The Project Gutenberg EBook of La filleule de Lagardère; I, by Paul Mahalin This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La filleule de Lagardère; I La saltimbanque Author: Paul Mahalin Release Date: August 23, 2011 [EBook #37183] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLEULE DE LAGARDÈRE; I *** Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
PAUL MAHALIN
PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉATRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL
—
1886
Droits de traduction, de reproduction et d'analyse réservés.
LA FILLEULE
DE LAGARDÈRE
I
LA SALTIMBANQUE
L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en septembre 1885.
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Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.—A. PICHAT.
PAUL MAHALIN
PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉATRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL
—
1885
Droits de traduction, de reproduction et d'analyse réservés.
TABLE |
Cette enseigne—pleine de promesses d'émotions et de surprises—se balançait au-dessus de l'article qui suit, à la première page des journaux «les mieux renseignés» de Paris.
Un article qui, pour ravigoter davantage la curiosité du lecteur, se découpait—comme l'ancienne galette du Gymnase—en tranches légères dont chacune était précédée d'un sous-titre à sensation...
Formule nouvelle que l'art moderne du reportage vient d'emprunter au humbugh américain.
Nous copions textuellement ce morceau d'éloquence française, qui servira, si bon vous semble, de lever de rideau à notre récit:
Sinistre découverte
«Ce matin, à la pointe du jour, les employés de la ligne de l'Ouest—à la gare Saint-Lazare—ont aperçu une masse humaine étendue au bas de l'une des piles qui soutiennent le pont de l'Europe.
»Cette masse n'était autre que le cadavre d'un homme dont la tête ne formait plus qu'une sorte de compote: il n'y a pas d'autre terme pour caractériser cet horrible mélange d'os en miettes, de chairs en bouillie, de cervelle et de sang.
»Impossible, dans cette boue rougeâtre, de rien démêler qui permît de reconstituer une figure.
»Le malheureux avait dû avoir la tête broyée par l'un des trains de nuit qui sillonnent la voie.
»Maintenant, cette fin épouvantable devait-elle être attribuée à un accident ou à un suicide?
»Point: on se trouvait en face d'un crime.
Le crime patent
»Le chef de gare et le commissaire de surveillance avaient été immédiatement réveillés. Ils donnèrent l'ordre de procéder à l'enlèvement du cadavre. Celui-ci était couché sur le côté gauche. Lorsqu'on l'eut relevé, on reconnut qu'il avait été frappé dans la région du cœur par un instrument tranchant dont le passage était marqué par une fente dans les vêtements. Cet instrument, en pénétrant au-dessous du sein, n'avait sans doute déterminé qu'une hémorragie intérieure; car on ne remarquait au bord de la blessure que quelques gouttelettes de sang.
Arrivée de la justice
»Le commissaire de police du quartier de l'Europe, prévenu, était accouru sur-le-champ.
»Il s'empressa d'aviser la Préfecture et le parquet.
»MM. Lebastard de Précourt, substitut du procureur de la République, et Gillot, juge d'instruction, se transportaient aussitôt sur le théâtre de la lugubre trouvaille.
»Ils y étaient bientôt rejoints par l'habile chef de la sûreté.
Le signalement de la victime
»Taille au-dessus de la moyenne, forte corpulence, le cou gras, les épaules puissantes, le torse développé, les mains et les pieds longs et larges, la peau hâlée comme celle des gens qui ont l'habitude de vivre en plein air.
»Vêtu d'une chemise de toile assez fine—sans marque—et d'un complet d'étoffe grise à petits carreaux.
»Chaussettes de fil écru, de fabrication anglaise, et bottines lacées sur le devant.
»Plusieurs bagues d'un grand prix aux doigts.
»Au plastron de la chemise, deux diamants dont la valeur contraste singulièrement avec la modestie du reste du costume.
»A l'une des boutonnières inférieures du gilet, une chaîne de montre en or, d'un poids considérable.
»La montre a disparu.
»Absolument rien dans les poches.
»Ni portefeuille, ni argent, ni papiers, ni mouchoir.
L'incident du chapeau
»Au moment de la découverte du cadavre, et juste au-dessus de l'endroit où celle-ci avait lieu, un ouvrier maçon, qui se rendait à son travail, ramassait, sur le trottoir de la place de l'Europe, un petit chapeau rond et mou,—de ces chapeaux dits de voyage,—de la même étoffe que le vêtement de l'inconnu.
»Ce chapeau avait—évidemment—appartenu à ce dernier.
»La coiffe en était arrachée.
Les premières constatations
»Le personnel de la gare a été interrogé.
»Aucun employé à l'arrivée et au départ ne se rappelle avoir remarqué l'inconnu.
»Quant au service de la voie, une circonstance toute fortuite l'a empêché de fournir à la justice les éclaircissements que celle-ci était en droit d'attendre de lui.
»On sait quel orage s'est abattu, cette nuit, sur Paris entre une heure et demie et deux heures.
»La violence de cet orage, qui n'a pas duré moins d'une heure, avait forcé les employés à se tenir dans les postes-abris qui leur sont assignés en cas de mauvais temps.
»Ils n'ont pu rien entendre.
»Le bruit de la chute du corps, du haut du pont de l'Europe, a dû se perdre dans le fracas de la pluie qui tombait par torrents et du tonnerre qui ne cessait de gronder.
La machine du train 44
»Les roues des différentes machines, qui ont évolué dans la nuit sur la ligne de parcours où gisait le cadavre, ont été examinées avec soin.
»A celles de la machine du train 44 adhéraient encore des fragments d'os ainsi qu'une touffe de cheveux d'un blond laineux,—les taches de sang, qui auraient dû accompagner ces fragments et cette touffe, n'ayant pu résister à l'action de l'averse.
»Or, le train 44 arrive de Cherbourg à deux heures vingt-cinq.
»On peut donc présumer que c'est à deux heures environ—c'est-à-dire au moment où l'orage atteignait à son paroxysme—que le personnage dont il s'agit, après avoir reçu le coup mortel sur le pont de l'Europe, a été projeté sur la voie du chemin de fer, par-dessus le parapet.
Les gardiens de la paix
»On nous demandera, non sans un semblant de logique:
»—Que faisaient les gardiens de la paix chargés de surveiller le quartier, pendant que ce crime s'accomplissait sur la place de l'Europe?
»Ici, certains de nos confrères ne manqueront pas de répéter que le corps des anciens sergents de ville pratique avec religion la philosophie péripatéticienne et professe une dévotion toute particulière pour la maxime: Festina lente...
»Et nous savons des esprits chagrins qui profiteront de l'occasion pour réclamer une fois de plus la suppression de ces braves gens qu'il est si doux de contempler, arpentant le trottoir, causant deux par deux, trois par trois, de choses honorables, et présentant, comme l'a dit un écrivain célèbre, l'image consolante de cette suprême tranquillité qui est la récompense des justes aux Champs-Elysées de la Fable.
»Pour notre part, nous nous bornerons à constater que les gardiens de la paix sont des mortels comme les autres, sujets aux fluxions de poitrine et aux rhumes de cerveau, et qu'il ne faudrait point blâmer outre mesure d'avoir cherché, en se réfugiant dans des coins, à se garer des formidables écluses ouvertes, cette nuit, sur leurs têtes.
»Nous ajouterons que la place de l'Europe est un des endroits de Paris les plus dénués de surveillance.
»On trouve bien des gardiens au bout de la rue de Londres.
»On en trouve bien encore au bas de la rue de Rome.
»Mais on n'en rencontre jamais, au grand jamais, sur la place de l'Europe.
»Voilà comment un crime de la nature de celui qui nous occupe a pu se commettre à cent pas du poste de police de la rue de Vienne et du commissariat de police de l'impasse Tivoli.
»Qui ne se rappelle, du reste, que l'effroyable boucherie de Troppmann eut lieu à une centaine de mètres de la caserne de gendarmerie de Pantin?
Les résultats de l'autopsie
»A midi, le funèbre colis était transporté à la Morgue.
»A midi quarante-deux,—on voit que nous précisons,—le savant docteur Bonardel achevait de nouer son tablier pour procéder à l'autopsie.
»Nous sommes heureux de pouvoir donner à nos lecteurs les conclusions de son rapport.
»Après avoir constaté que le sujet porte à la partie gauche du thorax, entre la seconde et la troisième côte, à un centimètre environ du sternum, une plaie pénétrante, produite par une arme à lame mince et plate, qui est entrée dans la poitrine, y a déchiré le péricarde, ouvert le ventricule droit à son sommet, puis l'oreillette gauche et tranché l'artère pulmonaire transversalement, l'habile praticien constate:
»Que cette plaie a suffi pour déterminer une mort foudroyante, comme il arrive par la rupture d'un anévrisme des veines caves inférieure et supérieure;
»Qu'il résulte, en outre, de l'examen de l'estomac et du reste du corps, que ledit sujet venait de faire un copieux repas; qu'il devait se trouver sous l'empire d'une ivresse qui l'a empêché de se défendre; enfin, qu'il ne s'est écoulé qu'une somme de temps approximativement fort courte entre le moment de la chute et celui où le train 44 lui a écrasé la tête en passant.
Le champ des conjectures
»Il est constant que nous ne sommes pas ici en face d'un fait divers ordinaire.
»Celui-ci, en effet, ne saurait être imputé à de vulgaires rôdeurs nocturnes.
»Les bijoux retrouvés sur le mort en sont la preuve.
»Ceux qui ont emporté la montre, s'ils étaient de simples bandits, n'auraient pas négligé la chaîne.
»Non, l'auteur du crime de la place de l'Europe est un maître en science scélérate.
»Il a tout ruminé, tout combiné, tout machiné avec un art mathématique, si l'on peut s'exprimer ainsi. Il a su se faire des auxiliaires de l'heure, de la nuit, de l'endroit! Il s'est fait des complices d'une machine inconsciente et des éléments déchaînés!
»La pluie éloignait tous passants, tous témoins, comme le tonnerre empêchait de surprendre tout cri de détresse.
»Ah! Cartouche et Mandrin étaient de bien naïfs coquins auprès de nos calculateurs modernes!
»Comme celui-ci, par exemple, avait merveilleusement choisi le lieu où, pour la frapper plus sûrement, il amenait sa victime, les yeux bandés par l'ivresse!
»Cette place de l'Europe, si peu fréquentée dans la journée, si solitaire le soir, si déserte la nuit! Pas une maison n'y ouvre sa façade. Le vide l'entoure de toutes parts. Au-dessous d'elle, la voie béante; la voie, avec son va-et-vient de trains montants et descendants dont les roues pulvérisent tout ce qu'elles rencontrent sur les rails!
»Ah! notre assassin savait bien ce qu'il faisait, quand il précipitait—par l'une des ouvertures dont s'ouvrage le parapet de fonte—le pauvre diable qu'il venait de poignarder!
»Les roues des trains allaient achever la besogne de l'arme homicide!
»Le lendemain, on retrouverait le longs des rails des débris humains dispersés, méconnaissables...
»Un déplorable accident, en vérité! Un ivrogne tombé du pont! Un voyageur tombé d'une voiture! Ces choses-là arrivent tous les jours. Tout était dit. On n'allait pas plus loin. L'opinion était égarée: l'impunité était conquise.
La préoccupation de l'assassin
»Celle-ci a été—avant tout—d'ensevelir à tout jamais dans des ténèbres impénétrables l'identité de sa victime.
»C'est pour cela qu'il l'a dépouillée avec soin de tout ce qui pouvait contribuer à établir cette identité.
»C'est ainsi que, s'il lui a laissé ses bagues aux doigts, ses diamants à la chemise,—des diamants qui auraient tenté des malfaiteurs de profession,—et sa chaîne à la boutonnière de son gilet, il a eu la précaution de lui enlever sa montre et de lui arracher la coiffe de son chapeau.
»La montre pouvait porter le chiffre de son propriétaire, un numéro d'ordre, le nom d'un horloger.
»La coiffe pouvait être historiée de l'adresse d'un chapelier.
La tâche de la justice
»Celle-ci a là, devant elle, un problème de haute algèbre criminelle dont un des termes lui manque pour travailler la solution.
»En effet, pour déterminer la cause et le but du crime, pour en poursuivre et pour en atteindre l'auteur, il faut, dès l'abord, en connaître la victime.
»Or, nous le répétons, la justice a affaire à un virtuose du mal. Un virtuose servi par les circonstances non moins que par ses propres combinaisons. La machine du train 44 a agi de concert avec lui. Le décapité ne parlera pas.
»Tout Paris ira le voir à la Morgue. On multipliera les recherches. Mais les recherches demanderont du temps. Et, dans ces sortes de battues, chaque heure qui passe donne une sécurité au gibier et diminue les chances de la meute.
»Bref, l'affaire finira par être classée. Nous avons tout lieu de le craindre. «Classée» est une expression de la langue administrative, qui fait vivre des centaines de plumitifs et remplit des milliers de cartons.
»Classée l'affaire de la libraire de la rue Fontaine, l'affaire de la revendeuse de la rue Blondel, l'affaire de la fille de la rue Geoffroy-Marie, celle-ci assommée dans son arrière-boutique, celles-là poignardées, l'une sur le seuil de sa porte et l'autre dans sa chambre à coucher!
»C'est-à-dire autant d'énigmes proposées par le crime à la police, et dont, malgré son œil de lynx, cette dernière n'a pas encore su éclairer les ténèbres, sonder la profondeur et déchiffrer le mot.»
FIN DU PROLOGUE
————
Parmi les Parisiens de Paris et de sa banlieue,—le reste de la France est la banlieue de Paris comme le reste de l'Europe est la banlieue de la France,—qui ne connaît la fête des Loges, en septembre, près de Saint-Germain?
La fête des Loges est la rivale de celle—non moins populaire—de Saint-Cloud.
Si Saint-Cloud a son parc aux ombrages alignés ainsi que des courtisans sur le passage du maître; s'il a son bassin, ses eaux jaillissantes, son château éventré, calciné par la guerre, dont les murs noircis et branlants jettent sur l'éclat criard des gaietés du présent l'ombre mélancolique des souvenirs du passé et, à travers la prose de nos réjouissances oublieuses, la poésie de la ruine, de la tristesse et de l'abandon,—Saint-Germain possède sa forêt: sa forêt profonde, merveilleuse, enchantée, avec ses grands hêtres, ses chênes énormes, ses bouleaux gigantesques, son tapis de mousse broché de fleurettes, ses fougères sous lesquelles on pourrait danser, quoi qu'en ait dit Alphonse Karr, et ses sentiers perdus sous des voûtes de feuillage dont la verdure, un peu sombre, commence à se plaquer, en automne, de teintes roussâtres et rouillées.
Avec l'admirable terrasse qui y conduit, elle suffirait, cette forêt, à attirer la foule à la fête des Loges, si celle-ci n'avait pas ses cuisines en plein vent.
Tenez, voici les broches, chargées de victuailles, qui tournent devant les foyers improvisés avec des briques et du bois de grume...
Voici les oies, les canards, les poulets, les dindons, les gigots, les filets de bœuf, les fricandeaux hérissés de lard qui se dorent, en virant, à la flamme claire, vivace et sifflante, tandis qu'une sueur de graisse transpire de leurs flancs, qui fume et tombe en gouttes blondes dans la lèche-frite...
Voici les casseroles qui ronronnent sur la braise, les ragoûts qui mijotent au milieu des épices, les goujons qui cabriolent dans la poêle et les pommes de terre—truffes du pauvre—qui pétillent, babillent et frétillent dans le saindoux en ébullition...
Voici les chapelets d'andouilles, les guirlandes de jambonneaux, les astragales et les festons de saucissons; les pyramides de pains de quatre livres; les tables plantées sur l'herbe; le couvert rustique dressé sur les nappes de toile bise et le vin qu'on va tirer à même le tonneau...
Quel spectacle prima jamais celui de ce Cocagne champêtre?...
Et comme Paris-Gamache n'a garde de négliger cette occasion de célébrer ses noces avec dame Nature, de festoyer à ciel ouvert, de s'indigestionner de choses lourdes assaisonnées par le grand air, et de se griser de campagne, de coudées franches et de piqueton!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C'était ce que venait de faire le couple que nous voyons sortir—un jeune homme et une jeune femme—de l'un de ces restaurants à claire-voie: monsieur, mâchonnant un cure-dent; madame, se léchant les babines.
—Mazette! ai-je bien dîné! murmurait celle-ci. Non, vrai, mieux que chez moi quand je traite! Mieux que chez Bignon ou chez Voisin! Mieux qu'au café Anglais ou à la Maison-d'Or!...
Son compagnon fit la grimace.
—Eh bien! répliqua-t-il, tu n'es pas difficile!... Un poulet maigre comme un petit sujet de l'Opéra...
—Et ce lapin sauté... Avec cette sauce canaille... On mangerait un huissier à cette sauce-là, mon cher!...
—Peuh! une gibelotte qui a miaulé des duos d'amour sur les toits... Et la salade, parlons-en de la salade: huile à quinquet, laitue et poussière panachées!... Si encore on avait servi les chenilles à part! Quant au vin, du Bully de devant les fagots!...
La jeune femme éclata de rire:
—Ne fais donc pas tant ton Lucullus!... Comme si tu avais toujours vécu d'omelettes aux œufs de perroquet arrosées de liqueurs des Iles!... Te rappelles-tu le temps où nous étions si heureux de partager un cornet de frites—avec un verre de coco—sur le boulevard Rochechouart, avant d'entrer secouer nos puces à la Boule-Noire?
Evidemment ces deux causeurs n'appartenaient pas au monde des bourgeois en promenade, des boutiquiers en frairie, des commis en goguette et des ouvriers en riolle, qui abondaient à la fête des Loges.
Ils y étaient arrivés dans un «panier» attelé de quatre poneys microscopiques,—harnachés de pompons comme des mules espagnoles,—que la dame conduisait à grandes guides, et qu'elle avait laissés, à l'entrée de la pelouse, à la garde d'un groom à chapeau galonné, à redingote marron, à culotte de daim et à bottes à retroussis.
L'équipage avait fait sensation.
La dame n'avait pas moins de succès, à présent qu'elle marchait dans la foule, à côté de son cavalier.
Une rumeur étonnée courait parmi les groupes, dont le flot s'ouvrait ainsi que devant une proue...
Et un même nom émergeait de toutes les bouches:
—Sergine Gravier!... Sergine Gravier!
Chacun était curieux de voir de près la comédienne à la mode,—celle qui faisait tourner les têtes de toute une ribambelle de gentilshommes, de financiers, de diplomates et de princes régnants.
Sergine Gravier était populaire.
Populaire à la façon du casque de Mangin, du nez d'Hyacinthe, des diamants de la Duverger et des coups de g...osier de Thérésa.
Au théâtre, elle avait créé un genre.
Créer un genre dans l'opérette et la féerie,—qui constituent, à notre époque, le summum de l'art dramatique,—c'est surpasser ses devanciers par des excès de bêtise tellement prodigieux que la postérité refusera d'y croire.
Sergine n'avait pas sa pareille pour chanter—sans ombre de voix—les mélodies cochinchinoises dans lesquelles des compositeurs de talent, atteints d'aliénation mentale ou volontaire, enveloppent des vers qui semblent jaillis des égouts de Bicêtre ou de Charenton.
Aussi, songez si tous ces promeneurs des Loges, qui ne l'avaient vue qu'à la scène, se montraient avides de l'examiner et de l'admirer.
On admirait son museau chiffonné, doué de ce ragoût d'effronterie qui ravigote les hommes à l'instar d'un miroton, haut en poivre, élaboré sur le fourneau d'une portière.
On admirait sa robe de foulard blanc à pois rouges, dont la jupe, collant aux hanches, dessinait—sans peur et sans reproche—ses jambes grêles, mais nerveuses, et dont le corsage s'ouvrait sur un plastron canotier à raies également rouges et blanches; le chapeau marin qui coiffait, ainsi qu'une casquette de gavroche, sa petite tête blonde et frisée, et les mignons souliers de cuir fauve à boucles d'argent, les bas de soie écarlate à coins brodés, qui achevaient de donner le cachet du théâtre à cette tenue de waterwoman ou de joueuse de lawn-tennis.
On admirait jusqu'à son compagnon.
Ce dernier accusait environ la trentaine.
Sa moustache rousse, aux crocs mousquetaires, formait un étrange contraste avec le noir d'ébène de ses cheveux.
Grand, robuste, d'apparence soldatesque plutôt que militaire, d'une élégance de plus de recherche que de goût; le chapeau très brillant, légèrement planté sur l'oreille; une rosette de nuance indécise au revers de sa jaquette anglaise, hermétiquement fermée jusqu'à son petit col droit, triomphe de l'empois; jouant, d'une main, avec un jonc à pomme d'écaille et, de l'autre, se donnant quelque peine pour tirer de ses manches étroites les poignets de sa chemise aux larges boutons d'or, c'eût été certainement un fort joli garçon,—en dépit du monocle incrusté dans son orbite gauche,—si l'impudente fixité de sa prunelle n'eût communiqué à sa physionomie une expression désagréable.
Il le savait sans doute; car un perpétuel sourire, rivé à poste fixe, s'efforçait de mitiger l'insolence et l'avidité du regard.
Ce personnage affectait un ton, des allures et un langage d'une rondeur cavalière, d'une bonhomie dégagée et d'une belle humeur à outrance.
A quiconque l'eût observé minutieusement, il eût cependant inspiré un sentiment de défiance.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Une tablée d'ouvriers buvait de la bière sous une tente.
L'ouvrier parisien fréquente le théâtre.
Sur le passage du couple, on se poussa le coude:
—C'est Sergine Gravier... L'actrice de la Renaissance... Celle qui joue dans le Petit Marquis, dans la Petite Fiancée et dans Viroflay-Virofla...
—Et le particulier, demanda un des buveurs, est-ce que c'est aussi un acteur?
—Lui? répondit un autre. Pas du tout. Je le connais. C'est un ancien camarade.
—Un camarade?... A toi?... Ce chevalier d'la gomme?...
—Nous avons été à l'école ensemble... Lorsque sa mère tirait l'cordon... Rue de la Goutte-d'Or, à la Chapelle...
—Mon vieux Moufflet, repartit un troisième, t'as un hanneton dans la rétine. Moi aussi, je le remets, l'oiseau. C'est un individu dénommé Marignan...
—Marignan? opina un monteur en bronze qui avait de l'érudition, c'est pas un nom d'homme, ça: c'est un nom de bataille.
—C'est possible; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que j'ai travaillé pour lui... Nous avons posé du papier dans son appartement... Un gourbi qui ressemble à celui d'une cocotte...
—Moi, insista Moufflet, je soutiens que c'est Clergeau: Isidore Clergeau... Le fils à la mère Clergeau... La veuve d'un tailleur à façon...
—Est-il entêté, c't animal-là!... Quand j'te récidive que c'est moi que l'patron a envoyé lui porter sa note... A preuve qu'il m'a allongé deux roues de derrière de pourboire...
—Je ne vas pas à l'encontre; cependant...
Le monteur en bronze intervint:
—La paix, mes enfants! Pas de crucherie. Moufflet pourrait avoir raison; mais Soriot n'a peut-être pas tort. L'empereur s'est appelé Bonaparte, avant de s'appeler Napoléon...
On déclara à la ronde:
—Un chouette mâle!... Et rupin!... Ça doit changer de chemise plusieurs fois par semaine...
—Et son chapeau reluit si tellement, qu'il n'y a vraiment pas moyen de le fixer sans lunettes bleues.
—Sûrement qu'il a un métier où l'on étouffe de la braise...
Soriot haussa les épaules:
—Un métier?... Avez-vous fini?... Il est assez bel homme pour s'en passer!
Il y eut un silence. La coterie réfléchissait. Quand elle eut compris, ce fut une explosion:
—Ah! mince! N'en faut pas! A Chaillot!
—Fripouille et Cie!
—Eh bien, j'en retiens des petits, du coco, pour les exposer sous un globe à seule fin de n'en pas perpétuer l'espèce!
Soriot était un colleur de papier avancé et sceptique.
Il regarda ses interlocuteurs avec une ironique commisération.
Puis il laissa tomber ces mots:
—Mes petits, vous n'êtes pas dans le mouvement. Votre indignation humilie le genre humain. Plongez-la dans l'ombre des nuits et faites servir un autre moss. Celui-ci ne vaut rien. Il est toujours vide.
Pendant ce temps, celui qui était l'objet de cette conversation continuait paisiblement sa promenade à travers la fête, en compagnie de Sergine Gravier.
A un moment, il tira de sa poche un élégant porte-cigares,—ivoire et argent niellé,—dans lequel il choisit avec soin un breva de calidad.
Ensuite, s'adressant à l'actrice:
—Vous permettez, n'est-ce pas, chère? Ordonnance de mon médecin. Habitude hygiénique. En outre, souverain pour la digestion du balthasar agreste, substantiel—et déplorable—que nous venons de nous offrir dans cette gargote rurale.
Il se fouilla de nouveau; puis, avec un mouvement de désappointement:
—Allons, bon! ces choses-là n'arrivent qu'à moi...
—Quoi donc? s'informa sa compagne.
—Ma boîte de bougies algériennes que j'ai oubliée ou perdue...
—Eh bien, vous en serez quitte pour demander du feu au premier fumeur que vous rencontrerez...
—C'est ce que je vais faire, en effet... Et parbleu! je suis servi à souhait... Ce quidam avec cette pipe...
Deux adolescents en blouse blanche, coiffés de casquettes de soie noire haut pontées, venaient en sens inverse de nos promeneurs et s'apprêtaient à les croiser.
Chacun d'eux avait au bec une bouffarde d'un calibre respectable.
Chacun d'eux, en outre, était flanqué de l'une de ces demoiselles auxquelles S. E. le préfet de police a octroyé l'autorisation d'embellir le destin des mortels généreux.
Le cavalier de Sergine reprit:
—Ces jeunes messieurs ne me semblent pas appartenir au monde du faubourg Saint-Germain... Marchez toujours... Je vous rejoins aussitôt allumé.
Il arrêta les deux fumeurs:
—Citoyens, sans vous commander...
L'un des «citoyens» se détacha de son camarade et des donzelles, et tendant sa pipe au réquérant:
—Avec plaisir, bourgeois.
Ils étaient face contre face.
Le «bourgeois» questionna rapidement à voix basse:
—Quelles nouvelles?
—Les acquéreurs des coupes ont réglé ce matin.
—A quel chiffre s'élève la somme?
—A vingt mille balles.
—Bravo!... L'argent n'est pas sorti des mains du garde général?
—Non: j'ai fait bavarder les larbins du château: le marquis et son intendant ne reviendront qu'après-demain.
—Alors, c'est demain qu'il faudra agir. Rendez-vous à minuit, devant la dernière maison de Carrières, sur la route de la forêt. Je commanderai l'expédition.
Il fit mine d'abandonner son interlocuteur; mais celui-ci, le retenant:
—Pardon, m'sieu Marignan, c'est qu'il y a autre chose...
—Qu'est-ce encore? Parle vite. Je suis pressé.
—Il y a que le magot est dans un secrétaire du rez-de-chaussée du pavillon... Le Rouquin qui a filé notre homme jusqu'à chez lui, l'a vu, par une fenêtre ouverte, y enfermer les sacs à double tour...
—A merveille: on ira droit à ce nid charmant, et l'on ne s'amusera pas à détériorer le reste du mobilier...
L'autre se gratta l'oreille:
—Nonobstant, ça ne marchera pas sur des roulettes...
—Comment?...
—Il y a le locataire du pavillon, le dépositaire du magot, le garde général enfin...
—Après?...
—Un lapin solide... Méfiance!... On dirait d'un ancien troupier... Qui n'a pas l'onglée aux quinquets (froid aux yeux), je vous en signe mon billet...
A quelques pas de là, Sergine Gravier mordillait avec impatience le manche de corail de son ombrelle.
—Quand vous aurez fini, my dear? fit-elle en élevant la voix.
—Je suis à vous à l'instant, répondit Marignan.
Ensuite, revenant à son interlocuteur:
—De sorte, mon compère?...
—De sorte, déclara ce dernier résolument, que, si nous ne sommes que nous trois,—le Rouquin, vous et moi,—pour tenter l'aventure, nous pouvons nous fouiller: ce ne sera pas le poids des monacos de M. le marquis qui défoncera jamais nos poches.
Marignan haussa les épaules:
—Mon cher Bijou-des-Dames, dit-il, vous êtes un niais...
—Hein?...
—Pensez-vous qu'une affaire puisse ne pas réussir quand je mets la main à la pâte?...
—Mais...
—Assez! Je ne tolère aucune observation de la part d'un subalterne. Cependant, comme je suis bon prince, je consens à vous rassurer...
—Ah!
—On ne se servira que pour faire le guet de vous et de votre camarade...
—Bah!...
—C'est moi qui me charge du reste, aidé de quelques auxiliaires qui ont ce que vous n'avez pas: de l'énergie et du biceps.
Un assez laid coquin, somme toute, que ce Bijou-des-Dames, en dépit de ce sobriquet galant, imagé et caractéristique, mais désobligeant pour le goût de celles qui l'avaient motivé.
Un air d'énervement, de flemme, répandu sur des traits exténués, pâlis et vieillots. Les tibias en fuseaux, les bras minces comme des allumettes, la poitrine rentrée, les épaules tombantes, le nez camard, le menton glabre, l'œil éteint, il semblait n'avoir pas vingt-quatre heures devant lui. Un «petit crevé» de barrière.
Il baissa la tête sous les paroles de son interlocuteur.
Ensuite, hasardant une dernière objection:
—Les sacs seront lourds à déménager...
—On aura une voiture.
—Les portes et les volets de la maison sont épais et ferrés à soutenir un siège...
—On nous les ouvrira...
—Est-ce possible!
—Nous avons des intelligences dans la place.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Marignan avait rejoint l'actrice.
Celle-ci le querellait à bouche que veux-tu:
—Eh bien, vous êtes encore gentil!... Si c'est pour me lâcher pour de pareils goussepins que vous m'avez amenée à la fête des Loges!... Voilà une heure que je m'égosille à vous appeler!
—Vous avez eu tort, ma mignonne, repartit le jeune homme avec flegme. Moi, d'abord, je suis comme le chien de Jean de Nivelle... L'esprit de contradiction... A la Chambre, j'aurais été de l'opposition quand même... Et puis, la conversation de ce jeune voyou était des plus intéressantes. Une vraie gazette. Un feuilleton parlé sur les théâtres de la foire... Entre autres curiosités, il m'a signalé une belle fille...
—Une belle fille?...
—Qui mériterait, dit-il, d'attirer tout Paris, si elle travaillait aux Folies-Bergère, à l'Eldorado ou à l'Alcazar, au lieu de s'exhiber parmi les sociétaires de ces baraques...
—Vraiment!... Une étoile, alors: comme moi!... Et dans quel genre?...
—Il paraît qu'elle tire l'épée comme Saint-Georges, comme la chevalière d'Eon, comme mademoiselle Jean-Louis... Un Lagardère en jupon... Aussi l'a-t-on surnommée la filleule de ce dernier...
—Un pareil enthousiasme... Sans l'avoir vue... Pour cette tricoteuse de lame...
Marignan ne répondit pas. Il semblait occupé à lisser sa moustache avec la pomme d'écaille chiffrée d'or de sa canne. Mais ses yeux cherchaient quelque chose dans la foule.
Cette foule avait fourmillé toute la journée au milieu de ces rues de toiles et de planches, ivre de bruit, de mouvement et de plaisir. Maintenant, la nuit tombait. Les groupes s'agrégeaient, s'épaississaient, formaient gâteau. Echoppes et spectacles s'illuminaient. Les clameurs se croisaient avec une violence inouïe. Les tambours roulaient, les grosses caisses tonnaient, les castagnettes claquaient, les clarinettes gloussaient, les ophicléides mugissaient, les porte-voix beuglaient, les gongs tintaient, les machines à vapeur sifflaient!...
L'annonce, l'invite, le pallas, pour parler comme on parle en foire, sévissaient, hennissaient, glapissaient, rugissaient:
—Prenez, prenez, prenez vos billets!...
—On entre!... On commence!... On lève le rideau!...
—La représentation du soir, dédiée aux familles!...
—C'est l'instant où les animaux vont dévorer leur nourriture!...
—Au manège!... On n'attend pas!... Il n'y a plus que six places; mais ce sont les meilleures!
Au milieu de ce tumulte, Sergine se pencha vers son cavalier:
—Vous ne dites plus rien... Vous êtes tout chose... Savez-vous de quoi vous avez l'air?
Un nuage de vague inquiétude assombrit le front du jeune homme.
Sa compagne continua:
—D'un particulier qui médite un mauvais coup.
—Moi?
—Oui: tu rumines de me tromper.
—Oh!
—Avec cette maîtresse d'armes peut-être!
Un moment, Marignan avait pâli.
Il souriait franchement désormais.
—Me commettre avec une saltimbanque! déclama-t-il avec une emphase indignée. Sergine, vous me blessez dans toutes mes pudeurs! Quand, la semaine passée, j'ai refusé de rompre le lien qui nous enchaîne, pour suivre à Trouville Félicité Dragon, des Bouffes, à qui le prince Boruskine a laissé, en partant, pour deux cent mille roubles de diamants!
—Félicité Dragon!... Est-il possible!... Une créature si maigre et si rembourrée de coton, que, quand elle pousse une note avec sa voix pointue, il semble que c'est un clou qui sort d'un canapé!
—Précisément. Elle m'a écrit. J'ai ses lettres... Je te les montrerai; mais à une condition: c'est que tu ne les déchireras pas... Que diable! ça peut servir plus tard.
L'actrice, subitement radoucie, le considéra avec une sorte d'admiration:
—Toi, reprit-elle, tu es encore plus pratique que je le croyais... Aussi je t'adore, va!... Je t'adore!
Elle ajouta entre chien et loup:
—C'est si bon de se mépriser réciproquement, lorsque les autres vous méprisent!... Ne te fâche pas!... Tu me comprends, hein?
Marignan ne l'entendit pas ou ne fit pas semblant de l'avoir entendue.
Il paraissait avoir enfin découvert ce dont il était en quête.
Car il murmurait à part lui:
—Je crois que voici mon affaire.
Il n'y a pas, à la fête des Loges, que des cuisines et des buvettes.
Il y a les pavés de Dijon et les nonnettes de Reims; les berlingots d'Afrique; les dattes débitées par un Abencérage de la Courtille; toutes les variétés de pâtes fermes; le coco laxatif, le cidre pour déterger et le sirop de Calabre aussi «bénin, bénin, bénin» que les remèdes à aiguille dont les matassins de Molière poursuivent M. de Pourceaugnac.
Il y a les tirs aux pigeons et aux macarons, la toupie hollandaise et le billard chinois, la roulette hydraulique et le Massacre des Innocents:
—Demandez douze balles pour un sou!
Il y a des carrousels, des escarpolettes, des vélocipèdes, des pétards, des mirlitons, des bals, des concerts, des boutiques, des fleurs en papier, des trompettes en carton, de la porcelaine en faïence et de l'argenterie en maillechort:
—La partie, messieurs! La jolie partie!
—La vente, mesdames! Voyez la vente!
Il y a,—enfin et surtout,—il y a la Banque de France.
Expliquons-nous:
Il ne s'agit pas ici de cette masse de pierres de taille, blindée de fer à l'intérieur, qui arrondit, entre la place des Victoires, le Palais-Royal et la rue Neuve-des-Bons-Enfants son abdomen farci de trésors.
Non: la banque de nos foires et de nos fêtes a la Cour-des-Miracles pour bouge paternel. Sur son fumier, à défaut de perles, les grègues lézardées de Villon ont laissé fuir des étoiles. Callot a fixé son image sur des cuivres vaillants; Scarron s'est fait son historiographe,—et l'auteur du Misanthrope l'a honorée un moment de son illustre compagnie, alors qu'il courait en province le guilledou de la jeunesse.
Cette banque—qui a l'immortel Bilboquet pour régent et pour gouverneur—se compose des successeurs des Bouthors, des Laroche, des Cocherie et des frères Grégoire: écuyers, physiciens, prestidigitateurs, équilibristes, funambules, montreurs d'animaux savants, propriétaires de ménageries et de «salons de cire» se recommandant, non plus de l'honnête Curtius, mais du grand puffiste Barnum.
Elle comprend pareillement les somnambules extra-lucides, les hercules du Nord, les jongleurs indiens, les avaleurs de sabres, les veaux à deux têtes, les albinos, les crocodiles, les monarques sauvages détrônés et chargés de chaînes par des marins indélicats, la Tentation de saint Antoine, la «suspension éthéréenne», le géant belge, l'homme-chien, la femme incombustible, le pédicure du gouvernement, la charmeuse de serpents, la naine qui touche du piano et la jeune personne, abondamment nourrie, dont le mollet mesure quatre-vingts centimètres:
—Dix-sept ans! Deux cents kilogrammes! Des attraits supérieurs à son poids!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Marignan n'avait fait arrêter sa compagne devant aucun de ces «gros bonnets» de la banque, qui, habillés de noir et cravatés de blanc, ainsi que des notaires, donnant la main à une danseuse aussi court vêtue qu'à l'Opéra et entourés d'une armée de figurants à manteaux de pourpre et à casques d'or, s'avançaient sur «le perron» de leur loge, resplendissante de gaz, pour saluer le public:
—Mesdames et messieurs...
Car ils disent mesdames avant messieurs, de même qu'à la Comédie-Française ou à l'Odéon!
Non: le jeune homme avait conduit la jeune femme à travers les installations sommaires reléguées en seconde ligne: Caraïbes qui croquent des cailloux, phoques qui prononcent papa, maman, caniches qui trichent aux dominos et cabanes, percées de trous ronds, où l'on voyage pour deux sous dans les cinq parties du monde.
Il y avait là, construite de planches mal jointes et de toiles rapiécées, une baraque d'un aspect misérable qui ne prévenait point en sa faveur.
Pourtant un tableau remarquable lui servait d'enseigne,—un tableau flambant neuf, qui se divisait en deux parties coloriées avec une égale véhémence:
La première représentait une virago, en costume polonais, maintenant sur son épaule, comme un fusil, une pièce d'artillerie, plus monstrueuse qu'un krupp, qui vomissait un flot de mitraille au milieu d'une gerbe de flamme et d'un panache de fumée;
Dans la seconde, une fillette de taille minuscule, avec une robe courte, un pantalon à l'enfant et de longs cheveux tombant en nattes sur le dos, plantait bravement un fleuret dans le nombril d'un tambour-major trois fois plus grand qu'elle,—et ce, devant un aréopage de militaires de toutes armes, au-dessus desquels se déroulait une banderole avec cette légende:
THÉATRE DES DISLOCATIONS-AMUSANTES
SOUS LA DIRECTION DES FRÈRES SNAIL
ACROPEDESTRIANS DE LA COUR DE LONDRES
———
AUJOURD'HUI ET JOURS SUIVANTS
LES DÉBUTS DE MLLE FINE-LAME
DITE
LA FILLEULE DE LAGARDÈRE
PROFESSEUR DE POINTE, CONTRE-POINTE
BOXE ANGLAISE, ADRESSE FRANÇAISE, CANNE, CHAUSSON, BRIQUET
ET AUTRES ARTS D'AGRÉMENT ET DIVERTISSEMENTS DE SOCIÉTÉ
BREVETÉ DE S. T. G. M. LA REINE VICTORIA,
DE S. A. R. LE PRINCE DE GALLES ET DE PLUSIEURS MAITRES
ET PRÉVOTS DE LA GARNISON DE PARIS.
Sur la galerie extérieure de cet établissement, une demi-douzaine de lampions fumeux éclairaient:
Trois hommes,—en collant de coton couleur chair et en caleçon de velours usé,—soufflant, le premier dans une trompe de chasse, le second dans un cornet à bouquin et le troisième dans un trombone;
Un paillasse qui battait du tambour;
Une grosse femme qui frappait à tour de bras sur une plaque de tôle agencée pour remplir l'office de tam-tam;
Et une jeune fille qui avait l'air de rêver.
Le paillasse était franchement laid.
Il avait des rides sous son fard et des cheveux gris sous sa perruque.
C'était un ancien second prix de tragédie au Conservatoire. Sa fidélité au culte de l'alexandrin classique l'avait perdu. S'il se fût seulement décidé, avec sa figure macaronique, à jouer les queues-rouges de la farce, il eût certainement partagé les triomphes des Alcide Tousez et des Grassot...
Maintenant, sous le costume traditionnel de Jocrisse,—la veste écarlate, la culotte jaune serin, les bas chinés, la tignasse d'étoupes à la queue en trompette et le tricorne surmonté de papillons de papier se balançant au bout de deux fils de laiton,—il avait charge d'entretenir la gaieté française par des coqs-à-l'âne d'un crétinisme désespérant.
On le rétribuait, en outre, d'une façon insuffisante, pour recevoir des coups de pied toujours adressés au même endroit.
La grosse femme avait un dolman de hussard, une jupe de tarlatane enguirlandée de roses, des bottes à l'écuyère et un schapska de lancier de l'ex-garde.
Par intervalles, elle abandonnait sa plaque de tôle pour emboucher un porte-voix et jeter le cri sacramentel:
—Le monde!... Le monde!... Suivez le monde!
Mais le monde se faisait prier.
Le monde va aux établissements qui payent de mine.
Devant le théâtre des Dislocations-Amusantes, il n'y avait guère qu'une douzaine de paysans des environs, une demi-douzaine de pioupious du camp voisin et deux cavaliers du régiment de chasseurs en garnison à Saint-Germain.
Il y avait aussi Sergine Gravier et son compagnon.
Toutefois, ce n'était pas sans peine que l'actrice avait consenti à faire halte devant ce bouiboui délabré.
—Comment! s'était-elle écriée, c'est là-dedans que nous allons entrer?... Eh bien! mon bon, c'est à mon tour de dire que vous n'êtes pas difficile... Ou il faut que vous en teniez plus que de raison pour cette filleule de Lagardère...
—Pour sa personne, pas le moins du monde, répondit Marignan avec sérénité. Pour ses talents, c'est différent. Je suis un friand de la lame. Depuis des années, je pratique toutes les salles d'armes de Paris, et je ne serais pas fâché de m'assurer comment se comporte, l'épée à la main, un des représentants de ce sexe dont j'ai en vous l'un des plus séduisants échantillons...
—Mais pourtant...
Le regard et le ton du jeune homme devinrent froids et impérieux:
—Ma chère Sergine, prononça-t-il nettement, voilà une conjonction et un adverbe, ce mais et ce pourtant, qui font terriblement grimacer la bouche d'une jolie femme...
Je vous engage à vous y reprendre à deux fois avant de les introduire dans la conversation...
Il me plaît d'assister à la représentation que vont donner ces braves gens, et j'y assisterai avec vous ou sans vous. Nous ne sommes pas liés, que je sache, par l'écharpe de M. le maire. Partant, chacun pour soi,—et le diable pour tous!...
Ne me contraignez pas à vous remémorer que Trouville—séjour enchanteur—n'est pas à beaucoup plus d'un louis de Paris, et que, toute capitonnée que la prétendent des langues évidemment trempées dans le suc du mancenilier, Félicité Dragon ne me semble point démériter des attentions d'un galant homme.
La fillette qui formait l'objet de ce débat se tenait, entre le paillasse et la princesse polonaise, sur la galerie du théâtre des Dislocations.
La Filleule de Lagardère avait dix-sept ou dix-huit ans.
Ses traits, sculptés avec vigueur,—et pourtant délicats et doux,—parlaient de vaillance hautaine par les courbes de leur contour aquilin.
Son front, coiffé d'une merveilleuse chevelure châtain foncé, eût porté sans faiblir une couronne royale.
Il y avait des rayons soudains et profonds dans ses grands yeux d'un bleu obscur, qu'ombrageait l'arc délié de ses sourcils, plus noirs que le jais.
Lacée dans son gilet d'armes de peau de chamois, qui lui faisait comme une cuirasse, sa taille robuste et découplée rappelait celle que les Circassiennes obtiennent en s'emprisonnant, dès un âge tendre, dans une ceinture que le développement de leur corps seul doit briser.
Et, sous le maillot poudré de paillettes, ses jambes réunissaient le triple caractère de force, d'élégance et de souplesse des formes de l'éphèbe, pantalonné de rouge, qui casse sur son genou la baguette symbolique, dans le tableau de Raphaël, le Mariage de la Vierge.
Etrangère à ce qui l'entourait, elle laissait glisser un regard indifférent et vague sur les curiosités qui convergeaient vers elle.
