The Project Gutenberg eBook of Le Père Lebonnard This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le Père Lebonnard Comédie en 4 actes, en vers, reprise à la Comédie Française le 4 août 1904 Author: Jean Aicard Release date: February 24, 2025 [eBook #75459] Language: French Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1913 Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PÈRE LEBONNARD *** Au lecteur L’orthographe d’origine a été respectée, mais quelques erreurs clairement introduites par le typographe ou à l’impression ont été corrigées. LE PÈRE LEBONNARD ŒUVRES DE JEAN AICARD _Collection in-18 jésus à =3= fr. =50= le volume._ ROMANS =Le Pavé d’Amour= 1 vol. =Roi de Camargue= 1 vol. =L’Été à l’Ombre= 1 vol. =L’Ame d’un enfant= 1 vol. =Notre-Dame d’Amour= 1 vol. =Diamant Noir= 1 vol. =Fleur d’Abîme= 1 vol. =Mélita= 1 vol. =L’Ibis bleu= 1 vol. =Tata= 1 vol. POÉSIE =La Chanson de l’Enfant= (Ouvrage couronné par l’Académie Française) 1 vol. =Miette et Noré= (couronné par l’Académie Française) 1 vol. =Poèmes de Provence= (couronné par l’Académie Française) 1 vol. =Lamartine= (Prix de Poésie à l’Académie Française) 1 vol. =Le Livre d’heures de l’Amour= 1 vol. =Le Dieu dans l’Homme= 1 vol. =Au Bord du Désert= 1 vol. =Le Livre des Petits= 1 vol. =Jésus= 1 vol. THÉATRE =La Légende du Cœur= (5 actes en vers, Théâtre antique d’Orange et Théâtre Sarah-Bernhardt) 1 vol. =Smilis= (4 actes en prose représentés à la Comédie-Française) 1 vol. =Le Père Lebonnard= (4 actes en vers représentés au Théâtre libre et à la Comédie-Française) 1 vol. =Don Juan ou la Comédie du siècle= (5 actes en vers) 1 vol. =Othello, le More de Venise= (5 actes en vers représentés à la Comédie-Française). Portrait de Mounet-Sully et de Paul Mounet, par Benjamin Constant 1 vol. _En préparation_: =Le Manteau du Roi.= [Illustration: SILVAIN DANS LE RÔLE DU PÈRE LEBONNARD] JEAN AICARD Le Père Lebonnard COMÉDIE EN QUATRE ACTES, EN VERS reprise A LA COMÉDIE-FRANÇAISE le 4 août 1904. [Logo: EF] PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays. DÉDICACE A ALPHONSE KARR _Mon maître et mon ami_, _Quand j’étais au lycée de Mâcon, j’allais souvent, le dimanche ou le jeudi, douze ans après 48, à Monceaux, chez Lamartine._ _Un soir, après le dîner, il nous lut son_ Épître à Alphonse Karr, _au jardinier de Nice, et ce fut là une de mes premières impressions littéraires. Je n’oubliai plus votre nom._ _Vingt-cinq ans plus tard, j’ai lu au jardinier de Saint-Raphaël, devenu mon ami, une pièce de théâtre que je venais d’achever_: LE PÈRE LEBONNARD. _Cette pièce, vous l’avez aimée. Quel que soit l’accueil que lui réserve le public de la_ Comédie-Française, _je veux pouvoir dire tout haut ma joie de votre approbation,--et, sachant que vous êtes de ceux qui ne reprennent jamais rien de ce qu’ils ont donné, je vous la dédie, avec l’expression de mon admiration et de mon amitié_. _J. A._ _Paris, 1888._ Le _Père Lebonnard_ a été publié pour la première fois en 1880, chez Dentu, éditeur. Cette édition est épuisée. L’édition complètement remaniée que nous donnons aujourd’hui est définitive. La pièce ne pourra être représentée que sous cette nouvelle forme. LE PÈRE LEBONNARD A LA COMÉDIE-FRANÇAISE PERSONNAGES LEBONNARD MM. SILVAIN. ROBERT LEBONNARD DEHELLY. LE MARQUIS D’ESTREY DELAUNAY. LE DOCTEUR ANDRÉ DESSONNES. UN DOMESTIQUE Mme LEBONNARD Mmes SILVAIN. JEANNE LEBONNARD GÉNIAT. BLANCHE D’ESTREY MITZY-DALTI. MARTHE, vieille servante de Lebonnard, nourrice de Robert KOLB. _L’action se passe dans une petite ville de province, vers 1890._ _Le même décor (un salon) pour les quatre actes._ ACTE PREMIER [Illustration: Mlle GÉNIAT, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE (JEANNE LEBONNARD.)] ACTE PREMIER La scène représente un riche salon bourgeois. Une porte au fond à gauche; une porte sur le côté gauche, au premier plan; une autre sur le côté droit, au troisième plan. Une fenêtre à gauche. Au fond, au milieu, au-dessus d’une console, une glace sans tain par où on aperçoit les arbres du jardin. Sur la console, une pendule. A gauche, au second plan, une petite vérandah qu’on peut voiler d’un rideau, et où Lebonnard a installé son atelier. Dans ce réduit on aperçoit, sur des tablettes, deux ou trois pendules, horloges, réveils, etc. Au fond du salon, est accroché un tableau représentant un paysage dominé par un clocher très élevé; dans le clocher est incrusté le cadran d’une véritable petite horloge, qui marche. Au second plan, à droite, une horloge à gaine. Au lever du rideau, Lebonnard est à son travail; il est assis près d’un établi léger qu’il déplace lui-même à sa guise pour chercher la lumière favorable. Il a posé, en travers sur ses genoux, comme une serviette, un petit tablier. Un laquais, en petite livrée, est occupé à ôter les housses des fauteuils. Quand il se retire, il en oublie une. Lebonnard hausse les épaules en le suivant des yeux. SCÈNE PREMIÈRE LEBONNARD, JEANNE. JEANNE, entrant. Encore à vos outils, mon père? LEBONNARD, à son établi; un petit marteau à la main, une loupe à l’œil droit. Eh! je les aime! Avec eux j’ai tout fait, je me suis fait moi-même... Vois-tu, rien ne pourra jamais me corriger! Inventeur enrichi, mais petit horloger, Ancien négociant bien connu dans la ville, Je ne vois pas que mon marteau soit chose vile... Avec ces outils, moi qui passe pour un sot, J’ai bâti la maison et j’ai gagné ta dot. JEANNE, très câline. Ma mère n’aime pas que ce marteau travaille Le dimanche! On vous grondera! LEBONNARD Vaille que vaille! S’il ne pleut pas sur toi, je laisserai pleuvoir! Tout est bien, puisque j’ai le bonheur de t’avoir! _Il la regarde un moment avec attention._ ... Quand je pense que je t’ai vue à l’agonie, L’autre mois! _Il voile ses yeux avec sa main._ ... Cette horrible angoisse est bien finie! Et ce cœur qui trembla pour toi devant la mort, Désormais, contre tout le reste, sera fort! JEANNE Mais... LEBONNARD, l’interrompant. Bah! sans mes outils,--qu’on dise le contraire!-- Ta mère ferait-elle épouser à ton frère _Avec une nuance de dédain._ La fille d’un marquis? _Avec condescendance_: ... brave homme... et riche encor! ... C’est en frappant l’acier que je faisais de l’or! JEANNE Qu’avez-vous ce matin? Vous semblez d’humeur gaie? LEBONNARD D’abord, quoique tu sois encore fatiguée, Que tu ne te sois pas remise à bien manger, Je te sens très vivante et loin de tout danger!... Et puis... JEANNE, se rapprochant, Et puis? LEBONNARD Et puis... je ne sais pas, moi, dame! Mais j’ai vraiment--parfois--de la fermeté d’âme!... Quand on est bon, il faut être un peu résistant: Et--grâce à toi--j’ai pris du ton!... Je suis content. JEANNE Ah! LEBONNARD Mais oui!... Cependant, un progrès reste à faire: C’est de savoir parler, quelle que soit l’affaire, Sagement, posément... Impossible! Pourquoi? C’est que, timide encore et méfiant de moi, Vois-tu, je prends toujours trop d’élan et je saute Trop haut, croyant toujours la barrière trop haute. Mais je sais ce qu’il faut dire, et je le dirai. Voilà! JEANNE, dans ses bras, à ses genoux. Que je vous aime, ô mon père adoré! LEBONNARD, la contemplant. Mais où donc as-tu pris ton âme? Elle est exquise. JEANNE Un peu de vous. LEBONNARD Oh! non. Veux-tu que je te dise? C’est vrai que j’ai du bon: tu me l’as révélé; J’avais un peu d’or brut,--et tu l’as ciselé. Tu l’as limé, taillé, le cœur du vieil orfèvre! Tiens, autrefois les mots s’arrêtaient sur ma lèvre: J’étais comme muet. JEANNE Vraiment! LEBONNARD ... Bègue plutôt; Timide, j’hésitais. Quand j’essayais un mot, L’on riait: je rentrais, effrayé, dans moi-même! Mais étant écouté par quelqu’un qui vous aime, Oh! alors, on se lance, et devenu vieillard, Tu vois, je suis bavard avec toi, très bavard. JEANNE, examinant tout à coup l’habit de Lebonnard. Si ma mère vous voit cet habit hors d’usage, Gare à vous! LEBONNARD Quand je l’ai, c’est signe de courage! _D’un air mystérieux_: Aussi, depuis un mois, je le mets plus souvent. Laisse. Je m’accoutume à tenir tête au vent! JEANNE Mais ma mère dira... _Lebonnard prend la broderie de sa fille sur une table et fait quelques points._ LEBONNARD ... ce qu’elle voudra dire, Petite! Et j’aime mieux remplir ta tirelire Que celle de monsieur...? l’allemand... mon tailleur. JEANNE Il est vrai que donner aux pauvres, c’est meilleur; Et puis, dès qu’un journal de morale se fonde, On s’adresse à mon père:--il faut que je réponde; Ma tire-lire est pleine, et, vite, on reprend tout Ce qui me vint petit à petit--d’un seul coup! LEBONNARD, rêvant. Je suis un ignorant ébloui de science, C’est vrai!--Tout est douleur ici-bas... patience! Le grand remède existe: on saura le trouver... Et j’aide les penseurs,--ne pouvant que rêver. SCÈNE II LEBONNARD, JEANNE, MARTHE. MARTHE, entrant. Madame demandait tantôt mademoiselle. JEANNE Comment! tantôt!... J’y cours... _Elle se sauve en courant._ _Lebonnard la regarde avec admiration, puis il va à la porte par où elle est sortie, l’ouvre, semble suivre un moment sa fille des yeux. Il revient enfin vers Marthe en hochant plusieurs fois la tête et en clignant de l’œil d’une façon qui signifie: «Hein, Marthe? quelle brave fille que ma fille!»_ _Marthe n’y contredit point._ SCÈNE III LEBONNARD, MARTHE. LEBONNARD Lorsqu’on te dit: «Du zèle,» _Désignant sa fille._ C’est ça!--Hein, un joli modèle à copier? MARTHE Pour ça, oui! LEBONNARD Mais qu’as-tu, là?... Fais voir ce papier. MARTHE Pour ça, non!... Vous ni moi ne pouvons nous permettre, Madame ayant parlé, d’y reprendre une lettre. Les repas pour huit jours sont réglés là-dessus. LEBONNARD Allons, donne!... ou tu vas me fâcher! MARTHE Bon Jésus! Je voudrais bien--pour voir!--vous voir mettre en colère. LEBONNARD Tu m’y verras, si tu te plais à me déplaire. MARTHE, croisant les bras. Tiens, c’est du nouveau, ça? LEBONNARD, s’essayant à l’autorité. J’entends qu’on soit soumis. Donne-moi ce papier...: nous serons bons amis. MARTHE, lui tendant le papier à contre-cœur. Voilà, monsieur. LEBONNARD, lui arrachant le papier. Il le lit. Fort bien! _Potage à la royale!_ Et _Bouchée à la reine_! Est-ce un roi, qui régale? Ou monsieur Lebonnard, un ancien horloger, Qui commande un menu parce qu’il faut manger? ... Ma fille (entendez-vous, Marthe?) est encor malade! Je demande un menu; ça, c’est une charade! Et je ne peux passer trois jours à deviner Si j’ai du bœuf, ce soir,--bien saignant,--pour dîner! MARTHE Mais... LEBONNARD Aimez toutes les noblesses, même fausses, Mais ne m’en fourrez pas, que diable! dans mes sauces! MARTHE Voilà ma soupe au lait qui monte en un moment! LEBONNARD, s’asseyant. Fais pour ce soir un bon rôti, tout uniment. MARTHE Corriger le menu, monsieur! c’est impossible! LEBONNARD. Il se lève, son tablier à la main. Je comprends: ta besogne est parfois très pénible... Eh bien, j’irai t’aider!--Jeanne est malade. MARTHE, secouant la tête d’un air entendu. Oh! non! Pour son mal, maladie est trop un vilain nom... J’ai très bon œil encor, quoiqu’un peu sourde et vieille... LEBONNARD, effrayé, à voix basse. Je sais. Mais parle-moi de la chose à l’oreille. MARTHE Elle se porte mal... depuis qu’elle va mieux. Son jeune médecin... n’était pas assez vieux!... LEBONNARD, clignant de l’œil. Eh! oui! C’est le docteur qui serait le remède. MARTHE, frappant sur le papier qu’elle tient. Quant à rien changer là, monsieur,--que Dieu vous aide! Mais il faut en parler à madame d’abord. LEBONNARD, d’un air piteux. Elle criera beaucoup... MARTHE, l’interrompant. Mais vous crierez plus fort. LEBONNARD Hum!... j’aime mieux que tu m’arranges ça toi-même. MARTHE Vous croyez donc qu’ici l’on m’écoute et qu’on m’aime? Moi qui depuis trente ans sers dans cette maison, On me gronde à tout bout de champ et sans raison, Et l’on espère, en me malmenant de la sorte, Qu’un beau jour je prendrai--de moi-même--la porte! LEBONNARD Chut!... plus bas! MARTHE J’ai connu madame à son comptoir: C’est ça mon crime. LEBONNARD, résigné. Eh! je sais bien!... _Énergique, après avoir réfléchi_: Il faudra voir. MARTHE C’est votre mot. Voilà longtemps que vous le dites! LEBONNARD Avant d’agir, on doit bien mesurer les suites, Ma bonne; chaque chose arrive dans son temps; Tout vient à point à qui sait attendre. J’attends... Que l’heure sonne... MARTHE A laquelle de vos pendules? LEBONNARD J’en conviens, j’ai beaucoup et de gros ridicules. N’importe! Je saurai vouloir... A quel moment? Eh! mon Dieu! quand il le faudra, tout bonnement... MARTHE Et quand le faudra-t-il? LEBONNARD, avec fermeté. Quand il faudra défendre Ma fille... C’est pourtant bien facile à comprendre: Comprends-tu? MARTHE Oui... et non. LEBONNARD, d’un ton confidentiel. Ma femme,--je le vois,-- Songe à donner à Jeanne un mari de son choix; Qu’en penses-tu? MARTHE Ce que vous en pensez vous-même. LEBONNARD Eh bien, je défendrai Jeanne et l’homme qu’elle aime. _Marthe hausse les épaules avec dédain pendant que Lebonnard regarde les portes avec inquiétude._ Voyons, Marthe, aidons-nous l’un l’autre... Je sais bien Qu’on veut te chasser, mais je suis là;--ne crains rien... Et change ce menu... Voyons, réfléchis... bête! Elle criera, oui; mais la chose sera faite. L’autorité d’un fait accompli,--tout est là. On s’impose--et tout suit. MADAME LEBONNARD, dans la coulisse. Marthe! MARTHE, goguenardant. Recevez-la; Imposez-vous, monsieur!--Pour moi, je gagne au large. Ah! nous sommes pincés, monsieur! gare la charge! _Lebonnard, voyant entrer sa femme, fourre maladroitement et à moitié dans sa poche le petit tablier qu’il avait à la main depuis un instant._ SCÈNE IV LEBONNARD, MARTHE, Mme LEBONNARD, puis LE LAQUAIS. MADAME LEBONNARD, brutalement, à Marthe. Que faites-vous ici? _A son mari._ De quoi lui parlez-vous? _A Marthe._ Que lui disiez-vous là, vous, d’un air en dessous? MARTHE Madame... MADAME LEBONNARD Taisez-vous, quand je vous interroge! La servante est en faute, et le maître déroge. _A Marthe qui fait un mouvement._ Je vous chasserai! LEBONNARD, timide et insinuant. Non. MARTHE, à Lebonnard. Vous êtes trop bon, vous! MADAME LEBONNARD, le foudroyant du regard. Je la chasserai. _A Marthe._ Vous, croyez-moi, filez doux! _Marthe sort et rencontre à la porte le laquais en grande livrée rouge et dorée. Elle s’efface pour le laisser passer._ _Le laquais traverse le théâtre devant Lebonnard et derrière madame Lebonnard; il vient prendre et il emporte un service à thé._ SCÈNE V LEBONNARD, Mme LEBONNARD. LEBONNARD, conciliant et timide. Vous ne chasserez pas celle-là?... je vous prie... Votre grand laquais rouge et son effronterie M’intimident... J’entends garder, moi,--par fierté-- Mon rang de travailleur... et Marthe! MADAME LEBONNARD En vérité! LEBONNARD Elle a nourri Robert; et c’est une bonne âme. Elle vous a servi trente ans, la brave femme! Vos enfants les premiers ne voudraient pas... MADAME LEBONNARD Pourquoi «Vos enfants?» On dirait qu’ils ne sont rien qu’à moi! LEBONNARD Nos enfants, je le veux. MADAME LEBONNARD Veuillez ou non,--la chose Est ainsi. Nos enfants sont nôtres, je suppose! Vous avez pris Robert en grippe, voilà tout. LEBONNARD, s’affermissant un peu. Vous et lui, tous les jours, vous me poussez à bout. MADAME LEBONNARD Il voit bien que sa sœur est votre préférée. LEBONNARD, vivement, avec gravité. Préférence aujourd’hui méritée--et sacrée! Contre lui, contre vous, seule elle me défend. _Très attendri_: Et je dis que je suis le fils de mon enfant! MADAME LEBONNARD. Fort bien.--Mais Robert souffre, et je souffre moi-même De vous voir maltraiter un bon fils,--qui vous aime! Et c’est étrange à vous, qui prêchez la bonté! Mais vous n’êtes, au fond, qu’un rageur entêté! _Lebonnard approuve gaîment d’un geste chacune des épithètes malsonnantes que lui décoche sa femme._ LEBONNARD, finement. Et puis? MADAME LEBONNARD ... au moral, comme au physique, un myope; Un avaricieux,--qui se croit philanthrope; Bon?... par lâcheté pure! et doté par hasard D’un vilain nom, qu’on croit fait exprès: Lebonnard. LEBONNARD, avec une souriante bonhomie. Oui, c’est bien mon portrait... dans ma caricature. _Devenant sévère._ N’importe! J’ai souffert cette plus grave injure De voir un brave enfant,--qui, tout petit, m’aimait,-- Me railler, parce que sa mère le permet! _Madame Lebonnard hausse les épaules._ J’ai la déception, chaque jour plus amère, De le voir, contre moi, s’allier à sa mère, Et rire,--en s’en allant de mes pauvres vieux bras, Sans qu’il se sente ingrat parmi les plus ingrats! MADAME LEBONNARD C’est un réquisitoire en règle! LEBONNARD, s’exaltant tout à coup. C’est possible! Mais tout ça me révolte enfin! MADAME LEBONNARD, narquoise. Il est terrible! Sur quelle herbe avez-vous marché, mon cher époux? LEBONNARD, emballé brusquement. Sur l’herbe de sagesse! ainsi, méfiez-vous!... La coupe verse pour une dernière goutte!... Il n’est mouton si doux que le loup ne redoute, S’il prend la rage, ayant été mordu: je dis Que les timides sont parfois les vrais hardis, Et que l’audace alors n’a plus qu’à se défendre! Je suis las d’être sot, faible, bonhomme et tendre! Pour ma défense à moi, je suis resté poltron... Pour Jeanne, je suis homme à vous heurter de front! MADAME LEBONNARD Mais, mon Dieu! qu’avez-vous? Qu’est ce qui vous anime? LEBONNARD, bégayant de rage. J’ai... que je suis honteux d’être pusillanime!... _Éclatant avec plus de violence encore que la première fois._ Que Jeanne m’inquiète!... Enfin tous vos repas Sont faits d’une façon qui ne lui convient pas!... Je vous l’ai déjà dit cent fois, mais on s’en moque!... Je veux... _Subitement calmé, il achève d’un ton goguenard_: ... du bœuf saignant et des œufs à la coque. _Il s’assied à son établi._ MADAME LEBONNARD Oh! Que de bruit pour rien! On fera ce qu’il faut, Sans que vous le preniez, pour cela, de si haut! _Portant son mouchoir à ses yeux._ Suis-je mauvaise mère? _Elle s’assied d’un air d’affliction._ LEBONNARD, décontenancé, la regardant par dessus ses lunettes. Excusez-moi, ma femme... Je craignais, à propos d’un détail que je blâme, Un refus!... J’étais prêt à la lutte... On a tort, Avant d’être attaqué, de répondre d’abord!... Voyez-vous, on se sent un peu faible... on s’entraîne... Et je ne voulais pas vous faire de la peine. _Il se remet au travail, après avoir tiré de sa poche et développé, non sans affectation, son petit tablier._ MADAME LEBONNARD, qui, suffoquée, le regarde faire. Eh! mais, que faites-vous!... Vous travaillez, je crois! LEBONNARD, calme, sentencieux, la loupe à l’œil. Il y a beaucoup plus d’ouvriers que de rois. Moi, j’étais horloger. MADAME LEBONNARD, avec hauteur. Bijoutier, je vous prie! LEBONNARD, bonhomme. Ma foi! n’est pas qui veut maître en horlogerie! Pour bijoutier,--c’est vrai, nous _vendions_ des bijoux; Même on vous appelait... (nous sommes entre nous) La belle bijoutière;--et ce qui vous chagrine, C’est qu’on m’a vu longtemps derrière ma vitrine, La loupe à l’œil, la pince au doigt!... Ça me distrait... S’il ne travaillait plus, Lebonnard en mourrait. MADAME LEBONNARD Cachez-vous-en du moins; faites ce sacrifice! LEBONNARD Nul doute, le croyant juste, que je le fisse; _Avec finesse et la regardant par-dessus ses lunettes._ Mais je ne comprends pas... j’eus toujours l’esprit lent. _On entend le roulement doux d’une voiture. Mme Lebonnard jette un coup d’œil à la fenêtre._ MADAME LEBONNARD Le marquis! _Elle se rapproche de Lebonnard._ Donnez-lui son titre en lui parlant. LEBONNARD Ça ne se fait point.