L'ILLUSTRATION
Prix du Numéro: 75 cent.
SAMEDI 11 AVRIL 1891
49e Année.--N° 2511
LA LOY DE LYNCH AUX ÉTATS-UNIS.--Massacre de détenus italiens
dans la
prison de la Nouvelle-Orléans.
e suppose un étranger, un Anglais, Australien, ou Tonkinois, n'ayant jamais vu Paris, et débarquant pour la première fois sur nos boulevards. Il lit tout d'abord les affiches. L'affiche moderne c'est le programme de la vie courante. Il déchiffre des inscriptions comme celles-ci:
--Les écumeurs de la Presse!
--Les filouteries de... tel journal!
--Beware of pickpockets!
--Les Mystères de... telle rédaction!
--Mon Dieu, se dit-il, en quel pays suis-je tombé, et quels sont ces gens qui se disputent ainsi?
Et le premier passant qu'il interroge lui répond:
--Mais, monsieur, ce sont des journalistes qui font de la polémique!
Elle continue, cette polémique, sur les voitures-annonces que traînent des coolies parisiens. Le pousse-pousse sert à ces batailles. La provocation se fait ambulante, et de pacifiques traîneurs promènent à travers la ville les mêmes épithètes agressives:
--Flibustiers!
--Maîtres-chanteurs!
--Professeurs d'escroquerie!
L'algonquin, l'iroquois ou le tonkinois en question est un peu abasourdi. Quoi! c'est là cet aimable Paris dont on lui avait parlé tout là-bas? Il hoche la tête, regarde sa malle à peine défaite, la refait et murmure à part soi:
--Bah! c'est partout la même chose. Je retourne chez les Hurons!
Donc, pendant que la presse prend envers elle-même des libertés qui finiront par mettre sa liberté en péril, la vie continue et, par la vie, il faut entendre la mort. Ce dernier mot est celui qui semblait le moins fait de tous pour le robuste Normand disparu la semaine passée. Pouyer-Quertier! Ou plutôt Monsieur Pouyer-Quertier!
Toute une race, toute une classe! Le type du bourgeois puissant, du grand bourgeois industriel français, et le type aussi du gars normand solide et superbe. Des cheveux roux, de fortes mains, de larges épaules, des favoris britanniques, un rire de buveur de cidre. On sait qu'il tint tête à M. de Bismarck lors des conférences du traité de Francfort. Le Teuton voulait stupéfier le Français. Il buvait, tout en causant, de vastes chopes de bière.
--Moi, disait Pouyer-Quertier, j'aime bien la bière, mais il me faut de l'eau-de-vie dedans!
Et, cette fois, M. de Bismarck admirait, ayant trouvé son maître. Le sentimental Jules Favre ne devait savoir à quelle palabre se vouer, entre ces deux mâles, ces deux forces, ces deux colosses.
Ce fut une sorte de roi en son pays que Pouyer-Quertier, mais le contraire du paresseux roi d'Yvetot. Il brassa, mania, gagna et dépensa des millions. On me dit que ses dernières années furent tristes. Il se sentait comme détrôné. Qu'importe! Il devait savoir qu'il laisserait un nom, un souvenir une figure! Son verre de franc Normand a humilié le vidrecome germanique. C'est une mince revanche, mais c'est une revanche, et ce bourgeois de Normandie fut un bon Français et fut un homme.
Mais que dit-on à Paris? On y hume déjà, malgré la pluie, les premières odeurs du printemps. Les bourgeons se montrent, timides d'abord, puis plus confiants. Et une même parole d'allégresse sort de la bouche des pêcheurs des bords de la Seine:
--Enfin, nous aurons du poisson à prendre... dans deux ou trois ans!
M. Jousset de Bellesme a, en effet, obtenu gain de cause contre ce conducteur des ponts-et-chaussées qui l'avait empêché, l'autre jour, de jeter cinquante mille alevins dans la Seine. Le directeur de l'aquarium du Trocadéro disait en vain:
--J'en ai le droit et je viens repeupler de poissons la Seine que l'hiver a vidée!
L'homme des ponts-et-chaussées répliquait:
--Personne ne peut jeter quoi que ce soit dans le fleuve sans l'au-to-ri-sa-tion de l'ad-mi-nis-tra-tion!
--Quoi! personne, même moi?
--Personne, même vous!
--Rien, même des poissons?
--Rien, même des poissons!
Et, pendant ce dialogue d'une chinoiserie spirituellement administrative, les alevins s'ennuyaient dans leurs bocaux, s'ennuyaient à périr--et périssaient.
Peut-être le conducteur des ponts-et-chaussées prenait-il le directeur de l'aquarium pour un jeteur de sorts, absolument comme cette dame qui, sur cette question même, après avoir lu dans son journal ce titre d'article: le ré-empoissonnement de la Seine, s'écriait:
--Comment! les misérables, ils ne trouvent pas que la Seine contient assez de microbes: ils veulent encore la ré-empoisonner!
Quoi qu'il en soit, M. Jousset de Bellesme a eu sa revanche dimanche dernier. Il a pu, cette fois, librement jeter ses alevins au cours du fleuve. Quarante mille truites et dix mille saumons de Californie. Voilà de l'espoir sur la planche pour les grands pêcheurs devant le Seigneur.
Les poissons, s'ils profitent bien, comme on dit dans les campagnes, seront plus nombreux que les pêcheurs au filet ou à la ligne, ce qui étonnera bien des gens, car on a calculé que sur les rives de la Seine on rencontre en moyenne trois pêcheurs et demi pour un goujon. J'ignore le statisticien qui a fait ce calcul, mais c'est là une des gaietés de cette statistique qui, d'après Labiche, sait exactement combien il passe par an de femmes veuves sur le Pont-Neuf.
*
* *
Le recensement de la population, auquel est en ce moment soumise la France, nous donnera de ces surprises inattendues.
La statistique aura à enregistrer des professions paradoxales et des religions inattendues. On me dit qu'il se trouve à Paris un nombre assez considérable de bouddhistes et plusieurs industriels exerçant la profession de noircisseurs de verres pour les jours d'éclipse. J'imagine que, ce métier offrant quelque morte saison, les négociants en question y ajoutent un autre, lequel, à mon avis, ne doit pas être très catholique.
Deux métiers à la fois, ce n'est pas trop, et voici que M. Bodinier, l'aimable M. Bodinier, pour l'appeler par son nom, a inventé d'exposer, dans les galeries du Théâtre d'Application, les œuvres des littérateurs qui sont en même temps peintres ou sculpteurs, qui binent, en un mot. (De bis, deux fois, le verbe est facile à expliquer). Ce sera curieux, et cette exhibition, sans valoir celle des Pastellistes qui vient de s'ouvrir rue de Sèze, sera peut-être plus piquante.
Aux pastellistes on rencontre d'illustres connaissances, Besnard, Gervex, Dagnan-Bouveret, Jean Béraud, Boldini, Doucet, la fine fleur des manieurs du pinceau et des manieurs de pastel. Mais à la Bodinière, comme disent les familiers, c'est Victor Hugo, c'est Théophile Gautier, c'est Arsène Houssaye qu'on va regarder après les avoir lus: Hugo dessinateur, Gautier peintre, Houssaye graveur, sans compter Jules de Goncourt, Baudelaire et tant d'autres, car ils sont assez nombreux ceux d'entre les littérateurs qui ont un joli brin de crayon au bout de leur porte-plume. Victor Hugo, on le sait, eût été un illustrateur de premier ordre s'il l'eût voulu--et il le voulait--comme il eût été un architecte extraordinaire. Il a dessiné et fait exécuter des meubles, des poêles, d'une sorte de japonisme étonnant. Madame Drouet possédait plusieurs de ces meubles-là, de véritables pièces de musée.
Au jour de l'an, quand il était exilé, il envoyait, comme carte de visite, un dessin à chacun de ses amis de France. Philippe Burty en avait reçu plusieurs, comme on a pu le voir, l'autre jour, à sa vente.
Quant à Théophile Gautier, il avait été peintre, et c'est lui qui signa la gravure du premier roman publié par Arsène Houssaye.
Dans ses Confessions, celui-ci donne plus d'un croquis de son ami et il y a une étude féminine, une Cidalise tout à fait charmante et d'un pur dessin.
Donc, ce sera intéressant, cette exhibition de dessins de gens de lettres, qui eût pu être complétée par une exposition de dessins de gens de théâtre, car il y a des comédiens qui dessinent et sculptent aussi fort bien. (Mélingue qui a signé des statues à la Madeleine, ce qui est assez original, un acteur, un excommunié d'autrefois, travaillant à orner le temple de Dieu; Geoffroy, qui est un peintre d'un vrai talent; Mounet-Sully, peintre et sculpteur, etc.)
Mais une crainte me vient. Plusieurs critiques d'art, et des salonniers, sur ma foi, semblent s'être décidés à envoyer de leurs œuvres au petit Salon de M. Bodinier. Que va-t-il arriver si les peintres des Champs-Elysées et du Champ-de-Mars, les vrais peintres, se mettent, eux aussi, à devenir salonniers et à donner leur opinion sur les paysages ou les natures mortes de ceux qui, jusqu'ici, étaient leurs juges? C'est cela qui serait divertissant et Paris s'amuserait un peu si Cabrion s'écriait:
--Ah! journalistes, vous devenez rapins! Eh bien! amusons-nous un peu! les rapins deviennent journalistes!
Ce serait d'autant plus drôle qu'il est, je pense, plus facile de faire du journalisme que de la peinture. Tout le monde ne manie pas encore la palette, mais la majorité des Français fait de la copie. Et quelle copie!
Il paraît, par exemple, que la Société des Gens de Lettres regorge de gens qui se préoccupent fort peu des lettres pures. Pauvres lettres, humanités d'autrefois, elles finiront par n'être plus que le luxe de quelques mandarins! Toujours est-il que, pour sauver la situation, on a fait appel à M. Zola, qui est un admirable écrivain, un puissant et merveilleux créateur, mais qui a moins de goût pour ces pures lettres que pour les manifestations de la nature vivante. On l'a élu président de la Société, et cet intransigeant d'autrefois arrive à accepter et même à rêver tout ce qu'il faisait profession de mépriser jadis: les titres, les honneurs. Il y aurait à se demander pour quelles raisons les hommes briguent tôt ou tard ces honneurs préalablement dédaignés, et, lorsqu'ils ne les briguent pas ouvertement, les regrettent tout bas.
D'abord, par raison de sentiment. Pour faire plaisir à ceux qu'on aime. Lorsque Edmond About tut décoré, il disait:
--Je me moque de ça pour moi, mais cela me fait plaisir pour ma mère!
Les femmes jouent un grand rôle dans ces raisons qu'on se donne à soi-même pour obtenir ce qu'on croit mériter et ce qu'ont obtenu les autres. Tout le monde connaît ce candidat à l'Institut qui dit:
--Ma femme tient tant à mon élection que, si je ne suis pas élu, elle en mourra!
Enfin, c'est surtout à cause des autres qu'on veut ou avoir ce qu'ils ont parce qu'ils l'ont ou l'avoir précisément parce qu'ils ne l'ont pas.
--X... est officier, je veux la rosette!
--Je veux la rosette, parce que X... n'est pas officier.
Ces deux raisons absolument contraires n'en font en réalité qu'une seule. Elles ont pour motif le plaisir très naturel qu'on a à être désagréable à un rival, voire même à un ami. Si tout le monde était décoré, le premier soin de l'homme avide de distinctions serait de solliciter l'autorisation de rendre le ruban à la Chancellerie.
--Mon Dieu, se dit-on, que je voudrais être mamamouchi, pour bien faire enrager un tel!
Et voilà pourquoi, tôt ou tard, après avoir raillé les mamamouchis et nié le mamamouchisme, on devient mamamouchi soi-même. Ce qui n'empêche pas de regretter le temps où l'on rêvait d'être tout et où l'on se moquait de n'être rien.
C'est le mot de ce je ne sais quel maréchal, à qui l'on disait:
--Maintenant, vous n'avez plus qu'à souhaiter d'être connétable!
Et qui répondait:
--Maintenant, je voudrais pouvoir être sous-lieutenant de hussards et avoir vingt ans!
Je vous annonce, d'ailleurs, une nouvelle qui va sembler fantastique et qui pourtant est vraie. Un médecin (ce n'est pas le docteur Koch) a découvert le bacille de la ride. Plus de bacille de la ride, plus déridés! Une jeunesse éternelle! La fontaine de Jouvence dans un flacon! On vous inocule ce bacille, et vous voilà jeune pour toujours!
Si ce bruit n'est que le battement d'ailes d'un canard, j'irai le dire à Rome. On me tiendra au courant de la découverte, et Rastignac en avertira ses lecteurs--et ses lectrices.
Une jeunesse éternelle, mon Dieu! que ce serait long!
Rastignac.
Emotions contradictoires, engouements morts-nés, succès de vingt-quatre heures, nouvelles lancées comme des bombes et dont rien ne subsiste le lendemain; de tous ces éléments, qui s'écoulent perpétuellement comme un fleuve, est faite la grande indifférence parisienne. En ce moment, on parle de deux livres qui seront bien près d'être oubliés quand ceci paraîtra. Cependant le hasard, qui les a fait naître presque simultanément, appelle quelques réflexions sur cette coïncidence et sur l'évolution littéraire qu'elle révèle.
L'Argent de M. Zola, c'est la littérature d'hier; le Jardin de Bérénice, de M. Maurice Barrés, c'est la littérature de demain.
Ce n'est pas le cas de répéter la formule de Victor Hugo: «ceci a tué cela», oh! Dieu, non. M. Barrés n'aurait jamais eu la force de tuer M. Zola. Seulement, le naturalisme meurt de sa mort naturelle, de ses excès, si vous voulez, et le symbolisme hérite de lui, à peu près comme le prince Victor hérite du prince Napoléon.
Les deux livres, ainsi placés côte à côte par la malice intelligente des choses, représentent assez bien ces deux scènes: L'Indigestion, le lendemain de l'Indigestion.
Il y a eu au moins un jour en votre vie, ne fût-ce que dans votre enfance, où vous avez trop mangé et trop bu. Rappelez-vous vos sensations, je n'insisterai pas.
Quand vous vous êtes éveillé, le lendemain, vous aviez la bouche mauvaise, la tête vide, une inappétence qui allait jusqu'à la nausée. Il vous semblait que vous ne mangeriez plus jamais de votre vie. Lorsqu'on vous offrait un œuf à la coque, c'était comme si on vous avait proposé de dévorer un bœuf tout entier et tout cru, un mouton avec sa laine... Une tasse de tilleul, à la bonne heure!... Tout vous faisait mal, notamment la racine des cheveux et le jeu des paupières sur le globe des yeux, et, vaguement, les objets ondulaient autour de vous, de façon à vous rappeler la traversée de Douvres à Calais.
Voilà précisément l'impression que produisent les deux volumes et les deux écoles!
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Sur M. Zola on a tout dit, en bien comme en mal. Le public s'en aperçoit à la langueur des critiques, qui n'ont plus l'énergie nécessaire pour le louer ou pour l'éreinter. On ne savait trop que dire de l'Argent, mais, à Paris, on trouve vite un mot pour se tirer d'affaire. Dans la même matinée, j'ai rencontré trois personnes qui m'ont dit: «l'Argent, c'est une œuvre puissante.» Puissante! c'est ce qu'on dit aussi des vieilles concierges hydropiques qui ne peuvent plus se lever de leur fauteuil.
La vérité est que ce roman--à part l'énorme anachronisme qui le gâte en tant qu'étude historique--est très remarquable comme œuvre de science sociale, très inférieure comme œuvre d'art. On ne peut trop admirer les observations si variées, les énumérations si complètes, les classifications si précises, à l'aide desquelles M. Zola a réuni ses matériaux et préparé ses types; on ne saurait trop critiquer la maladresse avec laquelle il a procédé lorsque le moment est venu de bâtir avec ces matériaux, ou plutôt de refaire la vie après avoir disséqué.
