Title: La gardienne de l'idole noire
Author: Maurice Maindron
Release date: December 30, 2024 [eBook #74995]
Language: French
Original publication: Paris: Lemerre
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
MAURICE MAINDRON
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33
M DCCCCX
DU MÊME AUTEUR
Le Tournoi de Vauplassans. Roman (couronné par l’Académie française). — Paris, 1895, in-8o. Plon et Nourrit | 3 50 |
Saint-Cendre (I). Roman. Paris, 1898, in-8o, Fasquelle | 3 50 |
Blancador l’Avantageux. Roman. Paris, 1901, in-8o. Fasquelle | 3 50 |
Monsieur de Clérambon (II). Roman. Paris, 1904, in-8o. Fasquelle | 3 50 |
Le Meilleur Parti. Pièce en 4 actes. Paris, 1905. Fasquelle | 2 » |
L’Arbre de Science. Roman moderne. Paris, 1906, in-18 jésus. A. Lemerre | 3 50 |
Dans L’Inde du Sud : Le Coromandel. Paris, 1907, in-18 jésus. A. Lemerre | 3 50 |
Dans L’Inde du Sud : Le Carnatic. — Le Maduré. Paris, 1909, in-18 jésus. A. Lemerre | 3 50 |
Le Carquois… Contes. Paris, 1907, Fasquelle | 3 50 |
Récits du Temps passé (couronné par l’Académie française). Tours, 1899, gr. in-4o. Mame. | |
POUR PARAITRE | |
Dariolette. Roman. (Sous presse.) | |
Les Trahisons de L’Épée (III). Roman. | |
Les Propos de M. Gustave. Roman. | |
La Succession J. Durand. Roman. | |
Mémoires du Comte Bonhomme. Mœurs contemporaines. |
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
A Henri Lavedan.
Je suis arrivé à l’extrême vieillesse, et, dans ce couvent, tous me croient sourd. A parler franc, je les entends très bien, ces moines, se répéter à l’envi que je ferai une bonne fin. Je le veux croire. Bientôt, sans doute, ma triste dépouille, sous un drap noir croisé de blanc, semé d’ossements en sautoir et de têtes de mort, s’en ira rejoindre au cimetière ceux qui l’y ont précédée. Porté par des pénitents en cagoule, j’atteindrai ma demeure dernière. Puis il ne sera plus question de moi sur la terre.
Aussi bien mourrai-je tranquille, sans ce souci dernier de savoir à qui laisser mes biens. Je ne possède rien ici-bas que la jambe de bois que je gagnai, en combattant dans le tercio napolitain, au service du défunt empereur.
Deux vices principaux m’ont condamné à ne réussir en rien dans cette vie : un penchant immodéré pour l’amour et une cupidité que rien ne put satisfaire. Des plaisirs de l’amour et des richesses il ne m’est resté que le souvenir, tant il est vrai que tout cela compte au rang des choses essentiellement périssables. De même que les femmes reprennent toujours leur personne après nous l’avoir donnée, — mieux vaudrait dire prêtée, — la fortune sait se dégager à miracle quand elle croit s’être confiée à un homme indigne. Tenir et retenir sont deux. J’ai souvent tenu, mais je suis toujours demeuré les mains vides. Seul le souvenir ne m’a pas fui.
Ainsi mon existence a passé, jusqu’au jour où, privé d’une jambe par les hasards de la guerre, — qui sont non moins considérables que ceux de l’amour, — j’ai dû à la charité d’un vénérable prieur d’entrer dans cette abbaye qui m’abrite. Mon sort n’est point malheureux. Une arquebuse légère sous le bras, je parcours, à certaine heure de la nuit, le jardin potager dont je partage la garde avec deux autres estropiés comme moi. Pour le reste, on me nourrit bien. J’ai mon escabelle, aux offices, non loin du chœur. Chaque année, je reçois un habit complet de serge et de drap.
A la vérité, nul regret ne me travaille quand je fais un retour sur moi-même. L’âge a glacé mes sens, et je ne suis plus bon à rien. Mais mon esprit est toujours lucide et ma mémoire fidèle. C’est pourquoi le père confesseur me laisse entendre que je porte l’enfer en moi, tant je semble trouver de satisfaction à descendre au plus profond de ma mauvaise nature.
Peu m’en chaut. L’amour et la cupidité ne cessèrent point de lutter en moi jusqu’au jour où, faute d’objet, ils renoncèrent à la lutte. Je meurs pauvre et délaissé, et c’est bien ma faute. Audacieux et habile pour gagner, j’ai été incapable de garder — je me répète, c’est de mon âge — tous les trésors d’amour et d’argent que me valurent mon activité et mon courage.
A l’exemple de mes bénéfices, mes amours furent éminemment transitoires. Ils ne sont plus représentés que par des souvenirs aussi inconsistants que ces cendres légères que le vent disperse après que le feu s’est éteint.
Et pourtant à quelqu’un de ces souvenirs je crois sentir une ardeur singulière s’allumer en moi et une apparence de désir me fournir l’illusion d’une cruelle morsure aux entrailles. Vieillard impotent et qui n’est plus qu’un objet de pitié, je revis par la pensée ces heures d’ivresse qu’est toujours venu troubler le souffle empoisonné de la cupidité. Tels ces ombrages de l’Inde qui rendent mortelles les rives des plus claires rivières.
En plein amour, je songeais trop souvent à l’or ; toujours de l’or, j’étais distrait par la vision de l’amour. Je ne parle que de l’amour profane, — vous m’entendez, — car, au vrai, il n’en est point d’autre qui vaille.
Sans me sentir piqué par cette mouche poétique qui étourdit tant de mes contemporains et les oblige à coucher par écrit des incidents choisis de leur vie qu’ils entremêlent de maximes morales, je ne veux pas devenir muet à jamais avant d’avoir raconté l’aventure la plus singulière d’une vie où l’extraordinaire fut cependant la chose la plus commune. Quand j’aurai écrit cette histoire, je cacherai mon manuscrit avec tant de soin que personne ne le saura jamais dénicher avant qu’on n’ait détruit l’église de l’abbaye où j’aurai passé mes derniers jours. Moi, Gianbattista Capoferro, ancien alfier dans les armées de l’Empereur, qui suis allé aux Indes avec les Portugais et en Afrique avec les Espagnols, je raconte ces choses pour me divertir une fois encore avant que de m’endormir de l’éternel sommeil. Et j’ai dûment paraphé cette page de ma signature — marque d’ailleurs sans valeur, ce 31e d’octobre 1583.
En cette année 1529, qui était la vingt-huitième de mon âge, je me trouvais errant dans les Indes orientales et en proie à une si dure misère qu’à l’exception de mes armes je ne possédais rien ; car, de mes dettes, au contraire de bien des gens, je n’ai jamais tiré sujet d’orgueil. Logé, la plupart du temps, à la belle étoile, nourri de vent, j’allais, plus maigre que les corneilles qui abondent en ces contrées, et je les valais en noirceur. Les proies étaient rares. La fortune, qui, ainsi que je l’ai déjà dit, ne se lassa jamais de m’humilier de ses bienfaits, pour, sans doute, se donner ce plaisir de me les reprocher quand je les avais perdus, la fortune, donc, mit sur mon chemin un tyranneau de Golconde ou de quelque autre pays voisin. Ce musulman désirait vivement s’emparer de la capitale d’un rajah — un chef, dans le langage des païens — de Vijianagar.
De ces villes ou de ces régions ne m’obligez pas à vous tracer un fidèle tableau. Il y a si longtemps de tout cela que je crois, en vérité, qu’il n’en subsiste plus même la place. Quoi qu’il en soit, ce Maure m’engagea à son service et me confia le commandement d’une centaine de cavaliers. La solde m’était payée exactement. J’avais des chevaux, des domestiques sans nombre. Quant aux femmes, je n’en manquais certes pas. En prenait qui voulait, et dans les temples des faux Dieux et ailleurs. Notre conduite était la même chez les amis ou les ennemis.
Lorsque nous investîmes la ville du païen adorateur des idoles, nous en trouvâmes les défenses extérieures à ce point fortes que nous fûmes d’avis de tourner le dos sans tarder. Me souciant moins de la gloire que du bel argent, j’avais pu déjà réaliser des économies considérables. Et je songeais, avant tout, — qui ne m’approuvera ? — à les mettre en sûreté derrière des murs aussi solides que ceux dont nous étions les peu déterminés assiégeants.
Cependant, appelé au conseil de guerre, — tant ces Maures et autres indigènes nourrissent de confiance en nous autres, hommes de l’Occident, — j’opinai dans ce sens qu’on pouvait tenter toujours un assaut. Le prince mahométan adopta mon idée sans deviner mes raisons. Mon intérêt était de faire durer la guerre pour être payé plus longtemps. Sachant combien sont longs à se décider ces Orientaux indécis, je me réjouissais à l’avance des délais qu’ils apporteraient à aborder une pareille entreprise. D’ailleurs pouvais-je croire que nous emporterions de haute lutte une enceinte défendue par plus de cinquante tours, sans compter les courtines crénelées, les ravelins et autres ouvrages, sans compter surtout les fossés larges et profonds, où des crocodiles gigantesques nageaient à l’instar des grenouilles qui s’ébattent dans les bassins de notre potager ?
Tout arrive, pourtant, ainsi que dit l’auteur dont j’ai oublié le nom. Un certain soir, l’assaut fut donné par nous, et j’emportai, à moi seul, les avancées de la porte principale. J’avais charge de garder l’avenue de cette porte et de passer au fil de l’épée les fuyards qui tenteraient de sortir par cette voie. Mais, quand je crus comprendre que les nôtres avaient escaladé les remparts du quartier opposé, — supposition d’ailleurs entachée d’erreur, — je me sentis étrangement désespéré à l’idée de tout ce butin qui allait m’échapper.
— « Garder une porte est bien, me dis-je ; l’enfoncer est mieux ! Et, après, chacun pour soi ! La ville gagnée est au premier occupant. »
Mes soldats n’eurent pas besoin d’être prêchés longtemps pour entendre. Pleins de confiance dans ce blanc sage et audacieux qui les avait toujours commandés sans qu’ils eussent beaucoup à obéir, ils mirent pied à terre et jurèrent de périr à mes côtés. Je me fis déchausser les éperons, et, la bourguignote en tête, la rondache au bras, l’épée à la main, je montai à l’assaut de cette porte que nos esclaves eurent tôt jetée à bas à coups de hache, les défenseurs s’étant enfuis dès que mon visage leur apparut.
Taillant du cimeterre dans cette foule éperdue, mes Maures se dispersèrent par la ville, et je demeurai presque seul. Je retrouvai bientôt une partie de mon monde occupée à maltraiter un malheureux, fou de terreur, qui se débattait en invoquant Isaac et Jacob. Ce juif infortuné ne m’eut pas sitôt aperçu que, échappant à ses persécuteurs, il roula comme une boule jusqu’à mes pieds. Les serrant au point que je sentais l’étreinte de ses doigts noueux à travers le cuir de mes bottes, il criait, avec des sanglots capables d’attendrir les rocs mêmes de l’Inde :
— Salam ! Salam ! Seigneur Gianbattista, protecteur du pauvre, sauvez-moi de la mort ! Sauvez ma famille et ma maison ! Seigneur Gianbattista, vous êtes mon père, vous êtes ma mère !
Puis, se redressant sur les genoux, il chuchota rapidement :
— Sauvez-moi, et je vous ferai gagner, foi d’Azer, une somme d’argent vraiment extraordinaire.
Depuis longtemps, je connaissais cet usurier nomade qui trafiquait de toutes choses. Il m’avait rendu plusieurs fois service, remettant « au jour où je serais riche » le terme pour m’acquitter envers lui. Le tenant pour un homme subtil et qui ne parlait pas en vain, je donnai des ordres sévères à mes cavaliers. Sans murmurer pour ce que je les privais du plaisir de tuer un juif, ils s’éloignèrent pour butiner ailleurs.
Rajustant tant bien que mal ses pagnes et son caftan, déchirés en mille pièces, mon ami Azer me poussa dans sa maison puis fixa la barre et cadenassa la porte. Ensuite, il m’obligea à me rafraîchir avec un vin dont je n’ai, si ma mémoire est fidèle, jamais retrouvé le pareil. Et quand j’eus bu à ma soif, qui était grande, je sommai mon juif de s’expliquer et de me permettre de sortir pour que je pusse continuer de me distinguer.
Mais, en vérité, c’était un autre Azer qui se dressait devant moi. Frais, souriant, avec des habits d’une blancheur immaculée, tuyautés, plissés, c’en était un rêve. Des floches de soie verte retombaient du bec crochu de ses babouches rouges. Et les petites tresses contournées en cornes s’avançaient de chaque côté, sous son bonnet pointu, comme pour défendre ses tempes. Cela donnait à l’usurier illustre du Deccan une ressemblance assez grande avec le diable, auquel il est licite de ne pas croire mais qu’il convient toujours de redouter, en toute sagesse.
Avant que de répondre, Azer se prosterna quatre et cinq fois, baisa la terre entre mes pieds, me supplia de m’asseoir sur un coffre que recouvrait un tapis, me fatigua de ses bénédictions, des souhaits de sa famille, « dont vous êtes le père, la mère ! » puis il commença de parler sérieusement :
— J’ignore, seigneur Gianbattista, si vous savez ce qu’il en est de la ville. Moi, je le sais. Vous avez été trahi par le prince Mohammed Ali Khan. Il est parti cette nuit même en vous laissant prendre Krichnaveram avec vos cent chevaux. A cette heure, vos Maures sont ou massacrés ou enrôlés dans les troupes de notre rajah. Telle est la vérité. Écoutez !… Est-ce là le silence, ou ne l’est-ce pas ? Les bruits d’une ville à sac parviennent-ils à vos oreilles ?… Regardez par cette fenêtre. Une partie de la cité est sous vos pieds. Voyez-vous monter la lueur des incendies ?… Maintenant, reculez-vous et laissez-moi tirer ce volet. Il n’y a aucune utilité que l’on vous voie dans ma maison… Mais, rassurez-vous ! Étant mon hôte, vous ne courez nul danger.
Me voyant froncer le sourcil, le prudent Azer crut que Je l’accusais de douter de mon courage. Il se pelotonna donc à mes pieds : « Protecteur du pauvre ! Seigneur Gianbattista !… Vous êtes mon père, vous êtes ma mère ! Avec vous, la prospérité rentre sous mon toit ! »
Il reprit enfin son discours. Je le résume ainsi :
— « Pour un homme de votre mérite et de votre courage, il n’est rien d’impossible. Une entreprise se présente. Si vous l’exécutez, on vous payera un lak de roupies, en espèces, — somme énorme ! Et l’on vous donnera tant de pierreries que vous pourrez jouer avec, aux ricochets, sur la Cavery. L’entreprise est telle : dès la cinquième heure de la nuit, et elle est proche, vous enlèverez, du temple où je vous mènerai, une jeune princesse et la mettrez en sûreté. Les instructions, on vous les donnera. Vous aurez pour guide la grande gardienne de l’idole… Une femme très belle ! »
Ici le juif salua, les mains croisées sur sa poitrine, avec une mine où il n’était pas difficile de lire qu’il se moquait et du sort et de la vertu de toutes les Indiennes, idolâtres, étrangères et à son épouse à lui, Azer, et à ses filles.
Je n’étais pas assez ignorant des choses de l’Inde pour rejeter parmi les fables grossières les propos mystérieux de cet hôte de hasard. Mais il me fallait quelque apparence de garanties. Azer m’en fournit. Et la meilleure de ces garanties, comme il me l’expliqua, était que lui, homme de confiance du prince qui attendait tout de mon audace, allait me mener auprès de son maître.
— Et puis, dit-il pour conclure, n’oubliez pas que vous êtes mon débiteur, seigneur Gianbattista. Je vous rappellerai même que quatre mille cent quarante roupies que je vous prêtai, il y aura tantôt deux ans, en font bien six mille, et… Ne vous fâchez pas, protecteur du pauvre, J’embrasse vos genoux !… Vous êtes mon père !…
Le juif m’enveloppa d’une pièce de toile qui me recouvrit de la crête de ma bourguignote jusqu’aux talons. De ma personne on ne distinguait plus que les yeux. Je tenais mon bouclier serré sous le bras gauche, mon épée ramenée sur le sein. Ainsi ressemblais-je à un Hindou courant vers un temple avec un plateau dissimulé sous ses pagnes.