--Moi qui sors d’une boutique, Je me ferais l’effet d’être son domestique. MADAME LEBONNARD, d’un ton de confidence. Il pense à marier Jeanne. LEBONNARD, frappé; il relève la tête. Ah?... Il faudra voir! MADAME LEBONNARD, désignant les outils de Lebonnard. Cachez vite cela. Je vais le recevoir. _Elle fait mine d’enlever l’établi. Lebonnard s’y oppose. Alors, apercevant la housse oubliée par le laquais, elle l’enlève vivement et, en sortant, la jette sur les bras de Lebonnard, qui la lance au hasard sur un meuble où elle s’étale en évidence._ _Lebonnard range ses outils._ SCÈNE VI LEBONNARD, JEANNE. JEANNE, entrant. On vient chercher Robert pour une promenade A cheval! LEBONNARD, vivement. Mais pas toi? Je te sens trop malade! JEANNE, souriant. J’allais si bien tantôt, mon père? et maintenant?... LEBONNARD Tu vas bien... pas assez... Tout dépend du moment. _Jeanne, apercevant la housse oubliée, la plie soigneusement et la pose sur une table._ JEANNE Soit, je resterai. LEBONNARD Oui. JEANNE Eh! mais... que je vous gronde! Encor ce vieil habit? Pour recevoir du monde! Je vous ai dit pourtant... _Lebonnard regarde avec complaisance les pans et la doublure de son vieux vêtement de combat, qui est une manière de paletot-sac._ LEBONNARD J’y suis fait, que veux-tu? JEANNE câline. Il est râpé, taché... Nous sommes donc têtu? Voyons, que dira-t-on de votre pauvre fille, A voir de quels chiffons ce bon père s’habille? On en dira du mal, sans me calomnier, Père! _Avec espièglerie._ Et je ne serai plus bonne à marier! LEBONNARD, gaîment. Vite, alors!... l’habit neuf! _Elle sort et revient avec l’habit neuf qui est une grande redingote, très longue._ LEBONNARD, mettant l’habit neuf. Vingt-cinq ans, c’est un âge! Et tu dois bien songer toi-même au mariage? JEANNE C’est à dire à quitter mon père, un beau matin, Un bonheur assuré?... LEBONNARD Pour un autre! JEANNE Incertain! Oh! non, je ne veux pas. LEBONNARD, attentif. Les raisons, je vous prie? JEANNE, très simplement. D’abord, dans quelques jours, mon frère se marie. LEBONNARD, qui ne comprend pas. Eh bien? JEANNE Vous perdriez vos deux enfants! LEBONNARD, comprenant et fronçant le sourcil. Comment! Et tu croirais me plaire avec ce dévouement! _D’un ton sentencieux et pénétré, convaincu_: Trop de bonté, ça mène au malheur!... Eh! que diable! J’aurais tout au contraire une peine incroyable A sentir que pour moi, tu renonces... Ah! non! _Avec finesse._ Tiens, nous aimons déjà quelqu’un? _Avec bonhomie._ Dis-moi son nom? JEANNE, vivement. Non, je n’aime personne! LEBONNARD ... Ouais! mais si je devine, J’enverrai ton bonnet de Sainte-Catherine Moi-même, par-dessus les moulins!... Vois-tu bien, Je ne peux plus avoir de bonheur que le tien. Courage!... Glisse-moi ton secret à l’oreille... JEANNE Je n’ai pas de secret. LEBONNARD, la menaçant du doigt. Cache-toi bien: je veille. SCÈNE VII LEBONNARD, JEANNE, LE MARQUIS en tenue de cheval. LE MARQUIS, entrant. Eh! bonjour, cher monsieur Lebonnard! LEBONNARD Serviteur. LE MARQUIS à Jeanne. Bonjour, vous, adorable enfant! JEANNE Toujours flatteur! LEBONNARD au marquis. Votre fille, monsieur? LE MARQUIS Au jardin. Elle montre A Robert un cheval--excellente rencontre D’hier matin;--l’étoile au front, le poil tout noir; Miss Flora, mille écus; c’est pour rien. JEANNE Je vais voir Miss Flora! _Elle sort.--En sortant elle reprend et emporte la housse qu’elle a si soigneusement pliée tout à l’heure._ SCÈNE VIII LEBONNARD, LE MARQUIS. _Le marquis regarde l’heure à sa montre._ LEBONNARD Elle va? LE MARQUIS Pas très bien. _Lebonnard prend la montre, et, tout en causant, la règle avec soin._ LE MARQUIS, regardant par la fenêtre de la vérandah. Une belle pouliche! LEBONNARD Tout le monde, monsieur, ne sait pas être riche. LE MARQUIS Oh! riche, cher monsieur Lebonnard, riche, non; Car ma fortune à moi n’égale plus mon nom. C’est vous qui l’êtes, riche. LEBONNARD Eh! moins qu’on ne suppose! Comme inventeur, c’est vrai, j’ai gagné quelque chose, Et puis mon frère aîné m’a laissé tout son bien, Mais près de vous, je n’ai presque rien. LE MARQUIS se récriant. Presque rien! LEBONNARD C’est un pauvre à Paris,--qu’un riche de province. J’ai deux enfants. Mon fils a de vrais goûts de prince; Son train de vie eût pu même vous effrayer... Un enfant gâté,--peu commode à marier! Aussi je suis heureux... LE MARQUIS N’ajoutez rien, de grâce; Ce Robert est en tout gentilhomme de race! Vous parlez comme si nous nous aimions d’hier... Moi qui, depuis longtemps... LEBONNARD, finement. Oui, vous n’êtes pas fier. _Il lui rend la montre._ LE MARQUIS, achevant sa phrase. Viens tous les jours ici... Je suis de la famille!... _Avec l’autorité du gentilhomme qui s’oublie_: J’ai toujours destiné votre fils à ma fille. LEBONNARD, finement et le regardant par-dessus ses lunettes. Vraiment? LE MARQUIS, se levant; à part. J’ai mes raisons. _Haut._ Ma fille, plus que moi, Tient aux traditions de son nom, mais, ma foi, Le vôtre est parmi ceux qu’avec respect on nomme. LEBONNARD, d’un ton ambigu. Vous êtes bon, monsieur. LE MARQUIS, rondement, et faisant le geste de lui donner une tape sur le ventre. Vous êtes un brave homme! Et votre fils, monsieur, un gentleman parfait. _Entre Robert._ SCÈNE IX LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT, en tenue de cheval. ROBERT, entrant. Me voilà.--Je suis prêt! LE MARQUIS, frappant sur l’épaule de Robert. Mais charmant, en effet! Savant, quoique avocat; plein de cœur. LEBONNARD, gravement. Je l’espère. LE MARQUIS Il est brave et bon!... _Souriant._ Bon... pas autant que son père, Fort heureusement! mais vous, mon cher, grand pardon, Vous fûtes de tout temps un peu faible, trop bon!... Eh! que diable! la vie est une ardente lutte... Sans doute on suit du cœur un blessé dans sa chute, Mais tant pis pour qui tombe!... on marche un peu dessus. «Place aux forts,»--dit Darwin. LEBONNARD, souriant avec malice. Oui... mais que dit Jésus? LE MARQUIS Hola! Je vous croyais libre penseur en diable? LEBONNARD Libre rêveur! Mais votre thèse est effroyable! Et, vous sachant dévot, j’ai nommé votre Dieu. Moi, si mon voisin tombe, eh bien... je l’aide un peu! Je ne distingue point la Pâque de Vigile, Ma foi non, mais j’admire et j’aime l’Évangile Où souffre un pauvre Dieu... patient sous l’affront. C’est la force du cœur, monsieur. _Avec intention_: Les doux vaincront. LE MARQUIS Ah! Bravo, l’abbé!... Mais... SCÈNE X LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT, BLANCHE, en amazone, JEANNE, Mme LEBONNARD paraissant au fond. ROBERT, allant vers Blanche, au fond. L’un prêche et l’autre raille... Adieu la promenade! Une heure de bataille. LE MARQUIS à Lebonnard, poursuivant la conversation. La mécanique est en progrès, mais le cœur, pas! LEBONNARD Si! Le cœur change! Il suit le progrès pas à pas... Civilisation, art, science, industrie, Tout ce progrès visible, où va-t-il, je vous prie? Au carrefour où vont finir tous les chemins: A l’élargissement des sentiments humains! LE MARQUIS, attentif. Où diable prenez-vous ces choses? Dans quel livre? LEBONNARD, tenant par la main sa fille qui, depuis un instant, s’est rapprochée de lui. Ma fille me les lit.--Et puis... je la vois vivre! ROBERT, s’avançant; avec suffisance. Je suis du sentiment de monsieur le marquis, Moi!... Deux races: vainqueurs et vaincus; les conquis, Les conquérants; le faible et le fort; c’est faiblesse Que d’être tendre à qui nous attaque et nous blesse: Sois fort,--si tu veux être! _En gesticulant avec sa cravache, il fait tomber une petite pendule qui se trouvait sur l’établi de Lebonnard._ BLANCHE, moqueuse. Oui! c’est beau d’être fort!... Et surtout d’être adroit! LEBONNARD _Il regarde avec chagrin la pendule qu’il ramasse. Il soupire, la replace sur l’établi et, faisant un effort pour sourire_: Allons, j’ai toujours tort. LE MARQUIS, lui tapotant sur l’épaule trop familièrement. Vous, vous êtes du bois dont on fait les apôtres... ... Mais partons-nous? _Gaiement._ Voyons, morbleu, soyez des nôtres: A cheval!... ROBERT, pouffant de rire. Je voudrais voir mon père à cheval! Très drôle! LEBONNARD, qui a entendu, blessé. En vérité? JEANNE, bas à Robert. Ah! Robert, c’est bien mal! LEBONNARD, debout, au milieu. A votre âge, mon fils,--pauvre, sans espérance De fortune,--je fis à pied mon tour de France, Afin que vous eussiez de beaux chevaux plus tard, Et de l’esprit, du bon,--aux dépens d’un vieillard! MADAME LEBONNARD Vous souriez souvent à plus forte malice! LEBONNARD Eh!... c’est qu’il faut qu’un jour toute chose finisse! Ce n’est pas sa gaîté qui m’indigne, d’abord; C’est qu’il érige en droit sa raison du plus fort! Et si c’est de ce droit qu’il raille, je l’engage, Tout fort plaisant qu’il est... à changer de langage. BLANCHE, bas à Robert. Excusez-vous, Robert; il a vraiment raison. ROBERT Mon père... LEBONNARD, brusquement attendri et lui prenant la main. Oh! je t’ai fait du chagrin, mon garçon?... Pardonne-moi!... Vois-tu, lorsque je suis sévère, C’est par amour pour toi... C’est exigeant, un père! On voudrait voir son fils toujours beau, toujours bon... _Profondément ému._ Et je t’aime bien, moi, mon cher enfant! ROBERT Pardon, Mon cher père!... LEBONNARD, à Blanche. C’est bien à vous, mademoiselle! Lorsque--belle--on est bonne, on est encor plus belle. Qu’il soit digne de vous,--et vous serez heureux!... _Surmontant son attendrissement, et d’un ton très alerte._ Allons, allons, sortez, vivez, mes amoureux, Et courez à cheval... sans vous casser la tête! Il est beau, ce cheval? BLANCHE Une superbe bête! LEBONNARD, regardant par la fenêtre. Superbe!--Allons, je veux te voir sur ton cheval, Mon fils,--faire très bien... ce que je ferais mal. _A sa femme._ Je garde Jeanne. ROBERT, qui cause avec les jeunes filles. Allons. LE MARQUIS, haut. Une seconde encore. _A Madame Lebonnard, bas_: Parlons-lui du projet Martignac--qu’il ignore. Martignac veut savoir. MADAME LEBONNARD, à son mari. Mon ami, j’ai trouvé, Pour Jeanne, le parti que j’ai longtemps rêvé: Un homme à peine mûr, mais bien; parfait! LEBONNARD, inquiet. Qu’on nomme? LE MARQUIS, s’avançant. Martignac. MADAME LEBONNARD, se rengorgeant. Il est comte! LEBONNARD, bas, avec un accablement comique. Encore un gentilhomme! J’en étais sûr! _Haut._ Eh bien, ma femme... je verrai; Mais peut-être... aime-t-elle... MADAME LEBONNARD, redressant l’oreille. Hein! _Elle regarde Lebonnard avec stupéfaction._ LEBONNARD, d’un ton mal assuré. ... le docteur André. MADAME LEBONNARD, stupéfaite et révoltée. Vous dites: le docteur! LEBONNARD, prenant de l’assurance. Qu’est-ce qui vous étonne? C’est un savant, un vrai; sa clientèle est bonne; Il est habile, il est honnête, et j’ai cru voir Qu’il fait volontiers plus et mieux que son devoir. MADAME LEBONNARD, suffoquée. Ah?... Eh bien! je l’attends, celui-là!--qu’il revienne. LEBONNARD, à part. Ne heurtons pas trop tôt mon idée à la sienne. _Haut._ Il faudra voir, ma femme... et surtout bien songer Qu’il fut, lorsque ma fille était en grand danger, D’un dévouement! MADAME LEBONNARD, méprisante. Mon Dieu! son métier le commande: On y mettra le prix. LEBONNARD, s’inclinant. Vous avez l’âme grande. LE MARQUIS, poliment, à Lebonnard. Martignac est un nom illustre et bien porté; S’il vous plaisait,--pour moi, j’en serais enchanté. SCÈNE XI Les mêmes, UN DOMESTIQUE. LE DOMESTIQUE, annonçant. Le docteur André. _Le domestique sort._ MADAME LEBONNARD, menaçante. Ah!... ROBERT, gentiment, à sa sœur, à gauche. Le bonheur de la vie, C’est d’aimer!... Et cela ne te fait pas envie? Je t’en prie, aime donc! aime donc: c’est charmant! Regarde-moi: je suis le bonheur même; aimant, Aimé, je suis aimé! C’est la vie et la joie! BLANCHE Fat! ROBERT, à sa mère. ... Eh bien, ce docteur? LEBONNARD, allant vers la porte de droite. Le voici. ROBERT Qu’on le voie Et qu’il nous laisse en paix!... Si nous filions? JEANNE, fâchée. Robert! ROBERT, gentiment à Jeanne. Tiens, tiens! vous rougissez, vous?... J’aurai l’œil ouvert. SCÈNE XII LEBONNARD, Mme LEBONNARD, JEANNE, BLANCHE, ROBERT, LE MARQUIS, ANDRÉ. ANDRÉ, entrant et riant, à Lebonnard qui est allé au-devant de lui. Marthe me consultait... _S’apercevant qu’ils ne sont pas seuls et saluant._ Oh! pardon! ROBERT, gaiement, à Jeanne, bas. Pas un geste: On t’observe! JEANNE, à Robert, bas. Tais-toi! ANDRÉ Vous sortiez? LEBONNARD, vivement. Moi, je reste. MADAME LEBONNARD, à son mari. Le docteur ne vient pas pour vous! ROBERT, à Jeanne. Oh! ça, c’est clair. MADAME LEBONNARD, au docteur. Mais nous emmenons Jeanne en voiture, au grand air. Vous avez ordonné les longues promenades, Et nous vous laisserons à vos autres malades. _A son mari._ Monsieur Lebonnard? LEBONNARD Quoi? MADAME LEBONNARD Mon ombrelle, mes gants. Vite! LEBONNARD, déconcerté. C’est moi qui dois?... A quoi servent vos gens?... Votre laquais doré, fier comme une Excellence?... MADAME LEBONNARD Je vous en prie. LEBONNARD, bas. Encore un peu de patience. _A André._ Attendez-moi, je veux vous parler un moment. _Il sort._ SCÈNE XIII LES MÊMES, moins LEBONNARD. MADAME LEBONNARD, bas au marquis. Je vais l’exécuter poliment, vivement. LE MARQUIS, de même. Sous quel prétexte et qu’a-t-il fait? MADAME LEBONNARD Oh! rien encore! Je le devance. _Elle va parler au docteur qui l’écoute en regardant Jeanne. Jeanne, Blanche, Robert sont à gauche, André et Mme Lebonnard à droite._ BLANCHE, à Jeanne. Il dit--du regard--qu’il t’adore. MADAME LEBONNARD, au docteur, qu’elle prend à part. Un mot.--Elle n’est plus malade, n’est-ce pas? ANDRÉ Non, je viens... en voisin. JEANNE, bas, regardant sa mère et André. Que disent-ils tout bas? MADAME LEBONNARD Eh bien, monsieur... j’aurai tous les regrets du monde... Et ma reconnaissance est--croyez-le--profonde... Nous aurions tous ici du plaisir à vous voir... Mais le monde est méchant, et j’ai, moi, le devoir De surveiller de près l’honneur de la famille... Vous venez... en voisin... chez une jeune fille, Qui sera fiancée avant trois jours au plus. ANDRÉ, troublé. Avant trois jours! MADAME LEBONNARD Tels sont nos projets, résolus. ANDRÉ Puis-je savoir si c’est bien de sa part, madame?... MADAME LEBONNARD, prétentieuse. Nos seules volontés guident cette jeune âme... _Profitant d’un mouvement de Jeanne qui détourne les yeux sous le regard d’André._ Vous voyez ce regard qui se détourne?... ANDRÉ, avec une surprise douloureuse. Ah!--Bien. MADAME LEBONNARD C’est compris? ANDRÉ Certe! MADAME LEBONNARD Alors, je n’ajouterai rien! _Elle lui tourne le dos._ ANDRÉ, saluant Mme Lebonnard qui lui a déjà tourné le dos. Merci! SCÈNE XIV Mme LEBONNARD, JEANNE, BLANCHE, ROBERT, LE MARQUIS, ANDRÉ, LEBONNARD. LEBONNARD, à sa femme lui présentant l’ombrelle et les gants, avec un salut comique. Voilà,--baronne! LE MARQUIS, à Lebonnard, lui montrant le groupe des jeunes gens. Hein? Voyez: ça nous pousse! Leur bonheur, ça nous tue! LEBONNARD Oui, mais d’une mort douce. _Au docteur avec audace, très haut._ Eh bien! docteur, de voir ces enfants rire entre eux, Cela ne vous dit rien? Vous restez ténébreux?... Quand vous mariez-vous?... On y pense,--à votre âge! MADAME LEBONNARD Que lui chante-t-il donc? LEBONNARD Pensez... au mariage. ANDRÉ, à voix haute, tous l’écoutant. Au mariage?... Non! je n’y pense jamais; Et je n’y songeais pas, même au temps où j’aimais. Je suis un travailleur, volontiers solitaire... MADAME LEBONNARD, à part. Sa vie (on me l’avait bien dit) cache un mystère! ANDRÉ J’ai parfois éprouvé le regret infini D’un foyer nombreux, doux et tiède comme un nid... _S’adressant à Mme Lebonnard._ Mais mon destin n’est pas de ce côté, madame... Je vivrai vieux savant, pour l’étude,--sans femme! Et j’ai noté, parmi les beaux vers que j’ai lus, Ce vers si simple: «On m’a blessé, je n’aime plus.» Vous sortiez... On m’attend... Je suis pressé moi-même. _Il salue et sort._ SCÈNE XV LES MÊMES, moins ANDRÉ. LEBONNARD, avec éclat, mais le dos tourné au public et frappant de la main sur la console qui est au fond. Pourquoi le chasse-t-on, cet homme?... Jeanne l’aime! JEANNE, vivement. Non, mon père! MADAME LEBONNARD, violemment. ... Eh bien, oui,--j’ai, peut-être un peu tard, Réglé son petit compte à l’homme du grand art. Je fus une imprudente, ayant vu sa figure, D’introduire chez moi ce monsieur, car j’augure Qu’il n’a pas plus de bien que de renom acquis, Et qu’il ferait un gendre indigne... du marquis! LEBONNARD, au marquis, avec simplicité et noblesse. Défendez-vous, monsieur. LE MARQUIS, avec quelque embarras. Je suis surpris moi-même... Je le connais peu, lui;... mais s’il est vrai qu’on l’aime... BLANCHE, entourant de ses bras Jeanne qui est tombée assise et qui cache son visage. Ne la torturez pas!... Quand même elle aimerait Cet André, ce docteur,--et c’est là son secret,-- Quel mal y verrait-on, si c’est un honnête homme? André vaut Lebonnard.--C’est André qu’il se nomme? Tout nom sans tache est noble: on peut en être fier. Quelqu’un parlait de lui chez les Reynold, hier: On en disait du bien; on citait son courage. JEANNE, se jetant au cou de Blanche. Ah! ma sœur! MADAME LEBONNARD, à part. Elle l’aime! JEANNE, à Blanche, bas, avec douleur. Il a senti l’outrage! ROBERT, à Jeanne, avec affection. Il me plaît, ton docteur... il est presque élégant! BLANCHE Viens-tu, Jeanne? LEBONNARD, vivement. Un moment! _A Jeanne, avec fermeté._ Reste. MADAME LEBONNARD, au marquis qui sort avec elle. Oh!... un intrigant! LEBONNARD, montrant Jeanne à Robert qui était sorti avec Blanche et qui revient chercher sa sœur. Elle reste... _Robert hésite un moment, comme s’il allait parler et insister pour emmener Jeanne._ JEANNE, à Robert doucement. Je reste. _Robert sort, en hochant la tête._ _Jeanne va vers son père et lui met les bras autour du cou._ SCÈNE XVI LEBONNARD, JEANNE. JEANNE, appuyant sa tête sur la poitrine de Lebonnard. Ah! que je suis confuse! LEBONNARD, souriant. Sois tranquille... Il aura le bonheur qu’il refuse. Tu l’as choisi... c’est moi qui vais te le donner. JEANNE, avec un cri de joie, qu’elle regrette aussitôt. Ah!... Mais pardonnez-moi... d’aimer. LEBONNARD, étonné d’abord. Te pardonner? Comment?--Ah! je comprends!... JEANNE Oui, si je me marie, N’allez-vous pas rester seul ici! LEBONNARD, la serrant sur son cœur. Ma chérie! JEANNE, toujours suspendue au cou de son père. Mais,--papa,--votre cœur peut être rassuré: Ma mère ne veut pas... et je vous resterai. _Lebonnard la tient dans ses bras. Ils sont debout; il semble la bercer._ LEBONNARD Oh! les doux bras d’enfant qui bercent ma vieillesse! ... Je ne te perdrai pas. Laisse-moi faire, laisse. Moi, si faible jadis, tu me rends très fort... Tiens, _D’un ton d’assurance mystérieuse._ Je ferai ton bonheur,--et j’en ai les moyens!... JEANNE, étonnée. Ah? LEBONNARD ... Oui, va... je _veux_, moi, ce que ma fille espère! JEANNE Mon cœur est dans vos mains: je suis tranquille,--père. _Il l’accompagne jusqu’à la porte. Elle sort, il se met à siffloter l’air de Malborough, en se frottant les mains._ SCÈNE XVII LEBONNARD, LE LAQUAIS. _Le laquais entre à droite au moment où Lebonnard vient de s’asseoir à sa table. Le laquais traverse la scène et sort à gauche. Lebonnard lui fait, par derrière, un grand salut ironique, puis il se rassied à son établi et, la loupe à l’œil, se remet à travailler en sifflotant._ SCÈNE XVIII LEBONNARD, MARTHE. MARTHE, entrant, toute agitée. Monsieur?--Madame... LEBONNARD Quoi? MARTHE, poursuivant. ... vient de me dire en bas: --«Si le docteur André revient,--tu lui diras Qu’on est sorti!»