Project Gutenberg's L'enfant chargé de chaînes, by François Mauriac This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: L'enfant chargé de chaînes Author: François Mauriac Release Date: May 23, 2016 [EBook #52145] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT CHARGÉ DE CHAÎNES *** Produced by Winston Smith. Images provided by the Internet Archive.
PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61
1913
Tous droits de reproduction, de traduction et
d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1913
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
13 exemplaires sur Hollande Van Gelder numérotés de 1 à 13
Jean-Paul a loué, rue de Bellechasse, un petit appartement au cinquième. Les fenêtres s'ouvrent sur un paysage de toits. Son père lui a envoyé les vieux meubles qu'on avait abandonnés dans des greniers, à la campagne; ils ont vu l'étroite existence des grands-parents, et, vieux serviteurs retrouvés, connaissent bien ce jeune homme qui heurtait jadis contre leurs angles son front d'enfant. Voici une pendule dont le timbre, la nuit, éveillait Jean-Paul, dans le sommeil de la chambre et dans le silence terrible de la campagne...
Jean-Paul s'occupe humblement des menus travaux que lui imposent les cours de Sorbonne, et publie dans d'obscures revues des vers dont il ne sait trop que penser.
Il y a sur son bureau une photographie où sourit, d'un sourire las et déjà souffrant, la mère qu'il n'a pas connue. Son père, Bertrand Johanet, habite en Guyenne une métairie entourée de landes. Il est l'homme de ce pays qui tue le plus de bécasses dans les mois d'hiver, et qui, en août, quand des forêts de pins flambent sous le soleil, fait signe aux paysans d'allumer le contre-feu.
Il ne connaît pas son fils et Jean-Paul ne connaît pas cet homme hâlé, hirsute, mal tenu, qui est son père et il se demande parfois: «Comment suis-je sorti de lui? A mon âge, il n'avait d'autre joie que de partir dès l'aube, en char à bancs, avec les amis joyeux, et les chiens en boule au fond de la voiture... J'ai vingt ans et le plaisir qui m'aide à vivre est de confronter mon âme et celle que révèlent mes livres les plus aimés. J'ai besoin souvent qu'une musique exprime la sentimentalité banale de ma jeunesse et ma joie est aussi de voleter autour de la première âme venue comme les papillons de nuit autour de la lampe, quand, aux soirs d'été, la salle à manger s'ouvre sur le jardin...»
Ce jour-là, Jean-Paul regarda sa chambre, et connut qu'elle était laide. Dans la claire après-midi, les reproductions des tableaux de Carrière et de Maurice Denis luisaient comme des chromos. La statuette de Tanagra, simili-terre-cuite, s'écaillait aux angles. Parmi ces vulgarités, Jean-Paul sentit monter en lui comme un flot d'eau trouble, un écœurement infini; cherchant les causes d'une telle détresse, il songea que sa médiocrité s'était révélée dans une conversation avec un ami plus instruit, et qu'un universitaire, en l'interrogeant, l'avait humilié devant six tables de cuistres.
Il n'avait donc pas cette consolation de donner à sa mélancolie une raison supérieure: elle résultait de causes infimes; alors il composa un sonnet que d'abord il jugea louable, mais dont la banalité le stupéfia, quand il le relut.
Cinq heures sonnèrent à Saint-François-Xavier. Il décida d'errer au hasard dans les rues. En descendant l'escalier, il murmurait: «Je ne fais rien ... je vais échouer à la licence ... pourtant si demain je me traçais un plan d'études...» Il avait constaté maintes fois que ce projet de plan d'études infailliblement le tranquillisait... Jean-Paul suivit la rue de Rennes, dont il haïssait les petits magasins aux étalages débordant sur le trottoir, et les tailleurs pour ecclésiastiques. Les vitraux du café Lavenue flambaient. Jean-Paul résolut de se réfugier là, de s'abêtir sur des journaux illustrés. Comme il s'installait devant une demi-tasse de chocolat, on l'interpella:
—Bonjour, mon vieux...
Il se retourna. Louis Fauveau, un petit être nul qu'il connaissait, lui tendait sa main molle et toujours humide.
Jean-Paul se réjouit dans son cœur de ce qu'il allait pouvoir discourir avec «Lulu», comme on appelait au collège le petit être nul, et l'écouta quelques instants: «—Je suis vanné, mon cher... Des soirées et encore des soirées ... et puis une petite amie que j'ai...»
Il fit de cette petite amie une description minutieuse et choquante.
Jean-Paul s'étonna de considérer ce garçon avec une sourde colère et un peu d'envie. Il ne souffre jamais, se disait-il; le monde, l'amour, les courses, le tennis, le golf, les cartes, chacun de ces jeux lui est une raison suffisante de vivre. Il n'en use pas d'ailleurs pour «se divertir», comme l'imaginait Pascal. Il n'a pas à se divertir d'une inquiétude qui jamais ne l'effleura.
Jean-Paul contemplait ce visage plombé, que l'usage du monocle figeait dans une sotte grimace, son air de lassitude satisfaite. Il songea qu'un exercice apaisant serait de le casser à coups de poing. Mais il ne pouvait qu'être insolent avec discrétion et n'y manqua pas.
—Je m'étonne, dit-il, que tu ne te lasses pas d'un plaisir si médiocre...
—Médiocre? Ah! mon vieux, que ne connais-tu Liane!
—Si je «faisais la fête», comme vous dites, je m'efforcerais d'atteindre au prodige, et ce serait mon excuse; je réaliserais «les somptuosités persanes et papales», dont parle Verlaine. Je serais l'un des satans adolescents qu'il évoque dans un palais soie et or, à Ecbatane ... et je révélerais au monde ébloui des voluptés inconnues.
—Tu te moques de moi, dit Lulu.
Dès le collège, Jean-Paul le déroutait. Avec ce camarade trop subtil, un problème toujours l'obsédait: «Dois-je faire semblant de comprendre ou, à tout hasard, d'être vexé?» Ce jour-là, il se souvint à propos d'un rendez-vous, serra la main de Jean-Paul et quitta la place.
Jean-Paul, seul de nouveau, goûta la joie de n'être plus énervé. Les trottoirs luisaient. Une paix triste flottait sur la chaussée; la mélancolie de Jean-Paul s'épura. Il en oublia les causes infimes. Il sentit douloureusement l'inutilité de sa vie. Il avait quelquefois ébauché le geste de Rastignac, et jeté vers la grande ville son «à nous deux». Mais les petits échecs, les lassitudes, les dégoûts l'avaient rejeté dans la chambre, où dès lors il se tapit loin de la rue, avec des livres.
«A ces livres, se disait Jean-Paul, je dois peut-être mes tristesses. Il ne faut pas entrevoir les paradis lointains qu'on est trop médiocre pour atteindre... Pourtant, que devenir, si je ne lis pas...?»
Chaque année, quand juillet pesait lourdement sur la ville, et qu'aux bancs des jardins publics, le soir, des faces luisantes somnolaient, Jean-Paul, à qui son père avait abandonné la fortune maternelle—quinze mille francs de rentes—voyageait à grands frais.
Mais les paysages nouveaux qu'il traversa ne lui furent pas une consolation.
«Le petit monde que je porte en moi demeure partout le même, se disait-il; d'ailleurs toutes les villes se ressemblent: des trams électriques entre des vitrines de magasins. On a beaucoup trop parlé de celles qui ont, comme Venise, la prétention d'échapper au type commun... J'y recueille des impressions qui sont des réminiscences de d'Annunzio, de Barrès, d'Henri de Régnier...»
Jean-Paul avait toujours mieux aimé se terrer, dans l'automne pluvieux, au fond des landes qui avaient servi de décor à ses jeux d'enfant. Son père n'osait boire devant lui que deux verres d'armagnac, lui parlait du cours de la résine, s'embarquait dans des récits de chasse, au long desquels Jean-Paul avait des loisirs pour penser à autre chose. Et les cabanes perdues, où, en octobre, on guette les palombes afin de les prendre dans des filets, étaient pour le jeune homme de mélancoliques retraites.
«Faut-il rentrer? se demanda Jean-Paul, ou chercher des camarades?»
Il fut au moment d'aller rue du Luxembourg, dans un cercle d'étudiants où il avait en réserve quelques amis sachant écouter, sourire, et se laisser convaincre. Jean-Paul aime les regarder vivre. Il donne des conseils. Il dirige. Il les détourne de la tentation en leur racontant ses propres luttes intérieures et comment, parfois, il succomba. Comme Jean-Paul ne pense pas que son histoire authentique offre quelque agrément, il la recompose avec beaucoup d'art à l'usage de ses petits amis... Cependant qu'au café voisin un violoniste fait vibrer ces jeunes âmes pensives, Jean-Paul leur parle à mots couverts des fêtes qu'il fréquentait avant sa conversion—et, pour les décrire, il se rappelle les fantaisies de des Esseintes. Il leur dit enfin cette conversion, utilisant pour son récit une certaine Nuit de Pascal qu'il composa jadis, et que ses maîtres louèrent fort.
Dans ce milieu de jeunes catholiques, Jean-Paul est devenu théologien. Il pimente ses discours d'un grain de modernisme, s'exalte sur l'immanence et la révélation intérieure, absorbe, vingt minutes avant le dîner, un court résumé de la philosophie kantienne qui lui permet de démontrer au dessert que saint Thomas ne suffit plus. Il parle avec ironie de l'encyclique Pascendi, des Jésuites, du cardinal secrétaire d'État, déclare qu'il est l'heure de revenir à la grande tradition mystique, s'attendrit sur saint François d'Assise ... puis, suivi d'une petite cohorte d'admirateurs, va excursionner sur la rive droite et échouer dans les promenoirs d'un music-hall.
Mais ce petit jeu n'amuse plus Jean-Paul. A la société de ces âmes puériles et douces, il préfère aujourd'hui l'isolement.
Jean-Paul se retrouva dans sa chambre, avec le crépuscule. Une cendre fine s'épandait sur les toits. Il demeura près du feu, sans lampe, cherchant au lointain de son passé une vague histoire d'amour, ou quelque amitié, afin qu'avec ce souvenir il adoucît un tel isolement. Pourquoi revit-il alors ses quatorze ans, la classe de troisième, sa dernière année d'enfant? Chaque dimanche, Jean-Paul faisait sortir un petit pensionnaire dont le cœur abandonné ne vivait que de lui et le soir on les ramenait en voiture, au collège.
Jean-Paul se souvient de ces fins de dimanche, à Bordeaux, de la poussière dorée dans le soleil couchant, de la foule se traînant sur les trottoirs...
«Est-ce là toute ma vie sentimentale?» se demanda le jeune homme.
Il alluma la lampe, regarda dans la glace son long corps d'adolescent grandi trop vite, ses yeux bruns et tristes; il sourit, et à mi-voix dit le nom de celle qu'il n'aimait pas, mais dont l'amour l'enveloppait: Marthe...
Cette jeune cousine, Marthe Balzon habite rue Garancière, avec son père, Jules Balzon, professeur de rhétorique au Lycée Montaigne. Malgré sa fortune, qui est considérable, M. Balzon demeure attaché à l'Université, car il a le goût d'instruire la jeunesse et il lui importe peu de n'avancer pas. En Gironde, la propriété des Balzon, Castelnau, est voisine de Johanet. Marthe et Jean-Paul s'y retrouvent chaque année.
Leurs mères furent élevées ensemble, au Sacré-Cœur de Bordeaux. Le mariage ne diminua pas la tendre amitié qui, sous les platanes du couvent, faisait se promener les deux jeunes filles un peu à l'écart de leurs compagnes... Dans l'ennui des grandes vacances, elles abandonnaient leurs enfants à la même bonne anglaise, et, réfugiées dans l'ombre fraîche d'un vieux salon campagnard, se lisaient à tour de rôle Indiana. En 1893, l'été fut accablant sur ces landes de Guyenne, où les eaux sont dangereuses. Le même mois, une épidémie de fièvres emporta les deux amies...
Jean-Paul considéra un instant la photographie de sa mère, ce sourire triste, flottant sur des traits adorés, et songeant qu'il irait voir Marthe après dîner, goûta, par avance, la joie d'effleurer avec ses lèvres un fin visage devenu tout pâle...
Marthe s'avança, portant haut la lampe...
—C'est toi, Jean-Paul? Monsieur mon cousin, vos visites se font rares...
Elle lui prit la main, et ils entrèrent dans l'étroite chambre que Jean-Paul connaissait bien.
Le lit de cuivre occupait un angle, sous une housse de vieux camaïeu. Il y avait au mur le crucifix et de petites statues soigneusement peinturlurées: saint Joseph, chauve, avec un toupet de cheveux marron, la Vierge, le Sacré-Cœur bien peigné, en tunique nougat rose. Sur les planches d'une étagère, étaient rangées les reliures bleu tendre et rouge sombre des Imitations, des Manuels du chrétien, des Paillettes d'or et autres éditions pieuses dont la première feuille porte cette inscription: En souvenir d'un beau jour; sur la cheminée, des petits enfants nus, des jeunes filles souriaient, comme on sourit au photographe.
—Le jeu de massacre est encore là? dit Jean-Paul en montrant les statues de la petite chapelle, qui toujours l'avaient exaspéré.
—Mais, Jean-Paul, ce sont des souvenirs...
—Ils ridiculisent la religion. Rappelle-toi ce que dit Huysmans...
—Je ne sais pas... Je n'ai pas lu...
—Tu n'as rien lu! murmura Jean-Paul, dédaigneux...
—Et toi, tu as trop lu...
Elle avait repris sa broderie anglaise. La lampe allumait sur le dé d'or une petite flamme. Marthe leva vers Jean-Paul ses yeux clairs, et, craignant de l'avoir vexé, lui sourit. Jean-Paul considéra la bouche lasse, aux coins un peu tombants, les trop minces épaules, les cheveux fauves et lourds et le désir lui vint de poser son front, comme il l'avait fait un soir, sur cette robe sombre...
—Pourquoi ai-je trop lu, Marthe?
—Parce que cela te rend malheureux, mon petit cousin ... toutes tes mélancolies, tes complications, à quoi je ne comprends rien, je sais où tu les prends, va...
—N'essaie pas de comprendre...
—Oh! je sais bien que tu es plus instruit que moi, plus intelligent. Il me semble pourtant que tu es dupe de tes lectures, tu crois trop que c'est arrivé...
—Tu es sotte...
—Je ne suis pas une intellectuelle, c'est sûr ... cela m'amuse de lire, cependant... Mais lorsque c'est fini, je n'y pense plus. Je ne mêle pas cela à ma vie. Zette, une petite cousine qui a douze ans, me demande toujours des livres de Zénaïde Fleuriot, des livres qui font pleurer, «parce que j'aime pleurer», me dit-elle. Seulement ensuite, elle essuie ses yeux et joue à la poupée. C'est ce qu'il faut faire...
Jean-Paul se leva...
—Tu ne me comprendras jamais, murmura-t-il.
Elle le regarda, les yeux brouillés, les deux mains croisées sur la robe sombre, et ils parlèrent de choses indifférentes: son père était sorti, elle devait aller en matinée, à la Comédie-Française...
Jean-Paul entra dans la chapelle des Carmes. La messe de huit heures était dite, et les personnes qui avaient communié demeuraient prosternées dans l'ombre. Jean-Paul savait que Marthe venait souvent à cette messe et il ne s'avoua pas que c'était elle qu'il y venait chercher.
Mais ne la voyant pas d'abord, il se sentit triste et, agenouillé, la front dans les mains, il murmurait:
—Mon Dieu, vous savez bien que je ne l'aime pas... Jamais le désir ne m'a effleuré de vivre avec elle toujours; jamais je n'ai été ému de poser sur son front mes lèvres.
A ce moment, il la vit qui s'avançait, grave, un peu pâle, le regard encore lointain, à peine réveillée de l'extase. Il la rejoignit à la porte.
—Papa m'a donné rendez-vous au Luxembourg, lui dit-elle, viens avec moi.
Ils entrèrent dans le jardin déjà feuillu, où des oiseaux et des enfants poussaient des cris. Des cerceaux s'égarèrent dans leurs jambes. Ils se taisaient, elle grave toujours, lui ému un peu et curieux de son émotion. Il regarda Marthe encore: elle n'éveillait en lui aucun désir. Le simple chapeau de paille faisait sur son visage une ombre mouvante. Elle acheta le petit pain habituel à une vieille marchande qui l'entretint un instant de ses rhumatismes.
—Tiens mon missel, dit-elle à Jean-Paul, et lentement elle se mit à manger, par menus morceaux,
—Pourquoi me regardes-tu, Jean-Paul?
—Je ne sais... J'aime cette robe simple, j'aime «ton air d'être ailleurs» de jeune fille qui va aux messes matinales et que le jeûne pâlit...
—Casse-cou! Littérature! Mon petit cousin...
—C'est vrai, Marthe, il n'y a en moi que de la littérature...
Et Jean-Paul dit, à mi-voix, pour lui-même: «Qui m'en délivrera?»
Alors il sourit, ayant conscience d'être ridicule et de son romantisme désuet. Un vers de Jammes vint à ses lèvres:
—Voilà papa, dit Marthe.
M. Jules Balzon s'avançait, traînant les pieds, menu dans sa lourde pelisse, soigneusement boutonnée malgré la tiédeur de ce nouveau printemps. Il souriait aux deux jeunes gens et mille plis fripaient sa figure couperosée.
—Mes petits enfants, vous m'accompagnez jusqu'à la maison?
—Tu ne veux pas te promener, père?
—Non, j'ai des copies à corriger. Jean-Paul, sais-tu qu'un de mes élèves, dans toutes ses dissertations, et quel que soit le sujet, s'amuse à citer de ton Barrès? Il a quinze ans! Comme c'est humiliant pour moi, qui n'y ai jamais rien compris!
—Oh! mon oncle, vous voulez rire...
—Non, non. J'ai lu le Jardin de Bérénice; l'auteur explique ce qu'il veut dire dans des avant-propos, des notes et des préfaces, mais je ne comprends pas quand même...
Jean-Paul se garda bien de défendre le maître qu'il aimait. Son vieux cousin n'avait jamais eu de goût que pour les ouvrages d'un renanisme facile. Il lui importait peu que la substance en fût médiocre: l'œuvre d'Anatole France le contentait parfaitement. Et Jean-Paul s'exaspéra souvent de l'entendre disserter à la manière de l'insupportable Bergeret.
Pour changer de conversation, le jeune homme questionna M. Balzon sur Lucile de Chateaubriand. Depuis des années, le professeur s'occupait amoureusement d'un travail où revivait la mystérieuse et triste jeune fille.
Mais Marthe, dont l'esprit était ailleurs, demanda soudain:
—Jean-Paul, iras-tu demain goûter chez Mme des Onges?
Il sentit dans la voix un peu basse et voilée de Marthe une anxiété qui l'amusa.
—Je ne sais, j'y meurs d'ennui...
Elle insista:
—Il faut venir, Jean-Paul, on m'a présenté hier, chez les Burand-Martin, un garçon bizarre, mal habillé, que sa mère oblige à traîner dans les salons. Il t'a connu au collège et s'appelle, je crois, Vincent Hiéron... C'est une occasion de le revoir... Te souviens-tu de lui?
—Je me souviens ... murmura Jean-Paul.
Il allait revoir Vincent. Il y eut dans son cœur un tumulte de joie.
A cet ami, sous les platanes du collège, il avait confié ses premières mélancolies. Jean-Paul évoqua, dans un visage creusé, des yeux d'ardeur et de passion. Quelle âme fiévreuse habitait ce corps trop frêle! Plus tard, Vincent avait semblé fuir Jean-Paul dont le dilettantisme l'exaspérait. Il serait mort de ne pas croire. Un frénétique besoin d'affirmer le possédait.
Jean-Paul le savait engagé dans une entreprise de démocratie chrétienne dont il ne connaissait presque rien. Le dimanche, sur le péristyle de Saint-François-Xavier, il avait remarqué cependant des jeunes gens pâles et doux, cravatés d'une lavallière noire, de classe indécise, et qui offraient poliment une feuille hebdomadaire: Amour et Foi.
«Il veut me revoir!» pensa le jeune homme. Et soudain, il sentit en lui la joie de sa vingtième année.
Il s'arrêta devant le vieil hôtel que les Balzon habitaient rue Garancière.
—Jean-Paul, dit le professeur, n'oublie pas que nous comptons sur toi pour les vacances de Pâques.
