The Project Gutenberg eBook of La petite faunesse This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La petite faunesse Author: Charles Derennes Release date: January 13, 2025 [eBook #75100] Language: French Original publication: Paris: L'édition, 1918 Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PETITE FAUNESSE *** CHARLES DERENNES La Petite Faunesse --ROMAN-- PARIS L’ÉDITION 4, RUE DE FURSTENBERG, 4 1918 ROMANS DU MÊME AUTEUR _La Guenille_ (Louis-Michaud). _Le Miroir des Pécheresses_ (Louis-Michaud). _Les Enfants sages_ (Louis-Michaud). _Le Béguin des Muses_ (Édition de la _Vie Parisienne_). _Les Caprices de Nouche_ (Édition de la _Vie Parisienne_). _Le Peuple du Pôle_ (Mercure de France). _L’Amour fessé_ (Mercure de France). _Nique et ses cousines_ (Louis-Michaud). _La Nuit d’été_ (_L’Édition_). _Cassinou va-t-en guerre_ (_L’Édition française illustrée_). _Leur tout petit cœur_ (_Renaissance du Livre_). EN PRÉPARATION: _Ma Poupée_ (_L’Édition_). _En l’honneur d’Adonis_ (_L’Édition_). _Les Bains dans le Pactole_ (Albin Michel). IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: Neuf exemplaires sur papier velin d’Arches dont cinq numérotés de 1 à 5 et quatre _hors commerce_, marqués A à D Tous droits réservés. A LÉON LASCOUTX PREMIÈRE PARTIE La Chasse du clair de Lune I Des restes de remparts et des chansons de vieilles femmes racontent, aussi bien qu’il le faut pour comprendre à peu près cette histoire, le passé de ma petite ville blanche et rouge assise au bord du Lot. Passé d’éternelle vaincue, assez belle et sûre de sa beauté pour demeurer comme indifférente à ses défaites. Ah! non, ce n’était pas le temps seul qui avait délabré ses vieilles murailles: les boulets aussi de ses ennemis, autrefois, y avaient préparé des nids aux lézards. Les plus antiques traditions qu’eût conservées la mémoire des paysans et des simples évoquaient presque toutes des massacres, des viols, des hordes lamentables de prisonniers emmenés comme otages par les Maures ou les Anglais, selon les siècles. Elle avait de tout temps ressemblé, cette ville, à une fille dont la maison s’ouvre à tout venant et qui ne tient un instant la porte fermée que pour la volupté perverse d’être brutalisée par les soudards exaspérés d’attendre. Entre deux assauts, elle suivait nonchalamment sa destinée. Les Barbares ne venant plus la relancer, elle vécut en elle-même, ainsi qu’une courtisane vieillie. Calvin? Le Grand Roi? La Révolution? Napoléon? Rien de tout ce qui avait ourdi peu à peu la trame éblouissante de notre histoire ne l’avait émue ni réveillée. La Troisième République lui a enseigné les jeux bruyants de la politique, et elle a paru y prendre goût. Mais, auparavant, si quelque idée ou quelque sentiment troublait parfois sa torpeur, c’était, comme il arrive aux personnes retombées en enfance, un souvenir de son existence la plus lointaine. Turc, Maure, Anglais, Français étaient des qualifications qui sonnaient comme des injures. Le nom de Simon de Montfort (malgré qu’on ne connût précisément rien de cet homme) y semblait encore aussi odieux que s’il fût venu la veille interrompre brutalement, au nom du Roi des Barbares d’Outre-Loire, la vie voluptueuse et courtoise, les chants des troubadours, les _Corts d’Amor_ et tout le byzantinisme précoce de ce coin de Terre d’oc. Néanmoins, la ville ne s’attardait pas plus que de raison à ces rancunes surannées. Elle avait d’autres amusements: ses bouffons, par exemple; et ceci est assez caractéristique pour qu’à la hâte je parle d’eux. Parmi les générations qui s’étaient succédé entre les murailles croulantes, il y avait eu de tout temps quelqu’un pour prêter à rire par son esprit baroque ou sa laideur, par ses vices réjouissants ou ses malheurs plus réjouissants encore. Ces êtres, comme il faut s’y attendre, étaient traités tour à tour avec une tendresse ou une cruauté excessives par leurs concitoyens, et leur popularité avait parfois d’effroyables retours. Quand j’évoque ces bouffons, s’impose inévitablement à mon esprit l’image du plus illustre d’entre eux, d’un des rares dont le nom soit demeuré, du poète Alban Mircasse. Je le vois tel qu’il m’est apparu dès l’enfance sur son portrait en pied, œuvre d’un peintre du cru, qui se trouve encore aujourd’hui dans la grand’salle de notre _Maison de Ville_. Il m’est facile de le replacer en chair et en os, avec sa trogne dont une perruque poudrée à blanc fait valoir l’éclat vineux, au seuil de son hôtellerie de la Rue-Basse où la verve de ses couplets patois attirait en foule les chalands. En vérité, Mircasse peut être considéré comme le bouffon idéal: il est aussi gros qu’une tonne, il boite de manière comique, sa voix sonne à la façon d’un tambour fêlé, il sait diriger ses satires contre ceux dont personne n’a rien à craindre, il est ivre gaiement dès la pointe d’aube, sa femme le fait cocu et il ne s’en est jamais douté. On l’adore, on l’adule; chacun l’invite à sa table, lui offre ses meilleurs vins et ses plus gras oisons. Il est l’hôte des seigneurs, il s’assied dans les fêtes à côté des échevins et des consuls. Mais un jour, dans un de ces instants de mélancolie affreuse et sans espoir comme les pitres seuls en peuvent connaître, il confesse à un de ses amis qu’il est moins gros qu’il n’en a l’air, qu’il bourre ses effets d’étoupe; qu’il souffre d’insulter les faibles pour bien se faire voir des puissants; qu’il simule bien souvent l’ivresse; qu’enfin il adore sa femme, la jeune et ravissante Jeanneton, et qu’il ne sait que trop, hélas! qu’il n’y a pas plus cornard que lui à vingt lieues à la ronde. L’ami, stupéfait, ne peut tenir sa langue. La légende pâlit, l’histoire se chuchote; et aussitôt la ville s’irrite d’avoir été jouée; Mircasse voit les visages se détourner sur son passage; les rebuffades suivent, puis vient la haine qui grandit de jour en jour; il tente de se réhabiliter, compose ses chansons les plus spirituelles et les plus méchantes; on hausse les épaules, on le rabroue, on s’offense, on le hue. Un soir, la foule brise ses vitres à coups de pierres. Il n’y aura personne pour le plaindre et on l’enterrera comme un chien après que Jeanneton, à quelques jours de là, l’aura trouvé gisant au beau milieu de sa boutique déserte, baignant dans son sang et percé d’outre en outre par la broche de sa rôtissoire. Telle elle avait été dans le passé, telle demeurait la ville quand je naquis, dans la seconde moitié du dernier siècle. Le va-et-vient déjà plus intense de la vie moderne l’avait à peine tirée de son engourdissement. Elle respirait les parfums de ses jardins, savourait les fruits incomparables de ses vergers et s’endormait bercée par les cloches de ses couvents qui la réveillaient à l’aurore. Çà et là ils lançaient, nos chers vieux couvents, les pistils de leurs clochers au-dessus de la corolle des murailles inviolées. Dans la chapelle accessible au monde, les filles du pays, douces abeilles, venaient volontiers, à l’heure du Salut, butiner le miel mystique. Elles retrouvaient leurs amoureux au portail, quelle que fût la saison; alors, le soir, fût-il ou non sombre, la nuit fût-elle ou non noire, les jeunes cœurs enivrés de prière s’alanguissaient aux promesses d’un autre amour. L’extase de l’humaine volupté n’était plus que le prolongement de la rêverie religieuse. Ah! les soirs de printemps et d’été, peuplés de merveilleux aromes et frémissants de baisers secrets, les beaux bras blancs, mélancoliquement ou nerveusement tendus vers les premières étoiles, des dames qui s’ennuyaient à leur fenêtre ou sur leur balcon! II Canto la luno a l’aurelho dels canhs: «Es neich d’esfrai, sournuro a bel batan; Casso ta casso e vai i mais que plan Cueicho de foc, garganhol raumelant...» _La lune chante à l’oreille des chiens:--«C’est nuit d’épouvantement, obscurité à beau vacarme;--chasse ta chasse et vas-y rondement,--cuisse de feu, gosier râlant...»_ Tous les ans, vers le milieu de septembre, une animation inattendue régnait dans la ville. Et cela faisait penser aux douze coups de minuit des légendes, durant lesquels les morts sortent de leurs tombeaux. C’était le jour où le marquis Sulpice d’Escorral, bruyant, joyeux, rouge de teint, guêtré de cuir, culotté de velours, allait dans certaines rues, frappait à certaines portes, et criait sans même entrer, car la tournée devait être longue: --Ah! Ah! c’est pour demain, mon gaillard! C’est pour demain... Et le lendemain, nous nous trouvions réunis en bon nombre pour aller chasser avec lui sur ses domaines de Castelcourrilh-en-Quercy. De mémoire d’homme, il y avait toujours eu des messieurs d’Escorral du même modèle,--culottés de velours, guêtrés de cuir, rouges de teint, joyeux et bruyants, pour inviter, chaque an et au bon moment de l’an, leurs amis à venir chasser à Castelcourrilh; et, parce que de tout temps il s’était trouvé des amis heureux de s’y rendre et que la tradition se perpétuait de génération en génération, on ne savait plus guère s’il y avait jamais eu un commencement aux chasses des messieurs d’Escorral, ce qui fait qu’on ne pensait guère qu’elles pourraient une fois prendre fin. Quand la date en était fixée, un souffle de satisfaction circulait à travers toute la ville, et c’était comme un sang nouveau qui ragaillardissait son vieux cœur. En effet, la tournée des invitations terminée, Sulpice d’Escorral ne s’en tenait pas là et claironnait encore la nouvelle pour ceux mêmes qui ne seraient point de la partie: --C’est pour demain, eh! oui, pour demain... Ah! mes gaillards... Alors, les artisans sortaient de leur atelier, les gribouilleurs du notaire se réveillaient sur leurs écritoires; les commerçants donnaient un coup de fion à leur étalage...--pardi, ces messieurs pouvaient avoir envie ou besoin, au dernier moment, de quelque chose...--et Mlle Grouilleron, une très vieille fille qui, de derrière les vitres closes où elle marmottait des prières, avait nourri un amour tout platonique pour plusieurs générations de messieurs d’Escorral, Mlle Grouilleron ouvrait sa fenêtre et laissait choir son chapelet. Plus tard, lorsque c’est le bon du jour et qu’on goûte repos et fraîcheur dans la rue, les gens s’abordaient d’un air tout guilleret: --C’est pour demain... hé! hé!... c’est pour demain! Et si par hasard quelque ahuri demandait ce qui allait se passer le lendemain, c’était d’une voix bourrue, méprisante ou indignée qu’on lui répondait: --Viens-tu de la lune?... Et la chasse de M. d’Escorral, donc! Quant aux invités, je vous assure que, de toute la nuit, ils ne dormaient guère. La fête était dès lors commencée. Le plus souvent, on organisait un bal chez l’un ou chez l’autre. Vers minuit, ces messieurs, qui allaient quitter leurs dames pour quelques jours, affirmaient qu’ils se mouraient de sommeil--et chacun trouvait cela parfaitement moral et logique. Mais les jeunes gens ne pouvaient s’adonner à tant de vertu. Voyez-les d’ici se promenant dans la ville, bras dessus, bras dessous, réveillant les hôteliers, pinçant les filles servantes aux bons endroits, et buvant plus qu’ils n’en avaient envie. Lorsque nos frasques, à nous nobles, étaient commentées sans bienveillance, le lendemain, chez le boulanger du coin ou l’épicier d’en face, les vieillards de notre ordre ironisaient ou se lamentaient: --Il en faut peu pour faire parler le monde. --Bonheur pour nous de n’être plus jeunes, par le temps qui court. --Pauvres petits!... La vie n’est plus la vie... Et quand on pense qu’ils croient s’amuser!... Qu’auraient-ils dit, s’ils avaient, à pareille époque et il y a trente ans, partagé nos fêtes? Mon père était de ceux qui, animés de pareils sentiments et peuplés de souvenirs extraordinaires, ne pouvaient s’empêcher de considérer ceux de ma génération avec beaucoup de pitié. Cette pitié, il m’en réservait la meilleure part, car il me chérissait fort. Parfois, dans ses moments de mélancolie et de désœuvrement suprêmes, il me disait: --Tu viens, fils?... Qu’est-ce que tu penserais d’un tour sur la rive et d’un bon dîner «Au poisson frais»? --C’est que je crois que maman... --On répond à un père oui ou crotte!... Ta mère est souffrante. Ça ne la change guère. Raison de plus. Il faut se dégourdir. On s’endort... C’est le mal du siècle!... Et que feront tes fils s’ils se montrent aussi piteux que les gens de votre âge le sont par rapport à nous? --Comme vous voudrez, père. Le long de la belle rivière aux rives hautes et ornées de tout ce qui les pouvait rendre plus séduisantes par les attentions d’un ciel amoureux d’elles, nous allions, lentement. Et c’était profondément lugubre. Mon père subissait en de pareils instants ses plus fortes et ses plus sincères détresses, celle qu’une hérédité impeccable peut faire peser sur des gens coûte que coûte fiers d’elle ou satisfaits. L’année où mon récit commencera véritablement (1878), nous nous trouvâmes ainsi, l’un près de l’autre, familiers, affectueux et mornes, en route, le long du Lot, à destination du «Poisson frais». C’était une auberge mal famée, où jamais n’avaient été employées que des servantes jolies, aux prix connus et je dirais même tarifés, si je n’étais gentilhomme; la chère y passait pour bonne. L’endroit semblait béni par les plus heureux sourires de la terre et du ciel. --Michel, me dit soudain mon père qui me parut tout ensemble plus déprimé et plus nerveux encore qu’en maintes circonstances analogues, Michel, tu vas sur tes vingt ans. Tu es un homme. Tu seras, en plus, le seizième marquis de Roquebusane. Je le savais. Je n’avais ni à y contredire, ni même à répondre, somme toute. Il sourit avec amertume, et poursuivit: --Ce n’est pas grand’chose, par le temps qui court. Enfin, je t’ai envoyé à Paris faire ton droit et préparer l’examen des Affaires étrangères... Comment penses-tu concilier notre passé et ton avenir? Je répondis avec beaucoup de sincérité et de calme que le droit m’ennuyait, que la perspective de «la Carrière» me comblait de dégoût et de paresse; que, pour le reste, j’agirais ainsi qu’il plairait à celui dont j’avais reçu le jour et que, momentanément, je souhaitais surtout de manger au «Poisson frais» une friture de goujons neuvement pêchés, plutôt qu’une matelote d’anguilles de long temps tenues en réserve... Mon père tira d’un archaïque étui un de ces cigares inimitables, acres jusqu’à en paraître moutardés et poivrés, que lui vendaient les contrebandiers des environs, l’alluma soigneusement, après avoir, en homme généreux, hésité à m’en offrir un autre,--mais il ne lui en restait que quatre;--puis: --En somme, tu ne veux rien faire? Je lui demandai à mon tour: --Que pouvons-nous faire, nous autres, en ce siècle-ci? Il parla pour les roseaux de la berge et pour le ciel du soir où déjà une étoile tremblait comme une topaze sur un fond de velours bleu tendre. --Rien, nous ne pouvons rien faire. Allons, il sera comme moi! Il ajouta: --Oui, mon pauvre petit, car ce n’est pas encore toi qui guériras notre race d’être si vieille. Quand nous arrivâmes au «Poisson frais», il conclut: --Et puis, flûte! Ce n’était pas flûte qu’il avait lancé au juste, mais le synonyme guerrier et ordurier de cette exclamation. J’aime que ce vocable ait sonné haut et clair, ce soir-là, devant l’humble reposoir où la tristesse du quinzième marquis de Roquebusane, mon père, tentait de se renouer à la mienne, je ne saurai jamais en vue de quel problématique profit personnel. --Pauvre vieux! conclut le quinzième marquis. Même il tomba dans mes bras comme nous dépassions le portail, en m’affirmant qu’«on allait rigoler maintenant que j’étais un homme, puisque, dans notre monde, on n’avait plus que cela à fabriquer d’intéressant»... Pour dire le vrai, on «rigola». On rigola tant et si bien que je ne brûlais que de m’esquiver quand ce fut la minuit, le front lourd et battant de migraine, tandis que mon père s’attardait en compagnie d’un hobereau du voisinage et de la bonne qui nous avait servis: une fière brune, aux seins insolents, qui s’installait tour à tour sur les genoux de mon père et sur ceux de son commensal. Ce fut même cause que celui-là chercha querelle à celui-ci et lui proposa de croiser le fer, dès l’aube, sur la rive: --C’est si beau de voir le sang rougir l’herbe verte, disait mon père à son adversaire présumé, sur un ton tout ensemble héroïque et élégiaque, que je n’oublierai jamais... --Il ajoutait, comme il aurait supplié si notre nom nous eût permis de supplier: --Vous voulez bien, n’est-ce pas? Dites oui... dites oui... Ils sortirent ensemble, ce qui n’aboutit pas à me troubler. Quelques secondes plus tard, le hobereau revint dans la salle commune, sur la pointe des pieds et la bouche en cul de poule. Il m’expliqua qu’il n’avait pu déshabiller mon père, mais que la bonne s’en chargerait dès qu’il irait mieux. Il commanda également une vieille bouteille de Cahors, dont je ne sus boire qu’à peine. Après quoi: --Tu diras à ta mère de ne pas s’inquiéter... que je le surveille... Tout en buvant, il hurlait: --C’est pour demain... ah! ah! pour demain... Il me tardait de fuir. Je demandai, machinalement, vaguement: --Qu’est-ce que c’est qui est pour demain? --La chasse de M. d’Escorral, donc, dit-il en me foudroyant du regard. Ah çà, es-tu aussi saoul que ton paillard de père? Je ne m’irritai pas, je pus même sourire. C’était un homme relativement âgé, un peu fou quand il n’était pas ivre, qui s’occupait d’études bizarres, de magie, de sorcellerie, et qui prétendait lire les livres grecs aussi facilement que sa gazette. Un de nos plus vieux amis, et même notre meilleur ami, du reste: Alidor-César, comte de Fontès-Houeilhacq, fréquent lauréat aux Jeux Floraux, membre de l’Académie des Sciences, Lettres, Arts et Agriculture d’Agen et félibre-mainteneur pour notre arrondissement, qu’il dénommait district, un néologisme datant de la Révolution lui faisant l’effet de lui salir la bouche... --Hé! le petit vicomte, vociféra-t-il tandis que je m’esquivais, ne nous fais pas faux-bond, et sois exact, demain, au rendez-vous... au bord du Lot... ici même... * * * * * J’avais rudement envie de leur faire faux-bond. III So que diran lou mounde sus tous passes Lou countaras al pepé de tous casses; E, saquelai, que te cales souvènt: Malfizo té dels amies e del vènt. Mais que mal es l’esperit que Diéu balho A l’aze, al porc, al verme, a la sernalho, A l’ome qu’es d’azir e pauro fé. Malastre nou se pot vira qu’ambé Pot que se junh, agradiéu, a ta bouco. Prene sap lo, la flour, quouro te touco. Ce que diront les gens derrière toi,--tu le raconteras au grand-père de tes chênes;--et que cela ne t’empêche pas de te taire souvent:--méfie-toi de tes amis et du vent.--Plus que mauvais est l’esprit que Dieu accorde--à l’âne, au porc, au vermisseau, au lézard,--à l’homme, lequel est de haine et de pauvre foi.--Mauvais destin ne se peut tourner que grâce--à une lèvre qui se joint, plaisante, à ta bouche.--Sache prendre toute fleur quand elle est près de toi. Pourquoi vicomte, moi, fils du quinzième marquis de Roquebusane? A cause du comte, un frère aîné inavouable (au dire des auteurs de ses jours) et que je ne connaissais plus, ou étais tenu de ne plus connaître, depuis une dizaine d’années. Et pourquoi cet: «Au bord du Lot!» que me signifiait comme rendez-vous M. de Fontès-Houeilhacq? Voici: le lendemain, comme toutes les années en pareille circonstance, il y aurait au bord du Lot, à peine à deux cents mètres en aval du «Poisson frais»,--à peine deux cents, oh, à peine!--la gabare large, trapue, reluisante et bien pontée de Peyroun Peyrigot, accrochée à quatre grands diables de chevaux rouges; et vous comprendrez tout à fait quand je vous aurai dit que c’était sur la gabare de Peyroun que les chasseurs de «ces messieurs d’Escorral» avaient coutume depuis des lustres, depuis des siècles peut-être même, de se rendre à Castelcourrilh-en-Quercy... Là-haut, le petit Gentil Peyrigot caracolerait à califourchon sur un de ces sacripants de chevaux rouges; son copain Marragnot, le fils du bon ivrogne Marragne, tiendrait la barre. Un drôle qui, lui-même, savait déjà lever la bouteille à la hauteur du bec, je vous prie de le croire. Quant à Peyroun Peyrigot, il manierait la perche sur le sable du fond ou les rocs du rivage, en criant de temps à autre du côté de son drôle: --Hôôô-aou! Fai banda la cordo, pitchounet! J’imaginais déjà la fête solennelle, le maître-gabarier injuriant son «drôle» quand il laissait la corde s’embrouiller aux rocs, aux arbres ou aux ronciers de la rive, blasphémant Dieu et les Saints quand les éclusiers, _acanharditz_ au bon air dans l’herbe, n’arrivaient pas assez tôt à son appel. C’est qu’il tenait à ce que nous fussions satisfaits de ses services, le bonhomme! Pensez donc: septante écus payés d’avance, chaque an, pour huit jours que durait au plus le voyage, et la pâtée--quelle pâtée!--en outre, pour lui et les siens. Une fière aubaine. D’autant plus que, durant les mois d’été, les riverains, accrochés par les travaux des champs à leur sol, n’avaient plus en tête de tirer de celui-ci le sable de Saint-Sylvestre ou le fer de Fumel que le métier de Peyroun était d’aller quérir et de trimballer ensuite jusqu’à Aiguillon, même jusqu’en Garonne. La gabare était déjà là, trapue, large, bien pontée et reluisante sous la lune en son premier quartier. Des chansons s’en élevaient que les échos du Roc des Pendus renvoyaient à ceux du Roc de la Devine. Un peu plus loin, aux abords du Moulin-à-rouir-le-chanvre, je rencontrai une bande de mes égaux en âge, qui me reprochèrent bruyamment de ne pas avoir partagé leurs agapes; ils sentaient le vin comme l’eau assez basse sentait le _frescum_, et il me fallut surmonter cette double nausée pour leur répondre d’une voix digne de moi que j’avais été prié à dîner par le marquis de Roquebusane, mon père. Je crois que beaucoup d’entre eux (ils étaient tous des nôtres) ne cheminaient pas ainsi le long du Lot, cette nuit-là, sans de nombreux flacons de réserve dans leurs poches. Ils iraient les vider en compagnie de Peyroun et de son équipage, ce qui leur permettrait de dormir sur le pont et d’être exacts au rendez-vous... --C’est pour demain... ah! ah! mes gaillards... c’est pour demain! Je déclinai leur invitation à les suivre; et, quand je fus parvenu à me débarrasser du gros de la troupe, je m’aperçus que je n’étais néanmoins plus seul... Georges de Combrazot m’avait suivi. C’était un jeune homme au teint lunaire, aux cheveux comme décolorés, qui faisait de même que moi son droit à Paris, mais qui, au lieu de s’en distraire à ma manière, c’est-à-dire par la paresse, écrivait des vers élégiaques qu’il récitait ensuite,--c’était la mode à l’époque,--dans des cabarets ou des caveaux nauséeux. En dehors de cela, il m’inspirait de la sympathie; c’est déjà quelque chose pour quelqu’un qui n’a jamais très bien compris--et pour cause--ce que signifie le mot: amitié. --Es-tu vraiment las et veux-tu te coucher? me demanda-t-il. --Non certes. --Tant mieux... tant mieux... Tu comprends, d’après ce que tu viens de dire aux autres... --Si je ne mentais pas en présence des imbéciles, ne serais-je pas digne de faire chorus avec eux? --Je ne te dérange pas, moi? --Non, mais je t’avertis que je ne rentre pas en ville. Je n’ai pas sommeil. J’ai envie de me promener très tard sur la rive. Tiens: je fais demi-tour. --Veine! fit Georges de Combrazot, j’allais te demander de me rendre ce service. Belle nuit, n’est-ce pas? Nous aurons une fière chasse! --Oh! certainement... une fière chasse,--une très fière chasse! En tout cas, il y aura une nouveauté: pour la première fois, une femme y prend part... --C’est vrai; les vieux en sont outrés... Ça ne s’était jamais vu depuis... --... depuis le commencement du monde. Et,--pense donc!--pas même une femme: une jeune fille... Pas même une jeune fille... Car, en somme, quel âge a-t-elle, Ève d’Escorral?... --Mais... à peine deux ans de moins que toi ou moi... --C’est vrai. Nous allions; de longs silences ponctuaient notre conversation paresseuse. Nous nous arrêtions même parfois; l’air sentait le roseau humide et l’herbe moite, une odeur qui évoquait le goût des joncs mâchés; les crapauds des vergers et des jardins qui s’étalaient au delà des haies, sur notre gauche, exerçaient leurs flûtes. Les sources riveraines s’épanchaient goutte à goutte sur l’eau morte de la rivière, avec un petit bruit argentin; quand un peu de vent parvenait à faire bouger l’image de la lune sur le Lot, on pensait à un avare remuant des pièces blanches. --Les camarades en auront fait de belles, cette nuit, me dit soudain Georges de Combrazot... Ils ont dîné à l’Écu des Gaules, puis ont envahi les beuglants... Houriagues a parié de manger sa longueur de saucisses et il a gagné le pari. Vertume a cassé les trois grandes glaces de chez Pantafiore et poché les yeux de la gommeuse, qui l’embêtait... Mais, le bouquet, ç’a été Rue Basse! Je crois que le patron du 1, s’il tient à rendre son piano utilisable, fera bien d’appeler non seulement l’accordeur, mais le vidangeur. --Très chic, dis-je, la pensée perdue ailleurs. --Je ne trouve pas, répondit gravement Georges. Je sais bien que dans notre condition et dans cette ville, il est difficile de se distraire autrement. Cependant... Tu es mon ami, toi? --Il me semble. --Alors (et, ici, la figure de mon compagnon prit une expression de fatuité et de joie tout ensemble burlesque et irritante)... alors, laisse-moi seul... Oui, tu m’as bien entendu: si rien de particulier ne t’appelle par ici, permets-moi de continuer seul ma promenade. J’avais, d’abord, cru mal entendre. Mais non; Georges jugea même nécessaire de renouveler sa requête... Je reconnus l’endroit et je consultai ma montre. Une heure après minuit. Le château du marquis d’Escorral, à deux cents mètres environ en amont, apparaissait à travers un rideau de peupliers; les murailles du parc en terrasse tombaient à pic, jusqu’à l’eau,--ou presque; le vent s’était levé, la girouette de la tourelle majeure avait l’air d’un rouet à dévider le clair de lune. --Je te dérange donc, Georges? demandais-je, amusé. --Oui. Il ajouta, souriant bonnement: --Ne te vexe pas, mon vieux... Tu es mon ami... et la preuve, c’est que tu vas être en outre mon confident: j’aime Ève; elle aussi m’aime... Elle doit déjà m’attendre près du petit portail, au sommet de l’escalier qui rejoint le chemin de halage... Voici huit nuits que nous nous retrouvons ainsi... --Et?... fis-je en clignant de l’œil... Il sursauta: --Oh! rien de plus. Nous sommes fiancés... Je lui récite de mes vers; nous nous sommes embrassés hier, pour la première fois, à travers le portail qui est clos et dont elle n’a pas la clef... Je me trouve très heureux et très malheureux: je suis trop jeune... et pas assez riche... Je m’en voudrais de décrire trop exactement ce qui, alors, se passa en moi-même; une sorte d’ouragan balaya brusquement ce que mon passé pouvait m’offrir de souvenances, ce que l’heure sans égale m’accordait bénévolement d’images et de sensations. Et dans le vide intérieur ainsi réalisé se dressa péremptoirement l’image d’Ève, comme illuminée par sa belle solitude: Ève montait, ainsi que je l’avais vue maintes fois sans trouble, Héliska, sa jument blanche; Ève était tête nue, comme à l’ordinaire, et paraissait moins préoccupée des caprices de la bête que de rejeter en arrière, dans le vent de la galopade, le lourd trésor de ses cheveux mordorés; ses jeunes seins gonflaient une étoffe de bure sombre... ou de toile blanche; elle mordait ses lèvres, rouges comme une blessure fraîche; elle disparut du paysage de songe après quelques instants, comme elle l’avait fait souvent dans la réalité, laissant derrière elle une odeur de linge frais, de cuir et de cavale échauffée. Et ce fut alors que je compris tout ce qui m’avait fait défaut jusque là sur les chemins du monde: il n’y aurait plus pour moi, sans la possession d’Ève, de bonheur sous le ciel. --Trop jeune, dis-je, et pas assez riche? Mais cela vaut beaucoup mieux pour toi, au contraire. --Pourquoi? --Parce que je viens de m’apercevoir à l’instant que j’aime Ève d’Escorral, moi aussi. J’avais dit cela sur un ton très net, nullement provoquant du reste. --C’est... c’est une plaisanterie? bégaya Georges. --Non. A cet endroit, la rive est singulièrement étroite, la falaise qui domine à pic la rivière mesure vingt mètres pour le moins. Je pensai même, durant quelques secondes, qu’il y avait un moyen décisif de prouver à Georges que «ce n’était pas une plaisanterie»... Entrevit-il, dans mes regards qui ne le quittaient pas, la réalisation immédiatement possible d’un projet en somme raisonnable? Il eut peur. Je n’aime pas les lâches, mais je suis sans défense contre eux: mes yeux lui promirent aussitôt la vie sauve. En revanche, j’ordonnai: --Va-t-en. Il n’eut pas l’air, tout d’abord, de comprendre. Puis de grosses larmes roulèrent sur ses joues blêmes. Je répétai: --Va-t-en... --Que va-t-elle penser? murmura-t-il enfin... Je voudrais du moins lui expliquer... --Va-t-en. Je le regardai disparaître, traînant derrière lui son ombre comme un fardeau falot et burlesque. Quand le bruit de ses pas ne parvint plus à mes oreilles, je me dirigeai vers le château de M. d’Escorral. J’hésitai un instant à la vue du petit escalier qui conduisait au portail clos. Mais non: là n’était pas ma voie; je ne voulais point d’un pauvre baiser à travers le grillage, après une explication hasardeuse. J’inspectai les abords: à travers cet abrupt taillis d’acacias, on pouvait gagner le mur du parc, et le franchir en dépit des culs de bouteilles qui garnissaient son faîte: j’enlèverais trois ou quatre tessons, juste de quoi placer confortablement mes mains: un bon rétablissement ensuite, et ça ferait le compte... Le taillis d’acacias griffait plus dru que je ne l’avais supposé; les culs de bouteilles étaient des dents qui ne branlaient pas dans leurs gencives de plâtre,--et qui mordaient; je passai quand même... Ma manche droite était en lambeaux, mon chapeau était resté dans le taillis; je n’avais pas de glace pour me contempler en pareil équipage; je le regrettai, car je sentais que je ne serais jamais plus aussi beau! Dans le parc, je m’assis un instant, pour souffler. Quelle victoire! Quelles merveilleuses possibilités m’offrait cette vie dont, quelques heures plus tôt, je n’escomptais que de l’ennui ou des joies de peu!... Je me levai bientôt, m’avançai à pas de loup le long de la pelouse ombreuse, afin de ne pas faire crier le sable de l’allée: là-bas, une svelte silhouette confondait presque sa blancheur à celle d’un pilier du portail... Seule, la tache des cheveux bruns et dorés révélait par instants la vierge et son attente. --Ève! Elle se retourna, guerrière et déjà sur la défensive, n’étant pas plus que moi de ces êtres que les surprises désarment. Dans son désœuvrement, elle avait coupé une branche de coudrier. A mon approche, elle la leva comme une cravache. --Toi? J’ai cru un moment... Elle eut un beau rire... --Que c’était ton père? demandai-je avec un peu d’ironie et d’amertume... Elle releva ses cheveux toujours croulants, d’un geste familier de sa main allongée et fiévreuse: --Papa? J’en aurais été quitte pour lui dire... --Que tu ne seras jamais la femme de Georges. Elle hésitait à comprendre. Son menton volontaire se crispa, ses yeux étincelèrent. Je poursuivis: --Parce que tu seras la mienne. J’avais du sang sur la figure: les épines des acacias; elle s’en aperçut et murmura, déjà docile, curieuse ou tentée: --Tu... tu l’as tué? --Ce n’était pas la peine, dis-je en haussant les épaules. --Mais alors, s’il te plaît... --Étais-tu folle? Toi, toi, sous prétexte que je n’ai pas encore eu l’occasion de te dire que je t’aime, aller retrouver ici chaque nuit cet imbécile!... Il était temps!... Dis donc, il n’a pas eu l’idée de sauter le mur, lui? Elle concéda: --C’est vrai. Je la saisis, l’attirai brutalement contre moi, et ma bouche cherchait la sienne; une première fois, elle se dégagea; la badine de coudrier cingla cruellement ma joue. Je parvins à saisir son poignet; je serrai si fort qu’elle cria... Elle m’échappa de nouveau tandis que je ramassai la badine; et ce fut une course folle à travers le parc... Allais-je la rattraper jamais? Elle bondissait à travers les méandres connus avec l’agilité d’une chasseresse compagne de Diane... Déjà le perron du château apparaissait au bout de l’allée droite; un suprême sursaut de volonté me rapprocha d’elle: ses cheveux dénoués frôlaient mes narines... Encore un bond, et nous roulâmes dans l’herbe,--dans l’herbe dont elle semblait, haletante, domptée et muette, le plus doux parfum. Nous nous regardâmes longuement. Je n’eus pas besoin, cette fois, de chercher sa bouche... Et il y eut alors en moi, en elle aussi sans doute, une sorte d’apaisement triomphal. Toute sauvagerie et toute rage semblaient nous quitter, tomber, s’éparpiller autour de nous comme un équipement désormais superflu, comme des armes après une bataille heureuse. Ève dit simplement: --Je t’aime, moi aussi. J’en pris acte d’un seul mot: --Parbleu! Il ne nous restait plus qu’à nous quitter, jusqu’au lendemain matin. Quand je dénouai mon étreinte, Ève poussa un léger cri: «Oh! regarde...» Ce n’était rien: sur sa blouse blanche, à la hauteur du sein gauche, ma main déchirée au cours de l’escalade du mur avait laissé une large tache de sang,--une tache qui, dans la nuit maintenant plus sombre, ressemblait à une fleur qu’elle eût piquée là. IV Flume pairal, aneich coumo ar’un-an, Aduse nous als lhocs d’ount davalam, Al dur païs quarcinol ount la crozo Ten dins sa neich la pòu que s’arremozo, Ount viéu jou’l sol un aurific bestial. Minjem, bebem e droumem a bel tal, Tiem e cantem, aimem e sieguem cranes. Perferarioi, o Diable, que m’escanes, Se n’abioi pas, à l’abric de la Croutz, Dentz dels singlars, emais pautos dels loups. Fleuve paternel, aujourd’hui comme l’an passé,--conduis-nous aux lieux d’où descend notre race,--au dur pays quercinol où la caverne--tient la peur blottie dans sa nuit,--où vit sous le sol un horrifique bétail.--Mangeons, buvons et dormons fortement,--tuons et chantons, aimons et soyons flambards.