--«Jamais, madame!» LEBONNARD Elle a dû rire. C’est très bien! MARTHE --«Ça, madame, il faut le faire dire A ce brave docteur... par votre grand laquais!» LEBONNARD, réjoui, se frottant les mains. Bien! MARTHE, pleurant. Alors elle a dit:--«Va faire tes paquets!» Pour me traiter ainsi, faut-il me savoir bonne! Incapable de haine et de trahir personne! LEBONNARD, la regardant fixement. Elle sait bien que tu te tairas--malgré tout! MARTHE, tressaillant, stupéfaite. Qu’entendez-vous par là? LEBONNARD, avec une certaine solennité impérieuse. Va, tais-toi jusqu’au bout, Et ne pars pas! MARTHE Comment? LEBONNARD Oui, reste, souffre, expie! Je n’accepte pas, moi, que l’on te congédie. Qui sait? ton départ seul, ton chagrin,--tes remords Eux-mêmes,--pourraient bien nous trahir au dehors! _Ils se regardent un moment en silence._ MARTHE, stupéfaite. Vous saviez?... LEBONNARD, avec force. ... ce qu’il est!... comment tu fus complice: Tout!... Et quand j’eus appris le secret,--oui, nourrice,-- J’ai laissé respecter la mère... plus que moi. _Avec bonhomie._ ... Robert n’est pas coupable. MARTHE, confondue. Il est ingrat! LEBONNARD, très simple. Pourquoi? Il ne sait rien. MARTHE, joignant les mains d’un air de vénération. Grand Dieu! Vous êtes un saint,--maître! LEBONNARD, portant une montre à son oreille. Peuh!... je suis un bon vieux... qui radote, peut-être!... Mais, Marthe, il ne faut pas partir. Tout le défend... _Elle veut lui baiser les mains et se mettre à genoux. Il l’en empêche._ Oui, je l’aime. Et je sais qu’il n’est pas mon enfant. _Marthe s’éloigne en levant les bras au ciel et en se retournant plusieurs fois vers lui d’un air d’admiration. Lebonnard met un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence. Elle sort._ SCÈNE XIX LEBONNARD, seul. _Il se remet à travailler en sifflotant._ LEBONNARD, levant son petit marteau d’horloger. Socrate a souffert plus que Jésus, dans son âme: Jésus avait sa mère... et Socrate sa femme! _Deux pendules se mettent à sonner avec des timbres différents. Lebonnard règle ses montres._ _Le rideau tombe lentement._ ACTE II Même décor. SCÈNE PREMIÈRE LEBONNARD à gauche, debout sur un fauteuil, occupé à remonter une horloge, au fond à droite; JEANNE, brodant, à droite, près d’une table; ROBERT, en face d’elle, un livre à la main. ROBERT Mais qu’a donc notre mère à vouloir d’un futur Comme ce Martignac, son jeune homme un peu mûr? Quant au docteur,--il faut voir comme elle résiste! Je l’ai vu plusieurs fois, lui, de loin, triste, oh! triste!... Un médecin, c’est gai comme un enterrement!... JEANNE, d’un ton de reproche affectueux. Voyons! ROBERT Il est très bien... pas gai, non, mais charmant! JEANNE Malin! Je t’ai donné le reste de ma bourse, C’est même mal: voilà mes pauvres sans ressource! Tu me dis... des douceurs, par intérêt,--vilain. ROBERT Eh bien! non, ça n’est pas par intérêt. Malin, Soit; vilain, non; je dois une assez ronde somme, C’est vrai,--mais cependant je suis un honnête homme Et je ne flatte pas ma sœur pour de l’argent! ... Parole! JEANNE J’ai voulu rire. ROBERT C’est outrageant! Mais ça n’empêche pas que ton André me plaise... JEANNE Il me plaît, ça suffit. ROBERT Vous en parlez à l’aise, Mademoiselle!--Il faut qu’un beau-frère, pourtant, Plaise au beau-frère!--Eh bien! je suis assez content! JEANNE Et moi, j’adore Blanche. ROBERT Oh! ça, c’est aisé!--Peste, Un ange!... comme toi! JEANNE, lui donnant sa bourse. Malin!--Voilà mon reste. ROBERT, soupesant la bourse. Que ça? _Il l’empoche._ LEBONNARD, à sa pendule, au fond, à droite. Toi, c’est ton jour. _Il la remonte._ Mouvement genevois; Excellent mouvement. _La pendule sonne. Il l’écoute en souriant._ Que j’aime cette voix! C’est ma jeunesse! JEANNE, à Robert qui lui a parlé bas. Chut! ROBERT Allons, c’est ridicule! Que veux-tu? Quand il va dorloter sa pendule, Ça m’agace! JEANNE Va-t-en! ROBERT Dans toute la maison, Pendules à revendre, horloges à foison, Montres, réveils;--c’est tout l’ancien fonds de boutique! JEANNE Fais grâce,--à lui, du moins,--de ta verve caustique! Ris,--avec moi,--du tic innocent d’un bon vieux. ROBERT, gentiment. Bien meilleure que moi, toi! JEANNE Non! ROBERT, avec sérieux. Si; tu vaux mieux. LEBONNARD, toujours à sa pendule. Un peu d’huile aux ressorts. JEANNE, à son frère. Puisque te voilà sage, Va l’embrasser! ROBERT Pourquoi?... Non!--Quel enfantillage! JEANNE Tu lui fais si souvent du chagrin! ROBERT C’est nerveux. Tu sais, les tics, ça fait mal aux nerfs. Je m’en veux. Puis, quelque mot mordant m’échappe. Lui, se fâche; Moi, je réplique... JEANNE Il est si faible! Tiens, c’est lâche. Voyons, avec son père, on n’a pas tant d’orgueil! Va l’embrasser. ROBERT Et s’il me fait méchant accueil? JEANNE Lui? Tu sais bien que c’est impossible! LEBONNARD, revenant et se parlant à lui-même. A merveille! On ne refera pas une horloge pareille! C’est du bon temps. ROBERT, allant à lui avec gentillesse. Mon père, embrassez-moi! LEBONNARD, étonné, ne comprenant pas. Comment? ROBERT Voulez-vous m’embrasser? LEBONNARD, avec élan. Mon fils!... certainement! J’étais surpris, vois-tu. J’ai perdu l’habitude... _Par réflexion._ Peut-être, quelquefois, je te parle un peu rude... Mais toi! ROBERT, avec légèreté. N’y pensez plus, mon père! LEBONNARD De grand cœur! ... Je sais bien que l’esprit est aisément moqueur; Que je suis une bête, et que je prête à rire! Ça n’est rien!--C’est égal,--je peux bien te le dire, Je regrette le temps où, tout petit garçon, Tu m’aimais... _Mouvement de Robert._ Tu m’aimais de bien autre façon! _Jeanne se rapproche. Lebonnard se trouve placé entre ses deux enfants._ Ta mère, de plaisirs en plaisirs entraînée, Me confiait son fils, et, (Jeanne étant l’aînée) A nous deux, cher petit, nous t’amusions beaucoup!... Puis... je vous suspendais tous les deux à mon cou! _Ses deux enfants se suspendent à son cou._ Oui, oui!--mais c’est un peu différent: tu raisonnes! Les esprits forts, c’est bien, mon fils;... les âmes bonnes, C’est mieux. _Robert, blessé, veut, à ce mot de reproche, se dégager de Lebonnard. Jeanne appuie sa main sur la tête de Robert, et le contraint à rester, contre la poitrine du père._ La grande force est encor la douceur... Et je te sens plié par la main de ta sœur... _Il détache de lui les deux enfants._ Allons, tu m’as touché le cœur, mon grand jeune homme! Cours donc à tes plaisirs... _Prenant son portefeuille._ J’ai là certaine somme... Que Jeanne me demande... _Il la regarde._ Une dette de jeu? JEANNE, d’un air confus, baissant la tête pour le compte de son frère. Oui! LEBONNARD, se tournant vers Robert. Soit; mais, enfin, songe à travailler un peu! Pourquoi veux-tu rester un avocat sans cause? Tu vas te marier?... Il faut faire autre chose Que des dettes!... Écris... Défends les malheureux! Les plus à plaindre sont muets. Parle pour eux. ... Si j’étais à ta place... ah!... _Gaîment._ Allons, oui, démarre. Malgré toi ta malice est là qui se prépare!... Sauve-toi! ROBERT Mon bon père!... Et toi, merci, ma sœur! _Il sort vivement._ _Lebonnard et Jeanne se regardent un instant en silence._ [Illustration: (RÉPÉTITIONS D’ASNIÈRES; M. JOUBÉ, RÔLE DE ROBERT.) --«_Et je te sens plié par la main de ta sœur._» Acte II, scène I.] SCÈNE II LEBONNARD, JEANNE. JEANNE, répondant au regard de son père. Vous voyez qu’il est bon. LEBONNARD Tant mieux, s’il a du cœur! JEANNE Il est un peu léger;--c’est son âge. LEBONNARD Oh! la vieille! JEANNE Vous vous moquez! LEBONNARD Va, va, juge, blâme, conseille; Moi, je souris: ton air maternel est charmant. ... Quant à Robert,--s’il m’aime et s’il t’aime vraiment Je le saurai bientôt... Peut-être aujourd’hui même. JEANNE Comment? LEBONNARD C’est mon secret... Et s’il est bon, s’il t’aime, S’il a du cœur... JEANNE Eh bien? LEBONNARD Eh bien!... j’en conviendrai. JEANNE Vraiment!... c’est bien heureux!... _Avec câlinerie._ Père dénaturé! LEBONNARD, rêvant. Bah!... tes enfants seront le progrès de mon âme! Mon Dieu, oui!... tu seras tout à l’heure une femme, Une mère; et ton fils sera bon, sera beau! Sa petite âme en fleurs croîtra sur mon tombeau; Ce fier jeune homme aura tes vertus et ta grâce... Et je suis un pauvre homme... et ce sera ma race! JEANNE, tristement. Mais d’abord savez-vous si je me marierai? LEBONNARD Toi? _Il soupire._ JEANNE Qu’avez-vous donc? LEBONNARD J’ai... que j’attends ton André! JEANNE, avec volubilité. Lui! Quand? Pourquoi? Comment? Ah! je crains et j’espère... Revient-il de lui-même? ou si c’est vous, mon père?... Oui, c’est vous!... Moi, depuis l’éclat de l’autre jour, Sans oser l’espérer, j’attendais son retour... Ce que ma mère a pu lui dire, je l’ignore. Qu’il m’aime, j’en suis sûre... et n’en sais rien encore! J’ai peur surtout,--s’il a cru, lui, que je l’aimais,-- Qu’à présent il soit plus malheureux que jamais! LEBONNARD, enchanté. Ta, ra, ta, ta!... C’est bien. Ton choix est bon, petite, Très bon,--et je l’avais deviné tout de suite. J’ai mes renseignements à présent--les meilleurs! Ses maîtres l’estimaient beaucoup. Pauvre d’ailleurs, Timide, honnête et fier. J’ai tout pesé, tu penses! Son âge et son mérite... Il a des récompenses D’honneur, pour ses travaux et son courage,--tout! JEANNE Je savais bien! LEBONNARD Tu peux l’aimer, l’aimer beaucoup! _Avec gravité._ Et même il est utile, il est juste qu’on l’aime. Je sais ce que je dis: c’est l’honnêteté même... C’est un cœur solitaire... un peu comme le mien... A sauver.--Sauve-le, Jeanne... tu sais si bien! ... Donc, il ne t’a rien dit? JEANNE, finement. Quand on aime, on devine. LEBONNARD, secouant la tête. La malice du diable est quelquefois divine. JEANNE, poursuivant. J’ai su lire en son cœur, qu’il ne m’a pas ouvert; J’ai deviné, sans lui, qu’il a toujours souffert! J’avais bien vu qu’il m’aime et n’ose pas le dire. C’est comme moi... LEBONNARD Vraiment?--Eh bien, je viens d’écrire A ce brave garçon: «Venez». Il va venir. A cause de ta mère, il faut vite en finir. J’entends vous fiancer... vous donner l’un à l’autre... ... Je suis pourtant jaloux!... Quel supplice est le nôtre, Les pères,--quand il faut donner, comme cela, Nos enfants!... Ah! je veux que Marthe (préviens-la) Dès que je sonnerai, t’appelle tout de suite... _Souriant._ Je peux avoir besoin de ton secours, petite... C’est l’heure. Laisse-moi. SCÈNE III LEBONNARD, JEANNE, MARTHE. MARTHE, avec un peu d’embarras. Le médecin est là. Il attend. LEBONNARD Fais entrer. MARTHE Monsieur... il attendra! _Elle se rapproche d’eux avec un peu d’embarras._ Alors, nous avions eu tous deux la même idée? J’ai donc vu clair?... Et vous, vous êtes décidée, Mademoiselle?... Eh bien, vous avez eu bon goût. Le premier jour qu’il vint, il vous plut tout d’un coup, Et j’ai compris... Des fois, l’amitié, ça vient vite! A preuve qu’à moi-même il m’a plu tout de suite Pour vous!--Je vous dis ça pour vous encourager, Car madame, bien sûr, va nous faire enrager: Elle ne l’aime pas! LEBONNARD, inquiet. Il y a quelque chose? MARTHE Elle parle à Robert... Quelquefois, elle cause Toute seule... LEBONNARD Et Robert? MARTHE Oh! lui, le cher enfant, _A Lebonnard._ Il vous aime... il répond très bien. _A Jeanne._ Il vous défend Toujours. Enfin, voilà; je dis ce qu’il faut dire. On le marie aussi... J’ai donc fini de rire, Monsieur,--et nous serons bien seuls... Enfin, voilà. _Lebonnard lui presse la main en silence. Marthe s’éloigne._ LEBONNARD, à sa fille qui est tout près de sortir. On ne m’oubliera pas trop vite? JEANNE, revenant à lui pour l’embrasser. Oh! cher papa! _Elle sort._ SCÈNE IV LEBONNARD, ANDRÉ. ANDRÉ, entrant. Vous m’avez appelé; j’arrive à l’heure dite. Rien de fâcheux pourtant n’appelle ma visite, J’espère? LEBONNARD, lui faisant signe de s’asseoir près de la table. Non, monsieur... ma fille va très bien, ... C’est d’elle qu’il s’agit pourtant... _Mouvement d’André._ Ne craignez rien! _Il s’assied en face d’André: puis, après une hésitation, il affirme brusquement_: Vous l’aimez. ANDRÉ, se levant. Moi, monsieur! LEBONNARD Oui, vous... Elle vous aime. ANDRÉ Elle! LEBONNARD Oui, je le sais, mon Dieu, par elle-même! ANDRÉ Oh! LEBONNARD, lui faisant signe de se rasseoir. Ma femme aura pu, faute d’en rien savoir, Se tromper l’autre jour, monsieur, sur son devoir. Ce qu’elle vous a dit--bien que je le suppose-- Je n’en sais rien!... Mettons le passé hors de cause, Et marchons!... On vous aime, et c’est un très bon point. Vous aimez mon enfant... je ne m’y trompe point! Eh bien! moi qui vous sais un homme digne d’elle, Je vous dis: «Aimez-la, mon fils, d’un cœur fidèle; «C’est mon bien, mon seul bien, le meilleur, le plus doux: «Prenez-le moi, je vous l’apporte: il est à vous.» ANDRÉ, contraint. Je suis surpris, monsieur... LEBONNARD, un peu décontenancé. La surprise... sans doute... Mais j’attendais... la joie... Ai-je fait fausse route? Vraiment, vous recevez mes avances d’un air... _Un court silence._ Non, morbleu, vous l’aimez!... ANDRÉ, vivement, avec fermeté. Oui, votre cœur voit clair, Mais je m’étais juré de souffrir en silence. LEBONNARD Et pourquoi donc? Son cœur vers le vôtre s’élance... Je le sais, moi qui sens qu’on me laisse pour vous! Pourquoi donc hésiter? Il vous sera si doux! ANDRÉ Je ne peux pas entrer en lutte... LEBONNARD, pouffant de rire, avec une ironie et un dédain comiques. Avec ma femme? _Prenant à deux mains tout son courage._ Allons donc!... je vous crois plus de fermeté d’âme! ANDRÉ Elle a, pour votre fille, un fiancé choisi... Et moi... LEBONNARD Le Martignac?... C’est vous qu’on aime.--Ainsi! ANDRÉ Mais... LEBONNARD, bondissant; avec éclat, puis avec volubilité. Mais pardieu! ça n’est pas comme ça qu’on aime! Ce que je dis pour vous, dites-le donc vous-même!... Quand on aime, on se moque un peu des bons parents, De leurs motifs, et des obstacles les plus grands! Et vous m’opposez,--vous,--mes raisons de famille? C’est absurde! et moi seul ici j’aime ma fille!... Oui, moi seul!--et je veux son bonheur assuré! Et malgré femme et fils,... malgré vous... je l’aurai, Je le ferai... Tenez, j’ai peur, si je raisonne, D’avoir peur! Je ne prends plus conseil de personne, Je marche droit, tout droit, sur l’obstacle, sans voir, Sans réfléchir... Voilà l’amour,--et le devoir. ANDRÉ Ah! monsieur, ce n’est pas mon cœur qui vous résiste!... LEBONNARD, s’installant comme un homme qui n’a plus qu’à écouter. Enfin!--Allez. ANDRÉ Mais, je vous dois un secret triste Qui va mettre entre nous un obstacle absolu: Et si vous en souffrez, vous l’aurez bien voulu! LEBONNARD Allez!... ANDRÉ Ah! certes, j’aime! et de toute mon âme. Oui, cette douce enfant, grave comme une femme, A pris--et pour toujours,--mon cœur! oui, j’ai rêvé Le bonheur,--oui, j’ai fait ce rêve inachevé! J’ai dit: «Voici l’amour et l’honneur--la famille! «L’amour dans le devoir et l’orgueil.» LEBONNARD Oh! ma fille! ANDRÉ Que de fois j’ai failli, quand j’ai pressé sa main, Dire: «A toujours,» au lieu de lui dire: «A demain!» Mais je pensais bientôt: «Cette ville est petite; L’Église y fait la loi; le préjugé l’habite...» M’aimait-on?... Que savais-je?... et, faute de savoir, Je gardais mon secret pour garder mon espoir. Si mon cœur s’est trahi, ça n’est pas de ma faute! LEBONNARD Bien. ANDRÉ Oui, je sais combien vous avez l’âme haute! Mais quand vous apprendrez vous-même... LEBONNARD, fermement et vivement. Épousez-la D’abord.--Nous reviendrons après sur tout cela. C’est assez. _Lui tendant la main._ Vous venez d’agir en honnête homme. ANDRÉ Mais... vous ignorez... LEBONNARD Moi? rien!--Je sais qu’on vous nomme André, Pierre, François. Ça n’est pas très malin: J’ai tous vos titres, là: ce tiroir en est plein. Médecin, vous avez été d’une bravoure... Tenez, quand on marie une fille, on s’entoure De cent précautions: on espère toujours Un obstacle!--On hésite. On appelle au secours Tous les renseignements, les journaux, mille choses... Et tout est là... _Il frappe sur le tiroir de la table._ ANDRÉ, secouant la tête. Non. LEBONNARD, ouvrant le tiroir. Si... Les _Annales des Causes Célèbres_;... le procès?... ANDRÉ, frappé. Ah! LEBONNARD Votre père eut tort, Eût-il cent fois raison,--de le crier si fort. Il avait une fille;--et je dis que, pour elle, Il devait étouffer cette horrible querelle, Ces détails... Mais enfin, vous n’êtes là pour rien. ANDRÉ, simplement. Je suis le fils de l’adultère. LEBONNARD Oui?--Eh bien, Après? _Il va donner un coup de sonnette._ ANDRÉ J’ai cru devoir, la honte étant trop forte, Quitter son nom pour l’un des prénoms que je porte. _Saisissant le journal._ Et puis, n’est-ce rien, ça? l’outrage triomphant De leurs fausses pitiés sur mes malheurs d’enfant? Regardez. L’avocat, d’abord, verse une larme; Mon enfance touchante un moment le désarme... Mais tout à coup le style injurieux reprend... Voyez: _Lisant._ «Pauvre écolier qui trop tôt seras grand, «Tu maudiras la vie, un jour!--Va, rêve et joue... «Tu te réveilleras souillé par cette boue!...» _Il froisse le journal._ En effet,--tout est là, dans le moindre détail! Que pouvais-je donc faire? Il restait le travail: Je n’ai connu que lui. Pas d’amour. Rien. Ma tâche. Pas d’amitié; non, rien; le travail sans relâche; Et dans ma soif d’oubli,--fort d’un grand désespoir,-- De ma honte, j’ai fait l’aiguillon du devoir! Mais là, tout est gravé... Cette histoire est écrite!... Jusqu’au déguisement de la coupable en fuite!... Ah! je rachèterais ces lignes de mon sang!... Mais il ne voit donc pas qu’il damne l’innocent, Celui qui le dénonce à la pitié publique?... _Il rejette le journal sur la table._ Monsieur, voilà ma plaie, et ma pensée unique; Et je n’offrirai pas--l’amour me le défend-- La dot de mon malheur à votre chère enfant. LEBONNARD, appelant à pleine voix. Jeanne! ANDRÉ, troublé. De grâce! LEBONNARD Allons, mon cher, laissez-vous faire. ANDRÉ Mais... LEBONNARD Soyez donc heureux, puisque je vous préfère! Le reste, à dire vrai, ne vous concerne pas... Plus un homme--arrivé haut--est parti de bas, Et plus j’admire en lui le mérite qui monte. Je vous estime plus qu’un autre, en fin de compte, Et c’est justice... Allons, attendez-moi... _Il va vers la porte, puis se retourne et s’apercevant qu’André cherche à se dérober_: Morbleu, Bougeons pas! _Même jeu._ Bougeons pas! _Appelant._ Jeanne! _Se retournant encore et allant à lui_: Attendez un peu: Votre bras... _Il met le bras du docteur sous le sien._ Sans ça, vous m’échapperiez peut-être. _Appelant plus haut._ Jeanne!--Tenez-vous bien... l’ennemi va paraître. SCÈNE V LEBONNARD, ANDRÉ, JEANNE. LEBONNARD, à Jeanne; tenant toujours le docteur à son bras. C’est gentil, n’est-ce pas, deux hommes, dont un vieux, Qui s’estiment et qui s’aimeront toujours mieux? JEANNE Mon père... LEBONNARD Tout est prêt: le voile et la couronne, Ma fille... _Il va la prendre par la main._ Es-tu contente? JEANNE, très doucement. Oh, oui! LEBONNARD, ému. Je vous la donne. ANDRÉ Elle!... à moi!... Ah! monsieur, personne jusqu’ici, Homme ou femme, ne m’a jamais aimé; merci. LEBONNARD Embrassez-la, mon fils... c’est votre fiancée. ANDRÉ, avec ravissement, debout devant Jeanne, dont il n’approche pas. Ma fiancée?... à moi?... Ah! la nuit est passée! Un enchanteur joyeux transforme mon destin, Et je vois dans mon cœur le rayon du matin. JEANNE M’aviez-vous reproché, l’autre jour, quelque chose, A moi? Rien ne fut dit en mon nom, je suppose? ANDRÉ On m’avait dit,--et j’y croyais, en vérité!-- Qu’un amour plus heureux allait être accepté, Et moi--qui voulais vivre et mourir solitaire!-- J’ai souffert en jaloux, sans pouvoir vous le taire, Comme si, dès longtemps, tout en baissant les yeux, Vous m’eussiez accordé des droits mystérieux! JEANNE Ils étaient accordés; mon cœur était au vôtre: Je les avais sentis se vouer l’un à l’autre. ANDRÉ Votre cœur, malgré tout, trouvera dans le mien L’âpre ressouvenir de mon malheur ancien. JEANNE Quel qu’il soit, j’ai compris qu’il élève votre âme, Et c’est pour aider l’homme à souffrir--qu’on est femme. LEBONNARD, rapprochant leurs mains. Mêlez vos mains--puisque vos cœurs s’étaient unis. Ah! mes pauvres enfants! comme je vous bénis! SCÈNE VI LEBONNARD, ANDRÉ, JEANNE, Mme LEBONNARD. MADAME LEBONNARD, entrant, ironique et assez calme. Elle tient un réticule dont elle paraît fort occupée. C’est fort touchant... On fait, sans moi, les accordailles! LEBONNARD, clignant de l’œil. Voilà les grands chevaux... pour les grandes batailles! MADAME LEBONNARD Non! je n’ai jamais vu de procédé pareil! Quoi! sans consentement de ma part, ni conseil Même, vous disposez, en maître, à votre idée, --Sans que, par politesse, il me l’ait demandée,-- En faveur de monsieur, de notre fille,--vous? Cela ne peut aller ainsi, mon cher époux! Doucement!... Nous allons causer tous quatre ensemble. LEBONNARD Vous saviez mes projets arrêtés, il me semble? Je vous les ai laissé deviner clairement. MADAME LEBONNARD Et vous ai-je donné, moi, mon consentement? Non! et, sur mon enfant, mon dessein est tout autre: J’ai mon futur à moi, si vous avez le vôtre! LEBONNARD Moi, j’ai celui de la future! c’est le bon! ANDRÉ Cher monsieur Lebonnard, permettez-moi (pardon, Madame!) de ne pas demeurer davantage. C’est sur l’accord commun qu’on scelle un mariage, Et votre fille--j’en suis sûr--ne voudrait pas Que le nôtre se fît sur de pareils débats. J’avais mes raisons, moi, pour n’oser pas prétendre A l’honneur, au bonheur d’être un jour votre gendre, Mais comme j’aime bien, vraiment, profondément, J’acceptais, malgré moi, cet avenir charmant. J’ignorais,--bien qu’hier je l’eusse pressentie, Madame,--la rigueur de votre antipathie: J’espère que le temps pourra la vaincre un jour: J’attendrai.