Et comme il prenait congé, la jeune fille répéta:
—Nous comptons sur toi...
Jean-Paul traversa la place Saint-Sulpice où jouaient les enfants du catéchisme. Un corbillard de pauvre, contre le trottoir, attendait. Des écoliers riaient et se bousculaient autour du kiosque à journaux. Jean-Paul songeait à ce vieux domaine de Castelnau, dans la lande, qu'une lieue séparait de celui de son père et où il fut un petit garçon trop nerveux. Marthe se cachait derrière les arbres, s'amusait à lui faire peur, puis l'embrassait avec emportement...
Il revit l'obscure maison de campagne, aux murs énormes, si fraîche dans les lourds étés, il évoqua le fruitier, sa bonne odeur de placard et de coing où il goûtait avec Marthe à quatre heures et essuyait à son tablier des doigts gluants de confiture, le grand salon, dont une poutre transversale soutenait le plafond, la Cérès de la pendule, les petits «poufs» second empire, recouverts de soie noire et piqués de boutons jaunes, l'album à photographies, où des messieurs et des dames souriaient qu'on ne connaissait plus—les hautes lampes à huile... Et il évoqua aussi le parc, l'allée herbeuse où, enfants, ils s'arrêtaient «pour écouter le silence», disait Marthe... Alors le vent faisait un bruit monotone et doux dans les pins ondulants...
«O mon enfance, se disait Jean-Paul, c'est vers vous toujours que je reviens—c'est vous que je veux retrouver dans la maison de campagne trop grande. Il y avait des chambres qu'on n'ouvrait jamais et, sur les cheminées, des coquillages rapportés de voyage par des personnes mortes. Je me souviens que Marthe les appuyait contre mon oreille et me disait: «Entends le bruit de la mer...»
L'ascenseur s'arrêtait à son étage.
Jean-Paul travailla jusqu'à l'heure où, devant sa fenêtre ouverte au tiède crépuscule, il regarda le jour mourir et les souvenirs s'éveiller. Il songeait: que m'est-il arrivé d'heureux aujourd'hui? Alors il sourit, à cause de Vincent Hiéron qu'il devait voir le lendemain et évoqua la cour du collège où son ami était déjà un enfant pâle et tourmenté qu'on punissait parce qu'il ne jouait pas.
Des messieurs en redingote, mornes et résignés, encombraient les passages, et vainement la maîtresse de la maison les suppliait de s'asseoir: héroïquement, ils voulaient rester debout, cependant que, devant la cheminée, des poètes se succédaient, il y en avait de très vieux, qui, malgré la couperose de leurs joues et leur ventre ridicule, clamaient passionnément des vers d'amour. Jean-Paul éprouvait à leur endroit quelque pitié. Mais les jeunes, avec leurs faces amères et défiantes, l'exaspéraient—ceux surtout qui portaient des cheveux longs et des cravates à triple tour, ceux qui écrivaient eux-mêmes leurs noms sur les carnets des journaliste?... De toute cette littérature, une impression de médiocrité, de pauvreté se dégageait, dont chacun, semblait-il, avait conscience: quand le poète regagnait sa place, serrant des mains, opposant un sourire d'ineffable satisfaction aux très bien, très bien des confrères, un silence terrible s'établissait... On parlait bas ... les plus bornés éprouvaient un malaise qu'ils ne s'expliquaient pas; les gens ironiques entourés de poètes, ou de parents et d'amis de poètes, ne savaient que faire de leur ironie; les violents se mouraient d'indignation rentrée—et les dilettantes, pour qui la bêtise humaine constitue un spectacle plaisant, demeuraient, eux aussi, atterrés devant cet excès de ridicule.
Dans la cohue, Jean-Paul essayait vainement de reconnaître Vincent Hiéron. Excédé, il se réfugia au petit salon, jusqu'où n'arrivaient pas les clameurs des poètes...
Une seule lampe y mettait son âme recueillie. On sentait que les maîtres de maison devaient passer là leur soirée: les fauteuils étaient affaissés, une boîte à ouvrage accrochait de la lumière... Jean-Paul, un peu gêné de violer cette intimité, fut sensible à tant de bonne paix et de recueillement. Il demanda pardon à ces choses qui lui étaient étrangères, mais qui avaient l'air si doux, et s'assit. On n'avait pas fermé les contrevents de la porte-fenêtre. L'arbre du jardin se détachait sur un morceau de ciel encore pâle.
Un couple entra. Jean-Paul, dont la vue était basse, devina seulement la présence de Marthe. Il ne voyait que sa silhouette, ses cheveux fauves et lumineux, sa poitrine irréelle ... et comme toujours, il la jugea peu désirable. Elle se retourna:
—Jean-Paul, tu es là?... Faut-il, monsieur, dit-elle en souriant au jeune homme qui raccompagnait, que je vous présente un ancien ami?
Le jeune homme entra dans le rayonnement de la lampe. Et Jean-Paul murmura le nom de son ami d'enfance:
—Vincent...
Comme il avait peu changé! Jean-Paul reconnut l'orgueil douloureux de ce visage et tout ce corps chétif secoué par une âme violente, insatisfaite... Il se rappela les prétentions exaspérées du collégien, ses mépris sifflants. Le regard seul était plus calme; on y voyait la paix de ceux qui vivent face à face avec leur Dieu.
Jean Paul répétait:
—Te voilà ... c'est toi...
—Je t'avais reconnu déjà en entrant dans le salon, Jean-Paul. Et d'abord, sois assuré que je ne suis au milieu de ces imbéciles que pour obéir à ma mère. Mais j'aurai vingt et un ans dans un mois. Je serai délivré!
—Pourquoi, Vincent, n'es-tu pas venu vers moi, puisque tu m'as reconnu?
... A ce moment, Jean-Paul regarda Marthe. Elle comprit et s'éloigna, triste—se sentant si peu de chose aux yeux du bien-aimé, dès qu'un ami ou même un simple camarade était là.
—Je me suis au contraire dissimulé, pour te mieux observer, disait Vincent.
Il considéra un instant Jean-Paul, et ajouta:
—Ah! oui, tu es resté le même ... il m'a suffi de te voir aller et venir dans ce salon, de groupe en groupe, comme jadis en récréation ... il m'a suffi de voir ta démarche hésitante et ta solitude, et quand on lisait certaines inepties, j'ai bien reconnu la façon dont s'abaissent les coins de ta bouche...
Ils revinrent ensemble. Jean-Paul parlait, parlait, cédant au besoin de livrer son âme à l'ami retrouvé. Il disait sa tristesse incurable, sa débile volonté, combien la vie lui apparaissait médiocre...
—Tu me disais les mêmes choses au collège, Jean-Paul, et tu me les rediras jusqu'à l'heure où tu sauras ce que veut dire se renoncer.
—Je ne le peux pas. Je ne m'appartiens plus ... déjà au collège, tu me jugeais «livresque», je me souviens.
—L'amour des livres, Jean-Paul, c'est encore l'amour de toi-même, car tu ne lis que ceux où tu te retrouves. Mais l'homme n'est à lui-même qu'un bien petit dieu. Tu ne vis pas, parce que tu es ton prisonnier. Il faut se renoncer pour vivre...
Il avait ce ton de prédicant qu'affectent les jeunes hommes inquiets de problèmes sociaux et religieux.
—Je ne peux pas ... je ne peux pas...
—J'ai prié pour toi, Jean-Paul, même quand tu me croyais loin... Je prierai jusqu'à l'heure où tu seras enfin délivré de toi-même ... où tu te seras donné à Dieu et à Dieu dans les hommes.
Jean-Paul ne sourit pas d'une telle éloquence, car il avait, au collège, entendu cette même voix. Le désir lui vint d'être seul pour pleurer.
Ils se turent, séparés à chaque instant par l'ignoble cohue du boulevard Saint-Michel.—Ah! comme Jean-Paul les exécrait ces faces d'étudiants exténués, couvertes souvent de boutons, fendues par des rires.
Les deux jeunes gens s'arrêtèrent devant la maison où Vincent habitait, rue des Écoles.
—Connais-tu l'union Amour et Foi, Jean-Paul? demanda brusquement Vincent.
—Oui, de nom. J'ai vu souvent des affiches rouges ... et j'ai même assisté à une conférence de Jérôme Servet qui la dirige, n'est-ce pas?
—C'est cela. D'ailleurs nous en parlerons.
Ils fixèrent un rendez-vous pour le lendemain.
Les enfants quittaient le Luxembourg où des couples s'attardaient encore. Jean-Paul demeura seul dans le jour mourant. Comme l'âme de son ami était loin de la sienne!
«Il ne revient vers moi que pour me sauver, se dit-il. Ah! que m'importe d'être sauvé par lui, si j'en veux être aimé...? Et puis mon cœur est las de ces conversions que suit l'inévitable reniement. Après une crise religieuse, j'eus le sentiment toujours que dans ces colloques passionnés de mon âme avec Dieu, relus aux heures de dégoût, je fis moi-même tous les frais: les demandes et les réponses n'y sont que de moi. Mais trop faible est ma pauvre voix pour tenir longtemps les deux rôles...»
Jean-Paul songea qu'il s'était livré sans arrière-pensée à l'ami presque toujours silencieux...
«Comme il m'observait!» se dit-il.
Un autobus monstrueux remplit à ce moment la rue des Saint-Pères d'un fracas de ferrailles. Jean-Paul ferma les yeux.
Vincent Hiéron, le regard perdu, suivait la rue Barbet-de-Jouy. Des serviteurs, graves et bien nourris, s'employaient à faire luire le cuivre des sonnettes. Deux dames vêtues de noir, un lourd missel dans la main, gardaient encore sur leur visage poli et blanc un reflet de joie et d'extase mystique—et souriaient, songeant peut-être au chocolat et au pain grillé qu'on mange plus tard, avec plus d'appétit, les matins de communion... Un coupé profond et bas attendait devant une porte cochère et le jeune valet de pied, encore congestionné par le sommeil, les lèvres luisantes d'un déjeuner à la fourchette, eut un regard de mépris pour Vincent, dont le pardessus fatigué et la cravate lavallière, sans doute, ne lui agréaient point...
Mais Vincent était insensible à cette atmosphère de luxe paisible, catholique et fermé. Rue de Babylone, il franchit le seuil d'une maison neuve, surchargée de motifs ornementaux selon le goût des entrepreneurs modernes. Sur le balcon, au premier, on lisait en lettres énormes: Amour et Foi. Des jeunes gens entraient et sortaient avec des airs affairés de fourmis. Vincent Hiéron traversa le vestibule tapissé d'affiches rouges et de proclamations. Des adolescents lui prirent la main au passage. Quelques-uns l'appelèrent par son petit nom. Ils mirent dans ce «Vincent» une tendresse à la fois respectueuse et familière.
Mais il les salua d'un geste bref et s'engagea dans l'escalier. Sur le premier palier, il souleva une portière. La pièce était basse et sans fenêtre. Un poing de bronze, qui semblait jaillir du mur, tenait un flambeau d'où tombait la lumière électrique. Contre la tapisserie de soie feuille-morte, le masque de Pascal se détachait au-dessous d'un étroit christ janséniste. Vincent souleva encore une portière et pénétra dans le bureau où Jérôme l'attendait.
Il était seul, debout, le front collé contre la vitre, les poings enfoncés dans les poches d'un veston déformé et taché. Ceux qui l'aimaient ne voyaient pas sa cravate mal nouée, ses cheveux en désordre, cette bouche commune dans la face lourde, le cou énorme, les joues flasques et toujours mal rasées; ils ne voyaient que ses yeux admirables, un regard perdu, un regard qui atteignait les âmes et de belles mains longues et fines qui, dans un geste habituel, allaient sans cesse vers les mains de l'homme à conquérir, et, crispées, les retenaient d'une étreinte impérieuse... Il se retourna et sourit.
—Tu viens, mon Vincent, au moment où je suis triste, où je désirais ta présence.
Vincent rougit de plaisir ... il était de ceux que cette voix émouvait chaque jour comme une joie nouvelle...
—Vraiment, je ne te gêne pas? Tu ne travaillais pas?
—Non, mon petit, je suis las... Si tu savais...
Il s'assit devant son bureau, les bras pendants...
—Mauvaises nouvelles de Rome?
—Plutôt ... une lettre ambiguë, comme ils savent en écrire là-bas, des louanges mesurées, des réticences, des menaces déguisées sous une bénédiction. Mais je sais que Mgr Bonaud, qui interdit à ses séminaristes et à ses prêtres de suivre nos congrès et de lire nos journaux, a été approuvé. Son exemple sera suivi. Plusieurs élèves du grand séminaire m'ont écrit des lettres désespérées...
—C'est là ta revanche, Jérôme. L'évêque leur impose une discipline extérieure, mais qu'importe, si leurs âmes lui échappent, si elles te sont à jamais passionnément soumises?
Jérôme sourit.
—Tu dis là des choses terribles, mon petit Vincent.
—Ah! Jérôme, oublions toutes ces politiques, toutes ces odieuses roueries. C'était si beau autrefois, quand le monde nous ignorait, cette vie d'enthousiasme et de ferveur. On allait, tu te souviens, dans des banlieues... On entrait chez des marchands de vin. Il y avait une conférence dans l'arrière-boutique. Tu parlais; on t'interrompait d'abord avec des farces ignobles, de gros rires. Peu à peu ces pauvres âmes s'éveillaient; une gravité inconnue apparaissait au fond des regards et tu pouvais alors parler du Christ.
—Je me souviens... Je me souviens.
—Ah! Jérôme, ces retours dans la nuit, l'hiver, un masque de pluie sur la figure ou dans les tièdes printemps, les yeux au ciel qui charriait des astres entre les bords rapprochés des toits...
—Je me souviens, Vincent.
—Et Montmartre, Montmartre ... tu te les rappelles les montées silencieuses vers la basilique, le soir? Des femmes et de jeunes hommes passaient en chantant des refrains. Les vitres des cabarets s'embrasaient. Les ailes illuminées du Moulin Rouge tournoyaient au-dessus de toutes ces ignominies... Nous entrions dans la basilique. Et la veillée commençait, exténuante et délicieuse. D'heure en heure, nous allions à la sacristie nous reposer. Tu nous lisais le Mystère de Jésus... Quelle foi nous avions dans notre cause! Comme notre âme était ardente en nous! Je croyais bien, à cette heure-là, que nous allions rendre la France à Jésus-Christ...
Jérôme, d'un geste, protesta.
—Mais mon petit, rien n'est changé, rien...
—Tout est changé, Jérôme; nous sommes une puissance, nous avons des journaux au service d'un programme politique. Nos chefs spirituels nous suspectent. Nos amis de la première heure nous abandonnent...
—Ils nous trahissent.
—Ils ne nous comprennent plus.
Nous ne leur parlons plus la même langue.
Vincent s'interrompit, stupéfait de son audace.
—Ah lassez, mon petit, cria le maître impérieux et cassant, ou je croirais que tu veux les rejoindre.
—Moi, t'abandonner, Jérôme, y penses-tu? Ne sais-tu pas que je suis à toi et à jamais?
Le maître lui prit les mains et le regarda fixement.
—Oui, je sais que tu es un fidèle et que je peux m'appuyer sur toi...
Brusquement il changea de conversation:
—Et ce Jean-Paul Johanet, cet ami qu'on pourrait utiliser au journal, tu l'as vu?
—Oui, il sera dune conquête facile; saturé de littérature, il analyse solitairement, au long des après-midi, sa petite âme vaine et compliquée.
—C'est l'heure où il faut prendre les âmes, observa Jérôme. Elles ne résistent plus, on les tient.
—Mais il faut agir avec prudence, dit Vincent. Jean-Paul résistera, ayant quelque personnalité.
Le maître parut soucieux.
—Tant pis: je veux autour de moi des tempéraments qui me servent, non des personnalités qui me résistent... A bientôt, mon vieux. Si tu vois quelqu'un à ma porte, dis-lui que je ne reçois plus.
Vincent prit congé. Sous le masque de Pascal, un adolescent attendait.
—Jérôme est fatigué et ne peut recevoir, dit Vincent, très doucement.
Une douleur passa dans les yeux meurtris du jeune homme. Il avait goûté la joie d'être pendant quelques jours le disciple préféré... Il s'effaça devant Vincent, le front dur, sans même saluer.
«Ah! pauvre petit! songeait Vincent dans l'escalier, pourquoi m'en vouloir? Ne serai-je pas un jour comme toi?... Mais il y a quelqu'un qui est plus grand que cet homme, et pour qui je me suis moins sacrifié et Celui-là m'aimera éternellement.»
Alors Vincent, élevant son esprit vers le seul maître qui ne déçoive pas, dans la rue bruyante et claire, au milieu de la cohue, murmurait: «Il pensait à moi dans son agonie; Il a versé telle goutte de sang, pour moi...»
Jérôme pourtant, quand il fut seul, baissa les stores, se mit à genoux sur le tapis et, la tête dans ses mains, pria. Les souvenirs s'éveillaient en lui, évoqués par Vincent. Il eut peur: comme les temps lui semblaient loin, où il allait, suivi de quelques adolescents, à la recherche du Royaume de Dieu et de sa justice!...
Aujourd'hui, de tous côtés, il subit des attaques. Et les pires injures, les plus basses calomnies lui viennent de chrétiens baptisés comme lui et professant la même foi; les hommes l'ont abandonné. Ils le laissent seul en face de son idéal, entouré seulement d'une jeunesse trop passionnée, de qui les adorations lui sont des causes d'orgueil...
Il se mit donc à genoux et pria. Dès le collège, Jérôme s'était dégagé de toutes les formules. Il parlait à Dieu comme un ami parle à son ami. Mais il avait trop de lecture et offrait souvent au Père Céleste, en guise d'oraison, des réminiscences d'Ibsen et de Tolstoï. Souvent même, au milieu d'une prière, il se sentait bouleversé par un cri qui lui montait aux lèvres; il le notait alors, et ce cri répété à la fin d'une conférence, avec le frémissement de voix voulu, touchait une âme...
—Est-il vrai, Père, que je ne cherche plus votre Royaume? Est-ce uniquement pour ma gloire que je fais rêver, s'exalter, souffrir tant de jeunes cœurs?
Le mépris qu'il sentit en lui à l'endroit des honneurs humains le rassura.
—Comme au premier jour, Seigneur, murmura-t-il, votre présence en moi me remplit d'un amour assez grand pour transformer le monde, susciter dès ici-bas le Royaume de justice, afin que votre volonté soit faite sur la terre, comme au ciel.
C'est la bonne nouvelle que je veux annoncer à cette foule dont Vous eûtes pitié et à qui des méchants ont fait croire que votre Évangile, votre Église condamnent leurs espoirs d'une cité plus juste et plus fraternelle...
Travailler pour moi? Père, vous savez que je n'ai rien désiré au monde que l'amour. Mais depuis longtemps je me résigne à être de ceux que Vous avez exilés de l'amour humain. Ces pauvres petits qui m'aiment ne me sont rien, rien que des âmes à jeter dans le courant qui mène à Vous.
Il se releva, considéra les photographies qui couvraient les murs et reconnut quelques-uns de ces regards, de ces sourires. Tel jeune homme l'avait accompagné un soir, sur la route baignée de lune, après une conférence dans cette petite ville dont Jérôme a oublié le nom. Ils revinrent lentement, à pied, vers la maison de campagne où on lui avait préparé une chambre.
Le jeune homme—de qui l'adolescence avait été solitaire dans l'étroite sous-préfecture—tremblait de joie en présence de cette grande âme venue de si loin, pour lui porter les paroles qui font vivre. Jérôme se souvient de la conférence: une bataille où il avait dompté, rendu silencieuse la foule grondante... Mais pourquoi se rappelle-t-il le retour dans la campagne endormie? Une lumière surnaturelle élargissait les labours, à l'infini. Une métairie, où le chien de garde aboya, semblait dormir au ras de terre, serrant autour d'elle les étables et le jardin...
Jérôme s'appuyait sur ce petit inconnu que l'émotion d'une telle «marche à l'étoile» élevait au-dessus de lui-même. Sa présence alors suffisait à remplir le cœur du Maître... Que ne peut-on voir, à certaines heures, dans le plus humble regard? Tel être stupide et morne fut sublime une fois dans sa vie: le soir où Jérôme lui parla...
Beaucoup d'autres avaient écrit sur leur photographie: A Jérôme—A mon unique ami—A celui qui m'a révélé la vérité.—Pauvres visages dont le sourire n'éveillait aucun souvenir dans son cœur!
