dégénérées, qui essayaient de se mêler aux montagniers, se retirent vite, font cercle, regardent virer, dans une formidable cadence, les grands et forts, blonds et blancs Cantalès--«les plus Celtes des Celtes»--dont quelques-uns ont posé des litres en équilibre sur leur tête et continuent, graves et rythmiques, de tourner et tourner, au grand émerveillement des spectateurs... [Illustration: A Nasbinals.] [Illustration: AU PUY. Les bords de la Borne. L’église Saint-Michel sur le rocher d’Aiguilhe.] CHAPITRE XIX Dans le Velay.--Notre-Dame du Puy; les orgues d’Espaly; le château de Polignac; les oracles d’Apollon.--La population du massif central.--L’homme contemporain des volcans.--Saint-Julien de Brioude.--Les gorges de l’Allier.--La Chaise-Dieu.--Mœurs du Velay.--Notre-Dame de la Dentelle. [Illustration] Ce ne sont que de hâtives et faibles notes, un regard rapide et bousculé, sur une région qui m’est restée trop longtemps étrangère, que j’aurais confondue certainement dans mon «amour du pays»--si je l’avais connue plus tôt... Pourquoi faut-il que j’aie tergiversé de la sorte, et, jusqu’à ces dernières années, exclu de mes pérégrinations le Velay, que je ne soupçonnais pas être de l’Auvergne autant que cela,--puisque c’était le Velay, et ses habitants des Vellaves, et non des Arvernes. Le Velay, comme l’Auvergne, dresse de ses origines ignées des témoins considérables avec le Meygal, le Mézenc, le cratère de Bar, et ces cônes, ces obélisques, ces phonolithes, ces blocs volcaniques, ces dykes étrangement debout dans le bassin du Puy, et ces murailles basaltiques, et ces empâtements énormes de déjections plutoniennes qui se sont amassées en assises farouches, en piédestaux grandioses pour ces châteaux, ces chapelles qui font corps avec, tellement que l’on ne sépare pas l’œuvre de l’homme de la création de la nature. [Illustration: LE PUY.--Vue panoramique.] Magnifiques désordres, toujours nouveaux, comme la tempête, surprenant encore lorsque l’on revient du Cantal et du Puy-de-Dôme et que, obsédé de la vision la plus récente de ces cataclysmes du sol, on peut se croire blasé, se tenir convaincu que nulle part et jamais plus l’on n’assistera à rien de pareil ni d’égal. Une fois de plus, l’imagination est brusquée, assaillie, bouleversée, comme roulée et tordue; pas d’horizons pour les yeux où se poser, se reprendre, à travers ce pêle-mêle d’aspects brisés, enchevêtrés, qui s’écroulent, se relèvent, se chevauchent, s’écrasent, s’enfoncent, s’élancent, bondissent, retombent, dans quel chaos! Nous tâcherons de nous y débrouiller, comme d’un observatoire, du sommet du Rocher Corneille, sur le mont où s’étagent les gradins de la ville, où s’est établie la cathédrale, où s’est érigée à près de quarante mètres au-dessus de ses flèches, à cent trente mètres au-dessus de la ville basse, des places, boulevards et bâtiments modernes, la statue de la Vierge, Notre-Dame de France, provenant de la fonte de deux cents canons enlevés à Sébastopol. [Illustration: LE PUY.--Sous le porche de la cathédrale.] («Le Rocher Corneille, vu de la route de Lyon, après le pont Saint-Jean, offre une configuration assez singulière: au-dessous d’un quartier de roche représentant un lapin au gîte, on remarque, comme sculpté en bas-relief, sur un fond presque noir, un profil colossal auquel on donne vulgairement le nom de Henry IV. Certes, l’illusion y prête beaucoup, mais il est très vrai qu’il existe une certaine ressemblance: c’est le nez aquilin, la moustache prédominante, le menton et la barbe allongée. La fraise même qui orne le col se trouve formée par un buisson de verdure.») Je me suis engagé, au hasard, par un dédale inextricable de ruelles en échelles, de montueuses spirales, encaissées entre de longs et hauts murs, aux tournants desquelles, dans un silence, une torpeur de ville espagnole, son délabrement et sa puanteur aussi, dans le rectangle d’ombre et de fraîcheur d’une impasse, éclatent les caquets d’un cercle de dentelières, pittoresques par quelques détails de vêtements, débraillées à la chaleur, manœuvrant, de doigts habiles, le jeu des écheveaux sur les jolis tambours... Dans le va-et-vient, les hésitations, les zigzags maladroits des touristes sans guide, je serais bien incapable de redire mon trajet. Je n’ai gardé que des impressions par taches sur la mémoire. Mais des taches vives, indélébiles... D’ailleurs, je ne tenterais pas d’aboutir là où il me semble que toutes descriptions, même de Mérimée, n’ont point réussi à «rendre» la basilique, à dégager sa personnalité, son caractère singulier... Discerner les modifications, les agrandissements successifs, fixer des dates, indiquer les influences de style sensibles dans les corrections et les additions, cataloguer les fragments de sculpture, et, après inspection des voûtes en coupoles oblongues de la grande nef contrebutées par les bas-côtés, classer l’édifice en romano-byzantin, cela, fort utile, nécessaire, ne fait pas apparaître, cependant, à l’esprit le plus attentif et le plus inventif, ce qui, par le rythme mystérieux et sûr des lignes, monte, des pierres ajoutées aux pierres, d’indéfinissable, d’émouvant et de certain par quoi nous sommes arrêtés et conquis... Certes, l’effet n’est pas banal de la façade blanche et rouge, avec son portail aux colonnes de porphyre, au bout du long