L'une de ses mains jouait machinalement avec une rose sauvage qu'elle avait cueillie, le matin, dans la forêt; l'autre s'apprêtait à tirer le cordon qui devait mettre en branle la cloche destinée à fournir sa note dans le charivari à piper les badauds: des mains qu'eût signées Pradier, le dernier des Grecs.
Pour le moment, le charivari se taisait.
Le paillasse tournait le compliment.
Tourner le compliment, c'est prononcer le discours préliminaire qui invite les populations à se précipiter dans la baraque.
L'ancien second prix du Conservatoire avait commencé par annoncer les exercices de la Femme-Canon.
Il achevait de bonimenter ainsi les mérites de la Filleule de Lagardère:
—Honneur au sexe! Respect aux maîtres! La jeune personne ci-incluse a été diplômée prévôte par la plupart des têtes couronnées de l'Europe. On n'a jamais rien vu d'analogue sur la terre depuis la fameuse botte de Nevers jouée plus de trois cents fois de suite par m'sieu Mélingue à la Porte-Saint-Martin! Jamais! Jamais!! Jamais!!!
C'est la dernière, l'unique, l'irrévocable représentation de la soirée!...
S'il y avait, dans l'estimable société, des amateurs pour faire assaut, qu'ils se présentent sans affront!...
A la latte, à l'espadon, au bancal, au bâton, mademoiselle Fine-Lame—que voici—se charge de les démolir en moins de temps qu'il n'en faudrait pour souffler une chandelle des six!...
Par la réciproque, à celui qui serait assez mariolle pour la toucher, on offrirait cinquante mille francs—au choix—ou un lapin...
Un lapin!... UN LAPIN!... UN LAPIN!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout héroïsme obtient sa récompense.
Quand l'orateur s'arrêta, épuisé,—car il débita encore nombre d'autres choses pleines d'éloquence,—Sergine Gravier et Marignan montaient l'escalier qui conduisait au «bureau» du théâtre.
Les deux cavaliers du régiment de chasseurs les suivirent avec résolution.
Les cinq ou six soldats de la ligne se consultèrent incontinent. Partout où va la cavalerie, l'infanterie doit aller sans peur. Ils emboîtèrent le pas aux chasseurs.
La musique éclata. Les trois hercules enflaient leurs joues, comme des Tritons, dans leurs instruments de cuivre. Le paillasse tapait sur sa caisse des roulements frénétiques. La Polonaise poussait des rauquements de tigresse dans son porte-voix:
—Le monde!... Le monde!... Suivez le monde!
Et, de tous les côtés, les moutons de Panurge accouraient.
En moins de cinq minutes, la baraque fut remplie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La représentation marchait à souhait.
Les frères Snail,—directeurs-propriétaires de l'établissement,—avaient donné les premiers:
Tom avait porté entre ses dents une grappe de poids de fort calibre, jonglé avec des obus et fait tenir une roue de fardier en équilibre sur son menton; Bob s'était «désossé» au point d'entrer dans un baril qui n'était guère plus gros que celui d'une cantinière; Jack, enfin, n'était pas tombé une seule fois du trapèze sur lequel il «voltigeait» lourdement.
Mademoiselle Fine-Lame occupait le milieu du spectacle, qui se terminait par les exercices de la Femme-Canon.
La jeune fille s'avança donc sur le bord de «la scène», dont le parcimonieux éclairage la frappa d'aplomb.
Elle avait piqué dans ses cheveux la rose avec laquelle elle badinait un instant auparavant.
Son visage disparaissait sous le treillage de son masque de salle. Sa main droite se perdait dans un gant d'armes à parement de cuir. A la lueur des rares quinquets qui servaient de rampe et de lustre au théâtre des Dislocations-Amusantes, son corps se détachait en sveltesse et en vigueur comme une statue de la Force et de la Jeunesse.
Le paillasse la suivait, chargé d'une brassée de fleurets.
Il tira sa révérence au public et déclama d'un ton goguenard:
—A toi, à moi la paille de fer! Voilà les outils. Qui en veut? Qui brûle de pousser sa pointe avec ce phénomène vivant? Allons, messieurs les militaires, ne parlez pas tous à la fois!
Nous avons indiqué que, parmi «messieurs les militaires», il y avait deux cavaliers de l'un des régiments de chasseurs en garnison à Saint-Germain.
Entrés des premiers, derrière Sergine et Marignan, ils se trouvaient—naturellement—au premier rang à côté de l'actrice et de son compagnon.
C'étaient deux simples soldats: l'un, déjà vieux; l'autre, encore tout blanc-bec.
Celui-ci faisait évidemment son apprentissage du métier.
Celui-là avait sur sa manche les trois chevrons qui constituent une quinzaine d'années de service.
Le conscrit appartenait, sans aucun doute, à la classe de ces fils de famille qui ont fourni à feu Bayard le sujet d'une si amusante comédie.
On le reconnaissait à la délicatesse de ses extrémités et à l'élégance de sa tenue, dans certaines parties de laquelle la fantaisie, en dépit du règlement, se substituait à l'ordonnance: à la coupe de son dolman et de son pantalon, à la finesse de ses gants et de ses bottes, au col de chemise qui émergeait de sa cravate d'uniforme, ainsi qu'au mouchoir de batiste dont le coin sortait de sa poche, brodé d'un chiffre et d'armoiries.
Ce n'était pourtant pas un de ces gommeux de l'armée qui apportent sous les drapeaux, dans leur année de volontariat, l'air ennuyé, outrecuidant, abêti ou poseur qu'ils ont traîné dans tous les cabarets du boulevard.
Il y avait en lui quelque chose de très décidé, de très mâle et de très ferme.
Sous ses cheveux, taillés en brosse, qui dessinaient leurs pointes sur son front, ses traits réguliers reflétaient le courage et la loyauté.
Sous les poils blonds de sa moustache follette, son sourire respirait une franchise sans bornes et une gaieté sans nuages,—la franchise et la gaieté que dégageait pareillement la prunelle gris clair de ses yeux, absorbés, pour l'instant, dans la contemplation de la Filleule de Lagardère.
Son camarade confinait à l'âge de la retraite.
Sec, solide, basané,—un petit œil éveillé papillotant à l'ombre d'un sourcil farouche,—le nez, couleur de guigne, trahissant éloquemment les coups de soleil de l'Afrique et du trois-six, et, sous ce nez, deux touffes de crins, hérissés, enveloppant la bouche et rejoignant une barbiche qui commençait à s'argenter, il rappelait les troupiers de Charlet et de Raffet; et la balafre, dont se zébrait une de ses joues, attestait que ce n'était point derrière le poêle de la cantine qu'il avait gagné les médailles qui lui décoraient la poitrine.
Quand le paillasse eut fini de débiter son pallas, le jeune homme poussa du coude le grognard:
—Népomuc? dit-il à voix basse.
—Présent. Qu'ès aco, mon fils?
—Veux-tu me rendre un service et me causer un plaisir?
—Un service? Un plaisir? Dix, vingt, trente, de services, et autant de plaisirs! Toutes fois et quantes si c'est que j'en ai l'omnipotence invétérée, impromptue et incombustible.
A l'escadron, Népomucène Briquet (Népomuc par abréviation) passait pour manier la parole avec une facilité à nulle autre seconde.
Il est certain que sa façon d'amalgamer dans les phrases toutes les expressions qui lui venaient à l'esprit n'était point le privilège du commun des mortels.
Son compagnon se pencha et lui murmura quelques mots à l'oreille.
Le vieux soudard fit un soubresaut.
—M'aligner avec cette amazone! s'écria-t-il joyeusement. Nom d'un cœur! j'y pensais, subrepticement parlant!...
—A preuve que je me roucoulais, dans mes fortifications intérieures: «Est-ce qu'ici, tant que nous sommes, il ne se trouvera pas un quidam pour lui river son clou, à cette péronnelle, et pour l'empêcher de mécaniser le sexe noble, en lui administrant une brûlée instantanée, subsidiaire et péremptoire?» Mais, du moment, fanfan, que c'est aussi ton idée...
Il se leva, et interpellant le paillasse:
—Holà! hé, mal peigné! un masque, un gant et un fleuret! On va se dérouiller les charnières. Et ta particulière n'a qu'à bien se tenir...
Puis, débouclant son sabre, le déposant sur le banc et s'adressant à son jeune camarade:
—L'épée est à ceux qui ont du poil sous le piton. Les dames ont reçu le don de l'amour et du ménage. Nous allons ôter à celle-ci l'envie de tricoter—de l'aiguille—autre chose que des chaussettes.
Le conscrit lui posa la main sur le bras:
—Mon bon Népomuc, reprit-il, ce n'est pas cela que je désire...
—Comment?...
—C'est, justement, tout le contraire.
Le troupier le considéra avec stupéfaction:
—Mon petit Roger, explique-toi... Je ne saisis pas... Tu m'interloques...
Le «petit Roger» prononça de nouveau quelques paroles sur le même ton étouffé et mystérieux.
Briquet fit un brusque mouvement:
—Ah çà! se récria-t-il, est-ce que tu bats la breloque?
—Rien n'est plus sérieux, au contraire.
—Me laisser boutonner!... Moi!... Par cette sauteuse!
Le jeune homme répliqua avec un accent d'enfant gâté:
—Je le veux.
Le grognard haussa les épaules:
—Le roi dit: Nous voulons, fiston! A-t-on jamais vu, sarpédiable! Comme ils vous parlent aux anciens, ces moutards auxquels on tordrait le bout du nez, qu'il en sortirait encore des gouttes du lait de leur nourrice!...
—Eh bien! je t'en supplie, mon vieux!...
—Allons donc!... Tu plaisantes!... C'est impossible!...
L'adolescent insista:
—Si tu me refuses...
—Après?...
—Nous cesserons d'être amis...
—Hein?...
—Je demande à changer de peloton,—d'escadron,—de régiment...
—Oh!...
—Et, quand j'aurai quitté le service, il n'y aura plus rien de commun entre nous...
Ce colloque avait eu lieu très rapidement et à la sourdine.
Nonobstant, le public commençait à s'impatienter.
Les uns criaient:
—Il ira!
—Il n'ira pas! répondaient les autres.
Bijou-des-Dames et «sa société» faisaient partie des spectateurs.
Le voyou se tourna vers le Rouquin et vers les deux demoiselles, dépourvues de préjugés, qui leur tenaient compagnie:
—Je parie une tournée, dit-il, que ce cocardier à trois brisques n'est qu'un compère payé par l'administration.
Sergine Gravier lorgnait le jeune soldat avec indulgence:
—Il est vraiment des plus corrects, cet apprenti maréchal de France, s'avouait-elle mezza voce.
Marignan, de son côté, ne quittait pas des yeux la Filleule de Lagardère, qui, le fleuret au poing, battait de son pied mignon des appels sur le plancher de la scène,—et il pensait, non sans un certain frémissement:
—Cette fille est belle!... Bien belle!...
—Militaire, est-ce oui ou non? Décidez-vous. On vous attend.
—C'est bon, vilain merle: on y va.
Et, tendant la main à son camarade, Népomucène Briquet ajouta:
—Rassure-toi, cadet. On la ménagera, ta princesse. On lui permettra même de se défendre avec avantage, gloriole, concupiscence et circonspection. Mais quoi! les égards dus à la catégorie où nous puisons nos mères, nos sœurs et nos payses ne sont point incompatibles, définitifs et sublunaires avec une leçon allongée en douceur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les deux tireurs étaient en garde: mademoiselle Fine-Lame, avec une nonchalance un peu hautaine; notre troupier, avec une menaçante correction.
Ce dernier ne s'amusa pas à tâter le fer.
Il attaqua vivement par une série de coups droits, alternant avec des feintes très simples et telles qu'on peut les risquer sur le terrain.
La jeune fille para.
Elle para avec aisance, rapidité et précision.
Persuadé qu'il n'avait en face de lui qu'un adversaire pour rire, Népomucène s'était dit en souriant dans sa barbiche:
—Ce sera mou, pigeon, dindon... La nature, c'est la nature... On ne joue pas de la flamberge comme on joue du piano.
Il ne lui fallut qu'une minute pour revenir de son erreur.
La Filleule de Lagardère n'avait pas volé son surnom.
Cette peau veloutée recouvrait des muscles d'acier.
Ce poignet, énergique, vif et franc, triomphait de toutes les difficultés de l'art.
La fillette avait saisi les principes et aussi les finesses de l'escrime avec un bonheur extraordinaire: c'était, dans toute la force du terme, une virtuose de l'épée, et, dans une salle d'armes parisienne, elle eût rencontré peu de maîtres susceptibles de lui rendre des points.
Briquet serra son jeu:
Ses attaques se précipitèrent,—foudroyantes...
Mais elles se brisèrent, comme sur une cuirasse, sur les parades de son adversaire...
Dépité, mordant sa moustache, il essaya successivement de trouver jour en quarte, en tierce, par des dégagés et des coupés...
Il multiplia ses combinaisons...
Il déplaça la ligne d'assaut...
Toujours il se heurta au fer inflexible...
La jeune fille ne bougeait pas: son poignet seul voltait, rejetant l'épée à droite, à gauche, en dessus, en dessous, machinalement, naturellement, sans hésitation comme sans lassitude.
Le grognard était furieux: d'autant plus furieux que l'adversaire ne ripostait point.
En outre, il s'essoufflait,—et il le sentait.
Cependant, pour rien au monde il n'eût sollicité un temps d'arrêt.
Au contraire, usant d'un stratagème adroit et mettant sa propre fatigue sur le dos de sa partenaire:
—Pour finir, dit-il, mon enfant; je ne veux pas vous harasser.
—Pour finir, répéta Fine-Lame, laquelle ne semblait pas plus lasse, en vérité, que si elle s'occupait à broder un ouvrage de tapisserie.
—Bien! fit Népomucène qui se fendit à fond comme s'il tirait le mur.
Ce mot si court sonnait encore dans sa bouche, quand la jeune fille, venant à la riposte avec la rapidité de l'éclair, trompa le contre de quarte qu'on lui opposait et brisa son fleuret au beau milieu du plastron du vétéran.
Il y eut quelque chose de comique et de touchant à la fois à déchiffrer les impressions diverses qui se combattirent sur la rude physionomie de ce dernier.
L'étonnement, le dépit et l'admiration s'y peignirent en même temps avec une égale violence.
—Vingt-cinq tringlos! gronda-t-il, touché en plein! Et pas marchandé! Par une demoiselle! Népomucène Briquet, dit la Pointe-au-Corps!
Les spectateurs battaient des mains et criaient bis!
La Filleule de Lagardère avait jeté son tronçon de fleuret.
Elle enleva son masque pour respirer à l'aise.
Ce masque, retiré, découvrit son visage enflammé par l'exercice, mais triomphant et souriant,—souriant aux bravos de ce public de campagnards, de troupiers et de prolétaires ainsi qu'elle fût inclinée devant les compliments des plus illustres maîtres de l'épée.
Népomucène Briquet avait, à son tour, dépouillé le harnais d'assaut. Il essuya d'un revers de manche son front humide de sueur. Ses traits étaient devenus sérieux et son attitude respectueuse:
—Mademoiselle, déclara-t-il, vous êtes forte; aussi forte que moi; plus forte!... Impérativement, et sans vous commander, obtempérez-moi la faveur de vous presser les phalanges... C'est ainsi qu'on s'embrasse entre hommes.
La fillette lui offrit sa main.
Il la secoua cordialement.
On applaudit derechef. Marignan des premiers. La figure de son voisin, le jeune chasseur, rayonnait. Seule, Sergine Gravier protesta en ricanant:
—C'est attendrissant, messeigneurs. L'apothéose de la Biche au bois. Il ne manque que des flammes de Bengale.
Les trois Snail avaient entonné le God save the king sur leurs cuivres.
La Femme-Canon leur imposa silence du geste, et donnant une poussée au paillasse:
—Allons, voyons, fainéant, profite de ce que le public est de bonne humeur pour faire la manche (la quête) avec la petite.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A cette injonction, mademoiselle Fine-Lame devint pourpre.
Cet acte de mendicité était ce qui l'humiliait, ce qui la révoltait le plus au monde.
A travailler devant le commun des spectateurs, elle n'éprouvait aucune honte. Elle y ressentait même un certain plaisir. C'était son métier, après tout. Elle l'avait appris dès l'enfance, et elle l'exerçait depuis qu'elle se connaissait.
Mais tendre la main à des gens qui la rabrouaient brutalement, ou qui—chose plus fréquente, et plus pénible, et plus affreuse,—en échange de la menue pièce de monnaie qu'ils déposaient dans sa sébile, se croyaient en droit de la salir de leurs plaisanteries cyniques, de leurs propositions infâmes et parfois, de leurs attouchements hardis...
Voilà, oh! voilà qui la blessait, qui la poignait, qui la déchirait dans tous ses instincts d'honnêteté, dans toute la virginité de son esprit, dans toute la fierté de son cœur!
Cependant, quand la grosse femme avait parlé, il ne s'agissait plus que d'obéir.
La jeune fille prit donc avec résignation l'extrémité des doigts que le paillasse lui offrait avec force lazzis.
Tous deux, ils descendirent de la «scène» dans la «salle» et la manche commença.
Dès l'abord, le couple quêteur s'arrêta devant Marignan.
La fillette lui présenta, en s'efforçant de sourire, le gobelet d'étain qui lui servait à recueillir les offrandes, tandis que l'ancien second prix du Conservatoire déclamait, à grand renfort de pantalonnades, la rengaine sempiternelle:
—Ceci est pour avoir l'honneur d'informer la société que, cette demoiselle et moi, nous nous passons au cou, la semaine prochaine, le nœud coulant de l'hyménée. Elle n'a rien de rien et je n'ai pas le sou. Ainsi, du courage à la poche! Fournissez-nous le moyen de nous mettre en ménage et d'avoir de nombreux enfants. On reçoit les billets de banque, les napoléons et les pièces de cent sous. Ceux qui donneront le plus seront mariés dans l'année, et, s'ils le sont déjà,—mariés,—le bon Dieu leur fera la grâce d'hériter de leur belle-mère...
Le cavalier de la comédienne jeta une pièce blanche dans le gobelet.
Puis, comme la quêteuse s'inclinait pour le remercier, il effleura de l'index la rose qu'elle avait placée dans ses cheveux:
—Ma charmante, dit-il, un louis pour cette fleur!
Mademoiselle Fine-Lame se redressa vivement:
—Monsieur, répondit-elle, cette fleur n'est pas à vendre.
Marignan allongea gaillardement la main:
—Alors, fit-il, elle est à prendre.
—Pardon! rectifia une voix, vous voulez dire qu'elle est à rendre.
Cette voix était celle du jeune chasseur que nous avons entendu nommer Roger par son camarade Briquet.
En effet, dans le brusque mouvement de retraite de la fillette, la rose s'était détachée...
Elle avait glissé jusqu'à terre...
Et, se baissant avec promptitude, notre soldat,—qui, on le sait, se trouvait à côté du compagnon de l'actrice,—l'avait lestement ramassée et la tendait à sa propriétaire.
Les grands yeux de celle-ci enveloppèrent le jeune homme d'un jet rapide.
Il y avait, dans ce regard, tout un monde de sentiments que l'on eût été heureux d'éveiller.
Roger en fut comme ébloui.
Il reprit, en essayant de dissimuler son embarras sous une légèreté cavalière:
—C'est votre bien. Personne n'a droit d'en disposer. Souffrez que je vous le restitue.
Sa voix tremblait comme s'il se fût adressé à une noble héritière ayant laissé échapper de sa main gantée son bouquet dans un bal du faubourg Saint-Germain.
Mademoiselle Fine-Lame était elle-même toute troublée.
Son cœur battait violemment.
Les cils recourbés de sa paupière voilaient maintenant la flamme de sa prunelle.
Il y eut une minute de silence.
Puis la Filleule de Lagardère sourit,—franchement cette fois,—sans effort,—de plaisir,—montrant les perles qui brillaient derrière ses lèvres vermeilles...
Et dans ce sourire elle murmura:
—Ce qui tombe au fossé appartient au soldat.
Puis encore, confuse de ce qu'elle venait d'oser, rouge comme une cerise, preste comme un oiseau, elle entraîna le paillasse sans relever les yeux,—et la quête continua.
Pendant cette petite scène, Marignan avait pâli de colère.
Lorsque la jeune fille et le pitre se furent éloignés:
—Ah çà! s'exclama-t-il en marchant sur l'adolescent, ah çà! de quoi vous mêlez-vous, mon cher?
Il y avait dans son mouvement, dans son accent, une telle provocation et une telle menace, que Népomucène Briquet,—qui, comme on dit, «sentait le coude» à son camarade,—fit un pas pour s'interposer.
Mais Roger l'écarta doucement du geste et demanda avec calme:
—Est-ce à moi que vous vous adressez, monsieur?
Le compagnon de l'actrice s'était campé, la tête haute, le buste en arrière, le poing sur la hanche, dans l'attitude d'un raffiné qui cherche une affaire.
—Savez-vous, continua-t-il, que je ne permets à personne d'avoir l'air de me donner une leçon?
—Vous vous êtes mépris sur mes intentions, repartit le soldat d'un ton ferme, mais exempt de fanfaronnade; je n'ai pas plus la prétention de donner des leçons que l'habitude d'en recevoir.
Il ajouta en désignant Sergine qui écoutait avec un beau sang-froid:
—Je vous ferai seulement observer qu'il me paraît au moins inopportun de poursuivre cette conversation devant madame...
—Oh! oh! ricana Marignan, vous rompez les chiens, ce me semble...
Une étincelle s'alluma dans les yeux de Roger...
Il allait répliquer...
Népomucène ne lui en laissa pas le temps...
Il se planta devant le cavalier de la comédienne, et, le regardant de travers:
—D'abord, déclara-t-il, nous ne rompons rien du tout, entendez-vous, être incivil,—quoique civil,—ambigu et comminatoire? Est-ce que, par hasard, vous vous fourreriez dans le coco qu'un militaire français renâcle devant l'histoire de s'expliquer d'une façon pacifique ou différente, au choix? C'est ça qui serait une erreur de vos sens abusés par les lubies d'une imagination intempestive!
Il se tourna vers son camarade:
—Offre ton numéro matricule à ce bourgeois, mon fils. S'il tient tant à te retrouver, il prendra la peine de se transvaser au quartier, où, en cas d'empêchement imprévu, réglementaire et métaphysique de ta part, il est sûr de me rencontrer tous les jours, à la cantine de la maman Chaufour, entre le pansage et la soupe.
—Hé! l'ami, riposta Marignan, ce n'est pas à vous que je parle.
—Eh bien! c'est moi qui m'attribue la jouissance de vous parler, et je vous dis: primo, que ne suis pas votre ami, n'ayant jamais monté de garde d'écurie, bouchonné le poulet d'Inde ni passé la jambe à Jules en votre collaboration...
Ensuite, je réponds du petiot...
C'est fluet, c'est neuf, c'est folâtre; c'est encore bleu sous le ventre (expression dont les vieux troupiers se servent pour désigner les recrues) et ça n'a guère de poil sous le nez; mais c'est franc comme l'or, brave comme son sabre, et ça ne reculera pas plus devant un fier-à-bras, sur le terrain, que devant l'ennemi, sur le champ de bataille...
C'est moi qui vous en contre-signe mon billet...
Et celui-là qui me ferait l'affront de douter de ma pataraphe filerait un fichu coton, foi de Lorrain, né natif de Lunéville,—Meurthe-et-Moselle,—quinze ans de service, vingt-huit campagnes, et pas une heure de punition!...
—Népomuc!...
C'était Roger qui essayait de l'arrêter.
Le grognard le rembarra brusquement;
—Assez causé! Silence dans les rangs! Voici l'instant et le moment de réintégrer la chambrée. Nous n'avons pas la permission de minuit; l'adjudant n'aurait qu'à faire le contre-appel; ne nous trouvant pas dans nos draps, il nous collerait au bloc en rentrant, et je ne me soucie que tout juste d'étrenner la planche de l'ours (salle de police) pour la première fois de ma vie.
Le jeune homme avait tiré une carte de son portefeuille.
Il la remit à Marignan en se contentant de lui dire:
—Le quartier de Luxembourg est rue de Paris, à Saint-Germain.
Briquet appuya:
—Ne pas confusionner avec celui de Grammont qui se superpose vis-en-face.
Puis, prenant le bras de son camarade:
—En retraite par échelons! Rendons la main et faisons sentir la botte! A gauche par quatre! Au trot!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les deux soldats quittèrent la baraque.
Marignan les suivit d'un mauvais regard.
—Pardieu! maugréa-t-il, vous me le payerez, mes drôles.
Ensuite, ramenant curieusement les yeux sur la carte qu'il avait à la main, il lut;
—Roger de Saint-Pons, volontaire au 11e régiment de chasseurs.
Une vive surprise se peignit sur sa figure, et il répéta en se parlant à lui-même:
—Roger de Saint-Pons... Le fils du marquis sans doute... Sur mon âme, voilà qui est bizarre!
Il mit la carte dans sa poche:
—Ceci est bon à conserver.
Puis, s'adressant à sa compagne:
—Allons, ma chère, sortons d'ici et regagnons votre voiture. Aussi bien, je ne pense pas que vous ayez la patience d'attendre la fin du spectacle pour me gratifier de la scène de jalousie à laquelle j'avoue du reste m'être acquis des titres incontestables par ma conduite ridicule...
Sergine accepta le bras qu'il lui offrait:
—Il est certain, mon bon, dit-elle, que vous ne manquez pas de toupet... Faire la cour en ma présence à cette avaleuse de sabres!... Heureusement, elle vous a reçu comme un bœuf dans un magasin de porcelaines...
Ensuite, changeant de ton:
—Ah ça! est-ce que vous songez réellement à vous battre avec ce jeune homme?
—Le militaire de tout à l'heure... Un vrai petit lion... Il vous a tenu tête avec une crânerie!...
—Ah! vous avez trouvé?...
—Je l'ai trouvé gentil,—très gentil...
Marignan fit claquer sa langue contre son palais avec une expression ironique:
—Alors il faut que cela soit, car vous êtes une femme de goût...
Il ajouta en riant railleusement:
—Dans ce cas-là, mes enfants, vous auriez tort de vous gêner...
—Hein?...
—Oui, moi je suis bon prince... L'ange de l'abnégation... L'homme de tous les sacrifices...
L'actrice le dévisagea:
—Comment! c'est toi qui me conseilles...
Il l'interrompit d'un ton qui redevenait sérieux et sec:
—Je ne te conseille rien, ma fille. Je te rappelle seulement que tu es libre. Ainsi que je prétends l'être moi-même... Et puis, je n'ai pas peur: une fois ce caprice satisfait,—comme les autres,—je sais que tu me reviendras. Il y a entre nous plus que de l'affection: il y a l'habitude, il y a le mépris,—mon Dieu oui! le mépris, comme tu disais, ce soir... Va, nous ne sommes pas des amants ordinaires, et le contrat qui nous lie est de ceux dont le parchemin résiste aux coups de canif...
Ils étaient arrivés à l'endroit où les attendait la voiture.
Marignan s'effaça pour laisser passer la jeune femme.
—Est-ce que tu ne montes pas avec moi? lui demanda celle-ci étonnée.
—Non: j'ai encore besoin de rester quelques minutes par ici.
Sergine fronça le sourcil:
—Je comprends, tu vas courir après ta baladine...
—Tu ne comprends rien du tout. Les affaires sont les affaires. D'ailleurs, je te le répète: confiance et indépendance réciproques. C'est la devise des amours durables.
Il regarda en l'air et poursuivit:
—Je crois qu'il va pleuvoir. Rentre vite à Saint-Germain. Je t'y rejoindrai avant une heure.
Puis, après une nouvelle pause:
—Puisque tu t'intéresses à lui, je consens à ne pas corriger ce petit monsieur...
Puis encore, à voix basse et avec un singulier sourire:
—Après-demain, du reste, je me serai vengé de lui,—dans la fortune de M. son père.
Les frères Snail avaient tenu longtemps le haut du pavé dans les foires, et le théâtre des Dislocations-Amusantes avait été, pendant des années, l'un des plus courus de nos kermesses et de nos ducasses.
Puis, tout à coup, nos trois Anglais étaient repartis pour leur pays.
On affirmait, parmi leurs concurrents, qu'ils avaient découvert un truc facile à exploiter à Londres.
On ne se trompait point.
Ce truc avait nom Florette.
C'était une enfant que les Snail s'étaient procurée d'une façon qui sera indiquée plus tard.
Florette,—ou miss Flora, dès l'abord, sur l'affiche,—ne batifolait point sur la corde, avec ou sans balancier; elle ne se livrait à aucun exercice d'adresse ou de force sur le trapèze ou le tremplin; elle ne montait pas à cheval; elle ne faisait voltiger aucune espèce d'anneaux, de boules et de poignards; elle ne se démantibulait pas davantage pour se fourrer dans une boîte, exécuter le saut périlleux, marcher les pieds en l'air ou sauteler, comme une grenouille, la tête entre les jambes.
L'Angleterre est blasée sur ce genre de spectacles.
C'est la terre classique des gymnastes, des contorsionnistes, des horsewomen et des acropedestrians.
Elle en fournit le reste du monde. Les Snail ne l'ignoraient point. Ils s'étaient dit:
—Il faut inventer autre chose.
Autre chose de neuf, d'inédit, d'original!
Quelque chose qui étonnât, qui remuât, qui révolutionnât l'Old England, avec quoi l'on battît monnaie dans les cités des Trois-Royaumes, et que l'on rapportât ensuite en France, entouré du prestige d'une réputation d'outre-mer.
Et ils avaient trouvé ceci:
Florette était un merveilleux enfant sous le triple rapport de l'intelligence, de la souplesse et de la beauté...
Ils lui avaient mis un fleuret à la main.
Où ces clowns avaient-ils appris cet art noble de l'escrime, qui semble être le privilège du gentleman et du soldat?
Nous ne saurions le préciser.
Toujours est-il qu'ils y étaient passés maîtres comme dans tous les exercices qui exigent des nerfs, du calcul et de l'agilité.
Dès que l'enfant put comprendre, ils lui donnèrent donc leçon, et, comme c'était un marmot solide, avec des articulations et des attaches d'acier fin, ils la développèrent d'une si prodigieuse manière qu'à dix ans, elle paraissait en avoir quinze, et qu'elle tenait admirablement sa partie avec ses professeurs et avec les meilleurs tireurs des villes qu'elle traversait.
Ce fut alors que les Snail l'emmenèrent à Londres.
En Angleterre, où la boxe entre dans l'éducation des lords, le poing est plus en honneur et plus en usage que l'épée.
Le jeu de celle-ci est, par conséquent, une chose à peu près inconnue de la masse.
Et puis John Bull a, de tout temps, raffolé de toutes les excentricités.
Or, c'en était une véritable que cette fillette, provocante, malgré son jeune âge, dans ses chausses de soie tricotées, qui dessinaient l'harmonieuse pureté de ses formes, et dans son corsage de maroquin noir, qui pinçait, en craquant, les richesses naissantes de sa taille.
C'était une attraction étrange—pour parler la langue d'outre-Manche—que cette Clorinde en herbe, cette Bradamante en bris de coque, qui boutonnait les vieux prévôts rompus à toutes les «bottes secrètes,» et flanquait ce qu'on appelle, en termes de salle, de superbes capotes à des grenadiers écossais et à des horse-guards hauts de six pieds.
Elle avait débuté dans un Alhambra quelconque, et bientôt il n'avait plus été question que d'elle dans les tavernes de la Cité, dans les clubs les plus élégants, au Parlement et à la cour.
Et, de fait, par la pratique, devenue beaucoup plus forte que ses maîtres, elle avait des coups irrésistibles, de ces coups qui ne s'enseignent pas plus que le coup d'archet ou le démanché du violon.
Jamais on n'avait admiré garde plus sûre, mouvements plus prestes, méthode plus correcte et plus savante, combinaisons plus ingénieuses et plus gracieusement, plus rapidement exécutées.
Ses dégagements auraient tenu dans un anneau de mariée; ses contre, habilement resserrés, lui dérangeaient à peine le poignet de la ligne; ses parades de quinte, entre autres, et ses ripostes du tac au tac partaient comme l'éclair et arrivaient comme la foudre.
Le prince de Galles voulut la voir.
En ce temps-là, Lagardère,—le héros du roman de Paul Féval et du drame d'Anicet Bourgeois,—était particulièrement à la mode chez nos voisins.
Sous ce titre: J'y suis! ou la Devise de Nevers, tous les théâtres de Londres jouaient avec succès une traduction ou «adaptation» du Bossu.
Le prince-héritier s'inspira avec à-propos de cette «actualité» pour déclarer, en applaudissant la fillette:
—C'est la filleule de Lagardère.
Le surnom resta à Florette.
Il n'en fallait pas davantage pour que la gentry l'adoptât.
Il est certain que, s'il lui avait plu d'ouvrir une salle, elle aurait eu pour élèves tous les membres de l'aristocratie et de la fashion.
Mais elle n'était pas encore assez sérieuse pour démontrer.
Ensuite, bien qu'elle ne fût précoce que de corps, les Snail ne se souciaient qu'à demi de la laisser approcher des papillons flirteurs.
Partant, ils veillaient au grain, n'ayant pas envie que leur poule aux œufs d'or leur fût enlevée par un amant ou un mari.
Après Londres, on visita successivement Liverpool, Manchester, Edimbourg, Glascow et Dublin.
Partout, la petite Française fut fêtée, acclamée, choyée et couronnée!
Le Pactole ruisselait dans la caisse des trois frères.
Malheureusement, ceux-ci ressemblaient à Panurge lequel, s'il n'avait qu'un moyen pour gagner de l'argent, en possédait trente-six pour le dépenser.
Tom adorait le jeu sous toutes les espèces,—à la Bourse, sur le turf, dans les tripots...
Bob était ivrogne comme Falstaff...
Quant à Jack, l'aspect et le contact d'un jupon l'induisaient en toutes folies.
D'où il résulte que ce qui abondait par la porte s'éparpillait par la fenêtre, et qu'après avoir soutiré à la curiosité de leur mère-patrie jusqu'à son dernier penny, nos Anglais étaient revenus sur le continent plus pauvres qu'ils en étaient partis.
La déveine les y suivit, encore qu'ils y produisissent un nouveau sujet, de l'exhibition duquel ils se promettaient monts et merveilles: une Femme-Canon racolée par l'un d'eux dans un Music-Hall borgne de Leicester-Square.
Cette virago, qui portait sur l'épaule, sans gêne apparente, un petit pierrier tout chargé auquel on mettait le feu et dont la détonation n'ébranlait point d'un zeste ses formidables appas; cette virago, disons-nous, était, tout simplement, une Parisienne dépaysée—et rousse—qui répondait au nom d'Héloïse Chamoiseau.
Après une série d'aventures dont le détail serait trop long, elle avait embrassé—à Londres—la profession d'Alcide femelle, quand Jack Snail s'en était éperdûment épris et lui avait offert une association acceptée sans ambages.
Nous inclinons à croire qu'elle le trompait avec Bob et avec Tom.
Quoi qu'il en soit, la Femme-Canon réussit peu ou prou en France.
Il en fut de même de la Filleule de Lagardère.
La foule n'a plus, chez nous, le goût ni le sentiment de ce maniement de l'épée, qui fut la passion et la gloire de nos pères.
Il eût fallu aux Snail du temps, de la patience et de l'argent pour ramener, à force de réclames, l'attention sur la «spécialité» professée par leur élève.
Il leur eût fallu beaucoup de tenue, d'intrigues et d'influences dans un certain monde pour produire la fillette devant des amateurs capables d'apprécier son talent.
Or, tout cela faisait absolument défaut aux trois frères.
Ils se virent donc contraints de se remettre à besogner et à courir les foires.
Mais leur séjour de plusieurs années dans la bombance, de l'autre côté de la Manche, les avait rendus mous, lourds et paresseux.
Leurs vices seuls avaient grandi.
De grossiers, ils étaient devenus abjects, ignobles et crapuleux.
Tom ne filoutait pas un sou à ses frères et associés, qu'il n'allât le hasarder, sur des cartes crasseuses, dans quelque bouge enfumé, plein de moite chaleur et bourré d'asphyxies. Bob était ivre du matin au soir, et, en dehors de son ménage morganatique, Jack subventionnait des demoiselles.
Par suite, Héloïse Chamoiseau s'était improvisée directrice de cette troupe de six personnes, qui, en dehors des trois Anglais, de Florette et de la Femme-Canon, ne comptait guère que le pître—ou paillasse—engagé pour allumer le chaland (attirer le monde à la parade) et pour égayer par ses cascades les intervalles des exercices.
Hélas! ainsi que le disait ce second prix du Conservatoire, le chaland ne se laissait pas plus allumer que s'il avait été soufré, enduit de phosphore à la pointe, fourni et timbré par la régie!...
Et le théâtre des Dislocations-Amusantes végétait, poursuivi par un discrédit croissant.
Lapie est un marchand de vin-restaurateur dont la cuisine jouit d'une bonne réputation aux environs de la gare de Sceaux et de la place où se dresse le «Lion de Belfort».
La grande salle du premier étage y est flanquée—dans les coins—de réduits où l'on se trouve aussi à l'aise, pour causer, que dans un cabinet particulier ou dans un local réservé.
Or, la surveille du jour où commence ce récit,—c'est-à-dire le vendredi qui précédait la fête des Loges,—deux convives achevaient de déjeuner dans l'un de ces buen-retiros.
Le premier de ces convives n'était autre que le cavalier servant de Sergine Gravier, le beau Marignan en personne, lequel, du fond du fiacre qui l'avait amené, pour se glisser à l'intérieur de l'établissement, n'avait point pris moins de précautions que s'il s'agissait de quelque galant et mystérieux rendez-vous.
Ce n'était pourtant pas une dame qui lui tenait compagnie à table.
Non: c'était un quidam d'un âge mûr,—porteur d'un habit, d'un gilet et d'un pantalon de casimir noir, d'une chemise à jabot tuyauté et d'une cravate d'une entière blancheur.
Cet uniforme fleurait le Palais, le bureau, l'étude, ou, si mieux vous aimez, la basoche, la chicane, le contentieux,—ce mot inventé tout exprès pour fournir des moyens d'existence à des milliers de Normands qui ne sont pas tous de Falaise, de Vire, d'Avranches ou de Domfront.
Me Bouginier (Albéric pour ces demoiselles) était, en effet, un ancien avoué de province qui avait eu des peines de cœur en justice.
Au physique, sa perruque frisée à l'enfant; ses joues pleines, rondes, appétissantes, qui gardaient la fraîcheur luisante et légèrement couperosée de l'homme de cinquante ans, conservé avec soin; son ventre florissant et ses lunettes d'or lui tenaient lieu des plus sérieuses références, éloignaient la défiance et commandaient le respect.
A un moment, il se renversa sur sa chaise et, posant sa fourchette:
—Vous disiez donc, fit-il, cher monsieur Marignan...
L'autre l'interrompit brusquement:
—Pas de bêtise, hein, papa? Appelez-moi Isidore. Je tiens à conserver le plus strict incognito.
L'ancien avoué approuva de la tête:
—C'est juste. Excusez ce lapsus. Il est constant que, si quelque habitué de Tortoni ou du Lyon d'Or apprenait que vous êtes venu vous restaurer à l'ancienne barrière du Maine, il se demanderait à bon droit quel si puissant motif pouvait vous entraîner ainsi aux antipodes du boulevard des Italiens...
—Mon maître, reprit Marignan, j'ai furieusement besoin de gagner quelque argent...
—On a toujours besoin de gagner de l'argent, opina l'ex-officier ministériel: Lovelace et don Juan comme tout le monde...
—A force d'intriguer, je me suis fait recevoir au cercle de la rue de la Paix... Un cercle trié sur le volet... Les plus beaux noms, les plus belles fortunes, les plus honnêtes gens de Paris...
—Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? fredonna Me Bouginier.
—Bref, j'ai joué et j'ai perdu...
—Vous avez perdu?... Vous?... Pas possible!
—Je perds toujours la première fois que je joue quelque part, repartit l'autre froidement.
L'ex-avoué se frappa le front:
—Où avais-je l'esprit?... Vous avez raison... Semer pour récolter, parbleu!
—Seulement, je ne vous cacherai pas que cette avance de fonds n'a pas été sans déranger un tantinet l'équilibre de mes finances: à une époque surtout où, pour jeter de la poudre d'or aux yeux de ceux qui auraient l'idée de regarder de trop près dans ma vie, il faut impérieusement que j'affiche un certain train de maison...
C'est pourquoi je vous ai écrit, à vous qui êtes un collectionneur d'opérations lucratives...
Voyons, n'avez-vous pas quelque chose à me signaler?
—Dans quel chiffre?
—Dans le chiffre de dix à quinze mille.
—Valeurs?
—Non: numéraire. On perd du temps et de l'argent à négocier. Ensuite, les espèces seules ne se reconnaissent pas.
Me Bouginier parut chercher.
Puis, après quelques minutes de réflexion:
—Je crois, reprit-il, que j'ai ce que vous me demandez...
—Bravo!...
—Par exemple, il faudra peut-être pincer d'un instrument...
—A cordes?
—Non, tranchant.
—Eh bien, on en pincera, répondit Marignan avec résolution. Seulement, on mettra des gants. Histoire de ne pas se tacher les doigts.
L'ancien avoué piqua ses deux coudes sur la table et se pencha vers son interlocuteur:
—Connaissez-vous M. de Saint-Pons? s'informa-t-il.
—M. de Saint-Pons?... Attendez donc!... Si je ne me trompe, un agronome distingué...
—Oui, et l'un de nos plus riches propriétaires terriens... M. de Saint-Pons possède, entre autres biens, un magnifique château à Carrières-sous-Bois, au bout de la terrasse de Saint-Germain. Ce château fait face à la Seine. Le parc, qui est immense, confine à la forêt, à l'endroit dit: le Rond-Point-du-Roi ou le pavillon de la Faisanderie,—pavillon habité par le garde général chargé de la surveillance du domaine...
Une notable partie de ce côté de la forêt appartient au marquis, qui y pratique, chaque année, des coupes dont il vend le produit aux marchands de bois des environs...
Cette vente a lieu à la mi-août. Elle a eu lieu, la semaine passée, comme d'habitude. Les sommes qu'elle représente sont parfois considérables. Elles sont versées par les acheteurs entre les mains du garde-chef dont je vous parlais tout à l'heure...
Celui-ci, en qui son maître a toute confiance, les conserve par devers lui jusqu'au retour de ce dernier au château...
Or, M. de Saint-Pons et son régisseur,—l'excellent papa Tourangeau,—ne reviennent à Carrières que pour l'ouverture de la chasse...
Or, la chasse ouvrira la semaine prochaine...
Donc le garde a dû battre le rappel de la monnaie; les acheteurs ont dû délier les cordons de leur bourse; les fonds, qu'ils ont expectorés, doivent être centralisés au pavillon de la Faisanderie...
S'ils n'y sont pas encore, ils y seront sous peu. On s'en assurera facilement. Il n'y a qu'à s'informer avec adresse dans le pays...
Le pavillon de la Faisanderie est entièrement isolé de toute habitation...
Par derrière, le parc le sépare du château et du village: un parc de plusieurs kilomètres, dont les ombrages touffus interceptent tout bruit...
Au village, on a l'habitude de se coucher avec les poules. Au château, il n'y a que le concierge. Le nombreux domestique du marquis ne s'y installera qu'avec lui...
Par devant s'étend la forêt, dont la solitude n'est troublée, la nuit, que par ses hôtes: les lapins, les furets, les renards qui se promènent hors de leurs terriers; les sangliers qui foncent à travers les halliers; les chevreuils, les cerfs et les daims qui bondissent dans les clairières...
—Bon! murmura Marignan, ceux-là ne gênent personne: ce ne sont point des témoins bavards.
Me Bouginier poursuivit:
—Un assez mauvais gars de Saint-Germain,—moitié grinche et moitié escarpe,—qui avait observé toutes ces particularités, caressait depuis longtemps le projet que voici:
S'immiscer en catimini dans ce local des Hespérides et effaroucher les pommes d'or pendant le sommeil du gardien...
Quitte à buter (tuer) celui-ci, s'il se réveillait, par hasard...
Il n'attendait même qu'une chose pour exécuter son dessein: c'est que la récolte des susdites pommes fût faite...
Par malheur pour le pauvre diable, on l'a coffré, il y a huit jours, pour une histoire de vol commis précédemment...