Jérôme Servet sentit en lui cette exaltation d'où peut naître un chef-d'œuvre. Il sonna. Le secrétaire parut. Jérôme commença de dicter.
Dans les allées du Luxembourg, les bonnes réunissent pour le départ les pelles, les seaux, les cordes à sauter. Autour du bassin, sur les terrasses, des petits garçons et des petites filles se poursuivent encore avec des cris d'oiseaux.
Jean-Paul va doucement, cherchant les allées solitaires. Il se forge un idéal de vie grave et sérieuse, une vie toute pleine de religion et d'inquiétudes d'ordre social. Une chanson accompagne, en sourdine, sa rêverie; quoiqu'elle chante dans son cœur, il l'entend distincte et comme éparse dans l'air. C'est la chanson du pauvre Verlaine assagi:
Il hâte un peu le pas... L'heure est proche, où Vincent viendra, comme chaque soir, lui parler de la Cause. Aux brusques menaces, aux supplications de son ami, il trouve une volupté singulière. Déjà un espoir se lève et rayonne sur son cœur dévasté: abandonner tous les orgueils, toutes les inquiétudes, toutes les complications de la vie—être fervent aux messes du matin, pendant la semaine—communier passionnément au milieu des plus humbles femmes—puis se joindre à d'autres jeunes gens austères et purs, vivre dans leur atmosphère de piété, d'amitié grave, d'apostolat discret ... tels sont les vœux que Jean-Paul découvre en lui...
Une prière s'exhale de son âme pacifiée. Il quitte le jardin et, dans la douceur de la nuit commençante, entre à Saint-Sulpice. La chapelle de la Vierge est presque déserte: à peine quelques ombres qui sont des tristesses, des pauvretés, d'humbles misères agenouillées. Jean-Paul unit tendrement sa peine à toutes ces peines inconnues. Il dit:
—Mon Dieu qui m'avez donné la grâce de comprendre vos soirs et de pleurer devant leur mystère, vous savez de quels rêves je les ai peuplés. Vous Vous êtes plu, cependant, à ne jamais troubler ma vie. Vous m'avez ménagé, dans une chambre paisible, en la compagnie des livres, une calme existence. Mon Seigneur et mon Dieu, que puis-je dire pour ma défense...? Je trouve cela, qu'il me sera beaucoup pardonné à cause que je n'ai pas beaucoup aimé: il y a entre votre Justice et moi toutes les larmes de mon adolescence.
Dans les pires égarements, quelque chose en moi a toujours crié vers Vous. O mon Dieu, que ces heures me soient comptées où je Vous ai aimé à l'ombre des chapelles...
Dans la rue, parmi la foule qui allait, lasse et joyeuse, à cause de la nuit proche où l'on peut aimer et dormir, l'exaltation de Jean-Paul s'apaisa. Il songeait à ce congrès d'Amour et Foi qui avait lieu à Bordeaux. Il pourrait s'y arrêter quelques semaines avant d'aller finir à Johanet les vacances de Pâques. Conversant avec lui-même, Jean-Paul murmurait:
—Je sais que Jérôme Servet est un ingénieux conquérant d'âmes... ah! qu'il prenne la mienne avec ses lassitudes et ses dégoûts; qu'il les tue dans l'enthousiasme et dans l'amour de l'idéal inconnu... Comme joyeusement je sacrifierais cette liberté qui ne m'a valu encore que des larmes!
Ne vaut-il pas mieux devenir l'esclave d'un Dieu, d'un maître, d'une doctrine que demeurer l'enfant libre, mais solitaire et las, et qui, à certaines heures, voudrait bien mourir...? Vincent me dit qu'à l'union Amour et Foi je trouverais des frères humbles et bons. Ils sauraient me faire partager les espoirs dont ils vivent.
Ainsi, docilement, le jeune homme baisse la tête pour recevoir le joug. Mais l'idéal vers quoi il marche lui demeure inconnu; il va en quelque sorte à reculons, les yeux levés sur les vieux dégoûts, sur les écœurements quotidiens. Il court à ce qui est peut-être la vérité, non parce que c'est la Vérité mais pour se libérer des mornes tristesses qui le tuent...
Quelques heures plus tard, Jean-Paul s'habille pour le bal. Vincent, dans un fauteuil, le supplie d'assister au congrès d'Amour et Foi. Mais Jean-Paul, décidé à se laisser convaincre, s'amuse d'abord à dire non...
—J'ai si peu de foi, Vincent, et je n'ai pas d'amour. Je ne crois guère qu'à la vanité de l'effort et de ce que tu appelles l'action sociale...
Vincent se lève, exaspéré.
—Nous ne sommes pas des isolés, mon pauvre ami. La plus humble de nos actions ne saurait être indifférente au tout...
—Mais la plus importante ne se répercute que si près de nous! répond Jean-Paul. Dieu lui-même—s'il est vrai qu'il se fit homme—n'a pu révéler sa vérité qu'à quelques millions d'âmes et la foule immense des vivants ne l'a pas connu...
—Il s'est révélé dans tous les cœurs; à la révélation intérieure aucun homme n'a échappé...
—Avec cette belle discussion, mon cher, je vais arriver chez les des Onge au moment du cotillon.
—On s'en va. Mais je compte sur toi dimanche, à la réunion publique du congrès de Bordeaux ... puisque tu dois traverser cette ville pour aller à Johanet. Pars trois semaines plus tôt, c'est très simple.
—Et mon travail?
—Emporte des livres.
—Je réfléchirai.
Jean-Paul, maintenant, est seul et se préoccupe de sa toilette. La chambre est très éclairée. Au pied du lit, les escarpins mettent deux étincelles. La chemise au plastron glacé est luisante sur un fauteuil.
Dans la voiture, Jean-Paul, gêné par ses gants blancs, songe avec terreur qu'il n'a pas préparé la monnaie pour le cocher. Il fouille sa bourse sous le regard inquiet de l'homme.
—Une pièce de 0 fr. 50, peut-être de 10 francs roule dans le ruisseau...
Le dos appuyé contre une porte, Jean-Paul regarde tournoyer les petits nuages de tulle sur quoi se penchent, solennelles et bêtes, les figures toutes figées dans le même sourire.
—Tu ne danses pas, Jean-Paul?
Marthe est devant lui, souriante et frêle. Un mince tissu bleu pastel la moule et se rétrécit dans le bas, au point qu'on se demande comment elle va danser. Elle semble à Jean-Paul une très fine petite fille en chemise de nuit. Et cependant qu'ils échangent des mots insignifiants, le jeune homme songe qu'il n'aurait qu'à vouloir pour posséder légitimement dans un grand lit ces formes ébauchées. Ils causent. Un peu de valenciennes paraît dans l'entre-bâillement du corsage. Mais ce qui séduit Jean-Paul c'est, derrière l'oreille, l'arc délicieux que dessinent les cheveux.
—Marthe, je vais te quitter...
—Tu pars?
Le visage de la jeune fille s'empourpra.
—Je vais à Bordeaux avec Vincent. De là, je te rejoindrai dans un mois à la campagne.
—Je vois, dit Marthe rassurée, que M. Hiéron te fait du bien...
Jean-Paul protesta:
—Je ne suis pas encore de l'union Amour et Foi...
—Oh! l'amour et toi...—et elle eut un pauvre sourire.
—Que veux-tu dire, Marthe?—interrogea-t-il, l'air crispé.
Mais soudain les yeux pâles de Marthe se troublèrent; elle regarda le lustre, pour empêcher ses larmes de couler. Elle passa et repassa sur son visage une touffe de roses.
Jean-Paul se sentit triste infiniment, au bord de cette petite âme douce qui l'aimait et comme un boston préludait, il saisit la taille de la jeune fille et tourbillonna sans penser à rien...
Huit jours après, dans une chambre de l'Hôtel de France, à Bordeaux, Jean-Paul, à la fenêtre, évoque ces heures de délicieux énervement. Il s'est livré lui-même à la folle émotion des réunions publiques, il a crié, il a tressailli quand les sauvages couplets de l'Internationale ont fait, comme un vent de tempête, se baisser les têtes craintives et s'arrondir les douillettes ecclésiastiques. Il a voulu pleurer, quand, à cette foule silencieuse enfin et conquise, Jérôme Servet jeta les mots de Miséricorde et d'Amour...
Jean-Paul s'abandonnait à la volupté d'être une petite âme déraisonnable et fanatisée, cependant que Jérôme disait la force mystérieuse que le fidèle puise dans l'Eucharistie et qui rend possibles tous les héroïsmes et tous les martyres...
Jean-Paul évoque surtout cette réunion intime, à six heures, le soir où, d'une voix brisée de lassitude et d'émotion, d'une voix spiritualisée, Jérôme leur parla.
C'était dans une classe d'école libre. Tout le crépuscule entrait par la fenêtre avec le chant des oiseaux. Jérôme leur parla... Que disait-il? Jean-Paul ne sait plus. Une émotion extraordinaire le bouleversait. Ce fut l'éblouissement de la Vérité découverte: «Joie ... joie ... pleurs de joie...»
—Il se souvient qu'il a pleuré silencieusement dans un coin de la salle et que Jérôme répétait la parole de Pascal dans son Mystère de Jésus: «Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde—il ne faut pas dormir pendant ce temps-là...» Il se rappelle avoir tressailli quand Jérôme les a suppliés d'élargir leur pauvre vie, de la rendre infinie, en la rattachant à une cause infinie...
Puis les camarades, un à un, s'en allèrent. Il ne resta plus dans la petite cour de récréation, où le jour mourait, où l'unique platane bruissait de cris d'oiseaux, que Jérôme, Vincent et Jean-Paul...
Jérôme a mis ses deux mains sur les épaules du jeune homme, il l'a regardé dans les yeux, avec une douceur et une force infinies, et lui a demandé d'une tremblante voix:
—Tu donnes tout à la cause, tout?
Alors Jean-Paul a répété, des lèvres et du cœur, ce dernier cri du Mystère de Jésus:
—Mon Dieu, je vous donne tout.
Et Jérôme l'a serré contre sa poitrine en disant:
—Tu t'es donné, Jean-Paul, tu ne t'appartiens plus. Vis pour les âmes désormais.
«Vivre pour les âmes, se donner aux âmes»: telle est la vie nouvelle qui s'offre à lui—route si simple et si claire dans un matin d'été, où s'avance en chantant le cœur des pèlerins... «Vivre pour les âmes! se donner aux âmes!» Jean-Paul redit encore ces mots libérateurs...
«Je suis délivré, songe-t-il, et c'est vraiment ma nuit»; toute la volonté qu'il croyait morte fermente en lui et son âme est à la fois paisible et passionnée, comme le soir de sa première communion.
On frappe à la porte. Jean-Paul s'effare de voir entrer M. Balzon et Marthe, en tenue de voyage.
—Il paraît que tu n'as pas arrêté nos chambres?
Jean-Paul regarde les yeux ronds du vieux monsieur, son crâne luisant piqué de mille gouttelettes...
Jean-Paul a oublié, il oublie toutes les commissions ... on lui avait pourtant recommandé vingt fois... M. Balzon, qui hait l'insécurité et les surprises de la vie, ne cache pas son dépit.
—L'hôtel est plein et nous ne partons pour la campagne que dans deux jours... Sais-tu comment j'appelle ton étourderie, Jean-Paul? De l'égoïsme, tout simplement.
Le vieux monsieur va à la recherche de ses bagages et de deux chambres. On entend dans les couloirs sa voix aiguë.
—J'avais d'autres soucis que ceux-là, dit Jean-Paul à Marthe, quand ils furent seuls. J'ai vécu deux jours d'enthousiasme et de joie...
Marthe le loue de devenir un «homme d'action».
—Tu me raconteras tes impressions après-demain, à Castelnau.
—Il n'est plus question de cela, Marthe. Je n'irai vous y rejoindre que dans trois semaines. Il faut que je reste à Bordeaux avec Vincent Hiéron. Nous allons organiser un groupe Amour et Foi.
—Tant pis ... tant pis...
La jeune fille ne peut que répéter ces mots machinalement.
Mais M. Balzon revient, frais, souriant: il a trouvé deux chambres, on y a installé les bagages... Il faut le mettre au courant. Le vieux monsieur se désole pour la forme et se réjouit, au fond, d'avoir sa fille à lui seul...
—Tu ne t'ennuieras pas à Bordeaux, Jean-Paul. J'y ai vécu dix ans: c'est une aimable ville. Les plus grandes curiosités de l'endroit sont les marchands de vin. Cette profession confère ici une façon de noblesse. On les voit de cinq à sept, sur le Cours de l'intendance et les Allées de Tourny, se lancer des regards de côté et faire semblant de ne pas se voir...
Marthe, avant de se déshabiller, s'accoude à la fenêtre. Des flonflons d'orchestre montent d'un café voisin. C'est une tiède nuit, et si claire que la jeune fille voit, à l'extrémité de la rue Esprit-des-Lois, les vergues noires des navires... Elle pense au cœur inaccessible du bien-aimé... Hélas! Elle avait espéré s'en approcher un peu au long de ces vacances... Il faut renoncer à tout espoir. Son rêve est humble cependant. Elle ne veut que se dévouer, se donner tout entière, servir sans autre salaire que pouvoir servir encore... Elle ne demande pas d'être aimée: ce serait trop de joie—un excès de joie qui la tuerait, songe-t-elle...
Marthe sent qu'elle va pleurer. Sa gorge se serre ... et soudain les larmes et les sanglots éclatent comme une pluie d'orage.
Dans une petite salle très éclairée, une assistance chuchotante et inattentive de jeunes gens écoutent la conférence de Jean-Paul—en écoliers qui n'attachent aucune importance à ce que peut dire le pion. Il y a là deux ou trois jeunes hommes de qui l'adolescence soignée trahit l'éducation congréganiste, puis des apprentis bien tenus, dont les mains gercées aux ongles noirs témoignent seules qu'ils ne fréquentent pas la faculté de droit; un garçon coiffeur aux cheveux luisants de tous les fonds de pots du patron, les bons ouvriers canalisés vers l'union Amour et Foi, par les patronages.
«De même que le servage succéda à l'esclavage, pour être lui-même remplacé par le salariat moderne ... de même, camarades, nous devons croire que le patronat n'est pas éternel...»
Jean-Paul dévide, sans presque y songer, le rouleau des vieilles formules démocratiques. Ses regards errent distraitement sur cet auditoire qui s'ennuie.
Pourtant il distingue dans un coin deux yeux bruns attentifs, une figure terne qu'attriste la bouche lasse, un grand front déjà ridé ... et Jean-Paul après ce pauvre visage, remarque le torse musclé dans le tricot marron et il voit encore les grosses mains aux gerçures terreuses, des mains dont l'enfant ne sait que faire, des mains qui ne savent pas être inoccupées...
Jean-Paul, pour réveiller son auditoire, fait, aux dépens des bourgeois, une plaisanterie qui lui est familière ... et voici que la bouche du petit ouvrier sourit, d'un sourire très jeune, qui montre les dents abîmées... Jean-Paul devine cette âme attentive. Il parle maintenant d'une voix émue et contenue, et regarde là-bas s'illuminer les yeux bruns, ces yeux dont jaillit comme une lumière très lointaine entre les paupières malades.
Alors, citant les émouvantes phrases de Lacordaire et de Montalembert, il dit les joies pures de l'amitié et qu'il n'existe plus de barrière entre les apprentis et les étudiants. Il montre les âmes diverses, unies en une foi commune; il le dit et sans doute est-il à cet instant tout à fait convaincu; désormais l'auditoire s'intéresse passionnément.
«Nous aurons, camarades, l'âme d'un ami pour nous consoler aux heures désenchantées. Nous vivrons des heures de joie infiniment douces que les autres hommes ne connaissent pas...»
Celui qui parlait ainsi, n'était-ce pas ce Jean-Paul, petit bourgeois sensuel et sec, que choquait la moindre vulgarité et que la plus excusable inélégance indisposait? Pourtant au long de ces quinze jours, il avait souvent éprouvé un vertige devant l'abîme qu'il sentait se creuser entre lui et ses camarades, même ceux de sa classe qui aimaient le peuple autrement que par littérature, et le soir, après s'être exaspéré dans un cercle d'études, que de fois il s'était réfugié dans sa chambre, ayant en lui le désir violent de se désencanailler! Il revêtait alors un pyjama aux teintes fondues, et aiguisait son dégoût, en lisant les vers crispés de Jules Laforgue...
Au fond de la salle, le petit ouvrier écoutait avidement comme s'il avait conscience que Jean-Paul s'émouvait pour lui seul.
Ce fut en effet vers lui qu'après la conférence Jean-Paul se dirigea. Il s'appelait Georges Élie et travaillait dans la menuiserie. Au «patro» l'abbé lui avait parlé de l'union Amour et Foi. Alors il était allé à la conférence de Jérôme Servet, qui l'avait, disait-il, «emballé».
—Je l'ai trouvé épatant, épatant...
On sentait l'effort douloureux que Georges Élie faisait pour réunir les quelques mots usuels de son vocabulaire.
Jean-Paul regardait ce visage exténué cette apparence de force physique et pourtant d'épuisement qu'ont les pauvres corps d'enfants qui travaillent trop jeunes. Devant ces yeux inquiets et tristes, une grande pitié l'envahissait. Il oublia que ses pitiés s'usaient vite et lui parla d'une voix basse. Il lui parla de la «Cause», de la grande révolution morale que Jérôme Servet voulait accomplir dans l'âme prolétarienne.
Il lui dit qu'ils étaient frères maintenant, que rien ne les séparerait, puisqu'ils communiaient dans une même foi, dans un même amour...
Georges Élie écoutait. Une émotion ardente et douce lui donnait envie de pleurer.
—Alors, vous voulez être mon ami?
—Mais oui, je veux bien, dit Jean-Paul.
Ah! s'il avait su tout ce que l'enfant mettait dans ce mot d'amitié! S'il avait su qu'il y avait là tous les besoins d'affection d'un jeune être brutalisé, toutes les faims d'une tendresse chaque jour refoulée!
En revenant dans les rues de Bordeaux, vides à dix heures, ils purent causer. L'apprenti livra à Jean-Paul sa petite âme sensible et scrupuleuse de séminariste manqué, il lui dit son isolement à l'atelier—les grossières moqueries qu'il devait subir... Jean-Paul l'écoutait, un peu distrait, souriant parfois du savoureux accent local d'Élie.
A la porte de l'hôtel il fallut se quitter. Jean-Paul eut un frisson de peur, lorsque l'enfant lui dit avec emphase:
—Hein? c'est entre nous à la vie, à la mort, mon vieux...
Le jeune bourgeois songea un instant à détruire l'illusion de ce pauvre petit qu'il trouvait déjà laid et commun ... qu'il n'aimerait jamais, qu'il n'était pas digne d'aimer, qu'il ferait souffrir. Mais il prit conscience de sa vocation d'apôtre. Jérôme Servet l'avait dit: Il faut se donner aux âmes—aux plus obscures—aux dernières.
Et conscient de son mensonge qu'il croyait héroïque, Jean-Paul lui répondit:
—Oui, mon petit, à la vie, à la mort...
Vers six heures, à la sortie de l'atelier, Georges Élie s'accoutuma d'accompagner Jean-Paul dans ses promenades. Les premiers jours, il heurtait la porte timidement, et demandait avec insistance: «Je ne vous ennuie pas?» Mais Jean-Paul mettait tant de bonne grâce et de simplicité à le questionner sur sa journée, il trouvait un tel plaisir à éblouir cette petite âme obscure, que l'enfant montra chaque jour un peu plus de confiance. Il se persuada que ses visites plaisaient à Jean-Paul, dans le même moment où le jeune bourgeois commença d'en être excédé.
Il est vrai que d'abord elles l'amusèrent. A l'heure où les Bordelais encombrent les trottoirs du Cours de l'Intendance et des Allées de Tourny, il jugeait plaisant de se montrer avec un apprenti en casquette, aux poignets rouges et aux grosses mains. Dans le crépuscule clair, à travers la foule des promeneurs bien habillés et lents, qui semblaient piétiner sur place et lui faisaient regretter la cohue affairée de Paris, il allait avec Georges Élie et lui répondait distraitement, amusé de l'effet produit.
