LETTRES
DE
MME DE SÉVIGNÉ.
PARIS,
TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE JACOB, 56
PRÉCÉDÉES D'UNE NOTICE SUR SA VIE
ET DU TRAITÉ SUR LE STYLE ÉPISTOLAIRE
DE MADAME DE SÉVIGNÉ,
PAR M. SUARD,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
PARIS,
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRERES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT,
RUE JACOB, 56.
1846.
Il existe plusieurs recueils contenant un choix des lettres de madame de Sévigné. Le plus remarquable est celui que madame Tastu a publié en 1841. Celui que nous donnons, contiendra 101 lettres de plus que ce recueil fait avec le goût qu'on devait attendre de madame Tastu. Ces lettres, qui ne se trouvent point dans son édition, sont extraites, soit du choix donné par M. de Monmerqué[1], soit du choix moral, publié en 1824[2], soit enfin du recueil complet de ses lettres, publiées par M. de Monmerqué, à qui nous devons la meilleure édition du texte et dont les notes si instructives sont le résultat d'une immense lecture.
Parmi les additions que nous avons faites, on remarquera, dès le commencement, vingt lettres relatives au procès de Fouquet; elles offrent un vif intérêt, et elles sont aussi remarquables par le style que par le sujet qu'elles traitent.
Nous pouvons affirmer que quiconque lira avec soin ce recueil, connaîtra tout ce que la correspondance de madame de Sévigné offre de plus saillant en ce qui concerne ses affections maternelles, et de plus instructif, sous le rapport des mœurs et de l'histoire du temps. Mais il y aura toujours avantage et plaisir à lire en entier cette vaste correspondance, que chacun cependant trouve encore trop courte, tant l'intérêt et le naturel du style en font oublier l'étendue au lecteur, charmé de se trouver initié à ce que l'âme et l'esprit de madame de Sévigné ont de plus intime, et à tous les secrets détails de cette époque, qui sera toujours le grand siècle de la France.
Entre tous les ouvrages qui ont été écrits sur madame de Sévigné et sur son siècle, il n'en est aucun dont la lecture soit plus agréable et qui représente mieux l'état de la société à cette époque que celui que vient de publier M. Walckenaer, secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Au charme du style se joint l'intérêt, qui est souvent dramatique, comme, par exemple, lorsque l'auteur nous raconte l'enlèvement de madame de Miramion par Bussy Rabutin, ou, lorsqu'il nous fait assister à la lecture d'une pièce de Corneille, à l'hôtel de Rambouillet, en présence de madame de Sévigné, etc., etc. Nulle part on ne saurait trouver un exposé plus clair et plus précis de la Fronde. Enfin, ce qui ajoute un grand prix, même aux moindres détails, c'est qu'il n'en est aucun qui ne soit justifié par des preuves authentiques, où l'on retrouve l'érudition la plus étendue, qui sait se cacher dans les notes et qui atteste l'exactitude scrupuleuse de l'historien.
A. F.-D.
Sévigné (Marie de Rabutin-Chantal, marquise de), naquit en 1626, en Bourgogne, au château de Bourbilly, de Celse-Bénigne de Rabutin, baron de Chantal, et de Marie de Coulanges, fille de Philippe de Coulanges, conseiller d'État. La première de ces deux familles était d'une noblesse bien plus ancienne que la seconde: d'après une charte retrouvée par Bussy, l'origine des Rabutins remontait au XIe siècle. Marie de Rabutin était encore au berceau lorsqu'elle perdit son père; le baron de Chantal fut tué en 1627, en combattant sous les ordres du marquis de Toiras, pour repousser les Anglais de l'île de Ré. Sa veuve ne lui survécut que cinq ans. Restée orpheline à l'âge de six ans, Marie de Rabutin fut placée sous la tutèle de son aïeul maternel jusqu'à l'année 1636, où elle le perdit. Elle demeura depuis sous la surveillance de l'abbé de Coulanges, son oncle. C'est lui qu'elle désigne dans ses lettres sous le nom de Bien bon, et pour lequel elle témoigne si souvent, avec cet accent de sensibilité qui lui appartient, une reconnaissance toute filiale. Son enfance et sa jeunesse furent entourées, en effet, de soins tout paternels. Rien ne fut négligé pour qu'elle reçût autant d'instruction qu'il était permis alors aux femmes d'en avoir: et on leur permettait, on leur demandait même d'en avoir beaucoup. Ménage, qu'on lui donna pour précepteur, lui apprit le latin, l'italien, l'espagnol; le savant Chapelain contribua aussi à l'instruire. Aux sérieuses leçons de ces deux maîtres succédèrent celles d'une cour élégante et polie, qui commençait à servir de modèle à l'Europe pour la grâce des manières et la délicatesse de l'esprit. C'était la cour d'Anne d'Autriche, où elle passa les plus belles années de sa jeunesse.
Elle se maria jeune encore en 1644: elle n'avait pas atteint sa dix-huitième année. Le marquis de Sévigné, qu'elle épousa, était un II fort noble seigneur, mais n'avait aucune des qualités qui peuvent rendre une femme heureuse. Prodigue, et passionné pour le plaisir, il dissipa une bonne partie de son bien, et délaissa sa femme pour des maîtresses. Il était d'autant plus difficile de lui pardonner ses infidélités et ses désordres, qu'il joignait à son goût pour la dissipation une humeur brusque et un caractère rude et difficile. Cependant non-seulement madame de Sévigné resta sévèrement attachée à ses devoirs d'épouse, mais même l'affection qu'elle avait conçue pour son mari ne put s'éteindre. «Le marquis de Sévigné, dit Conrart dans ses Mémoires, disait quelquefois à sa femme qu'il croyait qu'elle eût été très-agréable pour un autre; mais que pour lui, elle ne pouvait lui plaire. On disait aussi qu'il y avait cette différence entre son mari et elle, qu'il l'estimait et ne l'aimait point, au lieu qu'elle l'aimait et ne l'estimait point. En effet, elle lui témoignait de l'affection: mais, comme elle avait l'esprit vif et délicat, elle ne l'estimait pas beaucoup, et elle avait cela de commun avec la plupart des honnêtes gens; car, bien qu'il eût quelque esprit et qu'il fût assez bien fait de sa personne, on ne s'accommodait point de lui, et il passait presque partout pour fâcheux; de sorte que peu de gens l'ont regretté.» Cette union si mal assortie ne dura que sept années. Le marquis de Sévigné et le chevalier d'Albret courtisaient en même temps madame de Gondran. Cette rivalité amena une rencontre, dans laquelle le premier s'enferra sur l'épée de son adversaire. La blessure était mortelle: il expira peu de temps après le combat, le 5 février 1651. Dans les années 1649 et 1650, le marquis de Sévigné s'était enrôlé parmi les frondeurs. Le cardinal de Retz, son parent, l'avait entraîné sans peine dans une révolte qui donnait carrière à son humeur inquiète et turbulente. Il avait combattu quelque temps pour la Fronde aux côtés du chevalier Renaud de Sévigné, son oncle, qui commandait le fameux régiment de Corinthe, levé par le coadjuteur pour le parlement.
On n'a qu'un très-petit nombre de lettres écrites par madame de Sévigné pendant son mariage et les premières années de son veuvage; mais dans ces quelques lettres, on remarque déjà cette facilité, cette vivacité spirituelle, cette grâce ingénieuse et délicate qui l'ont immortalisée. En 1647, elle écrivait à son cousin, le comte Bussy de Rabutin: «Je vous trouve un plaisant mignon, de ne m'avoir pas écrit depuis deux mois: avez-vous oublié qui je suis, et le rang que je tiens dans la famille? Oh! vraiment, petit cadet, je vous en III ferai bien ressouvenir! si vous me fâchez, je vous réduirai au lambel[3]. Vous savez que je suis sur la fin d'une grossesse, et je ne trouve en vous non plus d'inquiétude de ma santé que si j'étais encore fille. Eh bien, je vous apprends, quand vous en devriez enrager, que je suis accouchée d'un garçon, à qui je vais faire sucer la haine contre vous avec le lait; et que j'en ferai encore bien d'autres, seulement pour vous faire des ennemis. Vous n'avez pas eu l'esprit d'en faire autant: le beau faiseur de filles! etc.» Sans doute les années donneront plus d'étendue et de force à l'esprit de madame de Sévigné, plus de souplesse à son talent: mais on voit que dès cette époque elle écrivait avec une vivacité et une grâce peu communes; et il est étrange que l'abbé de Vauxcelles ait pu dire qu'elle était loin d'écrire dans sa jeunesse aussi bien qu'elle le fit dans la suite.
Elle avait eu de son mari un fils et une fille. Elle renonça au monde tant que dura leur enfance, et se réduisit au commerce de quelques amis. Elle remplit tous ses devoirs de mère avec une tendre sollicitude, qu'éclairait un jugement excellent. Afin d'être tout entière à ses enfants, elle ne voulut point, si jeune qu'elle fût encore, profiter des occasions qui s'offrirent plusieurs fois pour elle de se remarier. Ceux qui eussent voulu se faire agréer d'elle comme amants furent éconduits, aussi bien que les prétendants au titre d'époux. Parmi les premiers, on vit figurer de fort illustres personnages. Turenne se montra quelque temps fort épris de la séduisante veuve; le prince de Conti et le surintendant Fouquet ne négligèrent rien pour toucher son cœur. Bussy écrivait à sa cousine en 1654: «Tenez-vous bien, ma belle cousine! telle dame qui n'est pas intéressée est quelquefois ambitieuse; et qui peut résister aux finances du roi, ne résiste pas toujours aux cousins de Sa Majesté. De la manière dont le prince m'a parlé de son dessein, je vois bien que je suis désigné confident. Je crois que vous ne vous y opposerez pas, sachant, comme vous faites, avec quelle capacité je me suis acquitté de cette charge en d'autres rencontres....... Ce qui m'inquiète, c'est que vous serez un peu embarrassée entre ces deux rivaux; et il me semble déjà vous entendre dire:
Peut-être craindrez-vous de vous attacher au service des princes, et que mon exemple vous en rebutera; peut-être la taille de l'un ne vous plaira-t-elle pas[6]; peut-être aussi, la figure de l'autre[7]: mandez-moi des nouvelles de celui-ci, et les progrès qu'il a faits depuis mon départ; à combien d'acquits patents il a mis votre liberté. La fortune vous fait de belles avances, ma chère cousine; n'en soyez point ingrate. Vous vous amusez après la vertu, comme si c'était une chose solide; et vous méprisez le bien, comme si vous ne pouviez jamais en manquer, etc.» De pareils conseils restaient sans effet sur madame de Sévigné. Assurément sa résistance aux attaques du prince de Conti et aux insinuations de Bussy n'avait point sa source dans l'indifférence d'une nature froide; peu de femmes eurent une sensibilité plus active, une imagination plus vive qu'elle. Mais elle voulait être sage; et la perfection de sa raison lui donnait la force de l'être. D'ailleurs aucun de ceux qui soupiraient pour elle n'offrait l'idéal de tendresse et de bon goût nécessaire pour séduire un cœur aussi délicat, un esprit aussi fin et aussi sensible aux imperfections que le sien. Cet idéal ne se trouvait ni dans l'épais et honnête Turenne, ni dans le médiocre et ambitieux Conti, ni dans l'inconstant Fouquet; encore moins dans le fat chevalier de Méré, et dans le diseur de bons mots M. du Lude, qui furent aussi au nombre des soupirants; encore moins dans le bonhomme Ménage, car lui aussi fut blessé au cœur, et risqua plus d'une fois, malgré sa timidité et sa gaucherie, des déclarations qui étaient repoussées avec de piquantes et inoffensives plaisanteries.
Madame de Sévigné refusait ceux qui sollicitaient ses bonnes grâces, de manière à les décourager sans les fâcher. Elle mettait dans ses refus un tact si délicat, des façons si douces et si aimables, un ascendant si fort de bon sens et de raison, que les amants V rebutés devenaient de sincères et fidèles amis. «Il n'y a guère que vous dans le royaume, lui écrivait Bussy, qui puissiez réduire un amant à se contenter d'amitié: nous n'en voyons presque point qui, d'amant éconduit, ne devienne ennemi; et je suis persuadé qu'il faut qu'une femme ait un mérite extraordinaire pour faire en sorte que le dépit d'un amant maltraité ne le porte pas à rompre avec elle.» Bussy avait raison de conclure ainsi.
Madame de Sévigné reparut dans le monde quand elle crut pouvoir le faire sans que l'éducation de ses enfants en souffrît. Elle se fit placer au premier rang parmi les femmes qui ornaient par leur esprit et leur beauté la société d'alors. Le beau temps de l'hôtel de Rambouillet durait encore. On sait qu'elle fut une des dames les plus admirées du cercle fameux que présidait madame de Montausier. Son esprit gagna encore en légèreté et en délicatesse dans le commerce de cette société ingénieuse: elle s'y raffina, sans s'y gâter. Elle laissa aux femmes d'un goût moins pur, d'un jugement moins solide que le sien, les subtilités, les fadeurs, le purisme affecté. On la compta au nombre des précieuses[8]; mais ce nom était alors synonyme de femme d'esprit. Quand Molière personnifia dans Cathos et Madelon la pruderie, le pédantisme et l'extravagance dont l'hôtel de Rambouillet avait donné les modèles, il eut grand soin de faire une distinction, et d'intituler sa pièce les Précieuses ridicules.
A la suite d'une de ces exhortations par lesquelles le galant et peu scrupuleux Bussy cherchait à ébranler les sages résolutions de sa cousine, on lit cet avertissement: «Nous vous verrons un jour regretter le temps que vous aurez perdu; nous vous verrons repentir d'avoir mal employé votre jeunesse, et d'avoir voulu avec tant de peine acquérir et conserver une réputation qu'un médisant vous peut ôter, et qui dépend plus de la fortune que de votre conduite.» Il est malheureusement trop vrai que la médisance peut quelquefois détruire ou compromettre les réputations les plus légitimes et les plus solidement établies. Si madame de Sévigné n'éprouva pas par elle-même la vérité de cette observation, ce ne fut pas la faute de Bussy; car lui-même se chargea d'être ce médisant dont il cherchait à lui faire peur. En 1658, se trouvant dans un pressant besoin d'argent pour faire la campagne de cette année, il s'adressa à madame de Sévigné pour un prêt de dix mille livres. Le service qu'il demandait fut promis sans VI peine: mais certaines formalités un peu longues, que la prudence de l'abbé de Coulanges jugeait nécessaires, ayant retardé l'envoi de la somme, Bussy se persuada qu'on l'avait joué par une promesse vaine: irascible comme il l'était, il crut à un mauvais procédé. Il avait l'habitude de se venger avec emportement de tous les torts dont il était ou se croyait victime: il inséra dans son Histoire amoureuse des Gaules un portrait satirique de madame de Sévigné, où non-seulement il présentait sous un jour ridicule les qualités de son cœur et de son esprit, mais lui prêtait des défauts et des vices qu'elle n'avait jamais eus. Ainsi, méconnaissant cette vertu si pure à laquelle il avait lui-même rendu hommage, il l'accusait de cacher sous les dehors d'une prude les désordres d'une femme galante. Ce portrait était pis qu'une satire, c'était une noire calomnie. Après avoir couru quelque temps manuscrit, il fut imprimé, avec le livre dont il faisait partie. Le monde fut assez juste pour ne pas se laisser ébranler dans la bonne opinion qu'il avait conçue de madame de Sévigné: mais, quoiqu'elle fût sans effet, une telle attaque venant d'un ami, d'un parent, porta un coup douloureux à une âme aussi noble, à un cœur aussi sensible. Cependant il suffit au coupable de donner, un an après, quelques marques de repentir, pour obtenir un pardon complet. La haine ne pouvait être un sentiment durable chez madame de Sévigné: bonne et indulgente comme elle était, le ressentiment le plus légitime lui pesait; et la première occasion de s'en débarrasser était aussitôt saisie par elle. Elle n'attendit même pas pour pardonner à son cousin, qu'il fût malheureux: leur réconciliation s'était déjà faite, lorsque Bussy, par ses scandaleuses témérités, se fit envoyer à la Bastille.
En 1664, madame de Sévigné fut cruellement éprouvée dans une de ses plus chères affections. Fouquet, qui s'était résigné à l'aimer comme elle le voulait, et non comme il l'eût désiré, et qu'elle comptait au nombre de ses amis les plus dévoués, fut arrêté à Nantes, et condamné, après un long procès, à la prison pour le reste de ses jours. Pendant quelque temps sa vie fut en péril. Plusieurs membres de la commission instituée pour le juger opinaient avec force pour qu'il payât de sa tête les désordres de son administration. Madame de Sévigné suivait avec anxiété les débats qui devaient décider du sort de son ami. Par des lettres écrites coup sur coup, elle tenait M. de Pomponne au courant des diverses phases et des principaux détails du procès. M. de Pomponne avait VII été enveloppé dans la disgrâce du surintendant; il vivait alors dans sa terre, où il subissait une sorte d'exil. Dans toute la correspondance de madame de Sévigné, il est peu de parties qui offrent plus d'émotion et d'éloquence. Tandis qu'elle ne songe qu'à rendre compte de ce qu'elle a vu et de ce qu'elle a senti, elle trace un tableau dramatique et tout vivant de cette grande scène judiciaire; elle écrit un admirable plaidoyer. Ces lettres, où se déploient toute son imagination et tout son cœur, ont été justement regardées comme un trait de courage. Ce journal qu'elle adressait à M. de Pomponne courait risque d'être intercepté avant de parvenir à sa destination. Dans un temps où la persécution s'étendait sur les amis de Fouquet, il eût été dangereux d'être surpris à le plaindre, à l'admirer, et à faire circuler des réflexions sur le noble sang-froid de l'accusé et l'indécent acharnement des juges. Madame de Sévigné était trop fidèle à l'amitié pour s'arrêter devant ces craintes; elle eut le courage de ses alarmes et de sa douleur. Par là, le souvenir de son amitié pour Fouquet a mérité d'être associé à celui du noble dévouement que lui témoignèrent Pellisson et la Fontaine.
Madame de Sévigné se consolait du chagrin que lui causaient les torts des amis ingrats ou les malheurs des amis fidèles, en voyant sa fille, objet de tant de soins et de tant d'amour, croître chaque jour en beauté, en esprit et en grâces. Elle la présenta dans le monde en 1663, et la vit avec orgueil s'attirer les hommages de tout ce qu'il y avait de distingué à la ville et à la cour. Elle-même conservait encore assez de jeunesse pour que le monde, qu'elle enchantait de plus en plus par son esprit, réservât une part d'éloges à sa beauté. La mère et la fille formaient un couple brillant et unique, qui attirait tous les regards. Les seigneurs à la mode, les poëtes de cour, imaginaient pour elles les compliments les plus ingénieux. Benserade composa en leur honneur un de ses plus jolis madrigaux:
La Fontaine, à la même époque, plaça cette dédicace en l'honneur de la plus jolie fille de France[10], au commencement de la fable du Lion amoureux:
Plusieurs seigneurs prétendirent à la main de mademoiselle de IX Sévigné. Le comte de Grignan fut préféré, et l'épousa en 1669. Il n'était plus jeune: âgé de quarante ans, il avait été déjà marié deux fois, et avait eu deux filles de sa première femme. Mais madame de Sévigné le trouvait tel qu'on le pouvait souhaiter, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités. Il était, à cette époque, attaché à la cour; et l'estime dont il y jouissait semblait devoir l'appeler aux plus brillants emplois. Madame de Sévigné se réjouissait d'une alliance qui, en lui faisant attendre pour sa fille une haute fortune, lui laissait l'espérance de la garder auprès d'elle: cette attente fut trompée en partie. M. de Grignan fut appelé à un poste éminent, mais loin de Paris et de la cour. Quinze ou seize mois après son mariage, il alla remplir en Provence les fonctions de gouverneur, et emmena sa femme avec lui.
Madame de Sévigné aimait sa fille avec idolâtrie. Cette séparation creusa dans sa vie un vide profond et douloureux, auquel elle ne put jamais s'accoutumer. Pour le combler, elle eut recours à la grande ressource des âmes tendres contre l'absence: elle écrivit des lettres, et les multiplia, sans jamais se rassasier de cette douceur. Ainsi se forma ce précieux recueil qui devait être lu par la postérité et placé au nombre des plus rares monuments du génie.
Madame de Sévigné nourrit pendant longtemps l'espérance de voir rappeler son gendre à la cour, pour y occuper une place digne de ses services. Ce rappel n'eut pas lieu: elle ne revit sa fille qu'au moyen des voyages qu'elle faisait en Provence, ou des visites, beaucoup trop rares à son gré, qu'elle recevait d'elle à Paris. Madame de Sévigné avait eu de l'ambition, non pour elle, mais pour ses enfants: aussi les vit-elle avec peine rester en chemin. M. de Grignan ne sortit pas de son gouvernement de Provence, X place importante, mais qui, en même temps qu'elle l'obligeait à des dépenses ruineuses, ensevelissait son mérite et celui de sa femme dans une province éloignée. Le marquis de Sévigné, auquel sa mère avait acheté la charge de guidon, puis celle de sous-lieutenant des gendarmes du Dauphin, n'obtint aucun avancement. Il finit par se dégoûter de sa charge, et la vendit. C'était un brave officier, et un homme de beaucoup d'esprit. Ses galanteries, son goût pour le plaisir et la dépense, ne l'empêchaient pas de bien faire son service, mais lui ôtaient l'esprit de suite et l'activité nécessaire pour se pousser par l'intrigue. Il manqua d'habileté, et, comme le disait sa mère, eut beaucoup de guignon. Après avoir vendu sa charge, il se maria avec la fille d'un conseiller au parlement de Bretagne, pourvue d'une assez belle dot, et acheva ses jours dans le repos et dans la dévotion.
Nous ne sommes pas heureux: ces mots reviennent plusieurs fois dans les lettres écrites à Bussy. Vers 1678, madame de Sévigné, qui ne se retira jamais du monde, se retira à peu près de la cour. Elle ne s'y fit plus présenter qu'à de longs intervalles. Elle était lasse d'y figurer sans titre, sans faveurs pour elle ni pour les siens. Il lui aurait fallu plus de frivolité et d'amour-propre qu'elle n'en avait, pour se contenter du rôle qu'y jouait madame de Coulanges[12]. En 1680, elle écrit des Rochers à sa fille: «Mon fils dit[13] qu'on se divertit fort à Fontainebleau. Les comédies de Corneille charment toute la cour. Je mande à mon fils que c'est un grand plaisir d'être obligé d'y être, et d'y avoir un maître, une place, une contenance; que pour moi, si j'en avais eu une, j'aurais fort aimé ce pays-là; que ce n'était que par n'en avoir point que je m'en étais éloignée; que cette espèce de mépris était un chagrin, et que je me vengeais à en médire, comme Montaigne de la jeunesse: que j'admirais qu'il aimât mieux passer son après-dîner, comme je fais, entre mademoiselle XI du Plessis et mademoiselle de Launay, qu'au milieu de tout ce qu'il y a de beau et de bon. Ce que je dis pour moi, ma belle, vraiment je le dis pour vous. Ne croyez pas que si M. de Grignan et vous étiez placés comme vous le méritez, vous ne vous accommodassiez pas fort bien de cette vie; mais la Providence ne veut pas que vous ayez d'autres grandeurs que celles que vous avez. Pour moi, j'ai vu des moments où il ne s'en fallait rien que la fortune ne me mît dans la plus agréable situation du monde; et puis tout d'un coup c'étaient des prisons et des exils.»
Elle veut sans doute parler ici de la mort de Turenne, de l'emprisonnement du cardinal de Retz, de Fouquet, de Bussy, et de l'exil de M. et de Mme de Pomponne. Dans la société d'élite où elle vécut toujours, elle trouva beaucoup d'amis, et même (ce qui fait plus que toute autre chose l'éloge de son caractère) beaucoup d'amis dévoués. Mais elle en eut peu qui fussent en possession d'un grand crédit. Ceux qu'on vient de nommer, et sur la fortune desquels elle avait fondé de légitimes espérances, disparurent de la scène brusquement, et n'eurent pas le temps de faire agir leur bonne volonté pour elle. Du reste, il ne faut pas croire qu'elle ne sut pas supporter ces mécomptes: elle était trop sage pour n'être pas capable de se résigner. A la suite du passage qui vient d'être cité, elle ajoute: «Trouvez-vous que ma fortune ait été fort heureuse? Je ne laisse pas d'en être contente; et si j'ai des moments de murmure, ce n'est point par rapport à moi.» Ce langage était sincère. Sa résignation ne ressemblait point à celle de son cousin: ce n'était point ce masque de tranquillité et de philosophie que l'orgueilleux Bussy prend dans toutes ses lettres, et au travers duquel on voit à plein son dépit d'être annulé par la disgrâce, et sa colère contre le prince qu'il flatte encore du fond de son exil.
Dans les longs intervalles qui s'écoulèrent entre les visites de sa fille ou ses propres voyages en Provence, madame de Sévigné ne vécut point toujours à Paris. Il lui fallait de temps en temps aller passer une saison dans sa terre des Rochers, pour demander des comptes à ses fermiers, ou pour réparer par les économies d'un séjour en Bretagne les dépenses qu'en bonne mère elle s'était imposées pour le prodigue marquis. Alors, du milieu de cette vie de conversations délicates et de fêtes brillantes qu'elle menait à Paris, elle se trouvait tout à coup transportée dans la solitude d'un antique manoir, à peine troublée par les visites de quelques provinciaux XII insipides ou ridicules. Mais, comme on le voit par ses lettres, ces temps d'exil n'avaient rien de rude pour elle. Le plus grand de ses plaisirs, la consolation inépuisable de sa vie, la suivait partout: c'était cette correspondance de tous les jours qu'elle entretenait avec sa fille adorée. D'ailleurs elle avait des amis dont la société ne lui manquait nulle part: c'étaient ses livres chéris, Virgile, Montaigne, Molière; surtout Pascal, qu'elle mettait de moitié à tout ce qui est beau; Arnauld et Nicolle dont le beau langage la séduisait aux opinions de Port-Royal; et le grand Corneille, qui la transportait d'admiration au point de la rendre injuste pour Racine. A ce goût sérieux et passionné pour l'étude, elle joignait une autre ressource non moins sûre contre l'ennui: c'était ce vif amour des beautés de la nature, qu'on a eu raison de remarquer comme un des traits caractéristiques de son génie. Dans le site pittoresque au milieu duquel s'élevait sa demeure, dans les bois séculaires qui l'entouraient, elle trouvait toujours de quoi charmer ses yeux et occuper sa pensée. Elle en parle sans cesse, elle nous les représente sous tous les aspects que leur donnaient les changements des saisons et les diverses heures du jour, avec une admiration naïve et poétique qui surprend, dans cette époque si peu soucieuse des champs et des plaisirs simples qu'ils procurent, si exclusivement éblouie par l'élégance de la vie sociale et le luxe des cours. C'est une surprise analogue à celle qu'on éprouve souvent en lisant la Fontaine, mais plus vive peut-être, parce qu'on s'attendait moins à trouver ce sentiment si vrai, si passionné des grâces négligées ou des magnificences sauvages de la nature, chez la grande dame élevée par le monde et pour le monde, sans cesse mêlée aux plaisirs d'une société exquise, où elle avait une place si brillante, que chez le poëte indépendant et rêveur, habitué à s'inspirer du spectacle des champs et des bois, où d'ailleurs il cherchait ordinairement ses modèles.
Madame de Sévigné, parvenue à la vieillesse, fit en Provence, dans l'année 1694, un voyage qui fut le dernier. La famille des Grignan venait de célébrer sous ses yeux un double mariage, celui de son petit-fils avec la fille d'un fermier général[14], et celui de sa petite-fille, de cette charmante Pauline dont elle avait commencé l'éducation, avec le marquis de Simiane; quand madame XIII de Grignan, dont la santé donnait des craintes depuis plusieurs années, fut atteinte d'une maladie qui pendant quelque temps mit ses jours en péril. Madame de Sévigné, dans cette circonstance, ressentit avec tant de force les émotions d'une mère tendre, et en remplit les devoirs avec tant d'ardeur, que sa santé, jusque-là excellente, en fut gravement altérée. Dans l'instant où madame de Grignan commençait à se rétablir, elle tomba dangereusement malade elle-même: le 10 avril 1696, elle avait cessé de vivre. Le vœu touchant qu'elle avait exprimé plusieurs fois dans ses lettres fut réalisé. On a pu remarquer la lettre qui commence ainsi: «Si j'avais un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et sensible dont j'ai été pénétrée en voyant comme vous souhaitez que ma vie soit composée de plus d'années que la vôtre, vous connaîtriez bien clairement avec quelle vérité et quelle ardeur je souhaite aussi que la Providence ne dérange point l'ordre de la nature, qui m'a fait naître votre mère et venir en ce monde beaucoup devant vous. C'est la règle et la raison, ma fille, que je parte la première; et Dieu, pour qui nos cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que cet ordre s'observe en moi, etc.»
Du vivant même de madame de Sévigné, son talent épistolaire était célèbre à la cour et dans le grand monde. Louis XIV avait lu avec intérêt les lettres d'elle qui s'étaient trouvées dans les cassettes du surintendant Fouquet, et celles que Bussy avait entremêlées dans ses Mémoires. Souvent quand une lettre charmante, comme elle en écrivait tant, avait été lue par le parent ou l'ami auquel elle s'adressait, celui-ci en parlait, la montrait, la prêtait. Elle n'ignorait point ces indiscrétions, et ne s'y opposait pas. Il y avait ainsi des lettres d'elle qui couraient de main en main, et qu'on désignait par un nom tiré de ce qui en faisait le sujet principal ou le trait le plus saillant. Madame de Coulanges lui écrivait en 1673: «Je ne veux pas oublier ce qui m'est arrivé ce matin; on m'a dit: Madame, voilà un laquais de madame de Thianges. J'ai ordonné qu'on le fît entrer. Voici ce qu'il avait à me dire: Madame, c'est de la part de madame de Thianges, qui vous prie de lui envoyer la lettre du cheval de madame de Sévigné, et celle de la prairie[15]. J'ai dit au laquais que je les porterais à sa maîtresse, XIV et je m'en suis défaite. Vos lettres font tout le bruit qu'elles méritent, comme vous voyez; il est certain qu'elles sont délicieuses, et vous êtes comme vos lettres.» Il était difficile que la correspondance de madame de Sévigné, dont plusieurs échantillons avaient eu ainsi dans le grand monde une sorte de publicité de son vivant, demeurât ignorée après sa mort. Ce que la société de son temps avait vu de ses lettres avait fait trop de bruit pour que sa famille ne les conservât pas avec un soin religieux, et pour que le public oubliât quel dépôt avait dû rester entre les mains de ses héritiers et n'en désirât point la publication.
Le premier recueil de lettres de madame de Sévigné parut en 1726, par les soins de l'abbé de Bussy, fils cadet du comte de Bussy, auquel madame de Simiane avait remis des copies d'un assez grand nombre des manuscrits de son aïeule. Cette édition fut reproduite plusieurs fois: elle était encore très-incomplète. En 1754 il en parut une autre, dont l'éditeur fut le chevalier de Perrin, ami de madame de Simiane. La famille de madame de Sévigné n'avait point autorisé l'édition de l'abbé de Bussy: elle donna son autorisation au nouvel éditeur, entre les mains duquel elle remit les originaux de toutes les lettres déjà connues, et de celles qui ne l'étaient pas encore. Mais comme certains passages des premières éditions avaient soulevé beaucoup de plaintes de la part des familles sur lesquelles madame de Sévigné révélait des détails peu honorables, madame de Simiane chargea M. de Perrin d'y faire des modifications et quelques retranchements. Elle voulut en outre qu'il prît soin d'arranger tous les passages d'où l'on pouvait tirer des conjectures fâcheuses sur le caractère de madame de Grignan, sa mère. Ce double vœu fut docilement exécuté. Il est résulté de là que l'édition de 1754, plus complète que les précédentes, et qui, de plus, a sur elles l'avantage d'avoir été dressée d'après les originaux, est cependant moins fidèle. C'est ce que n'ont pas aperçu tous les éditeurs qui se sont succédé depuis 1754 jusqu'en 1806, et qui tous ont reproduit exactement, sauf quelques additions, le travail du chevalier de Perrin. Le mérite de la dernière édition, celle de M. de Monmerqué, est d'offrir un contrôle du travail de M. de Perrin par celui des éditeurs antérieurs, qui ne sont qu'incomplets et rarement infidèles, et une nouvelle révision du texte sur tous les originaux XV qui ont été conservés. M. de Monmerqué a donné ainsi au public un texte véritablement restauré. La collection s'est encore enrichie entre ses mains de quelques lettres jusqu'ici inédites. Mais le service rendu au public par M. de Monmerqué serait plus complet, si au texte réparé par ses soins il avait joint des notes plus instructives, moins sèches, plus nombreuses. Il est vrai qu'un commentaire satisfaisant des lettres de madame de Sévigné, et propre à dissiper toutes les obscurités qui s'y rencontrent, exigerait un immense travail.
Un esprit fin, délicat, pénétrant, enjoué; une raison droite et sûre, souvent profonde; une imagination active, mobile, féconde, qui s'intéresse à tout, qui reproduit avec une vérité et une vivacité singulières de mouvements et de couleurs tous les objets qui l'ont frappée; une sensibilité vive et douce, qui a sa source, non dans la tête, mais dans le cœur; qui s'épanche aisément, abondamment, et dont toutes les émotions se communiquent: tels sont les éléments divers dont se compose le génie de madame de Sévigné. Pour se révéler avec toute leur force et tout leur éclat quand elle tient la plume, ces dons heureux de sa nature n'ont pas besoin que le travail et l'art viennent les élaborer, les combiner, les transformer. Pour être spirituelle, aimable, profonde, entraînante, madame de Sévigné n'a pas besoin de vouloir et de calculer; il lui suffit pour cela de se livrer à ses facultés: elle n'a qu'à être elle-même. Le naturel, l'abandon, l'élan spontané, ces qualités, chez elle, accompagnent toutes les autres, pour en doubler le prix.
De là ce style négligé, naïf, expressif, plein de saillies, pittoresque, hardi, varié, qui dans sa familiarité prend tous les tons et rassemble tous les genres d'éloquence, même l'éloquence sublime.
Sans doute ces lettres reçoivent un grand prix des détails qui s'y trouvent sur tant de personnages et d'événements du grand siècle: elles forment un livre d'histoire rempli de faits curieux ou instructifs: mais cet intérêt historique n'a contribué qu'en second lieu à leur succès. Ce qui fait le charme le plus puissant de ce recueil, c'est la mise en œuvre de tant d'événements grands et petits, par l'esprit et par l'imagination de madame de Sévigné. Ce qui frappe, ce qui séduit, c'est bien moins l'importance ou la nouveauté des faits, que la finesse ou l'élévation du penseur, que le coloris du peintre. A qui en douterait, il n'y aurait qu'à faire lire les lettres qu'elle écrit des Rochers: là, elle est bien loin de la cour, elle XVI ignore toutes les nouvelles: ces lettres ont-elles moins d'agrément? Elle nous attache alors seulement par la nature de ses sentiments et de ses pensées, et par la forme dont elle les revêt; elle nous intéresse aux plus petites choses, par la manière vive dont elle les sent, les conçoit, les exprime.
Madame de Sévigné est naturelle, naïve: mais il faut bien se garder, en lui appliquant ces mots, de les prendre ou de paraître les prendre dans un sens trop absolu. Sa naïveté n'est pas, ne peut pas être l'instinct aveugle d'un talent qui s'ignore lui-même, comme semblent le croire beaucoup de ses admirateurs, qui, en appréciant son génie, n'ont à la bouche que les mots de candeur, ingénuité, abandon, et retournent et commentent ces mots en tant de façons et en leur laissant un sens si étendu, qu'ils font d'elle, en vérité, une sorte de phénomène impossible, une femme d'esprit et de génie de la société de Louis XIV, presque aussi naturelle et aussi spontanée que l'arbre qui donne son fruit[16]. Formée à l'école des anciens par Ménage; élevée dans l'amour intelligent des choses délicates par la cour d'Anne d'Autriche; vivant au milieu d'un monde qui savait le prix du bon goût et le recherchait; habituée, dès sa jeunesse, aux hommages les plus flatteurs[17] sur son esprit et son bien dire, madame de Sévigné ne pouvait répandre dans ses lettres tant de traits charmants ou profonds sans s'en douter, et par une sorte d'inspiration fortuite et aveugle. Sans doute elle ne travaillait point ses lettres: qui oserait l'en accuser[18]? mais XVII croyons que, sans y mettre aucun apprêt, sans se préoccuper de leur succès pour le présent ni pour l'avenir, elle avait conscience et se sentait heureuse d'y verser toutes les saillies, toutes les réflexions fines, tous les mots éloquents que son fertile génie trouvait sans peine; que, sachant très-bien l'admiration dont elles étaient l'objet, elle y souscrivait sans en être fière, sans en concevoir de hautes espérances de gloire, mais non sans en être agréablement flattée. Disons même qu'il est presque impossible qu'en les écrivant, malgré la rapidité avec laquelle courait sa plume, elle ne se plût souvent à exciter encore, par un léger et facile effort, l'enjouement, la finesse, la verve de son esprit, soit pour se divertir par cette épreuve faite en jouant sur elle-même, soit pour mieux satisfaire son obligeant désir d'amuser sa fille ou ses amis, soit même pour s'attirer ces éloges, ces admirations, dont elle ne croyait, au reste, qu'une partie, et dont sans doute elle se fût passée très-aisément. Cette espèce de calcul ingénieux et rapide, qui n'est qu'un léger coup de fouet donné à l'esprit, qu'emporte assez sa propre verve, ne se fait-il pas sentir dans ce passage, qui, nous n'en doutons pas, a été écrit aussi vite que d'autres: «Je ne vois pas, dit-elle à sa fille, un moment où vous soyez à vous; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d'être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur. Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela: vous êtes accablée; moi-même, sur ma petite boule, je n'y suffirais pas. Que fait votre paresse pendant tout ce fracas? elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place; elle vous attend dans quelque moment perdu, pour vous faire au moins souvenir d'elle, et vous dire un mot en passant. Hélas! dit-elle, m'avez-vous oubliée? Songez que je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours; que c'est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais haïr; qui vous ai empêchée de mourir d'ennui, et en Bretagne et dans votre grossesse. Quelquefois votre mère troublait nos plaisirs, mais je savais bien où vous reprendre: présentement XVIII je ne sais plus où j'en suis; les honneurs et les représentations me feront périr, si vous n'avez soin de moi. Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d'amitié, vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan; mais vous passez vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire davantage[19]. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de repos; moi-même, qui les ai toujours tant honorés, je leur suis contraire et ils me le sont: le moyen qu'ils vous laissent le temps de lire de pareilles lanterneries?»
On fait très-bien, toutes les fois qu'on veut se rendre compte de la composition des lettres de madame de Sévigné, d'éloigner toute idée d'artifice et d'ambition littéraire, d'immoler à la gloire de cette femme unique tous les talents épistolaires à la Pline le jeune, et de proclamer le naturel comme étant l'attribut propre et distinctif de son génie. Mais, pour la juger au vrai point de vue, pour mieux saisir les traits de cette délicate physionomie, il faut reconnaître que le naturel se mélange chez elle d'une douce et facile coquetterie. Madame de Sévigné unit fréquemment à une naïveté très-réelle, des raffinements ingénieux, quelquefois même légèrement subtils. Elle est femme ingénue et elle est artiste habile: mais, ce qu'il ne faut pas oublier, son art lui-même est tout de premier mouvement; ses raffinements lui coûtent peu; ils sont improvisés comme le reste. C'est une précieuse pleine de bonhomie, de feu et d'abandon; c'est un bel esprit qui improvise d'après son âme et son cœur, et qui désirant de plaire aux autres, y tient bien plus pour les autres que pour lui-même.
P. JACQUINET.
Qu'est-ce qui caractérise essentiellement le style épistolaire? Il est embarrassant de répondre à cette question. Le style épistolaire est celui qui convient à la personne qui écrit et aux choses qu'elle écrit. Le cardinal d'Ossat ne peut pas écrire comme Ninon; et Cicéron n'écrit pas sur le meurtre de César du même ton dont il raconte le souper qu'il a donné en impromptu à César. On pourrait appliquer le même principe au style de l'histoire, de la fable, etc. Le style de Tacite n'a rien de commun avec celui de Tite-Live, ni le style de la Fontaine avec celui de Phèdre.
A quoi servent ces distinctions de genres et de tons qu'on est parvenu à introduire dans la littérature! On veut tout réduire en classes et en genres; on prend pour le terme de la perfection dans chaque genre le point où s'est arrêté l'écrivain qui a été le plus loin, et l'on semble prescrire pour modèle la manière qu'il a prise. Cet esprit critique, qui distingue particulièrement notre nation, a servi, il est vrai, à répandre un goût plus sain et plus agréable, mais a contribué en même temps à gêner l'essor des talents et à rétrécir la carrière des arts. Heureusement, le génie ne se laisse pas garrotter par ces petites règles que la pédanterie, la médiocrité, la fureur de juger, ont inventées et s'efforcent de maintenir. L'homme de génie est comme Gulliver au milieu des Lilliputiens qui l'enchaînent pendant son sommeil: en se réveillant, il brise sans effort ces liens fragiles que les nains prenaient pour des câbles.
Revenons au style épistolaire. Rien ne se ressemble moins II que le style épistolaire de Cicéron et celui de Pline, que le style de madame de Sévigné et celui de M. de Voltaire. Lequel faut-il imiter? Ni l'un ni l'autre, si l'on veut être quelque chose; car on n'a véritablement un style que lorsqu'on a celui de son caractère propre et de la tournure naturelle de son esprit, modifié par le sentiment qu'on éprouve en écrivant.
Les lettres n'ont pour objet que de communiquer ses pensées et ses sentiments à des personnes absentes: elles sont dictées par l'amitié, la confiance, la politesse. C'est une conversation par écrit: aussi le ton des lettres ne doit différer de celui de la conversation ordinaire que par un peu plus de choix dans les objets et de correction dans le style. La rapidité de la parole fait passer une infinité de négligences que l'esprit a le temps de rejeter lorsqu'on écrit, même avec rapidité; et d'ailleurs l'homme qui lit n'est pas aussi indulgent que celui qui écoute.
Le naturel et l'aisance forment donc le caractère essentiel du style épistolaire; la recherche d'esprit, d'élégance ou de correction y est insupportable.
La philosophie, la politique, les arts, les anecdotes et les bons mots, tout peut entrer dans les lettres, mais avec l'air d'abandon, d'aisance et de premier mouvement, qui caractérise la conversation des gens d'esprit.
Quel est celui qui écrit le mieux? Celui qui a plus de mobilité dans l'imagination, plus de prestesse, de gaieté et d'originalité dans l'esprit, plus de facilité et de goût dans la manière de s'exprimer.
Mais pourquoi l'homme le plus spirituel, le plus animé et le plus gai dans la conversation est-il souvent froid, sec et commun dans ses lettres? C'est qu'il y a des hommes que la société excite, et d'autres qu'elle déconcerte. Le mouvement de la société est une espèce d'ivresse qui donne à l'esprit des uns plus de ressort et d'activité, qui trouble et engourdit l'esprit des autres. Les premiers restent froids lorsqu'ils sont dans leur cabinet, la plume à la main; ceux-ci y retrouvent l'exercice plus libre de toutes leurs facultés.
On conçoit aisément que les femmes qui ont de l'esprit, et un esprit cultivé, doivent mieux écrire les lettres que les hommes même qui écrivent le mieux. La nature leur a donné une imagination plus mobile, une organisation plus délicate! leur esprit, moins cultivé par la réflexion, a plus de vivacité et de premier mouvement; il est plus primesautier, comme dit Montaigne: renfermées dans l'intérieur de la société, et moins distraites par les affaires et par l'étude, elles mettent plus d'attention à observer les caractères et les manières; elles prennent plus d'intérêt à tous les petits événements qui occupent ou amusent ce qu'on appelle le monde. Leur sensibilité est plus prompte, plus vive, et se porte sur un plus grand nombre d'objets. Elles ont naturellement plus de facilité à s'exprimer; la réserve même que leur prescrivent l'éducation et les mœurs sert à aiguiser leur esprit, et leur inspire sur certains objets des tournures plus fines et plus délicates; enfin, leurs pensées participent moins de la réflexion, leurs opinions tiennent plus à leurs sentiments, et leur esprit est toujours modifié par l'impression du moment: de là cette souplesse et cette variété de tons qu'on remarque si communément dans leurs lettres; cette facilité de passer d'un objet à d'autres très-divers, sans effort et par des transitions inattendues, mais naturelles; ces expressions et ces associations de mots, neuves et piquantes sans être recherchées; ces vues fines et souvent profondes, qui ont l'air de l'inspiration; enfin ces négligences heureuses, plus aimables que l'exactitude. Les hommes d'esprit, et plus habitués à penser et à écrire, mettent tout naturellement et comme malgré eux, dans leurs idées, une méthode qui y donne trop l'air de la réflexion; et dans leur style, une correction incompatible avec cette grâce négligée et abandonnée qu'on aime dans les lettres des femmes.
D'ordinaire, a dit, je crois, Voltaire, les savants écrivent mal les lettres familières, comme les danseurs font mal la révérence.
Les lettres de Balzac et de Voiture, qui ont eu tant de succès dans le siècle dernier, sont oubliées aujourd'hui, parce IV que l'amour du bel esprit est moins vif, le goût plus formé, et l'art d'écrire mieux connu. Il est resté de ce siècle immortel des lettres de deux femmes, qui vivront autant que notre langue: tout le monde a lu les lettres de madame de Maintenon, et l'on ne peut se lasser de relire celles de madame de Sévigné. Mais quelle différence entre ces deux femmes célèbres! Les lettres de la première sont pleines d'esprit et de raison: le style en est élégant et naturel; mais le ton en est sérieux et uniforme. Quelle grâce, au contraire, quelle variété, quelle vivacité dans celles de madame de Sévigné!
Ce qui la distingue particulièrement, c'est cette sensibilité momentanée qui s'émeut de tout, se répand sur tout, reçoit avec une rapidité extrême différents genres d'impressions. Son imagination est une glace pure et brillante où tous les objets vont se peindre, mais qui les réfléchit avec un éclat qu'ils n'ont pas naturellement. Cette mobilité d'âme est ce qui fait le talent des poëtes, surtout des poëtes dramatiques, qui sont obligés de revêtir presque en même temps des caractères très-divers, et de se pénétrer des sentiments les plus opposés, lorsqu'ils ont à faire parler dans la même scène l'homme passionné et l'homme tranquille, l'homme vertueux et le scélérat, Néron et Burrhus, Mahomet et Zopire, etc.
On a dit que madame de Sévigné était une caillette: cela peut être, si l'on entend simplement par caillette une femme sans cesse occupée de tous les mouvements de la société, de tous les mots qui échappent, de tous les événements qui s'y succèdent; qui saisit tous les ridicules, recueille toutes les médisances; qui conte avec la même vivacité une sottise plaisante et la mort d'un grand homme, le succès d'un sermon et le gain d'une bataille. Mais comment peut-on donner le nom de caillette à une femme du meilleur ton, très-instruite, pleine d'esprit, de grâces, de gaieté et d'imagination, admirée et recherchée des hommes les plus distingués du siècle de Louis XIV?
Le mérite de son style est bien difficile à sentir pour un étranger: il tient au progrès qu'a fait la société en France, où elle a créé un langage qui n'est bien connu que des personnes V qui ont vécu quelque temps dans la bonne compagnie. Les finesses de ce langage consistent particulièrement dans un grand nombre de termes qui, étant un peu détournés de leur sens primitif, expriment des idées accessoires dont les nuances se sentent plutôt qu'elles ne se définissent. Il y a une infinité d'expressions et de tournures qui reviennent sans cesse dans nos conversations, et qui n'ont point d'équivalent dans les autres langues. Les mots sentiment et galanterie, qui expriment des idées bien distinctes pour un Français, ne peuvent se traduire ni en latin, ni en italien, ni en anglais. Il faut qu'un étranger soit fort avancé dans la connaissance de notre langue pour être en état de sentir le charme des lettres de madame de Sévigné et celui des fables de la Fontaine.
Le comte de la Rivière, parent de madame de Sévigné, et de qui on a un recueil de lettres en deux volumes, dit quelque part: Quand on a lu une lettre de madame de Sévigné, on sent quelque peine, parce qu'on en a une de moins à lire. Ce mot vaut mieux que le reste du recueil.
Ce qui ajoute un grand prix aux lettres de madame de Sévigné, c'est une foule de traits qui nous peignent cette cour brillante de Louis XIV. On aime à se trouver, pour ainsi dire, en société avec les plus grands personnages de ce beau règne, qui, malgré les censures d'une philosophie sèche et sévère, a toujours un éclat et un air de grandeur qui attache et qui impose. Je ne crois pas que notre siècle ait jamais le même attrait pour nos descendants. Ce qui me dégoûte de l'histoire, disait une femme de beaucoup d'esprit, c'est de penser que ce que je vois aujourd'hui sera de l'histoire un jour[20]. Ce mot est spirituel, mais ne doit pas être pris à la lettre. L'histoire des intrigues du Vatican ne doit pas nous dégoûter de celle de la république romaine.
M. de Voltaire n'a pas rendu justice à madame de Sévigné, dans sa notice des écrivains du siècle de Louis XIV. «C'est dommage, dit-il, qu'elle manque absolument de goût, qu'elle ne sache pas rendre justice à Racine, qu'elle égale l'oraison VI funèbre prononcée par Mascaron au grand chef-d'œuvre de Fléchier.» Il est vrai qu'elle a écrit qu'on se dégoûterait de Racine comme du café, et en cela elle a fait une double méprise; mais il ne faut pas toujours attribuer à un défaut de goût une faute de goût. Les gens d'esprit se trompent tous les jours dans les jugements qu'ils portent de leurs contemporains: c'est que ce n'est pas le goût seul qui juge: les préventions personnelles, les affections, les rivalités, l'opinion publique, séduisent et égarent les meilleurs esprits. Madame de Sévigné avait vu naître les chefs-d'œuvre de Corneille: élevée dans l'admiration de ce grand homme, son enthousiasme était bien légitime, mais, comme tout enthousiasme, il était un peu exclusif. Lorsque Racine vint apporter sur le théâtre des mœurs plus faibles, un ton moins élevé, une grandeur moins apparente, elle crut qu'il avait dégradé le caractère de la tragédie, parce qu'elle comparait Racine à Corneille, et qu'elle ne pouvait juger de la perfection d'une tragédie que d'après celles de Corneille: Pardonnons-lui, disait-elle, de méchants vers en faveur des sublimes et divines beautés qui nous transportent: ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi. En se trompant ainsi, on voit que son erreur était sans prévention et sans humeur. Il faut bien se garder de la mettre au rang des Nevers, des Deshoulières, de cette cabale acharnée qui persécutait Racine en protégeant Pradon. Voyez avec quelle aimable sensibilité elle parle d'une représentation d'Esther à Saint-Cyr: «Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce. C'est un rapport de la musique, des vers, des chants et des personnes, si parfait qu'on n'y souhaite rien. On est attentif, et l'on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce. Tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant. Cette fidélité à l'histoire sainte donne du respect: tous les chants convenables aux paroles sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans larmes. La mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce est celle du goût et de l'attention.»
Quant à la comparaison de Mascaron avec Fléchier, M. de Voltaire s'est bien trompé.
L'oraison funèbre de Mascaron parut la première, et madame de Sévigné la trouva belle; mais lorsqu'elle vit celle de Fléchier, elle n'hésita pas à lui donner la préférence. Lors même qu'elle se trompe, on trouve dans ses jugements et dans ses opinions toujours de la bonne foi, et jamais de suffisance.
Il me semble que ceux même qui aiment le plus cette femme extraordinaire ne sentent pas encore assez toute la supériorité de son esprit. Je lui trouve tous les genres d'esprit: raisonneuse ou frivole, plaisante ou sublime, elle prend tous les tons avec une facilité inconcevable. Je ne puis pas me refuser au désir de justifier mon admiration par la citation des traits les plus piquants qui se présenteront à ma mémoire ou à mes yeux, en parcourant ses lettres au hasard.
C'est surtout dans les récits et les tableaux où la grâce, la souplesse et la vivacité de son esprit brillent avec le plus d'éclat. Il n'y a rien peut-être à comparer à ce conte de l'archevêque de Reims, le Tellier: «L'archevêque de Reims revenait fort vite de Saint-Germain, c'était comme un tourbillon; s'il se croit grand seigneur, ses gens le croient encore plus que lui. Il passait au travers de Nanterre, tra, tra, tra: ils rencontrent un homme à cheval: Gare! gare! Ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne le veut pas, et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse fut versé et renversé: en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués, se relèvent miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient, et courent encore, pendant que les laquais et le cocher de l'archevêque même se mettent à crier: Arrête, arrête ce coquin! qu'on lui donne cent coups!
«L'archevêque, en racontant ceci disait: Si j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.»
Voici un tableau d'un autre genre: «Madame de Brissac avait aujourd'hui la colique; elle était au lit, belle et coiffée à coiffer tout le monde: je voudrais que vous eussiez vu ce qu'elle faisait de ses douleurs, et l'usage qu'elle faisait de ses yeux, et des cris et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture, et la compassion qu'elle voulait qu'on eût. Chamarrée de tendresse et d'admiration, j'admirais cette pièce et la trouvais si belle, que mon attention a dû paraître un saisissement, dont je crois qu'on me saura fort bon gré; et songez que c'était pour l'abbé Bayard, Saint-Hérem, Montjeu et Planci, que la scène était ouverte.»
Écoutez-la à présent annoncer la mort subite de M. de Louvois; voyez comme son ton s'élève sans se guinder. «Il n'est donc plus, ce ministre puissant et superbe, dont le moi occupait tant d'espace, était le centre de tant de choses! Que d'intérêts à démêler, d'intrigues à suivre, de négociations à terminer!... O mon Dieu! encore quelque temps: je voudrais humilier le duc de Savoie, écraser le prince d'Orange: encore un moment!... Non, vous n'aurez pas un moment, un seul moment.» Ce dernier mouvement n'est-il pas digne de Bossuet? Il me semble qu'on n'est pas plus sublime avec plus de simplicité.
Lorsque le prince de Longueville fut tué au passage du Rhin, on ne savait comment l'apprendre à la duchesse de Longueville, sa mère, qui l'idolâtrait. Il fallait pourtant lui annoncer qu'il y avait eu une affaire: Comment se porte mon frère, dit-elle? Sa pensée n'osa pas aller plus loin, ajoute madame de Sévigné. Ce trait n'est-il pas admirable? Le tableau qu'elle fait ensuite de la douleur de cette mère tendre fait frissonner.
«Cette liberté que prend la mort d'interrompre la fortune doit consoler de n'être pas au nombre des heureux; on en trouve la mort moins amère.» Les lettres de madame de Sévigné sont semées de réflexions semblables, d'une vérité frappante, exprimées d'une manière énergique, fine, originale, et entremêlées souvent de traits plaisants et curieux.
Elle dit quelque part, en parlant d'une vieille femme de sa IX connaissance qui venait de mourir: «Quand elle fut près de mourir l'année passée, je disais, en voyant sa triste convalescence et sa décrépitude: Mon Dieu! elle mourra deux fois bien près l'une de l'autre. Ne disais-je pas vrai? Un jour Patris étant revenu d'une grande maladie à quatre-vingts ans, et ses amis s'en réjouissant avec lui et le conjurant de se lever: Hélas! leur dit-il, est-ce la peine de se rhabiller?»
«Il n'y a qu'à laisser faire l'esprit humain, dit-elle ailleurs, il saura bien trouver ses petites consolations: c'est sa fantaisie d'être content.»
«Les longues maladies usent la douleur, et les longues espérances usent la joie.»
«On n'a jamais pris longtemps l'ombre pour le corps: il faut être, si l'on veut paraître. Le monde n'a point de longues injustices.»
Elle montre partout un grand penchant à la dévotion et une grande tiédeur sur la pratique. «Mon Dieu, qu'il est heureux (dit-elle du fameux cardinal de Retz)! que j'envierais quelquefois son épouvantable tranquillité sur tous les devoirs de la vie! On se ruine quand on veut s'acquitter.»
Sa dévotion est douce et humaine. «Nous parlons quelquefois de l'opinion d'Origène et de la nôtre: nous avons de la peine à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que la soumission ne vienne au secours.»
Combien de réflexions touchantes sur le temps, la vieillesse, et la mort!
«La mort me paraît si terrible, que je hais plus la vie parce qu'elle y mène, que par les épines qui s'y rencontrent.»
«Je trouve les conditions de la vie assez dures: il me semble que j'ai été traînée malgré moi à ce point fatal où il faut souffrir la vieillesse: je la vois, m'y voilà, et je voudrais bien au moins ménager de n'aller pas plus loin, de ne point avancer dans ce chemin des infirmités, des douleurs, des pertes de mémoire, des défigurements, qui sont près de m'outrager. Mais j'entends une voix qui dit: Il faut marcher malgré vous; ou bien, si vous ne le voulez pas, il faut mourir; X ce qui est une autre extrémité où la nature répugne.»
«Je regardais une pendule, et prenais plaisir à penser: voilà comme on est quand on souhaite que cette aiguille marche: cependant elle tourne sans qu'on la voie, et tout arrive à la fin.»
Il lui échappe quelquefois des expressions hardies qu'on pourrait trouver maniérées en les considérant isolées, mais qui, vues à leur place, paraissent très-naturelles: c'est, il est vrai, le naturel d'une femme dont l'imagination est très-vive et l'esprit très-orné. «Je ne connais plus les plaisirs, dit-elle quelque part; j'ai beau frapper du pied, rien ne sort qu'une vie triste et uniforme.» On voit qu'elle venait de lire dans Plutarque le mot de Pompée, qui se vantait qu'en quelque endroit de l'Italie qu'il frappât du pied, il en sortirait des légions prêtes à obéir à ses ordres.
Pour faire entendre que le crédit d'un ministre diminue, madame de Sévigné dit que son étoile pâlit. Cette figure n'est-elle pas heureuse et brillante, sans aucune affectation?
Son style n'est presque jamais simple, mais il est toujours naturel; et ce naturel se fait surtout sentir par une négligence abandonnée qui plaît, et par une rapidité qui entraîne. On sent partout ce qu'elle dit quelque part: J'écrirais jusqu'à demain; mes pensées, ma plume, mon encre, tout vole.
Veut-elle quelquefois raconter un trait, une plaisanterie d'une gaieté un peu libre pour une femme? quelle adresse dans la tournure! quelle mesure dans l'expression! Elle fait tout entendre sans rien prononcer. On peut se rappeler un mot de ce genre sur la Brinvilliers.
Ce qui brille par-dessus tout dans les lettres de madame de Sévigné, c'est ce fonds inépuisable de tendresse pour sa fille, dont les expressions se varient sous mille formes diverses, toujours sensibles, toujours intéressantes; mais ce sont les traits les moins propres à être cités, parce que ce ne sont ordinairement que des expressions et des tournures très-simples, qui ne peuvent guère se détacher des circonstances ou des idées accessoires qui les environnent. Quelquefois cependant XI son sentiment s'embellit par la pensée et par l'imagination.
Sa tendresse pour sa fille emprunte souvent des tournures très-ingénieuses sans cesser d'être naturelles. «Savez-vous ce que je fais de ma lunette? écrit-elle à madame de Grignan. Je ne cesse de la tourner du côté dont elle éloigne; les importuns qui m'environnent disparaissent, et je peux ne penser qu'à vous.»
«Je regrette, dit-elle dans un autre endroit, ce que je passe de ma vie sans vous, et j'en précipite les restes pour vous retrouver, comme si j'avais bien du temps à perdre.» Elle répète plusieurs fois cette idée: «Je suis bien aise que le temps coure et m'entraîne avec lui, pour me redonner à vous.» Et dans un autre endroit: «Je suis si désolée de me retrouver toute seule, que, contre mon ordinaire, je souhaite que le temps galope, et pour me rapprocher celui de vous revoir, et pour m'effacer un peu ces impressions trop vives.... Est-ce donc cette pensée si continuelle qui vous fait dire qu'il n'y a point d'absence? J'avoue que, par ce côté, il n'y en a point. Mais comment appelez-vous ce que l'on sent quand la présence est si chère? Il faut, de nécessité, que le contraire soit bien amer.
«Mon cœur est en repos quand il est près de vous; c'est son état naturel, le seul qui peut lui plaire....
«Il me semble, en vous perdant, qu'on m'a dépouillée de tout ce que j'avais d'aimable.... Je serais honteuse, si, depuis huit jours, j'avais fait autre chose que pleurer.... Je ne sais où me sauver de vous, dit-elle ailleurs à sa fille.»
Elle écrit au président de Moulceau: «J'ai été reçue à bras ouverts de madame de Grignan, avec tant de joie, de tendresse et de reconnaissance, qu'il me semblait que je n'étais pas venue encore assez tôt ni d'assez loin.»
Je sens quelque peine à remarquer les défauts d'une femme si aimable et si rare, mais il faut le dire pour l'honneur de la vérité: madame de Sévigné, avec tant d'esprit et un si bon esprit, avait aussi les sottises de son siècle et de son rang. Elle était glorieuse de sa naissance jusqu'à la puérilité. On la voit XII se pâmer d'admiration sur la généalogie de la maison de Rabutin, que le comte de Bussy se proposait d'écrire; elle croit que toute l'Europe va s'intéresser à cette belle histoire.
Elle était enivrée, comme presque tout son siècle, de la grandeur de Louis XIV. Ce prince lui parla un jour, après la représentation d'Esther, à Saint-Cyr: sa vanité se montre et se répand, à cette occasion, avec une joie d'enfant. Le passage est curieux. «Le roi s'adressa à moi, et me dit: Madame, je suis assuré que vous avez été contente. Moi, sans m'étonner, je répondis: Sire, je suis charmée; ce que je sens est au-dessus des paroles. Le roi me dit: Racine a bien de l'esprit. Je lui dis: Sire, il en a beaucoup, mais en vérité ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi; elles entrent dans le sujet comme si elles n'avaient jamais fait autre chose. Ah! pour cela, reprit-il, il est vrai. Et puis Sa Majesté s'en alla, et me laissa l'objet de l'envie. Monsieur et madame la princesse me vinrent dire un mot; madame de Maintenon, un éclair: je répondis à tout, car j'étais en fortune.»
C'est dans ces endroits que la femme d'esprit est éclipsée un moment par la caillette. On sait qu'un jour Louis XIV dansa un menuet avec madame de Sévigné. Après le menuet, elle se trouva près de son cousin le comte de Bussy, à qui elle dit: Il faut avouer que nous avons un grand roi! Oui, sans doute, ma cousine, répondit Bussy; ce qu'il vient de faire est vraiment héroïque! Il faut avouer que de toutes les sottises humaines, il n'y en a point de plus sottes que celles de la vanité.
Tous ceux qui se mêlent de peindre les belles se tuent de les embellir pour leur plaire, et n'oseraient leur dire un seul mot de leurs défauts. Pour moi, Madame, grâce au privilége d'inconnu dont je jouis auprès de vous, je m'en vais vous peindre tout hardiment, et vous dire vos vérités bien à mon aise, sans crainte de m'attirer votre colère. Je suis au désespoir de n'en avoir que d'agréables à vous conter; car ce me serait un grand plaisir si, après vous avoir reproché mille défauts, je me voyais cet hiver aussi bien reçu de vous que mille gens qui n'ont fait toute leur vie que vous importuner de louanges. Je ne veux point vous en accabler, ni m'amuser à vous dire que votre taille est admirable, que votre teint a une beauté et une fleur qui assurent que vous n'avez que vingt ans; que votre bouche, vos dents et vos cheveux sont incomparables. Je ne veux point vous dire toutes ces choses, votre miroir vous le dit assez: mais comme vous ne vous amusez pas à lui parler, il ne peut vous dire combien vous êtes aimable quand vous parlez; et c'est ce que je veux vous apprendre. Sachez donc, Madame, si par hasard vous ne le savez pas, que votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a point sur la terre d'aussi charmante, lorsque vous êtes animée dans une conversation d'où la contrainte est bannie. Tout ce que vous dites a un tel charme et vous sied si bien, que vos paroles attirent les ris et les grâces autour de vous; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux; et que, quand on vous écoute, on ne voit plus qu'il manque quelque chose à la régularité de vos traits, et l'on vous cède la beauté du monde la plus achevée. Vous pouvez juger que si je vous suis inconnu, 38 vous ne m'êtes pas inconnue; et qu'il faut que j'aie eu plus d'une fois l'honneur de vous voir et de vous entendre, pour avoir démêlé ce qui fait en vous cet agrément dont tout le monde est surpris. Mais je veux encore vous faire voir, Madame, que je ne connais pas moins les qualités solides qui sont en vous, que je fais les agréables dont on est touché. Votre âme est grande, noble, propre à dispenser des trésors, et incapable de s'abaisser aux soins d'en amasser. Vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition, et vous ne l'êtes pas moins aux plaisirs: vous paraissez née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour vous; votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté, lorsqu'ils vous environnent. Enfin la joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit. Vous êtes naturellement tendre et passionnée; mais, à la honte de notre sexe, cette tendresse vous a été inutile, et vous l'avez renfermée dans le vôtre, en la donnant à madame de la Fayette. Ah! Madame, s'il y avait quelqu'un au monde d'assez heureux pour que vous ne l'eussiez pas trouvé indigne du trésor dont elle jouit, et qu'il n'eût pas tout mis en usage pour le posséder, il mériterait de souffrir seul toutes les disgrâces à quoi l'amour peut soumettre tous ceux qui vivent sous son empire. Quel bonheur d'être le maître d'un cœur comme le vôtre, dont les sentiments fussent expliqués par cet esprit galant que les dieux vous ont donné! Votre cœur, Madame, est sans doute un bien qui ne peut se mériter; jamais il n'y en eut un si généreux, si bien fait et si fidèle. Il y a des gens qui vous soupçonnent de ne pas le montrer toujours tel qu'il est; mais au contraire vous êtes si accoutumée à n'y rien sentir qui ne vous soit honorable, que même vous y laissez voir quelquefois ce que la prudence vous obligerait de cacher. Vous êtes la plus civile et la plus obligeante personne qui ait jamais été; et, par un air libre et doux qui est dans toutes vos actions, les plus simples compliments de bienséance paraissent en votre bouche des protestations d'amitié; et tous les gens qui sortent d'auprès de vous s'en vont persuadés de votre estime et de votre bienveillance, sans qu'ils puissent se dire à eux-mêmes quelle marque vous leur avez donnée de l'une et de l'autre. Enfin, vous avez reçu des grâces du ciel qui n'ont jamais été données qu'à vous; et le monde vous est obligé de lui être venue montrer mille agréables qualités qui jusqu'ici lui avaient été inconnues. Je ne veux point m'embarquer à vous les dépeindre 39 toutes, car je romprais le dessein que j'ai fait de ne pas vous accabler de louanges; et, de plus, Madame, pour vous en donner qui fussent
Marie de Rabutin, fille de Celse-Bénigne de Rabutin, baron de Chantal, et de Marie de Coulanges, naquit toute pleine de grâces: ce fut un grand parti pour le bien; mais pour le mérite, elle ne se pouvait dignement assortir. Elle épousa Henri de Sévigné, d'une bonne et ancienne maison de Bretagne; et quoiqu'il eût de l'esprit, tous les agréments de Marie ne le purent retenir; il aima partout, et n'aima jamais rien de si aimable que sa femme. Cependant elle n'aima que lui, bien que mille honnêtes gens eussent fait des tentatives auprès d'elle. Sévigné fut tué en duel, elle étant encore fort jeune. Cette perte la toucha vivement: ce ne fut pourtant pas, à mon avis, ce qui l'empêcha de se remarier, mais seulement sa tendresse pour un fils et pour une fille que son mari lui avait laissés, et quelque légère appréhension de trouver encore un ingrat. Par sa bonne conduite (je n'entends pas parler ici de ses mœurs[23], je veux dire par sa bonne administration), elle augmenta son bien, ne laissant pas de faire la dépense d'une personne de sa qualité: de sorte qu'elle donna un grand mariage à sa fille, et lui fit épouser François-Adhémar de Monteil, comte de Grignan, 40 lieutenant pour le roi en Languedoc, et puis après en Provence. Ce ne fut pas le plus grand bien qu'elle fit à Françoise de Sévigné: la bonne nourriture[24] qu'elle lui donna, et son exemple, sont des trésors que les rois même ne peuvent pas toujours donner à leurs enfants. Elle en avait fait aussi quelque chose de si extraordinaire, que moi, qui ne suis point du tout flatteur, je ne me pouvais lasser de l'admirer, et que je ne la nommais plus, quand j'en parlais, que la plus jolie fille de France, croyant qu'à cela tout le monde la devait connaître[25].
Marie de Rabutin acheta encore à son fils la charge de guidon des gendarmes de M. le Dauphin[26]; ce qu'elle fit habilement, n'y ayant rien de mieux pensé que d'attacher de bonne heure ses enfants auprès d'un jeune prince, qui a toujours plus d'égards un jour pour ses premiers serviteurs que pour les autres.
Les soins que Marie de Rabutin avait pris de sa maison n'y avaient pas seuls mis tout le bon ordre qui y était: il faut rendre honneur à qui il est dû. L'abbé de Coulanges, son oncle, homme d'esprit et de mérite, l'avait fort aidée à cela.
Qui voudrait ramasser toutes les choses que Marie de Rabutin a dites en sa vie, d'un tour fin, agréable, naturellement, et sans affecter de les dire, il n'aurait jamais fait. Elle avait la vivacité et l'enjouement de son père, mais beaucoup plus poli. On ne s'ennuyait jamais avec elle; enfin elle était de ces gens qui ne devraient jamais mourir, comme il y en a d'autres qui ne devraient jamais naître.
Voici un éloge que la seule justice me fit mettre au-dessous d'un de ses portraits:
MARIE DE RABUTIN,
MARQUISE DE SÉVIGNÉ,
FILLE DU BARON DE CHANTAL,
FEMME D'UN GÉNIE EXTRAORDINAIRE
ET D'UNE SOLIDE VERTU,
COMPATIBLES AVEC BEAUCOUP D'AGRÉMENTS[27].
A LA MARQUISE DE COLIGNY, MA FILLE[28].
Vous avez souhaité, ma chère fille, que je vous donnasse un recueil de ce que nous nous sommes écrit, votre tante de Sévigné et moi. J'approuve votre désir, et je loue votre bon goût: rien n'est plus beau que les lettres de madame de Sévigné; l'agréable, le badin et le sérieux y sont admirables; on dirait qu'elle est née pour chacun de ces caractères. Elle est naturelle, elle a une noble facilité dans ses expressions, et quelquefois une négligence hardie, préférable à la justesse des académiciens. Rien ne languit dans son style, rien n'y est forcé; il n'y a personne qui ne crût qu'il en ferait bien autant: ma questo facile è quanto difficile.
Pour ce qui me regarde dans ce recueil, ma chère fille, je n'en parlerai point; je hais les airs de vanité, et encore plus ceux d'une fausse modestie. Madame de Sévigné dit que je suis le fagot de son esprit, et moi je dis que c'est elle qui m'allume; et ce qui me le persuade, c'est que je n'ai pas tant d'esprit avec les autres qu'avec elle. Mais enfin ce recueil est curieux; et digne d'être dans le cabinet d'un roi honnête homme, c'est-à-dire dans celui de Louis le Grand. Tous les gens délicats auraient du plaisir à le lire, si on le voyait de notre temps: mais quel sera son prix à la postérité? car vous savez, ma chère fille, qu'en matière d'esprit,
Vous trouverez encore dans ce recueil quelques lettres de madame de Grignan et de notre ami Corbinelli; mais, outre qu'elles sont presque toutes dans celles de madame de Sévigné, c'est qu'elles ont encore leurs agréments, et qu'elles ne gâtent rien aux endroits où elles se trouvent.
BUSSY-RABUTIN.
A Paris, ce 25 novembre 1655.
Vous faites bien l'entendu, M. le comte; sous ombre que vous écrivez comme un petit Cicéron, vous croyez qu'il vous est permis de vous moquer des gens: à la vérité, l'endroit que vous avez remarqué m'a fait rire de tout mon cœur; mais je suis étonnée qu'il n'y eût que cet endroit de ridicule, car, de la manière dont je vous écrivis, c'est un miracle que vous ayez pu comprendre ce que je voulais vous dire; et je vois bien qu'en effet vous avez de l'esprit, ou que ma lettre est meilleure que je ne pensais: quoi qu'il en soit, je suis bien aise que vous ayez profité de l'avis que je vous donnais.
On m'a dit que vous sollicitiez de demeurer sur la frontière cet hiver: comme vous savez, mon pauvre comte, que je vous aime un peu rustaudement, je voudrais qu'on vous l'accordât, car on dit qu'il n'y a rien qui avance tant les gens, et vous ne doutez pas de la passion que j'ai pour votre fortune: ainsi, quoi qu'il puisse arriver, je serai contente. Si vous demeurez sur la frontière, l'amitié solide y trouvera son compte; si vous revenez, l'amitié tendre sera satisfaite.
Madame de Roquelaure[29] est revenue tellement belle, qu'elle défit hier le Louvre à plate couture: ce qui donne une si terrible jalousie aux belles qui y sont, que par dépit on a résolu qu'elle ne serait pas des après-soupers, qui sont gais et galants, comme vous savez. Madame de Fiennes voulut l'y faire demeurer hier; mais on comprit, par la réponse de la reine, qu'elle pouvait s'en retourner.
Le prince d'Harcourt[30] et la Feuillade[31] eurent querelle avant-hier chez Jeannin; le prince disant que le chevalier de Gramont avait l'autre jour ses poches pleines d'argent, il en prit à témoin la Feuillade, qui dit que cela n'était point, et qu'il n'avait pas un sou.—Je vous dis que si.—Je vous dis que non.—Taisez-vous, la Feuillade.—Je n'en ferai rien.—Là-dessus le prince lui jette une assiette à la tête; l'autre lui jette un couteau; ni l'un ni l'autre ne porte: on se met entre deux, on les fait embrasser; le soir ils se parlent au Louvre, comme si de rien n'était. Si vous avez jamais vu le procédé des académistes[32] qui ont campos, vous trouverez que cette querelle y ressemble fort.
Adieu, mon cher cousin: mandez-moi s'il est vrai que vous vouliez passer l'hiver sur la frontière, et croyez bien que je suis la plus fidèle amie que vous ayez au monde.
Aujourd'hui lundi 17 novembre 1664, M. Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette; il s'est assis sans façon, comme l'autre 45 fois. M. le chancelier a recommencé à lui dire de lever la main: il a répondu qu'il avait déjà dit les raisons qui l'empêchaient de prêter le serment. Là-dessus M. le chancelier s'est jeté dans de grands discours, pour faire voir le pouvoir légitime de la chambre; que le roi l'avait établie, et que les commissions avaient été vérifiées par les compagnies souveraines.
M. Fouquet a répondu que souvent on faisait des choses par autorité, que quelquefois on ne trouvait pas justes, quand on y avait fait réflexion.
M. le chancelier a interrompu: Comment! vous dites donc que le roi abuse de sa puissance? M. Fouquet a répondu: C'est vous qui le dites, monsieur, et non pas moi: ce n'est point ma pensée, et j'admire qu'en l'état où je suis, vous me vouliez faire une affaire avec le roi. Mais, monsieur, vous savez bien vous-même qu'on peut être surpris. Quand vous signez un arrêt, vous le croyez juste; le lendemain vous le cassez: vous voyez qu'on peut changer d'avis et d'opinion.
Mais cependant, a dit M. le chancelier, quoique vous ne reconnaissiez pas la chambre, vous lui répondez, vous lui présentez des requêtes, et vous voilà sur la sellette. Il est vrai, monsieur, a-t-il répondu, j'y suis; mais je n'y suis pas par ma volonté, on m'y mène; il y a une puissance à laquelle il faut obéir, et c'est une mortification que Dieu me fait souffrir, et que je reçois de sa main: peut-être pouvait-on bien me l'épargner, après les services que j'ai rendus et les charges que j'ai eu l'honneur d'exercer.
Après cela M. le chancelier a continué l'interrogatoire de la pension des gabelles, où M. Fouquet a très-bien répondu. Les interrogations continueront, et je continuerai de vous les mander fidèlement; je voudrais seulement savoir si mes lettres vous sont rendues sûrement.
Vous savez sans doute notre déroute de Gigeri[34]; et comme ceux qui ont donné les conseils veulent jeter la faute sur ceux qui ont exécuté, on prétend faire le procès à Gadagne; il y a des gens qui en veulent à sa tête: tout le public est persuadé pourtant qu'il ne pouvait pas faire autrement. On parle fort ici de M. d'Aleth, qui a excommunié les officiers subalternes du roi qui ont voulu contraindre les ecclésiastiques à signer. Voilà qui le brouillera avec monsieur votre père, comme cela le réunira avec le P. Annat[35].
Adieu, je sens l'envie de causer qui me prend; je ne veux pas m'y abandonner: il faut que le style des relations soit court.
Le jeudi 20 novembre 1664.
M. Fouquet a été interrogé ce matin sur le marc d'or; il a très-bien répondu. Plusieurs juges l'ont salué; M. le chancelier en a fait reproche, et a dit que ce n'était point la coutume, étant conseiller breton: «C'est à cause que vous êtes de Bretagne que vous saluez si bas M. Fouquet.» En repassant par l'Arsenal, à pied pour se promener, M. Fouquet a demandé quels ouvriers il voyait: on lui a dit que c'étaient des gens qui travaillaient à un bassin de fontaine; il y est allé, et a dit son avis, et puis s'est retourné en riant vers d'Artagnan, et lui a dit: «N'admirez-vous point de quoi je me mêle? Mais c'est que j'ai été autrefois assez habile sur ces sortes de choses-là.» Ceux qui aiment M. Fouquet trouvent cette tranquillité admirable, je suis de ce nombre; les autres disent que c'est une affectation: voilà le monde. Madame Fouquet, sa mère, a donné un emplâtre à la reine, qui l'a guérie de ses convulsions, qui étaient, à proprement parler, des vapeurs.
La plupart, suivant leurs désirs, se vont imaginant que la reine prendra cette occasion pour demander au roi la grâce de ce pauvre prisonnier; mais pour moi, qui entends un peu parler des tendresses de ce pays-là, je n'en crois rien du tout. Ce qui est admirable, c'est le bruit que tout le monde fait de cet emplâtre, disant que c'est une sainte que madame Fouquet, et qu'elle peut faire des miracles.
Aujourd'hui 21, on a interrogé M. Fouquet sur les cires et sucres: il s'est impatienté sur certaines objections qu'on lui faisait, et qui lui ont paru ridicules. Il l'a un peu trop témoigné, et a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. Il se corrigera, car cette manière n'est pas bonne; mais, en vérité, la patience échappe: il me semble que je ferais tout comme lui.
Samedi au soir....
M. Fouquet est entré ce matin à la chambre; on l'a interrogé sur les octrois; il a été très-mal attaqué, et s'est très-bien défendu. Ce n'est pas, entre nous, que ce ne soit un endroit des plus glissants de son affaire. Je ne sais quel bon ange l'a averti qu'il avait été trop fier; il s'en est corrigé aujourd'hui, comme on s'est corrigé de le saluer. On ne rentrera que mercredi à la chambre; je ne vous écrirai aussi que ce jour-là. Au reste, si vous continuez à me tant plaindre 47 de la peine que je prends à vous écrire, et à me prier de ne point continuer, je croirai que c'est vous qui vous ennuyez de lire mes lettres, et que vous vous trouvez fatigué d'y faire réponse; mais sur cela je vous promets encore de faire mes lettres plus courtes, si je puis; et je vous quitte de la peine de me répondre, quoique j'aime encore vos lettres. Après ces déclarations, je ne pense pas que vous espériez d'empêcher le cours de mes gazettes. Quand je songe que je vous fais un peu de plaisir, j'en ai beaucoup. Il se présente si peu d'occasions de témoigner son estime et son amitié, qu'il ne faut pas les perdre quand elles viennent s'offrir. Je vous supplie de faire tous mes compliments chez vous et dans votre voisinage. La reine est bien mieux.
Le lundi 24 novembre 1664.
Si j'en croyais mon cœur, c'est moi qui vous suis véritablement obligée de recevoir si bien le soin que je prends de vous instruire. Croyez-vous que je ne trouve point de consolation en vous écrivant? Je vous assure que j'y en trouve beaucoup, et que je n'ai pas moins de plaisir à vous entretenir, que vous en avez à lire mes lettres. Tous les sentiments que vous avez sur ce que je vous mande sont bien naturels; celui de l'espérance est commun à tout le monde, sans que l'on puisse dire pourquoi; mais enfin cela soutient le cœur.
Mercredi, 26 novembre.
Ce matin M. le chancelier a interrogé M. Fouquet; mais sa manière a été différente; il semble qu'il soit honteux de recevoir tous les jours sa leçon par Boucherat[36]. Il a dit au rapporteur de lire l'article sur quoi on voulait interroger l'accusé; le rapporteur a lu, et cette lecture a duré si longtemps, qu'il était dix heures et demie quand on eut fini. Il a dit: Qu'on fasse entrer Fouquet; et puis s'est repris, M. Fouquet; mais il s'est trouvé qu'il n'avait point dit qu'on le fît venir; de sorte qu'il était encore à la Bastille. On l'est donc allé querir; il est venu à onze heures. On l'a interrogé sur les octrois: il a fort bien répondu; pourtant il s'est allé embrouiller sur certaines dates, sur lesquelles on l'aurait bien embarrassé, si on avait été 48 bien habile et bien éveillé; mais, au lieu d'être alerte, M. le chancelier sommeillait doucement: on se regardait, et je pense que notre ami en aurait ri, s'il avait osé. Enfin il s'est remis, et a continué d'interroger; et quoique M. Fouquet ait trop appuyé sur cet endroit où on le pouvait pousser, il s'est trouvé pourtant que par l'événement il aura bien dit; car dans son malheur il a de certains petits bonheurs qui n'appartiennent qu'à lui. Si l'on travaille tous les jours aussi doucement qu'aujourd'hui, le procès durera encore un temps infini.
Je vous écrirai tous les soirs; mais je n'enverrai ma lettre que le samedi au soir ou le dimanche; elle vous rendra compte de jeudi, vendredi et samedi; et il faudrait que l'on pût vous en faire tenir encore une le jeudi, qui vous apprendrait le lundi, mardi et mercredi; ainsi les lettres n'attendraient pas longtemps chez vous. Je vous conjure de faire mes compliments à votre solitaire et à votre chère moitié. Je ne vous dis rien de votre chère voisine, ce sera bientôt à moi à vous en donner des nouvelles.
Du jeudi 27 novembre 1664.
On a continué aujourd'hui les interrogatoires sur les octrois. M. le chancelier avait bonne intention de pousser M. Fouquet aux extrémités, et de l'embarrasser; mais il n'en est pas venu à bout. M. Fouquet s'est fort bien tiré d'affaire, et n'est entré qu'à onze heures, parce que M. le chancelier a fait lire le rapporteur, comme je vous l'ai mandé; et, malgré toute cette belle dévotion, il disait tout le pis contre notre pauvre ami. Le rapporteur[37] prenait toujours son parti, parce que le chancelier ne parlait que pour un côté; enfin il a dit: Voici un endroit sur quoi l'accusé ne pourra pas répondre. Le rapporteur a dit: Ah! monsieur, pour cet endroit-là, voici l'emplâtre qui le guérit; et a dit une très-forte raison, et puis il a ajouté: Monsieur, dans la place où je suis, je dirai toujours la vérité, de quelque manière qu'elle se rencontre.
On a souri de l'emplâtre, qui a fait souvenir de celui qui a fait tant de bruit. Sur cela on a fait entrer l'accusé, qui n'a pas été une heure dans la chambre; et, en sortant, plusieurs ont fait compliment à d'Ormesson de sa fermeté.
Il faut que je vous conte ce que j'ai fait. Imaginez-vous que des dames m'ont proposé d'aller dans une maison qui regarde droit dans l'Arsenal, pour voir revenir notre pauvre ami. J'étais masquée[38], je l'ai vu venir d'assez loin. M. d'Artagnan était auprès de lui; cinquante mousquetaires, à trente ou quarante pas derrière. Il paraissait assez rêveur. Pour moi, quand je l'ai aperçu, les jambes m'ont tremblé, et le cœur m'a battu si fort que je n'en pouvais plus. En s'approchant de nous pour entrer dans son trou, M. d'Artagnan l'a poussé, et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous lui connaissez. Je ne crois pas qu'il m'ait reconnue; mais je vous avoue que j'ai été étrangement saisie quand je l'ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l'ai, je suis assurée que vous auriez pitié de moi; mais je pense que vous n'en êtes pas quitte à meilleur marché, de la manière dont je vous connais. J'ai été voir votre chère voisine; je vous plains autant de ne l'avoir plus, que nous nous trouvons heureux de l'avoir. Nous avons bien parlé de notre cher ami; elle a vu Sapho[39], qui lui a redonné du courage. Pour moi, j'irai demain en reprendre chez elle; car de temps en temps je sens que j'ai besoin de réconfort. Ce n'est pas que l'on ne dise mille choses qui doivent donner de l'espérance; mais, mon Dieu! j'ai l'imagination si vive, que tout ce qui est incertain me fait mourir.
Lundi, 1er décembre 1664.
Il y a deux jours que tout le monde croyait que l'on voulait tirer l'affaire de M. Fouquet en longueur; présentement ce n'est plus la même chose, c'est tout le contraire: on presse extraordinairement les interrogations. Ce matin M. le chancelier a pris son papier, et a lu, comme une liste, dix chefs d'accusation, sur quoi il ne donnait pas le temps de répondre. M. Fouquet a dit: «Monsieur, je ne prétends pas tirer les choses en longueur; mais je vous supplie de me donner le loisir de vous répondre: vous 50 m'interrogez, et il semble que vous ne vouliez pas écouter ma réponse; il m'est important que je parle. Il y a plusieurs articles qu'il faut que j'éclaircisse, et il est juste que je réponde sur tous ceux qui sont dans mon procès.» Il a donc fallu l'entendre, contre le gré des malintentionnés; car il est certain qu'ils ne sauraient souffrir qu'il se défende si bien. Il a fort bien répondu sur tous les chefs: on continuera de suite; et la chose ira si vite, que je compte que les interrogations finiront cette semaine. Je viens de souper à l'hôtel de Nevers; nous avons bien causé, la maîtresse du logis et moi, sur ce chapitre. Nous sommes dans des inquiétudes qu'il n'y a que vous qui puissiez comprendre; car je viens de recevoir votre lettre; elle vaut mieux que tout ce que je puis écrire. Vous mettez ma modestie à une trop grande épreuve, en me mandant de quelle manière je suis avec vous et avec votre cher solitaire. Il me semble que je le vois, et que je l'entends dire ce que vous me mandez: je suis au désespoir que ce ne soit pas moi qui ait dit: La métamorphose de Pierrot en Tartufe[40]. Cela est si naturellement dit, que si j'avais autant d'esprit que vous m'en croyez, je l'aurais trouvé au bout de ma plume.
Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comment il faut s'y prendre. Il fit l'autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin il dit au maréchal de Gramont: M. le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent: parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons. Le maréchal, après avoir lu, dit au roi: Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. Le roi se mit à rire, et lui dit: N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom. Oh bien, dit le roi, je suis ravi que vous m'en ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait. Ah! sire, quelle trahison! que Votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement. Non, M. le maréchal; les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. Le roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours 51 à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.
Mardi 2 décembre.
Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si admirablement, que plusieurs n'ont pu s'empêcher de l'admirer. M. Renard a dit entre autres: «Il faut avouer que cet homme est incomparable; il n'a jamais si bien parlé dans le parlement; il se possède mieux qu'il n'a jamais fait.» C'était encore sur les six millions et sur ses dépenses. Il n'y a rien de comparable à ce qu'il a dit là-dessus. Je vous écrirai jeudi et vendredi, qui seront les deux derniers jours de l'interrogation, et je continuerai encore jusqu'au bout.
Dieu veuille que ma dernière lettre vous apprenne ce que je souhaite le plus ardemment! Adieu, mon très-cher monsieur; priez notre solitaire (Arnauld) de prier Dieu pour notre pauvre ami. Je vous embrasse tous deux de tout mon cœur, et, par modestie, j'y joins madame votre femme.
Mardi 2 décembre.
M. Fouquet a parlé aujourd'hui deux heures entières sur les six millions; il s'est fait donner audience, il a dit des merveilles; tout le monde en était touché, chacun selon son sentiment. Pussort faisait des mines d'improbation et de négative, qui scandalisaient les gens de bien.
Quand M. Fouquet a eu cessé de parler, M. Pussort s'est levé impétueusement, et a dit: «Dieu merci, on ne se plaindra pas qu'on ne l'ait laissé parler tout son soûl.» Que dites-vous de ces paroles? ne sont-elles pas d'un bon juge? On dit que le chancelier est fort effrayé de l'érésipèle de M. de Nesmond, qui l'a fait mourir; il craint que ce ne soit une répétition pour lui. Si cela pouvait lui donner les sentiments d'un homme qui va paraître devant Dieu, encore serait-ce quelque chose; mais il faut craindre qu'on ne dise de lui comme d'Argant: e mori come visse[41].
Mardi au soir.
J'ai reçu votre lettre, qui m'a bien fait voir que je n'oblige pas un ingrat; jamais je n'ai rien vu de si agréable, ni de si obligeant: il faudrait être bien exempte d'amour-propre pour n'être pas sensible 52 à des louanges comme les vôtres. Je vous assure donc que je suis ravie que vous ayez bonne opinion de mon cœur; et je vous assure de plus, sans vouloir vous rendre douceurs pour douceurs, que j'ai une estime pour vous infiniment au-dessus des paroles dont on se sert ordinairement pour expliquer ce que l'on pense, et que j'ai une joie et une consolation sensible de vous pouvoir entretenir d'une affaire où nous prenons tous deux tant d'intérêt.
Aujourd'hui notre cher ami est encore allé sur la sellette. L'abbé d'Effiat l'a salué en passant; il lui a dit, en lui rendant le salut: «Monsieur, je suis votre très-humble serviteur,» avec cette mine riante et fixe que nous lui connaissons. L'abbé d'Effiat a été si saisi de tendresse, qu'il n'en pouvait plus.
Aussitôt que M. Fouquet a été dans la chambre, M. le chancelier lui a dit de s'asseoir. Il a répondu: «Monsieur, vous prîtes hier avantage de ce que je m'étais assis; vous croyez que c'est reconnaître la chambre: puisque cela est, je vous prie de trouver bon que je ne me mette pas sur la sellette.» Sur cela M. le chancelier a dit qu'il pouvait donc se retirer. M. Fouquet a répondu: «Je ne prétends point par là faire un incident nouveau: je veux seulement, si vous le trouvez bon, faire ma protestation ordinaire, et en prendre acte; après quoi je répondrai.»
Il a été fait comme il a souhaité; il s'est assis, et on a continué la pension des gabelles, à quoi il a parfaitement bien répondu. S'il continue, ses interrogations lui seront bien avantageuses. On parle fort à Paris de son admirable esprit et de sa fermeté. Il a mandé une chose qui me fait frissonner. Il conjure une de ses amies de lui faire savoir son arrêt par une voie enchantée, bon ou mauvais, comme Dieu le lui enverra, sans préambule, afin qu'il ait le temps de recevoir la nouvelle par ceux qui viendront la lui dire; ajoutant que, pourvu qu'il ait une demi-heure pour se préparer, il est capable de recevoir sans émotion tout le pis qu'on lui puisse apprendre. Cet endroit-là me fait pleurer, et je suis assurée qu'il vous serre le cœur.
On n'est point entré aujourd'hui (mercredi) en la chambre, à cause de la maladie de la reine, qui a été à l'extrémité: elle est un peu mieux. Elle reçut hier au soir Notre-Seigneur comme viatique. Ce fut la plus magnifique et la plus triste chose du monde, de voir le roi et toute la cour, avec des cierges et mille flambeaux, aller conduire et requérir le saint sacrement. Il fut reçu avec une infinité de lumières. 53 La reine fit un effort pour se soulever, et le reçut avec une dévotion qui fit fondre en larmes tout le monde. Ce n'était pas sans peine qu'on l'avait mise en cet état; il n'y avait eu que le roi capable de lui faire entendre raison; à tous les autres elle avait dit qu'elle voulait bien communier, mais non pas pour mourir: on avait été deux heures à la résoudre.
L'extrême approbation que l'on donne aux réponses de M. Fouquet déplaît infiniment à Petit[42]; on croit même qu'il engagera. Puis.... à faire le malade pour interrompre le cours des admirations, et avoir le loisir de prendre un peu haleine des autres mauvais succès. Je suis très-humble servante du cher solitaire, de madame votre femme, et de l'adorable Amalthée.
Jeudi 4 décembre 1664.
Enfin, les interrogations sont finies ce matin. M. Fouquet est entré dans la chambre; M. le chancelier a fait lire le projet tout du long. M. Fouquet a repris la parole le premier, et a dit: Monsieur, je crois que vous ne pouvez tirer autre chose de ce papier, que l'effet qu'il vient de faire, qui est de me donner beaucoup de confusion. M. le chancelier a dit: Cependant vous venez d'entendre, et vous avez pu voir par là que cette grande passion pour l'État, dont vous nous avez parlé tant de fois, n'a pas été si considérable que vous n'ayez pensé à le brouiller d'un bout à l'autre. Monsieur, a dit M. Fouquet, ce sont des pensées qui me sont venues dans le fort du désespoir où me mettait quelquefois M. le cardinal, principalement lorsqu'après avoir contribué plus que personne du monde à son retour en France, je me vis payé d'une si noire ingratitude. J'ai une lettre de lui et une de la reine mère, qui font foi de ce que je dis; mais on les a prises dans mes papiers, avec plusieurs autres. Mon malheur est de n'avoir pas brûlé ce misérable papier, qui était 54 tellement hors de ma mémoire et de mon esprit, que j'ai été près de deux ans sans y penser, et sans croire l'avoir. Quoi qu'il en soit, je le désavoue de tout mon cœur, et je vous supplie de croire, monsieur, que ma passion pour la personne et pour le service du roi n'en a pas été diminuée. M. le chancelier a dit: Il est bien difficile de le croire, quand on voit une pensée opiniâtre exprimée en différents temps. M. Fouquet a répondu: Monsieur, dans tous les temps, et même au péril de ma vie, je n'ai jamais abandonné la personne du roi; et dans ce temps-là vous étiez, monsieur, le chef du conseil de ses ennemis, et vos proches donnaient passage à l'armée qui était contre lui.
M. le chancelier a senti ce coup; mais notre pauvre ami était échauffé, et n'était pas tout à fait le maître de son émotion. Ensuite on lui a parlé de ses dépenses; il a dit: Je m'offre à faire voir que je n'en ai fait aucune que je n'aie pu faire, soit par mes revenus, dont M. le cardinal avait connaissance, soit par mes appointements, soit par le bien de ma femme; et si je ne prouve ce que je dis, je consens d'être traité aussi mal qu'on le peut imaginer. Enfin, cet interrogatoire a duré deux heures, où M. Fouquet a très-bien dit, mais avec chaleur et colère, parce que la lecture de ce projet l'avait extrêmement touché.
Quand il a été parti, M. le chancelier a dit: Voici la dernière fois que nous l'interrogerons. M. Poncet s'est approché de M. le chancelier, et lui a dit: Monsieur, vous ne lui avez pas parlé des preuves qu'il y a comme il a commencé à exécuter le projet. M. le chancelier a répondu: Monsieur, elles ne sont pas assez fortes, il y aurait répondu trop facilement. Là-dessus Sainte-Hélène et Pussort ont dit: Tout le monde n'est pas de ce sentiment. Voilà de quoi rêver et faire des réflexions. A demain le reste.
Vendredi 5 décembre.
On a parlé ce matin des requêtes, qui sont de peu d'importance, sinon autant que les gens de bien y voudront avoir égard en jugement. Voilà qui est donc fait: c'est à M. d'Ormesson à parler, il doit récapituler toute l'affaire: cela durera encore toute la semaine prochaine, c'est-à-dire qu'entre-ci et là ce n'est pas vivre, que la vie que nous passerons. Pour moi, je ne suis pas reconnaissable, et je ne crois pas que je puisse aller jusque-là. M. d'Ormesson m'a priée de ne le plus voir que l'affaire ne soit jugée; il est dans le conclave, 55 et ne veut plus avoir de commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve; il ne parle point, mais il écoute; et j'ai eu le plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense. Je vous manderai tout ce que j'apprendrai. Eh! Dieu veuille que ma dernière nouvelle soit bonne! je la désire. Je vous assure que nous sommes tous à plaindre; j'entends vous et moi, et ceux qui en font leur affaire comme nous. Adieu, mon cher monsieur; je suis si triste et si accablée ce soir, que je n'en puis plus.
Mardi 9 décembre 1664.
Je vous assure que ces jours sont bien longs à passer, et que l'incertitude est une épouvantable chose: c'est un mal que toute la famille du pauvre prisonnier ne connaît point. Je les ai vus, je les ai admirés. Il semble qu'ils n'aient jamais su ni lu ce qui est arrivé dans les temps passés: ce qui m'étonne encore plus, c'est que Sapho est tout de même, elle dont l'esprit et la pénétration n'ont point de bornes. Quand je médite là-dessus, je me flatte, et je suis persuadée, ou du moins je me veux persuader, qu'elles en savent plus que moi. D'un autre côté, quand je raisonne avec d'autres gens moins prévenus, et dont le sens est admirable, je trouve nos mesures si justes, que ce sera un vrai miracle si la chose ne va pas comme nous la souhaitons. On ne perd souvent que d'une voix, et cette voix fait tout. Je me souviens de ces récusations, dont ces pauvres femmes pensaient être assurées; il est vrai que nous les perdîmes de cinq à dix-sept: depuis cela, leur assurance m'a donné de la défiance. Cependant au fond de mon cœur j'ai un petit brin d'espérance. Je ne sais d'où il vient, ni où il va, et même il n'est pas assez grand pour faire que je puisse dormir en repos. Je causai hier de toute cette affaire avec madame Duplessis[43]; je ne puis voir que les gens avec qui j'en puis parler, et qui sont dans les mêmes sentiments que moi. Elle espère, comme je fais, sans en savoir la raison. Mais pourquoi espérez-vous? Parce que j'espère. Voilà nos réponses: ne sont-elles pas bien raisonnables? Je lui disais, avec la plus grande vérité du monde, que si nous avions un arrêt tel que nous le souhaitons, le comble de ma joie était 56 de penser que je vous enverrais un homme à cheval, à toute bride, qui vous apprendrait cette agréable nouvelle; et que le plaisir d'imaginer celui que je vous ferais rendrait le mien entièrement complet. Elle comprit cela comme moi; et notre imagination nous donna dans cette pensée plus d'un quart d'heure de campos. Cependant je veux rajuster la dernière journée de l'interrogatoire sur le crime d'État. Je vous l'avais mandée comme on me l'avait dite; mais la même personne s'en est mieux souvenue, et me l'a redite à moi. Tout le monde en a été instruit par plusieurs juges. Après que M. Fouquet eut dit que les seuls effets que l'on pouvait tirer du projet, c'était de lui avoir donné la confusion de l'entendre, M. le chancelier lui dit: Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d'État. Il répondit: Je confesse, monsieur, que c'est une folie et une extravagance, mais non pas un crime d'État. Je supplie ces messieurs, dit-il en se tournant vers les juges, de trouver bon que j'explique ce que c'est qu'un crime d'État: ce n'est pas qu'ils ne soient plus habiles que nous, mais j'ai eu plus de loisir qu'eux pour l'examiner. Un crime d'État, c'est quand on est dans une charge principale, qu'on a le secret du prince, et que tout d'un coup on se met du côté de ses ennemis; qu'on engage toute sa famille dans les mêmes intérêts; qu'on fait ouvrir les portes des villes dont on est gouverneur à l'armée des ennemis, et qu'on la ferme à son véritable maître; qu'on porte dans le parti tous les secrets de l'État. Voilà, messieurs, ce qui s'appelle un crime d'État. M. le chancelier ne savait où se mettre, et tous les juges avaient fort envie de rire. Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m'avouerez qu'il n'y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus plaisant.
Toute la France a su et admiré cette réponse. Ensuite il se défendit en détail, et a dit ce que je vous ai mandé. J'aurais eu sur le cœur que vous n'eussiez point su cet endroit; notre cher ami y aurait beaucoup perdu. Ce matin, M. d'Ormesson a commencé à récapituler toute l'affaire; il a fort bien parlé, et fort nettement. Il dira jeudi son avis. Son camarade parlera deux jours: on prend quelques jours encore pour les autres opinions. Il y a des juges qui prétendent bien s'étendre; de sorte que nous avons encore bien à languir jusqu'à la semaine qui vient. En vérité, ce n'est pas vivre que d'être en l'état où nous sommes.
Jeudi 11 décembre 1664.
M. d'Ormesson a continué la récapitulation. Quand il est venu sur un certain article du marc d'or, Pussort a dit: Voilà qui est contre l'accusé. Il est vrai, a dit M. d'Ormesson; mais il n'y a pas de preuves. Quoi! a dit Pussort, on n'a pas fait interroger ces deux officiers-là? Non, a dit M. d'Ormesson. Ah! cela ne se peut pas, a répondu Pussort. Je n'en ai rien trouvé dans le procès, a dit M. d'Ormesson. Là-dessus Pussort a dit avec emportement: Ah! monsieur, vous deviez le dire plus tôt; voilà une lourde faute. M. d'Ormesson n'a rien répondu; mais si Pussort lui eût dit encore un mot, il lui eût répondu: Monsieur, je suis juge, et non pas dénonciateur. Ne vous souvient-il plus de ce que je vous contai une fois à Fresne? Voilà ce que c'est: M. d'Ormesson n'a découvert cela que lorsqu'il n'y a point eu de remède. M. le chancelier a interrompu plusieurs fois encore M. d'Ormesson; il lui a dit qu'il ne fallait point parler du projet, et c'est par malice; car plusieurs jugeront que c'est un grand crime, et le chancelier voudrait bien que M. d'Ormesson n'en fît point voir les preuves, qui sont ridicules, afin de ne pas affaiblir l'idée qu'on a voulu donner.
Mais M. d'Ormesson en parlera, puisque c'est un des articles qui composent le procès. Il achèvera demain. Sainte-Hélène parlera samedi. Lundi, les deux rapporteurs diront leur avis, et mardi ils s'assembleront tous dès le matin, et ne se sépareront point qu'après avoir donné un arrêt. Je suis transie quand je pense à ce jour-là. Cependant la famille a de grandes espérances. Foucault va solliciter partout, et fait voir un écrit du roi, où on lui fait dire qu'il trouverait fort mauvais qu'il y eût des juges qui appuyassent leur avis sur la soustraction des papiers; que c'est lui qui les a fait prendre; qu'il n'y en a aucun qui serve à la défense de l'accusé; que ce sont des papiers qui touchent son état, et qu'il le déclare, afin qu'on ne pense pas juger là-dessus. Que dites-vous de tout ce bon procédé? N'êtes-vous point désespéré qu'on fasse la chose de cette façon à un prince qui aimerait la justice et la vérité, s'il les connaissait? Il disait l'autre jour, à son lever, que Fouquet était un homme dangereux; voilà ce qu'on lui met dans la tête. Enfin, nos ennemis ne gardent plus aucune mesure: ils vont à présent à bride abattue; les menaces, les promesses, tout est en usage; si nous avons Dieu pour nous, nous serons les plus forts. Vous aurez 58 peut-être encore une de mes lettres; et si nous avons de bonnes nouvelles, je vous les manderai par un homme exprès à toute bride. Je ne saurais dire ce que je ferai si cela n'est pas; je ne comprends pas moi-même ce que je deviendrai. Mille compliments à notre solitaire et à votre chère moitié. Faites bien prier Dieu.
Samedi 13 décembre.
On a voulu, après avoir bien changé et rechangé, que M. d'Ormesson dît son avis aujourd'hui, afin que le dimanche passât par-dessus, et que Sainte-Hélène, recommençant lundi sur nouveaux frais, fît plus d'impression. M. d'Ormesson a donc opiné au bannissement perpétuel, et à la confiscation de ses biens au roi. M. d'Ormesson a couronné par là sa réputation. L'avis est un peu sévère[44]; mais prions Dieu qu'il soit suivi. Il est toujours beau d'aller à l'assaut le premier.
Mercredi 17 décembre 1664.
Vous languissez, mon pauvre monsieur, mais nous languissons bien aussi. J'ai été fâchée de vous avoir mandé que l'on aurait mardi un arrêt; car, n'ayant point eu de mes nouvelles, vous avez cru que tout était perdu; cependant nous avons encore toutes nos espérances. Je vous mandai samedi comme M. d'Ormesson avait rapporté l'affaire et opiné; mais je ne vous parlai point assez de l'estime extraordinaire qu'il s'est acquise par cette action. J'ai ouï dire à des gens du métier que c'est un chef-d'œuvre que ce qu'il a fait, pour s'être expliqué si nettement, et avoir appuyé son avis sur des raisons si solides et si fortes; il y mêla de l'éloquence, et même de l'agrément. Enfin jamais homme de sa profession n'a eu une plus belle occasion de paraître, et ne s'en est mieux servi. S'il avait voulu ouvrir la porte aux louanges, sa maison n'aurait pas désempli; mais il a voulu être modeste, et s'est caché avec soin. Son camarade très-indigne, Sainte-Hélène, parla lundi et mardi: il reprit l'affaire pauvrement et misérablement, lisant ce qu'il disait, et sans rien augmenter, ni donner un autre tour à l'affaire: 59 il opina, sans s'appuyer sur rien, que M. Fouquet aurait la tête tranchée, à cause du crime d'État. Et pour attirer plus de monde à lui, et faire un trait de Normand, il dit qu'il fallait croire que le roi donnerait grâce et pardonnerait; que c'était lui seul qui le pourrait faire. Ce fut hier qu'il fit cette belle action, dont tout le monde fut touché, autant qu'on avait été aise de l'avis de M. d'Ormesson.
Ce matin, Pussort a parlé quatre heures, mais avec tant de véhémence, tant de chaleur, tant d'emportement, tant de rage, que plusieurs juges en furent scandalisés; et on croit que cette furie peut faire plus de bien que de mal à notre pauvre ami. Il a redoublé de force sur la fin de son avis, et a dit, sur ce crime d'État, qu'un certain Espagnol nous devait faire bien de la honte, qui avait eu tant d'horreur d'un rebelle, qu'il avait brûlé sa maison, parce que Charles de Bourbon[45] y avait passé; qu'à plus forte raison nous devions avoir en abomination le crime de M. Fouquet; que, pour le punir, il n'y avait que la corde et les gibets; mais qu'à cause des charges qu'il avait possédées, et qu'il avait plusieurs parents considérables, il se relâchait à prendre l'avis de M. de Sainte-Hélène.
Que dites-vous de cette modération? C'est à cause qu'il est oncle de M. Colbert et qu'il a été récusé, qu'il a voulu en user si honnêtement. Pour moi, je saute aux nues quand je pense à cette infamie. Je ne sais si on jugera demain, ou si l'on traînera l'affaire toute la semaine. Nous avons encore de grandes salves à essuyer; mais peut-être que quelqu'un reprendra l'avis de ce pauvre M. d'Ormesson, qui jusqu'ici a été si mal suivi. Mais écoutez, je vous prie, trois ou quatre petites choses qui sont très-véritables, et qui sont assez extraordinaires. Premièrement, il y a une comète qui paraît depuis quatre jours: au commencement, elle n'a été annoncée que par des femmes, on s'en est moqué; mais à présent tout le monde l'a vue. M. d'Artagnan veilla la nuit passée, et la vit fort à son aise. M. de Neuré, grand astrologue, dit qu'elle est d'une grandeur considérable. J'ai vu M. du Foin, qui l'a vue avec trois ou quatre savants. Moi, qui vous parle, je fais veiller cette nuit pour la voir aussi: elle paraît sur les trois heures; je vous en avertis, vous pouvez en avoir le plaisir ou le déplaisir.
Berrier est devenu fou, mais au pied de la lettre; c'est-à-dire 60 qu'après avoir été saigné excessivement, il ne laisse pas d'être en fureur; il parle de potences, de roues; il choisit des arbres exprès; il dit qu'on le veut pendre, et fait un bruit si épouvantable, qu'il le faut tenir et lier. Voilà une punition de Dieu assez visible et assez à point nommé. Il y a eu un nommé Lamothe qui a dit, sur le point de recevoir son arrêt, que MM. de Bezemaux, gouverneur de la Bastille, et Chamillart (on y met Poncet, mais je n'en suis pas si assurée) l'avaient pressé plusieurs fois de parler contre M. Fouquet et contre de Lorme; que moyennant cela ils le feraient sauver, et qu'il ne l'a pas voulu, et le déclare avant que d'être jugé. Il a été condamné aux galères. Mesdames Fouquet ont obtenu une copie de cette déposition, qu'elles présenteront demain à la chambre. Peut-être qu'on ne la recevra pas, parce que l'on est aux opinions; mais elles peuvent le dire; et comme ce bruit est répandu, il doit faire un grand effet dans l'esprit des juges. N'est-il pas vrai que tout ceci est bien extraordinaire?
Il faut que je vous raconte encore une action héroïque de Masnau: il était malade à mourir, il y a huit jours, d'une colique néphrétique; il prit plusieurs remèdes, et se fit saigner à minuit. Le lendemain, à sept heures, il se fit traîner à la chambre de justice; il y souffrit des douleurs inconcevables. M. le chancelier le vit pâlir; il lui dit: Monsieur, vous n'en pouvez plus, retirez-vous. Il lui répondit: Monsieur, il est vrai; mais il faut mourir ici. M. le chancelier, le voyant quasi s'évanouir, lui dit, le voyant s'opiniâtrer: Hé bien, monsieur, nous vous attendrons. Sur cela il sortit un quart d'heure; et dans ce temps il fit deux pierres d'une grosseur si considérable, qu'en vérité cela pourrait passer pour un miracle, si les hommes étaient dignes que Dieu en voulût faire. Ce bon homme rentra gai et gaillard, et chacun fut surpris de cette aventure.
Voilà tout ce que je sais. Tout le monde s'intéresse dans cette grande affaire. On ne parle d'autre chose; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s'attendrit, on craint, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé; enfin, mon pauvre monsieur, c'est une chose extraordinaire que l'état où l'on est présentement; mais c'est une chose divine que la résignation et la fermeté de notre cher malheureux. Il sait tous les jours ce qui se passe, et tous les jours il faudrait faire des volumes à sa louange. Je vous conjure de bien remercier monsieur votre père[46] de l'aimable billet qu'il m'a écrit, et des belles choses qu'il m'a envoyées. 61 Hélas! je les ai lues, quoique j'aie la tête en quatre. Dites-lui que je suis ravie qu'il m'aime un peu, c'est-à-dire beaucoup, et que pour moi je l'aime encore davantage. J'ai reçu votre dernière lettre. Hé! mon Dieu, vous me payez au delà de tout ce que je fais pour vous; je vous dois du reste.
Vendredi 19 décembre 1664.
Voici un jour qui nous donne de grandes espérances; mais il faut reprendre de plus loin. Je vous ai mandé comme M. Pussort opina mercredi à la mort; jeudi, Nogués, Gisaucourt, Fériol, Héraut, à la mort encore. Roquesante finit la matinée; et, après avoir parlé une heure admirablement bien, il reprit l'avis de M. d'Ormesson. Ce matin nous avons été au-dessus du vent, car deux ou trois incertains ont été fixés; et tout d'un article nous avons eu la Toison, Masnau, Verdier, la Baume et Catinat, de l'avis de M. d'Ormesson. C'était à Poncet à parler; mais, jugeant que ceux qui restent sont quasi tous à la vie, il n'a pas voulu parler, quoiqu'il ne fût qu'onze heures. On croit que c'est pour consulter ce qu'on veut qu'il dise, et qu'il n'a pas voulu se décrier et aller à la mort sans nécessité. Voilà où nous en sommes, qui est un état si avantageux, que la joie n'en est pas entière; car il faut que vous sachiez que M. Colbert est tellement enragé, qu'on attend quelque chose d'atroce et d'injuste qui nous remettra au désespoir. Sans cela, mon pauvre monsieur, nous aurions la joie de voir notre ami, quoique bien malheureux, au moins avec la vie sauve, qui est une grande affaire. Nous verrons demain ce qui arrivera. Nous en avons sept, ils en ont six. Voici ceux qui restent: le Feron, Moussy, Brillac, Bernard, Renard, Voisin, Pontchartrain, et le chancelier. Il y en a plus qu'il ne nous en faut de bons, à ce reste-là.
Samedi.
Louez Dieu, monsieur, et le remerciez, notre pauvre ami est sauvé: il a passé de treize à l'avis de M. d'Ormesson, et neuf à celui de Sainte-Hélène. Je suis si aise, que je suis hors de moi[47].
Dimanche au soir.
Je mourais de peur qu'un autre que moi vous eût donné le plaisir d'apprendre la bonne nouvelle. Mon courrier n'a pas fait une grande diligence; il avait dit en partant qu'il n'irait coucher qu'à Livry. Enfin il est arrivé le premier, à ce qu'il m'a dit. Mon Dieu! que cette nouvelle vous a été sensible et douce, et que les moments qui délivrent tout d'un coup le cœur et l'esprit d'une si terrible peine, font sentir un inconcevable plaisir! De longtemps je ne serai remise de la joie que j'eus hier; tout de bon, elle est trop complète; j'avais peine à la contenir. Le pauvre homme apprit cette nouvelle par l'air[48], peu de moments après, et je ne doute pas qu'il ne l'ait sentie dans toute son étendue. Ce matin le roi a envoyé son chevalier du guet à mesdames Fouquet, leur recommander de s'en aller toutes deux à Montluçon en Auvergne, le marquis et la marquise de Charost à Ancenis, et le jeune Fouquet à Joinville en Champagne. La bonne femme a mandé au roi qu'elle avait soixante et douze ans; qu'elle suppliait Sa Majesté de lui donner son dernier fils, pour l'assister sur la fin de sa vie, qui apparemment ne serait pas longue. Pour le prisonnier, il n'a point encore su son arrêt. On dit que demain on le fait conduire à Pignerol; car le roi change l'exil en une prison. On lui refuse sa femme, contre toutes les règles. Mais gardez-vous bien de rien rabattre de votre joie pour tout ce procédé: la mienne est augmentée, s'il se peut, et me fait bien mieux voir la grandeur de notre victoire. Je vous manderai fidèlement la suite de cette histoire: elle est curieuse. Voilà ce qui s'est passé aujourd'hui; à demain le reste.
Lundi au soir.
Ce matin à dix heures on a amené M. Fouquet à la chapelle de 63 la Bastille. Foucault tenait son arrêt à la main. Il lui a dit: Monsieur, il faut me dire votre nom, afin que je sache à qui je parle. M. Fouquet a répondu: Vous savez bien qui je suis, et pour mon nom je ne le dirai pas plus ici que je ne l'ai dit à la chambre; et pour suivre le même ordre, je fais mes protestations contre l'arrêt que vous m'allez lire. On a écrit ce qu'il disait, et en même temps Foucault s'est couvert, et a lu l'arrêt. M. Fouquet l'a entendu découvert. Ensuite on a séparé de lui Pecquet et Lavalée, et les cris et les pleurs de ces pauvres gens ont pensé fendre le cœur de ceux qui ne l'ont pas de fer; ils faisaient un bruit si étrange, que M. d'Artagnan a été obligé de les aller consoler; car il semblait que c'était un arrêt de mort qu'on vînt de lire à leur maître. On les a mis tous deux dans une chambre à la Bastille; on ne sait ce qu'on en fera.
Cependant M. Fouquet est allé dans la chambre de M. d'Artagnan: pendant qu'il y était, il a vu par la fenêtre passer M. d'Ormesson, qui venait de reprendre quelques papiers qui étaient entre les mains de M. d'Artagnan. M. Fouquet l'a aperçu; il l'a salué avec un visage ouvert, et plein de joie et de reconnaissance; il lui a même crié qu'il était son très-humble serviteur. M. d'Ormesson lui a rendu son salut avec une très-grande civilité, et s'en est venu, le cœur tout serré, me conter ce qu'il avait vu.
A onze heures, il y avait un carrosse prêt, où M. Fouquet est entré avec quatre hommes, M. d'Artagnan à cheval avec cinquante mousquetaires. Il le conduira jusqu'à Pignerol, où il le laissera en prison sous la conduite d'un nommé Saint-Mars, qui est fort honnête homme, et qui prendra cinquante soldats pour le garder. Je ne sais si on lui a redonné un autre valet de chambre: si vous saviez comme cette cruauté paraît à tout le monde, de lui avoir ôté ces deux hommes, Pecquet et Lavalée! C'est une chose inconcevable; on en tire même des conséquences fâcheuses, dont Dieu le préserve, comme il a fait jusqu'ici! Il faut mettre sa confiance en lui, et le laisser sous sa protection, qui lui a été si salutaire. On lui refuse toujours sa femme. On a obtenu que la mère n'irait qu'au Parc, chez sa fille qui en est abbesse. L'Écuyer suivra sa belle-sœur; il a déclaré qu'il n'avait pas de quoi se nourrir ailleurs. Monsieur et madame de Charost vont toujours à Ancenis. M. Bailly, avocat général, a été chassé pour avoir dit à Gisaucourt, avant le jugement du procès, qu'il devait bien remettre la compagnie du grand 64 conseil en honneur, et qu'elle serait déshonorée si Chamillart, Pussort et lui allaient le même train. Cela me fâche à cause de vous: voilà une grande rigueur. Tantæne animis cœlestibus iræ[49]!
Mais non, ce n'est point de si haut que cela vient. De telles vengeances rudes et basses ne sauraient partir d'un cœur comme celui de notre maître. On se sert de son nom, et on le profane, comme vous voyez. Je vous manderai la suite: il y aurait bien à causer sur tout cela; mais il est impossible par lettres. Adieu, mon pauvre monsieur; je ne suis pas si modeste que vous, et, sans me sauver dans la foule, je vous assure que je vous aime et vous estime très-fort. J'ai vu aujourd'hui la comète; sa queue est d'une belle longueur. J'y mets une partie de mes espérances. Mille compliments à votre chère femme.
Jeudi au soir, janvier 1665.
Enfin, la mère, la belle-fille et le frère ont obtenu d'être ensemble; ils s'en vont à Montluçon, au fond de l'Auvergne. La mère avait permission d'aller au Parc-aux-Dames avec sa fille; mais sa belle-fille l'entraîne. Pour M. et madame de Charost, ils sont partis pour Ancenis; Pecquet et Lavalée sont encore à la Bastille. Y a-t-il rien au monde de si horrible que cette injustice? On a donné un autre valet de chambre au malheureux. M. d'Artagnan est sa seule consolation dans le voyage. On dit que celui qui le gardera à Pignerol est un fort honnête homme. Dieu le veuille! ou, pour mieux dire, Dieu le garde! Il l'a protégé si visiblement, qu'il faut croire qu'il en a un soin tout particulier. La Forêt, son défunt écuyer, l'aborda comme il s'en allait; il lui dit: Je suis ravi de vous voir, je sais votre fidélité et votre affection: dites à nos femmes qu'elles ne s'abattent point, que j'ai du courage de reste, et que je me porte bien. En vérité, cela est admirable. Adieu, mon cher monsieur; soyons comme lui, et ayons du courage, ne nous accoutumons point à la joie que nous donna l'admirable arrêt de samedi.
Madame de Grignan[50] est morte.
Vendredi au soir.
Il me semble, par vos beaux remercîments, que vous me donniez mon congé; mais je ne le prends pas encore. Je prétends vous écrire 65 quand il me plaira; et dès qu'il y aura des vers du Pont-Neuf et autres, je vous les enverrai fort bien. Notre cher ami est par les chemins. Il a couru un bruit qu'il était bien malade; tout le monde disait: Quoi! déjà... On disait encore que M. d'Artagnan avait envoyé demander à la cour ce qu'il ferait de son prisonnier malade, et qu'on lui avait répondu durement qu'il le menât toujours, en quelque état qu'il fût. Tout cela est faux; mais on voit par là ce qu'on a dans le cœur, et combien il est dangereux de donner des fondements sur quoi on augmente tout ce qu'on veut. Pecquet et Lavalée sont toujours à la Bastille; en vérité, cette conduite est admirable. On recommencera la chambre après les Rois.
Je crois que les pauvres exilés sont arrivés présentement à leur gîte. Quand notre ami sera au sien, je vous le manderai; car il le faut mettre jusqu'à Pignerol, et plût à Dieu que de Pignerol nous le puissions faire venir où nous voudrions bien[51]! Et vous, mon pauvre monsieur, combien durera encore votre exil? J'y pense bien souvent. Mille compliments à monsieur votre père. On m'a dit que madame votre femme est ici; je l'irai voir. J'ai soupé hier avec une de nos amies; nous parlâmes de vous aller voir.
23 juin (1668).
Votre souvenir m'a donné une joie sensible, et m'a réveillé tout l'agrément de notre ancienne amitié. Vos vers m'ont fait souvenir de ma jeunesse, et je voudrais bien savoir pourquoi le souvenir de la perte d'un bien aussi irréparable ne donne point de tristesse. Au lieu du plaisir que j'ai senti, il me semble qu'on devrait pleurer: mais, sans examiner d'où peut venir ce sentiment, je veux m'attacher à celui que me donne la reconnaissance que j'ai de votre présent. Vous ne pouvez douter qu'il ne me soit agréable, puisque mon amour-propre y trouve si bien son compte, et que j'y suis célébrée par le plus bel esprit de mon temps. Il faudrait, pour l'honneur de vos vers, que j'eusse mieux mérité tout celui que vous me faites. Telle que j'ai été, et telle que je suis, je n'oublierai jamais votre véritable et solide amitié, et je serai toute ma vie la plus reconnaissante comme la plus ancienne de vos très-humbles servantes.
La marquise de Sévigné.
Paris, ce 26 juillet 1668.
Je veux commencer à répondre en deux mots à votre lettre, et puis notre procès sera fini.
Vous m'attaquez doucement, monsieur le comte, et me reprochez finement que je ne fais pas grand cas des malheureux, mais qu'en récompense je battrai des mains pour votre retour; en un mot, que je hurle avec les loups, et que je suis d'assez bonne compagnie pour ne pas dédire ceux qui blâment les absents.
Je vois bien que vous êtes mal instruit des nouvelles de ce pays-ci, mon cousin; apprenez donc de moi que ce n'est pas la mode de m'accuser de faiblesse pour mes amis. J'en ai beaucoup d'autres, comme dit madame de Bouillon[52], mais je n'ai pas celle-là; cette pensée n'est que dans votre tête, et j'ai fait mes preuves ici de générosité sur le sujet des disgraciés[53], qui m'ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux, que je vous dirais bien si je voulais: je ne crois donc pas mériter ce reproche, et il faut que vous rayiez cet article sur le mémoire de mes défauts. Mais venons à vous.
Nous sommes proches, et de même sang; nous nous plaisons, nous nous aimons, nous prenons intérêt dans nos fortunes. Vous me parlez de vous avancer de l'argent sur les dix mille écus que vous aurez à toucher dans la succession de M. de Châlons[54]; vous dites que je vous l'ai refusé, et moi je dis que je vous l'ai prêté; car vous savez fort bien, et notre ami Corbinelli en est témoin, que mon cœur le voulut d'abord, et que lorsque nous cherchions quelques formalités pour avoir le consentement de Neuchèse[55], afin d'entrer en votre place pour être payé, l'impatience vous prit; et, m'étant trouvée par malheur assez imparfaite de corps et d'esprit pour vous donner sujet de faire un fort joli portrait de moi, vous le fîtes, et vous préférâtes à notre ancienne amitié, à notre nom et à la justice même, le plaisir d'être loué de votre ouvrage; vous savez qu'une 67 dame de vos amies[56] vous obligea généreusement de le brûler; elle crut que vous l'aviez fait, je le crus aussi; et quelque temps après, ayant su que vous aviez fait des merveilles sur le sujet de M. Fouquet et le mien, cette conduite acheva de me faire revenir; je me raccommodai avec vous à mon retour de Bretagne; mais avec quelle sincérité? Vous le savez. Vous savez encore notre voyage de Bourgogne, et avec quelle franchise je vous redonnai toute la part que vous aviez jamais eue dans mon amitié; je revins entêtée de votre société. Il y eut des gens qui me dirent en ce temps-là: «J'ai vu votre portrait entre les mains de madame de la Baume, je l'ai vu.» Je ne répondis que par un sourire dédaigneux, ayant pitié de ceux qui s'amusaient à croire à leurs yeux. «Je l'ai vu», me dit-on encore au bout de huit jours; et moi, de sourire encore. Je le dis en riant à Corbinelli; il reprit le même souris moqueur qui m'avait déjà servi en deux occasions, et je demeurai cinq à six mois de cette sorte, faisant pitié à ceux dont je m'étais moquée. Enfin le jour malheureux arriva où je vis moi-même, et de mes propres yeux bigarrés[57], ce que je n'avais pas voulu croire. Si les cornes me fussent venues à la tête, j'aurais été bien moins étonnée. Je le lus et je le relus, ce cruel portrait; je l'aurais trouvé très-joli, s'il eût été d'une autre que de moi et d'un autre que de vous; je le trouvai même si bien enchâssé et tenant si bien sa place dans le livre, que je n'eus pas la consolation de me pouvoir flatter qu'il fût d'un autre que de vous. Je le reconnus à plusieurs choses que j'en avais ouï dire, plutôt qu'à la peinture de mes sentiments, que je méconnus entièrement. Enfin je vous vis au Palais-Royal, où je vous dis que ce livre courait. Vous voulûtes me conter qu'il fallait qu'on eût fait ce portrait de mémoire, et qu'on l'avait mis là: je ne vous crus point du tout. Je me ressouvins alors des avis qu'on m'avait donnés, et dont je m'étais moquée. Je trouvai que la place où était ce portrait était si juste, que l'amour[58] paternelle vous avait empêché de vouloir défigurer cet ouvrage en l'ôtant d'un lieu où il 68 tenait si bien son coin. Je vis que vous vous étiez moqué et de madame de Monglas et de moi, que j'avais été votre dupe, que vous aviez abusé de ma simplicité, et que vous aviez eu sujet de me trouver bien innocente, en voyant le retour de mon cœur pour vous, et sachant que le vôtre me trahissait: vous savez la suite.
Être dans les mains de tout le monde; se trouver imprimée; être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable; se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui? Je ne veux point vous étaler davantage toutes mes raisons; vous avez bien de l'esprit; je suis assurée que si vous voulez faire un quart d'heure de réflexions, vous les verrez et vous les sentirez comme moi. Cependant que fais-je, quand vous êtes arrêté? Avec la douleur dans l'âme, je vous fais faire des compliments, je plains votre malheur, j'en parle même dans le monde, et je dis assez librement mon avis sur le procédé de madame de la Baume[59], pour en être brouillée avec elle. Vous sortez de prison, je vous vais voir plusieurs fois, je vous dis adieu quand je partis pour Bretagne; je vous ai écrit, depuis que vous êtes chez vous, d'un style assez libre et sans rancune; et enfin je vous écris encore, quand madame d'Époisses me dit que vous vous êtes cassé la tête[60].
Voilà ce que je voulais vous dire une fois en ma vie, en vous conjurant d'ôter de votre esprit que ce soit moi qui ait tort. Gardez ma lettre, et la relisez, si jamais la fantaisie vous prenait de le croire; et soyez juste là-dessus, comme si vous jugiez d'une chose qui se fût passée entre deux autres personnes; que votre intérêt ne vous fasse pas voir ce qui n'est pas; avouez que vous avez cruellement offensé l'amitié qui était entre nous, et je suis désarmée. Mais de croire que, si vous répondez, je puisse jamais me taire, vous auriez tort, car ce m'est une chose impossible. Je verbaliserai toujours; au lieu d'écrire en deux mots, comme je vous l'avais promis, j'écrirai en deux mille; et enfin j'en ferai tant, par des lettres d'une longueur cruelle et d'un ennui mortel, que je vous obligerai, malgré vous, à me demander pardon, c'est-à-dire à me demander la vie. Faites-le donc de bonne grâce.
Au reste, j'ai senti votre saignée; n'était-ce pas le 17 de ce mois? Justement: elle me fit tous les biens du monde, et je vous en remercie. Je suis si difficile à saigner, que c'est charité à vous de donner votre bras au lieu du mien.
Pour cette sollicitation, envoyez-moi votre homme d'affaires avec un placet, et je le ferai donner par une amie à M. Didé; car, pour moi, je ne le connais point; et j'irai même avec cette amie. Vous pouvez vous assurer que, si je pouvais vous rendre service, je le ferais, et de bon cœur et de bonne grâce. Je ne vous dis point l'intérêt extrême que j'ai toujours pris à votre fortune; vous croiriez que ce serait le Rabutinage qui en serait la cause: mais non, c'était vous, c'est vous encore, qui m'avez causé des afflictions tristes et amères, en voyant ces trois nouveaux maréchaux de France[61]. Madame de Villars, qu'on allait voir, me mettait devant les yeux les visites qu'on m'aurait rendues en pareille occasion, si vous aviez voulu.
Je vous remercie de vos lettres au roi, mon cousin; elles me feraient plaisir à lire d'un inconnu, elles m'attendrissent; il me semble qu'elles devraient faire cet effet-là sur notre maître: il est vrai qu'il ne s'appelle pas Rabutin comme moi.
La plus jolie fille de France vous fait des compliments; ce nom me paraît assez agréable; je suis pourtant lasse d'en faire les honneurs.
A Paris, ce 4 septembre 1668.
Levez-vous, comte; je ne veux point vous tuer à terre: ou reprenez votre épée pour recommencer notre combat. Mais il vaut mieux que je vous donne la vie, et que nous vivions en paix. Vous avouerez seulement la chose comme elle s'est passée, c'est tout ce que je veux. Voilà un procédé assez honnête: vous ne me pouvez plus appeler justement une petite brutale.
Je ne trouve pas que vous ayez conservé une grande tendresse pour la belle qui vous captivait autrefois; il en faut revenir à ce que vous avez dit:
M. de Montausier vient d'être fait gouverneur de M. le Dauphin.
Je t'ai comblé de biens, je t'en veux accabler[62].
Adieu, comte. Présentement que je vous ai battu, je dirai partout que vous êtes le plus brave homme de France, et je conterai notre combat le jour que je parlerai des combats singuliers. Ma fille vous fait ses compliments. L'opinion que vous avez de sa fortune nous console un peu.
A Paris, ce 4 décembre 1668.
N'avez-vous pas reçu ma lettre où je vous donnais la vie, et où je ne voulais pas vous tuer à terre? J'attendais une réponse sur cette belle action: vous n'y avez pas pensé; vous vous êtes contenté de vous relever, et de reprendre votre épée, comme je vous l'ordonnais. J'espère que ce ne sera pas pour vous en servir jamais contre moi.
Il faut que je vous apprenne une nouvelle qui, sans doute, vous donnera de la joie: c'est qu'enfin la plus jolie fille de France épouse, non pas le plus joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume: c'est M. de Grignan, que vous connaissez il y a longtemps. Toutes ses femmes sont mortes pour faire place à votre cousine, et même son père et son fils, par une bonté extraordinaire; de sorte qu'étant plus riche qu'il n'a jamais été, et se trouvant d'ailleurs, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités, tel que nous le pouvions souhaiter, nous ne le marchandons point, comme on a accoutumé de faire: nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous. Il paraît fort content de notre alliance; et aussitôt que nous aurons des nouvelles de l'archevêque d'Arles son oncle, son autre oncle l'évêque d'Uzès étant ici, ce sera une affaire qui s'achèvera avant la fin de l'année. Comme je suis une dame assez régulière, je n'ai pas voulu manquer à vous en demander votre avis et votre approbation. Le public paraît content, c'est beaucoup: car on est si sot, que c'est quasi sur cela qu'on se règle.
Voici encore un autre article sur quoi je veux que vous me contentiez, s'il vous reste un brin d'amitié pour moi. Je sais que vous 71 avez mis au bas du portrait que vous avez de moi, que j'ai été mariée à un gentilhomme breton, honoré des alliances de Vassé et de Rabutin. Cela n'est pas juste, mon cher cousin; je suis depuis peu si bien instruite de la maison de Sévigné, que j'aurais sur ma conscience de vous laisser dans cette erreur. Il a fallu montrer notre noblesse en Bretagne, et ceux qui en ont le plus ont pris plaisir de se servir de cette occasion pour étaler leur marchandise; voici la nôtre:
Quatorze contrats de mariage de père en fils; trois cent cinquante ans de chevalerie; les pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne, et bien marqués dans l'histoire; quelquefois retirés chez eux comme des Bretons, quelquefois de grands biens, quelquefois de médiocres, mais toujours de bonnes et de grandes alliances; celles de 350 ans, au bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sont du Quelnec, Montmorency, Baraton et Châteaugiron. Ces noms sont grands; ces femmes avaient pour maris des Rohan et des Clisson; depuis ces quatre, ce sont des Guesclin, des Coaquin, des Rosmadec, des Clindon, des Sévigné de leur même maison; des du Bellay, des Rieux, des Bodegal, des Plessis-Ireul, et d'autres qui ne me reviennent pas présentement, jusqu'à Vassé et jusqu'à Rabutin. Tout cela est vrai, il faut m'en croire....... Je vous conjure donc, mon cousin, si vous me voulez obliger, de changer votre écriteau; et si vous n'y voulez point mettre de bien, n'y mettez point de rabaissement. J'attends cette marque de votre justice, et du reste d'amitié que vous avez pour moi.
A Paris, ce 7 janvier 1669.
Il est tellement vrai que je n'ai point reçu votre réponse sur la lettre où je vous donnais la vie, que j'étais en peine de vous, et je craignais qu'avec la meilleure intention du monde de vous pardonner (comme je ne suis pas accoutumée à manier une épée), je ne vous eusse tué sans y penser. Cette raison seule me paraissait bonne à vous pour ne m'avoir point fait de réponse. Cependant vous me l'aviez faite, et l'on ne peut pas avoir été mieux perdue qu'elle ne l'a été. Vous voulez bien que je la regrette encore. Tout ce que vous écrivez est agréable; et si j'eusse souhaité la perte de quelque chose, ce n'eût jamais été pour cette lettre-là. Vous me dites très-naïvement tous les écriteaux qui sont au bas de mes portraits; je suis persuadée que ceux qui en ont parlé autrement ont menti; 72 mais celui où vous me louez sur l'amitié, qu'en dites-vous? J'entends votre ton, et je comprends que c'est une satire selon votre pensée; mais comme vous serez peut-être le seul qui la preniez pour une contre-vérité, et qu'en plusieurs endroits cette louange m'est acquise par des raisons assez fortes, je consens que ce que vous avez écrit demeure écrit à l'éternité: et pour vous, monsieur le comte, sans recommencer ni notre procès ni notre combat, je vous dirai que je n'ai pas manqué un moment à l'amitié que je vous devais. Mais n'en parlons plus: je crois que dans votre cœur vous en êtes présentement persuadé.
Pour notre chevalerie de Bretagne, vous ne la connaissez point, le Bouchet, qui connaît les maisons dont je vous ai parlé, et qui vous paraissent barbares, vous dirait qu'il faut baisser le pavillon devant elles.
Je ne vous dis pas cela pour dénigrer nos Rabutins: hélas! je ne les aime que trop, et je ne suis que trop sensiblement touchée de ne pas voir celui qui s'appelle Roger, briller ici avec tous les ornements qui lui étaient dus; mais il se faut consoler, dans la pensée que l'histoire lui fera la justice que la fortune lui a si injustement refusée. Il ne faut donc pas que vous me querelliez sur le cas que je fais de quelques maisons, au préjudice de la nôtre: je dis seulement des Sévignés ce qui en est et ce que j'en ai vu.
Je suis fort aise que vous approuviez le mariage de M. de Grignan: il est vrai que c'est un très-bon et un très-honnête homme, qui a du bien, de la qualité, une charge, de l'estime et de la considération dans le monde. Que faut-il davantage? Je trouve que nous sommes fort bien sortis d'intrigue. Puisque vous êtes de cette opinion, signez la procuration que je vous envoie, mon cher cousin, et soyez persuadé que, par mon goût, vous seriez tout le beau premier à la fête. Bon Dieu! que vous y tiendriez bien votre place! Depuis que vous êtes parti de ce pays-ci, je ne trouve plus d'esprit qui me contente pleinement, et mille fois je me dis en moi-même: Bon Dieu! quelle différence! On parle de guerre, et que le roi fera la campagne.
A Paris, mercredi 6 août 1670.
Est-ce qu'en vérité je ne vous ai pas donné la plus jolie femme du monde? Peut-on être plus honnête, plus régulière? Peut-on 73 vous aimer plus tendrement? Peut-on avoir des sentiments plus chrétiens? Peut-on souhaiter plus passionnément d'être avec vous? Et peut-on avoir plus d'attachement à tous ses devoirs? Cela est assez ridicule, que je dise tant de bien de ma fille; mais c'est que j'admire sa conduite comme les autres, et d'autant plus que je la vois de plus près; et qu'à vous dire vrai, quelque bonne opinion que j'eusse d'elle sur les choses principales, je ne croyais point du tout qu'elle dût être exacte sur toutes les autres au point qu'elle l'est. Je vous assure que le monde aussi lui rend bien justice, et qu'elle ne perd aucune des louanges qui lui sont dues. Voilà mon ancienne thèse qui me fera lapider un jour, c'est que le public n'est ni fou ni injuste: madame de Grignan doit être trop contente de lui pour disputer contre moi présentement. Elle a été dans des peines de votre santé qui ne sont pas concevables; je me réjouis que vous soyez guéri, pour l'amour de vous et pour l'amour d'elle. Je vous prie que si vous avez encore quelque bourrasque à essuyer de votre bile, vous en obteniez d'attendre que ma fille soit accouchée. Elle se plaint encore tous les jours de ce qu'on l'a retenue ici, et dit tout sérieusement que cela est bien cruel de l'avoir séparée de vous. Il semble que ce soit par plaisir que nous vous ayons mis à deux cents lieues d'elle. Je vous prie sur cela de calmer son esprit, et de lui témoigner la joie que vous avez d'espérer qu'elle accouchera heureusement ici. Rien n'était plus impossible que de l'emmener dans l'état où elle était; et rien ne sera si bon pour sa santé, ni même pour sa réputation, que d'y accoucher au milieu de ce qu'il y a de plus habile, et d'y être demeurée avec la conduite qu'elle a. Si elle voulait, après cela, devenir folle et coquette, elle le serait plus d'un an avant qu'on pût le croire, tant elle a donné bonne opinion de sa sagesse. Je prends à témoin tous les Grignans qui sont ici de la vérité de tout ce que je dis. La joie que j'en ai a bien du rapport à vous, car je vous aime de tout mon cœur, et suis ravie que la suite ait si bien justifié votre goût. Je ne vous dis aucune nouvelle; ce serait aller sur les droits de ma fille. Je vous conjure seulement de croire qu'on ne peut s'intéresser plus tendrement que je fais à ce qui vous touche.
A Paris, vendredi 28 novembre 1670.
Ne parlons plus de cette femme, nous l'aimons au delà de toute raison; elle se porte très-bien, et je vous écris en mon propre et privé nom. Je veux vous parler de M. de Marseille[63], et vous conjurer, par toute la confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre mes conseils sur votre conduite avec lui. Je connais les manières des provinces, et je sais le plaisir qu'on y prend à nourrir les divisions; en sorte qu'à moins que d'être toujours en garde contre les discours de ces messieurs, on prend insensiblement leurs sentiments, et très-souvent c'est une injustice. Je vous assure que le temps ou d'autres raisons ont changé l'esprit de M. de Marseille: depuis quelques jours il est fort adouci, et, pourvu que vous ne vouliez pas le traiter comme un ennemi, vous trouverez qu'il ne l'est pas. Prenons-le sur ses paroles, jusqu'à ce qu'il ait fait quelque chose de contraire; rien n'est plus capable d'ôter tous les bons sentiments que de marquer de la défiance; il suffit souvent d'être soupçonné comme ennemi, pour le devenir: la dépense en est toute faite, on n'a plus rien à ménager. Au contraire, la confiance engage à bien faire; on est touché de la bonne opinion des autres, et on ne se résout pas facilement à la perdre. Au nom de Dieu, desserrez votre cœur, et vous serez peut-être surpris par un procédé que vous n'attendez pas. Je ne puis croire qu'il y ait du venin caché dans son cœur, avec toutes les démonstrations qu'il nous fait, et dont il serait honnête d'être la dupe, plutôt que d'être capable de le soupçonner injustement. Suivez mes avis, ils ne sont pas de moi seule: plusieurs bonnes têtes vous demandent cette conduite, et vous assurent que vous n'y serez pas trompé. Votre famille en est persuadée: nous voyons les choses de plus près que vous: tant de personnes qui vous aiment, et qui ont un peu de bon sens, ne peuvent guère s'y méprendre.
Madame de Coulanges[64] m'a mandé que vous m'aimiez; quoique ce ne me soit pas une nouvelle, je dois être fort aise que cette amitié résiste à l'absence et à la Provence, et qu'elle se fasse sentir dans les occasions.
A Paris, lundi 15 décembre 1670.
Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'à aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés: encore cet exemple n'est-il pas juste[65]; une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame d'Hauterive[66]; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire, devinez-la, je vous le donne en trois; jetez-vous votre langue aux chiens? Hé bien! il faut donc vous la dire: M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner! c'est madame de la Vallière. Point du tout, madame. C'est donc mademoiselle de Retz? Point du tout; vous êtes bien provinciale. Ah! vraiment, nous sommes bien bêtes, dites-vous: c'est mademoiselle Colbert. Encore moins. C'est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire: il épouse, dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de....... mademoiselle, devinez le nom; il épouse Mademoiselle, ma foi! par ma foi! ma foi jurée! Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle, 76 fille de feu Monsieur[67], Mademoiselle, petite-fille de Henri IV, mademoiselle d'Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d'Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du roi; Mademoiselle, destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-mêmes, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous. Adieu; les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.
A Paris, vendredi 19 décembre 1670.
Ce qui s'appelle tomber du haut des nues, c'est ce qui arriva hier au soir aux Tuileries; mais il faut reprendre les choses de plus loin. Vous en êtes à la joie, aux transports, aux ravissements de la princesse et de son bienheureux amant. Ce fut donc lundi que la chose fut déclarée, comme je vous l'ai mandé. Le mardi se passa à parler, à s'étonner, à complimenter; le mercredi, Mademoiselle fit une donation à M. de Lauzun, avec dessein de lui donner les titres, les noms et les ornements nécessaires pour être nommé dans le contrat de mariage qui fut fait le même jour. Elle lui donna donc, en attendant mieux, quatre duchés: le premier, c'est le comté d'Eu, qui est la première pairie de France et qui donne le premier rang; le duché de Montpensier, dont il porta hier le nom toute la journée; le duché de Saint-Fargeau, le duché de Châtellerault: tout cela estimé vingt-deux millions. Le contrat fut dressé ensuite, où il prit le nom de Montpensier. Le jeudi matin, qui était hier, Mademoiselle espéra que le roi signerait le contrat, comme il l'avait dit; mais, sur les sept heures du soir, la reine, Monsieur et plusieurs barbons firent entendre à Sa Majesté que cette affaire faisait tort à sa réputation; en sorte qu'après avoir fait venir Mademoiselle et M. de Lauzun, le roi leur déclara, devant M. le Prince, qu'il leur défendait absolument de songer à ce mariage. M. de Lauzun reçut cet ordre avec tout le respect, toute la soumission, toute la fermeté et tout le désespoir que méritait une si grande chute. 77 Pour Mademoiselle, suivant son humeur, elle éclata en pleurs, en cris, en douleurs violentes, en plaintes excessives; et tout le jour elle a gardé son lit, sans rien avaler que des bouillons. Voilà un beau songe, voilà un beau sujet de roman ou de tragédie, mais surtout un beau sujet de raisonner et de parler éternellement: c'est ce que nous faisons jour et nuit, soir et matin, sans fin, sans cesse; nous espérons que vous en ferez autant: E frà tanto vi bacio le mani.
A Paris, mercredi 24 décembre 1670.
Vous savez présentement l'histoire romanesque de Mademoiselle et de M. de Lauzun. C'est le juste sujet d'une tragédie dans toutes les règles du théâtre; nous en disposions les actes et les scènes l'autre jour; nous prenions quatre jours au lieu de vingt-quatre heures, et c'était une pièce parfaite. Jamais il ne s'est vu de si grands changements en si peu de temps; jamais vous n'avez vu une émotion si générale; jamais vous n'avez ouï une si extraordinaire nouvelle. M. de Lauzun a joué son personnage en perfection; il a soutenu ce malheur avec une fermeté, un courage, et pourtant une douleur mêlée d'un profond respect, qui l'ont fait admirer de tout le monde. Ce qu'il a perdu est sans prix; mais les bonnes grâces du roi, qu'il a conservées, sont sans prix aussi, et sa fortune ne paraît pas déplorée. Mademoiselle a fort bien fait aussi; elle a bien pleuré, elle a recommencé aujourd'hui à rendre ses devoirs au Louvre, dont elle avait reçu toutes les visites. Voilà qui est fini. Adieu.
A Paris, mercredi 31 décembre 1670.
J'ai reçu vos réponses à mes lettres. Je comprends l'étonnement où vous avez été de tout ce qui s'est passé depuis le 15 jusqu'au 20 de ce mois: le sujet le méritait bien. J'admire aussi votre bon esprit, et combien vous avez jugé droit, en croyant que cette grande machine ne pourrait pas aller depuis le lundi jusqu'au dimanche. La modestie m'empêche de vous louer à bride abattue là-dessus, parce que j'ai dit et pensé toutes les mêmes choses que vous. Je dis à ma fille le lundi: Jamais ceci n'ira à bon port jusqu'à dimanche; et je voulus parier, quoique tout respirât la noce, qu'elle ne s'achèverait point. En effet, le jeudi le temps se brouilla, et la nuée creva 78 le soir à dix heures, comme je vous l'ai mandé. Ce même jeudi, j'allai dès neuf heures du matin chez Mademoiselle, ayant eu avis qu'elle allait se marier à la campagne, et que le coadjuteur de Reims[68] faisait la cérémonie; cela était ainsi résolu le mercredi au soir; car, pour le Louvre, cela fut changé dès le mardi[69]. Mademoiselle écrivait; elle me fit entrer, elle acheva sa lettre; et puis, comme elle était au lit, elle me fit mettre à genoux dans sa ruelle; elle me dit à qui elle écrivait, et pourquoi, et les beaux présents qu'elle avait faits la veille, et le nom qu'elle avait donné; qu'il n'y avait point de parti pour elle en Europe, et qu'elle voulait se marier. Elle me conta une conversation mot à mot qu'elle avait eue avec le roi; elle me parut transportée de la joie de faire un homme bien heureux; elle me parla avec tendresse du mérite et de la reconnaissance de M. de Lauzun; et sur tout cela je lui dis: «Mon Dieu, Mademoiselle, vous voilà bien contente; mais que n'avez-vous donc fini promptement cette affaire dès lundi? Savez-vous bien qu'un si grand retardement donne le temps à tout le royaume de parler, et que c'est tenter Dieu et le roi que de vouloir conduire si loin une affaire si extraordinaire?» Elle me dit que j'avais raison; mais elle était si pleine de confiance, que ce discours ne lui fit alors qu'une légère impression. Elle retourna sur les bonnes qualités et sur la bonne maison de Lauzun. Je lui dis ces vers de Sévère dans Polyeucte:
Elle m'embrassa fort. Cette conversation dura une heure; il est impossible de la redire toute: mais j'avais été assurément fort agréable durant ce temps, et je le puis dire sans vanité, car elle était aise de parler à quelqu'un; son cœur était trop plein. A dix heures, elle se donna au reste de la France, qui venait lui faire sur cela son compliment. Elle attendit tout le matin des nouvelles, et n'en eut point. L'après-dînée, elle s'amusa à faire ajuster elle-même l'appartement de M. de Montpensier. Le soir, vous savez ce qui arriva. Le lendemain, qui était vendredi, j'allai chez elle; je la trouvai dans son lit; elle redoubla ses cris en me voyant; elle m'appela, m'embrassa, me mouilla toute de ses larmes. Elle me dit: Hélas! vous souvient-il de ce que vous me dîtes hier? Ah! 79 quelle cruelle prudence! ah! la prudence! Elle me fit pleurer à force de pleurer. J'y suis encore retournée deux fois; elle est fort affligée, et m'a toujours traitée comme une personne qui sentait ses douleurs; elle ne s'est pas trompée. J'ai retrouvé, dans cette occasion, des sentiments qu'on n'a guère pour des personnes d'un tel rang. Ceci entre nous deux et madame de Coulanges; car vous jugez bien que cette causerie serait entièrement ridicule avec d'autres. Adieu.
A Paris, vendredi 6 février 1671.
Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre; je ne l'entreprendrai pas aussi. J'ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus; et tous les pas qu'elle fait l'éloignent de moi. Je m'en allai donc à Sainte-Marie toujours pleurant et toujours mourant: il me semblait qu'on m'arrachait le cœur et l'âme; et en effet, quelle rude séparation! Je demandai la liberté d'être seule; on me mena dans la chambre de madame du Housset, on me fit du feu; Agnès me regardait sans me parler; c'était notre marché; j'y passai jusqu'à cinq heures sans cesser de sanglotter; toutes mes pensées me faisaient mourir. J'écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton; j'allai ensuite chez madame de la Fayette, qui redoubla mes douleurs par l'intérêt qu'elle y prit: elle était seule, et malade et triste de la mort d'une sœur religieuse, elle était comme je la pouvais désirer. M. de la Rochefoucauld y vint; on ne parla que de vous, de la raison que j'avais d'être touchée, et du dessein de parler comme il faut à Mellusine[70]. Je vous réponds qu'elle sera bien relancée. D'Hacqueville vous rendra un bon compte de cette affaire. Je revins enfin à huit heures de chez madame de la Fayette; mais en entrant ici, bon Dieu! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré? Cette chambre où j'entrais toujours, hélas! j'en trouvai les portes ouvertes; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre petite fille qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin je n'étais point avancée d'un pas pour le repos de mon esprit. L'après-dînée se passa avec madame 80 de la Troche[71] à l'Arsenal. Le soir, je reçus votre lettre, qui me remit dans les premiers transports; et ce soir j'achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j'apprendrai des nouvelles; car, pour moi, voilà ce que je sais, avec les douleurs de tous ceux que vous avez laissés ici; toute ma lettre serait pleine de compliments, si je voulais.
A Paris, lundi 9 février 1671.
Je reçois vos lettres, comme vous avez reçu ma bague; je fonds en larmes en les lisant; il semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié: on croirait que vous m'écrivez des injures ou que vous êtes malade, ou qu'il vous est arrivé quelque accident, et c'est tout le contraire; vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse; et lorsque j'apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l'état où je suis. Vous vous amusez donc à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me le dire; de quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui n'est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu'il est possible de sentir de tendresse; mais si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous: c'est ce que les dévots appellent une pensée habituelle, c'est ce qu'il faudrait avoir pour Dieu, si l'on faisait son devoir: rien ne me donne de distraction; je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui n'approchera jamais de moi: je suis toujours dans les grands chemins, il me semble que j'ai quelquefois peur que ce carrosse ne verse; les pluies qu'il fait depuis trois jours me mettent au désespoir; le Rhône me fait une peur étrange. J'ai une carte devant mes yeux; je sais tous les lieux où vous touchez: vous êtes ce soir à Nevers; vous serez dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre. Je n'ai pu vous écrire qu'à Moulins par madame de Guénégaud. Je n'ai reçu que deux de vos lettres; peut-être que la troisième viendra; c'est la seule consolation que je souhaite, pour d'autres, je n'en cherche pas. Je suis entièrement incapable 81 de voir beaucoup de monde ensemble; cela viendra peut-être, mais il n'en est pas question encore. Les duchesses de Verneuil et d'Arpajon[72] me veulent réjouir; je les en ai remerciées: je n'ai jamais vu de si belles âmes qu'il y en a dans ce pays-ci. Je fus samedi tout le jour chez madame de Villars[73] à parler de vous, et à pleurer; elle entre bien dans mes sentiments. Hier je fus au sermon de M. d'Agen[74] et au salut, et chez madame de Puisieux, et chez madame de Pui-du-Fou, qui vous fait mille amitiés. Si vous aviez un petit manteau fourré, elle aurait l'esprit en repos. Aujourd'hui je m'en vais souper au faubourg tête à tête[75]. Voilà les fêtes de mon carnaval. Je fais tous les jours dire une messe pour vous: c'est une dévotion qui n'est pas chimérique. Je n'ai vu Adhémar[76] qu'un moment; je m'en vais lui écrire, pour le remercier de son lit; je lui en suis plus obligée que vous. Si vous voulez me faire un véritable plaisir, ayez soin de votre santé, dormez dans ce joli petit lit, mangez du potage, et servez-vous de tout le courage qui me manque. Continuez à m'écrire. Tout ce que vous avez laissé d'amitiés ici est augmenté: je ne finirais point à vous faire des compliments, et à vous dire l'inquiétude où l'on est de votre santé.
Mademoiselle d'Harcourt fut mariée avant-hier; il y eut un grand souper maigre à toute la famille; hier, un grand bal et un grand souper au roi, à la reine, à toutes les dames parées: c'était une des plus belles fêtes qu'on puisse voir.
Madame d'Heudicourt est partie avec un désespoir inconcevable, ayant perdu toutes ses amies, convaincue de tout ce que madame Scarron avait toujours défendu, et de toutes les trahisons du monde[77]. Mandez-moi quand vous aurez reçu mes lettres. Je fermerai tantôt celle-ci.
Lundi au soir.
Avant que d'aller au faubourg je fais mon paquet, et je l'adresse 82 à M. l'intendant à Lyon. La distinction de vos lettres m'a charmée: hélas! je la méritais bien par la distinction de mon amitié pour vous.
Madame de Fontevrault[78] fut bénite hier; MM. les prélats furent un peu fâchés de n'y avoir que des tabourets.
Voici ce que j'ai su de la fête d'hier: toutes les cours de l'hôtel de Guise étaient éclairées de deux mille lanternes. La reine entra d'abord dans l'appartement de mademoiselle de Guise[79], fort éclairé, fort paré; toutes les dames se mirent à genoux autour de la reine, sans distinction de tabourets: on soupa dans cet appartement. Il y avait quarante dames à table; le souper fut magnifique; le roi vint, et fort gravement regarda tout sans se mettre à table; on monta plus haut, où tout était préparé pour le bal. Le roi mena la reine, et honora l'assemblée de trois ou quatre courantes, et puis s'en alla au Louvre avec sa compagnie ordinaire. Mademoiselle ne voulut point venir à l'hôtel de Guise. Voilà tout ce que je sais.
Je veux voir le paysan de Sully, qui m'apporta hier votre lettre; je lui donnerai de quoi boire: je le trouve bien heureux de vous avoir vue. Hélas! comme un moment me paraîtrait, et que j'ai de regret à tous ceux que j'ai perdus! Je me fais des dragons[80] aussi bien que les autres. Adieu, ma chère enfant, l'unique passion de mon cœur, le plaisir et la douleur de ma vie. Aimez-moi toujours, c'est la seule chose qui me peut donner de la consolation.
A Paris, mercredi 11 février 1671.
Je n'en ai reçu que trois de ces aimables lettres qui me pénètrent le cœur; il y en a une qui ne revient point: sans que je les aime toutes, et que je n'aime point à perdre ce qui me vient de vous, je croirais n'avoir rien perdu. Je trouve qu'on ne peut rien souhaiter qui ne soit dans celles que j'ai reçues: elles sont, premièrement, très-bien écrites; et, de plus, si tendres et si naturelles, qu'il est impossible de ne les pas croire; la défiance même en 83 serait convaincue: elles ont ce caractère de vérité qui se maintient toujours, qui se fait voir avec autorité, pendant que la fausseté et la menterie demeurent accablées sous les paroles, sans pouvoir persuader; plus leurs sentiments s'efforcent de paraître, plus ils sont enveloppés. Les vôtres sont vrais et le paraissent; vos paroles ne servent, tout au plus, qu'à vous expliquer; et, dans cette noble simplicité, elles ont une force à quoi l'on ne peut résister. Voilà, ma fille, comme vos lettres m'ont paru; jugez quel effet elles me font, et quelle sorte de larmes je répands, en me trouvant persuadée de la vérité que je souhaite le plus. Vous pourrez juger par là de ce que m'ont fait les choses qui m'ont donné autrefois des sentiments contraires. Si mes paroles ont la même puissance que les vôtres, il ne faut pas vous en dire davantage: je suis assurée que mes vérités ont fait en vous leur effet ordinaire; mais je ne veux pas que vous disiez que j'étais un rideau qui vous cachait: tant pis si je vous cachais, vous êtes encore plus aimable quand on a tiré le rideau; il faut que vous soyez à découvert pour être dans votre perfection: nous l'avons dit mille fois. Pour moi, il me semble que je suis toute nue, qu'on m'a dépouillée de tout ce qui me rendait aimable; je n'ose plus voir le monde, et, quoi qu'on ait fait pour m'y remettre, j'ai passé tous ces jours-ci comme un loup-garou, ne pouvant faire autrement. Peu de gens sont dignes de comprendre ce que je sens; j'ai cherché ceux qui sont de ce petit nombre, et j'ai évité les autres. J'ai vu Guitaud et sa femme; ils vous aiment, mandez-moi un petit mot pour eux. Deux ou trois Grignans me vinrent voir hier matin. J'ai remercié mille fois Adhémar de vous avoir prêté son lit: nous ne voulûmes point examiner s'il n'eût pas été meilleur pour lui de troubler votre repos, que d'en être cause; nous n'eûmes pas la force de pousser cette folie, et nous fûmes ravis de ce que le lit était bon. Il nous semble que vous êtes à Moulins aujourd'hui; vous y recevrez une de mes lettres: je ne vous ai point écrit à Briare; c'était ce cruel mercredi qu'il fallait écrire; c'était le propre jour de votre départ: j'étais si affligée et si accablée, que j'étais même incapable de chercher de la consolation en vous écrivant. Voici donc ma troisième et ma seconde à Lyon; ayez soin de me mander si vous les avez reçues: quand on est fort éloigné, on ne se moque plus des lettres qui commencent par j'ai reçu la vôtre, etc. La pensée que vous avez de vous éloigner toujours, et de voir que ce carrosse va toujours en delà, est une 84 de celles qui me tourmentent le plus. Vous allez toujours, et enfin, comme vous dites, vous vous trouverez à deux cents lieues de moi; alors, ne pouvant plus souffrir les injustices sans en faire à mon tour, je me mettrai à m'éloigner aussi de mon côté, et j'en ferai tant, que je me trouverai à trois cents: ce sera une belle distance, et ce sera aussi une chose digne de mon amitié, que d'entreprendre de traverser la France pour vous aller trouver. Je suis touchée du retour de vos cœurs entre le coadjuteur et vous: vous savez combien j'ai toujours trouvé que cela était nécessaire au bonheur de votre vie; conservez bien ce trésor; vous êtes vous-même charmée de sa bonté, faites-lui voir que vous n'êtes pas ingrate. Je finirai tantôt ma lettre. Peut-être qu'à Lyon vous serez si étourdie de tous les honneurs qu'on vous y fera, que vous n'aurez pas le temps de lire tout ceci; ayez au moins celui de me mander toujours de vos nouvelles, comme vous vous portez, et votre aimable visage que j'aime tant, et si vous vous embarquez sur ce diable de Rhône. Je crois que vous aurez M. de Marseille[81] à Lyon.
Mercredi au soir.
Je viens de recevoir tout présentement votre lettre de Nogent; elle m'a été donnée par un fort honnête homme que j'ai questionné tant que j'ai pu; mais votre lettre vaut mieux que tout ce qui se peut dire. Il était bien juste, ma fille, que ce fût vous la première qui me fissiez rire, après m'avoir tant fait pleurer. Ce que vous me mandez de M. Busche est original, cela s'appelle des traits dans le style de l'éloquence; j'en ai donc ri, je vous l'avoue; et j'en serais honteuse, si, depuis huit jours, j'avais fait autre chose que pleurer. Hélas! je le rencontrai dans la rue ce M. Busche, qui amenait vos chevaux: je l'arrêtai, et, tout en pleurs, je lui demandai son nom; il me le dit; je lui dis en sanglottant: M. Busche, je vous recommande ma fille, ne la versez point; et, quand vous l'aurez menée heureusement à Lyon, venez me voir pour me dire de ses nouvelles; je vous donnerai de quoi boire. Je le ferai assurément: ce que vous me mandez sur son sujet augmente beaucoup le respect que j'avais déjà pour lui. Mais vous ne vous portez point bien, vous n'avez point dormi; le chocolat vous remettra: mais vous n'avez point de chocolatière, j'y ai pensé mille fois: comment ferez-vous? Hélas! mon enfant, vous ne vous trompez 85 point, quand vous croyez que je suis occupée de vous encore plus que vous ne l'êtes de moi, quoique vous me le paraissiez plus que je ne vaux. Si vous me voyez, vous me voyez chercher ceux qui en veulent bien parler; si vous m'écoutez, vous entendez bien que j'en parle. C'est assez vous dire que j'ai fait une visite à l'abbé Guêton, pour parler des chemins et de la route de Lyon. Je n'ai encore vu aucun de ceux qui veulent me divertir; en paroles couvertes, c'est qu'ils veulent m'empêcher de penser à vous, et cela m'offense. Adieu, ma très-aimable, continuez à m'écrire et à m'aimer; pour moi, je suis tout entière à vous, j'ai des soins extrêmes de votre enfant. Je n'ai point de lettres de M. de Grignan, et je ne laisse pas de lui écrire.
Vendredi 13 février 1671, chez M. de Coulanges.
Monsieur de Coulanges veut que je vous écrive encore à Lyon: je vous conjure, ma chère enfant, si vous vous embarquez, de descendre au Pont-Saint-Esprit. Ayez pitié de moi; conservez-vous, si vous voulez que je vive. Vous m'avez si bien persuadée que vous m'aimez, qu'il me semble que, dans la vue de me plaire, vous ne vous hasarderez point. Mandez-moi bien comme vous conduirez votre barque. Hélas! qu'elle m'est chère et précieuse cette petite barque que le Rhône m'emporte si cruellement! J'ai ouï dire qu'il y avait eu un dimanche gras, mais ce n'est que par ouï dire; et je ne l'ai point vu. J'ai été farouche au point de ne pouvoir pas souffrir quatre personnes ensemble. J'étais au coin du feu de madame de la Fayette. L'affaire de Mellusine est entre les mains de Langlade[82], après avoir passé par celles de M. de la Rochefoucauld et de d'Hacqueville. Je vous assure qu'elle est bien confondue et bien méprisée par ceux qui ont l'honneur de la connaître. Je n'ai pas encore vu madame d'Arpajon[83]; elle a une mine satisfaite qui m'importune. Le bal du mardi gras pensa être renvoyé; jamais il ne fut une telle tristesse[84]; je crois que c'était votre absence qui en était cause. Bon Dieu! que de compliments j'ai à vous faire! que d'amitiés! que de soins de savoir de vos nouvelles! que de louanges l'on vous donne! 86 Je n'aurais jamais fait, si je voulais nommer tous ceux et celles dont vous êtes aimée, estimée, adorée; mais, quand vous aurez mis tout cela ensemble, soyez assurée, ma fille, que ce n'est rien en comparaison de ce que je suis pour vous. Je ne vous quitte pas un moment; je pense à vous sans relâche, et de quelle façon! J'ai embrassé votre fille, et elle m'a baisée et très-bien baisée de votre part. Savez-vous bien que je l'aime cette petite, quand je songe de qui elle vient?
A Paris, mercredi 18 février 1671.
Je vous conjure, ma fille, de conserver vos yeux: pour les miens, vous savez qu'ils doivent finir à votre service. Vous comprenez bien, ma belle, que, de la manière dont vous m'écrivez, il faut bien que je pleure en lisant vos lettres. Pour comprendre quelque chose de l'état où je suis, joignez, ma bonne, à la tendresse et à l'inclination naturelle que j'ai pour votre personne, la petite circonstance d'être persuadée que vous m'aimez, et jugez de l'excès de mes sentiments. Méchante! pourquoi me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors? Vous avez peur que je ne meure de joie; mais ne craignez-vous pas aussi que je ne meure du déplaisir de croire voir le contraire? Je prends d'Hacqueville à témoin de l'état où il m'a vue autrefois; mais quittons ces tristes souvenirs, et laissez-moi jouir d'un bien sans lequel la vie m'est dure et fâcheuse. Ce ne sont point des paroles, ce sont des vérités. Madame de Guénégaud m'a mandé de quelle manière elle vous a vue pour moi: je vous conjure d'en garder le fond; mais plus de larmes, je vous en prie: elles ne vous sont pas si saines qu'à moi. Je suis présentement assez raisonnable; je me soutiens au besoin, et quelquefois je suis quatre ou cinq heures tout comme une autre; mais peu de chose me remet à mon premier état: un souvenir, un lieu, une parole, une pensée un peu trop arrêtée, vos lettres surtout, les miennes même en les écrivant, quelqu'un qui me parle de vous; voilà des écueils à ma constance, et ces écueils se rencontrent souvent. J'ai vu Raymond chez la comtesse du Lude; elle me chanta un nouveau récit du ballet; mais si vous voulez qu'on le chante, chantez-le. Je vois madame de Villars; je me plais avec elle, parce qu'elle entre dans mes sentiments; elles vous dit mille amitiés. Madame de la Fayette comprend fort bien aussi les tendresses que 87 j'ai pour vous; elle est touchée de l'amitié que vous me témoignez. Je suis assez souvent dans ma famille, quelquefois ici le soir par lassitude, mais rarement. J'ai vu cette pauvre madame Amelot; elle pleure bien, je m'y connais. Faites quelque mention de certaines gens dans vos lettres, afin que je le leur puisse dire. Je vais aux sermons des Mascaron et des Bourdaloue; ils se surpassent à l'envi. Voilà bien de mes nouvelles; j'ai fort envie de savoir des vôtres, et comment vous vous serez trouvée à Lyon: pour vous dire le vrai, je ne pense à nulle autre chose. Je sais votre route, et où vous avez couché tous les jours: vous étiez dimanche à Lyon; vous auriez bien fait de vous y reposer quelques jours. Vous m'avez donné envie de m'informer de la mascarade du mardi gras: j'ai su qu'un grand homme plus grand de trois doigts qu'un autre, avait fait faire un habit admirable; il ne voulut point le mettre, et il se trouva par hasard qu'une dame qu'il ne connaît point du tout, à qui il n'a jamais parlé, n'était point à l'assemblée[85]. Du reste, il faut que je dise comme Voiture: Personne n'est encore mort de votre absence, hormis moi. Ce n'est pas que le carnaval n'ait été d'une tristesse excessive, vous pouvez vous en faire honneur: pour moi, j'ai cru que c'était à cause de vous; mais ce n'est point assez pour une absence comme la vôtre. J'envoie pour cette fois cette lettre en Provence; j'embrasse M. de Grignan, et je meurs d'envie de savoir de vos nouvelles. Dès que j'ai reçu une lettre, j'en voudrais tout à l'heure une autre: je ne respire que d'en recevoir.
Vous me dites des merveilles du tombeau de M. de Montmorency[86], et de la beauté de mesdemoiselles de Valençai. Vous écrivez extrêmement bien, personne n'écrit mieux: ne quittez jamais le naturel, votre tour s'y est formé, et cela compose un style parfait. J'ai fait vos compliments à madame de la Fayette et à M. de la Rochefoucauld et à Langlade: tout cela vous aime, vous estime et vous sert en toute occasion. Vos chansons m'ont paru jolies; 88 j'en ai reconnu les styles. Ah! mon enfant, que je voudrais bien vous voir un peu, vous entendre, vous embrasser, vous voir passer, si c'est trop demander que le reste! Hé bien! par exemple, voilà de ces pensées à quoi je ne résiste pas. Je sens qu'il m'ennuie de ne vous plus avoir: cette séparation me fait une douleur au cœur et à l'âme, que je sens comme un mal du corps. Je ne vous puis assez remercier de toutes les lettres que vous m'avez écrites sur le chemin: ces soins sont trop aimables, et font bien leur effet aussi; rien n'est perdu avec moi; vous m'avez écrit de partout: j'ai admiré votre bonté; cela ne se fait point sans beaucoup d'amitié; autrement on serait plus aise de se reposer et de se coucher. L'impatience que j'ai d'avoir encore de vos nouvelles et de Roanne et de Lyon n'est pas médiocre; je suis en peine de votre embarquement, et de savoir ce que vous a paru ce furieux Rhône en comparaison de notre pauvre Loire, à laquelle vous avez tant fait de civilités. Que vous êtes honnête de vous en être souvenue comme d'une de vos anciennes amies! Hélas! de quoi ne me souviens-je point? Les moindres choses me sont chères; j'ai mille dragons. Quelle différence! je ne revenais jamais ici sans impatience et sans plaisir: présentement j'ai beau chercher, je ne vous trouve plus; et comment peut-on vivre quand on sait que, quoi qu'on fasse, on ne trouvera plus une si chère enfant? Je vous ferai bien voir si je la souhaite, par le chemin que je ferai pour l'aller chercher. J'ai reçu une lettre de M. de Grignan; il n'y en a point pour vous. Il me mande qu'il reviendra cet hiver; vous quittera-t-il? ou le suivrez-vous? Faites-moi réponse.
M. le Dauphin était malade, il se porte mieux. On sera à Versailles jusqu'à lundi. Madame de la Vallière est toute rétablie à la cour. Le roi la reçut avec des larmes de joie; et Mme de Montespan avec des larmes... Devinez de quoi. L'on a eu avec l'une et l'autre des conversations tendres. Tout cela est difficile à comprendre, il faut se taire.
Vendredi, 20 février 1671.
Je vous avoue que j'ai une extraordinaire envie de savoir de vos nouvelles: songez, ma chère fille, que je n'en ai point eu depuis la Palice; je ne sais rien du reste de votre voyage jusqu'à Lyon, ni de votre route jusqu'en Provence; je suis bien assurée qu'il me 89 viendra des lettres; je ne doute point que vous ne m'ayez écrit; mais je les attends, et je ne les ai pas: il faut se consoler, et s'amuser en vous écrivant. Vous saurez, ma petite, qu'avant-hier au soir, mercredi, après être revenue de chez M. de Coulanges, où nous faisons nos paquets les jours d'ordinaire, je songeai à me coucher; cela n'est pas extraordinaire; mais ce qui l'est beaucoup, c'est qu'à trois heures après minuit j'entendis crier au voleur, au feu; et ces cris si près de moi, si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici; je crus même entendre qu'on parlait de ma pauvre petite-fille; je ne doutai point qu'elle ne fût brûlée: je me levai dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêchait quasi de me soutenir. Je courus à son appartement qui est le vôtre, je trouvai tout dans une grande tranquillité; mais je vis la maison de Guitaud tout en feu; les flammes passaient par-dessus la maison de madame de Vauvineux: on voyait dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaud, une clarté qui faisait horreur: c'étaient des cris, c'était une confusion, c'était un bruit épouvantable des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte, j'envoyai mes gens au secours: M. de Guitaud m'envoya une cassette de ce qu'il a de plus précieux; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour béer comme les autres: j'y trouvai M. et madame de Guitaud quasi nus, l'ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite de Vauvineux qu'on portait tout endormie chez l'ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d'argent qu'on sauvait chez lui. Madame de Vauvineux faisait démeubler: pour moi, j'étais comme dans une île, mais j'avais grande pitié de mes pauvres voisins. Madame Guêton et son frère donnaient de très-bons conseils; nous étions dans la consternation: le feu était si allumé qu'on n'osait en approcher, et l'on n'espérait la fin de cet embrasement qu'avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaud. Il faisait pitié; il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au troisième étage; sa femme s'attachait à lui, et le retenait avec violence; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère, et la crainte de blesser sa femme, grosse de cinq mois; enfin il me pria de tenir sa femme, je le fis: il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme, et qu'elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers; il ne put approcher du lieu où ils étaient: enfin il revint à nous dans cette rue où j'avais fait asseoir 90 sa femme: des capucins, pleins de charité et d'adresse, travaillèrent si bien qu'ils coupèrent le feu[87]. On jeta de l'eau sur le reste de l'embrasement, et enfin le combat finit faute de combattants, c'est-à-dire après que le premier et le second étage de l'antichambre et de la petite chambre et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent été entièrement consumés. On appela bonheur ce qui restait de la maison, quoiqu'il y ait pour Guitaud pour plus de dix mille écus de perte; car on compte de faire rebâtir cet appartement, qui était peint et doré. Il y avait plusieurs beaux tableaux à M. le Blanc, à qui est la maison: il y avait aussi plusieurs tables, miroirs, miniatures, meubles, tapisseries. Ils ont un grand regret à des lettres; je me suis imaginé que c'étaient des lettres de M. le Prince. Cependant, vers les cinq heures du matin, il fallut songer à madame de Guitaud; je lui offris mon lit; mais madame Guêton la mit dans le sien, parce qu'elle a plusieurs chambres meublées. Nous la fîmes saigner; nous envoyâmes querir Boucher: il craint bien que cette grande émotion ne la fasse accoucher devant les neuf jours. Elle est donc chez cette pauvre madame Guêton; tout le monde la vient voir, et moi je continue mes soins, parce que j'ai trop bien commencé pour ne pas achever. Vous m'allez demander comment le feu s'était mis à cette maison; on n'en sait rien, il n'y en avait point dans l'appartement où il a pris: mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n'aurait-on pas faits de l'état où nous étions tous? Guitaud était nu en chemise avec des chausses; madame de Guitaud était nu-jambes, et avait perdu une de ses mules de chambre; madame de Vauvineux était en petite jupe sans robe de chambre; tous les valets, tous les voisins, en bonnets de nuit: l'ambassadeur était en robe de chambre et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la sérénissime; mais son secrétaire était admirable. Vous parlez de la poitrine d'Hercule; vraiment celle-ci était bien autre chose; on la voyait tout entière: elle est blanche, grasse, potelée, et surtout sans aucune chemise, car le cordon qui la devait attacher avait été perdu à la bataille. Voilà les tristes nouvelles de notre quartier. Je prie Deville[88] de faire tous les soirs une ronde pour voir si le feu est éteint partout; on ne saurait trop avoir de précaution pour 91 éviter ce malheur. Je souhaite que l'eau vous ait été favorable; en un mot, je vous souhaite tous les biens, et je prie Dieu qu'il vous garantisse de tous les maux.
A Paris, vendredi au soir, 27 février 1671.
Le Rhône, ma chère fille, me tient fort au cœur; je crois que vous êtes arrivée heureusement; mais j'aimerais bien à le savoir par vous: j'attends cette nouvelle avec une impatience digne de tout le reste. Il nous semble que vous arrivâtes samedi à Arles; il nous semble que M. de Grignan est venu au-devant de vous au Saint-Esprit; il nous semble qu'il a été ravi de vous revoir et de vous ravoir; il nous semble que vous avez fait comme mercredi votre entrée à Aix; et puis il nous semble que vous êtes bien lasse. Ma chère enfant, reposez-vous, au nom de Dieu; tenez-vous au lit, restaurez-vous, et contez-moi bien l'état où vous êtes. Savez-vous que votre souvenir fait ici la fortune de ceux que vous en favorisez? Les autres languissent après. Le petit mot pour ma tante ne se peut payer; on est encore fort loin de vous oublier. On m'a tantôt dit mille horreurs de cette montagne de Tarare: que je la hais! Il y a un autre certain chemin où la roue est en l'air, et l'on tient le carrosse par l'impériale; je ne soutiens pas cette idée; mais il n'est plus question de tout cela.
Réponse à la lettre de Vienne.
Je la reçois présentement cette aimable lettre; ne voyez-vous point comme je la reçois, et avec quelle tendresse je la lis? Je crois que vous ne me demandez pas que je puisse être de sang-froid en cette occasion. Il est vrai que la dignité de beauté où vous avez été élevée n'est pas d'une petite fatigue; si vous n'étiez point belle, vous vous reposeriez: il faut choisir. Votre paresse me fait peur, ne la croyez pas sur ce choix; il n'y a rien de si aimable que d'être belle; c'est un présent de Dieu qu'il faut conserver. Vous savez comme j'aime votre beauté; mon amour-propre m'y fait prendre intérêt: je vous la recommande pour l'amour de moi. Il me semble qu'on me va trouver bien habile en Provence d'avoir fait un si joli visage, si doux et si régulier. Vous êtes fâchée que votre nez ne soit pas de travers; et moi, qui suis rangée, j'en suis ravie: je ne comprends pas ce que peuvent faire avec moi mes 92 paupières bigarrées[89]. Mais ne croyez-vous point que M. de Coulanges et moi nous sommes sorciers de deviner tout ce que vous faites? Vous n'êtes point surprise des bords de votre Rhône; vous les trouvez beaux, et ce fleuve n'est composé que d'eau comme les autres: pour moi, j'en ai une idée extraordinaire; il me semble qu'on devrait dire:
Langlade vous rendra compte de sa visite chez Mellusine: en attendant, je puis vous dire que ce qu'il avait à faire n'était autre chose que d'avoir le plaisir de lui laver sa cornette; il l'a fait plus volontiers qu'un autre. Elle est, je vous assure, bien mortifiée et bien décontenancée: je la vis l'autre jour, elle n'a pas le mot à dire. Votre absence a renouvelé la tendresse de tous vos amis; mais il faut que cette absence ne soit pas infinie; et, quelque aversion que vous ayez pour les fatigues d'un long voyage, vous ne devez songer qu'à vous mettre en état de les recommencer. J'ai dit à M. de la Rochefoucauld ce que vous trouvez des fatigues des autres, et l'application que vous en faites: il m'a chargée de mille amitiés pour vous, mais d'un si bon ton, et accompagnées de si agréables louanges, qu'il mérite d'être aimé de vous.
Je ferai vos compliments à madame de Villars. Il y a presse à être nommé dans mes lettres: je vous remercie d'avoir fait mention de Brancas. Vous aurez vu votre tante[91] au Saint-Esprit, et vous aurez été reçue comme une reine. Ma fille, je vous conjure de me bien mander tout cela, et de me parler de M. de Grignan et de M. d'Arles[92]. Vous savez que nous avons réglé que l'on hait autant les détails des personnes qui sont indifférentes, qu'on les aime de celles qui ne le sont pas; c'est à vous à deviner de quel nombre vous êtes auprès de moi. Mascaron, Bourdaloue, me donnent tour 93 à tour des plaisirs et des satisfactions qui doivent, pour le moins, me rendre sainte: dès que j'entends quelque chose de beau, je vous souhaite; vous avez part à tout ce que je pense: j'admire en moi, tous les jours, les effets naturels d'une extrême amitié. Je vous embrasse tendrement, embrassez-moi aussi. Une petite amitié à mon coadjuteur: pour M. de Grignan, il me semble qu'il est si glorieux de vous avoir, qu'il n'écoute plus personne.
A Paris, mardi 3 mars 1671.
Si vous étiez ici, ma chère enfant, vous vous moqueriez de moi; j'écris de provision, mais c'est par une raison bien différente de celle que je vous donnais un jour, pour m'excuser d'avoir écrit à quelqu'un une lettre qui ne devait partir que dans deux jours: c'était parce que je ne me souciais guère de lui, et que dans deux jours je n'aurais pas autre chose à lui dire. Voici tout le contraire: c'est que je me soucie beaucoup de vous, que j'aime à vous entretenir à toute heure, et que c'est la seule consolation que je puisse avoir présentement. Je suis aujourd'hui toute seule dans ma chambre, par l'excès de ma mauvaise humeur. Je suis lasse de tout; je me suis fait un plaisir de dîner ici, et je m'en fais un de vous écrire hors de propos: mais, hélas! vous n'avez pas de ces sortes de loisirs. J'écris tranquillement, et je ne comprends pas que vous puissiez lire de même: je ne vois pas un moment où vous soyez à vous; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d'être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur. Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela, vous êtes accablée. Que fait votre paresse pendant tout ce fracas? Elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place; elle vous attend dans quelque moment perdu pour vous faire au moins souvenir d'elle, et vous dire un mot en passant. Hélas! dit-elle, m'avez-vous oubliée? Songez que je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours; que c'est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais haïr; qui vous ai empêchée de mourir d'ennui, et en Bretagne et dans votre grossesse: quelquefois votre mère troublait nos plaisirs, mais je savais bien où vous reprendre; 94 présentement je ne sais plus où j'en suis; les honneurs et les représentations me feront périr, si vous n'avez soin de moi. Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d'amitié, vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan; mais vous passez vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire davantage. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de repos; moi-même, qui les ai toujours tant honorés, je leur suis contraire, et ils me le sont; le moyen qu'ils vous laissent le temps de lire de telles lanterneries? Je vous assure, ma chère enfant, que je songe à vous continuellement, et je sens tous les jours ce que vous me dîtes une fois, qu'il ne fallait point appuyer sur certaines pensées; si l'on ne glissait pas dessus, on serait toujours en larmes, c'est-à-dire moi. Il n'y a lieu dans cette maison qui ne me blesse le cœur; toute votre chambre me tue: j'y ai fait mettre un paravent tout au milieu, pour rompre un peu la vue; une fenêtre de ce degré par où je vous vis monter dans le carrosse de d'Hacqueville, et par où je vous rappelai, me fait peur à moi-même, quand je pense combien alors j'étais capable de me jeter par la fenêtre, car je suis folle quelquefois; ce cabinet, où je vous embrassai sans savoir ce que je faisais; ces Capucins[93], où j'allai entendre la messe; ces larmes qui tombaient de mes yeux à terre, comme si c'eût été de l'eau qu'on eût répandue; Sainte-Marie, madame de la Fayette, mon retour dans cette maison, votre appartement, la nuit, le lendemain; et votre première lettre, et toutes les autres, et encore tous les jours, et tous les entretiens de ceux qui entrent dans mes sentiments: ce pauvre d'Hacqueville est le premier; je n'oublierai jamais la pitié qu'il eut de moi. Voilà donc où j'en reviens, il faut glisser sur tout cela, et se bien garder de s'abandonner à ses pensées et aux mouvements de son cœur: j'aime mieux m'occuper de la vie que vous faites maintenant; cela me fait une diversion, sans m'éloigner pourtant de mon sujet et de mon objet, qui est ce qui s'appelle poétiquement l'objet aimé. Je songe donc à vous, et je souhaite toujours de vos lettres; quand je viens d'en recevoir, j'en voudrais bien encore. J'en attends présentement, et je reprendrai ma lettre quand j'aurai reçu de vos nouvelles. J'abuse de vous, ma très-chère; j'ai voulu aujourd'hui me permettre cette lettre d'avance; mon cœur en avait besoin, je n'en ferai pas une coutume.
A Paris, mercredi 4 mars 1671.
Ah! ma fille, quelle lettre! quelle peinture de l'état où vous avez été! et que je vous aurais mal tenu ma parole, si je vous avais promis de n'être point effrayée d'un si grand péril! Je sais bien qu'il est passé: mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de sa fin, sans frémir d'horreur, et M. de Grignan vous laisse embarquer pendant un orage; et quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l'être encore plus que vous; au lieu de vous faire attendre que l'orage soit passé, il veut bien vous exposer. Ah! mon Dieu! qu'il eût été bien mieux d'être timide, et de vous dire que, si vous n'aviez point de peur, il en avait lui, et ne souffrirait point que vous traversassiez le Rhône par un temps comme celui qu'il faisait! Que j'ai de peine à comprendre sa tendresse en cette occasion! ce Rhône qui fait peur à tout le monde, ce pont d'Avignon où l'on aurait tort de passer en prenant de loin toutes ses mesures, un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche; et quel miracle que vous n'ayez pas été brisés et noyés dans un moment! Je ne soutiens pas cette pensée, j'en frissonne, et je m'en suis réveillée avec des sursauts dont je ne suis pas la maîtresse. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l'eau? De bonne foi, n'avez-vous point été effrayée d'une mort si proche et si inévitable? Une autre fois ne serez-vous point un peu moins hasardeuse? Une aventure comme celle-là ne vous fera-t-elle point voir les dangers aussi terribles qu'ils le sont? Je vous prie de m'avouer ce qui vous en est resté; je crois du moins que vous avez rendu grâces à Dieu de vous avoir sauvée; pour moi, je suis persuadée que les messes que j'ai fait dire tous les jours pour vous ont fait ce miracle, et je suis plus obligée à Dieu de vous avoir conservée dans cette occasion, que de m'avoir fait naître. C'est à M. de Grignan que je m'en prends; le coadjuteur a bon temps; il n'a été grondé que pour la montagne de Tarare; elle me paraît présentement comme les pentes de Nemours. M. Busche[94] m'est venu voir tantôt; j'ai pensé l'embrasser en songeant comme il vous a bien menée: je l'ai fort entretenu de vos faits et gestes, et puis je lui ai donné de quoi boire un peu à ma santé. Cette lettre vous paraîtra bien ridicule; vous la recevrez dans un temps où vous ne 96 songerez plus au pont d'Avignon. Faut-il que j'y pense, moi, présentement? C'est le malheur des commerces si éloignés; il faut s'y résoudre, et ne pas même se révolter contre cet inconvénient: cela est naturel, et la contrainte serait trop grande d'étouffer toutes ses pensées; il faut entrer dans l'état naturel où l'on est, en répondant à une chose qui tient au cœur: vous serez donc obligée de m'excuser souvent. J'attends les relations de votre séjour à Arles; je sais que vous y aurez trouvé bien du monde. Ne m'aimez-vous point de vous avoir appris l'italien? Voyez comme vous vous en êtes bien trouvée avec ce vice-légat: ce que vous dites de cette scène est excellent; mais que j'ai peu goûté le reste de votre lettre! Je vous épargne mes éternels recommencements sur ce pont d'Avignon, je ne l'oublierai de ma vie.
A Paris, mercredi 11 mars 1671.
Je n'ai point encore reçu vos lettres; j'en aurai peut-être avant que de fermer celle-ci: songez, ma chère enfant, qu'il y a huit jours que je n'ai eu de vos nouvelles; c'est un siècle pour moi. Vous étiez à Arles; mais je ne sais rien par vous de votre arrivée à Aix. Il me vint hier un gentilhomme[95] de ce pays-là, qui était présent à cette arrivée, et qui vous a vue jouer à petite prime avec Vardes[96], Bandol, et un autre; je voudrais pouvoir vous dire comme je l'ai reçu, et ce qu'il m'a paru, de vous avoir vue jeudi dernier. Vous admiriez tant l'abbé de Vins d'avoir pu quitter M. de Grignan, j'admire bien plus celui-ci de vous avoir quittée: il m'a trouvée avec le père Mascaron, à qui je donnais un très-beau dîner: comme il prêche à ma paroisse, et qu'il vint me voir l'autre jour, j'ai pensé que cela était d'une vraie petite dévote de lui donner un repas; il est de Marseille, et a trouvé fort bon d'entendre parler de Provence. J'ai su encore, par d'autres voies, que vous avez eu trois ou quatre démêlés à votre avénement: ma fille, on ne parvient point à ne pas avoir de ces malheurs en province, mais, comme il n'y a peut-être rien de vrai dans ce qu'on m'a conté, j'attendrai que vous m'en parliez, avant que de vous dire mon 97 avis sur ce sujet. J'ai demandé à ce gentilhomme si vous n'étiez point bien fatiguée; il m'a dit que vous étiez très-belle; mais vous savez que mes yeux pour vous sont plus justes que ceux des autres: je pourrais bien vous trouver abattue et fatiguée, au travers de leurs approbations. J'ai été enrhumée ces jours-ci, et j'ai gardé ma chambre; presque tous vos amis ont pris ce temps-là pour me venir voir: l'abbé Têtu[97] m'a fort priée de le distinguer en vous écrivant. Je n'ai jamais vu une personne absente être si vive dans tous les cœurs; c'était à vous qu'était réservé ce miracle: vous savez comme nous avons toujours trouvé qu'on se passait bien des gens; on ne se passe point de vous: ma vie est employée à parler de vous; ceux qui m'écoutent le mieux sont ceux que je cherche le plus. N'allez point craindre que je sois ridicule; car, outre que le sujet ne l'est pas, c'est que je connais parfaitement bien et les gens et le lieu, et ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire. Je dis un peu de bien de moi en passant, j'en demande pardon au Bourdaloue et au Mascaron: j'entends tous les matins ou l'un ou l'autre; un demi-quart des merveilles qu'ils disent devrait faire une sainte.
Je vous avoue de bonne foi, ma petite, que je ne puis du tout m'accoutumer à vous savoir à deux cents lieues de moi; je suis plus touchée que je ne l'étais lorsque vous étiez en chemin, je repleure sur nouveaux frais, je ne vois goutte dans votre cœur, je me représente cent choses désagréables que je ne puis dire, je ne vois pas même ce que pense M. de Grignan; et tout est brouillé, je ne sais comment, dans ma tête. Je vous vois accablée d'honneurs, et d'honneurs qui tiennent fort au nom que vous portez; rien n'est plus grand ni plus considéré; nulle famille ne peut être plus aimable: vous y êtes adorée, à ce que je crois, car le coadjuteur ne m'écrit plus; mais j'ignore comment vous vous portez dans tout ce tracas; c'est une sorte de vie étrange que celle des provinces; on fait des affaires de tout. Je m'imagine que vous faites des merveilles, et je voudrais bien savoir ce que ces merveilles vous coûtent, soit pour vous plaindre, soit pour ne vous plaindre pas.
Je reçois votre lettre, ma chère enfant, et j'y fais réponse avec précipitation parce qu'il est tard: cela me fait approuver les avances 98 de provision. Je vois bien que tout ce qu'on m'a dit de vos aventures à votre arrivée n'est pas vrai; j'en suis très-aise; ces sortes de petits procès dans les villes de province, où l'on n'a rien autre chose dans la tête, font une éternité d'éclaircissements, et c'est assez pour mourir d'ennui. Mais vous êtes bien plaisante, madame la comtesse, de montrer mes lettres: où est donc ce principe de cachotterie pour ce que vous aimez? Vous souvient-il avec quelle peine nous attrapions les dates de celles de M. de Grignan? Vous pensez m'apaiser par vos louanges, et me traiter toujours comme la Gazette de Hollande; je m'en vengerai. Vous cachez les tendresses que je vous mande, friponne; et moi je montre quelquefois, et à certaines gens, celles que vous m'écrivez. Je ne veux pas qu'on croie que j'ai pensé mourir, et que je pleure tous les jours, pour qui? pour une ingrate. Je veux qu'on voie que vous m'aimez, et que, si vous avez mon cœur tout entier, j'ai une place dans le vôtre. Je ferai tous vos compliments. Chacun me demande: Ne suis-je point nommé? Et je dis: Non, pas encore, mais vous le serez. Par exemple, nommez-moi un peu M. d'Ormesson, et les Mesmes[98]; il y a presse à votre souvenir; ce que vous envoyez ici est tout aussitôt enlevé: ils ont raison, ma fille, vous êtes aimable, et rien n'est comme vous. Voilà, du moins, ce que vous cacherez, car, depuis Niobé, jamais une mère n'a parlé comme je fais. Pour M. de Grignan, il peut bien s'assurer que, si je puis quelque jour avoir sa femme, je ne la lui rendrai pas. Comment! ne me pas remercier d'un tel présent! ne me point dire qu'il est transporté! Il m'écrit pour me la demander, et ne me remercie point quand je la lui donne. Je comprends pourtant qu'il peut fort bien être accablé ainsi que vous; ma colère ne tient à guère, et ma tendresse pour vous deux tient à beaucoup. Tout ce que vous me mandez est très-plaisant; c'est dommage que vous n'ayez eu le temps d'en dire davantage. Mon Dieu! que j'ai d'envie de recevoir de vos lettres! Il y a déjà près d'une demi-heure que je n'en ai reçu. Je ne sais aucune nouvelle: le roi se porte fort bien; il va de Versailles à Saint-Germain, de Saint-Germain à Versailles; tout est comme il était. La reine fait souvent ses dévotions, et va au salut du saint sacrement. Le père Bourdaloue prêche: bon Dieu! tout est au-dessous des louanges qu'il mérite. L'autre jour notre 99 abbé eut un démêlé avant le sermon avec M. de Noyon[99], qui lui fit entendre qu'il devait bien quitter sa place à un homme de la maison de Clermont: on a fort ri de ce titre, pour avoir la place d'un abbé à l'église; on a bien reconté là-dessus toutes les clefs de la maison de Tonnerre, et toute la science du prélat sur la pairie. Je dîne tous les vendredis chez le Mans[100] avec M. de la Rochefoucauld, madame de Brissac et Benserade, qui toujours y fait la joie de la compagnie. Si la Provence m'aime, je suis fort sa servante aussi; conservez-moi l'honneur de ses bonnes grâces; je lui ferai mes compliments quand vous voudrez. Je vous ai donné un voyage, c'est à vous de le placer. Je ne dis rien à M. de Vardes ni à mon ami Corbinelli; je les crois retournés en Languedoc. J'aime votre fille à cause de vous; mes entrailles n'ont point encore pris le train des tendresses d'une grand'mère.
A Paris, vendredi 13 mars 1671.
Me voici à la joie de mon cœur, toute seule dans ma chambre à vous écrire paisiblement; rien ne m'est si agréable que cet état. J'ai dîné aujourd'hui chez madame de Lavardin[101], après avoir été en Bourdaloue, où étaient les mères de l'Église; c'est ainsi que j'appelle les princesses de Conti et de Longueville. Tout ce qui était au monde était à ce sermon, et ce sermon était digne de tout ce qui l'écoutait. J'ai songé vingt fois à vous, et vous ai souhaitée autant de fois auprès de moi; vous auriez été ravie de l'entendre, et moi encore plus ravie de vous le voir entendre. M. de la Rochefoucauld a reçu très-plaisamment, chez madame de Lavardin, le compliment que vous lui faites; on a fort parlé de vous. M. d'Ambres y était avec sa cousine de Brissac; il a paru s'intéresser beaucoup à votre prétendu naufrage; on a parlé de votre hardiesse: M. de la Rochefoucauld a dit que vous aviez voulu paraître brave, dans l'espérance que quelque charitable personne vous en empêcherait; et que, n'en ayant point trouvé, vous aviez dû être dans le même embarras que Scaramouche. Nous avons été voir à la foire 100 une grande diablesse de femme, plus grande que Riberpré de toute la tête; elle accoucha l'autre jour de deux gros enfants qui vinrent de front, les bras aux côtés: c'est une grande femme tout à fait. J'ai été faire des compliments pour vous à l'hôtel de Rambouillet; on vous en rend mille. Madame de Montausier est au désespoir de ne vous point voir. J'ai été chez madame du Puy-du-Fou; j'ai été, pour la troisième fois, chez madame de Maillanes; je me fais rire moi-même en observant le plaisir que j'ai de faire toutes ces choses. Au reste, si vous croyez les filles de la reine enragées, vous croyez bien. Il y a huit jours que madame de Ludres, Coëtlogon et la petite de Rouvroi furent mordues d'une petite chienne qui était à Théobon[102]; cette petite chienne est morte enragée; de sorte que Ludres, Coëtlogon et Rouvroy sont parties ce matin pour aller à Dieppe, et se faire jeter trois fois dans la mer. Ce voyage est triste; Benserade en était au désespoir; Théobon n'a pas voulu y aller, quoiqu'elle ait été mordillée. La reine ne veut pas qu'elle la serve, qu'on ne sache ce qui arrivera de toute cette aventure. Ne trouvez-vous point que Ludres ressemble à Andromède? Pour moi, je la vois attachée au rocher, et Tréville[103] sur un cheval ailé, qui tue le monstre. Ah! Zézu! matame te Grignan, l'étranze sose t'être zetée toute nue tans la mer[104].