Il est dans les prisons de Versailles. La cour d'assises le réclame. Escalade, effraction, tentative de meurtre, toutes les herbes de la Saint-Jean sont réunies dans son cas. Total: vingt ans de travaux forcés...
Sa femme est venue me trouver...
Ayant hérité de l'idée de son mari, elle me l'a cédée, moyennant une récompense honnête...
Moi, j'avais presque envie de l'exploiter, cette idée, à cette fin d'arrondir la dot de ma fille aînée, qui va sortir prochainement des Oiseaux...
Mais les clients avant tout, saperlotte!...
Et, s'il vous plaît de soumissionner l'entreprise, je me dépouille pour vous l'adjuger,—me réservant mes droits de courtage, bien entendu: vingt-cinq pour cent, payables après réussite, comme toujours.
—C'est convenu! s'exclama Marignan. L'affaire me paraît sortable; elle me convient; je la prends. Signons-nous un bout de traité? Ou désirez-vous des arrhes, des garanties, une petite prime?
—Allons donc!... Vous badinez!... Entre gens qui s'estiment, la parole suffit.
Les deux convives échangèrent une étreinte cordiale.
L'ancien avoué ajouta:
—Seulement, je vous demanderai—en guise d'épingles—un piano pour ma cadette qui a des dispositions étonnantes pour la musique...
—Entendu. Erard ou Pleyel, à son choix. Enchanté d'avoir pu contribuer à former le talent de cette virtuose de l'avenir.
Il y eut une seconde poignée de main.
Après une nouvelle effusion, Marignan fit mine de se lever.
Mais Bouginier, le retenant:
—Un instant! un instant, que diable!...
Courtier d'affaires: ces mots, gravés en lettres noires, se lisaient sur la plaque de cuivre qui décorait la porte de l'appartement occupé par l'ex-officier ministériel au troisième étage d'une maison de la rue du Pélican.
Courtier, soit; mais de quelles affaires?
D'aucunes ont été définies par Dumas:
«Les affaires, c'est l'argent des autres.»
Cette définition pouvait à bon droit s'appliquer à celles dont le sieur Bouginier se faisait l'intermédiaire.
Quelques signatures tronquées au bas de certains actes judiciaires l'avaient envoyé et retenu au sein d'une fabrique de chaussons de lisière instituée—à Clairvaux—par les soins du gouvernement.
Il est vrai, ainsi qu'il l'affirmait lui-même, qu'il en était sorti emportant l'estime de ses chefs et la confiance de ses camarades.
La confiance de ces derniers avait été telle qu'ils s'étaient empressés de mettre l'ancien avoué en rapport avec leurs «collègues de la capitale».
Les fastes du Palais et la chronique des tribunaux établissent, d'une façon irréfutable, que tout malfaiteur de profession vit à cheval sur plusieurs affaires.
Si l'une rate, les autres lui restent.
Si celle-là le place sous la main de la justice, il se réserve de terminer celles-ci à l'expiration de sa peine; à moins—ce qui arrive fréquemment—qu'il ne les céde à des confrères non serrés (encore libres) ou à des tiers qui lui en achètent l'idée, le plan, les préparatifs et les instruments.
En argot, cet acte de comploter un chopin (coup) s'appelle nourrir le poupard.
Me Bouginier prenait les poupards en sevrage.
Il en avait un répertoire des mieux fournis, comme les agents matrimoniaux ont un catalogue d'héritières. Il les élevait, les soignait, les mijotait—et les passait au plus offrant, en prélevant une commission qui lui permît de subvenir avec avantage aux besoins de sa famille et de tenir état dans le monde.
Il n'ignorait pas, cependant, que la loi—chapitre des Complices—assimile aux auteurs d'un crime ou d'un délit ceux qui ont fourni des instructions pour commettre ce crime ou ce délit, et qu'elle les punit de la même peine.
Aussi n'agissait-il qu'avec la plus grande circonspection.
La Préfecture avait l'œil sur lui: il le savait et s'était mis en règle.
Se mettre en règle, c'est acheter par certaines complaisances les bonnes grâces de la police.
L'ex-avoué rendait des services. Il devenait, en certains cas, un indicateur précieux. Ses clients lui étaient sacrés; mais il sacrifiait sans pitié quiconque opérait en dehors de «sa maison.»
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—Comme vous y allez, mon cher! appuya Bouginier. Nous n'avons pas pris le café...—Garçon! le café!...—Et puis, vous ressemblez à Guzman, qui ne connaissait pas d'obstacles...
—Eh bien?...
—Eh bien, il y en a—et beaucoup...
—Hélas!
—Touchant l'affaire?
—Touchant l'affaire. D'abord, il y a le pavillon: le pavillon dans lequel on ne pénètre pas aussi facilement que dans le boudoir de mademoiselle Sergine Gravier; le pavillon,—j'ai vérifié la chose de visu en menant ma famille dîner sur l'herbe dans la forêt,—qui a de solides barreaux à ses fenêtres, et, à sa porte, une vraie ferrure de cachot,—une porte en plein chêne, qu'un boulet de canon aurait de la peine à entamer...
—Pardieu! quand je devrais éventrer la muraille...
—Vous rencontreriez sur la brèche le garde général du marquis: un gaillard vigilant, robuste, courageux...
—Après?... Un homme en vaut un autre!
L'ancien officier ministériel tira de sa poche une tabatière en vermeil, l'ouvrit et y puisa une pincée de tabac:
—Pas celui-là, prononça-t-il.
Marignan développa son torse, raidit ses bras, fit craquer ses muscles:
—Bah! répliqua-t-il, on ne manque ni de résolution, ni de biceps, ni de pectoraux... Et puis, au besoin, on aura des acolytes: le Bijou-des-Dames et le Rouquin...
Me Bouginier, qui massait sa prise entre le pouce et l'index, hocha la tête avec dédain:
—Le Bijou-des-Dames et le Rouquin?... Peuh!... Mauvaise marchandise!... Bonne tout au plus à étrangler une vieille femme dans son lit ou à administrer un coup de couteau à quelque pochard attardé!...
Nonobstant, on pourra les utiliser pour faire le guet ou pour fournir des renseignements...
Mais il faut des lurons d'une tout autre encolure pour s'attaquer à Patte-de-Fer...
—Patte-de-Fer?
—Vous n'en avez jamais entendu parler?...
—Ma foi non: vous n'ignorez pas que j'ai été absent de Paris pendant plusieurs années...
—Je sais, je sais... Vous avez voyagé... Pour votre santé... L'air de la Méditerranée est exquis pour les poitrines faibles...
L'ex-avoué huma sa prise avec bonhomie.
Il continua ensuite:
—Patte-de-Fer a été l'un des plus fins limiers de la brigade de sûreté. Le bras droit de défunt Claude. Un ancien soldat: intrépide, infatigable, incorruptible...
Son surnom vous explique assez qu'il n'y allait pas de main morte avec les infortunés qui lui tombaient sous la coupe...
Avec cela, un débrouillard fini. C'est lui qui a mené l'affaire Troppmann avec feu son camarade Souvras et qui a aidé celui-ci à retrouver le cadavre de Kinck père dans le ravin de Hœrenflüsch...
—Et ce modèle des policiers a quitté l'administration?
—Quand le papa Claude a pris sa retraite, Jacques Périn—c'est le nom de notre homme—a donné sa démission. Le marquis de Saint-Pons lui a offert alors le poste de surveillant-chef de sa propriété et de ses bois de Carrières. C'est donc lui le dragon qui garde les pommes d'or à la conquête desquelles vous brûlez de vous élancer.
La physionomie de Marignan se rembrunit énergiquement:
—Oh! oh! maugréa-t-il, voilà qui modifie la face des choses!
—Il est constant, émit Me Bouginier, qu'ainsi que chante la chanson:
Cet animal est très méchant; |
Quand on l'attaque, il se défend. |
Il ajouta paisiblement en sucrant son café avec abondance:
—Mais que vous importe, dès l'instant que je vous procure le moyen de le mettre à la raison?...
—Le moyen?...
—Pourquoi non?... On a, Dieu merci, plus d'une corde à son arc... Et, pour suivre le cours de la comparaison mythologique que nous avons employée jusqu'à présent, s'il a suffi d'un seul Hercule pour supprimer le dragon du jardin des Hespérides, que voulez-vous que fasse contre trois celui du pavillon de la Faisanderie?
—Contre trois quoi?
—Contre trois hercules, parbleu!
—Bon! Où les prenez-vous et quels sont-ils, vos trois hercules?
—Je les prends, pour le moment, sur la route de Saint-Germain,—où la fête des Loges aura lieu prochainement,—dans la forêt,—et ils s'appellent les frères Snail.
Ce fut au tour de Marignan de planter ses coudes sur la table:
—Voyons, papa, insista-t-il, expliquons-nous carrément. Votre conversation est émaillée d'hiéroglyphes, et je ne suis pas M. de Champollion-Figeac pour déchiffrer des obélisques.
—Vous allez me comprendre, mon excellent ami:
Les frères Snail sont trois saltimbanques,—trois Anglais,—qui font métier de force et d'adresse et que je crois aussi dépourvus de scrupules que de monnaie...
Des circonstances, dont il serait trop long de vous entretenir, nous ayant mis en rapport depuis nombre d'années, ils n'ont rien à me refuser...
Vous irez donc les trouver, de ma part, aux Loges, où ils ne vont point manquer de dresser leur tente parmi les spectacles forains que la fête y amalgamera...
Vous leur tiendrez le langage que je vous indiquerai, et ils s'empresseront de se mettre à votre disposition pour tout ce qu'il vous plaira de leur commander...
Ce sont des auxiliaires précieux: souples comme des serpents et capables d'assommer un chrétien d'un coup de poing, comme un bœuf, pour quelques menues pièces d'argent qui leur permettraient de donner la pâture à leurs passions...
En outre, ils ont avec eux une jeune fille qui, si vous adoptez le petit plan que je vais vous soumettre, vous sera d'une incontestable utilité...
—Une jeune fille?...
—D'une paradoxale beauté!...
Une flamme singulière dansait derrière les lunettes de l'ancien officier ministériel.
—Malepeste! s'exclama son interlocuteur, vous en parlez avec un enthousiasme!...
—L'enthousiasme d'un amateur de la forme, pas davantage, protesta Me Bouginier. Amateur platonique, bien entendu. Mon âge, ma situation, mes fonctions d'époux et de père ne m'autorisent, hélas! à remplir que ce rôle sans prétentions comme sans profits...
Il poursuivit, après une pause:
—Du reste, vous jugerez mademoiselle Florette...
—Ah! c'est Florette qu'elle s'intitule...
—Et elle ne ment pas à son nom. Ce n'est pas seulement une fleur. C'est un bouquet de perfections...
—En vérité!... Vous piquez ma curiosité... J'entreprendrais l'affaire rien que pour...
L'ex-avoué avait allumé dans sa tasse l'eau-de-vie qui couronnait celle-ci d'une auréole bleuâtre.
Sur ces dernières paroles, il cessa brusquement d'attiser ce brûlot du bout de sa cuiller, et interrompant son interlocuteur:
—Monsieur Marignan, prononça-t-il d'un ton sec, j'ai sur cette personne, sur cette jeune fille, des projets sérieux dont je crois inutile de vous faire la confidence. Je vous serai donc obligé de ne pas essayer de l'inscrire sur la liste de vos victoires et conquêtes...
—Moi?... Ah! mon cher maître!... Pouvez-vous supposer...
D'un coup de doigt bref et saccadé, Me Bouginier releva ses lunettes.
Le verre brouillé de celles-ci recouvrait une paire d'yeux d'une inquiétante acuité.
Ces yeux s'arrêtèrent sur l'amant de Sergine Gravier avec une étrange expression d'autorité et de menace.
En même temps, l'ancien officier ministériel reprit d'une voix non moins tranchante que son regard:
—Mademoiselle Florette est un instrument que je vous prête. Songez à me le rendre intact. Autrement, nous nous brouillerions. Or, nous avons tout intérêt à demeurer en excellente intelligence.
Ses lunettes avaient repris leur place.
Il ajouta paternellement:
—Un petit verre de fine champagne, hein? Il n'y a rien de tel pour faire passer les vérités qu'on est, parfois, entre associés, dans la nécessité de se dire. Moi, j'en suis encore au gloria de nos pères.
Il souffla sur son brûlot, le goûta et conclut:
—Maintenant, accordez-moi toute votre attention. Il s'agit du plan que j'avais élaboré pour mon usage particulier, et que je vous cède par-dessus le marché, avec les éléments d'exécution, s'il est à votre convenance. Le plan, dans le succès duquel la Filleule de Lagardère—c'est un des sobriquets de notre jeune personne—est appelée à remplir l'un des principaux rôles.
Revenons à la fête des Loges.
Les lampions qui enguirlandaient celle-ci commençaient à s'éteindre. Il était tard. Boutiques et spectacles se fermaient. Seul, le bal Tivoli restait illuminé, bruissait de musique et grouillait de danseurs: le bal Tivoli où le Bijou-des-Dames, le Rouquin et leurs «folles maîtresses» étaient en train de scandaliser l'autorité par leurs en-avant-deux risqués et par leurs pastourelles anti-municipales.
Ce fut vers ce temple de Terpsychore indépendante que se dirigea Marignan en quittant Sergine Gravier.
Comme il y pénétrait, un quadrille s'achevait.
Après le galop final, les deux couples qu'il cherchait de l'œil s'acheminèrent vers la buvette.
L'associé de Me Bouginier fit—de loin—un signe à Bijou-des-Dames et sortit.
Le voyou le rejoignit au dehors.
Tous deux échangèrent quelques mots.
Ensuite, Marignan mit le cap sur le théâtre des Dislocations-Amusantes.
L'autre lui emboîta le pas à distance.
La baraque semblait sombre et close au premier abord.
Pourtant, des filets de lumière s'échappaient à travers les fentes des planches mal assemblées qui la formaient,—et des voix se disputaient derrière la toile d'emballage qui lui servait de porte.
Cette toile était trouée comme une écumoire.
On n'avait qu'à la soulever pour entrer.
Les frères Snail ne redoutaient point les voleurs.
Que leur aurait-on enlevé?—Des charpentes vermoulues ou des bancs qui ne tenaient pas!—Le reste du mobilier industriel (instruments et accessoires) était remisé, chaque soir, après la représentation, dans une énorme voiture, espèce de maison mouvante qui stationnait derrière le théâtre et dans laquelle la Filleule de Lagardère et la Femme-Canon couchaient sur des matelas.
Les trois Anglais et le paillasse dormaient sur les bancs de la baraque.
Marignan gravit doucement les degrés qui aboutissaient à la porte de celle-ci.
Il mit son œil, puis son oreille, à l'un des principaux trous de la toile, et voici ce qu'il vit et ce qu'il entendit:
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Au milieu de la plate-forme,—entourée, en guise de décors, de lambeaux de tapisserie,—qui constituait la «scène», une vieille planche était posée sur deux tréteaux.
Tom, Jack, Bob et la Femme-Canon étaient assis à cette table improvisée.
Il y avait sur celle-ci trois bouteilles d'eau-de-vie vides et une quatrième que l'on venait d'entamer: c'était la façon de souper de nos banquistes.
Après avoir grignoté un maigre morceau de pain, Florette s'était retirée dans la voiture, et le paillasse s'en était allé festoyer «en ville» avec une bouchère de Poissy qui l'avait particulièrement remarqué: les grandes dames ont toujours protégé les artistes.
Les frères Snail se ressemblaient tellement qu'on les aurait pris l'un pour l'autre.
C'étaient trois Anglais trapus, aux jambes et aux bras musculeux, à la mâchoire inférieure proéminente et aux cheveux roux plantés drus et bas sur une figure courte et bouffie qui rappelait le mufle d'un bull.
Ils buvaient silencieusement: l'orgie britannique est taciturne.
A un moment, leur compagne se leva.
—Où vas-tu? lui demanda Tom.
—Tiens! je me réintègre dans mes appartements. Avec ça que vous êtes gais quand vous êtes pafs!... Merci! J'aime mieux aller rêver de mes anciens...
Elle alluma son rat-de-cave au bout de chandelle qui éclairait la table:
—Bonsoir la compagnie!
Mais Tom lui adressa un geste impérieux:
—Reste! commanda-t-il.
Héloïse Chamoiseau,—souveraine du royaume-uni des Dislocations-Amusantes par l'abdication volontaire de ses trois princes-conjoints,—n'était point, paraît-il, habituée à ce qu'on lui parlât de la sorte; car elle regimba, glapissant:
—Qu'est-ce que c'est que ces manières-là?... On me donne des ordres, à présent!... Et pourquoi n'irais-je pas pioncer si ça me plaît?
—Parce que j'ai besoin de causer seul à seule avec la Florette.
—Voyez-vous ça, je vous gênerais!
Et se tournant vers les deux autres, la virago questionna:
—Entendez-vous, mes chérubins?
Bob, le second des frères, dressa l'oreille.
Il fronça le sourcil et interrogea:
—Qu'est-ce que tu lui veux, à cette fille?
—A la Florette?
—Oui.
Tom avala un verre d'eau-de-vie et répondit froidement:
—Je ne lui veux rien. Je la veux. Voilà tout.
—Toi?
—Pourquoi pas? Elle est belle et elle me convient. J'ai décidé qu'elle serait ma femme.
Bob absorba pareillement une rasade d'alcool; puis il brisa son verre sur la table et gronda:
—Si c'était vrai...
Son frère lui lança un regard de défi:
—Si c'était vrai?...
L'autre retroussa ses manches:
—On boxerait...
Tom l'imita:
—On boxera, soit; qui cherche trouve.
Héloïse éclata de rire:
—Bravo!... Déchirez-vous!... Kiss! kiss!...
Les deux adversaires s'avancèrent l'un sur l'autre. Les joues sanguines du premier avaient pris une nuance rouge plus foncée. Celles du second étaient écarlates jusqu'aux oreilles.
A cet instant, le troisième Snail se mit sur son séant:
—Une minute, mes enfants! fit-il.
—Tu ne vas pas les empêcher de se peigner, hein? lui cria aigrement la Femme-Canon. Si c'est leur plaisir, à ces hommes! Il faut bien s'amuser un brin...
Jack serra les poings et repartit avec sérénité:
—Je ne veux pas les empêcher. Au contraire. Qu'ils commencent. J'assommerai celui qui restera.
—Comment?
—By God! je connais quelqu'un qui a autant envie que qui que ce soit de la Florette...
Tom et Bob demandèrent à l'unisson:
—Et ce quelqu'un?...
—Mes garçons, c'est, comme vous, le fils de notre père.
Héloïse battit des mains.
—A la bonne heure! C'est complet! Mon époux, mes beaux-frères, elle me rafle tout, votre mijaurée de Fine-Lame!...
Elle toisa les saltimbanques avec un mépris farouche:
—Mais ce n'est pas pour ça que je l'abomine! Ah! mais non! Vous êtes trois brutes qui ne valez pas la poussière de mes souliers!...
Puis, avec une exaspération croissante:
—Elle m'offusque, cette pimbêche. J'exècre ses menottes effilées, son teint de cire, ses airs de princesse. Quand elle paraît quelque part, il n'y en a plus pour personne!...
D'ailleurs, je me doutais bien que vous en teniez dans l'aile. Une sainte-nitouche qui n'a que la peau sur les os! Des gars taillés comme vous! Si ce n'est pas une honte!...
Oh! mais j'ai mon projet, par exemple. Pas plus tard que demain matin, j'achète un litre de vitriol et je le lui casse sur la frimousse. Alors, quand elle se sera débarbouillée, nous verrons si vous êtes encore disposés à vous tanner le cuir pour elle...
—Ma fille, fit Jack, un conseil...
—Donne: les petits cadeaux entretiennent l'amitié...
—Je te ferai celui-ci d'autant plus volontiers qu'il ne me coûtera pas un farthing...
—Eh bien?...
—Eh bien, garde-toi de toucher à un cheveu de la Florette.
Bob frappa sur la table:
—A la bonne heure! Notre frère Jack a parlé comme au prêche. Hurrah pour notre frère Jack!
Et, comme la Femme-Canon haussait les épaules, l'ivrogne appuya:
—Si jamais tu t'avisais...
—Oui, renchérit Tom avec un geste menaçant, si jamais tu t'avisais...
—Qu'est-ce qu'il m'arriverait, les agneaux?
Tom leva un poing qui était comme un marteau:
—Il arriverait que je t'écraserais avec ceci.
Bob crispa ses doigts, qui étaient comme des tenailles:
—Il arriverait que je t'étranglerais avec cela.
Jack ajouta:
—Et que moi, je te l'entonnerais, ton vitriol.
La virago bondit:
—Venez-y donc un peu, pour voir! prononça-t-elle résolument.
Les Snail se consultèrent:
—Autant tout de suite, proposa le premier.
—Débarrassons-nous, d'abord, de celle-ci, opina le second.
Le troisième conclut:
—On s'arrangera ensuite pour l'autre.
Ils firent un pas vers Héloïse.
Celle-ci les attendait de pied ferme.
L'escabeau, sur lequel elle était assise une minute auparavant, tournoyait, comme une massue, au bout de son bras nerveux.
En ce moment, une voix impérieuse s'éleva:
—La paix, mes maîtres! intima-t-elle.
Les quatre adversaires se retournèrent, stupéfaits.
Marignan avait soulevé le morceau de toile qui servait de porte et s'était introduit dans la baraque.
Il monta lestement sur la scène et entra dans la zone de lumière projetée par la chandelle.
Les Anglais ont le respect des gens bien mis.
Les Snail s'informèrent en commun:
—Que désirez-vous, gentleman?
—Je désire, d'abord, que vous vous mettiez d'accord, répondit le survenant d'un ton railleur, et que l'harmonie renaisse au sein de cet asile. Je désire, ensuite, que vous me prêtiez une religieuse attention. Je désire, enfin, ou, plutôt, j'exige...
Les trois frères l'interrompirent:
—Vous exigez?...
—Est-ce que, par hasard, nous sommes vos domestiques?
—Nous ne vous connaissons seulement pas...
L'autre repartit avec calme.
—Je vous connais. Cela suffit. Vous êtes trois gredins accomplis...
Puis se tournant vers la Femme-Canon:
—C'est comme madame; si l'on fouillait au fond de son casier judiciaire...
—Vous n'allez pas essayer de me faire peur, vous, hein? grinça la virago entre ses dents serrées.
—Effrayer une dame! Fi donc! Et les lois de la galanterie!... On est chevalier français et troubadour... Je vous baise les mains, ma charmante... Tout à l'heure, en ce qui vous concerne, vous recevrez mes instructions...
Héloïse se rebiffa:
—Vos instructions?...
—Mes ordres, si vous préférez, et votre intérêt vous engage—ainsi que vos coassociés—à les exécuter avec une scrupuleuse exactitude...
La physionomie des Snail avait passé successivement de la surprise à la stupeur, de la stupeur au soupçon et du soupçon à une décision sombre...
Ils échangèrent un coup d'œil rapide et sournois...
Héloïse s'était rapprochée d'eux...
Marignan paraissait occupé à choisir un londrès dans son porte-cigares...
Quand il redressa le front, les saltimbanques l'entouraient, et chacun d'eux—même la Femme-Canon—avait le couteau au poing...
La virago gronda:
—C'est un roussin! A mort le roussin! Tu es frit, mimi!
Sans se décontenancer, Marignan haussa le ton:
—Holà! demanda-t-il, êtes-vous à votre poste?
A l'instant, trois coups furent frappés extérieurement contre les planches de la baraque, et une voix—celle de Bijou-des-Dames—répondit du dehors:
—Oui, patron, nous y sommes. Avez-vous besoin de nous?
—Voilà, continua Marignan: il y a de la police, de la force armée, des gendarmes partout aux alentours d'ici,—et j'ai des amis sous la main pour les prévenir en cas d'urgence.
Les couteaux disparurent comme par enchantement et tout se tut, jusqu'au bruit des respirations.
L'associé de Me Bouginier poursuivit:
—Pour ce qui est d'appartenir à la Préfecture, vous vous trompez, mes braves amis. Seulement, il m'a plu de vous prouver que j'étais gardé à carreau. Je suis seul et vous êtes quatre; car je compte madame pour un mâle: il convenait que j'assurasse toute liberté à la conversation que nous allons avoir ensemble.
Il attira à lui l'escabeau qu'Héloïse brandissait naguère et s'assit en face du groupe des saltimbanques muets et consternés.
—D'abord, commença-t-il, soyez persuadés que je ne me présente point chez vous en ennemi. Le nom de celui qui m'envoie vous est un sûr garant de la pureté de mes intentions. Je vous suis, en effet, dépêché par un philanthrope éclairé: l'estimable sieur Bouginier.
A ce nom, le visage des trois Anglais s'éclaircit:
—Bouginier?... Master Bouginier?... Vous venez de la part de master Bouginier?
—Mon Dieu, oui! de la part du papa Bouginier, avec qui vous avez déjà traité mainte affaire analogue à celle qui m'amène.
—Il fallait vous expliquer...
—Hé! vos dissensions intestines ne m'en ont pas laissé le temps... Maintenant, ne nous amusons pas aux bagatelles du discours. J'ai besoin de collaborateurs pour une petite opération qui offre d'assez beaux bénéfices. Etes-vous gens à me seconder?... Consultez-vous pendant que j'allumerai mon cigare...
Héloïse Chamoiseau intervint avec une aimable rondeur:
—A Chaillot les consultations! Nous ne sommes ni avocats ni médecins. Qu'est-ce qu'il y aura à gagner?
Elle résumait le sentiment général.
Marignan la salua de la main:
—A merveille!... Femme de tête, de poigne et de cœur!... L'époux qui vous possédera ne connaîtra pas son bonheur!
Puis, sur la note du commandement:
—C'est fini de rire. Ouvrez les ouïes. On va s'entendre.
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Une demi-heure plus tard, le cavalier servant de Sergine Gravier prenait congé des hôtes de la baraque:
—Ainsi, leur disait-il, vous m'avez-bien compris...
Demain, dans la journée, vous pliez bagage, et, un peu avant minuit, je vous trouve, avec la voiture, à l'endroit indiqué...
Quant à mademoiselle Florette, elle aura dû être expédiée, dans la soirée, au pavillon de la Faisanderie...
Est-il nécessaire d'ajouter qu'au nom de Me Bouginier il vous est formellement enjoint d'avoir à respecter—de toutes les façons—cette jeune et indispensable auxiliaire?...
—C'est bon, grommela l'un des Snail, on fera le mort avec elle.
—On ferait le mort au naturel, répliqua froidement Marignan, si, par hasard, on s'avisait de contrevenir à mes ordres. Je paie; mais je veux en avoir pour mon argent. Votre peau me répond de votre obéissance.
Il s'adressa à Héloïse:
—C'est vous que je charge de la styler. Songez que, sans elle, nous ne pouvons rien. Il s'agit de nous obtenir à tout prix son concours.
—Cependant, objecta la virago, cependant, si elle refusait...
—Ce serait votre faute, repartit l'autre sèchement, et, comme l'argent s'envolera, après-demain, dans le coffre de son propriétaire...
La Femme-Canon fit un geste énergique:
—Alors il faudra bien que, de gré ou de force...
Son interlocuteur appuya, en soulignant le mot de la voix et du regard:
—De gré, seulement, vous entendez...
Qu'elle ignore la cause et le but de ce que l'on exige d'elle: les instruments inconscients sont les meilleurs...
Je vous permets d'user de l'intimidation, de la menace même pour l'amener à nos fins; mais tenez-vous en là,—ou il vous en cuirait...
Surtout,—et je vous recommande ceci à tous,—pas de querelles ridicules, de violences inutiles, de batailles, ni de vitriol...
—Je jure... balbutia chacun des auditeurs.
—Assez! assez, mes enfants! interrompit Marignan, sceptique et gouailleur. Je n'attache pas plus d'importance que vous à vos serments. Il n'y a qu'une chose à laquelle je crois: c'est à l'amour déréglé que vous nourrissez pour la vie. Voilà qui sauvegarde la Filleule de Lagardère...
Puis, avec une exagération de solennité qui acheva de dompter cette ménagerie en révolte:
—La beauté de cette jeune fille devient désormais un capital. Sa beauté et sa vertu. Malheur à qui diminuerait ce capital en le dégradant.
Carrières-sous-Bois est un joli petit village situé à l'extrémité de la terrasse de Saint-Germain et étagé entre celle-ci et la Seine.
Le château de M. de Saint-Pons, alors maire de la commune, faisait, d'un côté, face au fleuve, en bordure sur la route riveraine du Pecq, et, de l'autre, par son parc immense, rejoignait la vaste forêt qui s'étend de Chambourcy à Conflans-Sainte-Honorine et de Poissy à Meudon.
C'était au bout de ce parc et sur la lisière de cette forêt que s'élevait le pavillon de la Faisanderie,—construit autrefois pour servir de rendez-vous de chasse, avec le luxe que les architectes du dix-septième siècle déployaient dans l'édification de ces bâtiments consacrés au plus grand plaisir de la noblesse et de la couronne.
Ses murs de briques à chaînes de pierre, son toit d'ardoises à girouettes, l'encadrement de ses croisées, les deux belles grilles qui l'accolaient et qui, avec un saut-de-loup, défendaient l'accès de la propriété,—grilles ouvragées par Jean Lamour, le célèbre forgeron-artiste à qui l'on doit les élégantes «serrureries» de la place Stanislas à Nancy,—lui donnaient un caractère seigneurial que son entourage rehaussait encore d'une nouvelle et particulière splendeur.
Devant lui, en effet, s'arrondissait la Boule-du-Roi,—sorte de demi-lune au delà de laquelle s'épaississaient les massifs et les taillis de la forêt,—tandis que, derrière, le parc groupait ses arbres touffus, aux essences variées, avec un désordre qui eût fourni à l'abbé Delille l'occasion de cueillir à pleines corbeilles les alexandrins descriptifs.
C'est au seuil de ce pavillon que nous en rencontrerons le locataire,—le garde général Jacques Périn,—le lendemain des scènes qui se sont succédé à la fête des Loges et que nous avons racontées dans les chapitres précédents.
L'ancien brigadier de la sûreté était en train de causer avec un gros homme—à mine honnête et digne—qui semblait sur le point de le quitter.
Ce personnage n'était autre que le régisseur du marquis, qui avait précédé de vingt-quatre heures son maître à Carrières.
—Ainsi, demandait l'ex-détective, ainsi, cher monsieur Tourangeau, vous ne vous décidez pas à rester dîner avec moi?
—Impossible, mon brave Périn. Désolé de vous refuser. Ce sera pour une autre fois.
Le garde général sourit:
—Avouez, continua-t-il, que vous vous défiez de ma cuisine...
—Moi?
—Oui: de la cuisine d'un pauvre diable de garçon, qui vit sans cordon-bleu, sans ménagère, en isolé, en sauvage...
Eh bien, vous auriez peut-être tort: quand on a été soldat, on sait faire à peu près tout,—même la soupe...
Et je connais plus d'un fricot de nos troupiers, dont un gourmand, dont un gourmet se lécheraient les pouces et les babines...
—Je ne dis pas non, je ne dis pas non! Mais j'ai ramené ma femme et mes enfants de Paris. Ils m'attendent, pour se mettre à table, chez le concierge du château, et s'ils ne me voyaient pas arriver, ils seraient capables de se laisser mourir de faim et d'inquiétude.
Et le régisseur ajouta, en faisant mine de prendre congé:
—On ne comprend pas ça quand on n'a pas de famille.
Un nuage passa sur la figure du garde:
—C'est vrai, murmura-t-il tristement. Vous avez raison. Je n'en ai pas, moi, de famille!
Son interlocuteur lui tendit la main:
—Pardonnez-moi si je vous ai causé de la peine... C'est bien sans intention... Mais, après tout, il y a beaucoup de votre faute...
—Comment?...
—Que vous manque-t-il pour animer votre intérieur? Une compagne et des marmots? Est-ce donc si malaisé de se les procurer? Mariez-vous. Vous n'en amènerez pas la mode. Et puis, vous êtes d'âge, que diable!...
—Trop, par malheur; quand on a enjambé la quarantaine...
—Bah! c'est dans les vieilles marmites que se cuisent les meilleurs ragoûts. Vous n'êtes plus un freluquet, c'est entendu; mais vous avez bon pied et bon appétit, comme moi. Or, croyez-vous que mes cinquante ans bien sonnés m'empêchent de danser le rigodon, à votre noce, avec une jolie poulette, et de chanter la mère Godichon au repas de baptême de votre premier-né?...
Jacques Périn secoua la tête.
—Je n'épouserai jamais qu'une femme que j'aimerai,—et si par hasard, cette femme ne m'aimait pas...
—Elle serait difficile, morbleu! Un gars aussi supérieurement conservé! Et doux, et sobre, et économe! Le plus probe, le plus vaillant, le plus loyal qui soit au monde!...
—Monsieur Tourangeau!... Je suis confus... Ces compliments...
—Vous les méritez, camarade, et ce que j'exprime ici, c'est l'opinion de tout le monde, celle de M. le marquis, la mienne...
Oui, notre maître ne se gêne pas pour le déclarer hautement...
Il me répétait encore hier qu'il se félicitait d'avoir rencontré un serviteur de votre courage à la besogne et de votre dévouement à ses intérêts...
—M. de Saint-Pons est trop bon. Il me flatte assurément. Je ne fais que ce que je dois faire...
—Il vous rend justice, voilà tout... Donc, si l'envie vous prend de vous mettre en ménage, choisissez sans crainte la personne qui vous plaira. M. le marquis consentira volontiers à la demander en votre nom, et il n'y a pas de danger qu'une honnête fille et que des parents sensés hésitent à accueillir comme il convient et vos hommages et sa requête...
Le régisseur s'interrompit pour consulter sa montre:
—Mais je bavarde, je bavarde, je bavarde,—et j'oublie que les miens s'impatientent là-bas...
Il n'est que temps que je coure les rejoindre...
Monsieur arrivera demain pour déjeuner: il m'a recommandé de vous prévenir qu'il comptait sur vous au château...
—Je m'empresserai d'aller verser entre ses mains le prix des coupes que j'ai achevé d'encaisser aujourd'hui... A moins que vous ne préfériez vous en charger...
—M'en charger, c'est le mot... Farceur!... Une vingtaine de sacs de mille francs!... Non, les fonds sont bien où ils sont,—jusqu'à demain; car je présume que vous les avez placés en lieu sûr...
—Ils sont serrés dans mon secrétaire, dont la clé ne me quitte jamais...
Et le garde ajouta:
—D'ailleurs, il n'y a pas de voleurs dans le pays...
—Hum! opina son interlocuteur, dans le pays, c'est possible; mais il est venu sans doute tant de rôdeurs de Paris chercher fortune à la fête des Loges...
—Ceux-là, repartit l'ex-agent, je les évente d'une lieue, et je ne leur conseille pas de me forcer à me ressouvenir de mon ancien métier...
—Oui, oui, je sais, vous êtes une rude poigne... Votre surnom l'indiquait assez... Cependant vous êtes seul dans ce pavillon, et celui-ci est non moins éloigné du village que du château...
—Les barreaux des fenêtres et la solidité des portes défient toute espèce d'effraction... Et puis, j'ai des armes: tout un arsenal... Je sais m'en servir, et vous pensez si, au besoin, j'hésiterais à le faire...
Jacques Périn conclut d'un ton convaincu:
—Enfin, si, lorsque je suis seul, je vaux mon homme, j'en vaux dix lorsque j'ai le droit et la loi avec moi...
Par conséquent, n'ayez aucune inquiétude à mon sujet,—non plus qu'à propos de l'argent...
Cet argent est aussi à l'abri des malfaiteurs que si on l'avait confié aux caves de la Banque.
—Je n'en doute pas, déclara le régisseur, et je pars complètement rassuré: au revoir et à demain, compère!
—A demain, monsieur Tourangeau.
Jacques Périn était de taille et de corpulence ordinaires; d'apparence robuste et agile, encore que ses cheveux,—coupés presque ras,—qui grisonnaient vers les tempes, annonçassent ce que nous savons, de l'aveu du garde lui-même: c'est-à-dire que celui-ci confinait à la cinquantaine.
Sa moustache rejoignait une barbe courte et touffue qui lui recouvrait le bas du visage.
Ce visage, bruni par le hâle du soleil, de la pluie et de l'air libre, avait une remarquable expression d'énergie, tempérée par ce je ne sais quoi de mélancolique et de doux de l'homme fort, de l'honnête homme qui souffre et qui cache aux yeux de tous la blessure qui le fait souffrir.
La bouche était franche et sérieuse. Le nez quêtait dans le vent, comme celui d'un chien de race. Le sourcil abritait un regard loyal et intelligent. En somme, une physionomie ouverte, claire, martiale et sympathique, où le soldat se retrouvait sous la veste du garde-chasse.
Le pavillon qu'habitait ce dernier n'avait pas l'air moins avenant, en dépit des barreaux dont on a parlé tout à l'heure et qui en protégeaient les fenêtres contre toute tentative d'escalade.
Il comprenait un rez-de-chaussée, un premier étage et des mansardes.
Le rez-de-chaussée se composait d'un parloir ouvert sur le rond-point et d'une cuisine ouvrant sur le parc.
Ce parloir avait une tapisserie à raies bleues sur champ blanc, imitant le coutil d'une tente.
Il était meublé d'un secrétaire, d'une armoire, d'une table et de six chaises en acajou, et décoré de gravures militaires représentant les principaux épisodes de nos campagnes de Crimée, d'Italie et du Mexique, ainsi que de panoplies d'armes, d'engins, de harnais de chasse et de fusils, de casques prussiens,—trophées de la dernière guerre.
Au fond de cette pièce, un antique escalier de bois, noirci par le temps, conduisait au premier étage, lequel se divisait en deux parties inégales: une vaste chambre à coucher et un cabinet de débarras.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Après le départ de Tourangeau, Jacques Périn s'était assis—dans le parloir—devant son repas du soir.
Mais il ne mangeait pas.
Il songeait...
Il songeait qu'en effet, il était bien seul dans cette maison comme dans le monde...
La tranquillité de sa vie présente,—opposée au mouvement, aux péripéties de son existence passée,—lui rendait cette solitude encore plus lourde et plus pénible.
En Afrique, la chasse aux Arabes; à Paris, la chasse aux coupables avaient absorbé toutes ses facultés et tout son temps.
Or, c'était une nature essentiellement aimante sous la rude enveloppe du policier et du soldat.
Les exigences professionnelles étaient seules parvenues à refouler en lui, pendant de longues années, les trésors de tendresse qu'il brûlait de dépenser au dehors.
Puis, plus tard, il avait lâché la Préfecture, et il était redevenu un homme comme les autres.
Alors toutes les passions du commun des mortels s'étaient brusquement réveillées en lui. Tous les désirs d'un cœur vierge avaient bouillonné de sa poitrine à son cerveau. Des désirs développés, aiguillonnés, exaspérés par l'isolement.
Un isolement d'autant plus douloureux qu'il était plus sensible. On ne passe pas impunément du feu à l'eau. Songez que, de l'effroyable quantité d'aventures publiques et privées où son paisible caractère s'était trouvé mêlé, que des drames les plus violents qu'avait traversés sa candeur, et dans lesquels son activité, sa perspicacité avaient joué leur rôle, notre ex-agent était tombé—sans transition—dans le calme léthargique et le silence tombal des journées uniformément dénuées d'événements, d'incidents, de luttes!
Ceci ne l'empêchait point, du reste, de s'acquitter de ses fonctions avec une intelligence hors ligne et une fidélité sans bornes.
Chaque matin il prenait son fusil et s'enfonçait, marchant lentement, sous les arbres de la forêt.
Mais chaque soir il s'en revenait plus morne qu'il n'était parti.
Ce soir-là, sa conversation avec l'excellent Tourangeau avait donné un corps à ses aspirations.
Il rêvait les joies de la famille.
Oh! la ménagère qui va, qui vient, alerte, accorte; qui attend l'époux au retour de la besogne quotidienne; qui est l'écho de ses pensées, la moitié de sa chair, le complément de son âme!...
Oh! les petits enfants, roses et blonds comme des Jésus de cire, qui vous grimpent sur les genoux, vous jettent au cou leurs bras potelés et remplissent de leur gentil ramage et de leur mouvement désordonné le logis dont ils sont comme les anges gardiens!...
Tandis que le brave garçon se demandait où il trouverait cette félicité intime; tandis qu'il demeurait accoudé sur la table, sans effleurer des lèvres le verre de vieux vin qu'il s'était versé, sans toucher au plat de gibier dont il s'était servi, la nuit était venue peu à peu...
Un léger bruit retentit au dehors...
Le garde dressa l'oreille:
—Oh! oh! murmura-t-il, on a remué dans les taillis...
Le bruit s'accentua...
C'étaient des pas précipités qui traversaient la demi-lune...
L'ancien policier se dit:
—Quelqu'un accourt de ce côté...
Il se leva et marcha vers la porte...
En cet instant, celle-ci s'ouvrit brusquement...
Une femme apparut sur le seuil...
Elle s'y arrêta une minute,—retournée vers l'extérieur...
Elle semblait écouter avec anxiété...
Puis, d'une voix qui haletait de l'effort d'une course furieuse:
—Je ne les entends plus! balbutia-t-elle. Seigneur mon Dieu, merci! Ils ont perdu ma trace!
Puis encore, elle referma la porte derrière elle, s'avança dans le pavillon, vint s'affaisser sur une chaise près de la table et, joignant les deux mains qu'elle éleva vers Jacques:
—Si vous êtes chrétien, supplia-t-elle avec une volubilité fébrile, accueillez-moi, protégez-moi, cachez-moi, sauvez-moi!
Elle reprit haleine, s'essuya le front d'un geste sauvage et poursuivit d'un ton farouche:
—Sinon, indiquez-moi le chemin de la rivière. Celle-ci ne refusera pas de me recevoir. Car j'aime mieux mourir,—oui, mourir,—que de retomber en leur pouvoir!
Vous l'avez déjà reconnue:
C'était la Filleule de Lagardère...
La Filleule de Lagardère, dépouillée de son costume, de ses oripeaux de théâtre et vêtue, comme le vulgaire des saltimbanques pauvres, d'une misérable robe d'indienne, que son passage dans les fourrés de la forêt avait déchirée en maint endroit; d'un petit châle de mérinos, tout effiloqué et tout déteint, et d'un mouchoir en marmotte ajouré comme une dentelle.
Et, cependant, à travers les trous de ces haillons s'échappaient des parfums et des rayonnements étranges: des parfums de pudeur réelle, exquise et fière; des rayonnements de vie et de jeunesse à peine voilés par une nuance de mélancolie, qui n'était pas sa nature même, et qui trahissait à demi le secret d'une infortune vaillamment supportée.
Pour le moment, elle suffoquait.
De grosses gouttes de sueur roulaient de son front sur ses joues.
D'un mouvement machinal, elle enleva le mouchoir qui la coiffait et dégrafa le haut de sa robe...
Ses magnifiques cheveux ruisselèrent sur ses épaules, et les lignes de son cou se dégagèrent, jusqu'à la naissance de sa gorge, dans toute leur noblesse et toute leur pureté.
Jacques l'examinait avec une surprise, une admiration muettes.
—Ainsi, vous ne répondez pas? reprit-elle après un silence. Vous repoussez ma prière? C'est bien. Il ne me reste qu'à m'en aller.
Elle se mit debout péniblement et fit quelques pas en chancelant...
Puis un étourdissement subit parut la saisir.
Le garde la reçut dans ses bras et la replaça sur le siège qu'elle venait de quitter.
—Voyons, mon enfant, lui dit-il, calmez-vous et rassurez-vous. Vous êtes ici en sûreté. Moi présent, personne n'osera vous faire de mal.
Il prépara un verre d'eau sucrée et le lui offrit en ajoutant:
—Tenez, prenez ceci et tâchez de vous remettre... Je vous répète que vous n'avez plus rien à craindre. Les gens que vous semblez redouter ne viendront pas vous chercher jusque dans cette maison.
La fillette but une gorgée. Elle respira longuement. Ses yeux se rouvrirent et son regard, chargé de reconnaissance, s'arrêta sur l'ancien agent qu'il remua de fond en comble.
—Vous êtes bon, fit-elle. Le ciel vous bénira!
Ensuite, s'emparant des mains du garde et les pressant avec une effusion soudaine:
—C'est donc vrai? Vous ne me chassez pas?