Mais après quelques jours, il sentit qu'on s'accoutumait à les voir; et surtout les conversations avec Georges Élie lui parurent dénuées et vides. Les deux jeunes gens ne pouvaient s'entretenir que de l'union Amour et Foi et les mêmes considérations revenaient sans cesse. En somme, Jean-Paul ne se plaisait qu'aux discussions littéraires où l'on peut citer des vers de Jammes et de la comtesse de Noailles, des mots somptueux de Chateaubriand ou de Barrès. Il avait aussi le goût des images imprévues qui, à Paris, faisaient rire ses amis et que Georges ne comprenait pas. Et comme le jeune bourgeois excellait à peindre les ridicules des gens, ce lui était une souffrance de ne pouvoir qu'admirer, devant le jeune ouvrier, les premiers grands rôles de l'union Amour et Foi...
Jean-Paul s'efforça vainement d'aimer les histoires d'atelier et de patronage que lui racontait son compagnon. L'enfant l'ennuyait, comme l'ennuyaient ses amis, même les plus intelligents, lorsqu'ils étaient au régiment: enfermés dans une caserne, ils prétendaient intéresser le monde entier à la bienveillance de leur capitaine ou à la grossièreté de leur sergent. Ainsi Georges Élie parlait inlassablement des humbles comparses de sa vie sans horizon.
Jean-Paul, seul dans sa chambre d'hôtel, éprouve à lire le Prix de la Vie, d'Ollé-Laprune, un ennui terrible et qu'il ne s'avoue pas.
La fenêtre est ouverte sur un ciel de juin, à cinq heures, un ciel pâle et comme lavé—un ciel strié par les vols des martinets.—Une odeur de campagne flotte sur la ville et il y a dans le vent des éclats atténués de fanfare.
Jean-Paul est sensible à cette joie du nouvel été et un vers lui revient de Francis Jammes:
Il cherche des yeux le livre du poète. Mais les éditions du Mercure de France n'envahissent pas sa table comme autrefois. Des brochures les ont remplacées, où un abbé instruit démontre que l'inquisition et la Saint-Barthélemy ne sont pas imputables à l'Église.
Voici un mois que Jean-Paul s'est donné tout entier à la cause et les petits démocrates admirent sa parole diserte, sa froideur, et tout ce qui en lui trahit le grand bourgeois—malgré la vareuse et la cravate lavallière...
Mais dans cette transparence de crépuscule, Jean-Paul éprouve le besoin d'évoquer sa vie passée. Aujourd'hui, il surveille jusqu'à ses rêves, pour demeurer chaste absolument—et voici que ce soir le souvenir l'obsède d'anciennes joies, un désir se réveille de voluptés jamais oubliées...
Vincent Hiéron ouvrit doucement la porte.
—Tu ne viens pas voir les camarades, Jean-Paul?
Le jeune homme ne quitta même pas son fauteuil.
—Non, dit-il, ce soir, je me sens fatigué. Mon âme a comme une fissure par où s'échappe, goutte à goutte, l'enthousiasme.
—Quel romantique tu fais! Mon pauvre Jean-Paul ... cela va finir avec le crépuscule...
—Quelque chose ne meurt pas, Vincent, c'est notre passé, mon passé dont je suis obsédé...
—Tu ne le regrettes pas?
—Qui sait? dit Jean-Paul, si je ne les regrette pas, ces après-midi dans les bibliothèques, le front penché sur des livres que je ne lisais pas ... ces rêveries au coin de mon feu, dans le gris de cinq heures—alors que je n'avais pas même assez de volonté pour allumer une lampe...
—Tu étais absurde, Jean-Paul...
—Et mes promenades sans but dans l'indifférence des rues quand mon imagination créait, pour m'amuser, de merveilleuses légendes? J'y jouais le rôle d'auteur acclamé ou de génial musicien, ou bien j'évoquais le profil d'une femme amoureuse et compatissante ... je me voyais l'attendant sur un banc, les soirs de juin. Elle venait. Je la regardais marcher sur l'allée à pas pressés.—Et le flou de son visage sous le tulle de la voilette, et ses yeux illuminés à ma vue, et un serrement de sa main dégantée, inondaient mon cœur d'une joie infinie... La vision s'effaçait ... je sentais plus douloureusement ma présente solitude, je rentrais chez moi et je faisais des vers...
—Si puérilement tristes ... dit Vincent, tu me les lisais quelquefois. Certains sont encore dans ma mémoire—et il murmura:
Vincent et Jean-Paul restèrent silencieux, un instant, au bord du passé... Vincent passa la main sur son front.
—Ces souvenirs sont malsains, dit-il, viens-tu? Nous sommes très en retard.
—Pas ce soir, je me sens fatigué...
—Ah! je le connais ton mal, répondit Vincent un peu énervé et qui ne se pardonnait pas son émotion, ni d'avoir récité les vers de Jean-Paul,—c'est le mal du siècle, le mal de René! Jusqu'à quand ce vieux débris romantique nous va-t-il encombrer?
—Aussi longtemps, dit Jean-Paul rêveusement, que l'idéalisme de l'adolescence se heurtera à la brutalité, à la médiocrité de la vie...
Le domestique annonça:
—M. Élie demande à voir Monsieur...
—Encore lui! murmura Jean-Paul. Dites que je suis sorti.
—Mais ... j'ai dit que Monsieur était là...
—Faites-le donc monter, s'écria Vincent Hiéron, et se tournant vers Jean-Paul:
—Quelle mouche te pique? tu vas te faire détester.
—Qu'importe. Il m'assomme. Je le trouve dans mon antichambre le matin quand je sors, le soir quand je rentre—et j'ai une lettre l'après-midi. Il veut s'entretenir avec moi de la cause, il m'accable de son amitié...
—Tu es fou, mon pauvre Jean-Paul. Oublies-tu le désintéressement de Jérôme et des camarades étudiants? Tu ne cherchais donc que le plaisir dans le commerce des âmes!
«Hélas! je commence à le croire... Enfin, ce petit-là m'exaspère et je le lui fais sentir, mais il revient toujours comme un chien fidèle qu'on jette vainement à l'eau...
A ce moment, Élie entra. Il tenait avec embarras un étonnant chapeau de feutre bossué et verdâtre... Il s'avançait, craintif, honteux, et il avait en effet ce regard tendre et mouillé des chiens qui se savent importuns—et qui reviennent pourtant... Vincent Hiéron, qui pressentait l'orage, lui serra la main, et s'esquiva.
—Je suis occupé, ce soir, très occupé, mon petit...
Et sans un mot de plus, Jean-Paul s'ingéniait à couper les feuilles de la Porte Étroite d'André Gide.
—Alors je m'en vais, dit Élie, qui ne voulait pas comprendre, et d'une voix étranglée, il ajouta:
—Quand pourrai-je te revoir?
Jean-Paul s'exaspéra qu'il ne comprît pas, et songeant que son devoir était enfin de le désabuser, il murmura, d'une voix très douce, les mots qui semblaient plus cruels encore:
—Nous nous voyons presque chaque soir au local d'Amour et Foi. Est-il nécessaire de se rencontrer ailleurs? J'ai besoin, pour travailler, de tout le temps que je ne donne pas à la cause...
Avant qu'il eût fini sa phrase, Élie, d'un geste rageur, se couvrit, et tira derrière lui la porte si violemment que des photographies, placées dans la rainure de la glace, au-dessus de la cheminée, tombèrent.
La nuit vint; Jean-Paul s'accouda à la fenêtre et regarda le ciel que rayait un dernier vol d'hirondelles. La cloche d'un couvent tintait. Une voisine injuriait son enfant. Jean-Paul sentit que la détresse ancienne envahissait son cœur comme les grandes marées qui, à époque fixe, remontent.
Désormais les camarades s'écartèrent de Jean-Paul. On ne l'appelait plus que le bourgeois ou l'intellectuel. Il attacha soudain un immense prix à la bonne éducation: «Elle peut tenir lieu à peu près de tout», se disait-il... Un soir, au local d'Amour et Foi, un ouvrier typographe, qui se piquait de littérature, commenta avec de lourdes injures l'Étape. Jean-Paul souriait—d'un sourire amer que les camarades connaissaient déjà. Souvent, à propos d'un article de Jérôme, d'une conférence, il leur avait révélé, par ses ironies, ce qu'est l'esprit critique.
Mais à l'union Amour et Foi il est infiniment dangereux de posséder le sens du ridicule: on le lui fit bien voir.
—Vous n'applaudissez pas, monsieur? demanda avec affectation Georges Élie.
Le mépris de Jean-Paul avait blessé ce jeune cœur ombrageux d'une inguérissable blessure. La haine était désormais vivante en cette âme étroite qu'un seul amour eût remplie pour la vie... Elle rendait méconnaissable le timide petit garçon du patronage...
—Il y a des choses que les bourgeois ne comprendront jamais, dit-il à haute voix, quand la conférence fut terminée.
—Et je me demande même ce qu'ils viennent faire ici, les bourgeois? ajouta l'orateur, qui, intimidé par Jean-Paul, avait écourté sa conférence.
Des regards curieux se dirigeaient vers le jeune homme, un peu pâle—de cette pâleur qui faisait dire à Marthe, quand ils étaient enfants: tu rages. Il continua de sourire, sachant que ce sourire était fait à souhait pour exaspérer les camarades.
—Les bourgeois viennent vous instruire, dit-il sur un ton d'une douceur perfide. Ils ont plus de mérite que vous en venant ici, car ils renoncent à de plus grandes joies...
Il y eut des protestations violentes. D'autres jeunes hommes s'étaient rapprochés pour écouter la discussion.
Le regard de Jean-Paul allait plus haut que ces visages tournés vers lui. Il distinguait, à travers la fumée des pipes, le rouge violent des affiches, un portrait de Léon XIII bénissant. Jean-Paul évoquait derrière ces murailles l'espace libre, la nuit claire et froide, la solitude introublée.
—Vous avez, plus que nous, besoin d'être instruits, dit Georges Élie, vous avez tout à apprendre de nous, tout—vous, les inutiles...
—Comme vous avez gardé vos préjugés de caste! répondit amèrement Jean-Paul.
Et soudain, il eut, pour la première fois, conscience que cette doctrine ne vivait pas en lui: pauvres formules qu'il avait acceptées sans examen, elles seules n'auraient pu l'attirer vers ces jeunes hommes ... et il se dit en lui-même:
«Je cherchais ma joie...»
A ce moment, Vincent Hiéron entra. On le redoutait sans l'aimer. Il y eut un silence gênant. Puis des groupes se formèrent. Jean-Paul, hâtivement, serra la main de son ami, et sortit. Dans ce soir, il sentit sa gorge se contracter, comme lorsque, petit enfant, il s'efforçait de ne pas pleurer.
Devant les portes, des boutiquiers et des concierges causaient. Des petites filles sautaient à la corde. Place Pey-Berland, Jean-Paul vit que les vitraux de la cathédrale s'illuminaient... «C'est le dernier jour du mois de Marie», se dit-il, et il entra.
La vierge illuminée était parmi les lys comme un lys vivant. Des pauvres femmes, des enfants émerveillés étaient à genoux contre la grille du chœur, et les puériles voix—dont le timbre céleste va bientôt se briser—redisaient les vieux cantiques si lourds d'extase et d'anciennes ferveurs... Jean-Paul, dans une chapelle latérale, s'abandonna enfin, et pleura, pleura et ses mains mouillées de larmes avaient la même odeur que lorsqu'à six ans il pleurait dans la chambre silencieuse, où une mère ne l'avait jamais endormi sur ses genoux.
Jean-Paul revint à l'hôtel et, étendu sur une chaise longue, chercha avec méthode les causes de cette morne lassitude... Au long d'une jeunesse isolée, calme, où il ne se passe rien, le jeune homme s'est habitué à se regarder lui-même vivre.
—Mon enthousiasme au dernier congrès d'Amour et Foi, songe-t-il, n'était-ce pas, au fond, la joie de découvrir un sens à ma vie? N'était-ce pas un épanouissement de ma personnalité, où s'est complu l'orgueil qui me tourmente?—J'étais alors si malheureux! Mon chagrin ne venait pas des conditions matérielles de la vie—sauf peut-être des langueurs d'estomac, qui nous inclinent à la tristesse. Mais je connaissais ma médiocrité; encore aujourd'hui je sens douloureusement tout ce que je ne suis pas. Et du peu que je suis il m'arrive souvent de douter... Avant que je rencontre l'union Amour et Foi je ne jouissais même plus de ma misère, comme aux lointains crépuscules de mon adolescence, en retrouvant son reflet dans la littérature. Et pourtant ce passé, ce triste et morne passé, voici qu'il me reprend ce soir: je suis vraiment son prisonnier. Il revêt d'inexprimable poésie mes pauvres joies d'autrefois. Il me décourage avec le souvenir pesant des vieilles fautes. C'est lui qui m'arrête sur la voie austère, où hier encore j'avançais si joyeusement—trop joyeusement, hélas!—car même ce soir, j'aurais, il me semble, quelque plaisir à me mêler aux camarades. Mais est-ce la joie du disciple qui a fait un peu de bien aux âmes rencontrées?
Ce soir, je vois que je trouve mon compte à cet apostolat et qu'en réalité il m'amuse infiniment.
A l'union Amour et Foi, l'amateur d'âmes que je fus toujours traversa des pays encore ignorés de lui. Il se pencha avec délices sur les étangs trouvés au hasard de la route, et d'où s'élève quelquefois une voix mystérieuse et tendre... Telle âme, à qui je supposais me dévouer, n'a jamais servi qu'à enrichir ma collection.
Pourtant comme j'ai cru vous aimer, et comme je vous aime vraiment, visages mornes des apprentis, à l'expression douloureuse et tendue, particulière aux illettrés qui écoutent une conférence... Comme je vous porte gravées au plus profond de mon âme, figures ternes qu'attriste une bouche tombante et lasse, pauvres grosses mains, aux gerçures terreuses, aux ongles noirs sur le pantalon bleu!
Mais, hélas! je suis prisonnier, comme autrefois.—Je n'ai pas su me délivrer de moi-même pour me donner à vous.
Voici que le passé trouble reflue en moi. Je retrouve la vieille compagne des mauvais jours, ma médiocrité égoïste et jalouse. Tout ce que j'ai rêvé, au temps des illusions, cette loi du devoir, à quoi ma volonté décida de se plier—mon Dieu, tout cela va-t-il sombrer?
Les camarades entouraient le lit de Jérôme qui devait regagner Paris dans la journée. Traversant Bordeaux après un pèlerinage à Lourdes, il avait fait la veille une conférence publique. Vincent Hiéron, à genoux sur le tapis, ramassait pieusement le linge du grand homme, les flanelles humides encore d'une généreuse sueur; le maître lui avait enseigné que la plus humble besogne est magnifique, si on l'accomplit pour la cause...
Les autres, dévotement, contemplaient leur idole. Sans doute, il eût semblé laid—de cette laideur sale qu'on voit à tout homme à son réveil, lorsque ce n'est plus un adolescent. Mais ses yeux avaient la même flamme, les mêmes lointains de tendresse et de rêve—une invincible attirance; et dans le sourire, dans le geste des bras repliés sous la tête, une grâce d'adolescence persistait, malgré la trentaine proche. Il semble que le temps veuille effleurer à peine ceux qui ont gardé la foi, l'espérance, l'amour de leur vingtième année. Des poètes chargés d'ans ne portent-ils pas, au fond des yeux, toute leur jeunesse frappée d'éternité...?
—Comment t'appelles-tu, toi? demanda-t-il à un gros garçon qui attachait sur lui des yeux mouillés de bon chien.
—Marteau.
—Marteau? Quel aimable nom, et comme il te convient!
Et il lui passa sa main sur le dos.
Un homme qui fait profession d'apôtre échappe à toutes les conventions. Jérôme s'arrogeait le droit de n'être pas poli. Nul ne lui en tenait rigueur. Inconsciemment, ces jeunes gens avaient subi l'influence du nietzschéisme grossier dont le monde aujourd'hui s'accommode. Le Maître leur était une manière de surhomme. D'ailleurs, ils disaient ingénument d'eux-mêmes: nous sommes l'élite.
Jérôme trempait du pain grillé dans son chocolat.
—Georges Élie est-il ici? demanda-t-il.
Le jeune homme s'avança rouge, la tête basse.
—C'est toi qui m'as envoyé cette lettre à Lourdes, à propos de Jean-Paul Johanet? Je me suis renseigné. Tu as eu raison de m'avertir. Il critique mes articles, étale des préjugés bourgeois et la plus sotte ironie.
Et le maître s'adressant à tous, ajouta d'une voix grave:
—Écoutez bien, mes amis. Il y a parmi vous un intellectuel poseur, un dilettante qui vous perdra, si vous lui laissez la moindre influence: c'est ce Johanet.
—Un bourgeois! murmura Georges Élie.
—Mes petits enfants, reprit Jérôme, il convient que, même éloigné, je sois présent au fond de chacun de vos cœurs. Il faut qu'il n'y ait dans ce petit troupeau aucune volonté hostile à la mienne. Mes petits enfants, vous m'êtes fidèles, je le sais—mais pas tous...
Était-ce consciemment qu'il parlait le langage du Christ? Nul n'y songea. D'ailleurs, la rencontre de Jérôme Servet n'avait-elle pas été, pour beaucoup de ces âmes, la rencontre même de Dieu? Il y avait sur son visage une angoisse indicible.
—Écoutez; il faut pour le petit groupe bordelais que ce Johanet s'en aille, il le faut. Ce malheureux va venir. Accusez-le devant moi. Ne vous inquiétez pas si je lui parle avec douceur. Il importe que je ne montre aucune violence...
Jérôme ne voulait pas diminuer son prestige par d'infimes querelles. Et peut-être souhaitait-il aussi que cette pauvre âme le quittât sans trop de haine...
Mais Vincent, qui bouclait des valises, se releva tout rouge.
—Oh! Jérôme, pourquoi cette mise en scène?
Le Maître le considéra un instant avec un peu de mépris, et allait répondre, quand on heurta à la porte. Jean-Paul entra.
Deux heures après, dans sa chambre, Jean-Paul laissait tomber les stores. Les camarades l'avaient injurié avec une grossièreté inouïe. Le Maître l'avait stupéfait par sa naïve perfidie. Mais que lui importait au fond? Le jeune homme ne se révolte pas contre Jérôme Servet; il pardonne tout à ce conquérant magnifique des âmes. Ce qu'à cette heure il revoit, c'est Vincent Hiéron tambourinant, avec ses doigts, contre la vitre, gardant un silence lâche...
Jean-Paul essuya ses yeux et se recueillit. Les pauvres bruits de la vie quotidienne vinrent mourir dans la chambre où il étouffait. Des portes se fermaient, un enfant s'appliquait à des gammes. Personne au monde ne songeait à sa peine. Dans cette journée pesante et molle, il se sentit seul, seul à jamais, sans but, sans foi, sans amour...
Il appela des souvenirs à son secours. Mais d'abord le passé lui parut vide aussi, et le sourire étroit de Marthe, qu'il y voyait, ne le consola pas. Il éprouva comme un vertige devant l'abîme de sa solitude et désira mourir.
Il y avait sur la table une croix de métal. Vainement Jean-Paul essaya de prier. Par une habitude ancienne d'écolier il ouvrit l'Évangile au hasard—et lut un passage sans aucun lien avec sa situation présente. A ce petit fait, il attacha une importance extraordinaire, et, regardant la croix, le petit livre, il murmura: «Serait-ce une immense duperie?»
Ce blasphème suscita dans son cœur une protestation passionnée. Il eut conscience qu'au moindre appel Celui qu'il trahissait à chaque minute de sa vie lui aurait ouvert les bras. Il fut tenté de s'agenouiller, de s'abandonner à l'Être Infini dont l'amour lui demeurait une certitude ineffable, plus forte que tous ses doutes et toutes ses négations.
Mais Jean-Paul souhaitait ne pas voir et ne pas entendre. Et parce qu'elle dédaignait d'être consolée, le Consolateur s'éloigna de cette âme qui ne voulait pas de miséricorde.
Des sonneries de tram électrique vibraient incessamment dans le silence de la rue provinciale. Chaque objet de cette chambre d'hôtel paraissait à Jean-Paul étranger et hostile. Puis ce fut le crépuscule. Une sirène pleurait à travers les brumes du port.
Le jeune homme allumait sans cesse de fines cigarettes à bout d'or. Des lacs de fumées demeuraient immobiles et la même odeur flotta qu'à la campagne, le soir, quand les paysans font brûler des herbes...
