The Project Gutenberg eBook of D'un pays lointain, by Rémy de Gourmont
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Title: D'un pays lointain
Author: Rémy de Gourmont
Release Date: March 24, 2021 [eBook #64920]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK D'UN PAYS LOINTAIN ***

REMY DE GOURMONT

D’un
Pays Lointain

MIRACLES — VISAGES DE FEMMES
ANECDOTES

SIXIÈME ÉDITION

PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

MCMXXII

DU MÊME AUTEUR

Roman, Théâtre, Poèmes

Critique, Littérature

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

PROLOGUE

D’UN PAYS LOINTAIN

— D’où viens-tu?

— D’un pays lointain. Je suis né dans une maison noire surgie du milieu d’une plaine grise, autour de laquelle un cercle de lumière étincelait, pareil aux gloires où s’écrivent les traits sévères d’une vierge de vitrail ; mais ce halo d’espérance et de bénédiction ne ceignait que du néant, du gris et du noir. Mon père et ma mère, comme tous les habitants de ce pays lointain, étaient aveugles ; seuls, quelques enfants voyaient : si l’on s’en apercevait, on leur crevait les yeux, — pour les rendre conformes. J’avais un frère, on lui creva les yeux ; j’avais une sœur, on lui creva les yeux.

Pendant l’opération, pratiquée par un excellent prêtre, aimé de tous et surtout du Seigneur, ma mère disait : « C’est un petit moment à passer, mes chéris ; j’ai subi cela aussi, moi, à votre âge, et je n’en suis pas morte. Allons, un peu de courage! » Elle promettait des confitures, du sucre et des gâteaux à la fleur d’oranger.

Mon père, qui était né aveugle, parla plus longuement. Il dit, avec une rude tendresse : « Petits sauvages, vous n’avez donc aucun sentiment des convenances? Ces gamins veulent se distinguer! Ces gamins ne veulent pas faire comme tout le monde! Alors, vous consentez à être ridicules, c’est-à-dire à éprouver des sensations — et, de là, des sentiments ou des idées — inconnues et, par conséquent, méprisées des autres hommes? Réfléchissez bien. Si vous gardez vos yeux, cette source incongrue — à ce que l’on dit, — de pensées vaines et de dangereux désirs, on vous poussera du coude avec dédain, on vous marchera sur les pieds, on vous donnera des coups de genou, par mégarde, on s’ameutera contre vous, on vous tirera les cheveux et on dansera la sarabande autour de la bête curieuse. Ah! vous vous préparez une jolie existence!…

— Mais ils ne refusent pas de se laisser crever les yeux! interrompit ma mère. N’est-ce pas, mes chéris?

— Ils ne refusent pas? Je l’espère bien, mais je dois les prévenir de ce qu’ils vont gagner à perdre le plus méprisable des sens, — et de ce qu’ils perdraient à le conserver. Mes enfants, je puis vous énumérer, avec ma double autorité d’aveugle et de père, les joies d’un être privé de la vue : la première joie est une joie intime et profondément satisfactoire, la joie de la répulsion surmontée, du devoir accompli ; en second lieu, vous ressentirez un plaisir d’orgueil, mais d’orgueil permis, le plaisir d’être absolument pareil à tous vos petits camarades, le plaisir de vivre parmi des égaux ; ce plaisir vous accompagnera durant toute votre vie, enfin, châtrés de la vue, vous aurez conquis la paix qui naît de l’incuriosité ; après de calmes jeux, de douces études de paisibles amours, de bons repas, de propices digestions, vous vous endormirez dans la certitude de n’être jamais sortis du droit chemin, de n’avoir jamais cueilli aucune fleur, de n’avoir jamais contemplé le ciel, ni la nuit, quand — dit-on — il s’orne du regard attristé des séraphins, ni le jour, quand le Soleil, ce maître abominable du sang et des sèves, réchauffe l’impureté des instincts…

Ma mère interrompit encore une fois :

— Comment voulez-vous, mon ami, que des enfants comprennent de telles pensées? Mettez-vous à leur portée. Et puis, tout cela est dangereux. En parlant ainsi, vous leur apprenez à raisonner…

— Oui, mon amie, dit mon père ; cela pourrait, peut-être, leur apprendre à raisonner. Parfois, la connaissance trop précise du bien pousse les curiosités à retourner l’étoffe, — geste dont proviennent nécessairement les plus grands malheurs. Aussi, je me tais.

L’excellent prêtre souriait et se contentait d’approuver de la tête, car il n’avait plus assez d’intelligence pour parler lui-même. En dehors de ses formules et de ses opérations, le vieux magicien n’était capable que des mots et des mouvements dictés par l’instinct de la conservation. Sa mémoire rituelle commençait même à s’affaiblir : il oubliait des verbes essentiels dans le prononcé des exorcismes et quand il remettait le péché — fort rare, il est vrai, en ce pays, — de « tentative intellectuelle », « effort pour comprendre », il lui arrivait de ne pas exiger du pénitent, après l’absolution, le serment sacramentel : « Serviam. — Je suis l’esclave éternel. »

Même faite par d’aussi débiles mains, l’opération réussit. Mon frère et ma sœur sont demeurés là-bas, « dans le pays lointain ».

— Mais toi?

— Moi, j’étais intelligent et hypocrite. Jamais personne ne se douta que j’y voyais. J’enfermais mes impressions, mes joies, mes désirs, sous une triple serrure, dans mon crâne, invincible coffret, et un jour…

— Et un jour?

— … Je m’enfuis. Je traversais la plaine grise et, ayant marché longtemps, j’entrai dans une forêt lumineuse, dont chaque arbre ressemblait à une femme, la chevelure parée de diamants et le cou imagé de perles. On respirait dans cette forêt un air si violemment imprégné des odeurs de la vie que j’en eus mal à la tête ; mes doigts se crispaient au chatouillement des hautes herbes ; mon cœur chantait si fort que tout mon corps en tremblait. Enfin, j’étendis les mains, embrassant, comme Apollon, les genoux d’un des arbres-femmes. Ce contact m’apaisa, mais je tombai sur le côté et je m’endormis.

Le lendemain, je continuai mon voyage, et j’arrivai ici. D’abord, je ne m’aperçus guère que j’avais changé de pays : les hommes avaient, il est vrai, les yeux ouverts, mais ils semblaient ne se servir de leur vue que pour se guider matériellement à travers la vie ; depuis, j’ai rencontré quelques voyants véritables.

J’oubliais de vous dire qu’en traversant la forêt lumineuse, j’y cueillis… devinez quoi?

— Une fleur rare?

— Oui, une âme! Au matin, avant de quitter la forêt sacrée qui avait abrité ma lassitude et protégé mon sommeil, je me promenai quelques instants sous les branches tombantes, mais toutes étaient plus hautes que mon bras levé, et je désespérais d’emporter même le souvenir d’une feuille. O feuillage, qui étais pour moi aussi vivant et aussi parfumé qu’une chevelure d’amour, je te regardais onduler au-dessus de ma tête aussi loin de ma main que l’aile des oiseaux ou la neige violette des nuages matinals. J’allais obéir (une force me traînait) et m’éloigner seul, sans le témoin que je voulais ; j’étais déjà sur la lisière et je voyais le vaste horizon et, là-bas, où les deux cercles se joignent, la cime obscure d’une autre forêt, lorsqu’une branche fleurie de petits cœurs roses s’abaissa vers moi, comme un geste de pitié. Je cueillis la branche où tremblait la grappe des petits cœurs roses et je continuai ma route.

Arrivé au but de mon voyage, je choisis une maison afin d’abriter la branche fleurie, comme ses sœurs m’avaient abrité moi-même, car j’ai toujours aimé la culture du sentiment ; c’est une occupation pleine de grâce et qui ne demande que la bonne volonté d’un jardinier soigneux : au milieu du jardin, il y a une fontaine où l’on peut se laver les doigts, quand ils sont tachés de sang.

Je plaçai donc ma branche fleurie de petits cœurs roses dans un vase de majolique plein de sable d’or, et le vase sur une cheminée, primitif autel ; à gauche du vase, j’inclinai les Damnées, de Filiger, pour me remémorer la méchanceté des Dieux, et à droite, la Vigne abandonnée, où de Groux a écrit l’inutilité du Sacrifice.

Ensuite, j’allai étudier les formes de la vie, apprendre selon quelle mode, riaient, s’ennuyaient ou pleuraient les hommes de mon temps. Ils s’ennuyaient surtout, leur capacité passionnelle étant fort médiocre et leur force nerveuse si fugitive qu’un désir ou un rêve suffisait souvent à l’épuiser toute. Je constatai encore qu’ils s’ennuyaient sans dignité, avec de petits gémissements de chien à la chaîne et de vaines colères contre les astucieux et contre les forts dont les jouissances irritaient leur impuissance originelle. Leur consolation était de penser à l’avenir, de prédire des temps meilleurs, de se vautrer dans les joies futures et de regarder la lune avec des verres de couleur.

J’étais las de tant d’inoffensives niaiseries, quand je rencontrai Armelle, vase plus beau que mon vase de majolique et d’où sortait une fleur d’or ocellée de bleu. C’était une créature aussi étourdie qu’un oiseau, aussi timide, mais qui se laissa prendre avec la main. Elle n’avait notion ni de bien, ni de mal, ni de beau, ni de laid, d’une sensibilité tout animale, sans pudeur et sans trouble dans l’amour.

Nous eûmes d’abord des rencontres furtives, des intimités illusoires, dont elle aggravait la vanité par l’aveu de ses regrets et l’implorante langueur de ses attitudes. A dessein, je prolongeais la période du désir ; j’aimais l’impatience d’Armelle et son geste, sur la berge, de se vouloir jeter à l’eau. Toute femme est vierge pour celui qui ne l’a pas possédée, car la virginité n’est pas autre chose que de l’inconnu, peut-être de l’inconnu plus obscur, — et je restais au seuil du mystère, quoique le gardien n’en fût aucunement farouche.

Je désirais aussi, par ces jeux dilatoires, exaspérer la bête et qu’elle bondît dans le cirque, au jour de la fête, avec des élans sauvages et toute la violence d’une nature contrariée et aiguillonnée — mais je fus trompé.

L’ayant menée en ma maison, je lui expliquai l’autel familier que j’avais ordonné avec de précieuses décorations autour de la branche fleurie de petits cœurs roses. Mon air grave et même un peu hiératique étonnait sa candeur animale habituée à de moins solennels prolégomènes ; elle s’approcha et ouvrit tout grands ses beaux yeux bleu d’amour. Les images, sévères acolytes, ne captaient pas son regard ; elle le fixait sans distraction sur la branche fleurie de petits cœurs roses. Je me taisais, feignant même de m’astreindre à effacer la poussière qui troublait un des coins de la glace ; alors sa curiosité s’enhardit et elle toucha du doigt un des petits cœurs roses ; elle ressemblait à une chatte qui veut jouer ; toute la grappe trembla et un des petits cœurs roses tomba dans le sable d’or : assurée que j’avais détourné la tête et oublieuse de la glace qui me disait tout, Armelle prit le petit cœur rose et le mangea.

J’étais allé m’asseoir à l’autre bout de la chambre. Armelle vint à moi et je la voyais s’avancer toute pâle d’amour ; son attitude d’oiseau voltigeant s’était transformée en la grâce splendide d’un cygne qui se meut sur un canal avec une fierté royale ; ses mouvements se voyaient à peine sous sa robe traînante et ses bras tombaient le long de son corps comme des tiges brisées par un coup de vent.

Elle vint à moi et s’agenouilla, me baisant les mains ; puis elle pleura silencieusement. La douleur ne contrariait pas la pureté de sa face extasiée et les transparentes larmes qui roulaient sur ses joues semblaient les perles détachées d’un chapelet de sourires.

Je me penchai sur elle et je la baisai au front, doucement ; quelques perles tombèrent encore de ses yeux souriants, quelques perles et la croix — et un grand soupir annonça que le cœur d’Armelle s’était soulagé, grain à grain, de tout le chapelet des douleurs suprêmes et des joies infinies.

Son corps s’affaissa sur mes pieds, sa tête s’arrêta sur mes genoux et ses bras tombaient vraiment comme des tiges massacrées par l’orage.

Armelle était morte.

Je compris que les petits cœurs roses étaient de merveilleuses hosties contenant chacune une âme et je compris aussi qu’en se communiant avec un de ces petits cœurs roses, Armelle s’était empoisonnée… Les âmes sont de terribles poisons.

LIVRE I

MIRACLES

PHOCAS

A Octave Mirbeau.

Le préteur donna lui-même les instructions les plus précises au décurion chargé d’arrêter Phocas. Ce magistrat, nommé Aurélius, était un homme grave, probe et intelligent ; excellent jurisconsulte, il n’abusait point de sa science, ni des codes, ni des édits pour écraser d’une rigueur uniforme et traditionnelle les criminels cités à son tribunal ; tout au contraire, profitant de la liberté qu’avaient alors les juges de décider selon leur conscience, il aimait à oublier l’impérative dureté des lois pénales, — et plus d’une fois on l’entendit condamner à une notable amende d’avares et inflexibles riches « coupables selon lui de ne pas s’être laissé voler, attendu que le voleur était dans le besoin le plus extrême et qu’il y a un certain degré de misère qui autorise celui qui n’a rien à prendre à celui qui possède tout. » De tels jugements paraîtraient aujourd’hui fort scandaleux et notre moralité raffinée s’en indignerait ; mais au IVe siècle, à Sinope, dans la province de Pont où se passe cette histoire, les hommes, dénués de grands principes, acceptaient volontiers la justice telle que la comprenait Aurélius ; vexés, mais convaincus que de laisser mourir de faim une créature humaine, ou de l’étrangler de ses propres mains, c’est un crime égal, ils payaient l’amende, puis, pour éviter d’être volés justement, ils faisaient, de leur propre volonté, la part des pauvres.

Les idées chrétiennes avaient pénétré peu à peu à Sinope, comme dans une grande partie de l’Empire romain, mais pas encore sous leur véritable nom ; ce nom était toujours détesté, et on y professait pour la religion nouvelle une horreur mêlée de crainte ; seules, devançant les dogmes, la justice et la pitié, mendiantes boiteuses, avaient franchi les murs de la ville et murmuré tout bas de singulières paroles que le peuple se répétait avec surprise.

De vrais chrétiens, instruits de la naissance, de la mort et de la résurrection du Nazaréen, il n’y en avait guère, à Sinope, que dans les faubourgs, parmi les tisserands, et, dans la campagne, parmi les paysans et les esclaves des grands domaines ; on disait que le principal d’entre eux, le plus instruit et, par conséquent, le plus dangereux, était un nommé Phocas, jardinier de son état, homme libre, qui cultivait un petit enclos et en vendait les produits aux portes de la ville.

Donc, par une étrange contradiction, le peuple, qui aimait la justice, haïssait ceux qui étaient les vivants exemplaires de la justice, et Aurélius lui-même, le juge secourable, entrait en colère et jurait par les dieux infernaux dès que l’on prononçait devant lui le nom de Chrétien. Sur ces entrefaites, des édits arrivèrent qui ordonnaient la recherche et la condamnation de tout sectateur de l’idée nouvelle. Aurélius lut les édits que lui envoyait le préfet de la province et, pour la première fois de sa vie, il fut joyeux d’avoir lu un édit impérial.

Ayant fait venir Amasius, le chef de la décurie de soldats que l’on employait à la recherche des criminels, il lui commanda de s’emparer de Phocas et de l’amener à Sinope, mort ou vif.

Les instructions portaient, rédigées sur des tablettes de cire : « Phocas, chrétien, contempteur des Dieux, ennemi de l’empereur et du peuple romain. Bandit redoutable et conspirateur astucieux, chef d’une bande de cruels coquins, il est encore un magicien des plus experts ; il connaît l’art incroyable de tuer à distance, soit par d’effroyables combinaisons d’éléments, soit par des signes, soit par une entente secrète avec les Génies inférieurs. Vous vous approcherez de lui prudemment et en usant de ruse ; il y va peut-être de votre vie, mais il y va sûrement du salut de la République. »

Amasius médita ces instructions, choisit quelques légionnaires résolus, épaves des guerres barbares, et la petite troupe se mit en marche. Elle allait un peu au hasard, car — la police, en ces temps, était sommaire — on ignorait l’endroit précis où conspirait Phocas en arrosant ses salades. Cela devait être là-bas, au fond d’un vallon qui creusait parmi la forêt une clairière de verdure ; on irait là, tout d’abord, et on s’informerait près des bûcherons.

Dans l’imagination d’Amasius, brave décurion qui avait occis plus de Goths qu’il n’avait de dents dans les mâchoires, Phocas se cachait en une ténébreuse caverne, en quelque inaccessible repaire, et il augurait que la quête serait difficile et pénible ; mais la saison était belle, les hommes décidés : « On en sera quitte, songeait-il, pour dormir quelques nuits en plein air, sous la protection de la déesse aux douze mamelles. »

Ils partirent de grand matin et, ayant suivi un ruisseau qui coupait en deux la forêt de Sinope, ils se trouvèrent, un peu avant midi, en face d’une petite cabane couverte de roseaux, derrière laquelle paraissait s’étendre un agréable jardin. Amasius n’eut aucun soupçon ; il cogna à la porte et demanda l’hospitalité.

La porte s’ouvrit et parut un homme vêtu, tel qu’un paysan, d’une tunique courte qui laissait les jambes nues à partir des genoux ; ses cheveux étaient ras et sa barbe longue ; il avait l’air las et doux ; ses yeux, sous des paupières tombantes, étaient bleus et un peu vagues. L’homme semblait avoir une cinquantaine d’années, mais son âme, certes, était toute jeune, car il manifesta une grande joie, de ce que la Providence lui envoyait des étrangers :

— Entrez, entrez! Comment? Des soldats? Les Goths sont-ils revenus?

— Non, dit Amasius, mais nous cherchons un bandit plus féroce que les fils des Amales, un chrétien, un contempteur des dieux (il récitait son instruction), un magicien, qui connaît l’art incroyable de tuer à distance…

Il n’y a pas de magicien par ici, dit Phocas, mais le pays est plein de voleurs. Ils n’attendent même pas que mes salades soient poussées pour me les arracher. Cela me donne double besogne, il faut que je recommence mes semis, — mais, que voulez-vous? s’ils me prennent mes salades, c’est qu’ils en ont besoin, plus besoin que moi, peut-être, — et d’ailleurs, je leur pardonne et je leur donne ce qu’ils me dérobent.

— Vous êtes trop indulgent, dit Amasius, et l’empereur, qui est juste, a résolu de punir le chef de ces coquins, car il doit être leur chef, mes instructions le portent.

— Quel est son nom? demanda Phocas.

— Son nom?

Il consulta ses tablettes :

— Phocas.

— Phocas! dit le pauvre jardinier, mais je le connais, il se tient tout près d’ici. C’est un chrétien.

— Mes instructions le portent, dit Amasius.

— C’est bien lui, dit Phocas, — un chrétien absolu, un chrétien farouche, un contempteur des dieux! Je vous l’amènerai moi-même, avant le coucher du soleil. Vous tombez bien! Phocas! Ne soyez pas inquiets, il vous appartient, il est entre vos mains. Mais en attendant, puisque vous êtes mes hôtes, je vous dois toute l’hospitalité et d’abord le repas. Du pain, des légumes de mon jardin, — ce que Phocas en a laissé.

— C’est Phocas qui vous vole vos salades? demanda Amasius.

— Lui-même.

— Nous ne le ménagerons pas.

— Je l’espère bien, dit Phocas.

Phocas continua :

— Et, pour les hôtes, je détiens là, enfouie sous terre, une amphore de vin d’Asie… Moi je n’en bois jamais, l’eau du ruisseau est si bonne…

— Nous la boirons! dirent les soldats.

— Je l’espère bien, dit Phocas.


Les soldats et le jardinier se mirent à table. Phocas, sur l’instance d’Amasius but un peu de vin, et alors sa joie s’exalta :

— Que je vous aime, mes amis, s’écria-t-il, vous et tous mes frères, tous les hommes! Souvent, quand je me repose de mon labeur, quand mes laitues, arrosées, s’endorment, comme de bonnes petites créatures, dans la paix du soir, souvent je rêve au bonheur futur de l’humanité, fille de Dieu, et aussi au bonheur immédiat que trouverait en lui-même chacun de nous, s’il vivait en amour, en justice et en charité. Aimez-vous les uns les autres. Si votre frère a froid, donnez-lui place à votre foyer ; s’il a faim, qu’il puisse s’asseoir à votre table ; s’il est ignorant, instruisez-le ; s’il est méchant, forcez-le d’être bon, en étant bon pour lui… Les temps vont changer. Je vois venir un siècle, tout vêtu de blanc, comme un ciel matinal ; il vient sur la mer, et les vagues s’apaisent, et les grands oiseaux qui planent sur les eaux volent autour de lui et lui font un cortège d’amour… Il vient, je le vois! Il a les yeux clairs d’un messager de bonne nouvelle, il chante un cantique d’allégresse ; le battement de ses ailes a une vertu pacifiante… Il vient, je le vois! L’archange lumineux aborde parmi nous… Aimez, aimez, soyez implacables à force d’aimer! Aimez les hommes malgré eux, aimez-les tant que votre amour les dompte, les transforme, et les refaçonne à l’image de Celui qui, pouvant tout, choisit de mourir…

Les soldats, sans bien comprendre, étaient émus ; Amasius aurait voulu entendre encore cette parole d’amour, plus enivrante que le vin d’Asie ; mais, fidèle au mot d’ordre, il songeait aussi à Phocas, l’abominable bandit, et il fit l’effort de dire :

— Maître, je reviendrai te voir, car ton discours m’a remué comme jamais je ne le fus par les plus belles harangues. Je ne t’oublierai pas… J’ai entendu parler d’un philosophe nommé Socrate ou Platon, je ne sais plus, que mon centurion vénère comme un dieu… Tu seras mon Socrate… Oh! que tes paroles m’ont fait de bien… Jamais je n’avais entendu de pareilles choses…

Il se tut ; puis faisant un nouvel effort :

— Et ce Phocas?

Le pauvre jardinier se leva et dit :

— Je suis Phocas.

— Toi? Maître, le vin d’Asie t’a-t-il fait tourner la tête?

— Je suis Phocas.

Par des tablettes, par une plaque de bronze qui lui affirmait, pour son courage en des temps de peste, la reconnaissance de la ville d’Antioche, Phocas prouva qu’il était Phocas.

Convaincu, Amasius murmura quelques paroles de mépris pour la sottise du préteur Aurélius, — puis il emmena Phocas, et la nuit n’était guère avancée quand ils entrèrent dans Sinope.


Dès le lendemain matin, Phocas fut jugé. Le peuple, prévenu, accourait en grande foule ; à la vue du bandit, du chrétien, de l’impie qui haïssait les dieux, il poussa de joyeux cris :

— A mort! A mort! criait le peuple.

Aurélius, après quelques menues tortures et un court interrogatoire, où Phocas avait avoué son crime d’être chrétien, proféra la sentence :

— Aux bêtes!

Et le peuple répéta :

— Aux bêtes, le chrétien! Aux bêtes, aux bêtes!

Peu après midi, le cirque fut ouvert et Phocas parut dans l’arène. Sans souci des hurlements de la foule heureuse, sans songer aux fauves ni aux taureaux, il cria d’une voix forte :

— Je suis chrétien!

Puis il s’agenouilla et attendit, en priant.

Ce fut un taureau qui sortit de l’ergastule.

La bête fonça sur sa proie, la transperça d’un coup de corne, la fit sauter en l’air, puis s’éloigna.

Phocas retomba au milieu d’une pluie de sang. Il n’était même pas évanoui et, comprimant son ventre d’où sortaient ses entrailles, il put se remettre à genoux et continuer sa prière.

A ce moment, il aperçut, près de la porte de l’ergastule, Amasius et ses soldats qui avaient été postés là, l’épée au poing, pour chasser la victime au centre de l’arène, si elle cherchait à fuir vers les caves ; il reconnut ses amis, et, rassemblant ses forces, se souleva pour leur envoyer, d’une main lourde, un signe d’amour et un signe d’adieu.


Les soldats, qu’un désir de gloire et de mystère avait touchés, se consultèrent un instant ; puis, tous, d’un bond, coururent à Phocas, en criant :

— Nous sommes les fils de Phocas! Nous sommes chrétiens!

Ce fut une belle fête et dont le peuple de Sinope se souvint longtemps, car on lâcha des lions et des panthères, et, au lieu d’une victime, il y en eut une douzaine : les yeux des femmes burent du sang.

LA MÉTAMORPHOSE DE DIANE

Quand il vit la lune pâlir et trembler dans le ciel pur, voile égarée sur le bleu des mers, Héliodore eut peur d’un tel présage et, se dressant, les bras levés, il prononça des mots conjuratoires.

En vain. Les dieux fuyaient, oreilles sourdes ; et, de leurs lèvres si éloquentes et si riches en sagesse, il ne tombait plus dans le sanctuaire que des oracles brisés par d’invisibles et nouvelles foudres.

Héliodore reprit sa place sur le banc de pierres, au seuil du temple. Le vent du soir était triste comme un adieu ; on n’entendait d’autres bruits que le sanglot des roseaux ; il pleura comme les roseaux, tout uni d’amour au deuil des choses et des dieux.


Il pleura longtemps, puis il s’endormit, à ce seuil, toujours gardien et toujours prêtre : des cris le réveillèrent et des lueurs de torches. Des gens s’avançaient, petits, demi-nus, ceints de cuirs mal grattés, avec de longs cheveux huilés, aux mains des épieux et des branches de pin qui flambaient et fumaient dans la nuit. Le chef laissa tomber son épieu sur la tête d’Héliodore, et le prêtre, lié de courroies, fut jeté parmi les sanglots des roseaux ; ensuite, on pilla avec soin le sanctuaire de Diane aux genoux blancs.

Ces barbares avaient un pouvoir destructeur vraiment divin ; ce que les hommes avaient mis des siècles à construire, ils le démolirent en quelques heures de nuit, et, tous les ors enlevés et chargés sur des chariots, ils s’excitèrent par dérision à traîner hors du temple l’Artémis inviolée dont le marbre, par sa candeur surhumaine, étonnait la piété des pèlerins. Ils voulurent encore, sans doute pour être agréables à leur dieu particulier, et croyant anéantir son indestructible grâce, morceler l’effigie de la déesse blanche, mais l’effigie voulut demeurer intacte, et les barbares s’éloignèrent, lassés d’un sacrilège inutile.

Alors Héliodore rompit ses liens et se leva lamentable, d’entre les sanglots des roseaux ; le jour nouveau naissait ; ayant lavé la vase qui lui cloîtrait les yeux, il vit l’horreur de la dévastation impie et la Vierge, son amour, couchée en travers du sentier, comme un cadavre laissé là après le meurtre et après le stupre nocturne.

Il se laissa tomber près de la déesse et, ayant baisé ses pieds, il s’évanouit.


« Marbre pur, marbre de grâce,

Genoux fiers,

Hanches où nulle main n’écrivit jamais son désir,

Crèche où nul enfant n’a dormi,

Source où l’oiseau n’est pas venu boire,

Ventre inaccessible,

Neiges éternelles,

Bras qui n’ont daigné accoler que le tronc sacré des chênes,

Mains qui n’ont caressé que les flancs des chiens blancs,

Seins qui n’ont palpité que de l’agonie des biches,

Bouche d’orgueil,

Marbre pur, marbre de grâce! »


Héliodore en son sommeil, balbutiait ces litanies, et, à chaque invocation, il ajoutait un pardon, une supplication, l’expression de sa honte, de son désespoir, de son amour.

« Pardonne-moi, Diane Artémis! Tu m’avais choisi comme gardien et je n’ai pas su éloigner de toi les voleurs! Tu m’avais choisi comme prêtre et je n’ai pas su te préserver du sacrilège. »

Quand Héliodore eut ainsi prié, en toute simplicité et en toute humilité, il lui sembla que la déesse se levait et se penchait vers lui, et il lui sembla que la bouche d’orgueil et de grâce disait :

« Je te pardonne, Héliodore, car tu m’aurais donné ta vie, si j’avais voulu de la vie ; mais les barbares te l’ont laissée par mon ordre, afin que tu sois témoin d’un miracle tel que les hommes n’en ont pas encore vu de pareil.

» Les dieux sont anciens, Héliodore, tu le sais ; mais, si anciens, ils ont eu une naissance et ils doivent tous mourir. L’heure est venue de leur mort. Les dieux meurent, au moment où je te parle, mais ils ne meurent pas comme des hommes ; ils meurent comme des dieux, leur essence permane et va revivre en de nouvelles formes.

» Ces changements sont nécessaires pour leur propre gloire et pour la joie des hommes ; quand les dieux sont trop vieux ils n’inspirent plus ni la terreur, ni l’amour ; ils deviennent indifférents aux âmes familières et aux cœurs distraits ; les hommes, ces éternels prisonniers, n’ont plus confiance en l’échelle de grâce, ils ont peur qu’elle ne rompe sous leurs pieds, ils n’osent plus monter au ciel : alors, retombés dans la tristesse de leur nature, ils rampent, comme aux premiers jours du monde, dans le marécage obscur de l’animalité.

» Il faut des échelles nouvelles ; c’est pourquoi des arbres ont été abattus dans la forêt de l’infini.

» Dors, Héliodore. Quand tu te réveilleras, toi qui m’aimas telle que je fus, tu m’aimeras telle que je serai, et, par l’échelle nouvelle, tu monteras si haut que tu en auras le vertige. »

Diane se tut et Héliodore crut voir, s’en allant vers le temple, une femme vêtue d’une blanche robe traînante, toute semée d’étoiles bleues ; autour de sa tête, il y avait une lueur de soleil et, de ses mains étendues, des rayons très doux tombaient vers la terre. Elle entra dans le temple.


Héliodore dormit encore ; quand il se réveilla, il vit que le temple avait été restauré selon un art nouveau : partout, sur la blancheur des murs, on avait peint des figures inconnues, des nimbes, des agneaux et des lettres grecques appelées thau.

Il se leva et entra dans le sanctuaire, dont il se croyait toujours le gardien et le prêtre, mais, ivre sans doute d’un si long sommeil, il ne reconnaissait ni les trésors, vases, lampes, encensoirs, pourtant remis à leur place tels qu’avant le pillage, ni la physionomie des fidèles, ni l’effigie sacrée qui se dressait toujours sous le même dais de soie et de perles, — et il restait debout, tout surpris, lorsque la voix de son rêve sonna encore en son cœur :

« Héliodore, reconnais-moi, et aime-moi comme tu aimas Diane. Je suis la toujours Vierge ; approche-toi : si tu me dis quelques paroles d’amour, tu comprendras, car c’est l’amour qui fait tout comprendre. Viens, Héliodore, et mets le pied au premier échelon de l’échelle. »

Les fidèles chantaient :

Ave, semper virgo,
Ave, scala cœli.

Héliodore mêla sa voix à celle du chœur, et il aperçut aussitôt, dressée devant lui, une échelle nouvelle faite avec les plus précieux bois fauchés dans la forêt de l’infini. D’un élan il monta aux plus hauts échelons ; il monta si haut qu’il en eut le vertige, si haut qu’il comprit les mystères éternels et la loi qui veut que tout ce qui change ne change qu’en forme et non pas en essence.

RÉGELINDE

C’était au temps que les providentiels Barbares venaient de libérer l’Europe de la tradition romaine. Les Goths fécondaient la paresseuse Espagne. Une autre beauté surgissait d’entre les décombres des temples vains. Des Aphrodites morcelées comme jadis des pierres jetées par Deucalion, une humanité nouvelle naissait au monde, rayonnante de force et de naïveté, ingénue et violente — et de la poussière des Cérès broyées aux lourdes meules habituées à la docilité du grain les hommes du Nord pétrissaient un pain inconnu qui donnait aux mâles le mystère de la volonté et aux femmes le mystère de la grâce.

Régelinde était fille de roi.

Joyau! l’écrin se ferma sur elle le jour de sa naissance et ne se rouvrit plus. Elle vécut dans le palais et dans les jardins royaux, unique, seule de son rang et seule de son essence, aussi unique que l’améthyste taillée en coupe où son père n’avait bu qu’une fois, y buvant mêlé à du vin noir le sang frais d’un tributaire rebelle au tribut.