Jacques, embarrassé et ému, se dégagea doucement de l'étreinte:
—Non, certes, je ne vous chasse pas, et je suis tout disposé à vous prêter aide et assistance... Mais encore faut-il que je sache qui vous êtes et ce qui vous menace... Parlez! expliquez-vous, de grâce!...
—Je comprends: vous voulez que je vous raconte mon histoire...
Elle avait une voix charmante, dont les cordes basses vibraient et pénétraient.
L'ex-policier protesta:
—Je désire connaître ce qui vous est arrivé, afin d'apprendre comment je puis vous protéger et vous défendre...
Florette eut un sourire triste:
—Elle n'est pas gaie, mon histoire; mais, puisqu'il vous plaît de l'entendre, écoutez-moi et ayez pitié d'une malheureuse qui n'a d'espoir et de ressource que dans la charité des honnêtes gens.
Et elle entama un récit dont plusieurs parties ne sont pas tout à fait étrangères à nos lecteurs:
Ce qu'elle se rappelait imparfaitement de son enfance; la façon dont les Snail l'avaient élevée; son rude apprentissage de l'escrime, son voyage et ses succès en Angleterre, son retour en France et l'empire qu'Héloïse Chamoiseau avait pris par degré sur les trois frères abrutis par leurs vices...
Héloïse la haïssait...
La fillette ignorait pourquoi...
Mais elle l'avait deviné de prime abord, et, plus tard, la virago s'était chargée de le lui prouver d'une manière non équivoque...
Il n'y avait pas de jour qu'elle ne l'accablât d'invectives, d'humiliations et de menaces; pas de jour qu'elle ne la frappât sournoisement; pas de jour qu'elle ne lui promît de la défigurer...
L'attitude de Tom, de Jack et de Bob n'était pas beaucoup plus rassurante à l'endroit de la pauvrette.
Depuis quelque temps, ils lui lançaient à la dérobée des œillades qui l'épouvantaient.
Bref, la vie en commun avec cette mégère et ces brutes était devenue insupportable pour leur victime.
Elle leur avait donc signifié—et cela le matin même—qu'elle prétendait les quitter immédiatement, qu'elle renonçait au métier de saltimbanque et qu'elle avait l'intention de se rendre à Paris et d'y chercher de l'ouvrage.
Alors la tempête avait éclaté:
On avait écrasé la récalcitrante de reproches, d'injures et de horions.
Puis les trois Anglais s'étaient précipités sur elle et l'avaient enfermée dans leur voiture qui s'était éloignée des Loges, sans attendre la fin de la fête, dans une direction inconnue...
Mais, tandis que le véhicule roulait dans la forêt, Florette avait sauté par une fenêtre et s'était jetée sous le couvert...
Les Snail lui avaient donné la chasse...
Inconsciente, éperdue, affolée, elle avait couru devant elle,—à travers les halliers, les buissons, les broussailles,—jusqu'à ce qu'elle aperçût une maison où se réfugier:
—Maintenant, conclut-elle, tout ce que je vous demande, c'est de me permettre de passer la nuit ici, sur cette chaise...
A l'aube, vous me mettrez sur la route de Paris...
Je sais lire, écrire et coudre; je suis forte et j'ai du courage; je rencontrerai bien là-bas, dans la grand'ville, quelque bonne âme qui consentira à me prendre en service ou à me donner du travail...
Autrement...
—Autrement?...
La physionomie et l'accent de la jeune fille devinrent sombres:
—Autrement, n'ayant ni asile pour le présent, ni espérance dans l'avenir, je vous l'ai dit, la Seine coule pour tout le monde...
—Mourir!... Vous songeriez à mourir!... A votre âge!...
—Oh! répliqua-t-elle amèrement, la souffrance m'a vieillie... D'ailleurs, qui est-ce qui me regrettera?... Je n'ai ni parents, ni amis, ni personne qui s'intéresse à moi sur cette terre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
S'il eût écouté la narratrice avec l'attention minutieuse qu'il apportait naguère à «débrouiller» les affaires compliquées pour lesquelles on avait recours à son office, le détective émérite eût remarqué ceci:
C'est que la première partie de son histoire—celle qui avait trait à l'aversion que lui témoignait la Femme-Canon et aux craintes que lui inspiraient les allures des trois frères,—avait été détaillée par mademoiselle Fine-Lame avec une chaleur, une conviction, une éloquence qui affirmaient la sincérité de ce récit.
Dans la seconde, au contraire,—celle qui se rapportait à la scène du matin, ainsi qu'à la fuite de la fillette et à la poursuite qui en avait été le résultat,—la Filleule de Lagardère avait montré, à plusieurs reprises, une hésitation, un embarras qui eussent donné à réfléchir à un auditeur moins prévenu en sa faveur.
Mais Jacques subissait le charme qu'épandait l'étrange et ravissante créature.
Sa pensée vacillait comme s'il eût ressenti une sorte d'ivresse. Nous n'insinuerons point qu'il fût déjà amoureux. Mais ce fut en tremblant qu'il dit:
—Ma chère enfant, je vous donnerai un asile et je vous rendrai l'espérance.
La fugitive eut un long soupir de soulagement.
Puis elle questionna brusquement:
—Qu'est-ce que vous allez faire de moi?
Jacques lui prit la main à son tour:
—Vous resterez ici jusqu'à demain, sous ma garde, et je vous réitère qu'à cette heure avancée ces misérables saltimbanques ne vous relanceront point sous mon toit. D'abord, ils n'ont aucune espèce de droits sur vous. Ensuite, je vous certifie qu'ils trouveraient à qui parler.
Florette le considéra en face:
—Oh! oui, vous êtes brave! fit-elle.
L'ancien soldat baissa les yeux devant la flamme qui allumait les prunelles de la jeune fille.
Il poursuivit après un silence:
—Demain, je vous conduirai au château et je vous présenterai à mon maître. M. le marquis est le plus humain et le plus généreux des hommes. Il a pour moi quelques égards. Je ne doute pas que, sur mon instante prière, il ne vous trouve une situation, non près de lui,—car il est veuf,—mais dans quelqu'une des riches familles parisiennes avec lesquelles il entretient des relations...
Et, comme la fugitive se levait dans un élan d'actions de grâces passionnées:
—Ne me remerciez pas, ajouta-t-il en se reculant. Tout autre à ma place eût agi pareillement. C'est moi qui suis trop heureux de pouvoir vous être utile.
Puis, pour couper court aux expressions de gratitude qui se pressaient sur les lèvres de la Filleule de Lagardère, il continua en lui montrant la table:
—Vous devez avoir besoin de vous réconforter. Allons, asseyez-vous et partagez mon modeste repas. Ah! dame! si j'avais su avoir, ce soir, une invitée, je me serais approvisionné et arrangé en conséquence...
Il s'en fut chercher un couvert et le disposa près du sien:
—Mais bah! reprit-il avec rondeur, à la guerre comme à la guerre! La première fois, on se distinguera davantage. D'ailleurs, c'est offert de bon cœur.
Mademoiselle Fine-Lame refusa du geste:
—Je n'ai pas faim, murmura-t-elle.
Elle porta la main à son front:
—Le sommeil, la fatigue m'accablent...
Sa tête s'abaissait, lourde, sur sa poitrine; ses paupières se fermaient malgré elle; son corps se ployait sur sa chaise...
—Bon! je comprends! fit Jacques; l'alerte, la course, la frayeur... Le repos vous est nécessaire... Eh bien, on va aller préparer votre chambre.
Il alluma un bougeoir à la lampe qu'il avait placée sur la table pendant le récit de Florette.
—Mais, interrogea celle-ci, n'avez-vous pas commencé de dîner?
—Oh! ne vous inquiétez pas de moi: j'achèverai quand je vous aurai installée dans votre casernement.
Il se dirigea vers l'escalier qui conduisait au premier étage:
—Attendez-moi tranquillement... Je reviens dans cinq minutes... L'histoire de disposer le lit...
La jeune fille ne répliqua rien. Sa tête s'était renversée sur le dossier de sa chaise. Elle paraissait s'être endormie...
Oui, mais quand le garde eut disparu au haut de l'escalier, elle se redressa avec lenteur et précaution...
Son œil, qui jetait un éclat singulier, parcourut rapidement la pièce et s'arrêta sur la table chargée des accessoires du repas de son hôte...
Entre le plat et l'assiette, le verre de Jacques était à demi plein...
Florette fouilla dans sa poche...
Un petit flacon de cristal brilla entre ses doigts...
Elle fit un pas vers la table...
Puis elle s'arrêta,—hésitante...
Un combat violent semblait se livrer en elle...
Deux fois, elle étendit au-dessus du verre la main qui tenait le flacon...
Et, deux fois, cette main ne consomma point l'œuvre qui déterminait ce mouvement, et contre laquelle protestaient la révolte, l'indignation, l'horreur qui bouleversaient les traits de la fugitive...
A un moment, celle-ci eut l'air de prendre une résolution énergique...
Elle se détourna de la table et se glissa vers la porte...
Comme elle en atteignait le seuil, le cri de la chouette—un cri lugubre et prolongé—s'éleva au dehors, de la lisière de la forêt...
Florette demeura immobile. Elle devint pâle comme une morte. Une indicible expression de terreur se répandit sur son visage:
—Ils sont là, pensa-t-elle tout haut. Ils me rappellent ma promesse. Si j'y manque, malheur à moi!
Le cri retentit de nouveau avec des modulations impératives.
La Filleule de Lagardère se tordit les bras:
—Seigneur, gémit-elle, inspirez-moi, conseillez-moi!... Cet homme est si confiant et si hospitalier!... Non, non, c'est impossible!
Le cri persista, strident et funèbre, dans le silence de la nuit.
En même temps, l'on entendit la voix du garde qui grondait:
—Ah! méchante bête, c'est moi qui irai, demain matin, te dénicher à coups de fusil, pour t'apprendre à troubler ainsi le sommeil de mes locataires!
Mademoiselle Fine-Lame balbutia avec égarement:
—S'ils n'avaient parlé que de me tuer... Mais ce vitriol, oh! ce vitriol!... Mon Dieu! pardonnez-moi: ce serait trop cruel!
Elle eut un geste de décision suprême...
Puis elle revint—d'un bond—vers la table...
Sa main s'allongea derechef...
Quelques gouttes d'une liqueur brune tombèrent du flacon dans le verre...
Puis encore, la fillette se laissa aller sur sa chaise en murmurant:
—Ils l'ont voulu! Si je suis coupable, que ma faute retombe sur leur tête!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La pièce du premier étage servait de chambre à coucher à Jacques.
Celui-ci venait d'y transporter Florette—qu'il croyait s'être assoupie de lassitude et qui s'était évanouie d'angoisse,—et de la déposer doucement sur le lit.
A côté de ce lit, sur une petite table, un revolver était placé. Le garde avait voulu l'enlever. Mais la jeune fille, rouvrant les yeux et l'arrêtant:
—Non, non, laissez cette arme; elle ne me fait pas peur.
Et, comme il se préparait à la quitter, elle avait eu un mouvement instinctif pour le retenir.
Elle avait tenté de parler,—mue par une force intérieure.
Ses lèvres avaient remué pour formuler un aveu ou une prière; mais les mots s'étaient embarrassés dans sa gorge sèche et sifflante. S'ingéniait-elle à les retenir ou à leur donner essor? On ne sait; toutefois ses joues s'empourpraient, son sein bondissait, ses prunelles brûlaient sous l'effort.
—Ma chère demoiselle, lui avait dit le garde, vous avez un peu de fièvre. Il ne faut pas vous fatiguer davantage. Je me retire. Tâchez de dormir un bon somme, et demain il n'y paraîtra plus.
Puis, le digne garçon était redescendu au rez-de-chaussée, où, après avoir fermé à double tour la porte qui communiquait avec le rond-point, il s'était mis à se promener de long en large dans le parloir.
Lui aussi, l'ancien détective, avait la fièvre.
Une joie bizarre le remplissait.
Ses aspirations, ses songes, ses desiderata de tout à l'heure n'avaient plus seulement un corps impalpable: ils avaient une forme distincte et réelle.
La femme qu'il rêvait d'associer à sa vie, c'était celle dont l'étrange beauté passait et repassait devant lui avec les attractions de ses grands yeux aux regards hardis et candides, de son front presque céleste, perdu sous les richesses d'une splendide chevelure, et de sa taille de nymphe aux divines perfections.
A cette joie, cependant, se mêlait une légère défiance.
Par moments, le policier reparaissait sous l'amoureux: le policier, homme de logique, de calcul et d'examen, inaccessible aux surprises du cœur.
Depuis que Florette n'était plus là, pour lui ravir tous ses sens, il ne pouvait, en y réfléchissant froidement, s'empêcher de trouver l'aventure assez invraisemblable.
Si la fugitive lui avait menti?
Lui mentir?
Dans quel but?
C'est ce qu'il ne pouvait s'expliquer.
Car il ne pensait pas un seul instant à la somme importante que son secrétaire renfermait.
Tromper, tramer le mal, être complice d'un projet de vol avec ce visage chaste, avec cet œil limpide, avec la musique de cette voix, c'eût été simplement horrible!
Maintenant, qu'adviendrait-il de tout ceci?
L'oiseau sauvage qu'il abritait ne s'envolerait-il pas le lendemain?
Florette était, sinon de race, du moins d'habitudes bohêmes.
L'existence sous la tente, vagabonde, avec ses contrastes de pluie et de soleil, n'a-t-elle pas été, de tout temps, plus chère à ces errants, à ces nomades, que l'inaltérable monotonie du bonheur stationnaire et du foyer conjugal?...
Et quand M. de Saint-Pons se chargerait de l'avenir de cette déclassée, ne serait-ce pas toujours une séparation immédiate?...
Une séparation!...
L'avenir n'est à personne, et les absents ont tort.
La fillette se souviendrait-elle de celui qui l'avait recueillie?
Lui garderait-elle une foi qu'elle ne lui avait point engagée?
N'aimait-elle pas ailleurs? L'aimerait-elle jamais? Soupçonnait-elle seulement le sentiment subit qu'elle lui avait inspiré?
Empli de toutes ces idées, le cerveau de Jacques semblait près d'éclater, comme une chaudière, trop pleine, en ébullition.
Conséquence naturelle de cette chaleur fébrile, une soif ardente desséchait son palais.
Dans son va-et-vient par la chambre, il aperçut sur la table le vin qu'il s'était versé un moment avant l'arrivée de la fugitive.
Il prit le verre machinalement et en vida environ la moitié.
Puis, le reposant brusquement avec une grimace de dégoût:
—Pouah! s'exclama-t-il, ce vin est exécrable!
Ensuite, après réflexion:
—Ah çà! est-ce que je deviens fou? Un crû que j'avais trouvé excellent jusqu'ici! C'est l'amertume de mes pensées qui me le gâte!
Et il voulut continuer sa promenade...
Mais il se sentait las. La tête lui pesait. Ses jambes se dérobaient sous lui....
Attribuant ce malaise au trouble de son esprit, il s'assit devant la table, s'accouda sur la nappe et mit son front dans ses mains...
Quelques minutes plus tard, il dormait.
Toutefois, comme il n'avait absorbé qu'une partie du narcotique introduit dans son verre, ce sommeil n'était point, en dépit des apparences, aussi profond, aussi insensible, aussi annihilant que l'avaient présumé les instigateurs de Florette.
Lucide comme celui que les passes magnétiques déterminent chez certains sujets, ce sommeil se doublait de rêves où la réalité jouait un rôle:
Sous le plomb qui fermait son oreille et qui scellait sa paupière, Jacques percevait ce qui s'agitait autour de lui.
Mais il ne le percevait que confus et voilé,—derrière un brouillard...
Et il ne lui était point possible d'intervenir...
Ses membres engourdis lui refusaient leur office...
Cauchemar compliqué de catalepsie. L'opium, ingéré à certaine dose, produit de ces phénomènes communs à nombre de maladies nerveuses. Une partie des organes acquiert une force de vie excessive, tandis que l'autre semble frappée de mort.
C'est ainsi que, dès l'abord, l'ancien policier avait entendu un pas léger glisser le long de l'escalier...
Une forme blanche avait traversé le parloir...
Cette forme s'était penchée sur la serrure close par lui à double tour...
La clé avait tourné en sens inverse dans cette serrure...
La porte s'était ouverte sans bruit...
La forme blanche avait fait un signe au dehors...
Puis, rapide, elle avait repassé devant le dormeur, avait regagné l'escalier et était rentrée dans la chambre du premier étage...
Au bout d'un instant, quatre hommes avaient pénétré dans le pavillon:
Les trois premiers avaient une figure stupide que l'ivresse incendiait.
Le quatrième paraissait entièrement maître de lui.
Comme dans un roman ou dans un mélodrame, ses traits se cachaient sous un masque dont la barbe de satin noir descendait jusque sur sa poitrine.
Ce dernier s'était approché de Jacques Périn.
Le garde avait senti une main se couler avec précaution dans la poche de sa veste et en retirer la clé du secrétaire...
Alors, seulement, il avait compris...
C'était contre l'argent de son maître qu'était dirigée cette expédition!
Le fidèle serviteur avait essayé de se lever, de se mouvoir, de crier...
Impossible!...
La paralysie immobilisait son corps, ses muscles et sa langue...
Les trois coquins à la face bestiale marchaient vers le meuble qui renfermait les vingt mille francs...
Le personnage masqué les arrêta:
—Mes camarades, prononça-t-il en leur désignant le dormeur, j'ai l'habitude de ne rien laisser derrière moi. Si cet importun venait à se réveiller, il y aurait lutte, tapage et tout le tralala. Il vaut mieux le régler de suite. L'un de vous a-t-il un couteau?
—En voici un.
—Eh bien, servez-vous en: frappez... Frappez ici, entre les omoplates: c'est la meilleure place, au dire des gens de l'art...
Il ajouta avec tranquillité:
—Cette formalité accomplie, nous procéderons à la récolte du quibus et, quand elle sera terminée, nous appellerons la petite, qui s'est conduite comme un ange et qui doit se tenir tapie là-haut, dans quelque coin.
—All right! firent les trois autres.
Ils entourèrent l'ex-agent.
Le malheureux sentit les mains de deux d'entre eux s'abattre, comme des étaux, sur ses épaules, pour le maintenir contre la table...
Sans le voir, il sentit aussi se lever le couteau du troisième...
Et il se raidit dans un effort surhumain pour s'arracher à la torpeur qui le clouait, inerte, sous le fer...
Effort infructueux: la léthargie était plus puissante que sa volonté!
Cette volonté même, un choc inattendu venait presque de la lui enlever.
Cette «petite» dont on avait parlé, c'était Florette!
Florette était de moitié dans le crime!
C'était elle qui tuait son hôte en le livrant à ses complices!
Cette foudroyante révélation poignardait Jacques plus sûrement que n'allait le faire la lame du couteau emmanché au poing de l'assassin.
Le garde était deux fois perdu.
Il se résigna et sourit—intérieurement—à la mort.
En ce moment, une voix appela:
—Tom! Bob! Jack!
Cette voix tombait du haut de l'escalier.
L'arme et le bras de Tom ne s'abaissèrent pas.
La voix continua, dure, brève, métallique:
—Est-ce là ce que vous avez juré? «Il n'y aura pas de sang versé», avez-vous dit. Je vous somme de tenir cette promesse.
Les Snail s'entre-regardèrent, indécis.
Le personnage masqué intervint:
—Ma chère demoiselle, fit-il, ne vous mêlez pas de tout ceci. S'il vous répugne d'assister à une exécution nécessaire, rentrez, pour quelques minutes, dans le trou où vous étiez blottie tout à l'heure. On vous fera signe quand il n'y aura plus de danger pour vos nerfs impressionnables.
La voix répliqua brusquement:
—Vous, je ne vous connais pas, et ce n'est pas à vous que je m'adresse.
Puis, avec l'accent du commandement:
—Tom, Bob et Jack, laissez cet homme!
—Ma mie, repartit l'autre avec impatience, il faut que la place soit nette; demeurez ou retirez-vous, si bon vous semble; mais ce que j'ai décidé aura lieu.
Il se tourna vers les trois frères:
—Allons, l'heure s'écoule, dépêchons!
La voix, qui se fit menaçante, redit:
—Encore une fois, laissez cet homme!
Le trio de drôles hésitait.
Le personnage masqué s'emporta pour de bon:
—Ah çà! gronda-t-il, à qui obéit-on ici? Est-ce moi qui paye, oui ou non? Foin des caprices de jolie femme!
Les Snail répondirent en grognant quelques paroles inintelligibles.
L'autre frappa du pied:
—Nous perdons un temps précieux... L'argent est là... Les vingt mille francs...
Jusqu'alors, les Snail avaient ignoré le chiffre de la somme...
Ils croyaient qu'il ne s'agissait que d'une simple poignée d'écus...
Mais vingt mille francs! Les sacs entassés et bondés à craquer! Les sacs éventrés et dégorgeant les pièces blanches! Un trésor!...
Pour le quart, les trois frères auraient égorgé père et mère!...
Nous pensons que, si les choses avaient suivi leur cours, leur chef, au moment du partage, aurait trouvé en eux des associés incommodes.
La fièvre de l'argent entrevu achevait de les enivrer.
Ils se ruèrent sur leur victime.
La voix, qui frémissait de colère, répéta:
—Pour la dernière fois, laissez cet homme!
Le brelan de scélérats riposta à cette injonction par un ricanement féroce:
Bob et Jack jetèrent derechef le grappin sur le garde...
Et Tom leva son arme à nouveau...
Mais il n'eut pas le loisir de l'enfoncer à cette «meilleure place» indiquée par le personnage masqué...
Trois éclairs, trois détonations se succédèrent dans un nuage de fumée...
Et les trois bandits roulèrent l'un après l'autre, foudroyés, sur le plancher.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jacques Périn, debout, s'appuyait au dossier d'une chaise.
La commotion violente—déterminée dans tout son être par l'imminence du danger couru et par l'imprévu de l'intervention à laquelle il devait son salut—avait brusquement rompu les liens qui le retenaient captif dans une sorte de mort artificielle.
Il s'était remis sur ses jambes et secouait le front, comme un lion secoue sa crinière, pour ressaisir le fil de ses idées et en activer le classement.
Ses yeux, qui revivaient et qui semblaient chercher, tombèrent, de prime abord, sur deux des frères Snail étendus à ses pieds.
Une balle avait cassé le crâne de Jack.
Une autre avait troué la poitrine de Bob.
Ils achevaient d'expirer dans une double mare de sang; celui-ci, couché sur le dos; celui-là, la face contre terre.
Le troisième avait eu la force de se relever de la place où il était tombé, et, soutenant de sa main gauche son bras droit brisé, il s'était précipité dehors avec des hurlements de douleur.
Au résultat des trois coups de feu, le chef de l'expédition avait, de son côté, poussé un cri de rage.
Puis il s'était lancé à la suite de Tom.
Les deux fuyards avaient disparu dans la nuit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les yeux du garde cherchaient toujours.
Une forme blanche—celle qu'il avait confusément entrevue dans ce qu'il considérait encore comme un rêve—gisait inanimée sur l'une des marches de l'escalier.
Il y avait auprès d'elle un revolver dont le canon conservait la chaleur d'une explosion récente.
Cette forme blanche, c'était la Filleule de Lagardère.
La présence de cette arme, celle de Florette en cet endroit, avaient une éloquente signification.
Le regard de l'ex-agent s'éclaira de joie.
Il marcha à grands pas vers l'escalier, enleva la jeune fille dans ses bras et vint la déposer sur le siège qu'il occupait précédemment.
Le pauvre enfant subissait les conséquences de son héroïsme.
Cette réaction, cette prostration l'avaient prise, qui suivent, d'ordinaire, chez les femmes un accès de fièvre subit ou l'accomplissement d'un acte inusité d'énergie.
Elle ne sortit de cet état,—sous les soins prodigués de Jacques,—que pour s'écrier, à l'aspect des deux saltimbanques qui finissaient de râler sur le carreau:
—Ces malheureux!... Relevez-les!... Secourez-les au nom du ciel!
L'ancien soldat se pencha sur les dernières convulsions des deux agonisants.
—Ces malheureux n'ont plus besoin de rien, prononça-t-il. Je m'y connais. J'en ai vu quelques-uns comme cela, en campagne, sur les champs de bataille.
Il s'en fut retirer un drap de l'armoire et en recouvrit les cadavres.
Florette s'était voilé le visage de ses mains.
—Morts! s'exclama-t-elle en proie à une cruelle crise nerveuse, ils sont morts!... Et c'est moi qui les ai tués!... J'ai tué, Seigneur!... J'ai tué!
—Oui, protesta le garde en essayant de la calmer, mais Dieu, les hommes, la loi, votre conscience vous absolvent... Car c'était pour empêcher le crime... Sans vous, j'étais perdu: vous êtes mon ange sauveur!
Il ajouta avec colère:
—Et quand je pense que je vous accusais de faire cause commune avec ces misérables!... Que je croyais vous avoir entendu—en songe—les introduire ici!... En vérité, je suis furieux contre moi-même!... Une aussi stupide erreur!... Moi, dont c'était jadis le métier de discerner les criminels des honnêtes gens!
Il fit un mouvement comme pour s'agenouiller:
—Oh! tenez, laissez-moi vous demander pardon!...
Elle l'arrêta:
—Restez! C'est à moi de m'humilier...
—A vous!...
—Vous n'étiez pas dans l'erreur...
—Comment?...
—Je suis effectivement la complice des voleurs et des assassins...
—Oh!...
—C'est moi qui vous ai menti pour obtenir l'hospitalité dans cette maison, dont j'avais mission de leur ouvrir la porte; c'est moi qui vous ai endormi pour procéder plus sûrement à l'accomplissement de cette mission...
Il la considéra avec une affectueuse pitié:
—Ma chère enfant, revenez à vous!... La scène terrible de tout à l'heure vous égare... Ce trouble, ces paroles incohérentes, ce délire...
Florette l'interrompit, et, secouant la tête:
—Le délire? Oh! non pas: j'ai toute ma raison. Ce n'est pas la folie qui hante mon cerveau: c'est le remords qui me tenaille le cœur.
Elle poursuivit avec impétuosité:
—Faut-il que je vous répète que vous ne vous êtes point trompé; que c'est moi qui ai quitté le lit, que je devais à votre générosité, pour me glisser dans cette chambre et y introduire ces hommes; que c'est moi, enfin, qui vous ai versé le sommeil, pour vous empêcher de défendre le dépôt confié à votre garde?...
Son interlocuteur, dont la stupeur allait croissant, essaya de se révolter:
—Vous vous calomniez!... Allons donc!... Ce n'est pas possible!...
Elle jeta sur la table le petit flacon de cristal que nous avons aperçu naguère entre ses doigts:
—Voici, répliqua-t-elle froidement, voici le reste de la liqueur que j'ai mêlée à votre vin.
Jacques saisit le flacon, le déboucha et en flaira le contenu avec une précipitation emportée.
Puis il baissa le front avec accablement.
Il n'y avait plus à se débattre contre l'aveu corroboré par l'évidence.
Puis encore, d'une voix étranglée, à peine distincte:
—Mon Dieu!... C'était vrai!... Elle!...
Ce monosyllabe avait l'accent d'une plainte plus déchirante que mille menaces: la plainte qu'arrachent un monde d'illusions détruites, un rêve de bonheur qui s'envole, l'édifice d'un avenir laborieusement échafaudé et qu'un souffle renverse.
Ensuite l'ex-policier reprit avec une rudesse qui était comme l'écho de ses souffrances intérieures:
—Mais savez-vous bien, malheureuse, qu'à défaut du métier que je n'exerce plus, mon devoir me commande de vous livrer à la justice?
—Eh bien, livrez-moi, repartit Fine-Lame. Je suis prête. Ayant commis la faute, je ne chercherai point à me soustraire au châtiment...
Toutefois le tribunal ne me condamnera pas sans m'entendre...
Non point que ce soit pour elle-même que je veuille lui disputer ma liberté: la prison n'est pas pire que l'existence que je mène depuis que j'ai l'âge de raison...
Mais je prétends qu'on sache ce que j'ai enduré pour en arriver où je suis...
Et, tenez, vous allez être mon premier juge...
—Moi?...
—Vous ne refuserez pas de m'écouter avant de me conduire aux gendarmes...
—Je vous en prie!...
Vaincu par le regard, par le geste qui accompagnaient cette supplique, Jacques Périn était tombé sur une chaise avec un mouvement qui signifiait: J'écoute.
—Quand je vous ai parlé, commença la jeune fille, de tout ce qu'il m'a fallu supporter depuis que je suis revenue en France avec ces hommes,—depuis que cette horrible femme s'est associée à eux,—depuis que j'ai compris ce qu'ils voulaient faire de moi,—je suis demeurée au-dessous, oh! bien au-dessous de la vérité!...
Où je me suis écartée de celle-ci, c'est lorsque je vous ai conté que je m'étais enfuie, ce soir, de chez les Snail...
Ce matin, pendant qu'ils chargeaient la voiture pour s'en aller je ne sais où, Héloïse Chamoiseau m'a emmenée à l'écart, dans la forêt, sous les arbres, et m'a expliqué ce qu'on exigeait que je fisse chez vous, cette nuit...
D'abord, j'ai repoussé cette proposition avec indignation...
Alors, me saisissant le bras avec une telle violence que j'en ai conservé la marque, elle m'a dit ce seul mot:
«—Prends garde!»
Je lui répondis sans faiblir:
«—Je suis à bout de forces ici. Je ne crains pas la mort. Tuez-moi!
»—Oh! a-t-elle ricané, on ne te tuera pas... On serait obligé de te payer à la justice comme si tu valais quelque chose... Mais cette jolie frimousse dont tu te sers pour éclipser les autres...
»—Eh bien?...
»—On te l'arrangera à la mode du diable et à la sauce au vitriol.»
Elle a ajouté entre ses dents:
«—Et ce serait une chose bâclée depuis hier, si l'on n'avait pas besoin de toi aujourd'hui.»
Le vitriol!
J'avais vu un saltimbanque de nos voisins, dans une foire, en jeter un verre, pour se venger, à la tête d'une pauvre femme...
J'ai encore dans les oreilles les hurlements de la misérable!...
J'ai encore devant les yeux sa figure qui n'avait plus rien d'humain: ses lèvres boursouflées, noircies, pendantes; les plaies hideuses de son front, les brûlures affreuses de ses joues, ses prunelles éteintes sous ses paupières saignantes!...
Et l'on aurait fait de moi la pareille de cette créature!...
Comme elle, je serais devenue un objet de curiosité, de pitié et d'horreur!...
Comme elle, j'aurais traîné une vie abjecte et repoussante à travers les risées, l'effroi et le dégoût!...
J'embrassai les genoux d'Héloïse en versant toutes les larmes de mon corps...
La mégère me riposta, implacable:
«—C'est à choisir. Tâte-toi le pouls. Ou, ce soir, tu marcheras à nos flûtes, ou demain, bernique! plus de minois de duchesse pour ensorceler les adorateurs!... Et ne tente pas de t'esbigner pour nous dénoncer ou pour nous fausser compagnie! Je ne te quitte pas d'une semelle, et, si tu bronches, gare! J'ai dans ma poche de quoi te nettoyer tout de suite!»
Et elle sortit à demi une bouteille de son tablier.
«—Et si je me soumets à votre volonté?...
»—On respectera ton museau. C'est chose convenue avec tes protecteurs. Car mademoiselle a des protecteurs!
»—C'est bien, fis-je: j'obéirai.»
Héloïse me donna ses instructions.
Selon elle, je n'étais qu'une sotte de m'offusquer.
De quoi s'agissait-il après tout?
D'emprunter quelques sacs d'écus, pour nous tirer de la déveine, à un richard qui possède des millions.
Il n'était pas question du personnage masqué qui commandait ici tout l'heure.
Il ne devait y avoir aucune violence commise.
C'était pour éviter tout bruit et toute lutte—une lutte qui vous serait fatale—qu'on me chargeait de vous endormir et d'ouvrir votre porte aux Snail.
Seigneur! je le sais bien: j'aurais dû ne pas céder.
Mais quoi! quelqu'un m'avait-il jamais dit: «Fais ceci, ne fais pas cela!» Quelqu'un m'avait-il jamais donné un bon conseil? Quelqu'un m'avait-il jamais montré le droit chemin? Quelqu'un m'avait-il jamais crié: Casse-cou! au bord du précipice?...
Non: personne ne s'était occupé de moi...
Personne ne m'avait appris ce que c'est que l'honneur...
Sais-je de quelle couleur, de quelle matière, de quelle façon c'est fait!...
Si je comprends qu'il y a un Dieu au ciel et une justice ailleurs que sur la terre, c'est que je l'ai deviné d'instinct; c'est que je suis entrée, par hasard, dans une église, un soir que l'angélus paraissait m'appeler et que ma pauvre âme suffoquait de doutes et d'incertitudes; c'est que j'ai prié et que je me suis sentie éclairée...
Oui, mais, hors de l'église, tout n'est pour moi que ténèbres...
Oh! cette obscurité terrible!...
De la lumière! J'ai besoin de lumière! L'ignorance est une nuit: le bien la fuit, le mal y rôde...
Ah! si j'avais eu une famille pour m'instruire!...
Mais je suis un enfant abandonné, perdu, vendu, volé peut-être!...
Et c'est ce qui m'a empêchée de me jeter à l'eau...
Car je ne veux pas mourir sans connaître ma mère; sans la couvrir de larmes, de caresses, de baisers, si elle est encore de ce monde et si la Providence daigne la rendre à mon amour; sans m'agenouiller sur sa tombe, si je ne dois plus la rencontrer dans cette vie et si quelque révélation d'en haut vient m'indiquer où elle repose...
Un nom que je répète sans cesse dans mes prières!...
Une image que je revois sans cesse dans mes songes!...
Une idée qui me soutiendra dans la prison où vous allez m'envoyer...
Ne croyez pas, en effet, que je vous raconte tout ceci dans le seul but de vous attendrir...
J'essaye, voilà tout, d'établir comment j'ai été entraînée à mieux aimer être coupable que martyre...
Maintenant j'ai fauté: que l'on me punisse...
Allez chercher la justice: je l'attends,—et, aussi vrai que je me suis servie de ce revolver pour frapper ces deux assassins, je ne tenterai pas un pas pour me soustraire à son action...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En parlant ainsi, elle s'était laissée glisser de sa chaise à deux genoux sur le parquet; et quand elle se fut tue, elle demeura là, frémissante, écrasée, offrant en quelque sorte son corps tout entier à l'expiation.
—Relevez-vous, dit Jacques doucement.
Elle se redressa, raide, rejetant en arrière ses cheveux qui, dénoués, avaient ruisselé sur son visage, et elle regarda son interlocuteur comme si elle eût imploré de lui un prompt arrêt, sans ménagements ni équivoque.
Le garde continua:
—Vous n'aurez pas affaire à la justice...
—Est-il possible?...
—Est-ce que, depuis que je vous écoute, que je vous juge en premier ressort, je n'ai pas acquis une conviction qu'il m'est facile de résumer par cette formule en usage:
«Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu qui m'entend, à défaut des hommes en face desquels je n'hésiterais pas à le répéter, non, Florette, vous n'êtes pas coupable!»
Partant, ne pleurez plus et tenez haut la tête! Ni inquiétude au cœur, ni rougeur sur le front! Vous êtes la plus adorable et la plus vaillante des filles!...
—Ainsi, balbutia-t-elle, folle de joie, ainsi vous me pardonnez de vous avoir trompé?...
—Je vous glorifie de m'avoir sauvé.
L'ancien policier ajouta en consultant sa montre:
—Mais il ne nous reste que juste le temps de nous concerter...
Le jour va poindre. Le parquet, que je vais faire prévenir, effectuera ici sa descente à la première heure. Il ne faudrait point qu'il vous rencontrât chez moi...
Autrement, il aurait le droit de vous adresser certaines questions auxquelles il vous serait difficile de répondre...
—Quoi qu'il puisse arriver, je ne mentirai plus, déclara la jeune fille avec résolution.
—Alors je redoute fort qu'une détention momentanée ne soit le prix de votre franchise...
Mademoiselle Fine-Lame eut un mouvement de frayeur.
L'ex-agent se hâta de reprendre:
—C'est à cet inconvénient, qui ne serait, du reste, que de peu de durée,—votre innocence ne pouvant manquer d'être établie de la façon la plus éclatante par mes propres affirmations,—c'est à cet inconvénient, dis-je, qu'il s'agit de parer dans le plus bref délai...
Avez-vous confiance en moi et vous abandonnez-vous sans examen, sans restriction, à mon dévouement, à ma reconnaissance?
—Je suis prête. Commandez. Je vous obéirai comme à un frère.
Jacques s'assit devant le secrétaire et écrivit rapidement une courte lettre qu'il relut d'un trait et qu'il enferma dans une enveloppe sur laquelle il libella l'adresse suivante:
Mademoiselle
Mademoiselle Eliane de Jouy, en religion sœur Annonciade,
Au couvent des Dames de Sainte-Marie-des-Anges, Rue des Missions.
Paris.
Puis, se levant:
—La voiture publique, qui correspond aux premiers trains marchant de Saint-Germain sur Paris, passera dans un instant à quinze pas d'ici, sur la gauche du rond-point. Le bruit des grelots des chevaux, vous avertira de son apparition. Vous la prendrez. Voici de l'argent...
—De l'argent!...
—Acceptez sans fausse honte: c'est un prêt du frère à la sœur...
—J'accepte, oh! j'accepte!... Mais cette générosité... C'est trop,—beaucoup trop...
Elle s'était jetée sur les main du garde et les serrait, les étreignait nerveusement.
Jacques se dégagea pour lui tendre la lettre:
—Une fois à Paris, poursuivit-il, vous vous ferez conduire à l'adresse mentionnée sur cette enveloppe et vous remettrez ce papier à la personne dont le nom se lit sur cette même adresse...
—A mademoiselle Eliane de Jouy...
—A la sœur Annonciade: c'est-à-dire à la plus noble, à la meilleure des femmes... Il faudra lui confesser tout ce qui s'est passé cette nuit...
—Tout?
—Tout: sans hésitation, sans faux-fuyants, sans réticences; lui avouer tout ce que vous m'avez avoué; lui montrer à nu votre existence, votre conscience, votre détresse...
—Je le ferai, répondit humblement la jeune fille.
L'ex-policier continua:
—Mademoiselle de Jouy sait jusqu'où s'étend le malheur. Elle a été jadis éprouvée cruellement. C'est une sainte!...
Je la supplie de vous conserver auprès d'elle...
J'ai tout lieu d'espérer qu'elle y consentira...
—Est-ce que nous ne nous reverrons plus? interrogea Florette vivement.
—Votre nouvelle protectrice en décidera, repartit son interlocuteur d'une voix qui tâchait de rester ferme. Vous lui appartiendrez, à dater d'aujourd'hui, comme jusqu'à aujourd'hui vous aviez appartenu aux Snail. Avec cette différence, toutefois, que je veux vous arracher au Mal pour vous donner au Bien. Vous m'avez compris?
—Et je me soumets de grand cœur, murmura mademoiselle Fine-Lame. Que votre volonté soit faite en toute chose. N'êtes-vous pas désormais mon maître?
—Dites votre ami, ma chère enfant; votre frère, comme vous m'appeliez tout à l'heure...
Ils demeuraient en face l'un de l'autre, immobiles, muets et troublés.
La même émotion gonflait leur poitrine.
L'aube commençait à blanchir les vitres du pavillon.
Des sonnailles agitées tintaient au lointain.
Jacques balbutia:
—C'est la voiture.
Et Florette bégaya:
—Déjà!
Le garde insista:
—Voici l'instant de partir... La correspondance est toute proche... Dépêchez-vous...
Elle se dirigea vers la porte...
En passant auprès des cadavres des deux Anglais,—rigides sous le drap taché de sang,—elle frémit et chancela...
L'ex-agent s'élança pour la soutenir:
—N'ayez ni crainte ni remords, fit-il. Ceux-là sont morts victimes de leur crime. Je prends leur châtiment sur moi.
Puis, du seuil lui désignant la diligence qui s'avançait, en carillonnant, dans la brume crépusculaire:
—Allez en paix et que Dieu vous garde!
—Zébie?
—Monsieur?
—Eh bien, et ce chocolat, ma mie?
—Monsieur, il est en train de mousser.
—Et ma Gazette des Tribunaux?
—Elle est en main, monsieur.
—Comment?
—C'est-à-dire qu'on vient de l'apporter et que je suis en train de la parcourir pendant que le chocolat de monsieur mousse.
—Par exemple!... Déflorer mes journaux!... Petite peste! carogne! pécore! comme on jure au Théâtre-Français dans l'ancien répertoire.
Sans s'émouvoir outre mesure de cette bordée d'injures classiques, mademoiselle Eusébie,—Zébie, dans l'intimité,—la bonne pour tout faire des époux Bouginier,—entra d'un pas délibéré dans le cabinet de son maître qui était une pièce assez grande, mais basse d'étage, et dont les murailles, du plancher au plafond, étaient tapissées de cartons.
La «petite peste» était une Normande douée d'une fraîcheur et d'un embonpoint remarquables.
Elle portait la robe de toile et le tablier blanc des caméristes parisiennes; mais chacun de ses pendants d'oreilles pesait trois louis au bas mot.
Me Bouginier était déjà assis devant son bureau, en coin de feu de flanelle à carreaux écossais, en pantalon à pied de molleton, en pantoufles brodées et en calotte grecque.
C'était un travailleur matinal.
Quand on fut toujours vertueux, on aime à voir lever l'aurore.
La bonne déposa devant lui un plateau sur lequel il y avait toute sorte de choses: un couvert, une serviette, des rondelles de beurre nageant dans l'eau d'un compotier, des radis roses dans un ravier, une énorme tasse de porcelaine et toute une boulangerie de petits pains: flûtes, croissants, viennois aux anis, anglais aux raisins, etc., etc., etc.
Ensuite elle se mit en devoir de verser «la liqueur tirée de la fève du cacao», laquelle fumait à gros bouillons et embaumait la vanille.
Notre Normande elle-même avait les joues écarlates et répandait une suave odeur de cassis.
L'ancien officier ministériel s'occupait à beurrer ses pains:
—Et mon journal, insista-t-il, qu'avez-vous fait de mon journal?... En vérité, Zébie, vous êtes d'une inconvenance!... C'est comme hier soir ce pompier...
—Quel pompier?...
—Qui vous embrassait dans l'escalier, pendant que je rentrais de l'Opéra-Comique. C'est scandaleux! Mademoiselle se laissait chiffonner avec une abnégation!...
La servante haussa les épaules:
—Dame! le gaz était éteint; il faisait noir comme dans un four; moi, je croyais que c'était monsieur...
Puis, tirant le journal, tout froissé, de la poche de son tablier:
—Tenez, la voici, votre Gazette... Elle n'est pas riche, ce matin. A part une mécanique qui est arrivée là-bas, à côté de Saint-Germain-en-Laye...
—Ah! demanda Me Bouginier, qui saupoudrait ses tartines de sel, il est survenu un événement extraordinaire, là-bas, dans le département de Seine-et-Oise?...
—Une bande de brigands, dans un pavillon, chez un garde, sur la lisière de la forêt,—avec un chef masqué,—comme dans Pierre le Noir ou les Chauffeurs, par M. Taillade, que j'ai vu à l'Ambigu, en compagnie de mon cousin, le tambour-major du 101e...
—Et ces sacripants ont sans doute commis un vol des plus importants?...
—Il est certain que ce n'est pas l'envie qui leur en a manqué...
—Ah!...
—Il paraît même qu'il y avait gros dans le secrétaire...
—Vraiment!...
—Oui, mais va-t'en voir s'ils viennent! Le garde-chasse veillait au grain. Il vous empoigne un pistolet, et pif! paf! voilà deux des malandrins par terre; un troisième, blessé, qui se sauve; le chef qui lui emboîte le pas,—et, lorsque la justice accourt, elle ne ramasse que deux cadavres...
La mouillette que l'ex-avoué avait plongée dans sa tasse demeurait droite—ainsi qu'un obélisque—au milieu du chocolat épais...
Bouginier ne songeait pas à l'en retirer pour la porter à sa bouche.
La racontaine d'Eusébie l'avait—positivement—suffoqué.
La Normande opina:
—Je l'idolâtre, ce garde-chasse. Ce doit être un gaillard superbe. Il me rappelle Népomucène...
—Népomucène?...
—Népomucène Briquet, un de mes promis. Membre influent de la cavalerie française. Quinze ans de service, vingt-huit campagnes et pas une heure de punition.