Mais enfin, dans ce livre, sauf érotisme précoce du petit Victor, tout est logique, normal, naturel. Le cliquetis du métal monnayé a sa vertu comme le chant du coq: il chasse les fantômes de l'imagination, il met en fuite les fantaisies morbides et monstrueuses. A côté du réel, il y a le rêve, les chimères, les audaces de la spéculation, qui ont presque toujours, remarquez-le, pour point de départ ou pour point d'arrivée, un progrès de l'esprit humain. En bas comme en haut, pièce de cent sous ou million, sué goutte à goutte par le peuple ou enfanté par le génie d'un Edison, l'argent est la grande force moderne et le principal serviteur de l'idée. Bassesses et grandeurs, crimes et poésie de l'argent se trouvent dans le roman de M. Zola, et c'est pourquoi on ne peut dire que ce soit un livre manqué. Mais, manqué ou non, il ne passionnera personne. Il est d'une digestion trop lourde pour la génération qui veut jeûner et prendre du tilleul, et qui en est à adorer platoniquement les courtisanes.
Le problème à résoudre, dans le Jardin de Bérénice, est celui-ci. Étant donnés le catalogue du Musée du roi René à Joigné en Provence, les souvenirs combinés d'une élection boulangiste, d'une excursion à Aigues-Mortes et dans sa banlieue, d'un accès de fièvre pendant les intermittences duquel on a feuilleté des brochures sur le dessèchement des marais et l'assainissement de la Camargue; étant donnés, d'autre part, les évangiles, la collection des articles de M. Chincholle et les livres de M. Renan; avec tous ces éléments, composer un traité de la culture du moi et découvrir l'âme de l'univers.
Pour arriver à l'âme de l'univers, pour devenir «l'absolu conscient», par conséquent «pour devenir Dieu», Philippe, le héros du livre, prend pour guide Bérénice, surnommée Petite-Secousse. Bérénice est censée la fille du gardien du musée de Joigné. En réalité elle doit le jour à un sénateur opportuniste, à moins que ce ne soit à une autre personne. Car sa mère, comme dit avec délicatesse M. Barrés, «semble avoir été ce qu'on appelle un peu légèrement une drôlesse.» L'éducation de l'enfant, commencée par les tapisseries du roi René, s'achève dans les coulisses de l'Eden. La petite danseuse grandit parmi les familiarités demi-paternelles d'un certain nombre d'hommes âgés qui lui portent un vif intérêt. Lorsque Philippe la retrouve, il remarque que «la puberté avait feutré la brusquerie de sa dixième année.» Elle pleure un gentilhomme nommé M. de Trause, qui a été son amant plusieurs années et qui est mort en lui laissant la villa Rosemonde. C'est là qu'elle vit, parmi les fièvres, à l'ombre des vieux remparts d'Aigues-Mortes, partageant son affection entre un âne, quelques canards et son amie Bougie-Rose, qui lui prodigue des consolations d'une nature toute spéciale. A l'occasion, la pauvre enfant «adore un verre de bon vin après les émotions.» Philippe en fait «sa madone»: le mot y est. Peut-être eût-elle préféré être sa femme ou sa maîtresse. Enrichie par un legs du sénateur opportuniste, elle épouse, sans enthousiasme, ce brave Charles Martin, un positiviste naïf qui croit tout sauvé si l'on dessèche les marais et si l'on empêche les candidats boulangistes de passer. Bérénice meurt de ce mariage et de la fièvre.
Voilà, en quelques traits, l'histoire de Bérénice. Mais qu'est Bérénice elle-même? L'auteur nous l'apprend. C'est «une petite bête au corps tiède». Ailleurs, il nous dit qu'elle a «une nuque énergique de petite bête»; et, peu après, qu'elle possède «des yeux de petit animal». Tantôt nous lui voyons «un joli sourire d'animal reposé», tantôt «une tristesse de petite bête malade». Moribonde, elle se couchera sur le côté «comme une pauvre bête». Sa fin sera celle «d'un pauvre animal qui se met en boule pour mourir».
Franchement, si l'on accuse M. Barrés d'avoir cherché la petite bête, ce sera bien un peu de sa faute!
Mais pourquoi tant insister sur l'animalité de Bérénice? Pour nous faire comprendre qu'elle vit tout proche des choses, «parallèlement à l'univers». C'est ce qui explique qu'elle «projette de la végétation»; qu'elle est «l'image des forces de la nature», puisqu'elle évoque par sa beauté douloureuse la pensée des deux grandes fonctions de la vie, la reproduction et la mort. «Dans ce raccourci de la vie d'une petite fille sans mœurs, reconnais ton cœur et l'âme de l'univers.» Cette créature inconsciente, imprégnée des traditions d'un passé lointain, puis jetée en proie à la débauche moderne qui la souille sans la corrompre, heureuse avec l'amant gentilhomme, morne et ennuyée avec le mari bourgeois, c'est le peuple, c'est l'humanité elle-même à laquelle suffisaient l'instinct et l'amour, que la science torture et tue.
«La preniez-vous quelquefois dans vos bras? Vulgaire imagination!» Elle reste, jusqu'au bout, l'amie, le guide spirituel de Philippe, la révélatrice de l'inconscient. Assis auprès d'elle, il goûte, «dans le parfum léger de son corps de jeune femme, toute la saveur de la passion et de la mort», et il s'en tient là.
Il entre dans ce roman une certaine proportion de christianisme; mais de christianisme impur et malade. M. Barrés a pris la liberté, un peu trop grande à mon avis, de suspendre au lit de sa courtisane un chapelet béni par le pape. Profitant de son séjour à Aigues-Mortes, il se compare à saint Louis, se trouve aussi pieux et plus intelligent. Pour moi, je le comparerais plutôt à ces pèlerins du moyen-âge qui venaient de loin pour adorer des reliques, mais qui s'oubliaient dans les cabarets mal famés à l'ombre du sanctuaire.
Le jardin de Bérénice, soumis à l'analyse, contient aussi des «traces» de Boulangisme. Si cette doctrine avait eu gain de cause, l'auteur nous eût présenté, en Boulanger, une sorte de Jésus-Christ à cheval dont Petite-Secousse eût été la Madeleine non repentante. Mais M. Barrés a beau se plonger dans l'inconscient, il est très fin et il sait qu'il ne faut pas s'obstiner à offrir au public un objet qui a cessé de plaire.
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Évidemment ce livre, qui mêle un relent de Baudelaire à un arrière-goût de Boulanger, ce livre, d'une absurdité énorme et voulue, qu'il est impossible de parodier si ce n'est en le citant, ce Jardin de Bérénice si plein d'émanations fiévreuses qu'on est tenté de prescrire de la quinine à ceux qui l'ont lu, n'est pas encore le chef-d'œuvre que nous supplions la jeune école de nous donner pour condenser ses doctrines et prouver son droit à l'existence. Mais, tel qu'il est, il contient du bon, du neuf et du vrai, il nous renseigne, avec une sorte de clarté, sur les idées dont s'alimentera la littérature de demain.
En voici quelques-unes:
Dégoût du chic, de la facture, de la virtuosité d'autrefois; volonté de trouver de la pensée à l'intérieur des mots et un sens sous chaque forme littéraire. Révolte contre la science qui se croit omnipotente et unipotente et qui n'est après tout qu'une servante-maîtresse.
Remise en honneur des instincts et de la vie affective. Tendresse pour les simples, les primitifs, les consciences obscures. Extension de la fraternité humaine à tout ce qui végète et vit; chaîne d'amour allant du plus bas degré de l'être au plus élevé et remontant ainsi, d'un seul élan de sympathie, la lente série des évolutions. En effet, quelle existence peut-il donc mépriser, le grand parvenu de la Vie, celui qui a pour ancêtre une larve hideuse et sans sexe, flottant dans les profondeurs désertes de l'Océan?
Retour au divin par la religion de la souffrance. «Je souhaitais, dit Philippe en parlant de Bérénice, qu'elle eût une infirmité physique.» L'amour se sépare du désir, car «il n'a rien à voir avec les gestes sensuels». Cet évanouissement passager du désir n'est qu'un effet de la satiété; mais cette satiété dure assez pour donner naissance à tout un ordre de sentiments qui lui survivra. On n'étonne plus les jeunes gens en leur apprenant qu'il y a quelquefois plus de volupté à tenir la main d'une femme qu'à la prendre brutalement dans ses bras. Et ce sentiment a plus de force auprès d'une courtisane qu'auprès d'une vierge, parce que c'est en lui-même et non dans son objet qu'il puise alors son immatérielle pureté.
Il ne suffit pas d'aimer la souffrance, il faut aimer la mort, car c'est le seul moyen de se réconcilier avec la vie, dont elle est véritablement la fonction principale. Ici se présente le christianisme qui, seul, a su jusqu'ici faire aimer la mort. L'humanité va-t-elle recommencer l'étape déjà parcourue? Ce n'est pas le dogme qui embarrasse les amis de M. Barrés: ils en font un mythe, et tout est dit. Mais s'emprisonner pour de bon dans la plus étroite des règles morales!... Dilettantes ou sectaires: telle est l'alternative devant laquelle ils hésitent et hésiteront toujours.
Ce sont bien là, je crois, les idées éparses autour de nous, répandues dans l'air. Vous en avez déjà rencontré quelques-unes chez Sully-Prudhomme, chez Coppée, chez Ferdinand Fabre, chez Jules Lemaitre, chez Maupassant. Elles seront définitivement mises en valeur par quelque esprit vigoureux et simple qui voudra, avant tout, être compris et qui exprimera avec les mots de tout le monde ce qu'il peut y avoir d'humain, de généreux et de fécond dans ces idées.
Pour en revenir à M. Barrés, il ne possède aucun des dons du romancier; il ne serait pas capable de raconter l'histoire du Petit-Poucet à une petite fille de cinq ans. Il se peut que la métaphysique folâtre et la politique de fantaisie, pour laquelle il y aura encore de beaux jours, lui réservent des compensations. Deux chapitres de son livre, la lettre à Lazare, et l'entrevue de M. Renan avec M. Chincholle, font voir qu'il a beaucoup d'esprit et indiquent que sa vocation véritable est de se moquer du monde.
Il a déjà commencé.
Augustin Filon.
Cadavres de prisonniers exécutés après le combat de
Nioro.
Des nouvelles douloureuses nous arrivent d'Afrique. Nous avons hésité à les faire connaître: si nous nous y sommes décidés, c'est avec une profonde tristesse et sans nous dissimuler à quels reproches nous pouvions nous exposer.
Nous demandons pardon à nos lecteurs de leur mettre sous les yeux de lugubres tableaux; s'ils se sentent, en les voyant, frissonner d'horreur comme nous l'avons fait en lisant le courrier qui nous les apportait, nous leur dirons: de malheureux nègres désarmés ont été massacrés par centaines, des peuplades s'entretuent pour apporter des têtes coupées aux conquérants en gage de soumission, et ces conquérants, ce sont des Français; ces atrocités se commettent au nom de la civilisation; nous en avons la preuve; faut-il les taire, ou bien l'humanité ne commande-t-elle pas de les dénoncer?
La réponse ne nous paraît pas douteuse: nous croyons impossible qu'un cri de réprobation ne mette pas un terme à de pareils excès, et ce sera pour nous un honneur que de l'avoir provoqué.
L'Illustration n'est pas un journal de parti: nous n'accusons personne et nous n'incriminons ni nos fonctionnaires, ni nos braves soldats. Dans les profondeurs mystérieuses de ce continent noir où tout conspire contre l'Européen, le sens moral le plus solide doit s'altérer au contact d'une barbarie sans nom. De récents exemples fourniraient une réponse facile aux étrangers qui seraient tentés de rendre la France responsable de cruautés commises à son insu. C'est précisément parce que notre généreux pays marche à la tête de la civilisation, qu'il est au-dessus de toute accusation de complicité, que nous nous sommes fait un devoir patriotique de les publier.
Il n'est pas un de nos lecteurs qui ne soit au courant de la campagne poursuivie depuis trois ans bientôt au Soudan français. Très sommairement, nous allons faire la récapitulation des faits accomplis qui ont amené les scènes reproduites par nos gravures.
En 1889, M. le commandant Archinard, commandant supérieur du Haut-Fleuve et Soudan français, s'empare de Koundian, dernier tata toucouleur sur la route de nos postes de l'est et le rase.
En 1890, nos troupes marchent sur Segou-Sikoro, ancienne capitale d'Ahmadou, autrement dit du royaume de Segou, placé sous notre protectorat depuis 1887, s'en emparent et s'y établissent. De Segou-Sikoro, le commandant de la colonne française, devenu lieutenant-colonel Archinard, traverse le grand Bélédougou, pays des Bambaras, entre dans le Kaarta, donne l'assaut à Ouossébougou, forteresse toucouleure, la prend et redescend ensuite sur nos postes du haut Sénégal.
Cette année, la campagne se continue d'un côté par la marche de nos soldats sur Nioro, nouvelle capitale d'Ahmadou dans le Kaarta; et, de l'autre, par l'entrée du colonel Doods dans le Fouta sénégalais.
Cette série de faits de guerre connus de nos lecteurs procède d'un plan d'ensemble dont l'objet est d'anéantir la puissance d'Ahmadou et de faire disparaître le foyer de fanatisme du Fouta, dont son chef, Abdoul Boubakar, était l'âme.
Notre première gravure représente une des exécutions qui ont suivi la prise de Nioro. Le poste de Bakel, sur la route stratégique de la capitale toucouleure, n'avait à ce moment pour effectif de garnison que 10 Européens et 50 auxiliaires. On appréhendait que les bandes d'Ahmadou, refoulées, dispersées, ne vinssent se rabattre sur Bakel pour tenter de s'en emparer. C'est alors qu'on prit le parti de faire un exemple, autant pour terroriser les fuyards d'Ahmadou que pour ôter aux gens des villages autour de Bakel toute envie de leur donner l'hospitalité.
Ces malheureux habitants des villages autour de Bakel qui, précédemment, avaient laissé passer sans essayer de les arrêter tous ceux qui se rendaient auprès d'Ahmadou, se virent donc, du jour au lendemain, dans la nécessité de se faire exécuteurs pour n'être pas exécutés. Une véritable chasse à l'homme s'organisa. Tout fuyard ennemi, peut-être ami de la veille, fut fait prisonnier et tué. Les femmes et les enfants furent retenus comme captifs. Une de nos gravures représente un de ces exécuteurs d'occasion apportant à Bakel cinq têtes de prisonniers capturés. Quant aux captifs, le désir d'en posséder est tel parmi les populations noires que, pour encourager la chasse à l'homme dont nous parlons, il avait été convenu qu'une part de prises reviendrait aux chasseurs. Le zèle de ceux-ci en fut stimulé à ce point que la fraude s'en mêla. Quelques traqueurs s'avisèrent d'emmener à leurs villages le dessus du panier, autrement dit ce qu'il y avait de meilleur et de plus solide parmi les prisonniers, et de n'envoyer dans nos postes que les rebuts, soit des vieillards et des infirmes. Au su de cette fraude, le commandant de Bakel menaça chaque village qui déroberait des captifs d'une amende d'un bœuf pour chaque prisonnier dissimulé.
LE CAPITAINE MAHMADOU
RACINE des tirailleurs
sénégalais.
Nous avons omis de dire que le poste de Bakel contenait lui-même à ce moment 600 prisonniers. Quand une corvée de 50 à 60 d'entre eux était envoyée au dehors pour un travail à exécuter, c'était sous la conduite d'auxiliaires indigènes à qui on laissait, d'ailleurs, entendre formellement qu'ils seraient tous fusillés le soir même si un seul prisonnier venait à s'échapper. «De cette façon, nous écrivent nos correspondants, ils se surveillaient les uns les autres et tout allait bien.»
Pourtant, ces exécutions n'étaient pas sans causer quelque inquiétude au point de vue sanitaire. On jugea prudent de ne point faire d'inhumations sur place, et les cadavres furent amarrés à des chaloupes qui les descendirent sur le fleuve, à quelques kilomètres plus bas que Bakel. C'est cette opération que représente notre double page.
Malgré nous, la pensée nous hante, au spectacle et au récit de ces horreurs, que le moment est bien mal venu pour avoir à les signaler.