Nous sortîmes comme la lune se couchait à l’abri d’un gros nuage noir. Personne ne s’occupa de nous, car les rues étaient désertes. Les curieux de la ville, en quête de nouvelles, avaient reflué vers le centre. Par des chemins à lui familiers, Azer, tel un rat vêtu de blanc, rasait les murailles et me guidait par le dédale des bazars. Des chiens errants venaient flairer nos jambes, et le juif lapidait cette vermine nocturne avec des fragments de briques. A travers les treillis de pierre, les verres de couleur laissaient filtrer une lumière irisée qui se jouait sur les façades sombres. Nous entendions des caquetages de femmes. Parfois une face encadrée de bijoux, casquée d’or, apparaissait entre les volets. Des voix douces nous appelaient. Des bras chargés d’anneaux luisants et sonores semblaient sortir des maisons et des rires frais voltiger sur nos pas.
Je me serais bien arrêté dans ce quartier solitaire dont un canal délimitait les confins. La vie est si courte que tout ce qui peut l’adoucir ne devrait jamais être négligé. Mais, pareils à ces officiers auditeurs qui ont pour mission de pourchasser les traînards, Azer m’emmenait tout en s’excusant sur la nécessité et l’heure. Et je le suivais sans m’associer aux malédictions qu’il proférait, sourdement, contre les prêtresses du plaisir.
Bientôt nous atteignîmes une maison dont les lumières palpitaient sous les manguiers, les tamarins et les figuiers, sous d’autres arbres aussi que chargeaient des fleurs jaunes, rouges et violettes, plus larges que des assiettes. On nous introduisit dans une sorte de jardin entouré d’arcades. A notre approche, une nuée de femmes fondit, se dispersa dans la vibration de joyaux et d’écharpes de soie qui bruissaient encore dans l’ombre après qu’elles étaient parties. Des jeunes hommes, vêtus de tuniques roses et de caleçons incarnadins, s’inclinaient sur notre passage. L’un d’eux reçut la pièce de toile dont on me débarrassa fort civilement à l’entrée d’un second jardin. Là, des jets d’eau bondissaient pour retomber en pluie dans leurs vasques de marbre. Une fraîcheur délicieuse régnait. Des rosiers grimpants tapissaient les murs. Et plus de dix lampes nous éclairaient sans que leur flamme vacillât, abritée qu’elle était dans une capsule de verre.
Sur un tapis, que je pris d’abord pour un parterre tant les fleurs et les feuillages qui l’ornaient de broderies étaient d’un parfait travail, un petit personnage se tenait assis à la façon d’un tailleur. Son teint était bronzé, son habit de mousseline plus blanc que le crépit des cloîtres qui s’étageaient autour de nous. Son turban, plus vaste qu’une citrouille, se sommait, au droit du front, d’une topaze plus grosse qu’un œuf — il m’en souvient parfaitement — et d’une aigrette très haute. En travers, sur ses cuisses, un cimeterre reposait, garni d’or, de rubis et d’escarboucles qui étincelaient sous les rayons des lampes, mieux qu’en plein midi.
A ce grand de la terre indienne on ne parlait qu’à genoux. Mais, en mon honneur, apparut une manière de trône que portaient quatre serviteurs semblables à des rois, tant on avait peu ménagé le velours noir, le drap d’or et les orfrois pour les vêtir. L’un tint mon bouclier ainsi que l’officiant fait du Corpus Domini ; l’autre se chargea de mon casque ; un troisième serra mon épée engainée entre ses bras ; un quatrième époussetait avec une queue de cheval la poudre qui souillait mes pieds, cependant que deux encore, me soutenant respectueusement les coudes, m’invitaient ainsi à m’asseoir. Entouré de chasse-mouches, sans cesse en mouvement pour nous faire goûter un air plus vif, j’écoutais le prince parler.
Gravement, comptant ses paroles, il m’apprit ce qu’il attendait de moi :
— Étranger de mérite, en tout différent de ces vautours audacieux et rapaces que l’Occident lâche sur nous, sans doute pour la punition de nos péchés, je vous salue. Que tout succède à vos vœux, que vos parents soient grandement vénérés sur cette terre, ô vous, dont les armes frappent dans le combat pareilles à celles du victorieux Rama, et dont le regard est plus redoutable que Yama qui préside à la mort ! Salut à vous, guerrier d’au delà des mers, qui passez en ce moment pour mort dans la ville que vous auriez prise si, au lieu d’un traître maure, vous eussiez trouvé un noble Tchatria pour associé ! Ah ! valeureux étranger, si vous consentiez à servir, ou, pour mieux dire, à commander avec nous !
Je n’en finirais pas s’il me fallait répéter toutes les politesses inutiles dont ce prince m’accabla. Et les serviteurs ne cessaient de m’éventer et d’apporter des sorbets et du vin rafraîchi, par des moyens certainement diaboliques, dans des coupes d’or. On me passait au cou des guirlandes de jasmin dont le parfum m’entêtait. Pour aller au fait, le rajah me régala de toute la tirade de mon juif. Celui-ci se tenait à genoux, dans un coin, avec un air d’humilité qui conviendrait bien à certains mauvais chrétiens de ma connaissance. Mais je ne nommerai personne, pas même Paolo di Monte.
A ce discours le prince ajouta quelques confidences, sans d’ailleurs écarter les serviteurs. Azer m’apprit plus tard qu’ils étaient recrutés parmi des sourds-muets, de père en fils, et qu’on ne communiquait avec eux que par signes.
— Étranger, illustre entre tous, conclut le prince, le bien de l’État oblige à taire les motifs qui font agir les rois. Brahma les conseille. Croyez que rien dans nos affaires n’est contraire à l’honneur. C’est, nous le savons, votre Dieu principal. Que vous couriez risque de la vie, vous le cacher serait indigne de nous. On vous a énuméré les biens dont nous vous comblerons à votre retour. Puissé-je vous revoir prochainement et glorifier nos grands Dieux par le sacrifice du cheval où l’on fêtera le succès de votre entreprise !
Quand je me retrouvai dans les ruelles désertes où me guidait le juif qui tressaillait au moindre bruit, je crus sortir d’un rêve. L’aventure, au vrai, était de celles qui tentent. La vie des chevaliers errants, dont nous parlent les vieux livres, devait abonder en circonstances gracieuses. Je me promis d’en créer au besoin. Et je serrais entre mes doigts la moitié d’une pièce d’or mince qu’un fil suspendait à mon hausse-col. De cette monnaie profondément gaufrée les bords se relevaient en une série de globules. Le rajah m’avait remis de sa main cette pièce mutilée. C’était là le talisman qui, montré à la gardienne du temple, m’en ouvrirait l’accès. Alors, Dieu aidant, je délivrerais la princesse, dussé-je lutter corps à corps contre mille Diables et peut-être autant de dragons. Puis je la rendrais à son père, sauverais l’État et toucherais une somme aussi grosse que la rançon payée par le roy François de France à mon Empereur, après cette bataille de Pavie d’où je rapportai, pour ma part, une oreille à moitié fendue, le bras gauche percé d’un coup de pique et beaucoup de gloire.
Trottinant par ces voies étroites et sombres, le juif Azer m’entraînait sur ses pas. Tout autour de nous des murs se dressaient nus, sans une fenêtre, et, par endroits, nous tombions au milieu de buffles qui dormaient, vautrés dans un cloaque, ou nous nous heurtions contre le timon d’une charrette. Nous franchissions les seuils des porches, des grands bœufs gris se relevaient en beuglant, et j’entrevoyais leurs cornes peintes, leurs frontaux de perles, la bosse de leur dos et leurs fanons festonnés. Un éléphant, qui secouait ses entraves de fer, nous effleura de sa trompe. Des portes s’ouvraient et se refermaient sur nous. Comment nous sortîmes de ce labyrinthe de venelles, de cours, de passages voûtés, d’escaliers que l’on montait et descendait, c’est là ce que je ne saurais expliquer. Azer s’y dirigeait aussi aisément qu’un chat sur le faîte des maisons. Ses yeux distinguaient tout dans cette nuit obscure. Il m’empêcha de me rompre le cou au milieu d’animaux gigantesques que je ne voyais pas, et je me cognai contre un paon de terre cuite plus haut que moi et qui se brisa en mille pièces.
Mais Azer s’était arrêté brusquement. Il m’imposa silence d’une voix tremblante, hésita, revint sur ses pas. Une lueur dorée filtrant au ras du sol nous servit de guide. Alors, me montrant une porte de bois rouge chargée de ferrures dorées, le juif murmura :
— C’est là !
La porte basse, étroite, dressait ses pieds-droits moulurés entre deux massifs de maçonnerie pleine, dans un cul-de-sac qui paraissait sans issue. Par une fente de cette porte passait un rayon de lumière qui se dessinait, ainsi qu’une flèche d’or, sur le sol poudreux. Et une vague odeur d’encens, âcre et fine, arrivait jusqu’à nous.
— Frappez deux, puis deux, puis trois coups, seigneur Gianbattista ! Puis, en réponse à la question qui vous sera adressée, répondez : « L’arc est tendu, que Draupadi se rassure. » — On vous ouvrira. Montrez votre pièce d’or, on vous présentera l’autre moitié. Et, pour le reste, je vous souhaite heureux succès. N’oubliez pas alors, Seigneur, notre petit compte de sept mille… Allons, adieu, protecteur du pauvre !… Au revoir, seigneur Gianbattista, vous êtes mon père, vous êtes ma mère…
Sa voix se perdait dans la nuit comme je franchissais le seuil de la porte rouge. Une femme drapée dans des pagnes violets et jaunes, qui la cachaient de la tête aux pieds et ne laissaient voir que ses yeux, m’emmenait en me tenant par la main, pendant que le battant claquait derrière moi et rentrait dans son cadre.
… Cette femme tenait une lampe, et nos ombres dansaient sur les dalles du couloir où nous courions muets et rapides. Le contact de sa main communiquait à la mienne une délicieuse sensation de fraîcheur. Je m’enivrais du parfum violent qu’elle exhalait au mouvement de ses voiles, et, quoiqu’elle se tînt un peu en avant de moi, je croyais voir briller ses yeux. Mais l’ardeur amoureuse qu’ils allumaient dans mon cœur s’éteignit à ce moment même où l’Indienne disparut. Elle le fit d’une façon si furtive et si douce que je m’aperçus de son absence lorsque je me trouvai seul dans une salle où je continuais machinalement d’avancer. Posée dans une niche où grimaçait un faux dieu à tête d’éléphant, la lampe éclairait mal ce lieu obscur, et le plafond était si bas que je craignais de le voir descendre pour m’écraser sous son poids. De cette lampe en cuivre, abandonnée par l’Indienne, l’huile dégageait les effluves sensuels dont j’avais cru que la porteuse était la dispensatrice. Et j’en conclus que cette fille de pagode appartenait à la plus basse condition.
C’était une salle très vaste, carrée et dont les parois et les mille piliers sculptés ne mesuraient point huit pieds en hauteur. Autour de moi, au halètement de la lampe, les monstres de pierre semblaient danser le long des murs, descendre des fûts et se ruer vers l’obscurité du fond, dans un brouillard bleuâtre qui sentait le sandal, l’aloès et la myrrhe. Un autel se dressait là, avec une idole, et à ses pieds luisait, ainsi qu’un charbon ardent dans les ténèbres, une autre lampe dont j’entrevoyais le cuivre incrusté d’argent.
Debout, près de l’autel, une femme veillait, et ses bras, qu’armaient des épaulières et des spirales d’or, étaient tendus dans un mouvement d’adorante. Elle jeta des aromates sur des braises, et un nuage embaumé s’éleva qui la cacha à mes yeux. Mais avant qu’elle ne s’évanouît, pareille à un fantôme de cauchemar, j’avais aperçu sa tête coiffée d’ornements dorés et couronnée de jasmin, les gemmes étincelant sur sa face, sa taille souple et fière que dégageait la courte brassière de brocart, et ses pagnes plissés qui empruntaient à la lumière rougeâtre leurs reflets couleur de sang. Puis la lampe de l’autel avait cessé de palpiter dans la nuit.
Je la sentis, la magicienne, s’avancer vers moi, sans la voir et sans l’entendre : ses pieds glissaient sans bruit sur le pavé. Je sentis, à travers mon collet de buffle, sa main aux doigts chargés de bagues se poser sur ma poitrine à la place où battait mon cœur, alors que les anneaux d’argent fin de ses chevilles n’avaient pas même sonné. Sûre d’elle-même, elle saisit la monnaie qui pendait au bout de son fil. La lampe se raviva subitement. Une flamme haute de deux pieds peut-être vint lécher les genoux de l’idole, se refléta sur le basalte poli de son corps, illumina d’un coup les joyaux qui de son ventre à la pointe de sa tiare lui formaient un vêtement continu. Et cette image de femme sembla vivre. Je crus voir sa gorge s’enfler plus fière, ses paupières battre, ses narines se gonfler. On eût dit que la Déesse voulait aspirer le parfum des fleurs pâles qui retombaient en guirlandes des deux côtés de son cou.
Et, tandis que la princesse, — car son port me l’avait dénoncée, — attentive à confronter ma moitié de pièce d’or avec celle qui s’attachait à son collier par une courte chaîne, se penchait sans défiance, je l’emprisonnai dans mes bras. Son cri d’angoisse ne monta pas plus haut dans le temple désert que la flamme de la lampe sacrée qui s’en allait mourant. Je pus croire que l’idole se taisait, complice de mon désir amoureux.
Qui ne m’excuserait ! Cette femme de l’Inde était si belle qu’après plus d’un demi-siècle je me trouverais capable d’en retracer le portrait. Mais qu’importe !
Ainsi donc je soumis à ma loi cette créature du Diable, sans songer au calice d’amertume que je me condamnais à épuiser. Mais, si la sagesse intervenait toujours à point pour endiguer nos folies, aucune joie ne serait goûtée en ce monde et mieux vaudrait ne pas naître. Il n’en est pas moins vrai que, lorsque je dus quitter ma victime, — un Français dirait « ma conquête », mais, grâce à Dieu, je suis né à Viterbe et n’ai jamais servi que l’Empereur, — une tristesse immense dissipa toutes les fumées de mon amour. Je ne parle pas naturellement de cette tristesse inhérente à l’homme et qui l’accable sous le remords et le dégoût de sa faute sitôt après qu’il l’a consommée. Cela s’était passé si rapidement que je n’avais pas même pesé les conséquences de ma téméraire et trop heureuse entreprise.
Qu’allais-je devenir ? En ce temple, qui, fatalement, serait mon tombeau, j’avais, avec une douce violence, abusé d’une femme de haute caste, et cela sous les yeux de rubis de son idole ! Ridicule en tout autres temps, le simulacre enguirlandé m’inquiétait à cette heure au delà du possible. Le rire de sa mine impassible avait je ne savais quoi de formidable et de tragiquement mystérieux. M’enfuir ? Il n’y fallait pas songer. Et, de toutes manières, ma mission de sauveur prenait sa fin. Adieu les trésors promis par le rajah ! Hélas ! une fois de plus, mon ardeur amoureuse avait traversé ma cupidité dans ses voies. En cette ville inconnue, loin de tout secours, j’étais condamné à périr obscurément, après avoir senti la fortune perfide me caresser de son aile.
Un instant, ma rage m’inspira cette idée de venger ma mort prochaine par celle de la princesse. Je pensai la percer de mon épée, tandis que, dans le désordre de ses pagnes, elle gisait inanimée sur un banc. D’elle-même, comme si elle m’eût deviné, la dame indienne vint alors s’offrir à mes coups.
— Étranger ! — murmura-t-elle d’une voix plus douce que les frissons de la brise qui soufflait discrètement à travers la colonnade, après avoir rasé la pièce d’eau, dont la nappe argentée se ridait au pied du perron où je me tenais irrésolu et morose. — Étranger au cœur de fer, je te supplierais de m’arracher la vie si un devoir plus haut que la mort ne me commandait de vivre jusqu’à ce que je l’aie accompli ! Contre toi la haine ne trouve point sa place dans mon cœur. Moi seule suis coupable qui ai, en cette nuit, trahi et ma vertu et ma caste et mes Dieux.