Une tristesse paisible, un calme désespéré régnaient sur le cœur de Jean-Paul. Il voyait en face de lui la porte, dont les peintures étaient de trois tons différents; il se souvint d'un jour où Georges Élie la ferma si brusquement.
—Pauvre petit, murmura-t-il, comment t'en voudrais-je d'avoir souhaité mettre l'infini dans une amitié—moi qui, au collège, ai connu des soirs pesants et lents à mourir, où l'on pleure sans cause, où le cœur s'éveille? Comme toi, je tournais vers un ami choisi entre tous l'inapaisable désir de m'attacher qui venait de naître en moi, pour ne plus mourir.
Jean-Paul se rappelle que, le samedi soir, après la confession, ils pouvaient se rejoindre dans la cour solitaire. Des moineaux piaillaient autour des miettes du goûter. Et sur le gravier luisaient les papiers argentés qui enveloppent les rais de chocolat.
Dans la pure ignorance de leur cœur, ils s'exaltaient avec des mots candides et passionnés: «Nous ferons demain la communion l'un pour l'autre,» disait Jean-Paul. Ils échangeaient des gravures.
L'été, lorsque les derniers externes étaient partis, les pensionnaires avaient une récréation, avant la prière du soir. L'ami de Jean-Paul lui disait: «Montre-moi l'Arcture. Je ne peux jamais voir la petite Ourse... N'est-ce pas Cassiopée?» Il voulait être missionnaire et lisait les Annales de la propagation de la foi: «Nous irons dans des pirogues, sur les grands lacs...—Mais non, disait Jean-Paul, je dois être un grand poète, publier un livre comme le Génie du Christianisme qui convertira la France et puis, je veux me marier, avoir des enfants...» Alors son ami répondait en rougissant beaucoup: «Ne tenons pas de conversations légères...»
Lentement la vision disparut... Jean-Paul prit conscience brusquement du pauvre cœur dévasté qu'il portait en lui, ce soir. Mais n'est-ce pas à ces heures-là que le passé chante indéfiniment comme les flots d'une mer calme? Le cœur vaincu et qui ne voit plus à son horizon aucune lumière revient vers les plages délaissées, où, un à un, comme des étoiles au crépuscule, les souvenirs se lèvent et luisent.
D'ailleurs, dans la maison silencieuse, on joue, au piano, une musique à peine distincte. Elle vient en aide à Jean-Paul. Les cheveux soyeux du petit garçon, son profil mince, s'évanouissent et c'est Marthe qu'il revoit en catogan, si frêle et si fine. A cette époque, le petit Jean-Paul n'avait pas encore ces soucis d'analyse, cet esprit critique toujours en éveil, qui tue en lui tous les amours, toutes les amitiés.
Pendant les chaudes grandes vacances, il répondit à peine aux lettres tristes de son ami. On jouait «par camp» au croquet avec Marthe et deux autres jeunes filles. Les vêpres tintaient dans les brûlantes après-midi de dimanche, on se disputait... Les bordures d'arbres faisaient, au ras des prairies, de grandes ombres veloutées...
Il se souvient d'une des jeunes filles qu'il aima presque à la fin de ces vacances, et qui est morte depuis. Elle apprit à Jean-Paul le tennis. Il se plaisait à jouer devant elles en fines chemises molles, les poignets relevés... Elle lui disait: «Vous avez des bras de fille...—Et vous, de garçon,», répondait Jean-Paul, honteux d'être toujours battu. Il la revoit en costume de piqué blanc, musclée et svelte. Il entend ses éclats de rire, ses mots à double sens, très perfides, ou très naïfs, qui le faisaient rougir, l'obsédaient et, la nuit, l'empêchaient de dormir...
Il y a deux ans, Jean-Paul a revu pour la dernière fois la joueuse de tennis: on avait tiré sur le perron son étroit lit de fer, et pourtant elle respirait à peine. Ses cheveux étaient collés sur son front terreux. Son père disait: «Éloignez-vous un peu, vous aller la «frapper». Elle vous suivait longtemps d'un regard ... qui savait, peut-être?
Jean-Paul se rappelle que la mère, dans le vestibule, l'embrassa en pleurant et lui dit: «elle vous aimait bien...»
Elle est devenue vieille, tout à coup, cette dame si imposante et si bonne que Jean-Paul imagine encore, les jours de grandes fêtes, dans l'église du village où sa magnifique voix de contralto faisait rire les paysans. Mais Jean-Paul pleurait quand elle chantait l'Adieu de Schubert...
La musique s'est tue. Les visions s'effacent. Pures tendresses de l'adolescence, qui désormais pourra vous réveiller? Jean-Paul, dans ce soir de détresse, porte en lui le même désir d'aimer inapaisable. Mais quel visage, quel cœur résisteraient à sa cruelle clairvoyance? Il ne peut plus aimer. Jamais il n'en a tant souffert que ce soir où tous ses appuis sont brisés... Une formule l'obsède: sans amour, sous le ciel vide. De gros rires d'hommes, des rires plus aigus de femmes montent du trottoir, et Jean-Paul se dit avec une amère ironie:
«Il reste le plaisir...»
Il y a, dans la fraîche maison de Castelnau, un petit réduit où l'arrière-grand'mère de Marthe passait autrefois des journées.
Sur la grisaille des murs on voit de galantes gravures, dont M. Jules Balzon dit: «Il paraît qu'elles ont de la valeur.» La profonde causeuse de la vieille dame est encore là et des bergers sourient à leurs bergères dans le rose fané des camaïeus. Un petit meuble contient des livres ... les vers de Musset avec les Comédies et proverbes, les poèmes de Mme Ackerman, une curieuse édition originale, les Pleurs, de Marceline Desbordes-Valmore, Atala et René. La bonne dame, qui un demi-siècle plus tôt vivait dans cette province, dut verser bien des larmes sur ces feuilles passionnées.
Sa raisonnable petite-fille, qui s'était gardée jusqu'alors de les lire, les découvrit enfin—et avec cette magnifique littérature exaspéra son pauvre amour.
Puis, quand elle entendait sur le perron les pas traînants de son père, elle laissait vite le livre, se mettait au piano et chantait pour elle seule les Amours du poète...
Un jour, pendant le déjeuner, une lettre arriva de Bordeaux. M. Balzon regarda l'enveloppe et dit: «C'est l'écriture de Jean-Paul» et tandis que Marthe, le cœur battant, fermait les yeux, il s'appliqua sans hâte à réunir au bout de sa fourchette un morceau de filet, un peu de gras, une parcelle de pomme de terre—laissant le tout s'imprégner de jus...
—Lisez donc, père, s'écria Marthe exaspérée.
M. Balzon coupa proprement l'enveloppe avec son couteau à dessert.
—Jean-Paul arrive demain, il s'arrêtera un jour ici avant d'aller chez son père; tu auras un plus aimable compagnon que moi... Et il ajouta: «Tu vas voir qu'il passera à Castelnau toutes ses journées; tant mieux d'ailleurs; c'est un jeune homme avec qui j'aime assez causer. Je crois qu'il s'intéresse à mon travail sur Lucile de Chateaubriand. Mais je l'ennuie...»
Marthe protesta.
—Si, si... Nous avons chacun une culture très différente. Il méprise tout ce que j'aime; Sully-Prudhomme lui paraît négligeable, François Coppée le fait rire. Il crie au génie devant des œuvres à quoi je ne comprends rien, me cite des noms que j'ignorais: Jammes, Claudel, André Gide... Il s'exalte à propos de Barrès ... au fond, il me juge tel qu'une vieille bête.
—Mais non, papa, je vous assure ... et Marthe joyeusement embrasse le vieux monsieur.
Et voici qu'elle marche dans le crépuscule à côté du bien-aimé et lui demande doucement:
—De quoi te faut-il consoler?
Jean-Paul s'émeut de cette bonne volonté.
—Asseyons-nous sur ce banc, Marthe, on est bien pour causer...
Le banc s'appuyait au chêne qu'on appelait «le gros chêne», malgré que d'autres le fussent plus que lui; les taillis s'arrêtaient brusquement sur des prairies trop vertes et qu'on devinait mouillées. A six heures, déjà des vapeurs les noyaient; on avait coupé les aulnes qui le long du ruisseau charmèrent l'adolescence de Jean-Paul. Mais ils repoussaient hâtivement, traversant les prés d'une ligne feuillue où l'eau, invisible, chantait.
—Marthe, j'ai essayé de me délivrer de moi-même—j'ai voulu me renoncer... Mais que peut un tel effort, sinon nous révéler notre impuissance?
Marthe, je ne fus jamais plus mon prisonnier que dans ces exercices d'apostolat où Vincent et Jérôme Servet me convièrent. Ah! les pauvres âmes, à qui notre prétention est de faire du bien! Nous les embellissons passagèrement, comme ces jolis jardins d'exposition qui ne durent que quelques jours...
Lorsqu'un jeune homme en voit un autre qui le veut sauver, avec quelle terreur il devrait s'en garer!
—Tu n'as pas aimé les âmes pour elles-mêmes, Jean-Paul...
—Mais peut-on aimer les âmes autrement que pour soi? dit le jeune homme. Celles à qui l'on s'attache en se disant: «Jésus lui-même eut un disciple préféré» sont destinées à la mort lente d'une amitié—soit que, hâtant le dénouement, on les abandonne comme un vêtement usé—soit qu'on y mêle un peu de pitié et c'est alors le mensonge des tendres gestes qui n'ont plus de sens... Ah! quelle agonie!
Marthe se leva.
—Il fait froid, dit-elle.
Les jeunes gens marchèrent dans l'allée du «tour du parc» où la robe de Marthe était la seule tache claire; et Jean-Paul se disait: «Pourquoi parler à celle qui ne comprend pas?...» Mais la jeune fille murmura soudain une phrase qui prouva qu'elle fut attentive:
—Ton cœur est aussi fermé à l'amitié qu'il l'est à l'amour!
—C'est vrai, Marthe,—et sais-tu ce qu'est l'amour?
Elle dit, d'une voix qu'elle voulait rendre indifférente:
—Oui, Jean-Paul, je le sais.
Il n'osa répondre, et il fauchait avec sa canne les tiges longues des fougères...
Une sirène d'automobile déchira l'air. Les jeunes gens revinrent à la hâte. M. Bertrand Johanet, le père de Jean-Paul, énorme dans ses fourrures, embrassa le jeune homme avec une tendresse timide:
—Je n'ai pu attendre jusqu'à demain, Jean-Paul...
Sa barbe, épaisse et mal soignée, ne laissait voir que peu des joues brûlées par le soleil et le grand air... Le nez, rouge et gonflé, éclatait comme une braise dans la figure commune. Le poil jaillissait en touffes des oreilles... Le gros homme était gêné devant ce fils trop délicat comme autrefois devant la jeune femme qui vécut et mourut à ses côtés, fidèle, silencieuse, résignée...
Le dîner fut long et copieux. Jules Balzon adorait son cousin. Ils avaient de communs souvenirs d'enfance que le professeur évoquait avec assez de verve... Le père de Jean-Paul riait bruyamment, se congestionnait et quand son fils lui offrait un peu d'eau, reculait le verre en disant:
—Tu es trop généreux.
Au long de ces journées brûlantes et vides, Jean-Paul s'étonna d'oublier sa peine, il ne pensa plus. Il prit conscience de sa jeunesse: dans le désarroi de toute vie intérieure, la possibilité lui apparut soudain d'une vie uniquement physique, dont des caresses seraient les joies.
Hier encore, il méprisait les jeunes hommes qu'on voit, l'air faraud, d'une élégance excessive, inquiets d'attirer les regards des femmes... Aujourd'hui, il songe que cette façon d'exister est la seule peut-être qui s'offre à lui ... et s'excuse de vouloir faire la bête, à cause qu'il voulut trop faire l'ange. Après les rancunes et les trahisons qui l'ont fait pleurer, c'est dans son cœur un tel soulèvement d'obscures tendresses qu'il voudrait les voir cristalliser autour des premiers jolis yeux venus—de la première petite âme qui lui semblera précieuse en un corps harmonieux.
«Je fus jusqu'à ce jour, songe-t-il, l'artisan de ma peine... Depuis mes quinze ans, la vie n'a été pour moi qu'une lutte passionnée contre la solitude—lutte où toujours je fus vaincu. Ah! que ne ferais-je pas si j'avais le cœur enfin libéré de tous les dégoûts de l'isolement?... D'ailleurs, je ne veux plus qu'être heureux simplement, par la tendresse, comme les autres hommes.
Marthe, à ses côtés, n'est plus la «jeune fille», la pure et douce Raison.
Elle aussi, après avoir trop lu dans le vieux salon de l'aïeule, s'énerve et s'attendrit... Quand ils se couchent sur le sable chaud du talus à deux heures, et s'enveloppent de soleil, elle ne s'inquiète guère que Jean-Paul approche son visage du sien et s'amuse à lui chatouiller avec une paille le front, les yeux, les lèvres—pour savoir «qui elle aime le mieux». Il lui semble que Jean-Paul la regarde avec plus de tendresse; à songer qu'il va peut-être l'aimer, elle se sent défaillante de joie. Comment saurait-elle que le désir n'est pas l'amour?
Si Jean-Paul ne l'aime pas, il est vrai qu'il s'étonne d'être ému, quand dans ses siestes, elle s'étend près de lui, les mains nouées sous la nuque, découvrant, aux côtés de son corsage, le linge odorant qu'un peu de sueur tache.
Mais l'imprudente enfant ne surveille plus ses paroles et cependant que Jean-Paul somnole, elle égrène de vains propos, de menues bêtises. Jean-Paul écoute à peine et se dit quelquefois: «Elle a, comme les autres jeunes filles, une pauvre petite âme ménagère.»
Au crépuscule, dans les fins d'orage et des fraîcheurs de pluie tombée; Jean-Paul faisait seul «la promenade du soleil couchant»: ils appelaient ainsi la longue avenue qui va parmi les landes, vers l'ouest.
Comme il se sentait misérable, alors! Il songeait à un enfant de dix-huit ans rencontré un soir chez quelque ami et qui buvait de l'absinthe parce qu'il avait lu que c'est un poison. Et cet enfant lui disait: «Quand on a trouvé la dernière sensation qui puisse donner une joie, il faut mourir.» La musique, son unique bonheur, l'attirait aux dernières limites du désespoir—éveillait en lui un désir plus aigu de fermer pour toujours les yeux...
Ah! se disait Jean-Paul, que répondre à cette jeune âme dévastée? Que sont, en dehors de Dieu, tous les petits dieux dont on s'embarrasse: la tradition, la famille, la race, les morts...?
Chaque soir, l'automobile ramène Jean-Paul chez son père. Il trouve une joie à se sentir emporté dans la nuit sur les routes solitaires. Des métairies accroupies fument doucement. Une lumière tremble dans l'encadrement d'une fenêtre. Le clair de lune baigne l'humble toit penché, le four à pain, l'étable, le puits... Un coq se réveille parfois et, trompé par le ciel lumineux, chante.—Et Jean-Paul se rappelle cette même route à cette même heure, quand, petit garçon aux yeux pleins de sommeil, il rêvassait dans la Victoria... Comme ce soir la lune le poursuivait d'arbre en arbre jusqu'à la maison; le ciel, liquide et clair, coulait entre les tiges noires des grands pins. «A cet endroit, lui disait son père, ta grand'mère fut poursuivie par les loups.» Il reconnaît les parfums entêtants des acacias, le tiède relent des étables...
Jean-Paul évoque «la vie de Paris» que désespérément il veut mener. Il est stupéfait de découvrir en son cœur la sourde volonté de s'avilir...
L'automobile grince sur le gravier de l'allée. La lampe de la salle à billard éclaire brutalement le perron, où, dans un fauteuil d'osier, M. Bertrand Johanet fume sa pipe...
Il convient que le père et le fils restent quelques instants ensemble. M. Johanet énonce des faits précis: on lui offre tel prix du bois d'Ousilanne; son berger du Prat n'est pas content des soixante francs qu'il reçoit annuellement ... les idées mauvaises envahissent les campagnes.
La cuisinière Martine lui apporte son «grog»—il y ajoute du rhum.
—Tu n'en prends pas, Jean-Paul? Rien n'est meilleur pour l'estomac... Ah! «mon drôle», j'oubliais, il y a une lettre pour toi...
Il annonce cela, joyeusement: cette bienheureuse lettre va le dispenser de causer. Et de nouveau, il fume, il boit, comme, à deux cents mètres de là, ses bœufs paisibles ruminent...
Jean-Paul reconnaît l'écriture de Vincent Hiéron. Il lit:
«Pardonne-moi de t'avoir fait souffrir ... je croyais te sacrifier à la cause ... il m'apparaît aujourd'hui que je fus vainement cruel... Mais je te sais d'âme si douce et si peu rancunière que, dans ma grande peine, je pense à toi: depuis ton départ, Jérôme Servet me suspecte. Il écoute contre moi de faux rapports. Le petit Georges Élie, que Jérôme amène à Paris pour l'employer au journal Amour et foi—(il déracine sans scrupule une foule de pauvres âmes provinciales)—le petit Georges Élie m'a dit l'autre soir: «ton règne est passé». Ah! quelle tristesse de voir l'union Amour et foi devenir une cour pleine d'intrigues, de jalousies, de cabales... Mais il n'y a dans mon cœur, Jean-Paul, aucun ressentiment contre cet homme car il m'a enfanté à la vraie vie.»
La lampe que Jean-Paul vient d'allumer attire les papillons de nuit. Il considère un instant, par la fenêtre, un carré de ciel nocturne, laiteux, sans reflet, comme une opale quand elle meurt. Les étoiles qu'il n'avait pas vues d'abord jaillissent de l'infini et devant ces innombrables regards, le cri de Jules Laforgue lui monte aux lèvres: étoiles, vous êtes à faire peur... Puis, Jean-Paul relit une fois encore la lettre de son ami et lui répond:
«Je me retrouve dans ma chambre d'enfant—une chambre adoucie et comme ennoblie par le soir qui enveloppe ses banalités et ses laideurs. La lampe éclaire intimement. Il me semble entendre, dans le corridor, jouer le petit garçon que je fus. Mon cher Vincent, ne regrette rien: de moi-même, j'aurais quitté l'Union Amour et foi.
«J'ai cru pouvoir y anéantir le passé. Mais je l'ai retrouvé, le Jean-Paul d'autrefois, incapable de partager les enthousiasmes que vous lui voulûtes imposer... Que veux-tu? certains naissent avec le tourment de faire du bien à leurs frères—d'autres avec le goût de délicieusement s'intéresser aux âmes... Les premiers ont la mentalité héroïque; les autres doivent renoncer à tout apostolat—comme je m'y résous...
«Est-ce ma faute si les hommes sont sur la terre pour mes délices et non pour mon tourment?
«Malgré tout, l'Union Amour et foi a comme rafraîchi mon âme, qui a, autant qu'autrefois, confiance dans les vieilles formules de sa prière du soir ... elle est demeurée une âme «liturgique»... Chacune des grandes fêtes religieuses l'élève au-dessus de l'abîme où gisent ses pauvres désirs et ses mauvais rêves... A ces dates-là, une bonté invisible et fidèle se penche sur ma destinée. Une foule d'aspirations confuses, que je croyais mortes depuis longtemps, font en moi un bruissement de ruche.—Peut-être vais-je demeurer un jour sous l'influence de ce mystère adorable?
«A cette heure, mon ami, je retrouve seulement les années grises de mon adolescence. Je suis sans but, sans joie et sans grande souffrance. Dans une acceptation humble de la vie, je me résigne à causer inlassablement avec la fidèle médiocrité qui me suit pas à pas...
«Pourquoi essayerais-je de me refaire une vie intellectuelle? Cet effort, que souvent j'ai tenté, est demeuré stérile. Car il ne résulte pas d'un besoin profond de mon âme: ce n'est pas une féconde inquiétude qui me jette à la recherche de la vérité. Hélas! est-ce même une intelligente curiosité? J'y découvre plutôt le désir de hausser mon pauvre entendement au niveau de celui de tel camarade mieux doué...
«Ah! je vois clairement ma médiocrité. Mais qu'elle me coûte cher, cette supériorité que j'ai sur le troupeau! Tous les livres que je lis, toutes les musiques et tous les tableaux qui m'émeuvent sont autant de rappels brutaux à mon universelle incompétence.
