The Project Gutenberg eBook of Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) roman Author: Daniel Lesueur Release date: January 26, 2025 [eBook #75214] Language: French Original publication: Paris: Plon, 1912 Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TOURNANT DES JOURS (GILLES DE CLAIRCŒUR) *** DANIEL-LESUEUR Au tournant des jours (Gilles de Claircœur) ROMAN PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE--6e Tous droits réservés ŒUVRES DE DANIEL-LESUEUR ÉDITION ELZÉVIRIENNE (Lemerre, édit.) Poésies.--Visions divines.--Visions antiques.--Sonnets philosophiques.--Sursum corda! 1 vol. avec portrait 6 fr. » Lord Byron. (Traduction.) Tome Ier: Heures d’oisiveté. Childe Harold. 1 vol. avec portrait 6 fr. » Tome II: Le Giaour.--La Fiancée d’Abydos.--Le Corsaire.--Lara, etc. 1 vol. 6 fr. » Tome III: Le Siège de Corinthe.--Parisina.--Manfred.--Le Prisonnier de Chillon.--Mazeppa, etc. 1 vol. 6 fr. » ÉDITION IN-18 JÉSUS (Lemerre, édit.) Marcelle, 1 vol. 3 fr. 50 Un Mystérieux Amour. 1 vol. 3 fr. 50 Amour d’aujourd’hui. 1 vol. 3 fr. 50 Névrosée. 1 vol. 3 fr. 50 Une Vie tragique. 1 vol. 3 fr. 50 Passion slave. 1 vol. 3 fr. 50 Justice de femme. 1 vol. 3 fr. 50 Haine d’amour. 1 vol. 3 fr. 50 A Force d’aimer. 1 vol. 3 fr. 50 Invincible Charme. 1 vol. 3 fr. 50 Lèvres closes. 1 vol. 3 fr. 50 Comédienne. 1 vol. 3 fr. 50 Au delà de l’amour. 1 vol. 3 fr. 50 L’Honneur d’une femme. 1 vol. 3 fr. 50 Fiancée d’outre-mer. 1 vol. 3 fr. 50 Le Cœur chemine. 1 vol. 3 fr. 50 La Force du passé. 1 vol. 3 fr. 50 Lointaine Revanche.--L’Or sanglant. 1 vol. 3 fr. 50 -- La Fleur de joie. 1 vol. 3 fr. 50 Mortel secret.--Lys royal. 1 vol. 3 fr. 50 -- Le Meurtre d’une âme. 1 vol. 3 fr. 50 Le Masque d’Amour.--Le Marquis de Valcor. 1 vol. 3 fr. 50 -- Madame de Ferneuse. 1 vol. 3 fr. 50 Calvaire de Femme.--Le Fils de l’Amant. 1 vol. 3 fr. 50 -- Madame l’Ambassadrice. 1 vol. 3 fr. 50 L’Évolution féminine. 1 vol. (Lemerre, édit.) 1 fr. 50 Nietzschéenne (roman). Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50 Le Droit à la Force (roman) Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50 Du Sang dans les Ténèbres.--Flaviana, Princesse. 3 fr. 50 -- Chacune son rêve. Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50 Une Ame de vingt ans. Librairie Femina 3 fr. 50 Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés 1 à 10. Copyright 1912 by Plon-Nourrit et Cie. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. GILLES DE CLAIRCŒUR I --«Voilà Gilles de Claircœur. Le patron l’attend.» La voix assourdie, mais autoritaire, indiquait un chef. Celui qui venait de parler portait, en effet, un double galon d’argent sur la manche de sa vareuse gris-bleu, à boutons de métal. Brigadier des nombreux garçons de bureau du _Petit Quotidien_, il goûtait l’orgueil de son grade et de son importance. Assis à sa table-bureau, dans le grand hall du premier étage, il toisait de loin les gens qui gravissaient, à droite ou à gauche, le monumental escalier à double révolution. Entre le milieu de la courbe, où les visiteurs commençaient d’apparaître, et la plus haute marche, leur personne était jugée, jaugée, catégorisée par ce fonctionnaire--suivant une cote implacable: à la mesure de ce qu’ils pouvaient bien venir solliciter du potentat moderne qu’est le directeur d’un journal aussi puissant que le _Petit Quotidien_. Tous, pour l’homme à la vareuse galonnée, dépendaient plus ou moins de son maître, c’est-à-dire, et tout d’abord, de lui,--qui disposait de la présence auguste, rendait visible ou invisible le dieu. D’un ton inusité, presque déférent, il venait d’annoncer Gilles de Claircœur. A ce nom de paladin, proféré de la sorte, Marcel Fagueyrat,--le «beau Fagueyrat», du Théâtre-Tragique,--qui venait de faire passer sa carte au courriériste dramatique, se retourna vivement. Ce qu’il vit lui causa tant de stupeur que la morgue hautaine, étudiée, de ses traits, n’y résista pas. Son expression prit un genre de ridicule différent,--un ridicule tout à coup accessible aux garçons de bureau. Leur groupe s’égaya sournoisement de son hébétude. Le jeune premier de mélodrame connaissait ce nom, Gilles de Claircœur, pour celui d’un feuilletoniste populaire, dont les abondantes histoires, d’ailleurs mal écrites, exerçaient une fascination sur des millions de lecteurs. Invention, imagination, sens du mystère, sincérité dans l’émotion, correspondance indéfinissable avec la vie--de telles causes--(d’autres plus profondes encore, que sait-on?)--faisaient le succès de ces récits. Dévorés au jour le jour, jamais ils ne paraissaient en volumes. Quel éditeur n’eût reculé devant leurs cinquante à soixante mille lignes? La fécondité facile de leur production, leur allure chevaleresque, et surtout la consonance du pseudonyme qui les signait--(les syllabes ont des suggestions par elles-mêmes)--avaient suscité dans la tête de Marcel Fagueyrat une vague image de leur auteur. Il se le représentait grand, carré d’épaules, arrogant et moustachu,--une façon de mousquetaire. Or, lorsqu’il se retourna, sur le mot du brigadier, voici sous quelle apparence il découvrit Gilles de Claircœur, achevant de gravir l’escalier monumental du _Petit Quotidien_, et se dessinant dans l’énorme espace, au seuil du hall, sous la profusion de lumière électrique tombant des plafonds, car le moment était nocturne: cinq heures de l’après-midi, en décembre. Une femme s’avançait. Une femme pas jeune, pas jolie, sans aucun chic, une femme de catégorie déconcertante pour le cabotin boulevardier. L’immédiate impression le fit remonter d’un bond jusqu’à ses souvenirs d’enfance, d’adolescence,--évocations de la petite ville méridionale où il était né, silhouettes endimanchées des jours d’agapes et de loisir. «Une tante de province...» pensa-t-il. Il n’en revenait pas. La différence avec ce qu’il attendait, un désarroi si brusque, le laissait stupide. Et il s’effarait de voir la dame marcher droit vers lui, comme frappée, attirée, par un regard qu’il n’avait pas eu la présence d’esprit de détourner à temps, et dont l’insistance deviendrait grossière, s’il ne la justifiait pas en trouvant au plus vite quelques paroles à propos.--Il ne les trouvait pas. Mais, encourageante, familière, point choquée, la dame lui dit à brûle-pourpoint: --«Monsieur Fagueyrat, n’est-ce pas? --Vous me connaissez, madame? --Qui ne vous connaît pas?... Mon Dieu, que je vous ai souvent applaudi! Pourtant vous m’avez bien fait pleurer. --Comment, madame!... Vous qui écrivez de si ingénieuses fictions, vous vous laissez prendre à celles des autres?» Il se remettait d’aplomb, dans sa fatuité. Les mots desserraient ses lèvres. D’ailleurs, peu à peu, son jugement se modifiait. Laide?--non, elle n’était pas laide, cette femme (ce «bas bleu», comme il disait à part soi). Une longue face, un peu chevaline, de grands traits, un gros nez, une bouche qui lui rappelait la rosserie de coulisses d’une camarade parlant d’une autre: «Mieux valait qu’elle ne portât pas de boucles d’oreilles en cuivre. Elle risquerait de s’empoisonner.» Mais les yeux!... il y avait quelque chose dans ces yeux-là. Une diable de franchise, qui en faisait des yeux pas féminins, une cordialité plaisante, et de la bonté... Oh! ça... Elle devait être un bon garçon, cette feuilletoniste. Même, comment de si larges yeux, si bien coupés, pouvaient-ils n’être pas de beaux yeux? Car ils n’étaient pas de beaux yeux. Et si grands pourtant... Avec la douceur de l’iris couleur tabac turc. Enfin!... pour ce que Fagueyrat en voulait faire. --«C’est moi, madame, qui ai éprouvé en vous lisant, des émotions... --Ne vous croyez donc pas obligé de me dire ça. --Mais si. Tenez, moi aussi j’ai pleuré... sur... sur... comment déjà?... Ah! sur _les Malheurs d’une arpète[1]_.» [1] Terme d’ateliers de couture, signifiant «apprentie, petite-main». Un titre lui revenait, au hasard. Clou enfoncé dans le cerveau par une affiche reproduite sur tous les murs. L’image flamboyait. Une jeune fille aux cheveux d’or, la bouche fendue de cris, emportée par des hommes masqués, dans une automobile. --«Oh! mes _Malheurs d’une arpète_. Vous avez lu!... Mais alors... Il ne vous est pas venu une idée?... Fagueyrat demeura muet. Une idée?... Cela ne lui venait pas souvent. Et comment lui en serait-il venu à propos d’un roman dont il ne connaissait que l’affiche? Les _Malheurs d’une arpète_... Quelle idée pouvait surgir de ces malheurs ignorés de lui? Il évoqua les cheveux d’or, l’automobile... (carrosserie vermillon)... les masques,--en vain. --«Eh bien... Et Adhémar?... Ce caractère magnifique... Ah! je l’ai campé, celui-là! Ça ne vous dirait rien, à la scène? Quel rôle pour vous, hein!» Fagueyrat se raidit, replaça très haut son menton bleuâtre sur son col carcan. D’un ton frais: --«Vous avez tiré une pièce de ce roman, madame? --Non. Mais je le ferai un jour ou l’autre. J’ai déjà soumis le scénario à un directeur. Si vous saviez ce que le théâtre me tente!» L’acteur était devenu un mur. Il voyait poindre des sollicitations, des embêtements. Et quelle audace! Imaginer que lui, la vedette du Théâtre-Tragique--en attendant le Théâtre-Français--lui, le génial Fagueyrat, le beau Fagueyrat, incarnerait les Adhémar d’une romancière pour concierges, d’une pondeuse de lignes au _Petit Quotidien_! Son regard tomba sur la créature téméraire, plus lourdement que s’il descendait de Sirius. Les longues joues de celle qui signait «Gilles de Claircœur» prirent une teinte rose, ce qui lui restitua un éclair de jeunesse. Elle n’avait que l’âge où les Parisiennes, et surtout les femmes de lettres, les femmes artistes, brillent de leur plein éclat. Trente-huit à quarante ans. Mais elle portait cet âge, si séduisant d’être inavoué, avec une candeur provinciale. Elle était celle qui trouve tout naturel d’avoir quarante ans, et non pas celle qui, les ayant, dissimule les fines expériences et toutes les grâces mûries de ses quatre décades, sous une fraîcheur juvénile. Ainsi, dans certains pays, on cache les œufs de Pâques sous les touffes d’herbe et de fleurettes printanières. C’est un jeu charmant de les y découvrir. Puis elle s’habillait si mal, avec de trop belles étoffes, cette pauvre Gilles de Claircœur--de son vrai nom Gilberte Claireux. «Gilberte»--de par le goût romanesque de sa mère--une Bovary de l’Angoumois, à qui elle devait son imagination. Cette appellation mignarde allait si mal à la future romancière que, dès son enfance, on la nommait simplement Gil,--d’une façon garçonnière, comme le voulaient son grand corps déhanché de gamin, et sa passion pour les barres, le saut de mouton, les chevauchées à cru sur les bourricots des paysans. «Claireux» lui restait d’un vague mari, épousé à dix-sept ans, quitté huit jours après, par l’horreur et la stupeur des conversations conjugales,--tout au moins de l’éloquence particulière qu’il lui fut départi d’apprécier. Le nommé Claireux ne s’obstina pas, ne la poursuivit pas, ne divorça pas,--disparut. On le supposa mort au bout de quelques années. Peut-être l’était-il. Unique épisode amoureux dont pouvait se souvenir Gilberte. D’où cet air «vieille fille» qu’elle gardait. Quand on décrit les merveilleuses tendresses des «Adhémar», dans des feuilletons de cinquante mille lignes, on ne se satisfait pas aisément des réalités sublunaires. D’ailleurs le veuvage obstiné de «Gil»--comme on continuait à l’appeler--eut d’autres causes que son incompréhension physique de l’amour et l’exaltation de ses chimères. Un devoir, qu’elle jugea sacré, détermina sa solitude. Voici dix-huit ans, elle avait faite sienne la fille d’une sœur séduite et morte en couches--une sœur dont elle était la cadette--elle-même enfant-veuve, seule et sans ressources. Héroïque?... Jamais elle ne pensa l’être. Au contraire. Ne devait-elle pas tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle était devenue, à cette enfant, puisque, pour la nourrir, elle avait eu la bonne inspiration de raconter des histoires mirobolantes, sous le pseudonyme de Gilles de Claircœur? Et cela lui avait plutôt réussi. Sans compter que la mioche, par un raccroc bizarre, lui avait amené une famille. Elle qui en manquait, et qui aurait tant souffert de s’en passer! Aussi, qu’est-ce qu’elle demandait à l’existence, cette grande femme, mal habillée avec des étoffes cossues et coûteuses, cette personne inclassable, si peu Parisienne, si peu ressemblante à celles qui excitent l’envie,--arrêtée dans ce hall de journal, devant un cabotin plein de suffisance, qui la blaguait à part soi? Rien, elle ne demandait rien à la vie. Elle se trouvait comblée. Sa destinée lui paraissait parfaite. Elle était--mal fagotée, affublée de son pseudonyme ronflant, se sachant laide--une femme!--elle était ce phénomène: une créature absolument heureuse. Plus que cela: triomphalement heureuse. Car elle triomphait, elle exultait. Ce soir plus que d’ordinaire. Bien que ce fût son état d’âme habituel, une victorieuse allégresse. Pourtant si... Elle pouvait éprouver un désir, elle venait de l’exprimer: faire du théâtre. Voir les héros de son imagination se démener sur les planches, déclamer avec la voix célèbre de Marcel Fagueyrat («un timbre charmeur»,--comme disaient les critiques, quand ils venaient de cingler la lourdeur prétentieuse de ce demi-talent, trop infatué pour s’efforcer au progrès). La voix de Fagueyrat, un talisman. Prix du Conservatoire, Odéon. Jusque-là, cette voix fut le «Sésame, ouvre-toi». Pas plus loin. L’intelligence, le don, ne correspondaient pas au joli mécanisme du gosier. Maintenant, c’étaient les succès à côté, les premiers rôles de mélo, les représentations uniques de grandes machines en vers, déclamées dans les arènes aux échos flatteurs et les théâtres de verdure. --«Madame de Claircœur est là, n’est-ce pas? C’est le patron qui la demande.» L’homme avait parlé assez haut pour que son supérieur, le brigadier à galons d’argent, n’eût qu’à souligner le message d’un geste. --«Parbleu!» dit la romancière, avec sa rondeur quasi virile. «Je crois bien qu’il me réclame, le patron!... Je m’oubliais, là, à causer avec vous, monsieur Fagueyrat... Mais je me sauve. Excusez... C’est pour mon lancement... Le lancement de mon _Guillotiné_. Au revoir. Enchantée d’avoir fait votre connaissance. Dites donc... hein!... relisez mon _Arpète_. Étudiez Adhémar. Un rôle!... Vous verrez. Ça m’étonnerait qu’il ne vous emballât pas.» Elle gagnait la porte directoriale. Elle allait y être. Elle parlait encore. A grandes enjambées, retournant la tête, agitant les bras, elle lançait ses phrases à travers les espaces monumentaux du hall. Fagueyrat acquiesçait,--de vagues signes, poliment. Il riait. Libéré, à l’abri du cramponnage, il acceptait la gaieté émanant de cette personne intempestive. Son rire était moins moquerie que dilatation irrésistible. Diable de bonne femme!... Cocasse, mais sympathique, après tout. --«S’pas, elle est rigolo?...» observa le brigadier, qui riait aussi. L’artiste reprit sa dignité, regarda l’inférieur par-dessus l’épaule. --«Elle écrit beaucoup pour le _Petit Quotidien_, cette Claircœur? --Je vous crois, monsieur! Et on s’en aperçoit. Le tirage monte. Y a du mouvement, ici, quand nous commençons un de ses feuilletons. --Mais alors... elle doit gagner de l’argent?» Le brigadier eut une mimique éloquente. --«Des ponts d’or, on lui fait. Surtout depuis qu’elle a refusé de nous lâcher pour le _Petit Populaire_, qui lui offrait tout ce qu’elle aurait voulu. C’est quelqu’un, cette femme-là, monsieur Fagueyrat. Un brave type, malgré son canaille de sexe. Puis, pas fière... Et la main ouverte. Fait bon avoir un service à lui rendre. --Faut tout de même que je lise ses _Malheurs d’une arpète_», murmura Fagueyrat, rêveur. * * * * * Dans son cabinet aux somptuosités sévères,--boiseries massives, profonds fauteuils de cuir, imposant bureau-ministre,--le directeur, Octave Boisseuil, s’était levé, la main tendue: --«Eh bien, ma chère amie, voyons... C’est ça que vous appelez «tout de suite». Vous m’avez téléphoné: «Je viens tout de suite.» --En voilà un homme pressé!... Vous m’appelez, là!... Vous ne savez pas ce que je faisais. --Ne me le dites pas!» s’écria Boisseuil, avec une exagération de frayeur comique. «Vous allez me rendre jaloux.» Gilberte Claireux--_alias_: Gilles de Claircœur--celle qu’on appelait dans les bureaux de rédaction «Claircœur» tout court, et, dans sa famille d’adoption, «tante Gil»,--élargit un regard étonné. Puis, saisissant la blague, elle eut son sourire bon garçon, haussa les épaules. --«Farceur!... Faut toujours que, vous autres hommes, vous disiez une bêtise, même devant une bobine de tout repos, comme la mienne. --Tenez», fit le directeur, la prenant par le coude, et la forçant à virer légèrement, «qu’est-ce que vous dites de ça! --Oh! épatant!...» cria la romancière. Une image fulgurante couvrait la moitié d’un mur. L’électricité l’arrachait de l’ombre. Du sang l’éclaboussait, rutilant, et comme fraîchement jailli d’une artère. Des lettres énormes la couronnaient: LE SECRET DU GUILLOTINÉ. Un nom s’étalait au bas: GILLES DE CLAIRCŒUR. --«C’est l’affiche», prononça l’auteur avec satisfaction. --«C’est l’affiche. Et c’est aussi la première page du «lancement». Seulement, le lancement... faut que vous y ajoutiez quelque chose comme soixante à quatre-vingts lignes. Voilà pourquoi je vous ai convoquée dare-dare. Pensez!... on commençait le tirage. --Comment?... que j’ajoute?... On n’a qu’à prendre à la suite. --Du tout, ma pauvre Claircœur. Ça n’irait pas. Voyons, regardez ça... Qu’est-ce que ça représente? --Eh bien, c’est mon guillotiné, devant le couperet, entre les mains de l’exécuteur. Il est très chic. Ah! pour ça, votre dessinateur a mis dans le mille. On voit qu’il ne s’agit pas d’un vulgaire apache. Un homme de haute race, mon marquis de La Persinière. Quelle allure!... Quelle crânerie devant la mort!... --Ça n’est pas arrivé, Claircœur. Ne vous émotionnez pas. --Puis, au premier plan», continua-t-elle, «voilà ce misérable Larceveau qui se tire un coup de revolver, et tombe baigné dans son sang. Hein?... Ça portera sur le public. Ce suicide devant la guillotine, et parmi le groupe officiel. Quel mystère!... Est-ce un grand personnage? un magistrat?... le juge d’instruction lui-même? --Lisez le _Petit Quotidien_ à partir du 15 décembre, et vous le saurez, Claircœur. --Dieu, que vous êtes énervant, Boisseuil! Alors, pourquoi me demandez-vous ce que votre image représente?» Ils se chamaillaient, se taquinaient, en bons amis confiants, en associés veinards, qu’échauffe doucement la certitude d’une nouvelle collaboration fructueuse, et qui s’en savent gré mutuellement. Peu raffinés l’un et l’autre, ils se témoignaient la cordialité de leur entente par ces grosses facéties qui sont, au moral, pour les gens sans façons, les coups de coude dont les paysans se bourrent amicalement les côtes. Boisseuil était une manière de colosse, qui portait une barbe carrée, grisonnante comme ses cheveux bourrus. Jadis administrateur-gérant du _Petit Quotidien_, il avait fait la fortune de ce journal par ses qualités d’homme d’affaires et son entente de la mentalité du public. Fils d’ouvrier, il se rendait compte de ce qui pouvait séduire, intéresser l’ouvrier. Son parfait dédain de la littérature, le flair avec lequel il reconnaissait la pâture intellectuelle qui allécherait la foule, firent rapidement dévier les projets plus élégants, mais moins réalisables, du fondateur. Celui-ci lui abandonna la véritable direction de l’entreprise, longtemps avant de la lui transmettre officiellement, lorsqu’il se sentit mourir. Maintenant, Boisseuil, cessant de plaisanter, essayait de convaincre sa plus précieuse collaboratrice. N’était-il pas indispensable que le texte du «lancement»--cette amorce illustrée qu’on distribuerait dans toute la France à des millions d’exemplaires, le matin du dimanche où paraîtrait le premier numéro du feuilleton--(un dimanche, jour fatidique... les travailleurs auraient le loisir de lire)--n’était-il pas indispensable que ce texte s’achevât sur une situation «palpitante», sur une phrase de mystère, qui affolât la curiosité? --«Il faut absolument», affirmait le directeur, «que cela finisse au moment où votre marquis de... Dieu sait quoi, votre guillotiné, enfin... lance vers la foule la cigarette qu’il fait semblant de fumer, et qui contient son secret, et qui va être ramassée par la petite Josette-fleur-des-fortifs. Vous la voyez, là, qui se glisse entre les chevaux des gendarmes, votre Josette?...» ajouta-t-il en désignant l’affiche. --«Mais j’ai bien l’intention qu’il finisse là, le lancement!» s’exclama l’auteur. «Je me suis arrangée exprès. --Non, non, vous ne pouviez pas vous arranger, parce que vous ne pouviez pas connaître la «justification», ni la place que prendraient les images. N’y a pas. Il manque soixante lignes. --Prenez à la suite. Ah! mais non», se reprit-elle, «la suite, ça nous transporte dans un tout autre milieu. C’est l’amour clandestin de la jolie comtesse Diane de Mortebise, d’où devait naître, justement, Fleur-des-fortifs. Ah! non... Pas moyen d’entamer ce chapitre-là. --Vous voyez bien. --Ça ne va pas être commode d’allonger ma scène de l’exécution. --Ah! là, là... Vous n’êtes pas en peine. --Enfin... Vous aurez ça demain soir. --Demain soir!...» bondit le directeur. «Vous voulez dire ce soir, avant minuit. On commence à tirer demain matin. Je ne peux plus perdre un jour. --Sapristi de sapristi!» gémit Claircœur. «En voilà un coup de rasoir! Moi qui ai du monde à la maison. --Du monde... Vous donnez un bal? Et vous ne m’invitez pas! --Quoi!» reprit-elle--ne riant plus, mais le cœur gros, l’air d’une fillette qui va pleurer--«je régale ma famille. Ça allait être si gentil! --Vous m’amusez, avec votre famille», murmura Boisseuil. Mais, sous le regard à la fois plaintif et indigné qu’elle lui lança, il retint la raillerie, corrigea même, en se hâtant de dire: --«La petite, au moins, est gentille. Un joli brin, vous savez, votre filleule... Et... elle vous donne de la satisfaction? --C’est mon bonheur, cette enfant-là», déclara la romancière, d’un tel ton que le vieux routier en fut ému. * * * * * Dix minutes plus tard, le taxi-auto déposait Gilles de Claircœur devant un immeuble tout neuf du tout neuf boulevard Raspail. Elle entra sous la voûte, où le stuc blanc miroitait d’électricité. La loge du concierge se divisait en deux pièces par une cloison basse, à petits carreaux Louis XVI, que voilaient des tulles brodés. Le cœur de la locataire s’épanouit, malgré la corvée qui la ramenait chez elle en hâte. Le plaisir était encore neuf, comme l’immeuble et le boulevard. Six mois... Depuis six mois à peine elle habitait là. Pour son bel appartement actuel, au quatrième, Claircœur avait quitté le petit logement, rue de Rennes, sur une cour, où, durant vingt années, assise à sa table de travail un nombre d’heures incalculable, elle avait écrit des lignes, encore des lignes, tant de lignes!... prenant peu à peu confiance, se rassurant sur son avenir, sur celui de sa nièce et filleule, sa petite Gilberte,--la vraie, la seule Gilberte, car elle-même devenait peu à peu le vieux Gilles. Personne au monde ne songeait plus qu’elle avait un nom de baptême féminin. Peureuse devant la vie, ne pouvant croire à la durée de la chance, de son imagination alerte et docile, des gains rapides, si beaux, presque invraisemblables, Claircœur fut longtemps la fourmi qui amasse, en cachette, sous un noir vêtement de pauvre. Non par avarice, par pusillanimité. Et subissant aussi l’injonction des souvenirs. Une enfance anxieuse, chargée trop tôt de soucis, projetait une ombre frissonnante sur ses années de femme. Vingt ans,--elle mit vingt ans à s’apprivoiser avec la fortune. Puis, un beau jour, comme elle portait à une société de crédit, pour l’inscrire à son compte, le paquet de billets de mille recueillis à la caisse du _Petit Quotidien_, et qui allaient s’ajouter à tant d’autres, mués en valeurs de tout repos, tandis que, dans le fiacre, elle serrait entre ses doigts la précieuse pochette, ce fut, en cette âme soudain déliée, comme un épanouissement, une explosion de fierté, de joie. «Tout cela... à moi... gagné par moi!...» songeait-elle. Des chiffres surgissaient dans sa tête. Elle les admirait. Elle s’admirait en eux. Elle se plaisait à les rehausser de l’éblouissement que, là-bas, dans le passé, cette petite silhouette de misère et de solitude qui représentait sa jeunesse eût éprouvé à la prédiction de conquêtes pareilles. «Ils verront maintenant... C’est eux qui dépendront de moi... Du luxe... Ils n’en auront que par moi... Des cadeaux... Ah! oui, je leur en ferai, des cadeaux... Des choses qu’ils n’oseraient pas rêver. Et ce que je laisserai!... J’ai encore... combien d’années à produire? Je peux doubler ce que je possède. Quel étonnement pour eux!... Je serai quelqu’un... une manière de providence... Tante Gil, tout de même. Qui aurait cru?... Oui, mais il faut que les enfants travaillent.» Ces gens, contre lesquels la romancière machinait une sorte de vengeance plutôt rare, une revanche de bienfaits, c’étaient eux qui l’attendaient, dans son bel appartement du boulevard Raspail, le soir où elle revenait du _Petit Quotidien_, chargée d’une besogne urgente et inattendue pour le lancement de son _Guillotiné_. Elle se les représentait, elle les voyait d’avance, tout en s’élevant dans l’ascenseur. L’ascenseur!... volupté glorieuse, dont le prestige la ravissait. Elle en touchait les boutons électriques avec une joie de gosse. A travers les grilles des petites portes, elle apercevait, aux étages, le rouge velouté du tapis tranchant sur le stuc blanc. Un tapis d’escalier... Autre signe somptuaire de ses victoires sur la vie, sur la dure vie méchante, devant qui elle avait tremblé à l’âge où l’on espère. A sa porte--sa belle porte ripolinée ivoire--elle sonna deux coups. Dans l’intérieur, il y eut une explosion de tapage, des pas précipités, des cris joueurs et jeunes. Avant que la femme de chambre--_sa_ femme de chambre, Céline,--eût le temps d’arriver, on ouvrait... Et deux visages d’espièglerie, ceux d’un grand garçon et d’une petite fille, lui offrirent un accueil dont, à première vue, on pouvait comprendre qu’elle se fût réjouie. --«Tante Gil!... tante Gil!... petite tante Gil!... comme tu es tard!... Nous nous en faisions, un sang de vinaigre! Guillaumette prétend que les huîtres seront éventées. --Comment! On les a déjà ouvertes?... Puis, c’est joli!... Vous ne m’attendez que pour les huîtres!... --Oh! non, par exemple!... Peux-tu dire!...» Leur fougue d’embrassade répara la gaffe. Claircœur, à cause de son chapeau, de son beau manteau, résistait, mais mollement, aussitôt fondue de tendresse. Le grand Bernard l’enveloppait de ses bras trop longs d’adolescent, lui collait aux joues sa bouche déjà ombrée d’un duvet viril. La petite Nathalie se haussait sur ses pointes, tendant un museau à croquer, un bec frisé de bécots, pendant que, de sa tête renversée, une cascade mousseuse de cheveux blonds roulait sur son grêle corps de huit ans. Dans une glace, Claircœur, levant les yeux, vit le reflet de cette minute câline. Et le cadre aussi: sa galerie blanc et or, où se dressaient des armoires soi-disant normandes, qu’elle avait également fait ripoliner ivoire, ainsi qu’un monumental porte-parapluie hérissé de patères dorées. L’électricité ruisselait sur toutes ces blancheurs, qu’interrompaient seules deux portières citron et framboise, achetées comme vieilles soieries de Chine à un juif ambulant: «--Surtout n’en dites rien, ma chère dame, elles viennent du pillage de Pékin. Le colonial qui me les a cédées les avait décrochées au Palais d’été, dans le boudoir de l’Impératrice...» «Mon Dieu, que c’est chic, mon chez moi!» pensait la romancière. «Et qu’il y fait bon quand j’y trouve cette précieuse famille que je me suis donnée. Bast pour le coup de collier, ce soir! Je les inviterai une fois de plus, et ce sera tout bénéfice.» Cependant une porte s’ouvrit. Une silhouette d’homme, étroite, tout en hauteur, s’y encadra. --«Allons, voyons, les enfants... C’est ridicule. Nous attendons votre tante. Laissez-la souffler, que diable! et nous dire aussi bonsoir, à nous. --Mon pauvre Théo», soupira Claircœur, «notre soirée sera moins gaie que je ne pensais. J’ai une corvée à faire. --Si nous vous gênons...» murmura Théophile Andraux. --«Vous ne me gênez pas. Seulement, je ne serai pas avec vous comme j’aurais voulu. Je vais vous expliquer cela devant Louise.» Elle pénétra dans le salon, tandis qu’il lui ouvrait le battant au large, cérémonieux, l’air soudain refroidi, imprégné de blâme. Théophile Andraux était celui qui, vingt ans auparavant, joli garçon, employé faraud, parlant de «son ministre» (lui, simple rédacteur) comme s’il le tutoyait, et certain qu’avec ses «pistons exceptionnels» il irait loin, avait séduit la sœur de Gilberte Claireux. La future romancière, sur le corps de cette sœur, qui mourut d’angoisse, de déception, d’horreur, et dont elle adopta l’orpheline, paternellement abandonnée, proféra des serments de vengeance. Sa haine indignée s’étendit à tout le sexe masculin. Les hommes... Ils lui apparurent très répugnants, comme le mari dont elle n’avait jamais pu supporter le contact, ou charmants et lâches, comme ce Théophile dont elle comprenait que sa pauvre sœur eût la tête tournée. Ah! Théophile Andraux, c’était un misérable,--mais un misérable bâti pour la perdition des cœurs de midinettes. Des moustaches sombres et soyeuses, des yeux de caresse... (Remarquait-on, lorsqu’il avait vingt-cinq ans, que ces yeux irrésistibles, à peine séparés par un nez effilé, se trouvaient trop rapprochés l’un de l’autre, d’où leur expression plutôt stupide?) Quelle tournure élégante! Quelles cravates! Quels cols porcelaine, dont son long cou maigre supportait l’invraisemblable hauteur. Ces avantages, et la vague auréole d’un avenir magnifique, lui permirent d’épouser une jeune personne «tout à fait bien». Louise Guichard, élevée en demoiselle, «touchait» du piano et montrait, dans le salon de ses parents (un premier étage de quatre pièces, à Grenelle), son brevet d’institutrice, dans un cadre de feuilles de chêne. Elle avait été très gâtée. Lorsqu’elle fut Mme Andraux, elle jugea que sa dot de vingt mille francs l’autorisait à engager une bonne, à ne rien faire que des visites, et à avoir son jour «comme toutes ces dames». Le ménage eut tout de suite un garçon, Bernard, et neuf ans après seulement la petite Nathalie. Lorsqu’elle vint au monde, Théophile n’était encore que rédacteur au ministère. Ses allures fringantes, son espoir d’avancement rapide, les œillades par lesquelles il accrochait au passage les admirations féminines, tout cela grisonnait et s’éteignait, comme ses cheveux et ses prunelles, plus rapprochées que jamais. A sa moustache autrefois conquérante, il ajoutait un petit carré de barbe, qui ne couvrait que son menton, au bas des longues joues rasées. Il appelait cela «se donner une physionomie». Sa fatuité de jeune homme se transformait en prétention. Quelle question n’eût-il pas tranchée? A l’entendre, rien ne se faisait au ministère sans qu’on l’eût consulté,--directement, ses collègues, ou indirectement, ses supérieurs. Une chose qu’il ne prévit point, c’est que son beau-père, seul survivant des parents de sa femme, ne leur léguerait pas un centime des gentilles rentes qu’il mangeait agréablement. Théophile et Louise y comptaient si bien qu’ils avaient fait des dettes. Quand le bonhomme mourut, on découvrit qu’aucun lien de sang ne l’unissait à celle qui se croyait sa fille, et que tout son bien revenait à des compagnies de rentes viagères. Le coup fut rude. Mais il faut croire, suivant l’opinion générale, que la nature humaine s’améliore dans l’épreuve, car, à ce moment précis, Théophile commença de ressentir quelques remords à l’égard de sa victime amoureuse et de la fillette issue d’une aventure qu’il considérait comme normale pour un homme de sa valeur, et plutôt flatteuse,--entendons-nous: flatteuse pour celle qui en était morte. Coïncidence singulière: Théophile s’avisa de songer à cette enfant, lorsque le nom de Gilles de Claircœur, à force de s’étaler sur des affiches bouleversantes, parmi des coulées de sang ou des lueurs d’incendie, quand il ne flottait pas contre les phosphorescences d’un spectre, avait fini par prendre une signification notoire. La femme qui s’était chargée de la petite Gilberte arrivait au premier rang parmi les producteurs de romans populaires. La profession comporte un énorme labeur, mais aussi, en cas de succès, de respectables revenus. Lorsque Gilles de Claircœur, dans son petit logement de la rue de Rennes, où elle vivait solitaire, ayant mis sa filleule en pension, reçut une lettre de Théophile Andraux, elle sentit se ruer en elle un de ces ouragans sentimentaux dont elle agitait volontiers les âmes de ses personnages. Ses anciennes colères, endormies depuis longtemps, se réveillaient mal, quelque effort qu’elle y fît. Mais l’étonnement, la curiosité, l’appétit dramatique, et, parmi tout cela, une peur folle qu’on ne lui enlevât sa Gilberte, rendirent soudain sa vie aussi passionnément intéressante qu’un de ses meilleurs feuilletons. Elle consentit à revoir l’ancien ami de leur jeunesse, le séducteur meurtrier de sa sœur. Et voici que le beau monstre, l’être fatal, demeuré terriblement grandiose dans sa mémoire, lui apparut sous les espèces d’un long monsieur quadragénaire, à la moustache non plus frisée en pointes, mais retombante, dure et grisâtre, sur une ridicule petite barbe carrée. Un médiocre fonctionnaire, confit dans la poussière de son bureau. Dogmatique, formaliste, plein d’arguments et de sentences, plus satisfait de lui-même que ne le fut jamais le génie labouré de doutes. La pauvre Claircœur ne l’avait pas écouté depuis vingt minutes sans se demander si sa sœur n’avait pas méconnu et peut-être froissé les délicatesses d’une telle âme. Théophile aurait certainement épousé celle qui le rendait père, malgré la légèreté dont elle avait fait preuve entre ses bras, si l’étourdie n’avait commis cette autre inconséquence de se laisser mourir. Et c’est pour avoir trop pleuré la mère qu’il s’était trouvé hors d’état de s’occuper de l’enfant. Plus tard, il avait eu d’autres devoirs. Et il savait la petite en de si bonnes mains!... Deux jours au moins eussent été indispensables à la romancière pour se désempêtrer d’un écheveau savamment embrouillé de fils sentimentaux, philosophiques, vibrant à faux et poissés de larmes cireuses. Mais avant quarante-huit heures, Théophile était revenu, tenant par la main des arguments qui devaient ôter à Claircœur toute faculté de réflexion et de raisonnement. C’était un beau petit gaillard de dix à douze ans,--Bernard. Et une fillette à ses premiers pas, jolie comme un Jésus en cire, avec des cils longs «comme ça», autour de ses prunelles bleues, et des cheveux blonds, frisés, légers comme une poussière d’or. --«Voilà votre tante, votre tante Gil, mes mignons. La tante de votre sœur Gilberte, dont je vous ai parlé. Embrassez-la, cette bonne tante, embrassez-la bien fort. Lilie, mon cœur, mets-lui tes petits bras au cou,--tu sais, comme quand tu fais câline à maman.» Et la petite Nathalie, ayant mis au cou de la dame deux bras de chair puérile, frais et doux, et sentant le lait, puis ayant murmuré, sur l’injonction paternelle: «Tante Zil... Tata Zil...», tandis que Bernard déclarait, avec sa faconde d’écolier: --«T’es rudement bath, tante Gil. Vrai, je te gobe, tu sais. Tu vas pas aimer Lilie plus que moi, au moins?» Ç’avait été comme une griserie, un étourdissement de joie, l’émoi désordonné de quelqu’un qui gagne une fortune à la loterie. Des neveux, des enfants, une famille... Un petit monde à elle, autour d’elle!... Claircœur n’y avait pas résisté. D’autant que sa véritable nièce, sa filleule Gilberte, de caractère déconcertant, peu tendre par nature, et qu’elle avait dû mettre en pension, satisfaisait médiocrement ses profondes soifs affectives. Le même soir--on dînait ensemble, n’est-ce pas?--elle fit la connaissance de «sa belle-sœur». Louise Andraux ajouta sa part aux ravissements de tendresse, de bonté, d’oubli, de pardon, d’espoir, dont cette journée déborda, en accueillant la fille illégitime de son mari comme une enfant à elle, retrouvée. Tante Gil eut aux yeux les pleurs que, si souvent, par de généreux dénouements, elle fit verser à ses lectrices. «Dire qu’on nous accuse d’invraisemblance, nous autres romanciers!» faisait-elle remarquer aux Andraux. «Que je mette cette scène dans un roman... on n’y croirait pas. La vie a des rencontres qui dépassent notre imagination. Puis... elle est meilleure qu’on ne pense. Théophile, vous avez bien fait de venir à moi.» Théophile eut ensuite souvent l’occasion de s’en apercevoir. Chaque fois qu’on lançait un feuilleton de Claircœur, un fin repas arrosé de champagne, des distributions de cadeaux, faisaient participer «la famille» à cet heureux événement. _Le Secret du guillotiné_ étant le premier qui paraissait depuis l’installation dans le bel appartement du boulevard Raspail, avait déterminé l’organisation d’une bombance plus mirifique. Et des surprises devaient suivre. Aussi, le retour de Claircœur, annonçant qu’elle apportait du travail pour toute la soirée, jeta un froid. --«Ma chère», déclara Théophile, «ces choses-là n’arrivent qu’à vous. Votre faiblesse en est cause. Vous ne savez jamais dire non. --«Comment?... dire non?...» fit la romancière abasourdie. «Mais puisqu’on commence à tirer le «lancement» demain matin. --Est-ce qu’une femme de lettres de votre valeur, de votre célébrité, doit consentir à retoucher sa prose? Quelle humiliation!...» Il se rengorgeait, appuyait sa petite barbe carrée, toute grise à présent, sur un col dont elle cachait la cassure usée ou défraîchie. Ses yeux trop proches, à force de voisiner par-dessus l’étroite arête de son nez, finissaient par se chercher mutuellement, si bien qu’on ne rencontrait plus leur regard. Ce visage impénétrable et neutre prétendait imposer la considération que tout être humain doit à un sous-chef de bureau dans un ministère. Comme le brillant avenir de Théophile semblait destiné à s’arrêter là, son orgueil se refusait à admettre qu’il y eût sur terre un poste dont s’accommodât mieux le vrai mérite. Les autres situations... affaire d’intrigues, de politique. Un tas de couleuvres à avaler. Pouah! il en faisait fi. Être Théophile Andraux et rester sous-chef: voilà ce qui donnait la mesure d’un homme! --«L’ennui... c’est que les enfants seront malades, si on ne dîne pas à l’heure.» Telle fut la remarque de Louise. Elle s’efforça d’y joindre un sourire. Mais les sourires de Louise Andraux étaient à détente sèche,--(voyez donc ce ressort!)--ils partaient toujours plus tôt ou plus tard que les paroles. Quand ses lèvres plates se distendaient, puis se replissaient brusquement, on s’étonnait de ne pas entendre un léger déclic. --«Oh! bien...» fit une voix rieuse, «si les enfants sont malades de ne pas dîner à l’heure, faut les coucher tout de suite. Voici longtemps qu’ils dînent... de gâteaux, de desserts, de bonbons, de tout ce qu’ils ont pu chiper à la salle à manger ou à l’office. --Toi, je te retiens, mademoiselle Casserole!» cria Bernard avec un assez méchant coup d’œil vers sa demi-sœur aînée. «Mais, est-ce que je suis un enfant?... Voilà qu’on me met au rang de Lilie, cette morveuse!» Nathalie fondit en larmes, pendant que la grande Gilberte haussait les épaules. Elle s’appelait Gilberte Andraux, son père l’ayant finalement reconnue. Jolie fille, de dix-neuf à vingt ans. Jolie surtout par le vouloir, le chic, la coquetterie, l’arrangement. Mais jolie tout de même, ou--comme on dit--pire. Des yeux sombres, qui paraissaient grands, tant ils étaient pleins de toutes sortes de choses,--des choses câlines, rêveuses, gaies, tristes, spirituelles, suivant la minute, et parfois tout ensemble. Un nez court, malicieux, friand,--savait-on de quoi?... Une façon de humer l’air comme un petit hennissement. La bouche... dessinée à la diable, mais si fraîchement rouge, sur des quenottes fines, blanches, régulières--un rang de perles. Un corps menu, svelte, souple. Des mains élégantes. Tout cela mis en valeur,--discrètement, mais savamment. La robe d’écolière... moulée. Des découpures de soie ancienne appliquées sur la blouse toute simple,--trouvaille bizarre et charmante. Une coiffure cocasse, donnant de l’originalité à la frimousse parisienne: les cheveux--bruns et luisants comme des écorces de châtaignes--nattés et roulés en plaques bombées sur les oreilles. Une imperceptible raie s’enfonçant dans leur épaisseur de la nuque à la pointe du front. D’un mouvement gentil, elle se leva du piano,--un piano acheté pour elle, car qu’est-ce qu’en eût fait Gilles de Claircœur?--débarrassa la tante de son sac à main,--volumineux comme un nécessaire de voyage,--prit de ses épaules la lourde fourrure, car dans la pièce chaude une bouffée rouge montait au visage énervé de la romancière. --«Qu’est-ce que vous avez de si pressé à faire, marraine? Je puis vous aider, j’en suis sûre. --Mais non, ma petite, c’est de la copie. --Eh bien?...» Cet «Eh bien?» était gros de signification. Théophile se chargea de l’interpréter: --«Parbleu!... Elle a raison, votre filleule. Si vous ne l’éloigniez pas systématiquement de la littérature, vous la trouveriez, pour un coup de main, quand vous auriez besoin d’elle. Le don... elle l’a, ça ne fait pas de doute. Elle tient de moi. On ne rédige pas depuis trente ans bientôt, comme je le fais au ministère, avec les qualités de style qu’on veut bien me reconnaître... --Mais, papa, je tiens aussi de ma tante, par maman. --Ben, ça ne peut pas nuire. Ça ne contredit pas ce que je disais. Tâche donc de ne pas toujours interrompre ton père. Si c’est l’éducation que tu as reçue!...» Une interruption plus catégorique empêcha le sous-chef de reprendre son discours. Les deux battants d’une porte furent soigneusement ouverts, comme pour le défilé d’un cortège, par la femme de chambre, Céline, qui aussitôt proclama: --«Ces messieurs et dames sont servis.» Formule que lui avait dictée sa maîtresse, pour éviter le: «Madame est servie», dont la personnalité trop manifeste eût offusqué la famille. * * * * * Ce soir-là, après une assiettée de potage et une demi-douzaine d’huîtres avalées à la hâte, Gilles de Claircœur alla s’enfermer dans son cabinet de travail. Mais, avant de commencer sa tâche, elle fit maintes recommandations à ses deux domestiques pour que rien ne fût négligé dans l’ordonnance du festin, pas plus le champagne au moment de la glace, que le café de M. Andraux--à la turque--et la vieille eau-de-vie qu’il affectionnait. Elle-même sortit d’une armoire, pour les étaler sur la plus grande table du salon, les boîtes, les écrins, les paquets soyeux, contenant les «surprises» destinées à tous. Puis, s’étant assise devant son encrier, elle relut les dernières lignes des épreuves, et écrivit: «Que se passait-il, à ce moment suprême, dans l’âme indomptable de Tristan-Honoré-Geoffroy, marquis de La Persinière?... Quels tableaux surgissaient en lui, avec la netteté des souvenirs qui vont s’effacer pour jamais? Quels visages montaient dans sa mémoire, grimaçants de haine, convulsés de douleur, ou transfigurés d’amour?...» Voilà... Avec ça, un feuilletoniste aussi expert que Claircœur en avait pour jusqu’à minuit. Les tableaux du passé, les visages... tout ce qui défilerait dans l’âme indomptable de Tristan-Honoré-Geoffroy, marquis de La Persinière, adroitement cuisiné de mystère... autant d’amorces pour la curiosité du lecteur. Et, de la sorte, on pouvait reculer la chute du couperet, comme l’exigeaient les dimensions du «lancement». «C’est toi, trop adorable fantôme, c’est ta beauté, ô femme perverse et divine! qui m’amène ici, à cette mort ignominieuse...» Tristan de La Persinière venait de murmurer cette phrase, lorsque la romancière crut entendre un grattement à la porte de son cabinet de travail. Aussitôt elle rejeta dans les limbes le trop adorable fantôme, et courut ouvrir, en s’exclamant: --«Oh! Criquette, ma petite poule!... Elle s’ennuie de sa mémère...» Dans l’embrasure ouverte, des bouffées de rire, des clameurs de gaieté s’engouffrèrent. «Quelle chance!» se dit Claircœur, «mon absence ne les contrarie pas trop.» Et, vivement, elle referma sur sa visiteuse. --«Ne faisons pas de bruit, Criquette. Ils voudraient venir... Et mémère n’a pas fini.» Criquette remua un tronçon de queue, et regarda «mémère» avec des yeux tels que l’adorable fantôme, la femme perverse et divine, n’en avait pu poser de plus pathétiques sur Tristan-Honoré-Geoffroy, marquis de La Persinière. Pas de plus sincèrement tendres, à coup sûr. Une chienne fox, de la plus petite espèce, avec un corps blanc presque aussi fin que celui d’une levrette, avec des taches noir et feu irrégulièrement départies sur sa tête, et lui plaquant de comiques œillères. De grosses prunelles de jais, toujours animées par un langage presque aussi nuancé que la parole humaine. Et deux coquines d’oreilles fauves, qui se dressaient comme celles d’un renard, n’ayant jamais, ni par conformation naturelle ni par persuasion, pu prendre la cassure chic, ni faire retomber leur pointe avec la désinvolture dont se piquent les fox-terriers de race,--les «Tristan-Geoffroy de La Persinière» de la gent foxine. --«Viens, ma jolie, ma cocotte, mon trésor à quatre pattes.» Sur de telles avances, Criquette n’hésita pas. Elle bondit dans le giron de sa maîtresse, qui s’était rassise. Mais elle ne s’y blottit pas en rond. Ce n’était pas l’heure. Elle leva ses yeux noirs--très grands pour sa race et maquillés d’un large cerne sombre--et regarda fixement Claircœur. --«Ça t’étonne que je travaille quand nous avons nos amis», dit la romancière. Évidemment, c’était le sens du regard interrogateur de la petite chienne. --«Tu voudrais que j’y aille?...» Criquette ne bougea pas. Elle n’avait pas compris. Ce n’était pas sa langue. Mais lorsque Claircœur eut ajouté: --«Tu veux mener mémère... mener mémère...» Alors Criquette bondit à terre, courut à la porte, jappant de joie, remuant la queue,--son tout petit moignon de queue, blanc d’un blanc de neige, comme sa robe lustrée, rase et soyeuse. --«Non, Criquette, non... Je ne peux pas. Allons, viens. Reste avec mémère. Mets-toi sur ton coussin.» Au mot de «coussin», la docile petite créature se dirigea vers un de ces sièges bas et anguleux qu’on appelle «coins», et qui portait un des moelleux coussins, enveloppés de housses claires et lavables, faisant partie de son mobilier personnel. Criquette y allongea son mince petit corps blanc, où couraient des frissons d’énervement, car les choses ne s’arrangeaient pas comme elle aurait voulu. Son museau fin, posé sur deux élégantes petites pattes, aux pointes rapprochées,--ce qui l’effilait davantage--elle contempla fixement sa maîtresse. Seulement, comme elle regardait maintenant de bas, ses grosses prunelles obscures se soulignèrent d’une ligne de sclérotique pâle, ce qui leur donnait une expression implorante, extatique, plus humaine que canine. --«Oui, mes beaux yeux... oui, on t’aime», dit la femme de lettres. Car il était impossible de ne pas parler à un tel regard. Toutefois, il fallut revenir au marquis de La Persinière, dont l’âme indomptable abusait peut-être du droit qu’on a de faire durer des éternités les minutes qui précèdent la mort. Encouragée par la présence de Criquette,--celle-là du moins la préférait à tout,--Claircœur faisait voler sa plume sur le papier. Tout à coup, il y eut, contre la porte, un grattement assez semblable à celui de la petite chienne. Celle-ci jeta des abois assourdissants. --«Entrez!... Tais-toi donc, Criquette, tais-toi!... Comment! c’est ma Lilie!... Arrive, mon amour... On vient donc voir ce que devient cette pauvre tante Gil?...» Nathalie, les joues rouges comme des pommes d’api, les mains et la bouche pleines de petits fours fondants et de fruits pralinés, ses yeux bleus scintillant d’une goutte de champagne, déclara: --«Je viens chercher Criquette... pour qu’elle valse autour de la table. Tu permets, tante Gil?... Allons, viens, Criquette.» La petite fox hésitait. Lilie était sa camarade. Et, de son coussin qu’elle n’avait pas quitté, la gourmande reniflait une odeur de sucrerie dont s’accompagnait le frais arome de chair enfantine. Sa truffe remua. Sa langue mouillée torchonna ses babines. Cependant, elle regardait sa maîtresse. Un visible conflit agitait sa conscience de chien. --«Vilaine Criquette!» s’écria Nathalie, «Veux-tu m’obéir!... Tante, commande-lui de m’obéir, à cette Criquette, à cette vilaine! --Offre-lui un de tes bonbons, et elle te suivra», soupira Claircœur, avec une dose de sûreté psychologique qu’elle ne mettait pas toujours en quarante mille lignes. Ce ne fut pas long. La bête et l’enfant disparurent. La porte claqua bruyamment. --«Est-ce mignon!» murmura pour toute plainte la romancière. «La gosseline et le toutou... C’est à payer sa place... les voir ensemble.» Devant ses yeux s’ébattaient encore les deux légères créatures, tandis qu’elle écrivait: _«Du moins», pensa Tristan, «ton honneur est sauf, malheureuse! J’emporte l’infernal secret. Tu continueras à promener par le monde cette figure d’ange, dont tu masques une âme de démon...»