Vêtue d’une robe blanche stellée de croix de jais, avec au col la bande de pourpre et au doigt la bague d’argent des fiançailles secrètes, elle passait en silence et les officiers se taisaient sur son passage et s’inclinaient, les yeux voilés de la main gauche, selon la mode orientale apportée à Hispal par Isidore, fils de Grégoire, médecin du roi et homme docte.

Nul jamais n’adressait la parole à Régelinde que son père, Resçaon, Majorien l’évêque et sa nourrice Ipa ; aucune de ses quarante esclaves n’eût osé toucher au bas de sa robe sans un ordre de ses yeux ou un signe de son doigt : Régelinde était fille de roi.

Princesse! et adorée muettement par la gent du palais, comme une émanation, comme une incarnation d’Iscratène, le Soleil boréal, comme Iscratène elle-même, l’Astre féminin qui pendant six mois aime les hommes et pendant six mois les hait.

Mais Resçaon était chrétien, baptisé dans les neiges par Abbas le martyr qui, pour ondoyer l’enfant, maître du Septentrion, avait fait fondre à la chaleur de sa main un morceau de glace coupé en forme de croissant de lune, — et Régelinde, chrétienne, ne se croyait pas Iscratène, mais la fille privilégiée du Dieu vivant.

Humble aux pieds de Majorien l’évêque, acceptant ses dires pénitentiels, humble en face de son père, l’oreille ouverte à ses conseils, elle retrouvait dans la solitude l’orgueil d’être l’unique Régelinde et la joie d’être aimée par Celui devant qui les rois ne sont que de la poussière et les évêques de la cendre : Dieu aimait Resçaon, Dieu aimait Majorien, Dieu aimait Ipa, — mais Dieu n’aimait pas Ipa, Majorien ni Resçaon comme il aimait Régelinde : et c’était vrai, aussi vrai qu’il y a sept planètes dans le firmament, aussi vrai que le tonnerre est une clameur du ciel, un avertissement d’avoir à pleurer nos péchés.

Or, un matin, Resçaon appela sa fille et lui annonça la venue du prince des fiançailles secrètes. Le courrier arrivé dans la nuit le précédait de six jours de marche : qu’elle se préparât donc à recevoir comme seigneur le jeune roi d’Hippone, Saran, celui qui portait au doigt une bague d’argent toute pareille à la bague de Régelinde.

Saran! son rêve était allé souvent vers Hippone et vers Saran ; et même, à force de penser à lui, lorsque la nourrice lui contait l’histoire des fiançailles secrètes, parfois elle se l’était figuré : tel à peu près et aussi superbe que Zinthe, le chef des Archers bleus, qui avait un zigzag de foudre tatoué sur le front, aussi superbe, l’œil aussi froidement doux, mais plus royal.

Saran! elle allait donc devenir femme!

Régelinde médita ce mystère et comme elle était très pure, ce fut en vain. Sans doute, le lendemain des noces, au lieu de la robe blanche stellée de croix de jais, elle revêtirait la robe de pourpre et, quand elle deviendrait mère, la robe de sinople frangée d’or rouge, si c’était un fils, frangée de lin, si c’était une fille, — mais comment deviendrait-elle mère?

Interrogée, Ipa répondit, en levant au ciel ses yeux gris :

— « Iscratène, ma mère, Christ, mon sauveur, vous entendez ce qu’elle demande? »

Ce fut tout. Alors Régelinde commanda qu’on fit venir et qu’on laissât seul avec elle Isidore, fils de Grégoire.

Médecin du roi et maître du cérémonial, Isidore était magicien. Il avait étudié sous les plus savants, à Thèbes, à Chrysopolis, à Alexandrie, enfin, à Erythrée, la ville des sables rouges, dont les habitants conversent librement avec les démons et dont le prince, Hucar, trois fois ressuscité, use de plus de femmes en un jour qu’il n’y a de grains de raisins dans une vigne royale.

Isidore entra. Il n’était ni jeune ni vieux, mais il paraissait fort vif, doué d’une surnaturelle santé.

— « Princesse Régelinde, celui que tu enfermes avec toi, vierge, doit être un vieillard. »

Isidore s’affaissa soudain comme sous un fardeau de siècles, et Régelinde parla :

— « Enseigne-moi la science des générations. Dis-moi comment le Père engendra le Fils ; dis-moi quelles sont les conjugaisons des astres. Nomme-moi les principes, les causes et les moyens. Quel est le père des ægipans et quelle est leur mère? Apprends-moi les normes et les ambigénies, la généalogie des semblables et celle des disparates, la création de l’homme et celle de l’ibre, celle du musmon et celle de l’ange ; j’écoute. »

— « Je me tairai, répondit Isidore, fils de Grégoire ; mais regarde. »

Et l’infinité des mondes se déroulant dans les espaces, tels que les anneaux d’une chaîne prodigieuse, Régelinde vit les générations successives, les désirs et les œuvres, les actes d’amour et les naissances.

Elle vit, au commencement des choses, l’ombre du Père, immense dans le ciel pâle, et du Père, comme un surgeon, le fils fut produit.

Elle vit les astres amoureux mêler leurs fluides, — et de nouvelles lumières peuplaient aussitôt l’étendue.

Elle vit le Principe, qui est une roue dont le moyeu est un diamant, dont les jantes sont les sept pierres primordiales, dont l’orbe est un métal unique fait de tous les métaux purs, — et elle comprit que le principe, la cause et le moyen sont Un.

Elle vit la création de l’ange, frôlement d’ailes, la création de l’ægipan et de l’ibre du faune et du musmon.

Elle vit, enfin, par quels gestes l’homme recevait la vie : — mais alors la honte fut si forte en son cœur pur, et la peur si violente en son âme chaste, qu’elle suspendit le bras évocateur d’Isidore le mage et cria, tombant à genoux :

« Après avoir vu cela, je ne veux plus rien voir. Que ces images me demeurent à jamais sous les paupières, et seules, — afin de m’avertir que je ne dois pas être pareille aux autres femelles, et que mon orgueil doit être différent de l’orgueil de toutes les autres femmes et de toutes les autres bêtes. Je veux bien être aimée, je veux bien être fécondée, mais selon les méthodes supérieures, et non selon les formules animales : et à quoi bon, puisque je possède désormais la connaissance du principe, de la cause et du moyen. Dieu, par l’intermédiaire du Mage, a instruit sa fille spirituellement : la chair m’est inutile et j’en dénie les instincts.

» Saran, je ne serai pas ta femme, car tu mépriseras une beauté suicidée. »

Elle ôta de son doigt l’anneau d’argent des fiançailles secrètes et, le donnant à Isidore :

— « Tu m’en feras un autre avec celui-là, en y ajoutant son poids d’or, afin de signifier l’union de Régelinde et de l’Infini. »

Elle dit encore :

— « Le salut est d’agir en négation des lois naturelles. »

— « Cela est ainsi », répondit le Mage.

Quand il fut sorti, Régelinde se creva les yeux.

L’INEFFABLE VOLONTÉ

Ser Bondetto, de Florence, était un homme riche, mais peu recommandable. Il achetait des grains à bas prix, dans les années abondantes, et, dans les années de disette, il les revendait fort cher au peuple imprévoyant. En ces temps naïfs (c’était vers l’an 1240), un tel commerce était réprouvé et l’on méprisait celui qui, spéculant sur la confiance des faibles et des humbles, s’enrichissait avec le pain des pauvres. Plus d’une fois, à l’applaudissement universel, la populace exaspérée pilla ses magasins et brisa ses coffres, mais Ser Bondetto avait de secrètes réserves, des caves profondes comme des catacombes où dormaient enfouies la force et l’âme du monde, l’or et le blé, et, après chaque émeute, il était toujours aussi riche, aussi puissant et aussi méchant.

Sa femme Bonadonna coopérait à sa mauvaise œuvre ; elle tenait le registre des ventes et des achats, pesait les pièces d’or en une petite balance fort sagace, qui savait se déclencher au bon moment et qui, à elle seule, eût enrichi ses maîtres. Bonadonna avait surtout un geste exquis et précieux : son petit doigt se posait, avec la légèreté et la prestesse d’un oiseau, sur l’un ou sur l’autre plateau et corrigeait, avec une invisible dextérité, l’inflexibilité de la justice. Elle était fort jolie dans ce rôle et Ser Bondetto l’aimait beaucoup : le soir, quand ils faisaient leurs comptes, ils ressemblaient à un tableau qui est au Louvre, car Bonadonna, pendant que son mari vérifiait les calculs et les vols de sa chère compagne, ouvrait un livre d’heures, tout riant de vives miniatures, et lisait à haute voix de douces prières.

Ils prospéraient donc, malgré les rancunes et les violences du peuple, et ils étaient heureux, vivant en joie et en labeur, augmentant leur fortune, sans négliger leur salut.

A vrai dire, pas plus que leurs frères d’aujourd’hui, ils ne connaissaient leur coquinerie ; leur méchanceté était tout instinctive et ils n’avaient jamais raisonné leur scélératesse. Si les hommes raisonnaient leur scélératesse, ils ne voudraient plus être scélérats.

Comme de bons chrétiens ils fréquentaient les églises aux heures commandées et même ajoutaient à leur devoir beaucoup de pratiques surérogatoires. Avares pour les pauvres, ils étaient libéraux pour le clergé, et le clergé les estimait.

Or, il advint qu’un singulier prédicateur entra dans Florence et, du premier jour s’y fit écouter. Il était vêtu à peu près comme un mendiant et il parlait au peuple d’une voix forte et claire, n’importe où, au milieu des places, au carrefour des rues, dans la cour des hôtelleries. Quant à ses paroles, on en n’avait jamais entendu de pareilles. Il ne citait pas de latin, il ne faisait pas de belles phrases, il n’ordonnait pas de longues et harmonieuses périodes, il ne divisait pas son discours en plusieurs points, il n’usait ni de la prosopopée, ni de l’antiphrase, ni de l’exorde, ni de la péroraison ; il disait seulement : « Aimez-vous les uns les autres et pour vous aimer mieux, faites-vous pauvres, car on n’aime bien que lorsqu’on est libéré de la richesse qui endurcit le cœur et le rend aussi inerte qu’un morceau d’or ; et si vous êtes déjà pauvres, réjouissez-vous, car vous êtes les préférés du Christ et les vrais princes de son empire. Malheur au riche! il a été trouvé sans amour et il a été condamné. »

Il disait ces choses et bien d’autres, et les âmes étaient touchées, et les prêtres, qui étaient parmi les riches, eurent peur. Afin que le pauvre n’eût pas l’air de prêcher contre eux, ils lui ouvrirent leurs églises et lui offrirent leurs chaires, bien qu’il n’eût pas reçu les ordres sacrés et bien qu’il ne fût qu’un homme de bonne volonté.

Il prêcha un soir dans l’église de Saint-Côme. C’était la paroisse de Ser Bondetto : il eût soin de se trouver là, au premier rang, avec sa chère Bonadonna, et tous deux écoutèrent, ravis d’étonnement, des vérités qui leur étaient inconnues.

En regagnant leur logis, escortés de serviteurs portant des flambeaux, ils n’osèrent, contrairement à leur habitude, se faire part de leurs impressions. Cette fois, elles étaient trop violentes, et surtout trop neuves ; ils s’en trouvaient comme enivrés.

Le lendemain matin, le premier client qui entra dans la boutique fut un pauvre vieillard. Il venait quérir du blé pour un denier.

— Que veux-tu faire d’un denier de blé? demanda Ser Bondetto. Que peut-on faire d’un denier de blé? D’ailleurs, je ne vends pas pour de si petites quantités. Je vends aux meuniers, les meuniers vendent aux boulangers, et les boulangers vendent au peuple. Voici donc un ducat : achète-toi du pain, du vin, des olives, et sois heureux.

— Connaissez-vous ce vieillard, Ser Bondetto? demanda Bonadonna, quand le pauvre fut parti. Moi, je ne l’ai jamais vu.

— Ni moi non plus, Bonadonna, je ne l’ai jamais vu. Il n’est sans doute pas de Florence.

— Il vient peut-être de très loin? dit Bonadonna.

— Peut-être, dit Bondetto.

— Vous avez bien fait de lui donner un ducat, dit Bonadonna.

— Je l’ai donné sans réfléchir, dit Bondetto.

— Vous avez bien fait, Ser Bondetto, reprit Bonadonna, car je crois que ce pauvre nous a été envoyé par le Christ, afin d’éprouver notre cœur.

— C’est aussi ma pensée, répondit Bondetto.

Depuis ce jour, Bonadonna renonça au gracieux geste de son petit doigt, léger comme un oiseau, et les meuniers de Florence furent surpris de l’insolite générosité de Ser Bondetto qui, pour mesure, maintenant, livrait volontiers mesure et demie. Tous processionnèrent vers sa boutique, croyant à une aberration momentanée, car tous voulaient profiter, tous voulant mourir riches, selon la devise qui est devenue, par la suite des temps, la devise de tous les hommes civilisés.

Cependant, Ser Bondetto vendit tout son blé, et comme il avait négligé d’en racheter, ayant d’autres idées, un jour, il ferma boutique et il dit à Bonadonna :

— Je n’ai plus de blé et mes coffres sont pleins d’or. Que ferons-nous de tant d’or? Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de l’offrir aux pauvres, — s’ils en veulent?

— Je le pense, dit Bonadonna. Réservez seulement de quoi acheter une petite maison, un champ, une voiture et un âne, car je désire me retirer à la campagne.

Il fut fait selon ce que voulait Bonadonna. Retirés en une pauvre bicoque, ils se firent jardiniers et ils vécurent du travail de leurs mains. Devenus pauvres et bien qu’ils eussent passé la première jeunesse, ils se sentirent tout à coup reverdir comme un arbre à moitié mort que l’on ampute de la gourmandise de ses grosses et lourdes branches. L’amour qu’ils déversaient sur leur blé, sur leur or, sur leur vaisselle d’argent, sur leurs vêtements de soie, sur leurs meubles sculptés, sur leurs joyaux, cet amour, extériorisé vers la fornication du métal et du bois, leur rentra dans le cœur, et ils commencèrent à s’aimer tant et tant, qu’à peine si les archanges ou les séraphins sont capables d’une si profonde dévotion.

Ils s’aimaient en Dieu, par le renoncement, et, ne possédant plus rien que le nécessaire, ils avaient tout, par surcroît, tout, — toutes les richesses spirituelles dédaignées de ceux qui n’adorent que la matérialité.

Ils s’aimaient à ne plus pouvoir parler ; demeurant des journées entières penchés sur la terre, ils maniaient en silence leur bêche, contents et reposés de s’être regardés à la dérobée, de se savoir l’un près de l’autre en communauté d’amour et de travail.

Mais, n’étant plus égoïstes, l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre ne leur suffisait pas, et ils se mirent à aimer leurs proches, puis tous les hommes et surtout ceux qui étaient pauvres comme eux, et surtout ceux qui étaient encore plus pauvres, ceux qui s’en vont par les chemins sans but et sans pain, sans espoir et sans joie ; ils les recueillaient dans leur petite maison et même s’en allaient au-devant d’eux, le long des routes ; pour les nourrir, ils travaillaient double, mais ceux qu’ils avaient secourus, n’étant pas ingrats, les aidaient dans leur labeur, et la pauvre bicoque de Ser Bondetto devint une petite colonie d’hommes humblement heureux.

Après vingt ans de vie parfaite, Bonadonna, ayant trop peu ménagé ses forces, tomba malade et fut bientôt à l’article de la mort, à la page du livre qui lui aurait été douce entre toutes (car son espoir était infini), si Ser Bondetto avait pu la lire, penché près d’elle, tête contre tête. Mais Ser Bondetto se portait à merveille et sa force, bien qu’il passât bien des nuits, ne faiblissait aucunement. Lui aussi, pourtant, se désolait. Il voyait, les yeux navrés, venir la Libératrice qui ne viendrait pas pour lui, et souvent il pleurait de ne pas mourir.

L’heure suprême arriva où Bonadonna demanda les derniers sacrements. Ser Bondetto alla quérir un prêtre.

Déjà le chrême avait touché le front de la mourante, déjà les amis de la maison récitaient les prières des agonisants, quand Bondetto, qui pleurait à genoux, se leva et dit :

— Je veux mourir aussi!

Et se couchant près de sa femme, dont il saisit la main, il reçut, après elle, la consolation de l’huile sainte et la grâce du viatique.

Ensuite, comme les assistants émerveillés se taisaient et regardaient, admirant cet incroyable miracle de l’amour et de la volonté, Ser Bondetto et Bonadonna poussèrent ensemble un grand gémissement.

Ils étaient morts.

HAMADRIAS

I

Hamadrias, la marquise Fioravanti avait reçu ce nom galant et mythologique à son entrée dans l’Académie des Asolans, où le cardinal Bembo charmait, avec ses casuistiques amoureuses, de belles et nobles femmes et de doctes cavaliers. Les réunions étaient à la villa du cardinal, sous les pins et sous les chênes, et l’on discutait, en péripatéticiens, sur tous les cas de conscience qui peuvent émouvoir des amants, non moins maîtres de leurs sens que de leur cœur. Bembo, gravement souriant, avait très souvent le dernier mot, et, par contentement, il redressait la tête, agitant les glands rouges qui tombaient de son chapeau de feutre blanc. Mais les cavaliers aussi trouvaient, dans le souvenir de leurs aventures, de sérieux arguments, et les princesses et les marquises, maintes fois, résolurent avec ingéniosité des questions de principe qui embarrassaient le cardinal et rendaient songeurs les abbés, enclins pourtant à l’ironie.

Ainsi, on se demandait :

« Si une dame, aimée d’un amant timide, peut encourager cet amant jusqu’à lui donner des marques non équivoques de sa sollicitude, — par exemple, choisir ouvertement sa compagnie, lui demander la main pour descendre l’escalier, lui faire compliment sur sa figure, et même allant plus loin, lui donner un baiser? »

Sur une telle question, la controverse allait droit au baiser, et l’on épiloguait longtemps. Des femmes, très raffinées et fort égoïstes, vantaient le charme d’être aimées par un timide dont les yeux seuls parlent ; c’était, disaient-elles, un plaisir exquis que cette muette adoration et que cette douloureuse contrainte imposée à un être dévoué ainsi qu’un esclave. Le baiser gâterait tout, puisqu’il métamorphoserait la timidité en audace, et qu’il faudrait bientôt céder sur tous les points à la fois et abandonner au vainqueur que l’on aurait fait soi-même, toutes les redoutes et enfin le château-fort.

« Le château Saint-Ange! » risqua un cavalier spirituel, mais hardi en ses propos.

A ce mot, le cardinal se mit à sourire, puis à rire, bien cordialement, et, encouragées par cette condescendance, les princesses et les marquises se répétèrent la jolie métaphore sur un ton à peine scandalisé.

« Seigneur cavalier, dit Hamadrias qui, ce jour-là, n’avait encore ni parlé, ni ri ; votre mot est l’un des plus beaux qui soient sortis de notre Académie. Avec cela et la gloire que lui fera, dans les siècles futurs, le nom de notre cardinal, la voilà assurée d’une renommée éternelle, si je ne me trompe. Le château Saint-Ange est la clef de Rome, si bien que celui qui détient cette forteresse est maître de toute la ville. Il en est de même pour la femme : maître du château, vous l’êtes de tous les palais, de tous les plaisirs, de toutes les pensées, de tous les désirs, de tous les rêves qui s’agitent en ce petit monde aux agréables formes ; et que vous le preniez par connivence, ou par ruse, ou par force, le résultat sera toujours pareil et la soumission aussi absolue. »

« C’est aller trop vite, madame, dit le cardinal, et vous tranchez les questions les plus subtiles avec bien de la violence. »

Les marquises et les princesses dirent ingénument : « Madame, vous nous avez trahies. »

II

Jamais plus Hamadrias n’alla sous les pins et sous les chênes disputer avec les Asolans. Elle les trouvait puérils et un peu hypocrites. En se joignant à eux, elle avait cru que des discours hardis et vrais lui auraient permis de revivre élégamment les plaisirs d’amour, auxquels, lasse, elle venait de dire adieu, — ayant à peine, cependant, dépassé la trentaine. Mais les distinctions de ces âmes froides et de ces cœurs légers, et de ces esprits faussés par la mode, l’exaspéraient, et, aussi, l’humiliaient. Elle avait tant vécu, elle avait aimé si abondamment que les débauches cérébrales de ces prudents lui semblaient des rêves d’enfants malades et le cardinal, que pourtant elle estimait, lui apparaissait tel qu’un pédagogue naïf et compliqué, vaniteux et bonasse, très probablement impuissant et un peu ridicule.

Ayant donc abandonné les Asolans, elle voulut se purifier par des actes et laver, en des baisers qui ne fussent pas des métaphores, le bleu platonicien dont elle sentait qu’on lui avait teint la peau, — et elle se laissa aimer pour la centième fois, mettant en cette dernière épreuve, avec tout ce qu’elle avait de sensualisme païen, tout ce qui lui restait de foi et de désintéressement.

Mais la viole ne vibrait plus.

Alors, elle songea à sa beauté et la voulut immortelle.

Sa beauté, son corps, sa forme, elle n’avait jamais aimé que cela, en somme, — et de retour de chacun de ses voyages à la recherche de l’amour, avec quelle joie, reprenant possession d’elle-même, elle retrouvait la grâce absolue de sa chair adorée!

Michel-Ange tailla dans le marbre la glorieuse Hamadrias et la marquise Fioravanti exposa en son palais, dans la galerie des fêtes, parmi les vasques d’agate et les dieux de bronze, le chef-d’œuvre sans pareil de sa propre beauté. Sur le socle, il y avait écrit ce seul nom, Hamadrias, — afin que la postérité révérât, comme une déesse, la femme qui ne voulait que la gloire anonyme d’avoir été belle.

Et les cardinaux, les abbés, les cavaliers, les princesses et les marquises passèrent dans la galerie du palais Fioravanti, admirant l’œuvre du sculpteur et blâmant l’impudeur d’Hamadrias. Elle était là, écoutant les propos, jouissant de l’envie, aimable et fière, se vouant, pour son heure suprême, à laisser le souvenir d’une grâce impérieusement unique, — puis, quand tous eurent passé au son des violons et des harpes, elle approcha de ses lèvres la bague empoisonnée, don du défunt pape, — et ses femmes l’emportèrent.

III

Le lendemain, don Giacinto Carrera, cardinal en disgrâce et évêque de Foligno, recevait cette lettre :

« Très fidèle ami, — l’Empereur a dormi dans mon lit, j’ai été le plaisir d’un pape et j’ai passionné des cardinaux ; j’ai eu pour amants des jeunes hommes étonnés de leur bonheur et des vieillards respectueux de mes caprices ; des artistes qui oubliaient de me plaire parce que ma beauté les enivrait ; des dévots qui m’adoraient ingénument, des abbés dont la perversité m’amusait ; des poètes qui rêvaient dans mes bras à celles qu’ils n’avaient pas ; des Castillans stupides comme des boucs et des Tudesques mélancoliques ; des êtres de toutes les nations et même de ceux-là dont l’amour stérile a le ragoût spécial de l’obscène ; j’ai été aimée jusque par la jalousie de mes pareilles et j’ai désarmé leur jalousie.

» (Ah! très fidèle ami, quelle confession — si c’en était une!)

» Que me reste-t-il?

» L’imprévu?

» Je ne crois guère à l’imprévu pour une femme de ma beauté, de mon âge, de ma liberté. Tous les hasards sont venus à moi et je les ai pris tous, même s’ils n’avaient pour séduction que la batte d’Arlequin ou la casaque de Pantaleone.

» L’amour? Encore l’amour?

» J’ai trop aimé pour y croire désormais et on m’aima trop pour que l’amour de demain puisse me faire oublier celui d’hier.

» Songez, très fidèle ami, que Cristoforo de Naples, — qui n’avait pas vingt-trois ans et dont le génie troublait Michel-Ange, — s’est tué pour moi, et que je l’adorais et que je vis, et que je l’ai pleuré et que je l’ai oublié, — si bien que je ne saurais plus dire la couleur de ses yeux, les yeux de Cristoforo, jadis ma joie, mon ciel, mon lac de Nemi, mon golfe de Naples!

» Non, très fidèle ami, je n’ai plus d’espoir qu’en ma volonté de mourir belle : ce sera ma dernière volupté. »

LA RÉVOLTE DE LA PLÈBE

I

Le beau, le fort, le royal mâle, le bourreau jovial et roux s’arrêtait aux carrefours et, un nègre grotesque ayant soufflé dans une conque marine, qui rendait des sons puissants et doux, comme venus d’en haut, le bourreau jovial et roux criait de sa belle voix d’appel :

— A la plus belle! A la plus belle!

Il criait, puis il flagellait sa mule vêtue d’orreries et de cuirs historiés de rires rouges, et plus loin, parmi les gens contents et les filles songeuses, il criait encore :

— A la plus belle! A la plus belle!

Quand il arriva devant le palais de la reine, il quitta sa mule historiée de rires rouges et à genoux il cria son cri :

— A la plus belle! A la plus belle!

Alors, une étoffe de pourpre monta des entrailles de la tour et flotta au-dessus des créneaux, pendant que huit soldats de bronze sonnaient des airs d’amour en des trompes d’ivoire.

La reine parut sous l’étoffe de pourpre pliée en dais dont les coins étaient retenus par des amazones qui dressaient, à la place de leurs seins rasés, des boules d’argent hérissées de pointes d’or : un jeu habile l’éleva trois fois comme une apparition plus haut que le mur des créneaux et le peuple d’une seule voix criait à son tour, confondant en une adoration unique l’élue de la pourpre et la future élue du sang :

— A la plus belle! A la plus belle!

Au troisième jeu, la reine descendit et ne remonta plus, la foule se tut, le voile de pourpre s’affaissa, les hérauts de bronze abaissèrent leurs trompettes, et le bourreau jovial et roux, enjambant sa mule aux rires rouges, continua son chemin par les rues, s’arrêtant aux carrefours et criant, après la sommation de la conque, de sa belle voix d’appel :

— A la plus belle! A la plus belle!


Les agapes du soir furent solennelles et douces.

— C’est toi la plus belle! disaient les amants à leur belle. Demain tu seras choisie et je ne te verrai plus. Laisse que je m’enivre pour jamais à la coupe jumelle de tes seins purs et que je pénètre une dernière fois en toi, pour que dans les autres mondes il naisse de moi un Dieu!

Mais l’amante songeait et disait :

— Je ne suis pas la plus belle. Tu verras, je serai dédaignée, nous retrouverons nos jours et nos nuits. Laisse-moi me baigner et me parfumer, laisse-moi dormir, que mes yeux soient calmes ; laisse-moi : tu m’aimeras demain. Je veux qu’Il me choisisse — pour la prochaine fois.

Ayant entendu cela, les amants s’attristaient et disaient :

— Tu es la plus belle! Il te choisira demain. Donne-moi les derniers plaisirs et qu’un Dieu immortel naisse de ma chair mortelle.

Et les belles attendries par la certitude de leur beauté unique et sûre, aimaient leurs amants — pour la dernière fois.

— Oui, disaient-elles, vaincues, il n’est que trop vrai : je suis la plus belle, je me sens déjà élue!

Les trompettes de l’aube les réveillèrent toutes pâmées d’amour et d’orgueil.


La montagne du sacrifice s’élevait comme un cap au bord des flots verts, portant à son sommet la statue du Dieu éternellement voilée de blanc. Il était debout, ramenant sur sa poitrine avec ses bras croisés, les plis d’un lourd manteau d’argent. Pour l’avoir vu nu pendant quelques secondes, tous les ans, le peuple devinait et aimait sa beauté impérissable, sa grâce vierge et immaculée, — car si la plus belle lui était offerte, il n’en voulait que le simulacre et ses bras ne s’étaient jamais noués, comme ceux d’un Baal impur, sur de la frissonnante chair : celle qui mourait pour lui ne mourait pas sous des baisers obscènes et torrides, mais, holocauste d’amour, en versant avec décence un sang sacré.

La foule adorait muette, agenouillée dans la plaine, les yeux extasiés vers l’idole ou levés, moins haut, vers la reine qui, à mi-chemin sous son dais de pourpre pleurait, selon le rite, le malheur de ne pouvoir, ayant été élue la Puissance, être élue la Beauté.

Quand le soleil atteignit dans le ciel un certain point connu de lui seul, le bourreau jovial et roux parut sur la montagne pour disposer aux pieds du Dieu un billot entouré d’étoffes précieuses, mais il se retira aussitôt derrière la statue, attendant le signal d’amour.

A ce moment, le défilé commença. Vêtues de voiles blancs, ainsi que l’Amant dont elles voulaient la conquête, une à une, les jeunes femmes gravirent la montagne sainte et, passant lentement devant le dieu immobile, elles redescendaient par un autre chemin.

Elles passaient et redescendaient tristes et pleurantes, pour venir se ranger autour de la reine, cortège de dédaignées, et cette partie de la montagne retentissait d’un bruit terrible de sanglots qui, comme les flots d’un torrent de honte, venaient retomber sur le peuple à genoux.

Toutes étaient passées et nulle n’avait été choisie!

Toutes! non, en voici encore une, mais si pâle et si indécise à gravir la route que l’on devine une incrédule, peut-être une blasphématrice.

— Va! va! cria la foule. C’est toi! Il t’attend. Va! va! Monte avec courage! Monte, tu es belle! Monte, tu es la plus belle!

Et à chaque cri de la foule, comme portée par la puissance de la parole, la victime avançait d’un pas.

Elle arriva sous la statue : les bras du Dieu, pour un instant, s’ouvrirent étendus en croix comme deux grandes ailes blanches, — et le peuple disait, ému, d’une joie divine : « Voilà celle qu’il a choisie! Merci! Gloire à Dieu! Gloire à Dieu! »

Cependant, plus pâle encore, et toute chancelante, mais résignée, la Victime, imitant les gestes du Dieu, étendit ses bras blancs vers la foule qui adora, enivrée, la beauté voulue par le Mystère.

Cet acte de prêtresse, la piété du peuple, la conscience absolue d’être bien vraiment « la plus belle », ce rôle d’hiérophante et d’holocauste, tout cela raffermit enfin la jeune femme et, sans même un regard vers celui qui, perdu dans l’assemblée des fidèles, se glorifiait douloureusement d’une telle amie, elle s’agenouilla et posa son front blanc sur le billot habillé d’étoffes précieuses. On vit s’avancer le bourreau jovial et roux qui, tout en criant de sa belle voix d’appel :

— La plus belle! La plus belle! La plus belle! sortit de son écrin le glaive nu des sacrifices.

Sur le cou incliné le glaive tomba.

Alors le bourreau jovial et roux prit par les cheveux la tête heureuse de la plus belle, et d’un geste large il la lança dans la mer.

Les cheveux d’or, lourde étoffe, laissèrent la tête heureuse tomber lentement dans le ciel bleu, comme un don divin ; les cheveux d’or s’ouvrirent en éventail de bénédiction et le ciel bleu, pour un éclair, s’illumina d’un second soleil.

Le peuple criait, sur un mode d’amour et de pitié :

O tête la plus belle,
Que ton sang nous bénisse!

La tête doucement s’enfonça dans la mer.

II

— Seigneur, dit Amalio, c’est le peuple qui se révolte.

— Pourquoi?

— Seigneur, sait-on pourquoi le vent souffle en tempête, qui, l’instant d’avant, passait odorant, doux et nonchalant?

— Va et interroge les meneurs. Qu’ils disent leur désir : je l’accomplirai, s’il est juste.

Seigneur, ils ne sauront pas me répondre.

— Interroge-les toujours.

— Seigneur, vos archers seuls se font comprendre.

— Tais-toi et va.

Quand son ministre fut sorti, Sansovino reprit sa marche impatiente de prince prisonnier de l’inquiétude. Fort, mais seul contre le délire des foules, il doutait d’une force qui n’avait pas su pacifier les ouragans et intérieurement il reniait la gloire du pouvoir.

Maître de lui, cependant, et de l’ironie plein les yeux, il cherchait la cause secrète, peut-être lointaine, de cette révolte déconcertante, et, s’arrêtant çà et là, il semblait interroger les vieux confidents de sa souveraineté et ses gardiens, le double rang des héros de marbre, les énigmatiques armures, incorruptibles corps laissés là par des âmes insoucieuses ; — et il adressait aussi des questions aux êtres auréolés qui s’extasiaient dans la splendeur éternelle des mosaïques ; — et il interrogeait encore, mais d’un regard plus doux, Fulvia, sa maîtresse, sorte de reptile fauve et doré, qui se roulait à moitié nue dans un coin, vautrée parmi de précieuses soies, mangeant des oranges et jouant avec un singe.

