Title: Lettres d'amour
Author: Cyrano de Bergerac
Author of introduction, etc.: Gaston Capon
Robert Yve-Plessis
Release date: January 30, 2025 [eBook #75253]
Language: French
Original publication: Paris: Plessis, 1905
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
CYRANO DE BERGERAC
publiées d’après le manuscrit inédit
de la
Bibliothèque Nationale
AVEC UNE INTRODUCTION
par
G. CAPON et R. YVE-PLESSIS
PLESSIS, LIBRAIRE
23, Rue de Châteaudun, Paris
1905
DES MÊMES AUTEURS
VIENT DE PARAITRE
G. Capon et R. Yve-Plessis : Paris galant au XVIIIe siècle : Les Théâtres clandestins. Ouvrage orné de 8 planches. Paris, Plessis, 1905, in-8 | 15 fr. |
N.-B. — Les exemplaires en grand papier sont épuisés.
Il a été tiré de cet Ouvrage
310 exemplaires, tous numérotés :
10 Japon impérial extra (nos 1 à 10)
50 Japon impérial (nos 11 à 60)
250 Papier à la forme (nos 61 à 310)
No
Le mercredi, 7 septembre 1707 (que de sept en ce mercredi !) le suisse de Notre-Dame de Paris agrippait au collet et traînait jusqu’au bureau du sieur Delamarre, commissaire du Châtelet, un individu qui, sans débat, avouait tout aussitôt les faits mis à sa charge.
C’était un de ces aberrants passionnels que les psychiâtres d’à présent nomment « exhibitionnistes ». Le mot n’existait pas encore dans la technologie médicale de ce temps-là ; mais la chose précède toujours le mot. Le plaisir favori de cet homme était de flâner dans les chapelles, de rôder autour des piliers de la nef et, quand il se croyait à peu près sûr d’être impuni, de dévoiler brusquement son sexe aux yeux des dévotes médusées.
Vu la rareté du cas, le lieu du sacrilège et le nom du criminel, le commissaire Delamarre, ayant confié son prisonnier à la garde de l’exempt Simonnet, réclamait du lieutenant de police des instructions spéciales. Fallait-il écrouer le satyre à l’Hôpital ou bien, comme il avait de quoi payer pension, à Saint-Lazare, à Charenton ? — « Le Roy veut que vous le fassiez mettre à la Bastille », répondait le ministre Pontchartrain à qui le lieutenant de police en avait lui-même référé ; « et que vous l’interrogiez à fond sur sa naissance et sur les désordres qui ont donné lieu de l’arrester ; après quoi, on verra ce qu’il conviendra de faire ».
Ces pourparlers avaient pris plusieurs jours. L’exhibitionniste ne fut mené à la Bastille que le 25 septembre. Le 6 octobre suivant, conformément aux ordres reçus, M. d’Argenson en personne procédait, dans la grande salle du château, à un interrogatoire dont il rapportait le curieux procès-verbal ci-dessous :
« Interrogé… a dit qu’il se nomme Pierre de Cyrano, âgé de cinquante-un ans, de la religion catholique, apostolique et romaine ; estre bourgeois de Paris, natif de cette ville et qu’il a esté arresté de l’ordre du Roy ;
« Que son père estoit bourgeois de Paris où il vivoit de son bien ; que Cyrano de Bergerac estoit son oncle et que ses ouvrages ont esté dédiés par le sieur Le Brest (qui les a recueillys et fait imprimer) [à] Abel Cyrano de Mauvières, père de lui, répondant ; que les ouvrages de Cyrano de Bergerac sont, entr’autres choses, Agrippine, tragédie ; des Lettres satiriques et amoureuses ; Les États de l’Empire de la Lune et du Soleil et la comédie du Pédant Joué ;
« Que son oncle estoit originaire de Paris, et fils d’Abel Cyrano, ayeul du répondant, qui estoit de Paris et y vivoit de son bien ; qu’il croit qu’il a esté baptisé ou sur les fonts de la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs ou sur ceux de Saint-Eustache et que le nom de Bergerac que portoit son oncle avec celui de Cyrano, vient d’une petite terre ou hameau située près de Chevreuse, ainsi que celle de Mauvières, dont le père du répondant portoit le nom, lesquelles deux terres ont esté vendues par l’ayeul du répondant en l’année 1636 ;
« Qu’il a entendu dire que son ayeul estoit originaire de Paris et que son bisayeul estoit originaire de Sardaigne ; que son père est mort il y a vingt-un ans et qu’il n’y a pas plus de cinq mois et demy que sa mère avec laquelle luy, répondant, demeuroit, est décédée et a esté enterrée dans l’église Saint-Benoist ; que sa mère estoit fille de Simon Marcy, marchand mercier au faubourg Saint-Jacques, dit de Soy ; que celle de Cyrano de Bergerac, son oncle, se nommoit Espérance Belanger et estoit fille d’Estienne Belanger duquel le répondant n’a pas sçu la qualité ;
« Qu’il a estudié jusqu’en seconde au collège des Jésuites, qu’ensuite il est entré, en qualité de cadet dans le régiment de Navarre et, après y avoir servi deux années, il est entré dans le régiment Colonel-Général de la cavalerie où il y a servy trois campagnes, et enfin qu’il est entré dans la gendarmerie, compagnie des gendarmes de Flandres, brigade de feu M. de Marsin où il y a servy dix campagnes, s’estant trouvé aux batailles de Stinkerque, de la Marsaille et de Fleurus ; qu’il a esté dangereusement blessé à la dernière, d’un coup de feu à la teste, et qu’estant tombé malade en l’année 1698, demanda son congé qu’il obtint de M. le marquis de Beauvau qui estoit pour l’ors au quartier à Ham ;
« Qu’il n’a qu’une sœur laquelle est mariée au sieur Vlaighels, commis dans les gabelles de Saint-Quentin ;
« Qu’il jouit de 400 livres de rentes qui lui appartiennent sur l’hostel de Ville de Paris et proviennent de la succession de son père ;
« Que provoqué par le vin et l’eau-de-vie dont sa fénéantise luy a malheureusement fait contracter l’habitude, il s’est abandonné à des infamies dont il se repent et en demande pardon à Dieu et au Roy… »
Suit le détail des « infamies » auxquelles se livrait le « répondant ». Mais ceci n’intéresse plus notre sujet. Bornons-nous à noter que Pierre de Cyrano sortit de la Bastille le 19 octobre 1707, « pour être transporté dans un autre lieu de détention », où nous n’avons pas poursuivi sa trace.
Pour nous, le point capital dans cette pièce d’archives, jusqu’ici demeurée inédite, c’est la généalogie de ce gendarme à passions. Par un témoignage qui ne saurait être révoqué en doute, sont précisés et confirmés les dires des biographes avisés qui ont combattu la légende, trop longtemps tenue pour vérité, du Cyrano de Bergerac gascon, parce que de Bergerac, en Gascogne.
L’auteur des Lettres d’Amour que nous avons entrepris de restituer au public lettré d’après le seul manuscrit contemporain que l’on connaisse, était Parisien, fils de Parisien ; c’est son propre neveu qui l’atteste. Et son nom de Bergerac venait d’une terre que son père possédait auprès de Chevreuse. Ajoutons que ce dernier, noble homme Abel de Cyrano, écuyer, seigneur de Mauvières et de Bergerac, tenait en plein fief de Charles de Lorraine, duc de Chevreuse, cette terre et seigneurie qui se nommait Sous-Forêt avant que de s’appeler Bergerac.
Savinien de Cyrano, cinquième fils d’Abel et d’Espérance Belanger, mariés en 1612 à la paroisse Saint-Gervais, fut baptisé le 10 mars 1619, à la paroisse Saint-Sauveur. Tous ses aînés moururent en bas âge, sauf le deuxième, prénommé Abel, comme son père. (A la mort du seigneur de Mauvières et de Bergerac, Abel devait prendre le nom de Cyrano de Mauvières ; Savinien, celui de Cyrano de Bergerac).
Deux filles, Marie et Anne, vinrent au monde après Savinien. Comme on n’a pu découvrir leurs actes de baptême à Paris, on a présumé que la famille Cyrano abandonna, postérieurement à 1619, son logis de la rue des Prouvaires pour aller se fixer à la campagne ; peut-être à Bergerac ou à Mauvières, puisque ces domaines ne furent vendus qu’en 1636. Il est probable également qu’après cette vente les Cyrano revinrent dans la capitale ; ce qui est sûr, c’est que l’acte de décès d’Abel de Cyrano père (1645) dit formellement que celui-ci habitait Paris au moment de sa mort, et, de nouveau, rue des Prouvaires.
Toujours est-il que Savinien fut élevé aux champs. Son futur panégyriste Le Bret, qui le connut et qui l’aima dès son enfance, était élève du même maître : un curé de village, « bon prebstre » paraît-il, mais des leçons et des corrections duquel Savinien faisait peu de cas, le considérant comme un « âne aristotélique ». Si bien que l’enfant obtenait de son père d’être envoyé à Paris faire ses humanités au collège de Dormans ou de Beauvais.
C’était tomber de Charybde en Scylla. Le principal de ce collège était pour lors une espèce de savantasse fort érudit mais très maniaque, et plus pédant encore. Jean Grangier s’était rendu fameux dans l’Université de Paris par sa pouilleuse avarice autant que par ses polémiques acerbes, par ses amours ancillaires autant que par ses saillies de cuistre rhétoricien. Sans doute, le caractère tout d’une pièce de Savinien se heurta plus d’une fois aux procédés d’éducation de ce fouettard sorbonique. L’élève semble avoir gardé au maître une terrible rancune des quelques années qu’il passa sous sa férule : la vengeance de Cyrano devait s’intituler Le Pédant Joué, comédie où Grangier, mis en scène presque nommément, est drapé de la belle manière.