Voilà bien des lanternes, et je ne sais rien de vous: vous croyez que je devine ce que vous faites; mais j'y prends trop d'intérêt, et à votre santé, et à l'état de votre esprit, pour vouloir me borner à ce que j'en imagine: les moindres circonstances sont chères de ceux qu'on aime parfaitement, autant qu'elles sont ennuyeuses des autres: nous l'avons dit mille fois, et cela est vrai. La Vauvineux vous fait cent compliments; sa fille a été bien malade; madame d'Arpajon l'a été aussi: nommez-moi tout cela avec madame de Verneuil[105], à votre loisir. Voilà une lettre de M. de Condom[106], 101 qu'il m'a envoyée avec un billet fort joli. Votre frère entre sous les lois de Ninon[107], je doute qu'elles lui soient bonnes; il y a des esprits à qui elles ne valent rien; elle avait gâté son père; il faut le recommander à Dieu: quand on est chrétienne, ou du moins quand on le veut être, on ne peut voir les dérèglements sans chagrin. Ah! Bourdaloue! quelles divines vérités vous nous avez dites aujourd'hui sur la mort! madame de la Fayette y était pour la première fois de sa vie, elle était transportée d'admiration; elle est ravie de votre souvenir et vous embrasse de tout son cœur. Je lui ai donné une belle copie de votre portrait; il pare sa chambre, où vous n'êtes jamais oubliée. Si vous êtes encore de l'humeur dont vous étiez à Sainte-Marie, et que vous gardiez mes lettres, voyez si vous n'avez pas reçu celle du 18 février. Adieu, ma très-aimable enfant; vous dirai-je que je vous aime? c'est se moquer d'en être encore là; cependant, comme je suis ravie quand vous m'assurez de votre tendresse, je vous assure de la mienne, afin de vous donner de la joie, si vous êtes de mon humeur: et ce Grignan mérite-t-il que je lui dise un mot?
Je crois que M. d'Hacqueville vous mande toutes les nouvelles: pour moi je n'en sais point, je serais toute propre à vous dire que le chancelier[108] a pris un lavement.
Je vis une chose hier chez Mademoiselle, qui me fit plaisir. Madame de Gêvres[109] arrive, belle, charmante et de bonne grâce; madame d'Arpajon était au-dessus de moi; je pense que la duchesse s'attendait que je lui dusse offrir ma place; ma foi, je lui devais une incivilité de l'autre jour, je la lui payai comptant, et ne branlai pas. Mademoiselle était au lit, madame de Gêvres a donc été contrainte de se mettre au-dessous de l'estrade; cela est fâcheux. On apporte à boire à Mademoiselle, il faut donner la serviette; je vois madame de Gêvres qui dégante sa main maigre; je pousse madame d'Arpajon; elle m'entend, et se dégante; et, d'une très-bonne grâce, avance un pas, coupe la duchesse, et prend et donne la serviette. La duchesse de Gêvres en a eu toute la honte; elle était montée sur l'estrade et elle avait ôté ses gants, et tout cela, pour voir donner la serviette de plus près par madame d'Arpajon. 102 Ma fille, je suis méchante, cela m'a réjouie, c'est bien employé: a-t-on jamais vu accourir pour ôter à madame d'Arpajon, qui est dans la ruelle, un petit honneur qui lui vient tout naturellement? Madame de Puisieux s'en est épanoui la rate. Mademoiselle n'osait lever les yeux, et moi j'avais une mine qui ne valait rien. Après cela on m'a dit cent mille biens de vous, et Mademoiselle m'a commandé de vous dire qu'elle était fort aise que vous ne fussiez point noyée, et que vous fussiez en bonne santé. Nous fûmes chez madame Colbert, qui me demanda de vos nouvelles: voilà de terribles bagatelles; mais je ne sais rien; vous voyez que je ne suis plus dévote: hélas! j'aurais bien besoin des matines et de la solitude de Livry; si est-ce que je vous donnerai les deux livres de la Fontaine, quand vous devriez être en colère; il y a des endroits jolis, et d'autres ennuyeux: on ne veut jamais se contenter d'avoir bien fait, et en voulant mieux faire on fait plus mal.
A Paris, mercredi 18 mars 1671.
Je reçois deux paquets ensemble qui ont été retardés considérablement. J'apprends enfin par vous-même votre entrée à Aix: mais vous ne me dites pas si votre mari était avec vous, ni de quelle manière Vardes honorait votre triomphe; du reste, vous me le représentez très-plaisamment, aussi bien que votre embarras et vos civilités déplacées. Bon Dieu! que n'étais-je avec vous! ce n'est pas que j'eusse mieux fait que vous, car je n'ai pas le don de placer si juste les noms sur les visages; au contraire, je fais tous les jours mille sottises là-dessus: mais il me semble que je vous aurais aidée, et que j'aurais fait du moins bien des révérences. Il est vrai que c'est un métier tuant que cet excès de cérémonies et de civilités; cependant ne vous relâchez sur rien; tâchez, mon enfant, de vous ajuster aux mœurs et aux manières des gens avec qui vous avez à vivre; accommodez-vous un peu de ce qui n'est pas mauvais; ne vous dégoûtez point de ce qui n'est que médiocre; faites-vous un plaisir de ce qui n'est pas ridicule.
Il y a présentement une nouvelle qui fait l'unique entretien de Paris. Le roi a commandé à M. de S... de se défaire de sa charge, et tout de suite de sortir de Paris. Savez-vous pourquoi? Pour avoir trompé au jeu, et avoir gagné cinq cent mille écus avec des cartes ajustées. Le cartier fut interrogé par le roi même: il nia d'abord; 103 enfin, sur le pardon que Sa Majesté lui promit, il avoua qu'il faisait ce métier depuis longtemps; on dit même que cela se répandra plus loin, car il y a plusieurs maisons où il fournissait de ces bonnes cartes rangées. Le roi a eu beaucoup de peine à se résoudre à déshonorer un homme de la qualité de S.....; mais voyant que depuis deux mois tous ceux qui jouaient avec lui étaient ruinés, Sa Majesté a cru qu'il y allait de sa conscience à faire éclater cette friponnerie. S... savait si bien le jeu des autres, que toujours il faisait va-tout sur la dame de pique, parce que tous les piques étaient dans les autres jeux. Le roi perdait toujours à trente-un de trèfle, et disait: Le trèfle ne gagne point contre le pique en ce pays-ci. S.... avait donné trente pistoles aux valets de chambre de madame de la Vallière, pour leur faire jeter dans la rivière toutes les cartes qu'ils avaient, sous prétexte qu'elles n'étaient point bonnes, et avait introduit son cartier. Celui qui le conduisait dans cette belle vie s'appelle Pradier, et s'est éclipsé aussitôt que le roi défendit à S.... de se trouver devant lui. S.... aurait dû, s'il avait été innocent, se mettre en prison, et demander qu'on lui fît son procès; mais il n'a pas pris ce chemin, et a trouvé celui du Languedoc plus sûr: bien des gens lui conseillaient celui de la Trappe, après un malheur comme celui-là. Voilà de quoi on parle uniquement.
Madame d'Humières[110] m'a chargée de mille amitiés pour vous; elle s'en va à Lille, où elle sera honorée, comme vous l'êtes à Aix. Le maréchal de Bellefonds, par un pur sentiment de piété, s'est accommodé avec ses créanciers; il leur a cédé le fonds de son bien, et donné plus de la moitié du revenu de sa charge[111], pour achever de payer les arrérages. Cette exécution est belle, et fait bien voir que ses voyages à la Trappe ne sont pas inutiles. J'allai voir l'autre jour cette duchesse de Ventadour; elle était belle comme un ange. Madame la duchesse de Nevers y vint coiffée à faire rire: il faut m'en croire, car vous savez comme j'aime la mode excessive. La Martin[112] l'avait brétaudée par plaisir comme un patron de mode: elle avait donc tous les cheveux coupés sur la tête, et frisés naturellement et par cent papillotes qui lui font souffrir mort passion toute la nuit. Cela fait une petite tête de chou ronde, sans que rien 104 accompagne les côtés. Ma fille, c'était la plus ridicule chose que l'on pût imaginer: elle n'avait point de coiffe; mais encore passe, elle est jeune et jolie; mais toutes ces femmes de Saint-Germain, et cette la Mothe surtout, se font testonner par la Martin; cela est au point que le roi et toutes les dames sensées en pâment de rire: elles en sont encore à cette jolie coiffure que Montgobert[113] sait si bien; je veux dire ces boucles renversées. Voilà tout; on se divertit extrêmement à voir outrer cette nouvelle mode jusqu'à la folie.
Du même jour 18 mars 1671.
Avant que d'envoyer mon paquet, je fais réponse à votre lettre du 11, que je reçois. Je suis plus désespérée que vous des retardements de la poste.
Monsieur de Barillon[114].
J'interromps la plus aimable mère du monde pour vous dire trois mots, qui ne seront guère bien arrangés, mais qui seront vrais. Sachez donc, madame, que je vous ai toujours plus aimée que je ne vous l'ai dit; et que si jamais je gouverne, la Provence n'aura plus de gouvernante. En attendant, gouvernez-vous bien, et régnez doucement sur les peuples que Dieu a soumis à vos lois. Adieu, madame, je quitte Paris sans regret.
Madame de Sévigné.
C'est ce pauvre Barillon qui m'a interrompue, et qui ne me trouve guère avancée de ne pouvoir pas encore recevoir de vos lettres sans pleurer. Je ne le puis, ma fille: mais ne souhaitez point que je le puisse; aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses: pour moi je m'en accommode fort bien. Je les aime bien mieux que des sentiments de Sénèque et d'Epictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusques à la folie; vous m'êtes toutes choses; je ne connais que vous. Hélas! je suis bien précisément comme vous pensez, c'est-à-dire, d'aimer ceux qui vous aiment et qui se souviennent de vous; je le sens tous les jours. Quand je trouvai Mellusine[115], 105 le cœur me battit de colère et d'émotion, elle s'approcha; comme vous savez, et me dit: Hé bien! madame, êtes-vous bien fâchée?—Oui, madame, lui dis-je; on ne peut pas plus.—Ah! vraiment je le crois; il faudra vous aller consoler.—Madame, n'en prenez pas la peine, ce serait une chose inutile.—Mais, me dit-elle, n'êtes-vous pas chez vous?—Non, madame, on ne m'y trouve jamais. Voilà notre dialogue. Je vous assure qu'elle est débellée, comme dit Coulanges: il ne me semble pas qu'elle ait une langue présentement. Mais je veux revenir à mes lettres qu'on ne vous envoie point; j'en suis au désespoir. Croyez-vous qu'on les ouvre? croyez-vous qu'on les garde? Hélas! je conjure ceux qui prennent cette peine de considérer le peu de plaisir qu'ils ont à cette lecture, et le chagrin qu'ils nous donnent. Messieurs, du moins ayez soin de les faire recacheter, afin qu'elles arrivent tôt ou tard. Vous parlez de peinture: vraiment vous m'en faites une de l'habit de vos dames, qui vaut tout ce qu'une description peut valoir. Vous dites que vous voudriez bien me voir entrer dans votre chambre, et m'entendre discourir. Hélas! c'est ma folie que de vous voir, de vous parler, de vous entendre; je me dévore de cette envie, et du déplaisir de ne vous avoir pas assez écoutée, pas assez regardée: il me semble pourtant que je n'en perdais guère les moments; mais enfin, je n'en suis pas contente, je suis folle; il n'y a rien de plus vrai; mais vous êtes obligée d'aimer ma folie. Je ne comprends pas comme on peut tant penser à une personne: n'aurai-je jamais tout pensé? Non, que quand je ne penserai plus. Le billet de M. de Grignan est très-joli. Je lui ferai réponse, et je le prie de m'aimer toujours; pour votre fille, je l'aime; vous savez pourquoi et pour qui.
A Paris, lundi 23 mars 1671.
Cela n'est-il pas cruel de n'avoir pas encore reçu vos lettres? Voilà M. de Coulanges qui a reçu les siennes, et qui me vient insulter. Il m'a montré votre réponse à l'ex-voto, qui est tellement à mon gré, que je l'ai lue deux fois avec plaisir. Ah! que vous écrivez à ma fantaisie! Cet ex-voto, qui fut fait au bout de la table où je vous écrivais, me réjouit fort, et me fit souvenir du jour que je fus si malheureusement pendue: vous souvient-il combien vous me fûtes cruelle ce jour-là? Vous me condamnâtes sans miséricorde, et toute la sollicitation de d'Hacqueville ne put pas même 106 vous obliger à revoir mon procès. Il est vrai que je fis une grande faute; mais aussi d'être pendue haut et court, comme je le fus, c'était une grande punition. La chanson de M. de Coulanges était bonne aussi; il y a plaisir de vous envoyer des folies, vous y répondez délicieusement. Vous savez que rien n'attrape tant que quand on croit avoir écrit pour divertir ses amis, et qu'il arrive qu'ils n'y prennent pas garde, ou qu'ils n'en disent pas un mot. Vous n'avez pas cette cruauté; vous êtes aimable en tout et partout: hélas! combien vous êtes aimée aussi! combien de cœurs où vous êtes la première! Il y a peu de gens qui puissent se vanter d'une telle chose. M. de Coulanges vous écrit la plus folle lettre du monde, et d'après le naturel; elle m'a fort divertie. Enfin, les femmes sont folles; il semble qu'elles aient toutes la tête cassée: on leur met le premier appareil, et elles se reposent comme d'une opération: cette folie vous réjouirait fort, si vous étiez ici. Je fus hier chez M. de la Rochefoucauld; je le trouvai criant les hauts cris; ses douleurs étaient à un tel point, que toute sa constance était vaincue, sans qu'il en restât un seul bien; l'excès de ces douleurs l'agitait de telle sorte qu'il était en l'air dans sa chaise avec une fièvre violente. Il me fit une pitié extrême; je ne l'avais jamais vu en cet état; il me pria de vous le mander, et de vous assurer que les roués ne souffrent point en un moment ce qu'il souffre la moitié de sa vie, et qu'aussi il souhaite la mort comme le coup de grâce: sa nuit n'a pas été meilleure.
Je reçois présentement votre lettre, et me voilà toute seule dans ma chambre pour vous écrire et vous faire réponse. Au sortir d'un lieu où j'ai dîné, je reviens fort bien chez moi; et quand j'y trouve une de vos lettres, j'entre et j'écris: rien n'est préféré à ce plaisir, et je languis après les jours de poste. Ah! ma fille, qu'il y a de différence de ce que j'ai pour vous, et de ce que l'on a pour quelqu'un qu'on n'aime point! Vous voulez que je lise de sang-froid le récit du péril que vous avez couru; j'en ai été encore plus effrayée par les lettres qu'on m'a montrées d'Avignon et d'ailleurs, que par les vôtres. Je comprends bien le dépit qui fit dire à M. de Grignan: Vogue la galère. En vérité, vous êtes quelquefois capable de mettre au désespoir; si vous m'aviez caché cette aventure, je l'aurais apprise d'ailleurs, et je vous en aurais su très-mauvais gré. Je vous assure que je serai très-mal-contente de M. de Marseille, s'il ne fait ce que nous souhaitons. Il a beau dire, je ne tâte point de son 107 amour pour la Provence: quand je vois qu'il ne dit rien pour empêcher les quatre cent cinquante mille francs, et qu'il ne s'écrie que sur une bagatelle, je suis sa très-humble servante. J'ai une extrême impatience de savoir ce qui sera enfin résolu. Madame d'Angoulême m'a dit qu'on lui avait mandé que vous étiez la personne du monde la plus polie; elle vous fait mille compliments. Je crains plus que vous mon voyage de Bretagne; il me semble que ce sera encore une autre séparation, une douleur sur une douleur, et une absence sur une absence: enfin je commence à m'affliger tout de bon; ce sera vers le commencement de mai. Pour mon autre voyage, dont vous m'assurez que le chemin est libre, vous savez qu'il dépend de vous; je vous l'ai donné: vous manderez à d'Hacqueville en quel temps vous voulez qu'il soit placé. M. de Vivonne a bonne mémoire de me faire un compliment si vieux, faites-lui mes compliments, je lui écrirai dans deux ans. N'êtes-vous pas à merveille avec Bandol[116]? Dites-lui mille amitiés pour moi: il a écrit une lettre à M. de Coulanges, une lettre qui lui ressemble, et qui est aimable. Prenez garde, au reste, que votre paresse ne vous fasse perdre votre argent au jeu; ces petites pertes fréquentes sont comme les petites pluies qui gâtent bien les chemins. Je vous embrasse, ma chère fille. Si vous pouvez aimez-moi toujours, puisque c'est la seule chose que je souhaite en ce monde pour la tranquillité de mon âme. Je fais bien d'autres souhaits pour ce qui vous regarde: enfin, tout tourne ou sur vous, ou de vous, ou par vous.
A Livry, mardi saint 24 mars 1671.
Voici une terrible causerie, ma chère enfant; il y a trois heures que je suis ici. Je suis partie de Paris avec l'abbé, Hélène, Hébert et Marphise[117], dans le dessein de me retirer du monde et du bruit pour jusqu'à jeudi au soir: je prétends être en solitude; je fais de ceci une petite Trappe, je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions: j'ai résolu d'y jeûner beaucoup pour toutes sortes de raisons, de marcher pour tout le temps que j'ai été dans ma chambre, et surtout de m'ennuyer pour l'amour de Dieu. Mais ce que je ferai 108 beaucoup mieux que tout cela, c'est de penser à vous, ma fille; je n'ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et, ne pouvant contenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siége de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur! Il n'y a point d'endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l'église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous aie vue; il n'y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose; de quelque manière que ce soit, cela me perce le cœur: je vous vois, vous m'êtes présente; je pense et repense à tout; ma tête et mon esprit se creusent: mais j'ai beau tourner, j'ai beau chercher; cette chère enfant que j'aime avec tant de passion est à deux cents lieues de moi, je ne l'ai plus. Sur cela je pleure sans pouvoir m'en empêcher. Ma chère bonne, voilà qui est bien faible: mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre; le hasard fera qu'elle viendra mal à propos, et qu'elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu'elle est écrite. A cela je ne sais point de remède: elle sert toujours à me soulager présentement; c'est au moins ce que je lui demande: l'état où ce lieu m'a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne point parler de mes faiblesses; mais vous devez les aimer, et respecter mes larmes, puisqu'elles viennent d'un cœur tout à vous.
A Paris, vendredi saint 27 mars 1671.
J'ai trouvé ici un gros paquet de vos lettres; je ferai réponse aux messieurs quand je ne serai pas si dévote: en attendant, embrassez votre cher mari pour moi; je suis touchée de son amitié et de sa lettre. Je suis bien aise de savoir que le pont d'Avignon est encore sur le dos du coadjuteur; c'est donc lui qui vous y a fait passer, car, pour le pauvre Grignan, il se noyait par dépit contre vous; il aimait autant mourir que d'être avec des gens si déraisonnables: le coadjuteur est perdu d'avoir ce crime avec tant d'autres. Je suis très-obligée à Bandol de m'avoir fait une si agréable relation. Mais d'où vient, mon enfant, que vous craignez qu'une autre lettre 109 n'efface la vôtre? vous ne l'avez donc pas relue? car pour moi, qui l'ai lue avec attention, elle m'a fait un plaisir sensible, un plaisir à n'être effacé par rien, un plaisir trop agréable pour un jour comme aujourd'hui. Vous contentez ma curiosité sur mille choses que je voulais savoir: je me doutais bien que les prophéties auraient été entièrement fausses à l'égard de Vardes; je me doutais bien aussi que vous n'auriez fait aucune incivilité; je me doutais bien encore de l'ennui que vous avez; et ce qui vous surprendra, c'est que, quelque aversion que je vous aie toujours vue pour les narrations, j'ai cru que vous aviez trop d'esprit pour ne pas voir qu'elles sont quelquefois agréables et nécessaires. Je crois qu'il n'y a rien qu'il faille entièrement bannir de la conversation, et que le jugement et les occasions doivent y faire entrer tour à tour tout ce qui est le plus à propos. Je ne sais pourquoi vous dites que vous ne contez pas bien; je ne connais personne qui attache plus que vous: ce ne serait pas une sorte de chose à souhaiter uniquement; mais quand cela tient à l'esprit et à la nécessité de ne rien dire qui ne soit agréable, je pense qu'on doit être bien aise de s'en acquitter comme vous faites.
J'ai entendu la Passion du Mascaron, qui en vérité a été très-belle et très-touchante. J'avais grande envie de me jeter dans le Bourdaloue; mais l'impossibilité m'en a ôté le goût: les laquais y étaient dès mercredi; et la presse était à mourir. Je savais qu'il devait redire celle que M. de Grignan et moi nous entendîmes l'année passée aux Jésuites; et c'était pour cela que j'en avais envie: elle était parfaitement belle, et je ne m'en souviens que comme d'un songe. Que je vous plains d'avoir eu un méchant prédicateur! Mais pourquoi cela vous fait-il rire? J'ai envie de vous dire encore ce que je vous dis une fois: Ennuyez-vous, cela est si méchant! Je n'ai jamais pensé que vous ne fussiez pas très-bien avec M. de Grignan; je ne crois pas avoir témoigné que j'en doutasse; tout au plus, je souhaiterais en entendre un mot de lui ou de vous, non point par manière de nouvelle, mais pour me confirmer une chose que je désire avec tant de passion. La Provence ne serait pas supportable sans cela, et je comprends bien aisément tous les soins de M. de Grignan pour vous empêcher d'y mourir d'ennui; nous avons, lui et moi, les mêmes symptômes.
Le maréchal d'Albret a gagné un procès de quarante mille livres de rente en fonds de terre; il rentre dans tout le bien de 110 ses grands-pères; il ruine tout le Béarn: vingt familles avaient acheté et revendu; il faut rendre tout cela avec les fruits depuis cent ans: c'est une épouvantable affaire pour les conséquences. Adieu, ma très-chère; je voudrais bien savoir quand je ne penserai plus tant à vous; il faut répondre:
Mon cher Grignan, je vous embrasse. Je ferai réponse à votre jolie lettre. Adieu, petit démon qui me détournez; je devrais être à Ténèbres il y a plus d'une heure.
A Livry, jeudi saint 26 mars 1671.
Si j'avais autant pleuré mes péchés que j'ai pleuré pour vous depuis que je suis ici, je serais très-bien disposée pour faire mes pâques et mon jubilé. J'ai passé ici le temps que j'avais résolu, de la manière dont je l'avais imaginé, à la réserve de votre souvenir, qui m'a plus tourmentée que je ne l'avais prévu. C'est une chose étrange qu'une imagination vive, qui représente toutes choses comme si elles étaient encore: sur cela on songe au présent; et quand on a le cœur comme je l'ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous; notre maison de Paris m'assomme encore tous les jours, et Livry m'achève. Pour vous, c'est par un effort de mémoire que vous pensez à moi: la Provence n'est point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous rendre à moi. J'ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j'ai eue ici; une grande solitude, un grand silence, un office triste, des Ténèbres chantées avec dévotion, un jeûne canonique, et une beauté dans ces jardins, dont vous seriez charmée: tout cela m'a plu. Je n'avais jamais été à Livry la semaine sainte: hélas! que je vous y ai souhaitée! Mais je m'en retourne à Paris par nécessité; j'y trouverai de vos lettres, et je veux demain aller à la passion du père Bourdaloue, ou du père Mascaron; j'ai toujours honoré les belles passions. Adieu, ma chère petite: voilà ce que vous aurez de Livry. Si j'avais eu la force de ne vous y point écrire, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j'y ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du monde; mais, au lieu d'en 111 faire un bon usage, j'ai cherché de la consolation à vous en parler. Ah! ma fille, que cela est faible et misérable!
A Paris, mercredi 1er avril 1671.
Je revins hier de Saint-Germain: j'étais avec madame d'Arpajon. Le nombre de ceux qui me demandèrent de vos nouvelles est aussi grand que celui de tous ceux qui composent la cour. Je pense qu'il est bon de distinguer la reine, qui fit un pas vers moi, et me demanda des nouvelles de ma fille, sur son aventure du Rhône. Je la remerciai de l'honneur qu'elle vous faisait de se souvenir de vous. Elle reprit la parole, et me dit: Contez-moi comme elle a pensé périr. Je me mis à lui conter votre belle hardiesse de vouloir traverser le Rhône par un grand vent, et que ce vent vous avait jetée rapidement sous une arche à deux doigts du pilier, où vous auriez péri mille fois, si vous l'aviez touché. La reine me dit: Et son mari était-il avec elle?—Oui, madame; et M. le coadjuteur aussi.—Vraiment ils ont grand tort, reprit-elle; et fit des hélas, et dit des choses très-obligeantes pour vous. Il vint ensuite bien des duchesses, entre autres la jeune Ventadour, très-belle et très-jolie. On fut quelques moments sans lui apporter ce divin tabouret; je me tournai vers le grand maître[119], et je dis: Hélas! qu'on le lui donne: il lui coûte assez cher[120]. Il fut de mon avis. Au milieu du silence du cercle, la reine se tourne, et me dit: A qui ressemble votre petite-fille? Madame, lui dis-je, elle ressemble à M. de Grignan. Sa Majesté fit un cri, j'en suis fâchée, et me dit doucement: Elle aurait bien mieux fait de ressembler à sa mère ou à sa grand'mère. Voilà ce que vous me valez de faire ma cour. Le maréchal de Bellefonds m'a fait promettre de le tirer de la presse; M. et madame de Duras, à qui j'ai fait vos compliments; MM. de Charost et de Montausier, et tutti quanti, vous les rendent au centuple. Je ne dois pas oublier M. le Dauphin et Mademoiselle, qui m'ont fort parlé de vous. J'ai vu madame de Ludres; elle vint m'aborder avec une surabondance d'amitié qui me surprit; elle me parla de vous sur le même ton; et puis tout d'un coup, comme je pensais lui répondre, je trouvai qu'elle ne m'écoutait plus, et que ses beaux yeux trottaient par la 112 chambre: je le vis promptement, et ceux qui virent que je le voyais me surent bon gré de l'avoir vu, et se mirent à rire. Elle a été plongée dans la mer[121], la mer l'a vue toute nue, et sa fierté en est augmentée; j'entends la fierté de la mer; car pour la belle, elle en est fort humiliée.
Les coiffures hurluberlu m'ont fort divertie; il y en a que l'on voudrait souffleter. La Choiseul ressemblait, comme dit Ninon, à un printemps d'hôtellerie comme deux gouttes d'eau: cette comparaison est excellente. Mais qu'elle est dangereuse, cette Ninon! Si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur. Son zèle pour pervertir les jeunes gens est pareil à celui d'un certain M. de Saint-Germain que nous avons vu une fois à Livry. Elle trouve que votre frère a la simplicité de la colombe; elle ressemble à sa mère; c'est madame de Grignan qui a tout le sel de la maison, et qui n'est pas si sotte que d'être dans cette docilité. Quelqu'un pensa prendre votre parti, et voulut lui ôter l'estime qu'elle a pour vous; elle le fit taire, et dit qu'elle en savait plus que lui. Quelle corruption! quoi! parce qu'elle vous trouve belle et spirituelle, elle veut joindre à cela cette autre bonne qualité, sans laquelle, selon ses maximes, on ne peut être parfaite! Je suis vivement touchée du mal qu'elle fait à mon fils sur ce chapitre: ne lui en mandez rien; nous faisons nos efforts, madame de la Fayette et moi, pour le dépêtrer d'un engagement si dangereux. Il a de plus une petite comédienne[122], et tous les Despréaux et les Racine, et paye les soupers: enfin, c'est une vraie diablerie. Il se moque des Mascaron, comme vous avez vu; vraiment il lui faudrait votre minime[123]. Je n'ai jamais rien vu de si plaisant que ce que vous m'écrivez là-dessus; je l'ai lu à M. de la Rochefoucauld; il en a ri de tout son cœur. Il vous mande qu'il y a un certain apôtre qui court après sa côte, et qui voudrait bien se l'approprier comme son bien; mais il n'a pas l'art de suivre les grandes entreprises. Je pense que Mellusine est dans un trou; nous n'en entendons pas dire un seul mot. M. de la Rochefoucauld vous dit encore que s'il avait seulement trente ans de moins, il en voudrait fort à la troisième côte[124] de M. de Grignan. L'endroit 113 où vous dites qu'il a deux côtes rompues le fit éclater: nous vous souhaitons toujours quelque sorte de folie qui vous divertisse, mais nous craignons bien que celle-là n'ait été meilleure pour nous que pour vous. Après tout, nous vous plaignons bien de n'entendre parler de Dieu que de cette sorte. Ah! Bourdaloue! il fit, à ce qu'on m'a dit, une passion plus parfaite que tout ce qu'on peut imaginer: c'était celle de l'année passée qu'il avait rajustée, selon ce que ses amis lui avaient conseillé, afin qu'elle fût inimitable. Comment peut-on aimer Dieu, quand on n'entend jamais bien parler de lui? Il vous faut des grâces plus particulières qu'aux autres. Nous entendîmes l'autre jour l'abbé de Montmort[125]; je n'ai jamais ouï un si beau jeune sermon; je vous en souhaiterais autant à la place de votre minime. Il fit le signe de la croix, il dit son texte; il ne nous gronda point, il ne nous dit point d'injures; il nous pria de ne point craindre la mort, puisqu'elle était le seul passage que nous eussions pour ressusciter avec Jésus-Christ. Nous le lui accordâmes, nous fûmes tous contents. Il n'a rien qui choque: il imite M. d'Agen sans le copier; il est hardi, il est modeste, il est savant, il est dévot: enfin, j'en fus contente au dernier point.
Madame de Vauvineux vous rend mille grâces; sa fille a été très-mal. Madame d'Arpajon vous embrasse mille fois, et surtout M. le Camus vous adore: et moi, ma chère enfant, que pensez-vous que je fasse? Vous aimer, penser à vous, m'attendrir à tout moment plus que je ne voudrais, m'occuper de vos affaires, m'inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos ennuis et vos peines, les vouloir souffrir pour vous, s'il était possible; écumer votre cœur comme j'écumais votre chambre des fâcheux dont je la voyais remplie; en un mot, comprendre vivement ce que c'est d'aimer quelqu'un plus que soi-même, voilà comme je suis: c'est une chose qu'on dit souvent en l'air; on abuse de cette expression; moi, je la répète, et sans la profaner jamais, je la sens tout entière en moi, et cela est vrai.
A Paris, samedi 4 avril 1671.
Je vous mandai l'autre jour[126] la coiffure de madame de Nevers, 114 et dans quel excès la Martin avait poussé cette mode; mais il y a une certaine médiocrité qui m'a charmée, et qu'il faut vous apprendre, afin que vous ne vous amusiez plus à faire cent petites boucles sur vos oreilles, qui sont défrisées en un moment, qui siéent mal, et qui ne sont non plus à la mode présentement, que la coiffure de la reine Catherine de Médicis. Je vis hier la duchesse de Sully et la comtesse de Guiche; leurs têtes sont charmantes; je suis rendue, cette coiffure est faite justement pour votre visage; vous serez comme un ange, et cela est fait en un moment. Tout ce qui me fait de la peine, c'est que cette mode, qui laisse la tête découverte, me fait craindre pour les dents. Voici ce que Trochanire[127], qui vient de Saint-Germain, et moi, nous allons vous faire entendre, si nous pouvons. Imaginez-vous une tête partagée à la paysanne jusqu'à deux doigts du bourrelet; on coupe les cheveux de chaque côté, d'étage en étage, dont on fait deux grosses boucles rondes et négligées, qui ne viennent pas plus bas qu'un doigt au-dessous de l'oreille; cela fait quelque chose de fort jeune et de fort joli, et comme deux gros bouquets de cheveux de chaque côté. Il ne faut pas couper les cheveux trop courts; car comme il faut les friser naturellement, les boucles, qui en emportent beaucoup, ont attrapé plusieurs dames, dont l'exemple doit faire trembler les autres. On met les rubans comme à l'ordinaire, et une grosse boucle nouée entre le bourrelet et la coiffure; quelquefois on la laisse traîner jusque sur la gorge. Je ne sais si nous vous avons bien représenté cette mode; je ferai coiffer une poupée pour vous l'envoyer; et puis, au bout de tout cela, je meurs de peur que vous ne vouliez point prendre toute cette peine. Ce qui est vrai, c'est que la coiffure que fait Montgobert n'est plus supportable. Du reste, consultez votre paresse et vos dents; mais ne m'empêchez pas de souhaiter que je puisse vous voir coiffée ici comme les autres. Je vous vois, vous m'apparaissez, et cette coiffure est faite pour vous: mais qu'elle est ridicule à certaines dames, dont l'âge ou la beauté ne conviennent pas!
Madame de la Troche.
Madame de Sévigné a voulu avoir l'avantage de vous décrire cette coiffure; mais, ma belle, c'est moi qui lui dictais. Madame, vous serez ravissante; tout ce que je crains, c'est que vous n'ayez regret à vos cheveux. 115 Pour vous fortifier, je vous apprends que la reine, et tout ce qu'il y a de filles et de femmes qui se coiffent à Saint-Germain, achevèrent hier de les faire couper par la Vienne; car c'est lui et mademoiselle de la Borde qui ont fait toutes les exécutions. Madame de Crussol vint lundi à Saint-Germain, coiffée à la mode; elle alla au coucher de la reine, et lui dit: Ah! madame, Votre Majesté a donc pris notre coiffure? Votre coiffure! lui répondit la reine; je vous assure que je n'ai point voulu prendre votre coiffure; je me suis fait couper les cheveux, parce que le roi les trouve mieux ainsi: mais ce n'est point pour prendre votre coiffure. On fut un peu surpris du ton avec lequel la reine lui parla. Mais voyez un peu aussi où madame de Crussol allait prendre que c'était sa coiffure, parce que c'est celle de madame de Montespan, de madame de Nevers, de la petite de Thianges, et de deux ou trois autres beautés charmantes qui l'ont hasardée les premières! Je vous ai vue vingt fois prête à l'inventer; cela me fait croire que vous n'aurez point de peine à comprendre ce que nous vous en écrivons. Madame de Soubise, qui craint pour ses dents, parce qu'elle a déjà été une fois attrapée aux coiffures à la paysanne, ne s'est point fait couper les cheveux; et mademoiselle de la Borde lui a fait une coiffure qui est tout aussi bien que les autres par les côtés: mais le dessus de sa tête n'a garde d'être galant, comme celles dont on voit la racine des cheveux. Enfin, madame, il n'est question d'autre chose à Saint-Germain; et moi, qui ne veux point me faire couper les cheveux, je suis ennuyée à la mort d'en entendre parler.
Madame de Sévigné.
Cette lettre est écrite hors d'œuvre chez Trochanire. La comtesse (de Fiesque) vous embrasse mille fois; le comte, que j'ai vu tantôt, voudrait bien en faire autant: je lui ai dit votre souvenir, et le dirai à tous ceux que je trouverai en chemin.
Après tout, nous ne vous conseillons point de faire couper vos beaux cheveux; et pour qui, bon Dieu? Cette mode durera peu; elle est mortelle pour les dents: taponnez-vous seulement par grosses boucles, comme vous faisiez quelquefois; car les petites boucles rangées de Montgobert sont justement du temps du roi Guillemot.
A Paris, vendredi 10 avril 1671.
Je vous écrivis mercredi par la poste, hier matin par Magalotti, aujourd'hui encore par la poste; mais hier au soir je perdis une belle occasion. J'allai me promener à Vincennes, en famille et en Troche[128]; je rencontrai la chaîne des galériens, qui partait pour 116 Marseille; ils arriveront dans un mois. Rien n'eût été plus sûr que cette voie: mais j'eus une autre pensée, c'était de m'en aller avec eux. Il y a un certain Duval, qui me parut homme de bonne conversation: vous le verrez arriver, et vous auriez été fort agréablement surprise de me voir pêle-mêle avec une troupe de femmes qui vont avec eux. Je voudrais que vous sussiez ce que m'est devenu le mot de Provence, de Marseille, d'Aix; le Rhône seulement, ce diantre de Rhône, et Lyon, me sont de quelque chose. La Bretagne et la Bourgogne me paraissent des pays sous le pôle, où je ne prends aucun intérêt: il faut dire comme Coulanges: O grande puissance de mon orviétan! Vous êtes admirable, ma fille, de demander à l'abbé[129] de m'empêcher de vous faire des présents: quelle folie! Hélas! vous en fais-je? Vous appelez des présents les gazettes que je vous envoie: vous ne m'ôterez jamais de l'esprit l'envie de vous donner; c'est un plaisir qui m'est sensible, et dont vous feriez très-bien de vous réjouir avec moi, si je me donnais souvent cette joie: cette manière de me remercier m'a extrêmement plu.
Vos lettres sont admirables; on jurerait qu'elles ne vous sont pas dictées par les dames du pays où vous êtes. Je trouve que M. de Grignan, avec tout ce qu'il vous est déjà, est encore votre vraie bonne compagnie; c'est lui, ce me semble, qui vous entend: conservez bien la joie de son cœur par la tendresse du vôtre, et faites votre compte que si vous ne m'aimiez pas tous deux, chacun selon votre degré de gloire, en vérité vous seriez des ingrats. La nouvelle opinion, qu'il n'y a point d'ingratitude dans le monde, par les raisons que nous avons tant discutées, me paraît la philosophie de Descartes, et l'autre est celle d'Aristote: vous savez l'autorité que je donne à cette dernière; j'en suis de même pour l'opinion de l'ingratitude. Vous seriez donc une petite ingrate, ma fille: mais, par un bonheur qui fait ma joie, je vous en trouve éloignée; et cela fait aussi que, sans aucune retenue, je m'abandonne d'une étrange façon à m'approuver dans les sentiments que j'ai pour vous. Adieu, ma très-aimable; je m'en vais fermer cette lettre; je vous en écrirai encore une ce soir, où je vous rendrai compte de ma journée. Nous espérons tous les jours louer votre maison; vous croyez bien que je n'oublie rien de ce qui vous touche; je suis sur cela comme les gens les plus intéressés sont pour eux-mêmes.
Vendredi au soir, 10 avril 1671.
Je fais mon paquet chez M. de la Rochefoucauld, qui vous embrasse de tout son cœur. Il est ravi de la réponse que vous faites aux chanoines et au père Desmares: il y a plaisir à vous mander des bagatelles, vous y répondez très-bien. Il vous prie de croire que vous êtes encore toute vive dans son souvenir; s'il apprend quelques nouvelles dignes de vous, il vous les fera savoir. Il est dans son hôtel de la Rochefoucauld, n'ayant plus d'espérance de marcher; son château en Espagne, c'est de se faire porter dans les maisons, ou dans son carrosse pour prendre l'air: il parle d'aller aux eaux; je tâche de l'envoyer à Digne, et d'autres à Bourbon. J'ai été chez Mademoiselle, qui est toujours malade; j'ai dîné en bavardin[130], mais si purement que j'en ai pensé mourir: tous nos commensaux nous ont fait faux bond; nous n'avons fait que bavardiner, et nous n'avons point causé comme les autres jours.
Brancas versa, il y a trois ou quatre jours, dans un fossé; il s'y établit si bien, qu'il demandait à ceux qui allèrent le secourir ce qu'ils désiraient de son service: toutes ses glaces étaient cassées, et sa tête l'aurait été, s'il n'était plus heureux que sage: toute cette aventure n'a fait aucune distraction à sa rêverie. Je lui ai mandé ce matin que je lui apprenais qu'il avait versé, qu'il avait pensé se rompre le cou, qu'il était le seul dans Paris qui ne sût point cette nouvelle, et que je lui en voulais marquer mon inquiétude: j'attends sa réponse. Voilà madame la comtesse (de Fiesque) et Briole, qui vous font trois cents compliments. Adieu, ma très-chère enfant, je m'en vais fermer mon paquet. Comme je suis assurée que vous ne doutez point de mon amitié, je ne vous en dirai rien ce soir.
A Paris, mercredi 15 avril 1671.
Je viens de recevoir la lettre que vous m'avez écrite par Gacé[131]. Vous me parlez de la Provence comme de la Norwége: je pensais qu'il y fait chaud, et je le pensais si bien, que l'autre jour, que nous eûmes ici une bouffée d'été, je mourais de chaud, et j'étais triste: on devina que c'était parce que je croyais que vous aviez encore 118 plus chaud que moi, et je ne pouvais, en effet, me l'imaginer sans chagrin. Je veux vous dire, ma chère enfant que le chocolat n'est plus avec moi comme il était: la mode m'a entraînée, comme elle fait toujours: tous ceux qui m'en disaient du bien m'en disent du mal; on le maudit, on l'accuse de tous les maux qu'on a; il est la source des vapeurs et des palpitations; il vous flatte pour un temps, et puis vous allume tout d'un coup une fièvre continue, qui vous conduit à la mort. Enfin, ma fille, le grand maître[132], qui en vivait, est son ennemi déclaré: vous pouvez penser si je puis être d'un autre sentiment[133]. Au nom de Dieu, ne vous engagez point à le soutenir, et songez que ce n'est plus la mode du bel air. Je n'ai point encore vu Gacé; je crois que je l'embrasserai: bon Dieu! un homme qui vous a vue, qui vient de vous quitter, qui vous a parlé, comme cela me paraît!
Je suis bien aise que vous ayez compris la coiffure, c'est justement ce que vous aviez toujours envie de faire; ce taponnage vous est naturel, il est au bout de vos doigts: vous avez cent fois pensé l'inventer, mais vous avez bien fait de ne point prendre cette mode à la rigueur. Le bel air est de se peigner, pour contrefaire la tête naissante; cela est fait dans un moment. Vos dames sont bien loin de là, avec leurs coiffures glissantes de pommade, et leurs cheveux de deux paroisses: cela est bien vieux. Votre peinture du cardinal Grimaldi[134] est excellente: cela mord-il? est plaisant au dernier point, et m'a bien fait rire; je vous souhaite de pareilles visions pour vous divertir. Enfin Montgobert sait rire; elle entend votre langage: qu'elle est heureuse d'avoir de l'esprit, et d'être auprès de vous! Les esprits où il n'y a point de remède font bouillir le sang. Je vous remercie de vous souvenir du reversis, et de jouer au mail; c'est un aimable jeu pour les personnes bien faites et adroites comme vous: je m'en vais y jouer dans mon désert. A propos de désert, je crois qu'Adhémar vous aura mandé comme le laquais du coadjuteur, qui était à la Trappe, en est revenu à demi fou, n'ayant pu supporter ces austérités: on cherche un couvent de coton pour l'y mettre, et le remettre de l'état où il est. Je crains que cette 119 Trappe[135] qui veut, surpasser l'humanité, ne devienne les Petites-Maisons.
Je pleurais amèrement en vous écrivant à Livry, et je pleure encore en voyant de quelle manière tendre vous avez reçu ma lettre, et l'effet qu'elle a produit dans votre cœur. Les petits esprits se sont bien communiqués, et sont passés bien fidèlement de Livry en Provence: si vous avez les mêmes sentiments toutes les fois que je suis sensiblement touchée de vous, je vous plains, et vous conseille de renoncer à la sympathie. Je n'ai jamais rien vu de si aisé à trouver que la tendresse que j'ai pour vous: mille choses, mille pensées, mille souvenirs, me traversent le cœur; mais c'est toujours de la manière que vous pouvez le souhaiter: ma mémoire ne me représente rien que de doux et d'aimable; j'espère que la vôtre fait de même. La lettre que vous écrivez à votre frère est admirable. Vous avez très-bien deviné; il est dans le bel air par-dessus les yeux: point de pâques, point de jubilé. Je n'ai rien trouvé de bon en lui, que la crainte de faire un sacrilége; c'était mon soin aussi que de lui en donner de l'horreur: mais la maladie de son âme est tombée sur son corps, et ses maîtresses sont d'une manière à ne pas supporter cette incommodité avec patience: Dieu fait tout pour le mieux. J'espère qu'un voyage en Lorraine rompra toutes ces vilaines chaînes-là. Il est plaisant, il dit qu'il est comme le bonhomme Éson, il veut se faire bouillir dans une chaudière avec des herbes fines, pour se ravigoter un peu; il me conte toutes ses folies, je le gronde, et je fais scrupule de les écouter; et pourtant je les écoute. Il me réjouit, il cherche à me plaire; je connais la sorte d'amitié qu'il a pour moi; il est ravi, à ce qu'il dit, de celle que vous me témoignez; il me donne mille attaques en riant sur l'attachement que j'ai pour vous: je vous avoue, ma fille, qu'il est grand, lors même que je le cache. Je vous avoue encore une autre chose, c'est que je crois que vous m'aimez: vous me paraissez solide; il me semble qu'on peut se fier à vos paroles, et cela fait aussi que je vous estime fort. Vos messieurs commencent à s'accoutumer à vous; les pauvres gens! Et les dames ne vous ont pas encore bien goûtée.
Vendredi au soir, 24 avril 1671, chez M. de la Rochefoucauld.
Je fais donc ici mon paquet. J'avais dessein de vous conter que le roi arriva hier au soir à Chantilly; il courut un cerf au clair de la lune; les lanternes firent des merveilles, le feu d'artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie; mais enfin, le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu'il a fait aujourd'hui nous faisait espérer une suite digne d'un si agréable commencement. Mais voici ce que j'apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande: c'est qu'enfin Vatel, le grand Vatel, maître d'hôtel de M. Fouquet, qui l'était présentement de M. le Prince, cet homme d'une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d'un État; cet homme donc que je connaissais, voyant que ce matin à huit heures la marée n'était pas arrivée, n'a pu soutenir l'affront dont il a cru qu'il allait être accablé, et, en un mot, il s'est poignardé. Vous pouvez penser l'horrible désordre qu'un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je n'en sais pas davantage présentement: je pense que vous trouvez que c'est assez. Je ne doute pas que la confusion n'ait été grande; c'est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus.
A Paris, dimanche 26 avril 1671.
Il est dimanche 26 avril; cette lettre ne partira que mercredi; mais ce n'est pas une lettre, c'est une relation que Moreuil vient de me faire, à votre intention, de ce qui s'est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu'il s'était poignardé; voici l'affaire en détail: Le roi arriva le jeudi au soir; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi l'on ne s'était point attendu; cela saisit Vatel, il dit plusieurs fois: Je suis perdu d'honneur; voici un affront que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville: La tête me tourne, il y a douze nuits que je n'ai dormi; aidez-moi à donner 121 des ordres. Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit: «Vatel, tout va bien; rien n'était si beau que le souper du roi.» Il répondit: «Monseigneur, votre bonté m'achève; je sais que le rôti a manqué à deux tables.» «Point du tout, dit M. le Prince; ne vous fâchez point: tout va bien.» Minuit vint, le feu d'artifice ne réussit pas, il fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée; il lui demande: Est-ce là tout? Oui, monsieur. Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point; sa tête s'échauffait, il crut qu'il n'aurait point d'autre marée; il trouva Gourville, il lui dit: Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur; mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna deux qui n'étaient point mortels; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés: on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura; c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le Prince le dit au roi fort tristement: on dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière; on le loua fort, on loua et l'on blâma son courage. Le roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il retardait de venir à Chantilly, parce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu'il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout; il jura qu'il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi; mais c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel; elle fut réparée: on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté[136]. Hier, qui était samedi, on fit encore de même; et le soir, le roi alla à Liancourt, où il avait commandé media noche; il y doit 122 demeurer aujourd'hui. Voilà ce que Moreuil m'a dit, espérant que je vous le manderais. Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, et je ne sais rien du reste. M. d'Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des relations sans doute; mais comme son écriture n'est pas si lisible que la mienne, j'écris toujours; et si je vous mande cette infinité de détails, c'est que je les aimerais en pareille occasion.
Commencée à Paris le lundi 27 avril 1671.
Monsieur, madame de Villars et la petite Saint-Gerand sortent d'ici, et vous font mille et mille amitiés; ils veulent la copie de votre portrait qui est sur ma cheminée, pour la porter en Espagne[137]. Ma petite enfant a été tout le jour dans ma chambre, parée de ses belles dentelles, et faisant l'honneur du logis; ce logis qui me fait tant songer à vous, où vous étiez il y a un an comme prisonnière; ce logis que tout le monde vient voir, que tout le monde admire, et que personne ne veut louer. Je soupai l'autre jour chez le marquis d'Uxelles, avec madame la maréchale d'Humières, mesdames d'Arpajon, de Beringhen, de Frontenac, d'Outrelaise, Raimond et Martin; vous n'y fûtes point oubliée. Je vous conjure, ma fille, de me mander sincèrement des nouvelles de votre santé, de vos desseins, de ce que vous souhaitez de moi. Je suis triste de votre état, je crains que vous ne le soyez aussi; je vois mille chagrins, et j'ai une suite de pensées dans ma tête, qui ne sont bonnes ni pour la nuit ni pour le jour.
A Livry, mercredi 29 avril.
Depuis que j'ai écrit ce commencement de lettre, j'ai fait un fort joli voyage. Je partis hier assez matin de Paris; j'allai dîner à Pomponne; j'y trouvai notre bonhomme[138] qui m'attendait; je n'aurais pas voulu manquer à lui dire adieu. Je le trouvai dans une augmentation de sainteté qui m'étonna: plus il approche de la mort, plus il s'épure. Il me gronda très-sérieusement; et, transporté de zèle et d'amitié pour moi, il me dit que j'étais folle de ne point songer à me convertir; que j'étais une jolie païenne; que je faisais de vous une idole dans mon cœur; que cette sorte d'idolâtrie 123 était aussi dangereuse qu'une autre, quoiqu'elle me parût moins criminelle; qu'enfin je songeasse à moi: il me dit tout cela si fortement, que je n'avais pas le mot à dire. Enfin, après six heures de conversation très-agréable, quoique très-sérieuse, je le quittai, et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai: le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le printemps dans nos forêts; je m'y suis promenée tout le soir toute seule; j'y ai trouvé toutes mes tristes pensées: mais je ne veux plus vous en parler. J'ai destiné une partie de cette après-dînée à vous écrire dans le jardin, où je suis étourdie de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête. Ce soir je m'en retourne à Paris, pour faire mon paquet et vous l'envoyer.
Il est vrai, ma fille, qu'il manqua un degré de chaleur à mon amitié, quand je rencontrai la chaîne des galériens; je devais aller avec eux, au lieu de ne songer qu'à vous écrire. Que vous eussiez été agréablement surprise à Marseille, de me trouver en si bonne compagnie! Mais vous y allez donc en litière: quelle fantaisie! J'ai vu que vous n'aimiez les litières que quand elles étaient arrêtées: vous êtes bien changée. Je suis entièrement du parti des médisants: tout l'honneur que je vous puis faire, c'est de croire que jamais vous ne vous seriez servie de cette voiture, si vous ne m'aviez point quittée, et que M. de Grignan fût resté dans sa Provence. Madame de la Fayette craint toujours pour votre vie: elle vous cède sans difficulté la première place auprès de moi, à cause de vos perfections; et quand elle est douce, elle dit que ce n'est pas sans peine; mais enfin cela est réglé et approuvé: cette justice la rend digne de la seconde, elle l'a aussi; la Troche s'en meurt. Je vais toujours mon train, et mon train aussi pour la Bretagne; il est vrai que nous ferons des vies bien différentes: je serai troublée dans la mienne par les états, qui me viendront tourmenter à Vitré sur la fin du mois de juillet; cela me déplaît fort. Votre frère n'y sera plus en ce temps-là. Ma fille, vous souhaitez que le temps marche, pour nous revoir; vous ne savez ce que vous faites, vous y serez attrapée: il vous obéira trop exactement, et quand vous voudrez le retenir, vous n'en serez plus la maîtresse. J'ai fait autrefois les mêmes fautes que vous, je m'en suis repentie; et, quoique le temps ne m'ait pas fait tout le mal qu'il fait aux autres, il ne laisse pas de m'avoir ôté mille petits agréments, qui ne laissent que trop de marques de son passage. 124 Vous trouvez donc que vos comédiens ont bien de l'esprit de dire des vers de Corneille. En vérité, il y en a de bien transportants; j'en ai apporté ici un tome qui m'amusa fort hier au soir. Mais n'avez-vous point trouvé jolies les cinq ou six fables de la Fontaine, qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés? Nous en étions ravis l'autre jour chez M. de la Rochefoucauld; nous apprîmes par cœur celle du Singe et du Chat.
Et le reste. Cela est peint; et la Citrouille, et le Rossignol, cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles, c'est le loisir de Livry qui vous tue. Vous avez écrit un billet admirable à Brancas; il vous écrivit l'autre jour une main tout entière de papier: c'était une rapsodie assez bonne; il nous la lut à madame de Coulanges et à moi. Je lui dis: Envoyez-la moi donc tout achevée pour mercredi. Il me dit qu'il n'en ferait rien, qu'il ne voulait pas que vous la vissiez; que cela était trop sot et trop misérable.—Pour qui nous prenez-vous? vous nous l'avez bien lue.—Tant y a que je ne veux pas qu'elle la lise. Voilà toute la raison que j'en ai eue; jamais il ne fut si fou. Il sollicita l'autre jour un procès à la seconde des enquêtes; c'était à la première qu'on le jugeait: cette folie a fort réjoui les sénateurs; je crois qu'elle lui a fait gagner son procès. Que dites-vous, mon enfant, de l'infinité de cette lettre? Si je voulais, j'écrirais jusqu'à demain. Conservez-vous, c'est ma ritournelle continuelle; ne tombez point, gardez quelquefois le lit. Depuis que j'ai donné à ma petite une nourrice comme celle du temps de François Ier, je crois que vous devez honorer tous mes conseils. Pensez-vous que je n'aille point vous voir cette année? J'avais rangé tout cela d'une autre façon, et même pour l'amour de vous; mais votre litière me dérange tout: le moyen de ne pas courir cette année, si vous le souhaitez un peu? Hélas! c'est bien moi qui dois dire qu'il n'y a plus de pays fixe pour moi, que celui où vous êtes. Votre portrait triomphe sur ma cheminée; vous êtes adorée maintenant en Provence, et à Paris, et à la cour, et à Livry; enfin, ma fille, il faut 125 bien que vous soyez ingrate: le moyen de rendre tout cela? Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c'est toujours la même chose. J'embrasserais ce fripon de Grignan, si je n'étais fâchée contre lui.
Maître Paul mourut il y a huit jours; notre jardin en est tout triste.
A Paris, mercredi 13 mai 1671.
Je reçois votre lettre de Marseille; jamais relation ne m'a tant amusée. Je lisais avec plaisir et avec attention; je suis fâchée de vous le dire, car vous n'aimez pas cela, mais vous narrez très-agréablement. Je lisais donc votre lettre vite par impatience, et puis je m'arrêtais tout court, pour ne pas la dévorer si promptement: je la voyais finir avec douleur, et douleur de toute manière; car je ne vois que de l'impossibilité à votre retour, moi qui ne fais que le souhaiter. Ah! ma fille, ne m'en ôtez pas, ni à vous-même, l'espérance; pour moi, j'irai vous voir très-assurément avant que vous ne preniez aucune résolution là-dessus: ce voyage est nécessaire à ma vie. Je tremble pour votre santé: vous avez été étourdie du bruit de tant de canons et du hou des galériens; vous y avez reçu des honneurs comme la reine, et moi, plus que je ne vaux: je n'ai jamais vu une telle galanterie, que de donner mon nom pour le mot de guerre. Je vois bien, ma fille, que vous pensez à moi très-souvent, et que cette maman mignonne de M. de Vivonne n'est pas de contrebande avec vous. Je crois que Marseille vous aura paru beau; vous m'en faites une peinture extraordinaire, et qui ne déplaît pas: cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité; je serai fort aise de voir cette sorte d'enfer. Comment! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes! Voilà ce qu'on ne voit point ici: on en parle assez; elles font même quelquefois du bruit; mais il n'y a rien d'effectif qu'à Marseille: j'ai cette image dans la tête.
E' di mezzo l'orrore esce il diletto.
Vous étiez belle, à ce que vous dites, et où est donc votre grossesse? Comment s'accommode-t-elle avec votre beauté et avec tant de fatigue? Il m'est venu de deux endroits que vous aviez un esprit si bon, si juste, si droit et si solide, qu'on vous a fait seule arbitre 126 des plus grandes affaires. Vous avez accommodé les différends infinis de M. de Monaco avec un monsieur dont j'ai oublié le nom: vous avez un sens si net et si fort au-dessus des autres, qu'on laisse le soin de parler de votre personne pour louer votre esprit: voilà ce qu'on dit de vous ici. Si vous trouvez quelque prince Alamir, vous avez du fonds de reste pour faire le premier tome du roman, sans qu'on ose en parler. Je n'ai pas voulu faire ce tort à la Provence, de vous cacher la manière dont vous y êtes honorée, et dont on y parle de vous. Je voudrais savoir si vous êtes entièrement insensible à tous les honneurs qu'on vous fait: pour moi, je vous avoue grossièrement qu'ils ne me déplairaient pas; mais je ferais l'impossible pour tâcher de revenir quelque temps me dépouiller de ma splendeur; ce qui vous en reste ici est trop bon pour être négligé. Madame des Pennes[139] a été aimable comme un ange; mademoiselle de Scudéri l'adorait: c'était la princesse Cléobuline; elle avait un prince Trasibule en ce temps-là; c'est la plus jolie histoire de Cyrus[140]. Si vous étiez encore à Marseille, je vous prierais de bien faire des compliments pour moi à M. le général des galères[141]; mais vous n'y êtes plus. Je m'en irai donc lundi: il me semble que vous voulez savoir mon équipage, afin de me voir passer comme j'ai vu passer M. Busche. Je vais à deux calèches, j'ai sept chevaux de carrosse, un cheval de bât qui porte mon lit, et trois ou quatre hommes à cheval: je serai dans ma calèche, tirée par mes deux beaux chevaux; l'abbé sera quelquefois avec moi. Dans l'autre, mon fils, la Mousse, et Hélène; celle-ci aura quatre chevaux, avec un postillon: quelquefois le bréviaire assemblera le second ordre, et laissera place à un certain bréviaire de Corneille, que nous avons envie de dire, Sévigné et moi. Voilà de beaux détails, mais on ne les hait pas des personnes que l'on aime.
Je n'ai garde de dire à notre Océan la préférence que vous lui donnez; il en serait trop glorieux; il n'est pas besoin de lui donner plus d'orgueil qu'il n'en a. Bien du monde s'en va lundi comme moi. Brancas est parti; je ne sais si cela est bien vrai, car il ne m'a point dit adieu; il croit peut-être l'avoir fait. Il était l'autre jour debout devant la table de madame de Coulanges; je lui dis: Asseyez-vous 127 donc; ne voulez-vous pas souper? Il se tenait toujours debout. Madame de Coulanges lui dit: Asseyez-vous donc. Parbleu, dit-il, madame de Sanzei se fait bien attendre; je crois qu'on ne lui a pas dit qu'on a servi. C'était elle qu'il attendait, et il y a environ cinq semaines qu'elle est à Autry: cette civilité, faite fort naïvement, nous fit rire.
Aux Rochers, dimanche 31 mai 1671.
Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres rochers: peut-on revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de si vifs et de si tendres, qu'on a peine à les supporter; ceux que j'ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l'effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien?
Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l'année qui vient. La Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles; c'est une chose étrange que les grands voyages: si l'on était toujours dans le sentiment qu'on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est; mais la Providence fait qu'on oublie; c'est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées: Dieu permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas, et que l'on fasse des voyages en Provence. Celui que j'y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie: mais quelles pensées tristes, de ne point voir de fin à votre séjour! J'admire et je loue de plus en plus votre sagesse; quoiqu'à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité, j'espère qu'en ce temps-là nous verrons les choses d'une autre manière; il faut bien l'espérer, car, sans cette consolation, il n'y aurait qu'à mourir. J'ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d'une telle noirceur, que j'en reviens plus changée que d'un accès de fièvre. Il me paraît que vous ne vous êtes point trop ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été reçue à Grignan. Ils avaient fait ici une manière d'entrée à mon fils; Vaillant avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate; ils vont en très-bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident: M. l'abbé avait mandé que nous arriverions le mardi, 128 et puis tout d'un coup il l'oublie: ces pauvres gens attendent le mardi jusqu'à dix heures du soir; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu'on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir: ce contre-temps nous a fâchés; mais quel remède? Voilà par où nous avons débuté. Mademoiselle du Plessis[142] est tout justement comme vous l'avez laissée; elle a une nouvelle amie à Vitré, dont elle se pare, parce que c'est un bel esprit qui a lu tous les romans, et qui a reçu deux lettres de la princesse de Tarente[143]. J'ai fait dire méchamment par Vaillant que j'étais jalouse de cette nouvelle amitié, que je n'en témoignerais rien; mais que mon cœur était saisi: tout ce qu'elle dit là-dessus est digne de Molière; c'est une plaisante chose de voir avec quel soin elle me ménage, et comme elle détourne adroitement la conversation, pour ne point parler de ma rivale devant moi: je fais aussi fort bien mon personnage. Mes petits arbres sont d'une beauté surprenante; Pilois[144] les élève jusqu'aux nues avec une probité admirable: tout de bon, rien n'est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait: voici un mot que j'ai écrit sur un arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie. Vago di fama: n'est-il point joli, pour n'être qu'un mot? Je fis écrire encore hier, en l'honneur des paresseux: Bella cosa, far niente. Hélas! ma fille, que mes lettres sont sauvages! Où est le temps que je parlais de Paris comme les autres? C'est purement de mes nouvelles que vous aurez; et voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres. La compagnie que j'ai ici me plaît fort; notre abbé est toujours admirable; mon fils et la Mousse s'accommodent fort bien de moi, et moi d'eux; nous nous cherchons toujours; et, quand les affaires me séparent d'eux, ils sont au désespoir et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux contes de la Fontaine. Ils vous aiment tous passionnément; je crois qu'ils vous écriront: pour moi, je prends les devants, et n'aime point à vous parler en tumulte. Ma fille, aimez-moi toujours: c'est ma vie, c'est mon âme que votre 129 amitié: je vous le disais l'autre jour; elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je vous avoue que le reste de ma vie est couvert d'ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.
Aux Rochers, dimanche 14 juin 1671.
Je comptais recevoir vendredi deux de vos lettres à la fois; et comment se peut-il que je n'en aie seulement pas une? Ah! ma fille, de quelque endroit que vienne ce retardement, je ne puis vous dire ce qu'il me fait souffrir. J'ai mal dormi ces deux nuits passées; j'ai renvoyé deux fois à Vitré, pour chercher à m'amuser de quelque espérance; mais c'est inutilement. Je vois par là que mon repos est entièrement attaché à la douceur de recevoir de vos nouvelles. Me voilà insensiblement tombée dans la radoterie de Chesières: je comprends sa peine si elle est comme la mienne; je sens ses douleurs de n'avoir pas reçu cette lettre du 27: on n'est pas heureux quand on est comme lui; Dieu me préserve de son état! et vous, ma fille, préservez-m'en sur toutes choses. Adieu, je suis chagrine, je suis de mauvaise compagnie; quand j'aurai reçu de vos lettres, la parole me reviendra. Quand on se couche, on a des pensées qui ne sont que gris-brun, comme dit M. de la Rochefoucauld; et la nuit elles deviennent tout à fait noires: je sais qu'en dire.
Aux Rochers, dimanche 21 juin 1671.
Enfin, ma fille, je respire à mon aise, je fais un souper comme M. de la Souche[145]: mon cœur est soulagé d'une presse qui ne me donnait aucun repos; j'ai été deux ordinaires sans recevoir de vos lettres, et j'étais si fort en peine de votre santé, que j'étais réduite à souhaiter que vous eussiez écrit à tout le monde, hormis à moi. Je m'accommodais mieux d'avoir été un peu retardée dans votre souvenir, que de porter l'épouvantable inquiétude que j'avais de votre santé; mais, mon Dieu, je me repens de vous avoir écrit mes douleurs; elles vous donneront de la peine quand je n'en 130 aurai plus; voilà le malheur d'être éloignées: hélas! il n'est pas le seul.
Vous me mandez des choses admirables de vos cérémonies de la Fête-Dieu; elles sont tellement profanes, que je ne comprends pas comme votre saint archevêque[146] les veut souffrir: il est vrai qu'il est Italien, et que cette mode vient de son pays. Enfin, ma fille, vous êtes belle; quoi! vous n'êtes point pâle, maigre, abattue comme la princesse Olympie[147]! ah! je suis trop heureuse. Au nom de Dieu, amusez-vous, appliquez-vous à vous bien conserver, je vous remercie de vous habiller: cette négligence que nous vous avons tant reprochée était d'une honnête femme; votre mari peut vous en remercier; mais elle était bien ennuyeuse pour les spectateurs. Vous aurez, ma chère bonne, quelque peine à rallonger les jupes courtes; nos demoiselles de Vitré, dont l'une s'appelle de Bonnefoi-de-Croqueoison, et l'autre de Kerborgne, les portent au-dessus de la cheville du pied. J'appelle la Plessis mademoiselle de Kerlouche; ces noms me réjouissent. Nous avons eu ici des pluies continuelles; et, au lieu de dire, Après la pluie vient le beau temps, nous disons, Après la pluie vient la pluie. Tous nos ouvriers ont été dispersés; et au lieu de m'adresser votre lettre au pied d'un arbre, vous auriez pu l'adresser au coin du feu. Nous avons eu depuis mon arrivée beaucoup d'affaires; nous ne savons encore si nous fuirons les états, ou si nous les affronterons. Ce qui est certain, et dont je crois que vous ne douterez pas, c'est que nous sommes bien loin de vous oublier: nous en parlons très-souvent; mais, quoique j'en parle beaucoup, j'y pense encore davantage, et jour et nuit, et quand il semble que je n'y pense plus, et enfin comme on devrait penser à Dieu, si on était véritablement touché de son amour; j'y pense, en un mot, d'autant plus que très-souvent je ne veux pas parler de vous: il y a des excès qu'il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique; il me souvient encore comme il faut vivre pour n'être pas pesante: je me sers de mes vieilles leçons.
Nous lisons fort ici; la Mousse m'a priée qu'il pût lire le Tasse avec moi: je le sais fort bien, parce que j'ai très-bien appris l'italien; cela me divertit: son latin et son bon sens le rendent un bon écolier; et ma routine et les bons maîtres que j'ai eus me rendent une bonne maîtresse. Mon fils nous lit des bagatelles, des comédies qu'il joue comme Molière, des vers, des romans, des histoires; il est fort amusant, il a de l'esprit, il entend bien, il nous entraîne; il nous a empêchés de prendre aucune lecture sérieuse, comme nous en avions le dessein: quand il sera parti, nous reprendrons quelque belle morale de Nicole; mais surtout il faut tâcher de passer sa vie avec un peu de joie et de repos; et le moyen, quand on est à cent mille lieues de vous! Vous dites fort bien, on se voit et on se parle au travers d'un gros crêpe. Vous connaissez les Rochers, et votre imagination sait un peu où me prendre: pour moi, je ne sais où j'en suis; je me suis fait une Provence, une maison à Aix peut-être plus belle que celle que vous avez; je vous y trouve. Pour Grignan, je le vois aussi; mais vous n'avez point d'arbres, cela me fâche: je ne vois pas bien où vous vous promenez; j'ai peur que le vent ne vous emporte sur votre terrasse: si je croyais qu'il pût vous apporter ici par un tourbillon, je tiendrais toujours mes fenêtres ouvertes, et je vous recevrais, Dieu sait! Voilà une folie que je pousserais loin. Mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan est parfaitement beau; il sent bien les anciens Adhémars. Je suis ravie de voir comme le bon abbé vous aime; son cœur est pour vous comme si je l'avais pétri de mes propres mains; cela fait justement que je l'adore. Votre fille est plaisante; elle n'a pas osé aspirer à la perfection du nez de sa mère, elle n'a pas voulu aussi... je n'en dirai pas davantage; elle a pris un troisième parti, et s'est avisée d'avoir un petit nez carré[148]: mon enfant, n'en êtes-vous point fâchée! Mais pour cette fois vous ne devez pas avoir cette idée; mirez-vous, c'est tout ce que vous devez faire pour finir heureusement ce que vous commencez si bien. Adieu, ma très-aimable enfant; embrassez M. de Grignan pour moi. Vous lui pouvez dire les bontés de notre abbé.
Aux Rochers, dimanche 28 juin 1671.
Vous me récompensez bien, ma fille, de mes pertes passées; j'ai reçu deux lettres de vous qui m'ont transportée de joie: ce que je sens en les lisant ne se peut imaginer. Si j'ai contribué de quelque chose à l'agrément de votre style, je croyais ne travailler que pour le plaisir des autres, et non pas pour le mien: mais la Providence, qui a mis tant d'espaces et tant d'absences entre nous, m'en console un peu par les charmes de votre commerce, et encore plus par la satisfaction que vous me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château: vous m'y représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis enchantée. J'avais vu, il y a longtemps, des relations pareilles de la première madame de Grignan[149]; je ne devinais pas que toutes ces beautés seraient un jour sous l'honneur de vos commandements; je veux vous remercier d'avoir bien voulu m'en parler en détail. Si votre lettre m'avait ennuyée, outre que j'aurais mauvais goût, il faudrait encore que j'eusse bien peu d'amitié pour vous, et que je fusse bien indifférente pour ce qui vous touche. Défaites-vous de cette haine que vous avez pour les détails; je vous l'ai déjà dit, et vous le pouvez sentir; ils sont aussi chers de ceux que nous aimons, qu'ils nous sont ennuyeux des autres; et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que nous avons pour ceux qui nous en importunent: si cette observation est vraie, jugez de ce que me sont vos relations. En vérité, c'est un grand plaisir que d'être, comme vous êtes, une véritable grande dame: je comprends bien les sentiments de M. de Grignan, en vous voyant admirer son château: une grande insensibilité là-dessus le mettrait dans un chagrin que je m'imagine plus aisément qu'un autre: je prends part à la joie qu'il a de vous voir contente; il y a des cœurs qui ont tant de sympathie en certaines choses, qu'ils sentent par eux ce que pensent les autres. Vous me parlez trop peu de Vardes et de ce pauvre Corbinelli: n'avez-vous pas été bien aise de parler leur langage? Comment va la belle passion de Vardes pour la T...[150]? Dites-moi s'il est bien désolé de la longueur infinie de son exil, ou si la philosophie et un peu de misanthroperie soutiennent son cœur contre les 133 coups de l'amour et de la fortune. Vos lectures sont bonnes; Pétrarque vous doit divertir avec le commentaire que vous avez; celui que nous avait fait mademoiselle de Scudéri sur certains sonnets les rendait agréables à lire. Pour Tacite, vous savez comme j'en étais charmée ici pendant nos lectures, et comme je vous interrompais souvent pour vous faire entendre des périodes où je trouvais de l'harmonie: mais si vous en demeurez à la moitié, je vous gronde; vous ferez tort à la majesté du sujet; il faut vous dire, comme ce prélat disait à la reine mère: Ceci est histoire; vous savez le conte. Je ne vous pardonne ce manque de courage que pour les romans que vous n'aimez pas. Nous lisons le Tasse avec plaisir: je m'y trouve habile, par l'habileté des maîtres que j'ai eus. Mon fils fait lire Cléopâtre[151] à la Mousse, et, malgré moi, je l'écoute, et j'y trouve encore quelques amusements. Mon fils s'en va en Lorraine; son absence nous donnera beaucoup d'ennui. Vous savez comme je suis sur le chagrin de voir partir une compagnie agréable; vous savez aussi mes transports de joie quand je vois partir une chienne de carrossée qui m'a contrainte et ennuyée: c'est ce qui nous faisait décider nettement qu'une méchante compagnie est plus souhaitable qu'une bonne. Je me souviens de toutes ces folies que nous avons dites ici; et de tout ce que vous y faisiez, et de tout ce que vous y disiez: ce souvenir ne me quitte jamais; et puis tout d'un coup je pense où vous êtes; mon imagination ne me présente qu'un grand espace fort éloigné; votre château m'arrête maintenant les yeux; les murailles de votre mail me déplaisent. Le nôtre est d'une beauté surprenante, et tout le jeune plant que vous avez vu est délicieux: c'est une jeunesse que je prends plaisir d'élever jusqu'aux nues; et très-souvent, sans considérer les conséquences ni mes intérêts, je fais jeter de grands arbres à bas, parce qu'ils font ombrage, ou qu'ils incommodent mes jeunes enfants: mon fils regarde cette conduite; mais je ne lui en laisse pas faire l'application. Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier au parlement de Rennes. Je suis libertine[152] plus que 134 vous: je laissai l'autre jour retourner chez soi un carrosse plein de Fouesnellerie[153], par une pluie horrible, faute de les prier de bonne grâce de demeurer; jamais ma bouche ne put prononcer les paroles qui étaient nécessaires. Ce n'étaient pas les deux jeunes femmes, c'était la mère et une guimbarde de Rennes, et les fils. Mademoiselle du Plessis est toute telle que vous la représentez, et encore un peu plus impertinente; ce qu'elle dit tous les jours sur la crainte de me donner de la jalousie est une chose originale dont je suis au désespoir, quand je n'ai personne pour en rire. Sa belle-sœur est fort jolie, sans être ridicule en rien, et parle gascon au milieu de la Bretagne: j'en ai la même joie que vous avez de ma Languette, qui parle parisien au milieu de la Provence: cette petite basse Brette est fort aimable. Je vous trouve fort heureuse d'avoir madame de Simiane[154]; vous avez avec elle un fonds de connaissance qui vous doit ôter toutes sortes de contraintes; c'est beaucoup; cela vous fera une compagnie agréable: puisqu'elle se souvient de moi, faites-lui bien mes compliments, je vous en conjure, et à notre cher coadjuteur. Nous ne nous écrivons plus, et nous ne savons pourquoi; nous nous trouvons trop loin, cependant j'admire la diligence de la poste. La comparaison de Chilly[155] m'a ravie, et de voir ma chambre déjà marquée: je ne souhaite rien tant que de l'occuper; ce sera de bonne heure l'année qui vient, et cette espérance me donne une joie dont vous comprendrez une partie par celle que vous aurez de m'y recevoir.
Je reviens encore à vous, c'est-à-dire à cette divine fontaine de Vaucluse: quelle beauté! Pétrarque avait bien raison d'en parler souvent. Mais songez que je verrai toutes ces merveilles: moi, qui honore les antiquités, j'en serai ravie, et de toutes les magnificences de Grignan. L'abbé aura bien des affaires: après les ordres doriques et les titres de votre maison, il n'y a rien à souhaiter que l'ordre que vous y allez mettre; car, sans un peu de subsistance, tout est dur, tout est amer. Ceux qui se ruinent me font pitié: c'est la seule affliction dans la vie qui se fasse toujours sentir également, et que le temps augmente au lieu de la diminuer. J'ai souvent des conversations sur ce sujet avec un de nos petits amis; s'il veut profiter 135 de toutes celles que nous avons faites, il en a pour longtemps, et sur toutes sortes de chapitres, et d'une manière si peu ennuyeuse, qu'il ne devrait pas les oublier. Je suis aise que vous ayez cet automne une couple de beaux-frères; je trouve que votre journée est fort bien réglée: on va loin sans mourir d'ennui, pourvu qu'on se donne des occupations, et qu'on ne perde point courage. Le beau temps a remis tous mes ouvriers en campagne, cela me divertit: quand j'ai du monde, je travaille à ce beau parement d'autel que vous m'avez vu traîner à Paris; quand je suis seule, je lis, j'écris; je suis en affaires dans le cabinet de notre abbé; je vous le souhaite quelquefois pour deux ou trois jours seulement.
Je consens au commerce de bel esprit que vous me proposez. Je fis l'autre jour une maxime tout de suite sans y penser, et je la trouvai si bonne, que je crus l'avoir retenue par cœur de celles de M. de la Rochefoucauld: je vous prie de me le dire; en ce cas, il faudrait louer ma mémoire plus que mon jugement. Je disais, comme si je n'eusse rien dit, que l'ingratitude attire les reproches, comme la reconnaissance attire de nouveaux bienfaits. Dites-moi donc ce que c'est que cela? l'ai-je lu? l'ai-je rêvé? l'ai-je imaginé? Rien n'est plus vrai que la chose, et rien n'est plus vrai aussi que je ne sais où je l'ai prise, et que je l'ai trouvée toute rangée dans ma tête, et au bout de ma langue. Pour la sentence de Bella cosa, far niente, vous ne la trouverez plus si fade, quand vous saurez qu'elle est dite pour votre frère; songez à sa déroute de cet hiver. Adieu, ma très-aimable enfant; conservez-vous, soyez belle, habillez-vous, amusez-vous, promenez-vous. Je viens d'écrire à Vivonne[156] pour un capitaine bohême, afin qu'il lui relâche un peu ses fers, pourvu que cela ne soit point contre le service du roi. Il y avait parmi nos Bohêmes, dont je vous parlais l'autre jour, une jeune fille qui danse très-bien, et qui me fit extrêmement souvenir de votre danse: je la pris en amitié; elle me pria d'écrire en Provence pour son grand-père, qui est à Marseille. Et où est-il, votre grand-père? Il est à Marseille; d'un ton doux, comme si elle disait, Il est à Vincennes. C'était un capitaine bohême d'un mérite singulier[157]; de sorte que je lui promis d'écrire, et je me suis avisée tout d'un coup d'écrire à Vivonne: voilà ma lettre; si vous n'êtes pas en état que je puisse rire avec lui, vous la brûlerez; 136 si vous la trouvez mauvaise, vous la brûlerez encore; si vous êtes assez bien avec ce gros crevé, et que ma lettre vous en épargne une autre, vous la ferez cacheter, et vous la lui ferez tenir. Je n'ai pu refuser cette prière au ton de la petite fille, et au menuet le mieux dansé que j'aie vu depuis ceux de mademoiselle de Sévigné; c'est votre même air; elle est de votre taille, elle a de belles dents et de beaux yeux. Voici une lettre d'une telle longueur, que je vous pardonne de ne la point achever: je le comprendrai plus aisément que de demeurer au septième tome de Cassandre et de Cléopâtre. Je vous embrasse très-tendrement. M. de Grignan est bien loin de se figurer qu'on puisse lire des lettres de cette longueur; mais, tout de bon, les lisez-vous en un jour?
Aux Rochers, mercredi 1er juillet 1671.
Voilà donc le mois de juin passé; j'en suis tout étonnée, je ne pensais pas qu'il dût jamais finir. Ne vous souvient-il pas d'un certain mois de septembre que vous trouviez qui ne prenait point le chemin de faire jamais place au mois d'octobre? Celui-ci prenait le même train; mais je vois bien maintenant que tout finit: m'en voilà persuadée.
C'est une aimable demeure que Fouesnel; nous y fûmes hier, mon fils et moi, dans une calèche à six chevaux; il n'y a rien de plus joli, il semble qu'on vole: nous fîmes des chansons que nous vous envoyons; le cas que nous faisons de votre prose ne nous empêche point de vous faire part de nos vers. Madame de la Fayette est bien contente de la lettre que vous lui avez écrite. Voilà qui est fait, ma fille, votre frère nous va quitter. Nous allons nous jeter, la Mousse et moi, dans de bonnes lectures. Le Tasse nous amuse fort, et toutes les bagatelles du monde nous ont divertis jusqu'ici, à cause de mon fils, qui en est le roi. Je m'en vais faire de grandes promenades toute seule tête à tête, comme disait Tonquedec[158]. Croyez-vous que je pense à vous? J'ai aussi mon petit ami que j'aime tendrement: la plus aimable chose du monde est un portrait bien fait; quoi que vous puissiez dire, celui-là ne vous fait point de tort. Vos lettres de Grignan m'ont nourrie et consolée de mes chagrins passés; j'en attends toujours avec impatience; mais, de bonne foi, j'en écris souvent d'une longueur trop excessive; je 137 veux que celle-ci soit raisonnable; il n'est pas juste de juger de vous par moi: cette mesure est téméraire; vous avez moins de loisir que moi.
Voilà mademoiselle du Plessis qui entre; elle me plante ce baiser que vous connaissez, et me presse de lui montrer l'endroit de vos lettres où vous parlez d'elle. Mon fils a eu l'insolence de lui dire devant moi que vous vous souveniez d'elle fort agréablement, et me dit ensuite: Montrez-lui l'endroit, madame, afin qu'elle n'en doute pas. Me voilà rouge comme vous, quand vous pensez aux péchés des autres; je suis contrainte de mentir mille fois, et de dire que j'ai brûlé votre lettre. Voilà les malices de ce guidon[159]. En récompense je l'assurai l'autre jour que si vous répondiez au-dessus de la reine d'Aragon, vous ne mettriez pas à Guidon le Sauvage. J'ai reçu une lettre de Guitaut fort douce et fort honnête: il me mande qu'il a trouvé en moi depuis quelque temps mille bonnes choses, à quoi il n'avait pas pensé; et moi, de peur de lui répondre sottement que je crains bien de détruire son opinion, je lui dis que j'espère qu'il m'aimera encore davantage, quand il me connaîtra mieux; je réponds toutes les extravagances qui se présentent à moi, plutôt que ces selles à tous chevaux dont nous avons tant ri ici. Je suis persuadée que vous vous aiderez fort bien de madame de Simiane: il faut ôter l'air et le ton de compagnie le plus tôt que l'on peut, et faire entrer les gens dans nos plaisirs et dans nos fantaisies; sans cela il faut mourir, et c'est mourir d'une vilaine épée. Je l'ai juré, ma fille, je vais finir; je me fais une extrême violence pour vous quitter; notre commerce fait l'unique plaisir de ma vie; je suis persuadée que vous le croyez. Je vous embrasse, ma chère petite, et je baise vos belles joues.
Aux Rochers, dimanche 5 juillet 1671.
C'est bien une marque de votre amitié, ma chère enfant, que d'aimer toutes les bagatelles que je vous mande d'ici: vous prenez fort bien l'intérêt de mademoiselle de Croqueoison; en récompense, il n'y a pas un mot dans vos lettres qui ne me soit cher: je n'ose les lire, de peur de les avoir lues; et si je n'avais la consolation de les recommencer plusieurs fois, je les ferais durer plus longtemps; 138 mais, d'un autre côté, l'impatience me les fait dévorer. Je voudrais bien savoir comme je ferais, si votre écriture était comme celle de d'Hacqueville: la force de l'amitié me la déchiffrerait-elle? En vérité, je ne le crois quasi pas: on conte pourtant des histoires là-dessus; mais enfin j'aime fort d'Hacqueville, et cependant je ne puis m'accoutumer à son écriture: je ne vois goutte dans ce qu'il me mande; il me semble qu'il me parle dans un pot cassé; je tiraille, je devine, je dis un mot pour un autre, et puis quand le sens m'échappe, je me mets en colère, et je jette tout. Je vous dis tout ceci en secret; je ne voudrais pas qu'il sût les peines qu'il me donne; il croit que son écriture est moulée: mais vous qui parlez, mandez-moi comment vous vous en accommodez. Mon fils partit hier, très-fâché de nous quitter: il n'y a rien de bon, ni de droit, ni de noble, que je ne tâche de lui inspirer ou de lui confirmer: il entre avec douceur et approbation dans tout ce qu'on lui dit, mais vous connaissez la faiblesse humaine; ainsi je mets tout entre les mains de la Providence, et me réserve seulement la consolation de n'avoir rien à me reprocher sur son sujet. Comme il a de l'esprit, et qu'il est divertissant, il est impossible que son absence ne nous donne de l'ennui. Nous allons commencer un traité de morale de M. Nicole; si j'étais à Paris, je vous enverrais ce livre, vous l'aimeriez fort. Nous continuons le Tasse avec plaisir, et je n'ose vous dire que je suis revenue à Cléopâtre, et que, par le bonheur que j'ai de n'avoir point de mémoire, cette lecture me divertit encore; cela est épouvantable: mais vous savez que je ne m'accommode guère bien de toutes les pruderies qui ne me sont pas naturelles; et comme celle de ne plus aimer ces livres-là ne m'est pas encore entièrement arrivée, je me laisse divertir sous le prétexte de mon fils, qui m'a mise en train. Il nous a lu aussi des chapitres de Rabelais à mourir de rire; en récompense, il a pris beaucoup de plaisir à causer avec moi, et si je l'en crois, il n'oubliera rien de tous mes discours: je le connais bien, et souvent, au travers de ses petites paroles, je vois ses petits sentiments: s'il peut avoir congé cet automne, il reviendra ici. Je suis fort empêchée pour les états; mon premier dessein était de les fuir, et de ne point faire de dépense: mais vous saurez que pendant que M. de Chaulnes va faire le tour de sa province, madame sa femme vient l'attendre à Vitré, où elle sera dans douze jours, et plus de quinze avant M. de Chaulnes; et tout franchement elle m'a fait prier de l'attendre, 139 et de ne point partir qu'elle ne m'ait vue. Voilà ce qu'on ne peut éviter, à moins que de se résoudre à renoncer à eux pour jamais. Il est vrai que, pour n'être point accablée ici, je puis m'en aller à Vitré; mais je ne suis point contente de passer un mois dans un tel tracas; quand je suis hors de Paris, je ne veux que la campagne.
Aux Rochers, dimanche 12 juillet 1671.
Je n'ai reçu qu'une lettre de vous, ma chère fille, j'en suis un peu fâchée; j'étais dans l'habitude d'en avoir deux: il est dangereux de s'accoutumer à des soins tendres et précieux comme les vôtres; il n'est pas facile après cela de s'en passer. Si vous avez vos beaux-frères ce mois de septembre, ce vous sera une très-bonne compagnie. Le coadjuteur a été un peu malade, mais il est entièrement guéri: sa paresse est une chose incroyable, et son tort est d'autant plus grand qu'il écrit très-bien quand il s'en veut mêler. Il vous aime toujours, et ira vous voir après la mi-août; il ne le peut qu'en ce temps-là. Il jure (mais je crois qu'il ment) qu'il n'a aucune branche où se reposer, et que cela l'empêche d'écrire et lui fait mal aux yeux. Voilà tout ce que je sais de seigneur Corbeau: mais admirez la bizarrerie de mon savoir; en vous apprenant toutes ces choses, j'ignore comme je suis avec lui: si par hasard vous en savez quelque chose, vous m'obligerez fort de me le mander. Je songe mille fois le jour au temps où je vous voyais à toute heure. Hélas! ma fille, c'est bien moi qui dis cette chanson que vous me rappelez: Hélas! quand reviendra-t-il ce temps, bergère? Je le regrette tous les jours de ma vie, et j'en souhaiterais un pareil au prix de mon sang: ce n'est pas que j'aie sur le cœur de n'avoir pas senti le plaisir d'être avec vous; je vous jure et vous proteste que je ne vous ai jamais regardée avec indifférence, ni avec la langueur que donne quelquefois l'habitude: mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et sans tendresse; s'il y a eu quelques moments où elle n'ait pas paru, c'est alors que je la sentais plus vivement; ce n'est donc point cela que je puis me reprocher: mais je regrette de ne vous avoir pas assez vue, et d'avoir eu dans certains moments de cruelles politiques qui m'ont ôté ce plaisir. Ce serait une belle chose, si je remplissais mes lettres de ce qui me remplit le cœur. Ah! comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées et ne 140 pas faire semblant de les voir: je crois que vous en faites de même. Je m'arrête donc à vous conjurer, si je vous suis un peu chère, d'avoir un soin extrême de votre santé: amusez-vous, ne rêvez point creux, ne faites point de bile, conduisez votre grossesse à bon port; et après cela, si M. de Grignan vous aime, et qu'il n'ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu'il fera, ou plutôt ce qu'il ne fera point.
Avez-vous la cruauté de ne point achever Tacite? Laisserez-vous Germanicus au milieu de ses conquêtes? Si vous lui faites ce tour, mandez-moi l'endroit où vous en êtes demeurée, et je l'achèverai; c'est tout ce que je puis faire pour votre service. Nous achevons le Tasse avec plaisir, nous y trouvons des beautés qu'on ne voit point quand on n'a qu'une demi-science. Nous avons commencé la morale[160], c'est de la même étoffe que Pascal.
A propos de Pascal, je suis en fantaisie d'admirer l'honnêteté de ces messieurs les postillons, qui sont incessamment sur les chemins pour porter et reporter nos lettres; enfin, il n'y a jour dans la semaine où ils n'en portent quelqu'une à vous et à moi; il y en a toujours, et à toutes les heures, par la campagne: les honnêtes gens! qu'ils sont obligeants! et que c'est une belle invention que la poste, et un bel effet de la Providence que la cupidité! J'ai quelquefois envie de leur écrire pour leur témoigner ma reconnaissance; et je crois que je l'aurais déjà fait, sans que je me souviens de ce chapitre de Pascal, et qu'ils ont peut-être envie de me remercier de ce que j'écris, comme j'ai envie de les remercier de ce qu'ils portent mes lettres: voilà une belle digression.
Je reviens donc à nos lectures: c'est sans préjudice de Cléopâtre, que j'ai gagé d'achever; vous savez comme je soutiens les gageures. Je songe quelquefois d'où vient la folie que j'ai pour ces sottises-là; j'ai peine à le comprendre. Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour savoir à quel point je suis blessée des méchants styles; j'ai quelque lumière pour les bons, et personne n'est plus touché que moi des charmes de l'éloquence. Le style de la Calprenède est maudit en mille endroits; de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela. J'écrivis l'autre jour à mon fils une lettre de ce style, qui était fort plaisante. Je trouve donc que celui de la Calprenède est détestable, et cependant je ne laisse pas de m'y prendre comme à de la glu: la beauté des sentiments, 141 la violence des passions, la grandeur des événements et le succès miraculeux de leurs redoutables épées, tout cela m'entraîne comme une petite fille; j'entre dans leurs desseins: et si je n'avais M. de la Rochefoucauld et M. d'Hacqueville pour me consoler, je me pendrais de trouver encore en moi cette faiblesse. Vous m'apparaissez pour me faire honte; mais je me dis de mauvaises raisons, et je continue. J'aurai bien de l'honneur au soin que vous me donnez de vous conserver l'amitié de l'abbé! Il vous aime chèrement: nous parlons très-souvent de vous, de vos affaires et de vos grandeurs; il voudrait bien ne pas mourir avant que d'avoir été en Provence, et de vous avoir rendu quelque service. On me mande que la pauvre madame de Montlouet est sur le point de perdre l'esprit: elle a extravagué jusqu'à présent sans jeter une larme; elle a une grosse fièvre, et commence à pleurer; elle dit qu'elle veut être damnée, puisque son mari doit l'être assurément. Nous continuons notre chapelle; il fait chaud; les soirées et les matinées sont très-belles dans ces bois et devant cette porte; mon appartement est frais; j'ai bien peur que vous ne vous accommodiez pas si bien de vos chaleurs de Provence. Je suis toujours tout à vous, ma très-chère et très-aimable: une amitié à monsieur de Grignan. Ne vous adore-t-il pas toujours?
Aux Rochers, mercredi 15 juillet 1671.
Si je vous écrivais toutes mes rêveries sur votre sujet, je vous écrirais toujours les plus grandes lettres du monde; mais cela n'est pas bien aisé: ainsi je me contente de ce qui peut s'écrire, et je rêve tout ce qui peut se rêver: j'en ai le temps et le lieu. La Mousse a une petite fluxion sur les dents, et l'abbé a une petite fluxion sur le genou, qui me laissent le champ libre dans mon mail, pour y faire tout ce qu'il me plaît. Il me plaît de m'y promener le soir jusqu'à huit heures; mon fils n'y est plus; cela fait un silence, une tranquillité et une solitude que je ne crois pas qu'il soit aisé de rencontrer ailleurs. Je ne vous dis point à qui je pense, ni avec quelle tendresse; quand on devine, il n'est pas besoin de parler. Si vous n'étiez point grosse, et que l'hippogryphe fût encore au monde, ce serait une chose galante, et à ne jamais oublier, que d'avoir la hardiesse de monter dessus pour me venir voir quelquefois: ce ne serait pas une affaire; il parcourait la terre en deux jours! Vous 142 pourriez même quelquefois venir dîner ici, et retourner souper avec M. de Grignan, ou souper ici à cause de la promenade, où je serais bien aise de vous avoir; et, le lendemain, vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune.
Mon fils est à Paris; il y sera peu: la cour est de retour, il ne faut pas qu'il se montre. C'est une perte qui me paraît bien considérable que celle de M. le duc d'Anjou[161]. Madame de Villars[162] m'écrit assez souvent, et me parle toujours de vous: elle est tendre, et sait bien aimer; cela me donne de l'amitié pour elle; elle me prie de vous dire mille douceurs de sa part. La petite Saint-Géran m'écrit des pieds de mouche que je ne saurais lire; je lui réponds des rudesses et des injures qui la divertissent: cette méchante plaisanterie n'est point encore usée; quand elle le sera, je ne dirai plus rien, car je m'ennuierais fort d'un autre style avec elle.
Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir: je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers: il y a une grande différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui relèvent les beaux endroits et qui réveillent l'attention. Cette morale de Nicole est admirable, et Cléopâtre va son train, mais sans empressement, et aux heures perdues: c'est ordinairement sur cette lecture que je m'endors; le caractère m'en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments, j'avoue qu'ils me plaisent, et qu'ils sont d'une perfection qui remplit mon idée sur la belle âme. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d'épée, tellement que voilà qui est bien, pourvu que l'on m'en garde le secret.
Mademoiselle du Plessis nous honore souvent de sa présence: elle disait hier à table qu'en basse Bretagne on faisait une chère admirable, et qu'aux noces de sa belle-sœur on avait mangé pour un jour douze cents pièces de rôti: nous demeurâmes tous comme 143 des gens de pierre. Je pris courage, et lui dis: Mademoiselle, pensez-y bien; n'est-ce point douze pièces de rôti que vous voulez dire? on se trompe quelquefois. Non, madame, c'est douze cents pièces ou onze cents; je ne veux pas vous assurer si c'est onze ou douze, de peur de mentir; mais enfin je sais bien que c'est l'un ou l'autre. Et le répéta vingt fois, et n'en voulut jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu'il fallait qu'ils fussent pour le moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le lieu fût un grand pré, où l'on eût fait dresser des tentes; et que s'ils n'eussent été que cinquante, il fallait qu'ils eussent commencé un mois auparavant. Ce propos de table était bon; vous en auriez été contente. N'avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là?
Au reste, ma fille, cette montre que vous m'avez donnée, qui allait toujours trop tôt ou trop tard d'une heure ou deux, est devenue si parfaitement juste qu'elle ne quitte pas d'un moment notre pendule; j'en suis ravie, et vous en remercie sur nouveaux frais, en un mot, je suis tout à vous. L'abbé me dit qu'il vous adore, et qu'il veut vous rendre quelque service: il ne voit pas bien en quelle occasion; mais enfin il vous aime autant qu'il m'aime.
Aux Rochers, mercredi 22 juillet 1671, jour de la Madeleine, où fut tué, il y a quelques années, un père que j'avais.
Je vous écris, ma fille, avec plaisir, quoique je n'aie rien à vous mander. Madame de Chaulnes arriva dimanche; mais savez-vous comment? à beau pied sans lance, entre onze heures et minuit: on pensait à Vitré que ce fût des Bohêmes. Elle ne voulut aucune cérémonie à son entrée; elle fut servie à souhait, car on ne la regarda pas, et ceux qui la virent comme elle était la prirent pour ce que je viens de vous dire, et pensèrent tirer sur elle. Elle venait de Nantes par la Guerche: son carrosse et son chariot étaient demeurés entre deux rochers à demi-lieue de Vitré, parce que le contenu était plus grand que le contenant; ainsi il fallut travailler dans le roc, et cet ouvrage ne fut fait qu'à la pointe du jour, que tout arriva à Vitré. Je la fus voir lundi, et vous croyez bien qu'elle fut très-aise de me voir. La Murinette[163] beauté est avec elle. Elles 144 sont seules à Vitré, en attendant l'arrivée de M. de Chaulnes, qui fait le tour de la Bretagne; et les états s'assembleront dans huit jours. Vous pouvez vous imaginer ce que je suis dans une pareille solitude: madame de Chaulnes ne sait que devenir, et n'a recours qu'à moi; vous ne doutez pas que je ne l'emporte hautement sur mademoiselle de Kerborgne; je crois qu'elle viendra ici après-dîner. Toutes mes allées sont propres, et mon parc est en beauté; je la prierai de demeurer ici deux ou trois jours à s'y promener en liberté: comme je lui fais valoir d'être demeurée ici pour elle, je veux m'en acquitter d'une manière à n'être pas oubliée, et pourtant sans que je fasse d'autre bonne chère que celle qui se trouvera dans le pays. Ah! mon Dieu, en voilà beaucoup sur ce sujet. Il faut pourtant que je vous fasse encore mille compliments de sa part, et que je vous dise qu'on ne peut estimer plus une personne qu'elle ne vous estime; elle est instruite par d'Hacqueville de ce que vous valez. Mais vous, ma très-belle, où en êtes-vous de vos Grignans? le pauvre coadjuteur a-t-il toujours la goutte, et l'innocence est-elle toujours persécutée?
Cette madame Quintin[164], que nous disions qui vous ressemblait pour vous faire enrager, est comme paralytique; elle ne se soutient pas; demandez-lui pourquoi; elle a vingt ans. Elle est passée ce matin devant cette porte, et a demandé à boire un petit coup de vin; on lui en a porté, elle a bu sa chopine, et puis s'en est allée au Pertre consulter une espèce de médecin qu'on estime en ce pays. Que dites-vous de cette manière bretonne, familière et galante? Elle sortait de Vitré, elle ne pouvait pas avoir soif; de sorte que j'ai compris que tout cela était un air, pour me faire savoir qu'elle a un équipage de Jean de Paris[165]. Ma chère enfant, ne sortirai-je point des nouvelles de Bretagne? Quel chien de commerce avez-vous là avec une femme de Vitré? La cour s'en va, dit-on, à Fontainebleau; le voyage de Rochefort et de Chambord est rompu. On croit qu'en dérangeant les desseins qu'on avait pour l'automne, on dérangera aussi la fièvre de M. le Dauphin, qui le prend dans cette saison à Saint-Germain: pour cette année, elle y sera attrapée; elle ne l'y trouvera pas. Vous savez qu'on a donné à M. de 145 Condom[166] l'abbaye de Rebais qu'avait l'abbé de Foix: le pauvre homme! On prend ici le deuil de M. le duc d'Anjou: si je demeure aux états, cela m'embarrassera. Notre abbé ne peut quitter sa chapelle; ce sera notre plus forte raison; car, pour le bruit et le tracas de Vitré, il me sera bien moins agréable que mes bois, ma tranquillité et mes lectures. Quand je quitte Paris et mes amies, ce n'est pas pour paraître aux états: mon pauvre mérite, tout médiocre qu'il est, n'est pas encore réduit à se sauver en province, comme les mauvais comédiens. Ma fille, je vous embrasse avec une tendresse infinie; la tendresse que j'ai pour vous occupe mon âme tout entière; elle va loin, et embrasse bien des choses, quand elle est au point de la perfection. Je souhaite votre santé plus que la mienne; conservez-vous, ne tombez point. Assurez M. de Grignan de mon amitié, et recevez les protestations de notre abbé.
Aux Rochers, le 22 juillet 1671.
Ce mot sur la semaine est par-dessus le marché de vous écrire seulement tous les quinze jours, et pour vous donner avis, mon cher cousin, que vous aurez bientôt l'honneur de voir Picard; et comme il est frère du laquais de madame de Coulanges, je suis bien aise de vous rendre compte de mon procédé. Vous savez que madame la duchesse de Chaulnes est à Vitré; elle y attend le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les états de Bretagne: vous croyez que j'extravague; elle attend donc son mari avec tous les états, et, en attendant, elle est à Vitré toute seule, mourant d'ennui. Vous ne comprenez pas que cela puisse jamais revenir à Picard. Elle meurt donc d'ennui; je suis sa seule consolation, et vous croyez bien que je l'emporte d'une grande hauteur sur mademoiselle de Kerbone et de Kerqueoison. Voici un grand circuit, mais pourtant nous arriverons au but. Comme je suis donc sa seule consolation, après l'avoir été voir, elle viendra ici, et je veux qu'elle trouve mon parterre net et mes allées nettes, ces grandes allées que vous aimez. Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller; voici une autre petite proposition incidente: vous savez qu'on fait les foins; je n'avais point d'ouvriers; j'envoie dans cette prairie, que les poëtes ont célébrée, prendre tous ceux qui 146 travaillaient, pour venir nettoyer ici; vous n'y voyez encore goutte; et, en leur place, j'envoie mes gens faner. Savez-vous ce que c'est, faner? Il faut que je vous l'explique: faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en batifolant dans une prairie; dès qu'on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement; le seul Picard me vint dire qu'il n'irait pas, qu'il n'était pas entré à mon service pour cela, que ce n'était pas son métier, et qu'il aimait mieux s'en aller à Paris. Ma foi, la colère m'a monté à la tête; je songeai que c'était la centième sottise qu'il m'avait faite; qu'il n'avait ni cœur, ni affection; en un mot, la mesure était comble. Je l'ai pris au mot, et, quoi qu'on m'ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C'est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez point, et songez que c'est le garçon du monde qui aime le moins à faner, et qui est le plus indigne qu'on le traite bien.
Voilà l'histoire en peu de mots; pour moi, j'aime les relations où l'on ne dit que ce qui est nécessaire, où l'on ne s'écarte point ni à droite, ni à gauche; où l'on ne reprend point les choses de si loin; enfin je crois que c'est ici, sans vanité, le modèle des narrations agréables[167].
Aux Rochers, dimanche 26 juillet 1671.
Je veux vous apprendre qu'hier, comme j'étais toute seule dans ma chambre avec un livre précieusement[168] à la main, je vois ouvrir ma porte par une grande femme de très-bonne mine; cette femme s'étouffait de rire, et cachait derrière elle un homme qui riait encore plus fort qu'elle: cet homme était suivi d'une femme fort bien faite, qui riait aussi; moi, je me mis à rire sans les reconnaître, et sans savoir ce qui les faisait rire. Quoique j'attendisse aujourd'hui madame de Chaulnes, qui doit passer deux jours ici, j'avais beau la regarder, je ne pouvais comprendre que ce fût elle: 147 c'était elle pourtant, qui m'amenait Pomenars, qui en arrivant à Vitré lui avait mis dans la tête de me venir surprendre. La Murinette beauté était de la partie, et la gaieté de Pomenars était si extrême, qu'il aurait réjoui la tristesse même: ils jouèrent d'abord au volant; madame de Chaulnes y joue comme vous; et puis une légère collation, et puis nos belles promenades, et partout il a été question de vous. J'ai dit à Pomenars que vous étiez fort en peine de toutes ses affaires, et que vous m'aviez mandé que, pourvu qu'il n'y eût que le courant, vous ne seriez point en inquiétude; mais que tant de nouvelles injustices qu'on lui faisait vous donnaient beaucoup de chagrin pour lui: nous avons fort poussé cette plaisanterie, et puis cette grande allée nous a fait souvenir de la chute que vous y fîtes un jour; la pensée m'en a fait devenir rouge comme du feu. On a parlé longtemps là-dessus, et puis du dialogue bohême, et puis enfin de mademoiselle du Plessis, et des sottises qu'elle disait, et qu'un jour vous en ayant dit une, et son vilain visage se trouvant auprès du vôtre, vous n'aviez pas marchandé, et lui aviez donné un soufflet pour la faire reculer; et que moi, pour adoucir les affaires, j'avais dit: Mais voyez comme ces petites filles se jouent rudement; et que j'avais dit à sa mère: Madame, ces jeunes créatures étaient si folles ce matin, qu'elles se battaient: mademoiselle du Plessis agaçait ma fille, ma fille la battait; c'était la plus plaisante chose du monde; et qu'avec ce tour, j'avais ravi madame du Plessis, de voir nos petites filles se réjouir ainsi. Cette camaraderie de vous et de mademoiselle du Plessis, dont je ne faisais qu'une même chose pour faire avaler le soufflet, les a fait rire à mourir. La Murinette vous approuve fort, et jure que la première fois qu'elle viendra lui parler dans le nez, comme elle fait toujours, elle vous imitera, et lui donnera sur sa vilaine joue. Je les attends tous présentement: Pomenars tiendra bien sa place; mademoiselle du Plessis viendra aussi; ils me montreront une lettre de Paris faite à plaisir, où l'on mandera cinq ou six soufflets donnés entre femmes, afin d'autoriser ceux qu'on veut lui donner aux états, et même de les lui faire souhaiter pour être à la mode. Enfin je n'ai jamais vu un homme si fou que Pomenars: sa gaieté augmente en même temps que ses affaires criminelles; s'il lui en vient encore une, il mourra de joie. Je suis chargée de mille compliments pour vous; nous vous avons célébrée à tout moment. Madame de Chaulnes dit qu'elle vous souhaiterait une madame de 148 Sévigné en Provence, comme celle qu'elle a trouvée en Bretagne; c'est cela qui rend son gouvernement beau, car quelle autre chose pourrait-ce être? Quand son mari sera venu, je la remettrai entre ses mains, et ne m'embarrasserai plus de son divertissement; mais vous, ma chère fille, que je vous plains avec votre tante d'Harcourt[169]! quelle contrainte! quel embarras! quel ennui! Voilà qui me ferait plus de mal mille fois qu'à personne, et vous seule au monde seriez capable de me faire avaler ce poison. Oui, mon enfant, je vous le jure et si j'étais à Grignan, j'écumerais votre chambre pour vous faire plaisir, comme j'ai fait mille fois: après cette marque d'amitié, ne m'en demandez plus, car je hais l'ennui plus que la mort, et j'aimerais fort à rire avec vous, Vardes et le seigneur Corbeau. Défaites-vous de cette trompette du jugement: il y a vingt ans qu'elle me déplaît, et que je lui dois une visite.
Je trouve votre vie fort réglée et fort bonne. Notre abbé vous aime avec une tendresse et une estime qu'il n'est pas aisé de dire en peu de mots; il attend avec impatience le plan de Grignan et la conversation de M. d'Arles; mais, sur toutes choses, il vous souhaiterait bien cent mille écus, soit pour faire achever votre château, soit pour tout ce qu'il vous plairait. Toutes les heures ne sont pas comme celles qu'on passe avec Pomenars, et même on s'ennuierait bientôt de lui: les réflexions qu'on fait sont bien contraires à la joie. Je vous ai mandé que je croyais que je ne bougerais d'ici ou de Vitré. Notre abbé ne peut quitter sa chapelle: le désert de Buron[170], ou l'ennui de Nantes avec madame de Molac, ne conviennent point à son humeur agissante. Je serai souvent ici; et madame de Chaulnes, pour m'ôter les visites, dira toujours qu'elle m'attend. Pour mon labyrinthe, il est net, il a des tapis verts, et les palissades sont à hauteur d'appui; c'est un aimable lieu: mais, hélas! ma chère enfant, il n'y a guère d'apparence que je vous y voie jamais.
Di memoria nudrirsi, più che di speme.
C'est bien ma vraie devise. Nos sentences ont été trouvées jolies. Ne comprenez-vous pas bien qu'il n'y a jour, ni heure, ni moment, 149 que je ne pense à vous, que je n'en parle quand je puis, et qu'il n'y a rien qui ne m'en fasse souvenir? Nous sommes sur la fin du Tasse, e Goffredo a spiegato il gran vessillo della crose sopra 'l muro. Nous avons lu ce poëme avec plaisir. La Mousse est bien content de moi, et de vous encore plus, quand il songe à l'honneur que vous faites à sa philosophie. Je crois que vous n'auriez pas eu moins d'esprit quand vous auriez eu la plus sotte mère du monde: mais enfin tout ensemble n'a pas mal fait. Nous avons envie de lire Guichardin, car nous ne voulons point quitter l'italien; la Murinette le parle comme le français. J'ai reçu une lettre de notre cardinal[171], qui me dit encore pis que pendre du gros abbé[172] qui est avec lui. Adieu, ma très-aimable; je ne daigne pas vous dire que je vous aime, vous le savez, et je ne trouve point de paroles qui puissent vous faire comprendre comme mon cœur est pour vous. J'achèverai demain cette lettre, et vous manderai à quoi se divertit ma compagnie.
Ma compagnie est couchée, parce qu'il est minuit. Nous avons fait ce soir de grandes promenades, et après souper nous avons coupé les cheveux à la petite du Cernet, et lui avons mis le premier appareil, que nous lèverons demain. La Murinette beauté est habile comme la Vienne[173]. Pomenars ne fait que de sortir de ma chambre; nous avons parlé assez sérieusement de ses affaires, qui ne sont jamais de moins que de sa tête. Le comte de Créance veut à toute force qu'il ait le cou coupé; Pomenars ne veut pas: voilà le procès[174]. Madame de Chaulnes me disait tantôt que l'abbé Testu, après avoir été quelque temps à Richelieu, enfin, sans autre façon, s'était établi chez madame de Fontevrault, où il est depuis deux mois; ils le virent, en passant, il y a un mois; le prétexte, c'est qu'il y a de la petite vérole à Richelieu: si cette conduite ne lui est fort bonne, elle lui sera fort mauvaise. Je ne savais pas que M. de Condom eût rendu son évêché; madame de Chaulnes m'a assuré que cela était fait[175]. La petite personne a envoyé 150 des chansons à sa sœur; nous ne les trouvons pas trop bonnes: je suis fort aise que vous ayez approuvé les miennes; on ne peut pas les élever plus haut que de les mettre sur le ton des dragons; il me semble que j'aurais dû l'entendre d'ici; cela fait voir qu'il y a bien loin d'ici à Grignan. Hélas! que cette pensée m'afflige, et que je m'ennuie d'être si longtemps sans vous voir! Adieu, ma chère fille; je vais me coucher tristement, et vous embrasse de tout mon cœur.
Ma petite est aimable, et sa nourrice est au point de la perfection: mon habileté est une espèce de miracle, et me fait comprendre en amitié la merveille de ce maréchal qui devint excellent peintre par amour.
Aux Rochers, mercredi 5 août 1671.
Je suis bien aise que M. de Coulanges vous ait mandé les nouvelles. Vous apprendrez encore la mort de M. de Guise, dont je suis accablée quand je pense à la douleur de Mlle de Guise. Vous jugez bien, ma fille, que ce ne peut être que par la force de mon imagination que cette mort m'inquiète; car, du reste, rien ne troublera moins le repos de ma vie. Vous savez comme je crains les reproches qu'on se peut faire à soi-même. Mademoiselle de Guise n'a rien à se reprocher que la mort de son neveu; elle n'a jamais voulu qu'il ait été saigné; la quantité du sang a causé le transport au cerveau: voilà une petite circonstance bien agréable. Je trouve que dès qu'on tombe malade à Paris, on tombe mort; je n'ai jamais vu une telle mortalité. Je vous conjure, ma chère bonne, de vous bien conserver; et s'il y avait quelques enfants à Grignan qui eussent la petite vérole, envoyez-les à Montélimart: votre santé est le but de tous mes désirs.
Vous aurez maintenant des nouvelles de nos états, pour votre peine d'être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire à Vitré: le lundi matin il m'écrivit une lettre; j'y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables dans le même lieu; il y a quatorze couverts à chaque table; Monsieur en tient une, et Madame l'autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers; et pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils 151 ne comprenaient pas qu'il fallût qu'une porte fût plus haute qu'eux. Une pyramide veut entrer, une de ces pyramides qui font qu'on est obligé de s'écrire d'un bout de la table à l'autre; mais, bien loin que cela blesse ici, on est souvent fort aise, au contraire, de ne plus voir ce qu'elles cachent: cette pyramide donc, avec vingt ou trente porcelaines, fut si parfaitement renversée à la porte, que le bruit qu'elle causa fit taire les violons, les hautbois et les trompettes. Après le dîner, MM. de Locmaria et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas à beaucoup près: ils y font des pas de Bohémiens et de bas Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment. Je pensais toujours à vous; et j'avais un souvenir si tendre de votre danse et de ce que je vous avais vue danser, que ce plaisir me devint une douleur. On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir danser Locmaria: les violons et les passe-pieds de la cour font mal au cœur au prix de ceux-là: c'est quelque chose d'extraordinaire que cette quantité de pas différents, et cette cadence courte et juste; je n'ai point vu d'homme danser comme Locmaria cette sorte de danse. Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui arrivaient en foule pour ouvrir les états. Le lendemain, M. le premier président, MM. les procureurs et avocats généraux du parlement, huit évêques, MM. de Molac, la Coste et Coëtlogon le père, M. Boucherat[176], qui vient de Paris, cinquante bas Bretons dorés jusqu'aux yeux, cent communautés. Le soir devaient venir madame de Rohan d'un côté, et son fils de l'autre, et M. de Lavardin, dont je suis étonnée[177]. Je ne vis point ces derniers, car je voulus venir coucher ici, après avoir été à la tour de Sévigné voir M. d'Harouïs et MM. de Fourché et Chesières, qui arrivaient. M. d'Harouïs vous écrira; il est comblé de vos honnêtetés: il a reçu deux de vos lettres à Nantes, dont je vous suis encore plus obligée que lui. Sa maison va être le Louvre des états: c'est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n'avais jamais vu les états; c'est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'il y ait une province rassemblée qui ait un aussi grand air que celle-ci; elle doit être bien pleine du moins, car il n'y en a pas un seul à la guerre ni à la cour; il n'y a que le petit Guidon[178], 152 qui peut-être y reviendra un jour comme les autres. J'irai tantôt voir madame de Rohan; il viendrait bien du monde ici, si je n'allais à Vitré: c'était une grande joie de me voir aux états, où je ne fus de ma vie; je n'ai pas voulu en voir l'ouverture, c'était trop matin. Les états ne doivent pas être longs; il n'y a qu'à demander ce que veut le roi; on ne dit pas un mot: voilà qui est fait. Pour le gouverneur, il trouve, je ne sais comment, plus de quarante mille écus qui lui reviennent. Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie[179]; voilà les états. J'oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu'on y boit: mais si je ne comptais pas ce petit article, les autres ne l'oublient pas, et c'est le premier. Voilà ce qui s'appelle des contes à dormir debout: mais cela vient au bout de la plume, quand on est en Bretagne et qu'on n'a pas autre chose à dire. J'ai mille compliments à vous faire de M. et de madame de Chaulnes. J'attends le vendredi, où je reçois vos lettres, avec une impatience digne de l'extrême amitié que j'ai pour vous.
Aux Rochers, mercredi 19 août 1671.
Vous me dites fort plaisamment l'état où vous met mon papier parfumé: ceux qui vous voient lire mes lettres croient que je vous apprends que je suis morte, et ne se figurent point que ce soit une moindre nouvelle. Il s'en faut peu que je ne me corrige de la manière que vous l'avez imaginé; j'irai toujours dans les excès pour ce qui sera bon, et qui dépendra de moi. J'avais déjà pensé que mon papier pourrait vous faire mal, mais ce n'était qu'au mois de novembre que j'avais résolu d'en changer; je commence dès aujourd'hui, et vous n'avez plus à vous défendre que de la puanteur.
Vous avez une assez bonne quantité de Grignans: Dieu vous délivre de la tante[180]! elle m'incommode d'ici. Les manches du chevalier font un bel effet à table: quoiqu'elles entraînent tout, 153 je doute qu'elles m'entraînent aussi; quelque faiblesse que j'aie pour les modes, j'ai une grande aversion pour cette saleté. Il y aurait de quoi en faire une belle provision à Vitré; je n'ai jamais vu une si grande chère; nulle table à la cour ne peut être comparée à la moindre des douze ou quinze qui y sont; aussi est-ce pour nourrir trois cents personnes qui n'ont que cette ressource pour manger. Je partis lundi de cette bonne ville, après avoir fait vos compliments à madame de Chaulnes et à mademoiselle de Murinais, qui a quelque chose dans l'esprit et dans l'humeur qui vous serait très-agréable; on ne peut jamais ni mieux les recevoir ni mieux les rendre. Toute la Bretagne était ivre ce jour-là; nous avions dîné à part. Quarante gentilshommes avaient dîné en bas, et avaient bu chacun quarante santés: celle du roi avait été la première, et tous les verres cassés après l'avoir bue; le prétexte était une joie et une reconnaissance extrême de cent mille écus que le roi a donnés à la province sur le présent qu'on lui a fait, voulant récompenser, par cet effet de sa libéralité, la bonne grâce qu'on a eue à lui obéir. Ce n'est donc plus que deux millions deux cent mille livres, au lieu de cinq cents. Le roi a écrit de sa propre main des bontés infinies pour sa bonne province de Bretagne: le gouverneur a lu la lettre aux états, et la copie en a été enregistrée: il s'est élevé jusqu'au ciel un cri de vive le roi! et tout de suite on s'est mis à boire, mais boire, Dieu sait. M. de Chaulnes n'a pas oublié la gouvernante de Provence; et un Breton ayant voulu vous nommer, et sachant mal votre nom, s'est levé, et a dit tout haut: C'est donc à la santé de madame de Carignan. Cette sottise a fait rire MM. de Chaulnes et d'Harouïs jusqu'aux larmes: les Bretons ont continué, croyant bien dire; et vous ne serez plus d'ici à huit jours que madame de Carignan; quelques-uns disent la comtesse de Carignan: voilà en quel état j'ai laissé les choses.
J'ai fait voir à Pomenars ce que vous dites de lui; il en est ravi, il veut vous écrire; et en attendant je vous assure qu'il est si hardi et si effronté, que tous les jours du monde il fait quitter la place au premier président, dont il est ennemi, aussi bien que du procureur général. Madame de Coëtquen[181] venait de recevoir la nouvelle de la mort de sa petite fille; elle s'était évanouie; elle en est très-affligée, et dit que jamais elle n'en aura une si jolie: mais son 154 mari est inconsolable; il revient de Paris, après s'être accommodé avec le Bordage. C'était la plus grande affaire du monde, il a donné tous ses ressentiments à M. de Turenne: vous ne vous en souciez guère; mais cela se trouve au bout de ma plume. Il y avait dimanche un bal qui fut joli: nous y vîmes une basse Brette qu'on nous avait assuré qui levait la paille: ma foi, elle était ridicule, et faisait des haut-le-corps qui nous faisaient éclater de rire; mais il y avait d'autres danseuses et des danseurs qui nous ravissaient. Si vous me demandez comment je me trouve des Rochers après tout ce bruit, je vous dirai que j'y suis transportée de joie; j'y serai pour le moins huit jours, quelque façon qu'on me fasse pour me faire retourner, j'ai un besoin de repos qui ne se peut dire, j'ai besoin de dormir, j'ai besoin de manger, car je meurs de faim à ces festins; j'ai besoin de me rafraîchir, j'ai besoin de me taire; tout le monde m'attaquait, et mon poumon était usé. Enfin, ma chère enfant, j'ai retrouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons; tout cela m'est uniquement bon, en l'état où je suis: quand je commencerai à m'ennuyer, je m'en retournerai. Il y a des gens qui ont de l'esprit dans cette immensité de Bretons, et il y en a qui sont dignes de me parler de vous.
J'ai été blessée, comme vous, de l'enflure de cœur[182]: ce mot d'enflure me déplaît; et pour le reste, ne vous avais-je pas dit que c'était de la même étoffe que Pascal? Mais cette étoffe est si belle qu'elle me plaît toujours: jamais le cœur humain n'a été mieux anatomisé que par ces messieurs-là. Si vous continuez à nous en mander votre avis, la Mousse vous répondra mieux que moi, car je n'en ai lu encore que vingt feuillets. Je suis au désespoir de mes paquets perdus: ces chères, ces aimables lettres dont je suis entourée, que je relis mille fois, que je regarde, que j'approuve, n'est-ce pas un grand déplaisir pour moi de savoir que vous m'en écriviez deux toutes les semaines, et de n'en avoir reçu qu'une plus de quatre semaines de suite? Si c'était pour vous soulager, je l'approuverais, et même je vous le conseillerais; mais vous les avez écrites, et je ne les ai pas. Si vous aviez la mémoire de vos dates, vous verriez bien les lettres qui vous manquent: vous l'aviez pour ce fripon de Grignan; faut-il que je l'embrasse après cette préférence? Parlez-moi de madame de Rochebonne[183], et 155 faites des amitiés à mon cher coadjuteur et au bel air du chevalier: je défends à ce dernier de monter à cheval devant vous. On me mande que mes petites entrailles[184] se portent bien, elles vont être habillées; cela est joli, de petites entrailles avec une robe.
Vous avez fait des merveilles d'écrire à madame de Lavardin; je le souhaitais, vous avez prévenu mes désirs. Voilà tout présentement le laquais de l'abbé, qui, se jouant comme un jeune chien avec l'aimable Jacquine[185], l'a jetée par terre, et lui a rompu le bras et démis le poignet; les cris qu'elle fait sont épouvantables, c'est comme si une Furie s'était rompu le bras en enfer: on envoie quérir cet homme qui vint pour Saint-Aubin. J'admire comme les accidents viennent, et vous ne voulez pas que j'aie peur de verser; c'est ce que je crains; car si quelqu'un m'assurait que je ne me ferai point de mal, je ne haïrais pas à rouler quelquefois cinq ou six tours dans un carrosse; cette nouveauté me divertirait: mais après ce que je viens de voir, un bras rompu me fera toujours peur. Adieu, ma très-belle; vous savez comme je suis à vous, et que l'amour maternel y a moins de part que l'inclination.
A Vitré, mercredi 12 août 1671.
Enfin, ma chère fille, me voilà en pleins états; sans cela les états seraient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j'eus cacheté mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour, avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main et plusieurs pages à cheval. C'étaient M. de Chaulnes, M. de Rohan, M. de Lavardin, MM. de Coëtlogon, de Locmaria, les barons de Guais, les évêques de Rennes, de Saint-Malo, les MM. d'Argouges, et huit ou dix que je ne connais point; j'oublie M. d'Harrouis, qui ne vaut pas la peine d'être nommé. Je reçois tout cela: on dit et on répondit beaucoup de choses. Enfin, après une promenade dont ils furent fort contents, une collation très-bonne et très-galante sortit d'un des bouts du mail, et surtout du vin de Bourgogne qui passa comme de l'eau de Forges; on fut persuadé que cela s'était fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria instamment d'aller à Vitré. J'y vins donc lundi au soir; madame de Chaulnes me donna 156 à souper, avec la comédie de Tartufe, point trop mal jouée, et un bal où le passe-pied et le menuet pensèrent me faire pleurer: cela me fait souvenir de vous si vivement, que je n'y puis résister; il faut promptement que je me dissipe. On me parle de vous très-souvent, et je ne cherche point longtemps mes réponses, car j'y pense à l'instant même, et je crois toujours que c'est qu'on voit mes pensées au travers de mon corps de jupe. Hier, je reçus toute la Bretagne à ma tour de Sévigné: je fus encore à la comédie; c'était Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes: c'est assez pour une troupe de campagne. Le soir on soupa, et puis le bal. Je voudrais que vous eussiez vu l'air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte et remet son chapeau: quelle légèreté! quelle justesse! Il peut défier tous les courtisans, et les confondre, sur ma parole: il a soixante mille livres de rentes, et sort de l'académie; il ressemble à tout ce qu'il y a de plus joli, et voudrait bien vous épouser. Au reste, ne croyez pas que votre santé ne soit point bue ici; cette obligation n'est pas grande, mais, telle qu'elle est, vous l'avez tous les jours à toute la Bretagne: on commence par moi, et puis madame de Grignan vient tout naturellement. M. de Chaulnes vous fait mille compliments. Les civilités qu'on me fait sont si ridicules et les femmes de ce pays si sottes, qu'elles laissent croire qu'il n'y a que moi dans la ville, quoiqu'elle soit toute pleine. Il y a de votre connaissance, Tonquedec, le comte des Chapelles, Pomenars, l'abbé de Montigny, qui est évêque de Saint-Paul de Léon, et mille autres: mais ceux-là me parlent de vous, et nous rions un peu de notre prochain. Il est plaisant ici le prochain, particulièrement quand on a dîné; je n'ai jamais vu tant de bonne chère. Madame de Coëtquen est ici avec la fièvre; Chesières se porte mieux; on a député des états pour lui faire un compliment. Nous sommes polis pour le moins autant que le poli Lavardin: on l'adore ici, c'est un gros mérite qui ressemble au vin de Grave. Mon abbé bâtit, et ne veut pas venir s'établir à Vitré; il y vient dîner: pour moi, j'y serai encore jusqu'à lundi; et puis j'irai passer huit jours dans ma pauvre solitude, après quoi je reviendrai dire adieu; car la fin du mois verra la fin de tout ceci. Notre présent est déjà fait, il y a plus de huit jours: on a demandé trois millions; nous avons offert sans chicaner deux millions cinq cent mille livres, et voilà qui est fait. Du reste, M. le gouverneur aura cinquante mille écus, M. de Lavardin quatre-vingt mille francs, le reste des officiers à proportion; le tout pour deux ans. Il faut croire qu'il passe autant de vin dans le 157 corps de nos Bretons que d'eau sous les ponts, puisque c'est là-dessus qu'on prend l'infinité d'argent qui se donne à tous les états.
Vous voilà bien instruite, Dieu merci, de votre bon pays: mais je n'ai point de vos lettres, et par conséquent point de réponse à vous faire; ainsi je vous parle tout naturellement de ce que je vois et de ce que j'entends. Pomenars est divin; il n'y a point d'homme à qui je souhaite plus volontiers deux têtes; jamais la sienne n'ira jusqu'au bout. Pour moi, ma fille, je voudrais déjà être au bout de la semaine, afin de quitter généreusement tous les honneurs de ce monde, et de jouir de moi-même aux Rochers. Adieu, ma très-chère, j'attends toujours vos lettres avec impatience; votre santé est un point qui me touche de bien près: je crois que vous en êtes persuadée, et que, sans donner dans la justice de croire, je puis finir ma lettre, et dormir en repos sur ce que vous pensez de mon amitié pour vous. Ne direz-vous point à M. de Grignan que je l'embrasse de tout mon cœur?
Aux Rochers, dimanche 23 août 1671.
Vous étiez donc avec votre présidente de Charmes, quand vous m'avez écrit! Son mari était intime ami de M. Fouquet: dis-je bien? Enfin ma fille, vous n'êtes point seule, et M. de Grignan avait raison de vous faire quitter votre cabinet, pour entretenir votre compagnie: ce qu'il aurait pu retrancher, c'est sa barbe de capucin, il est vrai qu'elle ne lui fait point de tort, puisqu'à Livry, avec sa touffe ébouriffée[186], vous ne pensiez pas qu'Adonis fût plus beau; je redis quelquefois ces quatre vers avec admiration. Je suis surprise comme le souvenir de certains temps fait de l'impression sur l'esprit, soit en bien, soit en mal; je me représente cette automne-là délicieuse, et puis j'en regarde la fin avec une horreur qui me fait suer les grosses gouttes[187]; et cependant il faut remercier Dieu du bonheur qui vous tira d'affaire. Les réflexions que vous faites sur la mort de M. de Guise[188] sont admirables; elles m'ont bien creusé les yeux dans mon mail; car c'est là où je rêve à plaisir. Le pauvre la Mousse a eu mal aux dents; de sorte que depuis longtemps je me promène toute seule jusqu'à la nuit, 158 et Dieu sait à quoi je ne pense point. Ne craignez point pour moi l'ennui que me peut donner la solitude; hors les maux qui viennent de mon cœur, contre lesquels je n'ai point de force, je ne suis à plaindre sur rien: mon humeur est heureuse, elle s'accommode et s'amuse de tout; et je me trouve mieux d'être ici toute seule que du fracas de Vitré. Il y a huit jours que je suis ici, dans une paix qui m'a guérie d'un rhume épouvantable; j'ai bu de l'eau, je n'ai point parlé, je n'ai point soupé; et quoique je n'en aie point raccourci mes promenades, je me suis guérie. Madame de Chaulnes, mademoiselle de Murinais, madame Fourché, et une fille de Nantes fort bien faite, vinrent ici jeudi: madame de Chaulnes entra en me disant qu'elle ne pouvait être plus longtemps sans me voir, que toute la Bretagne lui pesait sur les épaules, et qu'enfin elle se mourait. Là-dessus elle se jette sur mon lit; on se met autour d'elle, et en un moment la voilà endormie de pure fatigue; nous causons toujours; elle se réveille enfin, trouvant plaisante et adorant l'aimable liberté des Rochers. Nous allâmes nous promener, nous nous assîmes dans le fond de ces bois; pendant que les autres jouaient au mail, je lui faisais conter Rome, et par quelle aventure elle avait épousé M. de Chaulnes: car je cherche toujours à ne me point ennuyer. Pendant que nous étions là, voilà une pluie traîtresse comme une fois à Livry, qui, sans se faire craindre, se met d'abord à nous noyer, mais noyer à faire couler l'eau de partout sur nos habits: les feuilles furent percées dans un moment, et nos habits percés dans un autre moment. Nous voilà toutes à courir; on crie, on tombe, on glisse; enfin on arrive, on fait grand feu: on change de chemise, de jupe; je fournis à tout; on se fait essuyer ses souliers; on pâme de rire. Voilà comme fut traitée la gouvernante de Bretagne dans son propre gouvernement; après cela on fit une jolie collation, et puis cette pauvre femme s'en retourna, plus fâchée sans doute du rôle ennuyeux qu'elle allait reprendre, que de l'affront qu'elle avait reçu ici. Elle me fit promettre de vous mander cette aventure, et d'aller demain lui aider à soutenir le reste des états, qui finiront dans huit jours. Je lui promis l'un et l'autre; je m'acquitte aujourd'hui de l'un, et demain je m'acquitterai de l'autre, ne trouvant pas que je puisse me dispenser de cette complaisance.
Madame de la Fayette vous aura mandé comme M. de la Rochefoucauld a fait duc le prince (de Marsillac) son fils, et de 159 quelle façon le roi a donné une nouvelle pension: enfin la manière vaut mieux que la chose, n'est-il pas vrai? Nous avons quelquefois ri de ce discours commun à tous les courtisans. Vous avez présentement le prince Adhémar[189]; dites-lui que j'ai reçu sa dernière lettre, et embrassez-le pour moi. Vous avez, à mon compte, cinq ou six Grignans; c'est un bonheur, comme vous dites, qu'ils soient tous aimables et d'une bonne société; sans cela ils feraient l'ennui de votre vie, au lieu qu'ils en font la douceur et le plaisir. On me mande qu'il y a de la rougeole à Sully, et que ma tante va prendre mes petites entrailles pour les amener chez elle: cela fâchera bien la nourrice, mais que faire? C'est une nécessité. C'en sera une bien dure que de demeurer en Provence pour les gages, quand vous verrez partir d'auprès de vous madame de Senneterre pour Paris: je voudrais bien, ma chère enfant, que vous eussiez assez d'amitié pour moi pour ne me pas faire le même tour quand j'irai vous voir l'année qui vient. Je voudrais qu'entre ci et là vous fissiez l'impossible pour vos affaires; c'est ce qui fait que j'y pense, et que je m'en tourmente tant. Il faut donc que je vous ramène chez moi, qui est chez vous.
M. de Chesières est ici; il a trouvé mes arbres crus; il en est fort étonné, après les avoir vus pas plus grands que cela, comme disait M. de Montbazon de ses enfants. Je suis fort aise que la maladie du pauvre Grignan ait été si courte; je l'embrasse et lui souhaite toutes sortes de biens et de bonheurs, aussi bien qu'à sa chère moitié, que j'aime plus que moi-même; je le sens du moins mille fois davantage. Notre abbé est à vous; la Mousse attend cette lettre que vous composez.
A Vitré, dimanche 16 août 1671.
Quoi! ma chère fille, vous avez pensé brûler, et vous voulez que je ne m'en effraye pas! Vous voulez accoucher à Grignan, et vous voulez que je ne m'en inquiète pas! Priez-moi en même temps de ne vous aimer guère; mais soyez assurée que pendant que vous me serez ce que vous êtes à mon cœur, c'est-à-dire pendant que je vivrai, je ne puis jamais voir tranquillement tous les maux qui vous peuvent arriver. Je prie Deville de faire tous 160 les soirs une ronde pour éviter les accidents du feu. Si le hasard n'avait fait lever M. de Grignan plus matin que le jour, voyez un peu où vous en étiez, et ce que vous deveniez avec votre château! Je crois que vous n'avez pas oublié de remercier Dieu: pour moi, j'y ai trop d'intérêt pour ne l'avoir pas fait.
M. de Lavardin fait ici l'amoureux d'une petite madame; j'ai trouvé que c'est une contenance dont il a besoin comme d'un éventail. J'ai dit à madame de Chaulnes les compliments que vous lui faites; elle les a reçus d'une manière, et vous en rend de si bons, que je suis persuadée qu'elle voudrait, au prix des Molac et des Lavardin[190], que vous fussiez sa lieutenante générale: il n'y a que ces charges de belles; les lieutenants de roi ne sont pas dignes de porter votre robe. Je suis encore ici; M. et madame de Chaulnes font de leur mieux pour m'y retenir: ce sont sans cesse des distinctions peut-être peu sensibles pour nous, mais qui me font admirer la bonté des dames de ce pays-ci. Vous croyez bien aussi que sans cela je ne demeurerais pas à Vitré, où je n'ai que faire. Les comédiens nous ont amusés, les passe-pieds nous ont divertis, la promenade nous a tenu lieu des Rochers. Nous fîmes hier de grandes dévotions, et demain je m'en vais aux Rochers, où je serai ravie de ne plus voir de festins, et d'être un peu à moi: je meurs de faim au milieu de toutes ces viandes, et je proposais l'autre jour à Pomenars d'envoyer accommoder un gigot de mouton à la tour de Sévigné pour minuit, en revenant de chez madame de Chaulnes: enfin, soit besoin ou dégoût, je meurs d'envie d'être dans mon mail; j'y serai huit ou dix jours. Notre abbé, la Mousse et Marphise ont grand besoin de ma présence; ces deux premiers viennent pourtant dîner ici quelquefois; il y est très-souvent question de madame la gouvernante de Provence, c'est ainsi que M. de Chaulnes vous nomme en commençant votre santé. On contait hier au soir à table qu'Arlequin, l'autre jour à Paris, portait une grosse pierre sous son petit manteau; on lui demandait ce qu'il voulait faire de cette pierre; il dit que c'était un échantillon d'une maison qu'il voulait vendre; cela me fit rire; je jurai que je vous le manderais: si vous croyez, ma fille, que cette invention fût bonne pour vendre votre terre, vous pourriez vous en servir.
Madame de la Fayette m'a mandé qu'elle allait vous écrire, mais que la migraine l'en empêche; elle est fort à plaindre de ce 161 mal: je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux n'avoir pas autant d'esprit que Pascal[191], que d'en avoir les incommodités. La date de votre lettre est admirable: voilà qui est donc bien, je n'ai que vingt ans; puisqu'il est ainsi, vous n'avez pas sujet de craindre pour ma santé; n'en soyez point en peine, songez seulement à la vôtre. Cette émotion que la crainte du feu vous a donnée, me déplaît beaucoup: ce fut ensuite d'une émotion qu'arriva votre accouchement de Livry: tâchez donc, ma chère enfant, d'éviter autant que vous pourrez tout ce qui peut vous émouvoir. J'aime déjà ce chamarier[192] de Rochebonne; c'est une bonne roche que celle dont vous me dépeignez son âme: c'est à M. de Grignan que j'adresse cette gentillesse; comme à celui qui m'y saura bien répondre. Je suis bien aise d'avoir encore une maison assurée à Lyon, outre celle de l'intendant.
Autant qu'un voyage en ce monde peut être sûr, celui de Provence l'est pour l'année qui vient. Ma chère enfant, gouvernez-vous bien entre ci et là, c'est mon unique soin, et la chose du monde dont je vous serai le plus sensiblement obligée; c'est là que vous pouvez me témoigner solidement l'amitié que vous avez pour moi. Il me semble que vous voyez bien des Provençaux à Grignan: si vous saviez aussi la quantité de Bretons que l'on voit tous les jours ici! cela n'est pas imaginable. Vous me ravissez quand vous me dites que vous aimez le coadjuteur, et qu'il vous aime: j'ai cette union dans la tête; il me semble qu'elle est entièrement nécessaire à votre bonheur; conservez-la, et prenez de ses conseils pour vos affaires. Notre abbé vous adore toujours; la petite Mousse a une dent de moins, et ma petite enfant une dent de plus: ainsi va le monde. Je bénis Flachère de vous avoir sauvée du feu, et je vous embrasse mille fois plus tendrement que je ne puis vous dire. Chésières est guéri au bruit du trictrac de chez M. d'Harouïs.
Aux Rochers, mercredi 16 septembre 1671.
Je suis méchante aujourd'hui, ma fille; je suis comme quand vous disiez, Vous êtes méchante. Je suis triste, je n'ai point de vos nouvelles; la grande amitié n'est jamais tranquille. Maxime. 162 Il pleut, nous sommes seuls; en un mot, je vous souhaite plus de joie que je n'en ai aujourd'hui.
Ce qui embarrasse fort mon abbé, la Mousse et mes gens, c'est qu'il n'y a point de remède à mon chagrin: je voudrais qu'il fût vendredi pour avoir une de vos lettres, et il n'est que mercredi: voilà sur quoi on ne sait que me faire; toute leur habileté est à bout; et si, par l'excès de leur amitié, ils m'assuraient, pour me faire plaisir, qu'il est vendredi, ce serait encore pis; car, si je n'avais point de vos lettres ce jour-là, il n'y aurait pas un brin de raison avec moi; de sorte que je suis contrainte d'avoir patience, quoique la patience soit une vertu, comme vous savez, qui n'est guère à mon usage: enfin je serai satisfaite avant qu'il soit trois jours. J'ai une extrême envie de savoir comment vous vous portez de cette frayeur: c'est mon aversion que les frayeurs; car, quoique je ne sois point grosse, elles me le font devenir; c'est-à-dire elles me mettent dans un état qui renverse entièrement ma santé. Mon inquiétude présente ne va point jusque-là: je suis persuadée que la sagesse que vous avez eue de garder le lit vous aura entièrement remise. Ne venez point me dire que vous ne me manderez plus rien de votre santé, vous me mettriez au désespoir; et, n'ayant plus de confiance à ce que vous me diriez, je serais toujours comme je suis présentement. Il faut avouer que nous sommes à une belle distance l'une de l'autre, et que si l'on avait quelque chose sur le cœur dont on attendît du soulagement, on aurait un beau loisir pour se pendre.
Je voulus hier prendre une petite dose de morale, je m'en trouvai assez bien; mais je me trouvai encore mieux d'une petite critique contre la Bérénice de Racine, qui me parut fort plaisante et fort ingénieuse; c'est de l'auteur des Sylphides, des Gnomes et des Salamandres[193]: il y a cinq ou six petits mots qui ne valent rien du tout, et même qui sont d'un homme qui ne sait pas le monde: cela fait quelque peine; mais comme ce ne sont que des mots en passant, il ne faut pas s'en offenser: je regarde tout le reste, et le tour qu'il donne à sa critique; je vous assure que cela est très-joli. Comme je crus que cette bagatelle vous aurait divertie, je vous souhaitai dans votre petit cabinet auprès de moi, sauf à vous en retourner dans votre beau château, quand vous auriez achevé cette 163 lecture. Je vous avoue pourtant que j'aurais quelque peine à vous laisser partir sitôt; c'est une chose bien dure pour moi que de vous dire adieu; je sais ce que m'a coûté le dernier: il serait bien de l'humeur où je suis d'en parler, mais je n'y pense encore qu'en tremblant; ainsi vous êtes à couvert de ce chapitre. J'espère que cette lettre vous trouvera gaie; si cela est, je vous prie de la brûler tout à l'heure; ce serait une chose bien extraordinaire qu'elle fût agréable avec le chien d'esprit que je me sens. Le coadjuteur est bien heureux que je ne lui fasse pas réponse aujourd'hui.
J'ai envie de vous faire vingt-cinq ou trente questions, pour finir dignement cet ouvrage. Avez-vous des muscats? vous ne me parlez que des figues; avez-vous bien chaud? vous ne m'en dites rien, avez-vous de ces aimables bêtes que nous avions à Paris? avez-vous eu longtemps votre tante d'Harcourt? Vous jugez bien qu'après avoir perdu tant de vos lettres, je suis dans une assez grande ignorance, et que j'ai perdu la suite de votre discours. Ah! que je voudrais bien battre quelqu'un! et que je serais obligée à quelque Breton qui me voudrait faire une sotte proposition qui me mît en colère! Vous me disiez l'autre jour que vous étiez bien aise que je fusse dans ma solitude, et que j'y penserais à vous: c'est bien rencontré; c'est que je n'y pense pas assez dans tous les autres lieux. Adieu, ma fille, voici le bel endroit de ma lettre; je finis, parce que je trouve que ceci s'extravague un peu: encore a-t-on son honneur à garder.
Aux Rochers, dimanche 20 septembre 1671.
Ce n'est pas sans raison, ma chère fille, que vous fûtes troublée du mal du pauvre chevalier de Buous; il est étrange: c'est un garçon qui me plaisait dès Paris; je n'ai pas de peine à croire tout le bien que vous m'en dites; ce qui est plus extraordinaire, c'est cette crainte de la mort; c'est un beau sujet de faire des réflexions, que l'état où vous le dépeignez. Il est certain qu'en ce temps-là nous aurons de la foi de reste; elle fera tous nos désespoirs et tous nos troubles; et ce temps que nous prodiguons, et que nous voulons qui coule présentement, nous manquera; et nous donnerions toutes choses pour avoir un de ces jours que nous perdons avec tant d'insensibilité: voilà de quoi je m'entretiens dans ce mail que vous connaissez. La morale chrétienne est excellente à tous les 164 maux; mais je la veux chrétienne; elle est trop creuse et trop inutile autrement. Ma Mousse me trouve quelquefois assez raisonnable là-dessus; et puis un souffle, un rayon de soleil emporte toutes les réflexions du soir.
Je suis fort aise que vous ayez trouvé cette requête[194] jolie; sans être aussi habile que vous, je l'ai entendue per discrezione, elle m'a paru admirable. La Mousse est fort glorieux d'avoir fait en vous une si merveilleuse écolière[195].
Je vous plains de quitter Grignan, vous êtes en bonne compagnie; c'est une belle maison, une belle vue, un bel air: vous allez dans une petite ville étouffée[196], où peut-être il y aura des maladies et du mauvais air; et ce pauvre Coulanges, qui ne vous trouvera point! il me fait pitié. Enfin, sa destinée n'est pas de vous voir à Grignan; peut-être le mènerez-vous à vos états: mais c'est une grande différence; et vous devez bien sentir le désagrément de ce voyage, dans l'état où vous êtes et dans la saison où nous sommes. Vous y verrez l'effet des protestations de M. de Marseille; je les trouve bien sophistiquées, et avec de grandes restrictions. Les assurances que je lui donne de mon amitié sont à peu près dans le même style: il vous assure de son service, sous condition; et moi, je l'assure de mon amitié, sous condition aussi, en lui disant que je ne doute point du tout que vous n'ayez toujours de nouveaux sujets de lui être obligée.
M. de Lavardin vint tout droit de Rennes ici jeudi au soir, et me conta les magnificences de la réception qu'on lui a faite. Il prêta le serment au parlement, et fit une très-agréable harangue. Je le remenai le lendemain à Vitré, pour reprendre son équipage et gagner Paris.
Je serai ici jusqu'à la fin de novembre, et puis j'irai embrasser et mener chez moi mes petites entrailles; et au printemps si Dieu me prête vie, je verrai la Provence. Notre abbé le souhaite pour vous aller voir avec moi, et vous ramener; il y aura bien longtemps que vous serez en Provence. Il est vrai qu'il ne faudrait s'attacher à rien, et qu'à tout moment on se trouve le cœur arraché 165 dans les grandes et petites choses; mais le moyen? Il faut donc toujours avoir cette morale dans les mains, comme du vinaigre au nez, de peur de s'évanouir. Je vous avoue, ma fille, que mon cœur me fait bien souffrir; j'ai bien meilleur marché de mon esprit et de mon humeur.
Je vous trouve admirable de faire des portraits de moi, dont la beauté vous étonne vous-même: savez-vous bien que vous vous jouez à me trouver médiocre, de la dernière médiocrité, quand vous me comparerez à votre idée pleine d'exagération? Voici qui ressemble un peu à détruire par sa présence; mais cela est vrai, il faut que cela passe. J'ai ri de ce Carpentras[197], que vous enfermez pendant que vous avez affaire, en l'assurant qu'il veut faire la siesta. Vos dames sont bien dépeintes avec leurs habits d'oripeau: mais quels chiens de visages! je ne les ai vus nulle part. Que le vôtre, que je vois avec ce petit habit uni, est agréable et beau! et que je voudrais bien le voir et le baiser de tout mon cœur! Au nom de Dieu, mon enfant, conservez-vous, évitez les occasions d'être effrayée. Je n'approuve guère d'avoir voyagé dans votre septième: je prie Dieu qu'il guérisse ce pauvre chevalier (de Buocus); j'embrasse les vauriens. Vous ne pouviez pas me donner une plus petite idée de la place que j'ai dans le cœur de M. de Grignan, qu'en me disant que c'est le reste de ce que vous n'y occupez pas: je sais ce que c'est que de tels restes; il faut être bien aisée à contenter pour en être satisfaite. Savez-vous que le roi a reçu M. d'Andilly comme nous aurions pu faire? Vivons, et laissons M. de Pomponne s'établir dans une si belle place.
Aux Rochers, mercredi 23 septembre 1671.
Nous voilà, ma chère enfant, retombés dans le plus épouvantable temps qu'on puisse imaginer: il y a quatre jours qu'il fait un orage continuel; toutes nos allées sont noyées, on ne s'y promène plus. Nos maçons, nos charpentiers gardent la chambre; enfin j'en hais ce pays, et je souhaite votre soleil à tout moment; peut-être que vous souhaitez ma pluie; nous faisons bien toutes deux.
Nous avons à Vitré ce pauvre petit abbé de Montigny, évêque de Léon, qui part aujourd'hui, comme je crois, pour voir un pays beaucoup plus beau que celui-ci. Enfin, après avoir été ballotté cinq ou six fois de la mort à la vie, les redoublements de la fièvre 166 ont décidé en faveur de la mort; il ne s'en soucie guère, car son cerveau est embarrassé; mais son frère l'avocat général[198] s'en soucie beaucoup, et pleure très-souvent avec moi; car je vais le voir, et suis son unique consolation: c'est dans ces occasions qu'il faut faire des merveilles. Du reste, je suis dans ma chambre à lire, sans oser mettre le nez dehors. Mon cœur est content, parce que je crois que vous vous portez bien; cela me fait supporter les tempêtes, car ce sont des tempêtes continuelles: sans le repos que me donne mon cœur, je ne souffrirais pas impunément l'affront que me fait le mois de septembre; c'est une trahison, dans la saison où nous sommes, au milieu de vingt ouvriers: je ferais un beau bruit, Quos ego[199]!
Je poursuis cette morale de Nicole, que je trouve délicieuse; elle ne m'a encore donné aucune leçon contre la pluie, mais j'en attends, car j'y trouve tout; et la conformité à la volonté de Dieu me pourrait suffire, si je ne voulais un remède spécifique. Enfin je trouve ce livre admirable; personne n'a écrit comme ces messieurs, car je mets Pascal de moitié à tout ce qui est beau. On aime tant à entendre parler de soi et de ses sentiments, que, quoique ce soit en mal, on en est charmé. J'ai même pardonné l'enflure du cœur en faveur du reste, et je maintiens qu'il n'y a point d'autre mot pour expliquer la vanité et l'orgueil, qui sont proprement du vent: cherchez un autre mot; j'achèverai cette lecture avec plaisir. Nous lisons aussi l'histoire de France depuis le roi Jean; je veux la débrouiller dans ma tête, au moins autant que l'histoire romaine, où je n'ai ni parents, ni amis; encore trouve-t-on ici des noms de connaissance: enfin, tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons pas; vous jugez bien qu'avec cette humeur je ne suis point désagréable à notre Mousse. Nous avons pour la dévotion ce recueil des lettres de M. de Saint-Cyran, que M. d'Andilly vous enverra, et que vous trouverez admirable. Voilà, mon enfant, tout ce que vous peut dire une vraie solitaire.
On me mande que madame de Verneuil est très-malade. Le roi causa une heure avec le bonhomme d'Andilly[200] aussi plaisamment, aussi bonnement, aussi agréablement qu'il est possible: il était 167 aise de faire voir son esprit à ce bon vieillard, et d'attirer sa juste admiration; il témoigna qu'il était plein du plaisir d'avoir choisi M. de Pomponne, qu'il l'attendait avec impatience, qu'il aurait soin de ses affaires, sachant qu'il n'était pas riche. Il dit au bonhomme qu'il y avait de la vanité à lui d'avoir mis dans sa préface de Josèphe qu'il avait quatre-vingts ans; que c'était un péché; enfin on riait, on avait de l'esprit. Le roi ajouta qu'il ne fallait pas croire qu'il le laissât en repos dans son désert; qu'il l'enverrait querir; qu'il voulait le voir comme un homme illustre par toutes sortes de raisons. Comme le bonhomme l'assurait de sa fidélité, le roi dit qu'il n'en doutait point; et que quand on servait bien Dieu, on servait bien son roi. Enfin ce furent des merveilles; il eut soin de l'envoyer dîner, et de le faire promener dans une calèche: il en a parlé un jour entier en l'admirant. Pour M. d'Andilly, il est transporté, et dit de moment en moment, sentant qu'il en a besoin: Il faut s'humilier. Vous pouvez penser la joie que cela me causa, et la part que j'y prends. Je voudrais bien que mes lettres vous donnassent autant de plaisir que les vôtres m'en donnent. Ma chère enfant, je vous embrasse de tout mon cœur.
Aux Rochers, mercredi 30 septembre 1671.
Je crois qu'à présent l'opinion léonique est la plus assurée; il voit de quoi il est question, et si la matière raisonne ou ne raisonne pas, et quelle sorte de petite intelligence Dieu a donnée aux bêtes, et tout le reste. Vous voyez bien que je le crois dans le ciel; o che spero! Il mourut lundi matin; je fus à Vitré, je le vis, et je voudrais ne l'avoir point vu. Son frère l'avocat général me parut inconsolable; je lui offris de venir pleurer en liberté dans mes bois: il me dit qu'il était trop affligé pour chercher cette consolation. Ce pauvre petit évêque avait trente-cinq ans; il était établi, il avait un des plus beaux esprits du monde pour les sciences; c'est ce qui l'a tué: comme Pascal, il s'est épuisé. Vous n'avez pas trop affaire de ce détail, mais c'est la nouvelle du pays, il faut que vous en passiez par là; et puis il me semble que la mort est l'affaire de tout le monde, et que les conséquences viennent bien droit jusqu'à nous.
Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m'enlève; surtout je suis charmée du troisième traité, Des moyens de conserver la paix 168 avec les hommes[201]: lisez-le, je vous prie, avec attention, et voyez comme il fait voir nettement le cœur humain, et comme chacun s'y trouve, et philosophes, et jansénistes, et molinistes, et tout le monde enfin: ce qui s'appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c'est ce qu'il fait; il nous découvre ce que nous sentons tous les jours, et que nous n'avons pas l'esprit de démêler, ou la sincérité d'avouer; en un mot, je n'ai jamais vu écrire comme ces messieurs-là. Sans la consolation de la lecture, nous mourrions d'ennui présentement; il pleut sans cesse: il ne vous en faut pas dire davantage pour vous représenter notre tristesse. Mais vous qui avez un soleil que j'envie, je vous plains d'avoir quitté votre Grignan; il y fait beau, vous y étiez en liberté avec une bonne compagnie, et, au milieu de l'automne, vous le quittez pour vous enfermer dans une petite ville; cela me blesse l'imagination. M. de Grignan ne pouvait-il point différer son assemblée? N'en est-il point le maître? Et ce pauvre M. de Coulanges, qu'est-il devenu? Notre solitude nous fait la tête si creuse, que nous nous faisons des affaires de tout; je lis et relis vos lettres avec un plaisir et une tendresse que je souhaite que vous puissiez imaginer, car je ne vous le saurais dire; il y en a une dans vos dernières que j'ai le bonheur de croire, et qui soutient ma vie; les réponses font de l'occupation, mais il y a toujours du temps de reste. Notre abbé est trop glorieux de toutes les douceurs que vous lui mandez; je suis contente de lui sur votre sujet.
Pour la Mousse, il fait des catéchismes les fêtes et les dimanches; il veut aller en paradis; je lui dis que c'est par curiosité, et afin d'être assuré une bonne fois si le soleil est un amas de poussière qui se meut avec violence, ou si c'est un globe de feu. L'autre jour il interrogeait des petits enfants; et, après plusieurs questions, ils confondirent le tout ensemble, de sorte que, venant à leur demander qui était la Vierge, ils répondirent tous l'un après l'autre que c'était le créateur du ciel et de la terre. Il ne fut point ébranlé par les petits enfants; mais voyant que des hommes, des femmes et même des vieillards disaient la même chose, il en fut, persuadé, et se rendit à l'opinion commune. Enfin il ne savait plus où il en était; et si je ne fusse arrivée là-dessus, il ne s'en fût jamais tiré: cette nouvelle opinion eût bien fait un autre désordre 169 que le mouvement des petites parties. Adieu, ma très-chère enfant; vous voyez bien que ce qui s'appelle se chatouiller pour se faire rire, c'est justement ce que nous faisons. Je vous embrasse très-tendrement, et vous prie de me laisser penser à vous et vous aimer de tout mon cœur.
Aux Rochers, mercredi 7 octobre 1671.
Vous savez que je suis toujours un peu entêtée de mes lectures. Ceux à qui je parle ont intérêt que je lise de beaux livres. Celui dont il s'agit présentement, c'est cette Morale de Nicole; il y a un Traité sur les moyens d'entretenir la paix entre les hommes, qui me ravit; je n'ai jamais rien vu de plus utile, ni si plein d'esprit et de lumière; si vous ne l'avez pas lu, lisez-le; et si vous l'avez lu, relisez-le avec une nouvelle attention: je crois que tout le monde s'y trouve; pour moi, je suis persuadée qu'il a été fait à mon intention; j'espère aussi d'en profiter, j'y ferai mes efforts. Vous savez que je ne puis souffrir que les vieilles gens disent: Je suis trop vieux pour me corriger; je pardonnerais plutôt aux jeunes gens de dire: Je suis trop jeune. La jeunesse est si aimable qu'il faudrait l'adorer, si l'âme et l'esprit étaient aussi parfaits que le corps; mais quand on n'est plus jeune, c'est alors qu'il faut se perfectionner, et tâcher de regagner, par les bonnes qualités, ce qu'on perd du côté des agréables. Il y a longtemps que j'ai fait ces réflexions, et, par cette raison, je veux tous les jours travailler à mon esprit, à mon âme, à mon cœur, à mes sentiments. Voilà de quoi je suis pleine et de quoi je remplis cette lettre, n'ayant pas beaucoup d'autres sujets.
Je vous crois à Lambesc, mais je ne vous vois pas bien d'ici; il y a des ombres dans mon imagination qui vous couvrent à ma vue. Je m'étais fait le château de Grignan, je voyais votre appartement, je me promenais sur votre terrasse, j'allais à la messe dans votre belle église; mais je ne sais plus où j'en suis: j'attends avec impatience des nouvelles de ce lieu-là et des manières de l'évêque. Il y avait dans mon dernier paquet une lettre qui me donnait beaucoup d'espérance. Quoique vous ayez été deux ordinaires sans m'écrire, j'espère un peu vendredi d'avoir une lettre de vous, et si je n'en ai point, vous avez été si prévoyante, que je ne serai point en peine; il y a des soins, comme, par exemple, celui-là, qui marquent 170 tant de bonté, de tendresse et d'amitié, qu'on est charmé. Amen, ma très-chère et très-aimable; je ne veux point vous écrire davantage aujourd'hui, quoique mon loisir soit grand: je n'ai que des riens à vous mander, c'est abuser d'une lieutenante générale qui tient les états dans une ville, et qui n'est pas sans affaires; cela est bon quand vous êtes dans votre palais d'Apollidon. Notre abbé, notre Mousse sont toujours tout à vous; et pour moi, ma fille, ai-je besoin de vous dire ce que je vous suis et ce que vous m'êtes?
Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de sa manière, un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes: voilà ce qu'on me mande.
Aux Rochers, mercredi 28 octobre 1671.
Des scorpions, ma fille! il me semble que c'était là un vrai chapitre pour le livre de M. de Coulanges. Celui de l'étonnement de vos entrailles sur la glace et le chocolat est une matière que je veux traiter à fond avec lui, mais plutôt avec vous, et vous demander de bonne foi si vos entrailles n'en sont point offensées, et si elles ne vous font point de bonnes coliques, pour vous apprendre à leur donner de tels antipéristases[202]: voilà un grand mot. J'ai voulu me raccommoder avec le chocolat; j'en pris avant-hier pour digérer mon dîner, afin de bien souper, et j'en pris hier pour me nourrir, afin de jeûner jusqu'au soir: il m'a fait tous les effets que je voulais: voilà de quoi je le trouve plaisant, c'est qu'il agit selon l'intention. Je ne sais pas ce que vous avez fait ce matin: pour moi, je me suis mise dans la rosée jusqu'à mi-jambes, pour prendre des alignements; je fais des allées de retour tout autour de mon parc, qui seront d'une grande beauté; si mon fils aime les bois et les promenades, il bénira bien ma mémoire. Mais, à propos de mère, on accuse celle du marquis de S......[203] de l'avoir fait assassiner; il a été criblé de cinq ou six coups de fusil; on croit qu'il en mourra: voilà une belle scène pour notre petite amie[204]. Je mande 171 à mon fils que j'approuve le procédé de cette mère, que voilà comme il faut corriger les enfants, et que je veux faire amitié avec elle. Je crois qu'il est à Paris, votre petit frère; il aime mieux m'y attendre que de revenir ici; il fait bien. Mais que dites-vous de mon mari, l'abbé d'Effiat? Je suis bien malheureuse en maris: il épouse une jeune nymphe de quinze ans, fille de M. et de madame de la Bazinière, façonnière et coquette en perfection; le mariage se fait en Touraine; il a quitté quarante mille livres de rente de bénéfices pour..... Dieu veuille qu'il soit content! Tout le monde en doute, et trouve qu'il aurait bien mieux fait de s'en tenir à moi.
M. d'Harouïs m'écrit ceci: «Mandez à madame de Carignan que je l'adore; elle est à ses petits états; ce ne sont pas des gens comme nous qui donnons des cent mille écus; mais au moins qu'ils lui donnent autant qu'à madame de Chaulnes pour sa bienvenue.» Il aura beau souhaiter, et moi aussi; vos esprits sont secs, et leur cœur s'en ressent; le soleil boit toute leur humidité, et c'est ce qui fait la bonté et la tendresse. Ma fille, je vous embrasse mille fois; je suis toujours dans la douleur d'avoir perdu un de vos paquets la semaine passée: la Provence est devenue mon vrai pays; c'est de là que viennent tous mes biens et tous mes maux. J'attends toujours les vendredis avec impatience, c'est le jour de vos lettres. Saint-Pavin fit autrefois une épigramme sur les vendredis, qui étaient les jours qu'il me voyait chez l'abbé; il parlait aux dieux, et finissait:
A l'applicazione, signora. M. d'Angers[205] m'écrit des merveilles de vous; il a fort vu M. d'Uzès[206], qui ne peut se taire de vos perfections; vous lui êtes très-obligée de son amitié; il en est plein, et la répand avec mille louanges qui vous font admirer. Mon abbé vous aime très-parfaitement, la Mousse vous honore, et moi je vous quitte: ah! marâtre. Un mot aux chers Grignan.
Aux Rochers, dimanche 1er novembre 1671.
Si cette première lettre de Coulanges que j'ai perdue était comme les trois autres, il en faut pleurer; car, tout de bon, on ne peut 172 écrire plus agréablement: vous faites un dialogue entre vous autres, qui vaut tout ce qu'on peut dire; chacun y dit son mot très-plaisamment. Pour vous, ma fille, je vous reconnais bien à consentir que Coulanges s'en aille demain, plutôt qu'à demeurer avec vous toute sa vie; cette éternité vous fait peur, comme à moi d'aller en litière avec quelqu'un; je ne veux point vous dire la seule personne du monde avec qui j'y voudrais aller. Je suis fort aise de connaître Jacquemart et Marguerite[207]; il me semble que je suis avec vous tous, et il me semble que je vous vois et M. de Coulanges. Il faut avouer que vous êtes une honnête femme de vous ajuster comme vous faites en Provence avec votre mari, et d'avoir passé neuf mois avec nous à Paris, comme une vraie demoiselle de Lorraine: vous souvient-il de ce manteau noir, dont vous nous honoriez tous les jours? J'espère que je renouvellerai tous vos ajustements quand j'arriverai à Grignan. Je comprends, ma fille, la crainte que vous avez de perdre votre premier président[208]: votre imagination va vite, car il n'est point en danger: voilà les tours que me fait la mienne à tout moment; il me semble toujours que tout ce que j'aime, tout ce qui m'est bon, va m'échapper; et cela donne de telles tristesses à mon cœur, que si elles étaient continuelles comme elles sont vives, je n'y pourrais pas résister; sur cela il faut faire des actes de résignation à l'ordre et à la volonté de Dieu. M. Nicole n'est-il pas encore admirable là-dessus? J'en suis charmée, je n'ai rien vu de pareil. Il est vrai que c'est une perfection un peu au-dessus de l'humanité, que l'indifférence qu'il veut de nous pour l'estime ou l'improbation du monde; je suis moins capable que personne de la comprendre; mais quoique dans l'exécution on se trouve faible, c'est pourtant un plaisir que de méditer avec lui, et de faire réflexion sur la vanité de la joie ou de la tristesse que nous recevons d'une telle fumée; et à force de trouver ses raisonnements vrais, il ne serait pas impossible qu'on s'en servît dans certaines occasions. En un mot, c'est toujours un trésor, quoi que nous en puissions faire, d'avoir un si bon miroir des faiblesses de notre cœur. M. d'Andilly est aussi content que nous de ce beau livre.
M. de Coulanges vous a gagné votre argent; mais vous avez bien ri en récompense: rien ne peut égaler ce qu'il a écrit à sa femme. 173 Je ne crois pas que je le quitte cet hiver, tant je serai ravie de parler de vous avec un homme qui vous a vue et admirée de si près. Pour Adhémar, puisqu'il est méchant, je le chasserai; il est vrai qu'il a un régiment, et qu'il entrera par force. On me mande que ce régiment est une distinction agréable; mais n'est-ce point aussi une ruine? Ce que je trouve de bon, c'est que le roi se soit souvenu du chevalier de Grignan, en absence; plût à Dieu qu'il se souvînt aussi de son aîné, puisqu'il va bien jusqu'en Suède chercher de fidèles serviteurs. On dit que M. de Pomponne fait sa charge comme s'il n'avait jamais fait autre chose; personne ne s'y est trompé.
J'aime le coadjuteur de m'aimer encore. Adhémar, chevalier, approchez-vous, que je vous embrasse; je suis attachée à ces Grignans. Il s'en faut bien que le livre de M. Nicole fasse en moi d'aussi beaux effets qu'en M. de Grignan; j'ai des liens de tous côtés, mais surtout j'en ai un qui est dans la moelle de mes os; et que fera là-dessus M. Nicole? Mon Dieu, que je sais bien l'admirer! mais que je suis loin de cette bienheureuse indifférence qu'il nous veut inspirer! Conservez-vous, ma fille, si vous m'aimez. Je sens de la tristesse de voir tous vos visages de Paris vous quitter l'un après l'autre; il est vrai que vous avez votre mari, qui est aussi un visage de Paris. Ma fille, il ne faut point se laisser oublier dans ce pays-là, il faut que je vous ramène; je vous en ferai demeurer d'accord.
Aux Rochers, mercredi 4 novembre 1671.
Ah! ma fille, il y a aujourd'hui deux ans qu'il se passa une étrange scène à Livry[209], et que mon cœur fut dans une terrible presse: mais il faut passer légèrement sur de tels souvenirs. Il y a de certaines pensées qui égratignent la tête. Parlons un peu de M. Nicole, il y a longtemps que nous n'en avons rien dit. Je trouve votre réflexion fort bonne et fort juste sur l'indifférence qu'il veut que nous ayons pour l'approbation ou l'improbation du prochain. Je crois, comme vous, qu'il faut un peu de grâce, et que la philosophie seule ne suffit pas. Il nous met à si haut prix la paix et l'union avec le prochain, et nous conseille de l'acquérir aux dépens de tant de choses, qu'il n'y a pas moyen après cela d'être indifférente sur ce que le monde pense de nous. Devinez ce que je fais, je recommence ce traité; je voudrais bien en faire un bouillon et l'avaler. 174 Ce qu'il dit de l'orgueil et de l'amour-propre, qui se trouvent dans toutes les disputes, et que l'on couvre du beau nom de l'amour de la vérité, est une chose qui me ravit. Enfin ce traité est fait pour bien du monde; mais je crois qu'on n'a eu principalement que moi en vue. Il dit que l'éloquence et la facilité de parler donnent un certain éclat aux pensées; cette expression m'a paru belle et nouvelle; le mot d'éclat est bien placé, ne le trouvez-vous pas? Il faut que nous relisions ce livre à Grignan; si j'étais votre garde pendant votre couche, ce serait notre fait: mais que puis-je vous faire de si loin? Je fais dire tous les jours la messe pour vous; voilà mon emploi, et d'avoir bien des inquiétudes qui ne vous serviront de rien, mais qu'il est impossible de n'avoir pas. Cependant j'ai dix ou douze ouvriers en l'air, qui élèvent la charpente de ma chapelle, qui courent sur les solives, qui ne tiennent à rien, qui sont à tout moment sur le point de se rompre le cou, qui me font mal au dos à force de leur aider d'en bas. On songe à ce bel effet de la Providence, que fait la cupidité; et l'on remercie Dieu qu'il y ait des hommes qui, pour 12 sous, veuillent bien faire ce que d'autres ne feraient pas pour cent mille écus. «O trop heureux ceux qui plantent des choux! quand ils ont un pied à terre, l'autre n'en est pas loin.» Je tiens ceci d'un bon auteur[210]. Nous avons aussi des planteurs qui font des allées nouvelles, et dont je tiens moi-même les arbres, quand il ne pleut pas à verse; mais le temps nous désole, et fait qu'on souhaiterait un sylphe pour nous porter à Paris. Madame de la Fayette me mande que puisque vous me contez sérieusement l'histoire d'Auger, elle est persuadée que rien n'est plus vrai, et que vous ne vous moquez point de moi. Elle croyait d'abord que ce fût une folie de Coulanges, et cela se pouvait très-bien penser; si vous lui en écrivez, que ce soit sur ce ton.
M. de Louvigny, comme vous voyez, n'a pas eu la force d'acheter la charge[211] de son père. Voilà M. de la Feuillade[212] bien établi; je ne croyais pas qu'il dût si bien rentrer dans le chemin de la fortune. Ma tante a eu une bouffée de fièvre qui m'a fait peur. Votre petite fille a mal aux dents, et pince comme vous; cela est plaisant. Que vous dirai-je de plus? Songez que je suis dans un désert; jamais 175 je n'ai vu moins de monde que cette année. La Troche, que j'attendais, est malade. Nous sommes donc seuls, nous lisons beaucoup; et l'on trouve le soir et le lendemain comme ailleurs. Adieu, ma chère enfant, je suis à vous, sans aucune exagération ni fin de lettre, hasta la muerte inclusivement; j'embrasse M. de Claudiopolis, et le colonel Adhémar, et le beau chevalier. Pour M. de Grignan, il a son fait à part.
Aux Rochers, dimanche 11 novembre 1671.
Plût à Dieu, ma fille, que de penser continuellement à vous avec toutes les tendresses et les inquiétudes possibles vous pût être bon à quelque chose! Il me semble que l'état où je suis ne devrait point vous être entièrement inutile: cependant il ne vous sert de rien; et de quoi pourrait-il vous servir à deux cents lieues de vous? J'attends vendredi avec de grandes impatiences: voilà comme je suis à toujours pousser le temps avec l'épaule; et c'est ce que je n'aimais point à faire, et que je n'avais fait de ma vie, trouvant toujours que le temps marche assez, sans qu'on le hâte d'aller. Madame de la Fayette me mande qu'elle va vous écrire: je crois qu'elle n'aura pas manqué de vous apprendre que la Marans entra l'autre jour chez la reine à la comédie espagnole, tout effarée, ayant perdu la tramontane dès le premier pas; elle prit la place de madame du Fresnoi; on se moqua d'elle, comme d'une folle très-malapprise.
L'autre jour, Pomenars passa par ici: il venait de Laval, où il trouva une grande assemblée de peuple; il demanda ce que c'était. C'est, lui dit-on, que l'on pend en effigie un gentilhomme qui avait enlevé la fille de M. le comte de Créance; cet homme-là, sire, c'était lui-même. Il approcha, il trouva que le peintre l'avait mal habillé; il s'en plaignit: il alla souper et coucher chez le juge qui l'avait condamné: le lendemain, il vint ici, se pâmant de rire; il en partit cependant dès le grand matin, le jour d'après.
Pour des devises, hélas, ma fille! ma pauvre tête n'est guère en état de songer, ni d'imaginer: cependant, comme il y a douze heures au jour, et plus de cinquante à la nuit, j'ai trouvé dans ma mémoire une fusée poussée fort haut, avec ces mots: Che peri, pur che s'innalzi. Plût à Dieu que je l'eusse inventée! je la trouve toute faite pour Adhémar: Qu'elle périsse, pourvu qu'elle 176 s'élève! Je crains de l'avoir vue dans ces quadrilles; je ne m'en souviens pourtant pas précisément; mais je la trouve si jolie, que je ne crois point qu'elle vienne de moi. Je me souviens d'avoir vu dans un livre, au sujet d'un amant qui avait été assez hardi pour se déclarer, une fusée en l'air, avec ces mots: Da l'ardore l'ardire[213]: elle est belle, mais ce n'est pas cela. Je ne sais même si celle que je voudrais avoir faite est dans la justesse des devises; je n'ai aucune lumière là-dessus; mais en gros elle m'a plu; et si elle était bonne, et qu'elle se trouvât dans les quadrilles ou dans un cachet, ce ne serait pas un grand mal; il est difficile d'en faire de toutes nouvelles. Vous m'avez entendu mille fois ravauder sur ce demi-vers du Tasse, que je voulais employer à toute force, l'alte non temo: j'ai tant fait, que le comte des Chapelles a fait faire un cachet avec un aigle qui approche du soleil, l'alte non temo[214]; il est joli. Ma pauvre enfant, peut-être que tout cela ne vaut rien; et je ne m'en soucierais guère, pourvu que vous vous portiez bien.
Aux Rochers, dimanche 15 novembre 1671.
Quand je vous ai demandé si vous n'aviez point jeté mes dernières lettres, c'était un air; car de bonne foi, quoiqu'elles ne méritent pas tout l'honneur que vous leur faites, je crois qu'après avoir gardé celles que je vous écrivais quand vous faisiez des poupées, vous garderez encore celles-ci: mais il n'y a plus de cassettes capables de les contenir: hélas! il faudra des coffres.
Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus plaisant que ce que vous dites du nom d'Adhémar. Enfin la seule rature de ses lettres, c'est à la signature[215]. Je suis bien empêchée pour le nom du régiment; je vous en ai mandé mon avis. Vous savez comme je suis pour Adhémar, et que je voudrais le maintenir au péril de ma vie[216]; mais je crains que nous ne soyons pas les plus forts. Pour la devise[217], elle est jolie:
Che peri, pur che m'innalzi.
Voilà le vrai discours d'un petit glorieux, d'un petit ambitieux, d'un petit téméraire, d'un petit impétueux, d'un petit maréchal de France. J'ai bien envie d'en savoir votre avis, et où je l'ai pêchée, car je ne crois pas l'avoir faite. Pour M. de Grignan, ah! je le crois; je suis assurée qu'il aime mieux une grive que vous; et sur ce pied-là, j'aime mieux un hibou que lui: qu'il s'examine, je l'aime comme il vous aime à proportion; je sais bien toujours qu'il y a une chose qui m'en fera juger. Mais, mon enfant, n'admirez-vous point les erreurs et les contre-temps que fait l'éloignement? Je suis en peine de vous quand vous êtes en bonne santé; et quand vous serez malade, une de vos lettres me redonnera de la joie; mais cette joie ne peut être longue; car enfin il faut accoucher, et c'est cela qui vient dans le milieu du cœur et qui me trouble avec raison, jusqu'à ce que j'apprenne votre heureux accouchement. Vous êtes donc résolue d'accoucher à Lambesc? Avez-vous votre chirurgien? La petite Deville me mande que vous le connaissez, c'est beaucoup; je crains qu'il ne soit jeune, puisqu'il vous saigne; et les jeunes gens n'ont guère d'expérience. Enfin je ne sais ce que je dis: mais ayez soin de vous par-dessus toutes choses. Le passé doit vous avoir rendue sage; pour moi, je suis d'une capacité qui me surprend.
Vous ai-je dit que je faisais planter la plus jolie place du monde? Je me plante moi-même au milieu de la place, où personne ne me tient compagnie, parce qu'on meurt de froid. La Mousse fait vingt tours pour s'échauffer: l'abbé va et vient pour nos affaires; et moi, je suis là fichée avec ma casaque, à penser à la Provence; car cette pensée ne me quitte jamais. Je voudrais bien apprendre ici les nouvelles de votre accouchement: la fatigue des chemins et ma violente inquiétude ne me paraissent pas deux choses qu'on puisse supporter à la fois. Mandez-moi de bonne foi quel nom prendra Adhémar; je le trouve empêché: M. de Grignan défend Grignan, et a raison; Rouville[218] défend l'autre; il faudra se réduire au petit glorieux[219].
Vous voulez savoir si nous avons encore des feuilles vertes; oui, beaucoup: elles sont mêlées d'aurore et de feuille morte, cela fait une étoffe admirable.
Voilà deux bonnes veuves, madame de Senneterre et madame de Leuville: l'une est plus riche que l'autre, mais l'autre est plus jolie que l'une. Vous ne me dites rien de votre assemblée, elle dure plus que nos états. Parlez-moi de votre santé; et pour ce que vous appelez des fadaises, je ne trouve que cela de bon: hélas! si vous les haïssiez, vous n'auriez qu'à brûler mes lettres sans les lire. Notre abbé vous embrasse paternellement; il vous conjure de faire, pendant que vous y serez, tous les enfants que vous voudrez faire, et de n'en point garder pour quand nous arriverons. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je vous recommande ma vie.
Aux Rochers, dimanche 29 novembre 1671.
Il m'est impossible, très-impossible de vous dire, ma chère fille, la joie que j'ai reçue en ouvrant ce bienheureux paquet qui m'a appris votre heureux accouchement. En voyant une lettre de M. de Grignan, je me suis doutée que vous étiez accouchée; mais de ne point voir de ces aimables dessus de lettres de votre main, c'était une étrange affaire. Il y en avait pourtant une de vous du 15; mais je la regardais sans la voir, parce que celle de M. de Grignan me troublait la tête; enfin je l'ai ouverte avec un tremblement extraordinaire, et j'ai trouvé tout ce que je pouvais souhaiter au monde. Que pensez-vous qu'on fasse dans ces excès de joie? Demandez au coadjuteur; vous ne vous y êtes jamais trouvée. Savez-vous donc ce que l'on fait? Le cœur se serre, et l'on pleure sans pouvoir s'en empêcher; c'est ce que j'ai fait, ma très-belle, avec beaucoup de plaisir: ce sont des larmes d'une douceur qu'on ne peut comparer à rien, pas même aux joies les plus brillantes. Comme vous êtes philosophe, vous savez les raisons de tous ces effets; pour moi, je les sens, et je m'en vais faire dire autant de messes pour remercier Dieu de cette grâce, que j'en faisais dire pour la lui demander. Si l'état où je suis durait longtemps, la vie serait trop agréable; mais il faut jouir du bien présent, les chagrins reviennent assez tôt. La jolie chose d'accoucher d'un garçon, 179 et de l'avoir fait nommer par la Provence[220]! voilà qui est à souhait. Ma fille, je vous remercie plus de mille fois des trois lignes que vous m'avez écrites: elles m'ont donné l'achèvement d'une joie complète. Mon abbé est transporté comme moi, et notre Mousse est ravi. Adieu, mon ange; j'ai bien d'autres lettres à écrire que la vôtre.
A Paris, mercredi 23 décembre 1671.
Je vous écris un peu de provision, parce que je veux causer un moment avec vous. Après que j'eus envoyé mon paquet le jour de mon arrivée, le petit Dubois m'apporta celui que je croyais égaré: vous pouvez penser avec quelle joie je le reçus. Je n'y pus faire réponse, parce que madame de la Fayette, madame de Saint-Géran, madame de Villars, me vinrent embrasser. Vous avez tous les étonnements que doit donner un malheur comme celui de M. de Lauzun; toutes vos réflexions sont justes et naturelles; tous ceux qui ont de l'esprit les ont faites, mais on commence à n'y plus penser: voici un bon pays pour oublier les malheureux. On a su qu'il avait fait son voyage dans un si grand désespoir, qu'on ne le quittait pas d'un moment. On voulut le faire descendre de carrosse à un endroit dangereux; il répondit: Ces malheurs-là ne sont pas faits pour moi. Il dit qu'il est innocent à l'égard du roi; mais que son crime est d'avoir des ennemis trop puissants. Le roi n'a rien dit, et ce silence déclare assez la qualité de son crime. Il crut qu'on le laisserait à Pierre-Encise, et il commençait à Lyon à faire ses compliments à M. d'Artagnan; mais quand il sut qu'on le menait à Pignerol, il soupira, et dit: Je suis perdu. On avait grand'pitié de sa disgrâce dans les villes où il passait: il faut avouer aussi qu'elle est extrême.
Le roi envoya querir dans ce temps-là M. de Marsillac, et lui dit: «Je vous donne le gouvernement de Berri, qu'avait Lauzun.» Marsillac répondit: «Sire, que Votre Majesté, qui sait mieux les règles de l'honneur que personne du monde, se souvienne, s'il lui plaît, que je n'étais pas ami de Lauzun; qu'elle ait la bonté de se mettre un moment à ma place, et qu'elle juge si je dois accepter la grâce qu'elle me fait.—Vous êtes, dit le roi, trop 180 scrupuleux; j'en sais autant qu'un autre là-dessus; mais vous n'en devez faire aucune difficulté.—Sire, puisque Votre Majesté l'approuve, je me jette à ses pieds pour la remercier.—Mais, dit le roi, je vous ai donné une pension de douze mille francs, en attendant que vous eussiez quelque chose de mieux.—Oui, sire, je la remets entre vos mains.—Et moi, dit le roi, je vous la donne une seconde fois, et je m'en vais vous faire honneur de vos beaux sentiments.» En disant cela, il se tourne vers ses ministres, leur conte les scrupules de M. de Marsillac, et dit: «J'admire la différence: jamais Lauzun n'avait daigné me remercier du gouvernement de Berri; il n'en avait pas pris les provisions; et voilà un homme pénétré de reconnaissance.» Tout ceci est extrêmement vrai, M. de la Rochefoucauld vient de me le conter. J'ai cru que vous ne haïriez pas ces détails; si je me trompais, mandez-le-moi. Ce pauvre homme est très-mal de sa goutte, et bien pis que les autres années: il m'a bien parlé de vous; il vous aime toujours comme sa fille. Le prince de Marsillac m'est venu voir, et l'on me parle toujours de ma chère enfant.
J'ai vu M. de Mesmes, qui enfin a perdu sa chère femme; il a pleuré et sangloté en me voyant; et moi, je n'ai jamais pu retenir mes larmes. Toute la France a visité cette maison; je vous conseille de lui faire vos compliments; vous le devez, par le souvenir de Livry que vous aimez encore.
Est-il possible que mes lettres vous soient agréables au point que vous me le dites? Je ne les sens point telles en sortant de mes mains; je crois qu'elles le deviennent quand elles ont passé par les vôtres: enfin, ma chère enfant, c'est un grand bonheur que vous les aimiez; car, de la manière dont vous en êtes accablée, vous seriez fort à plaindre si cela était autrement. M. de Coulanges est bien en peine de savoir laquelle de vos madames y prend goût: nous trouvons que c'est un bon signe pour elle; car mon style est si négligé, qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder.
J'ai envoyé querir Pecquet pour discourir de la petite vérole de votre enfant; il en est épouvanté; mais il admire sa force d'avoir pu chasser ce venin, et croit qu'il vivra cent ans, après avoir si bien commencé.
J'ai enfin pris courage, j'ai causé douze heures avec Coulanges[221]; 181 je ne comprends pas qu'on puisse parler à d'autres. C'est un grand bonheur que le hasard m'ait fait loger chez lui. Çà, courage! mon cœur, point de faiblesse humaine! et, en me fortifiant ainsi, j'ai passé par-dessus mes premières faiblesses. Mais Cateau m'a mise encore une fois en déroute; elle entra, il me sembla qu'elle me devait dire:—Madame, madame vous donne le bonjour; elle vous prie de la venir voir.—Elle me reparla de tout votre voyage, et que quelquefois vous vous souveniez de moi. Je fus une heure assez impertinente: je m'amuse à votre fille; vous n'en faites pas grand cas, mais nous vous le rendons bien: on m'embrasse, on me connaît, on me crie, on m'appelle. Je suis maman tout court; et de celle de Provence, pas un mot.
Le roi part le 5 janvier pour Châlons, et doit faire plusieurs autres tours: quelques revues chemin faisant; le voyage sera de douze jours, mais les officiers et les troupes iront plus loin: pour moi, je soupçonne encore quelque expédition comme celle de la Franche-Comté. Vous savez que le roi est un héros de toutes les saisons[222]. Les pauvres courtisans sont désolés; ils n'ont pas un sou. Brancas me demanda hier de bonne foi si je ne voudrais point prêter sur gages, et m'assura qu'il n'en parlerait point, et qu'il aimerait mieux avoir affaire à moi qu'à un autre. La Trousse me prie de lui apprendre quelques-uns des secrets de Pomenars, pour subsister honnêtement; enfin, ils sont abîmés. Voilà Châtillon, que j'exhorte à vous faire un impromptu; il me demande huit jours, et je l'assure déjà qu'il ne sera que réchauffé, et qu'il le tirera du fond de cette gibecière que vous connaissez. Adieu, belle comtesse, il y a raison partout; cette lettre est devenue un juste volume. J'embrasse le laborieux Grignan, le seigneur Corbeau[223], le présomptueux Adhémar, et le fortuné Louis-Provence, sur qui tous les astrologues disent que les fées ont soufflé. E con questo mi raccommando.
A Paris, le jour de Noël, vendredi 1671.
Le lendemain que j'eus reçu votre lettre, M. le Camus me vint voir: je l'entretins de ce qu'il avait à dire sur les soins, le zèle et l'application de M. de Grignan pour faire réussir l'affaire de Sa 182 Majesté. M. de Lavardin, qui vint aussi, m'assura qu'il en rendrait compte en bon lieu avant la fin du jour. Je ne pouvais trouver deux hommes plus propres à mon dessein, c'est la basse et le dessus. Le soir, j'allai chez M. d'Uzès, qui est encore dans sa chambre; nous parlâmes fort de vos affaires. Nous avions appris les mêmes choses, et le dessein qu'on avait d'envoyer un ordre pour séparer l'assemblée, et de faire sentir en quelque autre occasion ce que c'est de ne pas obéir.
Au reste, ma fille, j'ai le cœur serré, et très-serré, de ne point vous avoir ici: je serais bien plus heureuse s'il y avait quelqu'un que j'aimasse autant que vous, je serais consolée de votre absence; mais je n'ai pas encore trouvé cette égalité, ni rien qui en approche: mille choses imprévues me font souvenir de vous par-dessus le souvenir ordinaire, et me mettent en déroute. Je suis en peine de savoir où vous irez après votre assemblée. Aix et Arles sont empestés de la petite vérole, Grignan est bien froid, Salon est bien seul; venez dans ma chambre, ma chère enfant, vous y serez très-bien reçue. Adieu, vous en voilà quitte pour cette fois; ce ne sera point ici un second tome, je ne sais plus rien: si vous vouliez me faire des questions, on vous répondrait. J'ai été cette nuit aux Minimes; je m'en vais en Bourdaloue; on dit qu'il s'est mis à dépeindre les gens, et que l'autre jour il fit trois points de la retraite de Tréville[224]; il n'y manquait que le nom, mais il n'en était pas besoin: avec tout cela on dit qu'il passe toutes les merveilles passées, et que personne n'a prêché jusqu'ici. Mille compliment aux Grignans.
A Paris, le 1er jour de l'an 1672.
J'étais hier au soir chez M. d'Uzès: nous résolûmes de vous envoyer un courrier. Il m'avait promis de me faire savoir aujourd'hui le succès de son audience chez M. le Tellier, et même s'il voulait que j'y menasse madame de Coulanges[225]; mais comme il est dix heures du soir, et que je n'ai point de ses nouvelles, je vous écris tout simplement: M. d'Uzès aura soin de vous instruire de ce qu'il a fait. Il faut tâcher d'adoucir les ordres rigoureux, en faisant 183 voir que ce serait ôter à M. de Grignan le moyen de servir le roi, que de le rendre odieux à la province: et quand on serait obligé d'envoyer des ordres, il y a des gens sages qui disent qu'il en faudrait suspendre l'exécution jusqu'à la réponse de Sa Majesté, à laquelle M. de Grignan écrirait une lettre d'un homme qui est sur les lieux, et qui voit que, pour le bien de son service, il faut tâcher d'obtenir un pardon de sa bonté pour cette fois. Si vous saviez comme certaines gens blâment M. de Grignan pour avoir trop peu considéré son pays, en comparaison de l'obéissance qu'il voulait établir, vous verriez bien qu'il est difficile de contenter tout le monde; et s'il avait fait autrement, ce serait encore pis. Ceux qui admirent la beauté de la place où il est n'en savent pas les difficultés. Par exemple, n'êtes-vous pas à plaindre présentement? Le voyage du roi est entièrement rompu, mais les troupes marchent toujours à Metz. Sévigné y est déjà; la Trousse s'en va; tous deux plus chargés de bonnes intentions que d'argent comptant. Voilà l'archevêque de Reims qui commence par vous faire mille compliments très-sincères; il dit que M. d'Uzès n'a point vu son père aujourd'hui: il m'assure encore que le roi est très-content de votre mari; qu'il reçoit le présent de votre province; mais que, pour n'avoir pas été obéi ponctuellement, il envoie des lettres de cachet pour exiler des consuls: on ne peut en dire davantage par la poste. Ce qu'il faut faire en général, c'est d'être toujours très-passionné pour le service de Sa Majesté; mais il faut tâcher aussi de ménager un peu les cœurs des Provençaux, afin d'être plus en état de faire obéir au roi dans ce pays-là.
M. de la Rochefoucauld vous mande, et moi avec lui, que si la lettre que vous lui avez écrite ne vous paraît pas bonne, c'est que vous ne vous y connaissez pas: il a raison, cette lettre est très-agréable et très-spirituelle: en voilà la réponse. Adieu, ma chère comtesse; je pense à vous jour et nuit. Donnez-moi des moyens de vous servir pour amuser ma tendresse.
A Paris, mardi 5 janvier 1672.
Le roi donna hier, lundi 4 janvier, audience à l'ambassadeur de Hollande[226]: il voulut que M. le Prince, M. de Turenne, M. de 184 Bouillon et M. de Créqui fussent témoins de ce qui se passerait. L'ambassadeur présenta sa lettre au roi, qui ne la lut pas, quoique le Hollandais proposât d'en faire la lecture: le roi lui dit qu'il en savait le contenu, et qu'il en avait une copie dans sa poche. L'ambassadeur s'étendit fort au long sur les justifications qui étaient dans la lettre, et que messieurs les états s'étaient examinés scrupuleusement, pour voir ce qu'ils auraient pu faire qui déplût à Sa Majesté; qu'ils n'avaient jamais manqué de respect, et que cependant ils entendaient dire que tout ce grand armement n'était fait que pour fondre sur eux; qu'ils étaient prêts de satisfaire Sa Majesté dans tout ce qu'il lui plairait d'ordonner; et qu'ils la suppliaient de se souvenir des bontés que les rois ses prédécesseurs avaient eues pour eux, et auxquelles ils devaient toute leur grandeur. Le roi prit la parole, et dit, avec une majesté et une grâce merveilleuse, qu'il savait qu'on excitait ses ennemis contre lui; qu'il avait cru qu'il était de sa prudence de ne se pas laisser surprendre; et que c'est ce qui l'avait obligé à se rendre si puissant sur la mer et sur la terre, afin d'être en état de se défendre; qu'il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu'au printemps il ferait ce qu'il trouverait le plus avantageux pour sa gloire et pour le bien de son État; et fit comprendre ensuite à l'ambassadeur, par un signe de tête, qu'il ne voulait point de réplique. La lettre s'est trouvée conforme au discours de l'ambassadeur, hormis qu'elle finissait par assurer Sa Majesté qu'ils feraient tout ce qu'elle ordonnerait, pourvu qu'il ne leur en coûtât point de se brouiller avec leurs alliés.
Ce même jour, M. de la Feuillade fut reçu à la tête du régiment des gardes, et prêta le serment entre les mains d'un maréchal de France, comme c'est la coutume; et le roi, qui était présent, dit lui-même au régiment qu'il leur donnait M. de la Feuillade pour mestre de camp, et lui mit la pique à la main, chose qui ne se fait jamais que par le commissaire, de la part du roi; mais Sa Majesté a voulu que nulle faveur ni nul agrément ne manquât à cette cérémonie.
MM. Dangeau et Langlée[227] ont eu de grosses paroles, à la rue des Jacobins, sur un payement de l'argent du jeu. Dangeau menaça, Langlée repoussa l'injure par lui dire qu'il ne se souvenait pas 185 qu'il était Dangeau, et qu'il n'était pas sur le pied dans le monde d'un homme redoutable. On les accommoda; ils ont tous deux tort, et les reproches furent violents et peu agréables pour l'un et pour l'autre. Langlée est fier et familier au possible; il jouait l'autre jour au brelan avec le comte de Gramont, qui lui dit, sur quelques manières un peu libres: «M. de Langlée, gardez ces familiarités-là pour quand vous jouerez avec le roi.»
Le maréchal de Bellefonds a demandé permission au roi de vendre sa charge[228]; jamais personne ne la fera si bien que lui. Tout le monde croit, et moi plus que les autres, que c'est pour payer ses dettes, pour se retirer, et songer uniquement à l'affaire de son salut.
M. le procureur général de la cour des aides (Nicolas le Camus) est premier président de la même compagnie: ce changement est grand pour lui; ne manquez pas de lui écrire l'un ou l'autre, et que celui qui n'écrira pas écrive un mot dans la lettre de celui qui écrira. Le président de Nicolaï est remis dans sa charge[229]. Voilà donc ce qui s'appelle des nouvelles.
A Paris, mercredi 6 janvier 1672.
Enfin, ma chère fille, vous ne voulez pas que je pleure de vous voir à mille lieues de moi; vous ne sauriez pourtant empêcher que cet ordre de la Providence ne me soit bien dur et bien sensible: je ne m'accoutumerai de longtemps à cet éloignement: je coupe court, parce que je ne veux point m'embarquer à vous dire les sentiments de mon cœur là-dessus: je ne veux point vous donner un mauvais exemple, ni ébranler votre courage par le récit de mes faiblesses; conservez toute votre raison; jouissez de la grandeur de votre âme, pendant que je m'aiderai, comme je pourrai, de toute la tendresse de la mienne. Je fus hier à Saint-Germain, la reine m'attaqua la première; je fis ma cour à vos dépens, comme j'ai coutume. On traita à fond le chapitre de l'accouchement, à propos du vôtre; puis on parla de mon voyage de Provence, un mot sur celui de Bretagne, et sur le bonheur de madame de Chaulnes, de m'y avoir trouvée: nous étions là toutes deux. Pour Monsieur, il me tira près d'une fenêtre pour me parler de vous, et m'ordonna 186 très-sérieusement de vous faire ses compliments, et de vous dire la joie qu'il avait de votre joli accouchement: il appuya sur cela d'une telle sorte, qu'il ne tint qu'à moi d'entendre qu'il voulait s'attacher à votre service, étant las, comme on dit, d'adorer l'ange (madame de Grancey): je fis de telles offres le cas que je devais. Je trouvai Madame mieux que je ne pensais, mais d'une sincérité charmante. Je ne pus voir M. de Montausier; il était enfermé avec Monseigneur. Je ne finirais jamais de vous dire tous les compliments qu'on me fit, et à vous aussi; et de tout cela, autant en emporte le vent: on est ravi de revenir chez soi. Madame de Richelieu me parut abattue; elle fera réponse à M. de Grignan; les fatigues de la cour ont rabaissé son caquet; son moulin me parut en chômage. Mais qui pensez-vous qu'on trouve chez moi? des Provençaux; ils m'ont tartufiée. De quoi parle-t-on? de madame de Grignan; qui est-ce qui entre dans ma chambre? votre petite: vous dites qu'elle me fait souvenir de vous, c'est bien dit; vous voulez bien au moins que je vous réponde qu'il n'est pas besoin de cela. Je monte en carrosse, où vais-je? chez madame de Valavoire; pour quoi faire? pour parler de Provence, de vos affaires et de vos commissions que j'aime uniquement. Enfin Coulanges disait l'autre jour: Voyez-vous bien cette femme-là? Elle est toujours en présence de sa fille. Vous voilà en peine de moi, ma bonne, vous avez peur que je ne sois ridicule; non, ne craignez rien; on ne peut l'être avec une si agréable folie; et de plus, c'est que je me ménage selon les lieux, les temps, et les personnes avec qui je suis; et l'on jurerait quelquefois que je ne songe guère à vous: ce n'est pas où je suis le plus en liberté.