L'ancien officier ministériel eut un mouvement et une exclamation de furieuse impatience:
—Au diable les commentaires, les sornettes et les caillettes!... Va-t-on me laisser vaquer en paix à mes repas!... Votre cuisine vous réclame.
Mademoiselle Eusébie opéra sa retraite en bon ordre:
—On y va, monsieur, on y va... Pas besoin de devenir hydrophobe... Si ça devait vous prendre souvent, faudrait avertir les personnes... On vous flanquerait vos huit jours, aussi vrai qu'il n'y a qu'un caporal-sapeur par régiment, dans la ligne.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Resté seul, Me Bouginier étendit la main vers la Gazette des Tribunaux:
—Oh! oh! murmura-t-il, oh! oh! que signifie le tic-tac de ce moulin à paroles?... Le coup aurait donc raté?... Voyons, saperlotte! voyons vite!
Et il lut ce qui suit avec avidité:
«On nous écrit de Saint-Germain:
»Un attentat des plus hardis a eu lieu avant-hier, dans la nuit, à Carrières-sous-Bois, au lieu dit: le Pavillon de la Faisanderie,—immeuble dépendant du château de Saint-Pons, et situé à l'extrémité du parc de ce dernier, sur l'un des côtés de la demi-lune connue sous le nom de Boule-du-Roi.
»Ce pavillon sert de maison d'habitation au garde général de M. de Saint-Pons.
»Des malfaiteurs, ayant appris que ce garde détenait pour le compte de son maître une somme assez considérable,—provenant de la vente annuelle d'une certaine quantité de coupes de bois,—se sont introduits, vers minuit, dans le rez-de-chaussée de ce pavillon, à l'aide, suppose-t-on, d'une fausse clé, fabriquée sur empreinte prise: car on n'a remarqué sur la porte aucune trace d'effraction.
»Ces malfaiteurs étaient au nombre de quatre.
»Celui qui semblait le chef de l'expédition portait—d'après la déposition du garde—un masque noir, garni d'une barbe de soie de même couleur.
»Notons, en passant, que ce garde n'est autre qu'un ancien agent de la sûreté, le sieur J... P..., qui a laissé à la Préfecture les meilleurs souvenirs d'intelligence, d'activité et d'énergie sous le sobriquet caractéristique de Patte-de-Fer.
»On sait que ces braves employés ont l'habitude de ne dormir que d'un œil.
»Réveillé par un léger bruit, celui-ci, qui couche au premier étage, sauta sur un revolver et, du haut de l'escalier, somma les intrus de se retirer.
»Sur leur refus, il n'hésita point à faire usage de son arme.
»Deux des bandits tombèrent mortellement frappés.
»Le troisième, quoique grièvement blessé au bras droit, eut encore la force de gagner au pied dans la campagne.
»Le quatrième—l'homme masqué—suivit ce dernier dans sa fuite.
»Au jour naissant, le sieur J... P... fit prévenir l'autorité.
»Le juge de paix, le commissaire de police et la gendarmerie de Saint-Germain se transportèrent aussitôt sur les lieux.
»Ils y furent rejoints, dans la journée, par les magistrats instructeurs du parquet de Versailles.
»L'habile chef de la sûreté s'y est pareillement rendu dans la soirée.
»Il résulte, dès l'abord, de l'enquête ouverte, que les deux malheureux qui ont payé de leur vie leur criminelle tentative ne sont autres que les frères Bob et Jack Snail, bateleurs anglais établis, la veille encore, sur le champ de foire des Loges.
»Le troisième larron—le blessé—serait leur frère aîné Tom.
»Tous trois auraient quitté les Loges le matin même, après avoir congédié leur pitre, ou paillasse, qui a été entendu au début de l'instruction.
»La voiture qui leur servait de moyen de locomotion a été retrouvée dans un fourré de la forêt, entre Carrières et le pavillon de la Faisanderie.
»On en avait dételé les chevaux, qui paraissent avoir aidé à la fuite des survivants.
»Ceux-ci—Tom Snail et l'homme masqué—sont activement recherchés, ainsi que deux femmes, qui composaient avec les trois Anglais le personnel du théâtre des Dislocations-Amusantes, et dont l'une est connue parmi les saltimbanques sous le double surnom de la Filleule de Lagardère et de Mademoiselle Fine-Lame tant à cause de sa beauté originale qu'en raison de son talent à manier l'épée.
»Quoi qu'il en soit, l'enquête continue.
»Nous nous empresserons de tenir nos lecteurs au courant de ce qu'elle produira.
»Contentons-nous, pour aujourd'hui, d'annoncer, en terminant, que le garde J... P.., a été vivement félicité de sa courageuse conduite par M. de Saint-Pons, son maître, par les magistrats instructeurs et par le chef de la sûreté.»
Comme Me Bouginier achevait la lecture de cet article, Eusébie revint annoncer:
—Monsieur, c'est un quidam appelé Marignan qui demande à vous entretenir.
—Marignan?... Faites entrer... Il arrive à propos.
Le patito de Sergine Gravier se présenta en tenue de voyage, la sacoche en sautoir et le plaid sur le bras.
Sans prononcer une parole, l'ancien avoué lui désigna du bout du doigt la Gazette des Tribunaux.
Le visiteur eut un geste de haute philosophie:
—Que voulez-vous? répliqua-t-il. Errare humanum est. Les plus illustres conquérants ont eu leur Waterloo. Fatalité. Anankè. Ce qui est écrit est écrit...
Pas dans vos canards, par exemple!...
En voilà qui gloussent la vérité comme Baron, des Variétés, est susceptible de chanter les Huguenots et Guillaume Tell!...
—Comment?... Les deux Snail... L'argent du pavillon du garde...
—Deux des Snail sont morts, c'est acquis; le troisième a le bras cassé, c'est patent; l'argent du pavillon du garde nous échappe, c'est incontestable...
Mais qui est-ce qui a fusillé Bob et Jack? Qui est-ce qui a démonté Tom de l'aileron? Qui est-ce qui a fait glisser entre nos doigts les écus de M. de Saint-Pons?
—Il me semble que ce Jacques Perrin...
—Oui, il l'a déclaré à la justice; mais il a trompé la justice...
—Hein?...
—Dans quel but? C'est ce que j'ignore. Toujours est-il qu'il est certain que personne ne viendra lui donner un démenti...
—Cependant les journaux...
—Les journaux radotent, vous dis-je! Que diable! j'étais là sous mon masque! J'en sais quelque chose peut-être!...
—Qui donc alors?...
—Qui?... Eh! pardieu! votre jolie des jolies!... Votre protégée des Loges, votre Filleule de Lagardère, votre mademoiselle Fine-Lame!...
—Florette!...
—Elle-même: un singulier auxiliaire, qui se retourne contre nous au moment décisif, et qui, au lieu d'un coup d'épaule, nous flanque des coups de pistolet!
Et Marignan raconta—brièvement—ce qui s'était passé au pavillon de la Faisanderie.
Lorsqu'il eut terminé, Me Bouginier resta quelques minutes à réfléchir.
Ensuite il opina en hochant la tête:
—C'est inimaginable!... Il semble qu'il y ait eu quelque accord tacite entre le garde et cette fille pour qu'il ne soit point fait mention de celle-ci... Dans tous les cas, qu'est-elle devenue?
L'autre continua:
—J'ai serré Tom Snail, l'éclopé, dans un endroit où je défie la police de le découvrir...
Héloïse Chamoiseau le soigne...
Je crois qu'il guérira, et ma foi! m'est avis que ce sera tant pis pour notre vierge au revolver...
L'Anglais a de la rancune: s'ils se rencontrent jamais nez à nez dans le même chemin, je ne voudrais pas être dans la peau de la pauvrette.
—Et vous, interrogea brusquement son interlocuteur, et vous, que comptez-vous faire?
Marignan pirouetta sur le talon:
—Vous n'avez donc pas remarqué mon costume?... Je ressemble au baron de la Vie parisienne... Avec cette différence que je pars au lieu d'arriver...
—Absence précautionnelle. Vous êtes prudent. Je vous approuve.
—Il y a longtemps que l'on sollicitait Sergine Gravier d'aller donner quelques représentations à Bruxelles...
Elle a signé hier, pour un mois, avec le théâtre des Galeries. Je l'accompagne naturellement. Nous enfourchons l'express après déjeuner...
A propos, vous n'auriez pas une centaine de louis à ma disposition?
—Cent louis!
L'ex-avoué fit une grimace énergique.
—Je croyais, reprit-il avec raideur, que vous aviez de l'argent bien placé.
—C'est justement parce qu'il est bien placé que je ne tiens pas à le déranger.
Le masque de l'ancien officier ministériel se renfrogna de plus en plus:
—Vous êtes gai... L'insuccès ne vous démoralise pas... Mais que ne vous adressez-vous à votre compagne de voyage?
—A une femme?... Fi donc!... Pour qui me prenez-vous?
Puis, haussant les épaules:
—Compromettre ma réputation!... Pour deux misérables mille francs!... Ce ne serait vraiment pas la peine!
Puis encore, pesant sur les mots:
—D'ailleurs, poursuivit Marignan, ma compagne de voyage n'aurait aucune espèce d'intérêt à avoir en sa possession les deux pièces qui sont ici, dans mon portefeuille,—tandis que vous, qui aviez, à ce qu'il paraît, des projets d'avenir sur la petite...
—La petite?... Deux pièces?... Que signifie?...
—Deux pièces que j'ai ramassées,—en le déshabillant pour le mettre au lit,—dans la poche de notre blessé Tom Snail, lequel avait eu la faiblesse de s'évanouir à l'instar d'une femmelette...
—Ah!...
—La première est l'extrait de baptême d'Eva-Flore Ferrand, levé, le jour de la naissance de celle-ci, sur les registres de la paroisse de Saint-Pierre, au Gros-Caillou, et remis par la sage-femme qui accoucha la mère à la nourrice qui se chargea de l'enfant...
—Oh!...
—La seconde est une sorte d'acte par lequel la susdite nourrice, une paysanne de Bougival appelée Françoise Mauclerc, cède, moyennant une somme de vingt livres, ses droits sur ce baby—droits illusoires et abusifs, vous êtes trop légiste pour ne pas le reconnaître—à la société des frères Snail représentée par leur aîné...
Marignan conclut avec un accent singulier:
—Voilà qui aiderait supérieurement à la reconstitution de l'état-civil de mademoiselle Fine-Lame, s'il lui tombait jamais une famille des nues...
Puis, dévisageant son interlocuteur entre les deux sourcils:
—Ou s'il prenait un jour fantaisie à quelqu'un de lui en fabriquer une.
L'ex-avoué demanda nettement:
—Combien les deux paperasses?
—Cinquante louis chacune. Fixed price. C'est pour rien.
—Voici les fonds.
—Voici les papiers.
Il y eut échange réciproque. Chacun empocha son butin. Ensuite on échangea les politesses d'usage:
—Cher maître, à l'honneur de vous revoir.
—Cher monsieur, un heureux voyage.
Le visiteur sortit.
Aussitôt Bouginier bondit vers son bureau:
—Voyons, murmura-t-il, je ne me suis pas trompé... Ce nom de Flore-Eva Ferrand est bien celui que j'ai lu, l'autre jour, dans cette gazette américaine... Celle qui annonce les recherches entreprises par le richissime Yankee Samuel Murphy, de New-York, pour retrouver la fille d'un sien frère défunt, à laquelle il veut rendre compte de la fortune de ce dernier.
L'ancien officier ministériel était doué d'un esprit d'ordre remarquable.
Aussi n'eut-il pas de peine à remettre la main sur le journal dont il avait besoin.
Il l'ouvrit d'un geste enfiévré et le parcourut rapidement.
Puis, avec une explosion que la surprise étranglait à demi entre ses lèvres:
—Oui, voilà l'article en question... Entouré au crayon rouge... Il m'avait frappé, dès l'abord...
Le nom y est... Flore-Eva Ferrand... En toutes lettres...
Et cette phrase... Cette phrase qui termine... Le bouquet d'un feu d'artifice de dollars:
«On n'estime pas à moins d'un milliard les bénéfices réalisés par les frères Murphy dans leurs différentes opérations financières, industrielles et commerciales.
»C'est à la moitié de cette somme qu'a donc droit, du chef de son père, la jeune personne recherchée.
»Cette héritière, dès à présent, vaut le chiffre rond de CINQ CENTS MILLIONS.»
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
————
L'express du Havre brûlait Asnières et franchissait à toute vapeur l'enceinte des fortifications.
La machine s'époumonnait à siffler pour annoncer son arrivée.
Bientôt, ainsi qu'un serpent qui se glisse dans son trou, la file des voitures s'engouffra sous la coupole vitrée de la gare Saint-Lazare.
Le mécanicien avait serré le frein. Le train stopa. Des employés ouvrirent les portières:
—Paris! Tout le monde descend!...
Deux voyageurs sautèrent d'un sleeping-car sur le quai.
Avec le suit en cheviot quadrillé et le petit chapeau rond et mou, de même étoffe, qui peut se plier et se fourrer dans la poche comme un mouchoir, ces deux gentlemen portaient, croisés en bandoulière, cette sacoche de cuir de Russie et cet étui à jumelles de fort calibre qui sont la caractéristique de l'étranger en tour.
Ils avaient, en outre, à la main, une couverture de tartan, roulée dans sa courroie, et, sur le bras, un imperméable en gutta-percha gris de souris, «de la maison Perkins and Son, dans Lincoln-Inn's-Fild, à Londres, fournisseurs privilégiés de H. G. M. la reine et de H. S. H. le prince de Galles.»
Ce n'étaient pas des Anglais, pourtant,—encore qu'ils s'exprimassent, avec la facilité que donne une longue et constante habitude, dans cette langue d'outre-Manche contre laquelle nous nous insurgerions de toute l'horreur de notre oreille outragée, si Shakespeare, si Milton, si Pope, Addison, Swift et Sterne ne s'en étaient servis pour écrire leurs impérissables chefs-d'œuvre.
Le Labrador les avait amenés en droite ligne de New-York au Havre.
—Eh bien, dit l'un, nous voici à Paris, captain!
—By God! répondit l'autre, je n'en suis pas fâché: quand ce ne serait que pour vider quelques bouteilles de champagne en l'honneur de la traversée que nous venons d'opérer sans encombre...
—Vous aurez tout loisir de le faire, une fois installé à l'hôtel; et, dans vingt minutes au plus tard...
—Oh! je n'aurai jamais la patience d'attendre jusque-là, ami Dick...
—Comment?...
—Je ne sais si c'est la longueur du trajet,—vos rapides de France ont la vitesse de nos tortues d'Amérique,—la chaleur de la saison ou l'orage que je flaire en l'air, mais je me sens tout mal à mon aise...
Or, quand je suis indisposé, il n'y a rien pour me remettre comme un quartier de bœuf saignant arrosé d'un vin généreux...
Donc, que Satan me torde le cou si je tarde un instant de plus avant de me lester l'estomac et de me gargariser le gosier dans la première taverne venue!...
—Et nos bagages, que faites-vous de nos bagages?
—Nos bagages? Vous en remettez le bulletin à un employé qui les charge sur un cab, et ce cab les transporte à l'hôtel—au Grand-Hôtel, où vous avez télégraphié, je crois, pour nous retenir un appartement convenable...
Dick s'inclina:
—Vous avez réponse à tout, mon cher Sam, déclara-t-il, et il ne me reste plus qu'à me soumettre à votre souveraine volonté.
—All right! s'exclama l'autre joyeusement. Mettons le cap sur un endroit où l'on puisse manger, rire et boire pour son argent. Aussi bien j'aime à penser qu'il ne manque pas, aux environs, d'établissements ouverts aux gais compagnons qui, comme nous, ont la bourse mieux garnie que le ventre. Vous devez en connaître plus d'un, vous qui êtes Français et Parisien...
—Il n'en manque pas, en effet, et, sans pousser trop loin, si j'ai bonne mémoire, nous rencontrerons sûrement de quoi étancher votre soif et satisfaire votre appétit.
Puis, tandis que le reflet d'une allégresse intérieure sillonnait ses traits d'une clarté fugitive qui s'éteignit sans que son interlocuteur ait eu le temps de l'apercevoir:
—Allons, murmura celui que le captain avait appelé l'ami Dick, allons, j'ai réussi... C'est lui qui se livre... Il m'appartient!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le train était arrivé en gare à onze heures quarante du soir.
C'était une de ces lourdes nuits d'été qui chassent les Parisiens hors de leurs logis étroits.
Il faisait une chaleur étouffante.
Tous les cafés avaient mis dehors un triple rang de tabourets et de guéridons; et il n'y avait pas un tabouret qui ne fût disputé par une demi-douzaine de consommateurs; il n'y avait pas un guéridon qui ne fût couvert de bocks, de grogs, de mazagrans et de sodas.
Nos deux voyageurs débouchèrent de la gare par l'une des baies qui ouvrent sur la rue d'Amsterdam.
Ils s'arrêtèrent un moment sur le trottoir de celle-ci.
Devant eux, c'était le fourmillement de ce Paris éveillé comme un panier de souris, qui détraque l'éternelle horloge du temps et remplit les rues de tapage et de mouvement, à l'heure où la patriarcale province ronfle, la nuque sur l'oreiller,—portes closes, rideaux tirés, bougie éteinte.
L'ami Dick désigna à son compagnon divers établissements illuminés en face:
—Vous voyez que nous n'avons que l'embarras du choix. Cette rue d'Amsterdam est pavée de caravansérails hospitaliers, de cuisines internationales et de vide-bouteilles cosmopolites. Dans lequel vous plaît-il d'entrer?
—Hé! my dear, dans le plus proche.
—Eh bien! que dites-vous de ce bar à la façon anglaise?
—Va pour le bar et sa façon! Je n'aime pas beaucoup les Anglais, mais je ne déteste point, en revanche, leurs sauces aux pickles, leurs hachis d'huîtres, leurs puddings aux groseilles sûres et leurs tartes à la rhubarbe.
Les deux nouveaux débarqués se mirent en devoir de traverser la chaussée.
En ce moment, deux individus sortaient de l'établissement où ils avaient l'intention d'entrer.
Le premier de ces individus abritait sous un sourcil touffu un regard d'une vaillance et d'une pénétration singulières.
Cette pénétration s'aiguisait, par intervalles, jusqu'au point de devenir inquiétante.
Toutefois elle semblait plutôt le résultat d'une habitude que d'une intention.
Vous auriez juré qu'elle était indépendante de la volonté de celui qui l'exerçait sans s'en douter.
Il était évident que ce dernier avait jadis revêtu l'uniforme.
On s'en apercevait à sa manière de se tenir droit, de porter haut, de parler bref, non moins qu'au ruban des médailles militaires d'Italie et de Crimée noué à la boutonnière de sa jaquette de velours vert côtelé.
Le reste de son costume se composait d'un pantalon de coutil gris qui s'enfonçait dans des guêtres de cuir fauve, d'un gilet de drap chamois sur lequel se bouclait le ceinturon d'un couteau de chasse et d'un képi qu'entourait un mince liséré d'argent.
Il avait, en outre, au dos, une carnassière dont le baudrier s'étoilait d'une plaque de cuivre armoriée et, sous le bras, un fusil double dont les canons noircis luisaient comme une peau de serpent.
Son compagnon avait les jambes fluettes, l'échine allongée et le museau pointu d'un lévrier.
Ce n'était point un homme brillant...
Mais quoi! je connais des poètes qui ont des redingotes plus pelées, des «tuyaux de poêle» plus rougissants et des tournures plus minables.
Celui-ci insinuait:
—Mon supérieur, est-ce que nous ne récidivons pas? On ne s'en va pas sur une patte. La chope de l'étrier, pas vrai?
—Grand merci, répondit le personnage au fusil: il se fait tard et je n'ai plus soif.
—Bon! s'exclama gaillardement le particulier au couvre-chef douteux, où serait la différence entre l'humanité et la brute, si l'humanité ne buvait que quand elle a soif?...
Pour ce qui est de l'heure, on s'en flûte!...
Il n'y a pas d'heure pour les braves...
Or, vous êtes le brave des braves, vous, mon ancien brigadier: brave au régiment,—brave chez nous,—brave dans vos nouvelles fonctions de garde général des domaines de M. le marquis de Saint-Pons!...
Que le pousse-bière que nous allons prendre me serve de médecine ou de poison, si l'on en trouve un quarteron de votre acabit dans la douzaine!
—Impossible, répliqua l'autre en consultant sa montre: ce sera pour la prochaine fois. On m'attend à Carrières-sous-Bois. Si je tardais trop à y rentrer, ma ménagère serait inquiète.
—Ah! oui: cette jolie petite femme avec laquelle je vous ai rencontré, un jour, sur le boulevard... Mazette! vous ne vous refusez rien, monsieur Jacques!... Un amour de jeunesse, qu'on s'en lécherait les mandibules jusques et par delà les cartilages auriculaires!
M. Jacques fronça le sourcil.
—Mon garçon, fit-il sévèrement, la personne que je vous engage à traiter avec moins de légèreté est ma fille,—ma fille d'adoption...
—Hé! une fille qui ne demande qu'à être mariée!...
La physionomie du garde général se rembrunit davantage:
—Pour se marier, il faut de l'argent, répondit-il avec humeur; et, quoique M. le marquis me rémunère plus que généreusement de mes services, je n'ai pas encore achevé d'amasser la dot de ma Florette.
Son interlocuteur eut un sourire malin:
—Eh bien, épousez-la vous-même!
—Moi!
—Dame! ce sera double économie: d'abord, plus de monacos à débourser pour l'établir; ensuite, puisqu'elle est déjà à la tête de votre maison, plus de dépenses subséquentes à faire pour appointer sa remplaçante...
M. Jacques haussa les épaules:
—Trêve de plaisanterie, mon camarade! A mon âge, oserais-je prétendre...
—A votre âge?... Ne dirait-on pas que vous êtes le frère de lait de Mathusalem?...
Vous êtes solide comme l'obélisque; vous possédez bon pied, bon œil, bon estomac, bon appétit; si vos cheveux frisent la cinquantaine, votre cœur a toujours vingt ans...
Si la demoiselle vous rabrouait, elle serait fièrement difficile...
A moins, pourtant, qu'elle n'ait une inclination...
—Une inclination!...
En répétant ce mot, M. Jacques porta brusquement la main à sa poitrine, comme s'il eût ressenti une soudaine et vive douleur.
Ensuite, d'une voix agitée:
—Non, non, je ne puis le supposer. Florette est un ange de sincérité et d'innocence... J'ai toute sa confiance, et elle m'eût avoué...
Son interlocuteur continua avec une insistance paisible:
—Après cela, peut-être est-ce qu'elle ne vous convient pas... Saperlotte! vous êtes dégoûté!... Une bouche fraîche comme un brugnon; des joues d'api qui donnent envie de mordre dedans; une taille fine, ronde et souple comme un jonc, avec une mignonne paire de bossoirs à tribord et à bâbord!...
Le garde général allait sans doute protester avec véhémence contre cette appréciation erronée de ses sentiments, lorsqu'un incident—en lui-même fort ordinaire—vint changer inopinément le tour de la conversation.
En dialoguant de la sorte, les deux compères stationnaient—à leur insu—devant la porte de l'établissement dont ils venaient de sortir.
Or, c'était cet établissement—on s'en souvient—qui formait l'objectif du couple de voyageurs que nous avons mis en scène précédemment.
Obligé de déranger les causeurs pour entrer, le captain toucha du doigt le bord de son chapeau en murmurant la formule de politesse:
—If you please, gentlemen?
Les deux Français s'écartèrent en rendant le salut.
Sam passa.
L'ami Dick venait derrière lui.
Il imita le geste et répéta la phrase.
Ensuite il passa à son tour.
Tous les deux disparurent à l'intérieur de la taverne.
M. Jacques les avait—machinalement—effleurés du regard au passage.
En se posant sur le captain, ce regard était demeuré d'une indifférence absolue.
Il n'en avait pas été de même lorsqu'il s'était arrêté—par hasard—sur le second voyageur.
Vous eussiez dit d'un réveil en sursaut.
Le garde général avait tressailli. Une flamme subite avait jailli de sa prunelle. Puis il s'était penché vers son interlocuteur:
—Fil-en-Quatre?
—Brigadier?
Il paraît que le «brigadier» ne tutoyait que dans les grandes occasions le propriétaire de la redingote inavouable; car celui-ci interrogea avec un soubresaut de surprise:
—Remarqué qui?... Remarqué quoi?...
—Ces étrangers...
—Ces Angliches?... Deux casse-noisettes qui sont arrivés en retard quand le bon Dieu distribuait les grâces, le chic et l'élasticité... Le premier surtout: un nègre blanc avec sa tignasse de crin végétal, sa barbe en copeaux de menuiserie et ses lèvres en rebords de potiche nocturne!...
M. Jacques secoua la tête:
—Il ne s'agit pas de celui-là... Il s'agit de l'autre... Il s'agit de ses yeux...
—Ses yeux?...
—Est-ce que tu ne les as pas reconnus?
Fil-en-Quatre considéra le questionneur avec un étonnement croissant:
—Reconnus?... Les lampions du John Bull?... Pas plus que mon père naturel ne m'a reconnu à ma naissance...
M. Jacques affirma:
—Eh bien! moi, je suis certain d'avoir aperçu ces yeux-là quelque part.
—Bah!...
—Lorsqu'ils se sont croisés avec les miens, tout à l'heure, il m'a semblé que ce n'était pas la première fois qu'ils me heurtaient. J'ai éprouvé la sensation de l'homme qui, sur le terrain, reconnaît, en tâtant le fer, que le jeu de son adversaire n'est pas pour lui chose nouvelle. Assurément je me suis déjà mesuré avec ce voyageur, avec cet étranger. Maintenant, où, quand et dans quelles circonstances? C'est ce que je cherche à me rappeler...
Fil-en-Quatre se gratta l'appendice nasal:
—Pour lors, ce goddam prétendu serait un de nos anciens clients... Ça se pourrait bien tout de même... Dans la partie, on a affaire à tant de monde...
—J'en jurerais, et il me suffirait de deux ou trois minutes d'un examen plus attentif pour fixer les souvenirs qui flottent dans mon esprit...
Ce disant, le garde chasse avait fait un mouvement pour rentrer dans la taverne...
Puis, se ravisant brusquement:
—Ah çà! s'écria-t-il, que m'importe, après tout, et de quoi vais-je m'occuper?... J'oublie que je ne suis plus de la partie, et que les braconniers, les maraudeurs, les vagabonds qui exploitent les bois de mon maître sont désormais les seuls clients auxquels je doive m'intéresser... Au diable cette stupide manie de toujours vouloir lire dans le passé et sous la frimousse des autres!...
Il jeta son fusil sur son épaule:
—Et l'heure qui me talonne!... Et le train qui va me brûler la politesse!... Et Florette qui serait en peine!...
—Sans vous commander, proposa son compagnon, on vous fera un bout de conduite.
—Je ne demande pas mieux, mon garçon.
M. Jacques reprit, en se dirigeant vers la gare:
—C'est l'histoire du vieux cheval de réforme qui, attelé à un tombereau, dresse l'oreille, piaffe et hennit quand il entend la trompette de l'escadron...
Ah! l'habitude est une maîtresse dont il n'est pas facile de se débarrasser...
Quand on a consacré dix années de sa vie à deviner, à poursuivre, à combattre le crime, est-ce qu'on ne s'imagine pas toujours avoir le crime en face de soi?
—Ça, brigadier, déclara l'autre, c'est censément le mal du métier.
—Comment?
—Hé! parbleu! vous le constatez: on n'a pas été le célèbre, le redoutable, l'illustre Patte-de-Fer, le malin des malins, le Vidocq des Vidocq,—la terreur des grinches et des escarpes de la haute et de la basse pègre; on n'a pas été l'œil qui déchiffrait les coquins sous leurs déguisements, sous leurs ruses les plus habiles, et la poigne qui les happait, qui les broyait sur leurs méfaits; on n'a pas été tout cela sans qu'il en reste quelque chose...
Vous avez lâché la boutique: la boutique ne vous a pas lâché...
Vous travaillez sans y penser...
Il y a de pauvres diables à qui l'on a coupé le bras ou la jambe, et qui n'en ressentent pas moins des douleurs à la place qu'occupait le membre amputé...
Vous, c'est tout comme. L'œil et la poigne vous démangent. Vous n'êtes plus de la police,—et vous êtes demeuré le pape, le modèle, le phénix des policiers.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On peut, à la rigueur, découvrir des personnes qui ne boivent pas entre leurs repas.
M. Jacques était de ce nombre.
J'ai même coudoyé des gens qui ont su résister à la contagion du cigare.
Mais jamais je n'en ai rencontré qui résistassent à un petit verre de gloire.
L'ex-brigadier avait décliné le «pousse-bière» de son ancien subordonné...
Sa physionomie s'égaya aux compliments de ce dernier.
—Inspecteur Fil-en-Quatre, fit-il en lui pinçant cordialement l'oreille, inspecteur Fil-en-Quatre, vous n'êtes qu'un flatteur!
Puis, avec une indifférence affectée:
—Ainsi, l'on se souvient encore de moi, là-bas?
—Si l'on s'en souvient! C'est-à-dire que l'on vous pleure, que l'on ne vous a pas remplacé, et que le patron crie sur les toits qu'il n'y a pas dans toute la boîte un lapin digne de dénouer les cordons de vos ripatons!... Vous, le héros de l'affaire Troppmann, de l'affaire du puits de Châtillon, de l'affaire...
—En voiture pour Saint-Germain!
A cet appel, l'ex-brigadier serra vivement la main de l'inspecteur:
—Il faut que je vous quitte... Au revoir.... Souvenez-vous qu'il y aura toujours un couvert mis pour vous recevoir et une vieille bouteille de derrière les fagots pour fêter votre bonne visite au pavillon de la Faisanderie,—rond point du Roi,—au bout de la terrasse de Saint-Germain.
Il monta rapidement l'escalier qui conduit à la salle d'attente, traversa celle-ci en courant et sauta, du quai, dans le premier wagon où il n'aperçut personne.
Il avait, en effet, besoin d'être seul pour songer...
Songer à qui?...
A quoi?...
A la jeune fille qui l'attendait, penchée à la fenêtre du logis, tandis que, sur la nappe blanche, la collation, préparée par ses soins, étalait ses appétissantes victuailles près du vin favori riant dans le flacon?...
Ou bien à la douleur aiguë qui l'avait mordu au cœur, alors que Fil-en-Quatre avait émis cette hypothèse—ridicule et inadmissible, parbleu!—d'une inclination que lui cacherait celle qu'il ne voulait considérer que comme son enfant d'adoption?...
Non: une autre pensée,—une pensée tenace,—occupait l'esprit du policier émérite...
Et ce qu'il se demandait avec une persistance dominatrice de tous ses sentiments et de toutes ses facultés, c'était ceci:
—Où ai-je vu les yeux de cet homme?
Ce n'était pas seulement cette indication, incrustée en lettres de cuivre dans le vitrage de la devanture, qui ressuscitait Londres en plein cœur de Paris.
C'étaient l'aménagement intérieur et le personnel de ce véritable coffee-house, où tout était anglais, depuis le patron, le sommelier et les garçons avec leurs favoris en côtelettes d'acajou, leur costume noir et leur mine discrète d'employés aux pompes funèbres, jusqu'aux boxes dont la double rangée s'alignait autour de la salle commune.
Ces boîtes, assez semblables aux confessionnaux collés aux murailles des églises, remplacent les cabinets particuliers chez nos voisins des Trois-Royaumes. Le captain s'était déjà casé dans l'un de ces cercueils de société, et on l'entendait demander:
—God me bless! ami Dick, où êtes-vous passé?... J'ai besoin de vos lumières, ou la foudre m'écrase!... Dans ce pays commence-t-on par le porto ou le madère?
L'ami Dick était debout près du comptoir et rédigeait le menu du festin.
S'adressant au landlord (patron) et au sommelier:
—Ainsi, questionnait-il, vous m'avez bien compris?
—Oui, Votre Honneur: médoc et chambertin pour débuter; ensuite le champagne; puis le café et les liqueurs....
—Very good.
Sam reprit, de sa boîte:
—Avez-vous donc juré de me laisser boire seul?
—Une minute, pour Dieu, mon cher maître! Je m'occupe de vous et de moi.
Interpellant le sommelier, le compagnon du captain commanda:
—Apportez une bouteille de vieux kirsch et une carafe d'eau frappée.
Le subalterne obéit.
L'autre continua en baissant le ton:
—Versez où vous voudrez l'eau que contient cette carafe et remplacez-la par la totalité du kirsch qui remplit la bouteille.
—Voilà qui est fait, Votre Honneur.
—Bien; maintenant, écoutez-moi, si vous avez envie d'encaisser une honnête aubaine:
J'ai gagé avec le gentleman qui est là qu'il ne s'apercevrait pas de la substitution...
Aidez-moi à gagner mon pari et il y a deux livres pour vous. Je paye moitié d'avance. Prenez...
—Comment puis-je me rendre utile à Votre Honneur? s'empressa de demander le sommelier en empochant la pièce d'or.
—Oh! de la façon la plus simple: lorsque mon compagnon demandera de l'eau glacée, vous aurez soin de placer devant lui cette carafe ainsi préparée, en vous gardant d'un mot, d'un signe qui lui permettent de supposer le changement de liqueur que vous venez d'opérer.
Un Français y eût regardé à deux fois avant de se prêter à cette tentative d'alcoolisation déguisée en manière de «farce de fumiste».
Une loi, dont les dispositions sont affichées dans tous les débits de boissons, punit chez nous non seulement l'ivresse manifeste, mais encore quiconque a fourni les moyens de la déterminer.
Il est évident, par exemple, que cette loi ne concerne que nos nationaux et que les étrangers ont le droit de s'enivrer jusqu'à rouler sous la table.
Et puis, il s'agissait d'un pari: or, de l'autre côté du détroit, un pari est chose sacrée.
Le sommelier s'inclina profondément:
—Votre Honneur sera content de moi, répondit-il.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il y avait sur la table, en dépit de la saison qui interdit l'usage de ces mollusques, pendant les mois sans r, aux palais fins et délicats,—il y avait des montagnes d'huîtres dans des plats de métal blanc, que flanquaient des poivrières à compartiments renfermant quatre espèces de sauces diaboliques à base de kari.
Il y avait un rumpsteack monstre, dont la chair presque crue saignait sous le couteau; un saumon bouilli, lardé de jambon et d'anchois; des tranches d'esturgeon sur un lit de crevettes hachées, et des puddings qui n'attendaient qu'une allumette pour transformer en flammes bleuâtres le rhum dans lequel ils nageaient.
Il y avait des vins de toutes les couleurs: le sauterne qui ressemble à de l'ambre en fusion; le madère, le porto, plus sombres que de l'or bruni; le bourgogne, le bordeaux d'un rouge de pourpre, et l'aï rosé, impatient d'envoyer au plafond son casque d'argent.
Nos deux nouveaux débarqués étaient assis en face l'un de l'autre devant ce plantureux festin.
Profitons du moment où, la bouche pleine, ils n'échangent guère que de fréquentes et fraternelles santés,—profitons, dis-je, de ce moment pour les présenter plus amplement à nos lecteurs.
Sam—ou le captain—était un grand, gros, large et solide gaillard de quarante-cinq à cinquante ans, avec une encolure de taureau, une tête puissante et crépue, des mains énormes et des pieds immenses.
Quoique les tons foncés de ses traits fussent bien plutôt le résultat d'une vie exposée aux soufflets de tous les éléments que la réflexion du sang africain qui circulait sous son épiderme, il était impossible de ne pas reconnaître en lui le type de la race noire, réfractaire à plusieurs générations de croisements.
Ses pommettes saillaient des deux côtés de son nez épaté; ses lèvres se renflaient en bourrelets, découvrant des dents étincelantes et pointues, et c'était une laine blondâtre qui moutonnait sur ses joues et sur son menton, et qui tapissait son crâne d'une sorte de broussaille.
Son œil, en retrait sur un front bombé, dégageait une remarquable dose de sagacité, jointe à une somme presque égale de naïveté enfantine.
Partout où il y a du nègre,—fût-ce à l'état latent et en quantité infinitésimale,—il y a, en effet, du baby.
Son compagnon, l'ami Dick—Dick est en anglais l'abréviation du prénom Richard—ne lui ressemblait guère sous ce rapport.
Il n'avait point l'air naïf.
Dans sa prunelle vert de mer, veinée de noir, il y avait l'audace, la cruauté du fauve en chasse, et la mobilité farouche, fureteuse, du fauve inquiet.
Sans cette expression oculaire, qu'il dissimulait le plus souvent sous l'abat-jour de la paupière, son masque froid et régulier, ses longs favoris blonds en nageoires de requin et, surtout, la facilité avec laquelle il se servait de la langue anglaise, l'eussent fait prendre volontiers pour l'un des sujets—ils prononcent seudjets—de Sa Très Gracieuse Majesté, ou pour l'un des concitoyens de ce président qui, là-bas, de l'autre côté de l'Atlantique, gouverne les cinquante millions d'individus dont se compose la population des Etats-Unis d'Amérique sans que neuf Européens sur dix sachent la première lettre de son nom.
Avec la révélation de son regard, pour un lynx comme M. Jacques, ce n'était pas seulement un Français:
C'était encore un Parisien.
Un Parisien du boulevard.
Il y en a de plus dangereux que les Pavillons-Noirs des plaines de l'Indo-Chine ou que les pirates malais des îles de la Sonde.
Williams-James et Tomy-Samuel Murphy étaient deux frères originaires de l'Etat de Kentucky.
Leurs parents, qui avaient du sang «bleu» sous les ongles, leur avaient laissé en mourant un petit bien dont l'exploitation eût pu suffire amplement aux besoins de deux sages garçons, mesurés dans leurs goûts comme dans leurs dépenses.
Mais nos jeunes gens étaient ambitieux.
Ils n'eurent rien de si pressé que de vendre au plus offrant l'héritage paternel et de s'en partager le prix.
Celui-ci, il est vrai, ne pesait pas beaucoup au fond de leur pockett...
Par exemple, pour le faire valoir, Will et Sam possédaient, mêlées, les qualités particulières aux deux races—blanche et noire—dont ils étaient issus: l'énergie, l'activité, le flair, la persévérance et le bon sens.
Le premier, qui était l'aîné, s'embarqua pour l'Angleterre, où il avait l'intention de «jouer sur les cotons.»
Le second préféra ne pas quitter le sol natal.
A quinze ans, il était apprenti waterman (matelot) à New-York.
A dix-sept, il avait acheté—sur ses économies—l'une des plus grosses gabares qui fussent dans le port.
A vingt, il devenait capitaine d'un steamer à lui appartenant,—d'où ce titre de captain qui lui resta comme un surnom,—et, du pont de ce bâtiment, il trouvait moyen d'entreprendre toute sorte d'opérations, dont la moins avantageuse ne fut pas le trafic avec les Indiens des peaux de buffles et de bisons.
La Californie venait d'être découverte:
En 1849, Tomy-Samuel Murphy perçait—à ses frais—une route qui traversait le Nicaragua et abrégeait considérablement pour les voyageurs la distance entre la Nouvelle-Orléans et la baie de San-Francisco.
Hâtons-nous d'ajouter que notre spéculateur était propriétaire d'un quartier tout entier de cette dernière ville. Dans ce quartier, il y avait une douzaine d'hôtels meublés, de maisons de jeu, de music-halls et d'autres tralalas de plaisir. Pour amasser la poudre d'or à pleines tonnes, le Yankee n'avait pas besoin de se courber, le pic au poing, sur la terre brûlante des placers ou de procéder au lavage des sables pailletés du Rio-Santo.
James-Williams, de son côté, avait prospéré dans Piccadilly, à Londres.
Pendant des années, en effet, il y avait eu une hausse énorme et persistante sur les cotons.
Lorsque l'Américain liquida sa situation à Royal-Exchange-Office, pour retourner dans son pays, il avait réalisé un bénéfice net de quatre cent mille livres sterling,—c'est-à-dire de dix millions de francs.
Survint la guerre de la Sécession.
Les deux Murphy y prirent—dans les fournitures, transports et approvisionnements—une part non moins lucrative qu'active.
Associant plus tard la double puissance de leurs capitaux, ils firent l'acquisition du New-York-Harlem-Railway, le fusionnèrent avec le New-York-Erié, accaparèrent les actions de chacune des immenses voies ferrées du Far-West et régnèrent en maîtres intelligents, mais absolus, sur toutes les lignes qui relient à l'océan Pacifique l'Atlantique et le Mississipi.
Nous vous avons donné le portrait du captain, ainsi que l'on continuait à baptiser Sam depuis son commandement maritime.
C'était un gars franc du collier, d'aspect et de caractère également joyeux.
Une table qui eût effrayé dix dîneurs ordinaires, une besogne qui eût épouvanté une douzaine d'industriels européens ne l'intimidaient point.
Plus gourmand que gourmet, il prenait indistinctement le menton à toutes les filles,—jolies ou laides,—qu'il rencontrait sur son chemin.
Mais ses velléités de conquête s'arrêtaient à ce badinage.
Non pas que l'envie lui manquât de pousser plus loin, ah! mais non!
Mais le loisir lui faisait défaut:
Times is money!
Toujours par monts et par vaux, on ne le voyait faire que de courtes et rares apparitions à New-York et dans les grands centres où, du reste, malgré ses dollars, la gentry ne l'eût point volontiers «accepté» à cause de son origine nègre.
Ajoutons qu'il n'avait jamais eu le temps de faire un voyage en Europe, et qu'il ne parlait que l'anglais ou que les différents idiomes des peuplades sauvages avec lesquelles il s'était trouvé en relations.
En revanche, il savait compter et sacrer dans toutes les langues.
Son aîné ne lui ressemblait point.
Celui-ci avait été beau, autrefois, dans sa jeunesse: beau, par la correction des traits, la «convenance» des manières et l'irréprochabilité de la tenue.
Par malheur, les jours et les nuits passés devant un bureau à aligner sur le papier des chiffres et des combinaisons ne dévorent pas moins la santé que les veilles employées à caresser les pots, les cartes et les tendrons.
A quarante ans, Williams-James était devenu une sorte de spectre, long et pointu comme un paratonnerre, dont la figure coupante était prise entre deux touffes ébouriffées de crins blanchâtres ainsi que la roue de verre d'une machine électrique entre ses coussinets.
Il causait rarement, mangeait peu, buvait moins et baissait les yeux en présence des dames.
Sa fonction favorite était de morigéner le captain:
—Vos excès vous mèneront à mal, lui disait-il dogmatiquement. L'intempérance est un ennemi. Vous verrez, Sam, que vous me placerez dans la douloureuse nécessité de vous pleurer.
Le digne Américain se trompait sur ce dernier point.
Un soir, comme il venait de se coucher, il se rappela qu'il avait oublié de vérifier si le «mot» de la caisse avait été changé.
Aussitôt, il sauta du lit, et, sans prendre le soin d'endosser un vêtement, il courut, à travers une enfilade de pièces glacées, réparer cette omission.
Le froid le saisit. Une fluxion de poitrine se déclara le lendemain. Vingt-quatre heures plus tard, le malade était à toute extrémité.
Le captain larmoyait à son chevet. Les deux frères s'aimaient sincèrement. Williams murmura:
—Mon frère, j'ai à m'accuser d'une grave erreur...
—Une erreur! sanglota Sam. Expirez en paix, mon cher Will. Nos commis la découvriront dans la balance de fin d'année. Est-ce à l'actif ou au passif?
Le malade secoua la tête:
—Il n'est pas question de nos livres. Ceux-ci sont en règle avec les hommes. S'il en était seulement ainsi de ma conscience avec le ciel, avec la terre!...
L'autre se trémoussa sur sa chaise:
—Que signifie?... Expliquez-vous... Le diable m'emporte si je comprends ou si je soupçonne...
—Il s'agit d'une erreur d'un printemps agité: mon excellent Sam, j'ai une fille...
—Vous avez une fille! Je suis oncle! Et vous ne m'en en aviez rien dit!...
—Je n'ai pas trouvé le moment.. Les affaires m'absorbaient... Pardonnez-moi...
Samuel baissa le front:
—C'est vrai. Vous avez raison. Ces triples coquines d'affaires... Et où est-elle, mademoiselle ma nièce?...
—En France, je crois: à Paris...
—Vous croyez...