Hier, on s'exclamait contre Stanley et ses lieutenants dont la désinvolture à faire bon marché des noirs excitait légitimement l'indignation. L'éloquent appel de Mgr Lavigerie n'avait pas assez de commentateurs élogieux dans les sphères officielles. La conférence anti-esclavagiste de Bruxelles avait lieu comme une première formule de régénération éloquente et magnifique. Des comités se constituaient, alliés implicites de ces tentatives d'affranchissement, et il était bien entendu que la France, initiatrice toujours incontestable et souvent incontestée de cette grande idée du relèvement des races, payait d'exemple au milieu des populations noires qui sont devenues les siennes et qu'une longue expérience lui a appris à considérer comme des enfants peu redoutables et toujours prêts à céder devant le prestige de la douceur et de la force morale sans violence.
Indigène venant d'apporter à Bakel des têtes
de prisonniers capturés parmi les fuyards
des bandes d'Ahmadou.
Pourquoi les faits que nous exposons viennent-ils en contradiction avec cette dernière pensée? La guerre explique bien des choses, dira-t-on. Dans l'espèce, nous ne le croyons pas. Nous n'admettons pas qu'elle justifie l'affolement qui va jusqu'à mettre aux mains de non belligérants des armes pour tuer leurs frères; nous n'admettons pas qu'elle justifie l'encouragement à l'esclavage, au meurtre et aux pires passions. Devant de pareils faits, le mot civilisation devient la plus sanglante des ironies. Et, d'ailleurs, le système contraire, celui de la douceur, n'a-t-il pas des adeptes dans l'armée même? N'a-t-il pas été pratiqué notamment par Brière de l'Isle au Tonkin, Faidherbe au Sénégal? Nous ne sachions pas qu'ils aient eu à s'en repentir.
Une autre de nos gravures représente les principaux personnages officiels de notre colonie sénégalaise, à bord de l'aviso la Cigale, qui a transporté M. de Lamothe, gouverneur du Sénégal, lorsqu'il a récemment remonté le fleuve pour aller visiter nos établissements, sur le théâtre même des faits que nous venons de raconter.
Le capitaine Mahmadou-Racine, dont nous publions un portrait spécial, a fait toute sa carrière aux tirailleurs sénégalais. Il est le seul officier indigène qui soit décoré de la croix d'officier de la Légion d'honneur. Il porte également la croix du Cambodge. On n'en est plus à compter les services qu'il a rendus au Sénégal. Il a cinquante-deux ans. C'est lui qui accompagna en France, en 1886, Karamoko, un des fils de Samory.
A BORD DE LA «CIGALE» Cap. Mahmadou. Cap. Kolle.
Cap.
Auber. Dr Tautin. Colonel Archinard. M. de Lamothe, gouverneur du
Sénégal. Capitaine Roux. L'interprète Ousmann Mandao.
Lorsque je lus, il y a quelques années, le fameux roman scientifique de Jules Verne, je me demandai si ce voyage autour du monde en quatre-vingts jours était possible, ou si la seule imagination de l'auteur avait combiné une série de conditions irréalisables.
Les représentations du drame données à la Gaîté d'abord, puis au Châtelet, me convainquirent presque. On y voyait, en effet, les voyageurs, au lieu de courir au pas gymnastique comme dans d'autres féeries, prendre encore le temps de s'occuper des affaires d'autrui et de sauver, à leur grand plaisir et profit, de charmantes veuves, condamnées à être brûlées vives par de cruels et ridicules rajahs.
Le voyage fantastique de l'auteur est aujourd'hui réalisé. Et la réalité ici, comme souvent ailleurs, se montre supérieure à la fiction. Les quatre-vingts jours, d'après les dernières nouvelles, vont être réduits à soixante-douze. C'est, du moins, ce que disent, en de pompeuses annonces, les gazettes américaines. Déjà un certain nombre de voyageurs et de voyageuses, portant chacun les couleurs d'un grand et riche journal, sont engagés à fond de train dans une grande course autour du monde. Les uns galopent vers l'est, les autres suivent, dans sa marche, le mouvement apparent du soleil. Bientôt les uns et les autres rentreront aux États-Unis, avec un bagage de notes forcément nul et une fatigue nécessairement considérable. Une récompense honnête attend le vainqueur de ce nouveau Grand-Prix. Les paris, aussi, sont engagés, bien entendu. Le premier courrier de New-York nous apportera la cote de ce steeple-chase inouï. Quelle attraction pour le public des sportsmen!
Xerxès, las de toutes les joies que lui procurait la toute-puissance, demandait en vain qu'on lui inventât un nouveau plaisir. Le pauvre roi des rois n'a pas vécu assez longtemps pour savourer les impressions charmantes d'un tour de piste de quarante mille kilomètres.
Mais, si le public des curieux se promet toutes sortes d'attentes fiévreuses, toutes les émotions satisfaites ou déçues du joueur passionné, je ne vois pas ce qui pourra intéresser--moralement--les infortunés jockeys au long cours, qui cherchent à se devancer sur la ceinture du globe terrestre. La victoire même ne fournira à leur amour-propre qu'une bien maigre satisfaction. Car, actuellement, une carte postale fait son tour du monde en soixante-douze jours environ. Il suffit qu'on l'enlève d'une botte pour la remettre aussitôt dans une autre, entre deux trains ou dans l'intervalle de l'arrivée et du départ de deux paquebots.
Belle ambition, que celle qui se propose de rivaliser avec une carte postale, de se faire sortir d'une cabine et jeter dans un wagon, ou réciproquement; de se voir ballotté d'un moyen de locomotion à un autre, sans arrêt d'un instant, sans perte d'une minute; de tomber, en un mot, plus bas qu'une simple malle expédiée en grande vitesse.
Car enfin, quelle différence pourrez-vous faire désormais entre les voyageurs de cette sorte et leurs bagages? Je n'en vois pas. Les uns et les autres voyagent pour voyager, sans autre but que celui d'arriver au plus vite. Ils sont pesés et enregistrés de New-York à New-York, par la voie la plus rapide.
Pendant que de ces navigateurs si pressés le paquebot fend les vagues, où est leur pensée? Où va leur regard qui fouille l'horizon? Ils n'admirent ni les lueurs roses de l'aurore ni le flamboiement du soleil à son déclin. La mer, toujours changeante et toujours la même, ne leur offre pas d'attraits. C'est en vain qu'ici les bandes de marsouins accompagnent de leurs bonds joyeux la course du navire; que plus loin, les poissons volants tracent en l'air leur courbe d'un instant; que là-bas, les albatros énormes glissent dans l'atmosphère, comme une barque aux voiles blanches. Est-ce qu'ils ont le temps de voir, de regarder, de se passionner pour la teinte fauve des flots, pour les échancrures bizarres des côtes, rongées par l'Océan!
Leur idée invariable est fixée sur le seul point: «Arriverai-je avant tel ou telle?» Et, pendant toute la traversée, de compter les tours de l'hélice, de se demander si l'on file assez de nœuds pour distancer tout concurrent...
Les voici en chemin de fer. La malle des Indes leur montre inutilement tous les pays de l'Europe, avec leurs peuples industrieux, aux civilisations diverses. Ils ne les honorent pas d'un regard. En avant! en avant!
L'Asie ne les étreindra pas davantage. Ils côtoient, indifférents, la Turquie immobile; l'Égypte et ses merveilles cent fois séculaires; l'Arabie, au centre encore mystérieux, avec ses villes sacrées, visitées par des millions de fanatiques pèlerins.
L'Inde apparaît à son tour, l'Inde poétique où Rama lutta pour la belle Sita, où la trinité brahmanique vainquit Bouddah, pour s'amoindrir, elle aussi, devant le Coran de Mahomet. Qu'elle disparaisse au plus tôt! S'il y a quelque part une veuve sur le point d'être brûlée, tant pis pour elle! Si jeune et si touchante qu'elle soit, nous n'aurons pas le loisir de nous arrêter.
Déjà les puissantes machines qui dévorent la terre et l'Océan ont porté nos affamés de vitesse jusqu'en Chine. Il faut débarquer, changer de bateau.
Ils auront tout juste le temps de voir trois matelots indigènes, une embarcation et quelques facteurs de bagages. En paquebot de nouveau! Et en avant! Qu'importent les nations et les mœurs! Qu'importent les hommes qui vivent là par centaines de millions, sur des fleuves immenses, au pied des montagnes les plus hautes du globe, dans des villes d'une architecture si originale, entre la pagode élevée, la stoupa étincelante de Çakya-Mouni et le Temple sévère de Confucius! En avant, toujours.
Le Japon se montre et s'efface bientôt, groupe d'îles dont Pierre Loti a raconté le charme étrange. Ils ne le verront pas. Ils n'ont pas le temps. Ils s'enfoncent dans le grand désert du Pacifique. Le navire, qui souille et gémit, emporte vers le port des États-Unis ces voyageurs à outrance, qui ne demandent qu'une chose: aller vite, plus vite, plus vite encore. Plus vite que les morts de la lugubre ballade allemande!
Les prairies où l'Indien ne chasse plus, où le dernier bison se meurt, sont franchies en quelques jours. Et les voilà de retour à New-York, après avoir réalisé leur chef-d'œuvre, le tour du monde en soixante-douze jours, et parcouru le grand livre de l'humanité... sans l'avoir lu.
Et après? Le vainqueur, qui a peut-être dépassé ses concurrents de deux heures ou de deux secondes, d'une longueur de bateau ou d'une tête de train, emporte le prix. Ce sera peut-être cette jeune femme, qui a pu se trouver prête à partir en quinze minutes. Quinze minutes! Il est vrai qu'elle n'a pas eu à s'occuper de toilette. A quoi bon! Elle n'aura guère eu le temps ni l'intention d'en changer, dans ce voyage à toute vapeur. Et si, après tant de peines et d'ennuis, elle arrive première, quelle gloire donc ressortira de ce triomphe, aussi vain, aussi futile que le gain à un jeu de hasard quelconque?
N'est-ce pas, en effet, que le hasard est un facteur prépondérant dans cette course folle? Une tempête, un brouillard, une collision de navires, un déraillement de train, un accident quelconque suffit pour que la victoire soit changée en irréparable défaite. En quoi aurons-nous le droit d'être fiers de ce que notre bateau aura évité le cyclone ou se trouvera favorisé par un ouragan? Et même, enfin, c'est le bateau et le train qui seront les grands héros de l'affaire, après tout.
Je sais bien qu'on va me parler des dangers du voyage, des fatigues extraordinaires, du courage et de l'énergie dont devra faire preuve le voyageur et, encore plus, la voyageuse.
Je suis un peu sceptique à l'égard de ce grand déploiement d'héroïsme et d'efforts. Tout cela peut être vrai dans le roman captivant de Jules Verne. Mais, dans la réalité, combien il vous faut retrancher de tout ce romanesque! Allez bien au fond des choses; regardez ces paquebots munis d'une installation luxueuse; visitez ces wagons si parfaitement accommodés à toutes les exigences du voyageur!
La poésie n'y apparaît nulle part, mais le confortable partout. Et, en définitive, vous verrez que ce grand tour du monde n'est ni plus dangereux ni même plus difficile qu'un simple saut de Paris à Saint-Germain.
J'ai connu jadis, à bord d'un bateau, un bon et gros garçon dont la santé inquiétait quelque peu sa mère, jeune, très jeune veuve. On assembla les docteurs et la Faculté décida que l'intéressant malade avait besoin de faire un tour au Japon. Aussitôt fait que dit. On emballe le jeune homme pour le Japon. Il passe huit jours à Yokohama, reprend le paquebot et rentre aussi malade, ou plutôt aussi bien portant qu'auparavant, dans sa bonne ville natale d'Europe, où sa mère le reçut à bras ouverts.
On comprend cela, à la rigueur.
Mais voyager pour voyager! Aller vite pour aller vite, sans idée, sans but! Lorsque Robinson Crusoé courait comme un fou autour de son île et finissait par se retrouver au point de départ, il avait un motif, du moins. Quel motif ont donc ces gens si terriblement affairés, pour tourner ainsi et faire un grand rond autour de la terre? Aucun, si ce n'est qu'ils partent en toute hâte, pour revenir aussi vite à l'endroit qu'ils ont quitté. Singulier amusement!... Je le demande à tous les voyageurs; le jeu des petits chevaux est-il moins intelligent?
Il me semble les voir, ces enfiévrés, rasant la terre et l'onde; sourds aux grandes voix de la nature, aveugles pour tous les chefs-d'œuvres de l'humanité. To be or not to be: être ou ne pas être le premier, est leur mot d'ordre. Jamais ils ne se diront: To see or not to see, fût-ce même sous la formule la plus connue: «Voir Naples et mourir!» Indifférents à tout, sauf à la vitesse, sur le globe «comme un orage ils passent», pour se retrouver au logis, pas plus instruits qu'auparavant, après un travail de cheval de manège de soixante-douze jours pleins.
Confucius a dit que chacun doit, en entrant dans une ville, s'informer de ses us et coutumes; de ce qu'elle admet et de ce qu'elle interdit. Peine inutile désormais pour ceux qui ne s'arrêtent nulle part, n'ont de coup d'œil attentif pour rien! Savez-vous ce que sera leur voyage autour du monde? Figurez-vous un Chinois désireux de voir Paris, arrivant à la gare du Nord, prenant là un fiacre fermé et se faisant conduire au galop à la gare de Lyon. Je vous demande ce qu'il connaîtra de la grande capitale!
Et dire que je me plaignais de ce que tant de voyageurs, au lieu de pénétrer dans l'intérieur de la Chine, ne connaissaient mon pays que par ce que nous avons de moins chinois, par nos ports, cosmopolites comme tous les ports; par Hong-Kong et Shang-Haï!
Ce sera bien autre chose si, par malheur, la nouvelle manière d'excursionner devient à la mode. Adieu les voyages pittoresques de Cook et de Lapeyrouse, de Magellan et de Dumont d'Urville! Adieu la longue contemplation des beautés de la nature, l'étude patiente des bizarreries de l'homme! Le genre humain, transformé en accessoire de machines à vapeur à haute pression, tournerait follement autour de la sphère stupéfaite; et le mot de la fin appartiendrait à la malheureuse moitié du savant Suédois, dans le Prince Soleil, qui s'écrie, justement indigné: «Je ne suis plus une femme, je suis un colis!»
Tcheng-Ki-Tong.
Pour faire un bon secrétaire d'État, à Rome, il fallait prendre un mauvais cardinal.
Talleyrand.
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Les moralistes disent à l'homme: «Abaisse, réprime, étouffe en toi l'orgueil.» Moi, je lui dis: «Justifie-le: c'est le secret de toutes les grandes vies».
Daniel Stern.
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En tout homme public il y a un metteur en scène.
Jules Lermina.
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Ce qu'on dit à l'être à qui on dit tout, n'est pas la moitié de ce qu'on lui cache.
Comtesse Diane.
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Nous ne nous doutons souvent pas nous-mêmes de notre hypocrisie.
G. Tournade.
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Les grands chagrins de notre jeunesse deviennent parfois le charme de notre âge mûr; nous ne pouvons nous les rappeler qu'avec un sourire.
Sarah Orne Jewett.
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Il y a des oiseaux et des amis de passage. Le plus grand nombre nous viennent avec la belle saison et s'en vont avec elle.
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Dans le tourbillon de la vie, il y a toujours des âmes qui s'épanouissent et des intelligences qui s'éteignent. A chaque instant, le siècle commence ou finit par quelqu'un.
G.-M. Valtour.
La manifestation du 1er mai.--Le conseil municipal de Paris, saisi d'une proposition tendant, d'une part à solliciter son adhésion à la manifestation du 1er mai, et de l'autre à accorder aux ouvriers de la Ville de Paris le droit de chômer ce jour-là, l'a catégoriquement repoussée. C'est là une preuve de sagesse dont il convient de louer l'assemblée parisienne, peu habituée à des approbations de ce genre. Évidemment, le conseil a compris qu'il ne pouvait couvrir de son autorité une manifestation qui s'annonce bien comme pacifique, mais dont le caractère pourrait facilement se modifier au cours des événements.
