The Project Gutenberg EBook of Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Le forçat honoraire roman immoral Author: Ernest La Jeunesse Release Date: September 8, 2018 [EBook #57866] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE *** Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) _Le Forçat honoraire_ _DU MÊME AUTEUR_ Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires Contemporains. L'Imitation de notre Maître Napoléon. L'Holocauste, roman. L'Inimitable, roman. Demi-Volupté, roman. Sérénissime, roman. L'Huis-clos malgré lui, un acte. Cinq ans chez les Sauvages. Le Boulevard, roman. _Pour paraître prochainement_: Le Fossé de Bethléem. Les Ruines, quatre actes. L'Épée au fourreau, roman militaire. La Dynastie, quatre actes. Le Misanthrope à la terrasse, trois actes en vers. Oraisons funèbres et autres, sonnets. Servedieu, roman. Rocaroc, homme politique, roman. Mémoires du comte X... Napoléon intégral. _Published 24 Aug. 1907._ _Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved Aug. 1907, by Ernest La Jeunesse._ ERNEST LA JEUNESSE _Le Forçat honoraire_ ROMAN IMMORAL PARIS J. BOSC ET Cie, ÉDITEURS 38, CHAUSSÉE D'ANTIN, 38 1907 _Tous droits réservés_ IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DOUZE EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE, TOUS NUMÉROTÉS DÉDICACE _En vous offrant, mon cher Henri Prost, ce_ roman immoral, _je crois faire mieux que remplir un devoir de cœur et consacrer une fraternité de pensée, d'aspiration et d'espoir: je crois accomplir un devoir--sans plus. Je ne prétends point vous prémunir contre les aigrefins, meurtriers ou escrocs: vous les connaissez mieux que moi, quelle que soit ma science expérimentée. Et vous êtes si loin...!_ _Mais vous représentez la_ Société, _en mieux, avec de la culture, de la bonté et de la délicatesse_. _Cette_ Société, _depuis quelques années, se donne du bon temps. Après s'être passionnée pour le_ monde,--son _monde_!--_traduit par Paul Bourget, en jargon, et par Georges Ohnet à la barre de la petite bourgeoisie, elle s'était laissé mener un instant, en barque, au soleil de minuit par MM. Ibsen et Björnson, avait suivi M. d'Annunzio dans des carrières d'étoiles et des ciels de marbre, et mordu un tantinet au bois de la vraie croix, trempé par M. Sienkiewicz dans les glaces et le sang de la défunte Pologne. Puis elle revint--ladite Société--à son vomissement, à son ambition: j'ai nommé le crime, dol, viol, vol, à ces histoires de brigands qui berçaient de cauchemars pittoresques son lit infini d'enfance. ... Toutefois, dame! elle avait grandi et vieilli, la Société!_ _Quand on est petit, on tire au sort: ceux qui sortent les premiers, dans la_ botte, _comme on dit à l'École polytechnique, ne veulent pas de la botte (défunte, hélas!) du gendarme. On joue_ au voleur: _il s'agit d'être voleur--au choix. Les perdants sont agents de la Force et du Droit: d'ailleurs n'est-ce pas logique? M. de La Palisse, qui fut précoce, l'aurait déclaré dès ses plus jeunes ans: «Les voleurs ont le pas sur les sergents de ville puisque ceux-là sont sur les talons de ceux-ci--quand ils y sont._» _Quand ils y sont! Parole grande et sage! Quand ils y sont!_ _Mais tu as engraissé, vieille Société: tu ne veux plus courir et, tout de même, tu as un vague reflet, un trouble relent de ta canaillerie native et de la soif d'aventures de tes dix ans: tu veux, pour bien te réjouir et te frapper, de beaux récits bien sanglants, bien mystérieux, te repaître de la chair et de l'esprit des scélérats les plus terribles, pénétrer dans les cavernes et les laboratoires d'enfer--à la condition de savoir un policier--pardon! un détective!--plus fort que les plus forts assassins, toujours invisible, toujours armé, nourri de Taine et de Gaboriau et venant à son heure (l'heure du crime a changé depuis M. de Florian) mettre la main au collet du coquin triomphant ou plutôt le faire crever, tué par ses machinations mêmes!_ _Ouf! tu respires, Société! Et dire que tu as été sur le point de tourner mal, toi aussi, à la lecture, et de verser dans le forfait--histoire de faire fortune et d'avoir du génie. Heureusement, les canailles sont démasquées et punies! Heureusement, tu as dans ton camp_--«le Camp des bourgeois»--_des auxiliaires de premier plan, des âmes tapies dans des ombres agissantes, des détectives demi-dieux_. _Où sont-ils?_ _Oui, oui, estimable Société, les méchants finissent toujours mal. Stendhal, pleurnichant et souriant à la fois, a fait, par blague, guillotiner Julien Sorel; Eugène Sue a empoisonné Rodin; le vicomte Ponson du Terrail a tué, ressuscité et retué Rocambole, en sanglotant; Raffles meurt en héros pour sa patrie anglaise, au Transvaal; Arsène Lupin... Mais je dois avouer, à ma honte et à mon ami Maurice Leblanc que je ne connais pas Arsène Lupin: je n'ai pas reçu le volume._ _Mais tout cela, Société, c'est de la littérature. Je reviens à ma question, à la question: où sont tes mouchards--grâce! tes détectives!--surhommes et si humains, devins et farce, commis voyageurs en filatures, tes soutiens, enfin, les colonnes de ton temple? Où sont-ils? Nomme-les!_ _Permets-moi de te répondre. Ce sont des troupes, des élites, des_ crackes _«sur le papier», ce sont des bonshommes en papier, ce sont des «chiures d'encre». Interroge ta mémoire: cherche le nom d'un_ limier _de vitrail! Tu trouveras de braves et héroïques sous-brigadiers assassinés, des victimes du devoir authentiques, des inspecteurs principaux qui, deci delà, ont su arracher prestement les boutons de culotte d'un prisonnier difficile à garder, des commissaires-adjoints qui eurent une chance sur cent, des chefs de la Sûreté qui ont signé des Mémoires. Il y a ce forçat traître, vantard, escroc, sous-maître chanteur de Vidocq. Il y a ce Joseph Prudhomme de Canler qui, accompagnant au pied de l'échafaud un brave jeune homme jaloux qui aurait été acquitté aujourd'hui avec des larmes, (il n'avait tué que sa maîtresse) dit à ce brave jeune homme qui lui demande de l'embrasser (c'est Canler qui l'a fait avouer)_: --_Pas ici, malheureux!_ _et qui lui fait serment de l'embrasser, sans tête, dans un monde meilleur!_ _C'est l'inépuisable M. Claude qui dépèce Troppmann en dix tomes, c'est M. Macé qui... qui... Mais je ne veux pas prolonger une énumération sans gloire._ _Société, je ne veux pas te rassurer, je veux t'éclairer. Tu n'es pas défendue et tu ne te défends pas. Tu t'endors sur des contes bourgeoisants et subtils,--et c'est si doux de dormir!_ Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, _mais la fraude emplit tous les journaux,--et ce n'est qu'une fraude bien déterminée. Je ne prétends pas, Société, à l'honneur de t'avoir mis en garde; je ne te dois rien. Je tiens seulement à faire pour toi ce que fit pour son siècle cet ivrogne de Nicolas Machiavel lorsqu'il lui donna son_ Prince. _Les époques n'ont que les_ Prince _et les Machiavel qu'elles méritent. Ce n'est pas ma faute si j'ai publié, il y a dix ans passés, l'_Imitation de Notre Maître Napoléon _et si, aujourd'hui, je passe la plume à un forçat, un authentique forçat assassin et pis, qui, au reste, n'est pas des plus intelligents: tu n'avais qu'à m'écouter et à me suivre, Société, quand je te prêchais l'héroïsme et la beauté. Je déclare, d'ailleurs, que je décline toute complicité dans les forfaits qui suivent et leur narration enjouée et cynique. «Je rends au public ce qu'il m'a prêté» sol à sol, déchet par déchet._ _J'ai conscience d'avoir écrit un livre vrai, qui n'est pas de moi;_ _mais de toi--et à toi, Société._ _Si, d'aventure, tu es trop effrayée, va chercher--chez les libraires--tes flics et tes gendarmes de cabinet. Ou dis-toi que moi, aussi, je fais de la littérature._ _Et maintenant, mon cher Henri Prost, revenons aux doux émules des héros de Plutarque, ces hommes du tribunal révolutionnaire qui avaient le courage de couper le cou de Lavoisier parce que cet homme de génie s'était bassement permis d'être fermier-général--et cette bonne bête de Fouquier-Tinville qui, dans son rêve d'assurer le bien-être à tous, avait fauché des têtes comme des épis, et qui, sur l'échafaud, voulait encore donner du pain au pauvre monde..._ 4 Août 1907. _Le Forçat honoraire_ CHAPITRE PREMIER UN LIVRE QUI COMMENCE BIEN. _Cayenne, le 24 octobre 190..._ Ce pauvre Chéry n'a vraiment pas de chance. On l'a guillotiné ce matin. Mes malheurs ne me permettent point de me poser en adversaire irréductible de la peine de mort: je l'ai encourue, sinon méritée, et je connais, par expérience, le vent frais du couperet dans la torride horreur d'un cauchemar cloîtré. D'autre part, au bagne, nous manquons de distractions: une exécution capitale, même et surtout dans la posture où nous y assistons, genou en terre et sous la menace du feu de la chiourme, c'est un spectacle et une émotion. On sent profondément ce que vaut la vie--et c'est quelque chose. Pourtant je n'ai pu me défendre d'un frisson et d'un gros regret qui ressemblait à du chagrin. C'est que le nº 67486 (Paul-Irénée-Amable Chéry) était, en toute conscience, un _numéro_. Je ne l'ai pas connu en liberté et j'imagine mal son personnage en barbe, cheveux, splendeur et habits bourgeois. Lorsqu'il fut reçu à notre cercle, la faux pénitentiaire--_vulgô_ tondeuse et rasoir--la faux pénitentiaire, donc, avait fait son œuvre et, sous une livrée d'emprunt qu'on ne songeait pas à lui réclamer, trop à son aise dans des sabots criards, il avait cet air un peu hébété de se voir là (et on ne se voit qu'au miroir de son âme) qu'on prend au vestiaire des pénitenciers. Sa seule élégance tenait à une chaîne un peu bruyante et à un bracelet large,--à son pied. Cet ex-citoyen avait eu des affaires d'honneur avec ses gardiens et, d'emblée, montait aux cellules. C'est ainsi que nous pûmes causer. Je ne veux pas me rappeler la peccadille qui me livrait aux rigueurs disciplinaires: je suis un condamné sérieux, important, si j'ose dire, et je rougis d'avoir pu occasionner quelque scandale sur ce qu'on est convenu d'appeler un chantier. Mettons tout sur le compte de l'ivresse. Quoi qu'il en soit, j'étais là, j'étais en train d'être paré _pour le bal_ ou, si vous le préférez, d'être ferré lorsque, plutôt poussé que guidé, imperturbable cependant et dédaigneusement hilare, Chéry s'offrit, de trois quarts, à nos yeux. Du coup, nous nous reconnûmes. Nous ne nous étions jamais vus, mais nous étions du même monde, de la même espèce et nous eussions fait deux copains, pour employer l'horrible argot de la Capitale, si la fatalité n'avait pas voulu nous réduire à l'état de frères. Le règlement obligeait le nº 67486 à rendre les chaînes dont il était dépositaire au département de la Marine, moyennant quoi l'administration pénitentiaire consentait à lui offrir d'autres chaînes, identiques (à la vérité) mais dûment matriculées à ses armes, chiffre et marques particulières. La méticulosité de nos bourreaux nous permit de nous observer et même d'échanger des clignements de paupières qui répondaient, non sans éloquence et avec quelque distinction, à des interrogations tacites. Nous nous lisions sur la face l'un de l'autre et, dans nos rides et ravines précoces, nous retrouvions des souvenirs communs et rares: diplômes, voluptés, dégoûts et tentations; nous déchiffrions, aux plis de nos lèvres et aux brides de nos yeux les étapes de nos chutes, de nos cynismes, la valeur de notre résignation et de notre repentir, cependant que la rapide et courte flamme de notre regard nous rassurait l'un l'autre sur notre intelligence et notre énergie... Pourquoi faut-il que tout cela soit du passé et la matière d'un éloge funèbre? Allons! on ne sait pas ce qu'on peut devenir et se rappeler, c'est rêver, en mieux! Rêvons... Rappelons-nous... Je me retrouve dans mon cachot, déjà attendri, amolli par la température suffocante. Je songe aux _in-pace_ de jadis, sous terre, très loin... Il devait y faire frais... Une cellule, au cinquième étage, sans air, sans lumière, ça ressemble à une chambre de bonne. Heureusement pour le pittoresque, il y a la chaîne, mais on ne la voit pas: on la sent qui pèse, qui gratte, qui grelotte dans la chaleur. Cette obscurité absolue... admettons qu'elle nous apporte la bonne nuit. Imaginons que nous dormons simplement, franchement, mais quoi? on ne peut être seul nulle part, même ici! Des coups, méthodiquement espacés, se font percevoir à la cloison. C'est,--on ne l'ignore pas,--la manière de converser en prison, la seule ou à peu près. Encore une brute, une crapule qui a besoin de faire la causette! Ne comptez pas sur moi mon cher! Écoutons, après tout, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Un, deux, trois... onze, douze... vingt-trois... Tiens! tiens! c'est plus intéressant: je ne méritais pas cette aubaine. Mon voisin d'appartement se fait connaître, reconnaître, se nomme. Nous avons été ensemble, il y a un instant, à la peine, à l'honneur. Il me gourmande de ne l'avoir pas entendu monter et _boucler_ derrière moi. Serais-je égoïste ou seulement de ces gens légers et impulsifs qui appartiennent tout entiers à leurs propres petits déboires? Il continue son discours, son monologue. Décidément, il sait fort bien parler, du bout des doigts--et il a les doigts très robustes. On croirait qu'ils entrent dans la pierre et je défie les gardiens d'entendre: c'est du beau travail. Résumons ses confidences, en en supprimant, faute de place, nombre de détails d'humour, d'ironie et de charme mélancolique (j'ai peu de papier à moi, dans ce bureau de la chiourme). Fils d'un conseiller référendaire à la Cour des Comptes, Paul Chéry avait puisé dès le berceau, dans l'exemple, les propos et la contemplation de M. Sosthène-Napoléon-Ludovic Chéry (du Petit-Quevilly), son père, le goût ardent de la fainéantise et le pire dédain de l'humanité. Sous-admissible à Saint-Cyr, il négligea de se présenter aux examens oraux du premier degré parce que, avant d'arriver au manège de l'École militaire où l'attendaient ses examinateurs, il fit la découverte d'un nid de maisons hospitalières, dans un passage de l'avenue La Bourdonnais, et que, soit terreur de la colère familiale, soit insouciance et recherche du plaisir facile, il ne sortit d'une de ces maisons que pour entrer dans une autre et ainsi, si j'ose dire, de suite, un peu client qui ne paie point, un peu garçon qui ne se fait pas payer, partout nourri, partout content et méritant, d'un suffrage unanime, chaleureux et jaloux, le nom qu'il tient de ses parents assez respectueux d'eux-mêmes pour oublier de cueillir les mêmes justifications d'armoiries--et ces tristes lauriers! Ces parents, d'ailleurs, perdent la trace de Paul-Amable. Il ne la vont point chercher dans les établissements louches, bars de nuit et autres bouchons de Grenelle, Javel, Montrouge et Montparnasse. Ils n'auront jamais l'orgueil d'apprendre qu'il a illustré leur patronyme sous la forme de _Le Chéri de Gambetta_ pour huit coups de couteau qu'il a échangés dans l'avenue de ce nom contre trois coups mortels de revolver. Mais, un jour, mon malheureux ami, désœuvré et attendant trop longuement une délicieuse maîtresse vendue et emballée, notre malheureux ami, donc, a l'idée d'ouvrir le journal _Le Journal_. Un mot jaillit des lèvres de Chéry, mot dont je laisse, avec l'histoire, la responsabilité au maréchal de camp vicomte Cambronne. Chéry vient de lire le récit de l'exécution, à Laghouat, de son frère aîné Camille-Antonin-Louis-Silvère Chéry, fusilier à la 11e compagnie de discipline. Mais ici je laisse la parole à Paul Chéry. Quand je dis la parole, j'exagère et je crains que son récit ne paraisse froid et banal. Qu'on se rappelle qu'il fut non tambouriné mais creusé lettre à lettre--et combien d'efforts pour chaque lettre!--dans un mur de cachot, que je le compris péniblement, atrocement, scandé d'un double frisson de nos chaînes de fer et qu'il se grava profondément en moi, à la manière noire. La dernière fois que j'avais vu mon frère, il était maréchal des logis aux houzards, très vain de son galon, de son uniforme, de sa moustache de vingt ans et demi, de tout, quoi! Il se destinait, d'office, aux plus hauts emplois militaires, galopait, en pensée, à travers les écoles, les exploits et les grades, s'accordait, d'avance, des blessures avantageuses, au choix et des citations à l'ordre de l'armée--comme s'il en pleuvait des canons!--Et, immédiatement, le mot que j'avais étouffé en apprenant sa fin, me remonta, si j'ose dire, aux lèvres,--pieusement. C'est que c'était son _mot_, à lui, ce qu'on eût appelé son _cri_, aux temps lointains de l'héraldique. Il le prononçait à tout bout de champ, avec une mâle, juvénile et martiale fierté qui me frappa fortement mais qui m'expliqua sans retard son malheur et sa chute. Il avait employé ce mot à contre-sens. De fait, une enquête rapide--nous autres, dans la pègre, on a vite tous les éléments d'information sous la main, car le monde est petit et il y a peu d'_hommes_--me convainquit de ma douloureuse perspicacité. Une première explosion à l'adresse d'un gradé sans importance, une autre, plus rebondissante, une troisième, en jet et en cataracte, avaient mené mon malheureux frère de la prison à Biribi, en passant par la cassation. Il avait emporté en Afrique son mot avec lui, et, de silo en crapaudine, de tombeau en tourniquet, savamment agacé et conduit à illustrer l'interjection de coups de poing et d'un «coup-lancé» de fusil à baïonnette, il venait de compliquer son cas, déjà désespéré, en inondant de cet inépuisable mot les membres du conseil de guerre et jusques à son avocat qui plaidait la monomanie et l'irresponsabilité... Je fus irrité, non de son trépas qui avait été héroïque et décent, (à part l'affectation de répéter son mot à tout venant et de le remâcher jusqu'au coup de grâce), mais de l'attitude un peu trop romaine que mon père s'était permise à cette occasion. Le bon vieillard avait insisté pour faire fusiller son fils! On lui tressa, dans une certaine presse, des couronnes à peine mortuaires. On reproduisait sa lettre au Président de la République: «_En vous suppliant, Monsieur le Président, de laisser la justice suivre son cours régulier, je crois faire mon devoir de père et de magistrat. La trop juste condamnation qui frappe un fils dégénéré ne saurait m'atteindre: la honte ne remonte pas. J'ai la dernière satisfaction de savoir que celui qui porte encore mon nom n'attend pas le châtiment d'une faute contre l'honneur. Mais le crime contre la discipline est inexpiable et tout le sang des miens ne le laverait point. Je regrette que ma femme soit morte: elle se joindrait à moi, dans cette démarche raisonnée, pour réclamer un supplice qui nous vengera de l'injure faite à notre caractère et à notre exemple._» Tu dois être étonné de m'entendre me souvenir de ce fatras: j'ai mes raisons pour ça. _Primo_, je ne pus le digérer, ensuite, tu vas voir... ... Si ces mots que j'écris sous l'empire de la plus vive horreur et du pire chagrin avaient des prétentions à la publicité, je me permettrais ici, soit digression, soit parenthèse, une longue pause, pour indiquer que ce jour-là, notre entretien n'alla point plus en avant. On se fait[1], de l'autre côté de la geôle, des idées fausses sur le silence du bagne. Il est aussi rigoureux que son nom l'indique,--au moins de nuit. Rien, dans l'opaque ténèbre du cachot, ne nous avertit de la tombée du soir que le bruit plus lourd et plus angoissant des mots cognés lettre à lettre--et à combien de coups par lettre!--contre les parois de nos niches. On entend crier les verrous. On a peur des gardiens qui n'aiment pas à se déranger pour rien. L'insomnie déroule ses cauchemars. Le passé, le présent, l'impossible avenir prennent des figures de bêtes monstrueuses et enchaînées--comme nous. Nos estomacs ressemblent à nos consciences, en admettant que ça existe. Tout ce qui est bas et mauvais grouille autour de notre accablement et nous n'avons même pas le courage de lever nos fers contre les spectres intimes. C'est en cellule, vraiment, que j'ai pesé la vanité du crime et que j'ai senti, quoique nous en ayons, que nous ne valions pas mieux que les saints et les martyrs vertueux,--en fait de force de résistance, bien entendu. On a, sur le mauvais pavé qui nous sert de couche, des endolorissements d'enfant, la persuasion qu'on est ferré à tout jamais, que l'évasion est un rêve--et l'on ne peut pas rêver--et que la dernière étoile du ciel absent s'est étalée, pour n'en plus bouger, sur l'uniforme de la chiourme... [Note 1: _On_, c'est M. Jacques Dhur (1907).] Je laissai donc dormir, jusqu'à l'aube lointaine, les rouges confidences de l'infortuné Chéry. Je ne suis pas d'humeur à rechercher, maintenant qu'il dort son dernier sommeil, si mon nouveau compagnon me donna des nouvelles de sa nuit et de son repos. Nous nous occupons peu, à vrai dire, du temps qui fuit et qui fuit si lentement! Nos souvenirs sont plus agréables, plus riches. Ça meuble. --Tu comprends, continua le nº 67486, que l'attitude de mon père lui concilia les faveurs des pouvoirs publics et les fleurs les plus rares de la publicité. On burina ses traits sur le zinc des journaux quotidiens, cependant que son ministre l'élevait au grade de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur. De l'instant où j'appris ce dernier outrage à la mémoire de mon frère, je pris la résolution formelle d'étrangler l'auteur démissionnaire de nos jours à l'aide de sa cravate neuve. «La honte ne remonte pas!» Rien qu'à me rappeler cette phrase!...... «Mais, pardon, interrompit-il, je ne vous connais pas: je vous étonne et vous scandalise peut-être. Pour quelle cause êtes-vous ici? --Tentative d'assassinat avec préméditation et guet-apens, répondis-je doucement, faux et usage de faux en écriture de commerce, mais c'est un malheureux concours de circonstances... --Bien! poursuivit Chéry: je puis te raconter la chose. Tu ne te révolteras pas. Ma sentence était entachée de colère. Si j'avais raisonné largement, je n'aurais pas condamné un magistrat, ambitieux et vieilli, avec toute la rigueur et toute la morale naturelle et logique du réfractaire que j'étais. Je me serais repris peut-être si une futile coïncidence n'avait précipité notre destinée. D'un cambriolage dans la banlieue, des amis à moi avaient rapporté, entre autres objets, une vieille croix de commandeur avec son ruban et son agrafe. Ils me l'avaient donnée, sans cérémonie, un peu parce que le bibelot m'amusait, un peu parce qu'il était de mauvaise défaite. Cette cravate s'associa naturellement dans mon esprit au souvenir pressant du col paternel. Je m'en amusai les doigts toute la journée, en regrettant de n'avoir pas autre chose sous la main. Je ressassais mes anciennes années et les instants, un à un, qui piquaient droit dans ma mémoire. C'était une chanson monotone et précise qui me criait la sécheresse de cœur, l'étroitesse d'esprit, l'égoïsme hypocrite et poli du juge dont, à son insu, j'examinais le pourvoi. Peu à peu, je discernai des scélératesses éclatantes dont je n'avais pas pris souci et je ne fus plus capable d'imaginer la société dans son horreur foncière qu'à travers l'image représentative de M. Chéry du Petit-Quevilly. Celui-là, je le tenais. J'avais charge d'âme. ... Et, au seuil de la nuit, lorsque je me dirigeai vers une maison--que je connaissais bien--de la rue de l'Université, j'avais la conviction d'aller faire--simplement--un pâle exemple et une timide manifestation. Il y avait de la lumière. Je fus ravi, par avance, de ne pas trop effrayer le bon vieillard et de lui épargner un réveil en musique. Mon nom, jeté au concierge, le laissa dans son lit. Je montai, sans ascenseur, longtemps, parce que le conseiller se contentait, austèrement, d'un luxueux cinquième étage, comme un saint. Une pauvre petite fausse clef ouvrit miraculeusement la porte de l'appartement. Une minute après, j'étais en face de mon client. J'avais traversé l'antichambre à pas étouffés, par habitude et, professionnellement, tourné le bouton _en douce_. J'arrivai donc en gentil mystère et ne m'étonnai qu'à moitié de l'effroi surhumain qui se peignit, se grava, se convulsionna sur et dans le visage de l'individu en question lorsqu'il m'aperçut, pâle et grave. --Toi! toi! râla-t-il!--et quand je dis _râler_!... C'était un beuglement sourd et blanc, un hurlement vide, un sifflement de serpent-fantôme, une sueur crachée et crissante... --Toi! toi! reprit-il. Encore toi! Mais, ce soir, tu n'es pas en tenue! Je suis d'attaque, mais je te jure que je n'y coupai point d'un léger frisson. Je comprenais! Monsieur était sujet à des hallucinations, à des cauchemars! Mon frère mort _revenait_! Je ne crois ni aux apparitions, ni aux remords, mais ce n'est pas une raison pour en dégoûter les autres, et cette hantise me vengeait un peu de la lettre du personnage! D'autre part, il y avait toujours eu une extrême ressemblance entre mon frère et moi, côté de notre mère (heureusement), et, depuis le temps que le citoyen ne nous avait vus, l'un et l'autre, il avait pu brouiller dans son indifférence, d'abord, dans sa haine et sa terreur, ensuite, les traits soi-disant adorés de sa triste progéniture. Je sentis un indéfinissable dépit en me demandant--si vite!--pourquoi le fusillé ne m'apparaissait pas à moi qui l'avais aimé et ne sortait du ciel ou du néant que pour troubler de sa présence les nuits d'un peu intéressant _gentleman_. J'eus même--et j'en rougis--la tentation d'abandonner mon père à sa torture méritée et perpétuelle, plus aigre que la mort. Mais la plainte de cet étrange veilleur me fatigua. Il répétait: --Toi! toi! Encore toi! Comme s'il n'avait jamais eu autre chose à dire et m'infligeait le dégoût de l'oiseau de proie et l'ennui du perroquet. Enfin, il abolit ma patience en présentant les signes les plus évidents de l'aliénation mentale. --Toi! reprit-il encore! On ne sait donc plus arquebuser en France! En Algérie, même! Je vais écrire au ministre de la Guerre! Je fus humilié, pour l'honneur de la famille, de cette aberration et de cette déchéance. --Monsieur, prononçai-je aimablement, non sans travestir un peu le timbre de ma voix, je ne suis pas ce que vous croyez. Je fais la part du surmenage, mais la vérité... --Ce n'est pas toi! ce n'est pas toi! hoqueta la loque, mais alors pourquoi lui ressembles-tu? Et qui es-tu? Qui es-tu?... J'observai que, dans son délire, il commençait à recouvrer vaguement de la raison et je ne sais quel ironique espoir. --Pourquoi me tutoyez-vous? fis-je. Il me semble--et j'étais sincère--que je ne vous suis de rien, Monsieur! Vous lisiez, à cette heure! Permettez que je voie! Oh! oh! les _Vies parallèles_ de Plutarque. Eh! eh! vous êtes sur le vieux Brutus! Vous dérogez, Monsieur le conseiller! Plutarque, un juge de paix! Brutus! un consul! Mais vous n'avez encore condamné qu'un seul de vos fils, citoyen! Ne vous en reste-t-il pas un autre? Sacrifiez-le, que diable! avant de continuer! Il me regarda anxieusement, réfléchit, s'essuya le front et dit: --Monsieur, puisque Monsieur il y a, comment êtes-vous entré ici? Il s'arrêta, puis, d'un ton chantant et oriental: --Ah! tu lui ressembles trop! Tu te moques! Tu es lui! Tu es _eux_! Lui! tous les deux! Ne ris pas comme ça! Misérable! Ton père!... Il fallait brusquer le dénouement. Le vieux commençait à devenir affreusement fou! Dieu me pardonne: il voyait clair! Je le considérai encore un instant: sa face congestionnée me lança, pour ainsi parler, au cœur une quantité de petits points sanguinolents que je reconnus: c'étaient les mille traces des petits et des gros baisers d'enfants que nous lui avions imprimées, mon frère et moi--on est si bête quand on est jeune!