Ses études achevées, vers l’âge de dix-huit ans, Savinien mena la vie joyeuse des garçons de son âge. Nous croyons pourtant que ses biographes ont exagéré en avançant qu’abandonné à lui-même, il se livra aux écarts d’un effréné libertinage. D’abord il n’était pas abandonné des siens puisque son père, ayant vendu Mauvières et Bergerac l’année d’avant, devait être revenu à Paris en 1637. Par ailleurs Savinien ne manquait point de parents pour veiller sur sa conduite. N’avait-il pas son oncle, Samuel de Cyrano, trésorier des aumônes à l’Hôtel Dieu ; et son oncle Pierre, sur l’état de qui nous manquons de documents, mais que nous savons avoir été paroissien de Saint-Germain-l’Auxerrois ; et sa tante Anne, épouse de Jacques Stoppar, trésorier des aumônes royales ; et sa tante Catherine, enfin, qui, plus tard, sera prieure des Filles de la Croix ? L’abandon de Cyrano à Paris est encore une de ces hypothèses échafaudées sur sa prétendue origine gasconne et l’éloignement de la ville de Bergerac. Lebret a écrit simplement ceci dans la notice qu’il consacra à son ami en publiant ses œuvres : « Cet âge où la nature se corrompt plus aisément et la grande liberté qu’il avoit de ne faire que ce que bon lui sembloit, le portèrent sur un dangereux penchant où j’ose dire que je l’arrestay ». Mais Lebret ne dit pas quel était ce penchant. Les femmes ? Cyrano était un chaste, ou du moins un timide en amour et sa remarquable laideur ne devait pas peu contribuer à lui inspirer « cette grande retenue auprès du beau sexe » dont Lebret lui fait un mérite. Le vin ? Cyrano était d’une exemplaire sobriété dans le manger et dans le boire ; même il tenait le vin pour « un poison comparable à l’arsenic ». Les coups ? Lebret témoigne que le talent d’escrimeur de Cyrano qui lui valut une si grande réputation, ne s’exerça jamais qu’en qualité de second, car « il n’eut jamais une querelle de son chef ». Tous ces traits, on en conviendra, ne peignent guère un débauché. Peut-être Cyrano fut-il un prodigue. Il afficha jusqu’au tombeau un souverain mépris de l’argent. Encore ce grief de prodigalité n’est-il, de notre part, qu’une conjecture.
Quoi qu’il en soit, les déportements du jeune homme (si déportements il y eut) furent de courte durée, puisque Lebret, que ses parents destinaient à la carrière des armes, déterminait Cyrano à s’engager en même temps que lui dans les gardes-nobles du capitaine Carbon de Castel-Geloux.
Carbon comptait dans sa compagnie presque autant de gascons que de soldats. Parmi ces raffinés d’honneur, qui la plupart n’avaient pour biens qu’une épée solide et un nom sonore, Cyrano se fit, de prime-saut, un renom par son adresse, par son esprit, par sa bravoure. Celle-ci allait avoir l’occasion de s’affirmer au service du Roi.
C’était l’époque (1639) où la France, intervenant après le traité de Prague qui clôturait la période suédoise de la guerre de Trente ans, avait à la fois sur les bras l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie. La compagnie Carbon fut désignée pour être de la petite armée opposée en Champagne à l’effort allemand. Enfermée dans Monzou où elle subit un rigoureux blocus, elle ne se ravitaillait que par des sorties répétées. A l’une, Cyrano reçut une balle de mousquet au travers du corps. Il était à peine rétabli quand la place fut débloquée par le maréchal de Châtillon. Cependant il rejoignait l’année suivante au siège d’Arras, où nous tenions les Espagnols. Dans l’intervalle, il avait permuté, des gardes-nobles aux gendarmes de Conti.
Cyrano n’était pas de ceux qu’une première blessure barde de prudence. Avant la fin du siège, il était frappé à la gorge d’un coup d’épée dont il se ressentit toute sa vie.
« Les incommodités que lui laissèrent ces deux grandes plaies (dit Lebret) et le peu d’espérance qu’il avoit d’avancer », faute d’un patron influent, le firent renoncer au métier des armes pour se consacrer tout entier à l’étude. Il avait vingt-deux ans.
C’est alors que, rentré au bercail, il compléta son instruction en suivant les leçons privées que professait Gassendi, récemment établi à Paris chez son ami François Luillier, maître des requêtes. Gassendi avait pour élèves : Chapelle, fils naturel de Luillier ; Jean-Baptiste Poquelin, le futur Molière ; Bernier, Hesnaut et La Mothe Le Vayer. Cyrano compléta la demi-douzaine…
Combien de temps durèrent ces leçons ? Il n’est guère possible de le savoir au juste. Pas plus qu’il n’est possible de classer désormais sous des dates précises la plupart des faits et gestes de Cyrano jusqu’à la veille, presque, de sa mort.
Quelques-uns prétendent qu’il voyagea en Angleterre, en Italie, en Pologne, fondant leur assertion sur certains passages de ses œuvres où il semble en effet se désigner comme ayant visité ces pays. Mais rien n’est moins prouvé. Car si l’on admet qu’il est lui-même ce philosophe des États et Empires de la Lune, lequel parle de « sa traversée de France en Angleterre », doit-on admettre également qu’il alla au Canada, parce qu’il raconte (même ouvrage) son arrivée aérienne dans la Nouvelle-France, sur une ceinture de « phioles pleines de rosée » ? Et si l’on tient pour sérieux le récit de son séjour à Rome et de son embarquement à Civita-Vecchia, doit-on prendre de même au pied de la lettre ces lignes de l’Histoire de la République du Soleil où il dit avoir retrouvé en Pologne sa boîte aérostatique ? Il est bien malaisé, dans tout cela, de départager entre la fiction et la réalité. Toute la période de l’existence de Cyrano qui va de 1642 à 1648 est en vérité fort obscure et nous n’avons pour jalonner notre route que quelques anecdotes assez décousues.
L’une, rapportée par Lebret, est la lutte homérique qu’il soutint seul, un soir, l’épée au poing, contre cent coupe-jarrets apostés qui guettaient le poète Linières à la porte de Nesles ; Linières, prévenu, n’osait point retourner coucher à son domicile : « Prends une lanterne et marche derrière moi, dit Cyrano à son ami. Je veux t’aider moi-même à faire ta couverture. » Le lendemain matin, on relevait au lieu dit sept blessés et deux morts ; les quatre-vingt-onze autres chenapans avaient fui devant ce « démon de la bravoure ».
Une autre historiette, moins héroïque et peut-être inventée, est le combat de Cyrano contre le singe de Brioché, montreur de marionnettes, près du Pont-Neuf. Ce singe, appelé Fagotin, était « grand comme un petit homme et gros comme un pâté d’Amiens ». Son maître qui se servait de lui pour ses parades, l’avait affublé « d’une fraise à la Scaramouche, revêtu d’un pourpoint à six basques et d’un baudrier où pendait une lame sans pointe ». Pour justifier cette inoffensive colichemarde, il lui avait enseigné l’escrime et Fagotin déguisé, en bretteur, imitait sans le savoir Cyrano. On se figure la joie des laquais massés devant les tréteaux de Brioché quand, d’aventure, ils aperçurent un jour Cyrano dans la foule, le modèle près de la copie. Savinien n’était pas très endurant. Aux premiers lazzis de cette populace, il met flamberge au vent ; les laquais dégaînent aussi (la valetaille portait encore l’épée). Notre héros, à qui cent spadassins ne pesaient guère, n’eut pas gros mérite à mettre en déroute cette racaille. Mais le malheur voulut que Fagotin, qui prenait cela pour un jeu, se campât en garde devant Cyrano et que Cyrano prît Fagotin pour un laquais plus brave que les autres. D’un coup d’estoc il vous l’embrocha net. D’où procès, que Cyrano gagna, dit-on, tant sa bonne foi sauta aux yeux des juges.
Tel est du moins le récit, très enjolivé, d’un contemporain, récit publié après la mort de Cyrano. Le même factum contient un portrait en pied, à la plume, qui ne correspond guère aux portraits au burin que nous ont laissés les graveurs :
Bergerac n’estoit ni de la nature des Lapons ny de celle des géans. Sa tête paraissoit presque veuve de cheveux : on les eût comptez de dix pas. Ses yeux se perdoient dans ses sourcils ; son nez, large par la tige et recourbé, représentoit celuy de ces babillards jaunes et verds qu’on apporte d’Amérique. Ses jambes brouillées avec sa chair figuroient des fuseaux. Son œsophage pagotoit un peu. Son estomach étoit une copie de la bedaine ésopique. Il n’est pas vray que notre auteur fut malpropre ; mais il est vray que ses souliers aimoient fort madame la boue ; ils ne se quittoient presque point…
Nous connaissons encore, par les Lettres satiriques de Cyrano, ses querelles avec Scarron, Beaulieu, Loret, avec le comédien Montfleury, auquel il interdit (s’il en faut croire le Ménagiana) de paraître sur la scène un mois durant, l’invectivant du milieu du parterre et défiant collectivement les spectateurs qui faisaient mine de s’interposer.
Nous n’ignorons pas qu’il sut se faire, malgré tant d’ennemis, des amitiés précieuses : Longueville-Gontier, conseiller au Parlement ; Gilles Filleau des Billettes, l’érudit ; Adrien de la Morlière, le chanoine généalogiste ; Michel de Marolles, abbé de Villeloin ; Jacques Rohault, le mathématicien philosophe ; Tristan L’hermite, le duelliste, et Le Royer de Prades, l’historien… Sans parler de ses anciens compagnons d’armes : Cavoye, Brissailles, Saint-Gilles, Châteaufort, Brienne, Cuigny, Bourgogne, bien d’autres encore dont il serait fastidieux d’énumérer les noms. Mais nous ignorons où, quand, comment, il les connut.
De façon plus sûre nous savons que Cyrano était à Paris en 1648, puisqu’il écrivait, à cette date, une préface pour le Jugement de Paris de Dassoucy, ami d’aujourd’hui, ennemi de demain. Nous savons aussi qu’il prit parti dans la Fronde, d’abord contre, ensuite pour Mazarin.
Lebret nous apprend que MM. de Bourgogne et de Cuigny, témoins de l’exploit de Cyrano à la porte de Nesles, ayant narré l’aventure au maréchal de Gassion, celui-ci s’était offert pour prendre à sa solde un homme si valeureux. Mais Bergerac était trop orgueilleux pour accepter une domesticité même dorée. Il préférait « ses grandes libertés de sentiments et de paroles en sa qualité d’esprit fort », comme dit La Monnoye. Il avait donc décliné l’offre, encore que celle-ci n’eût rien que d’honorable à une époque où tous les hommes de lettres vivaient plus ou moins, de leurs dédicaces, aux crocs de quelque grand seigneur.