Quelques-uns de ceux qui organisent cette journée ne prennent même plus la peine, en effet, de dissimuler leur but. L'un deux proclame à la tribune d'une réunion publique «que le prolétariat se trouvera tout entier dans la rue ce jour-là... Que ce sera une fête, mais que la fête serait complète si elle se terminait par une petite révolution.»
Un autre, M. Jules Guesde, combine tout un plan, en réalité fort ingénieux: «Il faut, dit-il, que les députés et les conseillers municipaux de Paris se tiennent dans leurs mairies respectives, prêts à recevoir, dans la matinée du 1er, les manifestants. Il n'y aura pas séance à la Chambre, puisque le 1er mai tombe un vendredi, et il est nécessaire cependant que les manifestants sachent où trouver les représentants du peuple pour leur remettre leurs pétitions. Évidemment, les mairies seront occupées militairement. Mais nous avons la ressource de manifester aux Justices de paix qui fonctionnent le vendredi. Si on suspend leurs séances, ce sera un succès pour nous. Si on les maintient, nous nous mêlerons aux justiciables et, dans le cas où l'autorité croira devoir intervenir, on bousculera comme des manifestants les justiciables qui viendront alors avec nous. Tout cela servira à composer le corps d'armée qui se répandra par les rues dans l'après-midi».
Enfin le plan est tracé pour la soirée. Les bals publics seront envahis et transformés en lieux de réunion dans lesquels les quadrilles alterneront avec les discours révolutionnaires.
Évidemment, il est plus facile de combiner ce programme que de le mettre à exécution. L'autorité est prévenue et toutes les mesures seront prises pour que l'ordre ne soit pas troublé. Toutefois, il est impossible de ne pas être frappé de la progression lente mais sûre qui s'accomplit dans les prétentions des organisateurs de ce mouvement. Il s'agissait l'année dernière d'une manifestation essentiellement pacifique, presque platonique. Cette année le mot «pacifique» subsiste, mais les meneurs expriment publiquement l'espoir que les intéressés comprendront les sous-entendus et tenteront un commencement d'action. Très certainement, on ne compte sur rien de grave et on sait bien que, le lendemain, rien ne sera changé à l'organisation sociale. Mais on aura fait un premier essai de mobilisation et on espère bien obtenir un meilleur résultat l'année prochaine. C'est là ce qu'il y a de sérieux--il n'est pas encore temps de dire grave--dans ce mouvement. On pourrait sourire devant la menace d'une révolution violente; on ne saurait rester indifférent devant ceux qui, changeant de tactique, limitent leurs revendications, ne les formulent que progressivement et espèrent tout de la continuité dans l'effort.
Le Congrès des mineurs.--Ce congrès est venu fort à propos pour montrer que, si l'entente entre les ouvriers de tous les pays pour formuler leurs revendications est un fait important dont il y a lieu de tenir compte, les organisateurs de ce mouvement sont loin de tomber d'accord lorsqu'il faut passer de la théorie à la pratique.
Premier point à noter: ce congrès, qui devait tout d'abord consacrer la suppression des frontières, le triomphe définitif des doctrines internationales les plus pures, a débuté par proclamer le principe des nationalités. En effet, les Anglais, par une appréciation logique de la situation, ont demandé que le vote eut lieu suivant la représentation proportionnelle des mineurs syndiqués: une voix, par exemple, pour chaque délégué représentant mille ouvriers. Les mineurs du continent n'ont pas accepté ce mode de votation, parfaitement rationnel et strictement conforme à la doctrine internationaliste. On a décidé de voter par nations, en sorte que la première décision du congrès a été une violation flagrante des idées qui l'avaient fait naître.
Toute la discussion qui a suivi s'est ressentie de ce défaut de logique, surtout quand on en est arrivé à la motion qui préoccupait le plus les esprits, celle qui concerne la grève générale. Ici encore a été donnée la preuve convaincante que nous sommes loin du temps où les barrières qu'ont placées entre les peuples les affinités de races ou d'intérêts pourront être abolies. Les associations anglaises disposent de fonds assez considérables; en revanche, les associations du continent sont pour la plupart très pauvres. On ne pouvait proclamer la grève générale sans spécifier que tous les fonds seraient mis en commun pour soutenir indistinctement toutes les victimes du chômage. Or, on a calculé que trois millions par jour seraient à peine suffisants pour leur venir en aide. Ici encore les «nations» représentées au congrès se sont divisées, et, bref, la grève générale a été écartée, ou plutôt elle n'a été admise que dans les termes les plus vagues, comme le montre la résolution suivante, qui est en quelque sorte le résumé des délibérations des délégués:
«Le congrès international des mineurs, réuni le 31 mars 1891 et jours suivants, à la Bourse du travail de Paris, estime qu'une grève générale des mineurs d'Angleterre, de France, d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et de Belgique, pourrait devenir nécessaire pour conquérir la journée de huit heures.
«Le congrès, avant de recourir à cette mesure extrême, invite les gouvernements et les législatures de ces différents pays à se mettre d'accord pour adopter une convention internationale ayant pour but d'établir une législation spéciale, applicable à tous les ouvriers mineurs.
«Cette convention internationale, semblable à celles que les gouvernements ont appliquées aux questions réglant les services des postes et télégraphes, des chemins de fer et de la navigation, aurait pour objet de mettre en usage, par une action législative uniforme, la journée de travail de huit heures, dans tous les charbonnages privés ou de l'État.»
Mais, si l'on n'est pas arrivé à se mettre d'accord sur une mesure décisive et immédiate, il n'en faut pas conclure que rien n'a été fait au point de vue du progrès des idées internationalistes. On peut dire, au contraire, qu'une résolution des plus graves, dans ce sens, a été prise. Nous voulons parler du vote par lequel les délégués des diverses nations ont promis de favoriser de tout leur pouvoir la grève que se proposent de déclarer les ouvriers belges. Or, on sait que la grève préparée en Belgique n'a pas pour motif une question de salaire: les socialistes belges veulent seulement, au moyen de la grève, exercer une pression sur les pouvoirs publics dans le but d'obtenir le suffrage universel. La grève a donc, dans ce pays, un but essentiellement politique. Or, les délégués des mineurs représentant les pays autres que la Belgique se sont engagés à faire tous leurs efforts pour faire réussir la grève belge, intervenant ainsi dans une question d'ordre intérieur qui ne concerne que ce pays. En d'autres termes, les mineurs allemands, français, autrichiens, etc... se liguent pour faire triompher le suffrage universel en Belgique. Ce principe une fois admis pourrait mener loin, et il y a là de quoi faire réfléchir tous les gouvernements, car cette résolution, moins importante en apparence que la menace d'une grève générale, a une portée pratique immédiate, et constitue une première atteinte au principe en vertu duquel les gouvernements ne tolèrent pas l'intervention de l'étranger dans les questions qui concernent leur constitution intérieure.
Il faut ajouter que les Belges n'ont pas encore décidé à quelle date exacte la grève serait déclarée dans leur pays. Dans le congrès qu'a tenu à Bruxelles, dimanche dernier, le parti ouvrier, il a été décidé que le conseil général de ce parti «aurait pleins pouvoirs d'ajourner jusqu'après la discussion du budget la grève générale.» Le conseil a en outre mandat «de veiller à ce que d'aucune manière la révision de la constitution ne soit ni enterrée ni ajournée et d'agir avec fermeté si une de ces deux éventualités se présentait.»
C'est, en résumé, une mise en demeure adressée au parlement et, dans le cas où elle resterait sans effet, on passera à l'action.
Les partis monarchistes.--Comme on s'y attendait, M. le comte de Paris a désigné officiellement M. le comte d'Haussonville pour remplacer M. Bocher en qualité de directeur du parti royaliste en France.
Quelques jours après, M. d'Haussonville publiait une sorte de manifeste politique sous forme de conversation avec un rédacteur du Figaro. Tout le monde a remarqué que, sans rien abandonner de sa foi, le ton que prenait en cette circonstance le nouveau représentant du comte de Paris n'était pas aussi intransigeant que celui de Nîmes. Évidemment, en prenant la direction d'un grand parti, M. d'Haussonville était amené à parler comme tous ceux qui arrivent au pouvoir et il a senti le besoin de ne décourager aucun de ceux qui pouvaient apporter un concours utile à sa cause.
--On ne connaît pas encore exactement le testament du prince Napoléon, mais, si l'on en juge par les récits qui ont été faits de l'entrevue de ses deux fils, on peut affirmer qu'il n'y aura pas de scission dans le parti bonapartiste, alors même que le prince Louis eût été désigné, par le prince défunt, comme son héritier politique.
Dans une réunion à laquelle assistait toute la famille impériale, le prince Victor a été reconnu pour chef, et le prince Louis a fait d'ailleurs savoir qu'il se désintéressait de toute question politique, pour se consacrer entièrement à ses devoirs militaires et au service de l'empereur de Russie.
L'Italie et les États-Unis.--Les pourparlers continuent entre les deux gouvernements et l'on considère comme certain que l'incident n'aura pas les suites graves que l'on avait pu craindre un instant.
M. Blaine a exprimé à M. Imperiali de Villafranca, chargé d'affaires d'Italie, le regret que lui causait le départ de M. de Fava. Le gouvernement des États-Unis admet le principe d'une indemnité aux familles des victimes, mais il ne peut prendre d'engagement en ce qui concerne le moment précis où des poursuites pourront être exercées contre les coupables.
On se trouve, en effet, en présence des difficultés que nous avons indiquées dès le premier jour et qui résultent de la constitution des États-Unis, laquelle ne permet pas au gouvernement fédéral d'intervenir dans l'administration de la justice de chacun des États confédérés.
Mais, d'autre part, le gouvernement italien fait remarquer que les puissances étrangères n'ont, pas à entrer dans l'examen des relations que la constitution américaine a créées entre les États et le gouvernement central, la protection des étrangers étant le premier devoir d'une puissance civilisée.
Les négociations en sont là, et il n'y a plus qu'à attendre la solution qui intéresse toutes les nations qui sont en rapport avec les États-Unis.
Bulgarie: Le meurtre de M. Beltchef.-Malgré les recherches actives faites par le gouvernement, et que dirige M. Stamboulof en personne, malgré l'offre d'une prime de 20,000 francs faite par la police à celui qui la mettra sur la trace des coupables, les meurtriers de M. Beltchef n'ont pas été arrêtés. Cependant, on compte déjà par centaines le nombre des personnes qui, soupçonnées d'avoir pris part au complot, ont été jetées en prison.
Le prince Ferdinand a adressé à M. Stamboulof un rescrit qui consacre l'opinion, généralement admise, que les meurtriers visaient en réalité le premier ministre.
Ce rescrit imprimé en gros caractère a été affiché sur les murs de Sofia.
Une révolte dans les Indes anglaises.--Une dépêche de Calcutta a signalé un incident qui a excité une vive émotion en Angleterre.
M. Quinton, commissaire général d'Assam, s'était rendu à Manipour avec deux régiments, afin de procéder à l'arrestation d'un chef qui avait détrôné le rajah. Pendant la nuit, ces tribus indigènes ont attaqué le camp anglais qui a résisté pendant deux jours. Enfin, les munitions étant épuisées, le commissaire Quinton fut obligé de donner l'ordre «Sauve qui peut!» Les survivants estiment que 460 soldats ont été tués. M. Quinton et sept officiers manquaient à l'appel, mais on se plaît à espérer qu'ils ont peut-être été épargnés et gardés comme otages par les rebelles.
C'est là une catastrophe douloureuse pour nos voisins, mais qui ne semble pas de nature à devoir les inquiéter au point de vue de leur domination dans l'Inde. C'est un fait isolé, tout local, et qui ne saurait faire préjuger une insurrection dans le genre de celle qui éclata en 1857. Depuis cette époque, la péninsule est complètement pacifiée, et si les Anglais sont réduits un jour à l'abandonner, ce sera plutôt par suite de complications venues de l'extérieur que d'un mouvement provoqué parmi les indigènes.
Nécrologie.--M. Pouyer-Quertier, ancien sénateur, ancien ministre des finances.
M. le docteur Bourguel, membre associé de l'Académie de médecine.
Mme Craven, fille de M. La Ferronnays, ministre sous la restauration. Mme Craven a publié un certain nombre de romans catholiques.
M. Falconnet, conseiller honoraire à la cour de cassation.
Le général de division comte Pajol.
M. Gaspard Bellier, ancien juge à Lyon, auteur de nombreuses publications de droit.
M. le docteur Thévenot, ancien interne des hôpitaux de Paris.
M. Fernand Leroy, conseiller de préfecture de la Seine.
L'ŒUVRE DE LA CIVILISATION EN AFRIQUE
APRÈS UNE EXÉCUTION.--Un convoi de cadavres sur le haut Sénégal.
A travers la Cerdagne espagnole.
De récents événements, bien modestes en apparence, mais ayant, au point de vue français, une importance tout au moins platonique, ont attiré l'attention du public sur le Val d'Andorre, ce coin de pays perdu dans un repli des Pyrénées. Cette petite République est placée, comme on sait, sous le protectorat de deux «Princes» co-suzerains: le gouvernement français et l'évêque d'Urgel. Les Princes délèguent leurs pouvoirs à deux viguiers, qui sont à cette heure MM. Romeu de Prades et Palérola. Les fonctions des viguiers sont d'ordre politique et judiciaire; ils jugent sans appel toutes les causes criminelles; ils disposent de la force armée et peuvent prendre au besoin toutes les mesures nécessaires pour le maintien de l'ordre public. La justice civile est rendue par deux autres représentants des gouvernements co-suzerains, les battles (baillis). Tandis que les viguiers résident l'un en France, l'autre en Espagne, et ne font dans le Val d'Andorre que de courtes apparitions, les battles sont pris parmi les indigènes de la petite République. Ils ont, dans les cas d'urgence, et en l'absence des viguiers, des attributions assez étendues.
Cependant, ils ne jugent des causes civiles qu'en premier ressort; les causes jugées par eux peuvent être révisées. C'est ici qu'intervieut le «Juge des Appellations», nommé à vie et a tour de rôle par l'un des gouvernements co-suzerains. Ces importantes fonctions étaient remplies depuis trente ans par un représentant de l'évêque d'Urgel; dorénavant elles incomberont à un Français, M. Sicard, vice-président du conseil de préfecture des Pyrénées-Orientales. Son installation officielle a eu lieu la semaine dernière on grande pompe andorrane.
Muletier de la province de Lérida.
Une petite caravane, composée de MM. Sicard et Romeu, de M. Chomereau, trésorier-général de Perpignan, de M. Cornély, du Petit Journal, et enfin du représentant de l'Illustration, s'organise, le jeudi 12 mars, dans la petite ville de Prades, au pied du Canigou. Deux bonnes voitures, attelées chacune de trois chevaux ariégeois, nous attendent devant la maison du viguier. Les valises s'empilent, solidement attachées à l'arrière, les portières claquent, et, devant les curieux assemblés, nous partons au trot de nos petits chevaux noirs dont les sabots d'acier sonnent dur sur le terrain pierreux. Et ainsi durant trois heures de montée, au trot toujours, les vaillantes bêtes nous entraînent sans perdre haleine. C'est à peine si, à l'arrivée, on surprend le battement de leurs flancs.
A midi nous atteignons Mont-Louis, à 1,600 mètres d'altitude. Triste séjour en cette saison, que ce bourg isolé, avec ses ponts-levis, ses rues montueuses et sa vie à demi-éteinte de forteresse en temps de paix. Un picotin aux chevaux, un modeste déjeuner aux voyageurs, nous nous mettons en route pour Bourg-Madame, à travers le Col de la Perche et ses vastes solitudes.
Paysan andorran.