--J’aimerais mieux, Diable, que tu m’étrangles,--si je ne possédais pas, à l’abri de la Croix,--dents de sanglier et pattes de loup. Et, cette année-là, ce fut comme toutes les autres années. Certes, la gabare de Peyroun Peyrigot ne représentait pas un mode de locomotion très rapide; mais elle avait le mérite de pouvoir contenir largement l’habituelle trentaine d’invités de M. d’Escorral; au surplus nous n’étions pas pressés. Notre maison flottante avait été garnie de provisions succulentes, de vins sérieux; puis, les gens des villages riverains savaient que M. d’Escorral avait de l’or dans ses poches et que ses mains, qui étaient larges, ne rechignaient pas à y puiser. Aussi, quand notre approche était signalée, installaient-ils une vraie foire au passage. A quoi nous employions notre temps? Nous mangions bien, nous buvions mieux encore et, quand nous avions mangé et bu, le reste marchait tout seul. On parlait très fort, on riait très haut, on braillait des chansons, on racontait des histoires. Nous nous plaisions surtout à évoquer nos chasses des précédentes années; nous possédions ainsi une sorte de livre d’or et, parce que nos mémoires seules en gardaient copie, je laisse à penser si chaque édition était revue et corrigée à notre avantage! Quand on n’avait plus d’histoires à peu près véridiques à raconter, on en inventait d’autres, dont la communauté tirait également grande gloire. Que si nous étions las d’écouter les récits de nos exploits cynégétiques, nous avions encore des ressources; car, de Gascogne en Quercy, tout vrai gentilhomme hérite d’un trésor d’histoires soignées qu’il sait étaler au bon moment, pour la délectation de la société: ainsi, par exemple, l’aventure du mari de la Jane, qui était si _niesas_ le soir de ses noces que...--ou celle encore du jovial curé de Corconat qui, aux abords de Pâques, ayant voulu manger sa soupe dans un pot de chambre tout neuf, pour marquer, après boire, sa dévotion à saint Thomas...--Mais ceci peut avoir des lecteurs autres que des gentilshommes gascons ou quercinols, et d’ailleurs, l’accent n’a pas d’odeur sur le papier, ce qui serait ici indispensable. Enfin,--du moins au temps dont je vous entretiens,--n’avions-nous pas à nos côtés pour stimuler perpétuellement notre bonne humeur la bonne humeur gigantesque de Sulpice d’Escorral? Certes, jamais homme de cette maison illustre n’engendra mélancolie, mais le marquis Sulpice restera bien, dans la mémoire de ceux qui l’auront connu, le plus bruyant, le plus joyeux, le plus guêtré de cuir et le plus culotté de velours de tous les d’Escorral qui ont existé ou existeront. Il possédait quantité de talents qui avaient le don de nous faire rouler de joie sur le pont de la gabarre; il n’y en avait pas un comme lui pour reproduire par la voix les plus compliquées sonneries du cor de chasse, ce qu’il faisait les bras en cercle, le dos rond et les joues gonflées, afin de donner de la vérité une illusion plus complète et saisissante; il savait également imiter les hurlements du loup, les glapissements du renard en chasse, le rauque bramement du brocard étranglé par les chiens, en général tous les cris des bêtes du ciel et de la terre, et, apparemment, si l’on avait connu aux poissons une quelconque voix, il en aurait fait des imitations aussi parfaites que les autres, lesquelles étaient à s’y méprendre. Un rude homme, pétri de santé, de force et de joie. Il ne connaissait à sa vie que de rares ombres: celle de n’avoir pas de fils, par exemple: «Feu la marquise, affirmait-il, était une _mollasse_. Elle ne m’aurait jamais donné que des filles! Alors, comme le jeu, par ailleurs, ne me chantait pas avec elle, je m’en suis tenu à un seul essai...» Il s’en consolait d’abord en allant «jouer le jeu»,--pour employer cette expression à lui,--un peu partout; il s’en consolait encore en supputant que ses frères, à eux trois, lui avaient donné une bonne dizaine de neveux: le nom ne risquait donc plus de se perdre par sa faute; il s’en consolait enfin en répétant admirativement une formule que la marquise n’avait pas moins répété souvent avant sa mort, mais sur un ton lamentable, elle: Ève est un garçon manqué... Il avait bien fallu l’accepter cette année-là dans la gabare et à la chasse, la svelte et puissante adolescente, l’Amazone hardie, la Vierge rétive qui n’en faisait qu’à sa volonté et qui semblait ne trouver de joie en ce monde que face à face avec sa solitude, sa sauvagerie et son orgueil. Quels rêves avaient grandi en même temps qu’elle, sous son front un peu étroit, volontaire, obstiné, à l’abri du casque presque guerrier de ses cheveux dorés et sombres? Comment avait-elle pu, entre autres choses, ébaucher un flirt de pensionnaire avec ce pauvre imbécile de Combrazot? Il devait y avoir eu de sa part un besoin obscur de domination et de lutte: lutte contre sa famille qui s’opposerait à un tel mariage, domination du piteux époux qu’elle aurait de la sorte conquis... Le reste, c’est-à-dire le bonheur, serait venu ensuite... Je me suis donné cette explication; je ne suis pas sûr qu’elle soit exacte; mais cela n’a aucune importance dans ce récit. Un fait,--d’ordre plus particulier,--qui attristait également le marquis d’Escorral, c’était qu’un de ses invités ordinaires s’excusât au moment du départ pour Castelcourrilh; il n’admettait pas qu’on lui fît faux-bond. Cette fois-là, il ne semblait pas qu’il aurait à grommeler contre des absences. L’affluence était déjà grande aux abords de la gabare et sous l’arche du moulin; ces messieurs étaient bien un peu fatigués, les voix des jeunes gens un peu rauques et lasses; mais sous le soleil déjà sans pitié d’un matin vengeur de toutes les ombres, notre monde semblait rudement content, je vous jure; et ils avaient l’air rudement contents, eux aussi, les curieux qui n’avaient pas manqué, comme à l’ordinaire, d’accourir en nombre sur la berge, et les ouvriers du moulin qui, aux fenêtres, là-bas, agitaient leur casque-à-mèche enfariné en criant: --Bonne chasse! Bien du plaisir à M. d’Escorral et à la compagnie! Ève apparut, un petit sac à la main, alerte, décidée, coiffée d’un feutre d’homme qu’ornait une simple plume de coq, vêtue d’un costume de velours qui semblait taillé dans le même drap que la culotte de son père. La gêne que pouvait produire parmi les vieux la présence révolutionnaire d’une femme dans la bande fut de courte durée. Ève demanda tout de suite à déjeuner, but comme un homme, lança deux ou trois jurons, releva vertement le jeune Gonteyrac qui, croyant devoir se comporter avec elle comme dans un salon, lui offrait sa place, à l’ombre: --Ici, je ne suis qu’un chasseur... Vous entendez, les autres? Le clan des vieux fut dompté ou charmé, en tout cas conquis. Huit heures. Gentil Peyrigot ronchonnait déjà, là-haut, et les quatre grands diables de chevaux rouges s’impatientaient, émiettant sous leurs rudes sabots les pierres du chemin, faisant jaillir chaque fois la poussière, comme une menue explosion aux flammes laiteuses. --Tout le monde est là? demanda Sulpice d’Escorral... --Tout le monde. --En route! Mais un petit laquais miteux apparut alors sur la berge, agitant un pli au bout de son bras maigre. Il y eut un moment d’angoisse; les sourcils du marquis s’étaient froncés sinistrement... Qui donc faisait faux-bond?... Ouf! ce n’était que ce nigaud de Georges de Combrazot, qui se prétendait malade... --Si ce n’est que ça! s’écria le marquis dont le visage s’éclaira de nouveau... --Si ce n’est que ça! reprirent en chœur quelques autres... --Un chasseur aussi vaillant! --Qu’il reste donc à chasser les rimes! Vers la proue de la gabare, la plupart des jeunes se trouvaient réunis, à ce moment-là, et quelques-uns de mes égaux commençaient à tourbillonner autour d’Ève. Elle s’assit sur un rouleau de cordages; un cercle se forma instantanément. Cela m’agaçait; cela risquait d’empoisonner, sinon mon séjour à Castelcourrilh du moins le beau voyage dont j’avais rêvé après avoir quitté Ève; elle dut penser comme moi. Elle me dit, très simplement, mais très fermement: «Assieds-toi là... près de moi...» Le cercle des jeunes gens nous cachait à la vue des autres chasseurs et de l’équipage... Alors elle lança un bras autour de mon cou et me demanda à haute voix: --Tu m’aimes? Mes égaux sourirent et s’éloignèrent, ayant compris. L’approche du soir nous réunit, elle et moi, à la même place, qu’on semblait d’un accord tacite nous avoir abandonnée. Perpétuelle volupté des paysages beaux et chéris auxquels nos âmes se retrempaient et se vivifiaient, horizons familiers et dont l’attrait nous paraissait pourtant étrangement puissant et toujours neuf, comme celui que peuvent avoir pour des êtres de proie des trésors volés ou des fruits défendus dans la vie ordinaire! Nos baisers étaient rares et superflus à notre plaisir, que nous n’avions pas besoin de dilapider pour l’heure en le puisant aux sources facilement tarissables de l’égoïsme et de l’amour. Nos yeux s’attachaient avec une sorte de passion avide aux reflets du ciel sur la rivière, comme si nous avions entrevu, avec les fantômes des naïades mortes, toutes sortes de souvenirs d’une autre vie, où nous nous fussions déjà connus et aimés. Tant et tant de nos aïeux avaient hanté ces berges! Leurs âmes ne nous accompagnaient-elles pas en ce voyage où nos jeunes chairs brûlaient déjà de s’unir, de perpétuer en d’autres que nous nos existences éphémères? L’enchantement durerait une semaine environ, comme à l’ordinaire. Les sites accourraient au devant de nos désirs comme des serviteurs antiques et zélés. Déjà nous avions dépassé le coude de Lameyrade, et Peyragude profilait contre un ciel de perle sa colline abrupte, où les iris embaument au printemps, où les cyprès demeurent tout l’an, immuables emblèmes d’éternité et de mort; de là-haut, une Vierge miraculeuse répand sur la contrée le bon froment de ses bénédictions. Puis la vallée, au delà de Penne, se rétrécirait. Ce seraient autour de nous des rives moins verdoyantes; le manteau des frondaisons, des roseaux, des prêles, des ronces, des vignes sauvages se déchirerait sur elles et, çà et là, la chair ocreuse du sol serait nue; après la trêve des belles futaies de Trentel, le paysage redeviendrait brusquement sauvage; au pied des hautes collines qui bordent la rive gauche, à la hauteur du Saturac, les ruines énigmatiques de Cité d’Orgueil nous apparaîtraient, sans doute, au soir du troisième jour,--incendiées par le reflet du couchant, tandis que la source de Touzac, jaillissant de son gouffre, semblerait chanter un thème éternel auprès de cette quotidienne apothéose tragique. Et puis ce serait Puy-l’Évêque et son donjon, et puis Castelfranc et sa bastide, où les évêques de Cahors menaient joyeuse vie au XIIIe siècle, s’enivrant mieux que les plus fameux papes de l’époque, entourés de belles filles qu’ils faisaient baigner nues, dans le Vert, au clair de lune, tandis que leurs pages et leurs poètes jouaient de la viole et roucoulaient des chansons; et puis Luzech et sa tour, et puis le château de Caix, et le château de l’Angle, et le château de la Grezette, et le château de Mercuès qui en avait vu de belles, lui aussi, au temps des évêques cadurciens! Et je pressentais que j’aurais peine à retenir le mot «déjà» sur mes lèvres lorsque Cahors apparaîtrait, et qu’en face de nous l’antique pont fortifié barrerait la rivière, comme pour me signifier qu’il ne faudrait pas aller plus loin, que le pèlerinage essentiel serait accompli. * * * * * --Vois-tu, tentai-je d’expliquer à Ève, nul plus beau voyage de fiançailles ne pouvait nous être réservé. Nous remontons d’où descendent nos races, chaque pas des chevaux rouges nous rapproche de notre passé; jeunes, nous rajeunissons de dix siècles. Tiens, là-bas, sur ce pech pointu, c’est Broujales, où Raymond de Roquebusane fit brûler vifs, après les avoir enduits de poix, cinquante Anglais, en 1369, quand on les chassa de nos terres... --Riche époque, fit Ève souriante. On vivait! Nous autres, nous n’avons plus même de loups à tuer. --On peut vivre encore... A nous deux, nous saurons vivre. Le monde est vaste. --N’as-tu pas, comme moi, l’impression d’être en prison depuis ton enfance? Quels rêves grandioses ou puérils d’aventures s’agitaient en cette minute sous le petit front volontaire et les lourds cheveux au sombre éclat? Je me sentis soudain très fort et comme armé près d’Ève, et nous nous regardâmes avec une sorte d’ivresse. Nous n’étions ni l’un ni l’autre des rêveurs, encore moins des faiseurs de phrases, et nous n’en cherchâmes pas de définitives, mais nous eûmes soudain conscience que nous nous connaissions et que nous nous comprenions depuis le commencement des temps, et que le fait d’être nous deux, désormais, en face de l’existence, ce serait quelque chose qui l’obligerait à compter avec nous. --Vivre! vivre! sembla-t-elle supplier ou ordonner, en me tendant ses lèvres. Il faisait nuit; on avait amarré la gabare à Libos, au premier quart environ du voyage... La majeure partie des nôtres festoyait dans le bourg, où plusieurs auberges sont réputées: de «la grand’chambre» aux fenêtres éclairées dont le toit de planches découpait le ciel en angle obtus, vers le milieu de la gabarre, nous parvenaient les jurements et les criailleries de quelques joueurs, qui s’attardaient, tout en buvant, à une partie de banco, de bourre ou de brelan borgne... Il nous sembla soudain, à Ève et à moi, qu’on s’approchait de nous; nous nous écartâmes l’un de l’autre, instinctivement, non sans nous irriter chacun pour notre compte, comme je l’éprouvai presque aussitôt, et comme elle me dit l’avoir fait par la suite, de cette petite lâcheté. Ce n’était que mon père; il venait prendre l’air, un cigare dans une main, une bouteille à moitié vide dans l’autre. Quand il nous eut reconnus, il éclata de rire; je ne sais si cela flatta Ève (je ne le crois pas) mais je ne parvins pas à lui en vouloir de cette gaîté; car, en dépit de son air moqueur, il me parut incontestablement très fier de moi... --Pardon, mes enfants... Je ne savais pas... Il fallait me crier gare!... Alors, c’est entendu, vous deux? On peut l’annoncer aux amis? --Monsieur, répondit Ève, je vous serais reconnaissante de bien vouloir garder quelque temps encore le secret que vous venez de surprendre. Michel et moi, nous sommes un peu jeunes... --Et vous auriez peur que les parents vous empêchassent de vous bécoter en paix?... --Ils ne nous empêcheraient pas, dis-je à mon tour, mais... Le quinzième marquis de Roquebusane nous adressa un sourire complice, but quelques gorgées à _galet_,--à la régalade, si vous préférez,--puis, profitant de ce qu’il venait de s’essuyer la bouche pour y laisser un doigt dessus: --Entendu... compris... motus! Rigolez bien... Mais si on m’avait dit... Ah! par exemple!... Il n’y a plus d’enfants... plus d’enfants... Ève me dit un peu plus tard, d’un ton ironique et désenchanté: --Est-ce que tu crois qu’il les aurait fait brûler, lui, les Anglais, dans Broujales? --Qui sait? --Ça m’étonnerait. Elle n’osa pas ajouter: --Et toi-même... toi... oserais-tu le faire, si l’occasion t’en était donnée? Je sentis nettement cette question prête à tomber de ses lèvres. Je l’attendais même. Mais Ève se leva brusquement... Là-bas, dans le bourg, retentissaient des chansons joyeuses: les festoyeurs changeaient d’endroit... Un d’entre eux quitta le gros de la troupe: le jeune Gonteyrac... Il se dirigea droit vers la gabare, puis vers nous. Depuis quarante-huit heures, il était devenu pour Ève et pour moi une sorte de confident silencieux, de camarade complaisant même, et faisait volontiers, dans l’ombre, discrètement, le guet autour de nos causeries ou de nos baisers. Il paraissait prendre un réel plaisir à cette occupation. Tous les goûts sont dans la nature. --On a bien ri, nous assura-t-il... Oh! et puis, il y en a une, de nouvelle!... V’savez pas ce que Fonteil, le boucher, qui est venu ici acheter du bétail, vient de nous apprendre: cet imbécile de Combrazot... oh! là! là!... --Eh bien? --Eh bien, on l’a trouvé pendu, ce matin, dans sa chambre. --Vous êtes sûr de n’être pas tout à fait saoul? demanda Ève, haletante. --Je suis sûr d’être tout à fait saoul, répondit Gonteyrac avec beaucoup de sang-froid... Mais il n’y avait pas que Fonteil pour parler de cette histoire... C’est la vérité, la vraie vérité... Qu’est-ce que tu dis de ça, hein, mon vieux Michel? --Ça le regardait; moi, je m’en fous. Ève me serra fiévreusement la main dans l’ombre... La pâleur de sa figure, quand Gonteyrac nous eût quittés pour aller cuver son vin, sous la tente, à l’arrière, la distinguait à peine de l’écharpe blanche qu’elle venait d’enrouler autour de son cou... Nous étions seuls, bien seuls; ce fut cependant à voix très basse qu’elle me demanda: --Répète... pour moi... ce que tu disais à Gonteyrac, tout à l’heure. --Quoi donc? --Que... que tu t’en foutais. --Bien sûr, que je m’en fous! Elle me tendit sa bouche. Ce baiser fut le premier de ceux qui ne devaient pas seulement être d’elle à moi ou de moi à elle le symbole d’une prise de possession ou le sceau d’un pacte, ce baiser fut le premier qui contenait vraiment l’annonciation de la volupté divine et toute nue. Il dura peu. Ève me repoussa, prit ma main et ordonna: --Viens. --Où donc? --Je veux. Ne discute pas. Viens. Elle m’entraînait vers la passerelle qui reliait à la rive le pont de la gabarre. --Nous allons coucher à l’hôtel. Il y en a un en face de l’Église. Je suis ta femme. Je veux... je veux... Je me laissai faire, ahuri certes, mais surtout agacé, et n’écoutant que distraitement les raisons de cette décision brusque: --On ne nous marierait pas avant trois ans: nous sommes trop jeunes... Mais, comme cela, dès notre retour de Castelcourrilh, je dirai tout à mon père... --Quelle rossée, ma chérie! hasardai-je... Elle dit, à son tour, fièrement: --Je m’en fous. Dix minutes plus tard, la patronne de l’hôtel, une vieille aux yeux égrillards, nous conduisait à sa plus belle chambre... Nous sourîmes amicalement aux tableaux naïfs et affreux qui ornaient les murs, au buis béni du chevet, à la couronne de fleur d’oranger sous son globe. Il y avait deux lits. Ève me dit: --Choisis le tien... Moi, je ne veux même pas me déshabiller. L’essentiel, c’est que quelque bavard de nos amis nous voie, demain matin, regagner ensemble la gabarre. Elle dit encore: --Je suis très lasse. Embrasse-moi. Déjà le sommeil rendait une précieuse expression enfantine aux traits un peu durs de la vierge guerrière. Les beaux cheveux dorés et sombres s’éparpillèrent sur l’oreiller; sa bouche s’entr’ouvrit doucement, tandis que ses yeux se fermaient. Ce fut d’ailleurs sur ses doigts seulement qu’avant de gagner mon lit je posai mes lèvres. Le malheur, dans cette affaire, c’est que les coqs de l’hôtel nous éveillèrent trop tôt et que personne ne remarqua notre retour sur la gabare, quand nous la rejoignîmes, enlacés et très fiers de nous. Mes égaux dormaient pêle-mêle sous la tente; d’autres chasseurs, d’âge plus respectable, dont mon père et M. d’Escorral, ronflaient sur le plancher de la grand’salle, parmi des bouteilles vides et des cartes souillées de vin. Il n’y eut, pour nous souhaiter le bonjour à notre arrivée, que Peyroun Peyrigot, lequel faisait sa toilette au bord du Lot, nu jusqu’à la ceinture, Peyroun Peyrigot qui n’était point d’un naturel bavard, qui estimait en outre que son intérêt lui commandait de tenir sa langue, et qui, enfin, n’accordait plus qu’un regard indulgent et distrait, vu son âge, à des fredaines comme celle dont nous aurions tant voulu qu’on nous crût coupables, cette nuit-là, Ève et moi. V Celtorum lingua Fons addite Divis... O Fontaine que les gens d’ici ont mise, dans leur parler, au nombre des Déesses... (Ausone). En général, nous ne nous attardions pas à Cahors, où des carrioles réquisitionnées un peu partout nous attendaient pour nous trimballer sur les huit lieues de routes qui nous séparaient encore de Castelcourrilh. Et quelles routes, bon Dieu!... C’était le mauvais moment du voyage, le purgatoire entre la vie et le paradis. Les plus enragés d’entre nous, après avoir quitté la gabare, commençaient à imaginer sans enthousiasme ce qui leur pendait immédiatement au nez. A nos côtés, ce serait l’inexorable monotonie des gorges abruptes et désolées, puis des tertres et des plateaux couleur de cendre où, sur le soir, des éboulis de rocs blanchâtres figureraient, sous un ciel comme rétréci par la transparence de l’air, des villes apocalyptiques. La poussière soulevée par les roues des carrioles serait brûlante aux yeux, âcre à la gorge... Pour parer dans la mesure du possible à tant d’inconvénients, les bien avisés, c’est-à-dire le plus grand nombre, n’avaient point manqué, au départ, de se munir de ces vastes outres en peau de chèvre, où le vin se conserve si frais, surtout quand on a pris soin d’emporter aussi une bouteille d’eau... Oh! rassurez-vous: l’eau pour arroser de temps en temps les longs poils gris ou noirs, à l’extérieur, tout simplement. Or, cette année-là, nous débarquâmes en avance sur l’horaire, c’est-à-dire trop tard pour pouvoir espérer d’arriver à Castelcourrilh autrement que fort tard dans la nuit, ce qui ne faisait guère notre affaire, encore moins celle de nos automédons, paysans superstitieux pour la plupart, assez peu enclins à pratiquer les chemins sous la lune, mais très disposés, en revanche, à profiter d’une belle occasion de ribote à la ville, avec une excuse de choix à fournir à leurs moitiés. Sur ce point, et encore que leurs moitiés ou leurs parents s’inquiétassent médiocrement de leurs faits et gestes, mes compagnons ne pensaient pas différemment. Sulpice d’Escorral, après un fastueux goûter que nous prîmes au meilleur hôtel de la ville, nous donna quartier libre. Ce fut, me semble-t-il, la première fois qu’il remarqua un peu nettement, depuis notre départ, la présence de sa fille parmi nous. Elle était allée faire un brin de toilette dans une chambre et reparaissait, éblouissante, étincelante de force gracieuse et de fraîcheur, embaumant sans parfums, semblant traîner comme une esclave Hébé ressuscitée à sa suite. --C’est vrai, tu es là, petite... Diable! qu’est-ce que tu vas devenir, tout aujourd’hui? --Ne vous inquiétez pas, père. Michel me tiendra compagnie. Mon père à moi s’était approché, goguenard et bienveillant, déjà très ivre. Il lança une terrible bourrade dans les côtes de Sulpice d’Escorral: --Ne te fais pas de mauvais sang. Ils ne s’embêtent pas ensemble! Sulpice d’Escorral se dandina, attendri: --Bougre! C’est vrai qu’il y aurait là un beau couple... Hé! Hé!... --Mon père, dis-je rapidement et à voix basse, vous aviez pourtant promis à Mlle d’Escorral... --Rien... rien... Je n’avais rien promis... Ah! ils sont gentils! Le marquis d’Escorral et le marquis de Roquebusane s’éloignèrent, continuant à échanger des tapes amicales, riant très fort, parlant d’une revanche au brelan borgne... Nous nous sentions, Ève et moi, cruellement humiliés, moins par l’attitude des auteurs de nos jours que par la facilité stupide avec laquelle notre désir, ou notre ambition, semblait devoir se réaliser pour le monde. Heureusement qu’au moment de passer la porte, M. d’Escorral se retourna vers nous, un doigt en l’air et les yeux terribles: --Ah! par exemple... tu entends, ma petite? ta pauvre mère t’a confiée, en mourant, à mes soins... Tâchez de rester convenables, parce que sans ça, je vous botterais le cul... oui, à vous deux, moi qui vous parle... Vous entendez, mes agneaux? Je vous botterais le cul. Nous préférâmes éclater franchement de rire quand nous fûmes seuls. La chaleur était accablante. Je parlai néanmoins d’une promenade. Ève me dit: «Oui, tout à l’heure... Nous avons le temps... Et ce costume de chasse est trop chaud. Je vais me déshabiller et en prendre un autre.» Je répondis: «C’est cela; je t’attends...» Alors, elle s’irrita manifestement: «Non, viens là-haut...» Elle ordonna même: «Je veux!» comme elle avait fait à Libos, lors de notre inutile fugue... Les menaces de son père portaient déjà leurs fruits, comme l’on voit. Elle ferma la porte de la chambre à clef, puis, sereinement, fit tomber presque d’un coup la tunique et la jupe de velours et s’admira dans l’immense armoire à glace à trois portes qui occupait tout un pan de la plus longue cloison. Je ne regardais pas Ève, sentant que l’admiration qu’elle vouait à sa demi-nudité suffisait à son bonheur et que la mienne eût été superflue. Je ne pensais à rien; je fumais, dans une tranquillité d’esprit singulière. Mais ne savais-je pas qu’«il n’était pas temps encore», qu’un caprice eût avili ma joie, que nous devions viser plus haut, que nous n’étions pas encore au bout de l’indispensable pèlerinage? Ève vint s’asseoir près de moi et sourit en me lançant comme un défi: «Je n’ai pas sommeil aujourd’hui.» Je n’avais pas sommeil, moi non plus; je l’attirai dans mes bras; mon visage s’enfouit dans l’odorant trésor des cheveux bruns aux reflets fauves... Un de ses seins musclés s’évada hors de sa chaste chemise à broderies et vint caresser ma main. Je pensai soudain à mon bisaïeul, Hector, treizième marquis: une bonne histoire circulait encore à son sujet dans ma famille et dans notre caste; résumons: sa fiancée avait été obligée de le prendre de force, pour le décider. Ce fut alors que le jeu où paraissait se complaire Ève me devint, à moi, insupportable; rien ne nous aide à rectifier le cours de la réalité comme l’apparition à propos d’un souvenir--personnel ou non--dans une âme prête à choisir une paresseuse dérive. Il n’y aurait plus eu de possible, entre Ève et moi, qu’un peu de volupté périssable, et j’étais sûr que nous méritions mieux. Mes baisers ne s’attardèrent à sa chair dévoilée que pour mieux s’informer du prix de celle-ci. L’ombre tomba brusquement dans la chambre quand le soleil se fut caché derrière l’abrupte colline adverse. J’aidai ma fiancée à se rhabiller; je le fis assez gauchement, assez intimidé et ne riant que... pour rire; nous partîmes un peu au hasard, non point appuyés au bras l’un de l’autre, mais nous donnant la main. Comme après notre premier baiser (celui que j’avais conquis de force) un miraculeux apaisement s’était réalisé en nous. L’heure était somptueuse et douce. Le Pont Valentré lui-même semblait consentir à laisser miroiter ses pierres maussades dans la lumière grise et rose du jeune soir. Les paisibles bourgeois qui «prenaient le bon air» et les officiers de la garnison qui s’embêtaient le long des rues vides en attendant l’heure de l’absinthe nous regardaient au passage avec une expression de sympathie ou d’envie dont nous nous sentions flattés comme d’un juste hommage. Nous traversâmes le pont. J’avais dit en riant à Ève: --Tu sais, il y a ici une Déesse avec laquelle il faut que nous soyons bons amis. --Celle de la Fontaine? --Elle-même. Entends d’ici gronder Divone: elle n’est pas commode... Allons lui faire une petite visite de politesse. Les amoureux la lui doivent, paraît-il. --Attends... soyons tout à fait gentils avec elle. Des chèvrefeuilles entremêlaient leurs tiges folles aux aubépines de la rive; les fleurs aux parfums vanillés et musqués retombaient, lourdes et lasses, presque jusqu’au sol. Ève en cueillit une brassée qu’elle appuya en riant sur ma figure. J’eus peur un instant, à travers cette odeur savamment cuisinée tout l’après-midi par le soleil, exaspérée par l’approche du soir, de ne plus reconnaître, d’oublier le cher parfum qui m’avait charmé depuis le début du voyage... Une épine du buisson avait déchiré, sans même qu’Ève y prît garde, la main de la cueilleuse, durant la cueillette. Je pris cette douce main forte et fine et goûtai le sang qui y perlait. Après que nous eûmes jeté l’offrande propitiatoire dans le gouffre, nous nous assîmes sur le banc qu’une municipalité diligente avait récemment fait installer près de là, et qui me parut nous attendre depuis le commencement des siècles. La Tour de la Barre trouait l’air vide à gauche du pont, au delà du barrage; sans doute ne semblait-il plus possible, à ma voisine comme à moi-même, de nous éloigner désormais de là: les eaux et les oiseaux comblaient le silence suffisamment pour nous éviter de vaines paroles; le paysage nous dispensait son fruste mais solennel enseignement. Apre et bizarre contrée que celle que nous devinions, au delà de l’horizon borné des coteaux, et que nous sentions comme les bêtes reniflent leur gîte héréditaire! Là, les plus lointains de ceux de nos ancêtres qui n’étaient point pour moi demeurés anonymes étaient nés et étaient morts. Terribles seigneurs, insoumis par principe à ceux qui prétendaient être leurs suzerains. Parfois, les comtes de Toulouse se hasardaient à envoyer des troupes leur réclamer l’impôt et l’hommage; mais les soudards, accoutumés aux paysages faciles du Languedoc, s’arrêtaient au seuil des gorges quercinoles, étroites, tourmentées, pleines d’embûches; ils préféraient, au risque de la mort ou du supplice, revenir les mains vides dans la Ville rose,--ou s’enquérir vers l’ouest ou le sud-ouest d’une précaire vie. Ils revenaient, où que ce fût, terrorisés, ne sachant plus parler que des pieds fourchus des habitants de ce pays-là, des bouches de l’enfer qui s’y étaient ouvertes perpétuellement sur leur route, des démons biscornus qu’ils avaient vus, obscènes et invulnérables, danser pour les narguer des danses païennes au clair de lune. Les vieux Seigneurs du Quercy avaient donc vécu loin de tout, dans leurs castels dont les fondements étaient taillés à même les rocs. C’étaient les fiefs que leur avait donnés, par dérision ou gratitude, Théodebert, après avoir enlevé Cahors à Sigebert, Roi d’Austrasie. Moins de trois siècles plus tard, leur descendants avaient trouvé le moyen de prendre à leur façon la revanche de leur misère: tandis que les Sarrasins, puis les Normands, puis Guillaume Taillefer, puis Henri II d’Angleterre et enfin les hordes sanglantes d’Outre-Loire pillaient et rançonnaient la ville épiscopale sans pitié, les Seigneurs demeuraient inaccessibles, contemplant sombrement, de leurs meurtrières, le spectacle du désert qui les entourait, captifs de la Peur et de la Faim quand ils n’étaient pas protégés ou rendus furieux par Elles. La Peur... Sur cette contrée, creuse comme un vieux tronc d’arbre, l’eau ne demeure pas plus que sur une passoire renversée. Tombant du ciel, elle s’infiltre ou s’engouffre, pour rejaillir en sources ou peupler de ses murmures de souterraines cavités. Depuis que ce sol calcaire a surgi de l’Océan primitif, nul fleuve n’a amolli ou embelli cette écorce fruste en lui abandonnant la tourbe de ses alluvions; les déchets des âges, en ces lieux, n’ont jamais recouvert l’ossature antique du monde; le sol qu’y foulaient mes ancêtres était alors ce qu’il demeure encore: celui même où les premiers hommes ont appuyé leurs pas peureux. Et les Maîtres médiévaux des repaires quercinols écoutaient le bruit impitoyable des eaux souterraines qui, parfois, au hasard de leurs méandres, arrivent presque au ras du sol et y résonnent comme les voix mêmes des damnés; et ils écoutaient le vent amplifier à l’infini le retentissement de ses plaintes dans les grandes orgues des ravines parallèles; et ils écoutaient, dès les premiers froids, les loups affamés qui venaient hurler aux portes des hommes; et ils écoutaient, durant d’innombrables veillées, les vieilles du lieu, vilaines, serves ou autres, raconter d’interminables histoires où il n’était question que de mauvais génies et d’âmes en peines, de maléfices et de revenants, de monstres païens et de diaboliques ruses. La Faim... Il leur arrivait, quand ils étaient restés ainsi des mois et des mois, pareils à des bêtes traquées, de sortir de leurs forteresses tous ensemble et en armes, comme si un mystérieux mot d’ordre avait été lancé. Leur peur, alors, devenait panique. Ils étaient, eux aussi, des loups contraints de fuir leur gîte et de partir en chasse: et ils faisaient des carnages comme les loups mêmes n’oseraient en perpétrer. Et ils hurlaient plus qu’eux. Parfois, leur élan furieux les emportait jusqu’aux riches régions des vallées, jusqu’à celle de la Garonne même. Ils pillaient, violaient, rançonnaient, massacraient à leur tour, comme l’avaient fait au cours des invasions successives les oppresseurs des plus riches terres qui leur eussent été dévolues par droit de naissance. Après quoi, calmés et rassasiés pour un temps, ils regagnaient leur désert où la Peur et la Faim, qui avaient suscité leur furie, empêchaient leurs voisins offensés de venir exercer des représailles. * * * * * Cependant, de leurs expéditions dans la plaine, ils rapportaient des bijoux pour leurs femmes, des tonneaux de vin, des sacs de céréales, de belles chansons, des images de vie plus douce et plus facile pour eux-mêmes et pour les leurs. A noter également qu’au début du XVe siècle une chevauchée dans «les villes d’en bas» tourna fort mal et que sept nobles quercinols subirent en Agen la honte de la potence. Cet événement, et d’autres du même genre, durent apparemment faire réfléchir les nôtres. Réfléchir, c’est toujours s’amollir et presque toujours abdiquer. Ils ne tardèrent pas à perdre leurs habitudes de brigandage, s’apprivoisèrent, se bichonnèrent esprit et corps, contractèrent des mariages avec les filles des châtelains du pays plat, puis, comme leurs manoirs du désert tombaient en ruines, ils s’en firent bâtir d’autres, et confortables, le long du Lot, plus ou moins en aval du berceau de leur race, avec l’or volé jadis par leurs ancêtres aux ancêtres de ceux qui seraient désormais leurs alliés ou leurs amis. C’est ainsi que notre lignée avait pu aboutir à un homme aussi facile et bénévole que mon père... Il faisait sombre déjà. En fin de septembre, la nuit, dans ces pays encagés par d’abruptes collines, tombe aussi vite sur la campagne où deux fiancés s’attardent que le soleil s’enfuit des chambres où risquent de s’oublier des amoureux. Ève frissonna. Nous nous levâmes. Quand nous repassâmes près de la fontaine, je me souvins que je portais à ma chaîne de montre le sceau authentique de Gérard, septième marquis, le premier des nôtres qui eût fondé demeure aux lieux où notre vie se traînait depuis lors. Je le détachai et le jetai dans le gouffre célébré par Ausone. Ève me demanda en souriant: --Est-ce un autre vœu? --Non. Il est d’accord, en tous cas, avec celui que tes fleurs emportaient vers la Divone. Laisse ta porte ouverte, ce soir! Je te raconterai des choses... des choses... et, si je ne parviens pas à me faire comprendre... --Il nous restera toujours ceci pour nous distraire, dit-elle en m’embrassant. Un murmure, joyeux et religieux à la fois, me parut emplir mon cœur, un murmure qui couvrait la chanson de la rivière maternelle sur le barrage et aussi le grondement de la Naïade irritable, au fond de son palais souterrain. VI O ramelou que te sentes pesuc, S’al camp nadiéu n’amaizes plus toun chuc Mielh val mouri, noun sens jita ta grano, Davans, al volh de l’auro quand batano... Preferarios, dinqu’al Jutge darnié, Jamais bourrèu, demoura preisonnié? O jeune rameau, si tu te sens lourd,--si au champ natal ta nourriture te semble insuffisante,--mieux vaut mourir, non sans jeter ta graine,--auparavant, dans le vol du vent quand il y va fort!