La bête à chaque instant s’empêtrait dans les étoffes ou dans la robe de Fulvia, une courte tunique de lin rouge brodée de noires têtes de cynocéphales ; alors, elle se fâchait, montrait les dents, puis calmée aussitôt, faisait patte de velours, caressait le cou, les épaules et les seins de son amie, à l’imitation de Sansovino ; ensuite, riait en se gonflant les joues.

— Fulvia, dit le prince, je te défends de te laisser caresser par l’Angiolo. Il te mordra, et tu sais que je n’aime pas le sang.

— Le sang, le sang! cria Fulvia, c’est beau, le sang, c’est de l’eau pourpre, c’est de l’eau vivante!

Un geste la fit taire et elle se rencoigna :

— Angiolo, sois sage! Le seigneur a dit que tu sois sage… Tiens, regarde, ton portrait, là, et là encore, tiens, tiens, tiens…

Et elle relevait, ingénue ou perverse, le pan de sa courte robe, dénudant ses grêles et pures hanches, le profil aimable de son ventre vierge de fruit.

Soudain (la peur donne la pudeur), elle cessa de jouer, baissa sa robe, la rentra entre ses jambes, comme une lutteuse. L’Angiolo aussi se figea en une grotesque statuette de la crainte, — et, sa main agrippée à celle de Fulvia, il tremblait.

Sansovino s’arrêta court, le poing sur sa dague.

Une voix de houle s’élevait, un aboiement d’infernale meute, — et des stridences comme de tempête, les cordages giflant les mâts, la voilure claquant avec désespoir.

— Le Tranche-têtes! le Tranche-têtes! le Tranche-têtes!

Amalio rentra.

— Eh bien?

— C’est le Tranche-têtes, seigneur.

— Ne l’ai-je pas supprimé? dit Sansovino. N’ai-je point annihilé cette cruelle fête ou douze têtes de vierges tombaient sans gloire et sans expiation pour la seule sauvegarde d’une tradition criminelle et folle? Dans les temps anciens, tu le sais, il n’y avait qu’une victime. Il en fallut deux, bientôt, puis quatre, puis douze à la superstition stupide de la plèbe et des prêtres… Douze crimes pour honorer l’infini!… Amalio, je suis venu et j’ai protégé mon peuple contre lui-même ; j’ai défendu tous les sacrifices sanglants : ni douze têtes, ni une seule. Plus de sang! Que demandent-ils donc? Ne suis-je pas obéi?

— Vous êtes obéi seigneur. Aussi, je ne comprends pas.

— Alors, à quoi es-tu bon? Retourne, amène-moi un de ces sauvages, un chef, s’il y en a… Oui, la Plèbe a toujours des chefs… Les chefs sont la conscience de la Foule… Amène-moi la conscience de la Foule, que je la sonde, que j’enfonce mon bras dans le secret de ces ténébreuses entrailles!

— Je sais ce qu’ils veulent, prince, dit Fulvia.

— Tais-toi et habille-toi. Le Peuple va entrer ici, et il n’aime pas la beauté. La beauté le surprend et le met en colère.

Fulvia obéit.

— Angiolo, viens, et soyons bien, bien sages. Viens, ami, et je vais te dire une histoire. Chut! Tu ne sais pas ce que c’est que la fête du Tranche-têtes? Ecoute bien!… Oh! c’était si beau!… Figure-toi tous les ans, à Pâques, quand le soleil monte et s’épanouit comme une grande fleur d’amour… tu fus jamais amoureux, toi, l’Angiolo?… douze belles filles de trois fois six ans, et blondes comme Lui, se sacrifiaient pour la Cité et mouraient pour perpétuer la vie… Elles allaient, vêtues de blanc comme de nouvelles épousées, vers la montagne du Levant, et là, toutes se dépouillaient de leurs parures et, nues, se baisaient sur la bouche, puis s’agenouillaient, et l’homme rouge leur coupait la tête… Il était beau, lui aussi, l’homme rouge, et fort, et grand! Douze fois la hache tombait, et ses bras ne mollissaient pas… Ah! la belle fête! Le Peuple entier était là, pleurant d’amour, chantant des cantiques au Dieu si bon qui donne la vie avec joie et à qui il faut la rendre avec joie. Du sang, du sang, mon petit l’Angiolo! Le beau sang pur coulait sur les flancs de la montagne de marbre, et les vierges buvaient une goutte du beau sang pur et vierge, pour devenir aptes à l’amour et à l’enfantement… Maintenant, les filles seront délaissées et elles seront stériles… O Sansovino, pourquoi as-tu défendu la fête?… Tu dors, mon petit l’Angiolo :

Fais dodo,
L’Angiolo,
Dodo, mon ’tit l’Angiolo!

— Que veux-tu? demanda Sansovino au chef du Peuple qu’Amalio poussait vers le prince.

— Le Tranche-têtes, seigneur.

— Il est supprimé.

— Rétablis-le, seigneur, si tu nous aimes… Les douze sont prêtes, elles sont là, avec nous… Veux-tu les voir?… Venez, Lucia, Corona, Palma, venez toutes!

Les douze vierges entrèrent, pâles et les yeux ardents. Elles se tenaient par la main. Elles saluèrent le prince et Lucia, d’une voix sévère et un peu frissonnante, dit lentement :

— Nous t’en supplions, Prince, permets le Tranche-têtes!

Sansovino ne répondit pas.

Alors un autre chef entra, quasi-nu, la poitrine poilue et rouge. Il leva son bâton et dit :

— C’est moi le Peuple. Le Peuple veut le Tranche-têtes.

Sansovino répondit au Peuple.

— Je n’ai plus de bourreau… Qui sera l’homme rouge?

— Moi, dit le Peuple.

— Allez, dit Sansovino, et que le peuple soit son propre bourreau.

Les hommes sortirent, les douze vierges sortirent, et un violent cri de joie, un hurlement voluptueux entra par les étroites fenêtres. Le peuple délirait, chantait, infatigablement, sur le ton de l’ivresse :

— Au Tranche-têtes! Au Tranche-têtes! Au Tranche-têtes! Gloire à Dieu! Gloire à Sansovino!

Fulvia, bondissant de son coin, l’Angiolo dans ses bras, courut au prince :

— Tu es bon, tu es bon, Sansovino! comme je t’aime!

Mais le prince, l’écartant d’un geste, appuya son front à l’épaule du triste Amalio, — et il pleura.

L’ACCIDENT ROYAL

Le jeune roi et la jeune reine firent leur entrée par la porte royale. C’était une brèche que l’on ouvrait dans la muraille à de solennelles occasions, quand le roi, mort ou vivant, revenait d’une guerre et d’une victoire. Des ancêtres du jeune roi avaient franchi jusqu’à douze fois la brèche, douze fois pratiquée, douze fois restaurée ; mais depuis longtemps, depuis des générations, la porte royale était restée murée et un lierre y étalait sa paresse, symbole de paix et de décadence.

Le lierre fut arraché et le vainqueur entra.

Le cortège était simple et magnifique : d’abord, des escadrons de cavaliers, crinière au vent et lance au poing ; puis, en un carrosse découvert, le roi et la reine : le roi, serré comme une abeille dans un corselet de velours aurore, brodé d’hyacinthes, et la reine, pareille à une libellule, dans un corselet de soie violette brodé de topazes ; tout autour du carrosse, des gardes cavalcadaient, et venaient enfin, fermant la marche, de solides soudards casqués de fer, et dont l’épaule pliait sous la lourde et longue arquebuse.

Respectueuse et curieuse, la foule se pressait sans cordialité, sans joie ; elle semblait bouder, songeant qu’on l’avait frustrée des fêtes du mariage royal et que le vainqueur lui amenait, fille du vaincu, moins une reine qu’une esclave couronnée.

Cependant, la jeune reine souriait et le roi saluait son peuple.

Des moments se passèrent ainsi et le cortège avançait lentement, mais sans heurts, sans tempêtes ; le carrosse doré paraissait une majestueuse galère sur des eaux calmes.

Trop de sagesse chez le peuple inquiète les rois, comme une mer trop paisible inquiète les capitaines. La jeune reine, la fille du vaincu, se pencha vers son mari et, tout en continuant de sourire au peuple, prononça quelques paroles sans doute convenues d’avance, car le roi n’en fut pas ému et ne répondit que par un signe. Un aide de camp ayant tourné les yeux vers la voiture royale, le jeune roi porta ingénument la main à son menton ; l’aide de camp répéta ce geste, mais aucun incident immédiat ne fut la conséquence de ce mystérieux échange de brèves pensées.

Peu à peu, la foule s’accroissait et une visible houle agitait légèrement la surface du tranquille océan ; il y avait des courants, des remous, mais paisibles, mais doux, mais silencieux. Enfin, on tourna vers une rue plus large, encore mal déblayée, car le cortège avait marché à une rapidité relative et imprévue : les attardés fuyaient vers les maisons, intimidés par les chevaux, par les lances, par l’air brutal des cavaliers. Le train se ralentit ; mais, tout à coup, sans cause apparente, un des chevaux du carrosse fit un écart : l’attelage, monté par de subtils postillons, hésita une seconde, puis se rejeta violemment sur la gauche ; la ligne des gardes fut rompue, des imprudents s’avançaient : l’un d’eux roula sous les pieds des chevaux.

Alors, brusquement comme un équipage de cirque, l’attelage royal reprit sa position, les six chevaux ramenés à la paix, maintenus immobiles.

Le roi sauta à terre, arriva le premier au blessé qu’il éleva dans ses bras. Instantanément, de la foule, naguère si calme et presque muette, monta un grondement qui bientôt éclata, tel qu’un formidable coup de tonnerre d’acclamation. A ce peuple inactif et qui regardait, l’acte du roi avait paru une merveille d’à-propos et d’héroïsme : ces chevaux soudain arrêtés, le roi descendant de son carrosse, se jetant au secours d’un inconnu, victime, sans doute, de son imprudence ou de sa curiosité — quelle occasion d’enthousiasme!

Mais quand la foule vit le jeune roi installer lui-même le blessé sur les coussins royaux, à côté de la reine, qui s’empressa de lui essuyer doucement le visage et les mains, ce fut un indicible délire, — et l’armée elle-même, oubliant son rôle, entonna de frénétiques hourras.

— Quel bon roi! disait le peuple, quelle bonne reine! Il n’y a qu’un roi pour être aussi bon! Il n’y a qu’une reine pour être aussi bonne! Et comme ils sont beaux! Le roi a un nez vraiment royal et la reine a des yeux aussi doux que les yeux de la madone!

La foule s’attendrissait : une traînée de cris d’amour s’enflamma le long des rues, jusqu’au delà des murailles, jusque dans les campagnes, jusque dans les forêts, jusque dans les montagnes!

Cependant des chirurgiens étaient accourus et une voiture avait été mandée pour transporter le blessé.

— Conduisez-le au palais, chez moi, dit le roi. Il sera soigné comme mon frère.

Ces paroles, bientôt répétées de toutes les bouches en toutes les oreilles, augmentèrent encore un délire qui touchait pourtant au paroxysme ; elles franchirent les portes, les fenêtres, les cloisons ; elles montèrent jusqu’aux greniers ; elles descendirent jusqu’aux caves, — et toute la ville se répandit dans les rues. Les aveugles pleuraient de ne pas voir ; les sourds pleuraient de ne pas entendre ; les paralytiques et les fiévreux se traînaient au bord des fenêtres.

La masse humaine devint si compacte que l’on mit une heure à franchir la moitié de la grand’place. De temps en temps, le roi se levait, agitait son casque aux plumes de cygne, et des trombes de cris jaillissaient, retombaient en cataractes. Il prit la jeune reine, la fit monter debout sur les coussins, la montra au peuple ; alors la joie et l’admiration furent si grandes que les moyens d’expression faillirent : il y eut une minute de silence religieusement grandiose, comme à l’ostension du Saint-Sacrement.

Tout d’un coup, comme vaincue par l’émotion, la reine laissa tomber sa tête sur l’épaule de son mari, le roi baisa le front qui s’approchait de ses lèvres, — et le spectacle de cette royale idylle ralluma soudain l’enthousiasme qui se recueillait : le volcan populaire lança une gerbe de flammes.

Cependant, un mouvement s’organisait dans la foule, qui s’ouvrait pour laisser passer des hommes forts et résolus. Quand il y en eut environ trente autour du carrosse royal, leur volonté se fit voir clairement : ils dételèrent les chevaux, prirent leur place et, en grande joie, se mirent à traîner leurs maîtres.

C’est ainsi que finissent d’ordinaire de telles ovations, les hommes ne pouvant imaginer un signe d’esclavage plus manifeste.

Le délire s’accentua : des femmes bravaient l’écrasement pour venir baiser la poussière du marchepied royal.

Au milieu d’héroïques clameurs, le cortège repartit, pendant que la petite reine serrait convulsivement la main du jeune roi.

Ils se regardèrent : il y avait de l’amour dans leurs yeux.

MAINS DE REINE

Après le repas de midi, spectacle donné à la cour, rigoureux cérémonial où il fallait offrir à l’admiration courtisane des gestes souverains et des grâces inimitables, le roi et la reine se reposaient dans une intime solitude. Leur coin favori était un petit pavillon qui s’élevait sur le grand canal ; c’était un lieu merveilleusement mélancolique : on n’y entendait que la plainte monotone des tristes peupliers et parfois le bruit de la bataille des ailes blanches contre les ailes noires, — cygnes qui disaient en vain le mystère inexprimé par la paix visible.

En entrant dans la chambre réservée, où de longs couloirs les avaient conduits, le roi et la reine trouvaient encore la table mise, repas non plus d’apparat, simple goûter qui n’avait de royal que la fantaisie des mets, la rareté des fruits, la fabuleuse vieillesse des vins : langues de flamant rose fumées au bois de genévrier, pêches d’Asie pas plus grosses que des noix, vin de Galilée, des vignes bénies par Jésus. Mais depuis quelque temps, ils avaient moins de plaisir à faire la dînette en cachette, et souvent, sans même regarder la petite table, la reine se mettait à tresser des fils de soie, silencieusement.

Il y avait des semaines déjà que la reine maniait les fils de soie et que le singulier ouvrage occupait le plaisir de ses doigts. Elle prenait trois fils assortis ou contrastés selon leurs nuances et, les tordant ensemble, elle façonnait un fil triple encore très fin et infiniment solide.

— Que faites-vous donc, ma reine? demandait le roi.

— Je triple des fils de soie, répondait la reine.

— Je le vois bien, reprenait le roi. Vos doigts menus vont et viennent, vous mouillez votre pouce du bout de votre petite langue et vous tordez, vous tordez les beaux fils de soie ; — mais pourquoi?

— Pour m’amuser, répondait la reine.

Le roi demandait encore :

— Et quand vous aurez tordu toutes vos soies?

La reine répondait :

— Je ne tordrai pas toutes mes soies, je ne tresse que les plus jolies, les plus fines et les plus souples. C’est pour cela que mon ouvrage dure tant ; mais je ne m’y userai pas les doigts, n’ayez crainte, mon roi cher. Mon ouvrage dure, mais il finira, et l’heure qu’il finira, il y aura une grande surprise.

— Pour qui? demandait le roi.

La reine souriait sans répondre, et parfois ses mains tremblaient un peu et embrouillaient les fils, tellement étaient doux les yeux du roi et si anxieuse était sa voix.

N’ayant pas eu d’autre réponse, le roi ne faisait plus d’autres questions et, assis aux pieds de la reine, comme un page bien sage, il tirait de longs sanglots d’une douloureuse viole.

C’était un roi si mélancolique!

Rien, jamais, n’avait pu le contenter. Toute joie ne lui était douce qu’à moitié et, inquiet, il pleurait la moitié de joie qui lui échappait. C’était la meilleure, la plus pure, la plus suave, et elle fuyait, elle s’en allait vers l’infini, odorante fumée qui se rit du désir. Toute peine lui était d’autant plus amère, car la peine, il la sentait deux fois, et les plus fugitives, touchées d’amour pour un cœur si tendre, se posaient familièrement sur son front et le fleurissaient d’une auréole de lumineuse douleur.

Il approcha ses lèvres des mains de la reine et doucement, sans entraver leur mystérieux travail, il les baisa l’une après l’autre, plusieurs fois, — puis il leva la tête et dit :

— Reine, pourquoi m’aimez-vous moins?

— Roi, pourquoi me demandez-vous cela?

— Je vous demande cela pour être consolé par l’amour de votre voix.

La reine répondit :

— Eh bien! soyez consolé. Votre question est folle, voilà ma réponse.

— Reine, ma question n’est pas folle, puisque vous ne savez comment y répondre. Si ma question était folle, vous m’auriez clos les lèvres d’un grand baiser irrésistible, — et vous ne l’avez pas fait! Vous n’avez pas bougé, vous n’avez pas rougi, vos doigts n’ont pas suspendu leur effrayante besogne…

— Effrayante?

— Oui, effrayante! Le remuement perpétuel de ces doigts me fait peur…

— Oh! peur!

— Oui, peur! Comme un enfant a peur à voir remuer des choses qui ne doivent pas remuer.

— Mais les doigts sont faits pour remuer! dit la reine.

— Pas ainsi, pas ainsi!

Le roi se leva. Eloigné de quelques pas, il resta debout, fasciné par le mouvement des mains blanches de la reine. A force d’en suivre la marche sinueuse, mais régulière, il arriva à prévoir tous les petits gestes des doigts : l’ongle de l’annulaire va passer là et briller, la bague de l’index va paraître de profil, et dans le geste suivant, elle va briller de toute la splendeur oculaire de son saphir… Il y eut un geste imprévu, puis tout s’arrêta.

La reine maintenant jouait avec l’œuvre de ses mains, un long serpent de soie tout diapré et qui semblait vraiment se dérouler en vivantes spirales.

Le roi était toujours debout, immobile et l’œil fixe. Il ne voyait pas les mouvements que faisait la reine : il voyait encore ceux qu’elle ne faisait plus. Elle se dressa, les yeux plus lumineux que les écailles du serpent de soie qui se tordait sous ses doigts, et il semblait qu’ayant façonné ce simulacre elle eut acquis, par son œuvre même, une âme nouvelle et soudaine, l’âme sifflante et venimeuse d’une vipère.

La fascination des yeux avait remplacé la fascination des doigts : sous le regard de la reine, le roi s’avança. Elle lui toucha l’épaule, il s’arrêta : à ce moment le serpent siffla et mordit, — et le roi étranglé tomba à genoux, puis se coucha sur le côté.

La reine ouvrit la fenêtre et fit un signe.

Les cygnes se battaient dans l’eau verte du grand canal, où les tristes peupliers pleuraient toutes leurs feuilles.

Les ailes noires se battaient contre les ailes blanches ; les ailes blanches furent vaincues et elles voguèrent sur les eaux lentes du grand canal, comme des crimes qui ne seront jamais ensevelis.

L’ÉTABLE

CONTE DE NOEL

I

Quand le prince Astère eut vingt ans, il résolut de se marier et fit part de ce royal désir, c’est-à-dire de cette volonté, à ses ministres. Respectueusement, on s’étonna et on lui rappela qu’il était fiancé, depuis l’âge de douze ans, à une princesse alors au maillot, mais qui promettait déjà d’être plus belle que le jour, et à laquelle les Fées avaient prédit une fortune digne de Sémiramis. Mais le prince Astère répondit qu’il avait vingt ans et la princesse huit ans, tout juste, et qu’il n’était pas d’humeur d’attendre, pour aimer, la floraison de cette incomparable fillette.

Alors, les ministres protestèrent, en s’inclinant :

— Prince, toutes les beautés de votre royaume entreront dans votre lit sur un signe de votre bon plaisir, et nos femmes, même, et nos filles…

Je suis las de vos filles et de vos femmes, dit le prince ; je suis las des servantes de mon royaume ; je veux une femme dont je ferai ma femme, et je ne connaîtrai qu’elle : elle sourira, quand j’ouvrirai la porte de sa chambre, comme une amie — et non comme une esclave… Ce sera une grande économie pour l’Etat, continua le prince Astère d’un ton sévère, car vous m’avez coûté cher, messieurs, et la peau de vos progénitures ne valait ni le brocart dont je les ai vêtues, ni les ducats dont j’ai alourdi vos poches ; — et quant à vos femmes, voyons, je n’ai plus quinze ans!

Les ministres se regardèrent l’un l’autre et, craignant de perdre leurs places et leurs décorations, ils se turent.

— Voici ce que j’ai décidé, reprit le prince Astère. Un édit sera rendu qui convoquera vers mon palais toutes les filles de mon âge, riches ou pauvres, nobles ou vilaines, et à mesure qu’elles arriveront, on les promènera partout, on leur montrera toutes les merveilles de mes trésors, on leur servira les repas les plus exquis, on leur fera entendre les plus douces musiques et, le soir venu, on leur donnera à choisir, pour passer la nuit, entre l’étable et le palais, entre la somptuosité d’un lit royal et la botte de paille où dormit l’enfant Jésus.

— Il y aura peu de monde dans l’étable, dit le premier ministre.

— C’est probable, dit le prince Astère.

II

L’édit fut rendu, et les vierges pèlerines cheminèrent vers la demeure du prince. Les unes arrivaient accompagnées de leur famille, de leurs amis, de leurs serviteurs et de tous ceux qui, confiants en la beauté de la postulante, espéraient, par leur servilité, se faire un titre à des faveurs futures ; les autres arrivaient seules, fortes de leur pureté et assez protégées par une telle armure, — ou bien luxurieuses et mêmes courtisanes et songeant à capter le prince par leur hardiesse ou par leur science, et encore toutes prêtes à monter de mâle en mâle jusqu’au trône.

Elles arrivaient les unes et les autres, et on les traitait ainsi que des reines possibles ; toutes étaient pareillement reçues avec les égards les plus minutieux : cependant, les plus riches ou les plus belles, et d’abord celles qui avaient le double don de la richesse et de la beauté, trouvaient un accueil plus empressé et plus déférent : on leur offrait les plus odorantes fleurs et les confitures les plus parfumées, et les chambres du palais les plus commodes et les mieux ornées leur étaient indiquées par les chambellans.

Selon ce qu’avaient prévu les ministres du prince Astère, nulle de ces belles n’avait choisi l’étable et le lit de paille d’avoine ; à l’offre de s’anuiter parmi les bonnes vaches et les douces génisses, toutes se mettaient à rire, croyant à une agréable plaisanterie et songeant : « Dieu! qu’on a d’esprit à la cour! »

III

Cependant, tous les soirs, quelques instants avant minuit, le prince Astère, vêtu tel qu’un bouvier, mais un bouvier d’une noble élégance, s’en allait tout seul vers l’étable. D’une main, il tenait un long bâton de frêne et, de l’autre, une pauvre lanterne sourde à vitres de corne ; chaussé de sabots fumés, il sortait par une porte secrète, en faisant le moins de bruit possible, et fermement il s’engageait dans les sentiers obscurs qui conduisaient à la ferme, à une assez bonne distance de son palais. Les jeunes prétendantes y étaient menées en carrosses : lui, le prince, y allait à pied, comme un valet de labour qui regagne sa pauvre litière, et tout en marchant dans la boue, il rêvait.

Il rêvait que peut-être il allait trouver blottie sous la paille fraîche l’ange au cœur humble et aux yeux purs que le ciel devait lui envoyer, la fille adorable qui aurait compris que la pauvreté est le chemin de l’exaltation et que, pour arriver à la couche du roi, il faut passer par la porte de l’étable.

Mais il trouvait toujours l’étable vide, et il avait beau sonder la litière avec son long bâton de frêne et, avec sa lanterne, éclairer tous les recoins de la demeure des bonnes génisses, il ne voyait rien, il ne trouvait rien que les bonnes génisses qui dormaient, des brins de foin pendant sur leurs fanons. Il les caressait, demeurait là, un instant, à humer l’air tiède et musqué, puis il sortait et, ayant laissé retomber le loquet de bois, il reprenait tristement son chemin, rentrait en son palais et se couchait, affligé par l’orgueil des vierges.

IV

Or, il arriva qu’une bergère, qui faisait paître ses moutons fort loin de là, et loin de toute cité, entendit parler de l’édit. Elle avait vingt ans et elle se croyait jolie ; mais, si son cœur était pur, son corps était souillé. Les bergers du pays en usaient familièrement avec elle, et elle était si bonne qu’elle n’en refusait aucun, fût-il le plus pauvre ou le plus laid ; aussi, sa réputation était très mauvaise, et les femmes excitaient les petits enfants qui revenaient de l’école à lui lancer des pierres et à l’appeler « vilaine ».

Ils m’ont appelée vilaine,
Avec mes sabots, dondaine.
Ils m’ont appelée vilaine.

Pourtant, elle se mit en route. Comme l’édit assurait à toutes celles qui s’en iraient vers le palais des vivres et même une mule pour faire le chemin, elle se dit que c’était une belle occasion de voir du nouveau, et puis, qui sait? Si elle ne captivait pas le prince (à cela elle ne songeait guère), elle plairait peut-être à quelque seigneur, qui lui donnerait une pièce d’or pour son corsage. Ainsi donc, elle se mit en route.

Ses amis les bergers l’avaient prévenue qu’elle verrait des choses merveilleuses, des choses comme il n’y en a que dans la lune ou dans l’empire des Antipodes, mais tout ce qu’elle avait imaginé fut dépassé par ce qu’elle vit, car son imagination était aussi pauvre que sa cotte de bergère. Elle pensa se trouver mal à la douceur des parfums et des musques, et on lui fit manger des confits si délicats qu’elle eut peur de ne plus jamais retrouver de saveur aux pimprenelles et aux fraises des bois.

Les chambellans lui montrèrent la chambre qu’on lui destinait : c’était la moins belle de tout le palais, mais son luxe était encore assez séduisant, car les murs étaient tendus de tapisseries où jouaient des licornes et, sur le sol, formé d’une minutieuse mosaïque, des toisons de chèvres bleues s’amoncelaient, plus douces que des oreillers de mousse et que des tapis de feuilles mortes. Le lit était de bois doré, les courtines étaient de soie changeante, et tout cela était large, haut, profond comme l’ombre et comme le silence d’une forêt automnale.

Elle se réjouissait déjà des nuits à dormir en de telles richesses, lorsque les chambellans ajoutèrent, sur le ton d’une incompréhensible ironie :

— Maintenant, nous allons vous montrer une chambre plus belle encore, — peut-être! — et vous choisirez.

Un carrosse attendait, où elle monta, et l’on fut bientôt à la ferme.

— Voici, dirent les chambellans ; c’est une étable.

La bergère entra dans l’étable, et les génisses, qui ruminaient, tournèrent la tête vers elle, comme pour la saluer : elle les caressa, elle aussi ; elle leur donna des noms, et les bonnes bêtes allongeaient leur mufle et ouvraient leurs grands yeux doux.

— Eh bien! je reste là, dit la bergère, après avoir fait le tour de l’étable ; l’autre chambre est belle, mais celle-ci est plus belle encore, en vérité, — et comme je dormirai bien sur ce lit de paille! Allez-vous-en et fermez la porte ; je suis chez moi. Bonsoir!

V

Le prince Astère était désespéré. Trente fois il avait mis ses sabots fumés, pris son bâton de frêne, allumé sa lanterne de corne ; trente fois, il avait en vain fait le pèlerinage de l’étable.

— Allons, se dit-il le trente et unième soir, j’irai encore une fois, et si je n’y trouve personne, je ferai un nouvel édit qui annulera le premier, et je m’ennuierai beaucoup. O Seigneur, fais que je trouve l’élue!

Il tira le loquet, et sans entrer, jeta dans l’étable un regard presque distrait : il n’avait plus la foi.

Il allait sortir, sans chercher davantage, honteux un peu de sa candeur, lorsque la paille remua, juste sous la crèche, près du mufle endormi d’une vieille vache rousse dont le lait tant de fois l’avait réconforté.

La bergère se souleva, ses cheveux blonds pleins de paille blonde ; elle était si fraîche et si gracieuse, si enfantine avec ses yeux troublés par la lumière que le prince s’agenouilla, en disant :

— Tu es reine!

— Prince, dit la bergère, devinant que son seigneur était devant elle, ô prince! je ne suis pas venue pour être reine, je ne suis rien qu’une pauvre fille et une malheureuse pécheresse! Oui, prince, une pécheresse! Je ne veux pas vous abuser : je suis… je suis… une fille perdue!

Elle pleurait et elle gémissait tant, que son pauvre corsage usé éclata sous l’effort des sanglots, laissant voir deux tout petits seins candides et peureux, pendant que le prince, lui baisant la main, répétait simplement :

— Tu es reine, tu es reine, tu es reine!

LA VILLE DES SPHINX

C’était une ville merveilleuse et unique qui s’élevait au milieu du grand désert, si vaste qu’elle enfermait dans ses murailles des prés pleins de troupeaux, des champs de labour, des forêts, des vergers, des sources et un lac d’amour où les jeunes filles allaient se baigner nues le troisième jour de la nouvelle lune.

Jamais personne n’était entré dans la ville merveilleuse, jamais personne n’en était sorti.

Elle s’étendait au milieu du grand désert, orgueilleuse d’être unique, d’être le monde, d’être la vie, d’être la joie tombée du ciel parmi la tristesse infinie des sables.

Ses habitants, doux, simples et voluptueux, ignoraient les formes d’une religion précise et la tyrannie d’un gouvernement strict, pareils à ces Indiens divins que visita Benjamin de Tudèle qui ne connaissaient d’autre magistrature que celle de la bonne volonté. Cependant, la vue des merveilles qui éclataient à l’horizon leur avait fait concevoir la possibilité de délices futures, le probable prolongement, au delà de la mort, des jouissances de leur humanité.

Très loin autour des murailles, il n’y avait que des sables, des pierres, ou des petits rochers blancs comme de vieux ossements ; mais, là-bas, près du cercle, on distinguait fort bien, les jours de grande clarté, des forêts miraculeuses, toutes bleues, de hautes tours blanches sommées d’or, et, vers le couchant, un palais rose aux mille fenêtres de lumière ; des tourbillons d’anges volaient au-dessus de la cime des arbres, et leurs ailes écrivaient dans l’air pur des éclairs.

Ces merveilles consolaient, à l’heure de la mort, les habitants de la ville unique ; ils imaginaient une migration des âmes vers les forêts bleues, vers les tours blanches sommées d’or et vers le palais aux mille fenêtres de lumière ; ils se revoyaient, angéliques et immortellement joyeux, zébrer l’air pur des éclairs de leurs ailes, et la volupté de planer au-dessus des cimes leur semblait si douce que certains mouraient volontiers, par le désir d’une telle métamorphose.

Heureux comme était ce peuple, l’idée d’un bonheur qui se noie dans la ténèbre lui était insupportable ; ils aspiraient à l’absolu du plaisir et ne voulaient pas comprendre les droits de la mort, — l’infélicité de la vie qui induit les hommes à souhaiter de fondre comme un grain de sel dans l’Océan du néant ; ils croyaient donc à la pérennité de leurs âmes innocentes, — non par dogme ou doctrine, mais comme on croit à la véracité d’un conte charmant et aux caresses d’une illusion.

Nul en ce pays ne se souciait plus de la vérité ; on admettait cet axiome : « La vérité c’est ce que je crois. » Et l’on permettait à autrui d’avoir une vérité à soi et même plusieurs, comme on a un petit chien ou des oiseaux familiers. Il y avait une légende sur la Vérité, et on la représentait comme une sorte de croquemitaine, qui, d’un seul regard, stupidifie les enfants et les imprudents ; certains, sans doute par divination, la peignaient tel qu’un monstre haineux et féroce qui happe les hommes par une jambe et se sert de cette massue pour écraser les autres hommes. (Ces gens simples, le jour où ils voudront des dieux, éliront sans doute pour patronne la candide Liberté, femme aux grands yeux indulgents, créature d’amour et de grâce, au geste fier.) Nul en ce pays n’avait donc jamais eu l’idée d’aller voir si les merveilles lointaines de l’horizon étaient de vraies merveilles, des édifications dignes de foi, des arbres authentiques, des anges réels ; nul n’avait jamais tenté de franchir le seuil veillé par les deux sphinx.