escalier qui, partant de la pente dure de la rue des Tables, bifurque sur les côtés, mais donne toujours l’illusion qu’il s’enfonce dans l’église, comme jadis où il pénétrait jusqu’au centre: ce qui faisait dire «que l’on entrait à Notre-Dame par le nombril, et que l’on en sortait par les oreilles». Disposition hardie,--l’édifice suspendu dans le vide, par dessus l’escarpement,--qui avait été nécessitée, lorsque le palier de roc où posait le monument primitif avait manqué pour un établissement plus vaste. Aussi, suivant Viollet-le-Duc, pour permettre aux pèlerins d’arriver processionnellement jusqu’à l’image vénérée... [Illustration: Le rocher d’Espaly.] Mais cette vue de front ne laisse pas soupçonner le reste, le cloître, le clocher, le porche latéral, les bâtiments religieux voisins, la masse de la cathédrale, où l’on arrive par les chemins que j’avais pris, où l’on ignore, alors, l’alignement principal. On ne s’oriente guère, tout d’abord... et lorsque l’on s’est expliqué cette position originale, unique, il reste du doute et du trouble. Notre-Dame du Puy est bien Notre-Dame de la Montagne, déconcertante, fuyante et insaisissable, tenant du sommet et de l’abîme; c’est par cette impression que l’on est envahi, dont l’on conserve la hantise, plus que l’on ne se souvient des époques successives, des géométries et des agencements de l’édifice; la tradition locale que ce serait un cerf qui aurait tracé sur le sol l’enceinte de la future église autour d’un dolmen sur lequel était apparue la Vierge, s’explique mieux que la vérité historique, rapportant aux hommes le projet spontané de situer là une basilique... [Illustration: Aiguilhe et Polignac vus du rocher Corneille.] Par ce lundi de l’Assomption, où je montai à Notre-Dame, il pesait sur tout la lourdeur d’un lendemain de fête; on rencontrait encore nombre de pèlerins attardés de la veille; et, d’autre part, comme c’était marché, les campagnards profitaient de leur venue à la ville pour concilier leurs intérêts et la dévotion; entre deux emplettes, ou après leurs affaires, ils se rendaient là-haut fléchir le genou devant la vierge noire rapportée de Palestine par saint Louis, ou sa copie plutôt; et la grosseur du cierge allumé par les bonnes femmes en sabots, corsages lacés, chapeaux de feutre noir sur le bonnet, qui traversaient le sanctuaire, sans doute, se proportionnait à ce que les porcs, les poulets ou le beurre se vendaient. Si j’ai pu douter, jadis, de loin, que le Velay fût de l’Auvergne, il m’aurait suffi de quelques secondes, même aveugle, pour me désabuser absolument. Oh! pas d’erreur possible! Cela sentait le buron, l’étable, les gens et les bêtes comme en champ de foire, à en perdre l’odorat! Il faut que le Père éternel ait les narines éprouvées pour ne point défaillir, et tomber du ciel, à cet encens de ses fidèles montagnards... A tous les recoins des porches, à tous les angles des marches, des mendiantes se traînaient, ou des dentelières offrant les bandes de passements ou de guipures, ou bien des marchands se tenaient à leurs étalages, dévastés par la foule de la veille, de médailles, de statuettes, d’images, de scapulaires, de croix, de coquilles, de livres saints, de bénitiers, de crucifix. Des baudets, des chevaux, des files de paysans chargés autant que leurs bêtes dévalaient, ajoutant à mes réminiscences d’Espagne, qui s’accrurent encore, après avoir gravi par les entailles du roc jusqu’à Notre-Dame de France, d’où la cathédrale, la ville, tout le bassin du Puy, avec ses racines et ses troncs de volcans, se hérissent sous les regards; par la lumière de ce jour-là, avec ses maisons pressées, entre lesquelles les ruelles ne sont plus qu’un trait de vide entre les toitures, rien ne s’ouvrant que les carrés des courettes intérieures, bordées de cloîtres, des établissements religieux qui pullulent ici, dans l’atmosphère fauve de ce mois d’août desséché, où les murs, les toits, tout semblait de terre cuite, de poterie jaune et rouge, je respirai comme une bouffée d’Espagne, j’éprouvai la sensation d’une Tolède française, auvergnate... Enfin, c’est de ce point seulement que l’on comprend l’impossibilité de séparer, de voir, à part de la ville, la cathédrale qui compose, avec elle et le rocher, un tout inextricable, indivisible et unifié encore par les siècles... Mais, ici, je ne m’inquiéterai point à crayonner des notes sur mon calepin de route: George Sand n’a point écrit en vain! Il n’est point de sites de la Haute-Loire où elle n’ait fait évoluer les amants errants de ses livres, à qui il ne fallait rien moins que la coupe des cratères pour bannir l’oubli de leurs chagrins: «Quant à la beauté du Velay, je ne pourrais jamais la décrire. Je n’imaginais pas qu’il y eût, au cœur de la France, des contrées si étranges et si imposantes. C’est encore plus beau que l’Auvergne que j’ai traversée pour y arriver. La ville du Puy est dans une situation unique probablement; elle est perchée sur des laves qui semblent jaillir de son sein et faire partie de ses édifices. Ce sont des édifices de géants; mais ceux que les hommes ont assis aux flancs et parfois au sommet de ces pyramides de laves ont été vraiment inspirés par la grandeur et l’étrangeté du site...» [Illustration: ESPALY.