—C'est dans cette ville de perdition que j'ai commis le péché de la chair, lors d'une excursion que j'y fis au commencement de mon séjour à Londres. Une innocente créature est résultée de cette faute. C'est, du moins, ce dont m'a informé ma complice dans cette œuvre d'impureté criminelle...
—Et cette enfant, sa mère, que sont-elles devenues?...
—Je l'ignore...
—Comment! depuis quinze ans, vous ne vous êtes pas renseigné sur le sort de deux personnes qui vous touchent de si près?
—Mon frère, repartit le moribond sèchement, je vous répète que mon temps ne m'appartenait point. Mon temps appartenait aux affaires. Les affaires avant toute chose...
Le temps est une pierre plus précieuse que les diamants qui ornent la couronne des rois. En détacher une parcelle pour l'appliquer à des intérêts purement privés, en dehors du cours des cotons et de toute opération commerciale ou financière, m'eût paru un vol,—oui, un vol,—au préjudice de mon avenir et, par la suite, de notre association à tous deux...
D'ailleurs, je me réservais de m'occuper d'Eva,—c'est ainsi que l'enfant s'appelle,—lorsque l'heure du repos aurait sonné pour moi...
Cette heure va sonner dans un moment prochain...
Mais ce ne sera pas celle du repos que j'espérais...
Ce sera le glas qui m'ouvrira les portes de l'éternité...
C'est vous, Sam, qui accomplirez le projet que j'avais formé...
Vous irez en Europe, en France, à Paris; vous vous mettrez en quête d'Eva; vous la retrouverez,—dussiez-vous, pour cela, dépenser la moitié de ma fortune...
Il y a là, sous mon oreiller, un portefeuille contenant toutes les indications qui seront de nature à vous guider dans vos recherches...
Ce portefeuille renferme, en outre, deux actes également importants:
Par le premier, je reconnais solennellement pour ma fille l'enfant née à Paris le 2 juin 1856 et déclarée à l'état-civil du neuvième arrondissement sous les nom et prénoms d'Eva-Flore Ferrand, de même que je l'institue légataire de tout ce que je laisse après moi...
Le second vous constitue exécuteur unique de cette suprême volonté et vous confie la tutelle de votre nièce...
Vous êtes assez riche, mon frère, pour vous passer de mon héritage, et je ne puis penser que vous me teniez rancune d'avoir essayé de réparer par une mesure de justice tardive...
—Tempêtes et massacres! pas un mot de plus, Williams! interrompit le captain avec une véhémente indignation. Jugez-vous que je sois une assez vile carcasse pour frustrer de sa légitime fortune la progéniture de mon plus proche parent?...
La jeune miss sera votre héritière, ou que la maladie me ronge!...
Elle sera la mienne aussi; car je consens à être pendu si je m'accroche jamais au cou la cravate de chanvre du mariage!...
Partant, dormez tranquille jusqu'aux trompettes du jugement dernier. Ce que vous désirez sera fait. Je vous engage ici la foi d'un gentleman, qui, de sa vie, n'a eu un bout de traite en souffrance...
Et vous savez bien, my dear, que, lorsque l'un de nous a donné sa parole, c'est comme si tous les sollicitors, tous les shérifs, tous les attorneys et tous les barristers avaient visé, légalisé et paraphé la signature...
—Merci! vous êtes un cœur honnête, loyal et dévoué.
Et l'aîné des Murphy tendit à son frère une main qui tremblait les affres de l'agonie.
Samuel reprit avec ardeur:
—Je m'embarquerai, s'il vous plaît, le lendemain de l'enterrement...
L'autre le modéra:
—Non, Sam. Il est urgent que vous procédiez à la liquidation de notre société. Un semblable travail ne s'improvise pas. Ma fille attend, depuis des années, que je me déclare son père: elle attendra bien encore—autant qu'il sera nécessaire—que l'inventaire, qui fixera le chiffre de sa fortune, se termine dans des conditions de saine comptabilité.
La voix du malheureux s'affaiblissait de plus en plus; son souffle s'embarrassait dans sa poitrine haletante; son regard s'obscurcissait et s'égarait.
Il se souleva sur le coude et poursuivit péniblement:
—Ce Français que vous vous êtes attaché...
—Richard Vautier... Eh bien?...
—Vous l'installerez à ma place comme chef de la correspondance...
—Caramba! je ne demande pas mieux: c'est un garçon adroit, actif, infatigable,—d'humeur enjouée et commode...
Le voile, qui recouvrait les prunelles du mourant, se déchira brusquement pour livrer passage à une lueur fugitive...
Et cette prophétie siffla hors de sa gorge:
—Ce garçon vous tuera, mon frère.
Le captain tressauta comme s'il eût reçu une décharge de la pile électrique:
—Sang du Christ! s'exclama-t-il, qu'est-ce que vous me chantez là, Will?
—Je dis, répondit l'autre avec un accent d'outre-tombe, je dis que cet étranger vous sera fatal, si vous continuez à vous abandonner à l'étrange influence qu'il prend sur vous de jour en jour...
—Vous croiriez...
—Je ne crois pas. Je suis sûr. Je suis sûr que ce Dick fera la fin de votre corps et la damnation de votre âme, s'il vous arrive jamais de le traiter différemment que comme un simple subalterne...
—Oh! mais alors je vais le renvoyer de la maison!...
—Pourquoi cela? C'est un employé précieux. Vous auriez tort de vous priver de ses services... Seulement, vous voilà prévenu... Défiez-vous!
L'agonisant s'arrêta, épuisé.
Sa tête retomba lourdement sur l'oreiller.
Ses yeux battirent et se fermèrent.
Mais la nuit éternelle qui montait, l'enveloppant, se peuplait sans doute de visions terribles et de fantômes menaçants...
Car le pauvre diable s'agitait convulsivement sur sa couche; son visage émacié, qui, à chaque instant s'amincissait davantage, s'inondait d'une sueur jaunâtre et glacée; sa bouche hoquetait des phrases qui paraissaient dictées par l'obsession d'une idée fixe:
—Défiez-vous... Il faut se défier... Défiez-vous des surprises du cœur et des perfidies de la boisson...
Le captain pensa:
—C'est le délire.
Et il ouvrit sa Bible au chapitre des dernières prières.
L'autre bégaya:
—Défiez-vous du serviteur qui, au lieu de l'eau bienfaisante, vous verse le poison abrutissant de l'ivresse...
Samuel essaya de le calmer:
—Mon frère, mon bien-aimé Will, revenez à vous, au nom du ciel!
Un spasme secoua le moribond. Le râle l'étranglait. Il porta ses mains à son cou:
—J'étouffe!... A moi!... Pitié!... De l'air, mon Dieu, de l'air!
Sam, épouvanté, appela.
Le physician (médecin) et plusieurs domestiques accoururent.
—C'est le summum de la crise, déclara le docteur, tout sera fini dans deux minutes.
Une autre personne ajouta:
—Il serait humain d'arracher mister Samuel à ce spectacle.
Celui qui émettait cet avis charitable était ce Richard Vautier dont il venait d'être question.
Au son de la voix du Français, les paupières de l'agonisant se relevèrent soudain,—comme sous l'action d'un ressort,—démasquant les orbites caves au fond desquelles ses prunelles achevaient de s'éteindre.
Quelque chose s'enflamma dans cette nuit.
Tout ce que conservait d'intelligence ce cerveau déjà rempli d'ombre, tout ce que conservait de force ce corps à moitié dans la bière se ranima comme par enchantement.
James-Williams repoussa ses couvertures. Il mit hors du lit ses jambes décharnées. Ses pieds nus se posèrent sur le carreau,—et il gronda entre ses dents qui cliquetaient affreusement:
—C'est l'homme!... Je le vois!... Le Seigneur tout-puissant permettra que je l'écrase avant qu'il ait touché aux miens!...
Il brandit ses poings dans le vide et fit un pas sur le parquet...
Mais il n'en fit pas deux...
Ses bras tombèrent le long de ses flancs; sa tête oscilla sur ses épaules; il se renversa en arrière et s'affaissa sur le lit, tout d'une pièce...
Le médecin consulta son chronomètre et rendit cet arrêt:
—J'avais dit deux minutes. On peut vérifier. L'aiguille vient d'atteindre à la cent vingtième seconde et notre intéressant malade de rendre le dernier soupir.
C'était six ou huit mois avant ce triste événement que Samuel Murphy et Richard Vautier avaient fait connaissance dans un bar de San-Francisco.
Le hasard les ayant réunis à la même table, le Français avait trouvé moyen de captiver l'attention et l'intérêt de l'Américain en lui racontant son histoire,—authentique ou apocryphe.
Parisien et fils de famille, il était venu essayer de «se remplumer» au pays de l'or vierge, après avoir mangé l'héritage de ses pères à tous les râteliers du boulevard.
Par malheur, il n'y avait réussi que peu ou prou, et l'heure allait sonner où, pour ne pas mourir de faim, il lui faudrait se faire trappeur ou flibustier.
Comme il achevait son récit:
—Vous me paraissez un luron déterminé, lui avait dit Sam brusquement. Je pars demain pour le Far-West. Vous sied-il de m'accompagner?
—Moi?
—J'ai besoin d'avoir à mes côtés un garçon actif, intelligent et dévoué. Je ne doute pas de votre intelligence et j'ai confiance en votre activité. Pour votre dévouement, je suis prêt à le payer au taux que vous l'estimerez. Qu'en pensez-vous? Je vous accorde cinq minutes pour réfléchir.
—Inutile. J'ai réfléchi en vous écoutant. J'accepte.
—Songez que je prends le train à midi précis.
—Je serai là à midi moins cinq.
—All right... A demain donc... A propos, comment vous appelle-t-on?
—Richard Vautier.
—Alors, à demain, Dick!
—A demain, patron!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C'était de cette façon—expéditive et succincte—que le Français était devenu le secrétaire intime du riche Américain.
Nous croyons avoir constaté qu'en dehors de ses grandes combinaisons industrielles et financières, dans lesquelles il déployait presque du génie, et que sous les apparences d'une raideur purement nationale, Tomy-Samuel Murphy était ce que nous appelons un bon vivant,—très susceptible d'attachement,—très facile à apprivoiser, à amuser, à séduire, et, en même temps, très primitif, très prompt à s'étonner de tout ce qui ne touchait pas directement à ses opérations et très ignorant du monde qui s'agitait à l'extérieur de ses comptoirs et des bureaux.
Nous ajouterons que du nègre il avait conservé l'amour puéril du clinquant physique et moral, avec la gourmandise de tous les choses capiteuses et sucrées: parmi celles-ci, le tafia de la flatterie—encore qu'il affectât de le mépriser souverainement—n'était pas la liqueur, fermentée et savoureuse, dont il s'enivrait le moins souvent.
Or, Richard Vautier était brillant et caressant.
Ondoyant et multiple, il mêlait les allures de l'homme qui a fréquenté une société d'un certain choix au sans-gêne de procédés et à la morale élastique d'un véritable coureur d'aventures.
Tout en lui commençait par surprendre et finissait par charmer. Son caractère, souple et insinuant, se pliait à toutes les exigences et se glissait dans toutes les sympathies. Il avait conquis, de prime abord, le Yankee par sa belle humeur: il acheva de le subjuguer par la finesse de son esprit et les cajoleries de son langage.
Par contre, l'aîné des Murphy ne lui témoigna jamais qu'une bienveillance fort restreinte.
On eût pu penser que la scène qui encadra les derniers moments de celui-ci ruinerait le crédit—toujours croissant—du favori, en effrayant le digne captain sur le rôle que cet étranger était appelé à jouer dans sa destinée, si l'on en croyait les prédictions du mourant.
Il n'en fut rien.
Les «songes creux» qui avaient tourmenté l'agonie du malheureux Will et les «incohérences» qui s'étaient échappées de ses lèvres avec le souffle suprême ne devaient être considérés,—d'après l'avis du médecin,—que comme des accidents fort ordinaires, inhérents au trouble cérébral déterminé par la maladie et au passage si terrible de la vie à la mort.
Ils n'avaient donc exercé sur Samuel qu'une impression assez fugitive.
Devenu plus seul après le décès de son aîné, l'Américain avait subi davantage l'ascendant d'un compagnon aimable, prévenant et enjôleur, qui s'ingéniait à le distraire.
Quelques mois après les funérailles de James-Williams, Richard Vautier occupait non seulement le poste important de chef de la correspondance de la maison Murphy and Brother, pour lequel l'aîné des deux frères l'avait désigné à son lit de mort; mais il était encore le bras droit, le factotum et comme l'alter ego du survivant.
Pendant ce temps, la liquidation de la société, rompue par le décès de Will, suivait son cours.
Elle ne dura pas moins d'un an, eu égard à la somme énorme des intérêts et des capitaux engagés.
En revanche, elle donna ce fabuleux résultat: près d'un milliard à partager entre les deux associés,—c'est-à-dire entre Tomy-Samuel et «la succession» du défunt.
Or, «la succession» du défunt, c'était la fille de ce dernier,—Flore-Eva Ferrand,—l'enfant abandonnée sur le pavé de Paris.
Le captain songea à se mettre en quête de celle-ci.
Un beau matin, il fit appeler son secrétaire:
—Dick, lui annonça-t-il, nous partons pour la France...
—Pour la France?...
—Oui, il y a longtemps que je nourris le projet de visiter la vieille Europe...
Et, si j'ai autant tardé à satisfaire cette fantaisie, c'est que j'attendais que la liquidation de mes affaires me laissât, à cet endroit, toute liberté d'esprit et de corps...
D'ailleurs, ce n'est pas seulement la curiosité de voir du pays; l'envie de me frotter à des mœurs nouvelles; le désir de me rajeunir au contact de votre joie, de votre printemps éternels, à vous autres Français, après tant d'années sacrifiées à l'outrance d'une besogne ennuyeuse: ce n'est pas tout cela seulement qui me pousse à entreprendre ce voyage...
Il y a encore un autre motif: j'ai juré...
Vous vous rappelez: j'ai juré à mon frère mourant de retrouver sa fille, son héritière, ma nièce...
Le moment est venu de tenir ma promesse...
J'ai donc fait retenir deux cabines sur le Labrador qui appareille demain matin...
Car il est entendu que vous ne me quittez pas...
—Comment?...
—Je vous répète que je vous emmène... Est-ce que je puis me passer de vous?... N'êtes-vous pas mon secrétaire?
Et puis, j'aurai besoin de votre aide...
Cette pauvre enfant perdue dans ce Paris immense, comment arriverai-je jamais à remettre la main dessus si vous ne me prêtez assistance?
—Moi?
—Eh oui! n'êtes-vous pas Parisien?...
Et ne possédez-vous pas sur le bout du doigt cette Babel, cette Babylone où je vais me trouver aussi isolé, aussi désorienté, aussi désarmé que le pionnier qui s'engage dans une forêt vierge pleine de labyrinthes et de halliers, de fondrières et de précipices; pleine de fauves à l'affût; pleine d'ennemis embusqués...
Eh bien, vous me piloterez, vous me conseillerez, vous me protègerez...
Je suis riche, et c'est ce qui m'inquiète: on ne trompe pas, on ne dépouille pas les indigents...
Pauvre, je n'aurais rien à craindre...
Riche, j'ai tout à redouter...
Ma fortune ne me donnera que des flatteurs, des parasites et des valets...
Or, c'est un camarade qu'il me faut; c'est un associé; c'est un ami...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le Français lui tendit la main:
—Maître, prononça-t-il d'un ton et d'une mine pénétrés, je ne suis pas de ceux qui oublient. Disposez de moi sans restriction. Je vous appartiens corps et âme.
Le lendemain, les deux voyageurs s'embarquaient sur le Labrador, qui, après une traversée dénuée d'incidents,—mais pendant laquelle Richard Vautier s'était appliqué à devenir plus que jamais indispensable à son compagnon,—les déposait au Havre, son port de destination.
Vous avez assisté à leur arrivée dans la capitale.
Vous les avez suivis, à la descente du train, jusque dans un boxe de taverne, où vous les avez laissés en mesure de procéder à un lunch abondant et copieusement arrosé.
C'est là que nous allons les retrouver, ayant à peu près fini de manger,—mais n'ayant pas fini de boire.
A demi renversé sur sa chaise, sur laquelle il se balançait ainsi que sur un fauteuil à bascule; le nez et les jambes en l'air; les deux pieds appuyés au rebord de la table, ainsi qu'il convient à tout bon Yankee qui digère; lançant au plafond les tourbillons de fumée d'un cigare qui semblait une cheminée d'usine, Sam Murphy mêlait le grave au doux,—sinon le plaisant au sévère,—et passait indifféremment du porto-wine au stout, du soda-water à l'oldbrandy et de notre champagne français au sherry-cobbler national.
En des circonstances ordinaires, notre Américain pouvait boire jusqu'à en crever,—mais non point jusqu'à perdre la raison.
En cette nuit, par exemple, il n'en était pas de même:
On étouffe, chez nous, dans nos wagons fermés...
La fatigue du trajet accompli dans de telles conditions; la satisfaction de se sentir arrivé; l'atmosphère alourdie par l'orage qui grondait au dehors; le manque d'espace du boxe; le calorique du gaz restreignant l'oxigène,—tout cela déterminait, chez le captain, à défaut d'une ivresse réelle, une surexcitation visible qui allait sans cesse augmentant.
Sa face, cardinalisée par la flamme des divers breuvages entonnés, rougeoyait à l'égal d'un coucher de soleil de Ziem ou de Marilhat. Son œil papillotait. Sa langue avait besoin de s'humecter souvent pour tourner sans difficulté dans sa bouche pâteuse et contre son palais en feu.
—Vive la France! répétait-il en décoiffant une quatrième fiole de cliquot grand-mousseux: vive la France, mon camarade!...
C'est le paradis sur la terre,—la patrie des gais compagnons, des vins de prix et des jolies femmes,—le cabaret de l'univers!...
Mais c'est, surtout et avant tout, la contrée bénie,—exempte de préjugés,—où l'on a davantage souci de ce qui tinte dans votre poche que de ce qui coule dans vos veines, et où la rosée de dollars, qui glisse entre vos doigts faciles, n'a pour celui qui la reçoit ni opinion, ni caste, ni couleur, ni odeur...
Je porte un toast en son honneur avec le premier de ses produits...
A la France!... Hurrah!... Buvons!
—Morbleu! pensait son vis-à-vis, le voilà qui devient lyrique. C'est signe qu'il se grise. A merveille!
Puis, tout haut et faisant raison:
—A la France et à l'Amérique! Ce sont deux grandes nations. Elles sont dignes de se comprendre, de s'estimer et de s'aimer!
Les verres se choquèrent cordialement.
L'Américain avait quitté la position horizontale.
Il reprit, en mettant les coudes sur la nappe et en passant—sans transition—d'un sujet à un autre:
—Ah! votre satané Paris, nous allons l'explorer, le battre, le fouiller!... Car il ne s'agit pas seulement de prendre du bon temps... Il faut songer aux choses sérieuses...
Or, j'ai un devoir à remplir...
Un devoir sacré,—ou que la peste m'étouffe!...
—J'entends, fit le Français: la fille de votre frère... Eh bien, nous la retrouverons... Me voici prêt à vous seconder.
—A la bonne heure, Richard, mon fils: je n'attendais pas moins de vous... Un coup de sherry par là-dessus, hein?... Pour chasser ce diable de champagne?
—Deux si vous voulez, captain.
On trinqua derechef.
L'ami Dick poursuivit:
—Permettez-moi de vous dire, mon excellent ami, que la clé des opérations que nous nous proposons d'entreprendre réside tout entière dans les indications à vous fournies par le défunt... Ces indications, quelles sont-elles?... C'est sur elles, et sur elles seules, que nous devons baser notre plan de campagne.
Le Yankee se pressa la tête des deux poings:
—Les indications?... Ah! oui, je comprends: les renseignements consignés sur l'un des papiers que renfermait le portefeuille...
Le portefeuille que le pauvre Will me remit avant de mourir et qui est là, dans ma poche, en compagnie du mien...
Eh bien, il résulte de ces documents que la personne avec laquelle mon heureux chenapan d'aîné,—vidons ce verre à sa mémoire et qu'il nous bénisse de là-haut!—entretint des relations charnelles, était d'une beauté peu commune, qu'elle avait nom Hélène Ferrand et qu'elle donnait des leçons d'anglais et de piano dans ce que vous appelez le faubourg Saint-Germain...
—Tout cela, opina le Français après une minute de réflexion, tout cela me semble, jusqu'à présent, assez incomplet et assez vague; mais l'enfant, mon cher maître, arrivons à l'enfant...
—L'enfant fut confié à une femme d'une localité des environs de Paris...
—Et vous connaissez le nom de cette femme?... Vous connaissez le nom de cette localité?...
Au lieu de répondre, Sam Murphy déboutonna son gilet et desserra sa cravate:
—Cornes du diable! murmura-t-il, je ne sais ce que j'ai... Mes jambes battent le branle-bas... Et l'on dirait que la maîtresse cloche de Metropolitan-Church me carillonne dans le cerveau...
Richard Vautier suivait d'un œil attentif et sournois les progrès rapides de cette alcoolisation qui allait envahissant la personne de son compagnon avec d'autant plus de violence qu'elle avait mis un laps de temps plus long à couver et à éclater.
Le captain étendit la main vers une fiole au col de cigogne étiquetée Fine champagne:
—Une gorgée de ceci me remettra... Médecine homéopathique... Similia similibus, comme rabâchait cet âne bâté de savant qui a enterré le pauvre Will...
Le Français l'arrêta:
—Maître, ménagez-vous, de grâce...
—Je me ménagerai quand je n'aurai plus soif...
—Eh bien, insinua Richard, que n'étendez-vous ce cognac dans une certaine quantité d'eau?...
—De l'eau?...
—De l'eau frappée, par exemple, ce serait le plus sûr moyen de vous désaltérer...
Le Yankee jeta au flacon un regard empreint de regrets cuisants et de protestations muettes:
—Noyer ce nectar divin!... Vous êtes un bourreau, ami Dick!... Mais, enfin, puisque vous le voulez absolument...
L'autre appuya avec sollicitude:
—Je l'exige et je vous en prie.
Puis il appela:
—Sommelier!
Celui-ci entr'ouvrit la porte du boxe.
L'ami Dick commanda:
—Décidément, Richard, grommelait le captain, vous êtes un garçon précieux pour le conseil non moins que pour l'action... Et quand je pense que, si j'avais écouté les sornettes dont feu mon aîné me rabattait les oreilles, alors que la crise décisive se préparait à l'emporter, je me serais défié de vous... Par bonheur, il y a beau temps que j'ai donné à ces propos d'illuminé la volée hors de mon esprit!
Le sommelier rentra, portant sur un plateau, qu'il déposa sur la table, la carafe que nous lui avons vu remplir de kirsch précédemment.
Dick lui fit signe de sortir.
Ensuite il versa dans une haute chope à bière deux doigts de cognac environ et combla jusqu'aux bords le vide du récipient avec le contenu de la carafe.
Pendant qu'il remuait ce mélange à l'aide d'une grande cuiller à grog:
—Que je sois à jamais rayé du nombre des élus du Seigneur, maugréait son compagnon, s'il ne faut pas que je vous aime terriblement pour consentir à avaler cette médecine!
—Et moi, repartit le Français, soyez persuadé que c'est dans votre intérêt, dans votre intérêt seul que j'insiste.
Il lui présenta le breuvage:
—Allons, buvez. C'est un élixir de santé qui vous dégagera le cerveau, vous éclaircira les idées et vous dérouillera les muscles.
Sam Murphy prit le verre avec un mouvement et une grimace de résignation.
Puis il l'éleva vers ses lèvres en fermant les yeux et l'ingurgita d'un trait.
L'effet ne se fit pas attendre de cette forte dose d'alcool absorbée:
La face de l'Américain devint couleur de brique; ses prunelles roulèrent sur le blanc de la cornée comme un canot à la dérive; sa poitrine se gonfla, soulevée par le brûlot qu'il venait d'entonner...
Un chapelet de jurons internationaux se défila de sa gorge embrasée:
—Der Teufel!... Vinte dios!... Goddam!...
Le boxe tournait et l'entraînait...
Une subite expression d'inquiétude envahit les traits de Richard Vautier:
—Misère de moi! pensa-t-il, est-ce que je lui en aurais fait trop prendre?... S'il allait succomber à une congestion?... Il ne faut pas qu'il meure dans ce lieu public...
Et, se rapprochant vivement du Yankee:
—Vous sentez-vous indisposé? demanda-t-il.
Par un effort surhumain, Sam était parvenu à dompter—pour un moment—les effets de cette véritable eau-de-feu.
Il s'administra sur la poitrine un coup de poing à défoncer une futaille:
—Allons donc! la cale est solide!... Chevillée de cuivre comme un bâtiment de guerre!... Et capable de jauger cinq cents tonneaux!
Puis, tendant son verre:
—Seulement, versez encore!... Versez toujours!... On dirait qu'un millier d'épingles a pris mon gosier pour pelote!
Le Français s'empressa de se rendre à ce désir qui servait si bien ses projets, et, tandis que son compagnon buvait avec avidité:
—Maintenant, reprit-il, revenons à miss Eva...
—Miss Eva?...
—Votre nièce...
—Ah! c'est vrai... Nous parlions de ma nièce... Et qu'en disions-nous, de cette fille de mon frère?...
—Vous me disiez qu'elle avait été confiée à une paysanne des environs de Paris...
—Oui, à une paysanne nommée Françoise Mauclerc... Dans une localité qui s'appelle Chatou... C'est écrit dans les papiers de Will...
—Bon: pour retrouver cette femme,—si, toutefois, elle existe encore,—nous n'avons qu'à étendre la main... Chatou est à peine à vingt minutes d'ici... Et demain matin, s'il nous convient...
—Pourquoi attendre à demain matin? interrompit l'Américain. Partons de suite. Lançons-nous en chasse!...
Il se mit péniblement sur ses pieds:
—Away! away! Le temps perdu est une non valeur. Payons la dépense, et en route!
Pas un muscle du masque de l'ami Dick ne broncha.
Seulement on vit poindre à nouveau—pour s'éteindre aussitôt qu'allumée—la clarté cauteleuse que nous avons déjà signalée sous l'abat-jour prudent de sa paupière.
Ce que proposait le Yankee était ce à quoi il tendait à l'amener.
Il eut l'air, cependant, de faire des objections:
—Eh! vous n'y songez pas, captain! Il est près de deux heures du matin. Or le premier train du railway qui nous conduira à Chatou ne part pas avant cinq ou six...
Samuel frappa sur la table:
—Dans toutes les républiques du monde, l'argent est empereur et roi. Il commande et l'on obéit. On chauffera un train expressément pour nous...
L'autre eut un sourire:
—Ces choses-là, mon cher maître, ne se font pas en France aussi vite et aussi facilement que vous croyez,—et, avant que nous n'ayons obtenu de qui de droit l'autorisation de recourir à ce moyen de locomotion, nous aurions eu dix fois le temps d'arriver à pied...
—Alors, envoyez chercher une voiture!... Et qu'on se hâte!... J'étouffe dans l'infernale chaleur de cette boîte!...
—Désirez-vous encore quelques gouttes d'eau frappée?...
—Oui, certes!... Donnez... Donnez vite!...
Le reste de la carafe y passa.
L'Américain se cramponnait à la table pour ne pas tomber.
—Une voiture, soit, reprit Dick; encore je doute qu'à cette heure nous puissions rencontrer un cocher qui consente...
Murphy lui coupa la parole:
—Le coachman, je l'achète, lui, son cab et ses chevaux...
—Mais il fait un temps horrible... Entendez-vous le tonnerre?... Entendez-vous la pluie?
Le Français connaissait à fond son compagnon.
Il savait qu'une fois déséquilibré par l'ivresse, celui-ci se montrait aussi têtu qu'une mule, et que, plus on essayait de le dissuader de faire une chose, plus il s'opiniâtrait à la faire.
Le captain frappa du pied:
—Saints du ciel! restez ici, si bon vous semble... Moi, je dérape... Et je cingle sur Chatou, toutes voiles dehors, à travers la foudre et le déluge!
—Tout beau, Sam! ne vous fâchez pas! Je règle l'addition et je vous accompagne.
Et le Français sortit du boxe pour se rendre au comptoir.
Le Yankee le suivit d'un regard hébété:
—Dieu me damne, bégaya-t-il, si ce brave Richard ne marche pas de travers!... Il se sera grisé abominablement avec toutes ces liqueurs maudites... Moi, qui n'ai bu que de l'eau, je suis ferme sur mes jambes...
Puis, hasardant un pas et manquant de tomber:
—J'ignorais que mon secrétaire eût l'habitude de se livrer à la boisson... Une détestable habitude... L'intempérance est un péché...
Puis encore, éclatant d'un rire lourd et épais:
—Je parle comme un clergyman... Il est vrai que j'en ai le droit... Car celui-là, qui prétendrait que j'ai une légère pointe, serait un stupide animal.
Nous avons dit que, depuis le coucher du soleil, la masse du ciel sans étoiles n'avait cessé de peser sur Paris comme une immense calotte de plomb.
Vers une heure du matin, une suite de coups de vent, précurseurs du grain qui approchait, avait pris la ville en écharpe, soulevant des trombes de poussière et mettant en déroute la foule qui grouillait dehors sous prétexte de «prendre le frais».
Vingt minutes plus tard, l'orage éclatait avec une singulière violence.
Le pavé sonnait sous le choc retentissant d'une averse de grêle...
Bientôt ce large bruit de la grêle battant le sol de tous côtés était traversé par un craquement sec et déchirant, contemporain d'une illumination blafarde...
Puis les échos du ciel et de la terre, transformant cette explosion, la renvoyèrent de toutes parts en un formidable roulement.
A dater de cet instant, l'orgie de l'ouragan grandit, exagérant sa turbulence et ses tumultes.
La nuit poussa des cris surhumains.
Le ciel, éventré dans tous les sens, montra l'incendie de ses entrailles en un désordre splendide jusqu'à l'horreur.
Au plus fort de la tourmente, Richard Vautier et Sam Murphy montaient la rue d'Amsterdam dans la direction du boulevard extérieur.
On ne rencontrait plus personne.
Ce véritable déluge avait forcé les gardiens de la paix, qui s'échelonnent dans ces parages, à se réfugier dans l'encoignure des portes.
On n'entendait que le fracas des éléments déchaînés,—et, à de rares intervalles, le roulement d'une voiture qui fuyait, emportée par un cheval au galop.
Les deux compagnons cheminaient lentement sous la cataracte qui les trempait des pieds à la tête.
L'Américain s'accrochait à l'épaule du Français. L'ivresse, chez lui, produisait tous ses effets. Ses jambes partageaient la lourdeur de son crâne. Il les soulevait avec peine, titubant et butant de ci, de là...
Il achevait de s'étourdir en bavardant:
—Go ahead! Nous marchons à la conquête d'une héritière... D'une héritière qui vaut la moitié d'un milliard... Saluez, Richard, mon garçon: on n'en égare pas tous les jours de ce calibre par le monde.
L'autre ne répondait rien.
Son visage avait revêtu une sinistre expression de résolution et d'ironie.
Mais le Yankee ne le voyait point.
Dans les ténèbres épaisses, l'éblouissement des éclairs ne lui montrait que les hautes maisons de la rue et que le pavé ruisselant sur lequel il glissait à chaque pas.
—Et, quand nous l'aurons découverte, poursuivait-il, oui, quand nous l'aurons découverte, savez-vous ce que j'en ferai?... Dites, le savez-vous, compère?... Eh bien, je l'épouserai, carajo!
—Vous! s'exclama Richard en tressaillant.
—Pourquoi non, en obtenant les dispenses exigées par l'Eglise?... D'ailleurs, ce n'est pas un oncle qui convole avec sa nièce... C'est une montagne de dollars qui s'unit à une autre montagne de dollars.
Ils étaient parvenus à une rue transversale.
—Tournons à gauche, fit le Français.
—Tournons, répéta le captain.
Il ne se gouvernait plus et se trouvait dans l'impossibilité absolue de résister à son guide.
Sa raison l'abandonnait comme fuient les habitants d'une maison que l'incendie dévore.
—All right! balbutiait-il, nous sommes en voiture... Nous courons... Plus vite, cocher!... Plus vite encore!... Crève tes chevaux!... On les payera... Souviens-toi que tu conduis un homme de cinq cents millions à une fiancée qui représente exactement la même somme!...
Puis, portant la main à sa poitrine avec un cri de douleur:
—Oh! cette eau!.... Cette eau de France!... Sa glace est une flamme!
Il s'arrêta.
Un éclair, qui l'enveloppa de pâles lueurs, lui fit voir un espace vide, qu'étoilaient une demi-douzaine de rues aboutissantes,—moitié place et moitié pont,—avec, au lieu de maisons en bordure, de hauts parapets qui semblaient faits de poutres croisées.
Au-dessous de ces parapets, une sorte d'abîme d'une profondeur sombre se piquait de mouches de lumière blanches ou rouges.
Quelques-unes de ces mouches couraient, avec un grondement sourd qui se mêlait aux éclats du tonnerre et des stridences de sifflet qui trouaient le crépitement de l'ondée.
Les autres demeuraient immobiles.
—Où sommes-nous? interrogea Sam.
—Nous sommes arrivés, répondit l'ami Dick.
Le lendemain paraissait dans les journaux du soir l'article qui forme le prologue de ce récit.
FIN DE LA SECONDE PARTIE
Dix mois environ après les scènes que nous vous avons mises sous les yeux dans la première partie de ce récit,—et six semaines approchant avant celles auxquelles vous avez assisté tout à l'heure,—Jacques Périn sortait, un matin, de chez lui pour faire sa tournée ordinaire.
Le temps était clair, radieux, superbe.
La forêt formait comme une muraille de verdure autour de la demi-lune qui s'arrondissait devant le logis du garde.
Le ciel bleu reposait sur la cime des grands arbres, ainsi qu'une coupole d'azur sur des colonnes de feuillage.
Le soleil était d'une douceur inexprimable. On entendait sous bois des vols et des chants d'oiseaux. Tout respirait la paix, la grâce,—et cette sérénité, cette beauté du jour levant mettaient dans l'âme comme une aurore.
Le fusil sur l'épaule, la guêtre au mollet, la carnassière au dos, Patte-de-Fer était en train de siffler ses chiens et de refermer sa porte, quand un roulement de voiture gronda dans une allée.
Bientôt le véhicule—une de ces antiques berlines, contemporaines du sacre de Louis XIV, dont Versailles et Saint-Germain ont seuls conservé l'apanage—déboucha sur le rond-point et vint s'arrêter en face du pavillon.
Deux personnes en descendirent:
La première était une religieuse d'un certain âge, drapée de la robe bleue et du voile de laine blanche des Dames de Sainte-Marie-des-Anges.
La seconde était une jeune fille vêtue de noir avec une élégante et charmante simplicité.
La religieuse tenait une lettre.
La jeune fille portait une valise.
En apercevant Jacques Périn, elle ne put se défendre d'un mouvement de joie enfantine, et, courant à lui, souriant, montrant dans son allégresse ingénue les perles qui brillaient derrière ses lèvres roses:
—Comment me trouvez-vous, mon ami? demanda-t-elle.
Le garde l'examina un moment avec une attention toute frémissante de surprise et d'émotion.
Puis il poussa ce cri:
—Florette!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La lettre était de la supérieure du couvent:
«Mon cher Jacques, disait-elle, vous m'avez envoyé—voici tantôt bien près d'un an—une pauvre créature, sauvage, confuse, toute troublée, qui allait dans la vie à tâtons et qui n'avait, pour se guider, que des instincts à défaut de principes.
»Je crois vous renvoyer aujourd'hui une femme accomplie, telle que pas une mère de famille n'hésiterait à l'appeler sa fille, telle que pas un galant homme n'hésiterait à la choisir pour compagne.
»Ce travail de transformation nous a, du reste, été facile.
»Florette était remplie de bonne volonté.
»Elle étudiait, elle s'appliquait avec une persévérance, avec un courage surhumains.
»A présent, elle a acquis tout ce que doit savoir une ménagère chrétienne,—et son esprit, son cœur ne renferment plus seulement en germe les qualités qui sont destinées à répandre le bonheur autour d'elle.
»Ici, tout le monde l'apprécie à sa haute et pure valeur, et son départ sera un véritable chagrin pour toute la communauté.
»Mais les règles de notre ordre ne nous permettent point de la conserver parmi nous, à moins qu'elle ne manifeste l'intention de prononcer des vœux.
»Or, Florette ne me paraît pas avoir la vocation de servir Dieu dans l'abnégation, dans l'isolement absolus.
»Encore que son enfance et sa première jeunesse aient été cruellement éprouvées, elle n'a pas assez souffert pour renoncer au monde dans ce qu'il a de plus saint, de plus noble et de plus doux: le mariage et la maternité.
»D'un autre côté, il est juste qu'elle vous consulte sur le choix d'une profession: n'êtes-vous pas, en quelque sorte, comme son tuteur, et n'avez-vous pas charge de son avenir?
»Pour ma part, je me serais volontiers employée à la placer chez des personnes recommandables, si je n'avais craint de vous affecter en la séparant à jamais de vous.
»Ajouterai-je que je ne la soupçonne pas de nature à se plier aux exigences de la domesticité?
»C'est une fille jalouse de son indépendance.
»Et puis, il m'a semblé par vos lettres, qu'elle m'a montrées spontanément et naïvement, il m'a semblé, dis-je, qu'elle vous avait inspiré des sentiments qui ont résisté à l'absence.
»Ces sentiments, que ne les lui avouez-vous de prime abord? Le droit chemin est le plus court. Allez à Florette et dites-lui franchement:
»—Je vous aime!
»J'ai pour certain qu'elle professe à votre endroit une confiance, une estime, une reconnaissance sans bornes...
»De tout cela, je ne doute pas que vous fassiez—avec le temps—une tendresse réelle et durable.
»Vous êtes tous les deux sincères et vaillants. Vous serez heureux. Vous méritez de l'être. C'est ce que vous souhaite, du fond de sa retraite, celle que vous avez connue jadis sous le nom d'Eliane de Jouy et qui prie pour vous en signant
»SŒUR ANNONCIADE.»
—Oui, certes, pensa l'ex-détective à la lecture de cette épître, oui, la digne demoiselle a raison, et, dès demain, Florette saura que je ne puis plus vivre sans elle...
Mais, pour aujourd'hui, laissons-lui le loisir de se retourner...
C'est un ange qui m'est tombé du paradis: j'ai bien assez de m'occuper à l'admirer...
Le lendemain, le brave garçon ne se déclara pas davantage.
N'était-il pas plus urgent d'installer la nouvelle venue?
Le garde lui céda le premier étage du pavillon et se cantonna au rez-de-chaussée.
Un tapissier fut mandé de Saint-Germain. La chambre de la Filleule de Lagardère eut du papier satiné et un joli meuble en bambou. On habilla le lit, la toilette et les fenêtres de frais rideaux de mousseline. Une pendule et deux candélabres furent placés sur la cheminée...
Encore un peu, et l'ancien policier se fût endetté pour procurer un intérieur plus confortable à celle qu'il appelait déjà sa ménagère...
Par bonheur, celle-ci, justifiant ce titre, mit le holà à ces dépenses exagérées.
La beauté de la jeune fille s'épanouissait, d'heure en heure, plus impétueuse et plus intense, dans ce nid que son protecteur lui avait capitonné avec tant de sollicitude, dans l'ardente affection qu'il lui témoignait, ainsi que dans l'atmosphère de calme qui s'étendait autour d'elle.
Et, peu à peu, en comparant son automne précoce à l'éclat de ce printemps, Jacques en arrivait à ne plus oser s'ouvrir à «sa ménagère» de son amour et de ses projets.
Chaque soir, en posant ses lèvres sur le front qu'elle lui tendait, et en sentant à ce contact une flamme inconnue envahir tout son être:
—C'est décidé, murmurait-il. Il faut qu'elle devienne ma femme. Demain, oui, demain, je parlerai.
Et le lendemain s'achevait, hélas! sans qu'il fût plus hardi, plus expansif que le premier jour!
A ceci près, nous constaterons que sa félicité était des plus complètes.
Florette administrait la maison avec une intelligence, un ordre, une économie remarquables.
On avait une journalière de Carrières pour les gros ouvrages de cuisine et de propreté. Mademoiselle Fine-Lame faisait tout le reste, Dieu sait avec quelle sympathique gaieté!
Elle était aux petits soins pour le garde.
Celui-ci l'avait présentée comme une orpheline de ses parentes qu'il avait fait venir de province pour tenir son logis.
Au village, plus d'un se demandait:
—Où diable ai-je aperçu cette figure-là?
Mais nul ne se répondait que c'était à la fête des Loges.
Qui eût, en effet, soupçonné la pensionnaire du théâtre des Dislocations-Amusantes dans cette toilette, d'un goût exquis, qui faisait la suzeraine du pavillon de la Faisanderie si avenante, si distinguée et si modeste à la fois?
Cependant, sous la fidèle gardienne de l'at home de Jacques Périn, on retrouvait parfois la Filleule de Lagardère.
Malgré son séjour au couvent,—au cours duquel elle avait appris un peu vite tout ce qu'il lui avait été possible d'apprendre,—ce n'était pas une demoiselle.
J'entends une de ces poupées, montées sur ressorts pour baisser les yeux, dessiner une révérence, tracasser un piano, conduire un cotillon et murmurer derrière leur éventail ou leur bouquet;
—J'ai tel ou tel chiffre de dot.
Ce n'était pas non plus une bergère-châtelaine.
Encore moins une paysanne d'opéra-comique.
Jamais elle n'avait décoché une œillade «assassine» aux cavaliers qui caracolaient sous le couvert.
Quand elle ne vaquait pas aux soins du ménage, quand elle ne se penchait pas sur un livre ou sur un ouvrage de broderie, et qu'elle bondissait, joyeuse et vive comme un faon, à travers les taillis, ou qu'elle errait, rêveuse et mélancolique, par les sentiers de la forêt, sitôt que le sable des allées criait sous une voiturée de belles dames ou sous une chevauchée de beaux messieurs, elle interrompait sa promenade et se coulait dans les fourrés. On entendait les branches s'agiter, puis plus rien. La Filleule de Lagardère était alerte. On eût couru longtemps avant de l'atteindre.
Jamais elle n'avait dansé avec les jeunes gens du Pecq, de Carrières, de Chambourcy ou de Maisons, dans ces bals Willis et Choteau qui remplacent, dans les divertissements rustiques de notre époque, la fougère et la coudrette de nos aïeux.
Nous jurerions presque qu'elle avait oublié qu'elle était belle.
Pourtant, quand, le dimanche, bleue et blanche comme une clochette de volubilis dans sa robe d'étoffe printanière et sous son chapeau de paille garni de fleurs des champs; quand, au bras du garde général, allègre et martial dans son uniforme neuf,—ses médailles sur la poitrine et son couteau de chasse au côté,—elle allait entendre la messe au Mesnil, le village voisin, ou écouter la musique militaire sur la Terrasse de Saint-Germain, les gars de la paroisse et les gommeux de la ville n'avaient pas assez d'yeux pour admirer sa figure, sa taille, sa tournure enchanteresses, et pas assez de superlatifs pour les célébrer dans un chœur plus harmonieux qu'un chant d'église et plus bruyant qu'un morceau de concert.
Et, maintenant, qu'éprouvait-elle à l'endroit de son protecteur?
Sœur Annonciade ne nous l'a point laissé ignorer: une reconnaissance sans borne.
A la rigueur, la reconnaissance—chauffée à blanc dans une nature exaltée—suffit à produire quelque chose qui ressemble à l'amour...
A moins, cependant, que l'amour lui-même—le vrai, le grand, le seul,—celui qui ne naît pas de calculs raisonnés, d'une «mutuelle estime» ou d'un service rendu, mais simplement du choc de deux regards en l'air—ne vienne se mettre en travers de l'opération.
Il est évident, par exemple, que si l'ancien détective avait suivi à la lettre les recommandations de la religieuse; que si, au débotté, sans barguigner, sans s'effrayer, sans crier gare, il s'était ouvert à Florette de ses projets de mariage; il est évident que la jeune fille eût consenti, avec une joie sans réserve, à unir son sort à celui de l'homme à qui elle devait tant.
Sans doute était-ce le rêve qu'elle caressait intérieurement.
Mais le garde avait eu scrupule de demander une main, un cœur comme on demande la bourse ou la vie.