--des morsures de papillons de tendresse, de reconnaissance, d'affection!... Le monstre! C'est de lui que nous étions nés! Ou plutôt, il nous avait vomis--comme il venait de nous vomir encore! --Monsieur, grinçai-je, je viens de la part de celui dont vous parlez si légèrement, M. le ministre de la Guerre lui-même. --Que me veut-il? gémit mon père. Je ne le connais pas, lui! --Vous en parliez, respectable vieillard. Il vous envoie un souvenir, un de ces souvenirs qu'on n'oublie pas, monsieur! Devina-t-il? C'était le moment, à en croire la légende, où l'on prévoit, pour pas longtemps... Il se dressa, se recula, blémit, hurla: --Non! non! je ne puis pas! Je ne veux pas! je ne veux pas!... --Il faut vouloir! dis-je doucement. Ce n'est rien, d'ailleurs. Une toute petite attention: le prix du sang, couleur de sang: la cravate de commandeur de l'ordre national de la Légion d'honneur! Le cri du type fut épatant! Il fallait qu'il eût rêvé, qu'il eût vu, en songe, la scène qui se passait. Je ne pouvais plus hésiter: on ne ment pas à un cauchemar, au cauchemar d'un autre, si proche, hélas! Je dois avouer, au reste, qu'une force inconnue me jeta sur mes pieds, en avant--sur l'homme. --Permettez-moi, hoquetai-je, de vous passer au cou, au cou... Je ne continuai pas. Il se débattait, griffait dans le vide, au risque de m'atteindre, sans me chercher. J'attachai la boucle par derrière, puis, le maintenant d'une main, de l'autre, je pris le couteau à papier sur la table... Le temps de le faire glisser dans le ruban, de le tourner dedans, vertigineusement... ... Je ne saurai jamais comment la fenêtre fut ouverte, comment j'ouvris la boucle de la cravate, comment je lâchai le paquet, suffoqué. Je me rappelle seulement avoir hurlé--et encore, ce n'était pas ma voix, à moi: --Ah! ah! la honte ne remonte pas! Descends, alors! Descends!... ... Lorsque je fus dehors, moi-même, le petit tas d'esquilles, de fractures et de sang que j'avais fait de mon père était assez entouré: le hasard avait rassemblé deux agents, trois valets de chambre en vadrouille et des passants de hasard. Si je n'avais pas ricané, j'aurais pu jouir honnêtement de l'ultime agonie de mon inexcusable victime. Mais un morceau de doigt se dressa vers moi, une ombre de soupir égrena le «Toi! toi!» que je connaissais déjà. On m'arrêta, au petit bonheur. Mes liens de parenté avec le défunt, la cravate rouge qu'on retrouva sur moi et dont on découvrit des traces et une érosion sur le cadavre, mon récent passé--il paraît que j'étais le monsieur le plus recherché de Paris, côté police--me firent maintenir sous mandat de dépôt. Je ne cherchai pas à nier. Je racontai ce qu'on appela mon crime, dans tous ses détails. On m'accusa d'outrance. Je réclamai la mort de si bon cœur qu'on ne me l'accorda pas. J'étais, après tout, un parricide de bonne famille et, soit que le jury s'apitoyât sur mon frère, soit qu'il se révoltât du stoïcisme payé du papa, la justice de mon pays ne m'octroya que vingt ans de travaux forcés. --Tu sais, lui dis-je, que c'est le même prix. A partir de huit ans, on ne revient plus, mon pauvre vieux. Les coups frappés par Chéry devinrent, pour ainsi dire, aériens: --Revenir? Où ça? Et d'où? D'ici, peut-être? --Dame! fis-je. Avec ton caractère, tu ne t'amuseras pas ici. --Mon vieux, grava-t-il, j'ai une fiancée, la Mort. Je l'ai déjà prêtée à un autre, après qu'elle se fût donnée à mon frère. Il faut que je la retrouve, à tout prix, et pour de bon. Je n'ai pas la prétention de la confisquer: sois tranquille! Tu l'auras, toi aussi, à ton tour! Mais moi, j'ai droit à un joli choix. Elle fait la coquette avec moi. Si elle veut que j'y mette le prix, elle ne sera pas volée. On guillotine toujours en cet endroit, j'espère? L'ironie des mots frappés est plus profonde que celle des mots entendus: il faut la deviner, deviner les intentions, tout deviner dans ce langage secret, muet, monotone, lent et grave comme les siècles,--les siècles qu'il dure. --On guillotine rarement. Il n'y a pas presse. Pas de bourreau titulaire. Si tu viens pour ça, tu n'as pas de chance! J'essayais de plaisanter, de mauvais cœur. Je bafouillais, je veux dire que mon doigt tremblait un peu et se blessait au mur. --Pourquoi blagues-tu, me gronda Chéry, d'un poing dur. As-tu peur pour moi? Tiens! je ne te parlerai plus: tu es un lâche! On a son honneur, même au bagne et, surtout, en cellule de correction. N'est-ce pas un souci, un besoin, une façon de se rattacher au monde et à la vie? Je n'adressai plus le moindre mot, par gestes, à mon altier compagnon et tâchai à dormir le sommeil du juste ou du justicié. Je ne me flatterai pas d'y avoir réussi. On a peur du chaud qui est atroce, du feu qui est possible, de tous les assassinats qu'on a commis soi-même ou qui ont été commis autour de vous. Je passai des heures à me chanter en moi-même et pour moi seul des _scies_ grotesques qui me dégoûtaient à Paris et qui, là, m'apportaient je ne sais quel parfum du boulevard et ce brave goût de la boue et de pis qu'on subit autour de l'Opéra et qui garde de l'émotion, de la distinction et de la peine. Je me pelotonnai, je m'accroupis sur mes souvenirs de femmes, en tas. De temps en temps, dans mes contractions, un bruit de fers troublés me rappelait que je n'avais plus ni compagne, ni lit, ni même de nom--et que ce n'était pas fini. L'éternité des peines n'est sensible qu'au cours des condamnations à perpétuité. L'inhumanité des hommes prépare à la cruauté de Dieu--s'il en reste. Bref, je m'ennuyai. Je ne revis et n'entendis le nommé Chéry que lorsque tous deux, pour parler le style noble, nous laissâmes tomber nos chaînes. Tandis qu'on rasait, pour le châtiment de nos erreurs, ce que la captivité avait laissé pousser de poil sur nos lèvres, nos crânes et nos joues, il me considéra, de biais, avec un intérêt sans horreur. Le mélancolique hasard de notre punition-sœur l'avait induit à me choisir comme ami dans cette foule où rien ne l'attachait que ses liens. Il murmura, sous la couche maigre de savon gris qui ne moussait point: «Au fond, tu n'es peut-être pas lâche. Ta gueule ne me répugne pas trop. Topons là. Comment t'appelles-tu? --Louis-Symphorien-Laurent Bicorne de La Cellambrie. Je m'attendais à l'effet que mon nom patronymique de Bicorne ne manqua jamais d'obtenir sur les mauvais plaisants, juges et jurés qui l'entendirent, en des circonstances assez graves pour moi. Chéry ne sourcilla pas. Peut-être était-il un peu tenu de près par le rasoir qui, à en juger par celui qui me mordait, ne devait pas valoir grand'chose. Après un silence, mon camarade profita d'un bâillement du gardien: --Ce n'est pas un nom, chuchota-t-il, c'est un prospectus héraldique. Mais je m'en fous. Je te présente mes excuses pour mes paroles de l'autre soir. Tu sais, je suis toujours énervé quand je pense à ma crapule de père. --Il n'y a pas d'offense, mon vieux. On sera amis. Voilà. Les forçats officieux qui nous faisaient la barbe nous laissèrent un peu converser. Nous fûmes gênés de cette complaisance qui reposait sur des suppositions aussi inacceptées qu'inavouables. La promiscuité des lieux de répression m'a toujours soulevé le cœur, sans plus, et le sourire tendre de nos merlans en bonnet me rendait amères les paroles d'un gentleman de ma caste, de mon éducation et de ma mentalité qui me venait, en frère, par le plus long. J'essayai sans résultat de détourner Chéry de ses idées de suicide. Ces idées étaient sanglantes: il voulait s'en aller à deux. Il me demandait même ce qu'il pourrait tuer, de préférence. --Je ne sais pas, répondis-je vivement, je ne connais personne ici. --Tu n'es pas un homme pratique, gouailla-t-il. Tu rêves, sans doute, Symphorien? Il faut toujours savoir où on est, qui vous garde et même qui vous gêne, mon enfant. Moi, je suis Normand--et j'ai l'œil. Cette volonté implacable pesait sur moi et me fascinait. De l'instant où nous fûmes bouclés dans la même équipe, je ne consentis plus à vivre. C'était le temps où le soleil, tout droit et se consumant lui-même, ne laisse que son ombre d'or et sa fumée rouge à la terre, aux arbres, aux lianes et à la brousse. Un respect superstitieux pour la nature, la matière et le mystère de la création, ensemble, vous courbe mieux que le bâton de la chiourme, et vous rive à votre labeur pour ne rien regarder, pour ne pas penser, pour n'être rien que de la sueur dans de la lumière. On ne sait pas ce que l'on fait. On défriche. De ci, de là, un serpent est coupé, avec des brindilles, sans qu'on bronche. Le bras, le sabre d'abatis se lèvent, retombent. On ne fume pas. On est fatigué. Il y a là, pour cinquante condamnés armés, quatre gardiens, à peu près, sans armes, la pipe au bec, et qui ne nous regardent même pas, qui sourient aux oiseaux invisibles, aux guenons--ou à leurs maîtresses. On ne songe pas à massacrer ces brutes. On continue. On défriche. On ne sent pas les appels de liberté qui sifflent dans le feuillage, on a les paupières figées et mortes, et, quand on est trop las, au cœur d'un paysage de féerie, on convoite le cachot puant où l'on sera enterré le soir. Chéry se signala tout de suite, par son intelligente activité. Il était dans la forêt comme chez lui. Prévenant pour les surveillants, déférent pour les détenus contre-maîtres, obséquieux envers les mouchards de la troupe, il ne tarda pas à passer pour un _mouton_ ou une _bourrique_ aux yeux des moins prévenus. Lorsque la malveillance susurra ces mots aux oreilles nonchalantes de mon ami, il eut un bon rire: --Que c'est drôle! ce qui est une _vache_ à Paris devient ici _bourrique_, _mouton_, quoi encore? Question de latitude! Tout de même, mon cher Symphorien, c'est humiliant. --Que médites-tu? Tu es trop calme, trop gentil, j'ai peur. --Mon maître, René Descartes, n'a-t-il pas conseillé dans sa _morale provisoire_--et n'est-ce pas? avait-il raison! morale provisoire! qu'y a-t-il de plus provisoire que la morale?--n'avait-il pas ordonné de se plier aux mœurs et habitudes des peuples où l'on est, pour le moment, appelé à vivre ou à crever? Je ne cite pas le texte exact. Je n'ai pas le livre sous la main. Je me forge une âme de forçat pour m'amuser. Ça durera ce que ça durera. Et puis, j'ai mon idée. --Je la connais, trop ton idée! J'en ai soupé! --Mange! répondit Chéry tout doucement. Et il ajouta: --Est-ce que tu t'amuses? Ça vaut-il la peine--c'est bien à nous d'en parler--de traîner la jambe n'importe où? Tiens! nous avons pour voisins des gens qui ont accompli, soi-disant, des actes extraordinaires pour la société. Ils n'en sont ni plus fiers ni plus drôles. Une bande de coquins pourrait divertir ou toucher. Nous sommes à pleurer. Les gardiens ne sont pas assez méchants. Tout me dégoûte. Le zèle du sympathique parricide trouva sa prompte récompense. Lorsque j'écris ce mot «récompense», je ne l'écris que pour l'Europe. Je note, tout de suite, qu'il fut désigné pour occuper dans les bureaux un emploi de son grade. Ces places sont fort peu recherchées. L'avantage d'être assis dans un fauteuil ou, au pis aller, sur une chaise paillée, le droit à une ration supplémentaire et à quelque vinasse, la tolérance de la cigarette, voire de la pipe, une liberté plus que relative, la possibilité même de faire du bien autour de soi, rien ne prévaut sur une sourde et atroce répugnance à tenir la plume, la règle et le grattoir. Cette horreur physique est compréhensible pour les anciens notaires, instituteurs, avoués, caissiers, huissiers et graveurs, que des inculpations de faux et détournements (par salariés) incorporent dans nos glabres rangs. Le souvenir de leur splendeur, ou, simplement, de leur besogne, leur fait détester les instruments qui auraient pu être ceux (_sic_) de leur gloire ou de leur opulence: le désir de se réhabiliter pour eux-mêmes, pour eux tout seuls, leur fait très naturellement préférer le pic, la pioche, la truelle et le sabre d'abatis. Leur existence antérieure est abolie; on leur fait faire l'apprentissage, sous d'autres cieux, d'un autre métier; terrassiers ou mineurs, ils sont tout neufs: c'est une façon d'être innocents. En outre, l'administration elle-même n'aime pas s'encombrer de professionnels trop avisés. Mais qu'un homme instruit refuse un labeur presque intellectuel et de caractère moins avilissant, en apparence, qu'une tâche d'esclave et d'esclave battu, c'en est assez--ou je me trompe fort--pour étonner un individu sans casier judiciaire. C'est qu'il n'a pas épuisé la coupe des vanités. Aligner des chiffres et des noms quand on n'a plus de nom, et que, pour soi, les chiffres, tous les chiffres, sont un numéro--et son numéro à soi--, enregistrer des signalements qui vous ressemblent tous, des arrêts et des condamnations qui vous retombent à chaque fois sur les épaules et multiplient à l'infini les années sans fin de votre infamie et de votre géhenne, retrouver sous sa mauvaise plume des lettres et des mots qu'on a tracés dans des minutes d'exaltation, de fièvre et de désir, compter le prix de ce qu'on avale,--je ne dis pas ce qu'on mange--savoir qu'on coûte moins cher qu'un rat et que les économies sont nécessaires et qu'on sera plus mal nourri, numéroter les matraques et les rotins, les revolvers, les bois de justice, les barres de justice, les serrures en double, les doubles boucles, les verrous et les judas de rechange, copier les actes de décès et calligraphier, pour les autorités, «En réponse à votre honorée», quand on n'a plus d'honneur, c'est à avaler le contenu de nos encriers s'ils n'étaient pas rivés aux tables--comme nous. J'avais partagé le sort de Chéry. On nous amenait tous les matins à cinq heures, dans une pièce rectangulaire et mal éclairée, où nous travaillions sous les ordres d'un artilleur colonial de deuxième classe et d'un élève-gendarme en pied. Je dois avouer que ces deux militaires nous obéissaient aveuglément, séduits, comme tout le monde, par l'autorité sans phrases de mon fatal compagnon. Le calcul de Chéry était, au reste, de s'affirmer indispensable. Excellent comptable dès le premier jour, il fut, quarante-huit heures plus tard, la comptabilité même. Il balaya, lava, frotta le bureau avec rage et non sans triomphe: cet humble labeur qui, pour tous les transportés condamnés aux écritures, ressemble à un repos et une récréation, empruntait chez lui les couleurs de la frénésie, et j'étais seul à frémir de sa vigueur, de sa force, de l'admirable et conscient emportement dont il brûlait et entretenait sa patience. Un mercredi, le directeur du pénitencier se risqua dans nos murs. Il entra, sans trop d'escorte, et fut très poli: --Messieurs! dit-il, et il salua, à la ronde. Jamais Chéry n'avait été plus ployé sur ses chiffres. --Vous pourriez répondre, dit le directeur, lorsqu'on vous dit bonjour. Très lentement, mon ami leva la tête, et, sans saluer: --D'abord, dit-il, vous ne m'avez pas dit bonjour. Vous avez dit: Messieurs. Il n'y a pas de Messieurs. Il y a deux hommes, dont un apprenti-gendarme et deux numéros. Est-ce que le 67486 peut vous présenter ses devoirs? Déjà les deux soldats se précipitaient sur l'insolent. Le directeur les arrêta du geste, et, souriant à peine, prononça: --Monsieur Paul Chéry, j'ai beaucoup connu votre famille. Vous êtes aigri: ça se comprend. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que je remplacerai pour vous feu Monsieur votre père: je déplore vos procédés. Mais je ne vous en veux pas de votre sortie: vous conservez du caractère ici: c'est rare. Continuez à travailler, je ne vous demande rien de plus. Restez assis. --Ah! vous avez connu ma famille! rugit l'autre. Eh bien! ça m'étonne de vous voir ici, de l'autre côté! Vous deviez être à ma place! Un ami de ma famille, c'est un bandit! Le fonctionnaire jeta sur son interlocuteur un regard très tendre et très triste. Il découvrit son front chauve d'un casque voilé de crêpe, tira nerveusement sa moustache noire et sa barbiche grise, puis il ferma les yeux un long instant et ne les rouvrit qu'après les avoir couverts d'une main rêveuse. Enfin, il parla: --Chéry, je ne vous punis pas aujourd'hui. Venez demain chez moi. On vous amènera à deux heures. Nous causerons. --Je ne viendrai, hurla mon camarade, qu'avec celui-là (il me désignait d'un doigt épileptique). Nous serons deux! --Nous serons même trois, corrigea le directeur: vous me permettrez bien d'être là, puisque j'ai à parler, moi aussi... --Ce cochon-là, hurla Chéry lorsque le directeur eut disparu discrètement, ce cochon-là a dû être l'amant de ma mère! Les militaires, frappés des égards qui nous avaient été prodigués, ne troublaient pas notre dramatique entretien. --L'amant de ta mère! l'amant de ta mère! Tu vas loin! --Et toi? ta mère n'a pas eu d'amants? Pas un seul? Alors, comment, pourquoi es-tu au bagne? Le vice, le crime, ça ne s'improvise pas! Il y a une suite! --Ma mère est morte en couches, de moi, dis-je d'une voix sottement altérée. --Ça ne m'étonne pas! triompha l'énergumène. Maintenant écoute! Il s'arrêta un instant, et s'adressa aux deux soldats: --Mes enfants, vous ne nous gênez pas mais vous pouvez disposer. Je ne connais pas ce patelin-ci, mais les troubades, ça aime à se balader n'importe où. Amusez-vous. Si vous rencontrez des chiourmes, envoyez-les nous pour nous rentrer. Nous ne nous sauverons pas d'ici-là! Les scribes en uniforme ne demandèrent pas leur reste. Chéry avait véritablement sur tous une diabolique autorité. --Il y a au moins cinq minutes que je t'ai dit d'écouter, reprit-il, et tu écoutes encore. C'est bien. On fera quelque chose de toi! Voici. Depuis que j'ai vu ce directeur de malheur, je ne suis plus tranquille. Je me le rappelle. C'était un sale avocat d'affaires, un nommé Capucino. Il ne sortait pas de chez nous. Alors, tu comprends, si c'était mon père à moi et le père de mon pauvre frère, j'aurais tué l'autre pour rien, pour sa lettre et, nom de Dieu de nom de Dieu! ça ne vaudrait pas le coup! --Mais si! mais si! Cette lettre, c'est un crime, mon ami! --Un crime, Symphorien, à condition que le sieur Chéry du Petit-Quevilly fût notre père. Autrement, c'est une vengeance--et une vengeance est toujours légitime. J'aurai la peau du Directeur. Il m'a fait assassiner un autre à sa place, il mérite deux fois la mort. C'est pour cela qu'il faut le tuer deux fois au moins. Donc tu m'aideras. --Moi? Tu as compté sur moi pour...? Ah! mon vieux! --Ne fais pas l'enfant. Je n'ai pas compté sur toi. Tu ne comptes pas. Je t'embauche parce que tu es là. Tu as versé le sang jadis, un peu, très peu. Ça ne fait rien. Tu dois le tien. Tu aimes mieux le bagne? Non, n'est-ce pas? je te mépriserais trop. Nous avons la guillotine sur nous. Tu n'as pas peur? Tu ne peux pas avoir peur! Il y a un bonhomme de la Révolution qui a affirmé que c'était une chiquenaude sur le cou! Pas même! Je la sens. Ne crie pas. C'est, tu sais, _le casque_, ce qu'on éprouve quand on a la gueule de bois; on est un peu étourdi, un peu étranglé, on ne bouge plus. Ici, on bouge encore moins et l'on est débarrassé de la tête. Que te faut-il de plus? Cette façon de présenter les choses était captieuse et forte. Pour un camarade à peu près possible--et impossible--combien d'abjects néants, de brutes dégénérées, sans compter les gardiens, les humiliations et la ronde dévorante des souvenirs et autres appétits! Des garçons de ferme âpres, incendiaires et voleurs, des mendiants d'escalade et d'effraction, des souteneurs à virole, des scribes de grattage et de virements, des imbéciles encore hébétés d'avoir tué sans savoir pourquoi et des sentimentaux qui ne sont là que pour n'avoir même pas eu le talent d'exprimer leur sentiment, c'est une boue noire et rouge qui grisonne comme tout le monde, sans blanchir. Le vrai châtiment, c'est le dégoût sans fièvre, la honte qui s'ennuie. En écoutant Chéry, j'éprouvai une sorte de spleen, si j'ose dire, un spleen de cul de basse-fosse, ignoble et mou. --Répondras-tu? reprit le forcené. Ou plutôt, tiens! regarde! Un bruit sec... Un éclair... Une flamme livide, pointue... Un couteau! Du coup, je fus debout, la bouche ouverte. Je n'étais qu'un cri--étouffé. Ce couteau!... Un couteau vous fait autant de bien à voir au bagne qu'une belle bouée de sauvetage en pleine mer, dans l'eau. C'est le fruit défendu, c'est l'outil, c'est la liberté, c'est l'âme même. On se sent vivre puisqu'on peut tuer et se tuer. Mais ce couteau-là! Je ne le reconnaissais pas, je lui appartenais. C'était mon couteau, à moi, mon crime, ma peine, mon existence! Il ne brillait pas, il me brûlait. --Oh! fis-je d'un ton de reproche puéril, on l'a nettoyé! Il est lavé! Relation de cause à effet! Retrouver, comme au premier jour un _lingue_ catalan, Ruben Matteño, Barcelona, tout frais, repassé, pis que neuf, sans tache quand, la dernière fois qu'on l'a vu, il était mangé de sang, de sale sang mauvaisement et mal conservé, pour vous nuire, sur la table des pièces à conviction, être trop sûr qu'on doit tous ses malheurs à cette tache de sang--qui n'existe plus--et qu'on existe encore, aboli, retranché du nombre des vivants, ne soufflant plus que pour soupirer et que l'arme est là, pure, innocente, blanche comme une fiancée, argentée comme une vraie pièce de cent sous, ça donne envie de recommencer, rien que pour croire qu'on n'est pas forçat et qu'on a beaucoup à faire pour le devenir. C'est un joujou qui vient de France. Et comment peut-il en arriver? --Ce couteau, ce couteau... d'où le tiens-tu? --C'est une bien sale arme, en effet. Trop d'arête, trop de pointe. Trop lourd. Et ces clous en étoiles jaunes sur le fond rouge! C'est d'un bourgeois! Enfin, il faut se servir d'une arme! Il ajouta: --Je parle pour toi, bien entendu. Parce que moi, tu sais, j'ai mes mains. Et il rit, d'un rire trop gros. --Ne compte pas sur moi, dis-je. Je ne veux pas de ce couteau. --Tiens! tu as la voix rauque. Je ne t'ai pourtant pas encore étranglé, toi. Mais vois-tu, si tu veux trahir!... --Je ne veux pas te vendre. J'irai avec toi. Au besoin, j'étranglerai, moi aussi. Je me moque d'être guillotiné. Mais c'est physique. Ce n'est pas du remords. Ce couteau, c'est mon couteau à moi, le couteau qui..., le couteau que... --Zut! éclata Chéry (j'atténue), vraiment elle est bonne! Plains-toi donc! On a fait suivre l'instrument de travail de Monsieur! Et ta victime, ce pauvre garçon de recettes? J'éprouvai à ce moment un des plus singuliers sentiments du monde. J'étais à la veille du crime, du dernier crime, celui dont on ne peut pas revenir, inutile, imbécile, odieux, inique, la perle du suicide et du suicide involontaire. Eh bien! j'eus l'impression profonde, animale que je _n'y passerais pas_, que non seulement ma tête ne tomberait pas, de ce coup-là, mais que mon existence recommencerait, libre et large... Libre? oui! Je ne cherche pas à mentir. J'ai su mentir, j'ai dû mentir. J'ai donné des preuves de cynisme, j'ai même _bluffé_ plus d'une fois, en dehors du jeu. Mais je jure sur ma vie qui ne m'est un peu précieuse que parce que, tant de fois! elle ne tint à rien, pas même à un fil de corde, de filin ou de cordelette, que j'eus alors l'intuition que c'est au crime du lendemain que je devrais mon avenir--et un véritable avenir. Chéry, en me jetant à la tête ma condamnation et son objet, ce garçon de recette falot, me donnait du même mot mes lettres de grâce, d'absolution, d'abolition. C'était l'amnistie. Parler, au bagne, d'un crime, c'est l'effacer, c'est remettre son auteur en possession de son état civil et moral, à l'orée de son infamie ou du prétexte de son infamie. --Je marcherai, dis-je. Ne me rappelle pas cet imbécile. J'ai toutes les raisons de l'oublier et de croire que je suis ici par hasard. --C'est une opinion, remarqua Chéry. Moi, tu sais, tant qu'on ne parlera pas d'erreur, même d'erreur judiciaire... Passons sur la nuit qui suivit cette conversation et ces préparatifs. Les pires cauchemars... Mais pourquoi déranger les cauchemars? Le pire cauchemar, c'est dormir quand il _faudrait_ avoir des cauchemars, dormir effroyablement, lourdement, sourdement, simplement, pour avoir à se réveiller, éberlué, à se demander: «Où suis-je? Qu'ai-je à faire aujourd'hui?» et à se rappeler qu'on est au bagne et qu'on a à tuer ou à laisser tuer le directeur du bagne. La matinée fut admirable. M. Capucino nous avait désignés pour être portés malades, d'office. Je l'étais. Nos frais de toilette n'étaient pas grands. On se passe de l'eau sur la figure, avec les mains, des mains toujours sales, par devoir. On est rasé complètement, par mesure de rigueur, mais peu ou prou, avec des poils durs qui vous entrent dans la paume des mains. Bref, on ne serait pas reçu dans le moindre bureau de placement. Mais c'est bien bon pour un directeur qui, en outre, est habitué à ces sortes de figures, son œuvre, par ailleurs, sa raison d'être et son gagne-pain. Je n'aime pas le meurtre pour lui-même. Il a sa beauté. C'est une façon pour l'homme de ressembler à Dieu, s'il y croit, ou à la Fatalité s'il y songe. L'autre est de créer. Mais c'est plus facile. Cependant tuer pour tuer, vivre pour être tué soi-même, après, c'est niais. Je fus assez dur pour mon terrible complice. Il ne put lire ma résolution, ma résignation dans mes yeux. Il blagua: --Tu vas à la noce, ma parole, comme un chien qu'on fouette! --S'il ne s'agissait que d'être fouetté ou même de fouetter! Et pourquoi? --Tiens! fit-il, tu ne seras, tu n'auras jamais été qu'un homme pratique. Pour ce que ça t'aura rapporté! Et il éclata de rire... ... La réception de M. Capucino fut, à vrai dire, non une leçon mais un enseignement. Elle m'apprit l'art, la science des nuances. Je connaissais le mot, non--je n'écrirai pas la chose, elle n'existe pas--mais le rien--ou le tout,--le souffle de ciel à quoi ce ressemble. Il nous fit asseoir sans nous en prier, nous fit fumer des cigares sans nous les offrir, nous mit à l'aise sans paraître trop à son aise. Pas un reproche, pas un encouragement. Il nous appela: «_Messieurs_» sans appuyer et sans y prendre garde, nous fit grâce de toute espèce de morale sans nous la cacher par sous-entendus et prétéritions: bref il nous consola et, sans nous humilier, nous charma. Il ne fit pas miroiter à nos yeux les arêtes du droit chemin et ne nous englua pas des grâces melliflues du repentir. Il nous traita comme un homme du monde qui n'est pas très heureux peut traiter des _gentlemen_ en mauvais état et qui met à leur disposition le peu dont il dispose. Il n'attaqua pas de front la vertu; il la loua de haut, en des termes mesurés et qui ne nous blessaient point; bref, s'il ne nous offrit aucun espoir de libération, même conditionnelle, il ne nous interdit point de nous enfuir, à nos risques et périls, en laissant entendre que ces risques étaient--à peine--éventuels et que les périls seraient réduits à leur plus bénigne expression. C'est à cet instant que je compris le néant de l'intelligence humaine, voire de toute humanité. J'étais pénétré d'admiration et de reconnaissance--d'une reconnaissance toute blanche--envers M. Capucino, je me sentais prêt, sans phrases, à me faire tuer pour lui et il me suffit d'entendre un --En voilà assez! Allons-y! de mon forcené camarade pour me lever comme lui, pour me précipiter le couteau au poing. Car, d'un mouvement machinal j'avais retrouvé dans ma poche mon couteau, mon fatidique et éternel couteau dont je ne voulais pas, et que Chéry m'avait glissé d'office, car je l'avais ouvert, brandi, tendu, presque jeté, à la catalane, sur le directeur qui s'offrait de biais. Un double cri de rage suivit: la victime avait fait un à-gauche instinctif et parfait, la lame émoussée, honteuse, inutile, froissée, mise hors de combat par notre frénésie même, restait dans le mur, bourdonnant comme une longue antenne de papillon capturé et agonisant sans fuir. Paul Chéry, désarmé, avançait ses mains d'étrangleur, la face convulsée d'un rire sans nom, mais, sans effort, comme en se jouant, sans se servir de ses poings, de ses pieds, M. Capucino s'était dégagé, éloigné, mis hors de danger, avec l'intention évidente de ne pas nous faire du mal. On avait entendu du bruit. On se précipitait. Les deux soldats accouraient, un peu tard, se précipitaient sur mon compagnon, criaient au secours sous les coups soudains dont il les accablait avant de prendre le large. --Je reviendrai! criait-il. Puis tandis que Chéry se perdait dans un brouhaha, ces gardes infortunés, un peu remis, me remarquaient à mon tour de bête. Le temps de calculer sur moi un élan jumeau plus averti et de se ruer en trombe, je les sentais. Je tendais déjà des poignets, meurtris d'avance, quand M. Silvestre Capucino prononça: --Laissez-le. Ce transporté vient de me sauver la vie! Les sbires s'arrêtèrent court. Mon regard stupide se rencontra avec le regard du directeur. L'ironie est un si effroyable poison qu'il prime la terreur. On peut braver, on peut nier, on ne peut rien contre le sarcasme. Dans mon état de criminelle infériorité, j'avais un œil si pauvre que M. Silvestre eut la force surhumaine de sourire et de se moquer, héroïquement: --N'ayez pas de fausse modestie, condamné! Vous êtes un brave. Je me sentis défaillir. Le bruit grondait, au dehors, plus menaçant et plus direct, à mesure qu'il s'éloignait. D'un geste sans exemple, Capucino me serra la main, à plein, théâtralement, pour me soutenir, pour m'asseoir dans son fauteuil. --Laissez-le, répéta-t-il. Laissez-nous. Et ne bougez pas. J'ai besoin de vous, ici. Il y a à faire. Il y a de la besogne en retard. ... Nous demeurâmes quelques instants sans nous parler, sans nous voir. --Pardon! pardon! Monsieur le Directeur! murmurai-je machinalement. --Pardon? de quoi? répondit le quidam, avec simplicité. Puis, plus durement: --Voici, n'est-ce pas? une fois pour toutes. Vous entriez derrière votre... votre camarade... un instant... un long instant après... vous l'avez vu m'attaquer, vous n'avez pas hésité, vous vous êtes lancé, il vous a repoussé, vous avez redoublé d'efforts, m'avez protégé de votre corps... il vous a blessé... --Blessé?... fis-je, ahuri. Le fonctionnaire ne me permit pas le temps de réfléchir: d'un mouvement corse, il avait repris au mur un des poignards, il m'en marquait le front: un peu de sang vint mourir dans ma sueur. --Nous sommes quittes, continua l'autre. Non! pas encore! mais ça vous fait du bien. Enchaînons. Vous n'avez pu l'empêcher de s'échapper. Il ne me reste qu'à payer votre dévoûment. A bout d'énergie, il tomba sur une petite chaise. --Pourvu, dit-il, pourvu que ce malheureux puisse être sauvé! Des larmes emplirent ses yeux las et un tremblement le saisit. --Au moins, reprit-il, que j'en puisse sauver un des deux! Je considérais, d'un regard plus ferme, cette puissance magnanime et écroulée. L'insignifiante égratignure qu'il avait dessinée sur moi nous faisait un peu parents. Je songeai cependant à la plaie que je lui destinais et à une autre parenté plus farouche avec quelqu'un que je savais bien. J'avais encore le goût du meurtre dans la bouche, ravivé de la fraîcheur qui m'entr'ouvrait la peau et du grand dégoût que j'avais de mon ingrate sauvagerie et de ma lâcheté. Le couteau était toujours là, le mien, un peu rouge. M. Capucino me l'offrit. --Gardez ça, dit-il, c'est un alibi glorieux, un certificat d'origine. Il est doublement à vous. Et surtout ne lavez pas le