--Préférerais-tu, jusqu’au Juge suprême,--n’étant jamais bourreau, rester prisonnier? Dès qu’apparaissait au lointain, à travers un éblouissement de poussière, la forêt de Bastit et, à l’ombre de ses premiers arbres, la longue façade de Castelcourrilh, les chasseurs des messieurs d’Escorral achevaient de boire, d’un trait autant que possible, ce qui restait de vin dans les outres de peau de chèvre; ainsi tous les désagréments du voyage en carriole étaient à peu près oubliés. Il y avait mieux (grâces au ciel et tant pis pour nous), bien mieux! A la vérité, chacun de nous ressemblait, qu’il s’en doutât ou non, à un globule de sang affaibli qu’un instinct impérieux poussait à se réconforter au cœur même de sa race, et de la façon la plus simple--en revenant vers le berceau originel de celle-ci. N’étions-nous pas tous plus ou moins consanguins, que cela datât de la veille ou de dix siècles? Les plus stupides et les mieux dégradés semblaient, à certains moments, avoir comme une entrevision de ce que je concevais si clairement depuis que j’aimais Ève. Ce qui est sûr, c’est qu’alors commençaient pour nous huit jours, ou le double ou le triple,--nous n’étions jamais fixés,--durant lesquels, redevenus vraiment semblables aux hommes de très vieux âges, nous sentions nos cœurs à chaque instant gonflés par la sève d’énormes et frustes joies. Les ivrognes comme les sobres, les méchants comme les bons, les satisfaits comme les aigris. Qu’on me permette quelques détails. Évidemment, il est apparu au lecteur, dès la première ligne de ce récit, que «nous ne ressemblons pas au commun des gens», ou, pour parler de nous devant quiconque comme on le faisait dès mon plus jeune âge dans notre sous-préfecture, que «nous étions des numéros à part». Je ne souhaite que ceci: qu’on me comprenne, moi et les aventures qui dépendent ici de moi. Il faut donc que j’insiste, si fort que cela puisse me lasser ou lasser, sur la confrérie des chasseurs des messieurs d’Escorral, dont je fus. J’ai dit: la sève d’énormes et frustes joies... Oui, les repas notamment, où un héros d’Homère ne se fût point trouvé dépaysé. Ils nous enchantaient ou, pour mieux dire, nous forçaient à la joie, par leur abondance et leur magnificence naïves. Selon la couleur du temps, on les servait en plein air, sur la terrasse du château, ou dans la vaste et sonore salle à manger sur les boiseries de laquelle le blason des marquis d’Escorral (de sable gironné de gueules au chevron d’argent écimé) était sculpté par douze fois, c’est-à-dire entre chacune des huit hautes fenêtres, au-dessus de la cheminée principale,--et même ailleurs. Du matin au soir, tant que durait la chasse, les cuisines présentaient une animation infernale ou paradisiaque. Devant des feux qui auraient charmé un Cyclope et que n’eût pas désavoués un Démon, des chevreaux, des agneaux, des moutons, des porcs entiers viraient avec les broches, absorbant par ce qu’il leur restait de couenne ou de peau l’éclat doré des grands feux de chêne. Des maritornes obèses et de sveltes tendrons, cependant, faisaient retentir des jurons et des éclats de rire aussi savoureux que les platées de sucreries ou que les potées de légumes par elles accommodées pour couronner ou pour renforcer le rôti. Le jour de l’arrivée, il y avait aussi frairie pour les gens du lieu. On tuait un bœuf et il y passait; et il y passait également autant de barriques qu’on jugeait utile ou décent d’en tirer des caves; pour nous, que notre repas fût paré dans la salle à manger ou sur la terrasse, c’était tout auprès de la table qu’on dressait les barriques; et les valets y remplissaient à même, devant nous, de lourdes _dournes_[1] de grès brun. [1] Cruches à deux anses. Manger et boire, voilà qui a son prix. Dormir mêmement. Le gîte était, en somme, au choix d’un chacun. Par respectabilité ou ruse, on s’installait dans les chambres tant qu’il y avait de la place, et, dès que la place faisait défaut, que les billards eux-mêmes servaient de reposoirs aux «morts-de-froid» et aux raffinés, les jeunes hommes étaient sommés de s’aller nicher dans la paille des granges. Il n’y avait, du reste, aucune raison de ne pas se trouver aussi bien là que partout ailleurs. Dès l’avant-aurore, les piqueurs soufflant dans leurs cors et les chiens gueulant de joie marquaient l’heure du réveil. Et, bientôt, c’était, sur la terrasse, un va-et-vient frénétique, un entrecroisement d’interpellations joviales et vantardes, un crépitement sonore de jurements, un feu d’artifice de quolibets et de facéties, tandis que les chasseurs se rencontraient, entre les seaux d’eau pure où il fait bon se tremper la tête, et la table chargée de victuailles et de cruches où il n’est pas moins délectable de manger un morceau et de boire un coup. Après quoi, les chasseurs se dirigeaient vers la forêt, en chantant à tue-tête. Mais chacun était libre. Qui préférait dormir, il dormait, dans son gîte ou à l’ombre d’un arbre. Il était assez de mode, chez les chasseurs de vingt ans, de seller un cheval, non pas pour suivre la chasse, mais pour s’adonner, non sans succès en général, à d’autres chasses où la poudre ne parlait pas: j’avais oublié de vous dire que, pour l’éclat et le charme, la beauté des paysannes quercinoles rendrait souvent des points aux attraits un peu analogues des demoiselles qui font aimer à certains touristes l’Andalousie. Une vie délicieuse, au sens le plus terre à terre comme le plus sensible pour moi d’une telle épithète. La plupart d’entre nous avaient bien raison, rentrés dans leurs châteaux endormis ou leurs hôtels aux relents de tombes, de passer leur temps à s’en souvenir ou à en attendre le retour. Ils n’avaient guère fait que cela, d’ailleurs, depuis leur enfance. Car ceux des chasseurs à qui des garçons naissaient les affiliaient à la confrérie dès qu’ils avaient l’âge de pisser tout seuls, ou, pour parler plus généralement, de se tirer d’affaire sans causer d’embarras à leur papa. Usage antique, qui commença de perdre un peu de sa force dès ma propre enfance, mais qui, au temps dont je vous parle, n’en passait pas moins pour excellent et même indispensable, dans une caste où tout individu du sexe mâle participerait fatalement, sauf le cas de dérogation, aux chasses des messieurs d’Escorral. Dans le temps que j’étais le plus terrible parmi de terribles petits bougres de sept à quatorze ans, c’était mémé Zanoun, l’intendante, qui prenait plus particulièrement soin de nous. Sous sa surveillance ou avec sa complicité, nous organisions des parties formidables; lorsque nous ne disparaissions pas durant des heures après nous être esquivés dans la direction de l’étang, lorsque nous ne buvions pas devant elle en ayant chaud, lorsque nous n’enfermions pas les chats dans les garde-manger et que nous n’utilisions pas les poêlons pour les attacher à la queue des chiens, ce que nous faisions lui paraissait le comble du mérite; en tout cas, nous pouvions marauder dans le verger, chiper des pots de confiture, démolir des meubles ou des carreaux, saccager des plates-bandes et autres plaisanteries de haut goût avec l’espoir de nous en tirer à bon compte. Mais, dans ce domaine de la Peur, les héritiers enfantins de ceux qui avaient été jadis les victimes et les maîtres de la Peur se sentaient, dès le soir tombant, tout à coup raisonnables et sages. C’étaient justement les plus brutaux, les plus sauvages d’entre nous que l’ombre semblait intimider. Alors, la bande puérile se ralliait, très calme, auprès des feux et des lumières, pour jouer à _man burlènto_, à _ped-perinquet_, ou même à _Je viens de la cour du Roi_... L’automne se montrait-il précoce? Alors, nous demeurions dans la cuisine, où nos repas nous étaient servis; nous y demeurions comme en un refuge tout prêt, confortable, salubre et qu’illustraient des joies traditionnelles. Nous bavardions avec la valetaille; nous l’écoutions aussi, sans en avoir l’air, raconter sur nos ascendants immédiats des histoires moqueuses qui n’étaient point trop déplacées dans un remugle d’eau de vaisselle et de chairs féminines malpropres. Souillons et butors, punaises de chambre et palefreniers, rinceuses de pots et râcleurs de crasse, tout ce monde lançait sur les maîtres, leurs parents et leurs amis, à gueule-que-veux-tu, des appréciations dont je n’éprouvais pas, dès dix ans, l’exactitude cynique et sordide, sans une obscure envie d’ordonner des supplices pour les serfs impudents et de châtier également ceux qui méritaient qu’on les traitât de la sorte. * * * * * Mais le brouhaha cessait tôt. Alors, mémé Zanoun, dans l’immense salle nettoyée et débarrassée, prenait sa place près de l’âtre. Elle nous racontait, non sans se faire coquettement prier, d’épouvantables histoires qui s’étaient passées dans sa jeunesse, ou qui se passaient couramment encore, à l’entendre, autour de Castelcourrilh. Dans ces histoires, il était presque toujours question du Trou du Diable,--une _igue_, comme on dit, ou un _cloup_, si vous préférez,--qui s’ouvrait en plein champ, à moins de deux lieues du château; les diables, les hommes cornus, les mandagots et les bécuts logeaient ensemble dans ses profondeurs et en sortaient nuitamment pour se livrer à des méfaits ou à des facéties d’un goût contestable sur ceux des humains que le sort contraignait à être leurs voisins les plus proches... Sainte Vierge! En se couchant sur le sol et en y collant l’oreille, on entendait bouillir, même à plus de cent mètres du Trou du Diable, les chaudières de l’Enfer. Mémé Zanoun savait même, là-dessus, une chanson qui terrorisait les plus braves... Mais elle en connaissait bien d’autres plus riantes, celle-ci, par exemple, dont je me rappelle le commencement et que je traduis comme je peux: C’est au bois de Misé Zeu Que j’ai fait cueillette Quand j’étais fillette; --C’est au bois de Misé Zeu, Chassant un papillon bleu En tout semblable à mon vœu...-- Clair Avril, vingt ans d’âge, Blanc fichu, noirs sabots... Mes yeux étaient les plus beaux De tout le village O châtaigne du bon Dieu, Pète, pète, pète au feu Nous te mangerons sous peu, Châtaigne! Châtaigne! et d’autres pareilles, ou plus belles encore, qui ne nous inspiraient que l’envie de danser en rond... _Châtaigne! Châtaigne!..._ A chaque refrain la bande faisait cul-bas, _quioul-terrous_, afin qu’on ne confonde pas cette formalité avec une île... Septembre finissant inaugure le temps des gourmandises aux veillées, des menus riens qu’on grignotte ou dont on se bourre, selon son tempérament, au coin du feu que la mémé ne pense pas encore à faire charger, tout en évitant déjà d’ordonner qu’on l’éteigne. Ainsi, pour que notre bonheur fût complet, après avoir chanté et dansé, nous nous régalions de marrons,--châtaigne! châtaigne!...--de nèfles, de confiture de gratte-culs, de miel sauvage, de rimottes, et, quand nous n’avions plus faim, décidément, il restait encore dans l’estomac du plus petit de nous tous assez de place pour une bonne vingtaine de _rizouletz_, j’entends par là ces grains de maïs qu’on fait éclater sur des pelles rougies au feu et qui ont goût, pour peu qu’on les sache mâcher, d’avelines confites dans la cassonnade. La meilleure entente régnait entre nous, à ceci près qu’on se battait parfois à qui tirerait le plus souvent les cheveux de Noëlia, un laideron de dix ans, orpheline, petite-fille de Zanoun et sœur de lait d’Ève,--et aussi pour décider celui d’entre nous qui serait ce soir-là bordé dans son lit par la jolie servante Nane. Vers douze ans, nous commencions à suivre les chasses; vers quatorze ans, on nous invitait à faire l’apprentissage du tir sur le menu gibier; de cette façon, nous nous préparions, par un jeu qui nous comblait d’orgueil, à ne point risquer de manquer ultérieurement des animaux moins inoffensifs; car il est toujours regrettable de faire connaissance avec les défenses d’un quartanier non miré; Adonis y dut sa réputation; mais, si c’est moins dangereux qu’aux temps mythologiques, c’est, en revanche, rudement plus vexant et moins fertile en conséquences heureuses. Le menu gibier! C’était, en somme, l’A. B. C. de notre catéchisme particulier. Nos pères nous disaient qu’il fallait commencer par là, parce qu’un chasseur digne de ce nom ne doit rien ignorer de son métier, et qu’il existe, en ce qui concerne les bêtes les plus infimes de la création, des lois de chasse éternelles et d’imprescriptibles principes. J’ai écrit le mot catéchisme, et je ne le regrette pas, car les discours qu’on nous faisait à ce sujet, quand on remarquait notre présence, nous faisaient parfois bâiller sans doute, mais n’en remplissaient pas moins nos cœurs d’émerveillement et de respect. Ainsi, nous finissions par savoir qu’il fallait viser les alouettes au bec et non ailleurs quand elles faisaient Saint-Esprit au-dessus du miroir, que la bécassine se tire «en fauchant», que, par les matins de grésil, une légère buée au-dessus d’un buisson bas signifie un lièvre au gîte... J’en passe!... Ce n’était là, d’ailleurs, qu’enseignance scolastique; qui n’avait pas, la quinzième année passée, abattu pour le moins son ragot, il risquait d’être à jamais tenu dans notre milieu pour un sang-glacé, un vaut-peu et un pedzouille. C’était comme tel, du reste, que les plus indulgents m’avaient considéré, depuis environ quinze ans que ma naissance me donnait le privilège de participer aux chasses des messieurs d’Escorral. Dès le soir de mon arrivée, je ne le dissimulai pas à Ève. Elle eut un bel éclat de rire, qui ne dura pas quinze secondes, mais qui me dédommagea amplement de quinze années d’humiliation d’ailleurs subies--quand il y eut lieu--sans en souffrir outre mesure. VII Remembro te so que t’ai dich deja: Siave es aima, melhour poutouneja; Mais que poutoun que t’agrade capinho! Balho mais sanc vin que razin de vinho; Trato ta vido a cops durs, coumo fai En camps peirous lou vailet de l’arai. Rappelle-toi ce que je t’ai dit déjà:--L’amour est suave, meilleur est le baiser;--plus que le baiser puisse te plaire la caresse!--Le vin enrichit plus le sang que le raisin sur pied;--sache traiter la vie à coups durs, comme fait,--si le sol est pierreux, le serviteur de la charrue. --Je ne suis jamais encore venue ici avec vous autres, me dit Ève. Mais je parierais en connaître les bons coins mieux que toi. Suis-moi, mon seigneur! Je vais t’initier aux détours de ton futur domaine. C’était quelques minutes après notre arrivée, au plus brûlant de l’après-midi. Une grande lassitude souriante me meurtrissait et me ravissait tout ensemble. Ma fiancée, elle, était fraîche, pure et nette: une salamandre au sortir d’une demeure ignée. Les chasseurs s’ébattaient sur la terrasse, ou changeaient de linge plus loin, derrière les paravents précaires des bosquets, en s’envoyant et se renvoyant des propos joyeux et des quolibets de haute liesse. Ève et moi, nous nous contentâmes d’échanger avec ferveur des caresses rapides et des sourires, tandis que nous nous échappions loin de tout cela, le long du maître-corridor du castel. Au «bout du Sud», les pièces abandonnées et délabrées commençaient; une émouvante odeur de moisissure séculaire rôdait sous les plafonds, et il nous semblait, tandis que nous poursuivions notre marche, qu’elle s’accrochait à nos pas, s’agglomérant d’instant en instant, comme les poussières des routes aux fagots qu’on laisse traîner, freins de fortune, derrière les véhicules rustiques, aux descentes des côtes rudes et non prévues. Ève poussa une porte: --C’était la chapelle. Il n’y avait là que du foin entassé, qui masquait l’autel vermoulu, du très vieux foin oublié là, et qui n’embaumait plus. --Il y a aussi, continuait Ève, une Vierge qu’un berger trouva jadis et apporta à mon grand-père. Toute petite, quand la chapelle était encore consacrée, ma mère me voua pour vingt ans au bleu et au blanc devant elle... Puis notre chapelain partit un soir avec la fille du garde... Je sais où est la statue, c’est moi qui l’ai cachée: regarde... Elle souleva une trappe aménagée dans le parquet et l’image apparut: elle était de bronze vert, petite et assez malmenée par les âges; sur le socle ébréché, fendillé, on pouvait distinguer encore des caractères grecs, et notamment le commencement du nom de la chasseresse irréprochable: ΑΡΤΕΜ... ΙΕΡ... --Racontons-lui, à elle aussi, que nous nous aimons, dis-je par jeu à Ève... J’avais pris l’image dans mes mains et je l’élevais contre le jour pauvre qui tombait des vitraux encrassés. Je ne pus m’empêcher de remarquer à haute voix: «De profil, Ève, elle te ressemble...» C’était vrai. Je replaçai alors l’image dans sa cachette avec une émotion véritablement religieuse. Nous nous taisions à présent, en face l’un de l’autre, les mains unies, en souriant ineffablement ou niaisement, envahis tous les deux d’un désir de possession et de volupté qui ne nous apparaissait peut-être pas très clairement encore, mais qui séchait nos gorges et qui faisait nos regards se fuir. J’attirai la vierge contre moi, dans le foin sans odeur où sa tête se renversa comme ferait sur sa tige une fleur maladroitement cueillie et meurtrie au ras du calice. Au pied de l’autel désaffecté, le grand Maître païen préludait-il pour elle et pour moi sur ses véhémentes et silencieuses orgues? Les pointes des seins virginaux, musclés, libres, appelaient des caresses à travers la blouse comme immatérielle de linon, et mes mains se désunissaient déjà de celles d’Ève pour chercher sur elle leur plaisir ailleurs. Ce fut alors qu’un rire étrange retentit, à la hauteur d’un des vitraux, derrière nous,--un rire à la fois insolent et haineux, charmant pourtant, et clair, et qui me fit penser au bruit d’une belle coupe de cristal brutalement brisée. Nous sursautâmes. Le rire s’éloigna, non sans retentir une ou deux fois encore dans l’ombre d’un bosquet voisin. Je haussai les épaules: --Une plaisanterie idiote... un farceur qui nous aura guettés, déclarai-je... Si cela lui semble spirituel! D’ailleurs, je n’étais pas très convaincu de ce que j’avançais de la sorte. Nous sortîmes de la chapelle, un peu gênés, un peu effrayés même, à vrai dire. * * * * * J’ai dit que le jour de l’arrivée, il y avait également frairie pour les gens du lieu, qu’on tuait un bœuf et qu’il y passait. Au moment où l’égorgeur habituel des animaux comestibles,--un vague parent de mémé Zanoun,--vint prendre les ordres du marquis Sulpice, celui-ci réfléchit, opération qui consistait pour lui à se gratter le front d’une main et le menton de l’autre, puis ordonna: --Hé! mon gaillard, va chercher l’animal. Je veux tâter ses flancs pour voir s’il est gras. Il avait une idée à lui, un projet amoureusement caressé, sans doute, durant les affres du voyage en carriole. Il nous regardait d’un air qui voulait en dire plus long, la bouche contournée par d’astucieux sourires, l’œil pétillant. Toute sa personne avait l’air de nous signifier: vous allez voir ce que vous allez voir!... Aussi fut-ce avec beaucoup d’intérêt que nous fîmes cercle autour de lui, tandis qu’il ôtait sa casquette, sa veste de velours brunâtre et côtelé, et qu’il retroussait méticuleusement les manches de sa chemise sur ses biceps d’athlète, où le soleil couchant semblait faire flamber les poils blonds. Lorsque l’égorgeur eut amené la bête en face de lui, il la considéra avec une admiration qu’elle méritait, la flatta de sa large main promenée sur ses naseaux; puis, il se mit en solide posture sur ses jambes, tapa le sol du pied comme pour y incruster ses talons et y prendre racine, et... vlan! son poing s’abattit sur le front du bœuf, par trois fois... Et, à la troisième fois que le poing s’abattit sur le front du bœuf, celui-ci s’affaissa sur les genoux, avec un long renâclement, les yeux exorbités et vagues. Alors, le marquis Sulpice dégaîna son couteau de chasse et, tombant à genoux lui aussi, perça la gorge râlante de la victime. Nous l’entendions pousser de grands éclats de rire; nous ne parlions pas, nous respirions avec une sorte de discrétion, comme s’il n’y avait eu de place que pour ses rires à lui, dans l’étroitesse de notre cercle. Quand il se redressa, ravi de sa prouesse, il était superbe, il ruisselait de soleil et de sang. Était-ce parce que ce sang avait rejailli sur certains d’entre nous? Une sorte de fureur joyeuse et goguenarde exalta aussitôt les plus pusillanimes, les plus gâteux, les plus indifférents, et il me sembla durant quelques instants, à moi-même, qu’un voile très rouge tombait entre mes yeux et le soir. J’aimai, j’aimerai toujours cette exaltation mystique et féroce qui me transporta dans cette minute-là au sommet de mon désir d’Ève et de mon amour pour elle, pour elle qui était près de moi et qui contemplait la mort, reniflait son odeur, les prunelles chavirées d’extase et les narines voluptueusement pincées. --Ça, c’est tuer, dit enfin quelqu’un. Le mot bref et magique «tuer» eut alors un extraordinaire écho dans ce qui nous servait d’âmes. La figure poupine du jeune Gonteyrac présenta même quelque noblesse tandis qu’il hurlait, très ivre, en brandissant un épieu qui s’était trouvé à portée de sa main: «C’est avec ça que j’attendrai le premier solitaire... Avec ça que je veux le tuer... le tuer...» Déjà, les tout petits, paysans ou messieurs, participant à notre délire, s’étaient mis à jouer à la guerre et barbouillaient scrupuleusement avec le sang du bœuf les faces de ceux d’entre eux que leur peu de prestige destinait à figurer les morts. Le dîner fut servi sur la terrasse; ce soir-là, les domestiques eurent assez d’ouvrage à remplir les grandes _dournes_ de grès aussitôt vidées. La nuit vint tandis que le bœuf achevait de rôtir; on alluma tout autour de la table de grandes torches de résine dans la lueur desquelles vinrent rôder, avec les chauves-souris au vol titubant, les grands papillons nocturnes dont le vol semble s’appuyer sur du velours et du silence. Et, soudain, la lune, la pleine lune immense et solennelle, se fit une place digne d’elle dans le ciel, dispersant d’un coup les nuages voisins comme des troupeaux de monstres domptés et traitant les étoiles en serves. Ce fut alors un magnifique spectacle. Au nord, la forêt déroulait ses houles feuillues, à qui le double baiser de l’automne et de la lune donnait par moment une rousseur non plus dorée, mais phosphorescente. Partout ailleurs, il n’y avait que le moutonnement chaotique du désert couleur de craie ou d’ocre. La Lune brillait tellement là-dessus qu’un de ses paysages, tels que nous sommes en droit de les imaginer, y semblait par elle prêté aux Terrestres. Les rares arbres qui avaient pu grandir tant soit peu sur le sol déshérité de ces causses étaient, dans tant de blancheur froide et crue, comme des griffonnages perpétrés par un dément ou imaginés en rêve; leurs ombres s’allongeaient étrangement à leurs bases, comme une légende au-dessous d’un dessin obscur. On voyait, proches ou lointaines, scintiller les vitres de quatre chaumines. L’aspect de ces coteaux ruisselants de clarté, de ces combes remplies jusqu’aux bords de ténèbres nous transportait loin de la vie ou semblait nous obliger à user de nouveaux sens, ignorés des humains ou délaissés par eux. La blancheur du désert réverbérait dans tous les sens les rayons de l’astre, à tel point qu’on percevait presque tangiblement, dans l’infini nocturne du ciel, le va-et-vient tumultueux de la lumière. Soudain des coqs (leur devoir est de saluer l’aube) n’y comprirent plus rien et claironnèrent à tout hasard sur les perchoirs des lointaines et dormantes métairies. Mais ce fut un bien plus beau vacarme quand un des chiens, au chenil, s’étant éveillé, eut remarqué le ciel par la lucarne et se fut mis à hurler à la lune. Ils étaient là une trentaine de molosses cévenols, au front large vallonné d’une dépression qui joignait la nuque aux narines, aux crocs formidables sous les rouges babines, aux pattes d’acier. Leur race se perpétuait, religieusement entretenue et surveillée, dans la maison d’Escorral. Scaliger a fait déjà mention d’eux dans ses lettres familières. A présent, les petits, en venant au monde, y apportaient, dans leurs têtes mafflues et rudes, tous les bons principes et les recettes de chasse que leurs aïeux avaient jadis acquis en peinant, sous le fouet d’instructeurs émérites. On leur conservait les noms éclatants que, jadis, les bergers sauvages des Causses avaient coutume de donner aux gardiens de leurs troupeaux: Yol, Lugret, Singlar, Flamb, Loupas, Autanas, Parpelho; et leurs derniers descendants les portent peut-être encore, tandis que les paysans du pays, depuis que le suffrage universel a décidément répandu autour d’eux ses lumières, appellent en général leurs chiens Ravachol, Caserio, Youpin, Chauchard et même Azor, ce qui est évidemment bien plus spirituel ou distingué. * * * * * Un chien hurla donc, et les autres s’éveillèrent à leur tour, reniflèrent, observèrent; et, quand ils eurent vu les violents rayons de lune entrer comme pour les fouailler par les lucarnes du chenil, ils se dirent très raisonnablement que, pour un coup, le camarade n’avait pas rêvé,--ce qui arrive aux chiens encore plus souvent qu’aux hommes,--et qu’il y avait réellement lieu de s’émouvoir. Ce fut une belle musique, et telle qu’elle coupa court, autour de notre table, aux rires, aux conversations et aux chansons. Un valet fut prié d’aller mettre ordre, avec l’aide de quelques coups de fouet, à ce tumulte, mais les coups de fouet, loin de l’apaiser, parurent lui donner un regain de sonorité; puis nous vîmes revenir le valet, ruisselant de sueur et très pâle. Il déclara: --J’ai foutu le camp. Ils m’auraient bouffé tout cru. Un rire résonna dans le silence qui suivit cet aveu pitoyable, au bas de la terrasse, dans l’ombre. Nous nous regardâmes, Ève et moi, à travers la table par la largeur de laquelle nous étions séparés. Nous avions déjà entendu ce rire là, bizarre et clair, tinter au-dessus de nous, quand nous étions tout près de nous aimer mieux qu’en paroles, dans l’ancienne chapelle. Quelques-uns d’entre nous sursautèrent; le valet manqua de s’évanouir et le marquis Sulpice fut obligé de le soutenir paternellement: --Vous comprenez?... bégaya le pauvre diable... Ce soir, rien à faire! _La Louperoune!_ Les plus jeunes essayèrent de rire à leur tour, pour se moquer, mais leur rire sonna très faux. La Louperoune, c’est, en Haut-Quercy, une sorte de loup-garou femelle, atroce, féroce, impitoyable, qui peut en outre revêtir les formes les plus gracieuses et les plus séduisantes pour la meilleure réalisation de ses sombres desseins. --Va te coucher, dit au valet M. d’Escorral en haussant les épaules. --Non... Apporte-moi plutôt quatre ou cinq vieux sacs, ordonna à son tour M. de Fontès-Houeilhacq... Et, se tournant vers le marquis qui parlait déjà d’égorger cinq ou six chiens et de les pendre dans le chenil, pour l’exemple: --Cela ne servirait de rien, crois-moi, Sulpice. Tu pourrais les égorger tous, au risque d’ailleurs d’être auparavant étranglé par eux; ils ne te connaissent pas, ce soir, et tes ordres les laisseraient aussi indifférents que si tu les leur donnais depuis l’autre bout de la Terre. Sulpice grogna, tandis que le valet apportait les vieux sacs demandés: --Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie? --Tu vas voir, répondit M. de Fontès-Houeilhacq avec beaucoup de calme. Les aboiements et les hurlements devenaient plus furieux et plus retentissants encore. M. de Fontès-Houeilhacq et le valet se dirigèrent du côté du chenil, celui-ci suivant celui-là, l’un titubant à cause du vin, l’autre à cause de la peur. Peu après, les chiens se turent. Ce fut pour nous tous, je dois le dire, non seulement un soulagement véritable, mais une sorte de libération, la fin d’une hantise ou d’un songe trouble... --Allons nous coucher, fit Sulpice d’Escorral un peu vexé... Il sera si fier de lui, à son retour, que nous en aurions pour deux heures au moins à l’entendre radoter et débiter des sornettes. Ève s’était éclipsée déjà. M. de Fontès-Houeilhacq revint seul et dit simplement: --Voilà. Ils ne risqueront plus d’entendre cette nuit la voix de la Lune. Là-dessus, messieurs... Il nous tira sa révérence. --Ça vaut mieux comme ça, goguenarda le marquis d’Escorral quand il eut disparu... Pour une fois qu’il est dans son bon sens, je m’en voudrais de ne pas suivre son exemple... Un quart d’heure plus tard j’étais seul sur la terrasse, mes égaux, avec une discrétion presque insolente, ayant pris l’habitude de ne se plus occuper de moi. * * * * * Je n’avais pas sommeil. J’errai au hasard dans le parc où, soudain, j’eus l’impression d’être épié par une invisible et sournoise présence. Cela ne me troubla pas, du reste, outre mesure, et je n’en accusai que mes nerfs. Je les sentais vibrer et grincer en moi, toutes les fois que se dessinait devant mes yeux clos l’image d’Ève, avec une intensité inquiétante, qui décuplait celle des images et des sentiments épars en moi, comme pour d’autres fait l’ivresse. A mon excuse, un grand conseil de volupté s’exhalait de cette terre aride et surchauffée, de ce parc où la vie menue des gazons, menacée par le soleil du jour, exhalait, de rage, tous ses parfums d’un coup dans l’ombre. Je passai près du chenil maintenant silencieux et dont M. de Fontès-Houeilhacq avait calfeutré les lucarnes... La présence me sembla de nouveau se manifester dans l’ombre. Du gravier cria sous des pieds menus, hors de mon regard, de l’autre côté du chenil. Les chiens grondèrent, mais non plus, cette fois, en l’honneur de la lune... En mon honneur, alors? Je ne le crus pas. Rentré au château, je passai devant la chambre d’Ève très vite. Mon gîte à moi était à quelque vingt mètres de là, dans un réduit démeublé que Mémé Zanoun, qui me gâtait, me réservait chaque an; la bonne vieille y avait préparé sur le parquet une belle couchette dont un matelas, des draps embaumés et rudes, et des peaux de biques «pour en cas», faisaient les frais. La lune m’agaçait comme les chiens et j’eus pour moi-même une sollicitude analogue à celle que M. de Fontès-Houeilhacq leur avait témoignée: je bourrai d’une peau de bique ma lucarne, et ce fut la nuit noire, où le bruit du travail perpétré par les tarets dans les vieilles boiseries exaspéra soudain mes oreilles comme les rayons de lune avaient fait pour mes yeux... J’étais très las; pourtant, je souhaitais des choses impossibles et même redoutables... Des rêves commençaient à danser autour de moi alors que le sommeil continuait à se faire prier de venir... Soudain, la porte grinça, si discrètement que je crus tout simplement, dans la seconde, au remue-ménage d’un taret plus affairé que les autres. --Chut! fit une voix, tandis que je sentais se glisser près de moi, sous les draps embaumés et rudes, une tendre chair féminine, une tiédeur, un parfum qui, comme celui des draps, faisait penser à de l’herbe au soleil, à des mousses dans des grottes... Un baiser sauvage,--pour plus de prudence, pensai-je...