Comme tous ceux qui aiment sincèrement, qui aiment pour la première fois, qui aiment sur le tard, il avait eu peur d'un refus qui eût rendu désormais impossible toute communauté d'existence avec celle dont il sentait qu'il ne saurait plus se passer.
Un sentiment de délicatesse exagérée l'avait empêché, dans le principe, de brusquer une situation sur les bénéfices de laquelle il s'était, depuis, endormi assez volontiers.
Il avait attendu, persuadé qu'avec le temps, le courage lui viendrait, à lui,—la confiance lui viendrait, à elle,—et que l'aveu d'une tendresse mutuelle leur viendrait involontairement à la bouche à tous deux.
Il avait commis là une erreur et une faute graves:
Dans toute existence de femme,—si remplie que soit cette existence et si honnête que soit cette femme,—il y a la place d'une aventure qui bouleverse celle-ci et celle-là.
Cette aventure est immanquable.
Ce jour-là, mademoiselle Fine-Lame s'en était allée, sur la vesprée, au-devant de l'ami Jacques, parti depuis le matin pour inspecter—vers le château de la Muette—une des chasses appartenant à M. de Saint-Pons.
Au tournant d'un sentier, dans l'épaisseur de la forêt, elle tomba au milieu d'une «partie carrée» de Parisiens.
Ce n'était point l'élite de la société.
Les deux hommes, avec leurs accroche-cœur pommadés sur les tempes, leur casquette croulant sur la nuque, leur blouse vierge de tous stigmates du travail et leur pantalon de nuance bachique évasé sur des souliers vernis, devaient troubler—malséantes images—les rêves des prêtresses de Vénus commode, à la barrière et sur les boulevards extérieurs.
C'était évidemment à cette catégorie de «cocottes» dans les prix doux qu'appartenaient leurs deux compagnes.
Celle-ci, trapue, mafflue, rougeaude, avec un de ces nez dans lesquels il pleut, des yeux percés en trous de vrille, un chignon à la diable, des bras trop courts, des jambes comme des piliers de cathédrale, des mains comme des battoirs, un estomac à trois étages et des pieds d'hippopotame, répondait au surnom coquet de la Poulaille.
Le Rouquin lui tenait au cœur.
Celle-là, fine du haut, mince du bas, dégagée de partout,—le profil coupant, les lèvres pincées, le menton en galoche, les cheveux couleur d'acajou, la peau fouettée de taches de son,—affectait des mines penchées et mélancoliques de saule-pleureur et avait fait de fortes études littéraires dans les romans de Montépin, de Richebourg et de feu Gaboriau.
Le Bijou-des-Dames, son suzerain, l'employait dans des opérations délicates.
Ce qui la désolait, c'était de s'appeler Mélie. Elle eût préféré Elodie ou Sélika. Quelque chose de plus idéal.
Ces demoiselles sommeillaient, étendues à la bonne franquette.
Sieste nécessaire: je n'en voudrais pour preuve que le nombre de bouteilles éparses sur le gazon autour d'une croûte de pâté, d'un os de jambonneau et d'une carcasse de dinde.
Bijou-des-Dames les imitait, vautré dans l'herbe sur le dos.
Le Rouquin fumait sa pipe, adossé au tronc d'un hêtre.
Soudain, cet heureux tenancier de la Poulaille s'allongea vers son compagnon:
—Hé! là-bas, fit-il à voix basse, ouvre donc tes persiennes et allume tes lampions...
—Pour quoi faire?
—Pour reluquer cette gonzesse (jeune fille) qui se balade dans cette allée, ici, à gauche, avec ce riflard à soleil (parasol) et ce galurin (chapeau) à voile bleu...
—Eh bien?...
—Eh bien, elle vaut la peine que tu te déranges... Pour sa binette, d'abord... Et puis, pour autre chose...
Bijou-des-Dames se souleva nonchalamment sur le coude et regarda succinctement Florette, qui s'avançait à travers les arbres.
—C'est vrai, opina-t-il, elle est tapée aux pommes... Foi de citoyen et d'électeur, je troquerais mon épouse contre... Même que j'offrirais du retour...
—Tu ne la reconnais pas?...
—Qui?...
—Elle. Fouille dans ta boîte aux souvenirs. Tu trouveras sa photographie.
L'amant de Mélie arrondit sa main au-dessus de ses yeux en manière d'abat-jour et examina notre héroïne:
—Attends un peu, pour voir... Mais non, je ne me blouse pas... C'est la petite de la fête des Loges; l'amour de poupée qui tirait la botte au théâtre des Dislocations-Amusantes; la Filleule de Lagardère, quoi!...
—Juste!... Celle qui devait nous introduire—ici tout près—chez le garde-chasse aux vingt mille francs...
—Et qui, au lieu de nous aider à étouffer la somme, nous a lâchés d'un cran au moment le plus doux...
—Et qui a roussi la margoulette à deux de ses anciens patrons et cassé la patte au troisième, pendant que nous faisions le guet avec nos dames...
—A preuve que n'avons eu que le temps de nous cavaler en rabattant sur la Seine à travers les vignes...
—Et que le seigneur Marignan, le blessé et la Femme-Canon se sont évaporés du côté de Maisons sur les dadas qu'ils avaient dételés de la voiture des saltimbanques...
Le Rouquin réfléchit un instant.
Ensuite il demanda en se grattant l'oreille:
—Bijou?
—Quoi?
—Te rappelles-tu ce que nous a dit le vénérable papa Bouginier, la dernière fois que nous avons eu l'avantage de cultiver sa connaissance?
—Parbleu! il nous a dit qu'il se fendrait volontiers d'une prime assez conséquente si on lui faisait retrouver la saltimbanque en question...
—Pour lors, si nous la filions, histoire de piger son adresse?...
L'autre se frappa le front:
—Il y a mieux que cela, déclara-t-il.
—Comment?...
—Cette noble tête de vieillard a un béguin pour la petite. Ramenons-la lui. La prime sera plus forte...
—Tu voudrais?...
Bijou-des-Dames jeta un rapide regard autour de lui et poursuivit brièvement:
—Il n'y a pas un chat à cette heure dans la forêt. Nous sommes doux, et, au besoin, quatre. La Filleule de Lagardère nous suivra de gré ou de force. Où stationne le sapin qui nous a amenés?
—A dix pas d'ici: au tournant de l'allée dans laquelle s'embranche celle que prolonge la jeune personne.
—Le cocher?
—Un zig dans le mouvement: pas de danger qu'il démarre de roupiller (dormir) sur son siège, pourvu qu'on lui tamponne les coquillards (bouche les yeux) avec deux pièces de cent sous.
Bijou-des-Dames se mit brusquement sur ses jambes:
—Va bien. Nous sommes des bons. A cheval, messieurs!
Ensuite, du ton d'un général d'armée qui prend ses dispositions:
—Attention à l'ordre de bataille!... Tu vas attaquer l'ennemi en face, à la baïonnette, de la façon que je t'indiquerai... Pendant ce temps, moi, je lui couperai la retraite...
Nos fidèles compagnes formeront la réserve: inutile de les appeler, pour le moment, sous les drapeaux...
Si nous pouvons nous dispenser d'avoir recours à leurs talents, ce sera toujours autant de moins à partager.
Tandis que nos deux coquins complotaient ainsi à la sourdine, notre héroïne les avait dépassés en cheminant dans un sentier assez étroit, qui aboutissait, non loin de là, à une voie un peu plus large.
Au coin de cette voie, un fiacre couvert de poussière, un cocher débraillé et deux rosses étiques sommeillaient à qui mieux mieux.
Mademoiselle Fine-Lame n'en était plus qu'à une faible distance, quand le Rouquin surgit tout à coup devant elle.
Le voyou affectait les allures d'un homme ivre.
Il étendit les bras pour barrer le sentier et s'écria d'une voix enrouée:
—Hé! la petite mère, c'est ici comme jadis sur le pont des Arts. On paye le passage, nom d'un cœur! Et c'est Bibi qui représente le préposé à recevoir.
La fillette s'imagina d'abord avoir devant elle un mendiant.
Elle porta la main à sa poche et en retira sa bourse.
Mais l'autre, avec la pose, le geste et l'accent d'un vertueux citoyen offensé dans toutes ses pudeurs:
—Il n'est pas question de monacos... On ne demande pas l'aumône... Il s'agit d'un bécot mignon qu'on va m'octroyer en douceur,—accompagné de plusieurs autres.
Il s'avança vers Florette.
Celle-ci recula:
—Laissez-moi! s'exclama-t-elle avec dégoût. Vous n'avez pas votre raison!...
—Possible, ricana le Rouquin, possible qu'on est un peu paf... Un motif de plus pour batifoler ensemble... Mêmement qu'on ne refuse pas de régaler d'une tournée... Après la bagatelle, s'entend...
La jeune fille recula de nouveau et répéta:
—Encore une fois, laissez-moi!... Vous vous trompez!... Je ne suis pas ce que vous croyez!...
Le compagnon de Bijou-des-Dames continua de marcher en avant:
—Oh! que si fait, l'agneau! On vous remet en plein. Peine perdue de faire sa Sophie...
Il appuya:
—Vous êtes la Filleule de Lagardère, de la baraque aux trois Anglais, vous savez, à la fête des Loges...
Notre héroïne chancela, comme prise d'un éblouissement...
Ce nom n'avait pas frappé son oreille depuis dix mois: ce nom maudit, ce passé abhorré, cette première partie de sa vie qu'elle s'efforçait de démentir par la seconde!...
Son exhibition sur les tréteaux forains, sa cohabitation avec un trio de bandits, la complicité forcée qu'elle se reprochait comme un crime, et le sang répandu dans cette nuit terrible dont le souvenir était le remords de ses jours et l'épouvante de ses rêves, tout cela ressuscitait, évoqué par un inconnu, et sortait brusquement de l'ombre!...
—Pas d'offense! gouailla le Rouquin. On est une ancienne paire d'amis. Embrassons-nous et que ça finisse!
Cet excès d'insolence détermina chez la jeune fille une réaction subite. Ses prunelles dardèrent un éclair. Sa voix devint impérieuse:
—Allons! fit-elle, c'est assez! Je ne vous connais pas. Livrez-moi passage!
Le voyou se campa en lutteur de barrière:
—De quoi? de quoi?... Des manières, de l'esbrouffe, des menaces?... On s'insurge, on se rébellionne, on élève des barricades!...
Il se précipita sur notre héroïne...
Celle-ci soutint le choc de pied ferme...
Ce fut une transfiguration. Toute la personne de la fillette reprit un admirable caractère de hardiesse et de crânerie. Sa taille se développa, son front s'illumina, en même temps que son buste s'effaçait prestement. L'élève de sœur Annonciade disparut: il ne resta plus que la Filleule de Lagardère!...
L'ombrelle, qu'elle venait de fermer, décrivit deux demi-cercles rapides...
Et les deux mains, que le Rouquin avait lancées en avant pour saisir son adversaire, retombèrent le long de son corps, inertes et zébrées de violet...
Au cri de douleur et de rage que le bandit poussa, les deux dormeuses se réveillèrent...
—A moi, les femmes! hurlait le compagnon de Bijou-des-Dames. On assassine vos hommes! C'est cette gueuse-là avec son parasol!...
La Poulaille n'en écouta pas davantage...
Elle s'élança le poing haut...
Pour éviter l'attaque, Florette fit un léger saut de côté...
L'ombrelle dessina une nouvelle parabole...
L'amante du Rouquin bondit en arrière avec un rugissement: elle crachait rouge,—et ses cheveux emmêlés n'avaient point défendu son crâne qui portait une large fêlure...
Oui, mais l'ombrelle s'était brisée...
Ensuite il y avait ceci:
Mélie, prudente, s'était baissée; elle avait arraché une motte de gazon; elle la lança à la jeune fille...
Ce projectile, alourdi par la terre qui y adhérait, frappa notre héroïne en pleine figure...
Elle vacilla,—aveuglée...
Au même instant, Bijou-des-Dames—qui s'était glissé, d'arbre en arbre, jusqu'à elle, par derrière—la ceintura à l'improviste et la renversa sur le sol...
En tombant, elle se souvint qu'elle avait aperçu dans les environs une voiture et un cocher...
Elle cria,—désespérée:
—A moi! A l'aide! Au secours!
L'automédon ne bougea point.
Au premier bruit de la lutte, il avait bien entrebâillé un œil.
Mais, sur un signe du Rouquin, il l'avait refermé incontinent.
Pendant ce temps, l'autre gredin s'épuisait à maintenir mademoiselle Fine-Lame qui se débattait comme un beau diable:
—Vite! commandait-il, ton mouchoir, Mélie, et bâillonne-moi cette enragée!... Le tien aussi, la Poulaille, et ligote-lui les pattes avec!... C'est fait?... Maintenant, en voiture!
Malgré la résistance énergique de Florette, ces ordres furent exécutés en une minute.
Le mouchoir de Mélie avait rendu la jeune fille muette. Celui de la Poulaille paralysait ses mouvements. Les deux hommes l'enlevèrent dans leurs bras et se dirigèrent vers le fiacre avec des exclamations de triomphe:
—Elle est à nous!
—Partie gagnée!
—Embarque et pare à déraper!
—Pour Mississipi-la-Galette!
Hélas! ils n'avaient pas achevé, qu'une effroyable volée de coups de cravache s'abattait sur le dos de Bijou-des-Dames, et qu'une main de fer, s'accrochant à la nuque du Rouquin, le déracinait du sol et l'envoyait rouler à quatre pas.
En même temps, une voix intimait:
—Misérables, lâchez cette femme!
Et une autre voix ajoutait:
—Tas de lascars, fripouilles, canailles et pas grand'chose, j'aurais envie de vous immiscer sous mon bras, à la similitude d'un paquet de linge sale,—emblématiquement parlant,—et de vous transfuser chez le commissaire de police d'une façon irréfragable, substantielle et épilatoire!
La cravache et la première voix appartenaient à un jeune homme qui conservait je ne sais quoi de militaire sous un costume de voyage fort élégamment porté.
La seconde voix et la main de fer étaient la propriété d'un solide gaillard aux longues moustaches et à l'impériale poivre et sel,—droit comme une latte de cuirassier dans son uniforme de chasseur à la manche chevauchée de trois congés.
Tous deux, en entendant l'appel de détresse de notre héroïne, étaient descendus d'un break, dont ils avaient attaché l'attelage à l'un des arbres d'une avenue avoisinante, et avaient marché droit aux cris.
A leur aspect, nos deux coquins et leurs femelles n'avaient pas demandé leur reste, comme on dit.
Ils s'étaient jetés pêle-mêle dans le fiacre; le cocher, qui, cette fois, avait cessé de dormir, s'était hâté de fouailler ses haridelles à tour de bras,—et le véhicule avait promptement disparu, emportant cette nichée d'oiseaux de proie épeurés et meurtris.
Les survenants n'avaient point songé à les poursuivre.
Ils s'empressaient auprès de Florette, qui avait perdu connaissance.
Le jeune homme dit:
—Népomuc, dans mes bagages mon nécessaire et ma pharmacie de voyage!...
—Sufficit, mon petit Roger. On y court au galop de charge. Agilité, vélocipède et prestidigitation.
Vous l'avez reconnu, n'est-ce pas, ce guerrier qui unissait la valeur de Mars à l'éloquence de Prudhomme?
Les fleurs se décèlent par leur parfum: Briquet (Népomucène), du 11e chasseurs,—quinze ans de service, vingt-huit campagnes et pas une heure de punition,—se dénonçait à ses contemporains par les fleurs de rhétorique dont il émaillait son langage.
Pendant qu'il se dirigeait vers le break à formidables enjambées, son compagnon débarrassait notre héroïne du mouchoir qui lui entravait les jambes et de celui qui lui couvrait une partie du visage.
Quand il eut enlevé ce dernier:
—La Filleule de Lagardère! fit-il au comble de l'étonnement.
En ce moment, celle-ci rouvrait les yeux.
Ce n'était point une fille comme on en voit dans le roman, au théâtre ou dans les salons.
En matière d'évanouissements, il y a des règles prescrites.
Elle les enfreignit toutes.
C'est ainsi qu'elle ne songea point à passer sa main sur son front ou dans ses cheveux, qu'elle négligea de rouler des prunelles égarées et qu'elle s'abstint de murmurer:
—Où suis-je?
Elle se contenta d'essayer de sourire en disant au jeune homme:
—Vous êtes arrivé à temps. J'ai eu grand'peur. Merci.
Elle s'était à demi relevée et s'appuyait à un arbre. Roger n'osait l'interroger. Elle devina sans doute les questions qu'il brûlait de lui adresser; car elle reprit, après un instant:
—J'ignore le motif et le but de cette agression... Ces hommes et ces femmes me sont étrangers. Il a fallu que l'ivresse les frappât de folie...
Népomucène revenait porteur de deux sacoches en cuir de Russie, dont l'intérieur était garni de toutes sortes de flacons et d'ustensiles de toilette.
—Oh! fit mademoiselle Fine-Lame, quelques gouttes d'eau et de vinaigre me suffiront.
—Le vinaigre demandé et le sirop de grenouilles, voici... Nonobstant, j'aurais préféré un petit verre de fine champagne... C'est plus tonique, incandescent et lénitif.
La fillette trempa le coin de son mouchoir dans la timbale que lui présentait le soldat et s'en frotta les tempes.
Puis elle se leva et adressa un signe amical aux deux hommes, comme pour prendre congé.
Puis encore, elle entreprit de continuer sa route.
Mais elle avait trop présumé de ses forces.
Au bout de trois ou quatre pas, elle fut obligée de s'arrêter.
Le jeune homme s'élança vers elle:
—Mademoiselle, s'écria-t-il, mademoiselle, je vous en supplie, ne refusez pas de vous appuyer sur mon bras!
—Après une pareille émotion, il ne vous est pas possible de marcher. J'ai une voiture. Veuillez y monter avec nous. J'aurai l'honneur de vous conduire où il vous plaira d'aller.
La jeune fille hésitait...
Elle se soutenait à peine...
—Vous daignez accepter mon offre, n'est-ce pas? insista le compagnon de Népomucène.
—Si, toutefois, ce n'est pas trop vous détourner du but de votre promenade...
—Eh! repartit Roger gaiement, je ne me promène pas: je voyage.
—Vous voyagez?
—Ou, du moins, je reviens à la maison paternelle, après une excursion de six mois hors de France... Quand j'allongerais cette excursion de quelques heures et de quelques kilomètres pour rendre service à une personne...
Il allait ajouter: accomplie...
Mais il se retint, ayant honte de la banalité du compliment.
Il avait offert son bras en tremblant, comme étourdi de son bonheur.
En le prenant, Florette tremblait, elle aussi.
Tous deux se dirigèrent vers le break.
Le digne Briquet à la bouche d'or leur emboîta le pas en murmurant:
—Coquin de sort! c'est la petite prévôte qui m'a si joliment boutonné... Je me la remémore,—physiologiquement parlant.
Roger de Saint-Pons avait vingt-deux ans.
Du chef de sa mère,—morte en lui donnant le jour,—il se trouvait à la tête d'une cinquantaine de mille livres de rente au soleil.
A sa sortie du lycée, il avait manifesté l'intention de faire son volontariat,—et il l'avait fait sérieusement, en homme qui veut apprendre à défendre le pays, si le pays a jamais besoin d'être à nouveau défendu par ses enfants.
C'était au cours de cet apprentissage de la vie militaire qu'il avait—à la fête des Loges—rencontré mademoiselle Fine-Lame.
Roger n'avait jamais aimé. Nous ne parlons pas ici de ses bonnes fortunes de collège et de garnison. Autant en emporte le vent!
Il était à l'heure «charmante et violente» qui commence les grandes passions.
Dès l'abord, il s'était juré qu'il ferait sa compagne de cette fille chaste comme un rêve de vierge et réduite à figurer au milieu d'un troupeau grossier de saltimbanques.
C'est que cette fille, il l'avait vue telle qu'elle était, parce qu'il l'adorait sincèrement et profondément.
Il l'avait vue ignorante de la honte qui entourait sa profession et sensible à la musique des bravos.
Il avait deviné le calme angélique de son âme et cette haute fierté qui sommeillait en elle à l'état latent, parce qu'on ne lui avait jamais donné l'occasion d'éclater.
Aussi, jugez de sa stupeur et de sa douleur, quand il avait appris qu'elle était impliquée—indirectement, il est vrai,—à ce qu'annonçaient les journaux—dans cette tentative de vol qui avait eu les capitaux de M. de Saint-Pons pour objectif, le pavillon de la Faisanderie pour théâtre, et qui n'avait échoué que grâce au courage du garde Périn!
Non pas que le jeune homme admît—un seul instant—la culpabilité de son idole...
Non, mais il eût voulu que la jeune fille se montrât...
Elle n'avait qu'à paraître,—selon lui,—pour confondre une accusation absurde...
Or, la Filleule de Lagardère n'avait pas paru:
On eût dit qu'elle avait fait un trou dans le vent...
Le vent l'avait emportée...
Il ne l'avait pas rendue.
Son volontariat terminé, Roger avait voyagé.
Peut-être s'imaginait-il retrouver ici ou là—loin de Paris—à l'étranger—celle dont son cœur pleurait la perte?
Vain espoir: Florette avait échappé à toutes ses recherches.
Le jeune homme était de retour depuis une huitaine environ.
Après avoir touché barre à Paris, il avait manifesté l'intention de venir attendre, au château de Carrières, son père, occupé, pour l'instant, à l'essai de nouveaux procédés de culture dans l'une de ses propriétés en Bourgogne.
Informé de son arrivée, M. Tourangeau, le régisseur, avait envoyé un break et un cocher le prendre à la gare de Saint-Germain.
Notre ex-volontaire était monté dans le break et avait congédié le cocher.
Ensuite, conduisant lui-même, il s'en était allé au quartier de cavalerie serrer la main à ses anciens copains du 11e chasseurs.
Puis, emmenant son ex-camarade de lit Népomucène Briquet,—lequel venait justement d'achever son dernier congé et dont il avait eu l'idée de faire son homme de confiance,—il avait, pour gagner le château, coupé à travers la forêt.
Nous savons quels étonnements lui étaient réservés sur la route.
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Quand ils furent tous trois installés dans la voiture, le jeune homme demanda en rassemblant les guides:
—Et maintenant, mademoiselle, où faut-il vous conduire?
—Oh! pas bien loin d'ici: savez-vous où se trouve, près de Carrières-Sous-Bois, le pavillon de la Faisanderie?
—A l'extrémité du parc de Saint-Pons?... C'est là que vous désirez vous rendre?
La fillette fit un signe affirmatif.
Son interlocuteur continua:
—Voilà, certes, un heureux et singulier hasard...
—Comment?...
—Le château est justement le terme de mon voyage...
—Le château de Saint-Pons?...
—Oui, mademoiselle... Mais pardonnez, de grâce, à mon indiscrétion... Connaissez-vous donc quelqu'un au pavillon de la Faisanderie?
—J'y habite.
Mademoiselle Fine-Lame rougit et répéta avec une nuance d'embarras:
—J'y habite chez l'un de mes parents,—le garde de M. le marquis.
—Le garde! s'exclama le jeune homme avec l'accent de la plus vive surprise. Est-il possible!... Ce brave Jacques Périn!... Le meilleur serviteur de mon père!
—Votre père?
—Je me nomme Roger de Saint-Pons et je suis le fils du marquis.
—Ah!
Vous auriez cru que notre héroïne allait lever les yeux d'étonnement.
Il n'en fut rien: elle les baissa, au contraire.
Mais les femmes ont le privilège de voir sans avoir l'air de regarder.
Florette paraissait tout entière au plaisir de se sentir emporter par les deux magnifiques trotteurs de l'attelage le long des allées poudreuses, resserrées entre les massifs, et dans la demi-teinte d'une soirée qui commençait à se fleurir d'étoiles.
Mais un rayon glissait en tapinois entre la double grille de ses cils et se promenait à la dérobée sur son voisin.
Celui-ci semblait en proie à une gêne, à un trouble insurmontables. Il cherchait des paroles et n'en découvrait point. Cependant, lorsque le rond-point, qui précédait le pavillon, blanchit à travers les arbres, il se décida à murmurer:
—Allons-nous donc nous séparer encore?
Et, sans attendre une réponse:
—Si vous saviez combien de fois j'ai pensé à vous depuis dix mois?
Le regard de la jeune fille l'interrogea avec étonnement.
Il poursuivit en souriant:
—Car nous sommes de vieux amis...
—De vieux amis?...
—Avez-vous oublié le temps où vous tiriez l'épée?
La Filleule de Lagardère se détourna.
Son front se couvrit d'ombre.
C'était la seconde fois que, depuis une heure, on lui rappelait ce qui avait été le calvaire de sa vie.
Roger s'aperçut de suite de la sensation pénible qu'elle éprouvait.
—Mon Dieu! s'écria-t-il, vous aurais-je offensée?... Je vois bien que vous n'êtes plus aujourd'hui ce que vous étiez naguère... Mais je vous admire toujours comme je vous admirais alors!
Il avait dit: Je vous admire!
Il n'avait pas osé dire: Je vous aime!
La jeune fille se taisait, farouche et impénétrable.
Il poursuivit, après un silence, comme emporté par ses souvenirs:
—En ce temps-là, je portais l'uniforme; j'étais soldat; je ne m'appartenais pas... Mais je vous appartenais déjà... Et je me serais fait tuer pour une rose tombée de vos cheveux...
Il ajouta avec mélancolie:
—Cette rose, je l'ai conservée tant qu'il en est resté une feuille. Après tant de jours écoulés, son parfum caresse, enivre encore mes sens. Ainsi, pendant des mois, j'ai gardé votre image présente à mes yeux et ma blessure saignante à mon cœur.
La Filleule de Lagardère avait l'habitude, quand Jacques rentrait à la maison, de lui rendre un compte détaillé de tout ce qu'elle avait fait, de tout ce qui s'était passé en son absence.
Ce soir-là pourtant, quand le garde eut réintégré le pavillon,—où le break l'avait ramenée quelques instants auparavant,—elle s'abstint avec soin de parler du danger qu'elle avait couru.
Racontant ce danger, il eût fallu expliquer comment elle y avait échappé; il lui eût fallu mentionner l'intervention du jeune marquis. Elle ne le voulait point. Partant, elle se tut.
Au souper, elle mangea à peine.
L'ex-policier s'inquiéta:
—Tu n'es pas malade, mignonne? lui demanda-t-il avec sollicitude.
Il avait fini par la tutoyer, comme un père ou comme un mari.
—Non, mon ami, répondit-elle en remontant dans sa chambre. Un peu de fatigue et de malaise seulement. Il n'y paraîtra plus demain.
En réalité, elle avait la fièvre.
Elle dormit mal.
Le lendemain, elle travaillait dans le parloir, comme de coutume.
Le garde avait été mandé, dès le matin, au château.
La femme de ménage préparait le déjeuner.
Florette se sentait tout étourdie.
Ses idées s'embrouillaient dans son cerveau comme son écheveau de fil dans sa main.
Elle avait d'étranges pâleurs sur le visage et d'étranges frissons par le corps.
Soudain, la porte s'ouvrit, et la voix de Jacques éclata, joyeuse.
Le garde s'effaça pour laisser passer quelqu'un.
—Monsieur le marquis, dit-il, entrez; vous êtes ici chez vous.
Le jeune M. de Saint-Pons entra et s'inclina devant la fillette.
Celle-ci ne détacha pas ses yeux de son ouvrage.
Mais son cœur battait bien fort sous la fine toile de sa guimpe; un rouge brûlant remplaça la pâleur de sa joue; par la baie de la fenêtre, le ciel lui sembla plus clair, les arbres plus verts, la forêt plus riante.
L'ex-détective continua:
—M. Roger nous fait l'honneur de partager notre modeste repas. C'est le fils de notre digne maître. Il faut l'aimer comme nous aimons et comme nous respectons son père.
Notre héroïne se hâta de se lever...
En apparence pour vaquer aux derniers apprêts du déjeuner...
Véritablement, pour cacher aux deux hommes—et peut-être aussi pour se dissimuler à elle-même—les sentiments qui l'agitaient.
On se mit à table et l'on causa.
Florette percevait comme un murmure confus les propos en l'air des convives.
Elle éprouvait à la fois une joie et une angoisse profondes.
En la saluant, le jeune homme n'avait pas paru la connaître.
Il était évident, en outre, qu'il n'avait point parlé à Jacques de leur rencontre de la veille.
A un moment, le garde éleva la voix:
—Comment! monsieur le marquis, vous songeriez déjà à nous quitter? Arriver hier et repartir demain!
Est-ce possible?...
Que diable! je sais bien que le séjour de Carrières n'est pas aussi divertissant que le tourbillon de Paris...
Mais quoi! on se mettra en quatre pour vous distraire...
La campagne a ses plaisirs: des plaisirs sains, qui fortifient le corps et l'âme...
D'abord, il y a la chasse: une guerre sans dangers...
Et puis, il y a la forêt...
La forêt, voyez-vous, monsieur Roger, c'est tout un monde: un monde qui vaut, sans les déprécier, tous les spectacles et tous les concerts de la capitale!...
Quand il s'en mêle, le bon Dieu est un décorateur autrement inventif que les barbouilleurs de toiles peintes de vos théâtres,—et, quand la grande voix de la nature entonne son hymne de reconnaissance au Créateur, voilà qui vous remue davantage que les roulades de vos chanteuses et les symphonies de vos orchestres!...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le brave garçon aurait pu aller longtemps comme cela.
Roger ne l'écoutait pas.
Il regardait en tapinois la Filleule de Lagardère.
Celle-ci, de toute cette tirade, n'avait retenu qu'une seule chose: c'est que le jeune homme allait s'éloigner à nouveau...
Et elle sentait que la moitié de sa vie s'en irait, avec cet inconnu, cet indifférent de la veille, que, maintenant, elle considérait comme lui appartenant depuis nombre d'années!...
Le garde, cependant, avait quitté sa place.
—Pour fêter le retour de M. le marquis, reprit-il avec la même bonne humeur, et pour boire à l'espoir qu'il se décidera à prolonger son séjour parmi nous, il convient que j'aille quérir une vieille bouteille au cellier... Vous permettez, monsieur Roger?... Je suis à vous dans une minute.
Il sortit sans s'apercevoir de ce qui se passait au dedans des deux jeunes gens.
Ceux-ci demeurèrent seuls.
Roger ne bougeait pas.
Quelque chose comme une supplication douce et triste se dégageait de lui et enveloppait, et pénétrait, et attirait notre héroïne.
Mademoiselle Fine-Lame avait beau essayer de se soustraire à cette influence muette, à cette espèce de magnétisme involontairement exercé; elle avait beau se débattre, se raidir, lutter contre elle-même, son cœur était gagné: elle était à bout de résolutions et de forces.
Un instant, elle songea à fuir...
Mais il ne lui fut pas possible de s'arracher de sa chaise...
Epuisée, vaincue par cet effort suprême, elle s'affaissa comme si elle allait mourir...
Ses yeux se fermèrent, comme si elle reculait de honte et d'épouvante devant les paroles qu'elle se reconnaissait impuissante à retenir...
Et, d'une voix si basse que ce n'était plus qu'un souffle:
—Ne parlez pas! balbutia-t-elle.
Roger de Saint-Pons ne partit pas. Il revint au pavillon de la Faisanderie. Il y revint quand Jacques Périn y était et aussi quand il n'y était point. Son service obligeait le garde à vaquer fréquemment hors de son logis. Le marquis profita de ces absences. C'était immanquable et fatal.
Les entrevues des deux «amoureux» étaient chastes, d'ailleurs.
Si la jeune fille était, en effet, une de ces natures généreuses qui se livrent, le jeune homme n'était pas—jusqu'alors, du moins—un de ces habiles qui abusent sans scrupule d'une magnanime faiblesse.
Ces entrevues avaient lieu le plus souvent à l'extérieur du pavillon.
Tromper Jacques chez Jacques eût paru aux deux jeunes gens une action odieuse et lâche.
Et puis, leur bonheur, pour s'épanouir à l'aise, avait besoin d'air et d'espace.
Partant, ils se promenaient dans le parc ou dans la forêt, en échangeant, d'une voix étouffée, des paroles auxquelles l'eau des bassins, les fleurs des parterres et le feuillage des arbres frissonnaient.
L'ivresse qui les occupait, qui les absorbait, était telle, que Florette n'avait pas plus songé à interroger son Roger sur l'avenir, que celui-ci n'avait songé à questionner sa Florette sur le passé.
Jamais la fillette n'avait demandé au jeune homme à quoi aboutirait cette liaison d'un fils de famille, riche et noble—par conséquent, pouvant prétendre à tout—avec une enfant trouvée, sans nom, sans sou ni maille, sans la moindre notion de son origine, et vivant, au jour le jour, de la charité de l'excellent garçon qui l'avait recueillie.
Le jeune homme, de son côté, n'avait jamais demandé à la fillette ce qu'elle était devenue pendant les dix mois qu'il l'avait perdue de vue, et par suite de quelles circonstances, après l'avoir quittée sur le théâtre des Dislocations-Amusantes, il l'avait retrouvée jouant son rôle de «ménagère» et de parente au pavillon de la Faisanderie.
Quant à l'ancien policier,—cet Argus habitué naguère à éclaircir les plus ténébreux mystères de l'intrigue et du crime,—il ne se doutait absolument de rien.
Dans ces affaires d'amour, les tiers intéressés sont les derniers instruits.
Un petit nombre de précautions les maintient dans un aveuglement complet, jusqu'à ce que le hasard leur arrache le bandeau tissé en partie de leurs propres illusions.
Un matin, le garde dit à mademoiselle Fine-Lame, après s'être entretenu un instant avec le régisseur Tourangeau:
—Il faut que j'aille passer la journée à Paris. M. de Saint-Pons le père est revenu hier de province à son hôtel de la rue de Varennes. Il a des instructions à me donner, et, comme j'ignore l'heure à laquelle il me recevra, je reviendrai peut-être assez tard...
—Je vous attendrai, mon ami, répondit notre héroïne.
Sur quoi, l'ex-agent vivement:
—Mais non, mais non. Je n'entends pas que tu te fatigues. Tu te coucheras, ma chérie...
La jeune fille avait insisté avec câlinerie:
—Pourquoi? Les soirées sont si belles en cette saison! D'ailleurs j'aurais peur dans ma chambre. Tandis qu'au rez-de-chaussée, en travaillant près de la fenêtre...
—La porte bien fermée, au moins...
—N'ayez crainte. Je suis prudente. Et puis vous ne serez sans doute pas fâché de prendre quelque chose en rentrant...
—Ah! maman-nanan, tu me gâtes!
Il partit en l'idolâtrant encore davantage.
Florette était restée pensive.
Elle avait oublié que Roger avait un père.
En le lui rappelant, Jacques la contraignait à un brusque retour à la réalité.
La nuit vint: une nuit noire et chaude. On devinait l'orage. Le ciel menaçait.
Quand le jeune marquis arriva devant le pavillon, il n'eut pas besoin d'appeler: au bruit léger de ses pas, une gracieuse figure de fillette se détacha en silhouette sur le fond clair de l'une des croisées du logis.
—Est-ce vous? demanda une voix contenue.
—C'est moi, répondit le gentilhomme.
La Filleule de Lagardère sortit, leste comme un oiseau. Roger lui offrit le bras. Quand elle s'appuya dessus, l'amoureux sentit qu'elle tremblait.
—Qu'avez-vous? interrogea-t-il. Souffrez-vous ou avez-vous peur?
—J'ai peur et je souffre, murmura-t-elle. Ordinairement, je suis brave et joyeuse. Mais aujourd'hui...
—Aujourd'hui?...
—J'ai peur de vous perdre et je souffre comme si je vous avais perdu...
Puis, soudain:
—M. de Saint-Pons est à Paris, n'est-ce pas?...
—Oui, j'ai reçu, ce matin, une lettre qui m'informe de son retour...
—Et quand sera-t-il au château?...
—Mais dans quelques jours, je suppose...
—Alors, il va falloir nous séparer...
—Nous séparer?... Qui vous fait craindre?...
—Vous ne demeurerez pas toujours à Carrières. On vous emmènera. Votre père vous mariera à quelque noble héritière...
—Me marier!... Malgré moi!... Enfant!...
—Je ne suis pas une enfant, prononça-t-elle gravement, car j'ai essayé de ne pas vous aimer...
Je ne suis pas une enfant, car j'ai mesuré la profondeur de l'abîme qui se creuse entre nous:
Moi qui ne connais pas mes parents, qui ne connais rien au monde, qui ai commencé par appartenir à une caste méprisée entre toutes,—et parfois méprisable, hélas!...
Et vous, comblé de tout ce que l'on désire, de tout ce que l'on ambitionne, de tout ce que l'on envie: titre, naissance, éducation, fortune!...
—Oui, protesta Roger, oui, j'ai un titre et une fortune,—et j'en remercie Dieu, puisque tout cela sera à vous...
Florette secoua le front:
—Non, non, je n'espère pas tant de bonheur... Et, cependant, si mon rêve se réalisait... Si je retrouvais une famille... Si j'étais riche, moi aussi... On prétend que l'argent comble toutes les distances...
Puis, éclatant d'un rire qui sonnait faux et auquel se mêlait une singulière tristesse:
—Est-ce qu'il n'y a pas, dans les livres, de ces histoires d'innocentes créatures vendues à des saltimbanques ou enlevées par ceux-ci, et ne savez-vous pas que toutes les filles sans père ni mère—comme moi—s'imaginent être issues d'un prince et d'une princesse?
—Mon âme, ma chère âme, s'exclama le jeune homme, pourquoi me parlez-vous avec cette amertume?
—Parce que, répliqua-t-elle durement, parce que vous êtes M. le marquis de Saint-Pons et que je suis celle que l'on appelle la Filleule de Lagardère.
Elle sentit sur sa main les lèvres de Roger:
—Vous êtes mon amour, déclara celui-ci avec un accent plein de passion. Vous êtes mon espoir et mon avenir tout entier. Ce que vous prenez pour un rêve, c'est la réalité de votre vie. Mon âge me rend presque libre,—et s'il est nécessaire de lutter pour vous obtenir, je suis prêt.
Ils avaient traversé la demi-lune qui s'étendait devant le pavillon.
Notre héroïne pesa sur le bras de son cavalier:
—N'allons pas plus loin, dit-elle; Jacques va revenir tout à l'heure.
—Oh! de grâce, encore un instant! implora le gentilhomme. Tenez, asseyons-nous sur ce banc. On entend parfaitement d'ici le sifflet du train entrant en gare à Saint-Germain. Ce sifflet nous avertira de nous quitter.
La fillette ne répondit pas...
Mais elle se laissa conduire à un banc qui s'adossait à la lisière de la forêt.
Il y eut un silence entre eux.
Pendant ce silence, un vague bruit se fit entendre derrière le siège rustique sur lequel ils avaient pris place.
Roger se retourna vivement.
Il regarda et ne vit rien.
Cependant les broussailles d'un fourré remuaient.
Mademoiselle Fine-Lame reprit:
—Je ne doute point que vous m'aimiez; mais je ne veux pas qu'il y ait lutte... Etre un sujet de discorde entre le père et le fils!... Le ciel m'est témoin que je préférerais renoncer à vous—et mourir!...
—Ma Florette adorée, repartit le jeune homme, nous n'en sommes pas là, Dieu merci! M. de Saint-Pons est humain, juste et bon. J'irai à lui sans faiblir et je lui déclarerai franchement que je ne puis vivre sans vous. Il m'écoutera sans colère. Nous lui avouerons sans détour ce passé dont vous rougissez comme si vous l'aviez accepté de gaieté de cœur, au lieu de le subir comme un arrêt du destin; nous l'en ferons juge, et je suis sûr...
Notre héroïne l'interrompit brusquement.
Le même bruit venait de se reproduire sur le même point.
Cette fois, c'était la mignonne qui avait tourné la tête...
Et sa main s'allongeait, crispée de terreur, vers le rideau de verdure, totalement assombrie par la nuit, auquel le banc s'appuyait, en même temps que sa voix bégayait, étranglée d'émotion:
—Dans ce buisson... Quelqu'un se cache... Quelque chose a brillé dans l'ombre...
Roger était déjà debout...
Il concentra toute son attention sur l'endroit indiqué...
Tout y paraissait noir et rien n'y bougeait...
Néanmoins il fit un mouvement pour aller s'assurer de ce qui effrayait sa compagne...
Mais celle-ci le retenant:
—Ne me laissez pas seule... Marchons plutôt... Voyez, je suis toute tremblante...
—Comment! avec moi? interrogea le jeune homme d'un ton de reproche.
—Avec vous, répliqua-t-elle, et surtout pour vous... Oh! j'ai confiance en votre courage et en votre force... Mais s'il vous arrivait malheur...
Elle l'entraîna en questionnant:
—Que me disiez-vous tout à l'heure? Ah! oui, je me souviens: vous parliez de mon passé... De ce passé qui m'accuse, qui me condamne, et que je maudis...
—Ce passé, répondit Roger avec chaleur, ce passé que je crois pur, dont vous êtes innocente et dont une délicatesse excessive exagère sans raison les conséquences et la portée, eh bien, ne peut-on pas le fuir?...
Le monde est grand: il y a d'autres pays que la France...
Un seul mot, et nous nous envolons partout où il vous plaira en Europe: plus loin, si vous le souhaitez...
Nous mettrons ainsi les mers et l'espace entre la marquise de Saint-Pons—ma femme—et celle que l'injustice du sort égara un instant hors des hommages dont elles est digne...
—Ainsi, questionna la Filleule de Lagardère en le considérant avec attendrissement, ainsi, pour moi, vous n'hésiteriez pas à briser votre avenir et à abandonner votre patrie?
—Consentez: nous partons demain.
—Et votre père?
—Il pardonnera.
—Vous êtes noble et généreux, murmura-t-elle.
Ensuite, avec une sorte de fierté:
—Mais rien ne me surprend de vous, parce que je me sens capable des mêmes sacrifices et parce que je me suis répété bien souvent que, si jamais les circonstances vous faisaient pauvre et malheureux, tout en me prodiguant,—bonheur inespéré,—tous les trésors et toutes les jouissances de la vie, c'est encore vous que je choisirais entre tous pour vous aimer et vous servir.
La Filleule de Lagardère ne s'était pas trompée.
Il y avait quelqu'un dans le fourré.
Deux hommes étaient là, tapis derrière un mur de broussailles à travers les interstices desquelles leurs yeux plongeaient avidement.
Le premier avait posé à côté de lui, sur le gazon, son chapeau à haute forme.
Son costume noir se fondait avec l'obscurité de la nuit.
Il portait lunettes et avait la mine d'un rat de paperasses.
Somme toute, un de nos personnages: Me Bouginier, l'ex-avoué de la rue du Pélican.
Le second paraissait plus jeune et plus lestement découplé.
Sous les bords de son feutre mou, vous auriez reconnu la figure hardie et goguenarde de l'amant de Sergine Gravier.
Tous deux tenaient l'affût depuis la brune.
Lorsque Roger—qui était sorti du château par la grille ouvrant sur le quai de la Seine et qui avait fait le tour du parc, en dehors, par le village de Carrières, afin de ne pas donner l'éveil aux domestiques,—lorsque Roger, disons-nous, avait débouché sur le rond-point du Roi et s'était dirigé vers le pavillon de la Faisanderie, le compagnon de l'ancien avoué s'était exclamé à la sourdine:
—Tiens! tiens! tiens! voilà qui est cocasse! C'est mon jeune guerrier de la fête des Loges! Ah! pardieu! le hasard a de ces rencontres!...
—Quel jeune guerrier? avait demandé Me Bouginier sur le même ton.
—L'héritier légitime de M. de Saint-Pons.
—Vraiment?
—Un godelureau envers qui je m'acquitterai au prochain jour.
—Vous payez donc vos dettes, mon cher Marignan?
—Celles-là, toujours, et je vous engage à n'acheter aucune créance de cette nature sur votre ami et serviteur.
Et l'amant de Sergine Gravier raconta succinctement à son compagnon l'incident du théâtre des Dislocations-Amusantes.
Quelques minutes plus tard, Florette et Roger, sans défiance, s'approchaient du poste d'observation occupé par les deux curieux.
En les voyant avancer, presque enlacés et se parlant bas, Marignan eut un frémissement tel, que la broussaille, qui formait comme un nid autour de lui, tressaillit d'une façon sensible.
Me Bouginier s'informa:
—Qu'y a-t-il?
—Il y a, répondit l'autre d'une voix sourde, il y a que je suis furieux. C'est bien elle, n'est-ce pas? Vous la reconnaissez comme moi?