Bêtes de bronze, mais oraculaires, vivantes quand il leur plaisait, œuvres effroyables d’une magie préadamite, deux sphinx gardaient la seule porte de la ville, la porte par où il est défendu de sortir. Elles souriaient dans leur sommeil d’airain, les deux bêtes gardiennes établies là par Istakar, le fondateur de la ville, et, méditatrices, elles semblaient n’avoir choisi l’immobilité de la mort que par dédain pour le geste de la vie. Parfois, des paroles sortaient de leurs lèvres immuables ; c’étaient des poèmes ou des contes si anciens qu’on ne les comprenait plus guère ; mais, recueillis et écrits, ils servaient de talismans et de formules d’amour. Sphinx et sphinge, à l’heure de la nubilité, les adolescents venaient visiter les bêtes de bronze et les baiser sur la bouche ; les filles baisaient la bouche de la bête dont une barbe pointue triangulait la face et les mâles baisaient la bouche de la bête qui avait des mamelles de femme.

Or, un jour, un adolescent, déjà fort comme un homme et plus instruit qu’un vieillard, après avoir baisé la bouche de la sphinge, toucha de ses lèvres la fleur des seins d’airain, et dit :

— Sphinge, réponds-moi.

La sphinge répondit ainsi :

— Enfant, comment as-tu trouvé le secret d’Istakar?

— Je l’ai trouvé, puisque tu me réponds.

— Reviens demain, dit la sphinge ; c’est le jour où le peuple s’amuse au jeu du bain sacré, le jour où, pour la première fois, les filles écloses dans l’année, à la vie de l’amour, se montrent nues sur les rives du lac. Au lieu de suivre le peuple, viens ici, et je ferai ta volonté, — puisque tu sais le secret d’Istakar.

Le lendemain, dès que l’adolescent fut arrivé, une petite porte s’ouvrit lentement dans la muraille, pendant que d’une voix lamentable la sphinge disait ce seul mot :

— Va!

Alors l’adolescent entra dans le monde extérieur. Il marcha longtemps, les yeux levés sur les lointaines forêts bleues, les tours blanches sommées d’or, les fenêtres de lumière, le vol radieux des anges ; si longtemps que la nuit tomba sur le désert, et il s’endormit.

Trois fois la nuit tomba sur le désert, et trois fois l’adolescent s’endormit, la tête sur une pierre.

Le quatrième jour, au matin, comme il tendait ses bras implorants et las vers les merveilles de l’horizon, toujours aussi lointaines et toujours aussi belles, un aigle descendit et vint se poser sur la pierre où il avait dormi.

— Aigle, dit l’adolescent, aie pitié de moi, prends-moi et porte-moi là-bas, au sommet de la tour d’ivoire.

L’aigle prit l’adolescent.

— Adolescent, couche-toi sur mon dos entre mes deux ailes, et je te porterai vers la tour d’ivoire.

L’aigle s’envola, pareil à Géryon, et l’adolescent couché entre les deux ailes, tout exalté d’amour, fixait éperdu la tour blanche sommée d’or, toujours lointaine et toujours belle.

L’aigle vola longtemps, si longtemps qu’ils arrivèrent au pays où les jours sont des années et où les années sont des siècles, et toujours la tour se dressait à l’horizon parmi le vol des anges, au-dessus de la forêt bleue et du palais aux fenêtres de lumière.

Tous les siècles, l’adolescent demandait avec l’inquiétude du désir :

— Aigle, sommes-nous bientôt arrivés?

Mais l’aigle sans répondre donnait dans l’air un violent coup d’aile et ils passaient par des pays où les fleurs sont des soleils et où les femmes accrochent des étoiles à leurs oreilles, et toujours la tour d’ivoire resplendissait au loin, toujours pure et toujours belle.

— Aigle, sommes-nous bientôt arrivés? demanda l’adolescent d’une voix triste et cassée. Aigle, mes mains sont devenues toutes jaunes et mes cheveux sont devenus tout blancs. Aigle, sommes-nous pas bientôt arrivés?

— Nous sommes arrivés, vieillard, répondit l’aigle en se posant sur la pierre où l’adolescent avait couché sa tête, à la troisième nuit de son voyage. Voici la tour, voici la forêt, voici le palais, voici les anges, tels que tu les voyais quand je t’ai pris entre mes deux ailes ; nous avons fait le tour des mondes sans atteindre ton désir, et maintenant tu es vieux, tu vas mourir, va au moins mourir chez toi.

L’aigle disparut, ayant secoué son fardeau, et, tombé rudement parmi les pierres, le vieillard s’endormit et rêva.

Le premier geste de son réveil fut de chercher de ses yeux fatigués les divines merveilles qui l’avaient si longtemps nourri d’amour, mais l’horizon était nu, formé seulement d’un cercle noir. Il ne fut pas surpris, car son rêve l’avait préparé à connaître enfin et à comprendre la vérité ; triste d’une lumière perdue, il se réjouit de savoir que l’horizon était un cercle noir et, méprisant les illusions primitives des hommes, marchant sans repos, il ne mit que deux jours pour atteindre la porte gardée par les sphinx.

Elle était ouverte. Il entra et dit :

— O sphinx, ami de ma jeunesse, me voici. Je reviens d’un si long voyage que mes mains sont toutes jaunes et que mes cheveux sont tout blancs, — mais je sais la vérité. Il n’y a là-bas ni forêt bleue, ni tour blanche au chef d’or, ni palais aux fenêtres de lumière, ni vol radieux d’archanges ; j’ai parcouru le monde et les mondes, couché sur le dos de l’aigle et maintenant, je sais, — je sais que l’univers est ceint d’un cercle noir fait de ténèbres, et que la merveille des horizons n’est que la fleur inutile de l’éternelle Illusion. Je sais, et je tuerai l’Illusion. Je sais et je dirai la vérité. Peuples, voici la vérité…

Mais la sphinge, au signe que lui fit le mâle de bronze, se dressa tristement, écrasant sous sa griffe, lionne compatissante, le monstre qui avait traversé les mondes entre les ailes de Géryon.

LIVRE II

VISAGES DE FEMMES

IRMINE

Avec son joli nom, presque inédit, ses cheveux couleur du lin des quenouilles, sa figure blanche, son corps long et souple, ses mains élégantes, Irmine paraissait une sorte de jeune fille chef-d’œuvre, un exemple à suivre pour ses sœurs futures, le modèle de ce que peut donner de délicieux et de délicat ce genre de chrysalide. Et elle avait des talents : colorier des arbres préalablement décalqués dans la méthode Cassagne, ou des moulins dont les roues font mousser l’eau de la petite rivière qui vient de loin, ou la chaumière dont la cheminée fume paisiblement, ce qui s’indique par des spirales bleuâtres ; ensuite des effets de neige, des effets de lune, des effets d’orage, et en général tout ce que la nature, vue par l’œil d’un professeur de dessin, peut offrir de rococo mélancolique et pittoresque.

Irmine était donc célèbre dans la petite ville où elle promenait les jours de fête des toilettes esthétiques, dont l’ornement premier et décisif était une broche en forme de palette à aquarelle, où, sur fond d’or, des godets d’argent étreignaient de fausses pierres précieuses et quelques vraies.

Si jolie et si ridicule, Irmine aurait fait pitié, — sans ses yeux. Ils étaient presque terribles, tout noirs, fixes, impérieux, dédaigneux, cruels. Les yeux d’Irmine contredisaient les effets de neige et les effets de lune, les moulins et les chaumières, la palette et les godets d’argent ; quand on les regardait et surtout quand ils vous regardaient, on était certain de voir une autre Irmine, d’être vu par une Irmine inconnue et mystérieuse ; — le manteau de ridicule descendait de ses épaules et on avait la sensation, sans doute à cause du noir inquiétant des yeux, d’une vierge folle, mais froidement passionnée, vêtue de la seule obscure transparence que la nuit, au fond des jardins, tisse autour d’une nymphe de marbre.

Dans son entourage, les yeux d’Irmine étaient incompris ; on les déplorait ; c’était le seul défaut, le dommage de cette créature tant privilégiée ; on les souhaitait gris de brouillard, nuance chaste, avec de doux éclairs bleus pour simuler « le réveil de la Nature », les matins d’avril, quand les fumées de la gelée blanche qui s’évapore, ne laissent voir que par petits coins « l’azur du ciel » ; d’autres personnes, à l’imagination plus calme, regrettaient qu’ils ne fussent pas d’un bleu tout pur et tout uni ; enfin, les yeux d’Irmine étaient « un sujet de conversation inépuisable » et les goûts, tout en manifestant leur diversité, étaient d’accord sur ce point :

« C’est bien fâcheux qu’une aussi jolie jeune fille ait des yeux pareils, des yeux comme on n’en a jamais vu! »

Cependant, il y a des amateurs d’yeux. L’un d’eux passa par la ville dont Irmine était la gloire et, ayant vu les yeux d’Irmine, il n’alla pas plus loin.

Cet amateur se nommait Savin. Il voyageait éternellement par toutes les parties du monde, se mêlant aux foules, cherchant des regards étrangers et des yeux nouveaux. Arrivé dans une ville, il allait aux endroits où les gens se promènent, se saluent en souriant et en grimaçant ; c’est là qu’il cueillait les plus beaux regards, ceux dont la gamme va de la pitié jusqu’au désir. Il savait lire cette écriture complexe, de lueurs et de feux comme les signaux nocturnes que se font les navires ; il devinait les adultères satisfaits et ceux qui se rongent le cœur dans une infranchissable solitude ; il comprenait les traînées de lumière pâle qui signifient les désirs indolents, et les rapides rayons qui disent les volontés sûres de se réaliser à l’heure choisie : il comparait les flammes tombantes du regret avec les flammes aiguës de l’espoir et les obscures phosphorescences de la résignation ; — mais en déchiffrant, il jouissait surtout de la couleur et de ce qu’il appelait, par une singulière innovation, le timbre des regards.

Savin distinguait la couleur des yeux de la couleur du regard ; selon lui, des yeux jaunes, par exemple, pouvaient donner des regards bleus, verts, noirs, rouges, des regards de toutes les nuances possibles, de ces nuances qui n’ont pas de nom, si fugitives et si diverses qu’on ne les rencontre pas deux fois, ni en d’autres yeux, ni dans les mêmes yeux. Mais, outre ces nuances et d’abord, il constatait une nuance fondamentale, toujours constante, quoique différente de la couleur apparente de l’œil ; ainsi, des yeux bleus ont pour nuance fondamentale de regard le jaune-gris, et des yeux noirs le jaune d’or : c’est ce qu’il appelait le timbre. Le timbre donne aux regards la personnalité, il les différencie et et les confirme dans un ton unique et absolu. Il y a des yeux presque pareils d’apparence, mais les regards de ces yeux, par la diversité que leur donne le timbre, sont toujours dissemblables.

Ayant vu Irmine, Savin jugea :

« Ses yeux sont noirs, le timbre est jaune d’or pointillé de rouge, les nuances du regard peuvent monter jusqu’à l’aigu et descendre jusqu’au velours noir ; je viens de percevoir un regard noir bleu tigré d’or et un regard vert sombre strié de pourpre. »

Et Savin continuait à dénombrer tous les regards possibles des yeux d’Irmine, sans se soucier des lois du contraste des couleurs, car selon lui, la couleur des yeux et des regards était assez différente, par essence, des couleurs ordinaires pour n’être pas soumise aux mêmes lois. D’ailleurs, sans mépriser la science, il la tenait pour une servante, bonne aux gros ouvrages, bonne à balayer le sentier où se promènera notre plaisir ; — il voulait s’amuser et être heureux par la possession de divins yeux, de merveilleux regards, « comme on n’en avait jamais vu ».

Il n’alla donc pas plus loin, et il épousa Irmine, qui se laissa faire, quand elle sut que Savin était un « bon parti » et qu’elle pourrait orner son cou blanc d’une palette à godets « enrichie de diamants ».

Alors, tout le jour, Savin se réjouit au jeu des yeux — des yeux de velours noirs dont les sombres rayons se ponctuaient d’or ou de pourpre, puis il chercha ce que disaient, en toute vérité, les yeux d’Irmine.

« Une femme froidement passionnée, vêtue de la seule obscure transparence que la nuit, au fond des jardins, tisse autour d’une déesse de marbre. »

Ils disaient cela, les yeux d’Irmine, mais ils mentaient, comme des yeux de femme, car Irmine, ayant été une médiocre élève de Cassagne, fut une épouse sage et une mère prudente. En ses heures de loisirs elle coloriait, ainsi que jadis, des décalques où chantait tout le rococo mélancolique d’une nature honnête et sentimentale : effets de lune, effets de neige, chaumières d’où monte un ruban bleu, moulins dont l’eau mousse comme de l’eau de savon.

Dans les yeux d’Irmine, il n’y avait rien que l’illusion de celui qui venait s’y mirer ; c’était un beau vitrail qui, la fenêtre ouverte, laissait voir une cour de ferme.

Il n’y avait qu’illusion, il n’y avait que mensonge dans les yeux d’Irmine ; Savin les adora jusqu’à sa mort, adorateur de ses propres rêves, heureux quand des visions d’or ou de pourpre passaient, comme la bénédiction d’une promesse divine, dans les regards de velours noir.

PHÉNICE

C’était une jeune femme comme toutes les autres. Rien ne la différenciait de ses sœurs ; tout semblait médiocre en elle, sottement médiocre ; sa beauté de blonde douteuse était ordinaire et fade ; son élégance, à peine suffisante ; son esprit, que l’on supposait nul, n’allumait aucune flamme en ses yeux bleus, doux et mornes ; vraiment, elle était fort bien signalée par le dédain de cette brève et simple définition : une jeune femme comme toutes les autres.

Cependant, après l’avoir ainsi jugée, tous les hommes lui accordaient le « je ne sais quoi » et tous la désiraient. Si elle avait eu des caprices même fous, des fantaisies, même monstrueuses, d’attentifs esclaves se seraient dévoués à son plaisir : mais elle n’encourageait ni les entreprises, ni les sacrifices ; elle paraissait ne pas comprendre les allusions et, si l’on se risquait à une déclaration moins indirecte, avant de répondre quelque banalité, elle faisait répéter la phrase d’amour deux ou trois fois, ce qui glaçait les plus enflammés.

Ils n’étaient rebutés que pour un instant et Phénice s’érigeait à nouveau dans leur imagination, phare où venaient se cogner les ailes de la bande aveuglée des oies voyageuses.

Mais le « je ne sais quoi » demeurait tel, énigme toujours obscure, car il n’était donné à aucun de ses adorateurs d’en pouvoir révéler le secret, cueilli sur la bouche de Phénice. Sa vertu était célèbre ; elle avait même gardé jusqu’après la trentaine une sorte d’air virginal, une attitude étonnée de Diane perpétuellement surprise ; son mari semblait lui être aussi indifférent que le reste du monde ; elle n’avait pas d’enfants.

La vie de Phénice était un sommeil où personne ne soupçonnait de rêves, une traversée dont nul ne devinait les plaisirs. Pourtant, cette créature endormie songeait ; cette passagère distraite voyait ; — un jour, enfin, elle se leva de son sommeil et arrêta sur un banc de sable choisi le voyage de sa barque silencieuse.

Parmi les prétendants à ses lèvres closes, un jeune homme, par sa discrétion mélancolique, l’avait intéressée ; elle trouva l’occasion de le laisser parler et d’avouer, sur le ton d’une tristesse passionnée, son désir et sa volonté.

Phénice écouta, avec la mine cette fois de comprendre, et elle daigna feindre une émotion délicate. Ayant laissé prendre sa main, après de convenables résistances, elle dit :

— On me croit stupide parce qu’un discours d’amour n’excite mes nerfs à aucun frisson esthétique, et froide parce que je ne m’enivre pas au parfum des voluptés en espérance ; je ne suis pas stupide, mais il est vrai que nul n’a encore troublé le lac d’indifférence qu’est mon pauvre cœur. Tous vos jets de pierres n’ont fait sur ses eaux apaisées que de puérils ricochets, et les galets sont allés mourir là-bas et s’enfoncer silencieusement dans le sable, parmi les roseaux inattentifs. Déracinez un rocher, et qu’il tombe! J’aurai peur délicieusement, et je lèverai la tête pour voir, au moins, d’où part le coup d’une telle audace et de tels bras. Mais vous n’êtes bons qu’à des ricochets, enfants amusés de taquiner le monstre, mais incapables de le faire rugir. J’attends. Pleine de bonne volonté, prête à répondre à l’appel quand le cri m’aura remuée, quand la pierre m’aura touchée ; mais ne me touchez pas, car vous m’auriez prise, et vous seriez déçus! Vous avez peut-être raison de jouer et d’amollir exprès la détente de vos bras, — et soyez satisfaits d’être incapables de me conquérir, car je n’en vaux pas la peine. D’ailleurs, je n’ignore pas l’opinion que vous avez de moi : une femme comme toutes les autres, n’est-ce pas? Rien de plus vrai, mon ami ; vous le saurez quand vous voudrez.

On répondit à Phénice :

— Je ne vous dédaigne pas, puisque je vous aime. Ne me confondez pas avec les autres. Je rassemble mes forces, je vais arracher un bloc de rocher, je vais le lancer sur vous, je vais vous écraser…

— Ecrasez-moi! dit Phénice.

— Soyez à moi!

— Vous parlez comme tous les autres, répondit Phénice avec tristesse. Vous aussi, vous faites des ricochets sur la surface du lac paisible.

— Phénice, c’est que je ne veux pas vous faire de mal, car, pour vous dompter, je pourrais, s’il me plaisait, déraciner une montagne, et, avec des bras de géant, la lancer sur vous, tombée comme du ciel. Cette montagne, Phénice, c’est mon amour qui vous menace… Cédez, ou je vous tue!

— Enfant, dit Phénice, tu as plus de cœur que je ne croyais. Serais-tu vraiment capable de me tuer? J’ai eu presque peur — délicieusement! Soit, que l’épreuve finisse : je suis à toi.

Phénice se leva et, écartant l’avidité des mains conquérantes, elle se déshabilla elle-même, lentement, avec un calme singulièrement ironique et impudique. Elle agissait comme seule, les doigts sûrs, les yeux froids et vagues, indifférente aux regards et aux prières de son amant à genoux.

— Tu vois, dit-elle enfin, apparaissant nue (et bien vraiment pareille à toutes les autres femmes), tu vois, je te l’avais bien dit : cela ne valait pas la peine — la peine que j’ai eue de me dévêtir, la peine que tu auras de m’aimer. J’ai des épaules, des bras, des seins, des genoux ; cela fait un corps qui ne diffère des autres que par l’imperceptible. Quel plaisir as-tu à regarder celui-ci plutôt qu’un autre, et quel plaisir auras-tu à le toucher quand je te le permettrai? Je ne suis ni plus ni moins qu’une femme, je suis médiocre, je suis un être moyen et ordinaire, — et voilà pourquoi je ne me suis jamais laissé voir que par devoir et à des yeux incapables de me juger. Eh bien? Je lis en ton regard que tu ne m’aimes plus : tes bras n’ont plus ni la force, ni le désir de m’étreindre…

— Phénice, femme absurde, tu as la folie du mépris, mais, moi, puisque je t’aime, je te trouve belle. Tu es belle entre toutes les femmes, Phénice ; tu es la seule beauté que je désire ; tu es la femme…

— … Mon pauvre amant, dit Phénice, en reprenant la conversation interrompue, je suis « la femme » ; en effet, puisque je suis « une femme » ; et voilà le « je ne sais quoi », et voilà pourquoi j’ai tant de prétendants à mes lèvres. Apprends encore ceci : ce que je méprise en moi, c’est l’animalité du mâle qui m’a faite ce que je suis, — un animal.

FLORIBERTE

I

Ils discouraient, assis au bord de l’eau. Floriberte parlait avec une dureté ironique :

— Vous voulez m’enlever à tout cela, disait-elle, en montrant les prairies, les bois, le lac peuplé de cygnes, le vieux manoir tout gris, dont une tourelle, toujours fière, disait la destinée ancienne, — à tout cela, à toutes mes bêtes, à tous mes arbres, à toutes mes herbes! Votre âme est-elle donc un paysage plus beau que celui-ci, avec une forêt plus vieille, un lac plus pur, une herbe plus douce et plus verte! Y a-t-il des cygnes noirs et des cygnes blancs dans votre cœur? Je n’en saurai jamais rien, je ne veux pas y entrer : j’ai peur d’être dupée et de ne trouver qu’un plateau aride, quelques bruyères et des herbes sèches — auxquelles votre ardent amour est bien capable de mettre le feu. J’aime mieux donner à manger à mes cygnes.

Et lui, résolu, mais soumis, répondait à Floriberte par d’amoureuses sottises, qui amusaient la jeune fille et la faisaient songer. En répliquant, elle mettait un doute à la place de la négation brutale, — puis tout d’un coup s’apercevait que, relevée par un mouvement qui n’était peut-être pas inconscient, sa robe laissait de ses jambes voir un peu plus haut que la cheville.

Floriberte était une de ces filles de race et de sang où l’orgueil lutte contre la sensualité. Elle se serait donnée avec volupté même à un amant, même à un passant, si ce sentiment ne l’avait arrêtée, au seuil de la possible réalisation, qu’un tel don était vraiment trop précieux, que l’on ne dilapide pas ainsi un trésor royal. L’orgueil l’incitait à la méchanceté et la sensualité à la complaisance ; vaincue, Floriberte pouvait devenir une maîtresse dévouée à l’amour, mais il était difficile de la vaincre, car son cœur était dur.

Elevée seule et en liberté parmi des inférieurs, elle méprisait d’abord tout inconnu, capable de le haïr s’il tentait de mettre la main sur son indépendance ; seul, celui qui en ce moment discourait avec elle, au bord de l’eau, avait obtenu la grâce d’être écouté. Comme il faut bien se marier, elle consentait à l’épouser, mais non à l’aimer, — et c’est sur ce dernier point et non pas sur le premier que Floriberte et son fiancé discouraient au bord de l’eau, sous les regards inquiets des grands cygnes.

Floriberte dit encore :

— Quand je vous appartiendrai, mon cher, vous posséderez une femme dont la beauté corporelle dissipera, je l’espère, les vagues aspirations sentimentales dont vous êtes imbu, comme de brouillards un paysage matinal. Ne vous rendez pas ridicule ; ne détruisez pas l’attrait physique qui peut m’attacher à vous ; souvenez-vous que je ne suis enchaînée que par un fil et que je briserais des liens de fer.

Elle se renversa insolemment, se couchant tout entière sur le dos pour aller arracher une feuille aux branches de saule qui pendaient derrière elle : — mais elle se redressa vite, ayant entendu le grand cygne blanc battre des ailes.

— Allons-nous-en! fit-elle tout d’un coup, la figure pâle et les yeux effarés.

II

Floriberte fut mariée ; mais le soir elle fut absente de la chambre nuptiale.

Elle était sortie, ayant vite changé de robe, et elle se promenait le long du lac, songeuse, triste d’avoir signé une promesse dont la réalisation devenait inéluctable. Maintenant, il ne s’agissait plus de mots, mais d’actes ; les discours au bord de l’eau allaient se matérialiser, — et il semblait à Floriberte qu’une sorte de crime se préparait, un adultère pire que tout autre, et, elle qui s’était habituée à tout mépriser, elle ne méprisait plus rien autant qu’elle-même.

Elle se promenait le long du lac ensommeillé ; les cygnes dormaient parmi les roseaux.

Elle eut peur en pensant aux cygnes, à ces merveilleuses bêtes qu’elle aimait, au grand cygne blanc, son amant innocent, tous deux, Floriberte et l’oiseau pur, nés le même jour! Ils avaient tant joué ensemble, tous deux enfants, et ils s’étaient dit tant de choses, au bord de ce lac, pendant qu’il allongeait vers les mains de la jeune fille sa tête aux yeux d’or, courbant le long de ses jambes son col flexible!

Vraiment, absurde amour, mais que nulle mythologie n’avait inspiré, toute la tendresse de Floriberte était vouée à son cygne ; son cœur battait d’émotion à caresser son plumage et son duvet, et, quand la jolie bête mangeait dans sa main, elle ressentait un plaisir d’indicible fraternité.

Tout rêve sensuel s’apaisait en elle près de son cygne, et son imagination, qui n’était pas corrompue, ne demandait à ces caresses d’oiseau qu’un plaisir chaste.

Elle eut peur en pensant au grand cygne blanc qui dormait parmi les roseaux ; elle eut peur aussi en se représentant la chambre vide, où la faute, à cette heure, aurait pu être accomplie. Alors, pour lui demander pardon, elle chercha le grand cygne blanc parmi les roseaux ; mais le lac était vaste, elle cherchait mal et il faisait noir ; elle ne le trouva pas.

Tombée dans l’herbe humide, elle pleura nerveusement, en se tordant les bras, proie d’une crise étrange, — mais, quand elle eut bien pleuré, son orgueil lui revint avec la conscience de sa folie, et résignée à l’oubli des amours puériles, elle se releva et rentra, expliquant sa fuite par un caprice, un désir de suprême solitude.

Le lendemain, la sensuelle s’était définitivement éveillée en Floriberte, et l’orgueilleuse avait limité son mépris. Pourtant, et comme elle l’avait juré, elle n’aima jamais son mari avec la tendresse du cœur ; tout ce qui lui avait été départi de sentiment, elle l’avait prodigué aux cygnes candides comme des anges : un homme évoquait pour elle d’autres désirs et réalisait d’autres plaisirs.

Floriberte n’alla plus jamais au bord de l’eau : elle avait peur des reproches et de la tristesse du grand cygne blanc.

ROSULE

I

— Eh bien, monsieur, dit Rosule, j’ai réfléchi. Vous pouvez me faire la cour, mais je vous préviens que…

Elle alla chercher dans un coin une grande poupée abandonnée depuis pas beaucoup de semaines.

— … Si, après m’avoir conquise, vous ne réalisez pas toutes les promesses de joie dont vous m’avez récité le chapelet — et dont j’ai compté soigneusement les grains de nacre — je vous briserai comme ceci…

Sèchement et sans colère, elle cogna la tête de la poupée contre le front d’une des chimères de fer qui veillaient songeuses sous la haute cheminée.

La tête de porcelaine fut mise en morceaux et Irénion ne put s’empêcher de sourire à un tel enfantillage, — mais les deux chimères de fer eurent de mystérieuses raisons de rester graves.

Rosule ensuite et Irénion, sans plus rien dire, sortirent vers les jardins qu’embellissait le soleil couchant.

Quand ils marchèrent le long d’une allée plantée de dahlias, Rosule n’apparut guère plus haute que la tige des grosses fleurs tuyautées, mais elle relevait la tête, d’où un voile attaché retombait sur ses épaules ; elle marchait droite, sérieuse et impérieuse, et c’était bien vraiment une jeune princesse ; Irénion semblait le géant commis à sa garde par une bonne fée.

Il y eut un ruisseau à passer, qui semblait un fleuve à Rosule. Irénion la prit dans ses bras et enjamba le fleuve.

— Vous êtes grand et vous êtes fort, Irénion, dit Rosule ; moi, je suis méchante : par ma méchanceté, je suis plus forte et plus grande que vous.

— Rosule, dit Irénion, petite rose, vous vous croyez vénéneuse et vous n’êtes que parfumée.

Rosule ne put s’empêcher de sourire ; mais, comme les chimères de fer, les grands dahlias restèrent graves, et leurs lourdes têtes calamistrées se penchaient toujours immobiles dans l’air pur.

Ils arrivèrent à un endroit où il y avait de grands noyers tout chargés de belles noix encore prisonnières dans les lambeaux de leur gangue verte, mais les branches étaient si hautes que Rosule pensait : Nul ne pourra jamais les atteindre.

Irénion n’eut qu’à lever le bras pour cueillir les belles noix ; puis, dépouillées de leur gangue verte, il les brisa comme des perles de verre et Rosule dit :

— Décidément, Irénion, vous êtes grand et fort ; moi, je suis rusée : par ma ruse, je suis plus forte et plus grande que vous.

Irénion n’osa rien répondre, car au même instant un grand coup de vent passa qui secoua les vieux noyers et sema dans l’herbe toutes les noix mûres.

II

Après leur mariage, Rosule et Irénion habitèrent un grand château entouré de bois et de prairies, où l’on pouvait marcher pendant des heures et des heures sans jamais repasser par le même chemin et sans sortir du domaine. Là, on se sentait roi, — maître de la terre et des arbres, de l’eau et des herbes, et presque du vent et presque des nuages, — mais Rosule et Irénion avaient d’abord à tenter d’autres plaisirs.

Rosule souriait ; Irénion semblait heureux ; les grains de nacre du chapelet se déroulaient lentement et joyeusement ; un jour, il osa interroger Rosule.

C’était pendant une promenade distraite autour d’un étang aussi large qu’un lac et aussi profond que la mer ; l’eau était pure et bleue ; le soir, on y voyait les étoiles.

— Ai-je menti à mes promesses? demanda simplement Irénion.

Rosule ne répondit pas.

— Rosule, petite rose qui vous croyez vénéneuse et qui n’êtes que parfumée, reprit doucement Irénion, ai-je menti à mes promesses?

— Oui! répondit Rosule.

— Rosule, c’est vous qui mentez à vous-même. Vous n’avez pas dit oui ; j’ai mal entendu. Rosule, avez-vous vraiment dit oui?

— Oui, dit Rosule.

Ils demeurèrent silencieux quelques instants, puis Rosule dit encore :

— Imprudent, qui me forcez à réfléchir et à faire pencher d’un côté la balance qui eût sans doute oscillé éternellement, vous me demandez si vos promesses de joie se sont réalisées? Je n’en savais rien. Vous me demandez si je suis heureuse? Je sais maintenant que je ne l’étais pas assez pour que le bonheur fût écrit en lettres sûres et clairement lisibles dans ma conscience, — mais, avant votre interrogation, je ne pensais pas à déchiffrer le mot peut-être en train de naître, de se former et de se dorer. Vous m’avez posé une question : il fallait y répondre et j’ai répondu. N’ayant rien à dire, rien de précis, je ne désirais que me taire et garder dans les limbes mon verbe informulé : vous lui avez donné la vie en parlant vous-même. Imprudent, médiocre imprudent trop facile à contenter, vous ignorez donc qu’il manque toujours quelque chose aux âmes élues, quelque chose que ni l’Amour, ni l’Homme, ni Dieu, ne peut leur donner! Le seul bonheur atteignable par un être intelligent, c’est l’inconscience de son malheur ; je dois vous apprendre cela pendant qu’il en est encore temps, homme grand et fort, pendant que votre cervelle de géant palpite encore dans les puissantes murailles de sa dure ossature, vous apprendre cela à vous, moi la faible Rosule, la petite rose vénéneuse! Vous supposez donc, monsieur, que vous m’avez comblée de joies, comme une mesure de froment où l’on verse le grain jusqu’au ras du cercle de fer? Non, j’ai une âme ; c’est dire que je suis insatiable : vous avez eu tort de m’en faire souvenir. Songez à ce que je vous ai dit, un jour d’automne, au passage du ruisseau et sous les noyers, pendant que les jardins s’embellissaient à l’éclat du soleil couchant, — et songez aussi à la mort de ma poupée, dont la tête était de porcelaine.

III

Accroupie au bord de l’étang, Rosule regardait les remous singuliers qui troublaient l’eau pure et bleue. Soulevé par le vent, le grand voile dont elle aimait à s’envelopper lui faisait deux ailes pareilles aux ailes des chimères qui veillaient sous la haute cheminée, et sa tête appesantie soudain par le crime, se penchait, lourde et calamistrée comme la tête des dahlias lourds et graves.

LA FEMME EN NOIR

De toutes les couleurs, nuances et accords de teintes, le noir, décidément, lui seyait. Les rouges et leurs succédanés plaisaient dans les glaces à son œil inquiet de joies, mais une nuit dissimulatrice aux plis enveloppants rassurait sa peur de la vérité. Il fallait paraître triste, puisque telle était la nécessité, telle était la volonté violente et secrète d’une âme vouée aux déguisements.

Son âme! Il lui était défendu de la glorifier selon le vers du plus délicat des poètes :

Mon âme est une infante en robe de parade,

mais (Albert Samain pâlira de cette parodie) elle aurait pu psalmodier sur le mode nocturne :

Mon âme est une larve en robe de mensonge.