Je reçois votre lettre du 30: vous me déplaisez, mon enfant, en parlant, comme vous faites, de vos aimables lettres: quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre esprit, de votre style? à vous comparer à la princesse d'Harcourt[230]? Où pêchez-vous cette fausse et offensante humilité? Elle blesse mon cœur, elle offense la justice, elle choque la vérité; quelles manières! ah, ma bonne! changez-les, je vous en conjure, et voyez les choses comme elles sont: si cela est, vous n'aurez plus qu'à vous défendre de la vanité, et ce sera une affaire à régler entre votre confesseur et vous. Votre maigreur me tue: hélas! où est le temps que vous ne mangiez 187 qu'une tête de bécasse par jour, et que vous mouriez de peur d'être trop grasse?
On était hier sur votre chapitre chez madame de Coulanges; et madame Scarron[231] se souvint avec combien d'esprit vous aviez soutenu autrefois une mauvaise cause, à la même place, et sur le même tapis où nous étions: il y avait madame de la Fayette, madame Scarron, Segrais, Caderousse, l'abbé Têtu, Guilleragues, Brancas. Vous n'êtes jamais oubliée, ni tout ce que vous valez: tout est encore vif; mais quand je pense où vous êtes, quoique vous soyez reine, le moyen de ne pas soupirer? Nous soupirons encore de la vie qu'on fait ici et à Saint-Germain; tellement qu'on soupire toujours. Vous savez bien que Lauzun, en entrant en prison, dit: In sæcula sæculorum; et je crois qu'on eût répondu ici en certain endroit, amen, et en d'autres, non. Vraiment, quand il était jaloux de votre voisine, il lui crevait les yeux, il lui marchait sur la main[232]: et que n'a-t-il pas fait à d'autres? Ah! quelle folie de faire des péchés de cent dix lieues loin!
Votre enfant est jolie; elle a un son de voix qui m'entre dans le cœur: elle a de petites manières qui plaisent, je m'en amuse et je l'aime; mais je n'ai pas encore compris que ce degré puisse jamais vous passer par-dessus la tête. Je vous embrasse de toute la plus vive tendresse de mon cœur.
A Paris, mercredi 13 janvier 1672.
Eh! mon Dieu, ma fille, que me dites-vous? Quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre personne, de votre esprit; à rabaisser votre bonne conduite; à trouver qu'il faut avoir bien de la bonté pour songer à vous? Quoique assurément vous ne pensiez point tout cela, j'en suis blessée, vous me fâchez; et quoique je ne dusse peut-être pas répondre à des choses que vous dites en badinant, je ne puis m'empêcher de vous en gronder, préférablement à tout ce que j'ai à vous mander. Vous êtes bonne encore quand vous dites 188 que vous avez peur des beaux esprits: hélas! si vous saviez qu'ils sont petits de près, et combien ils sont quelquefois empêchés de leurs personnes, vous les remettriez bientôt à hauteur d'appui. Vous souvient-il combien vous en étiez quelquefois excédée? Prenez garde que l'éloignement ne vous grossisse les objets; c'est un effet assez ordinaire.
Nous soupons tous les soirs avec madame Scarron: elle a l'esprit aimable et merveilleusement droit; c'est un plaisir que de l'entendre raisonner sur les horribles agitations d'un certain pays qu'elle connaît bien. Les désespoirs qu'avait cette d'Heudicourt dans le temps que sa place paraissait si miraculeuse; les rages continuelles de Lauzun, les noirs chagrins ou les tristes ennuis des dames de Saint-Germain, et peut-être que la plus enviée (madame de Montespan) n'en est pas toujours exempte: c'est une plaisante chose que de l'entendre causer sur tout cela. Ces discours nous mènent quelquefois bien loin de moralité en moralité, tantôt chrétienne, et tantôt politique. Nous parlons très-souvent de vous; elle aime votre esprit et vos manières; et quand vous vous retrouverez ici, vous n'aurez point à craindre de n'être pas à la mode.
Mais écoutez la bonté du roi, et songez au plaisir de servir un si aimable maître. Il a fait appeler le maréchal de Bellefonds dans son cabinet, et lui a dit: «Monsieur le maréchal, je veux savoir pourquoi vous me voulez quitter: est-ce dévotion? est-ce envie de vous retirer? est-ce l'accablement de vos dettes? Si c'est le dernier, j'y veux donner ordre, et entrer dans le détail de vos affaires.» Le maréchal fut sensiblement touché de cette bonté. «Sire, dit-il, ce sont mes dettes; je suis abîmé; je ne puis voir souffrir quelques-uns de mes amis qui m'ont assisté, et que je ne puis satisfaire. Hé bien! dit le roi, il faut assurer leur dette: je vous donne cent mille francs de votre maison de Versailles, et un brevet de retenue de quatre cent mille francs, qui servira d'assurance, si vous veniez à mourir; vous payerez les arrérages avec les cent mille francs; cela étant, vous demeurerez à mon service.» En vérité, il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas obéir à un maître qui entre avec tant de bonté dans les intérêts d'un de ses domestiques: aussi le maréchal n'y résista pas; et le voilà remis à sa place et comblé de bienfaits. Tout ce détail est vrai.
Il y a tous les soirs des bals, des comédies et des mascarades à Saint-Germain. Le roi a une application à divertir Madame, qu'il 189 n'a jamais eue pour l'autre. Racine a fait une tragédie qui s'appelle Bajazet, et qui lève la paille; vraiment elle ne va pas empirando comme les autres. M. de Tallard[233] dit qu'elle est autant au-dessus des pièces de Corneille, que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer: voilà ce qui s'appelle louer; il ne faut point tenir les vérités captives. Nous en jugerons par nos yeux et par nos oreilles.
Du bruit de Bajazet mon âme importunée[234],
fait que je veux aller à la comédie; enfin nous en jugerons.
J'ai été à Livry; hélas! ma chère enfant, que je vous ai bien tenu parole, et que j'ai songé tendrement à vous! Il y faisait très-beau, quoique très-froid; mais le soleil brillait; tous les arbres étaient parés de perles et de cristaux: cette diversité ne déplaît point. Je me promenai fort: je fus le lendemain dîner à Pomponne: quel moyen de vous redire ce qui fut dit en cinq heures? je ne m'y ennuyai point. M. de Pomponne sera ici dans quatre jours; ce serait un grand chagrin pour moi si jamais j'étais obligée à lui aller parler pour vos affaires de Provence: tout de bon, il ne m'écouterait pas; vous voyez que je fais un peu l'entendue. Mais, de bonne foi, rien n'est égal à M. d'Uzès; c'est ce qui s'appelle les grosses cordes; je n'ai jamais vu un homme, ni d'un meilleur esprit, ni d'un meilleur conseil: je l'attends pour vous parler de ce qu'il aura fait à Saint-Germain.
Vous me priez de vous écrire de grandes lettres; je pense que vous devez en être contente; je suis quelquefois épouvantée de leur immensité: ce sont toutes vos flatteries qui me donnent cette confiance. Je vous conjure de vous conserver dans ce bienheureux état, et ne passez point d'une extrémité à l'autre. De bonne foi; prenez du temps pour vous rétablir, et ne tentez point Dieu par vos dialogues et par votre voisinage.
A Paris, vendredi au soir, 15 janvier 1672.
Je vous ai écrit ce matin, ma fille, par le courrier qui vous porte toutes les douceurs et tous les agréments du monde pour vos affaires de Provence; mais je veux vous écrire encore ce soir, afin qu'il ne soit pas dit que la poste arrive sans vous apporter de mes lettres. 190 Tout de bon, ma belle, je crois que vous les aimez; vous me le dites: pourquoi voudriez-vous me tromper en vous trompant vous-même? Mais si par hasard cela n'était pas, vous seriez à plaindre de l'accablement où je vous mettrais par l'abondance de mes lettres: les vôtres font ma félicité. Je ne vous ai point répondu sur votre belle âme: c'est Langlade qui dit, la belle âme, pour badiner; mais, de bonne foi, vous l'avez fort belle; ce n'est peut-être pas de ces âmes du premier ordre, comme chose[235], ce Romain qui, pour tenir sa parole, retourna chez les Carthaginois, où il fut pis que martyrisé; mais, au-dessous, vous pouvez vous vanter d'être du premier rang: je vous trouve si parfaite et dans une si grande réputation, que je ne sais que vous dire, sinon vous admirer, et vous prier de soutenir toujours votre raison par votre courage, et votre courage par votre raison.
La pièce de Racine m'a paru belle, nous y avons été; ma belle-fille[236] m'a paru la plus miraculeusement bonne comédienne que j'aie jamais vue: elle surpasse la Desœillets de cent mille piques; et moi, qu'on croit assez bonne pour le théâtre[237], je ne suis pas digne d'allumer les chandelles quand elle paraît. Elle est laide de près, et je ne m'étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa présence; mais quand elle dit des vers, elle est adorable. Bajazet est beau; j'y trouve quelque embarras sur la fin; mais il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de Bérénice. Je trouve pourtant, à mon petit sens, qu'elle ne surpasse pas Andromaque, et pour les belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus, que votre idée était au-dessus de..... Appliquez, et ressouvenez-vous de cette folie, et croyez que jamais rien n'approchera, je ne dis pas surpassera, je dis que rien n'approchera des divins endroits de Corneille. Il nous lut l'autre jour, chez M. de la Rochefoucauld, une comédie qui fait souvenir de sa défunte veine[238]. Je voudrais cependant que vous fussiez venue avec moi après-dîner, vous ne vous 191 seriez point ennuyée; vous auriez peut-être pleuré une petite larme, puisque j'en ai pleuré plus de vingt; vous auriez admiré votre belle-sœur; vous auriez vu les anges (les demoiselles de Grancey) devant vous, et la Bordeaux[239], qui était habillée en petite mignonne. M. le Duc était derrière, Pomenars au-dessus, avec les laquais, son nez dans son manteau, parce que le comte de Créance le veut faire pendre, quelque résistance qu'il y fasse; tout le bel air était sur le théâtre: le marquis de Villeroi avait un habit de bal; le comte de Guiche ceinturé comme son esprit; tout le reste en bandits. J'ai vu deux fois ce comte chez M. de la Rochefoucauld; il me parut avoir bien de l'esprit, et il était moins surnaturel qu'à l'ordinaire.
Voilà notre abbé, chez qui je suis, qui vous mande qu'il a reçu le plan de Grignan, dont il est très-content: il s'y promène déjà par avance; il voudrait bien en avoir le profil; pour moi, j'attends à le bien posséder que je sois dedans. J'ai mille compliments à vous faire de tous ceux qui ont entendu les agréables paroles du roi pour M. de Grignan. Madame de Verneuil me vient la première, elle a pensé mourir. Adieu, mon enfant. Que vous dirai-je de mon amitié, et de tout l'intérêt que je prends à vous à vingt lieues à la ronde, depuis les plus grandes jusques aux plus petites choses? J'embrasse l'admirable Grignan, le prudent coadjuteur, et le présomptueux Adhémar: n'est-ce pas là comme je les nommais l'autre jour?
A Paris, mercredi 20 janvier 1672.
Voilà les maximes de M. de la Rochefoucauld revues, corrigées et augmentées; c'est de sa part que je vous les envoie: il y en a de divines; et, à ma honte, il y en a que je n'entends point; Dieu sait comme vous les entendrez. Il y a un démêlé entre l'archevêque de Paris[240] et l'archevêque de Reims: c'est pour une cérémonie. Paris veut que Reims demande permission d'officier; Reims jure qu'il n'en fera rien: on dit que ces deux hommes ne s'accorderont jamais bien, qu'ils ne soient à trente lieues l'un de l'autre: ils seront donc toujours mal. Cette cérémonie est une canonisation d'un Borgia, jésuite; toute la musique de l'Opéra y fait rage: il y a des lumières 192 jusque dans la rue Saint-Antoine; on s'y tue. Le vieux Mérinville[241] est mort sans y être allé.
Ne vous trompez-vous point, ma chère fille, dans l'opinion que vous avez de mes lettres? L'autre jour un pendard d'homme, voyant ma lettre infinie, me demanda si je pensais qu'on pût lire cela: j'en tremblai, sans dessein toutefois de me corriger; et, me tenant à ce que vous m'en dites, je ne vous épargnerai aucune bagatelle, grande ou petite, qui vous puisse divertir; pour moi, c'est ma vie et mon unique plaisir que le commerce que j'ai avec vous; toutes choses sont ensuite bien loin après. Je suis en peine de votre petit frère: il a bien froid, il campe, il marche vers Cologne pour un temps infini: j'espérais de le voir cet hiver, et le voilà. Enfin il se trouve que mademoiselle d'Adhémar est la consolation de ma vieillesse: je voudrais aussi que vous vissiez comme elle m'aime, comme elle m'appelle, comme elle m'embrasse; elle n'est point belle, mais elle est aimable; elle a un son de voix charmant; elle est blanche, elle est nette; enfin je l'aime. Vous me paraissez folle de votre fils; j'en suis fort aise; on ne saurait avoir trop de fantaisies, musquées ou point musquées, il n'importe.
Il y a demain un bal chez Madame; j'ai vu chez Mademoiselle l'agitation des pierreries: cela m'a fait souvenir de nos tribulations passées, et plût à Dieu y être encore! Pouvais-je être malheureuse avec vous? Toute ma vie est pleine de repentir: M. Nicole, ayez pitié de moi, et me faites bien envisager les ordres de la Providence. Adieu, ma chère fille; je n'oserais dire que je vous adore, mais je ne puis concevoir qu'il y ait un degré d'amitié au delà de la mienne; vous m'adoucissez et m'augmentez mes ennuis, par les aimables et douces assurances de la vôtre.
A Paris, vendredi 22 janvier 1672, à dix heures du soir.
Enfin, ma fille, c'est tout ce que je puis faire que de quitter le petit coucher de mademoiselle d'Adhémar pour vous écrire. Si vous ne voulez pas être jalouse, je ne sais que vous dire: c'est la plus aimable enfant que j'aie jamais vue: elle est vive, elle est gaie, elle a de petits desseins et de petites façons qui plaisent tout 193 à fait. J'ai été aujourd'hui chez Mademoiselle, qui m'a envoyé dire d'y aller; Monsieur y est venu, il m'a parlé de vous, il m'a assuré que rien ne pouvait tenir votre place au bal; il m'a dit que votre absence ne devait pas m'empêcher d'aller voir son bal; c'est justement de quoi j'ai grande envie. Il a été fort question de la guerre, qui est enfin très-certaine. Nous attendons la résolution de la reine d'Espagne[242]; et, quoi qu'elle dise, nous voulons guerroyer: si elle est pour nous, nous fondrons sur les Hollandais; si elle est contre nous, nous prendrons la Flandre: et quand nous aurons commencé la noise, nous ne l'apaiserons peut-être pas aisément. Cependant nos troupes marchent vers Cologne. C'est M. de Luxembourg qui doit ouvrir la scène. Il y a quelques mouvements en Allemagne.
J'ai fort causé avec M. d'Uzès: notre abbé lui a parlé de très-bonne grâce du dessein qu'il a pour l'abbé de Grignan[243]: il faut tenir cette affaire très-secrète; c'est sur la tête de M. d'Uzès qu'elle roule; car on ne peut obtenir de Sa Majesté les agréments nécessaires que par son moyen. On me dit en rentrant ici que le chevalier de Grignan a la petite vérole chez M. d'Uzès: ce serait un grand malheur pour lui, un grand chagrin pour ceux qui l'aiment, et un grand embarras pour M. d'Uzès, qui serait hors d'état d'agir dans toutes les choses où l'on a besoin de lui: voilà qui serait digne de mon malheur ordinaire.
Vous me louez continuellement sur mes lettres, et je n'ose plus parler des vôtres, de peur que cela n'ait l'air de rendre louanges pour louanges; mais encore ne faut-il pas se contraindre jusqu'à ne pas dire la vérité: vous avez des pensées et des tirades incomparables, il ne manque rien à votre style: d'Hacqueville et moi, nous étions ravis de lire certains endroits brillants; et même dans vos narrations, l'endroit qui regarde le roi, votre colère contre Lauzun et contre l'évêque, ce sont des traits de maître: quelquefois j'en donne aussi une petite part à madame de Villars; mais elle s'attache aux tendresses, et les larmes lui en viennent fort bien aux yeux. Ne craignez point que je montre vos lettres mal à propos; je sais parfaitement 194 bien ceux qui en sont dignes, et ce qu'il en faut dire ou cacher.
Écoutez, ma fille, une bonté et une douceur charmante du roi votre maître; cela redoublera bien votre zèle pour son service. Il m'est revenu de très-bon lieu que l'autre jour M. de Montausier[244] demanda une petite abbaye à Sa Majesté pour un de ses amis; il en fut refusé, et sortit fâché de chez le roi, en disant: Il n'y a que les ministres et les maîtresses qui aient du pouvoir en ce pays. Ces paroles n'étaient pas trop bien choisies; le roi les sut: il fit appeler M. de Montausier, lui reprocha avec douceur son emportement, le fit souvenir du peu de sujet qu'il avait de se plaindre de lui, et le lendemain il fit madame de Crussol[245] dame du palais: je vous dis que voilà des conduites de Titus: vous pouvez juger si le gouverneur a été confondu, aussi bien que l'évêque, qui vous doit sa députation. Ces manières de se venger sont bien cruelles. Le roi a raccommodé l'archevêque de Reims avec l'archevêque de Paris. Que vous dirai-je encore? ma pauvre tante est accablée de mortelles douleurs; cela me fait une tristesse et un devoir qui m'occupent.
A Sainte-Marie du Faubourg, vendredi 29 janvier 1672, jour de saint François de Sales, et jour que vous fûtes mariée. Voilà ma première radoterie; c'est que je fais des bouts de l'an de tout.
Me voici dans un lieu, ma fille, qui est le lieu du monde où j'ai pleuré, le jour de votre départ, le plus abondamment et le plus amèrement: la pensée m'en fait encore tressaillir. Il y a une bonne heure que je me promène toute seule dans le jardin: toutes nos sœurs sont à vêpres, embarrassées d'une méchante musique; et moi, j'ai eu l'esprit de m'en dispenser. Ma chère enfant, je n'en puis plus; votre souvenir me tue en mille occasions: j'ai pensé mourir dans ce jardin, où je vous ai vue si souvent: je ne veux point vous dire en quel état je suis; vous avez une vertu sévère, qui n'entre point dans la faiblesse humaine; il y a des jours, des heures, des moments où je ne suis pas la maîtresse: je suis faible, et ne me pique point de ne l'être pas: tant y a, je n'en puis plus, et, pour m'achever, voilà un homme que j'avais envoyé chez le chevalier de Grignan, 195 qui me dit qu'il est extraordinairement mal: cette pitoyable nouvelle n'a pas séché mes yeux. Je crois qu'il dispose en votre faveur de ce qu'il a: gardez-le, quoique ce soit peu, pour une marque de sa tendresse, et ne le donnez point, comme votre cœur le voudrait: il n'y a pas un de vos beaux-frères qui, à proportion, ne soit plus riche que vous. Je ne puis vous dire le déplaisir que j'ai dans la vue de cette perte. Hélas! un petit aspic, comme M. de Rohan, revient de la mort; et cet aimable garçon, bien né, bien fait, de bon naturel, d'un bon cœur, dont la perte ne fait de bien à personne, nous va périr entre les mains! Si j'étais libre, je ne l'aurais pas abandonné; je ne crains point son mal, mais je ne fais pas sur cela ma volonté. Vous recevrez par cet ordinaire des lettres écrites plus tard, qui vous parleront plus précisément de ce malheur: pour moi, je me contente de le sentir.
Hier au soir, madame du Fresnoi[246] soupa chez nous: c'est une nymphe, c'est une divinité; mais madame Scarron, madame de la Fayette et moi, nous voulûmes la comparer à madame de Grignan, et nous la trouvâmes cent piques au-dessous, non pas pour l'air ni pour le teint; mais ses yeux sont étranges, son nez n'est pas comparable au vôtre, sa bouche n'est point fine, la vôtre est parfaite; et elle est tellement recueillie dans sa beauté, que je trouve qu'elle ne dit précisément que les paroles qui lui siéent bien: il est impossible de se la représenter parlant communément et d'affection sur quelque chose. Pour votre esprit, ces dames ne mirent aucun degré au-dessus du vôtre, et votre conduite, votre sagesse, votre raison, tout fut célébré: je n'ai jamais vu une personne si bien louée; je n'eus pas le courage de faire les honneurs de vous, ni de parler contre ma conscience.
On dit que le chancelier est mort; je ne sais si on donnera les sceaux avant que cette poste parte. La comtesse (de Fiesque) est très-affligée de la mort de sa fille; elle est à Sainte-Marie de Saint-Denis. Mon enfant, on ne peut assez se conserver, et grosse, et en couche, ni assez éviter d'être dans ces deux états, je ne parle pour personne. Adieu, ma très-chère, cette lettre sera courte: je ne puis rien écrire dans l'état où je suis; vous n'avez pas besoin de ma tristesse; mais si quelquefois vous recevez des lettres infinies, ne vous en prenez qu'à vous, et aux flatteries que vous me dites 196 sur le plaisir que vous donne leur longueur; vous n'oseriez plus vous en plaindre. Je vous embrasse mille fois, et m'en retourne à mon jardin, et puis à un bout de salut, et puis chez des malades qui sont aussi chagrins que moi.
Voilà Madeleine-Agnès qui entre, et qui vous salue en Notre-Seigneur.
A Paris, mercredi 3 février 1672.
J'eus hier une heure de conversation avec M. de Pomponne[247]: il faudrait plus de papier qu'il n'y en a dans mon cabinet pour vous dire la joie que nous eûmes de nous revoir, et comme nous passions à la hâte sur mille chapitres, que nous n'avions pas le temps de traiter à fond. Enfin je ne l'ai point trouvé changé; il est toujours parfait; il croit que je vaux plus que je ne vaux effectivement: son père lui a fait comprendre qu'il ne pouvait l'obliger plus sensiblement qu'en m'obligeant en toutes choses: mille autres raisons, à ce qu'il dit, lui donnent ce même désir, et surtout il se trouve que j'ai le gouvernement de Provence sur les bras; c'est un prétexte admirable pour avoir bien des affaires ensemble: voilà le seul chapitre qui ne fut point étranglé. Je lui parlai à loisir de l'évêque; il sait écouter aussi bien que répondre, et crut aisément le plan que je lui fis des manières du prélat; il ne me parut pas qu'il approuvât qu'un homme de sa profession voulût faire le gouverneur: il me semble que je n'oubliai rien de ce qu'il fallait dire: il me donne toujours de l'esprit; le sien est tellement aisé, qu'on prend, sans y penser, une confiance qui fait qu'on parle heureusement de tout ce qu'on pense: je connais mille gens qui font le contraire. Enfin, ma fille, sans vouloir m'attirer de nouvelles douceurs, dont vous êtes prodigue pour moi, je sortis avec une joie incroyable, dans la pensée que cette liaison avec lui vous serait très-utile; nous sommes demeurés d'accord de nous écrire; il aime mon style naturel et dérangé, quoique le sien soit comme celui de l'éloquence même. Je vous mandai l'autre jour de tristes nouvelles du pauvre chevalier, on venait de me les donner de même; j'appris le soir qu'il n'était pas si mal, et enfin il est encore en vie, quoiqu'il ait été au delà de l'extrême-onction, et qu'il soit encore très-mal: sa petite vérole sort et 197 sèche en même temps; il me semble que c'est comme celle de madame de Saint-Simon. Ripert vous en écrira plus sûrement que moi; j'en sais pourtant tous les jours des nouvelles, et j'en suis dans une très-véritable inquiétude; je l'aime encore plus que je ne pensais. Cette nuit, madame la princesse de Conti est tombée en apoplexie: elle n'est pas encore morte, mais elle n'a aucune connaissance; elle est sans pouls et sans parole; on la martyrise pour la faire revenir: il y a cent personnes dans sa chambre, trois cents dans sa maison: on pleure, on crie; voilà tout ce que j'en sais jusqu'à présent. Pour M. le chancelier (P. Séguier), il est mort très assurément; mais mort en grand homme: son bel esprit, sa prodigieuse mémoire, sa naturelle éloquence, sa haute piété, se sont rassemblés aux derniers jours de sa vie: la comparaison du flambeau qui redouble sa lumière en finissant, est juste pour lui. Le Mascaron[248] l'assistait, et se trouvait confondu par ses réponses et par ses citations; il paraphrasait le Miserere, et faisait pleurer tout le monde; il citait la sainte Écriture et les Pères, mieux que les évêques dont il était environné; enfin sa mort est une des plus belles et des plus extraordinaires choses du monde. Ce qui l'est encore plus, c'est qu'il n'a point laissé de grands biens; il était aussi riche en entrant à la cour, qu'il l'était en mourant. Il est vrai qu'il a établi sa famille; mais si on prenait chez lui, ce n'était pas lui. Enfin il ne laisse que soixante-dix mille livres de rente; est-ce du bien pour un homme qui a été quarante ans chancelier, et qui était riche naturellement? La mort découvre bien des choses, et ce n'est point de sa famille que je tiens tout ceci. On les voit: nous avons fait aujourd'hui nos stations, madame de Coulanges et moi. Madame de Verneuil[249] est si mal, qu'elle n'a pu voir le monde. On ne sait encore qui aura les sceaux.
Je vous conjure de mander au coadjuteur qu'il songe à faire réponse sur l'affaire dont lui écrit M. d'Agen[250], j'en suis tourmentée: cela est mal d'être paresseux avec un évêque de réputation. Je remets tous les jours à écrire à ce coadjuteur; son irrégularité me débauche; je le condamne, et je l'imite. J'embrasse M. de Grignan: est-il encore question des grives? Il y avait l'autre jour une 198 dame[251] qui confondit ce qu'on dit d'une grive, et au lieu de dire, elle est soûle comme une grive, disait que la première présidente était sourde comme une grive; cela fit rire. Adieu, ma chère fille, je vous aime, ce me semble, bien plus que moi-même. Votre fille est aimable, je m'en amuse de bonne foi; elle embellit tous les jours; ce petit ménage me donne la vie.
A Paris, vendredi 5 février 672. Il y a aujourd'hui mille ans que je suis née.
Je suis ravie, ma bonne, que vous aimiez mes lettres; je ne crois pourtant pas qu'elles soient aussi agréables que vous me le dites. Je vous envoie quatre rames de papier; vous savez à quelle condition: j'espère en recevoir la plus grande partie entre ci et Pâques; après cela, j'aspirerai à d'autres plaisirs.
On m'a assuré ce matin que le chevalier se portait mieux: j'espère en sa jeunesse; je prie Dieu de tout mon cœur qu'il nous le redonne. Madame la princesse de Conti mourut sept ou huit heures après que j'eus fermé mon paquet; c'est-à-dire, hier à quatre heures du matin, sans aucune connaissance, ni avoir jamais dit une seule parole de bon sens: elle appelait quelquefois Cécile, une femme de chambre, et disait: Mon Dieu! On croyait que son esprit allait revenir, mais elle n'en disait pas davantage. Elle expira en faisant un grand cri, et au milieu d'une convulsion qui lui fit imprimer ses doigts dans le bras d'une femme qui la tenait. La désolation de sa chambre ne peut s'exprimer: M. le Duc, MM. les princes de Conti, madame de Longueville, madame de Gamaches, pleuraient de tout leur cœur. Madame de Gesvres avait pris le parti des évanouissements; madame de Brissac de crier les hauts cris, et de se jeter par la place. Il fallut les chasser, parce qu'on ne savait plus ce qu'on faisait: ces deux personnages n'ont pas réussi: qui prouve trop ne prouve rien, dit je ne sais qui. Enfin, la douleur est universelle. Le roi a paru touché, et a fait son panégyrique, en disant qu'elle était plus considérable par sa vertu que par la grandeur de sa fortune. M. le Prince est tuteur: il y a vingt mille écus aux pauvres, autant à ses domestiques; elle veut être enterrée à sa paroisse tout simplement, comme la moindre femme. Je ne sais si ce détail est à propos; mais vous voulez et vous souffrez que mes lettres soient 199 longues, et voilà le hasard que vous courez. Je vis hier sur son lit cette sainte princesse; elle était défigurée par le martyre qu'on lui avait fait à la bouche: on lui avait rompu deux dents, et brûlé la tête; c'est-à-dire que si les pauvres patients ne mouraient point de l'apoplexie, ils seraient à plaindre de l'état où on les met. Il y a de belles réflexions à faire sur cette mort, cruelle pour toute autre, mais très-heureuse pour elle qui ne l'a point sentie, et qui était toujours préparée. Brancas en est pénétré.
J'oubliai avant-hier de vous mander que j'avais rencontré Canaples à Notre-Dame, et qu'après mille amitiés pour M. de Grignan, il me dit que le maréchal de Villeroi l'avait assuré que les lettres de M. de Grignan étaient admirées dans le conseil, qu'on les lisait avec plaisir, et que le roi avait dit qu'il n'en avait jamais vu de mieux écrites: je lui promis de vous le mander. Cette dame que je ne vous nommai point dans ma dernière lettre, c'était madame de Louvois. A propos, M. de Louvois est entré et assis au conseil depuis quatre jours, en qualité de ministre. Le roi scellera demain avec six conseillers d'État et quatre maîtres des requêtes; on ne sait combien cela durera: voilà une belle charge, dont Sa Majesté s'acquittera très-bien. Il me vient des pensées folles sur le chancelier; mais où puis-je les avoir prises, dans le chagrin où je suis depuis deux ou trois jours? Cette veille, ce jour, ce lendemain, ce temps de votre départ de l'année passée, tout cela m'a tellement touché le cœur et l'esprit, que j'en avais sans cesse les larmes aux yeux, malgré moi: car rien n'est moins utile que les douleurs d'une chose sur laquelle on n'a plus aucun pouvoir: on se tue, on se dévore hors de propos, aussi bien qu'à faire des souhaits et des châteaux en Espagne: vous êtes trop sage pour les aimer; et moi, je les aime.
A Paris, vendredi 12 février 1672.
Je ne puis, ma chère fille, qu'être en peine de vous, quand je songe au déplaisir que vous aurez de la mort du pauvre chevalier. Vous l'aviez vu depuis peu; c'était assez pour l'aimer beaucoup, et pour connaître encore plus toutes les bonnes qualités que Dieu avait mises en lui. Il est vrai que jamais homme n'a été mieux né, et n'a eu des sentiments plus droits et plus souhaitables, avec une très-belle physionomie et une très-grande tendresse pour vous; tout cela le rendait infiniment aimable, et pour vous et pour tout le monde. Je comprends bien aisément votre douleur, puisque 200 je la sens en moi: cependant j'entreprends de vous amuser un quart d'heure, et par des choses où vous avez intérêt, et par le récit de ce qui se passe dans le monde.
J'ai eu une grande conversation avec M. le Camus; il entre si parfaitement bien dans nos sentiments, qu'il me donne des conseils; il est piqué des conduites malhonnêtes; et comme il en a de fort contraires, il n'a nulle peine à entrer dans nos vues, où la droiture et la sincérité sont en usage: c'est ce dont il ne faut point se départir, quoi qu'il arrive; cette mode revient toujours. On ne trompe guère longtemps le monde, et les fourbes sont enfin découverts: j'en suis persuadée. M. de Pomponne n'est pas moins opposé à ce qui lui est si contraire; et je vous puis assurer que, si j'étais aussi habile sur toutes choses que je le suis pour discourir là-dessus, il ne manquerait rien à ma capacité. Dites-moi quelquefois quelque chose d'agréable pour M. le Camus: ce sont des faveurs précieuses pour lui, et d'autant plus qu'il n'est obligé à aucune réponse.
Le marquis de Villeroi est donc parti pour Lyon comme je vous l'ai mandé; le roi lui fit dire par le maréchal de Créqui qu'il s'éloignât: on croit que c'est pour quelques discours chez madame la comtesse (de Soissons); enfin,
Le roi demanda à Monsieur, qui revenait de Paris: Eh bien! mon frère, que dit-on à Paris? Monsieur lui répondit: On parle fort de ce pauvre marquis.—Et qu'en dit-on?—On dit, monsieur, que c'est qu'il a voulu parler pour un autre malheureux.—Et quel malheureux, dit le roi?—Pour le chevalier de Lorraine, dit Monsieur.—Mais, dit le roi, y songez-vous encore à ce chevalier de Lorraine? vous en souciez-vous? Aimeriez-vous bien quelqu'un qui vous le rendrait?—En vérité, répondit Monsieur, ce serait le plus sensible plaisir que je pusse recevoir en ma vie.—Oh bien! dit le roi, je veux vous faire ce présent; il y a deux jours que le courrier est parti; il reviendra; je vous le redonne, et veux que vous m'ayez toute votre vie cette obligation, et que vous l'aimiez pour l'amour de moi; je fais plus, car je le fais maréchal de camp dans mon armée. Là-dessus, Monsieur se jette aux pieds du Roi, lui embrasse longtemps les genoux, et lui baise une main avec une joie sans égale. Le roi le relève, et lui dit: 201 Mon frère, ce n'est pas ainsi que des frères se doivent embrasser; et l'embrasse fraternellement. Tout ce détail est de très-bon lieu, et rien n'est plus vrai: vous pouvez là-dessus faire vos réflexions, tirer vos conséquences, et redoubler vos belles passions pour le service du roi votre maître. On dit que Madame fera le voyage, et que plusieurs dames l'accompagneront. Les sentiments sont divers chez Monsieur: les uns ont le visage alongé d'un demi-pied, d'autres l'ont raccourci d'autant. On dit que celui du chevalier de Beuvron est infini. M. de Navailles revient aussi, et servira de lieutenant général dans l'armée de Monsieur, avec M. de Schomberg. Le roi a dit au maréchal de Villeroi: «Il fallait cette petite pénitence à votre fils, mais les peines de ce monde ne durent pas toujours. Vous pouvez vous assurer que tout ceci est vrai; c'est mon aversion que les faux détails, mais j'aime les vrais: si vous n'êtes de mon goût, vous êtes perdue; car en voici d'infinis.
La Marans était l'autre jour seule en mante chez madame de Longueville; on sifflait dessus. Langlade vous mande que l'autre jour, en vue de vous plaire, il la releva bien de sentinelle sur des sottises qu'elle lui disait, et qu'il vous eût bien souhaité derrière la porte: plût à Dieu que vous y eussiez été! Madame de Brissac était inconsolable chez madame de Longueville; mais par malheur le comte de Guiche se mit à causer avec elle, et elle oublia son rôle, aussi bien que celui du désespoir le jour de la mort[253]; car il fallait en un certain endroit qu'elle eût perdu connaissance; elle l'oublia, et reconnut fort bien des gens qui entraient.
Adieu, ma très-chère, ma très-aimable; ne trouvez-vous pas qu'il y a bien longtemps que nous sommes séparées? Je suis frappée de cette douleur d'une manière tellement importune, qu'elle me serait insupportable, si je n'aimais à vous aimer autant que je fais, quelques peines qui y soient attachées.
A Paris, vendredi au soir, 26 février 1672.
J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite pour M. de la Valette; tout m'est cher de ce qui vient de vous: je lui veux faire avoir Pellisson pour rapporteur, afin de voir s'il sait bien faire le maître des requêtes; je ne le puis croire, si je ne le vois.
Cette pauvre Madame[254] est toujours à l'agonie; c'est une chose étrange que l'état où elle est. Mais tout est en émotion dans Paris: le courrier d'Espagne est revenu; il dit que non-seulement la reine d'Espagne se tient au traité des Pyrénées, qui est de ne point accabler ses alliés, mais qu'elle défendra les Hollandais de toute sa puissance: voilà donc la plus grande guerre du monde allumée; et pourquoi? C'est bien proprement les petits soufflets; vous en souvient-il? Nous allons attaquer la Flandre; les Hollandais se joindront aux Espagnols; Dieu nous garde des Suédois, des Anglais, des Allemands; je suis assommée de cette nouvelle. Je voudrais bien que quelque ange voulût descendre du ciel pour calmer tous les esprits et faire la paix.
Notre cardinal (de Retz) est toujours malade; je lui rends de grands soins: il vous aime toujours; il compte que vous l'aimez aussi.
Je vous éclaircirai un peu mieux l'affaire dont vous me parlâtes l'autre jour; mais M. le comte de Guiche ni M. de Longueville n'en sont point, ce me semble: enfin je vous en instruirai. M. de Boufflers a tué un homme après sa mort; il était dans sa bière et en carrosse, on le menait à une lieue de Boufflers pour l'enterrer; son curé était avec le corps. On verse; la bière coupe le cou au pauvre curé. Hier un homme versa en revenant de Saint-Germain; il se creva le cœur, et mourut dans le carrosse.
Madame Scarron, qui soupe ici tous les soirs, et dont la compagnie est délicieuse, s'amuse et se joue avec votre fille; elle la trouve jolie, et point du tout laide. Cette petite appelait hier l'abbé Têtu son papa: il s'en défendit par de très-bonnes raisons, et nous le crûmes. Je vous embrasse, ma très-aimable; je vous mandai tant de choses en dernier lieu, qu'il me semble que je n'ai rien à dire aujourd'hui; je vous assure pourtant que je ne demeurerais pas court, si je voulais vous dire tous les sentiments que j'ai pour vous.
A Livry, mardi 1er mars 1672.
Je commence ma lettre aujourd'hui, ma fille, jour de mardi gras; je l'achèverai demain. Si vous êtes à Sainte-Marie, je suis chez notre abbé, qui a depuis deux jours un petit déréglement qui lui donne 203 de l'émotion; je n'en suis pas encore en peine; mais j'aimerais mieux qu'il se portât tout à fait bien. Madame de Coulanges et madame Scarron me voulaient mener à Vincennes; M. de la Rochefoucauld voulait que j'allasse chez lui entendre lire une comédie de Molière[255]; mais, en vérité, j'ai tout refusé avec plaisir; et me voilà à mon devoir, avec la joie et la tristesse de vous écrire: il y a longtemps vraiment que je vous écris. Vous êtes donc à Sainte-Marie, ne voulant pas laisser échapper un moment de la douleur que vous avez de la mort du pauvre chevalier; vous la voulez sentir à longs traits, sans en rien rabattre, sans aucune distraction: cette application à faire valoir et à vouloir sentir toute votre tristesse, me paraît d'une personne qui n'est pas si embarrassée qu'une autre[256] d'avoir des occasions de s'affliger; j'en prends à témoin votre cœur.
Voilà donc votre carnaval échappé de la fureur des réjouissances publiques; sauvez-vous aussi de l'air de la petite vérole: je crains pour vous beaucoup plus que vous. Nous avons ici madame de la Troche: il est vrai qu'elle sait arriver à Paris: son séjour de l'année passée fut bien abîmé à mon égard, dans l'extrême douleur de vous perdre. Depuis ce temps, ma chère enfant, vous êtes arrivée partout, comme vous dites; mais point du tout à Paris. Vos réflexions sur l'espérance sont divines: si Bourdelot[257] les avait faites, tout l'univers le saurait; vous ne faites pas tant de bruit pour faire des merveilles: le malheur du bonheur est tellement bien dit, qu'on ne peut trop aimer une plume qui exprime ces choses-là. Vous dites tout sur l'espérance; et je suis si fort de votre avis, que je ne sais si je dois aller en Provence, tant j'ai de crainte d'en repartir. Je vois déjà comme le temps galopera; je connais ses manières; mais ensuite de cette belle réflexion, mon cœur décide comme le vôtre, et je ne souhaite rien tant que de partir: je veux même espérer qu'il peut arriver de telles choses, que je vous ramènerai avec moi: c'est là-dessus qu'il est difficile de parler de si loin: du moins, ma fille, il ne tiendra pas à une maison, ni à des 204 meubles; je ne songe qu'à vous; les pas que je fais pour vous sont les premiers; les autres viennent après comme ils peuvent.
J'ai donné vos lettres au faubourg, elles sont bien faites: on y trouve la réflexion de M. de Grignan admirable: on l'a pensée quelquefois; mais vous l'avez habillée pour paraître devant le monde. Je n'ai pas dit ce que vous avez trouvé dans la maxime[258] qui ressemble à la chanson; pour moi, je suis de votre avis: je saurai s'ils ont eu un autre dessein que de vouloir louer les fantaisies, c'est-à-dire les passions: si cela est, l'exacte philosophie s'en offense; si cela n'est pas, il faut qu'ils s'expliquent mieux.
Je soupai hier chez Gourville avec les la Rochefoucauld, les Plessis, les la Fayette, les Tournay[259]: nous attendions le grand Pomponne; mais le service de ce cher maître que vous honorez tant l'empêcha de se retrouver avec la fleur de ses amis: il a bien des affaires, à cause des dépêches qu'il faut écrire partout, et à cause de la guerre.
L'archevêque de Toulouse[260] a été fait cardinal à Rome; et la nouvelle en est venue ici dans le temps qu'on attendait celle de M. de Laon[261] c'est une grande douleur pour tous ses amis. On tient que M. de Laon s'est sacrifié pour le service du roi, et qu'afin de ne point trahir les intérêts de la France, il n'a point ménagé le cardinal Altieri, qui lui a fait ce tour.
Benserade a dit plaisamment à mon gré que le retour du chevalier de Lorraine réjouissait ses amis et affligeait ses créatures; car il n'y en a point qui lui ait gardé fidélité.
J'ai su, sans en pouvoir douter, qu'il ne tiendra encore qu'à nous d'avoir la paix. La reine d'Espagne n'a point précisément répondu comme on le disait: elle a dit simplement qu'elle se tenait au traité de paix, qui permet d'assister ses alliés. Nous avons pris la même liberté pour le Portugal; elle promet même présentement de ne point assister les Hollandais: elle ne le veut pas signer; voilà le procès. Si on s'opiniâtre à vouloir qu'elle signe, tout est perdu; sinon, la paix sera bientôt faite, quand nous n'aurons pas l'Espagne contre nous: le temps nous en apprendra davantage. Adieu, 205 ma très-chère et très-aimable; je crains bien qu'aimant la solitude comme vous faites, vous ne vous creusiez les yeux et l'esprit à force de rêver.
A Paris, mercredi au soir, 9 mars 1672.
Ne me parlez plus de mes lettres, ma fille; je viens d'en recevoir une de vous qui enlève, tout aimable, toute brillante, toute pleine de pensées, toute pleine de tendresse: c'est un style juste et court, qui chemine et qui plaît au souverain degré, même sans vous aimer comme je fais. Je vous le dirais plus souvent, sans que je crains[262] d'être fade; mais je suis toujours ravie de vos lettres sans vous le dire: madame de Coulanges l'est aussi de quelques endroits que je lui fais voir, et qu'il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de dimanche gras répandu sur cette lettre, qui la rend d'un goût nonpareil.
Il y avait longtemps que vous étiez abîmée: j'en étais toute triste; mais le jeu de l'oie vous a renouvelée, comme il l'a été par les Grecs: je voudrais bien que vous n'eussiez joué qu'à l'oie, et que vous n'eussiez point perdu tant d'argent. Un malheur continuel pique et offense; on hait d'être houspillé par la fortune; cet avantage que les autres ont sur nous blesse et déplaît, quoique ce ne soit point dans une occasion d'importance. Nicole dit si bien cela! enfin j'en hais la fortune, et me voilà bien persuadée qu'elle est aveugle de vous traiter comme elle fait; si elle n'était que borgne, vous ne seriez point si malheureuse.
Vous me demandez les symptômes de cet amour[263]: c'est premièrement une négative vive et prévenante; c'est un air outré d'indifférence qui prouve le contraire; c'est le témoignage des gens qui voient de près, soutenu de la voix publique; c'est une suspension de tout ce mouvement de la machine ronde; c'est un relâchement de tous les soins ordinaires, pour vaquer à un seul; c'est une satire perpétuelle contre les vieilles gens amoureux; vraiment il faudrait être bien fou, bien insensé: quoi, une jeune femme! voilà une bonne pratique pour moi; cela me conviendrait fort; j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond intérieurement: Et oui, tout cela est vrai; mais vous ne laissez 206 pas d'être amoureux: vous dites vos réflexions; elles sont justes, elles sont vraies, elles font votre tourment; mais vous ne laissez pas d'être amoureux: vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort que toutes les raisons: vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et vous êtes amoureux. Si vous conduisez à cette extrémité M. de Vence[264], je vous prie, ma fille, que j'en sois la confidente; en attendant, vous ne sauriez avoir un plus agréable commerce: c'est un prélat d'un esprit et d'un mérite distingué; c'est le plus bel esprit de son temps: vous avez admiré ses vers, jouissez de sa prose; il excelle en tout; il mérite que vous en fassiez votre ami. Vous citez plaisamment cette dame qui aimait à faire tourner la tête à des moines: ce serait une bien plus grande merveille de la faire tourner à M. de Vence, lui dont la tête est si bonne, si bien faite et si bien organisée: c'est un trésor que vous avez en Provence, profitez-en; du reste, sauve qui peut!
Je vous défends, ma chère enfant, de m'envoyer votre portrait: si vous êtes belle, faites-vous peindre, mais gardez-moi cet aimable présent pour quand j'arriverai: je serais fâchée de le laisser ici; suivez mon conseil, et recevez en attendant un présent passant tous les présents passés et présents; car ce n'est pas trop dire: c'est un tour de perles de douze mille écus; cela est un peu fort, mais il ne l'est pas plus que ma bonne volonté: enfin regardez-le, pesez-le, voyez comme il est enfilé, et puis dites-m'en votre avis: c'est le plus beau que j'aie jamais vu; on l'a admiré ici. Si vous l'approuvez, qu'il ne vous tienne point au cou, il sera suivi de quelques autres; car pour moi, je ne suis point libérale à demi: sérieusement, il est beau, et vient de l'ambassadeur de Venise, notre défunt voisin. Voilà aussi des pincettes pour cette barbe incomparable; ce sont les plus parfaites de Paris. Voilà aussi un livre que mon oncle de Sévigné[265] m'a priée de vous envoyer; je m'imagine que ce n'est pas un roman: je ne lui laisserai pas le soin de vous envoyer les contes de la Fontaine, qui sont...... vous en jugerez.
Nous tâchons d'amuser notre bon cardinal[266]: Corneille lui a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait souvenir 207 des anciennes Molière lui lira samedi Trissotin, qui est une fort plaisante chose. Despréaux lui donnera son Lutrin et sa Poétique: voilà tout ce qu'on peut faire pour son service. Il vous aime de tout son cœur, ce pauvre cardinal; il parle souvent de vous, et vos louanges ne finissent pas si aisément qu'elles commencent. Mais, hélas! quand nous songeons qu'on nous a enlevé notre chère enfant, rien n'est capable de nous consoler: pour moi, je serais très-fâchée d'être consolée; je ne me pique ni de fermeté, ni de philosophie; mon cœur me mène et me conduit. On disait l'autre jour (je crois vous l'avoir mandé) que la vraie mesure du mérite du cœur, c'était la capacité d'aimer: je me trouve d'une grande élévation par cette règle; elle me donnerait trop de vanité, si je n'avais mille autres sujets de me remettre à ma place.
Adhémar m'aime assez, mais il hait trop l'évêque, et vous le haïssez trop aussi: l'oisiveté vous jette dans cet amusement; vous n'auriez pas tant de loisir, si vous étiez ici. M. d'Uzès m'a fait voir un mémoire qu'il a tiré et corrigé du vôtre, dont il fera des merveilles; fiez-vous-en à lui; vous n'avez qu'à lui envoyer tout ce que vous voudrez, sans craindre que rien ne sorte de ses mains, que dans le juste point de la perfection. Il y a, dans tout ce qui vient de vous autres, un petit brin d'impétuosité, qui est la vraie marque de l'ouvrier: c'est le chien du Bassan[267]. On vous mandera le dénoûment que M. d'Uzès fera à toute cette comédie; j'irai me faire nommer à la porte de l'évêque, dont je vois tous les jours le nom à la mienne. Ne craignez pas, pour cela, que nous trahissions vos intérêts. Il y a plusieurs prélats qui se tourmentent de cette paix; elle ne sera faite qu'à de bonnes enseignes. Si vous voulez faire plaisir à l'évêque, perdez bien de l'argent, mettez-vous dans une grande presse; c'est là qu'il vous attend.
Voici une nouvelle; écoutez-moi: le roi a fait entendre à messieurs de Charost qu'il voulait leur donner des lettres de duc et pair, c'est-à-dire qu'ils auront tous deux, dès à présent, les honneurs du Louvre, et une assurance d'être passés au parlement la première fois qu'on en passera. On donne au fils la lieutenance générale de la Picardie, qui n'avait pas été remplie depuis très-longtemps, avec vingt mille francs d'appointement, et deux cent mille francs de M. de Duras, pour la charge de capitaine des gardes du 208 corps, que MM. de Charost lui cèdent. Raisonnez là-dessus, et voyez si M. de Duras ne vous paraît pas plus heureux que M. de Charost. Cette place est d'une telle beauté, par la confiance qu'elle marque et par l'honneur d'être proche de Sa Majesté, qu'elle n'a point de prix. M. de Duras, pendant son quartier, suivra le roi à l'armée, et commandera à toute la maison de Sa Majesté. Il n'y a point de dignité qui console de cette perte; cependant on entre dans le sentiment du maître, et l'on trouve que messieurs de Charost[268] doivent être contents. Que notre ami Noailles prenne garde à lui, on dit qu'il lui en pend autant à l'œil; car il n'a qu'un œil aussi bien que les autres.
On parle toujours de la guerre: vous pouvez penser combien j'en suis fâchée: il y a des gens qui veulent encore faire des almanachs[269]; mais pour cette campagne, ils sont trompés. Toute mon espérance, c'est que la cavalerie ne sera pas exposée aux siéges que l'on fera chez les Hollandais; il faut vivre pour voir démêler toute cette fusée. J'ai vu le marquis de Vence: je le trouvai si jeune, que je lui demandai comment se portait madame sa mère; M. de Coulanges me redressa: le cardinal de Retz interrompit notre conversation, mais ce ne fut que pour parler de vous. Je souhaite toujours Adhémar, pour me redire encore mille fois que vous m'aimez: vous m'assurez que c'est avec une tendresse digne de la mienne; si je ne suis contente de cette ressemblance, je suis bien difficile à contenter.
Je viens de recevoir votre lettre du jour des Cendres: en vérité, ma fille, vous me confondez par vos louanges et par vos remercîments; c'est me faire souvenir de ce que je voudrais faire pour vous, et j'en soupire, parce que je ne me contente pas moi-même; et plût à Dieu que vous fussiez si pressée de mes bienfaits, que vous fussiez contrainte de vous jeter dans l'ingratitude! Nous avons souvent dit que c'est la vraie porte pour en sortir honnêtement, quand on ne sait plus où donner de la tête; mais je ne suis pas assez heureuse pour vous réduire à cette extrémité: votre reconnaissance suffit et au delà. Que vous êtes aimable! et que vous me dites plaisamment tout ce qui se peut dire là-dessus! Au reste, quelle folie 209 de perdre tant d'argent à ce chien de brelan! c'est un coupe-gorge qu'on a banni de ce pays-ci, parce qu'on y fait de sérieux voyages: vous jouez d'un malheur insurmontable, vous perdez toujours; croyez-moi, ne vous opiniâtrez point, songez que tout cet argent s'est perdu sans vous divertir: au contraire, vous avez payé cinq ou six mille francs pour vous ennuyer, et pour être houspillée de la fortune. Ma fille, je m'emporte; il faut dire comme Tartufe: C'est un excès de zèle. A propos de comédie, voilà Bajazet: si je pouvais vous envoyer la Champmêlé, vous trouveriez la pièce bonne; mais, sans elle, elle perd la moitié de son prix. Je suis folle de Corneille; il nous donnera encore Pulchérie, où l'on reverra
Il faut que tout cède à son génie. Voilà cette petite fable de la Fontaine, sur l'aventure du curé de M. de Boufflers, qui fut tué tout roide en carrosse auprès de son mort[271]: cet événement est bizarre; la fable est jolie, mais ce n'est rien au prix de celles qui suivront. Je ne sais ce que c'est ce que Pot au lait[272].
J'ai souvent des nouvelles de mon pauvre enfant; la guerre me déplaît fort, pour lui premièrement, et puis pour les autres que j'aime. Madame de Vaudemont est à Anvers, nullement disposée à revenir; son mari est contre nous. Madame de Courcelles[273] sera bientôt sur la sellette; je ne sais si elle touchera il petto adamantino de M. d'Avaux[274]; mais jusqu'ici il a été aussi rude à la Tournelle que dans sa réponse. Ma fille, j'écris sans mesure, encore faut-il finir: en écrivant aux autres, on est aise d'avoir écrit; et moi, j'aime à vous écrire par-dessus toutes choses. J'ai mille amitiés à vous faire de M. de la Rochefoucauld, de notre cardinal, de Barillon, et surtout de madame Scarron, qui vous sait bien louer à ma fantaisie; vous êtes bien selon son goût. Pour M. et madame 210 de Coulanges, M. l'abbé, ma tante, ma cousine, la Mousse, c'est un cri général pour me prier de parler d'eux; mais je ne suis pas toujours en humeur de faire des litanies; j'en oublie encore: en voilà pour longtemps. Le pauvre Ripert est toujours au lit: il me vient des pensées sur son mal; que diantre a-t-il? J'aime toujours ma petite enfant, malgré les divines beautés de son frère.
Adieu, ma chère enfant, j'embrasse votre comte; je l'aime encore mieux dans son appartement que dans le vôtre. Hélas! quelle joie de vous voir belle taille, en santé, en état d'aller, de trotter comme une autre. Donnez-moi le plaisir de vous revoir ainsi.
A Paris, mercredi 16 mars 1672.
Vous me parlez de mon départ: ah! ma fille, je languis dans cet espoir charmant; rien ne m'arrête que ma tante[275], qui se meurt de douleur et d'hydropisie: elle me brise le cœur par l'état où elle est, et par tout ce qu'elle dit de tendre et de bon sens; son courage, sa patience, sa résignation, tout cela est admirable. M. d'Hacqueville et moi, nous suivons son mal jour à jour: il voit mon cœur, et la douleur que j'ai de n'être pas libre tout présentement: je me conduis par ses avis; nous verrons entre ci et Pâques: si son mal augmente, comme il a fait depuis que je suis ici, elle mourra entre nos bras: si elle reçoit quelque soulagement, et qu'elle prenne le train de languir, je partirai dès que M. de Coulanges sera revenu. Notre pauvre abbé est au désespoir, aussi bien que moi; nous verrons donc comme cet excès de mal se tournera dans le mois d'avril: je n'ai que cela dans la tête: vous ne sauriez avoir tant d'envie de me voir que j'en ai de vous embrasser: bornez votre ambition, et ne croyez pas me pouvoir jamais égaler là-dessus.
Mon fils me mande qu'ils sont misérables en Allemagne, et ne savent ce qu'ils font. Il a été très-affligé de la mort du chevalier de Grignan. Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien la vie: je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort: je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle, que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse: je suis embarquée 211 dans la vie sans mon consentement; il faut que j'en sorte, cela m'assomme; et comment en sortirai-je? par où? par quelle porte? quand sera-ce? en quelle disposition? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée? aurai-je un transport au cerveau? mourrai-je d'un accident? comment serai-je avec Dieu? qu'aurai-je à lui présenter? la crainte, la nécessité feront-elles mon retour vers lui? n'aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur? que puis-je espérer? suis-je digne du paradis? suis-je digne de l'enfer? Quelle alternative! quel embarras! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude; mais rien n'est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre: je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène, que par les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement; point du tout: mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément: mais parlons d'autre chose.
Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d'autres que par moi; c'est ce chien de Barbin[276] qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Clèves et de Montpensier[277]. Vous avez jugé très-juste et très-bien de Bajazet, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs y sont mal observées, ils ne font point tant de façons pour se marier; le dénoûment n'est point bien préparé; on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie: il y a pourtant des choses agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en toujours la différence; les pièces de ce dernier ont des endroits froids et faibles, et jamais il n'ira plus loin qu'Andromaque; Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j'ose me citer. Racine fait des comédies[278] pour la Champmêlé: ce n'est pas pour les siècles à venir: si jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse 212 d'être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnons lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent: ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et, en un mot, c'est le bon goût, tenez-vous-y.
Voici un bon mot de madame Cornuel, qui a fort réjoui le parterre: M. Tambonneau le fils[279] a quitté la robe, et a mis une sangle autour de son ventre et de son derrière; avec ce bel air, il veut aller servir sur la mer: je ne sais ce que lui a fait la terre. On disait donc à madame Cornuel qu'il s'en allait à la mer: «Hélas! dit-elle, est-ce qu'il a été mordu d'un chien enragé?» Cela fut dit sans malice, c'est ce qui a fait rire extrêmement.
Je ne saurais vous plaindre de n'avoir point de beurre en Provence, puisque vous avez de l'huile admirable et d'excellent poisson. Ah! ma fille, que je comprends bien ce que peuvent faire et penser des gens comme vous, au milieu de vos Provençaux! Je les trouverai comme vous, et je vous plaindrai toute ma vie de passer avec eux de si belles années de la vôtre. Je suis si peu désireuse de briller dans votre cour de Provence, et j'en juge si bien par celle de Bretagne, que par la même raison qu'au bout de trois jours, à Vitré, je ne respirais que les Rochers, je vous jure devant Dieu que l'objet de mes désirs, c'est de passer l'été à Grignan avec vous: voilà où je vise, et rien au delà. Mon vin de Saint-Laurent est chez Adhémar, je l'aurai demain matin; il y a longtemps que je vous en ai remercié in petto; cela est bien obligeant. M. de Laon aime bien cette manière d'être cardinal. On assure que l'autre jour M. de Montausier, parlant à M. le Dauphin de la dignité des cardinaux, lui dit que cela dépendait du pape, et que s'il voulait faire cardinal un palefrenier, il le pourrait. Là-dessus le cardinal de Bonzi arrive; M. le Dauphin lui dit: «Monsieur, est-il vrai que si le pape voulait, il ferait cardinal un palefrenier?» M. de Bonzi fut surpris; et, devinant l'affaire, il lui répondit: «Il est vrai, monsieur, que le pape choisit qui il lui plaît, mais nous n'avons pas vu jusqu'ici qu'il ait pris des cardinaux dans son écurie.» C'est le cardinal de Bouillon qui m'a conté ce détail.
Écrivez un peu à notre cardinal, il vous aime: le faubourg[280] 213 vous aime; madame Scarron vous aime, elle passe ici le carême, et céans presque tous les soirs. Barillon y est encore, et plût à Dieu, ma belle, que vous y fussiez aussi! Adieu, mon enfant, je ne finis point; je vous défie de pouvoir comprendre combien je vous aime.
A Paris, vendredi 8 avril 1672.
La guerre est déclarée, on ne parle que de partir. Canaples a demandé permission au roi d'aller servir dans l'armée du roi d'Angleterre; et en effet il est parti malcontent de n'avoir pas eu d'emploi en France. Le maréchal du Plessis ne quittera point Paris, il est bourgeois et chanoine; il met à couvert tous ses lauriers, et jugera des coups: je ne trouve pas qu'avec une si belle et si grande réputation, son personnage soit mauvais. Il dit au roi qu'il portait envie à ses enfants, qui avaient l'honneur de servir Sa Majesté; que pour lui il souhaitait la mort, puisqu'il n'était plus bon à rien. Le roi l'embrassa tendrement, et lui dit: «M. le maréchal, on ne travaille que pour approcher de la réputation que vous avez acquise; il est agréable de se reposer après tant de victoires.» En effet, je le trouve heureux de ne point mettre au caprice de la fortune ce qu'il a acquis pendant toute sa vie. Le maréchal de Bellefonds est à la Trappe pour la semaine sainte: mais, avant que de partir, il parla fort fièrement à M. de Louvois, qui voulait faire quelque retranchement sur sa charge de général sous M. le Prince: il fit juger l'affaire par Sa Majesté, et l'emporta comme un galant homme.
La reine m'attaque toujours sur vos enfants, et sur mon voyage de Provence, et trouve mauvais que votre fils vous ressemble, et votre fille à son père; je lui réponds toujours la même chose. Madame Colbert me parle souvent de votre beauté; mais qui ne m'en parle point? Ma fille, savez-vous bien qu'il faut un peu revenir voir tout ceci? Je vous en faciliterai les moyens d'une manière qui vous ôtera de toutes sortes d'embarras. J'ai parlé d'un premier président à M. de Pomponne; il n'y voit encore goutte; il croit pourtant que ce sera un étranger; j'y ai consenti.
Ma tante est si mal, que je ne crois pas qu'elle retarde mon voyage; elle étouffe, elle enfle, il n'y a pas moyen de la voir sans être fortement touchée: je le suis, et le serai beaucoup de la perdre. Vous savez comme je l'ai toujours aimée: ce m'eût été une grande joie 214 de la laisser dans l'espérance d'une guérison qui nous l'aurait rendue encore pour quelque temps. Je vous manderai la suite de cette triste et douloureuse maladie.
M. et madame de Chaulnes s'en vont en Bretagne: les gouverneurs n'ont point d'autre place présentement que leur gouvernement. Nous allons voir une rude guerre; j'en suis dans une inquiétude épouvantable. Votre frère me tient au cœur; nous sommes très-bien ensemble; il m'aime, et ne songe qu'à me plaire; je suis aussi une vraie marâtre pour lui, et ne suis occupée que de ses affaires. J'aurais grand tort si je me plaignais de vous deux: vous êtes, en vérité, trop jolis, chacun en votre espèce. Voilà, ma très-belle, tout ce que vous aurez de moi aujourd'hui. J'avais ce matin un Provençal, un Breton, un Bourguignon, à ma toilette.
A Paris, mercredi 13 avril 1672.
Je vous l'avoue, ma fille, je suis très-fâchée que mes lettres soient perdues; mais savez-vous de quoi je serais encore plus fâchée? ce serait de perdre les vôtres: j'ai passé par là, c'est une des plus cruelles choses du monde. Mais, mon enfant, je vous admire; vous écrivez l'italien comme le cardinal Ottobon[281], et même vous y mêlez de l'espagnol; manera n'est pas des nôtres; et pour vos phrases, il me serait impossible d'en faire autant: amusez-vous aussi à le parler, c'est une très-jolie chose; vous le prononcez bien, vous avez du loisir; continuez, je serai tout étonnée de vous trouver si habile. Vous m'obéissez pour n'être point grosse, je vous en remercie de tout mon cœur; ayez le même soin de me plaire pour éviter la petite vérole. Votre soleil me fait peur: comment, les têtes tournent! on a des apoplexies comme on a des vapeurs ici, et votre tête tourne comme les autres! Madame de Coulanges espère conserver la sienne à Lyon, et fait des préparatifs pour faire une belle défense contre le gouverneur[282]. Si elle va à Grignan, ce sera pour vous conter ses victoires, et non pas sa défaite: je ne crois pas même que le marquis prenne le personnage d'amant; il est observé par gens qui ont bon nez, et qui n'entendraient pas raillerie. Il est désolé de ne point aller à la guerre; je suis très-désolée aussi de ne point partir avec M. et 215 madame de Coulanges; c'était une chose résolue, sans le pitoyable état où se trouve ma tante: mais il faut avoir encore patience; rien ne m'arrêtera, dès que je serai libre de partir: je viens d'acheter un carrosse de campagne, je fais faire des habits; enfin je partirai du jour au lendemain. Jamais je n'ai rien souhaité avec tant de passion; fiez-vous à moi pour n'y pas perdre un moment: c'est mon malheur qui me fait trouver des retardements où les autres n'en trouvent point.
Je voudrais bien vous pouvoir envoyer notre cardinal; ce serait un grand amusement de causer avec lui: je ne vous trouve rien qui puisse vous divertir; mais, au lieu de prendre le chemin de Provence, il s'en va à Commerci. On dit que le roi a quelque regret du départ de Canaples: il avait un régiment, il a été cassé; il a demandé dix abbayes, on les lui a toutes refusées; il a demandé de servir d'aide de camp cette campagne: il est refusé; sur cela il écrit à son frère aîné une lettre pleine de désespoir et de respect tout ensemble pour Sa Majesté, et s'en va sur le vaisseau du duc d'York[283], qui l'aime et l'estime: voilà l'histoire un peu plus en détail. On ne parle plus que de guerre et de partir: tout le monde est triste, tout le monde est ému.
Le maréchal de Gramont était l'autre jour si transporté de la beauté d'un sermon de Bourdaloue, qu'il s'écria tout haut, en un endroit qui le toucha: Mordieu, il a raison! Madame éclata de rire; et le sermon en fut tellement interrompu, qu'on ne savait ce qui en arriverait. Je ne crois pas, de la façon que vous dépeignez vos prédicateurs, que si vous les interrompez, ce soit par des admirations. Adieu ma très-chère et très-aimable; quand je pense au pays qui nous sépare, je perds la raison, et je n'ai plus de repos. Je blâme Adhémar d'avoir changé de nom; c'est le petit dénaturé.
A Paris, vendredi 22 avril 1672.
Je reçus votre lettre du 13 justement quand on ne pouvait plus y faire réponse: quelque soin que j'eusse pris à la poste, elle avait été abandonnée à la paresse des facteurs; et voilà précisément ce que je crains. Je ferai mon possible pour retrouver quelque nouvel ami (au bureau de la poste), ou plutôt je vous avoue que je voudrais 216 bien m'en aller, et que ma pauvre tante eût pris un parti: cela est barbare à dire; mais il est bien barbare aussi de trouver ce devoir sur mon chemin, lorsque je suis prête à vous aller voir; l'état où je suis n'est pas aimable. Je vous envoie une petite cravate, tout comme on les porte; vous jugerez par là que, depuis votre départ, le monde ne s'est point subtilisé: vous voyez comme nous sommes simples en ce pays-ci. J'ai une grande impatience de savoir ce qui se sera passé à votre voyage de la Sainte-Baume[284]: c'est donc Notre-Dame des Anges[285]. M. le marquis de Vence, qui me rend des soins très-obligeants, m'a fait grand'peur du chemin. Il a perdu son fils aîné: il me fait pitié; il voudrait bien pleurer, et il se contraint: il me paraît extrêmement attaché à tous vos intérêts.
J'ai été voir madame de la Fayette avec le cardinal; nous la trouvâmes mieux qu'à Paris; nous parlâmes fort de vous. Il s'en va lundi; il vous dira adieu comme il vous a dit bonjour; il vous aime tendrement, et vous fera réponse sur la proposition d'être archevêque d'Aix. Nous composâmes la vie qu'il ferait, toujours déchiré entre le désir de vous voir et la crainte d'être ridicule; nous réglâmes les heures, et nous inventâmes des supplices pour le premier qui mettrait le nez sur l'attachement qu'il aurait pour vous. Cette conversation nous eût menés plus loin que Fleury[286]: d'Hacqueville et l'abbé de Pontcarré étaient avec nous; j'étais insolemment avec ces trois hommes. Je m'en vais tout présentement me promener trois ou quatre heures à Livry: j'étouffe, je suis triste; il faut que le vert naissant et les rossignols me redonnent quelque douceur dans l'esprit: on ne voit ici que des adieux, des équipages qui nous empêchent de passer dans les rues. Je reviens demain matin pour faire partir celui de mon fils; mais il ne fera point d'embarras; ce sont des coffres qui vont par des messagers: il a acheté ses chevaux en Allemagne. J'ai donné de l'argent à Barillon pour lui donner pendant la campagne. Je suis une marâtre; je dis hier adieu au petit dénaturé[287]; je pensai pleurer: cette campagne sera rude, et je ne me fie guère à lui pour se conserver, poco duri, pur 217 che s'innalzi. Il en est revenu là; c'est sa vraie devise. Adieu, je ne vous en dirai pas davantage aujourd'hui; je m'en vais à la Sainte-Baume; je m'en vais dans un lieu où je penserai à vous sans cesse, et peut-être trop tendrement. Il est bien difficile que je revoie ce jardin, ces allées, ce petit pont, cette avenue, cette prairie, ce moulin, cette petite vue, cette forêt, sans penser à ma très-chère enfant.
Le petit Daquin est premier médecin. La faveur l'a pu faire autant que le mérite[288].
A Paris, ce 24 avril 1672.
Savez-vous bien que je reçus hier seulement votre lettre du 19 mars, par cet honnête marchand qui fait crédit, et qui ne presse pas trop? Plût à Dieu qu'il s'en trouvât ici présentement d'aussi bonne composition! ils sont devenus chagrins depuis quelque temps. Chacun sait si je ne dis pas vrai. On est au désespoir, on n'a pas un sou, on ne trouve rien à emprunter, les fermiers ne payent point, on n'ose faire de la fausse monnaie, on ne voudrait pas se donner au diable, et cependant tout le monde s'en va à l'armée avec un équipage. De vous dire comment cela se fait, il n'est pas aisé. Le miracle des cinq pains n'est pas plus incompréhensible. Mais revenons à votre marchand (j'admire où m'a transportée la chaleur du discours); je vous assure que je lui rendrai tout le service que je pourrai. Vous avez dû croire que je ne faisais réponse qu'à Sainte-Marie, par la longueur du temps que vous avez été à recevoir celle-ci; mais ce n'est pas ma faute. Je vous trouve fort heureux dans votre malheur, de ne point aller à la guerre. Je serais fâchée que depuis longtemps vous n'eussiez obtenu d'autre grâce que celle d'y aller. C'est assez que le roi sache vos bonnes intentions. Quand il aura besoin de vous, il saura bien où vous prendre; et comme il n'oublie rien, il n'aura peut-être pas oublié ce que vous valez. En attendant, jouissez du plaisir d'être présentement le seul homme de votre volée qui puisse se vanter d'avoir du pain.
Je ne sais si je ne vous ai pas parlé de quelques-unes de vos lettres au roi, mais je les admire toujours. J'ai vu au collége de Clermont un jeune gentilhomme[289] qui paraît fort digne d'être votre fils. 218 Je lui ai fait une petite visite, je l'enverrai querir l'un de ces jours pour dîner avec moi. Je soupai l'autre jour avec Manicamp et avec sa sœur la maréchale d'Estrées. Elle me dit qu'elle irait voir notre Rabutin au collége. Nous parlâmes fort de vous elle et moi. Pour Manicamp et moi, nous ne finissions point, en quelque endroit que nous soyons; mais d'un souvenir agréable, vous regrettant, ne trouvant rien qui vous vaille, chacun de nous redisant quelque morceau de votre esprit; enfin vous devez être fort content de nous. Adieu, mon cher cousin; mille compliments, je vous prie, à madame votre femme; elle m'a écrit une très-honnête lettre, mais j'ai passé le temps de lui faire réponse. Me voilà dans l'impénitence finale; j'ai tort, je ne saurais plus y revenir; faites ma paix. Je ne sais si vous savez que les maréchaux d'Humières et de Bellefonds sont exilés pour ne vouloir pas obéir à M. de Turenne, quand les armées seront jointes.
A Paris, mercredi 27 avril 1672.
Je m'en vais faire réponse à vos deux lettres, et puis je vous parlerai de ce pays-ci. M. de Pomponne a vu la première, et je lui ferai voir encore une grande partie de la seconde: il est parti; ce fut en lui disant adieu que je lui montrai votre lettre, ne pouvant jamais mieux dire que ce que vous écrivez sur vos affaires: il vous trouve admirable; je n'ose vous dire à quel style il compare le vôtre, ni les louanges qu'il lui donne; enfin il m'a fort priée de vous assurer de son estime, et des soins qu'il aura toujours de tout ce qui pourra vous le témoigner: il a été ravi de votre description de la Sainte-Baume, il le sera encore davantage de votre seconde lettre. On ne peut pas mieux écrire sur cette affaire, ni plus nettement; je suis très-assurée que votre lettre obtiendra tout ce que vous souhaitez; vous en verrez la réponse; je n'écrirai qu'un mot, car en vérité, ma bonne, vous n'avez pas besoin d'être secourue dans cette occasion; je trouve toute la raison de votre côté; je n'ai jamais su cette affaire par vous, ce fut M. de Pomponne qui me l'apprit comme on la lui avait apprise: mais il n'y a rien à répondre à ce que vous m'en écrivez, il aura le plaisir de le lire. L'évêque (de Marseille) témoigne en toute rencontre qu'il sera fort aise de se raccommoder avec vous: il a trouvé ici toutes choses assez bien disposées pour lui faire souhaiter une réconciliation dont il se fait 219 honneur, comme d'un sentiment convenable à sa profession. On croit que nous aurons, entre ci et demain, un premier président de Provence. Je vous remercie de votre relation de la Sainte-Baume et de votre jolie bague; je vois que le sang n'a pas bien bouilli à votre gré. Madame la Palatine a eu une fois la même curiosité que vous; elle n'en fut pas plus satisfaite. Vous ne m'ôterez pas l'envie de voir cette affreuse grotte; plus on y a de peine, plus il faut y aller; et, au bout du compte, je ne m'en soucie que faiblement: je ne cherche que vous en Provence; quand je vous aurai, j'aurai tout ce que je souhaite. Ma tante est toujours très-mal; laissez-nous le soin de partir, nous ne souhaitons autre chose; et même s'il y avait quelque espérance de langueur, nous prendrions notre parti; je lui dis mille tendresses de votre part, qu'elle reçoit très-bien. M. de la Trousse lui en a écrit d'excessives; ce sont des amitiés de l'agonie, dont je ne fais pas grand cas; j'en quitte ceux qui ne commenceraient que là à m'aimer. Ma fille, il faut aimer pendant la vie, comme vous faites; la rendre douce et agréable, ne point noyer d'amertume et combler de douleur ceux qui nous aiment; il est trop tard de changer quand on expire. Vous savez comme j'ai toujours ri des bons fonds; je n'en connais que d'une sorte, et le vôtre doit contenter les plus difficiles. Je vois les choses comme elles sont: croyez-moi, je ne suis point folle; et pour vous le montrer, c'est qu'on ne peut jamais être plus contente d'une personne que je le suis de vous. J'enverrai à madame de Coulanges ce qui lui appartient de votre lettre; elle sera mise en pièces: il m'en restera encore quelques centaines pour m'en consoler; tout aimables qu'elles sont, je souhaite extrêmement de n'en plus recevoir. Venons aux nouvelles.
Le roi part demain. Il y aura cent mille hommes hors de Paris; on a fait ce calcul dans les quartiers à peu près. Il y a quatre jours que je ne dis que des adieux. Je fus hier à l'Arsenal; je voulais dire adieu au grand maître[290], qui m'était venu chercher; je ne le trouvai pas, mais je trouvai la Troche, qui pleurait son fils, et la comtesse[291], qui pleurait son mari: elle avait un chapeau gris, qu'elle enfonçait, dans l'excès de ses déplaisirs; c'était une chose plaisante; je crois que jamais chapeau ne s'est trouvé à une pareille 220 fête: j'aurais voulu ce jour-là mettre une coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous deux ce matin, la femme pour le Lude, et le mari pour la guerre: mais quelle guerre! la plus cruelle, la plus périlleuse dont on ait jamais ouï parler, depuis le passage de Charles VIII en Italie. On l'a dit au roi. L'Yssel est défendu, et bordé de deux cents pièces de canon, de soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d'une large rivière qui est encore au-devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays, nous montra l'autre jour cette carte chez madame de Verneuil; c'est une chose étonnante. M. le Prince est fort occupé de cette grande affaire. Il lui vint l'autre jour une manière de fou assez plaisant, qui lui dit qu'il savait fort bien faire de la monnaie. «Mon ami, lui dit-il, je te remercie; mais si tu sais une invention pour nous faire passer l'Yssel sans être assommés, tu me feras grand plaisir, car je n'en sais point.» Il aura pour lieutenants généraux MM. les maréchaux d'Humières et de Bellefonds. Voici un détail qu'on est bien aise de savoir. Les deux armées se joindront; le roi commandera à Monsieur; Monsieur, à M. le Prince; M. le Prince, à M. de Turenne; et M. de Turenne aux deux maréchaux, et même à l'armée du maréchal de Créqui. Le roi parla donc à M. de Bellefonds, et lui dit que son intention était qu'il obéît à M. de Turenne, sans conséquence. Le maréchal, sans demander du temps (voilà sa faute), répondit qu'il ne serait pas digne de l'honneur que lui a fait Sa Majesté, s'il se déshonorait par une obéissance sans exemple. Le roi le pria fort bonnement de songer à ce qu'il lui répondait, ajoutant qu'il souhaitait cette preuve de son amitié; qu'il y allait de sa disgrâce. Le maréchal lui dit qu'il voyait bien qu'il perdait les bonnes grâces de Sa Majesté et sa fortune; mais qu'il s'y résolvait, plutôt que de perdre son estime; qu'il ne pouvait obéir à M. de Turenne sans dégrader la dignité où il l'avait élevé. Le roi lui dit: M. le maréchal, il faut donc se séparer. Le maréchal lui fit une profonde révérence, et partit. M. de Louvois, qui ne l'aime point, lui expédia tout aussitôt un ordre d'aller à Tours: il a été rayé de dessus l'état de la maison du roi: il a cinquante mille écus de dettes au delà de son bien; il est abîmé, mais il est content; et l'on ne doute pas qu'il n'aille à la Trappe. Il a offert au roi son équipage, qui était fait aux dépens de Sa Majesté, pour en faire ce qu'il lui plairait: on a pris cela comme s'il eût voulu braver le roi; jamais rien ne fut si innocent: tous ses parents, les Villars, et tout ce qui est 221 attaché à lui, est inconsolable. Ne manquez pas d'écrire à madame de Villars et au pauvre maréchal. Cependant le maréchal d'Humières, soutenu par M. de Louvois, n'avait point paru, et attendait que le maréchal de Créqui eût répondu: ce dernier est venu de son armée en poste répondre lui-même; il arriva avant-hier; il eut une conversation d'une heure avec le roi. Le maréchal de Gramont, qui fut appelé, soutint le droit des maréchaux de France, et fit le roi juge de ceux qui faisaient le plus de cas de cette dignité, ou ceux qui, pour en soutenir la grandeur, s'exposaient au danger d'être mal avec lui; ou celui (M. de Turenne) qui était honteux d'en porter le titre, qui l'avait effacé de tous les lieux où il pouvait être, qui tenait le nom de maréchal pour une injure, et qui voulait commander en qualité de prince. Enfin la conclusion fut que le maréchal de Créqui est allé à la campagne, dans sa maison, planter des choux, aussi bien que le maréchal d'Humières. Voilà de quoi on parle uniquement: les uns disent qu'ils ont bien fait, d'autres qu'ils ont mal fait; la comtesse (de Fiesque) s'égosille, le comte de Guiche prend son fausset; il les faut séparer, c'est une comédie. Ce qui est vrai, c'est que voilà trois hommes d'une grande importance pour la guerre, et qu'on aura bien de la peine à remplacer. M. le Prince les regrette fort, pour l'intérêt du roi. M. de Schomberg n'est pas plus disposé que les autres à obéir à M. de Turenne, avant commandé des armées en chef. Enfin la France, qui est pleine de grands capitaines, n'en trouvera pas assez, par la circonstance de ce malheureux contre-temps.
M. d'Aligre a les sceaux; il a quatre-vingts ans; c'est un dépôt; c'est un pape.
Je viens de faire un tour de ville: j'ai été chez M. de la Rochefoucauld. Il est accablé de douleur d'avoir dit adieu à tous ses enfants: au travers de cela, il m'a priée de vous dire mille tendresses de sa part: nous avons fort causé. Tout le monde pleure son fils, son frère, son mari, son amant: il faudrait être bien misérable pour ne pas se trouver intéressée au départ de la France tout entière. Dangeau et le comte de Sault sont venus nous dire adieu: ils nous ont appris que le roi, afin d'éviter les larmes, est parti ce matin à dix heures, sans que personne l'ait su, au lieu de partir demain, comme tout le monde le croyait. Il est parti lui douzième: tout le reste courra après. Au lieu d'aller à Villers-Cotterets, il est allé à Nanteuil, où l'on croit que d'autres, qui ont 222 disparu aussi, se trouveront[292]: il ira demain à Soissons, et tout de suite, comme il l'avait résolu: si vous ne trouvez cela galant, vous n'avez qu'à le dire. La tristesse où tout le monde se trouve est une chose qu'on ne saurait imaginer au point qu'elle est. La reine est demeurée régente: toutes les compagnies souveraines l'ont été saluer. Voici une étrange guerre, qui commence bien tristement.
A Paris, mercredi 4 mai 1672.
Je ne puis vous dire combien je vous plains, ma fille, combien je vous loue, combien je vous admire: voilà mon discours divisé en trois points. Je vous plains d'être sujette à des humeurs noires qui vous font assurément beaucoup de mal; je vous loue d'en être la maîtresse quand il le faut, et principalement pour M. de Grignan, qui en serait pénétré; c'est une marque de l'amitié et de la complaisance que vous avez pour lui; et je vous admire de vous contraindre pour paraître ce que vous n'êtes pas: voilà qui est héroïque, et le fruit de votre philosophie; vous avez en vous de quoi l'exercer. Nous trouvions l'autre jour qu'il n'y avait de véritable mal dans la vie que les grandes douleurs; tout le reste est dans l'imagination, et dépend de la manière dont on conçoit les choses: tous les autres maux trouvent leur remède, ou dans le temps, ou dans la modération, ou dans la force de l'esprit; les réflexions, la dévotion, la philosophie, les peuvent adoucir. Quant aux douleurs, elles tiennent l'âme et le corps; la vue de Dieu les fait souffrir avec patience; elle fait qu'on en profite, mais elle ne les diminue point.
Voilà un discours qui aurait tout l'air d'avoir été rapporté tout entier du faubourg Saint-Germain[293]; cependant il est de chez ma pauvre tante, où j'étais l'aigle de la conversation: elle nous en donnait le sujet par ses extrêmes souffrances, qu'elle ne veut pas qu'on mette en comparaison avec nul autre mal de la vie. M. de la Rochefoucauld est bien de cet avis; il est toujours accablé de gouttes: il a perdu sa vraie mère[294], dont il est véritablement affligé; je l'en ai vu pleurer avec une tendresse qui me le faisait adorer. C'était une femme d'un extrême mérite; et enfin, dit-il, c'était 223 la seule qui n'a jamais cessé de m'aimer. Ne manquez pas de lui écrire, et M. de Grignan aussi. Le cœur de M. de la Rochefoucauld pour sa famille est une chose incomparable; il prétend que c'est une des chaînes qui nous attachent l'un à l'autre. Nous avons bien découvert et rapporté et rajusté des choses de sa folle de mère[295], qui nous font bien entendre ce que vous nous disiez quelquefois, que ce n'était point ce qu'on pensait, que c'était autre chose: vraiment oui, c'était autre chose, ou, pour mieux dire, c'était tout ensemble; l'un était sans préjudice de l'autre; elle mariait le luth avec la voix, et le spirituel avec les grossièretés. Ma fille, nous avons trouvé une bonne veine, et qui nous explique bien une querelle que vous eûtes une fois dans la grande chambre de madame de la Fayette: je vous dirai le reste en Provence.
Ma tante est dans un état qui tirera dans une grande longueur. Votre voyage est parfaitement bien placé; peut-être que le nôtre s'y rapportera. Nous mourons d'envie de passer la Pentecôte en chemin, ou à Moulins, ou à Lyon; l'abbé le souhaite comme moi. Il n'y a pas un homme de qualité (d'épée s'entend) à Paris. Je fus dimanche à la messe aux Minimes; je dis à mademoiselle de la Trousse: Nous allons trouver nos pauvres Minimes bien déserts, il n'y doit avoir que le marquis d'Alluye[296]. Nous entrons dans l'église: le premier homme et l'unique que je trouve, c'est le marquis d'Alluye; mon enfant, cette sottise me fit rire aux larmes: enfin il est demeuré, et s'en va à son gouvernement sur le bord de la mer; il faut garder les côtes, comme vous savez.
Vous voilà donc partie, ma fille; j'espère bien que vous m'écrirez de partout; je vous écris toujours. J'ai si bien fait que j'ai retrouvé un petit ami à la poste, qui prend soin de nos lettres. J'ai été ces jours-ci fort occupée à parer ma petite maison. Saint-Aubin y a fait des merveilles; j'y coucherai demain; je vous jure que je ne l'aime que parce qu'elle est faite pour vous; vous serez très-bien logée dans mon appartement, et moi très-bien aussi. Je vous conterai comme tout cela est tourné joliment. J'ai des inquiétudes extrêmes de votre pauvre frère: on croit cette guerre si terrible, qu'on ne peut assez craindre pour ceux que l'on aime; et puis, tout d'un coup, j'espère que ce ne sera point tout ce que l'on pense, 224 parce que je n'ai jamais vu arriver les choses comme on les imagine.
Mandez-moi, je vous prie, ce qu'il y a entre la princesse d'Harcourt[297] et vous; Brancas est désespéré de penser que vous n'aimez point sa fille: M. d'Uzès a promis de remettre la paix partout; je serai bien aise de savoir de vous ce qui vous a mise en froideur.
Vous me dites que la beauté de votre fils diminue, et que son mérite augmente; j'ai regret à sa beauté, et je me réjouis qu'il aime le vin; voilà un petit brin de Bretagne et de Bourgogne qui fera un fort bel effet, avec la sagesse des Grignans. Votre fille est tout le contraire: sa beauté augmente, et son mérite diminue. Je vous assure qu'elle est fort jolie, et qu'elle est opiniâtre comme un petit démon, elle a ses petites volontés et ses petits desseins; elle me divertit extrêmement: son teint est admirable, ses yeux sont bleus, ses cheveux noirs, son nez ni beau ni laid; son menton, ses joues, son tour de visage, très-parfaits. Je ne dis rien de sa bouche, elle s'accommodera; le son de sa voix est joli; madame de Coulanges trouvait qu'il pouvait fort bien passer par sa bouche.
Je pense, ma fille, qu'à la fin je serai de votre avis: je trouve des chagrins dans la vie qui sont insupportables; et, malgré le beau raisonnement du commencement de ma lettre, il y a bien d'autres maux qui, pour être moindres que les douleurs, se font également redouter. Je suis si souvent traversée dans ce que je souhaite le plus, qu'en vérité la vie me paraît fort désobligeante.
A Paris, vendredi 6 mai 1672.
Ma fille, il faut que je vous conte; c'est une radoterie que je ne puis éviter. Je fus hier à un service de M. le chancelier (Séguier) à l'Oratoire: ce sont les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les orateurs qui en ont fait la dépense, en un mot, les quatre arts libéraux. C'était la plus belle décoration qu'on puisse imaginer: le Brun avait fait le dessin; le mausolée touchait à la voûte, orné de mille lumières, et de plusieurs figures convenables à celui qu'on voulait louer. Quatre squelettes, en bas, étaient chargés des marques de sa dignité; comme lui ayant ôté les honneurs avec la vie: l'un portait son mortier, l'autre sa couronne de duc, l'autre son ordre, l'autre les masses de chancelier. Les quatre Arts étaient éplorés et 225 désolés d'avoir perdu leur protecteur: la Peinture, la Musique, l'Éloquence et la Sculpture. Quatre Vertus soutenaient la première représentation: la Force, la Justice, la Tempérance, et la Religion. Quatre Anges ou quatre Génies recevaient au-dessus cette belle âme. Le mausolée était encore orné de plusieurs Anges qui soutenaient une chapelle ardente, laquelle tenait à la voûte. Jamais il ne s'est rien vu de si magnifique, ni de si bien imaginé; c'est le chef-d'œuvre de le Brun. Toute l'église était parée de tableaux, de devises et d'emblèmes qui avaient rapport aux armes ou à la vie du chancelier: plusieurs actions principales y étaient peintes. Madame de Verneuil[298] voulait acheter toute cette décoration un prix excessif. Ils ont tous, en corps, résolu d'en parer une galerie, et de laisser cette marque de leur reconnaissance et de leur magnificence à l'éternité. L'assemblée était belle et grande, mais sans confusion; j'étais auprès de M. de Tulle[299], de M. Colbert, et de M. de Monmouth[300], beau comme du temps du Palais-Royal, qui, par parenthèse, s'en va à l'armée trouver le roi. Il est venu un jeune père de l'Oratoire pour faire l'oraison funèbre; j'ai dit à M. de Tulle (Mascaron) de le faire descendre, et de monter à sa place; et que rien ne pouvait soutenir la beauté du spectacle et la perfection de la musique, que la force de son éloquence. Ma fille, ce jeune homme a commencé en tremblant, tout le monde tremblait aussi: il a débuté par un accent provençal; il est de Marseille, il s'appelle Léné; mais, en sortant de son trouble, il est entré dans un chemin si lumineux, il a si bien établi son discours, il a donné au défunt des louanges si mesurées, il a passé par tous les endroits délicats avec tant d'adresse, il a si bien mis dans tout son jour tout ce qui pouvait être admiré, il a fait des traits d'éloquence et des coups de maître si à propos et de si bonne grâce, que tout le monde, je dis tout le monde sans exception, s'en est écrié, et chacun était charmé d'une action si parfaite et si achevée. C'est un homme de vingt-huit ans, intime ami de M. de Tulle, qui l'emmène avec lui dans son diocèse: nous le voulons nommer le chevalier Mascaron; mais je crois qu'il surpassera son aîné. Pour la musique, c'est une chose qu'on ne peut expliquer. Baptiste 226 (Lully) avait fait un dernier effort de toute la musique du roi; ce beau Miserere y était encore augmenté; il y eut un Libera où tous les yeux étaient pleins de larmes; je ne crois point qu'il y ait une autre musique dans le ciel. Il y avait beaucoup de prélats; j'ai dit à Guitaut: Cherchons un peu notre ami Marseille, nous ne l'avons point vu; je lui ai dit tout bas: Si c'était l'oraison funèbre de quelqu'un qui fût vivant, il n'y manquerait pas[301]. Cette folie a fait rire Guitaut, sans aucun respect pour la pompe funèbre. Ma chère enfant, quelle espèce de lettre est-ce ceci? Je pense que je suis folle: à quoi peut servir une si grande narration? Vraiment, j'ai bien satisfait le désir que j'avais de conter.
Le roi est à Charleroi, et y fera un assez long séjour. Il n'y a point encore de fourrages, les équipages portent la famine avec eux: on est assez embarrassé dès le premier pas de cette campagne. Guitaut m'a montré votre lettre, et à l'abbé, Envoyez-moi ma mère. Ma fille, que vous êtes aimable! et que vous justifiez agréablement l'excessive tendresse qu'on voit que j'ai pour vous! Hélas! je ne songe qu'à partir, laissez-m'en le soin; je conduis des yeux toutes choses; et si ma tante prenait le chemin de languir, en vérité je partirais. Vous seule au monde me pouvez faire résoudre à la quitter dans un si pitoyable état; nous verrons: je vis au jour la journée, et n'ai pas encore le courage de rien décider; un jour je pars, le lendemain je n'ose; enfin vous dites vrai, il y a des choses bien désobligeantes dans la vie. Vous me priez de ne point songer à vous en changeant de maison; et moi, je vous prie de croire que je ne songe qu'à vous, et que vous m'êtes si extrêmement chère, que vous faites toute l'occupation de mon cœur. J'irai coucher demain dans ce joli appartement où vous serez placée sans me déplacer. Demandez au marquis d'Oppède, il l'a vu; il dit qu'il s'en va vous trouver. Hélas! qu'il est heureux! Adieu, ma belle petite; vous êtes au bout du monde, vous voyagez; je crains votre humeur hasardeuse: je ne me fie ni à vous, ni à M. de Grignan. Il est vrai que c'est une chose étrange, comme vous dites, de se trouver à Aix après avoir fait cent lieues, et au Saint-Pilon[302] après avoir grimpé si haut. Il y a quelquefois dans vos lettres 227 des endroits qui sont très-plaisants, mais il vous échappe des périodes comme dans Tacite; j'ai trouvé cette comparaison, il n'y a rien de plus vrai. J'embrasse Grignan et le baise à la joue droite, au-dessous de sa touffe ébouriffée[303].
A Paris, vendredi 20 mai 1672.
Je comprends fort bien, ma fille, et l'agrément, et la magnificence, et la dépense de votre voyage; je l'avais dit à notre abbé comme une chose pesante pour vous: mais ce sont des nécessités. Il faut cependant examiner si l'on veut bien courir le hasard de l'abîme où conduit la grande dépense; nous en parlerons. Il n'importe guère d'avoir du repos pour soi-même: quand on entre véritablement dans les intérêts des personnes qui nous sont chères, et qu'on sent tous leurs chagrins peut-être plus qu'elles-mêmes, c'est le moyen de n'avoir guère de plaisirs dans la vie, et il faut être bien enragée pour l'aimer autant qu'on fait. Je dis la même chose de la santé; j'en ai beaucoup, mais à quoi me sert-elle? à garder ceux qui n'en ont point. La fièvre a repris traîtreusement à madame de la Fayette; ma tante est bien plus mal que jamais; elle s'en va tous les jours: que fais-je? je sors de chez ma tante, et je vais chez cette pauvre Fayette; et puis je sors de chez la Fayette pour revenir chez ma tante. Ni Livry, ni les promenades, ni ma jolie maison, tout cela ne m'est de rien: il faut pourtant que je coure à Livry un moment, car je n'en puis plus. Voilà comme la Providence partage les chagrins et les maux: après tout, les miens ne sont rien en comparaison de l'état où est ma pauvre tante. Ah! noble indifférence, où êtes-vous? Il ne faut que vous pour être heureuse, et sans vous tout est inutile: mais puisqu'il faut souffrir de quelque façon que ce soit, il vaut encore mieux souffrir par là que par les autres endroits. J'ai vu madame de Martel chez elle, et je lui ai dit tout ce que vous pouvez penser; son mari lui a écrit des ravissements de votre beauté; il est comblé de vos politesses, il vous loue et vous admire. Sa femme m'était venue chercher pour me montrer cette lettre; je la trouvai enfin, et je vous acquittai de tout. Rien n'est plus romanesque que vos fêtes sur la mer, et vos festins dans le Royal-Louis, ce vaisseau d'une 228 si grande réputation. Le véritable Louis est en chemin avec toute son armée; les lettres ne disent rien de positif, par la raison qu'on ne sait point où l'on va. Il n'est plus question de Maestricht; on dit qu'on va prendre trois places, l'une sur le Rhin, l'autre sur l'Yssel, et la troisième tout auprès; je vous manderai leurs noms quand je les saurai. Rien n'est plus confus que toutes les nouvelles de l'armée: ce n'est pas faire sa cour que d'en mander, ni de se mêler de deviner et de raisonner. Les lettres sont plaisantes à voir: vous jugez bien que je passe ma vie avec des gens qui ont des fils assez bien instruits; mais il est vrai que le secret est grand sur les intentions de Sa Majesté. L'autre jour, un homme de bonne maison[304] écrivait à un de ses amis: Je vous prie de me mander où nous allons, et si nous passerons l'Yssel, ou si nous assiégerons Maestricht. Vous pouvez juger par là des lumières que nous avons ici: je vous assure que le cœur est en presse. Vous êtes heureuse d'avoir votre cher mari en sûreté, qui n'a d'autre fatigue que de voir toujours votre chien de visage dans une litière vis-à-vis de lui: le pauvre homme[305]! Il avait raison de monter quelquefois à cheval pour l'éviter: le moyen de le regarder si longtemps! Hélas! il me souvient qu'une fois, en revenant de Bretagne, vous étiez vis-à-vis de moi: quel plaisir ne sentais-je point de voir toujours cet aimable visage! Il est vrai que c'était dans un carrosse; il faut donc qu'il y ait quelque malédiction sur la litière.
Madame du Pui-du-Fou ne veut pas que je mène ma petite enfant: elle dit que c'est hasarder, et là-dessus je rends les armes: je ne voudrais pas mettre en péril sa petite personne; je l'aime tout à fait; je lui ai fait couper les cheveux; elle est coiffée hurluberbu, cette coiffure est faite pour elle. Son teint, sa gorge, tout son petit corps est admirable; elle fait cent petites choses, elle parle, elle caresse, elle bat, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle flatte, elle prend le menton; enfin elle est jolie de tout point; je m'y amuse des heures entières; je ne veux point que cela meure. Je vous disais l'autre jour: je ne sais point comme l'on fait pour ne point aimer sa fille.
A Paris, lundi 23 mai 1672.
Mon petit ami de la poste ne se trouva pas hier à l'arrivée du courrier, de sorte que mon laquais ne rapporta point mes lettres: elles sont par la ville; je les attends à tous les moments, et j'espère les avoir avant que de faire mon paquet. Ce retardement me déplaît beaucoup; mon petit nouvel ami m'en demande excuse, mais je ne lui pardonne pas. En attendant, ma fille, je m'en vais causer avec vous. J'ai vu ce matin M. de Marignanes[306]; je l'ai pris pour M. de Maillanes; je me suis embarrassée; enfin, pour avoir plus tôt fait, je l'ai prié de me démêler ces deux noms. Il l'a fait en galant homme; il a compris qu'il est très-possible que je me confonde; il m'a remise: il est très-content de moi, et moi très-contente de lui. Il a vu votre fille; il dit que son frère est beau comme un ange, et vous comme deux. Il admire votre esprit, votre personne; il adore M. de Grignan.
Je dînai hier chez la Troche avec l'abbé Arnauld et madame de Valentiné: après-dîné nous eûmes le Camus, son fils, et Itier: cela fit une petite symphonie très-parfaite. Ensuite arrive mademoiselle de Grignan avec son écuyer, c'était Beaulieu; sa gouvernante, c'était Hélène; sa femme de chambre, c'était Marie; son petit laquais, c'était Jaco, fils de sa nourrice; et la nourrice avec ses habits des dimanches: c'est la plus aimable femme de village que j'aie jamais vue. Tout cela parut beaucoup: on les envoya dans le jardin, on les regarda fort: j'aime trop tout ce petit ménage-là. Madame du Pui-du-Fou m'a brouillé la tête, en ne voulant pas que je mène ma petite enfant; car, après tout, les enfants de la nourrice ne me plaisent point auprès d'elle, et je connais dans son visage que jamais elle ne passera l'été ici, sans en mourir d'ennui. Mais, ma fille, il est question de partir: un jour nous disons, l'abbé et moi: Allons-nous-en; ma tante ira jusqu'à l'automne: voilà qui est résolu. Le jour d'après, nous la trouvons si extrêmement bas, que nous nous disons: Il ne faut pas songer à partir, ce serait une barbarie: la lune de mai l'emportera. Et ainsi nous passons d'un jour à l'autre, avec le désespoir dans le cœur: vous comprenez bien cet état, il est cruel. Ce qui me ferait souhaiter d'être en Provence, ce serait afin d'être sincèrement affligée de la perte d'une personne 230 qui m'a toujours été si chère; et je sens que si je suis ici, la liberté qu'elle me donnera m'ôtera une partie de ma tendresse et de mon bon naturel. N'admirez-vous point la bizarre disposition des choses de ce monde, et de quelle manière elles viennent croiser notre chemin? Ce qu'il y a de certain, c'est que, de quelque manière que ce puisse être, nous irons cet été à Grignan. Laissez-nous démêler toute cette triste aventure, et soyez assurée que l'abbé et moi nous sommes plus près d'offenser la bienséance en partant trop tôt, que l'amitié que nous avons pour vous, en demeurant sans nécessité. Voilà un billet de l'abbé Arnauld, qui vous apprendra les nouvelles. Son frère[307], en partant, le pria de me faire part de celles qu'il lui manderait: la première page est un ravaudage de rien pour choisir un jour, afin de dîner chez M. d'Harouïs: on fait du mieux qu'on peut à cet abbé Arnauld; il n'est pas souvent à Paris[308], et l'on est aise d'obliger les gens de ce nom-là. Il me pria l'autre jour de lui montrer un morceau de votre style: son frère lui en a dit du bien. En le lui montrant, je fus surprise moi-même de la justesse de vos périodes: elles sont quelquefois harmonieuses; votre style est devenu comme on le peut souhaiter, il est fait et parfait; vous n'avez qu'à continuer, et vous bien garder de vouloir le rendre meilleur.
Voilà dix heures, il faut faire mon paquet: je n'ai point reçu votre lettre: j'ai passé à la poste, mon petit homme m'a fait beaucoup d'excuses; mais je n'en suis pas plus riche; ma lettre est entre les mains des facteurs, c'est-à-dire la mer à boire. Je la recevrai demain, et n'y ferai réponse que vendredi. Adieu, ma chère enfant; vous dirai-je que je vous aime? il me semble que c'est une chose inutile, vous le croyez assurément. Croyez-le donc, ma chère enfant, et ne craignez point d'aller trop avant. Si je n'avais point le cœur triste, je vous porterais de jolies chansons: M. de Grignan les chanterait comme un ange. Je l'embrasse très-tendrement, et vous encore plus de mille fois.
A Paris, vendredi 17 juin 1672, à 11 heures du soir.
Je viens d'apprendre, ma fille, une triste nouvelle dont je ne vous dirai point le détail, parce que je ne le sais pas: mais je sais qu'au 231 passage de l'Yssel[309], sous les ordres de M. le Prince, M. de Longueville a été tué; cette nouvelle accable. J'étais chez madame de la Fayette quand on vint l'apprendre à M. de la Rochefoucauld, avec la blessure de M. de Marsillac et la mort du chevalier de Marsillac: cette grêle est tombée sur lui en ma présence. Il a été très-vivement affligé, ses larmes ont coulé du fond du cœur, et sa fermeté l'a empêché d'éclater. Après ces nouvelles, je ne me suis pas donné la patience de rien demander; j'ai couru chez M. de Pomponne, qui m'a fait souvenir que mon fils est dans l'armée du roi, laquelle n'a eu nulle part à cette expédition; elle était réservée à M. le Prince: on dit qu'il est blessé; on dit qu'il a passé la rivière dans un petit bateau; on dit que Nogent a été noyé; on dit que Guitry est tué; on dit que M. de Roquelaure et M. de la Feuillade sont blessés, qu'il y en a une infinité qui ont péri en cette rude occasion. Quand je saurai le détail de cette nouvelle, je vous la manderai. Voilà Guitaut qui m'envoie un gentilhomme qui vient de l'hôtel de Condé; il me dit que M. le Prince a été blessé à la main. M. de Longueville avait forcé la barrière, où il s'était présenté le premier; il a été aussi le premier tué sur-le-champ; tout le reste est assez pareil: M. de Guitry noyé, et M. de Nogent aussi[310]; M. de Marsillac blessé, comme j'ai dit, et une grande quantité d'autres qu'on ne sait pas encore. Mais enfin l'Yssel est passé. M. le Prince l'a passé trois ou quatre fois en bateau, tout paisiblement, donnant ses ordres partout avec ce sang-froid et cette valeur divine qu'on lui connaît. On assure qu'après cette première difficulté on ne trouve plus d'ennemis: ils sont retirés dans leurs places. La blessure de M. de Marsillac est un coup de mousquet dans l'épaule, et un autre dans la mâchoire, sans casser l'os. Adieu, ma chère enfant; j'ai l'esprit un peu hors de sa place, quoique mon fils soit dans l'armée du roi; mais il y aura tant d'autres occasions, que cela fait trembler et mourir.
A Paris, 20 juin 1672.
Il m'est impossible de me représenter l'état où vous avez été, ma chère enfant, sans une extrême émotion; et, quoique je sache 232 que vous en êtes quitte, Dieu merci! je ne puis tourner les yeux sur le passé, sans une horreur qui me trouble. Hélas! que j'étais mal instruite d'une santé qui m'est si chère! Qui m'eût dit en ce temps-là, Votre fille est plus en danger que si elle était à l'armée, j'étais bien loin de le croire. Faut-il donc que je me trouve cette tristesse avec tant d'autres qui sont présentement dans mon cœur! Le péril extrême où se trouve mon fils; la guerre qui s'échauffe tous les jours; les courriers qui n'apportent plus que la mort de quelqu'un de nos amis ou de nos connaissances, et qui peuvent apporter pis; la crainte que l'on a des mauvaises nouvelles, et la curiosité qu'on a de les apprendre; la désolation de ceux qui sont outrés de douleur, et avec qui je passe une partie de ma vie; l'inconcevable état de ma tante, et l'envie que j'ai de vous voir, tout cela me déchire, me tue, et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu'en vérité il faut que j'aie une bonne santé pour y résister. Vous n'avez jamais vu Paris comme il est; tout le monde pleure, ou craint de pleurer: l'esprit tourne à la pauvre madame de Nogent; madame de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu'on dit: je ne l'ai point vue, mais voici ce que je sais.
Mademoiselle de Vertus[311] était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours: on est allé la querir avec M. Arnauld, pour dire cette nouvelle. Mademoiselle de Vertus n'avait qu'à se montrer; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut: Ah! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère? (le grand Condé). Sa pensée n'osa aller plus loin.—Madame, il se porte bien de sa blessure.—Il y a eu un combat! Et mon fils?—On ne lui répondit rien.—Ah! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort?—Madame, je n'ai point de paroles pour vous répondre.—Ah! mon cher fils! est-il mort sur-le-champ? n'a-t-il pas eu un seul moment? Ah, mon Dieu! quel sacrifice! Et là-dessus elle tombe sur son lit; et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, 233 elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut; elle n'a aucun repos; sa santé, déjà très-mauvaise, est visiblement altérée: pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte.
Il y a un homme[312] dans le monde qui n'est guère moins touché; j'ai dans la tête que s'ils s'étaient rencontrés tous deux dans ces premiers moments, et qu'il n'y eût eu personne avec eux, tous les autres sentiments auraient fait place à des cris et à des larmes, que l'on aurait redoublés de bon cœur: c'est une vision.
Mais enfin quelle affliction ne montre point notre grosse marquise d'Huxelles sur le pied de la bonne amitié? Les maîtresses ne s'en contraignent pas. Toute sa pauvre maison revient; et son écuyer, qui arriva hier, ne paraît pas un homme raisonnable: cette mort efface les autres. Un courrier d'hier au soir apporta la mort du comte du Plessis[313], qui faisait faire un pont; un coup de canon l'a emporté. M. de Turenne assiége Arnheim: on parle aussi du fort de Skenk. Ah! que ces beaux commencements seront suivis d'une fin tragique pour bien des gens! Dieu conserve mon pauvre fils! Il n'a point été de ce passage; s'il y avait quelque chose de bon à un tel métier, ce serait d'être attaché à une charge. Mais la campagne n'est point finie.
Voilà des relations, il n'y en a point de meilleure: vous verrez dans toutes que M. de Longueville est cause de sa mort et de celle des autres, et que M. le Prince a été père uniquement dans cette occasion, et point du tout général d'armée. Je disais hier, et l'on m'approuva, que, si la guerre continue, M. le Duc[314] sera cause de la mort de M. le Prince; son amour pour lui passe toutes ses autres passions. La Marans est abîmée; elle dit qu'elle voit bien qu'on lui cache les nouvelles, et qu'avec M. de Longueville, M. le Prince et M. le Duc sont morts aussi; et qu'on le lui dise, et qu'au nom de Dieu on ne l'épargne point; qu'aussi bien elle est dans un état qu'il est inutile de ménager. Si l'on pouvait rire, on rirait. Ah! si elle savait combien peu on songe à lui cacher quelque chose, et combien chacun est occupé de ses douleurs et de ses craintes, elle ne croirait pas qu'on eût tant d'application à la tromper.
Les nouvelles que je vous mande sont d'original; c'est de Gourville, 234 qui était avec madame de Longueville quand elle a reçu ses lettres; tous les courriers viennent droit à lui. M. de Longueville avait fait son testament avant que de partir; il laisse une grande partie de son bien à un fils qu'il a, et qui, à mon avis, paraîtra sous le nom de chevalier d'Orléans[315], sans rien coûter à ses parents, quoiqu'ils ne soient point gueux. Savez-vous où l'on mit le corps de M. de Longueville? Dans le même bateau où il avait passé tout vivant, il y avait deux heures. M. le Prince, qui était blessé, le fit mettre auprès de lui, couvert d'un manteau, en repassant le Rhin avec plusieurs autres blessés, pour se faire panser dans une ville en deçà de ce fleuve; de sorte que ce retour fut la plus triste chose du monde. On dit que le chevalier de Montchevreuil, qui était attaché à M. de Longueville ne veut point qu'on le panse d'une blessure qu'il a reçue auprès de lui[316].
Mon fils m'a écrit; il est sensiblement touché de la perte de M. de Longueville. Il n'était point à cette première expédition, mais il sera d'une autre: peut-on trouver quelque sûreté dans un tel métier? Je vous conseille d'écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et sur la blessure de M. de Marsillac. J'ai vu son cœur à découvert dans cette cruelle aventure; il est au premier rang de tout ce que j'ai jamais vu de courage, de mérite, de tendresse et de raison: je compte pour rien son esprit et son agrément. Je ne m'amuserai point aujourd'hui à vous dire combien je vous aime.
Du même jour, à dix heures du soir.
Il y a deux heures que j'ai fait mon paquet, et en revenant de la ville je trouve la paix faite, selon une lettre qu'on m'a envoyée. Il est aisé de croire que toute la Hollande est en alarme et soumise: le bonheur du roi est au-dessus de tout ce qu'on a jamais vu. On va commencer à respirer; mais quel redoublement de douleur à madame de Longueville, et à ceux qui ont perdu leurs chers enfants! J'ai vu le maréchal du Plessis; il est très-affligé, mais en grand capitaine. La maréchale[317] pleure amèrement, et la comtesse[318] est fâchée de n'être point duchesse; et puis c'est tout. Ah! ma 235 fille, sans l'emportement de M. de Longueville, songez que nous aurions la Hollande, sans qu'il nous en eût rien coûté.
A Paris, vendredi 24 juin 1672.
Je suis présentement dans la chambre de ma tante: si vous pouviez la voir en l'état qu'elle est, vous ne douteriez pas que je ne partisse demain matin. Elle a reçu aujourd'hui le viatique pour la dernière fois; mais comme son mal est d'être entièrement consumée, cette dernière goutte d'huile ne se trouve pas sitôt. Elle est debout, c'est-à-dire dans sa chaise, avec sa robe de chambre, sa cornette, une coiffe noire par-dessus, et ses gants: nulle senteur, nulle malpropreté dans sa chambre; mais son visage est plus changé que si elle était morte depuis huit jours; les os lui percent la peau; elle est entièrement étique et desséchée; elle n'avale qu'avec des difficultés extrêmes; elle a perdu la parole. M. Vesou lui a signifié son arrêt; elle ne prend plus de remèdes; la nature ne retient plus rien; elle n'est quasi plus enflée, parce que l'hydropisie a causé le desséchement; elle n'a plus de douleurs, parce qu'il n'y a plus rien à consumer; elle est fort assoupie, mais elle respire encore, et voilà à quoi elle tient: elle a eu des froids et des faiblesses qui nous ont fait croire qu'elle était passée; on a voulu une fois lui donner l'extrême-onction. Je ne quitte plus ce quartier, de peur d'accident. Je vous assure que, quelque chose que je voie au delà, cette dernière scène me coûtera bien des larmes; c'est un spectacle difficile à soutenir, quand on est tendre comme moi. Voilà, ma fille, où nous en sommes. Il y a trois semaines qu'elle nous donna congé à tous, parce qu'elle avait encore un reste de cérémonie; mais présentement que le masque est ôté, elle nous a fait entendre, à l'abbé et à moi, en nous tendant la main, qu'elle recevait une extrême consolation de nous avoir tous deux dans ces derniers moments: cela nous creva le cœur, et nous fit voir qu'on joue longtemps la comédie, et qu'à la mort on dit la vérité. Je ne vous dis plus, ma fille, le jour de mon départ.
Mais enfin, pourvu que vous vouliez bien ne nous point mander 236 de ne pas partir, il est très-certain que nous partirons. Laissez-nous donc faire, vous savez comme je hais les remords: ce m'eût été un dragon perpétuel que de n'avoir pas rendu les derniers devoirs à ma pauvre tante. Je n'oublie rien de ce que je crois lui devoir dans cette triste occasion.
Je n'ai point vu madame de Longueville; on ne la voit point; elle est malade: il y a eu des personnes distinguées, mais je n'en ai pas été, et n'ai point de titre pour cela. Il ne paraît pas que la paix soit si proche que je vous l'avais mandé; mais il paraît un air d'intelligence partout, et une si grande promptitude à se soumettre, qu'il semble que le roi n'ait qu'à s'approcher d'une ville pour qu'elle se rende à lui. Sans l'excès de bravoure de M. de Longueville, qui lui a causé la mort et à beaucoup d'autres, tout aurait été à souhait; mais, en vérité, la Hollande entière ne vaut pas un tel prince. N'oubliez pas d'écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et la blessure de M. de Marsillac; n'allez pas vous fourvoyer: voilà ce qui l'afflige. Hélas! je mens; entre nous, ma fille, il n'a pas senti la perte du chevalier, et il est inconsolable de celui que tout le monde regrette. Il faut écrire aussi au maréchal du Plessis. Tous nos pauvres amis sont encore en santé. Le petit la Troche[320] a passé des premiers à la nage; on l'a distingué. Si je ne suis encore ici, dites-en un mot à sa mère, cela lui fera plaisir.
Ma pauvre tante me pria l'autre jour, par signes, de vous faire mille amitiés, et de vous dire adieu; elle nous fit pleurer: elle a été en peine de la pensée de votre maladie; notre abbé vous en fait mille compliments: il faut que vous lui disiez toujours quelque petite douceur, pour soutenir l'extrême envie qu'il a de vous aller voir. Vous êtes présentement à Grignan; j'espère que j'y serai à mon tour aussi bien que les autres: hélas! je suis toute prête. J'admire mon malheur: c'est assez que je désire quelque chose, pour y trouver de l'embarras. Je suis très-contente des soins et de l'amitié du coadjuteur; je ne lui écrirai point, il m'en aimera mieux: je serai ravie de le voir et de causer avec lui.
A Paris, vendredi 1er juillet 1672.
Enfin, ma fille, notre chère tante a fini sa malheureuse vie: la 237 pauvre femme nous a fait bien pleurer dans cette triste occasion; et pour moi, qui suis tendre aux larmes, j'en ai beaucoup répandu. Elle mourut hier matin à quatre heures, sans que personne s'en aperçût; on la trouva morte dans son lit: la veille, elle était extraordinairement mal, et, par inquiétude, elle voulut se lever; elle était si faible, qu'elle ne pouvait se tenir dans sa chaise, et s'affaissait et coulait jusqu'à terre; on la relevait. Mademoiselle de la Trousse se flattait, et trouvait que c'était qu'elle avait besoin de nourriture; elle avait des convulsions à la bouche: ma cousine disait que c'était un embarras que le lait avait fait dans sa bouche et dans ses dents: pour moi, je la trouvais très-mal. A onze heures, elle me fit signe de m'en aller: je lui baisai la main; elle me donna sa bénédiction, et je partis; ensuite elle prit son lait, par complaisance pour mademoiselle de la Trousse; mais, en vérité, elle ne put rien avaler, et elle lui dit qu'elle n'en pouvait plus; on la recoucha, elle chassa tout le monde, et dit qu'elle s'en allait dormir. A trois heures elle eut besoin de quelque chose, et fit encore signe qu'on la laissât en repos. A quatre heures, on dit à mademoiselle de la Trousse que sa mère dormait; ma cousine dit qu'il ne fallait pas l'éveiller pour prendre son lait. A cinq heures, elle dit qu'il fallait voir si elle dormait. On approche de son lit, on la trouve morte: on crie, on ouvre les rideaux; sa fille se jette sur cette pauvre femme, elle la veut réchauffer, ressusciter: elle l'appelle, elle crie, elle se désespère; enfin on l'arrache, et on la met par force dans une autre chambre: on me vient avertir; je cours tout émue; je trouve cette pauvre tante toute froide, et couchée si à son aise, que je ne crois pas que depuis six mois elle ait eu un moment si doux que celui de sa mort; elle n'était quasi point changée, à force de l'avoir été auparavant. Je me mis à genoux, et vous pouvez penser si je pleurai abondamment en voyant ce triste spectacle. J'allai voir ensuite mademoiselle de la Trousse, dont la douleur fend les pierres: je les amenai toutes deux ici[321]. Le soir, madame de la Trousse vint prendre ma cousine pour la mener chez elle et à la Trousse dans trois jours, en attendant le retour de M. de la Trousse. Mademoiselle de Méri a couché ici: nous avons été ce matin au service; elle retourne ce soir chez elle, parce qu'elle le veut; et me voilà prête à partir. Ne m'écrivez donc plus, ma belle; 238 pour moi, je vous écrirai encore, car, quelque diligence que je fasse, je ne puis quitter encore de quelques jours, mais je ne puis plus recevoir de vos lettres ici.
Vous ne m'avez point écrit le dernier ordinaire; vous deviez m'en avertir pour m'y préparer: je ne vous puis dire quel chagrin cet oubli m'a donné, ni de quelle longueur m'a paru cette semaine: c'est la première fois que cela vous est arrivé; j'aime encore mieux en avoir été plus touchée, par n'y pas être accoutumée: j'espère de vos nouvelles dimanche. Adieu donc, ma chère enfant.
On m'a promis une relation, je l'attends: il me semble que le roi continue ses conquêtes. Vous ne m'avez pas dit un mot sur la mort de M. de Longueville, ni sur tout le soin que j'ai eu de vous instruire, ni sur toutes mes lettres; je parle à une sourde ou à une muette; je vois bien qu'il faut que j'aille à Grignan; vos soins sont usés, on voit la corde. Adieu donc, jusqu'au revoir. Notre abbé vous fait mille amitiés; il est adorable du bon courage qu'il a de vouloir venir en Provence.
A Livry, dimanche au soir, 3 juillet 1672.
Ah! ma fille, j'ai bien des excuses à vous faire de la lettre que je vous ai écrite ce matin en partant pour venir ici. Je n'avais point reçu votre lettre; mon ami de la poste m'avait mandé que je n'en avais point; j'étais au désespoir. J'ai laissé le soin à madame de la Troche de vous mander toutes les nouvelles, et je suis partie là-dessus. Il est dix heures du soir; et M. de Coulanges, que j'aime comme ma vie, et qui est le plus joli homme du monde, m'envoie votre lettre qui était dans son paquet; et, pour me donner cette joie, il ne craint point de faire partir son laquais au clair de la lune: il est vrai, mon enfant, qu'il ne s'est point trompé dans l'opinion de m'avoir fait un grand plaisir. Je suis fâchée que vous ayez perdu un de mes paquets; comme ils sont pleins de nouvelles, cela vous dérange, et vous ôte du train de ce qui se passe.
Vous devez avoir reçu des relations fort exactes; elles vous auront fait voir que le Rhin était mal défendu: le grand miracle, c'est de l'avoir passé à la nage. M. le Prince et ses Argonautes étaient dans un bateau: les premières troupes qu'ils rencontrèrent au delà demandaient quartier, quand le malheur voulut que M. de Longueville, qui sans doute ne l'entendit pas, s'approche de leurs 239 retranchements, et, poussé d'une bouillante ardeur, arrive à la barrière, où il tue le premier qui se trouve sous sa main: en même temps on le perce de cinq ou six coups. M. le Duc le suit, M. le Prince suit son fils, et tous les autres suivent M. le Prince. Voilà où se fit la tuerie, qu'on aurait, comme vous voyez, très-bien évitée, si l'on avait su l'envie que ces gens-là avaient de se rendre; mais tout est marqué dans l'ordre de la Providence.
Le comte de Guiche a fait une action dont le succès le couvre de gloire; car, si elle eût tourné autrement, il eût été criminel. Il se charge de reconnaître si la rivière est guéable; il dit qu'oui: elle ne l'est pas; des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger; il est vrai qu'il passe le premier: cela ne s'est jamais hasardé; cela réussit; il enveloppe des escadrons, et les force à se rendre. Vous voyez bien que son bonheur et sa valeur ne se sont point séparés; mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela.
Le chevalier de Nantouillet[322] était tombé de cheval: il va au fond de l'eau, il revient, il retourne, il revient encore; enfin il trouve la queue d'un cheval, il s'y attache; ce cheval le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard. Voilà qui est d'un sang-froid qui me fait souvenir d'Oronte, prince des Massagètes.
Au reste, il n'est rien de plus vrai que M. de Longueville avait été à confesse avant que de partir: comme il ne se vantait jamais de rien, il n'en avait pas même fait sa cour à madame sa mère; mais ce fut une confession conduite par nos amis (de Port-Royal), et dont l'absolution fut différée plus de deux mois. Cela s'est trouvé si vrai, que madame de Longueville n'en peut pas douter: vous pouvez penser quelle consolation! Il faisait une infinité de libéralités et de charités que personne ne savait, et qu'il ne faisait qu'à condition qu'on n'en parlât point: jamais un homme n'a eu tant de solides vertus; il ne lui manquait que des vices, c'est-à-dire un peu d'orgueil, de vanité, de hauteur; mais, du reste, jamais on n'a été si près de la perfection: Pago lui, pago il mondo; il était au-dessus des louanges; pourvu qu'il fût content de lui, c'était assez. Je vois souvent des gens qui sont encore fort éloignés de se consoler de cette perte; mais pour tout le gros du monde, ma pauvre enfant, cela est passé: cette triste nouvelle n'a assommé que trois ou quatre jours, 240 la mort de Madame dura bien plus longtemps. Les intérêts particuliers de chacun pour ce qui se passe à l'armée empêchent la grande application pour les malheurs d'autrui. Depuis ce premier combat, il n'a été question que de villes rendues, et de députés qui viennent demander la grâce d'être reçus au nombre des sujets nouvellement conquis de Sa Majesté.
N'oubliez pas d'écrire un petit mot à la Troche, sur ce que son fils s'est distingué et a passé à la nage; on l'a loué devant le roi, comme un des plus hardis. Il n'y a nulle apparence qu'on se défende contre une armée si victorieuse. Les Français sont jolis assurément; il faut que tout leur cède pour les actions d'éclat et de témérité; enfin il n'y a plus de rivière présentement qui serve de défense contre leur excessive valeur.
Au reste, voici bien des nouvelles. J'avais amené ici ma petite enfant pour y passer l'été; j'ai trouvé qu'il y fait sec, il n'y a point d'eau; la nourrice craint de s'y ennuyer: que fais-je, à votre avis? Je la ramènerai après-demain chez moi tout paisiblement; elle sera avec la mère Jeanne, qui fera leur petit ménage; madame de Sanzei sera à Paris; elle ira la voir; j'en saurai des nouvelles très-souvent. Voilà qui est fait, je change d'avis: ma maison est jolie, et ma petite ne manquera de rien; il ne faut pas croire que Livry soit charmant pour une nourrice comme pour moi. Adieu, ma divine enfant; pardonnez le chagrin que j'avais d'avoir été si longtemps sans recevoir de vos lettres; elles me sont toujours si agréables, qu'il n'y a que vous qui puissiez me consoler de n'en avoir point.
A Marseille, mercredi...... 1672.
Je vous écris après la visite de madame l'intendante et une harangue très-belle. J'attends un présent, et le présent attend ma pistole. Je suis ravie de la beauté singulière de cette ville. Hier le temps fut divin, et l'endroit[323] d'où je découvris la mer, les bastides, les montagnes et la ville, est une chose étonnante; mais surtout je suis ravie de madame de Montfuron[324]; elle est aimable, et on l'aime sans balancer. La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan à son arrivée; des noms connus, des Saint-Hérem, etc.; des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel 241 air, une idée de guerre, de romans, d'embarquement, d'aventures, de chaînes, de fers, d'esclaves, de servitude, de captivité; moi qui aime les romans, je suis transportée. M. de Marseille vint hier au soir; nous dînons chez lui; c'est l'affaire des deux doigts de la main. Il fait aujourd'hui un temps abominable, j'en suis triste; nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port. Je demande pardon à Aix, mais Marseille est bien plus joli, et plus peuplé que Paris à proportion; il y a cent mille âmes au moins: de vous dire combien il y en a de belles, c'est ce que je n'ai pas le loisir de compter; l'air en gros y est un peu scélérat; et parmi tout cela je voudrais être avec vous. Je n'aime aucun lieu sans vous, et moins la Provence qu'un autre; c'est un vol que je regretterai. Remerciez Dieu d'avoir plus de courage que moi, mais ne vous moquez pas de mes faiblesses ni de mes chaînes.
A Lambesc, mardi 20 décembre 1672, à dix heures du matin.
Quand on compte sans la Providence, il faut très-souvent compter deux fois. J'étais tout habillée à huit heures, j'avais pris mon café, entendu la messe, tous les adieux faits, le bardot chargé; les sonnettes des mulets me faisaient souvenir qu'il fallait monter en litière; ma chambre était pleine de monde; on me priait de ne point partir, parce que depuis plusieurs jours il pleut beaucoup, et depuis hier continuellement, et même dans ce moment plus qu'à l'ordinaire. Je résistais hardiment à tous ces discours, faisant honneur à la résolution que j'avais prise et à tout ce que je vous mandai hier par la poste, en assurant que j'arriverais jeudi, lorsque tout d'un coup M. de Grignan, en robe de chambre d'omelette, m'a parlé si sérieusement de la témérité de mon entreprise, disant que mon muletier ne suivrait pas ma litière, que mes mulets tomberaient dans les fossés, que mes gens seraient mouillés et hors d'état de me secourir, qu'en un moment j'ai changé d'avis, et j'ai cédé entièrement à ses sages remontrances. Ainsi, ma fille, coffres qu'on rapporte, mulets qu'on dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que l'on vous envoie, connaissant vos bontés et vos inquiétudes, et voulant aussi apaiser les miennes, parce que je suis en peine de votre santé, et que cet homme ou reviendra nous en apporter des 242 nouvelles, ou ne retrouvera pas les chemins. En un mot, ma chère enfant, il arrivera à Grignan jeudi au lieu de moi; et moi, je partirai bien véritablement quand il plaira au ciel et à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi, et qui comprend toutes les raisons qui me font souhaiter passionnément d'être à Grignan. Si M. de la Garde pouvait ignorer tout ceci, j'en serais aise, car il va triompher du plaisir de m'avoir prédit tout l'embarras où je me trouve: mais qu'il prenne garde à la vaine gloire qui pourrait accompagner le don de prophétie dont il pourrait se flatter. Enfin, ma fille, me voilà, ne m'attendez plus du tout; je vous surprendrai, et ne me hasarderai point, de peur de vous donner de la peine, et à moi aussi. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je vous assure que je suis fort affligée d'être prisonnière à Lambesc: mais le moyen de deviner des pluies qu'on n'a point vues dans ce pays depuis un siècle!
A Montélimar, jeudi 5 octobre 1673.
Voici un terrible jour[325], ma chère enfant; je vous avoue que je n'en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et combien il s'en faut qu'en marchant toujours de cette sorte nous puissions jamais nous rencontrer. Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous; c'est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire. Ce qui s'est passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons: je les ai senties et les sentirai longtemps. J'ai le cœur et l'imagination tout remplis de vous; je n'y puis penser sans pleurer, et j'y pense toujours; de sorte que l'état où je suis n'est pas une chose soutenable: comme il est extrême, j'espère qu'il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux, qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois, ne vous trouvent plus: le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusqu'à ce que j'y sois un peu accoutumée; mais ce ne sera jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser. Je ne dois pas espérer mieux de l'avenir que du passé; 243 je sais ce que votre absence m'a fait souffrir; je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir. Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en partant; qu'avais-je à ménager? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse; je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan; je ne l'ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l'amitié qu'il a pour moi; j'en attendrai les effets sur tous les chapitres: il y en a où il a plus d'intérêt que moi, quoique j'en sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée de curiosité; je n'espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous: Dieu me fasse la grâce de l'aimer quelque jour comme je vous aime! Je songe aux Pichons; je suis toute pétrie des Grignans; je tiens partout. Jamais un voyage n'a été si triste que le nôtre; nous ne disons pas un mot. Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours: hélas! nous revoilà dans les lettres. Assurez M. l'archevêque de mon respect très-tendre, et embrassez le coadjuteur; je vous recommande à lui. Nous avons encore dîné à vos dépens. Voilà M. de Saint-Géniez qui vient me consoler. Ma fille, plaignez-moi de vous avoir quittée.
A Bourbilly, lundi 16 octobre 1673.
Enfin, ma chère fille, j'arrive présentement dans le vieux château de mes pères. Voici où ils ont triomphé, suivant la mode de ce temps-là. Je trouve mes belles prairies, ma petite rivière, mes magnifiques bois et mon beau moulin, à la même place où je les avais laissés. Il y a eu ici de plus honnêtes gens que moi; et cependant, au sortir de Grignan, après vous avoir quittée, je m'y meurs de tristesse. Je pleurerais présentement de tout mon cœur, si je m'en voulais croire; mais je m'en détourne, suivant vos conseils. Je vous ai vue ici; Bussy y était, qui nous empêchait fort de nous y ennuyer. Voilà où vous m'appelâtes marâtre d'un si bon ton. On a élagué des arbres devant cette porte, ce qui fait une allée fort agréable. Tout crève ici de blé, et de Caron pas un mot[326], c'est-à-dire pas un sou. Il pleut à verse: je suis désaccoutumée de ces continuels orages, j'en suis en colère. M. de Guitaut est à Époisses: il envoie tous les jours ici pour savoir quand j'arriverai, 244 et pour m'emmener chez lui; mais ce n'est pas ainsi qu'on fait ses affaires. J'irai pourtant le voir, et vous prévoyez bien que nous parlerons de vous: je vous prie d'avoir l'esprit en repos sur tout ce que je dirai; je ne suis pas assurément fort imprudente. Nous vous écrirons, Guitaut et moi. Je ne puis m'accoutumer à ne vous plus voir; et si vous m'aimez, vous m'en donnerez une marque certaine cette année. Adieu, mon enfant; j'arrive, je suis un peu fatiguée; quand j'aurai les pieds chauds, je vous en dirai davantage.
A Époisses, mercredi 25 octobre 1673.
Je n'achevai qu'avant-hier toutes mes affaires à Bourbilly, et le même jour je vins ici, où l'on m'attendait avec quelque impatience. J'ai trouvé le maître et la maîtresse du logis avec tout le mérite que vous leur connaissez, et la comtesse (de Fiesque) qui part, et qui donne de la joie à tout un pays. J'ai mené avec moi monsieur et madame de Toulongeon, qui ne sont pas étrangers dans cette maison: il est survenu encore madame de Chatelus, et M. le marquis de Bonneval, de sorte que la compagnie est complète. Cette maison est d'une grandeur et d'une beauté surprenante; M. de Guitaut[327] se divertit fort à la faire ajuster, et y dépense bien de l'argent: il se trouve heureux de n'avoir point d'autre dépense à faire. Je plains ceux qui ne peuvent pas se donner ce plaisir. Nous avons causé à l'infini, le maître du logis et moi; c'est-à-dire, j'ai eu le mérite de savoir bien écouter. On passerait bien des jours dans cette maison sans s'ennuyer: vous y avez été extrêmement célébrée. Je ne crois pas que j'en pusse sortir, si on y recevait de vos nouvelles; mais, ma fille, sans vous faire valoir ce que vous occupez dans mon cœur et dans mon souvenir, cet état d'ignorance m'est insoutenable. Je me creuse la tête à deviner ce que vous m'avez écrit, et ce qui vous est arrivé depuis trois semaines, et cette application inutile trouble fort mon repos. Je trouverai cinq ou six de vos lettres à Paris; je ne comprends pas pourquoi M. de Coulanges ne me les a pas envoyées, je l'en avais prié. Enfin je pars demain pour prendre le chemin de Paris; car vous vous souvenez bien 245 que de Bourbilly on passe devant cette porte où M. de Guitaut vint nous faire un jour des civilités. Je ne serai à Paris que la veille de la Toussaint. On dit que les chemins sont déjà épouvantables dans cette province. Je ne vous parle point de la guerre: on mande qu'elle est déclarée; d'autres, qui sont des manières de ministres, disent que c'est le chemin de la paix: voilà ce qu'un peu de temps nous apprendra. M. d'Autun (Gabriel de Roquette) est en ce pays; ce n'est pas ici où je l'ai vu, mais il en est près, et l'on voit des gens qui ont eu le bonheur de recevoir sa bénédiction. Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant; je ne trouve personne qui ne s'imagine que vous avez raison de m'aimer, en voyant de quelle façon je vous aime.
A Paris, jeudi 2 novembre 1673.
Enfin, ma chère enfant, me voilà arrivée après quatre semaines de voyage, ce qui m'a pourtant moins fatiguée que la nuit que je viens de passer dans le meilleur lit du monde: je n'ai pas fermé les yeux, j'ai compté toutes les heures de ma montre; et enfin, à la petite pointe du jour, je me suis levée: car que faire en un lit, à moins que l'on ne dorme[328]? J'avais le pot au feu, c'était une oille et un consommé qui cuisaient séparément. Nous arrivâmes hier, jour de la Toussaint, bon jour, bonne œuvre; nous descendîmes chez M. de Coulanges: je ne vous dirai point mes faiblesses ni mes sottises en rentrant dans Paris: enfin je vis l'heure et le moment que je n'étais pas visible; mais je détournai mes pensées, et je dis que le vent m'avait rougi le nez. Je trouve M. de Coulanges qui m'embrasse; M. de Rarai, un moment après; madame de Coulanges, mademoiselle de Méri, un autre moment après: arrivent ensuite madame de Sansei, madame de Bagnols, M. l'archevêque de Reims (M. le Tellier), tout transporté d'amour pour le coadjuteur; un autre moment après, madame de la Fayette, M. de la Rochefoucauld, madame Scarron, d'Hacqueville, la Garde, l'abbé de Grignan, l'abbé Têtu: vous voyez, d'où vous êtes, tout ce qui se dit, et la joie qu'on témoigne; et madame de Grignan? et votre voyage? et 246 tout ce qui n'a point de liaison ni de suite. Enfin on soupe, on se sépare, et je passe cette belle nuit. Ce matin, à neuf heures, la Garde, l'abbé de Grignan, Brancas, d'Hacqueville, sont entrés dans ma chambre pour ce qui s'appelle raisonner pantoufle. Premièrement, je vous dirai que vous ne sauriez trop aimer Brancas, la Garde et d'Hacqueville; pour l'abbé de Grignan, cela s'en va sans dire. J'oubliais de vous mander qu'hier au soir, avant toutes choses, je lus vos quatre lettres des 15, 18, 22 et 25 octobre: je sentis tout ce que vous expliquez si bien; mais puis-je assez vous remercier ni de votre bonne et tendre amitié, dont je suis très-convaincue, ni du soin que vous prenez de me parler de toutes vos affaires? Ah! ma fille, c'est une grande justice, car rien au monde ne me tient tant au cœur que tous vos intérêts, quels qu'ils puissent être: vos lettres sont ma vie, en attendant mieux.
J'admire que le petit mal de M. de Grignan ait prospéré au point que vous me le mandez, c'est-à-dire qu'il faut prendre garde en Provence au pli de sa chaussette; je souhaite qu'il se porte bien et que la fièvre le quitte, car il faut mettre flamberge au vent: je hais fort cette petite guerre[329].
Je reviens à vos trois hommes, que vous devez aimer très-solidement: ils n'ont tous que vos affaires dans la tête; ils ont trouvé à qui parler, et notre conférence a duré jusqu'à midi. La Garde m'assure fort de l'amitié de M. de Pomponne: ils sont tous contents de lui. Si vous me demandez ce qu'on dit à Paris, et de quoi il est question, je vous dirai que l'on n'y parle que de M. et madame de Grignan, de leurs affaires, de leurs intérêts, de leur retour; enfin jusqu'ici je ne me suis pas aperçue qu'il s'agisse d'autres choses. Les bonnes têtes vous diront ce qu'il leur semble de votre retour; je ne veux pas que vous m'en croyiez, croyez-en M. de la Garde. Nous avons examiné combien de choses doivent vous obliger de venir rajuster ce qu'a dérangé votre bon ami[330] et envers le maître et envers tous les principaux; enfin il n'y a point de porte où il n'ait heurté, et rien qu'il n'ait ébranlé par ses discours, dont le fond est du poison chamarré d'un faux agrément: il sera bon même de dire tout haut que vous venez, et vous l'y trouverez peut-être encore, car il a dit qu'il reviendra; et c'est alors que M. de Pomponne et tous vos amis vous attendent pour régler vos allures à l'avenir: 247 tant que vous serez éloignée, vous leur échapperez toujours; et, en vérité, celui qui parle ici a trop d'avantage sur celui qui ne dit mot. Quand vous irez à Orange, c'est-à-dire M. de Grignan, écrivez à M. de Louvois l'état des choses, afin qu'il n'en soit point surpris. Ce siége d'Orange me déplaît par mille raisons. J'ai vu tantôt M. de Pomponne, M. de Bezons, madame d'Huxelles, madame de Villars, l'abbé de Pontcarré, madame de Rarai; tout cela vous fait mille compliments, et vous souhaite. Enfin croyez-en la Garde; voilà tout ce que j'ai à vous dire. On ne vous conseille point ici d'envoyer des ambassadeurs, on trouve qu'il faut M. de Grignan et vous: on se moque de la raison de la guerre. M. de Pomponne a dit à d'Hacqueville que les affaires ne se démêleraient pas en Provence, et que quelquefois on a la paix lorsqu'on parle le plus de la guerre.
Despréaux a été avec Gourville voir M. le Prince. M. le Prince voulut qu'il vît son armée. Eh bien! qu'en dites-vous, dit M. le Prince? Monseigneur, dit Despréaux, je crois qu'elle sera fort bonne quand elle sera majeure. C'est que le plus âgé n'a pas dix-huit ans.
La princesse de Modène[331] était sur mes talons à Fontainebleau; elle est arrivée ce soir; elle loge à l'Arsenal. Le roi viendra la voir demain; elle ira voir la reine à Versailles, et puis adieu.
A Paris, lundi 27 novembre 1673.
Votre lettre, ma chère fille, me paraît d'un style triomphant: vous aviez votre compte quand vous me l'avez écrite; vous aviez gagné vos petits procès; vos ennemis paraissaient confondus; vous aviez vu partir votre mari à la tête d'un drapello eletto; vous espériez un bon succès d'Orange. Le soleil de Provence dissipe au moins à midi les plus épais chagrins, enfin votre humeur est peinte dans votre lettre: Dieu vous maintienne dans cette bonne disposition! Vous avez raison de voir, d'où vous êtes, les choses comme vous les voyez; et nous avons raison aussi de les voir d'ici comme nous les voyons. Vous croyez avoir l'avantage: nous le souhaitons autant que vous, et en ce cas nous disons qu'il ne faut aucun accommodement; mais, supposé que l'argent, que nous regardons comme 248 une divinité à laquelle on ne résiste point, vous fît trouver du mécompte dans votre calcul, vous m'avouerez que tous les expédients vous paraîtraient bons comme ils nous le paraissaient. Ce qui fait que nous ne pensons pas toujours les mêmes choses, c'est que nous sommes loin; hélas! nous sommes très-loin: ainsi l'on ne sait ce qu'on dit; mais il faut se faire honneur réciproquement de croire que chacun dit bien selon son point de vue; que si vous étiez ici, vous diriez comme nous, et que si nous étions là, nous aurions toutes vos pensées. Il y a bien des gens en ce pays qui sont curieux de savoir comment vous sortirez de votre syndicat; mais je dis encore vrai quand je vous assure que la perte de cette petite bataille ne ferait pas ici le même effet qu'en Provence. Nous disons en tous lieux et à propos tout ce qui se peut dire, et sur la dépense de M. de Grignan, et sur la manière dont il sert le roi, et comme il est aimé: nous n'oublions rien; et pour des tons naturels, et des paroles rangées, et dites assez facilement, sans vanité, nous ne céderons pas à ceux qui font des visites le matin aux flambeaux[332]. Mais cependant M. de la Garde ne trouve rien de si nécessaire que votre présence. On parle d'une trève; soyez en repos sur la conduite de ceux qui sauront demander votre congé. Je comprends les dépenses de ce siége d'Orange: j'admire les inventions que le démon trouve pour vous faire jeter de l'argent; j'en suis plus affligée qu'une autre; car, outre toutes les raisons de vos affaires, j'en ai une particulière pour vous souhaiter cette année: c'est que le bon abbé veut rendre le compte de ma tutelle, et c'est une nécessité que ce soit aux enfants dont on a été tutrice. Mon fils viendra, si vous venez: voyez, et jugez vous-même du plaisir que vous me ferez. Il y a de l'imprudence à retarder cette affaire; le bon abbé peut mourir, je ne saurais plus par où m'y prendre, et je serais abandonnée pour le reste de ma vie à la chicane des Bretons. Je ne vous en dirai pas davantage: jugez de mon intérêt, et de l'extrême envie que j'ai de sortir d'une affaire aussi importante. Vous avez encore le temps de finir votre assemblée; mais ensuite je vous demande cette marque de votre amitié, afin que je meure en repos. Je laisse à votre bon cœur cette pensée à digérer.
Toutes les filles de la reine furent chassées hier, on ne sait 249 pourquoi. On soupçonne qu'il y en a une qu'on aura voulu ôter, et que pour brouiller les espèces on a fait tout égal. Mademoiselle de Coëtlogon[333] est avec madame de Richelieu; la Mothe[334] avec la maréchale; la Marck[335] avec madame de Crussol; Ludres et Dampierre[336] retournent chez Madame; du Rouvroi[337] avec sa mère, qui s'en va chez elle; Lannoi[338] se mariera, et paraît contente; Théobon[339] apparemment ne demeurera pas sur le pavé. Voilà ce qu'on sait jusqu'à présent.
J'ai fait voir votre lettre à mademoiselle de Méri; elle est toujours languissante. J'ai fait vos compliments à tous ceux que vous me marquez. L'abbé Têtu est fort content de ce que vous me dites pour lui; nous soupons souvent ensemble. Vous êtes très-bien avec l'archevêque de Reims. Madame de Coulanges n'est pas fort bien avec le frère de ce prélat (M. de Louvois); ainsi ne comptez pas sur ce chemin-là pour aller à lui. Brancas vous est tout acquis. Vous êtes toujours tendrement aimée chez madame de Villars. Nous avons enfin vu, la Garde et moi, votre premier président; c'est un homme très-bien fait, et d'une physionomie agréable. Besons dit: C'est un beau mâtin, s'il voulait mordre. Il nous reçut très-civilement: nous lui fîmes les compliments de M. de Grignan et les vôtres. Il y a des gens qui disent qu'il tournera casaque, et qu'il vous aimera au lieu d'aimer l'évêque, Le flux les amena, le reflux les emmène. Ne vous ai-je point mandé que le chevalier de Buous[340] est ici? Je le croyais je ne sais où; je fus ravie de l'embrasser; il me semble qu'il vous est plus proche que les autres. Il vient de Brest: il a passé par Vitré; il a eu un dialogue admirable avec Rahuel; il lui demanda ce que c'était que M. de Grignan, et qui j'étais. Rahuel disait: «Ce M. de Grignan, c'est un homme de grande condition: il est le premier de la Provence; mais il y a bien loin d'ici. Madame aurait bien mieux fait de marier mademoiselle auprès de Rennes.» Le chevalier se divertissait fort. 250 Adieu, ma très-aimable, je suis à vous: cette vérité est avec celle de deux et deux font quatre.
A Paris, lundi 4 décembre 1673.
Me voilà toute soulagée de n'avoir plus Orange sur le cœur; c'était une augmentation par dessus ce que j'ai accoutumé de penser, qui m'importunait. Il n'est plus question maintenant que de la guerre du syndicat: je voudrais qu'elle fût déjà finie. Je crois qu'après avoir gagné votre petite bataille d'Orange, vous n'aurez pas tardé à commencer l'autre. Vous ne sauriez croire la curiosité qu'on avait pour être informé du bon succès de ce beau siége; on en parlait dans le rang des nouvelles. J'embrasse le vainqueur d'Orange, et je ne lui ferai point d'autre compliment que de l'assurer ici que j'ai une véritable joie que cette petite aventure ait pris un tour aussi heureux; je désire le même succès à tous ses desseins, et l'embrasse de tout mon cœur. C'est une chose agréable que l'attachement et l'amour de toute la noblesse pour lui: il y a très-peu de gens qui pussent faire voir une si belle suite pour une si légère semonce. M. de la Garde vient de partir pour savoir un peu ce qu'on dit de cette prise d'Orange: il est chargé de toutes nos instructions, et, sur le tout, de son bon esprit, et de son affection pour vous. D'Hacqueville me mande qu'il conseille à M. de Grignan d'écrire au roi: il serait à souhaiter que, par effet de magie, cette lettre fût déjà entre les mains de M. de Pomponne, ou de M. de la Garde; car je ne crois pas qu'elle puisse venir à propos. L'affaire du syndic s'est fortifiée dans ma tête par l'absence du siége d'Orange.
Nous soupâmes encore hier avec madame Scarron et l'abbé Têtu chez madame de Coulanges: nous causâmes fort; vous n'êtes jamais oubliée. Nous trouvâmes plaisant d'aller ramener madame Scarron à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au delà de madame de la Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne; une belle et grande maison[341] où l'on n'entre point; il y a un grand jardin, de beaux et grands appartements; elle a un carrosse, des gens et des chevaux; elle est habillée modestement et 251 magnifiquement, comme une femme qui passe sa vie avec des personnes de qualité; elle est aimable, belle, bonne, et négligée: on cause fort bien avec elle. Nous revînmes gaiement, à la faveur des lanternes et dans la sûreté des voleurs. Madame d'Heudicourt[342] est allée rendre ses devoirs: il y avait longtemps qu'elle n'avait paru en ce pays-là.
On disait l'autre jour à M. le Dauphin qu'il y avait un homme à Paris qui avait fait pour chef-d'œuvre un petit chariot traîné par des puces. M. le Dauphin dit à M. le prince de Conti: Mon cousin, qui est-ce qui a fait les harnais? Quelque araignée du voisinage, dit le prince. Cela n'est-il pas joli? Ces pauvres filles (de la reine) sont toujours dispersées: on parle de faire des dames du palais, du lit, de la table, pour servir au lieu des filles. Tout cela se réduira à quatre du palais, qui seront, à ce qu'on croit, la princesse d'Harcourt, madame de Soubise, madame de Bouillon, madame de Rochefort; et rien n'est encore assuré. Adieu, ma très-aimable.
Madame de Coulanges vous embrasse: elle voulait vous écrire aujourd'hui; elle ne perd pas une occasion de vous rendre service; elle y est appliquée, et tout ce qu'elle dit est d'un style qui plaît infiniment: elle se réjouit de la prise d'Orange; elle va quelquefois à la cour, et jamais sans avoir dit quelque chose d'agréable pour nous.
A Paris, vendredi 8 décembre 1673.
Il faut commencer, ma chère enfant, par la mort du comte de Guiche: voilà de quoi il est question présentement. Ce pauvre garçon est mort de maladie et de langueur dans l'armée de M. de Turenne; la nouvelle en vint mardi matin. Le père Bourdaloue l'a annoncée au maréchal de Gramont, qui s'en douta, sachant l'extrémité de son fils. Il fit sortir tout le monde de sa chambre; il était dans un petit appartement qu'il a au dehors des Capucines: quand il fut seul avec ce père, il se jeta à son cou, disant qu'il devinait bien ce qu'il avait à lui dire; que c'était le coup de sa mort, qu'il le recevait de la main de Dieu; qu'il perdait le seul et véritable objet de toute sa tendresse et de toute son inclination naturelle; 252 que jamais il n'avait eu de sensible joie ou de violente douleur que par ce fils, qui avait des choses admirables. Il se jeta sur un lit, n'en pouvant plus, mais sans pleurer, car on ne pleure point dans cet état. Le père pleurait, et n'avait encore rien dit; enfin il lui parla de Dieu, comme vous savez qu'il en parle: ils furent six heures ensemble; et puis le père, pour lui faire faire son sacrifice entier, le mena à l'église de ces bonnes Capucines, où l'on disait vigiles pour ce cher fils: le maréchal y entra, en tombant, en tremblant, plutôt traîné et poussé, que sur ses jambes; son visage n'était plus connaissable. M. le Duc le vit en cet état, et en nous le contant chez madame de la Fayette, il pleurait. Ce pauvre maréchal revint enfin dans sa petite chambre; il est comme un homme condamné; le roi lui a écrit; personne ne le voit. Madame de Monaco est entièrement inconsolable; madame de Louvigny l'est aussi, mais c'est par la raison qu'elle n'est point affligée: n'admirez-vous point le bonheur de cette dernière? la voilà dans un moment duchesse de Gramont. La chancelière est transportée de joie. La comtesse de Guiche fait fort bien; elle pleure quand on lui conte les honnêtetés et les excuses que son mari lui a faites en mourant. Elle dit: «Il était aimable, je l'aurais aimé passionnément s'il m'avait un peu aimée; j'ai souffert ses mépris avec douleur; sa mort me touche et me fait pitié; j'espérais toujours qu'il changerait de sentiments pour moi.» Voilà qui est vrai, il n'y a point là de comédie. Madame de Verneuil en est véritablement touchée. Je crois qu'en me priant de lui faire vos compliments, vous en serez quitte. Vous n'avez donc qu'à écrire à la comtesse de Guiche, à madame de Monaco, et à madame de Louvigny. Pour le bon d'Hacqueville, il a eu le paquet d'aller à Frazé, à trente lieues d'ici, annoncer cette nouvelle à la maréchale de Gramont, et lui porter une lettre de ce pauvre garçon, lequel a fait une grande amende honorable de sa vie passée, s'en est repenti, en a demandé pardon publiquement; il a fait demander pardon à Vardes, et lui a mandé mille choses qui pourront peut-être lui être bonnes. Enfin il a fort bien fini la comédie, et laissé une riche et heureuse veuve. La chancelière a été si pénétrée du peu ou point de satisfaction, dit-elle, que sa petite-fille a eu pendant son mariage, qu'elle ne va songer qu'à réparer ce malheur: et s'il se rencontrait un roi d'Éthiopie, elle mettrait jusqu'à son patin, pour lui donner sa petite-fille. Nous ne voyons point de mari pour elle; 253 vous allez nommer, comme nous, M. de Marsillac: elle ni lui ne veulent point l'un de l'autre; les autres ducs sont trop jeunes: M. de Foix est pour mademoiselle de Roquelaure. Cherchez un peu de votre côté, car cela presse. Voilà un grand détail, ma chère petite; mais vous m'avez dit quelquefois que vous les aimiez.
L'affaire d'Orange fait ici un bruit très-agréable pour M. de Grignan: cette grande quantité de noblesse qui l'a suivi par le seul attachement qu'on a pour lui; cette grande dépense, cet heureux succès, car voilà tout; tout cela fait honneur et donne de la joie à ses amis, qui ne sont pas ici en petit nombre. Le roi dit à souper: «Orange est pris, Grignan avait sept cents gentilshommes avec lui; on a tiraillé du dedans, et enfin on s'est rendu le troisième jour: je suis fort content de Grignan.» On m'a rapporté ce discours, que la Garde sait encore mieux que moi. Pour notre archevêque de Reims, je ne sais à qui il en avait; la Garde lui pensa parler de la dépense. Bon! dit-il, de la dépense, voilà toujours comme on dit; on aime à se plaindre.—Mais, monsieur, lui dit-on, M. de Grignan ne pouvait pas s'en dispenser, avec tant de noblesse qui était venue pour l'amour de lui.—Dites pour le service du roi.—Monsieur, répliqua-t-on, il est vrai; mais il n'y avait point d'ordre, et c'était pour suivre M. de Grignan, à l'occasion du service du roi, que toute cette assemblée s'est faite. Enfin, ma fille, cela n'est rien; vous savez que d'ailleurs il est très-bon ami: mais il y a des jours où la bile domine, et ces jours-là sont malheureux. On me mande des nouvelles de nos états de Bretagne. M. le marquis de Coëtquen le fils a voulu attaquer M. d'Harouïs, disant qu'il était seul riche, pendant que toute la Bretagne gémissait; et qu'il savait des gens qui feraient mieux que lui sa charge. M. Boucherat, M. de Lavardin et toute la Bretagne l'ont voulu lapider, et ont eu horreur de son ingratitude, car il a mille obligations à M. d'Harouïs. Sur cela il a reçu une lettre de madame de Rohan qui lui mande de venir à Paris, parce que M. de Chaulnes a ordre de lui défendre d'être aux états; de sorte qu'il est disparu la veille de l'arrivée du gouverneur; il est demeuré en abomination par l'infâme accusation qu'il voulait faire contre M. d'Harouïs. Voilà, ma bonne, ce que vous êtes obligée d'entendre à cause de votre nom.
Je viens de voir M. de Pomponne; il était seul; j'ai été deux 254 bonnes heures avec lui et mademoiselle Lavocat, qui est très-jolie. M. de Pomponne a très-bien compris ce que nous souhaitons de lui, en cas qu'il vienne un courrier, et il le fera sans doute; mais il dit une chose vraie, c'est que votre syndic sera fait avant qu'on entende parler ici de la rupture de votre conseil; il croit que présentement c'en est fait. De vous conter tout ce qui s'est dit d'agréable et d'obligeant pour vous, et quelles aimables conversations on a avec ce ministre, tout le papier de mon porte-feuille n'y suffirait pas; en un mot, je suis parfaitement contente de lui; soyez-le aussi sur ma parole; il sera ravi de vous voir, et il compte sur votre retour.
Nous avons lu avec plaisir une grande partie de vos lettres; vous avez été admirée, et dans votre style, et dans l'intérêt que vous prenez à ces sortes d'affaires. Ne me dites donc plus de mal de votre façon d'écrire; on croit quelquefois que les lettres qu'on écrit ne valent rien, parce qu'on est embarrassé de mille pensées différentes; mais cette confusion se passe dans la tête, tandis que la lettre est nette et naturelle. Voilà comme sont les vôtres. Il y a des endroits si plaisants, que ceux à qui je fais l'honneur de les montrer en sont ravis. Adieu, ma très-aimable enfant; j'attends votre frère tous les jours; et pour vos lettres, j'en voudrais à toute heure.
A Paris, lundi 11 décembre 1673.
Je viens de Saint-Germain, où j'ai été deux jours entiers avec madame de Coulanges et M. de la Rochefoucauld; nous logions chez lui. Nous fîmes le soir notre cour à la reine, qui me dit bien des choses obligeantes pour vous; mais s'il fallait vous dire tous les bonjours, tous les compliments d'hommes et de femmes, vieux et jeunes, qui m'accablèrent et me parlèrent de vous, ce serait nommer quasi toute la cour; je n'ai rien vu de pareil: Et comment se porte madame de Grignan? quand reviendra-t-elle? et ceci, et cela: enfin, représentez-vous que chacun, n'ayant rien à faire et me disant un mot, me faisait répondre à vingt personnes à la fois. J'ai dîné avec madame de Louvois; il y avait presse à qui nous en donnerait. Je voulais revenir hier; on nous arrêta d'autorité, pour souper chez M. de Marsillac, dans son appartement enchanté, avec madame de Thianges, madame Scarron, M. le Duc, M. de la 255 Rochefoucauld, M. de Vivonne, et une musique céleste. Ce matin, nous sommes revenues.
Voici une querelle qui faisait la nouvelle de Saint-Germain. M. le chevalier de Vendôme et M. de Vivonne font les amoureux de madame de Ludres: M. le chevalier de Vendôme veut chasser M. de Vivonne; on s'écrie: Et de quel droit? Sur cela, il dit qu'il veut se battre contre M. de Vivonne: on se moque de lui. Non, il n'y a point de raillerie: il veut se battre, et monte à cheval, et prend la campagne. Voici ce qui ne peut se payer, c'est d'entendre Vivonne. Il était dans sa chambre, très-mal de son bras[343], recevant les compliments de toute la cour, car il n'y a point eu de partage. «Moi! messieurs, dit-il, moi me battre, il peut fort bien me battre s'il veut, mais je le défie de faire que je veuille me battre: qu'il se fasse casser l'épaule, qu'on lui fasse dix-huit incisions; et puis (on croit qu'il va dire, et puis nous nous battrons); et puis, dit-il, nous nous accommoderons. Mais se moque-t-il de vouloir tirer sur moi? voilà un beau dessein: c'est comme qui voudrait tirer dans une porte cochère[344]. Je me repens bien de lui avoir sauvé la vie au passage du Rhin: je ne veux plus faire de ces actions, sans faire tirer l'horoscope de ceux pour qui je les fais. Eussiez-vous jamais cru que c'eût été pour me percer le sein que je l'eusse remis sur la selle?» Mais tout cela d'un ton et d'une manière si folle, qu'on ne parlait d'autre chose à Saint-Germain.
J'ai trouvé votre siége d'Orange fort étalé à la cour: le roi en avait parlé agréablement, et on trouva très-beau que sans ordre du roi, et seulement pour suivre M. de Grignan, il se soit trouvé sept cents gentilshommes à cet occasion; car le roi ayant dit sept cents, tout le monde dit sept cents: on ajoute qu'il y avait deux cents litières, et de rire; mais on croit sérieusement qu'il y a peu de gouverneurs qui pussent avoir une pareille suite.
J'ai causé trois heures en deux fois avec M. de Pomponne; j'en suis contente au delà de ce que j'espérais; mademoiselle Lavocat[345] est dans notre confidence; elle est très-aimable; elle sait notre syndicat, notre procureur, notre gratification, notre opposition, notre délibération, comme elle sait la carte et les intérêts des princes, 256 c'est-à-dire sur le bout du doigt: on l'appelle le petit ministre; elle est dans tous nos intérêts. Il y a des entr'actes à nos conversations, que M. de Pomponne appelle des traits de rhétorique, pour captiver la bienveillance des auditeurs. Il y a des articles dans vos lettres sur lesquels je ne réponds pas: il est ordinaire d'être ridicule, quand on répond de si loin. Vous savez quel déplaisir nous avions de la perte de je ne sais quelle ville, lorsqu'il y avait dix jours qu'à Paris on se réjouissait que le prince d'Orange en eût levé le siége; c'est le malheur de l'éloignement. Adieu, ma très-aimable: je vous embrasse bien tendrement.
A Paris, vendredi 22 décembre 1673.
Il y a une nouvelle de l'Europe qui m'est entrée dans la tête: je vais vous la mander, contre mon ordinaire. Vous savez la mort du roi de Pologne[346]. Le grand-maréchal[347], mari de mademoiselle d'Arquien[348], est à la tête d'une armée contre les Turcs: il a gagné une bataille si pleine et si entière, qu'il est demeuré quinze mille Turcs sur la place: il a pris deux bassas; il s'est logé dans la tente du général, et cette victoire est si grande, qu'on ne doute point qu'il ne soit élu roi, d'autant plus qu'il est à la tête d'une armée, et que la fortune est toujours pour les gros bataillons: voilà une nouvelle qui m'a plu.
A Paris, jeudi 28 décembre 1673.
Je commence dès aujourd'hui ma lettre, et je la finirai demain. Je veux d'abord traiter le chapitre de votre voyage de Paris: vous apprendrez par Janet que la Garde est celui qui l'a trouvé le plus nécessaire, et qui a dit qu'il fallait demander votre congé; peut-être l'a-t-il obtenu, car Janet a vu M. de Pomponne. Mais ce n'est pas, dites-vous, une nécessité de venir; et le raisonnement que vous me faites est si fort, et vous rendez si peu considérable tout ce qui le paraît aux autres pour vous engager à ce voyage, que pour moi j'en suis 257 accablée; je sais le ton que vous prenez, ma fille; je n'en ai point au-dessus du vôtre; et surtout quand vous me demandez s'il est possible que moi, qui devrais songer plus qu'une autre à la suite de votre vie, je veuille vous embarquer dans une excessive dépense, qui peut donner un grand ébranlement au poids que vous soutenez déjà avec peine; et tout ce qui suit. Non, mon enfant, je ne veux point vous faire tant de mal, Dieu m'en garde! Et pendant que vous êtes la raison, la sagesse et la philosophie même, je ne veux point qu'on me puisse accuser d'être une mère folle, injuste et frivole, qui dérange tout, qui ruine tout, qui vous empêche de suivre la droiture de vos sentiments par une tendresse de femme: mais j'avais cru que vous pouviez faire ce voyage, vous me l'aviez promis; et quand je songe à ce que vous dépensez à Aix, et en comédiens, et en fêtes, et en repas dans le carnaval, je crois toujours qu'il vous coûterait moins de venir ici, où vous ne serez point obligée de rien apporter. M. de Pomponne et M. de la Garde me font voir mille affaires où vous et M. de Grignan êtes nécessaires; je joins à cela cette tutelle. Je me trouve disposée à vous recevoir; mon cœur s'abandonne à cette espérance; vous n'êtes point grosse, vous avez besoin de changer d'air: je me flattais même que M. de Grignan voudrait bien vous laisser avec moi cet été, et qu'ainsi vous ne feriez pas un voyage de deux mois, comme un homme: tous vos amis avaient la complaisance de me dire que j'avais raison de vous souhaiter avec ardeur: voilà sur quoi je marchais. Vous ne trouvez point que tout cela soit ni bon ni vrai, je cède à la nécessité et à la force de vos raisons; je veux tâcher de m'y soumettre, à votre exemple; et je prendrai cette douleur, qui n'est pas médiocre, comme une pénitence que Dieu veut que je fasse, et que j'ai bien méritée: il est difficile de m'en donner une meilleure, ni qui frappe plus droit à mon cœur: mais il faut tout sacrifier, et me résoudre à passer le reste de ma vie, séparée de la personne du monde qui m'est la plus sensiblement chère, qui touche mon goût, mon inclination, mes entrailles; qui m'aime plus qu'elle n'a jamais fait: il faut donner tout cela à Dieu, et je le ferai avec sa grâce, et j'admirerai sa providence, qui permet qu'avec tant de grandeurs et de choses agréables dans votre établissement, il s'y trouve des abîmes qui ôtent tous les plaisirs de la vie, et une séparation qui me blesse le cœur à toutes les heures du jour, et bien plus que je ne voudrais à celles de la nuit: voilà mes sentiments, ils ne sont pas exagérés, 258 ils sont simples et sincères; j'en ferai un sacrifice pour mon salut. Voilà qui est fini, je ne vous en parlerai plus, et je méditerai sans cesse sur la force invincible de vos raisons, et sur votre admirable sagesse dont je vous loue, et que je tâcherai d'imiter.
J'ai fait à mon ami (Corbinelli) toutes vos animosités; cela est plaisant, il les a très-bien reçues: je crois qu'il est venu ici pour réveiller un peu la tendresse de ses vieux amis. Nous avons trouvé la pièce des cinq auteurs extrêmement jolie, et très-bien appliquée; le chevalier de Buous l'a possédée deux jours: vos deux vers sont très-bien corrigés. Voilà mon fils qui arrive; je m'en vais fermer cette lettre, et je vous en écrirai demain une autre avec lui, toute pleine des nouvelles que j'aurai reçues de Saint-Germain. On dit que la maréchale de Gramont n'a voulu voir ni Louvigny ni sa femme; ils sont revenus de dix lieues d'ici; nous ne songeons plus qu'il y ait eu un comte de Guiche au monde: vous vous moquez avec vos longues douleurs; nous n'aurions jamais fait ici, si nous voulions appuyer autant sur chaque nouvelle. Il faut expédier; expédiez, à notre exemple.
A Paris, lundi 1er jour de l'an 1674.
Je vous souhaite une heureuse année, ma chère fille; et dans ce souhait je comprends tant de choses, que je n'aurais jamais fait, si je voulais vous en faire le détail. Je n'ai point encore demandé votre congé, comme vous le craignez; mais je voudrais que vous eussiez entendu la Garde, après dîner, sur la nécessité de votre voyage ici, pour ne pas perdre vos cinq mille francs, et sur ce qu'il faut que M. de Grignan dise au roi. Si c'était un procès qu'il fallût solliciter contre quelqu'un qui voulût vous faire cette injustice, vous viendriez assurément le solliciter; mais comme c'est pour venir en un lieu où vous avez encore mille autres affaires, vous êtes paresseux tous deux. Ah! la belle chose que la paresse! En voilà trop; lisez la Garde, chapitre premier. Cependant vous aurez du plaisir de voir et de recevoir l'approbation du roi. A propos, on a révoqué tous les édits qui nous étranglaient dans notre province: le jour que M. de Chaulnes l'annonça, ce fut un cri de vive le roi! qui fit pleurer tous les états; chacun s'embrassait, on était hors de soi: on ordonna un Te Deum, des feux de joie, et des remercîments publics à M. de Chaulnes. Mais savez-vous ce que nous 259 donnons au roi pour témoigner notre reconnaissance? Deux millions six cent mille livres, et autant de don gratuit; c'est justement cinq millions deux cent mille livres: que dites-vous de cette petite somme? Vous pouvez juger par là de la grâce qu'on nous a faite de nous ôter les édits.
Mon pauvre fils est arrivé, comme vous savez, et s'en retourne jeudi avec plusieurs autres. M. de Monterey est habile homme; il fait enrager tout le monde: il fatigue notre armée, et la met hors d'état de sortir et d'être en campagne avant la fin du printemps. Toutes les troupes étaient bien à leur aise pour leur hiver; et quand tout sera bien crotté à Charleroi, il n'aura qu'un pas à faire pour se retirer. En attendant, M. de Luxembourg ne saurait se désopiler. Selon toutes les apparences, le roi ne partira pas sitôt que l'année passée. Si, tandis que nous serons en train, nous faisions quelque insulte à quelques grandes villes, et qu'on voulût s'opposer aux deux héros[349], comme il est à présumer que les ennemis seraient battus, la paix serait quasi assurée: voilà ce qu'on entend dire aux gens du métier. Il est certain que M. de Turenne est mal avec M. de Louvois; mais comme il est bien avec le roi et M. Colbert, cela ne fait aucun éclat.
On a fait cinq dames (du palais): mesdames de Soubise, de Chevreuse[350], la princesse d'Harcourt, madame d'Albret et madame de Rochefort. Les filles ne servent plus; et madame de Richelieu (dame d'honneur) ne servira plus aussi; ce seront les gentilshommes-servants et les maîtres d'hôtel, comme on faisait autrefois. Il y aura toujours, derrière la reine, madame de Richelieu et trois ou quatre dames, afin que la reine ne soit pas seule de femme. Brancas est ravi de sa fille (la princesse d'Harcourt), qu'on a si bien clouée.
Le grand maréchal de Pologne[351] a écrit au roi que si Sa Majesté voulait faire quelqu'un roi de Pologne, il le servirait de ses forces; mais que si elle n'a personne en vue, il lui demande sa protection. Le roi la lui donne; mais on ne croit pas qu'il soit élu, parce qu'il est d'une religion contraire au peuple.
La dévotion de la Marans est toute des meilleures que vous ayez jamais vues; elle est parfaite, elle est toute divine; je ne l'ai point 260 encore vue, je m'en hais. Il y a une femme qui a pris plaisir à lui dire que M. de Longueville avait une véritable tendresse pour elle, et surtout une estime singulière, et qu'il avait prédit que quelque jour elle serait une sainte. Ce discours, dans le commencement, lui a si bien frappé la tête, qu'elle n'a point eu de repos qu'elle n'ait accompli les prophéties. On ne voit point encore ces petits princes[352]; l'aîné a été trois jours avec père et mère; il est joli, mais personne ne l'a vu. Je vous embrasse, ma chère enfant. Je saurai ce qu'on peut faire pour votre ami qui a si généreusement assassiné un homme. Adieu, ma fille; je vous embrasse avec une tendresse sans égale; la vôtre me charme, j'ai le bonheur de croire que vous m'aimez.
A Paris, lundi 15 janvier 1674.
J'allai donc dîner samedi chez M. de Pomponne, comme je vous avais dit; et puis, jusqu'à cinq heures, il fut enchanté, enlevé, transporté de la perfection des vers de la Poétique de Despréaux. D'Hacqueville y était; nous parlâmes deux ou trois fois du plaisir que j'aurais de vous la voir entendre. M. de Pomponne se souvient d'un jour que vous étiez petite fille chez mon oncle de Sévigné; vous étiez derrière une vitre avec votre frère, plus belle, dit-il, qu'un ange; vous disiez que vous étiez prisonnière, que vous étiez une princesse chassée de chez son père: votre frère était beau comme vous; vous aviez neuf ans. Il me fit souvenir de cette journée; il n'a jamais oublié aucun moment où il vous ait vue; il se fait un plaisir de vous revoir, qui me paraît le plus obligeant du monde. Je vous avoue, ma très-aimable chère[353], que je couve une grande joie; mais elle n'éclatera point que je ne sache votre résolution.
Madame de Schomberg dit qu'elle est une vagabonde au prix de madame de Marans: cette humeur sauvage que vous connaissez s'est tournée en passion pour la retraite: le tempérament ne se change pas. Elle va à pied à sa paroisse, et lit tous nos bons livres; elle travaille, elle prie Dieu; ses heures sont réglées, elle mange quasi toujours à sa chambre: elle voit madame de Schomberg à de certaines heures: elle hait autant les nouvelles du monde 261 qu'elle les aimait; elle excuse autant le prochain qu'elle l'accusait; elle aime autant le Créateur qu'elle aimait la créature. Nous rîmes fort de ses manières passées; nous les tournâmes en ridicule. Elle parle fort sincèrement et fort agréablement de son état: j'y fus deux heures; on ne s'ennuie point avec elle; elle se mortifie de ce plaisir, mais c'est sans affectation: enfin, elle est bien plus aimable qu'elle n'était. Je ne pense pas, mon enfant, que vous vous plaigniez que je ne vous mande point de détails.
Je reçois tout présentement votre lettre du 7. Je vous avoue, ma très-chère, quelle me comble d'une joie si vive, qu'à peine mon cœur, que vous connaissez, la peut contenir; il est sensible à tout, et je le haïrais, s'il était pour mes intérêts comme il est pour les vôtres. Enfin, ma fille, vous venez, c'est tout ce qui peut m'être le plus agréable: mais je m'en vais vous dire une chose à quoi vous ne vous attendez point; c'est que je vous jure et vous proteste devant Dieu que si M. de la Garde n'avait trouvé votre voyage nécessaire, et qu'en effet il ne le fût pas pour vos affaires, jamais je n'aurais mis en compte, au moins pour cette année, le désir de vous voir, ni ce que vous devez à la tendresse infinie que j'ai pour vous: je sais la réduire à la droite raison, quoi qu'il m'en coûte; et j'ai quelquefois de la force dans ma faiblesse, comme ceux qui sont les plus philosophes. Après cette déclaration sincère, je ne vous cache point que je suis pénétrée de joie, et que, la raison se rencontrant avec mes désirs, je suis, à l'heure que je vous écris, parfaitement contente, et que je ne vais être occupée qu'à vous bien recevoir.
M. le Prince revient de trente lieues. M. de Turenne n'est point parti. M. de Monterey s'est retiré. M. de Luxembourg est dégagé. Mon fils sera ici dans deux jours. Depuis vingt-quatre heures, on a volé dans la chapelle de Saint-Germain la lampe d'argent de sept mille francs, et six chandeliers plus hauts que moi: voilà une extrême insolence[354]. On a trouvé des cordes du côté de la tribune 262 de madame de Richelieu: on ne comprend pas comment cela s'est pu faire; il y a des gardes qui vont et viennent, et tournent toute la nuit.
Savez-vous qu'on parle de la paix? M. de Chaulnes arrive de Bretagne, et repart pour Cologne.
A Paris, vendredi 26 janvier 1674.
D'Hacqueville et la Garde sont toujours persuadés que vous ne sauriez mieux faire que de venir: venez donc, ma chère enfant, et vous ferez changer toutes choses: se me miras, me miran; cela est divinement bien appliqué: il faut mettre votre cadran au soleil, afin qu'on le regarde. Votre intendant ne quittera pas sitôt la Provence: il a mandé à madame d'Herbigny que vous lui faisiez tort de croire que la justice seule le mît dans vos intérêts, puisque votre beauté et votre mérite y avaient part.
Il n'y eut personne au bal de mercredi dernier; le roi et la reine avaient toutes les pierreries de la couronne; le malheur voulut que ni Monsieur, ni Madame, ni Mademoiselle, ni mesdames de Soubise, Sully, d'Harcourt, Ventadour, Coëtquen, Grancey, ne purent s'y trouver par diverses raisons; ce fut une pitié; Sa Majesté en était chagrine.
Je revins hier du Mêni, où j'étais allée pour voir le lendemain M. d'Andilly; je fus six heures avec lui; j'eus toute la joie que peut donner la conversation d'un homme admirable: je vis aussi mon oncle de Sévigné[355], mais un moment. Ce Port-Royal est une Thébaïde; c'est un paradis; c'est un désert où toute la dévotion du christianisme s'est rangée; c'est une sainteté répandue dans tout le pays à une lieue à la ronde; il y a cinq ou six solitaires qu'on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de Saint-Jean-Climaque; les religieuses sont des anges sur terre. Mademoiselle de Vertus y achève sa vie avec des douleurs inconcevables et une résignation extrême: tout ce qui les sert, jusqu'aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est modeste. Je vous avoue que j'ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j'avais tant ouï parler; c'est un vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut. Je revins coucher au Mêni, et hier ici, après avoir 263 encore embrassé M. d'Andilly en passant. Je crois que je dînerai demain chez M. de Pomponne; ce ne sera pas sans parler de son père et de ma fille: voilà deux chapitres qui nous tiennent au cœur. J'attends tous les jours mon fils; il m'écrit des tendresses infinies; il est parti plus tôt, et revient plus tard que les autres; nous croyons que cela roule sur une amitié qu'il a à Sézanne; mais comme ce n'est pas pour épouser, je n'en suis point inquiète.
Il est vrai que l'on a attaqué M. de Villars et ses gens en revenant d'Espagne: c'étaient les gens de l'ambassadeur (d'Espagne) qui revenait de France. C'est un assez ridicule combat; les maîtres s'exposèrent, on tirait de tous côtés; il y a eu quelques valets de tués. On n'a point fait de compliments à madame de Villars; elle a son mari, elle est contente. M. de Luxembourg est ici; on parle fort de la paix, c'est-à-dire selon les désirs de la France, plus que sur la disposition des affaires; cependant on la peut vouloir de telle sorte qu'elle se ferait.
J'espère, ma fille, que vous serez plus contente et plus décidée, quand vous aurez votre congé. On ne doute point ici que votre retour n'y soit très-bon: si vous n'étiez bien en ce pays, vous vous en sentiriez bientôt en Provence: se me miras, me miran[356]; rien ne peut être mieux dit, il en faut revenir là. M. et madame de Coulanges, la Sanzei et le Bien bon vous souhaitent avec impatience, et veulent tous, comme moi, que vous ameniez le coadjuteur, qui vous fortifiera considérablement. J'ai fort entretenu la Garde; vous ne sauriez trop estimer ses conseils: il parlait l'autre jour à Gordes de vos affaires: il les sait, et les range, et les dit en perfection; il donne un tour admirable à tout ce qu'il faut dire à Sa Majesté: vous ne pouvez consulter personne qui connaisse mieux ce pays-ci que lui.
On est toujours charmé de mademoiselle de Blois et du prince de Conti. D'Hacqueville vous parlera des nouvelles de l'Europe, et comme l'Angleterre est présentement la grande affaire. C'est M. le duc du Maine[357] qui a les Suisses; ce n'est plus M. le comte du Vexin, lequel, en récompense, a l'abbaye de Saint-Germain des Prés.
A Paris, lundi 5 février 1674.
Il y a aujourd'hui[358] bien des années, ma fille, qu'il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses: je prie votre imagination de n'aller ni à droite, ni à gauche, cet homme-là, sire, c'était moi-même[359]. Il y eut hier trois ans que j'eus une des plus sensibles douleurs de ma vie; vous partîtes pour la Provence, où vous êtes encore; ma lettre serait longue, si je voulais vous expliquer toutes les amertumes que je sentis, et que j'ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons: je n'ai point reçu de vos lettres aujourd'hui, je ne sais s'il m'en viendra; je ne le crois pas, il est trop tard: j'en attendais cependant avec impatience; je voulais apprendre votre départ d'Aix, afin de pouvoir supputer un peu juste votre retour; tout le monde m'en assassine, et je ne sais que répondre. Je ne pense qu'à vous et à votre voyage: si je reçois de vos lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos; je ferai assurément tout ce que vous me manderez. Je vous écris aujourd'hui un peu plus tôt qu'à l'ordinaire. M. de Corbinelli et mademoiselle de Méri sont ici, qui ont dîné avec moi. Je m'en vais à un petit opéra de Molière, beau-père d'Itier, qui se chante chez Pelissari; c'est une musique très-parfaite; M. le Prince, M. le Duc et madame la Duchesse y seront. Je m'en irai peut-être de là souper chez Gourville avec madame de la Fayette, M. le Duc, madame de Thianges, M. de Vivonne, à qui l'on dit adieu et qui s'en va demain. Si cette partie est rompue, j'irai chez madame de Chaulnes; j'en suis extrêmement priée par la maîtresse du logis et par les cardinaux de Retz et de Bouillon, qui me l'avaient fait promettre: le premier est dans une extrême impatience de vous voir; il vous aime chèrement. Voilà une lettre qu'il m'envoie.
On avait cru que mademoiselle de Blois[360] avait la petite vérole, mais cela n'est pas. On ne parle point des nouvelles d'Angleterre; cela fait juger qu'elles ne sont pas bonnes. Il n'y a eu qu'un bal ou deux à Paris dans tout ce carnaval; on y a vu quelques masques, mais peu. La tristesse est grande; les assemblées de Saint-Germain sont des mortifications pour le roi, et seulement pour marquer la cadence du carnaval.
Le père Bourdaloue fit un sermon le jour de Notre-Dame, qui transporta tout le monde; il était d'une force à faire trembler les courtisans, et jamais prédicateur évangélique n'a prêché si hautement ni si généreusement les vérités chrétiennes: il était question de faire voir que toute puissance doit être soumise à la loi, à l'exemple de Notre-Seigneur, qui fut présenté au temple; enfin, ma fille, cela fut porté au point de la plus haute perfection, et certains endroits furent poussés comme les aurait poussés l'apôtre saint Paul.
L'archevêque de Reims[361] revenait hier fort vite de Saint-Germain, c'était comme un tourbillon: il croit bien être grand seigneur, mais ses gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de Nanterre, tra, tra, tra; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare! ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne veut pas; et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse en fut versé et renversé: en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient et courent encore, pendant que les laquais de l'archevêque et le cocher, et l'archevêque même, se mettent à crier: Arrête, arrête ce coquin, qu'on lui donne cent coups! L'archevêque, en racontant ceci, disait: Si j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.
Je dînai, hier encore, chez Gourville avec madame de Langeron, madame de la Fayette, madame de Coulanges, Corbinelli, l'abbé Têtu, Briole et mon fils; votre santé y fut célébrée, et un jour pris pour vous y donner à dîner. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je ne puis vous dire à quel point je vous souhaite. Je m'en vais encore adresser cette lettre à Lyon. J'ai envoyé les deux premières au chamarier; il me semble que vous y devez être, ou jamais. Je reçois dans ce moment votre lettre du 28, elle me ravit. Ne craignez point, ma bonne, que ma joie se refroidisse. Je ne suis occupée que de cette joie sensible de vous voir, et de vous recevoir, et de vous embrasser avec des sentiments et des manières d'aimer qui sont d'une étoffe au-dessus du commun, et même de ce que l'on estime le plus[362].
A Livry, ce 1er juin 1674.
Il faut, ma bonne, que je sois persuadée de votre fonds pour moi, puisque je vis encore; c'est une chose bien étrange que la tendresse que j'ai pour vous; je ne sais si contre mon dessein j'en témoigne beaucoup, mais je sais bien que j'en cache encore davantage. Je ne veux point vous dire l'émotion et la joie que m'a données votre laquais et votre lettre. J'ai eu le même plaisir de ne point croire que vous fussiez malade; j'ai été assez heureuse pour croire ce que c'était. Il y a longtemps que je l'ai dit, quand vous voulez, vous êtes adorable; rien ne manque à ce que vous faites. J'écris dans le milieu du jardin comme vous l'avez imaginé, et les rossignols et les petits oiseaux ont reçu avec un grand plaisir, mais sans beaucoup de respect, ce que je leur ai dit de votre part; ils sont situés d'une manière qui leur ôte toute sorte d'humilité. Je fus hier deux heures toute seule avec les hamadryades; je leur parlai de vous, elles me contentèrent beaucoup par leur réponse. Je ne sais si ce pays tout entier est bien content de moi, car enfin, après avoir joui de toutes ses beautés, je n'ai pu m'empêcher de dire:
Cela est si vrai que je repars après dîner avec joie. La bienséance n'a nulle part à tout ce que je fais; c'est ce qui est cause que les excès de liberté que vous me donnez me blessent le cœur. Il y a deux ressources dans le mien que vous ne sauriez comprendre. Je vous loue d'avoir gagné vingt pistoles; cette perte a paru légère, étant suivie d'un grand honneur et d'une bonne collation. J'ai fait vos compliments à nos oncles et cousines; ils vous adorent, et sont ravis de la relation. Cela leur convient, et point du tout en un lieu où je vais dîner; c'est pourquoi je vous la renvoie. J'avais laissé à mon portier une lettre pour Brancas; je vois bien qu'on l'a oubliée. Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant, vous savez que je suis à vous.
A Livry, lundi 27 mai 1675.
Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l'absence! comment vous a-t-il paru? Pour moi, je l'ai senti avec toute l'amertume et 267 toute la douleur que j'avais imaginées, et que j'avais appréhendées depuis si longtemps. Quel moment que celui où nous nous séparâmes! quel adieu et quelle tristesse d'aller chacune de son côté, quand on se trouve si bien ensemble! Je ne veux point vous en parler davantage, ni célébrer, comme vous dites, toutes les pensées qui me pressent le cœur: je veux me représenter votre courage, et tout ce que vous m'avez dit sur ce sujet, qui fait que je vous admire. Il me parut pourtant que vous étiez un peu touchée en m'embrassant. Pour moi, je revins à Paris[363], comme vous pouvez vous l'imaginer: M. de Coulanges se conforma à mon état: j'allai descendre chez M. le cardinal de Retz, où je renouvelai tellement toute ma douleur, que je fis prier M. de la Rochefoucauld, madame de la Fayette et madame de Coulanges, qui vinrent pour me voir, de trouver bon que je n'eusse point cet honneur: il faut cacher ses faiblesses devant les forts. M. le cardinal entra dans les miennes; la sorte d'amitié qu'il a pour vous le rend fort sensible à votre départ. Il se fait peindre par un religieux de Saint-Victor; je crois que, malgré Caumartin, il vous donnera l'original. Il s'en va dans peu de jours; son secret est répandu; ses gens sont fondus en larmes: je fus avec lui jusqu'à dix heures. Ne blâmez point, mon enfant, ce que je sentis en rentrant chez moi: quelle différence! quelle solitude! quelle tristesse! votre chambre, votre cabinet, votre portrait! ne plus trouver cette aimable personne! M. de Grignan comprend bien ce que je veux dire et ce que je sentis. Le lendemain, qui était hier, je me trouvai tout éveillée à cinq heures; j'allai prendre Corbinelli pour venir ici avec l'abbé. Il y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m'explique; il voudrait bien m'apprendre à gouverner mon cœur; j'aurais beaucoup gagné à mon voyage, si j'en rapportais cette science. Je m'en retourne demain; j'avais besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête, et reprendre une espèce de contenance.
A Paris, vendredi 7 juin 1675.
Enfin, ma fille, me voilà réduite à faire mes délices de vos lettres: il est vrai qu'elles sont d'un grand prix; mais quand je 268 songe que c'était vous-même que j'avais, et que j'ai eue quinze mois de suite, je ne puis retourner sur ce passé sans une grande tendresse et une grande douleur. Il y a des gens qui m'ont voulu faire croire que l'excès de mon amitié vous incommodait; que cette grande attention à vouloir découvrir vos volontés, qui tout naturellement devenaient les miennes, vous faisait assurément une grande fadeur et un grand dégoût. Je ne sais, ma chère enfant, si cela est vrai; ce que je puis vous dire, c'est qu'assurément je n'ai pas eu dessein de vous donner cette sorte de peine. J'ai un peu suivi mon inclination, je l'avoue; et je vous ai vue autant que je l'ai pu, parce que je n'ai pas eu assez de pouvoir sur moi pour me retrancher ce plaisir; mais je ne crois point vous avoir été pesante. Enfin, ma fille, aimez au moins la confiance que j'ai en vous, et croyez qu'on ne peut jamais être plus dénuée ni plus touchée que je le suis en votre absence. La Providence m'a traitée bien rudement, et je me trouve fort à plaindre de n'en savoir pas faire mon salut. Vous me dites des merveilles de la conduite qu'il faut avoir pour se gouverner dans ces occasions; j'écoute vos leçons, et je tâche d'en profiter. Je suis dans le train de mes amies, je vais, je viens; mais quand je puis parler de vous, je suis contente, et quelques larmes me font un soulagement nonpareil. Je sais les lieux où je puis me donner cette liberté; vous jugez bien que, vous ayant vue partout, il m'est difficile, dans ces commencements, de n'être pas sensible à mille choses que je trouve en mon chemin. Je vis hier les Villars, dont vous êtes révérée; nous étions en solitude aux Tuileries; j'avais dîné chez M. le cardinal, où je trouvai bien mauvais de ne vous voir pas. J'y causai avec l'abbé de Saint-Mihiel, à qui nous donnons, ce me semble, comme en dépôt, la personne de Son Éminence; il me parut un fort honnête homme, un esprit droit et tout plein de raison, qui a de la passion pour lui, qui le gouvernera même sur sa santé, et l'empêchera bien de prendre le feu trop chaud sur la pénitence. Ils partiront mardi; et ce sera encore un jour douloureux pour moi, quoiqu'il ne puisse être comparé à celui de Fontainebleau. Songez, ma fille, qu'il y a déjà quinze jours, et qu'ils vont enfin, de quelque manière qu'on les passe. Tous ceux que vous m'avez nommés apprendront votre souvenir avec bien de la joie; j'en suis mieux reçue. Je verrai ce soir notre cardinal; il veut bien que je passe une heure ou deux chez lui les soirs avant qu'il se couche, et 269 que je profite ainsi du peu de temps qui me reste. Corbinelli était ici quand j'ai reçu votre lettre; il a pris beaucoup de part au plaisir que vous avez eu de confondre un jésuite: il voudrait bien avoir été le témoin de votre victoire. Madame de la Troche a été charmée de ce que vous dites pour elle. Soyez en repos de ma santé, ma chère enfant; je sais que vous n'entendez pas de raillerie là-dessus. Le chevalier de Grignan est parfaitement guéri. Je m'en vais envoyer votre lettre chez M. de Turenne. Nos frères sont à Saint-Germain; j'ai envie de vous envoyer la lettre de la Garde; vous y verrez en gros la vie qu'on fait à la cour. Le roi a fait ses dévotions à la Pentecôte: madame de Montespan les a faites de son côté; sa vie est exemplaire; elle est très-occupée de ses ouvriers, et va à Saint-Cloud, où elle joue au hoca[364].
A propos, les cheveux me dressèrent l'autre jour à la tête, quand le coadjuteur me dit qu'en allant à Aix, il y avait trouvé M. de Grignan jouant au hoca; quelle fureur! au nom de Dieu, ne le souffrez point; il faut que ce soit là une de ces choses que vous devez obtenir, si l'on vous aime. J'espère que Pauline se porte bien, puisque vous ne m'en parlez point; aimez-la pour l'amour de son parrain (M. de la Garde). Madame de Coulanges a si bien gouverné la princesse d'Harcourt, que c'est elle qui vous fait mille excuses de ne s'être pas trouvée chez elle quand vous allâtes lui dire adieu: je vous conseille de ne la point chicaner là-dessus. Ce que vous dites des arbres qui changent est admirable; la persévérance de ceux de Provence est triste et ennuyeuse[365]; il vaut mieux reverdir que d'être toujours vert. Corbinelli dit qu'il n'y a que Dieu qui doive être immuable; toute autre immutabilité est une imperfection: il était bien en train de discourir aujourd'hui. Madame de la Troche et le prieur de Livry étaient ici: il s'est bien diverti à leur prouver tous les attributs de la Divinité. Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse; mais quand pourrai-je vous embrasser de plus près? La vie est si courte! ah! voilà sur quoi il ne faut pas s'arrêter: c'est maintenant vos lettres que j'attends avec impatience.
A Paris, vendredi 12 juillet 1675.
C'est une des plus belles chasses qu'il est possible de voir, que celle que nous faisons après M. de B... et M. de M... Ils courent, ils se relaissent, ils se forlongent, ils rusent; mais nous sommes toujours sur la voie, nous avons le nez bon, et nous les poursuivons toujours: si jamais nous les attrapons, comme je l'espère, je vous assure qu'ils seront bien bourrés; et puis je vous promets encore que, suivant le procédé noble des lévriers, nous les laisserons là pour jamais, et n'y toucherons pas. Je vous manderai la fin de tout ceci: je ne pense pas à quitter cette affaire; mais comme je vous empêche, sur l'amitié, d'être le plus grand capitaine du monde, l'abbé (de Coulanges) m'empêche d'être la personne la plus agitée et la plus occupée de vos affaires: il m'efface par son activité; il est vrai qu'étant jointe à son habileté, il doit battre plus de pays que moi; il le fait aussi, et dès sept heures du matin il sort pour consulter les mots, les points et les virgules de cette transaction. Au reste, il y a quelquefois des disputes avec mademoiselle de Méri; mais savez-vous ce qui les cause? c'est assurément l'exactitude de l'abbé, beaucoup plus que l'intérêt: mais quand l'arithmétique est offensée, et que la règle de deux et deux font quatre est blessée en quelque chose, le bon abbé est hors de lui; c'est son humeur, il le faut prendre sur ce pied-là: d'un autre côté, mademoiselle de Méri a un style tout différent; quand, par esprit ou par raison, elle soutient un parti, elle ne finit plus, elle le pousse; l'abbé se sent suffoqué par un torrent de paroles; il se met en colère, et en sort par faire l'oncle, et dire qu'on se taise: on lui dit qu'il n'a point de politesse: politesse est un nouvel outrage, et tout est perdu; on ne s'entend plus; il n'est plus question de l'affaire; ce sont les circonstances qui sont devenues le principal: en même temps je me mets en campagne, je vais à l'un, je vais à l'autre, comme le cuisinier de la comédie[366]; je finis mieux, car on en rit, et, au bout du compte, que le lendemain mademoiselle de Méri retourne au bon abbé, et lui demande son avis; bonnement il le lui donnera et la servira; il a ses humeurs: 271 quelqu'un est-il parfait? Je vous réponds toujours d'une chose, c'est qu'il n'y aura qu'à rire de leurs disputes, tant que j'en serai témoin.
Adieu, ma très-chère enfant, je ne sais point de nouvelles. Notre cardinal se porte très-bien; écrivez-lui, et qu'il ne s'amuse point à ravauder et répliquer à Rome; il faut qu'il obéisse, et qu'il use ses vieilles calottes, comme dit le gros abbé (de Pontcarré), qui se plaint de votre silence. M. de la Rochefoucauld vous mande que sa goutte est si parfaitement revenue, qu'il croit que la pauvreté reviendra aussi; du moins il ne sent point le plaisir d'être riche avec les douleurs qui le font mourir. Je vous embrasse mille fois.
A Paris, vendredi 19 juillet 1675.
Devinez d'où je vous écris, ma fille: c'est de chez M. de Pomponne; vous vous en apercevrez par le petit mot que madame de Vins vous dira ici. J'ai été avec elle, l'abbé Arnauld et d'Hacqueville, voir passer la procession de Sainte-Geneviève; nous en sommes revenus de très-bonne heure, il n'était que deux heures; bien des gens n'en reviendront que ce soir. Savez-vous que c'est une belle chose que cette procession? Tous les différents religieux, tous les prêtres des paroisses, tous les chanoines de Notre-Dame, et M. l'archevêque pontificalement, qui va à pied, bénissant à droite et à gauche jusqu'à la métropole; il n'a cependant que la main gauche; et à la droite, c'est l'abbé de Sainte-Geneviève, nu-pieds, précédé de cent cinquante religieux, nu-pieds aussi, avec sa crosse et sa mitre, comme l'archevêque, et bénissant de même, mais modestement et dévotement, et à jeun, avec un air de pénitence qui fait voir que c'est lui qui va dire la messe dans Notre-Dame.
Le parlement en robes rouges, et toutes les compagnies supérieures, suivent cette châsse, qui est brillante de pierreries, portée par vingt hommes habillés de blanc, nu-pieds. On laisse en otage à Sainte-Geneviève le prévôt des marchands et quatre conseillers, jusqu'à ce que ce précieux trésor y soit revenu. Vous allez me demander pourquoi on a descendu cette châsse: c'était pour faire cesser la pluie, et pour demander le chaud. L'un et l'autre étaient arrivés au moment qu'on a eu ce dessein, de sorte que, comme c'est en général pour nous apporter toutes sortes de 272 biens, je crois que c'est à elle que nous devons le retour du roi: il sera ici dimanche; je vous manderai mercredi tout ce qui se peut mander. M. de la Trousse mène un détachement de six mille hommes au maréchal de Créqui, pour aller joindre M. de Turenne; la Fare et les autres demeurent avec les gendarmes-Dauphin dans l'armée de M. le Prince. Voici les dames qui attendent leurs maris, au prorata de leur impatience. L'autre jour Madame et madame de Monaco prirent d'Hacqueville à l'hôtel de Gramont, pour s'en aller courir les rues incognito, et se promener aux Tuileries: comme Madame n'est point sur le pied d'être galante, elle se joue parfaitement bien de sa dignité. On attend à toute heure madame de Toscane; c'est encore des biens de la châsse de sainte Geneviève. Je vis hier une de vos lettres entre les mains de l'abbé de Pontcarré; c'est la plus divine lettre du monde, il n'y a rien qui ne pique et qui ne soit salé; il en a envoyé une copie à l'Éminence, car l'original est gardé comme la châsse. Adieu, ma très-chère et très-parfaitement aimée; vous êtes si vraie, que je ne rabats rien sur tout ce que vous me dites de votre tendresse; vous pouvez juger si j'en suis touchée.
A Paris, mercredi 24 juillet 1675.
Il fait bien chaud aujourd'hui, ma très-chère belle; et, au lieu de m'inquiéter dans mon lit, la fantaisie m'a pris de me lever, quoiqu'il ne soit que cinq heures du matin, pour causer un peu avec vous.