Alors je la repris dans mes bras, tentai de la consoler par ces paroles qui n’ont point de sens, mais que les femmes préfèrent aux discours les mieux conduits. Elle se dégagea avec une fermeté molle, secoua la tête, essuya ses larmes qui se mêlaient à ses perles et dit :
— Suis-moi sans crainte. L’heure passe et c’est à peine si le temps nous restera d’emmener la princesse hors de ce temple funeste. Hâtons-nous ! Bientôt les prêtres viendront chercher la Déesse.
Ces paroles me causèrent une désagréable surprise. J’avais cru, d’après la beauté de cette femme et la richesse de sa parure, posséder la princesse elle-même. Et je n’avais imposé mon amour qu’à la gardienne de l’idole. Je commençai de ressentir pour la brahmine une profonde aversion.
De ce qui suivit je résumerai l’essentiel ; car, en vérité, les événements se succédèrent avec une rapidité telle que ma mémoire ne me permettra plus, sans doute, de les raconter dans le détail.
La brahmine frappa dans ses mains, et la fille gardienne de la porte reparut, comme par enchantement, pour disparaître non moins vite, après avoir reçu des instructions. Pour nous, notre chemin se fit le long de la pièce d’eau, jusqu’à une sorte de pavillon sommé d’une coupole, qui en occupait le coin. Nous y entrâmes et prîmes dès lors notre route sous terre, par des caves ténébreuses, plus resserrées que nos mines de siège et davantage surbaissées. J’y pensai mourir de chaleur, le poids de mes armes aidant, et aussi de la peur qui me tenait des serpents. Je m’imaginais les entendre rampant autour de moi, dans cette nuit étouffante. Puis, sans revoir la lumière, nous gravîmes un escalier sans fin. Les degrés se suivaient, étroits et glissants, et je faillis plus d’une fois m’y rompre le cou. Mais l’air plus frais, qui nous arrivait par de profondes embrasures, me rendait le courage. Et, quand nous nous arrêtâmes enfin, je me sentais prêt à tout.
— Reste ici en repos, me dit la brahmine, et sois sans crainte ! D’ailleurs, je parle en femme vaine : tu n’as jamais tremblé ! Mais, sur notre vie, quoi que tu voies et entendes, et autour et au-dessous de toi, ne remue non plus qu’un mort. Sans quoi tout serait perdu !… Ah ! je tremble pour toi, dans ma faiblesse !… Jure-moi de ne pas remuer !
Je la rassurai d’un baiser, car je la trouvais merveilleusement belle, ainsi éclairée par les astres. Le ciel pur nous éclairait à travers un lacis de statues. L’Indienne en toucha une. Si léger qu’eût été ce mouvement, le colosse de pierre tourna, tel le jaquemart qui frappe les heures d’une horloge, et dégagea une baie juste assez large pour donner passage à un homme. La brahmine entra après moi, et, la statue ayant repris sa place, nous nous trouvâmes dans une logette ouverte sur une de ses faces. Là, des figures de jeunes filles qui croisaient leurs bras formaient rampe de balcon. Et, en me penchant, je distinguai une cour immense et des dômes dorés à cent cinquante pieds en contrebas. Ainsi je compris que nous étions au sommet du portique le plus élevé de la pagode. Mais j’ignorais pourquoi ma compagne m’avait mené aussi haut. Elle me l’apprit, en me suppliant encore de garder l’immobilité et le silence.
— Par les escaliers secrets dont les brahmes suprêmes connaissent seuls l’existence, nous avons cheminé en sûreté. Il en sera de même quand nous descendrons pour nous enfuir. La porte, aveugle pour tous autres que nous, s’ouvrira dans le mur de l’enceinte, et le rajah, alors, nous prendra sous sa garde. Son pouvoir se briserait en vain contre les murs du sanctuaire de Kali. Ici, tout appartient aux prêtres de la Déesse Noire, dont on va célébrer la fête dans une heure, là, en bas, sous tes yeux. Nul n’a le droit de pénétrer ici. C’est un lieu sacré et vénérable entre tous, et nul profane, fût-il le Mogol lui-même, n’oserait y poser le pied. Je te l’ai dit, on ne peut deviner ta présence. Mais je t’en conjure encore, par les larmes de Vichnou qui grossirent la sainte Ganga, par les Déverkels qui président aux quatre coins du ciel, sois muet !… Bientôt je reviendrai avec la princesse. Les chemins que je vais suivre abonderaient en dangers pour toi inutiles et sans gloire. Garde tes forces et ton courage pour en user quand le temps sera venu. Grâce au désordre de la fête, je pourrai pénétrer jusqu’à la chambre de la princesse. J’ai fait endormir les bayadères, enivrer les serviteurs ; tout est prêt !… Adieu !… Non… Laisse-moi… et oublie !… Non ! Non !… Si plus tard… Tu me demandes ce qui brille là, le long de la muraille ? C’est un arc antique qui appartint aux Pandavas. Son incrustation en est riche, et mille pierres précieuses le chargent. Une reine qu’illustrèrent ses vertus entre tous les Pandyas le donna jadis en offrande aux brahmes, avec ses flèches et le carquois. Tu l’emporteras si tu veux. Et, d’ailleurs, ces armes te seront peut-être utiles. Je les porterai, en couvrant l’empreinte de tes pas. Prends-les donc et t’amuse à les regarder, en attendant.
Elle appuya sur le mur opposé, et un bas-relief se déplaça. Une baie bâilla encore. L’Indienne me salua en portant sa main ouverte à son front et disparut. La pierre sculptée était revenue sur elle-même, et je restai seul, ainsi perché sur mon balcon, entre ciel et terre, avec l’arc et les flèches de la pieuse reine pour distraction.
Résolu à tenir ma promesse de me cacher, je rentrai dans ma loge, essayai de dormir sur la banquette de briques qui longeait une des parois. Mais, quand on est homme de guerre, on ne dort que d’un œil. Ainsi fus-je amené à voir ce que je n’aurais pas dû voir et que je commence à me rappeler.
Quoi qu’il en ait été, quand la brahmine revint avec la princesse, une petite dont la parure d’orfèvrerie tintait, elle me trouva investi par les prêtres et autres païens du temple, que je poussais courageusement. Et, cependant que je maintenais cette canaille le bouclier au bras et l’épée levée, des cris perçants montaient avec la foule :
— A mort, le sacrilège ! A mort, l’étranger impie ! Qu’il soit voué à Kali, le meurtrier d’un brahme !
Au fur et à mesure du récit, mes souvenirs se ravivent, et je revois, ainsi qu’au premier jour, se dérouler les incidents de cette étonnante histoire. Si l’Empereur — Dieu ait son âme ! — a pu vaincre ses ennemis et sur terre et sur mer, il le doit, sans aucun doute, à ses vieilles troupes espagnoles, mais aussi à nous autres Italiens. Et je trouve que partout l’on nous a taillé la part trop petite. Qu’il y ait eu beaucoup de guerriers tels que moi, et l’on n’aurait pas attendu la journée de Lépante pour mettre les Turcs en pièces. Mais je passe.
Ce que j’accomplis d’exploits dans cette nuit, l’injuste postérité ne le croira pas. Je le veux raconter tout de même, quand ce ne serait que pour confondre certains envieux de ma gloire.
J’ai dit que la belle Souriadévi, — son nom me revient enfin à la mémoire, — que cette Souriadévi aux formes irréprochables me trouva aux prises avec les païens qui cherchaient à me forcer dans la loge où j’étais enfermé, ainsi d’un rat dans une ratière. Toutefois je ne crois pas avoir dit comment j’avais été découvert par cette vermine idolâtre. C’est donc ce que je vais essayer de narrer clairement.
Je commençais de m’assoupir, quand un mugissement sauvage me réveilla brusquement. Je courus au balcon, regardai dans la cour. Jusque-là déserte, maintenant elle fourmillait d’épaules et de têtes. Plus de mille lampes l’éclairaient. Du haut en bas des façades percées de fenêtres, chargées de sculptures, ces lumières s’étageaient et lançaient leurs feux de diverses couleurs. On y voyait mieux qu’en plein jour. Une multitude d’Indiens bronzés, hommes et femmes, se baignaient sans pudeur, plus semblables à des singes qu’à des chrétiens, dans un vaste étang. Ou bien debout, assis, vautrés dans des attitudes immodestes, ils grouillaient sur les escaliers environnants. Quelques brahmes, reconnaissables à leur peau plus claire et à leur embonpoint déshonorant, dirigeaient ces jeux impies et soufflaient dans des conques d’où sortaient d’épouvantables rugissements, plus puissants que ceux de la mer en furie. D’autres se hâtaient, portant un brancard fleuri où se dressait l’idole noire, avec ses yeux de rubis étincelants et ses guirlandes de jasmin.
Au milieu des danses, des cris de joie, l’abominable simulacre s’en venait, planant sur ce peuple. Et ces païens se prosternaient à quatre pattes pour mieux témoigner de leur respect. Sans même reprendre leurs vêtements, les femmes, semblables aux nymphes des fontaines, sautaient hors de l’eau, escaladaient les marches et paradaient, à l’état de simple nature devant leur déesse. Avouerai-je que je pris un triste plaisir à contempler ces corps parfaits ainsi dévêtus ? Mais j’en ai fait pénitence. Sur l’inconvenance des scènes qui suivirent je ne veux pas insister. Ce fut une orgie impudique qui alla s’augmentant quand la statue se trouva déposée en grande cérémonie sur l’autel. Des feux d’artifice empourpraient les murailles où les diables de pierre dansaient, s’enlaçaient, combattaient.
Je me pinçais pour être sûr que je ne rêvais pas éveillé. Je me signais dévotement, témoin impuissant de tous les scandales de l’enfer. Mais, pour augmenter encore l’éclat de cette fête diabolique, voici qu’une litière dorée apparut, balancée aux bras des porteurs. De ce palanquin la forme répétait celle d’un gigantesque serpent cobra dont le cou, épanoui en raquette, abritait à la façon d’un dais une femme allongée dans le lit que lui ménageaient les replis de la queue. Cette femme sommeillait parmi les roses et les fleurs de frangipanier qui jonchaient sa couche. Des ceintures, des anneaux, des garde-seins, des épaulières, des bracelets composaient son vêtement. Et je distinguais sa face pâle, marquée au front d’un signe rouge, ses cheveux noirs tressés de perles et surmontés d’une tiare d’or à flammes vermeilles. Cette tiare, très haute, était retenue par une large gourmette de pierreries passant sous le menton. Et la femme ou la fille, ainsi ornée, était jeune et belle, extraordinairement.
Je ne m’arrêterai pas à l’indécence de la scène. Chaque peuple a ses coutumes, et il n’est jamais entré dans mes goûts de contrarier les gens qui ne tentaient point de me nuire. Je goûtai une volupté, que je déteste, à regarder cette créature dont la peau, plus claire que le chamois, se présentait à l’œil aussi polie qu’un bon ouvrage de marbre. Ma mémoire est fidèle : je puis jurer que son corps était sans défauts. Bref, je me sentis brûler pour elle d’un amour plus vif que je n’en ressentis jamais. Et je regrettai amèrement de ne pas posséder des ailes — comme ces génies de pierre qui, du haut de leur colonne, se miraient dans l’étang — pour m’envoler auprès de cette incomparable beauté.
Mon amour, pour désintéressé qu’il fût si l’on songe à la distance et aux circonstances qui me séparaient de son objet, fut bientôt mis à une dure épreuve. Le palanquin s’était approché de l’autel, et la tête du serpent caressait la face de la déesse noire. Des brahmes saisirent la fille endormie et la portèrent aux pieds de l’idole. Alors un grand prêtre, lourd, disgracieux, énorme, dont le front, découvert par le rasoir jusqu’au sommet du crâne, se barrait de la ligne blanche encadrée de rouge, à l’image d’un trident, un prêtre imposteur, audacieux et lubrique, porta la main sur cette innocente fille de l’Inde. Cependant un autre sacerdote, non moins peint et hideux, levait un coutelas large et courbe, plus brillant que le croissant de la lune.
L’arme impie ne retomba pas. L’arc, que j’avais saisi, ronfla. La flèche sifflante s’enfonça dans la tête du sacrificateur qui, accroupi entre les genoux de l’idole, assurait son coup pour frapper la gorge splendide qui s’offrait à lui sans défiance. Tendant les bras, lâchant son coutelas, il bondit, roula au pied de l’autel et expira, battant les degrés de pierre de ses talons et vomissant son sang. Je tirai encore, et le gros brahme s’abattit à son tour, la poitrine traversée. La victime dormait toujours sur l’autel, et son sein palpitait doucement au rythme pur de son souffle.
Alors ce fut un désordre affreux où l’on n’entendait qu’un bourdonnement vague. Beaucoup de ces Indiens, pensant se sauver, périrent écrasés. Les uns, croyant qu’un dieu avait foudroyé les brahmes, demeuraient stupides d’épouvante. Les autres imploraient l’idole et s’écrasaient sur les marches de l’autel. Des grappes humaines, précipitées dans l’étang, roulaient jusqu’au fond pour ne plus reparaître. Les desservants s’empressaient d’éteindre les lampes. Mais, avant que l’obscurité ne devînt complète, je pus distinguer la face peinte d’un brahme penchée sur la flèche qui avait tué le sacrificateur, et un bras tendu vers mon balcon. En même temps, une tête affleura la rampe. Je devinai deux yeux braqués sur moi. Mon poing s’abattit sur l’homme qui me guettait. J’entendis le cri lamentable qu’il poussa en tombant dans le vide, puis le bruit de son corps qui s’écrasait sur le pavé, et enfin une rumeur grossissante.
A ce moment, la porte secrète de la logette s’ouvrit. Déjà j’avais l’épée à la main et ma rondache prête. Le premier qui parut était si obèse qu’il suffisait à tenir toute la largeur de l’entrée, où, d’ailleurs, on ne pouvait passer qu’un à un. Ce fut ce qui me sauva. Éclairés par une torche, les assaillants m’offraient un but facile à atteindre ; tandis que, tapi dans l’ombre, je ne donnais aucune prise à leurs coups. Plantant ma lame dans le ventre du brahme qui me menaçait écumant, je le tirai à moi par la tête et réussis à boucher la baie avec son cadavre pantelant. Les païens s’attelaient bien aux jambes, mais, moi, je les frappais à coup sûr, et j’en blessai ou tuai ainsi quelques-uns. Par malheur, d’autres idolâtres, s’aidant des saillies de la façade, escaladèrent le balcon et envahirent la logette. J’en fus réduit à jouer de l’épée à tâtons contre un ennemi qui, par son seul nombre, menaçait de m’écraser. Avec des lances, des cimeterres, des espadons, des crochets de cornac, des masses, ces gens à demi-nus me chargeaient sans trop reculer. Chacun de mes coups en renversait un, mais il en surgissait deux autres. Leur fanatisme aveugle suppléait chez eux à leur défaut de courage. Je dus me baisser pour éviter le cercle d’acier tranchant qu’une main habile me décocha, et le terrible tchokra sonna contre la crête de mon casque. L’homme qui me l’avait lancé s’effondra, la poitrine trouée d’une flèche, et à mon oreille une voix murmura :
— Courage ! Recule en combattant toujours !… La porte est ouverte derrière toi.
Et Souriadévi, d’une seconde flèche qui passa sous mon aisselle, abattit un guerrier armé de mailles qui marchait sur moi, brandissant une hache. Sans arrêter de tailler et de piquer dans la troupe des païens, je rompis avec mesure et prudence jusqu’au seuil. Me guidant par les épaules, Souriadévi m’empêcha d’y buter. Puis courageusement elle se rua les bras tendus contre le bas-relief qu’elle obligea de tourner. Je pesai de toute ma force. Grâce au ciel, je possédais alors une vigueur peu commune. Malgré la poussée furieuse de nos ennemis, j’obligeai le pan de mur à rentrer dans son cadre. Des cris horribles retentirent en même temps que la résistance dernière cessait. Un bras gonflé, pantelant, livide, avec une main dont les doigts boursouflés, bleuâtres, perdaient leur sang par les ongles, demeura de notre côté, pendant du joint de la porte. Et de l’autre les hurlements allaient faiblissant.