Sa vocation était de paraître malheureuse, de passer dans la vie comme une ombre gémissante, d’inspirer de la pitié, du doute et de l’inquiétude. Elle avait toujours l’air de porter des fleurs vers une tombe abandonnée, ou d’en revenir et d’avoir pleuré sur la tristesse des destins prématurés. Si elle souriait, c’était la mélancolie d’une rose blanche au clair de lune, et si elle riait, on croyait à du sarcasme.

Pour aller du premier coup jusqu’au fond de l’abîme, elle s’ingénia d’abord à tromper Dieu par l’intermédiaire d’un jeune prêtre qu’elle enivra d’amour pur. Elle avait alors quelque seize ans et jouissait de la nouveauté de n’être plus une garçonnette qui court en montrant ses jarrets : elle montra son cœur, objet angélique dont la vraie place était sur les étagères du paradis, dans le musée de Dieu. Le jeune prêtre mania avec d’infinies précautions un bibelot si précieux et l’oignit de parfums, de larmes et de bénédictions. En donnant son cœur à Dieu, elle disait au jeune prêtre :

— Quel sacrifice je vous fais, mon ami!

Cela dura deux ans. Elle se disait morte au monde, prête à immoler ses cheveux, sa chair et sa liberté ; puis, quand sa mère eut bien pleuré quand elle crut avoir assez cruellement torturé tous ceux qui l’aimaient, elle feignit de céder à tant d’affliction et renonça à déposer son cœur dans les vitrines de la Jérusalem céleste. Ce fut à cette époque qu’elle adopta les douloureuses robes noires qui lui rappelaient son premier veuvage et son premier mensonge.

Alors, on s’occupa de la marier. Deux prétendants furent admis à faire des grâces autour de la précoce inconsolable. L’un, tout de suite, la séduisit par sa bonté de bête à bon Dieu, mais elle fut capable de n’en rien laisser voir et d’offrir à l’autre, et rien qu’à l’autre, le clair de lune de ses mélancoliques sourires et la douteuse grâce de ses distraites câlineries.

Comme elle le martyrisa soigneusement, le brave homme qui n’avait de goût qu’à s’asservir à toutes les volontés de l’incompréhensible vierge! Ayant compris qu’il aimait, elle comprit qu’il souffrirait, sans gémir, comme une victime élue et fière de son élection à la douleur, et elle ne lui épargna ni les coups de dague, ni les coups d’épingle, bien plus pénibles, parce qu’ils sont humiliants. Elle osa jusqu’à donner devant lui ses deux mains à baiser — à l’autre ; jusqu’à permettre des privautés suspectes, comme de se laisser caresser les cheveux, sous prétexte de jeux et de couronnes de fleurs, — et quand l’humble amoureux, fort craintivement, offrait la bonne volonté de ses doigts, avides, eux aussi, de toucher et d’amuser leur épiderme à la joie des contacts, elle disait sèchement :

— Non, laissez, vous êtes trop maladroit!

Cependant, ayant réfléchi la moitié d’une nuit, elle résolut, pas assez audacieuse pour se mentir à elle-même, d’épouser tout bonnement celui qui l’aimait et qu’elle aimait, — mais à cette résolution sa diabolique nature mit une effroyable réserve.

C’était un soir, dans le grand jardin méthodique où les arbres en esclavage avouaient la suprématie de l’homme. Des allées droites, larges comme des routes royales menaient des ifs taillés en portiques et à des charmes dont la courbure simulait des grottes et façonnait des cabinets de verdure. Encadrés de buis et de lignes de fleurs, de larges boulingrins étendaient, comme des étangs, le calme doux de leur veloutis, et au loin, au bout de toutes les allées, au delà d’une pièce d’eau muette, il y avait un bois presque inculte que les seigneurs dédaignaient sinon pour la chasse au chevreuil ou la chasse aux pauvres filles traînant un fagot de bois mort.

Elle invita ses deux prétendants à une promenade en cette solitude. On arriva près de la pièce d’eau où une vieille barque dormait parmi les roseaux. Elle fut détachée et amenée au pied des marches ; la belle descendit et entra la première.

— Vous d’abord, dit-elle à celui qu’elle n’épouserait pas, vous d’abord, j’ai confiance en vous, prenez les rames.

Et quand il fut entré dans la barque et quand il eut pris les rames, elle dit encore :

— Voguez!

A l’autre, avec un salut de la main, elle cria, quand la barque déjà écrasait la foule des iris :

— Il n’y a place que pour deux dans ma barque. Faites le tour et venez nous rejoindre, — ou bien attendez, car nous reviendrons.

Elle chanta :

La barque vole,
La barque court,
Comme l’amour!
La barque vole,
La barque dort,
Comme la mort!

Ensuite, seule à seule avec le rameur, elle se prit à délirer d’amour et à murmurer, comme en extase, les odes les plus passionnées et les sonnets les plus langoureux.

Elle débarqua sans toucher terre que de ses reins, car il la prit dans ses bras et la coucha sous la futaie, parmi les primevères endormies dans l’ombre et dans la paix de la forêt silencieuse.

Sans rien dire, et comme étonnée seulement, elle accueillit les premiers gestes et les premiers baisers, puis, sûre d’être vaincue, elle simula une furieuse révolte, mais qui se détendit peu à peu jusqu’à l’attendrissement et jusqu’au don libre et absolu ; cependant, elle murmurait, d’une voix de victime :

— Quel sacrifice je vous fais, mon ami!

Ils revinrent vers la barque et elle éprouva une grande joie secrète d’un si beau mensonge, car, ayant fait le tour de la pièce d’eau, celui qu’elle aimait s’avançait en côtoyant le bord du lac qu’il n’avait pas franchi.

Elle alla vers lui, disant :

— Que j’ai eu peur, rien que d’avoir touché à la lisière du bois, rien que d’avoir mis le pied sur la barre d’ombre qui sépare la forêt du reste du monde. Ramenez-moi dans le jardin, vous, dans le jardin, dans le jardin! Lui, il fera le tour, — à son tour.

— Mais on peut fort bien être trois dans la barque, dit celui-ci qui revenait de la forêt.

— Trois dans la barque? reprit-elle, pourquoi pas? Allons, nous serons trois dans la barque.

Quelques semaines plus tard, elle épousa celui que, dès la première heure, elle avait choisi pour ce rôle, et, drapée dans la nuit de son mensonge, elle entra dans le mariage comme on inaugure un adultère, en murmurant d’une touchante voix de victime :

— Quel sacrifice je vous fais, mon ami!

L’INTACTE

Elle sortait d’une famille de médiocrité touchante et quasi symbolique. Son père était professeur de sixième en un petit collège de province, et sa mère, sous les auspices de l’Université, tenait une pauvre papeterie où l’on trouvait des crayons, des plumes, du papier écolier, des journaux bien pensants et des images d’Epinal. Par amour pour la sainte mythologie, son père lui donna le nom singulier d’Adonise, et il avait fallu l’autorité du professeur de rhétorique, un vieux prêtre paganisant, pour faire inscrire de telles syllabes au répertoire sacré de l’état civil.

Adonise en grandissant, devint la joie de l’humble boutique. Dès l’âge de huit ans, elle avait acquis une connaissance parfaite de toutes les variétés de plumes métalliques introduites en la ville de Bayeux : outre la tête-de-mort, qu’elle préconisait à l’aide d’un discours subtil, elle connaissait la lance, la gauloise, l’éclair, la diamant, et toutes les nuances des Blanzy et des Mitchell, donnait son avis, risquait un conseil direct : « Je sais votre écriture, il vous faut la lance. » Elle écrivait, d’ailleurs, avec art et ses cahiers d’application faisaient l’orgueil de l’institutrice, la chère sœur Bénévole.

En un autre genre de notions, Adonise était encore sans rivale. Seul, le directeur de l’honorable maison Pellerin était aussi exactement au courant de l’œuvre des bons imagiers d’Epinal. Adonise, vivant répertoire, pouvait réciter, sans broncher, jusqu’à trois cents titres de ces aimables placards, et non seulement les histoires connues, comme « Le prince Grésil » ou « La fée Chatte », mais des inventions extraordinaires, telles que « Alina et ses trois petits canards », « Paul, ou comment on devient millionnaire », « Alice, ou les suites d’un mensonge », et bien d’autres qu’Adonise ne nommait pas sans émotion, « L’histoire du prince Charmant », par exemple, qui avait fait battre son petit cœur.

Cependant, quand elle eut fait sa première communion, M. le professeur entreprit de lui donner une éducation vraiment sérieuse et plus conforme aux destinées de l’héritière d’un pédagogue estimé. La mythologie lui sembla tout d’abord indispensable ; il considérait une telle étude comme la préface de tous les livres, comme le portique sous lequel il faut passer pour pénétrer dans « le Temple du Goût ». Adonise fut illuminée de la science du Père de Jouvency, de la compagnie de Jésus, qui lui apprit les aventures du dieu tonnant, les travaux d’Hercule, et plusieurs autres anecdotes qu’elle jugeait bien moins amusantes et bien moins instructives que le Petit Poucet.

De toutes les drôleries cataloguées sérieusement par le vieux jésuite, elle ne comprit un peu que l’histoire de Diane, chassant le sanglier et méprisant les hommes. Chasser le sanglier devait être une occupation divertissante, et quant aux hommes, ils lui paraissaient bien inférieurs aux princes que M. Pellerin revêt de si galants pourpoints et de si gracieux toquets à plumes.

Ils en étaient aux demi-dieux, aux géants, tels que Briarée, aux bandits, tels que Procuste, lorsque M. le professeur décéda subitement, en expliquant dévotement comment Romulus téta, et non pas en vain, les mamelles d’une louve. Adonise avait treize ans : elle apprit la couture, sans négliger la calligraphie. Cette dernière science, estimable et utile entre toutes, fut le salut de la charmante Adonise : dès qu’elle eut atteint l’âge requis par les canons universitaires, elle reçut la commission d’enseigner les pleins et les déliés à une aimable assemblée de petites crétines, incapables de pénétrer les secrets, de s’assimiler les recettes de Brard et Saint-Omer, gloires de l’école française.

Adonise enseigna l’écriture, exécuta des modèles accomplis, morigéna les petits doigts tachés d’encre, distribua des diplômes de calligraphe — et vieillit.

Elle avait vieilli sans s’en apercevoir, sans rébellion, sans regrets. Le sourire des hommes ne l’avait jamais émue : il était informe, comparé aux précieuses minauderies des princes d’Epinal. Leurs paroles tendres — elle n’en avait guère entendu — étaient un jargon barbare et saugrenu près des tendres propos dont le roi, déguisé en berger, amuse la bergère. Elle avait conscience de vivre en un monde inférieur et même humiliant, et « tout ça » la laissait fort indifférente.

Pourtant, il arriva qu’un jour (elle avait alors la trentaine), des paroles, dites en chaires par un très beau dominicain, troublèrent le lac pur et bleu où naviguait son cœur enfantin. Ce moine, d’une modernité exquise et un peu jésuitique, attirait à soi les âmes en les enivrant d’amertume : il clamait la tristesse des solitaires, l’horreur des abandonnés, et, selon peut-être Ruysbroeck l’Admirable, la pitié qu’inspirent ceux qui vivent sans amour.

Adonise fut touchée, mais peu. Cela dura deux ou trois jours : le quatrième, elle s’abstint de la conférence du séraphique dominicain et relut, dans Jouvency, l’histoire de Diane, qui chassait le sanglier et méprisait les hommes.

Ensuite, elle songea : « Moi, je suis comme Diane ; aucun homme ne m’a jamais touchée. »

Elle songeait encore, en son innocence de vierge calligraphe : « A quoi bon? Et quel plaisir? Quand on est marié, on a des enfants ; mais j’en ai plus de cinquante, et très obéissants, et dont plusieurs me donneront de la satisfaction… »

Puis, cessant de ruser avec elle-même, car si son innocence était réelle, son ignorance n’était pas absolue, — elle murmurait :

«  — Diane, Diane! Que dirais-tu, si Adonise offrait ses lèvres à l’avidité d’un mâle, ses seins à la curiosité d’un mâle, son corps à la brutalité d’un mâle! Non! Je suis intacte, je veux demeurer intacte, — et moi aussi, dans les bois élyséens, je chasserai le sanglier et je mépriserai les hommes! Oh! Diane, sois mon refuge et mon recours, protège-moi, aime-moi, sauve-moi de ceux dont les paroles, lâchement agressives, veulent attenter à mon intégrité! Toi seule, — et nul autre, pas même Lui, pas même Jésus : Jésus est un homme! »

A partir de ce jour, les gens surpris entendirent Adonise émettre d’étranges propos, mais on pensait que c’était un ressouvenir des profondes sciences que détenait son père, et l’on souriait sans comprendre. Mais elle, en la concentration de ses rêves, s’exaltait : souvent, pendant que les petites filles recopiaient leurs modèles, elle s’élançait, l’arc aux mains, le carquois sur le flanc, dans les mystérieuses clairières des forêts hyrciniennes, et, à demi nue, mais chaste et les reins voilés, elle commandait aux chiens et domptait les fauves par la subtile puissance de ses flèches.

Elle finit par se détraquer complètement, « disaient les gens », et par oublier ce qu’on dénomme le monde réel, pour vivre là-bas, au clair de lune, sous les vieux arbres des bois sacrés, pour courir à l’appel de la conque, pour triompher des forces inférieures de la Nature, du Mal incarné dans les bêtes sanguinaires!

Comme son père, elle mourut en quelques heures, et — fille catholique de l’Eglise — elle mourut pourtant en soupirant :

— Diane, ô ma mère, je vais vers toi, je suis digne de toi ; aucun homme ne m’a jamais touchée : je suis intacte.

LA DAME PENSIVE

Elle ressemblait assez à une de ces saintes vierges brunes, arrangées en l’attitude d’une mélancolie distraite. Ses yeux, d’un noir de velours et d’une humide douceur, avaient toujours l’air de considérer avec étonnement un spectacle rare, invisible pour tous les autres yeux ; mais elle ne regardait jamais qu’après et quand il n’y avait plus rien à regarder, les êtres ou les choses qui passaient près d’elle. Souvent même, on pouvait lui parler, on pouvait la frôler sans qu’elle s’en aperçût ; elle était de celles qui ne savent jamais où elles sont, qui ne savent jamais où elles en sont.

Elle s’était mariée comme dans un songe, moins occupée de son mari que de la chimère dont elle croyait suivre le vol, parmi le paysage possible et dans les cieux ouverts à son imagination. Toute sa vie elle se demanda comment elle était devenue femme, initiée sans doute, pendant qu’un vent d’inconcevables parfums l’enveloppait d’inconscientes délices.

Comme d’ailleurs elle parlait fort peu, son âme demeura toujours obscure, même pour les bonnes volontés les plus décidées à forcer la porte du tabernacle, et l’on disait d’Aline qu’elle vivait comme vit une fleur ou comme la Daphné des métamorphoses, muette et verdoyante.

Créature bien faite pour être aimée! Elle était aimée : ainsi qu’une icône, avec une religiosité respectueuse. On lui apportait les menus présents qui plaisent aux simulacres, et sa chapelle, comme un sanctuaire en renom, s’ornait des guirlandes d’ex-votos laissés par les pèlerins guéris ou consolés. Elle était vraiment pacifiante ; son calme et sa sérénité réconfortaient les cœurs inquiets, et les âmes maculées retrouvaient leur pureté à se tremper dans la rosée de ses doux yeux noirs.

Par de tels dons, elle reconnaissait l’amour et le récompensait ; les désirs indiscrets s’arrêtaient à quelques pas d’elle, comme des brigands superstitieux, et tombaient à genoux ; les moins effrayés baisaient le bas de sa robe ; nul qu’un seul ne l’avait encore relevée.

Tous les ans, laissant à ses affaires son mari, unique prêtre, l’idole abandonnait le sanctuaire et s’en allait, pèlerine à son tour, vers les dunes et les vagues. Des parents la recevaient, fiers de sa beauté d’image, et, pendant des mois, elle ornait le pays, madone en villégiature.

Elle partait, avec ses enfants, l’air d’une Laure qui pense à son Pétrarque, la Dame pensive, et le train l’emportait, ignorante des paysages, des bruits, des petits ennuis du voyage. Elle arrivait : la mer! La mer patrie des rêves! Aline, rêve vivant, se trouvait des frères parmi les mélancoliques pins qui bruissent éternellement aux souffles du large. Les dunes étaient son jardin ; toute la journée, elle se promenait dans les sables tièdes, ou, fatiguée, elle se couchait sur les herbes grêles, dans les creux abrités. Violente ou pacifique, proche ou lointaine, murmurante ou mugissante, la mer effrayait parfois la Dame pensive, en l’obligeant à l’attention ; la mer voulait être regardée, la mer voulait être écoutée, la mer forçait Aline à sortir de son rêve, la mer était jalouse, la mer voulait être aimée : Aline avait peur et fuyait vers les dunes ; tapie dans le sable, comme une fourmi-lion, mais innocente, elle demeurait des heures immobile et souriante — souriante aux anges — attirant à elle, par son haleine, les invisibles rêveries, bestioles dont l’air est plein.

Aline était heureuse, car elle était seule. Si peu qu’elle les sentît, les contacts la faisaient souffrir, au moins après, par réaction ; l’idée qu’on venait de la toucher, ou même de lui parler, de la regarder, lui causait, sinon une douleur, du moins une gêne. Dans la rue, les regards des « passants impurs » lui avaient parfois, en des jours de nervosité, donné l’impression d’un filet de cordes sales qu’elle devait briser pour passer ; ici, enveloppée de solitude, elle n’était salie ni touchée par les désirs d’aucun être, et, dans l’absence absolue des sensations, repliée toute sur elle-même, bien sûre que nul fluide contraire ne viendrait troubler le courant pur de son éternel songe, Aline montait presque jusqu’à l’extase.

Femme faite pour être aimée, — mais surtout pour être devinée, close sous les voiles de pierre du cloître, — destinée sans doute aux plus enivrantes amours! Ne pas agir, ni parler ; parfois chanter : c’est l’idéal de plus d’une ; c’était l’idéal d’Aline et sa vocation véritable.

En ses phases d’extase solitaire, Aline chantait parfois : c’était une sorte de plainte joyeuse sortant de ses lèvres inconscientes, une mélopée, rythmée, comme celle des sirènes, sur la respiration de la mer.

Elle chantait, et un pêcheur qui revenait chassé par le flot montant entendit le chant de la sirène, la plainte joyeuse de la Dame pensive ; il s’étonna et tendit son oreille, habituée à percevoir les moindres nuances de la chanson du vent dans les pins ; il n’avait jamais entendu un tel chant, — lui, qui connaissait tous les chants de la mer, lui pour qui les folles sirènes avaient gonflé leur poitrine et crevé leur conques ; il s’orienta, il chercha, et dans un creux des dunes, il aperçut Aline.

Elle était couchée sur le dos, vêtue de peu ; sa légère robe blanche faisait à peine une brume sur ses membres et son buste s’affirmait tendu par ses bras en croix. Aline était charmante et vraiment sirène ainsi posée sur le sable, comme une délicieuse épave portée là par un caprice du vent ; ses cheveux noirs s’épandaient pareils à des varechs, — pareils, vraiment, aux cheveux d’algue des sirènes : le pêcheur, tout mouillé encore d’eau de mer, s’approcha de l’apparition et la caressa de sa main lourde. Aline chantait toujours, partie en rêve, extasiée, les yeux clos : le pêcheur, de sa main lourde, prenait possession de l’épave. Aline chantait toujours : le pêcheur baisa la sirène sur l’épaule, respectueusement, comme il avait vu le prêtre baiser l’autel avant le sacrifice, car il était ému et religieux devant une telle beauté. Aline chantait toujours : le pêcheur acheva son œuvre, — et il vit bien que ce n’était pas une sirène, car aucune sirène ne se laisse approcher d’aussi près, et aucune ne s’exposa jamais à concevoir d’un homme.

Aline cessa de chanter ; la Dame pensive se réveilla toute frissonnante, se leva, la bouche amère du baiser qui avait arrêté sur ses lèvres l’essor de sa chanson de rêve.

Le pêcheur fuyait, effrayé ; elle lui saisit la main ; il obéit et il écouta :

— Pourquoi m’as tu volée? J’appartenais à un seul et sa chaîne m’était douce car je n’en sentais pas le poids. Appartenir à un seul, c’est encore être libre, car celui-là on peut l’aimer, c’est-à-dire le faire pareil à soi-même, le fondre en soi… Mais toi, inconnu, tu as pesé sur mon cœur de tout ton poids, tu m’as meurtrie, — tu as été mon maître : dès ce moment, je suis ta maîtresse. Viens, nous nous laverons ensemble du crime que tu m’as fait commettre. Entends-tu la voix de la mer — la mer que j’aime et dont j’ai peur? Elle nous appelle et s’avance à notre rencontre : viens! Pourquoi m’as-tu volée? Je suis celle qu’on ne vole pas deux fois ; je suis le trésor qui s’anime, qui s’agite, qui se tord et s’enroule comme un serpent invincible au cou du voleur : viens!

Et la Dame pensive, éveillée de son rêve, se dressa terrible, inhumaine, implacable et, prenant le pêcheur par la main, elle s’en alla vers la mer, le traînant ainsi qu’un petit enfant.

La Dame pensive entra dans la mer.

MÉLIBÉE

On se demandait comment une jeune fille si agréable et si bien dotée avait pu atteindre, sans se marier, l’âge de vingt-quatre ans, déjà lourd à porter pour une vierge ardente. Plusieurs motifs se confiaient à l’oreille, et même se disaient tout haut : les parents étaient stupides, insupportables et de réputation plutôt déshonnête ; la jeune fille était mal élevée, dédaigneuse, d’allures hautaines, hardie, impertinente et douée de regards dont l’éclat, presque libertin, effrayait les plus braves et les plus résignés. Ensuite, on insinuait le ridicule de son nom, Mélibée, syllabes effarantes, et qui donnent l’impression d’amours vraiment trop virgiliennes. Tout cela était vrai, mais il était vrai encore plus que Mélibée restait fille par goût. Elle n’avait nullement renoncé au mariage ; elle attendait, prête à se donner, une occasion romanesque, des bras puissants et qui auraient prouvé leur force, une épée levée d’où dégoutte le sang, un pied de gladiateur écrasant la poitrine de l’adversaire agonisant.

Sa sentimentalité était cruelle jusque dans le rêve. Comme d’autres songent à des barques qui emportent des amants enlacés, à des échelles de soie où se balancent d’adroits Roméos, elle aimait à se figurer des carnages et à se voir, à l’heure où la nuit descend sur les champs de bataille, couchée dans l’herbe teinte de sang, orgueilleusement souriante à l’étreinte brutale du vainqueur.

Pourtant, des imaginations aussi abominables et aussi puériles lui faisaient honte, parfois, et elle consentait à baiser les mains d’un vainqueur métaphorique, d’un pacifique athlète. Au fond, elle voulait surtout être gagnée comme un prix, être décernée comme une couronne : un objet aussi remarquable que Mélibée ne pouvait appartenir au premier venu : il lui fallait le « par droit de conquête ».

Ah! qu’elle eût aimé ces tournois où deux chevaliers combattaient souvent jusqu’à la mort, et quelle anxiété à se demander : lequel va mourir et lequel va être mon maître? Souvent, elle avait songé à organiser quelque féroce duel entre ses prétendants, mais l’imagination lui manquait et, faute d’expérience, ses inventions n’aboutissaient qu’à de minuscules querelles, bientôt apaisées.

Cependant, la ferveur de son sang la pressait de conclure ; obscurément, elle prévoyait le moment où elle deviendrait la proie presque volontaire d’une habile audace, — et c’est ce qui arriva.

On ne recevait dans la maison que des lauréats, que des gens primés, ayant le droit, comme les veaux de concours, de porter le flot de rubans et la rose en papier doré ; celui qui courba sous son genou la fière Mélibée était donc un lauréat, mais de l’espèce la plus médiocre, un lauréat dérisoire et asinaire, un lauréat dont on devrait, par pudeur, taire le genre de triomphes ; un lauréat, enfin, de la littérature neutre et de l’art châtré.

Ce jeune homme sans scrupules entreprit la séduction de Mélibée par le jeu des réticences. Il lui contait des histoires passionnantes qu’il arrêtait net, ajoutant : « Quand vous serez mariée, vous saurez la suite. » Ou bien, il lui présentait le mariage comme un incommensurable abîme de félicités, un océan infini de délices sans cesse renouvelées, et il insinuait que la plupart des divorces ont pour cause l’inaptitude de certains êtres à supporter des plaisirs excessifs, des joies dont l’amplitude va jusqu’à la douleur exquise. Il expliquait tout cela en termes beaucoup plus galants et beaucoup moins voilés, si bien que Mélibée finit par lui confier le soin de la guider vers le paradis.

Ils furent mariés, et les portes du ciel s’entr’ouvrirent à peine. Mélibée apercevait les splendeurs de la cité lumineuse, mais l’espace d’une seconde, et la nuit retombait sur son cœur. Elle demanda des explications : on lui donnait toujours les mêmes. Elle se fâcha : ce fut la nuit complète et sans éclairs. Se sentant dupée et trahie, elle s’abandonna aux cuisantes caresses du désespoir, elle pleura, elle cria, mais en vain, car il lui manquait le mot magique par quoi cède l’entêtement des portes du ciel.

Il lui manquait d’avoir suivi sa nature : elle s’était trompée de chemin. Alors Mélibée revint à ses anciens rêves, aux bras sanglants qui s’ouvrent pour éteindre la femme conquise, et son mari lui fit horreur.

Heureusement, il était jaloux. A cette découverte, Mélibée éprouva quelque joie, car une femme de son caractère trouve toujours moyen de se débarrasser d’un mari jaloux. Son plan était aussi simple que ses espérances étaient vastes et compliquées, car elle prétendait utiliser très sérieusement cet inutile mari et faire servir sa disparition à la réalisation même du rêve de toute sa sentimentale jeunesse.

Elle avait sous la main le combattant qui devait mourir, le gladiateur dont la poitrine devait être écrasée par le pied d’un impitoyable adversaire : il ne restait plus qu’à trouver l’adversaire, — le vainqueur!

Il fallait un homme fort et adroit et que cet homme devînt assez amoureux pour être imprudent ; il fallait une aventure telle que son mari fût obligé de se battre ; il fallait, non seulement un évident commencement d’adultère, mais encore une insulte publique, une offense préméditée.

Avec une diabolique habileté, elle organisa toute l’affaire. Un ami de son mari fut le partenaire et l’adversaire choisi ; comme Mélibée était assez désirable, quelques menues avances eurent raison de son amitié. Le reste était facile. Quand Mélibée se fut promenée trois jours de suite avec un étranger, vers la tombée de la nuit, dans les petites rues de son quartier, sous les regards haineux des bonnes, le quatrième jour, son mari se dressa tout à coup, sorti d’une porte cochère.

Tout se passa convenablement, aussi discrètement qu’une rue permet d’être discret ; des témoins se firent quelques réciproques visites et, un matin, deux petites caravanes se rencontrèrent en une île charmante, égayée par les premiers rayons de l’aurore et par le chant des oiseaux.

O Mélibée, pendant que les épées cliquetaient, là-bas, dans l’île charmante et gaie, quels moments délicieux tu passas à rêver et quels rêves émouvants! Tu suivais en pensée toutes les phases du duel et ta pensée voyait tout : les feintes, les reculs, les parades, la sérénité des témoins! Tu voyais tout, mais voilà qu’un nuage inattendu enveloppa ta vision ; tu sais qu’un des deux est touché à mort, mais lequel?

O Mélibée, tragique incertitude! Lequel? Si celui que tu as choisi pour vaincu allait rentrer et te dire : « L’autre ne reviendra pas! » Si le mari que tu méprises surgissait devant toi, les bras tendus vers toi?

Lequel? Mélibée n’essayait plus de penser. Debout, dans une pose de résignation joyeuse, elle attendait son maître, celui qui l’aurait conquise par le sang, celui qui lui donnerait la joie d’appartenir au vainqueur.

La porte s’ouvrit. Son mari entra, disant :

— Il y a eu mort d’homme.

Alors, Mélibée tomba à genoux, et ses yeux criminellement beaux disaient au triste gladiateur l’admiration de la femme, le désir de la femelle, la soumission de l’esclave.

LA VIERGE AUX PLATRES

Dory avait été, jusqu’à vingt-cinq ans, la vierge la plus pure, et si pure qu’elle ne savait même pas ce que c’était que la pureté. Agnelle toute blanche et sans tache, sa candeur n’était pas un mérite ; elle était candide par nature et par état, comme les lys, comme la neige, comme le sel.

Elle pouvait, sans perdre rien de son innocence, regarder des nudités ou même la sienne : ni la beauté des statues, ni sa propre beauté, ne lui enseignaient l’usage de la beauté. Dans la boutique de son père, mouleur et praticien habile, elle errait impunément parmi les torses, les ventres, les hanches, les jambes, les sexes, et elle vendait à tout venant des torses, des ventres, des hanches, des jambes, ou des déesses entières ou des héros complets. Volontiers, sans pudeur comme sans rougeur, elle donnait son avis, conseillait les reins de la Vénus de Médicis, les genoux de la Diane de Gabies, le ventre de l’Apollon au lézard, les reins du Bacchus hermaphrodite.

Son goût était aussi sûr que sa science esthétique et, aux Salons annuels tel consciencieux sculpteur recueillait avec déférence l’opinion de Dory. Elle avait posé une fois, ou plutôt elle avait consenti à se laisser modeler en pied ; mais cette œuvre lui déplaisait, l’artiste n’ayant pas, à son gré, rendu avec exactitude le caractère spécial de sa beauté, qui était la souplesse et la grâce. Jamais elle ne se prêta à une nouvelle expérience et elle se contenta de faire mouler, très soigneusement, plusieurs parties de son corps, les épaules, les seins et les jambes, y compris les genoux ; elle estimait ces fragments d’elle-même à l’égal des chefs-d’œuvre les plus décisifs, bien qu’elle fût la première à dire qu’un moulage sur le vif donne des résultats plus curieux qu’artistiques ; mais c’était là, vraiment, de beaux morceaux de nature, — et ils prirent place dans la boutique du mouleur, pendus au plafond parmi la foule des épaules et des jambes. Dory les vendait en avouant leur origine et elle en vendait beaucoup, — et les seins de plâtre de Dory reçurent bien des baisers de bien des bouches.

Elle n’avait jamais voulu se marier. En toute innocence, elle se suffisait à elle-même, et d’ailleurs aucun désir charnel ne se fomentait en la chasteté de son corps, si merveilleusement parfait. Le mariage, pour elle, c’était ce qu’elle en voyait dans la rue : un ventre déformé, mal dissimulé sous de naïfs plis, un ventre de ruminant, une monstruosité analogue à celle des bossus, plus bénigne sans doute, puisqu’elle avait un terme, mais aussi affligeante et plus humiliante encore. Son amour de la beauté, de la ligne pure était si absolu et si sensible qu’elle souffrait vraiment dès que, hors de son musée de plâtres, elle marchait parmi les abominables créatures, faussement dénommées femmes, qui encombrent les trottoirs de leurs allures de mannequins articulés. Elle rêvait alors, pour se distraire, d’un pays où la beauté se promènerait libre, où la noble animalité humaine, affranchie de la morale, de la mode et de la pudeur, évoluerait nue et glorieuse. Fort naïvement, elle concevait un peuple de statues, sans se douter de l’absurdité d’un pareil rêve et sans songer que le vêtement le plus laid est presque toujours moins laid que le corps qui le porte. Elle ne soupçonnait pas davantage les inconvénients de pareilles mœurs et combien son amour de la ligne en serait choqué, car le désir rompt les proportions et brise les normes ; mais, habituée à la pureté de ses plâtres, instruite par leur esthétique, protégée par leur froideur, elle poursuivait innocemment son imagination d’une humanité conforme aux principes de Jean Cousin et, lasse de ses tristes promenades, rentrait en la boutique du mouleur avec la joie d’un ange qui rentre au paradis.