--Mais le temps ne peut rien sur l’amour. JEANNE, à André, lui tendant la main. Merci. _A sa mère._ Nous attendrons. LEBONNARD, fermement, à André. Vous avez ma parole. _André sort._ SCÈNE VII LEBONNARD, Mme LEBONNARD, JEANNE. MADAME LEBONNARD Bien vous en prend, vieux fou, que je ne sois pas folle! _Elle se dispose à ouvrir son réticule._ Écoutez... LEBONNARD Rien!... Sachez que nous nous marierons Comme il nous plaît. Vos ducs, vos comtes, vos barons, Nous n’en voulons pas. MADAME LEBONNARD Mais... LEBONNARD Cette dispute est sotte. Ma fille épousera, malgré votre marotte, Celui qu’elle aime. C’est, quoique jeune, un savant... Savez-vous ce que c’est? non? Lisez plus souvent! _Il s’exalte._ Grâce aux savants partout, la douleur diminue! L’avenir vient!... Ma foi sociale est connue Dans cette ville,--et j’en veux faire un député-- Un bon,--qui parle! MADAME LEBONNARD, entr’ouvrant son réticule. Et dont on parle, en vérité! _Voyant que Lebonnard va répliquer_: Écoutez donc!... Lorsqu’on a raison, on écoute. LEBONNARD Voyons. MADAME LEBONNARD, avec assurance. En tout ceci, vous faisiez fausse route. Je me suis renseignée en bon lieu;--croyez-moi: Ce gendre ne fait pas notre affaire! LEBONNARD, gouailleur. Ah!--pourquoi? MADAME LEBONNARD J’ai cherché, trouvé... Bref, j’ai percé le mystère Dont s’entoure avec soin ce «_savant solitaire_.» J’aurais pu l’écraser d’un mot,--pauvre garçon!-- Mais, sûre qu’après tout vous entendrez raison, Et ne voulant, chez moi, de scène avec personne... LEBONNARD Bonne âme! MADAME LEBONNARD, achevant sa pensée. (Convenez que je suis vraiment bonne) ... Je n’ai rien dit dont il pût même être froissé. LEBONNARD Presque rien! MADAME LEBONNARD, ouvrant enfin son réticule. Vous allez connaître son passé! _Elle tire de son réticule un journal qu’elle développe, et le tend à Lebonnard d’un air de triomphe._ Voici. _Lebonnard prend le journal qu’André a tantôt rejeté sur la table et le présente à sa femme, ouvert, en lui désignant du doigt le passage qu’elle doit lire._ LEBONNARD Voilà! MADAME LEBONNARD, stupéfaite. Eh bien? LEBONNARD Eh bien? MADAME LEBONNARD, après avoir lu le journal que lui tend Lebonnard. La même date!... Vous saviez cette histoire? LEBONNARD Avant vous, je m’en flatte. MADAME LEBONNARD Non! Je n’en reviens pas!... Et,--connaissant ceci,-- Vous l’acceptez encor pour gendre?... LEBONNARD Dieu merci! MADAME LEBONNARD, tendant son journal à sa fille. Alors, lis, Jeanne, toi! _Hésitation de Jeanne qui regarde son père._ Je t’ordonne de lire! LEBONNARD, à Jeanne, doucement. Ne lis pas. _A sa femme, avec force._ Vous n’avez pas le droit de lui dire... MADAME LEBONNARD ... Ce qu’est son fiancé? que son nom est taré? Qu’un procès scandaleux?... Si,--je le lui dirai! JEANNE Que dit-on là-dedans contre André? LEBONNARD Rien, ma fille, Contre lui. MADAME LEBONNARD Mais il est d’une étrange famille! LEBONNARD Il n’est que malheureux... mais jusqu’au désespoir! JEANNE Au désespoir?... Je vois autrement mon devoir, Ma mère.--J’avais dit: «J’attendrai,» tout à l’heure... A présent,--je l’épouse... MADAME LEBONNARD, furieuse. Et moi... LEBONNARD, se plaçant devant sa fille. Jeanne est majeure, Ma femme!--Et je suis là, moi, pour la protéger. MADAME LEBONNARD Vous êtes un vieux sot! LEBONNARD, avec sérénité. Vous pouvez m’outrager; Ce sont là vos façons--et j’en ai l’habitude. JEANNE, avec une dignité pleine d’énergie, se plaçant à son tour devant son père. Et moi j’ai toujours vu payer d’ingratitude Mon père patient, martyr de sa bonté. C’est pour moi maintenant qu’il vient d’être insulté! Eh bien! je n’aurai pas la même bonté douce, Faible,--et je me révolte enfin, puisqu’on m’y pousse. Je vous aime,--et pourtant, à dater de ce jour, Ma justice saura mesurer mon amour! MADAME LEBONNARD, étonnée, émue. Jeanne! JEANNE, attendrie, fait un mouvement vers sa mère. Ma mère!... LEBONNARD, arrêtant le mouvement de sa fille. Non, Jeanne; ta cause est bonne. _A sa femme._ L’un sur l’autre appuyés, nous ne craignons personne... C’est nouveau? C’est ainsi. MADAME LEBONNARD, à Jeanne. Tu veux donc, mon enfant, Qu’un inconnu?... LEBONNARD, s’interposant de nouveau. Pardon. C’est moi qu’elle défend. MADAME LEBONNARD, hors d’elle-même. On se repentira d’engager cette lutte! JEANNE, faiblissant tout à coup, et suppliante. Oh! ma mère!... _Mme Lebonnard sort violemment._ [Illustration: Mme ET M. SILVAIN, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE. --«_Vous saviez cette histoire?_» Acte II, scène VII.] SCÈNE VIII LEBONNARD, JEANNE. LEBONNARD Comment! tu faiblis?... Je me butte, Moi. _Criant du côté par où est sortie sa femme._ Nous sommes majeurs!... et nous épouserons, Sachez-le bien, qui nous voudrons... quand nous voudrons! Un docteur est le bien venu dans mon ménage: Les docteurs d’aujourd’hui savent soigner la rage... Attrape! _Il revient._ Ah! vertubleu! Soit! nous aurons du bruit!... Un bon commencement d’action, et tout suit: On s’impose... Voyons, ne pleure pas, petite. JEANNE Dieu! quel chagrin! LEBONNARD, se mettant à broder fiévreusement. Oh! moi, la lutte, ça m’excite! C’est ta mère, il est vrai... c’est ma femme, vois-tu! Pour la première fois, je me suis bien battu; Et je deviens méchant, avec entrain, ma fille!... C’est mon Quatre-vingt-neuf, et j’ai pris ma Bastille!... Demain, Quatre-vingt-treize!... Ah! tiens, je suis surpris: Je comprends les excès!... Souris donc... JEANNE, sortant. Je souris... LEBONNARD, accompagnant sa fille. Ça ira, ça ira... Sois un homme, que diable! SCÈNE IX LEBONNARD, seul. LEBONNARD Comme les femmes sont faibles, c’est incroyable! _Il chantonne entre ses dents._ Ah! ça ira, ça ira, ça ira! ..... à la lanterne ..... on les pendra! _Apercevant Robert, il a un mouvement de frayeur qu’il réprime aussitôt._ Robert!... Bast! on verra si j’ai peur de Robert! SCÈNE X LEBONNARD, ROBERT. LEBONNARD, agressif. Je ne souffrirai plus ce que j’ai trop souffert; Et votre mère et vous... _Changeant de ton brusquement, comme un homme qui se dérobe à toute explication._ Bref! laissez-moi tranquille! Tout ce que vous pourrez me dire est inutile! _Il lui tourne le dos._ ROBERT, étonné. Qu’avez-vous donc? LEBONNARD, se retournant. J’ai cru que vous saviez?... ROBERT Quoi? rien... Je cherchais Jeanne. LEBONNARD, à part, s’encourageant lui-même. Allons, tantôt il m’aimait bien: Je ne trouverai pas d’occasion meilleure. _Haut._ Que diriez-vous, si vous appreniez tout à l’heure Qu’un homme, aimé par moi, galant homme parfait, Est le fils d’un amour coupable,--et qu’en effet Ont deux fois condamné les lois et la morale? ROBERT, attentif. Oh! c’est grave!... Quel est le héros du scandale? LEBONNARD Le scandale n’est rien qu’un vain bruit. C’est un mot. _Il lui tend le journal._ Voici ce qu’après tout l’on vous dirait bientôt. ROBERT, après avoir lu en silence, avec une expression de tristesse croissante et de dégoût. Je plains ma sœur! _Il rejette le journal sur la table._ LEBONNARD Pourquoi?--Cet homme aura ma fille... ROBERT, révolté; violemment. Vous mettrez ce bâtard douteux dans ma famille?... C’est de la folie!... LEBONNARD, réprimant une colère près d’éclater. Ah!... _Avec une douceur subite._ Tais-toi, mon pauvre enfant! Mon cœur a médité la cause qu’il défend. Et je dis que ce père eût dû quitter sa femme, Sans jeter, sur un brave enfant, ce doute infâme. Je dis que cet enfant vit avec dignité, Et que jamais malheur ne fut moins mérité. ROBERT, haussant les épaules. Je lui reprends ma sœur... et non pas mon estime! LEBONNARD Fort bien! mais l’innocent restera ta victime? Tu ne lui reprends rien... que son bonheur!... pourquoi? ... Cette estime cruelle est indigne de toi... ROBERT Cependant... LEBONNARD Va, crois-moi, condamne à voix moins haute,-- Mon fils,--non seulement l’enfant né d’une faute, Mais les coupables même... Ils ont souffert, vois-tu. Le bonheur n’est jamais qu’un effort de vertu. ROBERT J’approuve la loi. Dure aux fils illégitimes, Pour garder la famille elle les veut victimes. C’est ce qu’il faut; et rien n’est plus juste. LEBONNARD, le regardant fixement. Ah!... tu crois? ROBERT J’aime les préjugés: ils défendent les lois... LEBONNARD Je m’incline devant les lois, mais je réclame, Quand je les vois frapper l’innocent jusqu’à l’âme!... Jamais aucune loi n’empêchera les cœurs D’accorder aux vaincus la pitié des vainqueurs. ROBERT Mais... LEBONNARD, l’interrompant avec une énergie irréductible et froide. Je n’accepte pas l’arrêt que tu prononces. ... Tâche de me donner de plus justes réponses, Plus tard... et suis alors les conseils de ta sœur: Apporte à me parler un peu plus de douceur; Tu te plains de me voir quelquefois en colère? Ah! si tu t’efforçais toujours de me complaire, Si je sentais sur moi ton respect filial, Si tout ce que je dis ne te semblait pas mal, Si tu ne me jetais jamais le mot qui blesse, Si tu semblais parfois excuser ma faiblesse, Ma gaucherie,--et mon ignorance, après tout,-- Je t’aimerais bien plus... _Avec une infinie tendresse et comme près de pleurer._ ... Car je t’aime beaucoup! ROBERT, ému, se rapprochant de lui. Mon père... LEBONNARD, l’attirant sur ses genoux et posant la main sur ses cheveux. Ah!... Tiens, dis-moi ce que tu me reproches? D’être avare? Je mets mon argent dans tes poches! Brutal? Oui, quand c’est pour répondre à tes défis! _A ce mot, Robert se lève, impatienté._ Trop faible?... ROBERT Oui, pour Jeanne!... LEBONNARD, se levant, blessé, le main sur son cœur. Ah! c’est assez!... _Avec intention._ ... mon fils! _Lebonnard sort. Robert demeure et paraît réfléchir profondément._ [Illustration: M. JOUBÉ (ROBERT). RÉPÉTITIONS D’ASNIÈRES, M. SILVAIN. --«_Mon cœur a médité la cause qu’il défend!_» Acte II, scène X.] SCÈNE XI ROBERT, ANDRÉ. ANDRÉ, entrant et tendant la main à Robert, qui fait semblant de ne pas s’en apercevoir. Ah! vous voilà!... Je viens pour dire un mot qui presse, Et qui, mon cher monsieur Robert, vous intéresse... Mais... ne voyez-vous pas que je vous tends la main?... ROBERT Je serais allé, moi, vous porter, dès demain, Un mot que j’aime mieux prononcer tout de suite, Qui rendra sûrement, si la chose est bien dite, Vos entretiens avec mon père superflus, Car je crois qu’après nous on n’y reviendra plus! ANDRÉ C’est donc moi qui vous prie, alors, ou qui vous somme, Au besoin,--de parler. ROBERT Volontiers... d’homme à homme. Vous rêvez d’épouser, avec consentement De mon père, ma sœur?... Seulement... ANDRÉ, hautain et froid. Seulement? ROBERT Ma mère, dont l’avis m’importe davantage, N’approuve pas du tout, monsieur, ce mariage. Nous ne le voulons pas, vous ne le voudrez pas. ANDRÉ, calme. Quand on parle si haut,--je vous le dis tout bas,-- On agit à coup sûr contre ce qu’on annonce, Et la prière a tort... qui dicte la réponse. ROBERT Nous empêcherons tout; j’empêcherai tout,--moi. ANDRÉ A quel titre, et comment? ROBERT A quel titre et pourquoi? Je ne l’aurais pas dit, mais, puisqu’on m’interroge, Soit... Au titre de chef de maison, que s’arroge (Lorsque le père est faible et sans commandement) Un fils qui connaît bien tout son devoir... Comment Ou pourquoi? Sachez donc, monsieur, que, par mon père, J’ai tout appris... Cela vous suffira, j’espère. Épargnez à tous deux plus d’explications. Sans doute il vous plaira que nous nous en passions. ANDRÉ, avec une fierté triste. Vous êtes, mon enfant, un peu bien jeune, en somme, Pour condamner aussi hardiment un cœur d’homme, Et pour juger ceci: «L’amour dans la douleur...» Deux mots profonds, monsieur, qui vous rendront meilleur. En attendant, je veux me rappeler votre âge. A voir l’étourderie, on ne sent plus l’outrage. ROBERT Nous n’avons pas souscrit à votre engagement: Vous rendrez sa parole à mon père... ANDRÉ, impatienté. Ah! vraiment? Mais la demande est folle en ce qu’elle me blesse, Et que je n’y peux plus obéir... sans bassesse! _Il s’éloigne._ ROBERT Ne dites pas le mot «bassesse!» ANDRÉ, se retournant avec violence. Parce que? ROBERT Parce que vous avez capté, sans notre aveu, Sachant bien ce qu’un jour en dirait la famille, L’esprit d’un vieillard faible et d’une jeune fille, Vous, docteur,--introduit chez nous par le devoir... Vous... ANDRÉ, tranquille, avec autorité. Silence, monsieur!--Je vous fais, moi, savoir Que de vous tout m’afflige et que rien ne me fâche, Et qu’ainsi m’insulter plus longtemps serait lâche, Puisque--entendez-vous bien?--je ne me battrai pas Avec vous... Je n’entends me battre, en aucun cas, Avec le frère aimé de la femme que j’aime, Qui m’aime, et que j’épouse!... Il me convient quand même D’ajouter que j’allais, pour vous, spontanément, Remettre en question un cher engagement... Mais maintenant, c’est moi, seul, que cela regarde. La parole que j’ai,--maintenant, je la garde... ROBERT, avec un mouvement de menace. Ah!... ANDRÉ, avec un léger haussement d’épaules. Enfant!... qui voudrait changer ma volonté! Je ne me battrai pas, c’est dit et répété. Donc, geste qui provoque ou parole qui blesse, Toute attaque est dès lors--songez-y--sans noblesse Et sans utilité, comme elle est sans péril. Aussi, tout bien jugé, le projet tiendra-t-il, A moins que des raisons--que vous n’aurez point faites Changent trois volontés, aussi fermes qu’honnêtes. Pesez tout. Faites tout. Mais rien n’y pourra rien. ... Au revoir, mon ami! _Il sort en lui faisant un petit salut de la main._ ROBERT, menaçant. Pardieu! nous verrons bien! _Le rideau tombe rapidement._ [Illustration: M. JOUBÉ (ROBERT). REPRÉSENTATIONS D’ASNIÈRES, M. SILVAIN. --«_Ah! c’est assez!... mon fils!..._» Acte II, scène X.] ACTE III Même décor. SCÈNE PREMIÈRE LEBONNARD, MARTHE. LEBONNARD, son chapeau sur la tête, sa canne à la main, veut sortir. Marthe, debout devant la porte, l’empêche de passer. Où voulez-vous courir? dans un état semblable! Vous ne sortirez pas, monsieur. LEBONNARD, frappant du pied. Va-t-en au diable! MARTHE. Quelque chose qui me fait peur est dans vos yeux. LEBONNARD, subitement apaisé. Tu me crois fou?... Je suis seulement malheureux. _Il s’assied tristement et réfléchit._ Ce silence, depuis dix jours, est un présage Qui me trouble. Un tel calme annonce un grand orage. Le docteur ne vient plus chez moi... _Il se lève brusquement._ Je vais chez lui! Je veux à toute force en finir aujourd’hui. MARTHE Ne sortez pas, mon cher Monsieur, je vous en prie. LEBONNARD Ah! tiens, tu les sers tous contre moi, je parie! MARTHE, joignant les mains. Oh! Monsieur, pouvez-vous penser cela de moi ... Depuis que je vous sais si bon... si bon... LEBONNARD Pourquoi, Alors, m’arrêtes-tu quand il faut que je sorte? Explique-toi, voyons! MARTHE Madame est la plus forte, Monsieur... Vous saurez tout trop tôt!... On a parlé Devant moi. LEBONNARD Ah?--Dis tout. MARTHE Vous êtes trop troublé... Et cependant, Monsieur, il faut que je vous dise. Sans moi, Mademoiselle y serait,--à l’église! (Mon bon Monsieur, ne faites pas ces yeux mauvais) Mais moi, Monsieur, sachant tout ce que je savais, J’ai pu la décider, avec un peu d’adresse, A m’accompagner seule à la première messe. LEBONNARD, frappant le plancher de sa canne. Qu’est-ce que tout cela veut dire, sacrebleu! MARTHE, baissant la voix. Qu’à présent on a mis contre vous le bon Dieu! LEBONNARD Quoi? MARTHE Ce prêcheur qui fait courir la ville entière, Doit parler ce matin... de certaine manière... Lorsqu’on est en colère on ne fait rien de bon! Du calme. _Elle lui fait signe qu’on vient._ LEBONNARD, subitement apaisé. J’en aurai;--merci, Marthe. Et pardon. _Marthe sort vivement._ SCÈNE II LEBONNARD, LE MARQUIS, Mme LEBONNARD, ROBERT, BLANCHE. LE MARQUIS Hélas! mon cher monsieur, nous venons tous, en hâte, Vous parler du docteur. Son avenir se gâte. Il a pour père un joli gueux, ce médecin!... Oui, je vous fais souffrir? Eh bien, c’est à dessein... Nous sortons à l’instant du prône, où le bon Père... LEBONNARD Vous aura su prêcher la charité, j’espère? LE MARQUIS Sans doute,--mais... MADAME LEBONNARD, venant au secours du marquis. Enfin, le scandale est complet. Décisif! LEBONNARD Contez-moi donc cela, s’il vous plaît? MADAME LEBONNARD Quand je pense que vous vouliez d’un pareil gendre! Et pourtant cet éclat ne doit pas vous surprendre; Vous deviez bien sentir, vous, qu’il était fatal? LEBONNARD Bah? MADAME LEBONNARD Le mal est toujours une source de mal! _Elle commence à raconter_: Donc, ce matin, le Père, à propos du divorce... _D’un air brusquement découragé._ Mais, parle, toi, Robert; moi, je n’ai pas la force. ROBERT, intervenant. Le père du docteur, illustre... et député, Vite usa du divorce, après l’avoir voté. Devant les magistrats, il accusa sa femme En des termes qui l’ont fait, lui, paraître infâme. La honte sur l’enfant jaillit de leurs débats; Comment? c’est un récit que je ne ferai pas, Car les détails en sont un peu trop réalistes, Et puis, quoique fort gais,--ils vous sembleraient tristes. Or, le sermon qu’on nous a prêché ce matin Cachait, sous la pudeur de maint verset latin, Plus d’une allusion à toute cette histoire, En sorte que, couvert d’une fâcheuse gloire, _S’adressant plus particulièrement à Lebonnard_: Votre héros devra,--si vous le voulez bien-- Subir, _Avec emphase, comme s’il prêchait._ membre pourri... LEBONNARD, indigné. ... ton langage chrétien? ROBERT, riant. C’est un homme fini. LEBONNARD Ah? MADAME LEBONNARD La Supérieure De Saint-Paul a promis de chasser tout à l’heure Ce singulier monsieur,--médecin attitré De son couvent, qui fut, de tout temps, honoré. _Au marquis._ J’y fus élevée... LEBONNARD, gouailleur. Ah! vraiment? ROBERT Quelle aventure! _A sa mère._ Mais sois juste: il l’aura voulu, puisqu’on assure Qu’elle a fait demander, hier soir, au docteur, Son départ... spontané! MADAME LEBONNARD Je reconnais ton cœur, Mon fils, mais, en tout cas, l’effet serait le même: C’est un homme perdu. ROBERT, appuyant. Perdu. LEBONNARD Ma fille l’aime. Celui que vous nommez le héros d’un roman, N’en est que la victime honorable. MADAME LEBONNARD, se levant. Comment! Victime si l’on veut, mais il encourt un blâme Dont souffrirait ma fille en devenant sa femme, Cela ne sera pas. LEBONNARD Un blâme, dites-vous? Quelle justice est donc la vôtre? MADAME LEBONNARD Cher époux, La justice du monde. Elle en vaut bien une autre. Vous n’y changerez rien; gardez pour vous la vôtre. La justice du monde estime glorieux Ou bas--les fils, selon la valeur des aïeux. LE MARQUIS, conciliant, à Lebonnard. Et, certe, il y a bien quelque chose, que diable! La science aujourd’hui--cela n’est pas niable-- Est d’accord elle-même avec nos... préjugés! L’hérédité n’est pas un mot. LEBONNARD, brusque. Vous dérogez, Vous, pourtant, en donnant votre fille?... BLANCHE Mon père, Vous n’allez ni céder, ni discuter, j’espère. J’ai les conseils du prêtre, et j’ai pris mon parti! Dût mon bonheur, Robert, en être anéanti, Moi qui veux fièrement devenir votre femme, Je mets à mon refus la même force d’âme, Si l’on veut m’imposer ce beau-frère. Ah! mais non! Un nom roturier, soit, mais point de tare au nom! Enfin,--le mot «divorce» offense ma pensée! Et je ne cède plus, quand je suis offensée. Jamais. ROBERT, à Lebonnard. Vous l’entendez, mon père? MADAME LEBONNARD, au marquis, en regardant Lebonnard, qui semble se consulter, la tête dans ses mains. Soyez sûr Qu’il cédera. C’est tout l’opposé d’un cœur dur. LEBONNARD, à lui-même en regardant Robert. S’il savait!... LE MARQUIS, à Lebonnard. Qu’avez-vous? LEBONNARD, bégayant d’indignation. Je voudrais... pouvoir dire... C’est une hypocrisie affreuse!... et rien n’est pire! La justice du monde, ah! oui!... la pension Saint-Paul, où l’on a fait votre éducation, Ma femme? Parlons-en!... Le scandale est infâme; Le péché, non!... Voilà le principe, ma femme! On chasse le docteur?... Vous aurez machiné Tout ça!... je le vois bien! et j’en suis indigné!... Prenez garde!... Et pourtant... l’honneur de ma famille... _A Robert et à Blanche._ Votre bonheur à vous... _Il s’éloigne dans une grande agitation._ Ah! ma fille! ma fille! _Il sort à gauche._ SCÈNE III LES MÊMES, moins LEBONNARD. MADAME LEBONNARD Il est vaincu, soyez-en sûrs,--je le connais. BLANCHE Jeanne, pas plus que moi, ne cédera jamais. C’est son entêtement qu’il faut craindre pour elle. ROBERT Toute sévérité la trouverait rebelle; Mais, pour plaider ma cause à fond, avec douceur, Je vais faire appeler ici ma chère sœur... _Allant à la porte de droite._ Restez là, tous.