Arc-boutée contre la pierre, une main sur le ressort, la brahmine me dit d’une voix sourde :
— Courage ! Pousse cette longue pièce dans le trou carré !… Je tiendrai encore un moment !
Bien que cette boutisse de granit fût d’un poids excessif pour son volume, je l’enlevai plus aisément qu’une plume. Je la logeai dans l’alvéole du chambranle en relief… Notre retraite était couverte de ce côté.
Alors Souriadévi, haletante, s’appuya contre moi. Je la reçus dans mes bras… Jusqu’à ce que la mort ait à jamais obscurci mes yeux, toujours je reverrai cette noble figure de guerrière, l’arc à l’épaule, le carquois aux reins, domptant à la force de ses bras pleins, où grinçaient les anneaux en spirale, le pan de pierre sombre. Je reverrai toujours son visage obstiné et attentif, sa gorge fière et ses flancs frémissants, sa taille souple raidie sous l’effort… Dieu me pardonne mes péchés !
Il nous fallait fuir sans tarder. La princesse, enfant de huit ans, mais en tout semblable à une femme en miniature et par les formes et par son ajustement, courait en avant. Souriadévi, porteuse de l’arc, marchait ensuite. Je la suivais dans l’escalier étroit et obscur où l’on ne pouvait progresser qu’un à un. Si grande que fût notre hâte, celle de nos persécuteurs l’égalait. Nous percevions à travers l’épaisseur des murs la rumeur de ces gens attachés à notre perte. Quand nous serions arrivés en bas, ils nous rejoindraient et nous écraseraient sous leur nombre. Deux fois, trois fois, par les meurtrières, qui laissaient passer un peu d’air et quelques rayons de lumière, sifflèrent des flèches, des disques d’acier, qui passèrent au-dessus de nos têtes.
Bientôt, une porte ferrée, hérissée de bossettes, nous barra la voie. En forcer les pentures, ébranler l’huis même, il n’y fallait point songer. Et d’ailleurs, derrière, le bruit nous parvenait de la cohue hurlante. Tous les païens devaient se presser là dans l’espoir de nous égorger si nous parvenions à sortir. Ainsi prisonniers, craignant d’être attaqués en arrière par les brahmes s’ils pouvaient renverser la barrière que nous leur avions opposée, je ne nourrissais plus d’espoir que dans un de ces miracles par lesquels le Ciel prouve aux chrétiens qu’il ne les abandonne pas, pourvu, naturellement, qu’ils aident eux-mêmes le ciel par leur activité et leur vertu.
Ce miracle, ou cette diablerie, car je ne sais que croire, Souriadévi l’accomplit. Je la voyais, sous les lueurs blafardes que l’aube nous dispensait par une petite fenêtre placée très haut, promener sur les murs décrépits ses doigts brillants de bagues. Elle comptait, recomptait, prononçait des mots sans suite : on eût dit d’une invocation magique. Elle se baissa, s’agenouilla, explora le sol et saisit enfin un anneau aux trois quarts enfoui dans la poussière. Je tirai cet anneau de fer qui joua avec peine, tant son collier, scellé dans une pierre, était empouacré de rouille. Je réussis à soulever cette pierre articulée jouant sur une charnière. A l’odeur fade et moite, je compris que c’était l’entrée d’une cave que j’avais ainsi dégagée. Sur les premiers degrés de l’escalier sordide, charbonnait une lampe de terre. Souriadévi en raviva la mèche avec une épingle qu’elle tira de sa coiffure. Elle m’indiqua la façon de ramener la dalle, d’en assurer le verrou qui, par bonheur, n’était pas tiré quand je fis effort sur l’anneau.
— Les dangers que tu as affrontés, dit-elle alors, ne sont rien auprès de ceux qu’il te reste à vaincre. J’ai foi en ton courage. Ton cœur intrépide, ta sagesse surhumaine, te rendent l’égal de nos Dieux. Tu es un roi parmi les hommes. Kuvéra le puissant, qui dispense les richesses, et la déesse Lakmi, à qui obéit l’amour, te protègent. Je lis l’avenir dans cette lampe oubliée ici plutôt par un prodige que par la négligence des gardiens de la région du mystère. Vois comme les vapeurs montent droites et bleuâtres sans âcreté ni tourbillons de fumée ! Tout en elles est clair et présage une heureuse fin à ton entreprise. Marche donc hardiment. Moi, ton esclave, qui n’ai d’autre refuge que toi en ce monde, je couvrirai l’empreinte de tes pas. Quant le moment viendra, j’écarterai le danger tangible. Je déjouerai les embûches grossières des Brahmes. Leur astuce ne prévaudra point contre ta vaillance. Pour cette faible enfant, héritière d’un trône, tu tentes l’impossible. A moi de te faciliter les voies. Si je succombe, étranger plus brave que le fils de Çiva, Soubramanyé, Dieu de la guerre, ma dernière pensée sera pour toi !
Ainsi encouragé par cette aimable Souriadévi, je descendis, en toute assurance, dans les entrailles de la terre. Des traînées luisantes tachaient les parois verdâtres. Partout l’eau suintait, et, du plafond voûté, des gouttes se distillaient qui retombaient sur nos têtes. Les toiles argentées des araignées se tendaient d’une pierre à l’autre. Des crapauds sautillaient lourdement sous nos pieds. Des serpents agiles disparaissaient à peine entrevus. Je heurtais de ma botte des ossements qui se résolvaient en poudre. Des ailes molles, froides et velues, me caressaient le visage, et les chauves-souris, troublées par l’éclat de la lampe, volaient en se heurtant aux parois veloutées de mousse. Des plantes en touffes déliées pendaient comme des chevelures. Et les chauves-souris resserraient leurs cercles silencieux, puis, brusquement, filaient en ligne droite pour s’élever dans une sorte de puits qui s’ouvrait dans la voûte. Un rond de lumière pâle s’apercevait au sommet, à travers une grille à barreaux croisés qui traversait cette cheminée à mi-hauteur.
Vivement nous franchîmes ce pas, évitant, je ne saurais me rappeler comment, les flèches qu’on nous décochait d’en haut. Elles s’enfonçaient en sifflant dans le sol fangeux. Alors une voix, plus sonore que le mugissement des cuivres, courut, en s’enflant, dans le souterrain. L’air vibra, la lampe faillit s’éteindre, je sentis, sous ma bourguignote, mes cheveux se hérisser.
Et cette voix disait :
— « Allez à votre perte, impies, insectes des pourritures, bêtes immondes avides du sang le plus saint ! Voués à Kali, il n’est plus de place pour vous parmi les hommes ! Le chemin de l’abîme vous est ouvert ! Nous n’avons plus affaire à vous ! Si vous échappez à Kali, Hanouman saura vous atteindre. S’il vous épargne — et vous seriez les premiers ! — Ganga sera votre tombeau. Je vous dédie à Çiva l’implacable, à Kali l’irréconciliée, à Ganga qui efface les souillures ! »
La voix se tut. Et un rire énorme lui succéda qui grondait plus haut que le fracas du tonnerre, un rire tel que l’enfer n’en a jamais entendu. Le désespoir des maudits ne pourrait emprunter de semblables accents.
Tout retomba dans le silence. Souriadévi s’arrêta, défaillante, et laissa tomber la lampe, qui s’éteignit en sifflant. La jeune princesse, cramponnée à ses pagnes, sanglotait en cachant sa face dans les plis. Pour moi, la première impression de surprise passée, je m’assurai que mon épée jouait à l’aise dans sa gaine, que ma rondache demeurait suspendue à mon col par sa courroie, et je poussai de l’avant, résolu à vendre ma vie un tel prix que peu de gens seraient tentés de la prendre. Les femmes me suivirent et nous sortîmes du souterrain. La lumière nous venait obliquement par une coupure des rochers encaissants. Mais ces roches se dressaient à une telle hauteur qu’on ne distinguait point leurs sommets. D’un côté comme de l’autre, ils paraissaient se rejoindre.
A la sombre humidité faisait place la désolation du désert. Dans le sable que je foulais, des squelettes humains se mêlaient à des restes de bêtes, à des crânes de bœufs dont les cornes pointaient, à des ossements de chevaux, que sais-je encore ? On eût dit que ce charnier avait été égalisé par une meule qu’on y aurait roulée. Et c’était seulement en remuant ce sol, sec et poudreux, du pied, que je détruisais le niveau. Tout cela, je le revois encore, après soixante années, et aussi le monstre aux yeux clairs.
A vingt pieds de moi, sans plus, couché sur un cube de granit, à l’entrée de l’anfractuosité qu’éclairaient les premiers rayons du soleil, un tigre bâillait paresseusement, en étirant ses membres rayés.
Je reculai, — c’est la vérité et je suis trop vieux pour mentir, — je reculai de deux pas. Aussitôt, commandant à ma lâche carcasse, je la reportai en avant de trois pas et demeurai immobile sans perdre de vue la bête formidable dont j’allais prévenir le choc. Mais, chose extraordinaire, ce tigre ne faisait nullement attention à moi. Immobile, couché sur le ventre, sa tête monstrueuse que cerclait une triple collerette de soies, reposant sur ses pattes de devant, sa queue annelée de jaune et de brun ramenée en crochet le long du flanc, il respirait doucement, et ses paupières étaient à demi closes.
Entre le bloc où s’étalait en bas-relief l’idole noire à six bras que j’avais déjà vue dans le temple et la paroi opposée, un passage large de quatre pieds, long de quinze peut-être, menait à un espace découvert. J’aurais dû dire que le tigre était enchaîné par le cou, mais je l’ai oublié et m’en excuse. A mon âge, il est permis d’avoir une distraction. Ce qui pendait de la chaîne, scellée dans le cube de granit, me permit de la mesurer à peu près exactement. La bête pouvait atteindre le mur en faisant décrire à cette chaîne un demi-cercle de deux toises de rayon ou un peu plus. Je me trouvais donc, quant à présent, hors de son atteinte.
Assuré de ce côté, je me retournai pour voir ce qu’étaient devenues mes compagnes. Je les vis qui se hâtaient vers moi et aussi le rocher qui les suivait comme s’il eût marché. Craignant d’être victime d’une illusion de mes sens au milieu de tous ces artifices du démon, je regardai encore le rocher placé derrière moi et ceux qui me flanquaient. Non, je ne me trompais point. La paroi progressait lentement sous l’effort d’une puissance mystérieuse. Dans moins d’un quart d’heure, nous serions poussés nous-mêmes jusque sous la griffe du tigre. Et c’est pourquoi la bête ne se dérangeait pas. Accoutumée à sa souricière colossale, elle attendait les proies sans inutilement se hâter.
Cette nouvelle diablerie ne laissa pas de me troubler tout d’abord. Mais, rassemblant mes esprits, je me résolus à périr d’une mort honorable en chargeant le tigre avec mon épée et ma rondache. J’allais dégainer, quand Souriadévi, touchant mon épaule, me murmura à l’oreille :
— Par tout ce qui t’est sacré, n’avance pas et ne te sers pas de tes armes ! Mais cache-toi, pour un instant, derrière cette saillie de rocher. Lorsque je te crierai : « Viens ! », marche alors hardiment et accomplis ce que je te commanderai, moi, ta servante. De la princesse ne t’occupe non plus que de moi !
Et, frappant dans ses mains, elle appela par trois fois : « Outanka ! Outanka ! Outanka ! »
Le tigre bâilla sans même ouvrir les yeux. Un autre bâillement s’éleva alors et aussi le sourd grognement d’un homme que l’on éveillerait en sursaut. Souriadévi renouvela son appel. L’homme parut alors, vêtu d’une seule ceinture de chanvre croisée et qui retombait en manière de queue. Il tenait un bâton dans sa main et était si noir que je mourrai convaincu que l’enfer ne possède rien qui imite aussi parfaitement la couleur de l’encre. Sous son turban sordide luisaient les cornes blanches et rouges, peintes sur son front et qui symbolisent le mystère païen des origines de la vie. — Entre nous, c’est une fameuse sottise, et l’Église ne nous charge pas de ces ridicules peintures pour nous apprendre comment se conduisirent Adam et Ève dans le paradis !
Pour le reste, cet Indien était une pauvre créature dont les os perçaient la peau. Il aurait pu servir, dans les cérémonies des idolâtres, à figurer la famine. Au nom d’Outanka, il sortit de derrière le bloc, ce disgracieux misérable, et le tigre ne remua non plus que si un cloporte se fût promené sous ses griffes. Toisant Souriadévi avec insolence, le squelette ambulant ricana :
— Ah ! c’est toi !… Te voici donc enfin prise dans tes propres filets, prostituée à la langue de serpent, plus perverse que toutes les Parachis vomies par l’enfer pour tenter les solitaires ! Livré à mes pieuses pensées, je crache sur toi qui rampes pareille au vil scorpion des décombres !… Mais ton heure est venue ! Qu’il te souvienne du proverbe : « Qui sème le millet récoltera le millet ; qui sème le mal récoltera le mal ! »
Souriadévi lui répondit, la lèvre gonflée d’orgueil :
— Tchandala misérable, qui cherches ta vie parmi les cadavres ! Outanka, dont la vue seule imprime une irréparable flétrissure, sache, citateur inexact et imbécile, que le saint Pantchatantra nous dit : « On peut tomber du haut d’une montagne, plonger dans l’Océan, se jeter dans les flammes, manier les serpents, on ne meurt pas avant son heure. »
Outanka tressaillit, serra son poing osseux et reprit aigrement :
— Tais-toi, magasin des péchés, champ de défiances, demeure de l’effronterie, ou je donne le signal de Yama à Kali qui déchirera ta chair impure sous mes yeux ! Allons, trêve de sottises ! Dévêts-toi, que je te voie sans voiles et juge de ta beauté certainement surfaite ! Remets-moi ces pagnes de soie, ces ceintures et ces anneaux, et je t’arracherai le cordon brahmanique ! Tu prieras ensuite les dieux qu’ils te pardonnent, et, nue ainsi qu’au jour de ta naissance, tu retourneras à la pourriture d’où tu sortis…
Souriadévi, sans se troubler, flétrit l’indignité du gardien :
— Outanka, pareil au chacal qui hurle sans oser attaquer, toi qui ne connais pas le livre, sache encore qu’on y lit cette sentence : « A l’homme sans force, la colère cause son malheur. Un pot chauffé outre mesure brûle ses parois… » Entends-tu, ridicule esclave, qui n’oses pas même lever les yeux sur moi !
Exaspéré par l’outrage, le noir, qui jusque-là avait tenu les paupières baissées, dirigea son regard sur la mine enflammée de l’Indienne. Il ne put plus l’en détourner. Souriadévi, le fascinant de ses prunelles qui brillaient d’un éclat plus vif que les bijoux convoités par le sinistre belluaire, le menaçant de sa droite levée, l’obligea d’avancer. Il obéissait, tel un corps mort qui eût conservé le mouvement. Il marchait sur elle, cependant qu’à reculons la prêtresse s’en allait vers moi. Ainsi, par une diablerie qu’on ne saurait expliquer mais qu’excusait le péril de notre vie, Souriadévi me livra cet homme endormi, stupide, et dont les yeux s’ouvraient sans voir.
— Tu le frapperas de ton poignard quand nous aurons franchi le passage, car il ne doit plus parler à un vivant. Tu le jetteras à la bête, après lui avoir coupé le bras droit avec ton épée. Tiens-le par sa ceinture et attends ! — Et toi, Outanka, brute immonde, si tu ne prononces pas à mon ordre le mot auquel obéit Kali en se retirant dans sa caverne, je te voue à la Déesse Noire, et rien, tu le sais, ne résiste à mes conjurations !