Le roi arriva dimanche matin à Versailles; la reine, madame de Montespan et toutes les dames étaient allées dès le samedi reprendre tous leurs appartements ordinaires: un moment après être arrivé, le roi alla faire ses visites; la seule différence, c'est qu'on joue dans ces grands appartements que vous connaissez. J'en saurai davantage ce soir avant que de fermer ma lettre: ce qui fait que je suis si mal instruite de Versailles, c'est que je revins hier au soir de Pomponne, où madame de Pomponne nous avait engagés d'aller, d'Hacqueville et moi, avec tant d'empressement, que nous n'avons pu ni voulu y manquer. M. de Pomponne, en vérité, fut aise de nous voir: vous avez été célébrée, dans ce peu de temps, avec toute l'estime et l'amitié imaginables: nous avons fort causé; une de nos folies a été de souhaiter de découvrir tous les dessous de cartes de toutes les choses que nous croyons voir et que nous ne voyons point, tout 273 ce qui se passe dans les familles, où nous trouverions de la haine, de la jalousie, de la rage, du mépris, au lieu de toutes les belles choses qu'on met au-dessus du panier, et qui passent pour des vérités; je souhaitais un cabinet tout tapissé de dessous de cartes au lieu de tableaux. Cette folie nous mena bien loin, et nous divertit fort; nous voulions casser la tête à d'Hacqueville pour en avoir, et nous trouvions plaisant d'imaginer que, de la plupart des choses que nous croyons voir, on nous détromperait: vous pensez donc que cela est ainsi dans une telle maison; vous pensez que l'on s'adore en cet endroit-là; tenez, voyez: on s'y hait jusqu'à la fureur, et ainsi de tout le reste: vous pensez que la cause d'un tel événement, c'est une telle chose; c'est le contraire: en un mot, le petit démon qui nous tirerait les rideaux nous divertirait extrêmement. Vous voyez bien, ma très-belle, qu'il faut avoir bien du loisir pour s'amuser à vous dire de telles bagatelles; voilà ce que c'est que de s'éveiller matin: voilà comme fait M. de Marseille; j'aurais fait aujourd'hui des visites aux flambeaux, si nous étions en hiver.
Vous avez donc toujours votre bise: ah! ma fille, qu'elle est ennuyeuse! nous avons chaud nous autres, il n'y a plus qu'en Provence où l'on ait froid. Je suis très-persuadée que notre châsse (de sainte Geneviève) a fait ce changement; car, sans elle, nous apercevions comme vous que le procédé du soleil et des saisons était changé; je crois que j'eusse trouvé, comme vous, que c'était la vraie raison qui nous avait précipité tous ces jours auxquels nous avions tant de regret: pour moi, mon enfant, j'en sentais une véritable tristesse comme j'ai senti toute la joie de passer les étés et les hivers avec vous; mais quand on a le déplaisir de voir ce temps passé, et passé pour jamais, cela fait mourir: il faut mettre à la place de cette pensée l'espérance de se revoir.
J'attends un peu de frais pour me purger, et un peu de paix en Bretagne pour partir. Madame de Lavardin, madame de la Troche, M. d'Harouïs et moi, nous consultons notre voyage, et nous ne voulons pas nous aller jeter dans la fureur qui agite notre province; elle augmente tous les jours: ces démons sont venus piller et brûler jusqu'auprès de Fougères; c'est un peu trop près des Rochers. On a recommencé à piller un bureau à Rennes; madame de Chaulnes est à demi morte des menaces qu'on lui fait tous les jours; on me dit hier qu'elle était arrêtée, et que même les plus sages l'ont retenue, et ont mandé à M. de Chaulnes, qui est au Fort-Louis, que si 274 les troupes qu'il a demandées font un pas dans la province, madame de Chaulnes court risque d'être mise en pièces. Il n'est cependant que trop vrai qu'on doit envoyer des troupes, et on a raison de le faire; car, dans l'état où sont les choses, il ne faut pas des remèdes anodins: mais ce ne serait pas une sagesse de partir avant que de voir ce qui arrivera de cet extrême désordre. On croit que la récolte pourra séparer toute cette belle assemblée; car enfin il faut bien qu'ils ramassent leurs blés: ils sont six ou sept mille, dont le plus habile n'entend pas un mot de français. M. Boucherat me contait l'autre jour qu'un curé avait reçu devant ses paroissiens une pendule qu'on lui envoyait de France; car c'est ainsi qu'ils disent: ils se mirent tous à crier en leur langage, que c'était la gabelle, et qu'ils le voyaient fort bien. Le curé habile leur dit sur le même ton: Point du tout, mes enfants, ce n'est point la gabelle, vous ne vous y connaissez pas, c'est le jubilé; en même temps les voilà à genoux: que dites-vous de l'esprit fin de ces messieurs? Quoi qu'il en soit, il faut un peu voir ce que deviendra ce tourbillon: ce n'est pas sans déplaisir que je retarde mon voyage; il est placé et rangé comme je le désire; il ne peut être remis dans un autre temps, sans me déranger beaucoup de desseins; mais vous savez ma dévotion pour la Providence; il faut toujours en revenir là, et vivre au jour la journée: mes paroles sont sages, comme vous voyez; mais très-souvent mes pensées ne le sont pas. Vous devinez aisément qu'il y a un point où je ne puis me servir de la résignation que je prêche aux autres.
Mademoiselle d'Eaubonne fut mariée avant-hier[367]. Votre frère voudrait bien donner son guidon pour être colonel du régiment de Champagne; M. de Grignan l'a été; mais toutes nos bonnes têtes ne sont pas trop d'avis qu'il augmente sa dépense de quinze ou seize mille francs dans le temps où nous sommes. Il est revenu une grande quantité de monde avec le roi: le grand maître, messieurs de Soubise, Termes, Brancas, la Garde, Villars, le comte de Fiesque; pour ce dernier, on est tenté de dire: di cortesia più che di guerra amico: il n'y avait pas un mois qu'il était arrivé à l'armée. M. de Pomponne dit qu'on ne peut jamais souhaiter la bataille de meilleur cœur, ni vouloir être plus résolument que le roi au premier rang, lorsqu'on crut qu'on serait obligé de la donner à Limbourg. Il nous conta des choses admirables de la manière dont 275 Sa Majesté vivait avec tout le monde, et surtout avec M. le Prince et M. le Duc: tous ces détails sont fort agréables à entendre.
Au reste, ma fille, cette cassolette est venue; elle ressemble assez à un jubilé[368]: elle pèse plus, et est beaucoup moins belle que nous ne pensions: c'est une antique qui s'appelle donc une cassolette, mais rien n'est plus mal travaillé; cependant c'est une vraie pièce à mettre à Grignan, et nullement à Paris: notre bon cardinal a fait de cela comme de sa musique, qu'il loue, sans s'y connaître; ce qu'il y a à faire, c'est de l'en remercier tout bonnement, et ne pas lui donner la mortification de croire que l'on n'est pas charmé de son présent: il ne faut pas aussi vous figurer que ce présent soit autre chose, selon lui, qu'une pure bagatelle, dont le refus serait une très-grande rudesse. Je m'en vais l'en remercier en attendant votre lettre. Quand je vous ai proposé de lui conseiller de s'amuser à écrire son histoire, c'est qu'on m'avait dit de le lui conseiller de mon côté, et que tous ses amis ont voulu être soutenus, afin qu'il parût que tous ceux qui l'aiment sont dans le même sentiment.
Madame la grande duchesse et madame de Sainte-Même[369] ont fort parlé ici de votre beauté. J'aurais vu cette princesse, sans notre voyage de Pomponne: tout le monde la trouve comme vous l'avez représentée, c'est-à-dire d'une tristesse effroyable. Madame de Montmartre[370] alla s'emparer d'elle à Fontainebleau: on lui prépare une affreuse prison.
Madame de Montlouet a la petite vérole; les regrets de sa fille sont infinis; et la mère est au désespoir de ce que sa fille ne veut point la quitter pour aller prendre l'air, comme on lui ordonne: pour de l'esprit, je pense qu'elles n'en ont pas du plus fin; mais pour des sentiments, ma belle, c'est tout comme chez nous, et aussi tendres et aussi naturels. Vous me dites des choses si extrêmement bonnes sur votre amitié pour moi, et à quel rang vous la mettez, qu'en vérité je n'ose entreprendre de vous dire combien j'en suis touchée, et de joie, et de tendresse, et de reconnaissance; mais vous le comprendrez aisément, puisque vous croyez savoir à quel point je vous aime: le dessous de vos cartes est agréable pour moi. M. de Pomponne disait, en demeurant d'accord que rien n'est général: «Il paraît que madame de Sévigné aime passionnément 276 madame de Grignan? Savez-vous le dessous des cartes? voulez-vous que je vous le dise? c'est qu'elle l'aime passionnément.» Il pourrait y ajouter, à mon éternelle gloire, et qu'elle en est aimée.
J'ai le paquet de vos soies; je voudrais bien trouver quelqu'un qui vous le portât; il est trop petit pour les voitures, et trop gros pour la poste: je crois que j'en pourrais dire autant de cette lettre. Adieu, ma très-aimable et très-chère enfant; je ne puis jamais vous trop aimer: quelques peines qui soient attachées à cette tendresse, celle que vous avez pour moi mériterait encore plus, s'il était possible.
A Paris, ce 31 juillet 1675.
C'est à vous que je m'adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France; c'est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles: le roi en a été affligé, comme on doit l'être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s'évanouir. On était près d'aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu; jamais un homme n'a été regretté si sincèrement: tout ce quartier où il a logé[371], et tout Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et dans l'émotion; chacun parlait et s'attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort. C'est après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avait le plaisir de voir décamper l'armée des ennemis devant lui; et le 27, qui était samedi, il alla sur une petite hauteur pour observer leur marche: son dessein était de donner sur l'arrière-garde, et il mandait au roi à midi que, dans cette pensée, il avait envoyé dire à Brissac qu'on fit les prières de quarante heures. Il mande la mort du jeune d'Hocquincourt, et qu'il enverra un courrier pour apprendre au roi la suite de cette entreprise: il cachette sa lettre, et l'envoie à deux heures. Il va sur cette petite 277 colline avec huit ou dix personnes: on tire de loin à l'aventure un malheureux coup de canon, qui le coupe par le milieu du corps, et vous pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée: le courrier part à l'instant, il arriva lundi, comme je vous ai dit; de sorte qu'à une heure l'une de l'autre, le roi eut une lettre de M. de Turenne, et la nouvelle de sa mort. Il est arrivé depuis un gentilhomme de M. de Turenne, qui dit que les armées sont assez près l'une de l'autre; que M. de Lorges commande à la place de son oncle, et que rien ne peut être comparable à la violente affliction de toute cette armée. Le roi a ordonné en même temps à M. le Duc d'y courir en poste, en attendant M. le Prince, qui doit y aller; mais comme sa santé est assez mauvaise, et que le chemin est long, tout est à craindre dans cet entre-temps: c'est une cruelle chose que cette fatigue pour M. le Prince; Dieu veuille qu'il en revienne! M. de Luxembourg demeure en Flandre pour y commander en chef: les lieutenants généraux de M. le Prince sont MM. de Duras et de la Feuillade. Le maréchal de Créqui demeure où il est. Dès le lendemain de cette nouvelle, M. de Louvois proposa au roi de réparer cette perte en faisant huit généraux au lieu d'un, c'est y gagner[372]. En même temps on fit huit maréchaux de France, savoir: M. de Rochefort[373], à qui les autres doivent un remercîment; MM. de Luxembourg, Duras, la Feuillade, d'Estrades, Navailles, Schomberg et Vivonne; en voilà huit bien comptés: je vous laisse méditer sur cet endroit. Le grand maître[374] était au désespoir, on l'a fait duc; mais que lui donne cette dignité? Il a les honneurs du Louvre par sa charge, il ne passera point au parlement à cause des conséquences; et sa femme ne veut de tabouret qu'à Bouillé[375]: cependant c'est une grâce; et s'il était veuf, il pourrait épouser quelque jeune veuve. Vous savez la haine du comte de Gramont pour Rochefort; je le vis hier, il est enragé; il lui a écrit, et l'a dit au roi. Voici la lettre:
Monseigneur,
C'est pourquoi je ne vous en dirai pas davantage.
Le comte de Gramont.
Adieu, Rochefort.
Je crois que vous trouverez ce compliment comme on l'a trouvé ici. Il y a un almanach que j'ai vu, c'est de Milan; on y lit au mois de juillet: Mort subite d'un grand; et au mois d'août: Ah! que vois-je? On est ici dans des craintes continuelles: cependant nos six mille hommes sont partis pour abîmer notre Bretagne; ce sont deux Provençaux[377] qui ont cette commission. M. de Pomponne a recommandé nos pauvres terres. M. de Chaulnes et M. de Lavardin sont au désespoir: voilà ce qui s'appelle des dégoûts. Si jamais vous faites les fous, je ne souhaite pas qu'on vous envoie des Bretons pour vous corriger: admirez combien mon cœur est éloigné de toute vengeance. Voilà, mon cher comte, tout ce que nous savons jusqu'à l'heure qu'il est: en récompense d'une très-aimable lettre, je vous en écris une qui vous donnera du déplaisir; j'en suis en vérité aussi fâchée que vous. Nous avons passé tout l'hiver à entendre conter les divines perfections de ce héros: jamais un homme n'a été si près d'être parfait; et plus on le connaissait, plus on l'aimait, et plus on le regrette. Adieu, monsieur et madame, je vous embrasse mille fois. Je vous plains de n'avoir personne à qui parler de cette grande nouvelle; il est naturel de communiquer tout ce qu'on pense là-dessus. Si vous êtes fâchés, vous êtes comme nous sommes ici.
A Paris, vendredi 2 août 1675.
Je pense toujours, ma fille, à l'étonnement et à la douleur que vous aurez de la mort de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon est inconsolable: il apprit cette nouvelle par un gentilhomme de M. de Louvigny, qui voulut être le premier à lui faire son compliment; il arrêta son carrosse, comme il revenait de Pontoise à Versailles: le cardinal ne comprit rien à ce discours; comme le gentilhomme s'aperçut de son ignorance, il s'enfuit; le cardinal 279 fit courir après, et sut ainsi cette terrible mort; il s'évanouit; on le ramena à Pontoise, où il a été deux jours sans manger, dans des pleurs et dans des cris continuels. Madame de Guénégaud et Cavoye l'ont été voir; ils ne sont pas moins affligés que lui. Je viens de lui écrire un billet qui m'a paru bon: je lui dis par avance votre affliction, et par l'intérêt que vous prenez à ce qui le touche, et par l'admiration que vous aviez pour le héros. N'oubliez pas de lui écrire: il me paraît que vous écrivez très-bien sur toutes sortes de sujets: pour celui-ci, il n'y a qu'à laisser aller sa plume. On paraît fort touché dans Paris de cette grande mort. Nous attendons avec transissement le courrier d'Allemagne; Montecuculli, qui s'en allait, sera bien revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats faisaient des cris qui s'entendaient de deux lieues; nulle considération ne les pouvait retenir; ils criaient qu'on les menât au combat; qu'ils voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur; qu'avec lui ils ne craignaient rien, mais qu'ils vengeraient bien sa mort; qu'on les laissât faire, qu'ils étaient furieux, et qu'on les menât au combat. Ceci est d'un gentilhomme qui était à M. de Turenne, et qui est venu parler au roi; il a toujours été baigné de larmes en racontant ce que je vous dis, et les détails de la mort de son maître. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps; vous pouvez penser s'il tomba de cheval et s'il mourut! cependant le reste des esprits fit qu'il se traîna la longueur d'un pas, et que même il serra la main par convulsion; et puis on jeta un manteau sur son corps. Ce Boisguyot (c'est ce gentilhomme) ne le quitta point qu'on ne l'eût porté sans bruit dans la plus prochaine maison. M. de Lorges était à près d'une demi-lieue de là; jugez de son désespoir, c'est lui qui perd tout, et qui demeure chargé de l'armée et de tous les événements jusqu'à l'arrivée de M. le Prince, qui a vingt-deux jours de marche. Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et je ne m'imagine pas qu'il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison: tous ceux qu'aimait M. de Turenne sont fort à plaindre.
Le roi disait hier en parlant des huit nouveaux maréchaux: Si Gadagne avait eu patience, il serait du nombre; mais il s'est retiré, il s'est impatienté, c'est bien fait. On dit que le comte d'Estrées cherche à vendre sa charge; il est du nombre des désespérés de 280 n'avoir point le bâton. Devinez ce que fait Coulanges; il copie mot à mot, et sans s'incommoder, toutes les nouvelles que je vous écris. Je vous ai mandé comme le grand maître[378] est duc; il n'ose se plaindre; il sera maréchal de France à la première voiture; et la manière dont le roi lui a parlé passe de bien loin l'honneur qu'il a reçu. Sa Majesté lui dit de donner à Pomponne son nom et ses qualités; il répondit: Sire, je lui donnerai le brevet de mon grand-père: il n'aura qu'à le faire copier. Il faut lui faire un compliment. M. de Grignan en a beaucoup à faire, et peut-être des ennemis; car ils prétendent du monseigneur, et c'est une injustice qu'on ne peut leur faire comprendre.
Je reviens à M. de Turenne, qui, en disant adieu à M. le cardinal de Retz, lui dit: «Monsieur, je ne suis point un diseur; mais je vous prie de croire sérieusement que, sans ces affaires-ci, où peut-être on a besoin de moi, je me retirerais comme vous; et je vous donne ma parole que, si j'en reviens, je ne mourrai pas sur le coffre, et je mettrai, à votre exemple, quelque temps entre la vie et la mort.» Je tiens cela de d'Hacqueville, qui ne l'a dit que depuis deux jours. Notre cardinal sera sensiblement touché de cette perte. Il me semble, ma fille, que vous ne vous lassez point d'en entendre parler: nous sommes convenus qu'il y a des choses dont on ne peut trop savoir de détails. J'embrasse M. de Grignan: je vous souhaiterais quelqu'un à tous deux avec qui vous puissiez parler de M. de Turenne: les Villars vous adorent; Villars est revenu; mais Saint-Géran et sa tête sont demeurés: sa femme espérait qu'on aurait quelque pitié de lui, et qu'on le ramènerait. Je crois que la Garde vous mande le dessein qu'il a de vous aller voir: j'ai bien envie de lui dire adieu pour ce voyage; le mien, comme vous savez, est un peu différé: il faut voir l'effet que fera dans notre pays la marche de six mille hommes commandés par deux Provençaux. Il est bien dur à M. de Lavardin d'avoir acheté une charge quatre cent mille francs, pour obéir à M. de Forbin; car encore M. de Chaulnes conserve l'ombre du commandement. Madame de Lavardin et M. d'Harouïs sont mes boussoles: ne soyez point en peine de moi, ma très-chère, ni de ma santé; je me purgerai après le plein de la lune, et quand on aura des nouvelles d'Allemagne. Adieu, ma chère enfant; je vous aime si passionnément, que je ne pense pas qu'on puisse aller plus 281 loin; si quelqu'un souhaitait mon amitié, il devrait être content que je l'aimasse seulement autant que j'aime votre portrait.
A Paris, le 6 août 1675.
Je ne vous parle plus du départ de ma fille, quoique j'y pense toujours, et que je ne puisse jamais bien m'accoutumer à vivre sans elle: mais ce chagrin ne doit être que pour moi. Vous me demandez où je suis, comment je me porte, et à quoi je m'amuse. Je suis à Paris, je me porte bien, et je m'amuse à des bagatelles. Mais ce style est un peu laconique, je veux l'étendre. Je serais en Bretagne, où j'ai mille affaires, sans les mouvements de cette province, qui la rendent peu sûre. Il y va six mille hommes commandés par M. de Forbin. La question est de savoir l'effet de cette punition. Je l'attends; et si le repentir prend à ces mutins, et qu'ils rentrent dans leur devoir, je reprendrai le fil de mon voyage, et j'y passerai une partie de l'hiver.
J'ai bien eu des vapeurs; et cette belle santé, que vous avez vue si triomphante, a reçu quelques attaques dont je me suis trouvée humiliée, comme si j'avais reçu un affront.
Pour ma vie, vous la connaissez aussi. On la passe avec cinq ou six amies dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi on est obligée, et ce n'est pas une petite affaire. Mais ce qui me fâche, c'est qu'en ne faisant rien les jours se passent, et l'on vieillit, et l'on meurt. Je trouve cela bien mauvais. La vie est trop courte: à peine avons-nous passé la jeunesse, que nous nous trouvons dans la vieillesse. Je voudrais qu'on eût cent ans d'assurés, et le reste dans l'incertitude. Ne le voulez-vous pas aussi, mon cousin? Mais comment pourrions-nous faire? Ma nièce sera de mon avis, selon le bonheur ou le malheur qu'elle trouvera dans son mariage: elle nous en dira des nouvelles, ou elle ne nous en dira pas. Quoi qu'il en soit, je sais bien qu'il n'y a point de douceur, de commodité, ni d'agrément, que je ne lui souhaite dans ce changement de condition. J'en parle quelquefois avec ma nièce la religieuse; je la trouve très-agréable, et d'une sorte d'esprit qui fait fort bien souvenir de vous. Selon moi, je ne puis la louer davantage.
Au reste, vous êtes un très-bon almanach: vous avez prévu en homme du métier tout ce qui est arrivé du côté de l'Allemagne; mais vous n'avez pas vu la mort de M. de Turenne, ni ce coup de 282 canon tiré au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout la Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité[379]. Je vois que tout y conduit M. de Turenne, et je n'y trouve rien de funeste pour lui, en supposant sa conscience en bon état. Que lui faut-il? Il meurt au milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvait plus augmenter; il jouissait même en ce moment du plaisir de voir retirer les ennemis, et voyait le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre, l'étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif, principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées. Si le comte d'Harcourt fût mort après la prise des îles Sainte-Marguerite ou le secours de Casal, et le maréchal du Plessis-Praslin après la bataille de Rhetel, n'auraient-ils pas été plus glorieux? M. de Turenne n'a point senti la mort; comptez-vous encore cela pour rien? Vous savez la douleur générale pour cette perte, et les huit maréchaux de France nouveaux.
Vaubrun a été tué à ce dernier combat, qui comble M. de Lorges de gloire; il en faut voir la fin. Nous sommes toujours transis de peur, jusqu'à ce que nous sachions si nos troupes ont repassé le Rhin. Alors, comme disent les soldats, nous serons pêle-mêle, la rivière entre deux. La pauvre Madelonne[380] est dans son château de Provence. Quelle destinée! Providence! Providence! Adieu, mon cher comte; adieu, ma très-chère nièce. Je fais mille amitiés à M. et à madame de Toulongeon. Je l'aime fort, cette petite comtesse. Je ne fus pas un quart d'heure à Montelon, que nous étions comme si nous nous fussions connues toute notre vie; c'est qu'elle a de la facilité dans l'esprit, et que nous n'avions point de temps à perdre. Mon fils est demeuré en Flandre; il n'ira point en Allemagne. J'ai pensé à vous mille fois depuis tout ceci; adieu.
A Paris, vendredi 9 août 1675.
Comme je ne vous écrivis qu'un petit billet mercredi, j'oubliai plusieurs choses que j'avais à vous dire. M. Boucherat me manda lundi au soir que M. le coadjuteur avait fait merveilles à une conférence à Saint-Germain, pour les affaires du clergé. M. de Condom 283 et M. d'Agen me dirent la même chose à Versailles: je suis persuadée qu'il fera aussi bien à sa harangue au roi: ainsi il faudra toujours le louer.
Voilà donc nos pauvres amis qui ont repassé le Rhin fort heureusement, fort à loisir, et après avoir battu les ennemis; c'est une gloire bien complète pour M. de Lorges. Nous avions tous bien envie que le roi lui envoyât le bâton après une si belle action, et si utile, dont il a seul tout l'honneur. Il a eu un cheval tué sous lui d'un coup de canon, qui lui passa entre les jambes: il était à cheval sur un coup de canon: la Providence avait bien donné sa commission à celui-là, aussi bien qu'aux autres. Nous avons perdu Vaubrun dans cette action, et peut-être M. de Montlaur, frère du prince d'Harcourt, votre cousin germain. La perte des ennemis a été grande; ils ont eu, de leur aveu, quatre mille hommes de tués; nous n'en avons perdu que sept ou huit cents. Le duc de Sault et le chevalier de Grignan se sont distingués à la tête de leur cavalerie: les Anglais surtout ont fait des choses romanesques: enfin voilà un grand bonheur. On dit que Montecuculli[381], après avoir envoyé témoigner à M. de Lorges la douleur qu'il avait de la perte d'un si grand capitaine, lui manda qu'il lui laisserait repasser le Rhin, et qu'il ne voulait point exposer sa réputation à la rage d'une armée furieuse, et à la valeur des jeunes Français, à qui rien ne peut résister dans leur première impétuosité. En effet, le combat n'a point été général, et les troupes qui nous ont attaqués ont été défaites. Plusieurs courtisans, que je n'ose nommer par prudence, se sont signalés pour parler au roi de M. de Lorges, et des raisons sans conséquence qui devaient le faire maréchal de France tout à l'heure; mais elles ont été inutiles. Il a seulement le commandement d'Alsace, et vingt-cinq mille livres de pension qu'avait Vaubrun. Ha! ce n'était point cela qu'il voulait. M. le comte d'Auvergne[382] a la charge de colonel général de la cavalerie, et le gouvernement du Limousin. Le cardinal de Bouillon est très-affligé.
Notre bon cardinal a encore écrit au pape, disant qu'il ne peut s'empêcher d'espérer que quand Sa Sainteté aura vu les raisons qui sont dans sa lettre, elle se rendra à ses très-humbles prières: mais nous croyons que le pape infaillible, et qui ne fait rien d'inutile, ne lira seulement pas ses lettres, ayant fait sa réponse par avance, comme notre petit ami que vous connaissez.
Parlons un peu de M. de Turenne; il y a longtemps que nous n'en avons parlé. N'admirez-vous point que nous nous trouvions heureux d'avoir repassé le Rhin, et que ce qui aurait été un dégoût, s'il était au monde, nous paraisse une prospérité, parce que nous ne l'avons plus? Voyez ce que fait la perte d'un seul homme. Écoutez, je vous prie, une chose qui est à mon sens fort belle: il me semble que je lis l'histoire romaine. Saint-Hilaire, lieutenant général de l'artillerie, fit donc arrêter M. de Turenne qui avait toujours galopé, pour lui faire voir une batterie; c'était comme s'il eût dit: Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c'est ici que vous devez être tué. Le coup de canon vient donc, et emporte le bras de Saint-Hilaire qui montrait cette batterie, et tue M. de Turenne: le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il; voyez, en lui montrant M. de Turenne roide mort, voilà ce qu'il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable. Et, sans faire nulle attention sur lui, se met à crier et à pleurer cette grande perte. M. de la Rochefoucauld pleure lui-même, en admirant la noblesse de ce sentiment.
Le gentilhomme de M. de Turenne, qui était retourné et qui est revenu, dit qu'il a vu faire des actions héroïques au chevalier de Grignan; qu'il a été jusqu'à cinq fois à la charge, et que sa cavalerie a si bien repoussé les ennemis, que ce fut cette vigueur extraordinaire qui décida du combat. M. de Boufflers et le duc de Sault ont fort bien fait aussi; mais surtout M. de Lorges, qui parut neveu du héros dans cette occasion. Je reviens au chevalier de Grignan, et j'admire qu'il n'ait pas été blessé, à se mêler comme il a fait, et à essuyer tant de fois le feu des ennemis. Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne; il écrit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait celui de lui ôter le plaisir d'être aimé et estimé d'un tel homme; il venait de rhabiller à ses dépens tout un régiment anglais, et l'on n'a trouvé que neuf cents francs dans sa cassette. Son corps est porté à Turenne: plusieurs de ses gens et même de ses amis l'ont suivi. M. le duc de Bouillon est revenu; le chevalier de Coislin, parce qu'il est malade; mais le chevalier de Vendôme, à la veille du combat: voilà sur quoi on crie; et toute la beauté de madame de Ludres ne l'excuse point.
A Paris, lundi 12 août 1675.
Je vous envoie la plus belle et la meilleure relation qu'on ait eue ici depuis la mort de M. de Turenne; elle est du jeune marquis de Feuquières à madame de Vins, pour M. de Pomponne. Ce ministre me dit qu'elle était meilleure et plus exacte que celle du roi: il est vrai que ce petit Feuquières[383] a un coin d'Arnauld dans sa tête, qui le fait mieux écrire que les autres courtisans.
Je viens de voir le cardinal de Bouillon; il est changé à n'être pas connaissable: il m'a fort parlé de vous; il ne doutait pas de vos sentiments: il m'a conté mille choses de M. de Turenne qui font mourir; son oncle apparemment était en état de paraître devant Dieu, car sa vie était parfaitement innocente. Il demandait au cardinal, à la Pentecôte, s'il ne pourrait pas bien communier sans se confesser: son neveu lui dit que non, et que depuis Pâques il ne pouvait guère s'assurer de n'avoir point offensé Dieu. M. de Turenne lui conta son état; il était à mille lieues d'un péché mortel. Il alla pourtant à confesse pour la coutume; il disait: Mais faut-il dire à ce récollet comme à M. de Saint-Gervais? est-ce tout de même? En vérité, une telle âme est bien digne du ciel; elle venait trop droit de Dieu pour n'y pas retourner, s'étant si bien préservée de la corruption du monde. Il aimait tendrement le fils de M. d'Elbeuf[384]; c'est un prodige de valeur à quatorze ans. Il l'envoya l'année passée saluer M. de Lorraine, qui lui dit: «Mon petit cousin, vous êtes trop heureux de voir et d'entendre tous les jours M. de Turenne; vous n'avez que lui de parent et de père: baisez les pas par où il passe, et faites-vous tuer à ses pieds.» Ce pauvre enfant se meurt de douleur; c'est une affliction de raison et d'enfance, à quoi l'on craint qu'il ne résiste pas. M. le comte d'Auvergne l'a pris avec lui, car il n'a rien à attendre de son père. Cavoye est affligé par les formes. Le duc de Villeroi a écrit ici des lettres, dans le transport de sa douleur, qui sont d'une telle force qu'il les faut cacher. Il ne voit rien dans sa fortune au-dessus d'avoir été aimé de ce héros, et déclare qu'il méprise toute autre sorte d'estime après celle-là: sauve qui peut! M. de Marsillac s'est signalé en parlant de M. de Lorges comme d'un sujet digne d'une autre récompense 286 que celle de la dépouille de M. de Vaubrun. Jamais rien n'aurait été d'une si grande édification, ni d'un si bon exemple, que de l'honorer du bâton, après un si grand succès.
On vint éveiller M. de Reims à cinq heures du matin, pour lui dire que M. de Turenne avait été tué. Il demanda si l'armée était défaite; on lui dit que non: il gronda qu'on l'eût éveillé, appela son valet de chambre coquin, fit retirer le rideau, et se rendormit. Adieu, mon enfant; que voulez-vous que je vous dise?
Je vous envoie cette relation à cinq heures du soir: je fais mon paquet toute seule; M. de Coulanges viendrait ce soir, et voudrait la copier; je hais cela comme la mort. J'ai fait toutes vos amitiés et dit toutes vos douceurs à M. de Pomponne et à madame de Vins: en vérité, elles sont très-bien reçues. Je lui dis la joie que vous aviez de n'être plus mêlée dans les sottes querelles de Provence: il en rit, et de la raison de votre sagesse: il souhaiterait que les Bretons s'amusassent à se haïr, plutôt qu'à se révolter. J'ai vu madame de Rouillé chez elle; je la trouvai toujours aimable; je croyais être à Aix; je voudrais fort sa fille[385], mais elle a de plus grandes idées. Adieu, ma très-chère et très-aimée. Madame de Verneuil et la maréchale de Castelnau viennent d'admirer votre portrait; on l'aime tendrement, et il n'est pas si beau que vous. C'est à M. de Grignan, que j'embrasse, à qui j'envoie la relation aussi bien qu'à vous.
A Paris, vendredi 16 août 1675.
Je voudrais mettre tout ce que vous m'écrivez de M. de Turenne dans une oraison funèbre: vraiment votre style est d'une énergie et d'une beauté extraordinaire; vous étiez dans les bouffées d'éloquence que donne l'émotion de la douleur. Ne croyez point, ma fille, que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci; ce fleuve qui entraîne tout, n'entraîne pas sitôt une telle mémoire, elle est consacrée à l'immortalité. J'étais l'autre jour chez M. de la Rochefoucauld avec madame de Lavardin, madame de la Fayette et M. de Marsillac. M. le Premier y vint: la conversation dura deux heures sur les divines qualités de ce véritable héros: tous les yeux étaient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire comme la douleur de sa perte était profondément gravée dans les cœurs: 287 vous n'avez rien par-dessus nous que le soulagement de soupirer tout haut et d'écrire son panégyrique. Nous remarquions une chose, c'est que ce n'est pas depuis sa mort que l'on admire la grandeur de son cœur, l'étendue de ses lumières et l'élévation de son âme; tout le monde en était plein pendant sa vie; et vous pouvez penser ce que fait sa perte par-dessus ce qu'on était déjà; enfin ne croyez point que cette mort soit ici comme celle des autres. Vous pouvez en parler tant qu'il vous plaira, sans croire que la dose de votre douleur l'emporte sur la nôtre. Pour son âme, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avait pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état: on ne saurait comprendre que le mal et le péché pussent être dans son cœur; sa conversion si sincère nous a paru comme un baptême; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il était plein sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes; une charité généreuse et chrétienne. Vous ai-je dit comme il rhabilla ce régiment anglais? il lui en coûta quatorze mille francs, et il resta sans argent. Les Anglais ont dit à M. de Lorges qu'ils achèveraient de servir cette campagne, pour venger la mort de M. de Turenne; mais qu'après cela ils se retireraient, ne pouvant obéir à d'autres que lui. Il y avait de jeunes soldats qui s'impatientaient un peu dans les marais, où ils étaient dans l'eau jusqu'aux genoux; et les vieux soldats leur disaient: «Quoi! vous vous plaignez! on voit bien que vous ne connaissez pas M. de Turenne. Il est plus fâché que nous quand nous sommes mal; il ne songe, à l'heure qu'il est, qu'à nous tirer d'ici; il veille quand nous dormons; c'est notre père; on voit bien que vous êtes jeunes:» et ils les rassuraient ainsi. Tout ce que je vous mande est vrai: je ne me charge point des fadaises dont on croit faire plaisir aux gens éloignés; c'est abuser d'eux, et je choisis bien plus ce que je vous écris que ce que je vous dirais, si vous étiez ici. Je reviens à son âme: c'est donc une chose à remarquer que nul dévot ne s'est avisé de douter que Dieu ne l'eût reçue à bras ouverts, comme une des plus belles et des meilleures qui soient jamais sorties de ses mains. Méditez sur cette confiance générale de son salut, et vous trouverez que c'est une espèce de miracle qui n'est que pour lui; enfin personne n'a osé douter de son 288 repos éternel. Vous verrez dans les nouvelles les effets de cette grande perte.
Le roi a dit d'un certain homme dont vous aimiez assez l'absence cet hiver, qu'il n'avait ni cœur, ni esprit; rien que cela. Mme de Rohan, avec une poignée de gens, a dissipé et fait fuir les mutins qui s'étaient attroupés dans son duché de Rohan. Les troupes sont à Nantes, commandées par Forbin; car de Vins est toujours subalterne. L'ordre de Forbin est d'obéir à M. de Chaulnes; mais comme ce dernier est dans son Fort-Louis, Forbin avance et commande toujours. Vous entendez bien ce que c'est que ces sortes d'honneurs en idée, que l'on laisse sans action à ceux qui commandent. M. de Lavardin avait fort demandé le commandement; il a été à la tête d'un vieux régiment[386], et prétendait que cet honneur lui était dû; mais il n'a pas eu contentement. On dit que nos mutins demandent pardon; je crois qu'on leur pardonnera moyennant quelques pendus. On a ôté M. de Chamillard, qui était odieux à la province, et l'on a donné pour intendant de ces troupes M. de Marillac, qui est fort honnête homme. Ce ne sont plus ces désordres qui m'empêchent de partir, c'est autre chose que je ne veux pas quitter; je n'ai pu même aller à Livry, quelque envie que j'en aie; il faut prendre le temps comme il vient: on est assez aise d'être au milieu des nouvelles, dans ces terribles temps.
Écoutez, je vous prie, encore un mot de M. de Turenne. Il avait fait connaissance avec un berger qui savait très-bien les chemins et le pays; il allait seul avec lui, et faisait poster ses troupes selon la connaissance que cet homme lui donnait: il aimait ce berger, et le trouvait d'un sens admirable; il disait que le colonel Bec était venu comme cela, et qu'il croyait que ce berger ferait sa fortune comme lui. Quand il eut fait passer ses troupes à loisir, il se trouva content, et dit à M. de Roye (son beau-frère): «Tout de bon, il me semble que cela n'est pas trop mal; et je crois que M. de Montecuculli trouverait assez bien ce que l'on vient de faire.» Il est vrai que c'était un chef-d'œuvre d'habileté. Madame de Villars a vu une autre relation depuis le jour du combat, où l'on dit que, dans le passage du Rhin, le chevalier de Grignan fit encore des merveilles de valeur et de prudence: Dieu le conserve! car le courage de M. de Turenne semble être passé à nos ennemis: ils ne trouvent plus rien d'impossible.
Depuis la défaite du maréchal de Créqui, M. de la Feuillade a pris la poste, et s'en est venu droit à Versailles, où il surprit le roi, et lui dit: «Sire, les uns font venir leurs femmes (c'est Rochefort), les autres les viennent voir: pour moi, je viens voir une heure Votre Majesté, et la remercier mille et mille fois; je ne verrai que Votre Majesté, car ce n'est qu'à elle que je dois tout.» Il causa assez longtemps, et puis prit congé, et dit: «Sire, je m'en vais; je vous supplie de faire mes compliments à la reine, à M. le Dauphin, à ma femme et à mes enfants,» et s'en alla remonter à cheval; et, en effet, il n'a vu âme vivante. Cette petite équipée a fort plu au roi, qui a raconté, en riant, comme il était chargé des compliments de M. de la Feuillade. Il n'y a qu'à être heureux, tout réussit.
A Livry, mercredi 21 août 1675.
En vérité, ma fille, vous devriez bien être ici avec moi; j'y suis venue ce matin toute seule, fatiguée et lasse de Paris, au point de n'y pouvoir pas durer. Notre abbé est demeuré pour quelques affaires; pour moi, je n'en ai point jusqu'à samedi. Me voilà donc pour ces trois jours en paix et en repos; je prends demain ma troisième médecine; je marcherai beaucoup: je m'imagine que j'en ai besoin. Je penserai extrêmement à vous, pour ne pas dire continuellement; il n'y a ni lieu ni place qui ne me fasse souvenir que nous y étions ensemble il y a un an. Quelle différence, bon Dieu! Il m'est doux de penser à vous; mais l'absence jette une certaine amertume qui serre le cœur: ce sera pour ce soir la noirceur des pensées. Je me fais un plaisir de vous entretenir dans ce petit cabinet que vous connaissez; rien ne m'interrompt.
J'ai laissé M. de Coulanges bien en peine de M. de Sanzei. Pour M. de la Trousse, depuis mes chers romans, je n'ai rien vu de si parfaitement heureux que lui. N'avez-vous point vu un prince qui se bat jusqu'à l'extrémité? Un autre s'avance pour voir qui peut faire une si grande résistance: il voit l'inégalité du combat, il en est honteux; il écarte ses gens: il demande pardon à ce vaillant homme, qui lui rend son épée, à cause de son honnêteté, et qui sans lui ne l'eût jamais rendue; il le fait son prisonnier; il le reconnaît pour un de ses amis, du temps qu'ils étaient tous deux à la cour d'Auguste; il traite son prisonnier comme son propre frère, 290 il le loue de son extrême valeur; mais il me semble que le prisonnier soupire; je ne sais s'il n'est point amoureux: je crois qu'on lui permettra de revenir sur sa parole; je ne vois pas bien où la princesse l'attend; et voilà toute l'histoire.
Quand je vous mande des nouvelles, comptez que je les tiens de gens bien informés; mais ils ne veulent jamais être cités pour les moindres bagatelles. Il y en a d'autres dont je ne prends jamais les nouvelles. Voulez-vous savoir ce que les valets de chambre ont écrit? Vous devinerez d'abord que ceci vient de l'endroit où vous savez qu'on s'amuse des lettres ridicules. L'un fait inventaire de ce qu'il a perdu, comme son étui, sa tasse, son buffle, son caudebec. «C'était, dit-il, un désordre du diable; ma foi, si j'avais été général, cela ne serait pas arrivé.» Un autre dit: «Nous avons été joliment téméraires; nous n'étions que sept mille hommes, nous en avons attaqué vingt-six-mille; aussi faut voir comme nous avons été frottés.» Un autre dit: «Nous nous sommes sauvés le plus diligemment que nous avons pu; et si nous n'avons pas laissé d'avoir grand'peur.» Il faut avoir, mon enfant, un étrange loisir pour vous conter toutes ces sottises.
Vous parlez si dignement du cardinal de Retz et de sa retraite, que pour cela seul vous seriez digne de son estime et de son amitié. Je vois des gens qui disent qu'il devrait venir à Saint-Denis, et ce sont ceux-là même qui trouveraient le plus à redire, s'il y venait. On voudrait, à quelque prix que ce fût, ternir la beauté de son action; mais j'en défie la plus fine jalousie. Ce que vous dites de M. de Turenne mérite d'entrer dans son panégyrique: le cardinal de Bouillon en aura le plaisir ou le déplaisir, car je suis bien sûre qu'il ne lira point cet endroit de votre lettre sans pleurer. Depuis la mort du héros de la guerre, celui du bréviaire s'est retiré à Commerci; il n'y avait plus de sûreté à Saint-Mihiel. Le premier président de la cour des aides a une terre en Champagne; son fermier lui vint signifier l'autre jour, ou de la rabaisser considérablement, ou de rompre le bail qui en fut fait il y a deux ans: on lui demande pourquoi, on dit que ce n'est point la coutume; il répond que, du temps de M. de Turenne, on pouvait recueillir avec sûreté, et compter sur les terres de ce pays-là; mais que, depuis sa mort, tout le monde quittait, croyant que les ennemis vont entrer en Champagne. Voilà des choses simples et naturelles qui font son éloge aussi magnifiquement que les Fléchier et les Mascaron.
Ne me parlez point tant de vous aller voir; vous me détournez de la pensée de tous mes tristes devoirs: si j'en croyais mon cœur, j'enverrais paître toutes mes petites affaires, et je m'en irais à Grignan. Oh! avec quelle joie je planterais tout là! et pour quatre jours qu'on a à vivre, je vivrais à ma mode, et je suivrais mon inclination: quelle folie de se contraindre pour des routines de devoirs et d'affaires! Eh, bon Dieu! qui en sait gré? Je ne suis que trop dans toutes ces pensées; la règle n'est plus, à mon grand regret, que dans toutes mes actions; car, pour mes discours, ils ont pris l'essor, et je me tire au moins de la contrainte d'approuver tout ce que je fais. Vos affaires règlent ma vie présentement, c'est tout ce qui me console. Je m'en vais courir en Bretagne pendant les vacances, et je serai de retour au mois de novembre, pour m'abandonner à toute la chicane que me prépare l'infidélité de M. de Mirepoix.
A Paris, lundi 26 août 1675.
Je revins samedi matin de Livry; j'allai l'après-dîner chez madame de Lavardin, qui vous a écrit un billet en vous envoyant une relation: cette marquise vous aime beaucoup, et vous lui répondrez sans doute, comme vous savez si bien faire; elle s'en va de son côté, et d'Harouïs et moi du nôtre: les vacances de la chicane font partir bien des gens. La cour est partie ce matin pour Fontainebleau; ce mot-là me fait encore trembler; mais enfin on y va pour se divertir: Dieu veuille que nous ne soyons point assommés pendant ce temps-là! Le siége de Trèves se pousse vivement: s'il y a quelque balle qui ait reçu la commission de tuer le maréchal de Créqui, elle n'aura pas de peine à le trouver, car on dit qu'il s'expose comme un désespéré.
M. le Prince est à l'armée d'Allemagne; il a dit à un homme qui l'a vu depuis peu: «Je voudrais bien avoir causé seulement deux heures avec l'ombre de M. de Turenne, pour prendre la suite de ses desseins, pour entrer dans ses vues, et me mettre au fait des connaissances qu'il avait de ce pays, et des manières de peindre du Montecuculli.» Et quand cet homme-là lui dit: «Monseigneur, vous vous portez bien, Dieu vous conserve, pour l'amour 292 de vous et de la France!» M. le Prince ne répondit qu'en haussant les épaules.
Mon fils me mande que le prince d'Orange fait mine de vouloir assiéger le Quesnoy, et que si cela est, ils sont à la veille d'une action. M. de Luxembourg a bien envie de faire parler de lui; il est bien heureux, car il a bien entretenu l'ombre de M. le Prince: enfin on tremble de tous côtés. J'ai demandé à M. de Louvois le régiment de Sanzei à pur et à plein, avec la permission de vendre le guidon, bien entendu que le pauvre Sanzei serait mort, dont on n'a encore aucune nouvelle. Le vicomte de Marsilly est mon résident auprès du ministre, et s'est chargé de m'apprendre la réponse; je voudrais qu'elle fût apportée par M. de Sanzei. Vous croyez bien que si madame de Sanzei y pouvait avoir la moindre prétention, je ne l'aurais pas barrée, moi qui respecte Saint-Hérem pour le régiment Royal; mais le roi, qui avait donné ce petit régiment à Sanzei, le donnera à quelque autre. Pour celui de Picardie, il n'y faut pas penser, à moins que de vouloir être abîmé dans deux ans; mais c'est mal dit abîmé, c'est déshonoré; car comme il n'est plus permis de se ruiner ni d'emprunter, comme autrefois, on demeure tout court, avec infamie. Ce second Chénoise, neveu de Saint-Hérem, est ressuscité depuis deux jours; il était prisonnier des Allemands; c'est là où nous devrions trouver M. de Sanzei. Pour le pauvre petit Froulai, il a fallu remuer et retourner, et regarder quinze cents hommes morts en un endroit du combat, pour trouver ce pauvre garçon, qu'on a enfin reconnu, percé de dix ou douze coups: sa pauvre mère demande sa charge de grand maréchal des logis (de la maison du roi), qu'elle a achetée; elle crie et pleure, et ne parle qu'à genoux: on lui répond qu'on verra; et vingt-deux ou vingt-trois personnes demandent cette charge. Pour dire le vrai, on reconnaît tous les jours que jamais une défaite n'a été si remplie de désordre et de confusion, que celle du maréchal de Créqui. Je vis samedi la maréchale chez M. de Pomponne, elle n'est pas reconnaissable; les yeux ne lui sèchent pas.
Ne croyez pas, ma fille, que la mort de M. de Turenne ait passé ici aussi vite que les autres nouvelles; on en parle et on le pleure encore tous les jours:
On peut dire ce vers pour lui. Heureux ceux, comme vous dites, 293 qui n'ont pas fait la moindre attention sur cette perte! La déroute qui est arrivée depuis a bien renouvelé les éloges du héros. Vous m'avez fait grand plaisir d'avoir frissonné de ce qu'a dit Saint-Hilaire; il n'est pas mort, il vivra avec son bras gauche, et jouira de la beauté et de la fermeté de son âme. Je crois que vous aurez été bien étonnée de voir une petite défaite de notre côté; vous n'en avez jamais vu depuis que vous êtes au monde. Il n'y a que le coadjuteur qui en ait profité, en donnant un air si nouveau et si spirituel à sa harangue, que cet endroit en a fait tout le prix, au moins pour les courtisans; car toutes les bonnes têtes l'ont loué depuis le commencement jusqu'à la fin. Je dînai samedi avec le coadjuteur et le bel abbé: je suis ravie quand je vois quelque Grignan.
A Paris, mercredi 28 août 1675.
Si l'on pouvait écrire tous les jours, je m'en accommoderais fort bien; je trouve même quelquefois le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas, mais le plaisir d'écrire est uniquement pour vous; car, à tout le reste du monde, on voudrait avoir écrit, et c'est parce qu'on le doit. Vraiment, ma fille, je m'en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Madame d'Elbeuf[387], qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler de leur affliction: madame de la Fayette y vint: nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu; les yeux ne nous séchèrent pas. Madame d'Elbeuf avait un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train était arrivé à onze heures: tous ces pauvres gens étaient en larmes, et déjà tout habillés de deuil; il vint trois gentilshommes qui pensèrent mourir en voyant ce portrait; c'étaient des cris qui faisaient fendre le cœur; ils ne pouvaient prononcer une parole; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était fondu en larmes, et faisait fondre les autres. Le premier qui fut en état de parler répondit à nos tristes questions: nous nous fîmes raconter sa mort. Il voulait se confesser, et en se cachottant il avait donné ses ordres pour le soir, et devait communier le lendemain dimanche, qui était le jour qu'il croyait donner la bataille.
Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf: «Mon neveu, demeurez là; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître.» M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il allait, lui dit: «Monsieur, venez par ici; on tire du côté où vous allez.—Monsieur, lui dit-il, vous avez raison; je ne veux point du tout être tué aujourd'hui; cela sera le mieux du monde.» Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit: «Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là.» M. de Turenne revint; et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il n'était point encore tombé; mais il était penché le nez sur l'arçon: dans ce moment, le cheval s'arrête; le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais: songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser le bruit et ôter le petit d'Elbeuf, qui s'était jeté sur le corps, qui ne voulait pas le quitter, et se pâmait de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil: tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne battaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés: mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l'on en soit tout ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe, dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier (de Grignan) était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation: et partout où il a passé on n'entendait que des 295 clameurs: mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie; il y eut un service solennel dans la ville, et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'allaient reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt, on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel. Voilà quel fut le divertissement que nous eûmes. Nous dînâmes comme vous pouvez penser, et jusqu'à quatre heures nous ne fîmes que soupirer. Le cardinal de Bouillon parla de vous, et répondit que vous n'auriez point évité cette triste partie si vous aviez été ici: je l'assurai fort de votre douleur; il vous fera réponse et à M. de Grignan; il me pria de vous dire mille amitiés, et la bonne d'Elbeuf, qui perd tout, aussi bien que son fils. Voilà une belle chose de m'être embarquée à vous conter ce que vous saviez déjà; mais ces originaux m'ont frappée, et j'ai été bien aise de vous faire voir que voilà comme on oublie M. de Turenne en ce pays-ci.
M. de la Garde me dit l'autre jour que, dans l'enthousiasme des merveilles que l'on disait du chevalier, il exhorta ses frères[388] à faire un effort pour lui dans cette occasion, afin de soutenir sa fortune, au moins le reste de cette année; et qu'il les trouva tous deux fort disposés à faire des choses extraordinaires. Ce bon la Garde est à Fontainebleau, d'où il doit revenir dans trois jours pour partir enfin, car il en meurt d'envie, à ce qu'il dit; mais les courtisans ont bien de la glu autour d'eux. Vraiment l'état de madame de Sanzei est déplorable; nous ne savons rien de son mari; il n'est ni vivant, ni mort, ni blessé, ni prisonnier; ses gens n'écrivent point. M. de la Trousse, après avoir mandé le jour de l'affaire qu'on venait de lui dire qu'il avait été tué, n'en a plus écrit un mot ni à la pauvre Sanzei, ni à Coulanges[389]. Nous ne savons donc que mander à cette femme désolée; il est cruel de la laisser dans cet état: pour moi, je suis très-persuadée que son mari est mort; la 296 poussière mêlée avec son sang l'aura défiguré; on ne l'aura pas reconnu, on l'aura dépouillé; peut-être qu'il aura été tué loin des autres, par ceux qui l'ont pris, ou par des paysans, et sera demeuré au coin de quelque haie: je trouve plus d'apparence à cette triste destinée qu'à croire qu'il soit prisonnier, et qu'on n'entende pas parler de lui.
Au reste, ma fille, l'abbé croit mon voyage si nécessaire, que je ne puis m'y opposer; je ne l'aurai pas toujours; ainsi je dois profiter de sa bonne volonté; c'est une course de deux mois, car le bon abbé ne se porte pas assez bien pour aimer à passer là l'hiver; il m'en parle d'un air sincère, dont je fais vœu d'être toujours la dupe; tant pis pour ceux qui me trompent. Je comprends que l'ennui serait grand pendant l'hiver; les longues soirées peuvent être comparées aux longues marches pour être fastidieuses. Je ne m'ennuyais point cet hiver que je vous avais; vous pouviez fort bien vous ennuyer, vous qui êtes jeune; mais vous souvient-il de nos lectures? Il est vrai qu'en retranchant tout ce qui était autour de cette petite table, et le livre même, il ne serait pas impossible de ne savoir que devenir; la Providence en ordonnera. Je retiens toujours ce que vous m'avez mandé; on se tire de l'ennui comme des mauvais chemins; on ne voit personne demeurer au milieu d'un mois, pour n'avoir pas le courage de l'achever; c'est comme de mourir, vous ne voyez personne qui ne sache se tirer de ce dernier rôle. Il y a des choses dans vos lettres qu'on ne peut ni qu'on ne veut oublier. Avez-vous mon ami Corbinelli et M. de Vardes? Je le souhaite; vous aurez bien raisonné, et si vous parlez sans cesse des affaires présentes et de M. de Turenne, et que vous ne pussiez comprendre ce que tout ceci deviendra; en vérité, vous êtes comme nous, et ce n'est point du tout que vous soyez en province. M. de Barillon soupa hier ici: on ne parla que de M. de Turenne; il en est véritablement très-affligé. Il nous contait la solidité de ses vertus, combien il était vrai, combien il aimait la vertu pour elle-même, combien par elle seule il se trouvait récompensé; et puis finit par dire qu'on ne pouvait pas l'aimer, ni être touché de son mérite, sans en être plus honnête homme. Sa société communiquait une horreur pour la friponnerie et pour la duplicité, qui mettait tous ses amis au-dessus des autres hommes: dans ce nombre on distingua fort le chevalier comme un de ceux que ce grand homme aimait et estimait le plus, et aussi comme un de ses adorateurs. Bien des siècles n'en donneront 297 pas un pareil: je ne trouve pas qu'on soit tout à fait aveugle en celui-ci, au moins les gens que je vois: je crois que c'est se vanter d'être en bonne compagnie. Je viens de regarder mes dates; il est certain que je vous ai écrit le vendredi 16; je vous avais écrit le mercredi 14, et le lundi 12. Il faut que Pacolet ou la bénédiction de Montélimart ait porté très-diaboliquement cette lettre; examinez ce prodige. Mais disons encore un mot de M. de Turenne: voici ce qui me fut conté hier. Vous connaissez bien Pertuis[390], et son adoration et son attachement pour M. de Turenne; dès qu'il eut appris sa mort, il écrivit au roi, et lui manda: «Sire, j'ai perdu M. de Turenne; je sens que mon esprit n'est point capable de soutenir ce malheur: ainsi, n'étant plus en état de servir Votre Majesté, je lui demande la permission de me démettre du gouvernement de Courtrai.» Le cardinal de Bouillon empêcha qu'on ne rendît cette lettre; mais, craignant qu'il ne vînt lui-même, il dit au roi l'effet du désespoir de Pertuis. Le roi entra fort bien dans cette douleur, et dit au cardinal de Bouillon qu'il en estimait davantage Pertuis, et qu'il ne voulait pas que Pertuis songeât à se retirer, le croyant trop honnête homme pour ne pas toujours faire son devoir, en quelque état qu'il pût être. Voilà comme sont ceux qui regrettent ce héros. Au reste, il avait quarante mille livres de rente de partage; et M. Boucherat a trouvé que, toutes ses dettes et ses legs payés, il ne lui restait que dix mille livres de rente; c'est deux cent mille francs pour tous ses héritiers, pourvu que la chicane n'y mette pas le nez. Voilà comme il s'est enrichi en cinquante années de service. Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse mille fois avec une tendresse qui ne peut se représenter.
A Paris, vendredi 6 septembre 1675.
Je vous regrette, ma chère enfant; et cette rage de m'éloigner encore de vous, et de voir pour quelques jours notre commerce dégingandé, me donne une véritable tristesse. Pour achever l'agrément de mon voyage, Hélène ne vient pas avec moi; j'ai tant tardé, qu'elle est dans son neuf; j'ai Marie qui jette sa gourme, comme vous savez; mais ne soyez point en peine de moi, je m'en vais un peu essayer de n'être pas servie si fort à ma mode, et d'être un peu dans la solitude; j'aimerai à connaître la docilité de mon esprit, 298 et je suivrai les exemples de courage et de raison que vous me donnez. Madame de Coulanges ne fait-elle pas aussi des merveilles de s'ennuyer à Lyon? Ce serait une belle chose que je ne susse vivre qu'avec les gens qui me sont agréables: je me souviendrai de vos sermons; je m'amuserai à payer mes dettes et à manger mes provisions: je penserai beaucoup à vous, ma très-belle; je lirai, je marcherai, j'écrirai, je recevrai de vos lettres; hélas! la vie ne se passe que trop: elle s'use partout. Je porte une infinité de remèdes bons ou mauvais; je les aime tous, mais surtout il n'y en a pas un qui n'ait son patron, et qui ne soit la médecine de mes voisins: j'espère que cette boutique me sera fort inutile, car je me porte extrêmement bien.
Je fus avant-hier toute seule à Livry, me promener délicieusement avec la lune; il n'y avait aucun serein; j'y fus depuis six heures du soir jusqu'à minuit, et je me suis fort bien trouvée de cette petite équipée; je devais bien cette honnêteté à la belle Diane et à l'aimable abbaye. Il n'a tenu qu'à moi d'aller à Chantilly en très-bonne compagnie; mais je ne me suis pas trouvée assez libre pour faire un si délicieux voyage; ce sera pour le printemps qui vient. J'ai été tantôt chez Mignard, pour voir le portrait de Louvigny: il est parlant; mais je n'ai pas vu Mignard; il peignait madame de Fontevrault, que j'ai regardée par le trou de la porte; je ne l'ai pas trouvée jolie: l'abbé Têtu était auprès d'elle, dans un charmant badinage; les Villars étaient à ce trou avec moi: nous étions plaisantes.
M. le Prince, qui a fait lever le siége d'Haguenau, est un peu étonné d'être sur la défensive, et de se reculer et se retrancher vers Schelestadt: la goutte et le mois d'octobre ne diminueront pas son chagrin. Pour moi, j'emporte l'inquiétude de mon fils; il me semble que je vais avoir la tête dans un sac pendant dix ou douze jours; et vous jugez bien que, sans de bonnes raisons, je ne quitterais pas Paris dans ce temps de nouvelles. Saint-Thou avait songé, la veille qu'il a été tué, qu'il avait eu un démêlé avec le prince d'Orange, et qu'il lui avait dit de si bonnes injures, que ce prince l'avait fait maltraiter par ses gardes: il conta ce songe, et ce fut par ses gardes qu'il fut tué follement; car il ne voulut jamais de quartier, quoiqu'il fût seul contre deux cents: c'est une belle pensée; tout le monde se moque de lui, quoique Voiture nous ait appris que c'est fort mal fait de se moquer des trépassés. La pauvre Sanzei est tiraillée par de ridicules espérances que son mari n'est 299 point mort, et veut attendre la fin du siége de Trèves pour prendre son deuil. Adieu, ma très-aimable, je ne puis vous dire combien je suis à vous; quoique je dise un peu plus que vous ce que je sens, mes démonstrations n'égalent pas mes sentiments.
A Paris, lundi 9 septembre 1675.
Adieu, ma très-chère, je m'en vais monter en carrosse. Je quitte Paris pour quelque temps, avec la douleur de ne recevoir plus si réglément vos lettres, ni celles de mon fils, dont l'armée n'est point tant composée de pâtissiers, que je ne sois fort en peine de lui, non pas quand je pense au prince d'Orange, mais à M. de Luxembourg, qui est dans l'armée de mon fils, et à qui les mains démangent furieusement. Hélas! vous souvient-il de notre folie, que M. de Turenne était dans l'armée de votre frère? Enfin, voilà tous mes commerces dérangés: je n'espère pas même que je puisse encore être bonne à votre divertissement: tout le fagotage de bagatelles que je vous mandais va être réduit à rien; et si vous ne m'aimiez, vous feriez fort bien de ne pas ouvrir mes lettres. Je m'en vais donc, ma très-chère, avec le bon abbé et Marie; j'ai deux hommes à cheval et six chevaux: je m'en vais par Orléans et par Nantes: je vous écrirai par les chemins; c'est une de mes tendresses, comme dit Monceaux.
Je n'ai jamais vu un homme adorable comme d'Hacqueville; je ne sais pas comme sont les autres; mais, pour celui que nous connaissons, je croirais qu'il n'a point son pareil, sans la notoriété qui dit les d'Hacqueville[391]. Je lui ai recommandé une affaire du sénéchal de Rennes; ne le connaît-on point dans votre voisinage? Elle était épineuse, et il fallait de l'habileté pour l'entendre; je priai d'Hacqueville d'y entrer; il en a fait la sienne, il y a travaillé, il a disputé contre Parère[392], qui était contraire; il l'a rapportée devant M. de Pomponne, pour empêcher qu'il ne la comprît mal; enfin il n'y a qu'à baiser les pas par où il passe. Le sénéchal est si étonné de trouver un cœur comme celui-là sur la terre, et d'avoir gagné son affaire, qu'il me croit la plus riche femme de France d'avoir un tel ami; il a raison: servez-vous-en donc, sans crainte de le fatiguer; et du gros abbé (de Pontcarré), si vous avez quelque lettre 300 de change à envoyer; car il faut connaître les talents. Vous ne manquerez pas de nouvelles; la bonne Troche vous mandera les grandes; mais, comme vous dites, tout va bien; il n'y aura que douceur et agrément dans le reste de cette année: comprenez un peu ce que c'est que ce grand prince de Condé, qui se retire, qui se retranche, et qui envisage le mois d'octobre et la goutte. M. de Lorraine ne voulait point qu'on s'amusât au siége de Trèves, et disait: «Vous y périrez, messieurs; songez qu'il y a quatre mille hommes dans Trèves, et un maréchal de France en colère.» En effet, ce maréchal fait des miracles; il nettoie la tranchée tous les deux ou trois jours avec une propreté extraordinaire: mais enfin, mes belles, rien n'est imprenable, il faudra se rendre. La maréchale (de Créqui) dit toujours que M. de Sanzei est dans Trèves; je ne le crois point du tout: ce serait une belle chose si, pendant que sa femme le pleure d'un côté, et refuse l'espérance de le trouver dans cette place assiégée, elle allait apprendre qu'il y eût été tué!
Je dis hier adieu à M. de la Garde; s'il vous embrasse, laissez-le faire, c'est pour moi: je l'aime beaucoup; profitez bien de son bon esprit. Je vous exhorte, ma chère enfant, à conserver votre santé, si vous m'aimez. J'entends que vous me dites la même chose, et je vous assure que je le ferai dans la vue de vous plaire: ne vous amusez point à vous inquiéter en l'air, cela n'est point de votre bon esprit; conservez bien votre courage, et m'en envoyez un peu dans vos lettres: c'est une bonne provision dans cette vie; parlez-moi beaucoup de vous: tous les détails sont admirables, quand l'amitié est à un certain point.
Écrivez à notre cher cardinal: savez-vous bien que vous n'avez pas pensé droit sur la cassolette, et qu'il a été piqué de la hauteur dont vous avez traité cette dernière marque de son amitié? Assurément, vous avez outré les beaux sentiments; ce n'est pas là, ma fille, où vous devez sentir l'horreur d'un présent d'argenterie: vous ne trouverez personne de votre sentiment, et vous devez vous défier de vous, quand vous êtes seule de votre avis.
Hier au soir je dis adieu au plus beau de tous les prélats[393]; il me pria de lui prêter mon portrait, c'est-à-dire le vôtre, pour le porter chez madame de Fontevrault; je le refusai rabutinement, et lui dis que je l'avais refusé à Mademoiselle: et en même temps je le portai moi-même dans une petite chambre, où il fut 301 placé et reçu avec tendresse et envie de me plaire: je suis sûre qu'on ne l'en tirera pas; on sait trop bien ce que c'est pour moi que cette charmante peinture; et si on vient le demander ici, on dira que je l'ai emporté: M. de Coulanges vous apprendra où il est. M. de Pomponne le voulut voir l'autre jour; il lui parlait, et croyait que vous deviez répondre, et qu'il y avait de la gloire[394] à votre fait: votre absence a augmenté la ressemblance; et ce n'est pas ce qui m'a le moins coûté à quitter.
Nous avons ri aux larmes de votre madame de la Charce et de Philis, sa fille aînée, âgée de trente-neuf ans; je la vois d'ici. Que voulez-vous dire, que vous ne narrez point bien? Il n'y a chose au monde si plaisamment contée, et personne n'écrit si agréablement; mais il faut pleurer d'être dans un pays où l'on porte le deuil si burlesquement. Je vous remercie de la peine que vous avez prise de narrer cette folie: c'est un style que vous n'aimez pas, mais il m'a bien réjouie: M. de Coulanges vous en parlera. Il lut cet endroit en perfection. Il me semble que je n'ai plus rien à dire: qu'on me mène aux Rochers, je ne veux plus écrire; allons, l'abbé, c'est fait[395]: je vais partir, belle comtesse; adieu donc ma très-chère comtesse:
C'est pour dire une folie; car notre province est plus calme que la Saône.
On fait présentement à Notre-Dame le service de M. de Turenne en grande pompe. Le cardinal de Bouillon et madame d'Elbeuf vinrent hier me le proposer; mais je me contente de celui de Saint-Denis, je n'en ai jamais vu un si bon. N'admirez-vous point ce que fait la mort de ce héros, et la face que prennent les affaires, depuis que nous ne l'avons plus? Ah! ma chère enfant, qu'il y a longtemps que je suis de votre avis! rien n'est bon que d'avoir une belle et bonne âme: on la voit en toute chose comme au travers d'un cœur de cristal: on ne se cache point; vous n'avez point vu de dupes là-dessus: 302 on n'a jamais pris longtemps l'ombre pour le corps; il faut être, si l'on veut paraître: le monde n'a point de longues injustices; vous devez être de cet avis pour vos propres intérêts. Adieu ma chère enfant, je vous embrasse de tout mon cœur.
Mardi 17 septembre 1675.
Voici une bizarre date. Je suis dans un bateau, dans le courant de l'eau, fort loin de mon château: je pense même que je puis achever, ah! quelle folie! car les eaux sont si basses, et je suis si souvent engravée, que je regrette mon équipage qui ne s'arrête point et qui va son train. On s'ennuie sur l'eau quand on y est seule; il faut un petit comte des Chapelles et une mademoiselle de Sévigné. Mais enfin c'est une folie de s'embarquer quand on est à Orléans, et peut-être même à Paris; c'est pour dire une gentillesse: il est vrai cependant qu'on se croit obligé de prendre des bateliers à Orléans, comme à Chartres d'acheter des chapelets.
Je vous ai mandé comme j'avais vu l'abbé d'Effiat dans sa belle maison: je vous écrivis de Tours; je vins à Saumur, où nous vîmes Vineuil; nous repleurâmes M. de Turenne; il en a été vivement touché; vous le plaindrez, quand vous saurez qu'il est dans une ville où personne n'a vu le héros. Vineuil est bien vieilli, bien toussant, bien crachant et dévot, mais toujours de l'esprit; il vous fait mille et mille compliments. Il y a trente lieues de Saumur à Nantes; nous avons résolu de les faire en deux jours, et d'arriver aujourd'hui à Nantes: dans ce dessein, nous allâmes hier deux heures de nuit; nous nous engravâmes, et nous demeurâmes à deux cents pas de notre hôtellerie sans pouvoir aborder. Nous revînmes au bruit d'un chien, et nous arrivâmes à minuit dans un tugurio plus pauvre, plus misérable qu'on ne peut vous le représenter: nous n'y avons trouvé que deux ou trois vieilles femmes qui filaient, et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché sans nous déshabiller; j'aurais bien ri, sans l'abbé, que je meurs de honte d'exposer ainsi à la fatigue d'un voyage. Nous nous sommes rembarqués à la pointe du jour, et nous étions si parfaitement bien établis dans notre gravier, que nous avons été près d'une heure avant que de reprendre le fil de notre discours: nous voulons, contre vent et marée, arriver à Nantes; nous ramons tous. J'y trouverai de vos lettres, ma fille; mais j'ai si bonne opinion de votre amitié, 303 que je suis persuadée que vous serez bien aise de savoir des nouvelles de mon voyage; et, comme on m'a dit que la poste va passer à Ingrande, je vais y laisser cette lettre chemin faisant. Je me porte très-bien, il ne me faudrait qu'un peu de causerie. Je vous écrirai de Nantes, comme vous pouvez penser. Je suis impatiente de savoir de vos nouvelles, et de l'armée de M. de Luxembourg; cela me tient fort au cœur; il y a neuf jours que j'ai ma tête dans ce sac. L'histoire des Croisades est très-belle, surtout pour ceux qui ont lu le Tasse, et qui revoient leurs vieux amis en prose et en histoire; mais je suis servante du style du jésuite. La vie d'Origène est divine. Adieu, ma très-chère, très-aimable, et très-parfaitement aimée; vous êtes ma chère enfant.
Aux Rochers, dimanche 29 septembre 1675.
Je vous ai écrit, ma fille, de tous les lieux où je l'ai pu; et comme je n'ai pas eu un soin si exact pour notre cher d'Hacqueville, ni pour mes autres amis, ils ont été dans des peines de moi, dont je leur suis trop obligée: ils ont fait l'honneur à la Loire de croire qu'elle m'avait abîmée: hélas, la pauvre créature! je serais la première à qui elle eût fait ce mauvais tour; je n'ai eu d'incommodité que parce qu'il n'y avait pas assez d'eau dans cette rivière. D'Hacqueville me mande qu'il ne sait que vous dire de moi, et qu'il craint que son silence sur mon sujet ne vous inquiète. N'êtes-vous pas trop aimable, ma chère enfant, d'avoir bien voulu paraître assez tendre à mon égard pour qu'on vous épargne sur les moindres choses? Vous m'avez si bien persuadée la première, que je n'ai eu d'attention qu'à vous écrire très-exactement. Je partis donc de la Silleraye le lendemain du jour que je vous écrivis, qui fut le mercredi; M. de Lavardin me mit en carrosse, et M. d'Harouïs m'accabla de provisions. Nous arrivâmes ici jeudi; je trouvai d'abord mademoiselle du Plessis plus affreuse, plus folle et plus impertinente que jamais: son goût pour moi me déshonore; je jure sur ce fer de n'y contribuer d'aucune douceur, d'aucune amitié, d'aucune approbation; je lui dis des rudesses abominables, mais j'ai le malheur qu'elle tourne tout en raillerie: vous devez en être persuadée, après le soufflet dont l'histoire a pensé faire mourir Pomenars de rire. Elle est donc toujours autour de moi; mais elle fait la grosse besogne; je ne m'en incommode point; la voilà qui me coupe des serviettes. J'ai trouvé ces bois d'une beauté et d'une 304 tristesse extraordinaires; tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits, et beaux en perfection; ils sont élagués, et font une ombre agréable; ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur: il y a un petit air d'amour maternel dans ce détail; songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon de ses enfants, pas plus grands que cela. C'est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver; vous en feriez bien votre profit, et je n'en use pas mal: si les pensées n'y sont pas tout à fait noires, elles y sont tout au moins gris-brun; j'y pense à vous à tout moment: je vous regrette, je vous souhaite: votre santé, vos affaires, votre éloignement, que pensez-vous que tout cela fasse entre chien et loup? J'ai ces vers dans la tête:
Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement, pour envisager sans désespoir tout ce que je vois, dont assurément je ne vous entretiendrai pas.
Ne soyez point en peine de l'absence d'Hélène; Marie me fait fort bien; je ne m'impatiente point, ma santé est comme il y a six ans: je ne sais d'où me revient cette fontaine de Jouvence: mon tempérament fait précisément ce qui m'est nécessaire: je lis et je m'amuse; j'ai des affaires que je fais devant l'abbé, comme s'il était derrière la tapisserie; tout cela, avec cette jolie espérance, empêche, comme vous dites, qu'on ne fasse la dépense d'une corde pour se pendre. Je trouvai l'autre jour une lettre de vous, où vous m'appelez ma bonne maman; vous aviez dix ans, vous étiez à Sainte-Marie, et vous me contiez la culbute de madame Amelot, qui de la salle se trouva dans une cave; il y a déjà du bon style à cette lettre. J'en ai trouvé mille autres qu'on écrivait autrefois à mademoiselle de Sévigné: toutes ces circonstances sont bien heureuses pour me faire souvenir de vous; car sans cela, où pourrais-je prendre cette idée? Je n'ai point reçu de vos lettres le dernier ordinaire, j'en suis toute triste. Je ne sais non plus des nouvelles du coadjuteur, de la Garde, du Mirepoix, du Bellièvre, que si tout était fondu; je m'en vais un peu les réveiller.
N'admirez-vous point le bonheur du roi? On me mande la mort de Son Altesse, mon père[397], qui était un bon ennemi; et que les 305 Impériaux ont repassé le Rhin, pour aller défendre l'empereur du Turc, qui le presse en Hongrie: voilà ce qui s'appelle des étoiles heureuses; cela nous fait craindre en Bretagne de rudes punitions. Je m'en vais voir la bonne Tarente[398]; elle m'a déjà envoyé deux compliments, et me demande toujours de vos nouvelles; si elle le prend par là, elle me fera fort bien sa cour. Vous dites des merveilles sur Saint-Thou; au moins on ne l'accusera pas de n'avoir conté son songe qu'après son malheur; cela est plaisant. Je vous plains de ne pas lire toutes vos lettres: mais quoiqu'elles fassent toutes ma chère et unique consolation, et que j'en connaisse tout le prix, je suis bien fâchée d'en tant recevoir. Le bon abbé est fort en colère contre M. de Grignan; il espérait qu'il lui manderait si le voyage de Jacob[399] a été heureux, s'il est arrivé à bon port dans la terre promise; s'il y est bien placé, bien établi, lui et ses femmes, ses enfants, ses moutons, ses chameaux; cela méritait bien un petit mot. Il a dessein de le reprendre quand il ira à Grignan. Comment se portent vos enfants? Adieu, ma très-aimable et très-chère: je reçois fort souvent des lettres de mon fils; il est bien affligé de ne pouvoir sortir de ce malheureux guidonnage; mais il doit comprendre qu'il y a des gens présents et pressants qu'on a sur les bras, à qui on doit des récompenses, qu'on préférera toujours à un absent qu'on croit placé, et qui ne fait simplement que s'ennuyer dans une longue subalternité dont on ne se soucie guère. Ha, que c'est bien précisément ce que nous disions, après une longue navigation, se trouver à neuf cents lieues d'un cap, et le reste!
Aux Rochers, dimanche 6 octobre 1675.
Vraiment, ma fille, vous me contez une histoire bien lamentable de vos pauvres lettres perdues; est-ce Baro qui a fait cette sottise? On est gaie, gaillarde, on croit avoir entretenu tous ses bons amis: pour M. l'archevêque, je le plains encore davantage, car il n'écrit que pour des choses importantes; et il se trouve que toute la peine qu'on a prise, c'est pour être dans un bourbier, dans un précipice. Voilà M. de Grignan rebuté d'écrire pour le reste de sa vie: quelle aventure pour un paresseux! vous verrez que désormais 306 il n'écrira plus, et ne voudra point hasarder de perdre sa peine. Si vous mandez ce malheur au coadjuteur, il en fera bien son profit. Je comprends ce chagrin le plus aisément du monde; mais j'entre bien aussi dans celui que vous allez avoir de quitter Grignan pour aller dans la contrainte des villes: la liberté est un bien inestimable; vous le sentez mieux que personne, et je vous plains, ma très-chère, plus que je ne vous le puis dire. Vous n'aurez ni Vardes, ni Corbinelli; c'eût été pourtant une bonne compagnie. Vous deviez bien me nommer les quatre dames qui vous venaient assassiner: pour moi, j'ai le temps de me fortifier contre ma méchante compagnie; je les sens venir par un côté, et je m'égare par l'autre; c'est un tour que je fis hier à une sénéchale de Vitré; et puis je gronde qu'on ne m'ait pas avertie: demandez-moi ce que je veux dire; ce sont des friponneries qu'on est tenté de faire dans ce parc. Vous souvient-il d'un jour que nous évitâmes les Fouesnels? Je me promène fort; ces allées sont admirables: je travaille comme vous, mais, Dieu merci, je n'ai point une friponne de Montgobert qui me réduise aux traînées; c'est une humiliation que je ne comprends pas que vous puissiez souffrir: je ne noircis point ma soie avec ma laine, je me trouve fort bien d'aller mon grand chemin; il me semble que je n'ai que dix ans; et qu'on me donne un petit bout de canevas pour me jouer, il faudrait que vos chaises fussent bien laides pour n'être pas aussi belles que votre lit. J'aime fort tout ce que me mande Montgobert; elle me plaît toujours, je la trouve salée, et tous ses tons me font plaisir: c'est un bonheur d'avoir dans sa maison une compagnie comme celle-là; j'en avais une autrefois dont je faisais bien mon profit; M. d'Angers (Henri Arnauld) me mandait l'autre jour que c'était une sainte.
J'ai trouvé la réponse du maréchal d'Albret très-plaisante, il y a plus d'esprit que dans son style ordinaire; elle m'a paru d'une grande hauteur; l'affectionné serviteur est d'une dure digestion: voilà le monseigneur bien établi. Vous avez donc ri, ma fille, de tout ce que je vous mandais d'Orléans? je le trouvai plaisant aussi, c'était le reste de mon sac, qui me paraissait assez bon. N'êtes-vous point trop aimable d'aimer les nouvelles de mes bois et de ma santé? C'est bien précisément pour l'amour de moi: je me relève un peu par les affaires de Danemark. On menace Rennes de transférer le parlement à Dinan; ce serait la ruine entière de 307 cette province: la punition qu'on veut faire à cette ville ne se passera pas sans beaucoup de bruit.
J'ai reçu des lettres de Nantes: si le marquis de Lavardin et d'Harouïs faisaient l'article de cette ville dans la gazette, vous y auriez vu assurément mon arrivée et mon départ. Je vous rends bien, ma très-chère, l'attention que vous avez à la Bretagne; tout ce qui vous entoure à vingt lieues à la ronde m'est considérable. Il vint ici l'autre jour un augustin; c'est une manière de frater; il a été par toute la province; il me nomma cinq ou six fois M. de Grignan et M. d'Arles; je le trouvais fort habile homme; je suis assurée qu'à Aix je ne l'aurais pas regardé.
A propos, vous ai-je parlé d'une lunette admirable, qui faisait notre amusement dans le bateau? C'est un chef-d'œuvre; elle est encore plus parfaite que celle que l'abbé vous a laissée à Grignan; cette lunette rapproche fort bien les objets de trois lieues: que ne les rapproche-t-elle de deux cents! Vous pouvez penser l'usage que nous en faisons sur ces bords de Loire; mais voici celui que j'en fais ici: vous savez que par l'autre bout elle éloigne, et je la tourne sur mademoiselle du Plessis, et je la trouve tout d'un coup à deux lieues de moi: je fis l'autre jour cette sottise sur elle et sur mes voisins; cela fut plaisant, mais personne ne m'entendit: s'il y avait eu quelqu'un que j'eusse pu regarder seulement, cette folie m'aurait bien réjouie. Quand on se trouve bien oppressé de méchante compagnie, il n'y a qu'à faire venir sa lunette et la tourner du côté qui éloigne: demandez à Montgobert si elle n'aurait pas ri; voilà un beau sujet pour dire des sottises. Si vous avez Corbinelli, je vous recommande la lunette. Adieu, ma chère enfant; Dieu merci, comme vous dites, nous ne sommes pas des montagnes, et j'espère vous embrasser autrement que de deux cents lieues: vous allez vous éloigner encore, j'ai envie d'aller à Brest. Je trouve bien rude que madame la grande duchesse ait une dame d'honneur, et que ce ne soit pas la bonne Rarai; les Guisardes lui ont donné la Sainte-Même. On me mande que la bonne mine de la Trousse est augmentée de la moitié, et qu'il aura la charge de Froulai.
Aux Rochers, dimanche 13 octobre 1675.
Vous avez raison de dire que les dates ne font rien pour rendre agréables les lettres de ceux que nous aimons. Eh, mon Dieu! les 308 affaires publiques nous doivent-elles être si chères? Votre santé, votre famille, vos moindres actions, vos sentiments, vos pétoffes de Lambesc, c'est là ce qui me touche; et je crois si bien que vous êtes de même, que je ne fais aucune difficulté de vous parler des Rochers, de mademoiselle du Plessis, de mes allées, de mes bois, de nos affaires, du Bien bon et de Copenhague, quand l'occasion s'en présente. Croyez donc que tout ce qui vient de vous m'est très-considérable, et que, jusqu'à vos traînées de tapisseries, je suis aise de tout savoir. Si voulez encore des aiguilles pour en faire, j'en ai d'admirables: pour moi, j'en fis hier d'infinies, elles étaient aussi ennuyeuses que ma compagnie: je ne travaille que quand elle entre; et, dès que je suis seule, je me promène, je lis, ou j'écris. La Plessis ne m'incommode pas plus que Marie. Dieu me fait la grâce de ne point écouter ce qu'elle dit; je suis, à son égard, comme vous êtes pour beaucoup d'autres: elle a vraiment les meilleurs sentiments du monde: j'admire que cela puisse être gâté par l'impertinence de son esprit et la ridiculité de ses manières; il faudrait voir l'usage qu'elle fait de ma tolérance, et comme elle l'explique, et les chaînes qu'elle en fait pour s'attacher à moi, et comme je lui sers d'excuse pour ne plus voir ses amies de Vitré, et les adresses qu'elle a pour satisfaire sa sotte gloire, car la sotte gloire est de tout pays, et la crainte qu'elle a que je ne sois jalouse d'une religieuse de Vitré: cela ferait une assez méchante farce de campagne.
Je dois vous dire des nouvelles de cette province. M. de Chaulnes est à Rennes avec beaucoup de troupes; il a mandé que si on en sortait, ou si l'on faisait le moindre bruit, il ôterait, pour dix ans, le parlement de cette ville. Cette crainte fait tout souffrir: je ne sais point encore comme ces gens de guerre en usent à l'égard des pauvres bourgeois. Nous attendons madame de Chaulnes à Vitré, qui vient voir la princesse (de Tarente); nous sommes en sûreté sous ses auspices; mais je puis vous assurer que, quand il n'y aurait que moi, M. de Chaulnes prendrait plaisir à me marquer des égards; c'est la seule occasion où je pourrais répondre de lui: n'ayez donc aucune inquiétude; je suis ici comme dans cette Provence que vous dites qui est à moi.
Vous n'avez pas peur de Ruyter[400]. Ruyter pourtant est le dieu des combats; Guitaut ne lui résiste pas: mais, en vérité, l'étoile 309 du roi lui résiste: jamais il n'en fut une si fixe. Elle dissipa, l'année passée, cette grande flotte; elle fait mourir le prince de Lorraine; elle renvoie Montecuculli chez ses parents, et fera la paix par le mariage du prince Charles. Je disais l'autre jour cette dernière chose à madame de Tarente; elle me dit qu'il était marié à l'impératrice douairière: quoique cette noce n'ait pas éclaté, elle ne laisserait pas d'empêcher l'autre; vous verrez que cette impératrice mourra, si sa vie fait un inconvénient. Votre raisonnement est d'une telle justesse sur les affaires d'État, qu'on voit bien que vous êtes devenue politique dans la place où vous êtes. J'ai écrit à la belle princesse de Vaudemont; elle est infortunée, et j'en suis triste, car elle est très-aimable. Je n'osais écrire à madame de Lillebonne; mais vous m'avez donné courage. Je crains que vous n'ayez pas le petit Coulanges; sa femme m'écrit tristement de Lyon, et croit y passer l'hiver: c'est une vraie trahison pour elle, que de n'être pas à Paris: elle me mande que vous avez eu un assez grand commerce. La Trousse est à Paris et à la cour, accablé d'agréments et de louanges; il les reçoit d'une manière à les augmenter: on dit qu'il aura la charge de Froulai; si cela était, il y aurait un mouvement dans la compagnie, et je prie notre d'Hacqueville d'y avoir quelque attention pour notre pauvre guidon, qui se meurt d'ennui dans le guidonnage; je lui mande de venir ici, je voudrais le marier à une petite fille qui est un peu juive de son estoc, mais les millions nous paraissent de bonne maison: cela est fort en l'air; je ne crois plus rien après avoir manqué la petite d'Eaubonne[401]. Madame de Villars me mande encore des merveilles du chevalier (de Grignan); je crois que ce sont les premières qu'on a renouvelées; mais enfin c'est un petit garçon qui a bien le meilleur bruit qu'on puisse jamais souhaiter. Je prie Dieu que les lueurs d'espérance pour une de vos filles[402] puissent réussir; ce serait une grande affaire. La paresse du coadjuteur devrait bien cesser dans de pareilles occasions.
Écoutez une belle action du procureur général[403]. Il avait une terre, de la maison de Bellièvre, qu'on lui avait fort bien donnée; il l'a remise dans la masse des biens des créanciers, disant qu'il 310 ne saurait aimer ce présent, quand il songe qu'il fait tort à des créanciers qui ont donné leur argent de bonne foi: cela est héroïque. Jugez s'il est pour nous contre M. de Mirepoix[404]; je ne connais point une plus belle ni une plus vilaine âme que celle de ces deux hommes. Le Bien bon est toujours le Bien bon; ce sont des armes parlantes: les obligations que je lui ai sont innombrables; ce qui me les rend sensibles, c'est l'amitié qu'il a pour vous, et le zèle pour vos affaires, et comme il se prépare à confondre le Mirepoix.
Je n'ose penser à vous voir; quand cette espérance entre trop avant dans mon cœur, et qu'elle est encore éloignée, elle me fait trop de mal: je me souviens de ce que je souffris à la maladie de ma pauvre tante, et comme vous me fîtes expédier cette douleur; je ne suis pas encore à portée de recevoir cette joie. Vous m'assurez que vous vous portez bien; Dieu le veuille, ma bonne! cet article me tient extrêmement au cœur: pour moi, je suis dans la parfaite santé. Vous aimeriez bien ma sobriété et l'exercice que je fais, et sept heures au lit, comme une carmélite. Cette vie dure me plaît; elle ressemble au pays; je n'engraisse point, et l'air est si épais et si humain, que ce teint, qu'il y a si longtemps que l'on loue, n'en est point changé: je vous souhaite quelquefois une de nos soirées, en qualité de pommade de pieds de mouton. J'ai dix ouvriers qui me divertissent fort. Rahuel et Pilois, tout est à sa place. Vous devez être persuadée de ma confiance par les pauvretés dont je remplis ma lettre. Depuis que je me suis plainte, en vers, de la pluie, il fait un temps charmant; de sorte que je m'en loue en prose. Toute notre province est si occupée de ces punitions, que l'on ne fait point de visites; et, sans vouloir contrefaire la dédaigneuse, j'en suis extrêmement aise. Vous souvient-il quand nous trouvions qu'il n'y avait rien de si bon, en province, qu'une méchante compagnie, par la joie du départ? c'est un plaisir que je n'aurai point cette année.
Ma bonne, quand je vous écrirais encore quatre heures, je ne pourrais pas vous dire à quel point je vous aime, et de quelle manière vous m'êtes chère. Je suis persuadée du soin de la Providence sur vous, puisque vous payez tous vos arrérages, et que vous voyez 311 une année de subsistance; Dieu prendra soin des autres; continuez votre attention sur votre dépense; cela ne remplit point les grandes brèches, mais cela aide à la douceur présente, et c'est beaucoup. M. de Grignan est-il sage? Je l'embrasse dans cette espérance, ma très-bonne, et je suis entièrement à vous.
Aux Rochers, mercredi 16 octobre 1675.
Je ne suis point entêtée, ma fille, de M. de Lavardin; je le vois tel qu'il est: ses plaisanteries et ses manières ne me charment point du tout; je les vois, comme j'ai toujours fait: mais je suis assez juste pour rendre au vrai mérite ce qui lui appartient, quoique je le trouve pêle-mêle avec quelques désagréments; c'est à ses bonnes qualités que je me suis solidement attachée, et, par bonheur, je vous en avais parlé à Paris; car, sans cela, vous croiriez que l'enthousiasme d'une bonne réception m'aurait enivrée; enfin je souhaiterai toujours à ceux que j'aimerai plus de charmes; mais je me contenterai qu'ils aient autant de vertus. C'est le moins lâche et le moins bas courtisan que j'aie jamais vu; vous aimeriez bien son style dans de certains endroits, vous qui parlez: tant y a, ma fille, voilà ma justification, dont vous ferez part au gros abbé, si jamais, par hasard, il a mal au gras des jambes[405] sur ce sujet.
Je suis fort aise que vous ayez remarqué, comme moi, la diligence admirable de nos lettres, et le beau procédé de Riaux[406], et de ces autres messieurs si obligeants, qui viennent prendre nos lettres, et les portent nuit et jour, en courant de toutes leurs forces, pour les faire aller plus promptement: je vous dis que nous sommes ingrats envers les postillons, et même envers M. de Louvois[407], qui les établit partout avec tant de soin. Mais quoi! ma très-chère, nous nous éloignons encore; et toutes nos admirations vont cesser: quand je songe que, dans votre dernière lettre, vous répondez encore à celle que je vous écrivis de la Silleraye, et qu'il y aura demain trois semaines que je suis aux Rochers, je comprends que nous étions déjà assez loin, sans cette augmentation.
D'Hacqueville me dit qu'une fois la semaine, c'est assez écrire 312 pour des affaires; mais que ce n'est pas assez pour son amitié, et qu'il augmenterait plutôt d'une lettre que d'en retrancher une. Vous jugez bien que, puisque le régime que je lui avais ordonné ne lui plaît pas, je lâche la bride à toutes ses bontés, et lui laisse la liberté de son écritoire: songez qu'il écrit de cette furie à tout ce qui est hors de Paris, et voit tous les jours tout ce qui y reste; ce sont les d'Hacqueville; adressez-vous à eux, ma fille, en toute confiance: leurs bons cœurs suffisent à tout. Je me veux donc ôter de l'esprit de les ménager; j'en veux abuser; aussi bien, si ce n'est moi qui le tue, ce sera un autre: il n'aime que ceux dont il est accablé: accablons-le donc sans ménagement.
Je voudrais que vous vissiez de quelle beauté ces bois sont présentement. Madame de Tarente y fut hier tout le jour; il faisait un temps admirable: elle me parla fort de vous: elle vous trouve bien plus jolie que le petit ami[408]: sa fille est malade; elle en était triste; je la mis en carrosse au bout de la grande allée; et comme elle me priait fort de me retirer, elle me dit: Madame, vous me prenez pour une Allemande. Je lui dis: «Oui, madame, assurément, je vous prends pour une Allemande[409]: j'aurais plutôt obéi à madame votre belle-fille[410].» Elle entendit cela comme une Française. Il est vrai que sa naissance doit, ce me semble, donner une dose de respect à ceux qui savent vivre. Elle a un style romanesque dans ce qu'elle conte, et je suis étonnée que cela déplaise à ceux même qui aiment les romans: elle attend madame de Chaulnes. M. de Chaulnes est à Rennes avec les Forbin et les Vins, et quatre mille hommes: on croit qu'il y aura bien de la penderie. M. de Chaulnes y a été reçu comme le roi; mais comme c'est la crainte qui a fait changer leur langage, M. de Chaulnes n'oublie pas toutes les injures qu'on lui a dites, dont la plus douce et la plus familière était gros cochon, sans compter les pierres dans sa maison et dans son jardin, et des menaces dont il paraissait que Dieu seul empêchait l'exécution; c'est cela qu'on va punir. D'Hacqueville, de sa propre main (car ce n'est point dans son billet de nouvelles qu'on pourrait avoir copié), me mande que M. de Chaulnes, suivi de ses troupes, est arrivé à Rennes le samedi 12 octobre: je l'ai remercié de ce soin, et je lui apprends que M. de Pomponne se fait 313 peindre par Mignard: mais tout ceci entre nous; car savez-vous bien qu'il est délicat et blond? Je reçois des lettres de votre frère, toutes pleines de lamentations de Jérémie sur son guidonnage; il dit justement tout ce que nous disions quand il l'acheta; c'est ce cap dont il est encore à neuf cents lieues: mais il y avait des gens qui lui mettaient dans la tête que, puisque je venais de vous marier, il fallait aussi l'établir; et par cette raison, qui devait produire, au moins pour quelque temps, un effet contraire, il fallut céder à son empressement et il s'en désespère: il y a des cœurs plaisamment bâtis en ce monde. Enfin, ma fille, soyons bien persuadées que c'est une vilaine chose que les charges subalternes.
Vous savez bien que notre cardinal l'est à fer et à clou. Nous devons tous en être ravis à telle fin que de raison: c'est toujours une chose triste qu'une dégradation. Au nom de Dieu, ne négligez point de lui écrire: il aime mes billets, jugez des vôtres. Vous ne m'aviez point dit que votre premier président (M. Marin) a battu sa femme; j'aime les coups de plat d'épée, cela est brave et nouveau. On sait bien qu'il faut les battre, disait l'autre jour un paysan; mais le plat d'épée me réjouit. Je m'en vais parier que la petite d'Oppède n'est point morte: je connais ceux qui doivent mourir. Il est vrai que le bonheur des Français surpasse toute croyance en tout pays: j'ai ajouté ce remercîment à ma prière du soir; ce sont les ennemis qui font toutes nos affaires: ils se reculent quand ils voient qu'ils nous pourraient embarrasser. Vous verrez ce que deviendra Ruyter sur votre Méditerranée: le prince d'Orange songe à s'aller coucher, et j'espère votre frère. Je vous réponds de cette province, et même de la paix: il me semble qu'elle est si nécessaire, que, malgré la conduite de ceux qui ne la veulent pas, elle se fera toute seule. Je suivrai votre avis, ma chère enfant, je vais m'entretenir de l'espérance de vous revoir: je ne puis commencer trop tôt, pour me récompenser des larmes que notre séparation et même la crainte m'ont fait répandre si souvent.
J'embrasse M. de Grignan, car je crois qu'il est revenu de la chasse: mandez-moi bien de vos nouvelles, vous voyez que je vous accable des miennes. La Saint-Géran s'est mêlée de m'écrire sérieusement sur l'ambassade de madame de Villars, qui, à ce qu'elle dit, ira à Turin; je le crois, puisqu'il n'y a qu'une régente: je lui ai fait réponse dans son même style; mais ce n'a pas été sans peine. Ne vous ont-elles pas remerciée de votre eau de la reine de Hongrie? 314 Elle est divine: pour moi, je vous en remercie encore; je m'en enivre tous les jours: j'en ai dans ma poche; c'est une folie comme du tabac: quand on y est accoutumé, on ne peut plus s'en passer: je la trouve excellente contre la tristesse; j'en mets le soir, plus pour me réjouir que pour le serein, dont mes bois me garantissent. Vous êtes trop bonne de craindre que les loups, les cochons et les châtaignes ne m'y fassent une insulte. Adieu, mon enfant, je vous aime de tout mon cœur; mais c'est au pied de la lettre, et sans en rien rabattre.
Aux Rochers, dimanche 3 novembre 1675.
Je suis fort occupée de toutes vos affaires de Provence; et si vous prenez intérêt à celles de Danemark, j'en prends bien davantage à celles de Lambesc. J'attends l'effet de cette défense qu'on devait faire au parlement d'envoyer à la maison de ville: j'attends la nomination du procureur du pays, et le succès du voyage du consul, qui veut être noble par ordre du roi. J'ai fort ri de ce premier président, et des effets de sa jalousie: on lui faisait une grande injustice de croire qu'un homme élevé à Paris ne sût pas vivre, et ne donnât pas plutôt une bonne couple de soufflets que des coups de plat d'épée: je suis bien étonnée qu'il soit jaloux de ce petit garçon qui sentait le tabac; il n'y a personne qui ne soit dangereux pour quelqu'un: il me semble que le vin des Bretons figure avec le tabac des Provençaux.
J'admire toujours qu'on puisse prononcer une harangue sans manquer et sans se troubler, quand tout le monde a les yeux sur vous, et qu'il se fait un grand silence. Ceci est pour vous, M. le comte, je me réjouis que vous possédiez cette hardiesse, qui est si fort au-dessus de mes forces: mais, ma fille, c'est du bien perdu, que de parler si agréablement, puisqu'il n'y a personne. Je suis piquée, comme vous, que l'intendant et les évêques ne soient point à l'ouverture de cette assemblée: je ne trouve rien de plus indigne ni de moins respectueux pour le roi, et pour celui qui a l'honneur de le représenter[411]. Si l'on attend que M. de Marseille soit revenu de ses ambassades, on attendra longtemps; car apparemment il 315 n'en fera pas pour une. Je me suis plainte à d'Hacqueville; c'est tout ce que je puis faire d'ici, et puis voilà qui est fait pour cette année. N'en direz-vous rien à madame de Vins? Elle m'a écrit une lettre fort vive et fort jolie; elle se plaint de mon silence, elle est jalouse de ce que j'écris à d'autres, elle veut désabuser M. de Pomponne de ma tendresse; il n'y a plus que pour elle: je n'ai jamais vu un fagot d'épines si révolté. Je lui fais réponse, et me réjouis qu'elle se soit mise à être tendre, et à parler de la jalousie, autrement qu'en interligne: je ne croyais pas qu'elle écrivît si bien; elle me parle de vous, et m'attaque fort joliment. J'eus ici, le jour de la Toussaint, M. Boucherat et M. de Harlay, son gendre, à dîner; ils s'en vont à nos états, que l'on ouvre quand tout le monde y est: ils me dirent leur harangue, elle est fort belle; la présence de M. Boucherat sera salutaire à la province et à M. d'Harouïs. M. et madame de Chaulnes ne sont plus à Rennes: les rigueurs s'adoucissent; à force d'avoir pendu, on ne pendra plus: il ne reste que deux mille hommes à Rennes; je crois que Forbin et Vins s'en vont par Nantes; Molac y est retourné. C'est M. de Pomponne qui a protégé le malheureux dont je vous ai parlé. Si vous m'envoyez le roman de votre premier président, je vous enverrai, en récompense, l'histoire lamentable, avec la chanson du violon qui fut roué à Rennes. M. Boucherat but à votre santé; c'est un homme aimable, et d'un très-bon sens: il a passé par Veret; il a vu à Blois madame de Maintenon, et M. du Maine qui marche: cette joie est grande. Madame de Montespan fut au-devant de ce joli prince, avec la bonne abbesse de Fontevrault et madame de Thianges; je crois qu'un si heureux voyage réchauffera les cœurs des deux amies.
Vous me faites un grand plaisir, ma très-chère, de prendre soin de ma petite: je suis persuadée du bon air que vous avez à faire toutes les choses qui sont pour l'amour de moi. Je ne sais pourquoi vous dites que l'absence dérange toutes les amitiés: je trouve qu'elle ne fait point d'autre mal que de faire souffrir: j'ignore entièrement les délices de l'inconstance, et je crois pouvoir vous répondre, et porter la parole pour tous les cœurs où vous régnez uniquement, qu'il n'y en a pas un qui ne soit comme vous l'avez laissé. N'est-ce pas être bien généreuse, de me mêler de répondre pour d'autres cœurs que le mien? Celui-là, du moins, vous est-il bien assuré? Je ne vous trouve plus si entêtée de votre fils; je crois 316 que c'est votre faute, car il avait trop d'esprit pour n'être pas toujours fort joli: vous ne comprenez point encore trop bien l'amour maternel; tant mieux, ma fille, il est violent; mais, à moins que d'avoir des raisons comme moi, ce qui ne se rencontre pas souvent, on peut à merveille se dispenser de cet excès. Quand je serai à Paris, nous parlerons de nous revoir; c'est un désir et une espérance qui me soutiennent la vie.
Adieu, ma très-chère; je serai ravie, aussi bien que vous, que nous puissions nous allier peut-être aux Machabées: mais cela ne va pas bien, je souhaite que votre lecture aille mieux: ce serait une honte dont vous ne pourriez pas vous laver, de ne pas finir Josèphe. Hélas! si vous saviez ce que j'achève, et ce que je souffre du style du jésuite (Maimbourg), vous vous trouveriez bien heureuse d'avoir à finir un si beau livre!
Aux Rochers, mercredi 13 novembre 1675.
Les voilà toutes deux, ma très-chère; il me paraît que je les aurais reçues réglément comme à l'ordinaire, sans que Ripert m'a retardé d'un jour par son voyage de Versailles. Quelque goût que vous ayez pour mes lettres, elles ne peuvent jamais vous être ce que les vôtres me sont; et puisque Dieu veut qu'elles soient présentement ma seule consolation, je suis heureuse d'y être très-sensible: mais en vérité, ma fille, il est douloureux d'en recevoir si longtemps, et cependant la vie se passe sans jouir d'une présence si chère: je ne puis m'accoutumer à cette dureté; toutes mes pensées et toutes mes rêveries en sont noircies; il me faudrait un courage que je n'ai pas, pour m'accommoder d'une si extraordinaire destinée: j'ai regret à tous mes jours qui s'en vont, et qui m'entraînent sans que j'aie le temps d'être avec vous; je regrette ma vie, et je sens pourtant que je la quitterais avec moins de peine, puisque tout est si mal rangé pour me la rendre agréable: dans ces pensées, ma très-chère, on pleure quelquefois sans vous le dire, et je mériterai vos sermons malgré moi, et plus souvent que je ne voudrai; car ce n'est jamais volontairement que je me jette dans ces tristes méditations: elles se trouvent tout naturellement dans mon cœur, et je n'ai pas l'esprit de m'en tirer. Je suis au désespoir, ma fille, de n'avoir pas été maîtresse aujourd'hui d'un sentiment si vif; je n'ai pas accoutumé de m'y abandonner. Parlons d'autre chose: c'est 317 un de mes tristes amusements que de penser à la différence des jours de l'année passée et de celle-ci: quelle compagnie les soirs! quelle joie de vous voir, et de vous rencontrer, et de vous parler à toute heure! que de retours agréables pour moi! Rien ne m'échappe de tous ces heureux jours, que les jours mêmes qui sont échappés. Je n'ai pas au moins le déplaisir de n'avoir pas senti mon bonheur; c'est un reproche que je ne me ferai point; mais, par cette raison, je sens bien vivement le contraire d'un état si heureux.
Vous ne me dites point si vous avez été assez bien traités dans votre assemblée, pour ne donner au roi que le don ordinaire; on augmente le nôtre; je pensai battre le bonhomme Boucherat[412], quand je vis cette augmentation; je ne crois pas qu'on en puisse payer la moitié. Les états s'ouvriront demain, c'est à Dinan; tout ce pauvre parlement est malade à Vannes. Rennes est une ville comme déserte; les punitions et les taxes ont été cruelles; il y aurait des histoires tragiques à vous conter d'ici à demain. La Marbeuf ne reviendra plus ici; elle démêle ses affaires pour s'aller établir à Paris. J'avais pensé que mademoiselle de Méri[413] ferait très-bien de louer une maison avec elle; c'est une femme très-raisonnable, qui veut mettre sept ou huit cents francs à une maison; elles pourront ensemble en avoir une de onze à douze cents livres; elle a un bon carrosse, elle ne serait nullement incommode, et on n'aurait de société avec elle qu'autant que l'on voudrait; elle serait ravie de me plaire, et d'être dans un lieu où elle me pourrait voir, car c'est une passion qui pourtant ne la rend point incommode. Il faudrait que, d'ici à Pâques, mademoiselle de Méri demandât une chambre à l'abbé d'Effiat: j'ai jeté tout cela dans la tête de la Troche.
Je trouve, ma très-chère, que je vous réponds assez souvent par avance, comme Trivelin, et sur ma santé, et sur M. de Vins: vous n'attendez point trois semaines. La réflexion est admirable, qu'avec tous nos étonnements de nos lettres que nous recevons du trois au onze, c'est neuf jours; il nous faut pourtant trois semaines, avant que de dire, Je me porte bien, à votre service.
Vous êtes étonnée que j'aie un petit chien; voici l'aventure. J'appelais, par contenance, une chienne courante d'une madame qui 318 demeure au bout de ce parc. Madame de Tarente me dit: Quoi! vous savez appeler un chien? je veux vous en envoyer un le plus joli du monde. Je la remerciai, et lui dis la résolution que j'avais prise de ne me plus engager dans cette sottise: cela se passe, on n'y pense plus; deux jours après je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de chien, toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit chien tout parfumé, d'une beauté extraordinaire, des oreilles, des soies, une haleine douce, petit comme Sylphide, blondin comme un blondin; jamais je ne fus plus étonnée, ni plus embarrassée: je voulus le renvoyer, on ne voulut jamais le reporter: la femme de chambre qui l'avait élevé en a pensé mourir de douleur. C'est Marie[414] qu'aime le petit chien; il couche dans sa maison et dans la chambre de Beaulieu; il ne mange que du pain; je ne m'y attache point, mais il commence à m'aimer; je crains de succomber. Voilà l'histoire que je vous prie de ne point mander à Marphise[415], car je crains ses reproches: au reste, une propreté extraordinaire; il s'appelle Fidèle; c'est un nom que les amants de la princesse n'ont jamais mérité de porter; ils ont été pourtant d'un assez bel air; je vous conterai quelque jour ses aventures. Il est vrai que son style est tout plein d'évanouissements, et je ne crois pas qu'elle ait eu assez de loisir pour aimer sa fille, au point d'oser se comparer à moi. Il faudrait plus d'un cœur pour aimer tant de choses à la fois; pour moi, je m'aperçois tous les jours que les gros poissons mangent les petits: si vous êtes mon préservatif, comme vous le dites, je vous suis trop obligée, et je ne puis trop aimer l'amitié que j'ai pour vous: je ne sais de quoi elle m'a gardée; mais quand ce serait de feu et d'eau, elle ne me serait pas plus chère. Il y a des temps où j'admire qu'on veuille seulement laisser entrevoir qu'on ait été capable d'approcher à neuf cents lieues d'un cap. La bonne princesse en fait toute sa gloire au grand mépris de son miroir, qui lui dit tous les jours qu'avec un tel visage il faut perdre même le souvenir. Elle m'aime beaucoup: on en médirait à Paris; mais ici c'est une faveur qui me fait honorer de mes paysans. Ses chevaux sont malades; elle ne peut venir aux Rochers, et je ne l'accoutume point à recevoir de mes visites plus souvent que tous les huit ou dix jours: je lui dis en moi-même, comme M. de Bouillon à sa femme: Si je 319 voulais aller en carrosse rendre des devoirs, et n'être pas aux Rochers, je serais à Paris.
L'été de Saint-Martin continue, et mes promenades sont fort longues: comme je ne sais point l'usage d'un grand fauteuil, je repose mia corporea salma tout du long de ces allées; j'y passe des jours toute seule avec un laquais, et je n'en reviens point que la nuit soit bien déclarée, et que le feu et les flambeaux ne rendent ma chambre d'un bon air: je crains l'entre-chien et loup quand on ne cause point, et je me trouve mieux dans ces bois que toute seule dans une chambre; c'est ce qui s'appelle se mettre dans l'eau, de peur de la pluie; mais je m'accommode mieux de cette grande tristesse que de l'ennui d'un fauteuil. Ne craignez point le serein, ma fille, il n'y en a point dans les vieilles allées, ce sont des galeries; ne craignez que la pluie extrême, car, en ce cas, il faut revenir, et je ne puis rien faire qui ne me fasse mal aux yeux: c'est pour conserver ma vue que je vais à ce que vous appelez le serein; ne soyez en aucune peine de ma santé, je suis dans la très-parfaite.
Je vous remercie du goût que vous avez pour Joseph; n'est-il pas vrai que c'est la plus belle histoire du monde? Je vous envoie par Ripert une troisième partie des Essais de morale, que je trouve admirable: vous direz que c'est la seconde, mais ils font la seconde de l'éducation d'un prince, et voici la troisième. Il y a un traité De la connaissance de soi-même, dont vous serez fort contente; il y en a un De l'usage qu'on peut faire des mauvais sermons, qui vous eût été bon le jour de la Toussaint. Vous faites bien, ma fille, de ne vouloir point oublier l'italien; je fais comme vous, j'en lis toujours un peu.
Ce que vous dites de M. de Chaulnes est admirable. Il fut hier roué vif un homme à Rennes (c'est le dixième), qui confessa d'avoir eu dessein de tuer ce gouverneur: pour celui-là, il méritait bien la mort. Les médecins de ce pays ne seront pas si complaisants que ceux de Provence, qui accordent par respect à M. de Grignan qu'il a la fièvre; ceux-ci compteraient pour rien la fièvre pourprée à M. de Chaulnes, et nulle considération ne pourrait leur faire avouer que son mal fût dangereux. On voulait, en exilant le parlement, le faire consentir, pour se racheter, qu'on bâtit une citadelle à Rennes; mais cette noble compagnie voulut obéir fièrement, et partit plus vite qu'on ne voulait; car tout se tournerait 320 en négociation; mais on aime mieux les maux que les remèdes.
Notre cardinal est à Commerci comme à l'ordinaire; le pape ne lui laisse pas la liberté de suivre son goût. L'intendante est-elle avec vous? Vous me direz oui ou non dans trois semaines. Ah! ma fille, vous avez eu trop bonne opinion de moi à la Toussaint; ce fut le jour que M. Boucherat et son gendre vinrent dîner ici, de sorte que je ne fis point mes dévotions. La princesse était à l'oraison funèbre de Scaramouche, faisant honte aux catholiques: cette vision est fort plaisante. Je souhaite fort que M. l'archevêque fasse le mariage qui vous est si bon. Je crois que mon fils s'en va dans les quartiers de fourrages, qui signifient bientôt après ceux d'hiver.
Je veux qu'en mon absence M. de Coulanges vous mande de certaines choses qu'on aime à savoir. Vous me proposez pour régime une nourriture bien précieuse; je ne vous réponds pas tout à fait de vous obéir; mais, en vérité, je ne mange pas beaucoup, je ne regarde pas les châtaignes, je ne suis point du tout engraissée; mes promenades de toutes façons m'empêchent de profiter de mon oisiveté. Mademoiselle de Noirmoutiers s'appellera madame de Royan; vous dites vrai, le nom d'Olonne est trop difficile à purifier. Adieu, ma chère enfant; vous êtes donc persuadée que j'aime ma fille plus que les autres mères: vous avez raison, vous êtes la chère occupation de mon cœur, et je vous promets de n'en avoir jamais d'autre, quand même je trouverais en mon chemin une fontaine de Jouvence. Pour vous, ma fille, quand je songe comme vous avez aimé le chocolat, je ne sais si je ne dois point trembler; puis-je espérer d'être plus aimable, et plus parfaite, et plus toutes sortes de choses? Il vous faisait battre le cœur; peut-on se vanter de quelque fortune pareille? vous devriez me cacher ces sortes d'inconstances. Adieu, ma très-chère comtesse; mandez-moi si vous dormez, si vous n'êtes point bresillée, si vous mangez, si vous avez le teint beau, si vous n'avez point mal à vos belles dents: mon Dieu! que je voudrais bien vous voir et vous embrasser!
Aux Rochers, dimanche 1er décembre 1675.
Voilà qui est réglé, ma très-chère, je reçois deux de vos lettres à la fois; et il y a un ordinaire où je n'en ai point de vous: il faut savoir aussi la mine que je lui fais, et comme je le traite en comparaison de l'autre. Je suis comme vous, ma fille, je donnerais de l'argent pour avoir la parfaite tranquillité du coadjuteur sur les réponses, et pouvoir les garder dans ma poche deux mois, trois mois, sans m'inquiéter: mais nous sommes si sottes, que nous avons ces réponses sur le cœur; il y en a beaucoup que je fais pour les avoir faites; enfin c'est un don de Dieu que cette noble indifférence. Madame de Langeron disait sur les visites, et je l'applique à tout: Ce que je fais me fatigue, et ce que je ne fais pas m'inquiète. Je trouve cela très-bien dit, et je le sens. Je fais donc à peu près ce que je dois, et jamais que des réponses: j'en suis encore là. Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire; et puis le reste va comme il peut. Je me divertis autant à causer avec vous que je laboure avec les autres. Je suis assommée surtout des grandes nouvelles de l'Europe.
Je voudrais que le coadjuteur eût montré cette lettre que j'ai de vous à madame de Fontevrault; vous n'en savez pas le prix; vous écrivez comme un ange; je lis vos lettres avec admiration; cela marche, vous arrivez. Vous souvient-il, ma fille, de ce menuet que vous dansiez si bien, où vous arriviez si heureusement, et de ces autres créatures qui n'arrivaient que le lendemain? Nous appelions ce que faisait feu Madame, et ce que vous faisiez, gagner pays. Vos lettres sont tout de même.
Pour votre pauvre petit frater, je ne sais où il s'est fourré; il y a trois semaines qu'il ne m'a écrit: il ne m'avait point parlé de cette promenade sur la Meuse; tout le monde le croit ici: il est vrai que sa fortune est triste. Je ne vois point comme toute cette charge se pourra emmancher, à moins que Lauzun ne prenne le guidon en payement, et quelque supplément que nous tâcherons de trouver: car d'acheter l'enseigne à pur et à plein, et que le guidon nous demeure sur les bras, ce n'est pas une chose possible. Vous raisonnez fort juste sur tout cela.
J'achèverai ici l'année très-paisiblement; il y a des temps où les lieux sont assez indifférents; on n'est point trop fâchée d'être tristement 322 plantée ici. Madame de la Fayette vous rend vos honnêtetés; sa santé n'est pas bonne, mais celle de M. de Limoges[416] est encore pire: il a remis au roi tous ses bénéfices; je crois que son fils, c'est-à-dire l'abbé de la Fayette, en aura une abbaye. Voilà la pauvre Gascogne bien malmenée, aussi bien que nous. On nous envoie encore six mille hommes pour passer l'hiver: si les provinces ne faisaient rien de mal à propos, on serait assez embarrassé de toutes ces troupes. Je ne crois point que la paix soit si proche: vous souvient-il de tous les raisonnements qu'on faisait sur la guerre, et comme il devait y avoir bien des gens tués? C'est une prophétie qu'on peut toujours faire sûrement, aussi bien que celle que vos lettres ne m'ennuieront certainement point, quelque longues qu'elles soient: ah! vous pouvez l'espérer sans chimère; c'est ma délicieuse lecture. Rippert vous porte un troisième petit tome des Essais de morale, qui me paraît digne de vous: je n'ai jamais vu une force et une énergie comme il y en a dans le style de ces gens-là: nous savons tous les mots dont ils se servent; mais jamais, ce me semble, nous ne les avons vus si bien placés ni si bien enchâssés. Le matin, je lis l'Histoire de France; l'après-dînée, un petit livre dans les bois, comme ces Essais, la vie de saint Thomas de Cantorbéry, que je trouve admirable, ou les Iconoclastes; et le soir, tout ce qu'il y a de plus grosse impression: je n'ai point d'autre règle. Ne lisez-vous pas toujours Josèphe? prenez courage, ma fille, et finissez miraculeusement[417] cette histoire. Si vous prenez les Croisades, vous y verrez deux de vos grands-pères, et pas un de la grande maison de V....; mais je suis sûre qu'à certains endroits vous jetterez le livre par la place, et maudirez le jésuite[418]; et cependant l'histoire est admirable.
La bonne Troche fait très-bien son devoir; je n'ai guère d'obligation de ce que l'on fait pour vous. La princesse et moi, nous ravaudions l'autre jour dans des paperasses de feu madame de la Trémouille; il y a mille vers: nous trouvâmes une infinité de portraits, entre autres celui que madame de la Fayette fit de moi 323 sous le nom d'un inconnu[419]; il vaut mieux que moi: mais ceux qui m'eussent aimée, il y a seize ans, l'auraient pu trouver ressemblant. Que puis-je répondre, ma très-chère, aux trop aimables tendresses que vous me dites, sinon que je suis tout entière à vous, et que votre amitié est la chose du monde qui me touche le plus?
Aux Rochers, mercredi 4 décembre 1675.
Voici le jour que j'écris sur la pointe d'une aiguille; car je ne reçois plus vos lettres que deux à la fois le vendredi. Comme je venais de me promener avant-hier, je trouvai au bout du mail le frater, qui se mit à deux genoux aussitôt qu'il m'aperçut, se sentant si coupable d'avoir été trois semaines sous terre à chanter matines, qu'il ne croyait pas me pouvoir aborder d'une autre façon. J'avais bien résolu de le gronder, et je ne sus jamais où trouver de la colère; je fus fort aise de le voir; vous savez comme il est divertissant; il m'embrassa mille fois; il me donna les plus méchantes raisons du monde, que je pris pour bonnes: nous causons fort, nous lisons, nous nous promenons, et nous achèverons ainsi l'année, c'est-à-dire le reste. Nous avons résolu d'offrir notre chien de guidon, et de souffrir encore quelque supplément, selon que le roi l'ordonnera: si le chevalier de Lauzun[420] veut vendre sa charge entière, nous le laisserons trouver des marchands de son côté, comme nous en chercherons du nôtre, et nous verrons alors à nous accommoder.
Nous sommes toujours dans la tristesse des troupes qui nous arrivent de tous côtés avec M. de Pommereuil: ce coup est rude pour les grands officiers; ils sont mortifiés à leur tour, c'est-à-dire le gouverneur, qui ne s'attendait pas à une si mauvaise réponse sur le présent de trois millions. M. de Saint-Malo est revenu; il a été mal reçu aux états: on l'accuse fort d'avoir fait une méchante manœuvre à Saint-Germain; il devait au moins demeurer à la cour, après avoir mandé ce malheur en Bretagne, pour tâcher de ménager quelque accommodement. Pour M. de Rohan, il est enragé, et n'est point encore revenu; peut-être qu'il ne reviendra pas. M. de Coulanges me mande qu'il a vu le chevalier de Grignan, qui s'accommode mal de mon absence: je suis plus touchée 324 que je ne l'ai encore été de n'être pas à Paris, pour le voir et causer avec lui. Mais savez-vous bien, ma chère, que son régiment est dans le nombre des troupes qu'on nous envoie? ce serait une plaisante chose s'il venait ici; je le recevrais avec une grande joie.
J'ai fort envie d'apprendre ce qui sera arrivé de votre procureur du pays; je crains que M. de Pomponne, qui s'était mêlé de cette affaire, croyant vous obliger, ne soit un peu fâché de voir le tour qu'elle a pris; cela se présente en gros comme une chose que vous ne voulez plus, après l'avoir souhaitée: les circonstances qui vous ont obligée à prendre un autre parti ne sauteront pas aux yeux, du moins je le crains, et je souhaite me tromper. Il me semble que vous devez être bien instruite des nouvelles à cette heure, que le chevalier est à Paris. M. de Coulanges vient de recevoir un violent dégoût; M. le Tellier a ouvert sa bourse à Bagnols, pour lui faire acheter une charge de maître des requêtes, et en même temps lui donne une commission qu'il avait refusée à M. de Coulanges, et qui vaut, sans bouger de Paris, plus de deux mille livres de rentes. Voilà une mortification sensible, et sur quoi, si madame de Coulanges[421] ne fait rien changer par une conversation qu'elle doit avoir eue avec ce ministre, Coulanges est très-résolu de vendre sa charge[422]; il m'en écrit, outré de douleur. Vous savez très-bien les espérances de la paix: les gazettes ne vous manquent pas, non plus que les lamentations de cette province. M. le cardinal me mande qu'il a vu le comte de Sault, Renti et Biran[423]: il a si peur d'être l'ermite de la foire, qu'il est allé passer l'avent à Saint-Mihiel. Parlez-moi de vous, ma chère enfant; comment vous portez-vous? votre teint n'est-il point en poudre? êtes-vous belle quand vous voulez? Enfin je pense mille fois à vous, et vous ne me sauriez trop parler de ce qui vous regarde.
Aux Rochers, dimanche 8 décembre 1675.
J'attendais deux de vos paquets par le dernier ordinaire, et je n'en ai point reçu du tout. Quand les postes tarderaient, comme je le crois bien présentement, j'en devrais toujours avoir reçu un; 325 car je ne compte jamais que vous m'ayez oubliée. Cette confiance est juste, et je suis assurée qu'elle vous plaît; mais comme les pensées noires voltigent assez dans ces bois, j'ai d'abord voulu être en peine de vous; mais le bon abbé et mon fils m'assurent que vous m'auriez fait écrire. Je ne veux point demeurer sur cette crainte, elle est trop insupportable: je veux me prendre à la poste de tout, quoique je ne comprenne rien à l'excès de ce déréglement, et espérer demain de vos nouvelles; je les souhaite avec l'impatience que vous pouvez vous imaginer.
D'Hacqueville est enrhumé avec la fièvre; j'en suis en peine, car je n'aime la fièvre à rien: on dit qu'elle consume, mais c'est la vie. Quoiqu'on dise les d'Hacqueville, il n'y en a, en vérité, qu'un au monde comme le nôtre. N'a-t-il point déjà commencé de vous parler d'un voyage incertain que le roi doit faire en Champagne ou en Picardie? Depuis que ses gens, pour notre malheur, ont commencé à répandre une nouvelle de cet agrément, c'est pour trois mois; il faut voir aussi ce que je fais de cette feuille volante qui s'appelle les Nouvelles. Pour la lettre de d'Hacqueville, elle est tellement pleine de mon fils, et de ma fille, et de notre pauvre Bretagne, qu'il faudrait être dénaturée pour ne se pas crever les yeux à la déchiffrer[424]. M. de Lavardin est mon résident aux états; il m'instruit de tout; et comme nous mêlons quelquefois de l'italien dans nos lettres, je lui avais mandé, pour lui expliquer mon repos et ma paresse ici:
A peine ma lettre a-t-elle été partie, qu'il est arrivé à Vitré huit cents cavaliers, dont la princesse est bien mal contente. Il est vrai qu'ils ne font que passer; mais ils vivent, ma foi, comme dans un pays de conquête, nonobstant notre bon mariage avec Charles VIII et Louis XII[426]. Les députés sont revenus de Paris. M. de Saint-Malo, qui est Guémadeuc, votre parent, et sur le tout une linotte mitrée, comme disait madame de Choisy, a paru aux états, transporté et plein des bontés du roi, et surtout des honnêtetés particulières 326 qu'il a eues pour lui, sans faire nulle attention à la ruine de la province, qu'il a apportée agréablement avec lui: ce style est d'un bon goût à des gens pleins, de leur côté, du mauvais état de leurs affaires. Il dit que Sa Majesté est contente de la Bretagne et de son présent, qu'elle a oublié le passé, et que c'est par confiance qu'elle envoie ici huit mille hommes; comme on envoie un équipage chez soi quand on n'en a que faire. Pour M. de Rohan, il a des manières toutes différentes, et qui ont plus de l'air d'un bon compatriote. Voilà nos chiennes de nouvelles; j'ai envie de savoir des vôtres, et ce qui sera arrivé de votre procureur du pays. Vous ne devez pas douter que les Janson n'aient écrit de grandes plaintes à M. de Pomponne; je crois que vous n'aurez pas oublié d'écrire aussi, et à madame de Vins qui s'était mêlée d'écrire pour Saint-Andiol. C'est d'Hacqueville qui doit vous servir et vous instruire de ce côté-là. Je vous suis inutile à tout, in questa remota parte: c'est un de mes plus grands chagrins: si jamais je me puis revoir à portée de vous être bonne à quelque chose, vous verrez comme je récompenserai le temps perdu. Adieu, ma très-chère et très-aimée, je vous souhaite une parfaite santé; c'est le vrai moyen de conserver la mienne, que vous aimez tant: elle est très-bonne. Je vous embrasse très-tendrement, et vous dirais combien mon fils est aimable et divertissant: mais le voilà, il ne faut pas le gâter.
Aux Rochers, dimanche 29 décembre 1675.
Je vous remercie, ma fille, de conserver quelque souvenir del paterno nido. Hélas! notre château en Espagne serait de vous y voir; quelle joie! et pourquoi serait-il impossible de vous revoir dans ces belles allées? Que dites-vous du mariage de la Mothe[427]? La beauté, la jeunesse, la conduite, font-elles quelque chose pour bien établir les demoiselles? Ah, Providence! il en faut revenir là. Madame de Puisieux[428] est ressuscitée mais n'est-ce pas mourir deux fois, bien près l'une de l'autre? car elle a quatre-vingts ans. Madame de Coulanges m'apprend la bonne compagnie de notre quartier; mais cela ne me presse point d'y retourner plus tôt que je n'ai résolu: je ne m'y sens attirée que par des affaires; car pour des plaisirs, je n'en espère point, et l'hiver n'est point en ce pays-ci 327 ce que l'on pense; il ne me fait nulle horreur. Mon fils me fait ici une fort bonne compagnie, et il trouve que j'en suis une aussi; il n'y a nul air de maternité à notre affaire; la princesse en est étonnée, elle qui connaît des enfants qui n'ont point d'âme dans le corps. Elle est bien affligée des troupes qui sont arrivées à Vitré; elle espérait, avec raison, d'être exemptée: mais cependant voilà un bon régiment dans sa ville: c'était une chose plaisante si c'eût été le régiment de Grignan; mais savez-vous qu'il est à la Trinité, c'est-à-dire à Bodégat[429]? J'ai écrit au chevalier (de Grignan), non pas pour rien déranger, car tout est réglé, mais afin que l'on traite doucement et honnêtement mon fermier, mon procureur fiscal et mon sénéchal; cela ne coûtera rien, et me fera grand honneur: cette terre m'est destinée, à cause de votre partage.
Si je vois ici le Castellane[430], je le recevrai fort bien; son nom et le lieu où il a passé l'été me le rendront considérable. L'affaire de mon président va bien; il se dispose à me donner de l'argent: voilà une des affaires que j'avais ici. Celle qu'entreprend l'abbé de la Vergne est digne de lui: vous me le représentez un fort honnête homme.
Ne voulez-vous point lire les Essais de morale, et m'en dire votre avis? Pour moi, j'en suis charmée; mais je le suis fort aussi de l'oraison funèbre de M. de Turenne; il y a des endroits qui doivent avoir fait pleurer tous les assistants: je ne doute pas qu'on ne vous l'ait envoyée; mandez-moi si vous ne la trouvez pas très-belle. Ne voulez-vous point achever Josèphe? Nous lisons beaucoup, et du sérieux, et des folies, et de la fable, et de l'histoire. Nous nous faisons tant d'affaires, que nous n'avons pas le temps de nous tourner. On nous plaint à Paris, on croit que nous sommes au coin de notre feu à mourir d'ennui et à ne pas voir le jour: mais, ma fille, je me promène, je m'amuse; ces bois n'ont rien d'affreux; ce n'est pas d'être ici ou de n'être pas à Paris qu'il faut me plaindre. M. de Coulanges espère beaucoup d'une conversation que sa femme à eue avec M. de Louvois: s'ils avaient l'intendance de Lyon, conjointement avec le beau-père, ce serait un grand bonheur. Voilà le monde; ils ne travaillent que pour s'établir à cent lieues de Paris.
Vous me paraissez avoir bien envie d'aller à Grignan; c'est un grand tracas: mais vous recevrez mes conseils quand vous en serez revenue. Ces compliments pour ces deux hommes qui sont chez 328 eux il y a plus d'un mois, m'ont fait rire. La longueur de nos réponses effraye, et fait bien comprendre l'horrible distance qui est entre nous: ah! ma fille, que je la sens, et qu'elle fait bien toute la tristesse de ma vie! Sans cela, ne serais-je point trop heureuse avec un joli garçon comme celui que j'ai? il vous dira lui-même s'il ne souffre pas d'être éloigné de vous: mais je l'attends, il n'est point encore arrivé; s'il se divertit, il est bien. Adieu, ma très-chère et très-aimable et très-parfaitement aimée. Parlez-moi de votre santé et de votre beau temps, tout cela me plaît. J'embrasse M. de Grignan, quand ce serait ce troisième jour de barbe épineuse et cruelle; on ne peut s'exposer de meilleure grâce.
Aux Rochers, le premier jour de l'an 1676.
Nous voici donc à l'année qui vient, comme disait M. de Montbazon: ma très-chère, je vous la souhaite heureuse; et si vous croyez que la continuation de mon amitié entre dans la composition de ce bonheur, vous pouvez y compter sûrement.
Voilà une lettre de d'Hacqueville, qui vous apprendra l'agréable succès de nos affaires de Provence; il surpasse de beaucoup mes espérances: vous aurez vu à quoi je me bornais par les lettres que je reçus il y a peu de jours, et que je vous envoyai. Voilà donc cette grande épine hors du pied, voilà cette caverne de larrons détruite; voilà l'ombre de M. de Marseille conjurée, voilà le crédit de la cabale évanoui, voilà l'insolence terrassée: j'en dirais d'ici à demain. Mais, au nom de Dieu, soyez modestes dans vos victoires: voyez ce que dit le bon d'Hacqueville, la politique et la générosité vous y obligent. Vous verrez aussi comme je trahis son secret pour vous, par le plaisir de vous faire voir le dessous des cartes, qu'il a dessein de vous cacher à vous-même: mais je ne veux point laisser équivoques dans votre cœur les sentiments que vous devez avoir pour l'ami et pour la belle-sœur[431], car il me paraît qu'ils ont fait encore au delà de ce qu'on m'en écrit, et; pour toute récompense, ils ne veulent aucun remercîment. Servez-les donc à leur mode, et jouissez en silence de leur véritable et solide amitié. Gardez-vous bien de lâcher le moindre mot qui puisse faire connaître au bon d'Hacqueville que je vous ai envoyé sa lettre; vous le connaissez, la rigueur de son exactitude ne comprendrait 329 pas cette licence poétique: ainsi, ma fille, je me livre à vous, et vous conjure de ne me point brouiller avec un si bon et si admirable ami. Enfin, ma très-chère, je me mets entre vos mains; et, connaissant votre fidélité, je dormirai en repos; mais répondez-moi aussi de M. de Grignan; car ce ne serait pas une consolation pour moi que de voir courir mon secret par ce côté-là.
En voici encore un autre; voici le jour des secrets, comme la journée des dupes[432]. Le Frater est revenu de Rennes; il m'a rapporté une sotte chanson qui m'a fait rire: elle vous fera voir en vers une partie de ce que je vous dis l'autre jour en prose. Nous avions dans la tête un fort joli mariage, mais il n'est pas cuit: la belle n'a que quinze ans, et l'on veut qu'elle en ait davantage pour penser à la marier. Que dites-vous de l'habile personne dont nous vous parlions la dernière fois, et qui ne put du tout deviner quel jour c'est que le lendemain de la veille de Pâques? C'est un joli petit bouchon qui nous réjouit fort; cela n'aura vingt ans que dans six ans d'ici[433]. Je voudrais que vous l'eussiez vue le matin manger une beurrée longue comme d'ici à Pâques, et l'après-dînée croquer deux pommes vertes avec du pain bis. Sa naïveté et sa jolie petite figure nous délassent de la guinderie et de l'esprit fichu de mademoiselle du Plessis.
Mais parlons d'autre chose: ne vous a-t-on pas envoyé l'oraison funèbre de M. de Turenne? M. de Coulanges et le petit cardinal m'ont déjà ruinée en ports de lettres; mais j'aime bien cette dépense. Il me semble n'avoir jamais rien vu de si beau que cette pièce d'éloquence. On dit que l'abbé Fléchier[434] veut la surpasser, mais je l'en défie; il pourra parler d'un héros, mais ce ne sera pas de M. de Turenne, et voilà ce que M. de Tulle a fait divinement, à mon gré. La peinture de son cœur est un chef-d'œuvre; et 330 cette droiture, cette naïveté, cette vérité dont il était pétri; enfin, ce caractère, comme il dit, également éloigné de la souplesse, de l'orgueil, et du faste de la modestie. Je vous avoue que j'en suis charmée; et si les critiques ne l'estiment plus depuis qu'elle est imprimée,
Ne me dites-vous rien des Essais de morale et du Traité de tenter Dieu, et de la Ressemblance de l'amour-propre et de la charité? C'est une belle conversation que celle que l'on fait de deux cents lieues loin. Nous faisons de cela pourtant tout ce qu'on en peut faire. Je vous envoie un billet de la jolie abbesse: voyez si elle se joue joliment; il n'en faut pas davantage pour voir l'agrément de son esprit. Adieu, ma très-aimable et très-chère, je vous recommande tous mes secrets; je vous embrasse très-tendrement, et suis à vous plus qu'à moi-même.
Aux Rochers, dimanche 12 janvier 1676.
Vous pouvez remplir vos lettres de tout ce qu'il vous plaira, et croire que je les lis toujours avec un grand plaisir et une grande approbation: on ne peut pas mieux écrire, et l'amitié que j'ai pour vous ne contribue en rien à ce jugement.
Vous me ravissez d'aimer les Essais de morale, n'avais-je pas bien dit que c'était votre fait? Dès que j'eus commencé à les lire, je ne songeai plus qu'à vous les envoyer; vous savez que je suis communicative, et que je n'aime point à jouir d'un plaisir toute seule. Quand on aurait fait ce livre pour vous, il ne serait pas plus digne de vous plaire. Quel langage! quelle force dans l'arrangement des mots! on croit n'avoir lu de français qu'en ce livre[436]. 331 Cette ressemblance de la charité avec l'amour-propre, et de la modestie héroïque de M. de Turenne et de M. le Prince avec l'humilité du christianisme.... Mais je m'arrête, il faudrait louer cet ouvrage depuis un bout jusqu'à l'autre, et ce serait une bizarre lettre. En un mot, je suis fort aise qu'il vous plaise, et j'en estime mon goût. Pour Josèphe, vous n'aimez pas sa vie; c'est assez que vous ayez approuvé ses actions et son histoire: n'avez-vous pas trouvé qu'il jouait d'un grand bonheur dans cette cave, où ils tiraient à qui se poignarderait le dernier?
Nous avons ri aux larmes de cette fille qui chanta tout haut dans l'église cette chanson déshonnête dont elle se confessait; rien au monde n'est plus nouveau ni plus plaisant: je trouve qu'elle avait raison; assurément le confesseur voulait entendre la chanson, puisqu'il ne se contentait pas de ce que la fille lui avait dit en s'accusant. Je vois d'ici le bon homme de confesseur pâmé de rire le premier de cette aventure. Nous vous mandons souvent des folies; mais nous ne pouvons payer celle-là. Je vous parle toujours de notre Bretagne, c'est pour vous donner la confiance de me parler de Provence; c'est un pays auquel je m'intéresse plus qu'à nul autre: le voyage que j'y ai fait m'empêche de pouvoir m'ennuyer de tout ce que vous me dites, parce que je connais tout et comprends tout le mieux du monde. Je n'ai pas oublié la beauté de vos hivers; nous en avons un admirable: je me promène tous les jours, et je fais quasi un nouveau parc autour de ces grandes places du bout du mail; j'y fais planter quatre rangs d'allées, ce sera une très-belle chose: tout cet endroit est uni et défriché.
Je partirai, malgré tous ces charmes, dans le mois de février; les affaires de l'abbé le pressent encore plus que les vôtres, c'est ce qui m'a empêchée de penser à offrir notre maison à mademoiselle de Méri: elle s'en plaint à bien du monde; je ne comprends point le sujet qu'elle en a. Le Bien bon est transporté de vos lettres; je lui montre souvent les choses qui lui conviennent: il vous remercie de tout ce que vous dites des Essais de morale; il en a été ravi. Nous avons toujours la petite personne; c'est un petit esprit vif et tout battant neuf, que nous prenons plaisir d'éclairer; elle est dans une parfaite ignorance; nous nous faisons un jeu de la défricher généralement sur tout: quatre mots de ce grand univers, des empires, des pays, des rois, des religions, des guerres, des astres, de la carte; ce chaos est plaisant à débrouiller grossièrement dans une petite tête, qui n'a jamais vu ni ville, ni rivière, et qui 332 ne croyait pas que la terre entière allât plus loin que ce parc: elle nous réjouit: je lui ai dit aujourd'hui la prise de Wismar[437]; elle sait fort bien que nous en sommes fâchés, parce que le roi de Suède est notre allié. Enfin vous voyez l'extravagance de nos amusements. La princesse est ravie que sa fille[438] ait pris Wismar; c'est une vraie Danoise. Elle demande aussi que Monsieur et Madame lui envoient l'exemption entière des gens de guerre, de sorte que nous voilà tous sauvés.
Madame de la Fayette est fort reconnaissante de votre lettre; elle vous trouve très-honnête et très-obligeante: mais ne vous paraît-il pas plaisant que son beau-frère n'est point du tout mort, et qu'on ne sait point les vérités de Toulon à Aix? Sur les questions que vous faites au frater, je décide hardiment que celui qui est en colère, et qui le dit, est préférable au traditor qui cache son venin sous de belles et de douces apparences. Il y a une stance dans l'Arioste qui peint la fraude; ce serait bien mon affaire, mais je n'ai pas le temps de la chercher[439]. Le bon d'Hacqueville me parle encore du voyage de la Saint-Géran; et, pour me faire voir que ce voyage sera court, c'est, dit-il, qu'elle ne pourra recevoir qu'une de mes lettres à la Palisse. Voilà comme il traite une connaissance de huit jours: il n'en est pas moins bon pour les autres; mais cela est admirable. J'oubliais de vous dire que j'avais pensé, comme vous, aux diverses manières de peindre le cœur humain, les uns en blanc, et les autres en noir à noircir. Le mien est pour vous de la couleur que vous savez.
Aux Rochers, lundi 3 février 1676.
Devinez ce que c'est, mon enfant, que la chose du monde qui vient le plus vite, et qui s'en va le plus lentement; qui vous fait approcher le plus près de la convalescence, et qui vous en retire le plus loin; qui vous fait toucher l'état du monde le plus agréable, et qui vous empêche le plus d'en jouir; qui vous donne les plus belles espérances, et qui en éloigne le plus l'effet: ne sauriez-vous 333 le deviner? jetez-vous votre langue aux chiens? C'est un rhumatisme. Il y a vingt-trois jours que j'en suis malade; depuis le quatorze je suis sans fièvre et sans douleurs, et dans cet état bienheureux, croyant être en état de marcher, qui est tout ce que je souhaite, je me trouve enflée de tous côtés, les pieds, les jambes, les mains, les bras; et cette enflure, qui s'appelle ma guérison, et qui l'est effectivement, fait tout le sujet de mon impatience, et ferait celui de mon mérite, si j'étais bonne. Cependant je crois que voilà qui est fait, et que dans deux jours je pourrai marcher: Larmechin me le fait espérer, o che spero! Je reçois de partout des lettres de réjouissance sur ma bonne santé, et c'est avec raison. Je me suis purgée une fois de la poudre de M. de Lorme, qui m'a fait des merveilles; je m'en vais encore en reprendre; c'est le véritable remède pour toutes ces sortes de maux: on me promet, après cela, une santé éternelle; Dieu le veuille! Le premier pas que je ferai sera d'aller à Paris: je vous prie donc, ma chère enfant, de calmer vos inquiétudes; vous voyez que nous vous avons toujours écrit sincèrement. Avant que de fermer ce paquet, je demanderai à ma grosse main si elle veut bien que je vous écrive deux mots: je ne trouve pas qu'elle le veuille; peut-être qu'elle le voudra dans deux heures. Adieu, ma très-belle et très-aimable; je vous conjure tous de respecter, avec tremblement, ce qui s'appelle un rhumatisme; il me semble que présentement je n'ai rien de plus important à vous recommander. Voici le frater qui peste contre vous depuis huit jours, de vous être opposée, à Paris, au remède de M. de Lorme.
Monsieur de Sévigné.
Si ma mère s'était abandonnée au régime de ce bon homme, et qu'elle eût pris tous les mois de sa poudre, comme il le voulait, elle ne serait pas tombée dans cette maladie, qui ne vient que d'une réplétion épouvantable d'humeurs; mais c'était vouloir assassiner ma mère, que de lui conseiller d'en essayer une prise: cependant ce remède si terrible, qui fait trembler en le nommant, qui est composé avec de l'antimoine, qui est une espèce d'émétique, purge beaucoup plus doucement qu'un verre d'eau de fontaine, ne donne pas la moindre tranchée, pas la moindre douleur, et ne fait autre chose que de rendre la tête nette et légère, et capable de faire des vers, si on voulait s'y appliquer. Il ne fallait pourtant pas en prendre. Vous moquez-vous, mon frère, de vouloir faire prendre de 334 l'antimoine à ma mère? Il ne faut seulement que du régime, et prendre un petit bouillon de séné tous les mois: voilà ce que vous disiez. Adieu, ma petite sœur: je suis en colère quand je songe que nous aurions pu éviter cette maladie avec ce remède, qui nous rend si vite la santé, quelque chose que l'impatience de ma mère lui fasse dire. Elle s'écrie: O mes enfants, que vous êtes fous de croire qu'une maladie se puisse déranger! Ne faut-il pas que la Providence de Dieu ait son cours? et pouvons-nous faire autre chose que de lui obéir? Voilà qui est fort chrétien; mais prenons toujours, à bon compte, de la poudre de M. de Lorme.
Aux Rochers, dimanche 22 mars 1676.
Je me porte très-bien; mais pour mes mains, il n'y a ni rime ni raison: je me sers donc de la petite personne pour la dernière fois: c'est la plus aimable enfant du monde; je ne sais ce que j'aurais fait sans elle: elle me lit très-bien ce que je veux; elle écrit comme vous voyez; elle m'aime; elle est complaisante; elle sait me parler de madame de Grignan; enfin, je vous prie de l'aimer sur ma parole.
La petite personne.
Je serais trop heureuse, madame, si cela était: je crois que vous enviez bien le bonheur que j'ai d'être auprès de madame votre mère. Elle a voulu que j'aie écrit tout le bien de moi que vous voyez; j'en suis assez honteuse, et très-affligée en même temps de son départ.
Madame de Sévigné continue.
La petite fille a voulu discourir, et je reviens à vous, ma chère enfant, pour vous dire que, hormis mes mains dont je n'espère la guérison que quand il fera chaud, vous ne devez pas perdre encore l'idée que vous avez de moi: mon visage n'est point changé; mon esprit et mon humeur ne le sont guère; je suis maigre, et j'en suis bien aise; je marche, et je prends l'air avec plaisir; et si l'on me veille encore, c'est parce que je ne puis me tourner toute seule dans mon lit; mais je ne laisse pas de dormir. Je vous avoue bien que c'est une incommodité, et je la sens un peu. Mais enfin, ma fille, il faut souffrir ce qu'il plaît à Dieu, et trouver encore que je suis bien heureuse d'en être sortie; car vous savez quelle bête c'est 335 qu'un rhumatisme? Quand à la question que vous me faites, je vous dirai le vers de Médée:
Je suis persuadée qu'ils sont faits; et l'on dit que je vais reprendre le fil de ma belle santé; je le souhaite pour l'amour de vous, ma très-chère, puisque vous l'aimez tant; je ne serai pas trop fâchée aussi de vous plaire en cette occasion. La bonne princesse est venue me voir aujourd'hui: elle m'a demandé si j'avais eu de vos nouvelles: j'aurais bien voulu lui présenter une réponse de votre part; l'oisiveté de la campagne rend attentive à ces sortes de choses; j'ai rougi de ma pensée, elle en a rougi aussi: je voudrais qu'à cause de l'amitié que vous avez pour moi, vous eussiez payé plus tôt cette dette. La princesse s'en va mercredi, à cause de la mort de M. de Valois: et moi, je pars mardi pour coucher à Laval. Je ne vous écrirai point mercredi, n'en soyez point en peine. Je vous écrirai de Malicorne, où je me reposerai deux jours. Je commence déjà à regretter mon petit secrétaire. Vous voilà assez bien instruite de ma santé; je vous conjure de n'en être plus en peine, et de songer à la vôtre. Vous qui prêchez si bien les autres, deviez-vous faire mal à vos petits yeux, à force d'écrire? La maladie de Montgobert en est cause, je lui souhaite une bonne santé, et je sens le chagrin que vous devez avoir de l'état où elle est. Je suis ravie que le petit enfant se porte bien: Villebrune dit qu'il vivra fort bien à huit mois, c'est-à-dire huit lunes passées.
Vous croyez que nous avons ici un mauvais temps: nous avons le temps de Provence; mais ce qui m'étonne, c'est que vous ayez le temps de Bretagne. Je jugeais que vous l'aviez cent fois plus beau, comme vous croyiez que nous l'avions cent fois plus vilain. J'ai bien profité de cette belle saison, dans la pensée que nous aurions l'hiver dans le mois d'avril et de mai, de sorte que c'est l'hiver que je m'en vais passer à Paris. Au reste, si vous m'aviez vue faire la malade et la délicate dans ma robe de chambre, dans ma grande chaise avec des oreillers, et coiffée de nuit, de bonne foi vous ne reconnaîtriez pas cette personne qui se coiffait en toupet, qui mettait son busc entre sa chair et sa chemise, et qui ne s'asseyait que sur la pointe des siéges pliants: voilà sur quoi je suis changée. J'oubliais de vous dire que notre oncle de Sévigné est mort[440]. Madame de la Fayette commence présentement à hériter 336 de sa mère[441]. M. du Plessis-Guénégaud est mort aussi: vous savez ce qu'il vous faut faire à sa femme.
Corbinelli dit que je n'ai point d'esprit quand je dicte; et sur cela il ne m'écrit plus. Je crois qu'il a raison; je trouve mon style lâche; mais soyez plus généreuse, ma fille, et continuez à me consoler de vos aimables lettres. Je vous prie de compter les lunes pendant votre grossesse, si vous êtes accouchée un jour seulement sur la neuvième, le petit vivra; sinon n'attendez point un prodige. Je pars mardi, les chemins sont comme en été, mais nous avons une bise qui tue mes mains: il me faut du chaud, les sueurs ne font rien; je me porte très-bien du reste; et c'est une chose plaisante de voir une femme avec un très-bon visage, que l'on fait manger comme un enfant: on s'accoutume aux incommodités. Adieu, ma très-chère, continuez de m'aimer; je ne vous dis point de quelle manière vous possédez mon cœur, ni par combien de liens je suis attachée à vous. J'ai senti notre séparation pendant mon mal; je pensais souvent que ce m'eût été une grande consolation de vous avoir. J'ai donné ordre pour trouver de vos lettres à Malicorne. J'embrasse le comte, je le prie de m'embrasser. Je suis entièrement à vous, et le bon abbé aussi, qui compte et calcule depuis le matin jusqu'au soir, sans rien amasser, tant cette province a été dégraissée.
A Paris, mercredi 8 avril 1676.
Je suis mortifiée et triste de ne pouvoir vous écrire tout ce que je voudrais; je commence à souffrir cet ennui avec impatience. Je me porte très-bien; le changement d'air me fait des miracles; mais mes mains ne veulent point encore prendre part à cette guérison. J'ai vu tous nos amis et amies. Je garde ma chambre, et je suivrai vos conseils; je mettrai désormais ma santé et mes promenades devant toutes choses. Le chevalier (de Grignan) cause fort bien avec moi jusqu'à onze heures; c'est un aimable garçon. J'ai obtenu de sa modestie de me parler de sa campagne, et nous avons repleuré M. de Turenne. Le maréchal de Lorges n'est-il point trop heureux? Les dignités, les grands biens et une très-jolie femme. On l'a élevée comme devant être un jour une grande dame. 337 La fortune est jolie; mais je ne lui pardonne point les rudesses qu'elle a pour nous tous.
M. de Corbinelli.
J'arrive, madame, et je veux soulager cette main tremblotante; elle reprendra la plume quand il lui plaira: elle veut vous dire une folie de M. d'Armagnac. Il était question de la dispute des princes et des ducs pour la Cène; voici comme le roi l'a réglé: immédiatement après les princes du sang, M. de Vermandois a passé, et puis toutes les dames, et puis M. de Vendôme et quelques ducs; les autres ducs et les princes lorrains ayant eu la permission de s'en dispenser. Là-dessus, M. d'Armagnac ayant voulu reparler au roi sur cette disposition, le roi lui fit comprendre qu'il le voulait ainsi. M. d'Armagnac lui dit: Sire, le charbonnier est maître à sa maison. On a trouvé cela fort plaisant; nous le trouvons aussi, et vous le trouverez comme nous.
Madame de Sévigné.
Je n'aime point à avoir des secrétaires qui aient plus d'esprit que moi; ils font les entendus; je n'ose leur faire écrire toutes mes sottises; la petite fille m'était bien meilleure. J'ai toujours dessein d'aller à Bourbon; j'admire le plaisir qu'on prend à m'en détourner, sans savoir pourquoi, malgré l'avis de tous les médecins.
Je causais hier avec d'Hacqueville sur ce que vous me dites que vous viendrez m'y voir: je ne vous dis point si je le désire, ni combien je regrette ma vie; je me plains douloureusement de la passer sans vous. Il semble qu'on en ait une autre, où l'on réserve de se voir et de jouir de sa tendresse; et cependant c'est notre tout que notre présent, et nous le dissipons; et l'on trouve la mort: je suis touchée de cette pensée. Vous jugez bien que je ne désire donc que d'être avec vous; cependant nous trouvâmes qu'il fallait vous mander que vous prissiez un peu vos mesures chez vous. Si la dépense de ce voyage empêchait celui de cet hiver, je ne le voudrais pas, et j'aimerais mieux vous voir plus longtemps; car je n'espère point d'aller à Grignan, quelque envie que j'en aie: le bon abbé n'y veut point aller, il a mille affaires ici, et craint le climat. Or, je n'ai pas trouvé, dans mon traité de l'ingratitude, qu'il me fût permis de le quitter dans l'âge où il est; et comme je ne puis douter que cette séparation ne lui arrachât le cœur et l'âme, mes remords ne me donneraient aucun repos, s'il 338 mourait dans cette absence: ce serait donc pour trois semaines que nous nous ôterions le moyen de nous voir plus longtemps. Démêlez cela dans votre esprit, et suivant vos desseins, et suivant vos affaires; mais songez qu'en quelque temps que ce soit, vous devez à mon amitié, et à l'état où j'ai été, la sensible consolation de vous voir. Si vous vouliez revenir ici avec moi de Bourbon, cela serait admirable; nous passerions notre automne ici ou à Livry; et cet hiver, M. de Grignan viendrait nous voir et vous reprendre. Voilà qui serait le plus aisé, le plus naturel, et le plus désirable pour moi; car enfin, vous devez me donner un peu de votre temps pour l'agrément et le soutien de ma vie. Rangez tout cela dans votre tête, ma chère enfant; il n'y a point de temps à perdre; je partirai pour Bourbon ou pour Vichy dans le mois qui vient.
Vous voulez que je vous parle de ma santé, elle est très-bonne, hormis mes mains et mes genoux, où je sens quelques douleurs. Je dors bien, je mange bien, mais avec retenue; on ne me veille plus; j'appelle, on me donne ce que je demande, on me tourne, et je m'endors. Je commence à manger de la main gauche; c'était une chose ridicule de me voir imboccar da i sergenti; et pour écrire, vous voyez où j'en suis maintenant[442]. On me dit mille biens de Vichy, et je crois que je l'aimerai mieux que Bourbon, par deux raisons: l'une, qu'on dit que madame de Montespan va à Bourbon; et l'autre, que Vichy est plus près de vous; en sorte que, si vous y veniez, vous auriez moins de peine, et que si le Bien bon changeait d'avis, nous serions plus près de Grignan. Enfin, ma très-chère, je reçois dans mon cœur la douce espérance de vous voir; c'est à vous à disposer de la manière, et surtout que ce ne soit pas pour quinze jours, car ce serait trop de peine et trop de regret pour si peu de temps. Vous vous moquez de Villebrune; il ne m'a pourtant rien conseillé que l'on ne me conseille ici. Je m'en vais faire suer mes mains; et pour l'équinoxe, si vous saviez l'émotion qui arrive quand ce grand mouvement se fait, vous reviendriez de vos erreurs. Le frater s'en ira bientôt à sa brigade, et de là à matines[443]. Il y a six jours que je suis dans ma chambre à faire l'entendue, à me reposer. Je reçois tout le monde; il m'est venu des Soubise, des Sully, à cause de vous. On ne parle point du tout 339 d'envoyer M. de Vendôme en Provence. Il dit au roi, il y a huit jours: «Sire, j'espère qu'après la campagne Votre Majesté me permettra d'aller dans le gouvernement qu'elle m'a fait l'honneur de me donner. Monsieur, lui dit le roi, quand vous saurez bien gouverner vos affaires, je vous donnerai le soin des miennes.» Et cela finit tout court. Adieu, ma très-chère enfant; je reprends dix fois la plume; ne craignez point que je me fasse mal à la main.
A Paris, vendredi 10 avril 1676.
Plus j'y pense, ma fille, et plus je trouve que je ne veux point vous voir pour quinze jours: si vous venez à Vichy ou à Bourbon, il faut que ce soit pour venir ici avec moi; nous y passerons le reste de l'été et l'automne; vous me gouvernerez, vous me consolerez; et M. de Grignan vous viendra voir cet hiver, et fera de vous à son tour tout ce qu'il trouvera à propos. Voilà comme on fait une visite à une mère que l'on aime, voilà le temps que l'on lui donne, voilà comme on la console d'avoir été bien malade, et d'avoir encore mille incommodités, et d'avoir perdu la jolie chimère de se croire immortelle[444]: elle commence présentement à se douter de quelque chose, et se trouve humiliée jusqu'au point d'imaginer qu'elle pourrait bien un jour passer dans la barque comme les autres, et que Caron ne fait point de grâce. Enfin, au lieu de ce voyage de Bretagne que vous aviez une si grande envie de faire, je vous propose et vous demande celui-ci.
Mon fils s'en va, j'en suis triste, et je sens cette séparation. On ne voit à Paris que des équipages qui partent: les cris sur la disette d'argent sont encore plus vifs qu'à l'ordinaire; mais il ne demeurera personne, non plus que les années passées. Le chevalier est parti sans vouloir me dire adieu; il m'a épargné un serrement de cœur, car je l'aime sincèrement. Vous voyez que mon écriture prend sa forme ordinaire: toute la guérison de ma main se renferme dans l'écriture; elle sait bien que je la quitterai volontiers du reste d'ici à quelque temps. Je ne puis rien porter; une cuiller me paraît la machine du monde, et je suis encore assujettie à toutes les dépendances les plus fâcheuses et les plus humiliantes que vous puissiez vous imaginer: mais je ne me plains de rien, puisque je vous écris. La duchesse de Sault me vient voir comme une de mes 340 anciennes amies; je lui plais: elle vint la seconde fois avec madame de Brissac; quel contraste! il faudrait des volumes pour vous conter les propos de cette dernière: madame de Sault vous plairait et vous plaira. Je garde ma chambre très-fidèlement, et j'ai remis mes Pâques à dimanche, afin d'avoir dix jours entiers à me reposer. Madame de Coulanges apporte au coin de mon feu les restes de sa petite maladie: je lui portai hier mon mal de genou et mes pantoufles. On y envoya ceux qui me cherchaient; ce fut des Schomberg, des Senneterre, des Cœuvre, et mademoiselle de Méri, que je n'avais point encore vue. Elle est, à ce qu'on dit, très-bien logée; j'ai fort envie de la voir dans son château. Ma main veut se reposer, je lui dois bien cette complaisance pour celle qu'elle a pour moi.
Monsieur de Sévigné.
Je n'ai pas jugé à propos d'achever la parodie de ce couplet, parce que voilà toute mon histoire dite en trois vers. Vous ne sauriez croire la joie que j'ai de voir ma mère en l'état où elle est; je pense que vous serez aussi aise que je le suis quand vous la verrez à Bourbon, où je vous ordonne toujours de l'aller voir; vous pourrez fort bien revenir ici avec elle, en attendant que M. de Grignan vous rapporte votre lustre, et vous fasse reparaître comme la gala del pueblo, la flor del abril. Si vous suivez mon avis, vous serez bien plus heureuse que moi; vous verrez ma mère, sans avoir le chagrin d'être obligée de la quitter dans deux ou trois jours: c'est un chagrin pour moi qui est accompagné de plusieurs autres que vous devinez sans peine. Enfin, me revoilà guidon, guidon éternel, guidon à barbe grise: ce qui me console, c'est qu'on a beau dire, toutes choses de ce monde prennent fin, et qu'il n'y a pas d'apparence que celle-là seule soit exceptée de la loi générale. Adieu, ma belle petite sœur, souhaitez-moi un heureux voyage: je crains bien que l'âme intéressée de M. de Grignan ne vous en empêche; cependant je compte comme si tous deux vous aviez quelque envie de me revoir.
De madame de Sévigné.
Adieu, ma chère bonne; j'embrasse ce comte, et le conjure d'entrer dans mes intérêts et dans les sentiments de ma tendresse.
A Paris, mercredi 15 avril 1676.
Je suis bien triste, ma mignonne; le pauvre petit compère vient de partir. Il a tellement les petites vertus qui font l'agrément de la société, que quand je ne le regretterais que comme mon voisin, j'en serais fâchée. Il m'a priée mille fois de vous embrasser, et de vous dire qu'il a oublié de vous parler de l'histoire de votre Protée, tantôt galérien, et tantôt capucin; elle l'a fort réjoui. Voilà Beaulieu[445], qui vient de le voir monter gaiement en carrosse avec Broglie et deux autres; il n'a point voulu le quitter qu'il ne l'ait vu pendu[446], comme madame de... pour son mari. On croit que le siége de Cambrai va se faire: c'est un si étrange morceau, qu'on croit que nous y avons de l'intelligence. Si nous perdons Philisbourg, il sera difficile que rien puisse réparer cette brèche, vederemo. Cependant l'on raisonne, et l'on fait des almanachs[447] que je finis par dire, l'étoile du roi sur tout. Enfin, le maréchal de Bellefonds a coupé le fil qui l'attachait encore ici; Sanguin a sa charge[448] pour cinq cent cinquante mille livres, un brevet de retenue de trois cent cinquante mille. Voilà un grand établissement, et un cordon bleu assuré. M. de Pomponne m'est venu voir très-cordialement; toutes vos amies ont fait des merveilles. Je ne sors point, il fait un vent qui empêche la guérison de mes mains; elles écrivent pourtant mieux, comme vous voyez. Je me tourne la nuit sur le côté gauche; je mange de la main gauche. Voilà bien du gauche. Mon visage n'est quasi pas changé; vous trouveriez fort aisément que vous avez vu ce chien de visage-là quelque part: c'est que je n'ai point été saignée, et que je n'ai qu'à me guérir de mon mal, et non pas des remèdes.
J'irai à Vichy; on me dégoûte de Bourbon, à cause de l'air. La maréchale d'Estrées veut que j'aille à Vichy: c'est un pays délicieux. Je vous ai mandé sur cela tout ce que j'ai pensé: ou venir ici avec moi, ou rien; car quinze jours ne feraient que troubler mes maux, par la vue de la séparation; ce serait une peine et une dépense ridicule. Vous savez comme mon cœur est pour vous, et si j'aime 342 à vous voir; c'est à vous à prendre vos mesures. Je voudrais que vous eussiez déjà conclu le marché de votre terre, puisque cela vous est bon. M. de Pomponne me dit qu'il venait d'en faire un marquisat; je l'ai prié de vous faire ducs; il m'assura de sa diligence à dresser les lettres, et même de la joie qu'il en aurait: voilà déjà une assez grande avance. Je suis ravie de la santé des Pichons; le petit petit, c'est-à-dire, le gros gros est un enfant admirable; je l'aime trop d'avoir voulu vivre contre vent et marée. Je ne puis oublier la petite[449]; je crois que vous réglerez de la mettre à Sainte Marie, selon les résolutions que vous prendrez pour cet été; c'est cela qui décide. Vous me paraissez bien pleinement satisfaite des dévotions de la semaine sainte et du jubilé: vous avez été en retraite dans votre château. Pour moi, ma chère, je n'ai rien senti que par mes pensées, nul objet n'a frappé mes sens, et j'ai mangé de la viande jusqu'au vendredi saint: j'avais seulement la consolation d'être fort loin de toute occasion de pécher. J'ai dit à la Mousse votre souvenir; il vous conseille de faire vos choux gras vous-même de cet homme à qui vous trouvez de l'esprit. Adieu, ma chère enfant.
A Paris, mercredi 29 avril 1676.
Il faut commencer par vous dire que Condé fut pris d'assaut la nuit de samedi à dimanche. D'abord cette nouvelle fait battre le cœur; on croit avoir acheté cette victoire; point du tout, ma belle, elle ne nous coûte que quelques soldats, et pas un homme qui ait un nom. Voilà ce qui s'appelle un bonheur complet. Larrei, fils de M. Laîné qui fut tué en Candie, ou son frère, est blessé assez considérablement. Vous voyez comme on se passe bien de vieux héros.
Madame de Brinvilliers[450] n'est pas si aise que moi; elle est en 343 prison, elle se défend assez bien; elle demanda hier à jouer au piquet, parce qu'elle s'ennuyait. On a trouvé sa confession; elle nous apprend qu'à sept ans elle avait cessé d'être fille; qu'elle avait continué sur le même ton; qu'elle avait empoisonné son père, ses frères, un de ses enfants, et elle-même; mais ce n'était que pour essayer d'un contre-poison: Médée n'en avait pas tant fait. Elle a reconnu que cette confession est de son écriture; c'est une grande sottise; mais qu'elle avait la fièvre chaude quand elle l'avait écrite; que c'était une frénésie, une extravagance, qui ne pouvait pas être lue sérieusement.
La reine a été deux fois aux Carmélites avec Quanto; cette dernière se mit à la tête de faire une loterie, elle se fit apporter tout ce qui peut convenir à des religieuses; cela fit un grand jeu dans la communauté. Elle causa fort avec sœur Louise de la Miséricorde (madame de la Vallière); elle lui demanda si tout de bon elle était aussi aise qu'on le disait. Non, répondit-elle, je ne suis point aise, mais je suis contente. Quanto lui parla fort du frère de Monsieur, et si elle voulait lui mander quelque chose, et ce qu'elle dirait pour elle. L'autre, d'un ton et d'un air tout aimable, et peut-être piquée de ce style: Tout ce que vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez. Mettez dans cela toute la grâce, tout l'esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer. Quanto voulut ensuite manger; elle donna une pièce de quatre pistoles pour acheter ce qu'il fallait pour une sauce qu'elle fit elle-même, et qu'elle mangea avec un appétit admirable: je vous dis le fait sans aucune paraphrase. Quand je pense à une certaine lettre que vous m'écrivîtes l'été passé sur M. de Vivonne, je prends pour une satire tout ce que je vous envoie. Voyez un peu où peut aller la folie d'un homme qui se croirait digne de ces hyperboliques louanges.
A Paris, dimanche au soir 10 mai 1676.
Je pars demain à la pointe du jour, et je donne ce soir à souper à madame de Coulanges, son mari, madame de la Troche, M. de la Trousse, mademoiselle de Montgeron et Corbinelli, qui viendront me dire adieu en mangeant une tourte de pigeons. La bonne d'Escars part avec moi; et comme le Bien bon a vu qu'il pouvait mettre ma santé entre ses mains, il a pris le parti d'épargner la fatigue de ce voyage, et de m'attendre ici, où il a mille affaires; il m'y attendra avec impatience; car je vous assure que cette séparation, quoique petite, lui coûte beaucoup, et je crains pour sa santé; les serrements de cœur ne sont pas bons, quand on est vieux. Je ferai mon devoir pour le retour, puisque c'est la seule occasion dans ma vie où je puisse lui témoigner mon amitié, en lui sacrifiant jusqu'à la pensée seulement d'aller à Grignan. Voilà précisément l'un des cas où l'on fait céder ses plus tendres sentiments à la reconnaissance.
Il vous reviendra cinq ou six cents pistoles de la succession de notre oncle de Sévigné[451], que je voudrais que vous eussiez tout prêts pour cet hiver. Je ne comprends que trop les embarras que vous pouvez trouver par les dépenses que vous êtes obligés de faire; et je ne pousse rien sur le voyage de Paris, persuadée que vous m'aimez assez, et que vous souhaitez assez de me voir, pour y faire au monde tout ce que vous pourrez. Vous connaissez d'ailleurs tous mes sentiments sur votre sujet, et combien la vie me paraît triste sans voir une personne que j'aime si tendrement. Ce sera une chose fâcheuse si M. de Grignan est obligé de passer l'été à Aix, et une grande dépense, de la manière dont on m'a parlé, ne fût-ce qu'à cause du jeu, qui fait un article de la vôtre assez considérable. J'admire la fortune; c'est le jeu qui soutient M. de la Trousse. Vous avez donc cru être obligée de vous faire saigner; la petite main tremblante de votre chirurgien me fait trembler. M. le Prince disait une fois à un nouveau chirurgien: «Ne tremblez-vous point de me saigner? Pardi, monseigneur, c'est à vous de trembler;» il disait vrai. Vous voilà donc bien revenue du café: mademoiselle de Méri l'a aussi chassé de chez elle assez honteusement: après de telles disgrâces, peut-on compter sur la fortune? 345 Je suis persuadée que ce qui échauffe est plus sujet à ces sortes de revers que ce qui rafraîchit: il en faut toujours revenir là; et afin que vous le sachiez, toutes mes sérosités viennent si droit de la chaleur de mes entrailles, qu'après que Vichy les aura consumées, on va me rafraîchir, plus que jamais, par des eaux, par des fruits, et par tous mes lavages que vous connaissez. Prenez ce régime plutôt que de vous brûler, et conservez votre santé d'une manière que ce ne soit point par là que vous puissiez être empêchée de venir me voir. Je vous demande cette conduite pour l'amour de votre vie, et pour que rien ne traverse la satisfaction de la mienne.
Je vais me coucher, ma fille, voilà ma petite compagnie qui vient de partir. Mesdames de Pomponne, de Vins, de Villars et de Saint-Géran ont été ici; j'ai tout embrassé pour vous. Madame de Villars a fort ri de ce que vous lui mandez: j'ai un mot à lui dire; cela ne se peut payer. Je pars demain à cinq heures; je vous écrirai de tous les lieux où je passerai. Je vous embrasse de tout mon cœur: je suis fâchée que l'on ait profané cette façon de parler; sans cela, elle serait digne d'expliquer de quelle façon je vous aime.
A Vichy, mardi 19 mai 1676.
Je commence aujourd'hui à vous écrire; ma lettre partira quand elle pourra; je veux causer avec vous. J'arrivai ici hier au soir. Madame de Brissac avec le chanoine[452], madame de Saint-Hérem et deux ou trois autres me vinrent recevoir au bord de la jolie rivière d'Allier: je crois que si on y regardait bien, on y trouverait encore des bergers de l'Astrée. M. de Saint-Hérem, M. de la Fayette, l'abbé Dorat, Planci, et d'autres encore, suivaient dans un second carrosse, ou à cheval. Je fus reçue avec une grande joie. Madame de Brissac me mena souper chez elle; je crois avoir déjà vu que le chanoine en a jusque-là de la duchesse: vous voyez bien où je mets la main. Je me suis reposée aujourd'hui, et demain je commencerai à boire. M. de Saint-Hérem m'est venu prendre ce matin pour la messe, et pour dîner chez lui. Madame de Brissac y est venue, on a joué: pour moi, je ne saurais me fatiguer à mêler des cartes. Nous nous sommes promenés ce soir dans les plus beaux endroits du monde; et à sept heures la poule mouillée vient manger son poulet, et causer un peu avec sa chère enfant: on vous en 346 aime mieux quand on en voit d'autres. J'ai bien pensé à cette dévotion que l'on avait ébauchée avec M. de la Vergne; j'ai cru voir tantôt des restes de cette fabuleuse conversion; ce que vous m'en disiez l'autre jour est à imprimer. Je suis fort aise de n'avoir point ici mon Bien bon; il y eût fait un mauvais personnage: quand on ne boit pas, on s'ennuie; c'est une billebaude[453] qui n'est pas agréable, et moins pour lui que pour un autre.
On a mandé ici que Bouchain était pris aussi heureusement que Condé; et qu'encore que le prince d'Orange eût fait mine d'en vouloir découdre, on est fort persuadé qu'il n'en fera rien: cela donne quelque repos. La bonne Saint-Géran m'a envoyé un compliment de la Palisse. J'ai prié qu'on ne me parlât plus du peu de chemin qu'il y a d'ici à Lyon; cela me fait de la peine; et comme je ne veux point mettre ma vertu à l'épreuve la plus dangereuse où elle puisse être, je ne veux point recevoir cette pensée, quelque chose que mon cœur, malgré cette résolution, me fasse sentir. J'attends ici de vos lettres avec bien de l'impatience; et pour vous écrire, ma chère enfant, c'est mon unique plaisir, quand je suis loin de vous; et si les médecins, dont je me moque extrêmement, me défendaient de vous écrire, je leur défendrais de manger et de respirer, pour voir comme ils se trouveraient de ce régime. Mandez-moi des nouvelles de ma petite, et si elle s'accoutume à son couvent; mandez-moi bien des vôtres et de celles de M. de la Garde: dites-moi s'il ne reviendra point cet hiver à Paris. Je ne puis vous dissimuler que je serais sensiblement affligée, si, par ces malheurs et ces impossibilités qui peuvent arriver, j'étais privée de vous voir. Le mot de peste, que vous nommez dans votre lettre, me fait frémir: je la craindrais fort de Provence. Je prie Dieu, ma fille, qu'il détourne ce fléau d'un lieu où il vous a mise. Quelle douleur que nous passions notre vie si loin l'une de l'autre, quand notre amitié nous en approche si tendrement!
Mercredi 20 mai.
J'ai donc pris des eaux ce matin, ma très-chère; ah, qu'elles sont mauvaises! J'ai été prendre le chanoine, qui ne loge point avec madame de Brissac. On va à six heures à la fontaine: tout le monde s'y trouve, on boit, et l'on fait une fort vilaine mine; car imaginez-vous 347 qu'elles sont bouillantes, et d'un goût de salpêtre fort désagréable. On tourne, on va, on vient, on se promène, on entend la messe, on rend ses eaux, on parle confidemment de la manière dont on les rend: il n'est question que de cela jusqu'à midi. Enfin, on dîne; après dîner, on va chez quelqu'un: c'était aujourd'hui chez moi. Madame de Brissac a joué à l'ombre avec Saint-Hérem et Planci; le chanoine et moi, nous lisions l'Arioste; elle a l'italien dans la tête, elle me trouve bonne. Il est venu des demoiselles du pays avec une flûte, qui ont dansé la bourrée dans la perfection. C'est ici où les Bohémiennes poussent leurs agréments; elles font des dégognades, où les curés trouvent un peu à redire: mais enfin, à cinq heures, on va se promener dans des pays délicieux; à sept heures, on soupe légèrement, on se couche à dix. Vous en savez présentement autant que moi. Je me suis assez bien trouvée de mes eaux, j'en ai bu douze verres; elles m'ont un peu purgée, c'est tout ce qu'on désire. Je prendrai la douche dans quelques jours. Je vous écrirai tous les soirs; ce m'est une consolation, et ma lettre partira quand il plaira à un petit messager qui apporte les lettres, et qui veut partir un quart d'heure après: la mienne sera toujours prête. L'abbé Bayard vient d'arriver de sa jolie maison, pour me voir: c'est le druide Adamas[454] de cette contrée.
Jeudi 21 mai.
Notre petit messager crotté vient d'arriver; il ne m'a point apporté de vos lettres; j'en ai eu de M. de Coulanges, du bon d'Hacqueville, et de la princesse (de Tarente) qui est à Bourbon. On lui a permis de faire sa cour[455] seulement un petit quart d'heure; elle avancera bien là ses affaires; elle m'y souhaite, et moi je me trouve bien ici. Mes eaux m'ont fait encore aujourd'hui beaucoup de bien; il n'y a que la douche que je crains. Madame de Brissac avait aujourd'hui la colique; elle était au lit, belle, et coiffée à coiffer tout le monde: je voudrais que vous eussiez vu l'usage qu'elle faisait de ses douleurs, et de ses yeux, et des cris, et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture, et les situations, et la compassion qu'elle voulait qu'on eût: chamarrée de tendresse et 348 d'admiration, je regardais cette pièce, et je la trouvais si belle, que mon attention a dû paraître un saisissement dont je crois qu'on me saura fort bon gré; et songez que c'était pour l'abbé Bayard, Saint-Hérem, Montjeu et Planci, que la scène était ouverte. En vérité, vous êtes une vraie pitaude, quand je pense avec quelle simplicité vous êtes malade; le repos que vous donnez à votre joli visage; et enfin quelle différence! Cela me paraît plaisant. Au reste, je mange mon petit potage de la main gauche, c'est une nouveauté. On me mande toutes les prospérités de Bouchain, et que le roi revient incessamment: il ne sera pas seul par les chemins. Vous me parliez l'autre jour de M. Courtin; il est parti pour l'Angleterre. Il me paraît qu'il n'est resté d'autre emploi à son camarade[456] que d'adorer la belle que vous savez, sans envieux et sans rivaux. Je vous embrasse assurément de tout mon cœur, et souhaite fort de vos nouvelles. Bonsoir, comte; ne me l'amènerez-vous point cet hiver? voulez-vous que je meure sans la voir?
A Vichy, dimanche 24 mai 1676.
Je suis ravie, en vérité, quand je reçois de vos lettres, ma chère enfant; elles sont si aimables, que je ne puis me résoudre à jouir toute seule du plaisir de les lire; mais ne craignez rien, je ne fais rien de ridicule; j'en fais voir une petite ligne à Bayard, une autre au chanoine. Ah! que ce serait bien votre fait que ce chanoine (madame de Longueval)! et en vérité on est charmé de votre manière d'écrire. Je ne fais voir que ce qui convient; et vous croyez bien que je me rends maîtresse de la lettre, pour qu'on ne lise pas sur mon épaule ce que je ne veux pas qui soit vu.
Je vous ai écrit plusieurs fois, et sur les chemins, et ici. Vous aurez vu tout ce que je fais, tout ce que je dis; tout ce que je pense, et même la conformité de nos pensées sur le mariage de M. de la Garde. J'admire comme notre esprit est véritablement la dupe de notre cœur, et les raisons que nous trouvons pour appuyer nos changements. Celui de M. le coadjuteur me paraît admirable, mais la manière dont vous le dites l'est encore plus; quand vous lui demandez des nouvelles du lundi, vous paraissez bien persuadée de sa fragilité. Je suis fort aise qu'il ait conservé sa gaieté et son visage de jubilation. J'ai toujours envie 349 de rire quand vous me parlez du bonhomme du Parc; je ne trouve rien de si plaisant que de le voir seul persuadé qu'il fait des miracles: je suis bien de votre avis, que le plus grand de tous serait de vous le persuader. Je suis fort aise que ma petite soit gaie et contente; c'était la tristesse de son petit cœur qui me faisait de la peine. Il est vrai que le voyage d'ici à Grignan n'est rien; j'en détourne ma pensée avec soin, parce qu'elle me fait mal: mais vous ne me ferez pas croire, ma belle, que celui de Grignan à Lyon soit peu considérable; il est tout des plus rudes, et je serais très-fâchée que vous le fissiez pour retourner sur vos pas: je ne change point d'avis là-dessus. Si vous étiez de ces personnes qu'on enlève et qu'on dérange, et qui se laissent entraîner, j'aurais espéré de vous emmener avec moi malgré vous; mais vous êtes d'un caractère dont on ne peut se promettre de pareilles complaisances. Je connais vos tons et vos résolutions; et cela étant ainsi, j'aime bien mieux que vous gardiez toute votre amitié et tout votre argent, pour venir cet hiver me donner la joie et la consolation de vous embrasser. Je vous promets seulement une chose, c'est que si je tombais malade ici (ce que je ne crois pas du tout assurément), je vous prierais d'y venir en diligence: mais, ma chère, je me porte fort bien; je bois tous les matins, je suis un peu comme Nouveau[457], qui demandait: Ai-je bien du plaisir? Je demande aussi: Rends-je bien mes eaux? la quantité, la qualité, tout va-t-il bien? On m'assure que ce sont des merveilles, et je le crois, et même je le sens; car, à mes mains et à mes genoux près, qui ne sont point guéris, parce que je n'ai encore pris ni le bain ni la douche, je me porte tout aussi bien que j'aie jamais fait.
La beauté des promenades est au-dessus de ce que je puis vous en dire; cela seul me redonnerait la santé. On est tout le jour ensemble. Madame de Brissac et le chanoine dînent ici fort familièrement: comme on ne mange que des viandes simples, on ne fait nulle façon de donner à manger. Vous aurez vu, par ce que je vous mandai avant-hier, combien je suis prête à aimer quelqu'un plus que vous. Après la pièce admirable de la colique, on nous a donné d'une convalescence pleine de langueur, qui est en vérité fort bien accommodée au théâtre: il faudrait des volumes pour dire tout ce que je découvre dans ce chef-d'œuvre des cieux. Je passe légèrement sur bien des choses, pour ne point trop écrire.
Vous me parlez fort plaisamment de ce saint qui vous est tombé à Aix, et qu'on épouille à tout moment; il faudrait avoir à point nommé son reliquaire; ces poux, que vous appelez des reliques vivantes, m'ont choquée; car, comme on m'a toujours appelée de ce nom à Sainte-Marie[458], je me suis vue en même temps comme votre M. Ribon. On m'accable ici de présents; c'est la mode du pays, où, d'ailleurs, la vie ne coûte rien du tout: enfin, trois sous deux poulets, et tout à proportion. Il y a trois hommes qui ne sont occupés que de me rendre service, Bayard, Saint-Hérem, et la Fayette; comme je vous fais souvent payer pour moi, n'oubliez pas de m'écrire quelque mot qui les regarde. Adieu, mon ange, aimez-moi bien toujours; je vous assure que vous n'aimez pas une ingrate.
A Vichy, jeudi 28 mai 1676.
Je reçois deux de vos lettres: l'une me vient du côté de Paris, et l'autre de Lyon. Vous êtes privée d'un grand plaisir, de ne faire jamais de pareilles lectures: je ne sais où vous prenez tout ce que vous dites; mais cela est d'un agrément et d'une justesse à quoi l'on ne s'accoutume point. Vous avez raison de croire que j'écris sans effort, et que mes mains se portent mieux: elles ne se ferment point encore, et le dedans des mains est fort enflé, et les doigts aussi. Cela me fait trembler, et me fait, de la plus méchante grâce du monde, dans le bon air des bras et des mains: mais je tiens très-bien une plume, et c'est ce qui me fait prendre patience. J'ai commencé aujourd'hui la douche; c'est une assez bonne répétition du purgatoire. On est toute nue dans un petit lieu souterrain, où l'on trouve un tuyau de cette eau chaude, qu'une femme vous fait aller où vous voulez. Cet état, où l'on conserve à peine une feuille de figuier pour tout habillement, est une chose assez humiliante. J'avais voulu mes deux femmes de chambre, pour voir encore quelqu'un de connaissance. Derrière un rideau se met quelqu'un qui vous soutient le courage pendant une demi-heure; c'était pour moi un médecin de Gannet[459], que madame de Noailles a mené à toutes ses eaux, qu'elle aime fort, qui est un fort honnête garçon, point charlatan ni préoccupé 351 de rien, qu'elle m'a envoyé par pure et bonne amitié. Je le retiens, m'en dût-il coûter mon bonnet; car ceux d'ici me sont entièrement insupportables, et cet homme m'amuse. Il ne ressemble point à un vilain médecin, il ne ressemble point à celui de Chelles; il a de l'esprit, de l'honnêteté; il connaît le monde; enfin j'en suis contente. Il me parlait donc pendant que j'étais au supplice. Représentez-vous un jet d'eau contre quelqu'une de vos pauvres parties, toute la plus bouillante que vous puissiez vous imaginer. On met d'abord l'alarme partout, pour mettre en mouvement tous les esprits; et puis on s'attache aux jointures qui ont été affligées: mais quand on vient à la nuque du cou, c'est une sorte de feu et de surprise qui ne se peut comprendre; c'est là cependant le nœud de l'affaire. Il faut tout souffrir, et l'on souffre tout, et l'on n'est point brûlée, et l'on se met ensuite dans un lit chaud, où on sue abondamment, et voilà ce qui guérit. Voici encore où mon médecin est bon; car au lieu de m'abandonner à deux heures d'un ennui qui ne peut se séparer de la sueur, je le fais lire, et cela me divertit. Enfin je ferai cette vie sept ou huit jours, pendant lesquels je croyais boire; mais on ne veut pas, ce serait trop de choses; de sorte que c'est une petite allonge à mon voyage. C'est principalement pour finir cet adieu, et faire une dernière lessive, que l'on m'a envoyée ici, et je trouve qu'il y a de la raison: c'est comme si je renouvelais un bail de vie et de santé; et si je puis vous revoir, ma chère, et vous embrasser encore d'un cœur comblé de tendresse et de joie, vous pourrez peut-être encore m'appeler votre bellissima madre, et je ne renoncerai pas à la qualité de mère beauté, dont M. de Coulanges m'a honorée. Enfin, ma chère enfant, il dépendra de vous de me ressusciter de cette manière. Je ne vous dis point que votre absence ait causé mon mal; au contraire, il paraît que je n'ai pas assez pleuré, puisqu'il me reste tant d'eau; mais il est vrai que de passer ma vie sans vous voir, y jette une tristesse et une amertume à quoi je ne puis m'accoutumer.
J'ai senti douloureusement le 24 de ce mois[460]; je l'ai marqué, ma très-chère, par un souvenir trop tendre; ces jours-là ne s'oublient pas facilement; mais il y aurait bien de la cruauté à prendre ce prétexte pour ne vouloir plus me voir, et à me refuser la satisfaction d'être avec vous, pour m'épargner le déplaisir d'un adieu. 352 Je vous conjure, ma fille, de raisonner d'une autre manière; et de trouver bon que d'Hacqueville et moi nous ménagions si bien le temps de votre congé que vous puissiez, être à Grignan assez longtemps, et en avoir encore pour revenir. Quelle obligation ne vous aurai-je point, si vous songez à me redonner dans l'été qui vient ce que vous m'avez refusé dans celui-ci! Il est vrai que de vous voir pour quinze jours m'a paru une peine, et pour vous et pour moi; et j'ai trouvé plus raisonnable de vous laisser garder toutes vos forces pour cet hiver, puisqu'il est certain que la dépense de Provence étant supprimée, vous n'en faites pas plus à Paris: si, au lieu de tant philosopher, vous m'eussiez, franchement et de bonne grâce, donné le temps que je vous demandais, c'eût été une marque de votre amitié très-bien placée; mais je n'insiste sur rien, car vous savez vos affaires, et je comprends qu'elles peuvent avoir besoin de votre présence. Voilà comme j'ai raisonné, mais sans quitter en aucune manière du monde l'espérance de vous voir; car je vous avoue que je la sens nécessaire à la conservation de ma santé et de ma vie. Parlez-moi du Pichon[461], est-il encore timide? N'avez-vous point compris ce que je vous ai mandé là-dessus? Le mien n'était point à Bouchain; il a été spectateur des deux armées rangées si longtemps en bataille. Voilà la seconde fois qu'il n'y manque rien que la petite circonstance de se battre: mais comme deux procédés valent un combat, je crois que deux fois à la portée du mousquet valent une bataille. Quoi qu'il en soit, l'espérance de revoir le pauvre baron gai et gaillard m'a bien épargné de la tristesse. C'est un grand bonheur que le prince d'Orange n'ait point été touché du plaisir et de l'honneur d'être vaincu par un héros comme le nôtre. On vous aura mandé comme nos guerriers, amis et ennemis, se sont vus galamment nell'uno, nell'altro campo, et se sont fait des présents.
On me mande que le maréchal de Rochefort est très-bien mort à Nancy, sans être tué que de la fièvre double tierce. N'est-il pas vrai que les petits ramoneurs sont jolis[462]? On était bien las des Amours. Si vous avez encore mesdames de Buous, je vous prie de leur faire mes compliments, et surtout à la mère; les mères se doivent cette préférence. Madame de Brissac s'en va bientôt; elle 353 me fit l'autre jour de grandes plaintes de votre froideur pour elle, et que vous aviez négligé son cœur et son inclination, qui la portaient à vous. Nous demeurerons ici, la bonne d'Escars et moi, pour achever nos remèdes. Dites-lui toujours quelque chose; vous ne sauriez comprendre les soins qu'elle a de moi. Je ne vous ai point dit combien vous êtes célébrée ici, et par le bon Saint-Hérem, et par Bayard, et par mesdames de Brissac et de Longueval.
On me fait prendre tous les jours de l'eau de poulet; il n'y a rien de plus simple ni de plus rafraîchissant: je voudrais que vous en prissiez, pour vous empêcher de brûler à Grignan. Vous me dites de plaisantes choses sur le beau médecin de Chelles. Le conte des deux grands coups d'épée pour affaiblir son homme est fort bien appliqué. Je suis toujours en peine de la santé de notre cardinal; il s'est épuisé à lire: eh! mon Dieu, n'avait-il pas tout lu? Je suis ravie, ma fille, quand vous parlez avec confiance de l'amitié que j'ai pour vous; je vous assure que vous ne sauriez trop croire combien vous faites toute la joie, tout le plaisir et toute la tristesse de ma vie, ni enfin tout ce que vous m'êtes.
A Vichy, lundi au soir 1er juin 1676.
Allez vous promener, madame la comtesse, de venir me proposer de ne vous point écrire; apprenez que c'est ma joie, et le plus grand plaisir que j'aie ici. Voilà un plaisant régime que vous me proposez! laissez-moi conduire cette envie en toute liberté, puisque je suis si contrainte sur les autres choses que je voudrais faire pour vous; et ne vous avisez pas de rien retrancher de vos lettres; je prends mon temps; la manière dont vous vous intéressez à ma santé m'empêche bien de vouloir y faire la moindre altération. Vos réflexions sur les sacrifices que l'on fait à la raison sont fort justes dans l'état où nous sommes: il est bien vrai que le seul amour de Dieu peut nous rendre heureux en ce monde et en l'autre; il y a très-longtemps qu'on le dit: mais vous y avez donné un tour qui m'a frappée.
C'est un beau sujet de méditation que la mort d'un maréchal de Rochefort: un ambitieux dont l'ambition est satisfaite, mourir à quarante ans! c'est quelque chose de bien déplorable. Il a prié, en mourant, la comtesse de Guiche[463] de venir reprendre sa femme à 354 Nancy, et lui laisse le soin de la consoler. Je trouve qu'elle perd par tant de côtés, que je ne crois pas que ce soit une chose aisée. Voilà une lettre de madame de la Fayette, qui vous divertira. Madame de Brissac était venue ici pour une certaine colique; elle ne s'en est pas bien trouvée: elle est partie aujourd'hui de chez Bayard, après y avoir brillé, et dansé, et fricassé chair et poisson. Le chanoine (madame de Longueval) m'a écrit; il me semble que j'avais échauffé sa froideur par la mienne; je la connais, et le moyen de lui plaire, c'est de ne lui rien demander. Madame de Brissac et elle forment le plus bel assortiment de feu et d'eau que j'aie jamais vu. Je voudrais voir cette duchesse faire main-basse dans votre place des Prêcheurs[464], sans aucune considération de qualité ni d'âge; cela passe tout ce que l'on peut croire. Vous êtes une plaisante idole; sachez qu'elle trouverait fort bien à vivre où vous mourriez de faim.
Mais parlons de la charmante douche; je vous en ai fait la description: j'en suis à la quatrième; j'irai jusqu'à huit. Mes sueurs sont si extrêmes, que je perce jusqu'à mes matelas: je pense que c'est toute l'eau que j'ai bue depuis que je suis au monde. Quand on entre dans ce lit, il est vrai qu'on n'en peut plus; la tête et tout le corps sont en mouvement, tous les esprits en campagne, des battements partout. Je suis une heure sans ouvrir la bouche, pendant laquelle la sueur commence, et continue deux heures durant; et, de peur de m'impatienter, je fais lire mon médecin, qui me plaît: il vous plairait aussi. Je lui mets dans la tête d'apprendre la philosophie de votre père Descartes; je ramasse des mots que je vous ai ouï dire. Il sait vivre, il n'est point charlatan; il traite la médecine en galant homme; enfin il m'amuse. Je vais être seule, et j'en suis fort aise: pourvu qu'on ne m'ôte pas le pays charmant, la rivière d'Allier, mille petits bois, des ruisseaux, des prairies, des moutons, des chèvres, des paysannes qui dansent la bourrée dans les champs, je consens de dire adieu à tout le reste; le pays seul me guérirait. Les sueurs qui affaiblissent tout le monde me donnent de la force, et me font voir que ma faiblesse venait des superfluités que j'avais encore dans le corps. Mes genoux se portent bien mieux: mes mains ne veulent pas encore, mais elles le voudront avec le temps. Je boirai encore huit jours, du jour de la 355 Fête-Dieu, et puis je penserai avec douleur à m'éloigner de vous. Il est vrai que ce m'eût été une joie bien sensible de vous avoir ici uniquement à moi; vous y avez mis une clause de retourner chacun chez soi, qui m'a fait transir: n'en parlons plus, ma chère enfant, voilà qui est fait. Songez à faire vos efforts pour venir me voir cet hiver: en vérité, je crois que vous devez en avoir quelque envie, et que M. de Grignan doit souhaiter que vous me donniez cette satisfaction. J'ai à vous dire que vous faites tort à ces eaux de les croire noires: pour noires, non; pour chaudes, oui. Les Provençaux s'accommoderaient mal de cette boisson: mais qu'on mette une herbe ou une fleur dans cette eau bouillante, elle en sort aussi fraîche que lorsqu'on la cueille; et, au lieu de griller et de rendre la peau rude, cette eau la rend douce et unie: raisonnez là-dessus. Adieu, ma chère enfant; s'il faut, pour profiter des eaux, ne guère aimer sa fille, j'y renonce. Vous me mandez des choses trop aimables, et vous l'êtes trop aussi quand vous voulez. N'est-il pas vrai, M. le comte, que vous êtes heureux de l'avoir? et quel présent vous ai-je fait!
A Vichy, lundi 8 juin 1676.
Ne doutez pas, ma fille, que je ne sois touchée très-sensiblement de préférer quelque chose à vous qui m'êtes si chère: toute ma consolation, c'est que vous ne pouvez ignorer mes sentiments, et que vous verrez dans ma conduite un beau sujet de réfléchir, comme vous faisiez l'autre jour, touchant la préférence du devoir sur l'inclination. Mais je vous conjure, et M. de Grignan, de vouloir bien me consoler cet hiver de cette violence qui coûte si cher à mon cœur. Voilà donc ce qui s'appelle la vertu et la reconnaissance! je ne m'étonne pas si l'on trouve si peu de presse dans l'exercice de ces belles vertus. Je n'ose, en vérité, appuyer sur ces pensées; elles troublent entièrement la tranquillité qu'on ordonne en ce pays. Je vous conjure encore de vous tenir pour toute rangée chez moi, comme vous y étiez; et de croire encore que voilà précisément la chose que je souhaite le plus fortement. Vous êtes en peine de ma douche, ma très-chère; je l'ai prise huit matins, comme je vous l'ai mandé; elle m'a fait suer abondamment; c'est tout ce qu'on demande, et, bien loin de m'en trouver plus faible, je m'en trouve plus forte. Il est vrai que vous m'auriez été d'une grande 356 consolation: je doute cependant que j'eusse voulu vous souffrir dans cette fumée: pour ma sueur, elle vous aurait fait un peu de pitié: mais enfin, je suis le prodige de Vichy, pour avoir soutenu la douche courageusement. Mes jarrets en sont guéris; si je fermais mes mains, il n'y paraîtrait plus. Pour les eaux, j'en prendrai jusqu'à samedi; c'est mon seizième jour; elles me purgent et me font beaucoup de bien.
Tout mon déplaisir, c'est que vous ne voyiez point danser les bourrées de ce pays; c'est la plus surprenante chose du monde; des paysans, des paysannes, une oreille aussi juste que vous, une légèreté, une disposition... enfin, j'en suis folle. Je donne tous les soirs un violon avec un tambour de basque, à très-petits frais; et dans ces prés et ces jolis bocages c'est une joie que de voir danser les restes des bergers et des bergères du Lignon[465]. Il m'est impossible de ne pas vous souhaiter, toute sage que vous êtes, à ces sortes de folies.
Nous avons Sibylle Cumée[466] toute parée, tout habillée en jeune personne; elle croit guérir, elle me fait pitié. Je crois que ce serait une chose possible, si c'était ici la fontaine de Jouvence. Ce que vous dites sur la liberté que prend la mort d'interrompre la fortune est incomparable: c'est ce qui doit consoler de ne pas être au nombre de ses favoris; nous en trouverons la mort moins amère. Vous me demandez si je suis dévote; hélas! non, dont je suis très-fâchée; mais il me semble que je me détache en quelque sorte de ce qui s'appelle le monde. La vieillesse et un peu de maladie donnent le temps de faire de grandes réflexions, mais ce que je retranche sur le public, il me semble que je vous le redonne: ainsi je n'avance guère dans le pays du détachement et vous savez que le droit du jeu serait de commencer par effacer un peu ce qui tient le plus au cœur.
Madame de Montespan partit jeudi de Moulins dans un bateau peint et doré, meublé de damas rouge, que lui avait fait préparer M. l'intendant, avec mille chiffres, mille banderoles de France et de Navarre: jamais il n'y eut rien de plus galant; cette dépense va à plus de mille écus; mais il en fut payé tout comptant par la lettre que la belle écrivit au roi; elle n'y parlait, à ce qu'elle lui dit, que de cette magnificence. Elle ne voulut point se montrer 357 aux femmes; mais les hommes la virent à l'ombre de M. l'intendant. Elle s'est embarquée sur l'Allier, pour trouver la Loire à Nevers, qui doit la mener à Tours, et puis à Fontevrault, où elle attendra le retour du roi, qui est différé par le plaisir qu'il prend au métier de la guerre. Je ne sais si on aime cette préférence.
A Vichy, jeudi au soir 11 juin 1676.
Vous seriez la bien venue, ma fille, de venir me dire qu'à cinq heures du soir je ne dois pas vous écrire; c'est ma seule joie, c'est ce qui m'empêche de dormir. Si j'avais envie de faire un doux sommeil, je n'aurais qu'à prendre des cartes, rien ne m'endort plus sûrement. Si je veux être éveillée, comme on l'ordonne, je n'ai qu'à penser à vous, à vous écrire, à causer avec vous des nouvelles de Vichy: voilà le moyen de m'ôter toute sorte d'assoupissement. J'ai trouvé ce matin à la fontaine un bon capucin; il m'a humblement saluée; j'ai fait aussi la révérence de mon côté, car j'honore la livrée qu'il porte. Il a commencé par me parler de la Provence, de vous, de M. de Roquesante, de m'avoir vue à Aix, de la douleur que vous aviez eue de ma maladie. Je voudrais que vous eussiez vu ce que m'est devenu ce bon père, dès le moment qu'il m'a paru si bien instruit; je crois que vous ne l'avez jamais ni vu ni remarqué; mais c'est assez de vous savoir nommer. Le médecin que je tiens ici pour causer avec moi ne pouvait se lasser de voir comme naturellement je m'étais attachée à ce père. Je l'ai assuré que s'il allait en Provence, et qu'il vous fît dire qu'il a toujours été avec moi à Vichy, il serait pour le moins aussi bien reçu. Il m'a paru qu'il mourait d'envie de partir pour vous aller dire des nouvelles de ma santé: hors mes mains, elle est parfaite; et je suis assurée que vous auriez quelque joie de me voir et de m'embrasser en l'état où je suis, surtout après avoir su dans quel état j'étais auparavant. Nous verrons si vous continuerez à vous passer de ceux que vous aimez, ou si vous voudrez bien leur donner la joie de vous voir: c'est où d'Hacqueville et moi nous vous attendons.