sang: c'est le vôtre. Cet homme-là aurait enchaîné des tigres enragés. Plus douloureusement que ma rage, ma honte tomba. --Ma vie, Monsieur le Directeur!... --Je la prends, dit-il très doucement. Je vous attache à ma personne: vous m'avez donné de si grandes preuves, une si étrange preuve de dévouement!... Vous serez mon valet de chambre, si vous n'y voyez pas d'empêchement. C'est un honneur inouï, au bagne. J'avais hâte de me retirer. Le souvenir, l'angoisse, une reconnaissance trouble et hébétée, tout me donnait l'envie du repos à cauchemar, de tout ce qui n'était pas la réalité... Le Directeur m'arrêta, du geste: --Vous coucherez ici, dit-il. Vous ne serez plus en odeur de sainteté auprès de vos camarades. Et puis! qui sait? _il_ n'aurait qu'à revenir! Il avait prononcé ces paroles d'un ton de pitié et de tendresse intraduisible: un remords ancien et très doux lui dictait le sacrifice, dans un nimbe. En plein bagne, il buvait le ciel des martyrs. Il épuisa longuement son malaise et ne rouvrit les yeux que sous un coup de lune. Il me redécouvrit et me donna congé. Je dormis. Le matin nous apporta les plus tristes et les meilleures nouvelles de Paul Chéry. Il avait disparu, non sans laisser de traces. En sortant du bureau, il avait renversé une dizaine d'auxiliaires, foncé sur cinq ou six bourriques, démoli quatre ou cinq contremaîtres, botté une vingtaine de mouchards nègres ou jaunes et salué, en échappant à leurs coups, une centaine de dames et demoiselles qui s'acharnaient à la gloire falote de le capturer. Par malheur, aux portes de la ville, il s'était rencontré avec un des chiourmes les plus haïs du cadre, Népomucène-Mathias Schetzler, dit Aloïsius. Ce gardien n'avait, du reste, jamais puni ou battu, à tort ou à raison, Paul Chéry, pour cette raison que ce dernier n'était ni de son convoi ni de sa batterie. Mais une telle fièvre de justice brûlait dans les veines de l'évadé malgré lui que les images inconnues des camarades martyrisés se levèrent, en pleine brousse, toutes droites, toutes couchées, toutes rossées, toutes trouées... --Tue! tue! cria au cœur du parricide une voix qu'il connaissait, une voix irritée qu'il n'avait pas satisfaite tout à l'heure, et un appétit de vengeance désintéressée monta à ses lèvres qui n'avaient pas mangé et qui n'avaient faim que de néant--ou d'idéal. Il tua, à coups de menton, bête féroce lâchée contre une bête féroce. Puis il prit au mort sa pipe, son tabac, son revolver dans sa gaîne, quitta ce qu'il avait conservé de la livrée du bagne, et tout nu, armé, coiffé, alla faire un tour chez d'autres fauves... Le directeur modérait le zèle des recherches. --Le fou est mort! Le fou est mort! N'ébruitez rien! Il y va de votre situation! L'enthousiasme des forçats se calmait déjà, la veuve qui n'était plus étrillée que par ses amants, se faisait toute petite, le service pénitentiaire, penaud, respirait un peu mieux lorsqu'un scandale affreux remplit la ville et les faubourgs. Ce Parisien-Normand de Chéry ne s'accoutumait ni aux forêts trop vierges, ni aux guenons, ni aux serpents, ni au ciel trop pur--et caché, d'ailleurs, par des arbres jaloux. Un beau matin, les ménagères et dames notoires avaient vu déambuler gravement à travers les rues les plus sévères un jeune homme terriblement nu, la bouffarde au bec et le chef recouvert d'un képi bahuté de surveillant-chef. Ce spectacle n'est pas unique: la fièvre est là, pour un coup! Moi-même, je me souviens d'un général de brigade qui charma une aube de mes jeunes ans, dans le Midi, en se promenant à cheval, majestueux, orné seulement de son chapeau doré à plumes noires et de son épée à dragonne étoilée et à ceinturon bleu et or. On se résigna à l'enfermer. A la rigueur, le péripatéticien sans linge eût pu passer pour un fonctionnaire en goguette si sa barbe et ses cheveux trop courts, sa distinction, son regard de fièvre et de défi ne l'eussent pas trahi. Il se laissa dévisager, cerner, arrêter, d'un cœur léger, répondit «oui» à toutes les questions aggravantes, en allongeant souvent cette affirmation du mot bref et lourd qui avait tué son frère, et n'eut d'humeur que lorsque M. Capucino, dûment malade, ne comparut pas. --Dommage! je l'aurais crevé! Chez nous, on instruit, on traduit, on juge, en cinq sec. Chéry fut condamné à mort, à _l'unam._, comme une reine. --Ça, fit-il, ça va, si c'est du vrai--et c'est du vrai! Mais ici le drame commence. Sous prétexte qu'on avait mal passé à l'agonisant légal les courroies et les sangles de la camisole de force, la porte de la cellule était mi-ouverte et, en cas de la moindre velléité, les gardiens avaient l'ordre tacite de bouter dehors le patient, avec les pires violences. Ensuite, quand on s'aperçut que le futur décapité n'avait pas de passion pour la liberté, on lui présenta des narcotiques qu'il rejeta, des poisons qu'il devina, des stupéfiants qu'il rejeta. De menues faveurs et quelques immunités assurent à la loi des exécuteurs, parmi ceux-là mêmes que son glaive eût dû châtier les premiers. Jouissant du mépris général, comme les cochons d'un rare engrais sanglant, ils essuient leurs bouches, gourmandes de conserves avariées, sur des mains veuves comme à regrets des fers et des cadenas. On ne les voit qu'aux grands instants. Ils ont cette odeur de sang qu'ont les punaises mûres avant d'être écrasées, et sont gras, on ne sait comment ni pourquoi, des vies qu'ils étouffent sans savoir, parce que c'est le labeur inaccoutumé et la rançon de leur loisir. Eh bien! ces gens-là, qu'on ne cherche pas, on ne les trouvait plus. Trop gras, peut-être, ils avaient fondu au soleil. Il y en avait qui, de tout leur poids, s'étaient laissé retomber à la troisième catégorie (incorrigibles), il y en avait qui étaient morts, il y en avait d'évadés (chose sans précédent), il y en avait un qui, volontairement, était devenu authentiquement fou. Chéry se désespérait. Enfin, un très timide garçon, ancien élève pharmacien qui s'était dévoué, un jour de spleen, demeura trop saoul une nuit pour se faire porter malade. On l'entraîna à demi-mort. On monta la machine sous son nez pour lui rendre un peu de sang-froid, voire de courage... Et Paul a été guillotiné ce matin... Il a eu une mort déplorable. Quand on entra dans sa cellule, on recula. Il était debout, tout nu, délivré--par un trop clair miracle--des fers, des boucles et des cuirs par lesquels on garde à la Mort sa proie toute fraîche. --Je ne m'excuse pas, fit-il, la chaleur... Monsieur le Procureur, ajouta-t-il, vous êtes floué. Vous ne pouvez pas proférer le fatidique: «Ayez du courage!» Vous ne le pourriez plus, en outre. Essayez! Allons! du courage! Tournez-vous vers mon lit, comme si j'y étais--on dort si mal--et articulez, oui, articulez: «Du courage, Chéry, votre pourvoi...» Les types étaient plus que glacés; le patient poursuivit: --Mais j'oubliais, ici, nib de pourvoi! Et il éclata de rire. Au mitan de son hilarité, il avisa le bourreau improvisé qui faisait une drôle de bobine. --C'est toi, monsieur de Cayenne? fit-il. T'as une foutue manière de te présenter. Tu ne salues plus? Messieurs, alla-t-il gravement, excusez-moi, mais cette question est de première importance; dois-je, moi, condamné, le salut à un exécuteur _ad latus_ et même en pied, ou me doit-il le salut à moi, condamné? On me saluera tout à l'heure, quand je n'aurai plus de tête. N'ai-je point la survivance rétrospective, maintenant, si j'ose? Ces subtilités juridiques et d'étiquette n'amusaient point les assistants. Mais leur hâte d'en finir s'alanguissait d'une sorte d'espoir impossible. Il y avait tant de vie dans ces yeux qui, légalement, se devaient clore, tant de vie dans cette bouche qui crachait le sarcasme et mâchait la cartouche d'ironie, tant de vie dans ce corps décidé, surtout dans ce cou nu et offert... --Lorsque M. de Saint-Preuil, poursuivait le forçat, fut condamné à mort, il vit entrer dans sa chambre un brave jeune homme, un peu gauche et très poli, comme toi, camarade. Interrogé, le jouvenceau confessa au général qu'il était le bourreau, pour le servir. Il ajouta qu'il venait pour le lier puis, sur un regard de son client, il ajouta qu'il avait tout le temps. Mais il le supplia, à l'instant dit fatal, de rentrer un peu la tête pour ne la point faire choir dans la boue, ce qui l'eût fait gronder, lui, bourreau débutant. Toi, mon vieux, tu as un panier pour ma tête. Je te permets de me lier tout de suite. Lie, mon vieux, lie! Allons, petit (il lui tapotait l'épaule), je ne suis pas méchant, je te pardonne, quoi que tu ne me le demandes pas, je te bénis, même! Allons-y! on n'attend que toi! Le Procureur de la République eut alors le mot de la situation: --Chéry, vous n'allez pas mourir comme ça! Dans cette tenue! --Je dois subir le châtiment suprême, Monsieur le Procureur, dans le costume que je portais au moment de mon arrestation. Il me manque quelque chose, c'est vrai: qu'on m'apporte un képi et une pipe! Tenez! je deviens conciliant. Je consens à m'envelopper dans une couverture. J'aurais l'air d'un Arabe. Ce ne sera pas le premier que vous aurez guillotiné ici, pas? L'Arabe lui rappela son frère. Une ombre de mélancolie voila son œil moribond qui se raviva d'une malice: --Y a-t-il un médecin parmi vous, Messieurs? Un grand gaillard, très pâle et très blond, bégaya un nom. --Eh bien! toubib, prends ma tête tout à l'heure: j'aurai quelque chose à te dire: oh! presque rien--pour la science! ... Et c'est fini: la tête est tombée, très, très pesante, avec un contre-coup dans ma poitrine: elle a semblé emporter mon cœur, ma conscience, mon âme, dans un jet noir... La tête, coupée, a reparu aux mains d'un major à deux galons à qui elle a craché le mot, le mot du frère, son mot à elle,--et il me semble que, sur la terre, ici, là-bas et au ciel, il n'y a plus que cela... CHAPITRE II UNE PROPOSITION MOINS INACCEPTABLE QU'INATTENDUE «Oh! un ami!» L'irréprochable et souple honnête homme que fut M. de Montaigne, ancien maire de Bordeaux, m'excusera-t-il d'avoir eu, au bagne, le même regret que lui, le même soupir, la même amertume aux lèvres, nostalgique, criante, en prière? Ce magistrat a eu des amis, des disciples et de simples admirateurs en fort méchant état: je ne dépare la collection qu'à peine. Et j'ai tant besoin d'une phrase qui n'est pas une phrase, d'une citation qui se détache, non d'un livre, mais du cœur! «Un ami!» J'ai passé en revue, de loin, de haut,--parce que tout en bas--les camarades, les compagnons que j'ai pu compter, du collège au bagne. C'est petit, c'est pâle, ça grouille à blanc. Les amies... c'est ou ç'a été l'ennemi. Les jupes, les chemises ont tissé ma casaque, et l'or des bracelets, les perles aussi, ont forgé mes fers. Mauvaise littérature? Tâtez du bagne, Messieurs de la critique, et vous me jugerez après, après les juges... Rien n'est plus triste que de pleurer un ami fauché, en pleine fleur,--en deux. Quand on l'a peu connu, on a pu faire sur lui un tel fonds d'avenir et de consolation, s'être promis une telle réserve de confidences, de souvenirs, de rédemption et d'espoir!... ... Décapité! On ne peut le pleurer tout entier. La tête entre les jambes! C'est massacrer le deuil et jeter du grotesque sur l'horreur magnifique du regret et du rêve, c'est vous forcer à prêter la faculté et le besoin de souffrir à des restes inanimés et disjoints, c'est laid et c'est atroce... Je puisais dans l'excès de ma mélancolie une fièvre de travail, du zèle, un goût maladif pour mes humbles fonctions, pour mon service. J'astiquais avec une rage tendre des meubles ignobles de la rue de Rivoli... La rue de Rivoli, la rue Saint-Antoine! qui dira la poésie de ces voies toutes droites et toutes sèches, dans la poésie des tropiques, le désir de la pierre dans les arbres, dans les plantes luxuriantes, tout le souvenir des sales stations de voitures, des lèpres de monuments, palais et églises et les arcades qui, de là-bas, ressemblent à l'arche de Noé dans un déluge de lumière et de soleil!... Ah! ma joie à lire, sous le col des uniformes et des vestons que j'avais à battre, le nom de telle maison du coin du quai!... Le quai!... La Seine opaque, moirée et cahotante sous des bateaux paresseux et boursouflés, les ponts jouant à saute-mouton dessus, Notre-Dame dressant ses cornes d'escargot carré, la Morgue même, toute plate, toute couchée, entre deux eaux, qui m'appelait, amicale et familière! Je me rappelais jusqu'au pavillon des fiévreux, en face de l'Hôtel-Dieu, à gauche, annexe grise comme la livrée de ses malades, avec les yeux qu'on aperçoit parfois, sans vouloir les regarder, à travers les fenêtres grillées! Sur les murs gris, on placarde les extraits des arrêts portant les condamnations afflictives et infamantes. Je n'avais pu lire--et pour cause--mon arrêt à moi, et, par un cauchemar lucide, je lisais mon nom, mon signalement, mon crime, ma peine, je sentais des yeux, dessus, plus haut, au rez-de-chaussée surélevé, aux autres étages des yeux luisant fort, sous des bonnets de coton, des yeux ne pouvant lire mais me fixant, moi--où?--sévères et goguenards et je m'évanouissais de honte lorsque je m'entendis appeler par une voix familière--que je ne reconnus pas. --Bicorne de la Cellambrie, vous vous ennuyez, n'est-ce pas? La sueur me troua le front. Je ne me souvenais plus de mon nom. Confusément, j'aperçus mon maître, M. Capucino. Mais pourquoi ne m'appelait-il plus Joseph, comme de juste? --Monsieur le Directeur, dis-je, comment pourrais-je m'ennuyer? --Je ne vous demande ni comment ni pourquoi. Vous vous ennuyez. Voilà. Je m'ennuie bien aussi, moi--au moins! --Monsieur le Directeur n'est donc pas content de moi? --Trop, monsieur! Trop! Un domestique qui fait trop bien son service s'ennuie. Un domestique doit être si peiné d'avoir à peiner qu'il négligera nécessairement ceci ou cela. Vous, vous avez l'œil et la main à tout. Vous cherchez dans le labeur un dérivatif, une consolation. Vous vous donnez tout entier, en mieux. C'est que vous vous ennuyez. Voilà. --Monsieur le Directeur ne va pas me renvoyer? balbutiai-je. Je n'ai pas redouté--outre mesure,--la promiscuité et même la solitude du bagne, mais l'idée de n'avoir plus de compagnon et d'être dominé par la hantise de ce compagnon disparu dans les mille et mornes tortures du châtiment me terrassait. --Si! proféra M. Capucino, je vais vous renvoyer ou plutôt, tenez, Bicorne, je vais vous faire mourir. J'eus un sourire. Je comprenais--enfin! Cet homme avait voulu m'éprouver pour me tenailler à loisir. Tenant ma vie entre ses mains lors de ma complicité passive, il avait savouré son plaisir de me voir courbé sous lui, non sans affres, pour livrer son esclave à son jour, à lui. Comme c'était chiourme! Comme c'était corse! La vendetta en tablier! Mais la vie, la mort, zut! --Comprenez-moi, poursuivit M. Capucino. Vous êtes retranché de la société, mort au monde. Par une cruauté extra-juridique, que je n'ai pas à apprécier, les condamnés à moins de huit ans _redoublent_ ici, comme les mauvais élèves des écoles. Mais les examens de sortie sont plus durs. Cinq ans de travaux forcés, ça en fait dix; sept, quatorze; huit, seize. Après, c'est perpète. Or, mon cher, vous avez eu vingt ans pour avoir assassiné, avec préméditation et sous couleur de le dévaliser, un brave garçon de recettes dont j'ai les meilleures nouvelles. Le dommage que vous avez causé à la banque de ce garçon est nul ou annulé. Je me demande donc pourquoi l'on vous garde ici. Il fit une pause et continua: --Je ne me demande pas pourquoi. Moi, j'ai à vous garder. Je suis payé pour ça. Pas cher. Mais payé. Fonctionnaire, je ne puis rien. Homme, je vous tiens quitte. Je n'ai pas le droit de vous relaxer. Mais je puis vous tuer--sans douleur... A cause, continua-t-il, égaré, à cause de notre pauvre Paul... Celui-là, je n'ai pas pu le sauver: il ne voulait pas. Mais vous... vous... à sa place... vous voulez bien, n'est-ce pas... oui, oui?... Vous l'aimiez... Vous avez failli redevenir, devenir criminel, pour lui faire plaisir. Et maintenant, il dort... s'il dort... Je crus que M. Capucino allait défaillir. Mais ce diable d'homme se reprit, sourit et, d'un ton presque naturel, commença un récit: --Mon cher, vous n'attachez pas assez d'importance à la politique de la métropole. Vous ne lisez pas les journaux que vous m'apportez. J'ai beau laisser traîner les dépêches, ouvertes: vous ne les regardez pas. Vous voyez que vous n'étiez pas né pour être ou devenir domestique. Vous ne savez même pas que vous avez un cousin au pouvoir. Ministre, mon ami! ministre! --Je suis sûr, interrompis-je, que c'est cette canaille de Charles! --Très exact. C'est bien Charles! Canaille? je ne sais pas. Mais je le croirais, à l'indifférence dont il fait preuve envers vous! --Ah! Monsieur le Directeur ne le connaît pas! Je parierais que mon cousin ne sait pas que je suis au bagne. Il ne prend garde qu'à ses affaires, qu'à son affaire. Rien n'existe pour lui que lui. C'est pour cela qu'il est socialiste. Et le voilà ministre! --Il est plus socialiste que jamais. Mais le vent a tourné, en France. Ça lui fera plaisir de vous revoir. Un parent pauvre chez un socialiste, c'est un rayon de soleil! --Monsieur plaisante! En France, moi! chez un ministre! --Écoutez, Bicorne. Je suis égoïste. Je vous demande votre protection. --Ah! monsieur, monsieur! Votre générosité prend des déguisements!... --Voici. Je vous tue. Vous me faites nommer officier de la Légion d'honneur et n'importe quoi, en France. Je ne puis plus rester ici. Je suis trop vieux--et pas encore assez vieux pour crever. Vous, vous en avez assez. Ne dites pas non. Il se trouve que, par une incurie administrative qui ne vous surprendra pas, j'ai toutes les pièces d'identité d'un brave colon qui est mort, il y a quinze jours. Il ne manque que son acte de décès. Ce papier essentiel n'a pas été dressé par suite d'un accès de fièvre chaude d'un scribe. L'individu est strictement de votre âge. Il n'a pas un aussi beau nom que vous mais son nom est assez pittoresque: Rocaroc (Edme-Emmanuel-Augustin-Properce-Sulpice). Vous choisirez votre prénom dans le tas. Vous, voici. Vous allez mourir dans les flammes, en me sauvant pour la seconde fois. Car vous m'avez déjà sauvé une fois, mon vieux: ne l'oubliez pas: il ne restera rien de vous, qu'un bel ordre du jour vous donnant en exemple à vos compagnons d'infortune. C'est même tout ce qu'il y aura de moral dans cette aventure. Et--qui sait?--les forçats prendront peut-être goût à l'héroïsme et au dévouement: le crime que je vais commettre d'incendie volontaire sur des effets hors d'usage fera peut-être sourdre une infinité de belles actions. C'est la vie, mon vieux, c'est la vie! Qu'en pensez-vous? --Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur, c'est bête: je pleure! --Gardez vos larmes pour éteindre l'incendie: ça suffira. Un mot, encore. Je ne vous fais pas prêter de serment. Je ne vous demande pas d'être un honnête homme et un bon citoyen. Je sais que c'est difficile. Je vous demande seulement de ne pas commettre d'atrocités pour le plaisir. Faites pour le mieux. Nous nous reverrons à Paris. Souvenez-vous un peu de ceux que vous allez laisser ici. Il ne leur a manqué, à chacun, que le hasard d'une amitié, la chance d'un attentat. Et tâchez à ne pas les rejoindre. Je ne serais plus là pour vous sauver. Bonsoir. Joseph!... * * * * * On lit dans le _Moniteur officiel des colonies de transportation_: «_Quelle que soit la légitime sévérité de notre opinion traditionnelle sur la population pénale qui désole, en l'emplissant, notre ville et ses dépendances, il est juste de saluer avec les palmes du pardon les forçats trop rares, hélas! qui se réhabilitent par une mort--nous ne dirons pas honorable--mais sublime et qui mériteraient de demeurer éternellement dans la mémoire des hommes si, précisément, leur noble disparition ne devait pas leur assurer la suprême récompense du crime effacé: nous voulons parler de l'oubli. L'être--que notre estimable clientèle de lecteurs blancs et de couleur nous permettra de pleurer avec elle--s'appelait B. de la C... C'est assez indiquer qu'il était de bonne noblesse, d'une noblesse de robe qui, malgré son origine, donna néanmoins à la mère-patrie un lieutenant-général, deux maréchaux de camp, un cordon rouge et un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Une folie de jeunesse le mit sous la main de la loi. Son repentir, dès son arrivée sur nos chantiers, fut l'objet de toutes les conversations des gardiens si dévoués et autres fonctionnaires. Des circonstances encore mystérieuses, bien que providentielles, lui permirent de sauver l'existence de l'éminent directeur du pénitentier, M. Sylvestre Capucino, menacée par la folie homicide de ce Paul Chéry qui paya de sa tête, récemment, son forfait heureusement avorté, agrémenté de l'assassinat trop réel d'un humble gardien dont nous n'imprimons pas le nom ici, pour ne pas rouvrir une blessure éternellement saignante au cœur de son épouse établie blanchisseuse, rue X... nº 4 bis. Touché par le dévoûment du détenu, M. le directeur l'avait attaché à sa personne. Sans se soucier de ses origines patriciennes, heureux de reconquérir quelque dignité dans le travail le plus dédaigné, B. de La C... se révéla bientôt le plus actif et le plus obéissant des valets de chambre. Le plumeau n'avait pas de secrets pour lui et c'est avec une dévotion presque électrique, qu'il s'acquittait de la fonction de rendre la vaisselle à sa première blancheur, l'argenterie à son suprême éclat. Hélas! la digne et spartiate économie de M. le directeur devait conduire à sa perte l'ex-criminel régénéré! C'est en nettoyant, à l'essence, auprès d'un bidon de pétrole, les gants de M. le directeur que B. de La C... ressentit les premières atteintes du mal qui devait l'emporter! Environné de flammes, aussitôt secouru par M. le directeur qui se précipite, l'infortuné serviteur a à peine le temps de l'écarter, de s'écrier: «Pas vous! Pas vous! Que Monsieur s'écarte! Vite! Vite!» et déjà, il n'est plus qu'un brasier qui diminue à vue d'œil, qui, noircissant affreusement, se ratatine, (si nous osons employer un tel mot en de semblables occurrences), qui cesse bientôt de pousser des cris stoïquement étouffés, et qui, enfin, jonche, d'un débris insignifiant et calciné, l'office aux trois quarts détruit du palais de la direction!_ _L'incendie a été assez rapidement circonscrit et arrêté. Les dégâts seraient purement matériels si, comme nous l'avons relaté avec quelques détails, on n'avait à déplorer le tragique trépas du condamné repentant B. de La C... Ses restes inexistants n'auront même pas la consolation d'une sépulture! Ils ont été emportés pêle-mêle avec les autres décombres. Mais un honneur autrement rare est dévolu à ce spectre évaporé: ses co-détenus, pour l'amour de lui, sont gratifiés d'un quart de vin par M. Capucino. L'état de M. le directeur est, malgré son chagrin, des meilleurs._» * * * * * A quelques jours de là, M. Rocaroc, ingénieur civil, s'embarquait à Papaëte sur l'_Astrolabe_ des Chargeurs-Maritimes, à destination de Bordeaux. Un mal de dents opiniâtre l'avait empêché de montrer sa figure et même de parler, des environs de Cayenne à Tahiti. Mais dès qu'il se trouva sur la route azurée de la France, avec des compagnons inconnus, sa face désenfla et quitta ses linges, un sourire revint à ses lèvres rasées et l'avenir lui-même mit du bleu à ses yeux noirs. CHAPITRE III PARIS! _M. Rocaroc à M. Capucino, directeur, Cayenne._ Mon cher Directeur, Tout d'abord, et très simplement, permettez-moi d'inclure dans l'enveloppe préparée à votre adresse, la somme de deux mille francs que j'ai l'honneur et le plaisir de vous devoir. L'argent est si capricieux qu'il aurait peut-être la tentation de s'évader d'ici tout à l'heure et je veux être, au moins vis-à-vis de vous, un honnête homme de forçat. Je vous assure, sans y insister et pour n'y plus revenir, que ces deux billets bleus sont légitimement acquis: ils sont prélevés sur les fonds secrets. J'espère que, sur ce dont je ne vous suis pas strictement redevable, il restera assez pour payer une tournée à mes anciens camarades, pour fêter tacitement, et sans le savoir, mon extra-légale résurrection. Vous trouverez un prétexte plus digne. Merci encore. Mon arrivée à Paris a été, comme il convenait, discrète et morne. Descendu à la gare d'Austerlitz, j'ai étouffé mon émotion en remarquant combien Paris voulait dégoûter, à l'avance, les enthousiastes pèlerins qui débarquent dans ses murs, en leur montrant les murs les plus gris, les plus sales, les quais les plus salement moussus et les plus couperosés que je sache. Ces vieilles garces de gares ne lâchent leurs voyageurs qu'à regret. Les employés ont un air de glapir: «Paris-Austerlitz... Descend...» tel, qu'on croit descendre tant qu'on tombe et qu'on a besoin de remonter en wagon pour fuir n'importe où, même au quai d'Orsay. Les guimbardes à galerie, attelées de chevaux-fantômes, ont la mine--je ne sais si vous sentez comme moi--de vous mener à Mazas--démoli--ou à la Morgue, pour une confrontation. Dehors, des avenues chauves, des rues lépreuses, un décor de cinquième acte de mélo! Il était très tôt, pour Paris, quand je donnai mon ticket. Je fis un détour. J'arrivai bientôt--tout droit--devant la caserne des Célestins. Des gardes, des gendarmes...: j'étais en pays de connaissance. J'aurais dû avoir peur. Je ne pus que rire. C'est que, à travers la porte, les portes, larges ouvertes, j'assistai aux exercices d'équitation de ces Messieurs. Rien n'est plus comique. Le cadre, c'est vraiment _le cadre_: des officiers qui, gravement, deux à deux, vont au pas, en devisant avec une sérénité affectée, faisant le sacrifice de leur existence, comme en pleine émeute. Leurs chevaux tendent le cou pour entendre, sans y faire attention, les menaces et les vociférations des insurgés, terribles et absents. Les officiers bombent le torse, ainsi que sous les pavés, les balles et les bombes; ils ne fument pas: ils sont en service commandé. C'est l'école du stoïcisme et de l'héroïsme. Pas un pas plus long, pas un geste plus saccadé: tout est mathématique, sublime et géométrique. Le malheur, c'est que l'exemple soit donné à vide: la répétition des couturières. Pour les hommes, c'est plus amusant: la garde se recrute dans le militaire. Des tringlots, des chasseurs d'Afrique, un vague spahi très seul et très gêné, des dragons et des artilleurs, trois cuirassiers et un cavalier de remonte,--tout ça plus ou moins gradé,--tournent en rond dans le quadrilatère, au pas, au trot allongé, au petit trot, au galop de charge, à la papa, gaillardement, férocement, comme sur les pieds des badauds, pour les aligner, et contre les sauvages attroupements, pour les disperser et les réduire. Ces éléments disparates n'ont qu'un signe commun, quoique d'élite, le blanc de la buffletterie[2], en attendant le fourniment complet. [Note 2: Pas l'été.] Mais, dans leurs rangs, il y a les vieux soldats et, ceux-là, c'est inénarrable. En képi, en bonnet de police, en veste, en bourgeron, ils vont et s'en foutent, s'en foutent, s'en foutent! Ceux qui m'ont le plus réjoui trottaient, galopaient en chemise et en tablier bleu, oui, en tablier bleu à peine relevé sur la selle, la bavette bien en place et les manches retroussées. Le tablier, à cheval! Je vous jure, mon cher directeur, que ce n'était ni le tablier des sapeurs de dragons, ni celui des timbaliers de mameluks, c'était le mien, celui que j'ai eu le plaisir et l'honneur de porter à votre service et qui, d'ailleurs, m'a été plus favorable et plus prestigieux, grâce à vous, que le voile de Tânit. Je me pris donc à rigoler--et je réfléchis, ensuite. Il me sembla qu'un de ces hommes à cheval, c'était moi, mais mon cheval était moins lourd, moins serf, plus leste, qu'il m'emportait en vitesse vers des destinées merveilleuses, que le tablier se déroulait, s'envolait et qu'il nous faisait, au cheval et à moi, une paire d'ailes en hauteur, à peine bleues, azurées et que je montais... montais... Excusez-moi. C'est une manière comme une autre de ressusciter... ... Une demi-heure après, j'étais chez mon cousin le ministre. J'avais forcé sa porte--il ne couche pas au ministère,--bousculé son valet de chambre, qui me connaît, et trouvé mon brave parent plongé dans son encrier. --Ne vous dérangez pas, Charles. Ce n'est que moi. --Qui, toi? --Ah! la voix du sang devient blanche chez vous. Vous me tutoyez. Attention! Vous ne vous rappelez pas que vous tutoyez tout le monde, tout le monde, excepté vos parents? Il se retourna. Les grandeurs n'avaient pas affaibli son orgueil ou diminué son dédain de l'univers. Sa figure, tout en grimaces, pour mieux cacher son âme hautaine et tendue, ses yeux de braise rousse, tout avait peu changé. La barbe plus courte, pourtant et plus blanche... Et un chevron d'ancienneté, placé en plein front, entre les deux sourcils à la Bismarck. Je me défendais mal de quelque inquiétude. Comment croire, comment espérer que mon cousin pût ignorer mon diable de passé? J'avais, somme toute, été «une cause parisienne» et ma disparition même, en omettant la chronique, judiciaire ou scandaleuse, écrite ou «parlée», devait avoir frappé, sans nulle vanité, l'actuel potentat. Il y a dans tout parent riche l'étoffe de plusieurs Brutus père. Pouvoir jouer au justicier, au mieux de ses intérêts, quel rêve pour un allié qui est ou sera gêné des évolutions, de l'existence, de la proximité d'un obscur consanguin! D'autant qu'il y a l'opinion publique, les ennemis, les journaux! --Tiens! c'est vous! dit Charles. D'où sortez-vous, Monsieur? Je vous croyais mort, fou, j'entends fou enfermé--ou au bagne. --Pas encore! balbutiai-je, pas encore! (Je ne mentais pas. En admettant que j'y pusse retourner, je n'y étais pas. Pourquoi faire à mon cousin des confidences humiliantes et inutiles?) --Allons! vous n'êtes pas si bête que ça. Pourquoi ne vous a-t-on pas vu depuis si longtemps? Vos opinions politiques? --La timidité, mon cousin. Le respect de votre conscience et de votre travail. Des caprices, des passions, des voyages!... --Toujours le même! Et l'on finit par capituler. On débarque chez le monstre. La nécessité, hein? On a quelque chose à demander. Vous n'avez qu'à faire demi-tour: pas de préfecture, pas de sous-préfecture. Bibi ne fait pas de népotisme! --Mon cousin, affirmai-je avec dignité, vous ne me connaissez pas. J'ai renoncé à mon nom, dès je vous ai su au pouvoir. Il n'y a plus de Bicorne de la Cellambrie. Je m'appelle Emmanuel Rocaroc--pour vous servir. --Ça, c'est bien! c'est très bien. Vous n'êtes plus mon parent. J'ai le droit de m'occuper de vous et de te tutoyer. Je parie que tu as besoin d'argent. J'ai gagné, pas? --Oui, monsieur le ministre, tu as gagné. Moi aussi. J'ai besoin d'argent pour rembourser un brave homme qui m'a obligé. Une misère: trois mille francs... --Trois mille francs! Tu nous crois donc millionnaires? --Qui, nous? --L'État, imbécile! L'État que je suis, quoique indigne!... --Millionnaire ou non, il me faut trois mille francs. --Tu me fais trembler. Tu les dois à l'Allemagne? Non? Alors à qui?... --Un brave homme, Charles, un très brave homme. Il a fait un effort surhumain. Il n'a que son traitement pour vivre!... --Un fonctionnaire! Bien! Son nom? Je le révoque! --Il ne dépend pas de toi. Je l'ai rencontré sur le bateau. --Pas sa place. Un gouverneur des colonies, n'est-ce pas? --Non. Directeur d'établissements pénitentiaires. Mais il n'est tout de même pas à sa place. Tu devrais lui faire obtenir un avancement, en France,--et la rosette. --Et trois mille francs! Tu n'es pas cher à acheter. --C'est entendu, oui? Il s'appelle M. Sylvestre Capucino. --Capucino! tu te mets bien! Une retraite pour tes vieux jours... Non, au fait, puisque tu le rapatries... Je le connais. Je lui dois de l'argent, moi,--oh! c'est vieux!