--Il faut, si j’obtiens l’avantage, Qu’aussitôt votre accord la soutienne et l’engage. MADAME LEBONNARD C’est cela... laissons-les. _Mme Lebonnard, Blanche et le Marquis sortent._ _Robert ouvre la porte de gauche, au fond, et appelle: «Jeanne!»._ SCÈNE IV ROBERT, JEANNE. ROBERT, appelant. Jeanne? JEANNE, entrant. Je viens de voir Mon père. Tu l’as mis, mon frère, au désespoir! ROBERT Pouvions-nous lui cacher un bruit qui court la ville? JEANNE Tu devais lui cacher ta malice inutile, Car rien ne changera mes résolutions. ROBERT Tu sais tout? JEANNE Et j’épouse André. ROBERT Comment! JEANNE Voyons, Dois-je l’abandonner dans le malheur, mon frère? ROBERT Mais tu ne songes pas aux suites? JEANNE Au contraire; J’y songe, et je les veux!--oui, toutes! ROBERT Tu veux donc Faire mon désespoir, à moi, Jeanne? JEANNE Pardon; Je ne te comprends plus. Dis toute ta pensée... Est-ce que Blanche?... ROBERT Oui, je perds ma fiancée A ton mariage! JEANNE, attendrie et prête à fléchir. Oh! mon pauvre frère! Quoi! Blanche ferait cela!... Tu vas donc souffrir, toi? Mais alors... ROBERT, vivement. Ah! j’avais compté sur la noblesse De ton cœur!... JEANNE, se raidissant contre elle-même. Eh bien! non, non! ce serait faiblesse! Je méprise ce vil, ce rusé compliment De l’égoïste adroit qui cherche un dévoûment! Je sens que je perds tout pour un point que je cède, Et l’entêtement seul peut me venir en aide! Ah! Blanche a dit cela? Blanche ferait cela! En ce cas, sois heureux, mon frère, et pleure-la! Pleure: elle t’aimait mal et n’est pas généreuse; Sois heureux: tu le sais à temps... j’en suis heureuse! ROBERT Folle! JEANNE Assez!--Je n’accepte injure ni conseil; Je sens ma volonté, ma colère, en éveil... Respecte en moi, Robert, ta sœur, ta sœur aînée. ROBERT Non! tu ne seras pas à ce point obstinée! Est-ce que tu pourrais, est-ce que tu voudras M’arracher l’avenir que j’ai là, dans mes bras, Et la désespérer, elle, en me brisant l’âme! JEANNE Mais c’est ton égoïsme, et lui seul, qui réclame, Mon frère!--Et si je viens, moi, te dire à mon tour «J’aime aussi, moi, mon frère, et j’ai droit à l’amour,» Peut-être est-ce à ton tour de faire un sacrifice? ROBERT Soit. Mais Blanche du moins (rends-lui cette justice) N’a pas les mêmes torts que moi; tu l’avoueras; Elle m’aime, elle souffre. JEANNE Elle ne t’aime pas. ROBERT Ce qu’elle fait, c’est son devoir. Noblesse oblige. JEANNE Son devoir, ce serait de t’aimer mieux, te dis-je; Elle ne t’aime pas ou du moins pas assez... Quand le destin nous lie à d’heureux fiancés, C’est pourqu’ils soient plus forts dans toutes les batailles, Et le jour de défaite est un jour d’épousailles! ROBERT Quelle tête de fer elle a! JEANNE J’ai reconnu Qu’il faut ça,--pour défendre un cœur trop ingénu. Tu disais l’autre jour, tu m’as fait mieux comprendre Qu’on est lâche aisément, à force d’être tendre! Le dévoûment n’est bon que s’il produit le bien. Oui, c’est beau d’être fort!... Je ne céderai rien. ROBERT Au nom de l’amitié solide qui nous lie, O Jeanne! JEANNE Et ne crains pas, Robert, que je l’oublie! ROBERT D’une amitié que rien jusqu’ici ne troubla... JEANNE J’ai pris parfois un peu de peine pour cela. ROBERT Au nom de notre mère!... JEANNE Ah! le nom de ton père Nous eût mieux rapprochés!... ROBERT Elle me désespère! _Il s’éloigne. Jeanne s’assied et réfléchit tristement. Il revient tout à coup vers elle._ ROBERT Jeanne, veux-tu causer avec Blanche, un moment? JEANNE A quoi bon, si tu m’as bien dit son sentiment! ROBERT Elle t’aime. JEANNE, amèrement. Crois-tu? ROBERT Veux-tu que je l’appelle? JEANNE Non! ROBERT Si.--Tu prendras mieux ce qui te viendra d’elle. _Jeanne demeure plongée dans ses réflexions. Il sort, ramène Blanche et disparaît._ SCÈNE V JEANNE, BLANCHE. JEANNE Venez-vous en amie? BLANCHE Assurément; pourquoi Viendrais-je en ennemie? JEANNE Êtes-vous contre moi Ou non? BLANCHE Je suis pour toi,--contre ton mariage. JEANNE Contre et pour moi! j’entends assez mal ce langage. Vous vous opposez à mon mariage? BLANCHE, très ferme. Oui. Ou plutôt,--n’ayant pas ce droit,--dès aujourd’hui... JEANNE, presque méprisante. Je sais. Vous renoncez... au bonheur de mon frère!... BLANCHE La douceur t’allait mieux! JEANNE Ma force est le contraire De la vôtre, qui sait repousser sans retour: Mon énergie à moi, c’est encor de l’amour! BLANCHE Voyons, tu le connais à peine ce jeune homme? Où, quand l’as-tu jugé? Tu crois l’aimer! En somme, Tu ne peux pas encor l’aimer si fortement! C’est ta pitié qui va vers lui!... Du dévoûment? Prends garde! On ne peut pas être longtemps sublime. JEANNE Sais-tu bien depuis quand je l’aime et je l’estime? BLANCHE, dédaigneuse. Du jour de la première «ordonnance?» JEANNE Mais oui! Et que peut ce détail si plaisant,--contre lui? Ce facile dédain m’étonne, sur vos lèvres... Je souffrais mille morts, le sang brûlé de fièvres; Il m’aidait à souffrir, il combattait mon mal. Les misères du corps, eh! oui, c’est trivial! Mais seul il sait aimer celui qui les supporte Dans une femme, et l’aime encor malade ou morte! BLANCHE C’est très bien, mais... JEANNE C’était l’angine, un mal hideux... On éloigna ma mère et Robert, tous les deux. Marthe ne voulut pas me quitter, bonne vieille, Et le brave docteur, l’inconnu de la veille, Avec mon père, et seul... courbé sur mon chevet, Respirait l’agonie affreuse!... et me sauvait!... Ah! j’estime à son prix ce calme et froid courage, Qui se bat sans éclat, sans faste, sans tapage, Se dévoue à toute heure, et qui meurt au besoin En signant «l’ordonnance» au droguiste du coin! Je ne vous croyais pas capable d’en sourire. BLANCHE Nous nous éloignons fort de ce qu’il faudrait dire. Tu connais ce procès scandaleux?... JEANNE Dont il est La victime,--oui. BLANCHE Bien;--et crois-tu, s’il te plaît, Que tes amis voudront recevoir?... JEANNE Je renonce Aisément à si bons amis! BLANCHE Belle réponse Mais, Jeanne, tu seras réduite à voir... qui donc? JEANNE Des vaincus comme nous, des cœurs à l’abandon. BLANCHE Tous les gens comme il faut, la belle clientèle, Vous fuiront. JEANNE Nous aurons celle qui n’est pas belle, Vos méprisés,--les gens comme il n’en faudrait pas! BLANCHE Oui, tu réponds à tout! mais tu nous céderas, O Jeanne,--car ton frère et moi, Jeanne, oui, moi-même, Tu nous aimes, enfin? Et tu sais si je l’aime! JEANNE Épouse-le donc. BLANCHE Si tu persistes,--jamais! JEANNE Tu ne l’aimes donc pas, Blanche! Si tu l’aimais, Rien ne t’empêcherait d’être à lui, rien au monde! De quoi l’accuses-tu? Que ton cœur me réponde! Quelle faute est la sienne? Est-il autre aujourd’hui Qu’hier, parce que moi j’épouse (et malgré lui!) En bonne fiancée, en bonne et brave fille, Un homme malheureux, mais droit, dont la famille Commit des fautes?... Tiens, je suis surprise!... En quoi, Robert, mon frère, a-t-il démérité de toi? BLANCHE Fille d’une famille ancienne, noble et haute, Je n’y verrai jamais de tache par ma faute; Je n’y veux pas de nom qui trouble mes aïeux Et rappelle un passé de honte à tous les yeux! JEANNE Ce n’est que ton orgueil qui tranche du sublime. BLANCHE On doit fuir le scandale: il aggrave le crime. JEANNE Fuis le coupable seul! BLANCHE Seul,--mais jusqu’en son nom! JEANNE, avec une sorte de pitié dédaigneuse et irritée. Ah! toi, tu ne peux pas changer ta race, non!... Vous ignorez encor la justice nouvelle! Vous n’avez plus pour vous le Dieu qui se révèle Et vous ne croyez plus, mais vous ne pensez pas! Vous répétez, devant la croix qui tend les bras, Ce que vous ont appris vos livres de prière, Mais vous êtes sans foi ni raison, sans lumière! Quant à la charité, la charité pour vous C’est de donner parfois aux pauvres quelques sous, Mais la sainte pitié qui va de l’âme à l’âme, Qui saurait au besoin vivre auprès d’un infâme, Qui partage les maux d’autrui plus qu’à moitié, Qu’en faites-vous?... Ma sœur, au nom de la pitié... BLANCHE, s’éloignant. Adieu... JEANNE, courant à elle. Non! sur ce mot, nous devons nous entendre! BLANCHE Il est déjà trop tard pour redevenir tendre, Et vous m’avez blessée, en le prenant si haut. JEANNE, d’un accent de tendre prière. Laisse-moi faire en paix mon devoir: il le faut, Blanche!--Je t’ai blessée?... eh bien! je t’en supplie, Pardonne-moi. C’était dans la colère. Oublie; Et moi j’oublierai tout aussi, je te promets. BLANCHE Je le regrette bien pour vous, mais non, jamais Blanche d’Estrey n’aura cet homme pour beau-frère. Dans un instant, je vais quitter, avec mon père, Et pour n’y plus rentrer, cette maison. Adieu. JEANNE Le voilà bien, l’orgueil de la race! Oh, mon Dieu Oui!--et j’avais raison d’en parler tout à l’heure! Le voilà tout entier. Je supplie et je pleure, Je parle avec mon cœur?... l’orgueil seul me répond. Tenez, Blanche, en voyant l’égoïsme profond Opposer à l’amour des titres de noblesse, Quelque chose de vous, au fond de moi, me blesse... Je me sens peuple!... Et j’ai, moi, le remords chrétien De haïr votre sang, dans la fierté du mien! BLANCHE Ces violences-là ne peuvent pas m’atteindre: Nous savons dédaigner. JEANNE Et nous, nous savons plaindre. _Les deux jeunes filles font un mouvement pour se séparer de nouveau. Blanche, près de sortir, se retourne vivement._ BLANCHE Ah! Jeanne, plains-moi donc! plains-moi de tout ton cœur, Car j’aime! et je me fais souffrir avec rigueur. Plains-moi de tout ton cœur, car j’ai l’âme brisée! Je sors de ce cruel débat, tout épuisée; Oui, l’éducation, mes préjugés, ma foi, Les fiertés qu’on m’apprit se révoltent en moi, Jeanne,--et je ne peux pas les réduire. Impossible! J’ai fait un long effort pour paraître insensible. A quoi bon m’attendrir? Je suis faible tout bas: C’est déjà trop!--Plains-moi, Jeanne... Je ne peux pas! _Blanche va pour sortir, mais le marquis entre suivi de Mme Lebonnard._ BLANCHE, seule, sanglotant. Oh! mon Dieu!... _Elle tombe dans les bras de son père._ SCÈNE VI LE MARQUIS, Mme LEBONNARD, BLANCHE, JEANNE. MADAME LEBONNARD, allant à Jeanne. Est-ce que?... je ne veux pas le croire!... Tu persistes malgré cette vilaine histoire? JEANNE Oui. _Elle sort._ SCÈNE VII LE MARQUIS, BLANCHE, Mme LEBONNARD, ROBERT. LE MARQUIS, sèchement à Mme Lebonnard. Elle persiste? _Robert entre._ MADAME LEBONNARD Oui. LE MARQUIS, à sa fille. Partons, c’en est assez! _Blanche tombe assise; il reste auprès d’elle avec Robert._ SCÈNE VIII LE MARQUIS, BLANCHE, Mme LEBONNARD, ROBERT, LEBONNARD. _On commence à entendre la voix de Lebonnard, avant qu’il soit entré._ LEBONNARD, entrant. Qui donc a fait pleurer ma fille? MADAME LEBONNARD N’accusez Que votre entêtement, votre imprudence insigne! SCÈNE IX LES MÊMES, ANDRÉ. _Il entre vivement et va droit à Lebonnard. Blanche se lève à son entrée._ ANDRÉ, s’adressant à Lebonnard. Pardonnez-moi, monsieur, de forcer la consigne. LEBONNARD, regardant fixement sa femme; à André. On vous a refusé ma porte?... Oh! c’est trop fort! ANDRÉ J’ai passé malgré tout, et vos gens n’ont pas tort. _Apercevant le mouvement que fait le marquis vers la sortie, avec Blanche._ Non, monsieur le marquis; le sujet qui m’amène Souffre votre présence à tous; nul ne me gêne; Au contraire. Il est bon que vous soyez tous là. _A Lebonnard._ J’avais votre parole; eh bien! reprenez-la, Monsieur. Le fiancé vous dégage lui-même. Je renonce à la main de votre enfant que j’aime; Cela pour des motifs... _A Robert, avec intention._ ... que nul de vous n’a faits, Et dont il me convient de souffrir les effets. _S’adressant de nouveau à Lebonnard._ Notre accord aurait pu devenir légitime Par un consentement de famille unanime, Et certes, j’eusse alors accepté, bras ouverts, Le bonheur et l’honneur que vous m’avez offerts... Il en est autrement.--Je n’ai pas à vous dire Le chagrin qu’on éprouve à fuir ce qu’on désire, Ni si j’en dois garder un regret éternel... J’apporte seulement un adieu,--mais formel. _Il salue profondément et fait un pas vers la porte. Lebonnard est consterné. Le marquis s’avance vers André._ LE MARQUIS Et c’est agir, monsieur, en parfait galant homme. Au fond, nous n’avons tous qu’un avis, mais, en somme, On doit subir le monde, où rien n’est pour le mieux. Donc, moi qui suis un peu philosophe, assez vieux, Et connaisseur en cœurs d’homme, je vous exprime Mon approbation et toute mon estime. ANDRÉ, très simplement. Lorsque ma conscience a, monsieur le marquis, Décidé que son bon suffrage m’est acquis, Je n’ai plus besoin d’être approuvé par personne... _Avec une condescendance polie._ Je ne refuse rien pourtant, de ce que donne, En fait de sentiments,--un cœur sincère et haut. BLANCHE, qui examine André avec attention. Elle l’épousera! LEBONNARD, très ému, arrêtant André devant la porte. Monsieur, un dernier mot: Ma porte, pour vous seul, est ouverte à toute heure... Nous avons pour cela la raison la meilleure, C’est qu’entre nous rien n’est changé... Je suis ici Le seul maître, le seul!... Ne sortez pas ainsi... Ou du moins sachez bien, du chef de la famille, Que vous êtes,--pour lui,--le mari de sa fille! ANDRÉ, résolument. Merci, monsieur.--Adieu. LEBONNARD Non; au revoir. ANDRÉ Adieu. _Il sort._ [Illustration: M. ET Mme SILVAIN. --«Robert, malheureuse!» Acte III, scène XI.] SCÈNE X LES MÊMES, moins ANDRÉ. BLANCHE Adieu, madame. Adieu Robert. _A Lebonnard._ Adieu, monsieur. _A Robert._ Je pars désespérée et forte.--Allons, mon père. _Elle sort._ ROBERT, arrêtant le marquis qui suit sa fille. Ah! monsieur, dites-moi, que faut-il que j’espère? LE MARQUIS Tout ce que je dirais lui serait fort égal En ce moment. ROBERT Pourtant... LE MARQUIS Vous la connaissez mal: Et pour l’instant Dieu seul y pourrait quelque chose! _Il sort._ ROBERT, se retournant rageusement vers son père. Et voilà votre ouvrage! _Il sort violemment par la même porte que le marquis._ SCÈNE XI LEBONNARD, Mme LEBONNARD. LEBONNARD, narquois. Eh! oui, l’on se propose Et je dispose! _Il va au fond et abaisse le store sur la glace sans tain; puis il s’assied près de la table à gauche et se met à travailler d’un air paisible à la broderie de sa fille._ MADAME LEBONNARD Ainsi, votre espoir et le mien, Vous perdez tout gaîment? LEBONNARD, tranquille, brodant. Oh! moi, je ne perds rien! MADAME LEBONNARD Comment? LEBONNARD, très tranquille. Ma fille aura bientôt l’époux qu’elle aime, Et vous l’accepterez facilement vous-même. MADAME LEBONNARD, irritée. Jamais!--Quoi! j’aurais donc soigné jalousement Ma réputation, pour perdre en un moment Le fruit de tant de soins?... J’aurais, toute ma vie, Marché vers une idée uniquement suivie, Celle de m’allier à quelque noble nom, Pour finir par tarer le nôtre? jamais! non, Non, non!--mille fois non! LEBONNARD, toujours tranquille et narquois. Si fait! MADAME LEBONNARD Jamais, vous dis-je, Lebonnard! LEBONNARD, relevant la tête; très placide et très net. Mais je suis, moi, le maître--et j’exige. MADAME LEBONNARD, exaspérée. Jamais! Jamais! Jamais! Et j’irai jusqu’au bout! Ah! votre volonté s’éveille tout à coup? Ah! vous voulez parler en maître, mon bonhomme? Mais je perdrai plutôt le nom dont on me nomme, Le vôtre! que céder aux brusques volontés D’un vieux niais! Et si, ma foi, vous résistez, Obéissant sans doute aux leçons mal apprises De ma fille, je vous réserve des surprises! Et j’abandonnerai, s’il le faut, la maison, M’entends-tu bien, plutôt que te donner raison! LEBONNARD On peut se séparer même, c’est trop facile! Et je suis calme, à cette idée,--oh, bien tranquille, Voyez!--moi si longtemps effrayé par vos cris! C’est qu’alors j’évitais un scandale à tout prix, Et c’est ma «volonté» qui vous laissa si forte! _Il pose sa broderie._ Ma fille est mariée aujourd’hui... Que m’importe Le reste? Elle a su prendre un homme de devoir. Avant cela, j’ai su me taire, et ne rien voir, Et trembler devant vous, vous redoutant pour elle! Ma prudence fuyait toute vaine querelle, Et,--quinze ans,--je vous ai pardonné votre amant! MADAME LEBONNARD, se redressant, immobile, stupéfaite, terrifiée. Vous dites? LEBONNARD, très doucement. Que je fus bon père, simplement; Et jamais un mari complaisant, non, ma femme! MADAME LEBONNARD Répétez-donc cela, pour voir! oh! c’est infâme!... En vérité, j’ai mal entendu! LEBONNARD, marchant sur elle. Mais quel front, Quelle force d’audace étrange avez-vous donc? Toujours l’hypocrisie, et pas un peu de honte! ... Quand votre noble amant est mort, «Monsieur le Comte!» Je compris qu’il était votre amant!... Quand vos pleurs Coulaient ici pour lui, j’allais pleurer ailleurs!... Et la première fois qu’il écrivit,--sans lire Sa lettre,--j’avais su ce qu’elle venait dire! MADAME LEBONNARD, s’efforçant de faire bonne contenance et détournant de lui ses regards. Vous radotez! LEBONNARD ... Et c’est au nom de la vertu, Et parce que l’époux,--étant père,--s’est tu, Que vous osez compter encor sur mon silence, Quand le bonheur de mon enfant est en balance? Si l’époux se taisait, ce fut pour cette enfant!... Vous allez voir comment le père la défend! MADAME LEBONNARD, éperdue et faisant tête au péril. Vous êtes fou!... D’ailleurs, compare-t-on la femme Qui n’eut qu’un seul amour,--coupable, soit!--dans l’âme, A celle qui s’est fait dire publiquement Par son mari: «Mon fils est fils de votre amant!» LEBONNARD, tout contre son oreille, d’une voix sourde. Et si je n’ai pas dit cela, moi, comme l’autre, Publiquement,--ce crime est pourtant bien le vôtre! MADAME LEBONNARD, effarée et n’osant le regarder. Vous croyez donc? LEBONNARD Non pas! Je sais. MADAME LEBONNARD Et quoi? LEBONNARD, penché contre son oreille. Robert, Malheureuse! MADAME LEBONNARD C’est faux! LEBONNARD Voyez si j’ai souffert! MADAME LEBONNARD Où prenez-vous... ce que vous dites? LEBONNARD, d’une voix sourde mais qui monte peu à peu et qui finit dans la violence. J’ai la preuve, Voilà quinze ans!... Ainsi, ma douleur n’est pas neuve! Une lettre perdue a trahi le secret! Vous pouviez avec soin fermer votre coffret: J’ai là, depuis quinze ans, ce secret qui me brûle! Et vous traitiez, aveugle! en mari ridicule, Un père dévoué dont on ne rira plus... Car c’est fini! J’arrive à ce que je voulus! Votre fils peut railler, pour imiter sa mère! Vous ne toucherez plus aux droits du père... arrière! Je vous reprends ma fille!... On m’y force? tant mieux! Gardez le fils de l’autre! MADAME LEBONNARD Ah! non! c’est odieux! LEBONNARD, lui saisissant et lui tordant les mains. Odieux? vraiment! qui? quoi donc? A qui la faute? Et pourquoi venez-vous, coupable et tête haute, Invoquer à grands cris,--vous!