Elle toucha l’homme au front et il balbutia d’une voix mourante :
— Épargne-moi la conjuration terrible et ne me ferme pas le chemin du ciel, ne m’interdis pas le Kailasa, paradis de Çiva que m’ont acquis mes mortifications ! Kali n’obéit qu’à moi seul, à mon nom seul elle obéit, et à ma voix…
Il essaya de résister, puis, vaincu par le regard obstiné, il cria d’un accent lamentable :
— Outanka, Kali ! Outanka ! Douriodhana, fuis-t’en à mon ordre !
A cette exclamation, — que je ne crains pas de qualifier de magique, — un miaulement plaintif et lugubre répondit, qui me glaça jusqu’aux os… Je crois l’entendre encore !… Le tigre s’étira, se dressa à moitié, assis sur son derrière. Il battit ses flancs roux et noirs, frisés de blanc, de sa queue flexible. Sur une nouvelle injonction de Souriadévi, Outanka cria encore :
— Outanka, Kali ! Outanka ! Douriodhana, Outanka te l’ordonne ! Douriodhana, retire-toi !
Le tigre, lourdement, se mit sur ses quatre pieds, tourna et disparut, avec la chaîne qui tintait, dans la caverne sombre.
Souriadévi prit la princesse, à demi pâmée de terreur, entre ses bras. Et nous passâmes, moi le dernier, poussant Outanka raide et muet qui marchait à la façon d’un automate, sans cesser de gémir. Derrière nous, le rocher continuait de progresser en glissant. Quelques secondes encore, et il s’appliquait d’un côté contre le bloc, de l’autre contre la saillie qui m’avait servi de retraite.
Quand nous eûmes franchi le col où régnait le tigre, je frappai le gardien, entre les épaules, de ma dague, sans pitié. Son ignoble dureté envers ma belle amoureuse m’avait cuirassé contre la miséricorde. Le misérable tomba sans proférer une plainte, sans perdre une goutte de sang, tant le coup avait été sévèrement fourni. Ensuite, avec mon épée, je détachai le bras droit, je le donnai à Souriadévi qui le prit ainsi que le bâton du belluaire. Et je lançai le corps dans l’espace où le tigre pouvait s’ébattre. Souriadévi poussa alors un cri strident, qu’elle répéta trois fois : « Yama ! Yama ! Yama ! Voici pour toi, Douriodhana ! »
Je n’eus que bien juste le temps de bondir en arrière. La bête terrible avait volé dans le couloir. Je crus entendre ses griffes ouvertes siffler à hauteur de mon crâne. Mais je m’étais trompé, et de beaucoup. Ceux qui ont combattu ces monstres face à face comprendront ce que ce mouvement eut de naturel et partant d’excusable. D’Outanka la personne émaciée et pantelante s’allongeait sous le tigre ou la tigresse Douriodhana. Ménageant son plaisir, le monstre humait le sang qui jaillissait du tronc mutilé. J’ai dit tigre ou tigresse, car, en de telles affaires, on n’a guère de loisir de s’attacher à d’aussi mesquins détails.
Au sortir de ce merveilleux couloir, nous trouvâmes une cour carrée qu’entourait un péristyle à trois rangs de colonnes, jadis ornées par des ouvrages au ciseau, aujourd’hui à ce point ruinées qu’on n’aurait pas songé à faire la différence entre cette architecture barbare et les hauts rochers environnants. Partout elle les rejoignait et se confondait avec eux. Nous étions pris là dedans ainsi qu’au fond d’une nasse. Nulle issue, sinon un porche de mauvais aspect avec un portique à l’état de décombres. Deux ridicules simulacres de singes, colossaux, grossiers, informes, joignaient leurs mains sur chacun des pieds-droits en posture de qui prie et levaient vers l’Orient leur tête de chien coiffée d’une mitre d’évêque. Les corniches fendues gisaient à terre, cachées à demi sous le sable. Et, réchauffés aux premiers rayons du soleil, les lézards bigarrés couraient et se poursuivaient en sifflant.
Ce portique, à vrai dire, ne mérite pas que j’en parle. J’ai, en vérité, des choses bien plus importantes à conter. Enfin, il était assez obscur. Mais, de l’entrée, on percevait cependant le jour à son extrémité opposée. Quelque piège des démons devait être tendu là, à notre intention. Un second tigre, vraisemblablement, nous guettait ; ou bien un monstre inconnu, serpent démesuré, propre à l’Inde, sinon un éléphant en fureur, délirant d’amour ou ivre d’arack. Les corneilles, dont il y a foison en ces contrées, voltigeaient en croassant autour de ma tête. Ces oiseaux déplaisants autant que voraces étaient attirés là, bien sûr, par les reliefs du repas de l’être inconnu à qui j’allais avoir affaire. Mais, quel que fût leur empressement à se lever sous mes pieds, les vilaines créatures tourbillonnaient jusqu’au porche sans s’y engager jamais. L’un de ces corbeaux s’y aventura pourtant. Ce fut pour son malheur. J’entrevis quelque chose de velu, de roux, tout en longueur, qui s’élança à travers le couloir, s’abattit sur l’oiseau, le happa au vol et disparut. Et cela en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
J’en demeurai stupéfait. Ça ne pouvait pourtant pas être une main. Jamais, au grand jamais, n’exista main qui vola, ou, en tout cas, pour ma part, jamais je n’avais vu main voler. Un éblouissement, pas autre chose, m’avait donné cette illusion. Il s’agissait d’un chat-tigre, tout simplement, ou bien de quelque hibou. Et je me portai en avant, bien décidé à me rendre le cœur net de cette extraordinaire histoire.
Souriadévi me rappela avant que je n’eusse fait dix pas. Plein de foi en la prudence et la sagesse dont elle ne cessait de me fournir des preuves, je revins aussitôt en arrière. Cette aimable indigène, qui possédait à la fois tant de science et tant de beauté, m’inspirait une telle confiance que l’idée ne m’était même pas venue de lui demander à quel usage elle comptait employer ce bras mort et ce bâton qu’elle n’avait cessé de porter.
— « Plus tard, pensais-je, je la prierai de renoncer à ses idoles. Elle adorera la sainte croix et me rendra père d’enfants chrétiens. Pour l’heure, ce qui importe, c’est de sortir entier de ce temple enchanté. »
Assise sur une statue, appuyée contre un pilier de l’enceinte, Souriadévi achevait de lier au bâton le bras du défunt Outanka au moyen d’une bande arrachée à son pagne. Et, malgré le dégoût que lui inspirait ce triste débris, la petite princesse l’aidait de son mieux. La prêtresse me supplia de me reposer un instant. Quand tout serait prêt on essayerait de passer :
— Tiens-toi en paix et recueille tes forces, car l’épreuve que nous allons subir sera terrible. Le divin Hanouman en personne — et ce sont ses effigies que tu vois là dressées, sous les espèces du singe — est en arrêt sous ce porche, ou bien un génie vomi par Yama pour semer le désespoir et la mort. Celui-là, qu’il nous faut affronter si nous ne préférons périr en ce lieu et d’inanition et de soif, celui-là est plus redoutable à lui seul que tous les esprits du Mal. Plus rapide que la flèche de Rama, sa main vole dans l’espace et défie l’éclair quand elle veut atteindre le but, et elle ne le manqua jamais. Son corps est gigantesque, son bras a la longueur d’une nuit d’hiver, son souffle est plus brûlant que le vent de l’été. Ses pieds sont des mains, ses mains sont des ailes, son visage est plus hideux que celui de la Déesse Noire et ses crocs plus acérés que le crochet des cornacs. En force il surpasse Çiva lui-même !
« Mais nous fournirons une proie digne de lui à ce démon du carnage. Quand il pensera la saisir, que ton acier tranchant, plus prompt que le tchokra de la foudre, sépare la main du bras ! Garde donc ton épée prête, vérifie son fil, et, s’il en est besoin, aiguise-la contre cette meule de granit qui conserva son poli… Mangamalle — ainsi se nommait la princesse, l’ai-je déjà dit ? je ne sais — nous attendra sous ce portique. Elle nous rejoindra si la victoire t’est fidèle. Viens !
Tenant à longueur de bâton le bras d’Outanka, Souriadévi s’approcha furtivement du porche, tirant sur la droite. Et moi, étouffant le bruit de mes pas, j’allais vers la gauche. Lorsque j’en fus à moins d’une toise, un relent sauvage, et qui valait celui du tigre s’il ne le surpassait point, offensa mes narines. En même temps, des grondements étouffés commencèrent de s’élever. Ils alternaient avec un gazouillement monotone et aussi avec le fracas d’une grille secouée violemment.
Sans m’épouvanter plus que de raison, — en somme, que pouvais-je craindre après tous les périls auxquels j’avais déjà échappé en cette nuit mémorable et après tous ceux aussi que j’avais bravés d’un cœur léger pour les rois catholiques, mes bons maîtres ? — j’assurai la prise de mon épée dans ma paume par le moyen ordinaire, à savoir en crachant dedans, et pour me prouver que je n’avais pas la bouche sèche. Cette précaution est utile pour éviter que la lame ne donne du plat quand on détachera son coup. Et je me tins prêt, à la distance du porche que m’avait fixée Souriadévi, c’est-à-dire à toucher le pied-droit de gauche qui me servait d’abri.
Debout de l’autre côté du portique, l’Indienne, pareillement cachée, entama une chanson. De cette musique je renonce à donner même l’idée. Les natures rustiques, capables de se délecter avec les cantilènes de nos paysans d’Italie, ne s’en contenteraient certes pas. C’étaient, en un mot, des notes sans liaison, et nasillardes, et saccadées à en pleurer. Mais qui ignore encore que les sauvages Indiens ne sont en rien doués pour les beaux-arts ?
Quoi qu’il en soit, plus Souriadévi chantait, plus l’excitation du monstre semblait croître. Tour à tour il grondait, gazouillait, claquait des dents et sans cesse ébranlait sa grille. Mais rien ne paraissait de lui.
Alors notre pêche diabolique commença. Glissant avec mille précautions le bras mort le long de la muraille du porche, Souriadévi, toujours cachée derrière le montant de l’embrasure, maniait de son mieux le bâton. Le sinistre appât n’avait pas effleuré le mur, qu’une chose innommable vola, bondit dessus, l’arracha. Mais, sous mon épée, la chose tomba. Un cri quasi humain, lamentable, pour moi inouï, — et que je n’oublierai jamais, — répondit à mon heureuse attaque, et aussi une autre plainte, plus faible, désespérée, déchirante. Souriadévi, happée au poignet, était entraînée sous le porche, et son autre main, défaillante, abandonnait la statue de pierre à quoi elle essayait de se retenir.
Sans marchander le péril de mon corps, je bondis aux côtés de ma chère Indienne. La retenant de ma gauche, je frappai de ma droite à grands coups, hachant de mon épée le bras hideux plus long et délié que la patte d’une araignée colossale. Ouvert en dix endroits, les muscles déchirés, coupés jusqu’à l’os, il finit par retomber sans force, avec la main démesurée qui dut s’ouvrir et lâcher le poignet de Souriadévi. Je voulais trancher cette pince diabolique, amputer la bête, la mettre à tout jamais hors d’état de faire le mal.
Comme s’il n’était pas irrémédiablement mutilé, l’être effroyable trépignait et secouait les barreaux de sa cage. Je craignais, à les voir plier, qu’ils ne cédassent pour livrer passage au démon roux qui les inondait de son sang. Et toujours le bras sans main ramait dans l’espace. Levé, il s’abattait, tel un fléau, sur Souriadévi et sur moi, et nous trempait du liquide noir et fétide qui ne cessait de jaillir.
Sans prudence, tout entier à ma rage de tailler de l’épée la brute innommée, je me baissai pour l’atteindre au milieu de son ventre, plus rond et gonflé qu’un tonneau. Insensible aux cris que poussait Souriadévi renversée, je m’approchai de la cage sans calculer la distance. Une main, — grand Dieu ! était-ce une main, un pied, ou la griffe du diable ? — une main semblable à l’aile des chauves-souris empoigna ma rondache et m’attira avec elle — car la courroie de mon bouclier était, comme d’usage, passée à mon cou, et ses attaches à mon avant-bras gauche. Et je vis l’autre pied du maudit passer à travers la grille. Il allait me happer au cou, m’étrangler.
En même temps, un jet de sang d’une puanteur insupportable m’aveuglait. Assis, ou, pour mieux dire, couché sur le dos, le monstre infâme, en même temps qu’il m’amenait à lui, m’aspergeait de sa rosée visqueuse. Et il brandissait son moignon, qui mesurait bien cinq pieds de long, et m’en donnait sur la tête ainsi que d’un balancier. Sans mon bon casque à l’épreuve, j’aurais péri, misérablement assommé. J’étais alors si près de la bête que je distinguais les moindres détails de sa face livide, aplatie, avec son nez camard, ses petits yeux luisant du fauve reflet de l’or, sous les arcades en saillie de ses orbites caves. La crête de son crâne simulait celle d’un morion, et des bourrelets bleuâtres encadraient ce visage de fantôme, renflé en poire vers les mâchoires lourdes, deux fois au moins plus larges que le front. Comment Dieu permet-il qu’il existe de semblables choses sur la terre !
Entraîné par une force irrésistible, je me sentis enlevé par-dessus la femme que ses genoux tremblants se refusaient à soutenir. Encore un peu, et j’allais être atteint par le pied gauche de la bête qui se dirigeait vers mon bras droit avec une prudence sournoise… Le désespoir grandit, si possible, mon courage. Je détachai un tel fendant de mon épée sur ce pied crispé qui avait lâché le barreau pour me saisir, que l’animal, sans point d’appui, plia sous la force du coup, en hurlant, et roula sur le côté. Désormais réduit à son seul pied droit et à ses mâchoires, il ne renonça pas à sa sauvage entreprise. L’angoisse de sa fin prochaine attisait chez lui la passion de la vengeance. Haletant, râlant, avec un gazouillement plaintif qu’on eût dit d’un enfant blessé, il tirait toujours le bouclier. Sous ma botte gisait son pied aux orteils ravisseurs encore agités de convulsions ; près de moi, sa main droite recroquevillée, inerte, saignait dans le sable. Son bras gauche, déchiqueté jusqu’à l’os à partir de l’épaule, pendait sur le plancher de la cage. Et, de son seul pied gauche, la bête tronçonnée m’entraînait toujours par mon bouclier lié à mon cou. Repliée sur elle-même, elle serrait les barreaux entre ses crocs jaunes et polis comme du vieil ivoire.
Entrant par un des yeux, la pointe de mon épée atteignit la cervelle. Elle piqua ensuite la poitrine pour pénétrer jusqu’au cœur, elle fouilla les entrailles. Le tranchant les mit à l’air, ouvrant à la masse verdâtre et fumante un chemin sanglant jusqu’à terre. Et ce débris vivant, où couraient les spasmes qui précèdent la mort, ne cessait d’agripper la rondache, sans que je pusse couper les doigts, à moins de me blesser moi-même. Je réussis enfin à glisser mon épée entre le bouclier et le pied prenant, et de celui-ci je détachai les orteils, de telle sorte qu’il ne resta plus que le pouce. La détente se produisit si violente que, par le contrecoup, je fus lancé contre le mur opposé, tandis que la jambe, ramenée à la façon d’un ressort, rentrait d’un temps dans la cage et y demeurait droite et raidie.
Ainsi délivré, je roulai près de Souriadévi et m’abattis tout de mon long, sans lâcher mon épée ni ma rondache. Me croyant blessé à mort, la douce Indienne se précipita sur moi en criant de désespoir, et la petite princesse, accourue, mêlait ses larmes aux siennes. Sur ces deux visages bronzés et charmants, les pleurs ruisselaient, et leurs perles se mêlaient aux bijoux des oreilles et du nez. Quand elles virent que j’étais sorti sain et sauf de ce combat sans égal, la joie des deux fugitives se traduisit encore par des larmes, tant les moyens de la nature sont simples et variés, et il convient d’en louer Dieu grandement. Bref, sans se soucier de la boue sanglante et empestée qui me souillait, — et je ressemblais plus alors à un boucher musulman qu’à un bon chrétien, — mes Asiatiques se jetèrent dans mes bras. De ma vie je ne rencontrai créatures plus reconnaissantes ni plus gracieuses, et je doute que le sieur Persée, guerrier fameux en son temps, ait été fêté par son Andromède d’une grâce aussi spontanée et gentille.