La bonne Péquigny[467] est survenue à la fontaine: c'est une machine étrange, elle veut faire tout comme moi, afin de se porter comme moi. Les médecins d'ici lui disent que oui, et le mien se 358 moque d'eux. Elle a pourtant bien de l'esprit avec ses folies et ses faiblesses; elle a dit cinq ou six choses très-plaisantes. C'est la seule personne que j'aie vue, qui exerce sans contrainte la vertu de libéralité: elle a deux mille cinq cents louis[468], qu'elle a résolu de laisser dans le pays; elle donne, elle jette, elle habille, elle nourrit les pauvres: si on lui demande une pistole, elle en donne deux; je n'avais fait qu'imaginer ce que je vois en elle. Il est vrai qu'elle a vingt-cinq mille écus de rente, et qu'à Paris elle n'en dépense pas dix mille. Voilà ce qui fonde sa magnificence; pour moi, je trouve qu'elle doit être louée d'avoir la volonté avec le pouvoir; car ces deux choses sont quasi toujours séparées.
Vendredi à midi.
Je viens de la fontaine, c'est-à-dire à neuf heures, et j'ai rendu mes eaux: ainsi, ma très-aimable belle, ne soyez point fâchée que je fasse une légère réponse à votre lettre; au nom de Dieu, fiez-vous à moi, et riez, riez sur ma parole; je ris aussi quand je puis. Je suis un peu troublée de l'envie d'aller à Grignan, où je n'irai pas. Vous me faites un plan de cet été et de cet automne, qui me plaît et qui me convient. Je serais aux noces de M. de la Garde, j'y tiendrais ma place, j'aiderais à vous venger de Livry; je chanterais: Le plus sage s'entête et s'engage sans savoir comment. Enfin Grignan et tous ses habitants me tiennent au cœur. Je vous assure que je fais un acte généreux et très-généreux de m'éloigner de vous.
Que je vous aime de vous souvenir si à propos de nos Essais de morale! je les estime et les admire. Il est vrai que le moi de M. de la Garde va se multiplier: tant mieux, tout en est bon. Je le trouve toujours à mon gré, comme à Paris. Je n'ai point eu de curiosité de questionner sur le sujet de sa femme[469]. Vous souvient-il de ce que je contais un jour à Corbinelli, qu'un certain homme épousait une femme? Voilà, me dit-il, un beau détail. Je m'en suis contentée en cette occasion, persuadée que si j'avais connu son nom, vous me l'auriez nommée. Vos dames de Montélimart sont assez bonnes à moufler avec leur carton doré[470]. Je reviens à ma santé, elle est très-admirable; 359 les eaux et la douche m'ont extrêmement purgée; et au lieu de m'affaiblir, elles m'ont fortifiée. Je marche tout comme une autre; je crains de rengraisser, voilà mon inquiétude; car j'aime à être comme je suis. Mes mains ne se ferment pas, voilà tout; le chaud fera mon affaire. On veut m'envoyer au Mont-d'Or, je ne veux pas. Je mange présentement de tout, c'est-à-dire, je le pourrai, quand je ne prendrai plus les eaux. Je me suis mieux trouvée de Vichy que personne, et bien des gens pourraient dire:
Pour moi, je mentirais; car il s'en faut si peu que je ne fasse de mes mains comme les autres, qu'en vérité ce n'est pas la peine de se plaindre. Passez donc votre été gaiement, ma très-chère; je voudrais bien vous envoyer pour la noce deux filles et deux garçons qui sont ici, avec le tambour de basque, pour vous faire voir cette bourrée. Enfin les Bohémiens sont fades en comparaison. Je suis sensible à la parfaite bonne grâce: vous souvient-il quand vous me faisiez rougir les yeux, à force de bien danser? Je vous assure que cette bourrée dansée, sautée, coulée naturellement, et dans une justesse surprenante, vous divertirait. Je m'en vais penser à ma lettre pour M. de la Garde. Je pars demain d'ici; j'irai me purger et me reposer un peu chez Bayard, et puis à Moulins, et puis m'éloigner toujours de ce que j'aime passionnément, jusqu'à ce que vous fassiez les pas nécessaires pour redonner la joie et la santé à mon cœur et à mon corps, qui prennent beaucoup de part, comme vous savez, à ce qui touche l'un ou l'autre. Parlez-moi de vos balcons, de votre terrasse, des meubles de ma chambre, et enfin toujours de vous; ce vous m'est plus cher que mon moi, et cela revient toujours à la même chose.
A Langlar, chez M. l'abbé Bayard, lundi 15 juin 1676.
J'arrivai ici samedi, comme je vous l'avais mandé. Je me purgeai hier pour m'acquitter du cérémonial de Vichy, comme vous vous acquittiez l'autre jour des compliments de province à vos dames de carton. Je me porte fort bien, le chaud achèvera mes mains; je jouis avec plaisir et modération de la bride qu'on m'a mise sur le cou; je me promène un peu tard; je reprends 360 mon heure de me coucher; mon sommeil se raccoutume avec le matin; je ne suis plus une sotte poule mouillée; je conduis pourtant toujours ma barque avec sagesse; et si je m'égarais, il n'y aurait qu'à me crier, rhumatisme; c'est un mot qui me ferait bien vite rentrer dans mon devoir. Plût à Dieu, ma fille, que, par un effet de magie blanche ou noire, vous puissiez être ici! vous aimeriez premièrement les solides vertus du maître du logis; la liberté qu'on y trouve, plus grande qu'à Fresne; et vous admireriez le courage et la hardiesse qu'il a eus de rendre une affreuse montagne la plus belle, la plus délicieuse et la plus extraordinaire chose du monde. Je suis assurée que vous seriez frappée de cette nouveauté. Si cette montagne était à Versailles, je ne doute point qu'elle n'eût ses parieurs contre les violences dont l'art opprime la pauvre nature, dans l'effet court et violent de toutes les fontaines. Les hautbois et les musettes font danser la bourrée d'Auvergne aux faunes d'un bois odoriférant, qui fait souvenir de vos parfums de Provence; enfin, on y parle de vous, on y boit à votre santé: ce repos m'a été agréable et nécessaire.
Je serai mercredi à Moulins, où j'aurai une de vos lettres, sans préjudice de celle que j'attends après dîner. Il y a dans ce voisinage des gens plus raisonnables et d'un meilleur air que je n'en ai vu en nulle autre province; aussi ont-ils vu le monde et ne l'ont pas oublié. L'abbé Bayard me paraît heureux, et parce qu'il l'est, et parce qu'il veut l'être. Pour moi, ma chère comtesse, je ne puis l'être sans vous; mon âme est toujours agitée de crainte, d'espérance, et surtout de voir, tous les jours, écouler ma vie loin de vous: je ne puis m'accoutumer à la tristesse de cette pensée; je vois le temps qui court et qui vole, et je ne sais où vous reprendre. Je veux sortir de cette tristesse par un souvenir qui me revient d'un homme qui me parlait en Bretagne de l'avarice d'un certain prêtre: il me disait fort naturellement: «Enfin, madame, c'est un homme qui mange de la merluche toute sa vie, pour manger du poisson après sa mort.» Je trouvai cela plaisant, et j'en fais l'application à toute heure. Les devoirs, les considérations nous font manger de la merluche toute notre vie, pour manger du poisson après notre mort.
Je n'ai plus les mains enflées, mais je ne les ferme pas; et comme j'ai toujours espéré que le chaud les remettrait, j'avais fondé mon voyage de Vichy sur cette lessive dont je vous ai parlé; et sur les 361 sueurs de la douche, pour m'ôter à jamais la crainte du rhumatisme: voilà ce que je voulais, et ce que j'ai trouvé. Je me sens bien honorée du goût qu'a M. de Grignan pour mes lettres: je ne les crois jamais bonnes; mais puisque vous les approuvez, je ne leur en demande pas davantage. Je vous remercie de l'espérance que vous me donnez de vous voir cet hiver; je n'ai jamais eu plus d'envie de vous embrasser. J'aime l'abbé de vous avoir écrit si paternellement; lui, qui souffre avec peine d'être six semaines sans me voir, ne doit-il pas entrer dans la douleur que j'ai de passer ma vie sans vous, et dans l'extrême désir que j'ai de vous avoir?
On dit que madame de Rochefort est inconsolable. Madame de Vaubrun est toujours dans son premier désespoir. Je vous écrirai de Moulins. Je ne fais pas de réponse à la moitié de votre aimable lettre, je n'en ai pas le temps.
A Briare, mercredi 24 juin 1676.
Je m'ennuie, ma très-chère, d'être si longtemps sans vous écrire. Je vous ai écrit deux fois de Moulins; mais il y a déjà bien loin d'ici à Moulins. Je commence à dater mes lettres de la distance que vous voulez. Nous partîmes donc lundi de cette bonne ville: nous avons eu des chaleurs extrêmes. Je suis bien assurée que vous n'avez pas trouvé d'eau dans votre petite rivière, puisque notre belle Loire est entièrement à sec en plusieurs endroits. Je ne comprends pas comme auront fait madame de Montespan et madame de Tarente; elles auront glissé sur le sable. Nous partons à quatre heures du matin; nous nous reposons longtemps à la dînée; nous dormons sur la paille et sur les coussins de notre carrosse, pour éviter les incommodités de l'été. Je suis d'une paresse digne de la vôtre; par le chaud, je vous tiendrais compagnie à causer sur un lit, tant que terre nous pourrait porter. J'ai dans la tête la beauté de vos appartements; vous avez été trop longtemps à me les dépeindre.
Je crois que sur ce lit vous m'expliqueriez ces ridicules qui viennent des défauts de l'âme, et dont je me doute à peu près. Je suis toujours d'accord de mettre au premier rang de ce qui est bon ou mauvais, tout ce qui vient de ce côté-là: le reste me paraît supportable, et quelquefois excusable; les sentiments du cœur me paraissent seuls dignes de considération; c'est en leur faveur que 362 l'on pardonne tout: c'est un fonds qui nous console et qui nous paye de tout; et ce n'est donc que par la crainte que ce fonds ne soit altéré, qu'on est blessé de la part des choses.
A Paris, vendredi 17 juillet 1676.
Enfin c'en est fait, la Brinvilliers est en l'air: son pauvre petit corps a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et ses cendres au vent; de sorte que nous la respirerons, et que, par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tout étonnés. Elle fut jugée dès hier; ce matin on lui a lu son arrêt, qui était de faire amende honorable à Notre-Dame, et d'avoir la tête coupée, son corps brûlé, les cendres au vent. On l'a présentée à la question; elle a dit qu'il n'en était pas besoin, et qu'elle dirait tout: en effet, jusqu'à cinq heures du soir elle a conté sa vie, encore plus épouvantable qu'on ne le pensait. Elle a empoisonné dix fois de suite son père (elle ne pouvait en venir à bout), ses frères et plusieurs autres; et toujours l'amour et les confidences mêlés partout. Elle n'a rien dit contre Penautier. On n'a pas laissé, après cette confession, de lui donner dès le matin la question ordinaire et extraordinaire; elle n'en a pas dit davantage: elle a demandé à parler à M. le procureur général; elle a été une heure avec lui: on ne sait point encore le sujet de cette conversation. A six heures on l'a menée nue en chemise, la corde au cou, à Notre-Dame, faire l'amende honorable; et puis on l'a remise dans le même tombereau, où je l'ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un docteur auprès d'elle, le bourreau de l'autre côté: en vérité, cela m'a fait frémir. Ceux qui ont vu l'exécution disent qu'elle est montée sur l'échafaud avec bien du courage. Pour moi, j'étais sur le pont Notre-Dame avec la bonne d'Escars; jamais il ne s'est vu tant de monde, jamais Paris n'a été si ému ni si attentif; et qu'on demande ce que bien des gens ont vu, ils n'ont vu, comme moi, qu'une cornette; mais enfin ce jour était consacré à cette tragédie. J'en saurai demain davantage, et cela vous reviendra.
A Paris, mercredi 22 juillet 1676.
Encore un petit mot de la Brinvilliers; elle est morte comme elle a vécu, c'est-à-dire résolument. Elle entra dans le lieu où l'on 363 devait lui donner la question; et, voyant trois seaux d'eau, elle dit: «C'est assurément pour me noyer; car, de la taille dont je suis, on ne prétend pas que je boive tout cela.» Elle écouta son arrêt, dès le matin, sans frayeur et sans faiblesse; et sur la fin elle fit recommencer, disant que ce tombereau l'avait frappée d'abord, et qu'elle en avait perdu l'attention pour le reste. Elle dit à son confesseur, par le chemin, de faire mettre le bourreau devant elle, afin, dit-elle, de ne point voir ce coquin de Desgrais qui m'a prise. Desgrais était à cheval devant le tombereau. Son confesseur la reprit de ce sentiment; elle dit: «Ah! mon Dieu! je vous en demande pardon; qu'on me laisse donc cette étrange vue.» Elle monta seule et nu-pieds sur l'échelle et sur l'échafaud, et fut un quart d'heure mirodée, rasée, dressée et redressée par le bourreau; ce fut un grand murmure et une grande cruauté. Le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple croyait qu'elle était sainte. Elle avait, disait-elle, deux confesseurs; l'un soutenait qu'il fallait tout avouer, et l'autre non; elle riait de cette diversité, disant: «Je puis faire en conscience ce qu'il me plaira.» Il lui a plu de ne rien dire du tout. Penautier sortira un peu plus blanc que de la neige; le public n'est point content, on dit que tout cela est trouble. Admirez le malheur; cette créature a refusé d'apprendre ce qu'on voulait, et a dit ce qu'on ne demandait pas: par exemple, elle a dit que M. Fouquet avait envoyé Glaser, leur apothicaire empoisonneur, en Italie, pour avoir d'une herbe qui fait du poison: elle a entendu dire cette belle chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d'accablement, et quel prétexte pour achever ce pauvre infortuné. Tout cela est bien suspect. On ajoute encore bien des choses; mais en voilà assez pour aujourd'hui.
A Paris, mercredi 29 juillet 1676.
Voici un changement de scène qui vous paraîtra aussi agréable qu'à tout le monde. Je fus samedi à Versailles avec les Villars: voici comme cela va. Vous connaissez la toilette de la reine, la messe, le dîner; mais il n'est plus besoin de se faire étouffer pendant que Leurs Majestés sont à table; car à trois heures le roi, la reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes et de princesses, madame de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s'appelle la cour 364 de France, se trouve dans ce bel appartement du roi que vous connaissez. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. On ne sait ce que c'est que d'y avoir chaud; on passe d'un lieu à l'autre sans faire la presse nulle part. Un jeu de reversi donne la forme, et fixe tout. Le roi est auprès de madame de Montespan, qui tient la carte; Monsieur, la reine et madame de Soubise; Dangeau et compagnie; Langlée et compagnie; mille louis sont répandus sur le tapis, il n'y a point d'autres jetons. Je voyais jouer Dangeau, et j'admirais combien nous sommes sots au jeu auprès de lui[471]. Il ne songe qu'à son affaire, et gagne où les autres perdent; il ne néglige rien, il profite de tout, il n'est point distrait: en un mot, sa bonne conduite défie la fortune; aussi les deux cent mille francs en dix jours, les cent mille écus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette. Il dit que je prenais part à son jeu, de sorte que je fus assise très-agréablement et très-commodément. Je saluai le roi, ainsi que vous me l'avez appris; il me rendit mon salut, comme si j'avais été jeune et belle. La reine me parla aussi longtemps de ma maladie que si c'eût été une couche. Elle me dit encore quelques mots de vous. M. le Duc me fit mille de ces caresses à quoi il ne pense pas. Le maréchal de Lorges m'attaqua sous le nom du chevalier de Grignan, enfin tutti quanti. Vous savez ce que c'est que de recevoir un mot de tout ce que l'on trouve en son chemin. Madame de Montespan me parla de Bourbon, elle me pria de lui conter Vichy; et comment je m'en étais trouvée; elle me dit que Bourbon, au lieu de guérir un genou, lui a fait mal aux deux. Je lui trouvai le dos bien plat, comme disait la maréchale de la Meilleraie; mais, sérieusement, c'est une chose surprenante que sa beauté; sa taille n'est pas de la moitié si grosse qu'elle était, sans que son teint, ni ses yeux, ni ses lèvres, en soient moins bien. Elle était tout habillée de point de France; coiffée de mille boucles; les deux des tempes lui tombent fort bas sur les joues; des rubans noirs sur sa tête, des perles de la maréchale de l'Hôpital, embellies de boucles et de pendeloques de diamants de la dernière beauté, trois ou quatre poinçons, point de coiffe: en un mot, une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. Elle 365 a su qu'on se plaignait qu'elle empêchait toute la France de voir le roi; elle l'a redonné, comme vous voyez; et vous ne sauriez croire la joie que tout le monde en a, ni de quelle beauté cela rend la cour. Cette agréable confusion, sans confusion, de tout ce qu'il y a de plus choisi, dure depuis trois heures jusqu'à six. S'il vient des courriers, le roi se retire un moment pour lire ses lettres, et puis revient. Il y a toujours quelque musique qu'il écoute, et qui fait un très-bon effet. Il cause avec les dames qui ont accoutumé d'avoir cet honneur. Enfin on quitte le jeu à six heures; on n'a point du tout de peine à faire les comptes; il n'y a point de jetons ni de marques; les poules sont au moins de cinq, six ou sept cents louis, les grosses de mille, de douze cents. On en met d'abord vingt-cinq chacun, c'est cent; et puis celui qui fait en met dix. On donne chacun quatre louis à celui qui a le quinola; on passe; et quand on fait jouer, et qu'on ne prend pas la poule, on en met seize à la poule, pour apprendre à jouer mal à propos. On parle sans cesse, et rien ne demeure sur le cœur. Combien avez-vous de cœurs? J'en ai deux, j'en ai trois, j'en ai un, j'en ai quatre: il n'en a donc que trois, que quatre; et Dangeau est ravi de tout ce caquet: il découvre le jeu, il tire ses conséquences, il voit à qui il a affaire; enfin j'étais fort aise de voir cet excès d'habileté: vraiment c'est bien lui qui sait le dessous des cartes, car il sait toutes les autres couleurs. On monte donc à six heures en calèche, le roi, madame de Montespan, Monsieur, madame de Thianges et la bonne d'Heudicourt sur le strapontin, c'est-à-dire comme en paradis, ou dans la gloire de Niquée[472]. Vous savez comme ces calèches sont faites; on ne se regarde point, on est tourné du même côté. La reine était dans une autre avec les princesses, et ensuite tout le monde attroupé, selon sa fantaisie. On va sur le canal dans des gondoles, on y trouve de la musique, on revient à dix heures, on trouve la comédie; minuit sonne, on fait media noche; voilà comme se passa le samedi.
De vous dire combien de fois on me parla de vous, combien on me demanda de vos nouvelles, combien on me fit de questions sans attendre la réponse, combien j'en épargnai, combien on s'en souciait peu, combien je m'en souciais encore moins, vous reconnaîtriez au naturel l'iniqua corte. Cependant elle ne fut jamais si agréable, et l'on souhaite fort que cela continue. Madame de Nevers 366 est fort jolie, fort modeste, fort naïve; sa beauté fait souvenir de vous; M. de Nevers est toujours le même, sa femme l'aime de passion. Mademoiselle de Thianges est plus régulièrement belle que sa sœur, et beaucoup moins charmante. M. du Maine est incomparable; son esprit étonne, et les choses qu'il dit ne se peuvent imaginer. Madame de Maintenon, madame de Thianges, Guelfes et Gibelins[473], songez que tout est rassemblé. Madame me fit mille honnêtetés, à cause de la bonne princesse de Tarente. Madame de Monaco était à Paris.
M. le Prince fut voir l'autre jour madame de la Fayette; ce prince, all' cui spada ogni vittoria è certa[474]. Le moyen de n'être pas flatté d'une telle estime, et d'autant plus qu'il ne la jette pas à la tête des dames? Il parle de la guerre, il attend des nouvelles comme les autres. On tremble un peu de celles d'Allemagne. On dit pourtant que le Rhin est tellement enflé des neiges qui fondent des montagnes, que les ennemis sont plus embarrassés que nous. Rambures[475] a été tué par un de ses soldats, qui déchargeait très-innocemment son mousquet. Le siége d'Aire continue; nous y avons perdu quelques lieutenants aux gardes et quelques soldats. L'armée de Schomberg est en pleine sûreté. Madame de Schomberg s'est remise à m'aimer; le baron en profite par les caresses excessives de son général. Le petit glorieux n'a pas plus d'affaires que les autres; il pourra s'ennuyer; mais s'il a besoin d'une contusion, il faudra qu'il se la fasse lui-même: Dieu les conserve dans cette oisiveté! Voilà, ma très-chère, d'épouvantables détails: ou ils vous ennuieront beaucoup, ou ils vous amuseront; ils ne peuvent point être indifférents. Je souhaite que vous soyez dans cette humeur où vous me dites quelquefois: «Mais vous ne voulez pas me parler; mais j'admire ma mère, qui aimerait mieux mourir que de me dire un seul mot.» Oh! si vous n'êtes pas contente, ce n'est pas ma faute; non plus que la vôtre, si je ne l'ai pas été de la mort de Ruyter. Il y a des endroits dans vos lettres qui sont divins. Vous me parlez très-bien du mariage[476], il n'y a rien de mieux; le jugement domine, mais c'est un peu tard. Conservez-moi dans 367 les bonnes grâces de M. de la Garde, et toujours des amitiés pour moi à M. de Grignan. La justesse de nos pensées sur votre départ renouvelle notre amitié.
Vous trouvez que ma plume est toujours taillée pour dire des merveilles du grand-maître[477], je ne le nie pas absolument: il est vrai que je croyais m'être moquée de lui, en vous disant l'envie qu'il a de parvenir, et comme il veut être maréchal de France à la rigueur, comme du temps passé; mais c'est que vous m'en voulez sur ce sujet: le monde est bien injuste.
Il l'a bien été aussi pour la Brinvilliers; jamais tant de crimes n'ont été traités si doucement: elle n'a pas eu la question, on avait si peur qu'elle ne parlât, qu'on lui faisait entrevoir une grâce, et si bien entrevoir, qu'elle ne croyait point mourir; elle dit en montant sur l'échafaud: C'est donc tout de bon? Enfin elle est au vent, et son confesseur dit que c'est une sainte. M. le premier président (de Lamoignon) avait choisi ce docteur[478] comme une merveille; il fut trompé par les intéressés, c'était celui qu'on voulait qu'il prît. N'avez-vous point vu ces gens qui font des tours de cartes? ils les mêlent fort longtemps, et vous disent d'en prendre une telle qu'il vous plaira, et qu'ils ne s'en soucient pas; vous la prenez, vous croyez l'avoir prise, et c'est justement celle qu'ils veulent: à l'application, elle est juste. Le maréchal de Villeroi disait l'autre jour: Penautier sera ruiné de cette affaire-ci; le maréchal de Gramont répondit: Il faudra qu'il supprime sa table[479]: voilà bien des épigrammes. Je suppose que vous savez qu'on croit qu'il y a cent mille écus répandus pour faciliter toutes choses: l'innocence ne fait guère de telles profusions. On ne peut écrire tout ce qu'on sait; ce sera pour une soirée. Rien n'est si plaisant que tout ce que vous dites sur cette horrible femme. Je crois que vous avez contentement; car il n'est pas possible qu'elle soit en paradis; sa vilaine âme doit être séparée des autres. Assassiner est le plus sûr; nous sommes de votre avis; c'est une bagatelle en comparaison d'être huit mois à tuer son père, et à recevoir toutes ses caresses et toutes ses douceurs, à quoi elle ne répondait qu'en doublant toujours la dose.
Contez à M. l'archevêque (d'Arles) ce que m'a fait dire M. le premier président pour ma santé. J'ai fait voir mes mains et quasi mes genoux à Langeron, afin qu'il vous en rende compte. J'ai d'une manière de pommade qui me guérira, à ce qu'on m'assure; je n'aurai point la cruauté de me plonger dans le sang d'un bœuf, que la canicule ne soit passée. C'est vous, ma fille, qui me guérirez de tous mes maux. Si M. de Grignan pouvait comprendre le plaisir qu'il me fait d'approuver votre voyage, il serait consolé par avance de six semaines qu'il sera sans vous.
Madame de la Fayette n'est point mal avec madame de Schomberg. Cette dernière me fait des merveilles, et son mari à mon fils. Madame de Villars songe tout de bon à s'en aller en Savoie; elle vous trouvera en chemin. Corbinelli vous adore, il n'en faut rien rabattre; il a toujours des soins de moi admirables. Le Bien bon vous prie de ne pas douter de la joie qu'il aura de vous voir; il est persuadé que ce remède m'est nécessaire, et vous savez l'amitié qu'il a pour moi. Livry me revient souvent dans la tête, et je dis que je commence à étouffer, afin qu'on approuve mon voyage. Adieu, ma très-aimable et très-aimée; vous me priez de vous aimer; ah! vraiment je le veux bien: il ne sera pas dit que je vous refuse quelque chose.
A Paris, mercredi 5 août 1676.
Je veux commencer aujourd'hui par ma santé; je me porte très-bien, ma chère enfant. J'ai vu le bon homme de Lorme à son retour de Maisons; il m'a grondée de n'avoir pas été à Bourbon: mais c'est une radoterie; car il avoue que, pour boire, Vichy est aussi bon: mais c'est pour suer, dit-il, et j'ai sué jusqu'à l'excès: ainsi je n'ai pas changé d'avis sur le choix que j'ai fait.
Aire est pris. Mon fils me mande mille biens du comte de Vaux, qui s'est trouvé le premier partout; mais il dénigre fort les assiégés, qui ont laissé prendre en une nuit le chemin couvert, la contrescarpe, passer le fossé plein d'eau, et prendre les dehors du plus bel ouvrage à corne qu'on puisse voir, et qui enfin se sont rendus le dernier jour du mois, sans que personne ait combattu. Ils ont été tellement épouvantés de notre canon, que les nerfs du dos qui servent à se tourner, et ceux qui font remuer les jambes pour s'enfuir, n'ont pu être arrêtés par la volonté d'acquérir de la gloire; 369 et voilà ce qui fait que nous prenons des villes. C'est M. de Louvois qui en a tout l'honneur; il a un plein pouvoir, et fait avancer et reculer les armées, comme il le trouve à propos. Pendant que tout cela se passait, il y avait une illumination à Versailles, qui annonçait la victoire: ce fut samedi, quoiqu'on eût dit le contraire. On peut faire les fêtes et les opéras; sûrement le bonheur du roi, joint à la capacité de ceux qui ont l'honneur de le servir, remplira toujours ce qu'ils auront promis. J'ai l'esprit fort en liberté présentement du côté de la guerre.
Quand vous lirez l'Histoire des vizirs, je vous conseille de ne pas demeurer à ces têtes coupées sur la table; ne quittez point le livre à cet endroit, allez jusqu'au fils; et si vous trouvez un plus honnête homme parmi ceux qui sont baptisés, vous vous en prendrez à moi: pour l'épître dédicatoire, j'avoue qu'elle devrait être à la femme.
Voici une petite histoire que vous pouvez croire, comme si vous l'aviez entendue. Le roi disait un de ces matins: «En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg; mais enfin je n'en serai pas moins roi de France.» M. de Montausier,
lui dit: «Il est vrai, sire, que vous seriez encore fort bien roi de France, quand on vous aurait repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés.» Chacun se mit à serrer les lèvres; et le Roi dit de très bonne grâce: «Je vous entends bien, M. de Montausier; c'est-à-dire que vous croyez que mes affaires vont mal: mais je trouve très-bon ce que vous dites; car je sais quel cœur vous avez pour moi.» Cela est très-vrai, et je trouve que tous les deux firent parfaitement bien leur personnage.
A Livry, vendredi 28 août 1676.
J'en demande pardon à ma chère patrie, mais je voudrais bien que M. de Schomberg ne trouvât point d'occasion de se battre: sa froideur et sa manière tout opposée à M. de Luxembourg me font craindre aussi un procédé tout différent. Je viens d'écrire un billet à madame de Schomberg[480], pour en apprendre des nouvelles. C'est 370 un mérite que j'ai apprivoisé il y a longtemps; mais je m'en trouve encore mieux depuis qu'elle est notre générale. Elle aime Corbinelli de passion: jamais son bon esprit ne s'était tourné du côté d'aucune sorte de science; de sorte que cette nouveauté qu'elle trouve dans son commerce lui donne aussi un plaisir tout extraordinaire dans sa conversation. On dit que madame de Coulanges viendra demain ici avec lui; et j'en aurai bien de la joie, puisque c'est à leur goût que je devrai leur visite. J'ai écrit à d'Hacqueville pour ce que je voulais savoir de M. de Pomponne, et encore pour une vingtième sollicitation à ce petit bredouilleur de Parère. Je suis assurée qu'il vous écrira toutes les mêmes réponses qu'il me doit faire, et vous dira aussi comme, malgré le bruit qui courait, M. de Mende a accepté Alby.
Au reste, je lis les figures de la sainte-Écriture[481], qui prennent l'affaire dès Adam. J'ai commencé par cette création du monde que vous aimez tant; cela conduit jusqu'après la mort de Notre-Seigneur: c'est une belle suite, on y voit tout, quoiqu'en abrégé; le style en est fort beau, et vient de bon lieu: il y a des réflexions des Pères fort bien mêlées; cette lecture est fort attachante. Pour moi, je passe bien plus loin que les jésuites; et voyant les reproches d'ingratitude, les punitions horribles dont Dieu afflige son peuple, je suis persuadée que nous avons notre liberté tout entière; que par conséquent nous sommes très-coupables, et méritons fort bien le feu et l'eau, dont Dieu se sert quand il lui plaît. Les jésuites n'en disent pas encore assez, et les autres donnent sujet de murmurer contre la justice de Dieu, quand ils affaiblissent tant notre liberté. Voilà le profit que je fais de mes lectures. Je crois que mon confesseur m'ordonnera la philosophie de Descartes.
Je crois que madame de Rochebonne est avec vous, et je m'en vais l'embrasser. Est-elle bien aise dans sa maison paternelle? Tout le chapitre[482] lui rend-il bien ses devoirs? A-t-elle bien de la joie de voir ses neveux? Et Pauline[483]: est-il vrai qu'on l'appelle mademoiselle de Mazargues[484]? Je serais fâchée de manquer au respect que je lui dois. Et le petit de huit mois veut-il vivre cent ans? 371 Je suis si souvent à Grignan, qu'il me semble que vous me devriez voir parmi vous tous. Ce serait une belle chose de se trouver tout d'un coup aux lieux qui sont présents à la pensée. Voilà mon joli médecin (Amonio) qui me trouve en fort bonne santé, tout glorieux de ce que je lui ai obéi deux ou trois jours. Il fait un temps frais, qui pourrait bien nous déterminer à prendre de la poudre de mon bon homme: je vous le manderai mercredi. J'espère que ceux qui sont à Paris vous auront mandé des nouvelles; je n'en sais aucune, comme vous voyez; ma lettre sent la solitude de cette forêt; mais dans cette solitude vous êtes parfaitement aimée.
A Livry, vendredi 18 septembre 1676.
La pauvre madame de Coulanges a une grosse fièvre avec des redoublements; le frisson lui prit à Versailles, c'est demain le quatrième jour; elle a été saignée, et si cela dure, elle est d'une considération et dans un lieu qui ne permettent pas qu'on lui laisse une goutte de sang. Sa petite poitrine est fort offensée de cette fièvre, et moi encore plus; je ne puis songer à tout ce qu'elle m'a mandé sur la douleur qu'elle a de ne point revenir ici, sans en être fort touchée. Je m'en vais demain la voir, car il faut que je sois ici dimanche pour commencer ma vendange. Vous allez être bien contente, ma fille, par le temps que je vais donner à l'espérance de guérir mes mains. Corbinelli m'a renvoyé la lettre que vous lui écrivez; vraiment, c'est la plus agréable chose qu'on puisse voir: je la veux montrer à mon père le Bossu[485], c'est mon Malebranche[486]; il sera ravi de voir votre esprit dans cette lettre; il vous répondra s'il le peut; car quand il ne trouve point de raisons, il ne met point de paroles à la place. Je suis assurée que vous aimeriez la naïveté et la clarté de son esprit; il est neveu de ce M. de la Lane[487] qui avait une si belle femme: le cardinal de Retz vous a parlé vingt fois de sa divine beauté. Il est neveu de ce grand abbé de la Lane[488], janséniste: toute sa race a de l'esprit, et lui plus 372 que tous; enfin il est cousin de ce petit la Lane qui danse. Voyez un peu où je me suis engagée; cela était bien nécessaire!
Le feuillet de politique à Corbinelli est excellent; pour celui-là, il s'entend tout seul; je ne le consulterai à personne. Le maréchal de Schomberg a donné sur l'arrière-garde des ennemis; il aurait tout défait, s'il les avait suivis avec plus de troupes; quarante dragons plus braves que des héros y ont péri; un d'Aigremont tué sur la place; le fils de Bussy, qui voulait aller par delà paradis, prisonnier; le comte de Vaux toujours des premiers; mais le reste de l'armée était dans l'inaction, et cinq cents chevaux firent tout ce vacarme. On dit que c'est dommage que le détachement n'ait pas été plus fort: je trouve à tout moment que le plus juste s'abuse. Le Bien bon même a trouvé quelquefois de l'erreur dans son calcul: il vous embrasse de tout son cœur; et moi par delà tout ce que je puis vous en dire; je pense mille fois le jour à la joie que j'aurai de vous avoir, ma très-chère: croyez que de tous ces cœurs où vous régnez si bien, il n'y en a point où vous soyez plus souveraine que dans le mien.
A Paris, vendredi 25 septembre 1676, chez mad. de Coulanges.
En vérité, ma fille, voici une pauvre petite femme bien malade; c'est le onzième de son mal qui lui prit à Châville en revenant de Versailles. Madame le Tellier fut frappée en même temps qu'elle, et revint en diligence à Paris, où elle reçut hier le viatique. Beau jeu (la demoiselle de madame de Coulanges) fut frappée du même trait; elle a toujours suivi sa maîtresse; pas un remède n'a été ordonné dans la chambre, qui ne l'ait été dans la garde-robe; un lavement, un lavement; une saignée, une saignée; Notre-Seigneur, Notre-Seigneur; tous les redoublements, tous les délires, tout était pareil: mais Dieu veuille que cette communauté se sépare. On vient de donner l'extrême-onction à Beaujeu, et elle ne passera pas la nuit. Nous craignons demain le redoublement de madame de Coulanges, parce que c'est celui qui figure avec celui qui emporte cette pauvre fille. En vérité, c'est une terrible maladie; mais ayant vu de quelle façon les médecins font saigner rudement une pauvre personne, et sachant que je n'ai point de veines, je déclarai hier au premier président de la cour des aides, qui me vint voir, que si je suis jamais en danger de mourir, je le prierai de m'amener M. Sanguin 373 dès le commencement; j'y suis très-résolue. Il n'y a qu'à voir ces messieurs pour ne vouloir jamais les mettre en possession de son corps: c'est de l'arrière-main qu'ils ont tué Beaujeu. J'ai pensé vingt fois à Molière depuis que je vois tout ceci. J'espère cependant que cette pauvre femme échappera, malgré tous leurs mauvais traitements: elle est assez tranquille, et dans un repos qui lui donnera la force de soutenir le redoublement de cette nuit.
J'ai vu madame de Saint-Géran, elle n'est nullement déconfortée[489]; sa maison sera toujours un réduit cet hiver: M. de Grignan y passera ses soirées amoureusement. Elle s'en va à Versailles comme les autres; je vous assure qu'elle prétend jouir de ses épargnes, et vivre sur sa réputation acquise; de longtemps elle n'aura épuisé ce fonds. Elle vous fait mille amitiés; elle est engraissée, elle est fort bien. Je vous conjure, ma fille, de faire encore mes excuses au grand Roquesante, si je ne lui fais pas réponse. Vous me mandez des merveilles de son amitié; je n'en suis nullement surprise, connaissant son cœur comme je fais; il mérite, par bien des raisons, la distinction et l'amitié que vous avez pour lui. Je me porte fort bien; je suis ravie de n'avoir point vendangé; je ferai les autres remèdes; et quand cette pauvre petite femme sera mieux, j'irai encore me reposer quelques jours à Livry. Brancas est arrivé cette nuit à pied, à cheval, en charrette; il est pâmé au pied du lit de cette pauvre malade: nulle amitié ne paraît devant la sienne. Celle que j'ai pour vous ne me paraît pas petite.
J'ai trouvé à Paris une affaire répandue partout, qui vous paraîtra fort ridicule: bien des gens vous l'apprendront; mais il me semble que vous voyez plus clair dans mes lettres. Il y avait à la cour une manière d'agent du roi de Pologne[490] qui marchandait toutes les plus belles terres pour son maître. Enfin, il s'était arrêté à celle de Rieux en Bretagne, dont il avait signé le contrat à cinq cent mille livres. Cet agent a demandé qu'on fît de cette terre un duché, le nom en blanc. Il y a fait mettre les plus beaux droits, mâles et femelles, et tout ce qu'il vous plaira. Le roi, et tout le monde, croyait que c'était ou pour M. d'Arquien, ou pour le marquis de Béthune[491]. Cet agent a donné au roi une lettre du roi de Pologne, 374 qui lui nomme, devinez qui? Brisacier, fils du maître des comptes; il s'élevait par un train excessif et des dépenses ridicules: on croyait simplement qu'il fût fou, cela n'est pas bien rare. Il s'est trouvé que le roi de Pologne, par je ne sais quelle intrigue, assure que Brisacier est originaire de Pologne, en sorte que voilà son nom allongé d'un Ski, et lui Polonais. Le roi de Pologne ajoute que Brisacier est son parent, et qu'étant autrefois en France, il avait voulu épouser sa sœur. Il a envoyé une clef d'or à sa mère, comme dame d'honneur de la reine. La médisance, pour se divertir, disait que le roi de Pologne, pour se divertir aussi, avait eu quelques légères dispositions à ne pas haïr la mère, et que ce petit garçon était son fils; mais cela n'est point; la chimère est toute fondée sur sa bonne maison de Pologne. Cependant le petit agent a divulgué cette affaire, la croyant faite; et dès que le roi a su le vrai de l'aventure, il a traité cet agent de fou et d'insolent, et l'a chassé de Paris, disant que, sans la considération du roi de Pologne, il l'aurait fait mettre en prison. Sa Majesté a écrit au roi de Pologne, et s'est plainte fraternellement de la profanation qu'il a voulu faire de la principale dignité du royaume; mais le roi regarde toute la protection que le roi de Pologne a accordée à un si mince sujet comme une surprise qu'on lui a faite, et révoque même en doute le pouvoir de son agent. Il laisse à la plume de M. de Pomponne toute la liberté de s'étendre sur un si beau sujet. On dit que ce petit agent s'est évadé: ainsi cette affaire va dormir jusqu'au retour du courrier.
A Livry, mercredi 7 octobre 1676.
Je vous écris un peu à l'avance, comme on dit en Provence, pour vous dire que je revins ici dimanche, afin d'achever le beau temps et de me reposer. Je m'y trouve très-bien, et j'y fais une vie solitaire qui ne me déplaît pas, quand c'est pour peu de temps. Je vais aussi faire quelques petits remèdes à mes mains, purement pour l'amour de vous, car je n'ai pas beaucoup de foi; et c'est toujours dans cette vue de vous plaire que je me conserve, étant très-persuadée que l'heure de ma mort ne peut ni avancer ni reculer; mais je suis les conduites ordinaires de la bonne petite prudence humaine, croyant même que c'est par elle qu'on arrive aux ordres de la Providence. Ainsi, ma fille, je ne négligerai rien, puisque 375 tout me paraît comme une obéissance nécessaire. Voilà qui est bien sérieux; mais voici la suite de mon séjour à Paris de près de quinze jours: vous savez ce que je fis le vendredi, et comme j'allai chez M. de Pomponne. Nous avons trouvé, M. d'Hacqueville et moi, que vous devez être contents du règlement, puisque enfin le roi veut que le lieutenant soit traité comme le gouverneur; et qu'on se trouve à l'ouverture de l'assemblée comme on a fait par le passé: voilà une grande affaire. Le samedi, M. et madame de Pomponne, madame de Vins, d'Hacqueville et l'abbé de Feuquières, vinrent me prendre pour aller nous promener à Conflans. Il faisait très-beau. Nous trouvâmes cette maison cent fois plus belle que du temps de M. de Richelieu. Il y a six fontaines admirables, dont la machine tire l'eau de la rivière, et ne finira que lorsqu'il n'y aura pas une goutte d'eau. On pense avec plaisir à cette eau naturelle, et pour boire, et pour se baigner quand on veut. M. de Pomponne était très-gai; nous causâmes et nous rîmes extrêmement. Avec sa sagesse, il trouvait partout un air de cathédrale[492] qui nous réjouissait beaucoup. Cette petite partie nous fit plaisir à tous; vous n'y fûtes point oubliée.
La vision de la bonne femme passe à vue d'œil, mais c'est sans croire qu'il y ait plus autre chose que la crainte qui attache à Quanto. Pour le voyage de M. de Marsillac, gardez-vous bien d'y entendre aucune finesse; il a été fort court. M. de Marsillac est aussi bien que jamais auprès du roi: il ne s'est ni amusé, ni détourné: il avait Gourville, qui n'a pas souvent du temps à donner: il le promenait par toutes ses terres, comme un fleuve qui apporte la graisse et la fertilité. Quant à M. de la Rochefoucauld, il allait, comme un enfant, revoir Verteuil et les lieux où il a chassé avec tant de plaisir; je ne dis pas où il a été amoureux, car je ne crois pas que ce qui s'appelle amoureux, il l'ait jamais été. Il revient plus doucement que son fils, et passe en Touraine chez madame de Valentiné et chez l'abbé d'Effiat. Il a été dans une extrême peine de madame de Coulanges, qui revient assurément de la plus grande maladie qu'on puisse avoir: la fièvre ni les redoublements ne l'ont point encore quittée; mais parce que toute la violence et la rêverie en sont dehors, elle se peut vanter d'être dans le bon chemin de la convalescence.
Je disais l'autre jour à madame de Coulanges que Beaujeu avait 376 eu sur elle l'extrême-onction, et qu'on lui avait crié: Jesus Maria; elle me répondit avec une voix de l'autre monde: Hé, que ne me le criait-on? je le méritais autant qu'elle. Que dites-vous de cette ambition? Écrivez au petit Coulanges, il a été digne de compassion; il perdait tout en perdant sa femme. Ce fut une chose fort touchante quand elle fit écrire à M. du Gué[493] pour lui recommander M. de Coulanges, et cela par conscience et par justice, reconnaissant de l'avoir ruiné, et demandant à M. et à Mme du Gué cette marque de leur amitié comme la dernière: elle leur demandait pardon, et leur bénédiction en même temps. Je vous assure que ce fut une scène fort triste. Vous écrirez donc à ce pauvre petit homme, qui est parfaitement content de mon amitié: en vérité, c'est dans ces occasions qu'il faut la témoigner.
Votre petit Allemand paraît extrêmement adroit au bon abbé; il est beau comme un ange, et doux et honnête comme une pucelle. Il va répéter son allemand chez M. de Strasbourg[494]. Je l'ai fort exhorté à se rendre digne: mais je vous défie de deviner son nom; quoi que vous puissiez dire, je vous dirai toujours, c'est autrement; c'est qu'il s'appelle Autrement. N'est ce pas là un nom bien propre à ouvrir l'esprit à des pointilleries continuelles? Je lui apprends à nouer des rubans: en un mot, je crois que vous vous en trouverez fort bien.
Madame Cornuel était l'autre jour chez Berryer[495], dont elle était maltraitée; elle attendait à lui parler dans une antichambre qui était pleine de laquais. Il vint une espèce d'honnête homme qui lui dit qu'elle était mal dans ce lieu-là. Hélas! dit-elle, j'y suis fort bien; je ne les crains point tant qu'ils sont laquais. Voilà ce qui a fait éclater de rire M. de Pomponne, de ces rires que vous connaissez; je crois que vous le trouverez fort plaisant aussi.
M. le cardinal m'écrit, du lendemain qu'il a fait un pape, et m'assure qu'il n'a aucun scrupule. Vous savez comme il a évité le sacrilége du faux serment; les autres y doivent trouver un grand goût, puisqu'il n'est pas même nécessaire. Il me mande que le pape 377 est encore plus saint d'effet que de nom; qu'il vous a écrit de Lyon en passant, et qu'il ne vous verra point en repassant, par la même raison des galères, dont il est très-fâché; de sorte qu'il se retrouvera dans peu de jours chez lui, comme si de rien n'était. Ce voyage lui a fait bien de l'honneur, car il ne se peut rien ajouter au bon exemple qu'il a donné. On croit même que, par le bon choix du souverain pontife, il a remis dans le conclave le Saint-Esprit, qui en était exilé depuis tant d'années. Après cet exemple, il n'y a point d'exilé qui ne doive espérer.
Vous voilà donc dans la solitude; c'est présentement que vous devez craindre les esprits: je m'en vais parier que vous n'êtes plus que cent personnes dans votre château. Je suis persuadée de toute l'aimabilité de la belle Rochebonne; mais la constance de Corbinelli est abîmée dans tant de philosophie, et il est si terriblement attaché à la justesse des raisonnements, que je ne vous réponds plus de lui. Il dit que le père le Bossu ne répond pas bien à vos questions; qu'il aurait tort de vouloir vous instruire, que vous en savez plus qu'eux tous: vous nous en manderez votre avis.
Je vous ai mandé l'histoire de Brisacier; on n'en peut rien dire jusqu'à ce que le courrier de Pologne soit revenu. Il est cependant hors de Paris et de la cour: il assiége la ville, et demeure chez ses amis aux environs: il était l'autre jour à Clichy: madame du Plessis le vint voir de Fresne, pour faire les lamentations de la rupture de son marché. Brisacier lui dit qu'assurément il n'était point rompu, et qu'on verrait, au retour du courrier, s'il était aussi fou qu'on disait. S'il est protégé de la reine de Pologne, ou du roi, nous en jugerons comme vous faites.
M. de Bussy est arrivé comme j'écrivais cette lettre; je lui ai fait voir votre souvenir. Il vous dira lui-même combien il en est content. Il m'a lu des mémoires les plus agréables du monde: ils ne seront pas imprimés[496], quoiqu'ils le méritassent bien mieux que beaucoup d'autres choses.
On vient de nous dire que Brisacier et sa mère, qui étaient ici près à Gagny, ont été enlevés; ce serait un mauvais préjugé pour le duché. Cette nouvelle est un peu crue: comme elle est présentement à Paris, d'Hacqueville ne manquera pas de vous l'apprendre. 378 Je vous embrasse mille fois, ma très-chère, avec une tendresse fort au-dessus de ce que je vous en pourrais dire.
A Livry, mercredi 28 octobre 1676.
On ne peut jamais être plus étonnée que je le suis, de vous voir écrire que le mariage de M. de la Garde est rompu. Il est rompu! eh! bon Dieu! n'avez-vous point entendu le cri que j'ai fait? Toute la forêt l'a répété, et je suis trop heureuse d'être en un lieu où je n'aie de témoins de ce premier étonnement que les échos. Je saurai bien prendre dans la ville tous les tons d'une amie, et même je n'y aurai pas de peine. J'approuvais son choix, par la grande estime que j'ai pour lui; et par la même raison, je change comme lui. Plût à Dieu qu'il fût disposé à revenir avec vous! vraiment ce serait bien là un conducteur comme je le voudrais.
Je suis étonnée que l'assemblée ne soit point encore commencée. M. de Pomponne croyait que ce dût être le 15 de ce mois. Vous passerez donc encore la Toussaint à Grignan; mais après cela, ma très-chère, ne penserez-vous point à partir? Je vous ai dit tant de choses là-dessus, et vous savez si bien ce que je pense, que je ne dois plus rien vous dire. Le frater est toujours ici, attendant les attestations qui lui feront avoir son congé. Il clopine, il fait des remèdes; et quoiqu'on nous menace de toutes les sévérités de l'ancienne discipline, nous vivons en paix, dans l'espérance que nous ne serons point pendus. Nous causons et nous lisons: le compère, qui sent que je suis ici pour l'amour de lui, me fait des excuses de la pluie, et n'oublie rien pour me divertir; il y réussit à merveilles; nous parlons souvent de vous avec tendresse.
Monsieur de Sévigné.
La fille du seigneur Alcantor n'épousera donc point le seigneur Sganarelle, qui n'a que cinquante-cinq ou cinquante-six ans[497]: j'en suis fâché, tout était dit, tous les frais étaient faits. Je crois que la difficulté de la consommation a été le plus grand obstacle; le chevalier de la Gloire[498] ne s'en trouvera pas plus mal; cela me console. Ma mère est ici pour l'amour de moi; je suis un pauvre criminel, que l'on menace tous les jours de la Bastille ou d'être 379 cassé. J'espère pourtant que tout s'apaisera, par le retour prochain de toutes les troupes. L'état où je suis pourrait tout seul produire cet effet; mais ce n'est plus la mode. Je fais donc tout ce que je puis pour consoler ma mère, et du vilain temps, et d'avoir quitté Paris: mais elle ne veut pas m'entendre quand je lui parle là-dessus. Elle revient toujours sur les soins que j'ai pris d'elle pendant sa maladie; et, à ce que je puis juger par ses discours, elle est fort fâchée que mon rhumatisme ne soit pas universel, et que je n'aie pas la fièvre continue, afin de pouvoir me témoigner toute la tendresse et toute l'étendue de sa reconnaissance. Elle serait tout à fait contente, si elle m'avait seulement vu en état de me faire confesser; mais, par malheur, ce n'est pas pour cette fois: il faut qu'elle se réduise à me voir clopiner, comme clopinait jadis M. de la Rochefoucauld, qui va présentement comme un Basque. Nous espérons vous voir bientôt; ne nous trompez pas, et ne faites point l'impertinente: on dit que vous l'êtes beaucoup sur ce chapitre. Adieu, ma belle petite sœur, je vous embrasse mille fois du meilleur de mon cœur.
Madame de Sévigné.
Vous pouvez compter que vous aurez votre pension; j'irai la semaine qui vient à Versailles, pour parler à M. Colbert avec le grand d'Hacqueville: il nous la donna si vite pour vous faire partir; ne voudra-t-il point en faire autant pour vous faire revenir? Adieu, ma très-chère et très-parfaitement aimée; j'embrasse tout ce qui est auprès de vous. Dieu sait si je souhaite de vous voir: cependant je vous avoue que je ne veux point que ce soit contre votre gré, ni avec tout le chagrin que je crois voir dans vos lettres: il faut que vous partagiez cette joie, si vous voulez que la mienne soit entière.
A Livry, mercredi 4 novembre 1676.
C'est une grande vérité, ma fille, que l'incertitude ôte la liberté. Si vous étiez contrainte, vous prendriez votre parti, vous ne seriez point suspendue comme le tombeau de Mahomet[499], l'une des pierres 380 d'aimant aurait emporté l'autre; vous ne seriez plus dragonnée, qui est un état violent. La voix qui vous crie, en passant la Durance: Ah! ma mère! ah! ma mère! se ferait entendre dès Grignan; ou celle qui conseille de la quitter ne vous troublerait point à Briare: ainsi je conclus qu'il n'y a rien de si opposé à la liberté que l'indifférence et l'indétermination. Mais le sage la Garde, qui a repris toute sa sagesse, a-t-il perdu aussi son libre arbitre? Ne sait-il plus conseiller? ne sait-il point décider? Pour moi, vous avez vu que je décide comme un concile; mais la Garde, qui revient à Paris, ne saurait-il placer son voyage utilement pour nous?
Si vous venez, ce n'est pas mal dire de descendre à Sully: la petite duchesse vous enverra sûrement jusqu'à Nemours, où certainement vous trouverez des amis, et le lendemain encore des amis; ainsi en relais d'amis vous vous trouverez dans votre chambre. On vous aurait un peu mieux reçue la dernière fois; mais votre lettre arriva si tard, que vous surprîtes tout le monde, et vous pensâtes même ne me pas trouver, qui eût été une belle chose; nous ne tomberions pas dans le même inconvénient. Il faut que je me loue du chevalier (de Grignan); il arriva vendredi au soir à Paris, il vint samedi dîner ici; cela n'est il pas joli? Je l'embrassai de fort bon cœur; nous dîmes ce que nous pensions touchant vos incertitudes. Je m'en vais faire un tour à Paris. Je veux voir M. de Louvois sur votre frère, qui est toujours ici sans congé; cela m'inquiète. Je veux voir aussi M. Colbert pour votre pension: je n'ai que ces deux petites visites à faire. Je crois que j'irai jusqu'à Versailles; je vous en rendrai compte. Il fait cependant ici le plus beau temps du monde; la campagne n'est point encore affreuse; les chasseurs ont été favorisés de saint Hubert.
Nous lisons toujours saint Augustin avec transport: il y a quelque chose de si noble et de si grand dans ses pensées, que tout le mal qui peut arriver de sa doctrine, aux esprits mal faits, est bien moindre que le bien que les autres en retirent. Vous croyez que je fais l'entendue; mais quand vous verrez comme cela s'est familiarisé, vous ne serez pas étonnée de ma capacité. Vous m'assurez que si vous ne m'aimiez pas plus que vous ne le dites, vous ne m'aimeriez guère: je suis tentée de ravauder sur cette expression, et de la tant retourner que j'en fasse une rudesse; mais non, je suis persuadée que vous m'aimez, et Dieu sait aussi bien mieux que vous de quelle manière je vous aime. Je suis fort aise que Pauline 381 me ressemble: elle vous fera souvenir de moi. Ah! ma mère! il n'est pas besoin de cela.
Monsieur de Sévigné.
Quand je songe que M. de la Garde est avec vous, et qu'il vous voit recevoir vos lettres, je tremble qu'il n'ait vu sur votre épaule la sottise que je vous écrivais[500] il y a quelques jours. Là-dessus, je frémis et je m'écrie: Ah! ma sœur! ah! ma sœur! si j'étais aussi libre que vous l'êtes, et que j'entendisse cette voix comme vous entendez celle d'ah! ma mère! ah! ma mère! je serais bientôt en Provence. Je ne comprends pas que vous puissiez balancer; vous donnez des années entières à M. de Grignan, et à ce que vous devez à toute la famille des Grignans: y a-t-il, après cela, une loi assez austère pour vous empêcher de donner quatre mois à la vôtre? Jamais les lois de chevalerie, qui faisaient jurer Sancho Pança, n'ont été si sévères; et si don Quichotte eût eu pour lui un auteur aussi grave que M. de la Garde, il aurait assurément permis à son écuyer de changer de monture avec le chevalier de l'armet de Mambrin. Profitez donc de M. de la Garde, puisque vous l'avez; accordez ensemble votre voyage, et songez que vous avez plusieurs devoirs à remplir. On est sûr de votre cœur; mais ce n'est pas toujours assez, il faut des signifiances[501]. Partagez donc vos faveurs et votre présence entre l'un et l'autre hémisphère, à l'exemple du soleil qui nous luit: voilà une assez belle façon de parler pour n'en pas demeurer là. Adieu, ma belle petite sœur, j'ai toujours une cuisse bleue, et j'ai grand'peur de l'avoir tout l'hiver.
A Paris, vendredi 6 novembre 1676.
M'y voici donc arrivée. J'ai dîné chez cette bonne Bagnols; j'ai trouvé madame de Coulanges dans cette chambre belle et brillante du soleil, où je vous ai tant vue quasi aussi brillante que lui. Cette pauvre convalescente m'a reçue agréablement: elle vous veut écrire deux mots; c'est peut-être quelque nouvelle de l'autre monde que vous serez bien aise de savoir. Elle m'a conté les transparents: avez-vous ouï parler des transparents? Ce sont des habits entiers des plus beaux brocarts d'or et d'azur qu'on puisse voir, et par-dessus 382 des robes noires transparentes, ou de belle dentelle d'Angleterre, ou de chenilles veloutées sur un tissu, comme ces dentelles d'hiver que vous avez vues: cela compose un transparent qui est un habit noir, et un habit tout d'or, ou d'argent, ou de couleur, comme on le veut, et voilà la mode. C'est avec cela qu'on fit un bal le jour de Saint-Hubert, qui dura une demi-heure; personne n'y voulut danser. Le roi y poussa madame d'Heudicourt à vive force; elle obéit; mais enfin le combat finit, faute de combattants. Les beaux justaucorps en broderie destinés pour Villers-Coterets servent le soir aux promenades, et ont servi à la Saint-Hubert. M. le Prince a mandé de Chantilly aux dames que leurs transparents seraient mille fois plus beaux si elles voulaient les mettre à cru; je doute qu'elles fussent mieux. Les Grancey et les Monaco n'ont point été de ces plaisirs, à cause que cette dernière est malade, et que la mère des Anges[502] a été à l'agonie. On dit que la marquise de la Ferté y est, depuis dimanche, d'un travail affreux qui ne finit point, et où Bouchet perd son latin.
M. de Langlée a donné à madame de Montespan une robe d'or sur or, rebrodé d'or, rebordé d'or, et par-dessus un or frisé, rebroché d'un or mêlé avec un certain or, qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée: ce sont les fées qui ont fait cet ouvrage en secret; âme vivante n'en avait connaissance. On la voulut donner aussi mystérieusement qu'elle avait été fabriquée. Le tailleur de madame de Montespan lui apporta l'habit qu'elle lui avait ordonné; il en avait fait le corps sur des mesures ridicules: voilà des cris et des gronderies, comme vous pouvez le penser; le tailleur dit en tremblant: «Madame, comme le temps presse, voyez si cet autre habit que voilà ne pourrait point vous accommoder, faute d'autre.» On découvrit l'habit: Ah! la belle chose! ah! quelle étoffe! vient-elle du ciel? Il n'y en a point de pareille sur la terre. On essaye le corps; il est à peindre. Le roi arrive; le tailleur dit: Madame, il est fait pour vous. On comprend que c'est une galanterie; mais qui peut l'avoir faite? C'est Langlée, dit le roi. C'est Langlée assurément, dit madame de Montespan; personne que lui ne peut avoir imaginé une telle magnificence; c'est Langlée, c'est Langlée: tout le monde répète, C'est Langlée; les échos en demeurent d'accord, et disent, 383 C'est Langlée: et moi, ma fille, je vous dis, pour être à la mode, C'est Langlée.
A Livry, mercredi 25 novembre 1676.
Je me promène dans cette avenue, je vois venir un courrier. Qui est-ce? c'est Pomier; ah, vraiment! voilà qui est admirable. Et quand viendra ma fille?—Madame, elle doit être partie présentement.—Venez donc que je vous embrasse. Et votre don de l'assemblée?—Madame, il est accordé.—A combien?—A huit cent mille francs. Voilà qui est fort bien, notre pressoir est bon, il n'y a rien à craindre, il n'y a qu'à serrer, notre corde est bonne. Enfin, j'ouvre votre lettre, et je vois un détail qui me ravit. Je reconnais aisément les deux caractères, et je vois enfin que vous partez. Je ne vous dis rien sur la parfaite joie que j'en ai. Je vais demain à Paris avec mon fils; il n'y a plus de danger pour lui. J'écris un mot à M. de Pomponne, pour lui présenter notre courrier. Vous êtes en chemin par un temps admirable, mais je crains la gelée. Je vous enverrai un carrosse où vous voudrez. Je vais renvoyer Pomier, afin qu'il aille ce soir à Versailles, c'est-à-dire à Saint-Germain. J'étrangle tout, car le temps presse. Je me porte fort bien; je vous embrasse mille fois, et le frater aussi.
A Paris, dimanche au soir 15 décembre 1676.
Que ne vous dois-je point, ma chère enfant, pour tant de peines, de fatigues, d'ennuis, de froid, de gelée, de frimas, de veilles? Je crois avoir souffert toutes ces incommodités avec vous; ma pensée n'a pas été un moment séparée de vous, je vous ai suivie partout, et j'ai trouvé mille fois que je ne valais pas l'extrême peine que vous preniez pour moi, c'est-à-dire par un certain côté; car celui de la tendresse et de l'amitié relève bien mon mérite à votre égard. Quel voyage, bon Dieu! et quelle saison! vous arriverez précisément le plus court jour de l'année, et par conséquent vous nous ramènerez le soleil. J'ai vu une devise qui me conviendrait assez; c'est un arbre sec, et comme mort, et autour ces paroles: Fin che sol ritorni. Qu'en dites-vous, ma fille? Je ne vous parlerai donc point de votre voyage, nulle question là-dessus; nous tirerons le rideau sur vingt jours d'extrêmes fatigues, et nous tâcherons de donner 384 un autre cours aux petits esprits, et d'autres idées à votre imagination. Je n'irai point à Melun; je craindrais de vous donner une mauvaise nuit, par une dissipation peu convenable au repos: mais je vous attendrai à dîner à Villeneuve-Saint-Georges; vous y trouverez votre potage tout chaud; et, sans faire tort à qui que ce puisse être, vous y trouverez la personne du monde qui vous aime le plus parfaitement. L'abbé vous attendra dans votre chambre bien éclairée, avec un bon feu. Ma chère enfant, quelle joie! puis-je en avoir jamais une plus sensible?
N. B. Madame de Grignan arriva à Paris le 22 décembre 1676, et elle ne retourna en Provence qu'au mois de juin 1677.
A Paris, mardi 8 juin 1677.
Non, ma fille, je ne vous dis rien, rien du tout; vous ne savez que trop ce que mon cœur est pour vous: mais puis-je vous cacher tout à fait l'inquiétude que me donne votre santé? c'est un endroit par où je n'avais pas encore été blessée; cette première épreuve n'est pas mauvaise: je vous plains d'avoir le même mal pour moi; mais plût à Dieu que je n'eusse pas plus de sujet de craindre que vous! Ce qui me console, c'est l'assurance que M. de Grignan m'a donnée de ne point pousser à bout votre courage; il est chargé d'une vie où tient absolument la mienne: ce n'est pas une raison pour lui faire augmenter ses soins; celle de l'amitié qu'il a pour vous est la plus forte. C'est aussi dans cette confiance, mon très-cher comte, que je vous recommande encore ma fille: observez-la bien, parlez à Montgobert, entendez-vous ensemble pour une affaire si importante. Je compte fort sur vous, ma chère Montgobert. Ah! ma chère enfant, tous les soins de ceux qui sont autour de vous ne vous manqueront pas; mais ils vous seront bien inutiles, si vous ne vous gouvernez vous-même. Vous vous sentez mieux que personne; et si vous trouvez que vous ayez assez de force pour aller à Grignan, et que tout d'un coup vous trouviez que vous n'en avez pas assez pour revenir à Paris; si enfin les médecins de ce pays-là, qui ne voudront pas que l'honneur de vous guérir leur échappe, vous mettent au point d'être plus épuisée que vous ne l'êtes; ah! ne croyez pas que je puisse résister à cette douleur. Mais je veux espérer qu'à notre honte tout ira bien. Je ne me soucierai guère de l'affront que vous ferez à l'air natal, pourvu 385 que vous soyez dans un meilleur état. Je suis chez la bonne Troche, dont l'amitié est charmante; nulle autre ne m'était propre; je vous écrirai encore demain un mot; ne m'ôtez point cette unique consolation. J'ai bien envie de savoir de vos nouvelles; pour moi, je suis en parfaite santé, les larmes ne me font point de mal. J'ai dîné, je m'en vais chercher madame de Vins et mademoiselle de Méri. Adieu, mes chers enfants: que cette calèche que j'ai vue partir est bien précisément ce qui m'occupe, et le sujet de toutes mes pensées!
A Paris, lundi 14 juin 1677.
J'ai reçu votre lettre de Villeneuve-la-Guerre. Enfin, ma fille, il est donc vrai que vous vous portez mieux, et que le repos, le silence et la complaisance que vous avez pour ceux qui vous gouvernent, vous donnent un calme que vous n'aviez point ici. Vous pouvez vous représenter si je respire, d'espérer que vous allez vous rétablir! je vous avoue que nul remède au monde n'est si bon pour me soulager le cœur, que de m'ôter de l'esprit l'état où je vous ai vue ces derniers jours. Je ne soutiens point cette pensée; j'en ai même été si frappée, que je n'ai pas démêlé la part que votre absence a eue dans ce que j'ai senti. Vous ne sauriez être trop persuadée de la sensible joie que j'ai de vous voir, et de l'ennui que je trouve à passer ma vie sans vous: cependant je ne suis pas encore entrée dans ces réflexions, et je n'ai fait que penser à votre état, transir pour l'avenir, et craindre qu'il ne devienne pis. Voilà ce qui m'a possédée; quand je serai en repos là-dessus, je crois que je n'aurai pas le temps de penser à toutes ces autres choses, et que vous songerez à votre retour. Ma chère enfant, il faut que les réflexions que vous ferez encore entre ci et là vous ôtent un peu des craintes inutiles que vous avez pour ma santé: je me sens coupable d'une partie de vos dragons; quel dommage que vous prodiguiez vos inquiétudes pour une santé toute rétablie, et qui n'a plus à craindre que le mal que vous faites à la vôtre! Je suis assurée que deux ou trois mois vous ont quelquefois défiguré vos dragons d'une telle sorte, que vous ne les avez pas reconnus. Songez, ma fille, qu'ils sont toujours comme dans ce temps-là, et que c'est votre seule imagination qui leur donne un prix qui n'est pas. Vous qui avez tant de raison et de courage, faut-il que vous soyez la dupe de ces vains fantômes? Vous 386 croyez que je suis malade, je me porte bien: vous regrettez Vichy, je n'en ai nul besoin, que par une précaution qui peut fort bien se retarder; ainsi de mille autres choses. Pour moi, je suis un peu coupable: je plaçais Vichy au printemps, pour être plus long-temps avec vous; encore est-ce quelque chose: cela n'a pas réussi, la Providence a dérangé tout cela; hé bien, ma fille, c'est peut-être parce qu'elle a réglé votre guérison, contre toute apparence, par cette conduite. Je vous tiens à mon avantage quand je vous écris; vous ne me répondez point, et je pousse mes discours tant que je veux. Ce que dit Montgobert de cette aiguillette nouée est une des plaisantes choses du monde: dénouez-la, ma fille, et ne soyez point si vive sur des riens. Quant à moi, si j'ai de l'inquiétude, elle n'est que trop bien fondée; ce n'est point une vision que l'état où je vous ai laissée. M. de Grignan et tous vos amis en ont été effrayés. Je saute aux nues quand on me vient dire: Vous vous faites mourir toutes deux, il faut vous séparer. Vraiment voilà un beau remède, et bien propre en effet à finir tous mes maux! Mais ce n'est pas comme ils l'entendent: ils lisaient dans ma pensée, et trouvaient que j'étais en peine de vous; et de quoi veulent-ils donc que je sois en peine? Je n'ai jamais vu tant d'injustice qu'on m'en a fait dans ces derniers temps. Ce n'était pas vous; au contraire, je vous conjure, ma fille, de ne point croire que vous ayez rien à vous reprocher à mon égard: tout cela roulait sur ce soin de ma santé, dont il faut vous corriger; vous n'avez point caché votre amitié, comme vous le pensez. Que voulez-vous dire? est-il possible que vous puissiez tirer un dragon de tant de douceurs, de caresses, de soins, de tendresses, de complaisances? Ne me parlez donc plus sur ce ton: il faudrait que je fusse bien déraisonnable, si je n'étais pleinement satisfaite. Ne me grondez point de trop écrire, cela me fait plaisir; je m'en vais laisser là ma lettre jusqu'à demain.
A Paris, mercredi 30 juin 1677.
Vous m'apprenez enfin que vous voilà à Grignan. Les soins que vous avez de m'écrire me sont de continuelles marques de votre amitié: je vous assure au moins que vous ne vous trompez pas dans la pensée que j'ai besoin de ce secours; rien ne m'est en effet si nécessaire. Il est vrai, et j'y pense trop souvent, que votre présence me l'eût été beaucoup davantage; mais vous étiez disposée d'une 387 manière si extraordinaire, que les mêmes pensées qui vous ont déterminée à partir m'ont fait consentir à cette douleur, sans oser faire autre chose que d'étouffer mes sentiments. C'était un crime pour moi que d'être en peine de votre santé: je vous voyais périr devant mes yeux, et il ne m'était pas permis de répandre une larme; c'était vous tuer, c'était vous assassiner; il fallait étouffer: je n'ai jamais vu une sorte de martyre plus cruel ni plus nouveau. Si, au lieu de cette contrainte, qui ne faisait qu'augmenter ma peine, vous eussiez été disposée à vous tenir pour languissante, et que votre amitié pour moi se fût tournée en complaisance, et à me témoigner un véritable désir de suivre les avis des médecins, à vous nourrir, à suivre un régime, à m'avouer que le repos et l'air de Livry vous eussent été bons; c'est cela qui m'eût véritablement consolée, et non pas d'écraser tous nos sentiments. Ah! ma fille, nous étions d'une manière sur la fin qu'il fallait faire comme nous avons fait. Dieu nous montrait sa volonté par cette conduite: mais il faut tâcher de voir s'il ne veut pas bien que nous nous corrigions, et qu'au lieu du désespoir auquel vous me condamniez par amitié, il ne serait point un peu plus naturel et plus commode de donner à nos cœurs la liberté qu'ils veulent avoir, et sans laquelle il n'est pas possible de vivre en repos. Voilà qui est une fois dit pour toutes, je n'en dirai plus rien: mais faisons nos réflexions chacune de notre côté, afin que, quand il plaira à Dieu que nous nous retrouvions ensemble, nous ne retombions pas dans de pareils inconvénients. C'est une marque du besoin que vous aviez de ne plus vous contraindre, que le soulagement que vous avez trouvé dans la fatigue d'un voyage si long. Il faut des remèdes extraordinaires aux personnes qui le sont; les médecins n'eussent jamais imaginé celui-là. Dieu veuille qu'il continue d'être bon, et que l'air de Grignan ne lui soit point contraire! Il fallait que je vous écrivisse tout ceci en une seule fois pour soulager mon cœur, et pour vous dire qu'à la première occasion nous ne nous mettions plus dans le cas qu'on vienne nous faire l'abominable compliment de nous dire, avec toute sorte d'agrément, que, pour être fort bien, il faut ne nous revoir jamais. J'admire la patience qui peut souffrir la cruauté de cette pensée.
Vous m'avez fait venir les larmes aux yeux en me parlant de votre petit[503]. Hélas! le pauvre enfant! le moyen de le regarder en 388 cet état? Je ne me dédis point de ce que j'en ai toujours pensé: mais je crois que par tendresse on devait souhaiter qu'il fût déjà où son bonheur l'appelle. Pauline me paraît digne d'être votre jouet; sa ressemblance même ne vous déplaira point; du moins je l'espère. Ce petit nez carré[504] est une belle pièce à retrouver chez vous. Je trouve plaisant que les nez de Grignan n'aient voulu permettre que celui-là, et n'aient point voulu entendre parler du vôtre; c'eût été bien plus tôt fait: mais ils ont eu peur des extrémités, et n'ont point craint cette modification. Le petit marquis est fort joli; et, pour n'être pas changé en mieux, il ne faut pas que vous en ayez du chagrin. Parlez-moi souvent de ce petit peuple, et de l'amusement que vous y trouvez. Je revins dimanche de Livry. Je n'ai point vu le coadjuteur, ni aucun Grignan, depuis que je suis ici. Je laisse à la Garde à vous mander les nouvelles; il me semble que tout est comme auparavant. Io est dans les prairies en toute liberté, et n'est observée par aucun Argus: Junon tonnante et triomphante[505]. Corbinelli revient[506]; je m'en vais dans deux jours le recevoir à Livry. Le cardinal l'aime autant que nous; le gros abbé m'a montré des lettres plaisantes qu'ils vous écrivent. Enfin, après avoir bien tourné, notre âme est verte; ç'a été un grand jeu pour son éminence qu'un esprit neuf comme celui de notre ami. Adieu, ma très-chère, continuez de m'aimer; instruisez-moi de vous en peu de mots; car je vous recommande toujours de retrancher vos écritures. Pour moi, je n'ai que votre commerce uniquement, et j'écris une lettre à plusieurs reprises. Je crois que madame de Coulanges n'ira point à Lyon, elle a trop d'affaires ici. Oh! que je fais de poudre[507]! D'où vient que vous avez une sœur[508], et que ce n'est pas madame de Rochebonne? Je vous souhaiterais pour l'une les mêmes sentiments que pour l'autre; mais il me semble que ce n'est pas tout à fait la même chose.
A Livry, samedi 3 juillet 1677.
Hélas! ma chère, je suis fâchée de votre pauvre petit enfant[509]! il est impossible que cela ne touche. Ce n'est pas, comme vous savez, que j'aie compté sur sa vie. Je le trouvais, sur la peinture qu'on m'en avait faite, sans aucune espérance: mais enfin c'est une perte pour vous, en voilà trois. Dieu vous conserve le seul qui vous reste! il me paraît déjà un fort honnête homme: j'aimerais mieux son bon sens et sa droite raison, que toute la vivacité de ceux qu'on admire à cet âge, et qui sont des sots à vingt ans. Soyez contente du vôtre, ma fille, et menez-le doucement, comme un cheval qui a la bouche délicate, et souvenez-vous de ce que je vous ai dit sur sa timidité: ce conseil vient de gens qui sont plus habiles que moi; mais l'on sent qu'il est fort bon. Pour Pauline, j'ai une petite chose à vous dire: c'est que, de la façon dont vous me la représentez, elle pourrait fort bien être aussi belle que vous: voilà justement comme vous étiez; Dieu vous préserve d'une si parfaite ressemblance, et d'un cœur fait comme le mien! Enfin, je vois que vous l'aimez, qu'elle est aimable, et qu'elle vous divertit. Je voudrais bien pouvoir l'embrasser, et reconnaître ce chien de visage que j'ai vu quelque part.
Je suis ici depuis hier matin. J'avais dessein d'attendre Corbinelli au passage, et de le prendre au bout de l'avenue, pour causer avec lui jusqu'à demain. Nous avons pris toutes les précautions, nous avons envoyé à Claie, et il se trouve qu'il avait passé une demi-heure auparavant. Je vais demain le voir à Paris, et je vous manderai des nouvelles de son voyage; car je n'achèverai cette lettre que mercredi. Ah! ma très-chère, que je vous souhaiterais des nuits comme on les a ici! quel air doux et gracieux! quelle fraîcheur! quelle tranquillité! quel silence! Je voudrais pouvoir vous envoyer de tout cela, et que votre bise fût confondue. Vous me dites que je suis en peine de votre maigreur: je vous l'avoue; c'est qu'elle parle et dit votre mauvaise santé. Votre tempérament, c'est d'être grasse; si ce n'est, comme vous dites, que Dieu vous punisse d'avoir voulu détruire une si belle santé et une machine si bien composée: c'est une si grande rage que de pareils attentats, que Dieu est juste quand il les punit; mais ceux qui en sont affligés 390 ont, ce me semble, beaucoup de raison de l'être. Vous voulez me persuader la dureté de votre cœur, pour me rassurer sur la perte de votre petit; je ne sais, mon enfant, où vous prenez cette dureté; je ne la trouve que pour vous: mais pour moi, et pour tout ce que vous devez aimer, vous n'êtes que trop sensible; c'est votre plus grand mal, vous en êtes dévorée et consumée. Eh! ma chère, prenez sur nous, et donnez-le au soin de votre personne; comptez-vous pour quelque chose, et nous vous serons obligés de toutes les marques d'amitié que vous nous donnerez par ce côté-là; vous ne sauriez rien faire pour moi qui me touche le cœur plus sensiblement. Je suis étonnée que le petit marquis et sa sœur n'aient point été fâchés du petit frère: cherchons un peu où ils auraient pris ce cœur tranquille; ce n'est pas chez vous assurément.
Vous voyez bien que la longueur de cette lettre vient proprement de ce que j'abuse de la permission de causer à Livry, où je suis seule, et sans aucune affaire. Je devrais bien faire un compliment à M. de Grignan sur la mort de ce petit; mais quand on songe que c'est un ange devant Dieu, le mot de douleur et d'affliction ne se peut prononcer: il faut que des chrétiens se réjouissent, s'ils ont le moindre principe de la religion qu'ils professent.
A Livry, vendredi 16 juillet 1677.
J'arrivai hier au soir ici, ma très-chère: il y fait parfaitement beau; j'y suis seule, et dans une paix, un silence, un loisir, dont je suis ravie. Ne voulez-vous pas bien que je me divertisse à causer un peu avec vous? Songez que je n'ai nul commerce qu'avec vous; quand j'ai écrit en Provence, j'ai tout écrit. Je ne crois pas en effet que vous eussiez la cruauté de nommer un commerce une lettre en huit jours à madame de Lavardin. Les lettres d'affaires ne sont ni fréquentes, ni longues. Mais vous, mon enfant, vous êtes en butte à dix ou douze personnes qui sont à peu près ces cœurs dont vous êtes uniquement adorée, et que je vous ai vue compter sur vos doigts. Ils n'ont tous qu'une lettre à écrire, et il en faut douze pour y faire réponse; voyez ce que c'est par semaine, et si vous n'êtes pas tuée, assassinée; chacun en disant: Pour moi, je ne veux point de réponse, seulement trois lignes pour savoir comme elle se porte. Voilà le langage; et de moi la première: enfin nous vous assommons; mais c'est avec toute l'honnêteté et la politesse de 391 l'homme de la comédie, qui donne des coups de bâton avec un visage gracieux, en demandant pardon, et disant, avec une grande révérence: «Monsieur, vous le voulez donc, j'en suis au désespoir[510].» Cette application est juste et trop aisée à faire, je n'en dirai pas davantage.
Mercredi au soir, après vous avoir écrit, je fus priée, avec toutes sortes d'amitiés, d'aller souper chez Gourville avec mesdames de Schomberg, de Frontenac, de Coulanges, M. le Duc, MM. de la Rochefoucauld, Barillon, Briole, Coulanges, Sévigné. Le maître du logis nous reçut dans un lieu nouvellement rebâti, le jardin de plain-pied de l'hôtel de Condé[511], des jets d'eau, des cabinets, des allées en terrasses, six hautbois dans un coin, six violons dans un autre, des flûtes douces un peu plus près, un soupé enchanté, une basse de viole admirable, une lune qui fut témoin de tout. Si vous ne haïssiez point à vous divertir, vous regretteriez de n'avoir point été avec nous. Il est vrai que le même inconvénient du jour que vous y étiez arriva et arrivera toujours, c'est-à-dire qu'on assemble une très-bonne compagnie pour se taire, et à condition de ne pas dire un mot: Barillon, Sévigné et moi nous en rîmes, et nous pensâmes à vous. Le lendemain, qui était jeudi, j'allai au palais, et je fis si bien (le bon abbé le dit ainsi) que j'obtins une petite injustice, après en avoir souffert beaucoup de grandes, par laquelle je toucherai deux cents louis, en attendant sept cents autres que je devrais avoir il y a huit mois, et qu'on dit que j'aurai cet hiver. Après cette misérable petite expédition, je vins le soir ici me reposer; et me voilà résolue d'y demeurer jusqu'au 8 du mois prochain, qu'il faudra m'aller préparer pour aller en Bourgogne et à Vichy. J'irai peut-être dîner quelquefois à Paris: madame de la Fayette se porte mieux. J'irai à Pomponne demain; le grand d'Hacqueville y est dès hier, je le ramènerai ici. Le frater va chez la belle, et la réjouit fort; elle est gaie naturellement; les mères lui font aussi une très-bonne mine.
Corbinelli me viendra voir ici; il a fort approuvé et admiré ce que vous mandez de cette métaphysique, et de l'esprit que vous avez eu de la comprendre. Il est vrai qu'ils se jettent dans de grands embarras, aussi bien que sur la prédestination et sur la liberté. 392 Corbinelli tranche plus hardiment que personne; mais les plus sages se tirent d'affaire par un altitudo, ou par imposer silence, comme notre cardinal. Il y a le plus beau galimatias que j'aie encore vu au vingt-sixième article du dernier tome des Essais de morale, dans le Traité de tenter Dieu. Cela divertit fort; et quand d'ailleurs on est soumise, que les mœurs n'en sont pas dérangées, et que ce n'est que pour confondre les faux raisonnements, il n'y a pas grand mal; car s'ils voulaient se taire, nous ne dirions rien; mais de vouloir à toute force établir leurs maximes, nous traduire saint Augustin, de peur que nous ne l'ignorions, mettre au jour tout ce qu'il y a de plus sévère, et puis conclure, comme le père Bauni[512], de peur de perdre le droit de gronder; il est vrai que cela impatiente, et pour moi, je sens que je fais comme Corbinelli. Je veux mourir si je n'aime mille fois mieux les jésuites, ils sont au moins tout d'une pièce, uniformes dans la doctrine et dans la morale. Nos frères disent bien et concluent mal; ils ne sont point sincères; me voilà dans Escobar. Ma fille, vous voyez bien que je me joue et que je me divertis.
J'ai laissé Beaulieu avec le copiste de M. de la Garde; il ne quitte point mon original. Je n'ai eu cette complaisance pour M. de la Garde qu'avec des peines extrêmes; vous verrez, vous verrez ce que c'est que ce barbouillage. Je souhaite que les derniers traits soient plus heureux; mais hier c'était quelque chose d'horrible. Voilà ce qui s'appelle vouloir avoir une copie de ce beau portrait de madame de Grignan, et je suis barbare quand je le refuse. Oh bien! je ne l'ai pas refusé; mais je suis bien aise de ne jamais rencontrer une telle profanation du visage de ma fille. Ce peintre est un jeune homme de Tournay, à qui M. de la Garde donne trois louis par mois; son dessein a été d'abord de lui faire peindre des paravents, et finalement c'est Mignard qu'il s'agit de copier. Il y a un peu du veau de Poissy à la plupart de ces sortes de pensées là: mais chut! car j'aime très-fort celui dont je parle.
Je voudrais, ma fille, que vous eussiez un précepteur pour votre enfant; c'est dommage de laisser son esprit inculto. Je ne sais s'il n'est pas encore trop jeune pour le laisser manger de tout; il faut examiner si les enfants sont des charretiers, avant que de les 393 traiter comme des charretiers: on court risque autrement de leur faire de pernicieux estomacs, et cela tire à conséquence.
A Livry, vendredi 23 juillet 1677.
Le baron est ici, et ne me laisse pas mettre le pied à terre, tant il me mène rapidement dans les lectures que nous entreprenons: ce n'est qu'après avoir fait honneur à la conversation. Don Quichotte, Lucien, les petites Lettres[513], voilà ce qui nous occupe. Je voudrais de tout mon cœur, ma fille, que vous eussiez vu de quel air et de quel ton il s'acquitte de cette dernière lecture; elles ont un prix tout particulier quand elles passent par ses mains; c'est une chose divine, et pour le sérieux, et pour la parfaite raillerie. Elles me sont toujours nouvelles, et je crois que cette sorte d'amusement vous divertirait bien autant que l'indéfectibilité de la matière. Je travaille pendant que l'on lit; et la promenade est si fort à la main, comme vous savez, que l'on est dix fois dans le jardin, et dix fois on en revient. Je crois faire un voyage d'un instant à Paris; nous ramènerons Corbinelli: mais je quitterai ce joli et paisible désert, et partirai le 16 d'août pour la Bourgogne et pour Vichy. Ne soyez en nulle peine de ma conduite pour les eaux: comme Dieu ne veut pas que j'y sois avec vous, il ne faut penser qu'à se soumettre à ce qu'il ordonne. Je tâche de me consoler, dans la pensée que vous dormez, que vous mangez, que vous êtes en repos, que vous n'êtes plus dévorée de mille dragons, que votre joli visage reprend son agréable figure, que votre gorge n'est plus comme celle d'une personne étique: c'est dans ces changements que je veux trouver un adoucissement à notre séparation; quand l'espérance voudra se mêler à ces pensées, elle sera la très-bien venue, et y tiendra sa place admirablement. Je crois M. de Grignan avec vous; je lui fais mille compliments sur toutes ses prospérités: je sais comme on le reçoit en Provence, et je ne suis jamais étonnée qu'on l'aime beaucoup. Je lui recommande Pauline, et le prie de la défendre contre votre philosophie. Ne vous ôtez point tous deux ce joli amusement: hélas! a-t-on si souvent des plaisirs à choisir? Quand il s'en trouve quelqu'un d'innocent et de naturel sous notre main, il me semble qu'il 394 ne faut point se faire la cruauté de s'en priver. Je chante donc encore une fois: Aimez, aimez Pauline; aimez sa grâce extrême[514].
Nous attendrons jusqu'à la Saint-Remy ce que pourra faire madame de Guénégaud pour sa maison: si elle n'a rien fait alors, nous prendrons notre résolution, et nous en chercherons une pour Noël; ce ne sera pas sans beaucoup de peine que je perdrai l'espérance d'être sous un même toit avec vous; peut-être que tout cela se démêlera à l'heure que nous y penserons le moins. Je crois que M. de la Garde s'en ira bientôt: je lui dirai adieu à Paris; ce vous sera une augmentation de bonne compagnie. M. de Charost m'a écrit pour me parler de vous; il vous fait mille compliments.
J'aurais tout l'air, ma fille, de penser comme vous sur le poëme épique; le clinquant[515] du Tasse m'a charmée. Je crois pourtant que vous vous accommoderez de Virgile: Corbinelli me l'a fait admirer; il faudrait quelqu'un comme lui pour vous accompagner dans ce voyage. Je m'en vais tâter du Schisme des Grecs; on en dit du bien; je conseillerai à la Garde de vous le porter. Je ne sais aucune sorte de nouvelle.
Monsieur de Sévigné.
Ah! pauvre esprit, vous n'aimez point Homère! Les ouvrages les plus parfaits vous paraissent dignes de mépris, les beautés naturelles ne vous touchent point: il vous faut du clinquant, ou des petits corps[516]. Si vous voulez avoir quelque repos avec moi, ne lisez point Virgile; je ne vous pardonnerais jamais les injures que vous pourriez lui dire. Si vous vouliez cependant vous faire expliquer le sixième livre et le neuvième où est l'aventure de Nisus et d'Euryalus, et le onze et le douze, je suis sûr que vous y trouveriez du plaisir: Turnus vous paraîtrait digne de votre estime et de votre amitié; et en un mot, comme je vous connais, je craindrais fort pour M. de Grignan qu'un pareil personnage ne vînt aborder en Provence. Mais moi qui suis bon frère, je vous souhaiterais du meilleur de mon cœur une telle aventure; puisqu'il est écrit que 395 vous devez avoir la tête tournée, il vaudrait mieux que ce fût de cette sorte que par l'indéfectibilité de la matière, et par les négations non conversibles. Il est triste de n'être occupée que d'atomes, et de raisonnements si subtils que l'on n'y puisse atteindre.
Au reste, ce serait une chose curieuse que je vous dusse mon mariage; il ne vous manque plus que cela, pour être une sœur bien différente des autres; et il n'y a que cette suite qui puisse répondre à tout ce que vous avez fait jusqu'ici sur mon sujet. Quoi qu'il puisse arriver, je vous assure que cela n'augmentera point ma tendresse ni ma reconnaissance pour vous, ma belle petite sœur.
Madame de Sévigné.
Le bon abbé vous assure de son éternelle amitié. Adieu, ma chère enfant. La Mouche[517] est à la cour, c'est une fatigue; mais que faire? M. de Schomberg est toujours vers la Meuse, avec son train, c'est-à-dire tout seul tête à tête[518]. Madame de Coulanges disait l'autre jour qu'il fallait donner à M. de Coulanges l'intendance de cette armée. Quand je verrai la maréchale (de Schomberg), je lui dirai des douceurs pour vous. M. le Prince est dans son apothéose de Chantilly; il vaut mieux là que tous vos héros d'Homère. Vous nous les ridiculisez extrêmement: nous trouvons, comme vous dites, qu'il y a de la feuille qui chante à tout ce mélange des dieux et des hommes; cependant il faut respecter le père le Bossu. Madame de la Fayette commence à prendre des bouillons, sans en être malade; c'est ce qui faisait craindre le dessèchement.
A Livry, mardi, en attendant mercredi, 4 août 1677.
Je vins ici samedi matin, comme je vous l'avais mandé. La comédie[519] du vendredi nous réjouit beaucoup: nous trouvâmes que c'était la représentation de tout le monde; chacun a ses visions plus ou moins marquées. Une des miennes présentement, c'est de ne 396 me point encore accoutumer à cette jolie abbaye, de l'admirer toujours comme si je ne l'avais jamais vue, et de trouver que vous m'êtes bien obligée de la quitter pour aller à Vichy. Ce sont de ces obligations que je reproche au bon abbé, quand j'ai écrit deux ou trois lettres en Bretagne pour mes affaires: sur le même ton, vous êtes bien ingrate de dire que vous voyez toujours cette écritoire en l'air, et que j'écris trop. Vous ne me parlez point de votre santé, c'est pourtant un petit article que je ne trouve pas à négliger: tant que vous serez maigre, vous ne serez point guérie; et soit par le sang échauffé et subtilisé, soit par la poitrine, vous devez toujours craindre le dessèchement. Je souhaite donc qu'on ait un peu de peine à vous lacer, pourvu que la crainte d'engraisser ne vous jette pas dans la pénitence, comme l'année dernière; car il faut songer à tout: mais cette crainte ne peut pas entrer deux fois dans une tête raisonnable.
Au reste, vous avez des lunettes meilleures que celles de l'abbé; vous voyez assurément tout le manége que je fais quand j'attends vos lettres; je tourne autour du petit pont: je sors de l'Humeur de ma fille, et je regarde par l'Humeur de ma mère[520] si la Beauce[521] ne revient point; et puis je remonte, et reviens mettre mon nez au bout de l'allée qui donne sur le petit pont; et, à force de faire ce chemin, je vois venir cette chère lettre; je la reçois, et la lis avec tous les sentiments que vous devinez; car vous avez des lunettes pour tout. J'attends ce soir la seconde, et j'y ferai réponse demain. Le bon abbé est étonné que les voyages d'Aix et de Marseille, et le payement des gardes, vous aient jetés dans une si excessive dépense. Vous disiez, il y a quinze jours, que vous étiez bien: c'est que vous aviez compté sans votre hôte, qui fait toujours ses parties bien hautes, sans qu'on en puisse rien rabattre. Vous dites que votre château est une grande ressource, j'en suis d'accord; mais j'aimerais mieux y demeurer par choix, que d'y être forcée par la nécessité. Vous savez ce que dit l'abbé d'Effiat[522]; il a épousé sa maîtresse; il aimait Véret quand il n'était pas obligé d'y demeurer; il ne peut plus y durer, parce qu'il n'ose en sortir. Enfin, ma fille, je vous conseille de suivre toutes vos bonnes résolutions de règle et 397 d'économie: cela ne rajuste pas une maison, mais cela rend la vie moins sèche et moins ennuyeuse.
Mercredi matin.
Je reçois votre lettre du 28 juillet: il me semble que vous étiez gaie, votre gaieté marque de la santé; voilà, ma très-chère, comme je tire ma conséquence. Vous me priez d'aller à Grignan, vous me parlez de vos melons, de vos figues, de vos muscats; ah! j'en mangerais bien: mais Dieu ne veut pas que je fasse cette année un si agréable voyage; vous ne ferez pas non plus celui de Vichy. Vous dites, ma chère enfant, que votre amitié n'est pas trop visible en certains endroits; la mienne ne l'est pas trop aussi: il faut nous faire crédit l'une à l'autre: je vois fort bien la vôtre, et j'en suis contente; soyez de même pour moi; ce sont de ces choses que l'on croit parce qu'elles sont vraies, et de ces vérités qui s'établissent parce qu'elles sont des vérités.
J'avais ouï parler confusément de cette lettre de M. de Montausier; je trouve, comme vous, son procédé digne de lui; vous savez à quel point il me paraît orné de toutes sortes de vertus. On avait cherché à le tromper, on avait corrompu son langage; on s'est enfin redressé, et lui aussi; il l'avoue: c'est une sincérité et une honnêteté de l'ancienne chevalerie. Voilà qui est donc fait, ma fille, vous êtes assurée d'avoir ces jeunes demoiselles[523]. Vous êtes une si grande quantité de bonnes têtes, qu'il ne faut pas douter que vous ne preniez le meilleur parti et le plus conforme à vos intérêts; peut-être que les miens s'y rencontreront: j'en profiterai avec bien du plaisir.
Je sens la joie du bel abbé de se voir dans le château de ses pères, qui ne fait que devenir tous les jours plus beau et plus ajusté. M. de la Garde, dont je parle volontiers parce que je l'aime, est cause encore de ces copies[524], dont je suis vraiment au désespoir. Je vous assure que sans lui j'eusse continué ma brutalité; j'avais résisté à la faveur, j'ai succombé à l'amitié: si je n'avais que vingt ans, je ne lui découvrirais pas ces faiblesses. Je me suis donc trouvée en presse, tout le monde criant contre moi. «Elle est folle, disait-on, elle est jalouse. M. de Saint-Géran n'aime-t-il point sa femme? Il a permis qu'on prît des copies de son portrait. Hé bien! on en 398 aura un original; il ne me sera pas refusé. Cela est plaisant qu'elle croie qu'il n'y a qu'elle qui doive avoir le portrait de sa fille! Je l'aurai plus beau que le sien.» Je ne me serais guère souciée de toute cette clameur, si M. de la Garde ne s'en était point mêlé: mais voilà la première pinte; il n'y a que celle-là de chère..... c'est donc de l'aversion qu'on a pour les autres. Oh bien! faites donc, que le diantre vous emporte! le voilà, faites-en tout ce que vous voudrez. Vous ririez bien, si vous saviez tout le chagrin que cela me donne, et combien j'en ai sué. Vous qui n'aimez pas les portraits, j'ai compris que vous seriez la première à me ridiculiser. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que cet original ne me paraît plus entier ni précieux: cela me blesse le cœur: allons, allons, il faut être mortifiée sur toutes choses; voilà qui est fait, n'en parlons plus: cet article est long et assez inutile, mais je n'en ai pas été la maîtresse, non plus que de mon pauvre portrait.
A Paris, vendredi 13 août 1677.
Je ne veux plus parler du chagrin que vous m'avez donné, en me disant que vous ne me causiez que des inquiétudes et des douleurs par votre présence: voudrait-on être capable de ne les avoir pas, quand on aime aussi véritablement que je vous aime? c'est une belle idée, et bien ressemblante aux sentiments que j'ai pour vous! Je dirais beaucoup de choses sur ce sujet, que je coupe court par mille raisons; mais pour y penser souvent, c'est de quoi je ne vous demanderai pas congé.
Mon fils partit hier; il est fort loué de cette petite équipée; tel l'en blâme, qui l'aurait accablé, s'il n'était point parti: c'est dans ces occasions que le monde est plaisant. Il est plus aisé de le justifier d'être allé à cette échauffourée, que d'être demeuré ici seul et tranquille: pour moi, j'ai fort approuvé son dessein, je l'avoue: vous voyez que je laisse assez bien partir mes enfants.
Il y a long temps que je suis de votre avis pour préférer les mauvaises compagnies aux bonnes: quelle tristesse de se séparer de ce qui est bon! et quelle joie de voir partir une troupe de Provençaux tels que vous me les nommez! Ne vous souvient-il point de la couvée de Fouesnel, et comme nous tirions agréablement le jour et le moment de leur bienheureuse sortie? Nous nous mettions à couleur 399 dès la veille, et nous trouvions que nous avions le plus beau jeu du monde le lendemain. Soutenons donc, ma fille, que rien n'est si bon dans les châteaux qu'une chienne de compagnie, et rien de si mauvais qu'une bonne. Si l'on veut l'explication de cette énigme, qu'on vienne parler à nous.
Je pars lundi pour aller voir notre ami Guitaut; je souhaite qu'il me mette au rang de ces compagnies que l'on craint: pour moi, je le trouve en tout temps digne d'être évité. Sa femme accouche ici, elle en est au désespoir: elle s'y trouve engagée par un procès. Le bon abbé vient avec moi: je ne suis pas fort gaie, comme vous pouvez penser; mais qu'importe?
On tient le siége de Charleroi tout assuré; s'il y a quelque nouvelle entre ci et minuit, je vous la manderai. M. de Lavardin, et tous ceux qui n'ont point de place à l'armée, sont partis pour y aller; c'est une folie. Pour moi, j'espère toujours que ces grandes montagnes n'enfanteront que des souris; Dieu le veuille!
Le voyage de la Bagnols est assuré; vous serez témoin de ses langueurs, de ses rêveries, qui sont des applications à rêver: elle se redresse comme en sursaut, et madame de Coulanges lui dit: Ma pauvre sœur, vous ne rêvez point du tout. Pour son style, il m'est insupportable, et me jette dans des grossièretés, de peur d'être comme elle. Elle me fait renoncer à la délicatesse, à la finesse, à la politesse, de crainte de donner dans les tours de passe-passe, comme vous dites: cela est triste de devenir une paysanne. On sent qu'on serait digne de ne pas vous déplaire, par l'envie qu'on en a; et cent autres babioles que je sais quelquefois par cœur, et que j'oublie tout d'un coup. Nous appelons cela des chiens du Bassan; ils sont enragés à force d'être devenus méchants.
Adieu, ma très-chère enfant; ne vous faites aucun dragon, si vous ne voulez m'en faire mille. N'est-ce pas déjà trop de m'avoir dit, que vous ne valiez rien pour moi? quel discours! ah! qu'est-ce qui m'est donc bon? et à quoi puis-je être bonne sans vous? bonjour, M. le comte.
A Villeneuve-le-Roi, mercredi 18 août 1677.
Hé bien! ma fille, êtes-vous contente? me voilà en chemin, comme vous voyez. Je partis lundi, et il était question ce jour-là d'une nouvelle qui était encore dans la nue. J'avais une grande impatience 400 de savoir si on ne s'était point battu, car on nous avait ôté entièrement la levée du siége de Charleroi, qui s'était faussement répandue, on ne sait comment. Je priai donc M. de Coulanges de m'envoyer à Melun, où j'allais coucher, ce qu'il apprendrait de madame de Louvois. En effet, je vis arriver un laquais, qui m'apprit que le siége de Charleroi était levé tout de bon, et qu'il avait vu le billet que M. de Louvois écrit à sa femme; en sorte que je pouvais continuer mon voyage tranquillement: il est vrai que c'est un grand plaisir de n'avoir plus à digérer les inquiétudes de la guerre. Que dites-vous du bon prince d'Orange? Ne diriez-vous point qu'il ne songe qu'à rendre mes eaux salutaires, et à faire trouver nos lettres ridicules, comme il y a quatre ans, lorsque nous faisions des raisonnements sur un avenir qui n'était point? Il ne nous attrapera pas une troisième fois.
Je reprends donc mon voyage, où je marche sur vos pas: j'eus le cœur un peu embarrassé à Villeneuve-Saint-Georges, en revoyant ce lieu où nous pleurâmes de si bon cœur. L'hôtesse me paraît une personne de bonne conversation: je lui demandai fort comme vous étiez la dernière fois; elle me dit que vous étiez triste, que vous étiez maigre, et que M. de Grignan tâchait de vous donner courage, et de vous faire manger: voilà comme j'ai cru que cela était. Elle me dit qu'elle entrait bien dans nos sentiments; qu'elle avait marié aussi sa fille, loin d'elle, et que le jour de leur séparation elles demeurirent toutes deux pâmées; je crus qu'elle était pour le moins à Lyon. Je lui demandai pourquoi elle l'avait envoyée si loin; elle me dit que c'est qu'elle avait trouvé un bon parti, un honnête homme, Dieu marci. Je la priai de me dire le nom de la ville: elle me dit que c'était à Paris, qu'il était boucher, logeant vis-à-vis du palais Mazarin, et qu'il avait l'honneur de servir M. du Maine, madame de Montespan, et le roi, fort souvent. Je vous laisse méditer sur la justesse de la comparaison, et sur la naïveté de la bonne hôtesse. J'entrai dans sa douleur, comme elle était entrée dans la mienne; et j'ai toujours marché depuis par le plus beau temps, le plus beau pays et le plus beau chemin du monde. Vous me disiez qu'il était d'hiver quand vous y passâtes; il est devenu d'été, et d'un été le plus tempéré qu'on puisse imaginer. Je demande partout de vos nouvelles, et l'on m'en dit partout; si je n'en avais point reçu depuis, je serais un peu en peine, car je vous trouve maigre; mais je me flatte que la princesse Olympie aura fait 401 place à la princesse Cléopâtre. Le bon abbé a des soins de moi incroyables; il s'est engagé dans des complaisances, des douceurs, des bontés, des facilités dont il me paraît que vous devez lui tenir compte, ayant envie, dit-il, de vous plaire en me conduisant si bien: je lui ai promis de ne vous rien laisser ignorer là-dessus.
Nous lisons une histoire des empereurs d'Orient, écrite par une jeune princesse, fille de l'empereur Alexis[525]. Cette histoire est divertissante, mais c'est sans préjudice de Lucien, que je continue: je n'en avais jamais vu que trois ou quatre pièces célèbres; les autres sont tout aussi belles. Mais ce que je mets encore au-dessus, ce sont vos lettres: ce n'est point parce que je vous aime: demandez à ceux qui sont auprès de vous. M. le comte, répondez; M. de la Garde, M. l'abbé, n'est-il pas vrai que personne n'écrit comme elle? Je me divertis donc de deux ou trois que j'ai apportées; vraiment ce que vous dites d'une certaine femme est digne de l'impression. Au reste, je ne m'en dédis point; j'ai vu passer la diligence; je suis plus persuadée que jamais qu'on ne peut point languir dans une telle voiture; et pour une rêverie de suite, hélas! il vient un cahot qui vous culbute, et l'on ne sait plus où l'on en est. A propos, la B.......[526] s'est signalée en cruauté et barbarie sur la mort de sa mère[527]; c'était elle qui devait pleurer par son seul intérêt; elle est généreuse autant que dénaturée; elle a scandalisé tout le monde; elle causait et lavait ses dents pendant que la pauvre femme rendait l'âme. Je vous entends crier d'ici. Ah, ma fille! que vous êtes bien dans l'autre extrémité! J'ai médité sur cette mort. Madame de Guénégaud avait fait un grand rôle, la fortune de bien des gens, la joie et le plaisir de bien d'autres; elle avait eu part à de grandes affaires; elle avait eu la confiance de deux ministres (M. de Chavigny, M. Fouquet), dont elle avait honoré le bon goût. Elle avait un grand esprit, de grandes vues, un grand art de posséder noblement une grande fortune; elle n'a point su en supporter la perte: sa déroute avait aigri son esprit; elle était irritée de son malheur; cela se répandait sur tout, et servait peut-être de prétexte au refroidissement de ses amis. En cela toute contraire au pauvre M. Fouquet, qui était ivre de sa faveur, et qui a soutenu 402 héroïquement sa disgrâce; cette comparaison m'a toujours frappée. Voilà les réflexions de Villeneuve-le-Roi; vous jugez bien qu'on n'en aurait pas le loisir, à moins que d'être paisiblement dans son carrosse. J'y ajoute que le monde est un peu trop tôt consolé de la perte d'une telle personne, qui avait bien plus de bonnes qualités que de mauvaises.
A Vichy, samedi au soir 4 septembre 1677.
J'ai reçu deux de vos lettres en arrivant, ma très-chère; j'en avais grand besoin: mon cœur était triste, me voilà bien: je les relirai, ce m'est une consolation. Ma fille, passé aujourd'hui, je vous promets de ne plus écrire qu'un mot, c'est-à-dire, la feuille qui chante et chantera; mais faites-en donc de même: vous êtes excédée d'écriture, et c'est être malade à votre âge, que d'être maigre au point que vous l'êtes; je hais, il est vrai, de voir si visiblement la côte d'Adam en votre personne. Ma fille, ne me grondez pas ce soir, je veux un peu parler: j'arrive; je me repose demain; rien ne m'oblige à me taire. M. de Champlâtreux est déjà venu me voir; le bon abbé le trouve d'une bonne société; il lui donnera souvent à dîner. Savez-vous qui m'a déjà envoyé faire un compliment? M. le marquis de Termes, qui arriva hier tout malade de goutte et de colique: on dit qu'il a la barbe longue comme un capucin: ah! c'est fort bien fait. Le chevalier de Flamarens est avec lui, M. et madame d'Albon y sont aussi, M. de Jussac: on attend encore bien du monde. J'oublie le meilleur, c'est Vincent qui sort déjà d'ici, et qui prendra des soins de moi extrêmes. Je me porte très-bien; je ne sais que souhaiter de mieux, sinon déclouer ce bienheureux état. Je vous écrivis hier de la Palice; j'y vis un petit garçon que je trouvai joli: il a sept ans; je suis sûre qu'il ressemble au vôtre: son père, qui est un gentilhomme de M. de Saint-Géran, lui a appris l'exercice du mousquet et de la pique; c'est la plus jolie chose du monde; vous aimeriez ce petit enfant; cela lui dénoue le corps; il est délibéré, adroit, résolu. Son père passe sa vie à la guerre; il est convalescent à la Palice, et se divertit à rendre son fils un vrai petit soldat; j'aimerais mieux cela qu'un maître à danser: si le hasard vous envoyait un tel homme, prenez le même plaisir sur ma parole. M. l'archevêque a écrit au bon abbé tout ce qui peut se mander d'obligeant et de tendre pour l'engager au 403 voyage de Grignan; mais je ne vois pas que cela l'ébranle, quoiqu'il en soit touché. J'aurais bien à causer sur vos deux lettres que voilà; mais, quoique je ne sois pas encore initiée à la fontaine, je veux vous donner l'exemple. Un homme de la cour disait l'autre jour à madame de Ludres: «Madame, vous êtes, ma foi, plus belle que jamais.»—«Tout de bon? dit-elle; j'en suis bien aise, c'est un ridicule de moins.» J'ai trouvé cela plaisant. Madame de Coulanges a des soins de moi admirables; je regarde autour de moi; est-ce que je suis en fortune? Elle me rend le tambourinage qu'elle reçoit de beaucoup d'autres. La Bagnols m'écrit aussi mille douceurs tortillonnées. Adieu, ma chère enfant; évitez sur toute chose le cœur de l'hiver pour revenir, et le détour de Reims. Croyez-moi; il n'y a point de santé qui puisse résister à ces fatigues; les voyages usent le corps comme les équipages.
A Vichy, mercredi au soir 22 septembre 1677.
Il me revient une lettre du 15. Je crois qu'elle est allée faire un tour à Paris. Le chevalier en a reçu une du bel abbé de cette même date, qui me fait voir au moins que vous vous portiez bien ce jour-là. Il est vrai que si Vardes m'eût parlé de votre maladie un peu plus au temps présent, nulle considération n'aurait pu me retenir; mais il fit si bien que je ne pus tourner mon inquiétude que sur le passé. Ma très-chère, au nom de Dieu, rapportez-moi votre bonne santé et votre joli visage; il est certain que je ne puis m'en passer, ni vous permettre d'être changée à l'âge où vous êtes. N'espérez donc point que je sois traitable sur cette maigreur qui marque visiblement votre mauvaise santé; la mienne est admirable. Je finis demain jeudi toutes mes affaires, je prends ma dernière médecine: je n'ai bu que seize jours: je n'ai pris que deux douches et deux bains chauds: je n'ai pu soutenir la douche; j'en suis fâchée, car j'aime à suer; mais j'en étais trop étouffée et trop étourdie: en un mot, c'est que je n'en ai plus de besoin, et que la boisson m'a suffi et fait des merveilles. Je m'en vais vendredi à Langlar; mes commensaux, Termes, Flamarens, Jussac, m'y suivront; le chevalier viendra m'y voir samedi, et reviendra lundi commencer sa douche. Il ne sera plus que huit jours sans moi; je le laisse en bon train, les eaux lui font beaucoup de bien: il recevra en mon absence mille présents de mes amis; il est fort content de moi. 404 Pour mes mains, elles sont mieux; et cette incommodité est si petite, que le temps est le seul remède que je veuille souffrir. Je suis au désespoir, ma fille, de la tristesse de vos songes: hé! mon Dieu, faut-il que dans l'état où je suis je vous fasse du mal? C'est bien, je vous assure, contre mon intention. Je ne sais si vous avez celle de m'écrire des endroits admirables, vous y réussiriez; mais aussi ils ne tombent pas à terre: vous ne sentez pas l'agrément de ce que vous dites, et c'est tant mieux. Vous avez un peu d'envie de vous moquer de votre petite servante, et du corps de jupe, et du toupet: mais vous m'aimeriez si vous saviez le bon air que j'avais à la fontaine. Je crois que la Carnavalette nous sera meilleure que l'autre maison qu'on nous avait indiquée, mais qui est fort petite, et où pas un de vos gens ne pourrait loger. Nous verrons ce que fera le grand d'Hacqueville; je meurs de peur que madame de Lillebonne ne veuille pas déloger. Je suis toujours fort en peine de Corbinelli; il a été rudement traité de la fièvre tierce, le délire, et tout ce qui peut effrayer: il a pris de l'or potable, nous en attendons l'effet. Parlez-moi toujours de vous et de votre santé: ne faites-vous rien du tout pour vous remettre de vos deux saignées? Quelle maladie, bon Dieu! et quelle frayeur cela ne doit-il point donner à ceux qui vous aiment! Voilà le chevalier auprès de moi, et la compagnie ordinaire, avec un homme qui assurément joue mieux du violon que Baptiste. Nous voudrions vous envoyer, et à M. de Grignan, une chaconne et un écho dont il nous charme, et dont vous serez charmée: vous l'entendrez cet hiver.
A Gien, vendredi 1er octobre 1677.
J'ai pris votre lettre, ma très-chère, en passant par Briare; mon ami Roujoux[528] est un homme admirable; j'espère que j'en pourrai recevoir encore une avant que de partir d'Autri, où nous allons demain dîner. Nous avons fait cette après-dînée un tour que vous auriez bien aimé: nous devions quitter notre bonne compagnie dès midi, et prendre chacun notre parti, les uns vers Paris, les autres à Autri. Cette bonne compagnie n'ayant pas été préparée assez tôt à cette triste séparation, n'a pas eu la force de la supporter, et a voulu nous suivre à Autri: nous avons représenté les 405 inconvénients, enfin nous avons cédé. Nous avons donc passé la rivière de Loire à Châtillon tous ensemble; le temps était admirable, et nous étions ravis de voir qu'il fallait que le bac retournât pour aller prendre l'autre carrosse. Comme nous étions à bord, nous avons discouru du chemin d'Autri; on nous a dit qu'il y avait deux mortelles lieues, des rochers, des bois, des précipices: nous qui sommes accoutumés depuis Moulins à courir la bague, nous avons eu peur de cette idée, et toute la bonne compagnie, et nous conjointement, nous avons repassé la rivière, en pâmant de rire de ce petit dérangement; tous nos gens en faisaient autant, et dans cette belle humeur nous avons repris le chemin de Gien, où nous voilà tous; et après que la nuit nous aura donné conseil, qui sera apparemment de nous séparer courageusement, nous irons, la bonne compagnie de son côté, et nous du nôtre.
Hier au soir à Cône nous allâmes dans un véritable enfer, ce sont des forges de Vulcain: nous y trouvâmes huit ou dix cyclopes forgeant, non pas les armes d'Énée, mais des ancres pour les vaisseaux: jamais vous n'avez vu redoubler des coups si justes, ni d'une si admirable cadence. Nous étions au milieu de quatre fourneaux; de temps en temps ces démons venaient autour de nous, tous fondus de sueur, avec des visages pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, des cheveux longs et noirs; cette vue pouvait effrayer des gens moins polis que nous. Pour moi, je ne comprenais pas qu'il fût possible de résister à nulle des volontés de ces messieurs-là dans leur enfer. Enfin, nous en sortîmes avec une pluie de pièces de quatre sous, dont nous eûmes soin de les rafraîchir pour faciliter notre sortie.
Nous avions vu la veille, à Nevers, une course la plus hardie qu'on puisse s'imaginer: quatre belles dans un carrosse nous ayant vus passer dans les nôtres, eurent une telle envie de nous revoir, qu'elles voulurent gagner les devants lorsque nous étions sur une chaussée qui n'a jamais été faite que pour un carrosse. Ma fille, leur cocher nous passa témérairement sur la moustache: elles étaient à deux doigts de tomber dans la rivière, nous criions tous miséricorde, elles pâmaient de rire et coururent de cette sorte, et par-dessus nous et devant nous, d'une si surprenante manière, que nous en sommes encore effrayés.
Voilà, ma très-chère, nos plus grandes aventures; car de vous dire que tout est plein de vendanges et de vendangeurs, cette nouvelle 406 ne vous étonnerait pas au mois de septembre. Si vous aviez été Noé, comme vous disiez l'autre jour, nous n'aurions pas trouvé tant d'embarras. Je veux vous dire un mot de ma santé; elle est parfaite, les eaux m'ont fait des merveilles, et je trouve que vous vous êtes fait un dragon de cette douche: si j'avais pu le prévoir, je me serais bien gardée de vous en parler; je n'eus aucun mal de tête; je me trouvai un peu de chaleur à la gorge; et comme je ne suai pas beaucoup la première fois, je me tins pour dit que je n'avais pas besoin de transpirer comme l'année passée: ainsi, je me suis contentée de boire à longs traits, dont je me porte très-bien: il n'y a rien de si bon que ces eaux.
A Paris, jeudi 7 octobre 1677.
On ne peut pas avoir pris des mesures plus justes que les vôtres pour me faire recevoir votre lettre en sortant de carrosse. La voilà, je l'ai lue, et l'ai préférée à toutes les embrassades de l'arrivée. M. le coadjuteur, M. d'Hacqueville, le gros abbé[529], M. de Coulanges, madame de la Troche, ont très-bien fait leur devoir d'amis. Le coadjuteur et le d'Hacqueville m'ont déjà fait entendre l'aigreur de Sa Majesté sur ce pauvre curé[530], et que le roi avait dit à M. de Paris: «C'est un homme très-dangereux, qui enseignait une doctrine pernicieuse: on m'a déjà parlé pour lui; mais plus il a d'amis, plus je serai ferme à ne le point rétablir.» Voilà ce qu'ils m'ont dit d'abord, qui fait toujours voir une aversion horrible contre nos pauvres frères. Vous m'attendrissez pour la petite; je la crois jolie comme un ange, j'en serais folle; je crains, comme vous dites, qu'elle ne perde tous ses bons airs et tous ses bons tons avant que je la voie: ce sera dommage; vos filles (de Sainte-Marie) d'Aix vous la gâteront entièrement: du jour qu'elle y sera, il faut dire adieu à tous ses charmes. Ne pourriez-vous point l'amener? Hélas! on n'a que sa pauvre vie en ce monde; pourquoi s'ôter ces petits plaisirs-là? Je sais bien tout ce qu'il y a à répondre là-dessus, mais je n'en veux pas remplir ma lettre: vous auriez du moins de quoi loger cette jolie enfant; car, Dieu merci, nous avons 407 l'hôtel de Carnavalet[531]. C'est une affaire admirable, nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel air; comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et des petites cheminées à la mode; mais nous aurons une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites filles bleues qui sont fort commodes, et nous serons ensemble, et vous m'aimez, ma chère enfant: je voudrais pouvoir retrancher, de ce trésor qui m'est si cher, toute l'inquiétude que vous avez pour ma santé. Demandez à tous ces hommes comme je suis belle; il ne me fallait point de douches; la nature parle, elle en voulait l'année passée, elle en avait besoin; elle n'en voulait plus celle-ci, j'ai obéi à sa voix. Pour les eaux, ma chère enfant, si vous êtes cause de mon voyage, j'ai bien des remercîments à vous faire, puisque je m'en porte parfaitement bien. Vous me dites mille douceurs sur l'envie que vous avez de faire un voyage avec moi, et de causer, et de lire; ah! plût à Dieu que vous pussiez, par quelque hasard, me donner ces sortes de marques de votre amitié! Il y a une personne qui me disait l'autre jour qu'avec toute la tendre amitié que vous avez pour moi, vous n'en faites point le profit que vous auriez pu en faire; que vous ne connaissez pas ce que je vaux, même à votre égard. Mais c'est une folie que je vous dis là, et je ne voudrais être aimable que pour être autant dans votre goût que je suis dans votre cœur: c'est une belle chose que de faire cette sorte de séparation; cependant elle ne serait peut-être pas impossible. Sérieusement, ma fille, pour finir cette causerie, je suis plus touchée de vos sentiments pour moi que de ceux de tout le reste du monde; je suis assurée que vous le croyez.
J'ai envoyé chez Corbinelli; il se porte bien, et viendra me voir demain. Pour le pauvre abbé Bayard, je ne m'en puis remettre; j'en ai parlé tout le soir: je vous manderai comme en est madame de la Fayette; elle est à Saint-Maur. Madame de Coulanges est à Livry; j'y veux aller pendant qu'on fera notre remue-ménage. Madame de Guitaut avait fait un fils, qui mourut le lendemain; il fut question de lui en montrer un autre, et de lui faire croire qu'on l'envoyait à Époisses. Enfin c'est une étrange affaire; son mari est venu pour voir comme on pourra lui faire avaler cette affliction. 408 La maréchale d'Albret[532] est morte, le courrier vient d'arriver. Voilà Coulanges qui vient causer avec vous.
Monsieur de Coulanges.
Nous la tenons enfin cette incomparable mère-beauté, plus incomparable et plus mère-beauté que jamais: car croyez-vous qu'elle soit arrivée fatiguée? croyez-vous qu'elle ait gardé le lit? Rien de tout cela: elle me fit l'honneur de débarquer chez moi, plus belle, plus fraîche, plus rayonnante qu'on ne peut dire, et depuis ce jour-là elle a été dans une agitation continuelle, dont elle se porte très-bien, quant au corps s'entend; et pour son esprit, il est, ma foi, avec vous; et s'il vient faire un tour dans son beau corps, c'est pour parler encore de cette rare comtesse qui est en Provence. Que n'en avons-nous point dit jusqu'à présent, et que n'en dirons-nous point encore? Quel gros livre ne ferait-on pas de ses perfections, et combien grosse en serait la table des chapitres!
Au reste, madame la comtesse, croyez-vous être faite seulement pour des Provençaux? Vous devez être l'ornement de la cour; il le faut pour les affaires que vous y avez; il le faut, afin que je vous remercie moi-même en personne des portraits que vous m'avez envoyés; et il le faut aussi pour nous rendre madame votre mère tout entière. En vérité, ma belle comtesse, tous vos amis et vos serviteurs opinent à votre retour: préparez-vous donc pour ce grand voyage, dormez bien, mangez bien; nous vous pardonnerons de n'être pas emmaigrie de notre absence; songez donc très-sérieusement à votre santé, et croyez que personne ne peut être plus à vous, ni plus dans vos intérêts, que j'y suis.
A Paris, mercredi 20 octobre 1677.
Le chevalier radote et ne sait ce qu'il veut dire. Je n'ai point mangé de fruits à Vichy, parce qu'il n'y en avait point; j'ai dîné sainement, et pour souper; quand les sottes gens veulent qu'on soupe sur son dîner, à six heures, je me moque d'eux; je soupe à huit: mais quoi? une caille, ou une aile de perdrix uniquement. Je me promène, il est vrai; mais il faut que l'on défende le beau temps, si l'on veut que je ne prenne pas l'air. Je n'ai point pris le serein, 409 ce sont des médisances; et enfin M. Ferrand était dans tous mes sentiments, souvent à mes promenades, et ne m'a jamais dédite de rien. Que voulez-vous donc conter, monsieur le chevalier? Mais vous, avec votre sagesse, votre bras vous fait-il toujours boiter? Ce serait une chose cruelle d'être obligé de porter un bâton tout l'hiver. Et vous, madame la comtesse, pensez-vous que je n'aie point à vous gronder? Vardes me mande que vous ne vous nourrissez pas assez, que vous mangez en récompense les plus mauvaises choses du monde, et qu'avec cette conduite il ne faut pas que vous espériez retrouver votre santé: voilà ses propres mots; il ajoute que M. de la Garde s'en tourmente assez, mais que tout le reste n'ose vous contredire. Belle Rochebonne, grondez-la: j'aimerais mieux qu'elle coquetât avec M. de Vardes, comme vous me le mandez, que de profaner une santé qui fait notre vie à tous; car vous voulez bien, madame, que je parle en commun sur ce chapitre. Que vous êtes bien tous ensemble! que vous êtes heureux de trouver dans votre famille ce que l'on cherche inutilement ailleurs, c'est-à-dire la meilleure compagnie du monde, et toute l'amitié et la sûreté imaginable! Je le pense et je le dis souvent, il n'y en a point une pareille. Je vous embrasse de tout mon cœur, et vous demande la grâce de m'aimer toujours; je donne à ma fille le soin de vous dire comme je suis pour vous, et comme je vous trouve digne de toute la tendresse qu'elle a pour vous.
Il faut un peu que je vous parle, ma fille, de notre hôtel de Carnavalet. J'y serai dans un jour ou deux: mais comme nous sommes très-bien chez M. et madame de Coulanges, et que nous voyons clairement qu'ils en sont fort aises, nous nous rangeons, nous nous établissons, nous meublons votre chambre; et ces jours de loisir nous ôtent tout l'embarras et tout le désordre du délogement. Nous irons coucher paisiblement, comme on va dans une maison où l'on demeure depuis trois mois. N'apportez point de tapisserie, nous trouverons ici ce qu'il vous faut: je me divertis extrêmement à vous donner le plaisir de n'avoir aucun chagrin, au moins en arrivant[533]. Notre bon abbé m'a fait peur; son rhume était grand; une petite fièvre: je me figurais que si tout cela eût augmenté, 410 c'eût été une fièvre continue, avec une fluxion sur la poitrine; mais, Dieu merci, il est considérablement mieux, et je n'ai plus aucune inquiétude.
Je reçois mille amitiés de madame de Vins. Je reçois des visites en l'air des Rochefoucauld, des Tarente; c'est quelquefois dans la cour de Carnavalet, sur le timon de mon carrosse. Je suis dans le chaos; vous trouverez le démêlement du monde et des éléments: vous recevrez ma lettre d'Autri: je serais plus fâchée que vous, si je passais un ordinaire sans vous entretenir. J'admire comme je vous écris avec vivacité, et comme je hais d'écrire à tout le reste du monde. Je trouve, en écrivant ceci, que rien n'est moins tendre que ce que je dis; comment! j'aime à vous écrire: c'est donc signe que j'aime votre absence; voilà qui est épouvantable. Ajustez tout cela, et faites si bien que vous soyez persuadée que je vous aime de tout mon cœur.
J'ai reçu une lettre de notre cardinal; j'étais dans une véritable inquiétude de sa santé; il me mande qu'elle est bien meilleure; j'en remercie la Providence. Corbinelli vous remerciera lui-même de vos bontés; il n'est point bien encore, l'or potable l'a desséché; il a trop pris sur lui, je crois qu'on le mettra au lait. Bonsoir, ma très-belle et très-aimable, et très-parfaitement aimée.
A Livry, ce 3 novembre 1677.
Je suis venue ici achever les beaux jours, et dire adieu aux feuilles; elles sont encore toutes aux arbres, elles n'ont fait que changer de couleur: au lieu d'être vertes elles sont aurore, et de tant de sortes d'aurore, que cela compose un brocard d'or riche et magnifique, que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour changer. Je suis logée à l'hôtel de Carnavalet. C'est une belle et grande maison; je souhaite d'y être longtemps, car le déménagement m'a beaucoup fatiguée. J'y attends la belle comtesse, qui sera fort aise de savoir que vous l'aimez toujours. J'ai reçu ici votre lettre de Bussy. Vous me parlez fort bien, en vérité, de Racine et de Despréaux. Le roi leur dit il y a quatre jours: Je suis fâché que vous ne soyez venus à cette dernière campagne, vous auriez vu la guerre, et votre voyage n'eût pas été long. Racine lui répondit: Sire, nous sommes deux bourgeois qui n'avons que des habits de ville, nous en commandâmes de campagne; 411 mais les places que vous attaquiez furent plus tôt prises que nos habits ne furent faits. Cela fut reçu agréablement. Ah! que je connais un homme de qualité à qui j'aurais bien plus tôt fait écrire mon histoire qu'à ces bourgeois-là, si j'étais son maître. C'est cela qui serait digne de la postérité?
Vous savez que le roi a fait M. le Tellier chancelier, et que cela a plu à tout le monde. Il ne manque rien à ce ministre pour être digne de cette place. L'autre jour Berryer lui vint faire compliment à la tête des secrétaires du roi[534]; M. le chancelier lui répondit: M. Berryer, je vous remercie, et votre compagnie; mais, M. Berryer, point de finesses, point de friponneries; adieu, M. Berryer. Cette réponse donne de grandes espérances de l'exacte justice; cela fait plaisir aux gens de bien. Voilà une famille bien heureuse; ma nièce de Coligny en devrait être. Cependant voici un peu de fièvre quarte qui fait voir qu'elle est encore des nôtres. Ce que vous dites de la vieille Puisieux, qu'elle n'en devait pas faire à deux fois quand elle fut si malade, un peu avant la maladie dont elle est morte, me donne le paroli[535]. Je ne suis pas encore bien consolée de cette après-dînée que nous passâmes sur le bord de cette jolie rivière, sans y lire vos Mémoires. J'aurai de la peine à m'en passer jusqu'à l'année qui vient. Si je meurs entre-ci et ce temps-là, je mettrai ce déplaisir au rang des pénitences que je devrais faire. Nous parlons souvent, le bon abbé et moi, de votre bonne chère, de l'admirable situation de Chaseu, et enfin de votre bonne compagnie; et nous disons qu'il est fâcheux d'en être séparés quasi pour jamais.
A Livry, ce 23 août 1678.
Où est donc votre fils, mon cousin? pour le mien il ne mourra jamais, puisqu'il n'a pas été tué dix ou douze fois auprès de Mons. La paix étant faite et signée le 9 août[536], M. le prince d'Orange a voulu se donner le divertissement de ce tournoi. Vous savez qu'il n'y a pas eu moins de sang répandu qu'à Senef. Le lendemain du combat, il envoya faire ses excuses à M. de Luxembourg, et lui manda que s'il lui avait fait savoir que la paix était signée, il se serait 412 bien gardé de le combattre. Cela ne vous paraît-il pas ressembler à l'homme qui se bat en duel à la comédie, et qui demande pardon à tous les coups qu'il donne dans le corps de son ennemi?
Les principaux officiers des deux partis prirent donc dans une conférence un air de paix, et convinrent de faire entrer du secours dans Mons. Mon fils était à cette entrevue romanesque. Le marquis de Grana demanda à M. de Luxembourg qui était un escadron qui avait soutenu, deux heures durant, le feu de neuf de ses canons, qui tiraient sans cesse pour se rendre maîtres de la batterie que mon fils soutenait. M. de Luxembourg lui dit que c'étaient les gendarmes-Dauphin, et que M. de Sévigné, qu'il lui montra là présent, était à leur tête. Vous comprenez tout ce qui lui fut dit d'agréable, et combien, en pareille rencontre, on se trouve payé de sa patience. Il est vrai qu'elle fut grande; il eut quarante de ses gendarmes tués derrière lui. Je ne comprends pas comment on peut revenir de ces occasions si chaudes et si longues, où l'on n'a qu'une immutabilité qui nous fait voir la mort mille fois plus horrible que quand on est dans l'action, et qu'on s'occupe à battre et à se défendre.
Voilà l'aventure de mon pauvre fils; et c'est ainsi que l'on en usa le propre jour que la paix commença. C'est comme cela qu'on pourrait dire de lui plus justement qu'on ne disait de Dangeau: Si la paix dure dix ans, il sera maréchal de France.
A Paris, ce 12 octobre 1678.
J'ai reçu deux de vos lettres, mon cousin. Dans l'une vous me contez votre vie, et de quelle manière vous vous divertissez. Je trouve que vous avez une très-bonne compagnie, et que vous faites un très-bon usage de tout ce qui peut contribuer à vous faire une société agréable; et si nous étions dans un règne moins juste que celui-ci, on pourrait bien vous changer un exil que vous rendez trop agréable, comme on fit à un Romain. On apprit qu'il passait la plus douce vie du monde dans une île où il était exilé; on le rappela à Rome, et on le condamna à y vivre avec sa femme. Je suis charmée que vous me promettiez de m'aimer, ma nièce de Coligny et vous. Je suis ravie de vous plaire, et d'être estimée de vous deux. Nous nous mîmes l'autre jour à parler d'elle, ma fille, M. de Corbinelli et moi; en vérité, elle fut célébrée dignement; et l'un des plus beaux endroits que nous trouvassions en elle fut la tendresse 413 et l'attachement qu'elle a pour vous, et le plaisir qu'elle prend à adoucir votre exil; cela vient d'un fonds héroïque. Mademoiselle de Scudéri dit que la vraie mesure du mérite se doit prendre sur l'étendue de la capacité qu'on a d'aimer. Jugez par là du prix de votre fille. Il faut louer aussi ceux qui sont dignes d'être aimés. Ceci vous regarde, mon cousin.
Au reste, je vous réponds de votre incorruptibilité tant que vous serez ensemble.
L'armée de M. de Luxembourg n'est point encore séparée; les goujats parlent même du siége de Trèves ou de Juliers. Je serai au désespoir, s'il faut que je reprenne encore les pensées de la guerre. Je voudrais fort que mon fils et mon bien ne fussent plus exposés à leurs glorieuses souffrances. Il est triste de s'avancer dans le pays de la misère; c'est ce qui est indubitable dans votre métier: vous sauriez bien m'en dire des nouvelles.
Vous savez, je crois, que madame de Meckelbourg, s'en allant en Allemagne, a passé par l'armée de son frère[537]. Elle y a été trois jours comme Armide, au milieu de tous ces honneurs militaires qui ne se rendent pas à petit bruit. Je ne puis comprendre comment elle put songer à moi en cet état. Elle fit plus, elle m'écrivit une lettre fort honnête qui me surprit extrêmement; car je n'ai aucun commerce avec elle. Elle pourrait faire dix campagnes et dix voyages en Allemagne sans penser à moi, que je ne serais pas en droit de m'en plaindre. Je lui mandai que j'avais bien lu des princesses dans les armées, se faisant adorer et admirer de tous les princes, qui étaient autant d'amants: mais que je n'en avais jamais vu une qui, dans ce triomphe, s'avisât d'écrire à une ancienne amie qui n'avait point la qualité de confidente de la princesse.
M. de Brandebourg et les Danois ont si bien chassé les Suédois de l'Allemagne, que cet électeur n'a plus rien à faire qu'à venir joindre nos ennemis. On craint que cela ne retarde la paix des Allemands.
La cour est à Saint-Cloud; le roi veut aller à Versailles: mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l'impossibilité de faire que les bâtiments puissent le recevoir, et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte toutes les nuits, comme de l'Hôtel-Dieu, des chariots pleins de morts: on cache cette 414 triste marche pour ne pas effrayer les ateliers; et ne pas décrier l'air de ce favori sans mérite. Vous savez ce bon mot sur Versailles.
Nous sommes revenus de Livry plus tôt que nous ne voulions, à cause d'une fièvre qui prit fortement à l'une de mesdemoiselles de Grignan. Nous nous raccoutumons à la bonne ville insensiblement. Nous pleurions quasi quand nous quittâmes notre forêt. Le bon Corbinelli est enrhumé et garde la chambre. La santé de ma fille, qui nous donnait quelque espérance de se rétablir, est redevenue maladie, c'est-à-dire une extrême délicatesse: cela ne l'empêche pas de vous aimer et de vous honorer.
A Paris, ce 18 décembre 1678.
O gens heureux! ô demi-dieux! si vous êtes au-dessus de la rage de la bassette, si vous vous possédez vous-mêmes, si vous prenez le temps comme Dieu l'envoie, si vous regardez votre exil comme une pièce attachée à l'ordre de la Providence, si vous ne retournez point sur le passé pour vous repentir de ce que vous fîtes il y a trente ans, si vous êtes au-dessus de l'ambition et de l'avarice; enfin, ô gens heureux! ô demi-dieux! si vous êtes toujours comme je vous ai vus, et si vous passez paisiblement votre hiver à Autun avec la bonne compagnie que vous me marquez. Notre ami Corbinelli vous écrit dans ma lettre. M. le cardinal de Retz, le plus généreux et le plus noble prélat du monde, a voulu lui donner une marque de son amitié et de son estime. Il le reconnaît pour son allié[538]; mais bien plus pour un homme aimable et fort malheureux. Il a trouvé du plaisir à le tirer d'un état où M. de Vardes l'a laissé, après tant de souffrances pour lui, et tant de services importants; et enfin il lui porta avant-hier deux cents pistoles pour une année de la pension qu'il lui veut donner. Il y a longtemps que je n'ai eu une joie si sensible. La sienne est beaucoup moindre; il n'y a que sa reconnaissance qui soit infinie; sa philosophie n'en est pas ébranlée; et comme je sais que vous l'aimez, je suis assurée que vous serez aussi aise que moi.
Pour revenir à la bassette, c'est une chose qui ne se peut représenter. On y perd fort bien cent mille pistoles en un soir. Pour moi, je trouve que passé ce qui se peut jouer d'argent comptant, le reste est dans les idées, et se joue au racquit, comme font les 415 petits enfants. Le Roi paraît fâché de cet excès. Monsieur a mis toutes ses pierreries en gage. Vous aurez appris que la paix d'Espagne est ratifiée; je crois que celle d'Allemagne suivra bientôt.
La pauvre belle comtesse est si pénétrée de ce grand froid, qu'elle m'a priée de vous faire ses excuses, et de vous assurer de ses véritables et sincères amitiés, et à madame de Coligny. Sa poitrine, son encre, sa plume, ses pensées, tout est gelé. Elle vous assure que son cœur ne l'est pas; je vous en dis autant du mien, mes chers enfants. Quand je veux penser à quelque chose qui me plaise, je songe à vous deux. Je vis l'autre jour ma nièce de Sainte-Marie; au travers de cette sainteté, on voit bien qu'elle est votre fille.
Mais, hélas! que dites-vous de l'affliction de M. de Navailles, qui perd son fils d'une légère maladie, après l'avoir vu exposé mille fois aux dangers de la guerre? La prudence humaine qui faisait amasser tant de trésors, et faire de si grands projets pour l'établissement de ce garçon, me fait bien rire quand elle est confondue à ce point-là. Je vous demande beaucoup d'amitié pour M. Jeannin de ma part.
Monsieur de Corbinelli.
J'ai vu un mot de vous, monsieur, qui m'a fait un grand plaisir. Si j'écoutais mon enthousiasme, je vous écrirais une grosse lettre de remercîments; c'est-à-dire que, par l'emportement de ma reconnaissance, je tomberais dans l'ingratitude; car c'est ainsi qu'on doit appeler une grosse lettre de moi. Mon Dieu! que je conçois bien le plaisir qu'il y aurait d'être en tiers avec vous et madame de Coligny, et d'y parler à cœur ouvert auprès d'un grand feu à Chaseu! J'irai un jour, et je me promets à moi-même cette satisfaction: car vous savez que c'est toujours soi qu'on cherche à satisfaire sur toutes choses, et qu'il n'y a véritablement qu'une passion, qui est l'amour-propre. Je me propose d'examiner avec vous deux bien des choses, et de vous inspirer un sentiment de mépris pour l'approbation du public sur bien des gens qui ne la méritent pas. J'aime à examiner même les choses qui me plaisent, afin de voir si je ne me suis point trompé. Je vous demande que nous fassions ensemble la même démarche. Nous parlerons de la cour, de la guerre, de la politique, des vertus, des passions et des vices, en honnêtes gens.
Au reste, je me suis avisé de faire des remarques sur cent maximes de M. de la Rochefoucauld. J'en suis à examiner celle-ci:
416La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l'esprit[539].
Je demande à votre tribunal si elle est facile à entendre, et quel rapport ou proportion il y a entre bonne grâce et bon sens?
Je trouve qu'on se sert de mots dans la conversation qui, étant examinés, sont ordinairement équivoques, et qui, à force de les sasser, ne signifient point, dans la plupart des expressions, ce qu'il semble à tout le monde qu'ils doivent signifier. Par exemple, je demande à madame de Coligny qu'elle me définisse la bonne grâce, et qu'elle me marque bien la différence avec le bon air; qu'elle me dise celle de bon sens et de jugement, celle de raison et de bon sens, celle de bon esprit et de bon sens, celle de génie et de talent, celle de l'humeur, du caprice et de la bizarrerie; de l'ingénuité et de la naïveté; de l'honnêteté, de la politesse et de la civilité; du plaisant, de l'agréable et du badin. Ne vous amusez pas à me dire que ce sont la plupart des synonymes; c'est le langage ou des paresseux ou des ignorants. Je suis après à définir tout, bien ou mal, il n'importe. Faites la même chose, je vous en prie. Que dites-vous de la vente de notre charge? c'est le roi qui l'achète; il n'en veut donner que six cent mille francs; on dit cependant que Tilladet l'aura, et que le chevalier Colbert aura celle de Tilladet. O gens heureux! ô demi-dieux!
(Livry), samedi au soir (27 mai 1679).
Vous qui savez, ma bonne, comme je suis frappée des illusions et des fantômes, vous deviez bien m'épargner la vilaine idée des dernières paroles que vous m'avez dites. Si je ne vous aime pas, si je ne suis point aise de vous voir, si j'aime mieux Livry que vous, je vous avoue, ma belle, que je suis la plus trompée de toutes les personnes du monde. J'ai fait mon possible pour oublier vos reproches, et je n'ai pas eu beaucoup de peine à les trouver injustes. Demeurez à Paris, et vous verrez si je n'y courrai pas avec bien plus de joie que je ne suis venue ici. Je me suis un peu remise en pensant à tout ce que vous allez faire où je ne serai point, et vous savez bien qu'il n'y a guère d'heures où vous puissiez me regretter; mais je ne suis pas de même, et j'aime à vous regarder et à n'être pas loin de vous, pendant que vous êtes en ces pays où les jours vous paraissent si longs; ils me paraîtraient tout de même, si j'étais 417 longtemps comme je suis présentement. Je voudrais bien que votre poumon fût rafraîchi de l'air que j'ai respiré ce soir; pendant que nous mourions à Paris, il faisait ici un orage jeudi qui rend encore l'air tout gracieux. Bonsoir, ma très-chère; j'attends de vos nouvelles, et vous souhaite une santé comme la mienne; je voudrais avoir la vôtre à rétablir. Voilà mes chevaux dont vous ferez tout ce qu'il vous plaira.
A Paris, ce 29 mai 1679.
Que dit-on quand on a tort? Pour moi, je n'ai pas le mot à dire; les paroles me sèchent à la gorge: enfin, je ne vous écris point, le voulant tous les jours, et vous aimant plus que vous ne m'aimez: quelle sottise de faire si mal valoir sa marchandise! car c'en est une très-bonne que l'amitié, et j'ai de quoi m'en parer quand je voudrai mettre à profit tous mes sentiments. Il y a dix jours que nous sommes tous à la campagne par le plus beau temps du monde; ma fille s'y porte assez bien: je voudrais bien qu'elle me demeurât tout l'été; je crois que sa santé le voudrait aussi; mais elle a une raison austère, qui lui fait préférer son devoir à sa vie. Nous l'arrêtâmes l'année passée, et parce qu'elle croit se porter mieux à présent, je crains qu'elle ne nous échappe celle-ci. Je vis l'autre jour le bon père Rapin, je l'aime, il me paraît un bon homme et un bon religieux; il a fait un discours sur l'histoire et sur la manière de l'écrire, qui m'a paru admirable. Le père Bouhours était avec lui; l'esprit lui sort de tous côtés. Je fus bien aise de les voir tous deux. Nous fîmes commémoration de vous, comme d'une personne que l'absence ne fait point oublier. Tout ce que nous connaissons de courtisans nous parurent indignes de vous être comparés, et nous mîmes votre esprit dans le rang qu'il mérite. Il n'y a rien de quoi je parle avec tant de plaisir.
Avez-vous lu la Vie du grand Théodose, par l'abbé Fléchier. Je la trouve belle.
Vous savez toutes les nouvelles, mon cher cousin; que vous dirai-je? Le moyen de raisonner sur ce qui est arrivé, non plus que sur les difficultés du Brandebourg, qui fait faire encore à bien des officiers un voyage en Allemagne?
Mais que dites-vous de notre pauvre Corbinelli? Sa destinée le force à soutenir un procès par pure générosité pour une de ses parentes. 418 Sa philosophie en est entièrement dérangée. Il est dans une agitation perpétuelle. Il y épuise sa santé et sa poitrine. Enfin, c'est un malheur pour lui, dont tous ses amis sont au désespoir.
A Paris, ce 27 juin 1679.
Je n'ai pas le mot à dire à tout le premier article de votre lettre, sinon que Livry c'est mon lieu favori pour écrire. Mon esprit et mon corps y sont en paix; et quand j'ai une réponse à faire, je la remets à mon premier voyage. Mais j'ai tort, cela fait des retardements dont je veux me corriger. Je dis toujours que si je pouvais vivre seulement deux cents ans, je deviendrais la plus admirable personne du monde. Je me corrige assez aisément, et je trouve qu'en vieillissant même j'y ai plus de facilité. Je sais qu'on pardonne mille choses aux charmes de la jeunesse, qu'on ne pardonne point quand ils sont passés. On y regarde de plus près; on n'excuse plus rien; on a perdu les dispositions favorables de prendre tout en bonne part; enfin, il n'est plus permis d'avoir tort; et dans cette pensée, l'amour-propre nous fait courir à ce qui nous peut soutenir contre cette cruelle décadence, qui, malgré nous, gagne tous les jours quelque terrain.
Voilà les réflexions qui me font croire que dans l'âge où je suis on se doit moins négliger que dans la fleur de l'âge. Mais la vie est trop courte; et la mort nous prend, que nous sommes encore tout pleins de nos misères et de nos bonnes intentions.
Je loue fort la lettre que vous avez écrite au roi; je la trouve d'un style noble, libre et galant qui me plaît fort. Je ne crois pas qu'autre que vous ait jamais conseillé à son maître de laisser dans l'exil son petit serviteur, afin de donner créance au bien qu'on a à dire de lui, et d'ôter tout soupçon de flatterie à son histoire.
Ce que ma chère nièce m'a écrit me paraît si droit et si bon, que je n'en veux rien rabattre: il est impossible qu'elle ne m'aime pas à le dire comme elle le dit.
A madame de Coligny.
Je vous en remercie, ma chère nièce, et je voudrais, pour toute réponse, que vous eussiez entendu ce que je disais de vous l'autre jour à madame de Vins, belle-sœur de M. de Pomponne très-aimable 419 aussi: je vous peignis au naturel, et bien. Il y a très-peu de personnes qui puissent se vanter d'avoir autant de vrai mérite que vous.
Notre pauvre ami est abîmé dans son procès. Il le veut traiter dans les règles de la raison et du bon sens; et quand il voit qu'à tous moments la chicane s'en éloigne, il est au désespoir. Il voudrait que sa rhétorique persuadât toujours, comme elle le devrait en bonne justice; mais elle est inutile contre la routine et le désordre qui règnent dans le palais. Ce n'est point façon d'amour que le zèle qu'il a pour sa cousine, c'est pure générosité: mais c'est façon de mort que la fatigue qu'il se donne pour cette malheureuse affaire. J'en suis affligée; car je le perds, et je crains de le perdre encore davantage.
Ma fille ne s'en ira qu'au mois de septembre. Elle se porte mieux; elle vous fait mille amitiés, à vous, madame, et à vous, monsieur. Si vous la connaissiez davantage, vous l'aimeriez encore mieux.
A Paris, ce 20 juillet 1679.
J'ai vu et entretenu M. l'évêque d'Autun, et je comprends bien aisément l'attachement de ses amis pour lui. Il m'a conté qu'il passa une fois à Langeron, et qu'il ne voulait pas s'y débotter seulement. Il y fut six semaines. Cet endroit est tout propre à persuader l'agrément, la douceur et la facilité de son esprit. Je crois que j'en serais encore plus persuadée, si je le connaissais davantage. Nous avons fort parlé de vous sur ce ton-là. Je parlai au prélat de la lettre que vous avez écrite au roi; il me dit qu'il l'avait vue, et qu'il l'avait trouvée belle. Je vous trouve fort heureux de l'avoir. Ce bonheur est réciproque, et vous êtes l'un à l'autre une très-bonne compagnie. Il vous dira les nouvelles et les préparatifs du mariage du roi d'Espagne, et du choix du prince et de la princesse d'Harcourt pour la conduite de la reine d'Espagne[540] à son époux, et de la belle charge que le roi a donnée à M. de Marsillac, sans préjudice 420 de la première, et du démêlé du cardinal de Bouillon avec M. de Montausier, et comme M. de la Feuillade, courtisan passant tous les courtisans passés, a fait venir un bloc de marbre qui tenait toute la rue Saint-Honoré: et comme les soldats qui le conduisaient ne voulaient point faire place au carrosse de M. le Prince, qui était dedans, il y eut un combat entre les soldats et les valets de pied: le peuple s'en mêla, le marbre se rangea, et le prince passa. Ce prélat vous pourra conter encore que ce marbre est chez M. de la Feuillade, qui fait ressusciter Phidias ou Praxitèle pour tailler la figure du roi à cheval dans ce marbre, et comme cette statue lui coûtera plus de trente mille écus.
Il me semble que cette lettre ressemble assez aux chapitres de l'Amadis. Je suis tellement libertine quand j'écris, que le premier tour que je prends règne tout du long de ma lettre. Il serait à souhaiter que ma pauvre plume, galopant comme elle fait, galopât au moins sur le bon pied. Vous en seriez moins ennuyés, monsieur et madame; car c'est toujours à vous deux que je parle, et vous deux que j'embrasse de tout mon cœur. Ma fille me prie de vous dire bien des amitiés à l'un et à l'autre. Elle se porte mieux; mais comme un bien n'est jamais pur en ce monde, elle pense à s'en aller en Provence, et je ne pourrais acheter le plaisir de la voir que par sa mauvaise santé. Il faut choisir, et se résoudre à l'absence; elle est amère et dure à supporter. Vous êtes bien heureux de ne point sentir la douleur des séparations; celle de mon fils, qui s'en va camper à la plaine d'Ouilles, n'est pas si triste que celles des autres années; mais il ne s'en faut guère qu'elle ne coûte autant, l'or et l'argent, les beaux chevaux et les justaucorps étant la vraie représentation des troupes du roi de Perse. Faites-vous envoyer promptement les Fables de la Fontaine; elles sont divines. On croit d'abord en distinguer quelques-unes; et à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. C'est une manière de narrer, et un style à quoi l'on ne s'accoutume point. Mandez-m'en votre avis, et le nom de celles qui vous auront sauté aux yeux les premières.
Notre ami Corbinelli est dans l'espérance de l'accommodement de l'affaire de sa cousine. Si vous êtes à Chaseu, faites mes compliments à monsieur et à madame de Toulongeon. J'aime cette petite femme: ne la trouvez-vous pas toujours jolie?
A Paris, vendredi au soir 15 septembre 1679.
Je suis dans une grande tristesse de n'avoir point de vos nouvelles. Je trouve mille choses en mon chemin qui me frappent les yeux et le cœur. Je fus hier chez mademoiselle de Méri; j'en viens encore: elle est sans fièvre, mais si accablée de ses maux ordinaires et de ses vapeurs, si épuisée et si fâchée de votre départ, qu'elle fait pitié: on n'ose lui parler de rien, tout lui fait mal et la fait suer: elle m'a priée de vous dire son état et sa tristesse. Mon Dieu! que j'ai d'envie de savoir comment vous vous trouvez de ce bateau! et toujours ce bateau, c'est toujours là que je vous vois, et presque point dans l'hôtellerie: je crois qu'après cette allure si lente, vous souhaiterez des cahots, comme vous vouliez du fumier après la fleur d'orange. Enfin, ma fille, j'attends de vos nouvelles et de celles de toute votre troupe, que j'embrasse du meilleur de mon cœur: il me semble que tous les soins et tous les yeux sont tournés de votre côté: outre que vous êtes la personne qualifiée, vous êtes la personne si délicate, qu'il ne faut être occupé que de vous. J'ai vu la marquise d'Uxelles[541], qui vous fera dignement recevoir à Châlons: j'y adresse cette lettre.
Nous revoilà maintenant dans les écritures par-dessus les yeux: je n'ai pas au moins sur mon cœur de n'avoir pas senti le bonheur de vous avoir; je n'ai pas à regretter un seul moment du temps que j'ai pu être avec vous, pour ne l'avoir pas su ménager. Enfin il est passé, ce temps si cher; ma vie passait trop vite, je ne la sentais pas; je m'en plaignais tous les jours, ils ne duraient qu'un moment. Je dois à votre absence le plaisir de sentir la durée de ma vie et toute sa longueur. Je ne sais point de nouvelles: quiconque ne voit guère, n'a guère à dire aussi[542]. Le roi d'Angleterre est bien malade. La reine d'Espagne crie et pleure: c'est l'étoile de ce mois. J'aimerais assez à vous entretenir davantage, mais il est tard, et je vous laisse dans votre repos: je vous souhaite une très-bonne nuit. Est-il possible que j'ignore ce qui est arrivé de cette barque que j'ai vue avec tant de regret s'éloigner de moi! Ce n'est pas aussi sans beaucoup de chagrin que je l'ignore. Mais si vous n'avez point 422 écrit, j'ai au moins la consolation de croire que ce n'est pas votre faute, et que j'aurai demain une de vos lettres. Voilà sur quoi tout va rouler, au lieu d'être avec vous tous les jours et tous les soirs.
A Paris, lundi 18 septembre 1679.
J'attendais votre lettre avec impatience, et j'avais besoin d'être instruite de l'état où vous êtes; mais je n'ai jamais pu voir sans fondre en larmes tout ce que vous me dites de vos réflexions et de votre repentir sur mon sujet. Ah! ma très-chère, que me voulez-vous dire de pénitence et de pardon? Je ne vois plus rien que tout ce que vous avez d'aimable, et mon cœur est fait d'une manière pour vous, qu'encore que je sois sensible jusqu'à l'excès à tout ce qui vient de vous, un mot, une douceur, un retour, une caresse, une tendresse me désarme, me guérit en un moment, comme par une puissance miraculeuse; et mon cœur retrouve toute sa tendresse, qui, sans se diminuer, change seulement de nom, selon les différents mouvements qu'elle me donne. Je vous ai dit ceci plusieurs fois, je vous le dis encore, et c'est une vérité; je suis persuadée que vous ne voulez pas en abuser, mais il est certain que vous faites toujours, en quelque façon que ce puisse être, la seule agitation de mon âme: jugez si je suis sensiblement touchée de ce que vous me mandez. Plût à Dieu, ma fille, que je pusse vous revoir à l'hôtel de Carnavalet, non pas pour huit jours, ni pour y faire pénitence; mais pour vous embrasser, et vous faire voir clairement que je ne puis être heureuse sans vous, et que les chagrins que l'amitié que j'ai pour vous m'a pu donner me sont plus agréables que toute la fausse paix d'une ennuyeuse absence. Si votre cœur était un peu plus ouvert, vous ne seriez pas si injuste: par exemple, n'est-ce pas un assassinat que d'avoir cru qu'on voulait vous ôter de mon cœur, et sur cela me dire des choses dures? Et le moyen que je pusse deviner la cause de ces chagrins? Vous dites qu'ils étaient fondés: c'était dans votre imagination, ma fille; et sur cela, vous aviez une conduite qui était plus capable de faire ce que vous craigniez (si c'était une chose faisable) que tous les discours que vous supposiez qu'on me faisait: ils étaient sur un autre ton; et puisque vous voyiez bien que je vous aimais toujours, pourquoi suiviez-vous votre injuste pensée, et que ne tâchiez-vous plutôt, à tout hasard, de me faire connaître que vous m'aimiez? Je perdais beaucoup à me taire; j'étais digne de louanges dans tout ce 423 que je croyais ménager; et je me souviens que, deux ou trois fois, vous m'avez dit le soir des mots que je n'entendais point du tout alors. Ne retombez donc plus dans de pareilles injustices; parlez, éclaircissez-vous, on ne devine pas; ne faites point, comme disait le maréchal de Gramont, ne laissez point vivre ni rire des gens qui ont la gorge coupée, et qui ne le sentent pas. Il faut parler aux gens raisonnables, c'est par là qu'on s'entend; et l'on se trouve toujours bien d'avoir de la sincérité: le temps vous persuadera peut-être de cette vérité. Je ne sais comme je me suis insensiblement engagée dans ce discours; il est peut-être mal à propos.
Vous me dépeignez fort bien la vie du bateau; vous avez couché dans votre lit: mais je crains que vous n'ayez pas si bien dormi que ceux qui étaient sur la paille. Je me réjouis avec le petit marquis du sot petit garçon qui était auprès de lui; ce méchant exemple lui servira plus que toutes les leçons: on a fort envie, ce me semble, d'être le contraire de ce qui est si mauvais. Je n'ai point de nouvelles de votre frère; que dites-vous de cet oubli? Je ne doute point qu'il ne brillotte fort à nos états. Je fais tous vos adieux, et j'en avais déjà deviné une partie: je n'ai pas manqué d'écrire à madame de Vins, j'ai trouvé de la douceur à lui parler de vous: elle m'a écrit dans le même temps sur le même sujet, fort tendrement pour vous, et très-fâchée de ne vous avoir point dit adieu. Je lui ai mandé qu'elle était bien heureuse d'avoir épargné cette sorte de douleur. Quand nous nous reverrons, nous recommencerons nos plaintes. Je me suis repentie de ne vous avoir pas menée jusqu'à Melun en carrosse; vous auriez épargné la fatigue d'être une nuit sans dormir. Quand je songe que c'est ainsi que vous vous êtes reposée des derniers jours de fatigue que vous avez eus ici, et que vous voilà à Lyon, où il me semble, ma fille, que vous parlez bien haut[543]; et que tout cela vous achemine à la bise des Grignans, et que ce pauvre sang, déjà si subtil, est agité de cette sorte; ma très-chère, il me faut un peu pardonner, si je crains et si je suis troublée pour votre santé. Tâchez d'apaiser et d'adoucir ce sang, qui doit être bien en colère de tout ce tourment: pour moi, je me porte très-bien, j'aurai soin de mon régime à la fin de cette lune; ayons pitié l'une de l'autre en prenant soin de notre vie. Je vis hier mademoiselle de Méri, je la trouvai assez tranquille. Il y a toujours un peu de difficulté à l'entretenir; 424 elle se révolte aisément contre les moindres choses, lors même qu'on croit avoir pris les meilleurs tons: mais enfin elle est mieux; je reviendrai la voir de Livry, où je m'en vais présentement avec le bon abbé et Corbinelli. Je puis vous dire une vérité, ma très-chère: c'est que je ne me suis point assez accoutumée à votre vue, pour vous avoir jamais trouvée ou rencontrée sans une joie et une sensibilité qui me fait plus sentir qu'à une autre l'ennui de notre séparation: je m'en vais encore vous redemander à Livry, que vous m'avez gâté; je ne me reproche aucune grossièreté dans mes sentiments, ma très-chère, et je n'ai que trop senti le bonheur d'être avec vous. Je vis hier madame de Lavardin et M. de la Rochefoucauld, dont le petit-fils est encore assez mal pour l'inquiéter. M. de Toulongeon[544] est mort en Béarn; le comte de Gramont a sa lieutenance de roi, à condition de la rendre dans quelque temps au second fils de M. de Feuquières pour cent mille francs. La reine d'Espagne crie toujours miséricorde, et se jette aux pieds de tout le monde; je ne sais comme l'orgueil d'Espagne s'accommode de ces désespoirs. Elle arrêta l'autre jour le roi par delà l'heure de la messe; le roi lui dit: «Madame, ce serait une belle chose que la reine catholique empêchât le roi très-chrétien d'aller à la messe.» On dit qu'ils seront tous fort aises d'être défaits de cette catholique. Je vous conjure de faire mille amitiés pour moi à la belle Rochebonne. Adieu, ma très-chère et très-aimable, je vous jure que je ne puis envisager en gros le temps de votre absence; vous m'avez bien fait de petites injustices, et vous en ferez toujours quand vous oublierez comme je suis pour vous; mais soyez-en mieux persuadée, et je le serai aussi de la bonté et de la tendresse de votre cœur pour moi.
Madame de la Fayette vous embrasse, et vous prie de conserver l'amitié nouvelle que vous lui avez promise.
A Livry, vendredi 22 septembre 1679.
Je pense toujours à vous; et comme j'ai peu de distractions, je me trouve bien des pensées. Je suis seule ici; Corbinelli est à Paris: mes matinées seront solitaires. Il me semble toujours, ma fille, que je ne saurais continuer de vivre sans vous: je me trouve peu avancée dans cette carrière; et c'est pour moi un si grand mal de ne vous avoir plus, que j'en tire cette conséquence, qu'il n'y 425 a rien tel que le bien présent, et qu'il est fort dangereux de s'accoutumer à une bonne et uniquement bonne compagnie: la séparation en est étrange; je le sens, ma très-chère, plus que vous n'avez le loisir de le sentir. Je suis déjà trop vivement touchée du désir extrême de vous revoir, et de la tristesse d'une année d'absence; cette vue en gros ne me paraît pas supportable. Je suis tous les matins dans ce jardin que vous connaissez; je vous cherche partout, et tous les endroits où je vous ai vue me font mal; vous voyez bien que les moindres choses de ce qui a rapport à vous ont fait impression dans mon pauvre cerveau. Je ne vous entretiendrais pas de ces sortes de faiblesses, dont je suis bien assurée que vous vous moquez, sans que la lettre d'aujourd'hui est un peu sur la pointe des vents: je ne réponds à rien, et je ne sais point de nouvelles. Vous êtes à Lyon aujourd'hui; vous serez à Grignan quand vous recevrez ceci. J'attends le récit de la suite de votre voyage depuis Auxerre. J'y trouve des réveils à minuit, qui me font autant de mal qu'à mademoiselle de Grignan; et à quoi bon cette violence, puisqu'on ne partait qu'à trois heures? C'était de quoi dormir la grasse matinée. Je trouve qu'on dort mal par cette voiture; et quoique je fusse prête à vous entretenir de tout cela, il me semble que, recevant cette lettre à Grignan, vous ne comprendriez plus ce que je voudrais vous dire en parlant de ce bateau; c'est ce qui fait que je vous parle de moi et de vous, ma chère enfant.
Mon fils ne me parle que de vous dans ses lettres, et de la part qu'il prend à la douleur que j'ai de vous avoir quittée: il a raison, je ne m'accoutumerai de longtemps à cette séparation. Vos lettres aimables font toute ma consolation: je les relis souvent, et voici comme je fais. Je ne me souviens plus de tout ce qui m'avait paru des marques d'éloignement et d'indifférence; il me semble que cela ne vient point de vous, et je prends toutes vos tendresses, et dites et écrites, pour le véritable fond de votre cœur pour moi. Êtes-vous contente, ma belle? est-ce le moyen de vous aimer? et pouvez-vous jamais douter de mes sentiments, puisque, de bonne foi, j'ai cette conduite?
Votre frère me paraît avoir tout ce qu'il veut, bon dîner, bon gîte, et le reste. Il a été plusieurs fois député de la noblesse vers M. de Chaulnes; c'est une petite honnêteté qui se fait aux nouveaux venus. Nous aspirerons une autre année à voir des effets de cette belle amitié de M. et de madame de Chaulnes. Le roi nous a remis 426 huit cent mille francs; nous en sommes quittes pour deux millions deux cent mille livres; ce n'est rien du tout. Adieu, ma très-chère et très-belle. Si l'extrémité de l'empereur[545] et de don Juan (d'Autriche)[546] pouvait vous satisfaire, on assure qu'ils n'en reviendront pas. Une reine qui porterait une tête en Espagne trouverait une belle conjoncture pour se faire valoir. On dit qu'elle pleura excessivement en disant adieu au roi; ils retournèrent deux ou trois fois aux embrassades et au redoublement des sanglots: c'est une horrible chose que les séparations.
A Livry, vendredi 6 octobre 1679.
Vous avez trouvé le vent contraire; je n'en suis guère surprise: vous êtes destinée à ce malheur, soit sur le Rhône, ou sur la terre. C'est en vérité, ma chère enfant, un grand chagrin en quelque endroit que ce soit, et je comprends fort aisément l'embarras où vous avez été. Il y a même du péril, et vous fîtes très-sagement d'honorer de votre présence le lieu où M. de Vardes s'est baigné, plutôt que de vous opiniâtrer à gagner Valence: il faut céder à la furie des vents.
Il est venu ici un père Morel de l'Oratoire; c'est un homme admirable: il a amené Saint-Aubin, qui nous est demeuré. Je voudrais que M. de Grignan eût entendu ce père; il ne croit pas qu'on puisse, sans péché, donner à ses plaisirs, quand on a des créanciers: ces dépenses lui paraissent des vols qui nous ôtent le moyen de faire justice. Vraiment, c'est un homme bien salé; il ne fait aucune composition. Mais parlons de Pauline (de Grignan): l'aimable, la jolie petite créature! hélas! ai-je été jamais si jolie qu'elle? on dit que je l'étais beaucoup. Je suis ravie qu'elle vous fasse souvenir de moi: je sais bien qu'il n'est pas besoin de cela; mais enfin j'en ai une joie sensible, vous me la dépeignez charmante, et je crois précisément tout ce que vous m'en dites: gardez-la, ma fille, ne vous privez pas de ce plaisir: la Providence en aura soin. Je vous conseille de ne vous point défendre de la tendresse qu'elle vous inspire, quand vous devriez la marier en Béarn. Mesdemoiselles de Grignan ont eu grande raison de trouver le château de leurs pères 427 très-beau: mais, mon Dieu, quelles fatigues pour y parvenir! que de nuits sur la paille, et sans dormir, et sans manger rien de chaud! Ma chère fille, vous ne me dites pas comme vous vous en portez, et comme cette poitrine en est échauffée, et comme votre sang en est irrité. Quelle circonstance à notre séparation, que la crainte trop bien fondée que j'ai pour votre santé! Je crois entendre cette bise qui vous ôte la respiration. Hélas! pouvais-je me plaindre en comparaison de ce que je souffre, quand je n'avais que votre absence à supporter? Je croyais qu'on ne pouvait pas être pis; on n'imagine rien au delà: j'ignorais la peine où je suis; je la trouve si dure à supporter, que je regarderais comme une tranquillité l'état où j'étais alors. Encore si je pouvais me fier à vous, et me consoler dans l'espérance que vous aurez soin et pitié de vous et de moi, que vous donnerez du temps à vous reposer, à vous rafraîchir, à prendre ce qui peut apaiser votre sang! mais je vous vois peu attentive à votre personne, dormant peu, mangeant peu, et cette écritoire toujours ouverte. Ma fille, si vous m'aimez, donnez-moi quelque repos, en prenant soin de vous. Ma chère Pauline, ayez soin de votre belle maman. Pour moi, je me porte très-bien.
Il a fait le plus beau temps du monde. Le bon abbé est parfaitement guéri; son rhume est allé avec sa fièvre: l'Anglais est un homme divin. Nous ne pensons point à faire un plus long voyage que Livry. Il reste une certaine timidité après les grandes maladies, qui ne permet pas qu'on s'éloigne du secours.
J'écrirai à Pellisson pour le frère de Montgobert, j'y ferai comme pour ma cure. Vous n'avez qu'à me donner toutes sortes de commissions: c'est le plus aimable amusement que je puisse avoir en votre absence. En voici un que j'ai trouvé; c'est un tome de Montaigne, que je ne croyais pas avoir apporté: ah, l'aimable homme! qu'il est de bonne compagnie! c'est mon ancien ami; mais à force d'être ancien, il m'est nouveau. Je ne puis lire qu'avec les larmes aux yeux ce que dit le maréchal de Montluc du regret qu'il a de ne s'être pas communiqué à son fils, et de lui avoir laissé ignorer la tendresse qu'il avait pour lui. Lisez cet endroit-là, je vous prie, et me dites comme vous vous en trouverez; c'est à madame d'Estissac, De l'amour des pères envers leurs enfants[547]. Mon Dieu, que ce livre est plein de bon sens!
Mon fils triomphe aux états; il vous fait toujours mille amitiés; c'est plus d'attention pour votre santé, plus de crainte que vous ne soyez pas assez forte: enfin ce pigeon est tout à fait tendre. Je lui dis aussi vos amitiés: je suis conciliante, comme dit Langlade. J'ai une envie extrême de savoir si vous serez bien reposée, et si Guisoni ne vous aura point donné quelques conseils que vous ayez suivis. On dit que la glace est bien contraire à votre poitrine; vous n'êtes plus en état de prendre sur vous, tout y est pris: ce qui reste tient à votre vie. Le bon abbé me disait tantôt que je devrais vous demander Pauline; qu'elle me donnerait de la joie, de l'amusement, et que j'étais plus capable que je n'ai jamais été de la bien élever: j'ai été ravie de ce discours; mettons-le cuire, nous y songerons quelque jour. Il me vient une pensée, que vous ne voudriez pas me la donner, et que vous n'avez pas assez bonne opinion de moi. Ma fille, cachez-moi cette idée, si vous l'avez; car je sens que c'est une injustice, et que vous ne me connaissez pas: je serais délicieusement occupée à conserver toutes les merveilles de cette petite.
Mesdemoiselles de Grignan, ne l'aimez-vous pas bien? Vous devriez m'écrire, et me conter mille choses, mais naturellement, et sans vous en faire une affaire, et me dire surtout comment se porte votre chère marâtre: cela vous accoutumerait à écrire facilement comme nous. Je voudrais bien que le petit continuât à jouer au mail: qu'on le fasse plutôt jouer à gauche alternativement, que de le désaccoutumer de jouer à droite, et d'être adroit. Saint-Aubin a trouvé un mail ici, il y joue très-bien. Je lui dis des choses admirables de sa petite Camuson, et je lui demande les chemins qui l'ont conduit de la haine et du mépris que nous avons vus, à l'estime et à la tendresse que nous voyons: il est un peu embarrassé; il mange des poids chauds, comme dit M. de la Rochefoucauld, quand quelqu'un ne sait que répondre.
M. de Grignan, je vous observe; je vous vois venir; je vous assure que si vous ne me dites rien vous-même de la santé de madame votre femme, après les horribles fatigues de son voyage, je serai bien mal contente de vous. Cela répondrait-il, en effet, à ce que vous me disiez en partant: Fiez-vous à moi, je vous réponds de tout? Je crains bien que vous n'observiez cette santé que superficiellement. Si je reçois un mot de vous, comme je l'espère, je vous ferai une grande réparation.
A Paris, vendredi 20 octobre 1679.
Quoi! vous pensez m'écrire de grandes lettres, sans me dire un mot de votre santé! je pense, ma chère enfant, que vous vous moquez de moi; pour vous punir, je vous avertis que j'ai fait de ce silence tout le pis que j'ai pu; j'ai compris que vous aviez bien plus de mal aux jambes qu'à l'ordinaire, puisque vous ne m'en disiez rien, et qu'assurément si vous vous fussiez un peu mieux portée, vous eussiez été pressée de me le dire: voilà comme j'ai raisonné. Mon Dieu, que j'étais heureuse quand j'étais en repos sur votre santé! et qu'avais-je à me plaindre auprès des craintes que j'ai présentement? Ce n'est pas qu'à moi qui suis frappée des objets, et qui aime passionnément votre personne, la séparation ne soit un grand mal; mais la circonstance de votre délicate santé est si sensible, qu'elle en efface l'autre. Mandez-moi désormais l'état où vous êtes, mais avec sincérité. Je vous ai mandé tout ce que je savais pour vos jambes; si vous ne les tenez chaudement, vous ne serez jamais soulagée: quand je pense à ces jambes nues deux ou trois heures le matin pendant que vous écrivez; mon Dieu! ma chère, que cela est mauvais! Je verrai bien si vous avez soin de moi. Je me purgerai lundi pour l'amour de vous; il est vrai que le mois passé je ne pris qu'une pilule; j'admire que vous l'ayez sentie; je vous avertis que je n'ai aucun besoin de me purger; c'est à cause de cette eau, et pour vous ôter de peine. Je hais bien toutes ces fièvres qui sont autour de vous.
Le chevalier vous mande toutes les nouvelles; il en sait plus que moi, quoiqu'il soit un peu incommodé de son bras, et par conséquent assez souvent dans sa chambre. Je fus le voir hier, et le bel abbé; il me faut toujours quelque Grignan; sans cela il me semble que je suis perdue. Vous savez comme M. de la Salle a acheté la charge de Tilladet; c'est bien cher de donner cinq cent mille francs pour être subalterne de M. de Marsillac: j'aimerais mieux, ce me semble, les subalternes des charges de guerre. On parle fort du mariage de Bavière. Si l'on faisait des chevaliers (de l'ordre), ce serait une belle affaire; je vois bien des gens qui ne le croient pas. J'ai reçu une lettre de bien loin, que je vous garde; elle est pleine de tout ce qu'il y a au monde de plus reconnaissant, et d'un tour admirable. Pour le pauvre Corbinelli, je ne sais point 430 de cœur meilleur que le sien; et pour son esprit, il vous plaisait autrefois: il regarde avec respect la tendresse que j'ai pour vous; c'est un original qui lui fait connaître jusqu'où le cœur humain peut s'étendre: il est bien loin de me conseiller de m'opposer à cette pente; il connaît la force des conseils sur de pareils sujets. Le changement de mon amitié pour vous n'est pas un ouvrage de la philosophie, ni des raisonnements humains: je ne cherche point à me défaire de cette chère amitié, ma fille; si dans l'avenir vous me traitez comme on traite une amie, votre commerce sera charmant; j'en serai comblée de joie, et je marcherai dans des routes nouvelles. Si votre tempérament peu communicatif, comme vous le dites, vous empêche encore de me donner ce plaisir, je ne vous en aimerai pas moins; n'êtes-vous pas contente de ce que j'ai pour vous? en désirez-vous davantage? Voilà votre pis aller. Nous parlions de vous l'autre jour, madame de la Fayette et moi: nous trouvâmes qu'il n'y avait au monde que madame de Rohan[548] et madame de Soubise qui fussent ensemble aussi bien que nous y sommes; et où trouverez-vous une fille qui vive avec sa mère aussi agréablement que vous faites avec moi? Nous les parcourûmes toutes; en vérité nous vous fîmes bien de la justice, et vous auriez été contente d'entendre tout ce que nous disions. Il me paraît qu'elle a bien envie de servir M. de Grignan; elle voit bien clair à l'intérêt que j'y prends, et je suis sûre qu'elle sera alerte sur les chevaliers[549], et surtout le mariage se fera dans un mois, malgré l'écrevisse qui prend l'air tant qu'elle peut; mais elle sera encore fort rouge en ce temps là. Madame de la Fayette prend des bouillons de vipères, qui lui redonnent une âme et des forces à vue d'œil; elle croit que cela vous serait admirable. On coupe la tête et la queue à cette vipère; on l'ouvre, on l'écorche, et toujours elle remue; une heure, deux heures, on la voit toujours remuer: nous comparâmes cette quantité d'esprits si difficiles à apaiser, à de vieilles passions, et surtout à celles de ce quartier[550]; que ne leur fait-on point? On dit des injures, des rudesses, des cruautés, des mépris, des querelles, des plaintes, des rages; et toujours elles remuent, on n'en saurait voir la fin: on 431 croit que quand on leur arrache le cœur c'en est fait, et qu'on n'en entendra plus parler; point du tout, elles sont encore en vie, elles remuent encore. Je ne sais pas si cette sottise vous paraîtra comme à nous; mais nous étions en train de la trouver plaisante: on en peut faire souvent l'application.
Voici des affaires qui vous viennent, je crois que vous allez à Lambesc; il faut tâcher de se bien porter, de rajuster un peu les deux bouts de l'année qui sont dérangés, et les jours passeront: j'ai vu que j'en étais avare; je les jette à la tête présentement. Je m'en retourne à Livry jusqu'après la Toussaint: j'ai encore besoin de cette solitude, je n'y veux mener personne; je lirai, je tâcherai de songer à ma conscience; l'hiver sera encore assez long.
Votre pigeon est aux Rochers comme un ermite, se promenant dans ses bois: il a fort bien fait aux états: il avait envie d'être amoureux d'une mademoiselle de la Coste. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour la trouver un bon parti, mais il n'a pu. Cette affaire a une côte rompue; cela est joli. Il s'en va à Bodégat, de là au Buron, et reviendra à Noël avec M. d'Harouïs et M. de Coulanges. Ce dernier a fait des chansons extrêmement jolies; mesdemoiselles, je vous les enverrai. Il y avait à Rennes une mademoiselle Descartes, propre nièce de votre père (Descartes), qui a de l'esprit comme lui; elle fait très-bien des vers. Mon fils vous parle, vous apostrophe, vous adore, ne peut plus vivre sans son pigeon; il n'y a personne qui n'y fût trompé. Pour moi, je crois son amitié fort bonne, pourvu qu'on la connaisse pour être tout ce qu'il en sait; peut-on lui en demander davantage? Adieu, ma très-chère et très-aimable; je ne veux pas entreprendre de vous dire combien je vous aime; je crois qu'à la fin ce serait un ennui. Je fais mille amitiés à M. de Grignan, malgré son silence. J'étais ce matin avec le chevalier et M. de la Garde: toujours pied ou aile de cette famille. Mesdemoiselles, comment vous portez-vous, et cette fièvre qu'est-elle devenue? Mon cher petit marquis, il me semble que votre amitié est considérablement diminuée; que répond-il? Pauline, ma chère Pauline, où êtes-vous, ma chère petite?
A Livry, jeudi au soir 2 novembre 1679.
Je vous écris ce soir, ma très-chère, parce que j'ai envie d'aller demain matin à Pomponne. Madame de Vins m'en priait l'autre 432 jour si bonnement, que je m'en vais la voir, et M. de Pomponne, que l'on gouverne mieux en dînant un jour à Pomponne avec lui, qu'à Paris en un mois. Vous voulez donc que je me repose sur vous de votre santé, et je le veux de tout mon cœur, s'il est vrai que vous soyez changée sur ce sujet: ce serait en effet quelque chose de si naturel que cela fût ainsi, et votre négligence à cet égard me paraissait si peu ordinaire, que je me sens portée à croire que cette droiture d'esprit et de raison aura retrouvé sa place chez vous. Faites donc, ma chère enfant, tout ce que vous dites; prenez du lait et des bouillons, mettez votre santé devant toutes choses; soyez persuadée que c'est non-seulement par les soins et par le régime que l'on rétablit une poitrine comme la vôtre, mais encore par la continuité des régimes; car de prendre du lait quinze jours, et puis dire, J'ai pris du lait, il ne me fait rien; ma fille, c'est se moquer de nous, et de vous-même la première. Soyez encore persuadée d'une autre chose, c'est que sans la santé on ne peut rien faire, tout demeure, on ne peut aller ni venir qu'avec des peines incroyables: en un mot, ce n'est pas vivre que de n'avoir point de santé. L'état où vous êtes, quoi que vous disiez, n'est pas un état de consistance; il faut être mieux, si vous voulez être bien. Je suis fort fâchée du vilain temps que vous avez, et de tous vos débordements horribles: je crains votre Durance, comme une bête furieuse.
On ne parle point encore de cordons bleus: s'il y en a, et que M. de Grignan soit obligé de revenir, je le recevrai fort bien, mais fort tristement; car enfin, au lieu de placer votre voyage comme vous avez fait, c'eût été une chose bien plus raisonnable et plus naturelle que vous eussiez attendu M. de Grignan ici: mais on ne devine pas; et comme vous observiez et consultiez les volontés de M. de Grignan, ainsi qu'on faisait autrefois les entrailles des victimes, vous y aviez vu si clairement qu'il souhaitait que vous allassiez avec lui, que, ne mettant jamais votre santé en aucune sorte de considération, il était impossible que vous ne partissiez, comme vous avez fait. Il faut regarder Dieu, et lui demander la grâce de votre retour, et que ce ne soit plus comme un postillon, mais comme une femme qui n'a plus d'affaires en Provence, qui craint la bise de Grignan, et qui a dessein de s'établir et de rétablir sa santé en ce pays.
Je crois que je ferai un traité sur l'amitié; je trouve qu'il y a mille choses qui en dépendent, mille conduites à éviter pour empêcher 433 que ceux que nous aimons n'en sentent le contre-coup; je trouve qu'il y a une infinité de rencontres où nous les faisons souffrir, et où nous pourrions adoucir leurs peines si nous avions autant de vues et de pensées qu'on doit en avoir pour ce qui tient au cœur. Enfin, je ferais voir dans ce livre qu'il y a cent manières de témoigner son amitié sans la dire, ou de dire par ses actions qu'on n'a point d'amitié, lorsque la bouche traîtreusement assure le contraire. Je ne parle pour personne, mais ce qui est écrit est écrit.
Mon fils me mande des folies, et il me dit qu'il y a un lui qui m'adore, un autre lui qui m'étrangle, et qu'ils se battaient tous deux l'autre jour à outrance, dans le mail des Rochers. Je lui réponds que je voudrais que l'un eût tué l'autre, afin que je n'eusse point trois enfants; que c'était ce dernier qui me faisait tout le mal de la maternité, et que s'il pouvait l'étrangler lui-même, je serais trop contente des deux autres. J'admire la lettre de Pauline; est-ce de son écriture? Non; mais pour son style, il est aisé à reconnaître: la jolie enfant! Je voudrais bien que vous pussiez me l'envoyer dans une de vos lettres; je ne serai consolée de ne la pas voir que par les nouveaux attachements qu'elle me donnerait: je m'en vais lui faire réponse. Je quitte ce lieu à regret: la campagne est encore belle: cette avenue et tout ce qui était désolé des chenilles, et qui a pris la liberté de repousser avec votre permission, est plus vert qu'au printemps dans les plus belles années. Les petites et les grandes palissades sont parées de ces belles nuances de l'automne dont les peintres font si bien leur profit. Les grands ormes sont un peu dépouillés, et l'on n'a point de regret à ces feuilles picotées: la campagne en gros est encore toute riante; j'y passais mes journées seule avec des livres; je ne m'ennuyais que comme je m'ennuierai partout, ne vous ayant plus. Je ne sais ce que je vais faire à Paris; rien ne m'y attire, je n'y ai point de contenance; j'y vais avec chagrin; le bon abbé dit qu'il y a quelques affaires, et que tout est fini ici; allons donc. Il est vrai que cette année a passé assez vite; mais je suis fort de votre avis pour le mois de septembre; il m'a semblé qu'il a duré six mois, tout des plus longs. Je vous manderai, en arrivant à Paris, des nouvelles de mademoiselle de Méri. Je n'eusse jamais pensé que cette madame de Charmes eût pu devenir sèche comme du bois: hélas! quels changements ne fait point la mauvaise santé! Je vous prie de faire de la vôtre le premier de vos devoirs: après celui-là, et M. de Grignan auquel vous avez fait céder 434 les autres avec raison, si vous voulez bien me donner ma place, je vous en ferai souvenir. Je me trouve fort heureuse si je ne ressemble non plus à un devoir que M. de Grignan, et si vous pensez que c'est mon tour présentement à être un peu consultée.
A Paris, mercredi 22 novembre 1679.
Vous allez être bien surprise et bien fâchée, ma chère enfant. M. de Pomponne est disgracié; il eut ordre samedi au soir, comme il revenait de Pomponne, de se défaire de sa charge. Le roi avait réglé qu'il aurait 700,000 fr., et que la pension de 20,000 fr. qu'il avait comme ministre lui serait continuée: Sa Majesté voulait lui marquer par cet arrangement qu'elle était contente de sa fidélité. Ce fut M. Colbert qui lui fit ce compliment, en l'assurant qu'il était au désespoir d'être obligé, etc. M. de Pomponne demanda s'il ne pourrait point avoir l'honneur de parler au roi, et apprendre de sa bouche quelle était la faute qui avait attiré ce coup de tonnerre: on lui dit qu'il ne le pouvait pas; en sorte qu'il écrivit au roi pour lui marquer son extrême douleur, et l'ignorance où il était de ce qui pouvait avoir contribué à sa disgrâce: il lui parla de sa nombreuse famille, et le supplia d'avoir égard à huit enfants qu'il avait. Il fit remettre aussitôt ses chevaux au carrosse, et revint à Paris, où il arriva à minuit. M. de Pomponne n'était pas de ces ministres sur qui une disgrâce tombe à propos, pour leur apprendre l'humanité qu'ils ont presque tous oubliée; la fortune n'avait fait qu'employer les vertus qu'il avait, pour le bonheur des autres; on l'aimait, surtout parce qu'on l'honorait infiniment. Nous avions été, comme je vous l'ai mandé, le vendredi à Pomponne, M. de Chaulnes, Caumartin et moi: nous le trouvâmes et les dames, qui nous reçurent fort gaiement. On causa tout le soir, on joua aux échecs: ah! quel échec et mat on lui préparait à Saint-Germain! Il y alla dès le lendemain matin, parce qu'un courrier l'attendait; de sorte que M. Colbert, qui croyait le trouver le samedi au soir à l'ordinaire, sachant qu'il était allé droit à Saint-Germain, retourna sur ses pas, et pensa crever ses chevaux. Pour nous, nous ne partîmes de Pomponne qu'après dîner; nous y laissâmes les dames, madame de Vins m'ayant chargée de mille amitiés pour vous. Il fallut donc leur mander cette triste nouvelle: ce fut un valet de chambre de M. de Pomponne, qui arriva le dimanche à neuf heures dans la chambre de 435 madame de Vins: c'était une marche si extraordinaire que celle de cet homme, et il était si excessivement changé, que madame de Vins crut absolument qu'il venait lui dire la mort de M. de Pomponne; de sorte que, quand elle sut qu'il n'était que disgracié, elle respira; mais elle sentit son mal quand elle fut remise; elle alla le dire à sa sœur. Elles partirent à l'instant, laissant tous ces petits garçons en larmes; et, accablées de douleur, elles arrivèrent à Paris à deux heures après midi. Vous pouvez vous représenter leur entrevue avec M. de Pomponne, et ce qu'ils sentirent, en se revoyant si différents de ce qu'ils pensaient être la veille. Pour moi, j'appris cette nouvelle par l'abbé de Grignan; je vous avoue qu'elle me toucha droit au cœur. J'allai à leur porte dès le soir; on ne les voyait point en public; j'entrai, je les trouvai tous trois. M. de Pomponne m'embrassa, sans pouvoir prononcer une parole: les dames ne purent retenir leurs larmes, ni moi les miennes: ma fille, vous n'auriez pas retenu les vôtres; c'était un spectacle douloureux: la circonstance de ce que nous venions de nous quitter à Pomponne d'une manière si différente, augmenta notre tendresse. Enfin je ne puis vous représenter cet état. La pauvre madame de Vins, que j'avais laissée si fleurie, n'était pas reconnaissable; je dis pas reconnaissable, une fièvre de quinze jours ne l'aurait pas tant changée: elle me parla de vous, et me dit qu'elle était persuadée que vous sentiriez sa douleur, et l'état de M. de Pomponne; je l'en assurai. Nous parlâmes du contre-coup qu'elle ressentait de cette disgrâce; il est épouvantable, et pour ses affaires, et pour l'agrément de sa vie et de son séjour, et pour la fortune de son mari; elle voit tout cela bien douloureusement. M. de Pomponne n'était point en faveur; mais il était en état d'obtenir de certaines choses ordinaires, qui font pourtant l'établissement des gens: il y a bien des degrés au-dessous de la faveur des autres, qui font la fortune des particuliers. C'était aussi une chose bien douce de se trouver naturellement établie à la cour: ô Dieu! quel changement! quel retranchement! quelle économie dans cette maison! Huit enfants, n'avoir pas eu le temps d'obtenir la moindre grâce! Ils doivent trente mille livres de rente; voyez ce qu'il leur restera: ils vont se réduire tristement à Paris, à Pomponne. On dit que tant de voyages, et quelquefois des courriers qui attendaient, même celui de Bavière qui était arrivé le vendredi, et que le roi attendait impatiemment, ont un peu attiré ce malheur. Mais vous comprendrez aisément ces conduites de la Providence, 436 quand vous saurez que c'est M. le président Colbert qui a la charge; comme il est en Bavière, son frère la fait en attendant, et lui a écrit en se réjouissant, et pour le surprendre, comme si on s'était trompé au-dessus de la lettre: A monsieur, monsieur Colbert, ministre et secrétaire d'État. J'en ai fait mes compliments dans la maison affligée; rien ne pouvait être mieux. Faites un peu de réflexion à toute la puissance de cette famille, et joignez les pays étrangers à tout le reste; et vous verrez que tout ce qui est de l'autre côté, où l'on se marie[551], ne vaut point cela. Ma pauvre enfant, voilà bien des détails et des circonstances; mais il me semble qu'ils ne sont point désagréables dans ces sortes d'occasions: il me semble que vous voulez toujours qu'on vous parle; je n'ai que trop parlé. Quand votre courrier viendra, je n'ai plus à le présenter; c'est encore un de mes chagrins de vous être désormais entièrement inutile: il est vrai que je l'étais déjà par madame de Vins: mais on se ralliait ensemble. Enfin, ma fille, voilà qui est fait, voilà le monde. M. de Pomponne est plus capable que personne de soutenir ce malheur avec courage, avec résignation et beaucoup de christianisme. Quand d'ailleurs on a usé comme lui de la fortune, on ne manque point d'être plaint dans l'adversité.
Encore faut-il, ma très-chère, que je vous dise un petit mot de votre petite lettre; elle m'a donné une sensible consolation: j'ai vu la santé du petit très-confirmée, et la vôtre, ma chère enfant, dont vous me dites des merveilles: vous m'assurez que je serais bien contente si je vous voyais, vous avez raison de le croire. Quel spectacle charmant de vous voir appliquée à votre santé, à vous reposer, à vous restaurer! c'est un plaisir que vous ne m'avez jamais donné. Vous voyez que ce n'est pas inutilement que vous prenez ce soin, le succès en est visible; et quand je me tourmente ici de vous inspirer la même attention, vous sentez bien que j'ai raison.
A Paris, mercredi 29 novembre 1679.
Vous nous parlerez longtemps du malheur de M. de Pomponne avant que nous vous trouvions à la vieille mode; cette disgrâce est encore bien vive dans nos têtes; il est extrêmement regretté. Un ministre de cette humeur, avec une facilité d'esprit et une bonté 437 comme la sienne, est une chose si rare, qu'il faut souffrir qu'on sente un peu une telle perte. Vous croyez bien que je vais souvent chez lui: je fus touchée l'autre jour de le voir entrer avec cette mine aimable, sans tristesse, sans abattement. Madame de Coulanges m'avait priée de l'y mener; il la loua de s'être souvenue d'un malheureux; il ne s'arrêta point longtemps sur ce chapitre; il passa à ce qui pouvait former une conversation; il la rendit agréable comme autrefois, sans affectation pourtant d'être gai, et d'une manière si noble, si naturelle, et si précisément mêlée et composée de tout ce qu'il fallait pour attirer notre admiration, qu'il n'eut pas de peine à y réussir. Enfin, nous l'allons revoir ce M. de Pomponne si parfait, comme nous l'avons vu autrefois. Ce premier jour nous toucha; il était désoccupé, et commençait à sentir la vie et la véritable longueur des jours; car de la manière dont les siens étaient pleins, c'était un torrent précipité que sa vie; il ne la sentait pas; elle courait rapidement, sans qu'il pût la retenir. Nous le disions encore à Pomponne la dernière fois qu'il est sorti secrétaire d'État; vous savez que ce soir-là même il fut disgracié et déplacé. Je causai fort hier avec madame de Vins; elle sentira bien plus longtemps cette douleur que M. de Pomponne; je leur rends des soins si naturellement, que je me retiens, de peur que le vrai n'ait l'air d'une affectation et d'une fausse générosité: ils sont contents de moi. Enfin M. de Pomponne ne sera plus que le plus honnête homme du monde: vous souvenez-vous de Voiture, qui dit en parlant de M. le Prince,
Voilà justement l'affaire. Mais il y a des contre-coups plaisants dans cette disgrâce. Je disais que cela me faisait souvenir de Soyecourt: est-ce que je parle à toi[552]? Vous entendez fort bien tout ce que je dis et ne dis point. Enfin, il en faut revenir à la Providence, dont M. de Pomponne est adorateur et disciple; et le moyen de vivre sans cette divine doctrine? Il faudrait se pendre vingt fois le jour; et encore avec tout cela on a bien de la peine à s'en empêcher. En attendant vos lettres, ma très-chère, je n'ai pu me dispenser de 438 causer un peu avec vous sur un sujet que je suis assurée qui vous tient au cœur.
Madame de Lesdiguières[553] a écrit à la mère Angélique de Port-Royal[554], sœur de ce ministre: elle me montra la réponse qu'elle en avait reçue; je l'ai trouvée si belle que je l'ai copiée, et la voilà. C'est la première fois que j'ai vu une religieuse parler et penser en religieuse. J'en ai bien vu qui étaient agitées du mariage de leurs parentes, qui sont au désespoir que leurs nièces ne soient point encore mariées, qui sont vindicatives, médisantes, intéressées, prévenues; cela se trouve aisément: mais je n'en avais point encore vu qui fût véritablement et sincèrement morte au monde. Jouissez, ma fille, du même plaisir que cette rareté m'a donné. C'était la chère fille de M. d'Andilly, et dont il me disait: Comptez que tous mes frères, et tous mes enfants, et moi, nous sommes des sots en comparaison d'Angélique. Jamais rien n'a été bon de ce qui est sorti de ce pays-là, qui n'ait été corrigé et approuvé d'elle; toutes les langues et toutes les sciences lui sont infuses; enfin c'est un prodige, d'autant plus qu'elle est entrée à six ans en religion. Je refusai hier une copie de sa lettre à Brancas, il en est indigné; et je lui dis: Avouez seulement que cela n'est pas trop mal écrit pour une hérétique. J'en ai vu encore plusieurs autres d'elle, et bien plus belles, et bien plus justes: ceci est un billet écrit à course de plume. La mienne est bien en train de trotter.
J'ai été à cette noce de madame de Louvois; que vous dirai-je? magnificence, illumination, toute la France, habits rebattus et rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce que l'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues: du milieu de tout cela, il sortit quelques questions de votre santé, à quoi ne m'étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans l'ignorance et dans l'indifférence de ce qui en est. O vanité des vanités! Cette belle petite de Monchi a la petite vérole; on pourrait encore dire, ô vanité, etc.
Je reçois votre lettre du 18, c'était un samedi, et le propre jour 439 de la disgrâce de ce pauvre homme: tout ce que vous me dites de lui me perce le cœur; quand je songe à cette chute, et combien vous êtes loin de la prévoir, je crains votre surprise. Comme il n'y a rien à ménager avec madame de Vins, je lui montrerai comme vous sentiez ce souvenir obligeant de M. de Pomponne. Hélas! vous parlez du mariage de M. le Dauphin, d'affaires étrangères, de ministère, et il faut parler de passer peut-être son hiver à Pomponne; car quoiqu'il dise que non, je crains que le monde ne l'importune. Il a beaucoup de piété; et si c'est ici le chemin de son salut, il ne perdra guère de temps à se jeter dans la solitude. Quel malheur pour madame de Vins! et qu'elle le sent bien! Il nous prit hier une peur, à Brancas et à moi, que le séjour de Pomponne, qu'il aime si démesurément, et qui a causé tous ses péchés véniels, ne lui devienne insupportable par un caprice qui arrive souvent: cette trop grande liberté d'y être lui donnera du dégoût, et le fera souvenir que ce Pomponne a contribué à son malheur. Ne sera-ce point comme l'abbé d'Effiat, qui, pour marquer son chagrin contre Veret, disait qu'il avait épousé sa maîtresse? Mais non, car tout cela est fou, et M. de Pomponne est sage.
Vous me parlez de votre homme de la Trappe; quoi? c'était votre recteur de Saint-Andiol! vous devez avoir eu de grandes conversations avec lui: rien n'est plus curieux que de savoir d'original ce qui se passe dans cette maison. Le dîner que vous me dépeignez est horrible, je ne comprends point cette sorte de mortification; c'est une juiverie, et la chose du monde la plus malsaine. Les capucins que je vis à Pomponne en ordonnent partout: je ne sais pas si les pauvres gens en savent les conséquences, mais ils ne croient rien de si salutaire; ils disent qu'un peu d'esprit de sel dans ce qu'on boit chasserait pour jamais toute sorte de néphrétique. Je crois que Villebrune[555] avait senti la vertu de ce présent du ciel. En vérité, je ne suis point édifiée de cette sale mortification. Vous me parlez toujours si bien du soin que vous avez de votre santé, que je ne sais plus que vous dire: Dieu vous conserve cette attention dont vous sentez l'effet! si vous en aviez eu ici une petite partie, nous aurions bien abrégé des discours. Celui que vous me faites de madame de Coulanges, et de son chagrin contre la Fare[556], 440 à qui elle fait la mine, disant qu'il l'a trompée, serait admirable à lui montrer, accompagné de l'envie que vous avez d'apprendre de ses nouvelles, si vous n'aviez pas dit si franchement votre avis du goût de madame de Villars pour elle: cet endroit me fera cacher l'autre, qui l'aurait fort réjouie. Je vous prie de me reparler d'elle, car elle ne cesse de me prier de vous faire mille compliments; elle veut voir les endroits où vous parlez de votre santé; elle y prend intérêt, et à son petit bon ami: il faut rendre tout cela. Je ne sais quelle disparate je vais faire, en vous disant que la Trousse n'est point encore revenu; je suis bien trompée, ou c'est un péché qu'il fait contre les idées de l'amour, des plus gros qu'il se fasse. Mon Dieu, qu'il y a de folies dans le monde! il me semble que je vois quelquefois les loges et les barreaux devant ceux qui me parlent; et je ne doute pas aussi qu'ils ne voient les miens.
A Paris, vendredi 5 janvier 1680.
Ah! ma très-chère, que je suis obligée à madame du Janet de vous avoir ôté la plume! Si, par l'air de Salon et par les fatigues, vous retombez à tout moment, quelles raisons n'ai je point de vous conjurer mille fois de ne point écrire? Vous parlez de votre mal avec une capacité qui m'étonne; mais l'intérêt que je prends à votre santé me fait comprendre tout ce que vous dites. Que j'ai d'envie que cette bise et ce vent du midi vous laissent en repos! Mais quel malheur d'être blessée de deux vents qui sont si souvent dans le monde, et surtout en Provence? Je vous demande, ma fille, si, dans l'état où vous êtes, je puis m'empêcher d'y penser tristement.