Tout à coup une vue immense, infinie, un paysage d'une étendue et d'une ampleur magnifiques se déroule devant nous: c'est la Cerdagne française descendant en pentes douces vers les Pyrénées espagnoles, qui apparaissent à l'horizon baignées dans des flots de nuages. Rien ne saurait donner une idée de la grandeur épique de ce tableau; on dirait un champ de bataille idéal préparé pour quelque gigantesque rencontre, paysage de Decamps dans sa bataille des Cimbres. La route descend rapidement. A trois heures nous atteignons Bourg-Madame. Voici l'Espagne à deux pas. Une rivière à franchir, et, à la place des «gabelles» bleu clair, nous trouvons les «carabineros del Reino» bleu foncé et, à 10 minutes de la frontière, le bourg pittoresque de Puycerda. Rien de suggestif comme le premier contact avec un pays nouveau. Les particularités s'affirment et s'imposent. Le caractère essentiel des types, des habitations, des coutumes, éclate avec une évidence que l'habitude finit toujours par atténuer.
C'est à Puycerda que nous rencontrons nos premières impressions espagnoles. Quand on lit sur les portes des enseignes comme celles-ci: «Collegio de Escalopios», «Café de la Ygualdad»; qu'on voit passer dans une rue boueuse des paysans hautains, couleur de bistre, coiffés de rouge, les pieds enfoncés dans d'énormes étriers fermés, traversant au pas rapide de leurs montures la ville déserte et silencieuse; qu'on a pénétré dans une vieille église humide et sombre, où luisent sourdement des fouillis de dorures et des statuettes bariolées; qu'en sortant on rencontre un mendiant superbe drapé dans ses trous comme un sénateur romain dans sa toge; il n'y a pas à en douter: c'est l'Espagne, l'Espagne de Le Sage, de Goya, de Ribeira et de Doré.
Le Seo d'Urgel, résidence de l'évêque co-suzerain
d'Andorre.
Une nuit à Bourg-Madame, et on route à travers le Cerdagne espagnole. Il a neigé toute la nuit, il neige encore à gros flocons. Notre omnibus car nous avons changé de véhicule descend rapidement la route de Barcelone, puis brusquement s'engage, je ne dirai pas dans un chemin, il n'y en a pas, mais dans une succession de pentes folles, de gués, de bosses et de creux, tantôt labourant à pleines roues la terre argileuse, tantôt ressautant sur des cailloux cachés sous la neige, et cela au galop effréné des chevaux. Le fouet claque et l'allure redouble de «furia», et les essieux, par miracle, résistent, et la voiture, projetée de ci, de là, bondit et ne se renverse pas!
Il y a une sorte d'ivresse dans cet exercice, et puis, malgré tout... on arrive. Car nous arrivons à Bellver.
Cela devient de plus en plus espagnol. Dans l'auberge, des muletiers attablés boivent à la régalade. Dans la cour, des bêtes caparaçonnées nous attendent. Une vraie pyramide s'édifie sur le mulet des bagages, qui s'arc-boute sur ses longues jambes décharnées, puis, sous les ordres du muletier-chef, la colonne s'organise à la file indienne, s'ébranle et s'engage sous la neige fondante, et sous la pluie, dans les interminables défilés de la vallée du Sègre, longeant l'abîme parfois, ou descendant par de véritables escaliers de marbre au niveau de la rivière. Sept heures durant, nous avons devant les yeux le même décor grisâtre, le même tournant, la même colline déchiquetée fermant l'horizon. C'est d'une monotonie désespérante. Il fait nuit noire quand enfin nous entrons, au pas toujours cadencé de nos mules, dans la ville épiscopale de La Seo de Urgel, vraie cité du moyen-âge, avec ses arcades sombres, ses rues sales et noires, à peine éclairées de loin en loin par quelque lanterne fumeuse. Le lendemain, présentations officielles à l'évêque, visite à la cathédrale, études et croquis. Enfin, le 15, départ pour Andorre par un temps resplendissant, en compagnie du viguier épiscopal. Nous laissons derrière nous les grandes lignes des montagnes lointaines et la citadelle d'Urgel, masse imposante aux larges assises. Le paysage se resserre de plus en plus; nous entrons dans le cœur des Pyrénées par d'interminables circuits. A droite, à gauche, les pentes descendent, tantôt tourmentées, tantôt molles et arrondies. Peu de végétation, sauf sur les bords immédiats de la rivière. Les monts sont entièrement dénudés; on dirait une haute vallée des Alpes dévastée par un incendie. Les ocres, les roux, dominent, coupés de ci de là par un maigre bouquets de pins.
M. Jaume Bonfill, doyen des conseillers généraux
d'Andorre.
Tout à coup, dans l'uniformité des tons, une façade blanche apparaît éblouissante la douane espagnole.
Dix minutes de halte sous la tonnelle défeuillée auprès des braves «carabineros» et nous reprenons notre route, toujours la même, entre les pentes resserrées. Enfin voici le clou de la journée. Un maigre ruisseau traverse le sentier. C'est la frontière d'Andorre. Tout auprès une délégation du conseil général, syndic en tête, nous attend, en grand costume officiel, grave, immobile, sur deux rangs. M. Sicard et les deux viguiers mettent pied à terre, franchissent le ruisseau et échangent avec les «magnifiques conseillers» les saluts d'usage. Le moment est solennel. Ce groupe rustique de notables (nous avons pris le croquis de leur doyen, M. Jaume Bonfill), costumé à la mode d'autrefois, posté à la porte de son territoire, apparaît comme une affirmation d'indépendance et d'inviolabilité.
(A suivre.)
Eug. Burnand.
INSTALLATION D'UN JUGE DES APPELLATIONS A
ANDORRE.--Réception à la frontière par une délégation du Conseil
général. Dessins d'après nature de notre envoyé spécial, M. Eugène
Burnand.
THEATRE DES
|
Paroles DE VANLOO & LETERRIERMusique DE FRANÇOIS SUPPÉROMANCE |
L'oiseau qui lance au ciel son cri joyeux
Le gai ruisseau qui va mélodieux
L'étoile d'or dans l'azur radieux
La fleur qui pousse l'herbe, la mousse.
Les champs, les prés, les montagnes, les bois
Autour de nous tout a pris une voix
Et semble ici nous parler à la fois
N'entends-tu pas dans toute la nature...
Comme un frisson comme un murmure!
C'est l'amour qui nous dit tout bas:
Il faut aimer n'attendez pas
Aimez quand on vous aime?
Oui! c'est la le bien suprême
A vous sans retour
A vous mon cœur et mon amour
Oui ma chère âme je vous aime!
Folies-Dramatiques: Juanita, opérette en trois actes, par MM. Vanloo et Leterrier; musique de M. François Suppé.
L'opérette est bien malade: je crains qu'avant peu nous en voyons la fin; elle aura vécu quelque quarante ans, et, en vérité, nous n'aurons pas à nous désoler sur sa rapide et passagère existence: les choses du théâtre ont-elle une plus longue durée? Je parle des genres les plus sérieux. Quand je songe à sa fortune, c'est vraiment à n'y pas croire. Elle est née dans une petite salle des Champs-Elysées, un soir d'été, sans que personne n'y prit garde: l'État qui répondait alors de tous les spectacles, et qui craignait de blesser les intérêts des directeurs privilégiés, lui avait donné l'autorisation de se montrer en public. Mais à quelles conditions! On lui permettait de se mouvoir avec deux personnages seulement: on joua les Deux Aveugles; l'innovation n'était dangereuse ni pour l'Opéra-Comique, ni pour l'Opéra. L'art, le grand art ne s'inquiéta pas de ce succès.
L'opérette, née maligne, comme le vaudeville quelle devait remplacer, sollicita du pouvoir l'introduction d'un troisième personnage, muet celui-là, pour rester dans les termes de la concession: accordé; le public, qui arriva en foule à Croquefer, se fit le complice de la fortune des Bouffes-Parisiens. L'administration céda, trois, quatre personnages, puis des chœurs, puis tout le reste: vint Orphée aux enfers. En quelques années l'opérette s'empara de tous les théâtres: du Palais-Royal, des Variétés, des théâtres de drame; elle s'imposa à Paris, qui l'imposa à l'étranger; elle envahit le monde, et toutes les œuvres de l'Opéra-comique disparurent devant l'œuvre d'Offenbach et de son école.
Pour ma part, je ne m'en plains pas; l'esprit du maître, ou des maîtres si vous voulez, pour ne blesser personne, m'a sincèrement amusé, et il me plaisait avant tout de voir reparaître dans ce genre la gaieté, la verve française dont les musiciens d'ordre soit-disant supérieur ne tenaient plus le moindre compte. Un idéal nouveau les tourmentait, plus élevé, plus grand: je le veux bien, mais à défaut de M. Auber, dont les critiques ayant pignon sur rue dédaignaient la petite musique, le public acclamait les compositeurs qui le ramenaient à cet heureux passé des partitions françaises toutes d'entrain, de bonne humeur et de franc rire. Si bien qu'au milieu de toutes les discussions et de l'esthétique sur la musique et sur son avenir, l'opérette faisait son affaire et s'emparait du présent: ce qui, en somme, est la principale chose à prendre dans la vie. L'avenir se tirera d'affaire comme il pourra.
Ainsi a raisonné notre époque qui a fait fête à l'opérette et qui s'en fatigue, à l'heure qu'il est, comme on se lasse de toute chose. La Juanita, que nous ont donnée les Folies-Dramatiques, n'est nullement au-dessous des opérettes qu'on joue depuis nombre d'années, elle leur est même supérieure, mais le goût, la passion du public n'est plus là: la physionomie du colonel anglais, sir Douglas, qui n'entend que de l'oreille gauche et qui ne voit que de l'œil droit, celle de l'alcade D. Guzman Cascades, sont aussi burlesques que celles auxquelles nous avons le plus applaudi, MM. Guyon et Gobin sont des comiques excellents, mais cet élément bouffe ne porte plus comme autrefois; je crois que le grotesque a fini de rire et de faire rire.
Quel dommage pourtant! et quelle injustice! il y a de si jolies choses, des pages si élégantes dans cette partition de M. François Suppé, le compositeur viennois, l'auteur de Fatinizza et de Boccace.
Au premier acte, un duo bouffe de l'alcade et du colonel; un quintette charmant «Quel fâcheux désagrément!»; un spirituel morceau de facture au second acte qui s'ouvre par une sérénade délicieuse; un trio terminé par un pas redoublé: «En avant! en avant!»; un duo d'amour au troisième, duo exquis; et puis un peu partout de la grâce, de l'élégance même; mais tout cela sans une originalité bien marquée et qui ne peut racheter un livret assez ordinaire.
Vous croyez sans doute que Juanita est une Espagnole? Erreur, c'est un homme; un soldat français, un blanc-bec, René Belamour, un fifre qui sert la république française dont les troupes assiègent en 1796 la ville de Saint-Sébastien. Pour pénétrer dans la place, Belamour se déguise en muletier d'abord, puis en femme, et, sous le nom de Juanita, il se laisse faire la cour par D. Gusman Cascades et par le colonel Douglas, un officier anglais qui défend la ville contre ces diables de Français. Grâce à ce travestissement, Belamour apprend que St-Sébastien assiégé compte sur des renforts, que le général français a laissé passer des pèlerins se rendant à la ville pour cause de dévotions. Ces pèlerins ne sont autre que des soldats anglais attendus par le colonel; Belamour prévient leur ruse par un mot au général qui fait mettre la main sur ce bataillon, sur ces dévots personnages, et les remplace par des soldats français auxquels Saint-Sébastien ouvre ses portes. Comme c'est simple la guerre: «Couper, envelopper», disait le général Boum. René Belamour est un stratégiste plus fort encore dans cette pièce de Juanita, qui pourrait s'appeler en sous-titre la prise de Saint-Sébastien, car toute l'action est là.
C'est Mlle Marguerite Ugalde qui joue le rôle de Belamour; elle y est ravissante et d'une verve endiablée. Mlle Zélo Duro est fort jolie dans le personnage de Pétrita. Mlle Juliette Darcourt a chanté et mimé avec beaucoup d'esprit des couplets amusants sur la pantomime. J'ai cité M. Guyon et M. Gobin dans les rôles du colonel et de l'alcade. Les rôles de M. Morlet et de M. Lamy sont bien sacrifiés. Le premier tableau, qui représente Saint-Sébastien, est des plus pittoresques; une observation: sur un coin de rue on lit: Plaza Mayor, c'est du plus pur espagnol; à côté, sur l'enseigne d'une boutique: Riego, écrivain public. Va te promener, la couleur locale!
M. Savigny.
La Fin du paganisme, études sur les dernières luttes religieuses en Occident au quatrième siècle, par M. Gaston Boissier, de l'Académie française. 2 vol. in-18, 15 fr. (Hachette).--Ce qui frappe surtout dans cet ouvrage, c'est l'entière liberté d'esprit avec laquelle l'auteur a traité son sujet. Il s'est fait le contemporain des événements qu'il raconte, écartant toute idée préconçue, cherchant à établir son opinion sur la connaissance des œuvres mêmes des orateurs et des poètes du temps. Ce temps, c'est le quatrième siècle. Le récit commence à la conversion de Constantin et se continue jusqu'aux premières années du cinquième siècle. L'empire touche alors à sa fin. Les mesures prises par Constantin et Constance pour assurer le triomphe de leur religion, la réaction philosophique et païenne de Julien, le débat entre saint Ambroise et Symmaque à propos de l'autel de la Victoire, les polémiques que souleva la prise de Rome, en 410, et qui provoquèrent la réponse de saint Augustin dans sa Cité de Dieu, voilà les principaux chapitres d'un livre, où, laissant de côté les combats au grand jour, vus de tout le monde et racontés d'autre part, l'auteur nous montre ceux qui se livraient au-dessous, plus importants peut-être, et dont le résultat devrait être de faire trouver au paganisme, proscrit mais non détruit, les routes secrètes pour s'insinuer chez son rival et se foudre avec lui. Résultat bien attendu, mais logique et nécessaire. L'éducation était en effet restée païenne, le christianisme n'avait pas su ou pu créer d'enseignement qui lui fût propre, de sorte que l'intelligence de quiconque avait passé par les écoles était imprégnée de paganisme. De cette fusion du christianisme et de la civilisation antique est née notre société moderne. Nous assistons, dans l'ouvrage de M. Boissier, à l'accomplissement de ce mélange et c'est ce qui donne à son livre, à côté de l'intérêt historique, un intérêt actuel et vivant.
Comme on devait s'y attendre, d'ailleurs, en passant par les mains de M. Boissier, l'œuvre, historique à son origine, est devenue une œuvre de critique littéraire. Négligeant à dessein le récit des événements politiques pour lesquels il renvoie aux historiens proprement dits, à M. le duc de Broglie, à M. Duruy, il a demandé, nous dit-il, des leçons d'histoire à la littérature, il l'a interrogée autant qu'il a pu, et laissée répondre à son aise, et il n'y a guère de grand écrivain au quatrième siècle, chrétien ou païen, dont il n'ait été amené à s'occuper. Les étudiant dans leur vie et dans leurs œuvres, avec la pensée que les témoignages auraient d'autant plus d'autorité que nous connaîtrions mieux les témoins, il a, par ce moyen, fait revivre à nos yeux une époque assez peu connue, si intéressante cependant, puisque le problème qui l'agitait ne contenait rien moins que l'avenir du monde.
L. P.
La Jeunesse du grand Frédéric, par Ernest Lavisse. 1 vol. in-8°, 7 fr. 50 (Hachette).--«La nature, qui a préparé certaines patries et construit des berceaux pour des peuples, dit excellemment M. Lavisse, n'a pas prévu la Prusse. Il n'existe, en effet, ni race ni région géographique prussiennes: l'Allemagne est fille de la nature, mais la Prusse a été faite par les hommes. «Elle a été faite par deux hommes: Frédéric-Guillaume Ier et Frédéric II. La folie militaire du roi-sergent, qui avait fait de la Prusse naissante une caserne, mit entre les mains du roi-philosophe un instrument formidable, fabriqué sans proportion avec les besoins d'un peuple de deux millions à peine d'habitants, mais qui, au jour voulu, permit une poussée inattendue dont l'avenir du royaume fut décidé. Ces deux hommes qui incarnent l'esprit prussien, qui se complètent l'un l'autre, qui étaient nécessaires l'un à l'autre, nécessaires à la genèse et à l'affermissement de la Prusse, vécurent l'un à côté de l'autre en perpétuel conflit, le roi imposant à son héritier une tutelle autocratique et une surveillance policière dont le poids exaspérait son indépendance. L'histoire de la jeunesse de Frédéric II est la lutte de ces deux natures aussi indociles l'une que l'autre. C'est à cette école despotique, bien faite, quand elle n'anéantit pas toute énergie, pour exercer les dissimulations, les habiletés, les diplomaties, que se façonne l'âme du prince royal, que se prépare l'âme du grand Frédéric. L'auteur, qui a fait son domaine de l'histoire de l'Allemagne, a apporté dans cet exposé les grandes qualités de pénétration qui marquent ses précédents travaux; les faits, groupés par lui avec un grand esprit de critique, sont pour ainsi dire mis en scène et se présentent à nous avec une netteté frappante qui fait vivre les événements et donne à la lecture de cet ouvrage d'histoire scientifique tout l'attrait qu'on trouverait dans des mémoires contemporains.