--Les Orgues.] Dans le même _Marquis de Villemer_, George Sand décrit aussi la quille gigantesque qui porte l’église Saint-Michel et la falaise des orgues d’Espaly, et l’énorme table où se dressait Polignac, masses épaisses, aux tours effilées, dans l’amphithéâtre de montagnes qui cernent le bassin du Puy, debout comme des colonnes commémoratives des éruptions, parmi les coulées qui couvrent le pays, ou le jonchent de blocs et de récifs, de trachytes, de phonolithes, de brèches, de scories, de cendres: «De la cathédrale, on descend pendant une heure pour gagner le faubourg d’Aiguilhe, où se dresse un autre monument à la fois naturel et historique, qui est bien la plus étrange chose du monde. C’est un pain de sucre volcanique de trois cents pieds de haut, où l’on monte par un escalier tournant jusqu’à une chapelle byzantine nécessairement toute petite, mais charmante et bâtie, dit-on, sur l’emplacement et avec les débris d’un temple de Diane. On raconte là une légende... Une jeune fille, une vierge chrétienne, poursuivie par un mécréant, s’est précipitée, pour lui échapper, du haut de la plate-forme: elle s’est relevée aussitôt; elle n’avait aucun mal. Le miracle fit grand bruit. On la déclara sainte. L’orgueil lui monta au cœur, elle promit de se précipiter de nouveau, pour montrer qu’elle disposait de la protection des anges; mais cette fois, le ciel l’abandonna, et elle fut brisée comme une vaine idole...» Le fait est qu’il y avait de quoi lasser la patience la plus angélique. Ce que George Sand omet de répéter, ce sont les tribulations du propriétaire du jardin où ces atterrissements s’effectuaient; la foule envahissait son jardin, emportait de la terre en souvenir, et il dut prévoir le moment où le fond allait lui manquer: il établit une surveillance et fixa un tarif... [Illustration: Polignac.] «Il y a auprès du Puy, et faisant partie de son magnifique paysage, un village qui couronne aussi une de ces roches isolées, singulières, qui percent ici la terre à chaque pas. Cela s’appelle Espaly, et le rocher porte aussi des ruines de château féodal et des grottes celtiques. Une de ces grottes est habitée par un pauvre vieux ménage dont la misère est navrante. Les deux époux sont là dans la roche vive, avec un trou pour cheminée et pour fenêtre. La nuit, on bouche, en hiver, la porte avec de la paille, en été, avec le jupon de la vieille femme. Un grabat sans draps et sans matelas, deux escabeaux, une petite lampe de fer, un rouet, et deux ou trois pots de terre, voilà tout le mobilier...» C’est sur le point culminant de ces prismes basaltiques figurant des orgues fantastiques, au-dessus de la Borne, que fut le château où pour la première fois l’on salua Charles VII roi de France. Les châteaux du Velay! Quelle énumération, que nous ne tenterons pas dans cette description cursive: château de Saint-Vidal, château de Bouzols, château de la Roche-Lambert; que d’autres! [Illustration: Château de Saint-Vidal.] Enfin, voici le manoir de Polignac qui «se présente de loin comme une ville de géants sur une roche d’enfer. C’est la plus forte citadelle du moyen âge dans le pays; c’était le nid de cette terrible race de vautours sous les ravages desquels tremblaient le Velay, le Forez et l’Auvergne. Les anciens seigneurs de Polignac ont laissé, partout, dans ces provinces, des souvenirs et des traditions dignes des légendes de l’Ogre et de Barbe-Bleue. Ces tyrans féodaux détroussaient les passants, pillaient les églises, massacraient les moines, enlevaient les femmes, mettaient le feu aux villages, et cela, de père en fils, pendant des siècles... Leur citadelle était inexpugnable. Le rocher est taillé à pic de tous les côtés. Le village est groupé au-dessous, porté par la colline qui soutient le bloc de lave...» [Illustration: BORDS DE LA LOIRE.--Le château de Bouzols.] [Illustration: La Roche, près de Brioude.] L’après-midi que j’y passai, le manoir de Polignac différait quelque peu de celui en ruines, de naguère; nombre d’ouvriers y travaillaient à restaurer le donjon, à déblayer, çà et là; pour l’instant, les démolitions et réfections faisaient de notre promenade aux ruines une visite à un chantier où la pierre grinçait, tout encombré de matériaux, d’outils, d’appareils...; ces travaux empêcheront les ruines de s’effondrer, de se niveler; il suffira de ces quelques lambeaux raffermis pour étonner des siècles encore le voyageur le moins renseigné à qui quelques pans de pierre, sur ces assises redoutables, continueront de redire l’orgueil et la puissance de cette forteresse dont les seigneurs s’appelaient à juste titre rois des montagnes..... Et quels rois! Qu’étaient-ce que les autres, chétifs, auprès d’eux! Les Polignac ne descendaient-ils pas de Sidoine Apollinaire--ou d’Apollon,--leur château élevé sur les ruines d’un temple de ce dieu; lisez là-dessus une page curieuse, sur les antiquités de la Haute-Loire: «Vers la frontière de l’Auvergne et du Velay, sur le haut rocher de Polignac, il a existé un temple d’Apollon, fameux par ses oracles. L’époque de sa fondation remonte aux premières années de notre ère puisque déjà, en l’an 47, l’empereur Claude y vint en pompe, comme pour accréditer la puissance du dieu, et qu’il y laissa des preuves de sa piété et de sa munificence. Les débris et les issues mystérieuses, que l’on retrouve encore sur le rocher, dans son sein et ses environs, révèlent les moyens secrets employés par