--ferma mes lèvres. A quoi bon, du reste, parler? Je n’en avais point envie le moins du monde... J’étais bien sûr de rêver... Quand je m’éveillai, au matin, très tard, les aboiements des chiens et les coups de feu retentissaient, au loin, dans la forêt... Je me soulevai paresseusement, débouchai la lucarne; un flot de soleil vint frapper sur mon coussin une mèche de cheveux à dessein déposée là: des cheveux inconnus, d’un blond singulier, miraculeux; quand je les eus soulevés pour les faire miroiter en face du soleil, ce fut comme si le rêve de la nuit s’était poursuivi, car je ne les apercevais plus, leur couleur et leur transparence s’étant confondues absolument avec la lumière. VIII S’als arroumecs te vezes agrifat, Crido lou satge, auzis taben lou fat, Sens aublida, siogues-tu jouve ou d’atge, Que val lou fat, de cops, tant que lou satge. Si tu t’es laissé prendre dans les ronces,--appelle le sage à ton secours, écoute aussi le fou,--sans oublier, que tu sois jeune ou vieux,--que le fou vaut, parfois, autant que le sage. M. de Fontès-Houeilhacq en était bien à sa soixantième chasse, ce qui lui assignait un âge respectable, si tendre eût été celui où il était venu pour la première fois à Castelcourrilh. Mon père l’adorait, et c’est pour cela qu’il tentait de lui chercher querelle après boire, ainsi que je crois l’avoir mentionné ici au moins une fois... Oui, «Au Poisson frais», la veille de notre départ, vous savez?... Mais la perspective d’un cliquetis d’espadons et de la belle couleur du sang sur l’herbe verte ne donnait évidemment à Alidor-César de Fontès-Houeilhacq d’autre envie que celle de sourire ou d’aller se coucher. Il avait sa chambre chez nous, où il vivait plus souvent qu’en son manoir délabré d’Houeilhacq, et où il nous était d’une réelle utilité, à ma mère et à moi, quand mon père rentrait dans un de ces états que notre majordome Félicien qualifiait d’impossibles. Il ne détestait pas, lui non plus, le vin, mais le supportait dignement, en homme du monde et en membre influent de l’Académie des Sciences, Lettres, Arts et Agriculture d’Agen. C’était également un passionné chasseur, et le premier levé de toute la bande, quand nous étions à Castelcourrilh... Par exemple, comme il était outrageusement myope, on se relayait en forêt pour appuyer son tir, ce qui lui était bien dû, car, depuis beau temps déjà, on prenait bien soin de ne laisser dans sa cartouchière que des cartouches bourrées à blanc: on conciliait de la sorte le respect dû à son amour de la chasse et la crainte que cette passion ne le fît tuer, par erreur, quelqu’un de nous. J’ajoute que, lorsqu’une bête tombait à proximité de son poste, il ne manquait jamais d’affirmer que son coup de fusil avait été le bon, et personne ne se fût avisé de le contredire, eu égard à sa science, à son grand âge et aux bons éclats de rire que cela nous permettait de faire dès qu’il parlait d’autre chose ou qu’il tournait le dos. Depuis une dizaine d’années, il avait renoncé néanmoins aux chasses d’ailleurs assez peu suivies de l’après-midi; il passait les heures chaudes dans le château même, en compagnie du baron Gaston de Quintecrabe de Gorp, un ancien officier de marine qui devait avoir à peu près son âge et qui avait rapporté de ses excursions à travers la Terre deux trésors qui lui suffisaient: le goût de philosopher éloquemment après un bon repas, et celui de se taire après avoir aspiré, à même le bambou sauveur, un Bénarès de qualité rare. Les deux gentilshommes partageaient à Castelcourrilh une chambre vraiment digne de leur qualité et de leur goût. Je ne sais quel aïeul romantique et romanesque d’Ève l’avait ornée, une cinquantaine d’années plus tôt, d’une camelote d’Extrême-Orient qui amusait mes yeux par moments et me faisait grincer des dents à d’autres. Un seul lit. Mais M. de Quintecrabe avait des nattes qu’il adjoignait à son bagage et sur lesquelles il couchait lors de ses séjours à Castelcourrilh, près de ses boîtes de Bénarès, à portée de tout son attirail, de ses pipes et d’une petite lampe de bronze que lui avait vendue pour une piastre, après l’avoir apparemment volée dans quelque temple hindou, un musulman de Lahore. M. de Fontès-Houeilhacq ne détestait pas de fumer lui-même, et moi, quand j’allais frapper à leur porte, je ne pouvais, par déférence, refuser de partager ce plaisir. Je supportais la drogue avec un sang-froid qui remplissait mes hôtes d’envie; je lisais dans leurs yeux cette envie vaguement admirative presque aussi bien que si elle eût été exprimée en gros caractères dans un livre ouvert; cela me flattait doucement et me révélait curieusement à moi-même. Vers la sixième pipe, quand les meubles semblaient flotter et se balancer au-dessus du parquet comme du liège sur de l’eau, je regardais en moi pour me mieux connaître, aussi passionnément qu’eût fait une coquette dans sa glace; et je me plaisais énormément. Je me souriais, les yeux grands ouverts, infiniment lucide, et me découvrais tel que j’aurais voulu être. Peu après, mon image était près de moi comme celle d’un frère jumeau favorisé, et je pouvais me contempler en dehors de moi-même; alors toutes sortes de sentiments et de passions que la vie était impuissante à me révéler ou dont elle semblait vouloir me frustrer frauduleusement, toutes sortes de trésors intérieurs qu’un confesseur stupide ou un sage de peu eût maudits et stigmatisés, prenaient des airs de bijoux, de couronnes, de colliers et de bagues qui transformaient en un objet de piété personnelle mon image reflétée au miroir irréel. Les péchés capitaux étaient des pierres sans prix, étincelantes, entourées de leurs propres feux comme d’une auréole où je voyais leurs noms modestement inscrits en lettres d’ombre. Avec une sérénité inégalable, j’envisageais de préférence toutes les férocités, toutes les luxures, toutes les ambitions et toutes les concupiscences qui auraient pu non pas sommeiller en moi, mais s’épanouir dans ma sphère, si le temps de la récréation de la vie avait été laissé à mon choix par le Maître des Destins. Quand je fus les rejoindre, cet après-midi-là où rien de mieux ne me tentait, pas même Ève, les deux amis se chamaillaient, ainsi qu’il leur arrivait souvent. Un menu fait pouvait devenir entre eux sujet de querelles, de même que les rares arbrisseaux du désert des Causses ont leur importance dans le paysage, même éloignés, quand le soleil ou la lune s’occupe d’eux. M. de Quintecrabe de Gorp avait apparemment raconté quelques histoires de fakirs ou de derviches, comme il lui arrivait souvent. L’autre affirmait qu’il n’était point besoin de s’expatrier pour se trouver nez à nez avec le mystère. Il me prit à témoin, dès que j’eus refermé la porte: --Bonjour, petit vicomte! Assieds-toi... Voyons... parle franchement, pas plus tard qu’hier, toi... toi qui es pourtant jeune et solide, ne t’es-tu pas senti froid dans le dos quand tu as entendu les chiens hurler sans raison, ou du moins pour les seuls beaux yeux de la lune... Non, non, pas la peine de faire la moue... J’ai bien vu où nous en étions tous pendant que les sacrées bêtes donnaient de la voix comme si elles avaient été excitées par on ne sait qui ou quoi sur la piste d’une bête légendaire. Nous avions rapproché du fourneau la boulette grésillante. Prêter l’oreille n’allait pas tarder à nous coûter peu. Je laisserai de même, ici, M. de Fontès-Houeilhacq parler aussi longtemps qu’il jugea bon, voici quelque quarante ans, de le faire... --J’étais tout jeune, poursuivait M. de Fontès-Houeilhacq... Ton âge, Michel, un peu moins même, peut-être. Et, à cette époque, j’étais, moi qui vous parle, aussi bon cavalier que bon tireur. Aujourd’hui encore, je ne manque pas souvent ma bête... hé! hé!... pas souvent... --C’est une justice à vous rendre, prononça suavement M. de Quintecrabe. --... mais je ne monte plus guère, comme si le moindre galop risquait de briser mes pauvres vieux os secs. Ah! il fallait me voir, dans le temps. Que n’étiez-vous là, M. de Quintecrabe! Mais ton père à toi, Michel, bien qu’il soit mon cadet, peut t’en dire quelque chose!... Mon bonheur, durant les chasses, c’était, à cette heure-ci, de seller un des beaux chevaux qui peuplaient alors les écuries et de galoper des heures, dans l’éblouissement du désert, sous le soleil impitoyable. «Mon favori était un grand étalon nankin, nommé Rayon-d’or, à qui la moindre piqûre d’éperon donnait la fringale de l’espace. Vêtu d’un justaucorps de bure jaunâtre, cramponné à ma monture couleur de feu, je me plaisais à penser que les enfants et les vieilles qui nous voyaient bondir, la bête et moi, ne faisant qu’un, dans un poudroiement de clarté, nous prenaient à coup sûr pour quelque monstre des anciens âges... «Cette nuit-là...--écoutez! écoutez bien!...--j’étais allé me coucher dans la grange. Une nuit toute pareille à celle d’hier, mes amis. J’étais très las, j’avais sommeil, Mais, par la lucarne, les rayons de la lune tombaient sur moi, lancinants, aigus et presque douloureux... oui, comme s’ils avaient été tangibles! De plus, j’écoutais les menus crépitements de la paille que travaillait la chaleur, et, dans ma fièvre, dans mon insomnie, ils prenaient une importance extraordinaire, ridicule. Tout à coup... --Tout à coup, dis-je, comme si je m’étais raconté quelque souvenir à moi-même, tout à coup la porte s’est ouverte, bien doucement... --Qu’est-ce que tu chantes? Rien de cela. Exaspéré, je me levai et me disposai à sortir. Je dus même bousculer le grand-père de ce pauvre nigaud de Combrazot qui se dressa sur son séant et m’ordonna sans courtoisie de laisser mes compagnons dormir en paix... Je lui répondis que c’était justement dans cette intention que j’allais de ce pas seller Rayon-d’or et faire une petite promenade sous la lune: «On n’a pas idée de ça... on n’a pas idée de ça...» grommelait Combrazot en se rendormant... «Je laissai Rayon-d’or trotter comme il lui plut jusqu’au bout du parc, mais là, surpris par un remue-ménage assez peu ordinaire, je l’arrêtai. Le grand-père de Sulpice ne bâtissait pas des palais pour ses chiens; ils logeaient dans un enclos de haies vives, avec des niches aux toits de chaume pour les mauvais jours. Moi, j’avais bien entendu dire, déjà, que la lune affolait parfois les chiens; mais à ce point-là, tout de même!... A l’intérieur de l’enclos, ils couraient circulairement, en hurlant avec furie comme sur une piste toute chaude. Dans la poussière, les pierres, les brins d’herbe ou de paille que soulevait leur frénétique galop, je ne distinguais même plus leurs formes, je n’avais plus devant moi qu’un vague tournoiement argenté dont la rapidité me donnait le vertige. J’essayai de me donner une explication: «Quelque gibier a dû passer par là...» Mais ceci était assez improbable et n’eût point éclairci, en tout cas, les raisons pour lesquelles les maudits animaux s’arrêtaient à certains moments, tous ensemble, se postaient sur le cul, en rangs serrés, puis soufflaient, en gémissant doucement, le cou tendu dans la direction de la lune, balançant la tête de côté et d’autre comme ils ont coutume de faire quand ils implorent aide ou conseil. «A franchement parler, j’étais... comment dire?... étonné... oui, étonné... et je suis poli vis-à-vis de moi. Rayon-d’or se mit soudain à hennir et à trembler sur ses pattes, ce qui ne fut pas pour calmer mon... étonnement. D’une voix tremblante que je ne me connaissais guère, d’une voix blanche, comme on dit par ici, j’appelai par leurs noms ces chiens, qui me connaissaient, durant une de leurs pauses: il me semblait que j’eusse été rassuré s’ils avaient daigné faire un instant attention à moi; et je balbutiais: «Hola! hé! Parperlho!... Paix là, Autanas, bon chien!» Ah! baste, ils ne détournaient pas la tête de mon côté, ils n’agissaient pas autrement que si, pour un temps, ils étaient entrés dans un monde où les voix humaines n’arrivaient plus à leurs oreilles... «Peu après, ils semblèrent délibérer--il n’y a pas d’autre mot à chercher--... oui, assis en rond autour de Majouras, leur conducteur de chasse, le plus brave et le plus adroit d’entre eux. Singulier parlement, en vérité, où tel conseiller se levait de temps en temps, pour tourner tout seul autour de l’enclos ou flairer le sol en hurlant de façon lamentable!... Quand ce manège leur parut avoir assez duré, ils tournèrent, ainsi qu’après un accord, leurs yeux vers le même point de la haie où, bientôt, un élan formidable les emporta. Les premiers allèrent donner tête-bêche dans les épines, ceux qui les suivaient roulèrent sur eux; ce fut un terrible concert de grognements et de gémissements rageurs: la haie tenait bon. Mais la meute reprit son élan, revint à l’assaut et, repoussée bon nombre de fois, recommença sans défaillance, toujours en musique... Mes pensées étaient trop pressées et tumultueuses pour que le sentiment de la durée demeurât très net en moi. J’estime cependant que les molosses ne mirent guère plus d’un quart d’heure à bousculer suffisamment la haie. Après quoi, des têtes dures et des pattes à toute épreuve eurent tôt fait de fouir un passage, et la bande quitta l’enclos. Libre, Majouras renifla le vent, rallia les siens, poussa un long «garde à vous»... Puis, sur un second coup de gueule lancé par lui, les chiens partirent en chasse. «Ma curiosité était vive, mais ma peur,--il me semble que je puis maintenant prononcer devant vous ce mot sans en concevoir de honte--ma peur ne l’était pas moins. Après un très violent débat de quelques secondes, la curiosité resta maîtresse de la place, Rayon d’or, cinglé d’un léger coup de cravache, rattrapa les chiens en quelques bonds. «A leur suite, je m’engageai quelque temps sous bois... Même en plein jour, c’est un jeu de casse-cou, vous le savez, que de laisser aller dans Bastit à sa fantaisie un cheval dans les veines duquel ronfle du sang et à qui l’on ne ménage pas la civade. Alors imaginez, s’il vous plaît, un galop en pareil lieu à la faveur de cette traîtresse de lune qui, même dans son plein, surtout dans son plein, sous prétexte de nous éclairer, se contente de faire ressortir plus implacablement les ombres! Certes, j’eus vaguement l’impression que nous pouvions, Rayon d’or s’assommer contre un tronc d’arbre, moi-même me fendre le crâne en heurtant une basse branche; mais mon trouble fut d’une autre importance lorsque je constatai que la meute quittait la forêt pour s’engager dans le désert. «J’étais alors un bien jeune chasseur; mais dans notre monde comme dans celui de Majouras, bon chasseur l’est de race. Ceci pour vous dire que dès lors je connaissais parfaitement mon affaire et que, durant la chasse de cette nuit-là, une foule de détails auxquels un profane n’aurait pas seulement pris garde m’apparaissaient à moi comme d’irritants prodiges. Enfin, quel gibier les chiens pouvaient-ils poursuivre en pareil lieu? Le lièvre?... Mais, d’abord, il y passe rarement, il aurait trop de peine à s’y gîter; puis, c’est un adversaire de piètre importance et qui n’aurait pu passionner à ce point nos molosses; et enfin ceux-ci, si experts qu’ils fussent, n’auraient pu, en terrain sec, se montrer hardis dans le change comme ils étaient... Le loup? Le sanglier?... Les loups, dès ce temps-là, ne venaient plus vers Bastit qu’aux approches des hivers rudes... Et, enfin, ce n’est pas, que je sache, hors de la forêt même, dans ces vallons ou sur ces coteaux dénudés, que jamais sangliers ou loups penseraient à s’enquérir de gagnages ou de liteaux; en fait, depuis que le monde est monde, jamais chasseur n’y rencontra pigaches ou déchaussures et n’y cria vlôo ou harlou. «Attendez. Voici qui devenait plus singulier encore. L’un ou l’autre, amis, avez-vous entendu parler dans ce pays-ci d’animaux qui s’assemblent sur les _pechs_ pour y danser en rond?... (Ce n’est pas la peine de me regarder ainsi: je n’en suis qu’à ma huitième pipe!) Eh bien, il vint un moment--... suivez-moi bien...--où nous atteignîmes un plateau à peu près circulaire, de cent mètres de diamètre environ, à la base duquel la meute, jusqu’alors compacte, se divisa en plusieurs groupes. Mais, une fois que le sommet fut atteint, les chiens s’assemblèrent de nouveau et, Majouras en tête, firent cinq ou six fois le tour de cette piste improvisée: toutes manœuvres qui me prouvèrent catégoriquement que le... gibier était venu là de points divers, qu’il y avait dansé,--et dansé en rond. «Cette idée de ronde s’imposa à mon esprit aussi nettement que si j’avais vu la ronde tournoyer sous mes yeux. Je dis: elle s’imposa. Car, s’il vous plaît, n’allez pas croire que je l’avais provoquée le moins du monde pour le seul plaisir de faire de moi un contemplateur de miracles. Je vous assure que, si j’avais été alors le maître de mon imagination, j’aurais usé d’elle pour pressentir des faits rassurants ou tout au moins intelligibles. Or, rien à tenter dans ce sens! En dépit de tous mes efforts, il n’y avait sous mon crâne que cette absurde ritournelle: le gibier est venu ici, il est venu de Bastit et d’ailleurs, il est venu nombreux et il a dansé en rond... en rond... en rond... «Le gibier! C’est ainsi, faute de mieux, que je nommais les objets imprécis de la fureur des chiens et de ma propre inquiétude; mais du diable si je me sentis une seule seconde capable de projeter en mon esprit une image, même la plus vague, avec l’aide seule de ce mot que rien n’éclairait! «La halte au sommet du tertre circulaire et plat ne fut qu’une halte au long de ma chevauchée démente et bizarre. Bientôt les chiens dévalèrent ensemble le versant nord du plateau, puis, de nouveau, coururent de compagnie, droit devant eux, dans la plaine. A peine quelques instants de répit durant lesquels les sales bêtes, toujours indifférentes aux appels que je risquais, regardaient la Lune, en hurlant avec satisfaction et servilité, comme s’ils avaient voulu lui signifier: «Cela va bien de cette façon, n’est-ce pas?... Tu n’as pas à te plaindre de nous?...» Derrière eux, Rayon-d’or, sans que j’eusse maintenant besoin de tirer sur les brides ou de les lui rendre, s’arrêtait ou repartait. Nous dévorâmes ainsi des lieues en tout sens. Dans ce déroulement de paysages monotones où il est facile de s’égarer en se promenant tranquillement en plein jour, vous pensez bien que je ne savais plus guère où j’en étais, à la suite de cette insensée galopade nocturne... Et, pour comble, il me semblait que notre train, d’instant en instant, s’accélérait. A présent, les chiens donnaient comme sur une quête toute chaude,--si chaude, si impérieusement imposée à leur nez qu’ils n’avaient plus besoin de laisser à celui-ci une seconde de réflexion. «Moi, j’eus alors une hallucination monstrueuse: penché en dehors de ma selle, je crus... oui, je crus, un instant que mon odorat humain percevait, lui aussi, au-dessus du sol un fumet récent, âcre et sauvage... «Nous continuions de bondir de plus en plus éperdument, d’éminence en ravin et de val en cime, sans arrêt à présent, dans un aveuglant tourbillon de poussière argentée... Non, jamais chiens ni cheval excités par des raisons normales, n’ayant d’autres ressources que leurs propres forces, n’auraient pu--me parut-il--soutenir une telle allure aussi longtemps, sans défaillance et presque sans fatigue! Et, tandis que je constatais cette vélocité effarante, j’en vins à me répéter: ils courent... ils courent... comme si le Diable les emportait!... Dans un âge où j’ignorais beaucoup de vérités et où j’avais la tête farcie de pas mal de fadaises, cette expression toute faite prenait pour moi, je l’avoue, une valeur désagréable, un sens par trop littéralement défini. «Brusquement, les chiens s’arrêtèrent, pour tout de bon cette fois, faisant frein de leurs pattes de devant, hurlant de désappointement, tandis que Rayon-d’or, emporté par son élan au milieu de la meute, se cabrait... Vous avez entendu parler du Trou du Diable? C’était là que nous étions arrivés. Durant quelques instants, déçu moi-même, je regardai les chiens se démener furieusement au ras du gouffre: vous avez vu certains roquets un peu bien couards, lorsqu’on lance en leur présence un morceau de bois dans la rivière, courir de côté et d’autre sur la berge, en jappant, mais bien décidés à ne pas se jeter à l’eau. Nos molosses me faisaient, au moment dont je vous parle, penser à ces roquets-là, ce qui m’eût certainement attristé pour eux si je n’avais pas eu d’autres pensées en tête. «C’était sans doute à cause de la rapidité de notre course que la Peur, jusque-là, la Peur qui était à mes trousses, m’avait frôlé, mais non pas rejoint. Quand je fus arrêté, elle prit sa revanche, et je sentis son souffle glacial tout autour de moi... Alors Rayon-d’or, qui recommençait à hennir de façon équivoque, fit de lui-même volte-face, et moi, décidé à laisser les chiens monter la garde tout seuls autour du Trou du Diable, je le lui permis volontiers, puis piquai des deux. «La nuit était déjà sur sa fin; le disque énorme de la lune, dont l’argent éblouissant devenait peu à peu jaunâtre, s’échancrait sur le coteau de Crèvecœur. Ayant eu le tort de ne point me fier tout de suite à l’instinct de mon cheval, je m’égarai. Il faisait déjà presque jour lorsque je rentrai dans Castelcourrilh; en passant près du chenil, je me rendis compte que les molosses m’avaient devancé. Ils étaient couchés,--pantelants, exténués, poussiéreux. Je descendis de cheval et leur poussai une petite visite. Ils s’éveillèrent, me reconnurent bien cette fois, et s’avancèrent à ma rencontre, la queue frétillante et basse, mâchonnant piteusement leurs babines, roulant des yeux serviles et comme larmoyants, bref, en chiens avisés qui prévoient qu’une démolition de clôture suivie de fugue peut avoir pour eux _in breve tempus_ toutes sortes de fâcheuses conséquences. «Moi, je me contentai de distribuer çà et là quelques caresses, avec une sorte de respect pour ces gens qui en savaient sans aucun doute plus long que moi sur bien des choses.» * * * * * Et M. de Fontès-Houeilhacq se leva, comme s’il n’avait eu plus rien à ajouter. Ce qui fit que M. de Quintecrabe de Gorp se crut permis de nous servir aussitôt un plat de sa manière. --Il existe, à propos de chiens poursuivant des diables, une légende analogue dans le Thibet... M. de Fontès-Houeilhacq sursauta, indigné: --Ah ça! monsieur, vous gaussez-vous? Vous ai-je parlé de diables, et quoi que ce soit, dans mon récit, vous autorise-t-il à l’assimiler à une légende? Je dis ce que j’ai vu... et je sais ce que je sais... Les voyages ne forment pas la vieillesse! --Monsieur, gronda l’infortuné marin, sans grande conviction du reste... Par chance, trois coups discrets résonnèrent à ce moment précis contre notre porte. Un valet venait nous avertir que tous ces messieurs étaient de retour et que l’heure du dîner allait sonner. --Je n’ai pas faim, déclara M. de Fontès-Houeilhacq. --Moi non plus, dit très sèchement M. de Quintecrabe, --Il suffira que tu m’apportes un poulet, d’ici une heure environ... avec une dourne de vin blanc, ordonna M. de Fontès-Houeilhacq après réflexion. --Et à moi... oh! en cas... quelques tranches de bœuf, avec une cruche de rouge, ajouta l’ancien officier de marine. Le valet s’inclina et sortit. Je pris congé immédiatement de mes hôtes. Je les vis du reste, un peu plus tard, arriver en même temps sur la terrasse, l’un par l’escalier de droite, l’autre par l’escalier de gauche. M. de Fontès-Houeilhacq et M. de Quintecrabe de Gorp avaient, à coup sûr, failli sérieusement se brouiller: il se passa bien dix minutes avant qu’ils consentissent à avoir l’air de se reconnaître et à s’adresser la parole... J’ajoute que c’est à Ève et à moi qu’ils durent le plaisir de ne pas se bouder davantage. Ève apparut parmi nous, toute rose, toute imprégnée d’une belle journée de grand air et de lumière. Elle courut vers moi en criant joyeusement: --Regarde! C’est moi qui l’ai tué, dès l’aube... Elle me tendait une touffe de soies de sanglier. Et moi, qui gardais mémoire d’un vieil usage celtique ou païen du pays, je la pris devant tous; puis, je fis flamber une allumette; et la touffe de soie, au bout de mes doigts crépita dans la flamme en répandant une odeur acre de corne... --Vénus venge une fois de plus Adonis! murmura près de nous M. de Fontès-Houeilhacq... Et le marquis Sulpice d’Escorral: --Allons! C’est officiel... Mes amis, ces enfants n’ont plus rien à vous apprendre... --Vivent les _novies_! crièrent les chasseurs. --Monsieur, il me semble qu’en un pareil moment, il convient d’oublier certaines paroles, dit M. de Quintecrabe en tendant la main à M. de Fontès-Houeilhacq... Et ils s’assirent l’un près de l’autre, comme à l’ordinaire. Tout près d’eux, mon père, au comble de l’attendrissement, sanglotait, non sans sauter au cou de quiconque passait à portée de son étreinte. Le rire étrange, déjà plusieurs fois entendu, retentit encore au bas de la terrasse. Il me semble qu’Ève et moi, au milieu de l’allégresse générale, avions été seuls à l’entendre. Je voulus courir vers la balustrade, profiter de ce qu’il faisait encore grand jour pour me rendre compte... Ève me retint: --Laisse donc... Laisse donc... --Qui est-ce? Cela m’agace. --Est-ce que tu m’aimes? --Ève!... --Alors, embrasse-moi encore, et reste ici. Il me sembla que ma fiancée, quelques secondes plus tard, murmurait entre ses dents quelque chose comme: --_Elle_ commence à m’embêter... _elle_ me paiera cela. IX Dicitur in his regionibus eos non gregem Deorum antiquorum sequi, quia Dei non sunt, sed animalia revera esse, quia moriuntur, etsi diutissime vivant... ... Licet fideles existentiam eorum confiteantur et admonitiones accipiant de maleficiis quae saepissime adversus christianos parent. Paulin de Pella. --Viens tout près de moi, disait Ève. Tu vas être sage; tu ne m’embrasseras que lorsque je t’en prierai... Oh! pourquoi fronces-tu ainsi les sourcils? Pardon, mon seigneur... Tiens, c’est moi qui commence... Elle nous avait quittés tout de suite après le repas, et je m’étais hâté de la rejoindre, en dépit des efforts de M. Fontès-Houeilhacq qui ne tenait point,--cela se reniflait sans peine!--son histoire de l’après-midi pour terminée. --Je suis heureuse. Nous partirons très loin, le plus tôt possible, n’est-ce pas?... J’ai l’air de te demander ton avis, mais ne me réponds pas... Tu me battras ensuite si ce dont j’ai envie te déplaît; mais je te grifferai, moi, si tu as l’air de te moquer de moi pendant que je parle... Regarde-moi... touche mes bras... Ah! comme c’est bon de vivre quand on le mérite! Je me porte très bien. Montre tes yeux? Je ne les aime pas, ce soir. Pourquoi ne m’as-tu pas suivie à la chasse?... Tu as rêvassé et radoté, je parie, avec les vieux? Guéris-toi de ces manies! Tu étais plus beau le soir où tu as condamné Georges à mort... --Voyons... suppliai-je, tout ensemble flatté et troublé par l’exaltation de la vierge orgueilleuse. Elle jeta ses mains autour de mon cou, calinement, mais de façon à me faire moins sentir sa chair que ses ongles: --Puisque je ne veux pas que tu m’interrompes... Tu as raison, du reste: mieux vaut ne plus parler de Georges, qui est bien où il est. Il n’a fait que suivre sa vocation jusqu’au bout. Regarde-moi! Regarde-moi!... N’est-ce pas que nous ne sommes pas, nous deux, faits pour vivre parmi des tombes? Je la laissais divaguer ainsi, passionnément et puérilement, en prenant bien moins garde au sens de ses paroles qu’à leur musique. Et puis, j’étais surtout occupé de son jeune parfum, de sa beauté; devant mes yeux mi-clos, qui parvenaient malaisément à ne laisser filtrer qu’une simple et pitoyable lueur de tendresse s’interposait, entre elle et moi, le joyau de luxure, que je distingue comme un rubis, après la sixième pipe, comme un rubis énorme qui ne pend ni à mon cou ni à mon poignet, mais qui roule en tintant avec un bruit de grelot dans le crâne translucide de mon image extériorisée. Ève comprit-elle mon désir? Elle se tut et s’écarta de moi avec un sourire dont je ne puis dire s’il était inspiré par le sentiment de sa faiblesse ou par celui de sa force, s’il était instinctif ou raisonné, s’il était une invite à mon audace ou une défense de fortune préparée contre elle. Trop tard, en tout cas! Mes mains avaient rageusement déchiré, du col à la ceinture, une mince blouse de mousseline, et, sans qu’Ève m’eut opposé d’autre résistance, je respirais déjà son parfum à même ses seins dévoilés. Je ne sais trop pourquoi je revis alors l’image de Diane contemplée la veille dans l’ancienne chapelle, et, comme flamboyants devant mes yeux tout à fait clos pour l’instant, les mots grecs à moitié effacés par l’usure séculaire: ΑΡΤΕΜ... ΙΕΡ... Le simulacre sélénique de la vierge irréprochable luisait en face de nous dans le ciel quand je rouvris les yeux, et je redevins sans cause et soudainement maître de moi, ou plutôt orphelin de tout ce qui avait pu, un instant auparavant, provoquer ma brutalité précieuse. Juste au même moment, le rire,--le rire exaspérant et adorable,--se fit entendre dans le couloir. Alors Ève, dégrisée, farouche, m’échappa, bondit, prit un revolver qui traînait sur sa cheminée, ouvrit la porte... Trois détonations retentirent,--que suivit un gémissement. Et ce fut tout: un incident de dix secondes au plus... Déjà, les nôtres et leurs valets accouraient, M. d’Escorral en tête... Des flambeaux furent allumés... --Qu’est-ce qui se passe? haletait le marquis Sulpice... Ève, ma petite Ève, tu n’es pas blessée? Mais celle-ci, très calme: --Eh bien... quoi?... Nous nous amusions à essayer ce revolver, Michel et moi. En voilà, des histoires! Ce ne fut qu’une bonne minute après, une fois rassuré, qu’il s’aperçut de la tenue de sa fille, de sa blouse déchirée, de sa gorge offerte à tous les regards. Alors, il se fâcha très fort: --Ce n’est pas une raison parce que vous êtes fiancés pour... Il s’arrêta. Je crois qu’il avait envie de rire... --... pour essayer des revolvers dans... cet accoutrement, poursuivit-il. Nos amis et la valetaille, dans la crainte d’une scène d’ordre évidemment tout intime, s’étaient déjà éclipsés. Et, avec eux, les flambeaux. M. le marquis d’Escorral, arrivé le premier, comprit que sa dignité serait sauve s’il restait le dernier sur les lieux du drame. --Compris, hein? conclut-il pour nous deux d’une voix terrible... parce que, sans cela, je vous botterais le cul... je vous botterais le cul, moi qui vous parle! --Ça, ce serait à voir, murmura tranquillement Ève, tandis qu’il s’éloignait. Elle ajouta en riant: --Belle journée, décidément! A demain, Michel. Et puis, me rappelant: --Ferme ta porte. A clef, tu entends?... Non, sans rire... promets moi de fermer ta porte à clef... * * * * * Mais je n’avais pas sommeil encore et je regagnai la terrasse. Quelle imprudence! M. de Fontès-Houeilhacq s’y promenait de long en large, en fumant cette fois une très ordinaire et très bourgeoise pipe de tabac; et, comme je lui étais littéralement tombé dessus, faire semblant de ne point le voir ou simuler la surdité devenait impossible. D’ailleurs, il m’avait attrapé par la manche et paraissait bien décidé à ne point me lâcher comme cela. Un instant, j’osai espérer de m’en tirer à bon compte, avec un supplément de félicitations à propos de mes fiançailles. Mais ce que je redoutais ne tarda pas à se produire: --Eh bien, petit vicomte, n’as-tu pas envie de la suivre, cette nuit, la chasse du Clair de Lune? --Les chiens n’en ont pas plus envie que moi, ce soir. --Leur nuit est passée!... C’est comme ça... Tu ne comprends pas. Oh! moi-même j’ai mis beaucoup de temps à comprendre... C’est bien simple, pourtant. Tu sais que Diane fut la divinité des chasseurs avant que le bienheureux Hubert devînt leur patron? Or, d’après les mythographes les plus compétents, la lune n’est que le reflet céleste de la déesse, reflet visible pour les hommes, alors que la déesse méprisée ne perd plus son temps à se pencher sur Endymion et se cache on ne sait où... Mais, lorsque la lune est dans son plein, les chiens, et surtout ses favoris les molosses, reconnaissent plus ou moins en elle leur antique conductrice et la saluent à leur manière... Parfois, même,--mais cela n’arrive qu’assez rarement,--ils la reconnaissent tout à fait... Voilà! C’était tout simple, en effet. --Mais le gibier, me diras-tu, mon petit?... poursuivit implacablement M. de Fontès-Houeilhacq. Le Diable? des diables?... Il faut être niais comme un vieux marin ou comme un paysan d’ici pour voir le Diable en pareille affaire!... Non... La vérité, c’est qu’ici comme partout erraient autrefois d’innombrables hordes de bêtes divines, ou prétendues telles par les poètes... Les Satyres, qu’on appelle aussi Sylvains, Ægipans, Faunes, Capricornes et même Capripèdes, durent notamment y pulluler. Le lièvre blanc hante les neiges, la rainette se plaît dans les feuilles vertes; quoi d’étonnant à ce que ces êtres se soient plus particulièrement complus dans ce pays où les frondaisons, les herbes et les roches ont si souvent la couleur grise et rougeâtre de leur pelage? «Certes, quand il y eut des hommes, ils durent demeurer ahuris pendant quelques siècles; puis, la curiosité ou l’ennui les poussant, ils se rapprochèrent d’eux. Ne crois pas, petit vicomte, que je parle au hasard: ce sont là des faits maintes fois rapportés aussi bien par les auteurs païens que par les Pères de l’Église... Ils aidaient aux travaux des champs et recevaient, en échange de ces services, du froment, des fruits, parfois même une outre de vin, ce qu’ils préféraient à tout. Mais c’étaient des personnages paresseux, maraudeurs, querelleurs, à la fois vantards et pusillanimes, et si mal éduqués qu’ils ne tardèrent pas à être jugés tels, même par des rustres. Oui, quand la besogne les lassait, soudain, sans raison, même si un orage menaçait de noyer les épis fraîchement moissonnés, ils tiraient leur révérence à la compagnie et allaient à quelques pas de là se chamailler, gambader ou gratter leurs puces tout en narguant sans pudeur les travailleurs qu’ils laissaient en plan. «Et, dès qu’il y avait un mauvais tour à perpétrer, ils étaient là; ils arrivaient avec un petit air de rien, par bandes sournoises, en prenant bien soin de ne pas faire sonner leurs sabots sur le sol,--et se partageaient équitablement la besogne, tiraient les femmes par les cotillons quand elles allaient porter la soupe aux hommes, jetaient des immondices dans les marmites, faisaient peur aux petits enfants, plumaient les poules toutes vives; d’autres fois, couchés sous les barriques des celliers, ils buvaient jusqu’à ce qu’on vînt les surprendre et les faire fuir à coups de triques, titubant et débitant de telles folies et malpropretés qu’on ne savait, en vérité, où ils avaient pu les prendre. «Finalement, les hommes qui croissaient en nombre, et qui pouvaient désormais se passer d’eux, prirent des fouets et des fourches et les chassèrent vers les forêts. Eux y demeurèrent; car, fort poltrons sous leurs allures effrontées, ils se méfiaient de l’accueil qui les eût attendus chez les hommes en y montrant seulement le bout de leurs cornes. «Et les hommes, n’en ayant plus de nouvelles, pensèrent qu’ils étaient morts; ils ne parlèrent plus d’eux que dans les contes qu’ils faisaient autour des _calelhs_, à la veillée. «Mais vint l’époque où les premières églises firent carillonner leurs cloches dans les campagnes. Le son des cloches alla jusqu’aux oreilles des Faunes dans leurs forêts, et eut le don de les irriter à l’extrême. Pour quelles raisons? On ne le sait... Mais le fait est certain, et dûment constaté par des auteurs comme Marius Victor ou Orentius, évêque d’Auch. Ce fut à cette occasion que les plus hardis d’entre eux, se souvenant de leur ancienne malignité, recommencèrent à venir, la nuit, rôder dans les villages, et de préférence autour des églises et des lieux consacrés, dans l’espoir, évidemment, de voler ou d’abîmer les cloches. Ceux qui les voyaient les prenaient pour ces diables que la nouvelle religion figurait à leur image; et l’on conçoit que le premier soin des chrétiens, quand il leur arrivait d’empoigner un de ces mauvais bougres, ait toujours été de le faire asperger d’eau bénite par le Curé,--ce qui comblait d’épouvante le captif et lui arrachait des cris inarticulés, rauques, terribles. «Bien entendu, il importait peu aux Faunes que l’eau fût ou non bénite et que la douche leur fût administrée par le Curé ou par un mécréant; leur émoi et leur colère provenaient simplement de ce fait qu’ils craignent l’eau par dessus toute chose;--car, malpropres, ils aiment à se rouler dans le fumier, sur les ordures; ils ne sont jamais fiers d’eux-mêmes s’ils ne sont bien sûrs de puer, et la véritable noblesse consiste pour eux à traîner aux poils de leurs fesses une couche de boue ou de crotte vieille de cent années et plus. «Aujourd’hui, les hommes ayant envahi les forêts elles-mêmes, les Faunes ont dû, une fois de plus, aller s’abriter ailleurs. Les derniers d’entre eux habitent aujourd’hui les plus profonds et les plus secrets abîmes de notre planète,--le Trou du Diable, par exemple, ainsi dénommé par quelque Quercinol naïf qui vit jadis disparaître dans ses ténèbres un personnage au front biscornu. «Ils doivent vivre là misérablement, accablés par l’ennui que leur vaut le sentiment de leur longévité prodigieuse. Et parfois, du fond de leur mémoire immense et vague, ils sentent sourdre la nostalgie des nuits antiques où ils formaient joyeusement des chœurs sous la lune; alors, ils quittent leurs gîtes obscurs, en dépit de la crainte qui gâte leur plaisir. Mais Diane, du haut du ciel où brille son fantôme, se souvient aussi. Elle exècre les Satyres qui, jadis, témoignaient un peu trop vertement leur admiration aux damoiselles de sa suite; et elle se venge en lançant les chiens à leurs trousses, dès qu’elle parvient à se faire entendre des chiens... Je dissimulai un bâillement en m’écriant avec enthousiasme: --Tout s’explique! M. de Fontès-Houeilhacq, satisfait, devint lyrique, cita Shakespeare: «Il y a plus de choses sous le ciel...» et poursuivit: --Oui, sous le ciel... et bon nombre aussi d’autres sous la terre... Nier les Faunes? Absurdité. Dis moi... comment expliquerait-on certains faits... Il parut hésiter, puis déclara: --Sujet scabreux. Mais tu n’es plus un enfant... J’ai vu, moi, ici même, dans le temps, une jeune gardeuse de troupeau à qui on ne connaissait pas de galants, contrainte d’avouer à sa mère,--il n’était que temps!