J’ai ouï dire qu’un certain Cellini, Benvenuto, de Florence, a fabriqué le portrait, en statue, de ce Persée, naguère, pour le grand duc de Toscane. S’il s’agit de cet homme de bronze que j’ai vu en ladite ville et qui tient une tête et un petit coutelas, j’avoue que je goûte peu cet ouvrage où se décèle un mauvais goût barbare en tout contraire à la politesse italienne. Mais il s’agit peut-être d’un autre Persée, et je ne veux offenser personne.
L’allégresse des deux filles de l’Inde ne fut surpassée que par leur colère contre le détestable ennemi que j’avais si heureusement abattu. Je ne crois d’ailleurs pas mentir en assurant que ce danger fut le plus considérable entre tous ceux que j’ai courus en ma vie, féconde en aventures remarquables. Ce singe — car j’ai appris depuis que cet animal était un vrai singe d’une espèce autant rare que gigantesque — était certainement aussi grand que moi, et personne n’a jamais douté que ma taille n’ait été, en son temps, des plus avantageuses. Ses bras dépassaient sa hauteur, et ses jambes, courtes et robustes, soutenaient un corps plus difforme, puissant et ventru que celui des brahmes ; c’est tout dire.
Souriadévi ne ménagea à la sanglante carcasse ni les invectives ni les railleries. Menaçant du poing la brute éventrée vers laquelle les fourmis se hâtaient déjà à la file, elle criait :
— La voici donc détruite par la redoutable épée d’un dieu de l’Occident, la bête impure venue des îles de la mer ! Puisse ton sang venimeux étouffer ta race, démon subtil et pervers, plus implacable que Niroudi qui régit le Sud-Ouest, plus rapide que Garouda aux ailes de milan, pernicieux à l’égal des Asouras, capable de dicter la loi, en enfer, à Yama lui-même ! Te voilà donc et sans force et sans voix, toi à qui l’on livrait les vierges tchatrias, en cette nuit solennelle où les cruels prêtres de ce temple fêtent la victoire de Parassourama, leur vengeur !… Tu ne te réjouiras plus dans l’opprobre, tu ne chanteras plus la chanson des larmes ! Bourreau des femmes, tu ne broieras plus les membres délicats, tu ne lacéreras plus de ta griffe immonde les corps sans tache, maudit, esclave de la nuit, père de l’épouvante !
Et, non contente d’injurier la brute expirante, elle voulut la piétiner. Me plaisant à flatter son caprice, je l’enlevai à force de bras jusqu’à la bonne hauteur, et son pied fièrement cambré foula la masse rousse qui pantelait au fond du cloaque. Et Souriadévi cracha sur le cadavre, et la princesse Mangamalle voulut cracher aussi. Cette matinée aura compté dans la vie de mes amies indiennes.
Et, sans cesse, lorsque nous nous fûmes remis à marcher, toutes deux se retournaient, jetant l’anathème vers le porche bas où les corneilles se pressaient avec des croassements de joyeuse impatience. Un accident de terrain nous cacha enfin le portique du grand singe.
Entre les parois rocheuses et abruptes, nous continuâmes d’avancer dans cette vallée sans issue. Nous descendîmes une pente douce qui mourait au bord d’une rivière large et rapide. Les rives coupées à pic la dominaient de toutes parts, et de l’autre côté se dressaient les remparts de la ville. Je les reconnaissais bien, avec leurs créneaux taillés en amande, et aussi la porte avec ses châteaux terrassés, cette même porte que j’avais forcée dans la nuit. Sous cette porte, deux éléphants superbement harnachés recourbaient leur trompe. Un palanquin drapé de damas cramoisi se balançait sur leur dos, et les cornacs, assis entre les oreilles, étaient vêtus, l’un de rouge et de blanc, l’autre de drap d’or et de soie bleu turquin. Des soldats se pressaient sur le pont-levis, les uns à pied, avec des épées, des épieux et des rondelles, les autres à cheval, la lance sur l’étrier et le long cimeterre battant la cuisse. En avant, quelques personnages, à l’ombre d’un parasol, tenaient la main au-dessus des yeux pour voir plus loin et s’abriter du soleil. Tous paraissaient attendre, dans la direction de la rivière, quelque chose d’important. C’était de nous, certainement, qu’on se mettait en peine. Encore quelques instants, et le rajah nous prendrait sous sa protection.
A cet endroit où les rochers ne surplombaient pas l’eau en falaises, une large dalle de marbre formait palier à un bel escalier dont les petites vagues argentées baisaient le pied humide. Une barque se berçait au remous, et un homme, la rame au poing, manœuvrait pour demeurer en place. Ainsi nos tribulations avaient pris leur fin. Il ne nous restait plus qu’à monter dans l’esquif et à passer sur le rivage opposé.
Mais, quand nous fûmes au pied de l’escalier, la barque, à mon grand étonnement, s’éloigna du bord, et le batelier, une fois au milieu de la rivière, engagea avec Souriadévi une conversation dans un dialecte à moi inconnu. Bien qu’ils criassent à tue-tête, il m’était impossible de comprendre un mot. Et pourtant j’entendais et je parlais à merveille le langage des Indiens du Sud, depuis quatre années que je vivais parmi eux. Au ton de colère sur lequel parlait Souriadévi tout d’abord, fit bientôt place celui d’un profond abattement.
— Ce misérable marinier, me dit-elle, prétend n’obéir qu’à l’ordre d’emmener la princesse. Les prêtres du temple lui ont défendu de se charger de nous, car nous leur appartenons, et ils ont le devoir de nous punir… Et, d’ailleurs, les paroles de cet homme sont autant de mensonges. Une fois qu’il aura Mangamalle dans son bateau, il s’empressera de la rendre aux brahmes… Nous ne sortirons jamais de ce lieu maudit, à moins d’un prodige…
J’essayai de lui prouver que les gens du rajah allaient, sans tarder, nous porter secours. Ils nous avaient aperçus, bien sûr, et une barque traverserait l’eau… Souriadévi, haussant les épaules, m’interrompit :
— Ton erreur est profonde, étranger. Tu ne sais pas lire dans le cœur des hommes de ce pays, qui abondent en iniquités et en perfidies. Insensé que j’aime, cesse de te flatter d’illusions puériles ! Aucun d’eux ne se risquerait à passer la rivière sacrée, car il perdrait aussitôt sa caste et serait rejeté dans le peuple des parias !… Si quelque musulman, d’aventure, se trouvait parmi eux, peut-être entreprendrait-il de nous sauver, par amour du lucre !… Mais les autres l’empêcheraient de parvenir jusqu’à nous !…
— Eh bien ! fis-je, nous traverserons l’eau par nos seuls moyens ! Et ce ne seront pas ces peaux noires qui, avec leurs éléphants et leurs parasols, prévaudront contre la vaillance d’un soldat qui combattit sous le roi d’Espagne. Vois, charmante prêtresse, cette chaussée qui court à un pied et demi de profondeur, pas plus ! Je suis convaincu qu’elle relie notre escalier au fossé de la porte. Craindrais-tu de mouiller tes jambes gracieuses ?… Allons, viens ! Je suis fort et résisterai au courant. Soutenir ta marche me sera un jeu, et tu transporteras la princesse entre tes bras… Mais, avant toutes choses, je ne veux pas que ce maudit, qui se réjouit de notre peine, puisse nous troubler dans cette entreprise ! Souriadévi, ma mignonne, passe-moi l’arc et une flèche, sans retard !
Mon geste fut moins rapide que l’élan de la barque. Le trait à plumes de paon ricocha sur la surface bouillonnante, alors que le batelier était déjà à l’abri de la falaise, qui le reçut grâce à quelque merveilleux artifice. Et, au moment où la flèche rebondit, une tête se dressa, énorme, bronzée, écailleuse, avec une garniture de dents plus aiguë et serrée que la scie des charpentiers. Puis une crête dentelée émergea, un dos couvert d’écailles luisantes suivit, et le crocodile, prenant pied sur la chaussée, nous surveilla de son œil vert à pupille fendue, avec une mine tout à la fois avisée et stupide. Si cet habitant des fleuves mesurait moins de cinquante pieds, je consens à ne pas reposer en terre sainte !
En vain je lui décochai deux traits de qualité supérieure, empennés en spirale, barbelés, acérés, capables de fausser, à deux cents pas, une chemise de mailles ! Le premier se brisa sur l’épaule cuirassée de plaques coriaces et retomba sans force. Le second se planta entre les crocs infâmes, sans produire plus d’effet qu’une aiguille. Le monstre impudent et vorace referma sa gueule, — je jure qu’un veau y serait entré tout entier, — et je pus entendre le bruit du bois de teck qui éclatait. Le crocodile invulnérable demeura sur son banc. En vérité, c’était un fameux gardien. A moins de se suicider, il ne fallait point songer à traverser la rivière. Je compris alors ce que signifiait l’anathème du brahme. Il nous avait dévoués à Ganga. Or, pour les idolâtres des régions orientales, le crocodile personnifie la sainte rivière du Gange, et il est la monture d’un faux dieu pitoyable qui se nomme, je crois, Varouna.
Mais tout cela ne rime à rien. La vérité, c’est que nous demeurâmes bloqués, sans espérance de salut, sur l’escalier de marbre. Pour comble de malheur, les marches supérieures, obéissant à un mécanisme diabolique, étaient rentrées sous terre, et l’eau les remplaçait. Ainsi exposés sur cette île étroite, nous n’avions plus qu’à attendre la mort sous les espèces du crocodile, qui, lorsque la nuit aurait augmenté son courage, nous happerait l’un après l’autre, et suivant son choix… Et, sourds à nos appels hors de la portée de l’arc, les soldats et les porteurs de parasols, les conducteurs des éléphants, regardaient toujours la rivière et semblaient ne pas même avoir conscience de notre présence en ces lieux.
Mourir pour mourir, mieux valait risquer le combat que de succomber d’inanition sous le soleil qui commençait à me brûler. Saint Georges, en somme, a bien vaincu le dragon ! J’invoquai ce saint, mon patron, et la vierge Marie, et, l’épée à la main, je m’avançai sur la chaussée, vers le crocodile. Immobile, il dormait, les narines hors de l’eau, ou, tout au moins, il faisait semblant de sommeiller. Et je me résolus à lui pousser ma rondache dans la gueule et à le percer sous la gorge. Insensible aux prières de Souriadévi, je tirais dans la direction du monstre, quand des cris discordants s’élevèrent du côté de la porte. Les gardes s’éparpillèrent sous une poussée, les éléphants reculèrent. Un cavalier qui essayait de se placer en travers fut désarçonné, et son cheval galopait librement le long du fossé. Des hommes s’élancèrent, et je distinguai leurs voix qui m’appelaient par mon nom. A leur tête, un quidam se hâtait sur le pont. Sa robe jaune flottait derrière lui suivant la rapidité de sa course ; son bonnet pointu, rejeté en arrière, découvrait son front pâle où ondulaient deux mèches circonflexes, à l’image des cornes du bélier… C’était Azer, ou bien j’avais perdu la vue !…
Derrière lui se précipitaient un noir chargé d’une chèvre dont les quatre pattes étaient liées et quelque quinze musulmans coiffés de turbans rouges ou verts, ayant à la ceinture des coutelas argentés. Du coup, je reconnus mes soldats survivants de l’assaut, je reconnus Azer. Dès qu’il eut atteint la berge, le noir délia la chèvre et la poussa devant lui, avec une sorte de pique, sur la chaussée. Le crocodile, dès lors, n’eut plus d’yeux que pour cette proie dont son expérience lui permettait de ne pas redouter la défense. Plongeant plus vivement qu’une grenouille, il disparut pour reparaître à l’endroit où se tenait la chèvre, qui hésitait à se porter en avant. Il l’enleva d’un coup, et dans un tourbillon écumeux tout s’évanouit comme par enchantement. Bondissant avec des cris affreux, battant l’eau de leurs javelines, mes soldats se suivaient sur la voie étroite, et l’eau rejaillissait autour d’eux. Le noir les précédait en dansant, et, quand il me salua, des larmes perlaient à ses yeux. Seulement alors je reconnus l’admirable timbalier Alikhan. Mon lieutenant Scheick-Assem me présenta la garde de son cimeterre en signe d’hommage. Le reste des hommes me jurait obéissance et fidélité.
Ce fut une rentrée triomphale. Ils me rapportèrent en grande allégresse sur leurs épaules. Souriadévi, troussée plus haut que les genoux, mais la face voilée comme toute femme qui se respecte, suivait avec la princesse à cheval sur sa hanche. Prosternés, les gardiens de la porte m’adoraient, et les éléphants, sous le crochet des cornacs, s’agenouillèrent pour me saluer. Les gens aux parasols m’appelaient « Fils de Roi » et chantaient les louanges de ma mère, que ses vertus avaient placée au rang des premières étoiles. Comme je ne l’ai jamais connue, je veux croire que tous les éloges dont on accabla la chère créature en ce jour sont mérités. D’ailleurs, il n’est fils de bonne mère qui ne tienne à ce que l’on honore les auteurs de ses jours.
Plus semblable à un limaçon qu’à un homme, le juif rampait à mes pieds avec une humilité non feinte. Craignant que, si je lui donnais cette idée qu’il m’eût sauvé, mon ami ne me réclamât par la suite des intérêts trop considérables, je ne le remerciai point. Je lui reprochai même un retard qui eût pu causer la perte de la princesse, et je le menaçai de la colère du rajah. Azer me répondit d’une voix assez basse pour que moi seul l’entendisse :
— Hélas ! seigneur Gianbattista, nous avons agi en toute diligence ! Songez, protecteur du pauvre, dispensateur de la justice, songez que le premier ministre lui-même, qui tend en ce moment l’oreille, gardait la porte, et cela pour nous empêcher d’aller vers vous. Regardez sa mauvaise figure…
Je regardai le brahme bouffi et présomptueux qui s’abritait d’un parasol. Son front, sous les raies en largeur de cendres qui le balafraient, laissait deviner des vestiges rouges et blancs qui me rappelaient de tristes aventures. Convaincu que ce prêtre des idoles était parmi ces fervents de Kali qui m’avaient poursuivi sans pitié dans le temple maudit, je lui administrai un soufflet de telle vigueur qu’il dut voir briller au moins trente-six lampes de sa déesse. Sous ce soufflet, appliqué avec une tranquille aisance qui aurait valu d’être admirée par les connaisseurs, le brahme, vêtu de lin blanc, tomba assis par terre. Puis il roula jusque entre les pieds d’un éléphant, à la joie de mes musulmans dont l’impassibilité fléchit devant ce spectacle. Et je déclarai que j’agissais ainsi, mû par un sentiment d’équité.
— Ceci, pour ne m’avoir point souhaité la bienvenue quand j’ai débarqué parmi vous ! Allez, vilain serviteur d’un puissant monarque, allez présenter mes hommages au roi votre maître, et priez-le de vous empaler ou de vous rôtir à petit feu, pour l’amour de moi !