Je fus hier aux grandes Carmélites avec Mademoiselle, qui eut la bonne pensée de mander à madame de Lesdiguières de me mener. Nous entrâmes dans ce saint lieu; je fus ravie de l'esprit de la mère Agnès[557]; elle me parla de vous, comme vous connaissant par sa sœur. Je vis madame Stuart belle et contente. Je vis mademoiselle d'Épernon[558], qui ne me trouva pas défigurée; il y avait plus de trente ans que nous ne nous étions vues; elle me parut horriblement changée. La petite du Janet ne me quitta point; elle a le voile blanc depuis trois jours; c'est un prodige de ferveur et de vocation: 441 je m'en vais en écrire à sa mère. Mais quel ange (madame de la Vallière) m'apparut à la fin! car M. le prince de Conti la tenait au parloir. Ce fut à mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois, je ne la trouvai ni bouffie, ni jaune; elle est moins maigre et plus contente: elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards: l'austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus; cet habit si étrange n'ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air; pour la modestie, elle n'est pas plus grande que quand elle donnait au monde une princesse de Conti: mais c'est assez pour une carmélite. Elle me dit mille honnêtetés, et me parla de vous si bien, si à propos; tout ce qu'elle dit était si assorti à sa personne, que je ne crois pas qu'il y ait rien de mieux. M. de Conti l'aime et l'honore tendrement, elle est son directeur; ce prince est dévot, et le sera comme son père. En vérité, cet habit et cette retraite sont une grande dignité pour elle.
A Paris, mercredi 10 janvier 1680.
Si j'avais un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et sensible dont j'ai été pénétrée en voyant comme vous souhaitez que ma vie soit composée de plus d'années que la vôtre, vous connaîtriez bien clairement avec quelle vérité et quelle ardeur je souhaite aussi que la Providence ne dérange point l'ordre de la nature, qui m'a fait naître votre mère, et venir en ce monde beaucoup devant vous; c'est la règle et la raison, ma fille, que je parte la première; et Dieu, pour qui nos cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que cet ordre s'observe en moi. Il est impossible que la vérité et la justice de ce sentiment ne vous pénètre pas comme j'en suis pénétrée: de là, ma fille, vous n'aurez point de peine à vous représenter quelle sorte d'intérêt je prends à votre santé. Je vous conjure, par toute l'amitié que vous avez pour moi, de ne m'écrire qu'une feuille tout au plus: dites à quelqu'un de m'écrire, et même ne dictez point, cela fatigue. Enfin, je ne puis plus trouver de plaisir à ce qui me charmait autrefois dans votre absence, et vos grandes lettres me font plus de mal qu'à vous; je vous prie de m'ôter cette peine, il m'en reste encore assez. Madame de Schomberg vous conseille, si vous voulez à toute force prendre du café, d'y mettre du miel de Narbonne au lieu de sucre, cela console la poitrine, et c'est avec cette modification 442 qu'on en laisse prendre à M. de Schomberg, dont la santé est extrêmement mauvaise depuis six ou sept mois. La mienne est parfaite; je vous ai mandé comme je m'étais purgée à merveilles, et puis de cette eau de cerises. Pour mes mains, je crois qu'elles sont guéries, je n'y pense pas. Eh, ma chère enfant! ne songez qu'à vous, n'oubliez rien de tout ce qui doit vous soulager; vous connaissez trop l'amitié pour douter de ce que je souffre quand je pense à l'état où vous êtes; et cette pensée ne s'éloigne pas de moi.
Je suis de votre avis sur tous les choix de la maison de madame la Dauphine. Le maréchal d'Humières a mandé à Rouville qu'il était serviteur des dévots, depuis qu'il voyait le maréchal de Bellefonds écuyer, madame d'Effiat gouvernante, et madame de Vibraye dame d'honneur. On dit que cette dernière est repoussée, parce qu'elle a fait trop de façons et trop de propositions. On prétend que toute place pour laquelle on est choisi, dans la maison du seigneur, honore la personne nommée; tout est rehaussé maintenant. Autrefois les dames d'honneur de la reine étaient des marquises, et toutes les grandes charges de la maison du roi étaient aux seigneurs; aujourd'hui, tout est duc et maréchal de France, tout est monté.
M. de Pomponne est revenu pour finir ses affaires; on va le payer. Je vois assez souvent madame de Vins, qui, n'ayant rien de nouveau à vous mander, ne vous écrit point, pour ne point vous obliger d'écrire inutilement. M. de Bussy et sa fille (madame de Coligny) ont dîné ici deux fois; ils ont, en vérité, bien de l'esprit; ils m'ont fort priée de vous faire leurs compliments. Le petit Coulanges est ici, tout comme vous l'avez vu; la maréchale de Rochefort l'emmène avec elle au-devant de madame la Dauphine: je lui conseille de faire ce voyage, n'ayant rien de mieux à faire; et peut-être qu'en écrivant de jolies relations, cela pourra lui être bon. Adieu, ma très-chère bonne; je ne sais rien: je crois même qu'en faisant mes lettres un peu moins infinies, je vous jetterai moins de pensées et moins d'envie d'y répondre; c'est ce que je désire, ne pouvant jamais vouloir que ce qui vous est avantageux.
Mon fils est retourné en basse Bretagne faire les Rois; il assure qu'il sera ici le 20: Dieu le veuille! Madame de Soubise est toujours invisible; elle sera à Paris plus qu'elle ne pense: elle est bien servie en ce pays-là. Mademoiselle de Fontanges est d'une beauté 443 singulière[559]: elle paraît à la tribune comme une divinité; madame de Montespan de l'autre côté, autre divinité. La singulière a donné pour six mille pistoles d'étrennes[560]. Madame de Coulanges a été fort admirée de ce qu'elle a exécuté.
A Paris, mercredi 17 janvier 1680.
Le temps n'est plus, ma pauvre enfant, que ce m'était une consolation de recevoir une grande lettre de vous; présentement ce m'est une véritable peine; et quand je pense à celle que vous avez d'écrire, et au mal sensible que cela vous fait, je soutiens que vous ne sauriez m'écrire assez peu. Si vous êtes incommodée, il faut ne point écrire; si vous ne l'êtes pas, il ne faut point écrire; enfin, si vous avez quelque soin de vous et quelque amitié pour moi, il faut, par nécessité ou par précaution, garder cette conduite. Si vous êtes mal, reposez-vous; si vous êtes bien, conservez-vous; et puisque cette santé si précieuse, dont on ne connaît le bonheur qu'après l'avoir perdue, vous oblige à vous ménager, croyez que ce doit être votre unique affaire, et celle dont je vous aurai le plus d'obligation. Vous me paraissez accablée de la dépense d'Aix; c'est une chose cruelle que de gâter encore vos affaires en Provence, au lieu de les raccommoder: vous souhaitez d'être à Grignan, c'est le seul lieu, dites-vous, où vous ne dépensez rien: je comprends qu'un peu de séjour dans votre château ne vous serait pas inutile à cet égard; mais vous n'êtes plus en état de mettre cette considération au premier rang; votre santé doit aller la première, c'est ce qui doit vous conduire; et quelle raison pourrait obliger ceux qui vous aiment à vous laisser dans un air qui vous fait périr visiblement? Vous êtes si incommodée de la bise d'Aix et de Salon, que vous devez attendre à l'être encore plus de celle de Grignan. Ainsi, ma fille, il faudra prendre une résolution sage; il faudra, quand vous serez ici, n'être plus, comme vous êtes toujours, 444 un pied en l'air: il n'y a rien de bon avec cette agitation d'esprit; vous devez changer de style, puisque vous changez de santé et de tempérament; vous devez dire, Je ne puis plus voyager, il faut que je me remette. Mais au lieu de parler sincèrement de votre état à M. de Grignan qui vous aime, qui ne veut pas vous perdre, et qui voit comme nous combien le repos et le bon air vous sont nécessaires, il semble au contraire que vous vouliez le tromper et vous tromper aussi, en disant, Je me porte parfaitement bien, quand vous vous portez parfaitement mal. Il s'agira donc de rectifier toutes ces manières, qui jusqu'ici n'ont servi qu'à détruire votre santé. Nous en parlerons encore: mais je ne puis m'empêcher de vous dire tout ceci, sur quoi vous pouvez faire des réflexions.
Vous trouvez, ce me semble, la cour bien orageuse. Vous avez raison d'être étonnée de madame de Soubise; personne ne sait le vrai de cette disgrâce; il ne paraît point que ce soit une victime: elle a voulu une place que le roi l'a empêchée d'avoir: il y a bien à dire des épigrammes là-dessus. Quand elle a vu que toute cette distinction était réduite à une augmentation de pension, elle a parlé, elle s'est plainte; elle est venue à Paris; j'y viens, j'y suis encore, etc. Il ne serait pas impossible de tourner la suite de ces vers. On ne la voit point du tout, ni frère, ni sœur, ni tante, ni cousine: elle n'a que madame de Rochefort qui lui tient lieu de tout. On ne lui fera point dire ce qu'elle ne dit pas, car elle est recluse. Cependant elle est très-bien servie là-bas; elle espère qu'elle retournera bientôt. Il y a des gens qui croient qu'elle pourra se tromper: si cela est, il faudra qu'elle change de vie; une plus longue retraite ne serait pas soutenable. On ne voit pas non plus madame de Rochefort; c'est une belle femme de moins dans les fêtes qui se font pour les grandes noces.
Mademoiselle de Blois est donc madame la princesse de Conti: elle fut fiancée lundi en grande cérémonie, hier mariée, à la face du soleil, dans la chapelle de Saint-Germain: un grand festin comme la veille: l'après-dîner, une comédie, et le soir couchés, et leurs chemises données par le roi et par la reine. Si je vois quelqu'un avant que d'envoyer cette lettre, qui soit revenu de la cour, je vous ferai une addition. Mais voyez comme il est bon de se tourmenter un peu pour avoir des places; il est certain que celles qui avaient été nommées pour dames d'honneur de cette princesse avaient fait leurs diligences. Le hasard veut que madame de 445 Buri[561], qui est à cinquante lieues d'ici, tombe dans l'esprit de madame Colbert; elle l'a vue autrefois, elle en parle à M. de Lavardin son neveu, elle en parle au roi; on trouve qu'elle est tout comme il faut; on mande qu'elle aura six mille francs d'appointements, qu'elle entrera dans le carrosse de la reine. On fait écrire le père Bourdaloue, qui est son confesseur; car elle n'est pas Janséniste comme madame de Vibraye; c'est avec ce mot qu'on a supprimé celle-ci, quoiqu'elle soit sous la direction de Saint-Sulpice, qui est, pour la doctrine, comme celle des jésuites. Enfin le courrier part, et on l'attend demain. Madame de Lavardin fait présent à madame de Buri d'une robe noire, d'une jupe, d'un mouchoir de point avec les manchettes, tout cela prêt à mettre. La Senneterre a eu beau tortiller autour du Bourdaloue; point de nouvelles. Vous êtes étonnée que la presse soit si grande, vous n'êtes pas la seule; mais la rage est d'être là in ogni modo. Voilà donc une amie de M. le coadjuteur encore placée: c'est un moulin à paroles, comme vous savez; elle parle Buri, c'est une langue; mais au moins elle ne s'en est pas servie pour être à cette place. Celle de la maréchale de Clérembault est fort extraordinaire; elle est protégée par Madame, qui voudrait bien en faire une dame de la reine. Elle va à la cour, comme si de rien n'était; il ne semble pas qu'elle se souvienne d'avoir été et de n'être plus gouvernante[562],
Vous rajusterez ces vers: mais quand ils se trouvent en courant au bout de ma plume, il faut qu'ils passent. Montgobert me parle d'un bal, où je vois danser fort joliment mon petit marquis. Pauline a-t-elle la même inclination pour la danse que sa sœur d'Adhémar? Il ne faudrait plus que cet agrément pour la rendre trop aimable: ah! ma fille, divertissez-vous de cette jolie enfant; ne la mettez point en lieu d'être gâtée; j'ai une extrême envie de la voir.
Je m'en vais vous dire une chose plaisante, dont Corbinelli est témoin: je lui dis lundi matin que j'avais songé toute la nuit d'une madame de Rus; que je ne comprenais pas d'où me revenait cette 446 idée, et que je voulais vous demander des nouvelles de cette sorcière. Là-dessus je reçois votre lettre, et justement vous m'en parlez, comme si vous m'aviez entendue; ce hasard m'a paru plaisant: me voilà donc instruite de ce que je voulais vous demander. Je n'ai pas oublié le comte de Suze. M. de Saint-Omer son frère a été à l'extrémité; il a reçu tous les sacrements; il ne voulait point être saigné avec une grosse fièvre, une inflammation; le médecin anglais le fit saigner par force; jugez s'il en avait besoin; et ensuite avec son remède il l'a ressuscité, et dans trois jours il jouera à la fossette. Hélas! cette pauvre lieutenante qui aimait tant M. de Vins, et qui craignait tant qu'on ne le sût pas, la voilà morte, et très-jeune; mandez-moi de quelle maladie; je suis toujours surprise de la mort des jeunes personnes. Vous avez raison de vous plaindre que je vous ai mal élevée; si vous aviez appris à prendre le temps comme il vient, cela vous aurait extrêmement amusée.
N'avez-vous point remarqué la gazette de Hollande? Elle compte ceux qui ont des charges chez madame la Dauphine: M. de Richelieu, chevalier d'honneur; M. le maréchal de Bellefonds, premier écuyer; M. de Saint-Géran, rien. Vous m'avouerez que cela est plaisant. Enfin, cette folie est passée jusqu'en Hollande. Mon fils est toujours les délices de Quimper; je crois pourtant qu'il est présentement à Nantes, et qu'il sera ici à la fin du mois; vous voyez bien que je l'ai mieux élevé que vous: j'espère que dans quinze jours il n'y paraîtra pas, et qu'il sera prêt à partir avec les autres. N'écrivez point, et gardez-vous bien de répondre à toutes ces causeries, dont je ne me souviendrai plus moi-même dans trois semaines. Si la santé de Montgobert peut s'accommoder à écrire pour vous, elle vous soulagera entièrement, sans même que vous ayez la peine de dicter: elle écrit comme nous.
J'approuve fort que vous soupiez; cela vaut mieux que douze cuillerées de lait. Hélas! ma fille, je change à toute heure; je ne sais ce que je veux: c'est que je voudrais que vous pussiez retrouver de la santé; il faut me pardonner, si je cours à tout ce que je crois de meilleur; et c'est toujours sous le nom de bien et de mieux que je change d'avis. Pour vous, ma très-chère, n'en changez point sur la bonne opinion que vous devez avoir de vous, malgré les procédés désobligeants de la fortune. En vérité, si elle voulait, M. et madame de Grignan tiendraient fort bien leur 447 place à la cour: mais vous savez où cela est réglé, et l'inutilité du chagrin qu'on ne peut s'empêcher d'en avoir.
Je ne sais rien encore de ce qui s'est passé à la noce. J'ignore si ce fut à la face du soleil ou de la lune que le mariage se fit. J'irai faire mon paquet chez madame de Vins, et vous manderai ce que j'aurai appris. Cependant, je vous dirai une nouvelle la plus grande et la plus extraordinaire que vous puissiez apprendre; c'est que M. le Prince fit faire hier sa barbe; il était rasé; ce n'est point une illusion, ni une de ces choses qu'on dit en l'air, c'est une vérité; toute la cour en fut témoin; et madame de Langeron prenant son temps qu'il avait les pattes croisées comme le lion, lui fit mettre un justaucorps avec des boutonnières de diamants; un valet de chambre, abusant aussi de sa patience, le frisa, lui mit de la poudre, et le réduisit enfin à être l'homme de la cour de la meilleure mine, et une tête qui effaçait toutes les perruques: voilà le prodige de la noce. L'habit de M. le prince de Conti était inestimable; c'était une broderie de diamants fort gros, qui suivait les compartiments d'un velouté noir sur un fond de couleur de paille. On dit que la couleur de paille ne réussissait pas, et que madame de Langeron, qui est l'âme de toute la parure de l'hôtel de Condé, en a été malade. En effet, voilà de ces sortes de choses dont on ne doit point se consoler. M. le Duc, madame la Duchesse et mademoiselle de Bourbon avaient trois habits garnis de pierreries différentes pour les trois jours. Mais j'oubliais le meilleur, c'est que l'épée de M. le Prince était garnie de diamants.
La doublure du manteau du prince de Conti était de satin noir, piqué de diamants comme de la moucheture. La princesse était romanesquement belle, et parée, et contente.
A Paris, vendredi 26 janvier 1680.
Je veux commencer par votre santé; c'est ce qui me tient uniquement au cœur. C'est sans préjudice de cette continuelle pensée que je vois, que j'entends, et que je prends intérêt à toutes les choses de ce monde: elles sont plus proches ou plus loin de moi, 448 selon qu'elles ont plus ou moins de rapport à vous: vous me donnez même l'attention que j'ai aux nouvelles. Je vous trouve bien dorlotée, bien mitonnée, ma chère enfant; vous n'êtes point dans le tourbillon, je suis en repos pour votre repos; mais je n'y suis pas pour cette chaleur et cette pesanteur, et cette douleur sans bise, sans fatigue. Je voudrais bien un peu plus d'éclaircissement sur un point si important: tant de soins qu'on a de vous ne sont pas sans raison, ni par pure précaution. Je souhaite que vous soyez changée sur l'écriture, et que ce soit sincèrement que vous ne vouliez plus vous tuer avec votre écritoire; confirmez-moi cette bonne opinion de vous, et en nul cas ne m'écrivez de grandes lettres, vous m'en écrivez assez, et trop. Montgobert s'en acquitte très-bien, et, comme je vous ai dit, elle peut même vous soulager de dicter. Je voudrais qu'elle mêlât un mot du sien sur le sujet de votre santé.
En vérité, je ne me souviens plus du petit de Gonor; je vous laisse le soin, et à votre frère, de ces anciennes dates. Sans la présence de Mademoiselle, j'aurais renoncé mademoiselle d'Épernon; je dis ce jour-là, et toujours, ces sottises que vous appelez jolies, et tout ce qu'on peut faire pour les adoucir; vous voulez tirer de ce rang le compliment que je fis à madame de Richelieu, je le veux bien, car il ressemble à ce que lui aurait dit M. de Grignan: j'y pensai: voilà justement de ces choses qui lui viennent quand il parle et quand il écrit; c'est ce qui fait que ses lettres font toujours, deux mois durant, l'ornement de toutes les poches. Madame de Coulanges avait encore hier la sienne, et la montre: cela n'est-il pas plaisant? Au reste, ma très-chère, ne comptez point tant que vous soyez où vous devez être, que vous ne comptiez encore que vous devez être quelquefois ici; c'est votre pays et celui de M. de Grignan; et je vivrais bien tristement, si je n'espérais vous y revoir cette année. M. de Rennes[563] vous garde votre appartement, et nous donnera pourtant tout le temps d'y faire travailler. Vous ne m'avez aucune obligation de cette société, ce n'en est point une, c'est un homme admirable, il ne pèse rien non plus que ses gens, sa conversation est légère; on le voit peu; il trotte assez, et ne hait pas d'être dans sa chambre; on le souhaite; il ne ressemble pas à feu M. du Mans: enfin, il est tel que si on souhaitait quelqu'un qui ne fût pas vous, ce serait un autre 449 comme celui-là: il m'a priée déjà plusieurs fois de vous faire bien des compliments, et de vous dire que, quelque joie qu'il ait d'être ici, il m'aime trop pour n'avoir pas beaucoup d'envie de vous quitter la place.
On ne parle plus de madame de Soubise, on n'y pense même déjà plus. Vraiment, il y a bien d'autres affaires; et je crois que je suis folle de m'amuser à parler d'autre chose. Il y a deux jours que l'on est assez comme le jour de Mademoiselle et de M. de Lauzun: on est dans une agitation, on envoie aux nouvelles, on va dans les maisons pour en apprendre, on est curieux; et voici ce qui a paru, en attendant le reste[564].
M. de Luxembourg était mercredi à Saint-Germain, sans que le roi lui fît moins bonne mine qu'à l'ordinaire: on l'avertit qu'il y avait contre lui un décret de prise de corps: il voulut parler au roi; vous pouvez penser ce qu'on dit. Sa Majesté lui dit que, s'il était innocent, il n'avait qu'à s'aller mettre en prison; et qu'il avait donné de si bons juges pour examiner ces sortes d'affaires, qu'il leur en laissait toute la conduite. M. de Luxembourg pria qu'on ne l'y menât point, et en effet il monta aussitôt en carrosse, et s'en vint chez le père de la Chaise: mesdames de Lavardin et de Mouci, qui venaient ici, le rencontrèrent dans la rue Saint-Honoré, assez triste dans son carrosse: après avoir été une heure aux Jésuites, il fut à la Bastille, et remit à Baisemaux (le gouverneur) l'ordre qu'il avait apporté de Saint-Germain. Il entra d'abord dans une assez belle chambre. Madame de Meckelbourg[565] vint l'y voir, et pensa fondre en larmes; elle s'en alla, et une heure après qu'elle fut sortie, il arriva un ordre de le mettre dans une des horribles 450 chambres grillées qui sont dans les tours, où l'on voit à peine le ciel, et défense de voir qui que ce fût. Voilà, ma fille, un grand sujet de réflexion: songez à la fortune brillante d'un tel homme, à l'honneur qu'il avait eu de commander les armées du roi, et représentez-vous ce que ce fut pour lui d'entendre fermer ces gros verroux; et s'il a dormi par excès d'abattement, pensez au réveil. Personne ne croit qu'il y ait du poison à son affaire. Je vous assure que voilà une sorte de malheur qui en efface bien d'autres.
Madame de Tingry est ajournée pour répondre devant les juges. Pour madame la comtesse de Soissons, elle n'a pu envisager la prison; on a bien voulu lui donner le temps de s'enfuir, si elle est coupable. Elle jouait à la bassette mercredi: M. de Bouillon entra; il la pria de passer dans son cabinet, et lui dit qu'il fallait sortir de France, ou aller à la Bastille: elle ne balança point; elle fit sortir du jeu la marquise d'Alluye; elles ne parurent plus. L'heure du souper vint; on dit que madame la comtesse soupait en ville; tout le monde s'en alla, persuadé de quelque chose d'extraordinaire. Cependant on fit beaucoup de paquets, on prit de l'argent, des pierreries; on fit prendre des justaucorps gris aux laquais et aux cochers; on fit mettre huit chevaux au carrosse. Elle fit placer auprès d'elle dans le fond la marquise d'Alluye, qu'on dit qui ne voulait pas aller, et deux femmes de chambre sur le devant. Elle dit à ses gens qu'ils ne se missent point en peine d'elle, qu'elle était innocente; mais que ces coquines de femmes avaient pris plaisir à la nommer: elle pleura; elle passa chez madame de Carignan, et sortit de Paris à trois heures du matin. On dit qu'elle va à Namur: vous croyez qu'on n'a pas dessein de la suivre. On ne laissera pas de faire son procès, ne fut-ce que pour la justifier: il y a bien des noirceurs dans ce que dit la Voisin. Le duc de Villeroi[566] paraît très-affligé, ou pour mieux dire ne paraît pas; car il est enfermé dans sa chambre, et ne voit personne. Peut-être vous dirai-je encore quelque nouvelle avant que de fermer cette lettre.
Madame de Vibraye a repris le train de sa dévotion; Dieu n'a pas voulu qu'elle ait passé sa vie, comme vous dites fort bien, avec ses ennemis. Madame de Buri fait fort joliment tourner son moulin à paroles. Si on voit la Princesse à Paris, madame de Vins désire que j'y aille avec elle. Pomenars a été taillé, vous l'ai-je dit? Je l'ai vu; c'est un plaisir que de l'entendre parler sur tous ces poisons: 451 on est tenté de lui dire, Est-il possible que ce seul crime vous soit inconnu? Volonne dit son avis comme un autre, admirant le commerce qu'on a eu avec ces coquines. La reine d'Espagne est quasi aussi enfermée que M. de Luxembourg. Madame de Villars mandait l'autre jour à madame de Coulanges que si ce n'était pour l'amour de M. de Villars, elle ne passerait point son hiver à Madrid. Elle fait des relations fort jolies et fort plaisantes à madame de Coulanges, croyant bien qu'elles iront plus loin[567]. Je suis fort contente d'en avoir le plaisir, sans être obligée d'y répondre. Madame de Vins est de mon avis. M. de Pomponne est allé pour trois jours respirer à Pomponne; il a tout reçu, il a tout rendu: voilà qui est fait. Il me serre toujours le cœur, quand il me demande si je ne sais point de nouvelles; il est ignorant comme sur les bords de la Marne: il a raison de calmer son âme tant qu'il pourra. La mienne a été fort émue, aussi bien que celle de l'abbé, de ce que vous écrivez de votre main: vous ne l'avez pas senti, ma chère enfant, il est impossible de le lire avec des yeux secs. Eh, bon Dieu! vous compter bonne à rien et inutile partout à quelqu'un qui ne compte que vous dans le monde: comprenez l'effet que cela peut faire. Je vous prie de ne plus dire de mal de votre humeur: votre cœur et votre âme sont trop parfaits pour laisser voir ces légères ombres: épargnez un peu la vérité, la justice, et mon seul et sensible goût. Ma chère enfant, je ne compterai point ma vie que je ne me retrouve avec vous.
A Paris, vendredi 2 février 1680.
Vous avez trop écrit, ma très-chère; vous vous laissez tenter à l'envie de causer, et vous abusez ainsi de votre délicate santé; si je succombais aussi aisément à la tentation de vous entendre discourir dans vos lettres, ce serait une belle chose: je m'amuserais au plaisir de vous entendre conter le combat du petit garçon, que vous réduisez en quatre lignes le plus plaisamment du monde: vous dites que vous n'êtes pas forte sur la narration; et je vous dis, moi qu'on ne peut mieux abréger un récit. Je comprends que vous vous soyez divertie de ce petit garçon qui croit s'être battu à la 452 rigueur. La sagesse du petit marquis me plaît. Vous me représentez fort bien les divers sentiments de mesdemoiselles de Grignan, j'avais envie de les savoir: ce que vous dites de Pauline est incomparable, aussi bien que l'usage que vous faites de votre délicatesse pour éviter les plaisirs du carnaval. Je n'oublierai jamais la hâte que vous aviez de vous divertir vitement, avalant les jours gras comme une médecine, pour vous trouver promptement dans le repos du carême. Vos personnes qualifiées au pluriel et au singulier vous soulagent beaucoup, et font très-bien leurs personnages. Il ne faut pas douter que de vous entendre expliquer tout cela, ne soit fort délicieux; mais cependant, ma fille, je chasse cette tentation par la pensée que rien ne vous est plus mauvais que d'écrire: je vous conjure donc, ma fille, de ne plus vous jouer à m'écrire autant que la dernière fois, si vous ne voulez que je réduise mes lettres à une demi-page. J'embrasse M. de Grignan, puisqu'enfin, avec tant de peine et tant d'adresse, vous l'avez obligé à me pardonner; et je le prie, en faveur de cette réconciliation, de prendre soin d'accourcir les lignes que je veux de vous. Il me paraît que vous l'avez trompé, et Montgobert aussi, dans la quantité de celles que vous m'avez écrites; je vous demande tendrement de n'y plus retourner.
Vos raisonnements sur madame de Saint-Géran sont bien à propos; il y a trois semaines que madame de Buri est établie dans la place où vous croyiez madame de Saint-Géran. Madame la Dauphine n'aura point de dames; vous connaissez sa dame d'honneur et ses dames d'atour, voilà tout. Il y a huit jours qu'elles sont parties avec toute la maison pour Schélestat: les filles le sont aussi; elles sont de grande naissance, sans nulle beauté extraordinaire: Laval, les Biron, Tonnerre, Rambures et la bonne Montchevreuil à leurs trousses. On laisse la sixième place à quelque Allemande, si madame la Dauphine veut en amener. Le roi caresse et traite si tendrement madame la princesse de Conti, que cela fait plaisir: quand elle arrive, il la baise et l'embrasse, et cause avec elle; il ne contraint plus l'inclination qu'il a pour elle; c'est sa vraie fille, il ne l'appelle plus autrement: tirez toutes vos conséquences. Elle est toujours des grâces le modèle, et croît beaucoup: elle n'est point surintendante[568], et n'a point eu cent mille écus de pension; j'ai sur le cœur ces deux faussetés. Vous devriez 453 lire les gazettes; elles sont bonnes et point exagérées, ni flatteuses comme autrefois. Mais quelle folie de parler d'autre chose que de madame Voisin et de M. le Sage!
Monsieur de Sévigné.
Ce n'est pas M. le Sage qui prend la plume, comme vous voyez; me revoilà enfin, ma belle petite sœur, tout planté à Paris, à côté de maman mignonne, que l'on ne m'accuse point encore d'avoir voulu empoisonner; et je vous assure que, dans le temps qui court, ce n'est pas un petit mérite. Je suis dans les mêmes sentiments pour ma petite sœur; c'est pourquoi je souhaite ardemment le retour de votre santé; après celui-là nous en souhaiterons un autre.
Madame de Sévigné.
Le voilà arrivé, ce fripon de Sévigné. J'avais dessein de le gronder, et j'en avais tous les sujets du monde; j'avais même préparé un petit discours raisonné, et je l'avais divisé en dix-sept points, comme la harangue de Vassé; mais je ne sais de quelle façon tout cela s'est brouillé, et si bien mêlé de sérieux et de gaieté, que nous avons tout confondu. Tout père frappe à côté, comme dit la chanson. On continue à blâmer un peu la sagesse des juges, qui a fait tant de bruit, et nommé scandaleusement de si grands noms pour si peu de chose. M. de Bouillon a demandé au roi permission de faire imprimer l'interrogatoire de sa femme, pour l'envoyer en Italie et par toute l'Europe, où l'on pourrait croire que madame de Bouillon est une empoisonneuse. Madame de la Ferté, ravie d'être innocente une fois en sa vie, a voulu à toute force jouir de cette qualité; et quoiqu'on lui eût mandé de ne point venir si elle ne voulait, elle le voulut, et cela fut encore plus léger que madame de Bouillon. Feuquières et madame du Roure, toujours des peccadilles. Mais voici ce qui est désagréable pour les prisonniers, c'est que la chambre ne travaillera de vingt jours, soit pour tâcher de se racquitter en faisant des informations nouvelles, soit en faisant venir de loin des gens accusés, comme, par exemple, cette Polignac, qui a un décret, ainsi que la comtesse de Soissons. Enfin, voilà vingt jours de repos, ou de désespoir; cependant la comtesse de Soissons gagne pays, et fait fort bien: il n'est rien tel que de mettre son crime ou son innocence au grand air[569]. J'ai eu 454 toutes les peines du monde à découvrir que cette pauvre Bertillac est morte.
A Paris, vendredi 23 février 1680.
En vérité, ma fille, voici une assez jolie petite semaine pour les Grignans. Si la Providence voulait favoriser l'aîné à proportion, nous le verrions dans une belle place; en attendant, je trouve qu'il est fort agréable d'avoir des frères si bien traités. A peine le chevalier a-t-il remercié de ses mille écus de pension, qu'on le choisit entre huit ou dix hommes de qualité et de mérite, pour l'attacher à M. le Dauphin avec une pension de deux mille écus: voilà neuf mille livres de rente en trois jours. Il retourna sur ses pas à Saint-Germain, pour remercier encore; car ce fut en son absence, et pendant qu'il était ici, qu'il fut nommé. Son mérite particulier a beaucoup servi à ce choix; une réputation distinguée, de l'honneur, de la probité, de bonnes mœurs, tout cela s'est fort réveillé, et l'on a trouvé que Sa Majesté ne pouvait mieux faire que de jeter les yeux sur un si bon sujet. Il n'y en a encore que huit de nommés[570], Dangeau, d'Antin, Clermont, Sainte-Maure, Matignon, Chiverni, Florensac et Grignan. C'est une approbation générale pour ce dernier. J'en fais mes compliments à M. de Grignan, à M. le coadjuteur et à vous. Mon fils part demain: il a lu vos reproches; peut-être que la beauté de la cour qu'il veut quitter, et où il est si joliment placé, le fera changer d'avis. Nous avons déjà obtenu qu'il ne s'impatientera pas, et qu'il attendra paisiblement qu'on le vienne tenter par une plus grosse somme que celle qu'il a déboursée. Vous m'avez fait sentir la joie de MM. de Grignan par celle que j'ai de vous savoir mieux: dès que vos maux ne sont pas continuels, j'espère qu'en vous conservant, en prenant du lait, et en n'écrivant point, vous me ferez retrouver ma fille et son aimable visage. Je suis ravie de la sincérité de Montgobert; si elle me disait toujours des merveilles de votre santé, je ne la croirais jamais: elle ménage fort bien tout cela, et ses vérités me font plaisir: tant 455 il est naturel d'aimer à n'être point trompée. Dieu vous conserve donc, ma très-chère, dans ce bienheureux état, puisqu'il nous donne de si bonnes espérances.
Mais parlons un peu des Grignans, il y a longtemps que nous n'en avons rien dit. Il n'est question que d'eux, tout est plein de compliments dans cette maison; à peine a-t-on fini l'un qu'on recommence l'autre. Je ne les ai point revus depuis que le chevalier est dame du palais, comme dit M. de la Rochefoucauld. Il vous mandera toutes les nouvelles mieux que je ne puis faire. On ne croit pas que madame de Soubise soit du voyage: cela est un peu long.
Je ne vous parlerai que de la Voisin: ce ne fut point mercredi, comme je vous l'avais mandé, qu'elle fut brûlée, ce ne fut qu'hier. Elle savait son arrêt dès lundi, chose extraordinaire. Le soir elle dit à ses gardes: Quoi, nous ne ferons point medianoche! Elle mangea avec eux à minuit par fantaisie, car il n'était point jour maigre; elle but beaucoup de vin, elle chanta vingt chansons à boire. Le mardi elle eut la question ordinaire, extraordinaire; elle avait dîné et dormi huit heures; elle fut confrontée sur le matelas à mesdames de Dreux[571] et le Féron[572], et à plusieurs autres: on ne parle point encore de ce qu'elle a dit; on croit toujours qu'on verra des choses étranges. Elle soupa le soir, et recommença, toute brisée qu'elle était, à faire la débauche avec scandale: on lui en fit honte, et on lui dit qu'elle ferait bien mieux de penser à Dieu, et de chanter un Ave maris stella, ou un Salve, que toutes ces chansons: elle chanta l'un et l'autre en ridicule, elle dormit ensuite. Le mercredi se passa de même en confrontations, et débauches, et chansons: elle ne voulut point voir de confesseur. Enfin le jeudi, qui était hier, on ne voulut lui donner qu'un bouillon: elle en gronda, craignant de n'avoir pas la force de parler à ces messieurs. Elle vint en carrosse de Vincennes à Paris; elle étouffa un peu, et fut embarrassée: on la voulut faire confesser, point de nouvelles. A cinq heures on la lia; et, avec une torche à la main, elle parut dans le tombereau habillée de blanc; c'est une sorte d'habit pour être brûlée; elle était fort rouge, et l'on voyait qu'elle repoussait le confesseur et le crucifix avec violence. Nous 456 la vîmes passer à l'hôtel de Sully[573], madame de Chaulnes, madame de Sully, la comtesse (de Fiesque), et bien d'autres. A Notre-Dame, elle ne voulut jamais prononcer l'amende honorable, et à la Grève elle se défendit autant qu'elle put de sortir du tombereau: on l'en tira de force; on la mit sur le bûcher assise et liée avec du fer, on la couvrit de paille; elle jura beaucoup, elle repoussa la paille cinq ou six fois: mais enfin le feu s'augmenta, et on la perdit de vue, et ses cendres sont en l'air présentement. Voilà la mort de madame Voisin, célèbre par ses crimes et par son impiété. Un juge, à qui mon fils disait l'autre jour que c'était une étrange chose que de la faire brûler à petit feu, lui dit: «Ah! monsieur, il y a certains petits adoucissements à cause de la faiblesse du sexe. Eh quoi, monsieur! on les étrangle? Non, mais on leur jette des bûches sur la tête; les garçons du bourreau leur arrachent la tête avec des crocs de fer.» Vous voyez bien, ma fille, que cela n'est pas si terrible que l'on pense: comment vous portez-vous de ce petit conte? Il m'a fait grincer des dents. Une de ces misérables qui fut pendue l'autre jour avait demandé la vie à M. de Louvois, et qu'en ce cas elle dirait des choses étranges; elle fut refusée. Hé bien, dit-elle, soyez persuadé que nulle douleur ne me fera dire une seule parole. On lui donna la question ordinaire, extraordinaire, et si extraordinairement extraordinaire, qu'elle pensa y mourir, comme une autre qui expira, le médecin lui tenant le pouls; cela soit dit en passant. Cette femme donc souffrit tout l'excès de ce martyre sans parler. On la mène à la Grève; avant que d'être jetée, elle dit qu'elle voulait parler: elle se présente héroïquement: «Messieurs, dit-elle, assurez M. de Louvois que je suis sa servante, et que je lui ai tenu ma parole; allons, qu'on achève.» Elle fut expédiée à l'instant. Que dites-vous de cette sorte de courage? Je sais encore mille petits contes agréables comme celui-là: mais le moyen de tout dire?
Voilà ce qui forme nos douces conversations, pendant que vous vous réjouissez, que vous êtes au bal, que vous donnez de grands soupers. J'ai bien envie de savoir le détail de toutes vos fêtes; vous ne ferez autre chose tous ces jours gras, et vous avez beau vous dépêcher de vous divertir, vous n'en trouverez pas sitôt la fin: nous avons le carême bien haut[574].
A Paris, mercredi 28 février 1680.
N'ai-je pas raison de dire, ma fille, que tout ce qui est arrivé aux Grignans en quatre jours vous rapproche de ce pays? Il est impossible qu'ayant si bien fait pour les cadets, on ne fasse pour l'aîné. Je crois que le temps en viendra; il n'était pas encore venu l'année passée; les bienfaits n'étaient pas ouverts comme ils le sont présentement.
M. de la Rochefoucauld nous conta hier qu'à Bruxelles la comtesse de Soissons avait été contrainte de sortir doucement de l'église, et que l'on avait fait une danse de chats liés ensemble, ou, pour mieux dire, une criaillerie par malice, et un sabbat si épouvantable, qu'ayant crié en même temps que c'étaient des diables et des sorciers qui la suivaient, elle avait été obligée, comme je vous dis, de quitter la place, pour laisser passer cette folie, qui ne vient pas d'une trop bonne disposition des peuples. On ne dit rien de M. de Luxembourg. Cette Voisin ne nous a rien produit de nouveau: elle a donné gentiment son âme au diable tout au beau milieu du feu; elle n'a fait que passer de l'un à l'autre.
Vous me dites sur les échecs ce que j'ai souvent pensé; je ne trouve rien qui rabaisse tant l'orgueil; ce jeu fait sentir la misère et les bornes de l'esprit: je crois qu'il serait fort utile à quelqu'un qui aimerait ces réflexions. Mais, d'un autre côté, cette prévoyance, cette pénétration, cette prudence, cette justesse à se défendre, cette habileté pour attaquer, le bon succès de sa bonne conduite, tout cela charme, et donne une satisfaction intérieure qui pourrait bien nourrir l'orgueil. Je n'en suis donc pas encore bien guérie, et je veux être un peu plus persuadée de mon imbécillité.
Nous sommes présentement occupés du voyage du roi: nous ne songions pas à M. de Luxembourg quatre jours après; le tourbillon nous emporte, nous n'avons pas le loisir de nous arrêter si longtemps sur une même chose: nous sommes surchargés d'affaires. Le roi a reçu plusieurs lettres de ces dames, qui assurent que madame la Dauphine est bien plus aimable qu'on ne l'avait dit; elles en sont contentes au dernier point: elle est fille et petite-fille de deux princesses fort caressantes: je ne sais si c'est bien l'air d'ici, nous verrons. Cette princesse d'Allemagne reçut en passant le compliment des députés de Strasbourg; elle leur dit: «Messieurs, 458 parlez-moi français, je n'entends plus l'allemand.» Elle n'a point regretté son pays, elle est toute Française. Elle a écrit à M. le Dauphin avec des nuances de style, selon qu'elle a été près d'être sa femme, qui ont marqué bien de l'esprit: c'est à Monseigneur à mettre la dernière couleur, et à lui faire oublier le pays qu'elle quitte avec tant de joie. Madame de Maintenon a mandé au roi que sa personne est aimable, sa taille parfaite, et que, parmi cette envie de dire toujours tout ce qui peut plaire, il y a bien de l'esprit et de la dignité. Adieu, ma très-chère, il ne faut pas vous épuiser en lecture, non plus qu'en écriture: je souhaite que votre rhume ait passé légèrement par-dessus votre délicatesse.
A Paris, dimanche 17 mars 1680.
Quoique cette lettre ne parte que mercredi, je ne puis m'empêcher de la commencer aujourd'hui, pour vous dire que M. de la Rochefoucauld est mort cette nuit. J'ai la tête si pleine de ce malheur, et de l'extrême affliction de notre pauvre amie (madame de la Fayette), qu'il faut que je vous en parle. Hier samedi, le remède de l'Anglais avait fait des merveilles; toutes les espérances de vendredi, que je vous écrivais, étaient augmentées; on chantait victoire, la poitrine était dégagée, la tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires; dans cet état, hier à six heures, il tourne à la mort: tout d'un coup les redoublements de fièvre, l'oppression, les rêveries; en un mot, la goutte l'étrangle traîtreusement; et quoiqu'il eût beaucoup de force, et qu'il ne fût point abattu des saignées, il n'a fallu que quatre ou cinq heures pour l'emporter; et à minuit il a rendu l'âme entre les mains de M. de Condom. M. de Marsillac ne l'a point quitté d'un moment; il est dans une affliction qui ne peut se représenter: cependant, ma fille, il retrouvera le roi et la cour; toute sa famille se retrouvera à sa place: mais où madame de la Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une considération pour elle et pour son fils? Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues. M. de la Rochefoucauld était sédentaire aussi; cet état les rendait nécessaires l'un à l'autre, et rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié. Songez-y, ma fille, vous trouverez qu'il est impossible de faire une perte plus considérable, et dont le temps puisse 459 moins consoler. Je n'ai pas quitté cette pauvre amie tous ces jours-ci; elle n'allait point faire la presse parmi cette famille; en sorte qu'elle avait besoin qu'on eût pitié d'elle. Madame de Coulanges a très-bien fait aussi, et nous continuerons quelque temps encore aux dépens de notre rate, qui est toute pleine de tristesse. Voilà en quel temps sont arrivées vos jolies petites lettres, qui n'ont été admirées jusqu'ici que de madame de Coulanges et de moi: quand le chevalier sera de retour, il trouvera peut être un temps propre pour les donner; en attendant, il faut en écrire une de douleur à M. de Marsillac; il met en honneur toute la tendresse des enfants, et fait voir que vous n'êtes pas seule; mais, en vérité, vous ne serez guère imités. Toute cette tristesse m'a réveillée; elle me représenta l'horreur des séparations, et j'en ai le cœur serré.
Mercredi 20 mars.
Il est enfin mercredi. M. de la Rochefoucauld est toujours mort, et M. de Marsillac toujours affligé et si bien enfermé, qu'il ne semble pas qu'il songe à sortir de cette maison. La petite santé de madame de la Fayette soutient mal une pareille douleur; elle en a la fièvre; et il ne sera pas au pouvoir du temps de lui ôter l'ennui de cette privation. Sa vie est tournée d'une manière qu'elle le trouvera tous les jours à dire: vous devez m'écrire tout au moins quelque chose pour elle.
Je suis troublée de votre santé et du voyage que vous faites. Vous n'irez pas en Barbarie, mais il y aura bien de la barbarie si cette fatigue vous fait du mal. Il est vrai que de penser à ces deux bouts de la terre où nous sommes plantées est une chose qui fait frémir, et surtout quand je serai près de notre Océan, pouvant aller aux Indes comme vous en Afrique. Je vous assure que mon cœur ne regarde point cet éloignement avec tranquillité. Si vous saviez le trouble que me donne le moindre retardement de vos lettres, vous jugeriez bien aisément de ce que je souffrirai dans mon chien de voyage. Je n'ai point revu nos Grignans; ils sont à St.-Germain, le chevalier à son régiment. On m'a voulu mener voir Mme la Dauphine: en vérité, je ne suis pas si pressée. M. de Coulanges l'a vue: le premier coup d'œil est à redouter, comme dit Sanguin; mais il y a tant d'esprit, de mérite, de bonté, de manières charmantes, qu'il faut l'admirer: s'il faut honorer Cybèle, il faut encore plus l'aimer[575]. 460 On ne conte que ses dits pleins d'esprit et de raison. La faveur de madame de Maintenon augmente tous les jours. Ce sont des conversations infinies avec Sa Majesté, qui donne à madame la Dauphine le temps qu'il donnait à madame de Montespan; jugez de l'effet que peut faire un tel retranchement. Le char gris[576] est d'une beauté étonnante; elle vint l'autre jour au travers d'un bal, par le beau milieu de la salle, droit au roi, et sans regarder ni à droite, ni à gauche; on lui dit qu'elle ne voyait pas la reine, il était vrai: on lui donna une place; et quoique cela fît un peu d'embarras, on dit que cette action d'une imbenecida fut extrêmement agréable: il y aurait mille bagatelles à conter sur tout cela.
Votre frère est fort triste à sa garnison; je pense que la rencontre de vos esprits animaux, quoique de même sang, ne déterminera point les siens à penser comme vous. Votre période m'a paru très-belle, je doute que j'y réponde; mais il n'importe, vous voyez fort bien ce que je veux dire. Vous me paraissez si contente de la fortune de vos beaux-frères, que vous ne comptez plus sur la vôtre, vous vous retirez derrière le rideau: je vous ai mandé comme cela me blesse le cœur, et me paraît injuste. N'admirez-vous point que Dieu m'a ôté encore cet amusement de parler de vos intérêts avec M. de la Rochefoucauld, qui s'en occupait fort obligeamment? De sorte qu'ayant aussi perdu M. de Pomponne, je n'ai plus le plaisir de croire que je puisse jamais vous être bonne à rien du tout. Je n'ai jamais vu tant de choses extraordinaires qu'il s'en est passé depuis que vous êtes partie. J'apprends que le jeune évêque d'Évreux est le favori du vieux, et que ce dernier a écrit au roi pour le remercier de lui avoir donné un tel successeur.
A Paris, vendredi 29 mars 1680.
Vous aviez bien raison de dire que j'entendrais parler de la vie que vous feriez en l'absence de M. de Grignan et de ses filles: cette vie est tout extraordinaire; vous vous êtes jetée dans un couvent, vous savez qu'on ne se jette point à Sainte-Marie, c'est aux Carmélites qu'on se jette. Vous vous êtes donc jetée dans un couvent, vous avez couché dans une cellule; je suppose que vous avez mangé de la viande, quoique vous ayez mangé au réfectoire: le médecin 461 qui vous conduit ne vous aurait pas laissée faire une folie. Vous avez très-habilement évité les récréations. Vous ne me dites rien de la petite d'Adhémar; ne lui avez-vous pas permis d'être dans un petit coin à vous regarder? La pauvre enfant! elle était bien heureuse de profiter de cette retraite.
J'étais avant-hier tout au beau milieu de la cour; madame de Chaulnes enfin m'y mena. Je vis madame la Dauphine, dont la laideur n'est point du tout choquante, ni désagréable; son visage lui sied mal, mais son esprit lui sied parfaitement; elle ne fait et ne dit rien qu'on ne voie qu'elle en a beaucoup. Elle a les yeux vifs et pénétrants; elle entend et comprend facilement toutes choses; elle est naturelle, et non plus embarrassée ni étonnée que si elle était née au milieu du Louvre. Elle a une extrême reconnaissance pour le roi, mais c'est sans bassesse; ce n'est point comme étant au-dessous de ce qu'elle est aujourd'hui, c'est comme ayant été choisie et distinguée dans toute l'Europe. Elle a l'air fort noble, et beaucoup de dignité et de bonté: elle aime les vers, la musique, la conversation; elle est fort bien quatre ou cinq heures toute seule dans sa chambre; elle est étonnée de l'agitation qu'on se donne pour se divertir; elle a fermé la porte aux moqueries et aux médisances: l'autre jour, la duchesse de la Ferté voulut lui dire une plaisanterie comme un secret sur cette pauvre princesse Marianne[577], dont la misère est à respecter; madame la Dauphine lui dit avec un air sérieux: Madame, je ne suis point curieuse. Mesdames de Richelieu, de Rochefort et de Maintenon me firent beaucoup d'honnêtetés, et me parlèrent de vous. Madame de Maintenon, par un hasard, me fit une petite visite d'un quart d'heure; elle me conta mille choses de madame la Dauphine, et me reparla de vous, de votre santé, de votre esprit, du goût que vous avez l'une pour l'autre, de votre Provence, avec autant d'attention qu'à la rue des Tournelles: un tourbillon me l'emporta, c'était madame de Soubise qui rentrait dans cette cour au bout de ses trois mois, jour pour jour. Elle venait de la campagne; elle a été dans une parfaite retraite pendant son exil; elle n'a vécu que du jour qu'elle est revenue. La reine et tout le monde la reçut fort bien. Le roi lui fit une très-grande révérence: elle soutint avec très-bonne mine tous les différents compliments qu'on lui faisait de tous côtés.
M. le Duc me parla beaucoup de M. de la Rochefoucauld, et les 462 larmes lui en vinrent encore aux yeux. Il y eut une scène bien vive entre lui et madame de la Fayette, le soir que ce pauvre homme était à l'agonie; je n'ai jamais tant vu de larmes, ni jamais une douleur plus tendre et plus vraie: il était impossible de n'être pas comme eux; ils disaient des choses à fendre le cœur; je n'oublierai jamais cette soirée. Hélas! ma chère enfant, il n'y a que vous qui ne me parliez point encore de cette perte, ah! c'est où l'on connaît encore mieux l'horrible éloignement: vous m'envoyez des billets et des compliments pour lui; vous n'avez pas envie que je les porte sitôt. M. de Marsillac aura les lettres de M. de Grignan avec le temps; il n'y eut jamais une affliction plus vive que la sienne: madame de la Fayette ne l'a point encore vu: quand les autres de la famille sont venus la voir, ç'a été un renouvellement étrange. M. le Duc me parlait donc tristement là-dessus. Nous entendîmes, après dîner, le sermon du Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère: sauve qui peut! il va toujours son chemin. Nous revînmes avec beaucoup de plaisir. Mesdames de Guénégaud et de Kerman étaient des nôtres: je les assurai fort qu'à moins d'une Dauphine, j'étais servante, à mon âge et sans affaires, de ce bon pays-là.
Madame de Vins, qui voulait savoir des nouvelles de mon voyage, vint hier dîner joliment avec moi; elle causa longtemps avec Corbinelli et la Mousse; la conversation était sublime et divertissante; Bussy n'y gâta rien. Nous allâmes faire quelques visites, et puis je la ramenai. Je vis mademoiselle de Méri, qui ne veut plus du tout de son bail; elle s'en prend à l'abbé, qui croyait que madame de Lassai était demeurée d'accord de tout: il se défend fort bien, et maintient que ce logement est fort joli: c'est une nouvelle tribulation. Vous n'êtes pas en état d'envisager votre retour, vous êtes encore trop battus de l'oiseau, comme disait l'abbé au reversis: j'espère qu'après quelques mois de repos à Grignan vous changerez d'avis, et que vous ne trouverez pas qu'un hiver à Grignan soit une bonne chose à imaginer.
Pour mon fils, il est vrai que je trouve du courage; je lui dis et redis toutes mes pensées; je lui écris des lettres que je crois qui sont admirables; mais plus je donne de force à mes raisons, plus il pousse les siennes: et sa volonté paraît si déterminée, que je comprends que c'est là ce qui s'appelle vouloir efficacement. Il y a un degré de chaleur dans le désir qui l'anime, à quoi nulle prudence 463 ne peut résister: je n'ai pas sur mon cœur d'avoir préféré mes intérêts à sa fortune; je les trouverais tout entiers à le voir marcher avec plaisir dans un chemin où je le conduis depuis si longtemps. Il se trompe dans tous ses raisonnements, il est tout de travers: j'ai tâché de le redresser avec des raisons toutes droites et toutes vraies, appuyées du sentiment de tous nos amis; et je lui dis enfin: Mais ne vous défiez-vous de rien, quand vous voyez que vous seul pensez une chose que tout le monde désapprouve? Il met l'opiniâtreté à la place d'une réponse, et nous revenons toujours à ménager qu'au moins il ne fasse pas un marché extravagant. Adieu, ma très-chère: j'ignore comment vous vous portez, je crains votre voyage, je crains Salon, je crains Grignan; je crains, en un mot, tout ce qui peut nuire à votre santé; par cette raison, je vous conjure de m'écrire bien moins qu'à l'ordinaire.
A Paris, mercredi 3 avril 1680.
Ma chère enfant, le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée[578]: je n'ai jamais vu perdre tant d'amis; cela donne de la tristesse, de voir tant de morts autour de soi: mais ce qui n'est pas autour de moi, et ce qui me perce le cœur, c'est la crainte que me donne le retour de toutes vos incommodités; car quoique vous vouliez me le cacher, je sens vos brasiers, votre pesanteur, votre point. Enfin, cet intervalle si doux est passé, et ce n'était pas une guérison. Vous dites vous-même qu'une flamme mal éteinte est facile à rallumer. Ces remèdes que vous mettez dans votre cassette, comme très-sûrs dans le besoin, devraient bien être employés présentement. M. de Grignan n'aura-t-il point de pouvoir dans cette occasion? et n'est-il point en peine de l'état où vous êtes? J'ai vu le petit Beaumont; vous pouvez penser si je l'ai questionné! Quand je songeais qu'il n'y avait que huit jours qu'il vous avait vue, il me paraissait un homme tout autrement estimable que les autres: il dit que vous n'étiez pas si bien, quand il est parti, que vous étiez cet hiver. Il m'a parlé de vos soupers, qu'il trouvait 464 très-bons; de vos divertissements, de l'honnêteté de M. de Grignan et de la vôtre, du bon effet que mesdemoiselles de Grignan faisaient pour soutenir les plaisirs, pendant que vous vous reposiez: il dit des merveilles de Pauline et du petit marquis; jamais je n'eusse fini la conversation la première; mais il voulait aller à Saint-Germain, car il m'a vue avant le roi son maître.
Je vous crois présentement à Grignan. Je vois avec peine l'agitation de vos adieux; je vois, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si courte, un voyage à Arles; autre mouvement, et je vois le voyage jusqu'à Grignan, où vous aurez peut-être retrouvé une bise pour vous recevoir dans l'état où vous êtes: ah! ce n'est point sans inquiétude pour une personne aussi délicate que vous, qu'on se représente toutes ces choses. Vous m'avez envoyé une relation d'Enfossy, qui vaut mieux que toutes les miennes; je ne m'étonne pas si vous ne pouvez vous résoudre à vendre une terre où il se trouve de si jolies Bohémiennes; il n'y eut jamais une plus agréable et plus nouvelle réception. Vous êtes, en vérité, si stoïcienne et si pleine de réflexions, que je craindrais de joindre les miennes aux vôtres, de peur que ce ne fût une double tristesse: mais ce qui me paraît sage et raisonnable, et digne de l'amitié de M. de Grignan, ce serait de mettre tous ses soins à pouvoir revenir ici au mois d'octobre.
Vous n'avez point d'autre lieu pour passer l'hiver. Je ne veux pas vous en dire davantage présentement; les choses prématurées perdent leur force et donnent du dégoût.
Il n'est plus question d'aucun grand voyage; on ne parle que de Fontainebleau. Vous aurez très-assurément M. de Vendôme cette année. Pour moi, je cours en Bretagne avec un chagrin insurmontable; j'y vais, et pour y aller, et pour y être un peu, et pour y avoir été. Après la perte de la santé, que je mets toujours avec raison au premier rang, rien n'est si fâcheux que le mécompte et le dérangement des affaires: je m'abandonne donc à cette cruelle raison. Jugez de l'excès de mon chagrin, vous qui savez avec quelle inquiétude je souffre le retardement de deux heures des courriers; vous comprenez bien ce que je vais devenir, avec encore un peu plus de loisir et de solitude, pour donner plus d'étendue à mes craintes: il faut avaler ce calice, et penser à revenir pour vous embrasser; car rien ne se fait que dans cette vue; et me trouvant au-dessus de bien des choses, je me trouve infiniment au-dessous de celle-là: c'est ma destinée; et les peines qui sont attachées à la tendresse que j'ai 465 pour vous, étant offertes à Dieu, font la pénitence d'un attachement qui ne devrait être que pour lui.
Mademoiselle de Scudéri est très-affligée de la mort de M. Fouquet; enfin, voilà cette vie qui a tant donné de peine à conserver! il y aurait beaucoup à dire là-dessus; sa maladie a été des convulsions et des maux de cœur, sans pouvoir vomir. Je m'attends au chevalier pour toutes les nouvelles, et surtout pour celles de madame la Dauphine, dont la cour est telle que vous l'imaginez: vos pensées sont très-justes: le roi y est fort souvent, cela écarte un peu la presse. Adieu, ma très-chère et très-aimable: je suis plus à vous mille fois que je ne puis vous le dire.
A Paris, samedi au soir 6 avril 1680.
Vous allez apprendre une nouvelle qui n'est pas un secret, et vous aurez le plaisir de la savoir des premières. Madame de Fontanges[579] est duchesse avec vingt mille écus de pension; elle en recevait aujourd'hui les compliments dans son lit. Le roi y a été publiquement; elle prend demain son tabouret, et s'en va passer le temps de Pâques à une abbaye (de Chelles) que le roi a donnée à une de ses sœurs. Voici une manière de séparation qui fera bien de l'honneur à la sévérité du confesseur. Il y a des gens qui disent que cet établissement sent le congé: en vérité, je n'en crois rien, le temps nous l'apprendra. Voici ce qui est présent: madame de Montespan est enragée; elle pleura beaucoup hier; vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil, qui est encore plus outragé par la haute faveur de madame de Maintenon. Sa Majesté va passer très-souvent deux heures de l'après-dîner dans la chambre de cette dernière, à causer avec une amitié et un air libre et naturel qui rend cette place la plus désirable du monde. Madame de Richelieu commence à sentir les effets de sa dissipation; les ressorts s'affaiblissent visiblement; elle présente tout le monde, et ne dit plus ce qui convient à chacun: ce petit tracas de dame d'honneur, dont elle s'acquittait si bien, est tout dérangé. Elle présenta la Trousse et mon fils, sans les nommer à Monseigneur. Elle dit de la duchesse de Sully: Voilà une de nos danseuses; elle ne nomma pas madame de Verneuil: elle pensa laisser baiser madame de Louvois, 466 parce qu'elle la prenait pour une duchesse; enfin, cette place est dangereuse, et fait voir que les petites choses font plus de mal que l'étude de la philosophie. La recherche de la vérité n'épuise pas tant une pauvre cervelle que tous les compliments et tous les riens dont celle-là est remplie.
M. de Marsillac a paru un peu sensible à la prospérité de la belle Fontanges; il n'avait donné jusque-là aucun signe de vie. Madame de Coulanges vient d'arriver de la cour; j'ai été chez elle exprès avant que de vous écrire: elle est charmée de madame la Dauphine, elle a grand sujet de l'être: cette princesse lui a fait des caresses infinies; elle la connaissait déjà par ses lettres et par le bien que madame de Maintenon lui en avait dit. Madame de Coulanges a été dans un cabinet où madame la Dauphine se retire l'après-dîner avec ses dames; elle y a causé très-délicieusement; on ne peut avoir plus d'esprit et d'intelligence qu'en a cette princesse; elle se fait adorer de toute la cour: voilà une personne à qui on peut plaire, et avec qui le mérite peut faire un grand effet.
A Paris, vendredi 12 avril 1680.
Vous me parlez de madame la Dauphine; le chevalier doit vous instruire bien mieux que moi. Il me paraît qu'elle ne s'est point condamnée à être cousue avec la reine: elles ont été à Versailles ensemble; mais les autres jours elles se promenaient séparément. Le roi va souvent l'après-dîner chez la Dauphine, et il n'y trouve point de presse. Elle tient son cercle depuis huit heures du soir jusqu'à neuf heures et demie: tout le reste est particulier, elle est dans ses cabinets avec ses dames: la princesse de Conti y est presque toujours; comme elle est encore enfant, elle a grand besoin de cet exemple pour se former. Madame la Dauphine est une merveille d'esprit, de raison et de bonne éducation; elle parle fort souvent de sa mère avec beaucoup de tendresse, et dit qu'elle lui doit tout son bonheur, par le soin qu'elle a eu de la bien élever: elle apprend à chanter, à danser; elle lit, elle travaille; c'est une personne enfin. Il est vrai que j'ai eu la curiosité de la voir; j'y fus donc avec madame de Chaulnes et madame de Kerman: elle était à sa toilette, elle parlait italien avec M. de Nevers[580]. On nous présenta; 467 elle nous fit un air honnête, et l'on voit bien que si on trouvait une occasion de dire un mot à propos, elle entrerait fort aisément en conversation: elle aime l'italien, les vers, les livres nouveaux, la musique, la danse: vous voyez bien qu'on ne serait pas longtemps muette avec tant de choses dont il est aisé de parler, mais il faudrait du temps: elle s'en allait à la messe, et madame de Maintenon et madame de Richelieu[581] n'étaient pas dans sa chambre. La cour, ma chère enfant, est un pays qui n'est point pour moi; je ne suis point d'un âge à vouloir m'y établir, ni à souhaiter d'y être soufferte; si j'étais jeune, j'aimerais à plaire à cette princesse: mais, bon Dieu, de quel droit voudrais-je y retourner jamais? Voilà mes projets pour la cour. Ceux de mon fils me paraissent tout rassis et tout pleins de raison; il gardera sa charge paisiblement, et fera de nécessité vertu: la presse n'est pas grande à soupirer pour elle, quoiqu'elle soit si propre à faire soupirer: c'est qu'en vérité l'argent est fort rare, et qu'il voit bien qu'il ne faut pas faire un sot marché; ainsi, mon enfant, nous attendrons ce que la Providence a ordonné. Vraiment, elle voulut hier que M. d'Autun fit aux Carmélites l'oraison funèbre de madame de Longueville[582], avec toute la capacité, toute la grâce et toute l'habileté dont un homme puisse être capable. Ce n'était point Tartufe[583], ce n'était point un pantalon; c'était un prélat de conséquence, prêchant avec dignité, et parcourant toute la vie de cette princesse avec une adresse incroyable, passant tous les endroits délicats, disant et ne disant pas tout ce qu'il fallait dire ou taire. Son texte était: Fallax pulchritudo, mulier timens Deum laudabitur. Il fit deux points également beaux; il parla de sa beauté, et de toutes ces guerres passées d'une manière inimitable: et pour la seconde partie, vous jugez bien qu'une pénitence de vingt-sept ans est un beau champ pour conduire une si belle âme jusque dans le ciel. Le roi y fut loué fort naturellement; et M. le Prince encore fut contraint d'avaler des louanges, mais aussi bien apprêtées, quoique dans un autre goût que celles de Voiture. Il était là ce héros, et M. le Duc, et les princes de Conti, et toute la 468 famille, et beaucoup de monde; mais pas encore assez, car il me semble qu'on devait rendre ce respect à M. le Prince sur une mort dont il avait encore les larmes aux yeux. Vous me demanderez pourquoi j'y étais? C'est que madame de Guénégaud par hasard, l'autre jour chez M. de Chaulnes, me promit de m'y mener avec une commodité qui me tenta: je ne m'en repens point; il y avait beaucoup de femmes qui n'y avaient pas plus affaire que moi. M. le Prince et M. le Duc faisaient beaucoup d'honnêtetés à tous ceux qui composaient cette assemblée.
Je vis madame de la Fayette au sortir de cette cérémonie; je la trouvai tout en larmes: il était tombé sous sa main de l'écriture de M. de la Rochefoucauld, dont elle fut surprise et affligée. Je venais de quitter mesdemoiselles de la Rochefoucauld aux Carmélites, où elles avaient aussi pleuré leur père: l'aînée surtout a figuré avec M. de Marsillac. C'était donc à l'oraison funèbre de madame de Longueville qu'elles pleuraient M. de la Rochefoucauld: ils sont morts dans la même année: il y avait bien à rêver sur ces deux noms. Je ne crois pas en vérité que madame de la Fayette se console, je lui suis moins bonne qu'une autre; car nous ne pouvons nous empêcher de parler de ce pauvre homme, et cela la tue; tous ceux qui lui étaient bons avec lui perdent leur prix auprès d'elle. Elle a lu votre petite lettre; elle vous remercie tendrement de la manière dont vous comprenez sa douleur.
Vous ai-je dit comme madame de Coulanges fut bien reçue à Saint-Germain? Madame la Dauphine lui dit qu'elle la connaissait déjà par ses lettres; que ses dames lui avaient parlé de son esprit; qu'elle avait fort envie d'en juger par elle-même. Madame de Coulanges soutint très-bien sa réputation, elle brilla dans toutes ses réponses; les épigrammes étaient redoublées, et la Dauphine entend tout. Elle fut introduite l'après-dîner dans les cabinets avec ses trois amies: toutes les dames de la cour étaient enragées contre elle. Vous comprenez bien que par ces amies elle se trouve naturellement dans la privauté: mais où cela peut-il la mener? et quels dégoûts quand on ne peut être des promenades, ni manger (avec les princesses)? Cela gâte tout le reste: elle sent vivement cette humiliation; elle a été quatre jours à jouir de ces plaisirs et de ces déplaisirs. Vous avez raison de plaindre M. de Pomponne quand il va dans ce pays-là, et même madame de Vins qui n'y a plus de contenance: elle est toute replongée dans sa famille, et accablée de 469 ses procès. Elle vint l'autre jour dîner joliment avec moi; elle paraît fort touchée de votre amitié: vous ne sauriez nous ôter l'espérance ni l'envie de vous recevoir, chacun selon nos degrés de chaleur. Vous êtes à Grignan, ma chère bonne, vous êtes trop près de moi, il faut que je m'éloigne.
A Paris, mercredi 1er mai 1680.
Je ne sais quel temps vous avez en Provence, mais celui qu'il a fait ici depuis trois semaines est si épouvantable, que plusieurs voyages en ont été dérangés; le mien est du nombre. Voilà un commencement de lune qui pourra nous ramener du beau temps, et me faire partir: je ne sais point encore le jour; je ne puis vous dire la douleur que me donne ce second adieu: il me semble que je suis folle de m'éloigner encore de vous, et de mettre une distance de cent lieues par-dessus celle qui y est déjà. Je hais bien les affaires; je trouve qu'elles nous gourmandent beaucoup, et nous font aller et venir, et tourner à leur fantaisie. Je serai si affligée en partant, qu'il ne tiendra qu'à ceux qui me verront monter en carrosse de croire que je les regrette beaucoup; car il me sera impossible de retenir mes larmes; cependant il faut s'en aller pour revenir.
Mademoiselle de Méri est dans votre petite chambre; le bruit de cette porte qui s'ouvre et qui se ferme, et la circonstance de ne vous y point trouver, m'ont fait un mal que je ne puis vous dire. Tous mes gens font de leur mieux auprès d'elle; et si je voulais me vanter, je vous montrerais bien un billet qu'elle m'écrivit l'autre jour, tout plein de remercîments des secours que je lui donne; mais je suis modeste, je me contenterai de le mettre dans mes archives. J'ai vu madame de Vins; elle est abîmée dans ses procès; nous causâmes pourtant beaucoup, nous admirâmes cet étrange mélange des biens et des maux, et l'impossibilité d'être tout à fait heureuse. Vous savez tout ce que la fortune a soufflé sur la duchesse de Fontanges; voici ce qu'elle lui garde, une perte de sang si considérable, qu'elle est encore à Maubuisson dans son lit avec la fièvre qui s'y est mêlée, elle commence même à enfler; son beau visage est un peu bouffi. Le prieur de Cabrières ne la quitte pas; s'il fait cette cure, il ne sera pas mal à la cour. Voyez si l'état où elle se trouve n'est pas précisément contraire au bonheur d'une telle beauté. Voilà de quoi méditer; mais en voici un autre sujet.
Madame de Dreux[584] sortit hier de prison; elle fut admonétée, qui est une très-légère peine, avec cinq cents livres d'aumône. Cette pauvre femme a été un an dans une chambre où le jour ne venait que d'un très-petit trou d'en haut, sans nouvelles, sans consolation. Sa mère, qui l'aimait très-passionnément, qui était encore assez jeune et bien faite, et qu'elle aimait aussi, mourut, il y a deux mois, de la douleur de voir sa fille en cet état; madame de Dreux, à qui on ne l'avait point dit, fut reçue hier à bras ouverts de son mari et de toute sa famille, qui l'allèrent prendre à cette chambre de l'Arsenal. La première parole qu'elle dit, ce fut: Et où est ma mère? et d'où vient qu'elle n'est pas ici? M. de Dreux lui dit qu'elle l'attendait chez elle. Elle ne put sentir la joie de sa liberté, et demandait toujours ce qu'avait sa mère, et qu'il fallait qu'elle fût bien malade, puisqu'elle ne venait point l'embrasser. Elle arrive chez elle: Quoi! je ne vois point ma mère! Quoi! je ne l'entends point! Elle monte avec précipitation; on ne savait que lui dire: tout le monde pleurait: elle courait dans sa chambre, elle l'appelait; enfin, un père célestin, son confesseur, parut, et lui dit qu'elle ne la trouverait point, qu'elle ne la verrait que dans le ciel; qu'il fallait se résoudre à la volonté de Dieu. Cette pauvre femme s'évanouit, et ne revint que pour faire des plaintes et des cris qui faisaient fendre le cœur, disant que c'était elle qui l'avait tuée; qu'elle voudrait être morte en prison; qu'elle ne pouvait rien sentir que la perte d'une si bonne mère. Le petit Coulanges était présent à ce spectacle; il avait couru chez M. de Dreux, comme beaucoup d'autres, et il nous conta tout ceci, hier au soir, si naturellement et si touché lui-même, que madame de Coulanges en eut les yeux rouges, et moi j'en pleurai sans pouvoir m'en empêcher. Que dites-vous de cette amertume, qui vient troubler sa joie et son triomphe, et les embrassements de toute sa famille et de tous ses amis? Elle est encore aujourd'hui dans des pleurs que M. de Richelieu ne peut essuyer; il a fait des merveilles dans toute cette affaire. Je me suis jetée insensiblement dans ce détail, que vous comprendrez mieux qu'une autre, et dont tout le monde est touché. On croit que M. de Luxembourg sera tout aussi bien traité que madame de Dreux; car même il y avait des juges qui étaient d'avis de la renvoyer sans être admonétée; et c'est une chose terrible que le scandale qu'on a fait, 471 sans pouvoir convaincre les accusés: cela marque aussi l'intégrité des juges.
Le discours de votre prédicateur nous a paru admirable. Le Bourdaloue prêcha, comme un ange du ciel, l'année passée et celle-ci, car c'est le même sermon. Ce que vous m'avez mandé de ce monde, qui paraîtrait un autre monde si l'on voyait le dessous des cartes de toutes les maisons, est quelque chose de bien plaisant et de bien véritable. Eh, bon Dieu! que savons-nous si le cœur de cette princesse dont nous disons tant de bien est parfaitement content? elle a paru triste trois ou quatre jours; que sait-on? elle voudrait être grosse, elle ne l'est pas encore; elle voudrait peut-être voir Paris et Saint-Cloud; elle n'y a point encore été: elle est complaisante, et ne songe qu'à plaire; que sait-on si cela ne lui coûte rien? que sait-on si elle aime également les dames qui ont l'honneur d'être auprès d'elle? que sait-on enfin si une vie si retirée ne l'ennuie point? Je suis à cet endroit, lorsque je reçois dans ce moment votre aimable et triste lettre du 24; vraiment, ma très-chère, elle me touche sensiblement.
Je ne suis point encore partie, c'est le mauvais temps qui m'a arrêtée; c'eût été une folie de s'exposer, tout était déchaîné. Je vous écrirai encore vendredi de Paris, et vous parlerai du petit bâtiment; j'y donne mon avis la première, et je ne suis pas si sotte que vous pensez, quand il est question de vous. Il y a des histoires qui nous content de plus grands miracles; et pourquoi certaines amitiés cèderaient-elles à l'autre; ainsi je deviens architecte. Je vous admire sur tout ce que vous dites de la dévotion: eh, mon Dieu! il est vrai que nous sommes des Tantales, nous avons l'eau tout auprès de nos lèvres, nous ne saurions boire. Un cœur de glace, un esprit éclairé, c'est cela même. Je n'ai que faire de savoir la querelle des jansénistes et des molinistes pour décider; il me suffit de ce que je sens en moi; le moyen d'en douter dès le moment que l'on s'observe un peu? Je parlerais longtemps là-dessus, et j'en eusse été ravie, quand nous étions ensemble: mais vous coupiez court, et je reprenais tout aussitôt le silence; Corbinelli en avait l'endosse, car j'aime ces vérités. Il vient d'entendre par hasard un sermon de l'abbé Fléchier[585], à la vêture d'une capucine dont il est charmé. C'était sur la liberté des enfants de Dieu, que le prédicateur a expliquée 472 hardiment. «Il a fait voir qu'il n'y avait que cette fille de libre, puisqu'elle avait une participation de la liberté de J. C. et des saints; qu'elle était délivrée de l'esclavage de nos passions, que c'était elle qui était libre, et non pas nous; qu'elle n'avait qu'un maître, que nous en avions cent; et que bien loin de la plaindre, comme nous faisions, avec une grossièreté condamnable, il fallait la regarder, la respecter, l'envier, comme une personne choisie de toute éternité pour être du nombre des élus.» J'en supprime les trois quarts: mais enfin c'était une pièce achevée. On n'imprime point l'oraison funèbre de madame de Longueville.
Vous me demandez pourquoi je ne mène point Corbinelli. Il s'en va en Languedoc, il est comblé des biens et des manières obligeantes de M. de Vardes, qui accompagne les douze cents francs (de pension) d'une si admirable sauce; je veux dire de tant de paroles choisies, et de sentiments si tendres et si généreux, que la philosophie de notre ami n'y résiste pas. Vardes est tout extrême; et comme je suis persuadée qu'il le haïssait, parce qu'il le traitait mal, il l'aime présentement, parce qu'il le traite bien: c'est le proverbe italien[586] et son contraire. Je m'en vais donc avec le bon abbé et des livres, et votre idée, dont je recevrai tous mes biens et tous mes maux. Je vous promets qu'elle m'empêchera de demeurer le soir au serein; je me représenterai que cela vous déplaît: ce ne sera pas la première fois que vous m'aurez fait rentrer au logis de cette sorte. Je vous promets de vous consulter et de vous obéir toujours, faites-en de même pour moi, et ne vous chargez d'aucune inquiétude; reposez-vous de ma conservation sur ma poltronnerie; je n'ai pas en vous les mêmes sujets de confiance, j'ai bien des choses à vous reprocher; et, sans aller jusqu'à Monaco, n'ai-je pas les bords du Rhône, où vous forcez tous les braves gens de votre famille à vous accompagner malgré eux? malgré eux, vous dis-je; souvenez-vous au contraire que je mourais de peur à pied en passant les vaux d'Olioules[587]: voilà ce qui doit justifier mes craintes et fonder votre tranquillité. Faites donc en sorte que 473 mon souvenir vous gouverne, comme le vôtre me gouvernera; je ne vous dis point les peines que me causera cet éloignement; j'y donnerai les meilleurs ordres que je pourrai, et j'éclaircirai, autant qu'il me sera possible, l'entre chien et loup de nos bois: je commence par la Loire et par Nantes, qui n'ont rien de triste. Je crois que mon fils viendra me conduire jusqu'à Orléans. Je suis persuadée des complaisances de M. de Grignan; il a des endroits d'une noblesse, d'une politesse, et même d'une tendresse extrême; je vois en lui d'autres choses dont les contre-coups sont difficiles à concevoir; et comme tout est à facettes, il a aussi des endroits inimitables pour la douceur et l'agrément de la société; on l'aime, on le gronde, on l'estime, on le blâme, on l'embrasse, on le bat. Adieu, ma très-chère, je vous quitte enfin. Il me semble que vous vous moquez de moi, quand vous craignez que je n'écrive trop; ma poitrine est à peu près délicate comme celle de Georget[588]: excusez la comparaison, il sort d'ici: mais vous, ma très-belle, je vous conjure de ne point m'écrire. Montgobert, prenez la plume, et ne m'abandonnez pas.
A Paris, lundi 6 mai 1680.
Vous me dites fort plaisamment qu'il n'y a qu'à laisser faire l'esprit humain, qu'il saura bien trouver ses petites consolations, et que c'est sa fantaisie d'être content. J'espère que le mien n'aura pas moins cette fantaisie que les autres, et que l'air et le temps diminueront la douleur que j'ai présentement. Il me semble que je vous ai mandé ce que vous me dites sur la furie de ce nouvel éloignement: on dirait que nous ne sommes pas encore assez loin, et qu'après une mûre délibération, nous y mettons encore cent lieues volontairement. Je vous renvoie quasi votre lettre; c'est que vous avez si bien tourné ma pensée, que je prends plaisir à la répéter. J'espère au moins que les mers mettront des bornes à nos fureurs, et qu'après avoir bien tiré chacune de notre côté, nous ferons autant de pas pour nous rapprocher que nous en faisons pour être aux deux bouts de la terre. Il est vrai que pour deux personnes qui se cherchent, et qui se souhaitent toujours, je n'ai jamais vu une pareille destinée: qui m'ôterait la vue de la Providence m'ôterait 474 mon unique bien; et si je croyais qu'il fût en nous de ranger, de déranger, de faire, de ne pas faire, de vouloir une chose ou une autre, je ne penserais pas à trouver un moment de repos: il me faut l'auteur de l'univers pour raison de tout ce qui arrive; quand c'est à lui qu'il faut m'en prendre, je ne m'en prends plus à personne, et je me soumets: ce n'est pourtant pas sans douleur ni tristesse; mon cœur en est blessé, mais je souffre même ces maux, comme étant dans l'ordre de la Providence. Il faut qu'il y ait une madame de Sévigné qui aime sa fille plus que toutes les autres mères; qu'elle en soit souvent très-éloignée, et que les souffrances les plus sensibles qu'elle ait dans cette vie lui soient causées par cette chère fille. J'espère aussi que cette Providence disposera les choses d'une autre manière, et que nous nous retrouverons, comme nous avons déjà fait. Je dînai l'autre jour avec des gens qui, en vérité, ont bien de l'esprit, et qui ne m'ôtèrent point cette opinion.
Mais parlons plus communément, et disons que c'est une chose rude que de faire six mois de retraite pour avoir vécu cet hiver à Aix: si cela servait à la fortune de quelqu'un de votre famille, je le souffrirais; mais vous pouvez compter qu'en ce pays-ci vous serez trop heureuse si cela ne vous nuit pas. L'intendant ne parle que de votre magnificence, de votre grand air, de vos grands repas: madame de Vins en est tout étonnée, et c'est pour avoir cette louange que vous auriez besoin que l'année n'eût que six mois; cette pensée est dure de songer que tout est sec pour vous jusqu'au mois de janvier. Vous n'entendrez pas parler de la dépense de votre bâtiment; n'y pensez plus; c'est une chose si nécessaire, que j'avoue que sans cela l'hôtel de Carnavalet est inhabitable: vous n'aurez qu'à en écrire au chevalier; nous lui donnâmes hier une connaissance parfaite de nos desseins. Je me réjouirai avec le Berbisi[589] de l'occasion qu'il a eue de vous faire plaisir. J'ai été ravie de votre joli couplet; quoi que vous disiez de Montgobert, je crois que vous n'y avez point nui, comme cet homme, vous en souvient-il? Il est, en vérité, fort plaisant ce couplet: vous avez cru que je le recevrais dans mes bois; je suis encore dans Paris: mais il n'en fera pas plus de bruit: je le chanterai sur la Loire, si je puis desserrer mon gosier, qui n'est pas présentement en état de chanter. Je vous avouerai que j'ai grand besoin de vous tous; je ne connais plus ni la musique, 475 ni les plaisirs; j'ai beau frapper du pied, rien ne sort qu'une vie triste et unie[590], tantôt à ce triste faubourg, tantôt avec les sages veuves. M. de Grignan m'est bien nécessaire, car j'ai un coin de folie qui n'est pas encore bien mort.
Je vous ai parlé de la princesse de Tarente, comme si j'avais reçu votre lettre: je vous ai conté le mariage de sa fille: écrivez-lui, elle en sera fort aise, vous lui devez cette honnêteté; elle s'est toujours piquée de vous estimer et de vous admirer: elle vient à Vitré, elle me fera sortir de ma simplicité, pour me faire entrer dans son amplification; je n'ai jamais vu un si plaisant style. Elle amusa le roi l'autre jour dans une promenade, en lui contant tout ce que je vous conterai quand je serai aux Rochers; voilà les nouvelles que vous recevrez de moi: mais aussi vous pourrez vous vanter qu'il ne se passera rien en Allemagne, ni en Danemark, dont vous ne soyez parfaitement instruite.
Montgobert m'a mandé des merveilles de Pauline, faites-m'en parler; c'est une petite fille charmante, c'est la joie de toute votre maison. Mademoiselle du Plessis ne m'en fera point souvenir; ne vous ai-je pas dit qu'elle est affligée de la mort de sa mère? mais j'ai de bons livres et de bonnes pensées. Ne craignez point que j'écrive trop; je vous ai donné l'idée de la délicatesse de ma poitrine. Je vous recommande la vôtre; faites-moi écrire, si vous aimez ma vie; profitez du temps et du repos que vous avez; amusez-vous à vous guérir tout à fait; mais il faut que vous le vouliez, et c'est une étrange pièce que notre volonté. Celle de vos musiciens était bonne à ténèbres, mais vous les décriez, tantôt des musiciens sans musique, et puis une musique sans musiciens: j'admire la bonté de M. le comte, de souffrir que vous en parliez si librement.
Je viens de recevoir une grande visite de votre intendant; sa serrure était bien brouillée[591], mais je n'ai pas laissé d'attraper qu'il vous honore fort: il m'a loué votre magnificence; il dit que vous êtes toujours belle, mais triste et si abattue, qu'il est aisé de voir que vous vous contraignez. Il est charmé de M. de Berbisi, 476 que je remercierai, quoique je sache bien que votre recommandation est la seule cause des services qu'il lui a rendus. Je doute que cet intendant retourne en Provence; à tout hasard je lui conseillerais de laisser ici quatre ou cinq de ses dents. J'ai eu tant d'adieux que j'en suis étonnée; vos amies, les miennes, les jeunes, les vieilles, tout a fait des merveilles. La maison de Pomponne et madame de Vins me tiennent bien au cœur. L'abbé Arnauld arriva hier tout à propos pour me dire adieu. Pour madame de Coulanges, elle s'est signalée, elle a pris possession de ma personne, elle me nourrit; elle me mène, et ne veut pas me quitter qu'elle ne m'ait vue pendue[592]. Mon fils vient à Orléans avec moi, je crois qu'il viendrait volontiers plus loin.
Madame la Dauphine est présentement à Paris pour la première fois: la messe à Notre-Dame, dîner au Val-de-Grâce, voir la duchesse de la Vallière, et point de Bouloy[593]; je crois qu'elles se pendront. On fait tous les jours des fêtes pour madame la Dauphine. Madame de Fontanges revient demain. Voyez un peu comme ce prieur de Cabrières est venu redonner cette belle beauté à la cour. Le petit de la Fayette a un régiment: vous voyez que M. de la Rochefoucauld n'a pas emporté l'amitié de M. de Louvois: mais que veux-je conter, avec toutes ces nouvelles? C'est bien à moi, qui monte en carrosse, à me mêler de parler. Adieu, ma chère enfant, il faut vous quitter encore, j'en suis affligée: je serai longtemps sans avoir de vos lettres, c'est une peine incroyable; du moins si je pouvais espérer que vous conserverez votre santé, ce serait une grande consolation dans une si terrible absence.
A Orléans, mercredi 8 mai 1680.
Nous voici arrivés sans aucune aventure considérable: il fait le plus beau temps du monde: les chemins sont admirables: notre équipage va bien: mon fils m'a prêté ses chevaux et m'est venu conduire jusqu'ici. Il a fort égayé la tristesse du voyage; nous avons causé, disputé et lu, nous sommes dans les mêmes erreurs, cela fournit beaucoup. Notre essieu rompit hier dans un lieu merveilleux, 477 nous fûmes secourus par le véritable portrait de M. de Sotenville[594]; c'est un homme qui ferait les Géorgiques de Virgile, si elles n'étaient déjà faites, tant il sait profondément le ménage de la campagne: il nous fit venir sa femme, qui est assurément de la maison de la Prudoterie, où le ventre anoblit[595]. Nous fûmes deux heures avec cette compagnie sans nous ennuyer, par la nouveauté d'une conversation et d'une langue entièrement nouvelle pour nous. Nous fîmes bien des réflexions sur le parfait contentement de ce gentilhomme, de qui l'on peut dire:
Les jours sont si longs, que nous n'eûmes pas même besoin du secours de la plus belle lune du monde qui nous accompagnera sur la Loire, où nous nous embarquons demain. Quand vous recevrez cette lettre, je serai à Nantes: j'ai trouvé aujourd'hui que je ne suis pas encore plus loin de vous qu'à Paris; et, par un filet que nous avons tiré sur la carte, nous avons vu que Nantes même n'était guère plus loin de vous que Paris. Mais, en vérité, voilà de légères consolations; je n'ai pas même celle de recevoir de vos nouvelles. Vos lettres n'arrivent qu'aujourd'hui à Paris; du But y joindra celles de samedi, et j'aurai les deux paquets ensemble à Nantes: je n'ai point voulu les hasarder par une route incertaine, puisqu'elle dépend du vent: vous croyez donc bien que j'aurai quelque impatience d'arriver à Nantes. Adieu, mon enfant: que puis-je vous dire d'ici? Vous avez des résidents qui doivent vous instruire; je ne suis plus bonne à rien qu'à vous aimer, sans pouvoir faire nul usage de cette bonne qualité: cela est triste pour une personne aussi vive que moi. Mon Bien bon vous assure de ses services: je suis fort occupée du soin de le conserver: les voyages ne sont plus pour lui comme autrefois. Je vous embrasse de tout mon cœur.
A Blois, jeudi 9 mai 1680.
Je veux vous écrire tous les soirs, ma chère enfant, rien ne me peut contenter que cet amusement; je tourne, je marche, je veux reprendre mon livre; j'ai beau tourner une affaire[596], je m'ennuie, 478 et c'est mon écritoire qu'il me faut. Il faut que je vous parle, et qu'encore que ma lettre ne parte ni aujourd'hui, ni demain, je vous rende compte tous les soirs de ma journée. Mon fils est parti cette nuit d'Orléans par la diligence qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris; cela fait un peu de chagrin à la poste: voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde; j'y ai fait placer le corps de mon grand carrosse, d'une manière que le soleil n'a point entré dedans; nous avons baissé les glaces: l'ouverture du devant fait un tableau merveilleux; les portières et les petits côtés nous donnent tous les points de vue qu'on peut imaginer. Nous ne sommes que l'abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à l'air, bien à notre aise; tout le reste comme des cochons sur la paille. Nous avons mangé du potage et du bouilli tout chaud: on a un petit fourneau, on mange sur un ais dans le carrosse, comme le roi et la reine: voyez, je vous prie, comme tout s'est raffiné sur notre Loire, et comme nous étions grossiers autrefois, que le cœur était à gauche: en vérité le mien, ou à droite ou à gauche, est tout plein de vous. Si vous me demandez ce que je fais dans ce carrosse charmant, où je n'ai point de peur, j'y pense à ma chère fille, je m'entretiens de la tendre amitié que j'ai pour elle, de celle qu'elle a pour moi, des pays infinis qui nous séparent, de la sensibilité que j'ai pour tous ses intérêts, de l'envie que j'ai de la revoir, de l'embrasser; je pense à ses affaires, je pense aux miennes; tout cela forme un peu l'Humeur de ma fille, malgré l'Humeur de ma mère[597] qui brille tout autour de moi. Je regarde, j'admire cette belle vue qui fait l'occupation des peintres. Je suis touchée de la bonté du bon abbé, qui, à soixante-treize ans, s'embarque encore sur la terre et sur l'onde pour mes affaires. Après cela je prends un livre que le pauvre M. de la Rochefoucauld me fit acheter, c'est la Réunion du Portugal, qui est une traduction de l'italien; l'histoire et le style sont également estimables. On y voit le roi de Portugal (Sébastien), jeune et brave prince, se précipiter rapidement à sa mauvaise destinée; il périt dans une guerre en Afrique contre le fils d'Abdalla: c'est assurément une histoire des plus amusantes qu'on puisse lire. Je reviens ensuite à la Providence, à ses ordres, à ses conduites, à ce que je vous ai entendu 479 dire, que nos volontés sont les exécutrices de ses décrets éternels. Je voudrais bien causer avec quelqu'un; je viens d'un lieu où l'on est assez accoutumé à discourir: nous parlons, l'abbé et moi, mais ce n'est pas d'une manière qui puisse nous divertir: nous passons tous les ponts avec un plaisir qui nous les fait souhaiter: il n'y a pas beaucoup d'ex voto pour les naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance: il y aurait plus de raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui est sage et majestueuse. Enfin, nous sommes arrivés ici de bonne heure; chacun tourne, chacun se rase, et moi j'écris romanesquement sur le bord de la rivière où est située notre hôtellerie; c'est la Galère, vous y avez été.
J'ai entendu mille rossignols; j'ai pensé à ceux que vous entendez sur votre balcon. Je n'ose vous dire la tristesse que l'idée de votre délicate santé a jetée sur toutes mes pensées; vous le comprenez bien, et à quel point je souhaite qu'elle se rétablisse: si vous m'aimez, vous y mettrez vos soins et votre application, afin de me témoigner la véritable amitié que vous avez pour moi. Cet endroit est une pierre de touche. Bonsoir, ma très-chère; adieu jusqu'à demain à Tours.
A Nantes, vendredi 17 mai 1680.
Je vous assure, ma fille, qu'il m'ennuie ici. M. de Molac, ni les madames qui me font tant d'honnêtetés, ne me consolent point de n'être pas dans mes bois; car je ne pense pas encore à Paris. Ce sont donc les Rochers que je respire, c'est mon Rochecourbière[598]; c'est d'être dans de belles allées, et non pas dans une fausse représentation d'une société qui n'a rien d'agréable pour moi. Ma consolation, c'est d'être à mes Filles de Sainte-Marie; elles sont aimables; elles ont conservé une idée de vous, dont elles me font leur cour; elles ne sont point folles, ni prévenues, comme celles que vous connaissez; elles ne croient point le pape d'aujourd'hui (Innocent XI)[599] hérétique; elles savent leur religion; elles ne jetteront point par terre l'Écriture sainte, parce qu'elle est traduite par les plus 480 honnêtes gens du monde; elles font honneur à la grâce de Jésus-Christ; elles connaissent la Providence; elles élèvent fort bien leurs petites filles; elles ne leur apprennent point à mentir, ni à dissimuler leurs sentiments; point de coquesigrues ni d'idolâtrie: enfin, je les aime. M. de Grignan les croira jansénistes, et moi je pense qu'elles sont chrétiennes; il y en a deux qui ont bien de l'esprit. J'irai demain écrire dans cette maison, j'y dînerai dimanche: encore une fois, c'est ma consolation. Je commence dès aujourd'hui cette lettre, parce que l'on reçoit les lettres à dix heures du matin, et que la poste repart à six heures du soir; cela est fort juste: et puis je m'en vais vous dire une chose plaisante, c'est que la première fois que je lis vos lettres je suis si émue, que je ne vois pas la moitié de ce qui est dedans; en les relisant plus à loisir, je trouve mille choses sur quoi je veux parler: la première qui me revient, c'est votre Carthage[600]; laissez-nous faire, je vous prie, nous l'achèverons plus tôt que la pauvre Didon n'acheva la sienne: cette comparaison m'a charmée. Je suis ici dans l'embarras d'achever un grand compte de dix-neuf années que mon fils n'avait fait qu'ébaucher. On veut me faire passer des lettres que j'ai écrites pour des quittances; c'est une pitié de voir les subtilités où dix mille francs de reste jettent un mauvais payeur. Nous allons tout arrêter: nous aspirons à de certains lods et ventes d'une terre qui relève de nous; nous voulons deux mille francs tout à l'heure: nous avons bien des gens qui nous conseillent; tout ce qui me fâche, c'est de faire du mal: mais quand je joue à noyer, et que je me demande lequel je noie de M. de la Jarie ou de moi, je dis sans balancer que c'est M. de la Jarie, et cela me donne du courage. Voilà, ma pauvre enfant, les nouvelles dont je puis remplir mes lettres; quand je songe combien les détails de cette nature, qui sont dans les vôtres, me touchent sensiblement, je m'imagine que vous êtes de même pour moi, et je ne crois pas que vous vouliez que je mette votre amitié à plus haut prix. La vie est ici à fort bon marché: si c'était la même chose à Aix, vous n'auriez pas tant dépensé l'hiver dernier; c'est encore une belle circonstance que tout y soit comme à Paris: voilà une heureuse ressemblance. Vous avez raison de trouver plaisant qu'en blâmant l'excès de votre dépense, on trouve à dire à la frugalité de vos repas; vous avez très-bien fait 481 de ne les pas augmenter; vous avez un si grand air que vous trompez les yeux, car votre intendant jure qu'on ne peut pas faire une meilleure chère, ni plus grande, ni plus polie. C'est une chose étrange que cinquante domestiques; nous avons eu peine à les compter. Pour Grignan, je ne comprends jamais comment vous y pouvez souhaiter d'autre monde que votre famille. Vous savez bien que quand nous étions seules, nous étions cent dans votre château; je trouvais que c'était assez. Il ne faut pas croire que l'excès du nombre ne vous ôte pas toute la douceur et le soulagement du bon marché et des provisions: c'est une chose que vous n'avez jamais voulu comprendre; mais votre arithmétique, en vous faisant doubler par quatre le nombre de vos bouches, vous les fera trouver aussi chères qu'à Paris. Donnez à tout cela, ma fille, quelques moments des réflexions dont vous vous creusez la tête dans votre cabinet, je vous recommande à vous-même dans cette retraite. Vos rêveries ne sont jamais agréables, vous vous les imprimez plus fortement qu'une autre: vous savez l'effet de ces épuisements, et le besoin que vous avez d'être quelquefois spensierata; rien n'est si sain aux personnes délicates: vos lectures même sont trop épaisses, vous vous ennuyez des histoires et de tout ce qui n'applique point: c'est un malheur d'être si solide et d'avoir tant d'esprit; on ne s'en porte pas mieux. Ma santé me fait honte; il y a quelque chose de sot à se porter aussi bien que je fais: cela est encore au delà de la médiocrité de mon esprit. Je trouve quelquefois que je mériterais au moins quelque légère incommodité; je voudrais, pour votre soulagement et pour mon honneur, avoir quelques-unes des vôtres. Quand je pense à tant de maux, je vous assure, ma chère enfant, que je suis étonnée que la bonté de mon tempérament puisse soutenir l'inquiétude que j'en ai. Je ne vous ai point assez dit comme j'aime Pauline, ni combien je la trouve jolie, aimable, vive et naturelle: ce serait grand dommage si elle se gâtait; et je vous conseille de ne point la séparer de vous. Il me semble que le marquis ne m'aime plus.
A Nantes, samedi 25 mai 1680.
En attendant vos lettres, je m'en vais un peu vous entretenir. J'espère que vous aurez reçu une si grande quantité des miennes, que vous serez guérie pour jamais des inquiétudes que donnent les 482 retardements de la poste. Pour moi, ma très-chère, il me semble qu'il y a six mois que je suis ici, et que le mois de mai n'a point de fin. Vous souvient-il des fantaisies qui vous prenaient quelquefois de trouver qu'il y a des mois qui ne finissent point du tout? Je n'étais point de cet avis quand j'étais avec vous; ma douleur était de voir courir le temps trop vite. Me voilà dans l'admiration du joli mois de mai; que n'ai-je point fait? que n'ai-je point vu? que n'ai-je point rêvé? et j'arriverai encore aux Rochers avant qu'il finisse. Mon fils avait fort envie que nous allassions à Bodégat[601], où effectivement nous avons beaucoup d'affaires; mais il désirerait surtout que j'allasse chez Tonquedec: comme je ne suis point si touchée de cette visite, je la diffère jusqu'au temps où je serai peut-être obligée d'aller à Rennes pour voir M. et madame de Chaulnes. Je m'en vais présentement aux Rochers, où je ferai venir tous mes gens de Bodégat. Vous allez me demander si personne ne pouvait agir ici pour moi; je vous dirai que non: il a fallu ma présence et le crédit de mes amis; cela m'a un peu consolée, joint au plaisir de passer une partie de mes après-dîners avec mes pauvres filles de Sainte-Marie. Je leur ai fait prêter un livre dont elles sont charmées; c'est la Fréquente[602]: mais c'est le plus grand secret du monde. Je vous prie de lire la seconde partie du second traité du premier tome des Essais de morale; je suis assurée que vous le connaissez, mais vous ne l'avez peut-être pas remarqué, c'est De la soumission à la volonté de Dieu. Vous voyez comme il nous la représente souveraine, faisant tout, disposant de tout, réglant tout, je m'y tiens: voilà ce que j'en crois; et si, en tournant le Feuillet, ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et les choux, je les traiterai sur cela comme ces ménageurs politiques; ils ne me feront pas changer, je suivrai leur exemple, car ils ne changent pas d'avis pour changer de note.
Nous fûmes dîner l'autre jour à la Seilleraye, comme je vous avais dit: mon Agnès fut ravie d'être de cette partie, quoiqu'il n'y eût que le bon abbé et l'abbé de Bruc: elle a dix-neuf ans, mon Agnès, et n'est pas si simple que je pensais; elle a plus que le désir d'apprendre, elle sait assez de choses; c'est comme vous disiez de Marie à Grignan: elle se doute de ce qu'on veut lui dire; elle est aimable. 483 Le confesseur qui la gouverne la fait communier deux fois la semaine: bon Dieu, quelle profanation! elle est de tous les plaisirs quand elle peut en être, et du moins elle le désire toujours, et c'est assez pour n'être pas dans un usage si familier. Elle a lu tout ce qu'elle a pu attraper de romans, avec tout le goût que donne la difficulté et le plaisir de tromper. Vraiment, si je voulais rendre une fille galante, je ne lui souhaiterais qu'une mère et un confesseur comme elle en a. Ma fille, je vous parle de Nantes, en attendant les lettres de Paris. Il y a ici une espèce d'intendante, qui ne l'est point pourtant; c'est madame de Nointel. Elle est fille de madame de Br...., elle a dix-sept ans, et fait la sotte et l'entendue. Son mari est de la vraie maison de Be..., il n'est pas ici: sa femme fait la belle, et croit que c'est mon devoir de l'aller voir; je n'ai pas bien compris pourquoi; et en attendant qu'elle me montre par où, je m'en vais aux Rochers: cela serait bon pour madame de Molac, ce n'est pas une difficulté: elle est à Paris, son mari[603] l'est allé trouver.
Voilà vos lettres du 15 de ce mois infini, car il est vrai que je n'en ai jamais trouvé un pareil. Vous avez reçu toutes les miennes: je vous conjure de n'être point en peine si vous n'en recevez pas; vous voyez bien que cela dépend de l'arrangement de certains moments de la poste qui peuvent très-souvent manquer; jusqu'ici je n'ai pas sujet de m'en plaindre, je ne reçois vos lettres que deux jours plus tard qu'à Paris: c'est tout ce qu'on peut ménager sur une distance aussi extrême que celle-ci. Vous dites que je n'en suis point touchée; cela est d'une personne qui est encore plus loin de moi que je ne pensais, qui m'a tout à fait oubliée, qui ne sait plus la mesure de mon attachement, ni la tendresse de mon cœur, qui ne connaît plus cette faiblesse naturelle, ni cette disposition aux larmes dont votre fermeté et votre philosophie se sont si souvent moquées. C'est à moi à me plaindre: je ne suis que trop pénétrée de tout cela; et, avec toute ma belle Providence que je comprends si bien, je ne laisse pas d'être toujours affligée de ces arrangements au delà de toute raison. Une paix entière, une soumission sans murmure est le partage des parfaits, tandis que la connaissance de cette Providence, et du mauvais usage que j'en fais, ne m'est donnée que pour ma peine et pour ma pénitence. Vous dites qu'on veut que Dieu soit l'auteur de tout ce qui arrive: lisez, lisez ce Traité 484 que je vous ai marqué, et vous verrez qu'en effet c'est à Dieu qu'il faut s'en prendre, mais avec respect et résignation; et les hommes sur qui nous arrêtons notre vue, il faut les considérer comme les exécuteurs de ses ordres, dont il sait bien tirer la fin qu'il lui plaît. C'est ainsi qu'on raisonne quand on lève les yeux; mais ordinairement on s'en tient aux pauvres petites causes secondes, et l'on souffre avec bien de l'impatience ce qu'on devrait recevoir avec soumission: voilà le misérable état où je suis: c'est pour cela que vous m'avez vue me repentir, m'agiter et m'inquiéter tout de même qu'une autre. Je pense comme vous que toutes les philosophies ne sont bonnes que quand on n'en a que faire. Vous me priez de vous aimer davantage et toujours davantage; en vérité, vous m'embarrassez, je ne sais point où l'on prend ce degré-là; il est au-dessus de mes connaissances: mais ce qui est bien à ma portée, c'est de ne vous être bonne à rien, c'est de ne faire aucun usage qui vous soit utile de la tendresse que j'ai pour vous, c'est de n'avoir aucun de ces tons si désirés d'une mère, qui peut retenir, qui peut soulager, qui peut soutenir. Ah! voilà ce qui me désespère, et qui ne s'accorde point du tout avec ce que je voudrais.
A Nantes, lundi au soir 27 mai 1680.
Je vous écris ce soir, parce que, Dieu merci, je m'en vais demain dès le grand matin, et même je n'attendrai pas vos lettres pour y faire réponse: je laisse un homme à cheval pour me les apporter à la dînée, et je laisse ici cette lettre qui partira ce soir, afin qu'autant que je le puis, il n'y ait rien de déréglé dans notre commerce. J'écris aujourd'hui comme Arlequin, qui répond avant que d'avoir reçu la lettre.
Je fus hier au Buron, j'en revins le soir; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre: il y avait les plus vieux bois du monde; mon fils, dans son dernier voyage, y a fait donner les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisait une assez grande beauté; tout cela est pitoyable: il en a rapporté quatre cents pistoles, dont il n'eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu'il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté, quoiqu'il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris, et qu'il n'eût que le seul Larmechin dans cette ville, où il fut deux mois. Il trouve l'invention de dépenser 485 sans paraître, de perdre sans jouer, et de payer sans s'acquitter; toujours une soif et un besoin d'argent, en paix comme en guerre; c'est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n'a aucune fantaisie; mais sa main est un creuset où l'argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes, tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n'ont point parlé, comme celui où était Clorinde[604]? Ce lieu était un luogo d'incanto, s'il en fut jamais: j'en revins donc toute triste; le souper que me donna le premier président et sa femme ne fut point capable de me réjouir. Il faut que je vous conte ce que c'est que ce premier président; vous croyez que c'est une barbe sale et un vieux fleuve comme votre Ragusse; point du tout: c'est un jeune homme de vingt-sept ans, neveu de M. d'Harouïs, un petit de la Bunelaie fort joli, qui a été élevé avec le petit de la Seilleraye[605], que j'ai vu mille fois, sans jamais imaginer que ce pût être un magistrat; cependant il l'est devenu par son crédit, et, moyennant quarante mille francs, il a acheté toute l'expérience nécessaire pour être à la tête d'une compagnie souveraine, qui est la chambre des comptes de Nantes: il a de plus épousé une fille que je connais fort, que j'ai vue pendant cinq semaines tous les jours aux états de Vitré; de sorte que ce premier président et cette première présidente sont pour moi un jeune petit garçon que je ne puis respecter, et une jeune petite demoiselle que je ne puis honorer. Ils sont revenus pour moi de la campagne, où ils étaient; ils ne me quittent point. D'un autre côté, M. de Nointel me vint voir samedi en arrivant de Brest: cette civilité m'obligea d'aller le lendemain chez sa femme; elle me rendit ma visite dès le soir, et aujourd'hui ils m'ont donné un si magnifique repas en maigre, à cause des Rogations, que le moindre poisson paraissait la signora balena. J'ai été de là dire adieu à mes pauvres sœurs (de Sainte-Marie), que 486 je laisse avec un très-bon livre. J'ai pris congé de la belle prairie[606]: mon Agnès pleure quasi mon départ, et moi, ma très-belle, je ne le pleure point: je suis ravie de m'en aller dans mes bois; j'espère au moins en trouver aux Rochers qui ne sont point abattus. Voilà toutes les inutilités que je puis vous mander aujourd'hui.
Aux Rochers, vendredi 31 mai 1680.
Quoique cette lettre ne parte que dimanche, je veux la commencer aujourd'hui, afin de dater encore du mois de mai: je crains que celui de juin ne me paraisse encore aussi long; je suis assurée, au moins, de ne pas voir de si beaux pays. Il y a un mois qu'il pleut tous les jours; ce sont vos prières qui nous ont attiré cet excès. Que ne laissez-vous un peu faire à la Providence? tantôt de la pluie, tantôt de la sécheresse, vous n'êtes jamais contents. J'en demande pardon à Dieu; mais cela fait souvenir de Jupiter dans Lucien, qui est si fatigué des demandes importunes des mortels, qu'il envoie Mercure pour donner ordre à tout, et pour faire tomber en Égypte dix mille muids de grêle, afin de ne plus en entendre parler. Je ne vous obligerai plus de répondre sur cette divine Providence que j'adore, et que je crois qui fait et ordonne tout: je suis assurée que vous n'oseriez traiter cette opinion de mystère inconcevable, avec les disciples de votre père Descartes; ce qui serait vraiment inconcevable, ce serait que Dieu eût fait le monde sans régler tout ce qui s'y fait: les gens qui font de si belles restrictions et contradictions dans leurs livres en parlent bien mieux et plus dignement, quand ils ne sont pas contraints ni étranglés par la politique. Ces coupeurs de bourse sont bien aimables dans la conversation; je ne vous les nommais point, parce qu'il me semblait que vous deviniez le principal: les autres, c'est l'abbé du Pile et M. du Bois, que vous connaissez et qui a bien de l'esprit; le pauvre Nicole est dans les Ardennes, et M. Arnauld sous terre, comme une taupe. Mais voyez, ma très-chère, quelle folie, et où me voilà! ce n'est point de tout cela que je veux vous parler, j'admire comme je m'égare.
Je veux vous conter comme je reçus votre lettre à la dînée, le jour que je partis pour Nantes; et que, n'ayant que cette manière de 487 vous entendre à mille lieues de moi, je me fais de cette lecture une sorte d'occupation que je préfère à tout. Nous avons trouvé les chemins fort raccommodés de Nantes à Rennes, par l'ordre de M. de Chaulnes: mais les pluies ont fait comme si deux hivers étaient venus l'un sur l'autre. Nous avons toujours été dans les bourbiers et dans les abîmes d'eau: nous n'avions osé traverser que Châteaubriant, parce qu'on n'en sort point. Nous arrivâmes à Rennes la veille de l'Ascension; cette bonne Marbeuf voulait m'avaler, et me loger, et me retenir; je ne voulus ni souper ni coucher chez elle: le lendemain, elle me donna un grand déjeûner-dîner, où le gouverneur, et tout ce qui était dans cette ville, qui est quasi déserte, vint me voir. Nous partîmes à dix heures, et tout le monde me disant que j'avais trop de temps, que les chemins étaient comme dans cette chambre, car c'est toujours la comparaison; ils étaient si bien comme dans cette chambre, que nous n'arrivâmes ici qu'après minuit, toujours dans l'eau; et de Vitré ici, où j'ai été mille fois, nous ne les reconnaissions pas; tous les pavés sont devenus impraticables, les bourbiers sont enfoncés, les hauts et bas plus haut et bas qu'ils n'étaient; enfin, voyant que nous ne voyions plus rien, et qu'il fallait tâter le chemin, nous envoyons demander du secours à Pilois; il vient avec une douzaine de gars; les uns nous tenaient, les autres nous éclairaient avec plusieurs bouchons de paille; et tous parlaient si extrêmement breton, que nous pâmions de rire. Enfin, avec cette illumination, nous arrivâmes ici, nos chevaux rebutés, nos gens tout trempés, mon carrosse rompu, et nous assez fatigués; nous mangeâmes peu; nous avons beaucoup dormi; et ce matin nous nous sommes trouvés aux Rochers, mais encore tout gauches et mal rangés. J'avais envoyé un laquais, afin de ne pas retrouver ma poussière depuis quatre ans; nous sommes au moins proprement.
Nous avons été régalés de bien des gens de Vitré, des Récollets, mademoiselle du Plessis en larmes de sa pauvre mère; et je n'ai senti de joie que lorsque tout s'en est allé à six heures, et que je suis demeurée un peu de temps dans ce bois avec mon ami Pilois. C'est une très-belle chose que ces allées. Il y en a plus de dix que vous ne connaissez point. Ne craignez pas que je m'expose au serein; je sais trop combien vous en seriez fâchée. Vous me dites toujours que vous vous portez bien, Montgobert le dit aussi; cependant je trouve que la pensée de vous plonger deux fois le jour 488 dans l'eau du Rhône ne peut venir que d'une personne bien échauffée; je vous conseille au moins, ma chère enfant, de consulter un auteur fort grave, pour établir l'opinion probable que le bain soit bon à la poitrine. Je fus témoin du mal visible que vous firent les demi-bains; c'était pourtant de l'avis de Fagon. Vous avez eu besoin d'avoir de la force pour soutenir l'excès de monde que vous avez eu: vingt personnes d'extraordinaire à table font mal à l'imagination. Voilà ce que Corbinelli appelait des trains qui arrivaient; il se trouvait pressé dans la galerie, et ne saluait ni ne connaissait personne: en vérité, votre hôtellerie est toute des plus fréquentées; c'est un beau débris que celui qui se fait dans ces occasions. Vous souvient-il, ma fille, quand nous avions ici tous ces Fouesnels, et que nous attendions avec tant d'impatience l'heureux et précieux moment de leur départ? quel adieu gai nous leur faisions intérieurement! quelle crainte qu'ils ne cédassent aux fausses prières que nous leur faisions de demeurer! quelle douceur et quelle joie quand nous en étions délivrés! et comme nous trouvions qu'une mauvaise compagnie était bien meilleure qu'une bonne, qui vous laisse affligée quand elle part; au lieu que l'autre vous rafraîchit le sang, et vous fait respirer d'aise! Vous avez senti ce délicieux état. Je vous gronderais de m'avoir écrit une si grande lettre de votre écriture, sans que j'ai compris que cela vous était encore moins mauvais que de soutenir la conversation. Celle de M. de Louvois[607] avec M. de Vardes a fait du bruit: on me la mande de Paris, et qu'il quitta les Grignan et les Montanègre pour cet exilé. On croit qu'il y a quelque ambassade en campagne, dont ses enfants sont fort effrayés par la crainte de la dépense. Je vois pourtant que M. de Grignan a été fort bien traité de ce ministre; ce voyage ne pouvait pas s'éviter: il a encore plus coûté à Montanègre[608]. Je trouve bien honnête et bien noble de ne point avoir paru fâché de son dîner perdu; je ne sais comment on peut donner de ces sortes de mortifications à des gens qui jettent de l'argent, et qui se mettent en pièces pour vous faire honneur.
Madame de Coulanges me mande que madame de Maintenon a perdu une canne contre M. le Dauphin; c'est madame de Coulanges 489 qui l'a fait faire: la pomme est une grenade d'or et de rubis; la couronne s'ouvre, on voit le portrait de madame la Dauphine; et au-dessous, il più grato nasconde. Clément avait fait autrefois cette devise pour vous; elle paraissait une exagération de la manière dont vous étiez faite, et c'est une vérité toute faite pour cette princesse. Cette belle Fontanges est toujours assez mal. Mon fils dit qu'on se divertit fort à Fontainebleau. Les comédies[609] de Corneille charment toute la cour. Je mande à mon fils que c'est un grand plaisir que d'être obligé d'y être, et d'y avoir un maître, une place, une contenance; que pour moi, si j'en avais eu une, j'aurais fort aimé ce pays-là; que ce n'était que par n'en point avoir que je m'en étais éloignée; que cette espèce de mépris était un chagrin, et que je me vengeais à en médire, comme Montaigne de la jeunesse; que j'admirais qu'il aimât mieux passer son après-dîner, comme je fais, entre mademoiselle du Plessis et mademoiselle de Launaie, qu'au milieu de tout ce qu'il y a de beau et de bon.
Ce que je dis pour moi, ma belle, vraiment je le dis pour vous; ne croyez pas que si M. de Grignan et vous étiez placés comme vous le méritez, vous ne vous accommodassiez pas fort bien de cette vie: mais la Providence ne veut pas que vous ayez d'autres grandeurs que celles que vous avez. Pour moi, j'ai vu des moments où il ne s'en fallait rien que la fortune ne me mît dans la plus agréable situation du monde; et puis tout d'un coup c'étaient des prisons et des exils[610]. Trouvez-vous que ma fortune ait été fort heureuse? je ne laisse pas d'en être contente; et si j'ai des moments de murmure, ce n'est point par rapport à moi. Vous me peignez fort agréablement la conduite des regards de madame D....; c'est une économie envers ses amants, qui serait digne d'Armide. Vous vous doutiez bien que M. Rouillé[611] ne retournerait pas: j'en suis fâchée, et le serais encore plus si je ne croyais vos séjours de Provence finis. Ainsi vous aurez peu d'affaires avec lui; s'il y avait quelque chose à démêler dans l'assemblée, M. le coadjuteur vous en rendrait bon compte, en l'absence de M. de Grignan.
Aux Rochers, mercredi 5 juin 1680.
Enfin, j'ai le plaisir, dans notre extrême éloignement, de recevoir vos lettres le neuvième jour, en attendant d'autres consolations. J'admire souvent l'honnêteté de ces messieurs, dont parlent si plaisamment les Essais de morale, et qui sont si honnêtes et si obligeants: que ne font-ils point pour notre service? à quels usages ne se rabaissent-ils pas pour nous être utiles? Les uns courent deux cents lieues pour porter nos lettres, les autres grimpent sur les toits de nos maisons, pour empêcher que nous ne soyons incommodés de la pluie; quelques-uns font bien pis. Enfin, c'est un effet de la Providence; et la cupidité, qui est un mal, est le fonds d'où elle tire tant de biens. J'ai apporté ici quantité de livres choisis, je les ai rangés ce matin: on ne met pas la main sur un, tel qu'il soit, qu'on n'ait envie de le lire tout entier; toute une tablette de dévotion, et quelle dévotion! bon Dieu, quel point de vue pour honorer notre religion! l'autre est toute d'histoires admirables; l'autre, de morale; l'autre, de poésies et de nouvelles et de mémoires. Les romans sont méprisés, et ont gagné les petites armoires. Quand j'entre dans ce cabinet, je ne comprends pas pourquoi j'en sors: il serait digne de vous, ma fille: la promenade en serait digne aussi, mais notre compagnie en vérité fort indigne. Mon pot est étrange à écumer les dimanches[612]; ce qu'il y a de bon, c'est que chacun va souper à six heures, et c'est la belle heure de la promenade, où je cours pour me consoler. Mademoiselle du Plessis, en grand deuil, ne me quitte guère; je dirais volontiers de sa mère, comme de ce M. de Bonneuil, elle a laissé une pauvre fille bien ridicule; elle est impertinente aussi. Je suis honteuse de l'amitié qu'elle a pour moi; je dis quelquefois: Y aurait-il par hasard quelque sympathie entre elle et moi? Elle parle toujours, et Dieu me fait la grâce d'être pour elle comme vous êtes pour beaucoup d'autres; je ne l'écoute point du tout. Elle est assez brouillée dans sa famille pour les partages, cela fait un nouvel ornement à son esprit: elle confondait tantôt tous les mots; et en parlant des mauvais traitements, elle disait: Ils m'ont traitée comme une barbarie, 491 comme une cruauté. Vous voulez que je vous parle de mes misères, en voilà peut-être plus qu'il ne vous en faut. Toutes mes lettres sont si grandes, que vous devriez, selon votre règle, m'en écrire de petites, et laisser le soin de tout à Montgobert: ma fille, la santé est toujours un solide et véritable bien: on en fait ce qu'on veut.
Madame de Coulanges me mande mille bagatelles que je vous enverrais, si je ne voyais fort bien que c'est une folie. La faveur de son amie (madame de Maintenon) continue toujours: la reine l'accuse de toute la séparation qui est entre elle et madame la Dauphine: le roi la console de cette disgrâce; elle va chez lui tous les jours, et les conversations sont d'une longueur à faire rêver tout le monde. Je ne sais, ma très-chère, comment vous pourriez croire que votre présence fût un obstacle à la fortune de vos frères; vous n'êtes guère propre à porter guignon. Vous n'avez point assez bonne opinion de vous; et pour le coin de votre feu, que vous dites qui empêchait peut-être le chevalier de faire sa cour, parce que cela le rendait paresseux, je vous assure qu'il n'a fait que changer de cheminée, et que la fortune l'est venu chercher dans sa chambre, assez incommodé des chicanes de son rhumatisme. L'abbé de Grignan était désolé; il eût jeté sa part aux chiens; et tout d'un coup, par une suite d'arrangements trop longs à vous dire, on le choisit; et le voilà dans le plus agréable évêché qu'on puisse souhaiter. Portez-vous toujours bien, cette provision est bonne; que savons-nous? je regarde l'avenir comme une obscurité, dont il peut arriver des biens et des clartés à quoi l'on ne s'attend pas.
M. de Lavardin se marie[613], c'est tout de bon; et on dit que c'est madame de Mouci[614] qui inspire à madame de Lavardin tout ce qu'il y a de plus avantageux pour son fils: c'est une âme tout extraordinaire que cette Mouci. Ce petit Molac épouse la sœur de la duchesse de Fontanges: le roi lui donne la valeur de plus de quatre cent mille francs. Mon Dieu, que vous dites bien sur la mort de M. de la Rochefoucauld, et de tous les autres! On serre les files, il n'y paraît plus! Il est pourtant vrai que madame de la Fayette est accablée de tristesse, et n'a point senti, comme elle aurait fait, ce qui est arrivé à son fils; madame la Dauphine n'avait garde de ne 492 la pas bien traiter: madame de Savoie lui en avait écrit comme de sa meilleure amie.
Je suis fort aise que M. de Grignan soit content de ma lettre: j'ai dit assez sincèrement ce que je pense; il devrait bien le penser lui-même, et renvoyer toutes les fantaisies ruineuses qui servent chez lui par quartier: il ne faudrait pas qu'elles dormissent, comme cette noblesse de basse Bretagne; il serait à souhaiter qu'elles fussent entièrement supprimées. Adieu, ma très-aimable et très-raisonnable, j'admire et j'aime vos lettres; cependant je n'en veux point; cela paraît un peu extraordinaire, mais cela est ainsi: coupez court, faites discourir Montgobert: je m'engage à vous ôter le dessein de m'écrire beaucoup, par la longueur dont je fais mes lettres; vous les trouverez au-dessus de vos forces, c'est ce que je veux: ainsi ma poitrine sauvera la vôtre. Il me semble que vous avez bien des commerces, quoi que vous disiez; pour moi, je ne fais que répondre, je n'attaque point: mais cela fait quelquefois tant de lettres, que les jours de courrier, quand je trouve le soir mon écritoire, j'ai envie de me cacher sous le lit; comme cette chienne de feu Madame, quand elle voyait des livres.
Aux Rochers, samedi 15 juin 1680.
Je ne réponds point à ce que vous me dites de mes lettres, je suis ravie qu'elles vous plaisent; mais si vous ne me le disiez, je ne les croirais pas supportables. Je n'ai jamais le courage de les lire tout entières, et je dis quelquefois: Mon Dieu, que je plains ma fille de lire tout ce fatras de bagatelles! Quelquefois même je me repens de tant écrire, je crois que cela vous jette trop de pensées, et vous fait peut-être une sorte d'obligation de me faire réponse. Ah! laissez-moi causer avec vous, cela me divertit; mais ne me répondez point, il vous en coûte trop cher: votre dernière lettre passe les bornes du régime, et du soin que vous devez avoir de vous. Vous êtes trop bonne de me souhaiter du monde, il ne m'en faut point: me voilà accoutumée à la solitude; j'ai des ouvriers qui m'amusent; le bon abbé a les siens tout séparés. Le goût qu'il a pour bâtir et pour ajuster va au delà de sa prudence: il est vrai qu'il en coûte peu, mais ce serait encore moins si l'on se tenait en repos. C'est ce bois qui fait mes délices, il est d'une beauté surprenante; j'y suis souvent seule avec ma canne et avec Louison: 493 il ne m'en faut pas davantage. Quand je suis dans mon cabinet, c'est une si bonne compagnie que je dis en moi-même: Ce petit endroit serait digne de ma fille; elle ne mettrait pas la main sur un livre qu'elle n'en fût contente: on ne sait auquel entendre. J'ai pris les Conversations chrétiennes; elles sont d'un bon cartésien qui sait par cœur votre recherche de la vérité[615], qui parle de cette philosophie, et du souverain pouvoir que Dieu a sur nous; de sorte que nous vivons, nous nous mouvons et nous respirons en lui, comme dit saint Paul, et c'est par lui que nous connaissons tout. Je vous manderai si ce livre est à la portée de mon intelligence; s'il n'y est pas, je le quitterai humblement, renonçant à la sotte vanité de contrefaire l'éclairée quand je ne le suis pas. Je vous assure que je pense comme nos frères; et si j'imprimais, je dirais: Je pense comme eux. Je sais la différence du langage politique à celui des chambres: enfin Dieu est tout-puissant, et fait tout ce qu'il veut, j'entends cela; il veut notre cœur, nous ne voulons pas le lui donner, voilà tout le mystère. N'allez pas révéler celui de nos filles de Nantes; elles me mandent qu'elles sont charmées de ce livre[616] que je leur ai fait prêter.
Je mandais l'autre jour à madame de Vins que je lui donnais à deviner quelle sorte de vertu je mettais ici le plus souvent en pratique, et je lui disais que c'était la libéralité. Il est vrai que j'ai donné d'assez grosses sommes depuis mon arrivée: un matin, huit cents francs; l'autre, mille francs; l'autre, cinq; un autre jour, trois cents écus: il semble que ce soit pour rire, ce n'est que trop une vérité. Je trouve des métayers et des meuniers qui me doivent toutes ces sommes, et qui n'ont pas un unique sou pour les payer: que fait-on? il faut bien leur donner. Vous croyez bien que je n'en prétends pas un grand mérite, puisque c'est par force: mais j'étais toute prise de cette pensée en écrivant à madame de Vins, et je lui dis cette folie. Je me venge de ces banqueroutes sur les lods et ventes. Je n'ai pas encore touché ces six mille francs de Nantes: dès qu'il y a quelque affaire à finir, cela ne va pas si vite. Je vis arriver l'autre jour une belle petite fermière de Bodégat, avec de beaux yeux brillants, une belle taille, une robe de drap de Hollande découpé sur du tabis[617], les manches tailladées: Ah Seigneur! 494 quand je la vis, je me crus bien ruinée: elle me doit huit mille francs. M. de Grignan aurait été amoureux de cette femme, elle est sur le moule de celle qu'il a vue à Paris. Ce matin il est entré un paysan avec des sacs de tous côtés; il en avait sous ses bras, dans ses poches, dans ses chausses; car en ce pays c'est la première chose qu'ils font que de les délier; ceux qui ne le font pas sont habillés d'une étrange façon: la mode de boutonner le justaucorps par en bas n'y est point encore établie; l'économie est grande sur l'étoffe des chausses; de sorte que depuis le bel air de Vitré jusqu'à mon homme, tout est dans la dernière négligence. Le bon abbé, qui va droit au fait, crut que nous étions riches à jamais: Ah! mon ami, vous voilà bien chargé; combien apportez-vous? Monsieur, dit-il en respirant à peine, je crois qu'il y a bien ici trente francs: c'étaient tous les doubles[618] de France qui se sont réfugiés dans cette province avec les chapeaux pointus, et qui abusent ainsi de notre patience.
Vous m'avez fait un grand plaisir de parler de Montgobert: je crus bien que ce que je vous mandais sur son sujet était inutile, et que votre bon esprit aurait tout apaisé. C'est ainsi que vous devez toujours faire, ma fille, malgré tous les chagrins passagers: le fond de Montgobert est admirable pour vous; le reste est un effet du tempérament indocile et trop brusque: je fais toujours un grand honneur aux sentiments du cœur; on est quelquefois obligé de souffrir les circonstances et dépendances de l'amitié, quoiqu'elles ne soient pas agréables. J'enverrai un de ces jours à Montgobert de méchantes causes à soutenir à Rochecourbières: puisqu'elle a ce talent, il faut l'exercer. Vous aurez M. de Coulanges, qui sera un grand acteur; il vous contera ses espérances; je ne les sais pas: il craint tant la solitude, qu'il ne veut pas même écrire aux gens qui y sont. Grignan est tout propre à le charmer; il en charmerait bien d'autres: je n'ai jamais vu une si bonne compagnie, elle fait l'objet de mes désirs: j'y pense sans cesse dans mes allées, et je relis vos lettres en disant, comme à Livry: Voyons et revoyons un peu ce que ma fille me disait, il y a huit ou neuf jours; car enfin c'est elle qui me parle, et je jouis ainsi de cet art ingénieux de peindre la parole et de parler aux yeux[619], etc. Vous savez bien que ce 495 ne sont pas les bois des Rochers qui me font penser à vous: je n'en suis pas moins occupée au milieu de Paris; c'est le fond et le centre; tout passe, tout glisse, tout est par-dessus ou à côté, et ne fait que de légères traces à mon cerveau. J'ai oublié mon Agnès, elle est pourtant jolie; son esprit a un petit air de province. Celui de madame de Tarente est encore dans le grand air. Les chemins de Vitré ici sont devenus si impraticables, qu'on les fait raccommoder par ordre du roi et de M. de Chaulnes; tous les paysans de la baronnie y seront lundi. Adieu, ma très-chère: quand je vous dis que mon amitié vous est inutile, ne comprenez-vous point bien comme je l'entends, et où mon cœur et mon imagination me portent? Pensez-vous que je sois bien contente du peu d'usage que je fais de tant de bonnes intentions? Dites-moi si vous ne mettrez point la petite d'Aix avec sa tante[620], et si vous ôterez Pauline d'avec vous: c'est un prodige que cette petite, son esprit est sa dot; voulez-vous la rendre une personne toute commune? Je la mènerais toujours avec moi, j'en ferais mon plaisir, je me garderais bien de la mettre à Aix avec sa sœur: enfin, comme elle est extraordinaire, je la traiterais extraordinairement.
Aux Rochers, mercredi 26 juin 1680.
Quand je trouve les jours si longs, c'est qu'en vérité, avec cette durée infinie, ils sont froids et vilains; nous avons fait deux admirables feux devant cette porte; c'était la veille et le jour de la Saint-Jean: il y avait plus de trente fagots, une pyramide de fougères qui faisait une pyramide d'ostentation; mais c'étaient des feux à profit de ménage, nous nous y chauffions tous; on ne se couche plus sans fagot, on a repris ses habits d'hiver; cela durera tant qu'il plaira à Dieu. Vous n'êtes point sujets à ces sortes d'hivers; dès que votre bise est passée, le chaud reprend le fil de son discours, et Rochecourbières n'est pas interrompu. Savez-vous comme écrit Montgobert? elle écrit comme nous; son commerce est fort agréable. Elle me parlait la dernière fois d'un déjeuner qu'elle devait donner dans sa chambre, où vous deviez survenir; tout cela est tourné plaisamment. Faites-la écrire pour vous, ma très-chère, et reposez-vous en me parlant; cela me fait un bien que je ne puis vous dire. Je donne à examiner cette question à Rochecourbières, si cette joie 496 que j'ai de ne guère voir de votre écriture est une marque d'amitié ou d'indifférence. Je recommande cette cause à Montgobert; c'est que je suis toujours charmée de la confiance, et c'en est une que de croire fermement que j'aime mieux votre repos que mon plaisir, qui devient une peine dès que je me représente l'état où vous met cette écritoire.
Je fais ici des promenades qui me font sentir l'amertume de votre absence, plus tristement encore que vous ne pouvez sentir la mienne au milieu de votre république; car assurément la compagnie de Grignan est si bonne et si grande, qu'elle doit vous donner plus de dissipation que le milieu de Paris. Votre petit bâtiment est achevé; on vous en mandera des nouvelles. En voulez-vous savoir de madame de la Hamelinière[621]? Elle a été ici sept jours entiers, elle ne partit qu'hier, après que j'eus pris ma médecine. J'envie bien les chevaux gris qu'elle fit paraître dans ma cour: la familiarité de cette femme est sans exemple; elle s'en retourne chez M. le marquis de la Roche-Giffard, d'où elle venait; elle a son équipage; elle ne parle que de lui. La scène est à vingt lieues d'ici, mais cela ne l'embarrasse pas. Votre bon cousin ne laisse pas de l'adorer, et d'adorer aussi M. le marquis. On parlerait longtemps là-dessus; les choses singulières me réjouissent toujours. Je vous assure que je fus fort touchée du plaisir de voir partir ce train; j'étais dans mon lit, mais je fus très-bien instruite du bruit du départ; je ne souhaite point qu'il me vienne d'autres visites: j'ai mille petites choses à faire, et j'ai à lire, car il ne faut point parler de lire avec cette compagnie-là. Je m'en vais reprendre mes conversations toutes pleines de votre père (Descartes). Mais une bonne fois, ma très-chère, mettez un peu votre nez dans le livre de la Prédestination des Saints, de saint Augustin, et du son de la persévérance: c'est un fort petit livre, il finit tout. Vous y verrez d'abord comme les papes et les conciles renvoient à ce Père, qu'ils appellent le docteur de la grâce; ensuite les lettres des saint Prosper et Hilaire, où il est fait mention des difficultés de certains prêtres de Marseille, qui disent tout comme vous; ils sont nommés semipélagiens[622]. Voyez ce que saint Augustin répond à ces deux lettres, et ce qu'il répète cent fois. Le onzième 497 chapitre du Don de la persévérance me tomba hier sous la main; lisez-le, et lisez tout le livre, il n'est pas long; c'est où j'ai puisé mes erreurs; je ne suis pas seule, cela me console; et en vérité je suis tentée de croire qu'on ne dispute aujourd'hui sur cette matière avec tant de chaleur que faute de s'entendre.
Je serais fort heureuse dans ces bois, si j'avais une feuille qui chantât: ah! la jolie chose qu'une feuille qui chante! et la triste demeure qu'un bois où les feuilles ne disent mot, et où les hiboux prennent la parole! je suis une ingrate, ce n'est que les soirs, et j'y entends mille oiseaux tous les matins. Vous n'en avez point où vous êtes, et vous ne faites qu'observer, comme vous disiez l'autre jour, de quel côté vient le vent; votre terrasse doit être une fort belle chose: j'y suis souvent avec vous tous, et mon imagination sait bien où vous trouver dans cette belle et grande principauté.
Il me paraît que mon fils est à Fontainebleau, sans être à la cour. On me mande de plusieurs endroits qu'il est toujours dans une grande, grande maison, où il paraît qu'il se trouve bien, puisqu'il n'en sort point. Vous savez que ce n'est pas ainsi qu'on fait sa cour, on ridiculise cette conduite fort aisément. Voilà le voyage de Flandre assuré; si les dauphins (les gendarmes) y vont, c'est une dépense à quoi l'on ne s'attendait pas.
Le chevalier m'a écrit une très-bonne et honnête lettre. J'ai fait réparation à M. d'Évreux; je n'ai plus rien à demander à ces Grignans-là: pour l'aîné, c'est une autre affaire; tant qu'il aura ma fille si loin de moi, j'aurai toujours bien des choses à démêler avec lui. Il me semble que vous devez avoir maintenant M. l'archevêque, et que vous êtes plus disposée que jamais à jouir de cette bonne et solide compagnie. Vous voilà donc privée de celle de M. Rouillé; vous le regretterez; mais ce n'est plus votre affaire, du moment que le lieutenant général cède la place au gouverneur (M. de Vendôme). Je sens présentement le plaisir de voir le coadjuteur à la tête de cette assemblée avec un nouveau gouverneur et un nouvel intendant; il y fera des merveilles; et cela me paraît de la dernière importance pour vous. L'étoile est changée, le sort est rompu pour les Grignans, et peut-être pour l'aîné; ni bonheur ni malheur, rien n'est de longue durée en ce pays-là; j'en excepte les prisonniers et les exilés[623], qui sont hors du commerce.
Madame de Vins m'écrit qu'elle a un plaisir sensible du cercle que nous faisons; vous lui parlez de moi, elle vous en parle; je lui parle de vous, elle m'en parle: ainsi nous tournons autour d'elle; elle me dit cela fort agréablement. Elle est à Pomponne, où elle apprend la philosophie de votre père. Le hasard a fait que Corbinelli, par moi, leur a donné un homme admirable pour enseigner le droit au fils aîné: cet homme sait tout, c'est un esprit lumineux[624]; c'est une humeur et des mœurs à souhait: ils sont charmés de cet homme; cette belle marquise en fait son profit: elle est bien heureuse d'être aussi raisonnable qu'elle est, et de n'être point sujette à se pendre. Madame de Mouci me mande qu'elle est persuadée que madame de Lavardin ne s'accommodera jamais avec les jeunes gens: elle les attendait ce jour-là: ils revenaient de la cour: elle était toute troublée de ce dérangement, c'est qu'elle est toute renfermée en elle-même: je connais une autre mère qui ne se compte pour guère; elle a raison; et qui est toute transmise à ses enfants, et ne trouve de vraie douceur que dans sa famille: cette mère, en vérité, aime bien parfaitement sa chère fille: ce partage n'est pas à la mode de Bretagne. On me mande que M. de Cheverni, qui est Clermont, afin que vous ne vous y trompiez pas, sera dans deux ans un des plus grands seigneurs de France: c'est ainsi que la fortune se joue. Je ne sais plus ce qu'est devenu le mariage de M. de Molac; je suis fort aise qu'ils n'aient point eu cette petite de Pomponne; ils l'auraient assommée pour lui apprendre à devenir la fille d'un disgracié. Dieu vous conserve les bonnes et solides pensées qu'il vous donne! vous parlez si sagement de tous les plaisirs et de tout ce qui n'est point en votre puissance, que la philosophie chrétienne n'en sait pas davantage: j'en connais de plus misérables[625]. Vous êtes, en vérité, et bien aimable, et bien estimable, et bien aimée, et bien estimée.
Aux Rochers, dimanche 14 juillet 1680.
Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin: voilà les bons ouvriers pour rétablir la souveraine volonté de Dieu. Ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures, comme le potier; il en choisit, il en rejette; ils ne sont point en peine de 499 faire des compliments pour sauver sa justice; car il n'y a point d'autre justice que sa volonté: c'est la justice même, c'est la règle; et, après tout, que doit-il aux hommes? que leur appartient-il? rien du tout. Il leur fait donc justice, quand il les laisse à cause du péché originel, qui est le fondement de tout, et il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu'il sauve par son fils. Jésus-Christ le dit lui-même: «Je connais mes brebis, je les mènerai paître moi-même, je n'en perdrai aucune; je les connais, elles me connaissent. Je vous ai choisis, dit-il à ses apôtres; ce n'est pas vous qui m'avez choisi.» Je trouve mille passages sur ce ton, je les entends tous; et quand je vois le contraire, je dis: C'est qu'ils ont voulu parler communément; c'est comme quand on dit que Dieu s'est repenti, qu'il est en furie; c'est qu'ils parlent aux hommes; et je me tiens à cette première et grande vérité, qui est toute divine, qui me représente Dieu comme Dieu, comme un maître, comme un souverain créateur et auteur de l'univers, et comme un être enfin très-parfait, selon la réflexion de votre père (Descartes). Voilà mes petites pensées respectueuses, dont je ne tire point de conséquences ridicules, et qui ne m'ôtent point l'espérance d'être du nombre choisi, après tant de grâces qui sont des préjugés et des fondements de cette confiance. Je hais mortellement à vous parler de tout cela; pourquoi m'en parlez-vous? ma plume va comme une étourdie. Je vous envoie la lettre du pape; serait-il possible que vous ne l'eussiez point? Je le voudrais. Vous verrez un étrange pape: comment? il parle en maître: diriez-vous qu'il fût le père des chrétiens? Il ne tremble point, il ne flatte point, il menace; il semble qu'il veuille sous-entendre quelque blâme contre M. de Paris (de Harlai). Voilà un homme étrange; est-ce ainsi qu'il prétend se raccommoder avec les jésuites? et ne devait-il pas plutôt filer doux, après avoir condamné soixante-cinq propositions? J'ai encore dans la tête le pape Sixte (-Quint); je voudrais bien que quelque jour vous voulussiez lire cette vie; je crois qu'elle vous arrêterait. Je lis l'Arianisme, je n'en aime ni l'auteur (Maimbourg), ni le style; mais l'histoire est admirable, c'est celle de tout l'univers; elle tient à tout; elle a des ressorts qui font agir toutes les puissances. L'esprit d'Arius est une chose surprenante, et de voir cette hérésie s'étendre par tout le monde; quasi tous les évêques embrassent l'erreur, et saint Athanase soutient seul la divinité de Jésus-Christ. Ces grands événements sont dignes d'admiration. 500 Quand je veux nourrir mon esprit et mon âme, j'entre dans mon cabinet, et j'écoute nos frères, et leur belle morale, qui nous fait si bien connaître notre pauvre cœur. Je me promène beaucoup, je me sers fort souvent de mes petits cabinets; rien n'est si nécessaire en ce pays, il y pleut continuellement: je ne sais comme nous faisions autrefois; les feuilles étaient plus fortes, ou la pluie plus faible; enfin je n'y suis plus attrapée.
Vous dites mille fois mieux que M. de la Rochefoucauld, et vous en sentez la preuve. Nous n'avons pas assez de raison pour employer toute notre force[626]. Il aurait été bien surpris de voir qu'il n'y avait qu'à retourner sa maxime, pour la faire beaucoup plus vraie.
Vous me demandez ce qui a fait cette solution de continuité entre la Fare et madame de la Sablière; c'est la bassette[627]: l'eussiez-vous cru? C'est sous ce nom que l'infidélité s'est déclarée; c'est pour cette prostituée de bassette qu'il a quitté cette religieuse adoration: le moment était venu que cette passion devait cesser, et passer même à un autre objet: croirait-on que ce fût un chemin pour le salut de quelqu'un que la bassette? Ah! c'est bien dit, il y a cinq cent mille routes qui nous y mènent. Madame de la Sablière regarda d'abord cette distraction, cette désertion; elle examina les mauvaises excuses, les raisons peu sincères, les prétextes, les justifications embarrassées, les conversations peu naturelles, les impatiences de sortir de chez elle, les voyages à Saint-Germain où il jouait, les ennuis, les ne savoir plus que dire; enfin, quand elle eut bien observé cette éclipse qui se faisait, et le corps étranger qui cachait peu à peu tout cet amour si brillant, elle prit sa résolution: je ne sais ce qu'elle lui a coûté; mais enfin, sans querelle, sans reproche, sans éclat, sans le chasser, sans éclaircissement, sans vouloir le confondre, elle s'est éclipsée elle-même; et, sans avoir quitté sa maison, où elle retourne encore quelquefois, sans avoir dit qu'elle renoncerait à tout, elle se trouve si bien aux Incurables, qu'elle y passe quasi toute sa vie, sentant avec plaisir que son mal n'était pas comme celui des malades qu'elle sert. Les supérieurs de la maison sont charmés de son esprit, elle les gouverne tous: ses amis vont la voir, elle est toujours de très-bonne 501 compagnie. La Fare joue à la bassette: voilà la fin de cette grande affaire qui attirait l'attention de tout le monde, voilà la route que Dieu avait marquée à cette jolie femme; elle n'a point dit, les bras croisés, J'attends la grâce: mon Dieu, que ce discours me fatigue! hé! mort de ma vie, la grâce saura bien vous préparer les chemins, les tours, les détours, les bassettes, les laideurs, l'orgueil, les chagrins, les malheurs, les grandeurs; tout sert, tout est mis en œuvre par ce grand ouvrier, qui fait toujours infailliblement tout ce qu'il lui plaît. Comme j'espère que vous ne ferez pas imprimer mes lettres, je ne me servirai point de la ruse de nos frères pour les faire passer. Ma fille, cette lettre devient infinie; c'est un torrent retenu que je ne puis arrêter; répondez-y trois mots; conservez-vous, reposez-vous; et que je puisse vous revoir et vous embrasser de tout mon cœur, c'est le but de mes désirs. Je ne comprends pas le changement de goût pour l'amitié solide, sage et bien fondée; mais pour l'amour, ah! oui, c'est une fièvre trop violente pour durer. Adieu, ma très-chère et très-loyale, j'aime fort ce mot: ne vous ai-je point donné du cordialement[628]? nous épuisons tous les mots. Je vous parlerai une autre fois de votre hérésie.
Aux Rochers, dimanche 29 septembre 1680.
C'est une république, c'est un monde que votre château; je n'y ai jamais vu cette foule. Montgobert me parle de quintille, je ne sais ce que c'est; mais quoique nous soyons dans une solitude en comparaison, nous ne laissons pas d'avoir fort souvent trois tables de jeu, un trictrac, un hombre, un reversi. Nous avons présentement madame de Marbeuf, qui est bonne à tout; elle est commode et complaisante. La princesse éclaire ces bois comme la nymphe Galatée; elle est en deuil de son beau-frère, l'électeur palatin; il faudrait que toute l'Europe se portât fort bien pour qu'elle ne fût pas sujette à perdre ses parents. Nous avons des gens de Vitré que vous ne connaissez non plus que la Solitaire[629]; enfin je ne sais comme tout cela va, mais je sais bien que je n'en souhaite pas davantage, et que je voudrais avoir plus de temps pour lire et pour me promener. 502 La Solitaire est justement où vous dites; mais elle est si droite et si bien plantée, qu'elle vous surprendrait. Il est temps cependant que je prenne d'autres pensées. Quand je songe qu'au bout de mon voyage je vous retrouverai, cela me paraît si heureux, que j'ai peur qu'il n'arrive quelque dérangement. La fièvre du chevalier n'a-t-elle pas été la plus désobligeante du monde? J'ai senti le chagrin que vous en auriez. Il m'écrit qu'il sera bientôt en état de partir, et qu'il a été guéri, et M. d'Évreux aussi, par notre Anglais: son remède a fait des merveilles cette année; M. de Lesdiguières en a été guéri comme par miracle, et mille autres. Je mande au chevalier que je me réjouis d'autant plus de sa santé, que je trouve ce voyage nécessaire pour lui. Je suis persuadée que tout se rangera, aussi bien que vos compagnies de Grignan, qui me paraissent comme dans ce tour de jetons où l'on donne à un roi neuf gardes de chaque côté; on fait sortir quatre gardes, il en a toujours neuf; on en fait entrer quatre, il en a toujours neuf. Vous voilà justement: tout est plein quand vous n'êtes que vous, tout est logé quand il y en a trois fois autant. Dieu conserve chez vous, ma chère enfant, cette grâce de multiplication si nécessaire aux dépenses excessives et aux revenus bornés.
Je suis étonnée que vous ne sachiez encore rien de M. de Vendôme ni d'un intendant; cela viendra tout d'un coup. Ce que je vous mandais de cet échange de la charge de votre frère était une pensée de madame de la Fayette, lorsque nous songions à nous tirer d'affaire par M. de Louvois; car il est certain que c'est toujours par quelque changement que l'on entre en propos avec ce ministre; mais c'est l'extrémité que d'en venir là: il faut essayer premièrement de se défaire de la charge, et de consulter nos amis.
J'espère que nous arriverons tous à Paris, où nous parlerons de toutes choses. Mettez-vous seulement en état de marcher sans incommodité: voilà ce que vous devez faire avec plus de soin qu'à l'ordinaire. Je ne sais quand on dansera ce ballet[630]; vraiment ce sera une belle pièce; vous croyez bien que pour moi je dirai, Ce n'est pas là un ballet comme celui où dansait ma fille; il y avait telle et telle: elle y faisait un petit pas admirable sur le bord du théâtre, et là-dessus je conterai tout le ballet. Mais vous-même, ma belle, je crois que, sans radoterie, vous pourrez dire qu'il ne fait point souvenir du vôtre, et qu'il y avait quatre personnes avec 503 feu Madame, que des siècles entiers auront peine à remplacer, et pour la beauté, et pour la belle jeunesse, et pour la danse: ah! quelles bergères et quelles amazones! il me semble que tout le monde s'excuse de ce ballet; la duchesse de Sully soutiendra l'honneur de la danse, mais non de la cadence; il y a eu bien des affaires dans sa famille; madame de Verneuil parlait du baptistaire, M. de Sully des affaires et des procès qu'elle a à solliciter; enfin madame la Dauphine a si bien commandé qu'il a fallu obéir. Adieu, ma chère enfant, vous ne devez avoir aucune inquiétude pour ma santé, elle est très-parfaite; et plût à Dieu que je puisse penser la même chose de vous! Je ne sens point le serein; j'ai de petits cabinets qui sont des brandebourgs fort commodes; on y lit, on y cause, on laisse tomber les traits du serein, et puis on rentre dans ce mail que je ne crois pas moins sûr qu'une belle et grande galerie.
A Paris, mercredi 5 novembre 1680.
Je vous conseille toujours, ma fille, de partir le plus tôt que vous pourrez: si vous attendez que M. de Grignan ait rempli tous ses devoirs, il ne faut point penser à venir cet hiver. Il me semble que l'amitié qu'il a pour vous le doit obliger à prendre toute autre résolution que celle de vous exposer au froid et aux mauvais chemins; je ne comprendrai jamais une autre conduite. Vous êtes bien née pour n'avoir jamais un moment de joie et de tranquillité, puisque vous passez légèrement sur votre séjour de Paris, pour vous occuper de votre retour à Grignan. Voilà une sorte de dragon dont on n'a jamais accoutumé de se charger, quand on est encore au milieu des agitations d'un départ. Pour moi, ma chère enfant, je ne sais ce qui vous oblige de penser à quitter Paris, quand vous y serez une fois; votre logement y sera commode, votre bail renouvelé pour quatre ans, votre dépense réglée; et si vous voulez éviter, c'est-à-dire M. de Grignan, les dépenses extraordinaires, vous trouverez que c'est le seul lieu où vous pouvez reprendre haleine: la dépense d'Aix est une furie; je me figure que vous êtes un peu revenue de cette économie de Grignan, où vous trouviez que vous pouviez vivre pour rien; cela s'appelle rien, rien du tout; vos trois tables fort souvent dans la galerie, et toutes les visites et les trains; toujours nourrir bêtes et gens, chose qu'il n'y a plus que vous au monde qui fassiez. Toute cette fameuse auberge, tout ce concours 504 de monde me paraît, quoi que vous disiez, un fleuve qui entraîne tout. Enfin, ma fille, je n'ose penser à ce tourbillon, et il me semble que vous allez vous reposer ici: attendez du moins que vous ayez confronté les dépenses pour envisager votre retour; il est question d'arriver, c'est ce que je souhaite de tout mon cœur. Mademoiselle de Méri est fixée; elle s'arrangera tout à loisir, rien ne la presse; elle voit bien que je suis plus aise qu'elle soit ici, quand elle y peut être, que de l'aller chercher plus loin; c'était pour la faire décider que je vous en écrivais; car quand on ne peut se résoudre, la vie se passe à ne point faire ce qu'on veut. Elle est bien mieux qu'elle n'était, elle parle; elle est capable d'écouter; nous causons fort tous les soirs. Ah! mon enfant, qu'il est aisé de vivre avec moi! qu'un peu de douceur, d'espèce de société, de confiance même superficielle, que tout cela me mène loin! Je crois, en vérité, que personne n'a plus de facilité que moi dans le commerce de la vie civile: je voudrais que vous vissiez comme cela va bien quand notre cousine veut: elle me témoigna l'autre jour qu'elle savait en gros les malheurs de mon fils, et qu'elle eût bien voulu en savoir davantage: je me tins obligée de cette curiosité, et je lui contai tout le détail de nos misères, ainsi que de plusieurs autres choses; voilà ce qui s'appelle vivre avec les vivants: mais quand on ne peut jamais rien dire qui ne soit repoussé durement; quand on croit avoir pris les tours les plus gracieux, et que toujours ce n'est pas cela, c'est tout le contraire; qu'on trouve toutes les portes fermées sur tous les chapitres qu'on pourrait traiter; que les choses les plus répandues se tournent en mystère; qu'une chose avérée est une médisance et une injustice; que la défiance, l'aigreur et l'aversion sont visibles et sont mêlées dans toutes les paroles; en vérité cela serre le cœur, et franchement cela déplaît un peu. On n'est point accoutumée à ces chemins raboteux; et quand ce ne serait que pour vous avoir enfantée, on devrait espérer un traitement plus doux. Cependant, ma fille, j'ai souvent éprouvé ces manières si peu honnêtes; ce qui fait que je vous en parle, c'est que cela est changé, et que j'en sens la douceur; si ce retour pouvait durer, je vous jure que j'en aurais une joie sensible, mais je vous dis sensible; il faut me croire quand je parle, je ne parle pas toujours. Ce n'a point été un raccommodement, c'est un radoucissement de sang, entretenu par des conversations douces et assez sincères, et point comme si on revenait toujours d'Allemagne. Enfin je suis contente, et je vous assure qu'il 505 faut peu pour me contenter: la privation des rudesses me tiendrait lieu d'amitié en un besoin: jugez ce que je sentirai si vous pouvez faire que l'honnêteté, la douceur, une superficie de confiance, la causerie, et tout ce qu'on a enfin avec ceux qui savent vivre, puisse être désormais établi entre elle et moi. Je trouve que la froideur et l'indifférence sont bien marquées entre M. de la Garde et vous, par l'affectation de ne point venir à Grignan quand vous êtes seule, et par celle de prier toute la famille d'aller à la Garde, hormis vous. Je suis très-fâchée de cette séparation, après avoir été si bien et si agréablement ensemble: nous en parlerons.
A Paris, ce 2 janvier 1681.
Bonjour et bon an, mon cher cousin. Je prends mon temps de vous demander pardon après une bonne fête, et en vous souhaitant mille bonnes choses cette année, suivie de plusieurs autres. Il me semble qu'en vous adoucissant ainsi l'esprit, je vous disposerai à me pardonner d'avoir été si longtemps sans vous écrire, et à cette jolie veuve que j'aime tant. Je partis de Bretagne le 20 d'octobre, qui était bien plus tôt que je ne pensais, pour venir à Paris. Un mois après j'eus le plaisir d'y recevoir ma fille. Je l'ai trouvée mieux que quand elle est partie; et cet air de Provence, qui devait la dévorer, ne l'a point dévorée: elle est toujours aimable, et je vous défie de vous voir tous deux et de parler ensemble sans vous aimer. J'ai toujours pensé à vous, et j'ai dit mille fois: Mon Dieu! je voudrais bien écrire à mon cousin de Bussy; et jamais je n'ai pu le faire. Pour moi, je crois qu'il y a de petits démons qui empêchent de faire ce qu'on veut, rien que pour se moquer de nous et pour nous faire sentir notre faiblesse. Ils ont un contentement, et je l'ai senti dans toute son étendue. Nous avons ici une comète qui est bien étendue aussi; c'est la plus belle queue qu'il est possible de voir. Tous les plus grands personnages sont alarmés, et croient fermement que le ciel, bien occupé de leur perte, en donne des avertissements par cette comète. On dit que le cardinal Mazarin étant désespéré des médecins, ses courtisans crurent qu'il fallait honorer son agonie d'un prodige, et lui dirent qu'il paraissait une grande comète qui leur faisait peur. Il eut la force de se moquer d'eux, et il leur dit plaisamment que la comète lui faisait trop d'honneur. En vérité, on devrait en dire autant que lui; et l'orgueil humain se fait 506 trop d'honneur de croire qu'il y ait de grandes affaires dans les astres quand on doit mourir. Tout mon silence ne m'a pas fait oublier les charmes de vos traductions[631]. Adieu, mon cher cousin; adieu, ma chère nièce. Mandez-moi de vos nouvelles. Cependant nous allons reprendre, notre ami Corbinelli et moi, le fil de notre discours.
A Paris, ce 3 avril 1681.
Faisons la paix, mon pauvre cousin. J'ai tort, je ne sais jamais faire autre chose que de l'avouer. On dit que ma nièce ne se porte pas trop bien. C'est qu'on ne peut pas être heureuse en ce monde: ce sont des compensations de la Providence, afin que tout soit égal, ou qu'au moins les plus heureux puissent comprendre, par un peu de chagrin et de douleur, ce qu'en souffrent les autres qui en sont accablés.
Je vous ai souhaité un lot à la loterie, pour commencer à rompre la glace de votre malheur. Cela se dit-il? Vous me le manderez; car je ne puis jamais raccommoder ce qui vient naturellement au bout de ma plume. Cela donc vous aurait remis en train d'être moins malheureux: mais je crois que ma nièce de Sainte-Marie le saurait, et qu'elle me l'aurait dit. Monsieur votre fils n'a rien gagné aussi: mais nous avons encore toutes nos espérances pour le gros lot, le roi l'ayant redonné au public. Le voyage de Bourbon est rompu. Mais je ne fais que de misérables répétitions: monsieur votre fils vous mandera tout assurément. La cour a voulu l'appeler M. de Bussy. Le nom de Rabutin est demeuré avec celui d'Adhémar que voulait prendre le chevalier de Grignan, et que Rouville seul a empêché de prospérer; il faut l'attache des courtisans pour les noms. Celui d'Estrées est comblé de tous les titres qui peuvent entrer dans une maison.
Il ne faut point s'attacher à des pensées tristes et inutiles: il vaut mieux croire, comme notre ami Corbinelli me le prêche tous les 507 jours, que Dieu règle toutes choses comme il veut qu'elles soient, et que la place que vous tenez dans l'univers, telle qu'elle est, ne pouvait point être dérangée. Le père Bourdaloue nous fit l'autre jour un sermon contre la prudence humaine, qui fit bien voir combien elle est soumise à l'ordre de la Providence, et qu'il n'y a que celle du salut, que Dieu nous donne lui-même, qui soit estimable. Cela console, et fait qu'on se soumet plus doucement à sa mauvaise fortune. La vie est courte, c'est bientôt fait; le fleuve qui nous entraîne est si rapide, qu'à peine pouvons-nous y paraître. Voilà des moralités de la semaine sainte, et toutes conformes au chagrin que j'ai toujours quand je vois que, hors vous, tout le monde s'élève: car au travers de toutes mes maximes, je conserve toujours beaucoup de faiblesse humaine.
Je ne sais si vous savez que madame de Fontanges est dans un couvent, moins pour passer la bonne fête, que pour se préparer au voyage de l'éternité[632].
Adieu, mon cher cousin; adieu, mon aimable nièce; aimez-moi toujours, et me mandez de vos nouvelles.
A Paris, ce 26 mai 1683.
N'avez-vous pas été bien surpris, monsieur, de vous voir glisser des mains M. de Vardes[633], que vous teniez depuis dix-neuf ans? Voilà le temps que notre Providence avait marqué: en vérité on n'y pensait plus, il paraissait oublié, et sacrifié à l'exemple. Le roi, qui pense et qui range tout dans sa tête, déclara un beau matin que M. de Vardes serait à la cour dans deux ou trois jours: il conta qu'il lui avait fait écrire par la poste, qu'il avait voulu le surprendre, et qu'il y avait plus de six mois que personne ne lui en avait parlé. Sa Majesté eut contentement; il voulait surprendre, et tout le monde fut surpris; jamais une nouvelle n'a fait une si grande impression ni un si grand bruit que celle-là. Enfin il arriva samedi matin avec une tête unique en son espèce, et un vieux justaucorps à brevet[634], comme on le portait en 1663. Il se mit un genou à terre 508 dans la chambre du roi, où il n'y avait que M. de Châteauneuf: le roi lui dit que tant que son cœur avait été blessé, il ne l'avait point rappelé; mais que présentement c'était de bon cœur, et qu'il était aise de le revoir. M. de Vardes répondit parfaitement bien et d'un air pénétré; et ce don des larmes que Dieu lui a donné ne fit pas mal son effet dans cette occasion. Après cette première vue, le roi fit appeler M. le Dauphin, et le présenta comme un jeune courtisan; M. de Vardes le reconnut et le salua: le roi lui dit en riant: «Vardes, voilà une sottise, vous savez bien qu'on ne salue personne devant moi.» M. de Vardes du même ton: «Sire, je ne sais plus rien, j'ai tout oublié; il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu'à trente sottises.—Eh bien! je le veux, dit le roi; reste à vingt-neuf.» Ensuite le roi se moqua de son justaucorps. M. de Vardes lui dit: «Sire, quand on est assez misérable pour être éloigné de vous, non-seulement on est malheureux, mais on est ridicule.» Tout est sur ce ton de liberté et d'agrément. Tous les courtisans lui ont fait des merveilles. Il est venu un jour à Paris, il m'est venu voir; j'étais sortie pour aller chez lui: il trouva ma fille et mon fils, et je le trouvai le soir chez lui: ce fut une joie véritable; je lui dis un mot de notre ami Corbinelli. «Quoi, madame! mon maître! mon intime! l'homme du monde à qui j'ai le plus d'obligation! pouvez-vous douter que je ne l'aime de tout mon cœur?» Cela me plut fort. Il loge chez sa fille, il est à Versailles. Le Cour part aujourd'hui, je crois qu'il reviendra pour rattraper le roi à Auxerre: car il paraît à tous ses amis qu'il doit faire le voyage, où assurément il fera bien sa cour, en donnant des louanges fort naturelles à trois petites choses, les troupes, les fortifications et les conquêtes de Sa Majesté. Peut-être que notre ami vous dira tout ceci, et que ma lettre ne sera qu'un misérable écho; mais à tout hasard je me suis jetée dans ces détails, parce que j'aimerais qu'on me les écrivît en pareille occasion, et je juge de moi par vous, mon cher monsieur; souvent j'y suis attrapée avec d'autres, mais non jamais avec vous. On dit que M. de Noailles, votre digne et généreux ami, a rendu de très-bons offices à M. de Vardes: il est assez généreux pour n'en pas douter. M. de Calvisson est arrivé, cela doit rompre ou conclure notre mariage. En vérité je suis fatiguée de cette longueur, je ne suis pas en humeur de parler bien, que de M. de Vardes, et toujours M. de Vardes; c'est l'évangile du jour.
A Paris, ce 16 décembre 1683.
Enfin, après tant de peine, je marierai mon pauvre garçon[635]. Je vous demande votre procuration pour signer à son contrat de mariage. Voilà deux petites lettres d'honnêteté que je vous prie de faire tenir à ma tante de Toulongeon et à mon grand cousin. Il ne faut jamais désespérer de sa bonne fortune. Je croyais mon fils hors d'état de pouvoir prétendre à un bon parti, après tant d'orages et tant de naufrages, sans charges et sans chemin pour la fortune; et pendant que je m'entretenais de ces tristes pensées, la Providence nous destinait ou nous avait destinés à un mariage si avantageux, que, dans le temps où mon fils pouvait le plus espérer, je ne lui en aurais pas désiré un meilleur. C'est ainsi que nous marchons en aveugles, ne sachant où nous allons, prenant pour mauvais ce qui est bon, prenant pour bon ce qui est mauvais, et toujours dans une entière ignorance. Auriez-vous jamais cru aussi que le père Bourdaloue, pour exécuter la dernière volonté du président Perrault, eût fait depuis six jours aux Jésuites la plus belle oraison funèbre qu'il est possible d'imaginer? Jamais une action n'a été admirée avec plus de raison que celle-là. Il a pris le prince dans ses points de vue avantageux; et comme son retour à la religion a fait un grand effet pour les catholiques, cet endroit, manié par le père Bourdaloue, a composé le plus beau et le plus chrétien panégyrique qui ait jamais été prononcé[636].
A Paris, ce 5 août 1684.
Il faut qu'en attendant vos lettres, je vous conte une fort jolie petite histoire. Vous avez regretté mademoiselle de....; vous avez mis au rang de vos malheurs de ne l'avoir point épousée; vos meilleures amies étaient révoltées contre votre bonheur; c'étaient madame de Lavardin et madame de la Fayette, qui vous coupaient la gorge. Une fille de qualité, bien faite, avec cent mille écus! ne 510 faut-il pas être bien destiné à n'être jamais établi, et à finir sa vie comme un misérable, pour ne pas profiter des partis de cette conséquence, quand ils sont entre nos mains? Le marquis de.... n'a pas été si difficile, la voilà bien établie. Il faut être bien maudit pour avoir manqué cette affaire-là: voyez la vie qu'elle mène; c'est une sainte, c'est l'exemple de toutes les femmes. Il est vrai, mon très-cher, jusqu'à ce que vous ayez épousé mademoiselle de Mauron, vous avez été prêt à vous pendre; vous ne pouviez mieux faire, mais attendons la fin. Toutes ces belles dispositions de sa jeunesse, qui faisaient dire à madame de la Fayette qu'elle n'en aurait pas voulu pour son fils avec un million, s'étaient heureusement tournées du côté de Dieu; c'était son amant, c'était l'objet de son amour; tout s'était réuni à cette unique passion. Mais comme tout est extrême dans cette créature, sa tête n'a pas pu soutenir l'excès du zèle et de l'ardente charité dont elle était possédée; et, pour contenter ce cœur de Madeleine, elle a voulu profiter des bons exemples, et des bonnes lectures de la vie des saints Pères du désert, et des saintes pénitentes. Elle a voulu être le don Quichotte de ces admirables histoires, elle partit, il y a quinze jours, de chez elle à quatre heures du matin avec cinq ou six pistoles, et un petit laquais; elle trouva dans le faubourg une chaise roulante, elle monte dedans, et s'en va à Rouen toute seule, assez déchirée, assez barbouillée, de crainte de quelque mauvaise rencontre; elle arrive à Rouen, elle fait son marché de s'embarquer dans un vaisseau qui va aux Indes; c'est là où Dieu l'appelle, c'est où elle veut faire pénitence; c'est où elle a vu, sur la carte, les endroits qui l'invitent à finir sa vie sous le sac et sur la cendre; c'est là où l'abbé Zozime[637] la viendra communier quand elle mourra. Elle est contente de sa résolution, elle voit bien que c'est justement cela que Dieu demande d'elle; elle renvoie le petit laquais en son pays, elle attend avec impatience que le vaisseau parte; il faut que son bon ange la console de tous les moments qui retardent son départ; elle a saintement oublié son mari, sa fille, son père, et toute sa famille; elle dit à toute heure:
Il paraît qu'elle est exaucée, elle touche au moment bienheureux 511 qui la sépare pour jamais de notre continent; elle suit la loi de l'Evangile, elle quitte tout pour suivre Jésus-Christ. Cependant on s'aperçoit dans sa maison qu'elle ne revient point dîner; on va aux églises voisines, elle n'y est pas; on croit qu'elle viendra le soir, point de nouvelles; on commence à s'étonner, on demande à ses gens, ils ne savent rien; elle a un petit laquais avec elle, elle sera sans doute à Port-Royal des champs, elle n'y est pas; où pourra-t-elle être? On court chez le curé de Saint-Jacques du Haut-Pas; le curé dit qu'il a quitté depuis longtemps le soin de sa conscience, et que, la voyant toute pleine de pensées extraordinaires et de désirs immodérés de la Thébaïde, comme il est homme tout simple et tout vrai, il n'a point voulu se mêler de sa conduite. On ne sait plus à qui avoir recours: un jour, deux, trois, six jours, on envoie à quelques ports de mer, et par un hasard étrange on la trouve à Rouen, sur le point de s'en aller à Dieppe, et de là au bout du monde. On la prend, on la ramène bien joliment, elle est un peu embarrassée.
Une confidente déclare ses desseins; on est affligé dans la famille; on veut cacher cette folie au mari, qui n'est pas à Paris, et qui aimerait mieux une galanterie qu'une telle équipée. La mère du mari pleure avec madame de Lavardin, qui pâme de rire, et qui dit à ma fille: Me pardonnez-vous d'avoir empêché que votre frère n'ait épousé cette infante? On conte aussi cette tragique histoire à madame de la Fayette, qui me l'a répétée avec plaisir, et qui me prie de vous mander si vous êtes encore bien en colère contre elle; elle soutient qu'on ne peut jamais se repentir de n'avoir pas épousé une folle. On n'ose en parler à mademoiselle de Grignan, son amie, qui mâchonne quelque chose d'un pèlerinage, et se jette, pour avoir plus tôt fait, dans un profond silence. Que dites-vous de ce petit récit? vous a-t-il ennuyé? n'êtes-vous pas content? Adieu, mon fils; M. de Schomberg marche en Allemagne avec vingt-cinq mille hommes: c'est pour faire venir plus promptement la signature de l'empereur. La gazette vous dira le reste.
A Angers, ce mercredi 20 septembre 1684.
J'arrivai hier à cinq heures au pont de Cé, après avoir vu le matin à Saumur ma nièce de Bussy, et entendu la messe à la bonne 512 Notre-Dame. Je trouvai, sur le bord de ce pont, un carrosse à six chevaux, qui me parut être mon fils; c'était son carrosse et l'abbé Charrier, qu'il a envoyé me recevoir, parce qu'il est un peu malade aux Rochers: cet abbé me fut agréable; il a une petite impression de Grignan par son père et par vous avoir vue, qui lui donna un prix au-dessus de tout ce qui pourrait venir au-devant de moi: il me remit votre lettre écrite de Versailles, et je ne me contraignis point devant lui de répandre quelques larmes, tellement amères, que je serais étouffée s'il avait fallu me contraindre. Ah! ma bonne et très-aimable, que ce commencement a été bien rangé! Vous affectez de paraître une véritable Dulcinée; ah! que vous l'êtes peu! et que j'ai vu, au travers de la peine que vous prenez à vous contraindre, cette même douleur et cette même tendresse qui vous fit répandre tant de larmes en nous séparant! Ah! ma bonne, que mon cœur est pénétré de votre amitié! que j'en suis bien parfaitement persuadée, et que vous me fâchez quand, même en badinant, vous dites que je devrais avoir une fille comme mademoiselle d'Alerac, et que vous êtes imparfaite! Cette Alerac est aimable de me regretter comme elle fait; mais ne me souhaitez jamais rien que vous; vous êtes pour moi toutes choses, et jamais on n'a été aimée si parfaitement d'une fille bien-aimée que je le suis de vous. Ah! quels trésors infinis m'avez-vous quelquefois cachés! Je vous assure pourtant, ma chère bonne, que je n'ai jamais douté du fond; mais vous me comblez présentement de toutes ces richesses, et je n'en suis digne que par la très-parfaite tendresse que j'ai pour vous, qui passe au delà de tout ce que je pourrais vous en dire. Vous me paraissez assez malcontente de votre voyage (de Versailles), et du dos de madame de Brancas; vous avez trouvé bien des portes fermées; vous avez, ce me semble, fort bien fait d'envoyer votre lettre. On mande ici que le voyage de la cour est retardé; peut-être pourrez-vous revoir M. de Louvois: enfin Dieu conduira cela comme tout le reste. Vous savez bien comme je suis pour ce qui vous touche: vous aurez soin de me mander la suite. Je viens d'ouvrir la lettre que vous écrivez à mon fils; quelle tendresse vous y faites voir pour moi! quels soins! que ne vous dois-je point, ma chère bonne? Je consens que vous lui fassiez valoir mon départ dans cette saison: mais Dieu sait si l'impossibilité et la crainte d'un désordre honteux dans mes affaires n'en ont pas été les seules raisons. Il y a des temps dans 513 la vie où les forces épuisées demandent, à ceux qui ont un peu d'honneur et de conscience, de ne pas pousser les choses à l'extrémité. Voilà le fond et la pure vérité, et voilà ce qui a fait marcher le Bien bon, qui est en vérité fort fatigué d'un si long voyage. J'allai hier descendre chez le saint évêque (Henri Arnauld): je vis l'abbé Arnauld, toujours très-bon ami, et content de votre billet honnête. Ils me rendirent le soir la visite; et je vis entrer, un moment après, mesdames de Vesins, de Varennes et d'Assé: la dernière vous reverra bientôt. Adieu, ma chère bonne mignonne, je vais dîner chez le saint évêque. J'aime la belle d'Alerac, dites-le-lui et parlez de moi à ceux qui sont auprès de vous, et qui s'en souviennent. Allez à Livry; et si vous y pensez à moi, comme vous me le dites en vers et en prose, croyez qu'il n'y a point de moment où je ne pense à vous, avec une tendresse vive et sensible qui durera autant que moi.
A Angers, ce jeudi 21 septembre.
Je pars, ma bonne, pour les Rochers: je ne puis monter en carrosse sans vous dire encore un petit adieu. J'ai dîné, comme vous savez, avec ce saint prélat: sa sainteté et sa vigilance pastorale est une chose qui ne se peut comprendre; c'est un homme de quatre-vingt-sept ans, qui n'est plus soutenu dans les fatigues continuelles qu'il prend que par l'amour de Dieu et du prochain. J'ai causé une heure en particulier avec lui; j'ai trouvé dans sa conversation toute la vivacité de l'esprit de ses frères; c'est un prodige, je suis ravie de l'avoir vu de mes yeux. J'ai été toute l'après-dîner au Roncerai et à la Visitation. Mademoiselle d'Alerac, votre demoiselle de Sennac a fait la malade, et ne m'a pas voulu voir. Ces bonnes Vesins, d'Assé et Varennes ne m'ont point quittée, et m'ont fait une grande collation; et les revoilà encore qui viennent me dire adieu, et le saint prélat, et l'abbé Arnauld: nous ne faisons point comme cela les honneurs de Paris. J'aurai, ma chère bonne, de vos lettres aux Rochers, et je vous écrirai; mon Dieu! ma chère Comtesse, aimez-moi toujours.
Aux Rochers, mercredi 27 septembre 1684.
Enfin, ma fille, voilà trois de vos lettres. J'admire comme cela devient, quand on n'a plus d'autre consolation: c'est la vie, c'est 514 une agitation, une occupation, c'est une nourriture; sans cela on est en faiblesse, on n'est soutenue de rien, on ne peut souffrir les autres lettres; enfin, on sent que c'est un besoin de recevoir cet entretien d'une personne si chère. Tout ce que vous me dites est si tendre et si touchant, que je serais aussi honteuse de lire vos lettres sans pleurer, que je le serai cet hiver de vivre sans vous. Parlons un peu de Versailles; j'ai fort bonne opinion de ce silence; je ne crois point qu'on veuille vous refuser une chose si juste[638], dans un temps de libéralités: vous voyez que tous vos amis vous ont conseillé de faire cette tentative; quel plaisir n'auriez-vous pas si, par vos soins et vos sollicitations, vous obteniez cette petite grâce! Elle ne pourrait venir plus à propos; car je crois (et cette peine se joint souvent aux autres) que vous êtes dans de terribles dérangements. Pour moi, je suis convaincue que je ne serais jamais revenue de ceux où m'aurait jetée un retardement de six mois: quand on a poussé les choses à un certain point, on ne trouve plus que des abîmes; et vous êtes entrée la première dans ces raisons; elles font ma consolation, et je me les redis sans cesse.
Nous menons ici une vie assez triste; je ne crois pas cependant que plus de bruit me fût agréable. Mon fils a été chagrin de ces espèces de clous; ma belle-fille n'a que des moments de gaieté, car elle est tout accablée de vapeurs; elle change cent fois le jour de visage, sans en trouver un bon; elle est d'une extrême délicatesse; elle ne se promène quasi pas; elle a toujours froid; à neuf heures du soir elle est tout éteinte, les jours sont trop longs pour elle; et le besoin qu'elle a d'être paresseuse fait qu'elle me laisse toute ma liberté, afin que je lui laisse la sienne: cela me fait un extrême plaisir. Il n'y a pas moyen de sentir qu'il y ait une autre maîtresse que moi dans cette maison; quoique je ne m'inquiète de rien, je me vois servie par de petits ordres invisibles. Je me promène seule, mais je n'ose me livrer à l'entre-chien et loup, de peur d'éclater en cris et en pleurs; l'obscurité me serait mauvaise dans l'état où je suis: si mon âme peut se fortifier, ce sera à la crainte de vous fâcher que je sacrifierai ce triste divertissement: présentement c'est à ma santé, et c'est encore vous qui me l'avez recommandée; mais enfin c'est toujours vous. Il ne tient pas à moi qu'on ne sache l'amitié tendre et solide que vous avez pour moi, j'en suis convaincue, j'en 515 suis pénétrée; il faudrait que je fusse bien injuste pour en douter: si madame de Montchevreuil a cru que ma douleur surpassait la vôtre, c'est qu'ordinairement on n'aime point sa mère comme vous m'aimez. Pourquoi vous allez-vous blesser à l'épée de voir ma chambre ouverte? Qu'est-ce qui vous pousse dans ce pays désert? C'est bien là où vous me redemandez. Vous m'avez fait un grand plaisir de me parler de Versailles: la place de madame de Maintenon est unique dans le monde; il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais: vous n'aurez pas oublié au moins de lui faire remonter quelques paroles par madame de Montchevreuil[639]. Je ne veux point d'aide pour la chaise de M. de Coulanges; laissez-moi faire, je bats monnaie ici. Je suis fort aise que notre mariage n'aille plus a reculons, et que M. le coadjuteur et vous soyez toujours liés par mes deux joues; conservez moi les vôtres, ma très-aimable, conservez votre santé; ne vous fatiguez plus tant, ayez pitié de moi; j'aurais bien de la peine à soutenir plus de tristesse que je n'en ai.
La mort de madame de Cœuvres[640] est étrange, et encore plus celle du chevalier d'Humières[641]: hélas! comme cette mort va courant partout et attrapant de tous côtés! Je me porte parfaitement bien; je fais toujours quelque scrupule d'attaquer cette perfection par une médecine. Nous attendons les capucins: cette petite femme-ci fait pitié, c'est un ménage qui n'est point du tout gaillard: ils vous font tous deux mille compliments. On ne me presse point de donner mon amitié, cela déplaît trop; point d'empressement, rien qui chagrine, rien qui réveille aussi, cela est tout comme je le souhaitais. Corbinelli est trop heureux des bontés que vous avez pour lui, je l'envie bien présentement: voilà ce qui lui vaut mon amitié. Le Bien bon, qui veut que je vous dise bien des choses pour lui, calcule tout le jour et se porte bien. Adieu, ma chère enfant; que puis-je vous dire qui approche de ce que je sens pour vous?
Aux Rochers, mercredi 15 novembre 1684.
J'ai envie, ma chère bonne, de commencer à vous répondre par la lettre que m'a écrite le maréchal d'Estrades; il me conte si bonnement et si naïvement toutes les questions que vous lui avez faites sur mon sujet, et je vois si bien tout l'intérêt que votre amitié vous fait prendre à la vie que je fais ici, que je n'ai pu lire sans pleurer la lettre de ce bon homme: mais, ma chère bonne, quand je suis venue à l'endroit où vous avez pleuré vous-même en apprenant le sensible souvenir que j'ai toujours de votre aimable personne, et de notre séparation, j'ai redoublé mes soupirs et mes sanglots. Ma chère bonne, je vous en demande pardon, cela est passé; mais je n'étais point en garde contre ce récit tout naïf que m'a fait ce bon homme; il m'a prise au dépourvu, et je n'ai pas eu le loisir de me préparer. Voilà, ma chère enfant, une relation toute naturelle de ce qui m'est arrivé de plus considérable depuis que je vous ai écrit: mais il s'est passé dans mon cœur un trait d'amitié si tendre et si sensible, si naturel, si vrai et si vif, que je n'ai pu vous le cacher: aussi bien, ma bonne, il me semble que vous êtes assez comme moi, et que nous mettons au premier rang les choses qui nous regardent, et le reste vient après pour arrondir la dépêche. Vous dites que je ne suis point avec vous, ma bonne; et pourquoi? hélas! qu'il me serait aisé de vous le dire, si je voulais salir mes lettres des raisons qui m'obligent à cette séparation, des misères de ce pays, de ce qu'on m'y doit, de la manière dont on me paye, de ce que je dois ailleurs, et de quelle façon je me serais laissée surmonter et suffoquer par mes affaires, si je n'avais pris, avec une peine infinie, cette résolution! Vous savez que depuis deux ans je la diffère avec plaisir, sans y balancer: mais, ma chère bonne, il y a des extrémités où l'on romprait tout, si l'on voulait se roidir contre la nécessité; je ne puis plus hasarder ces sortes de conduites hasardeuses: le bien que je possède n'est plus à moi; il faut finir avec la même probité dont on a fait profession toute sa vie: voilà ce qui m'a arrachée, ma bonne, d'entre vos bras pour quelque temps, vous savez avec quelles douleurs! Je vous en cache les suites, parce que je veux me bien porter, et que je tâche de me les cacher à moi-même: mais cette espérance dont je vous ai parlé me soutient, et me persuade qu'enfin je vous reverrai; et c'est cette pensée qui me fait vivre. Je suis ici 517 avec mon fils, qui est ravi de m'y voir manger une partie de ce qu'il me doit; cela me fait un sommeil salutaire, et souffrir la perte de tout ce que ses fermiers me doivent, et dont apparemment je n'aurai jamais rien. Je crois, ma chère bonne, que vous entrez dans ces vérités qui finiront, et qui me feront retrouver comme j'ai accoutumé d'être: je n'ai pu m'empêcher de vous dire tout ce détail dans l'intimité et l'amertume de mon cœur, que l'on soulage en causant avec une bonne, dont la tendresse est sans exemple. J'ai quasi envie de ne vous rien dire sur ma santé; elle est dans la perfection, et j'aime M. de Coulanges plus que ma vie, de vous avoir montré ma lettre; elle doit vous avoir remise de vos imaginations; le style qu'on a en lui écrivant ressemble à la joie et à la santé.
Aux Rochers, mercredi 29 novembre 1684.
Je vous vois, je vous plains: vous avez envie de m'écrire, vous avez bien des choses à me dire; mais madame de Lavardin, qui ne s'en soucie point du tout, dîne à dix heures pour ne point vous manquer; puis madame de Lamoignon, puis M. de Lamoignon: oh! pour celui-là, il devait vous faire oublier votre écriture et votre écritoire; enfin, voilà l'heure qui presse; tout est perdu si je n'écris point à ma mère; et vous avez raison, mon enfant, il faut que nécessairement j'en reçoive peu ou prou, comme on dit; il faut que je voie pied ou aile de ma chère fille; et nul ordinaire ne se peut passer sans qu'elle me donne cette consolation: c'est ma vie, c'est manger, c'est respirer; mais ce qu'il faut faire quand vous êtes attrapée comme samedi, c'est ce que vous avez dit: écrivez deux pages, et, sans finir, envoyez-les-moi, et achevez le reste à loisir: j'entendrai fort bien cette manière de précipitation; et je vous prie même, ma très-chère, de ne point vous suffoquer de faire réponse à mes lettres infinies; songez que je cause, et que je ne suis point du tout accablée de visites; j'ai tout le temps qu'il me faut et au delà, et c'est par pitié de vous que je les finis; car si j'en avais autant de moi, je ne les finirais point: laissez-moi donc discourir tant que je voudrai, et ne vous amusez point à parcourir les articles; parlez-moi de vous, de vos affaires, de ce que vous dites à ceux que vous aimez; tout est sûr, rien ne se voit, rien ne retourne, et c'est justement cela qui me touche, et qui fait ma curiosité et mon 518 attention. Vous avez à me redresser sur Versailles: ne souffrez point que je sois de travers sur votre sujet. Madame de la Fayette vous en parle-t-elle? Dites-moi aussi ce qu'est devenue cette Guadiana; il me semble qu'elle est longtemps sans reparaître. Vous me faites un grand plaisir d'avoir chassé la princesse Olympie[642] de l'hôtel de Carnavalet, je n'aime point cette personne; j'aime bien mieux une bonne petite prestance qui est toute propre à représenter la duchesse de Grignan: c'est ainsi que Coulanges vous nomme dans ses lettres, tout sérieusement, sans hésiter, ni sans dire quelle mouche l'a piqué; j'en ai ri, et je voudrais que cette folie vous portât bonheur. Il est enragé après cette pauvre Cuverdan[643], c'est une Furie, et c'est une injustice dont il rendra compte à Dieu; car cette pauvre femme dit mille biens de lui; et, tout bien compté, tout rabattu, il n'y a personne en Bretagne qui ait un si bon cœur et de si nobles sentiments: le voilà qui rit et se moque de moi; je n'en suis point la dupe, point du tout; je ne suis point aveuglée, point du tout; mais je trouve que chacun a ses défauts; et que celui qu'elle a n'est qu'une incommodité en comparaison de ceux qui ont les parties nobles attaquées: cependant je suis une friponne, et je pâme de rire des folies et des visions de Coulanges; mais je n'y réponds point, parce que je craindrais qu'un crapaud ne me vînt sauter sur le visage, pour me punir de mon ingratitude. Je n'ai jamais vu des soins et des amitiés comme ceux de M. et de madame de Coulanges pour moi, c'est le parfait ménage à mon égard; leurs lettres sont agréables d'une manière fort différente. Je fus hier dîner chez la princesse; j'y laissai la bonne Marbeuf: voici comme votre mère était habillée, une bonne robe de chambre bien chaude, que vous avez refusée, quoique fort jolie; et cette jupe violette, or et argent, que j'appelais sottement un jupon, avec une belle coiffure de toutes cornettes de chambre négligées; j'étais en vérité fort bien: je trouvai la princesse tout comme moi; cela me rassura sur l'oripeau. Dites-moi un mot de vos habits; car il faut fixer ses pensées et donner des images. Nous causâmes fort des nouvelles présentes. La princesse de Bade vient par Angers, dont elle est ravie: elle a un cuisinier admirable, mais elle est bien aise de ne pas le mettre en œuvre dans de grandes occasions. Vous me demandiez 519 l'autre jour des nouvelles de quelqu'un: je vous en demande de Corbinelli; il y a plus de quinze jours que je n'ai vu de son écriture, il y avait plus de trois semaines que je n'en avais vu auparavant: il abuse de la liberté d'être irrégulier: son neveu revient-il? Je lui ai conseillé de le mander. Adieu, ma très-chère et très-aimable, je ne puis me représenter d'amitié au delà de celle que je sens pour vous; ce sont des terres inconnues.
Aux Rochers, dimanche 25 février 1685.
Ah! ma bonne, quelle aventure que celle de la mort du roi d'Angleterre[644]! la veille d'une mascarade!
Au marquis de Grignan.
Mon marquis, il faut que vous soyez bien malheureux de trouver en votre chemin un événement si extraordinaire!
Lequel vous a plus serré le cœur, ou le contre-temps, ou quand votre méchante maman vous renvoya de Notre-Dame? Vous en fûtes consolé le même jour; il faut que le billard, et l'appartement, et la messe du roi, et toutes les louanges qu'on a données à vous et à votre joli habit, vous aient consolé dans cette occasion, avec l'espérance que cette mascarade n'est que différée. Mon cher enfant, je vous fais mes compliments sur tous ces grands mouvements, mais faites-m'en sur toutes mes attentions mal placées; j'avais été à la mascarade, à l'opéra, au bal; je m'étais tenue droite, je vous avais admiré, j'avais été aussi émue que votre belle maman, et j'ai été trompée.
A madame de Grignan.
Ma bonne, je comprends tous vos sentiments mieux que personne: vraiment oui, on se transmet dans ses enfants, et, comme vous dites, plus vivement que pour soi-même: j'ai tant passé par ces émotions! C'est un plaisir, quand on les a pour quelque jolie petite personne qui en vaut la peine et qui fait l'attention des autres. 520 Votre fils plaît extrêmement; il a quelque chose de piquant et d'agréable dans la physionomie: on ne saurait passer les yeux sur lui comme sur un autre, on s'arrête. Madame de la Fayette me mande qu'elle avait écrit à madame de Montespan qu'il y allait de son honneur que vous et votre fils fussiez contents d'elle: il n'y a personne qui soit plus aise que madame de la Fayette de vous faire plaisir. Je ne suis pas surprise que vous ayez envie d'aller à Livry: bon Dieu! quel temps! il est parfait; je suis depuis le matin jusqu'à cinq heures dans ces belles allées, car je ne veux point du froid du soir. J'ai sur mon dos votre belle brandebourg qui me pare; ma jambe est guérie, je marche tout comme une autre. Ne me plaignez plus, ma chère bonne; il faudrait mourir si j'étais prisonnière par ce temps-là. Je mande à mon fils que je n'ai que faire de lui, que je me promène, et qu'avec cela je l'envoie promener. Ils sont dans les plaisirs de Rennes, d'où ils ne reviendront que la veille du dimanche gras: j'en suis ravie, je n'ai que trop de monde. La princesse vient jouir de mon soleil; elle a donné d'une thériaque céleste au bon abbé, qui l'a tiré d'un mal de tête et d'une faiblesse qui me faisaient grand'peur. Dites à ce Bien bon combien vous êtes ravie de sa santé. La princesse est le meilleur médecin du monde; tout de bon, les capucins admiraient sa boutique: elle guérit une infinité de gens; elle a des compositions rares et précieuses, dont elle nous a donné trois prises qui ont fait un effet prodigieux. Le Bien bon voudrait vous faire les honneurs de Livry; si c'est le carême, ma bonne, vous y ferez une mauvaise chère, mais songerez-vous à l'entreprendre avec votre côté douloureux? on ne me parle cependant que de votre beauté; madame de Vins m'assure que c'est tout autre chose que quand je suis partie. Vous parlez du temps qui vous respecte pour l'amour de moi: c'est bien à vous à parler du temps! Mais que c'est une plaisante chose que nous n'ayons pas encore parlé de la mort du roi d'Angleterre! Il n'était point vieux, c'est un roi, cela fait penser que la mort n'épargne personne: c'est un grand bonheur si, dans son cœur, il était catholique, et qu'il soit mort dans notre religion. Il me semble que voilà un théâtre où il se va faire de grandes scènes; le prince d'Orange, M. de Montmouth, cette infinité de luthériens, cette horreur pour les catholiques: nous verrons ce que Dieu voudra représenter après cette tragédie; elle n'empêchera pas qu'on ne se divertisse encore à Versailles, puisque vous y retournez lundi. 521 Vous me dites mille amitiés sur la peine que vous auriez à me quitter, si j'étais à Paris; j'en suis persuadée, ma très-aimable bonne; mais cela n'étant point, à mon grand regret, profitez des raisons qui vous font aller à la cour; vous y faites fort bien votre personnage; il semble que tout se dispose à faire réussir ce que vous souhaitez. Les souhaits que j'en fais de loin ne sont pas moins sincères ni moins ardents que si j'étais auprès de vous. Hélas! ma bonne, j'y suis toujours, et je sens, mais moins délicatement, ce que vous me disiez un jour, dont je me moquais: c'est qu'effectivement vous êtes d'une telle sorte dans mon cœur et dans mon imagination, que je vous vois et vous suis toujours: mais j'honore infiniment davantage, ma bonne, un peu de réalité.
Vous me parlez de votre Larmechin, c'est assez pour mon fils; vous vous en plaignez souvent; il est peut-être devenu bon; parlez-en à Beaulieu, et qu'il en écrive à mon fils, j'en rendrai de bons témoignages. Celui qu'il avait était bon, il s'est gâté; il ne gagnerait que ses gages, quarante ou cinquante écus, point de vin, ni de graisse, ni de levûre de lard. Je crois que mon fils ne plaindrait pas de plus gros gages pour avoir un vrai bon cuisinier; je craindrais que celui-là ne fût trop faible. Mais, ma bonne, quelle folie d'avoir quatre personnes à la cuisine! Où va-t-on avec de telles dépenses, et à quoi servent tant de gens? Est-ce une table que la vôtre pour en occuper seulement deux? L'air de Lachan et sa perruque vous coûtent bien cher. Je suis fort malcontente de ce désordre; ne sauriez-vous en être la maîtresse? Tout est cher à Paris, et trois valets de chambre! Tout est double et triple chez vous. Je vous dirai comme l'autre jour: Vous êtes en bonne ville; faites des présents, ma bonne, de tout ce qui vous est inutile. N'est-ce point l'avis de M. Enfossy? M. de Grignan peut-il vouloir cet excès? Ma chère bonne, je ne puis m'empêcher de vous parler bonnement là-dessus. Après cette gronderie toute maternelle, laissez-moi vous embrasser chèrement et tendrement, persuadée que vous n'êtes point fâchée. Ma bonne, il faut que votre mal de côté soit de bonne composition pour souffrir tous vos voyages de Versailles; songez au moins que le maigre vous est mortel, et que le mal intérieur doit être ménagé et respecté. Bien des amitiés aux grands et petits Grignans. Je veux vous dire ceci. Vous croyez mon fils habile, et qu'il se connaît en sauces, et sait se faire servir; ma bonne, il n'y entend 522 rien du tout; Larmechin[646] encore moins, le cuisinier encore moins: il ne faut pas s'étonner si un cuisinier qui était assez bon s'est entièrement gâté; et moi, que vous méprisez tant, je suis l'aigle; on ne juge de rien sans avoir regardé la mine que je fais. L'ambition de vous conter que je règne sur des ignorants m'a obligée de vous faire ce sot et long discours: demandez à Beaulieu.
A Rennes, dimanche 29 avril 1685.
Nous serons si sots, que nous prendrons la Rochelle[647]. Je serai assez malheureuse, ma chère enfant, pour me laisser guérir par les capucins. J'ai aimé, j'ai admiré tous vos sentiments; je disais tout comme vous: Si ma jambe est guérie après tant de maux et de chagrins, Dieu soit loué! si elle ne l'est pas, et qu'elle me force d'aller chercher du secours à Paris, et d'y voir ma chère et mon aimable fille, Dieu soit béni! Je regardais ainsi avec tranquillité ce qu'ordonnerait la Providence, et mon cœur choisissait la continuation d'un mal qui me redonnait à vous trois mois plus tôt; car vous jugez bien que, pour ne pas suivre cette pente, il faut que la raison fasse de grands efforts. Je me fusse servie des généreuses offres de madame de Marbeuf, qui sont aussi sincères qu'elles sont solides, et je m'en servirais encore sans balancer, si ma jambe, comme par malice, ne se guérissait à vue d'œil: vous savez ce que c'est aussi que de se charger de rendre ce qu'on prend si agréablement. Ainsi je vais aux Rochers observer la contenance de cette jambe, qui est présentement sans aucune plaie ni enflure; elle est tout amollie; et pour la figure elle est entièrement comme sa compagne, qui depuis près de six mois était sans pareille.
J'ai vu depuis peu la procureuse générale[648], autrement la petite personne que nous connaissons tant; elle est toujours fort aimable: nous fûmes fort aises de nous voir: je voudrais que vous l'eussiez entendue conter (mais plutôt son mari, car elle était morte) dans quelle extrémité la laissa le grand médecin de ce pays, et de quelle manière habile et miraculeuse les capucins la retirèrent de cette agonie; c'est un récit digne d'attention: vous me direz, C'est qu'elle ne devait pas mourir; je le crois plus que personne, mais 523 je ne puis m'empêcher d'admirer et d'honorer les causes secondes dont Dieu se sert pour redonner la vie à une créature si près du tombeau. On peut appliquer à ces sortes de talents ce que le père Bossu dit si agréablement[649] du respect que les hommes devaient avoir, dans les premiers temps, pour ceux qui étaient visiblement protégés des dieux.
Je fus avant-hier au cours avec un air penché, parce que je ne veux point faire de visites. J'en reçus une jeudi de la princesse de Bade[650], qui me conta tout ce que je savais déjà de sa colère, qui est comme celle d'Achille, et de son exil: je fus le soir chez elle; et comme je voyais qu'elle ne s'ennuyait point, je l'écoutai trois heures: j'avais un siége sous le pied, car sans cette attention je craindrais de ne plus reconnaître la jambe malade, et de m'y tromper comme Arlequin. Voilà mes nouvelles; mandez-moi des vôtres, c'est ma vie. Je pars mardi, au grand déplaisir de notre bonne Marbeuf; le Bien bon languit de mon absence. J'embrasse délicatement vos pauvres malades; mais vous, ma très-aimable, avec moins de façon, et une tendresse qu'il n'est pas aisé d'exprimer. J'écrirai des Rochers à mon petit Coulanges. Voilà les capucins qui vous disent mille choses, et vous assurent de ma bonne guérison: ils sont persuadés que la poudre d'yeux d'écrevisse, dans la première cuillerée du lait du grand maître (M. du Lude), ferait des merveilles; son état est digne de compassion.
Aux Rochers, mercredi 13 juin 1685.
Per tornar dunque al nostro proposito, je vous dirai, ma bonne, que vous me traitez mal de croire que je puisse avoir regret au port du livre du carrousel; jamais un paquet ne fut reçu ni payé plus agréablement: nous en avons fait nos délices depuis que nous l'avons; je suis assurée qu'à Paris je ne l'aurais lu qu'en courant et superficiellement; je me souviens de ce pays-là, tout y est pressé, poussé; une pensée, une affaire, une occupation pousse ce qui est devant elle; ce sont des vagues; la comparaison du fleuve est juste. Nous sommes ici dans un lac: nous nous sommes reposés dans ce carrousel, nous avons raisonné sur les devises.
Pour des vapeurs, ma chère enfant, je voulus, ce me semble, en avoir l'autre jour: je pris huit gouttes d'essence d'urine, et, contre l'ordinaire, elle m'empêcha de dormir toute la nuit: mais j'ai été bien aise de reprendre de l'estime pour cette essence, je n'en ai pas eu besoin depuis. En vérité, je serais ingrate si je me plaignais des vapeurs: elles n'ont pas voulu m'accabler pendant que j'étais occupée à ma jambe; c'eût été un procédé peu généreux. A l'égard de la jambe, voici le fait: il n'y a plus aucune plaie il y a longtemps; mais l'endroit était demeuré si dur, et tant de sérosités y avaient été recognées par des eaux froides, que nos chers pères l'ont voulu traiter à loisir, sans me contraindre, et en me jouant, avec ces herbes que l'on retire deux fois le jour toutes mouillées: on les enterre, et à mesure qu'elles pourrissent (riez-en si vous voulez) cet endroit sue et s'amollit; et ainsi par une douce et insensible transpiration, avec des lessives d'herbes fines et de la cendre, je guéris la jambe du monde la plus maltraitée par le passé. C'est dommage que vous n'alliez conter cela à des chirurgiens, ils pâmeraient de rire; mais moi je me moque d'eux. Voulez-vous savoir où j'ai été aujourd'hui? J'ai été à la place Madame; j'ai fait deux tours de mail avec les joueurs. Ah, mon cher comte! je songe toujours à vous, et quelle grâce vous avez à pousser cette boule. Je voudrais que vous eussiez à Grignan une aussi belle allée: j'irai tantôt au bout de la grande allée voir Pilois, qui y a fait un beau degré de gazon pour descendre à la porte qui va dans le grand chemin. Ma fille, vous ne direz pas que je vous cache des vérités, que je ne fais que mentir; vous en savez autant que moi.