L. P.
Ma tante Giron, par René Bazin. 1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Calmann-Lévy).--Rien n'est charmant comme ces délicatesses de cœur qui prennent un jeune homme bien né, lorsqu'épris d'une jeune fille, il n'ose plus demander sa main parce qu'elle vient de faire un riche héritage et qu'il craint d'être soupçonné de quelque sentiment intéressé. Cela se voit-il dans la nature? Nous ne le mettons pas en doute. Cela se voit, dans tous les cas, dans le joli roman de M. Bazin. Nous sommes alors, il est vrai, bien loin de M. Zola, bien loin de l'argent et de ses brutales convoitises. Mais, vrai ou non, nous avouons préférer ce monde idéal, avec ses sentiments d'une douceur particulière qu'on emporte toujours d'une heure passée avec lui. Mais que fait dans ceci ma tante Giron? Eh bien, c'est elle qui fait la morale au trop délicat amoureux, qui le ramène à des sentiments plus terre à terre, qui lui fait accepter l'héritière en lui prouvant que, puisqu'il l'aimait avant l'héritage, il n'y a pas de mal, et que puisqu'elle l'aime, il ne peut décemment pas la rendre malheureuse en l'abandonnant. Tout ira donc pour le mieux et tout le monde sera content.
L. P.
Gentilshommes démocrates, par le marquis de Castellane. 1 vol. in-18. 3 fr. 50. (Plon, Nourrit, éd.)--Point n'était besoin d'une crise aiguë comme celle de 93 pour fonder la démocratie moderne: la Révolution eût été une simple évolution naturelle et pacifique si elle se fût faite par la royauté avec l'aide de la noblesse et du clergé, et c'est comme cela qu'elle allait se faire en 1789, nous dit M. le marquis de Castellane. Toutes les grandes idées sur lesquelles se base la société du dix-neuvième siècle s'élaboraient alors au sein des deux premiers ordres; elles allaient recevoir leur formule et leur réalisation pratique: l'abolition de tous les privilèges, l'établissement du budget suivant les règles modernes, l'assistance publique, la liberté de conscience, le régime parlementaire, eurent pour premiers instigateurs et défenseurs des Gentilshommes démocrates, les Noailles, les La Rochefoucauld, les Clermont-Tonnerre, les Castellane. Ces précurseurs avisés ne furent pas suivis par ceux de leur caste, parce que, lorsque ces derniers virent le troisième ordre, le tiers, aller sans eux, plus loin et plus vite qu'eux, leur dignité blessée et légèrement effrayée leur fit quitter la lutte pour ne pas se compromettre avec ces gens. L'affaire se fit alors sans eux et contre eux. Il n'est jamais prudent de se retirer dans sa tente quand on ne se sent pas la vigueur d'Achille; l'intransigeance devient alors désertion; demeurer immuable et isolé comme un roc au milieu d'un courant est une satisfaction égoïste; on s'est cru l'importance d'un obstacle et l'on voit le courant tourner autour de soi et continuer sa route avec indifférence. Ce qui était vrai, il y a cent ans, l'est encore aujourd'hui. Que la noblesse de 1890 ne se désintéresse pas de la chose publique: tel est l'appel pressant que lui adresse en terminant M. le marquis de Castellane; qu'elle sache faire les concessions nécessaires; les courants ne se remontent pas en politique. Allons-nous voir aujourd'hui des gentilshommes opportunistes?
M. POUYER-QUERTIER.
M. DE PRESSENSÉ.
Photographies Pirou.
L'humanité est la même partout: il y a chez l'homme, qu'il soit civilisé ou à l'état de nature, le même fond de cruauté. Sous l'empire de la nécessité ou de la passion, on le voit souvent commettre des actes qu'il réprouvera plus tard lorsqu'il aura repris possession et conscience de lui-même. Nous en avons deux preuves aujourd'hui: d'abord dans les événements dont la côte d'Afrique a été le théâtre, ensuite par ce qui vient de se passer aux États-Unis.
Nous avons raconté dans l'Histoire de la Semaine du numéro de l'Illustration du 28 mars dernier, l'assassinat du chef de la police de la Nouvelle-Orléans et le lynchage des coupables par la population ameutée. Voici, au sujet de cette seconde partie du drame, des détails inédits qu'aucun journal français n'a encore publiés.
La prison de la Paroisse, où étaient enfermés les prisonniers, occupe dans la ville un pâté de bâtiments isolés par les quatre rues qui les entourent: une grande porte de fer ferme l'entrée principale, derrière les bâtiments est une petite porte de dégagement, au centre se trouve la cour des détenues que représente notre dessin.
A huit heures du matin le peuple commence à s'attrouper devant la prison, par petits groupes d'abord, puis plus nombreux; des coups de sifflets partent de la foule, suivis de cris et de vociférations. Peu à peu la tourbe augmente, bientôt transformée en un véritable flot humain. Cependant l'on est encore relativement calme et l'on semble attendre les chefs. Pendant ce temps, le meeting a lieu sur la place voisine, et le lynchage des prisonniers est décidé. Bientôt un cab débouche à toute bride, et deux hommes en descendent au milieu des hourrahs du peuple. Ils frappent à la porte de la prison et demandent, au nom de la nation, qu'on leur livre les prisonniers. Le personnel sent très bien qu'il ne pourra résister, mais refuse néanmoins d'obéir à cette injonction, et, tout en parlementant, le directeur autorise les Italiens à se cacher comme ils pourront, ou à se sauver si cela leur est possible.
Ils se cachent en effet de tous côtés, isolément, dans la buanderie, dans la niche du chien, sous l'escalier, dans une boîte d'ordures, par groupes de trois dans des cellules où ils s'enferment, au nombre de six enfin dans la division des femmes, pendant que, au dehors, le peuple impatient brisait la porte donnant sur la rue.
Mais un massacre, discipliné en quelque sorte, a été décidé dans le meeting. La foule ne se précipite pas à l'intérieur; soixante personnes seulement, armées de carabines, pénètrent et se mettent à faire des recherches, et une véritable chasse à l'homme a lieu.
La première n'est pas longue. Au premier étage dans une des galeries ils aperçoivent à travers le guichet d'une grande cellule trois des Italiens cachés derrière un gros pilier: l'un d'eux se découvre un instant et reçoit une balle dans la tête; en tombant il fait trébucher son camarade qui tombe, à son tour, sous une grêle de balles, pendant que le troisième fait sauter la serrure de la porte du fond et se sauve dans la galerie contiguë. Le peloton des exécuteurs l'y suit et une première balle l'atteint à la tête, puis une autre lui fait sauter la main droite, une troisième enfin l'abat le dos contre le sol, et ceux qui le poursuivent l'achèvent à coups de talons en lui passant sur le ventre.
Tour à tour, les malheureux sont, les uns après les autres, traqués et abattus.
Mais il faut son compte au peuple, et il en manque encore huit. Six d'entr'eux sont découverts réfugiés dans la cour des femmes. Le lecteur peut le voir sur notre gravure, ils sont comme un troupeau de moutons acculés dans un coin et là, malgré leur supplications et leurs cris de grâce, fusillés en groupe à bout portant; l'un d'eux ne reçoit pas moins de quarante balles.
Au dehors la populace entend le bruit de la fusillade, elle est prise à son tour de la folie homicide, il lui faut maintenant mettre, elle aussi, la main dans le sang, elle réclame à grands cris sa part; les deux derniers Italiens, retirés, l'un de la niche à chien, l'autre du panier d'ordures, lui sont alors amenés et, sur la place, à la porte de la prison, une scène atroce a lieu.
Le premier est pendu haut et court à la lanterne; quant à l'autre, il est passé d'abord à la savate, puis accroché aussi et hissé au réverbère; mais la corde casse, il est alors rependu une seconde fois. Dans l'instinct de la conservation, le misérable a la force de se soulever par les poignets sur la corde et de grimper jusqu'à la barre de fer, d'où, les yeux hagards démesurément ouverts, la figure violacée, le cou déjà tuméfié et meurtri par la corde, il regarde avec terreur cette foule qui grouille et hurle au-dessous de lui; un homme monte alors jusqu'à lui et, à coups de poings dans la figure, le fait dégringoler sur le pavé. Il est enfin pendu une troisième fois et meurt au milieu d'affreuses convulsions pendant que la foule entonne un chant triomphal.
La gravure que nous donnons sur Juanita représente une des scènes les plus amusantes de l'ouvrage.
René Belamour, le fifre que le général français a dépêché dans Saint-Sébastien pour découvrir les secrets de l'ennemi et qui est entré dans la ville sous un costume de muletier, a été pris et arrêté. Sur le point d'être fusillé, il déclare qu'il n'est point ce qu'un vain peuple pense: en réalité, il est femme, et femme espagnole, répondant au doux nom de Juanita. En effet, il endosse un costume féminin, il le porte très drôlement et voilà que par des œillades enflammés, la belle Juanita rend férus d'amour l'alcade de la ville et le colonel sir Douglas, le gouverneur de la garnison anglaise qui occupe Saint-Sébastien. Logée à la maison de ville, elle reçoit dans ses appartements ses deux grotesques amoureux... Notre gravure nous les montre, au moment ou les deux fantoches (Gobin et Guyon) portent la santé de leur adorée (Mlle Marguerite Ugalde); un vin pétillant d'Espagne que leur sert la sémillante Pétrita (Mlle Zélo Duran) brille dans les coupes.
Nous publions aussi, grâce à l'obligeance des éditeurs, MM. Schott et Cie (Knoth et Sedano, successeurs. 70, faubourg Saint-Honoré), un des morceaux les mieux venus de la partition de M. de Suppé: c'est la romance que chante au second acte Mme Zélo Duran.
Tous les partis ont rendu hommage à M. Pouyer-Quertier, à l'heure où la mort nous enlevait cette physionomie parlementaire si intéressante et si savoureuse en sa piquante originalité. Cet industriel, cet économiste, ce ministre, cet homme politique, était avant tout un vrai Gaulois, mâtiné de Normand, un Gaulois haut en couleur, au verbe abondant, aux façons communicatives, dont l'exubérance un peu ronde cachait parfois un esprit délié, aigu et fécond en ressources.
Pouyer-Quertier était né en 1820: il entra à l'École polytechnique. Au sortir de l'École, il voyagea, visita longuement l'Angleterre, puis se consacra à l'industrie. Dès 1857 il entra, avec l'appui du gouvernement, au Corps législatif en qualité de député de la première circonscription de la Seine-Inférieure, mais en 1800, il échoua contre le candidat de l'opposition démocratique, M. Desseaux.
Les événements de 1870 rendirent à M. Pouyer-Quertier sa place dans la vie politique, et c'est alors qu'il joua le rôle décisif qui honore sa mémoire. Choisi par M. Thiers pour occuper dans le ministère le portefeuille des finances, M. Pouyer-Quertier eut, en effet, à coopérer à la grande œuvre de la libération du territoire. Puis, il dut aller négocier le traité de paix de Francfort et en discuter avec M. de Bismarck les stipulations commerciales. On raconte qu'en face du puissant chancelier il dut, non seulement faire assaut de présence d'esprit et d'énergie patriotique, mais résister encore aux défis gastronomiques du prince. Grand mangeur et gros buveur, M. de Bismarck trouva à qui parler; et l'on raconte qu'il sut gré à M. Pouyer-Quertier de lui avoir tenu tête.
A l'origine du Sénat, M. Pouyer-Quertier avait été élu sénateur de la Seine-Inférieure: il à siégé dans la haute assemblée jusqu'aux élections de janvier dernier ou la liste républicaine l'emporta.
M. de Pressensé, qui vient de mourir après une longue et douloureuse agonie, laissera le souvenir d'un orateur éloquent, d'un écrivain de grand mérite, et d'un caractère élevé.
Né à Paris en 1824, il avait fait des études théologiques à Lausanne, d'abord sous la direction d'Alexandre Vinet, ensuite dans les universités de Halle et de Berlin. Consacré pasteur en 1847, il fut appelé à desservir à Paris la chapelle Taitbout.
C'est après la guerre que son rôle politique actif commença. Lors des élections complémentaires pour l'Assemblée nationale, le 2 juillet 1871, il se porta candidat à Paris et fut élu député par 118,975 voix. Il alla siéger à gauche et vota constamment avec les républicains.
Le 23 novembre 1883, il fut nommé sénateur inamovible, et prit toujours une part active aux discussions du Sénat.
M. Edmond de Pressensé laisse un bagage littéraire considérable, comme publiciste aussi bien que comme homme politique. Parmi ses nombreux et remarquables ouvrages, citons notamment son Histoire des trois premiers siècles de l'Église chrétienne; l'École critique de Jésus-Christ; la Vie de Jésus, etc.
Les obsèques de cet homme de bien ont lieu au moment même où nous paraissons.
Suite.--Voir nos numéros depuis le 21 février 1891.
Anie, qui tous les matins donnait régulièrement quelques heures à la peinture, travaillait volontiers dans l'après-midi avec son père, et c'était pour elle un plaisir de faner les foins qu'on fauchait dans les prairies et dans les îles du Gave: sa fourche à la main, elle épandait son andain sans rester en arrière; et le soir venu, quand on chargeait l'herbe séchée sur les chars, elle apportait bravement son tas aussi lourd que celui des autres faneuses.
Ces goûts champêtres fâchaient sa mère, qui les trouvait peu compatibles avec la dignité d'une châtelaine, comme elle trouvait le soleil malsain et dangereux; n'est-ce pas lui qui est le père de tous nos maux, des insolations, des fluxions de poitrine et des taches de rousseur? Pour se préserver de ces dangers, elle prenait toutes sortes de précautions, mais sans pouvoir les imposer, comme elle l'eût voulu, à sa fille, qui n'acceptait les grands chapeaux de paille, les voiles de gaze et les gants montant jusqu'au coude, que pour les abandonner à la première occasion.
Par contre, ces goûts et cette liberté d'allure faisaient la joie de son père qui dès sa première enfance avait passionnément aimé le travail des champs, labourant aussitôt que ses bras avaient été assez longs pour tenir les emmanchons, fauchant aussitôt qu'on lui avait permis de toucher à une faulx, conduisant les bœufs, montant les chevaux, ébranchant les hauts arbres, abattant les taillis avec passion. Quel délassement, après tant d'années de vie de bureau, enfermée, étouffée, misérable, de se retrouver enfin en plein air, dans une atmosphère parfumée par les foins, les yeux charmés par la vue des choses aimées, ses bêtes, ses récoltes, tout cela dans un beau cadre de verdure que fermait au loin l'horizon changeant de la montagne, dont il avait si longtemps rêvé sans espérer le revoir avant de mourir.
Levé le premier dans la maison, il commençait sa journée par la surveillance de la traite des vaches dans les étables; puis, tout son personnel mis en train, il montait un bidet au trot doux, et s'en allait inspecter les défrichements qu'il faisait exécuter pour transformer en prairies les vignes épuisées et les touyas. Cette course était longue, non seulement parce qu'il ne poussait pas son cheval dans ces chemins accidentés, mais encore parce qu'il s'arrêtait à chaque instant pour causer avec les paysans qu'il apercevait au travail dans leurs champs, ou qui, lentement, cheminaient à côté de lui. Il les interrogeait, les écoutait: étaient-ils satisfaits de leur récolte? Et des discussions s'engageaient sur les modes de culture employés par eux, ainsi que sur ceux qu'il leur conseillait pour augmenter les produits de leurs terres; ne se fâchant jamais de se heurter à la routine, s'efforçant au contraire avec patience et douceur, par des raisonnements à leur portée, de les amener à comprendre ses explications.