Toutes les pièces de l’appartement, et non seulement la boutique et l’atelier, étaient pleines de bras, de jambes, de torses. Cette floraison de membres et de fragments avait envahi jusqu’à sa chambre, où l’on avait même installé quelques pièces rares ou d’une vente problématique, telles que l’éphèbe qui symbolise le Repos éternel, œuvre guère appréciée, et la Vénus Callipyge (pièce d’amateur), qu’aucun musée de province, aucune école n’osaient acheter. Dory, au contraire, aimait beaucoup la si pure Callipyge, à laquelle elle ne reprochait que son mouvement de coquetterie, et il lui était agréable de se dévêtir en la présence d’une aussi aimable déesse, et de dormir en empruntant à l’éphèbe du repos éternel la grâce de son immortel sommeil et l’attitude de son ennui divin.

Quant au père de Dory, Italien de Londres devenu taciturne, il faisait des moulages et ne savait autre chose.

Or, il arriva qu’un assez singulier éphèbe (Dory appelait les jeunes gens des éphèbes) entra un jour dans la boutique, regarda les plâtres, regarda Dory, n’acheta rien et sortit sans avoir ouvert la bouche. Dory était aussi discrète qu’indifférente ; elle n’importuna l’éphèbe d’aucune offre, d’aucune question, se borna à le suivre en son voyage à travers les stalactites de plâtre et à lui ouvrir la porte quand il eut achevé son exploration.

Néanmoins, elle trouva ces allures un peu étranges et, à la réflexion, se jugea presque froissée. A peine avait-il salué en entrant et en sortant. Cette boutique, certes, était un musée, mais non pas un musée public, et la gardienne avait bien droit à plus qu’un regard, à une parole. En lui-même, l’éphèbe l’intéressait peu : c’était un être mince, un peu déjeté d’une épaule, une jambe, semblait-il plus faible que l’autre, trop pâle et trop blond, l’air maladif et timide. Une telle créature, certes, était peu faite pour émouvoir l’âme esthétique de Dory, — et pourtant elle se surprit, le lendemain, à penser à l’inconnu et à excuser son impolitesse ; c’était, songeait-elle, un malheureux atteint d’une excessive timidité. Il était chétif, mais certainement intelligent et elle aurait volontiers échangé avec lui quelques-uns des aphorismes callistiques dont son cœur était plein.

L’occasion lui en fut donnée, car l’inconnu revint et se montra moins timide. C’était un mélancolique Anglais qui collectionnait tous les plâtres que l’on peut se procurer sur la surface de la terre. Il en avait réuni des quantités innombrables, peuplant, aux environs de Londres, une suite de hangars longs comme cinq ou six Louvres, et il venait voir en cette boutique qui lui avait jusqu’alors échappé, s’il ne rencontrerait pas quelques pièce inédite. Dory, naturellement, lui montra les fragments plâtrés de sa propre beauté, et l’Anglais, ivre de joie à une telle découverte, acheta sur l’heure deux épaules, deux seins et deux jambes dont il vanta la beauté et la finesse ; il avait en art des idées saines.

Cependant Dory se plaisait en la compagnie d’un si extraordinaire éphèbe ; elle sentait un frère spirituel, une âme qui, comme la sienne, ne se nourrissait que d’esthétique, et bientôt, par une aberration unique en sa vie, elle se mit à aimer cette frêle charpente, cette chair maigre, ces formes rétrécies ; — ou plutôt elle faisait inconsciemment abstraction de toutes les tares de l’Apollon boiteux pour mieux jouir de la délicatesse de son intelligence et de la flamme de ses yeux.

Il était spirituel, quand il daignait entrer en conversation, et il avait les plus beaux yeux du monde : de l’esprit et de beaux yeux, c’était si nouveau pour la vierge aux plâtres qu’elle fut séduite. La chaste, la pure, l’esthétique Dory était amoureuse.

Alors, elle vécut parmi ses stalactites des heures bien plus douces encore que par le passé. Elle trouvait aux statues et jusqu’aux membres pendus une grâce nouvelle et, à inventorier avec son cher éphèbe toutes ces choses mortes, elle se sentait une infinie joie de vivre. Peu à peu, une âme toute neuve avait germé, s’était épanouie en elle : un jour que son ami lui baisa la main, elle comprit la pudeur, et un jour que son ami l’étreignit doucement dans ses bras, elle comprit la vie.

C’était une Dory toute différente de l’ancienne, presque tendre, — et presque impure, puisqu’elle aimait.

Mais elle n’était aimée que par le caprice d’un ennui de passage, et si peu désirée que le désir s’éloigna sans avoir demandé à cette virginité le sérieux sacrifice de son essence. Le jeune monomane disparut à l’improviste et Dory, qui devait l’attendre éternellement, n’entendit plus jamais parler de lui.

Dans la boutique aux pendentifs de plâtre, parmi les jambes, les ventres, les torses et les épaules, Dory pleura, tout étonnée de ses larmes, triste à la fois et humiliée d’un amour qu’elle n’avait pas souhaité et d’un abandon que son orgueil n’avait pas prévu.

Et jusqu’aux années de la décadence physique, et jusqu’au delà, Dory vécut intérieurement d’un pâle souvenir et d’un illusoire désir. Nul autre amour ne la consola de cette première et unique déception ; car, d’après de très obscures lois, elle devait être punie, après avoir aimé la beauté, d’avoir été infidèle à la cruelle déesse — et il fallait que Dory, innocente et fière adoratrice de l’Apollon androgyne, pleurât le dédain d’un passant difforme.

AVENTURE D’UNE VIERGE

« La confession — et non pas la confidence — que je vais te faire, mon amie, est de celles qui doivent être complètes, sans réticences, absolues ; aucun détail ne sera donc épargné à ta pudeur : tu rougiras, tu pleureras, tu crieras peut-être — mais tu écouteras, car il faut qu’une créature humaine connaisse mon aventure — pour la redire à Dieu!

» Tu sais que je reviens souvent, le soir, et toute seule, de Vassy à Chaumont, par le dernier train. J’ai passé la journée avec notre chère Bergerette, et, à onze heures on nous sépare, on me traîne à la gare, on me jette dans un compartiment, — et je sommeille jusqu’à la minute de tomber dans les bras de mon père, qui m’attend sur le quai, — et qui devine « toujours » la portière qu’il faut ouvrir.

» Ce train, dirait-on, marche pour moi seule, — ou presque! Il ne ramène à Chaumont que, par hasard, quelques commerçants qui ont à Vassy leurs affaires, d’autres disent leurs amours. Ah! ma chère, comment ai-je écrit un tel mot, maintenant que je sais ce qu’il signifie! Mais ces bonnes gens s’assemblent sur les mêmes banquettes et je crois bien que, depuis trois ans, j’ai toujours, à cette heure-là, voyagé solitaire.

» Tout ceci pour que tu saches qu’il n’y eut à mon crime nulle préméditation ; pour que tu comprennes que mon aventure ne pouvait être ni organisée, ni machinée ; pour que tu croies que seule une fatalité diabolique a dû me pousser à commettre un acte que, jusqu’alors, comme toi, comme toutes nos pures et honnêtes amies, j’avais toujours réprouvé à l’égal d’un assassinat, — ou d’un suicide!

» Donc, on me pousse dans le wagon. Nous étions en retard et le train déjà en marche, si bien que je n’avais passé que par grâce et parce que je suis, pour ce train illusoire, une sorte de raison d’être, une sorte de colis sacré : nous étions déjà loin quand, revenue de mon émoi, j’aperçus dans l’autre coin, un homme enfoui sous des couvertures.

» Te le dirai-je, — immédiatement, fulguramment, sans aucune résistance, sans aucune remontrance de ma conscience je fus prise, saisie, emportée par le désir fou, mais fou mais absolu et inéluctable, de me faire posséder par cet homme, — moi, vierge! La seule réflexion que je fis fut celle-ci : que je n’avais rien à craindre et tout le temps devant moi, puisque le trajet, sans arrêt jusqu’à Vassy, durait juste une heure ; sitôt l’arrivée, je sauterais, je disparaîtrais.

» La sommation fut impérieuse. Je sentais une chaleur singulière et inconnue au visage, à la poitrine et — je te dirai tout — en des parties de mon être qui ne m’avaient encore jamais donné de bien dangereuses inquiétudes. J’étais comme ivre, de cette ivresse qui incite à encore un verre de champagne ; — non, ces petites ivresses de jeunes filles, ce n’est rien, rien : — je subissais non pas une tentation, mais un commandement irréfutable.

» Je ne fus ni sotte, ni gauche et, pendant qu’un chœur de voix presque comminatoire criait en moi : « Oui! Oui! » — j’observais.

» L’homme était assez jeune, fort, non sans élégance — celui qu’il fallait pour le meurtre — pour le viol! — que j’allais exiger. Il remua, changea d’attitude, réveillé par mon apparition et mon agitation, car mes talons, par un singulier mouvement nerveux, frappaient le plancher en cadence. Bientôt, il desserra ses couvertures, retapa son petit bonnet de voyageur — et me regarda. J’avais peur qu’il ne lût dans mes yeux comme dans un alphabet, comme dans un missel aux énormes lettres ; j’avais peur qu’il ne méprisât une proie trop sûre! Mais j’étais vraiment une belle proie, une proie inéluctable et — puisqu’il le fallait — je le regardai à mon tour. Je ne fis que cela. Non, je fis mieux : ô diabolisme de l’innocence et perversité de l’instinct! — je relevai un peu ma robe comme pour la draper autour de mes jambes, et je pris une pose lasse et insolente, la pose de celle qui attend et qui ne veut pas attendre.

» Cependant, je me mis à trembler ; je frissonnais comme à la première seconde d’un bain froid, et le rythme de mes talons s’accélérait selon une inquiétante rapidité.

» Il se pencha, et me dit :

— Oh! comme vous tremblez! Laissez-moi vous envelopper de cette couverture…

» Sa voix était douce. Je répondis oui avec une égale douceur. Il se leva et m’apporta toutes ses couvertures. Je tremblais toujours, et à faire peur ; j’avais l’œil égaré, je ne bougeais point, les bras lourds et les mains indécises : il m’enveloppa maternellement, depuis les pieds jusqu’au buste, me bordant, me tapotant comme un enfant dans son dodo.

» Je crois que j’avais réellement froid ; cela me fit du bien et je souris.

» Alors il s’enhardit, continuant à me tapoter doucement et inutilement, à lisser et à presser la couverture le long de mes jambes et de mes hanches.

» Je souriais sérieusement, je souriais — comme sourit un brasier!

» Alors, il s’enhardit encore plus. Il pencha vers moi sa tête jusqu’à frôler mes cheveux et n’osant dire plus, sans doute, il demanda :

»  — Etes-vous bien?

» Je répondis par un très faible oui et — ô mon amie, pourras-tu lire cela? — machinalement (je le crois), sans délibération, sans volonté, mais en pleine conscience de mon acte, avec joie, je laissai mon genou s’écarter jusqu’à frapper le sien. Il mit la main sur mon genou, il appuya, il insista ; je me détendais au lieu de résister : — alors, il osa tout!

» J’étais morte de désir, de luxure! Oui, mon amie, sans bouger, sans fermer les yeux, toujours souriante, je me suis laissé prendre en détail, pouce à pouce, et délicieusement! Il a fait ce qu’il a voulu et chaque chose qu’il voulait, je la voulais ; je me prêtais, je me donnais, je m’offrais, — et je montais vers un sommet de vertigineuse volupté!

» Oui, je me suis laissé prendre — jusqu’à tout! Oui, et j’ai pris moi-même, sans honte : j’ai baisé ces lèvres, j’ai serré ces épaules de hasard, — et j’ai crié mon déshonneur!

» J’étais une bête heureuse.

» Comme il me regardait avec fatuité (ai-je cru), ou ennui, ou fatigue, le sifflet d’arrivée éclata. Je me levai.

» Il dit :

»  — Je vais jusqu’à Merville, — mais…

»  — Non, laissez-moi et continuez. Dites-moi seulement votre nom.

» Il me donna sa carte.

» Le temps de la serrer dans mon corsage et le train s’arrêtait.

» Je dis encore :

»  — Pas un mot!

» Il comprit et se retira vers l’autre portière. Je sautai et je tombai dans les bras de mon père. Ma sœur, qui l’accompagnait, se mit à rire, en me regardant :

»  — Comme tu es chiffonnée!

» J’alléguai que j’avais dormi roulée dans ma robe, et ce fut tout, — car, quel soupçon possible? Ah! je suis bien tranquille, si Dieu, comme je l’espère, comme je le veux, m’épargne la conséquence de mon crime!

» Et maintenant, mon amie, me voilà au lendemain matin et dans cet état : honteuse et joyeuse, humiliée et satisfaite! Je sais, je suis, je vis, femme, comme Psyché, par un homme, ou par un succube? Oh! que m’importe, puisque c’est fait, et puisque je ne reverrai jamais l’initiateur, — car (je le jure) j’ai brûlé la carte sans la lire. Un recommencement, ou seulement la possibilité d’un recommencement cela aurait été, non plus un crime, mais une bassesse!

» J’accomplirai peut-être une destinée vulgaire — et de mensonge, si je me marie, — mais au moins mon premier pas dans le mystère aura été hardi, incroyable et diabolique — ou divin! — et si je n’en dois pas faire un second, je demeurerai heureuse quand même.

» Heureuse de ma chute, oui, et je le redis, devrais-tu en pâlir de peur ou d’horreur? J’adore en rougissant, mais j’adore la Cause inconnue, obscure et formidable qui m’a couchée sous l’étreinte d’un passant, — et cela dans la banalité d’un wagon souillé de toutes les respirations, pendant que les essieux craquaient, pendant que les roues, mordant les rails, sonnaient comme les marteaux d’une lointaine forge, pendant que le train courait, plus fou que mon sang, vers l’abîme, vers le néant!… »

TRISTANE

I

Tristane s’en allait sous les feuilles rousses qui s’envolaient une à une et revenaient tomber à ses pieds. L’automne affligeait le grand bois de hêtres et de chênes, mais les tardifs chênes avaient encore des couronnes vertes, et Tristane songea que la vie ne meurt pas sans de suprêmes reviviscences ; elle releva la tête et vit que parmi les nuages blancs un fleuve de bleu brillait d’une pâleur douce.

Elle marchait serrée en une robe d’amazone, toute noire, mais le col ceint d’un serpent de fourrure fauve ; tête nue, car elle était chez elle ; sa coiffure inébranlable défiait les surprises du vent, et les bandeaux, d’un blond charmant, voilaient les soucis de ses tempes : — elle marchait mélancolique et lente, laissant sa longue robe noire balayer l’herbe où s’endormaient les dernières pâquerettes.

Cette promenade au-devant du dernier amant la menait maintenant par des sentiers plantés de souvenirs, églantiers et leurs baies sanglantes et amères qu’elle cueillait au passage en se déchirant les doigts.

« Etre toute petite encore avec tout le mystère de la terrible forêt devant les yeux, se contenter d’une caresse fraternelle et d’une robe de fanfreluches, et tout d’un coup vouloir une des fleurs de la lisère, vouloir les lèvres du petit mauvais sujet qui s’écorche les jambes à grimper le long de l’arbre où tremble un nid vide. »

Mais Tristane se commentait son premier souvenir :

« Tous les nids sont vides. Ce jeune baiser, sans la joie du vol et la joie de l’impudeur, eût été fade comme une mûre des haies, — et quand ce même enfant, l’année suivante, me rendit ma caresse, les yeux ardents et les gestes insolents, je n’éprouvais encore que le plaisir du mal, les délices de l’illicite et de la cachette. »

Ensuite des hommes graves ornés de rubans ou de broderies lui avaient permis de dormir avec un homme, permis et même commandé. Ils disaient avec de menaçants sourires : « Votre devoir est de dormir avec cet homme, désormais et avec lui seul. »

Pendant toute la première nuit et bien d’autres nuits encore, Tristane avait songé à ces récits pieux où des vierges sont livrées à d’experts et inventifs bourreaux, — puis, habituée au supplice, elle s’endormait résignée, mais toute meurtrie par le devoir.

Elle ne tressaillit enfin que sous un regard étranger ; retrouvées, aussi fraîches et plus épanouies, les joies de l’illicite et de la cachette lui firent croire, pendant quelques journées, à la beauté de la vie ; fanées, elle en cueillit d’autres encore, encore d’autres ; mais les nouvelles fleurs séchaient de plus en plus vite, et Tristane avait moins de courage à tendre la main vers la désillusion des roses.

Tristane regarda derrière elle et vit un chemin qui se déroulait loin, pareil au chemin jonché de pétales que l’on offrait jadis au Saint-Sacrement.

« Tant de fleurs brisées et qu’il ne m’en soit resté aucun parfum ni aux doigts ni au cœur! »

Une fois de plus, elle voulut redevenir toute petite pour refaire, avec plus de soin, la route parcourue en vain, pour mieux choisir parmi les églantines et parmi les dahlias, car, songeait-elle, j’ai certainement passé, sans les voir, à côté des branches les plus fleuries et les plus odorantes.

« Non. A quoi bon? Je me tromperais encore, je foulerais les mêmes herbes, j’avancerais la main vers les mêmes erreurs, j’ouvrirais les bras aux mêmes fantômes, avec la même innocence dans mes gestes et dans mes yeux. Maintenant, je sais. Je sais comment il faut prendre et comment il faut donner. Je ne suis pas au bout de ma route ; il y a encore un reposoir avant la chapelle. »

II

Tristane s’en allait donc au-devant du dernier amant.

Il venait de loin et il était loin, mais elle le voyait surgir de colline en colline, enflammé comme un brasier et clair comme un phare ; ces lumières apparues guidaient Tristane et la réconfortaient dans son voyage.

Elle ne tournait plus la tête pour regarder derrière elle ; les images du passé s’éteignaient successivement, petites lampes soufflées à la ronde ; seule, au milieu d’une grande nuit, Tristane marchait courageusement vers la lumière surgie de colline en colline.

Il faisait nuit, vraiment, dans la forêt silencieuse ; Tristane avait peur du bruit de ses pas écrasant les feuilles mortes : alors, elle s’accroupit au pied d’un arbre et elle attendit les yeux fixés sur la lueur lointaine.

Dès que Tristane fut assise au pied de l’arbre, la forêt s’endormit plus profondément, sans soupirs et sans rêves, ensevelie dans les délices du néant ; — et Tristane s’endormit aussi, car le sommeil est plus fort que l’amour.

Tristane s’endormit au moment où un voyageur attardé passait, faisant des gestes inquiets, plongeant dans l’ombre des regards attentifs ; il penchait la tête d’un côté et de l’autre, l’oreille tendue, et souvent il s’arrêtait pour mieux écouter et pour mieux regarder ; mais Tristane, écroulée au pied de l’arbre, semblait aussi vague et aussi noire qu’une touffe d’ajoncs ou qu’une touffe de bruyères.

Il cria :

— Tristane!

La voix s’enfonça dans l’ombre et ne rapporta nulle réponse ; alors le voyageur revint sur ses pas, frôlant encore Tristane et ne la reconnaissant pas ; enfin, il se coucha dans les feuilles mortes et, lui aussi, s’endormit parmi les arbres silencieux.

Le jour les réveilla ; ils se levèrent et s’éloignèrent.

— J’ai été heureux comme dans un rêve, songeait le voyageur.

— O mon dernier amant, songeait Tristane, quelle nuit d’obscures et profondes délices! Tu m’as donné enfin la plénitude des joies de l’amour. J’ai été heureuse comme dans un rêve.

LIVRE III

ANECDOTES

LE MAUVAIS MOINE

« Il n’est point nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de penser. »

Leibniz.

Celui qu’on appelait déjà « le moine », à cause de sa vie chaste et de ses propos amers, le devint réellement et à jamais en la trente-cinquième année de son âge. Après de longues et énervantes causeries avec un poète singulier, qui avait ébauché de consciencieux noviciats dans tous les monastères de France, il se décida pour la Trappe, et pour celle de Soligny, illustrée par Rancé, plus rigide encore et plus mystérieuse que toutes les autres.

Il croyait avoir spécialement à se plaindre de la vie, des femmes qui ne l’avaient pas aimé, des hommes qui ne l’avaient pas compris, des choses dont l’hostilité s’était dressée, comme une ligne de récifs, entre lui et son désir, chaque fois qu’il avait lancé sa nef sur la mer, chaque fois qu’il avait orienté sa voile vers Thulé ou vers Atlantide.

En vérité, il n’avait guère jamais manifesté que des velléités, de tous petits vouloirs aussi fragiles que des bulles de savon, aussi jolis, aussi vains. Il n’était pas même de ceux que Fourrier, l’inventeur des Quatre-Mouvements et de la psychologie amusante, appelle des commenceurs ; il ne commençait même pas, restait toujours en deçà de la borne du départ. Capable de se laisser faire et d’obéir au branle, comme une cloche, il cessait de carillonner, dès qu’on lâchait la corde. Une de ses faiblesses, c’était de rester là où il était ; il sortait toujours le dernier d’un salon, d’un théâtre, d’un café ; il se faisait mettre à la porte, toujours surpris que le « déjà » fût sonné. Sans doute, il eût fait un excellant stylite et, juché sur sa colonne, il n’eût jamais songé à en descendre.

Son ami le poète était, au contraire, le type accompli du commenceur invétéré, prêt à tâter de tout, à goûter de tout, sans toutefois sortir, sinon par accident, du domaine de l’Eglise, où le retenait une obscure, mais indéracinable vocation. Au moyen âge, au treizième siècle, il eût été un de ces clercs gyrovagues, un de ces « goliards », qui s’en allaient d’abbaye en abbaye, colportant des légendes pieuses et de scabreuses chansons latines, incapable de se fixer, de se plier sans retour à une règle, amoureux des nouvelles figures, des sites inconnus, des aventures, et qui couraient toujours, persuadés que l’on n’est bien que là où l’on n’est pas.

Seul, le « moine » ne serait jamais parti. Le poète le mit en route. Dénués d’argent, mais munis de lettres de créance, ils allèrent à pied, cheminant comme des colporteurs, mangeant et couchant dans les presbytères, pas toujours très bien reçus, mais arrivant, par quelques momeries, à se concilier la défiance ecclésiastique.

A la Trappe, le père abbé les accueillit, selon la règle de l’Ordre, avec affabilité, se souvenant de la constitution de Rancé, où il est dit des hôtes : « On prendra garde de les traiter avec tant de charité qu’ils n’aient pas sujet de croire qu’ils sont à charge et que leur visite est importune. »

Dès la première journée passée dans la paix du silence, ils furent également séduits et le poète résolut très fermement d’entreprendre là sont septième noviciat.

Il ne persévéra pas plus d’un mois et partit, laissant le « moine », qui, lui, ne devait plus sortir, — confirmant ainsi, une fois de plus, le mot terrifiant de Pascal : « La volonté propre ne se satisferait jamais quand elle aurait pouvoir de tout ce qu’elle veut, mais on est satisfait dès qu’on y renonce. » A la vérité, son mérite n’avait pas été très grand, si médiocre était la qualité de volonté à laquelle il renonçait. La règle fut, au contraire, pour lui, un puissant principe d’activité et il ne tarda pas à obéir mécaniquement, à marcher, comme une docile brebis, parmi le troupeau.

Après deux ans de noviciat, on l’admit à la profession ; il prononça les trois grands vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, — et il se sentit très heureux.

Se lever à deux heures du matin, jeûne jusqu’à midi, chanter au chœur, travailler aux champs, vivre de légumes et de fruits, coucher sur une planche, et bien d’autres austérités, tout cela ne tarda pas à faire partie de ses habitudes. D’ailleurs, le manque de nourriture et de sommeil l’induisit promptement en une sorte de torpeur ou d’hébétude dont il ne se réveillait jamais ; à de certains moments, le matin et le soir, il lui semblait déjà être mort, ou du moins ne plus vivre qu’une vie de larve, et il ne reprenait un peu conscience de lui-même que dans les champs, au soleil, quand il fanait le foin, quand il fauchait le blé.

Pas davantage que la plupart de ses frères, il n’éprouvait les joies de la vie mystique, — et moins que le dernier d’entre eux, car il n’était ni dévot, ni pieux, ni même chrétien. Néanmoins, il suivait ponctuellement tous les exercices, se livrait aux prières et aux lectures prescrites, observait la règle en tous ses détails, sans zèle, mais sans mauvaise volonté. Sedebit solitarius et tacebit. Le silence lui était agréable : quel repos des inutiles et tumultueuses conversations, où jadis il avait fatigué et usé sa jeunesse!

Une seule fois, il fut ému, mais jusqu’à la peur, jusqu’au frisson. Il est d’usage, à la Trappe, que, si un moine meurt, on respecte durant un mois sa place au réfectoire, et qu’à cette place vide on serve le repas du mort. Or, il arriva que ses deux voisins moururent presque coup sur coup — et, pendant un mois, il dut manger coude à coude avec l’absence de deux morts! Cette impression d’abord extrêmement pénible, lui fut cependant salutaire, en lui enseignant qu’il n’était pas encore assez détaché de la vie, puisque le contact de la mort lui était douloureux : quelques méditations le calmèrent.

D’ailleurs, son tour arrivait. Il vivait là depuis trente ans ; il avait soixante-cinq ans : c’est un âge qu’on ne dépasse guère à la Trappe, et que l’on n’atteint pas souvent. De grandes faiblesses le prirent ; il sentit, et tout le monde, que c’était la fin, et il se résigna à subir le grand cérémonial qui accompagne l’agonie des trappistes.

Selon la règle, il fut descendu dans la chapelle, et, là, couché sur un tas de paille pour recevoir les derniers sacrements, entouré de tous les frères. L’abbé, en étole violette, la crosse à la main, récitait les prières des agonisants ; les religieux, à genoux, répondaient. Quand les prières furent achevées, l’abbé, le voyant morne, les yeux durs, se pencha vers lui et l’exhorta :

— Parlez, mon frère, disait-il tout bas. On a vu ici, souvent, des péchés gardés jusqu’à la mort et qui ne sont sortis des lèvres du pécheur qu’avec le dernier souffle de la vie. Parlez, Dieu vous écoute et vous pardonne…

— Mon père, dit le moribond, qui fut mort l’instant d’après, mon père, je ne crois pas en Dieu.

L’ÉVOCATEUR

C’était une très vieille dame toute parfumée, toute poudrée, toute macérée par les essences, si maigre sous la triste richesse de ses robes et de ses joyaux qu’elle représentait bien (effroyablement bien) le squelette mondain, la carcasse élégante qui n’a jamais dit son dernier mot et qui prendrait des attitudes jusque dans le néant.

Depuis qu’elle vivait seule en son vieil hôtel funéraire, où la poussière accumulée semblait un résidu d’ossuaire, sa vie continuait toute pareille (en réalité) à la vie de joies et de triomphes dont si longtemps avait joui sa beauté de jadis. Nul pourtant ne la visitait que de rares héritiers presque aussi vieux qu’elle et toujours mal reçus. Souvent, elle les reconduisait à peine entrés, sous ce prétexte d’une vésanique fallaciosité « qu’elle donnait un grand bal, le soir même, et qu’en telle occurrence une maîtresse de maison n’a vraiment pas le temps de s’attarder à des bavardages ». Elle ajoutait : « Je ne vous invite pas : ces fêtes-là, ce n’est plus de votre âge. »

Or, « le soir même », une seule personne franchissait, assez discrètement, les portes de l’hôtel, — et les vastes salons dédorés ne s’éclairaient que d’une douzaine de bougies jaunes, luminaire de la danse des morts!

— Entrez, monsieur le professeur. Il ne manque plus que vous.

M. le professeur entrait, saluant avec la grâce d’un maître à danser, mais gêné dans son évolution par un chapeau très rouge qu’il essayait de cacher derrière son dos, et par une lamentable boîte à violon qui, immanquablement, heurtait le battant de la porte.

Débarrassé de ces accessoires, il recommençait son salut : avancer de trois pas en s’inclinant légèrement aux deux premiers pas et profondément au troisième ; là, on attend que la belle dame vous donne ses doigts à baiser, et, si elle ne daigne, on se retire modestement, la main sur le cœur.

Jamais la belle dame ne donnait ses doigts à baiser : M. le professeur se retirait donc modestement, la main sur le cœur, et, accordant son violon, demandait :

— Piano ou violon, madame la marquise?

Madame la marquise faisait alterner : elle préférait les quadrilles sur le violon et les valses sur le piano.

— Jouez-nous donc, dit-elle négligemment, le Quadrille sicilien.

L’évocateur entama l’introduction, les couples se placèrent en vis-à-vis et, au point d’orgue, voilà qu’ils s’avancent, se mêlent, se saluent, — et d’entre le murmure doux des robes froissées, un petit rire s’élève, s’égrène, s’éperle : la vieille marquise le reconnaît, — c’est le sien d’il y a soixante ans!

Bal de cour, le premier grand bal où elle parut, plus émue que le néophyte pour qui se déchire le voile d’Isis. Ce soir-là, elle inaugurait vraiment son âme de vierge civilisée, elle la conduisait au baptême : s’entendre dire qu’on est plus jolie que « toutes les autres », — quelle bénédiction comparable à celle-là, et quelle bénédiction aussi efficace à insinuer en un doux petit cœur l’amour et la pitié de son prochain? Comme elle leur offrait volontiers, à « toutes les autres », l’orgueilleuse compassion de ses regards heureux, de son sourire de reine!

Après les compliments, les déclarations, — d’exquises phrases de romance, des murmures d’une douce musique, aussi douce en vérité qu’une mélodie de Marcailhou! Songez que tous ces jeunes gens vous affirment sérieusement que vous pouvez, d’un mot, édifier le palais de leur félicité! En a-t-on jamais dit autant à « une autre », depuis le commencement du monde, ou du moins depuis qu’il y a des bals de cour et des robes décolletées? Un seul mot — lequel? Il vaut mieux le taire, car il est dangereux, et dès qu’on l’a proféré, on est prise, ce qui est bien moins amusant que de prendre soi-même.

Cependant M. le professeur a épuisé les figures du Quadrille sicilien ; les ombres s’arrêtent avec la dernière note du galop, et, désenlacées, s’évanouissent.

— Monsieur le professeur, jouez-nous la valse des Saules.

Ceci est presque grave. L’initiée, devenue hiérophante, a joui des mystères et en a partagé les secrets avec un compagnon choisi, — mais pour être complète et vraiment femme, il lui faut la certitude du mensonge réalisé. Ce n’est qu’après avoir trompé qu’elle atteint à l’épanouissement absolu, à la véritable conscience, à la liberté. La valse des Saules fut le prélude de cet affranchissement, qui s’opéra en trois phases : un baiser sur l’épaule, contre lequel on ne protesta pas ; une demande de rendez-vous, à laquelle on répondit ; le rendez-vous lui-même, simple formalité, puisque l’adultère était déjà réalisé en intention.

De ces trois phases, la plus agréable au souvenir, c’était sans aucun doute celle du baiser sur l’épaule, sensation inattendue et nouvelle ; — et puis le reste s’était répété tant de fois dans le cours des années!

Embarqué sur la valse des Saules, l’extravagant professeur pouvait naviguer des heures entières : le bateau descendait lentement ou furieusement le long d’un fleuve indéfini qui se jetait dans un autre fleuve et n’arrivait jamais, même après d’innombrables ramifications, à déverser ses flots d’harmonie dans l’océan du silence. La marquise fut obligée d’interrompre ; elle le fit avec politesse et presque avec grâce.

— Merci, monsieur le professeur, l’histoire est finie. Jouez-nous, maintenant, je vous prie, la mazurka du Dernier Amour.

Sans hésitation, car son répertoire d’œuvres surannées était vaste, le professionnel évocateur se précipita dans le Dernier Amour, « mazurka brillante », et il balançait la tête en mesure, d’une épaule à l’autre, comme un métronome. Dès la troisième mesure, il entendit derrière lui un petit cri, mais il n’en fut nullement déconcerté ; seulement, tout en continuant de se balancer en mesure, comme un métronome perfectionné, il coulait par-dessus son épaule des regards méfiants et tendait une oreille fort attentive aux progrès de l’émotion et au timbre des petits cris mystérieux ; peu à peu, il rassemblait ses jambes, se détachait du tabouret, prêt au brusque mouvement qui serait peut-être nécessaire.

La marquise se leva et vint s’accouder au piano ; elle avait vraiment l’air ému, trop ému et elle regardait son professeur de souvenirs avec des yeux terriblement reconnaissants.