_ II La double porte en cuir de la petite salle d’attente retomba, et les mornes silhouettes, qui, de temps à autre, remuaient les pieds sous leur chaise, ou exhalaient un soupir d’énervement, se redressèrent dans une stupeur. Celle qui entrait leur ressemblait si peu! Le garçon de bureau lui-même, plongé dans la lecture du _Petit Quotidien_, impassible sous les regards, dont l’anxiété s’attachait à lui, leva enfin la tête. Et même, quand il eut reconnu Mlle Andraux, il leva toute sa personne. S’approchant de la jolie Gilberte, il échangea tout bas quelques mots avec elle. Puis il frappa un coup discret à une porte, sur laquelle une pancarte étalait ces mots: «MANDATS, INDEMNITÉS, BONS SUR LE TRÉSOR.» Presque aussitôt il ouvrit, et laissa entrer la jeune fille. Des récriminations coururent, mais timides. Une voix s’éleva faiblement: --«Pourquoi est-ce qu’elle passe avant tout le monde, celle-là?...» Toutefois, devant le silence dédaigneux du garçon de bureau, ignorant ces vagues humanités, un silence découragé retomba. La pièce, crasseuse, étroite, concentrait la chaleur d’un poêle à long tuyau de tôle, dont l’haleine de métal surchauffé congestionnait. Une inénarrable tristesse pénétrait par la fenêtre aux vitres sales et suintait d’un boyau de cour enfermé dans l’immeuble servant d’annexe au ministère. Les patients, qui, dans la crispation de l’attente, songeaient à leurs pauvres occupations, si pressées, s’estimaient cependant heureux d’être là, puisqu’ils venaient, à des titres divers, participer aux munificences de l’État. Quelqu’un de plus vint se joindre à eux, à qui le garçon de bureau ordonna: --«Fermez donc votre porte!» Puis, très rogue: --«Prenez un numéro.» Et comme le nouveau venu regardait sans comprendre: --«Là... ces numéros verts.» Désignant, à côté de sa main, qu’il se gardait d’étendre, une pile de petits cartons, où des maculatures confuses avaient pu jadis être des chiffres. --«Oh!... puis... si vous voulez perdre votre tour...» En hâte, le fonctionnaire retournait à son journal, dévorait le _Secret du Guillotiné_. Dans le bureau des MANDATS, Gilberte avait embrassé son père et salué d’un: «Bonjour, m’sieu Prosper», un vieux rédacteur, enfoui dans un angle, à une petite table, derrière des remparts de cartonniers. Alors elle avait dit: --«Comment vont les gosses?» Ce qui lui attira cette observation: --«Tu pourrais t’informer de la santé de ta belle-mère.» Comme elle se tut, Théophile n’insista pas. Mais, l’idée de sa femme le suggestionnant, il émit une remarque dont Louise le harcelait: --«Tu t’habilles d’une façon vraiment un peu excentrique, Gilberte. Tu dois te faire remarquer dans la rue. --Marraine n’y voit pas de mal», riposta la jeune fille. «Et comme c’est elle qui est responsable de moi... --Pardon. Si je te laisse avec elle, je n’ai pas abandonné le droit... Mon autorité paternelle... --Oh! petit père, pas de sermon... Nous n’avons qu’une minute. Ta salle d’attente est pleine. --Il n’est pas une heure. J’ouvre à une heure. Ma parole! ces cocos-là ne me permettraient pas de déjeuner. --Alors, père, tu vas me dire...» Mais il l’interrompit, revenant à sa préoccupation: --«On ne t’ennuie pas, dans la rue? On ne te suit pas?... On n’est pas inconvenant avec toi?» Gilberte éclata de rire. --«Mais, papa, c’est des histoires à dormir debout. On ne manque de respect qu’à celles qui le veulent bien. --Ne crois pas ça, mon enfant. Des femmes plus sérieuses d’apparence que toi se plaignent de ne pouvoir faire un pas dehors. Les hommes sont d’une audace!... --Petit père, celles qui te racontent ça sont mûres et laides.» Elle le vit rougir, eut un remords de sa malice... Naturellement... elle en était sûre... Les ridicules doléances venaient de sa belle-mère, cette Louise prétentieuse. --«Une vraie Parisienne, petit papa, ne voit et n’entend que ce qu’elle veut voir et entendre. --Épatant, comme les jeunes filles d’aujourd’hui sont décidées», murmura M. Prosper derrière ses remparts de cartons. Gaiement, Gilberte tourna l’obstacle, pour aller taquiner le vieux compagnon de son père. Mais à l’angle du dédale, elle s’arrêta, jetant un «Oh!» de surprise. --«Qu’est-ce que vous faites là?... Ce sont les portraits de votre ministre?...» Elle pouffait, de son rire vraiment jeune, de ce rire sincère et sans cause, ce rire de vingt ans, qui devient rare, même dans l’enfance nouvelle, qu’abrège notre hâte de vivre et que sèvre de chimères notre scepticisme pratique. Gilberte avait ce charme: le rire. Un rire délicieux, de sa bouche qui semblait faite exprès, avec ses longues lèvres souples et ses dents éclatantes. M. Prosper lui-même, dans ce coin où il avait moisi sept heures par jour depuis plus d’années que n’en comptait Gilberte, en subit la contagion. Il rit aussi. Pas de la même façon. --«Mon ministre?...» répéta-t-il. «Lequel? Il faudrait dire: «Mes ministres.» Je n’ai pas le temps de connaître leur figure, par les journaux, qu’ils sont déjà aux vieilles lunes. Mais, mademoiselle, regardez bien. Vous ne remettez pas?...» La jeune fille considéra plus attentivement. Tout autour du bonhomme, sur la table, de chaque côté, en face, épinglés après les piles de paperasses administratives, le même personnage se répétait, à une trentaine d’exemplaires. Le même personnage, mais en différents costumes: d’intérieur, de ville, de jardin, de plage, en déguisements de bal ou de théâtre,--tantôt pompeux, grave comme un ambassadeur qui présente ses lettres de rappel, ou comme un cabotin devant sa glace, tantôt folâtre et funambulesque, sous le crayon des caricaturistes. Tous ces portraits étaient des reproductions parues dans des illustrés. Ils adhéraient à un feuillet rose tendre, au haut duquel on lisait en caractères d’imprimerie: _l’Argus de la Presse_, puis, plus bas, écrits à la main, une date et le nom d’un journal. --«Ce sont des articles concernant nos célébrités», expliqua M. Prosper. «Voyez ce que j’en fais.» Il tourna les pages d’un album. Les découpures, texte ou vignettes, y étaient collées par ses soins, entre des titres calligraphiés, indiquant leur provenance, leur auteur, le jour de leur publication. Elles se séparaient par des traits de grosseurs différentes, dont quelques-uns, gras au milieu, s’effilaient au bout jusqu’à l’évanouissement. Des ornements en virgules, en vrilles, en pattes de hanneton, remplissaient les espaces laissés vides par l’irrégularité des placards. --«Que dites-vous de ça? Est-ce beau!...» interrogea M. Prosper. Le sous-chef, s’intéressant, daignait sourire dans sa petite barbe carrée. Gilberte s’étonna: --«Mais», demanda-t-elle, «qui ça concerne-t-il, ces machins de journaux? --Des gens de lettres, des artistes. Ainsi, votre tante, madame de Claircœur... elle devrait me donner sa clientèle. Ça serait gentil. Elle doit être abonnée à _l’Argus_. --Comment?» dit la jeune fille. «Est-ce qu’il ne faudrait pas l’autorisation du ministre?» Cette naïveté divertit les deux fonctionnaires. --«Voyons, tu penses bien que ce n’est pas un travail du bureau, mon mignon», observa Théophile. «Ce sont les petits bénéfices de monsieur Prosper. Il fait cela à ses moments perdus. Notre heure de déjeuner, par exemple. --Et puis», ajouta M. Prosper, «quand il n’y a pas de besogne. Ça arrive souvent. Alors, quoi? On ne fait pas plus de tort à l’administration que si on se tournait les pouces. --Mais je le connais!» cria triomphalement Gilberte, qu’intriguait en ses multiples effigies le client actuel de M. Prosper. «Je l’ai vu jouer quand marraine m’a conduite au Théâtre-Tragique. C’est Fagueyrat. Celui qu’on appelle: «le beau Fagueyrat». Je ne sais pas pourquoi, par exemple! --Vous ne savez pas!» s’exclama M. Prosper. «Mais il est splendide!... Regardez-moi cette allure! --Là, peut-être... en d’Artagnan, sous le feutre à panache. Mais en civil... ces grosses joues rasées, ces yeux qui clignent, cet air fat... Je lui trouve une tête à gifles. --Oh! cependant... Être comme cela!» soupira le pauvre rédacteur, en remontant ses manches de lustrine. --«Vous me plaisez mieux, monsieur Prosper. Oui, parole!... Vous avez une bonne figure, bien à vous, et pas une bobine à essayer des perruques.» Le vieux gratte-papier rougit jusqu’aux oreilles. Ça avait beau lui être jeté par gentillesse, avec une légèreté espiègle... N’importe! on n’entend pas de sang-froid une si jolie fille dire que vous lui plaisez. --«Si tu t’en allais, maintenant, petite chatte», suggéra le sous-chef. «Au lieu d’essayer tes minauderies sur monsieur Prosper. Tu es venue trop tard au bureau. Voilà qu’il est l’heure. Va-t’en. --Oh! papa. Tu avais tant promis de me dire!... Tiens, j’attendrai, dans ce petit coin. On ne me verra seulement pas.» Elle insista câlinement. Puis, s’énerva: --«J’en deviendrai folle si je n’ai pas ta réponse aujourd’hui. Je n’en dors pas. Je n’en mange plus. C’est vrai!... Marraine s’inquiète... Elle m’a demandé si j’étais amoureuse.» L’hypothèse fit encore partir le rire perlé de Gilberte. --«Tais-toi, mais tais-toi donc, mâtine!» grommela Théophile. Cependant, il la garda, derrière le rempart des cartonniers, près de M. Prosper, qui continuait à coller ses découpures de journaux. Théophile Andraux n’aurait pas eu moins de regret que sa fille, si leur entrevue, pour aujourd’hui, en fût restée là. Cette fugue de Gilberte jusqu’au ministère, en cachette de «marraine», chez qui elle demeurait, l’objet du complot, la réponse qu’il préparait,--et à quelle grave question!--tout cela émouvait Théophile dans sa fibre paternelle, dans sa vanité, dans son goût de faire la loi. Sa fille aînée, dont il avait presque ignoré l’existence pendant dix ans, était devenue peu à peu sa dilection, son orgueil. En contemplant la jolie et fine créature, il s’émerveillait sur lui-même, il s’estimait davantage, s’admirait d’en être le créateur, comme s’il l’était autrement que par le hasard de la nature, lui de qui elle tenait si peu, lui qui ne l’avait même pas élevée. A l’encontre de la vraisemblance, il n’attribuait à Gilles de Claircœur aucun mérite dans la croissance et l’épanouissement de cette charmante fleur humaine, qui devait au moins à la romancière sa culture matérielle. Tout en lui laissant jusqu’au bout la charge, Théophile éprouvait, à l’égard de sa belle-sœur naturelle, un sentiment qui n’avait rien à voir avec la reconnaissance, mais s’apparentait plutôt de la jalousie. Lui soustraire toujours un peu plus de l’autorité qu’elle exerçait sur l’esprit de la jeune fille, la contrecarrer, les mettre en opposition l’une contre l’autre, devenait une de ses joies. Mais il conduisait cela souterrainement, comme on creuse une mine. Car l’intérêt le tenait sur ses gardes. Une brouille avec la romancière... Ah! non... Jamais de la vie! Cette fantaisie-là eût coûté trop cher à toute la famille! En ce moment, il ne s’agissait de rien moins que de la carrière de Gilberte. Sa marraine exigeait qu’elle eût un gagne-pain. «C’est le vrai féminisme», disait cette femme qui devait tout à son travail. «On ne sait ce qui peut arriver. Il faut qu’une jeune fille soit indépendante de tout,--de la dot, qu’une mauvaise spéculation peut anéantir ou qu’un mari peut manger,--des circonstances,--et surtout des hommes. Pour ces messieurs, c’est le marché aux esclaves, la foule des petites personnes qui ne savent que s’attifer.» Gilles de Claircœur, orgueilleuse de sa liberté conquise, frémissante, après tant d’années, des laideurs du joug qu’elle avait connu, prononçait ce mot: «le marché aux esclaves», avec un accent indescriptible. On y sentait, dans le mépris des vendeuses de leur chair, non pas l’effet d’une pruderie bourgeoise, mais l’indignation d’une féminité farouche, une répugnance irréductible, une raideur de fierté, que les épreuves de la passion et les tendres humilités de l’amour n’étaient point venues adoucir. Avec sa volonté robuste--cette volonté qui la faisait marcher si droit dans la vie--et sa franchise plutôt rude, Claircœur déclarait: --«Je ne laisserai pas un centime à Gilberte si je vois qu’elle compte, pour ne rien faire, sur l’argent que j’ai gagné avec tant de peine. Ou elle travaillera, ou elle n’aura rien après moi. Elle n’a aucun droit d’héritage. Je ne suis pas sa tante légale. Ma pauvre sœur est morte avant de pouvoir seulement faire un signe marquant l’intention de la reconnaître.» --«Ce que dit ta marraine, elle le ferait», commentait le père à sa fille, dans le tête-à-tête. --«Elle aurait bien raison!» s’exclamait Gilberte, trop vive d’esprit et de corps pour être paresseuse, trop insouciante pour être intéressée. Tous s’accordaient donc pour que Mlle Andraux travaillât. Mais c’est quant au genre du travail qu’on n’était pas près de s’entendre. La filleule de la romancière voulait faire «de la littérature». Non pas des feuilletons pour le populo, comme sa bonne femme de marraine. De la littérature... de la vraie. C’est-à-dire, dans le vague de sa petite tête, des élucubrations compliquées, de préférence incompréhensibles, et où l’auteur n’a pour sujet que soi-même. Elle avait montré des essais à Claircœur, qui lui avait ri au nez, lui conseillant de ne pas perdre son temps à de pareilles sornettes. --«Prépare le concours pour entrer au ministère, puisque tu as la chance qu’on y admette maintenant les femmes. Sois reçue. Si tu as du génie, tu le manifesteras après. --Un bureau... J’aimerais mieux me jeter à la Seine», soupirait la jolie fille, piaffante et nerveuse, tandis que les larmes lui montaient aux yeux. Elle trouvait des consolations près de son père. --«Comment veux-tu qu’une Gilles de Claircœur te reconnaisse du talent, ma pauvre mignonne? Tu es trop ma fille, avec ta finesse d’esprit, ton tempérament poétique, pour être comprise d’une... brave femme, soit... mais enfin, d’une pondeuse de copie, d’une personne qui vous abat cinquante mille lignes sans avoir pris le temps de la réflexion. Et dans quel style!... Puis il faut compter avec l’envie. --Oh! non... Pour ça, papa, tu ne connais pas marraine. --Allons donc! C’est la nature... On n’encourage pas ceux qui vous marchent sur les talons.» Pourtant il fallait un avis. Théophile éprouvait le besoin de dire à quelqu’un: «Ma fille a des dispositions étonnantes. Voici ses premières œuvres... Oh!... comme ça lui est venu... sans prétention. Qu’en pensez-vous?» Certain d’avance qu’on en penserait plus de bien encore que lui-même, ou du moins qu’on lui apporterait des raisons pour soutenir sa propre confiance admirative, qu’il eût été bien en peine d’expliquer. Au ministère, parmi ses amis de jeunesse, dont quelques-uns lui avaient passé sur la tête, occupaient des positions supérieures, auraient, par conséquent, une proportionnelle sûreté d’opinion, Théophile Andraux trouverait ceux qui lui déclareraient: --«Votre fille a un don extraordinaire. Enterrer ça dans des bureaux... Ce serait un crime.» Alors, on marcherait. Gilberte publierait, sous un pseudonyme, en se faisant payer très cher. Il faudrait que la marraine se rendît à l’évidence. Et, d’ailleurs, on aurait une source de fortune qui permettrait de se passer d’elle. C’était pour avoir la réponse à ces graves consultations que Gilberte, dès qu’elle avait pu s’échapper, cet après-midi, était accourue au ministère. --«Attends un peu», lui dit son père. «C’est un mauvais jour, un commencement de trimestre. Mais, quand tous ces raseurs ont leur ordonnance de paiement, ils filent sur le Trésor. La caisse y ferme à trois heures. Alors il y aura toujours un moment où nous serons tranquilles. --Trois heures... Je ne pourrai pas rester jusque-là. Que dirait marraine?» observa Gilberte. --«Bon, ne t’inquiète pas. J’en ferai poireauter quelques-uns. --En tout cas, je t’en supplie», reprit la jeune fille, «ne fais pas poireauter une pauvre femme qui est là--je l’ai aperçue--déjà âgée. C’est une institutrice qui a donné pour rien des leçons à une de mes amies. Et ça lui est arrivé plus d’une fois, de donner des leçons pour rien. --Ah! l’institutrice au chapeau de paille, je parierais!...» s’esclaffa M. Prosper. Sans lever le nez, il enduisit de colle l’envers d’un Fagueyrat en toge impériale et couronné de lauriers: («Soyons amis, Cinna...») Mais, devinant le geste interrogateur de Mlle Andraux, il expliqua: --«Elle a le même chapeau de paille noire, été comme hiver... Et quelle binette là-dessous, ah! messeigneurs!... --Pas de danger qu’elle manque le premier jour du trimestre», grommela le sous-chef. «Je la connais, avec son odeur de fourmi. Des leçons pour rien... Oui-dà!... Et les gosses du ministre?... Elle ne les a pas décrassés à l’œil... C’est ça qui lui a valu d’être pensionnée de l’État. Je vous demande un peu! Est-ce que je suis pensionné de l’État, moi qui le sers depuis vingt-cinq ans? --Tu auras ta retraite, petit père. --Pour quelle éreintante besogne!... Tu vas voir ça. On n’arrête pas.» Sur ce mot, Théophile se dirigea vers la porte. Mais avant d’avoir ouvert la salle d’attente--un quart d’heure en retard--le sous-chef parut un autre homme. Son nez mince s’amincit de dédain, et ses yeux trop rapprochés s’abîmèrent l’un dans l’autre comme pour s’abstraire mutuellement de spectacles méprisables, sa petite barbe carrée devint rigide, sous deux lèvres hermétiques. Alors il poussa le battant et montra un visage si lointain, si vague, que les impatients n’osèrent risquer une réclamation. Tous se glacèrent, se rétrécirent dans le sentiment de leur petitesse. Qu’étaient-ils? Une poussière d’êtres, auprès de l’organisme énorme, mystérieux, souverainement indifférent à leurs soucieuses individualités, et dont la vie lente avait l’éternité des longs couloirs, le secret des portes innombrables. Ces portes, ne devait-on pas les bénir quand elles s’ouvraient, même sur l’hébétude des attentes inexpliquées? Car elles auraient pu ne pas s’ouvrir du tout, sans que prière ni violence atteignissent les volontés obscures qui faisaient mouvoir leurs gonds. Des gens entraient dans le bureau, l’un après l’autre. Ils saluaient. M. Andraux ne répondait pas. Avec un gauche sourire, chacun prononçait une phrase, qui tombait, s’assourdissant dans le silence. Généralement, ils présentaient un papier. Le sous-chef le prenait, l’examinait longuement. Il semblait y chercher une tare, une irrégularité. Cependant la plupart de ces papiers étaient devenus jaunes, effrangés, coupés aux plis, à force d’avoir traîné dans des poches, d’avoir été dépliés dans ce même bureau, sous ces mêmes yeux, qui se clignaient l’un à l’autre par-dessus le nez en dos de couteau. Lorsqu’il en avait minutieusement étudié un, Théophile allait prendre un dossier, classé à sa lettre alphabétique. Cette opération aussi demandait du temps, de l’application, des gestes mesurés, une expression de visage tendue comme si le bureaucrate eût cherché une rime à «chanvre». Cependant il fallait bien que le dossier se trouvât et fût ouvert. Andraux en sortait un autre papier. Nouvel examen. Les minutes passaient. N’était-il pas indispensable qu’elles passassent? Et n’est-ce pas le premier devoir d’un employé de bureau de donner à leur cours cette sage lenteur, que la folle activité humaine a détruite partout, excepté dans les administrations? Le folio dûment compulsé, on se reportait à un registre colossal, sur lequel le patient devait émarger. Tourner les pages, découvrir la colonne, le nom, la case correspondante où s’inscrirait la signature, ce n’était pas un mince travail. Cela engageait des responsabilités, demandait du discernement, de la circonspection. --«Eh non!... monsieur... eh! non... Que diable! pas si vite!... Où allez-vous signer?... Le savez-vous seulement?... Là?... Mais non... mais non!... Ici, monsieur, ici!... Voyez-vous la pointe de mon crayon?... C’est extraordinaire!... ma parole!... C’est extraordinaire!...» Et le sous-chef suivait d’un regard écrasant le coupable qui s’enfuyait humilié, énervé, navré de son temps perdu, emportant son ordonnance de paiement dans un autre quartier de Paris, vers les guichets du Trésor, où le supplice recommencerait, avec le timbre des oppositions, le visa, l’appel des numéros,--autant de stations crucifiantes par la longueur des «queues» à faire, et par le mortifiant dédain de l’humanité supérieure assise derrière des grillages. Une fluette forme noire s’insinua dans le bureau. M. Prosper eut, vers Gilberte, un clin d’œil significatif. En ce moment, il collait un Fagueyrat aux cuisses impressionnantes, moulées dans des chausses à la Henri III. Et il venait d’écrire, dans une ronde non moins moulée que les cuisses, le mot «_Tragedia_»,--nom du journal qui publia ce portrait. (Sans doute, les minutes appartenant au ministère eussent été occupées, sans cet exercice, par le mouvement giratoire des pouces de M. Prosper. Elles se trouvaient mieux remplies par les cuisses du beau Fagueyrat.) Gilberte se pencha légèrement pour apercevoir ce qui rendait facétieux le regard de M. Prosper. Elle aperçut la petite forme noire, surmontée de l’immuable chapeau de paille. Il était noir également, ce chapeau, et d’un galbe qu’aucun journal de modes n’avait reproduit depuis que Gilberte s’intéressait aux journaux de modes, c’est-à-dire depuis une époque très voisine de sa naissance. La petite forme s’inclina pour saluer. Mais rien ne s’inclina en retour: ni les murs crasseux, ni les piles de dossiers, ni l’échafaudage des cartons, ni--on peut le croire--le dos de M. le sous-chef. Une voix timide murmura: --«Je viens chercher mon ordonnance de paiement.» Un silence suivit. Et enfin la réponse de M. Andraux, grave, soupçonneuse: --«Quelle ordonnance? --Mais... pour ce trimestre de mon indemnité littéraire. --Quelle indemnité?» Un autre silence. Puis, la voix, plus faible encore: --«Oh! j’ai oublié mon papier... Mais, ça ne fait rien, n’est-ce pas? Vous me connaissez bien. --Moi!...» L’attitude de Théophile fut indescriptible. Connaître cette petite forme noire, lui, sous-chef au ministère!... Plaisante hypothèse. Cette petite forme noire... Mais, elle défilait là, tous les trimestres, sans que ses yeux trop proches daignassent la discerner. Il aurait fallu un microscope, voyons... Cette chose infime. Le papier qu’elle apportait, à la bonne heure. Cela émanait d’un cabinet de ministre. C’était la concession d’une indemnité littéraire annuelle de trois cents francs. Un papier à en-tête ministériel, CELA, c’était quelque chose qui compte. Mais la petite forme noire... Pfuh!... --«Monsieur, vous seriez si bon!... Pensez... je viens de si loin!... Et toute ma journée perdue. Et... et... il faut encore aller au Trésor après. Avec mes leçons... Je ne retrouverai plus...» Devant le geste d’impuissance, d’ignorance, elle ajouta, dans un chevrotement: --«Et... et... j’ai tant besoin de cet argent!... --Allons, madame, voyons... Mon temps est précieux», dit le sous-chef. Et il rouvrit la porte pour la congédier, en faisant entrer une autre personne. L’institutrice eut une exclamation de désespoir: --«Mais vous me connaissez, monsieur, depuis tant d’années que je viens! Mais»--(elle avança d’un pas pour dépister M. Prosper derrière l’ouvrage fortifié des cartonnages)--«mais... votre employé me connaît.» Parole funeste!... «Votre employé!» M. Prosper, que l’affliction visible de Gilberte allait émouvoir, M. Prosper prit une figure aussi rébarbative que celle du sous-chef: --«Madame, j’ignore le public, ici. Je ne connais que mon travail.» Et il saisit de larges ciseaux administratifs pour rogner les bavures autour d’un Fagueyrat en apache,--casquette aplatie, chandail et large cotte de velours, l’œil aux aguets, le couteau à virole au poing,--sinistre avatar, dont tout Paris voulut avoir le frisson. La petite forme noire tourna un dos misérable, un peu déjeté sous le drap mince de la «confection» au rabais. Elle glissa dans la salle d’attente, disparut derrière le tambour extérieur. On ne la vit plus. Gilberte se dressa. Elle tremblait. Elle avait des larmes dans les yeux. --«Si c’est ça, l’administration, j’ai rudement raison de ne pas vouloir y entrer!» cria-t-elle. Son père bondit vers elle, si violemment qu’elle recula, s’aplatit contre la muraille des cartonniers, avec un geste inconsciemment défensif de la main, comme un enfant sous le vent d’une gifle. --«Tu n’es pas folle!» glapit sourdement Théophile. «Si tu ne sais pas te tenir ici, va-t’en! Tu te crois chez ta marraine, peut-être...» ajouta-t-il d’un ton que Fagueyrat lui eût envié. («Tu veux m’assassiner, demain, au Capitole.») Elle protesta: --«Mais, papa, avant qu’elle entre, tu l’as décrite... Tu la connaissais.» Le sous-chef croisa les bras. --«Et les ressemblances?... N’as-tu pas entendu parler du marquis de Casa-Riera? de l’affaire Tichborne? du marquis de Valcor? Ne t’ai-je pas moi-même conduite au _Courrier de Lyon_,--dans une loge que ta marraine nous avait donnée? Vais-je risquer les deniers de l’État, et me faire prendre au piège de quelque astucieuse simulatrice?...» Il s’arrêta. Une porte intérieure, communiquant avec le bureau voisin, venait d’être poussée. Une tête y apparaissait,--jeune, chevelue, une plume derrière l’oreille. --«Venez voir quéque chose d’épatant!» Dans les bureaux, quels qu’ils soient, nul ne résiste à l’imprévu. Les événements y sont si rares que le personnel ne les chicane pas sur leur importance. Un appel comme celui de la tête chevelue eût fait courir toute une direction. Andraux, surpris, se vit face à face avec un client qui était entré quand l’institutrice sortait. --«Veuillez», lui dit-il, «retourner dans la salle d’attente jusqu’à ce qu’on vous appelle. Le ministère n’est pas à vos ordres.» Puis, le suivant, il appendit un écriteau: «_Le bureau est fermé pendant un quart d’heure._» De quand partait ce quart d’heure, et combien durerait-il? Ce devait être le problème qui distrairait la méditation des nouveaux arrivants. Théophile donna un tour de clef et s’élança dans le bureau voisin, où déjà venait de se précipiter M. Prosper. Gilberte, intriguée, les suivit. Une demi-douzaine d’employés de grades différents (il y avait même un huissier en tenue, mais la hiérarchie disparaissait dans l’émotion générale) s’attroupaient devant un carton dont le bureaucrate chevelu tenait la poignée de cuivre. Il attendait que l’assemblée fût au complet, et suffisamment recueillie, pour dévoiler sa découverte. Mlle Andraux sentit son cœur battre en lisant sur l’étiquette mobile de ce carton: «_Pièces confidentielles._» Mon Dieu!... des fuites sans doute. Des documents vendus à l’étranger. Un drame. Ce rédacteur à figure bilieuse, qui lui semblait pâlir et jaunir jusqu’aux yeux... Serait-ce lui, le traître? --«Messieurs», prononça le chevelu, qui ne remarqua pas (ou ne voulut pas remarquer) la jeune fille, «apprenez un effroyable secret: Arthémise était sur le point de devenir mère.» Des exclamations. Des rires. Le chevelu continua: --«C’était tout à l’heure mon tour de lui donner à manger. Elle vient de me révéler sa faute, et de m’en présenter les fruits. Admirez ce tableau de famille.» Il rabattit le devant du carton. On y aperçut une souris allaitant ses souriceaux. Les petites queues grouillaient comme des vers. Les minuscules nouveau-nés, aux corps violâtres, dépourvus de poils, se pressaient contre le ventre de leur mère. La fine tête de celle-ci se haussa, piquée de deux yeux vifs. Mais elle ne s’effaroucha point. Arthémise, capturée depuis quelques jours, était faite au régime des «pièces confidentielles». D’autant qu’elle apercevait le ciel, sous la forme d’une étagère de bois, par les trous dont on avait constellé le sommet du carton, pour lui donner de l’air. Cette bête appréciait la félicité bureaucratique. Fière de sa maternité, elle regardait de haut ses amis. Avait-elle déjà un peu de leur morgue? Partageant la sécurité de leur existence, elle ne songeait plus à leur fausser compagnie. Ils s’esclaffaient, s’attendrissaient, lui donnaient des noms mignards. Déjà l’huissier était parti, pour quérir, chez la concierge, de la mie de pain et une goutte de lait. Gilberte, s’étant sauvée dans le bureau de son père, se laissait secouer par la houle du fou rire. Mais elle se guinda bien vite. Car Théophile revenait, n’ayant pas perdu une parcelle de sa dignité, même en se passionnant pour la progéniture d’Arthémise. A côté du sous-chef, s’avançait un homme tellement barbu et tellement chauve qu’il semblait avoir pris sa chevelure pour orner son menton. Andraux le présenta: --«Mon ami Jérôme Cochart, dont je t’ai parlé souvent, fillette. Quoique chef de bureau, absorbé par ses responsabilités, et par un travail écrasant, monsieur Cochart a eu la bonté de lire tes essais.» Gilberte se leva, palpitante d’espoir, d’anxiété. M. Cochart la regarda, sourit. Ce sourire n’apprenait rien à la jeune fille. Ce sourire ressemblait à tous les sourires qu’elle voyait naître sur les lèvres masculines, dès que les yeux correspondant à ces lèvres avaient pris connaissance de son visage gamin, au nez court, à la bouche mobile, au teint de primevère rose, entre les rondes coquilles lustrées de ses cheveux cachant les oreilles. Il la gêna plutôt, ce sourire. Mais des paroles se formulèrent, et son cœur sauta de joie. M. Cochart proférait: --«Mademoiselle, j’ai lu de vous des pages exquises. Oui, n’est-ce pas?» (Il se tourna vers le père.) «Je t’ai dit, Andraux. Vous pouvez vous demander, n’est-ce pas? mademoiselle, ce qu’un prosaïque chef de bureau, comme moi, peut juger de vos envolées lyriques. Non, non, je sais... Mais, moi aussi, j’étais né pour écrire. Le beau style me grise, n’est-ce pas?... me grise positivement... La poésie, ah! la poésie... Mais, n’est-ce pas? vous allez comprendre... Savez-vous pourquoi je ne suis pas devenu un écrivain... un grand écrivain, naturellement?» Gilberte secoua la tête. Un sourd désappointement la rendait grave. --«Eh bien, mademoiselle, c’est parce que j’ai trop d’idées... trop d’idées, n’est-ce pas? Chaque fois que j’ai voulu m’abandonner à mon inspiration, c’était en moi comme un tourbillon, n’est-ce pas? Les idées venaient, venaient, toutes ensemble... Comment choisir, n’est-ce pas? J’ai toujours eu trop d’idées. Votre père le sait bien. N’est-ce pas, Andraux? Te l’ai-je assez dit?» Théophile acquiesça. Et, tout à coup, la bouche mobile de Gilberte eut le tremblement d’un rire qu’on retient. La jeune fille regardait le crâne, absolument dénudé, du chef de bureau. Est-ce l’ébullition des idées qui avait produit cette calvitie presque scandaleuse? Mais la petite personne s’énervait qu’on eût si tôt retiré de dessous son nez friand le fumet des louanges. Elle demanda, les yeux pleins de candeur: --«Alors, monsieur, c’est vrai?... Vous croyez que je n’ai pas tort de m’essayer à écrire? --Tort!... vous essayer!...» répéta l’emphatique chef de bureau. «Mais, mon enfant, croyez-moi, n’est-ce pas? Vous êtes une des gloires futures,--je dis «gloires», n’est-ce pas? du féminisme littéraire. --Oh! je ne suis pas féministe», s’écria Gilberte, avec un air de légère déception. --«Tiens!...» s’étonna M. Cochard. --«Non, non, j’espère faire mieux...» Elle aurait préféré «une de nos gloires littéraires», sans désignation restrictive. Cochart, qui connaissait ses auteurs, insinua: --«Cependant... George Sand... n’est-ce pas?... --Dieu! ce qu’on nous rase avec celle-là!... soupira la jeune fille. --«Tu as pu la lire, toi, Cochart?» questionna Andraux. «C’est démodé, George Sand, mon cher. C’est vieux jeu, pleurnichard... Et les longueurs!... Non... si ma fille a quelque chose pour elle, conviens que c’est un je ne sais quoi qui ne ressemble à personne... une façon de ne pas finir... l’originalité, quoi! --Ne lui monte pas la tête, Andraux. Elle a des progrès à faire, n’est-ce pas? Si elle veut m’écouter... Je peux lui donner, n’est-ce pas? des conseils... d’utiles conseils. Ainsi j’ai remarqué... pour les répétitions, n’est-ce pas? Un mot qui revient... n’est-ce pas? C’est agaçant, pas correct. Moi, n’est-ce pas? ça me choque tout de suite.» Soit qu’il eût des conseils de la même importance à prodiguer immédiatement à la future gloire littéraire, soit qu’il voulût permettre au sous-chef de décrocher l’écriteau: «_Fermé pour un quart d’heure,_» il offrit à Mlle Andraux de venir jusqu’à son cabinet, où il se ferait un plaisir de lui rendre son manuscrit: --«Je n’ai pas voulu le remettre à votre père, car je souhaitais, n’est-ce pas? vous expliquer quelques signes, que j’ai mis, comme cela, n’est-ce pas? au crayon. Des remarques, des impressions, n’est-ce pas?...» Dans son bureau, d’où il renvoya un expéditionnaire, M. Cochart se montra soudain entreprenant. Il prit le menton de Gilberte, avec de gros doigts, qui avaient aux phalanges des touffes de poils (transfuges, peut-être, de la chevelure changée en barbe), et lui déclara qu’elle lui devait une récompense pour son désintéressement. Elle se recula, ébahie de la phrase, ennuyée du changement de ton. Mais Cochart savait que la marraine Claircœur pensait faire passer à sa filleule le concours du ministère, pour un emploi féminin. N’était-ce pas généreux à lui d’en détourner celle-ci? de se priver de la chance que serait, dans les couloirs, la rencontre quotidienne d’un si joli minois? --«Car vous êtes jolie, mademoiselle Gilberte. Très jolie», répétait-il en soufflant un peu. «Allons, n’est-ce pas?... vous le savez bien.» Et, pour lui pincer l’oreille... («Mais quoi?... un bonhomme de son âge... Oh! la petite farouche!...») il tâchait de glisser les mêmes gros doigts sous la coquille soyeuse des cheveux couleur de châtaigne, là où la tresse posait contre le cou délicat. Il crut prudent d’y renoncer, sur un éclair qui passa dans les yeux de Mlle Andraux. Mais il masqua sa retraite par la désinvolture de son bavardage. Oui... Et puis, quoi?... Des petites minettes à croquer comme celle-ci n’étaient pas faites pour se dessécher sur des ronds de cuir. Singulier progrès... ouvrir aux femmes des fonctions administratives. Des travaux si compliqués, si fatigants, réclamant tant d’initiative! Il y fallait une nature de fer... Et de la tête!... Puis, qu’est-ce qui resterait... (On se le demandait, n’est-ce pas?) aux fils de familles bourgeoises dépourvus d’aptitude pour une carrière... Ceux qui n’avaient de goût ni pour les arts, ni pour l’étude, ni pour l’industrie... pour rien, enfin... n’est-ce pas? Qu’est-ce qu’on en ferait, si les femmes leur prenaient les emplois dans l’administration? La politique... On ne pouvait les y caser tous. Et c’est justement pour déverser son trop-plein que la politique multipliait les fonctions administratives. Seulement, si les femmes s’en mêlaient, n’est-ce pas?... Et les jolies femmes encore!... --«J’ai un neveu, mademoiselle Gilberte, qui, entre nous, est un grand niguedouille, avec une figure de... n’est-ce pas?... de champignon malade. Comment voudriez-vous qu’il eût de l’avancement à côté de vous, n’est-ce pas?... Vous iriez voir le directeur, ou même le ministre...» Cochart promena son regard sur toute la personne de Gilberte--le trotteur court, les fins souliers, les minces chevilles dans les bas transparents, la jaquette entr’ouverte sur une cascade de linon et de guipure, le toquet de velours si cocassement chiffonné au-dessus du menu visage, les fourrures... la cravate de loutre, le gros manchon, qui sentaient le fauve et la violette--tout cet ensemble d’innocence et de tentation, ce petit être redoutable pour soi-même et les autres qu’est une Parisienne de vingt ans, sauvagement pure et diaboliquement coquette... Et il renifla: --«Ah! ça ne serait pas long... votre avancement. Et les infortunés mâles, comme mon dadais de neveu... eh bien, ils pourraient attendre.» Une vague intuition troubla Gilberte. Est-ce que l’enthousiasme de ce monsieur pour sa vocation littéraire n’était pas tout à fait objectif et désintéressé? Le doute ne l’effleura qu’un instant. Sa jeunesse était trop riche de confiance, de vanité naïve, de rebondissant espoir. Elle eut des adresses de chatte pour obtenir son léger manuscrit et se sauver sans trop laisser les mains aux phalanges poilues rôder sur sa personne, et cependant sans gifler le chef de bureau. Elle se crut avec désespoir sur le point d’en venir à cette extrémité. Que dirait son père, mon Dieu! Lui, si fier d’être resté l’intime de Cochart et de continuer à tutoyer ce grand homme, malgré l’abîme que la hiérarchie mettait entre eux. M. Cochart, chef de bureau au ministère, le seul être dont Théophile Andraux parlât avec admiration. Et pourquoi?... Parce qu’il pouvait lui dire: «mon vieux» et lui tapoter le dos, à ce supérieur. Souffleter M. Cochart!... Gilberte en pâlissait d’avance, tandis que la répulsion pour ce gros vilain chauve et l’horripilation des contacts sournois, allaient lui faire lancer, quoi qu’elle en eût--elle le sentait--la giroflée dont ses cinq doigts seraient les feuilles. Une fois dehors,--quelle chance! elle avait pu s’en tirer,--Mlle Andraux trotta de son pas leste par les rues grises d’hiver. La joie la soulevait. Une de ces joies merveilleuses de la jeunesse, qui coulent dans le sang, deviennent physiques, rendent la tête légère comme d’une griserie de vin mousseux, rythment la cadence des mouvements ainsi qu’une fanfare, animent les jambes du besoin de danser. Elle aurait du talent. Elle serait célèbre. Elle ne mènerait pas l’odieuse existence d’une employée. Marraine se laisserait persuader. Marraine était si bonne!... Gilberte souriait inconsciemment. Ses yeux brillaient. Les hommes, se retournaient sur son passage. D’aucuns lui glissèrent un compliment. Le plus audacieux la suivit. Ces banalités de la rue furent pour elle comme non existantes. Elle avait l’art de s’en abstraire, de s’en isoler. Art familier à toute Parisienne comme il faut. Les galants ne s’y trompent pas. Cet air de ne pas même être gênée de leur insistance, de ne pas y attacher la moindre attention, leur montre qu’ils perdent leurs peines, les décourage plus sûrement que les attitudes offensées et les regards foudroyants. Quelques emplettes devaient justifier la sortie de Gilberte. Elle les abrégea. On ne trouve jamais ce qu’on veut dans les magasins. La jeune fille ne se servait pas volontiers du mensonge. Elle y avait une instinctive répugnance, mais n’y voyait pas de mal du moment qu’il cachait une démarche innocente en soi. «Et quoi de plus innocent que de rendre visite à mon père?» se disait-elle spécieusement. En rentrant, elle alla frapper à la porte du cabinet de travail. --«Je te dérange, marraine? --Non, je corrige des épreuves... Mais je peux m’interrompre. Ce n’est pas comme si je composais. Viens me procurer un instant de flânerie, mignonne.» Dans le feu de l’invention, elle eût admis l’intruse de même. La simplicité avec laquelle cette femme accomplissait sa tâche sur terre était telle que jamais elle n’eût dit à personne, pas même à une servante: «Laissez-moi... Je travaille.» Pour cette grande laborieuse, le mot contenait une prétention à laquelle sa délicatesse répugnait. --«Comment peux-tu écrire», s’exclama Gilberte, «avec cette bête ainsi posée? «Cette bête», c’était Criquette. Claircœur en soupira. Quelle façon de parler! Une petite créature plus fine de cœur que bien des humains, et devant qui elle n’osait manifester de la tristesse, tant la pauvrette, immédiatement, se montrait éperdue de tendresse et de pitié. «Cette bête!...» Pourtant, elle ne reprit pas Gilberte, qu’elle soupçonnait d’un grain de jalousie. --«C’est vrai que Criquette me gêne un peu», convint-elle. «Mais, comme je ne fais que des épreuves... --Allons, va-t’en, Criquette!... Descends, petite horreur, qui tyrannises marraine», ordonna la jeune fille, avec une sévérité que le ton demi-plaisant n’atténuait guère. La petite chienne, dont le train de derrière emplissait d’un côté le fond du fauteuil où Claircœur était assise, et dont le corps nerveux occupait l’accoudoir, tandis que la tête s’allongeait jusque sur le placard d’imprimerie, obéit, non sans fixer sur sa maîtresse un regard de reproche. Et ce regard s’obstina, même de loin. Si bien que la romancière, impressionnée, lui tourna le dos. --«C’est ça, marraine... Laisse un peu ton chien, veux-tu? Est-ce que, pour cinq minutes, je puis espérer ton attention sans que Criquette me l’enlève? --Voyons, mon petit, ne me parle pas comme ça. Sois gentille. Tu avais une mine si brillante, quand tu es entrée! J’allais t’en faire mon compliment. --C’est que l’air est vif dehors. Et puis... j’ai beaucoup réfléchi. --Voyez-vous ça!... Et à quoi, ma belle? --Marraine... vraiment... écoute. Ça n’est pas la peine que je passe le concours pour le ministère. --Qu’est-ce que tu me dis là, mon petit? --Décidément, je ne me vois pas, toute la journée, dans un bureau. J’ai d’autres goûts, j’ai trop d’imagination, j’aime trop la littérature... Un bureau!... J’ai le caractère trop au-dessus de ça. --Tu veux dire, Gilberte, que tu l’as trop au-dessous. Il en faut, du caractère, je t’assure... il faut un très grand caractère pour se soumettre à la routine d’un bureau, quand on rêve de devenir George Sand. --Oh! George Sand...» La jeune fille eut un léger sourire de dédain, qui abasourdit Claircœur. --«Mon enfant, c’est mon devoir de te donner un gagne-pain. Je te rends ainsi un plus grand service qu’en te léguant une fortune. Car la fortune, vois-tu... --Pour qui me prends-tu?» cria Gilberte, qui devint pourpre. «Ne me lègue rien, je t’en supplie!... Quel horrible mot!... Est-ce que je tiens à l’argent?... Surtout à de l’argent que je n’aurais qu’en te perdant!...» Les larmes lui jaillirent des yeux. La sincérité éclatait sur son jeune visage, mais parmi plus de colère contenue que d’émotion. Elle reprit: --«Ai-je mérité que tu me parles ainsi? Suis-je intéressée?... Ou même seulement paresseuse?... Est-ce que je crains le travail?...» La protestation eût gagné à venir du cœur, et non de l’orgueil, à être chuchotée, dans une caresse, contre la joue de celle qui l’avait élevée,--avec quel dévouement! Ce fut Claircœur qui se leva pour aller envelopper de ses bras l’enfant offensée: --«Je voudrais t’y voir, dans un bureau!...» murmura la petite, jetant un coup d’œil d’envie vers les grands placards surchargés de ratures et de signes bizarres. (Corriger des épreuves!... les épreuves de ce qu’elle aurait écrit!... comme cela l’aurait amusée!) --«Mais j’ai fait des besognes plus ennuyeuses. J’ai passé les nuits à remettre à clair des dictées sténographiques... Tu étais en nourrice. --Oh! tu as eu si vite du succès... --Vite ou non, j’ai attendu d’en avoir pour laisser le métier qui nous donnait du pain. Sait-on jamais si l’on en aura, du succès? Ni quel genre de succès. Mes pauvres histoires sont une denrée qui rapporte, sur le marché des choses à lire. Mais des œuvres de génie ne font pas toujours vivre leur auteur. --Je veux écrire... Quitte à crever de misère toute mon existence. --Mais écrire quoi, mon petit trésor?... Moi, c’est après avoir griffonné bien des pages que je me suis dit: «Tiens! j’écris donc... Eh bien, allons-y!» --J’ai fait trois chroniques, déjà, marraine. Je te les ai montrées.» Claircœur soupira, se tut. --«Voilà...» reprit Gilberte. «Tu réponds comme après avoir lu mes essais... Le silence... Pourquoi ne dis-tu rien? Tu as bien une opinion sur mes idées, sur mon style. --Mon enfant chéri, quel langage puis-je parler à une mignonne comme toi, qui ne veux rien entendre? Tu me présentes trois chroniques. Mais non... Ce seraient des chroniques si elles occupaient certaines colonnes de certains journaux. Pour l’instant, ce ne sont que des fantaisies de jeune fille. Et d’une jeune fille très peu au fait de ce qui intéresse le public.» Gilberte éclata de rire,--de son rire si joli, bien qu’en ce moment un peu forcé. --«Ce qui intéresse le public!» répéta-t-elle. «Ah! bien... A côté de ce qu’on lui fait gober, au public, mes chroniques, sans me vanter, sont des chefs-d’œuvre. J’en vois, des articles idiots, dans les journaux que tu reçois. Tu le dis toi-même. Voyons, rappelle-toi... Cette machine sur le caractère révélé par la couleur du papier à lettres. Tu as déclaré: «C’est au-dessous de tout.» Eh bien, c’était en première colonne du _Gulliver_, et signé d’un nom plutôt connu. --Un nom connu! Apporte-le, à défaut d’un sujet bien traité: on prendra ta chronique. Un nom connu... comme tu y vas! Pour un directeur de journal, ça vaut souvent mieux qu’une belle page. --Mais c’est abominable! --Gilberte... aimerais-tu mieux voir entrer ici, nous rendant visite, un illustre écrivain, un prince de lettres, un de ceux qui t’enthousiasment et te passionnent, même s’il ne devait te dire que: «Bonjour, je suis charmé de vous trouver chez vous»... ou cette dame qui passe, là, sur le trottoir d’en face, et qui viendrait te débiter les choses les plus spirituelles du monde?» La future gloire littéraire (au dire de M. Cochart) ne put s’empêcher de sourire. --«Marraine», fit-elle,--et cette fois quelle câlinerie du geste, de la voix, des yeux chimériques et pathétiques!