les prêtres pour faire parler leur divinité et en imposer aux peuples. Au bas du rocher était une _Ædicula_: c’est là que les pèlerins ou consultants faisaient leur première station, qu’ils déposaient leurs offrandes et exprimaient leurs vœux. Un conduit souterrain communiquait de cette _Ædicula_ au fond d’une grande excavation percée en forme d’entonnoir, depuis la base jusqu’à la cime du roc. C’est par cette énorme ouverture que, prononcés même à voix basse, les vœux, les prières et les questions des consultants parvenaient à l’instant même en haut du rocher, et que là, recueillis par les collèges des prêtres, les réponses se préparaient pendant que les croyants, par une pente sinueuse et longue, arrivaient lentement au but de leur pèlerinage. Les réponses étant prêtes, les prêtres chargés de les transmettre se rendaient dans des salles profondes contiguës à un puits dont l’orifice venait aboutir au sein du temple. [Illustration: Le château de Domeyrat.] «Ce puits, couronné par un autel, était fermé par une petite voûte hémisphérique, présentant dans sa partie antérieure la figure colossale d’Apollon, dont la bouche entr’ouverte, au milieu d’une barbe large et majestueuse, semblait toujours prête à prononcer les suprêmes décrets. C’est aussi par cette ouverture qu’au moyen d’un long porte-voix, les prêtres, du fond des antres du mystère et de la superstition, faisaient sortir ces oracles fameux qui, en portant dans les esprits le trouble, le respect et la persuasion, retardèrent de quelques siècles le triomphe complet et le règne du christianisme...» A remonter le cours des générations et des religions qui eurent ici leur vie et leurs autels, inévitablement on arrive à l’interrogation «si l’homme existait?», à l’époque des cataclysmes volcaniques où s’abîme la contemplation d’aujourd’hui. [Illustration: A Brioude.] M. Marcellin Boule, le savant géologue à qui l’on doit déjà de si importants travaux, va nous répondre avec netteté et précision, pour le Velay et pour l’Auvergne, et pour tout le massif central: «Dès l’époque quaternaire, à laquelle remontent les premières traces humaines qu’on ait positivement constatées en France, le massif central fut habité. L’homme préhistorique y eut le spectacle de phénomènes grandioses, puisqu’on a trouvé des restes osseux aux environs du Puy en Velay, sous des déjections volcaniques. Plus tard, à l’âge du renne, il s’établit un peu partout dans les vallées. Au début de la période actuelle, une nouvelle race, différant des premières non seulement par ses caractères physiques, mais encore par sa manière de vivre, vint mener sur les hauts plateaux une existence pastorale. Cette race, munie d’un outillage de pierre perfectionné, haches polies, pointes de flèches délicatement travaillées, a laissé de nombreux monuments, dont les plus connus, les dolmens, s’élèvent encore sur le sol de tout le massif, y compris la région des Causses... Il est possible que ces hommes aient été les ancêtres directs des Celtes de l’ancienne Gaule. Mais il est plus probable que les Celtes des historiens résultent du mélange de ce vieil élément autochtone à tête courte ou brachycéphale, et d’éléments envahisseurs venus de l’Orient; ceux-ci apportant avec eux une civilisation plus avancée et caractérisée par l’emploi des métaux; les populations celtiques furent ensuite victimes d’invasions multipliées, se faisant par deux voies différentes. Vers le Sud, les Phéniciens, les Grecs et les Romains fondèrent successivement de nombreuses colonies; vers le Nord, le pays qui devait devenir la France ne cessa d’être envahi par les races blondes à tête allongée, dont les traits principaux forment encore la caractéristique des populations actuelles. Toutes ces vagues humaines venaient se heurter au pied du massif central où les races primitives se conservaient relativement pures, et où Jules César put apprécier leur valeur guerrière. Les principales peuplades gauloises du centre de la France étaient les Lémovices, dans le Limousin; les Bituriges, les Brannovices, les Ségusiaves, dans les plaines de l’Allier, de la Loire et du Forez; les Arvernes, en Auvergne; les Vellaves, dans le Velay; les Gabales, dans le Gévaudan; les Rutènes, dans le Rouergue; les Volques Arécomiques, dans les Cévennes. A partir de cette aurore de l’histoire de la nation française, le massif central, paisible sous la domination romaine, fut à l’abri des incursions. C’est dans les grandes plaines qui l’entourent que le sang des envahisseurs, Francs et Normands au Nord, Maures au Sud, se mêla librement au sang gaulois, et que les confusions ethniques s’augmentèrent davantage. Les seuls croisements qui vinrent modifier les caractères primitifs des hommes du centre furent ceux qu’entraînent les relations commerciales et les rapports de voisinage. Les longs siècles qui correspondent à l’histoire de France n’eurent pour effet que d’établir et remanier les divisions politiques, et de rendre plus pittoresques les sites du massif central en les ornant de châteaux forts, de manoirs, d’églises, de chapelles, de constructions de toutes sortes, dont les ruines produisent un si bel effet au milieu des montagnes... On peut s’attendre, d’après cela, à retrouver encore, dans le massif central, une population très semblable aux Celtes, tels que ces derniers nous sont