«Je m'intéresse aux âmes ... mais les âmes plaisantes se font rares. La plupart m'apparaissent comme les insignifiantes silhouettes qui s'agitent sur une scène de music-hall, en faisant se taire l'orchestre, pour qu'on comprenne que c'est difficile... Je suis un collectionneur exigeant et qu'embarrasse l'esprit critique. Mais si cet esprit critique est suffisant pour gâter l'univers où je me crispe, il est trop faible pour étouffer cette pauvre voix qui déjà pleurait en moi, au collège, dans le jour tombant des récréations de quatre heures:
«A l'instant où l'on a, comme moi, perdu sa raison d'exister, la vie devient une chose très compliquée—surtout si l'on est sans goût pour les divertissements. Ni les cartes, ni le billard, ni le tennis ne me peuvent secourir. J'apprécie les choses sucrées et quelques lectures, mais mon estomac est victime du premier de ces goûts—et j'ai lu et relu tout ce dont je suis capable de m'émouvoir encore.
«Je n'ai plus d'amis... Que sont devenus ceux que j'aimais autrefois au temps de mon adolescence amère et passionnée? Aujourd'hui ceux que je croise sur mon chemin passent au large, à cause qu'ils ont peur de mon sourire... Mais dans cette âme qui se confie à toi, Vincent, notre amitié demeure toujours vivante au milieu des rêves abandonnés et des illusions mortes.»
Jean-Paul s'arrêta d'écrire. L'herbe mouillée des jardins endormis, les acacias neigeux, les roses du balcon, les résines de la forêt composaient un parfum inouï et si troublant qu'il ferma les yeux. «Ce n'est pas vrai, Vincent, dit-il, je ne me confie pas—et tu ne sais pas tout. Tu ne sais pas mon désespoir ni vers quelles joies je tends désormais les mains.»
Les vacances finissaient. Les grands vents d'équinoxe se lamentaient à travers les pins indéfiniment et sur les vagues fauves des fougères. Les premiers vols des ramiers précurseurs des palombes rayaient le ciel pâle.
Sur les champs dénudés, c'était l'époque des semailles et les tournoiements d'alouettes. Jean-Paul s'attardait dans ces brumes reconnues: un fantôme le retenait au seuil des troubles expériences qu'il voulait tenter...
Tu vins vers lui, petit garçon pâle qu'il avait été dans des années déjà lointaines. Tu levas vers lui tes yeux candides qui ne reflétèrent jamais que le ciel. Tu joignis tes mains d'écolier, tes mains brunes, un peu tachées d'encre, et peut-être lui dis-tu ces vieux cantiques des veilles de quinze août, chantés jadis avec Marthe, devant le ciel nocturne, à l'époque des étoiles filantes... Dieu de paix et d'amour, lumière de lumière. Ta grand'mère vivait encore dans ce temps-là—vieille dame un peu forte et qui était une personne pieuse—tu t'agenouillais près d'elle, petit garçon. Les perles de jais qui ornaient son corsage te meurtrissaient le front. Un camée d'améthyste ornait son cou et tu pensais de ce précieux et antique bijou qu'il avait l'air d'être bon à manger... Puis tu demandais pardon au bon Dieu de cette distraction. Tes yeux se levaient vers les mondes multipliés. Tu songeais que le créateur de cet univers descendrait le lendemain matin dans ton cœur d'enfant et cela te paraissait divinement naturel. Et comme tu avais encore ta voix de soprano, petit soliste du collège, tu chantais avec Marthe les cantiques de votre première communion, ceux que vous ne pouviez entendre sans pleurer: Tabernacle redoutable... Le ciel a visité la terre...
Jean-Paul veut fuir ces souvenirs redoutés et adorés. Mais ils le surprennent à chaque heure de la journée. Les angelus ont la même voix qu'au temps de son enfance, dans des crépuscules pareils... Les dernières langueurs de septembre finissant éveillent chez le jeune homme comme chez l'enfant l'angoisse de la rentrée—l'effroi au seuil de la vie inconnue...
Jean-Paul débarque au quai d'Orsay. Il y a, dans la rue, sous un ciel lourd et mou, l'effarement habituel de la rentrée. Le jeune homme s'aperçoit que Paris est plongé dans la nuit: les ouvriers électriciens sont en grève. Jean-Paul les remercie dans son cœur de ce que, par eux, la ville s'harmonise avec son présent état d'âme.
Une foule de lanternes vénitiennes dansent, éclairant des figures de bas en haut, verdissant des mentons et des lèvres. Jean-Paul, dans sa voiture, songe qu'il devra renouer avec Lulu, cette plate nullité qu'il avait un jour stupéfait de sa grandiloquence. «Ce me sera, songe-t-il, un merveilleux professeur d'abrutissement;—par cet imbécile, j'atteindrai à m'avilir.»
Dans une salle étroite et basse, des tziganes jouent frénétiquement une musique sauvage. Des messieurs en habit poussent des cris, cependant qu'un danseur, plus apache que nature, s'applique à la valse chaloupée et fait le moulinet avec le corps inerte et souple de la danseuse...
Quatre garçons se précipitent sur Jean-Paul et sur Lulu, les dépouillent de leurs pelisses et leur montrent une carte où la plus infâme tisane est cotée un louis.
—Tu payes le champagne, dis?
Une dame est devant eux, et leur sourit une affreuse gentillesse. Jean-Paul regarde le monstre et n'est pas fasciné. Un vers de La Fontaine, lui revient à propos:
—Tu vas te faire injurier, dit Lulu.
Mais la bête s'éloigne, jette à droite et à gauche des regards de louve affamée...
—Je trouve des vers idoines aux situations les plus saugrenues, constate Jean-Paul, satisfait.
Il a bu deux coupes de Mumm. Il se veut sublime.
—Pourquoi tous ces gens hurlent-ils?
—Parce que cela les amuse.
—Non, Lulu... Parce qu'ils ont peur du silence... Il y aurait là un joli développement à faire—oui, de jolies variations ... comme dans le Trésor des humbles, de Maeterlinck.
—Tu es un peu saoul, mon vieux Jean-Paul.
—Non, mais je suis content ... je suis content.
... Et aussitôt, il se sentit triste...
Comme tout cela est ignoble, Lulu! Quelle musique! Dire qu'avec les mêmes notes, Wagner...
—Assez, assez, crie Lulu. Ne fais pas de philosophie; ce n'est pas l'endroit... Tiens, regarde cette femme, la seconde à droite, gentille, hein?
—Tu as raison, mon petit Lulu, tout cela n'est pas si laid... Il y aurait un joli tableau impressionniste à faire. Dans cette face de femelle que l'on devine hâve de faim sous le maquillage, vois ces yeux surnaturels qui flambent...
—Les tziganes sont excellents, ici, dit Lulu satisfait.
—Oui, j'aime cette musique de nègres en folie. Elle empêche de penser. Et que venons-nous chercher ici, Lulu, sinon un petit suicide? La douceur de quitter, pendant quelques heures, la vie?...
Ils demandèrent d'autre champagne. A ce moment toutes les voix hurlèrent un refrain inouï, dont ils ne comprirent que les premiers mots: Caroline... Caroline...
—Qu'est-ce que tu regardes, Jean-Paul?
—Je regarde, je regarde le petit chasseur, là-bas, près de la porte. Il a douze ans. Il voit, avec un air sérieux et presque dédaigneux, ces grandes personnes qui crient et qui trépignent...
Et Jean-Paul murmura:
—Va-t-il au catéchisme et fait-il sa prière?
—Assez, dit Lulu.
Mais Jean-Paul, le regard inspiré, les yeux au plafond, déclamait:
Ils rentrèrent à l'aube. On voyait, dans le jour terne, des équipes de balayeurs sordides longer les murs. Des lourdes voitures de maraîchers passaient. Au coin d'une rue, des hommes, dans une échoppe, mangeaient la soupe. Il y avait des groupes immobiles autour d'un brasero; de grosses mains tendues étaient éclairées par le foyer...
Jean-Paul évoqua tous ceux qui se levaient à cette même heure, dans une chambre froide.
—Il y a, dit-il, de pauvres servantes qui s'habillent à la hâte pour assister à la messe de cinq heures.
Ils passèrent la Seine, qui roulait des eaux jaunes sous le ciel terreux.
—Accompagne-moi, Lulu, supplia Jean-Paul.
—Ah non ... il est temps de dormir...
Jean-Paul n'insista pas. Il regarda Lulu, livide, les yeux cerclés de marron, une petite ride noire au coin des lèvres, son grand corps serré dans la pelisse et penché en avant...
Il se retrouva seul dans la rue et s'appliqua obstinément à ne pas penser...
Jean-Paul dîne ce soir chez Weber avec Lulu et l'amie de Lulu, une grande fille, nommée Lucile, osseuse, «chevaline», mais riche de dix années d'expérience. Jean-Paul est bien novice, et les discours de cette femme le font rougir, à cause du garçon. Il essaye de rire bravement à tant d'ignobles propos et comme elle exige des confidences d'amour, le jeune homme prend un air mystérieux et entendu... Mais la dame l'assiège de questions. Il finit par avouer piteusement qu'il n'a pas de maîtresse... Cela paraît comique à la dame, qui se livre aux plus vilaines suppositions...
Alors, malgré la douceur du cigare Henry Clay, malgré le large pied de la dame qui écrase ses escarpins, et l'air: Ah! l'effet que c'te musique me fait... vomi par un orchestre tzigane, Jean-Paul est au moment de se lever, de fuir et, ressuscité par la bise glacée, d'aller à Montmartre, de se mêler aux groupes silencieux qui, dans la grande basilique, prient jusqu'au matin pour expier tous les crimes de la nuit...
Mais il reste là et il écoute même curieusement la femme qui lui dit:
—J'ai une sœur, mon cher, vingt ans..., je te présenterai Liette...
Jean-Paul a la terreur de ces retours, la nuit, alors que, dans une solitude infinie, il se sent brutalement jeté en face de sa destinée. Sur le pont des Saints-Pères, il hâte le pas à cause de l'eau noire, où les reflets des réverbères tremblent—et parce qu'il est terrifié du vertige de sa jeunesse sur la mort.
Avant de s'endormir, il lit une pauvre lettre de Marthe: «... Tu ne viens plus, mon petit cousin, et je suis triste. Si tu me voyais, tu me trouverais changée. J'aime à présent les livres que tu aimes, Jean-Paul. Je ne t'énerverais plus avec mon éternelle broderie anglaise. Il y a, dans mon cœur, une peine toujours en éveil, et j'essaye de l'endormir en lui disant les vers qu'autrefois tu me récitais... Mais elle demeure en moi plus vivante—et tout m'ennuie qui n'est pas mon cher souci. Je ne sais plus prier, Jean-Paul. Je me mets à genoux, la tête dans les mains et les douces formules s'arrêtent sur mes lèvres, comme les airs de cette boîte à musique, déjà si vieille quand nous étions petits, et dont tu goûtais la mélancolie.
«On me fait voir à des médecins parce que je ne mange pas, et que je suis pâle: la glace reflète un pauvre visage blême et tiré. L'idée que je ne suis plus jolie me console un peu de ton absence.
«Je passe mes journées à attendre le soir. On parle, au cours de dessin, de ma neurasthénie, parce que je ne fais plus de visite et que je ne suis jamais chez moi, quand on vient me voir. Mais ta visite me ferait du bien, Jean-Paul. J'ose te le dire, sachant que, la lettre envoyée, je pleurerai de rage et d'orgueil, je mordrai mon oreiller...
«Comme la vie était calme et simple autrefois! Mes journées de jeune fille si doucement réglées! De fins travaux d'aiguille, quelques charités, un peu de musique, le commerce reposant des petites amies, les chuchotements et les bons rires autour des tables à thé, quand un jeune homme entrait au salon...
«Ce qui me tue aujourd'hui était déjà en moi, Jean-Paul. Mais le bonheur paraissait tout simple... Je croyais l'entendre venir...»
Jean-Paul déchira la lettre, s'étonnant de n'être guère ému, seulement un peu énervé.— «N'aurais-je pas de cœur?» se dit-il... Mais il songea que les gens nous exaspèrent toujours qui osent nous aimer plus que nous ne les aimons— «D'ailleurs, elle possède son amour, et moi je n'ai même pas cela: une pauvre tendresse rebutée ... ah! petite fille, que je vous envie de m'aimer.»
Puis il essaya d'imaginer cette Liette de qui l'amie de Lulu lui avait parlé.
Vincent Hiéron a quitté la rue où une morne foule peine obscurément dans la boue glacée. Depuis qu'il ne fréquente plus Jérôme Servet, la chambre de Jean-Paul est son seul refuge.
—Ce matin, j'ai voulu parler à Jérôme, dit-il. Il m'a fait faire antichambre et ne m'a pas reçu. Dieu merci, j'ai pu l'entrevoir quand il sortait. Il me jeta un «bonjour, toi!» dont je dus me contenter.
... Jean-Paul songe à la Liette qu'il a vue, cette nuit ... petite bête si vivante et dont encore il sent le parfum. Il ne veut plus penser qu'à elle et déplore que Vincent le vienne troubler dans ses délectations moroses...
—Il faut respecter ton ancienne idole, Vincent.
—Hélas! il ne me reste plus qu'à la rouler «dans ce lambeau de pourpre où dorment les dieux morts».
Jean-Paul ne put s'empêcher de sourire: Vincent Hiéron citait des phrases de Renan.
—Ah! Jean-Paul, ajouta le jeune homme, pardonne-moi de te dire cela... Quoi qu'il fasse désormais, Jérôme n'en est pas moins le maître à qui je dois la part de mon âme, la meilleure... Combien seront sauvés parce qu'un jour il a traversé leur vie...
Jean-Paul ne répond pas. Passionnément, il désire être seul et le départ de son ami le comble de joie: il va pouvoir enfin écrire sa lettre à Liette. Il attend cette minute comme un vieil abonné de l'Opéra-Comique attend «l'air de la lettre» dans Manon ou dans Werther.
Car Jean-Paul fabrique son amour avec des souvenirs littéraires. Cette passion artificielle lui sert à composer des sonnets, à s'attarder en de jolies missives. La pauvre enfant a des maladresses qui dérangent les agréments dont l'imagination de son ami l'a revêtue. Elle a une rivale redoutable qui est la Liette imaginaire, la «Liette en soi» à qui Jean-Paul rêve tendrement dans la chambre solitaire.
Cette Liette-là est un peu philosophe, comme Ninon de Lenclos; elle a les grâces flexibles et les scrupules des héroïnes de race qui hantent l'esprit de Paul Bourget, elle est encore un petit animal, dépositaire des mélancolies de sa race: la pliante et trouble Bérénice.
Liette a du moins, sur sa rivale, l'avantage de posséder un corps souple et musclé—des jambes minces et enveloppantes comme des lierres.
Jean-Paul s'effraye de ne pas l'aimer. «J'ai vingt-trois ans, songe-t-il, et je n'ai jamais rien éprouvé qui fût de l'amour. Il semble que mon cœur possède également le désir et l'incapacité d'aimer...
«Et cependant, lorsque je me suis résigné à vivre comme les autres hommes, à rechercher les mêmes joies, n'était-ce pas à l'amour que je songeais? Puis-je me contenter de menus plaisirs physiques?»
Des images s'éveillaient en lui qui l'obligèrent à se voiler la face dans un geste de dégoût.
Une horloge sonna quatre heures. La vitre ruisselait comme un visage plein de larmes et déjà on voyait des lampes s'allumer. «Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-il, vous m'avez exilé, même de l'amour humain...»
Liette doit aux bontés de Jean-Paul un joli «quatrième» à Passy, une femme de chambre et une cuisinière. Ces deux subalternes occupent dans sa vie une place essentielle. Jean-Paul est tenu au courant de leurs faits et gestes, n'ignore rien des dernières insolences de «cette fille» ni de ce qu'on apprit sur son compte chez le crémier.
Même chez la discrète Marthe, Jean-Paul avait remarqué ce goût des femmes pour les histoires d'office et d'antichambre: rien ne les intéresse au monde que leurs servantes.
Mais plus encore que la conversation de Liette, Jean-Paul redoutait les «parties» avec Lulu et son amie et quelques compagnons de plaisir dans les lieux de plaisir, cabarets artistiques, restaurants de nuit où l'on compose de la joie avec du champagne, beaucoup de lumière électrique, des tziganes, et la valse chaloupée. Au long de ces mornes soirées, Jean-Paul évoquait les douces et graves soirées d'autrefois.
Les soirées d'autrefois! Jean-Paul revit le cercle intime de quelques amis—alors que, malgré l'heure avancée, nul ne pouvait quitter le tiède petit bureau—l'étroite lueur de la lampe ... chacun prenait dans la bibliothèque de Jean-Paul le livre le plus aimé, et lisait à son tour.
Une élégie de Francis Jammes contenait toute la tristesse des vieux domaines abandonnés où passent les dolentes ombres d'anciennes jeunes filles, élevées au Sacré-Cœur. Elle évoquait d'obscurs salons campagnards, d'où l'on entend l'herbe vibrer, dans l'accablement des siestes.
L'Invitation au voyage, de Baudelaire, faisait frémir ces jeunes âmes captives, au seuil d'une pure et passionnée adolescence.
Un autre—ah! comme Jean-Paul entendait, à ces heures ignobles, sa voix!—un autre murmurait l'ineffable musique de Verlaine: «Souvenir, souvenir que me veux-tu?...» Et toutes les mystiques ardeurs de Sagesse venaient mourir dans cette voix. Et quand les âmes atteignaient enfin ces sommets, où toute parole semblerait vide, l'un d'eux se mettait au piano. Quelle douleur, pour Jean-Paul, d'évoquer, parmi les obscènes frénésies d'un orchestre tzigane, le large apaisement de la Sonate au clair de lune!...
Quelquefois les compagnons de plaisir se mêlaient d'être sérieux. On imposait silence aux femmes. On atteignait «à causer aviation».—Un monsieur ne voulait que des monoplans. Un autre avait du goût pour les biplans. On démontrait l'infériorité de la race allemande en se basant sur les échecs de Zeppelin. Un soir, on traita même des questions de sociologie.
Lulu, qui avait bu pour quatre-vingts francs d'extra-dry dans sa soirée, disait: «Si les ouvriers mettaient de côté, au lieu de dépenser leur argent au cabaret...»
Pourquoi Jean-Paul se rappela-t-il alors un certain soir, à Bordeaux, où il errait avec Vincent Hiéron dans les allées du jardin public? Une musique jouait la marche du Tannhaüser; au centre d'une grande ville, cette odeur d'herbe fauchée enivrait et les effluves des tilleuls paraissaient avoir la mortelle douceur des fleurs monstrueuses qui endorment et qui tuent....
Dans l'infâme tumulte d'un restaurant de nuit montmartrois, Jean-Paul évoque cette soirée d'exaltation sur les calmes allées d'un jardin public, en province... Il entend Vincent lui donner ce détail précis: «Dans le Nord, Jean-Paul, un ouvrier, père de quatre enfants, est inscrit d'office au bureau de bienfaisance!»
Jean-Paul regarde autour de lui ces faces bestiales—sur la table, le poing rouge de Liette, une main qui n'est soignée que depuis peu de temps... Du moins ne profanera-t-il pas son désespoir, le seul orgueil qui lui reste, dans ce bouge, parmi ces bêtes ... alors il boit une coupe de vin de Champagne et Liette dit:
—Jean-Paul commence à être gai...
Il est gai, en effet. Il rythme avec ses deux poings la valse chaloupée...
Jean-Paul s'accoude un instant au parapet du pont des Saints-Pères comme appelé par l'eau noire, où s'étirent les reflets tremblants des réverbères. D'un geste habituel, il promène sur son visage des doigts qui fleurent encore le musc et le tabac d'Orient.
La sensualité de Liette ne lui est plus qu'une fatigue—un indicible dégoût. Il n'est que temps de la fuir. Mais dès lors que lui reste-t-il?
Trois heures sonnent. Paris semble déserté subitement, après un grand désastre. Jean-Paul est seul. Que fera-t-il demain? Il ne voit pas d'occupation précise à quoi s'employer.—Ah! dormir ... dormir d'un sommeil indéfini...—Penché sur la mouvante obscurité du fleuve, il ose dire le mot: mourir. Terrifié, il s'éloigna du parapet.
Dans la nuit, il monta son escalier, lentement, ayant peur de retrouver sa chambre solitaire et froide ... ou peut-être indifférent à tout, n'éprouvant même plus ce vague désir d'arriver qui toujours fait hâter le pas... Et une telle fatigue l'écrasait qu'au deuxième étage il dut s'arrêter et appuyer contre son cœur ses deux mains.