--«marraine... moi aussi, je me ferai connaître, si tu consens... --A quoi? --A porter mes chroniques au directeur du _Gulliver_. --Mais il n’en accepterait pas écrites par moi, ma pauvre petite! Mlle Andraux se mordit légèrement la lèvre, avec un regard au plafond. Sa marraine interpréta la mimique, non sans bonhomie: --«Oui, je sais... J’écris mal, tandis que toi!... Mais enfin, mon petit mignon, si mon genre littéraire est méprisable, quelle autorité aurais-je pour imposer l’œuvre d’une autre?» Ce fut par étourderie, par l’avide impatience de la jeunesse, non par une cruauté consciente, que Gilberte rétorqua vivement, avant de réfléchir: --«Tu es quelqu’un, quand même. Il te recevrait sur la seule présentation de ta carte. Tu le déciderais à me lire. C’est tout ce que je demande.» Une contraction nerveuse donna une expression bizarre, presque grotesque, à la grande figure chevaline de la romancière. Elle pencha la tête, en silence. --«Petite marraine... Je t’en prie, petite marraine, je t’en supplie! je sais que mes essais ont de la valeur. --Tu sais cela?... Mon Dieu, que tu as de la chance! --Dis oui, marraine!...» Gilberte s’anima, joyeuse, comme si le «oui» était prononcé. --«Et après, je travaillerai près de toi, avec toi. Je te rendrai un tas de services! Je corrigerai tes épreuves. --Mais, moi, Gilberte, j’ai peur de t’en rendre un si mauvais, de service. --Non! non!... --Tu m’en voudras, si tes essais sont refusés. --Jamais de la vie! --Et je m’en voudrai, s’ils sont reçus», murmura la mère adoptive. Gilberte, qui entonnait un chant de triomphe, n’entendit pas cette phrase, lourde d’anxiété pour son destin. Tout de suite, ayant obtenu ce qu’elle souhaitait, elle fut de nouveau la brillante fleur, parfumée de joie, qui étonnait, charmait les passants, le long des trottoirs cendrés par l’hiver. Souriante, redressée, ivre d’avenir, elle s’échappa, dans sa grâce agile, pour aller revoir ses précieux cahiers. Ne fallait-il pas les recopier, ou, tout au moins, effacer à la gomme les indications crayonnées par M. Cochart, et dont le sens ne lui importait plus. Claircœur se rassit devant ses épreuves. Mais elle n’en reprit pas aussitôt la correction. Une mélancolie l’accoudait, les yeux au loin. Une mélancolie qui n’était pas toute d’inquiétude pour sa filleule. (Ne serait-elle pas là, longtemps encore, pour soutenir l’enfant, puisqu’elle ne savait pas lui résister?) Mais une confuse tristesse montait tout à coup de sa vie. Elle ne savait pas pourquoi. Que lui arrivait-il?... Combien Gilberte était différente d’elle-même!... Pourtant c’était la seule de son sang, parmi ceux qu’elle avait donnés à son cœur pour le contenter et le remplir. Ah! oui, elle était différente. Peut-être il fallait s’en réjouir. Peut-être cela valait mieux, cette force contre le sentiment des autres, cette confiance en soi, cette jeune vanité capable de regarder sans effarement, sans tremblement, les prodigieuses existences (un sourire sardonique pour George Sand), ce dédain de la bonté--même quand on accepte tout ce que la bonté peut offrir en se dissimulant. Mon Dieu, oui... cela valait mieux contre la vie. Donc, réjouis-toi, Claircœur, pour cette petite Gilberte qui t’est si chère, et qui, malgré tout, semble exquise à tes yeux presque maternels, avec son gentil égoïsme câlin, que tu as cultivé, et l’éclat délicieux de sa jeunesse. Et, puisque tu es en humeur de t’attendrir, donne cette larme qui veut couler à l’autre jeune fille, à cette grande et gauche créature que tu fus à vingt ans, et que tu revois, et dont le cœur se serre encore au fond de toi, de tout ce qu’elle a craint, de tout ce qu’elle a peiné, de tous les déboires dont elle n’a pas voulu convenir jadis avec elle-même. Sur le placard des épreuves à corriger, une poussée douce fit retomber la main de la romancière. Contre elle, sous son coude, une petite forme vivante s’insinuait. Et voici que son regard fut saisi par deux gros yeux pleins d’inquiétude. Criquette observait depuis un instant cette immobilité, discernait dans la lassitude de l’accoudement, dans l’abandon de la tête sur la main, quelque chose dont on devait se préoccuper. Son museau fin, sa truffe glacée, se trouvèrent à la hauteur d’une larme. Alors, avec un petit gémissement sourd, elle se mit à frétiller de tout son corps, à remuer éperdument son demi-pouce de queue, ce qui signifiait: «Je te plains, tu vois. Mais, tout de même, ne nous laissons pas aller. Regarde si je suis contente, rien que d’être là, tout contre toi. Voyons, souris, parle-moi...» Le petit corps frétillait plus tendrement, le demi-pouce de queue entraînait la toute petite croupe nerveuse dans une oscillation folle. Et quand «mémère» eut enfin accordé le sourire, la caresse et le mot bébête que Criquette pouvait comprendre, il y eut, dans le cabinet de travail, un jappement d’une joie si profonde qu’il ressemblait à un grêle sanglot. III --«Eh bien, mes enfants, puisque le rideau ne se lève pas, je vais faire un tour dans les coulisses.» Théophile Andraux se dressa. Il était en habit. Un habit de coupe démodée, un peu luisant le long des revers et sur les omoplates, mais dont il tirait cependant un sentiment d’élégance et de supériorité. Le plastron de sa chemise, dont un long séjour dans la moisissure d’un placard avait amolli l’empois, se cassait contre la convexité de sa poitrine maigre. Il tenait à la main, avec de visibles précautions, son chapeau haut de forme. Mais l’orgueil de se trouver dans cette salle de répétition générale, parmi ce qu’il appelait «le Tout-Paris», de se mêler aux gens célèbres, qu’il reconnaissait--non sans quelques erreurs--d’après les vignettes des journaux confiées aux soins de M. Prosper, l’emplissait d’une ivresse. L’importance qu’il attachait ce soir à sa personne, se manifestait par un pli de sa lèvre inférieure relevant vers l’horizontale sa petite barbe carrée. Il se dirigea vers l’escalier, avec l’espoir de rencontrer quelque relation grimpant à une mauvaise place: un collègue du ministère, un voisin de palier, sa concierge même. «Moi, j’ai la loge du directeur du _Petit Quotidien_.» Car Boisseuil avait envoyé le coupon à l’auteur du _Guillotiné_. Sur le devant de la baignoire, Claircœur et sa filleule restaient seules. Non qu’elles eussent négligé d’inviter Louise. Mais une indisposition de Lilie retenait au logis Mme Andraux. Et quant au lycéen Bernard, il donnait trop peu de satisfaction à la famille pour qu’on lui offrît le théâtre. Lorsque son père fut parti, Gilberte se pencha vers la romancière, les lèvres chuchotantes, les yeux brillants. --«Tu n’as pas entendu, marraine? --Quoi donc? --Ce que ces gens, ici, près de nous, disaient, à l’instant.» D’un léger coup de tête, Gilberte désignait un groupe de trois ou quatre personnes, qui se tenaient debout contre les strapontins tout proches avant de les rabattre pour s’y asseoir. Le va-et-vient des spectateurs gagnant leurs fauteuils refoulait parfois ce groupe contre le rebord de la baignoire. --«Non. Qu’est-ce que c’était?» demanda Claircœur sans beaucoup de curiosité. Cette fabricante de catastrophes et d’intrigues imaginaires se trouvait devant la vie comme devant une muraille sans ouvertures. Elle n’en discernait qu’une apparence monotone. Faute de la regarder en profondeur, elle la trouvait banale à côté de ses propres inventions. Gilberte, au contraire, entrevoyait, derrière les réalités, mille perspectives passionnées et mystérieuses. Avide de comprendre, de savoir, de sentir, elle dardait sur les êtres et sur les choses des regards qui se croyaient clairvoyants parce qu’ils étaient naïvement, quoique audacieusement, visionnaires. Cette salle du Gymnase, pleine de Parisiens connus, d’écrivains, d’acteurs et d’actrices, de femmes du monde et du demi-monde, l’intéressait beaucoup plus que la comédie annoncée. Elle se figurait toutes ces existences animées d’une fièvre délicieuse. Quel bonheur ce serait d’en connaître les secrets, d’en partager les frissons, de s’y mêler, d’y jouer un rôle! Nul doute que sa destinée ne l’y appelât. Mais ce serait long d’attendre encore,--peut-être quelques mois! Elle n’eût pas toléré de se dire: «quelques années». --«Vraiment, marraine, tu n’écoutais pas. Cela concernait pourtant Fagueyrat, l’acteur Fagueyrat, que tu connais. --Oh! je l’ai rencontré une fois, dans le hall du _Petit Quotidien_. Nous avons échangé quatre mots. --Tu m’avais dit qu’il jouerait peut-être ta pièce tirée des _Malheurs d’une arpète_. --Ma pièce... Elle ne sera même pas montée, puisqu’on vient de me retourner le scénario. --De l’Ambigu. Mais il n’y a pas que l’Ambigu.» Claircœur se tut. Sa voix aurait tremblé. Un point douloureux, une meurtrissure toute fraîche, ce refus sans explication, arrivé voici moins d’une semaine. --«Tu te décourages tout de suite, marraine. Il est épatant, ton scénario. Faudra le porter au Théâtre-Tragique. Mais tu sais qu’il est là, Fagueyrat. Tu ne l’as pas vu? --Non... Où cela? --Au troisième rang, à l’orchestre. Tiens, il se lève. C’est vrai qu’il n’est pas mal. Ses portraits ne l’avantagent guère. --Ne lorgne pas, ma petite Gilberte, je t’en supplie! Voyons, il est tout près. Tes yeux te suffisent. --Ces tragédiens», observa la jeune fille, «ils ont tout de même une façon de se tenir... une dignité... Les acteurs comiques, eux, sont généralement communs. --Entre nous, mon petit, tu ne le trouves pas un peu poseur, Fagueyrat? --Là!... Ça y est!...» murmura Gilberte, sans répondre. «Il lorgne la loge de Blandine Jasmin. --Qu’est-ce que tu dis?» s’exclama Claircœur, scandalisée. --«Oui... Tu vois, marraine, cette première loge de face, où sont ces femmes si décolletées. Regarde... la blonde, à gauche, avec l’énorme chapeau noir... C’est Blandine Jasmin. --Quoi?... Qui ça... Blandine Jasmin? Comment sais-tu?... Elle me paraît bien mal habitée, cette loge», observa Claircœur. Gilberte expliqua. Elle n’ignorait rien. Justement, c’était ce qu’on disait, là, tout haut, sans se gêner. Fagueyrat, fou de Blandine Jasmin. Ils étaient ensemble, et depuis assez longtemps. Mais, comme Blandine se croyait un talent dramatique extraordinaire, elle voulait que son ami obtînt pour elle un rôle important du directeur du Théâtre-Tragique. Fagueyrat n’y avait pas réussi. Alors, Blandine le plaquait. --«Comment dis-tu?... Oh! Gilberte... --Mais, petite marraine, c’est comme ça qu’il disait, le monsieur, là, aux favoris moutarde. Te fâche pas, _maïaine_», ajouta l’enjôleuse, avec le ton et la prononciation de sa toute petite enfance. «Les mots, voyons, ça n’a pas d’importance. Je ne parlerais comme ça avec personne d’autre que toi. --Je l’espère bien. Mais ce n’est pas seulement les mots. Ces vilaines histoires...» Elle n’acheva pas. Une sonnerie électrique tinta. Les trois coups furent frappés. L’obscurité se fit dans la salle, où des ombres s’agitèrent encore, parmi de sourdes protestations. Théophile rentra. Le bruit de la porte, qu’il laissa retomber, souleva des clameurs. --«J’ai vu Rostand», chuchota le sous-chef, dans un halètement d’émotion. --«Chut... papa. --J’ai vu Rostand. Il m’a presque parlé. --Tais-toi, père. On nous regarde. D’ailleurs, Rostand n’est pas à Paris», affirma tout bas Gilberte, en petite personne au courant des échos littéraires et mondains. --«Je te dis qu’il m’a presque parlé. Il se tournait vers quelqu’un, comme je passais. Vrai, de loin, les gens auraient pu croire qu’il s’adressait à moi. Je l’ai cru moi-même, une seconde.» Gilberte, les yeux vers la scène, ne discuta plus. Mais, tout à coup, son père lui toucha le bras. --«Tiens!... tu ne veux jamais me croire. Le voilà, Rostand... Il s’assied... Dans l’avant-scène en face de nous.» Sa fille faillit éclater tout haut. --Oh! papa... Mais c’est Rodin, le sculpteur Rodin. Il n’y a aucun rapport... --Rodin?...» répéta Théophile un peu penaud. «Tu es sûre?... Ah! oui, je sais... Rostand n’a pas de barbe. Voyons... bien entendu, je ne connais que cette tête-là. Rodin, parbleu!... C’est la première syllabe qui m’a fait confondre. Mais, ça ne fait rien. Il m’a presque parlé.» Une rumeur irritée finit par imposer silence à M. Andraux. Résigné, il se renfonça dans sa chaise. Toutefois il ne se tint pas d’émettre parfois tout bas des réflexions. --«Ça, par exemple, c’est ce qui s’appelle connaître les femmes... Ah! si on ne les tient pas, les mâtines...--Toi, mon bonhomme, tu vas te faire rouler, je t’en flanque mon billet...--Ma belle, mets ça dans ta poche et ton mouchoir par-dessus.--Voilà un type! quelqu’un dans le genre de Cochart... On le rencontrerait volontiers autour d’une demi-tasse, au café du ministère.» Gilberte n’entendait pas. A peine si elle écoutait ce que débitaient les acteurs. Son âme fascinée de papillon qu’attire la flamme revenait sans cesse vers la face ardente aux mille regards de la foule immobile. La lumière venue de la scène éclairait vaguement tous ces êtres confondus dans une atmosphère faite de leurs effluves, de leurs parfums, de leurs haleines oppressées par une émotion unique. Elle mourait, cette lumière, dans des profondeurs sombres, où brillaient seulement, çà et là, un éclat de pierreries, la pâleur d’un visage, la blancheur d’un plastron d’homme, une main nue sur un rebord de velours. La jeune fille, ne connaissant des choses humaines que la discipline d’un pensionnat modeste, le laborieux intérieur de l’ouvrière en feuilletons et les médiocrités de la famille Andraux, respirait, bouche entr’ouverte, l’odeur capiteuse et compliquée, dévorait des yeux les physionomies, les toilettes, épiait les gestes, cherchait à deviner sur les lèvres--dont elle ne percevait pas la lassitude ou l’amertume--ce que le bonheur, l’esprit, l’amour, y faisaient sans doute fleurir en mots furtifs et délicats. Tout à coup, elle tressaillit et se tourna vers sa marraine: --«Dis donc... Ce monsieur... de notre côté... deux baignoires plus loin... contre le pilier... Regarde, il se penche... Ce n’est pas le directeur du _Gulliver_? --Attends, Gilberte... Écoute donc ça... C’est passionnant.» Claircœur ne pouvait s’arracher à ce qui se passait au delà de la rampe. Toutefois, sa complaisance ordinaire l’emporta. Elle suivit les indications de sa filleule. --«Oui, c’est Monbardon... le directeur du _Gulliver_. --Oh! marraine... Si tu tâchais de le rencontrer pendant l’entracte?» Désormais, pour le jeune cœur au sang vif, qui, par instants, sautait d’une palpitation brusque sous la mousseline du léger corsage, il n’y eut plus que des ombres insignifiantes dans la salle comme sur la scène. Les désirs, les curiosités, les rayonnements d’avenir, tout s’amortit dans l’immédiat espoir: «Si le directeur du _Gulliver_ disait qu’il publiera mes chroniques!» Aussitôt, son imagination s’emballa. Sa marraine rentrerait dans la loge avec l’assurance merveilleuse: «Voici monsieur Monbardon qui veut te connaître. Il te trouve du talent.» Gilberte croyait entendre le mot de «collaboration régulière». Comme tout cela marchait vite, facilement! Déjà, elle contemplait d’un autre œil ces puissants de Paris dont elle s’émerveillait tout à l’heure. Ce soir, une phrase de l’un d’eux lui marquerait sa place dans l’élite. Demain, ces gens-là liraient un article d’elle, répéteraient son nom, s’étonneraient de sa jeunesse. A l’entr’acte, ce fut Théophile qui vainquit la timidité de Claircœur. Il lui offrit le bras. --«Voyons, ma chère... Faites ça pour la petite. Il ne vous mangera pas, Monbardon. --C’est que... les essais de Gilberte, je les lui ai portés voici seulement huit jours. --Eh bien... Huit jours pour lire une vingtaine de pages! Qu’est-ce qu’il lui faut donc, à Monbardon?» Sur le seuil de sa loge, le directeur du _Gulliver_ entendit un de ses collaborateurs lui dire: --«Cette raseuse, là-bas... Gilles de Claircœur... Elle a l’air de vouloir vous parler. --Qu’est-ce que c’est que ça, Gilles de Claircœur?» demanda négligemment un homme au visage glabre, monocle à l’œil, d’aspect distrait, glacial. Et il engagea la conversation avec deux actrices rieuses, à qui, sans se dérider, il adressa les plus lestes propos. --«Il fait celui qui ne veut pas vous reconnaître», grogna Théophile. «Je vais lui apprendre à vivre, à ce coco-là.» Claircœur se hâta de calmer une ébullition dont elle avait la naïveté de craindre les effets. L’appréhension d’une gaffe la rendit soudain résolue. Elle s’avança désespérément. Tandis que les deux actrices reculaient d’un pas pour mieux se moquer de la robe en soie bleu vif que portait la romancière, ainsi que de l’aigrette surmontant sa chevelure épaisse et disgracieusement coiffée, Monbardon se défilait: --«Pardon... Ah! oui, madame... madame de Claircœur. Mais comment donc!... Le manuscrit... très intéressant... manque un peu d’actualité. Tenez, voici justement notre critique littéraire, monsieur Thanor, qui doit vous rendre la réponse.» Il s’éclipsa. Et M. Thanor, ignorant le premier mot de l’affaire, mais comprenant qu’il devait y couper court, se répandit en formules décourageantes et courtoises. Le _Gulliver_ ne publiait pas de feuilletons de plus de douze mille lignes. Autrement, ce serait une bonne fortune... Non?... ce n’était pas un roman?... Des chroniques?... Gilles de Claircœur était au-dessus de cette besogne au jour le jour... Ah! comment avait-il pu confondre?... C’était de sa jeune nièce. Voyez!... il avait pris cela pour l’œuvre d’un auteur expérimenté. --«Alors?...» demanda la romancière--qui eût perdu son plus précieux manuscrit pour rapporter une réponse favorable au père et à la fille--«alors, le _Gulliver_ va publier?... --Ah! voilà», rétorqua Thanor, «c’est qu’en ce moment nous avons une surabondance de chroniques, et pas assez de contes. Si votre nièce écrivait une courte nouvelle... L’imagination ne doit pas lui manquer. Au besoin, vous la guideriez un peu, vous lui fourniriez le sujet...» La sonnerie électrique annonça la fin de l’entr’acte. --«Mille excuses, ma chère confrère. Alors, c’est entendu. Apportez-nous ça, au _Gulliver_... Un joli conte... Et ne craignez pas d’y mettre un peu la main.» Tout en jetant ces derniers mots, M. Thanor poussait la porte de la baignoire directoriale, où il s’enfonça brusquement. Il s’y laissa tomber sur une chaise avec un «ouf!» plaisamment exagéré. --«Vous en avez de bonnes, patron! Enfin, tant pis! Vous n’y couperez pas d’une petite rocambolerie de Claircœur pour votre supplément. C’est ce que j’ai pu vous obtenir de moins funeste. Eh bien, quoi, patron? vous ne me dites pas merci?» Monbardon, qui ne se tournait même pas vers son collaborateur, et n’ôtait pas de ses yeux sa jumelle, murmura: --«Qu’est-ce que c’est que cette jolie fille, à qui Fagueyrat parle en ce moment? Là, tout près, sur notre gauche. Vous ne savez pas, Thanor? --Ma foi, non! je n’ai jamais vu ce minois au théâtre. Gentille... c’est vrai. Jeune, surtout. C’est vert comme une pomme en juin. Ah! ben, si elle écoute Fagueyrat! Une petite «servatoire», probable. --Nom d’un chien, Thanor! Mais qui est-ce qui rentre là, derrière elle? --Un fameux escogriffe... Regardez comme il tient son couvre-chef. --Je ne parle pas de l’homme... Mais il y a une femme... Et il me semble... Comment donc! Mais parfaitement! C’est Claircœur. --Diable! patron... Ne regardez plus par là. C’est dangereux, je vous assure. Vous ne savez pas le mal que j’ai eu! --Dites donc un peu, mon petit Thanor. Est-ce que ce serait sa nièce, avec ce galbe et cette frimousse?... la nièce qui écrit?... --Patron, quelle peine vous me faites! Madame Monbardon va exiger que je me sépare du _Gulliver_. --Que vient faire ici madame Monbardon?» questionna le directeur. Abaissant sa lorgnette il montra son visage, figé dans une habituelle tristesse. Mais un fugitif sourire détendit sa lèvre glabre, lorsque Thanor se fut écrié plaintivement: --«Toutes les fois que parait dans le _Gulliver_ de la mauvaise prose apportée par une jolie femme, vous déclarez à madame Monbardon que je l’ai fait passer sans vous prévenir. La directrice finira par me trouver trop dispendieux et trop dissolu. Elle exigera mon renvoi.» C’était bien Gilberte Andraux qui s’était trouvée, causant avec Fagueyrat, dans le champ de la jumelle,--la jumelle de Monbardon, où venaient de s’inscrire, un soir de plus, la même galerie de physionomies «bien parisiennes», les mêmes protagonistes, que l’argent, le talent, le scandale ou le hasard, asseyaient à ces mêmes places depuis que lui-même, le directeur las, désabusé, assistait aux répétitions générales. Ce qu’elle les avait enregistrées de fois, les physionomies «bien parisiennes», cette jumelle!... Ce qu’elle les avaient vues se friper, se patiner, vieillir, et--chose curieuse! sans se renouveler. D’ailleurs, qu’avait-elle à faire de ce qui était nouveau, la lorgnette de Monbardon? N’aurait-elle pas été tout à fait désorbitée de ne plus recueillir les mêmes images, dans un ordre immuable, aux mêmes numéros de fauteuils ou de loges: l’actrice mûrissante, qu’on appelait toujours la «petite Dangeval», à côté de sa mère, dont la vieillesse obèse, lippue, effrayante, ne semblait plus qu’à peine l’exagération, et non la caricature, de l’autre. Le financier dont on renonçait à supputer l’âge, l’homme aux deux grosses boucles toujours brunes, de part et d’autre de son crâne ovoïde, ce forban magnanime, dont les fantastiques escroqueries, les krachs, les fuites à l’étranger, ne se comptaient plus, et qui, cependant, pouvait trôner ici, entouré, assailli, épargné, sinon respecté, parce que ses caisses, souvent vides, et cependant inépuisables, fournirent des millions pour la libération du territoire, restèrent toujours mystérieusement à la disposition du Gouvernement, et seraient encore de taille à payer l’équipée d’un prétendant, si la République s’avisait d’examiner de trop près leurs sources. Et là-bas, riant de son rire à la Voltaire, le plus spirituel causeur et le plus mauvais peintre de ce temps. A côté, cette tête blanche, ou plutôt poudrée, de marquise, aux admirables yeux jeunes, la femme que Monbardon déteste le plus, parce que, dans leur fameux duel de journaux,--la _Terre promise_ contre le _Gulliver_,--ce n’est pas le _Gulliver_ qui eut le dernier mot, ni mit les rieurs de son côté. Mais les haines de Monbardon, et surtout une haine aussi «parisienne», lui étaient indispensables autant que ses amitiés. Et sa jumelle ne s’arrêtait guère moins longtemps sur la tête lumineuse, aux cheveux d’un blanc coquet de travestissement historique, que sur la blondeur endiamantée de la magnifique Célimène du Théâtre-Français, ou sur le visage, encore impressionnant dans la pénombre,--les joues et le menton noyés de tulle--de celle qui, depuis plus de trente-cinq ans, est toujours la «belle ferronnière», à cause de son profil de Diane et des forges de son mari. Ah! oui, elle connaissait chaque sourire, chaque maquillage, chaque teinture, chaque ride, et toutes les grâces obstinées des femmes, et toutes les grimaces des hommes, dans ce musée Grévin, aux attitudes fixes, aux figures immuables, la jumelle de Monbardon! Aussi, ce lui fut une surprise de dénicher un frais visage, ignorant même la poudre de riz,--le visage de Gilberte Andraux. Quand sa marraine et son père avaient quitté la baignoire, Gilberte était restée seule. On commençait à la remarquer. Des messieurs, passant avec intention et lenteur devant sa loge, la dévisagèrent. Point timide, elle ne s’en soucia pas. Habituée à ce qu’on regardât complaisamment sa gracieuse frimousse, elle ne s’étonnait guère des hommages masculins, dont elle connaissait déjà le sans-gêne, sinon la brutalité. Naturellement, comme toutes les jolies filles, et comme un grand nombre de laides, elle se faisait une très haute idée de sa puissance de séduction. Les yeux avec lesquels une jeune personne se voit dans son miroir ne sont pas du tout les mêmes que ceux où elle mesure les grâces de ses amies. Mais ceci est une loi générale. Et si Mlle Andraux n’y formait point une héroïque exception, du moins ne la subissait-elle que dans la mesure d’une coquetterie modérée, d’ailleurs contenue par une distinction native d’âme et de manières, qu’une honnête éducation soulignait de réserve. Fagueyrat, quittant son fauteuil d’orchestre, fit un détour pour sortir, afin de passer devant elle. Gilberte l’observa, et s’en divertit, flattée. Mais quand il s’arrêta pour lui adresser la parole, elle eut un léger haut-le-corps. --«Pardon, mademoiselle... Je suis indiscret. Mais j’avais cru voir ici madame de Claircœur.» Il clignait, le regard un peu myope, vers le fond de la loge. --«Ma tante vient de sortir. Vous la rencontrerez dans les couloirs», dit Gilberte assez sèchement. --Oh! c’est madame votre tante... Quelle personne extraordinaire! Elle a un talent... une imagination!... Je viens de lire ses _Malheurs d’une arpète_. Justement, c’est de cela que je voulais lui parler.» Gilberte avait devant elle un homme préoccupé, qui, visiblement, ne se doutait pas qu’il s’entretenait avec une jolie personne. Ce n’était pas pour elle qu’il s’attardait là, et, blasé sans doute sur les conquêtes féminines, il traitait en comparse une vibrante petite créature, peu disposée à passer comme quantité négligeable. «Il me parle ainsi qu’à l’ouvreuse», pensa-t-elle, en la déception de sa vanité. Une idée de représailles, une malice audacieuse, lui fut suggérée par les circonstances. Elle dit à l’acteur: --«Excusez-moi, monsieur... Mais je crois qu’on vous surveille de cette loge, là-haut, en face. Vraiment, je ne tiens pas à continuer d’accaparer l’attention des personnes qui s’y trouvent.» Sur ces mots, elle se leva, alla s’asseoir sur une chaise reculée, dans l’ombre, laissant penaud le «beau Fagueyrat». Celui-ci regarda dans la direction indiquée. Sa figure contrariée, abasourdie, s’offrit au rire insolent de Blandine Jasmin et des amies à toilettes tapageuses dont la cabotine était environnée. Ces dames s’agitaient, lorgnaient, «se tordaient» (eussent-elles dit). Et, sans contredit possible, leur mimique railleuse, publiquement accentuée, était, pour une jeune fille, une épreuve blessante, pénible, qu’un galant homme (Olivier de Jalin en province) ne pouvait se permettre de provoquer. Fagueyrat bondit dans le couloir, grimpa l’étage, se précipita vers la loge de sa maîtresse. C’était l’instant où la sonnette de fin d’entracte retentissait, où Claircœur regagnait sa place, navrée par la réponse de Thanor, et se demandant comment elle oserait la communiquer à Gilberte. Dire à sa filleule que le _Gulliver_ n’insérerait qu’un conte portant sa marque, à elle-même, et dire cela devant Théophile,--corvée terrifiante, dont elle se sentait absolument incapable. Le rideau se levait lorsque Fagueyrat parvint à se faire ouvrir la loge de Mlle Jasmin. --«Blandine, sors une minute. J’ai deux mots à te dire. --Tiens! tu t’aperçois que je suis ici. Tu n’as pas encore trouvé le moyen de venir me saluer. En voilà un mufle! --C’est toi qui n’as pas voulu que nous venions ensemble... --Ah! assez, Fagueyrat!» s’écrièrent les autres. «Laissez-nous entendre. Fichez-nous la paix. Allez faire vos scènes ailleurs. --Va donc retrouver ta donzelle... cette petite bégueule en bas... Tu as cru me faire enrager... Fallait choisir mieux que cette moucheronne. --Blandine... je t’expliquerai... tu seras contente... viens...» supplia Fagueyrat, qui, tout à coup, se fit humble. --«Zut!...» Les protestations des voisins empêchèrent la querelle de se prolonger. Fagueyrat s’assit au fond de la loge, sur une chaise restée libre. Comme il souffrait positivement des méchancetés récentes de Mlle Jasmin, dont il était amoureux, avec la violence de son tempérament méridional et l’inquiétude stimulante de son ombrageuse vanité, il ne prit point garde aux avances de gestes et de paroles glissées que s’empressa de lui faire une des amies de Blandine, celle que le hasard et l’étroitesse du lieu rapprochaient de lui. Ce ne fut même pas pour narguer la provocatrice qu’il dit presque tout haut à sa maîtresse, en l’emmenant dehors à la fin de l’acte: --«Si tu crois me punir en t’affichant avec des grues... C’est à toi que tu fais du tort.» Ce mot, laissé derrière lui, comme la flèche du Parthe, fit éclater dans la loge une série d’appréciations, dont la forme, autant que le genre d’esprit, ne lui donnait que trop raison quant à la qualité des relations de Blandine. Il devina le concert d’injures, et cela lui fut égal. Mais il s’indigna contre cette réflexion de Mlle Jasmin: --«Puisque tu m’empêches de faire du théâtre, il faut bien tout de même que je songe à me créer une situation. --Une situation de cocotte. Ah! bien, tu as de jolis instincts! --Il ne s’agit pas de mes instincts», déclara Blandine. «Ne roule pas des yeux comme ça, Marcel. Toute la salle a déjà remarqué que nous n’étions pas ensemble. Tu vas te rendre parfaitement ridicule.» Et elle ajouta, en hésitant au seuil du foyer: --«Regarde un peu tous ces imbéciles qui nous guettent. Nous sommes des bêtes curieuses, ma parole!» Mlle Jasmin ne croyait pas si bien dire. Sa mine de chatte blonde sous son énorme chapeau, sa robe à la grecque, dont un fil de velours noir retenait à peine à ses épaules quelques centimètres de corsage, tandis que la jupe étroite et transparente révélait sa croupe de ponette, le galbe ample et solide de ses cuisses, et la ligne fuyante de ses jambes jusqu’à la cheville assez déliée, auraient suffi pour attirer les regards. A côté d’elle, Fagueyrat, cravaté à la mil huit cent trente, offrait cette physionomie fatale et pleine de suffisance que le public veut rencontrer, hors de scène, chez les acteurs qui savent l’émouvoir. Et Blandine ne se montait pas l’imagination en supposant que sa séparation d’avec son ami, compliquée du fait qu’elle se montrait en compagnie bizarre, escortée par des demi-mondaines à la notoriété un peu spéciale, formait le principal sujet de conversation dans une salle où se pressait ce qu’on est convenu d’appeler l’élite intellectuelle de la France. --«Descendons, partons», proposa Fagueyrat. «Je pense que tu te fiches de savoir comment finit cette stupide pièce. --C’est ce qui te trompe. Je tiens à voir le dernier acte. Je la trouve épatante, moi, cette pièce. Un homme qui «cane» devant les femmes... Ça a beau être la banalité courante, c’est toujours rigolo à observer. --Ma petite Blanblan, ne retourne pas dans ta loge. Il faudra y brûler du sucre quand le joli fumier que tu y as invité sera parti. Viens. --Où ça? --Chez toi, chez nous. --Oh! chez nous... Halte là! Chez moi, ce n’est chez nous que quand je veux bien. Et tu sais à quelle condition ça le sera encore. --Elle ne dépendra pas de moi, ta condition. --Pardon, mon cher. Si tu menaçais ton directeur de t’en aller... Si tu lui mettais le marché à la main... --Je l’ai fait.» Mlle Jasmin eut un tressaillement, essaya d’apercevoir la figure du jeune homme, par-dessous le bord immense de son propre chapeau, renonça à cette entreprise, et demanda d’une voix un peu étouffée: --«Eh bien? --Eh bien, il préférait me voir partir. --Plutôt que de me donner le premier rôle de femme?... --Plutôt que de donner le premier rôle de femme à Blandine Jasmin.» Celle qui portait ce nom à la fois candide et fleuri, s’arrêta, suffoquée. Fagueyrat essaya de l’entraîner en avant. Car ils étaient déjà dans le vestibule. Un pas de plus, dans l’aveuglement de l’émotion, et, avant qu’elle s’en aperçût, elle serait hissée dans un taxi-auto. Ensuite, ce serait bien le diable... Elle interrogea plus faiblement: --«Et l’auteur? --L’auteur... Il rêvait son drame aux Français. Pour lui, le Théâtre-Tragique et sa troupe, c’est un pis-aller écœurant. Il exige des engagements extraordinaires. Pour son grand rôle de femme, il va au moins demander Sarah Bernhardt en représentations.» Mlle Jasmin, muette d’horreur, se laissait précisément hisser dans le taxi-auto. Lorsque son compagnon y fut, lui aussi, monté, elle proféra, du ton dont on énonce une irréfutable vérité: --«Veux-tu que je te dise?... C’est tous des mufles, ces gens-là. --Je n’attendais pas moins de ton jugement», acquiesça Fagueyrat. --«Des mufles et des crétins», poursuivit la petite actrice, avec une emphase paisible. Mais ce fut le dernier effort de la dignité, qu’elle gardait avec l’illusion d’être encore en public. S’avérant de façon certaine qu’elle se trouvait dans une voiture fermée,--jamais elle ne saurait comment Fagueyrat avait pris leur vestiaire,--Blandine éclata en sanglots, puis engloba tous les directeurs de théâtre et tous les auteurs dramatiques sous des qualificatifs auprès desquels les termes de «mufles» et de «crétins» ne parurent plus que de doucereuses aménités. Comme son amant se taisait, elle crut qu’il se moquait sournoisement d’elle, et, se tournant vers lui, elle reprit, pour lui tout seul, la kyrielle de ses adjectifs véhéments: --«Tu me le paieras!» termina-t-elle. «Tu en as un toupet de m’avoir attirée dehors en me disant que je serais contente!...» Fagueyrat, habitué depuis le Conservatoire à recevoir noblement les imprécations de Camille, et à ne pas sourciller sous les fureurs d’Hermione, gardait sans peine bonne contenance. Ce fut avec douceur qu’il riposta: --«Contente... Tu le serais peut-être déjà si tu m’avais laissé parler. --Ah! tu trouves que tu ne m’en as pas assez fait, des bonnes surprises! Tu vas peut-être me raconter que tu as plaqué ton directeur et son sale boui-boui, comme tu aurais dû le faire, puisqu’on m’y refuse un rôle digne de moi. Pas de danger! Tu lui lécherais les bottes à cet auteur, qui va te faire jouer un homme du vrai monde... Si ça ne fait pas pitié! --Pitié pour qui?... pour ce pauvre auteur qui aurait des bottes bien mal cirées. Rassure-toi. Si invraisemblable que cela te paraisse, j’ai rendu le rôle. --Tu as?... --J’ai rendu le rôle. J’ai quitté le Théâtre-Tragique. Ne t’ai-je pas dit, au début de cette agréable conversation, que j’avais mis le marché à la main à mon directeur? --Oui, enfin... c’était une façon de parler. --Faut croire que non. --Tu ne l’as pas quitté à cause de moi? Tu as eu d’autres grabuges? --Pas l’ombre. --Marcel!...» Mlle Jasmin était abasourdie. Mais abasourdie à un point qu’elle ne trouvait rien à dire... Et même rien à faire. Ce qui fut pénible à Fagueyrat, comme il le lui fit observer: --«Eh bien, quoi, Blandine?... Tu ne me sautes pas au cou?...» Soupçonneuse encore, vaguement inquiète, elle demanda: --«Tu as un autre engagement? --Mais non, ma gosse. --Eh bien, nous voilà dans de beaux draps!» grogna-t-elle. «T’as fait de la belle ouvrage! Et tu exiges que je vive en petite bourgeoise, que je rompe avec les gens qui ne demandent qu’à m’être agréables? Je me privais déjà de tout pour t’être fidèle. Mais, maintenant, si nous ne gagnons plus rien, ni l’un ni l’autre... --C’est tout ton remerciement?» dit Fagueyrat. --«Ah! aussi», s’exclama-t-elle, près de se remettre en colère, «je ne t’en demandais pas tant! Fallait seulement les menacer... Ils auraient peut-être cédé.» L’acteur éclata de rire. --«Est-elle gosse, tout de même, cette Blandine! Mais, voyons, s’ils avaient dû céder devant la menace, ils céderaient bien plus devant le fait. Et tu vois qu’il n’en est rien. --Sûr... Mais tu te serais laissé fléchir... Tu aurais gardé la porte ouverte pour rentrer. --Écoute, Blandine, tu ne mérites pas que je te dévoile mes projets, mes espérances. Tu es une petite femme abominable. Si je n’avais pas pour toi les pires faiblesses, j’ouvrirais la portière de ce sapin, je fuirais le jeune monstre que tu es, et tu ne me reverrais de ta vie.» En disant cela, il saisissait à deux bras le buste gracieux du jeune monstre, bousculait l’immense chapeau, et se mettait à embrasser Blandine avec une fougue, une gaieté, qui persuada celle-ci, moins de la passion de son Marcel, que de la sécurité immédiate de leur carrière. --«Oh! mon chéri, raconte vite... Est-ce que tu vas prendre un théâtre, comme je te l’ai cent fois conseillé?... --Tes conseils, naïve enfant, ne valaient rien sans de la bonne galette. --Et tu en as trouvé, de la bonne galette? --Ça se pourrait. J’ai une combinaison que j’ose appeler mirifique, pharamineuse et épastrouillante. --Aboule ta combinaison. --Dans un endroit plus secret», chuchota Fagueyrat contre la joue de sa maîtresse. «Ce taxi-auto est muni d’un cornet acoustique. Je parlerais à l’oreille de tout Paris. D’ailleurs, nous arrivons. Ton «chez toi» sera-t-il ce soir notre «chez nous»? --Grand singe, il faut toujours qu’on en fasse à ta tête», dit Mlle Jasmin, en sautant de la voiture. Tandis que cette réconciliation avait lieu, la répétition générale s’achevait au Gymnase. Gilberte, rencognée contre la cloison de la baignoire, ne se penchait plus en avant pour laisser apprécier ses lignes souples dans une robe blanche et l’originalité de son visage entre deux grosses coquilles de tresses brunes. Elle battait des paupières, pour retenir deux larmes. La seule crainte que son nez ne rougît l’empêchait d’en verser d’autres. Sa marraine, désintéressée maintenant du spectacle, coulait de temps à autre un regard furtif vers l’angle obscur où l’enfant s’enfonçait. --«Voyons, mignonne... Ils n’ont pas refusé, je t’assure. Ils préfèrent un conte, pour commencer, une petite chose d’imagination...» Elle parlait tout bas. Et ce fut tout bas aussi--mais sur quel ton! où vibrait toute l’amertume passionnée de l’orgueilleuse jeunesse--que Gilberte répliqua: --«De l’imagination... Justement!... Je ne leur en donnerai pas. C’est de la denrée pour concierges! Nous tous, la nouvelle école... ceux de demain... nous la répudions, l’imagination.» L’auteur des _Malheurs d’une arpète_ et du _Secret du guillotiné_ soupira. Comment eût-elle osé dire à sa filleule que le _Gulliver_ accepterait, à petite dose, du «Gilles de Claircœur», même sous un nom inconnu--parce qu’enfin ça divertirait au moins certains lecteurs--tandis que du «Gilberte Andraux», on n’avait même pas la curiosité de savoir ce que ça pouvait bien être? D’ailleurs, la feuilletoniste ne songea pas à se blesser. En face de cette jeune assurance, elle, qui ne s’en était jamais fait accroire, doutait de soi davantage, sentait le besoin de s’excuser. Ne lui avait-il pas fallu gagner son pain et le pain de quelque autre? Mais elle savait bien ne faire que du métier. Jamais elle n’avait prétendu, par ses récits sans façons, conquérir une place dans le royaume des lettres. Lorsque le rideau tomba, les trois spectateurs de la baignoire ne joignirent pas leurs applaudissements à ceux du public. Ni Gilberte ni sa marraine ne savaient seulement de quelle façon la pièce avait fini. Toutes deux appartenaient à leur déception. Quant à Théophile, préoccupé de sortir promptement pour trouver un fiacre, il se hâtait de passer à ces dames leurs manteaux, qu’il présentait à l’envers, jugeant la doublure plus habillée, et dont il ne parvenait pas à trouver les manches. Ce fut une retraite plutôt maussade. Mais, dès le milieu du couloir, un changement se produisit. Le directeur du _Gulliver_, empressé, le chapeau à la main, son glabre et froid visage presque éclairé d’un sourire,--un sourire d’ailleurs sans joie, comme toute cette physionomie irrémédiablement taciturne,--se précipitait. Lui, dont les gestes semblaient las d’ordinaire, bouscula des gens pour ne pas manquer la rencontre. --«Madame de Claircœur... J’ai tenu à vous revoir, à m’assurer que monsieur Thanor s’est entendu avec vous.» Monbardon ne regardait pas Gilberte, semblait ne pas la voir. --«Mais», fit la romancière, surprise, «entendu?... oui, pour un conte. --Un conte, soit. Mais, d’abord, nous allons faire passer les chroniques. Il a dû vous le dire. Elles sont tout à fait bien, ces chroniques, de votre parente... comment, déjà?... Votre sœur?... --Ma nièce, monsieur Monbardon, ma nièce. Tenez, justement, la voilà. Tu entends, Gilberte? monsieur Monbardon prend tes chroniques.» Si elle entendait!... Ses yeux s’illuminaient,--deux étoiles sombres, dans la figure devenue toute rose, sous l’écharpe jetée autour de sa tête, et dont la mousseline de soie retombait en amusante capuche. Qu’elle était jolie en ce moment, dans l’effervescence brusque de son bonheur, avec cet enroulement clair sur ses cheveux lustrés,--ses cheveux aux reflets mordorés de marron sauvage! --«Ah! c’est mademoiselle?...» fit le directeur du _Gulliver_, dont la figure triste voulut exprimer la surprise. «Mais elle est toute jeune, votre nièce, madame de Claircœur? --Non, je suis vieille, j’ai déjà vingt ans», soupira Gilberte, avec la bonne foi de son âge, qui considère comme un déclin la troisième dizaine d’années de la vie. --«Alors», sourit Monbardon, «patientez un peu. Vous vous trouverez très jeune, dans encore vingt ans. Et, d’ailleurs, vous le serez, j’en suis sûr», ajouta-t-il galamment. Elle rougit, sous le regard insistant et froid. Il reprit: --«Vous voulez donc devenir une femme de lettres, mademoiselle?...» La physionomie animée de la jeune fille répondait joyeusement, lorsque le directeur termina sa phrase: --«... Comme votre tante? Vous avez de qui tenir.» Il n’eut pas le temps de voir se pincer légèrement les traits de Mlle Andraux. Quelqu’un s’interposa: --«Oui, c’est un don de famille. Nous avons la folie d’écrire, même quand nous ne publions pas. Le père, monsieur le directeur... Je suis le père de cette jeune personne... Théophile Andraux. Vous me donnez une raison de plus d’en être fier.» Monbardon tourna vers le sous-chef un visage dont l’indifférence dédaigneuse, l’ironie voilée, l’ennui morne, recomposaient la plus habituelle expression. Il ne répondit rien, et revint à Gilberte,--mais brièvement: --«Alors, mademoiselle, j’aurai l’honneur de causer avec vous. Au _Gulliver_, n’est-ce pas? un de ces jours, de six à sept. Nous arrangerons un petit projet de collaboration.» --«Marraine, marraine!...» disait la jeune fille, dans le fiacre qui les ramenait boulevard Raspail. «Tu vois, je ne me trompais pas... Je sentais bien qu’il y a en moi mieux que l’étoffe d’une employée d’administration. Ma carrière se décide... Je vais collaborer au _Gulliver_... Un des premiers journaux de Paris!... Ah! marraine, que je suis heureuse!... que je suis heureuse!...» IV --«Madame est chez elle?» La femme de chambre de Claircœur, personne peu stylée, n’avait jamais pu comprendre qu’à pareille question un «non» décisif n’est jamais blessant pour le visiteur. Même si ce visiteur astucieux lui tend le piège classique: «La concierge me l’a dit.» Il se heurte à une consigne générale, voilà tout. Tandis que si la camériste hésite, et finit par «aller voir», le gêneur n’a plus de doutes: on le met personnellement à la porte. En dépit de tous les mots d’ordre, écoutés d’ailleurs d’une oreille volontairement sourde ou rebelle, Céline se trouva dans l’impuissance de mentir assez vite à un jeune homme de si grand air. Une tête comme on n’en voit que dans les tableaux-réclames de photographes,--cheveux bouffants sous le haut-de-forme à huit reflets, visage régulier, lisse, retouché, épilé, sans une seule de ces légères disgrâces d’épiderme contre lesquelles se mobilisent tant de pâtes et d’anti-bolbos. Une haute cravate de satin noir, dont le nœud devait détenir un record. (Refaire ce nœud-là, impossible!) Un pardessus à pèlerine, comme n’en portaient, dans l’esprit de la femme de chambre, que les princes en exil. Entre les revers, un gilet si doucement velouté qu’elle eût souhaité d’y promener le bout des doigts. Avec cela, des yeux qui lui coulaient dans les moelles un quelque chose qu’elle essaya vainement ensuite de définir à la cuisinière. Et des bottines vernies, à la fois si miroitantes et si longues, qu’on craignait de céder à leur fascination et de marcher dessus. --«Oui, n’est-ce pas? Madame est chez elle. Alors, voulez-vous m’annoncer?» Autoritaire, il avançait dans la galerie, entre les meubles ripolinés blancs. De sa canne--une canne extraordinaire, jonc énorme surmonté d’un masque tragique sous lequel on entrevoyait une tête de mort (vieil ivoire japonais)--il désignait, par une intuition qui stupéfia Céline, la portière effroyablement jaune et rouge--remords éternel du pillage de Pékin, quoique fabriquée à Clichy--dont se voilait l’entrée du salon. Incapable de résistance, et même de présence d’esprit, Céline souleva cette portière, introduisit le merveilleux inconnu, prit sa carte, et, sans la poser sur le petit plateau en métal argenté,--une occasion!... on trouve tant de choses élégantes pour presque rien dans les catalogues d’étrennes,--elle s’élança vers le cabinet de travail. La romancière y piochait une fin de chapitre. Les pieds sur un tabouret-chaufferette, son grand corps frileux drapé dans une robe d’intérieur en «zénana» capucine avec empiècement de fausse guipure, la figure marbrée de rouge du côté du feu de gaz suppléant à l’insuffisance du chauffage central, les doigts copieusement maculés d’encre, elle jetait sur le papier une phrase dont l’émotion lui mouillait les yeux de larmes: «Je vous pardonne, Godefroy. Cela vous importe peu maintenant. Mais, à l’heure de la mort, vous joindrez les mains, vous murmurerez: «Elle m’a pardonné. L’enfer et ses tourments me paraîtront supportables.» Au coup frappé à la porte, elle cria machinalement: --«Entrez!» puis tourna vers Céline son bon grand visage mi-partie enflammé à droite, pâle d’effort et de fatigue à gauche, et dont un œil semblait maquillé, parce qu’en l’essuyant précipitamment d’un doigt peu net elle venait de le cerner d’une ombre noirâtre. --«Un monsieur?... Mais, ma petite, je ne reçois personne. --Madame... c’est la concierge. Elle a juré que Madame y était. --Mais, vous, Céline, voyons!... --Madame, ce monsieur est entré tout droit. Il est dans le salon. --Eh bien, par exemple!... Et puis, quoi!... Il n’y a qu’à le renvoyer...» Elle jetait un coup d’œil vers la glace, constatait l’écroulement de ses lourds cheveux, sa face meurtrie de manouvrière à la besogne. --«Je ne peux pas recevoir comme ça.» Seulement alors, elle eut l’idée de regarder la carte: MARCEL FAGUEYRAT Artiste dramatique. Ce fut un éblouissement. Une vision palpita. Le théâtre... Sa pièce jouée... Le rêve... N’y a-t-il pas, dans toute existence, un rêve qui fait de la réalité une attente? Le but, ce n’est jamais le point où l’on est, l’heure que l’on vit. Quelque satisfaction que le jour vous apporte, on y compare cette suite plus désirable que demain en fera jaillir. Un bonheur n’est grand que par la quantité d’espoir qu’il renferme. Les succès de Claircœur, fruits savoureux, contenaient cette amande, sur quoi elle se brisait les dents: «Mettre cela au théâtre!...» Elle sourit à la carte de l’acteur, et dit: --«Céline, priez ce monsieur d’attendre cinq minutes. Je le rejoins tout de suite.» Dans son cabinet de toilette, où elle se précipita, la romancière rajusta son chignon, ramena sur son front, où s’allongeait une fine portée de rides,--qui donc y inscrirait un allegro de baisers?... c’était fini, cela,--quelques courtes mèches frisottantes. Elle couvrit de poudre de riz la joue ardente, et pinça vigoureusement la joue pâle. Elle ponça ses doigts tachés d’encre. Mais cette robe d’intérieur? C’est bien popote, bien bourgeoise du Marais, le zénana. Enfin... avec un nœud de tulle autour du cou... Et la voilà se dirigeant vers le salon. Loin de sa pensée l’intention de paraître jeune et jolie aux yeux d’un homme de qui l’on racontait d’incroyables bonnes fortunes. Mais quoi! C’est l’instinct de son sexe. De tout être qui tient un peu de son destin entre les mains, une femme se dit avant tout: «Comment me trouvera-t-il?» Une obscure conscience, forte de tous les siècles traversés par sa race, la fait songer d’abord à l’effet de son apparence. Elle court à son miroir, dès que l’imprévu la surprend,--comme un soldat saute sur ses armes à la moindre alerte. L’âge n’y fait rien. Et l’amour même ne lui inspire pas cette sauvage défensive. Car elle peut avoir dans un amour profond la confiance qu’elle n’a pas dans l’impitoyable sévérité de la vie et des hommes. Au salon, Fagueyrat, amusé, inspectait le décor. Il y avait là des meubles tout neufs, d’une dorure féroce. Et de vieux invalides, aux formes bizarres, de ces monuments de famille qu’on a vus en bonne place et entourés d’égards, lorsqu’on était bambin, et que, plus tard, on continue à regarder avec les yeux admiratifs de l’enfance. On se croirait sacrilège de les faire emporter par le bric-à-brac. Et c’est ainsi que trônait chez Claircœur une étagère torsadée et défendue par des griffons, en faux bois de fer, un fauteuil voltaire dont le velours usé alternait avec des bandes de tapisserie à emblèmes, une panoplie, portant un képi, une giberne et un coupe-choux de garde national, avec un morceau de pain du siège de Paris sous une lentille de verre grossissante. Sur les murs, entre des chromos, tapageusement encadrés, s’étalaient des portraits photographiques grandeur nature, dans des entourages en palissandre, à filets de bois de rose. Quand la romancière entra, son visiteur, l’œil sur la lentille de verre, contemplait le petit amas de boue séchée, traversé d’échardes, de pailles, de débris innommables, grossis par la loupe, échantillon de l’aliment essentiel qu’en janvier 1871 les Parisiens digéraient sans appendicite. --«C’est ma mère qui avait gardé cela. Et, au-dessus, il y a le képi avec lequel mon père montait la garde sur les remparts, la nuit, par quinze et vingt degrés de froid.» Fagueyrat ne sourit pas. Il n’en eut même nulle envie. C’était, sous ses airs tranchants, un bon garçon à l’émotion facile. L’image de sa maman, couturière à Moissac, et de son papa, employé aux pompes funèbres de la même ville, lui apparut, et l’attendrit. --«Madame», dit-il, «ce m’est d’un bon augure que je me sois arrêté instinctivement devant les souvenirs de vos parents. Je songe aux miens, dans leur antique château de Gascogne. Je me les représente assis devant la cheminée monumentale où sont sculptées les armes de nos ancêtres...» (Sa voix eut un trémolo sincère. Il les voyait. Et le son des mots: «nos ancêtres», amollit son intonation, naturellement sombre, prenante et chaude.) Claircœur lui tendit la main. Leurs doigts s’étreignirent avec une cordialité vive, une entente spontanée, comme si le noble Fagueyrat père, délaissant les pompes funèbres, et le vaillant Claireux, se fussent mutuellement sauvé la vie sur des champs de carnage, pendant que leur épouses parfilaient ensemble de la charpie, au coin de la cheminée séculaire. --«Asseyez-vous», proposa la maîtresse de la maison. Fagueyrat prit le siège désigné, sans s’apercevoir qu’on lui faisait les honneurs du voltaire à bandes de tapisserie. Aussi eut-il le sentiment de s’enfoncer dans une trappe, lorsque cédèrent les ressorts exténués. Il revint au niveau du monde vivant en se rehaussant par les coudes, solidement appuyés aux deux bras du meuble. Mais il ressentit bientôt la fatigue occasionnée par cet exercice de trapèze. Dès lors, préoccupé de prendre de temps à autre quelque repos, en se laissant glisser aux voltairiennes profondeurs, il tâchait de faire coïncider cette défaillance avec des chutes de phrases ou les interruptions de la causerie, pour ne pas couper ses effets. Ce fut extrêmement difficile. --«Madame», commença-t-il avec entrain (c’était le début. Il planait dans l’espace), «j’ai lu vos _Malheurs d’une arpète_... Vous aviez raison. C’est un effet scénique sûr. La pièce est toute faite dans le roman. Que dis-je!... Mais il y a deux pièces... Il y a dix pièces! C’est inouï comme l’invention et l’intérêt se soutiennent! --Le rôle d’Adhémar?...» balbutia Claircœur, qui contenait l’explosion de sa joie. --«Le rôle d’Adhémar? Ce sera le plus beau que j’aie rencontré dans ma carrière. --Mon Dieu!... Alors vous le jouerez?... Vous le jouerez, monsieur Fagueyrat!... --Je le jouerai. Seulement, si ça ne vous fait rien, nous changerons le nom d’Adhémar.» Elle le vit se tasser, comme sous un accablement. Les ressorts gémirent. Une anxiété vague saisit Claircœur. --«Oh! tout ce que vous voudrez, cher monsieur. Vous pensez... changer un nom!» (Il se redressait, la figure rassérénée.) «Vous ne trouvez pas que c’est dommage?... Adhémar... cela sonne... cela vous a un je ne sais quoi de chevaleresque. Adhémar... Cela vous irait si bien! --C’est vieux jeu. Maintenant on s’appelle Pierre ou Paul. Le héros de Fachoda fut baptisé Jean-Baptiste, et le général Boulanger portait le prénom d’Ernest. Songez que les souverains se nomment Nicolas, Alphonse, Gustave, George, Guillaume. Nous devons être modernes, cher maître. Adhémar n’est pas moderne.» Quand il prononça «cher maître», son interlocutrice eut un haut-le-corps. Mais elle se remit vite, ne voulant pas paraître inaccoutumée à ce titre. «Cher maître»... Évidemment, on ne pouvait lui dire: «chère maîtresse». Jamais elle n’avait réfléchi à cette bizarrerie de langage. Personne n’avait encore songé à lui donner du «cher maître». Elle éprouva une gratitude envers l’acteur, et dirigea doucement vers lui ses larges yeux, aux iris blonds, que toutes sortes de sentiments joyeux, exaltants et délicats, emplissaient d’une suavité imprévue. Il se dit que c’était une brave créature, cette Gilles de Claircœur, qu’on s’entendrait mieux avec elle qu’avec ces rossards de petits auteurs, qui se croyaient Shakespeare quand ils avaient pondu leur premier lever de rideau, et qui, les nerfs toujours à vif, étaient plus femmes que des femmes. Fagueyrat se sentait content de penser que, tout en faisant ses propres affaires, il apportait une fortune à un assez chic type de bonne dame de lettres. Il lui rendit son regard et son sourire, fraternellement, des abîmes du vieux fauteuil, où il s’était laissé glisser dans un abandon de béatitude. Malheureusement, les regards de Fagueyrat («_Dieu! quelle étrange ardeur ses yeux laissent en moi!