Au retour, il ne manquait jamais de longer le Gave sous le couvert des grands arbres, certain de rencontrer Anie, tantôt dans un coin frais, tantôt dans un îlot, en train d'enlever une étude d'après nature, ce qu'elle appelait ses Corot. Comme elle dormait lorsqu'il avait quitté le château, ils ne s'étaient pas vus encore de la journée; arrivé près d'elle, il descendait de cheval; elle, de son côté, quittait son pliant pour venir à lui, et ils s'embrassaient:
--Tu as bien dormi?
--Et toi, mon enfant?
Après avoir attaché la bride de son cheval à une branche, il regardait son tableau en lui faisant ses observations et ses compliments. A la vérité, les compliments l'emportaient de beaucoup sur les critiques, car il suffisait qu'elle eût mis la main à quelque chose pour que cette chose devînt admirable à ses yeux. S'il avait été habitué à un dessin plus serré et plus sévère que celui dont elle se contentait, il se disait qu'à son âge on est vieux jeu, tandis qu'elle était certainement dans le train; il n'avait jamais été qu'un pauvre diable de manœuvre, et elle était une artiste; dans ces conditions, comment n'eût-il pas repoussé les objections qui se présentaient à son esprit?
--Certainement tu as raison, disait-il en manière de conclusion, l'impression donnée est bien celle que tu as voulu rendre.
Et il remontait à cheval pour surveiller l'expédition du beurre qu'on avait battu en son absence, ou celle des cochons, qu'on ne faisait pas sortir de la porcherie, ou qu'on n'emballait pas en voiture, sans qu'il y eût de terribles cris poussés malgré les précautions qu'on prenait pour les toucher.
C'était seulement après le déjeuner qu'il se trouvait libre et pouvait, si l'envie l'en prenait, s'en aller travailler aux foins avec Anie.
Comme il était fier, lorsqu'il la voyait vaillante à l'ouvrage, sans plus craindre le soleil qu'une ondée, affable avec les ouvriers, bonne avec les femmes, familière avec les enfants, se faisant aimer de tous!
Comme il était heureux quand, à l'heure du goûter, ils s'asseyaient tous deux à l'ombre d'un tilleul ou au pied d'une haie, et mangeaient en bavardant la collation qu'on leur apportait du château: un morceau de pain avec un fruit, ou bien une tartine de beurre mouillée d'un verre de vin blanc du pays et d'eau fraîche.
C'était le meilleur moment de sa journée, alors que, cependant, il en avait tant de bons, celui de l'intimité, des tête-à-tête, où tout peut se dire dans l'épanchement d'une tendresse partagée.
On causait à bâtons rompus du présent, du passé, et aussi quelquefois de l'avenir, mais beaucoup moins de l'avenir que du passé, en gens heureux qui n'ont pas besoin d'échapper aux tristesses de ce qui est pour se réfugier, en imagination, dans ce qui sera peut-être un jour.
On s'examinait aussi: le père en se demandant si, comme le disait sa femme, il n'imposait pas à Anie une fatigue dangereuse pour sa beauté, sinon pour sa santé; la fille, en suivant sur le visage de son père et dans son attitude les changements qui s'étaient produits en lui depuis leur installation à Ourteau, et qui se manifestaient par son air de vigueur et de bien-être, comme aussi par la sérénité de son regard. Et souvent son premier mot, lorsqu'elle s'asseyait près de lui, était pour le complimenter:
--Tu sais que tu rajeunis?
--Comme toi tu embellis. Mais n'en doit-il pas être ainsi pour nous?
Quand, pendant de longues années, on a vécu d'une façon absurde qui semble savamment combinée pour dévorer la vie au tirage forcé, n'est-il pas logique que, le jour où l'on se conforme aux lois de la nature, l'organisme qui n'a pas éprouvé de trop graves avaries se repose tout seul et reprenne son fonctionnement régulier? Voilà pourquoi je suis si heureux de te voir accepter ces exercices un peu violents et ces fatigues qui ont manqué à ta première jeunesse; sois certaine que la médecine fera un grand pas le jour où elle ordonnera les bains de soleil et défendra les rideaux et les ombrelles.
--Ils m'amusent, ces exercices.
--N'est-ce pas?
--Il me semble que ça se voit.
--Je veux dire que tu ne regrettes pas l'existence que je vous impose?
--Je m'y suis si bien et si vite habituée que je n'en vois pas d'autre qu'on puisse prendre quand on a la liberté de son choix.
Quelle différence entre aujourd'hui et il y a quelques mois!
--C'est en faisant cette comparaison que je me suis bien souvent demandé si les pauvres êtres très courageux, mais très malheureux, qui acceptaient cette misère, étaient vraiment les mêmes que ceux qui habitent ce château?
--Ne pense plus au passé.
--Pourquoi donc? N'est-ce pas précisément le meilleur moyen pour apprécier la douceur de l'heure présente? Ce n'est pas seulement quand je suis assise, comme en ce moment, avec cette vue incomparable devant les yeux, au milieu de cette belle campagne, respirant un air embaumé, m'entretenant librement avec toi, que je sens tout le charme de la vie heureuse qu'un coup de fortune nous a donnée; c'est encore quand dans la tranquillité et l'isolement du matin je travaille à une étude, et que je compare ce que je fais maintenant à ce que je faisais autrefois, et surtout aux conditions dans lesquelles je le faisais, avec les luttes, les rivalités, les intrigues, les fièvres de l'atelier; si je t'avais conté mes humiliations, mes tristesses, mes journées de rage et de désespoir, comme tu aurais été malheureux!
--Pauvre chérie!
--Je ne te dis pas cela pour que tu me plaignes, d'autant mieux que l'heure des plaintes est passée; mais simplement pour que tu comprennes le point de vue auquel j'envisage le bonheur que nous devons à l'héritage de mon oncle. Et ces comparaisons je les fais pour toi comme pour moi; pour l'atelier Julian comme pour les bureaux de l'Office cosmopolitain, où tu avais à subir les stupidités de M. Belmanières et l'arrogance de M. Chaberton. Hein! si nous étions rejetés, toi dans ton bureau, maman rue de l'Abreuvoir, moi à l'atelier?
--Veux-tu bien te taire!
--Pourquoi? Il n'y a rien d'effrayant à imaginer des catastrophes qui ne peuvent pas nous atteindre. Et nous pouvons nous moquer de celle-là, je pense.
--Assurément.
--Quand même tes travaux ne rendraient pas tout ce que tu attends d'eux...
--Ils le rendront, et au-delà de ce que j'ai annoncé; l'expérience de ce que j'ai obtenu garantit ce que nous obtiendrons dans quelques années.
--Quand même nous en resterions où nous sommes, nous n'avons rien à craindre de la fortune; et j'espère bien que si je me marie...
--Comment! si tu te maries!
--J'espère bien que si je me marie, tu prendras des précautions telles que je ne puisse jamais retomber dans la misère.
--Sois tranquille.
--Je le suis; et c'est pour cela précisément que je ris de catastrophes qui sont purement romanesques: malheureux, on aime les romans gais qui finissent bien; heureux, les romans tristes.
Une après-midi qu'ils s'entretenaient ainsi à l'abri d'un bouquet de saules dont les racines trempaient dans le Gave, tandis qu'autour d'eux çà et là, au caprice des amitiés, faneurs et faneuses goûtaient, et que les bœufs attelés aux chars sur lesquels on allait charger le foin plongeaient goulûment leur mufle dans l'herbe séchée, ils virent au loin Manuel, accompagné d'une personne qu'ils ne reconnurent pas tout d'abord, se diriger de leur côté.
--Voilà Manuel qui te cherche, dit Anie.
--Qui est avec lui?
--Costume gris, chapeau melon, ça ne dit rien; pourtant la démarche ressemble à celle de M. d'Arjuzanx... c'est bien lui; comme maman en rentrant va être fâchée de ne pas s'être trouvée au château pour le recevoir!
Quand le baron les aperçut, il renvoya le valet de chambre et s'avança seul.
Anie s'était levée.
--Tu ne t'en vas pas?
--Pourquoi m'en irais-je?
--Pour que le baron ne te surprenne pas dans cette tenue.
--Crois-tu que si j'avais souci de ma tenue je travaillerais avec tes faneurs?
Des brins de foin étaient accrochés à ses cheveux ainsi qu'à sa blouse de toile bleue; elle ne prit même pas la peine de les enlever.
Quand les paroles de politesse eurent été échangées avec le baron, tout le monde se rassit sur l'herbe.
--Me pardonnez-vous de vous déranger ainsi? dit d'Arjuzanx.
--Mais vous ne nous dérangez nullement; les bras de ma fille pas plus que les miens ne sont indispensables à la rentrée de nos foins.
--Au moins s'y emploient-ils.
--Je trouve très amusant de jouer à la paysanne, dit Anie.
--Vous aimez la campagne, mademoiselle?
--Je l'adore.
Le baron parut ravi de cette réponse.
L'entretien continua; puis il languit; le baron paraissait préoccupé, peut-être même embarrassé; en tout cas, il ne montrait pas son aisance habituelle; alors Anie s'éloigna sous prétexte d'un ordre à donner, et rejoignit les faneuses qui avaient repris leur travail.
Pendant plus d'une heure elle vit son père et le baron marcher à travers la prairie, allant jusqu'aux jardins, puis revenant sur leurs pas, et comme le terrain était parfaitement plane, sans aucune touffe d'arbuste, elle pouvait suivre leurs mouvements: ceux du baron étaient vifs, démonstratifs, passionnés; ceux de son père, réservés; évidemment, l'un parlait et l'autre écoutait.
Plusieurs fois, en les voyant revenir, elle crut que cette longue conversation avait pris fin, et que le baron voulait lui faire ses adieux, mais toujours ils repartaient et les grands gestes continuaient.
A la fin, cependant, ils se dirigèrent vers elle de façon à ce qu'elle ne pût pas se tromper; alors elle alla au-devant d'eux; cette fois c'était bien pour prendre congé d'elle.
Quand il eut disparu au bout de la prairie, Barincq dit à sa fille de laisser là sa fourche et de l'accompagner, mais ce fut seulement quand il n'y eut plus d'oreilles curieuses à craindre qu'il se décida à parler:
--Sais-tu ce que voulait M. d'Arjuzanx?
--Te parler de choses sérieuses, si j'en juge par sa pantomime.
--Te demander en mariage.
--Ah!
--C'est tout ce que tu me réponds?
--Je ne peux pas te dire que je suis profondément surprise de cette demande, ni que j'en suis ravie, ni que j'en suis fâchée, alors je dis: ah! pour dire quelque chose.
--Il ne te plaît point?
--Je serais fâchée de sa demande.
--Il te plaît?
--J'en serais heureuse.
--Alors?
--Alors, veux-tu répondre à mes questions au lieu que je réponde aux tiennes?
Il fit un signe affirmatif.
--Avant tout, dis-moi si la question d'intérêt a été abordée entre vous.
--Elle l'a été.
--Sur quelle dot compte-t-il?
--Il n'en demande pas.
--Mais il en accepte une?
--Ne crois pas que c'est pour ta fortune que le baron veut t'épouser; c'est pour toi; c'est parce que tu as produit sur lui une profonde impression; c'est parce qu'il t'aime, je te rapporte ses propres paroles.
--Rapporte-moi aussi celles qui s'appliquent à la fortune.
--Pourquoi cette défiance?
--Parce que je ne veux épouser qu'un homme qui m'aimera, et qui ne cherchera pas une affaire dans notre mariage. C'est bien le moins que notre fortune me serve à me payer ce mari-là.
--Précisément, le baron me paraît être ce mari.
--Alors répète.
--Si tu veux vivre à la campagne, son revenu, qui est d'une quarantaine de mille francs, lui permet de t'assurer une existence facile, sinon large et heureuse. Mais si la campagne ne te suffit pas, et si tu veux Paris une partie de l'année, c'est à nous de te donner une dot, celle que nous voudrons, qui te permette de faire face aux dépenses de la vie parisienne pendant trois mois, six mois, le temps que tu fixeras toi-même d'après ton budget. Là-dessus il s'en remet à toi, et à nous. Est-ce le langage d'un homme qui cherche une affaire? Je te le demande.
Au lieu de répondre, elle continua ses questions:
--De loin je vous observais de temps en temps, et j'ai vu qu'il parlait beaucoup, tandis que toi, tu écoutais; cependant tu as dit quelque chose.
--Sans doute.
--Qu'as-tu dit?
--Que je devais consulter ta mère, et que je devais te consulter toi-même.
--Je pense qu'il a trouvé cela juste.
--Parfaitement. Cependant il a insisté, sinon pour avoir une réponse immédiate, au moins pour arranger les choses de façon à ce que cette réponse ne soit point dictée par la seule inspiration. Pour cela il demande que nous allions passer quelquefois la journée du dimanche à Biarritz, où nous le rencontrerons, comme par hasard, et où vous pourrez vous connaître. Ce sera seulement quand cette connaissance sera faite que tu te prononceras.
--As-tu accepté cet arrangement?
--Il aurait dépendu de moi seul que je l'aurais accepté, car il me paraît raisonnable, Biarritz étant un terrain neutre où l'on peut se voir, sans que ces rencontres, plus ou moins fortuites, aient rien de compromettant qui engage l'avenir; cependant cette fois encore j'ai demandé à vous consulter, ta mère et toi. Pouvais-je promettre d'aller à Biarritz, si au premier mot tu m'avais dit que le baron t'était répulsif?
--Il ne me l'est pas; et je suis disposée à croire comme toi que la dot n'est pas ce qu'il cherche dans ce mariage.
--Alors?
--Je ne demande pas mieux que d'aller à Biarritz le dimanche, mais à cette condition qu'il sera bien expliqué et bien compris que cela ne m'engage à rien. Depuis que nous parlons de M. d'Arjuzanx, je fais mon examen de conscience, et je ne trouve en moi qu'une parfaite indifférence à son égard. Ce sentiment, qui, à vrai dire, n'en est pas un ni dans un sens ni dans un autre, changera-t-il quand je le connaîtrai mieux? C'est possible. Mais sincèrement je n'en sais rien.
--Laissons faire le temps.
Pendant quatre dimanches Anie avait vu le baron à Biarritz, mais ses sentiments n'avaient changé en rien; elle en était toujours à l'indifférence, et quand sa mère, quand son père, l'interrogeaient, sa réponse restait la même:
--Attendons.
--Qui te déplaît en lui?
--Rien.
--Alors?
--Pourquoi ne me demandes-tu pas ce qui me plaît en lui?
--Je te le demande.
--Et je te fais la même réponse: rien. Dans ces conditions je ne peux dire que ce que je te dis: attendons.
Mme Barincq, qui désirait passionnément ce mariage, et trouvait toutes les qualités au baron, s'exaspérait de ces réponses:
--Crois-tu que cette attente soit agréable pour ce pauvre garçon?
--Que veux-tu que j'y fasse? si elle lui est trop cruelle, qu'il se retire.
--Au moins est-elle mortifiante pour lui; crois-tu qu'il n'a pas à souffrir de ta réserve, quand ce ne serait que devant le capitaine?
--J'espère qu'il n'a pas pris le capitaine pour confident de ses projets; s'il l'a fait, tant pis pour lui.
Accepterait-elle, refuserait-elle le baron? c'était ce que le père et la mère se demandaient, et, comme ils désiraient autant l'un que l'autre ce mariage, ils prenaient leurs dispositions pour le jour où ils auraient à traiter les questions d'affaires et à fixer la dot.
Puisque le baron avait quarante mille francs de rente, ils voulaient que leur fille en eût autant, c'était leur réponse à son désintéressement.
Mais, si ces quarante mille francs devaient leur être faciles à payer annuellement, ce ne serait que quand les améliorations apportées à l'exploitation du domaine produiraient ce qu'on attendait d'elles, c'est-à-dire quand les terres défrichées seraient toutes transformées en prairies, ce qui exigerait trois ans au moins. En attendant, où trouver ces quarante mille francs?