--pour un journal bien mort. C'est bien pour toi que... --Merci, pour lui. Si tu savais à la suite de quelles circonstances j'ai rencontré ce citoyen... C'est tout un roman. --Je n'aime pas les romans... --Depuis que tu n'en fais plus. Merci tout de même. --N'en jette plus. Je t'emmène à la boîte, pas? J'eus un petit frisson, entre mon épingle et ma cravate. La boîte... J'eus peur que Charles fût plus Brutus l'Ancien que nature... La boîte... Pour un repris de justice, ça a un sens. --Je t'emmène à la boîte, continua Charles, pour te donner ton sale argent. Par contre, tu me mettras par écrit ce que tu veux, en articles non monnayés, pour ton protégé. Allons! Ouste! La cocarde et le grelot sont en bas! Mon cher Directeur, je ne grossirai pas cette lettre trop longue de toutes les plaisanteries et autres observations dont mon cousin Charles meubla les coussins d'une voiture officielle: vous l'avez connu, Charles, au temps de ses luttes et de ses glorieux revers: c'est Robespierre et c'est Vautrin, c'est Gaudissart et Richelieu, c'est Marat dandy et peigné, c'est Fouquet et Napoléon. Il me parla fort peu de vous. --Rocaroc, clamait-il, Rocaroc! Tu aurais dû me laisser ce pseudonyme, à moi! Ce n'est pas un nom, c'est une déclaration ministérielle, c'est une proclamation, un défi, une menace! Rocaroc! Tiens! je ne t'ai jamais tant aimé! Tu vois ces jardins, ces murs, ces hôtels, ces perrons, ces portes qui ont une défiance à triples gonds, à verrous de sûreté? Je dirais: «C'est le ministre», on n'ouvrirait pas.--Rocaroc!» ça ne s'ouvre pas, ça bée, ça s'offre, ça se donne! Ah! poète! frappe à ces portes, de ton nom, de ton nom tout seul, à la volée, et tu auras l'argenterie, les filles, les femmes, les tableaux de famille et les enfants à la mamelle! Rocaroc! Paris serait à toi si... si toi, c'était moi. --Si tu veux mon nouveau nom? je te le donne. --Et moi, je te donne mon portefeuille, pas? Je suis trop connu: on s'apercevrait de la substitution! Hélas! N'en parlons plus. Du reste, tel quel, je fais de la besogne! Nous étions arrivés. Charles entrait dans l'antre du silence. Il passa comme dans une ville prise et déjà passée au fil de l'épée. Une seconde après, le chef-adjoint du cabinet, M. Lemuet, m'apportait mes trois mille francs, sans un mot. Le ministre avait déjà oublié ma présence. Il avait foncé comme un sanglier dans ses paperasses et signait, sabrait, surchargeait, à coups de boutoir. Nous déjeunons ensemble la semaine prochaine. Et Charles, _in fine_, me charge tout de même pour vous de ses plus amicaux souvenirs. C'est peut-être lourd: je m'en débarrasse tout de suite. Il ne me reste qu'à vous exprimer une fois de plus, en attendant mieux, ma reconnaissance vivante et active. Je vous récrirai avant d'avoir de vos nouvelles. J'ai hâte de clore cette lettre pour avoir la satisfaction de me dire, avec émotion, votre très sincère et très indigne serviteur. Feu B. de La C.» Le diable soit des bureaux de poste et des employés qui y sévissent! En recommandant mon envoi, je n'avais oublié que mon nom. Heureusement, il me revint à temps. Il ne me manquait plus que l'adresse. Au fait, j'étais sans domicile! Les rigueurs administratives veulent vous dégoûter d'être honnête homme et de prendre à cœur de payer ses dettes avant même d'avoir pris un lit dans un hôtel et de s'être débarbouillé. J'élus domicile au ministère de mon cousin, tout simplement. On peut aussi bien être chez soi dans un ministère que chez un notaire ou un huissier. Et cette vexation me fit sourire un peu plus, après. Ça complétait le paysage. Paris, Paris, tu es le propre de l'homme, le rire!--l'univers aussi, d'ailleurs!... Rien n'est tel, en vérité, que de revenir d'un long voyage pour avoir les plus grandes surprises, en moins, à contre-coup, le choc en retour, quoi! Ah! Ah! les belles pudeurs de mon adolescence, ah! ah! mes belles terreurs, ah! ah! mes respects! Que c'est loin! que c'est loin! Tout ça est à prendre, Paris et le reste du monde! Mon brave cousin Charles, tu m'as fait sourire toi-même. Je n'ai pas besoin d'être ministre, moi, pour être sûr de mon pouvoir... Les rues me semblent maintenant plus larges et plus à moi. Je suis empereur et roi! j'existe. Il me suffit d'un tout petit faux, qui sera à jamais ignoré, pour redevenir citoyen, électeur, éligible! Je ne daigne. J'ai sur moi plus de douze cents francs, dont neuf cent quatre-vingt-sept d'argent bien français... Vive la France! Vive Paris! Et maintenant, à nous deux!» B. R. ... Il était un peu plus de onze heures. Le boulevard, tout bleu, tout blême, tout roux et tout roide, flambait, étendard en longueur, sous un soleil endormi par sa propre chaleur. Un monsieur, assez jeune, assez anglais, s'assit à une table du café du Coadjuteur et demanda une absinthe pure. La terrasse était dans toute sa gloire. Les éclats de voix de quelques littérateurs et artistes faisaient un paravent de paradoxes de tout repos et de rosseries innocentes aux chuchotements d'affaires, aux injures atroces et aphones, aux menaces entre haut et bas des marchands d'espoirs monnayés, de leurs agents et de leurs peu intéressantes victimes. De-ci, de-là, des étrangers qui se ressemblaient, d'un continent, à l'autre, gobaient leur interminable chocolat ou leur café-crème éternel. Les garçons, inutilement hélés, fiévreusement sourds et impassibles, promenaient, en bâillant de dégoût, leurs ventres de notaires sans tache, leurs tabliers souillés de sacrificateurs et leurs mufles de consuls de la décadence, un peu trop gavés de murènes. Les soucoupes jonglaient avec des sous, des plateaux et des pièces décimales. Les carafes frappées changeaient de table, avarement, et des mendiants, les pattes et la voix cassées, alternaient, sur le devant du théâtre, un peu en dehors, avec des camelots insinuants qui offraient des merveilles, cependant que, en bordure, à toute gueule, à toutes jambes, les vendeurs de journaux faisaient prendre un galop d'essai à des nouvelles trop stridentes et aux scandales les plus désordonnés. De la prose, en bâton, se roulait, se déroulait, entre les mains tremblantes des clients. On lisait, on se cachait, on s'éventait. Tout-à-coup, l'un des plus notables commerçants en promesses donna--une seconde--les signes de la plus noire agitation. Il se pencha vers son vieux complice Laurageay et murmura: --Là! là! tu ne vois pas? Non! pas la petite blonde! celui-là! --Qui donc, mon petit Bihyédout, cet English? Un pigeon? --Heu! heu! peut-être! reprit Bihyédout qui s'était ressaisi. Tu m'excuses une minute, vieux? J'ai à parler au type! Il s'avança, se coula entre les guéridons ou son ventre laissait à chaque fois, non sans la reprendre, une coulée de graisse et aborda: --Bonjour, monsieur... Je ne me trompe pas, n'est-ce pas? --Pardon, vous vous trompez, monsieur. Mais asseyez-vous! --Voyons! pas de blague, c'est bien moi! mais c'est bien toi?... --C'est moi, Emmanuel Rocaroc, ingénieur civil. Et toi? --Pascal Bihyédout, usurier. Tu as besoin de fonds, pas? --Merci. Nous en reparlerons. Content de te revoir, en attendant. --Moi aussi. Mais si, si! content! Ce que je t'ai pleuré, vieux! --Moi pas. Tu n'as jamais été très sympathique, là-bas! --Là-bas! Chut, malheureux! Tu veux nous perdre. Là-bas!... --Eh bien! quoi? là-bas, c'est vague, c'est vague, c'est partout--et ailleurs! --Non! vois-tu, mon cher, ici, dans ce coin-ci, la plupart des gens peuvent sortir sans leurs bonnes, mais, de temps en temps aussi, ils peuvent sortir--et rentrer--avec deux sergents de ville ou deux gendarmes. Alors, là-bas!... C'est terriblement précis. --Ça n'empêche pas que tu n'étais pas très aimé. Que prends-tu? --Je suis servi. Tiens! à cette table! Veux-tu que je te présente? --Je ne veux pas augmenter le cercle de mes relations. Merci. --A propos de cercle, tu déjeunes avec moi, au moins? Au cercle? C'est là, à côté. Nous serons en tête à tête. On causera gentiment. --J'y consens avec bienveillance. Histoire de me laver les mains. --Tu as de nouvelles taches de sang? --Farceur! Je ne fais que descendre du train et du ministère. --Faire viser ta résidence, ou poser ta candidature? --Toucher de l'argent, mon ami. --Tu n'es pas si bête! --Mais je l'ai déjà expédié. --Idiot! Triple idiot! Envoyer de l'argent! --Tiens! Mais toi? Je croyais que tu en vendais. --Moi? je vends de l'argent, à crédit. C'est un sujet de conversation, une attitude, une couverture, une contenance. Usurier? je ne sais même pas ce que c'est. Mais je m'abrite derrière un délit caractérisé pour n'être pas soupçonné d'autres crimes et délits, je me calfeutre dans le mépris public. Un usurier! On passe. On ne s'arrête pas. C'est une bête, une sale bête, cataloguée. Quand on en a besoin, on échange des chiffres à bout portant. Quand on n'en a pas besoin, on ne salue pas. Ça ménage les chapeaux. La police ne s'occupe pas de vous. Le parquet attend des plaintes pour agir--ou ne pas agir. Les meilleurs déguisements sont les plus bas. Connais-tu l'histoire de Fiérabras de Saintorgueil? --Fiérabras de Saintorgueil? J'ignore assez généralement... --C'était un général, en effet. Le général Fiérabras était, comme son nom l'indique, dévoré de la maladie de l'énergie et de la domination. Il fit un _pronunciamento_, comme tout le monde,--et le fit mal. Quand des centaines de ses partisans eurent payé de leur tête--lisez de douze balles à travers le corps, par personne--l'honneur d'avoir été sous ses ordres, il se sentit mordu du désir de les venger et de prendre sa revanche lui-même. Ça le conduisit à tenir à sa peau. Il maudit sa popularité traîtresse et sa vanité qui remplissait l'univers de ses portraits à pied, à cheval, en auto, en uniforme, en civil, couronne en tête, etc., etc. Mais c'était un conspirateur et un homme d'action, _un homme_. Toutes ses retraites étaient éventées. Il songea au seul refuge sûr de cette époque: ce n'est plus l'église, c'est la prison. Mais la prison, on en sort, malheureusement. Et après... Fiévreusement, il mit la hausse à son génie, et sourit. Une heure après, il était sous les verrous. Mais comment! Un pauvre diable minable venait de se faire coffrer sous la ridicule inculpation de grivèlerie. Filouterie d'aliments, rue de l'Homme-Armé. Un litre à douze, une douzaine de petits gris, la soupe et le bœuf, un livarot, un verre de jus et un petit de raide, il n'y en avait pas pour quarante sous,--ou tout juste. L'homme avoua qu'il se nommait Léopold Vanpeerogyn, né à Anvers, déjà condamné. On le mensura par dessous la jambe, on le photographia à la flan: il ne valait pas le collodion de l'anthropométrie. On lui octroya deux mois de cellule qu'il purgea, allègrement. Après quoi, comme il était étranger et que notre belle patrie n'est pas assez riche pour nourrir à l'œil les plus timides des escrocs cosmopolites, on prit contre lui, dans le tas, un arrêté d'expulsion, on le ficela et on le mit à la frontière, à une de ces frontières où les plus ardents de ses adversaires étaient dévisagés, poil par poil, pour que le formidable Fiérabras n'échappât point à son supplice et ne menaçât plus les institutions, leur jeu et leur gloire. Les gendarmes chargés de l'arrêter éventuellement, coûte que coûte, saluèrent d'un petit air supérieur ceux qui l'expédiaient dare dare: c'est une bien piètre corvée que de jeter dehors d'humbles condamnés correctionnels,--presque des contrevenants--pour des hussards de la guillotine, armés de pied en cap, et cirés à l'œuf, commandés de service pour un général de division, un prétendant, un dictateur en disponibilité. Ces derniers, l'élite des serviteurs de la loi, les protecteurs à aiguillettes du régime avaient besoin de tous leurs yeux; pourquoi les user en détail sur des imbéciles inoffensifs et d'ailleurs enchaînés. «Foutez le camp, dit le brigadier d'escorte à son prisonnier et à ses compagnons et qu'on ne vous revoie plus! Si l'on vous repince de ce côté-ci du poteau, vous n'y coupez pas de vos six mois!» M. de Saintorgueil songeait à un autre poteau. On ne le repinça pas. Il n'est pas encore empereur, mais... --Pardon, Bihyédout--puisque Bihyédout il y a--est-ce que tu ferais de la politique? tu crois à ton Fiérabras? --Même pas. C'est une image que j'ai développée pour t'amuser. Je crains même qu'il n'ait pas existé, ce conspirateur, mais il me plaît. Je dirai mieux: il me sert à te prouver qu'il faut abriter les plus grands desseins derrière les plus petits méfaits, les grosses canailleries derrière les plus médiocres, les plus sinistres intelligences derrière les plus crapuleuses stupidités. C'est de la morale en action. --En actions? Tu fais de la banque? --Pas encore! je t'attendais! --Tu m'attendais? Moi? --Toi... ou un autre. Je suis très seul dans ma patrie... A cet instant, graillonneuse, pisseuse et pis, les cheveux vert-de-grisés, l'œil tombant en une larme habilement éternisée, la lèvre hérissée de lèpre et pleurarde, une mendiante archi-centenaire éclaboussait de sa prière torve, de son moignon, de sa puanteur agile la terrasse et l'intérieur du café. --Tiens! dit Bihyédout, voici ma marchandise et ma clientèle! --Tu _fais_ des mendiants? s'étonna Rocaroc. --Je ne suis pas assez romantique. Je les _refais_: c'est tout. --C'est un prêté pour un rendu. Tu m'expliqueras ça tout à l'heure. Ça m'a donné faim de voir demander l'aumône. Midi commençait à souffler sa férocité sur la ville. Les filles avaient les hanches plus provocantes, rapport au ventre. Les pures, parfaites et idéales jeunes filles que mesdemoiselles et mesdames leurs mères tenaient au bras, comme enchaînées, histoire de montrer qu'elles deviendraient tôt aussi flapies et aussi hideuses que leurs personnes mêmes, crispaient mal, au coin de leur lèvre, leur bâillement en cul-de-poule. Les vociférations des camelots suaient l'agonie, les aveugles, manchots, sourds-muets et culs-de-jatte avaient de l'ironie dans tout ce qui leur restait de corps en signifiant: «Moi, j'ai de quoi briffer. Et toi, mon vieux?» Les employés drapaient dans une dignité effrangée et luisante un appétit qui sait se cantonner aux hors-d'œuvre, se contenir aux entrées, s'apaiser aux entremets et mourir, en fanfare, au café sans dessert d'un balthazar à un franc dix, cependant que, savourant insolemment leur quart de brie sous l'innocent baiser du soleil, des tiers de midinettes faisaient valoir qu'elles valaient mieux que ça, tout de même, et qu'elles avaient des dents. La terrasse du café ne s'était pas encore vidée. Les usuriers retenaient leurs pâles ou rouges clients,--et inversement. L'espoir et la cupidité, le désir de tromper, la joie de torturer, c'est le meilleur apéritif. Avec des rires gras et des gestes secs, les conversations s'éternisaient. Des plaisanteries de commis-voyageurs en cartes transparentes répondaient aux chiffres des notaires complaisants, histoire de n'être pas trop sérieux, de n'être pas dupes et de n'être pas trop durs: on réfléchit, à intérêts composés, entre deux hoquets. Des camarades jouaient, sans enjeu et sans jeu, à qui ne paierait pas le premier. Des capitalistes honteux, crevant de faim, commandaient un nouveau verre pour avoir l'air affamés--et pour cause. Les garçons, gavés depuis deux heures, s'ennuyaient seulement d'avoir sous les yeux les mêmes figures--sans tête. Bihyédout se décida: --Paie! dit-il et foutons le camp! c'est à deux pas. Rocaroc eut un sourire: --Ce n'est pas pour l'argent. Mais tes amis? Tu ne prends pas congé? --Pas si bête! Tu es avec moi. J'ai l'air d'avoir mis la main sur une poire. J'ai droit à une gratification. Elle suffira pour notre déjeuner, nos cigares--et le reste. --Tu as l'œil à tout! --Ça console de n'avoir pas l'_œil_ partout! --Ou le _quart-d'œil_ quelque part... CHAPITRE IV LE DERNIER ENDROIT OÙ L'ON CAUSE. --Ça te fait de l'effet de voir des femmes ici? --Ça me fait de l'effet d'en voir n'importe où. Je ne sais par où commencer. Mon Dieu, les femelles, les filles, ça va encore! Outre! boutre! foutre! Mais les dames, voire les demoiselles! Du linge et des égards, c'est trop! --On te fait grâce des égards. D'ailleurs, en cet endroit, les femmes ne sont plus des femmes. Ne mâchonne pas ton cigare comme ça. On n'aime pas ici, on joue. La revanche! --Tu ne m'avais pas dit qu'on tolérait les femmes au cercle. --Tolérer? Tu es grossier. On les reçoit et elles te reçoivent, toi, veule invité! Elles sont membres du cercle. Nous sommes un cercle mixte. Plus d'écoles mixtes, mais des académies! Et, au fond, si j'ose dire, le législateur de passage a eu raison: il n'y a plus de sexe en face d'un tapis vert, il n'y a plus que des yeux, des gorges qui se ressemblent à force d'être sèches et des doigts, des doigts, des doigts!... --Tu ne joues pas, toi? --Non, je jouis. J'ai à moi le salon de lecture, j'y suis maître et seigneur comme un chef de gare dans une salle d'attente à jamais vide, comme le directeur de la Bibliothèque d'Alexandrie, comme le concierge supérieur du château de la Belle au Bois dormant. J'ai les journaux, les livres, les revues. Je n'ai pas besoin de les ouvrir et de les feuilleter: ils me racontent toutes leurs histoires et tous leurs secrets. Mais si tu veux des femmes, tu en trouveras dans trois quarts d'heure. On a le temps de causer. Tu as bien déjeûné? --Pas trop mal. Un peu trop. Mais pourquoi m'as-tu présenté? --A qui? Deux vieux camarades! Ils n'avaient pas de place, nous leur offrons un coin, à notre petite table, et tu le regrettes! --Je ne le regrette pas. Mais songe! un général! un préfet! --Un préfet! un général! Ne me fais pas mourir de rire! Voyons! Es-tu ingénieur civil? Suis-je usurier? --Mais... --Lorsque je ne dis pas, au secrétariat: «Le Défrisé des Panoyaux avec le Pépin des Épinettes», quand je dis, sans me nommer: «Monsieur est mon invité», pourquoi veux-tu que de braves gens ne prennent pas des titres et des dignités au vestiaire infini de la fantaisie personnelle et de la sottise sans nombre? Est-ce qu'on t'a demandé ton casier judiciaire? --On aurait pu me le demander. Il est vierge! --Vierge! Compliments! Et ta sœur? --Cette saillie ne te rajeunit pas. Enfin, ce préfet? --C'est un vrai. Ancien sous-préfet provisoire de Gambetta en 1870. --Ça ne le rajeunit pas non plus! --Il n'avait pas l'âge. Ça l'a empêché d'être révoqué, pour des faits que je n'ai pas à qualifier. Tu devines? Depuis, il n'est plus sorti de Paris. Il cherche un poste, dans les cercles. --Tu me fais trembler. Alors, le général, c'est un général de la Commune? --Malheureux! Un général de la Commune? Mais alors, il serait authentique, archi-décoré, retraité avec rappel de solde! On en désirerait, au poids du diamant rouge, des généraux de la Commune! Celui-là est général parce qu'il le veut bien, dans les journaux: c'est l'ancien trompette-major du 31e chasseurs. Mais il a du talent, de l'entregent et une rosette de Bulgarie. Maintenant, laissons les comparses et parlons de nous, veux-tu? --Qu'entends-tu par _nous_? --Eh bien! nous deux, toi-z-et moi, moi et toi! --C'est que j'aimerais fort à ne rien savoir, à être tranquille, à ne pas en f... un coup. --Tranchons le mot: tu _flanches_. --Mon Dieu! j'ai la veine de revenir à Pantruche, en peinard, ne devant rien à personne, ne comptant pas pour la préfecture de police, libre comme l'air, frais comme l'œil. Je n'ai plus soif de rien, pas même d'aventures. --Tu as des revenus? un métier dans les mains? --Non! mais j'ai de la famille! --Laquelle? l'ancienne? la nouvelle? Bicorne ou Rocaroc? --Monsieur le Défrisé des Panoyaux, je crois que vous êtes évadé... --Et vous, monsieur le Pépin de la Cellambrie? --Ce n'est pas la même chose. Mais n'auriez-vous point intérêt à faire le mort? Moi, je suis mort, bien mort! Vous, vous avez toujours le souvenir vivant de vos expéditions diurnes et nocturnes, de vos déguisements, tantôt capitaine de gendarmerie, tantôt procureur de la République, commissaire de police et inspecteur de la brigade des jeux... --C'est pour ça que je suis ici... L'habitude! --Ne crâne pas! Tu es très connu, célèbre, fameux, légendaire. Tu as la chance d'avoir engraissé au bagne. On ne te reconnaît pas. Profites-en, mon cher! Du calme! --Tu ne comprends rien à notre époque, celle-ci! J'ai eu du génie et de l'audace, pas? Fini! rayé! oublié! aboli! L'amnistie de l'incompréhension et de l'ignorance! On n'ose plus se rappeler. Il ne faut plus que du talent, de l'ingéniosité, de la roublardise, de la rouerie. Tu hésites? Regarde autour de toi, sous toi. Lis ces journaux: tu en verras de belles! De braves escroqueries de collégiens,--de collégiens de maisons de correction--tiennent des colonnes et des _à suivre_, des faux de pensionnaires des Quinze-Vingts qui mettent les experts sur les dents, des crimes! ici, mon vieux, je l'avoue, je ne comprends plus! Tu sais ce qu'était le crime pour nous: une chose presque sacrée. Quand, par hasard, un assassinat ou un simple meurtre n'avait d'autre excuse que l'occasion ou l'ivresse, le coupable était déshonoré. Eh bien! aujourd'hui, on tue pour rien, pas même pour le plaisir. C'est machinal, automatique, un réflexe, un caprice, une envie de _fille_ stérile et, d'ailleurs, ordinairement, du sexe prétendu mâle! Et là-dessus, de la copie, de la copie, des photographies du service anthropométrique, des vers attribués aux prévenus et inculpés, de l'argot de concierges, des couplets d'apprentis-camelots et des chroniques de tête--de tête!--des contes et nouvelles inspirés par les faits-divers; les faits-divers maîtres souverains des romanciers et des philosophes, de l'élite et des foules, les faits-divers qui tiennent lieu d'idées générales, de catéchisme et de dogme, les faits-divers rédigés pour des gens de peu par des hommes de rien! --Tu vas un peu loin. Les journalistes ne t'appartiennent pas! --Qu'est-ce qui m'appartient, alors? Tu veux soustraire les honnêtes gens à mon appréciation, à mon contrôle? Soit! Trouve-les! Toi-même, pauvre enfant, tu n'as pas été sérieux. Ton acte est un des premiers crimes ridicules. N'avais-tu pas mieux à faire avant d'en venir à l'assassinat avec préméditation et guet-apens d'un garçon de recettes? Tu viens de m'avouer que tu avais--encore--de la famille. Tu en avais plus, sûrement, à ce moment. Alors? --Alors, tu as tort de me parler de cette affaire. Sais-tu qui j'ai reconnu tout à l'heure parmi tes femelles? --Non. Mais je comprends. Cherchez la femme... --Et vous retrouvez le veau. C'est plus neuf. Elle était là! --Mon cher, j'ai lu ton procès, crois-moi, dès mon retour, avec la plus vive et la plus scrupuleuse attention. Tu as été très chic. Tu n'as jamais prononcé de nom. Je ne sais rien. --Tu n'en sauras pas davantage. Qu'il te suffise d'apprendre que je viens de rencontrer, sans m'y attendre, mon ancienne, très ancienne maîtresse,--cause efficiente de mon acte et de mon voyage, assez involontaire, aux colonies,--et qui, depuis cet accident, n'a pas jugé à propos de me donner de ses nouvelles. Elle déjeunait presque en face de nous, avec un appétit qui n'avait rien d'affecté ni d'exagéré, m'a dévisagé sans avoir l'air de me «remettre» et a redemandé du canard au sang sans la moindre intention. Du canard au sang! J'en ai eu la chair de poule. Ne plus même se souvenir, en face de moi, revenant et revenant de mauvais aloi, du sang que j'avais répandu en son honneur et pas au mien! Du canard au sang! Et l'on parle de la voix du même nom! --Tu parles de la voix du sang! _Elle_ n'était pas ta parente. --La mère éventuelle de mes enfants! --Tu blagues! vieux. On couche, on dort. Accoucher, c'est un peu plus dur, tout de même. Et qu'est-ce que ça prouve? --Tu veux me citer le mot de Montaigne: «Qu'y a-t-il de commun entre mon frère et moi, sinon d'être sortis du même trou?» Et je ne garantis pas le texte. --Je ne veux rien citer du tout. J'ai été trop cité--où tu sais!--pour citer. Je suis un ignorant,--et je m'en vante. C'est un titre, aujourd'hui. Mais avoir fait des bêtises pour une femme, ce n'est pas une raison pour qu'elle soit bête. Elle a eu des amants avant toi, pour sûr, après toi, certainement. Tu lui dois des moments pénibles. Pour elle, elle ne te doit rien. Elle a fait son métier de fille, si c'est une fille, rempli sa fonction de femme, dans tous les cas. Passes! passades! passons! Accomplissons notre tâche d'hommes. M. Bihyédout se tut un instant et tira sur son cigare. --Il y a peu d'hommes, continua-t-il, il n'y a plus que des citoyens. On prend des titres: homme de lettres, homme d'honneur, homme de peine, homme de cœur, homme d'esprit. C'est un mot qui est démodé, archaïque, prétentieux ou avilissant. Je le reprends, nous le reprenons: c'est de la reprise individuelle. Je ne sais pas si tu as remarqué que les anarchistes eux-mêmes n'agissaient plus, pour parler, pour bien parler. Ceux que nous avons connus là-bas sont ici, tranquilles et éloquents à souhait, honnêtes à désespérer les prix de vertu les plus honorables, petits saints laïques et constitutionnels à mériter les palmes académiques. Les criminels sont des fainéants, des gens sans métier, de petits jeunes gens, des enfants qui font ça comme ils feraient autre chose, qui ne savent même pas qu'ils sont assassins, qui n'ont pas su qu'ils étaient souteneurs, qu'ils étaient filles--et pis--et moins,--qui n'ont pas lu les traités de Cicéron et autres sur le commencement et la fin du bien et du mal, qui ne savent rien et ne veulent rien savoir, qui n'ont que leur instinct et un instinct perverti, leurs appétits et leurs appétits pervertis, leur courage et leur courage perverti, leurs sens et leurs sens invertis pour mener la guerre contre la ville et l'humanité. Ecoute-moi, mon ami: je veux moraliser Paris. Je veux purger la cité de ses taches et de ses macules. Je n'ai pas d'ambition; je ne suis pas citoyen, pas électeur, pas éligible. Je ne suis pas médecin et je veux faire de la médecine en gros et en détail: mais je ne soigne que les villes, que les capitales; une capitale est un chef-d'œuvre: je suis restaurateur, épurateur, créateur: je commettrai des crimes sacrés, pas de délit: je ne serai ni un assassin ni un voleur, un esthète, un esthète pur, le dernier esthète! Rocaroc considéra Bihyédout avec un rien d'inquiétude. Le ci-devant _Défrisé des Panoyaux_ eut un rire d'orgueil. --Tu me regardes! dit-il. Je suis gros et j'ai l'air commun. Si j'étais seulement sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, tu n'y ferais pas attention. En outre, je suis un criminel. Et Néron? n'était-il pas gros? N'était-il pas criminel? d'après l'opinion, d'ailleurs, des gens qui lui ont pris sa bonne renommée, son trône et son existence? La goût de la beauté est incompatible avec la beauté physique--ou c'est du plus bestial égoïsme,--avec la grâce personnelle--ou c'est d'une prétention écœurante,--avec l'amour plastique même--ou c'est de la passion la plus intéressée. Jusqu'à ces derniers temps, n'est-ce pas? on aimait une femme parce qu'on était un homme. Eh bien! il faut aimer la beauté en supposant, en présupposant que vous êtes laid. Et si j'adore Paris, c'est que je ne suis pas Parisien et que j'ai ou aurais toutes les raisons d'être ailleurs. Mais excuse-moi. On m'appelle. Deux _gentlemen_ faisaient ce qu'on est convenu de nommer, en matière de cirque, la plus tragiques des _entrées_. La pâleur du premier, mate, plissée et orageuse donnait de l'expression à la pourpre terne et figée de son acolyte. --Encore _fauchés_? demanda Bihyédout. D'une claque savante, le monsieur pâle assura sur ses cheveux plaqués un chapeau absent. Puis, simple: --Quand je reficherai les pieds dans cette boîte! fit-il. L'individu apoplectique ne poussa qu'un hurlement: --Rrroubrouhihihaha! --Toujours les mêmes! remarqua gentiment Bihyédout. Toujours les mêmes! Perdu combien? Quelle habitude! --Perdu! Pas perdu! C'est nous qui sommes perdus! Ratiboisés! Scalpés, vivisectés, incinérés, déterrés, vampirés, foutus, quoi! --Rrrangrougroupfft! pfft! uuit! --Combien? demanda Bihyédout, sans émotion. --Des mille! des millions de milliasses de millions! --Voulez-vous cent sous... à vous deux? --Caramba! vous gâtez le métier! Mort de ma vie! --Quel métier? le métier d'usurier ou celui d'emprunteur? --Vous aurez toujours le mot pour rire! Voyons! ne faites pas le méchant! Marchez, au moins, du louis tout rond? --A combien de jours? --_A perpète!