_») n’oubliaient jamais, pas plus que lui-même, les expressions des grands rôles. Ce n’étaient pas des regards quelconques, animés des dispositions de l’instant. C’étaient ceux qu’Hippolyte détourne de Phèdre, ceux que Rodrigue adresse à Chimène, ceux dont Hamlet illusionne Ophélie, dès qu’il s’y coulait seulement un peu d’amabilité. Une inconsciente fatuité s’en mêlait. Même en dehors de toute idée de conquête, Fagueyrat estimait impossible qu’une femme échappât tout à fait à sa séduction. Comme il voulait obtenir de celle-ci des décisions plus essentielles pour lui que l’amour, et desquelles dépendait son amour même, il déploya une éloquence grave, de paroles, d’attitudes, avec ses jeux de physionomie les plus persuasifs. Il fut charmant, d’un charme où le naturel l’emportait sur le cabotinage, ce qui donnait un Fagueyrat supérieur au Fagueyrat de ses meilleures créations. Dans ce salon, où sa voix ne modulait que des notes voilées et profondes, il eut l’avantage de ce don si rare, et qu’il possédait parfaitement lorsqu’il ne se forçait pas à des clameurs tragiques: un accent qui, par l’oreille, va jusqu’à l’âme comme une caresse. Jamais Gilles de Claircœur n’avait été à pareille fête. Une douceur l’envahissait, dont elle ne se méfiait pas. Tout s’illuminait en elle à la pensée que cette causerie n’était qu’un commencement. Le commencement d’une chose merveilleuse: un travail commun, des intérêts communs, avec ce brillant Fagueyrat, la coqueluche de tant de femmes, un des acteurs les plus en vue de Paris. Tout bas, elle exagérait les satisfactions de sa fierté pour ne pas s’avouer que, déjà, une effervescence plus douce montait des sources assoupies où dormaient ses tendresses et ses rêves. Elle avait cru répandre toute sa sentimentalité dans ses romans. Est-ce que les flots ardents où elle avait épanché jusqu’à les croire taries les velléités romanesques de sa nature, allaient lui remonter au cœur, et bouleverser de leur tumulte son renoncement paisible?... Allons donc!... La crainte ne l’en effleura même pas. D’ailleurs, dans quelle sécurité la plaçait, vis-à-vis d’un tel partenaire, son âge, et ce qu’elle ne désignait pas en elle-même, ce qui n’a de nom dans aucune langue féminine en parlant de soi, sa laideur. «Suis-je si mal que cela?... Je n’ai jamais pris la peine de soigner ma figure. Mon âge?... Fagueyrat a dépassé trente ans, et je n’en ai pas quarante.» Elle éclata de rire tout haut. --«Pardon?...» demanda son visiteur, étonné. La voyant distraite, il reprenait haleine, après avoir énuméré les scènes capitales des _Malheurs d’une arpète_, et, plongé au plus profond du fauteuil, il oscillait, d’un mouvement berceur, sur les sangles détendues. --«Excusez-moi. Je ne ris pas de ce que vous disiez», s’écria la romancière, avec une gaieté, une animation, dont elle sembla rajeunie. «Non, je me moque de moi-même. Une idée absurde, qui me passait par la tête. Ça ne vous arrive pas, monsieur Fagueyrat, aux moments les plus sérieux. --Ça m’arrive en scène, madame, dans les minutes les plus pathétiques. C’est effrayant. --Mon Dieu... pourvu que vous ne soyez jamais pris de fou rire en jouant mon Adhémar... non... enfin... pas Adhémar. Mais son nom m’est bien égal. Quand je pense que vous allez le jouer!... Je ne peux pas le croire! Je suis si contente!» On le voyait, qu’elle était contente. Elle rayonnait. Ce n’était plus la bonne dame en zénana capucine, avec une joue trop rouge et l’autre trop blême. Une égale flamme rose éclairait son teint, mettait un reflet dans les prunelles blondes de ses grands yeux pleins de joie, rendait presque seyante la nuance de la robe, sur laquelle d’ailleurs l’écharpe de tulle, saisie et jetée d’abord à la diable, se drapait maintenant avec légèreté, avec grâce, par on ne sait quel geste instinctivement coquet de ces doigts féminins que n’avaient pu raidir tant d’années de labeur, tant de milliers de lignes écrites. --«Mais, après tout, monsieur Fagueyrat, la pièce n’est pas faite. --C’est ce qui vous trompe, mon cher auteur. La pièce est faite. Vous allez voir. N’avez-vous pas un scénario? --Oui... très complet, très détaillé. J’avais pensé le donner à l’Ambigu. Mais, j’hésitais encore. L’Ambigu... Il y faut du gros mélo... Je voudrais, tout en laissant l’élément dramatique, me rapprocher de la comédie de mœurs.» Que l’auteur à qui l’on a retourné son manuscrit sans explication, lui jette la première pierre. Fagueyrat ne fut pas dupe. Il savait que de la copie dans le tiroir d’un écrivain, c’est du stock en souffrance. Il n’y a pas preneur. Autrement les feuillets auraient des ailes. Pas encore partis, ou piteusement revenus, c’est la même disgrâce. Il dit à Claircœur: --«Le scénario... Mais je ne demande pas autre chose. Je vois tellement mon rôle!... Je le vivrai, je le créerai à mesure, avec vous, devant vous. Imaginez, madame!... c’est un rêve que je réalise. Quand je sens profondément un rôle, je brûle, par instants, de substituer aux phrases d’auteurs, trop composées, trop figées, les cris plus vivants, tout imprégnés de ma joie ou de ma douleur, que l’ardente réalisation d’un caractère me fait jaillir de l’âme.» Il dit bien cela. Il le croyait. Beaucoup d’acteurs le croient. Et tous, en une minute d’emballement, sont capables de trouver le mot d’une situation, de collaborer, dans une petite mesure, à l’œuvre qu’ils interprètent. Mais rarement par la simplicité. La recherche de l’effet personnel les incite à l’emphase. --«Ah!» s’écria la feuilletoniste, «mais ce sera admirable. Avec le sens du théâtre, que vous possédez si bien, et qui me manque...» Fagueyrat protesta. --«Vous avez, madame, des scènes qu’il suffira de découper, telles quelles, dans le roman. --Mais», suggéra-t-elle, «le principal rôle féminin, l’arpète, ma petite «Lulu-tire-l’aiguille»... --Oh! pour elle, madame, nous avons une interprète extraordinaire. --Qui donc?...» Fagueyrat fit un geste indiquant le mystère. Mais, comme, par ce geste même, l’appui de l’accoudoir lui manqua, il eut l’air, tandis qu’il s’engloutissait, d’un noyé agitant un bras convulsif. Énervé, il se dressa en pied, quitta définitivement le voltaire et ses tapisseries emblématiques. S’approchant de Claircœur, il chuchota, un doigt sur les lèvres: --«Pour votre délicieuse «Lulu-tire-l’aiguille», vous aurez une surprise. Permettez-moi de ne pas vous dire encore le nom de l’artiste à qui je songe. On lui propose des engagements de tous côtés. Ce serait trop beau d’avoir cette petite-là! Nous devons manœuvrer habilement. Laissez-moi faire. Je compte un peu sur son amitié pour moi, sur l’influence que j’ai sur elle. --C’est une débutante? Un premier prix du Conservatoire?... --Mieux que cela... Une nature!... Fine, jolie à croquer, très jeune... Il faut une très jeune personne pour votre arpète... la fraîcheur d’une gamine de quinze ans... Rien d’artificiel... Et du naturel, de la spontanéité... C’est l’idéal, n’est-ce pas? On ne peut pas faire jouer ça par une actrice marquée, aux effets connus, quand elle aurait tout le talent du monde. --«Et vous pensez que nous aurons cette perle?» Fagueyrat hocha la tête. --«J’y ferai de mon mieux. --Appartient-elle déjà au Théâtre-Tragique?» L’acteur, qui marchait maintenant de long en large, s’arrêta, eut un sursaut, tourna la tête vers la questionneuse, paupières écarquillées, bouche entr’ouverte. La mimique de la stupeur, telle que l’enseigne dans son cours tout sociétaire à part entière. Claircœur se répéta ce qu’elle venait de proférer, s’assurant que le son en tintait encore dans ses oreilles, et qu’elle n’avait pas, par distraction, demandé si l’actrice exécutait la danse du ventre ou avalait des scorpions vivants. Elle vit Fagueyrat revenir de son côté, se planter à un pas, les bras croisés. Et telle fut sa soudaine inquiétude, qu’elle éprouva un notable soulagement lorsque, enfin, elle lui entendit émettre cette simple phrase: --«Vous croyiez donc être jouée au Théâtre-Tragique? --Sans doute. --Mon cher auteur!... Le Théâtre-Tragique n’est pas digne de vous. Ce n’est pas sur une scène aussi démodée, aussi empêtrée de vieilles routines, qu’on peut mettre en valeur le drame admirable, poignant de modernisme, que vous allez tirer des _Malheurs d’une arpète_. --Alors?... --D’ailleurs», poursuivit-il, «ne lisez-vous pas les journaux? Vivez-vous tellement à l’écart de l’existence sociale? Comment!... Vous êtes la seule à ignorer que j’ai lâché le Théâtre-Tragique! C’est curieux. Mais oui, mon cher auteur, je l’ai lâché. J’ai cédé à l’opinion, aux prières instantes des critiques, du public. C’étaient, tous les jours, des lettres, des articles. Que ne disait-on pas?... «La place d’un artiste comme M. Fagueyrat n’est pas dans un théâtre de second plan. Avec ses dons si personnels...» (Je cite, madame, je cite...) «avec ses dons si personnels, son art de la mise en scène, l’originalité de son goût, M. Fagueyrat nous doit un cadre nouveau, une troupe inspirée par lui, des pièces correspondant à une formule neuve. M. Fagueyrat se doit, et nous doit, un Théâtre Fagueyrat.» Est-il possible, cher auteur et maître, que vous n’ayez pas cent fois rencontré dans les journaux des tirades de ce genre!... --Que voulez-vous? Je ne lis guère les journaux, ou je les lis mal. Je parcours surtout les faits divers et les tribunaux... pour des sujets de romans. Mais je regrette... J’aurais applaudi des deux mains. On avait bien raison! Le Théâtre-Tragique, entre nous, c’est un Ambigu de second ordre. --Parbleu! --Alors, où êtes-vous?...» Elle chercha. Devant l’expression énigmatique et dédaigneuse de l’acteur, elle n’osait aucune supposition. Mais, comme il ne bougeait plus, elle risqua: «aux Français?» Il haussa les épaules. --«L’enlizement dans la tradition! L’enterrement de première classe!... Il y en a, madame, qui peuvent marcher dans les chemins battus. Pas moi. Ces chemins fussent-ils ceux de la fortune et des honneurs. --Ah! je vous comprends», murmura Claircœur. Elle l’eût compris de même s’il eût avancé tout autre chose. Il disait si bien, avec tant d’âme! Il l’appelait «son auteur». Un lien existait entre eux. Et, parler théâtre à une femme de lettres qu’affole l’espoir d’être jouée, c’est assurer, jusqu’aux pires extravagances, la bonne volonté de deux oreilles les plus crédules, les plus extasiées du monde. --«Ne vous ai-je pas dit qu’on m’impose de fonder un Théâtre Fagueyrat? --Vous, directeur?... Mais vous joueriez? --Bien entendu. Comme tous les artistes qui prennent un théâtre.» Du coup, la romancière ne trouva plus de mots pour approuver, pour exhaler son enthousiasme. Elle exulta quand elle découvrit que, décidé à créer une nouvelle scène, l’acteur n’avait rien trouvé de mieux, pour inaugurer sa direction, que de venir lui demander un drame tiré des _Malheurs d’une arpète_. --«C’est la haute portée morale et sociale de l’œuvre qui m’a séduit», déclara-t-il. «Vous développez les misères de l’ouvrière qui veut rester pure, les dangers de l’apprentissage. On frémit devant les tentations, les séductions, qui assaillent la pauvre petite «Lulu-tire-l’aiguille». Quel cœur vous avez mis là dedans, chère madame! Une femme seule pouvait écrire ces pages! --J’y ai mis le meilleur de moi-même. Oh! avoir assez de talent pour faire un peu de bien!...» soupira Claircœur. «Ma pauvre petite Lulu-tire-l’aiguille!... Je n’ose pas vous avouer, monsieur... mais j’ai pleuré plus d’une fois en écrivant son histoire.» Les larmes lui jaillirent des yeux, roulèrent sur ses longues joues, avant qu’elle pût sortir un mouchoir de la poche dissimulée sous les plis du zénana capucine. Fagueyrat s’approcha, lui tendit la main. Lui aussi, avait les paupières humides. Et de quelle sincérité d’émotion! --«Permettez-moi de vous le dire, Gilles de Claircœur. Vous m’inspirez une sympathie et une admiration profondes. Je suis fier de collaborer avec vous. --Moi aussi, mon cher interprète, mon cher ami, je suis contente, je suis fière.» Ils se serrèrent les mains. Sur le «plateau», ils se fussent embrassés. Mais la griserie des coulisses commençait à peine de tourner la tête à la sage et--jusque-là--tranquille romancière. L’effusion fut chaleureuse, mais resta telle que le vieux voltaire aux bandes de tapisserie et les dragons soutenant les torsades en bois de fer de la vitrine, n’en pussent prendre le moindre ombrage. Claircœur, alors, s’enquit du théâtre que comptait prendre Fagueyrat. Mais il n’y en avait qu’un de possible! Élégant, central, une salle récemment remise à neuf, ni trop vaste, ni mesquine,--libre, d’ailleurs... libre, justement, par une chance inouïe--les Fantaisies-Louvois, place Louvois, un théâtre dont le public avait un peu oublié le chemin. Mais on le lui rappellerait. --«Oh! je n’aurais pas espéré si bien... Le Louvois!» dit Claircœur, usant de l’abréviation courante. «Vous l’achetez? --Non, je le loue. Vous savez que l’immeuble appartient à une Société. Or, un des membres influents du conseil d’administration de cette Société est un ami de collège à moi, le marquis de Sépol. C’est lui qui me réserve une priorité de faveur pour signer le bail. Je dois rendre réponse avant demain. --Comment! Vous n’avez pas déjà dit oui?... Mon Dieu! Si on vous soufflait la location! --J’ai la parole du marquis, jusqu’à demain. --Qu’attendez-vous? --J’attendais, cher maître, la certitude de débuter avec _Les Malheurs d’une arpète_. --Oh!...» Claircœur eut seulement cette exclamation profonde. Et elle regarda Fagueyrat, avec des yeux qui devinrent beaux à cette minute, et qu’il jugea tels. Enthousiasmé lui-même de la réussite, désormais certaine, de ses complexes projets, il s’écria, avec la chaleur de la jeunesse et de la sincérité: --«Madame, nous livrerons la bataille ensemble. Aussi vrai que j’existe, j’en ferai pour vous une belle victoire!» Presque aussitôt, une expression changée, où reparaissait l’artifice de certains rôles, éteignit la flamme sur ses traits. Il ajouta: --«Il y a encore une petite formalité... oh! si peu de chose... --Notre traité?» suggéra Claircœur. --«Non. Notre traité... Qu’en avons-nous besoin? Vos droits sont garantis. Dix pour cent de la recette brute. Je voulais dire... pour le bail du Louvois... --Quoi donc? --On me demande--simple formalité, je vous répète--une signature de garantie. --De garantie?...» répéta la femme de lettres, ignorante des affaires comme un enfant au berceau. --«Oui. Vous comprenez... Un loyer de deux cents francs par soir--six mille francs par mois, ce n’est rien, pour nous.» (Il disait «nous» afin de marquer l’intérêt qu’elle y avait, et comme si jamais sa pièce n’eût dû quitter l’affiche.) «Ce sont des conditions exceptionnelles, que j’ai obtenues par Sépol. Deux cents francs sur des recettes qui, en mettant les choses au pire, en supposant la salle à moitié louée, seront de trois mille francs.» Rapide, et comme étrangère à sa pensée, une voix en Claircœur supputa: «Le dixième de trois mille = trois cents francs par soir, au bas mot, pour l’auteur.» Fagueyrat continuait son explication. N’ayant pas eu le temps de rassembler des fonds... (Il en trouverait. Personne ne trouve des fonds plus aisément qu’un directeur de théâtre. Tant de gens paieraient pour se faire jouer. Ceci négligemment)... il ne pouvait donner comme garantie des recettes qui n’existaient pas encore. On demandait une signature, une avance... des enfantillages. Avec Sépol, parbleu! Sépol, le marquis de Sépol, vous savez bien?... En voilà un qui lui aurait rendu service. Mais, membre du conseil de la Société, Sépol ne pouvait pas. Claircœur observa naïvement: --«Quel dommage que je sois une femme! --Dommage! Ah! par exemple, ce n’est pas mon opinion», dit Fagueyrat, avec une intention de galanterie. --«Si... Parce que je vous offrirais ma signature. Je serais même très fière... --Eh! mon cher auteur, en quoi votre signature vaudrait-elle moins pour émaner de jolis doigts féminins? On la connaît, votre signature. Au bas de votre _Secret du guillotiné_, dans le _Petit Quotidien_, elle ne doit pas représenter loin de cinquante mille francs. Il n’y a pas beaucoup d’honorables négociants qui enregistrent ce chiffre annuel d’affaires. --Vrai! je pourrais être votre garantie?...» Elle riait, trouvait la chose divertissante, incroyable, faisait taire au fond de soi, comme vilainement intéressée, la voix de tout à l’heure, qui, maintenant, chuchotait: «De cette façon, mon _Arpète_ est sûre d’être jouée, de rester sur l’affiche, de faire beaucoup d’argent. Je tiens le directeur, le principal interprète, le théâtre. Quelle influence j’aurai là!» Déjà, dans sa tête bruissante, ce n’était plus _L’Arpète_, c’était _Le Guillotiné_, qui lui succédait. D’autres encore. Le mirage de la rampe éblouissait ce cerveau, pourtant bien équilibré. (Mais ce mirage-là en a désorbité de plus solides.) --«Qu’est-ce que c’est? Qui est-ce qui nous dérange?» s’écria Claircœur. Car une porte s’était, entr’ouverte, puis refermée aussitôt. La romancière éleva la voix: --«Qui est là? Est-ce qu’on ne peut pas répondre?» Son intonation avait quelque chose d’énervé, d’impérieux, que jamais créature humaine n’y avait sans doute perçu auparavant. Mais des sentiments nouveaux étaient en elle. Une fièvre. Et pourquoi? D’où cela venait-il? Qu’y avait-il donc de changé? Est-ce que l’orgueil, l’ambition, la folie du succès pécuniaire, s’allument tout à coup dans les âmes qui les ignorèrent à l’époque des jeunes ardeurs? Comment admettre des surprises de la personnalité plus invraisemblables encore? La porte qu’on avait refermée, se rouvrit. Gilberte, son grand chapeau de feutre sur la tête, ombrageant un visage plus grave que d’habitude et légèrement pâli, s’avança: --«Pardon, marraine... Je te croyais seule.» Était-ce bien vrai? Céline avait-elle exceptionnellement tenu sa langue? --«Entre donc, mignonne... Entre, que je te présente monsieur Fagueyrat. --Je connais monsieur», dit la jeune fille avec une brève inclination de la nuque. --«Oh! sans doute... Tu l’as applaudi, comme tout le monde. --Mieux que cela. Nous nous sommes parlé.» Elle souriait, d’un petit sourire retroussé, presque agressif. Sa tante, avec un peu d’étonnement, regardait Fagueyrat. Et l’acteur, malgré son aplomb, malgré l’insignifiance de la rencontre, rougissait, gêné. --«Mais oui... L’autre soir... au Gymnase... En vous cherchant, madame, je me suis permis... --Ça ne valait pas la peine de te le dire, marraine. Je supposais bien que, si monsieur Fagueyrat voulait te voir, il en trouverait sans peine l’occasion.» L’accent fut bizarre. Celle-là aussi changeait. D’où venait-elle, avec ces traits pâlots, ces yeux brillants et aigus, ces yeux de soupçon? Toutefois son rire frais lui fleurit les lèvres, en un charme de gaieté, d’espièglerie, plutôt que de la vraie malice dont elle voulait acérer ses paroles: --«J’ai été bon prophète ce soir-là, monsieur. On vous a plutôt mal reçu, dans la loge, là-haut, chez vos belles amies.» Il se rengorgea, vexé. --«J’ignore ce que cela signifie, mademoiselle.» Sa solennité parut à Gilberte d’un comique irrésistible. Elle rit plus fort, plus franchement, en petite fille qu’on menace par plaisanterie. --«Mais si... mais si... vous savez bien. Elles vous ont mis en pénitence, au fond. J’ai très bien vu. Vous faisiez une tête!...» Brusquement, le rire se figea. Gilberte vit sa marraine debout, très grave,--d’une gravité presque douloureuse, qu’elle ne lui connaissait pas, et qui l’impressionna. --«Mon enfant, c’est assez. Monsieur Fagueyrat et moi parlons de choses des plus sérieuses. Tu seras bien gentille de nous laisser encore un moment.» Moins d’un quart d’heure après, Gilles de Claircœur, entièrement d’accord avec le futur directeur des _Fantaisies-Louvois_, le reconduisait à la porte. Dans la galerie aux ripolines blancheurs, à l’instant des congratulations dernières, Criquette jaillit tout à coup d’une maisonnette à l’architecture composite: vannerie et peluche, pagode et caveau de famille,--on ne savait trop ce que représentait l’édifice, avec le prétentieux de ses lignes, et la puérilité de ses matériaux. La petite chienne y dormait, le nez entre ses pattes, quand le bruit du colloque la réveilla. Sa vue mal débrouillée perçut d’abord deux pieds étrangers, deux pieds d’homme, qui, malgré leur pointure modérée et la finesse de leur chaussure, lui semblèrent, dans le sursaut du réveil, les bases effroyables de quelque envahisseur. Elle se précipita vers ces pieds ennemis, avec des abois dont la soudaineté et l’éclat furent cruels, le dos en arc et tellement hérissé, que son échine paraissait une longue et étroite brosse à nettoyer les verres de lampe. Fagueyrat eut un recul, dont le plus brave ne se fût pas défendu. Mais Criquette, incapable de s’attaquer même à un rat d’hôtel, se bornait aux fanfaronnades du gosier. On ne saurait dire qu’elle n’eût pas fait de mal à une mouche, car elle happait ces bestioles avec une dextérité telle, qu’une fois à portée de son museau, les infortunées disparaissaient de ce monde, au fond de la petite gueule noire, dans un «heup!» après lequel aucune n’était jamais revenue. Mais Criquette n’avait de sa vie fait de mal à une créature vivante en dehors des mouches. Ce n’était pas par Fagueyrat qu’elle allait commencer. L’acteur, un peu confus de son entrechat précipité en arrière, lorsqu’il eut constaté la dimension de l’assaillante, esquissa un vague sourire en émettant la réflexion: --«Décidément, je n’inspire pas plus de sympathie à votre fox qu’à votre nièce.» Mais la bonne humeur lui revint aussitôt, et il ajouta, se penchant pour baiser la main de la romancière: --«Je les apprivoiserai.» Il s’en alla, sur ce mot, délicieusement dit, et sur le geste, d’une grâce respectueuse. Avant de disparaître, toute sa personne souple de jeune professionnel des attitudes élégantes, et son séduisant visage, eurent un élan, un éclair: gratitude, joie, protestation silencieuse de dévouement, naïve exubérance. Le charmant cabotin, malgré son machiavélisme tissu de ficelles et sa vanité poseuse, était, comme tant de héros des planches ou de la vie, un simple enfant, un grand gosse, que la bonté d’une femme eût fait s’agenouiller, les larmes aux yeux. Une main, de douceur presque maternelle, lui tendait le hochet follement désiré. Fagueyrat dut se contenir pour ne pas manifester une émotion, dont la chaleur, même exhalée vers une personne qu’il considérait comme à l’abri de toute velléité d’amour, pouvait prêter à l’équivoque. Mais, pour celle qui restait debout, immobile, dans la galerie aux reluisances laiteuses, retenant sous ses paupières mi-closes le plus expressif regard d’homme qui s’y fût doucement attardé, mieux eut valu qu’il parlât. Mieux eût valu qu’il étalât sa griserie d’ambition, sa certitude éblouie de fortune, de succès, qu’il avouât même les immédiats bénéfices sensuels que lui vaudrait, ce soir, la victorieuse révélation: --«Je suis directeur de théâtre. Je distribue de l’argent et des rôles. La mine où je trouverai mes premiers fonds n’est pas près de s’épuiser.» * * * * * Lentement, Claircœur se dirigea vers la chambre de Gilberte. --«Je puis entrer, mignonne? --Mais oui, marraine. Tu peux toujours entrer.» Par derrière, Criquette essaya de s’introduire, collée aux jupes de sa maîtresse. Les oreilles en pointe, le regard distrait, elle affectait un air indifférent, et se coula vers la descente de lit en peau de chèvre. --«Oh! pas la chienne!... Renvoie-la, je t’en prie. Je trouve ensuite ses poils partout, jusque dans mes cartons à chapeaux.» Criquette, ayant parfaitement compris, déjà couchée en rond, souffla un peu entre ses pattes--un petit soupir d’aise--en personne incapable de croire qu’on troublerait son innocente sécurité. Il fallut pourtant déguerpir, avec la faible compensation impliquée par la formule d’exil: --«Va, mon petit. Mémère te retrouvera tout à l’heure. Tu sais bien qu’on ne veut pas de toi ici.» Mais, soudain, Claircœur, s’étant retournée, oublia qu’on eût froissé son chien. --«Oh! ma Gilberte, ma toute chérie, tu as pleuré! --Par exemple! Voilà une idée!» protesta la jeune fille. --«Si... voyons, ne me dis pas non. Je t’ai fait de la peine, devant Fagueyrat.» Le nom vint ainsi, tout court, déjà entré dans la familiarité de la maison. Toutefois, une hésitation imperceptible, un amollissement de la voix, le détachèrent, lui donnèrent une vibration à part. --«Je me fiche bien de ce monsieur!» déclara Gilberte. Et elle fixa sur sa marraine un éclair de ses prunelles sombres, un éclair mouillé, entre des cils perlés de gouttes fines, comme des barbelures d’avoine après la pluie. --«Ma fillette aimée, il ne faut pas m’en vouloir. Tu venais là, étourdiment. Mon Dieu, il n’y avait pas de mal. Mais si tu savais ce que nous décidions! Pense, Gilberte, il prend un théâtre... le Louvois, rien que ça! Et la première pièce qu’il monte... Devine... _Les Malheurs d’une arpète_. --Vrai?...» Gilberte fut un peu suffoquée. Elle n’était pas à un moment où l’on voit d’abord le bon côté des choses. Pourtant la nouvelle fusait aux étoiles, comme un beau départ de feu d’artifice. La jeune fille tendit les bras. --«Marraine... laisse-moi t’embrasser. Je suis ravie pour toi. --Et pour toi, mignonne. N’es-tu pas au moins de moitié dans ce qui m’arrive d’heureux?» Elle entra dans les détails. Le principal rôle d’homme serait tenu par Fagueyrat. --«Et le principal rôle de femme, par Blandine Jasmin», suggéra Gilberte. --«Blandine Jasmin?...» répéta Claircœur, interloquée. --«Mais oui, voyons... Ça doit être pour elle qu’il prend un théâtre», assura la jeune fille, avec cette tranquillité inconsciemment cynique des ingénues qui parlent de choses scabreuses. Elle vit se décomposer la physionomie de sa marraine, et elle ajouta vivement, dans une intention gentille: --«Oh! tu sais, pour l’arpète, la petite Jasmin fera aussi bien qu’une autre. Il y faut surtout du naturel, de la jeunesse, un minois chiffonné, bien parisien.» Elle reprenait, sans le savoir, les termes par lesquels Fagueyrat avait annoncé sa merveille. Claircœur l’interrompit. --«Laisse donc. Ça ne tient pas debout. Tu as toi-même entendu dire qu’il avait rompu avec cette petite sauteuse. Une liaison pareille, ça peut aller pour un acteur du Théâtre-Tragique, mais pas pour le directeur du Louvois.» La créatrice d’Adhémar et du noble «guillotiné» parlait par la lèvre dédaigneuse de l’excellente femme. Elle reprit un ton moins emphatique pour demander à sa nièce: --«Mais toi, ma Gilberte... Parlons un peu de toi. Tu as vu Monbardon? --Sans doute, je l’ai vu. Puisqu’il m’attendait à trois heures. --Eh bien, tu es contente? --Très.» La fraîche bouche se ferma sur ce monosyllabe comme le chaton d’une bague sur une goutte de poison. --«Tes chroniques vont paraître? --On me l’a promis. --Avez-vous arrangé une collaboration? --Pas encore.» Là-dessus, un sourire de jeune sphinx. --«Tu réponds drôlement, Gilberte. A quelles conditions le _Gulliver_ te publiera-t-il? Monbardon t’en a-t-il proposé? --Oh! si peu.» Claircœur, attentivement, considéra le jeune visage. Il se détournait, amer, énigmatique. Sous les longs cils, de nouveau, une ligne humide scintilla. --«Mon petit enfant, tu as du chagrin. Parle-moi. Que s’est-il passé?» Silence. Alors, la tante, baissant la voix, rougissant de ce qu’elle osait dire: --«Il ne t’a pas fait la cour, Monbardon?» Gilberte se dressa, éclatant de rire. --«Oh! marraine, le directeur du _Gulliver_ ne fait pas «la cour» à une pauvre gosse qui prétend gagner son pain en lui apportant de la copie!» Elle tapa du pied, s’ébroua comme un poulain nerveux. --«N’en parlons plus, veux-tu, marraine. Si mes chroniques ne passent pas, il sera encore temps de me présenter au concours du ministère.» V --«Dis donc, Bette, paraît que tante Gil n’est pas là?... --Oh! que tu m’as fait peur!» cria Gilberte, en un sursaut qui secouait son porte-plume et tachait d’encre la page commencée. Elle écrivait, dans sa chambre, la table poussée contre la fenêtre ouverte. L’été était venu, et le soleil de onze heures éclairait l’étrange paysage parisien en arrière de la maison du boulevard Raspail. Un morceau de quartier éventré par le percement de ce boulevard apparaissait encore, tout pantelant, avec ses murailles sans symétrie, dont quelques-unes montraient le dessin des étages, les zigzags d’escaliers disparus, les noirs serpents des cheminées arrachées, et quelques cloisons de chambres, où la tenture perdait peu à peu, sous le vent et la pluie, la trace des meubles, des tableaux, qui s’y appuyaient lorsqu’elles étaient closes, et que des êtres humains y vivaient leur destinée. Entre ces vieilles demeures et les bâtisses neuves, des morceaux de jardins subsistaient çà et là. Un grand arbre, un seul, un condamné à mort, verdoyait sa dernière saison. Sa cime, d’ailleurs éclaircie, déjetée, dominait le quatrième étage habité par la romancière, et voisinait avec la chambre de Gilberte. La jeune fille, qui, de la main, pouvait presque atteindre aux plus proches rameaux, appelait «son parc» ce bouquet de feuillage. Elle y avait niché plus de rêves que l’orme n’avait jamais abrité d’oiseaux, et son imagination avait tant excursionné le long des branches, que, pour l’enfant citadine, c’était, en effet, plutôt un domaine qu’un arbre, ce centenaire taciturne. Elle redoutait de le voir tomber sous la hache comme elle eût redouté de voir mourir un ami. La plume arrêtée, elle songeait, en le regardant, lorsque l’invasion sans gêne de son frère l’avait fait tressaillir. --«On n’a plus des manières pareilles, à dix-huit ans, Bernard. Si j’avais su que tu viendrais ce matin, j’aurais fermé ma porte à clef. --Tu me reçois gentiment, Bette. On peut le dire.» C’est lui qui, jadis, avait trouvé ce diminutif de «Bette» pour Gilberte, et il ne nommait jamais autrement cette sœur, qu’on lui avait présentée toute grande lorsqu’il avait déjà dix ans, et avec laquelle il se piquait d’être camarade comme avec un garçon. --«Tu sais», fit-il, «c’est pas le moment de me chiner. Je viens de recevoir un sale coup. --Quoi donc? --Le bachot... Raté encore une fois. --Pas possible! --Oui, ma vieille. --Oh! mon pauvre Bernard!...» Le «pauvre Bernard» s’approcha de la table en sifflotant, les mains dans les poches. C’était un long adolescent, à la figure mince, le teint pâle, sous des cheveux bruns et lisses, avec des yeux gris jaune, pleins de feu. Il offrait dans la physionomie une hardiesse qui pouvait devenir audacieuse, et même insolente, mais qui n’était pas sans grâce, par contraste avec la nonchalance des mouvements. Nonchalance, apparente, comme celle des félins, sous laquelle on devinait des ressorts aux détentes rapides, une ardeur de sang et de nerfs qui devait étourdir la réflexion et gêner l’intellectualité, bien qu’au premier coup d’œil on fût certain de n’avoir affaire ni à un sot, ni même à un être banal. --«Comment as-tu pu te faire encore recaler, frérot? Après ton bel effort, au lycée, depuis un an! --C’est le sujet de dissertation qui m’a exaspéré. Je n’ai pas pu me retenir de le développer à ma façon.» --Qu’est-ce que c’était? --Une maxime de la Rochefoucauld. Pige-moi ça: «_Les philosophes, et Sénèque sur tous, n’ont point osté les crimes par leurs préceptes; ils n’ont fait que les employer au bastiment de l’orgueil._» --Sapristi!... Mais on donne trois sujets, à choisir. Tu n’avais qu’à laisser celui-là. --Pas de danger! Je rigolais trop quand on a dicté cette balançoire. C’était d’un juteux!... Il n’aurait pas fallu être Bernard Andraux pour se priver du plaisir d’ajouter le commentaire essentiel. --Tu as trouvé quelque chose à dire là-dessus? --Tu parles! Et en un style concis. Un mot. Ne fais pas tes yeux à la tante Gil... un tout petit mot, trois lettres. --Lequel? --Zut! --Bernard! --Mais je l’ai répété plusieurs fois: zut! zut! zut!... Et zut! --Quelle horreur! On ne t’admettra plus aux examens. --C’est bien ce que j’espère. --Oh! mon petit frère!... Papa le sait? --Pas encore. --Il va en faire un chambard! Et marraine... Elle sera furieuse contre toi. --Écoute, Bette... Arrête tes prophéties. Leur réalisation manquera de gaieté. N’anticipons pas. Si je dois mourir sur l’échafaud, j’aime mieux qu’on ne me le dise pas d’avance. --Dans notre famille, tout de même, c’est plutôt... --Notre famille... Justement. On y fait trop de littérature. Je serai l’obscure exception. Jusqu’à ce crapaud de Lilie, que j’ai surprise l’autre jour, cachant un cahier qu’elle avait intitulé: _Le Roman d’une poupée_. --Non!... --Je l’ai ouvert, bien qu’elle trépignât de rage. Sais-tu ce que j’ai lu?... Je t’épargne l’orthographe. «Les poupées ne naissent pas comme les enfants. On les achète très cher. C’est pourquoi les petits pauvres peuvent avoir de jolis frères et sœurs, mais n’ont jamais de belles poupées.» Gilberte rit. --«Tu inventes, Bernard. --Je te jure que non. --Mais... Lilie expliquait-elle comment les enfants naissent? --Je l’ignore. Elle m’a mordu la main d’une telle force que je lui ai rendu son chef-d’œuvre, illustré d’une claque. --Pauvre gosseline! --Oh! je ne l’ai pas tuée. --Bah! ce n’est pas à la taloche que je pense.» Gilberte regarda vers son arbre, avec des yeux tristes. Bernard grommela: --«Plains-la donc! Vous autres, les femmes, vous avez toutes les veines. --Tu trouves?» Il y eut un silence, puis le commentateur de La Rochefoucauld reprit: --«Dis donc, ma vieille, c’est pas pour philosopher que je suis ici. Autrement, j’avais de quoi faire ailleurs. Tu sais?... Le môme Sénèque, et le «bastiment de l’orgueil». --Grand fou! Eh bien, maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire? --Des choses épatantes. Je voulais en parler avec tante Gil. Va-t-elle rentrer bientôt, ta marraine? --Pas idée. Mais tu n’es guère poli. Pourquoi parlerais-tu avec elle plutôt qu’avec moi? Au fond, toute jeune que je suis, je crois connaître la vie mieux qu’elle, ma parole! --Et moi, donc! Mais ce n’est pas à son expérience que je viens recourir. --Ah! bah! --Non. Elle a de la galette en masse, n’est-ce pas, tante Gil? --Oh! Bernard!... --Quoi?... Je ne veux pas la dévaliser. Je peux bien lui demander un service. --Un service d’argent?... Tu en as donc besoin? --Non. Je suis le seul. --Un gamin comme toi... Et qui vient de rater son bachot pour la troisième fois! Mon pauvre loup, ce n’est pas le jour pour taper ses parents.» Bernard bondit de colère. Une flamme courut sur ses joues maigres, aviva la double braise de ses yeux. --«Je te conseille de changer de ton, Bette, si tu veux que nous restions amis. Je ne suis pas un gamin. Je suis un homme, résolu à faire sa carrière à son idée. Ne m’aide pas... C’est ton affaire. Mais ne me mets pas des bâtons dans les roues. Car tu t’en repentirais!» Gilberte le calma, ce ne fut pas long. Elle l’aimait tendrement. Il n’en doutait pas. --«Mais alors, que diable!» conclut-il, «ne te range pas du côté des ancêtres.» Dans la détente de la réconciliation, il lui révéla son idée. Il ferait de l’aviation. En deux ans, il pouvait gagner une fortune. Mais les gros gains ne dureraient que pendant la période d’enfantement de la nouvelle machine. Les records, les tours de force, la rivalité des journaux,--à qui proposera l’épreuve la plus hardie avec la récompense la plus formidable,--tout cela disparaîtrait quand serait trouvé le modèle à peu près définitif de l’aéroplane. --«Il en sera comme pour l’auto, comprends-tu, Bette. Plus rien à fiche, du côté de l’auto. C’est rasé. Pourtant, il y a moins de vingt ans, des gaillards de mon âge et de ma trempe ramassaient vite leur million, en courant pour des constructeurs. --Quand ils ne s’écrasaient pas en route», observa Gilberte. --«Parbleu! Sans ça!... Mais, ma pauvre gosse, c’est le chic du truc. Des métiers comme ça, où on devient plus célèbre, plus fêté qu’un prince, même qu’un de tes princes de lettres. On est porté en triomphe. On roule tout de suite sur l’or... Ou bien... Crac! En un clin d’œil... Plus d’embêtement! Rasibus!... On ne s’en aperçoit même pas. Et on est sûr d’un chouette enterrement par-dessus le marché. --Si tu restes estropié?... Si tu grilles vivant dans l’essence de ton moteur?...» Bernard haussa les épaules. --«Et avec ça, rien à fiche», ajouta-t-il. --«Comment! Mais c’est là, qu’il en faut de l’énergie, de la volonté, de l’endurance! --Eh bien, petite bécasse, l’énergie, l’endurance, la volonté, c’est pas des colles de pion, c’est pas du travail... C’est la joie de vivre. J’appelle pas ça du turbin. Du turbin!... Quand on est là-haut, et qu’on se dit: «La gloire et l’argent... ou la mort... Pas de milieu!» Tu crois qu’on pense à battre la flemme et à faire des ronds d’encre dans les marges, comme avec Sénèque, La Rochefoucauld, et tous ces sacrés raseurs! C’est pas du travail d’avoir tout son être en jeu, dans une passion d’arriver le premier qui fait que le danger même ne compte plus auprès de la peur effroyable de n’être pas le vainqueur. Ah! Bette, ma petite sœur! Rien que d’y penser, j’en tremble d’impatience. Le sang me bout dans les veines!» Il frémissait, ce long garçon, comme un arc tendu dont on pince la corde. Ses yeux se doraient, se fonçaient tour à tour, prenaient par instants la fauve fixité des prunelles d’un jeune aigle. --«Bernard, tu m’effraies!... Je serai inquiète tout le temps. Je ne sais si je dois t’approuver», hasarda sa sœur. --«Mais», s’écria-t-il, fonçant vers elle, «je m’en fous, que tu m’approuves ou non. De deux choses l’une: ou je trouverai l’argent nécessaire pour mon apprentissage,--qui ne traînera pas, je t’en réponds. Ou je me ferai manœuvre, domestique, n’importe quoi, dans une école d’aviateurs. Seulement, comme ça me dégoûtera qu’on m’y réduise, je ficherai le camp en Amérique. Et c’est là-bas que j’apprendrai. Si tu ne tiens pas à ce que je m’en aille, faut m’aider à mettre tante Gil dans mon jeu. --Mais, mon pauvre petit... de l’argent... tante Gil... --Elle n’en a pas, peut-être? --Elle en dépense beaucoup, en ce moment. Je sais qu’elle a déplacé des fonds. --Pour son cabot? --Qu’est-ce que tu dis!... --Oui... Pour cette histoire de location de théâtre, où son Fagueyrat lui prépare un de ces bouillons!... --Bernard!» s’écria Gilberte, «je te défends de parler ainsi de marraine! «Son» cabot!... «son» Fagueyrat... N’es-tu pas honteux?... Qu’est-ce que tu oses insinuer? --Oh! rien du tout», protesta le frère, avec calme. «Notre bonne tante Gil est à l’abri de tous les dangers, sauf celui de se faire gruger par un saltimbanque. --Un saltimbanque! Marcel Fagueyrat? Un des premiers acteurs de Paris. Et, avec cela, un homme tout à fait bien! Tu ne sais pas de qui tu parles. --Tiens! tiens!...» ricana le potache, en voyant s’animer le visage de la jeune fille, «ce n’est donc pas seulement sur les bonnes poires mûres que ce fringant premier rôle exerce ses ravages.» Cette impertinence à deux tranchants allait déchaîner une fraternelle dispute, lorsque des bruits de portes, de pas, de voix, provoquèrent une diversion. --«Voilà marraine qui rentre. --Veine! je vais pouvoir lui parler. --Mais... on dirait qu’il y a quelqu’un avec elle.» A cette minute, une personne de vivacité juvénile, brillante, pimpante, de clair vêtue, entra comme un léger tourbillon. --«Gilberte, mignonne, je ramène Fagueyrat. Il déjeune. Va voir un peu à la cuisine ce qu’il y a. Donne ce pâté, que je rapporte, pour qu’on le dresse. Puis, expédie Céline chez le glacier, commander ce qui peut être prêt dans une heure. Des coupes-jack, s’il y a moyen. Bernard, mon petit, excuse-moi de ne pas t’avoir embrassé tout de suite. Ça va?... Tu nous restes, n’est-ce pas? On va se régaler. Je vous fais déjeuner au champagne.» Sans arrêter de parler, Claircœur saisit le bras de sa filleule, la retint. --«Écoute... Oh! mes enfants, vous n’imaginez pas!... Les décors de ma pièce... Nous venons de voir les maquettes, avec Fagueyrat. Ce sera étourdissant, inouï... Il y a un truc, au cinq... vous m’en direz des nouvelles! Si tout Paris ne court au pas au Louvois, rien que pour ça... Mais va, Bette, mon trésor... On vous racontera à table. Tout ce que tu peux avoir de mieux, pas, chérie. Et des fruits, n’oublie pas les fruits... Il y a des pêches, en bas, vraiment belles, à deux francs pièce. --Deux francs une pêche, en juillet! Ben, tante Gil», cria Bernard dans une gambade, «tu ne nous prêcheras plus l’économie!» La griserie de joie émanant de la romancière gagnait ce jeune cerveau. Si tout allait si bien, qu’importaient le recalage au baccalauréat, les scènes prévues à la maison paternelle, l’opposition des parents à sa vocation aérienne, le porte-monnaie bouclé du père Andraux, les crises de nerfs de la maman, les hurlements effarés de Lilie? Bernard aurait avec lui tante Gil et sa galette,--cette galette devant qui toute la famille s’inclinait. Une personne aussi triomphalement heureuse ne serait pas difficile à attendrir, à persuader. --«Nom d’un chien! mais tu es épatante! Sais-tu que je ne te reconnaissais pas quand tu es arrivée, ma petite tante Gil», dit le grand gamin, qui, d’intuition, commençait à jouer son rôle de jeune mâle, et débutait par une galanterie. Le compliment--si c’en est un de ne pas reconnaître une femme, parce qu’elle apparaît en beauté--contenait une dose très faible d’exagération. Bernard ne revenait pas de la stupeur où l’avait jeté l’aspect nouveau de celle qu’il appelait sa tante, et à qui, sans l’ombre de réflexion, il attribuait envers lui des obligations de parenté. Il la considérait encore, de ses yeux brillants et souriants, avec un étonnement qu’il se gardait de dissimuler, puisque c’était un hommage qui ne lui coûtait même pas la peine de l’invention. --«Tante Gil, qu’est-ce qui t’est arrivé? T’as l’air aussi jeune que Gilberte...» (Cela, c’était excessif.) «Et tu es mise!...» (Il fit claquer sa langue, en connaisseur.) --«Ma robe te plaît?...» Si ce garçon de dix-huit ans eût été un observateur de cinquante, un vieux psychologue aux yeux usés pour avoir trop regardé les âmes au fond d’autres yeux, aux oreilles éprouvées par toutes les vibrations des accents humains, il fût demeuré plus saisi par ces quatre mots: «Ma robe te plaît?» que par la transformation extérieure de tante Gil. «Ma robe te plaît?...» Était-ce bien la feuilletoniste du _Petit Quotidien_, la femme sans coquetterie, sans élégance, presque sans âge, rencontrée un soir d’hiver par Fagueyrat, au moment où elle allait chez son directeur et ami, avec qui elle-même plaisanterait sur «sa bobine» dépourvue de séduction?... Était-ce la maternelle tante adoptive, préoccupée de la nichée qu’elle s’était donnée, de son appartement cossu et de sa chienne Criquette?... Était-ce la même personne qui demandait aujourd’hui--et à qui?... à son gamin de neveu:--«Ma robe te plaît?» Bernard, le recalé du bachot, incapable d’apprécier la signification surprenante, et peut-être tragique, d’une si simple question,--mais dans quelle bouche!