Cependant, assagi par les ans, assoupli peut-être par la misère, Cyrano devait se résoudre à subir le collier. En 1653 il se donnait au duc d’Arpajon qui le logeait en qualité de secrétaire dans son hôtel de la rue des Archives, au Marais, près du couvent de la Merci. Savinien jusque-là avait habité, croit-on, dans le faubourg Saint-Jacques.
Mais il était écrit que Cyrano ne vivrait jamais tranquille. Il avait déjà indisposé son Mécène par le succès de scandale de son Agrippine, quand, un soir de juillet 1654, rentrant au Marais, il reçut sur le crâne une poutre qui faillit le tuer du coup. Crime ou accident ? On n’a jamais su. Et tous les doutes sont permis en présence du silence mystérieux des biographes, en présence aussi de l’attitude de M. d’Arpajon qui s’empressa de mettre son « client » à la porte.
Cyrano malade, mourant, dut accepter l’hospitalité généreuse que lui offrait un ami de Le Bret, M. Tanneguy des Bois-Clairs, conseiller du Roi. Savinien languit pendant quatorze mois sans pouvoir se rétablir, quotidiennement chapitré par trois pieuses femmes qui avaient conspiré de réconcilier avec le ciel un libertin philosophe : l’une d’elles était cette tante dont il fut question plus haut, Catherine de Cyrano, en religion sœur Saint-Hyacinthe, prieure des Filles de la Croix.
Enfin, au mois de septembre 1655, Bergerac, se sentant perdu, voulut être porté à la campagne, chez son cousin, Pierre Cyrano, fils de Samuel. Il mourut cinq jours plus tard, âgé de trente-six ans et demi, laissant aux Filles de la Croix neuf cents livres, pour une messe hebdomadaire, à perpétuité. Par reconnaissance, ces dominicaines réclamèrent le corps de l’écrivain qui fut inhumé dans la chapelle même de leur couvent.
Ce couvent existe encore au numéro 92 de la rue de Charonne. Les cendres de Cyrano de Bergerac y reposent donc, à moins qu’elles n’aient été jetées au vent sous la Terreur, alors que l’église était transformée en dépôt de charbon.
Nous ne saurions, au sujet des seules Lettres d’Amour entreprendre une étude, même succincte, des Œuvres complètes de Cyrano. Nous devons dire pourtant quelques mots de son style et chercher le pourquoi de son écriture bizarre.
Afféterie des termes, mythologie tortillée, raffinements burlesques, esprit de mauvais aloi, abus des concetti et des pointes, voilà ce qui frappe dès l’abord chez Cyrano. Mais ces défauts de plume étaient ceux de tous les épistolaires admirés de son temps, Balzac et Voiture en tête. L’Hôtel de Rambouillet donnait le ton à la société polie quand notre auteur naquit aux lettres ; et, lorsqu’il mourut, les samedis de Mlle de Scudéry étaient en pleine vogue. Nul ne trouvait encore les précieuses ridicules. Alors que les Corneille, les Saint-Evremont, les Larochefoucauld, les Ménage, les Chapelain, les Sarrasin raffolaient de la pointe, comment un nouveau venu dans la littérature aurait-il échappé à cette espèce d’épidémie qui frappait les amoureux de bel esprit ?
La pointe telle que la cultiva le XVIIe siècle était une manière de calembour honteux, équivoquant non sur des sons, mais sur les sens multiples de certains mots. Le fin du fin consistait à bien placer les équivoques. Cyrano se conformait à la mode des ruelles en faisant, quelque part, agenouiller le brin de thym devant la tulipe « à cause qu’elle porte un calice » ; en plaçant, dans les Enfers, Lucain, que Néron fit tuer par jalousie de poète, à côté de petits enfants « que les vers ont fait mourir » ; et Raymond Lulle, l’alchimiste fameux « qui juroit d’avoir rendu l’or potable », en compagnie d’ivrognes « qui avoient fait la même chose », buvant leurs écus. Tout cela est assurément d’un goût lamentable ; mais c’était le goût du jour. Et si Bergerac force parfois la note, c’est qu’il vise en outre au burlesque et recherche l’effet comique.
Par où, en revanche, Cyrano se distingue de la plupart des précieux de son temps, c’est par son procédé de recherche. Et l’on ne découvrirait peut-être pas la source secrète où s’abreuva sa verve, si l’on oubliait qu’il fut, un moment, l’élève de Gassendi. Sans doute lui-même eût été bien en peine d’anatomiser comment, du naturalisme scientifique de son professeur, il tira son naturalisme à lui, disciple excentrique. Les auteurs novices, ou qui s’essaient dans un genre nouveau, n’ont pas le loisir d’analyser leur propre mentalité ni de décrire la spécialité de leur état d’âme. Mais si les compositions de Cyrano, précurseur de nos humoristes familiers, ne nous exposent ni sa méthode littéraire ni ses disciplines philosophiques, il n’en demeure pas moins très visible que la doctrine gassendiste a réglé et dominé sa fantaisie.
Les gassendistes, qui se réclamaient d’Épicure, prisaient fort, avec les épicuriens, la qualité irréductible des sensations, la saveur de ce qui est individuel, la physionomie pittoresque de la chose vue, le charme, saisi sur le vif, d’une rencontre inopinée. Tandis que les cartésiens, tournés vers l’étude abstraite des phénomènes moraux, estimaient trop bas les objets sensibles et repoussaient comme indignes du penseur et du styliste les vils accidents de la substance-matière, les gassendistes professaient une curiosité naturaliste toujours en éveil, et quêtaient perpétuellement la sensation neuve.
Chez un gassendiste savant, le devoir de curiosité, enseigné par le maître, s’aiguillera vers la découverte des lois mécaniques de l’univers. Chez un imaginatif, comme Cyrano, cette curiosité se traduira par la recherche inconsciente ou réfléchie de l’inédit littéraire, par la haine du plagiat, par le mépris du déjà lu ; Cyrano sera le chasseur d’images si bien crayonné depuis par M. Jules Renard : « Ses yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes… » Et notre auteur burlesque trouvera dans ce mariage du concret et de l’abstrait, de l’image réaliste et de l’équivoque morale, les meilleures bouffonneries de son style pointu.
Lorsque Cyrano écrit à une dame : « Encore si vous n’aviez mon cœur, j’aurois le cœur de me défendre ; mais j’ai fait, par ce présent, que je n’oserois pas même me fier à vous, à cause que vous avez le cœur double… », c’est comme s’il écrivait : « Je vous ai donné mon cœur ; je n’en ai plus et vous en avez deux ; on ne peut se fier à un cœur double ». Il équivoque, c’est convenu, sur le sens de duplicité inclus dans le mot double. Mais il n’arrive à cette équivoque qu’en posant comme prémisse une absurdité physique : vous avez deux cœurs. Et cette recherche, intentionnelle quoique irrationnelle, de l’aspect physique d’une situation morale, fait l’originalité de sa pointe.
Lorsqu’il dit à une autre : « Dois-je pleurer, dois-je écrire, dois-je mourir ? Il vaut mieux que j’écrive ; mon cornet me prêtera plus d’encre que mes yeux ne me fourniront de larmes… », c’est encore par une contingence physique, hors du champ de l’attention de son lecteur, qu’il provoque ce dernier à sourire. Pointe burlesque par réalisme, phrase relevée par l’épice imprévue d’une trivialité préméditée.
Le burlesque de Cyrano ne serait ni meilleur ni pire que celui de Sorel, de Dassoucy ou de Scarron, si l’on n’y retrouvait ce constant scrupule d’observation qui rend parfois ses comparaisons ingénieuses et jolies. C’est ainsi qu’avant le « chemin qui marche » de Pascal, il voit un aqueduc comme « un os dont la moelle chemine » ; avant l’« obélisque vert » de Flaubert, il voit le cyprès comme « une pique allumée à la flamme verte » ; le lys, sur quoi furent débitées tant de fadeurs, lui apparaît tel un « géant de lait caillé », et les nuages lui semblent de « grands arrosoirs » qui se promènent au ciel.
Qu’on n’aille pas conclure que Cyrano fut un descriptif à outrance. Tout au contraire, il est sobre, presque sec, dans ses descriptions. Et s’il s’efforce de peindre d’après nature, quand ses contemporains ne peignent que « de chic » ou d’après l’antique, c’est toujours par petites touches qu’il procède, fichant çà et là ses impressions, comme on pique des fleurs sur un tapis de mousse.
Au résumé, Bergerac ouvrit le premier la veine que devaient exploiter longtemps après lui tant de nos écrivains modernes. Mort jeune, il ne pouvait qu’être incompris des classiques de son temps qui le regardaient un peu comme un fou, à cause de ses allures extérieures de bravo littéraire. Ce n’était qu’un amant de la douce nature, né dans la peau rude d’un « réfractaire ».
Les Lettres d’Amour que nous publions ci-après ne peuvent être absolument qualifiées : inédites. Elles n’ont pourtant jamais été éditées fidèlement. Les éditions imprimées présentent avec le manuscrit que nous avons eu sous les yeux des différences importantes.
Ce manuscrit, d’une grosse écriture du XVIIe siècle appartint au regretté savant Monmerqué qui l’avait acheté en 1837 près de Saint-Sulpice.
Il écrivait à ce propos en 1856 au bibliophile Paul Lacroix : « Mon manuscrit est du temps de Bergerac et je ne serais pas éloigné de croire qu’il est de sa main ; mais je n’ai jamais vu une lettre écrite et signée par lui… »
Ce précieux recueil fut vendu en 1861 et il faisait partie, en 1890, de la bibliothèque de M. Deullin, d’Épernay, lorsque ce dernier l’offrit à la Bibliothèque nationale.
Nous avons extrait onze lettres des quarante et une qu’il renferme ; quelques-unes sont étiquetées formellement : d’amour. D’autres, qui entrent par leur sujet dans la même catégorie, portent des titres spéciaux que nous avons reproduits. Nous avons aussi scrupuleusement respecté l’orthographe et nous n’avons modifié la ponctuation, souvent défectueuse, que pour rendre le texte intelligible.