Le brahme, avec un désintéressement qu’on ne saurait assez louer, répondit :
— Seigneur étranger, digne de ceindre le glaive de l’invincible Rama ! Vous dont la face est plus éclatante que le soleil, daignez m’entendre ! Le rajah sans égal, notre maître, savait ce qu’il faisait en vous imposant les épreuves dont vous êtes sorti victorieux par cette intrépidité que seuls les dieux ont en partage. La joie sans mélange dont tressaillirent nos cœurs, à vous revoir, paralysa, il n’est que trop vrai, nos faibles moyens. Pardonnez donc…
Ainsi parla ce brahme artificieux après s’être relevé noblement et avoir réparé le désordre de son vêtement. Il me harangua, en plein soleil, sous son parasol, sans m’inviter même à me mettre à l’ombre sous la porte. Puis il tourna le dos prudemment, se guinda sur son éléphant et s’en fut. L’escorte le suivit, et seuls demeurèrent les soldats musulmans, le second éléphant et le juif Azer. Il m’expliqua, sans tarder, ce qu’on attendait de moi :
— Les ordres du rajah sont tels : Que le seigneur Gianbattista s’éloigne aussitôt sous la garde de ses fidèles cavaliers. Je les replace sous son obéissance et l’en établis commandant. Ainsi escorté, il conduira la princesse au grand temple des Serpents, à Nagapouram, sur les confins du Travancore. La gardienne fugitive, sur qui s’étend notre miséricorde, lui servira de guide. C’est au temple des Serpents que la purification lavera les péchés de Souriadévi et de ma fille Mangamalle. La récompense dudit seigneur Gianbattista lui sera comptée dans ce lieu saint, pas ailleurs, car, depuis la mort des Brahmes tués dans la pagode de Kali la Noire, aucun trésorier ne consentirait à verser voire une pièce de cuivre entre les mains de l’étranger. Ainsi parle le rajah. Et, à ce propos, n’oubliez pas, protecteur du pauvre, cette petite dette sacrée de neuf mille cinq cent et onze roupies que vous…
— Je ne sais ce qui me retient de te rompre les os, Azer, usurier sans pudeur, dont l’avidité surpasse celle du chacal !… C’est bien, je ne t’oublierai pas !… Mais qui m’est garant de la bonne foi du rajah ? Qui me prouve que je ne vais pas donner, tête baissée, dans son piège ? Une fois la princesse en sûreté dans cet antre des serpents, je serai assassiné, peut-être, et…
— N’entretenez point de pareilles idées, seigneur Gianbattista ! Aussi vrai que vous me devez… Non, pitié ! Je baise l’empreinte de vos pas ! Vous êtes mon père, vous êtes ma mère, mon bienfaiteur sur cette terre !… Le rajah vous aime et vous veut du bien, rien n’est plus sûr. Mais il doit ménager les brahmes… Et… entre nous… la conduite que vous tîntes cette nuit… Pardon ! protecteur du pauvre, ma lumière en ce monde, que votre colère ne foudroie pas votre esclave !… Enfin, pour tout dire, le rajah m’a honoré, moi chétif, en me confiant cette lettre et en me chargeant de la transmettre à votre seigneurie. Voyez ! Touchez ! Ouvrez ! Son enveloppe est de brocart persan et ses liens d’or tressé du Bengale !
Je lus la lettre du rajah qu’Azer me présentait après l’avoir élevée au-dessus de sa tête en témoignage de vénération. Elle enjoignait à tous ses subordonnés de me prêter main-forte. Souriadévi l’examina, la palpa. Ce papier de coton ne recélait aucune fraude. Jamais paravana, passeport si vous préférez, c’est tout de même, ne fut plus régulier. Sur toute la route je serais traité comme un officier du Grand-Mogol de Deli, et, à Nagapouram, j’entrerais en possession de la somme exorbitante dont on était convenu.
Laissant sous la porte le juif Azer qui se désolait de ne pouvoir m’accompagner, mais qui me jura de veiller sur moi, je m’installai dans le palanquin avec la fidèle Souriadévi à mes pieds. La princesse occupait un compartiment à part. Brisés par la fatigue, nous nous endormîmes malgré les rudes secousses de l’allure de notre éléphant. Quand nous nous réveillâmes, c’était le soir. Nos gens étaient en train de camper, les valets s’occupaient de préparer le repas. Je puis dire que j’y fis honneur. Qui n’a jamais jeûné sera seul à me blâmer.
Pendant plus de dix jours nous marchâmes, sans difficultés. Jamais nous ne nous arrêtions dans les villages, partout nous évitions les lieux habités. On se munissait de provisions en cours de route, et nos valets, chargés de ce soin, suivaient d’autres chemins et nous rejoignaient seulement à l’étape. Toujours les rideaux du palanquin étaient tenus baissés. Personne ne nous vit et nous ne vîmes personne, jusqu’au jour où nous atteignîmes le temple de Nagapouram. De nuit, les portes de sa triple enceinte se refermèrent sur nous.
Mais là se passèrent des événements de telle importance que je dois apporter toute mon attention pour n’en omettre aucun détail.
Je ne décrirai point ce temple des serpents. Bien qu’il abondât en particularités remarquables, son aspect ne différait guère de celui de toutes les pagodes où se pressent, au mépris de la vraie foi, les Indiens idolâtres. A l’ombre des arbres sacrés, se dressaient, dans les cours, nombre de stèles où s’enlaçaient des serpents sculptés et autres emblèmes diaboliques. Toutes avaient, à leur base, une petite porte s’ouvrant au ras du sol, soigneusement aplani et balayé alentour. Et devant chacune d’elles était déposée une jatte de terre brune, remplie de lait. C’était la nourriture des serpents. La nuit seulement sortaient les vilains animaux, et des prêtresses attentives ne cessaient de veiller à leurs besoins. Des sacrifices ridicules offerts à cette vermine redoutable, les mystères dépassaient en importance, comme je l’ai su, ceux du temple de Kali.
Parmi ces prêtresses, aucune ne m’attirait autant que la belle Vasouki, propre sœur de Souriadévi. Certes, elle méritait son nom qui signifie « celle dont la tête est une perle ». Pour tout dire, jamais je ne vis de par le monde créature plus plaisante ni gracieuse. Quand elle allait par les cours, portant sur la paume de sa main le vase rempli de lait, son bras doucement replié me rappelait le col onduleux des cygnes. Sa taille était parfaite, et, sous ses pagnes serrés, son jeune corps se révélait sans défauts. De ses yeux je ne parlerai pas, car ce serait pour moi une nouvelle occasion de pécher par la pensée.
Souriadévi put à loisir étudier les phases par où passa ce nouvel amour. A mon penchant pour elle, penchant qui se prouvait par la continuité de mes ardeurs, succéda une indifférence qui se changea vite en haine sauvage. Depuis cinq jours que, retiré dans ce temple, j’attendais que les cérémonies des purifications prissent leur fin et qu’on me payât la somme promise, je n’avais de pensées que pour la prêtresse Vasouki. Pour la rencontrer, toute occasion m’était bonne. Et, d’ailleurs, personne ne contrariait mes promenades autour des étangs et sous les péristyles. A l’exception de quelques femmes attachées au culte des serpents, de la merveilleuse Vasouki et de la fâcheuse Souriadévi, je ne voyais âme qui vive. Les hommes étaient absents de ce lieu, ou bien ils ne s’y montraient point. Retirée au plus profond du sanctuaire, la princesse Mangamalle n’en sortait jamais. Et de ce sanctuaire, placé tout au fond de la dernière enceinte, je n’avais point même la vue. L’abord m’en était nécessairement interdit. De l’enceinte elle-même la lourde porte hérissée de clous en pointes de diamant ne tourna pas une fois sur ses gonds. J’ignorais par quels chemins détournés passaient Souriadévi et sa sœur pour arriver jusqu’à moi.
L’inaction aidant, mon amour pour Vasouki grossit, tels ces fleuves dont les barrages endiguant le cours obligent les eaux à se précipiter hors de leur lit. J’en perdis le boire et le manger et aussi le sommeil. Et, comme pour augmenter mon chagrin, l’aimable prêtresse affectait de se cacher à mes yeux. Si je l’entrevoyais, ce n’était plus que de loin en loin, et elle disparaissait bien avant que je la pusse rejoindre.
Plusieurs jours s’écoulèrent encore sans apporter de soulagement à mes maux. Pour grand et assuré que fût mon courage, il me faisait défaut pour gagner de haute lutte le cœur de la prêtresse des serpents, et je remettais toujours à une meilleure occasion l’entreprise amoureuse, seule et unique occupation de ma misérable pensée. L’avouerai-je, j’étais tenu par une crainte superstitieuse qui me déconseillait de tenter l’aventure. Je pressentais que, si je la menais à bien, je succomberais sous des forces obscures et terribles. Et puis j’étais travaillé par cette idée que, de tous les coins de ce temple silencieux et désert, des yeux me guettaient. J’entendais, sitôt le soleil couché, les cours s’animer. Les murailles paraissaient vivre et le sol remuer. Je devinais les frayées onduleuses des serpents parcourant en liberté leur domaine. Je croyais ouïr le sifflement de leurs langues fourchues occupées à lamper le lait. Et, par-dessus toutes ces rumeurs vagues et inquiétantes, un bruit sourd, étouffé, imperceptible, celui de pagnes où s’engouffrait la brise, celui de bijoux heurtés pendant la marche, arrivait à mes oreilles. Mes narines palpitaient, chatouillées par un parfum de femme. Si je m’endormais, par un hasard trop rare, les déesses immodestes, sculptées en coquetterie avec des serpents, dansaient le long des murs à la lueur des lampes tremblantes. Elles s’en détachaient même, me visitaient dans ma couche où elles me présentaient, avec leur rire insolent et sauvage, une autre Vasouki de granit qui, alors que je la serrais dans mes bras, m’écrasait de sa masse pesante et glacée.
Un soir, j’appris que mon départ était proche. Souriadévi se présenta devant moi — elle ne le faisait plus sans mon ordre — précédant deux hommes qui me saluèrent en se prosternant jusqu’à terre. Je puis dire, sans exagérer, qu’ils baisèrent le sol entre mes pieds. Quatre esclaves les suivaient, qui portaient un coffre par ses poignées de bronze. Et ce coffre était fort lourd et d’un bois rare odorant, certainement précieux.
— Noble seigneur Gianbattista, dont la face luit ainsi que le soleil et dont la vaillance sert d’exemple…
J’avais reconnu le juif Azer, qui me haranguait dans les formes. Un Indien l’accompagnait, tout en moustaches et coiffé d’une sorte de chapeau plat dans le genre des tourtes.
— Noble seigneur, qui êtes à la fois mon père et ma mère, flambeau du monde, nous voici enfin et tout à vos ordres ! Il y eut de grands retards. Les routes étaient infestées de brigands. Nous avons franchi les montagnes et les fleuves, et nous voilà !… De moi, seigneur, vous connaissez le dévouement aveugle : à quoi bon en parler ? De celui-ci, qui n’est autre que le fameux Kambalassamy, payeur du magnifique rajah de Krichnapouram, les vertus ne se peuvent énumérer en un jour. Souffrez que je les taise. Envoyés par notre puissant maître, nous venons vers vous avec ce bahut. Il est à vous et tout ce qu’il contient. Kambalassamy, ici présent, — que ses Dieux l’assistent ! — vous établira le compte exact de ce qui vous est dû. Chaque pièce d’or, il la fera trébucher et sonner sur l’ongle de son pouce pour vous en prouver l’excellence… Pour moi, protecteur du pauvre, qu’il me soit permis en cette soirée de vous féliciter, de me réjouir en vos mérites et aussi de me rappeler à votre gracieux souvenir pour ces dix mille… »
Azer, à cet endroit, dut interrompre son discours pour se jeter de côté et s’aplatir sur les dalles du péristyle. Et cela parce qu’un pot de cuivre, qui se trouvait sous ma main, vola dans l’air au-dessus de sa tête et retomba, bossué, aux pieds de Kambalassamy impassible, après avoir violemment heurté la gorge d’une statue, gorge moins fière et moins parfaite que celle de la Vasouki qui habitait mes rêves. Sans s’étonner, Azer se releva, congédia les porteurs, ouvrit le coffre. Je crus voir le Pactole, chanté par les anciens, charrier devant moi l’or de ses flots.
Et s’il n’y avait eu que de l’or ! Hélas ! sainte Mère de Dieu, prenez pitié de moi si je me rattache par le souvenir aux biens périssables ! Mais comment ai-je pu perdre d’un cœur léger cet amoncellement d’espèces, de pierreries et de perles ? Sans mentir, j’avance que l’empereur lui-même n’en a jamais autant possédé… Passons ! A me rappeler ces choses mon cœur se fend !… Bref, de ces trésors je fus constitué propriétaire. Dans sa magnificence, le rajah y joignait Souriadévi, dont il me gratifiait à titre de concubine, et encore une commission de capitaine à son service. Trois cents chevaux étaient sous mes ordres, et un détachement, sans préjudice de mes fidèles Musulmans, m’attendait au dehors pour m’escorter, moi et mon coffre. L’éléphant se tenait prêt. A l’heure même, si tel était mon plaisir, je pouvais me mettre en chemin.
Mais un autre dessein plus important s’agitait dans mon cœur. Je ne voulais point quitter Nagapouram sans la prêtresse Vasouki. Pour elle j’aurais donné tous les diamants de Golconde ! Renvoyant donc et Azer le juif et Kambalassamy le payeur et le coffre dont je gardai les clefs, j’annonçai mon intention de partir à la première heure du matin : « Je voulais me reposer encore un peu dans la pagode hospitalière, faire quelques largesses aux dames du lieu, prendre congé des aimables serpents. » Quand je me crus seul, je me hâtai à travers les cours, tendant vers cette porte du sanctuaire par laquelle devait s’en venir, suivant sa coutume, la triomphante Vasouki, chargée de son vase de lait. J’atteignais l’enceinte intérieure, j’apercevais les battants et leurs bossettes brillantes…
Alors quelque chose s’aplatit à mes pieds, et une voix coupée par les larmes me supplia avec des accents si touchants que je m’arrêtai. Sous la lumière d’une lampe accrochée au portique, Souriadévi m’apparaissait secouée par les sanglots qui agitaient tout son corps. Une douleur démesurée, plus qu’humaine, la tordait sur le seuil de pierre. Sa plainte montait, molle, désespérée et douce, pareille au cri d’un oiseau blessé :
— Ne me repousse pas, étranger puissant entre tous, moi qui t’aime ! Ne sois pas sourd à ma voix ! Dès que tu parus, je compris que mon destin était accompli et je devins ta chose. Que suis-je, au regard de toi ? Une pauvre colombe du désert dans les serres de l’aigle Garouda. Étant un roi sur la terre, comment détournerais-tu de ton esclave ta face qui est la clarté de ses nuits ? Aux puissants de ce monde Brahma dicta comme première loi la pitié… Pour me plier à ton désir, point ne te fut besoin de la force… Que dirais-je !… Si Kama, dieu de l’amour, n’avait pas, à cette heure pour moi éternellement précieuse, dompté mon cœur, qu’en eût-il été de toi ? Il me suffisait d’appeler, et tous les serviteurs du temple accourus t’auraient taillé en pièces, quand tu aurais dû en massacrer la moitié !
« Brahmine, j’ai failli entre tes bras. Que m’importe !… Si toutes les eaux du Gange ne peuvent laver mes souillures, rien n’effacera de ma mémoire cet instant béni où tu fis de moi ta proie… Aujourd’hui, ne m’écrase pas sous tes pieds !… Surtout, ne m’inflige pas l’opprobre ! Et, si tu ne m’aimes plus, ordonne ma mort : c’est ton droit, j’obéirai sans murmure. Mais ne cours pas à ta perte en tentant d’outrager ma sœur sous mes yeux !
Je la repoussai durement, car dans la petite cour où j’avais vue par le porche j’apercevais Vasouki elle-même. La triste Souriadévi, sans discuter mes ordres, s’éloigna pour rejoindre mon escorte et monter dans le palanquin. Je courus à la rencontre de Vasouki. Nue jusqu’à la ceinture, la jeune femme montrait son torse de bronze clair dont aucun, ici-bas, je le jure, n’approcha comme perfection. Se redressant à mon approche, la prêtresse, dirigeant sur moi ses yeux plus étincelants que mes pierreries auxquelles alors je ne songeais guère, me foudroya de ces mots :
— Oses-tu bien, toi impur, poser ton pied, chaussé du cuir des vaches, sur la pierre sacrée ! Quelle audace est la tienne, et ta superbe t’aveugle-t-elle au point de te laisser espérer que tu auras aussi bon marché de moi que de ma sœur ? Cette lamentable Souriadévi abandonna pour toi les autels de Kali la grande ; pour toi elle trahit ses vœux. Faible, brûlant d’amour pour ta perversité barbare, elle préféra vivre ton esclave plutôt que de renoncer à suivre tes pas et d’entrer dans la grande voie des mérites qui commence aux régions de la pénitence. Maintenant, sa beauté, pour toi trop familière, ne te tente plus, et tu désires autre chose !… Triple insensé, ne crains-tu pas que les Dieux ne t’aveuglent !… Prends garde ! Si tu ne tournes les talons et ne me débarrasses de ton odieuse présence, tu cesseras de compter parmi les vivants !