_ Du coup, en affectant de sourire, l'ex-Défrisé des Panoyaux lâcha un billet de cinquante francs. --Chouette, papa! dirent les pontes, en disparaissant. --Vois-tu, continuait un instant plus tard M. Bihyédout, ça n'a l'air de rien, cet _A perpète!_ et c'est plus fort que moi! ça me ferait faire n'importe quoi! ça me ferait croire que je me souviens et que j'ai peur. Et toi? --Oh! moi, pfft! Je suis paré! Mais que sont ces gens? --Ces gens-là? Tu me fais rigoler et j'en avais besoin! Ces gens-là, c'est Le Reste! --Tous les deux? --Eh oui, bêta, Le Reste à mille têtes! As-tu oublié _Cinna_: Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé! Tu en as vu un morceau, une élite! Il ne se présente pas; il s'impose; il ne supplie pas: il réclame; il ne mendie pas, ne menace même pas: il se fout de vous! --J'ai vu, continuait Rocaroc. --Alors, ça ne te dégoûte pas? Tu trouves ça bien? Tu n'éprouves pas le désir, le besoin de supprimer ces gens-là? --Non! je n'ai pas, je n'ai jamais eu d'ambition. --Ambitieux! Tu ne veux pas être comme tout le monde! Mais c'est la seule chose qu'on possède pour rien, l'ambition! Enfin voici: tu as beau avoir fait peau neuve, tu as besoin de songer à ta peau et de nourrir ton homme. As-tu un métier dans les mains? As-tu des revenus? Tu as des parents insouciants qui deviendront méfiants et qui te renverront là-bas... tu sais. J'exagère? Oui j'ai un optimisme exagéré: ils ne te rendront pas au bagne, ils te feront crever de faim,--s'ils ne te font pas assassiner. Alors? tu ne réponds pas? Alors, je parle pour toi: il faut assassiner toi-même--ou plutôt faire assassiner! --Assassiner, répétait Rocaroc! Assassiner! Encore! Toujours! Assa... --As-tu pesé la ressemblance qu'il y a entre ces deux mots: assassiner et assainir? Tu me comprends maintenant: tu frémis! Oui, je veux assainir Paris. La médiocrité et le néant se sont associés pour fonder des mutualités, la Mutualité! Je fonde, avec toi, l'_Anti-mutualité individuelle_, l'A. M. I., l'Ami, quoi! Les mendiants, les parasites, les _tapeurs_ déshonorent et encombrent la Cité, les boulevards, la ville et la vie: je fonde, avec toi, la _Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme professionnel_! Nous tuerons les gouapes et les faux aveugles,--les vrais aussi. Pas de risques. Le suicide est évident dans tous les cas: ou bien ces êtres ont de l'argent, nous le râflons: la misère entre avec nous, s'avère éternelle, criminelle et fatale, ou bien elle était là avant nous et nous n'avons fait que suppléer au courage de malheureux, condamnés tôt ou tard à une destruction prétendue volontaire. --Permets-moi de te dire que tu parles fort mal. --Agissons. Tu t'en prends à la forme: c'est que tu n'as rien à reprendre au fond. Autre chose. Nous nageons, nous sombrons en plein socialisme anarchique. Nous, c'est--ou ce sont--les autres. Crois-tu que ça fasse plaisir à tout ça, les autres? Donc nous,--cette fois-ci, nous, c'est nous, nous deux,--nous fondons une _Banque de protection sociale et d'action anti-collectiviste_, B. P. S. A. A. C. --Et les fonds? Et les obligations? Et les actions? --Les actions? Elles sont dans le titre, au singulier. Les obligations? Nous obligerons. Les fonds? Fondons? --Mais pourquoi t'adresser à moi? Ne jouons-nous pas à un jeu déjà ancien, celui des Cent et un Robert Macaire? --C'est toi Bertrand, alors? Rassure-toi: il y en a encore beaucoup, il y en a trop. En fait de Macaire, il n'y a plus que des pommes Macaire. Et il nous faut des _poires_. --Comme tu es vulgaire, mon pauvre ami! --Tu viens de dire le mot de la situation. C'est parce que je suis vulgaire--et je m'en vante--que je ne puis me mettre à la tête des immenses entreprises que tu sais. Il faut un homme distingué. Je suis, en outre, un gros garçon frivole qui s'amuse de tout, même de ses projets et qui a besoin d'être gai parce qu'il ne l'a pas toujours été. Toi, je t'ai auné et jaugé; tu as de l'étoffe. Ne m'empêche pas d'exercer mon métier pour la première fois, mon métier d'usurier: je te prête des idées. --Je réfléchirai, murmura plaintivement Rocaroc. --C'est tout réfléchi: tu acceptes! éclata gaîment Bihyédout. A ce moment, une entrée en bourrasque fit voler les journaux, les revues, les buvards, les encriers: une trombe d'hommes bourrus et noueux, les poings en avant... --La police! murmura le Défrisé, un peu pâle. Les intrus allaient plus avant, gardant les issues de la salle des jeux; de nouveaux venus, de mains fébriles et inexpertes ouvraient des brochures... Un monsieur s'avança, avec une nuance de dignité, se déboutonnant pour donner de l'air à une écharpe microscopique. Bihyédout s'était levé. --Le commissaire de police! jeta-t-il comme une présentation. Le magistrat se tourna vers l'ancien forçat, souriant: --Soyez tranquille, messieurs, vous ne jouez pas ou vous ne jouez plus. Je ne suis ici que pour la _Faucheuse_! --La Faucheuse? répéta, très ému, Rocaroc. --Tiens! dit le commissaire, vous ne savez pas? Vous êtes membre du cercle? --Monsieur, répondit majestueusement Bihyédout, m'a fait l'honneur d'accepter à déjeuner. Et, congédiant le fonctionnaire, il ajouta, sincèrement: --Monsieur est avec moi! CHAPITRE V UNE CRÉMAILLÈRE DE PENDABLES ET DE PENDUS La plupart des propriétaires, concierges ou gérants des immeubles du _boulevard_ ont été pris, depuis quelques années, d'une manie singulière: le besoin de changer de figures. Le mot _manie_ a ici tout son sens, antique et complet: je veux parler de folie furieuse. Aux estimables et prudents commerçants qu'ils avaient le lucratif honneur de posséder comme locataires, les personnages de rangs divers que je viens de citer substituèrent des mannequins habillés de vitrines, des effigies photographiques sous verre, des cinématographes pour aveugles, des phonographes à crever le tympan des sourds, des bars à deux sous et des tripots à sous-sol. C'est dans un de ces _logements_ que nous retrouverons nos héros ou, du moins, deux de nos héros: Rocaroc et Bihyédout,--puisque, d'ores en avant, il nous faut leur prêter ces noms. Ils ne sont pas seuls. Un sourire de bienvenue crispe leurs lèvres à l'arrivée de leurs invités des deux sexes. On inaugure la _Banque anti-collectiviste_. --La première banque, a dit Rocaroc, où il n'y aura pas que les écus qui dansent. --Vous n'êtes poli ni pour vos actionnaires, ni pour vos dépositaires, ni pour vos invités, ont répondu la plupart de ses interlocuteurs, dans les cafés, brasseries et autres cercles... --Je vous invite, a répondu simplement notre héros. Et c'est ainsi qu'il a une aussi compacte assistance--d'élite. On a mangé. On a bu. On a fumé. On a bu à nouveau. De cigares en cigares, de verres en verres, on est arrivé aux cithares et aux tziganes, aux lautars et aux czardas. Avec des mines rougissantes de communiantes apoplectiques, des demoiselles quadragénaires acceptent les ailerons de gigolos de cent ans et de quelques pigeons, dont la fatalité a fait, hélas! avec l'âge, autant de vautours à la petite semaine et de gypaètes dévorants,--à l'occasion. --Le général Tabarol! --Son Excellence le ministre de l'... --Je te demande pardon, interrompt le citoyen Bicorne, en se précipitant au-devant de son ex-cousin. Et, désignant une suite aussi imposante que distinguée, il ajoute, avec ce sourire plissé et terrible qui est tout lui: --Pas de présentations, hein? Ces Messieurs sont avec moi. Je puis te le dire à toi qui es un bon fieu: c'est du secrétaire d'État, du sous-secrétaire, du président, du vice-président, du questeur, du comité, de la sous-commission, du législateur en chef et du budgétivore en grand. C'est, en plus, de l'incognito majeur et de la rigolade. On boit, ici? --A la disposition de vos... --Te tairas-tu? Mais fichtre! Comme c'est chic! Des lustres, des meubles, des objets d'art! Du métal! Des capitaux! --Nous sommes polis. Nous les attendons. --C'est imprudent--et superbe. Tu ressembles au gouvernement. --Ça tient de famille. Mais j'ai compté sur toi. --Merci. Merci non! Tes invités sont magnifiques. Je n'ai amené avec moi ni le préfet de police, ni le chef de la Sûreté. Tu les excuseras... Tes invités aussi... --On a le temps de se revoir. Du champagne? --Moi, je ne prends jamais rien. Mais ces messieurs... --Mon cher Bihyédout, occupe-toi donc de ces messieurs. --Bihyédout? Un joli nom de poète? Ton associé? --Mon ami. C'est un amoureux: il aime les chiffres. --Mais il n'aime pas les nombres ou le nombre. Toi non plus, à en croire ton étiquette: _La Banque anti-collectiviste!_ En ce moment! C'est du délire! C'est immense! --N'est-ce pas? Au fond, tu n'es pas partisan non plus... --Partisan, moi? J'ai toujours été partisan. C'est pour cela que je n'aime pas beaucoup ces mots: lutte de classes (ç'a l'air d'un nom noble, et j'ai horreur de la particule) ou _Révolution sociale_: ç'a l'air d'un nom de compagnie d'assurances,--une compagnie qui assurerait le néant. Prolétariat, confédération, syndicat, sous-agent, cessation du travail, c'est barbare, pédant, classique et bas: fi! pfft! --Tu ne dirais pas cela à la tribune? --Ni ailleurs. Je te dis ça, à toi. Ce n'est rien. Toi non plus. --Bien! A propos, as-tu songé à mon ami Capucino? --Capucino?... Capucino?... Attends un peu: j'ai de la mémoire... Ah! oui! Capucino, gouverneur des colonies, ou à peu près... Directeur d'un pénitencier... Il veut la rosette... Oui... oui... Il t'a rendu service... Ce sera fait... Et je te fiche mon billet que c'est bien pour toi... A propos, ne m'as-tu pas laissé entendre qu'un peu de galette... --Excellence!... Excellence!... --Oh! entre nous! Au reste, j'ai un service à te demander. --Tu es bien bon! --Attends! Tu m'as, peu ou prou, parlé de bagne. Si! Si! Au sujet de ce Cabocino, Caputimo, Capucino! Eh bien! Si tu faisais un journal, un journal politique, littéraire, financier, économique et commercial. J'ai le titre: _Le Forçat honoraire!_ Ça ne t'amuse pas? ce n'est pas farce? Rocaroc n'avait, en cet instant, aucun goût pour la farce. Il restait figé. Le ministre poursuivait: --Comprends-moi. Ce n'est pas un journal: c'est un brûlot: ça me connaît. J'ai des ennemis, des tas d'ennemis, des monceaux, des galères pleines. Je te demande d'en prendre un, entre autres, par semaine, de le mettre au pilori, en costume, bonnet et chaîne, en toute lumière d'ignominie, de l'attacher, de le fustiger, d'en faire un homme perdu, déshonoré, fini, anéanti, tranchons le mot, un grotesque. Au reste, je me charge de l'article--et du dessin: tu n'auras qu'à signer--ou à faire signer!... --Tu m'offenses: je suis littérateur, moi aussi, et homme d'État--à mes heures[3]. [Note 3: On lira, je l'espère, dans quelques mois, un _Rocaroc, homme politique_, qui... Mais ne nous faisons pas de réclame.] --Tiens! tiens! Enfin, c'est dit, c'est entendu? --Tu vas un peu vite. Sais-tu ce que c'est que ma banque? La langueur ululée, savante et sauvage, les crissements pâmés et les cris allongés des tziganes, toute la volupté en poudre--en poudre noire, en feu qui couve et qui jaillit--de ce qu'on appelle valse lente, cette musique pour chattes et pour chats, féline, câline, hypocrite, meurtrière, cette harmonie ensommeillée et à griffes, ces croppetons de mélodie, de difficultés jouées, de facilité énervante, tout ce hérissement d'appels, de caresses et de plaintes, tout cet appareil d'or, d'argent et de velours enserrait les assistants, bandait leurs blessures diverses et faisait glisser sur leur carapace de besoin, de dégoût et de crapule une résille de joie, d'ardeur et de délice. Leur cœur, entre ses autres lésions, leur cœur, si j'ose dire, s'ouvrait d'une chère plaie de douceur, de volupté et d'une fraîcheur qui pouvait ressembler à de la pureté, dans cette atmosphère de fumée et d'électricité dansante. Quant à leur âme, ah! leur âme! elle naissait, pour s'éteindre avec le bruit, comme un feu follet d'enfer. Il y avait là des députés périmés, des hommes de lettres en retrait d'emploi, des croupiers subitement élevés en grade et tombés plus bas que leur ancienne fonction, d'ex-fils de famille devenus courtiers-fantômes, des sous-agents de publicité, des assureurs sur la vie de cadavres, d'anciens, si anciens magistrats qu'ils ne pouvaient se rappeler que leurs condamnations à eux, des mouchards particuliers, des officiers sans patrie qui, à force d'avoir connu des drapeaux pour lesquels ils s'étaient fait tuer, successivement et en détail, ne se souvenaient plus que des petits drapeaux sans gloire qu'ils avaient plantés au hasard, chez des logeurs et des bistros, des marchands de décorations sans clientèle, des diplomates privés de l'_exequatur_ et cette cinquantaine d'imbéciles fort honorables chamarrés d'ordres et de respect qui ont l'air de se faire payer pour servir de paravent à toutes les boues et qui ne savent pas pourquoi l'on sourit, en se détournant un peu, lorsqu'ils passent devant celui-ci ou derrière celui-là!... Eh bien! tout cela, tout ça, ne fut que sens, désir, innocence troublée de vierge, tout ça frémit, vibra, et resta la bouche ouverte comme un crocodile géant en hypnose, comme un grouillis de grenouilles, en admiration!... La musique! Les tziganes! La fée Harmonie avait passé par là! L'archet avait râclé des cordes de pendus, des boyaux de caïmans, des peaux de taupes! La flamme! La fleur bleue! Je ne parle pas des filles: toute femme est une extase--née. Elle ne vit--et ne meurt que pour la pâmoison. L'exaltation la plus sainte est sujette aux pires évanouissements, et les sentiments les plus purs, les idées extra-terrestres, les visions et les révélations inouïes se traduisent par des roulements d'yeux, des claquements de dents, des convulsions, des soupirs, des râles et des silences hystériques... Toute l'assemblée se trouvait donc en état d'hypnose et de grâce. --Mon cher cousin, disait le ministre à Rocaroc, je te remercie de ta franchise. Il est parfaitement honorable--quoique dangereux--d'avouer qu'on est un assassin, un forçat évadé, un mort vivant, faussaire en exercice et chef de brigands en préparation. Je le savais. Ce ne serait pas la peine d'être secrétaire d'État si, de temps en temps, on ne se consolait des affaires publiques par la lecture et l'étude de romans fictifs ou réels, par l'effeuillement furtif de dossiers choisis, que sais-je? Et ton secret n'était pas très secret. L'affichage de tes nom, prénoms, âge, signalement, profession, crime et condamnation, ordonné par le code criminel et exécuté pour la satisfaction et l'éducation des assassins, nés et à naître, c'est un document public, mon bon, un peu aride, un peu technique, mais enfin, ça reste! --Un acte de décès aussi! monsieur le ministre. --Ne nous fâchons pas! Je te répète que je t'admire, que je ferme extatiquement les yeux sur ton projet et, même, sur ta maison. Purger Paris! fichtre! il y faut de la drogue! Assainissement gigantesque! Plus de tapeurs, de mendiants, d'horreur, de bavards et autres rêveurs taciturnes, c'est un rêve, un rêve! Tu ne pourrais pas, du même coup, supprimer les cochers, les chiens, les cyclistes, les ivrognes et les autos? --Laisse-moi faire. Mais laisse-moi souffler. Tu verras. A force de mourir et de faire défaillir, les accents tziganes renaissaient, reprenaient du souffle, du rythme et une caresse infinie en cadence, lançaient un rappel strident aux inconvenantes convenances, aux valses, aux mazurkas et aux lanciers désuets, un je ne sais quoi de nostalgique à «l'Ici l'on danse!» sans décor, sans fers brisés, sans histoire à venir... Le ministre écouta un peu ronfler l'invite et l'ouverture. --Au revoir, dit-il à Rocaroc. Je ne me retiens point, n'est-ce pas? CHAPITRE VI UNE CIRCULAIRE _Monsieur et--nous l'écrivons d'avance, à coup sûr--cher client, nous avons l'honneur d'appeler sur notre maison l'attention de vos intérêts et autres capitaux. La banque que nous avons fondée n'a rien de commun avec les établissements apparemment similaires, même les plus solides._ _Il vous semblera, au premier abord, que nous faisons de la fantaisie et du paradoxe, que nous rompons en visière avec le sens pratique et la marche raisonnée des affaires, que nous nous aliénons le pouvoir législatif et exécutif, les concours politiques intérieurs (qui sont nécessaires) et jusqu'à la conscience publique._ _Nous sommes, en effet, les ennemis irréductibles_: _1º du socialisme, unifié, indépendant ou anti-collectiviste_; _2º de la mutualité, forme hypocrite du socialisme_; _3º du suffrage universel et de ses succédanés et résultats._ _Enfin, nous sommes pour l'individualité active et les efforts individuels. Adversaires résolus de tous les obstacles, humains ou inanimés, qui peuvent se dresser sur la route d'un homme comme vous, monsieur et cher client, nous voulons combattre et détruire toutes les bêtes féroces, chiens dévorants, camarades trop collants, cirons et frelons encombrants qui peuvent vous obscurcir l'horizon de la gloire, de la fortune ou même de la simple et adorable sérénité._ _Nous affirmons, de source à peu près certaine, que nous portons, en compte-courant, la Providence représentée par tels ou tels agents et sous-agents (auxquels nous avons permis l'anonymat), en pleine activité._ _A titre d'échantillon, nous nous ferons un plaisir de donner une preuve de notre savoir-faire (non sans quelques garanties, et à forfait, bien entendu)._ _En ajoutant que nous nous interdisons toute opération de Bourse, surtout sur fonds d'État et valeurs de tout repos, nous prouverons assez à nos actionnaires éventuels que nous leur verserons un dividende sérieux et que nous ne serons, en aucun cas, les bénéficiaires ou plutôt, les tributaires, du hasard._ _Personnellement, nous émettons des obligations minières, avec parts de fondateurs et coupures privilégiées, sans primes. Nous comptons exploiter les mines d'or de Paris. A la différence des caveaux ordinaires de métaux et de minerais, ces mines se situent parfois dans des maisons particulières et à des étages élevés ou surélevés. Nous n'avons pas de bureau de renseignements et gardons sur nos opérations le secret le plus strict que, par contre, nous garantissons hermétiquement, à nos clients, sur leurs ordres._ _Cette circulaire étant confidentielle et tirée à quelques exemplaires à peine, nous pouvons, cher ami (n'est-ce pas?) vous donner quelques éclaircissements. Si nous n'avons pas pris pour raison sociale le titre de_ «Banque nietzschéenne», _c'est pour ne pas vous effrayer. Vous nous auriez soupçonnés d'être de vagues littérateurs, nous, des hommes d'action! Nous avons mis le sillon avant la charrue, la charrue avant les bœufs,--mais c'était une charrue automobile!_ _Entendez-nous bien: nous savons trop quel besoin immédiat, primordial et national est la moindre personnalité que ce soit et la plus menue individualité, les dangers de tout ordre qui s'opposent à son développement et à sa mise en œuvre, les mille empêchements, plus ou moins conscients ou suscités, qui nuisent à sa marche, l'obscure hostilité de l'ambiance, des événements et de l'atmosphère._ _Pour un prix modéré et à débattre, vous obtiendrez, grâce à nous, toute votre liberté et toute votre intensité: la morale supérieure de notre entreprise ne vous échappe plus._ _Venons-en aux statuts de notre Société._ _Pour des raisons que vous comprenez, nous n'acceptons ni conseil de surveillance ni commission de contrôle. Nous assumons la charge gratuite de nous servir à nous-mêmes de moniteur financier et d'avertisseur judiciaire. Nous prenons l'engagement de ne jamais présenter, de ne jamais nommer l'un de nos amis à un autre, ce qui est le seul moyen d'empêcher une coalition de porteurs de titres soit contre l'un d'entre eux, soit contre l'un de nous. D'autre part, les titres n'existent pas--seconde précaution. Ils seront nominatifs et sur parole--notre parole à nous. Nous répondons de l'avenir--absolument, exclusivement._ _Et c'est, Monsieur, en toute confiance que nous nous avouons des aventuriers, que nous proclamons que notre domicile est provisoire et que nous ne donnerons pas aux déposants le chiffre de leur coffre-fort, voire le lieu de leur dépôt._ _En attendant le plaisir d'exécuter vos ordres, sachez-nous, monsieur et cher client, vos dévoués._ ROCAROC, _ingénieur civil_, _Directeur de l'A. M. I._ BIHYÉDOUT, _sans profession_, _Administrateur délégué_. CHAPITRE VII AU RAPPORT --M. le Directeur fait appeler M. Sosthène de la Galandure. --Voilà! dit un petit homme trapu à face camuse et noire. --C'est toi, Choléra? fit Rocaroc. Quoi de nouveau? --Moins que rien, patron! murmura l'autre qui s'était affalé sur un admirable fauteuil, dès son entrée. --Pauvre ami! Raconte! --Pardon, patron! mais je suis encore tout remué. Quand on file un type, n'est-ce pas? depuis sept, huit jours, histoire de le refroidir, sous couleur qu'il fait trop peu d'auber en pilonnant et que c'est pas naturel, quand on a tout prêts le rigolo, le lingue et la corde, on s'attend à tomber sur un Pactole plombé, largué, qu'on peut sentir avant de le reluquer et de le palper!... --Au fait! monsieur de la Galandure, au fait! --Donc, hier, j'monte derrière le soi-disant pante, en douce. L'hôtel, c'était une clair'voie, on n'est r'marqué qu'à la sortie. Donc, je monte. C'que j'monte, j'ne sais plus c'que j'monte: la Tour Eiffel, rue Beautreillis, quoi! Donc, je monte. Le type, plus haut que l'grenier, y pousse une porte: pas d'serrure, pas d'loquet, pas moyen d'gratter ni d'pousser. Je l'laisse entrer, je l'laisse souffler: on souffle pas. Je me marre: nib! j'fais mêm' celui qui march' sur ses arpions: nib! Enfin j'éclate et j'gueule: --Y a donc personne ici? J'voyais bien qu'y avait du monde, trois personnes, si on peut dire, trois grouillis, trois ruines, tout ce qu'y faut pour faire une fosse commune, dans la chaux, tout' d'suite, pour n'y pus penser. Mais un'fois qu'on a commencé une conversation... Un des paquets remue un peu, à peine: c'était couché, comme charognes, d'un blanc sale à salir le plâtre, et jaune et vert, avec des plaques roses piquées à la peau comme des fleurs en papier mâché, un grouillis dolent et geignant, un tas dispersé d'immondices humaines en quête de tendresse et d'étreinte... --Y a rien à faire! gémit une voix. Y a rien à faire! j'en demeurai pendant comme un sanglot. Y a rien à faire! Vous me connaissez, patron, j'suis pas marchand d'sentiment et j'fais d'l'Ambigu à domicile et sans douleur--pour moi, comm' de juste. J'fusillerais dans l'dos mon frère, mêm's'y s'traînait à mes genoux, à condition qu'y soye millionnaire et qu'y fasse un mauvais usage de sa fortune, en ce qui me regarde, sauf respect. Eh ben! j'étais déjà pas mal retourné, mais ce «y a rien à faire!» me retourna en plein, me foutit sur l'flanc, moralement s'entend, plus bas que ceux qu'étaient là à poireauter en attendant l'express ou l'omnibus de la Camarde. J'tâchai à voir c'qu'y avait là, comme détail de pourriture. D'abord le pante à la manque, au centre, le Christ en croix, quoi. A droite, une vieille rombière aux tiffes gris-vert, avec une espèce de peau qu'était pus rien du tout, une bouche ouverte jusque-là, qu'avait l'air d'avoir avalé ses dents pour manger quéqu'chose et qui, depuis, ne s'était pas refermée, histoire d'attendre à briffer la manne du ciel ou n'importe quoi, en fait d'briques, et des yeux, patron, des yeux qu'étaient pas noirs, pas gris, pas bleus, qu'étaient tout ça, de la cendre et du feu avec, qui crevaient le plafond et qu'avaient l'air d'être redescendus du ciel, après une prière, avec perte et fracas, et qui disaient, sans pleurer, sans parler, sans ciller: «Rien à faire!» J'parle pas des mains, non, des squelettes de pattes de faucheux; j'parle pas du corps: c'était une croûte sur de la crasse avec des chiffons qui se détachaient, en craquant... L'autre corps, à gauche, c'était un peu plus une femme, rapport à ce que c'était, tout de même, pus jeune et, tout de même, y en avait un peu plus. Elles avaient des râles pareils, un air de famille, même, avec le type, et un air de souffrance. Au bout d'une seconde, j'les avais identifiés, comme on dit: c'était mère et fils, frangin et frangine... Y avait pas seulement ressemblance de traits, y avait aussi ressemblance de maladie: tout ça, c'était ph'tisique au dernier période,--et bientôt, j'vis qu'y avait une aut'ressemblance, la pire: ressemblance de lit. Les deux femmes, patron, sauf respect, ç'avait l'ballon enflé--si l'on peut appeler ballon une espèce de poche--la seule--en pain de sucre,--le seul pain que ces créatures avaient sur leur ancien ventre,--comme de la faim et de la misère qui auraient poussé en dehors. C'que j'racont'là, patron, c'est long, j'm'en rends compte, mais ç'avait pas duré longtemps, rapport à l'œil, qu'est vite, quand la parole, c'est un déménagement. Vite aussi que s'passa un sentiment qui m'taquinait, enfumer toute cette tanièr'là, d'une seule boîte d'allumettes, histoire que ça prenne feu tout de suite--et solidement.