C'était la question que Barincq étudiait assez souvent, en cherchant quelles parties de son domaine il pourrait donner en garanties pour un emprunt.
Un jour qu'il se livrait à cet examen dans son cabinet, qui avait été celui de son frère, il tira les divers titres de propriété se rapportant aux pièces de terre qu'il avait en vue, et se mit à les lire en notant leurs contenances.
Pour cela, il avait ouvert tous les tiroirs de son bureau, voulant faire un classement qui le satisfit mieux que celui adopté par son frère.
Comme il avait complètement tiré un de ces tiroirs, il aperçut une feuille de papier timbré, qui avait dû glisser sous le tiroir. Il la prit, et, comme au premier coup d'œil il reconnut l'écriture de son frère, il se mit à la lire.
«Je soussigné, Gaston-Félix-Emmanuel Barincq (de Saint-Christeau), demeurant au château de Saint-Christeau, commune de Ourteau (Basses-Pyrénées)--déclare, par mon présent testament et acte de dernière volonté, donner et léguer, comme en effet je donne et lègue, à M. Valentin Sixte, lieutenant de dragons, en ce moment en garnison à Chambéry, la propriété de tous les biens, meubles et immeubles, que je posséderai au jour de mon décès. A cet effet, j'institue mon dit Valentin Sixte mon légataire à titre universel. Je veux et entends qu'en cette qualité de légataire mon dit Valentin Sixte soit chargé de payer à mon frère Charles-Louis Barincq, demeurant à Paris, s'il me survit, et à sa fille Anie Barincq, une rente annuelle de six mille francs, ladite rente incessible et insaisissable. Je nomme pour mon exécuteur testamentaire la personne de Me Rébénacq, notaire à Ourteau, sans la saisine légale, et j'espère qu'il voudra bien avoir la bonté de se charger de cette mission. Tel est mon testament, dont je prescris l'exécution comme étant l'ordonnance de ma dernière volonté.
«Fait à Ourteau le lundi onze novembre mil huit cent quatre-vingt-quatre.
«Et après lecture j'ai signé
«Gaston Barincq.»
Il avait lu sans s'interrompre, sans respirer, courant de ligne en ligne; mais dès les premières, au moment ou il commençait à comprendre, il avait été obligé de poser sur son bureau la feuille de papier, tant elle tremblait entre ses doigts. C'était un coup d'assommoir qui l'écrasait.
Après quelques minutes de prostration, il recommença sa lecture, lentement cette fois, mot à mot:
«Je donne et lègue à M. Valentin Sixte... la propriété de tous les biens, meubles et immeubles, que je posséderai au jour de mon décès».
Évidemment, ce testament était celui que son frère avait déposé au notaire Rébénacq et ensuite repris; la date le disait sans contestation possible.
Pas d'hésitation, pas de doute sur ce point: à un certain moment, celui qu'indiquait la date de ce testament, son frère avait voulu que le capitaine fût son légataire universel; et il avait donné un corps à sa volonté, ce papier écrit de sa main.
Mais le voulait-il encore quelques mois plus tard? et le fait seul d'avoir repris son testament au notaire n'indiquait-il pas un changement de volonté?
Il avait un but en reprenant ce testament; lequel?
Le supprimer? Le modifier?
Chercher en dehors de ces deux hypothèses paraissait inutile, c'était à l'une ou l'autre qu'on devait s'arrêter; mais laquelle avait la vraisemblance pour elle, la raison, la justice et la réunion de diverses conditions d'où pouvait jaillir un témoignage ou une preuve, il ne le voyait pas en ce moment, troublé, bouleversé, jeté hors de soi, comme il l'était.
Et machinalement, sans trop savoir ce qu'il faisait, il examinait le testament, et le relisait par passages, au hasard, comme si son écriture ou sa rédaction devait lui donner une indication qu'il pourrait suivre.
Mais aucune lumière ne se faisait dans son esprit, qui allait d'une idée à une autre sans s'arrêter à celle-ci plutôt qu'à celle là, et revenait toujours au même point d'interrogation: pourquoi, après avoir confié son testament à Rébénacq, son frère l'avait-il repris? et pourquoi, après l'avoir repris, ne l'avait-il pas détruit ou modifié?
Le temps marcha, et la cloche du dîner vint le surprendre avant qu'il eût trouvé une réponse aux questions qui se heurtaient dans sa tête.
Il fallait descendre, il se composa un maintien pour que ni sa femme ni sa fille ne vissent son trouble, car, malgré son désarroi d'idées, il avait très nettement conscience qu'il ne devait leur parler de rien avant d'avoir une explication à leur donner.
Il remit donc le testament dans son tiroir, mais en le cachant entre les feuillets d'un acte notarié, et il se rendit à la salle à manger, où sa femme et sa fille l'attendaient, surprises de son retard: c'était, en effet, l'habitude qu'il arrivât toujours le premier à table, autant parce que, depuis son installation à Ourteau, il avait retrouvé son bel appétit de la vingtième année, que parce que les heures des repas étaient pour lui les plus agréables de la journée, celles de la causerie et de l'épanchement dans l'intimité du bien-être.
--J'allais monter te chercher, dit Anie.
--Tu n'as pas faim aujourd'hui? demanda Mme Barincq.
--Pourquoi n'aurais-je pas faim?
--Ce serait la question que je t'adresserais.
Précisément parce qu'il voulait paraître à son aise et tel qu'il était tous les jours, il trahit plusieurs fois son trouble et sa préoccupation.
--Décidément tu as quelque chose, dit Mme Barincq.
--Où vois-tu cela?
--Est-ce vrai, Anie? demanda la mère en invoquant, comme toujours, le témoignage de sa fille.
Au lieu de répondre, Anie montra d'un coup d'œil les domestiques qui servaient à table, et Mme Barincq comprit que si son mari avait vraiment quelque chose comme elle croyait, il ne parlerait pas devant eux.
Mais, lorsqu'en quittant la table on alla s'asseoir dans le jardin sous un berceau de rosiers, où tous les soirs on avait coutume de prendre le frais en regardant le spectacle toujours nouveau du soleil couchant, avec ses effets de lumière et d'ombres sur les sommets lointains, elle revint à son idée.
--Parleras-tu, maintenant que personne n'est là pour nous entendre?
--Que veux-tu que je te dise?
--Ce qui te préoccupe et t'assombrit.
--Rien ne me préoccupe.
--Alors pourquoi n'es-tu pas aujourd'hui comme tous les jours?
--Il me semble que je suis comme tous les jours.
--Eh bien, il me semble le contraire; tu n'as pas mangé, et il y avait des moments où tu regardais dans le vide d'une façon qui en disait long. Quand, pendant vingt ans, on a vécu en face l'un de l'autre, on arrive à sa connaître et les yeux apprennent à lire. En te regardant à table, ce soir, je retrouvais en toi la même expression inquiète que tu avais si souvent pendant les premières années de notre mariage, quand tu te débattais contre Sauvai, sans savoir si le lendemain il ne t'étranglerait pas tout à fait.
--T'imagines-tu que je vais penser à Sauval, maintenant?
--Non; mais il n'en est pas moins vrai que j'ai revu en toi, aujourd'hui, l'expression angoissée que tu montrais quand tu te sentais perdu et que tu essayais de me cacher tes craintes. Voilà pourquoi je te demande ce que tu as.
Il ne pouvait pourtant pas répondre franchement.
--Si tu n'as pas mal vu, dit-il, c'est mon expression de physionomie qui a été trompeuse.
--Puisque tu ne veux pas répondre, c'est moi qui vais te dire d'où vient ton souci; nous verrons bien si tu te décideras à parler: tu es inquiet parce que tu reconnais que tes transformations ne donnent pas ce que tu attendais d'elles et que tu as peur de marcher à ta ruine. Il y a longtemps que je m'en doute. Est-ce vrai?
--Ah! cela non, par exemple.
--Tu n'es pas en perte?
--Pas le moins du monde; les résultats que j'attendais sont dépassés, et de beaucoup; ma comptabilité est là pour le prouver. Je ne suis qu'au début, et pourtant je puis affirmer, preuves en main, que les chiffres que je vous ai donnés, c'est-à-dire un produit de trois cent mille francs par an, sera facilement atteint le jour où toutes les prairies seront établies et en plein rapport. Ce que j'ai réalisé jusqu'à ce jour le démontre sans doutes et sans contestations possibles par des chiffres clairs comme le jour, non en théorie, mais en pratique. Pour cela il ne faudrait que trois ans... si je les avais.
--Comment, si tu les avais! s'écria Mme Barincq.
Il voulut corriger, expliquer ce mot maladroit qui lui avait échappé.
--Qui est sûr du lendemain?
--Tu te crois malade? dit-elle. Qu'as-tu? De quoi souffres-tu? Pourquoi n'as-tu pas appelé le médecin?
--Je ne souffre pas; je ne suis pas malade.
--Alors pourquoi t'inquiètes-tu? C'est la plus grave des maladies de s'imaginer qu'on est malade quand on ne l'est pas. Comment! tu nous fais habiter la campagne parce que tu dois y trouver la santé et le repos, y vivre d'une vie raisonnable comme tu dis; et nous n'y sommes pas installés que te voilà tourmenté, sombre, hors de toi, sous le coup de soucis et de malaises que tu ne veux pas, que tu ne peux pas expliquer! Depuis que nous sommes mariés tu m'as, pour notre malheur, habituée à ces mines de désespéré; mais au moins je les comprenais et je m'associais à toi, quand tu luttais contre Sauvai, quand tu peinais chez Chaberton, je ne pouvais t'en vouloir de n'être pas gai; tu aurais eu le droit, si je t'avais fait des reproches, de me parler de tes inquiétudes du lendemain. Mais maintenant que tu reconnais toi-même que tes affaires sont dans une voie superbe, quand nous sommes débarrassés de tous nos tracas, de toutes nos humiliations, quand nous avons repris notre rang, quand nous n'avons plus qu'à nous laisser vivre, quand le présent est tranquille et l'avenir assuré, enfin quand nous n'avons qu'à jouir de la fortune, je trouve absurde de s'attrister sans raison... parce qu'on n'est pas sûr du lendemain. Mais qui peut en être sûr, si ce n'est nous? Il n'y a qu'un moyen de le compromettre, celui que tu prends précisément: te rendre malade. Que deviendrions-nous si tu nous manquais? Que deviendraient tes affaires, tes transformations? Ce serait la ruine. Et tu sais, je serais incapable de supporter ce dernier coup. Je ne me fais pas d'illusions sur mon propre compte; je suis une femme usée par les chagrins, les duretés de la vie, la révolte contre les injustices du sort dont nous avons été si longtemps victimes. Je ne supporterais pas de nouvelles secousses. Tant que ça ira bien, j'irai moi-même. Le jour où ça ira mal, je ne résisterais pas à de nouvelles luttes. Tâche donc de ne pas me tourmenter en te tourmentant toi-même, alors surtout que tu n'as pas de raisons pour cela.
Ce qu'il avait dit il le répéta: il ne se croyait pas, il ne se sentait pas malade, il avait la certitude de ne pas l'être. En tout cas, était-il dans un état d'agitation désordonnée qui ne lui permit pas de s'endormir.
Si sous le coup de la surprise il n'avait pas pu arrêter son parti à l'égard de ce testament, il fallait qu'il le prît maintenant, et ne restât pas indéfiniment dans une lâche et misérable indécision.
Plus d'un à sa place sans doute se serait débarrassé de ces hésitations d'une façon aussi simple que radicale: on ne connaissait pas l'existence de cet acte; pas un seul témoin n'avait assisté à sa découverte; tout le monde maintenant était habitué à voir l'héritier naturel en possession de cette fortune; une allumette, un peu de fumée, un petit tas de cendres et tout était dit, personne ne saurait jamais que le capitaine Sixte avait été le légataire de Gaston.
Personne, excepté celui qui aurait brûlé ce papier; et cela suffisait pour qu'il n'admît ce moyen si simple que de la part d'une autre main que la sienne.
Dans ses nombreux procès il avait vu son adversaire se servir, toutes les fois que la chose était possible, d'armes déloyales, et ne le battre que par l'emploi de la fraude, du mensonge, de faux, de pièces falsifiées ou supprimées; jamais il n'avait consenti à le suivre sur ce terrain, et s'il était ruiné, s'il perdait, son honneur était sauf; et pendant vingt années ce témoignage que sa conscience lui rendait avait été son soutien: mauvais commerçant, honnête homme.
Et l'honnête homme qu'il avait été, qu'il voulait toujours être, ne pouvait brûler ce testament que s'il obtenait la preuve que son frère ne l'avait repris à Rébénacq que parce qu'il n'était plus l'expression de sa volonté.
Qui dit testament dit acte de dernière volonté; cela est si vrai que les deux mots sont synonymes dans la langue courante; incontestablement à un moment donné Gaston avait voulu que le capitaine fût son légataire universel; mais le voulait-il encore quelque temps avant de mourir?
Toute la question était là; s'il le voulait, ce testament était bien l'acte de sa dernière volonté et alors on devait l'exécuter; si au contraire il ne le voulait plus, ce testament n'était pas cet acte suprême, et, conséquemment, il n'avait d'autre valeur que celle d'un brouillon, d'un chiffon de papier qu'on jette au panier où il doit rester lettre morte sans qu'un hasard puisse lui rendre la vie.
On aurait découvert ce testament dans les papiers de Gaston à l'inventaire, sans qu'il eût jamais quitté le tiroir dans lequel il aurait été enfermé au moment même de sa confection, que la question d'intention ne se serait pas présentée à l'esprit: on trouvait un testament et les présomptions étaient qu'il exprimait la volonté du testateur, aussi bien à la date du 11 novembre 1884 qu'au moment même de la mort, puisqu'aucun autre testament ne modifiait on ne détruisait celui-là: le 11 novembre Gaston avait voulu que le capitaine héritât de sa fortune, et il le voulait encore en mourant.
Mais ce n'était pas du tout de cette façon que les choses s'étaient passées, et, la situation étant toute différente, les présomptions basées sur ce raisonnement ne lui étaient nullement applicables.
Ce testament fait à cette date du onze novembre, alors que Gaston avait, il fallait l'admettre, de bonnes raisons pour préférer à sa famille un étranger et le choisir comme légataire universel, avait été déposé chez Rébénacq où il était resté plusieurs années; puis, un jour, ce dépôt avait été repris pour de bonnes raisons aussi, sans aucun doute, car on ne retire pas son testament à un notaire en qui l'on a confiance--et Gaston avait pleine confiance en Rébénacq--pour rien ou pour le plaisir de le relire.
S'il était logique de supposer que les bonnes raisons qui avaient dicté le choix du onze novembre s'appuyaient sur la conviction où se trouvait Gaston à ce moment que le capitaine était son fils, n'était-il pas tout aussi logique d'admettre que celles, non moins bonnes, qui, plusieurs années après, avaient fait reprendre ce testament reposaient sur des doutes graves relatifs à cette paternité?
Dans la lucidité de l'insomnie, tout ce que lui avait dit Rébénacq le jour de l'enterrement et, plus tard, toutes les paroles qui s'étaient échangées pendant l'inventaire entre le notaire, le juge de paix et le greffier, lui revinrent avec netteté et précision pour prouver l'existence de ces doutes et démontrer que le testament avait été repris pour être détruit.
N'étaient-ils pas significatifs, ces chagrins qui avaient attristé les dernières années de Gaston? et son inquiétude, sa méfiance, constatées par Rébénacq, ne l'étaient-elles pas aussi? pour le notaire il n'y avait pas eu hésitation: chagrins et inquiétudes qui, selon ses expressions mêmes, «avaient empoisonné la fin de sa vie», provenaient des doutes qui portaient sur la question de savoir s'il était ou n'était pas le père du capitaine. Si pour presque tout le monde sa paternité était certaine, pour lui elle ne l'était pas, puisque ses doutes l'avaient empêché de reconnaître celui qu'on lui donnait pour fils et que lui-même n'acceptait pas comme tel.
(A suivre.)
Hector Malot.