--cette loi de sang, La loi de déshonneur qui frappe l’innocent! _Il la repousse brutalement de lui. Elle tombe sur un fauteuil au moment où Robert entre._ MADAME LEBONNARD Il me battra! J’ai peur! [Illustration: M. ET Mme SILVAIN, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE. --«_Mais je suis, moi, le maître, et j’exige._» Acte III, scène XI.] SCÈNE XII LEBONNARD, Mme LEBONNARD, ROBERT. ROBERT, entrant avec violence. Ma mère!... que dit-elle? J’ai des droits aussi, moi!... D’où vient cette querelle? LEBONNARD, s’éloignant. Demandez-le lui! _Il s’assied, tremblant d’émotion._ ROBERT, tenant sa mère dans ses bras. Quoi! vous la menaciez, vous! Vous!... Elle a peur de vous! Voilà bien ces cœurs doux, Qui savent au besoin torturer une femme! Mais je la défendrai contre vous,--que je blâme! Car, bien sûr, vous parliez encor de cet André! Mais je sais mon devoir, et mon droit est sacré! _Lebonnard, assis, écoute Robert en frémissant, et peu à peu prend l’attitude d’un homme prêt à s’élancer sur l’adversaire._ MADAME LEBONNARD, effarée et suppliante. Tais-toi, Robert, tais-toi! ROBERT, à Lebonnard. Je ne dois pas me taire!... Ah! tenez, j’ai toujours craint votre caractère: Votre bonté n’est que faiblesse, c’est certain! Et quand vous vous mêlez d’agir, un beau matin, De vouloir,--c’est encor faiblesse! MADAME LEBONNARD Oh! je t’en prie! Oh! par grâce, tais-toi! ROBERT Si Jeanne se marie Au gré de son premier caprice, vous aurez, Voyez-vous,--fait, d’un coup, quatre désespérés: Jeanne, qui ne sera pas heureuse,--moi, Blanche, Ma mère!... Et voulez-vous la vérité bien franche? Tout cela, c’est faiblesse encor de votre part, Faiblesse... _Entre ses dents._ ... et lâcheté! LEBONNARD, bondissant sur lui et le prenant à la gorge. Assez! tais-toi! bâtard! ROBERT Mon père!... _Il porte sa main à sa bouche comme pour arrêter le mot qu’il vient de prononcer par habitude._ _Madame Lebonnard se renverse, évanouie, sur le canapé.--Robert s’affaisse à demi sur la table, au milieu du théâtre._ LEBONNARD, d’une voix sourde qui s’élève peu à peu. Je ne veux plus te voir! plus t’entendre! Assez!... J’étais un cœur trop faible, oui, trop tendre! Et j’eus tort,--te sachant bâtard,--de te nommer Mon fils! je le vois bien, j’avais tort de t’aimer, Toi! toi qui m’abreuvais, qui m’abreuves encore D’amertume,--entends-tu? toi!... que mon nom honore, Qui me dois de n’avoir pas l’air d’être un «bâtard!» Un de ces pauvres fils de honte, de hasard Et de scandale, à qui les pères de famille, Et les nobles surtout! ne donnent pas leur fille! MADAME LEBONNARD Oh! Dieu! mon Dieu! LEBONNARD Ce fut faiblesse et lâcheté, Je le vois, j’en conviens, de t’avoir adopté! Faiblesse et lâcheté, de subir, sans rien dire, Ta raillerie à tout propos, ton mauvais rire, Quand je pouvais si bien t’écraser d’un regard, Fils du comte d’Aubly, dit «Robert Lebonnard» Par la grâce du vieil idiot, faible et lâche! _Il se frappe la poitrine._ ROBERT, d’une voix étouffée. Oh! que m’arrive-t-il! Je n’y vois plus! LEBONNARD Je tâche De comprendre pourquoi tu me hais!... je vois bien: Ton sang a deviné qu’il n’est pas fait du mien! C’est cela! L’ouvrier, en moi, te déshonore! Tu t’en moques!... Eh bien, j’aurais souffert encore, Et toujours, tes gaîtés d’enfant un peu méchant, Par pitié pour toi! mais de quel droit, fier, tranchant, Viens-tu, toi! t’opposer au bonheur de ma fille? Dis, de quel droit, gardien d’honneur de la famille, Repousses-tu celui qu’elle aime, et, dis, pourquoi? Parce qu’il est un fils de hasard?... comme toi! Et de quel droit viens-tu faire à l’expérience, Au dévouement, à mon âge, à ma patience, Une leçon de fils insoumis?... c’est assez! Je n’ai qu’un seul enfant: ma fille!--Obéissez Tous deux, le frère ingrat, et l’épouse infidèle! Ma fille est mienne, et, seul, je disposerai d’elle, En père, qui,--sachant vouloir--veut ce qu’il doit! Par quinze ans de douleur j’ai bien gagné ce droit. _Il va pour sortir et s’arrête en entendant un sanglot de Robert.--Alors il se retourne dans un accès de rage aveugle._ Tu ris maintenant, beau cavalier de parade! Tu ris, hein? Ça te fait plaisir, mon camarade, De te voir tout à coup noble, avec des aïeux? _Il pleure._ Sois content!... Tu n’es plus le fils du pauvre vieux Lebonnard! _Repris de fureur_: ... Allons donc! ouvre-moi les fenêtres! Crie aux passants: «Je suis noble! j’ai des ancêtres!» Appelle à ton secours, sans pitié, d’un ton fier, La sainteté des lois, ton sophisme d’hier! Les lois, les préjugés, les vertus de famille, Se tournent contre toi,--pour protéger ma fille!... La famille! avec ses vertus!--regarde-la!... La voilà, la famille honnête! la voilà! _Il sort, au comble de l’exaspération.--Robert essaye de se soulever, chancelle comme pris de vertige, puis tombe à terre, de tout son long.--Mme Lebonnard est toujours évanouie._ _Le rideau baisse rapidement._ [Illustration: M. ET Mme SILVAIN, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE. --«_... La voilà, la famille honnête!... la voilà!_» Acte III, scène XII.] ACTE IV Même décor. SCÈNE PREMIÈRE LEBONNARD, MARTHE, au seuil de la chambre de Robert. LEBONNARD, d’un ton d’humble prière. Va, laisse moi le voir!--Depuis une semaine, Marthe, je vais, je viens, je suis une âme en peine... Je sais bien qu’il a peur de moi?... MARTHE Oui. LEBONNARD, suppliant. Mais... s’il dort? MARTHE, le repoussant avec douceur. Le docteur dit qu’on a passé tout le plus fort: Parlez-lui, puisqu’il va sortir dans l’instant même... Mais Robert est encor d’une faiblesse extrême. LEBONNARD, se frappant la poitrine. Ah! comment le plus doux devient-il si méchant? MARTHE Répare-t-on le mal en se le reprochant? Non monsieur, non, mais tout peut s’arranger encore. LEBONNARD Le secret, je ne peux plus faire qu’il l’ignore! MARTHE Mais Jeanne n’en sait rien et Blanche n’en sait rien... Alors, je dis que tout peut s’arranger très bien. LEBONNARD Tu crois?... Je voudrais tant, si c’est encor possible, N’avoir pas fait pour rien cette chose terrible! MARTHE Oui, monsieur... c’est possible!... Il a changé beaucoup; Depuis son grand malheur il n’est plus fier du tout!... Bon Dieu! je le revois toujours, mourant,--par terre, Là... ses sanglots d’enfant ne pouvaient plus se taire. Madame murmurait: «Oh! Marthe, un médecin!» Mais lui me retenait, caché contre mon sein... --«Oh! Marthe! quel malheur horrible que le nôtre! «J’ai des hontes sur moi que je hais dans un autre!...» Madame, alors, dans un sanglot désespéré: --«Un docteur!» Et Robert: «Oui... le docteur André!» Ensuite, il l’appela cent fois, dans son délire... Vous comprenez, Monsieur, ce que ça voulait dire? Il le donne à sa sœur!... Le malheur l’a fait bon... Toujours un grand malheur amène un grand pardon. LEBONNARD, gémissant. Ah! MARTHE Jamais je n’ai vu patience pareille. Tenez, la nuit, des fois, je l’entends qui s’éveille... Sa mère est là, mais il m’appelle, moi; j’accours... «Marthe!» Ah! comme on sent bien qu’il demande secours! J’arrive, et je le vois, sous la veilleuse,--blême, Accoudé,--l’œil trop vif, grand ouvert sur lui-même,-- Et, quand je tends vers lui ma pauvre main qu’il prend: --«... On a bien du chagrin, Marthe, lorsqu’on est grand; Je veux me croire encor petit:--chante, nourrice.» Ah! comme il me regarde! il faut que j’obéisse; Et je chante mes airs d’autrefois,--et je vois Que j’endors sa souffrance avec ma vieille voix. LEBONNARD Mais que faire? que faire! As-tu quelque pensée? MARTHE Mais oui: faites venir, monsieur, sa fiancée; Elle acceptera tout quand il lui parlera. Et pour lui,--la revoir, ce sera toujours ça. LEBONNARD Qu’elle vienne, à quoi bon, si son orgueil persiste? MARTHE Elle voudra tout ce qu’il veut,--puisqu’il est triste. Tôt ou tard, dans l’amour, allez, l’orgueil se fond. Et puis son père est là: c’est un brave homme au fond. LEBONNARD, il prend sa canne et son chapeau. Oui, oui... je vais le voir: _Il va prendre la main de Marthe._ C’est toi la bonne mère! SCÈNE II MARTHE, JEANNE, LEBONNARD. JEANNE, entrant. Le docteur est parti? LEBONNARD Non... JEANNE Comment va mon frère? LEBONNARD Mieux. MARTHE Voici le docteur. SCÈNE III LEBONNARD, MARTHE, JEANNE, LE DOCTEUR. JEANNE, au docteur vivement. Eh bien? LE DOCTEUR, gaiement. Hors de péril! Il se lève. LEBONNARD, joyeux. Ah! très bien. JEANNE Quel bonheur! LEBONNARD Que dit-il? LE DOCTEUR Il veut sortir! LEBONNARD, réfléchissant. Ah! bon! _Il sort avec Marthe._ SCÈNE IV ANDRÉ, JEANNE. ANDRÉ Quelle est la cause grave Qui trouble ainsi l’esprit d’un homme jeune et brave? Si vous le savez, vous, vous pouvez plus que moi. JEANNE, regardant dans le vague avec des yeux tristes et fixes. Oui, ç’a été terrible, et j’ignore pourquoi. ANDRÉ Dans tout ce qu’il me dit, dans la façon câline Dont il retient ma main quand je pars, je devine. Je ne sais quoi de bon qui m’inspire un espoir... Et l’on dirait que votre mère aime à me voir. JEANNE secouant la tête tristement. Il faudrait refuser, malgré Robert lui-même, Notre bonheur, puisqu’il y perd celle qu’il aime! Ne risquons pas deux fois sa vie et sa raison! ANDRÉ, dans un mouvement d’impatience douloureuse. Ah!--j’avais fièrement quitté cette maison!... Il faut que chaque jour mon devoir m’y rappelle! JEANNE, d’un ton de doux reproche. Monsieur André! ANDRÉ Tenez, vous devenez cruelle! Il m’a voulu: je suis venu;... je reviendrai, Mais pour l’instant, laissez--laissez, je pars... JEANNE, tendrement. André! ANDRÉ, avec amertume. Tout pour lui: fiancée et sœur et père, et mère! A moi, rien!--Je suis las, et j’ai la lèvre amère. JEANNE A vous--rien? ANDRÉ Rien. JEANNE, très simplement. Ingrat! Pour quoi comptez-vous donc Mon amour? ANDRÉ Ah! c’est vrai! JEANNE Je vous aime. ANDRÉ Ah! pardon! JEANNE, souriante. Il faut que ce soit moi qui dise: «Je vous aime»? Ne pouviez-vous un peu me le dire vous-même? ANDRÉ Ingrat? oui!... je devrais être heureux: je vous vois... Et j’entends votre cœur chanter dans votre voix! JEANNE Je sais bien ce qu’il faut à votre âme meurtrie: C’est une voix qui parle avec câlinerie, Quelque chose de doux comme un vague baiser Qui, glissant sur les doigts, vole sans se poser, Ou comme une chanson du dormir, calme et bonne, Qu’on murmure, au roulis d’un berceau monotone! ANDRÉ Jeanne! JEANNE Je sais les mots dont vous avez besoin, Et vous les entendrez toujours... même de loin! ANDRÉ, revenant à lui. De loin!... Ah! oui, c’est juste! au plus doux de l’extase, Mon destin ressaisit ma chimère et l’écrase! Je n’avais droit qu’au rêve, et vous me reprenez Tous ces bonheurs nouveaux qui me semblaient donnés! _Il s’assied, la tête dans ses mains._ JEANNE Je n’ai rien repris: vous avez toute mon âme. Puis... qui sait? ANDRÉ, secouant la tête d’un air désespéré. Non, jamais vous ne serez ma femme! JEANNE Pourquoi «jamais»? L’espoir est à nous. Quelque jour, Instruits par la douleur, éclairés par l’amour, Blanche et Robert, tous deux, voudront, j’en suis certaine, Ce mariage;--et l’heure est peut-être prochaine... ANDRÉ, heureux. Ah! j’étais un vaincu tombé sur le chemin, Mais vous me relevez d’une si douce main, Que je sens, à l’endroit de ma blessure, un charme! _Il la prend par la main._ Quel baume avez-vous mis sur mon cœur? _S’apercevant qu’elle pleure._ Une larme! JEANNE, laissant s’incliner sa tête sur l’épaule d’André. Prenez-la, mon ami, d’un baiser sur mes yeux... Croyez-moi, ce n’est pas le baiser des adieux... Bon espoir! _Le marquis entre et les regarde en souriant._ SCÈNE V JEANNE, ANDRÉ, LE MARQUIS. LE MARQUIS Comment va Robert, chère petite? LE DOCTEUR Mais... mieux; décidément. LE MARQUIS Sa mère, que je quitte, Me l’a dit; j’avais craint qu’elle espérât trop tôt. LE DOCTEUR Non, je réponds de lui. _Il salue et sort._ LE MARQUIS, à Jeanne. Je viens lui dire un mot. Votre mère, qui va rentrer, est avec Blanche, Chez moi... Quand le cœur souffre, il est bon qu’il s’épanche. Robert doit désirer me voir. JEANNE Puis-je savoir, Monsieur, le vrai motif d’un pareil désespoir? Mon père et lui m’ont l’air de cacher quelque chose?... LE MARQUIS Rien... ils se sont heurtés... vous en savez la cause. JEANNE Je vais chercher Robert. _Elle sort._ SCÈNE VI LE MARQUIS, seul. LE MARQUIS Pauvre mère, vraiment! Ah!... elle sait souffrir!--Mais quel étonnement Quand elle a vu que je savais son passé triste! ... Elle a bien expié, si la justice existe! SCÈNE VII LE MARQUIS, ROBERT. LE MARQUIS, joyeusement, voyant entrer Robert. Ah! ah! ROBERT ... Ma mère vient de rentrer à l’instant... Vous voulez me parler? LE MARQUIS Parbleu! je suis content: Vous voilà bien debout! ROBERT Oui, je vais mieux, sans doute... Je voulais vous parler, de mon côté. LE MARQUIS J’écoute. ... Mais d’abord--pour vous mettre à votre aise, Robert,-- Je sais comment, pourquoi votre cœur a souffert... Votre mal ne sera pas long... j’en vois le terme. Parlez donc... je suis votre ami, sincère et ferme. ROBERT Je veux être soldat. LE MARQUIS J’approuve; mais c’est dur. ROBERT Un soldat, c’est quelqu’un de qui l’honneur est sûr: Je veux être soldat, monsieur. Je vous demande, Monsieur le Marquis, vous dont l’influence est grande Sur ma mère, de lui faire entendre raison. Voyons, je ne peux plus rester dans la maison; Je n’y puis demeurer un jour de plus sans honte. Pour m’aider à partir, c’est sur vous que je compte, Car depuis trop longtemps j’ai vécu, sous ce toit, D’un pain--auquel ma sœur, elle seule, avait droit. Il faut que, grâce à vous, ma mère se résigne... Que... «son mari» consente--et dès demain je signe. Je pars pour le Soudan... On peut mourir là-bas. LE MARQUIS Mais... ROBERT Oh! je n’admets point que vous n’approuviez pas! LE MARQUIS Mais, voyons, c’est peut-être aller un peu bien vite! Réfléchissez... pesez. ROBERT J’ai pesé ma conduite Dans mes nuits d’insomnie, à loisir, trop longtemps! De grâce, épargnez-moi des retards irritants... S’il me fallait attendre un an! un an encore! Que ferais-je?--Un soldat, voyez-vous, on l’honore; On dit: «C’est un garçon de cœur; ce qu’il fait là «Est bien!...» Si ma conduite est bonne, approuvez-la, Monsieur.--Réfléchissez; je n’ai plus de famille. Voyons,--je ne peux plus épouser votre fille, Monsieur... Consolez-moi, parlez.--Il a besoin, L’enfant perdu, d’un bon conseil et d’un témoin! LE MARQUIS Ah! brave enfant, ta main! et viens que je t’embrasse. C’est bien, ce que tu fais... Je reconnais la race! _Il fait signe à Robert de s’asseoir._ Et puisque tu n’es pas de ces gens sans ressort Qui perdent pied devant la douleur ou la mort, Puisque ta volonté protège ton cœur tendre, Je te dirai tout droit ce que tu dois entendre. Écoute-donc... C’est une histoire de soldats: Nous étions sous Paris. Je me battais là-bas, A côté d’un ami d’enfance,--un frère d’armes, Un vaillant, dont la mort fit couler bien des larmes: Le comte Saint-Aubly, charmant, brave et loyal. Il reçut un éclat d’obus, à Buzenval. J’accourus. Il pansait lui-même sa blessure... Là, près du cœur...--«Allons, dit-il, la mort est sûre, Mais nous avons le temps d’échanger un adieu...» --«J’ai, reprit-il, un fils!» _Mouvement de Robert._ Oui, Robert. ROBERT Oh! mon Dieu! LE MARQUIS Il te nomma.--«Je veux que ce fils soit un homme. «Il est mon fils, malgré le nom dont il se nomme. «Sache-le! Tu feras mon devoir en l’aimant...» _Robert veut se lever. Le marquis l’arrête du geste._ Attends. Il dit encor:--«J’ai fait un testament «Où je te lègue,--et sans condition aucune,-- «Ma terre et tout ce qui me reste de fortune. «Cela peut revenir, s’il en est digne, un jour, «A Robert...» _Prenant la main de Robert._ Comprends-tu? «... s’il mérite l’amour «De ta fille!»--Il sourit, pressa de sa main douce La mienne, dit: «Je meurs» et mourut sans secousse. ROBERT Ah! monsieur! LE MARQUIS Quand on a du cœur, rien n’est perdu! ROBERT J’en aurai toujours plus, monsieur. LE MARQUIS Bien répondu. Je suis content de toi, fier même... Tiens, espère! Ma fille, maintenant, écoutera son père... Tout ça doit s’arranger... je vais m’en mêler, moi! Mais ne dis rien--jamais--à ma fille... ROBERT Ah!--pourquoi? LE MARQUIS Que t’importe! ROBERT C’est la tromper! LE MARQUIS Ça me regarde. Un ami me confie un secret: je le garde... ... Ce secret là n’est pas à toi seul; n’en dis rien; C’est inutile. ROBERT, énergiquement. Soit, mais, je partirai. LE MARQUIS Bien. Pars pour un temps. Conquiers ta liberté complète. Pars fièrement; j’en suis heureux, je le répète; Sois soldat sans regrets... tu feras ton chemin. Quant au docteur,... ma fille aura cédé demain... ROBERT Elle vous a dit?... LE MARQUIS Non... je l’ai su par ta mère. ROBERT, avec découragement. Croire encor mon bonheur possible, c’est chimère, Monsieur! LE MARQUIS Quel entêté!... Mais puisque je te dis... ROBERT Non... non... allez, j’ai bien perdu mon paradis! Car Jeanne épousera bientôt celui qu’elle aime, L’honnête homme que j’aime et respecte moi-même... Dès lors... LE MARQUIS Blanche y consent, si j’y consens,--là! ROBERT, étonné. Quoi! Est-ce vrai? LE MARQUIS, gaîment. J’aimais mieux Martignac, mais, ma foi, Ton docteur a du bon. Il me plaît. Je l’estime. Il se tient bien. C’est une «honorable victime,» Comme dit Lebonnard. ROBERT, avec effusion. Tenez, j’avais besoin De ce mot-là! LE MARQUIS, lui prenant les mains. Tu peux compter sur ton témoin. _Voyant paraître Lebonnard._ C’est Lebonnard... Va-t-en. SCÈNE VIII LE MARQUIS, LEBONNARD, MARTHE. LEBONNARD, à Marthe qui ne fait que traverser le théâtre, de droite à gauche. Veille à ce qu’on nous laisse. _Les yeux de Robert et de Lebonnard se rencontrent; Robert se détourne; il sort vivement. Lebonnard secoue la tête d’un air de profonde affliction._ LE MARQUIS, examinant Lebonnard. Voici l’homme:--mélange étrange de faiblesse Et d’énergie! SCÈNE IX LE MARQUIS, LEBONNARD. LEBONNARD Eh bien?... j’arrive de chez vous. LE MARQUIS, avec sévérité et brusquerie. Le malheur de Robert nous désespère tous. LEBONNARD, désolé. On vous a dit? LE MARQUIS Oui. LEBONNARD Ah!... Ma surprise est profonde, Cruelle!... Il eût fallu cacher à tout le monde Ce secret!... Mais on peut encore le murer?... J’ai bien voulu punir, mais pas déshonorer. LE MARQUIS C’est entendu, mon cher monsieur; je dois vous croire... Mais... LEBONNARD, vivement. Votre fille, au moins, de toute cette histoire Ne sait rien, elle? LE MARQUIS Rien. LEBONNARD Elle épouse Robert? LE MARQUIS C’est dans sa dignité qu’il a, par vous, souffert: Il veut être soldat!... LEBONNARD Quitter sa mère!... et Marthe!... Et votre fille!... Oh! non, je n’entends pas qu’il parte! Être simple soldat, d’ailleurs, c’est un métier Un peu bien rude... Encor s’il était officier! Il serait malheureux, sans nous, comme les pierres! Moi, je ne peux plus lui parler, mais vos prières, A vous,--vos bons conseils, monsieur, le retiendront! LE MARQUIS, froidement. Ce jeune homme a subi chez vous un dur affront, Cher monsieur;--je n’ai pas à juger cette affaire... Mais son départ devient, en tout cas, nécessaire. Il a du cœur; il est sans fortune aujourd’hui; Et peut-être avez-vous été cruel pour lui. Pour quelle faute avoir, d’une telle souffrance, Frappé ce jeune cœur, juste en pleine espérance, Et repris à l’enfant--si tard--l’honneur du nom? Vous en êtes seul juge, et je ne dis pas non. Robert, lui, doit partir. Il a le vrai courage: Qu’il soit soldat! Je suis d’avis, moi, qu’il s’engage LEBONNARD, avec douleur. Mais... LE MARQUIS Et je viens chercher votre consentement. LEBONNARD, brusquement joyeux. Ah! C’est juste! Parfait: je refuse! LE MARQUIS, étonné. Comment? Son devoir, songez-y! son droit, dit-il lui-même, C’est de vous délivrer... _Marthe traverse le théâtre de gauche à droite et entre, à pas muets, dans la chambre de Robert._ LEBONNARD, éclatant. De lui? moi!... mais je l’aime, Monsieur! et j’ai prouvé, je pense, assez d’amour,-- Et sans me démentir,--en quinze ans,--un seul jour! Ça n’a pas empêché ce moment de colère... J’étais fou... Je venais de parler à sa mère... La fureur emportait mon cœur désespéré... Robert entre et, voyant que sa mère a pleuré, Il m’insulte!... _Baissant la voix._ ... Croyant qu’il insultait son père! _Un silence._ Peut-être aurais-je pu souffrir encor, me taire... Mais quinze ans de silence éclatant dans un cri, Mon œuvre de quinze ans dans une heure a péri! _Il tombe accablé sur son siège et s’essuie le front avec angoisse._ LE MARQUIS, le considérant, à part. C’est vrai, qu’il l’aime! LEBONNARD Eh bien! non, ce n’est pas possible! Robert ne peut pas être à ce point insensible Qu’il ne comprenne pas mon chagrin... mon remords! Tenez, je ne sais plus... Dites-lui que j’ai tort... Que je le sens... que j’ai souffert un long martyre Pour lui!... Je ne sais pas, moi, ce qu’on peut lui dire! Que j’ai longtemps caché, pour ma fille... et pour lui!