--C'est p'têtre que ça puait tellement qu'ça vous empestait l'cœur et l'âme avec le reste et qu'on descendait plus bas qu'l'enfer, dans d'l'horreur, dans tant d'horreur qu'ça f'sait de vous de la pitié et rien que de la pitié... Je n'sais pas patron, j'suis pas éduqué, bref, j'm'entendis dire: --Ben quoi! j'viens d'la part de l'Assistance... J'me rappell' même pus si j'ai dit ça. Vous m'grond'rez si vous voulez, patron, mais ces gueules ouvertes, ça n'pouvait ni crier ni hurler, ça n'pouvait qu'briffer--et ça n'le pouvait pas! --Je r'viens! que j'fis et j'cavalai... Rocaroc, avait, contre sa coutume, écouté ce long discours sans l'interrompre, sans même donner signe d'intérêt ou de désapprobation. Aux derniers mots de La Galandure, il ne put se défendre d'un mouvement et proféra, très vite: --J'ose espérer, Choléra, que vous ne revîntes point. --Je r'vins, patron, je r'vins--_lof pour lof_--et je n'revins pas seul. J'rapportais des provisions et du rhum et du champagne et des vins et des machins azotés, tout, quoi! --Vous aviez donc de l'argent? dit Rocaroc, au hasard. --Mariette-la-Pie-Grièche m'avait r'filé un _sigue_. --Pourquoi m'avouer ça, Monsieur de la Galandure? --On a son honneur d'homme, patron! et pour l'usage que j'en fis... --Choléra, reprenait durement le Directeur, redevenu sincère, quand on appartient à la _Ligue pour l'extinction pratique du paupérisme professionnel_, on a accepté des devoirs qui... --Pardon, je suis professionnel mais pas du paupérisme. Et puis, les devoirs, entre nous! Quant à l'extinction, dans le cas présent!... Pas la peine d'empiéter sur le temps!... J'irai plus loin: fait's pas l'méchant! R'gardez-vous dans la glac' de votre cœur: vous êtes plus remué qu'moi. Ousque j'y ai été d'un sigu', vous auriez marché d'un talbin. Mais voilà: Monsieur trône! Monsieur est dans son fauteuil! Monsieur nage dans un' si bonne odeur qu'y a pas d'odeur du tout, le fin du fin, le rêve! Que monsieur s'transporte, en pensée, dans une soupente où que ça fouette tellement qu'on n'songe même pas--tell'ment que ça fouette--à s'sauver soi-même mais à sauver tout c'qu'y peut y avoir là-d'dans. Quand t'étais p'tit, Rocaroc, t'aurais t'y pas sauvé l'chien d'la grott' ed' Fingall, tu sais, c'cabot qu'on fait s'baisser, s'baisser, s'rabougrir et s'tasser jusqu'à c' qu'y ait pus rien, rapport aux gaz méphitiques qu'y-z'appellent et qui peuvent monter dans cett' cassin' là qu'à une certaine hauteur, comme si la puanteur et la mort pouvaient pas monter haut, très haut, par-dessus les cieux--et au travers? Eh ben! nous tous, nous n'demandions qu'à l'sauver, l'chien de Fingall: on aurait tué son salaud d'guide, les cochons de touristes--ça d'vait être d'l'Anglais--qui laissaient agoniser c'brave animal: on aurait pris leur pognon pour pouvoir nourrir le chien jusqu'à perpète--et ça f'sait la rue Michel, vieux! Excusez, patron, j'vous ai tuteyé! L'habitude! Eh ben! qu'est ce qu'vous en auriez eu en plus, d'l'estourbiss'ment d'mes paroissiens? Ça n'vous aurait rien rapporté--et d'un; ça n'vous coût' rien, vu qu' si quéqu'un en est d'sa poche, c'est la Mariette et mézigot--et d'deux! Quant à ce qui est d'salir l'pavé d'Paris, pas à en jacter! vu qu'ces gas-là pourrissent sur place, à mes frais et dépens et qu'y n'encombrent plus vos territoir's, mon prince! --Achevez votre anecdote! proféra l'autre, d'une voix lointaine. --J'y mets l'cadenas à mon _anecdoque_--et c'est pas long. Mes clients, donc, boivent et mangent, pas en gloutons dévorants, mais tout doux, tout doux--comme en prière, qu' c'en était pour moi, sauf respect, un' bénédiction--la première. Ils n'mâchaient pas, y r'merciaient--en dedans. Quand j'vis qu'un pauvre petit torchis d'couleur rev'nait à leurs fantôm's de joues et qu'y avait pas moyen qu'ces gens-là crèvent tout d'suite d'une biture inespérée, j'allai chercher aut' chose, quéqu' chose de fin, des digestifs, des délicatesses, des riens qui font plaisir et qui vous font passer d'l'escalier d' service d' l'existence et d' l'office, au salon et au fumoir, après la salle à manger--bien entendu,--parc' que, monsieur, on a du monde... J' fus récompensé selon mes mérites: ça put, à peu près, se tenir sur son séant et avoir, au bec, un je ne sais quoi qui peut ressembler à un sourire, dans un faux jour. Tant et si bien qu'y s' mirent à parler, même à blaguer. Quand on a t'nu longtemps sa langue, histoire qu'elle n' demand' pas à lécher et à tâter d'la briffe, on a besoin d'la lâcher à tort et à travers. Vous, vous app'lez ça d'la cordialité. Nous, nous sentons qu'c'est une armature de bouche et des lèvres qu'ont besoin de vous embrasser, de vous mordre d'amour et d' gratitude et qui osent pas... Pour vous fair' toucher d'la main la gentillesse de nos r'lations au bout d'un moment, j'vous dirai seul'ment que j'sentais plus rien et que j'demandais aux deux gonzesses, en leur montrant leurs deux pauv's œufs d'Pâqu' comm' on d'mand' du feu: --Qui c'est-y qui vous a fait ça, quand c'était pas à faire? --C'lui-ci! qu'ell's lâchent en chœur en montrant l'type. Rocaroc ne se possédait plus. Une sueur froide au front, il jeta: --Je rêve, Choléra! Qui, lui? Le fils? Le frère? --C'est bien la réflexion que j'me fis, répondit doucement M. de La Galandure. Oui, ce fut bien ma réflexion. Mais je n'en étais plus aux récriminations morales. Je proférai: --Lui! Mais, malheureuses! Et elles eurent le mot--le seul: --Oui, lui. Il rapportait tout c'qu'y gagnait à la maison, monsieur. Tout, tout! Fallait bien qu'il ait le plaisir! Blême et vert, se mordant au sang, Rocaroc articula: --Choléra, donnez-moi la main. Vous êtes un grand philosophe. --Je ne suis pas philosophe, hurla l'individu. J'veux pas savoir c' que c'est. J'veux avoir du cœur quand j'ai du cœur, qu'ça soye dimanche quand j'veux qu'ça soye dimanche--et fête nationale aussi! J'veux ni loi morale comme on dit, ni loi immorale, comm' ça est. J'ai mon anarchisme à moi, mon immoralité à moi, ma morale à moi, mes entrailles à moi. Et si j'veux pas rigoler tout's les fois qu'je peux, j'veux chiâler à ma fantaisie. Qu'ça vous plaise ou qu' ça vous plais'pas, ces gens qu'j'viens d'vous dire, j'en fais mon affaire. J'les nourrirai, j'les enterr'rai, gosses à venir compris. Et puis!... --Choléra, prononça Bicorne, noblement, serrez-moi la main sans arrière-pensée. Vos projets sont les miens, les nôtres... Je... La Banque adopte vos futurs protégés. Dans ce cas-là, nous n'avons pu étrangler les vrais coupables: ils sont trop: la société, l'hérédité, les tares du travail et du chômage forcé!... Ne froncez pas les sourcils: je ne vous ferai plus de phrases: ta main, vieux frère. --J'y consens: mais y a quéqu' chose dans vot' main. Mince! trois fafiots de cent! T'es-t'y louf? Pour eux, pas? --Tu l'as dit, frangin. Et y aura du pied! --Adieu, monsieur, j'y vais. Et ça s'retrouvera, sûr! Rocaroc demeurait seul sans avoir le courage d'appuyer sur le bouton d'appel. Une moue presque superbe arquait sa bouche. Et du rêve bleu envahissait ses yeux, sous le cerne. Cet état, si contraire à sa nature et à sa destinée, persista plus que de raison. Le banquier se permit même de parler, à vide: «Qu'est-ce donc la volonté, articula-t'il? Qu'est-ce qu'un projet immense et bas? Qu'est-ce qu'une philosophie parfaite, codifiée, difficile et toute puissante? Est-ce la bassesse de cette aventure et son atroce ignominie qui me touchent et m'ébranlent? Est-ce seulement la misère? Serais-je un justicier au lieu d'être un bourreau aveugle? Est-ce l'horreur surhumaine? Ou serais-je homme?» Il essuya son visage et voulut se remettre à des comptes. Plus forte que ses angoisses, plus subtile que ses calculs, une douceur--comme il n'en avait pas goûtées depuis des années et des années,--se glissait dans ses veines et ses artères et prêtait à son sang une alacrité, une jeunesse salace et comme une joie grave et tendre. Tout à coup, sans préparation, un vers jaillit entre ses dents: J'ai fait un peu de bien: c'est mon meilleur ouvrage! --Pauvre Voltaire! songea Rocaroc, tandis que le masque entrevu de l'usurier de Ferney cessait de grimacer en son cerveau pour laisser le passage à des rêves, dans du sommeil: le bien, ce n'est pas de l'ouvrage: c'est du repos!... CHAPITRE VIII CHEZ MACHIN'S ET AILLEURS --Tu dois être satisfait: je me sens complètement saoul! --Je ne suis pas mécontent, mon ami: ça te manquait! --Vous êtes dur, monsieur Bihyédout! --Vous êtes raide, monsieur Rocaroc et cher directeur, mais faisons semblant de causer, de sang-froid. Qu'est-ce que c'est, s'il vous plaît, qu'une sorte de banquier qui joue le trappiste et le bénédictin, qui ne sort d'un compte-courant que pour entrer dans une liquidation, qui se jette d'un fonds d'État sur une valeur industrielle, qui n'est que science, conscience, travail, calcul différentiel et probabilité raisonnée? Cet homme-là, monsieur, frise, à cent cinquante mille pas, la faillite, la banqueroute,--et la banqueroute frauduleuse, la fuite, et même le suicide, si j'ose m'exprimer ainsi! On se dit: «S'il ne fait pas la noce, c'est qu'il n'a ni les moyens ni les loisirs de la faire, pas la moindre liberté d'esprit--et les pires difficultés. D'autant que rien ne le rattache à la vie--à la vie d'ici. Il sera aussi heureux en Grèce, ou dans l'au-delà. Des spéculations, soit! Mais des spéculations métaphysiques, fi! Que l'on nous donne un jouisseur!» Car, ne t'y trompe pas, tes actionnaires... --Nos actionnaires... --Et les obligataires, Bihyédout, et les obligataires? --Les obligataires sont obligeants, mais tais-toi, tu es vraiment saoul! Tes actionnaires, donc, veulent en avoir pour leur argent. Si tu t'affiches avec une maîtresse très chère, c'est pour eux une valeur représentative, un goûter de dividende et de dividende non fictif, c'est une participation cérébrale--la meilleure--aux bénéfices les plus palpables,--et ils en ont, sauf respect, plein les mains... De petites lumières, sur les tables, se donnaient des airs de mourir sans fin, et des fleurs fardées pourrissaient, impassibles. Des cordons de femmes se nouaient aux dos des buveurs comme à Monte-Carlo, derrière les pontes et les ors. Mais ici, la partie était plus risquée,--et plus tentante. Que représentait celui-ci ou celui-là? De l'éther et de la morphine luttaient mal contre des parfums incertains. Des robes de cent louis cherchaient cinquante francs, pour l'huissier, ou trente, pour la nourrice. Un bouquet de tendresse épicée et lourdement mystique, une lie de rosserie besoigneuse enserraient un néant bruyant, d'une prétentieuse et outrancière vulgarité, d'un érotisme de surface, en cris, en rires, en gestes fous; tout était éclatant, pétillant, fusant, crachant, embouteillé. L'excitation et l'assoupissement, ensemble, prenaient toutes les formes des rêves: ici, d'inoffensifs _clubmen_ replaçaient sur leur trône, au hasard des tournées, le Roy légitime et l'Empereur héréditaire, non sans insister sur la parfaite ordonnance de leur éternelle conspiration: ils donnaient, à haute voix, les noms des officiers généraux en activité de service, des dignitaires et employés supérieurs qui étaient dans leurs vues et à leurs gages. Comme le plan et les noms n'avaient pas changé depuis douze ans, la plupart des serviteurs d'élite ainsi nommés étaient morts, en retraite, révoqués ou réclusionnaires, mais, parmi les ululements des lautars roumains, cette fanfare d'ambition et d'aventure frappait fortement les filles en plein songe. C'était comme un rien de la terre, sa couronne et son auréole, en fumée, qui les venait caresser dans leur idéal et leur huitième ciel. Elles goûtaient leur plus pur, leur unique délice, promenade de soleil factice dans le préau clair et musical de leur prison de joie inexorable et de volupté à perpétuité, oasis d'oubli et de puérilité pâmée, nirvâna de silence relatif et profond pour leur âme lointaine, au bord d'un verre à paille et à glace pilée. Des morphinomanes s'abandonnaient tout à fait, prêtaient généreusement aux gens des «gueules» d'anges et de dieux païens, ouvraient des bars de petites filles visionnaires, parlaient comme on prie, ouvraient ces yeux immenses qui ne voient plus rien, ouvraient ces pauvres ailes de la débauche démente qui battent la campagne pour faire rire ceux qui ne savent pas, pour faire pleurer les séraphins tombés, s'il en reste... Les courtisanes de carrière et de vocation, en brique pâle et en bois dur, reposaient à peine leurs regards de femmes sur les tachettes rouges à toques noires et jugulaires d'or des grooms indifférents et las pour se remettre, muettes et dédaigneuses, à la disposition sans rigueur de cette inconnue algébrique, M. Miché. Les inévitables et illustres plaisantins usaient leur ventre pour faire couler de table à table et de salle en salle, un rire liquide, de la limonade, telle _fine_--ou quel champagne! Petite-fille d'une bouquetière historique, une vieille sorcière colportait des boutonnières et des fantômes de roses. Le patron hoquetait de client en client, par politesse et pour ne pas faire honte à son ami le prince X... ou le comte romain Y..., en bon copain très rond, très sûr, à peine sec--sur les prix. --Sais-tu, dit Rocaroc, la différence entre les lautars et les tziganes? Les lautars, c'est le coup de couteau, les tziganes, c'est l'empoisonnement. La valse lente, c'est le chloroforme. --Tiens! murmura lentement Bihyédout, tu es moins saoul! --La musique, mon ami, la musique. L'odeur, le dégoût! --Décidément, tu n'es plus saoul du tout! Dommage! --Dommage! Tu es gentil! Voulais-tu m'entôler? --Pas moi! Mais ça ne te ferait pas de mal. Ni à nous! Il n'y a rien de meilleur pour un voleur--tu permets?--que d'être entôlé. C'est un brevet de bêtise, partant, d'honorabilité. --Nous n'en sommes pas là, Bihyédout! --Parole! Tu n'as jamais été plus lucide! Mais pas fin! Nous nageons dans le succès. Conjurons le sort. Ayons l'air de ne pas faire exprès de réussir. Nos opérations sont sans risques. Pourquoi? Parce qu'elles sont illicites et criminelles. Pouvons-nous le proclamer à la face de l'Univers? Si nous avons une bonne et brave gaffe, bien stupide, bien humaine, nous sommes sauvés. Il ne faut jamais avoir la figure de posséder la pierre philosophale. Un sorcier? horreur! Un inventeur malchanceux? ah! le brave homme! un financier infortuné! un être génial! il prendra sa revanche! Et chacun de courir à sa réserve! le porte-monnaie n'a plus de fond! --Un simple mot, Bihyédout! ne puis-je pas m'entôler moi-même? --Tu te surpasses! Nous sommes deux, vieux! nous sommes deux!... ... Les violons râclaient plus bas: contractions de gorges et extases d'entrailles... Un rut contenu, maintenu, puis crissant et jaillissant, aigu, douloureux et bref, pleurait en communion de caresses inconscientes et larvées, en un ramas de simagrées mélodiques et sensuelles qui semblaient mimées par les notes et les gestes même des exécutants... Pas la moindre illusion, d'ailleurs... La gaze qui filtre, dans certains théâtres, le délice et la fatalité des morceaux de musique et des musiciens, le tamis nécessaire entre la moustache des exécutants et l'extase de l'assistance, la moustiquaire d'idéal, pour tout dire, n'existe pas chez Machin's. Les lautars sont comme chez eux, sont chez eux. Leur coup d'archet n'interprète pas: il commande, donne des indications précises et personnelles: c'est un _espéranto_ rauque, sensuel et brutal. Ils ne sont que des rastas en tenue parmi des rastas plus ou moins en civil, gigolos d'ordonnance à torsades et brandebourgs, qui aguichent et qui récoltent, qui surveillent et qui contrôlent. Les buveuses ne les regardaient pas: elles sentaient leurs yeux--sur elles--et en elles. --Ne crois-tu pas, murmura Rocaroc, qu'il faudrait tuer ça aussi, tout ça, tout ça? --Quoi, ça? _Ça_ mâle, _ça_ femelle? --Femelle! --Tu en as de bonnes! Autant nous enlever le pain de la bouche! C'est ça qui fait les mendiants, qui fait les tapeurs, qui fait les avares, notre clientèle entière, quoi! C'est ça qui fait pousser, germer, mûrir, éclater de dégoût, la honte, la peur de vivre, c'est ça, le ferment anti-social! Assassiner les prostituées! Sacrilège! Tu n'en as pas l'étrenne! On a essayé. Il y a eu cet imbécile de Jack l'Éventreur (qui était légion). Ils ont éventré de braves Irlandaises qui tout de même, dans Whitechapel, en donnaient bien pour leurs pence aux matelots ivres et aux policemen. Il y a eu une petite équipe, ici, qui a travaillé peu ou prou; résultat: on a guillotiné un Pranzini et un Prado, innocents comme l'enfant qui vient de naître (et tout le monde le sait aujourd'hui, même ces brutes de jurés qui acquittent depuis, à tour de bras, en présence même de l'évidence, histoire de présenter leurs excuses aux têtes inapaisées, dolentes et sanglantes du Levantin Pranzini et de M. Frédéric Linska de Castillon!) Au reste, la fille, ça repousse--et ça dure. C'est une maladie de langueur. --Allons-nous-en, dit Rocaroc. Ça ne me met pas en train. ... Les Champs-Elysées avaient l'air de retenir leur souffle et de fuir, en deux bandes serrées d'arbres et de verdure, devant l'invasion incessante et crissante des autos et autres voitures galopant vers le Bois. A distance, l'Arc de Triomphe de l'Etoile, tout petit, paraissait s'ouvrir de lui-même, tout exprès pour laisser le passage à ces monstres de fer teint, gantés et chaussés de caoutchouc. Penchés l'un sur l'autre, les monuments et les bassins mouraient, en clair-obscur. --Comme c'est triste! dit Bihyédout. Il faut sortir du bagne pour s'attacher à la grandeur, à la tendresse, à l'infini de ce paysage engeôlé! Et encore, toi, tu dois n'y rien comprendre: tu ne t'es pas évadé! Mais pour moi, ce sont les lacs, les entrelacs et les lacis de toutes les Guyanes avec les routes pour gardes-chiourmes français et indiens et les baraques, à droite et à gauche, où dorment, d'un œil, les guet-apens, les fers et les boucles!... C'est délicieux, tout de même. Il y a ce ciel en fil de Suède, ces coulées de vert-de-gris, de rouille et de terre de Sienne jouant avec du vert clair et du vert mélancolique, il y a ces désespoirs d'arbres et cette sérénité atroce; il y a ce paysage ancien captif dans une ville changée entièrement, possédée par les démons modernes et qui ne pense même plus à ses vieux otages, qui leur passe à travers le corps, à travers l'âme, en embardée, et qui ne leur envoie que ses enfants et ses vieillards comme en un autre préau d'asile ou d'hôpital. Mais, au fond je crois que ces petits lacs et ces vieux troncs à feuillages ne se soucient plus de Paris et qu'ils ont oublié la ville comme la ville les a oubliés. Ce sont des exilés qui causent à voix basse et qui font un bruit de limbes en se saluant. --_Super flumina Babylonis_, ne put s'empêcher de fredonner Rocaroc. Tu n'es pas gai ce soir, Bihyédout. --Ni gai ni triste. Mais ta citation est fausse. Les hommes, ça se fait à tout: ça peut mourir quand ça veut--ou à peu près! Et puis, si enchaîné que ce soit, ça n'a-t-il pas le plaisir de traîner ses fers et ses pieds, d'avoir, au son même que chantent ses entraves, je ne sais quelle ombre de mélodie, je ne sais quelle âpreté de souffrance vivifiante et je sais trop--et toi aussi!--quelle révolte de vie, de vie ancrée, oxydée, latente et gonflant son sang, de vie plus forte que sa destinée, de vie-espoir, de vie-volonté qui vous fait respirer du passé et de l'avenir, de l'avenir surtout, à pleins poumons, à poumons ivres, à poumons libres! _Super flumina Babylonis!_ Nous avons connu mieux et pis... De quelle sueur--pour ne pas parler de cœur--abattions-nous là-bas, près du Maroni, les arbres et les broussailles dorées? Nous imaginions, peut-être,--confusément,--que, ces bois fauchés et massacrés,--l'habitude!--nous apercevrions, de moins loin, dans nos rêves, les arbres familiers, nos arbres à nous, ceux de nos cimetières et de la route de notre clocher! Eh bien! vieux, c'est en m'évadant que j'ai découvert que les arbres n'ont pas de patrie et que, partout, ils sont amis à qui leur est ami, à qui a besoin d'eux. Ils avaient un signe--lequel? je ne le reconnaîtrais pas: je ne suis ni sorcier ni poète--pour m'indiquer, de proche en proche, un semblant de chemin dans ces horreurs de forêts vierges qui couchent les nègres et forçats marrons à la nuit et les fauves, singes féroces, serpents voraces et gypaètes--à perpétuité!... Ils se prêtaient même, ces braves arbres, à des escalades impossibles et à des retraites de repos, devant les dangers d'acier, de plomb, de griffes et de dents. Ils vous portaient et vous berçaient, comme des nourrices gigantesques aux mille bras, aux mille boucles, aux mille rubans de feuilles et de fleurs!... Ils ne pouvaient qu'être bons et divins, aspirant le feu et l'âme de la terre par leurs racines recluses et disant, quand le vent le leur permettait, bonjour aux étoiles, leurs sœurs, emprisonnées dans un ciel lourd derrière une grille de nuages... Ils consument une vigueur inutile qu'ils veulent nous transfuser, en prenant, de leurs aspérités providentielles, une goutte de notre pauvre sang et ils restent debout, comme s'ils étaient tous des grenadiers, en ne dansant pas assez, en ne perdant pas assez de leur frondaison parce que, mon cher, les arbres ne sont pas plus malins que nous: tout ce qu'ils espèrent, c'est d'être couchés un jour, pour de vrai! --C'est toi qui es saoul, pauvre vieux: tu es lyrique! --Lyrique! Je les entends, je te le jure, les salamalecs et les caresses du vent; il n'y en a pas beaucoup: c'est de choix. Les arbres de la Guyane conversent avec ceux d'ici et communient, en nostalgie. On ne leur demande plus rien, ni aide, ni ombre; on ne les connaît plus, on ne s'évade plus, on n'a même plus l'idée de lever leurs yeux vers leurs branches pitoyables pour entendre mieux pépier les petits oiseaux! Ah! je reconnais le souffle de mes arbres, des arbres du Maroni! Je ne suis l'ennemi des hommes que parce que je suis l'ami des arbres. On blague les singes qui passent au travers et par-dessus. Eh bien, moi! je voudrais être un je ne sais quoi d'arbre, une sous-racine, très bas, très bas, comme je le suis moralement, pour rendre à un arbre ce que je leur dois à tous! Et... et... Qu'est-ce qu'ils ont donc, les arbres à me dire de m'évader encore... M'évader?... D'où?... * * * * * ... Un coup de feu tiré d'un massif ne permit pas à Rocaroc de répondre à un Bihyédout vivant... Le promeneur était tombé le nez contre terre et déjà une nuée d'agents cyclistes s'abattait autour du cadavre et du survivant. Une seconde après, deux autres policiers en bourgeois accouraient, dramatiques, en hurlant: --Nous ne l'avons pas! nous ne l'avons pas! On est après! --Ça n'est donc pas monsieur? demanda l'un des premiers arrivés, en désignant, avec un respect subit, le Rocaroc stupide. --Monsieur?... l'assassin?... Ah! des fois, non! rigola un des civils. Et le second, secouant affectueusement le banquier, lui glissa: --Faut pas faire cette gueule-là, patron! On est un homme, pas? ... Une demi-heure après, le commissaire du quartier, mandé en hâte à son bureau, s'usait à réconforter le survivant: --C'est entendu, monsieur, les Champs-Elysées ne sont pas sûrs, mais à qui la faute?... A des gens comme votre macchabée, pardon, votre ami, pardon, monsieur le directeur, votre secrétaire général. Je me demande s'il faut vous l'avouer--oui, oui, il le faut..., pour diminuer votre douleur..., pardon, votre chagrin..., pardon..., votre saisissement..., bref, c'était un pas grand'chose. Vous ne comprenez pas? tant mieux!... C'était un bon employé?... Mieux?... un excellent collaborateur? Mieux encore? un associé? Plus? Une cheville ouvrière? Diable! Mais ça se remplace! Dans une grande entreprise comme la vôtre... Abordons, monsieur, un point plus délicat. Pardon, une fois de plus, mais Bihyédout, feu M. Bihyédout--ou soi-disant tel--ne m'était pas inconnu... Usurier, mais oui, monsieur, usurier, courtier d'usurier, faux courtier d'usurier... Oui, nous savons tout! Hélas! Et des mœurs!... Vous voyez là--et dans le lieu même de sa mort--la cause de sa fin! jetons un voile, oui, oui, pardon!... Je ne suis pas prude... Magistrat... parisien... lettré... le quartier... On comprend encore ça au bagne, mais ici, quand il y a tant d'occasions!... Comment? vous ignoriez? Ah! mon pauvre monsieur, comme je vous félicite! vous ne saviez pas que votre secrétaire-général était un forçat évadé, un certain _Défrisé des Panoyaux_? Elle est bonne! Nous le savions, nous: il était de la boîte! Sans ça!... Et je me permets de vous rendre hommage: le défunt qui nous a dénoncé tout l'univers n'a jamais écrit un mot sur vous, pas ça, pas ça, pas la moindre fiche anonyme, la peau, quoi!... Mais croyez-moi, il aurait pu devenir dangereux: il était beaucoup trop intelligent. Il nous faisait beaucoup de tort à nous, personnages officiels: il devinait, monsieur! C'est affreux! Vous, il vous aurait mangé aussi! C'était plus fort que lui: il fallait qu'il mît tout dans sa poche, les choses, les gens. Croyez-moi, monsieur, n'ébruitez pas cette affaire... Histoire de mœurs... Il était ivre, n'est-ce pas? ivre-mort?... Non?... Si... si!... Ivre-mort ou, du moins, au moment précis de la congestion... Non?... Accordez-moi qu'il titube... Vous êtes obligés de le quitter... Rendez-vous... rendez-vous d'affaires! Et alors arrive une de ces sales autos, qui fiche le camp, après, très vite... Allez vous coucher, monsieur, au plaisir!... La voilà justement, l'auto!... CHAPITRE IX LA SÉANCE CONTINUE. _M. Rocaroc à M. Capucino, Cayenne_ Mon cher Directeur, Vous m'avez vu, si vous m'avez regardé, pleurer un ami qui vous toucha, hélas! de trop près. Un même deuil m'étreint aujourd'hui. Vos fonctions vous ont permis de peu fréquenter le nº 14713, dit le _Défrisé des Panoyaux_: c'est l'objet de mes regrets et de ma douleur. Au bagne, j'avais peu remarqué l'individu: il n'était pas de mon équipe--et j'avais autre chose à faire. Mais, dès mon arrivée à Paris, il s'imposa à moi par une ingéniosité, une énergie, une éloquence, un esprit d'initiative et une bonhomie insensés. Je lui devrai la fortune. Inventeur, créateur de notre banque, il ne s'en occupait que de loin, et de haut, et se contentait de ses appointements de secrétaire général, qui étaient fort élevés, et de sa participation aux bénéfices, assez peu négligeable. Comme tous les hommes de génie, il s'en tenait à ses idées qui changeaient souvent et se multipliaient, au pas de charge, se souciant peu de leur application. Paul Chéry, pour le nommer, était une brute qui avait soif de néant et de ciel. Bihyédout (nom, pour Paris, du 14713) était un esprit qui--je l'ai su trop tard--n'avait soif que de l'ordure. Mais il ne m'a jamais fait que du bien. Passons. Moi, vous me connaissez, monsieur le Directeur: je ne suis ni bon, ni mauvais, je suis au _mitan_. Je vous vois sourire et murmurer: _in medio stat virtus_. Je ne suis, certes, ni vertueux, ni la Vertu (avec un grand V) ni même _une vertu_. J'ai pris ma part des péchés des hommes, mais tout est relatif, tout est _actuel_. Assassin et voleur, je prétends valoir n'importe qui et n'être pas méchant. Je me suis défendu, et me défends, _d'avance_, voilà tout. Vous avez, dans une de vos dernières lettres, blâmé la profession que je me trouve avoir embrassée. Je n'ai pas été désapprouvé par un de vos supérieurs les plus hiérarchiques et j'ai même eu la joie respectueuse et un peu amusée de vous faire décerner un honneur qui, au reste, vous était dû. J'éprouve la joie plus grande, plus humaine, plus qu'humaine et très pure d'avoir rendu service à ceux des hommes qui sont dignes de ce nom, qui veulent travailler, avoir des jours pleins et des nuits sereines. Oui, mon cher maître, la suppression des empêcheurs de goûter et de déguster en rond n'a pas une mauvaise presse. J'incarne la Fatalité ou plutôt nous l'incarnions, ce pauvre Bihyédout et moi, avec désinvolture. Mais mon triste associé devenait terriblement chimérique. Son idéologie tournait au lyrisme et à l'extase et, si j'ose l'avouer, un discours qu'il me débita à l'instant de sa mort m'épouvanta plus que sa fin même. Il n'est que le camouflage de son trépas pour m'avoir terrorisé plus encore. Imaginez que le commissaire n'a pas voulu encaisser et endosser le guet-apens et le meurtre. Il paraît qu'il y avait des à-coups et des dessous. J'ai compris les capitaines de gendarmerie qui utilisent des balles de Lebel dans des cadavres de bandits à primes et avancements, mais faire passer une auto sur la trace d'un revolver, c'est une opération judiciaire que je ne connaissais point. J'ai rendu quelque estime à ces voitures calomniées et, comme on ne sait pas ce qui peut arriver et que la disparition de mon associé me laissait des fonds disponibles, j'ai acheté une soixante-chevaux. A votre service, mon cher directeur! Mon malheureux ami était très parisien, très répandu, universellement méprisé et honni, c'est dire qu'on en parlait à tout bout de champ. Personne ne s'est inquiété des conjonctures où il avait perdu l'existence. Au fond, c'est un suicide comme celui de Paul Chéry, mais ici, c'est la Loi qui, éclatante et en grand apparat, rend, sans tête, un fou à sa chimère, là (c'est ici), la Loi fait écrabouiller un sage voluptueux pour l'enfouir sans bruit. Ah! la vie! mon cher directeur! la vie! c'est au dessous de la bêtise, de l'idiotie et du néant! C'est tellement sot que ça vous enlève tout sentiment et que ça ne vous laisse qu'une sorte d'égoïsme vaniteux et sentimental (ce qui n'est pas un sentiment). Au fond, je suis satisfait; bassement, ignoblement, d'être débarrassé de mes deux amis, Chéry et Bihyédout, heureux de les regretter--à en crever--et d'avoir à les regretter. Je me sens libre. Je ne me sens libre que maintenant. Libre parce que les affaires ne vont pas mal du tout. Libre parce que je n'ai plus ni hypnotiseur, ni conseiller cynique et bonasse, libre parce que je n'ai plus besoin de mon terrible cousin de ministre (j'espère que vous l'avez remercié pour votre rosette), libre envers mes victimes et mes employés. Car je continue à exercer mon industrie. J'ai charge d'âmes, d'âmes à délivrer--s'il en reste,--d'âmes à nourrir, avec le corps. J'ai hésité, j'ai interrogé ma conscience (mais oui!) et mon cœur (parfaitement!) Et nous avons eu, hier soir, notre mendiant quotidien (deux ou trois au nombre) et un type qui n'est pas pour me faire changer de main (vous verrez ci-après le gabarit du coco). Je vous avouerai, en outre, que j'ai besoin d'occupation et de distraction, que la méditation m'est lourde et insupportable et que j'ai trop de souvenirs pour un seul homme. Je fonderai, à l'automne, un journal gouvernemental, mais nous nageons encore en plein été et je tiens à posséder personnellement la moitié plus une des actions, argent comptant: j'ai peur de me soupçonner et convaincre d'ambitions politiques. La famille, voyez-vous! J'ai un cousin ministre. Pourquoi ne serais-je pas député? Vous m'avez rendu l'honneur--l'honneur d'un autre--et prêté une nouvelle vie--la vie d'un autre. Je suis un citoyen tout neuf, tout battant neuf, un électeur qui n'a pas encore servi, un éligible à la disposition des scrutins. Je vous dois tout--et la liberté qui est plus que tout. Vous êtes mieux que mon père. Passons. Ou plutôt, puisque nous n'avons pas encore quitté ce terrain, vous me laissez deviner que vous êtes, non fatigué, Dieu merci! mais las! et, si j'ose employer ce mot, un peu écœuré! Vous n'avez jamais profité de vos congés, vous les avez capitalisés: ça fait un assez joli tas de campagnes et d'annuités. Bref, vous avez droit à votre retraite: pourquoi n'en jouiriez-vous point? Et vous me permettrez de donner à ce terme: _jouir_ tout son sens, tous ses sens. Je connais votre tristesse et quelques-uns de vos chagrins. C'est une raison de vous secouer. La terre de Guyane vous est, depuis plus d'une année, aussi disgracieuse et dolente que le pavé de Paris. Vous n'avez plus aucune illusion sur la moralisation possible des forçats, des gardiens, du personnel administratif, de la colonie entière, voire de vos égaux et supérieurs hiérarchiques de Cayenne et de la mère-patrie. D'autre part, monsieur le Directeur, vous êtes jeune encore et plein de ce feu sombre qui veille et se conserve sous la cendre et qui doit se jeter sur l'existence pour ne pas se consumer soi-même et se détruire vainement, plein d'une énergie inemployée qui doit s'user en volupté et en action nouvelle, d'une bonté, enfin, à laquelle il faut un aliment et des objets inédits. Interrogez-vous bien, n'avez-vous pas envie de Paris, du boulevard, des cafés, des théâtres, de tout ce qui vous peut être oubli, distraction, rêve dans un passé très lointain? Et moi, et moi... car il faut parler de moi... Vous souvenez-vous du _Journal intime_ que vous voulûtes bien parcourir, à mon insu, quand j'étais à votre service. Vous m'avez serré la main, violemment, pour avoir lu, en tête d'un de mes cahiers, le cri de bête: «Oh! un ami!» Ce cri-là, actuellement, c'est tout moi! Je n'aurais plus le courage d'y ajouter des mots! Je ne pleure même plus. Il me semble que ce cri, c'est mon odeur--une odeur de mort, une envie, tout ce qui me reste de besoin d'existence, de besoin d'âme, de besoin! Eh bien! venez, mon cher Directeur, venez! ne vous en tenez pas à un préjugé grotesque: acceptez d'être secrétaire général de mon entreprise, mon directeur de conscience, oui, de conscience, mon compagnon de pensée, mon père, enfin, puisque vous êtes mieux que mon père. Toute la somme d'affection, de tendresse, d'estime, d'admiration et de respect que je n'ai pas eue à dépenser, hélas! tous mes bons sentiments, tout mon sentiment, je les situe en vous: je ne vous donne sans doute pas beaucoup, mais on ne donne que ce qu'on a. Dieu est trop haut pour moi: je m'arrête à l'homme que vous êtes, si homme et si âme. En outre, j'ai un aveu à vous confier: je suis résolu à faire le bien, à payer la rançon très large de mes opérations, à créer, autant que je le pourrai, un office personnel et privé de l'aumône éclairée et supérieure, de la fraternité réfléchie, un ministère du sourire et de la prière exaucée. Je veux reprendre sur les faux pauvres pour les vrais pauvres, sur les inutiles dangereux pour les inutilisés nécessaires ou simplement utilisables, sur les incurables pour ceux qu'on peut guérir, sur la plaie purulente pour la blessure touchante et noble, mais, n'est-ce pas? ne m'obligez point à devenir pompier: vous m'avez compris, vous acceptez? C'est le discours _in extremis_ de Bihyédout qui a triomphé de mes derniers doutes: ce bougre-là m'avait refoulé dans le vice et dans le crime, qui me faisait laver le sang dans de l'_extra-dry_ et du _whisky_ sans _soda_, qui me faisait oublier les vieillards assassinés dans de jeunes drôlesses terriblement vivaces! Et ce Méphisto à bedaine m'écrase de poésie avant de s'enliser dans l'authentique infini! Son lyrisme s'est, dans mes veines, transmué en pitié: c'est la seule poésie humaine... Mais je suis véritablement ému: je m'étends, je m'étends... Puisque vous acceptez mon humble proposition (ne dites pas non!) je veux vous faire un tableau de ma compagnie, je ne veux pas écrire ma bande. Je suis à la tête d'une centaine de bandits qui ont été très affectés--jusques et y compris les larmes--de la mort du _Défrisé des Panoyaux_. Il en est qui _ne voulaient plus vivre_ et qui, petit à petit, m'amenaient des recrues d'élite (lesquelles, pour rien au monde, n'auraient voulu coopérer aux agissements de Bihyédout et ne sont peut-être pas étrangères à son trépas obscur). Anciens et nouveaux se sont réconciliés sur le cadavre en me déclarant qu'après tout, j'étais «un autre costeau que le type, moins poseur, moins râlant, moins rechignant, plus distingué--et d'attaque». Ç'a été, pour la pègre, une délivrance, et pour moi, un nouvel escadron. J'ai deux cent cinquante exécutants (ou exécuteurs) sans mettre en ligne de compte les indicateurs, amateurs et le casuel. Une des branches les plus florissantes de mon industrie, est le duel, j'entends le duel entre duellistes d'une certaine espèce et qui représentent les spadassins d'antan, à cette différence près qu'ils sont, non employés à gages, mais sans gages et que leurs patrons intérimaires s'en défendent plus que de raison. En occupant ces gars entre eux, quelques-uns de mes clients ménagent leur légitime et je ne désespère pas d'arriver, de proche en proche, à réaliser cette admirable page de _Salammbô_ où les mercenaires se détruisent, malgré eux et en s'embrassant, jusqu'à la plus fugitive des ombres de leur ombre. Mais il faut encore un gros ordinaire de combats singuliers pour en gorger le public, nausée incluse, et le préparer à une hécatombe en règle où tout disparaîtra, avec les procès-verbaux de rencontre, témoins contre témoins, médecins contre médecins, armuriers contre reporters et marchands contre gendarmes. Ma clientèle est contente: ça continuera. Il faudra bien encore, un jour, après épuration, bien entendu (mais ça vous regarde, mon cher Directeur), mettre le feu aux asiles de nuit, bancs de nuit, hôtels à la corde, maisons d'aliénés, hôpitaux, voire, hélas! aux prisons, dépôts de mendicité, salles soi-disant de travail, refuges et ouvroirs. Il faudra, après examen préalable (c'est encore votre affaire) tirer des feux de salve sur les moignons d'humanité qui viennent aux casernes quêter les eaux grasses et les os jetés... Mais ne songeons qu'au bien. Je ne suis pas digne de m'y frotter. Déjà j'ai, en propre, des disponibilités monnayées très suffisantes, non pour récompenser le vrai mérite qui n'est rien, mais la pénurie méritante, qui est tout. Si vous vous refusez à ma demande, je suivrai les errements de Bihyédout, je me livrerai à un massacre à la Saint-Dominique ou à la Hérode et je n'aurai pas de fine douceur dans un remords opaque et sourd. Je réclame de vous un sacrifice immense et, quoique indigne, je vous offre un sacerdoce, le plus rare et le plus consolant qui soit. A bientôt, n'est-ce pas? mon cher maître et collaborateur, et sachez moi, d'un cœur régénéré et rasséréné par la gratitude agissante, Votre Feu B. de La C. CHAPITRE IX (_annexe_) LOUIS-NAPOLÉON SOLSEQUIN «Lorsque, sur le coup de sa quarante-deuxième année, M. Agénor-Constant-Eudoxe Solsequin connut la gloire d'être père, il n'en conçut (pour ainsi parler) qu'une fort spéciale vanité. Après un conciliabule anxieux avec deux de ses amis, militaires à la retraite et mécontents, il se rendit en cabriolet, en leur compagnie, à la mairie de Strasbourg, et déclara ne consentir à donner à son enfant légitime et du sexe affirmé masculin, que les prénoms de Louis-Napoléon-Bonaparte. Le scribe, affolé, sans en entendre plus long, alla trouver le secrétaire. C'était au temps où un prince, encore jeune, attendait dans la citadelle de la ville une mise en liberté triomphale et secrète. Le fonctionnaire, dûment appelé, prit le nouveau père par un bouton changeant de son carrick de cérémonie, l'adjura, le supplia. --Ennemi de la tyrannie bourgeoise.--(Tais-toi, tais-toi!) serviteur fervent des gloires de ma patrie, je veux que ma progéniture... --Notre progéniture! intervinrent les deux officiers. Le chevalier que voilà, le chevalier que me voici, nous insistons, monsieur!... Le folliculaire usa des grands moyens: il mena le maigre cortège de cafés en brasseries, usa des sobriquets, appelant celui-ci Kikele, cet autre Feiffel, ce troisième Kartoffle; sa triste victoire raya le vocable Bonaparte, sous le prétexte--soutenable--que c'était un nom de famille (il fallut saluer) et non un prénom. --Tu comprends, avait conclu Agénor-Constant-Eudoxe, je n'ai pas eu le bonheur de mourir pour Sa Majesté l'Empereur et Roi (ici, les deux ex-demi-solde avaient pris la position), je vieillis en péquin de quatrième classe, je veux que mon moutard recueille, avec le fruit de mon inaction, la fleur de mon désir de gloire! A la vôtre! Ce vœu, comme les autres, ne se réalisa point. Le jeune Louis-Napoléon téta dans l'insignifiance, se sevra indifféremment, marcha cahin-caha, moucha là et ci, prit ses lettres où ça lui chanta, bêtifia, ânonna, bâtonna, truffa de pâtés sa ronde et sa bâtarde, chanta à faux ses racines grecques et son histoire sainte, lemme par lemme sa géométrie, équation par équation son algèbre. Son bachot lui fit l'effet d'une longue médecine. Pour fuir le collège et la Faculté toute proche, il s'engagea, histoire de guerroyer en Crimée, et ne fut pas trop fâché d'être laissé dans une compagnie de dépôt, à Pontarlier. Il emporta, du régiment, un galon de premier conducteur, un certificat de bonne conduite, un congé de semestre renouvelable et un grand dégoût des responsabilités. Il entra donc au ministère de la Maison de l'Empereur avec le grade immérité de rédacteur et fit tellement remarquer son silence appliqué, son insignifiance laborieuse, son infatigable néant, qu'il connut, sans s'en étonner, les plus rares avancements. Certains de ses collègues et de ses supérieurs le craignaient comme mouchard avéré, d'autres comme révolutionnaire puissant. Grognard à l'envers, il ne murmurait jamais, marchait à pas très courts, ne faisait pas de zèle, était juste assez poli pour se faire redouter de tous. Les évènements de 1870-71 ne lui offrirent ni occasion d'héroïsme ni excuse de lâcheté. Lieutenant aux compagnies de marche de la garde nationale, il commanda, sans morgue, sortit--et rentra. Après la Commune, qui le respecta, il reprit ses fonctions au ministère des finances, poursuivit une carrière plane et heureuse et ne se réveilla de son calme labeur que lorsque la nécessité de caser un sous-chef adjoint de cabinet lui fendit l'oreille, à lui, Solsequin, à la soixantième année de son âge, l'an 1896 de l'ère vulgaire. Chef de bureau, chevalier de la Légion d'honneur, officier de l'Instruction publique et du Mérite agricole, chevalier de l'ordre de Léopold et de la Couronne d'Italie, titulaire de la médaille d'or de l'Encouragement au Bien, chef de division honoraire et membre associé de l'Académie des Beaux-Arts du Yucatan, Louis-Napoléon sentit, du soir au lendemain matin (très tôt) que ses titres et dignités ne valaient que sur un billet de faire-part et qu'il n'était pas encore du bois dont on fait un cercueil et un mort. Malgré le besoin de travail qui lui remuait la main droite, il eut assez de dignité professionnelle pour ne pas louer à des particuliers le reste des services qui étaient reconnus et pensionnés par l'État. Il frémit à compter ses revenus et capitaux dont jamais il n'avait eu cure, et, résigné à vieillir, étant vieux, à croupir dans sa retraite, étant retraité, il prit la canne de ville--bâton du pèlerin moderne,--quitta ses lunettes de fonctionnaire, et, pour la première fois, ouvrit ses yeux libres sur un bref univers. Tout de suite, il fut ébloui. Ses voyages, ses voyages d'agrément, étaient demeurés administratifs. Il s'en était remis à des guides, à des Compagnies, à des maîtres à admirer (en petit texte). A peine si, par habitude, il avait à chercher à établir si une proportion était juste ou une impression exacte, à un mètre ou un point d'exclamation près. De ses traversées de Paris, il ne gardait que l'impérieux et éternel dessein de trouver ce plus court chemin d'un point à un autre qui, en style noble et chimérique, se nomme la ligne droite. Il avait toujours maudit, sans phrases, les architectes et archéologues qui obstruent les routes naturelles de maisons, palais, monuments et autres obstacles. Il avait toujours eu un but: son devoir; un départ: son appartement; une halte: son restaurant. Rien ne lui appartenait plus, pas même ses sujets de conversation, si étroitement liés à ses fonctions et à ses collègues; il n'avait plus la ressource, possible et chère au temps d'Henri Monnier et de ce Balzac, de rôder en revenant,--en revenant--bon,--autour de son bureau et de son pupitre, histoire de mettre au courant un successeur inhabile à jamais. Les règlements vous fendent, aujourd'hui, l'oreille pour de bon. Puisqu'on s'est donné la figure de travailler, on travaille, de naissance, sans méthode, sans finesse, sans tradition! Pouah! La mort dans l'âme, M. Solsequin s'avoua son ravissement de découvrir la Nature, le soleil, l'ombre et Paris, et prolongea son délice. Des comparaisons se nouèrent en son esprit entre ces paysages ressuscités et d'autres sites qu'il avait honorés de sa présence, sans y attacher d'autre prix. De fil en aiguille, il reporta toute son admiration affectueuse et passionnée sur l'air de la ville et sur son ciel qu'il huma, d'un trait, les yeux fermés. Le soleil, très doux, lui était fraternel et câlin, le ciel, en fumée de nuages, se glissait sous ses paupières closes; un parfum d'antiquité humble, familiale et fine le pénétrait, sous ses vêtements bourgeois, une senteur marine l'enserrait, et, de biais, une immense onde de lumière, de science, de sourire, de besoin et de satiété bruissait autour de ses oreilles et de son chapeau haut-de-forme. Il cilla, pour s'orienter. Il se repéra au goulot de la rue St-Martin, jouxte la Seine. Une grosse et grise église minable le menaçait de sa proche ruine, au flanc de laquelle s'accrochaient un échoppe de bijoutier en vieux, faux, et une boutique de bistro-savetier, une église où, pour entrer, il fallait avoir bougrement besoin de prier! Cette masure sacrée se passait d'ornements extérieurs: elle avait les plus beaux saints du monde. Une double voûte de mendiants des deux sexes montait autour des escaliers, accotés, vénérables, sans niches et bienheureux, nimbés d'un clair soleil et d'une ombre sublime, tout en argent doré sous une patine d'un vert-de-gris qui ne s'obtient qu'en mille et quelques années, au fond de la mer. Les barbes sales, les yeux absents ou chassieux, les cheveux, les crânes, les loques, les moignons, tout était auguste, tant la sérénité de cette détresse était drue, d'ensemble et bien encadrée. Le chef de bureau resta béant. Il n'avait jamais connu l'envie. Les ministres, les gouvernements, même, s'étaient succédés au-dessus de sa tête sans qu'il y prît garde. L'admiration et la rancune n'avaient pas trouvé place en son âme. L'amour!... L'amour, ç'avait été une déception incessante et cette lèpre de mépris doux, de dégoût tendre qu'on remet sur sa chair après une expérience de plus, en attendant une nouvelle preuve et un autre vomissement... Cette fois, M. Solsequin maudit les hommes et les Dieux. A soixante et un ans, il découvrait le secret de la vie! Il se rappela confusément la fable persane de la chemise de l'homme heureux, lequel, comme chacun sait, n'a pas de chemise. Il considérait cette grappe argentée, empourprée, ensoleillée, incrustée et sacrée d'êtres sans feu ni lieu qui avaient tout le feu de Dieu, tout le lieu de Dieu. (En fait, qui pouvait fréquenter cette église?) Les pauvres ne tendaient pas la main, ne marmonnaient ni patenôtres ni suppliques, semblaient seulement éternels et béats... Louis-Napoléon rentra dans son confortable entresol de la rue du 29-Juillet, l'esprit en berne--et le cœur vibrant. Il s'affaissa en pleine méditation. Il aurait été sauvé si les misérables lui avaient pu inspirer quelque commisération. Il eût donné toute sa fortune pour n'avoir que pitié, pour avoir pitié. Non: c'était l'envie qui le tenait sous son talon nu, l'envie et sa saveur empoisonnée, l'envie de la boue, l'envie de la crasse, avec des fossettes de rire et des trous de soleil. Huit jours après, l'appartement de M. Solsequin avait un autre titulaire ou sous-locataire; les meubles, objets d'art et d'utilité s'étaient envolés, contre des prix modiques, et Louis-Napoléon connaissait les joies du vagabondage sédentaire, éprouvait la volupté amère des refus bourgeois, des bourrades, anathèmes, blessures confraternelles de ses compagnons d'infortune: il possédait enfin la rue, la ville, la nature gentille ou irritée et même l'état de nature, au plus profond, au plus inespéré... Il n'avait pas encore soixante-deux ans mais, heureusement, ses mornes traits en marquaient près de soixante-quinze. La sagesse de son régime accusait les privations. L'éclat de son regard amusé et curieux attestait la fièvre de faim. Le tremblement de la main, inaccoutumée à toujours être tendue et creuse, témoignait de la honte la plus honorable, la plus sincère, la moins voulue. Sa place au soleil--et à la pluie--une fois conquise, le nouveau mendiant amateur se tint pour le plus heureux des hommes. Il riait en songeant aux fakirs de l'Inde, aux stylites d'Egypte, aux lazzaroni mêmes et aux ermites. En plein Paris, le rêve et le couvert! En plein Paris, la psychologie peu ou prou désintéressée de la foule et de l'élite, le défi au baromètre et aux conventions sociales, l'ironie incessante, l'espoir sans fin, la déception espérée, le dédain, le dégoût, la pitié de l'apitoyé, tout le jeu des prévisions et des enquêtes brèves, la connaissance approfondie de l'inconnu journalier, la perception de fautes meurtrières et de crimes secrets, une sorte d'apostolat qui absout à la muette, une sorte d'inquisition policière qui se tait; le chef de division honoraire démissionnaire eut toutes les lueurs sans reflet et toute la science humaine. Jamais il n'éprouva le désir d'intervenir, de dépouiller sa défroque d'invalide, de rendre service, au centuple, de devenir Providence en gros, après avoir joué au mauvais pauvre, en détail. Des conversations--il faut bien se lier--avec des voisins mâles et femelles, lui révélèrent les dessous des abîmes, les trappes de la déchéance, les oubliettes des culs-de sac. Sa bonhomie grave, prud'hommesque et distinguée, un reste obstiné d'éducation, une instruction juridique, fort appréciable en ce milieu, lui attirèrent vite, malgré lui, une vénération très consultée, des propositions de toutes sortes--et comme une autorité. Il redevenait chef de bureau--en plein vent--et de quel bureau! roi constitutionnel d'une cour des Miracles laïque, empereur de Truands truqueurs sans malice, sans maléfices, sans tradition, pape de fous trop sages et mieux que sages, sur l'œil, quand il leur en restait, aux aguets quand ils avaient des oreilles et des jambes, très sots et très abandonnés, pour dire le vrai. De-ci, de-là, on voyait passer de loin les riches, les puissants, les farauds de la corporation. C'étaient ces automobilistes feignants de culs-de-jante, gantés de fer, en aristos, et redressant leurs torses impeccables au-dessus de leur char de victoire (qui leur sert aussi de coffre-fort). Fous, gars romanesques et romantiques à passé glorieux ou simplement passionnel qui laissèrent leur jambe à un boulet de tel calibre et à la bataille de tel jour, à cette mine que vous savez bien ou à la cuve d'acide sulfurique du mari jaloux et traître d'une beauté--qui en mourut d'ailleurs... C'étaient ces merveilleux orientaux, cuits dans mille aurores et cent mille canicules, qui font chatoyer leur peau et leurs oripeaux comme une écumoire exotique et qui ont une armée de dents pour mieux prouver, en un sourire d'enfer coloré, qu'ils n'ont pas mangé et qu'il leur faut manger: Arméniens qui mêlent le patriotisme au besoin et qui font redouter le couteau, Hindous qui ont bien soin de ne point se faire comprendre ou entendre et qui portent, dans les plis de leur turban, le choléra, la peste et la malédiction bouddhique, Chinois échappés à leurs supplices pour les réserver aux tièdes bienfaiteurs européens, Japonais naturellement espions, sûrement généraux et qui imposent, du fait seul de leur nationalité... Des aveugles errants avaient un coup de leur bâton ferré plus profond, plus majestueux que de coutume, pour humilier leurs confrères au repos qui s'embusquaient au lieu de prendre la route de Dieu, de se confier aux secrets des chaussées et des carrefours et de demander pour une traversée difficile, et connue par cœur, le bras d'un brave homme qui vous laisse un sou dans la main. Des Polaques bleus ou filasses se hâtaient en ricanant: ils n'aimaient pas les églises où on les battait jadis, pour le moins, et ne tenaient en estime que la mendicité à domicile, les braves escaliers d'anxiété, de rêve et de surprise, en mettant dans la réserve les donateurs habituels et les patronages confessionnels dont on peut tout exiger, en les assiégeant--à cause des journaux. Mais ceux que préférait Solsequin, c'étaient les pauvres honteux. Ah! que ces braves gens se donnaient de peine pour avoir l'air pauvres, honteux, fiers et dans la peine! Rasés à faux, blanchis aux deux-tiers, un œil fermé et l'autre hagard, mi-hérissés, moitié bien propres, ils exhalaient l'odeur de l'absinthe qu'on avale, pour n'avoir pas à manger, et de la peau sèche, pour ne s'être pas lavés exprès, histoire d'avoir eu à boire toute son eau! --Allez, allez, mes petits agneaux! songeait le neuf indigent. Si je vous avais connus plus tôt! Et il nourrissait de la haine contre les habits bourgeois et le ruban rouge qu'il conservait, bien dissimulés, pour le jour où toucher son trimestre de pension. Les filles avaient des airs à la fois familiers, respectueux, consolants et superbes parce que, n'est-ce pas, ces types-là, ç'a pu être des clients, c'est p't' êtr' soi qui les a foutus là, et que tout d'même, soi, on n'en est pas là, et qu' si on en était là, y a la Seine qu'est pas très loin!... Mais comme il suffit d'être mendiant d'église pour être vieux, centenaire _in-partibus_ et jeteux de mauvais sorts, ces demoiselles se signaient et avaient des générosités diverses. Les souteneurs--dont on médit--étaient là pour offrir un verre: --On ne sait pas c'qu'on d'viendra et on est pas tous aveugles, pas? On peut encor' s'r'filer celle-là et celle-ci? C'est pas sérieux, ça fait des magnes! Et puis un homme d'église! Il y avait même des agents qui étaient charitables, et des domestiques qui avaient une bonté rare, ouatée de déférence. ... Solsequin passait cependant, tout doucement, de la conception de l'ordre à l'anarchie, du type de Joseph Prudhomme à celui de Thomas Vireloque (il restait dans sa littérature et son temps) lorsqu'un affreux évènement changea la courbe de ses desseins et de sa destinée. Ce ne fut pas un de ces cas foudroyants qui se suffisent à eux-mêmes et qui, en couchant leur victime, une fois pour toutes, ne laissent pas demander d'explications. Ça commença par un sourire, un sourire que le mendiant lâcha sur sa main et sur le décime vert-de-grisé que cette main venait de recevoir--dévotement. Le Monstre-Avarice venait de pénétrer au tréfond le plus secret de l'ex-fonctionnaire. Notre ami s'amusa d'abord, devint sérieux--et très sérieux, se passionna, s'affola. Il quémanda avec détachement, avec insistance, avec l'affaissement le plus impérieux, avec l'impatience la plus obsédante... Il ne fut bientôt plus que de la soif, la soif de l'or--et de moins. Il s'était mis, en un soir de lucidité, à épeler son nom comme on décompte le numéraire: Louis, Napoléon, Sol, Sequin: tout ça, sa personnalité, son être, son âme, c'était monnayé, c'était de la monnaie précieuse, de l'appoint, du billon, du change. --Voilà donc pourquoi, songea-t-il, je ne me suis jamais intéressé à rien! Je n'étais pas un homme, j'étais du métal anonyme et roulant. J'ai pris une des effigies, malgré moi, où j'étais coulé et voilà! Ça fait une créature! Heureusement, on se venge, on se recrée. Mais ne suis-je pas trop vieux? Bah! les plus vieilles pièces sont les meilleures! Il négligea, dès lors, ses clients gratuits, sa popularité et sa gloire. Il fut le «malheureux» pourchasseur, aux larmes toutes trouvées et qui, à tout instant, n'a pas mangé de trois jours. Il exagérait--en mieux: il n'avait pas mangé de la semaine. Et comme il ne sentait pas la boisson, il touchait par une sincérité apparente. Il buvait cependant, par nécessité. De-ci, de-là, il lui fallait écouler son cuivre--contre des ors. Cette opération se passait dans les _bouchons_ proches de l'Hôtel de Ville, du Châtelet et de la Bastille où les conducteurs d'omnibus, autobus et autres tramways viennent, eux aussi, troquer leur recette--en trinquant. --C'est encore vous, père la Fripe! disait-on au chef de division honoraire, qui souriait avec déférence et serrait sa pièce rare comme s'il l'eût volée. Car, avant tout, il voulait des Louis XVIII à collet, des Premiers-Consuls, des doubles louis, des Victor-Emmanuel à queue, voire des Ferdinand VII, des Charles IV d'Espagne, des Charles III qu'il acceptait avec reconnaissance en dépit du tableau des effigies à refuser, même des Louis XVI, des Louis XV, des autrichiennes, des napolitaines, des persanes, tout, tout!... Il avait converti sa fortune en numéraire hors de cours, acheté, lentement, à bon compte,--et son désir maniaque, son extérieur minable, avaient décidé les caisses publiques à lui conserver et réserver les rossignols, pour sa pension. Il connut des nuits d'ivresse infinie. Dans son taudis de la rue Cloche-Perce, il couchait avec son or, sans le compter, en s'y vautrant. Il s'y perdait, écorché, béant, écrasé, presque sans souffle. --Il me retrouve, râlait-il, je ne suis pas encore au complet mais je revis, je commence à vivre! Ah! ah! _ils_ m'avaient volé les neuf dixièmes de mon individu, mais ça revient, ça revient!... Quand donc n'y aura-t-il plus rien de ça, de ça, de ça (il se martyrisait le corps, la face, les membres), de cette sale chair, de ces sales poils, de ces sales yeux, de cette sale peau, quand donc n'y aura-t-il plus rien de ce sale cœur! quand donc ne serai-je plus que de l'or, tout en or, rien que de l'or, de l'or comprimé, de l'or solide, de l'or glauque, stupide, tout l'or, quoi! Plus affaissé au petit jour, l'œil morne, du reflet de son rêve, il reprenait sa faction, en attendant, la main plus emplie, l'estomac plus vide, de se livrer au songe incessant. Mais les dieux veillaient, les dieux vengeurs! Un matin, les jambes dédaignées se refusèrent au travail, la main ne voulut plus se tendre, le grabat retint le corps évanoui. Louis-Napoléon eut un sourire, leva les yeux sur sa pauvre chair et retomba sur sa couche, satisfait et enthousiaste Ça disparaissait! Encore un petit effort, dans le néant, et il n'aurait plus d'apparence humaine! Il s'enfouit plus profondément dans son or, en gigotant et prit l'esprit de son lourd linceul. De menus soubresauts remuaient les pistoles. --Ah! pensait-il, je commence à sonner! Comme c'est plus joli, plus fin que la parole, le chant et la musique des orgues! Encore! encore! C'est comme si j'étais les cloches de mon enterrement et de mon service alors que j'étais homme, des cloches en or, une cloche immense et intime en vieil or, en or ému, en or câlin!... Il souffrait cependant, épouvantablement. Il entendait des bruits de pas, et même ce bruit de pas qui s'étouffe avant de s'arrêter, suivi intelligiblement d'un bruit, si j'ose dire, d'oreilles espionnes ou charitables qui veillent, qui aspirent, de l'autre côté d'une mauvaise porte. Il pouvait encore crier, appeler. On l'entendait seulement parler, se parler à soi, rien qu'à soi. Il disait: --Oui, on pourrait me sauver. On le devrait. Je me le devrais. Je n'ai que soixante-dix ans et je n'ai que de l'épuisement. Mais sauver quoi? Ma carapace de vieillard, ma carapace répudiée? Mais qu'ai-je de commun avec l'espèce humaine? On ne me comprend pas. On ne comprendrait rien à mon cas. Ils ne comprendraient rien à mon être en or, à ma statue vivante et bruissante! Ces êtres-là, ça répand l'or au lieu de se l'amalgamer, ça le dépense, ça en attend des remèdes, des joies au tas, du pain, fi!... ... Et c'est ainsi, monsieur Rocaroc, que votre agent n'a pu poignarder qu'un cadavre déjà froid et ne vous apporter qu'un or sans défense qui n'avait pas encore fait corps avec la pourriture abandonnée. Ne niez pas: c'est moi qui avais écouté et deviné,--et c'est moi qui ai entendu et qui ai suivi, épié, retrouvé votre émissaire. J'ai même eu le loisir, puisque le défunt or-vivant était redevenu M. Solsequin, chevalier de la Légion et chef de bureau en retraite, de lui faire les obsèques décentes et rendre les honneurs civils et militaires auxquels il avait droit, avant son long caprice. Vous ne me remerciez pas? Tant pis. J'aurai le plaisir de solliciter de vous une entrevue après demain, à trois heures et vous ne ferez pas attendre une femme, une jeune fille. J'ai une interview à vous demander et quelque argent à vous reprendre, celui de mon malheureux voisin de la rue Cloche-Perce, en particulier, pas pour moi--pour des amis inconnus qui en ont plus besoin que vous et moi. Nous causerons en camarades. En attendant, croyez à mes sentiments les plus distingués, JULIETTE-ELISABETH BÉLIER. Rocaroc, le papier lu, demeurait stupéfait et haletant. --Heureusement, insinua-t-il, que j'ai déchiffré le gabarit avant de l'avoir envoyé à Capucino! ç'aurait été du propre! CHAPITRE X PENTHÉSILÉE Le directeur unifié de la Banque anti-collectiviste considérait avec une ironie battante et une hauteur effrayée sa blonde interlocutrice. --Oui, c'est moi, disait-elle. On peut s'asseoir, pas? Pas vous, vous êtes _assis_,--d'avance. Je ne vous ai pas laissé le temps de vous ressaisir? Excusez-moi: vous n'aviez qu'à me lire plus tôt. Et c'est ce que je voulais: vous avouez! Ah! les hommes forts! Rocaroc ne trouvait ni mot ni salive. Des réminiscences littéraires lui venaient en même temps que les pires fureurs. «Non, non, disait-il, intérieurement, à un bien proche fantôme, tu n'es pas mon mauvais génie, celui qui apparaît à Brutus dans _Jules César_, tu n'es pas ma conscience habillée en juif, comme ce qu'est obligé de tuer Fabiano Fabiani dans _Marie Tudor_. Qui es-tu, pour parler?» Puis, tout à coup, une illumination facile: une femme, c'était une femme, rien de plus! Si! c'était _la femme_! La Femme! Il n'en bougeait plus. Ah! elle pouvait dévider son écheveau, conter ses histoires de revenants et ses histoires de mort, railler, gronder, menacer, elle pouvait affirmer qu'elle tenait sa tête à lui, Rocaroc, entre les mains, jouer avec cette tête et s'en jouer! Rocaroc ne savait plus rien que ceci: il y avait là une femme--et lui. D'un regard sanglant et d'ensemble, il avait répété et détaillé la visiteuse, des frisons blond-roux, sous le chapeau rose, aux talons