Ces lettres furent-elles adressées à des correspondantes de chair et d’os ? Ou bien faut-il ne voir dans ces galanteries caricaturales que des exercices de rhétorique pure ? C’est un problème que nous ne nous chargerons point de résoudre, la vie privée de Cyrano étant trop inconnue pour rien hasarder sur ses liaisons amoureuses. Il faut laisser aux poètes et aux dramaturges le soin d’arranger ou de déranger l’Histoire.
G. Capon,
R. Yve-Plessis.
LETTRES
Monsieur,
Ie ne me plains pas tant du mal que vous auez pris la peine de me faire, que de celui qu’on ma fait de vôtre part. En me quitant, vous laissâtes chez moy une insolente qui, sous ombre qu’elle se dit vôtre idée, se vante d’auoir sur moy puissance de vie et de mort. Encore, elle encherit tiranniquement sur vôtre empire. Car, au lieu que vous ne me blessiez iamais, si ce n’étoit par mégarde, et que j’obtenois de vôtre pitié l’apareil aussi-tôt que la plaie étoit faite, l’inhumaine prend plaisir à déchirer les blessures que vous m’auiez fermées, et à m’en creuser de nouuelles, qu’elle sçait bien ne pouuoir guérir : peut estre vous absentez-vous de moy pendant mon suplice, comme le Roy s’éloigne des lieux où l’on exécute des criminels, à fin de n’estre point importuné de leur grace. Hélas ! à quoy tant de précautions ; vous connoissez trop bien la force de vos coups, pour apréhender que ie r’echape. La médecine qui parle de toutes les maladies, n’a rien écrit de la mienne, à cause qu’elle entrait [en traite] comme les pouuant guerir, et l’amour est un mal incurable. Quelqu’un moins proche de la mort, apuiroit son discours d’hiperboles. Il vous diroit que vous auez pris son cœur, et que le cœur étant la cause de la vie, il ne peut viure ; à tort et sans cause, un autre protesteroit qu’il se seroit desia sacrifié pour vous, mais qu’il pensa que ç’eût esté rendre l’augure de vos victoires trop funeste, s’il vous eût immolé une victime, où l’on n’eût point trouué de cœur ; un autre encore auroit exagêre sa passion d’autre sorte. Mais moy qui suis prêt de partir pour l’examen, ie dois penser à rendre plutôt qu’à faire des comptes. Receuez donc cet acte de foy que ie fais à l’agonie. Premièrement, ie ne suis point atée puisque ie vous adore ; ie crûs fermement que Dieu s’étoit incarné aussitôt qu’on me dit que vous étiez née d’une femme ; les prières, les vœux et les respects que ie rens à saint Denis témoignent assez la vénéracion que ie porte aux saints ; l’espérance de vôtre possession n’a jamais enflé ma nature, que ie ne me soit trouué conuaincu de la resurection de la chair. Enfin pour m’assurer de la vie éternelle, j’ordonne à mes heritiers de placer mes os dans l’église de ma paroisse, non pas au cimetière, parce que hors l’Eglise il ni à point de salut. Mourant ainsi, ie ne puis faire une mauuaise fin, quand mesme ie ferois tomber ici mal à propos que ie suis,
Monsieur,
Vôtre seruiteur.
Madame,
Vous sçauez que ie n’auois encore aucune connoissance des fers ou le Ciel m’auoit condamné, lors qu’à la pesche ie vous vis la première fois. Certes le hazard eût esté bien grand, que, si proche de filets, ie n’usse pas esté pris : et quand i’usse mesme échapé les filets, vôtre charmante lettre m’a fait assez connoître que ie ne me fusse pas sauué de vos lignes : elles me présentoient autant d’ameçons que de paroles et chaque parole n’étoit composée de plusieurs caracteres que pour m’ensorceler. Ie receus cette belle missiue auec des respects dont ie serois l’expression en disant que ie l’adore, si i’étois capable d’adorer quelque autre chose que vous. Ie la baisé au moins, et ie m’imaginois en la baisant, baiser vôtre esprit mesme, duquel elle étoit l’ouurage. Mes yeux prenoient plaisir de refaire inuisiblement les mesmes lettres que vôtre plume auoit marquées ; insolens de leur fortune, ils atiroient chez ceux toute mon ame et par de lons regars s’atachoient à ce beau craion de la vôtre, pour s’unir à leur Idole : mais se sentans emprisonnez, ils pleuroient, à fin que ces larmes (comme d’autres petits yeux qu’ils enuoioient à leur place) s’esquiuassent à la file, puisqu’ils ne pouuoient sortir en corps. Vous fussiez-vous imaginé qu’une feuille de papier eût fait un si grand feu. Il n’étindra iamais pourtant, que le iour ne soit éteint pour moy. Si mon esprit et ma passion se partagent en deux soupirs, quand ie mourray, celui de mon amour partira le dernier. Ie conuieray à l’agonie le plus fidelle de mes amis de me réciter cette chère lettre : et lorsqu’en lisant il sera paruenu à l’endroit ou vous protestez d’estre…… ie criray iusqu’à la mort : cela n’est pas possible, Madame, car moy mesme i’ay tousiours esté
Vôtre esclave.
Madame,
Donc vous me voulez du bien. Ha ! dés la première ligne je suis vôtre très humble, très obeissant, et très passionné seruiteur, car ie sens mon ame se dissoudre en extases si prochains de la priuacion, que ie mouray de ioie auparauant que i’aie le temps de finir ainsi ma lettre ; toutefois, la voila concluë et ie puis si ie veux la fermer. Aussi-bien, étant assuré de vôtre afeccion, tant de lignes ne sont pas nécessaires contre une place prise. Mais parce qu’un Empereur doit expirer debout, et un amoureux en se plaignant, ie veux profiter en sorte du reste de ma vie que mon dernier soupir soit tout emploié à propher [proférer ?] Madame, je meurs d’amour. Mais vous croiez peut estre que le mourir des amans n’est autre chose qu’une façon de parler, et qu’à cause de la conformité des noms de l’amour et de la mort, nous prenons souuent l’un pour l’autre. Mais vous ne douterez pas de la possibilité du mien quand vous aurez suputé la longueur de ma maladie : et moins encore, quand après auoir lû ce discours, vous trouuerez à l’extrémité
Votre Seruiteur. Le pauure D. C.
Madame,
Bien loin d’auoir perdu le cœur en vous voiant, comme préchent les passionnez du siècle, ie me trouue depuis ce jour la beaucoup plus honneste homme. Mais comment aussi l’aurois-ie perdu, que, comme s’il eut aprehendé de n’estre pas assez d’un pour tous vos coups, ie le sentis palpiter à cét abord en tous mes artères : et c’étoit ce petit ialoux qui se reproduisoit indiuisiblement en chàque atome de ma chair, à fin qu’ocupant tout seul mon corps tout entier, rien que lui ne participât à l’honneur d’estre blessé de vous. Ie ne diray point non plus comme le vulgaire, de mesme que si vous étiez un basilic, que ce furent vos yeux qui me firent mourir : comme toutes vos armes ne sortirent pas de notre veuë, toutes vos armes n’entrerent pas par la mienne. Quand votre bouche me charmoit, c’étoit mon oreille qui m’en aportoit le poison. Quand i’étois excité par l’aimable douceur de votre peau bien unie, c’étoit sur la déposicion de mes mains que ie me condamnois au feu. Votre beauté mesme ne faisoit pas grand effort contre moy, parce que votre visage qui fut iadis son trône, étoit alors son cimetiere ; et tant de petits trous, qu’on y discerne, me sembloient estre les fosses, où la vérole auoit mis vos atrais en sepulture. Cependant la franchise pour qui Rome autrefois a risqué l’Empire du monde, cette diuine liberté, vous me l’auez rauie, et rien de ce qui chez l’ame se glisse par le sens, n’en à fait la conqueste : votre esprit seul méritoit cette gloire ; sa viuacité, sa douceur, son courage, valoient bien que ie me donnasse à de si beaux fers. Ie ne croy pas pourtant que vous soiez un ange, car vous estes palpable ; ie n’ay garde aussi de penser que vous soiez comme moy puisque vous estes insensible ; cela me fait imaginer que vous estes quelque chose au milieu du raisonnable et de l’inteligible. I’aurois dit mesme que vous tenez de la nature humaine et diuine, si de tous les atribus qui sont necessaires à la perfeccion du premier estre, et qui vous sont essenciels, celui de misericordieuse ne vous manquoit. Oui ! Si l’on peut imaginer en une diuinité quelque défaut, ie vous acuse de celui là : ce iour mesme que vous me blessâtes, vous me promîtes l’apareil dans trois autres ; outre que c’eut esté donner remede trop tard à un mal qui gaigne le cœur, encore n’y vîntes vous pas. Mais vous fîtes bien ! car on doit se tenir caché quand on a tué un homme. Sortez toutefois sans rien craindre ; sortez, c’est une loy pour le vulgaire qui ne vous regarde point. Il serait fort nouueau qu’on recherchât un tiran de la mort de son esclaue. Vous vous étonnez possible que moy mesme i’escrime. Ie le fais pourtant sans miracle ; mais aussi l’homme à deux trépas à souffrir sur la terre, celui d’amour, et celui de nature. Ie puis donc croire que quand ie commancé de vous aimer, ie commancé de mourir ; puisque la mort est definiée la separacion de l’esprit et du corps ; et que ie perdis l’esprit au moment que ie vous aimé. Mais quand auec la peine d’amour i’auray encore subi celle ou la condicion d’animal nous astrint (quoy que ie ne sens plus les douleurs de la première), ie ne laisseray pas de m’en souuenir éternellement la bas, et si on diffère de qualitez en l’autre monde, comm’en celui ci, vous serez touiours ma souueraine, et moy (fusse entre les flammes qui deuoreront ma substance), ie seray toujours
Votre Seruiteur très ardant.
Madame,
Dois-ie pleurer, dois-ie écrire, dois-ie mourir ? Il vaut mieux que i’écriue ; mon cornet me prétera plus d’ancre que mes yeux ne me fourniront de larmes ; et quand ie penserois guerir de la tristesse de votre absence par ma mort, ce ne seroit pas me r’aprocher de vous puis que Paris est plus près de Saumur, que Saumur des Champs Elisées. Mais que vous ecriray-ie, bons dieux ? Rien, sinon que i’espère bien tôt faire voiage pour le Poitou ou pour l’Enfer ; que ie vous prie de consoler mes amis de la perte qu’ils font, a cause de vous, et que si vous souhaitez me mander quelque chose, vous adressiez vos lettres au Cimetière de Saint Iaques. C’est là que votre messager aura de mes nouuelles ; le fossoieur ou mon épitaphe lui aprendront mon logis, et lui feront lire que, ne sachant ou vous rencontrer en ce monde, ie suis parti pour l’autre, étant bien assuré que vous y viendriez : ce ne vous sera pas peu de consolacion quand vous trouuerez pour vous garantir des insolences du Diable, ce Diable,
Madame,
Votre Seruiteur De Bergerac.