-- Pour tous deux,--le secret dont il souffre aujourd’hui! ... Et je perdrais le fruit d’un si long sacrifice, Par ma faute?--Non, non, s’il a de la justice, Il me pardonnera... Le voilà, son devoir!... S’il savait!... mais jamais il ne pourra savoir! _Il demeure en silence, méditant._ _On voit Robert paraître au fond, amené et comme entraîné malgré lui par sa vieille nourrice, à laquelle il résiste faiblement._ SCÈNE X LES MÊMES, MARTHE, ROBERT. MARTHE, bas, d’un ton d’insistance. Écoute-le. ROBERT Non. MARTHE Si. _Le marquis fait signe à Robert d’approcher. Robert obéit. Tous deux se tiennent derrière le fauteuil de Lebonnard. Marthe se retire._ SCÈNE XI LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT. _Lebonnard se croit seul avec le marquis._ LEBONNARD, au marquis, sans voir Robert. Comprendrait-il lui-même, Sachant ce que je sais, pourquoi, comment je l’aime? C’est si simple!... Le jour où je l’appris, d’abord, J’appris en même temps que «le père» était mort! Où la mort passe, tout, pour un moment, s’apaise Et le plus irrité sent qu’il faut qu’on se taise! _Mouvement de Robert qui veut s’éloigner. Le marquis le retient._ ... Robert avait cinq ans; Jeanne, dix;--deux démons! Nos enfants, rien ne dit comme nous les aimons! On ne s’explique pas, mais ça tient aux entrailles! Ah! mon cœur fut mordu comme avec des tenailles, Quand, jaloux, stupéfait, furieux, incertain, J’appris,--par une lettre égarée,--un matin,-- Que ce fils... n’était pas mon fils! Oh! quel vertige! Comment je ne devins pas fou, c’est un prodige! Je savais pourtant bien qu’elle ne m’aimait pas... Mais qu’un autre...--Et je pris cet enfant dans mes bras! ROBERT _Il se tient avec le marquis, à demi-caché, derrière le haut dossier du fauteuil de Lebonnard._ Oh! LEBONNARD --«De quel droit viens-tu, toi, toi! prendre à ma fille Une part de son bien? fils de rien, sans famille, Sans nom!... bâtard!»--J’avais de ces cris plein le cœur! --Mais l’enfant me riait... il appelait sa sœur... Que m’avait-il fait, lui? L’aimais-je pas, la veille? Il tendait vers ma bouche une bouche vermeille, Et quand il attachait son bras faible à mon cou, Comment le dénouer rudement, tout à coup? Comment le rendre, lui, l’innocent,--responsable? --Et cet amour de père était inguérissable! LE MARQUIS Pauvre homme! LEBONNARD J’ai voulu guérir, j’ai bien tâché! Mais c’est par ma douleur que j’étais attaché! En l’arrachant de moi, je saignais trop... Je l’aime, Ayant trouvé plus doux de le chérir quand même: Je les aime tous deux ensemble, simplement, Monsieur! On est un père--un vrai,--rien qu’en aimant! _Il bégaie, par instants, et semble souffrir de la peine qu’il éprouve à trouver des mots pour exprimer la profondeur de son sentiment._ Tenez,--il faut la chair pour être un fils de femme? L’âme, c’est plus grand?... moi, je suis père... par l’âme! ... Eh! mon Dieu! ce qui rend à la femme si cher Son enfant, c’est qu’il la fit souffrir dans sa chair?... Eh bien! cet enfant-là... vous comprenez, j’espère?... Par de grandes douleurs, je suis resté son père! _A ce cri, Robert, n’y tenant plus, s’élance sans être vu de Lebonnard et lui saisit la main.--Lebonnard se retourne vivement et, mettant ses mains sur les épaules de Robert, il pousse un grand cri de joie._ Mon enfant! Mon enfant!... Tu restes, n’est-ce-pas? Il faut oublier... Dis que tu nous resteras?... _Lebonnard est assis dans son fauteuil.--Robert s’agenouille à sa droite._ ROBERT C’est impossible.--Non.--Mais mon âme est tout autre, Et je «renais»--depuis que j’ai vu dans la vôtre. LEBONNARD, à Robert. Va, reste, pour ta mère,--et pour ta pauvre sœur... ROBERT, avec fermeté. Non... Et vous m’approuvez, monsieur, au fond du cœur. LEBONNARD, se récriant avec douleur. «Monsieur!...» Le méchant mot! _Voyant entrer Jeanne, il met un doigt sur sa bouche en regardant Robert._ Ta sœur!...--Chut!... SCÈNE XII LE MARQUIS, LEBONNARD, ROBERT, MARTHE; au fond: JEANNE. LEBONNARD, le doigt sur ses lèvres. Qu’elle ignore! JEANNE Quel est ce «méchant mot?» LEBONNARD, vivement et embarrassé. Rien... non!...--rien! JEANNE Mais encore? ... Vous le grondiez? _Elle s’agenouille à la gauche de Lebonnard._ LEBONNARD, vivement. Non... _Se reprenant._ Oui,--pour la dernière fois! Il m’appelait «_Monsieur!_» JEANNE, scandalisée. Oh! Robert! LEBONNARD, à Robert. Là,--tu vois! _A Jeanne._ Il ne le dira plus... jamais. JEANNE Jamais, j’espère! LEBONNARD, tendrement à Jeanne. Dis-lui comment on nomme un père... JEANNE, avec une tendresse infinie, appuyant sa tête sur la poitrine de Lebonnard. Papa! ROBERT, de son côté, cachant sa tête dans la poitrine de Lebonnard. Père! Père! LEBONNARD Tu restes,--dis? ROBERT, vaincu par sa propre émotion. Oui. LEBONNARD, au marquis, en se levant. Je suis content d’eux! _A ses enfants._ Il faut aller trouver la mère, tous les deux, A présent.--Dites-lui:--«Notre père nous aime, Maman, et tout est bien; comme avant; bien mieux même.» Entrez en vous tenant la main, d’un air joyeux... _Il les rapproche l’un de l’autre, main dans la main, et les contemple._ Alors, rien qu’à vous voir, elle comprendra mieux. _Il les conduit vers la porte.--Les deux enfants sortent._ [Illustration: UNE RÉPÉTITION A ASNIÈRES. --«_Dis-lui comment on nomme un père..._» Acte IV, scène XII.] SCÈNE XIII LEBONNARD, LE MARQUIS. LEBONNARD, reprenant ses habitudes et se remettant à son établi comme si de rien n’était, avec son tablier étalé sur ses genoux. Il faut bien qu’elle sache au plus tôt... C’est la mère. LE MARQUIS, le regardant avec admiration. Avec qui vivra-t-elle? LEBONNARD, relevant la tête. Avec moi.--Comment faire? Rien n’est changé, non, rien. _Il tapote de son petit marteau sur un boîtier de montre._ ... Pour moi je vous promets De redevenir faible et vieux plus que jamais!... Il faut savoir mourir... C’est une pauvre femme. LE MARQUIS, lui tendant les deux mains. Cher monsieur Lebonnard... c’est de la grandeur d’âme! LEBONNARD, flatté; il se lève avec vivacité, tout en fourrant, par un geste d’habitude, son tablier dans sa poche. Ah! monsieur le Marquis! Ah! monsieur le Marquis! LE MARQUIS Ma fille et moi vous nous avez vaincus, conquis! Votre bonté triomphe: elle a tout fait, en somme. LEBONNARD, enchanté, lui prenant le bras, avec affection. Ah! monsieur le Marquis... vous êtes gentilhomme! _Ils s’éloignent en causant._ _Le rideau tombe lentement._ [Illustration: SILVAIN. --«... _Il faut savoir mourir... c’est une pauvre femme._» Acte IV, scène XII.] LE PÈRE LEBONNARD _Comédie dramatique en quatre actes, en vers._ PORTRAITS DES PERSONNAGES La père Lebonnard Bonhomme d’une soixantaine d’années, aux cheveux en couronne et blanchissants. Point de barbe. Oublie quelquefois de se raser. Au second acte, sa tenue est plus soignée qu’à l’ordinaire. Lorsqu’il ne s’anime pas, il y a quelque lenteur dans ses mouvements. Nature modeste et timide, il a toujours été dominé par sa femme qui lui inspirait même une certaine crainte. Lorsque, il y a quinze ans, il a appris le secret de la naissance de son fils putatif, son héroïque silence lui fut certainement facilité par sa timidité et son caractère craintif. M. Lebonnard a de la lecture. C’est une manière de philosophe. Il connaît Fourier. Les rêves du premier des féministes, Saint-Simon, l’ont charmé. Il croit fermement qu’en s’y prenant bien, les premiers éducateurs de son insupportable épouse en auraient fait une femme passable. Il a réfléchi sur les inconvénients d’une bonté sans nuances et sans énergie; il s’est promis de lutter, pour le bien, contre sa propre nature. Il s’essaye au courage et à la justice, toutes les fois qu’il a à défendre sa fille. C’est la crise psychologique de son existence qui est le sujet de la pièce. Au premier acte, la peur que lui inspira longtemps sa femme doit apparaître encore plusieurs fois très visiblement; elle fait partie du côté comique du personnage dont les manies et les ridicules doivent s’accuser assez nettement pour qu’au troisième acte la révélation de son âme douloureuse et grande fasse toute l’impression qu’elle doit produire. M. Lebonnard aime la simplicité dans le vêtement et même il serait enclin à négliger sa mise. Il porte des pantalons noirs, coupés droits, un peu trop larges et flottants, tombant mal sur des chaussures à deux fins, mi-souliers, mi-pantoufles, avec lesquelles il peut traverser la rue ou demeurer chez lui à son aise. Son gilet sans revers, descendant très bas, est en velours fauve, avec des poches très nombreuses comme celles d’un gilet de chasse, et dans lesquelles il peut mettre ses montres et ses menus outils. Il est vêtu, à l’ordinaire, d’un veston trop long, très ample, d’une sorte de paletot sac à larges poches. C’est sa femme qui lui impose la redingote. Il porte du linge mou. Sa cravate est de satin noir, plate et large de deux doigts. Il a un chapeau mou de peluche, à longs poils, à larges bords, à calotte un peu haute. Ancien horloger et bijoutier, M. Lebonnard a, quand il sort, un jonc à grosse pomme d’or. Il soigne volontiers les montres de ses amis. Il a le goût passionné des travaux de mécanique, tout comme Louis XVI. Mlle Jeanne Lebonnard Heureusement négligée par sa mère, dans son enfance, Jeanne fut l’unique souci de son père. Elle a hérité de lui la bonté naturelle la plus parfaite, mais son bonhomme de père, connaissant par expérience le danger de pousser la bonté jusqu’à la faiblesse, n’a cessé de mettre sa fille en garde contre les sentiments mêmes qu’il préfère. De son côté, la petite, pleine de raison et douée d’une excellente intelligence, a aidé de tout son pouvoir les intentions paternelles. Fort instruite, elle s’est chargée, en quelque sorte, depuis sa quinzième année, de faire à son père une véritable éducation intellectuelle; elle a débrouillé des idées confuses en lui; elle lui a défini des sentiments qu’il éprouvait sans se les expliquer; elle lui a appris, de jour en jour, à rester bon sans trop de faiblesse; elle a vraiment pour lui, dans son cœur délicieux, quelque chose de maternel; il le sent, il le sait. Ils se complètent l’un l’autre. Si elle n’était la grâce jeune tandis qu’il est la vieillesse un peu gauche, on pourrait dire qu’elle est tout le portrait de son père. Le portrait? Oui, le portrait de son âme devenue visible, épanouie. Jeanne Lebonnard a toute l’élégance possible dans la parfaite simplicité; elle corrige la mode par le goût. Lebonnard est prêt à mourir pour elle qui, de plusieurs manières, est vraiment sa fille. Elle est son idéal réalisé. Mme Lebonnard Acariâtre, impertinente, impérieuse, le fléau d’une maison. Ses cheveux grisonnent, ce qui porte au comble ses irritations coutumières. Elle a été fort belle, elle l’est encore, mais personne ne s’en aperçoit plus. La raideur de ses gestes tyranniques ne lui permet pas d’avoir de la grâce. Elle s’habille bien, trop bien. Elle est parée en des lieux et à des moments qui demanderaient une tenue simple. Il y a même parfois, dans sa toilette, un détail qui choque: c’est un nœud de ruban mal assorti, de couleur trop crue, un panache trop flamboyant et toujours quelques bijoux de trop. Malgré ses protestations contre les goûts de l’ancien horloger, son mari, elle ne fait pas oublier qu’elle a figuré dans la boutique de l’orfèvre et qu’au moment de la liquidation elle a gardé pour elle certains «laissés pour compte» des riches fermières des environs. Elle est certaine de sa supériorité sur son mari, sur sa fille, sur tout le monde, excepté sur les gens titrés. Elle aime son fils véritablement, mais croit qu’elle aura tout fait pour lui quand elle lui aura assuré, en le mariant, la fortune que lui donnera Lebonnard et à laquelle, au fond, son fils n’a aucun droit, ce qu’elle oublie parfaitement. Si elle tolère dans son salon deux pendules et une horloge à gaîne, c’est que ce sont des pièces rares qui valent beaucoup d’argent. Quant au petit réduit où Lebonnard a installé son atelier et qu’il trouve commode parce qu’il est tout en vitrages et qu’on y peut régler la lumière du jour, il a bien fallu l’accepter, car les manies du bonhomme sont irréductibles, mais la vérandah se masque au moyen d’un somptueux rideau, et Mme Lebonnard est toujours satisfaite dès que les apparences peuvent en imposer. Robert Lebonnard Gommeux de petite ville; exagère les modes. Léger, suffisant; adore sa mère parce qu’elle ne l’a jamais corrigé de ses défauts qui n’ont rien de rare. Au quatrième acte, régénéré, il est touchant. Le docteur André Triste au fond, cache avec fermeté sa tristesse sous une apparente froideur. Il est sérieux, mais souriant. Les esprits superficiels, comme Robert, qui lui reprochent de n’être point gai, n’incriminent en réalité que le sérieux de son maintien et commettent, sans s’en douter, une indiscrétion. Esprit mûr, grave, le docteur André a pourtant les vraies élégances. La première de toutes, à son gré, est de ne point montrer sur son visage les traces des chagrins auxquels, il le sait bien, les gens, qui ont les leurs, seraient parfaitement indifférents. Il lui semblerait ridicule de jouer, si peu que ce soit, les Antony ténébreux. Lorsque, en présence de Lebonnard, il laisse échapper le cri de sa douleur habituellement bien cachée, c’est qu’on a touché brusquement à sa blessure secrète et que d’ailleurs il a, à ce moment-là, le devoir de s’expliquer. Il est vêtu d’une redingote de fantaisie, bleu marine, gilet blanc. Le marquis d’Estrey La correction même. Au premier acte, il est en tenue de cheval; pour les autres, complet gris clair, guêtres blanches. Mlle Blanche d’Estrey Très élégante. D’une élégance en contraste avec l’extrême simplicité de Jeanne. De la hauteur. Marthe Type classique de la vieille gouvernante. Coiffure et costume à caractère d’une province quelconque. LE VERS DANS LES PIÈCES MODERNES «... Nous rêvions de ressusciter le _héros_, mais dans son milieu mauvais, même trivial, avec ses faiblesses, ses travers, et d’autant plus grand à l’heure de l’action généreuse et noble, qu’il s’est montré, à l’ordinaire, plus semblable aux autres hommes. Ainsi, sans flatter l’esprit du temps ni lui faire violence, sans parti-pris d’action ou de réaction littéraire, mais seulement parce que nous sommes fils de notre époque, nous aurions, au nom de la poésie, poursuivi la _réalité_ jusque dans les _réalisations_... de l’idéal, rares si l’on veut, mais dûment constatées[1]. [1] «Il y a des héros obscurs, plus nombreux qu’on ne pense, qui sont des personnes _naturelles_. En veut-on une preuve? une preuve expérimentale, bien moderne? Ouvrez les statuts et règlements des Sociétés d’assurances sur la vie. Vous y verrez que ces associations financières prévoient le dévouement (!) le dévouement fou, imbécile, romantique, enthousiaste, poétique (!) mais vrai comme un chiffre,--le dévouement de pauvres gens qui, une fois _assurés_, se tuent dans l’espérance de laisser de quoi vivre--à un être aimé!» (J. A.--Préface du _Théâtre Libre_. Dentu, éditeur, 1890.) «Aussi loin de la pompe tragique que des magnificences lyriques,--deux choses que le double esprit sceptique et positif de notre époque ne semble pas appeler,--le poète pourrait retrouver une langue directe, comme spontanée quoique en vers, sobre de métaphores, ayant l’allure même de la parole venue librement dans la vie; dont le mérite poétique serait dans la force de pénétration que donne le vers, dans l’élan particulier, incomparable, que communiquent au mouvement général de la parole, le rythme, la rime, la _puissance propre_ du vers. «Il faut avoir quelque courage pour être simple absolument surtout en vers, car aux yeux d’une critique inattentive ou de parti-pris, la simplicité paraîtra aisément vulgarité ou platitude. Quelle noblesse pourtant peut respirer le style simple! Les modèles d’une telle langue existent dans le passé, avec les marques, il est vrai, de leur époque: c’est la langue du _Misanthrope_ et de _Tartuffe_, celle de La Fontaine et de Mathurin Régnier. Tout près de nous, Musset l’a parlée, dans la _Soirée perdue_ notamment... C’est le langage même du théâtre en vers, dans un temps où,--si elle s’obstinait aux développements imagés, aux abondantes métaphores, aux variations lyriques,--la poésie dramatique ne serait peut-être pas tolérée dans une pièce moderne.» (J. A.--Préface du _Théâtre Libre_. Dentu, éditeur, 1890.) Victor Hugo, lassé de la pompe littéraire classique, y substitua ce que j’appellerai un langage lyrique d’allure naturelle; bien plus, il osa des expressions communes. «On entendit un roi dire: «_Quelle heure est-il?_» écrit Victor Hugo, faisant allusion à un vers de _Cromwell_. --«Quelle heure est-il!» en vers! Cela ne se pouvait souffrir! pas plus que _mouchoir_ dans _Othello_! Après Hugo, on nous passe «quelle heure est-il,» mais que de choses encore paraissent trop «vulgaires» pour être dites en vers! Du même Victor Hugo: «Il s’agit de savoir quelle quantité de prose on peut introduire dans le vers dramatique.» Ce serait donc une question de dosage. Examinons le problème; il en vaut la peine,--car si la comédie moderne en vers était à jamais déclarée inacceptable, peut-être la littérature y perdrait-elle une forme de théâtre, qui, selon moi, a son prix. Notons, en passant, qu’un débat similaire s’est produit chez les peintres. La laideur des habits noirs les a repoussés longtemps. Un haut de forme, quoi de moins pittoresque? Cependant tel chef-d’œuvre de Fantin-Latour nous le montre sur la tête de son modèle. Et ce détail étant caractéristique _d’une époque_, n’a-t-il pas _le droit_ de se montrer dans l’œuvre d’art? Le triomphe d’un peintre de modernités ne sera-t-il pas de les rendre acceptables, en les subordonnant à la valeur des tons et à l’expression générale de son tableau?--Tout est là. Il est vrai que les peintres d’histoire n’admettent que la _peinture historique_. Nous ne sommes point si exclusifs. Dans le _Père Lebonnard_, un vers, entre autres, parut tout particulièrement digne de dédain aux critiques de grand style. Ce vers incriminé, le voici: «Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque!» Je conviens que ce vers n’exprime pas un sentiment noble ni une idée lyrique. On l’a comparé à un autre vers, plus fameux: «Léon, je te défends de brosser ton chapeau!» Et je dis que la comparaison, pour séduisante qu’elle paraisse, n’est pas équitable. Il eût été mieux de le justifier en citant celui-ci: «Je vis de bonne soupe et non de beau langage,» mais c’eût été moins drôle. Pourquoi Lebonnard s’écrie-t-il: «Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque?...»