mordorés et usés, arqués sous la jupe tailleur feuille-morte, les yeux étrangement clairs, le nez tout juste assez long pour flairer, la bouche fine et lasse, le menton de volonté meurtrie, les oreilles de patience et de divination, le cou de Madone et de guillotine!... Mais le corps! nom de Dieu! le corps! il le connaissait si bien qu'il lui fallait faire la preuve, pour soi, qu'il ne s'était pas trompé! Dans les gestes de la discoureuse, il découpait les mains, fermes et sages; il cueillait les cils aux regards et, des reproches, ne gardait que les dents. Il se sentait affreusement, voluptueusement sourd... --Je suis Juliette-Elisabeth Bélier, disait la jeune fille. Ça n'est pas un nom très illustre? Ça viendra. Comment j'ai découvert l'existence et la mort du père Solsequin? C'est simple! Nous habitions la même maison. J'ai toujours eu l'esprit expérimental. Tenez! quand j'étais toute petite, ma grand-mère s'est éteinte, la pauvre sainte femme! J'ai demandé après elle. On n'osait rien m'avouer: j'étais une gosse si sensible! Un jour, enfin, quelqu'un m'a marmonné: Ta grand'maman, Lili..., elle est au ciel! --Au ciel? bonne-maman? fis-je, je vais voir! Et je montai sur une chaise pour regarder dans le ciel si je la retrouvais, bonne-maman!... Dame, n'est-ce pas?, puisque l'eau est transparente, pourquoi le ciel, qui se laisse prétendre plus limpide et plus pur que l'eau... Passons. Mais n'est-ce pas le génie de l'investigation scientifique inné? Génie ou démon, peu m'importe... J'étais si curieuse qu'on m'a crue appelée à devenir savante. Toute l'instruction qu'on m'a infligée... ah! cette instruction trop complète, trop jolie, trop attisée, trop peignée, j'en suis encore malade. Je me doutais déjà de l'inutilité de tout ça quand j'étais en carafe, dedans. Mes pauvres parents qui se tuaient ou se faisaient tuer... --... Se faisaient tuer? interrompit Rocaroc, qui se sentait mieux. --Passons! continua Elisabeth, Mes pauvres parents, donc, se saignèrent aux trois veines qui leur restaient. Résultat: mes brevets me servirent à m'engager en qualité de cible vivante au service d'un manager américain de troisième ordre. --Cible vivante? répéta machinalement l'autre. Cible vivante! --Oui, vous ne connaissez pas? C'est le rôle du jeune Tell en travesti mais plus dur. Il s'agit de se faire encadrer, les bras tendus, le corps raidi, la tête haute, les talons réunis, d'un tas de flèches, poignards, haches d'abordage, sagaies empoisonnées, harpons, alènes de cordonnier, aiguilles à tatouer et éperons de cow-boys! Il n'y a pas d'apprentissage parce qu'il pourrait y avoir des responsabilités: l'acier, n'est-ce pas? c'est fait pour entrer dans les chairs, surtout quand c'est lancé de loin, à la volée!... Donc, on recrute au petit bonheur, des filles de sang-froid et de bonne volonté qui se cuirassent, moralement, bien entendu, qui se préparent à la mort en se jurant bien de vivre et alors... --Alors, vous n'en êtes pas morte, dit glacialement Rocaroc, heureux d'être à la conversation et de pouvoir redevenir glacial. --Je n'en suis pas morte et je n'en ai même pas vécu. Car, dès mon arrivée à New-York, je fus gardée au lazaret et rembarquée avec les _individus immoraux_: je n'avais pas assez d'argent sur moi et mon contrat de travail me condamnait. Je ne me plains pas. Il est dur d'être chassé d'une terre où l'on a consenti à traîner une existence d'esclave, il est atroce d'être mêlé à un troupeau dolent de malfaiteurs et de prostituées quand on est honnête, ivre de labeur--et vierge... --Vierge! clama le directeur Vous l'êtes encore! --Mais oui! dit Lili Bélier. Ne raillez pas! Ce n'est pas la question. Son accent était si sincère et si péremptoire que l'interlocuteur resta tout bête et c'est le mot. Il se tut, pour prendre son élan. --Certes, poursuivait Juliette-Elisabeth, j'ai d'abord beaucoup pleuré. Ensuite, je fus infiniment heureuse. J'étais initiée, d'un coup, à la grande pitié. Brebis galeuse d'adoption, je m'assimilais l'âme torve et puérile des pauvres gens désemparés qui s'en revenaient avec moi dans une patrie hostile et qui étaient comme des relégués de partout, des relégués chez eux, des interdits de séjour universels, des repris de justice par fatalité et des criminels de droit commun par raison d'État. Il n'y a pas de quoi rire. --Je ne ris pas. La petite sœur des pègres, fichtre! C'est toute une carrière. J'espère que vous avez continué à Paris. --Si j'avais continué, je ne serais pas ici, comme j'y suis, en justicière. Pitié n'est pas complicité. Celui qui vit continûment dans le crime a une patrie, le crime; une nature, le crime. Il ne cherche jamais à s'évader, même s'il s'est évadé d'ailleurs: il n'en a pas besoin; il est partout dans ses meubles! Elisabeth-Juliette, venait de se révéler étrangement institutrice. A peine si quelque saveur peuple avait égayé sa morale: feu B. de La C. n'écoutait pas: il parlait pour se donner l'illusion de n'être pas tout entier et tout de suite la brute déchaînée, pour ne pas rugir, pour se donner le temps de se précipiter: il avait peur du ridicule et voulait, montre en main, avoir eu au moins le temps de faire sa cour. --Tenez, poursuivait l'apprentie-violée, ce que je vous reproche surtout, c'est Solsequin. Je ne sais rien de vos autres méfaits mais je les pressens: c'est à un enchaînement de terribles desseins et d'actions effroyables que l'on doit des choses comme... --Prenez garde, je n'aime pas beaucoup les réquisitoires. --Réquisitoire sans la moindre sanction pénale. Je ne dénonce pas. Je vous dirai plus: je déteste les lois, la loi. C'est injuste, c'est inique, c'est d'une partialité équivoque, c'est sale... --Et ça _sale_! plaisanta l'ancien forçat, inimaginablement fier d'un calembour ignoble qui lui prêtait du sang-froid. --La loi, allait Mlle Bélier, c'est le tablier des valets de la société; on cache ses taches derrière, on s'essuie dessus, c'est paravent, torchon, masque, étouffoir, bâillon, étrangloir, mouchoir--et pis! D'ailleurs, il n'y a que des lois; la _Loi_ n'existe pas. Je connais quelqu'un qui, si on l'arrêtait au nom de la Loi, demanderait simplement--Laquelle? --Et on lui mettrait les menottes, répondit Rocaroc, par habitude. --A qui? à la Loi? éclata Élisabeth. Il peut remarquez-le, se trouver une Déesse-Loi, comme il fut une Déesse-Raison! Rocaroc, qui avait su longtemps, à son grand dam, ce qu'était la Loi, se souciait fort peu de la Raison. Possédé d'une force singulière, il avait l'impression que les sons qu'il émettait lui venaient du dehors, qu'ils se collaient à ses lèvres et qu'il ne les avait pas mâchés! Il se sentait tout grondement, tout tonnerre, tout orage. Cependant il parlait: --Alors, si vous méprisez la loi, que me voulez-vous? Comment êtes-vous venue me trouver? De qui êtes-vous détective? Je dois avoir des concurrents! Mon secrétaire général est mort de la main d'un ennemi inconnu. Le représentez-vous, l'ennemi? --Connais pas. Je ne vous connais pas vous-même. Mais j'ai suivi l'homme qui était entré chez Solsequin. Je l'ai vu entrer ici. Il était sorti de la rue Cloche-Perce très chargé de butin. Il est sorti d'ici, les mains nettes. Un homme mal mis qui a fait un mauvais coup, qui vient dans une grande banque, ensuite, par une porte secrète--je suis renseignée--qui s'en va, léger et souriant, prête le flanc à deux hypothèses: ou bien il a effectué un dépôt, ou bien il a rendu des comptes, après avoir agi par ordre. Ou bien la banque qui a accepté une somme très considérable, en or, d'un monsieur en loques, sur laquelle elle n'avait aucun renseignement, est une banque véreuse et malpropre--ou bien le voleur en question n'a pas fait de dépôt, a été, par un couloir dérobé, trouver le Directeur, lui a rendu compte d'une mission, lui a remis les fonds dont il était porteur--et ce directeur est un chef de bande et de bandits. Comme je vous l'ai dit, je ne déteste pas les bandits: la société est si mal construite, les femmes si malheureuses... (Et j'ai toujours entendu conter que les bandits n'étaient pas méchants envers les femmes). Mais encore faut-il que ces bandits se piquent de justice, de générosité, de reprise individuelle et sociale et fassent le bien, à foison! Rocaroc n'avait perçu, dans son délire, de tout ce morceau, que le mot _femmes_. Pourtant son autre moi se crut obligé de jouer le galant et d'habiller un peu son instinct, son besoin. --Tenez! dit-il, théâtralement. Il tendait la lettre laissée sur la table, à côté de la relation de vie et de mort de Louis-Napoléon Solsequin. Un sourire le crispa au toucher de la prose de Mlle Bélier qui chevauchait et jonchait la sienne. Et tandis que la jeune fille, après un: --Il n'y a pas d'indiscrétion au moins? se plongeait dans sa trouble philanthropie, l'ancien forçat rivait ses yeux aux yeux baissés, à la bouche attentive, au nez frémissant de la visiteuse: déjà, elle était à lui. Quand elle eut achevé les lignes providentielles, elle demeura un long instant à s'interroger et à peser sa pensée, puis: --Je vous fais amende honorable. Mais je vous comprends encore moins. Pourquoi avez-vous fait dépouiller ce triste Solsequin? --Pourquoi? Mais pour les autres, pour les vrais pauvres. Pourquoi, lui, voulait-il être tout en or, être de l'or! Il n'avait pas le droit. --Il en avait le droit, puisqu'il en avait le désir. --Alors, le désir est un droit! ... C'était le vrai B. de La C. qui avait jeté le cri. Il se jeta lui-même. Un être dans l'état du prétendu Rocaroc n'a plus ni bras, ni jambes, ni cerveau. De sa face, il n'a gardé que la bouche et quant au reste du corps, mieux vaut n'en pas parler: tout, en lui, est devenu valet de bourreau, valet de la brute innommable, tout est sous-instrument, tout est violence atroce puisque c'est sous-viol. La victime s'effraie, se débat: les valets de bourreau s'affolent, outrent leur bestialité sans joie, les veines, les artères: les os se coagulent, bourdonnent, font rage pour amuser le despote ivre, le despote furieux; les yeux sentent sourdre en eux un trop-plein de sève qui les aveugle; les oreilles éclatent des soupirs et des rages de tout à l'heure; les dents prennent une teinte animale et abjecte: tout l'effort, toute l'attaque, tout le crime est couleur de stupre. La pauvre ne résistait pas. Grotesque, roulée en boule, elle était, par génie d'inertie, une forteresse imprenable. Rocaroc ne trouvait pas l'étreinte, ne pouvait ni envelopper, ni écarter des bras idiots, des bras stupides, aussi bêtes que des épées inexpertes qui trouent, sur le terrain, sans savoir comment. Elisabeth-Juliette s'attendait à tout, sauf à cette agression. Pantelante et hérissée, elle aspirait à la mort, tout de suite, à la mort foudroyante, à la mort qui l'aurait enlevée très loin, très loin de ce guet-apens dont elle était elle, Bélier, l'auteur responsable et la victime, non, non, pas la victime, jamais, jamais!... ... Pourquoi jamais? Parce qu'elle n'avait pas prévu, pas autre chose!... Les ongles, de plus en plus inexperts du banquier, ses cris étouffés, de plus en plus courts, les gestes de ses mains à la fois engourdies et épileptiques, tout allait aboutir à l'étranglement fatal et préalable, à l'étranglement après lequel on a assez de sang à soi pour en prêter au cadavre, assez de soif de volupté pour obliger le cadavre à revivre et à revivre en volupté et en caresse pour soi tout seul lorsque, malgré lui, d'une dernière et inconsciente poussée de sang-froid, il jeta la jeune fille ahurie dans un cabinet secret, à côté: on avait heurté, à plusieurs reprises, à sa porte: on l'enfonçait,--ou à peu près: un vieillard en larmes, hébété, entrait avec des gens et deux agents de police en tenue. CHAPITRE XI JUSTICE IMMANENTE. L'appareil de la justice qui fait rentrer l'innocent le plus endurci dans ses petits souliers, qui lui arrache les aveux les plus faux et les plus éloquents, n'a aucun effet sur le malfaiteur digne de ce nom. La justice est pour lui une vieille maîtresse, (assez dure, comme celles qui s'offrent à la sixième page des journaux,)--et ses serviteurs sont de vieux poteaux, y compris le poteau d'exécution. Il y a, de coupable à mouchard, magistrat et exécuteur des hautes œuvres, une familiarité, fort excusable en somme, car la chose se passe côté cour: la majesté de la justice, comme toutes les majestés, ne peut exister que pour l'extérieur. En apercevant les uniformes sombres des gardiens de la paix, Rocaroc se dit (comme tous ses pareils en présence des képis aux armes de la ville). --Je suis _fait_. Il ajouta: --Heureusement que ce n'est pas consommé. Bah! Ça n'en vaut ni plus ni moins. L'affaire est dans le sac. Et moi, dans le siau. Et pourvu qu'il n'y ait que ça! Il dévisagea le vieil affolé: --Il lui manque un rien, du sang! Sa pire humiliation était de se sentir le rouge au front, aux yeux, une face couleur brique pilée et marbrée. --Il n'y a pas! Je ne finis pas en beauté! C'est embêtant. --Ah! disait quelqu'un! vous savez déjà! vous savez! Monsieur le Directeur! --Oui, je sais! je sais! Si je sais! essaya-t-il de persifler. Pour sûr! Sa voix tremblait, trop haute. C'était encore du rut désappointé. Pourtant feu B. de la C. s'étonnait de n'être pas encore empoigné et d'être appelé _Monsieur le Directeur_. Mais la _rousse_ est si rosse! --Monsieur le Directeur, je suis innocent! pleura le vieux. Un --Moi aussi! professionnel tintait aux oreilles du directeur, mais ça n'alla pas à ses lèvres gercées. Il attendit le choc. --Ah! si vous savez! continuait un important personnage, je comprends, nous comprenons trop votre émotion. Mais remettez-vous! ce n'est rien, n'est-ce pas? Monsieur le Directeur! rien!... pour vous! Rocaroc tomba sur un fauteuil. Le mieux était d'arguer sa fatigue et de parer son calme las d'une résignation à toute épreuve. --Je suis innocent! repleurait le vieux, innocent! innocent! Feu B. de La C. tomba d'accord avec lui-même qu'il ne s'agissait pas de la même affaire et considéra l'homme de plus près. Il fut repris d'un nouveau frisson. Le vieillard avait la figure de la jeune fille qu'il venait de violenter--ou presque et, en même temps, ce visage de vieillard se relevait, se redressait, se déridait, dans son souvenir, et ressuscitait une autre face plus pâle, si possible, aux poils plus noirs, sans larmes et plus ensanglantée... --Nom de Dieu! jura-t-il, intérieurement. Ça ne le soulagea pas. L'œil convulsé, il cria, pour tout le monde: --Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de bon Dieu! Le tonnerre n'eût pas fait plus d'impression sur le malheureux être qui sanglotait. Il fit un pas. On le retint. Il clama: --Je suis innocent. J'ai été volé. J'ai été entôlé--en plein air... Endormi, avec je ne sais quoi! J'ai été retrouvé avec ma sacoche vidée, mon bicorne emporté, ma cravate arrachée, mais je suis un honnête homme, peut-être! Ce n'est pas la première fois que j'ai été assassiné! Ancien gendarme, médaillé militaire! La victime de la rue Le Regrattier, il y a douze ans! Célèbre! Victime encore! Et c'est moi qu'on arrête! Ah! ah! Dites, vous, Monsieur le Directeur, que je suis innocent, dites-le, foutre! Les assistants avaient laissé aller le discours, en n'imaginant point qu'ils en ouïraient la fin. Chacun attendait, du voisin, un coup de sagesse et d'autorité qui eût cloué cette canaille de radoteur. Le radoteur frappa par la rudesse de son chagrin, par la naïveté de sa conviction, par la fatalité simple et sans phrases, rugueuse--et triste comme lui--qui jaillissait de ses sanglots. Une sorte d'émotion paralysa la meute. Rocaroc eut le mot: --Combien? --Quarante mille en or, Monsieur le Directeur, l'encaisse, au complet! Nous sommes jour d'échéance! et le soir! Feu B. de La C. eut un sourire sur les papiers de son bureau: sous sa lettre à Capucino, le rapport de Lili Bélier s'endormait: --Monsieur le caissier principal, il y a ici sept cent mille francs, encaisse or. A votre disposition, dès demain. Mais il est l'heure de la fermeture des bureaux. Bonsoir, Messieurs. Vous excuserez un peu d'émotion et de fatigue. Messieurs les gardiens de la paix, je ne vous requiers pas. Laissez-moi avec ce brave homme. Et asseyez-vous, mon ami: vous n'avez plus de jambes! ... Les gens s'étaient retirés, lentement, en proie à une admiration mêlée de regret. Une disparition d'argent sans arrestation, c'est comme de l'argent perdu, personnellement, pour toujours: ça chiffonne; on aurait mieux ainsi avoir laissé cet argent-là quelque part! Feu B. de La C. demeurait en tête à tête avec le garçon de recettes. --N'est-ce pas? répétait celui-ci, n'est-ce pas? je suis innocent! --Et moi? dit alors d'un ton sépulcral Rocaroc, suis-je innocent? Pesamment, effroyablement, le regard du vieux se leva du parquet, grimpa le long des traits du banquier, s'agriffa aux yeux durs, puis ce fut un corps usé qui se dressa électriquement et qui pensa s'abîmer dans la porte... --Vous! vous! hoquetait le rescapé! Encore vous! --J'ai déjà entendu ce mot, songeait l'ancien forçat. Où donc? Eh! parbleu! c'était le récit de la mort du conseiller Chéry... --Vous! répétait l'autre! Vous! l'homme de la rue Le Regrattier! --Cette fois, reprit Rocaroc, très calme, vous direz encore que c'est moi! Il vivait la minute la plus tragique et la plus pleine de son existence. Il pardonnait à son ennemi! L'ennemi qui l'avait déshonoré! L'ennemi qu'il avait assassiné! L'ennemi qui l'avait ridiculisé! Il ne voyait plus le domestique âgé et minable, apeuré, qui rentrait dans le mur: il retombait au plus bas de la Cité, dans ce cabinet de la rue Le Regrattier qu'il avait voué au crime et qui lui avait semblé le lieu géométrique de l'assassinat. Il se retrouvait, acculé par des dettes de jeu, et des dettes plus sales, au plus sale guet-apens, attendant, sans argent et armé, ce même homme qui était là, et qui devait, en ces temps reculés, passer très tard, à la fin de sa tournée... Et ce vieillard en pleurs aujourd'hui s'était défendu, l'avait étourdi, n'étant qu'à moitié mort et pas évanoui du tout lui-même, avait crié, ameuté... Et c'était cette souricière de rue sinistre, sans murs, sans allée, avec un petit parapet de chaque côté, une Seine effroyable et menue de décembre, et le Dépôt, à deux pas... Il n'y avait qu'à traverser!... --Vous direz encore que c'est moi, Bélier! répéta-t-il, plus dur. L'autre, dans son coin, ne bronchait pas, ne comprenait pas: il tremblait... Alors, une seconde, Rocaroc trembla, lui aussi. Le nom de l'homme lui était remonté comme ça, automatiquement, de ce sacré acte d'accusation qu'on a chevillé à son corps de condamné, des dépositions qui se phonographient à votre cerveau et à votre cœur, pour les varier, du réquisitoire et de toutes les ignobles machines préalables d'instruction, confrontations, procès-verbaux... --Bélier! Bélier! hurlait le directeur, intérieurement. On ne sait pas le nom de famille de ses garçons de bureau, de ses garçons de recette, de ses filles et de ses garçons, à soi! On ne voit jamais ses encaisseurs. Et l'on a chez soi du Shakespeare ou du D'Ennery sans le savoir! Mais je ne suis pas en train de blaguer. --Vous direz encore que c'est moi! proféra-t-il plus bas. Mais je vous pardonne, ajouta-t-il très vite, un peu honteux, et au hasard, il conclut, fiévreux: Vous avez une fille. --Je ne dis rien, murmura le pauvre homme, rien du tout. Je ne vous connais pas. J'ai eu mal dans le temps, j'ai très mal aujourd'hui, plus mal, j'ai mal deux fois. Et j'ai une fille, oui. Sans ça, je serais mort. --Vous avez une fille, bredouilla Rocaroc. Elle a su votre... accident, la première... La voix du sang... Elle m'a convaincu. --Ma fille! ma fille! où est ma fille? criait le garçon de recettes. --La voici! dit le banquier, en ouvrant la petite porte, l'œil absent. ... Quand, dans une occurrence pathétique, deux êtres chers s'accrochent au cou l'un de l'autre, on a le temps de se retourner. Cependant ce baiser donné au plus tendre des pères surprit et peina le directeur de l'A. M. I. --Pourquoi lui et pas moi? se demanda-t-il, en dehors de toute loi familiale et morale... Il ne se sentait même pas de trop, en ce tableau intime. Pour un peu, il aurait proféré un--Ne vous gênez pas! Il laissa à la sensibilité la durée qu'il jugeait suffisante et, le plus simplement du monde: --Et moi, vous m'oubliez! fit-il. Le regard de la jeune fille fut une conjonction d'éclairs: toutes les horreurs s'y peignaient, si clairement!--pour éclater et jaillir en reproche, en mépris, en orgueil douloureux que, pour la première fois peut-être, Rocaroc connut à plein et en relief intérieur, le dégoût de soi, la honte, le remords... Sa peine lui creusa les traits et lui mit, même, je ne sais quelle buée devant les yeux. Il comprenait! Il se rappelait! --Vous! vous! lui! reprenait M. Bélier, de sa voix de joujou brisé. Juliette-Elisabeth, entre ses effusions, regarda un instant la face décomposée de son ci-devant agresseur et, d'une moue: --Ne l'accable point, papa: ce n'est pas un méchant garçon! La foudre, tombant aux pieds de l'ancien forçat, et se changeant en gouttes de rosée, n'eût pas eu plus d'effet sur son âme lointaine. --Ce n'est pas un méchant garçon! Cette phrase insignifiante chantait dans son cœur, en mineur et à la volée cependant que, sur un geste du vieux Bélier, elle refleurissait sur les lèvres de la fille aux yeux baissés et mi-clos: --Ce n'est pas un méchant garçon! Le visage de Juliette-Elisabeth, son visage fermé et mort reflétait une complicité résignée et aimante à la fois, une servitude consentie, la moitié du martyre, la moitié de l'extase, un mysticisme d'esclavage, une communion dans la douleur née--ou à naître. Stupide de la sérénité subite, feu B. de La C. nouait des phrases peu écoutées: --Oui, oui, on a reconnu mon innocence... La preuve, c'est que je suis ici, c'est qu'on m'a donné une grosse indemnité, que, pour éviter un tas d'ennuis au gouvernement, on m'a autorisé à changer de nom, provisoirement et pour toujours, si je veux... --C'est dommage! dit doucement la jeune fille: j'aurais voulu que nos enfants s'appelassent Bicorne de la Cellambrie. Les yeux se rencontrèrent: ce n'était que détresse, consentement, délice funeste, fatalité sans épouvante. Chacun de ces êtres avait toute sa misère au corps, aux mains, en sueur, au front, jusque dans son souffle. Lentement, très lentement, le garçon de recettes se tourna vers son patron, fit mine de lever les paupières et parla: --Monsieur, je ne vous reconnais pas, je ne vous connais pas. Je suis innocent. Ça, je le sais, c'est tout ce que je sais... La petite... --C'est mon désir, clama violemment Rocaroc--violemment mais entre haut et bas,--c'est mon désir qu'elle a exprimé et je... --Par grâce, patron! reprit le vieillard! par grâce! pas un mot!... Le soir tombait, un de ces soirs d'été, gras, courts et paresseux, qui savent ne pouvoir pas durer et qui s'en donnent leur saoul, bourrés de chaleur et de fatigue. De ces trois personnages, pas un ne songeait à faire de la lumière: tous voulaient rester dans leur nuit à eux, dans sa nuit à soi, quitte à avoir une aube commune et claire d'espoirs inconnus. Leur angoisse, leur souvenir, l'obscurité, tout tourna à une tendresse sourde, aveugle, et lourde, à une fraternité au cœur secret de l'existence affreuse, de ses luttes, de sa déchéance sans fond. Ces adversaires irréductibles ne se mesuraient plus; ne se menaçaient plus: ils se fondaient dans une ténèbre grise, dans une paix prometteuse de néant. Tout à coup, un petit bruit fendit à peine le silence: la jeune fille fondait en larmes. Alors les trois spectres se collèrent un peu plus l'un à l'autre: les deux hommes pleuraient, pleuraient, pleuraient--comme des hommes... CHAPITRE XII UN LIVRE QUI FINIT BIEN _Rocaroc à Capucino._ Mon cher Directeur, Comme c'est bête! Je retrouve, sur ma table, la lettre que je devais vous envoyer, il y a huit jours, et un gabarit que je ne vous enverrai pas, parce qu'il n'a plus aucun intérêt. Les lignes qui suivent n'en ont guère plus mais c'est un _post-scriptum_ aimable et qui vous manquerait. Car je crois qu'il lèvera vos derniers scrupules et qu'il vous ramènera près de nous. Je dis _nous_ car je me range, je me marie. J'épouse... mais vous l'avez deviné, n'est-ce pas? j'épouse la fille de la pseudo-victime d'un certain B. de La C. que nous avons connu et qui, je le sais de fraîche date, était absolument innocent--et l'est encore, au reste. Mariage d'amour. C'est, matériellement, quelque chose dans le goût du _Cid_ et si vous avez, parmi vos pensionnaires, une sorte de Corneille... Mais nous ne vous demandons que de nous joindre au plus tôt. Ma fiancée est charmante, intelligente, résolue, d'une sensibilité ardente et réfléchie, guerrière--et sœur de charité. J'espère cependant qu'elle me donnera des enfants--pas trop--dont vous serez le parrain, en partie. Le premier est retenu--vous m'excuserez--par mon cousin, mon ex-cousin, le ministre. Vous m'excuserez d'autant plus qu'il l'adoptera, cet enfant, pour qu'il y ait encore d'authentiques Bicorne de La Cellambrie. Orgueil de famille. Mais il y en aura encore: orgueil d'homme jeune encore. Je ne vous ferai pas le détail des émotions qui m'ont assailli ces jours-ci: vous êtes encore fonctionnaire: on peut décacheter vos lettres. Mais on va se revoir bientôt et ne plus se quitter: vous en entendrez de drôles et de pires--à en crever. J'aurais peut-être dû attendre votre retour: vous étiez mon témoin-né. Mais la nature ne me permet pas de patience. Lorsque, à trente-quatre ans, on a laissé parler la nature plus que le sentiment... je n'insiste pas... depuis douze ans... Passons! Ajouterai-je que les commentaires les plus flatteurs ont entouré mon portrait, en médaillon, dans tous les journaux de Paris, de la province et de l'étranger? On m'a prêté de l'héroïsme, de la grandeur d'âme, du tolstoïsme parce que j'épousais la fille d'un de mes garçons de recettes qui s'était laissé entôler! Il est vrai que j'ai été bon avec ce nouveau parent et cet ancien serviteur mais, hélas! je ne pourrai le garder auprès de moi, auprès de nous: il a l'esprit qui travaille, qui travaille mal. Il battra la campagne aux champs: je viens de lui acheter une brave petite propriété dans l'Ardèche, avec deux domestiques sûrs, anciens gardiens de Charenton: il sera très très heureux. J'oubliais de vous dire que, en raison des nouvelles charges qui m'incombent, du fait de mon mariage, je vais m'occuper du meurtre des usuriers par les fils de famille, agents, rabatteurs--et inversement: c'est modeste mais, je l'espère, assez rémunérateur. Mais ne parlons plus affaires. Ce matin, très tôt, pour chasser certaines vapeurs, je me suis fait mener dans des quartiers perdus. J'ai quitté mon auto devant le monument de Barye. J'ai pris, à pied, la rue Saint-Louis en l'Ile, j'ai à peine regardé la rue Le Regrattier, j'ai vu avec peine que c'était mal tenu et j'ai continué ma route de bourgeois. Le soleil commençait à peine à vouloir se faire méchant. Des bateaux paresseux s'étendaient sur une Seine à griselis alanguis. J'allais toujours. Je passai sur une placette où, pour faire oublier l'Hôtel-Dieu tout proche, on vendait des fleurs; en pots, en gerbes, en terreau, à vous éblouir, à vous empoisonner. Je me courbai sous une espèce de souricière en bois--et, soudain, je me trouvai devant la Conciergerie, oui la Conciergerie! les Tours pointues (car elles sont trois). Je fermai les yeux et les rouvris. Je regardai. Les grilles des fenêtres ne gardaient que des lettres égayées de timbres clairs; un chat noir et blanc se lissait entre deux barreaux: il n'y avait ni gardes ni prisonniers: de la paix, du sommeil. Je jurai, du fond de mon âme, (mais d'une âme riante), que ce local ne me reverrait pas et je regardai en face: j'eus un cri de joie. En raison des travaux du Métro, le pont, la chaussée, le trottoir même de la prison n'étaient que roses, anémones, œillets, pivoines, une flore inouïe, discrètement odorante, d'un éclat, d'une douceur, d'une sérénité à mourir de douceur: je n'hésitai pas, j'achetai tout, tout: c'était la rançon de mes cachots, de mes ténèbres de cœur et d'âme, c'était l'avenir en bourgeons, en fleurs, c'était de la béatitude laborieuse et parfumée, c'était du soleil pris au jeune soleil qui se mirait dans ces feuilles et ces corolles et qui se faisait beau pour elles... Et, quand, dans ma hâte de mettre le soleil, les fleurs, l'avenir et mon âme apaisée aux pieds de ma grave fiancée, je regagnai le Paris des honnêtes gens, par le Pont-Neuf, je m'aperçus, à une nuance de son geste d'accueil et de son sourire, que le bon roi Henri et moi, nous étions une paire d'amis. _31 juillet._ ROCAROC. THE END TABLE DÉDICACE. I. Un livre qui commence bien 9 II. Une proposition moins inacceptable qu'inattendue 79 III. Paris! 95 IV. Le dernier endroit où l'on cause 125 V. Une crémaillère de pendables et de pendus 147 VI. Une circulaire 161 VII. Au rapport 167 VIII. Chez Machin's et ailleurs 183 IX. La séance continue 203 IX. (_Annexe._) Louis-Napoléon Solsequin 219 X. Penthésilée 245 XI. Justice immanente 261 XII. Un livre qui finit bien 277 1641.--Imp. KAPP, 20, rue de Condé, Paris. End of Project Gutenberg's Le forçat honoraire, by Ernest La Jeunesse *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FORÇAT HONORAIRE *** ***** This file should be named 57866-0.txt or 57866-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/7/8/6/57866/ Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.