Madame,
Si chacun étoit obligé comme moy, pour faciliter la lecture de ses œuvres, de donner de l’argent, les Balsacs n’auroient jamais écrit, et les aueugles sçauroient lire. Mais quoy. Si mes lettres ne sont éclairées de la reuerbéracion de quelque écu d’or, quand ie les aurois prises dans Polexandre, ie suis assuré d’auoir écrit en hébreu. Chez vous, ouurir simplement la bouche ne sert qu’a la prononciacion de l’Arabe et du Margajat ; pour vous parler François, il faut ouvrir la main ; ainsi i’ay dans mon coffre le secret de vous éclairer la Bible, et de vous rendre les Centuries de Nostradamus plus intelligibles que le pater. C’est de vous qu’on peut dire, point d’argent point de suisse. Mais, d’un autre côté, ie me console en ce que, quand vous auriez combatu dix ans mes seruices, mes larmes et mon désespoir, ie suis assuré auec la croix d’un Louis, de chasser de votre corps ces diables de refus ; iamais les malfaicteurs de Iudée, n’ont tant tombé sous la croix que vous ; vous croiez qu’un iuste ne vous sçauroit rien demander iniustement, et que des intencions qui sont accompagnées d’un métal pur comme l’or, ne sçauroient estre que très pures. I’aurois grand tort apres cela de dire que votre auarice est égale a celle de Iudas, lui qui vendit un Iuste ; et vous vous vendez pour un Iuste. Le palais Roial vous à accoutumée a porter tant de respect aux princes que vous vous abaissez sous tous ceux qui portent leurs images ; et quelqu’un aioûte que vous étes tellement circonspecte à la distribucion de vos faueurs, que vous pesez dauantage sur les baisers d’un quart d’écu que sur ceux d’un teston. Cette façon d’œconomie ne me déplait pas tout à fait, car quand ie viendray vint sols dans une main, ie suis certain que ie tiendray votre cœur dans l’autre. Tout ce qui me fàche, c’est que vous métrez mon image hors de chez vous par les épaules, dès qu’elle y a demeuré trois iours sans paier son gîte ; qu’il me semble que la définicion de mon estre soit de donner, et qu’aussi-tôt que ie cesse de fouiller à ma pochette, ie cesse d’estre animal raisonnable. Corrigez cette humeur auare, car il vous est honteux d’estre a mes gages, moy qui suis
Votre Seruiteur.
Madame,
Suis-ie condamné à pleurer encore long temps pour votre absence ; mes yeux ne sont plus que deux alambics, par ou distilent mon humide et ma vie ; en vérité ie soupçonnerois (si ma mort vous étoit utile) que vous tâchez d’ôter toute l’eau de chez moy, de peur que ie n’echape au feu. Cependant votre entreprise n’auroit pas de succès ; plus ie mouille mon sein plus il brûle, et sans doute que ce Dieu qui composa d’argile le corps du premier homme, a taillé le mien d’une pierre de chaux, puisque ie m’alume dans l’eau. Ie n’oserois plus marcher dans les rues embrasé comme ie suis, que les enfans ne m’enuironnent de fusées, pour que ie leur semble une figure d’artifice echapé de la grèue ; n’y a la campagne, qu’on me prenne pour un de ces ardans qui traînent a la riuière. Et si vous ne reuenez bien tôt, on vous répondra quelque iour quand vous demanderez a me voir, que ie suis la beste à feu, qu’on montre aux Thuilleries ; alors vous aurez la honte d’auoir un amant Salemandre, et le regret de voir brûler des ce monde
Votre Seruiteur De B.
Madame,
Ie sçay bien que nous viuons dans une province où l’on n’estime pas la couleur rousse de votre poil ; mais ie sçay bien aussi que le vulgaire ne peut iuger comm’ il faut, des choses excellentes, puisqu’il seroit necessaire qu’il les connût ; mais quel que soit son sentiment, permétez que ie parle ainsi à votre cheuelure. Lumineux dégorgement de l’essence du plus beau des êtres visibles ; Intelligente réflexion du feu radical de la nature ; Image du jour la mieux trauaillée, ie ne suis point si brutal de méconnoître pour ma Reine l’enfant de celui que mes pères ont connu pour leur Dieu. Athènes pleura sa couronne tombée sous les Temples abatus d’Apollon ; Rome cessa de commander à la terre, quand elle refusa de l’encens à la lumière ; et Bisance est entrée en possession de mettre aux fers le genre humain, aussi-tôt qu’elle a pris pour ses armes celles de la sœur du Soleil. Tant qu’à cet esprit uniuersel le perse fit hommage du raion qu’il tenoit de lui, quatre mil ans n’ont pu vieillir la jeunesse de sa monarchie : mais sur le point de voir briser ses simulacres, il se sauua dans Pequin des outrages de Babilonne. Il semble maintenant echauffer à regret d’autres terres que celles des Chinois ; et i’apréhende qu’il ne se fixe dessus leur Emisphère, s’il peut un iour (sans venir à nous) leur donner les quatre saisons. La France toutefois, Madame, a des mains en votre visage qui ne sont pas moins fortes que les mains de Josué pour l’enchaîner ; vos triomphes (ainsi que les victoires de ce heros) sont trop illustres pour estre cachez de la nuit. Il manquera plutôt de promesse à l’homme, qu’il ne se tienne toujours en lieu d’où il puisse contempler à son aise l’ouurage de ses ouurages le plus parfait : voiez comme par son amour l’esté dernier il échauffa les signes d’une ardeur si longue et si véhémente qu’il en pensa brûler la moitié de ses maisons ; et, sans consulter l’almanach, nous n’auons iamais pû, cette année, distinguer l’hiuer de l’automne pour sa benignité, à cause qu’impacient de vous reuoir, il n’a pu continuer son voiage iusqu’au tropique. Ne pensez point que ce discours soit une hiperbole : si iadis la beauté de Climeine l’a fait descendre du Ciel, la beauté de M….. est assez considérable, pour le faire un peu détourner de son chemin : l’égalité de vos âges, la conformité de vos corps, la ressemblance peut-estre de vos humeurs, — peuuent bien r’alumer en lui ce beau feu. — Mais, si vous êtes fille du Soleil (adorable Alexie) i’ay tort de dire que votre père soit amoureux de vous. Il vous aime véritablement ; et la passion dont il s’inquiéte pour vous, est celle qui lui fit soupirer le malheur de son Phaëton, et de ses sœurs : non pas celle qui lui fit répandre des larmes à la mort de sa Daphné ; cette ardeur dont il brûle pour vous est l’ardeur dont il brûla iadis tout le monde ; non pas celle dont il fut lui-mesmes brûlé : Il vous regarde tous les iours avec les frissons et les tendresses que lui donne la mémoire du désastre de son fils aîné : Il ne voit sur la Terre que vous, ou il se reconnoisse ; s’il vous considère marcher, voilà, dit-il, la généreuse insolence, dont ie marchois contre le serpent Piton ; s’il vous entend debiter sur des matières délicates, c’est ainsi que ie parle, dit-il, sur le Parnasse avec mes sœurs. Enfin, ce pauure père, ne sçait en quelle façon exprimer la ioie que lui cause l’imaginacion de vous auoir engendrée. Il est ieune comme vous, [vous] étes belle comme lui : son tempérament et le vôtre sont tout de feu : par vous il se trouue deux en deux endrois. Il donne la vie et la mort aux animaux, et bientôt, comme lui, vous donnerez la vie à vos ennemis, et la mort à ceux du Roïaume : comme lui vous auez les cheueux roux. I’en étois là de ma lettre, adorable M….. lors qu’un censeur à contre sens, m’aracha la plume, et me dit que c’étoit mal se prendre au panegirique, de louër une ieune personne de beauté parce qu’elle étoit rousse : moy ne pouuant punir cet orgueilleux jdiot, plus sensiblement que par le silence, Ie pris une autre plume, et continué ainsi. Une belle teste sous une perruque rousse, n’est autre chose que le soleil au milieu de ses raions ; ou le soleil lui-mesme n’est autre chose qu’un grand œil sous la perruque d’une rousse. Cependant, tout le monde en médit, a cause que tout le monde à la gloire de l’estre ; et cent hommes à peine en fournissent un, parce qu’étans enuoiez du Ciel pour commander, il est besoin qu’il y ait moins de sujets que de Seigneurs. Ne voions-nous pas que toutes choses en la nature sont, ou plus ou moins nobles, selon qu’elles sont ou plus ou moins rousses. Entre les Elemens, celui qui contient le plus d’essence et le moins de matière, c’est le feu, a cause de sa rouge couleur ; l’or à receu, de la beauté de sa teinture, la gloire de regner sur les métaux ; et de tous les astres, le soleil n’est le plus considerable, que parce qu’il est le plus roux. Les comètes cheuelus qu’on void voltiger au ciel à la mort des grans hommes, sont-ce pas les rousses moustaches des Dieux qu’ils s’arachent de regret ? Castor et Pollux, ces petits feux qui font prédire aux matelos la fin de la tempeste, peuuent-ils être autre chose que les cheueux roux de Iunon qu’elle enuoie a Neptune en signe d’amour ? Enfin, sans le désir qu’eurent les hommes de posséder la toison d’une brebis rousse, la gloire de trente demi dieux seroit au berceau des choses qui ne sont pas néés ; et (un nauire n’étant encore qu’un être de raison) Americ ne nous auroit pas conté que la terre à quatre parties. Apollon, Vénus et l’Amour, les plus belles diuinitez du pantheon sont rousses en cramoisi ; et Jupiter n’est brun que par accident, a cause de la fumée de son foudre qui la noirci. Mais si les exemples de la Mitologie ne satisfont pas les aheuris, qu’ils confrontent l’histoire : Sanson, qui tenoit toute sa force pendüe à ses cheueux, n’avoit-il pas receu l’énergie de son miraculeux estre dans le roux coloris de sa perruque ? Les destins n’auoient-ils pas ataché la conseruacion de l’empire d’Atènes, a un seul cheueu rouge de Nisus ; et Dieu n’at-il pas enuoié aux Etiopiens la lumière de la foy, s’il eut trouué parmi eux