Oui, nos capucins sont fidèles à leurs trois vœux: leurs voyages d'Égypte, où l'on voit tant de femmes comme Ève, les en ont dégoûtés pour le reste de leurs jours. Enfin, leurs plus grands ennemis ne touchent point à leurs mœurs, et c'est leur éloge, étant haïs comme ils le sont: ils ont remis sur pied une de ces deux femmes qui étaient mortes.
Parlons de M. de Chaulnes: il m'a écrit que les états sont à Dinan, et qu'il les a fait commencer le 1er d'août, pour avoir le temps de m'enlever au commencement de septembre; et puis mille folies de vous. Enfin, il est d'une gaillardise qui me ravit; car, en vérité, j'aime ces bons gouverneurs; la femme me dit encore mille petits secrets. Je ne comprends point comme on peut les haïr, et les envier, et les tourmenter; je suis fort aise que vous vous trouviez 525 insensiblement dans leurs intérêts. Si les états eussent été à Saint-Brieuc, c'eût été un dégoût épouvantable: il faut voir qui sera le commissaire; ils ont encore ce choix à essuyer: si vous êtes dans leur confiance, ils ont bien des choses à vous dire; rien n'est égal à l'agitation qu'ils ont eue depuis quelque temps.
Ma bonne, voyez un peu comme s'habillent les hommes pour l'été; je vous prierai de m'envoyer d'une étoffe jolie pour votre frère, qui vous conjure de le mettre du bel air sans dépense, savoir comme on porte les manches, choisir aussi une garniture, et d'envoyer le tout pour recevoir nos gouverneurs. Je vous prie encore de consulter madame de Chaulnes pour l'habit d'été qu'il me faut pour l'aller voir à Rennes; car pour les états, je vous en remercie. Je reviendrai ici commencer à faire mes paquets pour me préparer à la grande fête de vous revoir et de vous embrasser mille fois. Madame de Chaulnes en sera bien d'accord. J'ai un habit de taffetas brun piqué avec des campanes d'argent un peu relevées aux manches et au bas de la jupe; mais je crois que ce n'est plus la mode, et il ne se faut pas jouer à être ridicule à Rennes, où tout est magnifique. Je serai ravie d'être habillée dans votre goût, ayant toujours pourtant l'économie et la modestie devant les yeux. Vous saurez mieux que moi quand il faudra cet habit, puisque vous serez informée du départ des Chaulnes, et je courrai à Rennes pour les voir; tous les ingrats qu'ils ont faits en ce pays me font horreur, et je ne voudrais pas leur ressembler.
On nous mande, (ceci est fuor di proposito) que les minimes de votre province ont dédié une thèse au roi, où ils le comparent à Dieu, mais d'une manière qu'on voit clairement que Dieu n'est que la copie. On l'a montrée à M. de Meaux, qui l'a portée au roi, disant que Sa Majesté ne la doit pas souffrir. Le roi a été de cet avis: on a renvoyé la thèse en Sorbonne pour juger; la Sorbonne a décidé qu'il fallait la supprimer. Trop est trop. Je n'eusse jamais soupçonné des minimes d'en venir à cette extrémité. J'aime à vous mander des nouvelles de Versailles et de Paris; ignorante!
Vous conservez une approbation romanesque pour les princes de Conti[651]; pour moi, qui ne l'ai plus, je les blâme de quitter un tel beau-père, de ne pas se fier à lui pour leur faire voir assez 526 de guerre: hé, mon Dieu! ils n'ont qu'à prendre patience, et à jouir de la belle place où Dieu les a mis; personne ne doute de leur courage: à quel propos faire les aventuriers et les chevaux échappés? Leurs cousins de Condé n'ont pas manqué d'occasions de se signaler, ils n'en manqueraient pas aussi. Et con questo je finis, ma très-aimable et très-chère bonne, toute pleine de tendresse pour vous, dévorant par avance le mois de septembre où nous touchons.
Aux Rochers, dimanche 17 juin 1685.
Que je suis aise que vous soyez à Livry, ma très-chère bonne, et que vous y ayez un esprit débarrassé de toutes les pensées de Paris! Quelle joie de pouvoir chanter ma chanson, quand ce ne serait que pour huit ou dix jours! Vous nous dites mille douceurs, ma bonne, sur les souvenirs tendres et trop aimables que vous avez du bon abbé et de votre pauvre maman; je ne sais où vous pouvez trouver si précisément tout ce qu'il faut penser et dire; c'est en vérité dans votre cœur, c'est lui qui ne manque jamais; et quoi que vous ayez voulu dire autrefois à la louange de l'esprit qui le veut contrefaire, l'esprit manque, il se trompe, il bronche à tout moment; ses allures ne sont point égales, et les gens éclairés par leur cœur n'y sauraient être trompés. Vive donc ce qui vient de ce lieu, et, entre tous les autres, vive ce qui vient si naturellement de chez vous!
Vous me charmez en me renouvelant les idées de Livry; Livry et vous, en vérité, c'est trop; et je ne tiendrais pas contre l'envie d'y retourner, si je ne me trouvais toute disposée pour y retourner avec vous à ce bienheureux mois de septembre; peut-être n'y retournerez-vous pas plus tôt. Vous savez ce que c'est que Paris, les affaires et les infinités de contre-temps qui vous empêchent d'aller à Livry. Enfin me revoilà dans le train d'espérer de vous y voir: mais, bon Dieu! que me dites-vous, ma chère bonne? le cœur m'en a battu: quoi! ce n'est que depuis la résolution de mademoiselle de Grignan de ne s'expliquer qu'au mois de septembre que vous êtes assurée de m'attendre! Comment! vous me trompiez donc, et il aurait pu être possible qu'en retournant à Paris dans deux mois, je ne vous eusse plus trouvée! Cette pensée me fait transir, et me paraît contre la foi: effacez-la-moi, je vous en conjure, elle me blesse, tout impossible que je la voie présentement: mais ne 527 laissez pas de m'en redire un mot. O sainte Grignan, que je vous suis obligée, si c'est à vous que je dois cette certitude!
Revenons à Livry, vous m'en paraissez entêtée; vous avez pris toutes mes préventions, je reconnais mon sang: je serai ravie que cet entêtement vous dure au moins toute l'année. Que vous êtes plaisante avec ce rire du père prieur, et cette tête tournée qui veut dire une approbation! Le Bien bon souhaite que du Harlay vous serve aussi bien dans le pays qu'il nous a bien nettoyé et parfumé les jardins. Mais où prenez-vous, ma bonne, qu'on entende des rossignols le 13 de juin? Hélas! ils sont tous occupés du soin de leur petit ménage, il n'est plus question ni de chanter, ni de faire l'amour, ils ont des pensées plus solides. Je n'en ai pas entendu un seul ici; ils sont en bas vers ces étangs, vers cette petite rivière; mais je n'ai pas tant battu de pays, et je me trouve trop heureuse d'aller en toute liberté dans ces belles allées de plain pied.
Il faut tout de suite parler de ma jambe, et puis nous reviendrons encore à Livry; non, ma bonne, il n'y a plus nulle sorte de plaie, il y a longtemps; mais ces pères voulaient faire suer cette jambe pour la désenfler entièrement, et amollir l'endroit où étaient ces plaies, qui était dur; ils ont mieux aimé, avec un long temps, me faire transpirer toutes ces sérosités par ces herbes qui attirent de l'eau, et ces lessives, et ces lavages; et à mesure que je continue les remèdes, ma jambe redevient entièrement dans son naturel, sans douleur, sans contrainte. On étale l'herbe sur un linge, on le pose sur ma jambe, et on l'enterre après une demi-heure: je ne crois pas qu'on puisse guérir plus agréablement un mal de sept ou huit mois. La princesse (de Tarente), qui est habile, est contente de ce remède, et s'en servira dans les occasions. Elle vint hier ici avec un grand emplâtre sur son pauvre nez, qui a pensé en vérité être cassé. Elle me dit tout bas qu'elle venait de recevoir cette petite boîte de thériaque céleste qu'elle vous donne avec plaisir; j'irai la prendre demain dans son parc, où elle est établie; c'est le plus précieux présent qu'on puisse faire. Parlez-en à Madame, quand vous ne saurez que lui dire. On croit que madame l'électrice[652] pourrait bien venir en France, si on lui assure qu'elle pourra vivre et mourir dans sa religion, c'est-à-dire qu'on lui laisse la liberté de se damner. La princesse nous a parlé du carrousel. Je me doutais bien, ma 528 bonne, que nous étions ridicules de tant retortiller sur ce livre, je vous l'ai mandé; je le disais à votre frère: il en était assez persuadé; mais nous avons cru qu'il suffisait d'avoir fait cette réflexion, et qu'en faveur des Rochers nous pouvions nous y amuser un peu plus que de raison. Nous nous souvenons encore fort distinctement comme tout cela passe vite à Paris; mais nous n'y sommes pas, et vous aurez fait conscience de vous moquer de nous. Parlons de Livry: vous couchez dans votre chambre ordinaire, M. de Grignan dans la mienne; celle du Bien bon est pour les survenants, mademoiselle d'Alerac au-dessus, le chevalier dans la grande blanche, et le marquis au pavillon. N'est-il pas vrai, ma bonne? je vais donc dans tous ces lieux, embrasser tous les habitants, et les assurer que s'ils se souviennent de moi, je leur rends bien ce souvenir avec une sincère et véritable amitié. Je souhaite que vous y retrouviez tout ce que vous y cherchez, mais je vous défends de parler encore de votre jeunesse comme d'une chose perdue; laissez-moi ce discours; quand vous le faites, il me pousse trop loin, et tire à de grandes conséquences. Je vous prie, ma chère bonne, de ne point retourner à Paris pour les commissions dont nous vous importunons, votre frère et moi: envoyez Enfossy chez Gautier, qu'il vous envoie des échantillons; écrivez à la d'Escars; ne vous pressez point, ne vous dérangez point; vous avez du temps de reste, il ne faut que deux jours pour faire mon manteau, et l'habit de mon fils se fera en ce pays: au nom de Dieu, ne raccourcissez point votre séjour; jouissez de cette petite abbaye pendant que vous y êtes et que vous l'avez. J'ai écrit à la d'Escars pour vous soulager, je lui envoie un échantillon d'une doublure or et noir, qui ferait peut-être un joli habit sans doublure, une frange d'or au bas; elle me coûtait sept livres. En voilà trop sur ce sujet, vous ne sauriez mal faire, ma chère bonne. Nous avons ici une lune toute pareille à celle de Livry; nous lui avons rendu nos devoirs: et c'est passer une galerie que d'aller au bout du mail. Cette place Madame est belle, c'est comme un grand belvédère, d'où la campagne s'étend à trois lieues d'ici vers une forêt de M. de la Trémouille: mais cette lune est encore plus belle sous les arbres de votre abbaye; je la regarde, et je songe que vous la regardez: c'est un étrange rendez-vous, ma chère mignonne; celui de Bâville sera meilleur. Si vous avez M. de la Garde, dites-lui bien des amitiés pour moi; vous me parlez de Polignac comme d'un amant encore 529 sous vos lois; un an n'aura guère changé cette noce. Dites-moi comment le chevalier (de Grignan) marche, et comme ce comte (M. de Grignan) se trouve de sa fièvre. Ma chère bonne, Dieu vous conserve parmi tant de peines et de fatigues! Je vous baise des deux côtés de vos belles joues, et suis entièrement à vous; et le Bien bon, il est ravi que vous aimiez sa maison. Je baise la belle d'Alerac et mon marquis. Comment M. du Plessis est-il avec vous? Dites-m'en un mot.
Mon fils et sa femme vous honorent et vous aiment, et je conte souvent ce que c'est que cette madame de Grignan. Cette petite femme dit: «Mais, madame, y a-t-il des femmes faites comme cela?»
Aux Rochers, ce 22 juillet 1685.
Croiriez-vous bien, mon cher cousin, que je n'ai reçu que depuis quatre jours le livre de notre généalogie, que vous me faites l'honneur de me dédier par une lettre trop aimable et trop obligeante? Il faudrait être parfaite, c'est-à-dire n'avoir point d'amour-propre, pour n'être pas sensible à des louanges si bien assaisonnées. Elles sont même choisies et tournées d'une manière que, si l'on n'y prenait garde, on se laisserait aller à la douceur de croire en mériter une partie, quelque exagération qu'il y ait. Vous devriez, mon cher cousin, avoir toujours été dans cet aveuglement, puisque je vous ai toujours aimé, et que je n'ai jamais mérité votre haine. N'en parlons plus, vous réparez trop bien tout le passé, et d'une manière si noble et si belle, que je veux bien présentement vous en devoir le reste. Ma fille n'a pas eu le livre entre les mains, sans se donner le plaisir de le lire; et elle s'y est trouvée si agréablement, qu'elle en a sans doute augmenté l'estime qu'elle avait de vous et de notre maison, comme j'en redouble aussi de tout mon cœur mes remercîments. Mon fils n'est pas si content, vous le laissez guidon, sans parler de la sous-lieutenance qui l'a fait commander en chef quatre ans la compagnie des gendarmes de monseigneur le Dauphin; et comme cette première charge l'a fort longtemps ennuyé, il a soupiré en cet endroit, croyant y être encore. Sa femme est d'une des bonnes maisons de Bretagne, mais cela n'est rien.
Venons à nos Mayeul et à nos Amé. En vérité, mon cher cousin, cela est fort beau; ce sont des vérités qui font plaisir. Ce n'est 530 point chez nous que nous trouvons ces titres, c'est dans des chartes anciennes et dans des histoires. Ce commencement de maison me plaît fort, on n'en voit point la source; et la première personne qui se présente est un fort grand seigneur, il y a plus de cinq cents ans, des plus considérables de son pays, dont nous trouvons la suite jusqu'à nous. Il y a peu de gens qui puissent trouver une si belle tête. Tout le reste est fort agréable; c'est une histoire en abrégé, qui pourrait plaire même à ceux qui n'y ont point d'intérêt. Pour moi, je vous avoue que j'en suis charmé, et touchée d'une véritable joie que vous ayez au moins tiré de vos malheurs, comme vous dites fort bien, la connaissance de ce que vous êtes. Enfin, je ne puis assez vous remercier de cette peine que vous avez prise, et dont vous vous êtes payé en même temps par vos mains. Je garderai soigneusement ce livre. Je crois voir ma fille avant qu'elle retourne en Provence, où il me paraît qu'elle veut passer l'hiver. Ainsi, nos affaires nous auront cruellement dérangées. La Providence le veut ainsi. Elle est tellement maîtresse de toutes nos actions; que nous n'exécutons rien que sous son bon plaisir, et je tâche de ne faire de projets que le moins qu'il m'est possible, afin de n'être pas si souvent trompée; car qui compte sans elle compte deux fois. Qu'est donc devenu mon grand cousin de Toulongeon? Où a-t-il lu qu'on ne fasse point de réponse à sa cousine germaine, quand elle nous console sur la mort d'une mère? J'ai vu son oraison funèbre; elle est bonne, hormis que feu M. de Toulongeon n'était point capitaine des gardes, mais seulement capitaine aux gardes. Cette différence est grande, et peut faire tort aux vérités.
Le bon abbé (de Coulanges) s'est trouvé fort honorablement dans notre généalogie; il en est bien content, et vous assure de ses très-humbles services.
Quand je serai à Paris, nous vous écrirons, Corbinelli et moi. Adieu, mon cher cousin, ayez bon courage.
J'ai peur que vous ne soyez abattu; mais je vous fais tort, et je vous ai vu soutenir de si grands malheurs, que je ne dois pas douter de vos forces.
Aux Rochers, dimanche 22 juillet 1685.
Il est vrai qu'après vous avoir dit vingt fois, Je suis guérie, et m'être servie un peu légèrement de tous les termes les plus forts pour vous persuader ce que je croyais moi-même une vérité, vous 531 êtes en droit de vous moquer de tous mes discours; je m'en moquerais la première, aussi bien que de mon infidélité, qui me faisait toujours approuver les derniers remèdes et maudire ceux que je quittais, sans qu'enfin, enfin, enfin, comme vous dites du mariage de M. de Polignac, il faut que toutes choses prennent fin, et que, selon toutes les apparences, cet honneur soit réservé aux remèdes doux de la princesse (de Tarente), et de la femme parfaitement habile qui me vient panser tous les jours; jusqu'à ce petit médecin qui a nommé le mal et commencé les remèdes convenables, je ne faisais rien que pour animer, que pour attirer, que pour mettre ma jambe en furie. Ne raisonnez point sur un érysipèle qui vient d'un cours que la nature veut prendre, et que vous approuvez, parce qu'il ne fait pas mourir: ce n'est pas ici de même, tout a été violenté; ma machine n'est point encore entamée ni dépérie, et jamais elle n'a paru mieux faite qu'en soutenant tous les maux qu'on m'a faits. Vous savez que je ne fais point la jeune, je ne le suis nullement; mais je vous assure que je pourrais encore dire, comme vous disiez à la Mousse: La machine se démanchera; mais elle n'est pas encore démanchée. Je suis donc sous le gouvernement de cette princesse et de sa bonne et capable garde, qui lui fait tous ses remèdes, qui est approuvée des capucins, qui guérit tout le monde à Vitré, et que Dieu n'a pas voulu que je connusse plus tôt, parce qu'il voulait que je souffrisse, et que je fusse mortifiée par l'endroit le plus chagrinant pour moi; et j'y consens, puisqu'il le faut: je suis persuadée que Dieu veut maintenant finir ces légers chagrins; il y a huit jours que ma jambe est enveloppée de pains de roses, trempés dans du lait doux bouilli, et rafraîchis, c'est-à-dire réchauffés, trois fois le jour: ma jambe n'est plus du tout reconnaissable; elle est menue, molle; plus de sérosités, toutes les élevures séchées et flétries, plus de gras de jambes qui me tire: enfin, ma fille, tout ce qui était dans mon imagination et dans mes espérances est devenu vrai: mais je pense que j'ai profané toutes ces mêmes paroles pour des illusions; je n'y saurais que faire: voilà ce que je dois vous dire présentement; il n'y a plus de paroles nouvelles: a fructibus. Cette Charlotte me fait marcher, et me dit: «Madame, vous pouvez aller mercredi coucher godinement[653] à Fougères; le lendemain à Dol, il n'y a que six lieues; 532 vous verrez madame de Chaulnes, cela vous divertira; vous avez besoin de vous réjouir un peu, et de quitter votre chambre, où vous m'avez accordé huit jours de résidence.» Voilà où j'en suis: elle m'ôte mes roses, qui m'ont fait tout le bien qu'on leur demandait; elle me donne une légère petite espèce de pommade qui dessèche, elle me prie de bander ma jambe sans contrainte d'ici à quelques jours, et de me ménager un peu; elle m'assure qu'avec cette conduite je vous rapporterai une jambe à la Sévigné, que vous aimerez d'autant plus que, l'une et l'autre étant moins grasses, elles visent à la perfection: en tout cas, j'ai ma Charlotte à une lieue d'ici: en voilà trop, ma chère enfant. Une de mes joies en retournant à Paris, ce sera de ne plus parler de moi, ni d'aucun de mes maux; j'étais dans la même envie quand j'y retournai après mon rhumatisme; mais s'il y a de l'excès à l'immensité de cet article, il est fondé sur l'excès de votre bonne et tendre amitié, qui ne sera point ennuyée de ces détails: je vous connais; car avec les autres qui n'ont point de ces fonds adorables, je sais couper court, et je n'ai pas oublié comme il faut parler sobrement de soi, et presque à son corps défendant.
Or sus, verbalisons: voilà donc le bon homme Polignac[654] arrivé: pour moi, je jette de loin ces paroles en l'air: puisque mademoiselle de Grignan balance, mademoiselle d'Alerac peut-elle balancer? Je passe ensuite à rejeter tout le mal que vous dites de votre esprit et de votre corps; ni l'un ni l'autre ne sauraient être épais comme vous les représentez: je les ai vus trop subtils, trop diaphanes, pour pouvoir jamais être fâchée de les voir dans le train commun des esprits et des corps: mais que dis-je, commun? ô plume étourdie et téméraire! c'est vous qu'il faudrait écraser, plutôt que celle que le coadjuteur outragea si injustement à Livry. Jamais le mot de commun ne sera fait pour vous; rien de commun, ni dans l'âme ni dans le corps; je reprends donc ce mot pour l'employer à tout le reste du monde qui n'en mérite point d'autre; je fais pourtant des exceptions, mais guère.
J'avoue ma faiblesse; j'ai lu avec plaisir l'histoire de notre vieille chevalerie: si Bussy avait un peu moins parlé de lui et de son héroïne de fille (madame de Coligny), le reste étant vrai, on peut le trouver assez bon pour être jeté dans un fond de cabinet, sans en être plus glorieuse. Il vous traite fort bien: il me veut trop dédommager 533 par des louanges que je ne crois pas mériter[655], non plus que ses blâmes[656]. Il passe gaillardement sur mon fils, et le laisse inhumainement guidon dans la postérité; il pouvait dire plus de bien de sa femme, qui est d'un des beaux noms de la province: mais, en vérité, mon fils l'a si peu ménagé, et l'a toujours traité si incivilement, que lui ayant rendu justice sur sa maison, il pouvait bien se dispenser du reste: vous en avez mieux usé, et il vous le rend.
Votre frère ne pense pas à quitter sa maison; ses affaires ne lui permettent point de songer à Paris de quelques années: il est dans la fantaisie de payer toutes ses dettes; et comme il n'a point de fonds extraordinaires pour cela, ce n'est que peu à peu sur ses revenus: cela n'est pas sitôt fait. Quant à moi, je n'aspire point à tout payer; mais j'attends un fermier qui me doit onze mille francs, et que je n'ai pu encore envisager; et rien ne m'arrêtera pour être fidèle au temps que je vous ai promis, n'ayant pas moins d'impatience que vous de voir la fin d'une si triste et si cruelle absence. Il faut pourtant rendre justice à l'air des Rochers; il est parfaitement bon, ni haut, ni bas, ni approchant de la mer; ce n'est point la Bretagne, c'est l'Anjou, c'est le Maine à deux lieues d'ici. Ce n'était pas une affaire de me guérir, si Dieu avait voulu que j'eusse été bien traitée.
Je ne souhaite nulle prospérité à M. de Montmouth, sa révolte me déplaît; ainsi puissent périr tous les infidèles à leur roi![657]
A Paris, ce 14 mai 1686.
Il est vrai que j'eusse été ravie de me faire tirer trois palettes de sang du bras de ma nièce de Montataire; elle me l'offrit de fort bonne grâce; et je suis assurée que pourvu qu'une Marie Rabutin 534 eût été saignée, j'en eusse reçu un notable soulagement. Mais la folie des médecins les fit opiniâtrer à vouloir que celle qui avait un rhumatisme sur le bras gauche fût saignée du bras droit; de sorte que l'ayant interrogée sur sa santé, et sa réponse et la mienne ayant découvert la personne convaincue d'une fluxion assez violente, il fallut que je payasse en personne le tribut de mon infirmité, et d'avoir été la marraine de cette jolie créature. Ainsi, mon cousin, je ne pus recevoir aucun soulagement de sa bonne volonté. Pour moi, qui m'étais sentie autrefois affaiblie, sans savoir pourquoi, d'une saignée qu'on vous avait faite le matin, je suis encore persuadée que si on voulait s'entendre dans les familles, le plus aisé à saigner sauverait la vie aux autres, et à moi, par exemple, la crainte d'être estropiée. Mais laissons le sang de Rabutin en repos, puisque je suis en parfaite santé. Je ne puis vous dire combien j'estime et combien j'admire votre bon et heureux tempérament. Quelle sottise de ne point suivre les temps, et de ne pas jouir avec reconnaissance des consolations que Dieu nous envoie, après les afflictions qu'il veut quelquefois nous faire sentir! La sagesse est grande, ce me semble, de souffrir la tempête avec résignation, et de jouir du calme quand il lui plaît de nous le redonner: c'est suivre l'ordre de la Providence. La vie est trop courte, pour s'arrêter si longtemps sur le même sentiment; il faut prendre le temps comme il vient; et je sens que je suis de cet heureux tempérament: E me ne pregio, comme disent les Italiens. Jouissons, mon cher cousin, de ce beau sang qui circule si doucement et si agréablement dans nos veines. Tous vos plaisirs, vos amusements, vos tromperies, vos lettres et vos vers, m'ont donné une véritable joie, et surtout ce que vous écrivez pour défendre Benserade et la Fontaine contre ce vilain Factum[658]. Je l'avais déjà fait en basse note à tous ceux qui voulaient louer cette noire satire. Je trouve que l'auteur fait voir clairement qu'il n'est ni du monde, ni de la cour, et que son goût est d'une pédanterie qu'on ne peut pas même espérer de corriger. Il y a de certaines choses qu'on n'entend jamais quand on ne les entend pas d'abord: on ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité des ballets de Benserade, et des fables de la Fontaine: 535 cette porte leur est fermée, et la mienne aussi; ils sont indignes de jamais comprendre ces sortes de beautés, et sont condamnés au malheur de les improuver, et d'être improuvés aussi des gens d'esprit. Nous avons trouvé beaucoup de ces pédants. Mon premier mouvement est toujours de me mettre en colère, et puis de tâcher de les instruire; mais j'ai trouvé la chose absolument impossible. C'est un bâtiment qu'il faudrait reprendre par le pied; il y aurait trop d'affaires à le réparer: et enfin, nous trouvions qu'il n'y avait qu'à prier Dieu pour eux; car nulle puissance humaine n'est capable de les éclairer. C'est le sentiment que j'aurai toujours pour un homme qui condamne le beau feu et les vers de Benserade, dont le roi et toute la cour a fait ses délices, et qui ne connaît pas les charmes des fables de la Fontaine. Je ne m'en dédis point; il n'y a qu'à prier Dieu pour un tel homme, et qu'à souhaiter de n'avoir point de commerce avec lui. Je vous embrasse, vous et votre aimable fille. Croyez, l'un et l'autre, que je ne cesserai de vous aimer que quand nous ne serons plus du même sang. Ma fille veut que je vous dise bien des amitiés pour elle. Elle est toujours la belle Madelonne.
A Paris, vendredi 13 décembre 1686.
Je vous ai écrit, monsieur, une grande lettre, il y a plus d'un mois, toute pleine d'amitié, de secrets et de confiance. Je ne sais ce qu'elle est devenue, elle se sera égarée, en vous allant chercher peut-être aux états: tant y a que vous ne m'avez point fait de réponse; mais cela ne m'empêchera pas de vous apprendre une triste et une agréable nouvelle: la mort de M. le Prince, arrivée à Fontainebleau avant-hier mercredi 11 du courant, à sept heures et un quart du soir, et le retour de M. le prince de Conti à la cour, par la bonté de M. le Prince, qui demanda cette grâce au roi un peu avant que de tourner à l'agonie; et le roi lui accorda dans le moment; et M. le Prince eut cette consolation en mourant: mais jamais une joie n'a été noyée de tant de larmes. M. le prince de Conti est inconsolable de la perte qu'il a faite; elle ne pourrait être plus grande, surtout depuis qu'il a passé tout le temps de sa disgrâce à Chantilly, faisant un usage admirable de tout l'esprit et de toute la capacité de M. le Prince, puisant à la source de tout ce qu'il y avait de bon à apprendre sous un si grand maître, dont il était chèrement aimé. M. le Prince avait couru avec une diligence qui lui a coûté la vie, 536 de Chantilly à Fontainebleau, quand madame de Bourbon y tomba malade de la petite vérole, afin d'empêcher M. le Duc de la garder et d'être auprès d'elle, parce qu'il n'a point eu la petite vérole; car sans cela madame la Duchesse, qui l'a toujours gardée, suffisait bien pour être en repos de la conduite de sa santé. Il fut fort malade, et enfin il a péri par une grande oppression qui lui fit dire, comme il croyait venir à Paris, qu'il allait faire un plus grand voyage. Il envoya querir le père Deschamps, son confesseur; et après vingt-quatre heures d'extinction, après avoir reçu tous ses sacrements, il est mort regretté et pleuré amèrement de sa famille et de ses amis. Le roi en a témoigné beaucoup de tristesse; et enfin on sent la douleur de voir sortir du monde un si grand homme, un si grand héros, dont les siècles entiers ne sauront point remplir la place. Il arriva une chose extraordinaire il y a trois semaines, un peu avant que M. le Prince partît pour Fontainebleau. Un gentilhomme à lui, nommé Vernillon, revenant à trois heures de la chasse, approchant du château, vit à une fenêtre du cabinet des armes, un fantôme, c'est-à-dire un homme enseveli: il descendit de son cheval et s'approcha, il le vit toujours; son valet, qui était avec lui, lui dit: Monsieur, je vois ce que vous voyez. Vernillon ne voulant pas lui dire pour le laisser parler naturellement, ils entrèrent dans le château, et prièrent le concierge de donner la clef du cabinet des armes; il y va, et trouva toutes les fenêtres fermées, et un silence qui n'avait pas été troublé il y avait plus de six mois. On conta cela à M. le Prince; il en fut un peu frappé, puis s'en moqua. Tout le monde sut cette histoire, et tremblait pour M. le Prince; et voilà ce qui est arrivé. On dit que ce Vernillon est un homme d'esprit, et aussi peu capable de vision que le pourrait être notre ami Corbinelli, outre que ce valet eut la même apparition. Comme ce conte est vrai, je vous le mande, afin que vous y fassiez vos réflexions comme nous. Depuis que cette lettre est commencée, j'ai vu Briole, qui m'a fait pleurer les chaudes larmes par un récit naturel et sincère de cette mort: cela est au-dessus de tout ce qu'on peut dire. La lettre qu'il a écrite au roi est la plus belle chose du monde, et le roi s'interrompit trois ou quatre fois par l'abondance des larmes; c'était un adieu et une assurance d'une parfaite fidélité, demandant un pardon noble des égarements passés, ayant été forcé par le malheur des temps; un remercîment du retour du prince de Conti, et beaucoup de bien de ce prince; ensuite une recommandation à sa famille d'être unie: 537 il les embrassa tous, et les fit embrasser devant lui, et promettre de s'aimer comme frères; une récompense à tous ses gens, demandant pardon des mauvais exemples; et un christianisme partout, et dans la réception des sacrements, qui donne une consolation et une admiration éternelle. Je fais mes compliments à M. de Vardes sur cette perte. Adieu, mon cher monsieur.
Le 27 janvier 1687.
Si cette lettre vous fait quelque plaisir, comme vous voulez me flatter quelquefois que vous aimez un peu mes lettres, vous n'avez qu'à remercier M. le chevalier de Grignan de celle-ci: c'est lui qui me prie de vous écrire, monsieur, pour vous parler et vous questionner sur les eaux de Balaruc. Ne sont-elles pas vos voisines? pour quels maux y va-t-on? est-ce pour la goutte? ont-elles fait du bien à ceux qui en ont pris? en quel temps les prend-on? en boit-on? s'y baigne-t-on? ne fait-on que plonger la partie malade? Enfin, monsieur, si vous pouvez soutenir avec courage l'ennui de ces quinze ou seize questions, et que vous vouliez bien y répondre, vous ferez une grande charité à un des hommes du monde qui vous estime le plus, et qui est le plus incommodé de la goutte. Je pourrais finir ici ma lettre, n'étant à autre fin; mais je veux vous demander par occasion comme vous vous portez d'être grand-père. Je crois que vous avez reçu une gronderie que je vous faisais sur l'horreur que vous me témoigniez de cette dignité: je vous donnais mon exemple, et vous disais: Pæte, non dolet. En effet, ce n'est point ce que l'on pense: la Providence nous conduit avec tant de bonté dans tous ces temps différents de notre vie, que nous ne les sentons quasi pas; cette perte va doucement, elle est imperceptible: c'est l'aiguille du cadran que nous ne voyons pas aller. Si à vingt ans on nous donnait le degré de supériorité dans notre famille, et qu'on nous fît voir dans un miroir le visage que nous avons ou que nous aurons à soixante ans, en le comparant avec celui de vingt ans, nous tomberions à la renverse, et nous aurions peur de cette figure: mais c'est jour à jour que nous avançons; nous sommes aujourd'hui comme hier, et demain comme aujourd'hui; ainsi nous avançons sans le sentir, et c'est un miracle de cette Providence que j'adore. Voilà une tirade où ma plume m'a conduite, sans y penser. Vous 538 avez été, sans doute, de la belle et bonne compagnie qui était chez le cardinal de Bonzi. Adieu, monsieur; je ne change point d'avis sur l'estime et l'amitié que je vous ai promises.
A Paris, ce 10 mars 1687.
Voici encore de la mort et de la tristesse, mon cher cousin. Mais le moyen de ne vous pas parler de la plus belle, de la plus magnifique et de la plus triomphante pompe funèbre qui ait jamais été faite depuis qu'il y a des mortels? c'est celle de feu M. le Prince, qu'on a faite aujourd'hui à Notre-Dame; tous les beaux esprits se sont épuisés à faire valoir tout ce qu'a fait ce grand prince, et tout ce qu'il a été. Ses pères sont représentés par des médailles jusqu'à saint Louis; toutes ses victoires, par des basses-tailles (ou bas-reliefs), couvertes comme sous des tentes dont les coins sont ouverts, et portés par des squelettes, dont les attitudes sont admirables. Le mausolée, jusque près de la voûte, est couvert d'un dais en manière de pavillon encore plus haut, dont les quatre coins retombent en guise de tentes. Toute la place du chœur est ornée de ces basses-tailles, et de devises au-dessous, qui parlent de tous les temps de sa vie. Celui de sa liaison avec les Espagnols est exprimé par une nuit obscure, où trois mots latins disent: Ce qui s'est fait loin du soleil doit être caché[659]. Tout est semé de fleurs de lis d'une couleur sombre, et au-dessous une petite lampe qui fait dix mille petites étoiles. J'en oublie la moitié: mais vous aurez le livre qui vous instruira de tout en détail. Si je n'avais point eu peur qu'on ne vous l'eût envoyé, je l'aurais joint à cette lettre: mais ce duplicata ne vous aurait pas fait plaisir.
Tout le monde a été voir cette pompeuse décoration. Elle coûte cent mille francs à M. le Prince d'aujourd'hui, mais cette dépense lui fait bien de l'honneur. C'est M. de Meaux qui a fait l'oraison funèbre: nous la verrons imprimée. Voilà, mon cher cousin, fort grossièrement le sujet de la pièce. Si j'avais osé hasarder de vous faire payer un double port, vous seriez plus content.
Je viens de voir un prélat qui était à l'oraison funèbre. Il nous a dit que M. de Meaux s'était surpassé lui-même, et que jamais on n'a fait valoir ni mis en œuvre si noblement une si belle matière. J'ai vu deux ou trois fois ici M. d'Autun (M. de Roquette). Il me paraît fort de vos amis: je le trouve très-agréable, et son esprit d'une douceur et d'une facilité qui me fait comprendre l'attachement qu'on a pour lui quand on est dans son commerce. Il a eu des amis d'une si grande conséquence, et qui l'ont si longtemps et si chèrement aimé, que c'est un titre pour l'estimer, quand on ne le connaîtrait pas par lui-même. La Provençale vous fait bien des amitiés. Elle est occupée d'un procès qui la rend assez semblable à la comtesse de Pimbêche. Je me réjouis avec vous que vous ayez à cultiver le corps et l'esprit du petit de Langheac. C'est un beau nom à médicamenter, comme dit Molière; et c'est un amusement que nous avons ici tous les jours avec le petit de Grignan. Adieu, mon cher cousin; adieu, ma chère nièce. Conservez-nous vos amitiés, et nous vous répondons des nôtres. Je ne sais si ce pluriel est bon: mais, quoi qu'il en soit, je ne le changerai pas.
A Paris, ce 25 avril 1687.
Je commence ma lettre aujourd'hui, et je ne l'achèverai qu'après avoir entendu demain l'oraison funèbre de M. le Prince, par le P. Bourdaloue. J'ai vu M. d'Autun qui a reçu votre lettre, et le fragment de celle que je vous écrivais. Je ne sais si cela était assez bon pour lui envoyer ici: ce qui est bon à Autun, pourrait n'avoir pas les mêmes grâces à Paris. Toute mon espérance est qu'en passant par vos mains vous l'aurez raccommodé, car ce que j'écris en a besoin. Quoi qu'il en soit, mon cousin, cela fut lu à l'hôtel de Guise; j'y arrivai en même temps; on me voulut louer, mais je refusai modestement les louanges, et je grondai contre vous et contre M. d'Autun. Voilà l'histoire du fragment. La pensée d'être fâché de paraître guidon dans le livre de notre généalogie est tellement passée à mon fils, et même à moi, que je ne vous conseille point de rien retoucher à cela. Il importe peu que dans les siècles à venir il soit marqué pour cette charge, qui a fait le commencement de sa vie, ou pour la sous-lieutenance.
Je suis charmée et transportée de l'oraison funèbre de M. le Prince, faite par le P. Bourdaloue. Il s'est surpassé lui-même, c'est 540 beaucoup dire. Son texte était: Que le Roi l'avait pleuré, et dit à son peuple: Nous avons perdu un Prince qui était le soutien d'Israël.
Il était question de son cœur, car c'est son cœur qui est enterré aux Jésuites. Il en a donc parlé, et avec une grâce et une éloquence qui entraîne ou qui enlève, comme vous voudrez. Il fait voir que son cœur était solide, droit et chrétien. Solide, parce que, dans le haut de la plus glorieuse vie qui fut jamais, il avait été au-dessus des louanges; et là il a repassé en abrégé toutes ses victoires, et nous a fait voir, comme un prodige, qu'un héros en cet état fût entièrement au-dessus de la vanité et de l'amour de soi-même. Cela a été traité divinement.
Un cœur droit. Et sur cela il s'est jeté sans balancer tout au travers de ses égarements, et de la guerre qu'il a faite contre le roi. Cet endroit qui fait trembler, que tout le monde évite, qui fait qu'on tire les rideaux, qu'on passe des éponges, il s'y est jeté lui à corps perdu, et a fait voir par cinq ou six réflexions, dont l'une était le refus de la souveraineté de Cambrai, et de l'offre qu'il avait faite de renoncer à tous ses intérêts plutôt que d'empêcher la paix, et quelques autres encore, que son cœur dans ses déréglements était droit, et qu'il était emporté par le malheur de sa destinée, et par des raisons qui l'avaient comme entraîné à une guerre et à une séparation qu'il détestait intérieurement, et qu'il avait réparées de tout son pouvoir après son retour, soit par ses services, comme à Tolhuys, Senef, etc., soit par les tendresses infinies et par les désirs continuels de plaire au roi, et de réparer le passé. On ne saurait vous dire avec combien d'esprit tout cet endroit a été conduit, et quel éclat il a donné à son héros, par cette peine intérieure qu'il nous a si bien peinte, et si vraisemblablement.
Un cœur chrétien. Parce que M. le Prince a dit dans ses derniers temps que, malgré l'horreur de sa vie à l'égard de Dieu, il n'avait jamais senti la foi éteinte dans son cœur; qu'il en avait toujours conservé les principes: et cela supposé, parce que le prince disait vrai, il rapporte à Dieu ses vertus même morales, et ses perfections héroïques, qu'il avait consommées par la sainteté de sa mort. Il a parlé de son retour à Dieu depuis deux ans, qu'il a fait voir noble, grand et sincère; et il nous a peint sa mort avec des couleurs ineffaçables dans mon esprit et dans celui de l'auditoire, 541 qui paraissait pendu et suspendu à tout ce qu'il disait, d'une telle sorte qu'on ne respirait pas. De vous dire de quels traits tout cela était orné, il est impossible; et je gâte même cette pièce par la grossièreté dont je la croque. C'est comme si un barbouilleur voulait toucher à un tableau de Raphaël. Enfin, mes chers enfants, voilà ce qui vous doit toujours donner une assez grande curiosité pour voir cette pièce imprimée. Celle de M. de Meaux l'est déjà. Elle est fort belle, et de main de maître. Le parallèle de M. le Prince et de M. de Turenne est un peu violent; mais il s'en excuse en niant que ce soit un parallèle, et en disant que c'est un grand spectacle qu'il présente de deux grands hommes que Dieu a donnés au roi, et tire de là une occasion fort naturelle de louer Sa Majesté, qui sait se passer de ces deux grands capitaines, tant est fort son génie, tant ses destinées sont glorieuses. Je gâte encore cet endroit; mais il est beau. Adieu, mon cousin; je suis lasse, et vous aussi. Je t'embrasse, ma nièce, et ton petit de Langheac.
A Paris, ce 13 novembre 1687.
Je reçois présentement une lettre de vous, mon cher cousin, la plus aimable et la plus tendre qui fut jamais. Je n'ai jamais vu expliquer l'amitié si naturellement, et d'une manière si propre à persuader. Enfin vous m'avez persuadée, et je crois que ma vie est nécessaire à la conservation de la vôtre. Je m'en vais donc vous en rendre compte, pour vous rassurer et vous faire connaître l'état où je suis.
Je reprends dès les derniers jours de la vie de mon cher oncle l'abbé, à qui, comme vous savez, j'avais des obligations infinies. Je lui devais la douceur et le repos de ma vie; c'est lui à qui vous devez la joie que j'apportais dans votre société; sans lui, nous n'aurions jamais ri ensemble; vous lui devez toute ma gaieté, ma belle humeur, ma vivacité, le don que j'avais de vous bien entendre, l'intelligence qui me faisait comprendre ce que vous aviez dit, et deviner ce que vous alliez dire; en un mot, le bon abbé, en me retirant des abîmes où M. de Sévigné m'avait laissée, m'a rendue telle que j'étais, telle que vous m'avez vue, et digne de votre estime et de votre amitié. Je tire le rideau sur vos torts; ils sont grands, mais il les faut oublier, et vous dire que j'ai vivement senti la perte de cette agréable source de tout le repos de ma vie. Il est mort en 542 sept jours, d'une fièvre continue, comme un jeune homme, avec des sentiments très-chrétiens, dont j'étais extrêmement touchée; car Dieu m'a donné un fonds de religion qui m'a fait regarder assez solidement cette dernière action de la vie. La sienne a duré quatre-vingts ans; il a vécu avec honneur, il est mort chrétiennement: Dieu nous fasse la même grâce! Ce fut à la fin d'août que je le pleurai amèrement. Je ne l'eusse jamais quitté s'il eût vécu autant que moi. Mais voyant au quinzième ou seizième de septembre que je n'étais que trop libre, je me résolus d'aller à Vichy, pour guérir tout au moins mon imagination sur des manières de convulsions à la main gauche, et des visions de vapeurs qui me faisaient craindre l'apoplexie. Ce voyage proposé donna envie à madame la duchesse de Chaulnes de le faire aussi. Je me joignis à elle; et comme j'avais quelque envie de revenir à Bourbon, je ne la quittai point. Elle ne voulait que Bourbon; j'y fis venir des eaux de Vichy, qui, réchauffées dans les puits de Bourbon, sont admirables. J'en ai pris, et puis de celles de Bourbon: ce mélange est fort bon. Ces deux rivales se sont raccommodées ensemble, ce n'est plus qu'un cœur et qu'une âme: Vichy se repose dans le sein de Bourbon, et se chauffe au coin de son feu, c'est-à-dire dans les bouillonnements de ses fontaines. Je m'en suis fort bien trouvée, et quand j'ai proposé la douche, on m'a trouvée en si bonne santé qu'on me l'a refusée; et l'on s'est moqué de mes craintes; on les a traitées de visions, et l'on m'a renvoyée comme une personne en parfaite santé. On m'en a tellement assurée que je l'ai cru, et je me regarde aujourd'hui sur ce pied-là. Ma fille en est ravie, qui m'aime comme vous savez.
Voilà, mon cher cousin, où j'en suis. Votre santé dépendant de la mienne, en voilà une grande provision pour vous. Songez à votre rhume, et, comme cela, faites-moi bien porter. Il faut que nous allions ensemble, et que nous ne nous quittions point. Il y a trois semaines que je suis revenue de Bourbon; notre jolie petite abbaye n'était point encore donnée; nous y avons été douze jours; enfin on vient de la donner à l'ancien évêque de Nîmes, très-saint prélat. J'en sortis il y a trois jours, tout affligée de dire adieu pour jamais à cette aimable solitude que j'ai tant aimée; après avoir pleuré l'abbé, j'ai pleuré l'abbaye. Je sais que vous m'avez écrit pendant mon voyage de Bourbon; je ne me suis point amusée aujourd'hui à vous répondre: je me suis laissée aller à la tentation de parler de moi à bride 543 abattue, sans retenue et sans mesure. Je vous en demande pardon, et je vous assure qu'une autre fois je ne me donnerai pas une pareille liberté; car je sais, et c'est Salomon qui le dit, que celui-là est haïssable qui parle toujours de lui. Notre ami Corbinelli dit que, pour juger combien nous importunons en parlant de nous, il faut songer combien les autres nous importunent quand ils parlent d'eux. Cette règle est assez générale: mais je crois m'en pouvoir excepter aujourd'hui, car je serais fort aise que votre plume fût aussi inconsidérée que la mienne, et je sens que je serais ravie que vous me parlassiez longtemps de vous. Voilà ce qui m'a engagée dans ce terrible récit: et, dans cette confiance, je ne vous ferai point d'excuses, et je vous embrasse, mon cher cousin et la belle Coligny. Je rends mille grâces à madame de Bussy de son compliment: on me tuerait plutôt que de me faire écrire davantage.
A Paris, ce 13 août 1688.
J'ai toujours eu confiance en votre heureux tempérament, mon cher cousin; et quoique je connusse des gens qui se seraient fort bien pendus dans l'état où vous êtes partis d'ici[660], le passé me répondait un peu de l'avenir. Il me semblait
n'était point du tout le chemin que vous prendriez; et en vérité vous avez raison: la vie est courte, et vous êtes déjà bien avancé: ce n'est pas la peine de s'impatienter. Cette consolation est triste, et ce remède pire que le mal, cependant il doit faire son effet, aussi bien que la pensée, qui n'est guère plus réjouissante, du peu de place que nous tenons dans ce grand univers, et combien il importe peu, à la fin du monde, qu'il y ait eu un comte de Bussy heureux ou malheureux. Je sais que c'est pour le petit moment que nous sommes en cette vie que nous voudrions être heureux: mais il faut se persuader qu'il n'y a rien de plus impossible, et que si vous n'eussiez eu les sortes de chagrins que vous avez, vous en auriez eu d'autres, selon l'ordre de la Providence. Elle veut, par exemple, que notre cousin d'Allemagne soit romanesquement 544 transplanté, et en apparence fort heureux. Nous ne voyons point le dessous des cartes; mais enfin, c'est cette Providence qui l'a conduit par des chemins si extraordinaires, et si loin de nous faire deviner la fin du roman, qu'on ne peut en tirer aucune conséquence, ni s'en faire aucun reproche. Il faut donc revenir d'où nous sommes partis, et se résoudre sans murmure à tout ce qu'il plaît à Dieu de faire de nous.
Je ne sais comment je me suis embarrassée dans ces moralités: j'en veux sortir en vous disant que c'est le marquis de Villars, qui est revenu d'Allemagne[661], qui nous a dit des merveilles de notre cousin. Je vous dois dire aussi que ma fille a gagné son procès tout d'une voix, avec tous les dépens. Cela est remarquable. Voilà un grand fardeau hors de dessus les épaules de toute cette famille; c'était un dragon qui les persécutait depuis six ans; mais à celui-là qui est détruit il en succède un autre: c'est la pensée de se séparer. N'est-ce pas là ce que je disais de la manière de la Providence? Il faudra donc nous dire adieu, ma fille et moi, l'une pour Provence, l'autre pour Bretagne. C'est ainsi vraisemblablement que la Providence va disposer de nous. Elle a fait mourir aussi la nièce de notre Corbinelli d'une manière étrange. Elle avait emprunté avec son oncle le carrosse d'un de ses amis: un portier qui n'avait jamais mené prit témérairement de jeunes chevaux; il monte sur le siége; il va choquant, rompant, brisant, courant partout. Un cheval s'abat, le timon va enfiler un carrosse, d'où trois hommes sortent l'épée à la main: le peuple s'assemble; un de ces hommes veut tuer Corbinelli: Hélas! messieurs, leur dit-il, vous n'en seriez pas mieux; le cocher n'est point à moi, nous sommes au désespoir contre lui. Cet homme devient son protecteur, le tire de la populace; mais il ne tire pas sa pauvre nièce d'une frayeur si excessive, qu'elle revient chez elle le cœur serré au point que la fièvre lui prend le soir, et quatre jours après elle meurt. Elle a été généralement regrettée de ceux qui la connaissaient. La philosophie de notre ami ne l'a pas empêché d'en pleurer; mais j'espère qu'enfin elle le consolera. C'est à elle que je le recommande; car je n'ai pas la vanité de croire que je puisse en cette rencontre quelque chose sur son esprit. Cependant, mon cher cousin, je lui laisse la plume, après vous avoir embrassé de tout mon cœur, et mon aimable nièce, à qui je prétends 545 écrire comme à vous dans cette longue et ennuyeuse lettre. Je dis ennuyeuse, parce que, comme elle ne m'a point divertie en l'écrivant, je crois qu'elle ne vous divertira point en la lisant. Je voudrais bien embrasser le joli petit marquis de Coligny. Ma fille vous fait à tous deux mille sincères amitiés: elle est toujours flattée et reconnaissante de l'estime et de l'amitié que vous avez pour elle. Je comprends bien que si vous étiez jeune, elle aurait la première place dans votre cœur.
A Paris, ce 22 septembre 1688.
Il est vrai que j'aime la réputation de notre cousin d'Allemagne. Le marquis de Villars nous en a dit des merveilles à son retour de Vienne, et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa maison. Vous êtes cause, mon cher cousin, que j'écris à cette duchesse-comtesse, en lui envoyant votre paquet. J'admire toujours les jeux et les arrangements de la Providence. Elle veut que ce Rabutin d'Allemagne, notre cadet de toutes façons, par des chemins bizarres et obliques s'élève et soit heureux; et qu'un comte de Bussy, l'aîné de sa maison, avec beaucoup de valeur, d'esprit et de services, même avec la plus brillante charge de la guerre, soit le plus malheureux homme de la cour de France. Oh bien! Providence, faites comme vous l'entendrez: vous êtes la maîtresse: vous disposez de tout comme il vous plaît, et vous êtes tellement au-dessus de nous, qu'il faut encore vous adorer, quoi que vous puissiez faire, et baiser la main qui nous frappe et qui nous punit; car devant elle nous méritons toujours d'être punis. Je suis bien triste, mon cher cousin; notre chère comtesse de Provence, que vous aimez tant, s'en va dans huit jours; cette séparation m'arrache l'âme, et fait que je m'en vais en Bretagne: j'y ai beaucoup d'affaires, mais je sens qu'il y a un petit brin de dépit amoureux. Je ne veux plus de Paris sans elle: je suis en colère contre le monde entier; je m'en vais me jeter dans un désert. Eh bien! M. et madame, en savez-vous plus que nous sur l'amitié? Nous donnerions des leçons aux autres: mais, en vérité, il est bien douloureux d'exceller en ce genre: ceux qui sont si sensibles sont bien malheureux. Parlons d'autre chose. Vous savez la mort de votre ancien ami Vivonne? Il est mort en un moment, dans un profond sommeil, la tête embarrassée. Le roi va le 28 de ce mois 546 à Fontainebleau. Il y a quelque autre dessein, mais il est encore caché. Il y a un air de ralentissement dans tout le mouvement de guerre qui a paru d'abord. La flotte seule du prince d'Orange, toute prête à mettre à la voile, est digne d'attention. On croit qu'elle menace l'Angleterre. Cependant on garde nos côtes: on a fait partir les gouverneurs de Bretagne et de Normandie. Tout ceci est brouillé; il y a bien des nuages amassés; ce dénoûment mérite qu'on ne le perde pas de vue.
Monsieur de Corbinelli.
Le prince d'Orange ni ses alliés ne songent point à faire des entreprises sur nous. Ils ne songent qu'à l'Angleterre, ou à empêcher celles que nous voudrions faire sur eux, en nous montrant qu'ils ont de quoi se défendre, sans vouloir persuader qu'ils veulent attaquer. C'est ce que je souhaite dans les règles de la politique. Adieu, monsieur, je vous remercie de tout mon cœur des compliments que vous m'avez faits sur les deux morts qui m'ont affligé depuis deux mois. La mienne viendra quand il lui plaira. Je ne sais si elle m'affligera: mais je sais bien qu'elle ne me surprendra pas.
Paris, lundi 18 octobre 1688.
Nous avons reçu vos lettres de Châlons, ma chère fille, le lendemain des plaintes que nous avions faites d'avoir été huit jours entiers sans en recevoir: ce temps est long, et le cœur souffre dans cette ignorance; c'est ce qui fait que nous sentons vos peines dans l'éloignement des nouvelles de Philisbourg. Jusqu'ici votre enfant se porte fort bien; il y fait des merveilles; il voit et entend les coups de canon autour de lui sans émotion: il a monté la tranchée, il rend compte du siége à son oncle comme un vieil officier; il est aimé de tout le monde: il a souvent l'honneur de manger avec Monseigneur, qui lui parle et lui fait donner le bougeoir. M. de Beauvilliers en fait son enfant, et Saint-Pouange[662]... Enfin, vous verrez tout cela en détail, dans les lettres que M. le chevalier vous envoie; je ne vous dis tout ceci que pour donner du prix à ce que je mande, en vous entretenant de la chose principale, et qui doit vous tenir le plus au cœur: après cela je reviens à votre voyage. Ah! la vilaine route! Mon pauvre comte, vous devez en être bien 547 honteux. Je savais bien que cette montagne de la Rochepot était un précipice caché derrière une petite haie de rien, et le chemin tout plein de cailloux; mais enfin ce chemin, qui est maudit, le voilà passé: nous reviendrons par l'autre, si Dieu le veut bien, comme je l'espère. Il nous paraît que vous vous embarquez aujourd'hui sur le Rhône, après avoir fait votre détour à Thézé[663]. Le temps est bien horrible ici: le chevalier est toujours très-incommodé de la faiblesse de ses jambes: il n'a plus de douleurs, et c'est ce qui fait sa tristesse; il a grand besoin de la force de son esprit pour soutenir un état si contraire à ce qu'il appelle son devoir; il ne peut aller à Fontainebleau, où il a mille affaires: je suis touchée de le voir comme il est; cependant il n'y paraît pas, son esprit agit et donne ses ordres partout. J'admire que votre santé se puisse conserver au milieu de vos inquiétudes; il y a du miracle: tâchez de le continuer, ne vous échauffez point à l'excès par de cruelles nuits, par ne point manger: mais est-on maîtresse de son imagination? Je suis affligée que vous soyez amaigrie, je crains sur cela l'air de Grignan; j'aime tout en vous, et même votre beauté, qui n'est que le moindre de mes attachements. Vous avez un cœur qu'on ne saurait trop aimer, trop adorer; cependant ayez pitié de votre portrait, ne le rendez point celui d'une autre: ne nous trompez point, soyez toujours comme nous le voyons; rafraîchissez-vous à la Garde. Pour moi, je m'en vais vous dire hardiment ce que je pense: c'est que si l'état du château de Grignan, dont j'ai entendu parler, est tel que vous y soyez incommodée, et que les coups de pic sur le rocher y fassent l'air mortel de Maintenon[664], voici le parti que je prendrais, sans me fâcher, sans gronder personne, sans me plaindre: je prierais M. de la Garde de vouloir bien que je demeurasse chez lui avec Pauline, vos femmes et deux laquais, jusqu'à ce que la place fût nette et habitable. C'est ainsi que j'en userais tout bonnement, sans bruit; cela empêcherait d'ailleurs mille visites importunes, qui comprendraient qu'un château où l'on bâtit n'est guère propre à les recevoir. Vous voulez que je vous parle de ma santé et de ma vie: j'ai été un peu échauffée; de mauvaises nuits, beaucoup de douleurs et de larmes ne sont pas saines, et c'est ce qui m'effraye pour vous: cela s'est passé entièrement avec des bouillons de veau; 548 n'y pensez plus. Ma vie, vous la savez: souvent, souvent dans cette petite chambre de là-bas, où je suis comme destinée; je tâche pourtant de ne point abuser ni incommoder; il me semble qu'on est bien aise de m'y voir. Nous parlons sans cesse de vous, de votre fils, de vos affaires. Je vais chez mesdames de la Fayette et de Lavardin; tout cela me parle encore de vous, et vous aime, et vous estime: un autre jour chez madame de Mouci; hier chez la marquise d'Uxelles. Il n'y a personne à Paris; on revient le soir, on se couche; on se lève; ainsi la vie se passe vite, parce que le temps passe de même. Mademoiselle de Méri se trouve bien de nous, et nous d'elle. Nous avons l'abbé Bigorre, c'est le plus commode et le plus aimable de tous les hôtes. Corbinelli est en Normandie avec le lieutenant civil (M. le Camus), jusqu'à la Saint-Martin. Vous ai-je dit que nous allâmes nous promener l'autre jour au bois de Vincennes, le chevalier et moi? Nous causâmes fort: je me promenai longtemps, mais tout cela tristement; je n'ai pas besoin de vous dire pourquoi.
Du même jour.
Ma lettre est cachetée, et je reçois, ma chère enfant, la vôtre du bateau au delà de Mâcon. Tout ce que vous me dites de votre amitié est un charme pour moi: si je ne sentais bien de quelle manière je vous aime, je serais honteuse, et quasi persuadée que vous en savez plus que moi sur ce chapitre. Vous pouvez vous assurer que je ne quitterai Paris, ni pendant le siége de Philisbourg, ni pendant que le chevalier sera ici; je me trouve fort naturellement attachée à ces deux choses. Ne craignez point, au reste, que je sois assez sotte pour me laisser mourir de faim: on mange son avoine tristement, mais enfin on la mange. Pour votre idée, elle brille encore et règne partout; jamais une personne n'a si bien rempli les lieux où elle est, et jamais on n'a si bien profité du bonheur de loger avec vous que j'en ai profité, ce me semble; nos matinées n'étaient-elles pas trop aimables? Nous avions été deux heures ensemble, avant que les autres femmes soient éveillées; je n'ai rien à me reprocher là-dessus, ni d'avoir perdu le temps et l'occasion d'être avec vous; j'en étais avare, et jamais je ne suis sortie qu'avec l'envie de revenir; ni jamais revenue, sans avoir d'avance une joie sensible de vous retrouver et de passer la soirée avec vous. Je demande pardon à Dieu de tant de faiblesses; c'est pour lui qu'il faudrait être ainsi. Vos moralités sont très-bonnes et trop vraies.
Madame de Vins a été en peine de son mari; elle en a reçu une lettre; il est en sûreté présentement; il est au siége de Philisbourg; il avait passé par des bois très-périlleux, et l'on n'avait point de ses nouvelles. Si l'air et le bruit de Grignan vous incommodent, allez à la Garde; je ne changerai point d'avis. Mille amitiés à tous vos Grignans; je suis assurée que M. de la Garde sera du nombre. Comment trouvez-vous Pauline? Qu'elle est heureuse de vous voir et d'être obligée de vous aimer!
Je comprends mieux que personne du monde les sortes d'attachements qu'on a pour des choses insensibles, et par conséquent ingrates; mes folies pour Livry en sont de belles marques. Vous avez pris ce mal-là de moi.
A Paris, lundi 25 octobre 1688.
L'impatience que nous avons, ma chère fille, de recevoir vos lettres; l'attention qui nous les fait envoyer chercher jusque dans le sein de la poste; notre joie d'apprendre que vous vous portez bien, malgré toutes vos peines, tout cela est digne des soins que vous avez de nous donner de vos nouvelles; vous pouvez juger, par le besoin que nous en avons, combien nous vous sommes obligés de votre exactitude; je dis toujours nous, car les sentiments du chevalier et les miens sont si pareils, que je ne saurais les séparer. Mais parlons de Philisbourg: voilà une lettre de votre enfant, du 18; il se portait fort bien; vous verrez, par tout ce que vous dit M. du Plessis, qu'il ne fera pas de honte à ses parents: mais admirez les arrangements de la Providence; la pluie l'a empêché d'être le lendemain, avec le régiment de Champagne, de l'action la plus brillante et la plus dangereuse qu'il y ait encore eue: c'est la prise d'un ouvrage à cornes, qui fut enlevé le 19, où le marquis d'Harcourt, maréchal de camp, le comte de Guiche, le cadet du prince de Tingry, le comte d'Estrées, Courtin et quelques autres, se sont distingués; le fils de M. Courtin est mortellement blessé, le marquis d'Uxelles légèrement: le pauvre Bordage a payé pour tous, deux jours devant. Le roi a donné son régiment à M. du Maine, et en a promis un autre au fils du Bordage, avec mille écus de pension. Les princes et les jeunes gens sont au désespoir de n'avoir pas été de cette fête, 550 mais ce n'était pas leur jour. Il fallut tenir Monseigneur[665] à quatre: il voulait être à la tranchée; Vauban le prit par le corps et le repoussa avec M. de Beauvilliers. Ce prince est adoré; il dit du bien de ceux qui le méritent, il demande pour eux des régiments, des récompenses; il jette l'argent aux blessés et à ceux qui en ont besoin. On ne croit pas que la place dure longtemps après ce logement. Le gouverneur malade, celui qui commandait à sa place étant pris et mort, on espère que personne ne voudra soutenir une si mauvaise gageure. Le chevalier me fait rire; il est ravi que le marquis n'ait point été à cette occasion, et il est au désespoir qu'il ne se soit point distingué; en un mot, il voudrait qu'il fût tout à l'heure comme lui, et que sa réputation fût déjà toute parfaite comme la sienne; il faut avoir un peu de patience. Espérons, ma chère fille, que tout se passera désormais selon nos désirs, pour revoir notre enfant en bonne santé.
Vous avez été très-bien reçue à la Garde, et enfin, à force de marcher et de vous éloigner, vous êtes à Grignan. Vous nous direz comment vous vous y trouvez, et comment cette pauvre substance qui pense, et qui pense si vivement, aura pu conserver sa machine si belle et si délicate, dans un bon état, pendant qu'elle était si agitée: vous en faites une différence que votre père (Descartes) n'a point faite. Mais, ma fille, on meurt ici plus qu'à Philisbourg: le pauvre la Chaise[666], qui vous aimait tant, qui avait tant d'esprit, qui en avait tant mis dans la vie de Saint Louis, est mort à la campagne, d'une petite fièvre; M. du Bois en est très-affligé. Madame de Longueval, ou le Chanoine[667], est morte ou mort d'un étranglement à la gorge: elle haïssait bien parfaitement notre Montataire[668]; je suis toujours fâchée qu'on emporte de tels paquets en l'autre monde; voyez comme la mort va, prenant partout ceux qu'il plaît à Dieu d'enlever de celui-ci.
Madame de Lavardin me fit hier cent amitiés pour vous, ainsi 551 que madame d'Uxelles, et madame de Mouci, et mademoiselle de la Rochefoucauld, que nous avons reçue dans le corps des veuves: j'y mets aussi madame de la Fayette; mais comme elle n'était pas hier chez madame de Mouci, je la sépare: rien ne peut se comparer à l'estime parfaite de toutes ces personnes pour vous. Adieu, aimable et chère enfant; je parle souvent de vous avec plaisir, parce que c'est quasi toujours votre éloge. Nous sommes suspendus dans l'attention de Philisbourg et de vos nouvelles: voilà les deux points de nos discours.
A Paris, jour de la Toussaint 1688, à neuf heures du soir.
Philisbourg est pris, ma chère enfant, votre fils se porte bien. Je n'ai qu'à tourner cette phrase de tous côtés, car je ne veux point changer de discours. Vous apprendrez donc par ce billet que votre enfant se porte bien, et que Philisbourg est pris. Un courrier vient d'arriver chez M. de Villacerf, qui dit que celui de Monseigneur est arrivé à Fontainebleau pendant que le père Gaillard prêchait; on l'a interrompu, et on a remercié Dieu dans le moment d'un si heureux succès et d'une si belle conquête. On ne sait point de détail, sinon qu'il n'y a point eu d'assaut, et que M. du Plessis disait vrai, quand il assurait que le gouverneur faisait faire des chariots pour porter son équipage. Respirez donc, ma chère enfant, remerciez Dieu premièrement: il n'est point question d'un autre siége; jouissez du plaisir que votre fils ait vu celui de Philisbourg; c'est une date admirable, c'est la première campagne de M. le Dauphin: ne seriez-vous pas au désespoir qu'il fût seul de son âge qui n'eût point été à cette occasion, et que tous les autres fissent les entendus? Ah! mon Dieu, ne parlons point de cela, tout est à souhait. C'est vous, mon cher comte, qu'il en faut remercier: je me réjouis de la joie que vous devez avoir; j'en fais mon compliment à notre coadjuteur, voilà une grande peine dont vous êtes tous soulagés. Dormez donc, ma très-belle; mais dormez sur notre parole: si vous êtes avide de désespoirs, comme nous le disions autrefois, cherchez-en d'autres, car Dieu vous a conservé votre chère enfant: nous en sommes transportés, et je vous embrasse dans cette joie avec une tendresse dont je crois que vous ne doutez pas.
A Paris, ce 3 novembre 1688.
J'ai été si occupée, mon cher cousin, à prendre Philisbourg, qu'en vérité je n'ai pas eu un moment pour vous écrire. Je m'étais fait une suspension de toutes choses, à tel point que j'étais comme ces gens dont l'application les empêche de reprendre leur haleine. Voilà donc qui est fait, Dieu merci; je soupire comme M. de la Souche, je respire à mon aise. Et savez-vous pourquoi j'étais si attentive? c'est que ce petit marmot de Grignan y était. Songez ce que c'est qu'un enfant de dix-sept ans qui sort de dessous l'aile de sa mère, qui est encore dans les craintes qu'il ne soit enrhumé. Il faut que tout d'un coup elle le quitte pour l'envoyer à Philisbourg, et qu'avec une cruauté inouïe par elle-même, elle parte avec son mari pour aller en Provence, et qu'elle s'éloigne ainsi des nouvelles, dont on ne saurait être trop proche; et qu'enfin quinze jours durant elle tourne le dos, et ne fasse pas un pas qui ne l'éloigne de son fils, et de tout ce qui peut lui en dire des nouvelles. Je m'effraye moi-même en vous écrivant ceci, et je suis assurée qu'aimant cette comtesse comme vous l'aimez (car vous savez bien que vous l'aimez), vous serez touché de son état. Il est vrai que Dieu la console de ses peines, par le bonheur de savoir présentement son fils en bonne santé. Elle sera six jours plus longtemps en peine que nous; et voilà les peines de l'éloignement. Voilà donc cette bonne place prise. Monseigneur y a fait des merveilles de fermeté, de capacité, de libéralité, de générosité et d'humanité, jetant l'argent avec choix, disant du bien, rendant de bons offices, demandant des récompenses, et écrivant des lettres au roi qui faisaient l'admiration de la cour. Voilà une assez belle campagne: voilà tout le Palatinat et quasi tout le Rhin à nous: voilà de bons quartiers d'hiver: voilà de quoi attendre en repos les résolutions de l'empereur et du prince d'Orange. On croit celui-ci embarqué: mais le vent est si bon catholique, que jusqu'ici il n'a pu se mettre à la voile. On dit que M. de Schomberg est avec lui. C'est un grand malheur pour ce maréchal et pour nous. Les affaires de Rome vont toujours mal.
A Paris, mercredi 17 novembre 1688.
C'est donc aujourd'hui, ma chère enfant, que notre marquis a dix-sept ans. Il faut ajouter, à tout ce qui compose le commencement de sa vie, une fort bonne petite contusion, qui lui fait, je vous assure, bien de l'honneur, par la manière toute froide et toute reposée dont il l'a reçue. M. le chevalier vous mandera comme M. de Sainte-Maure le conta au roi: il est accablé de compliments à Versailles, et moi ici. Madame de Lavardin me pria d'aller hier la trouver chez madame de la Fayette: elle voulait s'en réjouir avec moi; madame de la Fayette m'avait priée de la même chose; elle me dit d'abord gaiement: «Hé bien! qu'est-ce que madame de Grignan trouvera à épiloguer là-dessus? Dites-lui qu'elle doit être ravie; que ce serait une chose à acheter, si elle était à prix; et qu'en un mot elle est trop heureuse.» Je promis de vous mander tout cela, et je vous le mande avec plaisir. Recevez donc aussi toutes les amitiés sincères de madame de Lavardin, et tous les compliments de madame de Coulanges, de la duchesse du Lude, des divines[669], de la duchesse de Villeroi et du père Morel[670], que je vis ensuite, parce que j'allai chez le pauvre Saint-Aubin. Ma chère enfant, les saints désirs de la mort le pressent tellement, qu'il en a précipité tous les sacrements. Le curé de Saint-Jacques ne voulut pas hier lui donner l'extrême-onction, et ce fut une douleur pour lui; car il ne souhaite que l'éternité, il ne respire plus que d'être uni à Dieu: sa paix, sa résignation, sa douceur, son détachement, sont au delà de tout ce qu'on voit: aussi ne sont-ce pas des sentiments humains. Le secours qu'il trouve dans le père Morel et dans son curé, qui sont ses directeurs, ses amis, ses gardes et ses médecins, n'est pas une chose ordinaire, c'est un avant-goût de la félicité. Duchêne est son médecin: c'est un homme admirable; point de tourments, point de remèdes: Monsieur, tâchez de vous humecter, et prenez patience. Une chambre sans bruit, sans aucune mauvaise odeur; point de fièvre, qu'intérieure et imperceptible; une tête libre, un grand silence, à cause de la fluxion qui est sur la poitrine, de bons et solides discours, point de bagatelles: cela est divin, c'est ce qu'on n'a jamais vu. Ce pauvre malade se 554 trouve indigne de mourir à la même place[671] où est morte madame de Longueville. Je contai tout cela à Tréville[672], qui était chez madame de la Fayette; il me répondit: Voilà comme l'on meurt en ce quartier-là. Duchêne ne croit point que cela finisse sitôt. Mon Dieu, ma fille, que vous seriez touchée de ce saint spectacle! Je ne dis pas d'affliction, je dis de consolation et d'envie. Saint-Aubin m'a marqué beaucoup d'amitié, et à vous, sur ce petit marquis: mais tout cela n'est qu'un moment, et l'on revient toujours à Jésus-Christ et à sa miséricorde, car il n'est question de nulle autre chose; encore ne faut-il pas vous accabler de ce triste récit. Je veux vous remercier, et bien sérieusement, d'avoir pris le plus long pour éviter ces petits ruisseaux qui étaient devenus rivières; faites toujours ainsi, ma fille, et ne vous fiez point à l'incertitude d'une entreprise où il n'y a plus de remède, dès qu'on a fait le premier pas dans l'eau. Songez à M. de la Vergne[673], et à moi, si vous voulez; mais enfin, promettez-moi de prendre toujours le plus long et le plus sûr: il n'y a nulle comparaison entre s'ennuyer et se noyer. N'était-ce pas Pauline qui était avec vous dans cette litière? hé bien! son petit nez vous déplaisait-il? Vous me coupez bien court quelquefois sur des détails que j'aimerais à savoir: vous croyez que je vous en écrirai moins; point du tout, ma très-chère, je ne me règle point sur vous. Votre frère est à la noce de mademoiselle de la Coste à Saint-Brieuc: M. de Chaulnes y était; sans ce gouverneur, le marié s'en serait enfui. Il me semble que j'ai bien des excuses à vous faire du siége de Manheim: on m'assurait si fort que ce ne serait rien, que j'espérais de vous le faire passer insensiblement: mais, ma fille, c'en est fait; et si vous aviez souhaité, vous n'auriez pas pu désirer autre chose. Tâchez donc de dormir tout de bon, je vous réponds 555 du reste. La fable du Lièvre[674] est tellement faite pour votre état, qu'il semble que ce soit vous qui la fassiez:
Vous y pourriez ajouter encore:
Mais vous ne pourriez pas dire:
car je trouve que les hommes n'ont point de peur. C'est une heureuse vieillesse que celle de M. l'archevêque: je suis bien honorée de son souvenir. J'attaquerai un de ces jours le coadjuteur; je lui parlerai du bon ménage que nous faisions à Paris; je suis ravie qu'il vous aime, et plus pour lui que pour vous; car ce ne serait pas bon signe pour son esprit et pour sa raison, que de vous être contraire. J'aime Pauline: vous me la représentez avec une jolie jeunesse et un bon naturel: je la vois courir partout, et apprendre à tout le monde la prise de Philisbourg; je la vois et je l'embrasse: aimez, aimez votre fille, c'est la plus raisonnable et la plus jolie chose du monde; mais aimez toujours aussi votre chère maman, qui est plus à vous qu'à elle-même.
M. de Bailli vient de sortir: il vous fait cent mille bredouillements, mais de si bon cœur que vous devez lui en être obligée. Mon cher comte, encore faut-il vous dire un mot de ce petit garçon; c'est votre ouvrage que cette campagne: vous avez grand sujet d'être content: tout contribue à vous persuader que vous avez fort bien fait. Je sens votre joie et la mienne: ce n'est point pour vous flatter, mais tout le monde dit du bien de votre fils: on vante son application, son sang-froid, sa hardiesse, et quasi sa témérité.
A Paris, lundi 22 novembre 1688.
Je ne vous dis rien de ma santé, elle est parfaite; nous avons fait des visites tout le jour, M. le chevalier et moi, chez madame Ollier, madame Cornuel, madame de Frontenac, madame de Maisons, M. du 556 Bois, qui a un petit bobo à la jambe; et je disais chez les Divines que si j'approchais autant de la jeunesse que je m'en éloigne, j'attribuerais à cette agréable route la cessation de mille petites incommodités que j'avais autrefois, et dont je ne me sens plus du tout: tenez-vous-en là, mon enfant; et puisque vous m'aimez, ne soyez point ingrate envers Dieu, qui vous conserve votre pauvre maman d'une manière qui semble n'être faite que pour moi. Je ne songe plus à cette médecine, elle m'a fait du bien, puisqu'elle ne m'a point fait de mal. Je mangerai du riz, par reconnaissance du plaisir qu'il me fait de conserver vos belles joues, et votre santé qui m'est si précieuse. Ah! qu'il faut qu'après tant de maux passés, vous soyez d'un admirable tempérament! peines d'esprit, peines de corps, inquiétudes cruelles, troubles dans le sang, transes, émotions, enfin tout y entre, sans compter les fondrières que vous rencontrez sans doute entre votre chemin au delà de ce que vous pensiez: vous résistez à tout cela, ma chère fille; je vous admire, et crois qu'il y a du prodige au courage que Dieu vous a donné. Cependant vous avez un petit garçon qui n'est plus ce maillot, comme vous écrivait l'autre jour madame de Coulanges, c'est un joli garçon, qui a de la valeur, qui est distingué entre ceux de son âge. M. de Beauvilliers en mande des merveilles au chevalier; et sur ce qu'il dit il n'y a rien à rabattre; ce petit homme n'est que trop plein de bonne volonté: nous sommes surpris comment ce silence et cette timidité ont fait place à d'autres qualités. Un si heureux commencement mérite qu'on le soutienne: mais je pense que ce n'est pas à vous que ce discours doit s'adresser, et qu'on ne peut rien ajouter à vos sentiments sur ce sujet.
On ne parle ici que de la rupture entière de la table de M. de la Rochefoucauld; c'est un grand événement à Versailles. Il a dit au roi qu'il en était ruiné, et qu'il ne voulait point tomber dans des injustices; et non-seulement sa table est disparue, mais une certaine chambre où les courtisans s'assemblaient, parce qu'il ne veut pas les faire souvenir, ni lui non plus, de cet aimable corbillard qui s'en allait tous les jours faire si bonne chère. Il a retranché quarante-deux de ses domestiques. Voilà une grande nouvelle et un bel exemple.
Vous avez vu que je n'ai pas été longtemps à Brevannes; je vous ai dit la triste scène qui m'en a fait revenir. Le temps est affreux et pluvieux; jamais il n'y eut une si vilaine automne. Vraiment 557 nous ne craignons point les cousins, nous craignons de nous noyer. Votre soleil est bien différent de celui-ci. J'aime Pauline, je la trouve jolie, je crois qu'elle vous plaît fort; il me paraît qu'elle vous adore. Ah! quelle aimable maman elle est obligée d'aimer! Je dis d'elle comme vous disiez de la princesse de Conti: C'est une jolie chose que d'être obligée à ce devoir. Faites-lui apprendre l'italien; vous avez à Aix M. le prieur, qui sera ravi d'être son maître. Je vois que la harangue de M. le comte a été fort bien tournée. Nous soupâmes samedi, M. le chevalier et moi, chez M. de Lamoignon, qui nous dit celle qu'il fait aujourd'hui aux avocats et aux procureurs: elle est fort belle. Faites bien mes amitiés à vos Grignans, et un compliment, si vous voulez, à M. d'Aix. Que vous êtes heureuse de n'être point sur tout cela comme autrefois! vous avez vu en ce pays le prix qu'il y faut donner. Si vous n'êtes pas mal avec M. d'Aix, sa conversation est vive et agréable; et comme il est content, j'espère que vous serez en paix.
Voici une petite nouvelle qui ne vaut pas la peine d'en parler, c'est que Franckendal s'est rendu le 18 de ce mois: il n'a fallu que lui montrer du canon, il n'y a eu personne de tué ni de blessé. Monseigneur est parti, et sera à Versailles d'aujourd'hui en huit jours, 29 du mois, et votre enfant aussi. Vous avez de ses lettres: oh! soyez donc tout à fait contente pour cette fois, et remerciez Dieu de tant d'agréments dans ce commencement. Adieu, ma très-chère et très-aimable: je veux vous dire que je fis deviner l'autre jour à la mère prieure[675] (des Carmélites) votre occupation présente après celle du procès; vous croyez bien qu'elle se rendit: C'est, lui dis-je, ma mère, puisqu'il ne faut rien vous cacher, qu'elle fait une compagnie de chevau-légers. Je ne sais quel ton elle trouva à cette confiance, mais elle fit un éclat de rire si naturel et si spirituel, que toute notre tristesse en fut embarrassée: je n'oubliai point de conter votre parfaite estime pour le saint couvent. Cette mère sait bien mener la parole.
Paris, mardi au soir, 30 novembre 1688.
Je vous écris ce soir, ma fille, parce que je m'en vais demain, à neuf heures, au service de notre pauvre Saint-Aubin; c'est un devoir 558 que nos saintes carmélites lui rendent par pure amitié: je les verrai ensuite, et vous serez célébrée comme vous l'êtes souvent; de là j'irai dîner chez madame de la Fayette.
Vous me représentez fort bien votre fille aînée[676]; je la vois, je vous prie de l'embrasser pour moi; je suis ravie qu'elle soit contente. Parlons de votre fils: ah! vous n'avez qu'à l'aimer tant que vous voudrez, il le mérite, tout le monde en dit du bien, et le loue d'une manière qui vous ferait périr; nous l'attendons cette semaine. J'ai senti toute la force de la phrase dont il s'est servi pour cette estime qu'il faut bien qui vienne, ou qu'elle dise pourquoi; j'en eus les larmes aux yeux dans le moment; mais elle est déjà venue, et ne dira point pourquoi elle ne viendrait pas. La réputation de cet enfant est toute commencée, et ne fera plus qu'augmenter. Le chevalier en est bien content, je vous en assure. Je fus d'abord émue de la contusion, en pensant à ce qui pouvait arriver; mais quand je vis que le chevalier en était ravi, quand j'appris qu'il en avait reçu les compliments de toute la cour et de madame de Maintenon, qui lui répondit, avec un air et un ton admirables, sur ce qu'il disait que ce n'était rien: Monsieur, cela vaut mieux que rien; quand je me trouvai moi-même accablée de compliments de joie, je vous avoue que tout cela m'entraîne, et je m'en réjouis avec eux tous, et avec M. de Grignan, qui a si bien fixé et placé la première campagne de ce petit garçon. Vous ne pouviez me parler plus à propos de nos dîners et de nos soupers: je viens de souper chez le lieutenant civil avec madame de Vauvineux, l'abbé de la Fayette, l'abbé Bigorre et Corbinelli. J'ai soupé deux fois chez madame de Coulanges toute seule. Les Divines sont éclopées: la duchesse du Lude a été à Verneuil, elle est maintenant à Versailles. Monseigneur y arriva dimanche; le roi le reçut au bois de Boulogne; madame la Dauphine, Monsieur, Madame, madame de Bourbon, madame la princesse de Conti, madame de Guise, dans le carrosse. Monseigneur descendit, le roi voulut descendre aussi; Monseigneur lui embrassa les genoux; le roi lui dit: Ce n'est pas ainsi que je veux vous embrasser; vous méritez que ce soit autrement. Et sur cela bras dessus et bras dessous, avec tendresse de part et d'autre; et puis Monseigneur embrassa toute la carrossée et prit la huitième place. M. le chevalier 559 pourra vous en dire davantage. Je crois que vous savez présentement avec quelle facilité le roi vous a accordé ce que vous demandiez pour Avignon: ainsi, ma très-chère, il faut remettre à une autre fois la partie que vous aviez faite de vous pendre.
J'ai gardé ma maison: j'ai eu d'abord M. de Pomponne, qui vous aime et vous admire, car vos louanges sont inséparables du souvenir qu'on a de vous. Ensuite madame la présidente Croiset, M. le président Rossignol; et nous voilà à recommencer vos louanges et votre procès. J'ai vu Saint-Hérem, qui vous fait mille compliments sur la contusion, et vous remercie des vôtres sur la culbute de son fils; il se trouvera fort bien de la marmite renversée de M. de la Rochefoucauld[677]; cette abondance le faisait mourir. Adieu, ma très-chère et très-aimable, je m'en vais me coucher pour vous plaire, comme vous évitez d'être noyée pour me faire plaisir. Il n'y a rien dont je puisse vous être plus obligée que de la conservation de votre santé. Je vous mandais hier, ce me semble, que vos chaleurs et vos cousins me faisaient bien voir que nous n'avions pas le même soleil: il gelait la semaine passée à pierre fendre; il a neigé sur cela, de sorte qu'hier on ne se soutenait pas; il pleut présentement à verse, et nous ne savons pas s'il y a un soleil au monde.
A Paris, vendredi 5 décembre 1688.
Vous apprendrez aujourd'hui, ma fille, que le roi nomma hier soixante-quatorze chevaliers du Saint-Esprit, dont je vous envoie la liste. Comme il a fait l'honneur à M. de Grignan de le mettre du nombre, et que vous allez recevoir cent mille compliments, gens de meilleur esprit que moi vous conseillent de ne rien dire ni écrire qui puisse blesser aucun de vos camarades. On vous conseille aussi d'écrire à M. de Louvois, et de lui dire que l'honneur qu'il vous a fait de demander de vos nouvelles à votre courrier vous met en droit de le remercier; et qu'aimant à croire, au sujet de la grâce que le roi vient de faire à M. de Grignan, qu'il y a contribué au moins de son approbation, vous lui en faites encore un remercîment. Vous tournerez cela mieux que je ne pourrais faire: cette lettre sera sans préjudice de celles que doit écrire M. de Grignan. Voici les circonstances de ce qui s'est passé. Le roi 560 dit à M. le Grand[678]: Accommodez-vous pour le rang avec le comte de Soissons[679]. Vous remarquerez que le fils de M. le Grand est de promotion, et que c'est une chose contre les règles ordinaires. Vous saurez aussi que le roi dit aux ducs qu'il avait lu leur écrit, et qu'il avait trouvé que la maison de Lorraine les avait précédés en plusieurs occasions: ainsi voilà qui est décidé. M. le Grand parla donc à M. le comte de Soissons: ils proposèrent de tirer au sort: Pourvu, dit le comte, que, si vous gagnez, je passe entre vous et votre fils[680]. M. le Grand ne l'a pas voulu; en sorte que M. le comte de Soissons n'est point chevalier. Le roi demanda à M. de la Trémouille quel âge il avait; il dit qu'il avait trente-trois ans: le roi lui a fait grâce de deux ans. On assure que cette grâce, qui offense un peu la principauté[681], n'a pas été sentie comme elle le devait. Cependant il est le premier des ducs, suivant le rang de son duché. Le roi a parlé à M. de Soubise, et lui a dit qu'il lui offrait l'ordre; mais que, n'étant point duc, il irait après les ducs: M. de Soubise l'a remercié de cet honneur, et a demandé seulement qu'il fût fait mention sur les registres de l'ordre, et de l'offre, et du refus, pour des raisons de famille; cela est accordé. Le roi dit tout haut: «On sera surpris de M. d'Hocquincourt, et lui le premier, car il ne m'en a jamais parlé: mais je ne dois point oublier que quand son père quitta mon service, son fils se jeta dans Péronne, et défendit la ville contre son père.» Il y a bien de la bonté dans un tel souvenir. Après que les soixante-treize eurent été remplis, le roi se souvint du chevalier de Sourdis, qu'il avait oublié: il redemanda la liste, il rassembla le chapitre, et dit qu'il allait faire une chose contre l'ordre, parce qu'il y aurait cent et un chevaliers; mais qu'il croyait qu'on trouverait comme lui qu'il n'y avait pas moyen d'oublier M. de Sourdis, et qu'il méritait bien ce passe-droit: voilà un oubli bien obligeant. Ils furent donc tous nommés à Versailles; la cérémonie se fera le premier jour de l'an; le temps est court: plusieurs sont dispensés de venir, vous serez peut-être du nombre. Le chevalier s'en va à Versailles pour remercier Sa Majesté.
L'abbé Têtu vous fait toutes sortes de compliments. Madame de Coulanges veut écrire à M. de Grignan: elle était hier trop jolie 561 avec le père Gaillard; elle ne voulait que M. de Grignan; c'était son cordon bleu; c'est comme lui qu'elle les veut: tout lui était indifférent, pourvu que le roi, disait-elle, vous eût rendu cette justice. Le chevalier en riait de bon cœur, entendant, à travers cette approbation, l'improbation de quelques autres.
A Paris, mercredi 8 décembre 1688.
Ce petit fripon, après nous avoir mandé qu'il n'arriverait qu'hier mardi, arriva comme un petit étourdi avant-hier, à sept heures du soir, que je n'étais pas revenue de la ville. Son oncle le reçut, et fut ravi de le voir; et moi, quand je revins, je le trouvai tout gai, tout joli, qui m'embrassa cinq ou six fois de très-bonne grâce; il me voulait baiser les mains, je voulais baiser ses joues, cela faisait une contestation: je pris enfin possession de sa tête; je le baisai à ma fantaisie: je voulus voir sa contusion; mais comme elle est, ne vous déplaise, à la cuisse gauche, je ne trouvai pas à propos de lui faire mettre chausses bas. Nous causâmes le soir avec ce petit compère; il adore votre portrait, il voudrait bien voir sa chère maman: mais la qualité de guerrier est si sévère, qu'on n'oserait rien proposer. Je voudrais que vous lui eussiez entendu conter négligemment sa contusion, et la vérité du peu de cas qu'il en fit, et du peu d'émotion qu'il en eut, lorsque dans la tranchée tout en était en peine. Au reste, ma chère enfant, s'il avait retenu vos leçons, et qu'il se fût tenu droit, il était mort: mais, suivant sa bonne coutume, étant assis sur la banquette, il était penché sur le comte de Guiche, avec qui il causait. Vous n'eussiez jamais cru, ma fille, qu'il eût été si bon d'être un peu de travers. Nous causons avec lui sans cesse, nous sommes ravis de le voir, et nous soupirons que vous n'ayez point le même plaisir. M. et madame de Coulanges vinrent le voir le lendemain matin: il leur a rendu leur visite; il a été chez M. de Lamoignon: il cause, il répond; enfin, c'est un autre garçon. Je lui ai un peu conté comment il faut parler des cordons bleus: comme il n'est question d'autre chose, il est bon de savoir ce qu'on doit dire, pour ne pas aller donner à travers des décisions naturelles qui sont sur le bord de la langue: il a fort bien entendu tout cela. Je lui ai dit que M. de Lamoignon, accoutumé au caquet du petit Broglio[682], ne s'accommoderait pas d'un silencieux; 562 il a fort bien causé: il est, en vérité, fort joli. Nous mangeons ensemble, ne vous mettez point en peine; le chevalier prend le marquis, et moi M. du Plessis, et cela nous fait un jeu. Versailles nous séparera, et je garderai M. du Plessis. J'approuve fort le bon augure d'avoir été préservé par son épée. Au reste, ma très-chère, si vous aviez été ici, nous aurions fort bien pu aller à Livry: j'en suis, en vérité, la maîtresse, comme autrefois. Je vous remercie d'y avoir pensé. Je me pâme de rire de votre sotte bête de femme, qui ne peut pas jouer, que le roi d'Angleterre n'ait gagné une bataille: elle devrait être armée jusque-là comme une amazone, au lieu de porter le violet et le blanc, comme j'en ai vu. Pauline n'est donc pas parfaite? tant mieux, vous vous divertirez à la repétrir: menez-la doucement: l'envie de vous plaire fera plus que toutes les gronderies. Toutes mes amies ne cessent de vous aimer, de vous estimer, de vous louer; cela redouble l'amitié que j'ai pour elles. J'ai mes poches pleines de compliments pour vous. L'abbé de Guénégaud s'est mis ce matin à vous bégayer un compliment à un tel excès, que je lui ai dit: Monsieur l'abbé, finissez donc, si vous voulez qu'il soit achevé avant la cérémonie[683]. Enfin, ma chère enfant, il n'est question que de vous et de vos Grignans. J'ai trouvé, comme vous, le mois de novembre assez long, assez plein de grands événements; mais je vous avoue que le mois d'octobre m'a paru bien plus long et plus ennuyeux; je ne pouvais du tout m'accoutumer à ne point vous trouver à tout moment: ce temps a été bien douloureux; votre enfant a fait de la diversion dans le mois passé. Enfin je ne vous dirai plus, Il reviendra; vous ne le voulez pas: vous voulez qu'on vous dise, Le voilà. Oh! tenez donc, le voilà lui-même en personne.
Le marquis de Grignan.
Si ce n'est lui-même, c'est donc son frère, ou bien quelqu'un des siens. Me voilà donc arrivé, madame; et songez que j'ai été voir de mon chef M. de Lamoignon, madame de Coulanges et madame de Bagnols. N'est-ce pas l'action d'un homme qui revient de trois siéges? J'ai causé avec M. de Lamoignon auprès de son feu; j'ai pris du café avec madame de Bagnols; j'ai été coucher chez un baigneur: autre action de grand homme. Vous ne sauriez croire la joie que j'ai d'avoir une si belle compagnie, je vous en ai l'obligation: je l'irai voir quand elle passera à Châlons. Voilà donc déjà une bonne compagnie, un bon lieutenant, un bon maréchal 563 des logis: pour le capitaine, il est encore jeune, mais j'en réponds. Adieu, madame; permettez-moi de vous baiser les deux mains bien respectueusement.
A Paris, vendredi 10 décembre 1688.
Je ne réponds à rien aujourd'hui; car vos lettres ne viennent que fort tard, et c'est le lundi que je réponds à deux. Le marquis est un peu cru, mais ce n'est pas assez pour se récrier: sa taille ne sera point comme celle de son père, il n'y faut pas penser; du reste, il est fort joli, répondant bien à tout ce qu'on lui demande, et comme un homme de bon sens, et comme ayant regardé et voulu s'instruire dans sa campagne: il y a dans tous ses discours une modestie et une vérité qui nous charment. M. du Plessis est fort digne de l'estime que vous avez pour lui. Nous mangeons tous ensemble fort joliment, nous réjouissant des entreprises injustes que nous faisons quelquefois les uns sur les autres: soyez en repos sur cela, n'y pensez plus, et laissez-moi la honte de trouver qu'un roitelet sur moi soit un pesant fardeau[684]. J'en suis affligée, mais il faut céder à la grande justice de payer ses dettes; et vous comprenez cela mieux que personne; vous êtes même assez bonne pour croire que je ne suis pas naturellement avare, et que je n'ai pas dessein de rien amasser. Quand vous êtes ici, ma chère bonne, vous parlez si bien à votre fils, que je n'ai qu'à vous admirer; mais, en votre absence, je me mêle de lui apprendre les manéges des conversations ordinaires qu'il est important de savoir; il y a des choses qu'il ne faut pas ignorer. Il serait ridicule de paraître étonné de certaines nouvelles sur quoi l'on raisonne; je suis assez instruite de ces bagatelles. Je lui prêche fort aussi l'attention à ce que les autres disent, et la présence d'esprit pour l'entendre vite, et y répondre: cela est tout à fait capital dans le monde. Je lui parle des prodiges de présence d'esprit que Dangeau nous contait l'autre jour; il les admire, et je pèse sur l'agrément et sur l'utilité même de cette sorte de vivacité. Enfin, je ne suis point désapprouvée par M. le chevalier. Nous parlons ensemble de la lecture, et du malheur extrême d'être livré à l'ennui et à l'oisiveté; nous disons que c'est la paresse d'esprit qui ôte le goût des bons livres, et même des romans: comme ce chapitre nous tient au cœur, il recommence souvent. 564 Le petit d'Auvergne[685] est amoureux de la lecture; il n'avait pas un moment de reposa l'armée, qu'il n'eût un livre à la main; et Dieu sait si M. du Plessis et nous faisons valoir cette passion si noble et si belle! Nous voulons être persuadés que le marquis en sera susceptible; nous n'oublions rien, du moins, pour lui inspirer un goût si convenable. M. le chevalier est plus utile à ce petit garçon qu'on ne peut se l'imaginer; il lui dit toujours les meilleures choses du monde sur les grosses cordes de l'honneur et de la réputation, et prend un soin de ses affaires, dont vous ne sauriez trop le remercier. Il entre dans tout, il se mêle de tout, et veut que le marquis ménage lui-même son argent; qu'il écrive, qu'il suppute, qu'il ne dépense rien d'inutile: c'est ainsi qu'il tâche de lui donner son esprit de règle et d'économie, et de lui ôter un air de grand seigneur, de qu'importe, d'ignorance et d'indifférence, qui conduit fort droit à toutes sortes d'injustices, et enfin à l'hôpital. Voyez s'il y a une obligation pareille à celle d'élever votre fils dans ces principes. Pour moi, j'en suis charmée, et trouve bien plus de noblesse à cette éducation qu'aux autres. M. le chevalier a un peu de goutte: il ira demain, s'il peut, à Versailles; il vous rendra compte de vos affaires. Vous savez présentement que vous êtes chevaliers de l'ordre: c'est une fort belle et agréable chose au milieu de votre province, dans le service actuel; et cela siéra fort bien à la belle taille de M. de Grignan; au moins n'y aura-t-il personne qui lui dispute en Provence, car il ne sera pas envié de monsieur son oncle[686]; cela ne sort point de la famille.
La Fayette vient de sortir d'ici; il a causé une heure d'un des amis de mon petit marquis: il en a conté de si grands ridicules, que le chevalier se croit obligé d'en parler à son père, qui est son ami. Il a fort remercié la Fayette de cet avis, parce qu'en effet il n'y a rien de si important que d'être en bonne compagnie; et que souvent, sans être ridicule, on est ridiculisé par ceux avec qui on se trouve: soyez en repos là-dessus; le chevalier y donnera bon ordre. Je serai bien fâchée s'il ne peut pas, dimanche, présenter son neveu; cette goutte est un étrange rabat-joie. Au reste, ma fille, pensiez-vous que Pauline dût être parfaite? Elle n'est pas douce dans sa chambre: il y a bien des gens fort aimés, fort estimés, qui ont eu ce défaut; je crois qu'il vous sera aisé de l'en corriger; mais gardez-vous 565 surtout de vous accoutumer à la gronder et à l'humilier. Toutes mes amies me chargent très-souvent de mille amitiés, de mille compliments pour vous. Madame de Lavardin vint hier ici me dire qu'elle vous estimait trop pour vous faire un compliment; mais qu'elle vous embrassait de tout son cœur, et ce grand comte de Grignan; voilà ses paroles. Vous avez grande raison de l'aimer.
Voici un fait. Madame de Brinon[687], l'âme de Saint-Cyr, l'amie intime de madame de Maintenon, n'est plus à Saint-Cyr; elle en sortit il y a quatre jours: madame de Hanovre, qui l'aime, la ramena à l'hôtel de Guise, où elle est encore. Elle ne paraît point mal avec madame de Maintenon; car elle envoie tous les jours savoir de ses nouvelles; cela augmente la curiosité de savoir quel est donc le sujet de sa disgrâce. Tout le monde en parle tout bas, sans que personne en sache davantage; si cela vient à s'éclaircir, je vous le manderai.
A Paris, vendredi 24 décembre 1688.
Le marquis a été seul à Versailles, il s'y est fort bien comporté; il a dîné chez M. du Maine, chez M. de Montausier, soupé chez madame d'Armagnac, fait sa cour à tous les levers et à tous les couchers. Monseigneur lui a fait donner le bougeoir; enfin, le voilà jeté dans le monde, et il y fait fort bien. Il est à la mode, et jamais il n'y eut de si heureux commencements, ni une si bonne réputation; car je ne finirais point, si je voulais vous nommer tous ceux qui en disent du bien. Je ne me console point que vous n'ayez pas le plaisir de le voir et de l'embrasser, comme je fais tous les jours.
Mais ne semble-t-il pas, à me voir causer tranquillement avec vous, que je n'aie rien à vous mander? Écoutez, écoutez, voici une petite nouvelle qui ne vaut pas la peine d'en parler. La reine d'Angleterre et le prince de Galles, sa nourrice et une remueuse uniquement, seront ici au premier jour. Le roi leur a envoyé ses carrosses sur le chemin de Calais, où cette reine arriva mardi dernier, 21 de ce mois, conduite par M. de Lauzun. Voici le détail que M. Courtin, revenant de Versailles, nous conta hier chez madame de la Fayette. Vous avez su comme M. de Lauzun se résolut, il y a cinq ou six semaines, d'aller en Angleterre; il ne pouvait 566 faire un meilleur usage de son loisir: il n'a point abandonné le roi d'Angleterre, pendant que tout le monde le trahissait et l'abandonnait. Enfin, dimanche dernier, 19 de ce mois, le roi, qui avait pris sa résolution, se coucha avec la reine, chassa tous ceux qui le servent encore; et une heure après se releva, pour ordonner à un valet de chambre de faire entrer un homme qu'il trouverait à la porte de l'antichambre; c'était M. de Lauzun. Le roi lui dit: «Monsieur, je vous confie la reine et mon fils; il faut tout hasarder, et tâcher de les conduire en France.» M. de Lauzun le remercia, comme vous pouvez penser; mais il voulut mener avec lui un gentilhomme d'Avignon, nommé Saint-Victor, que l'on connaît, qui a beaucoup de courage et de mérite. Ce fut Saint-Victor qui prit dans son manteau le petit prince, qu'on disait être à Portsmouth, et qui était caché dans le palais. M. de Lauzun donna la main à la reine: vous pouvez jeter un regard sur l'adieu qu'elle fit au roi; et, suivie de ces deux femmes que je vous ai nommées, ils allèrent dans la rue prendre un carrosse de louage. Ils se mirent ensuite dans un petit bateau le long de la rivière, où ils eurent un si gros temps, qu'ils ne savaient où se mettre. Enfin, à l'embouchure de la Tamise, ils entrèrent dans un yacht, M. de Lauzun auprès du patron, en cas que ce fût un traître, pour le jeter dans la mer. Mais comme le patron ne croyait mener que des gens du commun, comme il en passe fort souvent, il ne songeait qu'à passer tout simplement au milieu de cinquante bâtiments hollandais, qui ne regardaient seulement pas cette petite barque; et, ainsi protégée du ciel, et à couvert de sa mauvaise mine, elle aborda heureusement à Calais, où M. de Charost reçut la reine avec tout le respect que vous pouvez penser. Le courrier arriva hier à midi au roi, qui conta toutes ces particularités; et en même temps on donne ordre aux carrosses du roi d'aller au-devant de cette reine, pour l'amener à Vincennes, que l'on fait meubler. On dit que Sa Majesté ira au-devant d'elle. Voilà le premier tome du roman, dont vous aurez incessamment la suite. On vient de nous assurer que, pour achever la beauté de l'aventure, M. de Lauzun, après avoir mis la reine et le prince en sûreté entre les mains de M. de Charost, a voulu retourner en Angleterre avec Saint-Victor, pour courir la triste et cruelle fortune de ce roi: j'admire l'étoile de M. de Lauzun, qui veut encore rendre son nom éclatant, quand il semble qu'il soit tout à fait enterré. Il avait porté vingt mille pistoles au roi d'Angleterre. En 567 vérité, ma chère fille, voilà une jolie action, et d'une grande hardiesse; et ce qui l'achève, c'est d'être retourné dans un pays où, selon toutes les apparences, il doit périr, soit avec le roi, soit par la rage qu'ils auront du coup qu'il leur vient de faire. Je vous laisse rêver sur ce roman, et vous embrasse, ma chère enfant, avec une sorte d'amitié qui n'est pas ordinaire.
A Paris, mercredi 29 décembre 1688.
Voici donc ce mercredi si terrible, où vous me priez de négliger un peu ma chère fille; mais ignorez-vous que ce qui me console de mes fatigues, c'est de lui écrire et de causer un peu avec elle? Je me souviens assez de Provence et d'Aix, et je sais assez le sujet que vous avez de vous plaindre de l'élection (des consuls) qui fut faite le jour de Saint-André, pour approuver extrêmement que vous l'ayez fait casser par le parlement. J'ai vu le père Gaillard[688], qui en est fort aise; il parlera à M. de Croissi, et fera renvoyer toute l'affaire à M. de Grignan. On ne saurait se venger plus honnêtement, et d'une manière qui doive mieux guérir et corriger de la fantaisie de vous déplaire. J'en fais mon compliment à M. Gaillard; je suis vraiment flattée de la pensée d'avoir ma place dans une si bonne tête; je ne saurais oublier ses regards si pleins de feu et d'esprit. Ne causez-vous pas quelquefois avec lui?
Je comprends, ma chère enfant, cet ouvrage de deux mois, que vous avez à faire cet hiver à Aix; il paraît grand et difficile, à le regarder tout d'une vue: mais quand vous serez en train d'aller et de travailler, étant tous les jours si accablée de devoirs et d'écritures, vous trouverez que, malgré l'ennui et la fatigue, les jours ne laissent pas de s'écouler fort vite. J'en ai passé de bien douloureux, sans compter les mauvaises nuits; et cependant rien n'empêchait le temps de courir: ce qui est de vrai, c'est qu'au bout de trois mois, on croit qu'il y a trois ans qu'on est séparé. Si vous voulez m'en croire, vous demeurerez fort bien à Aix jusqu'à Pâques; le carême y est plus doux qu'à Grignan. La bise de Grignan, qui vous fait avaler la poudre de tous les bâtiments de vos prélats, me fait mal à votre poitrine[689], et me paraît un petit camp de Maintenon[690]. 568 Vous ferez de ces pensées tout ce que vous voudrez; pour moi, je ne souhaite au monde que de pouvoir travailler avec ma chère bonne, et achever ma vie en l'aimant, et en recevant les tendres et pieuses marques de son amitié; car vous me paraissez le pieux Énée en femme.
J'ai vu Sanzei; je l'ai embrassé pour vous; il s'est mis à genoux, il m'a baisé les pieds; je vous mande ses folies, comme celles de don Quichotte: il n'est plus mousquetaire, il est lieutenent de dragons: il a parlé au roi, qui lui a dit que, s'il servait avec application, on aurait soin de lui. Voilà où il lui serait bien nécessaire d'être un peu monsieur du pied de la lettre. Vous ne sauriez croire comme cette qualité, qui nous faisait rire, est utile à votre enfant, et combien elle contribue à composer sa bonne réputation; c'est un air, c'est une mode d'en dire du bien. Madame de Verneuil, qui est revenue, commença hier par là, et vous fit ensuite mille amitiés et mille compliments. Je crois que mademoiselle de Coislin[691] sera enfin madame d'Enrichemont.
Madame de Coulanges, que j'ai vue ce matin chez la Bagnols, m'a dit qu'elle avait reçu votre réponse, et qu'elle me la montrerait ce soir chez l'abbé Têtu. Vous voilà donc quitte de cette réponse; mais vous me faites grand'pitié de répondre ainsi seule à cent personnes qui vous ont écrit: cette mode est cruelle en France. Mais que vous dirai-je d'Angleterre, où les modes et les manières sont encore plus fâcheuses? M. de Lamoignon a mandé à M. le chevalier que le roi d'Angleterre était arrivé à Boulogne; un autre dit à Brest; un autre dit qu'il est arrêté en Angleterre; un autre, qu'il est péri dans les horribles tempêtes qu'il y a eu sur la mer: voilà de quoi choisir. Il est sept heures; M. le chevalier ne fermera son paquet qu'au bel air de onze heures; s'il sait quelque chose de plus assuré, il vous le mandera. Ce qui est très-certain, c'est que la reine ne veut point sortir de Boulogne, qu'elle n'ait des nouvelles de son mari; 569 elle pleure, et prie Dieu sans cesse. Le roi était hier fort en peine de Sa Majesté Britannique. Voilà une grande scène: nous sommes attentifs à la volonté des dieux,
Je reprends ma lettre, je viens de la chambre de M. le chevalier. Jamais il ne s'est vu un jour comme celui-ci: on dit quatre choses différentes du roi d'Angleterre, et toutes quatre par de bons auteurs. Il est à Calais; il est à Boulogne; il est arrêté en Angleterre; il est péri dans son vaisseau; un cinquième dit à Brest; et tout cela tellement brouillé, qu'on ne sait que dire. M. Courtin d'une façon, M. de Reims d'une autre, M. de Lamoignon d'une autre. Les laquais vont et viennent à tout moment. Je dis donc adieu à ma chère fille, sans pouvoir lui rien dire de positif, sinon que je l'aime comme le mérite son cœur, et comme le veut mon inclination, qui me fait courir dans ce chemin à bride abattue.
A Paris, lundi 3 janvier 1689.
Votre cher enfant est arrivé ce matin; nous avons été ravis de le voir, et M. du Plessis: nous étions à table; ils ont dîné miraculeusement sur notre dîner, qui était déjà un peu endommagé. Mais que n'avez-vous pu entendre tout ce que le marquis nous a dit de la beauté de sa compagnie! Il s'informa d'abord si la compagnie était arrivée, et ensuite si elle était belle: Vraiment, monsieur, lui dit-on, elle est toute des plus belles; c'est une vieille compagnie qui vaut bien mieux que les nouvelles. Vous pouvez penser ce que c'est qu'une telle louange à quelqu'un qu'on ne savait pas qui en fût le capitaine. Notre enfant fut transporté le lendemain de voir cette belle compagnie à cheval, ces hommes faits exprès, choisis par vous qui êtes la bonne connaisseuse, ces chevaux jetés dans le même moule. Ce fut pour lui une véritable joie, à laquelle M. de Châlons[693] et madame de Noailles (sa mère) prirent part: il a été reçu de ces saintes personnes comme le fils de M. de Grignan. Mais quelle folie de vous parler de tout cela! c'est l'affaire du marquis.
Je voulais vous demander des nouvelles de madame d'Oppède, et justement vous m'en dites: il me paraît que c'est une bonne 570 compagnie que vous avez de plus, et peut-être l'unique. Pour M. d'Aix, je vous avoue que je ne croirais pas les Provençaux sur son sujet. Je me souviens fort bien qu'ils se font valoir et ne subsistent que sur les dits et redits, et les avis qu'ils donnent toujours pour animer et trouver de l'emploi. Il n'en faut pas tout à fait croire aussi M. d'Aix: cependant le moyen de penser qu'un homme toute sa vie courtisan, et qui renie chrême et baptême, qui ne se soucie point des intrigues des consuls, voulût se déshonorer devant Dieu et devant les hommes par de faux serments? Mais c'est à vous d'en juger sur les lieux.
La cérémonie de vos frères fut donc faite le jour de l'an à Versailles. Coulanges en est revenu, qui vous rend mille grâces de votre jolie réponse: j'ai admiré toutes les pensées qui vous viennent, et comme cela est tourné et juste sur ce qu'on vous a écrit. Il m'a conté que l'on commença dès le vendredi, comme je vous l'ai dit: ces premiers étaient profès avec de beaux habits et leurs colliers: deux maréchaux de France étaient demeurés pour le samedi. Le maréchal de Bellefonds était totalement ridicule, parce que, par modestie et par mine indifférente, il avait négligé de mettre des rubans au bas de ses chausses de page, de sorte que c'était une véritable nudité. Toute la troupe était magnifique, M. de la Trousse des mieux; il y eut un embarras dans sa perruque, qui lui fit passer ce qui était à côté assez longtemps derrière, de sorte que sa joue était fort découverte; il tirait toujours ce qui l'embarrassait qui ne voulait pas venir; cela fit un petit chagrin. Mais, sur la même ligne, M. de Montchevreuil et M. de Villars s'accrochèrent l'un à l'autre d'une telle furie; les épées, les rubans, les dentelles, les clinquants, tout se trouva tellement mêlé, brouillé, embarrassé, toutes les petites parties crochues[694] étaient si parfaitement entrelacées, que nulle main d'homme ne put les séparer; plus on y tâchait, plus on les brouillait, comme les anneaux des armes de Roger. Enfin, toute la cérémonie, toutes les révérences, tout le manége demeurant arrêté, il fallut les arracher de force, et le plus fort l'emporta. Mais ce qui déconcerta entièrement la gravité de la cérémonie, ce fut la négligence du bon M. d'Hocquincourt, qui était tellement habillé comme les Provençaux et les Bretons, que ses chausses de page 571 étant moins commodes que celles qu'il avait d'ordinaire, sa chemise ne voulait jamais y demeurer, quelque prière qu'il lui en fît; car, sachant son état, il tâchait incessamment d'y donner ordre, et ce fut toujours inutilement; de sorte que madame la Dauphine ne put tenir plus longtemps les éclats de rire; ce fut une grande pitié; la majesté du roi en pensa être ébranlée, et jamais il ne s'était vu, dans les registres de l'ordre, l'exemple d'une telle aventure. Il est certain, ma chère bonne, que si j'avais eu mon gendre dans cette cérémonie, j'y aurais été avec ma chère fille. Il y avait bien des places de reste, tout le monde ayant cru qu'on s'y étoufferait, et c'était comme à ce carrousel. Le lendemain, toute la cour brillait de cordons bleus; toutes les belles tailles, et les jeunes gens par-dessus les justaucorps, les autres dessous. Vous aurez à choisir, tout au moins en qualité de belle taille. On m'a dit qu'on manderait aux absents de prendre le cordon que le roi leur envoie avec la croix: c'est à M. le chevalier à vous le mander. Voilà le chapitre des cordons bleus épuisé.
Le roi d'Angleterre a été pris, dit-on, en faisant le chasseur et voulant se sauver. Il est à Whitehall[695]. Il a son capitaine des gardes, ses gardes, des milords à son lever; mais tout cela est fort bien gardé. Le prince d'Orange à Saint-James[696], qui est de l'autre côté du jardin. On tiendra le parlement: Dieu conduise cette barque! La reine d'Angleterre sera ici mercredi; elle vient à Saint-Germain, pour être plus près du roi et de ses bontés.
L'abbé Têtu est toujours très-digne de pitié; fort souvent l'opium ne lui fait rien; et quand il dort un peu, c'est d'accablement, parce qu'on a doublé la dose. Je fais vos compliments partout où vous le souhaitez; les veuves vous sont acquises, et sur la terre et dans le troisième ciel. Je fus le jour de l'an chez madame Croiset; j'y trouvai Rubentel, qui me dit des biens solides de votre enfant, et de sa réputation naissante, et de sa bonne volonté, et de sa hardiesse à Philisbourg. On assure que M. de Lauzun a été trois quarts d'heure avec le roi: si cela continue, vous jugez bien qu'il voudra le ravoir.
A Paris, mercredi 5 janvier 1689.
Je menai hier mon marquis avec moi; nous commençâmes par 572 chez M. de la Trousse, qui voulut bien avoir la complaisance de se rhabiller, et en novice et en profès, comme le jour de la cérémonie: ces deux sortes d'habits sont fort avantageux aux gens bien faits. Une pensée frivole, et sans regarder les conséquences, me fit regretter que la belle taille de M. de Grignan n'eût point brillé dans cette fête. Cet habit de page est fort joli: je ne m'étonne point que madame de Clèves aimât M. de Nemours avec ses belles jambes».[697] Pour le manteau, c'est une représentation de la majesté royale: il en a coûté huit cents pistoles à la Trousse, car il a acheté le manteau. Après avoir vu cette belle mascarade, je menai votre fils chez toutes les dames de ce quartier: madame de Vaubecourt, madame Ollier le reçurent fort bien: il ira bientôt de son chef.
La vie de saint Louis m'a jetée dans la lecture de Mézerai; j'ai voulu voir les derniers rois de la seconde race; et je veux joindre Philippe de Valois et le roi Jean: c'est un endroit admirable de l'histoire, et dont l'abbé de Choisi a fait un livre qui se laisse fort bien lire. Nous tâchons de cogner dans la tête de votre fils l'envie de connaître un peu ce qui s'est passé avant lui; cela viendra; mais en attendant, il y a bien des sujets de réflexion à considérer ce qui se passe présentement. Vous allez voir, parla nouvelle d'aujourd'hui, comme le roi d'Angleterre s'est sauvé de Londres, apparemment par la bonne volonté du prince d'Orange. Les politiques raisonnent, et demandent s'il est plus avantageux à ce roi d'être en France: l'un dit oui, car il est en sûreté, et il ne courra pas le risque de rendre sa femme et son fils, ou d'avoir la tête coupée; l'autre dit non, car il laisse le prince d'Orange protecteur et adoré, dès qu'il y arrive naturellement et sans crime. Ce qui est vrai, c'est que la guerre nous sera bientôt déclarée, et que peut-être même nous la déclarerons les premiers. Si nous pouvions faire la paix en Italie et en Allemagne, nous vaquerions à cette guerre anglaise et hollandaise avec plus d'attention: il faut l'espérer, car ce serait trop d'avoir des ennemis de tous côtés. Voyez un peu où me porte le libertinage de ma plume! mais vous jugez bien que les conversations sont pleines de ces grands événements.
Je vous conjure, ma chère fille, quand vous écrirez à M. de Chaulnes, de lui dire que vous prenez part aux obligations que mon fils lui a; que vous l'en remerciez; que votre éloignement extrême 573 ne vous rend pas insensible pour votre frère: ce sujet de reconnaissance est un peu nouveau; c'est de le dispenser de commander le premier régiment de milice qu'il fait lever en Bretagne. Mon fils ne peut envisager de rentrer dans le service par ce côté-là; il en a horreur, et ne demande que d'être oublié dans son pays. M. le chevalier approuve ce sentiment, et moi aussi, je vous l'avoue: n'êtes-vous pas de cet avis, ma chère enfant? Je fais grand cas de vos sentiments, qui sont toujours les bons, principalement sur le sujet de votre frère. N'entrez point dans ce détail; mais dites en gros que qui fait plaisir au frère en fait à la sœur. M. de Momont est allé en Bretagne avec des troupes, mais si soumis à M. de Chaulnes, que c'est une merveille. Ces commencements sont doux, il faut voir la suite.
Je trouvai hier Choiseul avec son cordon; il est fort bien; ce serait jouer de malheur de n'en pas rencontrer présentement cinq ou six tous les jours. Vous ai-je dit que le roi a ôté la communion de la cérémonie? Il y a longtemps que je le souhaitais; je mets quasi la beauté de cette action avec celle d'empêcher les duels. Voyez en effet ce que c'eût été de mêler cette sainte action avec les rires immodérés qu'excita la chemise de M. d'Hocquincourt! Plusieurs pourtant firent leurs dévotions, mais sans ostentation, et sans y être forcés. Nous allons vaquer présentement à la réception de leurs Majestés anglaises, qui seront à Saint-Germain. Madame la Dauphine aura un fauteuil devant cette reine, quoiqu'elle ne soit pas reine, parce qu'elle en tient la place. Ma fille, je vous souhaite à tout, je vous regrette partout, je vois tous vos engagements, toutes vos raisons; mais je ne puis m'accoutumer à ne point vous trouver où vous seriez si nécessaire: je m'attendris souvent sur cette pensée. Mais il est temps de finir cette lettre tout en l'air, et qui ne signifie rien; ne vous amusez point à y répondre; conservez-vous, ayez soin de votre poitrine.
A Paris, le jour des Rois 1689.
Je commence par vous souhaiter une heureuse année, mon cher cousin: c'est comme si je vous souhaitais la continuation de votre philosophie chrétienne; car c'est ce qui fait le véritable bonheur. Je ne comprends pas qu'on puisse avoir un moment de repos en ce monde, si l'on ne regarde Dieu et sa volonté, où par nécessité il 574 se faut soumettre. Avec cet appui, dont on ne saurait se passer, on trouve de la force et du courage pour soutenir les plus grands malheurs. Je vous souhaite donc, mon cousin, la continuation de cette grâce; car c'en est une, ne vous y trompez pas; ce n'est point dans nous que nous trouvons ces ressources. Je ne veux donc plus repasser sur tout ce que vous deviez être et que vous n'êtes pas: mon amitié et pour vous et pour moi n'en a que trop souffert, il n'y faut plus penser. Dieu l'a voulu ainsi, et je souscris à tout ce que vous me dites sur ce sujet. La cour est toute pleine de cordons bleus; on ne fait point de visite qu'on n'en trouve quatre ou cinq à chacune. Cet ornement ne saurait venir plus à propos pour faire honneur au roi et à la reine d'Angleterre, qui arrivent aujourd'hui à Saint-Germain. Ce n'est point à Vincennes, comme on disait. Ce sera justement aujourd'hui la véritable fête des rois, bien agréable pour celui qui protége et qui sert de refuge, et bien triste pour celui qui a besoin d'un asile. Voilà de grands objets et de grands sujets de méditation et de conversation. Les politiques ont beaucoup à dire. On ne doute pas que le prince d'Orange n'ait bien voulu laisser échapper le roi, pour se trouver sans crime maître d'Angleterre; et le roi de son côté a eu raison de quitter la partie plutôt que de hasarder sa vie avec un parlement qui a fait mourir le feu roi son père, quoiqu'il fût de leur religion. Voilà de si grands événements, qu'il n'est pas aisé d'en comprendre le dénoûment, surtout quand on a jeté les yeux sur l'état et sur les dispositions de toute l'Europe. Cette même Providence, qui règle tout, démêlera tout; nous sommes ici des spectateurs très-aveugles et très-ignorants. Adieu, je vous embrasse, ma chère nièce; je la plains d'être obligée de se faire saigner pour son mal d'yeux. Tenez, mon cher Corbinelli, prenez la plume.
Monsieur de Corbinelli.
Je commence, monsieur, comme madame de Sévigné, à vous souhaiter une bonne année, c'est-à-dire le repos de l'esprit et la santé du corps:
dit Juvénal, qui comprend tout le repos de la vie. J'ai été fâché de ne vous point voir dans la liste des chevaliers de l'ordre, comme d'une disposition dans le monde que Dieu aurait mise sans ma participation et sans mon consentement, c'est-à-dire que j'aurais 575 changée si j'avais pu. Cette manière de philosophie sauve de ma colère imprudente toutes les causes secondes, et fait que je me résigne en un moment sur tout ce qui arrive à mes amis ou à moi. Je dis la même chose de la fuite du roi d'Angleterre, avec toute sa famille. J'interroge le Seigneur, et je lui demande s'il abandonne la religion catholique, en souffrant les prospérités du prince d'Orange, le protecteur des prétendus réformés, et puis je baisse les yeux. Adieu, monsieur; adieu, madame de Coligny, à qui je désire un fonds de philosophie chrétienne, capable de lui donner une parfaite indolence pour toutes les choses du monde: état capable de nous faire rois, et plus rois que ceux qui en portent la qualité.
A Paris, lundi 10 janvier 1689.
Nous pensons souvent les mêmes choses, ma chère belle; je crois même vous avoir mandé des Rochers ce que vous m'écrivez dans votre dernière lettre sur le temps. Je consens maintenant qu'il avance; les jours n'ont plus rien pour moi de si cher, ni de si précieux; je les sentais ainsi quand vous étiez à l'hôtel de Carnavalet; je vous l'ai souvent dit, je ne rentrais jamais sans une joie sensible, je ménageais les heures, j'en étais avare: mais dans l'absence ce n'est plus cela, on ne s'en soucie point, on les pousse même quelquefois; on espère, on avance dans un temps auquel on aspire; c'est un ouvrage de tapisserie que l'on veut achever; on est libérale des jours, on les jette à qui en veut. Mais, ma chère enfant, je vous avoue que quand je pense tout d'un coup où me conduit cette dissipation et cette magnificence d'heures et de jours, je tremble, je n'en trouve plus d'assurés, et la raison me présente ce qu'infailliblement je trouverai dans mon chemin. Ma fille, je veux finir ces réflexions avec vous, et tâcher de les rendre bien solides pour moi.
L'abbé Têtu est dans une insomnie qui fait tout craindre. Les médecins ne voudraient pas répondre de son esprit; il sent son état, et c'est une douleur: il ne subsiste que par l'opium; il tâche de se divertir, de se dissiper; il cherche des spectacles. Nous voulons l'envoyer à Saint-Germain pour y voir établir le roi, la reine d'Angleterre et le prince de Galles: peut-on voir un événement plus grand, et plus digne de faire de grandes diversions? Pour la fuite du roi, il paraît que le prince (d'Orange) l'a bien voulue. Le roi fut envoyé 576 à Excester, où il avait dessein d'aller: il était fort bien gardé par le devant de sa maison, tandis que toutes les portes de derrière étaient libres et ouvertes. Le prince n'a point songé à faire périr son beau-père; il est dans Londres à la place du roi, sans en prendre le nom, ne voulant que rétablir une religion qu'il croit bonne, et maintenir les lois du pays, sans qu'il en coûte une goutte de sang: voilà l'envers tout juste de ce que nous pensons de lui; ce sont des points de vue bien différents. Cependant le roi fait pour ces Majestés anglaises des choses toutes divines; car n'est-ce point être l'image du Tout-Puissant, que de soutenir un roi chassé, trahi, abandonné comme il l'est? La belle âme du roi se plaît à jouer ce grand rôle. Il fut au-devant de la reine avec toute sa maison et cent carrosses à six chevaux. Quand il aperçut le carrosse du prince de Galles, il descendit, et l'embrassa tendrement; puis il courut au-devant de la reine, qui était descendue; il la salua, lui parla quelque temps, la mit à sa droite dans son carrosse, lui présenta Monseigneur et Monsieur qui furent aussi dans le carrosse, et la mena à Saint-Germain, où elle se trouva toute servie comme la reine, de toutes sortes de hardes, parmi lesquelles était une cassette très-riche, avec six mille louis d'or. Le lendemain le roi d'Angleterre devait arriver, le roi l'attendait à Saint-Germain, où il arriva tard, parce qu'il venait de Versailles; enfin, le roi alla au bout de la salle des gardes, au-devant de lui: le roi d'Angleterre se baissa fort, comme s'il eût voulu embrasser ses genoux[698]; le roi l'en empêcha, et l'embrassa à trois ou quatre reprises fort cordialement. Ils se parlèrent bas un quart d'heure; le roi lui présenta Monseigneur, Monsieur, les princes du sang, et le cardinal de Bonzi: il le conduisit à l'appartement de la reine, qui eut peine à retenir ses larmes. Après une conversation de quelques instants, Sa Majesté les mena chez le prince de Galles, où ils furent encore quelque temps à causer, et les y laissa, ne voulant point être reconduit, et disant au roi: «Voici votre maison; quand j'y viendrai, vous m'en ferez les honneurs, et je vous les ferai quand vous viendrez à Versailles.» Le lendemain, qui était hier, madame la Dauphine y alla, et toute la cour. Je ne sais comme on aura réglé les chaises des princesses, car elles en eurent à la reine d'Espagne; et la reine mère d'Angleterre était traitée comme fille de France: je vous manderai ce détail. Le roi envoya dix mille louis d'or au roi d'Angleterre: 577 ce dernier paraît vieilli et fatigué, la reine maigre, et des yeux qui ont pleuré, mais beaux et noirs; un beau teint un peu pâle; la bouche grande, de belles dents, une belle taille, et bien de l'esprit; tout cela compose une personne qui plaît fort. Voilà de quoi subsister longtemps dans les conversations publiques.
Le pauvre chevalier ne peut encore écrire, ni aller à Versailles, dont nous sommes bien fâchés, car il y a mille affaires; mais il n'est point malade; il soupa samedi avec madame de Coulanges, madame de Vauvineux, M. de Duras et votre fils chez le lieutenant civil, où l'on but la santé de la première et de la seconde, c'est-à-dire madame de la Fayette et vous; car vous avez cédé à la date de l'amitié. Hier, madame de Coulanges donna un très-joli souper aux goutteux; c'était l'abbé de Marsillac, le chevalier de Grignan, M. de Lamoignon; la néphrétique tient lieu de goutte; sa femme et les Divines toujours pleines de fluxions, moi en considération du rhumatisme que j'eus il y a douze ans, Coulanges qui mérite la goutte. On causa fort: le petit homme chanta, et fit un vrai plaisir à l'abbé de Marsillac, qui admirait et tâtonnait ses paroles avec des tons et des manières qui faisaient souvenir de celles de son père (le duc de la Rochefoucauld), au point d'en être touché.
M. de Lauzun n'est point retourné en Angleterre: il est logé à Versailles: il est fort content: il a écrit à Mademoiselle; mais, dans la colère où elle est contre lui, je doute qu'il réussisse à l'apaiser. J'ai fait encore un chef-d'œuvre, j'ai été voir madame de Ricouart, revenue depuis peu, très-contente d'être veuve. Vous n'avez qu'à me donner vos reconnaissances à achever, comme vos romans; vous en souvient-il? Je remercie l'aimable Pauline de sa lettre; je suis fort assurée que sa personne me plairait: elle n'a donc pu trouver d'autre alliance avec moi que madame? cela est bien sérieux. Adieu, ma chère enfant; conservez votre santé, c'est-à-dire votre beauté, que j'aime tant.
A Paris, vendredi 14 janvier 1689.
Me voici, ma chère fille, après le dîner, dans la chambre du chevalier: il est dans sa chaise, avec mille petites douleurs qui courent par toute sa personne. Il a fort bien dormi, mais cet état de résidence et de ne pouvoir sortir lui donne beaucoup de chagrins 578 et de vapeurs; j'en suis touchée, et j'en connais le malheur et les conséquences plus que personne. Il fait un froid extrême; notre thermomètre est au dernier degré, notre rivière est prise; il neige, et gèle et regèle en même temps; on ne se soutient pas dans les rues; je garde notre maison et la chambre du chevalier: si vous n'étiez point quinze jours à me répondre, je vous prierais de me mander si je ne l'incommode point d'y être tout le jour; mais comme le temps me presse, je le demande à lui-même, et il me semble qu'il le veut bien. Voilà un froid qui contribue encore à ses incommodités: ce n'est pas un de ces froids qu'il souhaite; il est mauvais quand il est excessif.
J'ai fait souvenir M. de Lamoignon de la sollicitation que vous lui avez faite pour M. B....; cet homme sentira de loin comme de près votre reconnaissance. J'aime cette manière de n'avoir point de reconnaissances passagères: je connais des gens qui non-seulement n'en ont point du tout, mais qui mettent l'aversion et la rudesse à la place.
M. Gobelin est toujours à Saint-Cyr. Madame de Brinon est à Maubuisson, où elle s'ennuiera bientôt: cette personne ne saurait durer en place; elle a fait plusieurs conditions, changé de plusieurs couvents; son grand esprit ne la met point à couvert de ce défaut. Madame de Maintenon est fort occupée de la comédie qu'elle fait jouer par ses petites filles (de Saint-Cyr); ce sera une fort belle chose, à ce que l'on dit. Elle a été voir la reine d'Angleterre, qui, l'ayant fait attendre un moment, lui dit qu'elle était fâchée d'avoir perdu ce temps de la voir et de l'entretenir, et la reçut fort bien. On est content de cette reine; elle a beaucoup d'esprit. Elle dit au roi, lui voyant caresser le prince de Galles, qui est fort beau: «J'avais envié le bonheur de mon fils, qui ne sent point ses malheurs; mais à présent je le plains de ne point sentir les caresses et les bontés de Votre Majesté.» Tout ce qu'elle dit est juste et de bon sens: son mari n'est pas de même; il a bien du courage, mais un esprit commun, qui conte tout ce qui s'est passé en Angleterre avec une insensibilité qui en donne pour lui. Il est bon homme, et prend part à tous les plaisirs de Versailles. Madame la Dauphine n'ira point voir cette reine; elle voudrait avoir la droite et un fauteuil, cela n'a jamais été; elle sera toujours au lit; la reine la viendra voir. Madame aura un fauteuil à main gauche, et les princesses du sang n'iront qu'avec elle, devant qui elles n'ont 579 que des tabourets. Les duchesses y seront, comme chez madame la Dauphine: voilà qui est réglé. Le roi a su qu'un roi de France n'avait donné qu'un fauteuil à la gauche à un prince de Galles; il veut que le roi d'Angleterre traite ainsi M. le Dauphin, et passe devant lui. Il recevra Monsieur sans fauteuil et sans cérémonie. La reine l'a salué, et n'a pas laissé de dire au roi notre maître ce que je vous ai conté. Il n'est pas assuré que M. de Schomberg ait encore la place du prince d'Orange en Hollande. On ne fait que mentir cette année. La marquise (d'Uxelles) reprend tous les ordinaires les nouvelles qu'elle a mandées: appelle-t-on cela savoir ce qui se passe? Je hais ce qui est faux.
L'étoile de M. de Lauzun repâlit; il n'a point de logement, il n'a point ses anciennes entrées: on lui a ôté le romanesque et le merveilleux de son aventure: elle est devenue quasi tout unie: voilà le monde et le temps.
A Paris, lundi 17 janvier 1689.
Voilà donc ma lettre nommée; c'est une marque de son mérite singulier. Je suis fort aise que ma relation vous ait divertie; je ne devine jamais l'effet que mes lettres feront, celui-ci est heureux.
Si vous prenez le chemin de vous éclaircir avec l'archevêque, au lieu de laisser cuver les chagrins qu'on veut vous donner contre lui, vous viderez bien des affaires en peu de temps, ou vous ferez taire les rediseurs; l'un ou l'autre est fort bon, et vous vous en trouverez très-bien; vous finirez, à la vérité, le plaisir et l'occupation des Provençaux: mais vous retranchez de sottes pétoffes. M. de Barillon est arrivé; il a trouvé un paquet de famille, dont il ne connaissait pas tous les visages. Il est fort engraissé. Il dit à M. de Harlai: «Monsieur, ne me parlez point de ma graisse, je ne vous dirai rien de votre maigreur.» Il est vif, et ressemble assez par l'esprit à celui que vous connaissez. Je ferai tous vos compliments, quand ils seront vraisemblables; je les ai faits à madame de Sully, qui vous en rend mille de très-bonne grâce; et à la comtesse (de Fiesque), qui est trop plaisante sur M. de Lauzun, qu'elle voulait mettre sur le pinacle, et qui n'a encore ni logement à Versailles, ni les entrées qu'il avait. Il est tout simplement revenu à la cour; son action n'a rien de si extraordinaire; on en avait d'abord composé un fort joli roman.
Cette cour d'Angleterre est toute établi à Saint-Germain; ils n'ont voulu que cinquante mille francs par mois, et ont réglé leur cour sur ce pied. La reine plaît fort; le roi cause agréablement avec elle, elle a l'esprit juste et aisé. Le roi avait désiré que madame la Dauphine y allât la première; elle a toujours si bien dit qu'elle était malade, que cette reine vint la voir il y a trois jours, habillée en perfection; une robe de velours noir, une belle jupe, bien coiffée, une taille comme la princesse de Conti, beaucoup de majesté. Le roi alla la recevoir à son carrosse; elle fut d'abord chez lui, où elle eut un fauteuil au-dessus de celui du roi; elle y fut une demi-heure, puis il la mena chez madame la Dauphine, qui fut trouvée debout; cela fit un peu de surprise: la reine lui dit: «Madame, je vous croyais au lit.—Madame, dit madame la Dauphine, j'ai voulu me lever, pour recevoir l'honneur que Votre Majesté me fait.» Le roi les laissa, parce que madame la Dauphine n'a point de fauteuil devant lui. Cette reine se mit à la bonne place, dans un fauteuil, madame la Dauphine à sa droite, Madame à sa gauche, trois autres fauteuils pour les trois petits princes: on causa fort bien plus d'une demi-heure; il y avait beaucoup de duchesses, la cour fort grosse. Enfin, elle s'en alla; le roi se fit avertir, et la remit dans son carrosse. Je ne sais jusqu'où le conduisit madame la Dauphine; je le saurai. Le roi remonta, et loua fort la reine; il dit: «Voilà comme il faut que soit une reine, et de corps et d'esprit, tenant sa cour avec dignité.» Il admira son courage dans ses malheurs, et la passion qu'elle avait pour le roi son mari; car il est vrai qu'elle l'aime, comme vous a dit cette diablesse de madame de R........ Celles de nos dames qui voulaient faire les princesses n'avaient point baisé la robe de la reine, quelques duchesses en voulaient faire autant: le roi l'a trouvé fort mauvais; on lui baise les pieds présentement. Madame de Chaulnes a su tous ces détails, et n'a point encore rendu ce devoir. Elle a laissé le marquis à Versailles, parce que le petit compère s'y divertit fort bien: il a mandé à son oncle qu'il irait aujourd'hui au ballet, à Trianon: M. le chevalier vous enverra sa lettre. Il est donc là sur sa bonne foi, faisant toutes les commissions que son oncle lui donne, pour l'accoutumer à être exact, aussi bien qu'à calculer: quel bien ne lui fera point cette sorte d'éducation! J'ai reçu une réponse de M. de Carcassonne; c'est une pièce rare, mais il faut s'en taire; j'y répondrai bien, je vous en assure: il a 581 pris sérieusement et de travers tout mon badinage. Ah! ma fille, que je comprends parfaitement vos larmes, quand vous vous représentez ce petit garçon à la tête de sa compagnie, et tout ce qui peut arriver de bonheur et de malheur à cette place! L'abbé Têtu est toujours dans ses vapeurs très-noires. J'ai dit à madame de Coulanges toutes vos douceurs: elle veut toujours vous écrire dans ma lettre; mais cela ne se trouve jamais. M. le chevalier ne veut pas qu'on finisse en disant des amitiés; mais malgré lui je vous embrasserai tendrement, et je vous dirai que je vous aime avec une inclination naturelle, soutenue de toute l'amitié que vous avez pour moi, et de tout ce que vous valez. Eh bien! quel mal trouve-t-il à finir ainsi une lettre, et à dire ce que l'on sent et ce que l'on pense toujours?
Bonjour, monsieur le comte; vous êtes donc tous deux dans les mêmes sentiments pour vos affaires et pour votre dépense? Plût à Dieu que vous eussiez toujours été ainsi! Bonjour, Pauline, ma mignonne; je me moque de vous, après avoir pensé six semaines à me donner un nom entre ma grand'mère et madame; enfin vous avez trouvé madame.
A Paris, lundi 24 janvier 1689.
Enfin votre Durance a laissé passer nos lettres: de la furie dont elle court, il faut que la glace soit bien habile pour l'attraper et pour l'arrêter. Nous avons eu de cruels temps et de cruels froids, et je n'en ai seulement pas été enrhumée. J'ai gardé plusieurs fois la chambre de M. le chevalier; et, pour parler comme madame de Coulanges, il n'y avait que lui qui fût à plaindre de la rigueur de la saison; mais je vous dirai plus naïvement qu'il me semble qu'il n'était point fâché que j'y fusse. Voilà le dégel; je me porte si bien, que je n'ose me purger, parce que je n'ai rien à désirer, et que cette précaution me paraît une ingratitude envers Dieu. M. le chevalier n'a plus de douleurs; mais il n'ose encore hasarder Versailles. Il faut que je vous dise un mot de madame de Coulanges, qui me fit rire, et me parut plaisant. M. de Barillon est ravi de retrouver toutes ses vieilles amies; il est souvent chez madame de la Fayette et chez madame de Coulanges: il disait l'autre jour à cette dernière: «Ah! madame, que votre maison me plaît! j'y viendrai bien les soirs, quand je serai las de ma famille.» Monsieur, lui dit-elle, 582 je vous attends demain. Cela partit plus vite qu'un trait, et nous en rîmes tous plus ou moins.
Votre enfant fut hier au soir au bal chez M. de Chartres; il était fort joli; il vous mandera ses prospérités. Il ne faut point, au reste, que vous comptiez sur ses lectures; il nous avoua hier tout bonnement qu'il en est incapable présentement; sa jeunesse lui fait du bruit, il n'entend pas. Nous sommes affligés qu'au moins il n'en ait point d'envie; nous voudrions que ce ne fût que le temps qui lui manquât, mais c'est la volonté. Sa sincérité nous empêcha de le gronder; je ne sais ce que nous ne lui dîmes point, le chevalier et moi, et Corbinelli qui s'en échauffe: mais il ne faut point le fatiguer, ni le contraindre, cela viendra, ma chère bonne; il est impossible qu'avec autant d'esprit et de bon sens, aimant la guerre, il n'ait point d'envie de savoir ce qu'ont fait les grands hommes du temps passé, et César à la tête de ses commentaires[699]. Il faut avoir un peu de patience, et ne vous en point chagriner: il serait trop parfait s'il aimait à lire.
Vous m'étonnez de Pauline: ah! ma fille, gardez-la auprès de vous; ne croyez pas qu'un couvent puisse redresser une éducation, ni sur le sujet de la religion, que nos sœurs ne savent guère, ni sur les autres choses. Vous ferez bien mieux à Grignan, quand vous aurez le temps de vous y appliquer. Vous lui ferez lire de bons livres, l'Abbadie même, puisqu'elle a de l'esprit; vous causerez avec elle, M. de la Garde vous aidera: je suis persuadée que cela vaudra mieux qu'un couvent.
Pour la paix du pape, l'abbé Bigorre nous assure qu'elle n'est point du tout prête; que le Saint-Père ne se relâche sur rien, et qu'on est très-persuadé que M. de Lavardin et le cardinal d'Estrées reviendront incessamment: profitez donc du temps que Dieu, qui tire le bien du mal, vous envoie[700]. La vieille Sanguin est morte comme une héroïne, promenant sa carcasse par la chambre, se mirant pour voir la mort au naturel. Il faut un compliment à M. de Senlis et à M. de Livry, mais non pas des lettres, car ils sont déjà consolés: il n'y a que vous, ma chère enfant, qui ne vouliez pas encore parler de l'ordre établi depuis la création du monde. Vous dépeignez mademoiselle d'Oraison de manière qu'elle me paraît 583 aimable; il faudrait la prendre, si son père était raisonnable: mais quelle rage de n'aimer que soi, de se compter pour tout; de n'avoir point la pensée si sage, si naturelle et si chrétienne, d'établir ses enfants! Vous savez bien que j'ai peine à comprendre cette injustice; c'est un bonheur que notre amour-propre se tourne précisément où il doit être. J'ai fait une réponse à M. de Carcassonne[701], que M. le chevalier a fort approuvées et qu'il appelle un chef-d'œuvre. Je l'ai pris à mon avantage; et comme je le tiens à cent cinquante lieues de moi, je lui fais part de tout ce que je pense; je lui dis qu'il faut approcher de ses affaires, qu'il faut les connaître, les calculer, les supputer, les régler, prendre ses mesures, savoir ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas; que c'est cela seul qui le fera riche; qu'avec cela rien ne l'empêchera de suffire à tout, et aux devoirs et aux plaisirs, et aux sentiments de son cœur pour un neveu dont il doit être la ressource; qu'avec de l'ordre on va fort loin; qu'autrement on ne fait rien, on manque à tout; et puis il me prend un enthousiasme de tendresse pour M. de Grignan, pour son fils, pour votre maison, pour ce nom qu'il doit soutenir: j'ajoute que je suis inséparablement attachée à tout cela, et que ma douleur la plus sensible, c'est de ne pouvoir plus rien faire pour vous; mais que je l'en charge, que je demande à Dieu de faire passer tous mes sentiments dans son cœur, afin d'augmenter et de redoubler tous ceux qu'il a déjà: enfin, ma fille, cette lettre est mieux rangée, quoique écrite impétueusement. M. le chevalier en eut les yeux rouges en la lisant; et pour moi, je me blessai tellement de ma propre épée, que j'en pleurai de tout mon cœur. M. le chevalier m'assura qu'il n'y avait qu'à l'envoyer, et c'est ce que j'ai fait.
Vous me représentez fort plaisamment votre Savantasse; il me fait souvenir du docteur de la comédie, qui veut toujours parler. Si vous aviez du temps, il me semble que vous pourriez tirer quelque avantage de cette bibliothèque; comme il y a de bonnes choses et en quantité, on est libre de choisir ce qu'on veut: mais, hélas! mon enfant, vous n'avez pas le temps de faire aucun usage de la beauté et de l'étendue de votre esprit; vous ne vous servez que du bon et du solide, cela est fort bien; mais c'est dommage que tout ne soit pas employé; je trouve que M. Descartes y perd beaucoup.
Le maréchal d'Estrées va à Brest; cela fait appréhender qu'il ne commande les troupes réglées: je crois cependant qu'on donnera 584 quelque contenance au gouverneur, et qu'on ne voudra point lui donner le dégoût tout entier. M. de Charost est revenu un moment, pour se justifier de cent choses que M. de Lauzun a dites assez mal à propos, et de l'état de sa place, et de la réception qu'il a faite à la reine; il fait voir le contraire de tout ce qu'a dit Lauzun; cela ne fait point d'honneur à ce dernier, dont il semble que la colère de Mademoiselle arrête l'étoile; il n'a ni logement, ni entrées; il est simplement à Versailles.
A Paris, lundi 21 février 1689.
Il est vrai, ma chère fille, que nous voilà bien cruellement séparées l'une de l'autre, aco fa trembla[702]. Ce serait une belle chose, si j'y avais ajouté le chemin d'ici aux Rochers ou à Rennes: mais ce ne sera pas sitôt; madame de Chaulnes veut voir la fin de plusieurs affaires, et je crains seulement qu'elle ne parte trop tard, dans le dessein que j'ai de revenir l'hiver prochain, par plusieurs raisons, dont la première est que je suis très-persuadée que M. de Grignan sera obligé de revenir pour sa chevalerie; et que vous ne sauriez prendre un meilleur temps pour vous éloigner de votre château culbuté et inhabitable, et venir faire un peu votre cour avec M. le chevalier de l'ordre, qui ne le sera qu'en ce temps-là. Je fis la mienne l'autre jour à Saint-Cyr, plus agréablement que je n'eusse jamais pensé. Nous y allâmes samedi, madame de Coulanges, madame de Bagnols, l'abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places gardées: un officier dit à madame de Coulanges que madame de Maintenon lui faisait garder un siége auprès d'elle; vous voyez quel honneur. Pour vous, madame, me dit-il, vous pouvez choisir; je me mis avec madame de Bagnols au second banc derrière les duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à mon côté droit, et devant c'étaient mesdames d'Auvergne, de Coislin et de Sully; nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien placées, qui n'étaient peut-être pas sous les fontanges de toutes les dames. Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce: c'est une chose qui n'est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée: c'est un rapport de la musique, des vers, des 585 chants, des personnes, si parfait et si complet, qu'on n'y souhaite rien; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès: on est attentif, et on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce: tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant: cette fidélité de l'histoire sainte donne du respect; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes et de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans larmes: la mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce, c'est celle du goût et de l'attention. J'en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au roi combien il était content, et qu'il était auprès d'une dame qui était bien digne d'avoir vu Esther. Le roi vint vers nos places; et, après avoir tourné, il s'adressa à moi, et me dit: «Madame, je suis assuré que vous avez été contente.» Moi, sans m'étonner, je répondis: «Sire, je suis charmée, ce que je sens est au-dessus des paroles.» Le roi me dit: «Racine a bien de l'esprit.» Je lui dis: «Sire, il en a beaucoup; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi: elles entrent dans le sujet, comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.—Ah! pour cela, reprit-il, il est vrai.» Et puis Sa Majesté s'en alla, et me laissa l'objet de l'envie: comme il n'y avait quasi que moi de nouvelle venue, le roi eut quelque plaisir de voir mes sincères admirations sans bruit et sans éclat. M. le Prince et madame la Princesse vinrent me dire un mot: madame de Maintenon un éclair; elle s'en allait avec le roi: je répondis à tout, car j'étais en fortune.
Nous revînmes le soir aux flambeaux: je soupai chez madame de Coulanges, à qui le roi avait parlé aussi avec un air d'être chez lui, qui lui donnait une douceur trop aimable. Je vis le soir M. le chevalier, je lui contai tout naïvement mes petites prospérités, ne voulant point les cachotter sans savoir pourquoi, comme de certaines personnes; il en fut content, et voilà qui est fait; je suis assurée qu'il ne m'a point trouvé, dans la suite, ni une sotte vanité, ni un transport de bourgeoise: demandez-lui. M. de Meaux (Bossuet) me parla fort de vous, M. le Prince aussi: je vous plaignis de n'être pas là; mais le moyen? on ne peut pas être partout. Vous étiez à votre opéra de Marseille: comme Atys est non-seulement trop heureux[703], mais trop charmant, il est impossible que vous 586 vous y soyez ennuyée. Pauline doit avoir été surprise du spectacle: elle n'est pas en droit d'en souhaiter un plus parfait. J'ai une idée si agréable de Marseille, que je suis assurée que vous n'avez pas pu vous y ennuyer, et je parie pour cette dissipation contre celle d'Aix.
Mais ce samedi même, après cette belle Esther, le roi apprit la mort de la jeune reine d'Espagne[704], en deux jours, par de grands vomissements: cela sent bien le fagot. Le roi le dit à Monsieur le lendemain, qui était hier: la douleur fut vive, Madame criait les hauts cris; le roi en sortit tout en larmes.
On dit de bonnes nouvelles d'Angleterre: non-seulement le prince d'Orange n'est point élu ni roi ni protecteur, mais on lui fait entendre que lui et ses troupes n'ont qu'à s'en retourner: cela abrége bien des soins. Si cette nouvelle continue, notre Bretagne sera moins agitée, et mon fils n'aura point le chagrin de commander la noblesse de la vicomté de Rennes et de la baronnie de Vitré: ils l'ont élu malgré lui pour être à leur tête: un autre serait charmé de cet honneur; mais il en est fâché, n'aimant, sous quelque nom que ce puisse être, la guerre par ce côté-là.
Votre enfant est allé à Versailles pour se divertir ces jours gras; mais il a trouvé la douleur de la reine d'Espagne: il serait revenu, sans que son oncle le va trouver tout à l'heure. Voilà un carnaval bien triste et un grand deuil. Nous soupâmes hier chez le Civil (M. le Camus), la duchesse du Lude, madame de Coulanges, madame de Saint-Germain, le chevalier de Grignan, M. de Troyes, Corbinelli et moi: nous fûmes assez gaillards, nous parlâmes de vous avec bien de l'amitié, de l'estime, du regret de votre absence, enfin un souvenir tout vif: vous viendrez le renouveler.
Madame de Durfort se meurt d'un hoquet d'une fièvre maligne. Madame de la Vieuville aussi, du pourpre de la petite vérole. Adieu, ma très-aimable: de tous ceux qui commandent dans les provinces, croyez que M. de Grignan est le plus agréablement placé.
A Paris, lundi 28 février 1689.
Monsieur le chevalier s'en alla hier après dîner à Versailles, pour apprendre sa destinée; car, ne s'étant point trouvé sur les 587 listes qui ont paru, il veut savoir si on le garde pour servir dans l'armée de M. le Dauphin, dont on n'a point encore parlé. Comme il a dit qu'il était en état de servir, il est en droit de croire qu'on ne l'a pas oublié: en tout cas, ce ne serait pas sa faute, il est bien tout des meilleurs.
C'est tout de bon que le roi d'Angleterre est parti ce matin pour aller en Irlande, où il est attendu avec impatience; il sera mieux là qu'ici. Il passe par la Bretagne comme un éclair, et s'en va droit à Brest, où il trouvera le maréchal d'Estrées, et peut-être M. de Chaulnes, s'il peut le trouver encore, car la poste et la bonne chaise que lui a donnée M. le Dauphin le mèneront bien vite. Il doit trouver à Brest des vaisseaux tout prêts et des frégates; il porte cinq cent mille écus. Le roi lui a donné des armes pour armer dix mille hommes. Comme Sa Majesté anglaise lui disait adieu, elle finit par lui dire, en riant, qu'il n'avait oublié qu'une chose, c'était des armes pour sa personne: le roi lui a donné les siennes; nos héros de roman ne faisaient rien de plus galant. Que ne fera point ce roi brave et malheureux, avec ces armes toujours victorieuses? Le voilà donc avec le casque et la cuirasse de Renaud, d'Amadis, et de tous nos paladins les plus célèbres; je n'ai pas voulu dire d'Hector, car il était malheureux. Il n'y a point d'offres de toutes choses que le roi ne lui ait faites: la générosité et la magnanimité ne vont point plus loin. M. d'Avaux va avec lui; il est parti deux jours plus tôt. Vous allez me dire, Pourquoi n'est-ce pas M. de Barillon? C'est que M. d'Avaux, qui possède fort bien les affaires de Hollande, est plus nécessaire que celui qui ne sait que celles d'Angleterre. La reine est allée s'enfermer à l'abbaye de Poissy avec son fils: elle sera près du roi et des nouvelles; elle est accablée de douleur, et d'une néphrétique qui fait craindre qu'elle n'ait la pierre: cette princesse fait grande pitié. Vous voyez, ma chère enfant, que c'est la rage de causer qui me fait écrire tout ceci; M. le chevalier et la gazette vous le diront mieux que moi. Votre enfant m'est demeuré: je ne le quitte point; il en est content: il dira adieu à ces petites de Castelnau; son cœur ne sent encore rien; il est occupé de son devoir, de son équipage; il est ravi de s'en aller, et de montrer le chemin aux autres. Il n'est encore question de rien; nous n'assiégerons point de place, nous ne voulons point de bataille, nous sommes sur la défensive, et d'une manière si puissante, qu'elle fait trembler; 588 jamais le roi de France ne s'est vu trois cent mille hommes sur pied; il n'y avait que les rois de Perse: tout est nouveau, tout est miraculeux.
Je menai hier le marquis dire adieu à madame de la Fayette, et souper chez madame de Coulanges. Je le mène tantôt chez M. de Pomponne, chez madame de Vins et la marquise d'Uxelles; demain chez madame du Pui-du-Fou et madame de Lavardin, et puis il attendra son oncle, et partira sur la fin de la semaine; mais, ma chère enfant, soutenez un peu votre cœur contre ce voyage, qui n'a point d'autre nom présentement. Parlons un peu de Pauline, cette petite grande fille, tout aimable, toute jolie; je n'eusse jamais cru que son humeur eût été farouche, je la croyais tout de miel: mais, mon enfant, ne vous rebutez point; elle a de l'esprit, elle vous aime, elle s'aime elle-même, elle veut plaire; il ne faut que cela pour se corriger, et je vous assure que ce n'est point dans l'enfance qu'on se corrige; c'est quand on a de la raison; l'amour-propre, si mauvais à tant d'autres choses, est admirable à celle-là; entreprenez donc de lui parler raison, et sans colère, sans la gronder, sans l'humilier, car cela révolte; et je vous réponds que vous en ferez une petite merveille. Faites-vous de cet ouvrage une affaire d'honneur, et même de conscience: apprenez-lui à être habile; c'est un grand point que d'avoir de l'esprit et du goût comme elle en a.
Esther n'est pas encore imprimée. J'avais bien envie de dire un mot de vous à madame de Maintenon, je l'avais tout prêt: elle fit quelques pas pour me venir dire un demi-mot; mais comme le roi, après ce que je vous ai mandé qui s'était passé, s'en allait dans sa chambre, elle le suivait, et je n'eus que le moment de faire un geste de remerciement et de reconnaissance; c'était un tourbillon. M. de Meaux me demanda de vos nouvelles. Je dis à M. le Prince, en courant: Ah! que je plains ceux qui ne sont pas ici! Il m'entendit, et tout cela était si pressé, qu'il n'y avait pas moyen de placer une pensée: vous croyez bien cependant que j'en mourais d'envie. Racine va travailler à une autre tragédie, le roi y a pris goût, on ne verra autre chose; mais l'histoire d'Esther est unique; ni Judith, ni Ruth, ni quelque sujet que ce puisse être, ne saurait si bien réussir.
A Paris, vendredi 11 mars 1689.
Monsieur le duc de Chaulnes a fait en toute perfection les honneurs de son gouvernement au roi d'Angleterre: il avait fait préparer deux soupers sur la route, l'un à dix heures, l'autre à minuit: le roi poussa jusqu'au dernier à la Roche-Bernard, au delà de Nantes; il embrassa fort M. de Chaulnes; il l'a connu autrefois. M. de Chaulnes lui dit qu'il y avait une chambre préparée pour lui, et voulut l'y mener; le roi lui dit: Je n'ai besoin de rien que de manger. Il entra dans une salle où les fées avaient fait trouver un souper tout servi, tout chaud, les plus beaux poissons de la mer et des rivières, tout était de la même force, c'est-à-dire, beaucoup de commodités, beaucoup de noblesse, bien des dames. M. de Chaulnes lui donna la serviette, et voulut le servir à table; le roi ne le voulut jamais, et le fit souper avec lui, et plusieurs personnes de qualité. Il mangea, ce roi, comme s'il n'y avait point de prince d'Orange dans le monde. Il partit le lendemain, et s'embarqua à Brest le 6 ou le 7 de ce mois. Quel diantre d'homme que ce prince d'Orange! quand on songe que lui seul met toute l'Europe en mouvement! quelle étoile! M. de la Feuillade exaltait l'autre jour la grandeur du génie de ce prince; M. de Chandenier[705] disait qu'il eût mieux aimé être le roi d'Angleterre; M. de la Feuillade lui répondit brusquement: «Cela est d'un homme qui a mieux aimé être comme M. de Chandenier que comme M. de Noailles.» Cela fit rire.
Je vous renvoie la lettre de M. de Grignan, elle me fait peur seulement de l'avoir dans ma poche: est-il possible qu'il ait passé par les horreurs dont il me parle? C'est grand dommage qu'il n'avait pas le superbe, comme en allant à Monaco. Faites-lui mes compliments sur son retour de deux doigts des abîmes. Comment suis-je avec le coadjuteur? Notre ménage allait assez bien à Paris; dites-lui ce que vous voudrez, ma chère enfant, selon que vous êtes ensemble; car vous croyez bien que je ne veux point m'entendre avec vos ennemis.
A Chaulnes, dimanche 17 avril 1689.
Me voici à Chaulnes[706], ma chère fille, et toujours triste de m'éloigner encore de vous. J'attends votre lettre vendredi: quelle tristesse de ne pouvoir plus recevoir réglément de vos nouvelles trois fois la semaine! c'est justement cela que j'ai sur le cœur, et que j'appelais ma petite tristesse; vraiment elle n'est pas petite, et je sentirai cette privation. Monsieur le chevalier m'écrivit de Versailles un petit adieu tout plein de tendresse; j'en fus touchée, car il laisse ignorer assez cruellement la part qu'on a dans son estime; et comme on la souhaite extrêmement, c'est une véritable joie dont il prive ses amis. Je le remerciai de son billet par un autre que je lui écrivis en partant: il me mandait que votre enfant ne serait point d'un certain détachement, parce qu'il n'était plus question de la chose qu'on avait dite: cela me soulagea fort le cœur: et comme il vous l'aura mandé, vous aurez respiré comme moi. Je ne comprends que trop toutes vos peines; elles retournent sur moi, de sorte que je les sens de deux côtés.
Je partis donc jeudi, ma très-chère, avec madame de Chaulnes et madame de Kerman; nous étions dans le meilleur carrosse, avec les meilleurs chevaux, la plus grande quantité d'équipages, de fourgons, de cavaliers, de commodités, de précautions que l'on puisse imaginer. Nous vînmes coucher à Pont (Saint-Maxence) dans une jolie petite hôtellerie, et le lendemain ici. Les chemins sont fort mauvais: mais cette maison est très-belle et d'un grand air, quoique démeublée, et les jardins négligés. A peine le vert veut-il montrer le nez; pas un rossignol encore: enfin l'hiver le 17 d'avril. Mais il est aisé d'imaginer les beautés de ces promenades: tout est régulier et magnifique, un grand parterre en face, des boulingrins vis-à-vis des ailes; un grand jet d'eau dans le parterre, deux dans les boulingrins, et un autre tout égaré dans le milieu d'un pré, qui est admirablement bien nommé le Solitaire; un beau pays, de beaux appartements, une vue agréable, quoique plate; de beaux meubles que je n'ai point vus; toutes sortes d'agréments et de commodités; enfin une maison digne de tout ce que vous avez ouï dire en vers et en prose. Mais une duchesse si bonne et si aimable, 591 et si obligeante pour moi, que, si vous m'aimez, chose dont je ne doute nullement, il faut nécessairement que vous lui soyez fort obligée de toutes les amitiés que j'en reçois. Nous serons dans cette aimable maison encore six ou sept jours; et puis, par la Normandie, nous gagnerons Rennes vers le deux ou trois du mois prochain. Je vous ai mandé comme un voyage de M. de Chaulnes avait dérangé le nôtre. Voilà, ma chère bonne, tout ce que je puis vous dire de moi, et que je suis dans la meilleure santé du monde: mais vous, mon enfant, comment êtes-vous? que je suis loin de vous! et que votre souvenir en est près! et le moyen de n'être pas triste?
Je reçois votre lettre du samedi-saint, neuvième avril. Ma fille, vous prenez trop sur vous, vous abusez de votre jeunesse; vous voyez que votre tête ne veut plus que vous l'épuisiez par des écritures infinies: si vous ne l'écoutez pas, elle vous fera un mauvais tour; vous lui refusez une saignée: pourquoi ne pas la faire à Aix pendant que vous mangiez gras? enfin, je suis malcontente de vous et de votre santé. Vos raisons d'épargner le séjour d'Avignon sont bonnes; sans cela, comme vous dites, il était trop matin pour Grignan; le cruel hiver et les vents terribles y sont encore à redouter. Pour votre requête civile, nous voilà, M. le chevalier et moi, hors d'état de vous y servir; il croit s'en aller dans un moment: me voilà partie, ce n'est pas une affaire d'un jour; Hercule ne saurait se défaire d'Antée, ni le déraciner de sa chicane en trois mois: c'est donc M. d'Arles qui sera chargé de cette affaire. C'est tout cela qui me faisait dire que si vous eussiez pu venir cet hiver avec M. de Grignan, c'était bien le droit du jeu que vous eussiez fini entièrement cette affaire: votre présence y aurait fait des merveilles. Vous me parlez des esprits de Provence; ceux de ces pays-ci ne sont point si difficiles à comprendre; cela est vu en un moment: mais vous, ma très-chère, vous êtes trop aimable, trop reconnaissante: vraiment c'est bien de la reconnaissance que tout ce que vous me dites: je m'y connais; c'est de la plus tendre et de la plus noble qu'il y ait dans le monde: conservez bien vos sentiments, vos pensées, la droiture de votre esprit; repassez quelquefois sur tout cela, comme on sent de l'eau de la reine de Hongrie, quand on est dans le mauvais air: ne prenez rien du pays où vous êtes, conservez-y ce que vous y avez porté; et surtout, ma chère enfant, ménagez votre santé, si vous m'aimez, et si vous voulez que je revienne.
A Chaulnes, mardi 19 avril 1689.
J'attends vos lettres: la poste arrive ici trois fois la semaine, j'ai envie d'y demeurer. Je commence donc à vous écrire pour vous rendre compte de mes pensées; car je n'ai plus d'autres nouvelles à vous mander: cela ne composera pas des lettres bien divertissantes, et même vous n'y verrez rien de nouveau, puisque vous savez depuis longtemps que je vous aime, et comme je vous aime: vous feriez donc bien, au lieu de lire mes lettres, de les laisser là, et de dire, Je sais bien ce que me mande ma mère: mais, persuadée que vous n'aurez pas la force d'en user ainsi, je vous dirai que je suis en peine de vous, de votre santé, de votre mal de tête. L'air de Grignan me fait peur: un vent qui déracine des arbres dont la tête au ciel était voisine, et dont les pieds touchaient à l'empire des morts[707], me fait trembler. Je crains qu'il n'emporte ma fille, qu'il ne l'épuise, qu'il ne la dessèche, qu'il ne lui ôte le sommeil, son embonpoint, sa beauté: toutes ces craintes me font transir, je vous l'avoue, et ne me laissent aucun repos. Je fus l'autre jour me promener seule dans ces belles allées; madame de Chaulnes était enfermée avec notre Rochon[708] pour des affaires. Madame de Kerman est délicate, je répétais donc pour les Rochers; je portai toutes ces pensées, elles sont tristes: je sentais pourtant quelque plaisir d'être seule. Je relus trois ou quatre de vos lettres; vous parlez de bien écrire: personne n'écrit mieux que vous: quelle facilité de vous expliquer en peu de mots, et comme vous les placez! Cette lecture me toucha le cœur et me contenta l'esprit. Voici une maison fort agréable, on y a beaucoup de liberté; vous connaissez les bonnes et solides qualités de cette duchesse. Madame de Kerman est une fort aimable personne, j'en ai tâté; elle a bien plus de mérite et d'esprit qu'elle n'en laisse paraître; elle est fort loin de l'ignorance des femmes, elle a bien des lumières, et les augmente tous les jours par les bonnes lectures: c'est dommage que son établissement soit au fond de la basse Bretagne. Quand vous pourrez écrire à M. et à madame de Chaulnes, je leur donne ma part; vous me ferez écrire par Pauline; je connais votre style, c'est assez. 593 Je vous souhaite M. de Grignan; je n'aime point que vous soyez seule dans ce château, pauvre petite Orithye! mais Borée n'est point civil ni galant pour vous, c'est ce qui m'afflige. Adieu, ma très-chère; respectez votre côté, respectez votre tête; on ne sait où courir. Je comprends vos peines pour votre fils, je les sens, et par lui que j'aime, et par vous que j'aime encore plus; cette inquiétude tire deux coups sur moi.
Corbinelli est toujours chez nous le meilleur du monde, et toujours abîmé dans sa philosophie christianisée; car il ne lit que des livres saints.
A Pont-Audemer, lundi 2 mai 1689.
Je couchai hier à Rouen, d'où je vous écrivis un mot pour vous dire seulement que j'avais reçu deux de vos lettres avec bien de la tendresse. Je n'écoute plus tout ce qu'elle voudrait me faire sentir; je me dissipe, je serais trop souvent hors de combat, c'est-à-dire hors de la société; c'est assez que je la sente, je ne m'amuse point à l'examiner de si près. Il y a onze lieues de Rouen à Pont-Audemer; nous y sommes venus coucher. J'ai vu le plus beau pays; j'ai vu toutes les beautés et les tours de cette belle Seine pendant quatre ou cinq lieues, et les plus agréables pays du monde; ses bords n'en doivent rien à ceux de la Loire; ils sont gracieux, ils sont ornés de maisons, d'arbres, de petits saules, de petits canaux qu'on fait sortir de cette grande rivière: en vérité, cela est beau. Je ne connaissais point la Normandie, j'étais trop jeune quand je la vis; hélas! il n'y a peut-être plus personne de tous ceux que j'y voyais autrefois: cette pensée est triste. J'espère trouver à Caen, où nous serons mercredi, votre lettre du 21 et celle de M. de Chaulnes. Je n'avais point cessé de manger avec le chevalier avant que de partir; le carême ne nous séparait point du tout; j'étais ravie de causer avec lui de toutes vos affaires; je sens infiniment cette privation; il me semble que je suis dans un pays perdu, de ne plus traiter tous ces chapitres. Corbinelli ne voulait point de nous les soirs, sa philosophie allait se coucher; je le voyais le matin, et souvent l'abbé Bigorre venait nous conter des nouvelles.
Je vous observerai pour votre retour, qui réglera le mien, je vis au jour la journée. Quand je partis, M. de Lamoignon était à Bâville 594 avec Coulanges. Madame du Lude, madame de Verneuil[709] et madame de Coulanges sortirent de leurs couvents pour venir me dire adieu; tout cela se trouva chez moi avec madame de Vins, qui revenait de Savigny. Madame de Lavardin vint aussi avec la marquise d'Uxelles, madame de Mouci, mademoiselle de la Rochefoucauld et M. du Bois: j'avais le cœur assez triste de tous ces adieux. J'avais embrassé la veille madame de la Fayette, c'était le lendemain des fêtes, j'étais tout étonnée de m'en aller; mais, ma chère belle, c'est proprement le printemps que j'allais voir arriver dans tous les lieux où j'ai passé; il est d'une beauté, ce printemps, et d'une jeunesse, et d'une douceur que je vous souhaite à tout moment, au lieu de cette cruelle bise qui vous renverse, et qui me fait mourir quand j'y pense.
J'embrasse Pauline, et je la plains de ne point aimer à lire des histoires; c'est un grand amusement: aime-t-elle au moins les Essais de morale et Abbadie[710], comme sa chère maman? Madame de Chaulnes vous fait mille amitiés; elle a des soins de moi, en vérité, trop grands. On ne peut voyager, ni dans un plus beau vert, ni plus agréablement, ni plus à la grande, ni plus librement. Adieu, ma très-chère belle; en voilà assez pour le Pont-Audemer, je vous écrirai de Caen.
A Caen, jeudi 5 mai 1689.
Je me doutais bien que je recevrais ici cette lettre du 21 avril, que je n'avais point reçue à Rouen; c'eût été dommage qu'elle eût été perdue; bon Dieu! de quel ton, de quel cœur (car les tons viennent du cœur), de quelle manière m'y parlez-vous de votre tendresse? Il est vrai, ma chère comtesse, que l'affaire d'Avignon est très-consolante: si, comme vous dites, elle venait à des gens dans le courant de leurs revenus, quelle facilité cela donnerait pour venir à Paris! Vos dépenses ont été extrêmes, et l'on ne fait que réparer; mais aussi, comme je disais l'autre jour, c'est pour avoir vécu qu'on reçoit ces faveurs de la Providence: cependant, ma fille, cette même Providence vous redonnera peut-être d'une autre manière les moyens de venir à Paris: il faut voir ses desseins.
Il n'est pas aisé de comprendre que M. le chevalier, avec tant d'incommodités, puisse faire une campagne; mais il me paraît qu'il a dessein au moins de faire voir qu'il le veut et qu'il le désire bien sincèrement: je crois que personne n'en doute. Il a une véritable envie d'aller aux eaux de Balaruc; j'ai vu l'approbation naturelle que nos capucins donnèrent à ces eaux, et comme ils le confirmèrent dans l'estime qu'il en avait déjà; il faut lui laisser placer ce voyage comme il l'entendra; il a un bon esprit, et sait bien ce qu'il fait. Mais notre marquis, mon Dieu, quel homme! nous croirez-vous une autre fois? Quand vous vouliez tirer des conséquences de toutes ses frayeurs enfantines, nous vous disions que ce serait un foudre de guerre, et c'en est un, et c'est vous qui l'avez fait: en vérité, c'est un aimable enfant, et un mérite naissant qui prend le chemin d'aller bien loin: Dieu le conserve! Je suis persuadée que vous ne doutez pas du ton.
Je ne pense pas que vous ayez le courage d'obéir à votre père Lanterne: voudriez-vous ne pas donner le plaisir à Pauline, qui a bien de l'esprit, d'en faire quelque usage, en lisant les belles comédies de Corneille, et Polyeucte, et Cinna, et les autres? N'avoir de la dévotion que ce retranchement, sans y être portée par la grâce de Dieu, me paraît être bottée à cru: il n'y a point de liaison ni de conformité avec tout le reste. Je ne vois point que M. et madame de Pomponne en usent ainsi avec Félicité[711], à qui ils font apprendre l'italien et tout ce qui sert à former l'esprit: je suis assurée qu'elle étudiera et expliquera ces belles pièces dont je viens de vous parler. Ils ont élevé madame de Vins[712] de la même manière, et ne laisseront pas d'apprendre parfaitement bien à leur fille comme il faut être chrétienne, ce que c'est que d'être chrétienne, et toute la beauté et la solide sainteté de notre religion: voilà tout ce que je vous en dirai. Je crois que c'est votre exemple qui fait haïr les histoires à Pauline; elles sont, ce me semble, fort amusantes: je me trouve fort bien de la vie du duc d'Épernon par un nommé Girard; elle n'est pas nouvelle; mais elle m'a été recommandée par mes amies et par Croisilles, qui l'ont lue avec plaisir.
Un mot de notre voyage, ma chère enfant. Nous sommes venues en trois jours de Rouen ici, sans aventures, avec un temps et un 596 printemps charmants, ne mangeant que les meilleures choses du monde, nous couchant de bonne heure, et n'ayant aucune sorte d'incommodité. Nous sommes arrivées ici ce matin, nous n'en partirons que demain, pour être dans trois jours à Dol, et puis à Rennes: M. de Chaulnes nous attend avec des impatiences amoureuses. Nous avons été sur les bords de la mer à Dive, où nous avons couché: ce pays est très-beau, et Caen la plus jolie ville, la plus avenante, la plus gaie, la mieux située, les plus belles rues, les plus beaux bâtiments, les plus belles églises; des prairies, des promenades, et enfin la source de tous nos plus beaux esprits[713]. Mon ami Segrais est allé chez messieurs de Matignon, cela m'afflige. Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse mille fois. Vous voilà donc dans la poussière de vos bâtiments.
A Rennes, mercredi 11 mai 1689.
Nous arrivâmes enfin hier au soir, ma chère enfant; nous étions parties de Dol: il y a dix lieues; c'est justement cent bonnes lieues que nous avons faites en huit jours et demi de marche. La poussière fait mal aux yeux; mais trente femmes qui vinrent au-devant de madame la duchesse de Chaulnes, et qu'il fallut baiser au milieu de la poussière et du soleil, et trente ou quarante messieurs, nous fatiguèrent beaucoup plus que le voyage n'avait fait. Madame de Kerman en tombait, car elle est délicate: pour moi, je soutiens tout sans incommodité. M. de Chaulnes était venu à la dînée, il me fit de bien sincères amitiés. Je démêlai mon fils dans le tourbillon, nous nous embrassâmes de bon cœur; sa petite femme était ravie de me voir. Je laissai ma place dans le carrosse de madame de Chaulnes à M. de Rennes, et j'allai avec M. de Chaulnes, madame de Kerman et ma belle-fille, dans le carrosse de l'évêque; il n'y avait qu'une lieue à faire. Je vins chez mon fils changer de chemise, et me rafraîchir, et de là souper à l'hôtel de Chaulnes, où le souper était trop grand. J'y trouvai la bonne marquise de Marbeuf chez qui je revins coucher, et où je suis logée comme une vraie princesse de Tarente, dans une belle chambre meublée d'un beau velours rouge cramoisi, ornée comme à Paris, un bon lit où j'ai dormi admirablement, une bonne femme qui est ravie de m'avoir, une bonne amie qui a 597 des sentiments pour nous, dont vous seriez contente. Me voilà plantée pour quelques jours; car ma belle-fille regarde comme moi les Rochers du coin de l'œil, mourant d'envie d'aller s'y reposer; elle ne peut soutenir longtemps l'agitation que donne l'arrivée de madame de Chaulnes: nous prendrons notre temps; je l'ai toujours trouvée fort vive, fort jolie, m'aimant beaucoup, charmée de vous et de M. de Grignan; elle a un goût pour lui qui nous fait rire[714]. Mon fils est toujours aimable; il me paraît fort aise de me voir; il est fort joli de sa personne: une santé parfaite, vif, et de l'esprit; il m'a beaucoup parlé de vous et de votre enfant, qu'il aime; il a trouvé des gens qui lui en ont dit des biens dont il a été touché et surpris; car il a, comme nous, l'idée d'un petit marmot, et tout ce qu'on en dit est solide et sérieux. Un mot de votre santé, ma chère enfant; la mienne est toute parfaite, j'en suis surprise; vous avez des étourdissements, comment avez-vous résolu de les nommer, puisque vous ne voulez plus dire des vapeurs? Votre mal aux jambes me fait de la peine: nous n'avons plus ici notre capucin, il est retourné travailler avec ce cher camarade, dont les yeux vous donnent de si mauvaises pensées; ainsi je ne puis rien consulter ni pour vous ni pour Pauline. Je vous exhorte toujours à bien ménager le désir qu'a cet enfant de vous plaire; vous en ferez une personne accomplie: je vous recommande aussi d'user de la facilité que vous trouvez en elle de vous servir de petit secrétaire, avec une main toute rompue, une orthographe correcte; aidez-vous de cette petite personne. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je vous écrirai plus exactement dimanche.
A Rennes, dimanche 15 mai 1689.
Monsieur et madame de Chaulnes nous retiennent ici par tant d'amitiés, qu'il est difficile de leur refuser encore quelques jours. Je crois qu'ils iront bientôt courir à Saint-Malo, où le roi fait travailler: ainsi nous leur témoignerons bien de la complaisance, sans qu'il nous en coûte beaucoup. Cette bonne duchesse a quitté son cercle infini pour me venir voir, si fort comme une amie, que vous l'en aimeriez: elle m'a trouvée comme j'allais vous écrire, et m'a bien priée de vous mander à quel point elle est glorieuse de m'avoir amenée 598 en si bonne santé. M. de Chaulnes me parle souvent de vous; il est occupé des milices: c'est une chose étrange que de voir mettre le chapeau à des gens qui n'ont jamais eu que des bonnets bleus sur la tête; ils ne peuvent comprendre l'exercice, ni ce qu'on leur défend: quand ils avaient leurs mousquets sur l'épaule, et que M. de Chaulnes paraissait, ils voulaient le saluer, l'arme tombait d'un côté, et le chapeau de l'autre: on leur a dit qu'il ne fallait point saluer; le moment d'après, quand ils étaient désarmés, s'ils voyaient passer M. de Chaulnes, ils enfonçaient leurs chapeaux avec les deux mains, et se gardaient bien de le saluer. On leur a dit que, lorsqu'ils sont dans leurs rangs, ils ne doivent aller ni à droite, ni à gauche; ils se laissaient rouer l'autre jour par le carrosse de madame de Chaulnes, sans vouloir se retirer d'un seul pas, quoi qu'on pût leur dire. Enfin, ma fille, nos bas Bretons sont étranges: je ne sais comment faisait Bertrand du Guesclin pour les avoir rendus en son temps les meilleurs soldats de France. Expédions la Bretagne: j'aime passionnément mademoiselle Descartes[715]; elle vous adore; vous ne l'avez point assez vue à Paris; elle m'a conté qu'elle vous avait écrit que, avec le respect qu'elle devait à son oncle, le bleu était une couleur[716], et mille autres choses encore sur votre fils: cela n'est-il point joli? Elle me doit montrer votre réponse. Voilà une manière d'impromptu qu'elle fit l'autre jour; mandez-moi ce que vous en pensez: pour moi, il me plaît fort, il est naturel et point commun. Votre marquis est tout aimable, tout parfait, tout appliqué à ses devoirs, c'est un homme. Je trouve ici sa réputation tout établie; j'en suis surprise: enfin, Dieu le conserve! vous ne doutez pas de mon ton. Ah! que vous êtes plaisante de l'imagination que madame de Rochebonne ne peut être toujours dans l'état où elle est qu'à coups de pierre[717]! la jolie folie! j'en suis très-persuadée, et c'est ainsi que Deucalion et Pyrrha raccommodèrent si bien l'univers; ceux-ci en feraient bien autant en cas de besoin: voilà une vision trop plaisante.
Aux Rochers, mercredi 29 juin 1689.
Je ne puis vous dire à quel point je plains M. le chevalier: il y 599 a peu d'exemple d'un pareil malheur: sa santé est tellement déplorée depuis quelque temps, qu'il n'y a ni maux passés, ni régime, ni saison, sur quoi il puisse compter. Je sens cet état, et par rapport à lui, et par rapport à votre fils, qui y perd tout ce qu'on y peut perdre; tout cela se voit d'un coup d'œil, le détail importunerait sa modestie: je suis remplie de ces vérités, et je regarde toujours Dieu qui redonne à ce marquis un M. de Montégut, la sagesse même; et tous les autres de ce régiment, qui, pour plaire à M. le chevalier, font des merveilles à ce petit capitaine. N'est-ce pas une espèce de consolation qui ne se trouve point dans d'autres régiments moins attachés à leur colonel? Ce marquis m'a écrit une si bonne lettre, que j'en eus le cœur sensiblement touché: il ne cesse de se louer de ce M. de Montégut; il badine et me fait compliment sur la belle pièce que j'ai faite sur M. d'Arles: vous êtes bien plaisante de la lui avoir envoyée. Il dit qu'il a renoncé à la poésie, qu'à peine ils ont le temps de respirer; toujours en l'air, jamais deux jours en repos: ils ont affaire à un homme[718] bien vigilant. Mandez-moi bien des nouvelles de M. le chevalier; j'espère au changement de climat, à la vertu des eaux, et plus encore à la douceur consolante d'être avec vous et avec sa famille. Je le crois un fleuve bienfaisant, avec plus de justice que vous ne le croyez de moi: il me semble qu'il donnera un bon tour, un bon ordre à toute chose. Il est vrai que le comtat d'Avignon est une Providence qu'il n'était pas aisé de deviner: mais détournons nos tristes pensées, vous n'en êtes que trop remplie, sans en recevoir encore le contre-coup dans mes lettres. Il faut conserver la santé, dont la ruine serait encore un plus grand mal; la mienne est toujours toute parfaite. Cette purgation des capucins, où il n'y a point de séné, me paraît comme un verre de limonade, et c'en est en effet: je la pris, pour n'y plus penser, parce qu'il y avait longtemps que je n'avais été purgée; je ne m'en sentis pas. Vous faites trop d'honneur à ce remède; mon fils n'en sort pas moins le matin; c'est un remède pour ôter le superflu, bien superflu, qui ne va point chercher midi à quatorze heures, ni réveiller tous les chats qui dorment. Nous faisons une vie si réglée, qu'il n'est guère possible de se mal porter. On se lève à huit heures; très-souvent je vais, jusqu'à neuf heures que la messe sonne, prendre la fraîcheur de ces bois: après la messe, on s'habille, on se dit bonjour, on retourne 600 cueillir des fleurs d'orange, on dîne, on lit, ou l'on travaille, jusqu'à cinq heures. Depuis que nous n'avons plus mon fils, je lis, pour épargner la petite poitrine de sa femme: je la quitte à cinq heures, je m'en vais dans ces aimables allées, j'ai un laquais qui me suit, j'ai des livres, je change de place, et je varie le tour de mes promenades: un livre de dévotion et un livre d'histoire, on va de l'un à l'autre, cela fait du divertissement; un peu rêver à Dieu, à sa providence, posséder son âme, songer à l'avenir; enfin, sur les huit heures, j'entends une cloche, c'est le souper; je suis quelquefois un peu loin, je retrouve la marquise dans son beau parterre; nous nous sommes une compagnie: on soupe pendant l'entre-chien et loup: je retourne avec elle à la place Coulanges, au milieu de ces orangers; je regarde d'un œil d'envie la sainte Horreur, au travers de la belle porte de fer[719] que vous ne connaissez point; je voudrais y être; mais il n'y a plus de raison: j'aime cette vie mille fois plus que celle de Rennes; cette solitude n'est-elle pas bien convenable à une personne qui doit songer à soi, et qui est ou veut être chrétienne? Enfin, ma chère bonne, il n'y a que vous que je préfère au triste et tranquille repos dont je jouis ici; car j'avoue que j'envisage avec un trop sensible plaisir que je pourrai, si Dieu le veut, passer encore quelque temps avec vous. Il faut être bien persuadée de votre amitié, pour avoir laissé courir ma plume dans le récit d'une si triste vie. J'ai envoyé un morceau de votre lettre à mon fils, elle lui appartient: quand c'est pour Jupiter qu'on change, cet endroit est fort joli; votre esprit paraît vif et libre. Vous êtes adorable, ma chère fille, et vous avez un courage et une force et un mérite au-dessus des autres; vous êtes bien aimée aussi au-dessus des autres. Adieu, ma très-chère et très-aimable; j'espère que vous me parlerez de Pauline et de M. le chevalier. J'embrasse ce comte, qu'on aime trop.
A Rennes, lundi 25 juillet 1689.
Je pars demain à la pointe du jour, avec M. et madame de Chaulnes, pour un voyage de quinze jours: voici, ma chère enfant, comme cela s'est fait. M. de Chaulnes me dit l'autre jour: «Madame, vous devriez venir avec nous à Vannes, voir le premier 601 président (M. de la Faluère[720]); il vous a fait des civilités depuis que vous êtes dans la province, c'est une espèce de devoir à une femme de qualité.» Je n'entendis point cela, je lui dis: «Monsieur, je meurs d'envie de m'en aller à mes Rochers, dans un repos dont on a besoin quand on sort d'ici, et que vous seul pouviez me faire quitter.» Cela demeure. Le lendemain, madame de Chaulnes me dit tout bas à table: «Ma chère gouvernante, vous devriez venir avec nous; il n'y a qu'une couchée d'ici à Vannes; on a quelquefois besoin de ce parlement: nous irons ensuite à Auray, qui n'est qu'à trois lieues de là: nous n'y serons point accablées: nous reviendrons dans quinze jours.» Je lui répondis encore un peu trop simplement: «Madame, vous n'avez pas besoin de moi, c'est une bonté: je ne vois rien qui m'oblige à ménager ces messieurs; je m'en vais dans ma solitude, dont j'ai un véritable besoin.» Madame de Chaulnes se retire assez froidement; tout d'un coup mon imagination fait un tour, et je songe: Qu'est-ce que je refuse à des gens à qui je dois mille amitiés et mille complaisances? Je me sers de leur carrosse et d'eux quand cela m'est commode, et je leur refuse un petit voyage où peut-être ils seraient bien aises de m'avoir: ils pourraient choisir, ils me demandent cette complaisance avec timidité, avec honnêteté; et moi, avec beaucoup de santé, sans aucune bonne raison, je les refuse, et c'est dans le temps que nous voulons la députation pour mon fils, dont apparemment M. de Chaulnes sera le maître cette année! Tout cela passa vite dans ma tête, je vis que je ne faisais pas bien. Je me rapproche, je lui dis: «Madame, je n'ai pensé d'abord qu'à moi, et j'étais peu touchée d'aller voir M. de la Faluère; mais serait-il possible que vous le souhaitassiez pour vous, et que cela vous fît le moindre plaisir?» Elle rougit, et me dit avec un air de vérité: Ah! vous pouvez penser. «C'est assez, madame, il ne m'en faut pas davantage, je vous assure que j'irai avec vous.» Elle me laissa voir une joie très-sensible, et m'embrassa, et sortit de table, et dit à M. de Chaulnes: Elle vient avec nous. Elle m'avait refusé, dit M. de Chaulnes; mais j'ai espéré qu'elle ne vous refuserait pas. Enfin, ma fille, je pars, et je suis persuadée que je fais bien, et selon la reconnaissance que je leur dois de leur continuelle amitié, et selon la politique, 602 et que vous me l'auriez conseillé vous-même. Mon fils en est ravi, et m'en remercie: le voilà qui entre.
Monsieur de Sévigné.
Rien n'est si vrai, ma très-belle petite sœur: madame de Chaulnes fut saisie du refus de ma mère: elle se tut, elle rougit, elle s'appuya; et quand ma mère eut fait sa réflexion, et lui eut dit qu'elle était toute prête d'aller, si cela lui était bon, ce fut une joie si vraie et si naturelle que vous en auriez été touchée. Je ne savais ce qui se passait; je le sus peu de temps après: et, indépendamment de ce qu'ils veulent faire tomber sur moi cette année, s'ils en sont les maîtres, il était impossible de manquer à cette complaisance, sans manquer en même temps à tous les devoirs de l'amitié et de l'honnêteté; de sorte que je vous prie de l'en bien remercier, ainsi que j'ai fait. Madame de Chaulnes a des soins de sa santé qui nous doivent mettre en repos.
Madame de Sévigné.
Je reçois votre lettre du 16, elle est trop aimable, et trop jolie, et trop plaisante: j'ai ri toute seule de l'embarras de vos maçons et de vos ouvriers: j'aime fort la liberté et le libertinage de votre vie et de vos repas, et qu'un coup de marteau ne soit pas votre maître. Mon Dieu! que je serais heureuse de tâter un peu de cette sorte de vie avec une telle compagnie! rien ne peut m'ôter au moins l'espérance de m'y trouver quelque jour. Comme cette partie dépend de Dieu, je le prie de le vouloir bien, et je l'espère. Je n'eusse jamais cru que le beurre dût être compté dans l'agrément de vos repas; je pensais qu'il fallait que vous fussiez en Bretagne. Mais je ne veux jamais oublier la raison qui fait que vous mangez tant que l'on veut; c'est que vous n'avez point de faim. Je mangerai tant que l'on voudra, car je n'ai plus de faim; je vous remercie de cette phrase. Je vous assure que je suis bien lasse des grands repas; je mangerais tant que l'on voudrait, s'il n'y avait rien à manger: voilà celle que je vous rends. Hélas! je suis bien loin de la tristesse et de la solitude de l'entre-chien et loup; je ne souhaite que de m'y retrouver; je ne fais rien que par raison et par politique. Voici une invention de me faire passer les jours avec une langueur qui me fera vivre plus longtemps qu'à l'ordinaire: Dieu le veut: je conserverai ma santé autant que je pourrai; je suis ravie de la perfection 603 de la vôtre, et du meilleur état de M. le chevalier. Ma chère enfant, je vous embrasse, et vous dis adieu. Nous n'étions pas encore assez loin. Voyez Auray sur la carte.
A Auray, samedi 30 juillet 1689.
Regardez un peu où je suis, ma chère bonne; me voilà sur la côte du midi, sur le bord de la mer. Où est le temps que nous étions dans ce petit cabinet à Paris, à deux pas l'une de l'autre? Il faut espérer que nous nous y retrouverons. Cependant voici où la Providence me jette: je vous écrivis lundi de Rennes tout ce que je pensais sur ce voyage: nous en partîmes mardi: rien ne peut égaler les soins et l'amitié de madame de Chaulnes: son attention principale est que je n'aie aucune incommodité, elle vient voir elle-même comme je suis logée. Et pour M. de Chaulnes, il est souvent à table auprès de moi, et je l'entends qui dit entre bas et haut: «Non, madame, cela ne lui fera point de mal, voyez comme elle se porte; voilà un fort bon melon, ne croyez pas que notre Bretagne en soit dépourvue; il faut qu'elle en mange une petite côte.» Et enfin, quand je lui demande ce qu'il marmotte, il se trouve que c'est qu'il vous répond, et qu'il vous a toujours présente pour la conservation de ma santé. Cette folie n'est point encore usée, et nous a fait rire deux ou trois fois. Nous sommes venus en trois jours de Rennes à Vannes, c'est six ou sept lieues par jour; cela fait une facilité et une manière de voyager fort commode, trouvant toujours des dîners et des soupers tout prêts et très-bons; nous trouvons partout les communautés, les compliments, et le tintamarre qui accompagnent vos grandeurs; et de plus, des troupes, des officiers et des revues de régiments, qui font un air de guerre admirable. Le régiment de Kerman est fort beau: ce sont tous bas Bretons, grands et bien faits au-dessus des autres, qui n'entendent pas un mot de français, si ce n'est quand on leur fait faire l'exercice, qu'ils font d'aussi bonne grâce que s'ils dansaient des passe-pieds: c'est un plaisir de les voir. Je crois que c'était de ceux de cette espèce que Bertrand du Guesclin disait qu'il était invincible à la tête de ses Bretons. Nous sommes en carrosse, M. et madame de Chaulnes, M. de Revel et moi: un jour je fais épuiser à Revel la Savoie, où il y a beaucoup à dire[721]; 604 un autre la R...., dont les folies et les fureurs sont inconcevables; une autre fois le passage du Rhin: nous appelons cela dévider tantôt une chose, tantôt une autre. Nous arrivâmes jeudi au soir à Vannes: nous logeâmes chez l'évêque, fils de M. d'Argouges; c'est la plus belle et plus agréable maison, et la mieux meublée qu'on puisse voir: il y eut un souper d'une magnificence à mourir de faim; je disais à Revel: Ah! que j'ai faim! on me donnait un perdreau, j'eusse voulu du veau; une tourterelle, je voulais une aile de ces bonnes poulardes de Rennes: enfin je ne m'en dédis point: si vous dites, Je mangerai tant que l'on voudra, parce que je n'ai point de faim; je dirai, Je mangerais le mieux du monde, s'il n'y avait rien sur la table: il faut pourtant s'accoutumer à cette fatigue.
M. de la Faluère me fit des honnêtetés au delà de tout ce que je puis dire: il me regardait, et ne me parlait qu'avec des exclamations: Quoi, c'est là madame de Sévigné! quoi, c'est elle-même! Hier, vendredi, il nous donna à dîner en poisson; ainsi nous vîmes ce que la terre et la mer savaient faire: c'est ici le pays des festins. Je causai avec ce premier président; il me disait tout naïvement qu'il improuvait infiniment la requête civile, parce qu'ayant su par M. Ferrand, son beau-frère, comme l'affaire avait été gagnée tout d'une voix, il était convaincu que la justice et la raison étaient de votre côté. Je lui dis un mot de notre petite bataille du grand conseil: il admira notre bonheur, et détesta cet excès de chicane. Je discourus un peu sur les manières de madame de Bury, sur cette inscription de faux contre une pièce qu'elle savait véritable, sur l'argent que cette chicane avait coûté, sur la plainte qu'elle faisait qu'on avait étranglé son affaire après vingt-deux vacations, sur la délicatesse de cette conscience, sur cette opiniâtreté contre l'avis de ses meilleurs amis. M. de la Faluère m'écoutait avec attention et sans ennui: je vous en réponds: sa femme est à Paris. Ensuite on dîna, on fit briller le vin de Saint-Laurent, et en basse note, entre M. et madame de Chaulnes, l'évêque de Vannes et moi, votre santé fut bue, et celle de M. de Grignan, gouverneur de ce nectar admirable: enfin, ma belle, il est question de vous à l'autre bout du monde. Nous vîmes une fort jolie fille qui ferait de l'honneur à Versailles; mais elle épouse M. de Querignisignidi, fort proche voisin du Conquêt[722], et fort loin de Trianon. M. de Revel est parti ce matin 605 pour aller voir Brest, qui est présentement la plus belle place qu'on puisse voir. Il trouvera M. de Seignelai dans son bord, M. le maréchal d'Estrées sur le pavé des vaches à Brest; il admirera l'armée navale, la plus belle qu'il est possible; il partagera l'impatience de l'arrivée du chevalier de Tourville; il apprendra au juste le nombre des vaisseaux de nos ennemis à l'île d'Ouessant, et reviendra dans quatre jours, content de sa curiosité, et nous dira tout ce qu'il aura vu; ce sera de quoi dévider.
Aux Rochers, dimanche 25 septembre 1689.
Je m'accommode assez mal de la contrainte que me donne M. de Grignan: il a une attention perpétuelle sur mes actions; il craint que je ne lui donne un beau-père: cette captivité me fera faire une escapade, mais ce ne sera pas pour monsieur le comte de Revel; oui, monsieur, c'est non-seulement monsieur, mais c'est monsieur le comte de Revel. Nous ne savons ce que c'est, dans cette province, que de nommer quelqu'un sans titre: cependant nous nous oublions quelquefois, et nous l'appelons Revel; mais c'est sous le sceau de la confession. Je ne veux point l'épouser, soyez en repos; il est trop galant. Vous voulez donc savoir, ma chère belle, qui sont ses Chimènes. Vous en nommez deux très-bretonnes: en voici trois autres: une jeune sénéchale qui était ici, et qui n'est point parente de celle que vous avez vue; mademoiselle de K....., fort jolie, qui était à Rennes; et sur le tout, une petite madame de M. C...., votre nièce, car elle est petite-fille de votre père Descartes; elle a bien de l'esprit, et a toute la mine de croire que le feu est chaud, et qu'elle peut brûler et être brûlée. Cependant tout cela est si honnête, que leur amant commun paraît s'ennuyer mortellement à Rennes. Il mandait l'autre jour à M. de Louvois que s'il avait besoin pour quelque guerre d'hiver de l'officier du monde le plus reposé, il le faisait souvenir de lui.