Il se demandait: «Pourquoi ai-je peur de la mort?—Ce n'est pas la petite angoisse du dernier hoquet qui me fait reculer. Est-ce de Dieu que j'ai peur?»
Et ce seul mot, prononcé avec ironie, le bouleversa. Il répéta: «Est-ce de Vous, mon Dieu, que j'ai peur?»
Il sentit sourdre à ses yeux la source des pleurs. Il crut découvrir en lui une présence infinie et que Celui qu'il avait cru très loin, jamais n'avait été aussi près ... le salut était là, dans le réveil de sa sensibilité religieuse.
S'y abandonna-t-il adroitement, avec cette faculté qu'il eut toujours de composer ses émotions, de se duper en demeurant sincère? Mais non, à cette heure-là, de toutes les pauvres roueries apprises dans les livres, rien ne subsistait.
«Quand vous croyez être loin de moi, c'est alors souvent que je suis le plus près de vous.» De ce mot si chargé d'amour, Jean-Paul perçut le retentissement à travers le silence de son cœur. Action mystérieuse de la grâce! Au long de sa pauvre existence tourmentée, que de fois le jeune homme avait senti Dieu s'abattre soudain sur son âme comme sur une proie! Que de fois cette foudroyante bonté, au seuil des pires infamies, l'avait cloué sur place! Un instant, il demeura immobile, haletant, tel qu'un homme qui vient d'échapper à un immense péril...
Il se mit à genoux. Sur la table, entre les piles de livres, un petit Christ de métal luisait—un affreux objet, cadeau de première communion—mais que Jean-Paul vénérait parce qu'il avait connu, dans les soirs fiévreux, les larmes et les baisers de son adolescence.
—Mon Dieu, murmura-t-il, pour que je vous retrouve, il a fallu que tous mes appuis fussent brisés. Après avoir franchi vainement le seuil des pires joies, ce cœur misérable s'abîme en vous ... car il ne me reste rien, si ce n'est Vous vers qui, ce soir, l'instinct du salut vient de me jeter, si souillé, mais tout en larmes...»
A ce degré d'émotion, Jean-Paul ne forçait pas sa voix. Toute son enfance chrétienne se remit à chanter. Il pleurait et balbutiait des mots sans suite.
—O ma douleur dont je voulais mourir, vous serez la raison même de ma vie... Ivresse de plus souffrir pour aimer plus encore...—O larmes qui laverez mon cœur et ma face souillés et toutes les âmes que j'ai souillées—ô blessures, ô meurtrissures qui me ferez semblable à mon Dieu... Isolement du cœur dont je mourais, silence effrayant de ma solitude qui m'avez permis d'entendre l'appel passionné de mon Sauveur, comme je vous bénis à cette heure, et comment faire pour vous garder?»
Il ouvrit la fenêtre. Un groupe d'hommes passa. Ils criaient un refrain obscène que Jean-Paul reconnut. Il se souvint que ses doigts sentaient encore le musc et le tabac d'Orient. «Le plaisir, le plaisir, murmura-t-il; des musiques atroces, des femmes peintes, malades, bestiales, de l'alcool et de la fumée, de mornes étreintes—pour cela, Vous abandonner, Vous renier, Vous crucifier...»
Une cloche tinta dans le ciel déjà plus pâle.
—Je pense à vous, sixième petit vicaire d'une paroisse, à Paris, qui allez dire ce matin une messe pour les servantes, enfants de Marie, qui traverserez de suffocantes chambres de malades, qui vous épuiserez, l'après-midi, dans un bruyant et grossier patronage de garçons, qui resterez après cinq heures au confessionnal dans l'haleine des vieilles femmes et qui, lorsque vous reviendrez au crépuscule, exténué, triste, seul, recevrez en plein visage l'injure ignoble d'un ouvrier...»
La cloche ne tintait plus. Jean-Paul se recueillit, présent de cœur à cette messe de l'aube.
—O petit prêtre, songeait-il, ô petit prêtre sur qui saint François d'Assise s'attendrissait, lorsque la nuit vous mouillez les pieds blessés du Sauveur de larmes que le monde ignore, Dieu pardonne à cause de vous les plaintes lâches, les larmes inutiles des voluptueux comme moi... De toutes vos obscures douleurs vous alimentez le plus magnifique amour...»
Le petit jour livide et le vent plus froid entrèrent dans la chambre. Jean-Paul ferma la fenêtre. Son enthousiasme peu à peu tombait. Mais il atteignait encore à s'exalter, disant dans son cœur: «Mon Dieu, voudriez-vous que je revête la soutane élimée, luisante, pauvre, de ceux qu'on voit s'épuiser à votre service dans des faubourgs? Voudriez-vous que, dans une trappe, je m'immole silencieusement pour les péchés du monde—pour les miens?»
Jean-Paul s'arrêta. Il n'éprouvait plus d'émotion mais seulement une grande lassitude. Le sommeil ne venait pas. «Je me lèverai, songea-t-il, et j'irai vers mon Père; parce que ma ferveur est tombée, je dois me consacrer à des pratiques pieuses, «incliner l'automate» et Dieu me parlera...»
Un regard, un sourire flottèrent dans sa mémoire. Celle qui l'aimait d'un amour si timide, si lointain, si humble, celle qui ne demandait rien que de le servir, celle de qui la douce raison lui fut souvent une lumière, Marthe, passa et repassa dans les songes qui bercèrent son demi-sommeil.—«Triste âme, se dit-il, moins bonne de m'avoir aimé... Quelle pauvre lettre fiévreuse elle m'écrivit. De toute la littérature, si méprisée jadis, cette petite fille attise son amour...—Je ne laisse derrière moi que des ruines...» Marthe, Georges Élie, ces deux noms l'obsédaient. Il voyait ces deux visages qu'il avait faits douloureux, ces yeux noyés de pleurs à cause de lui.
«J'ai joué avec leurs âmes! J'ai joué avec leurs âmes! Seigneur, c'est le crime que vous ne pardonnez pas...» Il se rappela cette parole du Sermon sur la montagne: Si vous aimez ceux qui vous aiment quel gré vous en saura-t-on? Car les païens aussi aiment ceux qui les aiment.
«Seigneur, de cela même je n'ai pas été capable. Je n'ai pas aimé ceux qui m'aimaient...» Jean-Paul pleurait doucement, la tête dans son oreiller. L'orage crevait sur la terre aride et sèche. Un désir passionné de se donner, d'aimer sans espoir de retour le posséda.
Sept heures sonnèrent. Il se leva à la hâte et courut à Saint-François-Xavier. Dans la nuit d'un confessionnal, il jeta toutes ses faiblesses. Il heurta le bois vernis de son front pénitent. Il se releva plus calme—à peine troublé de délicats scrupules, à cause de péchés mal précisés. De vieilles femmes à bonnet noir se groupaient autour d'un autel où la messe commençait; des servantes disaient goulûment leur chapelet, des dames au visage blanc uni, reposé, tiraient d'un geste lent leurs gants de filoselle. Sordide et grise, une loueuse de chaises se détacha d'un pilier et la monnaie de billon tinta...
M. Bertrand Johanet attend comme une de ses grandes joies quotidiennes le bol de café au lait, le pain noir beurré et salé. L'averse ruisselle contre les vitres; les arbres sont dans la brume des silhouettes à peine indiquées. Martine va et vient, effarée, à travers la cuisine. Un foulard noir cache ses cheveux. Elle n'a plus de dents; un petit nez busqué entre deux yeux ronds lui donne l'air des vieilles poules. Elle répand une odeur fade, l'odeur qu'ont les assiettes où l'on a mangé des œufs et du poisson. Elle est fière d'être née sur la propriété, et vénère M. Johanet parce qu'il est riche. Martine sait qu'une table abondamment servie est le signe extérieur de la richesse: elle se souvient de l'année et du jour où ses poulets de grains ne furent pas assez cuits, où elle oublia de flamber ses palombes. «Comme vous devez aimer ces landes où vous avez toujours vécu», lui disait Marthe quelquefois. «Que oui! répondait-elle, surtout que le bois, aujourd'hui, vaut tant d'argent...»
Une chienne et deux chiens dorment en rond, aussi près que possible du feu. Il y a sur la table une bécasse que M. Johanet vient de tuer. Il raconte sa chasse, lentement, avec des détails:
—... Je vois mon Stop qui tient l'arrêt ... dans l'allée qui longe l'ancien marais, à l'endroit où il y a beaucoup d'ajoncs. Je m'avance. J'entends: vrr... J'épaule. Vlan! Ça y était—tu n'écoutes pas!
—J'ai autre chose à faire, gronda Martine—M. Balzon et Mlle Marthe vont arriver...
Elle porte le bol de café au lait fumant—presque une soupière.—Et, afin qu'il ne fasse pas «un rond» sur la table, elle le pose soigneusement sur le calendrier de l'année dernière. Car M. Bertrand Johanet, qui a cinquante mille francs de rentes et qui est généreux, eut toujours le souci de ne rien perdre... Il coupe ses tartines en menus morceaux dont il remplit le bol. Autrefois, Marthe et Jean-Paul aimaient beaucoup regarder le gros homme déjeunant. Des stalactites de café étaient suspendues à sa moustache et sa barbe...
Quelle idée, pour des Parisiens, de venir passer ici les jours de l'an! dit Martine.
—Il paraît que Marthe s'anémie. Le médecin veut l'aérer. Ici c'est plus abrité qu'à Castelnau,
—Ce qu'il faut à cette jeunesse, déclare sentencieusement Martine, c'est un mari.
Elle surveille ses casseroles et son rôti. Il y a pour déjeuner de la «tranche hachée», un gigot, un lièvre, de la purée de bécasses.
—On pourrait ajouter le pâté de foie ... propose M. Johanet... J'entends l'auto. Les voilà...
Débarrassée de ses fourrures, Marthe se rapproche frileusement du feu...
—Tu as besoin d'engraisser, ma petite, dit M. Johanet, et Martine ajoute:
—Les yeux lui mangent la figure.
Il est vrai que ses yeux clairs s'étaient élargis. Ses cheveux fauves pesaient lourdement sur la nuque...
—Je perds mes bagues, dit-elle... Son anneau de première communion était devenu trop large...
Elle gagna sa chambre. M. Johanet s'installa avec son cousin au fumoir.
L'odeur fade y régnait d'anciennes fumeries de—cigare froid... Il y avait aux murs les photographies agrandies par Nadar des parents de M. Johanet et une carte en relief de la France par le géographe de S. M. l'empereur. Là, M. Johanet recevait ses métayers, écoutait leurs doléances et, pour leur faire plaisir, les payait avec des écus de cinq francs.
—Trouves-tu Marthe changée? demanda le professeur.
M. Johanet appuya le pouce sur la cendre de sa pipe et murmura d'un air gêné.
—Tu sais ce que dit Martine? Il lui faudrait un mari à cette petite...
M. Balzon rougit.
—Je ne demanderais pas mieux, Bertrand...
Les deux cousins se regardèrent en souriant.
—Nous avons la même idée, Jules...
—Ce serait un joli couple, dit M. Balzon... Ils auraient leur million pour entrer en ménage.
M. Johanet parut soucieux.
—J'ignore les projets de Jean-Paul... Ah! c'est un enfant très aimable, très poli. Mais il a lu des livres. C'est un savant, un poète... Mon fils m'intimide comme un étranger.
—C'est triste! murmura le professeur.
Le père de Jean-Paul eut le geste résigné des paysans pour dire: Que veux-tu? C'est comme ça... Les jeunes et les vieux ne se comprennent jamais...
Il se leva pesamment, et, le dos arrondi, se dirigea vers le bureau et prit une photographie qu'il contempla silencieusement.
—Vois-tu, Jean-Paul est tout le portrait de sa mère. Je n'ai pas su le comprendre, lui non plus...
La photographie tremblait dans ses grosses mains velues...
Il ajouta d'une voix assourdie:
—Ça n'empêche pas d'aimer...
M. Balzon, les coudes appuyés sur ses cuisses maigres, tisonnait.—Il revoyait les deux jeunes femmes dans le parc, lisant à haute voix les comédies de Musset et les romans de George Sand. Quand le professeur rentrait à Paris, elles s'écrivaient chaque jour... M. Balzon se rappela un soir où sa femme l'avait surpris lisant une lettre de l'amie... Elle s'était indignée avec des phrases de théâtre...
—Tâche de connaître les projets de Jean-Paul, dit-il... De mon côté, je parlerai à Marthe.
—Nous aurons des petits-enfants, Jules. Je leur donnerai leur premier fusil.
Marthe rêve dans la grande chambre où Martine l'a laissée. Il y a sur la table un verre d'eau, d'une étonnante couleur rose. «Il est en sucre d'œuf de Pâques», affirmait Jean-Paul autrefois. La tapisserie a de petits bouquets. Le camaïeu du grand lit «à Lange» fait flotter dans la pièce l'odeur qu'ont certaines chambres de paysans. Le trumeau de la glace représente un moulin avec des canards, une femme qui fait la lessive. Un paysan conduit deux grands bœufs roux... Pour Marthe et Jean-Paul, ces personnages vivaient autrefois d'une vie mystérieuse. Les deux enfants avaient donné un nom à chacun d'eux. Marthe se souvient qu'ils appelaient le paysan et sa femme «M. et Mme Colorado». Dieu sait pourquoi?
Dans la lumière terne de cette chambre demeurée la même, la jeune fille, malgré ses vingt ans, a le sentiment terrible des années révolues, de la course à l'abîme—de ce que chaque minute tue en nous...
Son père lui a parlé de Jean-Paul. Elle ne s'est pas trahie. Elle a même supplié qu'on ne lui écrivît pas... L'incertitude lui paraît plus douce qui laisse un peu de place à l'espoir. Mais si Jean-Paul répond «non», où trouvera-t-elle la force de vivre?
Et voici qu'une grande lâcheté l'envahit. Elle voudrait mourir avant de connaître son sort... Elle ouvre la fenêtre. Comme la nuit sur ses épaules est glacée! Le silence est tel que la jeune fille entend l'eau qui court invisible sur le sable et sur les longues mousses. L'air froid fait comme une brûlure dans sa poitrine.
Les jours passent. Il faut vivre. Il faudra rentrer à Paris. Marthe comprend qu'on ne sort pas de la vie comme d'une chambre où l'on s'ennuie. L'image de Jean-Paul demeure en elle cependant. Mais les traits s'effacent, les yeux s'éteignent, elle ne le voit plus ... même en baissant les paupières, en abandonnant son ouvrage sur les genoux... La douleur ne se réveille et ne la mord que lorsque M. Balzon lui parle d'un jeune homme sérieux, de famille honorable et riche, qui sollicite l'honneur de l'épouser ... alors elle se réfugie dans sa chambre, elle tourne la clef, se jette sur le lit, s'abandonne à sa douleur comme à une volupté.
M. Balzon se résigne à ne pas voir sa fille le quitter. De nouveau une paix triste habite la chambre de Marthe... Il y a des coussins à broder pour une vente, le catéchisme qu'il faut apprendre à deux petits garçons, il y a la musique: la Sonate au clair de lune, la pathétique, l'appassionnata et cette Chanson triste et cette Invitation au voyage, de Duparc, que Jean-Paul ne se lassait jamais d'entendre, il y a des petites amies qu'elle aime comme la seule chose au monde quelle puisse aimer—et surtout la chapelle de la vierge, le soir, le tabernacle, où tout l'amour de ce pauvre cœur déferle... Marthe n'attend plus rien. Elle vit.
Jean-Paul, qui autrefois s'émouvait si fort lorsqu'on sonnait à sa porte, Jean-Paul, qui vivait toujours dans l'attente d'un ami, aujourd'hui s'enivre de solitude.
Il fuit avec terreur les lieux et les visages qui lui rappellent sa vie passée. Il fait de grands détours pour éviter certaines rues. On le voit brusquement revenir sur ses pas lorsque de loin lui sourit une face connue—ou qu'un chapeau cloche entrevu ressemble à celui qui ombrageait les yeux troubles de Liette.
Seul, Vincent Hiéron est reçu avec joie dans le petit cinquième. Comme tous ceux qui traversèrent l'Union Amour et foi, ce jeune homme a des besoins d'apostolat. Pour les satisfaire, le jour de sa majorité, il a quitté une mère trop frivole, en se basant sur un texte d'Évangile: Celui qui aimera son père ou sa mère plus que moi... Il est ainsi délivré de la vaine existence de salon à quoi on le condamnait sottement.
Vincent Hiéron vit de journalisme et d'un héritage. Sa chambre—vaste cellule froide et carrelée—se trouve rue des Réservoirs, à Versailles, dans le vieil hôtel qu'habita La Bruyère. Il s'est lié avec le troisième vicaire et s'occupe obscurément du patronage: les vastes espoirs de l'Union Amour et foi ne le soutiennent plus. Atteindre les âmes une à une, tel est le but qu'il se propose. Pour l'instant, celle de Jean-Paul l'inquiète. Le jeune homme continue d'«incliner l'automate», selon ses avis. Mais aucune ferveur, aucune joie ne le soulèvent.
Les deux amis eurent l'inspiration de faire une retraite aux environs de Paris chez les Jésuites, avec d'anciens élèves de Vaugirard: un aigre printemps teintait de violet le jardin trop soigné où d'affreuses statues du Sacré-Cœur, de la Vierge et des innombrables saints jésuites se craquelaient à chaque tournant.
Mais comme Jean-Paul aimait la bénédiction de chaque soir!... De toute cette jeunesse prosternée, montent l'O Salutaris, le Tantum ergo, qu'il n'entend jamais sans se rappeler le collège clair et la chapelle odorante. Un jeune homme balance l'encensoir dont la fumée noie l'autel où des flammes de bougie sont immobiles...
Puis devant cette Présence infinie on récite simplement la prière du soir. Jean-Paul écoute chacune de ces formules qui viennent du lointain de son enfance: Dans l'incertitude où je suis si la mort ne me surprendra pas cette nuit, je vous recommande mon âme, ô mon Dieu... Comme son cœur d'enfant se serrait jadis devant le mystère de la mort, ainsi évoquée!
Maison d'Or, Arche d'alliance, Porte du ciel, Étoile du matin, pures invocations d'une âme en état de grâce, qui montaient vers les pieds fleuris de roses et le sourire de la Vierge, une voix d'adolescent les redit aujourd'hui. Jean-Paul se rappelle ses somnolences au long des premières oraisons, sa joie quand il se réveillait après les litanies—les quelques secondes silencieuses pendant lesquelles on faisait semblant d'examiner sa conscience...
Comme Jean-Paul disait à Vincent ses impressions, celui-ci s'indigna avec une éloquence de prédicant.
—Des émotions les plus pures, Jean-Paul, tu fais de la volupté. Ah! dilettante qui ne veux pas choisir! Tu as voulu vivre mille vies, ne négliger aucune source d'enthousiasme et d'exaltation. Catholique, tu es arrivé au milieu d'une société paienne et, t'asseyant au banquet où l'on goûte les voluptés du monde, tu as prétendu garder, cependant, l'héritage sacré de ton enfance chrétienne... Mais on ne peut servir deux maîtres, n'est-ce pas cette vérité qui te meurtrit aujourd'hui? Tu ne peux lui échapper, elle te tient prisonnier...
Le premier soir, dans sa cellule, Jean-Paul se disait:
«Résigne-toi à n'être pas du monde, à ce que le monde ne te connaisse pas ... tu as choisi.»
Alors il ouvrit la fenêtre. Paris dormait au loin dans ses fumées. De la maison voisine s'élevait une voix de contralto. Jean-Paul reconnut les Plaintes de la jeune fille, de Schubert. Et il songea à Marthe et que le devoir est sans doute la chose du monde la plus ordinaire, la plus simple—la plus banale.
Pendant trois jours, le prédicateur empêcha Jean-Paul de se recueillir. Du moins, dans ce printemps lumineux et dépouillé, goûta-t-il la douceur de penser à Marthe, à cet amour lointain dont il sentait son cœur enveloppé. Il écrivit chaque jour une lettre que la jeune fille recevait avec un tremblement de joie. Jean-Paul n'était pas insensible à cette joie qu'il donnait. Il se plaisait à évoquer Marthe, vers midi, quêtant au portail l'arrivée du facteur: «Elle reconnaît mon écriture ... elle met la lettre dans son corsage, et pendant le déjeuner, ses doigts à travers la mousseline appuient sur l'enveloppe qu'elle n'a pas encore ouverte...»