seulement un rousseau. On ne douteroit point de l’eminente dignité de ces personnes la, si l’on consideroit que tous les hommes qui n’ont point été fais d’hommes, et pour l’ouurage de qui Dieu lui mesme à choisi et pétri la matière, ont toûjours été rousseaux ; Adam fut rousseau ; Iesus Crît fut rousseau ; Iudas mesme eut l’honneur d’estre l’instrument de notre salut, et de baiser le Messie en le trahissant, à cause qu’il étoit rousseau ; et Dieu ne le reprouua que faché de voir qu’un homme qui n’étoit que son estafier fût cependant plus rousseau que lui. Et toute philosophie bien corecte doit aprendre que la nature qui tend au plus parfait, essaie toûjours en formant un homme de former un rousseau ; de mesme qu’elle aspire à faire de l’or en faisant du mercure. Car quoy qu’elle rencontre rarement, un archer n’est pas estimé mal adroit qui, lâchant trente flèches, en adresse cinq ou six au but : comme le tempérament le mieux balancé, est celui qui fait le milieu du flegme et de la mélancolie, il faut estre bien heureux pour fraper iustement un point indiuisible : au deça sont les blons, au dela sont les noirs, c’est-à-dire les volages, et les opiniatres : entre deux est le milieu, ou la sagesse (en faueur des rousseaux) à logé la vertu ; aussi leur chair est bien plus délicate, le sang plus suptil, les espris plus épurés et l’intellect par conséquent plus vîf, à cause du mélange parfait des quatre qualitez. C’est la raison qui fait que les rousseaux blanchissent plus tard que les noirs, comme si la nature se fâchoit, de détruire ce qu’elle a pris plaisir à faire ; en vérité, ie ne vois iamais de cheuelure blonde que ie ne me souuienne d’un toupon de filasse mal habillée ; n’y de noire, que ie ne me figure un faisseau de cordes d’épinette enrouillées ; mais ie veux que les blons quand ils sont jeunes soient agréables ; ne semblent ils pas, si tôt que leurs ioües commancent a cotonner, que leur chair se diuise par filamens pour leur faire une barbe ? Ie ne parle point des barbes noires ; car on sçait bien que si le Diable en porte, elle ne peut être que fort brune. Puis donc que nous auons tous a deuenir esclaves de la beauté, ne vaut-il pas bien mieux, que nous perdions notre franchise dessous des chaînes d’or, que sous des cordes de chanure, ou des entraues de fer ? Pour moy tout ce que ie souhaite, ô ma belle M….., est qu’a force de promener la mienne dedans ces petits labirintes d’or qui vous seruent de cheueux, ie l’y perde bientot ; et tout ce que i’aprehende, c’est de la recouurer quand je l’auray perduë. Voudriez vous bien me prométre que ma vie ne sera point plus longue que ma seruitude : Ie le souhaite au moins n’osant pas vous en conjurer ; car en quelle qualité vous ferois ie cette prière ? Ie ne suis point votre ami, la fortune ne m’aiant pas encore présenté l’ocasion de le meriter ; Ie ne suis point votre seruiteur, n’aiant pas encore de vous permission de me le dire ; cependant ie seray donc,
Madame,
Votre ie ne sçay quoy.
Mademoiselle,
I’ay receu vos brasselets marquez de vos chifres ; ne craignez donc plus qu’un prisonier arété par les bras et par le cœur, vous échape. Je vous confesseray cependant (si vous ne me sembliez trop belle pour estre sorcière) que votre don m’ût été suspect, a cause qu’il entre quasi toujours des cheueux et des caractères dans la composicion des charmes. Mais comme vous étes en possession de massacrer impunement, le venin vous est inutile, et quoy que ie vous puisse conuaincre auec ces brasselets d’auoir usé sur moy, sinon de sortilége, au moins de ligature, i’aurois tort de me dérober aux secrets de votre magie ; puisqu’aiant à choir sous vos coups, mon trépas sera plus glorieux, s’il ariue par des moiens surnaturels, et s’il faut un miracle pour me tuer. Ie m’imagine que vous prenez tout ceci pour une matamorade. Hé ! bien, — parlons sérieusement ; dites moy donc en conscience, nesse pas auoir un cœur à bon marché, qui ne vous coûte que trois coups de brosses ; ma foy, si vous en trouuez plusieurs a ce pris la, ie vous conseille de les prendre ; vous risquez peu de chose, et pouuez gangner beaucoup ; car il reuient toûjours des cheueux à la teste, et non des cœurs à la poitrine. Peut estre que mesurant mon mérite, a la hardiesse d’éleuer mes desirs iusqu’à vous, vous m’offrez votre cheuelure, pour me traiter en Dieu. Mais peut estre aussi (petite moqueuse) que me voulant donner à connoître comme vous étiez viuement touchée de mon amour, vous m’auez enuoié de votre personne la partie la plus insensible. Quelque malicieuses, cependant, que soient vos intencions, du bien ou du mal que vous me faites, ie confons tellement la simpathie auec l’anthipatie que les mains qui me frapent, ou qui me carressent me paroissent également souhaitables lorsqu’elles sont à vous. Cette lettre en est une preuue assez conuaincante ; puisqu’elle ne tend qu’a vous remercier de m’auoir tiré par les cheueux, de m’auoir lié les bras, et par toutes ces violences m’auoir fait,
Mademoiselle,
Votre esclaue.
Madame
Le mal que ie souffre pour vous, n’est point la mort assurement, et toutefois ie me meurs depuis que ie vous ay veuë. Ie brule, je tremble, mon poux est déréglé, c’est donc la fiéure : hélas ! ce ne l’est point ; car on la définit une disproporcion querelleuse des qualitez de l’animal ; et c’est la parfaite harmonie de nos temperamens, qui m’a rendu malade. Quand ie vous aperceus, il me sembla trouuer ce beau, a la recherche de qui la nature pousse tous les hommes : quand vous parlâtes, ie m’ecriay, voilà ce que i’ay voulu dire tant de fois ; mon cœur souffloit dans mes entrailles, frapoit contre les murs de sa prison, et maudissoit le Ciel, qui lui donnant l’enuie et les moiens de reconnoître sa moitié, lui refusoit le pouuoir de la joindre après l’auoir trouuée. Cependant, il s’est dépité de telle sorte (ce petit souuerain) de n’être pas absolu dans son empire, qu’il me refuse ses fonccions : il ne prend rien de mon foie, qui ne soit combustible ; il aréte le mouuement de mes poulmons, de peur d’en estre rafraîchi ; partout, il enuoie du feu, et si ie dure encore trois iours en cet état, on verra peut-être mon corps s’alumer au milieu des rues : ie suis déjà si sec, que la moindre étincelle qui me touchera, c’est fait de moy. Preuenez cet accident, Madame, venez à lui, puisqu’il ne peut aler à vous : helas ! c’est un téméraire, c’est un Sanson, qui ne se soucira pas de mourir étouffé sous les ruines de son palais, pourueu qu’il acable en tombant ceux qui l’empéchent de vous embrasser. Songez, que la nature vous aiant faite capable de me blesser, vous a lié une jambe, de peur que vous ne puissiez emporter en fuiant le remède que vous me deuez ; et ces blessures ne sont point imaginaires, car enseignez moy, ie vous prie, un endroit de votre corps ou ie puisse atacher ma veuë, dont il ne soit sorti une fleche inuisible qui ma frapé ? Y à t-il sur vous un àtome, qui ne soit coupable de ma mort ? Autant de fois que ie le trouue beau, vous me semblez un agreable herisson, qui ne souffrez iamais qu’on se detache d’une épine que pour faire tomber sur d’autres ; votre front me flate, vos yeux me prométent ; votre bouche me rit, mais il suruient à la trauerse ma mauuaise fortune qui me d’éfend d’espérer. Opprimez, pour l’amour de moy, cette barbare ; ne souffrez pas qu’une aueugle malicieuse triomphe de votre bonté ; votre visage me dit oui ; cette cruelle me dit non. Vous feroit elle mentir, la maraude ? Elle ne sçauroit, ou bien vous le voudrez. Ha ! qu’elle seroit brauée, et que ie serois heureux, si ce bien qu’une personne disgraciée de la nature ne sçauroit esperer que du caprice de cette fole, ie le receuois de votre propre main ; car j’aimerois bien mieux vous étre obligé, qu’a mon ennemie. Ie suis cependant, entre les deux, ocupé à regarder, tantôt vous, tantôt elle, et ie demande en pleurant qui me fera meilleur visage. Ie l’espère de vous ; et qui m’en demanderoit la raison, ie ne sçay, sinon que vous étes belle : Ie l’atens d’elle ; a cause qu’elle ne se peut reconcilier auec moy, sinon par un plaisir dont la grandeur soit proportionnée à la grandeur des déplaisirs qu’elle m’à fais. O ! Dieux, que notre bien est mal assuré, lorsqu’il est entre les mains d’une jeune fille et de la fortune ; mais si l’un et l’autre négligent de me guerir, i’auray recours au médecin de tous les grans maux ; c’est la mort ; oui, ie mourray : possible qu’alors mon desastre vous atendrira ; que vous résisterez plus douloureusement aux trais de la mort que de l’amour ; et qu’un iour, quand on demandera qui i’étois, vous aiouterez aux larmes que l’humanité forcera vos yeux de donner un petit souleuement d’estomach aux manes d’une personne qui uous à tant aimé. Ha ! si ce bonheur acompagne mes cendres, que les pierres de mon tombeau seront legéres dessus elles ; qu’elles attendront bien paisiblement le dernier iour du monde ; qu’elles se leueront de bon cœur, pour aller au tribunal rendre compte de ma vie. I’iray toutefois ; ie me plaindray de votre barbarie ; ie demanderay a Dieu qu’il m’en fasse îustice. Il vous condamnera de brûler sous la Terre, car i’ai brûlé dessus. Prevenez par la cependant, Madame, un si rigoureux arrest : brûlons d’amour, céte flame est si douce ; personne n’en est iamais mort ; l’aimez vous mieux estre par la main d’un autre que par moy, qui n’ay garde de vous faire du mal, puisque ie suis
Votre Seruiteur D. C.