Parlons tout d'un trait, ma fille, de la prévention de M. le chevalier; l'amitié fait-elle un tel aveuglement? Je crois la connaître; mais il me semble qu'elle se laisse toujours convaincre par la lumière: on n'en aime pas moins ceux qui ont tort; mais on voit clair. Quoi! une inconnue nommée la raison, soutenue de la vérité, heurtera à la porte, et elle en sera chassée comme de l'université 606 de Paris (vous avez vu le charmant ouvrage de Despréaux), et on ne voudra pas seulement l'entendre, accompagnée de ses (pièces) justificatives! quoi! deux et deux ne feront plus quatre! Une gratification donnée par le maréchal de la Meilleraie, de cent écus en deux ans, qui n'a jamais été sur aucun état de pension, et qu'on ne savait pas, fera un crime de n'être pas continuée, quand on dit: «Monsieur, il faudra voir aux états prochains; si je m'étais trompé, cela serait aisé à réparer.» Car pour celle du mort rayée et donnée aux états de 71, Coëtlogon n'en disconvient pas. Peut-on avoir tort quand on fait voir clairement toutes ces choses[723]? Ah! si M. le chevalier avait une telle cause en main, avec ce beau sang bouillant qui fait la goutte et les héros, il la saurait bien soutenir d'une autre manière que je fais! Mais peut-on, avec un si bon esprit, fermer les yeux et la porte à cette pauvre vérité? Non vraiment, ma chère comtesse, ce n'est point sur ce chapitre que M. le duc de Chaulnes[724] a tort; c'est son chef-d'œuvre d'amitié; il en a rempli tous les devoirs, et au delà: c'est avec nous qu'il a tort, et qu'il a un procédé qui m'est entièrement incompréhensible: telle est la misère des hommes; tout est à facettes, tout est vrai, c'est le monde. Ce bon duc de Chaulnes m'a encore écrit de Toulon: il ne cesse de penser à moi, sans y avoir songé un seul moment pendant huit jours qu'il a été à Paris; pas un mot au roi de cette députation tant de fois promise, et avec tant d'amitié et de raison de croire qu'il en faisait son affaire; pas un mot à M. de Croissi, dont il emmenait le fils, et qui aurait nommé votre frère: il dit une parole en l'air à M. de Lavardin: mais croyait-il qu'il eût plus de pouvoir que lui pour faire un député? Nous étions persuadés que c'était après en avoir dit un mot au roi. Enfin il part, il apprend que Lavardin ne tiendra point les états; il fallait donc écrire. Il va à Grignan, vous lui en parlez; il semble qu'il ait quelque envie d'écrire, mais cela ne sort point; il m'écrit de Grignan et de Toulon, il ne m'en dit pas un mot. Madame de Chaulnes en doit parler à M. de Croissi, mais ce sera trop tard: la place sera prise par M. de Coëtlogon. Pour M. le maréchal d'Estrées, il ne s'est 607 engagé qu'à madame de la Fayette avec une joie sensible, pourvu que la cour le laisse le maître; nous étions trop bien de ce côté-là; mais, ma fille, nous n'y songeons plus: M. de Cavoie aura la députation pour son beau-frère, et fera bien. La bonne duchesse a trop perdu de temps; elle est timide, elle trouvera les chemins barrés; tout le monde ne sait pas parler. De vous dire que je concilie ce procédé léthargique avec une amitié dont je ne saurais douter, non très-assurément, je ne le comprends pas, ni mon fils non plus: mais notre résolution, c'est d'être assez glorieux pour ne nous point plaindre; cela donnerait trop de joie aux ennemis de ce duc, ce serait un triomphe. Nous sommes dans ces bois; il nous est aisé de nous taire; il peut arriver des changements pour une autre année: ainsi, ma chère enfant, nous sommes fort aises que vous l'ayez reçu si magnifiquement; nous ne rompons nous-mêmes aucun commerce; je dirai seulement le fait, et demanderai à son excellence comment elle a pu faire pour penser sans cesse à nous, et pour nous oublier et s'oublier elle-même. Nous n'irons point du tout aux états, et nous nous moquerons de l'arrière-ban, qui ne nous est bon qu'à nous donner du chagrin. Voilà nos sages résolutions: si vous les approuvez, nous les trouverons encore meilleures. Cependant nous sommes très-sensibles à la perte que vous allez faire de votre aimable Comtat; nous ne saurions trop regretter tant de belles et bonnes choses qui en revenaient, ni vous voir sans peine rentrer dans la sécheresse et l'aridité des revenus. Je sens ce coup tout comme vous, et peut-être davantage; car vous êtes sublime, et je ne le suis pas.
A propos de sublime, M. de Marillac[725] ne fait point mal, ce me semble. La Fayette est joli, exempt de toute mauvaise qualité; il a un bon nom, il est dans le chemin de la guerre, et a tous les amis de sa mère, qui sont à l'infini: le mérite de cette mère est fort distingué; elle assure tout son bien, et l'abbé[726] le sien. Il aura un jour trente mille livres de rente: il ne doit pas une pistole: ce n'est point une manière de parler. Qui trouvez-vous qui vaille mieux, quand on ne veut point de la robe? La demoiselle a deux cent mille francs, bien des nourritures; madame de la Fayette pouvait-elle 608 espérer moins? Répondez-moi un peu, car je ne dis rien que de vrai. M. de Lamoignon est le dépositaire des articles qui furent signés il y a quatre jours entre M. de Lamoignon, M. le lieutenant civil, et madame de Lavardin qui a fait le mariage.
Aux Rochers, dimanche 2 octobre 1689.
Il y aura demain un an que je ne vous ai vue, que je ne vous ai embrassée, que je ne vous ai entendue parler, et que je vous quittai à Charenton. Mon Dieu! que ce jour est présent à ma mémoire! et que je souhaite en retrouver un autre qui soit marqué par vous revoir, par vous embrasser, par m'attacher à vous pour jamais! Que ne puis-je ainsi finir ma vie avec la personne qui l'a occupée tout entière! Voilà ce que je sens, et ce que je vous dis, ma chère enfant, sans le vouloir, et en solennisant ce bout de l'an de notre séparation.
Je veux vous dire, après cela, que votre dernière lettre est d'une gaieté, d'une vivacité, d'un currente calamo qui m'a charmée, parce qu'il est impossible de penser et d'écrire si plaisamment, sans être gaie et en parfaite santé. Parlons d'abord de M. le chevalier; je trouve son état très-différent de celui où je l'ai vu: comment, je pourrais entendre frapper le pied droit! car pour le gauche, nous trouvions qu'il faisait souvent l'entendu et le glorieux, quoiqu'il fût assez humilié par la contenance de l'autre, qui nous donnait autant de chagrin qu'à lui. En vérité, c'est un vrai miracle de voir ce pied-là redressé; car il s'en allait dans cet air de M. de la Rochefoucauld, qui faisait pleurer; et tout ce changement, par trois quarts d'heure de bain dans cette eau salutaire, s'est fait en trois jours: le Mont-d'Or, ni Barége, n'en savent pas tant. On est donc quitte en trois jours de ce remède. Assurez bien M. le chevalier de la joie sincère que j'ai du soulagement qu'il a trouvé dans l'usage de ces eaux admirables, en attendant que nous disions guérison. Vous louez beaucoup les soins de M. de Carcassonne, en les comparant à ceux que vous auriez de moi; j'en puis juger, il n'y en a jamais eu de si tendres, ni de si consolants. M. le chevalier trouva donc madame de Ganges bien changée; cela est fort plaisant: elle avait grand tort, en effet, de ne pas ressembler à l'idée qu'il s'en était faite: pour moi, je l'ai vue assez tournée sur ce beau moule, mais cent mille lieues au-dessous; car, après le visage, 609 tant de choses manquent, et de l'air, et de la grâce, et de ce qui fait valoir la beauté, que cette ressemblance devient à rien. Si j'avais su qu'elle eût été femme de mon Gange que j'ai tant vu, il me semble que je l'aurais regardée tout d'une autre façon: mais cela est fait.
Parlons de votre madame de Montbrun; bon Dieu! avec quelle rapidité vous nous dépeignez cette femme! Votre frère en est ravi, mais il ne vous le dira pas; il vous embrasse seulement, il est avec son honnête homme d'ami; et c'est moi qui vous remercie d'avoir pris la peine de tout quitter, pour venir impétueusement me redonner cette personne; le plaisant caractère! toute pleine de sa bonne maison qu'elle prend depuis le déluge, et dont on voit qu'elle est uniquement occupée: tous ses parents Guelphes et Gibelins, amis et ennemis, dont vous faites une page la plus folle et la plus plaisante du monde; ses rêveries d'appeler le marquis d'Uxelles, les ennemis; elle croit parler des Allemands; et toutes ces couronnes dont elle s'entoure et s'enveloppe; son étonnement à la vue de votre teint naturel; elle vous trouve bien négligée de laisser voir la couleur des petites veines et de la chair qui composent le vrai teint: elle trouve bien plus honnête d'habiller son visage; et parce que vous montrez celui que Dieu vous a donné, vous lui paraissez toute négligée et toute déshabillée. MM. de Grignan sont bien habiles d'avoir trouvé son teint naturel: voilà comme sont les hommes, ils ne savent, ni ce qu'ils voient, ni ce qu'ils disent; j'en ai vu qui admiraient des beautés bien peu admirables.
Vous avez fait un joli voyage au Saint-Esprit; vous avez vu M. de Bâville[727], la terreur du Languedoc; vous y avez vu encore M. de Broglio[728]. Je crois notre Revel le César, et Broglio le Laridon négligé[729]. Ils n'ont pas toujours été bien ensemble. M. le chevalier ne les a-t-il pas vus tous deux dans les chaînes de mademoiselle du Bouchet? Broglio était un si furieux amant, qu'il fut une des raisons qui la jetèrent aux Carmélites.
Au reste, ma belle, nous ne sommes plus fâchés contre nos bons gouverneurs; j'en suis ravie; j'étais au désespoir qu'ils eussent tort. Il est certain, et tous nos amis en conviennent, que ce duc ne put pas dire un seul mot au roi, ni de Bretagne, ni de députation, qui n'eût été mal placé; Rome occupait tout. Il parla à M. de Lavardin, il a écrit au maréchal d'Estrées: madame de Chaulnes a dit à M. de Croissi tout ce qui se peut dire, et rien n'est plus aisé à comprendre que l'envie qu'ils avaient l'un et l'autre de réussir; mais nous n'y pensons plus; et si, par hasard, la chose revenait à nous, elle nous paraîtrait miraculeuse. Ce n'est pas le plus grand mal que me cause la mort du pape: je suis véritablement affligée, quand je pense à la perte que vous allez faire par cette mort.
Je vous remercie, ma fille, de me mettre si joliment de votre société, en me disant ce qui s'y passe; rien ne m'est si cher que ce qui vient de vous et de votre famille. Je vous recommande votre belle santé, et de conserver votre jeunesse, et pour cause. Je suis fort aise de la goutte de M. de Grignan, j'en ris avec vous; voilà une belle consolation pour un pauvre homme qui crie; mais tout est moins mauvais que de méchantes entrailles. Dieu vous conserve tous! mes compliments, mes amitiés, mes caresses où elles doivent être; et pour vous, ma chère enfant, vous savez votre part, c'est moi tout entière.
Aux Rochers, mercredi 12 octobre 1689.
Les voilà toutes deux; mais, mon Dieu! que la première m'aurait donné de violentes inquiétudes, si je l'avais reçue sans la seconde, où il paraît que la fièvre de ce pauvre chevalier s'est relâchée, et lui a donné un jour de repos! Cela ôte l'horreur d'une fièvre continue avec des redoublements et des suffocations, et des rêveries, et des assoupissements, qui composent une terrible maladie. Quel sang! quel tempérament! quelle cruelle humeur de goutte s'est jetée dans tout cela! Quelle pitié que ce sang si bouillant, qui fait de si belles choses, en fasse quelquefois de si mauvaises, et rende inutiles les autres! Enfin, voilà une grande tristesse pour vous tous, et pour vous particulièrement, dont le bon cœur vous rend la garde de tous ceux que vous aimez. Me voilà encore bien plus avec vous à Grignan, quoique j'y fusse beaucoup, par le redoublement d'intérêt que j'y prends depuis cette maladie. On est 611 exposé, quand on est loin, à écrire d'étranges sottises; elles le deviennent en arrivant mal à propos: on est triste, on est occupé, on est en peine; une lettre de Bretagne se présente, toute libre, toute gaillarde, chargée de mille détails inutiles; j'en suis honteuse: mais je vous l'ai dit cent fois, ce sont les contre-temps de l'éloignement.
Je vous ai mandé comme je ne suis plus du tout fâchée contre M. et madame de Chaulnes. Il est certain, et mes amies me l'ont mandé, qu'il ne pouvait parler des affaires de Bretagne, sans prendre fort mal son temps. Il recommanda mon fils à M. de Lavardin, croyant qu'il aurait la même envie que lui de nous servir, et cela était vrai. Il a depuis écrit à M. le maréchal d'Estrées; et cette lettre ferait son effet, si le roi n'avait dit tout haut à tous les prétendants à cette députation, qu'il y avait longtemps qu'il était engagé: madame de la Fayette me le mande, sans me dire à qui; on le saura bientôt. Elle m'ajoute que M. de Croissi a nommé mon fils au roi, qui ne marqua nulle répugnance à cette proposition; mais que le même jour Sa Majesté se déclara; et voilà ce qu'attendait le maréchal, qui se soucie fort peu que le gouverneur de Bretagne perde ce beau droit, pourvu qu'il fasse sa cour. Madame de la Fayette lui a rendu tous ses engagements, et l'affaire finit ainsi. Mon fils est à Rennes, agréable au maréchal, qu'il connaît fort, et qu'il a vu cent fois chez la marquise d'Uxelles, contestant hardiment Rouville; il joue tous les soirs avec lui au trictrac: il attend M. de la Trémouille, afin de rendre tous ses devoirs, et puis revenir ici avec sa femme; c'est le plus honnête parti qu'il puisse prendre. Je suis encore seule, je ne m'en trouve point mal; j'aurai demain cette femme de Vitré; elle avait des affaires.
Il faut que je vous conte que madame de la Fayette m'écrit, du ton d'un arrêt du conseil d'en haut, de sa part premièrement, puis de celle de madame de Chaulnes et de madame de Lavardin, me menaçant de ne me plus aimer, si je refuse de retourner tout à l'heure à Paris, et me disant que je serai malade ici, que je mourrai, que mon esprit baissera; qu'enfin point de raisonnements, il faut venir, et qu'elle ne lira seulement pas mes méchantes raisons. Ma fille, cela est d'une vivacité et d'une amitié qui m'a fait plaisir, et puis elle continue; voici les moyens: j'irai à Malicorne avec l'équipage de mon fils; madame de Chaulnes y fait trouver celui de M. le duc de Chaulnes: j'arriverai à Paris, je logerai chez cette duchesse; je n'achèterai deux chevaux que ce printemps; et voici le beau: je trouverai mille écus 612 chez moi de quelqu'un qui n'en a que faire, qui me les prête sans intérêt, qui ne me pressera point de les rendre; et que je parte tout à l'heure. Cette lettre est longue[730] au sortir d'un accès de fièvre; j'y réponds aussi avec reconnaissance, mais en badinant, l'assurant que je ne m'ennuierai que médiocrement avec mon fils, sa femme, des livres, et l'espérance de me mettre en état de retourner cet été à Paris, sans être logée hors de chez moi, sans avoir besoin d'équipage, parce que j'en aurai un, et sans devoir mille écus à un généreux ami, dont la belle âme et le beau procédé me presseraient plus que tous les sergents du monde; qu'au reste je lui donne ma parole de n'être point malade, de ne point vieillir, de ne point radoter, et qu'elle m'aimera toujours, malgré sa menace: voilà comme j'ai répondu à ces trois bonnes amies. Je vous montrerai quelque jour cette lettre de madame de la Fayette. Mon Dieu, la belle proposition de n'être plus chez moi, d'être dépendante, de n'avoir point d'équipage, et de devoir mille écus! En vérité, ma chère enfant, j'aime bien mieux sans comparaison être ici: l'horreur de l'hiver à la campagne n'est que de loin; de près ce n'est pas de même. Mandez-moi si vous ne m'approuvez point: si vous étiez à Paris, ah! ce serait une raison étranglante; mais vous n'y êtes point. J'ai pris mon temps et mes mesures là-dessus; et si, par miracle, vous y voliez présentement comme un oiseau, je ne sais si ma raison ne prierait point la vôtre, avec la permission de notre amitié, de me laisser achever cet hiver certains petits payements qui feront le repos de ma vie. Je n'ai pu m'empêcher de vous conter cette bagatelle, espérant qu'elle n'arrivera point mal à propos, et que M. le chevalier se portera aussi bien que je le souhaite.
J'ai été surprise de votre songe: vous le croyez un mensonge, parce que vous avez vu qu'il n'y avait pas un seul arbre devant cette porte; cela vous fait rire, il n'y a rien de si vrai; mon fils les fit tous, je dis tous, couper il y a deux ans; il se pique de belle vue, tout comme vous l'avez songé, et à tel point qu'il veut faire un mur d'appui dans son parterre, et mettre le jeu de paume en boulingrin, ne laisser que le chemin, et faire encore là un fossé et un petit mur. Il est vrai que si cela s'exécute, ce sera une très-agréable chose, et qui fera une beauté surprenante dans ce parterre, qui est tout fait sur le dessin de M. le Nostre, et tout plein d'orangers dans cette 613 place Coulanges[731]. Vous deviez avoir vu cet avenir dans votre songe, puisque vous y avez vu le passé. Je garde vos lettres et votre songe à mon fils et à sa femme, qui seront ravis d'y avoir vos aimables amitiés.
Je ne suis point du tout mal avec M. et madame de Pontchartrain[732]; je les ai vus à Paris depuis que vous êtes partie: je leur ai écrit à tous deux; le mari m'a déjà répondu et à mon fils, très-agréablement; je n'ai rien du tout de marqué à leur égard; car ce n'est pas un crime d'être amie de nos gouverneurs. Je rends au double toutes les amitiés de mon cher comte, je salue et honore le sage la Garde, je donne un baiser à Pauline, et mon cœur à ma chère bonne. Dieu guérisse M. le chevalier, et que cette lettre vous trouve tous en joie et en santé! Dites-moi la chambre du chevalier, afin que j'y sois avec vous. L'abbé Bigorre me mande que M. de Niel tomba, l'autre jour, dans la chambre du roi; il se fit une contusion; Félix le saigna, et lui coupa l'artère; il fallut lui faire à l'instant la grande opération: M. de Grignan, qu'en dites-vous? Je ne sais lequel je plains le plus, ou de celui qui l'a soufferte, ou d'un premier chirurgien du roi, qui pique une artère.
Aux Rochers, dimanche 16 octobre 1689.
Quelle joie, ma chère enfant, que le quinquina ait produit ses effets ordinaires! Je vous avoue que je tremblais en ouvrant votre lettre, car tout est à craindre d'un tempérament comme celui de M. le chevalier. Quel bonheur qu'un remède si chaud se soit accommodé avec la chaleur de son sang! vous avez grande raison de croire que je prenais un extrême intérêt à la suite de cette terrible maladie. Mais comme vous êtes le centre de toutes les conduites, et la cause de toutes les santés, je me réjouis infiniment avec vous de tant de bons succès, car M. de Grignan s'en veut mêler aussi. Savez-vous bien que je suis encore plus surprise que la goutte ait guéri les entrailles de M. de Grignan, et que le beau temps ait chassé la goutte, que je ne suis étonnée que le quinquina ait guéri 614 la fièvre? Vous pouvez donc vous applaudir du régime du riz, qui est si adoucissant, et qui peut avoir fait tous ces miracles. Je n'ai garde de m'éloigner de Grignan, pendant que vous avez la joie de voir vos Grignans en si bonne santé; j'y prends trop de part. Je ne veux pas même aller à Paris, de peur de me distraire: c'est une chose plaisante que la manière dont madame de Lavardin m'en presse, et m'en facilite tous les moyens, et de quels tons madame de Chaulnes se sert aussi; il semble qu'elle soit gouvernante de Bretagne; mais je lui ferai bien voir que c'est à présent la maréchale d'Estrées[733], et que je ne suis plus sous ses lois. En vérité, elles sont aimables; je ne crois pas qu'on puisse employer des paroles plus fortes, ni plus pressantes, ni trouver de plus solides expédients; et le tout, parce qu'elles craignent que je ne m'ennuie, que je ne sois malade, que mon esprit ne se rétrécisse, que je ne meure enfin; elles veulent me voir, me gouverner: M. du Bois s'en mêle aussi: cette conspiration est trop jolie; je l'aime et je leur en suis très-obligée, sans en être émue. Je veux vous garder leurs lettres; vous verrez si l'amitié et la vérité n'y brillent pas.
On me mande que c'est M. de Coëtlogon qui aura la députation[734]; je n'en ai pas douté, et je crois que M. de Chaulnes n'en doutait pas non plus. Il avait bon esprit, il voyait le retour du parlement, le présent de la ville de Rennes, la part que M. de Coëtlogon paraissait avoir à tout cela, comme gouverneur de cette ville, où l'on tient les états: tout parle pour lui; il fait une dépense enragée: c'est un bonheur que le voyage de Rome brouille et confonde tout cela: je doute que ce bon duc en corps et en âme eût pu l'emporter; ainsi Dieu fait tout pour le mieux. Mais quand j'ai accusé M. de Chaulnes de négligence, je n'étais pas moins pour lui dans les pièces justificatives. Quoi, ma fille! vous toute cartésienne, toute raisonnable, toute juste dans vos pensées, je vous attraperais à juger qu'il a tort sur un sujet où il a raison, parce qu'il aurait manqué d'activité dans une autre occasion! et cet endroit vous empêcherait de voir les autres! Voilà une étrange justice! vous seriez bien fâchée que la quatrième des enquêtes eût jugé ainsi votre procès: moi misérable, je me trouvai toute telle à cet égard que 615 si nous avions eu la députation. Je sentis pourtant cet endroit en l'écrivant: mais je crus qu'il trouverait son passeport auprès de vous, et que vous vous souviendriez d'une chose que je dis souvent: ce qui est bon, est bon; ce qui est vrai, est vrai, cela doit être toujours vu de la même façon: s'il y a des facettes sur d'autres sujets, il ne faut point les mêler, non plus que de certaines eaux dans certaines rivières. Je crus encore que vous vous souviendriez que l'ingratitude est ma bête d'aversion; de bonne foi, je ne la puis souffrir, et je la poursuis en quelque lieu que je la trouve: mais je vois bien que vous avez oublié tout cela, puisque vous avez cru voir quelque chose de forcé dans ce que je vous disais: je le sentis, mais sauvez-moi du moins de la pensée que j'aie voulu me parer de cette sotte générosité de province; je serais fâchée que vous me crussiez si changée: je trouvai ce beau sentiment si naturellement au bout de ma plume, que je vous en reparle fort naïvement, et je vous conjure qu'avec la même justice vous soyez persuadée que si la lenteur et la négligence ont paru dans cette dernière occasion, les justificatives n'en sont pas moins vraies, ni les ingrats moins ingrats; en vérité, cela ne se doit point confondre, et même vous voyez présentement que ces bons gouverneurs n'ont pas tort.
Je ne suis point encore revenue de mon étonnement au sujet de l'esprit de M. de Chaulnes, et du changement que vous me dites y avoir remarqué: en vérité, je ne le reconnais pas; il était tout un autre homme dans notre petit voyage; c'était votre génie qui le ressuscitait, votre présence était trop forte, jointe avec les affaires de Rome; il en était accablé. Il y a un cardinal vénitien, nommé Barbarigo, évêque de Padoue, qui avait plus de voix qu'il ne lui en fallait au scrutin pour être pape; mais l'accessit[735] gâta tout; je ne sais ce que c'est, je vois bien seulement que c'est quelque chose qui empêche qu'on ne soit pape: cependant il n'y en aura un que trop tôt; je me promène souvent avec cette triste pensée.
J'aime tout à fait les louanges naturelles de Coulanges pour Pauline; elles lui conviennent fort, et m'ont fait comprendre sa sorte d'agrément, bridé pourtant par des gens qui ont un peu mis leur nez[736] mal à propos: si ce comte avait voulu ne donner que 616 ses yeux et sa belle taille, et vous laisser le soin de tout le reste, Pauline aurait brûlé le monde[737]. Cet excès eût été embarrassant: ce joli mélange est mille fois mieux, et fait assurément une aimable créature. Sa vivacité ressemble à la vôtre; votre esprit dérobait tout, comme vous dites du sien; voilà une louange que j'aime. Elle saura l'italien dans un moment, avec une maîtresse meilleure que n'était la vôtre. Vous méritiez bien une aussi parfaitement aimable fille que celle que j'avais: je vous avais bien dit que vous feriez de la vôtre tout ce que vous voudriez, par la seule envie qu'elle a de vous plaire; elle me paraît fort digne de votre amitié. Me revoilà seule; mon fils et sa femme sont encore à Rennes; ma femme de Vitré s'en est allée; je suis fort bien, ne me plaignez pas. Mon fils attend M. de la Trémouille, qui vient incessamment. Il est avec ce maréchal (d'Estrées), comme avec un homme dont il est connu; il joue tous les soirs au trictrac avec lui. Tout brille de joie à Rennes, du retour du parlement, qui sera le premier de décembre; les états s'ouvriront le 22 de ce mois; le maréchal a des manières agréables et polies; les Bretons en sont fort contents; on aime le changement: voilà, ma très-chère, tout ce que je sais. Ne soyez point en peine de ma solitude, je ne la hais pas; ma belle-fille reviendra incessamment. J'ai soin de ma santé; je ne voudrais point être malade ici: quand il fait beau, je me promène; quand il fait mouillé, quand il fait brouillard, je ne sors point; je suis devenue sage; mais vous, la reine et la cause efficiente de la santé des autres, ayez soin de la vôtre, reposez-vous de vos fatigues, et songez que votre conservation est encore un plus grand bien pour eux que celui que vous leur avez fait.
Aux Rochers, mercredi 30 novembre 1689.
Vous avez donc été frappée du mot de madame de la Fayette, mêlé avec tant d'amitié[738]. Quoique je ne me laisse pas oublier cette vérité, j'avoue que j'en fus tout étonnée; car je ne me sens encore aucune décadence qui m'en fasse souvenir. Je ne laisse pas cependant de faire souvent des réflexions et des supputations, et je trouve 617 les conditions de la vie assez dures. Il me semble que j'ai été traînée, malgré moi, à ce point fatal où il faut souffrir la vieillesse; je la vois, m'y voilà, et je voudrais bien, au moins, ménager de ne pas aller plus loin, de ne point avancer dans ce chemin des infirmités, des douleurs, des pertes de mémoire, des défigurements qui sont près de m'outrager; et j'entends une voix qui dit: Il faut marcher malgré vous, ou bien, si vous ne voulez pas, il faut mourir, qui est une autre extrémité à quoi la nature répugne. Voilà pourtant le sort de tout ce qui avance un peu trop; mais un retour à la volonté de Dieu, et à cette loi universelle où nous sommes condamnés, remet la raison à sa place, et fait prendre patience: prenez-la donc aussi, ma très-chère, et que votre amitié trop tendre ne vous fasse point jeter des larmes que votre raison doit condamner.
Je n'eus pas une grande peine à refuser les offres de mes amies; j'avais à leur répondre, Paris est en Provence, comme vous, Paris est en Bretagne: mais il est extraordinaire que vous le sentiez comme moi. Paris est donc tellement en Provence pour moi, que je ne voudrais pas être cette année autre part qu'ici. Ce mot, d'être l'hiver aux Rochers, effraye: hélas! ma fille, c'est la plus douce chose du monde; je ris quelquefois, et je dis: C'est donc là ce qu'on appelle passer l'hiver dans des bois. Madame de Coulanges me disait l'autre jour: Quittez vos humides Rochers: je lui répondis: Humide vous-même: c'est Brevannes[739] qui est humide, mais nous sommes sur une hauteur; c'est comme si vous disiez, Votre humide Montmartre. Ces bois sont présentement tout pénétrés du soleil, quand il en fait; un terrain sec, et une place Madame, où le midi est à plomb; et un bout d'une grande allée, où le couchant fait des merveilles; et quand il pleut, une bonne chambre avec un grand feu, souvent deux tables de jeu, comme présentement; il y a bien du monde qui ne m'incommode point, je fais mes volontés; et quand il n'y a personne, nous sommes encore mieux, car nous lisons avec un plaisir que nous préférons à tout. Madame de Marbeuf nous est fort bonne; elle entre dans tous nos goûts; mais nous ne l'aurons pas toujours. Voilà une idée que j'ai voulu vous donner, afin que votre amitié soit en repos.
Vous devriez bien m'envoyer la harangue de M. de Grignan; puisqu'il en est content, j'en serai encore plus contente que lui. 618 Mandez-lui comme je l'appelais à mon secours; et dans quelle occasion. Vous m'épargnez bien dans vos lettres, je le sens; vous passez légèrement sur les endroits difficiles, je ne laisse pas de les partager avec vous. C'est une grande consolation pour vous d'avoir M. le chevalier; c'est le seul à qui vous puissiez parler confidemment, et le seul qui soit plus touché que vous-même de ce qui vous regarde; il sait bien comme je suis digne de parler avec lui sur ce sujet: nous sommes si fort dans les mêmes intérêts, qu'il n'est pas possible que cela ne fasse pas une liaison toute naturelle. Je dis mille douceurs à ma chère Pauline, j'ai très-bonne opinion de sa petite vivacité et de ses révérences; vous l'aimez, vous vous en amusez, j'en suis ravie; elle répond fort plaisamment à vos questions. Mon Dieu! ma fille, quand viendra le temps où je vous verrai, que je vous embrasserai de tout mon cœur, et que je verrai cette petite personne? J'en meurs d'envie; je vous rendrai compte du premier coup d'œil.
Aux Rochers, mercredi 14 décembre 1689.
Si M. le chevalier lisait vos lettres, ma chère comtesse, il n'irait pas chercher, pour se divertir, celles qui viennent de si loin. Ce que vous me mandiez l'autre jour sur Livry, que nous prêtons à M. Sanguin, lui permettant même d'y faire une fontaine; tout cet endroit, celui de madame de Coulanges, et dans vos amitiés même, tout est si plein de sel, que nous croyons que vous n'avez point d'autre poudre pour vos lettres. J'admire la gaieté de votre style au milieu de tant d'affaires épineuses, accablantes, étranglantes. Vraiment, c'est bien vous, ma chère enfant, qu'il faut admirer, et non pas moi; je suis seule comme une violette, aisée à cacher; je ne tiens aucune place, ni aucun rang sur la terre, que dans votre cœur, que j'estime plus que tout le reste, et dans celui de mes amis. Ce que je fais est la chose du monde la plus aisée. Mais vous, dans le rang que vous tenez, dans la plus brillante et la plus passante province de France, joindre l'économie à la magnificence d'un gouverneur, c'est ce qui n'est pas imaginable, et ce que je ne comprends pas aussi qui puisse durer longtemps, surtout avec la dépense de votre fils, qui augmente tous les jours. Comme ces pensées troublent souvent mon repos, je crains bien qu'étant plus près de cet abîme, vous ne soyez aussi plus livrée à ces tristes réflexions; 619 voilà, ma chère comtesse, ma véritable peine; car pour la solitude, elle ne m'attriste point du tout. Notre bonne et commode compagnie s'en est allée: j'ai chassé en même temps mon fils et sa femme; l'un devait aller chez sa tante; l'autre à une visite pressée; je les ai envoyés tous deux chacun de leur côté; j'en suis ravie, nous nous retrouverons dans deux jours, nous en serons plus aises, et même je ne suis point seule; on m'aime en ce pays; j'eus hier deux hommes de très-bonne compagnie, molinistes[740], je ne m'ennuyai point: j'ai mes lectures, des ouvriers, un beau temps. Si ma chère fille était un peu moins accablée, avec l'espérance de la revoir qui me soutient, que me faudrait-il?
J'ai écrit au marquis, quoique je lui eusse déjà fait mon compliment; je le prie de lire dans cette vilaine garnison où il n'a rien à faire; je lui dis que puisqu'il aime la guerre, c'est quelque chose de monstrueux de n'avoir point envie de voir les livres qui en parlent, et de connaître les gens qui ont excellé dans cet art; je le gronde, je le tourmente; j'espère que nous le ferons changer: ce serait la première porte qu'il nous aurait refusé d'ouvrir. Je suis moins fâchée qu'il aime un peu à dormir, sachant bien qu'il ne manquera jamais à ce qui touche sa gloire, que je ne le suis de ce qu'il aime à jouer. Je lui fais entrevoir que c'est sa ruine: s'il joue peu, il perdra peu: mais c'est une petite pluie qui mouille; s'il joue mal, il sera trompé: il faudra payer; et s'il n'a point d'argent, ou il manquera de parole, ou il prendra sur son nécessaire.
On est malheureux aussi parce qu'on est ignorant; car, même sans être trompé, il arrive qu'on perd toujours. Enfin, ma fille, ce serait une très-mauvaise chose, et pour lui, et pour vous qui en sentiriez le contre-coup. Le marquis serait donc bien heureux d'aimer à lire, comme Pauline qui est ravie de savoir et de connaître. La jolie, l'heureuse disposition! on est au-dessus de l'ennui et de l'oisiveté, deux vilaines bêtes. Les romans sont bientôt lus: je voudrais que Pauline eût quelque ordre dans le choix des histoires, qu'elle commençât par un bout, et qu'elle finît par l'autre, pour lui donner une teinture légère, mais générale, de toutes choses. Ne lui dites-vous rien de la géographie? Nous reprendrons une autre fois cette conversation. Davila est admirable: mais on l'aime mieux quand on connaît un peu ce qui conduit à ce temps-là, comme Louis XII, François Ier, et d'autres. Ma fille, c'est à 620 vous à gouverner et à rectifier; c'est votre devoir, vous le savez. Pour le reste, je me doutais bien que dans très-peu de temps vous la rendriez très-aimable et très-jolie; de l'esprit et une grande envie de vous plaire: il n'en faut pas davantage.
Aux Rochers, mercredi 21 décembre 1689.
Je recommence, ma chère comtesse, à l'endroit où je vous quittai dimanche[741]. Les belles petites juments étaient échappées; elles coururent longtemps, comme fait la jeunesse, quand elle a la bride sur le cou. Enfin, l'une se trouve à Vitré, dans une métairie: ceux de Vitré furent étonnés de voir la nuit cette petite créature, tout échauffée, toute harnachée, et voulaient lui demander des nouvelles de mon fils. Vous souvient-il du cheval de Rinaldo, qu'Orlando trouva courant avec son harnais, sans son maître? Quelle douleur! il ne savait à qui en demander des nouvelles: enfin il s'adresse au cheval: Dimmi caval gentil, che di Rinaldo, il tuo caro signore, è divenuto. Je ne sais pas bien ce que Rabicano répondit; mais je vous assure que les deux petites bêtes sont dans l'écurie fort gaillardes, au grand contentement del caro signore.
Coulanges m'a écrit une fort grande et fort jolie lettre; il vous aura écrit en même temps. Il m'a envoyé des couplets que j'honore; car il y nomme tous les beaux endroits de Rome, que j'honore aussi: il est gai, il est content, il est favori de M. de Turenne[742]; comment vous fait ce nom? Il est amoureux de Pauline, il demande permission au pape de l'épouser, et le prie de lui donner Avignon, qu'il veut faire rentrer dans votre maison; elle s'appellera comtesse d'Avignon. Enfin, il dit que la vieillesse est autour de lui: il se doute de quelque chose par de certaines supputations; mais il assure qu'il ne la sent point du tout, ni au corps, ni à l'esprit; et je vous avoue à mon tour que je me trouve quasi comme lui, et ce n'est que par réflexion que je me fais justice.
Pour nos lectures, elles sont délicieuses. Nous lisons Abbadie[743] 621 et l'Histoire de l'Église; c'est marier le luth à la voix. Vous n'aimez point ces gageures: je ne sais comme nous pûmes vous captiver un hiver ici. Vous voltigez, vous n'aimez point l'histoire, et on n'a de plaisir que quand on s'affectionne à une lecture, et que l'on en fait son affaire. Quelquefois, pour nous divertir, nous lisons les petites Lettres (de Pascal): bon Dieu, quel charme! et comme mon fils les lit! je songe toujours à ma fille, et combien cet excès de justesse et de raisonnement serait digne d'elle; mais votre frère dit que vous trouvez que c'est toujours la même chose. Ah, mon Dieu! tant mieux; peut-on avoir un style plus parfait, une raillerie plus fine, plus naturelle, plus délicate, plus digne fille de ces dialogues de Platon, qui sont si beaux? Et lorsqu'après les dix premières lettres il s'adresse aux révérends (jésuites), quel sérieux! quelle solidité! quelle force! quelle éloquence! quel amour pour Dieu et pour la vérité! quelle manière de la soutenir et de la faire entendre! c'est tout cela qu'on trouve dans les huit dernières lettres, qui sont sur un ton tout différent. Je suis assurée que vous ne les avez jamais lues qu'en courant, grappillant les endroits plaisants: mais ce n'est point cela, quand on les lit à loisir. Adieu, ma très-aimable; mandez-moi si le marquis n'aura pas un bon quartier d'hiver; c'est une consolation. Je crois que M. le chevalier n'abandonne pas tout à fait son régiment, et que M. de Montégut donne des conseils salutaires au jeune colonel.
Aux Rochers, mercredi 8 janvier 1690.
C'est entre vos mains, ma chère belle, que mes lettres deviennent de l'or: quand elles sortent des miennes, je les trouve si grosses et si pleines de paroles, que je dis: Ma fille n'aura pas le temps de lire tout cela. Mais vous ne me rassurez que trop, et je ne pense pas que je doive croire en conscience tout ce que vous m'en dites. Enfin prenez-y garde; de telles louanges et de telles approbations sont dangereuses; je ne vous cacherai pas, au moins, que je les aime mieux que celles de tout le reste du monde. Mais raccommodons-nous, il me semble que nous sommes un peu brouillées; j'ai dit que vous aviez lu superficiellement les petites lettres, je m'en repens: elles sont belles, et trop dignes de vous, pour avoir douté que vous ne les eussiez toutes lues avec application. Vous m'offensez aussi en croyant que je n'ai point lu les imaginaires; c'est moi qui 622 vous les prêtai: ah! qu'elles sont jolies et justes! je les ai lues et relues. Sur ces offenses mutuelles, nous pouvons nous embrasser; je ne vois rien qui nous empêche de nous aimer; n'est-ce pas l'avis de M. le chevalier, puisqu'il est notre confident? je suis, en vérité, ravie de sa meilleure santé; ce sentiment est bien plus fort que mes paroles. Mais revenons à la lecture; nous en faisons ici un grand usage: mon fils a une qualité très-commode, c'est qu'il est fort aise de relire deux fois, trois fois, ce qu'il a trouvé beau; il le goûte, il y entre davantage, il le sait par cœur, cela s'incorpore; il croit avoir fait ce qu'il lit ainsi pour la troisième fois. Il lit Abbadie avec transport, et admirant son esprit d'avoir fait une si belle chose: dès que nous voyons un raisonnement bien conduit, bien conclu, bien juste, nous croyons vous le dérober de le lire sans vous. Ah! que cet endroit charmerait ma sœur, charmerait ma fille! Nous mêlons ainsi votre souvenir à tout ce qu'il y a de meilleur, et il en augmente le prix. Je vous plains de ne point aimer les histoires; M. le chevalier les aime, et c'est un grand asile contre l'ennui; il y en a de si belles, on est si aise de se transporter un peu en d'autres siècles! cette diversité donne des connaissances et des lumières: c'est ce retranchement de livres qui vous jette dans les Oraisons du père Coton, et dans la disette de ne savoir plus que lire. Je voudrais que vous n'eussiez pas donné le dégoût de l'histoire à votre fils; c'est une chose très-nécessaire à un petit homme de sa profession. Il m'a écrit de Kaysersloutre; mon Dieu, quel nom! Il ne me paraît pas encore assuré de venir à Paris; il me dit mille amitiés fort jolies, fort bien tournées; il me remercie des nouvelles que je lui mandais, il me conte tous les petits malheurs de son équipage. J'aime passionnément ce petit colonel.
Aux Rochers, dimanche 11 janvier 1690.
Quelles étrennes, bon Dieu! quels souhaits! en fut-il jamais de plus propres à me charmer, moi qui en connais les tons, et qui vois le cœur dont ils partent? Je m'en vais vous dire un sentiment que je trouve en moi; s'il pouvait payer le vôtre, j'en serais fort aise, car je n'ai pas d'autre monnaie: au lieu de ces craintes si aimables que vous donnent toutes ces morts qui volent sans cesse autour de vous, et qui vous font penser à d'autres, je vous présente la véritable consolation et même la joie que me donne souvent l'avance 623 d'années que j'ai sur vous: vous savez que je ne suis pas insensible à la tristesse de ces états; mais je le suis encore moins à la pensée que les premiers vont devant, et que vraisemblablement et naturellement je garderai mon rang avec ma chère fille; je ne puis vous représenter la véritable douceur de cette confiance. Que n'ai-je point souffert aussi dans les temps où votre mauvaise santé me faisait craindre un dérangement? Ce temps a été rigoureux: ah! n'en parlons point, ne parlons point de cela; vous vous portez bien, Dieu merci! toutes choses ont repris leur place naturelle, Dieu vous conserve! Je pense que vous entendez mon ton aussi, et que vous me connaissez.
Je viens à M. le chevalier: je n'ai point de peine à croire que le climat de Provence lui soit meilleur l'hiver que celui de Paris. Tous ceux qui, comme des hirondelles, s'en vont chercher votre soleil, en sont de bons témoins. Mais, en me réjouissant de ce qu'il sent cette différence, je m'afflige qu'il ait perdu mille écus de rente, et par où? et comment? son régiment lui valait-il cela? il le vendra donc au marquis[744]? mais l'argent qu'il en recevra, en lui payant des dettes, ne diminuera-t-il pas aussi des intérêts? Faites-moi ce calcul, qui m'inquiète: je ne saurais me représenter M. le chevalier de Grignan à Paris, sans son petit équipage si honnête, si bien troussé; je ne le verrai point à pied, ni mendier des places pour Versailles; cela ne peut point entrer dans ma tête: cet article est interloqué; ah! que ce mot de chicane est joliment placé! Je ne m'en tiens pas non plus à vos soixante-quatre personnes sans les gardes: vous me trompez: ce n'est pas là votre dernier mot; il me faut une démonstration de mathématiques.
Pour Pauline, je crois que vous ne balancez pas entre le parti d'en faire quelque chose de bon ou quelque chose de mauvais. La supériorité de votre esprit vous fera suivre facilement la bonne route: tout vous convie d'en faire votre devoir, et l'honneur, et la conscience, et le pouvoir que vous avez en main. Quand je pense comme elle s'est corrigée en peu de temps pour plaire, comme elle est devenue jolie, cela vous rendra coupable de tout le bien qu'elle ne fera pas. Pour vos lectures, ma chère enfant, vous avez trop à parler, à raisonner, pour trouver le temps de lire: nous sommes ici dans un trop grand repos, et nous en profitons. Je relis 624 même avec mon fils de certaines choses que j'avais lues en courant, à Paris, et qui me paraissent toutes nouvelles. Nous relisons aussi, au travers de nos grandes lectures, des rogatons que nous trouvons sous la main; par exemple, toutes les belles oraisons funèbres de M. Bossuet, de M. Fléchier, de M. Mascaron, du père Bourdaloue: nous repleurons M. de Turenne, madame de Montausier, M. le Prince, feu Madame, la reine d'Angleterre; nous admirons ce portrait de Cromwell[745]; ce sont des chefs-d'œuvre d'éloquence qui charment l'esprit: il ne faut point dire, Oh! cela est vieux; non, cela n'est point vieux, cela est divin. Pauline en serait instruite et ravie: mais tout cela n'est bon qu'aux Rochers. Je ne sais quel livre conseiller à Pauline: Davila est beau en italien; nous l'avons lu; Guichardin est long; j'aimerais assez les anecdotes de Médicis[746], qui en sont un abrégé; mais ce n'est pas de l'italien. Je ne veux plus nommer Bentivoglio[747]; qu'elle s'en tienne à sa poésie, ma fille; je n'aime point la prose italienne; le Tasse, l'Aminte, le Pastor fido, la Filli di Sciro[748], je n'ose dire l'Arioste, il y a des endroits fâcheux; et du reste, qu'elle lise l'histoire, qu'elle entre dans ce goût, qui peut si longtemps consoler son oisiveté: il est à craindre qu'en retranchant cette lecture, on ne trouve plus rien à lire: qu'elle commence par la vie du grand Théodose, et qu'elle me mande comme elle s'en trouvera. Voilà, mon enfant, bien des bagatelles; il y a des jours qu'on destine à causer sans préjudice des choses sérieuses, à quoi l'on prend toujours un très-sensible intérêt. Adieu, ma très-aimable; nous vous souhaitons toutes sortes de bonheur cette année, et quanto va.
Aux Rochers, dimanche 15 janvier 1690.
Vous avez raison, je ne puis m'accoutumer à la date de cette année; cependant la voilà déjà bien commencée; et vous verrez que, de quelque manière que nous la passions, elle sera, comme vous dites, 625 bientôt passée, et nous trouverons bientôt le fond de notre sac de mille francs[749].
Vraiment vous me gâtez bien, et mes amies de Paris aussi: à peine le soleil remonte du saut d'une puce, que vous me demandez de votre côté quand vous m'attendrez à Grignan; et mes amies me prient de leur fixer, dès à cette heure, le temps de mon départ, afin d'avancer leur joie. Je suis trop flattée de ces empressements, et surtout des vôtres, qui ne souffrent point de comparaison. Je vous dirai donc, ma chère comtesse, avec sincérité, que, d'ici au mois de septembre, je ne puis recevoir aucune pensée de sortir de ce pays; c'est le temps que j'envoie mes petites voitures à Paris, dont il n'y a eu encore qu'une très-petite partie. C'est le temps que l'abbé Charrier traite de mes lods et ventes, qui est une affaire de dix mille francs: nous en parlerons une autre fois; mais contentons-nous de chasser toute espérance de faire un pas avant le temps que je vous ai dit: du reste, je ne vous dis point que vous êtes mon but, ma perspective, vous le savez bien, et que vous êtes d'une manière dans mon cœur, que je craindrais fort que M. Nicole ne trouvât beaucoup à y circoncire; mais enfin telle est ma disposition. Vous me dites la plus tendre chose du monde, en souhaitant de ne point voir la fin des heureuses années que vous me souhaitez. Nous sommes bien loin de nous rencontrer dans nos souhaits; car je vous ai mandé une vérité qui est bien juste et bien à sa place, et que Dieu sans doute voudra bien exaucer, qui est de suivre l'ordre tout naturel de la sainte Providence: c'est ce qui me console de tout le chemin laborieux de la vieillesse; ce sentiment est raisonnable, et le vôtre trop extraordinaire et trop aimable.
Je vous plaindrai quand vous n'aurez plus M. de la Garde et M. le chevalier; c'est une très-parfaitement bonne compagnie; mais ils ont leurs raisons, et celle de faire ressusciter la pension d'un homme qui n'est point mort me paraît tout à fait importante. Vous aurez votre enfant qui tiendra joliment sa place à Grignan, il doit y être le bien reçu par bien des raisons, et vous l'embrasserez aussi de bon cœur. Il m'a écrit encore une jolie lettre pour me souhaiter une heureuse année: il me paraît désolé à Kaysersloutre; il dit que rien ne l'empêche de venir à Paris, mais qu'il attend des ordres de Provence; que c'est ce ressort qui le fait agir. Je trouve 626 que vous le faites bien languir: sa lettre est du 2; je le croyais à Paris; faites-l'y donc venir, et qu'après une petite apparition, il coure vous embrasser. Ce petit homme me paraît en état que, si vous trouviez un bon parti, Sa Majesté lui accorderait aisément la survivance de votre très-belle charge. Vous trouvez que son caractère et celui de Pauline ne se ressemblent nullement; il faut pourtant que certaines qualités du cœur soient chez l'un et chez l'autre; pour l'humeur, c'est une autre affaire. Je suis ravie que ses sentiments soient à votre fantaisie: je lui souhaiterais un peu plus de penchant pour les sciences, pour la lecture; cela peut venir. Pour Pauline, cette dévoreuse de livres, j'aime mieux qu'elle en avale de mauvais que de ne point aimer à lire; les romans, les comédies, les Voiture, les Sarrasin, tout cela est bientôt épuisé: a-t-elle tâté de Lucien? est-elle à portée des petites Lettres? ensuite il faut l'histoire; si on a besoin de lui pincer le nez pour lui faire avaler, je la plains. Quant aux beaux livres de dévotion, si elle ne les aime point, tant pis pour elle; car nous ne savons que trop que, même sans dévotion, on les trouve charmants. A l'égard de la morale, comme elle n'en ferait pas un si bon usage que vous, je ne voudrais point du tout qu'elle mît son petit nez ni dans Montaigne, ni dans Charron, ni dans les autres de cette sorte: il est bien matin pour elle. La vraie morale de son âge, c'est celle qu'on apprend dans les bonnes conversations, dans les fables, dans les histoires, par les exemples; je crois que c'est assez. Si vous lui donnez un peu de votre temps pour causer avec elle, c'est assurément ce qui serait le plus utile: je ne sais si tout ce que je dis vaut la peine que vous le lisiez; je suis bien loin d'abonder dans mon sens.
Vous me demandez si je suis toujours une petite dévote qui ne vaut guère; oui, justement, voilà ce que je suis toujours, et pas davantage, à mon grand regret. Tout ce que j'ai de bon, c'est que je sais bien ma religion, et de quoi il est question; je ne prendrai point le faux pour le vrai; je sais ce qui est bon et ce qui n'en a que l'apparence; j'espère ne m'y point méprendre, et que Dieu m'ayant déjà donné de bons sentiments, il m'en donnera encore: les grâces passées me garantissent en quelque sorte celles qui viendront; ainsi je vis dans la confiance, mêlée pourtant de beaucoup de crainte. Mais je vous gronde de trouver notre Corbinelli le mystique du diable; votre frère en pâme de rire; je le gronde comme vous. Comment, mystique du diable! un homme qui ne songe qu'à détruire son empire; 627 qui ne cesse d'avoir commerce avec les ennemis du diable, qui sont les saints et les saintes de l'Église; un homme qui ne compte pour rien son chien de corps; qui souffre la pauvreté chrétiennement, vous direz philosophiquement; qui ne cesse de célébrer les perfections et l'existence de Dieu; qui ne juge jamais son prochain, qui l'excuse toujours; qui passe sa vie dans la charité et le service du prochain; qui est insensible aux plaisirs et aux délices de la vie; qui enfin, malgré sa mauvaise fortune, est entièrement soumis à la volonté de Dieu! Et vous appelez cela le mystique du diable! Vous ne sauriez nier que ce ne soit là le portrait de notre pauvre ami: cependant il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui fait rire d'abord, et qui pourrait surprendre les simples. Mais je résiste comme vous voyez, et je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse, de ma grand'mère (sainte Chantal), et du bienheureux Jean de la Croix[750].
A propos de Corbinelli, il m'écrivit l'autre jour un fort joli billet; il me rendait compte d'une conversation et d'un dîner chez M. de Lamoignon: les acteurs étaient les maîtres du logis, M. de Troyes, M. de Toulon, le père Bourdaloue, son compagnon, Despréaux et Corbinelli. On parla des ouvrages des anciens et des modernes; Despréaux soutint les anciens, à la réserve d'un seul moderne, qui surpassait, à son goût, et les vieux et les nouveaux. Le compagnon du Bourdaloue, qui faisait l'entendu, et qui s'était attaché à Despréaux et à Corbinelli, lui demanda quel était donc ce livre si distingué dans son esprit? Despréaux ne voulut pas le nommer; Corbinelli lui dit: Monsieur, je vous conjure de me le dire, afin que je le lise toute la nuit. Despréaux lui répondit en riant: «Ah! monsieur, vous l'avez lu plus d'une fois, j'en suis assuré.» Le jésuite reprend avec un air dédaigneux, un cotal riso amaro, et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux. Despréaux lui dit: «Mon père, ne me pressez point.» Le père continue. Enfin, Despréaux le prend par le bras, et, le serrant bien fort, lui dit: «Mon père, vous le voulez; hé bien! morbleu, c'est Pascal.—Pascal, dit le père tout rouge, tout étonné, Pascal est autant beau que le faux peut l'être.—Le faux, reprit Despréaux, le faux! sachez qu'il est aussi vrai qu'il est inimitable; on vient de le traduire en trois langues.» Le père répond: «Il n'en est pas plus vrai.» Despréaux s'échauffe, et criant comme un fou: «Quoi! mon père, direz-vous qu'un des vôtres n'ait pas fait imprimer dans un 628 de ses livres, qu'un chrétien n'est pas obligé d'aimer Dieu? Osez-vous dire que cela est faux?» «Monsieur, dit le Père en fureur, il faut distinguer.» «Distinguer, dit Despréaux, distinguer, morbleu! distinguer, distinguer si nous sommes obligés d'aimer Dieu!» et prenant Corbinelli par le bras, s'enfuit au bout de la chambre; puis revenant, et courant comme un forcené, il ne voulut jamais se rapprocher du père, s'en alla rejoindre la compagnie qui était demeurée dans la salle où l'on mange: ici finit l'histoire, le rideau tombe. Corbinelli me promet le reste dans une conversation; mais moi, qui suis persuadée que vous trouverez cette scène aussi plaisante que je l'ai trouvée, je vous l'écris, et je crois que si vous la lisez avec vos bons tons, vous en serez assez contente. Ma fille, je vous gronde d'être un seul moment en peine de moi, quand vous ne recevez pas mes lettres; vous oubliez les manières de la poste, il faut s'y accoutumer; et quand je serais malade, ce que je ne suis point du tout, je ne vous en écrirais pas moins quelques lignes, ou mon fils, ou quelqu'un: enfin vous auriez de mes nouvelles; mais nous n'en sommes pas là.
On me mande que plusieurs duchesses et grandes dames ont été enragées, étant à Versailles, de n'être pas du souper du jour des Rois[751]: voilà ce qui s'appelle des afflictions. Vous savez mieux que moi les autres nouvelles.
Je trouve Pauline bien suffisante de savoir les échecs; si elle savait combien ce jeu est au-dessus de ma portée, je craindrais son mépris. Ah! oui, je m'en souviens, je n'oublierai jamais ce voyage: hélas! est-il possible qu'il y ait vingt-un ans? je ne le comprends pas; il me semble que ce fut l'année passée; mais je juge, par le peu que m'a duré ce temps, ce que me paraîtront les années qui viendront encore.
Aux Rochers, dimanche 19 février 1690.
Si vous me voyiez, ma chère belle, vous m'ordonneriez de faire le carême; et, ne me trouvant plus aucune sorte d'incommodité, vous seriez persuadée, comme je le suis, que Dieu ne me donne une si bonne santé que pour me faire obéir au commandement de l'Église. 629 Nous faisons ici une bonne chère; nous n'avons pas la rivière de Sorgue, mais nous avons la mer; en sorte que le poisson ne nous manque pas. Il nous vient toutes les semaines du beurre de la Prévalaie; je l'aime et le mange comme si j'étais Bretonne: nous faisons des beurrées infinies: nous pensons toujours à vous en les mangeant; mon fils y marque toujours toutes ses dents, et ce qui me fait plaisir, c'est que j'y marque encore toutes les miennes: nous y mettrons bientôt de petites herbes fines et des violettes; le soir un potage avec un peu de beurre, à la mode du pays, de bons pruneaux, de bons épinards; enfin, ce n'est pas jeûner, et nous disons avec confusion: Qu'on a de peine à servir la sainte Église! Mais pourquoi dites-vous du mal de mon café avec du lait? c'est que vous haïssez le lait, car sans cela vous trouveriez que c'est la plus jolie chose du monde. J'en prends le dimanche matin par plaisir; vous croyez le dénigrer en disant que cela est bon pour faire vivoter une pauvre pulmonique: vraiment, c'est une grande louange; et s'il fait vivoter une mourante, il fera vivre fort agréablement une personne qui se porte bien. Voilà le chapitre du carême vidé.
Disons un mot des sermons: que je vous plains d'en entendre si souvent de si longs et de si médiocres! c'est ce que M. Nicole n'a jamais pu gagner sur moi que cette patience, quoiqu'il en ait fait un beau traité. Quand je serai aussi bonne que M. de la Garde, si Dieu me fait cette grâce, j'aimerai tous les sermons; en attendant, je me contente des évangiles expliqués par M. le Tourneux: ce sont les vrais sermons, et c'est la vanité des hommes qui les a chargés de tout ce qui les compose présentement. Nous lisons quelquefois des Homélies de saint Jean-Chrysostome: cela est divin, et nous plaît tellement, que pour moi j'opine à n'aller à Rennes que pour la semaine sainte, afin de n'être point exposée à l'éloquence des prédicateurs qui s'évertuent en faveur du parlement. Je me suis souvenue du jeûne austère que vous faisiez autrefois le mardi-gras, ne vivant que de votre amour-propre, que vous mettiez à toutes sauces, hormis à ce qui pouvait vous nourrir; mais en cela même il était trompé, car vous deveniez quelquefois couperosée, tant votre sang était échauffé; vous contempliez votre essence comme un coq en pâte: que cette folie était plaisante! vous répondiez aussi à la Mousse, qui vous disait: Mademoiselle, tout cela pourrira. Oui, monsieur, mais cela n'est pas pourri. 630 Bon Dieu! qui croirait qu'une telle personne eût été capable de s'oublier elle-même au point que vous avez fait, et d'être une si habile et si admirable femme? Il faudrait présentement vous redonner quelque amour, quelque considération pour vous-même: vous en êtes trop vide, et trop remplie des autres. Un équipage, des chevaux, des mulets, de la subsistance; enfin, vivre au jour la journée: mais entreprendre des dépenses considérables, sans savoir où trouver le nerf de la guerre; mon enfant, cela n'appartient qu'à vous: mais je vous conjure de songer à Bourbilly: c'est là que vous trouverez peut-être du secours, après l'avoir espéré inutilement d'ailleurs.
Grignan, ce 13 novembre 1690.
Quand vous verrez la date de cette lettre, mon cousin, vous me prendrez pour un oiseau. Je suis passée courageusement de Bretagne en Provence. Si ma fille eût été à Paris, j'y serais allée: mais sachant qu'elle passerait l'hiver dans ce beau pays, je me suis résolue de le venir passer avec elle, jouir de son beau soleil, et retourner à Paris avec elle l'année qui vient. J'ai trouvé qu'après avoir donné seize mois à mon fils, il était bien juste d'en donner quelques-uns à ma fille; et ce projet, qui paraissait de difficile exécution, ne m'a pas coûté trop de peine. J'ai été trois semaines à faire ce trajet en litière, et sur le Rhône. J'ai pris même quelques jours de repos, et enfin j'ai été reçue de M. de Grignan et de ma fille avec une amitié si cordiale, une joie et une reconnaissance si sincères, que j'ai trouvé que je n'ai pas fait encore assez de chemin pour venir voir de si bonnes gens, et que les cent cinquante lieues que j'ai faites ne m'ont point du tout fatiguée. Cette maison est d'une grandeur, d'une beauté et d'une magnificence de meubles dont je vous entretiendrai quelque jour. J'ai voulu vous donner avis de mon changement de climat, afin que vous ne m'écriviez plus aux Rochers, mais bien ici, où je sens un soleil capable de rajeunir par sa douce chaleur. Nous ne devons pas négliger présentement ces petits secours, mon cher cousin. Je reçus votre dernière lettre avant que de partir de Bretagne: mais j'étais si accablée d'affaires, que je remis à vous faire réponse ici. Nous apprîmes l'autre jour la mort de M. de Seignelai[752]. Quelle jeunesse! quelle fortune! quels 631 établissements! Rien ne manquait à son bonheur: il nous semble que c'est la splendeur qui est morte. Ce qui nous a surpris, c'est qu'on dit que madame de Seignelai renonce à la communauté, parce que son mari doit cinq millions. Cela fait voir que les grands revenus sont inutiles quand on en dépense deux ou trois fois autant. Enfin, mon cher cousin, la mort nous égale tous; c'est où nous attendons les gens heureux. Elle rabat leur joie et leur orgueil, et console par là ceux qui ne sont pas fortunés. Un petit mot de christianisme ne serait pas mauvais en cet endroit; mais je ne veux pas faire un sermon, je ne veux faire qu'une lettre d'amitié à mon cher cousin, lui demander de ses nouvelles, de celles de sa chère fille, les embrasser tous deux de tout mon cœur, les assurer de l'estime et des services de madame de Grignan et de son époux qui m'en prient, et les conjurer de m'aimer toujours: ce n'est pas la peine de changer après tant d'années.
Lambesc, le 1er décembre 1690.
Où en sommes-nous, mon aimable cousin? Il y a environ mille ans que je n'ai reçu de vos lettres. Je vous ai écrit la dernière fois des Rochers par madame de Chaulnes: depuis cela, pas un seul mot de vous. Il faut donc recommencer sur nouveaux frais, présentement que je suis dans votre voisinage: que dites-vous de mon courage? il n'est rien tel que d'en avoir. Après avoir été seize mois en Bretagne avec mon fils, j'ai trouvé que je devais aussi une visite à ma fille, sachant qu'elle n'allait point cet hiver à Paris; et j'ai été si parfaitement bien reçue d'elle et de M. de Grignan, que si j'ai eu quelque fatigue, je l'ai entièrement oubliée; et je n'ai senti que la joie et le plaisir de me trouver avec eux. Ce trajet n'a point été désapprouvé de madame de Chaulnes, ni de mesdames de Lavardin et de la Fayette, auxquelles je demande volontiers conseil; de sorte que rien n'a manqué au bonheur ni à l'agrément de ce voyage: vous y mettrez la dernière main en repassant par Grignan, où nous allons vous attendre. L'assemblée de nos petits états est finie; nous sommes ici seuls, en attendant que M. de Grignan soit en état d'aller à Grignan, et puis, s'il se peut, à Paris. Il a été mené quatre ou cinq jours fort rudement de la colique et de la fièvre continue, avec deux redoublements par jour. Cette maladie allait beau train, si elle n'avait été arrêtée par les miracles ordinaires du quinquina; 632 mais n'oubliez pas qu'il a été aussi bon pour la colique que pour la fièvre; il faut donc se remettre. Nous n'irons à Aix qu'un moment pour voir la petite religieuse de Grignan[753], et dans peu de jours nous serons pour tout l'hiver à Grignan, où le petit colonel (le marquis de Grignan), qui a son régiment à Valence et aux environs, viendra passer six semaines avec nous. Hélas! tout ce temps ne passera que trop vite; je commence à soupirer douloureusement de le voir courir avec tant de rapidité, j'en vois et j'en sens les conséquences. Vous n'en êtes pas encore, mon jeune cousin, à de si tristes réflexions.
J'ai voulu vous écrire sur la mort de M. de Seignelai: quelle mort! quelle perte pour sa famille et pour ses amis! On me mande que sa femme est inconsolable, et qu'on parle de vendre Sceaux à M. le duc du Maine. Oh! mon Dieu, que de choses à dire sur un si grand sujet! Mais que dites-vous de sa dépouille sur un homme que l'on croyait déjà tout établi[754]? Autre sujet de conversation; mais il ne faut faire à présent que la table des chapitres pour quand nous nous verrons. M. le duc de Chaulnes nous a écrit de fort aimables lettres, et nous donne une espérance assez proche de le voir bientôt à Grignan; mais auparavant il me paraît qu'il ne serait pas impossible d'envoyer enfin ces bulles si longtemps attendues, et trop tôt chantées; qui n'eût pas cru que l'abbé de Polignac les apportait? Je n'ai jamais vu un enfant si difficile à baptiser; mais enfin vous en aurez l'honneur, vous le méritez bien après tant de peines; venez donc recevoir nos louanges. Je n'ose presque vous parler de votre déménagement de la rue du Parc-Royal pour aller demeurer au Temple; j'en suis affligée pour vous et pour moi; je hais le Temple autant que j'aime la déesse (madame de Coulanges) qui veut présentement y être honorée; je hais ce quartier qui ne mène qu'à Montfaucon; j'en hais même jusques à la belle vue dont madame de Coulanges me parle; je hais cette fausse campagne, qui fait qu'on n'est plus sensible aux beautés de la véritable, et qu'elle sera plus à couvert des rigueurs du froid à Brévannes[755], qu'à la ruelle de son lit dans ce chien de Temple; enfin tout cela me déplaît à mourir, et ce qui est beau, c'est que je lui mande toutes ces improbations 633 avec une grossièreté que je sens, et dont je ne puis m'empêcher. Que ferez-vous, mon pauvre cousin, loin des hôtels de Chaulnes, de Lamoignon, du Lude, de Villeroi, de Grignan? comment peut-on quitter un tel quartier? Pour moi, je renonce quasi à la déesse; car le moyen d'accommoder ce coin du monde tout écarté avec mon faubourg Saint-Germain[756]? Au lieu de trouver, comme je faisais, cette jolie madame de Coulanges sous ma main, prendre du café le matin avec elle, y courir après la messe, y revenir le soir comme chez soi; enfin, mon pauvre cousin, ne m'en parlez point: je suis trop heureuse d'avoir quelques mois pour m'accoutumer à ce bizarre dérangement; mais n'y avait-il point d'autre maison? et votre cabinet, où est-il? y retrouverons-nous tous nos tableaux? Enfin Dieu l'a voulu; car le moyen, sans cette pensée, de vouloir s'en taire? Il faut finir ce chapitre, même cette lettre.
J'ai trouvé Pauline tout aimable, et telle que vous me l'avez dépeinte. Mandez-moi bien de vos nouvelles; je vous écris en détail, car nous aimons ce style, qui est celui de l'amitié. Je vous envoie cette lettre par M. de Montmort, intendant à Marseille, autrefois M. du Fargis, qui mangeait des tartelettes avec mes enfants; si vous le connaissez, vous savez que c'est un des plus jolis hommes du monde, le plus honnête, le plus poli, aimant à plaire et à faire plaisir, et d'une manière qui lui est particulière; en un mot, il en sait assurément plus que les autres sur ce sujet: je vous en ferai demeurer d'accord à Grignan, où je vais vous attendre, mon cher cousin, avec une bonne amitié et une véritable impatience.
A Grignan, le 10 avril 1691.
Nous avons reçu une lettre, du 31 mars, de notre cher ambassadeur; elle est venue en sept jours; cette diligence est agréable, mais ce qu'il nous mande l'est encore davantage; on ne peut écrire plus spirituellement. Ma fille prend le soin de lui répondre; et comme je la prie de lui envoyer le Saint-Esprit en diligence, non-seulement pour faire un pape[757], mais pour finir promptement toutes sortes d'affaires, afin de nous venir voir, elle m'assure qu'elle lui enverra la prise de Nice en cinq jours de tranchée ouverte, par M. de Catinat, et que cette nouvelle fera le même effet pour nos bulles.
Mais parlons de votre affliction d'avoir perdu cet aimable ménage[758], qui a si bien célébré votre mérite en vers et en prose, tandis que vous avez si bien senti l'agrément de leur société. La douleur de cette séparation est aisée à comprendre; M. de Chaulnes ne veut pas que nous croyions qu'il la partage avec vous; il ne faut pas qu'un ambassadeur soit occupé d'autres choses que des affaires du roi son maître, qui, de son côté, prend Mons avec cent mille hommes d'une manière tout héroïque, allant partout, visitant tout, s'exposant trop. La politique du prince d'Orange, qui prenait tranquillement des mesures, avec les princes confédérés, pour le commencement du mois de mai, s'est trouvée un peu déconcertée de cette promptitude; il menace de venir au secours de cette grande place; un prisonnier le dit ainsi au roi, qui répondit froidement: Nous sommes ici pour l'attendre. Je vous défie d'imaginer une réponse plus parfaite et plus précise. Je crois donc, mon cher cousin, qu'en vous mandant encore dans quatre jours cette belle conquête[759], votre Rome ne sera point fâchée de vivre paternellement avec son fils aîné. Dieu sait si notre ambassadeur soutiendra bien l'identité du plus grand roi du monde, comme dit M. de Nevers!
Revenons un peu terre à terre. Notre petit marquis de Grignan était allé à ce siége de Nice comme un aventurier, vago di fama. M. de Catinat lui a fait commander plusieurs jours la cavalerie, pour ne le pas laisser volontaire; ce qui ne l'a pas empêché d'aller partout, d'essuyer tout le feu, qui fut fort vif d'abord, de porter des fascines au petit pas, car c'est le bel air; mais quelles fascines! toutes d'orangers, mon cousin, de lauriers-roses, de grenadiers! ils ne craignaient que d'être trop parfumés. Jamais il ne s'est vu un si beau pays, ni si délicieux; vous en comprenez les délices par ceux d'Italie. Voilà ce que M. de Savoie a pris plaisir de perdre et de ruiner: dirons-nous que c'est un habile politique? Nous attendons ce petit colonel[760], qui vient se préparer pour aller en Piémont, car cette expédition de Nice n'est que peloter en attendant partie; il ne sera plus ici quand vous y passerez; mais savez-vous qui vous y trouverez? mon fils, qui vient passer l'été avec nous, et qui vient au-devant de son gouverneur sur les pas de sa mère.
A propos de mère et de fils, savez-vous, mon cher cousin, que je suis depuis dix ou douze jours dans une tristesse dont vous êtes seul capable de me tirer, pendant que je vous écris? C'est de la maladie extrême de madame de Lavardin la douairière, mon intime et mon ancienne amie; cette femme d'un si bon et si solide esprit, cette illustre veuve, qui nous avait toutes rassemblées sous son aile; cette personne, d'un si grand mérite, est tombée tout d'un coup dans une espèce d'apoplexie; elle est assoupie, elle est paralytique, elle a une grosse fièvre; quand on la réveille, elle parle de bon sens, mais elle retombe; enfin, mon enfant, je ne pouvais faire dans l'amitié une plus grande perte; je la sens très-vivement. Madame la duchesse de Chaulnes m'en apprend des nouvelles, et en est très-affligée; madame de la Fayette encore plus; enfin, c'est un mérite reconnu, où tout le monde s'intéresse comme à une perte publique: jugez ce que ce doit être pour toutes ses amies. On m'assure que M. de Lavardin en est fort touché; je le souhaite, c'est son éloge que de regretter bien tendrement une mère à qui il doit, en quelque sorte, tout ce qu'il est. Adieu, mon cher cousin, je n'en puis plus; j'ai le cœur serré: si j'avais commencé par ce triste sujet, je n'aurais pas eu le courage de vous entretenir.
Je ne parle plus du Temple, j'ai dit mon avis; mais je ne l'aimerai ni ne l'approuverai jamais. Je ne suis pas de même pour vous; car je vous aime, et vous aimerai, et vous approuverai toujours.
A Grignan, le 15 mai 1691.
Mais, mon Dieu, quel homme vous êtes, mon cher gouverneur! on ne pourra plus vivre avec vous; vous êtes d'une difficulté pour le pas, qui nous jettera dans de furieux embarras. Quelle peine ne donnâtes-vous point l'autre jour à ce pauvre ambassadeur d'Espagne? Pensez-vous que ce soit une chose bien agréable de reculer tout le long d'une rue? Et quelle tracasserie faites-vous encore à celui de l'empereur sur les franchises? Ce pauvre sbirre si bien épousseté en est une belle marque[761]; enfin, vous êtes devenu tellement pointilleux, que toute l'Europe songera à deux fois comme elle se devra conduire avec Votre Excellence. Si vous nous apportez cette humeur, nous ne vous reconnaîtrons plus. Parlons maintenant 636 de la plus grande affaire qui soit à la cour. Votre imagination va tout droit à de nouvelles entreprises; vous croyez que le roi, non content de Mons et de Nice, veut encore le siége de Namur: point du tout; c'est une chose qui a donné plus de peine à Sa Majesté et qui lui a coûté plus de temps que ses dernières conquêtes; c'est la défaite des fontanges à plate couture: plus de coiffures élevées jusques aux nues, plus de casques, plus de rayons, plus de bourgognes, plus de jardinières: les princesses ont paru de trois quartiers moins hautes qu'à l'ordinaire; on fait usage de ses cheveux, comme on faisait il y a dix ans. Ce changement a fait un bruit et un désordre à Versailles qu'on ne saurait vous représenter. Chacun raisonnait à fond sur cette matière, et c'était l'affaire de tout le monde. On nous assure que M. de Langlée a fait un traité sur ce changement pour envoyer dans les provinces: dès que nous l'aurons, monsieur, nous ne manquerons pas de vous l'envoyer; et cependant je baise très-humblement les mains de Votre Excellence.
Vous aurez la bonté d'excuser si ce que j'ajoute ici n'est pas écrit d'une main aussi ferme qu'auparavant: ma lettre était cachetée, et je l'ouvre pour vous dire que nous sortons de table, où, avec trois Bretons de votre connaissance, MM. du Cambout, de Trévigni et du Guesclin, nous avons bu à votre santé en vin blanc, le plus excellent et le plus frais qu'on puisse boire; madame de Grignan a commencé, les autres ont suivi: la Bretagne a fait son devoir; à la santé de M. l'ambassadeur, à la santé de madame la duchesse de Chaulnes! tope à notre cher gouverneur, tope à la grande gouvernante! Monsieur, je vous fais raison. Enfin, tant a été procédé, que nous l'avons portée à M. de Coulanges; c'est à lui de répondre.
A Grignan, le 26 juillet 1691.
Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très-subite de M. de Louvois, que je ne sais par où commencer pour vous en parler. Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenait une si grande place; dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu; qui était le centre de tant de choses! Que d'affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d'intrigues, 637 que de beaux coups d'échecs à faire et à conduire! Ah! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps, je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d'Orange. Non, non, vous n'aurez pas un seul, un seul moment. Faut-il raisonner sur cette étrange aventure? non, en vérité, il y faut réfléchir dans son cabinet. Voilà le second ministre[762] que vous voyez mourir, depuis que vous êtes à Rome; rien n'est plus différent que leur mort, mais rien n'est plus égal que leur fortune, et les cent millions de chaînes qui les attachaient tous deux à la terre.
Quant aux grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion sur ce qui se passe à Rome et au conclave: mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J'ai ouï dire qu'un homme d'un très-bon esprit tira une conséquence toute contraire au sujet de ce qu'il voyait dans cette grande ville: il en conclut qu'il fallait que la religion chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse, de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de profanations: faites donc comme lui, tirez les mêmes conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d'un nombre infini de martyrs; qu'aux premiers siècles, toutes les intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre; qu'il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l'un après l'autre, sans que la certitude de cette fin leur fît fuir ni refuser une place où la mort était attachée: et quelle mort! Vous n'avez qu'à lire cette histoire, pour vous persuader qu'une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement et dans sa durée, ne peut être une imagination des hommes. Les hommes ne pensent pas ainsi: lisez saint Augustin dans sa Vérité de la religion, lisez l'Abbadie[763], bien différent de ce grand saint; mais très-digne de lui être comparé, quand il parle de la religion chrétienne: demandez à l'abbé de Polignac s'il estime ce livre. Ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si légèrement; croyez que, quelque manége qu'il y ait dans le conclave, c'est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape; Dieu fait tout, il est le maître de tout, et voici comme nous devrions penser: j'ai lu ceci en bon lieu: Quel mal peut-il arriver à une personne 638 qui sait que Dieu fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait? Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin.
A Grignan, le 9 septembre 1694.
J'ai reçu plusieurs de vos lettres, mon cher cousin; il n'y en a point de perdues, ce serait grand dommage, elles ont toutes leur mérite particulier, et font la joie de toute notre société: ce que vous mettez pour adresse sur la dernière, en disant adieu à tous ceux que vous nommez, ne vous a brouillé avec personne: Au château royal de Grignan. Cette adresse frappe, donne tout au moins le plaisir de croire que, dans le nombre de toutes les beautés dont votre imagination est remplie, celle de ce château, qui n'est pas commune, y conserve toujours sa place, et c'est un de ses plus beaux titres: il faut que je vous en parle un peu, puisque vous l'aimez. Ce vilain degré par où l'on montait dans la seconde cour, à la honte des Adhémars, est entièrement renversé, et fait place au plus agréable qu'on puisse imaginer; je ne dis point grand, ni magnifique, parce que ma fille n'ayant pas voulu jeter tous les appartements par terre, il a fallu se réduire à un certain espace, où l'on a fait un chef-d'œuvre. Le vestibule est beau, et l'on y peut manger fort à son aise; on y monte par un grand perron; les armes de Grignan sont sur la porte; vous les aimez, c'est pourquoi je vous en parle. Les appartements des prélats, dont vous ne connaissez que le salon, sont meublés fort honnêtement, et l'usage que nous en faisons est très-délicieux. Mais puisque nous y sommes, parlons un peu de la cruelle et continuelle chère que l'on y fait, surtout en ce temps-ci; ce ne sont pourtant que les mêmes choses qu'on mange partout, des perdreaux, cela est commun; mais il n'est pas commun qu'ils soient tous comme lorsqu'à Paris chacun les approche de son nez en faisant une certaine mine, et criant: Ah, quel fumet! sentez un peu; nous supprimons tous ces étonnements; ces perdreaux sont tous nourris de thym, de marjolaine, et de tout ce qui fait le parfum de nos sachets; il n'y a point à choisir: j'en dis autant de nos cailles grasses, dont il faut que la cuisse se sépare du corps à la première semonce (elle n'y manque jamais), et des tourterelles toutes parfaites aussi. Pour les melons, les figues et les muscats, c'est une chose étrange: si nous voulions, par quelque bizarre fantaisie, 639 trouver un mauvais melon, nous serions obligés de le faire venir de Paris; il ne s'en trouve point ici; les figues blanches et sucrées, les muscats comme des grains d'ambre que l'on peut croquer, et qui vous feraient fort bien tourner la tête si vous en mangiez sans mesure, parce que c'est comme si l'on buvait à petits traits du plus exquis vin de Saint-Laurent: mon cher cousin, quelle vie! vous la connaissez sous de moindres degrés de soleil; elle ne fait point du tout souvenir de celle de la Trappe. Voyez dans quelle sorte de détail je me suis jetée, c'est le hasard qui conduit nos plumes; je vous rends ceux que vous m'avez mandés, et que j'aime tant; cette liberté est assez commode, on ne va pas chercher bien loin le sujet de ses lettres.
Je loue fort le courage de madame de Louvois d'avoir quitté Paris, contre l'avis de tous ceux qui lui voulaient faire peur du mauvais air: hé, où est-il ce mauvais air? qui leur a dit qu'il n'est point à Paris? Nous le trouvons quand il plaît à Dieu, et jamais plus tôt. Parlez-moi bien de vos grandeurs de Tonnerre et d'Anci-le-Franc; j'ai vu ce beau château, et une reine de Sicile sur une porte, dont M. de Noyon vient directement[764]. Je vous trouve trop heureux; au sortir des dignités de M. le duc de Chaulnes, vous entrez dans l'abondance et les richesses de madame de Louvois; suivez cette étoile si bienfaisante, tant qu'elle vous conduira. Je le demandais l'autre jour à madame de Coulanges: elle m'a parlé de Carette; ah! quel fou!
Comment pourrons-nous passer de tout ceci, mon cher cousin, au maréchal d'Humières, le plus aimable, le plus aimé de tous les courtisans. Il a dit à M. le curé de Versailles: Monsieur, vous voyez un homme qui s'en va mourir dans quatre heures, et qui n'a jamais pensé, ni à son salut, ni à ses affaires; il disait bien vrai, et cette vérité est digne de beaucoup de réflexions: mais je quitte ce sérieux, pour vous demander, sur un autre ton sérieux, si je ne puis pas assurer ici madame de Louvois de mes très-humbles services; elle est si honnête, qu'elle donne toujours envie de lui faire exercer cette qualité. Mandez-moi qui est de votre troupe, et me payez avec la monnaie dont vous vous servez présentement. Je suis aise que vous soyez plus près de nous, sans que cela me donne plus d'espérance; mais c'est toujours quelque 640 chose. M. de Grignan est revenu à Marseille; c'est signe que nous l'aurons bientôt. La flotte qui est vers Barcelone fait mine de prendre bientôt le parti que la saison lui conseille. Tout ce qui est ici vous aime et vous embrasse chacun au prorata de ce qui lui convient, et moi plus que tous. M. de Carcassonne est charmé de vos lettres.
A Grignan, le 26 avril 1695.
Quand vous m'écrivez, mon aimable cousin, j'en ai une joie sensible; vos lettres sont agréables comme vous; on les lit avec un plaisir qui se répand partout; on aime à vous entendre, on vous approuve, on vous admire, chacun selon le degré de chaleur qu'il a pour vous. Quand vous ne m'écrivez pas, je ne gronde point, je ne boude point; je dis, Mon cousin est dans quelque palais enchanté; mon cousin n'est point à lui; on aura sans doute enlevé mon pauvre cousin; et j'attends avec patience le retour de votre souvenir, sans jamais douter de votre amitié; car le moyen que vous ne m'aimiez pas? c'est la première chose que vous avez faite quand vous avez commencé d'ouvrir les yeux; et c'est moi aussi qui ai commencé la mode de vous aimer et de vous trouver aimable; une amitié si bien conditionnée ne craint point les injures du temps. Il nous paraît que ce temps, qui fait tant de mal en passant sur la tête des autres, ne vous en fait aucun; vous ne connaissez plus rien à votre baptistaire; vous êtes persuadé qu'on a fait une très-grosse erreur à la date de l'année; le chevalier de Grignan dit qu'on a mis sur le sien tout ce qu'on a ôté du vôtre, et il a raison; c'est ainsi qu'il faut compter son âge. Pour moi, que rien n'avertit encore du nombre de mes années, je suis quelquefois surprise de ma santé; je suis guérie de mille petites incommodités que j'avais autrefois; non-seulement j'avance doucement comme une tortue, mais je suis prête à croire que je vais comme une écrevisse[765]: cependant je fais des efforts pour n'être point la dupe de ces trompeuses apparences, et dans quelques années je vous conseillerai d'en faire autant.
Vous êtes à Chaulnes, mon cher cousin, c'est un lieu très-enchanté, dont M. et madame de Chaulnes vont prendre possession; vous allez retrouver les enfants de ces petits rossignols que vous avez 641 si joliment chantés; ils doivent redoubler leurs chants, en apprenant de vous le bonheur qu'ils auront de voir plus souvent les maîtres de ce beau séjour. J'ai suivi tous les sentiments de ces gouverneurs; je n'en ai trouvé aucun qui n'ait été en sa place, et qui ne soit venu de la raison et de la générosité la plus parfaite. Ils ont senti les vives douleurs de toute une province qu'ils ont gouvernée et comblée de biens depuis vingt-six ans; ils ont obéi cependant d'une manière très-noble; ils ont eu besoin de leur courage pour vaincre la force de l'habitude, qui les avait comme unis à cette Bretagne: présentement ils ont d'autres pensées; ils entrent dans le goût de jouir tranquillement de leurs grandeurs; je ne trouve rien que d'admirable dans toute cette conduite; je l'ai suivie et sentie avec l'intérêt et l'attention d'une personne qui les aime, et qui les honore du fond du cœur. J'ai mandé à notre duchesse comme M. de Grignan est à Marseille, et dans cette province sans aucune sorte de dégoûts; au contraire, il paraît, par les ordres du maréchal de Tourville, qu'on l'a ménagé en tout; ce maréchal lui demandera des troupes quand il en aura besoin; et M. de Grignan, comme lieutenant général des armées, commandera les troupes de la marine sous ce maréchal. Voilà de quoi il est question; on veut agir, quoi qu'il en coûte. Je plains bien mon fils de n'avoir plus la douceur de faire sa cour à nos anciens gouverneurs; il sent cette perte, comme il le doit. Je suis en peine de madame de Coulanges, je m'en vais lui écrire. Recevez les amitiés de tout ce qui est ici, et venez que je vous baise des deux côtés.
A Grignan, ce 5 juin 1695.
J'ai dessein, monsieur, de vous faire un procès: voici comme je m'y prends. Je veux que vous le jugiez vous-même. Il y a plus d'un an que je suis ici avec ma fille, pour qui je n'ai pas changé de goût. Depuis ce temps vous avez entendu parler, sans doute, du mariage du marquis de Grignan avec mademoiselle de Saint-Amand. Vous l'avez vue assez souvent à Montpellier pour connaître sa personne; vous avez aussi entendu parler des grands biens de monsieur son père; vous n'avez point ignoré que ce mariage s'est fait avec un assez grand bruit dans ce château que vous connaissez. Je suppose que vous n'avez point oublié ce temps où commença la véritable estime que nous avons toujours conservée pour vous. Sur cela je mesure 642 vos sentiments par les miens, et je juge que, ne vous ayant point oublié, vous ne devez pas aussi nous avoir oubliées.
J'y joins même M. de Grignan, dont les dates sont encore plus anciennes que les nôtres. Je rassemble toutes ces choses, et de tout côté je me trouve offensée; je m'en plains à vos amis, je m'en plains à notre cher Corbinelli, confident jaloux, et témoin de toute l'estime et l'amitié que nous avons pour vous; et enfin je m'en plains à vous-même, monsieur. D'où vient ce silence? est-ce de l'oubli? est-ce une parfaite indifférence? Je ne sais: que voulez-vous que je pense? A quoi ressemble votre conduite? donnez-y un nom, monsieur; voilà le procès en état d'être jugé. Jugez-le: je consens que vous soyez juge et partie.
A Grignan, le mardi 20 septembre 1695.
Vous voilà donc à nos pauvres Rochers, mes chers enfants! et vous y trouvez une douceur et une tranquillité exempte de tous devoirs et de toute fatigue, qui fait respirer notre chère petite marquise. Mon Dieu! que vous me peignez bien son état et son extrême délicatesse! j'en suis sensiblement touchée; et j'entre si tendrement dans toutes vos pensées, que j'en ai le cœur serré et les larmes aux yeux. Il faut espérer que vous n'aurez, dans toutes vos peines, que le mérite de les souffrir avec résignation et soumission; mais si Dieu en jugeait autrement, c'est alors que toutes les choses impromises arriveraient d'une autre façon: mais je veux croire que cette chère personne, bien conservée, durera autant que les autres; nous en avons mille exemples. Mademoiselle de la Trousse (mademoiselle de Méri) n'a-t-elle pas eu toute sorte de maux? En attendant, mon cher enfant, j'entre avec une tendresse infinie dans tous vos sentiments, mais du fond de mon cœur. Vous me faites justice quand vous me dites que vous craignez de m'attendrir, en me contant l'état de votre âme; n'en doutez pas, et que je n'y sois infiniment sensible. J'espère que cette réponse vous trouvera dans un état plus tranquille et plus heureux. Vous me paraissez loin de penser à Paris pour notre marquise. Vous ne voyez que Bourbon pour le printemps. Conduisez-moi toujours dans tous vos desseins, et ne me laissez rien ignorer de tout ce qui vous touche.
Rendez-moi compte d'une lettre du 23 d'août et du 30. Il y avait 643 aussi un billet pour Galois, que je priais M. Branjon de payer. Répondez-moi sur cet article. Il est marié, le bon Branjon; il m'écrit, sur ce sujet, une fort jolie lettre. Mandez-moi si ce mariage est aussi bon qu'il me le dit. C'est une parente de tout le parlement et de M. d'Harouïs. Expliquez-moi cela, mon enfant. Je vous adressais aussi une lettre pour notre abbé Charrier. Il sera bien fâché de ne plus vous trouver: et M. de Toulon! vous dites fort bien sur ce bœuf, c'est à lui à le dompter, et à vous à demeurer ferme comme vous êtes. Renvoyez la lettre de l'abbé à Quimperlé.
Pour la santé de votre pauvre sœur, elle n'est point du tout bonne. Ce n'est plus de sa perte de sang, elle est passée; mais elle ne se remet point, elle est toujours changée à n'être pas reconnaissable, parce que son estomac ne se rétablit point, et qu'elle ne profite d'aucune nourriture; et cela vient du mauvais état de son foie, dont vous savez qu'il y a longtemps qu'elle se plaint. Ce mal est si capital, que, pour moi, j'en suis dans une véritable peine. On pourrait faire quelques remèdes à ce foie; mais ils sont contraires à la perte de sang, qu'on craint toujours qui ne revienne, et qui a causé le mauvais effet de cette partie affligée. Ainsi ces deux maux, dont les remèdes sont contraires, font un état qui fait beaucoup de pitié. On espère que le temps rétablira ce désordre: je le souhaite; et si ce bonheur arrive, nous irons promptement à Paris. Voilà le point où nous en sommes, et qu'il faut démêler, et dont je vous instruirai très-fidèlement.
Cette langueur fait aussi qu'on ne parle point encore du retour des guerriers. Cependant je ne doute pas que l'affaire[766] ne se fasse; elle est trop engagée: mais ce sera sans joie, et même si nous allions à Paris, on partirait deux jours après, pour éviter l'air d'une noce et les visites, dont on ne veut recevoir aucune: chat échaudé, etc.
Pour les chagrins de M. de Saint-Amand, dont il a fait grand bruit à Paris, ils étaient fondés sur ce que ma fille ayant véritablement prouvé, par des mémoires qu'elle nous a fait voir à tous, qu'elle avait payé à son fils neuf mille francs sur dix qu'elle lui a promis, et ne lui en ayant par conséquent envoyé que mille, M. de 644 Saint-Amand a dit qu'on le trompait, qu'on voulait tout prendre sur lui, et qu'il ne donnerait plus rien du tout, ayant donné les quinze mille francs du bien de sa fille (qu'il a payés à Paris en fonds, et dont il a les terres qu'on lui a données et délaissées ici), et que c'était à M. le marquis à chercher son secours de ce côté-là. Vous jugez bien que quand ce côté-là a payé, cela peut jeter quelques petits chagrins; mais cela s'est passé. M. de Saint-Amand a songé, en lui-même, qu'il ne lui serait pas bon d'être brouillé avec ma fille. Ainsi il est venu ici, plus doux qu'un mouton, ne demandant qu'à plaire et à ramener sa fille à Paris; ce qu'il a fait, quoiqu'en bonne justice elle dût nous attendre: mais l'avantage d'être logée, avec son mari, dans cette belle maison de M. de Saint-Amand, d'y être bien meublée, bien nourrie pour rien, a fait consentir sans balancer à la laisser aller jouir de tous ces avantages; mais ce n'a pas été sans larmes que nous l'avons vue partir; car elle est fort aimable, et elle était si fondue en pleurs en nous disant adieu, qu'il ne semblait pas que ce fût elle qui partît, pour aller commencer une vie agréable, au milieu de l'abondance. Elle avait pris beaucoup de goût à notre société. Elle partit le premier de ce mois avec son père.
Croyez, mon fils, qu'aucun Grignan n'a dessein de vous faire des finesses, que vous êtes aimé de tous, et que si cette bagatelle avait été une chose curieuse, on aurait été persuadé que vous y auriez pris bien de l'intérêt, comme vous avez toujours fait.
M. de Grignan est encore à Marseille; nous l'attendons bientôt, car la mer est libre; et l'amiral Russel, qu'on ne voit plus, lui donnera la liberté de venir ici.
Je ferai chercher les deux petits écrits dont vous me parlez. Je me fie fort à votre goût. Pour ces lettres à M. de la Trappe, ce sont des livres qu'on ne saurait envoyer, quoique manuscrits. Je vous les ferai lire à Paris, où j'espère toujours vous voir: car je sens mille fois plus l'amitié que j'ai pour vous, que vous ne sentez celle que vous avez pour moi. C'est l'ordre, et je ne m'en plains pas.
Voilà une lettre de madame de Chaulnes, que je vous envoie entière, par confiance en votre sagesse. Vous vous justifierez des choses où vous savez bien ce qu'il faut répondre, et vous ne ferez point d'attention à celles qui vous pourraient fâcher. Pour moi, j'ai dit ce que j'avais à dire, mais en attendant que vous me répondissiez vous-même sur ce que je ne savais pas; et j'ai ajouté que 645 je vous manderais ce que cette duchesse me mandait. Écrivez-lui donc tout bonnement comme ayant su de moi ce qu'elle écrit de vous. Après tout, vous devez conserver cette liaison; ils vous aiment, et vous ont fait plaisir; il ne faut pas blesser la reconnaissance. J'ai dit que vous étiez obligé à l'intendant[767]. Mais je vous dis à vous, mon enfant, cette amitié ne peut-elle compatir avec vos anciens commerces et du premier président et du procureur général? Faut-il rompre avec ses vieux amis, quand on veut ménager un intendant? M. de Pommereuil n'exigeait point cette conduite. J'ai dit aussi qu'il vous fallait entendre, et qu'il était impossible que vous n'eussiez pas fait des compliments au procureur général sur le mariage de sa fille. Enfin, mon enfant, défendez-vous, et me dites ce que vous aurez dit, afin que je vous soutienne.
Ceci est pour mon bon président:
J'ai reçu votre dernière lettre, mon cher président; elle est aimable comme tout ce que vous m'écrivez. Je suis étonnée que Dupuis ne vous réponde point, je crains qu'il ne soit malade.
Vous voilà trop heureux d'avoir mon fils et notre marquise. Gouvernez-la bien, divertissez-la, amusez-la; enfin, mettez-la dans du coton, et nous conservez cette chère et précieuse personne. Ayez soin de me faire savoir de ses nouvelles; j'y prends un sensible intérêt.
Mon fils me fait les compliments de Pilois[768] et des ouvriers qui ont fini le labyrinthe. Je les reçois, et je les aime, et les remercie. Je leur donnerais de quoi boire si j'étais là.
Ma fille, et votre idole, vous aiment fort; et moi par-dessus tout. Adieu, mon bon président: mon fils vous fera part de ma lettre. J'embrasse votre tourterelle.
A Grignan, le 15 octobre 1695.
Je viens d'écrire à notre duc et à notre duchesse de Chaulnes; mais je vous dispense de lire mes lettres, elles ne valent rien du tout. Je défie tous vos bons tons, tous vos points et toutes vos virgules, d'en pouvoir rien faire de bon: ainsi laissez-les là; aussi 646 bien je parle à notre duchesse de certaines petites affaires peu divertissantes. Ce que vous pourriez faire de mieux pour moi, mon aimable cousin, ce serait de nous envoyer, par quelque subtil enchantement, tout le sang, toute la force, toute la santé, toute la joie que vous avez de trop, pour en faire une transfusion dans la machine de ma fille. Il y a trois mois qu'elle est accablée d'une sorte de maladie qu'on dit qui n'est point dangereuse, et que je trouve la plus triste et la plus effrayante de toutes celles qu'on peut avoir. Je vous avoue, mon cher cousin, que je m'en meurs, et que je ne suis pas la maîtresse de soutenir toutes les mauvaises nuits qu'elle me fait passer; enfin, son dernier état a été si violent, qu'il en a fallu venir à une saignée du bras: étrange remède, qui fait répandre du sang quand il n'y en a déjà que trop de répandu! c'est brûler la bougie par les deux bouts. C'est ce qu'elle nous disait; car, au milieu de son extrême faiblesse et de son changement, rien n'est égal à son courage et à sa patience. Si nous pouvions reprendre des forces, nous prendrions bien vite le chemin de Paris; c'est ce que nous souhaitons; et alors nous vous présenterions la marquise de Grignan, que vous deviez déjà commencer de connaître, sur la parole de M. le duc de Chaulnes, qui a fort galamment forcé sa porte, et qui en a fait un fort joli portrait. Cependant, mon cher cousin, conservez-nous une sorte d'amitié, quelque indignes que nous en soyons par notre tristesse; il faut aimer ses amis avec leurs défauts; c'en est un grand que d'être malade: Dieu vous en préserve, mon aimable! J'écris à madame de Coulanges sur le même ton plaintif qui ne me quitte point; car le moyen de n'être pas aussi malade par l'esprit, que l'est dans sa personne cette comtesse, que je vois tous les jours devant mes yeux? Madame de Coulanges est bien heureuse d'être hors d'affaire; il me semble que les mères ne devraient pas vivre assez longtemps pour voir leurs filles dans de pareils embarras; je m'en plains respectueusement à la Providence.
Nous venons de lire un discours qui nous a tous charmés, et même M. l'archevêque d'Arles, qui est du métier: c'est l'oraison funèbre de M. de Fieubet, par l'abbé Anselme. C'est la plus mesurée, la plus sage, la plus convenable et la plus chrétienne pièce qu'on puisse faire sur un pareil sujet; tout est plein de citations de la sainte Écriture, d'applications admirables, de dévotion, de piété, de dignité, et d'un style noble et coulant: lisez-la: si vous 647 êtes de notre avis, tant mieux pour nous; et si vous n'en êtes pas, tant mieux pour vous, en un certain sens; c'est signe que votre joie, votre santé et votre vivacité vous rendent sourd à ce langage: mais, quoi qu'il en soit, je vous donne cet avis, puisqu'il est sûr qu'on ne rit pas toujours; c'est une chanson qui dit cette vérité.
A Grignan, mardi 10 janvier 1696.
J'ai pris pour moi les compliments qui me sont dus, monsieur, sur le mariage de madame de Simiane, qui ne sont proprement que d'avoir extrêmement approuvé ce que ma fille a disposé dans son esprit il y a fort longtemps. Jamais rien ne saurait être mieux assorti: tout y est noble, commode et avantageux pour une fille de la maison de Grignan, qui a trouvé un homme et une famille qui comptent pour tout son mérite, sa personne et son nom, et rien du tout le bien; et c'est uniquement ce qui se compte dans tous les autres pays: ainsi on a profité avec plaisir d'un sentiment si rare et si noble. On ne saurait mieux recevoir vos compliments que M. et madame de Grignan les ont reçus, ni conserver pour votre mérite, monsieur, une estime plus singulière. Nous n'avons qu'un sentiment sur ce sujet, et vous avez fait dans nos cœurs la même impression profonde que vous dites que nous avons faite sur vous: ce coup double est bien heureux, c'est dommage qu'on ne s'en donne plus souvent des marques. Votre style nous charme et nous plaît; il vous est particulier, et, plus que nous ne saurions vous le dire, dans notre goût; c'est dommage que nous n'ayons encore quatre ou cinq enfants à marier. Il est triste de penser que nous ne reverrons jamais une seule de vos aimables lettres; les traits que vous donnez à celle qui cache la moitié de son esprit, et au degré de parenté de l'autre, nous font voir que vous seriez un bon peintre, si c'était encore la mode des portraits.
C'est à vous, monsieur, qu'il faut souhaiter une longue vie, afin que le monde jouisse longtemps de tant de bonnes choses: pour moi, je ne suis plus bonne à rien; j'ai fait mon rôle, et par mon goût je ne souhaiterais jamais une si longue vie: il est rare que la fin et la lie n'en soit humiliante; mais nous sommes heureux que ce soit la volonté de Dieu qui la règle, comme toutes les choses de ce monde: tout est mieux entre ses mains qu'entre les nôtres.
Vous me parlez de Corbinelli; je suis honteuse de vous dire que 648 m'écrivant très-peu, quoique nous nous aimions toujours cordialement, je ne lui ai point parlé de vous; ainsi son tort n'est pas si grand; je m'en vais lui en écrire sans lui parler d'autre chose: nous verrons si c'est tout de bon que le crime de l'absence soit irrémissible auprès de lui. Je ne le crois pas en me souvenant du goût que je lui ai vu pour vous: je serais quasi dans le même cas à son égard, si j'étais encore longtemps ici; mais il nous fera voir comme vous, monsieur, que le fond de l'estime et de l'amitié se conserve, et n'est point incompatible avec le silence; et c'est cette seule vérité qui peut me consoler du vôtre.
A Grignan, le 29 mars 1696.
Toutes choses cessantes, je pleure et je jette les hauts cris de la mort de Blanchefort, cet aimable garçon, tout parfait, qu'on donnait pour exemple à tous nos jeunes gens. Une réputation toute faite, une valeur reconnue et digne de son nom, une humeur admirable pour lui (car la mauvaise humeur tourmente), bonne pour ses amis, bonne pour sa famille; sensible à la tendresse de madame sa mère, de madame sa grand'mère[770], les aimant, les honorant, connaissant leur mérite, prenant plaisir à leur faire sentir sa reconnaissance, et à les payer par là de l'excès de leur amitié; un bon sens avec une jolie figure; point enivré de sa jeunesse, comme le sont tous les jeunes gens, qui semblent avoir le diable au corps: et cet aimable garçon disparaît en un moment, comme une fleur que le vent emporte, sans guerre, sans occasion, sans mauvais air! Mon cher cousin, où peut-on trouver des paroles pour dire ce que l'on pense de la douleur de ces deux mères, et pour leur faire entendre ce que nous pensons ici? Nous ne songeons pas à leur écrire; mais si dans quelque occasion vous trouvez le moment de nommer ma fille et moi, et MM. de Grignan, voilà nos sentiments sur cette perte irréparable. Madame de Vins a tout perdu, je l'avoue[771]; mais quand le cœur a choisi entre deux fils, on n'en voit plus qu'un. Je ne saurais parler d'autre chose. Je fais la révérence 649 à la sainte et modeste sépulture de madame de Guise, dont le renoncement à celle des rois, ses aïeux, mérite une couronne éternelle[772]. Je trouve M. de Saint-Géran trop heureux; et vous aussi, d'avoir à consoler madame sa femme: dites-lui pour nous tout ce que vous trouverez à propos. Et pour madame de Miramion, cette mère de l'Église, ce sera une perte publique[773]. Adieu, mon cher cousin, je ne saurais changer de ton. Vous avez fait votre jubilé. Le charmant voyage de Saint-Martin a suivi de près le sac et la cendre dont vous me parliez. Les délices dont M. et madame de Marsan jouissent présentement méritent bien que vous les voyiez quelquefois, et que vous les mettiez dans votre hotte; et moi, je mérite d'être dans celle où vous mettez ceux qui vous aiment; mais je crains que vous n'ayez point de hotte pour ces derniers.
Le 28 avril 1696.
Votre politesse ne doit point craindre, monsieur, de renouveler ma douleur[774], en me parlant de la douloureuse perte que j'ai faite. C'est un objet que mon esprit ne perd pas de vue, et qu'il trouve si vivement gravé dans mon cœur, que rien ne peut l'augmenter ni le diminuer. Je suis très-persuadée, monsieur, que vous ne sauriez avoir appris le malheur épouvantable qui m'est arrivé, sans répandre des larmes; la bonté de votre cœur m'en répond. Vous perdez une amie d'un mérite et d'une fidélité incomparables; rien n'est plus digne de vos regrets: et moi, monsieur, que ne perdé-je point! quelles perfections ne réunissait-elle point, pour être à mon égard, par différents caractères, plus chère et plus précieuse! Une perte si complète et si irréparable ne porte pas à chercher de consolation ailleurs que dans l'amertume des larmes et des gémissements. Je n'ai point la force de lever les yeux assez haut pour trouver le lieu 650 d'où doit venir le secours; je ne puis encore tourner mes regards qu'autour de moi, et je n'y vois plus cette personne qui m'a comblée de biens, qui n'a eu d'attention qu'à me donner tous les jours de nouvelles marques de son tendre attachement, avec l'agrément de la société. Il est bien vrai, monsieur, il faut une force plus qu'humaine pour soutenir une si cruelle séparation et tant de privations. J'étais bien loin d'y être préparée: la parfaite santé dont je la voyais jouir, un an de maladie qui m'a mise cent fois en péril, m'avaient ôté l'idée que l'ordre de la nature pût avoir lieu à mon égard. Je me flattais, je me flattais de ne jamais souffrir un si grand mal; je le souffre, et le sens dans toute sa rigueur. Je mérite votre pitié, monsieur, et quelque part dans l'honneur de votre amitié, si on la mérite par une sincère estime et beaucoup de vénération pour votre vertu. Je n'ai point changé de sentiment pour vous depuis que je vous connais, et je crois vous avoir dit plus d'une fois qu'on ne peut vous honorer plus que je fais.
La comtesse de Grignan.
A Grignan, le 23 mai 1696.
Vous comprenez mieux que personne, monsieur, la grandeur de la perte que
nous venons de faire, et ma juste douleur. Le mérite distingué de madame
de Sévigné vous était parfaitement connu. Ce n'est pas seulement une
belle-mère que je regrette, ce nom n'a pas accoutumé d'imposer toujours;
c'est une amie aimable et solide, une société délicieuse. Mais ce qui
est encore bien plus digne de notre admiration que de nos regrets, c'est
une femme forte dont il est question, qui a envisagé la mort, dont elle
n'a point douté dès les premiers jours de sa maladie, avec une fermeté
et une soumission étonnante. Cette personne, si tendre et si faible pour
tout ce qu'elle aimait, n'a trouvé que du courage et de la religion
quand elle a cru ne devoir songer qu'à elle, et nous avons dû remarquer
de quelle utilité et de quelle importance il est de se remplir l'esprit
de bonnes choses et de saintes lectures, pour lesquelles madame de
Sévigné avait un goût, pour ne pas dire une avidité surprenante, par
l'usage qu'elle a su faire de ces bonnes provisions dans les derniers
moments de sa vie. Je vous conte tous ces détails, monsieur, parce
qu'ils conviennent à vos sentiments, et à l'amitié que vous 651 aviez
pour celle que nous pleurons: et je vous avoue que j'en ai l'esprit si
rempli, que ce m'est un soulagement de trouver un homme aussi propre que
vous à les écouter, et à les aimer. J'espère, monsieur, que le souvenir
d'une amie qui vous estimait infiniment contribuera à me conserver dans
l'amitié dont vous m'honorez depuis longtemps; je l'estime et la
souhaite trop pour ne pas la mériter un peu. J'ai l'honneur, etc.
FIN.
[1] Ce choix, en 2 volumes, publié chez Blaise, ne contient que 125 lettres.
[2] Ce choix, en 3 volumes, publié chez Boulland, contient 233 lettres, souvent très-abrégées.
[3] Le lambel est un filet accompagné de plusieurs pendants, qui se met en forme de brisure dans les armoiries, pour distinguer les branches cadettes de la branche aînée. Madame de Sévigné était le dernier rejeton de la branche aînée des Rabutins.
[4] Fouquet.
[5] Le prince de Conti.
[6] Le prince de Conti était contrefait.
[7] Fouquet, qu'on disait ne point trouver de cruelles, devait moins ses succès aux agréments extérieurs qu'au charme de l'esprit et à l'attrait d'une grande fortune libéralement prodiguée.
[8] Voir le Dictionnaire historique des Précieuses, par le sieur de Somaize.
[9] Mademoiselle de Sévigné avait rempli le personnage d'Omphale dans un ballet de la cour.
[10] Expression de Bussy sur mademoiselle de Sévigné.
[11] Ce qu'on connaît de madame de Grignan par les lettres de sa mère, explique assez cette restriction de la Fontaine. On voit que cette femme, belle, vertueuse, spirituelle et savante, était froide, réservée, et même assez dédaigneuse. Souvent cette froideur attrista et même blessa sa mère, dont l'humeur était fort différente. De là, ces petits démêlés dont on surprend la trace dans les lettres de madame de Sévigné, à la suite des séjours de madame de Grignan à Paris. Il est vrai que tout n'était pas de la faute de madame de Grignan. L'abbé de Vauxcelles a dit fort spirituellement: «En amitié, les torts sont de celui qui aime moins; et les imprudences, de celui qui aime trop.» Madame de Sévigné se rendit quelquefois coupable d'imprudence dans ses rapports avec sa fille, en s'abandonnant sans réserve et sans mesure aux mouvements de son affection pour elle. Les témoignages sans cesse prodigués d'une tendresse aussi vive, aussi ardente, d'un amour maternel qui avait pris tous les caractères d'une passion, risquaient, on le conçoit, de fatiguer ou d'importuner une personne froide, grave, peu expansive. Madame de Sévigné fut toujours sincère, mais ne fut pas toujours assez raisonnable dans son amour. L'excès ne vaut rien, même dans les sentiments les plus légitimes: il peut étonner et froisser l'objet même d'une affection si violente; il peut, aux yeux des autres, donner les apparences de l'exagération ou du mensonge à la tendresse la plus naturelle et la plus pure. Les esprits froids, et même beaucoup d'esprits sévères, s'y méprendront, et calomnieront de bonne foi ce qu'ils ne peuvent comprendre. En vengeant madame de Sévigné de l'outrage que lui font ceux qui l'accusent de renchérir sur ses sentiments et de faire parade d'amour maternel, on aurait pu remarquer que les passions singulières et extrêmes comme la sienne ont un malheur, celui de devenir aisément suspectes d'exagération à beaucoup de gens. Disons aussi que l'amour maternel, quand il déborde ainsi, ne garde pas toujours toute la dignité qui lui convient et qu'il peut conserver même dans la familiarité de l'entretien le plus intime. Madame de Sévigné tombe quelquefois à l'égard de sa fille dans une espèce d'idolâtrie minutieuse, puérile, indiscrète, qu'on ne pardonnerait qu'à l'amour et dont le lecteur, même le mieux disposé, s'étonne, dont il se sent un peu confus pour elle. Il est difficile de ne pas éprouver quelque chose de cette impression, quand on la voit, à soixante ans, prodiguer mille petits soins, mille petites caresses, mille petites flatteries à une fille de quarante, et, après une séparation déjà longue, s'alarmer de tout pour elle, et ne pas lui laisser faire un pas, un mouvement, sans l'accabler de recommandations, d'avertissements, de prières.
[12] Madame de Coulanges ne possédait aucune charge ni aucun titre à la cour, et n'avait même point, pour s'y faire présenter, les droits que donnait à madame de Sévigné l'arbre généalogique des Rabutins; mais l'agrément de son esprit l'y faisait désirer. Madame de Sévigné écrivait d'elle en 1680: «Madame de Coulanges est à Saint-Germain: nous avons su par les marchands forains qu'elle fait des merveilles en ce pays-là, qu'elle est avec ses trois amies aux heures particulières. Son esprit est une dignité dans cette cour.»
[13] Le marquis de Sévigné était encore attaché au service du Dauphin; mais, ennuyé de la cour, où il désespérait de s'avancer, et saisi d'un violent amour pour la retraite et le repos, il était sur le point de vendre sa charge, malgré les conseils de sa mère, qui l'engageait à prendre patience.
[14] C'était une mésalliance; mais, disait madame de Grignan, il faut bien quelquefois fumer ses terres.
[15] La lettre du cheval n'a pas été conservée. On a celle de la prairie, adressée à M. de Coulanges sous la date du 22 juillet 1671. Madame de Sévigné y raconte plaisamment la désobéissance de son valet Picard, qui n'a point voulu aller faner dans la prairie des Rochers. Cette lettre est fort jolie, mais un peu tournée.
[16] L'abbé de Vauxcelles, dans ses Réflexions sur les Lettres de madame de Sévigné, emploie cette comparaison, sans faire entrevoir jusqu'à quel point il la croit juste. C'est risquer de ne donner qu'une idée fausse ou qu'une idée vague.
[17] Il y en aurait long à citer, si l'on voulait rassembler tous les éloges de son talent, toutes les définitions et toutes les appréciations admiratives de son esprit, que ses amis lui adressèrent à elle-même. Corbinelli allait jusqu'à dire, dans son style entortillé, qu'il voulait lui donner envie de la conformité que Cicéron pouvait avoir avec elle sur le genre épistolaire. Dès 1668, Bussy avait fait mettre au-dessous du portrait de sa cousine, qu'il avait dans son salon, cette inscription, dont il lui fit part: Marie de Rabutin, marquise de Sévigné, fille du baron de Chantal, femme d'un génie extraordinaire et d'une solide vertu, compatibles avec la joie et les agréments. Tandis qu'elle trouvait dans chacun de ses amis un critique louangeur, elle jouait continuellement le même rôle à l'égard de sa fille. Elle ne cesse de célébrer et de caractériser le style de madame de Grignan, non-seulement avec la complaisance d'une mère tendre, mais avec la curiosité littéraire, la critique exercée, l'acumen d'une femme de goût, d'une connaisseuse en fait de style épistolaire.
[18] Il est bon de remarquer d'ailleurs que cela lui eût été matériellement impossible. En effet, il lui arrive souvent d'écrire plus de vingt lettres par mois à sa fille: et cela, non dans la solitude des Rochers, mais à Paris, au milieu des affaires, des visites, des fêtes, sans compter les correspondances avec d'autres, qui allaient leur train.
[19] La préciosité de ce passage est charmante. Mais quelquefois madame de Sévigné tombe dans une autre espèce de préciosité plus apprêtée et moins agréable. Elle écrit à Bussy en 1680, à cinquante-quatre ans: «Je suis un peu fâchée que vous n'aimiez pas les madrigaux. Ne sont-ils pas les maris des épigrammes? Ce sont de si jolis ménages, quand ils sont bons!» De pareils traits sont rares heureusement. Madame de Sévigné n'avait pu traverser tout à fait impunément l'hôtel de Rambouillet.
(Extrait du Dictionnaire encyclopédique de la France; Univers pittoresque).
[20] On croit que ce mot est de madame du Deffant.
[21] Madame de Sévigné dit, dans sa lettre du 1er décembre 1675, que ce portrait fut écrit par madame de la Fayette vers l'année 1659; madame de Sévigné avait alors trente-trois ans.
[22] Parodie de ces derniers vers de la Pompe funèbre de Voiture, par Sarrazin:
[23] M. de Monmerqué fait observer avec raison que ce mot ne doit pas être pris en mauvaise part. Bussy veut dire seulement que par conduite il n'entend pas parler des mœurs de madame de Sévigné, à l'éloge desquelles il n'a plus rien à ajouter; mais qu'il prend ce mot dans le sens de la gestion et de l'administration de ses biens.
[24] Éducation. Ce mot a vieilli, et ne s'emploie plus dans ce sens.
[25] On voit par ce passage que c'était le comte de Bussy qui avait désigné ainsi Mlle de Sévigné. Le mot de joli avait alors plutôt la signification de charmant que celle de beau. «Nos Français sont si aimables et si jolis» dit madame de Sévigné, lettre du 28 mars 1676.
[26] Cette partie de la généalogie aura sans doute été composée avant l'année 1677, époque à laquelle M. de Sévigné acheta du marquis de la Fare la charge de sous-lieutenant des gendarmes de M. le Dauphin.
[27] Cette inscription était placée au-dessous du portrait de madame de Sévigné, qui était dans le salon de M. de Bussy-Rabutin.
[28] Cette lettre est placée à la tête des deux volumes in-folio, écrits de la main du comte de Bussy, qui contiennent la copie de sa correspondance avec madame de Sévigné.
[29] Charlotte-Marie de Daillon, fille du comte du Lude.
[30] Charles de Lorraine.
[31] François, vicomte d'Aubusson, duc de la Feuillade, pair, et depuis maréchal de France.
[32] Jeunes gens qui faisaient leur cours d'équitation.
[33] Les lettres qui suivent, et qui concernent l'affaire de Fouquet, ont été adressées au marquis de Pomponne, qui fut depuis ministre des affaires étrangères.
Le procès de Fouquet est un des événements remarquables du règne de Louis XIV. Le projet de le perdre fut tramé avec un art si odieux, et la conduite de ses ennemis, dont plusieurs étaient ses juges, fut si passionnée, qu'on s'intéresserait pour lui, quand même il eût été plus coupable qu'il ne l'était. Accusé et arrêté comme coupable du désordre des finances, il fut condamné au bannissement pour crime d'État. Son crime était un projet vague de résistance, et de fuite dans les pays étrangers, qu'il avait jeté sur le papier quinze ans auparavant, dans le temps où les factions de la Fronde partageaient la France, et où il croyait avoir à se plaindre de l'ingratitude de Mazarin. Ce projet, qu'il avait absolument oublié, fut trouvé dans les papiers qui furent saisis chez lui.
On sait qu'on était parvenu à faire croire à Louis XIV que Fouquet pouvait être à craindre. Il fut accompagné d'une garde de cinquante mousquetaires qui le conduisirent à la citadelle de Pignerol, le roi ayant converti le bannissement en prison perpétuelle. On craignait qu'il ne lui restât des appuis formidables. Il lui resta Pellisson et la Fontaine: l'un le défendit avec éloquence, et l'autre pleura ses malheurs dans une élégie très-belle et très-touchante, dans laquelle il osa même demander sa grâce au roi.
Le récit fait par madame de Sévigné sur ce grand procès a un tel intérêt historique, que nous avons cru devoir le reproduire dans ce choix de lettres.
[34] Première expédition contre Alger.
[35] Confesseur de Louis XIV.
[36] Boucherat, alors maître des requêtes, et depuis chancelier, avait été chargé de faire mettre les scellés chez le surintendant. Il était de la commission chargée de la poursuite du procès.
[37] Ce rapporteur était M. d'Ormesson, l'un des magistrats les plus respectables de ce temps.
[38] C'était encore l'usage que les femmes sortissent en masque, usage qu'on retrouve dans les comédies de Corneille, et qui nous avait été apporté d'Italie par les Médicis. Ces masques de velours noir, auxquels succédèrent les loups, étaient destinés à conserver le teint.
[39] Mademoiselle de Scudéry, sœur de l'auteur connu sous ce nom par une malheureuse fécondité, femme qui avait encore plus d'esprit que ses ouvrages.
[40] C'est le chancelier Séguier, qui s'appelait Pierre.
[41] Gerusalemme liberata, canto 19: le vers est ainsi:
[42] Ce Petit est un nom convenu, qui doit signifier le Tellier, ou même Colbert. Quant à Puis..., comme, d'après le sens de la phrase, il doit être un des juges, et un des contraires, il y a quelque apparence que c'est Pussort. Dans ce cas, il faudrait aussi entendre de lui tout ce qui est dit dans les lettres précédentes.
Au surplus, la conduite de Colbert et de le Tellier est bien caractérisée par ce mot du grand Turenne, qui s'intéressait fort à Fouquet. Quelqu'un devant lui blâmait l'emportement de Colbert, et louait la modération de le Tellier: Oui (répondit-il), je crois que M. Colbert a plus d'envie qu'il soit pendu, et que M. le Tellier a plus de peur qu'il ne le soit pas.
[43] Madame Duplessis-Bellière, amie intime de Fouquet. C'était elle qu'il avait chargée de retirer ses papiers de sa maison de Saint-Mandé. Elle n'en eut pas le temps. Elle fut d'abord exilée, puis revint.
[44] Tout sévère qu'était cet avis, le roi aggrava encore la peine. Les dilapidations de Fouquet étaient coupables. Mais le cardinal Mazarin, qui donnait moins, prenait beaucoup plus. Le désordre des temps et l'exemple étaient une excuse.
[45] Le connétable de Bourbon, qui, sous François Ier, alla servir Charles-Quint contre la France.
[46] Arnauld d'Andilly, traducteur de l'historien Josèphe.
[47] Bureau de la commission qui jugea Fouquet:
BONS. | CONTRAIRES. |
---|---|
|
|
[48] Par des signaux.
[49] Virgile, Énéid., liv. I.
[50] Angélique-Claire d'Angennes, première femme de M. de Grignan.
[51] Fouquet mourut en 1680, dans sa prison (selon l'opinion commune).
[52] Marie-Anne Mancini, femme de Godefroi-Maurice de la Tour, duc de Bouillon.
[53] Le cardinal de Retz, Pellisson, Pomponne et autres.
[54] Jacques de Neuchèse, évêque de Châlons, grand oncle de madame de Sévigné.
[55] L'héritier de l'évêque de Châlons.
[56] Madame de Monglas.
[57] Madame de Sévigné fait ici allusion à ce passage des Amours des Gaules: «Madame de Sévigné est inégale jusques aux prunelles des yeux et jusques aux paupières; elle a les yeux de différentes couleurs; et les yeux étant les miroirs de l'âme, ces inégalités sont comme un avis que donne la nature, à ceux qui l'approchent, de ne pas faire un grand fondement sur son amitié.»
[58] Ce mot s'employait alors au féminin.
[59] Elle avait fait imprimer en Hollande, sans l'aveu de Bussy, le manuscrit des Amours des Gaules, qu'il lui avait confié.
[60] Le bruit s'était répandu que Bussy avait été blessé par la chute d'une corniche: il n'en était rien.
[61] Ces trois maréchaux étaient MM. de Créqui, de Bellefonds et d'Humières.
[62] Allusion à ces vers de Corneille dans Cinna, Ve acte, scène 3:
[63] Toussaint de Forbin-Janson, évêque de Marseille.
[64] Madame de Coulanges était à Lyon dans ce temps-là.
[65] Anquetil croit que madame de Sévigné veut parler ici de Marie, sœur de Henri VII, roi d'Angleterre, et veuve de Louis XII, qui se remaria, trois mois après la mort du roi, au duc de Suffolk, qu'elle avait aimé avant d'être reine de France.
[66] Marguerite, duchesse de Rohan, princesse de Léon, fille unique du duc de Rohan, célèbre dans l'histoire de nos guerres de religion, se maria par inclination, en 1645, avec Henri Chabot, simple gentilhomme sans fortune. Madame d'Hauterive, fille du duc de Villeroi, veuve du comte de Tournon et du duc de Chaulnes, se maria en troisièmes noces à Jean Vignier, marquis d'Hauterive, et depuis ce mariage son père ne voulut plus la voir.
[67] Gaston de France, duc d'Orléans, frère de Louis XIII.
[68] Charles-Maurice le Tellier.
[69] Lauzun voulait d'abord être marié dans la chapelle des Tuileries.
[70] Madame de Marans, sœur de mademoiselle de Montalais, fille d'honneur de Madame. Mellusine est le nom d'une fée célèbre dans nos vieux romans de chevalerie. Madame de Marans avait tenu des propos sur madame de Grignan.
[71] Marie Godde de Varennes, veuve du marquis de la Troche, conseiller au parlement de Rennes.
[72] Catherine-Henriette d'Harcourt-Beuvron, troisième femme de Louis, duc d'Arpajon. La duchesse de Verneuil était fille du chancelier Séguier.
[73] Mère du maréchal duc de ce nom.
[74] Claude Joly, célèbre prédicateur, depuis évêque d'Agen.
[75] Avec madame de la Fayette, rue de Vaugirard.
[76] Joseph Adhémar de Monteil, frère de M. de Grignan, connu d'abord sous le nom d'Adhémar, fut appelé le chevalier de Grignan, après la mort de Charles-Philippe d'Adhémar son frère; et, s'étant marié dans la suite avec N... d'Oraison, il reprit le nom de comte d'Adhémar.
[77] Il paraît qu'elle écrivait à M. de Béthune, ambassadeur en Pologne, ce qui se passait de plus particulier à la cour.
[78] Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart, célèbre par son esprit et par son savoir. Elle était sœur du duc de Vivonne, et de mesdames de Thianges et de Montespan.
[79] Marie de Lorraine, qui mourut en 1688, à 93 ans.
[80] Expression familière entre la mère et la fille, pour dire des chagrins, des inquiétudes.
[81] M. de Forbin-Janson, depuis cardinal.
[82] Homme attaché à la maison de Bouillon, et depuis secrétaire du cabinet.
[83] Voyez la note de la lettre du 9 février 1671.
[84] Madame de Montespan et madame de la Vallière n'y parurent point; celle-ci, après avoir écrit au roi, venait de se réfugier au couvent de Chaillot.
[85] Il s'agit ici du roi, qui, désolé du départ de Mme de la Vallière, ne voulut point mettre cet habit magnifique; et cette dame n'est autre que madame de Montespan, désignée par une contre-vérité. La plaisanterie un grand homme, etc., est empruntée à Molière. Voyez le Médecin malgré lui.
[86] Henri II, duc de Montmorency, maréchal de France, fut décapité à Toulouse le 30 octobre 1632, pour avoir pris part aux troubles excités par Gaston, duc d'Orléans.
[87] Les capucins remplissaient cet office volontairement; le corps des pompiers ne fut créé qu'en 1699.
[88] Maître d'hôtel de M. de Grignan.
[89] Voyez la note de la lettre du 26 juillet 1668, p. 67.
[90] Parodie de ces vers de Philippe Habert, dans son Temple de la Mort:
[91] Anne d'Ornano, femme de François de Lorraine, comte d'Harcourt, et sœur de Marguerite d'Ornano, mère de M. de Grignan.
[92] François Adhémar de Monteil, archevêque d'Arles, commandeur des ordres du roi, oncle de M. de Grignan.
[93] L'église des Capucins de la rue d'Orléans au Marais.
[94] Le conducteur de madame de Grignan.
[95] M. de Julianis.
[96] Le marquis de Vardes, disgracié par Louis XIV, était alors relégué dans son gouvernement d'Aigues-Mortes.
[97] Jacques Têtu, abbé de Belval; c'était un personnage vaporeux plaint par M. de Sévigné, et dont M. de Coulanges se moquait. Il était de l'Académie française.
[98] Jean-Antoine de Mesmes, président à mortier, et son fils Jean-Jacques, comte d'Avaux.
[99] François de Clermont-Tonnerre, évêque et comte de Noyon, réunissait en sa personne tous les genres de vanité, surtout celle de la naissance.
[100] Philibert-Emmanuel de Beaumanoir, évêque du Mans, commandeur des ordres du roi.
[101] Marguerite-Renée de Rostaing, mariée à Henri de Beaumanoir, marquis de Lavardin.
[102] Marie-Élisabeth de Ludres, chanoinesse de Poussay, qui fut aimée du roi.—Louise-Philippe de Coëtlogon, mariée ensuite au marquis de Cavoie.—Jeanne de Rouvroy, mariée au comte de Saint-Vallier.—Lydie de Rochefort-Théobon, mariée au comte de Beuvron; toutes quatre alors filles d'honneur de la reine.
[103] Henri-Joseph de Peyre, comte de Tréville, capitaine lieutenant des mousquetaires.
[104] Manière de prononcer de madame de Ludres.
[105] Charlotte Séguier, veuve du duc de Sully, et mariée en secondes noces à Henri de Bourbon, duc de Verneuil, fils naturel de Henri IV.
[106] Bossuet.
[107] Mademoiselle de Lenclos.
[108] Le chancelier Séguier n'allait jamais au conseil sans avoir pris cette précaution.
[109] Première femme de Léon Potier de Gêvres, duc de Tresmes.
[110] Louise-Antoinette-Thérèse de la Châtre, maréchale d'Humières.
[111] De premier maître d'hôtel du roi.
[112] Fameuse coiffeuse de ce temps-là.
[113] Demoiselle de compagnie de madame de Grignan.
[114] Conseiller d'État ambassadeur en Angleterre.
[115] Madame de Marans.
[116] Le président de Bandol.
[117] Hélène, femme de chambre de madame de Sévigné; Hébert, son valet de chambre, et Marphise, sa chienne.
[118] Vers d'un joli madrigal de Montreuil, qui est resté dans le souvenir des gens de goût.
[119] Le comte, puis duc du Lude, grand maître d'artillerie.
[120] M. de Ventadour était non-seulement laid et contrefait, mais encore très-débauché.
[121] Voyez la lettre du 13 mars 1671, p. 99.
[122] La Champmêlé.
[123] Le minime qui prêchait à Grignan.
[124] C'est-à-dire à madame de Grignan, qui était la troisième femme de M. de Grignan.
[125] Depuis évêque de Perpignan.
[126] Voyez la lettre du 18 mars 1671, p. 102.
[127] Madame de la Troche.
[128] Avec madame de la Troche, son amie.
[129] L'abbé de Coulanges, qui passait sa vie avec madame de Sévigné, sa nièce.
[130] Chez madame de Lavardin, qui aimait extrêmement les nouvelles.
[131] Depuis maréchal de Matignon.
[132] Le comte du Lude.
[133] On avait dit que le comte du Lude aimait madame de Sévigné; mais comme c'était un de ces hommes dont l'attachement ne nuit point à la réputation des dames, madame de Sévigné en plaisantait la première. Voyez les Amours des Gaules, du comte de Bussy.
[134] Archevêque d'Aix.
[135] Il n'y avait guère que huit ans que l'abbé de Rancé l'avait réformée.
[136] Gourville dit dans ses Mémoires que cette fête coûta à M. le Prince près de deux cent mille livres.
[137] Le marquis de Villars était nommé ambassadeur en Espagne.
[138] M. Arnauld d'Andilly, âgé alors de 83 ans.
[139] Renée de Forbin, sœur de M. de Marseille, depuis cardinal de Janson.
[140] Roman de mademoiselle de Scudéri.
[141] M. de Vivonne, frère de madame de Montespan, ami de Boileau, très-spirituel et très-gai.
[142] Mademoiselle du Plessis-d'Argentré. Le château d'Argentré est à une lieue des Rochers.
[143] Fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel.
[144] Jardinier des Rochers.
[145] Arnolphe, scène VI, acte II de l'École des femmes, trouvant son nom trop bourgeois, se faisait appeler M. de la Souche.
[146] Le cardinal Grimaldi.
[147] La princesse Olympie, abandonnée par Birène dans une île déserte, cherche en vain son époux qui n'est plus à ses côtés; elle gravit un rocher, et aperçoit dans le lointain la voile qui emporte l'infidèle. A cette vue elle tombe toute tremblante, plus pâle et plus froide que la neige.
Orlando furioso, cant. X, stanz. 24.
[148] Comme celui de madame de Sévigné.
[149] Angélique-Claire d'Angennes.
[150] M. de Monmerqué croit qu'il s'agissait de mademoiselle de Toiras, fille du marquis de Toiras, gouverneur de Montpellier.
[151] Roman de la Calprenède.
[152] Libertin, libertine, se prend aujourd'hui dans le sens d'inconduite et de mauvaises mœurs; il signifiait seulement alors l'indépendance, l'amour de la liberté en toute chose, la répugnance à se soumettre à la règle: c'est dans ce sens que dans le Tartufe Molière fait dire à Orgon:
[153] La famille de Fouesnel habitait le château de ce nom, à quelques lieues des Rochers.
[154] Madeleine Hai-du-Châtelet, femme de Charles-Louis, marquis de Simiane. Elle fut dans la suite belle-mère de Pauline de Grignan.
[155] Les châteaux de Chilly et de Grignan ont effectivement quelque rapport.
[156] M. de Vivonne était général des galères.
[157] Il était alors forçat des galères.
[158] René de Quengo, seigneur de Tonquedec, ami du marquis de Sévigné.
[159] M. de Sévigné était guidon des gendarmes Dauphin.
[160] Les Essais de morale de M. Nicole.
[161] Philippe, second fils de Louis XIV, mort le 10 juillet 1671.
[162] C'était la sœur du maréchal de Bellefonds, et la mère de celui qui sauva la France à Denain. Elle avait beaucoup d'esprit, et cet esprit était malin et plaisant. Son mari avait servi de second à M. de Nemours, dans ce duel fameux où M. de Beaufort le tua. Le prince de Conti ayant quitté le petit collet, fit le singulier projet, pour établir sa réputation, de se battre contre le duc d'York, depuis Jacques II, qui était alors en France. Ce fut M. de Villars qu'il choisit pour second, dans la vue de donner plus d'éclat à ce combat, qui pourtant ne se fit pas. M. de Villars, quoique pauvre et sans naissance, réussit à la cour, à la guerre, dans les ambassades, près des femmes, près des princes, et cela en conservant l'estime générale.
[163] Anne-Marie du Pui de Murinais, qui épousa Henri de Maillé, marquis de Kerman.
[164] Suzanne de Montgommery, femme de Henri Goyon de la Moussaie, comte de Quintin.
[165] Allusion à un conte de la Bibliothèque bleue, où le fils du roi allant au-devant d'une princesse qu'il doit épouser, se fait passer pour un bourgeois de Paris, tout en menant un train de prince.
[166] Jacques-Bénigne Bossuet.
[167] Cette lettre, publiée par M. Crauford, est celle que madame de Thianges envoya demander à madame de Coulanges, ainsi que celle du Cheval, qui malheureusement est perdue.
[168] Avant la comédie des Précieuses ridicules, le titre de précieuse se prenait en bonne part, et signifiait la distinction et la suprême élégance en toute chose.
[169] Elle était venue à Grignan voir son neveu. Elle habitait ordinairement le Pont-Saint-Esprit.
[170] Terre de M. de Sévigné, située à quelques lieues de Nantes.
[171] De Retz.
[172] Pierre Camus, abbé de Pontcarré, aumônier du roi.
[173] Valet de chambre du roi.
[174] Il s'agissait de l'enlèvement de Mlle de Bouillé par le marquis de Pomenars. Le comte de Créance, père de la demoiselle, poursuivait pour crime de rapt M. de Pomenars.
[175] Bossuet, ayant été nommé précepteur de M. le dauphin, ne crut pas devoir conserver un évêché dans lequel il ne pouvait plus résider.
[176] Depuis chancelier de France.
[177] M. de Lavardin était lieutenant général au gouvernement de Bretagne.
[178] M. de Sévigné.
[179] Vieux mot encore en usage dans le peuple: se faire brave, pour se parer.
[180] Anne d'Ornano, comtesse d'Harcourt.
[181] Marguerite de Rohan-Chabot, femme de Malo, marquis de Coëtquen, gouverneur de Saint-Malo. Elle était sœur de madame de Soubise.
[182] Expression de M. Nicole dans ses Essais de morale.
[183] Thérèse Adhémar de Monteil, femme de Charles-François de Châteauneuf, comte de Rochebonne, et sœur de M. de Grignan.
[184] C'est ainsi que madame de Sévigné nommait sa petite-fille (Marie-Blanche), qu'elle avait laissée à Paris en nourrice.
[185] Une des filles de la basse-cour des Rochers.
[186] Hémistiche d'un bout-rimé rempli par madame de Grignan.
[187] A cause de la fausse couche que madame de Grignan fit à Livry.
[188] Il mourut de la petite vérole le 30 juillet 1671.
[189] Le chevalier de Grignan.
[190] Lieutenants généraux de la province de Bretagne.
[191] Blaise Pascal, un des plus beaux génies de son siècle, avait été sujet à de grands maux de tête; il mourut dans la fleur de l'âge en 1662.
[192] Dignité du chapitre de Saint-Jean de Lyon.
[193] L'abbé de Montfaucon de Villars, auteur de l'ouvrage intitulé le Comte de Gabalis.
[194] Arrêt burlesque pour le maintien de la doctrine d'Aristote contre la raison. Voy. le Ménagiana, t. IV, p. 271, édition de Paris, 1715, et les Œuvres de Boileau.
[195] Dans la philosophie de Descartes.
[196] Lambesc, petite ville de Provence, où se tient l'assemblée des états de la province.
[197] Évêque de Carpentras, fort ennuyeux.
[198] Au parlement de Rennes.
[199] Virgile, Enéide, liv. Ier, vers 134. C'est par ces mots que Neptune, en courroux, fait disparaître les vents qui ont excité une tempête sans son ordre.
[200] Père de M. de Pomponne, que le roi avait choisi pour remplacer M. de Lionne au ministère des affaires étrangères.
[201] Ce traité, l'un des plus beaux ouvrages de Nicole, se trouve à la suite des Pensées de Pascal, édit. Didot, 1842.
[202] Terme de philosophie qui vient du grec, et signifie l'activité de deux qualités contraires, dont l'une donne de la vigueur et de l'action à l'autre.
[203] Henri de Senneterre (St.-Nectaire). Il avait épousé Anne de Longueval, fille d'honneur de la reine, parente de Bussy-Rabutin par sa seconde femme.
[204] Plaisanteries dont il est question dans la lettre du 19 août précédent. C'est l'épouse de Senneterre que Mme de Sévigné désigne ainsi.
[205] Henri Arnauld, évêque d'Angers.
[206] Jacques Adhémar de Monteil, évêque d'Uzès, oncle de M. de Grignan.
[207] C'est ainsi qu'on nomme à Lambesc les deux figures qui frappent les heures à l'horloge du beffroi de cette ville.
[208] M. de Forbin d'Oppède; il mourut le 14 novembre.
[209] Il s'agit de la fausse couche de madame de Grignan.
[210] Rabelais, dans Panurge.
[211] De colonel des gardes françaises.
[212] François d'Aubusson, duc de la Feuillade, depuis maréchal de France, succéda au maréchal de Gramont.
[213] Ma hardiesse vient de mon ardeur.
[214] Je ne crains pas de m'élever.
[215] Le chevalier de Grignan avait pris depuis peu le nom d'Adhémar, et il n'avait pas encore l'habitude de le signer.
[216] Le régiment dont il s'agit était un de ceux qu'on nommait, dans la cavalerie, régiments des gentilshommes, et qui portaient le nom des colonels.
[217] Le corps de cette devise était une fusée volante.
[218] François, comte de Rouville, homme original, qui disait hautement la vérité.
[219] M. de Guilleragues disait que tous les Grignan étaient glorieux. On lui disait: Mais Adhémar l'est-il? Il répondit, GLORIEUSET, voulant dire moins glorieux que les autres, mais pourtant glorieux; et depuis on l'appela le petit glorieux.
[220] Il fut tenu sur les fonts par les procureurs du pays de Provence, et nommé Louis-Provence.
[221] M. de Coulanges arrivait de Provence avec une femme de chambre de Mme de Grignan, nommée Cateau.
[222] C'est la pensée d'un madrigal de mademoiselle de Scudéri.
[223] Le coadjuteur d'Arles.
[224] L'allusion de Bourdaloue ne pouvait qu'être honorable à M. de Tréville.
[225] Madame de Coulanges était nièce de la femme de M. le Tellier, ministre d'État, et depuis chancelier de France.
[226] Cet ambassadeur était Pierre Grotius, fils de l'auteur du Droit de la guerre et de la paix. Louis XIV allait faire la guerre à la Hollande, conjointement avec le roi d'Angleterre Charles, aux termes du traité d'alliance que Madame avait négocié au mois de juin 1670.
[227] Langlée était un homme d'une naissance obscure, qui s'était introduit à la cour par l'intrigue, et en y jouant très-gros jeu.
[228] De premier maître d'hôtel du roi.
[229] De premier président de la chambre des comptes.
[230] Fille du duc de Brancas le distrait.
[231] Françoise d'Aubigné, depuis marquise de Maintenon.
[232] Elle était fille du maréchal de Gramont. Un jour à Saint-Cloud, chez Madame, madame de Monaco était assise sur le parquet, à cause de la grande chaleur; et Lauzun, qui en était amoureux, la soupçonnant d'être favorable au roi, dans un accès de jalousie fit exprès de lui marcher sur la main, sans qu'elle osât se plaindre.
[233] Qui fut depuis maréchal de France. Il était fils de madame de la Baume.
[234] Parodie de ce vers d'Alexandre.
Acte Ier, scène 2.
[235] M. de Sauvebeuf, rendant compte à M. le Prince d'une négociation pour laquelle il était allé en Espagne, lui disait: Chose, chose, le roi d'Espagne, m'a dit, etc.
[236] Madame de Sévigné désigne par ces mots la Champmêlé, que son fils avait aimée.
[237] On voit par là que madame de Sévigné jouait très-bien la comédie en société. Elle parle à M. de Pomponne du théâtre de Fresnes, dans la lettre du 1er août 1667.
[238] Cette pièce ne pouvait être Pulchérie, représentée en 1672.
[239] Dont la fille fut mariée au comte de Fontaine-Martel, premier écuyer de la demoiselle d'Orléans.
[240] Harlay de Champvallon.
[241] François Desmontiers, comte de Mérinville, qui avait été lieutenant général du gouvernement de Provence.
[242] Anne-Marie d'Autriche, veuve de Philippe IV, roi d'Espagne, et mère de Charles II, qui ne fut déclaré majeur qu'en 1676, et dont les États étaient alors gouvernés par la reine sa mère, assistée de six conseillers nommés par le feu roi.
[243] Il paraît que l'abbé de Coulanges cherchait à résigner l'abbaye de Livry en faveur de l'abbé de Grignan.
[244] Gouverneur de Louis, dauphin de France, fils unique de Louis XIV.
[245] Fille de M. de Montausier.
[246] Femme d'Élie du Fresnoi, premier commis de M. de Louvois, dont elle était la maîtresse, et qui fit créer pour elle la charge de dame du lit de la reine.
[247] Ministre des affaires étrangères.
[248] Jules Mascaron, de l'Oratoire, célèbre prédicateur, évêque de Tulle.
[249] Fille de M. Séguier.
[250] Claude Joli, évêque d'Agen.
[251] Madame de Louvois.
[252] Vers de Corneille dans Cinna, scène V, acte IV.
[253] De madame la princesse de Conti.
[254] Seconde femme de Gaston, duc d'Orléans, morte le 3 avril suivant.
[255] Probablement les Femmes savantes, représentées le 11 mars 1672.
[256] Allusion à la comtesse de Fiesque, qui avait perdu madame de Guerchy, sa fille, au mois de janvier précédent, et dont madame de Scudéri disait: «La comtesse est bien embarrassée d'une affliction.» A quoi Bussy répondit, «Je crois que la joie lui est bien aussi chère que ses enfants.»
[257] Pierre Michon, connu sous le nom de l'abbé Bourdelot. Il avait été médecin du prince de Condé, père du grand Condé; il le fut ensuite de la reine Christine, Madame de la Baume et Bourdelot avaient écrit une petite pièce contre l'Espérance, et la princesse palatine y fit une réponse.
[258] Il est question de cette maxime de la Rochefoucauld: Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il le croit.
[259] C'est-à-dire l'évêque de Tournay, Gilbert de Choiseul.
[260] Pierre de Bonzi.
[261] César d'Estrées, évêque de Laon, fut déclaré cardinal peu de temps après: il l'était in petto depuis le mois d'août 1671.
[262] Ancienne locution; on dirait maintenant sans que je craigne.
[263] L'amour de d'Hacqueville pour une fille du maréchal de Gramont.
[264] Antoine Godeau, évêque de Vence, mort le 21 avril 1672.
[265] Renaud de Sévigné s'était retiré à Port-Royal des champs, où il passa les dernières années de sa vie dans les exercices de la plus haute piété. Il y mourut le 19 mars 1676.
[266] Le cardinal de Retz.
[267] Le Bassan faisait figurer son chien dans la composition de presque tous ses tableaux.
[268] Armand de Béthune, marquis de Charost, avait épousé Marie Fouquet, fille du surintendant.
[269] C'est-à-dire des pronostics. On donnait alors ce sens au mot almanach à cause des prédictions qu'on y trouvait.
[270] Allusion à ces vers de la dédicace d'Œdipe, à M. Fouquet:
[271] Voyez la fable XI du livre VII, le Curé et le Mort.
[272] Autre fable de la Fontaine, dont la moralité est la même que celle du Curé et du Mort. Voyez la fable X du livre VII.
[273] L'une des plus belles femmes de son temps, et des moins sages. Elle était fille de Joachim de Lénoncourt, marquis de Marolles, et d'Isabelle-Claire-Eugénie de Cromerg.
[274] Le président de Mesmes, père du premier président de ce nom.
[275] Henriette de Coulanges, marquise de la Trousse.
[276] Fameux libraire de ce temps-là, dont parle Boileau.
[277] Romans de madame de la Fayette.
[278] On employait autrefois le mot de comédie dans un sens générique.
[279] Jean Tambonneau, président de la chambre des comptes, épousa Marie Boyer, sœur de la duchesse de Noailles.
[280] C'est-à-dire M. de la Rochefoucauld et madame de la Fayette, qui demeuraient l'un et l'autre au faubourg Saint-Germain.
[281] Ottoboni fut depuis le pape Alexandre VIII.
[282] Le marquis de Villeroi.
[283] Depuis Jacques II, roi d'Angleterre.
[284] Grotte taillée dans le roc, où, selon la tradition du pays, on prétend que sainte Madeleine vint finir sa vie dans la pénitence.
[285] Il y avait aussi à Livry une chapelle nommée Notre-Dame des Anges.
[286] Où était alors madame de la Fayette.
[287] Le chevalier de Grignan, qui avait quitté le nom d'Adhémar.
[288] Vers du Cid.
[289] Fils aîné de Bussy, mais du second lit.
[290] Le comte du Lude, grand maître de l'artillerie.
[291] Renée-Éléonore de Bouillé, première femme du comte du Lude, aimait beaucoup la chasse, et était toujours vêtue en homme.
[292] Il paraît qu'il s'agit ici de madame de Montespan.
[293] C'est-à-dire de chez madame de la Fayette.
[294] Gabrielle du Plessis de Liancourt.
[295] Madame de Marans, qui appelait le duc de la Rochefoucauld mon fils.
[296] Paul d'Escoubleau, marquis d'Alluye et de Sourdis, gouverneur de l'Orléanais.
[297] Françoise de Brancas, femme d'Alphonse-Henri-Charles de Lorraine, prince d'Harcourt.
[298] Fille du chancelier Séguier.
[299] Jules Mascaron.
[300] Fils naturel de Charles II, roi d'Angleterre, et le même qui fut décapité en 1685.
[301] Ceci rappelle la naïveté de M. de Puymaurin sur Racine, qui, par son testament, voulut qu'on l'enterrât à Port-Royal: «Il n'aurait jamais fait cela de son vivant,» dit-il.
[302] Le Saint-Pilon est une chapelle en forme de dôme, bâtie au dessus du rocher de la Sainte-Baume.
[303] Allusion à des bouts-rimés que madame de Grignan avait faits à Livry.
[304] M. le Duc.
[305] Allusion à la pièce du Tartufe.
[306] Joseph-Gaspard Couet, marquis de Marignanes.
[307] M. de Pomponne.
[308] Il demeurait à Angers, auprès de son oncle Henri Arnauld, évêque d'Angers.
[309] C'est-à-dire au passage du Rhin: l'Yssel fut abandonné.
[310] Armand de Bautru, comte de Nogent, et Guy de Chaumont de Guitry, grand maître de la garde-robe.
[311] Catherine-Françoise de Bretagne, sœur de la duchesse de Montbazon. Elle était une des saintes de Port-Royal.
[312] M. de la Rochefoucauld.
[313] Alexandre de Choiseul, comte du Plessis, fils de César, duc de Choiseul, maréchal de France.
[314] Henri-Jules de Bourbon, fils de M. le Prince.
[315] Il parut sous le nom de chevalier de Longueville, et fut tué pendant le siége de Philisbourg, en 1688, par un soldat qui tirait une bécassine.
[316] Philippe de Mornay, chevalier de Malte; il mourut de cette blessure.
[317] Colombe le Charron.
[318] Marie-Louise le Loup de Bellenave, remariée au marquis de Clérembault.
[319] Pensée d'un madrigal de Montreuil.
[320] François-Martin de Savonières de la Troche, alors âgé de seize ans.
[321] Mademoiselle de la Trousse et mademoiselle de Méri, toutes deux filles de madame de la Trousse.
[322] François Duprat, descendant du chancelier.
[323] Ce lieu s'appelle, en langage du pays, la visto.
[324] Cousine germaine de M. de Grignan.
[325] C'était le même jour de son départ de Grignan pour Paris, et de celui de madame de Grignan pour Salon et pour Aix.
[326] Allusion au dialogue de Lucien intitulé Caron, ou le Contemplateur.
[327] Guillaume de Pechpeirou-Comenge, comte de Guitaut. Il était gouverneur des îles Sainte-Marguerite, commandeur des ordres du roi; il avait été chambellan de M. le prince de Condé, et honoré de son amitié particulière.
[328] Allusion à ces vers de la fable du Lièvre et les Grenouilles:
La Fontaine, liv. II, fable XIV.
[329] Il s'agissait du siége d'Orange.
[330] Contre-vérité; c'est de l'évêque de Marseille qu'il est question.
[331] Marie d'Este, qui allait épouser le duc d'York, frère de Charles II, roi d'Angleterre.
[332] Sarcasme dirigé contre l'évêque de Marseille, qui allait solliciter de grand matin contre M. de Grignan.
[333] Depuis marquise de Cavoie.
[334] Depuis duchesse de la Ferté.
[335] Depuis comtesse de Lannion.
[336] Mademoiselle de Dampierre fut depuis comtesse de Moreuil.
[337] Depuis comtesse de Saint-Vallier.
[338] Depuis marquise de Montrevel.
[339] Depuis comtesse de Beuvron.
[340] Capitaine de vaisseau, et cousin germain de M. de Grignan.
[341] C'est dans cette maison qu'étaient élevés les enfants du roi et de madame de Montespan, dont madame Scarron était gouvernante.
[342] Bonne de Pons, marquise d'Heudicourt.
[343] Il avait été blessé au passage du Rhin.
[344] On sait que M. de Vivonne était excessivement gros.
[345] Sœur de madame de Pomponne, mariée plus tard au marquis de Vins.
[346] Michel Koribut Wiesnovieski, mort le 10 novembre 1673.
[347] Jean Sobieski, qui fut depuis élu roi de Pologne le 20 mai 1674.
[348] Il avait épousé la petite-fille du maréchal d'Arquien, laquelle, après sa mort, revint en France. La victoire que Sobieski remporta, en 1783, sous les murs de Vienne, et qui sauva l'empereur et l'Empire, est plus célèbre encore que celle dont il s'agit ici.
[349] M. le Prince et M. de Turenne.
[350] Jeanne-Marie Colbert, duchesse de Chevreuse.
[351] Jean Sobieski, depuis roi de Pologne.
[352] Les enfants de madame de Montespan.
[353] Expression singulière, qui date du temps des précieuses. Chère était le nom qu'elles se donnaient entre elles. (Voy. le Comment. de Bret sur Molière.)
[354] Le duc de Saint-Simon rapporte un autre vol plus étrange encore, qui se fit à Versailles. On enleva en une nuit toutes les crépines et les franges d'or des grands appartements, depuis la galerie jusqu'à la chapelle. Quelques perquisitions qu'on fît, on ne trouva aucune trace du vol. Mais cinq ou six jours après, le roi étant à souper, un énorme paquet tomba tout à coup sur la table, à quelque distance de lui: c'étaient les franges volées, avec un billet attaché sur le paquet, où l'on lut ces mots: Bontemps, reprends tes franges, la peine en passe le plaisir. Saint-Simon était témoin.
[355] M. d'Andilly et M. de Sévigné s'étaient retirés depuis plusieurs années à Port-Royal des champs.
[356] Si tu me regardes, on me regardera. Cette devise était celle qui avait pour corps un cadran solaire, et faisait allusion au soleil, emblème adopté par le roi.
[357] Louis-Auguste de Bourbon, fils du roi et de madame de Montespan.
[358] Le 5 février 1627, jour de la naissance de madame de Sévigné.
[359] Vers de Marot dans son épître au roi François Ier, pour avoir été desrobé.
[360] Fille du roi et de madame de la Vallière.
[361] M. le Tellier, frère de M. de Louvois.
[362] Madame de Grignan arriva à Paris peu de jours après, et y resta jusqu'à la fin de mai 1675.
[363] Les adieux de la mère et de la fille s'étaient faits à Fontainebleau.
[364] Jeu de hasard très-périlleux, et très en vogue sous Louis XIV.
[365] L'olivier, l'oranger, les chênes verts, les lauriers, le myrte, etc., gardent leurs feuilles toute l'année.
[366] Allusion à la scène de maître Jacques, cuisinier d'Harpagon, qui travaille à réconcilier celui-ci avec son fils, dans l'Avare de Molière, scène IV, acte IV.
[367] A M. le Goux de la Berchère.
[368] C'est-à-dire à une vieille pendule.
[369] Femme du premier écuyer de la grande duchesse de Toscane.
[370] Françoise-Renée de Lorraine de Guise, abbesse de Montmartre.
[371] L'hôtel de Turenne était situé rue Saint-Louis, au Marais.
[372] On sait que madame Cornuel appelait ces huit maréchaux de France la monnaie de M. de Turenne.
[373] M. de Louvois, voulant faire M. de Rochefort maréchal de France, n'y pouvait parvenir qu'en proposant les sept autres, qui étaient plus anciens lieutenants généraux que M. de Rochefort.
[374] Le comte du Lude, grand maître de l'artillerie.
[375] Renée-Éléonore de Bouillé, première femme du comte du Lude, passait sa vie à Bouillé, par un goût singulier qu'elle avait pour la chasse.
[376] Vers du Cid.
[377] Le bailli de Forbin, et le marquis de Vins.
[378] Le comte du Lude.
[379] On aime à remarquer qu'elle avait senti la beauté de cette expression, et se plaisait à s'en parer devant plus d'un ami.
[380] Madame de Grignan. Sa mère lui donnait souvent ce nom.
[381] Généralissime des armées de l'empereur.
[382] Neveu de Turenne.
[383] Il était petit-fils d'Anne Arnauld, tante de M. Arnauld d'Andilly.
[384] Henri de Lorraine, depuis duc d'Elbeuf, fils de Charles de Lorraine et d'Élisabeth de la Tour de Bouillon, nièce de M. de Turenne.
[385] Pour M. de Sévigné.
[386] Du régiment de Navarre, l'un des six vieux.
[387] Élisabeth de la Tour, sœur du cardinal de Bouillon.
[388] M. le coadjuteur d'Arles et M. l'abbé de Grignan.
[389] Madame de Sanzei était sœur de M. de Coulanges, et M. de la Trousse était leur cousin germain.
[390] Il avait été capitaine des gardes de M. de Turenne.
[391] On l'appelait les d'Hacqueville, parce qu'il se multipliait pour le service de ses amis.
[392] Premier commis de M. de Pomponne.
[393] C'est le bel abbé de Grignan.
[394] Gloire est pris ici pour orgueil.
[395] Parodie de ces vers de Corneille dans Polyeucte, acte IV, scène IV:
[396] Parodie de l'adieu de Cadmus, dans l'opéra de Quinault.
[397] Charles IV, duc de Lorraine, mort le 17 septembre. Madame de Lillebonne sa fille, en parlant de lui, disait: Son Altesse, mon père.
[398] La princesse de Tarente habitait Château-Madame, dans le faubourg de Vitré.
[399] C'était de petites figures de cire coloriée que l'abbé de Coulanges avait envoyées à M. de Grignan, pour orner un des cabinets de son château.
[400] Amiral de la flotte hollandaise.
[401] Le marquis de Sévigné avait recherché Antoinette Lefèvre d'Eaubonne, cousine de M. d'Ormesson.
[402] Il était question d'un établissement pour mademoiselle d'Alerac, fille du premier lit de M. de Grignan.
[403] Achille de Harlay, depuis premier président.
[404] M. de Sévigné témoigne de la haine contre M. de Mirepoix, à cause du procès de M. de Grignan avec les héritiers de mademoiselle du Puy-du-Fou, sa seconde femme.
[405] Expression familière de l'abbé de Pontcarré, lorsqu'il était importuné de quelque discours.
[406] Courrier de la malle.
[407] Surintendant-général des postes.
[408] Le portrait en miniature de madame de Grignan.
[409] Madame de Tarente était fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel.
[410] Madeleine de Créqui, duchesse de la Trémouille.
[411] Il avait été décidé que le lieutenant général qui représentait le roi aurait le pas sur les évêques dans les états des provinces; et depuis cette décision les évêques s'abstenaient souvent d'y assister.
[412] Louis Boucherat, chancelier de France en 1685, alors commissaire du roi aux états de Bretagne.
[413] Sœur du marquis de la Trousse, cousine germaine de madame de Sévigné.
[414] Une des femmes de chambre de madame de Sévigné.
[415] Petite chienne que madame de Sévigné avait laissée à Paris.
[416] François de la Fayette, évêque de Limoges, premier aumônier de la reine Anne d'Autriche; il était oncle du mari de madame de la Fayette.
[417] Madame de Grignan avait de la peine à achever la lecture des ouvrages de longue haleine.
[418] Le père Maimbourg, auteur de l'Histoire des Croisades. Le médecin des Lettres persanes donne, pour remède contre l'asthme, de lire tous les ouvrages de ce père, en ne s'arrêtant qu'à la fin de chaque période.
[419] Voyez ce portrait au commencement du volume.
[420] François de Nompar de Caumont.
[421] Madame de Coulanges était cousine de M. de Louvois.
[422] De maître des requêtes.
[423] Le comte de Sault, qui fut depuis duc de Lesdiguières;—le marquis de Renti, de la maison de Croy;—le marquis de Biran, qui fut depuis duc de Roquelaure et maréchal de France.
[424] L'écriture de M. d'Hacqueville était très-difficile à lire.
[425] Gerusalemme liberata, canto VII., st., 8.
[426] Le mariage d'Anne, duchesse de Bretagne, qui, ayant épousé Charles VIII, et ensuite Louis XII, son successeur, réunit ce duché à la France.
[427] Anne-Lucie de la Mothe-Houdancourt, nièce du maréchal de ce nom.
[428] Charlotte d'Estampes-Valençai mourut le 3 septembre 1677.
[429] Terre qui appartenait à la maison de Sévigné.
[430] Un parent de M. de Grignan.
[431] M. de Pomponne et madame de Vins.
[432] Marie de Médicis était parvenue, à force de supplications, le 10 novembre 1630, à obtenir du roi son fils que le cardinal de Richelieu serait écarté du ministère; le 11, le roi se rendit à Versailles, et, entraîné par les observations adroites du duc de Saint-Simon, il voulut avoir encore un entretien avec le cardinal: de ce moment, l'autorité du ministre fut rétablie, et la disgrâce de la reine-mère résolue. Cette journée du 11 novembre fut appelée la journée des dupes.
[433] Allusion à un vers de Benserade qui se trouve dans des stances qu'il fit pour le roi, représentant un esprit follet.
[434] Depuis évêque de Lavaur, et ensuite de Nîmes.
[435] Vers de Corneille dans les Horaces.
[436] Voici le jugement que porte le marquis de Sévigné sur ce livre.
«Et moi, je vous dis que le premier tome des Essais de morale vous paraîtrait tout comme à moi, si la Marans et l'abbé Têtu ne vous avaient accoutumée aux choses fines et distillées. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les galimatias vous paraissent clairs et aisés: de tout ce qui a parlé de l'homme et de l'intérieur de l'homme, je n'ai rien vu de moins agréable; ce ne sont point là ces portraits où tout le monde se reconnaît. Pascal, la Logique de Port-Royal, et Plutarque, et Montaigne, parlent bien autrement: celui-ci parle parce qu'il veut parler, et souvent il n'a pas grand'chose à dire. Je vous soutiens de plus que ces deux premiers actes de l'opéra sont jolis, et au-dessus de la portée ordinaire de Quinault; j'en ai fait tomber d'accord ma mère.»
[437] Ville du pays de Mecklembourg sur la mer Baltique; elle appartenait au roi de Suède, et elle se rendit au roi de Danemark.
[438] Charlotte-Émilie-Henriette de la Trémouille, fille de la princesse de Tarente, était à la cour de Danemark.
[439] Chant XIV, st. 87.
[440] Renaud de Sévigné, mort à Port-Royal le 16 mars 1676.
[441] La mère de madame de la Fayette s'était remariée en secondes noces à Renauld, chevalier de Sévigné.
[442] Madame de Sévigné commençait à reprendre son écriture ordinaire, mais d'une main encore mal assurée.
[443] M. de Sévigné s'arrêtait volontiers, en allant et en revenant, chez une abbesse de sa connaissance.
[444] C'était la première maladie de madame de Sévigné.
[445] Valet de chambre de madame de Sévigné.
[446] Allusion au rôle de Martine, femme de Sganarelle, dans le Médecin malgré lui, acte III, scène IX.
[447] Voy. la note de la lettre du 9 mars 1672.
[448] De premier maître d'hôtel du roi.
[449] Marie-Blanche d'Adhémar.
[450] Marie-Marguerite Daubray, mariée en 1651 à N..... Gobelin, marquis de Brinvilliers; elle était fille de M. Daubray, lieutenant civil au Châtelet de Paris. Sa liaison avec Godin de Sainte-Croix l'entraîna dans des crimes qui ont attaché à son nom une affreuse célébrité. Elle fut déclarée atteinte et convaincue, par arrêt du 16 juillet 1676, d'avoir fait empoisonner M. Dreux-Daubray son père, Antoine Daubray, lieutenant civil, et M. Daubray, conseiller au parlement, ses deux frères, et d'avoir attenté à la vie de Thérèse-Daubray, sa sœur. Son complice Sainte-Croix périt victime de ses expériences. On trouva chez lui une caisse remplie de poisons et de recettes, avec une déclaration écrite de sa main, portant que le tout appartenait à la marquise de Brinvilliers. Elle s'était sauvée en pays étrangers, où elle fut arrêtée. Elle fut condamnée à faire amende honorable devant la principale porte de l'église de Paris, nu-pieds, la corde au cou, et à avoir ensuite la tête tranchée, son corps brûlé, et ses cendres jetées au vent.
[451] Voyez ci-dessus la lettre du 22 mars 1676.
[452] Madame de Longueval, chanoinesse.
[453] Une confusion, un désordre: ce mot ne s'emploie plus.
[454] Personnage du roman de l'Astrée, auquel toutes les bergères du Lignon allaient confier leurs amours.
[455] A madame de Montespan.
[456] Charles Colbert, marquis de Croissy.
[457] Surintendant des postes, à qui la Bruyère attribue ce mot ridicule.
[458] Madame de Sévigné était appelée une relique vivante à Sainte-Marie, à cause de madame de Chantal, sa grand'mère, qui était dès lors regardée comme une sainte par les filles de la Visitation, qu'elle avait fondée.
[459] Peut-être faut-il lire Ganat, petite ville près de Vichy.
[460] Anniversaire du jour où madame de Sévigné se sépara de sa fille à Fontainebleau.
[461] Le petit marquis.
[462] Il s'agissait d'un papier d'éventail que madame de Sévigné avait envoyé à madame de Grignan par le chevalier de Buous.
[463] Cousine de la maréchale de Rochefort.
[464] Place publique à Aix.
[465] Petite rivière, mais fameuse par le roman de l'Astrée.
[466] Madame de Péquigny.
[467] Claire-Charlotte d'Ailly, mère du duc de Chaulnes.
[468] Le louis valait 10 livres, qui était alors la même somme que 20 d'aujourd'hui, le marc étant à 26 livres.
[469] Le mariage dont il s'agissait ne se fit point, quoiqu'il fût très-avancé. M. de la Garde était cousin de M. de Grignan.
[470] Trait lancé contre la coiffure des femmes de ce canton.
[471] Dans l'éloge de Dangeau, Fontenelle s'arrête sur sa singulière supériorité dans l'art des jeux. Il faisait les combinaisons les plus savantes sans laisser apercevoir la moindre application. C'est lui qui a fourni à la Bruyère le caractère de Pamphile.
[472] Princesse du roman des Amadis.
[473] Deux fameuses factions florentines, nées dans le XIIe siècle, dont l'une tenait le parti des papes, et l'autre celui des empereurs.
[474] Vers du Tasse.
[475] Louis-Alexandre, marquis de Rambures, dernier rejeton de cette famille.
[476] De M. de Lagarde.
[477] Henri de Daillon, comte, puis créé duc du Lude.
[478] M. Pirot, docteur en Sorbonne.
[479] Penautier, intendant des états du Languedoc, compromis dans l'affaire de la Brinvilliers; il fut acquitté, et reprit l'exercice de tous ses emplois.
[480] Susanne d'Aumale d'Harcourt.
[481] L'Histoire du Vieux et du Nouveau Testament, etc., par le sieur de Royaumont (le Maistre de Sacy).
[482] La collégiale de Grignan.
[483] Pauline Adhémar de Monteil de Grignan, petite-fille de madame de Sévigné, elle était alors âgée d'environ trois ans.
[484] Terre qui appartenait à la maison de Grignan.
[485] Chanoine de Sainte-Geneviève, auteur d'un traité sur le poëme épique.
[486] Nicolas Malebranche, prêtre de l'Oratoire, auteur de la Recherche de la vérité et de plusieurs ouvrages très-estimés.
[487] Pierre de la Lane, mort vers 1661, avait épousé Marie Gastelle des Roches, dont la beauté a été célébrée par Ménage et Chapelain.
[488] Noël de la Lane, abbé de Notre-Dame de Valcroissant, docteur de Sorbonne.
[489] Du départ de madame de Villars, ambassadrice en Savoie.
[490] Jean Sobieski.
[491] François Gaston, dont la femme (Marie-Louise de la Grange d'Arquien) était sœur de la reine de Pologne.
[492] La maison dont il s'agit appartenait aux archevêques de Paris.
[493] Père de madame de Coulanges, intendant de Lyon.
[494] François Égon, cardinal de Furstemberg, évêque de Strasbourg.
[495] Louis Berryer, procureur syndic perpétuel des secrétaires du roi. Il devait sa fortune à la protection de Colbert, dont il s'était fait la créature; il avait été sergent au Mans, et l'on prétendait même qu'il avait commencé par être marqueur du jeu de paume.
[496] La marquise de Coligny les fit imprimer après la mort de son père.
[497] Voyez la scène II du Mariage forcé, comédie de Molière.
[498] Le chevalier de Grignan.
[499] Il est faux que le tombeau de Mahomet, à Médine, soit suspendu à une pierre d'aimant. Cette fable est démentie par tous les écrivains orientaux.
[500] Voyez la lettre du 28 octobre.
[501] Allusion à la scène Ire du IIe acte de Don Juan.
[502] La maréchale de Grancey.
[503] Il s'agissait ici du petit enfant venu à huit mois.
[504] Comme celui de madame de Sévigné.
[505] Allusion relative à madame de Ludres et à madame de Montespan.
[506] De Commercy, où il était allé voir le cardinal de Retz.
[507] Allusion à une fable de la Mouche, envoyée par madame de Grignan.
[508] La marquise de Saint Andiol, sœur de M. de Grignan.
[509] L'enfant né en février 1676, à huit mois.
[510] Voyez le Mariage forcé, comédie de Molière, scène XVI.
[511] Cet hôtel existait à la place où l'on a construit le théâtre de l'Odéon et les rues adjacentes, dont l'une conserve le nom de Condé.
[512] Ce père est un des jésuites que Pascal a tournés en ridicule dans ses Lettres provinciales.
[513] Les Lettres provinciales.
[514] Parodie de ce vers de l'opéra de Thésée, acte II, scène Ire:
[515] Expression de Boileau.
[516] On sait que madame de Grignan aimait la philosophie de Descartes, et qu'elle en faisait sa principale étude.
[517] Madame de Coulanges; allusion à la fable que madame de Grignan avait envoyée à sa mère.
[518] Son armée se trouvait réduite à rien, par les différents détachements qu'on en avait tirés pour grossir l'armée du maréchal de Créqui.
[519] Les Visionnaires de Desmarets.
[520] Noms de deux allées du parc de l'abbaye de Livry.
[521] Laquais de madame de Sévigné.
[522] Abbé de Saint-Sernin de Toulouse et de Trois-Fontaines. Il était exilé dans sa maison de Véret.
[523] Mesdemoiselles de Grignan étaient nièces de madame la duchesse de Montausier.
[524] Madame de Sévigné ne voulait pas laisser copier le portrait de sa fille; mais elle n'avait pu refuser M. de la Garde.
[525] La princesse Anne Comnène, qui vivait au commencement du XIIe siècle.
[526] Élisabeth-Angélique du Plessis-Guénégaud, veuve de François, comte de Boufflers.
[527] Madame de Guénégaud.
[528] Le maître de la poste de Lyon.
[529] L'abbé le Camus de Pontcarré.
[530] Le curé du Saint-Esprit, alors exilé, et recommandé par madame de Grignan.
[531] Rue Culture Sainte-Catherine, à l'angle de la rue des Francs-Bourgeois, au Marais. Jean Goujon a sculpté les figures qui en décorent la façade.
[532] Madeleine de Guénégaud, fille du secrétaire d'État.
[533] Madame de Sévigné prévoit que les chagrins que Mme de Grignan s'était forgés l'année précédente vont renaître. En effet, ces tourments de pure imagination ne firent que s'accroître. Mme de Grignan arriva fin d'octobre à Paris, où elle resta un an et dix mois, et retourna en Provence en septembre 1679.
[534] Il était procureur syndic perpétuel de leur compagnie.
[535] Expression en usage au jeu de la bassette.
[536] D'Avrigny dit le 11.
[537] Le maréchal de Luxembourg.
[538] Antoine de Gondi avait épousé, en 1463, Madeleine de Corbinelli.
[539] C'est la maxime 67 du duc de la Rochefoucauld.
[540] Mademoiselle, fille de Monsieur, frère de Louis XIV, fut mariée à Charles II, roi d'Espagne. C'était une des conditions de la paix, à laquelle la jeune princesse n'avait rien moins qu'accédé. Elle eût voulu épouser le Dauphin. Le roi lui dit: Je vous fais reine d'Espagne; que pourrais-je de plus pour ma fille? Ah! répondit-elle, vous pourriez plus pour votre nièce. Elle mourut dix ans après.
[541] Son fils Nicolas du Blé, marquis d'Uxelles, était gouverneur de la ville et citadelle de Châlons.
[542] Fable des deux Pigeons, de la Fontaine, livre IX, fable II.
[543] Madame de Rochebonne, belle-sœur de madame de Grignan, était très-sourde. C'est chez cette dame que madame de Grignan descendait à Lyon.
[544] Frère de Philibert, comte de Gramont.
[545] Léopold Ier, empereur, ne mourut que le 5 mai 1705.
[546] Don Juan d'Autriche, fils naturel de Philippe IV, roi d'Espagne, mourut le 17 septembre 1679.
[547] On sait que J. J. Rousseau a pris dans ce chapitre beaucoup de pensées et d'expressions qui font l'ornement de son Émile.
[548] Marguerite, duchesse de Rohan, veuve de Henri Chabot, et Anne de Rohan-Chabot, sa fille, mariée au prince de Soubise.
[549] Allusion aux promotions de l'ordre du Saint-Esprit.
[550] Madame de la Fayette habitait vis-à-vis le petit Luxembourg, où logeait mademoiselle de Montpensier.
[551] Du côté de M. de Louvois.
[552] M. de Soyecourt étant couché dans la même chambre avec trois de ses amis, la fantaisie lui prit, pendant la nuit, de parler très haut à l'un d'eux, un autre, impatienté, s'écrie: Eh, morbleu! tais-toi, tu m'empêches de dormir.—Est-ce que je parle à toi, lui répliqua Soyecourt?
[553] Paule-Françoise-Marguerite de Gondi, duchesse de Lesdiguières.
[554] La mère Angélique de Saint-Jean-Arnauld, abbesse de Notre-Dame de Port-Royal des champs.
[555] C'était un ex-capucin qui se mêlait de médecine.
[556] Madame de Coulanges ne pardonnait pas à la Fare d'avoir préféré la bassette à madame de la Sablière.
[557] La mère Agnès de Jesus-Maria. Elle était Gigault de Bellefonds, et sœur de la marquise de Villars.
[558] Anne-Louise-Christine de Foix de la Valette-Épernon.
[559] Elle était (dit l'abbé de Choisy) belle comme un ange et sotte comme un panier.
[560] Voici un trait de la galanterie magnifique de ce temps-là. C'est madame de Scudéri qui le mande à Bussy:
«Mademoiselle de .... a reçu des étrennes bien galantes. Elle trouva sur sa toilette un petit diable qui retenait une souris d'Allemagne, qui, dès qu'elle y toucha, s'ouvrit d'elle-même, et laissa tomber deux bracelets de mille louis chacun, avec un billet où étaient écrits ces mots: Le diable s'en mêle.»
[561] Anne-Marie d'Urre d'Aiguebonne, veuve de François de Rostaing, comte de Buri.
[562] Madame dit dans ses lettres que cette dame ne lui fut ôtée que parce qu'elle l'aimait; que c'était un tour de la maréchale de Grancey, dont la fille cadette était aimée du chevalier de Lorraine, favori lui-même de Monsieur.
[563] L'évêque de Rennes (Jean-Baptiste de Beaumanoir) occupait dans ce temps-là l'appartement de madame de Grignan à l'hôtel de Carnavalet.
[564] La Voisin, la Vigoureux, et un nommé le Sage, connus à Paris comme devins et tireurs d'horoscopes, joignirent à cette jonglerie le commerce secret des poisons, qu'ils appelaient poudre de succession. Ils ne manquèrent pas d'accuser tous ceux qui étaient venus à eux pour une chose, d'y avoir recouru pour l'autre. C'est ainsi que le maréchal de Luxembourg fut compromis par son intendant Bonard, qui avait fait chez le Sage on ne sait quelle extravagante conjuration pour retrouver des papiers perdus. Le vindicatif Louvois saisit l'occasion pour le perdre, ou au moins pour le tourmenter.
Outre les personnes nommées ici, madame de Polignac fut décrétée de prise de corps, et la maréchale de la Ferté, ainsi que la comtesse du Roure, d'ajournement personnel.
On accusait la comtesse de Soissons d'avoir empoisonné son mari, madame d'Alluye son beau-père, madame de Tingry ses enfants, madame de Polignac un valet de chambre, maître de son secret.
[565] C'était la sœur de M. de Luxembourg.
[566] Il était l'ami intime de la comtesse de Soissons.
[567] Madame de Coulanges passant sa vie à la cour avec madame de Maintenon, même avec mademoiselle de Fontanges, pouvait faire parvenir ces agréables relations jusqu'au roi.
[568] De la maison de la reine.
[569] La comtesse de Soissons offrit de revenir, pourvu qu'on ne la mît ni à la Bastille ni à Vincennes. La condition fut rejetée. Elle finit par se retirer à Bruxelles, où elle mourut, sur la fin de 1708, «lorsque, dit Voltaire, le prince Eugène, son fils, la vengeait par tant de victoires, et triomphait de Louis XIV.»
[570] Le nombre en fut réduit à six.
[571] Catherine-Françoise Saintot, femme de M. de Dreux, maître des requêtes, fut accusée d'avoir offert 6,000 fr. à la Voisin pour se défaire de son mari.
[572] Marguerite Gallard, veuve du président le Féron, accusée d'avoir empoisonné son mari.
[573] Cet hôtel est situé dans la rue Saint-Antoine.
[574] Pâques tombait le 21 avril en 1680.
[575] Voyez la scène VIII du Ier acte de l'opéra d'Atys.
[576] Mademoiselle de Fontanges.
[577] C'était la princesse de Conti.
[578] Gourville assure dans ses Mémoires qu'il sortit de prison avant sa mort, et Voltaire le tenait de sa belle-fille, madame de Vaux. Mais madame de Sévigné le croyait mort à Pignerol, ainsi que tout le public. Ce qu'en dit mademoiselle de Montpensier confirme l'opinion générale.
[579] Marie-Angélique d'Escorailles.
[580] Philippe Mancini Mazarin, duc de Nevers.
[581] Ses dames d'honneur.
[582] Anne-Geneviève de Bourbon, fille de Henri de Bourbon, second du nom, prince de Condé, morte le 15 avril 1679.
[583] L'évêque d'Autun (Gabriel de Roquette) passait dans ce temps-là pour être l'original que Molière avait eu en vue dans le Tartufe.
[584] Impliquée dans l'affaire des poisons.
[585] Esprit Fléchier, nommé à l'évêché de Lavaur en 1685, et transféré à celui de Nîmes en 1687.
[586] Chi offendi non perdona.
[587] Les vaux d'Olioules, qu'on appelle en langage du pays leis baous d'Olioules, ne sont autre chose qu'un chemin étroit, d'environ une lieue, à côté d'une petite rivière qui passe entre deux montagnes très-escarpées en Provence.
[588] Fameux cordonnier pour femmes.
[589] M. de Berbisi, président à mortier au parlement de Dijon, et proche parent de madame de Sévigné.
[590] Allusion à un passage de la Vie de Pompée, dans Plutarque. «Toutes et quantes fois, dit-il, que je frapperai du pied seulement la terre d'Italie, je feray sourdre de toutes parts gens de guerre à pied et à cheval.» (Traduction d'Amyot.)
[591] Façon de parler familière à madame de Sévigné et à madame de Grignan, pour exprimer l'embarras que certaines gens mettent dans leurs discours.
[592] Allusion au mot de Martine dans le Médecin malgré lui, acte III, sc. IX.
[593] C'est-à-dire que madame la Dauphine ne devait point aller aux Carmélites de la rue du Bouloi.
[594] Beau-père de George Dandin.
[595] Voyez la scène IV du Ier acte de George Dandin.
[596] Expression de M. de la Garde.
[597] On a déjà vu que madame de Sévigné avait donné ces noms à certaines allées, soit de Livry, soit des Rochers.
[598] Grotte fort agréable, où on allait se reposer dans les parties de promenades qu'on faisait à Grignan.
[599] Les jansénistes prétendaient que le pape Innocent XI était favorable à leur doctrine.
[600] L'appartement de madame de Grignan, à l'hôtel de Carnavalet.
[601] Terre de M. de Sévigné, située en basse Bretagne, près du bourg de la Trinité, à peu de distance de Quimper.
[602] Le livre De la fréquente communion, par le docteur Arnauld.
[603] M. de Molac était gouverneur des ville et château de Nantes.
[604] Voyez le chant XIII de la Jérusalem délivrée, du Tasse.
[605] Fils de M. d'Harouïs.
[606] La prairie de Mauves, près du cours Saint-Pierre, à Nantes, sur le bord de la Loire.
[607] M. de Louvois avait passé en Provence, allant négocier et signer le traité par lequel le duc de Mantoue céda Casal à la France.
[608] M. de Montanègre commandait en Languedoc, comme M. de Grignan en Provence.
[609] On appela longtemps du nom générique de comédies toutes les pièces de théâtre gaies ou sérieuses.
[610] Madame de Sévigné entend parler sans doute de l'exil de M. de Bussy, chef de sa maison, et de la prison de M. Fouquet, son intime ami.
Ajoutez l'exil des Arnauld, et plus anciennement la prison et les traverses du cardinal de Retz, son parent et son ami.
[611] Intendant de Provence.
[612] A cause de la compagnie qui grossissait ces jours-là, et à laquelle madame de Sévigné se croyait obligée de faire les honneurs des Rochers. Elle appelait cela écumer son pot.
[613] Avec Louise-Anne de Noailles, sœur d'Anne-Jules, duc de Noailles, maréchal de France.
[614] Sœur d'Achille de Harlai, alors procureur général, et depuis premier président du parlement de Paris.
[615] De Malebranche.
[616] La Fréquente communion.
[617] Sorte de gros taffetas ondé.
[618] Les doubles tournois, ou pièces de quatre sous, qui sont aujourd'hui les pièces de deux sous.
[619] Vers de Brébeuf.
[620] Marie Adhémar de Monteil, religieuse à Aubenas.
[621] Une parente ridicule qui était venue lui rendre visite.
[622] Ces hérétiques croyaient que l'homme pouvait, par ses propres forces, mériter la foi, et la première grâce nécessaire pour le salut.
[623] Fouquet, Lauzun, Bussy-Rabutin, Vardes, etc.
[624] Expression empruntée à MM. de Port-Royal.
[625] Dernier vers du fameux sonnet de Job, par Benserade.
[626] M. de la Rochefoucauld a dit: Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre raison. (Maxime XLIIe.)
[627] Jeu à la mode alors.
[628] Mot que madame de Chantal affectionnait, et qui, de son temps, n'était pas encore généralement admis dans notre langue.
[629] Nom d'une nouvelle allée du parc des Rochers.
[630] Le ballet du Triomphe de l'Amour, de Quinault.
[631] Ce sont des traductions en vers de plusieurs épigrammes de Martial et de Catulle; elles sont en général très-médiocres. Voici la plus courte, et peut-être la meilleure:
[632] Elle mourut peu de temps après. On a prétendu qu'elle fut empoisonnée. Madame l'assure dans ses lettres; madame de Caylus le nie dans ses Mémoires.
[633] M. de Vardes, qui était en exil, venait d'être rappelé à la cour.
[634] C'était une casaque bleue, brodée d'or et d'argent, qui distinguait les principaux courtisans.
[635] Avec Jeanne-Marguerite de Brehant de Mauron, fille du baron de Mauron, conseiller au parlement de Bretagne, et de Louise de Quélen. Elle avait 200,000 francs en mariage, et son père plus de 60,000 livres de rente.
[636] Henri II de Bourbon, prince de Condé. Sa principale gloire fut d'avoir donné le jour au grand Condé.
[637] Fameux solitaire du sixième siècle, qui venait communier tous les ans sainte Marie égyptienne, la nuit du jeudi au vendredi saint, dans un désert sur les bords du Jourdain. (Voyez la Vie des Pères du désert.)
[638] Madame de Grignan sollicitait un dédommagement pour les dépenses extraordinaires que son mari avait été obligé de faire sur les côtes de Provence.
[639] Madame de Montchevreuil, ancienne amie de madame de Maintenon, et gouvernante des filles d'honneur de madame la Dauphine.
[640] Madeleine de Lionne. Il paraît qu'elle mourut d'une saignée faite maladroitement.
[641] Balthazar de Crevant d'Humières, chevalier de Malte, commandeur de Villiers au Liége, abbé de Saint-Maixant et de Preuilly.
[642] Allusion à la pâleur et à l'abattement de la princesse Olympie, lorsqu'elle se vit trahie par Birène.
[643] Madame de Marbeuf.
[644] Le roi Charles II mourut le 16 février 1685, et le roi de France ne voulut point que de toute la semaine il y eût à la cour bal ni comédie. Le petit marquis de Grignan devait faire partie de la mascarade.
[645] Voyez le Cid, acte III, scène IV.
[646] Valet de chambre de M. de Sévigné.
[647] Discours des grands seigneurs au siége de la Rochelle, en 1628.
[648] Madame de la Bédoyère (Anne-Éléonore du Puy-Murinais.)
[649] Dans son Traité du poëme épique.
[650] Cette dame avait été renvoyée de la cour vers l'année 1668, en même temps que madame d'Armagnac.
[651] Les princes de Conti et de la Roche-sur-Yon étaient partis pour aller servir en Hongrie, où ils se trouvèrent au combat de Gran, et firent des prodiges de valeur.
[652] Wilhelmine-Ernestine, fille de Frédéric III, roi de Danemark, veuve de Charles II, duc et électeur de Bavière, comte palatin du Rhin.
[653] Mot du pays qui signifie gaiement.
[654] Louis-Armand, vicomte de Polignac.
[655] Voyez le Portrait de madame de Sévigné, qui contient aussi l'éloge de madame de Grignan.
[656] La Diatribe insérée dans les Amours des Gaules.
[657] Le duc de Montmouth, fils naturel de Charles II et de Lucy Walters, fut décapité le 25 juillet, trois jours après la date de cette lettre. D'un caractère remuant et inquiet, il avait conspiré contre le roi son père, qui lui pardonna. A peine Jacques II fut-il monté sur le trône, qu'il s'embarqua pour l'Angleterre avec quelques mécontents. Il s'annonça comme le fils légitime du feu roi, se fit couronner, et promit de soutenir la religion anglicane. Mais il fut vaincu par les troupes du roi Jacques, et fait prisonnier.
[658] Accusé d'avoir profité, pour son Dictionnaire, du travail de l'Académie, qui préparait alors le sien, Furetière en fut exclu en 1685, et publia le Factum virulent dont il s'agit, où il attaqua la Fontaine, qui avait donné sa voix pour cette exclusion.
[659] C'est peut-être cette devise qui donna à Michel Corneille l'idée d'un tableau que l'on voyait à Chantilly. La muse de l'histoire arrachait de la vie du héros les feuillets sur lesquels étaient écrits les triomphes qu'il avait obtenus en combattant contre son roi.
[660] Un procès perdu avait mis Bussy dans cet état.
[661] C'est le maréchal de Villars, le vainqueur de Denain, dont il nous reste des Mémoires intéressants.
[662] Secrétaire du cabinet du roi.
[663] Terre de la maison de Châteauneuf de Rochebonne.
[664] On sait que les terres remuées au camp de Maintenon causèrent beaucoup de maladies.
[665] Monseigneur fut nommé par les soldats Louis le Hardi, pendant le siége de Philisbourg.
[666] Jean Filleau de la Chaise, auteur d'une Vie de saint Louis fort estimée, et frère de M. de Saint-Martin, auteur de la traduction de Don Quichotte.
[667] On connaissait dans le monde madame de Longueval, chanoinesse de Remiremont, sous le nom du Chanoine: elle était sœur de la maréchale d'Estrées.
[668] Marie de Rabutin, marquise de Montataire, avait eu de grands procès avec madame de Longueval.
[669] Madame de Frontenac et mademoiselle d'Outrelaise.
[670] Célèbre directeur de l'Oratoire.
[671] Dans une grande maison contiguë aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, où mademoiselle de Longueville fit une mort très-chrétienne, après une pénitence de vingt-sept ans.
[672] Henri-Joseph de Peyre, comte de Troisville (on prononçait Tréville), ancien cornette de la première compagnie des mousquetaires, gouverneur de Foix, fut attaché, ainsi que madame de la Fayette et le duc de la Rochefoucauld, à madame Henriette, duchesse d'Orléans. Témoin de la mort de cette princesse, il en conçut une si profonde douleur, qu'il renonça au monde, pour ne plus s'occuper que de son salut.
[673] M. l'abbé de la Vergne-Tressan fut entraîné dans sa litière comme il passait le Gardon, petite rivière profonde, et fut noyé par l'imprudence et par l'obstination de son muletier le 5 avril 1684.
[674] Fable de la Fontaine, le Lièvre et les Grenouilles, livre II, fable 14.
[675] N..... Gigault de Bellefonds, tante du maréchal de Bellefonds.
[676] Marie-Blanche d'Adhémar, religieuse au couvent de la Visitation d'Aix.
[677] Il avait réformé sa table.
[678] Louis de Lorraine, comte d'Armagnac, grand écuyer de France.
[679] Louis-Thomas de Savoie, comte de Soissons.
[680] Henri de Lorraine, comte de Brienne.
[681] Les princes peuvent être chevaliers de l'ordre à vingt-cinq ans.
[682] Le fils aîné de Victor-Maurice, comte de Broglio, maréchal de France, tué au siége de Charleroi en 1693. C'était le neveu de M. de Lamoignon.
[683] C'est-à-dire, avant le premier de l'an 1689.
[684] Voyez la fable du Chêne et du roseau.
[685] François-Égon de la Tour, dit le prince d'Auvergne.
[686] M. l'archevêque d'Arles.
[687] Supérieure de Saint-Cyr, femme de beaucoup de talent, mais ambitieuse.
[688] Célèbre jésuite qui prenait part à cette affaire par rapport à M. de Gaillard son frère, homme de mérite et de beaucoup d'esprit.
[689] La mère ne pouvait exprimer plus laconiquement, ni avec plus d'énergie, le mal qu'elle souffrait quand elle craignait pour la poitrine de sa fille.
[690] Louvois, qui avait eu la surintendance des bâtiments, imagina, pour plaire à son maître, qu'on pourrait faire venir la rivière d'Eure jusqu'à Versailles, dont les fontaines ne s'alimentaient que des eaux fétides d'un étang. Il fallait détourner cette rivière dans un espace de onze lieues. Il fallait surtout joindre deux montagnes vis-à-vis Maintenon. On employa trente mille hommes de l'armée à ces travaux. Les maladies détruisirent en grande partie ce camp. Le projet fut depuis abandonné, et n'a jamais été repris.
[691] Madeleine-Armande du Cambout de Coislin, mariée le 10 avril suivant à Maximilien de Béthune, duc de Sully, prince d'Enrichemont.
[692] La Mort de Pompée, tragédie de Corneille.
[693] Louis-Antoine de Noailles, évêque de Châlons-sur-Marne, puis archevêque de Paris et cardinal.
[694] Allusion aux atomes crochus qui, suivant Épicure, forment les parties élémentaires de la matière et de l'universalité des êtres.
[695] Palais des rois d'Angleterre dans le faubourg de Westminster, à Londres.
[696] Autre palais des rois d'Angleterre, voisin de Whitehall.
[697] Allusion au roman de madame de la Fayette.
[698] Voy. les Mémoires de Dangeau, t. I, p. 264.
[699] Trait d'ignorance échappé à quelque personnage du temps.
[700] Cette circonstance faisait que M. de Grignan commandait pour le roi dans le Comtat.
[701] Celui qu'on appelait le bel abbé avant qu'il ne fût évêque.
[702] Phrase provençale.
[703] Vers de l'opéra d'Atys.
[704] Marie-Louise d'Orléans, fille de Monsieur et de Henriette-Anne d'Angleterre, sa première femme.
[705] François de Rochechouart, marquis de Chandenier, avait été premier capitaine des gardes du corps du roi; mais étant tombé en disgrâce, il donna la démission de sa charge, et ce fut Anne, comte, puis duc de Noailles, qui lui succéda en 1651.
[706] Chaulnes, en Picardie, entre Roye et Péronne.
[707] Fable du Chêne et du Roseau, par la Fontaine, fable XXII, liv. I.
[708] M. Rochon était aussi chargé des affaires de M. de Grignan.
[709] Charlotte Séguier, fille puînée du chancelier, veuve en secondes noces du duc de Verneuil.
[710] Auteur d'un excellent Traité de la religion chrétienne.
[711] Catherine-Félicité Arnauld de Pomponne, qui fut mariée à Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, ministre d'État.
[712] Sœur de madame de Pomponne.
[713] Jean-Renauld de Segrais, de l'Académie française, était de Caen, ainsi que Malherbe, Huet, etc.
[714] Madame de Sévigné, belle-fille, n'avait jamais vu M. de Grignan.
[715] Nièce de René Descartes.
[716] M. de Grignan venait d'obtenir le cordon bleu.
[717] Madame de Rochebonne avait un grand nombre d'enfants.
[718] Louis-François, marquis, puis duc de Boufflers, pair et maréchal de France.
[719] Cinq belles grilles placées dans un mur demi-circulaire, en face du château, séparent le parterre du parc des Rochers.
[720] Premier président du parlement de Bretagne.
[721] Le comte de Revel était Piémontais.
[722] Le Conquêt est situé au fond de la Bretagne, dans un endroit appelé le bout du monde, ad fines terræ. Aujourd'hui le Finistère.
[723] Voyez l'arrêt burlesque donné en la grand'chambre du Parnasse en faveur des maîtres ès-arts, pour le maintien de la doctrine d'Aristote. Œuvres de Boileau.
[724] Ce passage est relatif à l'affaire de M. d'Harouïs, trésorier des états de Bretagne, allié de madame de Sévigné. Elle justifie ici le duc de Chaulnes aux yeux de la famille de Grignan, qui lui donnait tort.
[725] René de Marillac, doyen des conseillers d'État, mariait Marie-Madeleine de Marillac, sa fille, avec René-Armand Mothier, comte de la Fayette, fils puîné de madame de la Fayette.
[726] Louis Mothier, abbé de la Fayette, fils aîné de madame de la Fayette.
[727] Nicolas de Lamoignon, frère du président, et connu sous le nom de Bâville, remplaça, au mois de septembre 1685, M. d'Aguesseau dans l'intendance du Languedoc. Ce fut lui qui organisa ces étranges missions qui, du nom de leurs missionnaires, furent appelées dragonades. Il remplit les fonctions d'intendant du Languedoc pendant trente-trois ans, sans revenir à Paris.
[728] Victor-Maurice, comte de Broglio, commandait en Languedoc. Il était frère de Charles-Amédée de Broglio, comte de Revel.
[729] Voyez la fable de l'Éducation, par la Fontaine, fable 24, livre VIII.
[730] Les lettres de madame de la Fayette étaient toujours fort courtes.
[731] Ces travaux furent exécutés, et M. de Monmerqué dit qu'ils existent encore à peu près dans l'état où Mme de Sévigné les décrit en cet endroit.
[732] Louis Phélipeaux, comte de Pontchartrain, venait de succéder à M. le Pelletier, contrôleur général des finances, qui avait demandé la permission de se retirer.
[733] Le maréchal d'Estrées commandait en Bretagne en l'absence de M. de Chaulnes.
[734] M. de Chaulnes avait promis de faire avoir cette députation à M. de Sévigné, et ne l'avait pas fait.
[735] L'arrivée des cardinaux français, savoir: les cardinaux de Bouillon, de Bonzi, et de Furstemberg; le cardinal d'Estrées était déjà dans le conclave.
[736] Le nez de Pauline ressemblait d'abord à celui de madame de Sévigné, et plus tard à celui de M. de Grignan.
[737] Mot de Tréville sur madame de Grignan.
[738] Madame de la Fayette écrivait à madame de Sévigné, le 8 octobre précédent: «Vous êtes vieille, vous vous ennuierez, votre esprit deviendra triste, et baissera, etc.»
[739] Maison de campagne de madame de Coulanges.
[740] Contre-vérité; c'est-à-dire jansénistes.
[741] La lettre précédente finissait par ces mots: «Ma belle-fille a mal à la tête, elle a versé dans son petit voyage, elle s'est cognée, et deux de ses belles juments, qu'on avait dételées, se sont échappées; on ne sait encore où elles sont: mon fils en est en peine: voilà un petit ménage affligé. Ils vous parleront mercredi.
[742] Louis de la Tour, prince de Turenne, neveu du cardinal de Bouillon.
[743] Auteur de la Vérité de la religion chrétienne.
[744] M. le chevalier de Grignan, devenu maréchal de camp en 1688, ne put pas conserver son régiment, et le roi en fit don au jeune marquis de Grignan.
[745] Voyez Bossuet, Oraison funèbre de la reine d'Angleterre.
[746] Les Anecdotes de Florence, ou l'Histoire secrète de la maison de Medicis, par Varillas.
[747] Le cardinal Bentivoglio, auteur de l'Histoire des guerres civiles de Flandre, et de plusieurs autres ouvrages.
[748] Du comte Guidubaldo de Bonarelli. C'est une imitation de l'Aminta du Tasse, et du Pastor fido de Guarini.
[749] Madame de Sévigné comparait les douze mois de l'année à un sac de mille francs, qui finit presque aussitôt qu'on a commencé d'y puiser.
[750] Il réforma les carmes, qui prirent alors le nom de carmes déchaussés.
[751] Ce repas eut lieu le 5 janvier 1690. Il y avait cinq tables tenues par le roi, par Monseigneur, par Monsieur, par Madame et par Mademoiselle. Le roi, Monseigneur et Monsieur furent rois chacun à leur table.
[752] Fils de Colbert; il mourut de langueur et d'épuisement.
[753] Marie-Blanche d'Adhémar, religieuse aux Filles de Sainte-Marie.
[754] M. de Pontchartrain, alors contrôleur des finances, et depuis chancelier de France en 1699.
[755] Maison de campagne de madame de Coulanges.
[756] Où demeurait madame de la Fayette, qu'elle allait voir souvent.
[757] Alexandre VIII était mort depuis deux mois et quelques jours.
[758] Le duc et la duchesse de Nevers.
[759] La ville de Mons se rendit au roi le 9 de ce même mois d'avril, après seize jours de tranchée ouverte.
[760] Le marquis de Grignan.
[761] Voir le journal manuscrit de Dangeau, 31 juillet 1691. M. de Chaulnes était ambassadeur à Rome.
[762] M. de Seignelai était mort l'année précédente.
[763] Auteur d'un livre sur la Vérité de la religion chrétienne. Il était protestant.
[764] Trait dirigé contre la vanité de M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon.
[765] Moins d'un an après, elle n'existait plus.
[766] Le mariage de Pauline de Grignan avec le marquis de Simiane était convenu: on n'attendait pour le célébrer que le retour du marquis, qui était à l'armée.
[767] Madame de Chaulnes se plaignait de ce que le marquis de Sévigné voyait plus l'intendant de la province que le premier président et le procureur général du parlement de Bretagne.
[768] Jardinier des Rochers.
[769] Cette lettre est vraisemblablement la dernière que madame de Sévigné ait écrite. Elle mourut le 17 d'avril.
[770] La maréchale de Créqui et madame du Plessis-Bellière.
[771] Madame de Vins avait perdu son fils unique.
[772] Elle avait voulu être enterrée aux Carmélites.
[773] «Madame de Miramion mourut à Paris; c'est une grande perte pour les pauvres, à qui elle faisait beaucoup de bien. Elle avait travaillé à beaucoup de bons établissements de charité, qui presque tous avaient réussi. Le roi l'aidait dans les bonnes œuvres qu'elle faisait, et ne lui refusait jamais rien.» (Mémoires de Dangeau, 24 mars 1696, tome II, page 41.)
[774] Madame de Sévigné était morte le 17 avril, et l'on avait caché pendant quelques jours ce malheur à madame de Grignan.
DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.
DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.
DE Mme DE SÉVIGNÉ A MÉNAGE.
DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE GRIGNAN.
DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.
DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.
DE M. DE SÉVIGNÉ, SOUS LA DICTÉE DE Mme DE SÉVIGNÉ, A Mme DE GRIGNAN.
DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.
DE Mme DE SÉVIGNÉ AU MARQUIS DE SÉVIGNÉ, SON FILS.
DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. LE DUC DE CHAULNES.
DE Mme LA COMTESSE DE GRIGNAN AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.
DE M. LE COMTE DE GRIGNAN A M. DE COULANGES.
Au lecteur
Cette version électronique reproduit, dans son intégralité, la version originale.
La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.
L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été corrigés. Ils sont soulignés par des pointillés. Positionner la souris sur le mot souligné en pointillés pour visualiser l'orthographe initiale.
Une Liste des lettres a été ajoutée.