connus par les données historiques ou archéologiques. C’est, en effet, ce qui arrive. Au point de vue anthropologique, les populations du massif central se divisent en deux groupes d’importance fort inégale. A l’Est, dans le Limousin, dont les collines et les plateaux étaient d’accès facile, nous trouvons des hommes à tête allongée, ou dolichocéphales, tantôt bruns, tantôt blonds. Les bruns sont nombreux dans les parties septentrionales du massif... On remarquera la localisation des types dolichocéphales, blonds, apparentés aux races venues du Nord et de l’Est, dans les parties basses du massif. Dans tout le reste du territoire, c’est-à-dire dans la partie la plus montagneuse, ce sont les brachycéphales (à tête ronde), aux cheveux bruns, aux yeux foncés, qui dominent. La brachycéphalie est extrême sur les plus hautes montagnes, dans le Cantal, la Haute-Loire, la Lozère, c’est-à-dire dans les régions les plus difficilement accessibles. Broca a fait remarquer que le type des Bas Bretons et des Auvergnats actuels pouvait être considéré comme celui des Celtes au temps de César et de Strabon. Ce type peut se caractériser par une brachycéphalie prononcée, des cheveux bruns ou châtain foncé, une capacité crânienne notablement plus forte que celle des Parisiens, un front large, des crêtes sourcilières très développées, une face élargie. «Le visage paraît aplati et de forme rectangulaire; les pommettes sont parfois fortes et écartées, la mâchoire inférieure, carrée. Le nez, à dos plutôt concave et à bout plutôt relevé, est peu saillant et comme implanté dans une dépression au milieu de la face. Dans son ensemble, la tête est grosse et plantée sur un cou relativement étroit que débordent les angles de la mâchoire. Ils sont robustes, bien musclés, ils ont des membres forts et trapus. (Topinard)...» Les races du centre de la France, qui trouvent dans la Haute-Auvergne leur expression la plus élevée, sont fortes, vigoureuses, douées de qualités plus solides que brillantes, de l’amour du travail, d’un grand sens pratique de la vie, la ténacité, la sobriété, l’économie, l’attachement au sol natal. La criminalité, dans le massif central, est au-dessous de la moyenne française. L’émigration verse chaque année des flots humains de la montagne dans la plaine et dans les grandes villes françaises, pour le grand profit physique et moral de ces dernières. Une grande partie de la population parisienne se recrute dans le massif central.» [Illustration: BRIOUDE.--Église Saint-Julien.] Mais il faut quitter le Puy, qui s’enorgueillit de bien des choses encore: de posséder un soulier de la Vierge, nombre de pièces rares dans son musée Crozatier, les entrailles de Duguesclin, à l’église Saint-Laurent, une statue de La Fayette, la porte Pannessac, etc., etc. [Illustration: VALLÉE DE L’ALLIER. Les montagnes du Velay.] Du Velay, encore,--avec, non loin, les châteaux de la Roche et de Lauriat, et de Domeyrat,--Brioude, où je ne pus qu’à grand’peine aborder, un soir de vent qui balayait affreusement la place de la belle église Saint-Julien, où les bourreaux de Dioclétien auraient lavé la tête du centurion Julianus, décollé pour la foi... [Illustration: LA VOUTE-CHILLAC.--Entre Langeac et Brioude.] De Brioude vers Langogne, «entre les monts du Velay, nus et calcinés par cent cinquante volcans éteints, épars ou groupés, et les monts de la Margeride, drapés de forêts épaisses, l’Allier roule un torrent où se reflètent d’un côté les granits, de l’autre les massifs de sapins, de hêtres et de chênes». Le chemin de fer côtoie la rivière, au prix des travaux d’art les plus hardis, par Saint-Georges-d’Aurac, prés de Chavaniac où naquit La Fayette, par Langeac, à travers ces gorges de l’Allier, où, tout le long s’émerveille l’œil, à Chanteuges, à Prades, à la Tour de Rochegude, à Monistrol! Quel drame d’eau, de rocs, de ciel, coupé en scènes palpitantes, comme par un baisser de rideau, à chacun des tunnels--une centaine de tunnels, une cinquantaine de viaducs, pour un parcours de cent et quelques kilomètres! Enfin, le Velay ajoute, au reste, de compter sur son territoire les bois et les monuments de la Chaise-Dieu, qui fut l’un des plus glorieux monastères de France: hélas! les bois sont coupés, et le monument à l’abandon... [Illustration: VALLÉE DE L’ALLIER.--Prades.] Même aux temps de splendeur, les pentes vêtues de pins, et la Chaise-Dieu richement entretenue avec l’activité du village, sous le rude climat, à ces hauteurs, dans cet éloignement, cela devait être d’une morne tristesse; à présent, par l’étendue rasée, le village dépéri, l’église nue et verdie, cela est d’une indicible désolation... plus poignante, peut-être, maintenant que c’est la vie qui s’est retirée d’ici, après y avoir été intense, que lorsque rien n’avait guère vécu là, il y a huit cents ans, où Robert, fils du comte d’Aurillac, s’y exilait, avec deux soldats de son père... Bientôt, l’oratoire des trois solitaires devenait une abbaye, _Casa Dei_, la maison de Dieu, tant les miracles attiraient de disciples; une succursale même dut être ouverte aux femmes, à quelque distance, à Lavaudieu, où, l’une des premières, s’enferma Judith, fille de Robert II, comte d’Auvergne, «laquelle, la veille de ses noces, quitte le manoir paternel, suivie de deux de ses parents, et vient ensevelir à la Chaise-Dieu