Mademoiselle,
Ie vous écris auec du sang barbare, àfin que vous baigniez vos yeux dedans la source de ma vie ; que ne pouuez vous le boire en le regardant ! I’aurois plus obtenu, de votre cruauté en une heure, que ie n’ay fait en dix ans, de votre affeccion ; puis que, par elle, ie verrois unir mon ame à la votre. Figurez vous donc, non seulement mes idées peintes avec mon sang, mais mon sang, comm’ il fumoit dans mes veines, encore imprimé des idées qu’il a receües de la douleur. Oui ! Ie sentois en vous écriuant mon cœur distilez par ma plume, car au defaut des larmes, que mes infortunes ont épuisées, ie n’ay trouué chez moy que cet esclaue qui vous pût entretenir. Le Soleil, plus billieux que vous, est pourtant plus pitoiable. Il ne consume aucune chose, tant qu’il y trouue une larme : mais vous êtes sans doute un Soleil hétéroclite ; et ce qui me le fait croire, c’est, que celui de la haut ne loge qu’un mois dans une maison, et votre hôte se plaint qu’il y en a trois que vous ètes au gemini. C’est peut-être la raison, qui ma si long temps empéché de vous voir, ou bien, pour passer des supersticions de jadis à celles d’aprésent, et m’acomoder au bruis qui courent de votre conuersion, ie ne puis maintenant vous voir, a cause que les saints sont cachez en Caresme. Ma foy pourtant, faites ariuer Pasques auant la semaine sainte, ou bien ie suis,
Mademoiselle,
Votre seruiteur.
Le manuscrit retrouvé par Monmerqué est incomplet de plusieurs feuillets. Il ne contient pas toutes les Lettres d’Amour de Cyrano. Afin de présenter au lecteur l’ensemble de cette correspondance amoureuse, nous empruntons à l’édition donnée par Le Bret le texte des épitres suivantes.
Quelques-unes, on le remarquera, reproduisent en partie certaines lettres déjà lues. On y trouvera la preuve que Cyrano, lorsqu’il avait aiguisé quelques pointes, heureuses à son gré, n’hésitait pas à les faire resservir, tirant volontiers plusieurs moutures du même sac.
Madame,
Pour une personne aussi belle qu’Alcidiane, il vous falloit sans doute, comme à cette Héroïne, une demeure inaccessible ; car puis qu’on n’abordoit à celle du Roman que par hazard, et que sans un hazard semblable on ne peut aborder chez vous ; je croy que par enchantement vos charmes ont transporté ailleurs, depuis ma sortie, la Province où j’ay eu l’honneur de vous voir ; je veux dire, Madame, qu’elle est devenuë une seconde Isle flotante, que le vent trop furieux de mes soûpirs pousse et fait reculer devant moy, à mesure que j’essaye d’en approcher. Mes Lettres mesmes pleines de soûmissions et de respects, malgré l’art et la routine des Messagers les mieux instruits n’y sçauroient aborder. Il ne me sert de rien que vos loüanges qu’elles publient, les fassent voler de toutes parts, elles ne vous peuvent rencontrer ; et je croy mesme que si par le caprice du hazard ou de la Renommée qui se charge fort souvent de ce qui s’adresse à vous, il en tomboit quelqu’une du Ciel dans vostre cheminée, elle seroit capable de faire évanoüir vostre Chasteau. Pour moy, Madame, aprés des avantures si surprenantes, je ne doute quasi plus que vostre Comté n’ait changé de Climat avec le Païs qui luy est Antipode, et j’apprehende que le cherchant dans la Carte, je ne rencontre à sa place, comme on trouve aux extremitez du Septentrion, (Cecy est une Terre où les Glaces empeschent d’aborder.) Ha ! Madame, le Soleil à qui vous ressemblez, et à qui l’ordre de l’Univers ne permet point de repos, s’est bien fixé dans les Cieux pour éclairer une victoire, où il n’avoit presque pas d’interest. Arrestez-vous pour éclairer la plus belle des vostres ; car je proteste (pourveu que vous ne fassiez plus disparoistre ce Palais enchanté, où je vous parle tous les jours en esprit) que mon entretien muet et discret ne vous fera jamais entendre que des vœux, des hommages et des adorations. Vous sçavez que mes Lettres n’ont rien qui puisse estre suspect ; Pourquoy donc apprehendez-vous la conversation d’une chose qui n’a jamais parlé ? Ha ! Madame ! s’il m’est permis d’expliquer mes soupçons, je pense que vous me refusez vostre veuë, pour ne pas communiquer plus d’une fois, un miracle avec un prophane ; Cependant vous sçavez que la conversion d’un incrédule comme moy, (c’est une qualité que vous m’avez jadis reprochée) demanderoit que je visse un tel miracle plus d’une fois. Soyez donc accessible aux témoignages de veneration que j’ay dessein de vous rendre. Vous sçavez que les Dieux reçoivent favorablement la fumée de l’encens que nous leur bruslons icy bas, et qu’il manqueroit quelque chose à leur gloire, s’ils n’estoient adorez ; Ne refusez donc pas de l’estre, car si tous attributs sont adorables, puis que vous possédez tres-éminemment les deux principaux, la Sagesse et la Beauté, vous me feriez faire un crime, m’empeschant d’adorer en vostre personne le divin caractère que les Dieux ont imprimé : Moy principalement, qui suis et seray toute ma vie,
Madame,
Vostre tres-humble Serviteur.
Madame,
Le feu dont vous me bruslez, a si peu de fumée, que je défie le plus severe Capuchon d’y noircir sa conscience et son humeur ; Cette chaleur celeste, pour qui tant de fois S. Xavier pensa crever son pourpoinct, n’estoit pas plus pure que la mienne, puis que je vous aime, comme il aimoit Dieu, sans vous avoir jamais veuë. Il est vray que la personne qui me parla de vous, fit de vos charmes un Tableau si achevé, que tant que dura le travail de son chef d’œuvre, je ne pû m’imaginer qu’elle vous peignoit, mais qu’elle vous produisoit. Ç’a esté sur sa caution que j’ay capitulé de me rendre, ma Lettre en est l’ostage : Traittez-la, je vous prie humainement, et agissez avec elle de bonne guerre ; car quand le droit des Gens ne vous y obligeroit pas, la prise n’est pas si peu considerable, qu’elle en puisse faire rougir le Conquerant. Je ne nie pas, à la verité, que la seule imagination des puissans traits de vos yeux, ne m’ait fait tomber les armes de ma main, et ne m’ait contraint de vous demander la vie ; Mais aussi, en verité, je pense avoir beaucoup aidé a vostre victoire ; Je combattois, comme qui vouloit estre vaincu ; Je presentois à vos assauts toûjours le costé le plus foible ; et tandis que j’encourageois ma raison au triomphe, je formois en mon ame des vœux pour sa défaite : Moy-mesme, contre moy, je vous prestois main forte, et cependant le repentir d’un dessein si temeraire me forçoit d’en pleurer. Je me persuadois que vous tiriez ces larmes de mon cœur, pour le rendre plus combustible, ayant osté l’eau d’une Maison, où vous vouliez mettre le feu ; et je me confirmois dans cette pensée, lors qu’il me venoit en memoire que le cœur est une place au contraire des autres, qu’on ne peut garder, si l’on ne la brusle. Vous ne croyez peut estre pas que je parle serieusement ; Si fait en verité ; et je vous proteste, si je ne vous vois bien-tost, que la bile et l’Amour me vont rostir d’une si belle sorte, que je laisseray aux Vers du Cimetiere l’esperance d’un maigre déjeusné. Quoy vous vous en riez : Non, non, je ne me mocque point, et je prevoy par tant de Sonnets, de Madrigaux et d’Elegies, que vous avez receus ces jours cy de moy (qui ne sçait ce que c’est de Poësie) que l’amour me destine au voyage du Royaume des Dieux, puis qu’il m’a enseigné la langue du Païs : Si toutefois quelque pitié vous émeut à differer ma mort, mandez-moy que vous me permettez de vous aller offrir ma servitude ; car si vous ne le faites, et bientost, on vous reprochera que vous avez, sans connoissance de cause, inhumainement tué de tous vos Serviteurs le plus passionné, le plus humble, et le plus obeïssant Serviteur,
de Bergerac.