--déclara que toute la toilette était d’un chic intense. --«Mais c’est ton galurin qui me colle au mur, ma chouette petite tante», ajouta-t-il. «Je ne t’avais jamais vue qu’avec des tourtes sur la tête... Des tourtes en velours et en jais l’hiver... Des tourtes en crin et en fleurs surnaturelles, l’été. Et je te contemple sous un vrai chapeau, un chapeau avec des bords, de larges bords, couvert de l’onduleuse dépouille d’une autruche. Ça te va plutôt, tu sais. Bigre!... Et ces bouclettes, là-dessous!... Tu n’as pas coupé tes cheveux de devant, au moins? C’est des chichis?... --Allons, Bernard, ne me décoiffe pas», dit Claircœur, s’écartant des longs doigts indiscrets, en un sursaut d’agacement. L’examen devenait trop minutieux, finissait par la gêner. Pourtant, elle ne se tint pas de protester, pour les frisettes. C’étaient bien ses cheveux, à elle. On savait assez dans la famille quelle masse elle en avait, jusqu’à trouver une fatigue à se coiffer. Alors elle allégeait, en rognant quelques mèches. --«Mais, voyons... Ils n’ont plus la même teinte. Oh! tante Gil... Où sont les petits blancs que nous comptions, là, sur la tempe? Je t’y prends, je t’y prends!... Tu as mis du henné. --Assez, Bernard! J’ai plaisanté un instant. Mais, je te prie... ne passe pas les bornes. Cesse de t’occuper de mes cheveux, de mon chapeau, de ma robe, n’est-ce pas, mon enfant?» Il se le tint pour dit, regrettant d’avoir été trop loin. «La gaffe!» pensa-t-il avec inquiétude. Il essaya de se rattraper par de l’empressement. --«Je ne puis pas t’aider pour le déjeuner, tante? J’aurai vite fait quelque commission, tu sais. --Merci. Pas besoin. Reste ici, chez ta sœur, pendant que je vais retirer mes affaires. --Et monsieur Fagueyrat?... Il est tout seul? J’irai bien... --Monsieur Fagueyrat relit un acte, dans mon cabinet de travail. Ne le dérange pas.» Elle s’éloignait, en un bruissement de sa jolie robe de foulard aux dessous de taffetas, dont la nuance hortensia bleu se fondait au corsage sous du chantilly blanc. Une écharpe en mousseline de soie du même ton, voilée de chantilly, glissait autour de sa taille. Son grand chapeau, en paille de riz noire, s’ornait d’une immense amazone «pleureuse», d’un bleu assorti, plus délicat. Et vraiment, cette toilette charmante ne lui messeyait pas. Non plus qu’on n’y dût voir la cause unique du changement si avantageux de toute la personne. Quelque chose de souple, de féminin, presque de la grâce, atténuant la lourdeur de la silhouette... Un éclat nouveau dans la physionomie... Une ombre de rouge et de poudre aux joues, aux lèvres... Une touche de crayon châtain fixant la courbe vague des sourcils blonds, sous la chevelure mise en valeur, gonflée au fer, lustrée de reflets vivaces... Par-dessus tout, un rayonnement intérieur transparaissant en jeunesse--plus rajeunissant de fait que nul artifice--c’était tout cela qui permettait à Claircœur de porter sans ridicule sa toilette d’un azur indécis et ses vaporeuses dentelles. Bernard la regardait sortir avec plus de surprise encore qu’il ne l’avait vue entrer. Mais il n’en perdit pas sa présence d’esprit. --«Petite tante!» s’écria-t-il, la retenant du geste et de la voix. Pourrait-elle lui donner cinq minutes d’audience, avant ou après le déjeuner, pour quelque chose de très sérieux? --«Quelque chose de très sérieux?... Avec toi! --Tante Gil... je te jure... Demande plutôt à Bette.» Eh bien, soit. Mais alors ce serait avant le déjeuner, ce serait tout de suite, quand elle reviendrait de sa chambre. Parce qu’il fallait à M. Fagueyrat le temps de lire, de noter ses remarques. Tandis qu’après, on répéterait ensemble les nouvelles scènes, on en chercherait le fort et le faible, on compterait les minutes que prenait chacune. Gilberte les aiderait alors. On n’aurait plus le temps de s’occuper de Bernard. Lui, aurait préféré s’égayer d’abord du repas, en déguster les succulences, satisfaire sa curiosité de l’acteur à la mode,--flatté qu’il était, malgré ses railleries, de manger à la même table que Fagueyrat. Un pressentiment l’avertissait que de telles joies seraient moins complètes lorsqu’il aurait causé avec tante Gil. Sûr d’elle tout à l’heure, il sentait sa confiance faiblir à l’idée que, dans un court instant, il lui aurait tout dit, et que, d’un seul mot, elle pourrait anéantir son espoir,--espoir dont il palpitait d’autant plus passionnément, qu’il craignait le voir plus vite s’éteindre. Dans une âme de dix-huit ans, qui ne discerne, entre son brûlant vouloir et la réalisation du bonheur, que le «oui» ou le «non» d’un être, en l’occurrence tout-puissant, l’imagination seule du refus affole. Qu’est-ce donc que le refus lui-même, tel que l’entendit Bernard! L’impétueux garçon, dans son désespoir, qui lui blêmissait la figure jusqu’aux lèvres, en plombant ses paupières autour des prunelles durcies, voulut à peine écouter l’atténuation sur laquelle insistait tante Gil. --«Je te répète, mon petit, que, si tes parents sont d’accord avec toi, nous verrons. Mais jamais je ne t’aiderai à te faire une carrière en dehors de leurs vœux. L’aviation... Est-ce que ça peut s’appeler une carrière, seulement? --Non», ricana-t-il, «c’est un petit jeu de tout repos, comme le «puzzle». --Gagner le prix d’un circuit, c’est un tour de force. Ça se fait une fois. Et puis après? Ça n’est pas un métier.» Il bondit. --«Tante Gil, tu ne veux pas. Un point, c’est tout. Ne débine pas ce qu’il y a de plus glorieux au monde en ce moment.» Il fit trois pas, se planta devant la fenêtre ouverte, regarda le «parc» de sa sœur, le fouillis des branches, des feuilles poussiéreuses,--pauvre verdure qui, cependant, parmi tant de pierres, s’imposait, captait le regard. Et il commença de siffler une valse. --«Mon petit Bernard... Écoute, sois raisonnable. Je te promets une chose. C’est de garder mon opinion pour moi si tes parents souhaitent que tu deviennes aviateur. Je ne désapprouverai pas. Quant aux premières dépenses, je m’en chargerai, dans la mesure du possible. Mais comment veux-tu que je m’engage?... C’est peut-être au-dessus de mes moyens. Je n’ai pas la moindre idée... --N’en parlons plus, tante. N’en parlons plus. Mes parents!... Leur demander!... Ils ne savent pas que j’ai raté mon bachot, et avec scandale. Si tu crois que je rentrerai leur dire... sans avoir une perspective d’avenir, indépendante d’eux, assurée... --Grand enfant! Ne pas rentrer... Qu’est-ce que ces folies-là? C’est moi qui leur dirai, pour ton bachot. Nous irons les trouver ensemble, Gilberte aussi. Et, à nous tous, nous découvrirons bien la carrière vers laquelle tu peux te tourner, qui te plaira, où tu montreras ce que tu vaux. Car je crois en ta valeur, moi, Bernard, plus que tu n’y crois toi-même. Un garçon de ton intelligence, réduit à faire une espèce d’acrobatie!... A quoi penses-tu? Car, enfin, tu ne perfectionneras pas les machines? Ce n’est pas la mécanique qui te tente. C’est le sport. L’aéroplane, jusqu’à présent, ce n’est qu’un moyen, et un moyen très imparfait. Ça ne peut pas être un but. --Au revoir, tante Gil. Ou plutôt, adieu!» dit le jeune homme, brusquement. --«Qu’est-ce que ça veut dire? Tu t’en vas?... Tu ne déjeunes pas?...» Bernard essayait d’un coup de théâtre. Sa sœur entra. Et il voulut prendre congé des deux femmes,--dramatiquement. Partirait-il pour l’Amérique, comme il l’avait annoncé à Gilberte? Mais avec quel argent, pour payer le passage? Piquerait-il une tête dans la Seine? Il était trop bon nageur. Se précipiterait-il du haut de la tour Eiffel, pour avoir une fois l’illusion de flotter dans l’espace avant de quitter ce monde? Ces sombres alternatives, et bien d’autres, non moins sinistres, se lisaient sur son jeune visage têtu, pâle, fermé, comme dans le geste à la fois découragé, doux et résolu, par lequel il desserrait les bras caressants qui cherchaient à le retenir. Mais quelqu’un frappa à la porte, et la voix de la cuisinière se fit entendre: --«Madame, c’est le glacier. Au lieu de coupes-jack, il propose une bombe-surprise. Faut-il accepter? --Qu’est-ce que c’est que ça... une bombe-surprise?» demanda Bernard, tandis qu’une étincelle gourmande éclaircissait son orageux regard. --«Reste, et tu le verras, grand gosse!» dit tante Gil, en riant. Elle s’en alla conférer avec le glacier, pendant que Gilberte expliquait: --«Une bombe-surprise, c’est de la glace à la vanille, en dehors, avec une crème au chocolat chaude, en dedans. --Ça doit bien faire, entre la langue et le palais», affirma Bernard, décisif. --«Tu peux toujours en manger. Tu auras bien le temps de te suicider après», insinua Gilberte, avec une gravité malicieuse. Son frère daigna sourire. Mais, aussitôt, revenant aux allures tragiques, il prit sa sœur à l’épaule, la regarda au fond des yeux. --«N’empêche, ma petite, que tu n’oublieras pas ce jour-ci. Tu t’es mise contre moi avec ta marraine... --Peux-tu dire!... --Tu t’es mise contre moi avec ta marraine. Tu auras ta part de responsabilité dans ce qui arrivera. Ma résolution est prise. Je serai aviateur. Pas si bête que de me suicider!... On fait toujours ce qu’on veut, dans ce monde, quand on le veut bien.» Gilberte essaya encore de tourner la chose en plaisanterie. Mais elle resta plus soucieuse qu’il ne lui plaisait de le faire voir. Pendant le déjeuner, elle observa Bernard. Il n’affecta pas la gaieté. Mais il fit honneur au repas. Une fois de plus il démontra la faculté indéfinie d’absorption d’un maigre adolescent, dans la grêle charpente duquel on chercherait vainement l’abîme où peut se loger tant de nourriture. Poli envers Fagueyrat, il demeura sur la réserve avec une dignité froide, qui prétendait traiter d’égal à égal. Le directeur des Fantaisies-Louvois (car Fagueyrat l’était bel et bien) ne fit, d’ailleurs, aucune attention à ce long collégien, de qui, sans doute, il ne remarqua même pas les airs importants. Gilberte, très préoccupée, au fond, de son frère, tenta plusieurs fois de le mêler à leur conversation,--entreprise difficile, car on ne parlait que théâtre, décors, répétitions, interprètes, et autres arcanes pour le potache. Après un mot distrait de Fagueyrat du côté de Bernard, le comédien repartait de plus belle, jusqu’à déclamer des passages de son rôle dans _Les Malheurs d’une arpète_. A ces instants-là, Mlle Andraux souffrait du regard dardé par les yeux électriques du gamin. Un jet de feu, sous les paupières peu ouvertes, presque bridées, alourdies d’épais cils noirs. Elle n’aima pas non plus l’expression qu’il prit en observant le luxe nouveau du couvert. Pour lui, ces délicatesses apparaissaient inouïes, tandis que Gilberte, qui les avait vues surgir, l’une après l’autre, depuis quelques mois, s’y accoutumait,--et d’autant plus aisément que son sexe et ses goûts l’inclinaient aux recherches d’élégance. Mais le fils de Théophile et de Louise n’avait jamais aperçu des fleurs courant en guirlande à même la nappe, surtout le long d’une nappe ajourée de guipures, et posée sur un transparent de satin jonquille. Jamais il ne s’était servi d’un couvert spécial pour le poisson (à ce point qu’il s’en avisa trop tard). Céline, au lieu de poser les plats au milieu de la table, les présentait à la gauche de chaque convive. Et Céline portait des gants blancs! Le vin (rouge ou doré, au choix) emplissait des carafes à goulot d’argent. Et le champagne survint dans un broc de cristal bardé d’une armure scintillante, entre les ciselures de laquelle on distinguait une poche à glace intérieure. Lorsque des bols parurent, pour se rincer les doigts, faisant danser au mouvement du plateau les petites roses pompon jetées sur leur eau parfumée, Bernard se rappela l’_Orgie romaine_ de Couture. Il regarda tante Gil, la bonne tante Gil, la providence bourgeoise, popote et sans façon, de son enfance. Et il la trouva plus complètement transformée encore par mille détails insaisissables que par la toilette hortensia bleu et chantilly blanc. Elle s’adressait à Fagueyrat. Elle ressassait des scènes d’amour, cherchant avec lui la phrase passionnée qui soulèverait le public. Elle le nommait indifféremment «mon cher directeur», ou «mon cher interprète». Mais, une fois, ce fut: «mon petit directeur». Et, une autre fois, Bernard crut entendre: «Mon petit Fagueyrat.» (Il n’en aurait pas juré, elle avait pu dire: «Monsieur Fagueyrat».) Car la voix aussi avait changé, coulait plus profond, avec des lenteurs caressantes, ou bien s’animait tout à coup, se modulait avec de légers rires, en claires sonorités de carillon. Elle était rose, tante Gil, rose d’avoir tant parlé, tant remué de sentiments vrais ou factices, rose d’avoir bu la moitié d’une coupe de champagne de grande marque. Bernard, à l’étiquette de la bouteille vide, restée sur le buffet, ne reconnut pas l’oiseau aux ailes ouvertes, signature de l’épicier bien connu,--cet oiseau symbolique, qui reparaissait à toutes les bombances de famille, et dont l’effigie radieuse planait sur ses jeunes années. Tante Gil n’achetait plus du champagne d’épicier. Elle se leva de table, après avoir joué un instant, du pouce et de l’index, avec la rose pompon du rince-doigts. Fagueyrat lui offrit le bras, comme sur la scène, quand on se lève du repas mondain,--avec une grâce soulignée. Au salon, le café attendait, dans une verseuse signée de quelque orfèvre d’art. Gilberte le servit. Et comme M. Fagueyrat n’acceptait jamais de liqueurs, se refusant aussi formellement à griller une cigarette chez une dame, on se mit très vite au travail. On déploya plusieurs copies de l’acte en cours de composition. --«Il y a encore des longueurs», affirmait le comédien. «Nous allons, en le jouant à nous trois, voir ce qui est essentiel et ce qu’on devra couper. Regardez la pendule. Deux heures et quart. A trois heures, au plus tard, il faudra que tout soit dit. Sinon...» Il fit le mouvement d’ouvrir et de fermer des ciseaux. Sa physionomie charmante respirait la joie d’une occupation qui le passionnait. Collaborer de si près avec un auteur, chercher, trouver les effets, se tailler lui-même un rôle à sa guise, quelle fierté! quelle joie! D’ailleurs, n’était-il pas un maître, un directeur, un puissant? La sourde ivresse de cette ascension frémissait par-dessus tous ses sentiments, toutes ses pensées, le maintenait dans un état de félicité auquel il n’avait même pas besoin de songer pour en jouir. Un être jeune, séduisant, qui est heureux, c’est une force magnétique. Chacun de ses mouvements répand alentour des effluves qui font plus ou moins tourner les têtes. Il rayonne et il attire. Le maussade Bernard lui-même se sentit presque conquis, à cet instant, par la vivacité expansive du comédien, par sa fine amabilité, surtout par la façon ingénieuse, délicate, dont il suggérait à Claircœur des changements dans le dialogue. Il développait, par des exemples cocasses, les perspectives singulières du théâtre, indiquait le peu qu’il faut parfois pour qu’une réplique passe ou ne passe pas la rampe, et semblait toujours supprimer à regret un passage supérieur, pour se soumettre aux exigences simplistes de la scène. Mais, lorsqu’on commença de lire le dialogue, de le jouer pour en découvrir les ressorts émouvants, lorsque Bernard vit Fagueyrat se jeter aux pieds de Claircœur, qui minaudait le rôle de la grande amoureuse, tandis que Gilberte,--l’arpète, «Lulu-tire-l’aiguille»--apportant une toilette de sa maison de couture, les surprenait et fondait en pleurs, le contempteur de Sénèque et de La Rochefoucauld se crispa d’irritation. «Quel cabot!» s’exclama-t-il intérieurement. Mille impressions qu’il n’avait pas analysées se précisèrent. La fureur, la jalousie, l’inquiétude, prirent en lui des voix distinctes. «C’est pour ce rossard de «m’as-tu vu» que tante Gil refuse de m’aider. Il l’a empaumée. N’y en a que pour lui. Elle donnerait toute sa galette pour lui voir faire les yeux blancs, et l’entendre roucouler, bien que ça ne s’adresse pas à elle. Et, quant à ma sœur, ça y est. Elle est montée dans le même compartiment. Seulement, avec elle, ça devient plus grave. Pourrait y avoir de l’avaro.» Entre deux scènes, il prit congé. Cette fois, l’air fatal dont il souligna son adieu ne produisit aucun effet. Il s’en alla, exaspéré. * * * * * Le soir de ce jour, quand Théophile revint du ministère, sa femme usa de mille circonlocutions pour lui annoncer l’échec de leur fils au baccalauréat. Il n’avait pas encore saisi, quand Bernard intervint: --«Ben quoi! autant le dire tout de suite. Je suis recalé. Seulement, p’pa, n’use pas ton éloquence, et ne te surmène pas pour te mettre en colère. Y se passe quéque chose de plus sérieux. J’ai déjeuné chez tante Gil. Elle nous aura bientôt ruinés, du train dont elle marche. Tout ça, pour cette monomanie de théâtre, qui l’a prise. Le théâtre?... Si ce n’est pas le comédien. Ce bellâtre de Fagueyrat est installé chez elle comme un rat dans un fromage de Hollande. Vous jugerez si c’est convenable d’y laisser Bette. Que la vieille se laisse gruger ce qu’elle prétend mettre de côté pour nous laisser, ce n’est déjà pas drôle. Mais, à la petite... il pourrait lui arriver pire. Il faut les voir, toutes les deux, avec leur cabot!... L’une est aussi folle que l’autre. Ouvrez l’œil. Gare la casse!» VI --«Mademoiselle rentre tard», dit Céline à Gilberte, qui s’était laissé retenir dans des magasins avec une liste d’emplettes pour sa marraine. «Madame a dû partir. --Déjà! mais son banquet de la Société des Trente mille lignes n’est qu’à sept heures et demie, dans une heure au moins. --Madame devait passer au théâtre. Elle m’a dit de rappeler à Mademoiselle d’aller la prendre à la Société, si Mademoiselle sort assez tôt de chez son amie.» Lorsque Claircœur assistait au banquet trimestriel de la Société des Trente mille lignes,--association qui éditait en collections illustrées les longs romans-feuilletons,--Gilberte, pour ne pas dîner seule, allait partager le repas de sa famille, ou de quelque relation. Mais c’était un plaisir pour elle de se rendre ensuite au restaurant de la «Truite au bleu»--vieille maison de célébrité parisienne--où se tenaient les agapes littéraires. Sous prétexte de chercher sa marraine, elle arrivait avant la dispersion des convives, à temps quelquefois pour entendre un discours. Elle voyait des écrivains connus, respirait, avec la fumée des cigares de ces messieurs, parmi le caquetage professionnel de ces dames, une atmosphère spéciale, qui la grisait délicieusement. Tous la connaissaient. On la traitait en future confrère. Bien que la salle du banquet fût rigoureusement fermée à toute personne qui n’était ni sociétaire ni invitée, on laissait se faufiler là, dès le dessert, cette mignonne, dont les jolis yeux s’écarquillaient d’une admiration ingénue devant les «chers maîtres», comme devant les bas bleus notoires. Elle devait ce privilège autant à sa gentillesse qu’à la popularité de Claircœur, dont la main, ouverte en secret, parait souvent à de petites difficultés sociales, et plus encore à des détresses particulières. --«Bien sûr, j’irai rejoindre marraine», dit Gilberte à la femme de chambre. Elle entra chez elle, mais en ressortit presque aussitôt, avec une exclamation: --«Céline, dites-moi...» Elle dépliait une longue bande imprimée d’un seul côté, parcourait une lettre. Ses mains, sa voix, tremblèrent. --«Qu’est-ce que cela?... Comment est-ce venu? Pourquoi ne me préveniez-vous pas? --Je l’avais mis sur la table de Mademoiselle. Mademoiselle ne pouvait manquer de le voir. --Ce n’est pas arrivé par la poste. Qui l’a apporté? --Un petit cycliste. Il avait, sur sa casquette, en lettres dorées: _Le Gulliver_. Il est revenu pour la réponse. --Il est revenu? --Voilà pas cinq minutes. Mademoiselle aurait pu le croiser. Moi, n’est-ce pas? je ne pouvais pas donner de réponse. Mademoiselle n’était pas rentrée. Madame venait de sortir. --Naturellement, vous ne pouviez pas répondre. Ça va bien.» Gilberte s’enferma vivement. Céline, vexée, se porta vers la cuisine. --«On est un peu nerveuse», confia-t-elle à Guillaumette. Une odeur d’ail flottait autour des fourneaux, dans la chaleur du charbon et du soir d’été. Profitant de ce que ses patronnes dînaient dehors, Guillaumette, la cuisinière, fricassait pour elle-même, pour Céline, et pour la concierge invitée, d’énormes escargots, dont la farce fondait et grésillait au-dessus de la braise rose. Sa large face, plus rose que la braise et plus luisante que les coquilles des escargots, était positivement ronde comme une pleine lune, sous quatre cheveux gris tirés en arrière, et réunis en un chignon de la dimension d’un berlingot. --«C’est comme ça, la jeunesse», fit-elle, indulgente. «Laissez donc, Céline. Moi, à c’t âge-là, je ne savais pas plus ce que je voulais que vous ne savez l’âge du Grand Turc. N’y va pas, mon amour, va pas tracasser la fifille à marraine», conseilla-t-elle à Criquette, laquelle, arrondie sur un coussin, dans un angle, guettait d’un œil bougeur la confection prochaine de sa pâtée.--«Hein?... On est contente de la trouver, sa vieille Mémette, quand les belles madames vont dîner en ville?...» ajouta la cuisinière, en inclinant vers la petite chienne la bonne grosse lune rougeoyante qui lui servait de visage. Sur quoi, Criquette, se dressant, bondit à plusieurs reprises vers cet astre favorable à ses humbles joies. Plus heureuse que les hommes, incapables de toucher leurs dieux, elle dardait à chaque bond sa langue adoratrice vers la face écarlate et providentielle. --«Là... là...» disait la cuisinière, «bige-moi tant que tu veux, trésor. Ton petit torchon rose... Il est plus appétissant que ma frimousse en fond de casserole. Pas dégoûtée, ta Mémette. Vas-y, bige-la, ta vieille. --Comment pouvez-vous!...» s’étonna dédaigneusement Céline. «Je me demande si vous n’aimez pas encore mieux Criquette que madame Gilles. --Je me ferais hacher pour l’une aussi bien que pour l’autre», déclara Guillaumette en retournant à ses escargots. Dans sa chambre, Gilberte, frémissante, regardait les épreuves d’une de ses chroniques. Elle voyait cela!... Elle le voyait!... Sa prose imprimée! Les phrases tournées dans sa tête avec tant d’application... Elle les retrouvait, une à une, sous cette forme, qui lui paraissait magique. Combien son style, ses idées, y gagnaient! C’était mieux qu’elle n’aurait cru. Un sourire complaisant lui venait aux lèvres. Très bien, ce passage... Tiens, elle ne se rappelait pas... Cette jolie pensée... c’était d’elle?... Ma foi, oui!... Cela faisait vraiment bien, coupé en prestes alinéas. Une colonne et demie, environ... Bonne longueur. Et son nom au bas! son nom en petites majuscules: «GILBERTE ANDRAUX.» Elle y arrêtait des yeux pleins d’extase. Mais une lettre accompagnait le placard. Quelque chose arrêtait la jeune fille au moment d’en ouvrir le feuillet replié. Bien qu’elle en ignorât l’écriture, et que la signature fût illisible, elle sut tout de suite de qui cette lettre émanait. Lentement elle en prit connaissance. «Avez-vous gardé un bien méchant souvenir de moi, mademoiselle? Vous auriez eu tort. Je ne suis pas le brutal contre qui s’est révoltée votre ingénuité. Et si je n’ai pas publié vos essais, ce n’était pas par un vilain calcul. J’espérais, certes, que vous reviendriez. J’avais à cœur de vous persuader que vous m’aviez mal compris. Plusieurs mois ont passé, qui, loin d’atténuer mon sentiment à votre égard, l’ont rendu plus profond, plus digne de vous. «Nous ne pouvons pas, ma chère enfant, ni pour la pure jeune fille que vous êtes, ni pour le brave homme que je crois être,--que je veux être, tout au moins, à votre égard et dans votre estime,--rester sur un malentendu. «Rapportez-moi vous-même ces épreuves. Je serai au journal jusqu’à huit heures. Quoi que vous fassiez, votre chronique paraîtra demain. Mais, si je puis causer avec vous quelques minutes, je vous donne ma parole d’honneur que vous serez content de «Votre admirateur et ami.» Suivait un gribouillage, qui semblait l’enchevêtrement des pattes d’un faucheux écrasé. Gilberte y devina sans peine la signature de Monbardon. Elle recommença de lire la lettre, ligne à ligne, mot à mot, puis elle releva les yeux. La fenêtre était ouverte. Son regard rencontra la cime de l’orme, «son parc», et, machinalement, parcourut le dédale des branches. Elle en connaissait les bifurcations, les nodosités, les ramilles mortes. Recroquevillées de sécheresse, grises de poussière, ses feuilles n’étaient déjà presque plus de la verdure. Mais les rayons du soleil déclinant le criblaient par en dessous de longues flèches vermeilles, allumaient dans son mystère une floraison d’or. Et le vieil arbre parisien, prenait des airs lointains, fabuleux, évoquait au cœur de la jeune fille rêveuse une vague fantasmagorie d’aventures, de pays lumineux et doux--peut-être des souvenirs d’une vie ancienne, ou des pressentiments d’avenir. Elle ne bougeait pas. Elle ne se décidait pas. Sur le ciel, d’un bleu pâli, l’orme poudreux et plein d’un soleil fauve lui disait des choses merveilleuses et tristes,--si tristes que, soudain, Gilberte en eut les yeux débordants de larmes. La correction des épreuves ne demanda que deux minutes. Quelques coquilles, des lettres tombées, des guillemets à l’envers. Gilberte, pour avoir aidé sa marraine, connaissait les signes cabalistiques qui sont le volapuk entre auteurs et imprimeurs. Elle glissa le feuillet dans une enveloppe et sonna la femme de chambre. Céline parut, les yeux arrondis, la bouche grasse. --«Je croyais Mademoiselle partie pour dîner chez son amie. --Céline, pourriez-vous me porter ceci?... Mais, qu’est-ce que vous avez? Que faisiez-vous? --Je croyais Mademoiselle partie», répéta l’autre. «Alors, nous mangions de bonne heure, parce que Madame nous a donné notre soirée. Nous allons avec la concierge...» Les sourcils de Gilberte se contractèrent. --«Allez», dit-elle avec une dureté que la domestique ne comprit pas. --«Mais, puisque Mademoiselle sort, Mademoiselle pourra peut-être...» hasarda Céline avec la familiarité dont on use envers des maîtres jeunes. --«Vous avez raison, j’irai moi-même.» Et comme la femme de chambre, ennuyée, s’attardait: «Allez, allez... Vous empoisonnez l’ail. Quelle horreur pouvez-vous bien manger?» * * * * * Rue Vivienne, presque en face de la Bourse, le _Gulliver_ s’était récemment installé dans un hôtel tout neuf. Au fronton, un bas-relief montrait le héros de Swift parmi les Lilliputiens. Sept heures sonnaient à l’horloge du journal et sous la colonnade de Brongniart, lorsque Mlle Andraux traversa la salle des dépêches et s’engagea dans l’escalier à rampe de fer forgé qui menait à la direction. C’était l’heure affairée. Pourtant on ne la fit guère attendre. Heureuse d’échapper à la curiosité des visiteurs, des rédacteurs, des flâneurs, de tous les gens qui encombrent les locaux d’un quotidien, à la fin de l’après-midi, même en juillet, Gilberte se précipita dans le bureau de Monbardon comme en un refuge. Il lui saisit les deux mains. --«Que vous êtes gentille! Vous êtes venue. Vous ne m’en voulez donc pas trop?» Elle reprit haleine. Le cœur lui battait dans la gorge. Ses yeux bruns--illuminés de jeunesse, de franchise aussi--se fixèrent largement sur le visage inscrutable. --«Vous en vouloir?... Non. Vous m’écrivez qu’il y a malentendu. Je me suis donc trompée. Ne parlons plus de cela.» Elle retira ses mains, avec un léger effort. Il se taisait, souriant, de son sourire sans lumière. Elle ajouta: --«Je viens vous remercier pour les épreuves. Les voici. C’est une grande chose de paraître dans le _Gulliver_.» Il sourit davantage. Quelle enfant! Quelle délicieuse enfant!... Un rien d’émotion attendrie brilla derrière le monocle, sur les traits grisâtres, au coin de la lèvre glabre, qui gardait le pli de la cigarette avec celui de l’ironie et de la lassitude. --«Le _Gulliver_», dit-il, haussant l’épaule. «Vous lui faites bien de l’honneur. Il vous appartient. Ce sera votre journal, si vous voulez. --Comment?...» Elle eut un faible élan, devint toute rose. Et l’homme qu’elle jugeait dangereux, intimidant, vieux, lugubre, soudain revêtit le prestige de sa puissance. Monbardon! C’était Monbardon qui lui parlait ainsi! --«Mais oui, petite Gilberte. Tenez, mettez-vous là... Non... dans ce fauteuil. Et causons un peu, en amis.» Il s’assit devant elle, tout près,--pas trop, à peine si les genoux, parfois, s’effleurèrent. Malgré tout, elle sentit bien vite le ridicule de ce mot «amis», l’invraisemblance d’une amitié quelconque entre cet homme, dont elle n’imaginait pas la moindre pensée, et la claire petite fille qu’elle était. De l’amitié... elle n’en lisait pas sur ce visage, où, lui semblait-il, elle ne lirait jamais. De l’amour non plus, d’ailleurs. Du moins de l’amour tel que cette âme de vingt ans le comprenait.--Quelque chose d’obscur, de lourd, de gênant, la tenait oppressée, devant cette physionomie, à la fois morne et ardente, sous ces yeux tenaces, dont le regard, par instants, l’obsédait, comme un contact. Monbardon lui disait: --«Parbleu! le _Gulliver_, il aurait tout à gagner à faire passer dans son encre rance le parfum d’une fraîche fleur comme vous. J’ai un tas de choses à vous demander sur vous-même, vos amies, vos compagnes, sur ce mouvement si résolu de la jeunesse féminine vers l’indépendance par le travail. C’est très curieux. Vous voyez ça de plus près que nous. Ça contient peut-être tout l’avenir. Il vous faut me documenter là-dessus, il faut me faire des enquêtes. Il faut que nous parlions ensemble, très souvent. Je vous confierai une rubrique. Je vous installerai un bureau, ici même, si vous voulez, avec des reporters à vos ordres.» Qu’elle fut jolie d’éblouissement, à cette minute-là, Gilberte Andraux! D’une voix plus basse, plus rauque, le directeur ajouta: --«Ce n’est pas le journal seul qui a besoin de rajeunissement. Si vous saviez... Ah! ma petite...» Une ombre grise plomba davantage la face taciturne. Le monocle tomba. Monbardon frotta de deux doigts ses paupières fatiguées, tandis que, d’un geste qui voulait être aveugle, il saisissait une main de la jeune fille, puis posait cette main sur son genou sans desserrer l’étreinte. Elle ne pouvait le plaindre. Elle rit, mais gentiment. Tout en tirant sournoisement sa main prisonnière, elle peignit avec gaieté la situation d’un homme que tout le monde envie. Un reflet de son étincelant visage anima l’interlocuteur. Voilà bien ce qu’il lui fallait, à lui, revenu de tout, ivre d’ennui... --«L’ennui!» cria Gilberte. --«Hé, oui!... Un journal, c’est une roue qui tourne. Vous croyez qu’on y dit ce qu’on veut? On y dit ce que le public spécial demande. Si, par hasard, on était, sur un point quelconque, du même avis que le confrère d’en face, faudrait se garder d’en convenir. Si les journaux ne se mangeaient pas le nez, les abonnés n’en voudraient plus. Et la course au scandale! La manchette à sensation? Et la frénésie de l’information mondaine? Sans compter les dessous de tout cela... Ah! ce n’est pas gai tous les jours», soupira Monbardon. Si encore il avait des compensations dans la vie privée!... Mais chez lui... la solitude... pis que la solitude. Il risqua des allusions à sa femme. Gilberte, comme tout Paris, connaissait le désaccord du ménage. On ne voyait jamais ensemble les époux Monbardon. Le directeur du _Gulliver_ allait seul dans le monde comme au théâtre, donnait ses repas d’amis au cabaret. --«Ah!» murmura-t-il, «si vous aviez confiance en moi. Nul ne peut escompter l’avenir. Mais enfin...» Donnait-il à entendre qu’il divorcerait? Ou que l’hypothétique Mme Monbardon pourrait disparaître d’ici-bas plus totalement qu’elle n’avait encore jugé à propos de le faire? Quoi qu’il en pensât, il ne craignit pas de déclarer qu’en Mlle Andraux seule, il apercevait la régénératrice du _Gulliver_ vieilli, et la seule Égérie souhaitable pour le directeur de cet important quotidien. --«Je savais bien», dit Gilberte, avec un air réprobateur, qui lui faisait un minois à croquer, «je savais bien que, si je venais, vous ne seriez pas sage, et que cela finirait très mal.» En dépit de sa timidité devant Monbardon, de qui le seul aspect la glaçait naguère, elle prenait instinctivement le ton de gronderie plaisante qu’adoptent les femmes, quand leurs soupirants, de quelque âge qu’ils soient, reculent les limites de l’absurdité sans franchir celles des convenances. Ce fut si drôle, que le solennel directeur rit, comme Gilberte ne croyait pas qu’il pût rire. --«Vous trouvez que cela finit mal», répétait-il, en tâchant de replacer son monocle, que le rire chassait de nouveau. --«Très mal», dit-elle, sans que sa gravité éteignît entièrement son joli sourire. «Puisque me voilà forcée de vous dire adieu, ainsi qu’au _Gulliver_. Voulez-vous être assez bon pour me rendre mes épreuves? --Vos épreuves!... Ah çà! ai-je mérité que vous me punissiez encore?...» s’écria-t-il--avec une bonne grâce qui fut presque cette fois de la grâce tout court.--«Votre chronique paraîtra demain matin, quoi que vous m’ayez fait. Et je vois que vous allez me faire beaucoup de peine.» Son accent, sa promesse, éveillèrent chez la jeune fille une vibration de sympathie. --«Et comment vous ferai-je beaucoup de peine?» Avec quelques réticences, diverses circonlocutions, puis une brusquerie à la blague, il dévoila son projet. Il voulait proposer à Gilberte un dîner de camarades, dans un coin de verdure qu’il connaissait. --«On entre par un sentier discret du Bois. Nul ne peut vous voir. Cependant, les bosquets sont séparés par de si légers rideaux de verdure, que rien ne ressemble moins à un cabinet particulier. Vous me devez cela, ma petite Gilberte. N’ai-je pas été le plus respectueux des amis? Nous parlerons seulement de l’évolution du jeune féminisme, et de la précieuse collaboratrice que vous serez pour le _Gulliver_, en vous occupant de cette question.» L’éclair dans les yeux veloutés ne lui échappa point. «Serait-ce tout de même possible?» pensait Gilberte. Une palpitation souleva son corsage. Aussitôt il la fit rire, sans qu’elle pût s’en empêcher, car il avoua: --«J’ai choisi mon jour. Je sais bien que, ce soir, votre tante assiste au banquet des Trente mille lignes. Parbleu! elle était de la commission qui est venue me demander de le présider.» Il leur faussait compagnie, sous prétexte d’un départ imprévu. Et, comme, effectivement, il prenait le train à minuit, l’alibi se justifierait. Mlle Andraux ne pouvait être compromise. --«Voyons», conclut-il, «je vous quitterai forcément vers onze heures. De huit heures et demie à onze heures, craignez-vous de ne pouvoir tenir en respect un vieux bonhomme comme moi, dans un endroit où nous devrons parler bas si nous ne voulons pas être entendus? --Ce n’est pas cela», dit la jeune fille. «Mais ensuite, vous vous croirez des droits. Vous m’accuserez de jouer un jeu de coquette, s’il me convient d’en rester là.» Une souffrance crispa la face de Monbardon. L’ironie, la morgue, la glaciale indifférence fondirent. Ce fut émouvant, chez cet homme. Et aussi l’accent changé troubla Gilberte. --«Vous n’êtes pas bonne... Je savais bien que vous alliez me faire du mal.» Il se détourna, marcha dans la pièce. --«Eh bien, n’en parlons plus.» Puis, revenant vers elle: --«Vous ne savez pas quel sentiment vous brisez. Vous auriez fait de moi ce que vous auriez voulu.» Interdite, émue, amollie de pitié, assaillie par l’inquiétude de gâcher une chance unique pour un scrupule de fausse pudeur, mal fixée sur les libertés féminines permises dans ce milieu littéraire où elle prétendait entrer, Mlle Andraux demeurait debout, muette, bouleversée jusqu’aux larmes. Elle tâchait de garder bonne contenance, d’agir en femme soucieuse de sa dignité. Et elle avait envie de s’écrier, comme une petite fille: «Oh! mais, que faut-il faire?» La fierté aussi d’être tant pour un personnage comme le directeur du _Gulliver_, la certitude de retourner à son néant si elle quittait ce cabinet sur un adieu définitif, ajoutaient à sa perplexité. Il vit les cils humides battre sur l’effarement des yeux de douceur. Les mains de Gilberte furent dans les siennes. --«Ah! vous venez! vous venez!... --Rappelez-vous à quelle condition... J’ai votre parole...» murmura-t-elle. Précipitamment, pour ne pas la laisser se ressaisir, il fixa le rendez-vous. --«Dans trois quarts d’heure, à huit heures et quart, rue Spontini, à l’angle du carrefour Bugeaud, contre le mur de la Fondation Thiers. Mon auto s’arrêtera, vous monterez. Vite, vite!... je dois passer chez moi, je n’ai que le temps d’expédier quelques affaires. A tout à l’heure, ma jolie... A tout à l’heure. Vous ne le regretterez pas.» Il la poussait presque dehors. Étourdie, perdant la notion de ce qui lui arrivait, Gilberte se trouva dans l’escalier, puis dans la rue. Devant elle, s’ouvrait la place de la Bourse,--un désert dans la fin poudreuse et mélancolique du jour. La jeune fille traversa, passa les grilles, entra au bureau de poste, se fit ouvrir une cabine téléphonique: --«Impossible de venir dîner», chuchota-t-elle dans l’appareil, à l’amie qui l’attendait. «On m’admet au banquet des Trente mille lignes, comme journaliste. A partir de demain, je collabore au _Gulliver_. Alors, c’est important pour moi, tu comprends. Je cours rejoindre marraine.» Le coup de téléphone envoyé, elle fit le tour de la Bourse, en arrière. Par devant, elle n’osait, craignant de rencontrer Monbardon, ou d’être vue par lui, quand il quitterait son journal. Comme il lui était étranger, cet homme, près de qui--tout près de qui, hélas!--elle s’assiérait tout à l’heure, dans l’ombre de la voiture, puis dans l’intimité du repas discret. Étranger?... Plus qu’étranger. Odieux... Était-ce possible? Elle s’interrogea. Oui... odieux. Le bref attendrissement ressenti devant sa tristesse, elle ne le concevait plus. Une antipathie, une répulsion physique, durcirent son cœur, firent courir dans sa chair un frisson. «Qu’allais-je faire?» pensa-t-elle, avec effroi. «Qu’allais-je faire?» Puis ce fut un sentiment d’impossibilité, pour cette nature qui ne savait pas feindre. «Qu’est-ce que je lui dirai? Il va me parler d’amour. Ce sera abominable!...» Et, brusquement, du fond de son être, la révolte véhémente: «Je ne peux pas!... Je ne peux pas!...» Elle marchait au hasard, dans un dédale de rues qu’elle ne connaissait point. Le soir d’été vidait les chaudes artères de la ville. Des ombres mauves descendaient, tandis que, là-haut, derrière les grilles des balcons où ne s’accoudait personne, il y avait encore des flammes roses aux fenêtres. Les passants attardés remarquaient cette jolie fille, qui semblait aller au hasard, palpitante et rapide, comme un papillon échappé du filet et que sa liberté affole. Plusieurs lui parlèrent. Sans saisir les mots, elle en devinait bien le sens. Un écœurement fit trembler sa lèvre. Ses yeux, machinalement, se levaient vers les vitres roses, tout en haut des maisons pleines de mystères. Et, soudain, sa jeunesse fut désespérée, comme si le beau soir paisible eût recélé toute la douleur du monde. Au chauffeur du taxi-auto qu’elle arrêta, Gilberte commanda de fermer la voiture. Maintenant elle cherchait un moyen de prévenir Monbardon. Elle ne voulait pas l’exposer à l’humiliation de l’attente inutile, au coin d’une rue. N’imaginerait-il pas qu’elle le traitait ainsi exprès? Ce serait vilain, et cruel. Mais comment faire? Il avait quitté le _Gulliver_, certainement. Adresser un mot chez lui, que déposerait le chauffeur de l’auto?... Gilberte n’osait. Sous quel régime conjugal vivait-il? Un billet de ce genre est un engin dangereux. Elle indiqua pourtant le numéro de la rue de la Faisanderie où demeurait le directeur du _Gulliver_. Elle connaissait bien cette adresse, pour l’avoir cherchée dans le _Tout-Paris_. La personnalité de Monbardon, depuis quelques mois, quoi qu’elle en eût, se mêlait à son existence. Dans son petit sac, elle avait un bloc minuscule de ces papiers tout gommés qu’on plie en forme de lettre. Elle griffonna au crayon sur l’un d’eux, ferma soigneusement. Puis, au concierge,--haletante de la crainte d’être surprise: --«Pour monsieur Monbardon... pour lui seul, n’est-ce pas?» Glissant une pièce dans la main du portier: --«Monsieur Monbardon sort à l’instant. Son auto n’a peut-être pas tourné le coin de la rue.» Elle reprit sa lettre, s’enfuit. --«Boulevard Raspail», dit-elle au chauffeur. Comme la voiture traversait la rue Spontini, Gilberte eut juste le temps d’apercevoir une auto arrêtée contre le trottoir qui longe la Fondation Thiers. Un étrange sourire lui vint aux lèvres. Un plus étrange sentiment lui noya l’âme, mélange d’un orgueil amer, d’un regret subtil, avec un retour soudain de compassion attendrie pour celui qui, là-bas, ne pensait qu’à elle,--vainement. Puis, son cœur se gonfla d’un torrent de jeunesse. La vie eut un goût savoureux. Elle n’avait que vingt ans. Combien d’autres?... et quels autres?... l’attendraient de la même attente. Comment serait-il, celui qui n’attendrait pas en vain?... Oppressée de rêves, Gilberte ne voulut pas rentrer à la maison. D’ailleurs, comment expliquer qu’elle revînt sitôt sans avoir dîné. Elle se souvint que les bonnes devaient sortir et qu’elle-même n’avait pas les clefs de l’appartement. La jeune fille arrêta le taxi-auto dès qu’il eut franchi la Seine, le paya, et commença de marcher lentement, le long du quai, rive gauche. Elle s’en allait vers la Cité, vers Notre-Dame, vers ce Paris dont les siècles ont exhaussé le sol, noirci les murs, griffé les pierres de signes et de souvenirs. Tout ce qui est jeune, frémissant de passions confuses, tourne ses pas de ce côté, dans l’errance des promenades sans but. Devant un étalage de pâtissier, Gilberte eut tout à coup grand’faim. C’était la première fois qu’elle ne s’asseyait pas à table, à l’heure ordinaire. Dans son imagination s’indiqua vaguement le fin menu que Monbardon lui eût proposé. Elle eut un soupir de gourmandise. Mais, ayant acheté deux petits pains fourrés de foie gras, un baba et un éclair au café, elle s’installa, pour déguster ce repas, qu’elle trouva exquis, sur un banc du quai de la Tournelle, d’où elle regarda Notre-Dame--formidable silhouette à l’encre de Chine--se découper sur un ciel d’or rose et s’endiamanter le front des premières étoiles. Lorsqu’elle jugea la soirée assez avancée pour qu’il lui fût possible de paraître sans indiscrétion parmi les sociétaires des Trente mille lignes, Gilberte prit l’omnibus, pour se rendre rue de l’Arcade, où fleurit, depuis l’époque du Directoire, le célèbre restaurant de la «Truite au bleu». Elle s’était un peu trop hâtée. Lorsqu’elle arriva, les sociétaires n’en avaient pas fini avec le dessert et les discours. Dès le vestibule, en bas (il fallait descendre quelques marches), Mlle Andraux perçut des applaudissements. Hésitante, elle s’attardait devant une porte vitrée. La connivence souriante de la préposée au vestiaire la poussa dans la fournaise. Le mot n’avait rien d’exagéré. La salle à demi en sous-sol, remplie de dîneurs, autour de longues tables, et dont l’atmosphère s’alourdissait du relent des victuailles, détenait un record de température élevée, en ce soir de juillet. Une fraîcheur illusoire était suggérée par son aspect de grotte, et par de l’eau pulvérisée--mais n’était-ce pas l’eau du bain-marie?--dont les gouttelettes plutôt rares se jouaient sur les rochers artificiels. Les piliers soutenant la voûte--d’ailleurs très basse--se dissimulaient entre des stalactites et des stalagmites. Parmi les aiguilles d’aspect calcaire,--triomphe du carton-pâte,--un peu de mousse jaunâtre et quelques arums en celluloïd figuraient la végétation aquatique de ces régions. Cette salle--peu pratique pour un banquet, car les stalactites et les stalagmites rompaient la cordialité de l’ensemble, et séparaient les convives en petits paquets plus ou moins sympathiques--constituait le sanctuaire trimestriellement dévolu à la Société des Trente mille lignes. L’exiguïté de la cotisation (il fallait bien que tout le monde pût prendre part aux fraternelles agapes) déterminait l’irréductibilité, sous ce rapport, du directeur de la «Truite au bleu». --«Je vous donne», disait-il aux écrivains, «par une faveur spéciale, et en renonçant aux plus fabuleux profits, le local consacré, le caveau primitif, où naquit mon illustre établissement. Des Américains, qui ne passent qu’un soir à Paris, m’offrent ce que je voudrais pour les faire dîner là où dînèrent Barras avec Joséphine de Beauharnais, Mme Tallien, Mme de Staël, Talleyrand, et Bonaparte lui-même. Quand c’est le jour des Trente mille lignes, je refuse tout. Ma grotte vous est réservée. Pour rien au monde je ne voudrais voir des littérateurs, la gloire de notre France, déguster ma fameuse truite au bleu aux étages récemment construits, sous de banals arceaux gothiques, ou bien entre les glaces trop neuves de ma galerie Trianon.» Gilberte, venue du dehors au moment où le repas s’achevait, crut suffoquer. Mais, soutenue par la curiosité, trop contente d’être admise là, ce fut avec joie qu’elle se glissa contre une stalagmite, et sourit à quelques sociétaires de connaissance. Un jeune Trente mille lignes lui offrit sa chaise. Un autre poussa même de son côté une assiette sur laquelle s’étageaient des biscuits à la cuiller. Elle chercha des yeux sa marraine, et l’aperçut, en bonne place, tout près de la table d’honneur. Ce ne fut qu’un éclair, car, aussitôt, Gilles de Claircœur disparut à ses yeux derrière une haute coiffure de plumes rappelant celle des Indiens Sioux. Sous la perruque, de nuance acajou, qui supportait ce diadème sauvage, un terrible profil busqué accentuait l’analogie. Puis c’était, hors d’une robe scintillante et très décolletée, l’ossature puissante de deux épaules décharnées mais massives, sur lesquelles descendaient de longues boucles d’oreilles, tandis qu’un collier de perles--vrai ou faux--roulait contre la barre saillante de clavicules en forme de gourdins. Le jeune «Trente mille lignes» empressé auprès de Gilberte, lui souffla: --«C’est la mère Gigogne? --Comment, la mère Gigogne?... --Oui, C’est elle qui a fondé _L’Enfance laïque_, dont vous connaissez le succès persistant. Elle y écrit, depuis vingt-cinq ans, les «_Contes de la mère Gigogne_». Une gaillarde épatante! Elle nous disait tout à l’heure qu’elle n’aime que ses chiens. Elle laisse son mari à la campagne pour les soigner, et lui défend de les quitter. Il donne le biberon aux orphelins. La mère Gigogne, d’ailleurs, ne peut souffrir les enfants. --Il y a beaucoup de dames dans votre société», observa Gilberte. --«Oh! bientôt, il n’y aura plus que ça. Le roman d’au moins trente mille lignes commence à manquer de bras masculins. Songez à ce qu’il faut d’imagination pour mettre sur pied des histoires de cette longueur, et qui se tiennent. Les femmes, elles, ne s’embarrassent ni de la logique, ni de la construction. Alors, quand elles ont trouvé un début, rien ne les oblige à prévoir un dénouement. Elles vont, elles vont... Elles n’ont aucune raison de s’arrêter. Regardez, celle-là, au coin, la blonde, frisée à l’enfant, avec cette figure calme, ces gros yeux... On croirait une placide bourgeoise qui n’a jamais rien fait que se laisser vivre. C’est une luronne qui vous abat quatre-vingt mille lignes en six mois. Elle vous déclare tranquillement: «J’écris dix pages avant mon café au lait. Je déjeune, je m’occupe de ma toilette. J’écris dix autres pages. Et voilà... J’ai fait ma journée à l’heure où les belles dames du monde songent seulement à sortir de leur lit.» Des bruits de couteaux heurtant les verres interrompirent les explications du néophyte, dont Gilberte n’aurait pu dire s’il admirait ou dénigrait la fécondité de ses confrères du beau sexe. Un monsieur en habit se leva, se tourna vers un autre monsieur en habit, demeuré assis à sa gauche, et commença de lui débiter des malices, laborieusement amenées de loin, et dont on sentait à coup sûr qu’elles aboutiraient à quelque énorme compliment. Ces deux personnages, seuls en tenue de soirée, éprouvaient, sans doute, de ce fait, une violente sympathie l’un pour l’autre, et ne résistaient pas au besoin de se témoigner le sentiment qui lie deux êtres d’espèce semblable, isolés chez une race différente. Celui qui parlait, un grand, blond, barbu, s’exprimait d’abondance, n’ayant pas recours à des notes, même quand il énuméra les œuvres de l’autre. Il épuisa, pour les analyser, une telle quantité d’adjectifs élogieux, que certains de ses auditeurs professionnels en inscrivirent à la dérobée sur leurs manchettes, ne pouvant concevoir qu’il y en eût tant dans le dictionnaire des qualificatifs. A la fin des périodes les plus ronflantes, on l’interrompait par des applaudissements. Celui dont il présentait le panégyrique, le président occasionnel du banquet, tenait les yeux baissés sous l’avalanche fleurie. Dans sa main droite, les feuillets de sa réponse, qu’il devait lire, n’étant pas orateur, tremblaient légèrement et continuellement. C’était un vieil homme de lettres, que toute une vie de travail n’avait pas enrichi, et dont le nom restait ignoré du grand public. Jamais il ne s’était vu à pareille fête. Mais, justement parce qu’il n’en avait pas l’habitude, la joie qu’il éprouvait lui traversait le cœur de pointes aiguës, comme une souffrance. Le regard fixé sur la nappe, il tâchait de donner un air naturel à sa face pâlie, et mordait sa lèvre pour ne pas qu’on vît remuer sa moustache grise. La terreur aussi de prendre la parole tout à l’heure ajoutait à son émotion. Et voici que, dans cette assemblée de camarades, d’ouvriers de lettres, dont beaucoup parcouraient des carrières aussi obscures et aussi rudes que la sienne, le spectacle de son attitude, la perception de son émoi, la disproportion entre la brève ovation de l’heure et l’immensité de son effort, saisirent les âmes. Un souffle de fraternité éteignit brusquement les jalousies, les rivalités, les dédains, tout ce qui couve, et circule, et ronge sournoisement, de secrètes et mauvaises ardeurs, dans un tel milieu. On applaudit frénétiquement la péroraison exagérée. On clama: «Un ban! un ban!...» Et deux cents mains rythmèrent le battement de tous les cœurs. Même, on claqua plus fort les dernières mesures, parce qu’on avait vu se lever deux yeux aux cils gris, sous un front lourd, zébré de rides,--des yeux où roulait une larme. A son tour, le vieil écrivain se dressa. Et, comme l’émotion d’abord l’empêchait d’articuler, on l’applaudit. Son speech était simple. Il le lut modestement. Il offrit le séné convenable, en retour de la casse que lui avait passée le premier orateur. Beaucoup plus jeune que lui, ce confrère à qui il répondait jouissait déjà d’une relative célébrité. En le louant plus modérément, il sut le louer mieux. Son tact valut de l’esprit. Et les convives trouvèrent trop vite épuisé le mince paquet de feuillets qui continuait à trembler en même temps que la voix. Mais, arrivé au bout, le brave homme lâcha son discours écrit, et, jugeant qu’il devait exprimer à l’assistance la surprise et la douceur du succès qu’on lui faisait, il s’arracha héroïquement de l’âme, malgré le spasme de sa timidité, deux ou trois phrases improvisées, où balbutiait sa gratitude. Et ce fut si touchant, que ces hommes, ces femmes de lettres, qui tous--surtout les plus vieux--étaient plutôt des enfants de lettres, chimériques jusqu’à la fin, malgré les leçons des dures réalités, eurent, à leur tour, les paupières humides. Mais l’attendrissement fut coupé tout à coup. Des rires, des acclamations railleuses, montant parmi le hérissement de stalagmites, du coin écarté qu’on nommait «la petite classe», appelèrent l’attention sur un sociétaire qui venait de se lever. C’était le chansonnier, non pas du «Caveau», mais de la «Grotte». A la fin de chaque diner trimestriel, il apportait un à-propos rimé, qu’il entonnait d’une voix courte, cotonneuse, sur l’air d’une rengaine à la mode. Ses calembredaines, sa jovialité, son physique, son essoufflement, et par-dessus tout le sérieux avec lequel il se considérait, lui et sa chansonnette, comme une institution, mettaient en joie les sociétaires. Il venait de taper sur son assiette avec son trousseau de clefs, et il annonçait, déjà suffoqué d’emphysème avant d’avoir émis une note: --«_Gloire à la société des Trente mille lignes_, parole de votre serviteur, sur l’air populaire de _Totor, prête-moi ta bouffarde_.» Et il chanta,--si cela peut s’appeler chanter, au milieu d’une hilarité indulgente: «Parmi les groupements insignes S’affirmant autour d’un banquet, Celui des Trente mille lignes Détient le record, le bouquet. D’abord, on y voit le beau sexe. (Honneur aux dames!...) Cela vexe Le Jockey, l’Union, l’Épatant, L’Agricole... ô pommes de terre! Surtout le Cercle militaire, Qui n’en montreraient pas autant.» Il y en avait, de cette force-là, une douzaine de couplets, ce qui parut abusif. Cependant quelques marques d’impatience s’arrêtèrent devant la réprobation générale. On ne voulut pas faire affront au modeste Tyrtée des Trente mille lignes. Et il eut pour lui le silence des garçons de la «Truite au bleu», qui suspendirent leur bruyant service de desserte pour écouter une littérature à leur portée, ce qu’ils ne faisaient pas pour les toasts oratoires, lorsque ceux-ci traînaient en longueur. Enfin, tout le monde s’écoula, pêle-mêle, dans la salle voisine--plus exiguë encore que la grotte--où les tasses à café s’alignaient, avec les petit verres pour la chartreuse. Malgré l’orgueil que, d’après son chansonnier, la société éprouvait de la présence du beau sexe, les sociétaires du sexe moins beau commencèrent de fumer et de parler très haut, debout, par groupes, dans un oubli total de leurs gracieuses confrères. Il faut dire, pour l’excuse de ces messieurs, qu’on était à la veille du renouvellement du comité. La période électorale déchaînait les passions dans cette petite république des lettres, comme dans tout autre domaine de suffrage universel. Les femmes, malgré leur droit de vote, gardaient une indifférence relative. Était-ce par scepticisme? par manque d’usage de cette forme du pouvoir? En faut-il conclure que les suffragettes, en politique, ne représenteraient qu’une minorité de leurs sœurs? Aux Trente mille lignes, ces ardents débats s’enveloppaient de la brume des cigares. La mère Gigogne, dont les récits dans _L’Enfance laïque_ avaient charmé le bas âge de la plupart des sociétaires, en était réduite à agiter son diadème de plumes au milieu d’un cercle de dames, et à leur montrer son collier de perles,--quand toutefois ce collier ne disparaissait pas à moitié dans le creux profond des «salières», derrière les clavicules en forme de gourdins. Elle détaillait en même temps les qualités de ses chiots saintongeois, à qui son mari donnait le biberon. --«Des amours!...» déclarait-elle. «Des bêtes qui seront certainement primées à la prochaine exposition canine. Mon mari me téléphone, tous les jours deux fois, comment ils se portent et comment ils ont... oui, vous m’entendez. Important, cela. Au moins aussi important que pour des gosses. Avec la différence que, des gosses, moi, ça me dégoûterait. --Vous devriez écrire des histoires pour chiens», observa une confrère. --«Je leur en raconte, à mes toutous», rétorqua la mère Gigogne, sans se démonter. «Ils me comprennent. Ou du moins, ils m’écoutent, ils sont bien élevés. C’est pas comme tous ces bavards-là», ajouta-t-elle avec un coup de tête et un regard hargneux vers les mâles tapageurs dans leur nuage de fumée. --«On devrait», dit une vieille demoiselle avec innocence, «trouver quelque distraction pour réunir les messieurs et les dames. --Un petit jeu?» sourit une agréable sociétaire, que les convenances retenaient, bien contre son gré, du côté féminin. --«Je ne dis pas un petit jeu. Mais... de la musique, par exemple. Nous réciterions de nos vers,--ceux qui en font», souligna la vieille fille en se rengorgeant. «Dans une société aussi littéraire que la nôtre, c’est pitié, nos soirées. Le dîner fini, ces messieurs se croient dans un estaminet. --Oh! ils savent bien se comporter galamment quand ils trouvent que ça en vaut la peine. Regardez donc là-bas... Ils sont une douzaine à faire la roue autour de Claircœur et de sa nièce. --Sa nièce?... Allons donc!» s’exclama une bonne âme, enfermée dans un corps si épais que les genoux ne pouvaient se joindre. --«Mais oui... sa nièce, ou filleule. Enfin, son enfant d’adoption. --Mettons «d’adoption», gargouilla le gosier encombré de l’adipeuse Trente mille lignes. --«Ça commence peut-être à la gêner d’avoir cette grande fille bien tournée à côté d’elle. Dame! le contraste. Elle se cramponne, Claircœur. Vous ne trouvez pas qu’elle devient coquette. Elle fait des frais. --Oh! pourtant, ce soir, elle a sa robe de la dernière fois. --Oui... ici... Elle ne veut pas avoir l’air... Mais je l’ai rencontrée. Dans une auto, elle était. Une toilette!... Et la figure arrangée... Parfaitement. Avec des yeux noyés... une façon de rire aux anges... Elle ne m’a même pas vue. Elle planait dans les astres.» La dame aux genoux irréconciliables se racla le larynx, puis murmura dans la direction de Claircœur: --«Va, ma vieille, c’est pas pour toi que tous ces gros papillons de nuit se bousculent autour de ta chaise. Tu auras beau te payer des chichis et de la teinture... Y a là une petite fleur fraîche, qui sent bon le miel... Regardez-les, regardez-les, ceux qui n’osent pas y aller et qui jettent des regards en coin, et qui rôdent, cherchant un prétexte.» Cette observatrice avait raison. Rien au monde, pas même la fraternelle cordialité de la Société des Trente mille lignes, n’inspirera aux hommes les mêmes sentiments pour des dames mûres, eussent-elles du génie, que pour une jolie petite personne à peine majeure. C’est comme cela. Toutes les campagnes féministes, parvinssent-elles à égaliser les droits des deux sexes, n’égaliseront pas, chez celui qui a les cheveux longs--n’ajoutons point: «et les idées courtes»--n’égaliseront jamais la laideur à la grâce, ni l’automne au printemps. Toutefois, en dépit des insinuations, la marraine et la filleule ne songeaient guère à se faire une cour des sociétaires empressés autour d’elles. Claircœur venait de présenter Gilberte à l’une des femmes les plus humbles, les plus effacées, et aussi l’une des plus âgées de la réunion. Elle proposait cette camarade, qui s’en effarouchait, à l’admiration de la jeune fille. --«Pense, mon enfant, que madame Vertol, qui pourrait vivre tranquille, de sa pension, de ses rentes, continue d’écrire, uniquement pour élever les orphelins de notre Société. Chaque fois qu’un de nos confrères laisse une famille dans l’embarras, on voit arriver madame Vertol. Elle trouve le moyen d’emmener, chaque été, tous ses pupilles, un mois au bord de la mer. --Oh! dans une bicoque, une vraie grange. Ne parlez pas ainsi de moi, chère madame de Claircœur. Je fais si peu de chose, je suis si peu!» La voix fluette sortait d’une bouche fripée, édentée. Le vieux visage, les yeux s’éteignant au fond de leur caverne osseuse, le corps squelettique, dans une robe noire qui parvenait, quoique tout unie, à sembler démodée, se parèrent, pour Gilberte, d’une beauté sacrée. Même, elle trouva émouvant le souci d’une élégance convenable pour ce banquet, où d’autres venaient en pimpants atours. Un col et des manchettes de dentelle, une broche contenant la photographie et les cheveux d’un bébé perdu voici bien longtemps, une chaîne d’or amincie descendant jusqu’à la haute et étroite boucle de ceinture émaillée, datant de Louis-Philippe, marquaient le soin qu’avait pris la vieille femme de ne pas se singulariser par une tenue trop simple. Cette coquetterie délicate, qui eût été piteuse si elle n’avait été sublime, toucha des fibres profondes dans le cœur, si troublé ce soir, de la jeune fille. --«Voulez-vous me permettre de vous embrasser, madame?» demanda-t-elle. «Ce sera un honneur que je n’oublierai jamais.» Dans la voiture, en revenant boulevard Raspail, elle dit à sa tante: --«Ta Société des Trente mille lignes, est-ce qu’on s’y entr’aide ou est-ce qu’on s’y entre-dévore? --Les deux. C’est comme dans la vie», riposta Claircœur. «Seulement toute association multiplie l’entr’aide et réduit l’entre-dévorement au minimum, par un mécanisme presque mathématique, dont les mutualistes savent profiter. --C’est aussi la multiplication des compliments, marraine. Le bon vieux qu’on fêtait, et dont la carrière est presque inconnue, a reçu autant de coups d’encensoir et autant de bravos que son célèbre confrère. --Ça, ma petite, c’est l’effet de cette justice spontanée qui soulève parfois les foules. Si tu mettais en balance ce qu’il y a de nobles efforts, de beautés, peut-être mal présentées, dans l’œuvre plus obscure du vieux, et d’arrivisme habile, de bluff, de séductions équivoques, dans les romans favorisés de l’autre, tu trouverais sans doute moins de distance entre l’auteur à la mode et l’honnête écrivain dédaigné. Voilà ce qu’il y a de meilleur dans nos associations. C’est qu’à un certain moment, en un éclair de lucidité, d’équité, des élans généreux rétablissent l’ordre, compensent un peu les caprices formidables de la vogue, et du sort.» * * * * * Le lendemain matin, aussitôt levée, Gilberte envoya Céline chercher le _Gulliver_. Lentement, la jeune fille déploya la feuille, qui sentait si fort, étant toute fraîche, l’odeur--grisante pour les écrivains à leur début--de l’encre d’imprimerie. Le titre de sa chronique lui sauta aux yeux, à la première page, vers le milieu de la dernière colonne. Elle tourna le papier pour voir son nom--son nom que des milliers de lecteurs, l’élite du monde pensant, des savants, des illustres, des puissants,... des rois!