sa jeunesse et sa beauté». Lorsque le fondateur mourut, au jour que lui avait révélé une voix du ciel, une vingtaine d’années après son arrivée dans ce désert, il laissait cinquante églises restaurées par ses soins, et une communauté de trois cents moines! [Illustration: Les gorges de l’Allier à Monistrol.] Après même que son corps, «lavé dans du vin et cousu dans une peau de cerf», eut été inhumé, les miracles continuèrent innombrables, au point de devenir fastidieux, si bien que «les anciens du monastère, soucieux de la ferveur des moines, prièrent Robert de ne plus faire de prodiges, pour que les divins offices ne fussent plus troublés». Ils devaient l’être plus d’une fois, d’autre sorte. L’abbaye fut un rendez-vous de gloires ecclésiastiques, jouit des plus hautes faveurs auprès des papes; elle possède le tombeau de Clément VI. Mais tant de richesses, qui lui venaient de toutes parts, n’étaient pas sans exciter les convoitises et les haines. Tantôt, il lui fallait se défendre contre les déprédations des seigneurs, les Polignac en tête, contre les incursions de rouliers, contre les assauts des protestants. Blacons, lieutenant du baron des Adrets, aurait profané les restes du pape, après avoir bu dans son crâne, l’aurait fait vider à ses soldats pour qu’ils pussent se vanter d’avoir bu dans la tête d’un pape... La Chaise-Dieu, après tant d’abbés qui furent l’honneur de la chrétienté, avait fini par échoir au prince-cardinal de Rohan, exilé là, à la suite de l’affaire du collier de Marie-Antoinette. Des magnificences du passé, ce n’est plus que des épaves; ce n’est plus que la coque chenue du vaisseau, l’armature du bâtiment qu’attaquent les moisissures, les mousses et la rouille; cela a conservé, par les proportions, une rudesse de forteresse avec une sévérité monastique, cela en impose; cependant, la première impression, à l’intérieur, est de pénétrer dans une vaste grange, où l’on aurait remisé, déménagé des débris du culte; «on n’y respire que des miasmes putrides, on n’y marche que sur des immondices, dans les maisons, dans les cours, dans les rues, sous les porches et dans les cloîtres». [Illustration: A LA CHAISE-DIEU.--L’église abbatiale.] Ce n’est que mutilations et décrépitudes, pourriture, vétusté; les cent cinquante stalles encloses dans le chœur des religieux, avec leurs sculptures vantées, ne sont plus là que comme dans un garde-meuble, un hôtel des ventes. A notre passage, les tapisseries fameuses avaient été détachées, pendant des réparations aux toitures; elles gisaient dans des sacristies où nous en déroulâmes quelques-unes--merveilleuses--comme des carpettes sur le sol... D’une Danse macabre, d’une fresque à cinquante ou soixante personnages, qui décorait le mur d’un bas-côté, il n’y a plus que quelques traces informes, qui s’effritent, desséchées, ou se détrempent, en grumeaux...; on a hâte de s’éloigner de tout cela, qui n’a point la grandeur tragique, la noblesse, la majesté des ruines ni de la mort, mais c’est l’horreur de la détresse d’un lieu après une épidémie, cela a une odeur de fièvre, de choléra, de peste, c’est comme une lèpre qui mange et dégrade les choses... [Illustration: LA CHAISE-DIEU.--La tour Clémentine.] D’ailleurs, cette fétidité n’est pas spéciale à la Chaise-Dieu; elle est la même par bien des bourgs que l’on traverse pour s’y rendre, ou pour en revenir, dans tous les sens de la province, par Darsac et Allègre, par Arlanc et Craponne, etc. La cause en est tantôt à la rudesse, tantôt à l’apathie des populations, apathie qui peut aller jusqu’à l’ignorance la plus placide, dont George Sand cite ce trait, de riverains de l’Allier, de qui elle ne pouvait tirer que cette réponse à sa demande comment ils dénommaient le fleuve: _C’est de l’eau!_ [Illustration: Une galerie du cloître de la Chaise-Dieu.] Partout ce qu’a décrit le romancier: «La maison est d’une malpropreté inouïe. Le plafond, recouvert d’un treillis de lattes, sert de réceptacle à tous les aliments en même temps qu’à toutes les guenilles de la maison. On est suffoqué, en y entrant, de l’odeur nauséabonde du lard rance mêlée à celle de toutes les choses immondes qui pendent là en guise de lustres: des chandelles avec des chapelets de saucisses, du linge sale et des vieilles chaussures avec le pain et la viande. La construction de beaucoup de maisons sent elle-même la forteresse ou le campement plus que l’habitation normale. Le logis s’élève sur une haute base et se ramasse sous un toit écrasé où l’on grimpe par des échelles. Dans une de ces habitations où le hasard m’a fait entrer, j’ai vu des images de dévotion encadrées à côté d’images obscènes. C’était, il est vrai, une auberge, un lieu où les femmes honnêtes du pays n’entrent jamais. J’écoutai des paysans qui buvaient. C’était un mélange analogue aux images de la muraille, des discours mêlés de serments empruntés aux choses sacrées et d’ordures les plus grossières. Nouvelle ressemblance avec le langage du paysan des environs de Rome. Il semble qu’un excès d’engouement pour les formules extérieures des cultes entraîne avec lui une soif de blasphème. Je parle là des paysans de la montagne: ceux qui se rapprochent du centre du bassin et de ses villes sont plus civilisés. Au reste, chez les uns comme chez les autres, et comme chez les Romains, à côté des vices que je te signale, je pressens et je vois de grandes qualités. Ils sont probes et fiers. Rien de servile dans leur accueil, et un grand air de franchise dans leur hospitalité. Ils ont certes, dans l’âme, les âpretés et les beautés de leur terre et de leur ciel...» Plus d’une auberge mal famée comme celle dont parle Sand figure aux crimes célèbres, auberges où les hôtes qui dévalisaient et tuaient le voyageur étaient bien à peu près assurés de l’impunité; pas toujours, pourtant, puisque çà et là, devant les murs effondrés, des carcasses de masures, à de louches carrefours de routes, on vous conte des causes sanglantes, relatées en tant de complaintes! [Illustration: ÉGLISE DE LA CHAISE-DIEU.