--Parce qu’on lui conteste, à lui, qui fut toujours timide et craintif, le droit de donner à sa chère fille convalescente, une nourriture salutaire. Alors, il s’emporte et jette ce cri de revendication domestique, au premier acte,--comme il jettera, au troisième acte, le cri de sa révolte définitive: «bâtard!». Il s’agit donc là d’un _trait de caractère_ et d’un trait de _tendresse paternelle_. A mes yeux, le sentiment intérieur du bonhomme et le mouvement de sa colère, qui sont nobles, relèvent la trivialité de l’expression. Et le public ne s’y trompe pas. Un principe qui me paraît essentiel à établir, c’est ce que j’appellerai la _divisibilité_ des éléments qui constituent le sujet poétique, c’est-à-dire des éléments qui donnent à l’auteur le droit et même lui imposent le devoir de traiter un sujet en vers. En d’autres termes, ce qui fait qu’un sujet est essentiellement poétique, c’est un ensemble de conditions qui doivent se trouver toutes réunies dans le drame lyrique ou dans l’œuvre tragique, mais qui ne sont pas inséparables les unes des autres. Il suffira à la comédie ou au drame d’en garder quelques-unes pour que le poète ait le droit d’écrire en vers sa comédie ou son drame. La qualité poétique permanente du sujet, c’est-à-dire sensible dans chaque vers, paraît à d’aucuns la condition essentielle. Je le nie. Il suffit que le sentiment ou l’idée poétique apparaisse çà et là, assez souvent pour se dégager de l’ensemble. Certains personnages, par leur nature même, sont à la fois et _poétiques_ et prosaïques. Telle se présentait à moi la figure du _père Lebonnard_; si bien que, dans une comédie en prose, il détonnerait parfois, semblerait déclamatoire, en exprimant des idées et des sentiments au-dessus de sa condition et au-dessus de la prose; et de même, ou par contre, dans la comédie en vers, il exprime le plus souvent des idées et des sentiments moyens, qui ne semblent pas dignes du «langage des dieux». Il fallait donc choisir. Ou ennoblir les allures extérieures d’un personnage qui porte en lui la lumière d’une grande âme; ou refuser à l’expression de sa haute personnalité morale, dans les moments où elle éclate, le secours et l’honneur que lui apportent la rime et le rythme. J’ai balancé longtemps. J’ai fini par me décider pour le langage rythmé. Remarquez bien que je n’aurais pas eu à m’interroger sur le choix des moyens d’expression si nous admettions en France qu’une pièce fût composée alternativement de scènes en vers et de scènes en prose, comme les drames de Shakespeare. Chez nous, où l’on n’y est pas habitué, ce mélange de prose et de vers ne pourrait que faire ressortir davantage le désaccord entre les deux tons du personnage. Dans les nombreux passages où le vers n’exprime que l’action courante,--du moins les _éléments_ purement prosodiques et pour ainsi dire mécaniques du vers nous servent-ils de transition heureuse pour arriver aux passages de pensée plus haute. Et cette transition, semble-t-il, aide l’esprit aussi bien que l’oreille. Donc, théoriquement du moins, l’œuvre y gagne en beauté. Pourquoi résister à cet argument? On répondra sans doute: «Parce que l’art des vers est réservé au grand drame lyrique ou à la grande tragédie.» Pourquoi «réservé?» Faut-il abolir la chanson, parce que chanter est un empiétement sur les imposants privilèges de l’Académie royale de musique? Il y a là, au fond, un retour singulier de l’esprit critique vers l’adoration puérile du «style noble». Rien n’est plus étrange à notre époque de liberté. Nous déshonorons le vers sur les planches, dit-on, en l’inclinant au naturel et au moderne. Pourquoi ne pas dire que nous honorons le moderne et le naturel, en les mettant en vers, lorsque la qualité d’âme des personnages en veston ou en habit noir le permet et même le commande? Rassurons-nous. Les musiciens viennent de conquérir des privilèges qu’on voudrait ne plus accorder aux poètes et, tandis qu’on nous impose sur la scène le pourpoint ou la toge, on les autorise à y faire chanter la redingote, le veston et même la blouse. O profanation! Il me paraît opportun de citer en terminant quelques vers de Molière que nous savons tous par cœur et dont cependant on oublie, semble-t-il, la portée littéraire: Ce style figuré dont on fait vanité Sort du bon caractère et de _la vérité_... La rime n’est pas riche et le style en est vieux, Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux Que ces colifichets dont le bon sens murmure Et que la passion parle là toute pure? Il n’y a pas à s’y tromper, le Maître lui-même parle ici par la bouche d’Alceste, puisque toute son œuvre est conforme au goût littéraire de l’homme aux rubans verts. Ce vers entraînant: _Et que la passion parle là toute pure!_ contient la leçon du génie. Le grand ancêtre affirme ici que le mouvement de la passion, au théâtre, prime tout et qu’il ennoblit le style un peu vieux et la rime pauvre. Au théâtre, (Shakespeare est de cet avis) le mot trivial ne l’est plus, dès qu’il sert les caractères et exprime la passion. Il est même alors le mot nécessaire. Il est vraiment singulier, je le répète et j’y insiste avec énergie, que ce soit précisément à notre époque de réalisme que l’on conteste à l’écrivain dramatique le droit d’être simple et vrai en vers, d’être trivial au besoin, quand la trivialité est nécessaire au drame. Je crois bien qu’en lui interdisant de servir le naturel avec les moyens de son art, le rythme et la rime, ou voudrait le condamner à la mort sans phrases, c’est-à-dire abolir le drame en vers. En effet, s’il s’y montrait exclusivement poétique et lyrique, comme on le lui conseille avec malice, on se hâterait de le déclarer en contradiction formelle avec le sens commun, avec l’esprit sceptique et positif du siècle. La détente du rythme lance, comme celle d’un arc, le mot de situation; quant à la rime, tantôt elle le fait espérer, tantôt elle le rappelle. Il y a là une force, pour ainsi dire mécanique, qui accroît l’élan du verbe; et, en vérité, tant que la noble forme du vers n’est pas déshonorée par des inanités ou des trivialités inutiles à la portée finale d’un ouvrage dramatique, on ne voit pas pourquoi à seule fin de complaire aux modernes ennemis des poètes, on se priverait des forces indéfinies mais réelles de la parole scandée. L’acteur admirable qui s’appelle Silvain comprend profondément toutes ces considérations, lui qui, avant que je les lui eusse présentées, me disait: «En prose, je n’aurais pas consenti à jouer le _Père Lebonnard_. Tous les effets s’y trouveraient diminués.» Cette énergique déclaration du grand comédien suffit à établir--du moins à mes yeux,--la valeur de ma théorie sur le théâtre moderne en vers. En vérité, les genres ne sont pas abolis et la lyre a plus d’une corde. Il y a de belles odes qui s’envolent à cheval sur Pégase; il y de bonnes chansons qui vont à pied. ANTOINE NOVELLI SILVAIN dans _le Père Lebonnard_ «Le _Père Lebonnard_, de Jean Aicard, est une pièce aujourd’hui célèbre.» Elle fut représentée en 1889, au _Théâtre Libre_, avec la distribution suivante: Lebonnard MM. ANTOINE. Robert Lebonnard G. GRAND. Le marquis d’Estrey PHILIPPON. Le docteur André BARRY. Un domestique DORVAL. Mme Lebonnard Mmes BARRY. Jeanne Lebonnard AUBRY. Blanche d’Estrey MARG. ACHARD. Marthe LOUISE FRANCE. Après cette représentation demeurée unique (le Théâtre Libre ne jouait chaque pièce qu’une seule fois), l’auteur écrivit à M. Antoine la lettre suivante: «Mon cher Antoine, «Vous avez été, dans Lebonnard, admirable de simplicité, de force et de naturel. «Tous les interprètes, sans exception, je le vois bien, ont aimé et senti mon drame. «Ce que j’ai cherché dans _Le Père Lebonnard_, c’est la vie toute simple, l’expression toute franche et comme parlée,--quoique en vers. Et vous m’avez donné l’impression même de la vérité sous ces deux conventions: le vers et le théâtre...» Traduite en italien[2] et jouée par l’illustre acteur Ermete Novelli, dans tous les pays du monde, elle a dépassé aujourd’hui la trois centième. [2] Le _Père Lebonnard_ à été traduit, depuis un an, en allemand, en hongrois et en russe. Novelli vint la jouer à Paris en 1898. «C’est ma pièce préférée (dit Novelli), celle qu’on me redemande toujours et partout, celle où je trouve mon triomphe chaque fois certain... Vous verrez, je viendrai dans un mois la jouer en France. Ah! elle a bien gagné son droit de cité dans votre pays, allez! Savez-vous qu’elle a fait le tour du monde avec moi? Avec _Lebonnard_, j’ai fait pleurer jusqu’à des sauvages, au Brésil!» (_Revue du Palais_, 1er juin 1898.) En 1901, elle fut représentée à Toulon par Ermete Novelli, lors de la visite de l’escadre italienne. Voici en quels termes M. Jean Aicard s’exprimait publiquement, à cette occasion, sur le compte de son illustre interprète: «J’éprouve en effet un sentiment infini de reconnaissance pour ce comédien extraordinaire qui, dans l’esprit de tous ses admirateurs italiens, est littéralement inséparable du personnage de Lebonnard. Il a fait de ce rôle sa chose, sa mascotte, comme il dit. Jamais le mot «création» ne fut employé plus justement qu’ici, pour désigner ce mystérieux travail d’art, de pensée, d’observation, d’assimilation et d’expressivité, si je puis dire, qui amène l’acteur et le personnage à ne faire ensemble qu’un seul être. «Novelli en a conscience lorsqu’il répète: «Ce rôle est fait pour mon cœur, pour ma peau, pour mon sang, pour mes nerfs.» «Dans un voyage que j’ai fait en Italie, il y a deux ans, dès que mon nom était prononcé, dans un hôtel par exemple,--j’entendais aussitôt chuchoter autour de moi deux noms: «_Novelli_, _Lebonnard_». Et mes hôtes inconnus devenaient affables comme de vieux amis retrouvés. «Pour un auteur qui a écrit je ne sais plus où: «l’art est surtout le moyen divin d’attirer à l’artiste des sympathies,» on conviendra que nulle joie ne peut être supérieure à celle que m’a fait éprouver ce grand Novelli en me donnant, dans son pays, tant de sympathies inattendues, et qui restent inoubliables. «La carrière de _Lebonnard_ est loin d’être achevée. Tant qu’il y aura un Novelli, il y aura un Lebonnard bien vivant. Grâce à Novelli, ce vieux Lebonnard est pour moi comme un vrai fils qui ne cesse de «me donner toutes les satisfactions.» Grâce à Novelli, on n’effacera pas le nom de _Lebonnard_ de l’histoire anecdotique du théâtre à travers le monde. Ils vivront ensemble positivement et idéalement, bien après moi. J’ai la modestie de me dire que, sans Novelli, ma pièce n’eût pas eu cette heureuse fortune,--mais j’ai la fierté de me dire qu’elle a pu inspirer un Novelli, homme et artiste de chair et d’âme, concepteur de réalité et d’idéal. Et grâce à lui, j’en suis certain, j’aurai la joie finale de revoir cette œuvre qui n’a d’autre prétention que d’être humaine et touchante,--j’aurai, dis-je, la joie de la revoir jouée en France, en français. «En attendant, je remercie, de toute mon âme, l’artiste qui l’apporte en italien, dans ma chère ville natale.» (_Les Coulisses._--Toulon.) Le triomphe de Novelli à Toulon[3] fut ce qu’il est partout dans le rôle du _Père Lebonnard_, ce qu’il fut lorsque Novelli inaugura le théâtre Biondo, à Palerme, en s’y montrant dans sa création préférée: [3] Le _Père Lebonnard_ avait été joué déjà à Toulon, en 1889, par M. Raimon et une troupe de tournée dans laquelle se trouvaient Mmes Louise France et Eug. Nau. «Tutta la vita del Novelli è un seguito di trionfi, decretati da tutti i teatri, nei quali l’arte proteiforme del grande artista, s’impone all’ ammirazione. «Chi non sa gli entusiasmi del _Papà Lebonnard_? Chi non ha visto il Novelli nel terzo atto del dramma di Jean Aicard, quando, nel prorompere di un’ ira lungamente repressa, svela al figlio della colpa il nessun diritto che ha egli di portare il suo nome, non ha assistito alla manifestazione più tragicamente umana di un’ esistenza. «Non è più l’attore: è l’uomo. Trasformandosi nei lineamenti del viso, nella voce, il Novelli entra nell’ anima del personnaggio: vive, palpita, soffre con esso, e l’illusione è cosi perfetta agli occhi del pubblico, che questi si sente preso come da una morsa di ferro, e si abbandona all’ entusiasmo.» Ainsi s’exprime M. Franco Liberati, directeur d’_Il Signor Pubblico_, de Rome. [Illustration: ERMETE NOVELLI.] Voici une des dernières distributions de _Papà Lebonnard_, avec Novelli,--celle de la représentation d’inauguration du théâtre Biondo, à Palerme: TEATRO BIONDO Giovedi 15 ottobre 1903 alle ore 9 1/4 precise GRANDE INAUGURAZIONE _Prima Recita straordinaria della Compagnia Drammatica Italiana_ DELLA QUALE È PROPRIETARIO E DIRETTORE ERMETE NOVELLI CON PAPÀ LEBONNARD Commedia in 4 atti di G. AICARD _PERSONAGGI_ Papà Lebonnard: ERMETE NOVELLI Sofia, moglie di Lebonnard O. GIANNINI. Roberto, loro figlio E. SABBATINI. Giovanna, sua sorella G. CHIANTONI. Il dottore Andrea L. FERRATI. Il marchese P. CANTINELLI. Bianca, sua figlia E. PORRO-GUASTI. Martino R. TUROLO. Un servo G. FOSSI. _In una piccola città della Francia--Epoca presente_ [Illustration: ERMETE NOVELLI DANS LE RÔLE DU PÈRE LEBONNARD.] Revenons à la représentation italienne du _Père Lebonnard_ à Toulon. Elle eut lieu le 7 avril 1901. Les Toulonnais firent frapper une médaille qui fut offerte au grand comédien de l’Italie; elle portait cette inscription: A ERMETE NOVELLI A L’ARTISTE INCOMPARABLE QUI A FAIT ACCLAMER DANS LE MONDE ENTIER LE PÈRE LEBONNARD DE NOTRE CONCITOYEN JEAN AICARD A cette occasion, M. Jules Claretie, administrateur général de la Comédie-Française, adressa la lettre suivante à M. Baylon, président du Comité Aicard-Novelli à Toulon[4]: [4] Comité _Aicard-Novelli_. Président: M. Baylon, professeur de sciences naturelles au lycée; secrétaire: M. François Armagnin. «Monsieur le Président, «Voulez-vous présenter au fondateur de la Maison de Goldoni le salut affectueux de la Maison de Molière? Puisque les représentations de l’admirable comédien coïncident avec les fêtes franco-italiennes, il est de toute justice que la Comédie-Française remercie Ermete Novelli d’apporter sa participation cordiale à l’œuvre de rapprochement entre deux peuples de même race. «Et quel plus sûr rapprochement que celui de l’Art! les cœurs battent à l’unisson, les larmes coulent devant l’artiste qui transporte une salle, comme autrefois le sang fraternel a coulé sur les champs de bataille. Le théâtre réveille tous les nobles souvenirs, les éternels souvenirs de l’Histoire, et dissipe--pour un soir--pour toujours peut-être--les nuages et les malentendus de la politique. «Grâces en soient rendues à M. Novelli, et dites-lui bien, monsieur le président, que de loin nous applaudissons à son triomphe et à ce libre-échange de la poésie et de l’art! «Votre profondément et sincèrement dévoué, «Jules CLARETIE.» Les Toulonnais se promirent alors d’entendre en français et en vers le _Père Lebonnard_, qu’ils venaient d’applaudir en prose dans la traduction italienne. Et Silvain, l’éminent sociétaire de la Comédie-Française, fut invité par eux à donner à Toulon une représentation de la pièce de Jean Aicard. Cette représentation eut lieu le 3 avril 1903. Mais avant de partir pour Toulon, M. Silvain donna, en présence de deux cents spectateurs parisiens, une répétition générale du _Père Lebonnard_, à Asnières, où il habite. La pièce était ainsi distribuée: Lebonnard MM. SILVAIN. Robert JOUBÉ. Le docteur MAXUDIAN. Le marquis CASTELLI. Mme Lebonnard Mmes LOUISE SILVAIN. Jeanne LITTY-BOSSA. Blanche BERTHE BELVAL. Marthe BARTHE. Le succès de Silvain fut complet. Ce succès se répéta à Toulon, puis à Marseille et à Tunis, en avril et mai 1903; il fut le même à Gand et à Anvers, en mars et avril 1904. [Illustration: SILVAIN DANS LE PÈRE LEBONNARD.] Voici la distribution de la pièce aux représentations de Gand et d’Anvers: _A Gand_: Lebonnard MM. SILVAIN. Robert LAUMONIER. Le docteur COIZEAU. Le marquis MAXUDIAN. Mme Lebonnard Mmes LOUISE SILVAIN. Jeanne GÉNIAT. Blanche BERTHE BELVAL. Marthe PERSOONS. _A Anvers_: Lebonnard MM. SILVAIN. Robert LUCIEN DESPLANQUES. Le docteur GORDE. Le marquis CASTELLI. Mme Lebonnard Mmes LOUISE SILVAIN. Jeanne BELLANGER. Blanche ROBIERE. Marthe DELIA. Il est intéressant de noter ici que Novelli n’eût pas joué le _Père Lebonnard_ en vers, tandis que Silvain se fût refusé à le jouer en prose. Voilà qui nous est garant de l’originalité de Silvain après Novelli dans le rôle de Lebonnard. Et voici un sonnet dans lequel l’artiste français a exprimé son admiration au grand acteur italien: A ERMETE NOVELLI La joie où la douleur se mêle, Tout le cri de l’Humanité Dans le Drame est répercuté, Puisqu’il rit et pleure comme Elle. Masque de vérité jumelle, Fait de tristesse et de gaîté, Seul, Frédérick, qui t’a porté, Alterna la double semelle; Chaussa cothurne et brodequin, Accoupla Lekain et Pasquin, Évoqua toute l’âme humaine... Novelli, tu suis son chemin, Entre Thalie et Melpomène Qui te conduisent par la main! SILVAIN, Sociétaire de la Comédie-Française. Au moment où la pièce rentre à la Comédie-Française, l’auteur exprime de nouveau toute sa reconnaissance à ses grands interprètes, différents et égaux: Antoine, Novelli, Silvain. Il lui sera permis également d’exprimer bien haut sa gratitude à M. Leloir, admirable artiste, qui a bien voulu assumer la tâche de mettre en scène le _Père Lebonnard_ à la Comédie-Française et qui s’en est acquitté, en quelques jours, à miracle, servi par un véritable génie dramatique. C’est sur le nom de M. Jules Claretie que doit se fermer ce cahier de notes. Lorsque, avec un bon, un généreux sourire, cinq jours avant la première répétition du _Père Lebonnard_, l’Administrateur général de la Comédie-Française m’a annoncé sa résolution de rouvrir à mon œuvre exilée les portes du Théâtre-Français, j’ai certainement éprouvé une des émotions les plus profondément douces de ma vie littéraire... Et cela ne s’oublie pas. J. A. _Paris, 15 juillet 1904._ [Illustration: MÉDAILLE offerte à M. SILVAIN par le Comité toulonnais. PORTRAIT DE SILVAIN SILVAIN DANS LE PÈRE LEBONNARD Médaille exécutée par le sculpteur LOUIS MAURERT.] DEUX SONNETS A JEAN AICARD J’aime ton Lebonnard comme je t’aime, Jean; Simple et douce, son âme est fille de la tienne; C’est un libre penseur plein de vertu chrétienne; Victime, à ses bourreaux il sourit, indulgent. Jadis la gent critique, ayant cru--sotte gent!-- Le bonhomme défunt, lui chanta son antienne; Mais qu’importe, pourvu qu’il vive et qu’il obtienne Le suffrage du peuple... et même son argent! Car plus il semble faible et plus sa force augmente: Lui qui courba le dos, quinze ans, sous la tourmente, Rien qu’en se redressant, un jour a tout dompté. Étant l’amour, il a vaincu toutes les haines. Et dans la nuit du mal rayonne sa Bonté Comme un phare debout sur les vagues humaines! SILVAIN. A SILVAIN Je n’ai, certe, imité ni _Cromwell_ ni _Mérope_, Mais mon humble héros, penseur libre et chrétien, De naturel timide et de cœur plébéïen, Voit assez juste et voit de loin--quoique myope. Il ignore, c’est vrai, l’hyperbole et le trope, Mais il a de l’esprit--un peu, si peu que rien; Il parle en roturier mais en homme de bien, Sur le ton franc de la chanson du Misanthrope. Tu nous l’as révélé, Silvain, ce Lebonnard; Tes yeux, sous sa besicle, ont vu son beau regard; Et toi qui fais les vers comme tu sais les dire, Tu prouves que, sous un habit qui prête à rire, Il est, par son grand cœur, digne de ton grand art, Et qu’en lui l’idéal chante comme une lyre. JEAN AICARD. TABLE DES MATIÈRES Pages. DÉDICACE À ALPHONSE KARR IX Distribution des rôles du _Père Lebonnard_ à la Comédie-Française XI LE PÈRE LEBONNARD Premier acte 1 Deuxième acte 81 Troisième acte 151 Quatrième acte 213 Portraits des personnages 261 Le vers dans les pièces modernes 269 Antoine--Novelli--Silvain 279 Deux sonnets 299 TABLE DES FIGURES Pages. SILVAIN, dans le Père Lebonnard VI Mlle GÉNIAT, de la Comédie-Française (Jeanne Lebonnard) 3 M. JOUBÉ (Robert). Répétitions d’Asnières. (Acte II, scène I) 93 Mme et M. SILVAIN, de la Comédie-Française (Acte II, sc. VII) 127 M. JOUBÉ (Robert). Répétitions d’Asnières. M. SILVAIN. (Acte II, scène X) 139 M. JOUBÉ (Robert). Représentations d’Asnières. M. SILVAIN. (Acte II, scène X) 143 M. et Mme SILVAIN (Acte III, scène XI) 197 M. et Mme SILVAIN (Acte III, scène XI) 201 M. et Mme SILVAIN (Acte III, scène XII) 211 Répétitions d’Asnières (Acte IV, scène XII) 253 SILVAIN (Acte IV, scène XII) 259 ERMETE NOVELLI 285 ERMETE NOVELLI, dans le rôle du Père Lebonnard 292 SILVAIN, dans le rôle du Père Lebonnard 293 Médaille offerte à M. SILVAIN par le Comité toulonnais 297 6994-2-18--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PÈRE LEBONNARD *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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