--que... Mais oui, il se produit encore de ces monstrueux hymens, et qui portent leurs fruits... Tu vois ça d’ici, hein? La petite file sa quenouille ou somnole à l’orée d’un bois, le monstre se jette sur elle, aiguillonné par une implacable haine de race autant que par la lubricité... Jamais la pauvre fille n’osera avouer ce qui lui est arrivé, crainte de passer pour folle ou d’être tenue pour sorcière... Et l’enfant naîtra, _louperou_ ou _louperoune_, parfois sous les espèces d’un monstre impossible à baptiser et qu’il vaut mieux étrangler en secret tout de suite, avec la complicité de quiconque est bon chrétien,--parfois, aussi, beau comme un dieu champêtre... ou belle comme une nymphe... La conversation de M. de Fontès-Houeilhacq présenta soudain infiniment plus d’intérêt pour moi. --Alors, demandai-je, les louperous et les louperounes?... --Sont les produits de ces unions. Des hommes ou des femmes en apparence, mais qui, parfois, la nuit, redeviennent des dieux ou des bêtes, qui hurlent sans raison en rôdant à travers champs et bois, qui marchent sans bruit, qui ont des yeux phosphorescents dans l’ombre... Oh! qu’ils parviennent ou non à dompter leurs instincts ou à les dissimuler, ils ne sont pas difficiles à reconnaître! * * * * * Quand liberté me fut enfin donnée de regagner ma chambre, il n’était pas loin de minuit. Je me rappelai la recommandation d’Ève, je fermai la porte à clef... Les souvenirs de la nuit précédente, négligés durant la journée, tourbillonnaient autour de moi, délicieux, certes, mais équivoques, inquiétants, menaçants même. De même que le Prince Ulysse se fit enchaîner à un mât aux abords du pays des Sirènes, j’aurais voulu pouvoir me ligoter tout entier à mon amour pour Ève, comme s’il n’y avait plus eu dès lors d’autre recours possible contre divers enchantements dangereux dont je me sentais vaguement averti. Or, dès que je me fus assuré que la porte était bien fermée, le rire déjà familier retentit,--silencieusement, si je puis dire,--tout à côté de moi, et une bouche embaumée murmura près de la mienne: --A quoi bon prendre toutes ces précautions, mon chéri? Je bondis jusqu’à la lucarne, arrachai la peau de bique qui la calfeutrait depuis la veille... Et, dans la clarté lunaire qui jaillit de la baie étroite, je LA vis pour la première fois. Ses cheveux dénoués, dont la nuance se confondait avec les rayons du soleil, faisaient penser, sous ceux de la lune, à un poudroiement d’or très pâle, presque argenté par endroits. Des vêtements féminins gisaient sur le parquet... Elle était à demi nue... En riant, elle grelotta, prit la peau de bique et s’en enveloppa, puis m’entraîna vers la couchette: --Comme tu as tardé! Moi je ne disais rien. Je ne pensais plus. Je la respirais. C’étaient tous les plus précieux et les plus sauvages parfums des belles saisons qu’elle semblait traîner autour d’elle. Elle se pelotonna contre moi avec des gestes et une souplesse de jolie bête; et toujours ce rire, de plus en plus étouffé qui, maintenant, ressemblait à un ronronnement... Ma main, errant autour de son bras musclé et mince rencontra soudain une sorte de tiédeur liquide. La visiteuse poussa un léger cri involontaire... Je tendis ma main vers le rayon de lune comme vers une lampe. --Qu’est-ce que c’est? Mais tu es blessée! Elle dit: «Ah! tu crois?» Elle se leva, regarda sa blessure: la légère éraflure d’une balle de revolver entre le coude et l’épaule gauches, au niveau du sein. Elle sourit et, se recouchant: --On peut payer son plaisir d’un peu de sang, fit-elle. DEUXIÈME PARTIE Clarecrose I Marche trois jours et quatre nuits Par les chemins des hommes, puis Quitte alors cette route, et suis La piste de la Lune. Ce qui t’attend au beau pays, Si ce n’est pas le paradis O cœur vaillant, c’est mieux ou pis: C’est l’amour, la fortune! Ne sois pas trop tôt fatigué, Passe le bois, passe le gué Puis, d’un bâton de chêne,--ô gué!-- Heurte la porte close, O cœur vaillant, et tu verras Les belles filles de là-bas Venir en te tendant les bras Du fond de Clarecrose. Notre séjour à Castelcourrilh touchait à sa fin. Deux jours encore, et nous irions rejoindre, en aval du barrage de Cahors, la gabare de Peyroun Peyrigot. J’ai toujours éprouvé aussi cruellement qu’il se puisse les fins de fêtes; au lycée, une mélancolie presque coléreuse me gâtait les congés à leur déclin; à la caserne, il me suffisait qu’une permission atteignît sa moitié pour qu’il me fût désormais comme interdit d’en jouir. De même, à Castelcourrilh, j’avais grande envie de pleurer, si tendre que se montrât Ève: la vie allait recommencer. On ne décrit pas une beauté miraculeusement chère avec des mots, pas plus qu’avec des mots on ne rend compte d’une image ou d’une musique, si illustres soient-elles... Ce sont là jeux de critiques d’art ou de romanciers à court de copie. Me voyez-vous, vraiment, pour vous expliquer toute la salutaire clarté que j’entrevoyais en regardant vers l’avenir, lorsque je pensais à mon amour voué à Ève, me voyez-vous dépeignant ici sa beauté en détail? Un très grand écrivain, dont on ne saurait mettre en doute la richesse verbale, dit en pareil cas de ses héroïnes: «Elle rappelait le portrait de X... par Z... qu’on voit, au musée de Y...» Je regrette d’avoir trop peu fréquenté les musées illustres. Mais peut-être mieux vaut-il qu’Ève demeure une vague image, une fois que j’aurai confessé qu’elle était belle, pour ceux qui liront ceci comme pour moi. Elle était belle, dis-je, et peut-être très belle; il m’eût été impossible d’imaginer désormais une autre créature à qui je me fusse lié _pour toujours_ en ce monde. Laissons de côté les attraits par lesquels une fille de vingt ans peut devenir la suzeraine sensuelle d’un jeune homme; car, je me sentais très sincèrement «au-dessus de cela». Ce qui me plaisait en ma conquête, c’étaient sa facilité et sa violence, les baisers accordés après une lutte pour rire, la bonne aubaine d’une mort tragi-burlesque, un peu ridicule, à laquelle nos faibles mérites n’eussent pas dû nous donner droit. Je pensais à mes déplorables aïeux immédiats, mon père y compris. Il me semblait que j’étais déjà mieux et plus qu’eux, que j’étais pour le moins _quelque chose_... Étrange mentalité toute pétrie d’orgueil sans motif et de lâcheté mal consentie! Ève ne se fût pas trouvée, comme par hasard, sur ma route, que je n’aurais probablement pas supporté les dix jours de chasse, durant lesquels je ne fus même pas capable de chasser... Pourtant--que vient faire ici ce souvenir d’un air de Manon?--quelle que fût la sincérité des sentiments que j’ai esquissés en nommant Ève, je voyais parfois, en fermant les yeux, oh! non pas une maisonnette toute blanche, mais une retraite imprécise, où j’aurais vécu six mois ou cent ans sans ennui, pourvu que certaine présence et certain parfum voulussent bien m’y tenir compagnie. Et, alors, dans ma pensée, il ne s’agissait nullement de la Vierge par erreur vouée à Diane. Quand mon père était particulièrement ivre, il lui arrivait fréquemment de converser sur des sujets graves avec moi. Ce matin-là, il avait mangé une conserve de foie d’oie, bu deux litres de vin blanc, n’éprouvait pas la moindre envie d’aller à la chasse; en conséquence de quoi il avait estimé plus digne de m’attendre sur la terrasse, afin de «me parler sérieusement», ne se sentant pas capable, personnellement, de faire en telle occurrence rien de mieux. --Michel, c’est un vieux camarade qui s’adresse à toi... Sulpice a raison de te dire qu’il faut respecter ta fiancée... Mais ce n’est pas ce qui t’excuse de te conduire comme tu le fais avec Noëlia!... Holà!... Laisse-moi parler!... Il n’est bruit que de cela dans toute la maison... Je sais bien que Noëlia n’est pas une vertu. Mais mémé Zanoun est furieuse... et ta fiancée, si elle venait à savoir que... --Ah! dis-je... alors, c’est Noëlia qui?... Ça, par exemple!... Et j’éclatai de rire. --Chut! fit mon père, qui manqua de choir en se levant du banc où nous nous étions assis quelques instants plus tôt... chut!... On pourrait nous écouter... Viens plus loin! Tu ne t’imagines pas à quel point les murs ont par ici des oreilles. Ce fut ainsi qu’il me devint possible de donner un nom à la mystérieuse et quasi diabolique hôtesse de chacune de mes nuits. Un instant, je voulus douter encore. Je revoyais la petite-fille de mémé Zanoun, ce laideron aux cheveux jaunes que, tout gosses et quand nous étions las d’entonner en chœur la chanson de _la Châtaigne_, nous martyrisions à qui mieux mieux, dans les cuisines du château. Ne me demandez pas ici pourquoi je ne m’étais même pas informé de l’identité de ma visiteuse nocturne: j’ai toujours eu un faible pour mes beaux rêves, à mérite égal avec des réalités aussi appréciables qu’eux. --Vous n’êtes pas chic, dis-je au quinzième marquis: en toute sincérité, j’aurais préféré autre chose!... Ne me regardez pas ainsi... Je ne savais pas... Ça peut vous étonner, mais c’est comme ça. Elle venait, la nuit, par la porte ou par la fenêtre... Alors, vous comprenez... --Je comprends parfaitement... Mais alors, pourquoi n’avoir pas attendu notre retour pour devenir le fiancé officiel d’Ève? Tu peux vexer cruellement cette jeune fille... Nous nous égarions, c’est-à-dire que nous ne considérions pas le même fait sur le même plan ni du même point de vue... Qu’imaginait-il, lui, dans l’éternelle semi-conscience à laquelle une pointe d’ivresse pouvait seule, désormais, rendre une intermittente lucidité? Après avoir fait de son mieux pour réfléchir, il me demanda, moins,--me parut-il,--en inquisiteur qu’en curieux: --Parle franc: tu ne savais pas son nom? --Ni même qui elle était. --Ça, c’est drôle, tout de même! Tu es un numéro! Tu ne te fiches pas de moi, au moins? Je le lui jurai avec une sincérité si évidente qu’il en demeura ébloui, estomaqué..., et presque dégrisé pour un temps: --Alors, vas-y, mon petit... A ta place, j’en aurais fait autant! Pas de place pour nous dans la vie... Mieux vaut rigoler en attendant le reste!... On s’embête... on s’embête... Belle fille!... Elle a fiché le camp d’ici à quinze ans, cinq ans bientôt, sous prétexte d’entrer en place à Bordeaux... On n’avait plus entendu parler d’elle... Elle est revenue cette année, bien habillée, peut-être riche; elle a loué une bicoque du côté de Vilhane, au coin ouest du Bois... La mémé Zanoun a peur d’elle, un peu... Dame! la drôlesse ne sort que la nuit... Les paysannes qui la connurent toute petite la jalousent, la traitent de _louperoune_... --Quel était son père? demandai-je, soudainement intéressé... --Telle fille, telle mère, prononça doctoralement le quinzième marquis... On n’a jamais su... Étrange bonne femme que sa mère, à vrai dire! Ses yeux semblèrent se tourner vers le passé: --Oui... assez jolie... j’avais ton âge... Ah! on était bien reçu, je t’assure, quand on essayait de faire la cour d’un peu trop près à la Julia!... Nous avions tous essayé. Tu penses si nous avons ri, Sulpice le premier, quand la mémé Zanoun nous apprit--un an ou deux plus tard--que la vertueuse Julia «en avait le ventre plein»!... Pauvre bonne vieille! Elle ne parlait plus que de son déshonneur et de se faire périr... Puis, ça s’arrangea. --Et... la Julia? --On la retint pour nourrir Ève... qui allait naître. --Et puis...? --Et puis on fut obligé de sevrer Ève et de faire enfermer la Julia... Parce que la Julia devenait peu à peu comme folle. Telle mère, telle fille. Mon garçon, je t’ai averti, comme il se devait. Ceci dit... Et mon père s’éloigna en sifflant un air de chasse, la conscience tranquille. Alors une voix qui ne me semblait pouvoir résonner que pour moi, très basse et néanmoins très distincte: --Viens tout de même _là-bas_, où je t’ai dit la nuit dernière... Je sursautai. Je regardai. Personne. Je me rappelai,--assez burlesquement, me semblait-il,--certaines récentes divagations de M. de Fontès-Houeilhacq: «Elles marchent sans bruit...» et le reste... «_Où je t’ai dit la nuit dernière..._» La visiteuse m’avait signifié: «A l’entrée du chemin de Clarecrose...» Clarecrose? Aucune carte, si ancienne ou neuve qu’elle soit, n’a jamais indiqué ce nom de contrée ou de village. Et j’éprouvai une sorte d’épouvante, encore qu’il n’y eût autour de moi que beau soleil et radieux matin... Car, à moins que j’eusse perdu la raison, il me semblait dès lors nécessaire d’admettre que la visiteuse nocturne était aussi au courant de mes rêves. II Toute réalité n’est pas Près du sol où posent tes pas. En est-il plus haut,--ou plus bas?... --Ou même ailleurs? En rêve? Ce que Dieu t’accorde en naissant Est jeu pour toi bien innocent... Mais certain voile est plus plaisant Et vaut qu’on le soulève. Souris au Mystère. On le doit Aux aïeux morts, au rêve droit Que leurs ombres montrent du doigt. Sache entendre leur ordre, Et puis attends. Et sache aussi, Ayant jusque-là réussi, Que la règle s’inscrit ainsi: Il faut mourir ou mordre. Je n’ai jamais eu l’habitude de la réflexion, ayant révéré surtout, jusqu’à l’heure ici marquée, le goût tout nu de mon plaisir. Mais j’étais sans force devant ce mot légendaire et enfantin: Clarecrose. Voici: nous ne vivons pas à l’ordinaire en rêve, si souhaitable que cela puisse parfois paraître à des gens de ma sorte, inférieurs ou supérieurs à leur existence toute tracée. Alors, il faut bien que je m’explique, que je me résume,--ne serait-ce que pour me reconnaître franchement, pour me bien regarder en face un instant,--un peu de la même façon que le feraient dans leurs mémoires publiés à grands fracas des guerriers, des hommes d’État, des assassins, des diplomates ou des courtisanes. Mais, alors, cela devient terrible et pénible... Comme j’ai eu tort de lire, d’apprendre, de m’intéresser à certaines choses belles! Quel bénéfice m’en restera-t-il, que ma vie soit ou non signée de moi quelque part? Un bénéfice négatif tout au plus: celui de comprendre, ou, pour mieux dire, de sentir le peu que je vaux...--et de tenter de me défendre contre une infinité de choses obscures, à force de réflexion. Bien plus, le mot «réflexion» ne saurait sonner en ce cas comme s’il venait du plus sincère de moi-même. Je suis devant lui, quand je me le répète, comme une coquette ambitieuse en présence d’un bijou que ses moyens lui interdisent pour toujours de s’offrir. Abdiquons donc! Une autre route se présente, qui n’est pas sans charmes, dans sa facilité bénie et son immense incertitude. --Si tu sens vraiment que tu en es là, ne résiste plus, laisse-toi emporter, c’est plus digne, me dit un Démon qui me paraît délégué en moi du fond des temps,--des années où je n’étais, aux veines et au cœur de mes ascendants les plus reculés, qu’une goutte de sang précaire, périssable. Alors, je remonte sans effort le cours du fleuve dont les sources jaillissent du pays sombre d’où nous sortons et où il nous faudra revenir coûte que coûte. Je m’arrête dans le calme estuaire livide d’un affluent, où s’élèvent de funèbres roseaux... Ma barque, que nul cygne ni nulle colombe ne menait dans son voyage vers le passé, a fait escale là, comme d’elle-même. (J’ai oublié de dire que ce que je raconte ici, c’est un rêve qui est revenu danser autour de moi, tandis que je me suis endormi sur un banc, dans le parc de Castelcourrilh, après le départ de mon père et en attendant le moment de me rendre à l’étonnante invitation qui vient de m’être renouvelée...) Renouvelée, quand j’étais éveillé encore. A présent, je dors. Je dors, mais je n’ai jamais eu l’impression de vivre avec autant de clarté et de véhémence. J’ai vogué si loin du présent, jusqu’à l’estuaire livide, que la vie réelle, vaguement perçue en son triomphe d’automne, de soleil, de couleurs chaudes, de parfums exaspérés, semble frapper mes sens avec autant de magie que s’ils étaient tout neufs, enfantins, rustiques, ou même bestiaux. Je dors, mais je retrouve le rêve étonnant qui dédoubla véritablement mon existence durant une année au moins de mon enfance,--oui, vers le temps de ma première communion. Cela avait commencé par des rêves incohérents, comme en font à l’ordinaire les hommes et les animaux. Puis, très vite, les images s’éclairèrent, se précisèrent, et je constatai bientôt qu’elles étaient les mêmes toutes les fois. Je quittais le château de Castelcourrilh par une porte dérobée; je ne voulais pas, ou, en tout cas, je jugeais préférable qu’on ne s’aperçût pas de mon absence. C’était, en général, par la façade nord, celle qui donne sur ce qu’on appelle «la garenne», petit bois où, pour un instant, la Diole se divise en multiples ruisselets. On devait être à l’automne, en la saison même des chasses, car les jours à leur déclin respiraient, avec le parfum des genévriers tout proches, une senteur promenée sur des lieues et des lieues de fumée de bois vert et de taillis détrempés. La nuit venait, les angélus tintaient, les étoiles apparaissaient. Et, en remarquant tout cela, je compris que ces rêves n’avaient décidément plus rien de commun avec les tableaux fragmentaires, analogues à ceux des lanternes magiques, qu’on a coutume d’appeler ainsi. Ils imitaient le déroulement ininterrompu et bien ordonné de la vie et se poursuivaient même, se complétaient d’une nuit à l’autre, comme notre existence reprend et se continue chaque matin; si bien qu’il m’advint plus d’une fois, à l’époque dont je parle, d’éprouver une sensation assez déconcertante: c’était en m’éveillant que j’avais l’impression de naufrage et de noyade que donne l’approche du sommeil. Clarecrose, en dialecte quercinol, signifie quelque chose comme grotte lumineuse. La vieille chanson dont j’ai déjà traduit tant bien que mal divers couplets se fredonne encore aux veillées sur un air de ronde. Les vieux parlaient jadis de Clarecrose comme d’une contrée d’enchantement, où s’élevaient d’éblouissants palais, où de belles dames se promenaient et dansaient en robe couleur de lune, doucement et même voluptueusement indulgentes--affirmait-on--aux mortels qui, par leurs mérites, par leur audace ou leur charme, par ruse ou par protection féerique, étaient parvenus jusqu’à leur demeure. Il subsiste même des dictons qui font allusion à Clarecrose; ainsi, on stigmatise un prodigue en affirmant que tout l’or de Clarecrose ne lui suffirait pas, on raille une fille trop fière de sa beauté en lui demandant si elle se prend pour une des Dames de Clarecrose... Mais laissons à un M. de Fontès-Houeilhacq le soin de disserter là-dessus,--et ailleurs, si possible, qu’au cours de cette histoire. * * * * * ... Quand j’eus remonté le fleuve de mes jours et débarqué au fond de l’estuaire livide, je reconnus en face de moi la garenne telle qu’elle était une douzaine d’années auparavant, plus touffue et plus embaumée, plus mystérieuse et plus émouvante. Peut-être n’a-t-elle pas réellement changé depuis lors, peut-être cette transformation n’était-elle due qu’à mes sens d’enfant reconquis durant le voyage imaginaire?... La Diole s’éparpillait toujours en menus ruisselets d’argent qui monnayaient la lune à présent éblouissante; oui, c’était bien ma route, et _l’heure voulue_... Je n’avais qu’à suivre, comme à l’ordinaire, le bras principal du ruisseau, celui qui coule à droite, au plus feuillu de la garenne. Et puis... C’était là que je quittais le peu de réalité qui subsistait dans mon rêve: aujourd’hui comme autrefois, la Diole, au sortir du bois, s’engouffre dans une étroite gorge que surplombent des falaises abruptes, aux éboulis fréquents. L’endroit, d’abord verdoyant, ombragé et frais, ne tarde pas à devenir sinistre comme une bouche de l’Averne. Au fait, la Diole s’offre peu après le luxe d’une promenade souterraine. Mais, dans ma promenade de songe, il en avait toujours été, et il en fut encore cette fois-là, bien autrement. Le paysage s’élargissait, un chemin apparaissait, tout droit, entre d’immenses prairies éblouissantes de clarté, sous un ciel si bas qu’en levant la main on aurait cru pouvoir atteindre les étoiles. La Lune était au bout de ce chemin comme un signal ami, ou même comme une amie qui m’aurait appelé... Je serais allé très vite sans la crainte de l’offenser à chaque instant en marchant sur un sol argenté qui semblait être la traîne aux plis stricts de sa robe. Et c’était, un peu plus hors de l’espace, à côté du temps, la porte de Clarecrose; on la reconnaissait aux voix d’invisibles créatures qui murmuraient le nom du pays d’enchantement, qui le murmuraient sans trêve, et même, eût-on dit, pour l’éternité: quelque chose comme des chants de grillons par une nuit de juin destinée à ne jamais finir. On entrait dans le domaine en passant sous un porche de cristal azuré aux piliers duquel on se heurtait parfois, tant le monument se distinguait peu de la nuit bleue, scintillante, et du ciel qui s’était abaissé encore, jusqu’à paraître près d’écraser le visiteur entre le sol et lui. Puis les parois d’un couloir, lui aussi de cristal, se précisaient à cause d’une lueur venue de loin et qui, elle, était blanche; des formes féminines si belles qu’il n’est pas de mots pour les décrire se laissaient entrevoir çà et là. Tout était sourire, musique, parfums. --Allons, viens, il est temps! dit une voix à mon oreille... * * * * * ... Et je m’éveillai, sur le banc, à l’ombre du bosquet où mon père m’avait abandonné à mes méditations deux ou trois heures plus tôt. C’était le soir, un soir différent de ceux qui avaient couronné jusque-là nos journées de Castelcourrilh, un soir voilé, un soir qui faisait déjà penser au plaisir prochain des grands feux dans les âtres, aux vols des migrateurs, à des départs. Ma rentrée à Paris, qui suivrait comme à l’ordinaire mon retour de Castelcourrilh, me terrifia soudain, et plus encore que les autres années. Que cette perspective choquât mon amour pour Ève ou d’autres sentiments plus confus et plus violents encore, il se peut; mais cela, qui eût pu m’irriter, n’expliquait pas mon angoisse... Ah! retrouver le chemin de Clarecrose pour toujours! N’était-ce pas justement à l’endroit où la Diole quitte la garenne que Noëlia--puisque c’était elle--m’avait dit de venir la rejoindre au soir?... L’heure du rendez-vous avait sonné. Et je me répétais: --Je suis éveillé, maintenant... Et elle a bien dit: à l’entrée de Clarecrose. Comme dans le rêve retrouvé, les voix d’invisibles créatures, tandis que je me hâtais à travers le bois, en suivant le bras principal du ruisseau, murmuraient au son d’une musique d’outre-vie: Clarecrose... Clarecrose... Clarecrose. Noëlia m’attendait à l’entrée de la gorge où le ruisseau reconstitué semble bondir en hâte, comme effrayé d’avoir risqué de s’anéantir un peu plus haut. Elle avait une robe blanche toute champêtre et toute simple, mais dont la plus raffinée de mes petites amies parisiennes eût envié l’élégance. Un grand chapeau de paille claire, pastoralement orné de marguerites, gisait près d’elle, sur l’herbe. Je me sentis soudain gêné,--oh! cette fois, par des idées bien ordinaires... Devant cette créature coquette, délicieusement pomponnée et attifée, il me déplaisait d’apparaître en tenue de chasseur, en veston et culottes de velours fauve, et botté; je devais sentir le cuir et l’herbe, comme un rustre... Elle éclata de rire: --Montre-toi: oui... comme cela... au soleil! Oh! le soleil éclaire rouge et ton habit semble flamber!... Tu me plais au grand jour... Je n’avais pas eu le loisir encore de t’examiner autant de secondes à la file... Tu as failli être en retard... Viens que je te gronde... Tu es bête... Tu me regardes drôlement... Tu as l’air de penser à toutes sortes de choses où je ne suis pour rien... Je la rassurai: --J’ai coutume de ne pas gâter par d’inopportunes méditations mes joies inattendues, qui sont les meilleures. Toute mon ambition est de les savourer comme elles méritent. Il y avait une fois une sorte de fée... --De _loupéroune_! --Soit! de _loupéroune_... qui... depuis sept nuits... --N’en jette plus, je suis au courant, moi aussi... tu parles!... Mais avoue que tu ne me reconnaissais plus, depuis le temps? Tu te la rappelles, la gosse à qui tu tirais les cheveux? Ah! tu étais le plus cruel de tous! Sale rosse, va... Enfin tu as eu raison, après tout... Je ne t’avais jamais oublié, toi! Et, lorsque je t’ai vu, l’autre jour... --Eh bien? --Eh bien... je me suis dit que j’allais te faire payer toutes tes méchancetés anciennes. La pénitence était douce... Et, peu après, Noëlia connut que je ne demandais pas mieux que de la subir une fois de plus. * * * * * ... La nuit était presque venue à présent. La cloche du dîner achevait de retentir pour la deuxième fois. Noëlia s’étira et bâilla, caline, lasse, et murmura en saisissant ma manche: --N’y va pas. Je te garde... Tu veux bien? Je n’y voyais pas d’inconvénients, mais, d’ailleurs, elle n’attendit pas ma réponse. --Je te garde ce soir. Tu as une belle fiancée... Je ne t’ai retrouvé que pour te perdre... Retrouvé, je te dis... Car (regarde-moi bien en face!) est-ce que tu ne me reconnais pas, maintenant? --Mais si... mais si... je te reconnais. C’est vrai que j’étais bien méchant! Te rappelles-tu, la fois où je t’avais enfermée dans la cave?... Tu me pardonnes? Elle haussa doucement les épaules: --Non... il ne s’agit plus de cela!... Est-ce que tu ne me reconnais pas tout à fait?... tu me comprends bien? tout à fait?... Car tu m’avais vue déjà, telle que je suis... _ailleurs_? Ses yeux restaient fixés sur les miens; ils étaient anxieux, suppliants, comme si, de la réponse qui allait sortir de ma bouche, toute sa destinée allait dépendre... Et moi, tout à coup, je compris... Mais c’était fou, mille fois fou! Elle parut implorer mon secours en murmurant près de mon oreille. --Clarecrose... Alors, ses yeux qui de nouveau m’épiaient étincelèrent; elle poussa un cri de triomphe, en m’entourant de ses beaux bras mi-nus: --J’en étais sûre... La nuit dernière je t’avais dit: «A l’entrée du chemin de Clarecrose.» Et n’es-tu pas venu ici tout droit?... Comment aurais-tu fait si... Tu vois bien que tu me reconnais, maintenant!... Oh! cela n’est pas si extraordinaire que tu le crois... Il y a, paraît-il, pas mal de gens comme nous qui se sont rencontrés, tout petits, mais tels qu’ils seraient plus tard, à l’heure de s’aimer, aux mêmes endroits des mêmes rêves... Elle s’arrêta un instant, les lèvres appuyées aux miennes avec ferveur... Puis, comme s’il s’était agi désormais de l’aventure la plus naturelle du monde: --Est-ce que tu m’avais déjà retrouvée, ce soir, quand tu dormais sous les sapins, de l’autre côté du château? Non!... Tu m’aurais _reconnue_ plus vite! Tu as dû flâner le long du couloir, paresseux! --J’étais à l’endroit où la lumière devient blanche, dis-je comme à moi-même... --Tu avais encore les trois grandes salles à traverser... J’ai bien fait de t’éveiller; n’est-ce pas que c’est aussi bon ici que... que là-bas?... N’est-ce pas que tu m’aimes ici... un peu, un tout petit peu... oh! pas autant que là-bas, bien sûr: la vie est la vie!... Mais dis-le moi quand même... dis-le moi comme tu me le disais près du bassin des trois Dames habillées de rose... tu te souviens? --Mais oui, je t’aime, murmurai-je tout bas... «comme auprès du bassin»! --Dis-le plus fort! --Je t’aime! Je t’aime. Je t’... Un beau rire, très clair et très humain celui-ci, retentit près de nous: --C’est qu’il le crie comme si c’était vrai! fit Ève, droite et blanche à l’orée sombre de la garenne. Elle s’approcha de nous. Et, sans paraître voir ma compagne: --Ne crois pas que je t’en veuille! On m’avait avertie; j’ai voulu me rendre compte... Tu me connais, je n’ai jamais menti... Es-tu mon seigneur... et le maître ici?... Eh bien, tant que nous ne serons pas mariés, je te laisse libre d’user de certains droits traditionnels sur tes vilaines... Noëlia avait bondi sous l’insulte, échappant à mon étreinte. --Attention! annonça Ève, très posément. Et Noëlia, les poings levés, s’arrêta à deux pas d’Ève: certain revolver dont il a été question déjà brillait faiblement au bout d’un bras clair qui ne tremblait pas, à quelques centimètres de son front... Elle étouffa un cri de rage et recula, domptée. --Tu as raison, fit Ève... Je ne t’aurais pas manquée, cette fois. Et s’adressant à moi: --Tu ne m’en veux pas? Au fond, c’est idiot de ma part d’être venue... puisque je m’en moque!... Non, non, ne te dérange pas... Au revoir! Quelques minutes plus tard, Noëlia sanglotait, appuyée à mon bras, le long de l’obscur sentier qui conduisait à sa petite maison de Vilhane... Pour dire quelque chose, ou pour paraître, par courtoisie, plus furieux que je ne l’étais en somme, je m’écriai: --Ah! si jamais je découvre le mouchard... ou la moucharde... Les sanglots cessèrent brusquement, et ma compagne, d’une voix rauque: --Ne cherche pas: c’est moi. Je ne répondis pas. Nous étions au plus touffu du taillis, je ne distinguais plus le sentier. Elle me prit la main: «Suis-moi». Je la regardai: ses yeux, au moment où ils se tournèrent vers moi, promenèrent horizontalement dans le noir deux clartés fugitives et très pâles. III ΑΡΤΕΜ... ΙΕΡ... Ève venait de me rejoindre auprès de la balustrade de la terrasse. C’était au matin de notre dernier jour de Castelcourrilh. Nous nous assîmes auprès d’une immense urne de grès, déjà dépourvue de son arbuste ou de sa plante. Un clair soleil inondait le sable où se profilaient en bleu cru nos ombres confondues; un gros orage avait grondé et crevé dans la nuit. Maintenant tombait du ciel lavé une lumière fraîche, neuve, sous laquelle les feuilles périssables des bois et les rochers éternels étincelaient également, en brun ou en roux, en blanc ou en gris. Ève bavardait gaiement, un bras autour de mon cou. Je sentais son haleine effleurer mon visage, aussi pure que les brises de cette belle matinée. Elle bavardait... bavardait sur un ton que je ne lui connaissais pas, qui semblait vouloir se mettre en harmonie avec la jeune couleur du temps: les yeux mi-clos ou détournés de son visage, j’aurais pu croire avoir auprès de moi non plus la vierge orgueilleuse, mais une très petite fille qui rêve de trouver le bonheur dans une définitive soumission. Je ne sais si, dans cet instant, je l’en chéris moins ou davantage. Je ne voyais clairement en moi-même que l’ennui de ne pas retrouver celle que j’aimais; ne m’avait-elle pas plu indomptée, farouche, presque brutale? Pourquoi faut-il qu’à chaque seconde les amants voient se modifier l’image qu’ils pensaient vénérer telle quelle à jamais, sur le maître-autel de l’intérieur sanctuaire? Mais elle-même devait éprouver une impression analogue. --Qu’as-tu donc ce matin? me demanda-t-elle... Je ne te reconnais plus. Je fis mentalement mon acte de contrition amoureuse. Puis, modestement, pour me consoler de divers regrets, j’exposai celui de mes vœux multiples et capricieux qui me semblait le plus naturel et le plus mondainement réalisable: --Je voudrais t’épouser bientôt... Car, maintenant, la fête de nos fiançailles est finie. Paris m’attend... Ce n’est pas drôle. --Ce n’est pas drôle, concéda-t-elle. Mais est-ce bien pour cela seulement que tu es triste? Avoue que tu m’en veux un peu, à cause de cette scène d’hier soir? --Je te jure que non. --Tu as tort, puisque je m’en veux moi-même... C’était bête... bête!... Je n’en reviens pas d’y être mêlée... Je ne sais à quel sentiment j’ai obéi... Car enfin, je n’ai aucun droit sur toi, encore... Si j’étais venue là pour tuer cette fille, cette ennemie, c’eût été compréhensible, excusable; mais non... et, la preuve, c’est qu’elle a eu son front au bout de mon revolver et que je n’ai pas tiré... Pourquoi suis-je venue? Elle dit encore: --Me pardonnes-tu? --Ma chérie, je t’en prie... Elle fondit en larmes: --Tu as bien tué _l’autre_, toi... ou tout comme. Mais il y a pire: non seulement je m’en veux, mais j’ai honte de moi; je t’ai dit, hier, moi qui ne mens jamais, que tu pouvais bien user de tes droits sur ta vilaine... que cela m’était indifférent?... Eh bien, cette nuit...--tu étais avec elle, parbleu!...--j’ai compris que j’avais menti en parlant de la sorte, que je souffrais comme une sotte... Ah! si elle avait été en face de mon revolver alors, si elle s’y trouvait en ce moment même... --Oh! Ève, est-ce vraiment la peine d’aller jusque-là? dis-je en essayant de sourire... Malgré moi, je lançai aussitôt tout autour de nous des regards furtifs, comme si j’avais craint qu’en ces lieux où les murs avaient des oreilles,--mon père ne l’affirmait-il pas lui-même?--quelqu’un eût entendu les propos que nous venions de tenir. Mais non, la matinée était toute de calme, de sécurité, de lumière. La paix de la saison déclinante semblait contenir autant d’espoirs faciles qu’un très jeune cœur. Les petits, habillés et bouchonnés par mémé Zanoun, apparurent, vinrent se faire cajoler par Ève, taquiner par moi. Puis des rondes se formèrent, et d’autres couplets de la chanson de Clarecrose s’envolèrent, ailés et hésitants comme au printemps les nouveaux oiselets, sous le ciel qui semblait écouter le chœur puéril avec une infinie sollicitude: C’étaient les Dames du Bonheur. Elles avaient des yeux couleur D’azur ou d’eau vive,--doux cœur Beau corps et clair visage!-- Des hommes ingrats et méchants, Sourds à leurs pleurs comme à leurs chants, Les chassèrent loin de nos champs Par malice et par rage. Toute leur race s’exila. Beau temps, depuis lors, s’écoula... Sont-elles mortes pour cela? Je n’en crois pas grand’chose. Elles sont près d’ici, tout près. O cœur gentil, cœur qui leur plais, Va les rejoindre en leur palais Au fond de Clarecrose! Autant l’air était limpide, quand s’y mêlaient ces voix dignes de lui, autant je ne sais quoi d’inquiétant et de trouble altérait mon bonheur qui tantôt me paraissait trop compliqué, tantôt trop facile. Un des gamins revint vers nous, la ronde achevée; il était tout rose, tout essoufflé et ravi. Il grimpa sur les genoux d’Ève et m’expliqua: --Toi, je ne t’embrasse pas, parce que tu as l’air trop méchant, aujourd’hui. Je demandai à Ève: --Est-ce vrai? --Bien sûr, il a raison, ce gosse!... Qui es-tu, toi? Le petit, qui pensait déjà à rejoindre ses camarades partis ailleurs pour d’autres jeux, dit gentiment, déjà lointain: --Je suis ton ami... --Tu es un amour! Et Ève l’embrassait comme jamais--me semblait-il--elle ne m’embrasserait moi-même, avec une ferveur extasiée, avec des yeux devenus si miraculeusement clairs que je n’en ai jamais vu de tels qu’à des mourants et à un fou. Il s’échappa. Alors Ève parut brusquement se souvenir de ma présence; privée des bras enfantins, elle se pencha de nouveau vers moi et murmura, aussi légèrement et librement que s’il eût été question d’une fleur à cueillir,--que dis-je!