--liraient ce matin. Le journal glissa. Elle revit la forme de l’automobile, arrêtée, dans l’attente, à l’angle de la rue Spontini. Ses yeux pleins de songe s’en allèrent vers son arbre, qui frémissait de toutes ses feuilles, dans le baptême rose du jour nouveau. VII _Les Malheurs d’une arpète_, drame en six actes et huit tableaux, étant à peu près à point pour la scène, et les répétitions ne devant commencer qu’en septembre, Gilles de Claircœur envisagea la possibilité de se reposer hors de Paris pendant la canicule. --«Qu’en dis-tu, Gilberte? Si je t’emmenais en Suisse? Ou bien au bord de la mer? A ton choix. Nous avons six semaines devant nous. --Oh! marraine... Que tu es gentille! Ça serait bon pour nous deux de quitter un peu ce vilain Paris. --Je crois que ce serait bon pour toi, qui deviens toute pâlotte. Quant à moi, je suis solide. Et Paris ne me semble jamais vilain. J’ai si peu l’habitude des villégiatures! --Tu ne t’es pas gâtée toi-même, dans la vie, marraine. --C’est toi qui me gâteras. Les joies qu’on rencontre sur une route solitaire ne comptent pas. C’est bien mélancolique, va, un succès remporté pour soi seul. --Nous sommes là, marraine. Et nous t’aimons bien», dit la jeune fille. Elle se montrait plus expansive, plus tendre, depuis quelque temps. Une certaine estime respectueuse imprégnait maintenant ses allusions à l’œuvre et à la carrière de Claircœur. L’existence ne lui paraissait déjà plus si facile à vivre. Le talent ne s’impose pas aux autres avec l’évidence qu’on en a en soi. Elle commençait à comprendre par quelle lutte il lui faudrait manifester le sien. Et d’abord par quelle foi tenace elle devrait continuer d’y croire. Lorsqu’elle avait dit: «Nous sommes là», elle s’identifiait avec sa famille, et dans une intention d’autant plus marquée que, justement, les Andraux se montraient moins empressés, même pouvaient être accusés de quelque négligence. Symptôme d’un esprit nouveau, chez ces gens, tellement assidus naguère, auprès de tante Gil, qu’on les eût plutôt soupçonnés d’obséquiosité, d’accaparement. Claircœur n’en avait pas fait la remarque,--du moins devant sa filleule. Peut-être ses préoccupations du moment, l’absorbant tout entière, l’incitaient à considérer comme un débarras la diminution des séances familiales, des visites à l’improviste, des arrivées en coup de vent. Mais Gilberte y était sensible, commençait à s’en impressionner presque nerveusement. N’avait-elle pas dû, voici quelques jours, rappeler à ses parents la date anniversaire de la naissance de sa marraine, et seriner en hâte, à la dernière minute, un compliment à Lilie, qui se présentait sans avoir appris de fable?... Elle éprouva donc une vraie satisfaction lorsque, le voyage en Suisse ayant été décidé, et, naturellement, annoncé par elle à son père, Théophile et Louise lui déclarèrent, après s’être concertés d’un regard, leur intention d’aller, avant le départ, faire une visite à tante Gil. Celle-ci se récria, comme toujours, qu’il ne s’agissait pas de visite, et qu’on viendrait dîner. D’autant qu’on n’avait encore rien décidé pour la carrière de Bernard. On en causerait sérieusement. Ce ne fut pourtant pas l’avenir de ce jeune homme qui forma le fond de la conversation. Bernard semblait s’être amendé. Avec une gravité qu’accentuait sa longue figure osseuse, au teint mat, et ses yeux brûlants dans leurs profondes orbites, ce qui le faisait ressembler à un jeune ascète de Zurbaran, il reconnut la sagesse paternelle, qui le dirigeait vers ce qu’il appelait--avec tout de même une ironie un peu inquiétante--l’_in pace_ de l’administration. --«Moi aussi, je prépare le concours du ministère, comme Bette», proféra-t-il. --«Tu crois blaguer», dit sa sœur. «Mais je t’assure que je me présenterai au prochain qu’on organisera pour les femmes. --«Je te félicite», prononça Bernard, avec un sérieux si plein d’onction, que les heureux parents daignèrent sourire. --«Et l’aéro?» demanda Gilberte. «Tu y as renoncé?» Parole imprudente, qui n’eut toutefois pas de suite, parce que la petite Nathalie intervint: --«Bernard dit qu’on est mieux assis sur un rond de cuir que sur le siège d’un aéroplane», expliqua-t-elle avec la bonne foi de l’enfance. On rit, et il n’en fut plus question. Mais, après le dîner, M. et Mme Andraux échangèrent un coup d’œil. --«Est-ce que nous pourrions vous dire un mot, tante Gil?» Ils l’appelaient ainsi, comme les enfants. Ça rajeunissait Louise. --«En particulier?» demanda Claircœur. --«Tout à fait en particulier.» Elle les emmena dans son cabinet de travail. --«Je pense que Criquette ne vous gêne pas? --Oh! si ça ne vous faisait rien, ma bonne amie... Elle va sauter sur vos genoux. Et vous ne vous occuperez que de ses mines.» Claircœur ne nia pas cette vérité profonde. Les mines de Criquette, sa façon de pencher sa petite tête suivant les intonations des voix, les yeux impayables qu’elle levait en laissant voir un peu de blanc par-dessous, l’intéresseraient certainement beaucoup plus que ce que lui diraient les Andraux. Elle se rendit à l’évidence. --«Va, Criquette, va jouer avec ta petite cousine Lilie.» Parenté exorbitante! Claircœur, ouvrant la porte, ne vit pas la grimace des parents de Lilie, devenus du même coup oncle et tante d’un quadrupède. Que ceux qui n’ont jamais eu de chien jettent la pierre à Claircœur! Théophile et Louise étaient de ces infortunés. Ce fut lui qui prit la parole. --«Ma bonne amie, écoutez... Il s’agit d’un sujet un peu délicat. Vous êtes une femme de bon sens. On peut tout vous dire. «Aïe!» pensa la romancière, «encore une frasque de Bernard. Le polisson aura découché. Quelle affaire pour cette mijaurée de Louise!» --«Parlez, mon cher Théo», fit-elle avec rondeur. «Vous savez que j’aime vos enfants comme s’ils étaient les miens. --Voilà. C’est ce qui nous encourage. Tu vois, Loulou. Notre Gil n’a pas moins d’affection pour ces pauvres chéris, que diable! Un entraînement, un coup de tête, ça peut aveugler un instant. Ça ne touche pas le fond du cœur.» «Loulou» parut ne pas avoir entendu que son mari s’adressait à elle. Sa face plate, sans aucun joli modelé, sans accent, mais qu’elle croyait belle et distinguée, à cause d’une bouche trop petite, d’un nez écourté (qu’elle disait fin), et de deux yeux froids, d’un bleu faïence (elle traduisait «pervenche»), demeura figée. Cependant, les étroits ourlets roses des lèvres se froncèrent autour d’une ouverture déjà trop resserrée, dont ils dénaturèrent ainsi fâcheusement l’apparente destination. --«Qu’est-ce que vous voulez dire?» demanda Claircœur à M. Andraux. Elle était devenue un peu pâle. Mais, assise à contre-jour, dans le crépuscule d’été, elle se félicita qu’on ne pût voir si elle montrait quelque trouble. --«Vous faites du théâtre», reprit Théophile, «Mon Dieu! Je ne vous dirai pas que c’est une fantaisie... voyons... entre nous... passablement dangereuse. --Une fantaisie!... Mais c’est mon métier d’écrivain. --Oh! vous êtes romancière. Vous réussissez dans le feuilleton. Il ne s’ensuit pas que vous aurez du succès à la scène. Le théâtre... c’est une carrière à part. On ne s’improvise pas auteur dramatique. --Eh bien, si j’échoue... je ne serai ni la première ni la dernière à en courir l’aventure. --«Aventure» est le mot. --Elle n’offre pas beaucoup de dangers, quoique vous l’ayez qualifiée tout à l’heure de «dangereuse». Du moins, je ne vois pas... --Vous renoncez à écrire votre roman annuel. Le directeur du _Petit Quotidien_ peut s’en plaindre. --Oh! Boisseuil, c’est un ami. Puis, c’est réglé, ça. Je me suis arrangée avec lui. --Eh! eh!... il apprendra qu’il peut se passer de vous. Les lecteurs aussi.» Claircœur se redressa, nerveusement. --«Enfin, mon bon Théophile, c’est mon affaire. --Certes, ma chère sœur...» (Il osait employer ce vocable dans les grandes occasions.) «Cependant, vous nous avez habitués à parler ouvertement de tout, avec vous, même de vos intérêts. Combien de fois ne m’avez-vous pas dit: «Théo, une femme seule comme moi, dans la vie, peut être exploitée, roulée, donnez-moi tel ou tel conseil...» Sur des placements, entre autres, je me souviens. Vous ajoutiez: «Vous êtes mon frère.» --C’est parfaitement exact. Mais, cette fois, vous l’ai-je demandé, le conseil?» Ici, Louise intervint. --«Oh! ma chère, quel ton! Vous n’avez pas besoin de le prendre comme ça. D’ailleurs, Théophile, je ne te conçois pas, toi non plus. Tu t’embarques sur des questions d’argent. Est-ce que cela nous préoccupe? Tu m’as dit toi-même: «Gil manque son roman de cette année. C’est cinquante mille balles qu’elle fiche à l’eau. Mais il faudra la féliciter si elle s’en tire à si bon compte.» Jamais il n’est entré dans notre tête de lui montrer quel gouffre elle a ouvert dans sa caisse. Nous aurions l’air de songer à l’avenir des petits. Bon Dieu! que leur tante se ruine ou non, ils n’en seront pas moins les braves gens que notre exemple en aura fait. C’est l’essentiel.» Du vinaigre, coupé d’acide citrique, et employé comme dentifrice, en écoutant scier une pierre de taille, provoquerait à peu près la contraction de mâchoires et l’acidité de salive, effets d’une semblable éloquence. Claircœur n’y échappa point. Il lui fallut un instant pour laisser s’éteindre dans ses oreilles le grincement des paroles et du ton. Elle contint une réplique furieuse et blessante, qu’elle eût expiée par des larmes de sang. Car une brouille avec les Andraux était la perte de tout ce qui représentait, pour cette affamée de tendresse, le pain quotidien de son cœur, l’aliment faute duquel ce lui serait une douleur de vivre. Elle réussit enfin à proférer tranquillement: --«Qu’y a-t-il donc d’offusquant dans le fait que je termine une pièce de théâtre pour qu’elle soit jouée cet automne, si nous mettons de côté les questions d’intérêt?» --Je vais vous le dire», déclara Louise. «Théophile nous tiendrait deux heures avec ses «si» et ses «mais». La franchise est ce qu’il y a de mieux. Je suis mère. A ce titre, je peux sentir et exprimer des nuances qu’un homme ignorera toujours... C’est une mère qui vous parle, Gilles de Claircœur.» Claircœur se gardait d’en douter. Point n’était besoin d’affirmer ce détail avec tant d’emphase. Surtout, pour poser la question, qui suivit aussitôt: --«Gilles, vous comptez aller en Suisse, n’est-ce pas? --Oui. --Et emmener Gilberte? --Bien entendu. --Est-ce que monsieur Fagueyrat ira vous y rejoindre? --M’y rejoindre!...» Claircœur entendit bruire dans ses oreilles le battement de ses artères. Il y eut un silence. Puis Théophile développa: --«Sans doute. Quoi de plus vraisemblable? Vous travaillez journellement ensemble. Votre collaboration ne peut s’interrompre pendant six semaines... juste au moment d’aboutir. --Je ne comprends pas pourquoi vous me demandez cela», dit la romancière, dont la voix frémissait. --«Parce que, chère amie, en ce cas, vous pourriez ne pas emmener Gilberte, nous la laisser...» Claircœur eut un cri profond. --«Oh! cette enfant... que j’ai élevée!... --Gilberte n’est plus une enfant», déclara Louise. «C’est une jeune fille, dont la réputation est à la merci d’un potin, d’une apparence fâcheuse. Vous vivez à l’écart du monde, ma pauvre amie. Vous ignorez certaines interprétations...» Le monde à l’écart duquel vivait Claircœur, et dont l’opinion faisait loi pour Louise, se composait des locataires de la maison du quartier de Grenelle, habitée par les Andraux, de la concierge, porte-parole des locataires, d’une ouvrière à la journée, de quelques épouses d’employés au ministère, et, planant sur tout, de M. Cochart, chef de bureau, que sa vaine tentative galante auprès de Gilberte laissait saturé de soupçon et de fiel. --«Oui», répéta Louise, hochant la tête, «le monde est impitoyable. Il faut le prendre comme tel. --On nous a donné à entendre», reprit Théophile, «que cette promiscuité avec des comédiens pourrait faire jaser sur ma fille. Et même... --Et même?...» répéta Claircœur. --«Et même faire naître en elle certaines idées, dévelouter son innocence. Le laisser-aller de ces gens-là... --Assez, Théophile, assez!... je vous en prie!... Vous ne songez pas à ce que vous dites!...» La révolte, pour être tardive, n’en bouillonnait que plus violemment. Mais la femme, ainsi jetée hors d’elle-même, se défiait de ses impulsions. Elle savait qu’à force de ménager les autres, elle s’était ôté le droit d’effleurer seulement leur orgueil ou leur sensibilité. De sa part, la moindre riposte un peu vive devenait une injure. Et, comme elle ne puisait le courage de s’affirmer que dans la douleur ou la colère, toute réaction de sa personnalité, même devant la pire injustice, lui donnait l’air de passer les bornes, et mettait les torts de son côté. Qu’eût-elle dit, en effet, qui n’eût été terrible, qui n’eût fait éclater les rugissements des deux époux? La vision de sa sœur mourante fulgurait en elle. Puis, c’était la longue période noire de sa solitude avec l’enfant abandonnée. La lutte pour la vie... Et cette petite... cette chère petite... sa Gilberte, à elle... On osait!... Des larmes de fureur et de chagrin la suffoquèrent. Et elle s’en voulut de pleurer, comme d’une défaite. --«Ma pauvre amie... ne vous mettez pas dans cet état. Voyez les choses telles qu’elles sont.» Parmi des sanglots, comme une coupable qui s’excuse,--et elle en avait conscience, et l’humiliation la convulsait,--celle qui arborait un nom de paladin, la sociétaire influente des Trente mille lignes, la providence des recettes au _Petit Quotidien_, plaida sa propre cause devant les faces glaciales de son pseudo beau-frère et de sa soi-disant belle-sœur. Ce faisant, elle éprouvait un âcre mécontentement de soi-même, car n’était-ce pas reconnaître leur supériorité morale et la légitimité de leur intervention? Comment pouvaient-ils supposer que Gilberte ne fût pas chez elle en sécurité, comme chez la plus soucieuse, la plus ombrageuse des mères? La jeune fille ne l’accompagnait pas au théâtre. Elle n’assisterait pas aux répétitions. Elle ne fréquentait pas «des comédiens», n’était pas exposée au «laisser-aller de ces gens-là». Elle voyait M. Fagueyrat. Mais M. Fagueyrat était un homme d’une éducation parfaite, d’une tenue irréprochable... Louise et Théophile échangèrent un furtif sourire. --«D’ailleurs, monsieur Fagueyrat n’est plus simplement un acteur, c’est un directeur de théâtre. --Attendons qu’il ait dirigé», observa Mme Andraux. --«Enfin», reprit son mari, «est-ce vrai, ce qu’on a dit: que ce cabotin devait vous rejoindre à Lucerne? Ce qui vous afficherait--nous n’avons pas à y objecter--mais ce qui afficherait Gilberte,--plus vraisemblablement, vous devez en convenir», ajouta-t-il avec méchanceté. «Et cela regarde, j’imagine, ma vigilance paternelle. --«On a dit»... Qui a dit cette vilenie?» interrogea Claircœur. Elle recouvrait son calme, du moins extérieurement. Mais, tandis que ses nerfs s’apaisaient, une plus large houle de tristesse montait en elle. Des sentiments inexprimables, inexprimés, même en son for intérieur, se levaient, comme éveillés par la puissance des mauvaises paroles, et s’y ajoutaient pour la bouleverser. M. Andraux sortit une coupure de journal, et, solennellement, la mit sous les yeux de la romancière. Un vague entrefilet du _Courrier des Théâtres_ énumérait des villégiatures d’auteurs dramatiques, de directeurs, d’acteurs. On assurait que M. Fagueyrat, préparant une surprise sensationnelle pour la réouverture du Louvois, irait proposer un merveilleux rôle féminin à l’une des plus délicieuses étoiles que Paris admirerait l’hiver prochain au zénith de son ciel. Ce serait une révélation. Au lecteur curieux de deviner l’étoile future, parmi les toutes jeunes femmes de théâtre qui, en ce moment, faisaient une cure d’altitude parmi les glaciers de l’Oberland. --«Mais l’Oberland n’est pas Lucerne!» s’écria Claircœur. «Et l’étoile, ce n’est pas moi! --Votre réponse est ridicule», dit aigrement Louise. «On ne vous a jamais accusée d’être une étoile. --N’empêche», reprit Théophile (car les propos des époux se balançaient comme les strophes et les antistrophes du chœur antique), «n’empêche que nos amis, dès qu’ils ont su que vous alliez en Suisse, ont eu un drôle de sourire, et se sont écriés: «Naturellement!» C’était sa femme qui avait jeté l’exclamation: «Naturellement!» l’accompagnant du drôle de sourire, lorsque la petite couturière qui la fagotait lui procura la découpure de journal. Cette couturière étant venue travailler chez Claircœur et lui ayant gâché une robe--ce qui découragea la cliente--pourvoyait Mme Andraux des plus perfides potins qu’elle pouvait découvrir ou suggérer sur Mme Claireux. (Toutes deux affectaient de donner à la femme de lettres son nom véritable, encore lorsqu’elles ne l’appelaient pas «la Claireux».) L’auteur des _Malheurs d’une arpète_ se taisait, maintenant, consternée. Si l’entrefilet reproduisait une nouvelle exacte, c’était de Blandine Jasmin qu’il s’agissait. Divers indices, par là même précisés, ne lui laissaient plus aucun doute. Cependant, Fagueyrat, sous prétexte de ne pas lui donner de fausse joie avant d’avoir une certitude, reculait la révélation d’un nom que, d’instinct, il savait ne pas devoir enchanter son auteur. --«Voyons, ma bonne Gilles, ma chère sœur», insinua Théophile, «je vois que vous réfléchissez. Vous allez vous rendre à nos raisons, je le sens. Dites franchement, ne sommes-nous pas dans le vrai? --Mon Dieu...» fit Claircœur lentement, «il faut pourtant que je gagne la grosse partie que je joue cette année. Sous prétexte que je suis une femme, je n’ai pas le droit de me désintéresser d’une pièce qui peut me rapporter plus qu’un roman,--qui doit, au moins, me rapporter autant pour que je n’aie pas perdu mon année. --Nous ne disons pas le contraire. --La Suisse... je m’en moque bien!» dit la pauvre femme de lettres avec amertume. «C’est exact, j’en conviens, que Fagueyrat devait m’y rencontrer... Oh! une heure à peine, entre deux trains»--ajouta-t-elle très vite devant le geste qu’elle sentit comme un soufflet.--«Il devait me présenter notre principale interprète. --Sa maîtresse, cette fille Jasmin», prononça Louise, avec l’inénarrable dédain de toute sa figure plate, d’une jeunesse vieillotte, et le coulissage intense de sa bouche rétractile. --«Jolie société pour notre Gilberte!» souligna l’antistrophe de M. Andraux. --«Oh!» fit amèrement Claircœur, «s’il fait jouer mon «arpète» par Blandine Jasmin, je n’ai pas besoin de voir cette demoiselle avant les répétitions. --Comment «s’il fait jouer!...» Mais il est bien forcé de lui donner le rôle!» proclamèrent ensemble les époux, confondant cette fois les deux parties égales du chœur, qui devinrent l’épode. Forcé!... Claircœur ne comprenait pas. On ne lui fit pas attendre le commentaire. Est-ce que le marquis de Sépol, président de la Société à laquelle appartenait l’immeuble des Fantaisies-Louvois, n’avait pas déterminé la location à Fagueyrat, avec des avantages particuliers? --«Oh! des avantages!...» sursauta l’auteur, qui avait payé pour savoir le contraire. --«Enfin, c’est le marquis de Sépol qui exige un premier rôle pour Blandine Jasmin. Fagueyrat n’est directeur qu’à cette condition, et en acceptant le partage de la demoiselle. Voilà le monsieur que vous nous donnez pour un modèle de distinction. --C’est faux!» cria Claircœur. «Je vous défends, vous entendez, je vous défends de dire des vilenies pareilles!» La véhémence, la sincérité de son indignation, rabattirent l’audace du couple Andraux. Pourquoi fallait-il qu’elle souffrît de sa victoire plus que ceux à qui elle l’imposait. Tout de suite, elle craignait de blesser, d’être injuste. --«Ce n’est pas à vous que j’en veux. Comment sauriez-vous?... Est-il possible que de pareilles infamies circulent!... --Voyez, ma pauvre Gilles, ce que deviendrait tout de même la réputation de notre enfant?» Pour Louise aussi, c’était «notre enfant», bien qu’elle détestât Gilberte, qui prenait, croyait-elle, la part de Bernard et de Nathalie, dans l’affection et l’héritage de tante Gil. Comme si, sans leur demi-sœur aînée, les deux jeunes Andraux auraient eu _leur_ tante Gil. --«Que faire?...» murmurait Claircœur. Elle ne s’insurgeait plus. Sa voix demandait conseil. Une satisfaction inattendue atténuait les meurtrissures du pénible débat. Elle s’entendait, disant à Fagueyrat: «Dans votre intérêt, ne donnez pas le rôle à Blandine.» Puis, s’il résistait, un éclat: «Vous ne savez pas!... vous ne savez pas les bruits qui courent.» Elle devait le sauver de cette ignominie. Mieux que personne, elle avait la certitude que l’argent du marquis de Sépol n’était pour rien dans cette entreprise théâtrale. Ne l’avait-elle pas voulue sienne, pour le partage des risques et du succès avec l’artiste qui lui avait révélé sa vocation dramatique, qui croyait en l’auteur des _Malheurs d’une arpète_. D’ailleurs, elle serait magnanime. Elle protesterait que, pour elle, Mlle Jasmin ne trahissait pas l’amant qui l’élevait jusqu’à lui. «Mais, mon ami, sans vous, lui confierait-on seulement une réplique? Saurait-elle entrer en scène?... Vous tromper!... Ce serait monstrueux...» Que répondrait-il? Jamais, avec Claircœur, il n’avait parlé de sa liaison. Le cœur de la romancière battait en imaginant le dialogue, sur un tel sujet, avec le seul homme séduisant qu’elle eût jamais vu suivre, près d’elle, avec elle, un des chemins de la vie,--le seul!... Quelle sensation nouvelle, fraîche comme une source dans un désert, cette camaraderie, cette rieuse entente, ce travail à deux, ces beaux regards suspendus à l’inspiration qui lui venait, à la phrase heureuse qu’elle trouvait avec une facilité surprenante, et que le collaborateur, enchanté, saluait de bravos, griffonnait en hâte, appréciait en connaisseur, avec des éloges délicats. «Je m’y vois contrainte. Il faudra bien que je lui parle d’amour... de _son_ amour.» Sourdement, dans un insondable lointain, la voix du jeune homme niait, dissipait le malentendu: «Blandine Jasmin?... Mais on peut la donner à Sépol... Je ne la vois plus. De l’amour?... Jamais de la vie! Ces femmes-là, on s’en amuse quand on ne sait pas... quand on n’a pas encore rencontré...» --«Eh bien, ma bonne amie, nous attendons ce que vous déciderez.» L’accent pâteux de Théophile fut comme une pédale aux musiques doucement vibrantes. Claircœur sembla s’éveiller d’un songe. --«Nous avons bien une idée, Loulou et moi», coula cette voix, qui semblait traverser des mâchures de pâte de guimauve. --«Quelque chose qui arrangerait tout», continua l’antistrophe. «Seulement, cela nous imposerait un sacrifice.» Tante Gil les regardait, l’un après l’autre, les écoutait, avec un sourire vague, un regard mal débrouillé d’insistantes visions. --«Le bon air est tellement recommandé à ma pauvre femme, surmenée par la vie de Paris. On dit qu’en Suisse il existe des pensions très bon marché. Et Lilie... Cela lui ferait tant de bien! Si vous pouviez, chère amie, tout près de vous, leur trouver?... --De la sorte», insinua Louise, «vous ne seriez pas séparée de Gilberte. Nous vous la laisserions. Seulement, dans certaines circonstances, je serais là, je la chaperonnerais. Le monde n’aurait rien à dire.» Quand Mme Andraux prononçait «le monde», quelque chose de grand s’évoquait. En elle-même, l’image était moindre. Toutefois, quel orgueil d’annoncer à ce «monde», sous les espèces de sa concierge de la rue Surcouf et de l’ouvrière à la journée: «Je pars en Suisse, pour ma petite Nathalie. On assure que les docteurs de Lausanne enseignent une hygiène merveilleuse pour les enfants.» Elle reprit tout haut: --«Seulement, la question se pose: existe-t-il dans les endroits chics où vous irez, des petits coins assez modestes, à portée de notre modeste bourse?» Claircœur s’écria: --«Vous plaisantez! Je ne permettrai pas que vous fassiez de la dépense, à cause de Gilberte, à cause de moi. Je vous invite, Louise, avec Lilie et Bernard. --Oh! Bernard n’a pas mérité... --Laissez donc! Il lui faut des vacances aussi, à ce pauvre grand gosse. Théo, j’espère bien que vous prendrez quelques jours...» Elle rayonnait. On lui ôtait de dessus le cœur un poids bien lourd. Les Andraux devenant ses hôtes, dans une villégiature de luxe,--elle connaissait leur vanité--suspendraient cette persécution sourde dont ils la désolaient depuis qu’elle s’occupait de théâtre. Le plaisir, l’économie, la vie intime, en famille, amolliraient ces natures sèches. Puis, ils verraient de près le sérieux de son effort, et combien son attitude était irréprochable. Oui... peut-être... elle avait eu tort de garder si souvent Fagueyrat à déjeuner, à dîner... surtout avec une jeune fille dans la maison. Mais, après une séance de travail, cela se faisait si naturellement, si simplement. Là-bas, en Suisse, on serait tous ensemble. L’acteur ne viendrait pas... ou si peu! De telles réflexions, elle les garda pour soi, ne montrant que sa joie de l’arrangement. «Mes bons amis, ne me remerciez pas. Vous me rendez bien heureuse. Comment n’ai-je pas songé à cela plus tôt?» Pour un peu, elle se fût excusée d’avoir envisagé quelques semaines de repos au dehors, sans y associer «la famille». Les deux Andraux l’embrassèrent. On appela les enfants. On leur fit deviner la nouvelle. Bien que mis sur la voie, ils n’osaient formuler un espoir tellement inouï. Devant la certitude, ils devinrent fous de plaisir. Bernard et Nathalie exprimèrent cette félicité merveilleuse des premières années de la vie, cette félicité sans ombres, qu’on éprouve à leur âge pour très peu de chose, et que tous les trésors de l’univers ne nous restitueraient pas, l’adolescence passée. Ils étouffèrent tante Gil de caresses, tandis que Gilberte lui disait, avec un regard indéfinissable et mouillé d’une larme tendre: --«Petite marraine... Si tu savais!... J’ai besoin d’aller loin, comme ça, avec tous les miens. Je t’en saurai gré toute ma vie!» * * * * * Plus tard, dans la soirée, les Andraux partis et sa filleule lui ayant souhaité le bonsoir, Claircœur s’enferma dans son cabinet de travail. Non qu’une inspiration soudaine la pressât de noter quelque sujet de roman ou de remanier quelque scène de sa pièce. Elle sortit d’un tiroir à double fond des livres de comptes, un portefeuille, une pochette de cuir contenant des récépissés de valeurs. Longtemps, elle compulsa ces différents objets, résumant sur un bloc-notes les données de leurs chiffres. Elle examina aussi un itinéraire de chemins de fer, et un guide en Suisse, où se trouvaient les prix des hôtels et pensions. En dernier lieu, elle fouilla dans une sacoche, et en retira des factures,--d’ailleurs acquittées. (Claircœur payait toujours comptant.) Entre ses doigts, un peu fébriles, glissèrent des notes de couturières, de lingères, de modistes, d’orfèvres, de dentellières, de vins et liqueurs de grandes marques, de fleuristes. Puis vinrent des reçus pliés, qu’elle enfouit aussitôt, sans les déplier, sans les relire. Claircœur s’accouda, soupira. «Quelle année!...» murmura-t-elle. «Si ma pièce n’était qu’un succès moyen...» Mais elle secoua les épaules, se reprit: «Voyons... Fagueyrat met tout son avenir de directeur sur _Les Malheurs d’une arpète_. Il joue une plus grosse partie que moi. Et il ne doute pas, lui.» Elle ajouta, plus bas, très bas,--lentement, comme si elle savourait les mots: «Combattre ensemble... Remporter la victoire ensemble...» Un sourire chassa l’expression soucieuse de son visage. Un sourire subtilement féminin, un sourire délicieux. Claircœur en fut illuminée, embellie. Mais nul n’était là pour y découvrir toute la jeunesse inutilisée, la fraîcheur d’âme, le dévouement inépuisable, la grâce et... l’amour... Oui, de l’amour et de la grâce, il y en avait, dans ce sourire... plus que sur beaucoup de lèvres printanières et comblées de caresses. Il fut si fort, ce sourire, que, devant lui, chiffres et factures, doit et avoir, s’évanouirent, n’existèrent plus. Le trésor patiemment amassé, le fruit de tant d’années de labeur, toute la dure existence de femme, les résultats arrachés aux mains rétives du sort, la sécurité de l’avenir, rien ne compta plus. Claircœur repoussa pêle-mêle, au fond du tiroir, portefeuilles, livre de balance, récépissés de titres et bordereaux de vente. Elle tourna sa clef. Et toujours souriante, conduite par son rêve, elle s’en alla lui sourire encore,--dans le sommeil. VIII Il y a des demeures d’un aspect si doux qu’en les voyant au passage nous leur prêtons une magie d’apaisement. Un instant, nous rêvons d’y vivre. Y vivre!... c’est-à-dire y apporter la pulsation toujours inquiète, sinon douloureuse, dont le rythme unique fait de chacun de nous un être entre tous les êtres. Y vivre... Dans les frissons de la chair, toujours émue d’un appétit ou d’un malaise, et dont le fragile bien-être est suspendu entre quelques degrés du thermomètre. Dans les frissons plus mystérieux, plus déconcertants, de l’âme, dont le bonheur est en opposition même avec la vie. Celui qui posséderait vraiment le bonheur cesserait de vivre, car il cesserait de lutter, d’espérer, de se souvenir, d’agir. Toutefois, devant une demeure douce, entrevue au passage, nous imaginons que nous pourrions y vivre,--sans y faire entrer avec nous la tourmenteuse qu’est la vie. Du pont des bateaux qui sillonnent le lac des Quatre-Cantons, entre Vitznau et Lucerne, les passagers attardaient leurs regards sur une maison basse, longue, aux lignes simples, couverte en tuiles brunes, enguirlandée de verdures grimpantes, et dont le jardin finit en une terrasse à pic sur les eaux transparentes. Au bord de cette terrasse, une rangée de glycines arborescentes dresse des rameaux énormes, tordus comme des câbles, et jette sur le plafond léger d’une pergola la plus admirable draperie de feuillage. En ce mois d’août, lorsque les volets de cette maison délicieuse s’ouvrirent, que des habitants s’y installèrent, la seconde floraison des glycines accrochait dans le feuillage fin une profusion de gros thyrses lilas. Quelques-uns retombaient, au bout des tigelles démesurées, jusqu’à effleurer la surface du lac. Et les touristes, déjeunant sous la tente des petits vapeurs, s’exclamaient. Plus d’une bouche un peu triste retenait le soupir: «Qu’il ferait bon vivre là!» Claircœur l’avait découverte, peu après son installation à Lucerne, dans un hôtel dispendieux. La romancière aussi avait pensé: «Qu’il ferait bon vivre là!» Et surtout: «Qu’il ferait bon travailler là!» Car il lui tardait de remettre un feuilleton sur le chantier. Ses charges s’étaient tellement accrues! Que donnerait le théâtre? La confiance dans le succès de sa pièce, à certaines minutes soudaines, se décrochait, pour ainsi dire, de son cœur. Vide glacial, vertige d’effroi. Sa main tremblante cherchait un appui. Sur la terrasse aux glycines, en face des eaux vertes, resserrées dans l’étreinte silencieuse et formidable des monts, comme elle écrirait facilement! La belle besogne qu’elle abattrait là, durant cinq ou six semaines, en l’exaltation d’une telle nature! Pour son âme de Parisienne, transportée parmi des sites les plus merveilleux du monde, l’enchantement agissait comme une griserie stimulante. Elle avait hâte d’installer une table sous la voûte aux pendentifs fleuris, d’y poser les feuillets blancs, d’y rêver, la plume à la main. La maison, d’ailleurs, malgré son aspect ravissant, se louait peu cher, étant passablement délabrée, et dépourvue de tout confort moderne. Claircœur réaliserait une importante économie sur la vie d’hôtel, du moment qu’elle avait plusieurs personnes à héberger. Louise Andraux, Gilberte et la petite Nathalie l’accompagnaient. Et il restait tacitement convenu que Théophile et Bernard les rejoindraient pour quelques jours. La romancière trouva plus pratique de s’établir aux «Glycines». Elle fit venir de Paris sa femme de chambre, Céline. Quant à Guillaumette, sa cuisinière, déjà partie en congé au fond de la Bretagne, elle la remplaça momentanément par une Suissesse. Remplacer est bientôt dit. Ce ne fut qu’après un essai malheureux, quelques pourparlers avec les gens du pays, dont elle ignorait le patois germanique, et d’ennuyeuses démarches, que Claircœur réussit à faire marcher tant bien que mal sa cuisine et son service. Louise Andraux, se considérant comme une invitée, n’offrit jamais de se rendre utile. Cette petite bourgeoise de Grenelle ne craignit même pas de manifester quelque humeur, à propos d’un repas alourdi de pâtes cuites, aux dénominations impossibles à prononcer, accompagnées de choux rouges à la confiture, ni de déclarer qu’elle se briserait les reins si elle tentait de faire son lit. On l’entendit grommeler: «J’ai une domestique chez moi, pour me servir. Je ne viens pas chez les autres pour m’abaisser au travail d’une bonne.» Si encore elle s’était contentée de ne point aider son hôtesse. Mais elle bouleversait sans scrupule la maisonnée, pour de l’eau qu’on ne lui montait pas assez chaude, pour un volet qui ne voulait pas se laisser fixer, pour une araignée se promenant au plafond. Le second soir, comme Claircœur, éreintée d’avoir étendu du papier sur les tablettes des armoires un peu moisies, couru très loin pour louer de la literie qui manquait, et montré à Gilberte à repasser des chemisettes que la jeune fille avait mal emballées, cherchait nerveusement sur l’oreiller un sommeil qui ne venait pas, des cris terribles la jetèrent hors du lit. Prise d’épouvante, elle courut à la chambre de Louise. La petite Nathalie, qui partageait cette chambre avec sa mère, joignait des clameurs aiguës aux hurlements de Mme Andraux. Défaillante d’angoisse, Claircœur saisit le bouton de la porte. Mais la targette intérieure était poussée. Et, comme on ne lui ouvrit pas tout de suite, elle eut le temps de supposer les pires catastrophes. Certainement, les malheureuses avaient mis le feu. Louise brûlait vive avec son enfant. La survenue de Gilberte et de Céline, en robes de nuit, les objurgations, les supplications des trois femmes, provoquèrent enfin, à l’intérieur de la chambre, un pas traînant, le geste d’un bras à demi paralysé... Et le verrou glissa, la porte s’ouvrit. Épuisée par l’effort, Louise retomba contre son lit, en serrant convulsivement son enfant sur son cœur. Rien de sinistre n’apparut. Deux bougies éclairaient une pièce paisible. Une croisée s’ouvrait sur la splendide nuit d’été,--sur le jardin, sur le lac, où dansaient des étoiles, sur la muraille rocheuse tendue de velours noir, au delà, muraille de mille mètres, au-dessus de laquelle des glaciers bleuâtres scintillaient. Louise et Lilie gémissaient maintenant, comme à bout de cris et d’horreur. Mon Dieu! qu’y avait-il? --«Oh! cette bête!... cette bête!... ce monstre!...» balbutia la dame de Grenelle. --«Quel monstre?... quelle bête?... --Ce doit être une chauve-souris.» Gilberte fut saisie d’un fou rire. Mais un léger sursaut la secoua. Un vol soyeux effleurait sa joue. Autour d’une des bougies tournoya quelque chose d’obscur et d’effaré. --«Ce n’est qu’un papillon», dit Claircœur. --«Un papillon? cette ignoble bête!... Vous êtes folle, ma chère!» cria Louise. Le vol palpitant montait maintenant vers le plafond blanc, s’y heurtait, aveugle, dans les reflets mouvants des lumières. Et le corps velu de l’insecte, ses ailes pelucheuses, laissaient à chaque coup, sur la nette surface, une tache de cendre vivante. --«C’est un sphinx. Il est entré par la fenêtre. Il doit y avoir des ruches non loin d’ici», prononça tranquillement la romancière. «Viens, Lilie, n’aie pas peur», ajouta-t-elle en détachant la petite du corps convulsif de Louise. «Regarde, ce n’est qu’un gros papillon de nuit... Un mangeur de miel... L’ennemi des abeilles. Mais il ne peut te faire aucun mal. Nous allons le prendre. Tu le verras mieux. Un beau sphinx tête-de-mort. A ces mots «tête-de-mort», Nathalie, dont Mme Andraux venait de détraquer les nerfs puérils, tomba presque dans des convulsions. --«Je ne veux pas!... je ne veux pas voir une tête de mort. Emmène-moi, maman!... Emmène-moi!» Mais Louise ne la reprit pas contre elle. Honteuse d’avoir fait tant de bruit pour un papillon, elle jugeait bon de simuler l’évanouissement. Il fallut lui taper dans les mains et l’inonder d’eau de Cologne. Elle revint à elle, pour suivre, d’un œil sournois, la chasse au sphinx. --«Si vous ne le détruisez pas», soupira-t-elle, «je ne dormirai pas ici. J’aimerais mieux mourir.» Et elle conclut: --«Vous ne l’aurez jamais. Il faudrait un homme dans cette maison. Demain, je télégraphie à Théophile. C’est insensé de rester ainsi des femmes sans défense, dans une habitation solitaire. Tout peut arriver. Quelle leçon!... Ah! oui, c’est une leçon!...» répéta-t-elle, après un glapissement,--car le sphinx, épuisé, venait de s’abattre près d’elle. --«Sur mon oreiller!... quelle abomination!...» brama-t-elle encore. Contre la blancheur du linge, les ailes de peluche fauve s’étalaient, immobiles, lasses d’avoir si follement emporté le corps lourd. Les gros yeux nocturnes du sphinx brillaient comme deux perles de jais sous les antennes frémissantes. Des ondes d’angoisse passaient sous sa fourrure rayée de jaune et de bistre. Quelle somme d’effroi, de découragement, de souffrance mystérieuse, représentait cette infime chose vivante, à peine grosse comme un petit doigt de femme, entre les grandes ailes abattues et résignées. Bien prompte pour une personne défaillante, Mme Andraux saisit à terre une de ses bottines, quittées l’instant d’avant, et la leva en massue. --«Vous ne ferez pas ça!» s’écria Claircœur, «vous ne ferez pas ça!...» Ses deux mains protégeant l’insecte reçurent le coup de semelle que Louise eut à peine le temps d’atténuer. --«Ne vous excusez pas, je l’ai risqué», dit la romancière. Et, prenant délicatement le papillon, elle le porta dehors, refermant sur lui la croisée. --«Maintenant, ma pauvre Gil... il va falloir que vous me donniez une autre taie d’oreiller», proféra la dame de Grenelle. Et son regard se fixa avec dégoût sur le duvet brun, si subtil, presque immatériel, imprégné de nuit et d’air sauvage, qui dessinait une forme ailée à l’endroit où l’épouse d’un sous-chef devait poser sa tête, graissée de brillantine et constellée de papillotes. * * * * * Un jour arriva pourtant, où, dégagée de ces ennuis domestiques, la romancière voulut réaliser son projet de travail sur la terrasse aux glycines. Elle y fit porter une table, et s’y rendit avec un paquet de papier vierge, dont la grosseur attestait son entrain et sa bonne volonté. La matinée d’août resplendissait. Le lac, d’un vif saphir entre le cadre immédiat des arbres, paraissait noir, en face, dans l’ombre de la muraille rocheuse, et se vaporisait, au loin, parmi des mauves fluides, avec son écrin de montagnes. Là-bas, où les promontoires énormes l’étranglent, où il semblait finir, ses eaux ne se distinguaient de la rive que par un ourlet d’hyacinthe. Tout fondait, même les formidables massifs, dans une atmosphère de perle et d’azur. Contre ce paysage, irréel à force d’immensité, les verdures désordonnées et charmantes du jardin prenaient une couleur, un relief excessifs. Chaque arceau de la frêle glycine enfermait une alpe bleue. Dans le soleil, des parfums se volatilisaient. Claircœur, suivant le sentier indistinct, écrasait des romarins, des menthes, des lavandes. Sur ses pas, les plantes foulées se redressaient, s’insurgeaient, dans l’exaspération de leur âme odorante. Qu’il ferait bon écrire, ce matin, sous la pergola fleurie, au-dessus des eaux fraîches et mystérieuses! Deux marches moussues donnaient accès à la terrasse. Pétrifiée, Claircœur s’y arrêta, son papier à copie tragiquement serré sur son cœur. Louise Andraux était là, vêtue d’un peignoir japonais, assise sur un fauteuil d’osier. Elle tenait un livre à la main, elle qui se défendait mal de détester la lecture. --«Vous venez écrire ici, ma bonne Gil. Je ne vous dérangerai pas. Vous le voyez, je lis.» Ne pas la déranger!... alors que la présence de tout être vivant, sauf Criquette, paralysait la femme de lettres. --«Mais», ajouta Mme Andraux, examinant la chemisette et la jupe de toile portées par son hôtesse, «ne trouvez-vous pas, ma chère, qu’un brin de toilette, ici, n’est pas de trop? Nous sommes tellement en vue, sur cette terrasse! Vous n’imaginez pas... Les passagers du bateau de Lucerne, tout à l’heure, prenaient leurs jumelles pour me regarder.» Claircœur considéra le peignoir japonais. Elle ne trouvait pas un mot. L’irrémédiable lui apparaissait. Louise n’abandonnerait plus la pergola. Elle y posait pour la galerie. La galerie, c’étaient les bateaux, et leurs touristes incessamment renouvelés. On la prenait pour l’heureuse propriétaire de la pittoresque demeure. La dame de Grenelle devenait la dame aux glycines. Peut-être, à distance, et malgré les jumelles, lui découvrait-on de la grâce, une fantaisie d’artiste dans les nuances agressives de son «kimono». C’est donc pour cela qu’elle tenait un livre! L’éternelle guipure au crochet, sa coutumière occupation, ne dessinerait pas dans l’espace un geste assez distingué. Louise soignait son attitude. La jouissance de produire un effet lui ferait oublier l’ennui de la contrainte et le vide des heures. Elle était sous cette pergola pour tout le mois d’août. Espérait-elle qu’au bout de ce temps, Bædeker la signalerait? --«Je ne venais pas pour... pour... travailler», bredouilla Claircœur. «Je ne peux pas écrire en plein air. Je voulais voir le coup d’œil du lac, à cette heure-ci.» Elle s’avança jusqu’à la balustrade,--ferraille assez élégante, somptueusement rouillée. Et elle l’eut--le coup d’œil--qui fut surtout le coup au cœur. Que c’était beau! Et quel bruit câlin faisaient les vaguelettes, contre les vieilles pierres de soutènement, gluantes de lichens roux, de mousses vertes! Claircœur s’attardait. Une exclamation la secoua. --«Voilà le bateau de dix heures. Il quitte Vitznau. Si vous ne voulez pas qu’on vous voie dans cette tenue...» Pour ne pas humilier le peignoir japonais, la romancière abandonna la terrasse. Elle écrirait dans sa chambre. Mais voilà... Y écrirait-elle?... Malgré sa facilité d’invention, son abondance narrative, elle finissait, dans l’atmosphère troublée de sa vie, par devenir plus soumise qu’autrefois aux influences extérieures, aux susceptibilités de ses nerfs, peut-être aussi aux secrètes et inégales palpitations de son cœur. Une inquiétude ignorée jadis, celle de ne pas trouver, de rester court--ou plutôt celle de ne point se satisfaire avec les mêmes imaginations, avec les mêmes formes--la perça comme d’une vive blessure, en ce matin splendide, où elle sentit pour la première fois le défi de la beauté, le majestueux défi d’une beauté intraduisible, dans l’odeur des lavandes et des menthes du jardin ensoleillé. Devenait-elle plus difficile pour elle-même, par la révélation de sentiments que n’enfermeraient plus les catégories simplistes. Les grands mots,--les mots si grands qu’ils en sont vides,--commençait-elle à s’en défier? Devait-elle s’en prendre à cette école de concision qu’est le théâtre? Rien que d’entendre ses tirades dans le ton de dialogue où elles devaient être dites, les lui rendait intolérables. Ce que les ciseaux avaient marché, dans le travail de la pièce, avec Fagueyrat!... Mais, après cela, comment entreprendre un de ces feuilletons d’autrefois? un de ces feuilletons de quarante mille lignes, dans lesquels, d’une heure à l’autre, elle intercalait vingt pages, à n’importe quel endroit, si les exigences du journal le réclamaient de sa verve toujours prête. Pauvre vaillante ouvrière de lettres! Allait-elle connaître, en dehors de la saine fatigue du métier, les tourments de l’art? Tourments inutiles et inavouables, comme ceux de l’amour, quand la jeunesse de l’esprit et la jeunesse de la chair ont passé, sans faire éclore les divines fleurs. Oppressée de tristesse, et sans analyser son désarroi, Claircœur regagnait sa chambre. Elle aperçut, entre des broussailles, le dos blanc de Criquette. Elle appela la petite chienne. Mais Criquette fit la sourde oreille. Criquette, en Suisse, n’était plus, pour sa maîtresse, la compagne patiente des longues séances d’écriture. Encore un menu déboire--ne plus voir près de soi, en levant les yeux de dessus la «copie», ce gentil museau tendre, ce regard brillant et mouillé--pas humain, non, mieux qu’humain, parce que brûlant de tout dire, sans l’aide d’aucune parole,--sans le désaccord d’aucune parole, sans la dérobade des prunelles tandis que la parole ment. Ici, Criquette ne se résignait plus à rester dans la chambre. Le jardin sauvage, qui sentait la