Madame,
Bien loin d’avoir perdu le cœur quand je vous fis hommage de ma liberté, je me trouve au contraire depuis ce jour là, le cœur beaucoup plus grand : Je pense qu’il s’est multiplié, et que comme s’il n’estoit pas assez d’un pour tous vos coups, il s’est efforcé de se reproduire en toutes mes arteres, où je le sens palpiter, afin d’estre present en plus de lieux, et de devenir luy seul, le seul objet de tous vos traits. Cependant, Madame, la franchise, ce tresor precieux pour qui Rome autrefois a risqué l’Empire du monde ; Cette charmante liberté, vous me l’avez ravie ; et rien de ce qui chez l’ame se glisse par les sens, n’en a fait la conqueste : Vôtre esprit seul meritoit cette gloire ; sa vivacité, sa douceur, son etenduë, et sa force, valoient bien que je l’abandonnasse à de si nobles fers : Cette belle et grande ame élevée dans un Ciel, si fort au dessus de la raisonnable, et si proche de l’intelligible, qu’elle en possede éminemment tout le beau ; Et je dirois mesme beaucoup du Souverain Créateur qui l’a formée, si de tous les attributs, qui sont essentiels à sa perfection, il ne manquoit en elle celuy de misericordieuse ; Oüy, si l’on peut imaginer dans une Divinité quelque défaut, je vous accuse de celuy-là. Ne vous souvient-il pas de ma derniere visite, où me plaignant de vos rigueurs, vous me promistes au sortir de chez vous, que je vous retrouverois plus humaine, si vous me retrouviez plus discret, et que je vinsse, en me disant adieu, le lendemain, parce que vous aviez resolu d’en faire l’épreuve ? Mais helas ! demander l’espace d’un jour, pour appliquer le remede à des blessures qui sont au cœur ! N’est-ce pas attendre, pour secourir un malade, qu’il ait cessé de vivre ? et ce qui m’étonne encore davantage, c’est que vous défiant que ce miracle ne puisse arriver, vous fuyez de chez vous pour éviter ma rencontre funeste : Hé bien ! Madame, hé bien ! fuyez-moy, cachez-vous, mesme de mon souvenir ; on doit prendre la fuite, et l’on se doit cacher quand on a fait un meurtre. Que dis-je, grands Dieux : Ha ! Madame, excusez la fureur d’un desesperé ; Non, non, paroissez, c’est une Loy pour les hommes, qui n’est pas faite pour vous, car il est inoüy que les Souverains ayent jamais rendu compte de la mort de leurs Esclaves ; Ouy je dois estimer mon sort très-glorieux, d’avoir merité que vous prissiez la peine de causer sa ruine ; car du moins puis que vous avez daigné me haïr, ce sera un témoignage à la posterité, que je ne vous estois pas indifferent. Aussi la mort dont vous avez crû me punir, me cause de la joye ; Et si vous avez de la peine à comprendre quelle peut estre cette joye, c’est la satisfaction secrete que je ressens d’estre mort pour vous, en vous faisant ingrate : Ouy, Madame, je suis mort, et je prevois que vous aurez bien de la difficulté a concevoir, comment il se peut faire si ma mort est veritable, que moy même je vous en mande la nouvelle : Cependant il n’est rien de plus vray ; mais apprenez que l’homme a deux trépas à souffrir sur la terre, l’un violent, qui est l’Amour, et l’autre naturel qui nous rejoint à l’indolence de la matiere ; Et cette mort qu’on appelle Amour, est d’autant plus cruelle, qu’en commençant d’aimer, on commence aussi-tost à mourir. C’est le passage reciproque de deux ames qui se cherchent, pour animer en commun ce qu’elles aiment, et dont une moitié ne peut estre separée de sa moitié, sans mourir, comme il est arrivé
Madame,
A vostre fidelle Serviteur.
Madame,
Suis-je condamné de pleurer encore bien longtemps ? Hé je vous prie, ma belle Maistresse, au nom de vôtre bon Ange, faites-moy cette amitié, de me découvrir là-dessus vôtre intention, afin que j’aille de bonne heure retenir place aux Quinze Vingts parce que je prévoy que de vôtre courtoisie, je suis prédestiné a mourir aveugle. Ouy aveugle (car vôtre ambition ne se contenteroit pas que je fusse simplement borgne). N’avez-vous pas fait deux alambics de mes deux yeux, par où vous avez trouvé l’invention de distiler ma vie, et de la convertir en eau toute claire ? En verité, je soupçonnerois (si ma mort vous estoit utile, et si ce n’estoit la seule chose que je ne puis obtenir de vostre pitié) que vous n’épuisiez ces sources d’eau, qui sont chez moy, que pour me brusler plus facilement ; et je commence d’en croire quelque chose, depuis que j’ay pris garde, que plus mes yeux tirent d’humide de mon cœur, plus il brusle : Il faut bien dire que mon Pere ne forma pas mon corps du mesme argile, dont celuy du premier homme fut composé ; mais qu’il le tailla sans doute d’une pierre de chaux, puis que l’humidité des larmes que je répands m’a tantost consommé : Mais consommé, croiriez-vous bien, Madame, de quelle façon ? je n’oserois plus marcher dans les ruës embrasé comme je suis, que les enfans ne m’environnent de fusées, parce que je leur semble une figure échappée d’un feu d’artifice, ny à la Campagne, qu’on ne me prenne pour un de ces Ardens, qui traisnent les Gens à la riviere. Enfin vous pouvez connoistre tout ce que cela veut dire ; c’est, Madame, que si vous ne revenez bien-tost, vous entendrez dire à vostre retour, quand vous demanderez où je demeure, que je demeure aux Tuilleries, et que mon nom c’est la beste à feu qu’on fait voir aux Badauts pour de l’argent. Alors vous serez bien honteuse, d’avoir un Amant Salemandre, et le regret de voir brusler dés ce Monde,
Madame,
Vostre Serviteur.
Madame,
Vous vous plaignez d’avoir reconnu ma passion dès le premier moment que la Fortune m’obligea de vostre rencontre ; mais vous à qui vôtre miroir fait connoistre, quand il vous montre vôtre image, que le Soleil a toute sa lumière et toute son ardeur, dès l’instant qu’il paroist, quel motif avez-vous de vous plaindre d’une chose à qui ny vous ny moy ne pouvons apporter d’obstacle ? Il est essentiel à la splendeur des rayons de vôtre beauté d’illuminer les corps, comme il est naturel au mien de refleschir vers vous cette lumière que vous jettez sur moy ; et de mesme qu’il est de la puissance du feu de vos bruslans regards d’allumer une matiere disposée, il est de celle de mon cœur d’en pouvoir être consumé. Ne vous plaignez donc pas, Madame, avec injustice, de cet admirable enchaisnement, dont la Nature a joint d’une société commune les effets avec leurs causes. Cette connoissance impreveuë est une suite de l’ordre qui compose l’harmonie de l’Univers, et c’étoit une nécessité preveuë au jour natal de la Creation du Monde, que je vous visse, vous connusse, et vous aimasse ; mais parce qu’il n’y a point de cause qui ne tende à une fin, le poinct auquel nous devions unir nos ames estant arrivé, vous et moy tenterions en vain d’empêcher notre destinée. Mais admirez les mouvemens de cette predestination, ce fut à la pesche où je vous rencontray : Les filets que vous dépliastes en me regardant, ne vous annonçoient-ils pas ma prise ? et quand j’eusse évité vos filets, pouvois-je me sauver des hameçons pendus aux lignes de cette belle Lettre, que vous me fistes l’honneur de m’envoyer quelques jours après, dont chaque parole obligeante n’estoit composée de plusieurs caractères, qu’afin de me charmer : Aussi je l’ay receuë avec des respects, dont je ferois l’expression, en disant que je l’adore, si j’estois capable d’adorer quelqu’autre chose que vous. Je la baisay au moins avec beaucoup de tendresse, et je m’imaginois, en pressant mes lèvres sur vostre chere Lettre, baiser vôtre bel esprit dont elle est l’ouvrage : Mes yeux prenoient plaisir de repasser plusieurs fois sur tous les caracteres que vôtre plume avoit marquez, Insolens de leur fortune, ils attiroient chez eux toute mon ame, et par de longs regards, s’y attachoient pour se joindre à ce beau crayon de la vôtre. Vous fussiez-vous imaginée, Madame, que d’une feüille de papier, j’eusse pû faire un si grand feu ; il ne s’éteindra jamais pourtant, que le jour ne soit éteint pour moy ; que si mon ame et mon amour se partagent en deux soûpirs, quand je mourray, celui de mon amour partira le dernier. Je conjureray a l’agonie, le plus fidelle de mes Amis, de me reciter cette aimable Lettre, et lors qu’en lisant, il sera parvenu a la fin, où vous vous abaissez, jusqu’à vous dire ma Servante : Je m’écrieray jusqu’à la mort. Ha ! cela n’est pas possible, car moy-mesme j’ay toujours esté,
Madame,
Vostre.
Madame,
Le souvenir que j’ay de vous, au lieu de vous rejoüir, devroit vous faire pitié. Imaginez-vous un feu composé de glace embrasée qui brûle à force de trembler, que la douleur fait tressaillir de joye, et qui craint autant que la mort la guérison de ses blessures : Voilà ce que je suis lors que je parle à vous. Je m’informe aux plus habiles de ma connoissance d’où vient cette maladie ; ils disent que c’est Amour : mais je ne le puis croire, à cause que ceux de mon âge ne sont gueres travaillez de cette infirmité. Ils répondent que l’Amour est un enfant, et qu’il s’arreste à ses pareils, qu’il est malaisé à des enfans de se joüer long temps avec du feu sans se bruler, et que leur poitrine est plus tendre que celle des Hommes. O Dieux ! s’il est vray, que deviendray-je ? Je n’ay point d’experience, je hay les remedes, j’aime la main qui me frape, et enfin je suis attaqué d’un mal où je ne puis appeller le Medecin, qu’on ne se moque de moy : Encore si vous n’aviez mon cœur, j’aurois le cœur de me défendre ; Mais j’ay fait par ce present que je n’oserois pas mesme me fier a vous, à cause que vous avez le cœur double. Songez donc à me donner le vostre ; car je suis d’une profession à estre montré au doigt, si l’on vient a sçavoir que je n’ay point de cœur ; et puis voudriez-vous avoüer une personne sans cœur pour vostre passionné serviteur ?
M…
Je ne te vois qu’à demy, parce que je t’aime trop ; et tu pense me voir trop, parce que tu ne m’aime qu’à demy. Viens chez moy tout à l’heure, si tu veux convaincre de mensonge l’apprehension que j’ay de ne te voir jamais. Il y a déjà un jour que nous ne nous sommes veus : Un jour, bons Dieux ! Ha ! je ne le veux pas croire, ou bien il faut me resoudre à mourir. Penses-tu donc m’avoir laissé dans le cœur ton image assez achevée, pour se reposer sur elle de tout ce qu’elle me doit promettre de ta part ? Il est vray qu’elle y est, et tres-veritable encore qu’elle y est peinte fort bien : Mais je n’oserois la presenter à mes yeux, parce que je m’imagine qu’il la faudroit tirer de mon cœur, et je ne sçay si je l’y pourrois remettre sans toy. Je voy bien maintenant que je ne suis pas un Soleil comme tu m’as souvent appellée ; car les Cadrans ne s’accordent pas au compte que je fais des heures, j’en compte plus de mille depuis ta cruelle absence de chez nous. Cependant tu ne regarde l’Horloge que pour y apprendre l’heure de ton disner ; sans te soucier si celle que tu souhaites ne sera point peut-estre ma derniere ; ou quand tu viendras faire de belles excuses, si tu me trouveras en vie pour les écouter.
Achevé d’imprimer
à Laval
le mardi 28 février 1905
sur les presses de
L. BARNÉOUD et Cie
pour
PLESSIS, libraire
à Paris
LES « LETTRES
D’AMOUR »
SE TROUVENT CHEZ
PLESSIS, LIBRAIRE
23, RUE DE CHATEAUDUN,
PARIS