--d’un bouquet à acheter: --Comme cela sera bon d’embrasser ainsi le premier des nôtres! Le soleil montait et du sol humide, à présent trop chauffé, s’exhalait un parfum mol et moite de serre. Nous nous réfugiâmes dans un salon du château où personne n’entrait plus que par hasard. Certains l’appelaient le musée des antiques, parce qu’on y avait relégué des meubles hors d’usage: moi, je chérissais cette pièce à cause de sa fraîcheur et de son abandon, à cause aussi d’un marronnier minuscule mais bien original qui, par je ne sais quel miracle, depuis quelques années, avait trouvé le moyen de végéter entre _ré_ et _mi_, vers le milieu du clavier d’un piano défoncé, après avoir disjoint les touches... --Reste près de moi, tout près, dis-je à ma fiancée avec une fougue, presque avec une gaîté que je ne m’étais jamais connues auprès d’aucune autre femme... Oh! tu as froid!... C’est vrai que nous venons de quitter le soleil... Elle répondit, toute pressée contre moi: --Tu m’embêtes; je ferme les yeux; je suis heureuse. Les damnés gosses, dans leurs rondes, repassèrent sous les fenêtres du salon abandonné. «Au fond de Clarecrose!... Au fond de Clarecrose!...» Et nous les entendions s’esclaffer de rire, en se laissant tomber sur le derrière ou en se _bourdissant_ dans le sable quand ils en étaient au refrain... Ève ne m’eût-elle pas posé de question que ce mot «Clarecrose», m’aurait paru inquiétant, tout au moins agaçant. Que la vie devient donc parfois difficile, quand elle et le rêve viennent ensemble au-devant de quelqu’un en se regardant d’un air hostile! Mais Ève me repoussa, boudeuse comme pour rire: --A propos, qu’aviez-vous donc, Noëlia et toi, à vous raconter, hier soir, je ne sais quelles histoires à propos de Clarecrose... toujours de Clarecrose? Il fallait devenir insolent ou stupidement simuler la démence. Je préférai me lever du divan à moitié crevé où nous étions assis, et, d’un ton qui devait ressembler à celui dont j’avais usé avec l’autre fiancé de ma fiancée, sur la rive du Lot, je dis rageusement, sourdement, quelques phrases comme: --Ne me parle plus de cela. Nous partons demain, nous ne reviendrons peut-être jamais ici... Le visage d’Ève s’illumina; je ne sentis plus sa jalousie dressée en face de mon bonheur prochain comme une défense néfaste, capable de décourager de plus dignes et de plus forts que moi. --Je te fais toute confiance, dit-elle heureusement, puisque tu as compris toi-même qu’il valait mieux ne plus jamais revenir... plus jamais! --Plus jamais, répétai-je, convaincu: oui... ça vaudra mieux, en effet. --Alors, voici ce que _tu vas me permettre_ ô mon seigneur, _de t’ordonner_... A quelle heure LUI fais-tu tes adieux? --Elle m’attend chez elle, sur la fin de l’après-midi, avouai-je très simplement... Mais j’aimerais mieux n’y pas aller... --Tu dis cela par politesse pour moi? Je le disais par politesse, mais aussi pour je ne sais quelles autres raisons qui ne m’apparaissaient pas clairement... Sentiments divers, confus qu’en pareil cas il est plus facile d’exprimer en bloc et rapidement par un sourire lassé, un peu fat... --Serais-tu réellement jalouse, Ève? --Oui, à la tuer. --Alors, nous sommes d’accord: je n’irai pas. Elle redevint l’image violente et guerrière que je chérissais au meilleur de moi-même: --Tu ne me comprends décidément pas! Si je veux que tu la revoies, moi? Et non seulement je le veux, mais je l’exige. As-tu de l’argent? Je ne saisissais pas encore. Je dis: «Bien sûr!» et tirai machinalement ma bourse... Ève compta ce que je possédais; puis, avec gravité: --Ce n’est pas assez. J’ai pensé à tout. Tiens... Elle me tendait une enveloppe; elle paraissait toute prête à s’impatienter... --Qu’est-ce que tu attends? Prends!... Puisque je te dis que ce n’est pas assez! Car elle est jolie, mieux que jolie, même... Et cela, ça se paie!... J’ai emprunté ces sous à M. de Quintecrabe. Il a bien ri quand je lui ai raconté pourquoi... Oh! quelle figure tu fais! Je pensais qu’on ne paie pas avec de l’or les promenades à Clarecrose. Mais il me fallut bien me contenter de répondre: --Je ne crois pas qu’elle ait agi par intérêt... Alors, elle, sèchement: --Admets que ce soit pour ma satisfaction personnelle et que tu ne veuilles rien lui devoir... Allons, dis-moi: à tout à l’heure... Et va lui dire adieu. Sa voix avait frémi un peu, à peine. Elle parvint à dire gaiement: --La journée ne va pas être drôle pour moi... Oh! certes, je ne suis pas jalouse... quoique j’aie bêtement souffert de jalousie, cette nuit, et que je souffre encore en me rappelant le ton sur lequel, à l’orée de la garenne, tu lui criais que tu l’aimais, hier... Mais oui... tu mentais... j’en suis sûre! Aide-moi à attendre demain... Que lui diras-tu, quand tu entreras dans sa maison de Vilhane? --Ève, suppliai-je, tu vas être cause que je n’irai pas... Tu iras, si tu le veux, toi-même... --Non. Je la tuerais. --Alors... --C’est vrai, je suis folle... Va, mon chéri! Je me penchai vers elle, et nouai mes poignets derrière sa taille: --Il n’y a que toi dans la vie... que toi!... --Et ailleurs? Que répondre? Je resserrai mon étreinte; mes baisers, ivres de ses larmes, s’égaraient, délaissaient son visage pour sa nuque ou pour la naissance de sa gorge qu’une mince blouse de linon laissait nues... Elle me rendait à présent, et pour la première fois, me semblait-il, baisers pour baisers, caresse pour caresse. --Que toi dans la vie, murmurais-je toujours... Elle appuya ses mains fines et fortes contre mes épaules, n’écartant son visage de mon visage que pour tenter de me regarder jusqu’à l’âme; et alors, de la voix que je chérissais, de la voix à la fois autoritaire et tendre: --C’est juré? C’est juré? Je veux que tu me le jures. Je jurai. --Il n’y a que toi... que toi dans la vie. Et ce n’est pas assez dire: tu es toute ma vie... Elle eut un geste spontané et qui m’émerveille encore, aujourd’hui, quand je le rappelle au plus clair de ma mémoire. M’échappant comme une eau qu’on n’essaie même pas de tenir dans sa paume, elle courut vers la croisée, l’ouvrit grande, poussa brusquement les volets. Et le soleil entra à flots, parmi des remous de poussières qu’il semblait bousculer et diriger à sa guise en vainqueur. --Tu ne pouvais pas me faire de plus précieux compliment, dit Ève: la vie est belle... A ce soir! Je me dirigeais déjà vers la porte après avoir tendrement, mais peut-être trop respectueusement à son gré, pris congé d’Ève, quand elle me rattrapa par la manche. Une exaltation que je ne lui connaissais pas encore avivait son teint mat et l’éclat de ses yeux bruns; elle supplia: --Une seconde encore... Oh! j’ai peur, tout à coup... Pourquoi ai-je peur? --Je t’assure, lui dis-je, qu’il vaudrait mieux pour nous me dispenser de cette visite, là-bas... Te voici toute nerveuse... Il serait si simple de... --Tu ne me comprends pas, s’écria-t-elle en frappant du pied... J’ai peur, j’ai peur, et voilà tout!... Mais toi-même... Oh! tu es tout blanc... regarde-toi! C’était bien la peur, en effet, une peur pareille à celle que nos ancêtres avaient connue aux mêmes lieux et qui semblait revenir vers nous du fond des âges héroïques et farouches; la peur en plein jour et en plein amour, la peur que rien ne justifie ou n’excuse: un voile noir qui tombe entre les choses et les victimes, un invisible poing qui se crispe autour des gorges de celles-ci; le comble, c’est qu’alors on essaie de rire... Notre rire sonna presque aussi faux que les cordes du vieux piano sur les touches duquel je m’étais par mégarde appuyé, en reculant devant je ne sais quoi. Ève me dit: --Va-t-en. Nous sommes stupides. Je vais me mettre sous la protection de la Vierge, dans ma chambre. Ne te moque pas: hier, j’ai eu aussi quelques pensées noires; alors, je suis allée chercher la petite statue, dans la chapelle; je lai installée à mon chevet... et j’ai été heureuse comme quand on s’éveille d’un vilain rêve, tout de suite... Maintenant, écoute... écoute-moi... je veux que, ce soir... Elle cacha sa figure contre mon épaule: --Tu me comprends?... Enfin, je veux être ta femme... oui, dès ce soir... ta femme. Je ne sais pas de quoi j’ai peur, mais, ce dont je suis sûre, c’est que je n’aurai plus jamais peur, ensuite, plus jamais... Aussi,--c’est un grand serment que je fais!--je jure d’être à toi avant de quitter Castelcourrilh... Elle ajouta, avec un rire un peu nerveux: --Comme cela, toi, tu ne seras plus qu’à moi toute seule!... Et, tu sais, si papa s’avise de venir voir chez moi... chez nous, ce qui se passe... (Cette fois, enfin, son rire sonna franchement...) c’est moi, tu entends, qui lui botterai le derrière! * * * * * Je la revis dès mon retour de Vilhane; elle me guettait à l’endroit où le petit chemin débouche dans le parc, et son visage exprimait une telle anxiété, un tel bouleversement moral que j’en conçus quelque honte pour elle. Comment ne pas la soupçonner en pareille circonstance d’être le jouet d’une assez vaine jalousie? Je lui en voulus un peu de se montrer si faible; sa généreuse énergie m’avait plu autant que sa beauté, et je redoutai même, quelques secondes, de lui faire l’offense d’une désillusion sincèrement éprouvée. --Alors, comment cela s’est-il passé? Mais tout s’était passé très bien! Que pouvais-je répondre d’autre? Ma situation se compliquait assez douloureusement; quels sentiments d’ailleurs plus vexants à élucider que ceux qui s’agitaient en moi durant ces instants cardinaux de mon existence? En dépit de mon âge et de la fatuité où il se complaît assez volontiers, la duplicité de mes bonnes fortunes se présentait à moi comme un procès difficile à débattre... Où Noëlia et Ève ne voyaient sans doute que jeu de rivales, je me sentais juge, et mon jugement n’aboutissait qu’à me persuader de l’inutilité néfaste de leur haine mutuelle,--néfaste puisqu’elle diminuait en moi ce qui me les rendait précieuses l’une et l’autre, la clarté triomphante de celle-ci et la flamme voilée mais non moins puissante de celle-là. Avenir et passé, réalité et rêve. Pourquoi est-il des âmes incapables de choisir entre la mollesse et la vertu ou inégales à supporter ces deux biens, qui ne sont pas d’ailleurs toujours là où certains principes,--vieux serviteurs aveugles et sourds,--nous conseillent de les chercher? Quelles raisons avaient de se haïr la future mère de mes enfants et mon hôtesse de Clarecrose?... Mais pouvais-je expliquer cela à des femmes, tandis que j’apportais mes plus grands soins à n’en pas discuter avec moi-même, par paresse ou incapacité? Tout s’était bien passé, ai-je dit. Noëlia m’avait reçu dans la chambre hâtivement aménagée où elle dormait durant le jour, sous la garde d’une servante étrangère, d’une vieille espagnole nommée Amparo qu’elle avait ramassée à Bordeaux quelques mois auparavant. Elle avait tendu les murs de voiles persans, jeté çà et là sur des divans et des fauteuils d’osier des coussins baroques. Un chat gris et fort beau, que mon entrée parut dégoûter, hérissa ses poils, jura, cracha quand je parus et disparut sous un meuble... Les reliefs d’un déjeuner sommaire et fantaisiste traînaient sur un guéridon: des raisins, des nèfles, des bonbons, du champagne... J’avais fréquenté déjà assez de petites courtisanes pour ne m’étonner en rien de tout ceci, de la part d’une de leurs pareilles venue par ennui ou par caprice s’enterrer un temps dans un coin perdu de son pays natal. La vieille me salua de plusieurs révérences cocasses, prononça dans son langage quelques compliments qui avaient comme un son d’injures, puis s’évanouit à peu près de la même façon que le chat gris. Je l’eusse, en vérité, cherchée, elle aussi, sous les meubles, si je n’avais peu après entendu devant la porte où elle était allée prendre le soleil et la garde, sa voix grinçante comme une girouette fredonner la chanson castillane à la gloire de je ne sais quel «chulo» qui chipa la chemise d’une certaine Lola... Sur le lit défait, Noëlia reposait, les cheveux épars, nue; un rayon de soleil, qui s’insinuait par l’entrebaillement des volets appuyait sur elle, en diagonale, une mince ligne,--une longue phosphorescence fauve à l’aisselle, rose à l’orteil. Je m’approchai doucement; quand elle ouvrit les yeux, je m’aperçus qu’en dormant elle avait pleuré. --Je t’avais vu venir le long du couloir, me dit-elle... Je souffrais, je rageais... Je n’étais plus seule pour t’attendre là-bas; mais y serai-je jamais toute seule maintenant? Moi qui n’avais plus que cet espoir: te garder du moins pour moi dans notre vrai pays... Y reviendras-tu seulement? Je n’eus pas besoin de mentir pour lui assurer que je ne perdrais jamais la route de Clarecrose. Devant mes yeux ouverts, en pleine vie, la contrée de songe se représentait en une série d’images rapides qui abolissaient à chaque instant les sensations offertes par la réalité. Nous parlâmes de «notre vrai pays» avec une abondance étrange de détails qu’il nous semblait d’abord inventer, mais que nous reconnaissions ensuite comme très précisément situés dans le recul proche ou lointain d’une seconde mémoire infiniment lumineuse... Cela nous prit une bonne moitié de l’après-midi; mais il m’était difficile de rendre compte à Ève de ce passe-temps; encore plus de celui qui lui succéda... --Adieu, me dit Noëlia en s’arrachant brusquement à mon étreinte... _L’autre_ doit s’impatienter... Adieu! Elle s’enveloppa d’un peignoir, me conduisit jusqu’au seuil. Amparo, là-bas, assise sur un talus, continuait à entretenir la solitude des aventures de Lolita et du _chulo_. Je lui lançai au passage l’argent emprunté par la trop prévoyante Ève à M. de Quintecrabe et filai à travers bois sans demander mon reste. Cela me permit de n’être insulté que d’assez loin. Ma fiancée eut du reste le bon goût de ne pas me demander ce qui s’était passé, à ce sujet, dans la bicoque de Vilhane. * * * * * Sur la terrasse, grande liesse: Sulpice d’Escorral venait encore d’abattre magistralement un bœuf. Décidément, la chasse, cette année-là, aurait été joyeuse et belle d’un bout à l’autre. Dans le vacarme, notre présence fut à peine aperçue; il est vrai que nous le traversâmes en hâte, Ève toujours crispée et inquiète, moi agacé par cette inquiétude et cette crispation. --Laisse-moi, fit ma compagne, quand nous fûmes de l’autre côté du château. Cette fois, je m’irritai presque: --Ève... qu’as-tu? Que me reproches-tu? C’est stupide, à la fin! Et je regrettai presque aussitôt ce mouvement, avec l’intuition que je faisais probablement fausse route, qu’il y avait autre chose qu’une jalousie désormais injuste dans l’esprit et le cœur de ma fiancée. Mais quoi?... L’Avenir s’ouvrait devant nous, riche des plus douces et des plus radieuses promesses; nous quitterions dès le lendemain ce pays où nous n’étions venus que pour une sorte de pèlerinage ou de pénitence nécessaire... Et alors, la Peur... Car c’était bien Elle, encore une fois, près de nous... --Il ne faut pas m’en vouloir, reprit Ève... C’est cette nervosité stupide que j’ai déjà subie ce matin qui m’a reprise... Après ton départ, j’étais allée m’étendre dans ma chambre... J’étais heureuse; je pensais à ce que je me suis juré et que je t’ai juré: «Avant de quitter Castelcourrilh... ce soir...» Et mes yeux allaient se clore sur ton image, ô mon chéri, quand ils se sont ouverts, comme malgré moi, sur une autre image, ouverts tout grands... C’était celle de la Vierge, que j’avais emportée comme compagne, hier... Eh bien--oh! c’est idiot!--j’ai cru voir sa figure, d’ordinaire si sereine, sa figure que je chérissais petite fille et ces jours-ci encore, sa figure devenir irritée, haineuse... Même (couchée comme je l’étais, je ne l’apercevais que du coin de l’œil et de trois quarts), il m’a semblé qu’elle s’est tournée tout à fait vers moi... Ça n’a pas duré une seconde, bien entendu... mais je n’ai pu dormir... C’était mon tour d’être furieuse! Je suis sortie en jetant une jupe sur la statue--c’est idiot, tu vois bien... idiot...--et, pourtant... il me semble que, maintenant... je n’oserais pas entrer seule dans ma chambre... Mais, presque aussitôt rassurée et caline: --Heureusement, ajouta-t-elle, que tu viendras me retrouver et que tu seras là... pour me défendre contre tout et contre moi-même, cette nuit! * * * * * Le soir était encore éclatant au ciel et sur les roches, déjà bleuâtre au-dessus des pelouses et aux lisières des bois. Des chansons gaillardes et joyeusement gueulées retentissaient sur la terrasse: les chasseurs voulaient clore dignement la fête. Des cuisines toutes proches s’échappaient des bruits de casseroles, des trépignements affairés, des rires, des cris. Sensations normales et familières qui nous semblaient étrangères maintenant. Nous n’éprouvions plus rien que de façon très vague, comme si les sentiments d’Ève et les miens, réunis et additionnés en chacun de nous, avaient comblé l’immensité du monde intérieur et débordé même au delà de lui, d’un flot qui repoussait le reste. Nous écoutions sans entendre, nous regardions sans voir. Oh! en dépit des pauvres mots que j’emploie, rien d’une de ces ridicules extases d’amoureux qui provoque l’inspiration chez les inventeurs de sujets de pendules. Non. C’était une admonition venue du plus lointain de l’inconnaissable qui nous signalait indulgemment le passage de la minute sans pareille. Et, alors, les couleurs, les odeurs, les sons, existèrent de nouveau, mais comme créés uniquement pour notre usage et tels que nous n’aurions cru les percevoir jamais. Béatitude suzeraine et dominatrice de toutes choses! Je parcourus, je revisitai par la pensée, le castel et le parc, la forêt et le désert, tous les lieux dont la connaissance renouvelée nous avait valu la résolution définitive d’être à côté l’un de l’autre, Ève et moi, non seulement des bouches jointes et des caresses mêlées, mais des forces unies, des volontés jumelles s’élançant victorieusement vers la vie ouverte, grâce au miracle d’un double amour dont les quatre ailes sauraient battre harmonieusement. Nos mains elles-mêmes ne se frôlaient pas; nous pouvions communier sans l’aide des gestes, des paroles, des regards. Un appel cocasse nous rendit à la réalité: --Aou! le monsieur, la demoiselle... On vous cherche partout!... Même que Monsieur le marquis se gonfle de colère à n-er risquer de n-en péter... et qu’il crie que si vous continuez, les deux, il vous bottera... --Je sais... je sais quoi... s’écria joyeusement Ève. Tiens, voilà pour toi... C’était un beau petit paysan du voisinage, hôte assidu des cuisines. Ève lui mit dans la main quelques sous et posa un gros baiser sur ses mèches ébouriffées. Le gentil drôle, après une seconde de réflexion, rendit l’argent. --S’il n’y avait pas eu de baiser, je ne dis pas... Mais il y a eu le baiser!... Par exemple, je veux une grosse boîte de dragées, lors de la noce! Et il s’envola. Nous, nous regagnâmes sans hâte la terrasse. Ève avait quelque chose à m’expliquer: --Dans une heure, ils seront tous ivres. Je m’échapperai. Mais tu ne me rejoindras pas tout de suite. Je veux me réconcilier avec la Vierge... être seule en face d’elle quelques instants. Oh! je n’ai plus peur, plus du tout... Et toi non plus, je le vois, je le sens... En revanche... Elle se tut, puis, farouche: --Je puis bien te l’avouer, maintenant: j’étais jalouse... je le suis encore... Oh! tu as eu tort, tu as eu tort... Je souffre, je n’oublierai rien tant que je serai ici... Et oublierai-je jamais? Elle me vit crispé, agacé, s’excusa, écouta gentiment mes reproches et continua: --Donc, tu resteras avec les autres. Tu regarderas le grand cyprès noir qui est au milieu de la pelouse; derrière lui, il y a, tous ces soirs-ci, une grosse étoile qui se lève... une grosse étoile bleue... Quand l’étoile sera juste au-dessus du cyprès, alors... Avant de pénétrer dans la clarté des flambeaux, elle tendit ses lèvres pour le baiser qui scellait définitivement le pacte de nos vraies noces, de nos noces secrètes, maintenant toutes prochaines. * * * * * Le marquis Sulpice d’Escorral avait eu le temps d’oublier une fois de plus les menaces qu’il réservait à notre usage, en dix minutes à peine, parce que la verdeur qui lui plaisait en elles commençait à pâlir ou à jaunir à la longue, et aussi parce qu’il avait mieux à faire tandis que nous gagnions nos places, non sans discrétion d’ailleurs. Il était en ce moment sur la sellette dans un jeu fort en faveur au cours de banquets comme ceux qu’il présidait à Castelcourrilh: «Moi, disait quelqu’un, le premier lièvre que j’ai eu... la première cuite que j’ai prise...» M. d’Escorral était en train de raconter moitié en patois moitié en français et comme seul il savait le faire, avec une brutalité pittoresque et des expressions à tirer le rire des tripes d’un mourant: «_Iou, la proumiero putasso qui li àgui feich vertadieromen quicom..._ vous me comprenez?... La première caille que j’aie mise à rôtir sans feu...» quand il s’aperçut que sa fille était là... Et, comme il ne restait plus sûr qu’elle n’y eût point été déjà tandis qu’il brandissait contre elle ses foudres, ce fut lui qui baissa la tête, tel un marmot pris en faute: ce n’étaient point propos à tenir devant une jeune fille... Malin comme un singe, afin de donner le change, il poursuivit: --Alors, pour l’épater, je me suis mis à lui sonner l’hallali... Ah! ah!... comme ça: Proum... pataproum... Ah! ah! ah!... C’était à mourir!... Donnez-moi à boire s’il vous plaît... Et vous autres, feignants, qu’attendez-vous pour lever la soupe? Ce fut une magnifique bombance. Jugez-en un peu: pour se mettre en goût, toute la cochonnaille tirée des pots de grès, du saloir, de la cheminée, du plafond, et mangée à grand renfort de piments catalans, de moutarde brute et fraîchement fondue (on eût dit une marmelade de graines de poivre); puis les oignons, les artichauts tardifs, les concombres, les échalotes et les aulx confits dans ce terrible vinaigre dont j’ignore la recette mais qu’on nomme admirativement pissat de tigre, ce qui dit tout de lui; puis les tranches de veau au verjus et aux cèpes; puis les poulardes, les oisons et les dindonneaux rôtis aux mêmes broches mais diversement farcis de jambon aillé, de truffes ou de pruneaux, pour que chacun en eût à son goût; et, enfin,--avant l’omelette au punch, les tourtières et les fruits,--les énormes tranches saignantes du bœuf immolé par notre hôte; deux valets lui présentaient cette viande, en premier comme de juste, sur un immense plat ovale, après avoir placé à portée de sa fourchette le maître-morceau. Je me rappelle avoir joui âprement ce soir-là de cette santé quasi générale, de cette gourmandise des bons vins et des mets hautement substantiels qui ne semblaient pas peser outre mesure aux estomacs des vieux eux-mêmes: les produits animaux et végétaux du sol où notre race avait pris naissance s’infusaient à nous comme une sève salubre, spécialement créée pour nous par Dieu ou par les divinités pastorales, bocagères et priapiques du pays. Au delà de la satisfaction vulgaire de mon palais, je devinais une volupté plus vague et moins fugitive et que je ne pourrais comparer qu’à ce qu’éprouverait une plante devenue consciente dans un terrain naturellement propice à sa force et, depuis des siècles, laborieusement cultivé. L’allégresse fut à son comble quand M. de Fontès-Houeilhacq porta, comme à l’ordinaire, le toast de clôture. Celui-ci ne changeait guère d’année en année: c’était l’orateur (le doyen d’âge) qui se renouvelait, cédant la place à un autre, en moyenne tous les deux lustres... Donc, comme toujours, M. de Fontès-Houeilhacq exprima la reconnaissance commune des invités de Sulpice, fit l’ascension ordinaire dans les branches les plus belles de l’arbre généalogique de la maison d’Escorral, indiqua le nombre et détailla les espèces des pièces inscrites au tableau de chasse,--lequel était toujours en progrès sur celui de l’an précédent,--insinua une fois de plus que malgré son âge et sa mauvaise vue il était bien encore--hé! hé!--responsable de diverses unités dans le glorieux total... On crut que c’était fini, et déjà nous nous préparions à lancer des bravos et à battre des mains, quand il nous fit signe qu’il avait encore quelque chose à dire: ce fut un compliment à l’adresse d’Ève et de moi, à l’occasion de nos fiançailles... Cette innovation fut cause qu’il bafouilla quelque peu. La majeure partie des auditeurs n’en fut que plus émue. Sulpice sauta au cou de l’orateur. --Que les fiancés s’embrassent! Que les fiancés s’embrassent! Remplissez les verres!... A leur santé! A leur bonheur! C’est seulement en m’avançant vers Ève que je remarquai son sourire; il semblait contraint, figé, posé comme un masque sur son vrai visage: un sourire semblable à ceux que doit produire dans le monde une jeune fille bien élevée lorsqu’on l’agace, qu’elle s’ennuie ou qu’elle a du chagrin. Cela ne me troubla pas outre mesure, du reste, car je jugeais moi-même ces démonstrations assez ridicules. Le baiser échangé,--un baiser, bien entendu, très chaste et tout bête,--nous nous séparâmes sans plus oser nous regarder; elle regagna sa place, moi la mienne... De là, je jetai un coup d’œil furtif sur le grand cyprès; «la grosse étoile bleue» en avait pour un quart d’heure au moins avant de briller au-dessus du sommet fuselé de l’arbre. Mais, quand je me retournai vers Ève, celle-ci avait filé déjà... * * * * * Je ne l’ai jamais plus revue. * * * * * Je viens d’écrire ces mots sans aucun souci d’effet mélodramatique; les faits racontés même brièvement m’éviteront la peine de développer les sentiments qu’ils suscitèrent chez moi, chez le père de la disparue, parmi nos compagnons de chasse et le personnel de Castelcourrilh, puis dans le département, puis à trente lieues à la ronde. On ne revit plus Ève, et voilà!... Et ceci pourrait suffire, somme toute, en ce point de mon récit... Quand la belle planète dédiée aux amours eut marqué mon heure au sommet de l’arbre voué aux tombes, je me rendis dans la chambre d’Ève. La lampe était allumée, la fenêtre entr’ouverte; la brise gonflait par instants les nobles tentures aux nuances douces, démodées, fanées; un frais parfum familier rôdait encore autour de moi, léger comme s’il n’avait déjà plus été que le fantôme de lui-même. Je remarquai soudain que la statue de Diane, débarrassée de son voile improvisé, avait été placée en manière de presse sur une feuille de papier où étaient inscrits au crayon ces mots hâtifs: «J’aime autant me promener d’abord; à plus tard...» Je revins plus tard, bien plus tard, frapper à la porte. Personne ne me répondit. Je m’endormis, brisé de fatigue, pour me réveiller avant le jour. La chambre était toujours vide. J’essayai un instant encore d’imaginer quelque lubie ou quelque fantaisie de la part d’Ève: un sursaut de pudeur au dernier instant, une tentative de taquinerie ou de bouderie; mais tout cela lui ressemblait si peu!... Et puis...--je m’en souvins soudain,--elle avait _juré_ que cette nuit-là... et elle avait énoncé ce serment d’un ton si grave, si passionné... Affolé, j’allai réveiller le marquis Sulpice, je le mis au courant, puis l’entraînai, encore hébété d’un reste de vin, jusqu’à la chambre de sa fille... Je n’ai pas besoin de dire que personne ne pensa plus à quitter Castelcourrilh, ce jour-là. On eut vite fait d’établir qu’il ne s’agissait pas d’une fugue, d’un départ à l’aventure après un coup de tête. On fouilla le château des combles aux souterrains, on fouilla l’étang, les puits, la forêt, le désert, les grottes accessibles. Rien. Des gendarmes et des magistrats arrivèrent de Cahors, des policiers de Toulouse. Tous les gens du pays furent questionnés: ils en savaient encore moins que nous; ils ne purent que lever les bras au ciel et gémir en parlant de la pauvre chère demoiselle, si belle et si brave. Le procureur de la République en personne se rendit chez Noëlia: il fut établi, par le témoignage d’Amparo et de trois paysannes du voisinage que, depuis mon départ de Vilhane, Noëlia avait ignoré ce qui se passait dans le reste du monde, qu’elle s’était évanouie après m’avoir dit adieu, qu’elle n’était plus sortie de chez elle, tantôt gémissante et comme folle, tantôt silencieuse et prostrée, ne mangeant pas, dormant à peine... Cependant, le marquis Sulpice, éperdu de douleur et de rage, se multipliait jour et nuit, furieux contre les chercheurs ou les suppliant: --Fouillez! Fouillez... c’est ma pauvre petite fille... et je n’avais plus qu’elle... Allez! Qu’attendez-vous, tas de feignants, bande d’ahuris?... Fouillez! Fouillez! --Monsieur le marquis, lui dit un jour, d’une voix apitoyée mais ferme, un des policiers toulousains, vous savez pourtant qu’il existe dans ce pays des endroits où toute recherche devient impossible... Ce fut alors que M. d’Escorral se mit à pleurer doucement, parce qu’on venait d’énoncer tout haut l’hypothèse qui demeurait la seule vraisemblable, celle qui le hantait, qui hantait la plupart d’entre nous depuis le premier jour, mais que personne n’avait osé formuler même à voix basse et dont, personnellement, je détournais mes pensées avec horreur. Déjà quelques-uns des chasseurs avaient regagné notre ville, leur famille, leurs affaires. Il ne nous restait plus qu’à en faire autant, après avoir, dans un suprême élan d’espoir désespéré, supplié les policiers de demeurer sur les lieux quelques jours encore... Ah! dans quel tombeau vertigineux, dans quelle ombre inviolée Ève gisait-elle à présent? Au fond de l’_Igue bourrue_ ou du _Trou du Diable_? Au fond du _Mau-Gaufié_ sur les bords duquel, il y a cinquante ans, les paysans immolaient des poules blanches, ou au fond du _Cloup-pascal_ dans lequel les jeunes filles précipitent toujours une offrande printanière de lilas?... Ce fut dans sa chambre que j’allai furtivement évoquer son ombre, avant mon départ, faute de pouvoir m’agenouiller sur une pierre où eût été inscrit le nom de celle qui devait être vraisemblablement la dernière descendante directe de Rimbaud le Sanglier, premier marquis d’Escorral. Or, dans la chambre d’Ève, je me rencontrai assez inopinément avec M. de Fontès-Houeilhacq, qui, l’image de Diane dans une main, les derniers mots écrits par Ève dans l’autre, considérait alternativement ces deux objets avec la plus grande attention. Sans plus s’étonner de ma venue que s’il m’avait fixé un rendez-vous, il me demanda aussitôt: --Si je ne me trompe, cette statue, autrefois, avait sa place dans un coin de la chapelle? --Certainement. --Ah!... Et... ce billet, c’était bien à toi qu’il était adressé?... Oui, oui... au fait, tu as déjà raconté cela... Puis, semblant, par instants, ne parler qu’à lui-même: --Parbleu! Tout s’éclaire... Écoute, mon petit: c’était fatal! Ni elle, la pauvre enfant, ni toi non plus n’y pouviez rien... Fatal, je te dis! Ce billet... c’était son arrêt de mort qu’elle signait... Elle n’a pu revenir vers toi; elle _appartenait à l’autre_, à celle-ci, tu comprends? Il faisait danser au bout de son bras la statuette comme un fantoche. Je ne le comprenais pas du tout. Je n’avais pas le cœur, pour le moment, à m’intéresser à une de ses sornettes favorites: peut-être le devina-t-il; en tout cas, il n’insista pas. Et je pus sangloter en paix quelques instants avant d’aller rejoindre, au bas de la terrasse, la voiture qui devait nous emporter. TROISIÈME PARTIE Le Bal des Boudenfles I --. . . . . Si confessa Que la Fenice muore e poi rinasce. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . --Erba nè biado in sua vita non pasce Ma sol d’incenso, lagrime e d’amono; E nardo e mirra son l’ultima fasce. --E qual à quei che cade, e non sa como. Per forza di demon ch’ a terra il tira O d’altra oppilazion che lega l’uomo, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . --Tal era il peccator levato poscia. Oh! giustizia di Dio, quanto è severa Che cotai colpi per vendetta croscia! _Inferno_, canto XXIV. Prenez la gauche, en quittant la gare Matabiau, et suivez les bords du canal.--Et puis, allez.