Jean-Paul s'applique d'abord à ne lui pas parler d'amour et raconte simplement sa vie: «Le prédicateur a des accents si ridiculement ampoulés qu'il ne saurait émouvoir. De plus, il retape un vieux panégyrique de Jeanne d'Arc qui a déjà servi—et nous le débite en tranches. Le site est fait à souhait pour qu'on y prenne son mal en patience: un très petit jardin mais dont les allées s'enchevêtrent et, à l'horizon, Paris couché dans ses fumées. La forêt est toute proche, chantante et fleurissante, et les visages graves de ces jeunes gens sont plaisants à considérer. D'ailleurs, si le prédicateur est médiocre, il y a beaucoup de silence et de vraie solitude... Les repas sont une distraction, la seule de la journée. Ces Jésuites cuisinent proprement. Mais ils nous fortifient d'indigestes viandes, nous échauffent de sauces, et méprisent leurs frères les légumes...»
Le troisième jour, la Providence voulut que l'incommodité d'un rhume de cerveau empêchât le prédicateur de continuer ses instructions. Il fut remplacé par un Père dont l'éloquence dépouillée et simple toucha profondément ces jeunes âmes attentives. Les lettres de Jean-Paul devinrent graves:
«Ma chère petite amie, l'étonnante expérience que ces journées vécues dans le silence d'une maison étrangère avec seulement, par intervalles, une voix de prêtre qui brutalement me jette en face de ma destinée!—Tout bruit cessant, comme une vallée où le brouillard se déchire, l'âme se dégage peu à peu et les actes accomplis émergent des profondeurs. Toute la misère se découvre, que je portais en moi partout, sans inquiétude. Ah! ce n'est pas trop d'un Dieu pour nous racheter, car, malgré nos larmes, les actes commis ne peuvent pas ne pas l'avoir été, et leurs conséquences néfastes s'enchaînent logiquement ... contre elles, que ferons-nous? Seul, Dieu peut intervenir. A cause de cela, prions plus longtemps.»
Chaque jour, Jean-Paul apprit à se connaître mieux et il eut peur de lui-même. Il écrivait:
«Marthe, j'ai eu cette fausse justice de Pilate, dont il est parlé dans Pascal. Je ne me suis pas déclaré contre Dieu, mais les incrédules, voyant des chrétiens tels que moi, ont pu avoir une médiocre idée de cette religion qui produit de si misérables disciples! Je n'ai jamais pratiqué d'autre doctrine que celle du paganisme. Riche, je fus le mauvais riche, vivant loin de ses frères, au milieu d'un luxe abondant et facile. Intelligent, je me suis appliqué aux seuls travaux me plaisant, avec nul autre souci que de m'y plaire. Ami, je n'ai considéré mes amis que pour ma joie: ce furent des objets à mon usage—ces âmes immortelles que j'aurais pu sauver! Ainsi ma vie n'est qu'une hypocrisie soutenue. Car j'ai même évité la punition qui s'attache au péché: le mépris. Je suis estimé, peut-être imité, admiré, aimé! Je poursuis une œuvre de mort en moi, autour de moi. Et seule, telle petite âme me juge, dans le désarroi de sa conscience, d'après le mal que mon passage a laissé en elle...»
Puis cette terreur s'apaisa: Jean-Paul, au milieu des parterres éclatants de jacinthes, connut cette paix que le Maître promet à ceux qui l'aiment: «Marthe, cela devient une douceur, ce règlement qui, heure par heure, m'assujettit à quelque méditation, ce mécanisme qui fatalement me mène de bonnes œuvres en œuvres pies...»
Jean-Paul s'étonnait du plaisir qu'il trouvait dans cette correspondance. Il se surprit, un soir, embrassant la photographie de Marthe. A genoux devant la fenêtre ouverte qui découpait un pan du ciel où le clair de lune ruisselait, il se sentit, en dépit de sa misère, un enfant privilégié et connut que pour lui, la grâce divine prenait la forme d'un amour humain.
Dans le merveilleux printemps, il alla vivre à Versailles, chez Vincent Hiéron.
Dès le matin, il gagnait seul le grand Trianon. Débarrassé enfin de ses portes-fenêtres et de ses volets, le péristyle attendait, semblait-il, les apprêts de quelque noble fête. Jean-Paul évoquait dans ce cadre et cette lumière les brocarts somptueux des maîtres vénitiens; sur les marches, les joueurs d'instruments, les grands lévriers, des pages accroupis jetant les dés.
Il imagine l'un d'eux appuyé contre une colonne, le regard tourné vers le jardin. C'est en vain que, dans leurs voiles mystérieux, des femmes dansent, et que son ami le plus aimé lui tend sa coupe, et lui montre, à ses côtés, une place vide. L'enfant juge médiocres ces magnifiques plaisirs; las des sentiments les plus tendres, il rêve d'autres joies, d'un autre amour...
Ainsi Jean-Paul se plaît à s'évoquer lui-même. Il erre dans les allées symétriques. De vieux lilas de Virginie, aux troncs noueux, sont aux coins des pelouses, comme des encensoirs immobiles. Jean-Paul écrase sur son visage leurs lourdes grappes violettes. Il s'accoude, le soir, à la terrasse qui domine le grand canal. Nul promeneur à ces heures-là qu'un jardinier silencieux. La vie gronde au loin pour qu'on ait la joie d'en être délivré. Des parfums mêlés saturent l'air. Un invisible ramier roucoule doucement au fond de l'obscur feuillage. Un peu de lune pâle est dans l'azur. Voici, entre les arbustes taillés, le précieux salon à musique. Jean-Paul s'avance parmi les buis odorants et les rosiers. Il craint de penser à Marie-Antoinette, aux vers douceâtres d'Albert Samain. Il veut oublier que Bonaparte traîna là ses bottes.
Marthe le pressa de venir à Castelnau. «Je ne sais, lui écrivait-elle, à qui confier ma joie. Père vit avec Lucile de Chateaubriand et, s'il me voit fiévreuse, m'incite à chercher la sérénité dans la compagnie des héros. Il a placé sur ma table la vie de Beethoven, celle de Michel-Ange par Romain Rolland, un Lord Byron. Mais je m'intéresse trop moi-même pour m'exalter avec des passions éteintes. Les miennes me suffisent et, couchée dans l'herbe déjà épaisse, je songe indéfiniment à nous...»
Jean-Paul se félicita de ce qu'il éprouvait un très vif désir de retrouver Marthe.
Ils connurent de nouveau les grandes vacances solitaires et brûlantes, les siestes côte à côte dans les lourdes chaleurs, la monotonie des journées, rompue quelquefois par les tocsins haletants qui se répandaient de village en village. Ils aimaient l'âcre odeur de résine brûlée; à travers les pins, le ciel apparaissait fumeux et rouge.
Au crépuscule, les deux jeunes gens s'étonnaient de retrouver en eux toutes les émotions de l'enfance. La veille du quinze août, leurs voix s'unirent pour le même cantique passionné et vieillot qui déjà les avait émus, à l'époque de leur première communion; ils cherchaient et découvraient la même étoile dans les mêmes cimes onduleuse des pins.
Un soir, Jean-Paul, feuilletant la Vie de Lord Byron, répétait à Marthe ce cri de l'Anglais: «Une des sensations les plus douloureuses et les plus pénibles de ma vie, fut de sentir que je n'étais plus un enfant...»
—Ah! Marthe, je me retrouve là tout entier...
Ils ne s'abandonnaient plus au trouble voluptueux des dernières vacances. S'ils trouvaient encore leur joie aux longues paresses sur le sable brûlant des talus, une lecture à haute voix les détournait de s'approcher trop l'un de l'autre et de se complaire à de dangereux vertiges. Jean-Paul d'ailleurs se maintenait dans une grande ferveur religieuse. Il fit pleurer la jeunes fille sur des pages brûlantes et douces de Lacordaire et d'Henri Perreyve. Marthe avait l'allure plus vive qu'autrefois. Elle changea sa coiffure et ses yeux ombragés souriaient à Jean-Paul; elle eut des gestes, une façon de gaminerie qu'il se rappelait lui avoir connus quand elle était petite fille...
Un soir, Marthe au piano chantait l'Invitation au voyage, de Duparc. Jean-Paul dans un fauteuil fermait les yeux. Après le dernier accord, la jeune fille demeura immobile en face du clavier, les mains pendantes. Ils entendirent au loin le cri guttural d'un berger et le piétinement plus pressé des brebis. L'herbe vibrait encore, mais un vent plus doux gonflait les tentures de la fenêtre. Le jardinier ratissait l'allée. Il s'interrompit pour dire à M. Balzon qui passait: «Il a dû pleuvoir quelque part et le vent ne vient plus d'Espagne... On entend les cloches de Saint-Léger: nous sommes au beau.» Jean-Paul regardait cette ombre assise, cette nuque penchée, ces deux mains grises dans le crépuscule qui déjà noyait le salon. Il sentit son cœur lourd d'une tendresse calme. Il se leva, cherchant quelle joie il pourrait donner à cette enfant bien-aimée. Alors il s'approcha d'elle, se mit à genoux, saisit une main qui s'abandonna, l'appuya contre ses lèvres. Marthe ne bougeait pas. Elle rejeta seulement la tête en arrière, peut-être afin d'empêcher les larmes de couler. Jean-Paul se pencha encore jusqu'à poser son front sur la sombre robe de la jeune fille.
Puis il entendit M. Balzon qui demandait la lampe. Alors il sortit. La nuit venait. Le jardinier arrosait les massifs de géraniums et les œillets de Chine. Une odeur poivrée emplissait l'air, mêlée au parfum de la terre chaude et mouillée.
Jean-Paul gagna la route de Johanet. Des hommes passèrent, la veste sur l'épaule, et lui souhaitèrent gravement bonsoir, une charrette s'éloignait, avec des cahottements espacés et sourds.
Octobre vint. M. Johanet prépara sa chasse à la palombe. Chaque matin, Jean-Paul l'entendait, interrogeant, de sa fenêtre, le jardinier:
—Passat paloumbes?
Le jeune homme songeait à l'avenir. Avant d'épouser Marthe, ne devait-il pas essayer de faire un peu de bien à ceux qu'il avait scandalisés? Une lettre de Vincent Hiéron lui avait appris que Georges Élie était malade, qu'il souffrait seul, dans une pauvre chambre au fond du quartier de Plaisance.
—J'irai le voir, se dit Jean-Paul, je le soignerai, je le sauverai.
La veille du départ, il fit une dernière fois avec Marthe la promenade du soleil couchant ... aucun mot ne fut prononcé. Mais, avec une certitude ineffable, ils se sentaient unis pour la vie et au delà... Le soir était tout vibrant d'appels de bergers, d'abois de chiens, de rires. Dans les champs dénudés les bœufs étaient immobiles, et sur les charrettes, des garçons et des filles, hâtivement déchargeaient le fumier... Le vent sentait l'étable, l'herbe brûlée—mais l'odeur s'y mêlait déjà de bois humide et de marais, qu'on respire l'hiver dans les landes inondées où l'on chasse les bécasses. Des voix lointaines s'élevèrent qui criaient: «Seméro! Seméro!...» Dans la campagne, d'autres voix leur répondirent et de tous les champs où les paysans travaillaient encore, de tous les seuils où ceux qui étaient rentrés attendaient, sous la treille, l'heure de la soupe, le même cri jaillit, ce cri qui annonce aux chasseurs le passage d'un vol: «Seméro! Seméro!»
Jean-Paul et Marthe levèrent les yeux au ciel, où le croissant de la lune était encore pâle.
—Les premières palombes... dit Marthe.
Jean-Paul s'enfonça dans les brumes du quartier de Plaisance. De vieilles femmes, chassées par les sergents de ville, tiraient des charrettes sans pouvoir s'arrêter. Un homme offrait des cartes postales dans un parapluie ouvert. Une odeur de graisse, de crêpes et de beignets emplissait la rue—et Jean-Paul reconnut cette senteur de foire: il évoqua les dimanches d'émerveillements et de migraine autour des baraques, sur la place des Quinconces, à Bordeaux...
Rue Perceval, il entra dans une maison de pauvres. Le concierge lui cria: «Georges Élie? Au cinquième, porte à gauche.» L'escalier n'était pas éclairé. Jean-Paul dut tenir une rampe gluante. Il se trompa de palier. Une mince petite fille aux cheveux jaunes parut sur le seuil et lui demanda:
—Êtes-vous le monsieur de Saint-Vincent de Paul? Vous voulez voir Georges Élie?... Connais pas... C'est peut-être le jeune homme d'en haut...
Jean-Paul monta un étage encore et tira un cordon. Il entendit tousser, puis un bruit de chaise remuée, un pas traînant ... il vit enfin Georges Élie, une lampe à la main, essayant de reconnaître le visiteur. L'ouvrier était en chemise, les pieds nus dans des savates. Des cheveux en désordre couvraient à demi son front jaune et ridé.
—C'est toi? C'est toi? murmura-t-il, stupéfait—que me veux-tu?
—J'ai besoin de te parler, Georges. Mais recouche-toi d'abord; je sais que tu es malade...
Georges Élie ferma la porte et se glissa frileusement sous des draps gris.—Un feu de charbon brûlait dans la grille. A travers la vitre de l'unique fenêtre s'étendait le brouillard infini des grandes ville, que déchirait au loin l'éclairage violent d'une fabrique. Il y avait sur la table le portrait d'une paysanne au foulard gascon, qui devait être la mère de Georges et un portrait de Jérôme Servet. La tapisserie tachée était, par endroits, recouverte avec des affiches et des proclamations d'Amour et foi. Près du lit, sous le crucifix, Jean-Paul remarqua une vue du port de Bordeaux.
—Que me veux-tu? demanda encore l'ouvrier, rudement...
—Mais, Georges, il est naturel que je vienne voir un ami malade...
—Oui, je suis malade... Alors, avec une délicatesse de bourgeois, tu veux me donner la joie d'une visite?...
Dérouté par cette ironie, Jean-Paul gardait le silence.
—Hé bien, je me serais passé de visite! Je n'ai pas besoin de pitié!... Ta présence me rappelle des heures trop dures!...
Et d'une voix plus sourde l'ouvrier ajouta:
—Ah! que je t'ai haï!
—Je l'ai mérité, Georges. Oui, je je ne suis qu'un enfant égoïste et cruel. Mais tu vois, dès que je t'ai su malade, je suis venu ... parce que tu es toujours mon ami...
Jean-Paul parlait avec cette tendresse un peu timide, ce savant abandon où il excellait. Son attitude penchée était celle qu'il utilisait autrefois dans ses essais de conquête
—Non, tu n'es plus mon ami...
Jean-Paul crut sentir moins de colère dans la voix de l'apprenti; mais il eut la maladresse d'ajouter:
—Je ne me pardonne pas de t'avoir fait souffrir.
Georges se redressa brusquement:
—Crois-tu donc que je tienne à toi? Je ne demandais pas mieux que de ne plus te voir! Monsieur s'imagine qu'on ne peut se passer de lui...»
Il se tourna du côté du mur et ne parla plus. Jean-Paul voulut prendre sa main brûlante. Brusquement le malade la retira.
La lampe filait et dessinait au plafond de la mansarde un cercle noirâtre. Jean-Paul baissa la mèche. Une averse ruisselait contre les vitres, et le vent d'équinoxe refoulait la fumée. Le jeune homme s'accroupit devant la grille, arrangea le feu. Puis d'une voix timide il demanda: «Tu n'as besoin de rien?»
Et, comme le malade ne répondait pas, il lui dit: «Adieu, Georges!» et sortit.
Dans l'escalier noir, où régnait une odeur mêlée et fade, il essaya de ne pas respirer et, le cœur plein de nuit, il songeait: «On ne peut anéantir le passé. Je n'ai pu guérir cette âme du mal que je lui ai fait...»
Il se retrouva dans la petite rue misérable dont les maisons disaient de pauvres existences, des luttes sans merci contre la faim, la maladie... «Je devrais tout donner, se dit Jean-Paul. Je n'ai plus le droit d'être heureux, selon le monde...» Il pensait à saint François, à l'attrait du petit frère d'Assise pour la dame Pauvreté...
—Serai-je capable de distribuer mes biens aux pauvres?
Jean-Paul s'interrogea, et connut qu'il aimait passionnément la vie luxueuse et ornée...
La cohue de la rue de la Gaîté l'entraîna. Les lumières violentes des théâtres du quartier, des établissements de cinématographes, éclairaient les faces pâles des voyous, de minces figures d'enfants maladifs...
Alors Jean-Paul sentit le désir de fuir ce quartier infâme où le crépuscule même était sans beauté, de revêtir son smoking et d'aller dîner avec un ami de mise soignée, dans un restaurant coûteux où les musiques tziganes sont frénétiques et tristes; et, comme toute émotion chez lui suscitait un souvenir littéraire, il renia momentanément ses dieux; Charles Louis Philippe, Francis Jammes...
Puis, il ralentit le pas; découragé, triste, il pensa que Saint-Sulpice était encore ouvert, qu'il y avait une place pour sa misère parmi toutes les misères agenouillées dans la chapelle de la Vierge.
A genoux sur le prie-Dieu, la tête dans les mains, il murmurait: «Seigneur, après tant d'efforts et de larmes, pourquoi suis-je resté l'enfant chargé de chaînes? Ce soir, j'ai vu se lever vers moi les yeux à jamais troublés d'une âme, qui sera moins bonne de m'avoir connu...
«O terreur, terreur que l'acte accompli soit irréparable! La haine de ce visage d'apprenti me l'a révélé: mes plus honteuses actions demeurent autour de moi. Elles me pressent comme une escorte. Je suis leur prisonnier.
«Ne souhaité-je pas à l'instant de vous fuir, ô mon Dieu? Je prévois en tremblant la succession de mes jours, tant d'après-midi pesants, tant de soirs complices, où l'assaut sera renouvelé, inlassablement, contre mon rêve d'une vie priante et agenouillée.»
Mais lorsqu'un peu plus tard Jean-Paul eut allumé la lampe, il appuya son front contre la vitre où un peu de jour se mourait. Il songea à Marthe et se dit: «J'ai la grande force de son amour...» Alors il chercha sa photographie et les dernières lettres qu'elle avait écrites. Il contempla ces quelques feuilles couvertes d'une grande écriture pointue et le portrait où la jeune fille obligeait à sourire son étroit visage.
Alors Jean-Paul se dit: «Le jour où ma pensée s'attacha à Marthe avec un tendre et obstiné souci, ce jour-là j'ai commencé à me délivrer de moi-même.»—Et dans le petit bureau glacé, où la servante n'avait pas encore allumé le premier feu de la saison, Jean-Paul ne voulut plus songer qu'au sourire de Marthe flottant autour de lui, aux fleurs renouvelées dans les vases—aux rires et aux larmes sous le tulle d'un berceau...
A cette même heure, Marthe, vous étiez assise sur votre lit, dans une grande chambre de campagne. La lampe à huile, dont vous ne songiez pas à remonter la mèche, faisait luire l'acajou des meubles. Une pluie d'automne ruisselait doucement contre les vitres. Vous entendiez dans le grand silence des landes, les cahots d'une charrette, l'aboiement d'un chien de garde et, plus rapprochés, les pas traînants de votre père, qui lisait en se promenant dans la salle de billard où restaient accrochés les chapeaux de soleil des grandes vacances.
Sur la cheminée, dans la lumière de la lampe, vous aviez laissé aussi les dernières lettres de Jean-Paul. Leurs mots tendres et passionnés avaient réveillé en vous la joie que vous n'attendiez plus—une joie qui se renouvelait à toutes les minutes de votre vie—qui vous obligeait à demeurer tard sans dormir afin de vivre plus longtemps avec elle—une joie qui, la nuit, vous réveillait, et qu'au matin, vous retrouviez encore si aiguë que vous vous demandiez un instant si ce n'était pas votre ancienne peine...
Non, la vieille peine s'est éloignée Mais vous savez qu'autour de votre cœur elle rôde et qu'elle y veut rentrer. Vous savez que le bien-aimé demeure malgré tout un enfant chargé de chaînes et qu'il n'est pas encore délivré...
Marthe, vous souriez bravement à toutes les trahisons possibles; d'avance, vous les absolvez; votre minutieux amour prévoit, comme sa future vengeance, des redoublements de tendresse—et la sérénité des pardons silencieux.
1909–1912
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