C’était comme une quête, bien inutile, d’improbables audaces, — mais l’évocateur, inquiet, hâtant ses dernières notes, tout d’un coup se levait, saluait, enlevait sa boîte à violon et mettant hardiment son chapeau, au mépris du protocole, disparaissait avec une extrême rapidité.

JOSE ET JOSETTE

I

Jose était tout petit. Il allait à l’école, en suivant les chemins creux, en sautant les barrières, en se coulant à travers les haies, en musant et dénichant les nids, en cueillant les fraises ou les noisettes, les surettes ou les pimprenelles. C’était un garçon doux et obéissant ; mais, sitôt seul, il redevenait aussi instinctif et aussi sauvage qu’une belette ou qu’une musaraigne. Pas plus qu’aucune créature humaine, il n’était fait pour obéir ; l’œil, pourtant, le domptait, ou la parole. Tant que l’impression subsistait il se courbait, humble sous la volonté du plus fort.

Un jour donc qu’il allait à l’école en faisant tournailler comme une fronde la musette ou sa mère avait mis un morceau de pain et une pomme, il rencontra Josette qui, tout comme Jose s’en allait à l’école.

Josette pleurait. Elle avoua qu’on l’avait punie et qu’elle s’était enfuie en colère sans manger sa soupe. Elle avait faim. Jose lui donna son pain et sa pomme, et la petite l’embrassa pour le remercier. Elle ne pleurait plus ; elle eut envie de jouer. Ils jouèrent à aller à cloche-pied, à marcher sur les genoux, à se coucher sur l’herbe.

Le maître d’école, qui se promenait avant la classe, les rencontra et leur dit sévèrement :

— Vous êtes deux petits polissons! Est-ce ainsi que l’on joue? Il faut jouer sérieusement. Pourquoi ne jouez-vous pas à qui saura le mieux le nom de toutes les sous-préfectures, ou les noms des affluents de la Loire, ou les divisions du système métrique? Vous finirez mal, je le crains… (Il branlait la tête.) Et puis, et puis… Quoi? Garçon et fille! Les petits garçons doivent aller d’un côté et les petites filles de l’autre. Jose, va-t’en par ici, et toi Josette, va-t’en par là.

Puis, satisfait, il reprit le chemin de l’école : mais, peu à peu, ses cheveux se dressaient sur sa tête, car il prévoyait le malheureux sort auquel se destinaient ces enfants.

Il murmurait :

— Autorité, discipline, géographie, orthographe…, autorité, discipline…

II

C’était la fête de la paroisse. Le soir venu, on alluma les chandelles et on dansa. Jose, qui avait dix-huit ans et Josette qui en avait quinze, étaient là, en leurs beaux habits, et aux premiers cris du violon s’étaient enlacés sous l’œil des familles qui buvaient du cidre en parlant du temps passé, de la moisson future et des impôts plus effroyables que la grêle.

Quand la première danse fut finie, Josette, sur un signe, vint retrouver sa mère :

— Josette ma fille chérie, je t’en prie, ne danse pas avec Jose. Son père est ruiné et lui n’est rien qu’un pauvre petit valet de ferme. Ne te laisse pas courtiser par ce garçon-là car tu ne peux pas l’épouser, nous n’y consentirions pas. A l’argent il faut de l’argent, et tu as de l’argent, ma Josette, et Jose n’en a pas.

Ce soir-là, ils ne dansèrent plus ensemble.

III

Jose tira au sort et il fut soldat. C’est en ce métier qu’il apprit sérieusement ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Au bout de quatre ans, il possédait une morale complète et respectueuse ; il savait qu’il y a deux classes d’hommes : les supérieurs et les inférieurs, et qu’on reconnaît les supérieurs à la quantité d’or dont se brodent leurs manches. Ces notions ne lui devinrent pas inutiles quand il fut sorti de la caserne, car, dans la vie ordinaire, il y a aussi deux sortes d’hommes : les supérieurs et les inférieurs, ceux qui travaillent et ceux qui regardent les autres travailler. Comme il trouvait cette distinction toute naturelle, sans doute grâce à son instinctive philosophie, Jose travailla.

Josette ne s’était pas mariée. Ses parents avaient tout perdu dans un mauvais procès, et, pauvre vachère, elle allait traire les vaches dans la rosée en songeant qu’il est bien triste pour une fille de n’avoir pas d’amoureux.

Jose, apprenant ces nouvelles, eut de la joie. Il fit confidence à son père de son vieil amour et de ses projets.

— Epouser Josette, dit le vieux paysan, une fille qui n’a peut-être pas trois chemises et qui se fait des jarretières avec une poignée de chanvre! Tu n’es pas riche non plus, c’est vrai, mais nous avons fait un petit héritage, le blé a bien rendu cette année, et je te donnerai de quoi t’établir quand tu m’amèneras une bru qui ne soit pas servante. L’argent veut l’argent, mon fils ; il ne faut pas le contrarier.

IV

Des années passèrent. Jose perdit ses parents et, au lieu d’un adorable bas de laine, trouva des dettes. Tout courage fut inutile et tout labeur. Comme des souris, les hommes de loi grignotèrent le petit patrimoine, et Jose, un matin pendant qu’on vendait sa maison, prit un bâton et s’en alla, aussi loin qu’il put aller, chercher sa vie. Mais, à mesure qu’il allait, la vie fuyait devant lui, et il marcha tant et si longtemps, qu’ayant fait le tour de la terre, il se retrouva dans le champ, au bord de la route, où, pour la première fois, jadis, il avait rencontré Josette.

Il posa son bâton et, s’asseyant sur le revers du fossé, il tira de sa besace un morceau de pain et une pomme. Avant de manger, il réfléchit si tristement, si tristement que sa faim se passa et que la pomme et le morceau de pain tombèrent à ses pieds.

Il faisait froid, même à l’abri du vent, il ramena sur ses genoux son grand manteau loqueteux et s’enveloppa la gorge dans la vaste barbe grise qui, souvent, avait effrayé les petites filles.

Comme il songeait à cela, il entendit des cris aigus, et voilà des enfants qui reviennent de l’école, tout pareils à ce qu’il était il y a plus de soixante ans. Soudain, il comprit l’inutilité de tout et l’abominable stupidité de la vie. Il se leva et brandissant comme une fronde sa musette vide, il fit plusieurs fois le tour du champ tel qu’un halluciné.

Au troisième tour, il tomba dans un grand trou de feuilles sèches ; il y resta, et, comme la nuit approchait, il s’y arrangea pour y dormir.

Cependant, une vieille mendiante arrivait en grognant :

— Ah! vieux, tu ne peux pas rester là ; c’est ma place, j’y dors toutes les nuits. Ce trou-là est à moi, à moi, tu entends?

Et, comme le vieux obéissait docilement, la vieille, après l’avoir examiné, s’informa :

— D’où êtes vous? Je ne vous reconnais pas. Comment vous appelez-vous?

— On me nomme le vieux Jose.

— Et moi on me nomme la vieille Josette.

Ils se regardèrent en silence ; ils se souvenaient.

Mais ils avaient tant souffert et leurs cœurs étaient devenus si secs, si pareils à ces feuilles mortes que se disputaient leurs misères, qu’ils ne trouvèrent rien à se dire.

La vieille Josette se tassa dans le trou, comme une bête, tandis que le vieux Jose, reprenant son bâton, s’en allait.

CELUI QUI A TUÉ

Homme pareil à bien des hommes, il me parut longtemps un être simple, d’un mécanisme très ordinaire. Je l’analysais et je le démontais à vue d’œil ; mais quoiqu’il ne fût pas pour moi de ceux qui déroutent, il était de ceux qui retiennent un peu l’attention, par le plaisir que l’on trouve à les comparer sans fatigue à leurs voisins. Sans l’aimer, j’avais pour lui l’estime due à un bon joueur d’échecs ; ses ruses étaient classiques, mais si froidement combinées et de si loin, que l’on s’apercevait toujours trop tard, avec la confusion satisfaite de l’écolier, d’avoir été trompé selon les règles et par des procédés écrits dans tous les manuels.

Nous passions tous les soirs de brèves heures à ce jeu, en un café pourtant bruyant, troublé par les violentes entrées d’étudiants accompagnés de femmes singulières. Cela nous faisait lever la tête, mais l’échiquier nous restait dans les yeux et les fous et les cavaliers tendaient un réseau blanc et noir entre notre attention et les sourires ivres des maigrelettes filles.

D’aucunes m’étaient connues ; elles me tendaient la main en passant, sans souci de déplaire à leur ami de la soirée, car ce café, centre d’un monde fraternel, permettait la familiarité. Mon ami (un ami que je n’aimai jamais) était plus souvent que moi favorisé de ces petits ressouvenirs et de ces petites mains gantées ; mais les petites mains pour lesquelles il lâchait les créneaux de la tour glissaient si vite entre ses doigts, et il en goûtait si peu la caresse que, souvent, ses yeux étant demeurés obliquement baissés sur la vision du coup décisif, il me demandait, plusieurs minutes après :

— Qui donc m’a dit bonjour?

Ces distractions sont communes à tous les joueurs attentifs et sérieux, mais il me semblait que chez lui elles prenaient un air particulier, non d’indifférence, mais de crainte. Quand une femme s’arrêtait devant lui et lui adressait la parole, il devenait comme peureux : parfois, il pâlissait ; souvent, sa peur finissait par une colère dissimulée, et une impertinence, même maladroite, même stupide, le débarrassait de l’importune. A la vérité, les femmes n’y prenaient garde ; elles semblaient le ménager ; elles s’éloignaient, après un mot de reproche plutôt affectueux, et nulle ne lui garda rancune.

Il y avait plus d’un an que nous venions nous rejoindre tous les soirs au café, quand mes observations commencèrent à se préciser.

Je remarquai — ou, car cela est si étrange, je crus remarquer — que les très rares soirs où il n’y avait aucune femme dans le café, mon ami avait une liberté d’esprit bien plus grande et une précision de jeu bien plus redoutable ; quelques femmes, et il devenait moins maître de lui ; plein de femmes, et répandue l’odeur énervante de la femelle, il se troublait, hésitait, — se laissait battre.

Un soir, je lui dis, après avoir examiné la salle :

— Aujourd’hui, je vous gagnerai.

Obéissant à ma suggestion, il regarda autour de lui, puis, mais d’un ton très calme, il répondit :

— Oui, je crois que vous me gagnerez, aujourd’hui. Je ne suis pas en train, la lutte va m’être difficile. Il y a des soirs où je me sens ivre, — ivre de l’ivresse douloureuse que provoquent certains poisons.

Je demandai :

— A quoi attribuez vous cela? Vous n’avez pas un tempérament nerveux.

Après de l’hésitation, il dit lentement :

— A quoi j’attribue cet état? A des choses anciennes, à une histoire, à des coïncidences, à des souvenirs… Enfin, je ne puis, ni ne veux préciser.

Ces derniers mots furent prononcés un peu sèchement et je répondis sur le même mode :

— J’ai été indiscret, je vous en demande pardon, et d’autant plus volontiers que tout cela m’est fort indifférent.

Pour pallier mon impertinence, j’ajoutai :

— Le jeu suffit à ma curiosité.


A partir de ce soir-là, mon compagnon — l’homme d’abord cru simple — me donna le plaisir du mystère et je continuai avec passion mes observations. Cette sorte de maladie m’intéressait beaucoup ; j’espérais en découvrir le principe et m’en faire gloire, car je n’avais jamais rien lu de pareil dans la description des plus étranges maladies nerveuses. Dite par des termes peu scientifiques, c’était, en somme, l’influence sur un homme, paraissant médiocrement sensitif, du fluide féminin accumulé. Ayant trouvé cette explication, j’en fus mal satisfait ; cependant, elle n’était peut-être pas totalement absurde, car il est avéré qu’une assemblée d’hommes excite, souvent jusqu’à l’hystérie, la nervosité d’une femme ; un homme en des conditions analogues, ressent une surabondance de vitalité mâle : dans le cas que j’étudiais — tout en veillant à l’abri de mes silencieuses tours — il s’agissait seulement de dépression au lieu d’excitation, de moins au lieu de plus ; au lieu de vers la droite, la balance fléchissait vers la gauche, — voilà tout.

Ma boiteuse explication admise provisoirement, il me restait à trouver la cause première ; mais comme j’ignorais la vie de mon compagnon, comme il ne m’avait jamais fait aucune confidence, cette dernière recherche me parut impossible et j’en abandonnai la solution. Nous continuâmes à faire manœuvrer nos cavaliers, et je m’abstins, par lassitude et par ennui, d’observations désormais inutiles.


Or, il arriva qu’un soir, une femme d’assez médiocre beauté, mais rousse avec la peau toute blanche, entra dans le café ; elle était seule et elle avait cet air lamentable des filles qui ont traîné en vain pendant des heures leurs jupes sur les trottoirs.

Elle vint s’asseoir près de nous ; mon ami leva la tête et tout d’un coup devint si pâle que j’eus peur ; en même temps, sa main, qui tenait une tour conquise, retombait sur l’échiquier d’un tel poids que toutes les pièces furent renversées.

— Venez, je vous en supplie, me dit-il d’une voix malade ; sortons.

Il s’appuyait tout tremblant à mon bras. Quand nous eûmes fait quelques pas, je l’entendis murmurer fort distinctement :

— Toutes me connaissent… toutes savent… oui, je crois qu’elles savent… c’est cela qui les attire… le sang de leurs sœurs… Mais celle-ci, celle qui s’est assise à côté de moi, elle m’aime tant — que je serais capable de la tuer encore!

Je répétai :

— Encore?

Il me regarda :

— Oui, encore.

LA DERNIÈRE HEURE

C’était un homme sombre et hargneux, et la vieillesse avait ossifié, de même que les sutures de son crâne, les fibres de son cœur. Vieux prématuré, esclave des douleurs et des noires idées, il râlait déjà depuis des années, invectivant la vie, qu’il adorait telle qu’une fuyante maîtresse, cajolant la mort, dont les syllabes prononcées excitaient en ses membres de lamentables tremblements et dans son âme une surnaturelle horreur.

Toute la journée il pleurait, pareil à un enfant qui croupit en la glace de ses langes, — mais il ne pleurait que pour être plaint et, laissé seul, il se taisait, s’endormant dans l’abrutissement du silence.

Devant sa femme et devant la complaisance des familiers, ce monotone et poignant refrain moussait, comme une indestructible écume, sur ses lèvres blanches :

— Moi qui me suis privé de tout, dans ma jeunesse! Moi qui ne buvais que de l’eau et qui ne prenais, parmi la solitude d’une pauvre chambre, que d’indignes repas! Moi qui passais, fier et méfiant, sans plus qu’un regard pour les créatures d’amour! Moi qui me disais toujours : « Demain! tu as le temps! Demain! Ce que tu dédaignes aujourd’hui te sera rendu au centuple — sur tes vieux jours! » Moi qui me suis privé de tout — pour vivre! Moi qui n’ai jamais violé ni les règles de l’hygiène, ni les règles de la morale! Moi qui fus le citoyen intègre fermement guidé par les seules règles de l’Utile! Moi, moi, moi!…

Et dans son impuissance verbale, le vieux médiocre, plus sinistre qu’un parricide et plus vil qu’un garde-chiourme, défilait le grotesque chapelet des moi, moi, moi! — Car il avait une personnalité égoïste singulièrement persistante et sa conscience d’imbécile était invétérée et intuable.

D’autres fois, avec une sénile impudeur, il énumérait, en des phrases hachées par la toux, les « occasions » que jadis il avait manquées. Sa mémoire devenait impitoyable et détaillait les beautés uniques des cent vierges de lupanar devant lesquelles sa luxure avait été vaincue par sa prudence. Il se souvenait : entrer dans ces maisons, l’œil sérieux et flambant ; passer, en risquant des gestes de marchand d’odalisques, devant l’étalage des seins déviés et des ventres excessifs ; échanger avec des bouches stigmatisées des ordures brûlantes comme des caresses, — puis hausser les épaules et fuir vers la certitude des rêves malsains!

Et à cette heure, il regrettait son économe prudence et se roulait dans l’abjection des regrets de l’honnête gourgandine chantée par le chansonnier.

Mais bientôt, cette périodique éructation lui fut défendue ; sa langue s’alourdit et son cerveau se troubla ; les circonvolutions frontales où s’élaborait le misérable verbe émis par ses lèvres tuméfiées devinrent toutes pareilles à de la bouillie pour les chats ; parmi les sons qui disaient encore la vie du triste paralytique, on ne percevait plus, avec beaucoup d’attention, que de vagues syllabes obscènes.

L’heure du proche trépas se fit reconnaître, et sa bonne, lasse des veilles, installa près du moribond une placide garde-malade dont la guimpe et le rosaire signifiaient qu’au moins elle ne se saoulerait pas dans le calme des nuits et ne s’extasierait qu’au moyen de patenôtres et de coups dans l’estomac.

La religieuse entra et, quand on lui eut expliqué les fioles et lu les ordonnances, elle se posa sur le bord d’une chaise et de là, bientôt, s’écroula à genoux, égrenant les gemmes d’amour de son gros chapelet de bois. Elle récitait à mi-voix les supplications, les invocations, les glorifications et les oraisons, — et on eût dit qu’une invincible stalle la maintenait dans la dure attitude des éternelles orantes.

Parfois, elle tournait vers le lit ses yeux doux et distraits par l’amour ; plus souvent, elle les levait vers le plafond et, certainement, à travers le plafond elle voyait le ciel et la robe étoilée de la Vierge et Jésus couronné comme un roi, appuyé négligemment sur sa croix, et des anges absorbés en des concertos, et enfin toute la splendeur d’une cour où les diamants sont des vertus brillant sur des épaules immaculées et sur de candides gorges.

C’était une femme, sans doute, d’une quarantaine d’années, mais le silence des cheveux et le calme des traits rendaient difficile une exacte appréciation : d’ailleurs, son âge, elle-même probablement ne s’en inquiétait guère puisque son amant était celui qui rajeunit à son gré tous les cœurs et toutes les faces et qui, au prix de la virginité du corps, donne l’éternité de l’âme et l’éternité de l’amour. Elle n’avait jamais pensé à rien qu’à faire son devoir et à remplir ses obédiences ; elle était naïve et indifférente et s’il y avait eu des larmes dans sa vie, ces larmes étaient devenues un paisible ruisseau courant toujours limpide parmi les lys de la vallée. Son obédience, en cette nuit, était de passer dix heures dans une chambre de mourant et elle n’était pas plus émue qu’à passer d’autres heures au pied de l’autel. Elle était ici, elle était là, selon qu’on lui disait : « Allez ici, allez là », — et la certitude de n’avoir plus aucune volonté donnait à ses actes l’élégance et la grâce.

Cependant, le moribond grognait, éjaculant toujours de vagues syllabes obscènes, paraissant vomir ainsi par morceaux son âme infâme de luxurieux avare. Ces efforts excrémentiels durèrent jusqu’au matin, jusqu’à l’heure où la religieuse, à bout de verbe, s’était assoupie à genoux, le front sur une chaise, pareille à une invincible suppliante. Les yeux du mourant, à ce moment, s’ouvrirent tout grands, pour s’imboire des familières choses qu’ils allaient quitter ; ils s’ouvraient tout grands, tout grands, prêts à englober tout le visible, décidés à emporter dans l’infini le reflet suprême de la vie, — et ces yeux avides, comme ils s’ouvraient, comme ils tournaient, tombèrent sur la religieuse assoupie et s’arrêtèrent là comme sur une proie.

Cette nonne à la belle attitude d’amoureuse éplorée et lasse d’une nuit de pur amour, cette femme seule et comme introduite pour un plaisir dans la solitude de sa chambre, — oh! cette femme!…

Il retrouva des phrases pour murmurer des caresses, et des gestes pour étendre vers la vision ses mains paresseuses et des forces pour se lever, — et quand la dormeuse s’éveilla, ce fut pour voir à ses genoux un spectre râlant qui soulevait sa robe.

EMÉRENCE

Mes tantes me déclarèrent qu’elles m’avaient trouvé une femme.

J’étais arrivé à l’âge où l’homme qui n’a pas d’ambition sociale commence à s’ennuyer d’être seul et de n’avoir personne à tyranniser. Le besoin de tyrannie, ou de commandement, ou de domination, est invétéré dans le mâle ; il ne se marie souvent que pour être le chef et maître, et s’il s’est trompé, si l’autorité lui échappe, c’est une déception assez forte pour annihiler à tout jamais sa volonté et abaisser son caractère. Pour ne pas m’exposer à une telle aventure, je prétendais choisir une femme docile sans servilité, douce sans niaiserie, obéissante sans lâcheté et avec assez de beauté et de grâce pour me donner la sensation de posséder une bête de luxe, rare, chère et difficile à remplacer. Les chevaux avaient jusqu’ici été ma passion ; je n’espérais pas trouver une femme aussi belle qu’un beau cheval, mais comme j’en jouirais avec un sens de plus, une beauté moindre pouvait me donner un plaisir plus grand.

J’écoutais donc ce que me disaient mes tantes.

Vieilles filles et sœurs jumelles, elles m’avaient élevé avec cette tendresse respectueuse que l’on a, en telles vieilles familles, pour l’aîné, chef de la maison ; dès l’âge de douze ans, elles m’avaient laissé maître et elles auraient volontiers pris mes ordres, si je n’avais eu déjà assez de raison pour refuser la responsabilité que l’on m’offrait. D’ailleurs, je les aimais beaucoup, et il me fut toujours agréable de voir en elles de prudentes conseillères dont j’acceptais avec déférence les avis ou les désirs.

— C’est une de nos cousines éloignées, me dirent mes tantes (elles parlaient presque toujours ensemble, — et l’on n’entendait qu’une voix), Emérence de V… Elle peut vous plaire de toutes façons, car elle a de la naissance, de la fortune et de la beauté, — si nous sommes bien renseignées. — Vous devriez aller la voir.

— Sous quel prétexte?

— Nous arrangerons cela. Renouer des relations de famille, par exemple, ne serait-ce pas un prétexte commode? M. de V… serait, nous le savons, content de vous recevoir ; il a de fort belles chasses, il vous retiendrait quelques jours et vous sauriez si Emérence est digne de vous. Quant à Mme de M…, elle est malade et ne s’occupe de rien.

Les choses s’ordonnèrent comme le souhaitaient mes tantes, et je partis pour le château de Boisroger, attendu par M. de V…, qui m’avait envoyé une invitation des plus aimables, « dès qu’il avait su mon désir de faire connaissance avec mes vieux cousins ».

C’était assez loin de ma résidence, mais le chemin de fer ne menant qu’à cinq lieues de Boisroger, je me décidai à faire le trajet en voiture, ce qui n’était guère plus long ; ayant deux bons chevaux habitués aux mauvaises routes du pays, je partis à midi, et à six heures j’entrais dans la cour du château, pierres encore féodales et que les barbares crépis n’avaient pas déshonorées.

M. de V… attendait debout sur le perron ; j’arrivais à l’heure précise et prévue : il en parut enchanté, me félicita d’une aussi belle exactitude, et en campagnard pour qui les bêtes sont des êtres aimés et précieux, il recommanda longuement au palefrenier mes chevaux qui, à la vérité, étaient couverts d’écume.

— Vous les avez un peu forcés, me dit-il, mais j’espère que vous leur laisserez tout le temps de se reposer.

Quand j’eus fait ma toilette, en une vaste chambre, aux menaçantes tapisseries, dragons et chimériques animaux, contre lesquels luttaient des chevaliers armés de lances longues comme des rayons d’étoiles — M. de V… revint me prendre, et nous redescendîmes au salon, où Mme de V…, aussi blanche de visage que de cheveux, semblait se mourir dans un fauteuil. Emérence, près d’elle, se penchait sur un métier à tapisserie, et trois grands épagneuls fauves dormaient en rond sous le haut manteau de la cheminée.

Mme de V… répondit à mes compliments par un sourire malade et des paroles si faibles que je ne les entendis pas ; Emérence, à notre entrée, s’était levée, repoussant assez brusquement son métier à tapisserie, et elle m’avait tendu la main, en me regardant avec de grands yeux bruns, très joyeux, mais très mystérieux. Elle était grande, pâle, un peu forte, pleine de vie, mais fatiguée par une existence claustrale près de sa mère infirme : elle paraissait un peu plus âgée qu’on ne m’avait dit et n’avait nullement l’apparence d’une jeune fille. Comme du premier abord elle m’avait plu, j’eus, à cette impression, un soudain petit serrement de cœur et je me demandai si mes bonnes tantes n’avaient pas été mal informées, — si Emérence n’était pas mariée! Puis, rougissant de ma stupidité, car un mariage est ce qui s’ignore le moins, je conclus qu’après tout « l’air virginal » était assez indifférent et qu’une fille de la beauté d’Emérence n’avait pas besoin, pour me séduire, de ce piment vulgaire.

Pendant le dîner et la soirée, tout en me faisant le plus spirituel possible, tout en parlant à mon tour et même davantage, car un étranger doit se faire connaître pour ne pas désobliger ses hôtes, j’observai Emérence et bientôt je fus conquis. Non seulement je la trouvai « digne de moi », comme le désiraient mes tantes, mais je me demandai avec anxiété si elle me trouverait digne d’elle ; mes idées d’autorité et de commandement perdaient de leur force et j’aurais obéi, pour gagner l’amour d’Emérence, à ses ordres les plus absurdes.

Pour distraire Mme de V…, nous fîmes une partie de nain jaune. Emérence gagna beaucoup de jetons d’ivoire et de médailles de vermeil, que son père lui racheta avec des monnaies moins rares qu’il tirait volontiers d’une grande bourse de peau de daim ; elle s’amusait, elle riait, elle me lançait des apostrophes ambiguës :

— Mon cousin, gagnez donc à votre tour! Gagnez-moi donc!

Ce n’était peut-être ambigu que dans mon imagination, mais j’étais tout à fait heureux de pouvoir me flatter de ne pas lui déplaire.

Quand les bougeoirs furent allumés, Emérence me dit :

— Mon cousin, tous les matins, je vais cueillir les fruits aux espaliers, avant que le soleil ne les ait déveloutés ; il n’y a que moi qui puisse faire cela. Voulez-vous m’accompagner demain matin? A sept heures, sur le perron.

— C’est que nous chassons demain, hasarda M. de V…

— Vous chasserez une autre fois, dit Emérence. Il faut qu’il voie les espaliers. Les pêches sont belles comme des anges.

Emérence eut le dernier mot et j’en fus ravi.

Un grand chapeau blanc sur ses cheveux noirs, un large panier au bras, chaussée de petits sabots, à cause de la rosée, Emérence parut sur le perron en même temps que moi et nous partîmes pour les espaliers, tout en haut du parc.

Elle n’avait plus son attitude joyeuse de la veille ; plus pâle encore, les yeux plus profonds, elle semblait triste et je crus même la voir trembler.

Quand nous fûmes à peu près à moitié chemin, elle me dit brusquement :

— Mon cousin, vous êtes venu ici pour moi, pour moi seule, et vous avez l’intention de m’épouser ; je suis au courant de tout et je sais beaucoup de gré à vos tantes de m’avoir désignée à vous, car j’aime votre nom, vous êtes mon parent et je serais volontiers votre femme, — mais il faut d’abord que je vous conte une histoire.

Elle réfléchit un instant, puis :

— Ai-je vraiment l’air d’une jeune fille?

Je répondis franchement, mais avec une indicible émotion :

— Non, vous avez l’air d’une femme.

— J’ai l’air de ce que je suis, reprit Emérence.

Je ne savais que dire, je la suivais, les yeux baissés ; je tremblais à mon tour.

— Vous tiendrez le panier, sans le secouer, comme cela.

Elle paraissait plus calme, depuis son brutal aveu. Tout en cueillant les pêches elle continua :

— L’histoire, tout le monde la sait, excepté vous et vos tantes ; si vous ne l’entendiez pas maintenant vous l’entendriez après — et vous ne me le pardonneriez jamais. Quand vous la saurez, vous fuirez, après quelques jours accordés à la politesse, — et vous ne songerez plus à moi. J’en ai fait plusieurs fois l’expérience ; je continuerai, tant que durera ma triste jeunesse. L’histoire? Qu’elle est sotte et vulgaire. Il y a six ans, j’avais dix-huit ans, je fus fiancée à M. de B…, qui était mon ami d’enfance : je l’aimais beaucoup, on nous laissait trop libres ; j’avais en lui une confiance absolue : il abusa de moi, s’absenta et ne revint jamais. Deux ans plus tard, nous apprîmes qu’il était déjà marié, dans je ne sais quelle colonie. Il est mort depuis. Cependant, j’avais un enfant, — et je l’ai toujours, — un enfant sans nom, que j’aime et qui fait ma honte. Voilà l’histoire d’Emérence de V…, — qui cueille des pêches avec son cousin pour la première et la dernière fois.

— Vous vous trompez, Emérence, dis-je violemment. Je suis assez riche pour n’être pas accusé de trafic ; je suis plus riche que vous, j’effacerai votre honte et vous ferez ma joie. Donnez-moi votre main.

Emérence, qui était debout devant moi se mit à pleurer silencieusement ; deux gros ruisseaux de larmes tombaient sur ses joues pâles. Je la laissai pleurer ; elle devait pleurer ; les pleurs qui coulaient sur ses joues pâles obstruaient son cœur depuis trop longtemps : elle devait pleurer.

Ensuite, elle me regarda avec une anxiété de ressuscitée et ses grands yeux bruns, tout mouillés, me demandaient si je n’avais pas menti, moi aussi ; mais je m’approchai d’elle et je lui dis :

— Puisque nous sommes fiancés, Emérence, laissez-moi baiser vos mains.

LE CHATEAU BRULÉ

I

Le couvert enlevé, il étaient restés tous les trois autour de la table, et ils parlaient peu, comme des gens dont les idées sont rares, et qui, répétant toujours la même chose, ont l’instinct de mettre un intervalle entre leurs phrases.

M. de Brunon buvait de l’eau-de-vie dans un gobelet d’argent ; il la versait d’un vieux flacon de cristal tout ciselé et tout doré qu’à chaque coup il levait à la hauteur de ses yeux, le faisant miroiter à la lumière de la lampe. On devinait qu’il aimait le flacon pour l’eau-de-vie qui brillait dans le verre ciselé et doré, et l’eau-de-vie pour la beauté du flacon et les souvenirs d’anciennes joies emprisonnées là — et qui allaient peut-être sortir — avec le dernier verre et la dernière étincelle!

Il buvait ainsi tous les soirs, pendant que sa fille, Danielle, lisait quelque médiocre histoire ou brodait quelque coin de mouchoir. Elle était toute dorée aussi ; comme elle penchait toujours le front sur sa lecture ou sur son ouvrage, on ne voyait de sa tête que les cheveux blonds ; quand son père pensait à elle, il évoquait des cheveux blonds, — et rien que des cheveux blonds, car la figure de la fille le troublait, dure et froide, avec dans ses yeux quelque chose de pareil à l’implacable esprit qui dort dans les flacons d’eau-de-vie.

Depuis la mort de Mme de Brunon, dont les fantaisies et la vanité avaient ruiné la maison, ils vivaient tous deux seuls, dans une dignité pénible, attentifs à garder le train et la tenue exigés par leur nom et leur état, soucieux avant tout de paraître, et leur habileté était si grande qu’ils trompaient jusqu’à leurs domestiques, jusqu’à leur notaire.

Deux fois par an, la dure et froide Danielle s’absentait, emportant une grande et vieille malle toute constellée de clous de cuivre, — et quand elle revenait, ses premières paroles étaient un chiffre énoncé d’une voix brève. A l’époque où Baudoin de B… arriva, attendu depuis des années, au château de Brunon, Danielle n’avait plus une seule bague aux doigts : quand elle brodait, elle cachait sa main gauche sous le morceau de mousseline. Si dure et si froide qu’elle fût, son père la vit un jour pleurer en regardant ses longues mains blanches et nues : ce jour-là, M. de Brunon ne but que la moitié de son flacon d’eau-de-vie.

— Je ne vous ai jamais oubliée, Danielle, dit Baudoin, pendant que M. de Brunon, ayant vidé son dernier verre, s’endormait. Voici, toujours à mon doigt, la petit bague que je vous avais volée en vous jurant de venir vous la rendre : donnez-moi votre main.

Danielle tendit sa longue main blanche et nue.

— Vous ne portez plus de bague?

— Non, j’attendais celle que vous venez de me rendre.