—Oui, certes: les renseignements étaient exacts et ce furet de Bijou-des-Dames ne m'a pas volé mon argent.
Les deux amoureux avaient pris place sur le banc.
L'agitation de Marignan redoubla.
Il poursuivit en s'adressant à lui-même:
—Par ma foi! c'est tenter le diable, et l'occasion est trop belle...
—Que ruminez-vous, mon compère? questionna l'ancien homme de loi, et qu'avez-vous l'intention de faire?
—Je rumine que, parmi les talents utiles dont l'étude a agrémenté mon individu, il en est un dont je vais avoir l'honneur de vous donner un échantillon.
L'amant de l'actrice fouilla dans sa poche et en tira un assez long couteau qu'il ouvrit:
—Je lance le surin comme l'Italien lance le stylet, comme l'Espagnol lance la navaja et comme lançait ses poignards le Chinois des Folies-Bergère...
Il continua avec une exaspération croissante, qu'il s'efforçait d'étouffer entre ses dents:
—Ce que j'ai l'intention de faire?... J'ai l'intention de me venger... Cette bégueule m'a dédaigné, humilié, insulté dans cette histoire de la baraque que je vous contais tout à l'heure...
Elle nous a refaits de vingt mille francs dans cette aventure du pavillon où elle s'est mise avec le garde contre nous...
Enfin ça m'embête qu'elle se prodigue de cette façon à ce freluquet d'ex-volontaire d'un an...
Total: six pouces d'acier entre les reins et la nuque... Elle nous tourne justement le dos... Quant au galant, on le rattrapera plus tard: je lui dois un coup d'épée, et il l'encaissera, mordieu! ou que je perde le secret de certaine botte infaillible...
—Ah ça! y pensez-vous? s'exclama Bouginier. Jouer du couteau quand je suis là et que je puis être impliqué comme complice!... Verser le sang mal à propos!... C'est une mauvaise plaisanterie!
Marignan riposta froidement:
—Je ne plaisante jamais avec ma volonté...
—Mais je m'oppose de la façon la plus formelle...
—Vous n'êtes pas de force, papa: ce que j'ai décidé, rien au monde ne m'empêchera de l'accomplir.
—Pas même ceci? demanda l'ex-avoué en changeant de ton.
Et il appliqua sur la tempe de son interlocuteur le canon de l'un de ces revolvers-joujoux qui tiennent dans un gousset de montre, mais dont la balle mignonne tue aussi proprement les gens que le projectile d'un pistolet de fort calibre.
C'était cette arme, c'était la lame du couteau que notre héroïne avait vues étinceler dans le fourré et dans la nuit.
L'ancien officier ministériel ajouta avec une résolution que l'on eût été loin de soupçonner chez ce plumitif émérite:
—Rengainez tout de suite votre eustache, ou, aussi vrai que je suis un citoyen de mœurs réglées, austères et douces, j'aurai le regret de vous faire sauter la cervelle.
Les deux amoureux s'étaient séparés. Roger avait regagné le château. Florette était rentrée au logis.
Marignan et Me Bouginier avaient quitté leur cachette.
Ils s'en revenaient vers le fiacre qui les avait amenés et qui les attendait à l'octroi de Saint-Germain.
L'amant de Sergine Gravier marchait la tête basse.
Ses traits se contractaient de dépit et de rancune contenus.
—Allons, vieux malin, ronchonnait-il sous sa moustache, sans avoir besoin de vos besicles, on voit clair dans vos finesses cousues de fil blanc: vous en pincez comme moi pour la petite, et vous tenez...
—A la rendre à sa famille, interrompit l'ex-avoué doctoralement.
—Sa famille? interrogea l'autre. Ah çà! elle a donc une famille!...
—Bédame! on est toujours la fille de quelqu'un, a écrit l'immortel auteur du Mariage de Figaro,—et ce quelqu'un, n'est-ce pas vous qui m'avez aidé à le retrouver en me communiquant les papiers recueillis dans la poche de l'aîné des frères Snail?...
Dans l'origine, avant de connaître l'existence de ces papiers, j'avais songé à utiliser la beauté de la Filleule de Lagardère dans une série d'expéditions du genre de celle que vous tentâtes,—sans succès, hélas!—contre les fonds renfermés dans le secrétaire de ce damné Jacques Périn...
Cet échec, dû à la défection de notre collaboratrice, ne nous permettait plus de compter sur son concours...
Oui, mais la lecture des documents que vous me remîtes m'apprit que la fillette était née des relations intimes d'une demoiselle Ferrand, qui avait succombé en lui donnant le jour, et d'un sieur James-Williams Murphy, citoyen de la libre Amérique, venu momentanément à Paris, de Londres où il agiotait sur les cotons...
Ce Yankee était retourné dans sa patrie, après avoir réalisé en Angleterre des bénéfices considérables...
Evidemment, il y avait quelque plume à lui tirer de l'aile, soit qu'il ignorât la naissance de l'enfant, soit qu'il eût sciemment abandonné la mère...
Par malheur, cette enfant avait disparu après l'affaire manquée du pavillon de la Faisanderie. Evanouie, évaporée, plus personne!...
Dix mois s'écoulèrent...
Et, déjà, je me préparais à enregistrer mes espérances à l'article: Profits et Pertes, quand, il y a quelque temps, je reçus la visite de Bijou-des-Dames,—un de mes clients bien connu de vous...
Celui-ci affirmait avoir rencontré la Filleule de Lagardère dans la forêt de Saint-Germain...
N'ayant pu, dès l'abord, la suivre,—par une circonstance indépendante de sa volonté,—il était retourné dans le pays, il s'était informé, et il avait appris que la minette vivait quasi maritalement avec le garde-chasse de M. de Saint-Pons, avec l'ancien agent Patte-de-Fer, avec ce Jacques Périn que, naguère, elle avait sauvé des griffes des frères Snail, et des vôtres...
Tout cela me paraissait assez invraisemblable...
Peut-être le drôle me trompait-il pour m'extirper de l'argent...
C'est ce dont je vous priai de venir, ce soir, vous assurer avec moi, en nous embusquant tous les deux aux environs du pavillon de la Faisanderie...
A présent, le doute n'est plus permis:
L'héritière de James-Williams Murphy est retrouvée...
Et savez-vous,—d'après les assertions des journaux américains, assertions qui, du reste, m'ont été confirmées par une agence de renseignements de New-York,—savez-vous à quelle somme se monte la succession de ce Yankee?...
A cinq cents millions, au bas mot!...
—A cinq cents millions! répéta Marignan abasourdi par l'énormité du chiffre.
Me Bouginier appuya:
—Sans compter qu'il appert des mêmes renseignements que le frère du défunt, Tomy-Samuel,—lequel est pareillement garçon,—en possède autant pour sa part...
—Est-il possible!...
—Voilà, par conséquent, l'ancienne pensionnaire de la baraque des Dislocations-Amusantes qui peut, à un moment, représenter, tant du chef de son père que du chef de son oncle, un milliard en espèces sonnantes et trébuchantes!...
—Un milliard!...
—Comprenez-vous, maintenant, l'intervention de mon revolver dans la jolie besogne qu'allait faire votre surin?
L'amant de Sergine baissa le front.
Son interlocuteur poursuivit:
—Mon correspondant de New-York me mande, en outre, que ce Samuel Murphy s'est embarqué sur le Labrador pour effectuer un voyage dont la France et sa capitale sont le but...
Un de nos compatriotes l'accompagne: un certain Richard Vautier,—son factotum,—en qui il a toute confiance...
Le Labrador vient d'arriver au Havre...
On m'écrit de cette ville que nos deux voyageurs ont dû, dans la journée, prendre le rapide pour Paris...
Ils seront donc, cette nuit, dans nos murs, s'ils n'y sont déjà à cette heure...
—Mais, interrompit l'auditeur, cette jeune fille, n'ayant pas été reconnue par son père, n'a, aux yeux de la loi, aucun titre pour recueillir présentement la succession de ce dernier, non plus que pour bénéficier plus tard de celle de ce Samuel...
—D'accord, opina l'ex-officier ministériel; aussi n'est-ce pas sur la nièce, mais sur l'oncle, que repose ma combinaison...
Il ouvrit sa tabatière:
—Veuillez suivre mon raisonnement. De deux choses l'une: ou notre Américain est un honnête homme, ou c'est un coquin. Il n'y a pas de milieu...
Je me trompe: il y en a un...
Je l'examinerai tout à l'heure...
Si c'est un honnête homme, il sera enchanté qu'on lui révèle l'existence de l'enfant d'une femme que son frère a aimée...
Scène de reconnaissance et d'attendrissement. Tout le monde pleure. Un cinquième acte de l'Ambigu...
Après quoi, le riche étranger répare les injustices du sort, du Code et de la société envers cette pauvre créature en lui ouvrant ses bras avunculaires, en lui rendant un nom, un foyer, une famille, et, somme toute, en lui faisant délivrer l'héritage de James Williams...
Et sa munificence ne pouvant manquer d'égaler son allégresse, nous empochons, de sa part, d'abord, une prime proportionnée à l'importance du service...
Remarquez que je dis: de sa part, d'abord...
L'héritière, en effet, nous comptera, de son côté, une commission que nous fixerons nous-mêmes...
—Vous croyez qu'elle consentira?...
—Nous la placerons dans l'impossibilité de refuser.
—Comment cela?
—En la menaçant de la livrer à la justice comme complice de la tentative de vol commise au pavillon de la Faisanderie...
L'amant de Sergine Gravier se gratta l'oreille:
—Diable! c'est que j'en étais, moi, de cette tentative!...
—Vous étiez masqué. La poulette n'a pu voir vos traits. Partant, elle ne saurait vous dénoncer.
Marignan salua:
—Mes compliments... Vous avez pièces à tous les trous... Et si votre seconde hypothèse...
—Celle où Samuel Murphy ne serait qu'un gredin?... Je la préférerais de beaucoup... Elle rapporterait davantage:
Dans ce cas, je déclare hardiment au Yankee que j'ai entre les mains un acte en bonne forme par lequel James-Williams a reconnu sa fille et affirme les droits d'icelle...
Au besoin je produis cet acte. Il n'y a qu'à le fabriquer. Je possède dans ma clientèle tant d'ingénieux calligraphes!...
Je parle revendication, procès, tribunaux. Mon homme s'inquiète. En fin finale, je propose une transaction.
On supprimera l'acte...
Au besoin, on supprimera l'héritière...
Il ne s'agira que d'y mettre le prix...
—Oh! oh! murmura l'autre, voilà un moyen bien extrême! Supprimer la Filleule de Lagardère! C'est grave, en vérité, très grave!
L'ancien officier ministériel repartit froidement:
—N'est ce pas le moyen extrême auquel je vous ai empêché d'avoir recours, il n'y a pas plus de vingt minutes?
Il poursuivit avec bonhomie:
—Hé! mon Dieu, comme vous, j'ai horreur des mesures radicales, et, si, seulement, l'Américain n'était qu'à moitié scélérat,—supposition dont je me réservais de vous entretenir en dernier ressort...
—Eh bien?
—Eh bien, j'aime à croire qu'il ne serait pas difficile de rencontrer un brave garçon qui se chargerait de débarrasser l'oncle de la nièce, en conduisant successivement celle-ci à la mairie et à l'église...
—Un mariage?...
—Il va sans dire que le Yankee allongerait une dot raisonnable...
Il est entendu, pareillement, que l'époux s'engagerait,—tant en son nom qu'au nom de sa conjointe,—à n'exercer jamais aucune répétition (c'est le mot usité parmi les gens de chicane) concernant l'hoirie (encore un terme de pratique) du précité feu James Williams...
De cette façon, tous les personnages seront contents, comme au baisser de rideau d'un vaudeville:
Le Samuel Murphy, en ce sens qu'en aliénant une tranche du Pérou fraternel, il se garantirait la jouissance du reste;
La mariée, radieuse de décoiffer sainte Catherine;
Le marié, qui non seulement encaisserait un joli magot, mais qui pourrait se vanter de posséder pour compagne l'une des plus ravissantes créatures qui soient sous la calotte des cieux;
Votre humble serviteur, enfin, dont la plus douce récompense serait d'assister au spectacle des félicités dues à son initiative et de partager l'existence tissée d'or que l'apport de la jeune femme constituerait au jeune ménage...
Que pensez-vous de cela, compère?
—Superbe! admirable! génial! s'exclama Marignan avec enthousiasme. Enfoncés Machiavel, Metternich et Talleyrand! Papa, vous êtes grand comme Bismarck!
—Ainsi, interrogea l'ex-avoué, vous convoleriez sans répugnance?
—Je convolerais avec ivresse.
Ensuite, chiffonnant sa moustache:
—Ah! pourtant, ajouta l'amant de Sergine Gravier, il y a, à l'horizon, un point noir qui m'offusque...
—Et lequel?...
—Ce fils de famille avec qui ma future épouse file le parfait amour en duo...
Me Bouginier savoura bruyamment la prise de tabac que, depuis le commencement de l'entretien, il tenait massée entre le pouce et l'index:
—Le petit marquis de Saint-Pons? Eh! mais ceci vous regarde. Chacun a sa manière d'entendre l'honneur conjugal. Il y a des maladies qui se traitent par la saignée et d'autres par l'indifférence.
Puis, d'un ton bref:
—Soyons sérieux. Etes-vous mon homme? C'est à prendre ou à laisser.
Marignan lui tendit la main:
—Tope là! C'est décidé. Je prends.
En même temps, il pensait:
—Ah! vieux singe, charge-toi seulement de mettre les marrons au feu; moi, je me charge de les tirer à mon profit.
L'ancien homme de loi, de son côté, se disait in petto:
—Ah! chat-tigre, tire-moi les marrons du feu, et nous verrons si tu les croques!
Le surlendemain, approchant midi, Me Bouginier franchissait le seuil du Grand-Hôtel.
En traversant la cour de cette vaste auberge, l'ancien avoué ruminait:
—Décidément, je crois qu'il vaut mieux m'aboucher dès l'abord avec le secrétaire... Mon correspondant de New-York me mande que ce Richard Vautier lui paraît une fine mouche... Par conséquent, il est urgent de le mettre dans mes intérêts.
Il ajouta en se dirigeant vers le bureau de l'hôtel:
—D'ailleurs, j'ai besoin qu'il me serve d'interprète... Au moins, pour le chapitre de la présentation... Ce Yankee, m'écrit-on, ne sait pas un mot de français... et moi, je baragouine l'anglais comme une génisse andalouse.
Il pénétra dans le bureau.
Une vive surprise l'y attendait.
Aucun voyageur du nom de Richard Vautier n'était descendu au Grand-Hôtel.
—Il s'agit, insista l'ex-homme de loi tout déferré, du secrétaire de sir Samuel Murphy, le richissime Américain qui a dû arriver ici avant-hier soir ou hier matin.
—Nous avons, en effet, sir Samuel. Il nous est arrivé dans la nuit d'avant-hier. Mais il nous est arrivé seul.
—Seul?
—Ni secrétaire, ni domestique, personne ne l'accompagnait.
—Pardieu! se dit Bouginier, voilà qui est bizarre... Cette correspondance d'outre-mer qui me prévient que le Murphy a pris passage sur le Labrador en compagnie de son factotum... Et cette autre lettre qui m'informe qu'après avoir débarqué à bon port, ils ont dû prendre tous les deux l'express du Havre à Paris...
Puis, après un moment de réflexion:
—Sir Samuel est-il visible?
—Il est chez lui dans tous les cas. Veuillez monter au premier. On vous renseignera.
Au premier, le visiteur apprit que le Yankee allait sortir.
Il lui fit passer sa carte.
Après deux minutes d'attente, on l'introduisit dans le salon de l'appartement confortable occupé par le voyageur.
Ce dernier était dans sa chambre à coucher, en train d'achever sa toilette.
Il ne refusait pas, cependant, de recevoir l'ancien homme de loi.
Celui-ci n'avait qu'à prendre un siège et à patienter quelques moments.
Resté seul, Me Bouginier se gratta l'oreille en façon de manifester son embarras:
—Diable! diable! murmura-t-il, l'absence de ce Richard Vautier bouleverse furieusement mes plans... Comment vais-je m'en tirer avec cet étranger dont je connais à peine la langue?... Allons-nous donc être obligés de tenir conversation par gestes, comme une paire de sourds-muets ou de pierrots des Funambules?...
Il promena—machinalement—le regard autour de lui...
Ensuite, avec un nouvel étonnement:
—Tiens! tiens! tiens! voilà qui est bizarre et providentiel à la fois!... Il paraît que, si ce nabab ne s'exprime pas en français, il le comprend, du moins, dans une certaine mesure... Les journaux ouverts sur cette table,—ces journaux qui ont été lus...
Il s'approcha du meuble sur lequel une douzaine de gazettes étaient dépliées...
En tête de chacune de celles-ci se détachait en gros caractères ce titre dont nous avons constaté naguère l'alléchante et saisissante attraction:
LE MYSTÈRE DE LA PLAGE DE L'EUROPE
—Oui, poursuivit l'ex-avoué, notre voyageur aura tenu à se mettre, au débotté, au courant de l'événement du jour... Le fameux événement qui passionne tout Paris depuis quarante-huit heures: le Mystère de la place de l'Europe... Ce crime, enveloppé d'ombre, qui promet de faire un pendant à l'ingénieuse boucherie du jeune M. Troppmann...
Il s'assit devant la table et prit une des feuilles publiques:
—Préoccupé, comme je le suis, de la grosse partie que je vais jouer, c'est tout au plus si j'ai eu le temps, ce matin, de parcourir d'un œil distrait ma Gazette des Tribunaux... Voyons donc s'il y a quelque chose de nouveau dans l'histoire de ce cadavre à la tête écrasée... Toujours foule à la Morgue. On y refuse du monde. Ces Parisiens sont si badauds!... Oui, mais aussi toujours absence complète d'indices qui permettent de constater l'identité de la victime et d'arriver à la découverte du coupable...
Il s'arrêta pour puiser une prise dans sa tabatière:
—Celui-là est fort, très fort... Un amateur, si je ne m'abuse... Je ne reconnais pas dans cette mécanique le faire d'un homme du métier...
Puis, humant sa prise avec componction:
—Ah! si ces messieurs de la rue de Jérusalem me faisaient l'honneur d'avoir recours à mes faibles capacités!...
Puis encore, secouant la tête:
—Mais de quoi vais-je me mêler?... N'ai-je pas toute une portée d'autres chats à fouetter?... D'ailleurs, est-ce que j'appartiens à la classe...
Des mortels dont l'Etat gage la vigilance?...
Laissons l'affaire suivre son cours...
C'est-à-dire, laissons-la s'enterrer tranquillement dans les cartons de la Préfecture et du parquet...
Ces cartons qui renferment déjà une si jolie collection de bouteilles à l'encre dans lesquelles la justice et la police ont renoncé à fourrer leur nez, parce qu'elles sont, hélas! obligées de convenir que ce nez n'est pas un bec de gaz.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans la chambre voisine,—une chambre à coucher meublée avec un luxe d'hôtellerie,—le même langage était tenu par un personnage que la veille, avec une respectueuse déférence, on avait inscrit, au bureau, sous cette étiquette:
»Le capitaine Samuel Murphy, rentier,
de New-York».
Ce personnage partait, pour entamer un monologue, de la phrase dont Me Bouginier s'était servi pour terminer le sien:
—Certes l'affaire suivra son cours oui, mais pour ne pas aboutir. Toutes mes précautions sont prises...
A Paris, les choses et les gens vieillissent vite: avant six semaines, il ne sera pas plus question du Mystère de la place de l'Europe, parmi les juges et les limiers, que de l'arrivée de l'opulentissime Samuel Murphy, parmi les oisifs et les curieux...
L'opulentissime Sam, c'est moi...
Moi, hier encore, l'aventurier sans sou ni maille!...
Moi, qui, par la force de la conception et de la volonté, me suis coulé dans la peau de mon ancien maître!...
Une substitution qui a merveilleusement réussi!...
Qui se douterait, en effet, que c'est le véritable Murphy qui est étendu là-bas, sur les dalles de la Morgue, tandis que c'est ici son secrétaire indigne qui se prélasse, sous son nom, dans son individualité et dans sa fortune?...
D'ici à quelques jours, j'écris à New-York. J'annonce mon intention de me fixer en Europe. Je donne des ordres afin que tout ce qui m'appartient en propre soit immédiatement réalisé en espèces et me soit expédié dans le plus bref délai...
Là-bas, une opération de cette nature ne souffre aucune difficulté et s'enlève à toute vapeur...
Les millions de la maison Murphy and brother traversent donc l'Océan sous forme de valeurs ayant cours...
Je leur ouvre les bras d'un père...
Puis, de peur de rencontrer, d'aventure, quelqu'un de ceux qui ont connu le vrai captain et son ancien factotum, je change de nom, de séjour et, au besoin, de visage...
Il ne manque pas en France de domaines princiers à vendre...
J'en achète un, je m'y installe, et j'accomplis enfin le rêve de toute ma vie: trancher—en paix—du grand seigneur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En ce moment, un domestique entra, portant une carte sur un plateau:
—Il y a là, annonça-t-il, une personne qui demande à parler à mylord.
Dans les hôtelleries du monde entier, les touristes anglais et américains sont lords, qui pérégrinent avec une sacoche raisonnable.
—Quelle est cette personne? questionna le voyageur: un Français?
—Je le crois, mylord: voici sa carte.
Mylord prit sur le plateau un large carré de carton à deux fins: carte de visite au recto, prospectus au verso. Sur le premier, on lisait:
BOUGINIER,
Jurisconsulte.
T. S. V. P.
On tournait, et on se trouvait en présence de la réclame suivante:
ANCIEN AVOUÉ
Se charge à forfait de toutes affaires litigieuses et autres: actions judiciaires; recouvrements difficiles, vente et achat de créances; recherches de débiteurs introuvables, de personnes disparues et d'objets égarés; police extérieure des ménages, constatation du délit d'infidélité chez les époux des deux sexes, séparations de corps et de biens, poursuites en relations adultères, et généralement tout ce qui concerne les instances à exercer devant les tribunaux en matière de propriété commerciale, industrielle et conjugale.
CABINET OUVERT DE MIDI A CINQ HEURES.
Nota.—Les clients qui n'ont pas un compte ouvert avec la maison sont tenus de déposer une provision.
Le domestique interrogea.
—Que décide Votre Seigneurie?
Au Grand-Hôtel, on ne lésine pas sur les titres,—quitte à les porter sur la note.
Sa Seigneurie réfléchissait.
Elle dit après un instant:
—Introduisez au salon et faites attendre.
Le voyageur et le visiteur étaient en présence.
Ils s'étudiaient du coin de l'œil comme deux adversaires prêts à croiser le fer.
Me Bouginier n'avait pas une mine bien terrible.
Son habit de drap fin, son pantalon de casimir noir qui découvrait des escarpins vernis, à bouffettes, dénotaient le bourgeois aisé, satisfait et patriarcal.
Il avait une cravate d'une entière blancheur, une chemise de batiste à jabot tuyauté et à manchettes plissées, une chaîne de montre à breloques, un chapeau neuf, et, sous le bras, une serviette de maroquin avec son chiffre estampé en lettres d'or.
Ainsi rasé, ganté, tiré à quatre épingles, l'œil abrité derrière ses lunettes, il ressemblait à tout le monde, en supposant que tout le monde soit composé de courtiers d'affaires et de souteneurs de procès.
Et, cependant, quelque chose de mystérieux, d'équivoque et de menaçant se dégageait de cet aspect inoffensif à première vue.
Mylord le sentait et s'en inquiétait vaguement.
Mais il n'en laissait rien paraître.
L'ex-officier ministériel n'était pas moins maître de lui-même.
Il éprouvait pourtant une violente secousse.
—Ah ça! se disait-il, est-ce que je rêve?... Ou bien est-ce que mon correspondant de New-York aurait la cervelle à l'envers?... Quoi! ce serait là ce milliardaire qu'il me dépeignait, dans sa lettre, comme une sorte de sauvage, grand, gros, herculéen, bourru, primitif,—de physionomie commune, de manières triviales, de tenue négligée,—une façon de Huron ou de Topinambou à peine adouci aux angles par le frottement de la civilisation?...
L'individu que j'ai devant les yeux est mince, correct, élégant... On dirait un compatriote... N'étaient la couleur de ses favoris, un peu de raideur dans les allures et de froideur dans le regard...
Somme toute, un signalement qui se rapporterait assez à celui de ce Richard Vautier qui a débarqué au Havre avec notre Yankee,—la dépêche que j'ai reçue de cette ville en fait foi,—qui a pris la voie ferrée avec lui pour Paris et qui semble s'être évaporé, comme une fumée, dans le trajet...
Saperlotte! j'y perds mon latin! S'est-on trompé? Suis-je le jouet d'une illusion, la victime d'une erreur ou la dupe d'une comédie?
—C'est vous qui m'avez fait remettre cette carte? interrogea le voyageur.
Bouginier ne répondit pas tout d'abord.
Il roulait de stupéfaction en stupéfaction.
—Allons, bon! pensait-il, de plus fort en plus fort!... Cet étranger, qu'on me représentait comme incapable de dire papa ou maman en français, et qui s'exprime dans notre langue comme un Parisien du boulevard!... On me l'aura changé en route...
Puis, avec un tressaillement intérieur:
—Eh! mais j'y songe... Si, par hasard... On voit parfois des choses si extraordinaires!
—Qui êtes-vous et que me voulez-vous? reprit mylord avec impatience.
L'ex-officier ministériel riposta à la question par une question:
—C'est à l'honorable Samuel Murphy, de New-York, que j'ai l'avantage de parler?
L'autre fit, de la tête, un signe affirmatif.
Me Bouginier insista:
—Frère cadet de feu James-Williams, qui séjourna jadis plusieurs années en Angleterre?
—Son frère. Après? Expliquez-vous et soyez bref. Je suis pressé.
—Je désirerais vivement adresser quelques questions à Votre Grâce.
—Adressez.
—Votre Grâce a-t-elle connaissance d'un voyage que son aîné effectua, de Londres à Paris, voici tantôt vingt ans?
—Oui.
—A-t-elle connaissance de l'un des résultats de ce voyage,—j'entends de la liaison que noua mon dit sieur James-Williams avec une jeune Française, la demoiselle Hélène Ferrand?
—Oui.
—A-t-elle connaissance du résultat de cette liaison,—je veux parler de la naissance d'un enfant du sexe féminin?
—Oui.
La sécheresse de ces monosyllabes ne déconcerta point l'ancien officier ministériel.
Il poursuivit, imperturbable:
—Alors, c'est vous qui avez fait insérer dans les journaux américains une note relative à la disparition et à la fortune de cet enfant?
Le voyageur eut un instant d'hésitation qui n'échappa point à son interlocuteur.
Ensuite il répondit:
—C'est moi.
—Dans ce cas, reprit Me Bouginier, j'estime que vous ne seriez pas fâché d'avoir des nouvelles de mademoiselle votre nièce, et j'accours vous offrir mes services à cet effet...
—Vous?
—N'avez-vous donc pas lu mon prospectus? «Recherches de débiteurs introuvables, de personnes disparues et d'objets égarés.» Il est vrai que miss Flore-Eva n'est pas un débiteur, à proprement parler...
Il ajouta avec une expression narquoise:
—Ce serait plutôt une créancière,—une forte créancière... Vous comprenez: eu égard à l'héritage paternel... En l'espèce, elle rentrerait, de préférence, dans les deux autres catégories; car c'est une personne disparue, et, n'étant qu'égarée, elle n'est point perdue...
—Enfin, vous vous flattez de pouvoir la retrouver...
L'ex-avoué frappa sur sa serviette:
—Je vous l'apporte: elle est ici.
—Ici?...
—Pas dans ce portefeuille. Son âge s'y oppose. Ce n'est plus une poupée, bien sûr...
J'entends: sous la forme de papiers qui constituent son identité...
Voici son extrait de naissance, une copie de son baptistaire, l'acte par lequel sa nourrice, une paysanne de Chatou, «cède et transporte» à trois saltimbanques anglais les droits qu'elle s'imagine avoir sur l'innocente créature...
Examinez. Tout est en règle. La vue n'en coûte rien.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le voyageur avait pris les paperasses qu'on lui tendait et les avait étudiées avec une minutieuse attention.
—En effet, ne put-il s'empêcher de déclarer, ces pièces me paraissent avoir une certaine autorité...
—Dites qu'elles sont d'une authenticité incontestable...
—Soit... Après?... Concluez...
—A vos ordres... Il y a un dilemme... Ou vous avez intérêt à ce qu'on retrouve miss Flore-Eva, ou vous avez intérêt à ce qu'on ne la retrouve pas...
Dans les deux hypothèses, je vous suis nécessaire; plus même: indispensable...
Dans la première, moyennant une somme dont je laisse le chiffre à votre générosité, je vous ramène l'aimable enfant, ou, si vous préférez, je vous conduis vers elle...
—Et dans la seconde?...
—Oh! mon Dieu, ce n'est pas moins simple. La petite a disparu, n'est-ce pas? Eh bien, elle ne reparaît point...
Au besoin, je m'engage à ce qu'elle ne reparaisse jamais...
Jamais, vous comprenez...
Seulement, ce sera plus cher,—beaucoup plus cher...
—Ah çà! s'exclama l'autre, c'est un crime que vous me proposez là!...
L'ex-officier ministériel cligna de l'œil en souriant:
—J'imagine que je m'adresse à un homme intelligent...
—Bon! fit son interlocuteur avec une menaçante ironie, bon! Et si, moins intelligent et plus honnête que vous ne supposez, je vous prenais par les épaules et je vous jetais à la porte?
Me Bouginier brossa son chapeau du coude avec sérénité.
Le voyageur articula, sans élever la voix davantage, mais d'une façon encore plus nette et plus catégorique:
—Si je vous prenais par la nuque et si je vous lançais par la fenêtre?...
L'ancien avoué épousseta d'une chiquenaude un grain de poussière sur la manche de son habit.
L'autre, dont la colère sourde semblait s'exaspérer de cette placidité goguenarde, accentua, non seulement du ton, mais encore du visage et du geste:
—Ce qui serait mieux, si je vous appréhendais au collet pour vous traîner chez le commissaire de police?...
Bouginier ne perdit rien de son sourire.
Il imprima à son trousseau de breloques un mouvement expressivement gouailleur.
Les fenêtres du salon où avait lieu cette scène étaient ouvertes sur le boulevard.
De celui-ci, les mille bruits d'une après-midi parisienne montaient vers les deux interlocuteurs: allées et venues des passants, roulement des voitures, brouhaha des voix extérieures...
Soudain, une note aiguë jaillit de ce fond confus...
C'était le cri d'un camelot annonçant les journaux du soir:
—Demandez les dernières nouvelles!... Le Mystère de la place de l'Europe!... Avec le signalement de la victime inconnue, le procès-verbal de l'autopsie et les résultats de l'enquête!...
Le voyageur avait fait un pas vers l'ancien homme de loi...
On eût dit que ce cri le frappait, comme une balle, en pleine poitrine...
Il s'arrêta en chancelant. Son front pâlit. Ses traits se contractèrent violemment, en dépit de l'effort auquel il eut recours pour leur imposer le calme...
Aucun détail de ce trouble, de cette émotion n'avait été perdu pour Me Bouginier.
Il reprit du même ton tranquille:
—Me conduire chez le commissaire?... En vérité, ce serait combler le plus cher de mes vœux... Mon premier soin serait, en effet, d'inviter ce magistrat à ouvrir, lui aussi, une enquête immédiate sur quelques points qu'avant de soumettre à son appréciation sagace, j'ai la liberté de déférer à votre jugement éclairé...
D'abord, par quel prodige d'application à l'étude l'honorable sir Samuel Murphy, qui ne savait pas un traître mot de français en quittant son pays natal, est-il parvenu, après une aussi courte traversée, à se servir de notre langue aussi facilement que moi—ou vous?...
Ensuite, comment se fait-il que le signalement réel,—réel, vous entendez?—de ce riche étranger réponde si peu à celui du voyageur de qualité qui me fait le plaisir de me recevoir en ce moment?...
—Vous possédez ce signalement? s'écria l'autre en bondissant.
—Exact comme une photographie... On me l'a expédié de là-bas... Une agence de renseignements avec laquelle j'entretiens commerce d'amitié, d'affaires...
—Oh!...
—Et m'est avis que, si je le communiquais, ce signalement, à la justice, ce serait peut-être jeter une lumière éclatante dans ce ténébreux Mystère de la place de l'Europe, qui révolutionne tout Paris, en même temps qu'aider la police et le parquet à reconstituer la personnalité de la victime, à découvrir le mobile du crime et à en châtier l'auteur...
A cette péroraison significative, le masque de l'auditeur de Me Bouginier revêtit une expression si terrible, que l'ancien avoué recula en s'exclamant d'une voix qui s'embarrassait dans le gosier:
—Si vous me touchez, j'appelle!...
Il ajouta, en se débattant par avance contre une attaque qui lui semblait imminente:
—D'ailleurs, j'ai un ami qui m'attend en bas, dans une voiture, sur le boulevard. S'il m'arrivait quelque chose, c'est lui qui se chargerait d'aller avertir le commissaire.
Mais déjà la figure de l'autre était redevenue aussi immobile et aussi froide que le marbre de la cheminée du salon sur lequel il était allé s'accouder.
Il y eut une pause assez semblable à celles qui ont lieu sur le terrain dans un duel à outrance, entre deux tireurs d'égale force qui se reposent sur les armes avant de recommencer le combat.
Ensuite, le voyageur sonna.
Un domestique parut.
—Je n'y suis pour personne.
—Bien, mylord.
Quand le domestique se fut retiré, mylord désigna un siège au visiteur:
—Gentleman, fit-il, asseyons-nous et causons.
Ils étaient installés en face l'un de l'autre et avaient presque la tournure d'une paire d'amis, tant le voyageur était campé à son aise dans son fauteuil, et tant, sur le sien, le visiteur l'écoutait avec une attention débonnaire.
—Ainsi, disait le premier, vous me paraissez convaincu qu'il y a eu substitution de personne: en d'autres termes, que le secrétaire de Sam Murphy,—Richard Vautier, comme vous l'appelez,—se serait défait de son maître, pour endosser l'individualité de ce dernier et recueillir les bénéfices qui s'y rattachent...
—C'est mon opinion.
—Hum! voilà qui me semble, à moi, bien extraordinaire, bien invraisemblable et bien romanesque!...
—Mylord, il y a des précédents... L'histoire du faux Smerdis et du faux Martin Guerre, d'abord... Et puis, dans des temps plus récents, les procès Tichborn à Londres et Fontanellas à Madrid...
—Soit; mais considérez que, si je ne suis pas le millionnaire Murphy, je n'ai aucune qualité pour accepter quoi que ce soit de ce que vous me proposiez tout à l'heure...
A quoi bon, alors, ces offres de service?...
Je redeviens tout simplement un pauvre hère sans sou ni maille; la question de l'héritage de James-Williams,—lequel n'est plus mon frère et mon aîné,—ne m'intéresse à aucun titre; vous ne devez pas espérer tirer un rouge liard de moi ni pour ceci ni pour cela,—et, ma foi! je ne m'explique pas la portée de votre visite...
D'un autre côté, si je suis le meurtrier, l'assassin du captain, le devoir de tout honnête homme,—et je ne doute pas que vous n'en soyez un...
—Vous me flattez, fit l'ex-avoué en s'inclinant.
—Le devoir de tout honnête homme, dis-je, est de courir sus au criminel, de le désigner à la vindicte publique et de le traîner devant les tribunaux...
Ceux-ci le traitent comme il le mérite. On le juge, on le condamne et on lui coupe le cou. A merveille!...
Mais qu'est-ce que ce procès, cet arrêt, cette exécution vous rapportent?...
Je ne pense pas qu'en France il soit payé une prime à qui dénonce un scélérat; et, si je vous crois doué d'une honnêteté... relative, je ne vous crois pas assez dépourvu de sens commun pour ne travailler que pour la gloire...
D'où je conclus—naturellement—que votre intérêt se trouve ici, dans ce salon, au lieu d'être dans le bureau d'un commissaire de police ou dans le cabinet d'un juge d'instruction...
—Puissamment raisonné! déclara Bouginier. Saperlotte! mon cher monsieur Murphy, recevez l'assurance de mon admiration et de ma considération distinguées. J'ai connu bien des gaillards à poil, dont quelques-uns ont illustré nos annales judiciaires; mais aucun n'avait ce sang-froid, cette éloquence et cette logique...
—Vous avez dit: mon cher monsieur Murphy?...
—Comment voulez-vous que je dise, puisque c'est à vous que je m'adresse?...
—Ainsi, vous êtes, à présent, convaincu que je suis...
—Cet étranger recommandable et magnifique?... J'en mettrais les deux mains au feu... Si j'en avais une paire de rechange...
—Ce Richard Vautier...
—N'existe que sur le papier: dans les lubies de mes correspondants d'outre-mer...
—Le crime de la place de l'Europe...
—Je ne saurais en aucune façon éclairer sur ce point ces messieurs du parquet... Qu'ils s'arrangent... C'est leur affaire...
—Enfin, toute cette histoire de substitution...
—Une mauvaise plaisanterie de ma part... Qu'il n'en soit plus question... Songe creux, imagination, chimère!...
L'ancien avoué ajouta:
—J'espère, par exemple, qu'il n'en est pas de même des millions de la maison Murphy and Brother...
—Rassurez-vous: je les aurai sous peu en totalité,—me préparant à écrire à ce sujet à New-York lorsque vous êtes arrivé.
Me Bouginier se passa la langue sur les lèvres, comme s'il savourait déjà sa part du gâteau.
—Maintenant, reprit-il, qu'il ne saurait plus y avoir de malentendu entre nous, si nous terminions comme nous avons commencé, en nous occupant de votre nièce?...
—J'allais vous en prier... Surtout, pas de réticences. N'omettez aucun détail...
—Vous le souhaitez?...
—Je l'exige: rien ne m'est indifférent de ce qui touche à la fille de mon pauvre cher Will.
Sur ce, l'ancien homme de loi entama le récit des aventures de la Filleule de Lagardère.
Il raconta ce que vous savez, voire la tentative de vol commise au pavillon de la Faisanderie.
Seulement, il eut soin de dissimuler le rôle joué dans cet épisode par lui, Bouginier, ainsi que par son acolyte Marignan. Selon sa version, les frères Snail avaient tout fait. Seuls, ils avaient combiné le coup; ils l'avaient exécuté seuls.
Celui-ci ayant échoué, le narrateur avouait avoir, pendant près d'une année, perdu de vue notre héroïne, qu'il avait ensuite retrouvée—implantée comme chez elle—chez le garde général de M. de Saint-Pons, chez l'ancien agent Jacques Périn.
—Cet homme est-il donc son amant? interrogea le gentleman.
—Ce n'est pas mon avis.
—Vraiment?
—J'ai procédé à une enquête sur la moralité de ce détective émérite...
Cette moralité est à l'abri de tout soupçon...
Cet ex-épouvantail des coquins est un Joseph d'innocence crasse,—un monstre de délicatesse, de vertu et de désintéressement...
C'est Hercule qui file l'amour aux pieds d'Omphale, soit; mais qui file l'amour platonique...
—Est-il possible?...
Me Bouginier aurait pu étayer son assertion de ce qu'il savait de la liaison de la Filleule de Lagardère avec Roger de Saint-Pons.
Il se garda bien de le faire.
Un rusé compère doit toujours avoir sur la planche un secret bon à exploiter.
Son interlocuteur parut réfléchir pendant quelques minutes.
Il déclara ensuite:
—Je désire voir la jeune fille.
L'ancien avoué acquiesça:
—Rien de plus naturel. Avec moi, jamais de surprise. On n'est pas obligé d'acheter chatte en poche.
L'autre appuya:
—La voir, sans qu'elle se doute de l'attention dont elle est l'objet.
—Je comprends.
—Et sans que ce Jacques Périn m'aperçoive ou soupçonne mes intentions.
L'ex-homme de loi se frappa le front:
—Eurèka!... J'ai trouvé le joint!... Vous serez servi à souhait!...
—Ah!...
—Oui, écoutez; voici comment il faut agir: en face de l'église, au Mesnil,—qui est la paroisse de notre infante comme celle de Carrières-Sous-Bois,—il y a une sorte de café, du premier étage duquel on voit défiler les fidèles qui se rendent aux offices du dimanche...
—Eh bien?...
—Mademoiselle Florette ne manque jamais d'assister à la grand'messe: ceci résulte des rapports de ma petite police privée...
Nous sommes aujourd'hui samedi...
Rencontrons-nous demain,—par hasard,—à l'estaminet en question; attablons-nous près d'une fenêtre; la mignonne passe, je vous la montre, vous l'examinez à loisir,—et vous prenez une décision à son égard...
—Approuvé: où est cette église du Mesnil?
—Entre Carrières et Maisons, au bout de la terrasse et sur la lisière de la forêt de Saint-Germain.
—All right! J'irai demain me promener à cheval dans cette direction, et, pour laisser souffler ma monture, je m'arrêterai au cabaret indiqué...
—J'y entrerai pareillement pour me rafraîchir en revenant d'herboriser aux environs... Plaisir pur, innocent et médiocrement dispendieux... Ma rente dominicale avec la chasse aux coléoptères et l'élève des vers à soie...
Le voyageur se leva et reprit:
—A l'issue de cette entrevue, je vous communiquerai mes résolutions...
L'ancien officier ministériel se courba jusqu'à terre:
—Et je serai prêt à vous aider à les exécuter, quelles qu'elles soient.
FIN DU PREMIER VOLUME
TABLE | ||
---|---|---|
PROLOGUE | ||
LE MYSTÈRE DE LA PLACE DE L'EUROPE | 1 | |
——— | ||
PREMIÈRE PARTIE | ||
LE VOL DU PAVILLON DU GARDE | ||
I. | La fête des Loges | 15 |
II. | La fraternité du cigare | 25 |
III. | Le théâtre des Dislocations-Amusantes | 35 |
IV. | Suivez le monde | 43 |
V. | Assaut de pointe | 52 |
VI. | Le roman de la rose | 61 |
VII. | Grandeur et décadence d'un brelan de saltimbanques | 71 |
VIII. | Chez Lapie | 80 |
IX. | Courtier d'affaires | 89 |
X. | Les frères ennemis | 100 |
XI. | Ménagerie domptée | 109 |
XII. | Au pavillon de la Faisanderie | 116 |
XIII. | La fugitive | 123 |
XIV. | Fausses confidences | 129 |
XV. | Le narcotique | 136 |
XVI. | Le cauchemar | 143 |
XVII. | Coups de revolver | 150 |
XVIII. | Confession générale | 160 |
XIX. | Variations sur la «Gazette des tribunaux» | 171 |
XX. | Héritière d'un demi-milliard! | 180 |
——— | ||
DEUXIÈME PARTIE | ||
L'AVENTURE DES FRÈRES MURPHY | ||
I. | Deux voyageurs | 189 |
II. | Sur un seuil | 195 |
III. | Tentative de reconnaissance | 201 |
IV. | English spoken here | 208 |
V. | Fortune américaine | 214 |
VI. | Recommandations et prédictions | 221 |
VII. | Captain Samuel et ami Dick | 229 |
VIII. | Retour à la rue d'Amsterdam | 236 |
IX. | Carafe frappée | 243 |
X. | A travers l'orage | 250 |
——— | ||
TROISIÈME PARTIE | ||
LES GALANTS DE MADEMOISELLE FINE-LAME | ||
I. | Retour au pavillon du garde | 255 |
II. | At home | 261 |
III. | Résurrection de quelques personnages connus | 268 |
IV. | Tentative d'enlèvement | 274 |
V. | Deus ex machina | 281 |
VI. | Suite du chapitre des reconnaissances | 287 |
VII. | Où le berger introduit le loup dans la bergerie | 294 |
VIII. | Nocturne à deux voix | 302 |
IX. | A l'affût | 310 |
X. | Les plans de Me Bouginier | 315 |
XI. | Au grand hôtel | 325 |
XII. | Les deux gaspards | 334 |
XIII. | Accord parfait | 345 |
FIN DE LA TABLE |
Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.—A. PICHAT.
End of Project Gutenberg's La filleule de Lagardère; I, by Paul Mahalin *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLEULE DE LAGARDÈRE; I *** ***** This file should be named 37183-h.htm or 37183-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/7/1/8/37183/ Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.