lavande, mais qui, pour elle, sentait aussi la taupe, le loir, le mulot, toute une faune rusée, avait réveillé ses instincts d’animal chasseur. On la voyait s’élancer tout à coup, avec des abois furieux, se précipiter sur un sillon de terre molle, que, sans doute, venait de soulever quelque fuite silencieuse. Elle fouillait du nez, des pattes, avec une incroyable vélocité. Sa truffe noire s’enfonçait dans la cavité, exhalait des souffles, reniflait des vapeurs animales, dont s’enivrait sa petite âme furibonde. Quand on parvenait à l’arracher de là, la charmante bête de salon montrait une face terreuse et hagarde, aux écorchures saignantes, un œil poché, des babines féroces. Claircœur la croyait aveuglée, la lavait avec une solution d’acide borique, s’indignait contre Gilberte et Lilie, à qui la figure comique de Criquette, son clin d’œil involontaire, arrachaient des rires convulsifs. Mais c’était à la brune surtout que la passionnée créature s’affolait. Elle flairait et voyait des choses indiscernables pour les habitants des «Glycines». Les touffes d’herbes remuées par le vent, les taillis obscurs où les branches craquent, où les feuilles sèches se froissent, devenaient pour Criquette autant de repaires où elle tentait des exploits effrénés. Un soir, elle traîna jusqu’au seuil de la salle à manger un jeune hérisson, dont les piquants, quoique sans force encore et sans expérience, lui mirent le museau en sang. Avec une pelle, on lui enleva cette boule inerte, que Lilie ne pouvait croire un animal vivant. Pour que l’enfant vît le lendemain, au grand jour, la petite physionomie porcine, on enferma le hérisson dans une resserre du jardin, où se trouvaient divers ustensiles, et, entre autres, un pot de couleur verte, avec lequel Gilberte prétendait repeindre les volets de la façade basse. Criquette aurait aboyé devant cette resserre toute la nuit, si on ne l’eût enlevée de force. Mais, le lendemain, on trouva le hérisson noyé dans le pot de couleur. Bien qu’on essayât de cacher le drame à Lilie, elle finit par connaître cette fin lamentable. Elle en pleura longtemps, certaine que le hérisson, ne pouvant supporter l’horreur de cette captivité, dans un endroit qu’elle jugeait terrifiant la nuit, s’était suicidé. Comme il avait dû souffrir pour en arriver là! Cette tendre petite Nathalie devint, pendant ces vacances agitées, le meilleur repos, le véritable rafraîchissement de Claircœur. Gilberte, par son air lointain, sa mélancolie, la pâleur de son joli visage las, ses réflexions désenchantées ou amères, ajoutait plutôt un sujet d’inquiétude aux préoccupations de sa marraine. Leur intimité s’en ressentait, perdait l’abandon, la confiance. Une timidité paralysait la mère adoptive devant l’énigme de cette jeune sensibilité qui se dérobait dans plus de silence à mesure que la vie la révélait davantage à elle-même. Claircœur s’étonnait, souffrait de se heurter à l’incompréhensible, dans cette âme où elle avait toujours vu clair, et qu’elle s’imaginait avoir formée. Comme si les ressorts compliqués d’une individualité humaine pouvaient s’ajuster, s’assouplir et fonctionner suivant le système d’une autre individualité humaine! La romancière ingénue découvrait ce que son imagination, pourtant fertile, ne lui aurait jamais représenté: l’abîme qui sépare une génération de celle qui la suit immédiatement,--abîme que la méfiance ironique de la dernière rend infranchissable. Mais une enfant était là. Nathalie se faisait la protectrice de tante Gil. Elle veillait sur la tranquillité de son travail, allait recommander qu’on ne frappât pas les portes, qu’on ne parlât pas trop haut à l’office. On l’entendit faire des discours à Criquette pour la persuader de ne pas éclater en abois soudains et stridents. Un matin, la femme de chambre, malade, n’ayant pu vaquer à son service, Nathalie essaya de faire le lit de sa mère et le sien. Elle se tira bien du plus petit. Mais, voulant retourner le grand matelas, ses bras de moucheronne faiblirent... Elle glissa par-dessous. Le bruit qu’elle fit en tapant des pieds, attira Claircœur, qui s’effara, voyant deux mollets en chaussettes gesticuler hors d’un amas sans forme, au-dessus du sommier. --«Ah! que tu es mignonne!» s’écria la romancière en délivrant la petite, qui n’était qu’un éclat de rire sous des boucles blondes emmêlées. «Je voudrais t’avoir aussi pour filleule, si ta maman voulait te donner à moi. --Elle me donnera bien à toi, tante Gil, mais quand je serai grande. Alors c’est toi qui ne voudras plus. Vois-tu... Faudrait rester toujours petite, pour que les mamans et les marraines vous aiment tout plein. --C’est vous, méchantes gosses, qui ne nous aimez plus quand vous avez poussé», rétorqua tante Gil, la serrant contre elle avec un soupir. Mais le silence malicieux de l’enfant conclut mieux que toute parole au malentendu deviné par l’attitude de sa sœur, et qu’elle subirait à son tour, en y apportant sa part d’obscurité. Cependant, qu’étaient ces escarmouches de la vie auprès des assauts dont allaient frémir les paisibles Glycines? Un bruit vint jusqu’à elles, jusqu’à cette voûte de feuillage et de fleurs, suspendue sur une eau sans orages, la plus gracieuse des retraites, la moins faite pour répercuter ce qu’on appelle, en argot parisien, «des potins de coulisses». Cela fut apporté par un journal local, ou par la cuisinière suisse, ou par quelque fournisseur. Une actrice française,--qualifiée de «grande artiste» par les hôteliers de cet Oberland, que déshonorerait la réclame, si l’on pouvait déshonorer les neiges éternelles,--une actrice du nom de Blandine Jasmin, dont les toilettes avaient ému la Jungfrau, troublé le Cervin, humilié l’écharpe d’argent et d’arc-en-ciel du Lauterbach, épousait un marquis authentique, le marquis de Sépol. On ne parlait que de cela dans les Alpes,--dans celles qui sont du monde. Aucune montagne un peu lancée n’en ignorait. Du haut en bas du Rigi, chaque petite locomotive camuse, cramponnée à la crémaillère, en crachait et en haletait la nouvelle. Claircœur, avec une force tout à fait inutile, déclara qu’elle n’y croyait pas. Mme Andraux observa que c’était possible, «les hommes étant si bêtes»! Pas un, suivant elle, ne discernait une honnête femme d’une farceuse. La romancière lui ayant suggéré, pour Théophile, une exception polie, s’attira un «pfutt!...» de désinvolture bizarre, souligné par un haussement d’épaules. Gilberte, qui assistait à l’entretien, se leva sans mot dire et disparut, laissant son assiette à demi pleine,--car on était au milieu du déjeuner. Lilie, navrée, la suivit des yeux. Encore un de ces incidents incompréhensibles où elle trouvait la manifestation de ce fait que, «quand on est grande, on ne s’entend plus avec les parents». --«Elle a peut-être cru que vous faisiez allusion à ma sœur», murmura tante Gil, en un reproche plus douloureux que sévère. --«Votre sœur?... Mon Dieu, ma pauvre amie, elle en a tout de même le sang dans les veines. Et votre sœur a manqué, tout au moins, de prudence... --Je vous en prie!... --Si Gilberte a filé d’une façon si peu convenable, c’est qu’on parlait de la bonne amie de votre grand homme, de votre monsieur Fagueyrat. Vous n’avez pas déjà remarqué son manège, la tête qu’elle fait quand il est question de lui et de cette demoiselle?... Non?... Eh bien, ouvrez les yeux. Elle devient parfaitement ridicule, cette petite. Je ne sais pas ce qu’en penserait son père. Si toutefois un homme pouvait avoir la moindre clairvoyance!... Mais, après tout, Gilberte n’est pas ma fille... ni même ma filleule. Je m’en moque!» Claircœur subissait encore le malaise produit par cette insinuation, quand on lui remit une dépêche, dont elle pressentit l’émoi avant même de l’ouvrir. L’employé du télégraphe attendait, pour emporter la réponse. Fagueyrat, parti de Paris pour la voir, et arrêté à Lucerne par une angine, la priait de venir causer avec lui. Une urgence extrême. L’auteur des _Malheurs d’une arpète_ se sentit rougir violemment. Par bonheur, Louise n’était plus là. Il n’y avait que la Suissesse, attendant si «_Matame foulait ritourner oune papir_». Un empressement, qu’elle croyait seulement relatif à son anxiété pour sa pièce, aurait précipité Claircœur vers la proche station de bateaux. (Le temps d’aller à Lucerne et d’en revenir avant le dîner?... Oui... Sans doute, si les correspondances étaient favorables.) Mais que penserait Louise? Que ne faudrait-il pas entendre, d’ironies mal enveloppées, sur tant de précipitation,--surtout si quelque retard compliquait l’expédition. Gilberte, bouche de silence, visage qui ne se laissait plus lire, apparut aussi devant le cœur tremblant. Jusqu’à Lilie, qui s’interposa. Car, être boudée, raillée, blâmée, en présence de la petite, c’était perdre un peu de la puérile adoration. Captive de sa tendresse pour celles à qui elle dispensait la douceur de vivre, Claircœur, toutefois, ne maudit pas sa dépendance. L’inactivité de ses facultés aimantes lui paraissait plus redoutable que toutes les contraintes. A Fagueyrat, elle promit sa visite pour le matin suivant. Et, malgré toutes ses précautions, toute sa piteuse habileté, lorsqu’elle monta, le lendemain, à huit heures quarante, sur le pont du petit vapeur, à la station de Vitznau, elle éprouvait une contraction nerveuse, une gêne confuse, causées par les derniers regards qui l’avaient suivie, sentiment de malaise tel que n’en ont pas souvent au même degré beaucoup d’épouses infidèles courant au coupable rendez-vous. Comme Vitznau est situé en arrière des «Glycines», relativement à Lucerne, elle devait passer devant sa délicieuse terrasse,--la terrasse interdite. De loin, elle chercha des yeux le peignoir japonais. Elle lui enverrait un signe amical de la main, un déploiement cordial de mouchoir,--drapeau blanc, symbole pacifique. Hélas! nulle cacophonie de couleurs pseudo-orientales n’éclatait sous l’harmonieux portique. Chose inouïe: la dédaigneuse absence de Louise fut, pour une fois, déplorée par une passagère. La dame de Grenelle manqua parmi les grappes lilas balancées sur le lac sauvage. Criquette seule, jaillie entre les rinceaux de la balustrade, avec une fureur qui faillit la précipiter, sous les yeux horrifiés de sa maîtresse, lança vers le bateau des abois injurieux. Claircœur, confondue avec les voyageurs égayés, eut beau l’appeler par son nom, la petite chienne, dont les yeux valaient beaucoup moins que l’odorat, ne discerna pas sa «mémère». Un vent contraire emportait la voix de celle-ci. Et il fallut que l’impressionnable femme, sans rien voir du sublime décor déroulé, s’éloignât, emportant, parmi son bagage de menues mortifications,--bouquet d’orties à sa ceinture, que ses mains frôlaient malgré qu’elle en eût,--l’image d’une Criquette exaspérée, renégate et blasphématoire. --«Mon cher auteur!... Dieu, que vous êtes bonne! Et combien je vous demande pardon!» C’était le grand salon--glaces qu’on ne distinguait pas des baies ouvertes, «pâtisseries» blanches, sièges cramoisis, fauteuils tournants, divans immenses, bergères à oreilles, autour des tables protégées par des lames de cristal et surchargées d’illustrés--du plus neuf des «palaces» de Lucerne. M. le directeur des Fantaisies-Louvois ne voyageait point comme un placier en bonneterie. Il eût porté tort à ses auteurs en faisant médiocre mine. Dans leur intérêt, il ne regardait pas aux «frais généraux». C’était à eux de lui tenir compte d’une si large bonne volonté. D’un élan sincère, il serra les mains féminines, si loyales, et goûta un rafraîchissement de cœur à regarder le clair visage aux yeux directs. Encore hier, il en avait tant croisé, entre le faubourg Montmartre et la Madeleine, de ces regards obséquieux ou ironiques, insistants ou trop vite glissés ailleurs, guettant sa faiblesse--(ne pourrait-on pas le rouler?)--s’aiguisant à discerner ses soucis, son échec futur--(qu’avait-il à faire, celui-là, de lâcher les camarades, de se croire l’étoffe d’un directeur?) --«Ça me fait du bien de vous voir, allez, ma bonne amie!» Elle écoutait cela comme une musique. Quoi! c’était possible? Elle pourrait être nécessaire à ce brillant garçon, qui, naguère, de loin, lui semblait évoluer dans des régions de plaisirs perpétuels, dans ces jardins orgueilleux, fleuris, où s’ébattent les beaux jeunes hommes, et qu’imaginent confusément les pauvres simples femmes terre à terre, sans hardiesse ni séduction, celles qu’ils ignorent, celles qui ne comptent pas pour eux. --«Vous avez quelque chose de changé, monsieur Fagueyrat. --Oh! vous n’allez pas me donner du «monsieur», fit-il en riant. Et il ajouta: --«Changé?... en mieux?... en plus mal?... Voyons si une femme peut être franche. --Je le suis», affirma-t-elle. «Oh! sans aucun mérite. Qui se soucie de ce que pense un modeste bas bleu?... Une vieille fille, tenez. Mettons une vieille fille. Car, pour ce que fut mon mariage...» Elle s’arrêta, rougit. Quel besoin de révéler la pénurie amoureuse de son existence? Louise Andraux eût-elle assez cruellement ricané! Et avec raison. --«Dites, madame de Claircœur, deviendriez-vous coquette? C’est de la coquetterie de vous qualifier «vieille fille». Vous savez... Avec ces yeux-là...» Les grands yeux noisette--trop grands, mais ombrés maintenant de paupières qui s’avisaient de palpiter, de s’alourdir--contenaient un infini de douceur. Fagueyrat, amusé,--peut-être vaguement ému,--continua: --«Et cette toilette!... Comme c’est flou, joli, ce linon brodé! --Du travail suisse», expliqua-t-elle. Il revint sur ce qu’il avait de changé, pour obtenir un compliment. Et il l’eut. Sa moustache, qu’il laissait pousser, lui allait bien. «J’en aurais mis une, en tout cas», dit-il, «dans votre pièce». Cela seyait mieux à un directeur, lui ôtait l’air «menton bleu». Soit à cause de cette moustache, soit qu’il eût maigri, son visage s’allongeait, plus nerveux, plus expressif. Et le regard, comme toujours lorsqu’on cesse d’être glabre, gagnait en profondeur. --«Quel conquérant vous allez être!» soupira-t-elle. --«Moi, un conquérant!...» Il leva les sourcils, rapprocha son fauteuil, prit une expression attristée, qui lui donnait l’air intelligent. --«Ne raillez pas. Vous savez bien pourquoi j’ai voulu vous voir tout de suite? --Du tout.» Elle frémissait, s’étonnait de la transition. Une de ces folies qui surprennent les âmes les plus sages fulgura, l’éblouit. Le visage de Fagueyrat se tendait, pâle, bouleversé comme d’une attente, si près du sien. --«Blandine se marie, mon amie. Blandine épouse le marquis de Sépol.» Claircœur le regarda, muette d’abord. Puis, des mots bien féminins, des mots qui étaient bien de ce cœur féminin, surtout, glissèrent, très bas, hors de ses lèvres: --«Vous en souffrez, mon pauvre ami!» Suavité de la voix, délicatesse de la pitié. Le comédien n’avait pas préparé d’attitude là contre. Il eut deux larmes, deux larmes spontanées, au bord des cils. --«Oh!» murmura-t-il, l’accent rauque, détournant la tête, «ça passera vite». Ça ne passa pas à la minute, toutefois. Car Fagueyrat demeura un instant sans pouvoir parler. Il chercha la main de Claircœur, et la serra à lui faire mal. Tous deux se trouvaient isolés, en ce salon d’hôtel, derrière un paravent, dans l’embrasure d’une fenêtre. D’ailleurs, les voyageurs qui traversèrent l’immense pièce ne s’y arrêtèrent pas. --«Suis-je stupide, hein?» dit enfin le jeune homme. «Mais vous êtes si bonne! Je vous sens tellement mon amie! Devant personne autre, je ne me serais laissé aller ainsi... devant personne. Vous comprenez maintenant pourquoi je voulais vous voir toute seule, d’abord... Et pas chez vous. L’angine... un prétexte. Me voyez-vous pleurnichant comme un imbécile en présence de cette espiègle, votre nièce, mademoiselle Gilberte!... Elle qui m’avait blagué à propos de Blandine... Se serait-elle assez offert ma tête!... --A son âge, on ne comprend pas... on ne sent pas», fit Claircœur. «Une enfant.» Fagueyrat ouvrit des yeux comme s’il venait de loin. Puis il sourit. --«Hé!... une enfant qui pourrait être une femme. Elle a... quoi? vingt à vingt-deux ans? --Bientôt vingt et un. --Majeure. Et... elle va bien, mademoiselle Gilberte? Charmante, vous savez, malgré son humeur taquine. --Elle ne taquine plus. Elle se renferme. J’ai un peu de chagrin à son sujet.» La phrase tomba. Fagueyrat, malgré son attendrissement passager, ne songeait guère à accueillir les peines d’autrui. Les siennes mêmes, trop lourdes pour son endurance, n’obtenaient de lui que des sursauts de sensibilité. Il ne consentait pas à maintenir courbée sous leur fardeau son âme légère. Par égard pour la sentimentalité de Claircœur, qui le rendait intéressant à ses propres yeux, il garda un air endolori, pénétré. Mais, déjà, l’âpreté de la vanité blessée, la résolution de la revanche, stridaient en notes aigres parmi le roucoulement de l’élégie, lorsqu’il s’écria: --«Enfin!... Ce qu’il faut, c’est trouver, pour le rôle de votre arpète, une perle, une révélation. Blandine saura qu’on la remplace sans difficulté, avec avantage. Qu’elle crève de jalousie!... c’est tout ce que je désire. --Comment!» s’exclama Claircœur. Ce n’est pas elle qui jouera «Lulu-tire-l’aiguille»!... --Sûr que non. Elle quitte le théâtre. Sépol ne veut pas la voir sur les planches. Et, comme il est immensément riche...» La romancière se taisait, craignant de trahir trop de joie. Mais, presque aussitôt, l’exubérance de ses sentiments trouva son cours. Car Fagueyrat murmura: --«Ce Sépol... sur qui je comptais. Me voilà, naturellement, brouillé avec lui. Et encore... brouillé est peu dire... Si tant est que je me retienne de lui administrer la correction qu’il mérite. Quant à sa collaboration pécuniaire, bonsoir! Je lui jetterai par la figure les fonds qu’il a mis dans le théâtre. Mais il faut les trouver tout de suite. Au début d’une direction, qui n’a encore produit que des frais et pas de bénéfices, c’est dur. --Oh! quant à cela», cria Claircœur, «n’ayez aucune inquiétude, mon ami. N’avons-nous pas partie liée? Quoi!... Mais je suis une égoïste en vous disant que la fortune du Louvois est la mienne. Je ne demande qu’à m’attacher plus entièrement à son sort... qui sera superbe, vous verrez... J’en suis certaine! Et puis... C’est le vôtre... votre sort! C’est vous, maintenant, ce théâtre, vous tout seul... avec... avec mon œuvre.» Quelque chose émanait d’elle, de sa voix, de son regard embelli, qui en disait plus que les mots. Fagueyrat comprit. De rapides émotions l’agitèrent. Une gêne d’abord, puis une gratitude attendrie, une sorte de respect jamais éprouvé dans d’analogues circonstances. Sa fatuité ne piaffait pas. Nulle velléité moqueuse n’amenait à sa lèvre le frémissement d’un sourire. Une sorte de ferveur douce lui gonfla le cœur. Il s’admira dans le sentiment rare et nouveau. Allait-il se retrouver en figure chevaleresque, lui qui, depuis quelque temps, évitait de se contempler sous une physionomie tout autre,--une physionomie, concédait-il, transitoire et nécessaire. Entre cette généreuse amie et lui-même, il pouvait, tout à coup, et comme miraculeusement, devenir, des deux, le plus munificent donateur. Que cela s’accordât avec son intérêt, il n’y pensa, durant cette minute, qu’inconsciemment. Les voix hautes, en lui, eurent les accents de sa fierté, d’un bénévole enthousiasme, des beaux rôles poétiques répercutés en son âme, d’une sympathie, exaltée jusqu’à se méprendre. Il se dit: «Après tout?... Pourquoi pas?...» --«Vous êtes adorable», fit-il, prenant une main de Claircœur, et s’inclinant sur cette main, pour la baiser. --«Une femme n’est adorable que lorsqu’elle est jeune», soupira celle qui ne connut ni aucune adoration, ni la jeunesse. Elle tremblait. Ses yeux se remplirent de larmes. A cette minute, elle lui apparut plus touchante, d’un refuge plus sûr, plus doux, que toutes les beautés désirables, artificielles ou artificieuses, dont la conquête l’eût enivré. --«Que parlez-vous d’âge?» dit-il. Et sa voix musicale, son geste, son regard, avaient la grâce même de sa réponse. «Voyons... Mais c’est le bonheur qui fait la jeunesse des femmes. Vous n’avez jamais été heureuse. Voulez-vous essayer?...» Qu’allait-il dire encore?... Le doigt levé aux lèvres de Claircœur, un «chut!» tendre, mais qu’il crut décisif, l’arrêtèrent. Comment ce fougueux garçon, peu habitué aux résistances, et qui se flattait de créer un miracle d’extase, pouvait-il comprendre l’héroïque maladresse d’une telle femme? Bouleversée d’un émoi trop foudroyant, craignant d’avoir provoqué les paroles délicieuses et inattendues, plus effarée qu’une jeune fille à son premier flirt, elle se troublait follement de s’être laissé deviner. L’endroit aussi l’oppressait, la paralysait, l’endroit profane, ce salon d’hôtel où tout le monde pouvait venir. --«Taisez-vous, cher... cher ami», murmura-t-elle en une défensive de raison et de pudeur tellement involontaire que le regret de son cœur, tout bas, la démentait. «N’ajoutez rien. Réfléchissez. Il y a des paroles divines, qui ne gagnent pas à être prononcées trop vite. Si vous devez me les dire, je ne veux pas les devoir à... au chagrin que vous m’avez confié... à... à... notre commune émotion.» Les derniers mots se perdirent en une sorte de balbutiement. Elle ne pouvait se résoudre à les formuler. Son répertoire de romancière, qui les lui fournissait, ne correspondait pas à la réalité éblouissante, douloureuse, mêlée de folie, de sagesse et de terreur, qui était en elle. Sur ses lèvres traînaient, se figeaient, les pauvres syllabes, pourtant sincères, mais moins sincères que le cri contenu de son amour. Elle croyait devoir les dire et les dit mal, parce qu’elles étouffaient les belles clameurs qui eussent jailli si magnifiquement. Fallait-il qu’elle doutât de son visage pour cacher si bien son cœur! Et le jeune homme, déconcerté, ne retrouvait plus sur ce visage, pendant qu’elle raisonnait, la grâce que le cœur y avait mise alors que la raison gardait le silence. IX Louise Andraux à Théophile Andraux «Les Glycines, 14 août. «Mon cher Théo, «Tu n’as pu avancer tes vacances, soit! Ni ma sécurité et celle de Lilie, ni la santé de Bernard--car tu nous amèneras ce pauvre enfant, j’espère, tu ne continueras pas à te méfier de ses bonnes intentions--ne t’ont décidé. Mais je crois qu’après avoir lu cette lettre tu feras vivement ta valise. Nous allons te voir accourir. «Du moins, je n’aurai pas la sotte illusion que c’est pour moi. Les frayeurs que j’éprouve dans cette grande baraque de maison, où tout craque, dont les serrures n’existent plus--(autant dire que nous couchons en plein bois. Et les forêts de sapins sont d’un noir lugubre!)--l’ennui, dont je suis malade... cela t’est bien indifférent! «L’ennui... Parlons-en. C’est gai de vivre avec une femme de lettres! Madame s’enferme... Madame écrit... On ne doit la déranger sous aucun prétexte. Pas un voisinage, pas une connaissance. Personne à qui parler. Les seuls êtres humains que je vois sont sur des bateaux, à cent mètres de distance. Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas reconnaître que c’est une société. Pourtant c’est la plus animée que je possède. Oui, mon cher! Regarder passer le bateau de Lucerne... aller... retour... Voilà les folles distractions de ta Loulou, qui aime tant le monde! «Je ne pense pas que tu comptes Lilie, ou l’odieuse petite chienne, avec ses aboiements brusques à vous déchirer le tympan. Alors?... La femme de chambre?--une mijaurée qui vous sert comme avec des pincettes. Ou cette Suissesse abrutie, à qui j’avais demandé des «tourne-dos sur canapé», et qui est allée retourner la housse au dossier du canapé, dans le salon!!... «Gilberte, me diras-tu? «Patience!... J’y arrive, à Gilberte, et plus tôt que cela ne te fera plaisir. «Mais, avant de te parler d’elle, je veux répondre à la question: «Et la Nature?» «Ah çà! qu’est-ce que tu penses donc que c’est, la Nature--avec un grand N? Quand on l’a vue une fois,--eh bien, on l’a vue. C’est tout. Elle ne te racontera pas des bonnes histoires, elle ne te fera pas ta partie de manille, la Nature, elle ne te fournira pas des calembours, pour aller faire l’homme d’esprit à ton bureau. Le premier jour, on dit: «Tiens! je me figurais que c’était plus haut, des montagnes. Enfin, c’est gentil, quoi! Et le lac... celui des Buttes-Chaumont, en plus grand. Mon Dieu... ça va encore.» Ensuite, quand les jours passent, il y a quelque chose qui vous horripile dans ce décor toujours pareil. C’est comme les pièces de théâtre où tous les actes se passent au même endroit. Chaque fois que le rideau se relève, pan!... le même salon, ou la même place de village, ou la même terrasse au bord de la mer. Tu peux le supporter? Moi, ça m’énerve. Au fond, tout le monde pense comme ta Loulou,--qui n’est pas plus bête qu’une autre. Ceux qui se pâment, qui prétendent que ça change avec l’éclairage,--comme Gilberte qui fait les yeux blancs, à propos du matin, du soir, du soleil ou de la lune,--ils n’en voient pas pour cinq centimes de plus que nous. C’est du chiqué. «Mais il n’y a pas que pour «les lointains couleur de perle» (c’est un de ses mots) et les «amours de petits nuages roses», que mademoiselle Gilberte roule des yeux blancs. Et voilà, mon pauvre Théo, ce qui va te décider à t’amener. Tu as un faible pour ta fille aînée. Après l’avoir ignorée quand c’était un petit chiffon de fillette, une morveuse qui ne te faisait pas honneur, tu t’es entiché d’elle parce qu’elle a poussé comme elles poussent toutes, et que tu n’en reviens pas de l’avoir si bien faite. (Du moins quant à ta part. On ignore si la mauvaise graine n’étouffera point la bonne.) «Mon Bernard et ma Lilie, au moins, c’est des enfants d’honnêtes gens, de l’or en barre. Mais, pour le moment, tu n’as de cœur que pour cette grande demoiselle, que tu trouves incomparable parce que sa coquetterie lui fait une frimousse drôlette,--pas bon genre, d’ailleurs. Ah! que tu es bien un homme, mon pauvre Théo! «Seulement, tout ça me fait de la peine. A cause du chagrin que la mâtine va te causer. Sais-tu ce qu’elle s’est mis en tête?... Ou, du moins, ce qu’on lui a mis en tête?... De monter sur les planches. Oui, tu m’entends bien, de se faire cabotine!... Ils ont découvert--le Fagueyrat et cette maboule de Claircœur--que Gilberte joue à miracle le rôle qu’ils lui ont seriné, en la faisant répéter avec eux. Et quel rôle!... Celui d’une «arpète». Une petite-main de couturière, quoi! Une midinette en herbe. De l’argot d’atelier. Et on appelle ça de la littérature! «Et s’il n’y avait que la folie du théâtre, qu’ils lui ont donnée, à cette pauvre petite. Mais je crains autre chose. Et c’est pour cela que je te crie: «Accours!» «Mon Dieu! je ne veux pas non plus te mettre la mort dans l’âme. Admettons qu’il est encore temps, que rien d’irréparable n’est arrivé. Voici la dernière algarade. Cela date d’hier. Tu jugeras. «Nous faisions une promenade,--ta fille, sa marraine, l’inévitable Fagueyrat, Lilie et moi. «Mais il faut que je remonte en arrière. Je ne t’ai pas dit que le directeur (?...) des Fantaisies-Louvois se trouve dans le pays. Il est d’abord descendu à Lucerne, où «son auteur»--comme il dit--a couru lui rendre visite. Comme si c’était à une femme à se déranger!--soit dit sans méchant calembour. Le dérangement a, d’ailleurs, duré une bonne journée. On a déjeuné ensemble. On avait tant à se dire! Le brillant jeune premier était mélancolique. Moins irrésistible dans la vie que sur la scène, il venait d’être planté là par sa bonne amie,--Blandine Chèvrefeuille, ou je ne sais quelle plante grimpante. Un malheur n’arrive jamais seul. La plante grimpante devait jouer l’arpète. Elle plaquait le rôle en même temps que l’acteur-directeur-amant de cœur. Complications. «Fagueyrat voulait une étoile pour remplacer sa belle-de-nuit. Il écrivit à tout le firmament théâtral, et vint s’installer en haut du Rigi,--probablement pour avoir plus vite la réponse des astres. Le Rigi, c’est à côté. On y monte en funiculaire. On en descend encore plus vite. Tous les jours, le beau ténébreux vient ici. Il répète des scènes, avec Claircœur, à qui il conseille sans cesse: «Coupez donc, coupez donc!» et avec Gilberte, pour les répliques. (On a beau couper, il en reste toujours, de cette satanée pièce.) Or, comme les étoiles sont devenues filantes, (c’est la mi-août qui veut ça), refusant le rôle avec un ensemble touchant, sous prétexte d’engagements antérieurs, qu’est-ce que notre trio décide?... Que mademoiselle Gilberte Andraux représenterait à miracle cette figure de polissonne. Il paraît que c’est ça, à en crier, flatteur pour la famille. Vois-tu ce nom sur des affiches, le long des palissades, contre lesquelles un fallacieux avis défend de déposer des ordures!... Ce nom, qui est le mien, Théophile, celui de Bernard, celui de Nathalie. Tu n’es plus le seul à en disposer, monsieur Andraux. «Revenons à la promenade d’hier. Nous montons dans ce petit chemin de fer, où il faut fermer les yeux tout le temps, si l’on ne veut pas s’évanouir en se voyant suspendu sur les précipices. Nous descendons vers le milieu de la montagne. De la station, nous devions aller à pied à un chalet où l’on donne à goûter--leur fameux café au lait suisse--pas mauvais, à vrai dire, mais rendu écœurant par les coupes de miel liquide, ce miel qu’on prend avec une spatule de bois et qui file partout... C’est gluant!... Il paraît que ça sent la ruche, les fleurs des Alpes... Lilie mettait ça sur son beurre, sur ses petites pattes sales, sur la table, sur moi, sur le nez de Criquette... Beuh!... ce miel... n’en parlons plus! «Pour aller au chalet, d’où la vue (je n’en peux rien dire, et pour cause!) est magnifique, on suit un sentier étroit, qui traverse des pâturages.--Encore un agrément, les sonnailles des vaches, poésie!--Ah! les sales bêtes, ce qu’elles me donnent la frousse!... Elles vous accourent dessus, comme si on était des leurs. Bonjour, ma chérie. Et allez donc! Gilberte les trouve «mignonnes»!... «Mais voilà que ce sentier, à un moment, surplombe une pente très raide, caillouteuse, au-dessous de laquelle on ne sait pas ce qu’il y a,--le vide, sans doute, l’abîme. Figure-toi qu’à l’endroit le plus dangereux, le sentier manquait. Un éboulement, les pluies... Bref, il fallait marcher à même cette pente. Le cabotin et ta fille, loin en avant,--parbleu!--arrivent là... et traversent, sans s’inquiéter de nous, en arrière. «Moi, devant ce passage périlleux, je déclare à Gilles: «Sautez, si vous voulez, avec Criquette. J’interdis à Lilie de vous suivre. Et, bien entendu, je reste avec mon enfant.» Chose épatante! Claircœur--qui fait la jeune fille maintenant, oh! combien! et que rien n’arrête--a trouvé que j’avais raison. Au fond, je crois qu’elle avait peur pour Criquette. Nous avons appelé les deux autres, crié à nous rompre les cordes vocales... Tu crois qu’ils nous ont entendues, ou bien que, ne nous voyant plus, au bout d’un moment, ils sont revenus sur leurs pas. Tu les connais bien! «Deux heures après, oui, ils nous ont rejointes à la station du funiculaire, où nous nous morfondions, mortes de fatigue, d’énervement, de faim. Ils avaient été jusqu’au bout, eux. Ils avaient atteint le chalet. Ils avaient copieusement goûté. Ils avaient admiré le paysage. Ils avaient... «Je m’arrête, n’étant pas mauvaise langue de ma nature. Mais si tu trouves que Gilberte peut s’égarer sur les montagnes avec un cabotin, si tu l’approuves de monter sur les planches, dis un mot, et ma bouche sera close sur ce sujet. Seulement, je ne connaîtrai plus ta fille. J’emmènerai la mienne pour lui éviter un pareil exemple. Ma Lilie, ma pauvre innocente, que j’ai trouvée, un soir, en chemise de nuit, sur mon lit, jouant un drame avec mon traversin, qu’elle avait mis debout, et dont elle s’écartait en déclamant: «Misérable, je ne céderai point à votre amour!» «L’instinct de la vertu, pourtant!... «Je veux espérer qu’il n’y a rien eu de plus grave entre Gilberte et Fagueyrat qu’entre Lilie et le traversin. Mais tout porte à croire l’acteur plus persuasif qu’un tel article de literie--suisse d’ailleurs--et dur!... tu ne t’en fais pas idée! «Sur ce, mon cher Théo, je termine cette longue lettre. J’ai dégagé ma responsabilité. Je t’ai mis au courant de tout. J’ai fait mon devoir. «C’est dans la satisfaction de ce sentiment que je t’embrasse, mon Théophile, en regrettant que ce baiser se perde dans l’espace. Car, pour chaste qu’il soit, il n’en émane pas moins des lèvres d’une épouse éloignée de toi depuis trois semaines. Songes-y, mon mignon... mon roi trop aimé! «Ta Loulou.» «P.-S.--Si tu veux être gentil, tu ne t’arrêteras plus, à l’entresol de notre maison, quand la porte de la modiste est ouverte. Je t’assure qu’on cause sur elle, dans le quartier des Invalides. Et son ouvrière, cette bête à bon diable!--c’est pas du monde pour un sous-chef. Tu t’amuses à leur dire une blague en passant, et ça ne va pas plus loin. J’en suis sûre. Je ne ferai pas l’honneur à ces personnes d’être jalouse d’elles. Mais c’est à cause de la concierge.» X Gilberte Andraux à Théophile Andraux «Les Glycines, 14 août. «Bien cher papa, «Ma lettre va te faire de la peine. Aussi j’ai le cœur serré en prenant la plume. Mais, je t’en prie, cher papa, ne reste pas sur la première impression. Fais-moi crédit d’indulgence et d’attention jusqu’au bout. Et même si je ne trouve pas les phrases qui te feront bien comprendre l’état d’âme de ta grande fille,--un état d’âme très sérieux, très brave, très loyal, je t’assure,--eh bien, sois assez bon pour attendre que j’aie causé avec toi, avant de me blâmer--surtout avant de t’attrister--ce qui me serait bien plus dur que tout. «Papa, tu sais que je me croyais une vocation littéraire. Tu en étais fier. Tu m’encourageais. J’espère encore que nous ne nous sommes trompés ni l’un ni l’autre. «Seulement, voilà. Ce qu’une jeune fille de vingt ans peut écrire ne rapporte pas ce qu’elle mange (même avec un régime amincissant), ni le brin de toilette dont elle ne saurait se passer. Non, papa, fût-elle géniale. Sa prose ou ses poèmes, s’ils doivent s’imposer un jour au public, ne s’imposeront que par deux catégories d’intermédiaires: 1º le temps, qui ne prendra de commission que sur son énergie et son travail, dont elle devra le saturer longuement; 2º ces messieurs les éditeurs, directeurs, critiques et confrères, qui la lanceront peut-être malgré l’encombrement, les rivalités, les bouillons à boire, mais à la condition qu’elle sera «bien gentille». «Le temps est un intermédiaire qui, ne me demandant pas d’être «bien gentille», mais de beaucoup travailler, me convient mieux que d’autres. Seulement, en l’espèce, le temps représente au moins une bonne dizaine d’années. «Pendant ces dix ans, cher papa, je veux pourtant gagner ma vie. Et d’autant plus que, malgré ses exigences, monsieur le temps ne garantit rien. Je peux faire de la littérature pendant dix ans, et reconnaître, au bout de cette décade, que ma littérature ne me rapportera pas une côtelette par semestre,--ce qui est peu (même avec le régime amincissant). «Marraine, qui me disait tout cela avant que l’expérience me l’eût démontré--et que je ne croyais pas, naturellement--ajoutait: «Entre dans l’administration.» «Mais, papa, entrer dans l’administration avec l’idée de tout faire pour en sortir, je ne trouve pas ça loyal. D’un autre côté, j’ai peur qu’une fois entré, on perde, précisément, l’idée de sortir. La routine, le travail sans lutte, sans stimulant, sans concurrence, les augmentations, les années gagnées pour la retraite et qu’on ne veut pas avoir accumulées en vain,--tout cela doit vous envelopper, vous amollir, vous fixer. «Puis, la vie de bureau, ce n’est pas la Vie, dont on peut faire des œuvres vibrantes, frémissantes, saignantes. «Cher papa, depuis que j’ai communié avec la Nature sublime, depuis que j’ai respiré l’air des altitudes, que j’ai entendu les voix de l’Espace et de la Nuit, que j’ai vu les cimes neigeuses s’allumer à l’aube, l’une après l’autre, foyers de pourpre hors de la brume bleuâtre, depuis que j’ai pleuré d’émotion devant ces beautés inouïes, moi, la petite Parisienne, qui appelais «mon parc» un pauvre arbre étiolé entre des murs, j’ai compris que je pouvais souffrir pour l’Art, dans la liberté, mais non pas m’engourdir dans la monotonie des habitudes, là où il n’est pas, là où on ne le connaît pas, là où la sécurité, à laquelle on s’accoutume, le fait oublier, le fait renier, comme un maraudeur insolite, comme un intrus. «Alors, cher papa, au moment même où je me désolais, où je doutais de tout: de moi, de mes aspirations stériles, des hommes et de leurs vilains pièges, des splendeurs de l’été parmi ces montagnes trop émouvantes, de mes rêves, sans doute déraisonnables, et du devoir, incompréhensible,--voici que j’ai trouvé ma voie. Ce fut comme une révélation, et, en même temps, comme une obligation très douce. «Je n’ose pas te dire que j’avais prié, et que je me crus presque miraculeusement exaucée. Tu jugerais peut-être qu’il y a là, de ma part, une prétention sacrilège. Toi, qui te déclares libre-penseur, tu n’admettrais tout de même pas qu’une pauvre petite comme moi, qui ne s’est pas déshabituée de joindre les mains et d’implorer le Maître invisible, ait l’audace de mêler le Ciel à des choses de théâtre. «Car il s’agit de théâtre. Une interprète fait défaut dans la pièce de marraine. Impossible de la remplacer de façon convenable, en cette fin de vacances, alors que la saison d’hiver est organisée partout, et les engagements pris. Un rôle que je sais, que j’ai répété avec une prédilection instinctive, avec une sorte de pressentiment. Bien des fois, monsieur Fagueyrat s’était étonné, avec marraine, de ce qu’il appelait la justesse de mes intonations, le réalisme pathétique de mon jeu, mes trouvailles heureuses. «Une idée me vint. Je m’offris,--tremblante, croyant qu’on allait me rire au nez. «Papa... écoute. Monsieur Fagueyrat est prêt à m’engager. Quant à marraine, elle s’affole, ne sait que penser, me refuse son consentement tant que je n’aurai pas le tien. Ce n’est pas qu’elle me désapprouve, non, je te le jure. Mais elle ne veut pas accepter cette responsabilité,--surtout vis-à-vis de toi. --«Écris à ton père», m’a-t-elle dit. «Si tu lui exposes tes raisons comme tu me les as exposées à moi-même, je serais bien étonnée qu’il ne te permît pas au moins une tentative.» «La tentative, c’est un rôle dans la pièce de marraine. Si je n’y réussis pas autant qu’on veut l’espérer, je renoncerai à la carrière du théâtre. M’y affirmer comme une artiste, ou ne jamais plus y reparaître, telle est mon intention. Tu penses bien que je n’accepterai pas, dans les coulisses, les échecs, les risques, auxquels je me soustrais sur le terrain littéraire, pourtant plus attirant pour moi, et moins scandaleux dans ses périls, mais où il faut attendre parfois si longtemps pour se manifester. «O mon père chéri, ne crains pas pour la Gilberte les entraînements d’un milieu que l’on croit fatalement malsain. L’entraînement... mais la joie d’écrire, d’être imprimée, publiée, lue... imposée au public... Oui, car il y a des gens assez puissants pour prendre une débutante par la main et pour la hisser au même poste que les vétérans de la plume... Cet entraînement-là, papa, cette ivresse-là, ne m’a pas tourné la tête. Comment veux-tu que je la perde, cette petite tête, bien ignorante, bien modeste, mais bien droite aussi de dignité, d’honnêteté, de bravoure,--comment veux-tu que je la perde pour l’odeur d’une loge d’actrice, et le mirage des papillons de gaz dans un couloir, derrière la toile de fond? «Mon petit père, je t’en supplie! laisse-moi essayer d’une carrière qu’on ne considère plus--sauf chez notre concierge de Grenelle, peut-être--comme l’abomination de la désolation. (Et encore, parce que notre concierge, étant stérile, n’a pas d’héritière au Conservatoire.) Rappelle-toi les jeunes filles bien élevées, les femmes du monde irréprochables, qui ont paru sur la scène, occasionnellement ou professionnellement, durant ces dernières années. Attends au moins que j’aie joué dans la pièce de marraine. La circonstance ferait accepter mon projet d’enrôlement temporaire aux personnes les plus rigides. «Pour que tu saches--sans m’accuser de présomption--quel service je peux rendre, demande l’opinion de monsieur Fagueyrat. Il te dira comment il croit que j’interprète le personnage. Marraine est de son avis, mais elle n’en conviendra pas, dans la crainte que l’intérêt de la pièce n’influe sur ta décision. «Mais,--entre nous,--mon petit papa, l’intérêt de sa pièce... est-ce que cela ne doit pas primer tout?... Songe au coup de dés qu’elle jette sur le tapis!... Superbe victoire illuminant le présent et l’avenir... Ou désastre, anéantissant beaucoup du long effort passé. Songe avec quel cœur je combattrai ce combat pour la si bonne et noble chérie. Songe à ce que je lui dois... Tout. Et même toi, cher père. Car t’aurais-je retrouvé, si elle ne m’avait pas élevée pour toi, gardée pour toi, si elle ne m’avait pas appris à respecter ta volonté, à t’aimer, pendant les années de mon enfance, où j’attendais ton retour? «Elle ne sait pas que je t’écris cela. Elle me croit capable de ne plaider que pour moi-même. «C’est ma faute. Je ne lui ai guère montré de tendresse depuis que nous sommes ici, dans ce pays admirable,--grâce à elle, d’ailleurs. Mais je traversais une crise... comment te dirai-je?... mettons... de neurasthénie. Je me sentais inutile, débile, incohérente et impuissante. Cette révélation de beauté, dans une nature presque trop grandiose, m’oppressait, m’anéantissait, tout en m’exaltant. «Sentir avec tant de force, et ne pouvoir rien manifester, rien créer, qui corresponde, fût-ce de loin, à de si accablants émois. Je m’en exaspérais. J’en devenais mauvaise. Oui, même avec marraine,--cette admirable marraine, dont je commence seulement à entrevoir la supériorité. «Mais, maintenant, je respire, j’espère. Les redoutables montagnes ne m’écrasent plus. Elles me sourient. Des ailes soulèvent mon âme jusqu’à leurs cimes. Je puis remplir ma destinée, me vouer à une œuvre passionnante, travailler à mon goût, faire de l’art, exprimer tout ce qui demeurait en moi sans essor, sans flamme, sans paroles. Et, plus tard, après avoir interprété les sentiments des autres, j’écrirai, je trouverai la forme impressionnante de mes propres sentiments. «Cher papa... J’attends ta réponse avec une impatience que je ne puis te décrire. Comme je vais compter les heures, calculer les alternances de courriers, palpiter à la vue de ton écriture! «M’auras-tu comprise? Auras-tu confiance en moi? «Que de choses je pourrais te raconter, pour te faire voir l’existence avec mes yeux de jeune fille,--des yeux clairs, qui discernent leur chemin, et ne se laissent pas tromper par les indications menteuses des carrefours. «Mais les choses qui nous déterminent ne se racontent pas. Car elles ne sont plus, pour qui en écoute le récit, les monitrices impérieuses, dont les ordres ont empli nos oreilles, dont les fouets cruels ont lacéré nos épaules. Elles ne sont que des anecdotes. «Réponds-moi bien vite, cher papa, réponds-moi selon ton cœur, sans écouter les voix étrangères, qui sont celles du préjugé. «Je t’embrasse de toute ma profonde tendresse. «Ta Gilberte.» «P.-S.