Danielle était presque émue. Ces jolis enfantillages de sentiment amollissaient un peu son cœur de métal. Son âme redevint, pour quelques heures, aussi jeune que son visage, et ses yeux s’adoucirent jusqu’à la tendresse.

Elle s’aperçut, tout étonnée, de ce changement d’état.

— Si j’étais riche comme autrefois, Baudoin, je serais aimable et bonne comme autrefois. Mais je le sais, je suis devenue méchante, je suis devenue froide et dure, — et c’est irréparable.

Alors, elle dit toute la vérité à Baudoin, qui n’en fut pas touché très profondément, car c’était un cœur simple et une âme désintéressée. Il aimait Danielle d’un amour qui ne fut pas amoindri par la révélation de sa pauvreté, et, prenant les longues mains blanches et nues, dépouillées de leurs bagues, il les baisa l’une après l’autre, disant :

— Je les garde, toutes blanches et toutes nues, toutes pauvres, et toutes pures.

— Oui, Baudoin, répéta Danielle, toutes pauvres, pauvres, pauvres.

— Pauvres! cria tout d’un coup M. de Brunon, réveillé par les tristes syllabes qui hantaient son sommeil.

— Il se redressa, étendant la main vers le flacon doré.

— Il est vide, ma fille ; veux-tu aller me le remplir?

Danielle se leva, et prenant le flacon, elle alla soulever un pan de tapisserie derrière lequel dormait un tonnelet de chêne, tout plein de rêves, de souvenirs, d’illusions, — un tonnelet de chêne d’où allait sortir, sans doute, le mot qui délivre le Dragon de l’or, maître et gardien de la joie humaine.

Quand le flacon fut sur la table, M. de Brunon, l’ayant fait miroiter, s’en versa un gobelet tout entier, disant :

— Elle est plus belle que jamais! Elle est resplendissante, Danielle, je crois que cette fois-ci elle va dire son secret. Bois avec moi, Baudoin.

Baudoin céda et il but plusieurs verres d’eau-de-vie.

— Pauvres! répéta encore M. de Brunon, — et dire que ce vieux château, hanté par les trépassés, est assuré pour des sommes… des sommes énormes… Quelle somme, Danielle?… Et qu’il ne brûlera jamais.

— Ne dites pas cela, mon père. La matière, qui est inerte, obéit au verbe, qui est vivant. Ce château brûlera un jour ; quand? nul ne le sait encore. Buvez encore un verre de cette eau-de-vie, Baudoin ; elle vous dira peut-être son secret, — le secret qu’elle a toujours refusé à mon père.

Et Baudoin but encore un verre d’eau-de-vie.

II

Quelques heures plus tard, M. de Brunon, sa fille et Baudoin, enveloppés de couvertures, gisaient blottis dans la paille d’un hangar de ferme, pendant que de hautes et belles flammes se tordaient, harmonieusement, jaunes et rouges, au-dessus du bûcher prédit par Danielle. M. de Brunon pleurait, épouvanté par la magique réalisation de son rêve abominable ; Baudoin, à demi-évanoui, haletait couché sur le dos, les doigts agités de gestes nerveux ; Danielle, à genoux, paraissait en prière : ses longues mains blanches, où brillait une seule bague, s’étaient jointes et sa figure, illuminée par l’incendie, resplendissait comme surnaturelle.

Baudoin, presque en délire, proféra de vagues paroles ; alors, elle accourut près de lui, et le baisant sur la bouche :

— Tais-toi, tais-toi, murmura-t-elle. Ta pensée m’appartient. Nous voilà unis par un ciment plus fort que l’amour.

— Le crime! dit Baudoin.

— Tais-toi, je t’aime.

Elle s’entoura le cou des bras dociles de Baudoin, qui, ses lèvres pressant les lèvres de Danielle, songeait obscurément :

— Je suis, pour jamais, l’esclave de cette femme.

L’AMATEUR

C’était un silencieux, l’homme d’une passion, celui dont la vie a un but et n’en a qu’un.

Amateur, mais exclusif et cruel, doué d’yeux de rapace et de mains félines, il avait une façon unique de regarder l’objet de sa convoitise et une façon unique de l’agripper, — le coup d’œil de l’épervier et le coup de patte du chat. Sa passion : les estampes. Il les voyait à travers les cartons, à travers la reliure des albums, à travers la porte des armoires, et quand on lui avait ouvert le carton ou l’armoire, il avançait, d’un geste net, la main, et prenait.

Les marchands d’estampes l’aimaient beaucoup, car il manquait de ce genre d’astuce par quoi un collectionneur voile sous l’indifférence ou même sous le dédain le tremblement de son désir. Avec lui il n’y avait guère de marchandage ; ses yeux, ses mains disaient trop clairement : Je veux cela, je le veux, je le veux! — et, le prix proféré, il payait et emportait.

Sa profession était à peine soupçonnée. On le croyait (c’était vrai, comme on le sut à sa mort), chef de bureau dans un ministère et, par surcroît, personnellement riche, mais à toute question, à toute allusion, il demeurait muet. Son nom, qui eut permis toutes les enquêtes des curieux, était inconnu. Jamais il ne s’était fait porter ses achats à domicile. Les estampes qu’il avait choisies entraient aussitôt dans un carton démesuré qui l’attendait dans une voiture, et lui-même disparaissait bientôt, ayant à peine ouvert la bouche.

Entre eux, les marchands et les commis l’appelaient M. Amateur, — et ce nom semblait lui convenir essentiellement. C’était, en apparence, le type de l’amateur égoïste et farouche, et rien de plus ; le modèle, peut-être abominable, mais complet et parfait, du jouisseur solitaire, de celui dont la fornication s’abuse sur des matières inertes, douées de la seule vie que leur donne le désir. M. Amateur était cela, mais aussi quelque chose de plus, — et même quelque chose de fort différent.

En réalité, la passion de cet homme était la haine de l’art. Il n’achetait des estampes que pour les torturer, et torturer en elles l’art et tous les artistes. Son gynécée était une chambre de supplices : il tenaillait une fois par semaine, le dimanche.

Ce jour-là, M. Amateur ne sortait jamais. Ce jour-là, il ne mangeait pas, il ne buvait pas : il mettait Dürer sur le chevalet et Holbein sur la roue.

Petites vacances hebdomadaires! Naturellement, il y pensait toute la semaine. Ses collègues faisaient pour ce jour de liberté des projets dont la médiocrité le surprenait ; les moins ridicules de ces plans lui semblaient enfantins et il ressentait surtout une grande pitié pour un vieux sous-chef, tout chenu, qui rêvait de verdure, d’oiseaux, de poisson frit, et qui ne rougissait pas d’avouer ainsi le secret grotesque de son cœur sexagénaire. D’autres parlaient de leurs enfants, de leur femme, de leur maîtresse, et ces préoccupations, M. Amateur les trouvait saugrenues ; il lui arrivait de hausser les épaules, ajoutant :

— Moi, le dimanche, je classe mes estampes.

Et, le dimanche, il classait ses estampes.

Tirant du carton toutes ses acquisitions de la semaine, il les étalait sur une grande table, et les contemplait longuement, jouissant de leur beauté. C’était la phase de l’amour. Extasié par l’ensemble, il venait aux détails, délecté à ces subtils rayons dont Rembrandt transperce les ombres, aux puissantes tailles par lesquelles Dürer modèle la croupe de ses chevaux et la croupe de ses femmes, à la netteté du trait dont Callot enveloppe la fantaisie de ses mendiants et de ses matadors ; il s’enivrait des belle courbes et des modelés hardis, il jouissait de la finesse des hachures, de la douceur des lumières, de la profonde intensité des noirs : — formes dont la grâce toute jeune réveille le désir d’être jeune ; maturités, plénitudes qui inspirent de sérieux amours ; troublantes vies faites d’un peu d’encre jetée sur un peu de papier!

Après l’amour, non brusquement, mais par une lente dégradation de sentiments, M. Amateur éprouvait de l’envie, et sa médiocrité, peu à peu, s’exaspérait et grandissait jusqu’à la haine. Son envie était complexe ; il enviait à la fois le génie des artistes et la beauté de leurs œuvres ; mais surtout il s’attristait de la gloire des maîtres, et, devant le rayonnement des fronts pleins de pensée et des yeux pleins d’amour, il se sentait plus obscur et plus froid.

La haine surgissait, ses lèvres se retroussaient sur ses dents serrées, ses poings se fermaient convulsivement, son cœur battait, prélude au crime! Puis calmé par cette crise, il se levait et préparait les exécutions.

Un chevalet, un pot de noir, un pinceau : cet attirail suffisait au bourreau.

Il plaçait un Dürer sur le chevalet, et, lentement, comme avec des précautions d’artiste minutieux, il passait sur la noble estampe un précis trait noir, puis un autre, puis encore un autre, et de temps en temps, il se reculait pour voir l’effet lamentable des indélébiles maculatures, souvent — comme on put en juger plus tard — le bourreau perdait son sang-froid, et alors c’était un barbouillage furieux, des outrages ivres, une hideuse mascarade de balafres, de taches, de zébrures, si bien que des gens, effrayés d’un si épouvantable sadisme, ont pu prendre M. Amateur pour un fou.

Il n’était pas fou, — à moins que la haine de l’art ne soit un signe de folie ; mais qui oserait soutenir une opinion aussi subversive?

M. Amateur avait donc tout simplement la haine de l’art et, ami de la logique, il exprimait cette haine de son mieux et par les moyens les plus clairs, les plus indéniablement significatifs.

L’estampe bien gâtée, et à jamais (car M. Amateur employait un noir d’une exceptionnelle qualité), il la laissait sécher, puis la classait à part dans une série de cartons où l’on trouva écrit, uniformément, ce mot : « Cimetière » ; le bourreau inhumait lui-même ses victimes.

A la mort de M. Amateur, les victimes furent inventoriées ; il y en avait des milliers, et toutes avaient été belles. Çà et là, sous les sinistres macules, on retrouvait un genou de cheval, une épaule de femme, un rayon brisé, — un regard de lumière pleurant parmi la nuit…

M. Amateur avait la haine de l’Art.

FIN DE PROMENADE

Araman n’était pas un promeneur ordinaire, de ceux qui flânent, s’arrêtent à un étalage, s’intéressent à un accident, se retournent pour suivre d’un œil vainement concupiscent la passante rapide qui file dans la foule comme une truite dans l’ombre des eaux vives. Il marchait méthodiquement, selon des principes élaborés une fois pour toutes ; il marchait par raison, par hygiène, — par ordonnance, enfin! Ces quotidiennes ambulations ne lui causaient aucun plaisir, et que de fois, en les trois heures réglementaires, il tirait anxieusement sa montre! Néanmoins, il était ponctuel : toutes les après-midi, par le plus mauvais temps, même de neige, il sortait et s’encourait — vers rien, au hasard, fidèle esclave de la grande Déesse, de celle qui a détrôné Isis, — Hygeia.

Marcher, mais surtout selon de larges chemins, le long des boulevards extérieurs, vides de sordides exhalaisons, à travers les déserts tels que l’Esplanade, parmi les sinistres bosquets du Champ de Mars, plus loin, sur les fortifs, sur les routes, jusque dans les bois.

En trois semaines de ce dur régime, il eut atteint cet état que les philosophes grecs dénommaient « ataraxie », l’indifférence complète à tout ce que l’on peut rencontrer au cours d’une promenade, depuis le titubant bébé jusqu’au révérend pochard qui semble avoir acquis par l’alcool, une dignité nouvelle, un état neuf d’humanité. Alors, ses sorties lui devinrent de plus en plus pénibles et il eut à prévoir le jour où le motif déterminant lui manquerait, où il deviendrait pareil au poète anglais Thomson qui, trouvé couché à cinq heures du soir, répondait à son ami, surpris et même scandalisé : « Mais, je ne vois aucun motif pour me lever. »

C’est alors qu’une idée assez géniale le sauva.

Il y a un infaillible moyen de faire marcher quand même un cheval paresseux ou fatigué, c’est de le mettre à la suite d’un émérite trotteur, et la lâche bête émoustillée par la vanité ou entraînée par l’autorité d’un maître, suit de près le courage qui lui montre le chemin.

Araman adopta ce système.

Il s’attela à marcher pas pour pas dans le sillage — d’une femme.

Des femmes achèvent sans reprendre haleine, sans seulement hésiter au plus alléchant spectacle, de véritables voyages à travers Paris. Comme elles ont la précieuse faculté de ne pas voir, de ne pas observer, absorbées tout entières et hypnotisées par le but poursuivi, elles sont capables de marcher pour ainsi dire indéfiniment et de fournir, sans quasi s’en apercevoir, des courses qui feraient peur à Ahasvérus.

Araman se mit donc à suivre les femmes.

Il choisissait l’une de celles qui semblent bien parties, lestées pour une sérieuse traversée, ce qui se reconnaît à la manière assurée et définitive dont elles relèvent leurs jupes, à leur coup de talon précis, cadencé, au petit sac qu’elles pressent plus amoureusement sur leur hanche, à on ne sait quoi de décidé, d’emballé, à la fois, et de grave.

La plupart de ces courses de femmes aboutissaient à de brusques envolées sous une porte cochère, à une disparition si soudaine qu’à la moindre distraction il les perdait de vue, telles que de folles hirondelles. Il apprit que « jamais » aucune femme ne sortait sans but précis, pour le plaisir : elles savent « toujours » où elles vont, et rien ne peut les distraire de leur voie, quand elles ont résolu de ne pas être distraites. La femme, il en fut bientôt assuré, est un être effroyablement pratique, fort capable, sans doute, de se perdre en chemin, mais incapable de se mettre en route pour le plaisir d’exercer ses jolies jambes.

A suivre une de ces femmes, on ne risquait ni d’errer, ni d’être obligé à d’inutiles stations ; elles allaient droit devant elles, par le chemin le plus long, souvent, mais droit, sans s’arrêter, comme poussées par un démon, comme attirées par un aimant — qui ne pouvait être que l’amant!

Araman, au contraire, n’avait d’autre but que de suivre : il faisait le rôle du mauvais cheval, et il le faisait avec une parfaite discrétion, soucieux de n’ennuyer aucune de ces agréables vicieuses, de ces douces petites adultères.

Or il arriva qu’une de ces amoureuses agiles, contredisant l’allure de ses sœurs, tourna la tête, s’aperçut d’un suiveur, ralentit le pas, et fit comprendre à Araman, par une certaine attitude, de certains mouvements de jupes, de brusques arrêts, par tout un jeu discret mais évident, qu’elle consentait à couper sa course en deux, à s’attarder, le temps qu’il convient, à une station improvisée. Du moins, Araman le crut ainsi et, à la suite de l’Inconnue, il s’aventura en une étrange maison, noire, morne, froide et muette qui ressemblait à l’hôtellerie de la Mort.

Dès l’entrée, il eut peur : des souffles de cave emplissaient la cour où des herbes jaunies entouraient les pavés disjoints. Les fenêtres ne s’ornaient que de vitres fêlées ou cassées, et remplacées par des planches, des torchons, des vieux journaux ; aux murs une purulence suintait et, de temps en temps, décollées par l’humidité, des plaques de plâtre tombaient, s’écrasant dans la boue d’un ruisseau saumâtre qui longeait les murs. Araman leva la tête, et il fut fort surpris de voir que le sixième étage, le dernier, apparaissait tout resplendissant de fresques et de dorures, tout éclatant de somptueux vitraux que le soleil semblait caresser avec joie et tendresse, — et avec ce respect que la Beauté inspire même au Soleil.

Un coup de talon lui fit baisser les yeux : l’Inconnue l’attendait et s’impatientait.

Il la rejoignit et entra dans une épouvantable spirale noire et gluante qui aurait pu être — songeait-il — l’escalier intérieur d’un lépreux!

Il monta et, au sixième étage, ce fut l’éblouissement d’un paradis : marches en bois de cèdre, tapis profonds comme des litières, tapisseries où souriaient dans la pourpre et dans l’or les yeux fous des lutins et des ondines, des ægipans et des sirènes, des fées et des archanges.

Nulle domesticité : les portières se redressaient elles-mêmes et les portes s’ouvraient, dès que la main s’était avancée. A la suite de l’Inconnue, il traversa plusieurs salles toutes riches d’une différente richesse : là, de divins marbres ; là, d’angéliques peintures ; là, les plus somptueuses étoffes, les plus adorables riens. Au bout, il trouva une sorte de sanctuaire, mais sans autre autel qu’un harmonieux amas de coussins.

Bien qu’il n’eût fait aucun geste, ses vêtements s’étaient tout d’un coup transformés en une belle robe de soie violette sous laquelle il était nu. Il ouvrit la robe et des glaces lui dirent qu’il était beau, mais d’une beauté surhumaine, astrale et presque transparente. Au même instant, l’Inconnue, qui était demeurée invisible durant quelques secondes, surgit devant lui dans toute la splendeur d’une nudité de rêve. De la tête aux pieds, sa peau était plus unie que de l’ivoire et nulle tache impudente n’en rompait l’harmonie. A mesure qu’il la contemplait, elle se rapprochait de lui et bientôt il sentit sous ses mains la fraîcheur de deux frissonnantes épaules.

Leurs joies s’accomplirent en silence et furent infinies.

Ayant joui, sans s’étonner, de tant de voluptés inattendues, Araman s’endormit — et se réveilla dans la rue.

« Je n’aurais pas dû « la toucher », disait-il, plus tard. J’ai senti, quand mes mains effleurèrent ses épaules, — et au milieu même d’un indicible plaisir, — je ne sais quelle déception à retrouver à ce contact une chair — exceptionnelle, oui, et peut-être unique, — mais une chair, enfin, et de femme, et non tout à fait d’illusion. »

Il ajoutait :

« Il m’a été donné, à moi le premier venu, d’atteindre l’Idéal — à travers quelle putréfaction! Je l’ai touché, je l’ai enserré dans mes bras, je l’ai baisé de mes lèvres, j’en ai joui, — et j’ai vu (les yeux de l’Idéal étaient un miroir), j’ai vu dans ses yeux mes yeux resplendir, puis mourir de volupté, — puis… »

Il disait encore :

« J’aurais dû me mettre à genoux, j’aurais dû rester à genoux, et contempler. »

LA SIRÈNE INNOCENTE

Lionel Pappe regardait de vieilles gravures absurdes et méprisées des hommes d’aujourd’hui, et il visitait avec joie les paysages écrits en encre pâle sur les frêles papiers jaunes.

Son voyage le mena vers une île toute nue dont la grève était jonchée d’ossements qui semblaient apportés là par le flot, galets roulés par la colère des vagues et l’ironie des vents. Malgré cette laideur et le sol sans arbres, ni herbes, ni mousses, l’île était plaisante et douce aux yeux, à cause d’une vapeur rose qui l’enveloppait d’un charme et donnait aux tristes crânes l’air de grosses fleurs mourantes.

Ayant plus d’un pays à parcourir, Lionel Pappe allait tourner le feuillet, déjà distrait par un autre désir, quand des rives de l’île nue et rose un concert s’éleva de voix et de violons. Perchés sur le rocher, trois beaux oiseaux à figure de femme chantaient en une langue inconnue des choses infiniment douces ; et, dans l’eau, trois êtres ambigus, femmes par la tête et par le buste, accompagnaient sur des violons de nacre le chant d’amour des trois beaux oiseaux.

Reconnaissant les sirènes, Lionel Pappe sourit avec beaucoup de dédain et se mit à faire tout haut la critique de cette représentation vaine. Il reconnaissait le genre sirène-oiseau : Homère en parle et il avait vu au Louvre le portrait de ces bêtes singulières taillé pour l’ornement d’un obscur bas-relief.

— Les autres sont les classiques monstres… Mais pourquoi jouent-elles du violon? Le violon n’est pas archéologique. J’ai fait ce matin, un voyage bien ridicule.

— Mon enfant, répéta Lionel Pappe, à une jeune fille qui entrait discrètement, grande écolière aux yeux clairs, blonde, et belle presque autant que les pâles images écrites sur les frêles papiers jaunes, mon enfant, j’ai fait ce matin, un voyage bien ridicule.

Et le bon professeur, en prologue à sa leçon, conta sa promenade vers l’île triste et rose.

— Oui, vous êtes vraiment un bon professeur, monsieur Pappe, vous m’enseignez des choses qui ne sont écrites ni dans les livres ni sur les papyrus, ni sur les métaux, ni sur les marbres. Vous avez donc vu des sirènes jouant du violon?

— J’ai vu cela, répondit Lionel Pappe, et, quoique ridicule, je l’ai jugé inquiétant.

— Parce que ce n’est pas archéologique?

— En effet, parce que ce n’est pas archéologique.

— Je suppose, reprit la grande écolière aux yeux clairs, que vous n’avez pas peur des sirènes?

— Pourquoi aurais-je peur des sirènes?

— Parce que ce sont des femmes.

— Et vous croyez, mon enfant, que j’ai peur des femmes?

— Vous devez avoir peur de ce qui est illogique, et les femmes sont illogiques — comme vos sirènes. Elles jouent du violon mal à propos ; pour les hommes graves et archéologiques, elles sont ridicules — comme vos sirènes.

Lionel Pappe fut surpris d’entendre un tel discours ; il regarda son élève et s’aperçut qu’il avait devant lui une grande écolière aux yeux clairs, qui secouait orgueilleusement ses longs cheveux bouclés et dont la gorge se soulevait avec l’anxiété des vagues de tempête qui se gonflent et ne savent pas où elles vont tomber. C’était un homme prudent, quoique fort rêveur, et depuis qu’il donnait des leçons à des jeunes filles, jamais il n’avait eu le spectacle d’une telle métamorphose. Il traitait ses élèves en élèves, et aucune ne s’était encore redressée ainsi, avouant aussi ingénument les convoitises de son sexe, — et vraiment il eut peur.

Baissant les yeux, il dit lentement :

— Mon enfant, nous allons continuer notre lecture : Acte trois, scène huit.

— Monsieur Pappe, dit la grande écolière, avec l’air de n’avoir pas entendu, de quelle couleur étaient les cordes des violons? Pourpres, n’est-ce pas?

— Oui, répondit complaisamment Lionel Pappe, d’un très beau pourpre. Maintenant…

— De ce pourpre-là aussi sanglant, aussi clairement rouge sur la blancheur de la nacre?

Disant cela, elle avait ouvert son corsage, montrant sur son sein gauche une ligne rouge, toute vive et où perla du sang, quand elle y appuya la main d’un air tragique.

— Monsieur Pappe, j’ai voulu me tuer, hier. Chagrin d’amour? Nullement. Je suis vierge de corps et de cœur et je ne désire aucunes lèvres, — et croyez-vous que si je désirais des lèvres, elles se détourneraient à l’approche des miennes? Si j’avais eu un amour ou un caprice, je l’aurais satisfait. Non, j’ai voulu me tuer précisément parce que je n’avais ni amour, ni désir, à peine des curiosités, et si faibles que cela ne valait pas la peine d’ôter ma robe, — mon absurde robe noire de grande écolière, toute luisante sur la hanche du carton que je porte à l’école. J’ai voulu me tuer par ennui, j’ai voulu me tuer par dégoût de la misérable vie qui m’est destinée. J’ai voulu me tuer par haine des livres imbéciles qui étaient imposés à ma pauvre intelligence de vierge, par horreur pour l’humiliation spirituelle où les règles me maintenaient sous leurs pieds barbares. J’ai voulu me tuer, parce que je croyais que je ne pouvais devenir libre qu’en consentant à forfaire à ma liberté même ; parce que je croyais que ma beauté ne pouvait s’affirmer qu’en se donnant esclave à un maître, — et que je ne veux pas me donner à un maître! A tous, oui! A un seul, non! J’ai voulu me tuer, et j’ai été lâche — comme une femme! Quand j’ai senti la piqûre du couteau, ma main a faibli, la pointe de l’arme s’est relevée en traînant sur la peau qu’elle a liserée de ce fil de pourpre : je voudrais que la cicatrice en demeurât toujours vive et rouge : cela me rappellerait éternellement l’heure où la mort m’a fait comprendre la vie. Je veux vivre, je ne suis qu’une femme ; la métaphysique ne m’atteint pas ; je suis en dehors du cercle de ses flèches, et il me semble que je comprendrais si bien si on voulait enseigner ma chair!

Elle reprit avec un rire hystérique en se penchant vers Lionel Pappe.

— Voilà le fil de pourpre, voilà la corde rouge du violon des sirènes.

— Enfant, dit Lionel Pappe, pourquoi chercher des excuses au désir? Laisse chanter ta chair comme le violon des sirènes ; ne réfléchis jamais sur toi-même, ni sur les vieilles images, ni sur la vie, ni sur la mort, — et ne reviens jamais ici, car tu aurais honte, sirène innocente, de la victime de ta chanson d’amour.

Mais la sirène pleura, et Lionel Pappe connut que les larmes sont salées comme la mer, amères comme la mer où nagent les sirènes.

DIALOGUE ENTRE HARVÈDE ET UNE OMBRE

Harvède se rejeta vers le foyer, où brûlait en flammes d’or et de ciel l’âme d’une forêt. Blotti là, sous une haie de fourrures et de coussins, il avait encore froid.

— J’ai froid à l’âme, songeait-il.

Il sentait, selon la longueur de son corps, depuis le front jusqu’aux chevilles, des zones de glace qui le coupaient en cinq ou six Harvèdes inquiets et ennuyés. On lui apporta du thé, des alcools, des parfums : alors les bandes isothermes se détendirent, et les serpents gelés se réchauffèrent à s’enrouler aux serpents de feu.

— J’ai moins froid, songea-t-il.

L’unité se recomposa. Harvède, redevenu homogène, se remua et s’allongea, — puis il désira.

Soudain, ce désir lui était venu, comme une apparition, comme un jet de soleil :

— Je voudrais une femme blonde, une esclave, une douce créature prête à tendre le cou aux arabesques du caprice et du lacet…

Il rêva si fort qu’un malaise lui opprima le cœur, car il s’était retrouvé le long de la rivière d’où revenaient trois belles filles encore nues de s’être déshabillées sous le soleil ; les cheveux disaient les jeux de l’eau. L’une était celle-là, celle au nom de bienvenue ; elle ne riait qu’en sourire et ses yeux demeuraient graves comme les reflets de la rivière profonde et douce.

— Je n’ai plus froid, songea Harvède.

Il songea encore :

— C’est trop impossible. Je n’aime pas l’absurde. Je voudrais dormir.

Il se fit apporter des narcotiques, — et il dormit.

Ce fut l’instant que choisit une voix pour dire tout haut :

— Harvède, me voici.

— Toi?

— Je t’aimais, je t’aime encore.

— Toi?

— Moi, la même, et désormais immuable.

— Tu n’as sans doute pas de nom, car je ne t’ai jamais entendu nommer, — et je sais beaucoup de noms, je sais plus de noms qu’il y en a d’écrits dans les livres et sur les parchemins.

— Si je n’ai pas de nom pour toi, je nie pour tous les autres le nom que je pourrais avoir. Enfin, je suis celle que tu connais, celle qui a des yeux graves et doux comme le reflet de la rivière, une des trois, celle qui ne sait pas rire, mais qui sait sourire.

— Voilà vingt ans que je ne t’ai vue, dit Harvède, et tu n’as pas changé. Je te croyais morte. Les gens que je ne vois pas, je les crois morts. Tu es belle.

— C’est peut-être parce que je suis morte, dit l’ombre.

— Tu me fais peur.

— C’est peut-être parce que je t’aime, dit l’ombre.

— Si tu m’aimais, dit Harvède, il fallait me donner ta bouche et tes seins le jour que tu sortais de l’eau.

— Il fallait les prendre dit l’ombre.

L’ombre, disant cela, détourna la tête, puis reprit :

— Tu m’as presque fait rire, moi qui ne sais pas rire.

— Pourquoi? demanda Harvède.

— Parce que tu parles hypocritement comme une dupe. Avoue-le, et je dirai comme toi : tu m’as prise — en songe.

— Non, en désir seulement. Par ces temps de ma jeunesse, je ne rêvais pas, je vivais. J’en ai peut-être pris une autre — pour toi!

— Va, c’était la même chose.

— Tu n’es pas encourageante, dit Harvède.

— Alors, tu me veux? demanda l’ombre.

— Non, dit Harvède.

— Je ne suis donc plus belle? Tu me trouvais belle, quand j’apparus.

— Tu es belle, puisque tu es blonde, — mais tu n’es qu’une ombre.

— Enfant, dit l’ombre, regarde! Je n’ai qu’à ouvrir mon suaire, comme une robe d’amour, pour que tu demandes à baiser ma peau de sel gemme. Est-ce que je ne brille pas comme un diamant, avec toutes les nuances de la vie et de l’amour? On dirait que je sors de l’eau : je suis fraîche et ardente ; je saigne quand on me pique ; je brûle quand on me touche, — je brûle et je fonds. Vraiment tu ne me désires pas?

— Non, je ne te désire pas. Tu m’as fui, quand j’étais neuf aux ruses ; tu m’as fui après m’avoir regardé et après m’avoir souri…

— Je ne t’ai pas fui, j’ai marché et tu ne m’as pas suivie…

— Oui, j’étais trop jeune… mais maintenant, non ; je sais ce que tu es, maintenant.

— Tu ne le sais pas. Prends ma main.

Harvède prit sa main.

— Est-elle consolante? demanda l’ombre.

Elle continua :

— Pose tes lèvres sur mon épaule.

Harvède posa ses lèvres sur son épaule.

— Est-elle triste? Mes mains sont-elles vraies? Ma chair est-elle vraie? Touche tout mon corps, je suis vraie, je suis jeune, je suis immortelle. Ah! mon amour, accepte donc le plaisir que je t’apporte.

Harvède répondit, un peu tremblant :

— J’accepte le plaisir que tu m’apportes. Mais je l’accepte malgré moi, je l’accepte, car ton odeur étouffe ma volonté.

— Sois heureux en paix, ami, je suis bien celle que tu désires.

— Je ne sais plus.

— Oui, tu persistes à croire que je ne suis qu’une ombre! Je suis si vivante, mon cher, que je puis te donner la mort.

La voix de l’ombre devint amère et cruelle, pendant qu’Harvède oubliait sa conscience :

— Tu as baisé mon épaule. Tu as eu tort. Pourquoi te fier à moi? Ma peau de sel gemme est empoisonnée. C’est vrai, je suis le Désir, le Désir irrésistible dont l’absence afflige et dont la présence navre. Allons, viens nous aimer!

— Où m’entraînes-tu?

— Je t’aime, je suis toute à toi.

— Je meurs.

— Comment trouves-tu la mort?

— Délicieuse! Reviens me voir, enfant.

— Enfant, nous ne nous quitterons plus.

Harvède trembla plus fort et dit :

— J’ai peur, je meurs vraiment.

— Vraiment? demanda l’ombre.

— Laisse-moi!

L’ombre dénoua ses mains déjà tenaces :

— Oui, je te laisse. Tu me fais pitié, tu ne sais pas mourir.

FIN

TABLE

PROLOGUE
D’un Pays lointain
7
LIVRE I. — MIRACLES
I.
Phocas
19
II.
La Métamorphose de Diane
31
III.
Régelinde
39
IV.
L’ineffable Volonté
47
V.
Hamadrias
57
VI.
La Révolte de la Plèbe
65
VII.
L’Accident royal
79
VIII.
Mains de Reine
87
IX.
L’Etable
93
X.
La Ville des Sphinx
103
LIVRE II. — VISAGES DE FEMMES
I.
Irmine
113
II.
Phénice
121
III.
Floriberte
127
IV.
Rosule
133
V.
La Femme en noir
141
VI.
L’Intacte
149
VII.
La Dame Pensive
157
VIII.
Mélibée
165
IX.
La Vierge aux Plâtres
173
X.
L’Aventure d’une Vierge
183
XI.
Tristane
191
LIVRE III. — ANECDOTES
I.
Le Mauvais Moine
197
II.
L’Evocateur
205
III.
Jose et Josette
213
IV.
Celui qui a tué
221
V.
La Dernière Heure
229
VI.
Emérence
235
VII.
Le Château brûlé
245
VIII.
L’Amateur
253
IX.
Fin de promenade
259
X.
La Sirène innocente
267
XI.
Dialogue entre Harvède et une Ombre
275

Impr. d’Ouvriers Sourds-Muets. Paris.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK D'UN PAYS LOINTAIN ***
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org.
This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.