--Le chœur et les tapisseries.] La contrée rappelait les campagnes de Rome à George Sand. Çà et là, j’ai songé à l’Espagne. Pour d’autres, le Velay prend l’allure d’une Corse continentale: «Les montagnards du Mézenc, du Meygal et de leurs contreforts forment un peuple qui a un caractère tranché et qu’on croirait appartenir à de plus chauds climats. Ils sont jaloux, susceptibles et vindicatifs à l’excès. Ces montagnards marchent la plupart toujours armés d’un stylet et d’une espèce de poignard appelé _coutelière_ et que la moindre dispute suffit pour leur mettre en main. Dans leurs vengeances, ils n’épargnent ni leurs parents les plus proches, ni leurs amis les plus chers. Le caractère dur et farouche de ces montagnards s’est néanmoins beaucoup adouci. Au dire des autres habitants du département, ils n’allaient autrefois à l’église ou au prêche qu’armés de leur fusil et munis de poudre et de balles. C’étaient de véritables Corses au milieu de la France... Ils sont francs et sincères, dans leurs amitiés comme dans leurs haines. Ils aiment à s’obliger mutuellement. Les proscrits ont trouvé chez eux un asile assuré, à l’époque de toutes les persécutions politiques et religieuses. Pendant la Révolution, c’était souvent chez les protestants que les prêtres catholiques se réfugiaient et trouvaient secours et protection.» [Illustration: Sur la lisière de la forêt.] Avec la conscription, les chemins de fer, l’émigration, l’école pour tous, la violence des caractères et des mœurs s’est bien atténuée. Mais quand même, le Velay, dans ses replis profonds, est l’une des provinces françaises qui ont gardé le plus d’autrefois, qui sont restées les plus étrangères en France, assez pour forcer les comparaisons avec l’Italie, l’Espagne, la Corse... «Les femmes, juge George Sand, ont toutes l’air hardi et cordial. Je les crois bonnes et violentes. Elles ne manquent pas tant de beauté que de charme. Leurs têtes coiffées d’un petit chapeau de feutre noir orné de jais et de plumes ont, dans la jeunesse, un certain éclat, et, dans la vieillesse, une austérité assez digne; mais tout cela est trop mâle, les épaules larges et carrées sont en désaccord avec le corps grêle, et leur manque absolu de propreté rend leur toilette désagréable à regarder. Dans la montagne, c’est une exhibition de guenilles incolores sur de longues jambes nues et fangeuses, sans préjudice des bijoux d’or, et même de diamants au cou et aux oreilles, contraste de luxe et de misère qui m’a rappelé les mendiants du Tivoli. Pourtant, les femmes d’ici sont laborieuses. L’art de la dentelle est enseigné par la mère à sa fille. Aussitôt que l’enfant commence à babiller, on lui met une grosse pelote de corne sur les genoux et les paquets de bobines entre les doigts. A l’âge de quinze ou seize ans, elle sait faire les plus merveilleux ouvrages, ou elle est réputée idiote et indigne du pain qu’elle mange; mais dans l’exercice de cet art délicat et charmant, si bien approprié à l’adresse patiente de la femme, une autre tyrannie que celle du clergé pèse sur la Velaisienne: c’est celle du commerçant qui l’exploite. Comme toutes les paysannes du Velay et d’une grande partie de l’Auvergne savent faire ces ouvrages, elles subissent toutes également la loi du bon marché, et l’on est effrayé de l’exiguïté sordide du salaire...» En effet, quelques sous, à peine, rémunèrent les meilleures dentellières, les milliers de dentellières que, par _assemblées_, aux jours d’été, l’on rencontre faisant marcher leurs langues et leurs métiers, à l’abri d’un mur, dans les recoins d’ombre des ruelles des villes et des villages. Cent mille dentellières, au Puy et dans le Velay, travaillant le lin, la soie, la laine, le poil de chèvre et celui du lapin angora, et le fil d’argent et le fil d’or... Partout des dentellières, et de la dentelle, des flots de dentelle, un océan de dentelle dont les plus sombres villages sont baignés; de la dentelle, des flots de dentelle, un océan de dentelle qui vient déferler de toute sa blancheur aux pieds de la noire Notre-Dame du Puy, Notre-Dame de la Dentelle... [Illustration: Les dentellières du Velay.] [Illustration: Le Calvaire de Saignes, près Bort.] TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE PREMIER Clermont-Ferrand.--L’idée que l’on s’en fait; les volcans, Bituitis et ses chiens, César, Vercingétorix, saint Austremoine, Crocus, Honorius, Evarix, Pépin le Bref, les Normands, Urbain II et la première Croisade, les seigneurs et les évêques, les Anglais, les Huguenots, les «Grands-Jours,» etc.--Visiteurs illustres; ce que pensent Sidoine Apollinaire, Fléchier, Legrand d’Aussy, Chateaubriand.