--Je ne citerai pas de noms de rues; ils ont peut-être changé depuis trente ans. Mais il est probable qu’en beaucoup d’endroits le paysage est resté le même; certainement quiconque connaîtra Toulouse n’aura pas grand’peine à repérer les lieux dont je parlerai à l’occasion. Dominant la ville, au bout d’une longue et noble échappée, vous apparaîtra bientôt une colline où il y a,--à moins que je ne doive dire: où il y avait,--des cyprès et, je crois, aussi, un cimetière. Je dis «à moins», parce que je ne sais pas si les cyprès, implacables fuseaux, continuent encore aujourd’hui à dévider un peu de tristesse céleste au-dessus de la Cité latine; je dis «je crois» à propos du cimetière parce que je ne me suis jamais renseigné personnellement auprès de quiconque, et qu’un cimetière, en pareil site, m’a toujours si bien semblé à sa place que j’ai mieux aimé y croire que d’y aller voir. Ma maison fut un peu plus loin,--toujours en suivant le canal sur la rive gauche,--dès que la ville me parut tout ensemble assez lointaine et assez proche, et que mes yeux purent avoir la double récréation de ses arbres et de ses bâtisses. Celles-ci étaient de briques roses, ceux-là d’un vert grisâtre, même sous le plus jovial soleil. O symbolique mélange de couleurs,--sang déteint et palmes tôt ternies,--qui résume pour qui sait rêver l’histoire d’une race et d’un sol vainement appelés il y a mille ans à devenir la tête et le cœur du plus beau des Empires! * * * * * Ma maison fut une sorte de villa sans style, ici délabrée, là confortable, trop grande et néanmoins facile à meubler drôlement, un refuge comme les pays vraiment latins peuvent seuls en offrir aux blessés de l’esprit et du cœur, aux désœuvrés et aux inutiles, que d’autres appellent des lâches. Elle me plut tout de suite, et c’est la cause probable pour quoi il me tardait perpétuellement de la quitter pour la retrouver, ou d’en partir pour tenter d’en guérir. Elle m’avait été signalée par quelqu’un que je ne m’attendais guère à retrouver en pareille occurrence. Un soir, dans une rue louche, un être falot me rejoignit à la terrasse d’un café sans gloire. Il lia conversation avec moi sous le premier des prétextes à utiliser dans ce but: feu à offrir, dissertations sur la pluie et le beau temps. Son visage offrait un curieux mélange de finesse, de distinction même, à côté des stigmates les plus déconcertants de toutes les lassitudes et de tous les appétits, de tous les dégoûts et de tous les vices. C’est pourquoi je me gardai de le rabrouer du premier coup. Il me semblait drôle. Et puis, je m’ennuyais tant, mon Dieu! Je jugeai inutile de nous présenter l’un à l’autre, mais il ne me cacha pas qu’il s’appelait Durand. Ce fut dans un moment où je me sentais,--comme on le comprendra mieux par ailleurs,--à la somme du découragement, de ce que les romantiques ont appelé, sans trop savoir pourquoi, la désespérance; il me parla de ses malheurs, des bêtises qu’il avait, quelque quinze ans plus tôt, commises, et qui l’avaient fait renier à jamais par les siens... Choses banales. Je l’enviais parfois, en revanche, de s’appeler tout simplement Durand et j’en éprouvais même quelque admiration pour lui. Cela m’amena à lui confier que j’avais eu moi-même un grand malheur dans ma vie et que je désirais trouver une maison où vivre en paix à Toulouse, de préférence un peu hors ville, et vers l’endroit dont j’ai déjà parlé. Ce fut lui qui se mit en quatre pour «me dénicher mon affaire», comme il disait, moyennant une petite commission. Par exemple, le jour où le contrat fut signé, il fit une bien étrange figure, tandis qu’il en prenait connaissance. Ce ne fut, d’ailleurs, que bien plus tard,--au delà de cette histoire,--qu’il m’apprit qu’il était mon frère aîné: oui, celui dont on ne parlait plus chez nous depuis des ans... En attendant, il resta mon ami. Et je croirai toujours que cela valut mieux pour l’un comme pour l’autre. J’avais connu aussi, depuis mon arrivée à Toulouse, un personnage bien curieux que je vais essayer de décrire, moins par un portrait en règle que par ce qui pourra suivre le concernant. Au sommet de _ma_ colline, quand je n’avais pas envie de me rendre en ville, je rejoignais volontiers vers les cinq heures de l’après-midi une sorte d’établissement public, moitié guinguette, moitié «restaurant-chic», hanté à la fois par de jeunes hommes chargés d’or ou par des voyous sinistres, mais calme en semaine et où les yeux jouissaient des plus rares fins de jour, surtout en automne. Et je l’avais découvert en automne. Le patron, M. Meysounave, était un hercule hémiplégique, bégayant et bavant, autour duquel s’empressaient avec une affection touchante sa maritorne d’épouse et ses deux fillettes de quinze à vingt ans, d’une beauté incontestable mais déjà crapuleuse et comme par avance marquée, retenue, vendue. L’établissement consistait en un vaste jardin peuplé de parfums en toutes saisons, en une sorte de chaumine assez pittoresque et vaste où gîtaient les maîtres du lieu et où ils servaient à boire à leurs familiers, en deux ou trois pavillons où les clients pouvaient amener des compagnes, en une salle de danse organisée parmi les ruines d’un couvent détruit. La terre et le vent y sentaient adorablement bon, qu’il fît soleil ou pluie, et, d’autre part, entre le lundi et le samedi,--les jours de fêtes sonnées non compris,--on pouvait y respirer l’arome du silence humain et de la solitude. Car j’y étais seul ou tout comme, presque quotidiennement, à côté d’un homme d’une quarantaine d’années, très courtois et de grande allure, dont la patronne et ses filles disaient, quand elles parlaient de lui: monsieur Labbé. Comme il me l’expliqua lorsque nous eûmes lié connaissance, il était devenu un familier de la maison Meysounave non seulement comme moi, par amitié pour les nobles paysages, mais aussi par goût de certain vieux vin de Cahors que les caves contenaient en abondance et dont il buvait de même, en montrant d’étonnantes dispositions à tenir le coup sans broncher. Il était maigre, haut sur pattes, avec des épaules un peu voûtées et un beau visage passionné, aux traits accusés, aux yeux trop noirs, au nez trop long, au menton trop aigu, au front trop haut et trop large. Il s’exprimait avec recherche et abondance; dans ses moments d’expansion, qu’ils fussent provoqués par le vieux vin ou par toute autre cause, il tenait des propos dont le pédantisme imaginatif rappelait (en mieux) ceux où se complaisait M. de Fontès-Houeilhacq. Quand nous en fûmes au point de converser plus familièrement et de faire allusion à nos existences particulières, j’appris, non sans étonnement, qu’il s’appelait Gilbert Fiste, et que j’avais mal orthographié dans mon esprit la dénomination qu’on lui donnait chez Meysounave et ailleurs: on disait de lui et on lui disait: monsieur l’abbé, parce qu’il était ou plutôt avait été prêtre. --M. Fiste, fis-je assez niaisement, je vous prie de m’excuser si... Mais lui, souriant: --Pourquoi, s’il vous plaît? _Sum sacerdos in æternum_ et je tiens à ce titre; je l’ai désiré par vocation et conquis par mes études, le tout en aidant le ciel qui voulait bien m’aider. L’Archevêque, dont j’ai été longtemps le précieux auxiliaire, a trouvé mauvais que je m’occupasse, étant bon chrétien, autant du Diable que de Dieu. Et il me mit en disgrâce. C’en était trop pour mes facultés de pécher par orgueil, qui sont incommensurables. Je me suis révolté. Je m’inclinai approbativement. --Oh! des histoires sans importance, continua-t-il... Ma vocation, au sens strictement chrétien ou administratif du mot, était une erreur de ma part. Je croyais en Dieu et j’étais sûr de déployer toute ma bonne volonté pour le servir, mais à la condition qu’il eût l’occasion de faire appel à mes faibles armes. Il s’en est bien gardé, encore que j’aie publié il y a quatre ans, sous mon nom, ainsi qu’il se devait, un rituel de la Messe Noire qui fait autorité dans cette ville et dans les alentours. Je continue à croire en Dieu et à l’aimer; mais, quand nous nous trouverons face à face, je ne lui dissimulerai point que j’étais entré dans les ordres pour être son soldat et non point le domestique de ses domestiques. C’est ce que j’ai en vain tenté d’expliquer à l’Archevêque, personnage obtus. J’estimais que Dieu n’avait pas besoin de défenseurs s’il se sentait en sécurité autant que le proclame l’Archevêque. J’ai donc tiré ma révérence à celui-ci. J’ai une fortune personnelle, vous comprenez; et l’Archevêque était très ennuyé--très!... Mais, moi, je pensais: pour éclairer ma religion en dehors de toute routine, ne vaut-il pas mieux, décidé à _LE_ servir, que je fasse connaissance avec... avec _L’AUTRE_, ou _LES AUTRES_, sans lesquels lui-même ne mériterait pas d’exister? Car il faut avouer que, dans le cas de son omnipotence absolue, sa profession ressemblerait à une sinécure, ce à quoi je ne voulais point penser un seul moment, crainte que je n’en fusse peu ou prou détaché de lui. On apporta deux nouvelles bouteilles. --Un soldat, je vous dis, et non pas un valet, et encore moins le valet d’un valet... Et je dis à l’Archevêque: «Ne me parlez donc pas des basses règles de notre métier, et ne me parlez pas de Dieu, avec qui je suis (j’en resterai certain _in sæcula_) en bien meilleurs termes que vous. Parlez-moi plutôt du Diable. Avez-vous jamais vu le Diable?...» Il me demanda si pareille horreur m’avait été octroyée, et je fus bien obligé de lui répondre affirmativement. Oui, je l’avais évoqué et vu, l’Autre... et aussi les Autres... Cela parut faire sur Monseigneur une forte impression. Il me demanda des détails et je les lui donnai abondants. Je conclus mon exposé rapide des faits par ces mots: «Dieu devrait bien se faire voir aussi souvent que LUI, qui se montre chaque fois qu’on l’appelle honnêtement.» Et, le résultat de ce colloque, vous le voyez d’ici, n’est-ce pas? --A la vérité, je... --Non, ne cherchez pas, cher vicomte... C’est trop simple! L’internement... dans une maison de fous, entre Toulouse et Bordeaux... sur la grande ligne, vous savez?... Oh! ça a été très dur... Mais je me suis débrouillé. Je vous ai dit que j’avais une certaine fortune, n’est-ce pas? Trois mois de captivité... Je priais, je priais... Dieu ne me parlait plus, même à voix basse Alors, une nuit de solitude et de désespoir, j’ai fait appel à l’Autre, qui s’est montré tout de suite, lui. Les pauvres vieux, qui disaient qu’on vend son âme au Diable, étaient des naïfs en professant qu’on était volé à ce marché; car il ne m’a rien demandé. Nous avons causé amicalement, ni plus ni moins que de vous à moi. Nous nous sommes aperçus tout de suite que nous croyions en Dieu autant l’un que l’autre et,--ce que j’admire de sa part et dont il faudra bien que je rende compte à Dieu lors de ma dernière heure,--c’est qu’il me dit indulgemment: «Tu t’expliqueras avec _Lui_, plus tard... Mais, pour l’instant, ne parle plus de moi, si tu veux sortir d’ici...» Je lui ai obéi et... et me voici. Monseigneur est mort. Je n’ai pas de rancune. Ceci se passait il y a quatre ans. * * * * * «Il y a quatre ans...» Juste l’époque depuis laquelle une mort avait désorienté ma vie. Je racontai à Fiste tout ce que quiconque m’a lu peut connaître de mon histoire. Il la trouva «très intéressante» et je lui devins sympathique. Je sus, il est vrai, dissimuler certains souvenirs et certains commentaires sentimentaux, dont je prenais soin en avare. Oh! quatre années de vie, que c’est peu de chose, et comme c’est lourd à porter!... Il y eut le retour navrant dans la petite ville blanche et rouge; l’affaire était classée par le Parquet comme par les Parques; qu’Ève d’Escorral se fût précipitée dans un gouffre quercinol par irritation de me voir «fréquenter», durant que nous étions fiancés, Noëlia qu’on appelait aussi Noelle, cela ne fit de doute pour personne. Après tout, c’était possible; et je dois reconnaître qu’on me plaignit. Rien de plus déprimant que la pitié bénévolement consentie pour qui souffre et rage. La vie continuait. Il n’était plus question de me renvoyer à Paris dans «un état d’esprit comme le mien»... M. de Fontès-Houeilhacq commentait silencieusement l’aventure et répétait, chez nous: «_C’était fatal..._» sans qu’on pût lui arracher autre chose. Mon père fut très tendre et très bon. M. d’Escorral aussi. Mais celui-ci, pour le grand désespoir de ses consanguins, décida de se remarier et le fit, se trouvant trop seul sur la terre. Pour ce qui est de mon père, en revenant du _Poisson frais_, un soir sombre, il ne vit pas le tournant de la rive et, continuant de marcher droit, tomba de quinze mètres de haut dans le Lot, qui ne consentit à nous le rendre que trois jours après. Alors les années continuèrent de se déployer devant moi, chacune comme un éventail aux quatre couleurs différentes. Les rêves avaient recommencé, et Celle que je voyais à présent au fond de Clarecrose, c’était ma fiancée, enchaînée et captive dans une salle plus lointaine encore que celle des Dames-en-rose. Là, il n’était plus de jour ni de nuit. Une immense détresse tombait des voûtes ou venait je ne sais d’où... Enchaînée et captive... Je n’ai jamais entendu sa voix, mais ses yeux parlaient si bien! Ils me disaient: --Ce n’est pas de ma faute, je te le jure! Nous étions nés pour être forts _à nous deux_. Moi, dans mon rêve, je répliquais: --Explique-toi, raconte-moi ce qui s’est passé. Je t’aimais tant! Alors la bouche restait close et les yeux eux-mêmes ne disaient plus rien. L’image me suivait le jour. Quelle étrange existence! J’allais, je venais, méprisant toutes les joies que pouvait me dispenser la vie; une rage de plaisir régnait alors dans notre riche et paresseuse province; vieux ou jeunes rivalisaient de débauche; de l’or tintait jusqu’aux aurores sur les tapis verts des tripots; de fastueuses putains nous arrivaient des grandes villes; les filles du pays, éblouies par leurs toilettes, faisaient de leur mieux pour leur ressembler en tout au plus tôt. Une immense volupté, une infinie douceur de vivre comblait la nuit comme le jour; je ne m’y mêlais point, mais j’en jouissais paisiblement à la façon dont peut profiter de la bonté du ciel une plante de serre, à travers un vitrage. Et puis ce fut le printemps... Et puis ce fut l’odeur des tilleuls sur les boulevards où passaient dans le soir des couples enlacés... Et puis il y eut un autre soir où deux petites mains embaumées et fraîches vinrent se poser autour de mon front comme pour l’arracher un peu à son rêve. --Mon Dieu, murmurait Noelle... Moi qui te cherchais à Paris! A présent, viens. * * * * * Et je l’avais suivie. II . . . . . . Quando Mi diparti’ da Circe, che sottrasse Me più d’un anno là presso... _Inferno_, canto XXVI. Dès l’aurore la voix grinçante de la vieille Amparo emplissait la maison, d’où nos hôtes partaient ordinairement à cette heure. Noelle ne savait pas dormir la nuit; quand le jour rendait les vitres blêmes, que ce fût l’hiver ou l’été, une sorte de flamme s’éteignait sous ses paupières, sans que celles-ci fussent closes. Alors, selon les saisons, elle allait s’étendre sur son lit, ou bien devant un feu pour longtemps préparé, entre deux peaux d’ours blancs qu’elle tenait d’un Slave qui m’avait précédé dans son estime. Midi, carillonnant sur tous les tons aux divers clochers de la Ville rose, tirait un instant ma maîtresse de sa torpeur; c’était même le seul moment où elle se montrât irritable, et non pas tendre et soumise, comme à l’ordinaire. Elle dévorait alors, sans plaisir et sans sourire, ce que la vieille Amparo, dûment stylée, avait un peu auparavant posé à portée de sa main, tout près du gîte de hasard choisi pour la sieste diurne. Étranges repas, et d’une fantaisie dont peuvent donner idée les bonbons et le champagne que j’avais vus jadis auprès de Noelle endormie dans la bicoque quercinole. Les bonbons grignotés, le champagne bu, Noelle exigeait ma présence auprès d’elle, me couvrait de caresses ou tentait de me battre, puis se rendormait, maussade encore, quoi qu’il se fût passé. L’approche de la nuit, en revanche, la remettait en possession de toute la joie de vivre animale qui me plaisait en elle et de tous les moyens de séduction dont une femelle humaine peut disposer. La nuit elle-même nous rappelait au monde, à notre monde, qui était vraiment peu ordinaire (à ne considérer que les fréquentations qu’il permettait) pour un noble jeune homme dès son enfance destiné par les siens à la carrière diplomatique. Dans les cafés célèbres et les endroits de plaisir encore plus nombreux à l’époque qu’aujourd’hui, nous retrouvions divers déchets sociaux brillants ou pittoresques et desquels, en tout cas, on ne pouvait dire qu’ils péchaient par manque de fantaisie. J’ai donné déjà un aperçu de Gilbert Fiste. Le félibre Hector était, lui aussi, un être bien curieux; il était gros comme une tonne et d’aspect vraiment dionysiaque. Je ne me rappelle plus son vrai nom; il signait «Félibre Hector» dans des feuilles éphémères; il habitait chez sa vieille mère qui le rouait de coups de fouet quand il rentrait ivre, c’est-à-dire chaque matin; sur le conseil de l’abbé Fiste, j’assistai plusieurs fois à ces rentrées du fils et aux sorties de sa mère. Elle attendait sur le seuil. Nous entendions le géant obèse demander pardon, à genoux, en sanglotant, à la petite femme sèche et noiraude qui, quelque quarante ans plus tôt, l’avait mis au monde. Implacable, celle-ci maniait l’instrument de torture jusqu’à ce qu’elle fût lasse ou que le félibre Hector fût las de hurler. Pour le reste, il était doué d’une sorte de génie; il improvisait en langue d’oc, en latin et même en grec, durant nos orageuses nuitées, d’admirables et bizarres vers dont il ne gardait, au matin, qu’une trop vague mémoire. Il était riche et généreux. Il n’avait qu’une haine, celle de Simon de Montfort, ce qui faisait de lui, évidemment, le personnage le plus doux et le plus inoffensif de la terre. Moins doux et moins inoffensif était le peintre Florent, qui poursuivait Noelle de déclarations et qui me vouait une jalousie sans pareille, ma maîtresse m’étant fidèle comme le sont les femelles à leur mâle dans la saison des amours. L’usage immodéré de l’opium et de la morphine calma d’ailleurs assez rapidement les mauvais sentiments qu’il pouvait nourrir à mon égard. Il naviguait dans la vie escorté d’un ancien boucher qui lui avait, dans le temps, servi de modèle, pour un tableau qui devait être un chef-d’œuvre et qui, en fin de compte, en est resté où il en était voici bientôt trente ans. Il y en avait, autour de Noelle et de moi, bien d’autres du même genre. Lorsque les cafés étaient clos et que les lieux de plaisir, des plus huppés aux plus infâmes, nous avaient lassés, c’était dans ma villa de la colline que tout ce monde ami de l’ombre éclairée allait terminer sa nuit. Ceci n’est pas un roman moral; c’est le compte rendu tout net de ce qu’un gros chagrin peut faire d’un garçon de bonne volonté en une époque de désœuvrement moral et de paresse que bien des choses semblaient alors justifier d’un bout à l’autre du vaste monde. J’avais vingt-trois ans et la libre possession de l’héritage paternel; je vivais comme mon père avait toujours vécu, à cela près que le _Poisson frais_ ne représentait pas mon seul paradis terrestre. Et puis,--que ceci soit ma seule excuse aux yeux des gens vertueux!--j’adorais Noelle à ma manière, comme elle me chérissait à la sienne. J’éprouvais auprès d’elle toutes les brûlures voluptueuses des sens, tous les effondrements délicieux des plus rêveuses mollesses. Même si l’âme n’était pas immortelle, un peu de moi survivrait dans l’éternel néant pour projeter comme des radiations de souvenances sur ce qui fut sa chair, parfums et couleurs. Je lui demandais parfois: --Pourquoi ne reviens-tu jamais plus dans la salle des Dames-en-rose, chez nous, _là-bas_? --Parce que je t’ai sur la terre et que _c’est presque la même chose_. --Pas tout à fait la même chose? --C’était meilleur, il me semble... Ah! il me faudrait tant et tant de ton amour!... J’ai peur de ne plus jamais revenir là-bas... Je n’ose pas. La folle qui s’est tuée garde les portes. J’ai perdu le meilleur de ce que je chérissais. --Sais-tu que je l’y vois maintenant, elle? --Parbleu!... A l’endroit où la Diole entre sous terre? --Non, plus loin... dans un endroit du Palais où nous n’avons jamais été toi et moi. Et, soudain, une idée me vint, l’idée qui expliquera et excusera tout ce qui va suivre, pour ceux qui auront essayé de me comprendre... Nous étions couchés, Noelle et moi, dans un petit salon à deux cheminées où la vieille Amparo venait par instants raviver les flammes, car l’hiver était glacial cette année-là; et Noelle était nue devant les tisons, sur la peau d’ours, et nos amis nous avaient, par hasard, laissés seuls cette nuit-là, et le jour était lointain encore... Elle avait l’air d’une jeune et radieuse sorcière insensible à l’épreuve du feu, ou d’une salamandre que la flamme n’eût atteinte que pour mieux faire valoir son duvet blond, aux endroits les plus doux de son être. Gilbert Fiste, l’ayant vue quelquefois en pareille tenue, m’avait dit: «Quelle merveilleuse hostie pour la Messe Noire!...» Il s’y connaissait évidemment mieux que moi, mais je sentais qu’il avait raison, que tout le diabolisme et toute la divine perversité du monde infiniment plus jeune, plus barbare et plus animal que quelques sots raisonneurs ne l’imaginent, tenaient en cette forme impeccable, aux teintes chaudes, aux charmes péremptoires et purs. --Dans une salle où nous n’avions jamais été toi et moi, continuai-je. Les Dames-en-rose ne me regardent plus passer... C’est encore plus loin... Elle est là qui pleure et qui supplie; mais je n’entends pas les paroles qu’elle profère en tordant ses bras. La vie et la mort nous séparent deux fois. Ne serions-nous pas plus heureux si l’un de nous deux la délivrait? --Il le faudrait! gémit Noelle, Elle dit encore: --Si j’avais su! Puis, elle eut un regard de bête prise en faute; et ce fut alors que je compris tout à fait... Le jour naissait pâlement, Noelle avait faim... Je fis apporter du champagne et lui en donnai beaucoup à boire, en prenant soin de ne pas éveiller sa méfiance. Quand elle fut à peu près ivre, je lui dis: --Veux-tu que nous essayions de repartir? --Puisqu’Elle est là, qui m’empêche d’entrer, à l’endroit où la Diole... --Écoute-moi, Noelle, poursuivis-je en fixant mes yeux sur les siens, il n’y a qu’une façon de te faire pardonner par la morte... --Tais-toi... tais-toi, c’est trop horrible!... Pourquoi voulait-elle me tuer? Donne-moi encore du champagne!... J’ai été la plus forte... Il faut bien que tu voies ce qu’avait été ma terreur de ce jour-là! Elle t’emportait pour toujours, et c’était elle qui habitait à jamais Clarecrose, où je suis d’ailleurs reçue en intruse à présent. Et pourquoi a-t-elle pris son revolver tandis qu’elle me guettait? Moi, j’ai attrapé son bras... et le revolver est parti... et c’est la Diole qui s’est chargée de l’enterrement. Les magistrats de chez nous ne sont pas malins!... J’étais si peu restée à Vilhane, ce jour-là, que j’avais couru deux bonnes heures à travers la forêt, comme folle... J’étais folle! Elle était folle aussi... Donne-moi encore du champagne et fiche-moi la paix; j’ai sommeil. Elle dormit comme elle dormait toujours; elle avait oublié le lendemain la confession qu’elle m’avait faite dans l’ivresse, la lassitude et l’énervement. Elle fut de nouveau, sans éprouver le besoin de s’en plaindre, celle qui se sent exilée non seulement du songe rare mais de la vie ordinaire; elle montra plus que jamais devant les choses et les êtres une apparence de petite demi-divinité déracinée d’un espace et d’un temps autres que les nôtres et qui lui eussent mieux convenu. Je savais maintenant,--je savais ou croyais savoir--la vérité sur la mort d’Ève. Mais, en écrivant ces lignes, que peut dire de précis un homme que les événements balancèrent autant que moi entre la chimère et le réel? Quand on est sûr d’être allé à Clarecrose, on ne croit plus à rien de ce que nous offre la vie; ses images ne sont plus que de pauvres images falotes ou vulgaires, commentées par les légendes des mots humains indigents. Noelle et moi étions allés trop souvent jadis, et ensemble, dans le monde où tout est clair sans couleurs, sans lumière et sans mots pour nous comprendre très lucidement aux pays de la Terre. Celle qui dormait nue sur les peaux d’ours n’avait-elle pas imaginé le meurtre, qui lui semblait légitime, de sa rivale? Je n’ai jamais eu davantage que durant les jours qui suivirent son aveu inventé ou exact une plus aveugle confiance en la fatalité, qui ne se contente pas de conduire les actions humaines, mais qui connaît aussi l’art plus difficile de nous dicter l’inaction. III . . . . E vidi spenta Ogni veduta, fuor che della fiera... _Inferno_, canto XVII. Cette année-là, dès la fin de janvier, un printemps étrangement précoce se promena en robe molle sur la contrée de mon exil. Le soleil, frémissant comme un bel adolescent sortant nu du bain, semblait danser pour se réchauffer lui-même, au-dessus des champs et de la ville. Vénus trop amoureuse avait-elle réveillé Adonis en avance, par rare faveur du Maître infernal? Jamais, en tout cas, le couple amoureux que nous formions, Noelle et moi, ne m’avait paru réaliser à ce point ce qu’il attendait de lui-même, atteindre si souverainement la plénitude de la volupté dévolue aux créatures mortelles. Car à la volupté toute nue et brève s’adjoignait maintenant, comme une parure inattendue et d’autant plus précieuse, une tendresse sensuelle qui devançait et prolongeait le plaisir par une sorte de bonheur. O violettes disséminées déjà dans notre jardin et dissimulées sous les touffes de leurs feuilles, violettes dont nos compagnons de fête comblaient notre maison, violettes aux éventaires des baraques sur les boulevards, violettes aux mains des marchandes errantes qui, jeunes ou vieilles, jolies ou laides, avaient l’air de prêtresses promenant des flambeaux de parfums! Une chanson suffit à évoquer des mois de notre vie... Pourrai-je, moi, avant le tombeau, respirer au printemps un bouquet de violettes sans murmurer: Noelle... Noelle... et sans retrouver comme par magie, durant l’éclair d’une seconde, mes sens et mes sentiments d’alors? Un vrai printemps en fin de janvier, dis-je; et, si le soleil disparaissait plus tôt qu’aux printemps ordinaires, c’est sans doute que Vénus avait hâte d’appeler l’ombre nuptiale sur les joies à elle prématurément consenties par le Dieu d’en bas. Les plus familiers de nos familiers, l’abbé Fiste et le félibre Hector, me rejoignaient volontiers à l’heure crépusculaire où, rompu délicieusement, un peu vague, j’attendais, prêt moi-même au départ vers le cœur de la ville, que Noelle se fût définitivement trouvée belle en ses atours. Le temps aurait pu paraître se traîner pour des gens pliés à des existences ordinaires, mais nous ne nous préoccupions guère du temps; en attendant le bon plaisir de mon amie, nous trouvions véritablement, par des soirs pareils, un plaisir ineffable à soumettre l’heure aux savantes ou nonchalantes divagations de nos discours. Je voudrais en recueillir l’essence, de ces discours, et pointiller par endroits le papier où ma plume se hâte des étincelles fugaces maintes fois surgies de leur animation morne et désabusée. Ces soirs de printemps précoce qui furent peut-être quinze dans la réalité peuvent être aussi facilement décrits que s’ils n’avaient jamais été qu’_un_, tant ils se ressemblèrent. Et voici le soir... Voici le soir, qui monte de la terre comme une plante dont la fleur s’est épanouie dans tout le ciel et dont les racines se seraient au préalable accrochées partout, même dans les âmes. Je ne sais plus d’où ni comment l’abbé Fiste et le félibre Hector sont arrivés, tant ils me semblent à cette heure, visages et paroles, peu différents de ce que poursuit ma lassitude tout ensemble heureuse et désenchantée. Le soleil est devenu rose et large derrière la brume tôt montée; dans la véranda étroite et longue, nous nous sommes allongés sur des divans qui forment _triclinium_ autour d’une table chargée de flacons et de bouteilles, énormes pierres précieuses grotesquement taillées: du vert, du rose, du brun... Comme la véranda fait face au soleil couchant, imaginez, contre le mur blanc et nu, ces reflets parmi le jeu mouvant des ombres des branches du jardin que mollement le vent balance. Chacun de nous caresse une pensée sans être trop sûr qu’elle existe en lui; car s’il était simplement sûr qu’elle méritât d’exister, c’est-à-dire d’être exprimée, il la dédaignerait peut-être aussitôt... --Et ce soir, que fait-on? demande l’un. --J’ai peut-être une idée, répond l’autre. Il expose son idée. Je dois dire que c’est désormais, chez nous, une sorte de rage passive que de nous livrer aux pires fantaisies de l’esprit et des sens. Chaque soir, il faut trouver du nouveau, ce qui n’est pas toujours commode. Irons-nous, traînant derrière nous ou contre nous diverses prostituées facilement éblouies, peupler de danses et de cris les jardins d’une maison de plaisir comme il en est tant aux abords de la ville? Ferons-nous la tournée des bouges? Inviterons-nous les tenancières de la Rue du Canal à illuminer à notre approche, et les forcerons-nous si elles ronchonnent, à le faire sous l’œil bienveillant de la police, grâce au concours d’une cinquantaine de voyous fidèles et conduits au doigt et à l’œil par mon... homme d’affaires Durand? Un d’entre nous a-t-il pensé à commander un dîner fin dans un bon endroit? Nous contenterons-nous du vieux cahors, de l’omelette aux truffes et du chapon incomparables qu’on est toujours sûr de trouver à la bonne auberge Meysounave?... C’est là que nous nous rendons en général, quand notre imagination est pauvre. Notre imagination, dans ce cas, nous saurons probablement l’enrichir un peu plus tard, chez moi, dans certaine salle sombre que j’ai fait aménager au premier étage, où il y a des peaux de bêtes et des nattes, quatre petites lampes qui brûlent doucement sous des globes de cristal dépoli et un bon Dieu d’ivoire et d’ébène qui contemple son nombril comme s’il était l’objet le plus délectable de ce monde et de l’autre. Et voici le soir... Noelle n’est pas encore prête. Fiste parle comme pour lui-même: --Dieu... les Dieux... Laissez-moi tranquille. Toutes les religions arrivées à leur plus haut point de développement, j’entends quand elles sont--dans la mesure où cela se peut--déterminées et assises, ont toujours énoncé les mêmes vérités; à tort ou à raison, elles se sont comme entendues pour déclarer blâmables ou louables les mêmes choses. Le Maître qui voulut la confusion des langues lors du bâtissement de Babel doit se plaire au jeu d’embrouiller les pensées et les actions de ses esclaves. Une religion, comme une langue, est un ensemble de symboles. Je suis polyglotte en matière de religion. Le félibre Hector opine du chef: --Il a raison. Mais tenons-nous-en au paganisme et au christianisme. Nos paysans, nos simples, c’est-à-dire ceux d’entre nous qui voient le plus loin et le plus clair sans le savoir, ah! je défie bien un esprit averti de discerner s’ils sont plus chrétiens que païens, si fort qu’ils soient exacts aux offices. Je vais vous dire des vers, ajoute-t-il après avoir rempli et vidé son verre de nouveau. Voici des vers du félibre Hector: Comme le curé consacrait l’Hostie Un Diable sortit de la sacristie. Il était vêtu des reins aux talons De fange jaunâtre et de longs poils blonds; Des guêpes guettaient les grappes vermeilles Dont le mécréant ornait ses oreilles; Ses yeux goguenards brillaient au-dessous D’un chapeau de lierre et de pampres roux; Même il regardait, s’il faut qu’on le dise, Les filles du bourg avec paillardise. Et tous les chrétiens, à le voir ainsi, Se sentaient le cœur de crainte transi; Et le maître-clerc et ses trois collègues Et le vieux curé tirèrent leurs grègues Et, se bousculant, hurlant et brâmant, S’enfuirent avec épouvantement. L’intrus, lui, guignait, d’un œil de malice, Le vin qui restait au fond du Calice Et, sournoisement, reniflait ce jus. Puis, ayant frotté de ses doigts pelus Sa gorge ridée et son ventre obèse, Il vida le vase en ricanant d’aise. Or, tous gémissaient, car c’était pitié De voir ce païen, bouc plus qu’à moitié, Du sang de Jésus se remplir la panse Par gloutonnerie et concupiscence. Il posa le Vase après avoir bu Puis y replongea son museau barbu Trois ou quatre fois, redoutant sans doute D’en laisser encore, au fond, une goutte, Et soudain, tombant d’un rouge vitrail, Un flot de soleil heurta son poitrail, Y fit rutiler un reflet de torche... Et ceux qui s’étaient massés sous le porche, Blêmes, et tremblant d’un effroi mortel, Virent le démon, près du maître-autel, Les coudes levés, et qui semblait boire Le sang d’Apollon dans le Saint-Ciboire. Bien entendu, le félibre Hector nous récitait ainsi d’autres poèmes de son cru. Si j’ai retenu celui-ci de préférence, c’est qu’il l’avait composé dans la langue des barbares d’Outre-Loire, «dans cet immonde patois français qui a déshonoré jusque chez nous l’air qu’on respire». J’emploie les expressions mêmes du félibre Hector, homme placide et bon vivant remarquable, mais qu’un éternel besoin de revanche tracassait jusqu’à l’exaspération, et jusqu’à une exaspération lyrique, quand on prononçait devant lui le nom, non pas de Sedan, certes,--car il ne s’occupait pas des affaires des autres,--mais celui, par exemple, de Muret. Un poème d’Hector en français! Comme je m’en étonnais, il m’expliqua qu’il en composait ainsi quelques-uns, dans ses moments de neurasthénie et dans un but de propagande. --Ami, les Francs sont aussi éloignés de nous qu’ils le sont des Borussiens, intellectuellement et moralement. Quand l’abominable Simon vint, par ordre du Roi de France, égorger nos filles et nos femmes sans défense, brûler nos couvents, faire taire l’harmonieux murmure de nos Cours d’Amour, c’était la lutte, trop souvent victorieuse, hélas! de l’ombre contre la lumière... Ce qui est fait est fait: je m’incline... On nous a tout volé, jusqu’à notre langue qui était la plus belle et la plus parfaite de celles qui surgirent, aux environs de l’an mille, d’une barbarie désormais désuète. Non, on ne nous l’a pas volée, notre langue, et je suis trop indulgent: on a tenté de l’assassiner et on y est presque arrivé à l’heure actuelle. Jamais peuple ne fut plus opprimé par ses vainqueurs que le nôtre. Encore une fois, je parle sans rancune. Et cela m’est d’autant plus facile que j’ai toujours ma revanche à portée de ma main... --Votre revanche? --Oh! un imbécile déclarerait qu’elle n’a aucun caractère pratique, et l’imbécile aurait en somme raison. Mais c’est le lot des vaincus subtils de savoir se venger d’une façon qui n’est valable que pour eux-mêmes. Que voulez-vous que pense un Français barbare des vers que j’ai pris la peine d’écrire en son jargon?... Non! s’il vous plaît, pas de compliments... Évidemment, je puis écrire en français comme en tout autre langue... Mais là n’est pas la question... Je me venge, je vous dis! De toutes les pensées troubles et précieuses que la vie et la civilisation actuelles nous accordent, celles qui flottent autour du mot: religion,--qu’il soit au singulier ou au pluriel,--représentent encore les plus amusantes et les plus pittoresques, pour certains rêveurs désabusés... Est-ce vrai, Fiste? --Certes, ô très cher, comme dirait Socrate s’il t’écoutait... --Et, dès lors, qu’est-ce que vous voulez qu’un Français comprenne à des vers comme ceux que je viens de vous lire? Rien. Entre les Teutons mystiques et les Occitans artistes et éclectiques, les Francs sont restés irrémédiablement un peuple sec, sans sève, sans musique de mots, d’idées ou de sentiments... Le français est une langue qui me fait penser à une vieille fille propre, rigide et bien tenue, dûment corsetée et savamment coiffée... Quelles merveilles aurait produites le talent d’un Ronsard ou d’un Racine,--car, au delà, il n’y a que le miracle de Chénier,--si nous avions été vainqueurs à Muret, et si, en 1882, on parlait notre langue à Paris, comme l’ont parlée les gens très bien, vers l’an 1100, à Florence et à Naples? Je n’ai qu’une chimère, qu’une hantise, qu’une lubie: ma langue d’oc... Mais, si je rentre ivre ce soir, ce qui est probable, et si maman me bat, ce qui est certain, cela suffira à ne point me faire paraître les coups trop durs ni les conséquences du festin trop amères. --Je vous comprends tellement bien! dit l’abbé Fiste... Mais nous parlions religion et religions?... --J’y arrive. Il en est de même Outre-Loire pour la religion comme pour la langue; pas de milieu: ils sont ou mécréants ou bigots. Ces gens ne savent pas garder la juste mesure. Que disiez-vous tout à l’heure? Les religions _cultivées_, celles qui ont leurs parchemins, ne sont que les traductions d’une vérité toujours identique à elle-même... Alors, je me venge... je vous dis! Je me venge... Un Français ne trouvera dans le poème que je viens de vous lire qu’un aimable assemblage de mots heureux et de rimes strictes... Mais moi, mais vous... --Oui, dit Fiste. --Ah! Ah!... ajoute brusquement le félibre Hector, il n’ont jamais vu, eux, un Faune entrer dans une Église... Ronsard lui-même, que je vous ai dit que j’admire, ne les a jamais rencontrés dans son Vendomois... Il les a reniflés de loin à travers le blanc et le noir des livres... Il a eu du mérite à cela... mais, tenez, Cladel, qui n’est pas un grand homme et dont Coppée dit qu’il a des poux[2], Cladel a vu un Faune. La dernière fois que Mendès est venu ici, il m’a raconté lui-même ce que Cladel... [2] Confirmé par Léon Daudet dans _Fantômes et Vivants_. Alors, l’abbé Fiste, doucement: --Ne nous égarons pas... Mendès est un garçon charmant et un curieux poète... Mais il ne peut pas voir... il ne peut pas même raconter les Faunes... --Pourquoi? --Parce qu’il n’est pas de notre race, dit, de plus en plus doucement, l’abbé Fiste... --Très juste. J’ai envie de manger. Qu’est-ce qu’elle fiche, Noelle? Personnellement, je l’ignore. * * * * * Et voici, non plus le soir, mais la nuit, si bleue et comme si lourde dans le ciel qu’elle n’est en somme au soir que ce qu’est le fruit à la fleur. Le soir a mûri pour être plus beau sous un nom féminin. J’ai écouté sans ennui encore que sans intérêt les propos de mes hôtes, que j’ai accoutumés à ne pas se vexer quand je suis «l’homme-qui-ne-s’intéresse-pas-aux-discussions». A un moment, tandis que le soir faiblissait, que ses emblèmes,--reflets de bouteilles et ombres de branches,--s’effaçaient sur le mur blanc de la véranda, il semblait l’explication même de mon monde intérieur. Un peu de couleur et quelques lignes sur du blanc presque trop cru... une flamme qui s’éteint... Ce n’est plus le sommeil qui se prépare, mais je ne sais quoi de plus puissant et d’analogue. Je n’ai pas besoin de fermer les yeux pour dépasser la salle des Dames-en-rose... La Captive est toujours au delà... Captive ou fidèle?... Ses cheveux sont épars comme ceux des pleureuses antiques aux funérailles des héros. Sait-elle que Noelle a avoué dans une seconde de folie? Peut-être! Sa douleur, en tout cas, est désormais moins accablée que guerrière: je reconnais la vierge qui me plut, de la nuit où je la poursuivis sauvagement dans le parc de sa demeure héréditaire jusqu’à la nuit plus trouble où elle s’en fut vers Clarecrose sans moi. Au delà du mur de cristal qui ne permet à aucune parole de résonner, pour le mortel, qu’il vive ou rêve, ses lèvres remuent de telle façon,--tandis que l’abbé Fiste et le félibre Hector continuent de disserter,--que je commence à comprendre, comme le font, après quelque expérience, les plus sourds... --Je sais un beau château à la claire façade basse et longue. La Déesse sans tâche a oublié l’offrande inconsidérée qui lui a été faite à mon insu. Il n’est pas que la vie pour permettre au Bonheur de nous guider, comme fait un flambeau lointain, ou pour nous illuminer comme à l’infini intérieurement, de même qu’une toute petite bougie fait une immense chambre... Je t’attends. Elle m’a tuée. Sera-t-elle victorieuse pour cela? Non. --Esclarmonde de Montségur... poursuit le félibre... --Je t’aimais, énonce encore la voix silencieuse... Le beau château est peut-être bâti ailleurs... ici... Il est beau, je te dis. Mais il ne m’empêche pas, si beau soit-il, de penser à celui que nous aurions pu posséder sur la terre. Celui-ci, je le revois toujours comme si c’était octobre... On a rentré les orangers dans la serre, jamais le sol n’eut une odeur si douce et si déchirante, et de grands vols de migrateurs passent triangulairement dans le ciel si pâle qu’il ressemble à ce que l’on prend ici pour du ciel. Et, comme il n’y a pas non plus de temps ici et, que tous les événements sont juxtaposés sur un même plan, presque sur une même ligne, j’entends les cloches que le curé a fait sonner pour notre mariage, et je vois aussi l’enfant qui est né de nous... Si tu savais comme il est joli! --Mistral était un gamin, continue le félibre Hector, un gamin de génie... peut-être... Mais on ne passe pas une vie honorée et d’ailleurs honorable à écrire des poèmes et à fabriquer des dictionnaires. Il y a mieux à faire: lever des armées... --Il est joli; nous sommes heureux... La vie qui nous reste à vivre est comme une voie toute droite qui grimpe le long d’une colline... et nous sommes tellement sûrs qu’elle ne s’arrête pas là où s’arrête l’horizon!... * * * * * C’est bien la nuit, à présent. Brusquement, un nouveau parfum se mêle à ceux qui m’entourent. Je n’ai pas besoin de tourner la tête, je sais que Noelle est là. Elle est arrivée sans bruit, comme font les êtres qui dorment le jour. L’abbé Fiste et le félibre Hector se sont tus. Clarecrose s’est effacée, emportant loin de moi la Captive. --Nous sommes heureux, heureux, heureux, murmure encore pourtant celle qui disparaît une fois de plus... L’abbé Fiste s’est levé. Il est comme à l’ordinaire vêtu avec un certain dandysme: grande pèlerine de drap noir doublée de satin fauve, chapeau de feutre aux larges ailes; il ne se guérira jamais d’avoir été prêtre. _Sacerdos in æternum!