--Dans cette lettre, je ne te parle pas de maman Louise, parce que nous avons pensé, marraine et moi, que nous devions te demander d’abord ta volonté, te mettre le premier au courant, par déférence pour toi, mon cher père. «Je ne doute ni du jugement de maman Louise, ni de son affection pour moi,--affection méritoire, et dont je lui sais gré. Tu la consulteras, comme en toute chose, et je trouve cela parfait. Dis si je dois m’en expliquer avec elle, ou si tu préfères lui présenter la question de ton point de vue. Peut-être a-t-elle quelque idée de mon projet, d’après les éloges--un peu intempestifs et trop indulgents--que m’ont donnés, devant elle, marraine et monsieur Fagueyrat, sur ma façon de jouer. Puis, hier, la Suissesse qui fait notre cuisine a certainement entendu quelques mots significatifs. «C’est inouï!... cette Margoton du canton d’Uri, qui jargonne un patois impossible, et n’a jamais l’air de comprendre nos ordres, cette femme qui ne nous connaissait pas il y a deux semaines, et qui, dans deux autres semaines, cessera tout commerce avec nous pour l’éternité,--elle nous épie!... Elle écoute aux portes!... Que peut bien lui importer l’objet de nos entretiens? «Tu ne trouves pas fantastique, cette maladie humaine de la malveillance?... Car la curiosité n’est que la pourvoyeuse de la malveillance. Ce qu’on cherche à surprendre, ce n’est pas les belles actions. «Mais voilà que je ratiocine, que j’ergote. «Excuse-moi, papa chéri. Ne me crois pas déjà trop bas bleu! «Ta grande petite Bette, qui te bige à plein cœur.» XI La paisible demeure des Glycines, faite pour la douceur des rêves et l’enchantement de la tendresse, connut les drames mesquins, les paroles sans grâce et sans bénignité, les adieux rageurs, qui dissimulent des larmes de feu pour laisser plus sûrement en arrière des larmes de sang. Ce ne fut pas la faute de Théophile. Sur la terrasse aux grappes mauves, une ligne à pêcher dans la main, il fut, pour de trop courts moments, le plus heureux des hommes. Le bonheur attendrit. Dans l’exultation d’apporter à l’office un seau d’eau tout grouillant d’écailles luisantes, dans l’orgueil de voir dresser sur la table du déjeuner sa friture monumentale, devant Fagueyrat, acteur célèbre et directeur de théâtre, qui dut avouer n’avoir de sa vie pu prendre un barbillon, le sous-chef sentit mollir sa faible résistance. Venu de Paris pour empêcher sa fille de «monter sur les planches», il lui accordait--au dessert de ce repas glorieux, et sur les instances flatteuses d’un maître de la scène, qui prédisait à Gilberte la destinée d’une Mars ou d’une Rachel,--il lui accordait l’autorisation «d’embrasser la carrière dramatique». Cette autorisation, non convenue avec Louise, stupéfia Mme Andraux. Mais, la stupeur passée, cette dame se leva. Ses yeux indignés firent le tour des convives. Un silence gêné planait. Elle se dirigea ensuite, d’un pas automatique, et comme sous l’impulsion d’une force irrésistible, surhumaine, vers la petite Nathalie. --«Maman, je n’ai pas eu mon dessert», gémit l’enfant, qui sentait passer le vent d’une catastrophe. Sans mot dire, Louise enleva dans ses bras cette grande fillette de neuf ans, qui pesait lourd. Mais les sentiments sublimes font accomplir aux muscles des miracles. Et elle l’emporta, farouche, en clamant tout à coup: --«Viens, mon innocente. Ils te perdraient aussi!... Comme personne ne l’arrêta ou ne courut après elle, Louise envoya presque aussitôt la femme de chambre dans la salle à manger, pour réclamer un horaire des bateaux et un indicateur des chemins de fer, afin de manifester une intention destinée à glacer d’épouvante les gens qui avaient la chance de déguster une tarte aux prunes où la Suissesse était incomparable, et à semer le désespoir entre leurs tasses d’excellent café. L’épouvante et le désespoir ne se déchaînant pas assez vite, Mme Andraux chargea Céline d’une nouvelle ambassade. --«Priez mademoiselle Gilberte de venir me parler.» La jeune fille regarda son père, puis sa marraine. Tous deux considéraient attentivement les dessins rouges de la nappe. Bernard, présent à la scène,--car M. Andraux l’avait amené de Paris--murmura: --«Hardi, ma fille! va donner la réplique. Ça te formera pour le mélodrame.» Gilberte rejoignit sa belle-mère. Celle-ci avait tiré sa malle au milieu de sa chambre. Pour l’instant, elle giflait Lilie, qui, parant les calottes de ses bras croisés, sanglotait qu’elle ne voulait pas partir. --«Toi, j’ai tenu à te dire quelque chose», déclara la dame de Grenelle à la fille aînée de son mari, lorsqu’elle aperçut la jolie figure, tellement plus jolie d’être radieuse. --«Quoi donc, maman Louise?» demanda l’autre avec une douceur non feinte,--une douceur tellement aisée dans l’épanouissement où se dilatait sa jeune vie. --«Sois une cabotine. Ton père y consent. Je m’en moque. Mais, comme je ne veux pas que ton exemple empoisonne ma Lilie, je te préviens que tu ne remettras plus les pieds chez moi. --Quoi?» fit la jeune fille en pâlissant. Et elle regarda sa petite sœur. --«Tu peux la regarder. Tu ne la verras plus», souligna Louise. En ce moment, sa poitrine contractée de fureur se détendit, aspira l’air avec délices. Elle trouvait donc une blessure à placer, au défaut de la brillante armure de bonheur et de jeunesse. La vue de celle que Mme Andraux appelait intérieurement «cette gamine», et qui n’était plus une gamine insignifiante, négligeable, mais une créature d’élection, une artiste, consciente de sa grâce, couronnée d’espoir, marchant vers un succès certain, vers ce succès foudroyant et enivrant du théâtre, exaspérait l’aigre bourgeoise, l’emplissait d’une haine jalouse. Jamais d’ailleurs elle n’en eût convenu avec elle-même. Sincèrement elle se cramponnait au prétexte: l’immoralité de la profession. «Quoi!» pensait-elle, «toute ma vertu ne m’aura pas rapporté le centième des satisfactions que connaîtra cette effrontée. Est-ce que je suis montée sur les planches, moi? Est-ce que je me suis exhibée en public?» Le talent qu’on applaudit «sur les planches», le charme qui séduit le public... belle affaire!... D’ailleurs, puisqu’elle n’avait pas daigné en faire montre, la preuve manquait pour les lui dénier. --«Mais, maman Louise», prononça Gilberte, faisant effort pour rester calme, «votre maison, c’est tout de même celle de papa. Vous ne pensez pas me chasser de chez mon père, pourtant? --Nous verrons bien. En attendant, tu ne distilleras pas dans l’âme de mes enfants tes indignes calomnies. Tu ne leur raconteras pas que leur mère charge une cuisinière suisse d’écouter aux portes... --Comment?... --J’ai lu ta lettre à ton père, ton perfide post-scriptum. --Je n’ai pas dit... --Tu l’as insinué, c’est pire. --Pardon, maman Louise. Vous ne vous en rapportiez pas toujours à la Suissesse... Qu’est-ce que vous avez fait pendant une heure, dans la penderie aux robes, contre cette porte condamnée donnant sur le cabinet de travail de marraine, lorsqu’elle eut cette longue conversation avec monsieur Fagueyrat?... --Sors d’ici!... quitte cette chambre!...» cria l’épouse de Théophile, avec un accent et un geste où elle se révélait, il faut en convenir, non dépourvus d’aptitudes scéniques. Alors se déroulèrent les péripéties de cette crise familiale. Louise, désormais farouche et muette, continua de faire ses paquets. Dans le vague espoir qu’elle n’irait pas jusqu’au bout, Théophile s’installa de nouveau sur la terrasse, avec ses lignes, et une boîte d’asticots dont il était très fier. Machinalement, il plaçait l’asticot destiné au second hameçon entre ses lèvres tandis qu’il embrochait celui du premier. Sa pensée, malgré lui, se détournait du sport dont il était fou. A son oreille retentissaient les paroles de sa femme, écrasantes de dédain: --«Oh! mon Dieu, reste, toi. Je ne te demande pas de m’accompagner.» Et la certitude qu’il s’exposerait aux pires représailles, en profitant d’une telle magnanimité, l’oppressait de mélancolie. Dès le café pris, Fagueyrat s’était éclipsé, remontant au plus vite jusqu’à la cime du Rigi, à peine assez distante, à son gré, de ces Glycines secouées par l’orage. Claircœur mit en œuvre tout ce qu’elle avait de délicatesse, de bonté, de logique, d’esprit, d’absurdité tendre du cœur, pour arranger les choses à la satisfaction de tout le monde. Elle fut stupéfaite de découvrir que tant d’éléments pacifiques, dont l’efficacité aurait dû normalement se doubler par ce qu’on lui devait d’égards, de reconnaissance, de confiance, devenaient autant d’explosifs et de fulminants dès qu’elle les approchait du brasier. Louise lui déclara: --«Ma chère, je veux bien ne pas vous en vouloir. Mais, vraiment, j’y ai du mérite. Que votre filleule tourne mal, c’est le moindre de mes soucis. Que je ne la revoie plus--pas plus que je ne vous reverrai sans doute--je n’y puis rien: vous l’aurez voulu. Mais me voilà obligée de me mettre en voyage à la hâte, avec des spasmes au cœur qui peuvent me tuer en chemin! Et Théophile... ses vacances perdues!... Je le connais, il me suivra. Pauvre ami!... Car, enfin, malgré sa faiblesse pour sa fille, je suis tout pour lui, il ne voit que moi. Vous ne voudriez pas, tout de même, avec votre folie de théâtre--qui vous coûtera cher! c’est moi qui vous le dis--avoir jeté le désaccord dans mon ménage, avoir séparé deux êtres aussi unis que mon Théo et moi?...» Répondre à la dame de Grenelle que les glycines sécheraient de son départ, ne souhaitaient rien tant que d’abriter encore son cœur spasmodique et les loisirs de Théophile... que le bonheur conjugal du couple Andraux serait cultivé, apprécié sous la pergola aux grappes mauves mieux que partout ailleurs, eut exaspéré ladite dame autant que les pires insolences, lui eût suggéré les plus amères récriminations, l’eut précipitée peut-être dans des convulsions nerveuses. Claircœur dut y renoncer. «Théophile sera plus raisonnable», pensa-t-elle. Et elle se dirigea vers la terrasse. Mais Théophile craignait toute explication qui l’eût amené à blâmer Louise, ou--pire alternative--à intervenir auprès d’elle. Entendant des pas, devinant l’approche de la conciliatrice, il l’arrêta, sans tourner la tête, d’un geste de bras, à la fois impérieux et désespéré. Puis, il appuya sa canne à pêche, avec mille précautions, contre la balustrade, fit deux pas en arrière, sur la pointe des pieds, chuchota: --«Retirez-vous, je vous en supplie!... Ça mord. Pas un mot!... Impossible de causer maintenant.» Et il retourna fourrager, de ses doigts osseux, parmi ses vers de cadavre. Quant à Gilberte, elle dit à sa marraine: --«Laissez-les donc partir. Vous ne voyez pas quelle chance pour nous? S’ils restaient, outre que la vie serait infernale, papa retirerait sûrement, d’ici un jour ou deux, l’autorisation qu’il m’a donnée. Sa femme l’en persuaderait. Je puis m’en passer, de cette autorisation. Je serai majeure dans quelques semaines. Mais il m’en coûterait d’entrer en lutte avec mon pauvre père.» La jeune fille ajouta: --«Croyez-vous!... A-t-elle démasqué son caractère, l’aimable Louise! Dire que, pour l’opinion de personnes pareilles, je pourrais rater ma vie! --Et ton frère, sais-tu où il est? Nous le laissera-t-on?» demanda Claircœur. Gilberte hocha la tête--ignorance ou indifférence--et s’en alla piocher son rôle. Bernard avait voulu pêcher à côté de son père. La patience lui manquait. Un instant, il s’amusa à jeter, par-dessus la clôture, des poissons vivants à un chat rôdeur. Le félin, attiré par la proie, sauta sur le rebord du mur. De là, ses yeux, que la lumière rendait pareils à deux sequins d’or, et qui semblaient n’avoir plus de regard dans leur fixe flamboiement, guettaient les captures. Quand une forme sortait de l’eau, dansant au bout de la ligne, le chat tendait le cou, se couchait comme pour bondir, retenu par la crainte, mais tremblant de convoitise. Parfois, Bernard lui jetait un poisson. La victime, happée au passage, de quelque façon qu’elle fût lancée, craquait toute vive entre les mâchoires carnassières. Le sursaut de son corps et de sa queue divertissait le cruel garçon. Le chat posait ensuite devant lui la créature d’argent, dont la tête à présent manquait, et la dégustait, bouchée après bouchée. De temps à autre, il s’interrompait pour jeter un coup d’œil méprisant à Criquette, qui, révoltée, se dressait au pied du mur, injuriant l’intrus et son ignoble festin. --«Fais déguerpir ce chat et ce chien. Et fiche-moi le camp toi-même, veux-tu!» cria enfin Théophile. Car il voyait, à chaque aboi furieux, filer vers le large, entre deux eaux, des centaines d’ombres agiles. Depuis ce moment, Bernard avait disparu. On ne le vit point aux Glycines, à l’heure où le facteur du port vint chercher les malles sur une brouette. Vainement, sa mère l’attendit pour lui dire adieu. La sirène du bateau siffla. Louise dut courir, pour rattraper Théophile, parti en avant avec Claircœur et Nathalie. --«Je ne comprends pas cet enfant. Il doit être victime d’un accident de montagne...» gémit-elle, haletante, lorsqu’elle les rejoignit. --«Bah!» dit le père, «il a eu peur que nous le remmenions. --Mais non... je lui avais dit...» Mme Andraux se sentait humiliée par le manque d’égards d’un fils bien à elle, élevé par elle, et qu’elle opposait, avec son innocente Lilie, à l’indomptable fille de «l’autre». --«J’aurai bien soin de lui», dit Claircœur. «Et je regrette encore, mes chers amis...» Elle voulait les forcer à une effusion, dont l’absence lui crevait le cœur. Mais ils s’en allaient des Glycines comme d’une auberge. Sans un mot de regret, ils l’embrassèrent machinalement. Louise elle-même n’osa se soustraire à l’accolade. --Bien le bonjour à votre filleule de notre part, puisque Mademoiselle n’a pas daigné nous accompagner jusqu’au bateau», lança-t-elle en flèche du Parthe. On allait enlever la planche, du ponton à bord. Lilie, échappant à la main qui la tenait, bondit en arrière, se jeta au cou de Claircœur, dans la clameur des gens qui la crurent à l’eau: --«Tante Gil, je t’aime. Je serai à toi, quand je serai grande, mieux que Gilberte, mieux que tout le monde. Je t’aime, tante Gil, adieu... Je t’aime.» Un homme prit la fillette à bras-le-corps, la fit passer par-dessus le bastingage sur le pont, où elle retomba en sanglotant. Elle se tourna, tendant ses petits bras, son petit visage ruisselant de larmes. Elle cria encore: --«Embrasse Criquette pour moi.» Elle envoyait des baisers tant qu’elle pouvait, certaine d’être giflée aussitôt, n’en ayant cure. Mais, devant les exclamations admiratives, attendries, des passagers, qui trouvaient la scène charmante, proclamaient l’enfant adorable, Mme Andraux sourit jaune, et garda au fond de sa main les calottes qui lui démangeaient la paume. Devant les Glycines, Claircœur, au retour, levant la tête par hasard, aperçut un visage narquois, rouge et poudreux, encadré dans une lucarne. Où donnait cette lucarne? elle n’en savait rien, n’ayant jamais gravi l’échelle du grenier. --«Tante Gil», cria la voix de Bernard, «tu ne peux pas me faire monter un bock. Je me gargarise depuis deux heures avec des toiles d’araignée.» * * * * * Le lendemain, Claircœur aurait dû être heureuse. Elle réalisait enfin son projet de travail, sous la pergola, dans l’isolement, le calme, la beauté des choses. L’après-midi s’avançait. La lumière prenait une douceur merveilleuse. Les ombres mêmes étaient baignées d’une splendeur diffuse. Azurées ou glauques, elles s’enfonçaient dans les plis des montagnes, planaient sur les eaux, contre les grandes murailles rocheuses, sans rien dissimuler des lignes ni des couleurs. Elles n’étaient point des ombres, mais des morceaux amortis de clarté. Là-haut, là-bas, dans les lointains de l’altitude et de la distance, les profils des cimes, les pics neigeux, participaient à la magie de l’atmosphère, cessaient de se dessiner comme des contours terrestres, rivalisaient de légèreté avec les brumes vaporeuses ondulant et se dissolvant au-dessous d’eux. Sur les pentes inférieures, les forêts de sapins, si touffues, si riches d’obscurité verte et profonde, ne parvenaient pas à s’inscrire violemment, victorieusement, parmi la fantasmagorie des apparences. Soumises également aux caprices des rayons, elles poudroyaient comme une arène sablée d’or, ou se crêtaient d’écume bleuâtre là où le soleil ne les visitait point. Plus proche, plus humble, plus réelle, l’eau du lac, enfermée dans ce cadre de magnificence, reposait, frissonnante, mystérieuse. Et le calme était infini. Claircœur porta elle-même sa petite table dans l’angle le plus écarté de la terrasse, contre la balustrade, là où les rameaux de la glycine retombaient plus abondants. Aujourd’hui, nul ne la dérangerait. Le papier, l’encre, son porte-plume préféré, tout était prêt. Criquette elle-même, sur son coussin que supportait un pliant, la regardait de ses yeux attentifs, comme pour lui dire: «Notre intimité est revenue. Te voilà seule. Je ne te quitte pas.» Bernard, l’impétueux garçon, qui n’eût peut-être pas respecté le travail méditatif, était parti en excursion dès le matin. Un bruit, un seul bruit, assez confus, presque indistinct, parvenait de temps à autre jusqu’à la romancière. Des voix s’élevaient, par intermittence, dans la maison. Des voix, qui traversaient à peine, et rarement, le grand jardin. Des voix que l’espace absorbait, que nulle oreille, sauf celle de Claircœur, n’eût distinguées à cette distance. La voix de Fagueyrat faisant étudier le rôle à Gilberte. La voix de l’élève se pliant aux indications du maître. Leurs accents si affaiblis ne pouvaient troubler l’inspiration de celle qui écrivait. Cependant cette inspiration demeurait rebelle. La plume ne courait pas sur le papier. Un moment vint où elle se déroba, où elle se coucha sur la page blanche, comme un cheval qui se refuse, puis qui s’abat en franchissant l’obstacle. Claircœur regarda longuement au loin, ensuite elle contempla l’eau toute proche. Elle se tourna vers Criquette, plongea un tragique regard dans les yeux inquiets de la petite chienne, écouta un instant le double écho des voix, si ténu, presque imperceptible, mais distinct pour elle dans l’énorme silence... Alors, inclinant son front entre ses mains, elle commença de pleurer, de pleurer intarissablement, tout bas, sans un soupir, sans un sanglot... de pleurer comme si toute sa vie, tout son cœur, toute son âme, ruisselaient d’elle avec ses larmes. Elle resta longtemps ainsi, immobile. Elle ne s’aperçut même pas que Criquette, ayant sauté de son coussin, grattait doucement contre elle, d’une patte insistante, puis, ne recevant pas de réponse, s’asseyait à ses pieds, sur le bord de sa jupe. XII --«Ma petite Gilberte, viens un peu jusque sur la terrasse.» La jeune fille accourut, souriante, avec un air d’empressement tendre. La joie de vivre fleurissait maintenant sur son charmant visage. Cette joie ne voulait pas être ingrate. Aussi s’offrait-elle comme une récompense à la maternelle créature qui en était l’auteur. Quand Gilberte répétait: «Ah! marraine, que je suis heureuse!» Cela impliquait vaguement: «Le but de ta vie est atteint. Ne regrette pas d’avoir eu des soucis à cause de moi. Tu as le sourire de ta fille adoptive, ses baisers reconnaissants. N’es-tu pas comblée?» C’est l’impérialisme de la jeunesse, qui seule a droit à la vie, à l’avenir. Gilberte n’était pas plus égoïste que tout cœur filial de vingt ans. Et comment ne s’y fût-elle pas méprise?... Le fait qu’elle rît et chantât par la maison, sa mélancolie envolée, que sa jolie nature, détendue, retrouvât sa souplesse, comme un jeune arbre flexible dont on ne courbe plus l’essor, que ses bras, ses lèvres, eussent de nouveau les câlineries de l’enfance, réjouissait tellement Claircœur! --«Sois heureuse, mon petit. Sois heureuse... toi, du moins. C’est tout ce que je désire», murmurait tante Gil, en se penchant le soir vers l’oreiller où roulaient les nattes couleur de châtaigne. C’est tout ce qu’elle _voulait_ désirer. Et elle était sincère dans son vouloir. Elle appréciait la douceur de border dans son «dodo», comme jadis, sa grande fillette, qui, naguère et depuis trop longtemps, ne le permettait plus, poussait le verrou, s’enfermait sauvagement avec des rêves qui ne disaient pas leur secret. Dans la confiance et la camaraderie revenues, Claircœur l’appelait, ce matin-là: --«Viens jusqu’à la terrasse. --Vous avez quelque chose, marraine?» demanda Gilberte, qui remarqua sa pâleur, sa bouche frémissante, et le geste dont elle serrait des papiers dans sa main. La romancière ne répondit pas. Toutes deux longèrent l’allée envahie par les romarins, les lavandes, les menthes (comme leur odeur s’exhalait fortement dans ce matin mouillé)! Elles arrivèrent sous les glycines. La pluie, une bourrasque dont le lac se rebroussait encore, avait anéanti les dernières fleurs. Mais le feuillage délicat formait toujours cet abri, semblable, de loin, aux treilles enguirlandant les vases grecs, cet abri dont le voyageur emportait l’image, en se disant: --«Qu’il doit faire bon vivre là!» Les deux femmes s’assirent au fond, sur le banc rustique. --«Gilberte, ma chérie, tu te sens capable, n’est-ce pas? d’accepter une mission, et de garder un secret. Tout au moins, de garder un secret. La mission... ce serait pour si je disparaissais... --Oh! petite marraine!...» La phrase funèbre fut étouffée par une exclamation, un baiser. --«Mon enfant, je vais te faire du chagrin. Mais je crois que c’est indispensable.» Elle vit s’effarer le jeune visage. --«Lis cette lettre de ton père.» Un cri: --«Oh!... Papa reprend son autorisation!... Papa veut m’empêcher...» La main de Claircœur, d’une pression rapide, arrêta cet émoi. --«Il s’agit de ton frère.» Un imperceptible sursaut de soulagement. On supporte toujours les peines des autres plus aisément que les siennes propres. Gilberte s’écria: --«Bernard n’est pas rentré à Paris! --Tu le savais? --Non, marraine. Mais j’en avais peur. --Moi, j’en étais sûre», murmura Claircœur. Gilberte, profondément étonnée, la regarda. --«Tu en étais sûre? Depuis quand? --Depuis le lendemain de son départ. --Cela fait cinq jours», observa la jeune fille, «Et tu ne m’as rien dit!» Sa marraine, en signe d’impuissance, hocha la tête. --«Tu as prévenu ses parents? --Non. Mais, Gilberte, lis d’abord. Tu comprendras ensuite. Lis ce que m’écrit ton père.» Gilberte lut: «Paris, 27 août. «Ma pauvre Gil, «Je ne sais dans quels termes je dois m’adresser à vous. «Il m’est douloureux de partager l’indignation de ma femme, de vous parler comme elle m’engage à le faire. Cependant, notre douleur est immense, et me voici obligé de reconnaître que vous en êtes la cause. «C’était déjà sans enthousiasme, croyez-le bien, que j’avais ratifié le coup de tête de ma fille, que je m’étais résigné à la voir entrer dans la carrière hasardeuse où votre imprudence l’a poussée...» --«Ça, c’est raide!» s’exclama Gilberte. --«Continue. Cela n’a pas la moindre importance. --Comment!... pas la moindre... --Continue.» «Mais, maintenant que vous favorisez la rébellion de notre fils, que vous lui donnez les moyens de nous braver, que vous lancez ce malheureux enfant vers les pires aventures, mettant le deuil et les larmes à notre foyer, je vous déclare que c’en est trop, et que, suivant la volonté formelle de Louise, à laquelle je me rallie, vous n’existez plus pour nous. «Tout ce que je puis ajouter, pour votre excuse... (car, moi, je ne veux pas croire à une intention consciente de votre part dans cette œuvre abominable) c’est que vous ne saviez pas l’usage que Bernard ferait de l’argent dont votre faiblesse l’a nanti. «Il nous écrit de Liverpool, où il s’embarque pour l’Amérique, qu’il rentrera en France un des plus glorieux aviateurs du monde, ou que nous ne le reverrons jamais. «Il ajoute que nous n’ayons aucune inquiétude sur sa vie matérielle.--Donc, il a de l’argent. «Et qui lui en a donné, si ce n’est vous? Il a quitté les «Glycines» pour accomplir un projet auquel il avait renoncé. Il nous avait promis de n’y plus penser, lui qui n’a jamais menti. Un enfant si droit! Comment ne pas croire, avec sa mère, que vous lui avez remis sa chimère en tête, que vous lui avez fourni les moyens de la réaliser? «Je ne vais pas, comme Louise, jusqu’à vous accuser d’une mauvaise action, d’une vengeance méditée. Mais je reconnais là votre esprit romanesque, votre imprudence. Je vous crie: Gilles de Claircœur, je vous avais confié mon fils! Qu’avez-vous fait de lui? «Un père désespéré, «Théophile Andraux.» «P.-S.--Que Gilberte m’écrive toujours au ministère. Mon infortunée Louise ne pourrait supporter de voir son écriture. Pour vous, ma pauvre Gil... (hélas! ce nom familier vient malgré moi sous ma plume. Et dire que je vous appelais aussi «ma sœur!»), n’écrivez pas à la maison. N’exaspérez pas la douleur d’une mère. On vous retournerait vos lettres sans les ouvrir. «2e P.-S.--Est-il vrai que vos inconséquences vous aient déjà conduite à des embarras pécuniers?[2] Un employé de mon bureau, ami d’un certain Grandet--que vous devez connaître!--prétend que vous en êtes à demander des avances sur vos travaux. Vous auriez payé les dettes de monsieur Fagueyrat, et entre autres des sommes considérables au marquis de Sépol. Vous me direz que c’est votre affaire. Évidemment. Mais, dans les circonstances actuelles, je dois vous prévenir: ne comptez pas sur nous. Les maigres économies, amassées pour notre innocente Lilie, à force de privations et de travail, ne sauraient être jetées au gouffre...» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [2] Orthographe de M. Andraux. Une ligne de points suspensifs suivait ce mot «gouffre»,--peut-être pour en mieux faire pressentir l’insondable horreur, peut-être pour éviter une définition trop cruelle. Gilberte, qui avait lu toujours plus lentement, leva un visage aussi blanc que sa chemisette de batiste. --«Les économies de Lilie!» observa-t-elle d’abord. «Mais je les connais, les économies de Lilie. Elles sont constituées uniquement par les cadeaux d’argent que tu lui fais au jour de l’an et à son anniversaire. --Laissons», dit Claircœur. --«En effet, laissons. Qu’est-ce que cette histoire de Bernard? Il n’est donc pas rentré? --Non. --Et tu étais au courant, marraine? C’est impossible. Je n’en crois rien. --Tu te rappelles que Bernard nous a quittées jeudi après-midi. Demain, il y aura huit jours? --Parfaitement. --Vendredi matin, j’ai reçu une lettre de lui, jetée à la poste de Lucerne. --Une lettre!... Tu ne m’en as rien dit. --Jamais je n’en aurais rien dit à âme qui vive. Mais tes parents m’accusent. Je veux avoir un témoin. Je veux que toi, Gilberte, tu saches la vérité. A la condition de la taire tant que je vivrai. Quand je ne serai plus... --Marraine!... --Tu te serviras de ce secret suivant les circonstances, suivant ton cœur. Jamais pour faire du tort à Bernard... --Du tort à Bernard!... je l’aime trop! De toute ma famille Andraux, c’est lui que j’aime le mieux. Un chic type. Je savais bien qu’ils n’en feraient jamais un rond-de-cuir. --Gilberte, écoute... je crois, malgré tout, comme toi, que c’est un «chic type». Cependant, il a commis une action bien grave. Je la lui pardonne. Et, si je te la révèle, c’est pour que quelqu’un, si je disparaissais, puisse lui dire que je lui pardonne.» Un tremblement secoua Gilberte. Elle se tut, fixant sur sa marraine des yeux élargis, pleins d’effroi. --«Voici sa lettre», dit la romancière. Et elle tremblait aussi en passant le papier à la jeune fille. «Lucerne, jeudi soir. «Chère tante Gil, «Je vous donne ce nom peut-être pour la dernière fois. Vous allez me maudire, m’appeler «petit misérable». Vous serez--c’est possible--plus cruelle encore. «N’importe! je risque tout, même de vous faire du chagrin, c’est ce qui m’embête. Mais la vie est plus forte. Si vous saviez comme elle bout dans mes veines! «Voilà, tante Gil. Le chèque que vous m’avez confié, pour que papa le touche et vous envoie l’argent--c’est moi qui le toucherai demain, à Paris, à moins que vous ne préveniez télégraphiquement--auquel cas, on m’arrêtera comme un voleur. «Je suis un voleur, tante Gil,--un voleur-emprunteur, car je vous rendrai tout, avec les intérêts composés... Et bientôt,--à moins que je ne me casse les ailes. Je le confesse, par écrit, que je suis un voleur. Vous pouvez le faire proclamer demain publiquement. A vrai dire, je bluffe. Je crois que vous ne le ferez pas. Je vous connais, adorable tante Gil. Seulement, je ne veux pas dire que je vous aime mieux que ma propre mère... J’aurais l’air de vous enjôler pour vous soutirer plus sûrement la galette. «Je suis un vilain coco. Le cœur me battra de honte et de peur quand je pousserai demain la porte du bureau, où l’on me comptera peut-être l’argent de ce chèque, signé de vous,--mais où, peut-être, on me mettra la main au collet. «Si j’emporte l’argent...--Oh! dans la rue, là... tout de suite... dehors... comme je vous bénirai, tante Gil!--ce sera la seule fois de ma vie où j’aurai ressenti de la honte et de la peur. Je partirai pour l’Amérique, j’apprendrai à voler,--pas des chèques, méchante tante Gil! Je m’acharnerai aux plus dangereux exploits, j’affronterai les pires dangers, pour revenir ensuite en France, mettre ma hardiesse, mon sang, ma vie, au service de notre armée, dans laquelle je m’engagerai. Je serai un aviateur militaire, comme le sapeur Paulhan, comme Legagneux. Je gagnerai des circuits terribles, dans le froid, la pluie, le vent, la nuit, dans l’espace effrayant et solitaire, comme Alfred Leblanc. On me décorera comme eux, tante Gil... si vous ne m’avez pas fait constituer un casier judiciaire. «Je vous le jure, tante Gil... je vous le jure!... Ou alors, je serai mort. Je me serai brisé sur le sol comme un pantin qui se disloque, ou bien j’aurai cuit dans l’essence de mon moteur. (L’aviateur Andraux préfère attendre, comme le lièvre.) «Tante Gil, croyez-moi... Pardonnez-moi!... Je ne vous embrasse pas. Je n’en suis pas digne. Je baise le gravier, là, dans l’allée du jardin, aux «Glycines», parmi les lavandes sur lesquelles vous avez marché, et qui sentent si bon quand votre pied d’admirable tante Gil leur a fait l’honneur de les écraser. «Votre petit misérable, «Votre grand fou, «Votre Bernard. «P.-S.--Pourvu que ce ne soit pas à cause des autres que vous m’épargniez!... C’est ça qui me punirait! Les autres... je leur écrirai, ne vous inquiétez pas. Quant à ma Bette, elle n’est plus sous leur coupe. Je la félicite, et l’embrasse.» Le tremblement qui secouait Gilberte s’accentua tandis qu’elle parcourait les lignes griffonnées d’une écriture encore presque puérile. Claircœur, au contraire, retrouvait son calme, la maîtrise de soi. Aussi reçut-elle d’un geste apaisant la jeune fille, qui s’abattit contre son épaule dans une crise de sanglots convulsifs. --«Marraine... oh! marraine... quelle horreur!... notre Bernard... quelle horreur!... --Chut!...» fit une voix douce. «Cela n’existe pas.» Le jeune visage bouleversé se souleva, s’écarta, interrogateur. Comment!... cela n’existait pas? On avait pu arranger?... Mais, pourtant... La lettre de M. Andraux? --«Non», reprit Claircœur. «Ou du moins, cela n’existe plus. N’y pensons plus. N’en parlons pas. Regardons l’avenir. Regardons là-haut...» (Elle montrait le ciel, où, contre l’azur, de gros flocons blancs se poursuivaient, comme si les montagnes eussent lancé par-dessus le lac leurs bonnets de neige.) «Oui, ma Gilberte, regardons souvent là-haut. Un beau jour, nous y verrons surgir un point noir, qui s’élargira en deux ailes de toile, et notre Bernard descendra. Il reviendra par un chemin sans souillures. La tache de boue emportée au départ sera devenue comme cette poussière si fine, tu sais, qui danse dans un fil de soleil à travers une chambre obscure. Mais elle ne sera plus visible, puisque, pour regarder là-haut, nous ouvrirons tout grands les volets.» En achevant cette phrase, Claircœur prit la lettre de Bernard. Elle la déchira en tout petits morceaux, puis, avançant le bras, elle lança le paquet de ces petits morceaux par-dessus la balustrade, entre les rameaux pendants de la glycine. Gilberte bondit, courut au bord. Craignait-elle qu’il n’en restât des débris parmi les feuillages? Sur l’eau, d’une pureté transparente, et qui verdissait au large, la lettre déchiquetée formait un menu tas blanc. Mais le mouvement de la houle, si faible qu’il fût, le désagrégeait déjà. Des poissons, croyant à une proie, sautèrent à plusieurs reprises, dispersant, engloutissant les parcelles. Des courants mystérieux en entraînèrent d’autres. Quelques-unes restaient, s’attardaient au balancement d’une vague. Et il y en avait qui filaient vers le large, poussées par une brise qu’on ne percevait pas. Gilberte s’obstinait à rester jusqu’à ce qu’elle ne distinguât plus la moindre tache claire sur l’eau sombre. Sa marraine la prit à la taille: --«Viens, c’est fini. Rentrons.» La jeune fille embrassa tante Gil longuement, en silence. Mais ses lèvres frémissaient, comme d’une parole qu’elle n’osait dire. --«Tais-toi, ma Gilberte. Donnons-lui le crédit de l’avenir, comme il le demande. --Ce n’est pas cela. Vous êtes bonne... généreuse... Mais... l’argent? --Quel argent? --Celui du... du chèque. --Dame... une somme assez forte, au moins relativement. --Relativement... à quoi? --Au besoin que j’en avais, comme argent comptant, disponible... C’est Grandet qui venait de le déposer à mon compte à la Société Universelle. Tu as bien vu... dans la lettre de ton père... Il parle d’un certain Grandet. --Un nom de Balzac, marraine. --Oui, un nom. Et un personnage aussi, de Balzac. C’est un monsieur qui, de son métier officiel, fabrique des caisses à fleurs, des caisses en bois, en zinc... Mais, sa véritable caisse, est celle qu’il ouvre aux gens de lettres dans la débine... Il leur avance de l’argent, et se rembourse, avec usure, sur leurs reproductions à la Société des Trente mille lignes. --Marraine... C’est donc vrai?... Tu es dans l’embarras? --J’ai eu de fortes dépenses, cette année. Je ne publie pas de roman. Et... mes petites valeurs... je ne peux pas les vendre toutes, sans trop de perte. --Toutes... oh! marraine, tu en as vendu!... Mais, ce n’est pas pour cette chose... pour... Papa se trompe. Personne ne t’a demandé de... de payer... des dettes?» Claircœur eut un éclair dans les yeux. --«Tu n’as pas cru cette vilenie? --Oh! non», cria impétueusement la jeune fille. «Croire cela de lui... jamais!...» Sa marraine la regarda. De pâle qu’elle était, Gilberte devint pourpre. --«Je t’en prie, marraine... Tu n’as pas à me faire ces yeux-là. Marcel Fagueyrat est un galant homme, qui ne demanderait pas de l’argent à une femme. Voilà tout ce que je veux dire. Et je le sais. Avant lui, j’avais pris une piètre opinion de ces messieurs. J’avais vu ce qu’ils valent. Pas un qui sache respecter une jeune fille. Pouah! Des gens âgés, des amis de vos parents, des puissants qui tiennent votre sort dans la main. Les lâches!... quelle honte!... Eh bien, marraine, il y en a un... Et c’est un acteur, qu’on dit léger... Un homme jeune, un homme à succès. Il m’ouvre une carrière, il me prépare à y entrer, il me donne des leçons... Tu n’es pas toujours là... Nous jouons des scènes passionnées... Eh bien, marraine, il ne m’a pas dit une parole qu’il n’eût dite devant toi. Il ne m’a pas effleurée du bout du doigt. Il n’a pas eu un regard, pas un mot qui m’eût gênée. Il n’a pas risqué, même en plaisantant, l’ombre d’une déclaration... --Il est donc capable d’un sentiment profond, d’un amour délicat!...» prononça lentement Claircœur, avec un étrange sourire. «Tant mieux! j’avais si grand’peur que non. --Marraine!...» cria Gilberte, éperdue. --«Ne lui permets pas encore de te le dire. Mais, va, petite fille... ne te tourmente pas de son silence...» Elle s’interrompit. De nouveau, la tête de sa filleule cherchait le refuge de son épaule, mais dans une émotion si nouvelle, si violente, que tante Gil, appuyant sa joue contre la coquille brune et lisse des cheveux charmants, eut un cri troublé,--un de ces cris dont l’accent bouleverse l’âme qui les exhale, et lui restent en écho pour lui attester ce qu’elle a souffert: --«Mon Dieu!... Comme tu l’aimes!...» XIII _Les Malheurs d’une arpète_, comédie dramatique en cinq actes et huit tableaux, contenait les éléments d’un succès. Fagueyrat ne s’était pas trompé. Son instinct de la scène prévoyait ce qui pouvait porter sur le public. Les conseils donnés par lui à l’auteur procédaient de ce même instinct. Claircœur les avait saisis avec intelligence,--avec plus que de l’intelligence: avec confiance, avec foi, avec une sorte d’enthousiasme intuitif, qui la faisait, elle aussi, momentanément, et par une communion secrète, femme de théâtre. Ces conseils, dont elle se pénétra si vite, elle les avait adroitement suivis. Les deux collaborateurs, qui jouaient une partie décisive, eurent raison d’escompter la victoire. Cependant, la victoire manqua. Et par leur faute. Il y a, autour d’une répétition générale, de nombreuses contingences,--si nombreuses qu’elles déterminent le sort de la pièce, quand celle-ci n’a en elle-même ni une valeur assez haute pour braver leur influence mauvaise, ni une médiocrité assez morne pour anéantir leur influence favorable. _Les Malheurs d’une arpète_ n’offraient rien de commun avec un chef-d’œuvre. Mais ce drame ingénieux, rapide, mouvementé, non dénué d’observation, de philosophie et de gaieté, intéressant par ses interprètes, divertissant par des décors et des trucs où l’on n’avait pas épargné l’argent, devait déchaîner le rire et les pleurs, et même suggérer quelques saines réflexions, au cours d’une bonne centaine de soirées. Il y eût fallu peu de chose. Peut-être simplement que le directeur et l’auteur fussent moins infatués, moins impatients. Peut-être que le fameux «truc» du cinq ne ratât pas la veille de la répétition générale, ce qui fit transformer précipitamment plusieurs scènes, et jeter l’incohérence dans le dénouement. Peut-être que le décor du trois ne fût pas si long à poser, ce qui retint les spectateurs au delà de l’heure normale où l’on trouve des fiacres pour rentrer chez soi,--les rares spectateurs du moins qui restèrent jusqu’à la fin. Peut-être qu’il ne plût pas à torrents, ce soir-là. Peut-être qu’il n’y eût pas eu, l’après-midi, une autre répétition générale, toute différente, mousseuse, pimpante, parisienne, sceptique et légère, mais très longue aussi, ce qui avait étranglé le dîner des critiques, l’avait réduit à un rapide «morceau sur le pouce», qui leur laissa des estomacs crispés jusqu’à onze heures du soir, des estomacs sonnant le vide et la fringale ensuite, jusqu’à deux heures du matin,--heure insolite où le rideau tomba. Claircœur ne dormit pas de trois nuits. Passant l’une à la dernière répétition des couturières, où le truc rata. L’autre, à transformer le dénouement. La troisième, à fondre en un seul deux tableaux, afin d’éviter la plantation trop longue d’un décor magnifique, payé les yeux de la tête, et qui devenait inutilisable. La première représentation marcha bien. Mais avant qu’elle commençât, l’opinion de la presse était faite, écrite, composée en caractères d’imprimerie, et reposait sur le marbre. La deuxième fut brillante. Elle se termina à minuit moins le quart. On avait coordonné les tableaux coupés trop brusquement. Les acteurs avaient eu le temps d’apprendre les enchaînements et les béquets. Mais qu’importe la deuxième représentation pour le destin d’une pièce. Cette pièce est déjà condamnée ou portée aux nues. C’est fini. Dans six semaines,--quand elle aura quitté l’affiche,--des coupures de journaux, venues de Yokohama ou des îles Fidji, reprocheront encore à l’auteur exaspéré d’avoir montré au début un personnage n’ayant que deux mots à dire et ne revenant plus ensuite, alors que ce personnage, couturier surpris par le lever du rideau le soir de la générale, avait eu la présence d’esprit de lancer à sa cliente une phrase quelconque, avant de disparaître d’une représentation dans laquelle il n’avait que faire. Claircœur connut la torture de ces griefs ineptes. Et la torture mille fois plus atroce de se dire: «Avec deux jours de patience, en présentant ma pièce à la générale telle que le public l’a vue à la seconde, l’œuvre de ma vie, de ma douleur, de mon espérance, l’œuvre où coule mon sang,--où coulera pour toujours mon sang,--ne fût pas retombée sur mon cœur pour le broyer de sa chute.» Timidement, elle objectait à Fagueyrat: --«Je vous avais supplié de remettre. Nous n’avions pas une seule fois répété la pièce dans son ensemble, sans accroc, en calculant le temps des entr’actes.» Il répondait: --«Que voulez-vous, ma pauvre amie!... Je ne pouvais plus supporter de dépenser sans recueillir. Tous les frais d’éclairage, de machinistes, d’ouvreuses, et le reste, partaient du 12 octobre. J’ai voulu compter mes recettes à partir du 12 octobre. Une folie. J’ai jeté la pièce par terre pour quinze cents francs. Il faut me pardonner. Votre œuvre est si belle!... J’étais trop sûr de son triomphe, malgré tout! Et je souffrais tant d’être votre débiteur! Il y a des heures dans la vie, des heures de surmenage et de délire, où l’on ne voit plus clair.» Comment lui en aurait-elle voulu? Il perdait autant qu’elle, plus qu’elle peut-être. Comme directeur, il s’était coulé. Quel auteur lui apporterait une pièce, sauf les douteux, les débutants, ceux qui attacheraient une pierre plus lourde à ses pieds, pour qu’il s’enfonçât davantage. Comme acteur, il s’en tirait à sa gloire. On le vantait d’autant plus pour son interprétation qu’on l’exécutait de façon plus sévère en tant qu’organisateur. Les camarades jubilaient. «Ah! mon vieux... Tu vois ce que ça te coûte de nous avoir lâchés, d’avoir passé des coulisses au cabinet directorial...» Les bouches ne le disaient pas, mais les regards!... Quant à Gilberte, la critique, le public, se prirent pour elle d’un de ces engouements qui, disproportionnés au mérite, vont à ce don mystérieux, supérieur à tous les mérites,--le charme. Du talent?--sans doute, elle en aurait. Peut-être en avait-elle déjà. Nul ne s’en fût porté garant. Mais il s’agissait bien de cela! L’émotion, la grâce, la vie, voilà ce qu’elle apportait, sans même le savoir. Petite arpète, avec sa chemisette en percale, son ceinturon de cuir, sa jupe mal accrochée à sa taille souple--sa jupe trop courte devant, trop longue derrière, laissant voir des chevilles fines, des pieds qui dansaient en marchant, comme aux flonflons d’un perpétuel quatorze-juillet--gamine de Paris, frimousse de malice et d’ingénuité, elle créait un type, dont tout le monde raffola, que les illustrés de tous les pays reproduisirent des milliers de fois, qui fut célèbre immédiatement. La pièce, mal partie, fut sauvée de la chute par la gavroche irrésistible que révéla Gilberte. Ceux qu’émoustilla le désir de la voir, trouvant un spectacle attachant, s’amusaient de bon cœur, et disaient à la sortie: «Qu’est-ce que les journaux racontent? On passe une excellente soirée au Louvois.» Mais l’excellente soirée ne répandait pas, dans la salle à demi vide, une atmosphère assez chaude pour que les effluves en atteignissent les foules extérieures. Leur siège était fait. Elles ne reprendraient pas, sans des garanties plus entraînantes, le chemin d’un théâtre enguignonné. Claircœur connut l’état d’âme de l’auteur, qui, dans le bureau de la direction, attend l’heure où l’on monte le chiffre de la recette. «Voyons, il sera meilleur qu’hier... Il faut donner aux gens le temps de raconter autour d’eux ce que vaut la pièce. Les succès qui se font par le public sont plus lents à venir... mais aussi plus durables. Aujourd’hui est un bon jour. Humide, sans pluie torrentielle...» Toutes les chances, des plus petites aux plus grandes, sont retournées, ruminées. Telle pièce, jouée des centaines de fois sur toutes les scènes du monde, n’est «partie» qu’à la vingtième représentation. _Les Malheurs d’une arpète_ en sont tout juste à la dix-huitième. Mais le contrôleur-chef arrivait. D’un air indifférent, en homme qui en a vu bien d’autres, il énonçait une recette encore en baisse sur les dernières. Il fallait faire bonne contenance. «Voilà... Le vent du nord cinglait. On a craint le verglas. Dire qu’il y a encore des fiacres découverts! Le petit public ne prend pas des autos, n’est-ce pas?» Le contrôleur hochait la tête. --«Certes... Et les petites places, quand elles donnent, c’est encore ce qu’il y a de mieux. Les loges... si peu de gens les payent.» Claircœur, qui, les premiers soirs, s’était réjouie de voir les loges occupées, savait maintenant qu’elles le sont toujours. C’est le devoir essentiel d’un bon administrateur: ne pas laisser de trous trop visibles dans l’hémicycle de son théâtre. Le public, ainsi que la nature, a horreur du vide. Quel spectateur possède une âme assez forte pour goûter ses propres impressions et pour s’en satisfaire, parmi des places désertes? surtout quand il a payé la sienne. Aussitôt après le déboire apporté par la recette du jour, Claircœur commençait à espérer celle du lendemain. Non pas pour la somme en elle-même. La recette,--c’est le thermomètre du succès. Pendant vingt-quatre heures, elle ne vivait que pour consulter cet oracle, d’une implacable précision. Elle vivait aussi pour une autre souffrance. Mais, de celle-ci, elle ne voulait pas convenir, fût-ce au plus secret de sa pensée, alors que son cœur en criait. Justement, vers dix heures, quand le bordereau du soir était arrêté, la pièce en arrivait à la grande scène d’amour entre le héros--l’ex-Adhémar, devenu Landry de Campvillers, et l’intéressante arpète, Lulu-tire-l’aiguille, qui refusait, tout en l’adorant, de devenir sa femme et duchesse de Campvillers, pour des raisons mystérieuses--assurément inspirées par le vertueux héroïsme et la sublime délicatesse de cette jeune personne. Claircœur descendait, se glissait dans la baignoire réservée, une baignoire d’avant-scène, où, sans être vue du public, elle se trouvait toute proche de ses interprètes, proche à entendre les réflexions dont ils entrecoupaient tout bas les phrases de leurs rôles. Ils lui en jetaient parfois, avec un sourire, un coup d’œil, en un jeu de scène adroit et plaisant. Car tous éprouvaient de la sympathie pour cet auteur, si aimable envers les plus infimes d’entre eux, qui jamais ne leur avait montré la moindre humeur, jamais ne leur avait refusé un effet lorsque leur prétention n’était pas trop absurde. Ils aimaient la pièce aussi, et ne la «lâchaient» pas dans le désastre. Ils s’y donnaient de tout leur cœur, comme aux répétitions, lorsqu’ils comptaient sur elle, et s’échauffaient d’espérance. Pourtant quelques-uns se demandaient comment ils passeraient l’hiver, et supputaient les jours de pain assuré, les jours peu nombreux, durant lesquels _Les Malheurs d’une arpète_ pourraient encore tenir l’affiche. N’importe! ils grognaient contre le public rétif, insultaient entre eux les critiques. Mais ils ne boudaient ni l’auteur ni l’œuvre. «Braves gens!» pensait Claircœur, au fond de sa baignoire. Elle s’y reculait davantage, dans plus d’ombre, quand leur entrain, leur bravoure, l’attendrissaient trop, pour qu’ils ne vissent pas les larmes lui monter aux yeux. Mais, soudain, ce petit monde, qui vivait devant elle sa propre pensée, qui était un peu elle-même, qu’elle souffrirait de ne plus venir retrouver là chaque soir, ce petit monde s’éclaircissait, disparaissait. Il n’y avait plus que deux personnes en scène: Gilberte et Fagueyrat. Ceux-là, c’était autre chose. Leur tête-à-tête, qui rendait la salle plus silencieuse, plus attentive, l’amour, que leurs yeux, leurs paroles, leur émotion palpitante, toute leur jeunesse, exhalaient comme un parfum violent et suave, parfum dont s’imprégnait l’atmosphère, dont s’enfiévraient les visages, dont haletaient les bouches et les âmes, le dialogue tendre, l’épisode charmant, ne créaient pour aucun spectateur une illusion aussi poignante que pour l’auteur. Celle qui avait rêvé, composé, écrit, fait répéter cela... Celle qui y assistait tous les soirs, et reconnaissait chaque mot, chaque intonation, chaque geste... Celle-là seule oubliait complètement la convention, le décor, la rampe. Pour elle, ce qui se jouait là, c’était la vie. La vie... qu’elle avait trop tard voulu vivre. La vie... dont le rayonnement lui brûlait le visage comme la réverbération d’un foyer trop ardent. Et cependant... elle communiait encore avec la vie par cette torture quotidienne. Dans quel silence, dans quelle nuit descendrait-elle, lorsque, pour la dernière fois, l’électricité s’éteindrait sur les housses grises jetées hâtivement par les ouvreuses. Claircœur vécut cette minute-là. Elle parcourut d’un suprême coup d’œil le gouffre assombri du théâtre, vaguement éclairé par quelques quinquets des couloirs. Puis elle monta à la loge de Gilberte, pour ramener sa filleule à la maison. Ses _Malheurs d’une arpète_ avaient terminé leur courte carrière parisienne. * * * * * Le lendemain, Fagueyrat, qui évitait depuis longtemps de se trouver seul avec elle, vint au boulevard Raspail. Il avait annoncé sa visite. Claircœur l’attendait. L’acteur-directeur résuma la situation. Le tableau manqua de gaieté. Mais rien n’était perdu. Ce fut, du moins, ce qu’il assura. Puisqu’il avait mangé, dans son entreprise théâtrale, le peu qu’il possédait, et les sommes, beaucoup plus importantes, avancées par Claircœur, il ne ferait pas la folie de s’endetter davantage, en gardant les Fantaisies-Louvois. Un entrepreneur de spectacles, inventeur du «Cinéma phonético-polychrome», proposait de lui reprendre son bail. Quant à lui, Fagueyrat, il avait un projet. Sa physionomie s’illumina dès qu’il y fit allusion. Un projet qui lui souriait tant! qui lui permettrait de s’acquitter envers son «cher auteur»,--moralement, par la revanche de gloire offerte aux _Malheurs d’une arpète_. Et matériellement--il l’espérait bien--par des profits immanquables, des profits tout au moins nets, d’où l’on n’aurait pas à déduire les intérêts d’une grosse mise de fonds. Son «cher auteur»--comme il disait--le regardait avec beaucoup de surprise, et une faible palpitation d’espérance. Lui, Fagueyrat, ne regardait pas Claircœur,--ou à peine, sans appuyer. Un regard qui passe, qui tourne, qui revient pour s’éloigner encore, comme ces projections qui balaient l’horizon, la nuit. Jamais il n’avait franchement rencontré les yeux de sa généreuse amie depuis la scène de Lucerne, où il fut si près de s’engager. Cette scène, lorsqu’ils causaient ensemble, leur revenait à l’esprit, à tous deux, constamment. Mais ni elle, ni lui, n’y firent allusion, comme si leur mémoire ne gardait aucune trace d’une telle minute--... insignifiante. Maintenant Fagueyrat développait son idée. Déjà, sans le dire à Claircœur, s’efforçant de réunir quelques atouts, il avait préparé la partie à jouer. C’était une tournée en province,--peut-être à l’étranger, en cas de réussite. Il promènerait _Les Malheurs d’une arpète,_ les présenterait à des publics avides de spectacles parisiens et non prévenus contre la pièce. Au contraire. Les malices des critiques faisaient long feu hors de Paris, tandis que les éclatants débuts de Gilberte, son portrait reproduit partout, éveillaient la curiosité, feraient accourir la foule. --«Je ne parle pas de moi», ajouta modestement l’artiste. «Je n’en parle que pour vous faire observer que je ne suis point usé au dehors. Je n’ai jamais joué qu’à Paris et dans des théâtres d’été, comme Orange et Cauterets. Je crois donc, sans fatuité, pouvoir faire recette. --Vous emmèneriez la troupe? Ce serait tout de même de gros frais», objecta Claircœur. --Les principaux rôles m’accompagnent à leurs risques et périls. Ils ont confiance. Pour les autres, ils sont trop contents de trouver la pâture et le couvert, même dans des hôtels modestes. D’ailleurs, en coupant un peu, en fondant quelques scènes ensemble, nous supprimerons pas mal de bouches inutiles. Quant aux comparses, aux figurants, ceux qui n’ont que deux mots à dire, je les trouverai sur place, et à bon marché. --Mais», fit l’auteur, d’un air éperdu, «je ne pourrai pas vous suivre. J’ai un roman à écrire, et au galop. Dieu sait seulement si je le donnerai à temps au _Petit Quotidien_. Boisseuil a pris des engagements. D’ailleurs il me boude... Et cependant, il faut à tout prix...» Elle s’interrompit. Tous deux savaient à quoi s’en tenir sur l’urgence d’une production fructueuse. Fagueyrat modula un accent de contrition pour suggérer: --«Mais pourquoi viendriez-vous?... Quelque joie que nous eussions à vous emmener, nous ne songions pas à vous imposer la fatigue... --Et Gilberte!» s’exclama Claircœur. «Qui la chaperonnera?... Votre duègne, Carmelita, qui a rôti tous les balais de France et d’Espagne!... Ma filleule n’est pas assez décidément une professionnelle pour que je la laisse...» L’expression sur le visage de Fagueyrat l’arrêta. Son cœur aussi s’arrêta de battre. Elle attendit. Quoi?... Quelque chose de formidable... et de très simple. Oh! cela ne révolutionnerait pas le monde. Un petit événement sans importance,--prévu par elle, d’ailleurs. Pourtant un gouffre se fût ouvert, engloutissant sous ses yeux la moitié de Paris, qu’elle n’eût pas haleté d’une angoisse plus vertigineuse. --«Chère amie», disait Fagueyrat, «vous qui êtes bonne au delà de tout, vous consentirez n’est-ce pas? Je suis votre débiteur... Je le serai infiniment davantage. Je vous devrai un bonheur incomparable. Gilberte et moi, nous sommes jeunes, nous avons l’avenir devant nous. Une fois mariés, nous associerons nos forces, notre talent. Nous aurons le travail, la foi, la tendresse mutuelle, tout ce qu’il faut pour dompter la chance. Et nos conquêtes seront vôtres, nous vous rendrons au centuple... --Taisez-vous!...» cria Claircœur, dans une telle agitation, qu’il se reprit: --«Je veux dire... Je ne parle pas des dettes matérielles. Mais tout ce que vous avez été pour votre filleule... Cette enfant, que vous avez élevée. Et moi, ce que vous avez été pour moi, que vous connaissiez à peine... Votre générosité, votre confiance... votre... votre amitié... Ah! j’ai goûté tout le charme de vos sentiments délicieux. Je ne suis pas un ingrat, mon adorable amie. Moi aussi, j’ai partagé... --Taisez-vous...» murmura-t-elle. --«Mais», poursuivit le jeune homme, «est-il pour vous un bonheur plus précieux que celui de votre Gilberte?... Ah! comme elle vous aime, comme nous vous aimerons!...» Il s’approchait, il s’agenouillait, il lui effleura la main. Elle ne dit plus: «Taisez-vous!» mais d’un geste de cette main, vivement retirée, elle lui imposait silence. --«J’en suis sûre... Je sais... Allez chercher votre fiancée.» Gilberte, dans sa chambre, tremblait d’émotion. Elle regardait son arbre, «son parc», le vieil orme où nichaient ses rêves. Et un effroi lui tordait les nerfs, parce que, précisément ce jour-là,--ce jour de fin novembre,--on était en train de l’abattre. Des hommes, grimpés à l’aide de crampons et de cordes, sciaient d’abord les hautes branches, car le géant n’eût pu tomber d’une seule masse sans endommager les constructions voisines. --«Oh! Marcel... est-ce «oui»?... --C’est «oui», petite aimée. Venez... Elle vous le dira elle-même. --Elle n’est pas fâchée, ma marraine chérie? --Fâchée?... Non. Très émue, seulement. --J’avais peur!... Écoutez comme ils frappent mon pauvre arbre. Il me semblait que ces coups de hache entraient dans un cœur vivant.» FIN PARIS TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie Rue Garancière, 8 *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TOURNANT DES JOURS (GILLES DE CLAIRCŒUR) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. 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General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. 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