--Le Puy de Dôme à tous bouts de rues; la Cathédrale et Notre-Dame-du-Port; l’évêque saint Gal et les hirondelles inciviles; le «roman» auvergnat; les logeurs du bon Dieu.--La maison de Blaise Pascal, la fontaine Saint-Allyre et les autres, les squares, les places, les rues, la statue de Desaix.--Pourquoi Clermont manque d’alignement; malice de Riom.--Splendeur et décadence de Montferrand; une garde nationale féminine.--La population; fécondité proverbiale des Clermontoises; les nombreuses familles; encore Fléchier et Chateaubriand. 1 CHAPITRE II Le Puy de Dôme.--La Fontaine du Berger; le Temple et l’Observatoire, la Foi et la Science; le dieu Lug, les expériences de Pascal, le Sabbat et la Saint-Jean.--Les cratères, les cheyres, les coulées du Puy de Côme et du Puy de la Nugère, glaciers d’Auvergne.--Les carrières de Volvic; Pontgibaud, la chartreuse de Port-Sainte-Marie, la cité des Chazaloux.--Le lac d’Aydat, la champignonnière des puys.--Le soir au Puy de Dôme; la descente; nouveau métier des bergères. 17 CHAPITRE III La Limagne; le vin d’Auvergne.--Les gorges d’Enval; la gamine au bouquet.--Riom, la Belle endormie; Grands-Jours et petit jour.--Miracles de saint Amable!--La roue de cire et la roue de fleurs; Marsat; les renombrements.--Le gour de Tanazat; Ennezat, Mozat, Aigueperse, etc.--Les cuisines de Randan et la cuve du Tournoël.--Les chenilles; la grêle; le phylloxera. 33 CHAPITRE IV L’Auvergne en rose; Royat; Châtel-Guyon; la Mecque des goutteux; Notre-Dame des obèses; les rivales d’Ems et de Carlsbad; les miracles de la science. 67 CHAPITRE V Thiers.--La Durolle en grève.--Les coutelleries; les chiens-chaufferettes.--L’usine des Charbonniers.--Le papier timbré.--Vulcain et Vénus.--Fin du supplice de la Durolle. 77 CHAPITRE VI Icy fust Yssoire.--Icy fust...--Montaigut-le-Blanc, Mercœur; Sanatorium de Bonmorin; Léotoing; Nonette; Vodable; Busséol; Coppel; Mauzun; Buron; Dieu-y-soit; Las; Mirefleurs.--Vic-le-Comte; la Statue d’un cadavre.--Billom; le sang du Christ; Charlemagne pour Saint-Cerneuf; les Jésuites; processions de la Passion à Billom; Viverols, Saint-Anthème.--Ambert.--Saint-Nectaire-le-Haut; Saint-Nectaire-le-Bas.--Le dolmen; les rocs de la vallée de Chaudefour; les ruines de Murols. 91 CHAPITRE VII Les monts Dore.--Les anciens bains; fin de saison.--Le Sancy las de porter sa croix; le pic du Capucin; les Cascades.--La Bourboule. 113 CHAPITRE VIII Les lacs; lacs par accident.--Les lacs de Guéry, de Chambon, de Montcineyre, etc.--Le lac Pavin; l’eau maudite. 123 CHAPITRE IX Les vierges noires; Notre-Dame de Vassivière, vierge d’été; Besse-en-Chandesse.--Sainte Marie et les chemins de fer.--Miracles par devant notaire.--Les reinages.--Une procession à Vassivière en 1608.--Décadence de Notre-Dame de Vassivière.--Une procession en 1896. 135 CHAPITRE X Le Puy Mary; le Plomb du Cantal: deux frères ennemis; mitre d’évêque et bonnet phrygien.--L’_oustau_. 151 CHAPITRE XI La Cère et la Jordanne.--Le Pas de Compaing; le Pas de la Cère.--Vic-sur-Cère.--Jean de la Roquetaillade.--Les orpailleurs.--Aurillac; Gerbert; M. Rames.--Les gorges de la Cère. 163 CHAPITRE XII Patois d’Auvergne.--Arsène Vermenouze; comment le capiscol fait ses vers.--Pierrou, l’enfant d’Ytrac.--Le Sabbat.--Les Rochers.--La fin du patois. 195 CHAPITRE XIII Saint-Flour.--Une vraie ville vierge; l’héroïsme sanflorain; les aventures de Saint-Flour.--La vie communale.--Guerre de Cent ans, guerres de religion.--Saint-Flour, Fort-Cantal, Fort-Libre.--Le bon Dieu de Saint-Flour.--La cathédrale, la grosse cloche.--Une ville morte. 241 CHAPITRE XIV La Planèze.--Le menhir de Saint-Menais.--Le solitaire de Cussac.--Alleuze; Aymerigot-Marchés.--Les peurs; la chasse volante.--Sainte-Marie; le pont de Tréboul.--Chaudesaigues; le viaduc de Garabit.--La bête du Gévaudan. 255 CHAPITRE XV La vie de la montagne.--Massiac; sainte Madeleine et saint Victor.--Murat; Bredons; route de Salers.--Les burons.--Salers, Mauriac, Riom-ès-Montagnes.--Allanche, Marcenat, Condat, Champs, Bort.--La Tour d’Auvergne; foire aux cheveux.--Champagnac-les-Mines; lendemain de grève; la montagne qui brûle. 271 CHAPITRE XVI Femmes d’Auvergne; Madeleine de Saint-Nectaire; Mlle de Fontanges.--La jeune fille, la mère, l’aïeule.--Le mariage.--Le chanter et le danser: la bourrée.--La musette.--Marguerite de Valois; vingt ans d’Auvergne.--Châteaux de Cariat, d’Ybois et d’Usson. 289 CHAPITRE XVII Noël au village; Conques, les Jeux de Sainte-Foy; le Trésor; les cheveux de Marie et de Madeleine; les Mystères.--Messe de minuit.--Plus de réveillon. 313 CHAPITRE XVIII L’Aubrac.--D’Aumont à Nasbinals.--Le rhabilleur Pierrounet.--Les gasparous; Jérémie; les Cantalès. 323 CHAPITRE XIX Dans le Velay.--Notre-Dame du Puy; les orgues d’Espaly; le château de Polignac; les oracles d’Apollon.--La population du massif central.--L’homme contemporain des volcans.--Saint-Julien de Brioude.--Les gorges de l’Allier.--La Chaise-Dieu.--Mœurs du Velay.--Notre-Dame de la Dentelle. 331 [Illustration: A Salers.] [Illustration: EN LIVRADOIS.--Le château de Seymier.] Achevé d’imprimer SUR LES PRESSES TYPOGRAPHIQUES de L’ANCIENNE MAISON QUANTIN LIBRAIRIES-IMPRIMERIES RÉUNIES MAY et MOTTEROZ, Directeurs A PARIS le dix décembre Mil huit cent quatre-vingt-seize. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74800 ***