_ Et le compliment traditionnel qu’il débite à ma maîtresse, ah! comment en exprimer le ton et l’onction sur le papier périssable, avec de pauvres mots humains? --Je vous salue, pleine de grâce! Vous arrivez vers nous à l’heure due, et c’est comme si une étoile inconnue s’était levée. On vous reconnaît à votre parfum avant que votre apparition ait eu lieu. Savez-vous ce que c’est qu’être belle, Noelle? Regardez-vous. Pas besoin de miroir. Vous êtes une offrande du ciel à la terre. Quel miracle que vous puissiez parler! J’aimerais mieux que vous miaulassiez tout à l’heure. Est-ce que vous aimez ce diplomate? C’est un garçon dénué de tout intérêt, quoiqu’il me soit très cher. Riez, Noelle! Le printemps arrivera encore plus vite. Avez-vous, dans vos veines, du sang ou de l’ambroisie?... Je parle très sérieusement. Oh!... Il a poussé cette exclamation tandis qu’un rayon de soleil,--le dernier,--allait frapper le bras nu de ma maîtresse, y faisant flamber un duvet blond dont mes baisers eux-mêmes n’avaient peut-être jamais eu conscience. Et c’était comme une phosphorescence sur de l’ivoire. --Qu’est-ce qui vous pique? fait Noelle en riant... --Rien, c’est très drôle... Vous avez toujours été comme ça? --Vous êtes saoul déjà, mon cher Fiste? --Je crois que jamais je n’ai vu si vrai... Est-ce que vous estimez véridique le principe de l’immortalité de l’âme, Noelle? --Je m’en fous. --Vous avez raison. Ce sont là des questions qui ne vous regardent pas personnellement, n’est-ce pas? Dites... dites-moi... Il s’est levé, s’avance vers elle: --Dites-moi où vous étiez, il y a deux mille ans? --Aubanel, continue le Félibre Hector, aurait pu être tenu pour un homme de génie s’il s’était décidé à chanter la Vénus d’Arles en vers libres. --Il y a deux mille ans, dit en riant, mais comme pour elle toute seule, Noelle... je ne sais plus... Nous avons des vies imposées qui se poursuivent comme des chapelets de chiendent à travers la bonne herbe. Tout à fait comme ça. Je sais que j’ai été beaucoup de choses, et même que j’ai été heureuse. Je vois mes pensées comme des images sur un grand livre, et il y en a de bien jolies. Mais de quoi vous mêlez-vous? --Excusez-moi. Pur sentiment de sympathie. Et qu’est-ce que vous allez devenir ensuite, Noelle? N’est-ce pas, que c’est embêtant d’être sûre de ne pas mourir à la manière de tout le monde? --J’ai toujours un pays où me réfugier. Quand j’en aurai assez d’être en panne sur la terre... Oh! c’est moi qui parle maintenant comme si j’étais saoule! Il fait tout à fait nuit. L’abbé Fiste, qui s’était approché de Noelle, voit, comme je le vois moi-même d’un peu plus loin, ses yeux étinceler dans l’ombre; et brusquement il recule: --Vous savez, dit-il tandis que nous nous apprêtons au départ, on a fait brûler jadis des sorcières pour des motifs moins graves... IV Dès la tombée du soir, les bosquets et les pavillons du bon établissement Meysounave s’illuminèrent, et tout fut admirablement prêt pour la fête que nous avions décidée à l’occasion du Mardi-Gras. L’idée d’une fête était venue, je dois le dire pour que justice soit rendue à tous, du peintre Florent qui, dans ce but, avait dessiné et même fait fabriquer à ses frais, divers déguisements de circonstance. L’abbé Fiste avait pris à sa charge les rafraîchissements, moi la boustifaille. Mais, si je ne parle qu’en dernier du félibre Hector pour la collaboration intellectuelle et matérielle qu’il apporta à l’organisation de cette frairie, c’est qu’il fut, en vérité, l’animateur qui crée ou recrée, qui complète, qui ordonne et qui fait, comme d’un coup de baguette magique ou par inspiration divine, quand le soir se décide à être nuit, d’un foyer fumeux un bûcher flambant. Il s’appelait volontiers «le Boudenfle», ce qui se traduit, en jargon d’Outre-Loire, par le gros, le bien-nourri, le boursouflé; et l’on sait que sa stature et sa bedaine justifiaient pleinement ses prétentions à ce point de vue. Féru comme il l’était des vieilles coutumes en train de disparaître, il tomba bien à propos, dans une des bibliothèques publiques ou privées où il fréquentait assidûment, avant que l’heure fût venue de son envie quotidienne d’être ivre, sur un document bien intéressant, et dont il m’a laissé copie: Donas e senhors, io, Huc Peyrafoc, pergaminier e mestre septmanier en aquest jorn, fau ordre a totz bons Mondins de se trobar al cap del Pont emb chafres, bondenflamentz, mascaraus, per liessa maiora e plena gauj. Carnabal vai morir. Montratz qu’avetz ganhat a sa vida e podetz afrontar Caresma cornas enairadas e ponchudas[3]. [3] Dames et Seigneurs, moi, Hugues Peyrafoc, parcheminier et maître-semainier en ce jour, j’ordonne à tous les bons Toulousains de se trouver au bout du Pont avec déguisements, «boursouflements» et masques, afin de réaliser liesse de choix et joie pleine. Carnaval va mourir. Montrez que vous avez profité de son existence et que vous pouvez affronter Carême cornes levées et pointues. Cela voulait dire (toujours pour les barbares d’Outre-Loire) que, vers l’an 1400, un «semainier» toulousain avait invité ses administrés momentanés à fêter gaîment le mardi-gras. Et le Félibre Hector s’écria: «Pourquoi n’en ferions-nous pas autant, nous autres?» Il découvrit même que des confréries de «Boudenfles» avaient existé jusqu’à des jours qui n’avaient rien de préhistorique par rapport au nôtre et résolut de ressusciter une de ces confréries, ne fût-ce que pour une fois. Les quelque cinquante voyous fidèles qui nous escortaient dans certaines de nos promenades nocturnes furent par lui consultés et applaudirent fort à l’idée. Quelques-uns lui donnèrent même des détails intéressants. Ainsi un nommé Frisepoule le Borgne qui, après s’être gratté la tête à cause des poux et le front pour réfléchir, déclara: --Le _pépé_ a été «boudenfle» sous le Roi... ou sous le premier Napoléon... Il est un peu «béat» à présent, mais il en raconte de bien drôles à ce sujet. Vous pourriez toujours le voir... Il est cloué au lit par les reins; tout de même une bouteille lui délie bougrement la langue... Alors nous nous étions rendus chez le _pépé_ de Frisepoule le Borgne, en calèche, le félibre Hector et moi, après avoir laissé Noelle chez le peintre Florent qui s’occupait de son costume: un costume qui devait être de diablesse, sur les conseils de l’abbé Fiste. Le pépé de Frisepoule le Borgne nous reçut bien dignement dans la masure infecte qu’il habitait, très loin, de l’autre côté du fleuve. Par courtoisie, il s’exprima en français, au grand désespoir du Félibre Hector qui me glissait en langue d’oc: --Plus rien à faire! Ils me prennent aussi pour un Barbare... Ses renseignements en seront dénaturés... --Chut! laissez-le parler, on verra bien. Ici aussi, je laisse parler, en français, le _pépé_ de Frisepoule le Borgne: --Bon, le vin de ces bons messieurs. Ah! ces bons messieurs! Comme il y en a un qui est fin et long et comme l’autre est beau et gras! Celui-ci, cochon qu’il serait, on n’attendrait pas Noël pour le saigner... Et même que je ne vous flatte pas. Asseyez-vous. Donne des chaises, femme! Ces garces n’entendent rien à l’honnêteté ni au comment-vivre... Oui, j’ai été boudenfle, c’était le bon temps... On était une dizaine dans la bande... On se matelassait du col au nombril pour bien montrer qu’on avait engraissé assez pour sortir de Carême tel quel comme on était avant Carnaval... On se barbouillait la gueule avec du suif et de la suie, et moi j’avais inventé de me planter aux chausses une plume de paon, au gras des chausses, comme de juste... Ce qu’on a ri des ans et des ans, la gorge me fait encore mal rien que d’y penser!... Sauf une fois où un nommé Brisquet voulut m’imiter pour la plume de paon, ce quoi j’avais inventé tout seul... Pensez! Rien que de me promener en mardi-gras, je récoltais de quoi manger trois jours, boire huit, et m’offrir par-dessus le marché six femelles pour le moins. C’était le bon temps, ô bons messieurs... Et c’est fini... fini... --Ah! cette République! grommelait le Félibre Hector... --On n’a jamais tant rigolé qu’une fois où les camarades manquèrent de faire brûler une rien-du-tout qu’ils avaient roulée dans du goudron et de la plume... Elle était saoule et ne bougeait plus... Vous comprenez?... Car il fallait faire brûler quatre ou cinq fois Carnaval avant la minuit, et deux ou trois qui étaient un peu saouls, eux aussi, avaient pris la pauvre pute pour un des mannequins qu’on préparait exprès... A votre santé, s’il en reste!... Merci, mes bons messieurs!... Ah! on savait s’amuser, à l’époque... Et, c’est vrai, ce qu’il m’a dit, le petit-fils?... Vous allez refaire le Bal des Boudenfles? --Je l’ai juré, dit gravement le félibre Hector... --Ah! que n’ai-je mes jambes d’il y a vingt ans!... Mais mon cœur vous y suivra... Boudenfle te cal boudenfla!--Boudenfla pla... belèu douma,--cadra te desboudenfla... Tra la la la... Tra la la la... Le vieux finit par s’endormir, notre dernière bouteille aux lèvres... Sa femme, quelle que fût cette ignorance du «comment-vivre» dont le béat l’avait accusée précédemment, se montra bien courtoise et nous félicita de notre idée de Bal des Boudenfles, tandis qu’elle nous raccompagnait jusqu’à la calèche, par un sentier bourbeux qui sentait le pissat d’ânesse et les crottes de lapin; jamais je n’ai vu plus belle figure de sorcière. --Je vous écoutais sans en avoir l’air, dit-elle. J’y viendrai en personne à votre bal, bien sûr, puisque Dieu m’a gardé mes jambes. Entre nous, le vieux est encore jaloux rien qu’au souvenir du bon temps des Boudenfles... Pourquoi vous a-t-il dit qu’il avait une plume de paon aux fesses sans vous raconter que, moi, j’avais inventé la paire de cornes sur le front?... Si on lui donnait des sous et du vin, c’était aussi à cause de moi, qui faisais encore plus rire! --Viens donc, vieille; et tu prendras tes cornes, dit le félibre Hector radieux. Lorsque nous l’eûmes gratifiée de quelque monnaie et qu’elle nous eut comblés de bénédiction, il ajouta, du ton le plus convaincu, sans emphase, tristement: --Il n’y a plus que la crapule et moi qui puissions comprendre à quel point la tradition est sainte. * * * * * Des réflexions analogues lui valurent des papillons noirs durant la semaine qui suivit; il les subit dignement, en homme qui sent toute proche une parcelle de revanche de la bataille de Muret. Il proclamait: «Ce sera sans pareil!» Nulle gasconnade ici. Ce fut, en effet, sans pareil. L’inspiration d’un boudenfle de nature, qui n’a pas besoin de s’appliquer des rouleaux de ouate ou de flanelle sur l’abdomen pour paraître avoir vraiment profité du Carnaval est une valeur morale qu’on aurait tort de négliger en pareille circonstance. * * * * * ... Il est huit heures après souper, c’est-à-dire huit heures du soir... Mais, ce soir, existera-t-il des heures officielles et des coutumes domestiques? On a mangé et bu tout le jour, sans s’apercevoir de la différence que les heures faisaient dans l’air en prenant chacune leur tour de garde. Il y en eut de toutes les couleurs. L’heure essentielle est vêtue d’un manteau lilas taché de torches mobiles sur la terre et d’étoiles qui semblent immobiles au ciel. ... Je ne sais plus... on ne sait plus trop, n’est-ce pas?... Je sais que Fiste et Florent sont insupportables parce que, dans la salle que nous nous sommes réservée, ils s’attardent à des discussions oiseuses au lieu de regarder et de se taire; je sais que le félibre Hector est saoul de cris et de paroles, alors qu’il ferait tellement mieux de l’être de vin!... Moi, j’ai eu la bonne idée d’apporter chez Meysounave ma pipe et tout l’attirail. Je me suffis à moi-même. Noelle disparaît souvent. Son costume, dessiné par Florent et exécuté par je ne sais qui, est une simple merveille. Diabolique et délicieux, il la réalise plus que je ne pourrais le faire soit en l’aimant, soit en la décrivant... Des poils collés sur un maillot trempé dans du coaltar... C’était très simple, très genre «brouette de Pascal»: il fallait encore y penser... J’ai su depuis qu’elle avait fortement protesté dans l’après-midi et déclaré à ses habilleuses et habilleurs que ce déguisement ne l’avantageait guère, et que, «tant qu’à faire de ne pas se montrer nue, il aurait mieux valu qu’elle s’habillât en dogaresse», comme elle en avait eu un instant l’idée... Mais Florent lui dit qu’on pouvait lui pratiquer, dans sa pelure factice, des trous pour les seins. Et alors, à ce que l’on m’a rapporté, elle déclara, avec une moue qu’il ne m’est ni difficile d’imaginer ni d’imaginer adorable: --Encore... comme ça... je ne dis pas: car, des nichons comme les miens, ça ne court pas les rues... Et Noelle danse, danse avec n’importe qui et danse n’importe quoi. Nos voyous fidèles ont fait merveille. Ils sont tous là; ils ont amené en outre des amis et connaissances de tout sexe. Quelques personnes et même quelques personnages de qualité, piqués de curiosité,--l’événement ayant été annoncé bruyamment dans la ville,--sont venus sous divers déguisements se joindre à la belle canaille qui emplit de ses cris et de ses chants les jardins, les bosquets, les salles: Trala-la-la! Boudenfle, te cal boudenfla Boudenfla pla! Pòu que douma Nou te calgue desboudenfla[4]... [4] Trala-la-la! Boursouflé, il te faut boursoufler, boursoufler encore, crainte que demain il ne te faille déboursoufler... Dans le petit salon où je me suis réfugié, le félibre Hector entre, ruisselant de sueur, rayonnant de joie. Il a revêtu «son costume de tous les jours», s’estimant assez boudenfle par nature; mais, comme on l’a nommé Pape des Boudenfles (la tradition exige qu’il y en ait un au cours de ces sortes de cérémonies), il s’est coiffé d’une burlesque mitre blanche, sur laquelle se détachent en rouge divers emblèmes bachiques et priapiques. L’anéantissement contemplatif dont je me satisfais si bien, allongé sur une natte auprès des instruments du rêve, a le don de le faire entrer dans une fureur somme toute légitime: --Mais tu es idiot! Tu n’es pas dans le ton!... Gâcheur, va... Pour une fois où tu pouvais voir un peu de passé ressusciter!... Car, où serons-nous, l’an qui vient? Allons, secoue-toi, arrive... C’est admirable... Je ne lui fis pas l’offense de ne pas le suivre, et c’était admirable, en effet. Ceux qui cirent les souliers, ceux qui déchargent les colis et les denrées quand ils ont besoin de dix sous pour boire, ceux qui vivent leur vie grâce aux charmes savamment exploités de leurs bien-aimées, les tire-laine, les rôdeurs, les entremetteurs, les voleurs et les assassins espagnols attendant en France l’oubli de leur petite histoire, ils étaient représentés à notre bal... Les filles des beuglants, des auberges, des maisons-fermées, du trottoir, elles étaient là, elles aussi... Et il y avait, en outre de riches hommes, des magistrats chargés d’ans et masqués, et leurs fils masqués mieux qu’eux pour n’être point reconnus des anciens, et des courtisanes de marque, égales de Noelle et jalouses du costume païen et délicieux que ses amis lui avaient imposé et où elle se trouvait si bien pour l’instant! Noelle dansait, dansait, prodiguant une telle vivacité et tant d’allégresse autour d’elle que les Boudenfles les plus frustes, les maquereaux, les voleurs, les assassins, les riches hommes et les magistrats s’arrêtaient sur son passage, comme éblouis par l’éclat de cette diablesse, au visage radieux, aux seins nus hors du maillot fauve et velu... Elle criait, sur son passage, sans se douter que c’était sa vue qui paralysait un instant la fête: --Allez donc! Allez donc!... C’est notre nuit! Elle disparaissait dans un coin d’ombre, reparaissait toute en or dans un passage éclairé; elle traînait véritablement sur soi toute la fantasmagorie sensuelle des légendes; moi, j’étais las... Mais je n’en félicitai pas moins le félibre Hector d’avoir su apporter à la reconstitution d’une coutume populaire surannée tant d’érudition voluptueuse. * * * * * Minuit. Et, dans le ciel, une énorme lune ronde, pareille à celle qui faisait hurler les molosses de M. d’Escorral, à Castelcourrilh. Le printemps semble décidément, cette année, nous aimer au point d’être venu à notre rencontre. Il fait doux. Les chants et les cris continuent à retentir dans tout l’établissement Meysounave. J’ai regagné ma retraite paisible, où se tient en ma compagnie l’abbé Fiste, qui a parlé de célébrer un peu avant l’aube la messe noire dans les caves de l’ancien couvent. Je crois même qu’il a donné ordre de les aménager _ad hoc_. En attendant l’heure, il se recueille, médite,--et emprunte de temps en temps ma pipe... Personnellement, j’atteins le moment royal, celui où toutes les sensations auditives, visuelles, tactiles, olfactives et gustatives se mêlent ou se superposent pour une symphonie qui diffère de caractère selon le tempérament du fumeur, ou, pour mieux dire, du poète. Comme à l’ordinaire, le monde sensible tout entier n’est plus pour moi qu’images et chansons. Les chansons viennent de très loin, mais si claires et distinctes qu’en dépit des huées promenées par les Boudenfles dans le terrestre pays, je reconnais ailleurs des voix d’au delà du monde, notamment celle de la vierge captive,--enfin!--pour la première fois depuis qu’elle m’a quitté... Ces paroles et le chant qui les accompagne, ou plutôt qui les enveloppe, n’ont pas de traduction possible en langage humain. Mais, parmi les couleurs diffuses qui résument l’heure, parmi toutes les transpositions qu’organise l’esprit presque libéré, à travers le prisme déroulé fantaisistement, variable et mouvant qui danse à l’intérieur des yeux et leur suffit, voici qu’enfin l’image essentielle se détache; elle s’abstrait même pour moi de la gangue lumineuse au point qu’il ne m’étonnerait en rien de la savoir concrète pour le reste des mortels. Et, du même ton que Noelle criait tout à l’heure: «C’est notre nuit!» la Captive, dans les profondeurs de Clarecrose me demande, comme radieusement sûre de la réponse qu’elle désire: --C’est mon heure, n’est-ce pas? Je réponds, lèvres closes: --C’est ton heure... notre heure. Voici Noelle une fois de plus. Elle vient me crier qu’elle s’amuse follement... Elle s’assied près de moi sur la natte, m’embrasse... Le printemps précoce a gorgé la nuit lunaire de toutes les odeurs des sèves réveillées dans les humbles bosquets et le jardin muré. Et, si le déguisement pittoresque, séant mais hâtif de ma maîtresse sent encore le coaltar et le vieux renard, ses seins nus et sa chevelure éparse semblent avoir accaparé et condensé les parfums qui montaient du sol. Elle s’est assise, puis elle se couche, les seins à la hauteur de mon visage, de sorte que, comme je suis couché et comme sa bouche est plus loin que ma tête, les mots qu’elle prononcent ont l’air de me venir d’en haut, les miens d’être murmurés par un esclave à genoux. --Est-ce que je te plais? Méchant, qui as encore fumé quand je danse! Je te voudrais... je te voudrais!... Parle-moi. N’aie pas ta vilaine figure absente et lointaine. Sens mes cheveux... Qu’est-ce qu’ils sentent? --Toute la jeunesse de la Terre. Tu as le même parfum qu’il y a trente mille ans. --La Terre et moi avons encore quelques belles années devant nous... L’abbé Fiste semble écouter avec intérêt et même avec enthousiasme ce duo sentimental. --Prends-moi dans tes bras un instant, roucoule Noelle... --Je te le permets, dit la Captive plus fort que la Vivante... J’obéis lâchement à la Captive, dont la belle figure est aussi triomphante qu’au soir où le malheureux jeune homme que j’avais évincé se tua. Mais une horde de Boudenfles conduite, celle-ci, par Florent, entre dans notre abri, gambade, hurle tout en vidant quelques fioles de liqueurs; Noelle veut échapper à mon étreinte... --Encore un instant, dit la Captive. Questionne-la! C’est mon heure, je t’assure, mon heure. Le boucher qui sert de modèle à Florent est parmi les Boudenfles qui se sont introduits près de moi. Il souffle les bougies avec un bon gros rire: --Oh! pardon... Nous dérangeons des amoureux... Bénissez-les, l’abbé!... Et ils repartent. Et Florent demeure; il ricane... J’éprouve toujours comme une flatterie personnelle, comme une victoire gagnée par moi, son désir de ma maîtresse, désir qu’il n’a jamais pu dissimuler et dont je suis bien sûr qu’il ne guérira pas, quoi qu’il advienne. Il n’y a plus dans le petit salon que Fiste sur son divan, Florent droit près de la porte. Seul, un brasero éclaire à présent la pièce... Noelle tente de m’échapper; elle veut rentrer dans la danse. --Laisse-la partir, mais pas avant de la questionner... Tu sais les mots qu’il va falloir prononcer, ordonne l’Invisible... Et je retiens l’adorable animal femelle qui rit du rire qui n’est qu’à elle et qui m’embrasse doucement et qui divague tendrement: --Il faut que tu m’aimes grand comme jusqu’au ciel! --C’est fait... et depuis longtemps, je t’assure! --Bravo; continue à mentir, murmure l’Autre. Et je reprends, avec un air extasié: --Alors... vraiment... tu l’as tuée pour m’avoir à toi toute seule? --Bien sûr, puisqu’elle ne voulait pas me laisser un peu de toi. --Et... comment est-elle morte? --Elle s’est débattue... J’ai pris une grosse pierre... Le coup de revolver ne l’avait pas tuée tout à fait, tu comprends?... Ah! c’était bon... --Je parle contre les lèvres de Noelle: --C’est vrai? Bien vrai? --Je te le jure, mon chéri... Je lui ai fait un trou rouge au front... là... Et puis la Diole s’est chargée du reste. --Embrasse-moi, Noelle!... --Ah! mon chéri... tu m’embrasses comme si tu me disais adieu! --Dis-lui adieu, c’est bien cela, ordonne l’Absente. --Va danser, Noelle! Elle bondit, après un nouveau baiser, heureuse de rejoindre la fête de plus en plus bruyante... Tout ceci n’a duré que quelques secondes; mais Florent lui barre la porte, les bras en croix... --Halte-là! --Zut! --Pas avant de m’embrasser. C’est notre nuit... Et Michel le permet... Pas vrai, Michel? --Michel! Mon chéri!... J’ai envie de lui casser cette bouteille sur la tête... Elle se débat pour rire, je ne bouge pas; je ne vois plus l’abbé Fiste dans son coin d’ombre. Je ne vois que Noelle et Florent se disputant et gesticulant dans la lueur du brasero à qui le vent, entrant par la porte restée ouverte, donne un regain de flammes dansantes. Noelle, en reculant, s’en est approchée. Elle est toute dorée contre la clarté et de la même teinte qu’elle... Une demi-seconde, je voudrais me lever ou crier, pressentant l’horrible danger. Je ne le fais pas, je ne puis le faire... Une force, qui n’est pas seulement le poids mort de ma paresse, cloue mon corps à ma natte et ma langue à mon palais. Florent continue à esquisser un geste d’étreinte, en s’avançant toujours vers la belle proie qui proteste... Un grésillement, une flamme le long du maillot éminemment inflammable... Comme un accident est vite arrivé!... Et la malheureuse se sauve en dépit de Florent ahuri ou vexé, de Fiste qui n’a sans doute rien vu, de moi qui ne parviens à me lever que quand il est trop tard,--sans être sûr encore, au reste, d’avoir «bien vu»... Elle se sauve... Il y a, durant quelques secondes, dans la grande allée du jardin Meysounave, un être de féerie et d’horreur qui a l’air de danser encore et qui flambe... Et puis la torche humaine et divine s’écroule, juste comme nous allons la rejoindre, affolés, hurlant... Trop tard! D’autant plus qu’une cohorte de Boudenfles débouche au même moment d’une autre allée, et que les Boudenfles, croyant à un mannequin qui brûle, forment une ronde double ou triple et, sans s’occuper de nos cris, nous croyant ivres, gambadent et gesticulent autour de la suppliciée à présent inerte à jamais... Alors, le chant de retentir de plus belle, car le félibre Hector, Pape des Boudenfles, était survenu à son tour, en cas que l’entrain eût besoin d’être ranimé: Tra la la la! Boudenfla pla! Pòu que douma Noun te calgue desboudenfla!... Ce ne fut qu’un quart d’heure plus tard que nous parvînmes à lui faire entendre ce qui s’était passé. Ce fut assez difficile, parce que les événements les plus naturels, quand ils secouent trop durement les sensibilités et les intelligences, ressemblent à des hallucinations dues aux manœuvres d’un magicien stupide, à de mauvaises farces dont on préfère rire, parce que l’on se sent supérieur à elles. C’est ce que je fis, sur le moment, paraît-il. Florent, lui, sanglotait doucement. Le félibre Hector croyait encore qu’on se gaussait. L’abbé Fiste s’était agenouillé à trois pas d’un petit tas de choses encore ardentes et priait silencieusement. Qui priait-il? Dieu? ou l’AUTRE? ou les Autres?... Moi, je pensais, durant les quelques secondes qui suivirent, avant qu’on eût tout à fait compris et qu’on se fût décidé à m’entraîner ailleurs, à m’entraîner doucement, très doucement: «C’est drôle comme cela peut tenir peu de place sur un coin banal de la terre, un corps qui fut tant de plaisir qu’il m’eût dégoûté du bonheur!» Il me semble que mon histoire est finie. Elles sont deux, maintenant, à m’attendre au fond de Clarecrose. Est-ce que la vie que j’ai décrite continuera là-bas? Je le crois fermement. Je crois qu’il y a un château à rebâtir pour Ève et moi, ailleurs; des voluptés pour Noelle et moi que nous ne pourrons connaître que dans un monde autre que ce monde, lequel se prête peu à la fantaisie raisonnée et à un éclectisme transcendant. Je n’en veux pas à ce qui fut ma vie et encore moins à ce qui sera ma vie sur la Terre. Quand je quittai la Cité rose pour revenir dans ma petite ville blanche et rouge, l’abbé Fiste, qui m’avait accompagné en pleurant jusqu’au train, me dit: --Chrétien... païen... L’essentiel, n’est-ce pas, c’est que tout ce que nous avons commencé ici puisse être amené à sa perfection dans une prison moins sordide que celle où nous nous serons rencontrés quelques jours. La prison, c’était un printemps royalement réalisé, comblé de parfums et de lumière. J’embrassai Fiste en pleurant à mon tour. Je ne l’ai jamais plus revu. Il est mort. Mais non pas avant Florent, qui se portait déjà bien mal lors du Bal des Boudenfles. Le félibre Hector, lui, vit peut-être encore à l’heure actuelle, mais tout ce qui aurait pu aider _la Cause sacrée_ a tourné si mal que j’ai préféré ne plus répondre à ses lettres lamentables. Quelques mots seulement sur deux personnages dont les clairvoyants ne sauraient méconnaître l’importance dans ce récit: M. de Fontès-Houeilhacq et M. Sulpice d’Escorral. M. de Fontès-Houeilhacq continua de vieillir paisiblement dans la demeure de ma mère. Il ne changeait guère intellectuellement et dissertait toujours avec autant de plaisir sur des thèmes obscurs et sur un ton pédantesque. En revanche, son orgueil de bon tireur crut avec l’âge et la myopie. Il était devenu d’autant plus insupportable qu’on ne pouvait guère, eu égard à ses cheveux blancs, se permettre des railleries vis-à-vis de lui. Le marquis Sulpice avait déjà eu trois fils de sa nouvelle femme trois ans après les noces; celle-ci était une fort belle personne, dodue et bonne vivante... C’est-à-dire que la pauvre Ève n’avait guère plus de tombeau dans le cœur de son père qu’en terre chrétienne. M. d’Escorral était redevenu ce qu’avaient été de tout temps les marquis d’Escorral, dont il représentait, je l’ai dit, le type parfait. Et les chasses à Castelcourrilh, quand revenait le Prince Automne, étaient comme toujours joyeuses et mouvementées. Ce fut Sulpice d’Escorral qui trouva le seul moyen décent de guérir ce bon M. de Fontès-Houeilhacq de ses prétentions excessives au sujet de la justesse de son tir. Il avait, le cher homme, des imaginations si réjouissantes! Il nous mit, bien entendu, au courant de son dessein. Voici: devant M. de Fontès-Houeilhacq à l’affût, il simulerait le sanglier en bondissant à quatre pattes dans un fourré; on laisserait le chasseur tirer tout seul, et la bête, éclatant de rire à son nez, lui prouverait qu’il manquait son coup quelquefois: --Vous comprenez, j’ai garni sa giberne de cartouches à blanc, criait Sulpice rutilant de joie... Ah! Ah!... Et puis, y aurait-il des balles dans les cartouches, je me sentirais encore bien tranquille! Ce programme fut exécuté à la lettre. Le sanglier improvisé bondit dans un fourré à cinq où six mètres du chasseur qui tira au jugé,--et le tua. Le matin même, M. de Fontès-Houeilhacq, ayant épuisé sa provision de cartouches, en avait pris, sans crier gare, d’autres qui n’étaient pas pour rire. Ce fut un bien douloureux événement. Ce qui nous consola, dans la mesure où l’on peut se consoler de pareils malheurs, c’est qu’en attendant la majorité du nouveau marquis d’Escorral, un sien cousin, tuteur dudit marquis, était parfaitement capable de conduire lui-même les chasses. Quant à M. de Fontès-Houeilhacq, il vit encore. Il frise gaillardement la centaine. Mais, par un sentiment de délicatesse bien naturel, il ne chasse plus. Toulouse-Hossegor, 1917 MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN “L’ÉDITION”--4, Rue de Furstenberg, PARIS COLLECTION IN-12 A 3 FR. 50 Prix provisoire: 4 Francs Nos dernières Publications: UNE FEMME CURIEUSE L’Art de séduire les Hommes UNE FEMME CURIEUSE Le Journal de Marinette PIERRE GUSTOT Chichinette et Cie CHARLES DERENNES La Nuit d’Été DANIEL BARRIAS Aventures Amoureuses d’Eustache Leroussin JEANNE LANDRE ET LIEUTENANT G*** PILOTE Badigeon Aviateur OLIVIER DIRAISON-SEYLOR Irène Grande Première LOUIS SONOLET Les Ilots d’Amour LOUIS DELLUC La Guerre est morte MAURICE MAGRE Les Colombes Poignardées ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT “L’ÉDITION”--4, Rue de Furstenberg, PARIS *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PETITE FAUNESSE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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