Mordu aux entrailles par ma passion sans frein, je me ruai sur Vasouki, sans lui répondre, et tentai de l’enlacer. Agile, elle trompa mon étreinte, je n’embrassai que du vent. Brisant sur les dalles son vase de terre d’où s’écoula le lait en large traînée, Vasouki, toujours sur ses gardes, poussa quatre petits cris modulés. Et, me crachant au visage sa salive rougie par la chaux et le bétel, elle s’éloigna à reculons. Alors…
Alors, muet de stupeur, — et à revenir sur cela, après tant d’années, je sens un frisson mortel glacer mes misérables os et la sueur froide me mouiller les tempes, — alors, je perçus une espèce de traînée noire qui remontait en sens contraire du ruisseau blanc maintenant en train de dévaler les degrés. Et du serpent sombre, couleur d’encre, couleur de nuit, la longueur était telle que je renonce à l’évaluer. Plus gros que la cuisse, avec une tête égalant celle d’une chèvre, un cou en palette plus large qu’une raquette de paume, il filait vers moi en ondulant avec une rapidité et une souplesse fantastiques. Il se dressa à demi, sans interrompre sa marche, et ses petits yeux brillants, jetant mille feux rougeâtres comme les escarboucles, commençaient de me fasciner. La clarté de la lune était d’ailleurs telle que de ce géant des serpents sacrés j’aurais pu compter les écailles.
Ma valeur habituelle prit rapidement le dessus. Comprenant que j’étais perdu sans ressource si je m’immobilisais dans cette funeste contemplation, je rompis en mesure, l’épée à la main, sous la menace du serpent. Par bonheur, j’étais couvert en partie de mes armes. Ma tête casquée d’acier, mon bras gauche muni de sa rondache, me donnaient sur l’être démoniaque un assez sensible avantage. Pour grand qu’il fût il ne pouvait guère s’enlever plus haut que ma taille ; et, par expérience, je savais que les serpents de la catégorie des cobras cherchent à piquer sans essayer d’enlacer leur ennemi. Aussi, quand le noir reptile se crut à bonne distance pour me frapper, les crocs venimeux de ses mâchoires distendues ne heurtèrent-ils que la crête de ma bourguignote à l’épreuve. Repoussé en même temps par mon bouclier, il se replia à terre pour reprendre du champ, sans que sa tête cessât de se balancer et de couvrir les orbes de son corps frémissant. Mais il avait affaire à mieux avisé que lui. Mon épée, glissant le long du bouclier que le serpent continuait de battre du museau, trancha le cou au milieu de la palette. Le cobra, vaincu, fouettant mes bottes de sa queue, se tortilla impuissant, mêlant sur les degrés son sang pourpré au lait pâle. Incapable de se diriger avec sa tête, aux trois quarts décollée et qui lui pendait sur le dos, il roula de marche en marche et chut dans la pièce d’eau voisine.
Cependant, debout contre la porte du sanctuaire, la prêtresse Vasouki me traitait de sacrilège et déplorait la mort de ce reptile, considérable parmi ses Dieux :
— Est-il possible que tu aies péri ainsi sans vengeance, Cankhamoukha, toujours victorieux ! O toi dont la bouche formidable rappelait par sa forme la conque chérie de Vichnou ! Un vil étranger, rebut de sa nation, a-t-il pu ?…
Elle ne finit pas sa phrase. Je l’avais déjà saisie, et, impuissante, elle se tordait contre ma poitrine avec la souplesse farouche de ses serpents familiers… quand, à son appel désespéré, vingt ou trente, quarante hommes peut-être, surgirent. Vasouki disparut par la porte qui, à peine ouverte, s’était déjà refermée. Un filet s’abattit sur moi. Puis, sous ce réseau qui me rendait tout mouvement impossible — même celui d’en trancher les mailles avec ma dague — je fus terrassé, battu de mille coups de bâton. Les ténèbres m’environnèrent, je perdis tout sentiment.
Au vrai, je ne sais exactement ce qu’il en fut de moi. Tout ce que je puis dire, c’est qu’un jour je m’éveillai couché entre des bottes de paille, dans un petit char à bœufs. Un bon religieux portugais, qui convertissait ces pays de l’Inde, m’avait — ainsi qu’il me le raconta — découvert sur un tas de fumier où les chiens léchaient mes plaies. Ce prêtre vénérable me conduisit dans le Maduré, où je repris mes forces. Et, sans chercher à savoir ce qu’étaient devenus Souriadévi, Vasouki, le rajah et sa fille, je continuai à gueuser ainsi que devant.
Si ceux qui liront ces lignes n’y veulent point voir l’expression de la vérité, c’est qu’ils ne savent rien des choses de l’Inde. A ceux qui me reprocheront d’avoir dépeint mes exploits avec une certaine complaisance je répondrai que, comme personne sur la terre ne prendra la peine de me louer, il est juste que je m’en charge. Et, enfin, je n’ai rédigé ces mémoires que dans le but d’édifier mes concitoyens.
Je crois en effet fermement, suivant en cela l’opinion du savant Dom Geronimo que je consultai sur mon cas, que le Diable, pas un autre, emprunta les espèces de la prêtresse des serpents pour me tenter, abuser ma chair misérable et me priver des richesses que m’avaient values mon courage et mon esprit d’invention. Aussi bien, je ne regrette rien. Cette Vasouki était d’une si triomphante beauté que, si mes jeunes ans revenaient, par miracle, et qu’elle se dressât devant moi, je recommencerais de pécher par intention. Néanmoins je reconnais mon erreur. Et je n’ai écrit ces choses que dans l’espoir de me sanctifier.
21 juillet 1908.
A René Doumic.
Le père de Monique tenait à ferme, pour le prieur de Juvignans, trois grandes terres du plat pays, de Bézons à Coupry-les-Châteaux, entre Péronne et Corbie, le long de la rivière de Somme. De cette jeune fille la vie se passait dans les rudes et paisibles travaux des champs. Quand elle ne vaquait pas avec sa mère aux soins de la laiterie, — car les fromages de Bézons comptaient à juste titre parmi les plus renommés de l’Amiénois et faisaient à ceux de Béthune, dont la célébrité ne le cède à aucun autre comme antiquité, une redoutable concurrence, — Monique Piédalue menait les brebis et leurs agneaux aux pâturages. Sa modestie, sa douceur et ses manières honnêtes plaisaient à tous, et, autant par amitié que par égard à sa taille menue et frêle, on avait accoutumé de l’appeler Monette, diminutif du nom de sainte Monique, qui fut mère de monsieur saint Augustin.
Tous les jours que Monette, en corset de ratine bleue et en jupe de tiretaine brune, ses cheveux blonds ramenés sous un mouchoir de toile bise, paissait son troupeau de deux cents têtes dans la vaine pâture qui sépare les deux marais de Coupry et se perd dans la monotone étendue de leurs roseaux, Nicolas lui tenait fidèle compagnie. Mais il lui tenait compagnie à un bon jet de flèche, ce qui est une distance considérable, puisqu’en ce pays de Picardie tout homme se pique d’être bon archer et de toucher le but à cent quatre-vingt-dix pas bien comptés. Et encore, s’il faut tout dire, une réserve plus grande que cette distance retenait Nicolas loin de Monette, car ce petit berger était un pauvre enfant trouvé.
Il est à la connaissance de chacun que cette qualité d’enfant trouvé comporte cependant certain avantage : celui d’être suspecté de noblesse, puisqu’il est impossible de faire la preuve du contraire tant que les parents de l’abandonné demeurent inconnus. Nicolas, dans sa simplicité, n’avait jamais songé à pareille chose. C’était un enfant de la nature et qui ne savait rien de plus beau que de vivre au grand air entre ses moutons et ses chiens.
L’histoire de Nicolas différait peu de celle de ses pareils. Le curé de Bézons l’avait découvert de grand matin, couché au pied de l’autel, enroué à ne plus pouvoir crier, tétant son pouce et se démenant de telle force qu’il roulait de marche en marche, telle une noix livrée à elle-même sur un escalier. Le curé dit sa messe sans omettre les prières pour les mères malheureuses au point d’exposer leurs petits. Puis il roula le marmot dans son manteau, car la saison était dure, et le porta au presbytère. La servante confia Nicolas, après qu’il eut été baptisé et muni de ce nom chrétien qui était son seul bien sur la terre, à maître Piédalue. Le chagrin du fermier était de ne pas avoir de descendant mâle. Il se résolut à tenir pour sien ce fils qui lui était tombé du ciel par une nuit de décembre. Et sa femme, la mère Claude, dont la charité égalait les autres mérites, dit ces seuls mots : « Qu’il soit le bienvenu ! ce sera le frère de Monique, et il veillera sur elle quand nous ne serons plus là. »
Ainsi les deux enfants avaient grandi côte à côte, sans qu’une distinction injurieuse s’établît entre la fille de la maison et l’orphelin étranger. Nicolas, d’ailleurs, gagna bientôt son pain et son habit. Il n’était pas de meilleur berger à la ronde, nul ne s’entendait mieux à soigner les bêtes, à conjurer les sorts, et Nicolas pouvait prédire deux jours d’avance le vent, la pluie ou le beau temps. Il savait lire et écrire, compter même, et aidait maître Piédalue à se défendre contre le trésorier du prieur, homme avide et qui réclamait souvent deux fois son dû. Et tout cela grâce au curé de Bézons, qui, pendant les longues veillées d’hiver où la terre et les laboureurs se reposent, donna à Nicolas la petite instruction suffisante à un garçon de sa condition.
Enfin, pareil à ces bons génies qui, dans les contes de fées, veillent à toute heure et en tous lieux sur les princesses en péril, Nicolas était le gardien de la « Demoiselle ». Car il donnait à Monette ce titre, proportionné à la hauteur où il la situait dans son esprit. Qu’un chien sauvage s’en vînt rôder, qu’un taureau s’égayât, qu’un vagabond apparût aux environs de Monette, la fronde de Nicolas ronflait, et les pierres sifflantes avaient tôt fait de reconduire bêtes ou gens. De sorte que, lorsqu’il accourait brandissant son bâton au fer tranchant, l’ennemi avait déjà pris la fuite. Au reste, ces alertes étaient rares. En tous temps, Nicolas s’occupait, sans perdre de vue ses bêtes, à raccommoder patiemment ses vêtements ou ses chaussures, à tailler avec adresse la tête d’un bâton à l’image de l’homme, et aussi à tirer les oiseaux de marais avec sa fronde.
Il fut pourtant un soir où la fronde de Nicolas ne lui fut d’aucun secours ; et l’arc même, dont il tirait avec tant d’adresse chaque dimanche que Dieu fait, ne l’aurait pas mieux aidé. Le 6 août 1636, comme il longeait avec ses bêtes une longue tourbière sinueuse dont Monette et son troupeau tenaient le bord opposé, un gros de cavaliers s’avançant au grand trot entoura les moutons et la fille de maître Piédalue. Et, impuissant, de l’autre côté de la nappe verte où il ne pouvait marcher sans se noyer, le pauvre Nicolas vit les pistoliers bourrer la fillette qui s’essoufflait à courir. Il entendait les cris de détresse dont chacun retentissait dans son cœur, alors que tout avait disparu dans le chemin creux qui menait au gué de la rivière, pas si vite cependant pour qu’une pierre de la fronde, atteignant le dernier cavalier de la troupe, le mît à bas de son cheval. Nicolas eut la triste satisfaction de voir le chapeau à vastes ailes emporté par le vent, l’homme se débattant sur l’herbe foulée, la monture emportée par son galop sans frein vers le gros des fuyards. Alors Nicolas, sans souci de ses moutons, courut sur le blessé. « Il me servira d’otage, se disait-il, et je l’obligerai à nous rendre la Demoiselle. »
Ainsi tout entier à son projet chimérique, il se hâtait à grandes enjambées, quand une main vigoureuse le happa au collet de son pauvre sarrau qui se déchira sous l’effort. Nicolas sentit du même temps le canon d’un pistolet qu’on lui poussait dans l’œil gauche, tandis qu’une voix dure criait à son oreille : « Holà, mon drôle ! Arrêtons-nous un peu !… » Une autre voix s’éleva : « Oui, monsieur, c’est lui qui, avec sa mauvaise fronde, a renversé le camarade qui se démène là-bas… Et il s’en allait l’achever ! » Une troisième voix se fit entendre, jeune, arrogante : « Qu’on le pende, et vivement !… Et qu’on rassemble les moutons !… Et toi, Flocon, tue-moi ce maudit chien qui effraye mon cheval ! » Une détonation se mêla au cri lugubre de l’animal que Nicolas avait pour compagnon fidèle depuis des années.
Foulé par les chevaux qu’on pressait contre lui, bourré à coups de botte, d’étrier, sans compter les coups de poing, Nicolas ne perdit pas courage. Bien que ces cavaliers fussent des Français, ce qui se reconnaissait à leur habit gris et à leur écharpe blanche mieux encore qu’à leur voix, tant il se rencontrait d’aventuriers de toutes nations dans les troupes espagnoles qui envahissaient le Nord de la France, Nicolas ne leur parla pas. Autant eût valu prêcher les saules et les peupliers de la chaussée que d’implorer la pitié de ces gens qui fuyaient devant l’ennemi. Mais, profitant de ce que le pistolet s’était retiré de sa face parce que le cavalier descendait de sa monture, il échappa aux mains plus occupées à le frapper qu’à le retenir, se glissa sous le cheval qui le serrait à droite, passa sous le ventre d’un autre, et, tirant son fort couteau de la gaine pendant à sa ceinture avec tout son attirail de berger, il frappa le soldat vivement. Le tranchant affilé laboura la main de bride avant d’attaquer le collet de buffle au défaut de la taille, ridiculement écourtée. La lame y disparut jusqu’à sa poignée de corne. L’homme poussa un gémissement sourd, éperonna convulsivement sa bête dans le mouvement qu’il fit pour tirer son épée. Le cheval, dont la bride flottait, manqua du pied, s’abîma avec le moribond dans la tourbière. Nicolas s’y était jeté déjà. Sous les balles qui ricochaient sans l’atteindre, il se glissa par les roseaux jusqu’au ruisseau où il put nager librement.
Et tel fut le désordre de la troupe que les coups de pistolet destinés au malheureux berger atteignirent deux soldats et un cheval. Les autres s’embourbaient. Tous criaient, échangeaient des injures et des reproches. Nicolas réussit donc à se sauver alors que la corde destinée à lui servir de cravate se balançait à la maîtresse branche d’un peuplier.
Enfoncé jusqu’au menton dans l’eau profonde et limpide que cachait l’épais tapis herbeux, Nicolas assista à la pitoyable débandade des maraudeurs qui s’efforçaient en vain de sortir de la tourbière. Ils s’y étaient aventurés à grande allure, croyant suivre la chaussée qu’avait prise leur avant-garde. Maintenant ils disparaissaient un à un dans le terrain mouvant, d’un vert clair, qui se dérobait sournoisement. Et la nuit commençait de descendre sans égards pour les blasphèmes et les imprécations de ces fuyards qui sentaient tout à la fois le sol manquer sous leurs chevaux et trembler sous les pas de l’ennemi qui approchait. Sourds à la voix de leur officier, ils tourbillonnaient, se heurtaient, tombaient à l’eau sans pouvoir reprendre terre. Un vieux sergent, enfin, réussit à se faire écouter : « Il fallait lâcher les moutons. Eux seuls trouveraient le bon chemin. »
L’avis était bon. Bientôt les cinquante cavaliers échappés du marais prirent route derrière la foule bêlante et trottante vers la ferme de maître Piédalue. Coupant au plus court, Nicolas se hâtait pareillement vers Bézons. Insensible au froid de l’eau qui alourdissait ses vêtements et les collait à son corps, il passait les ruisseaux, escaladait les haies, laissant ses habits et sa peau aux épines. Perdu dans la nuit noire, il n’entendait plus rien qu’un bruit vague, une sorte de huée confuse qui lui semblait grossir, se faire de plus en plus distincte. Jamais son oreille n’avait perçu semblables sons. Ce ne pouvait pas être le galop des cavaliers guidés par les moutons. De ceux-là il ne reconnaissait plus le pas menu qui forgeait la route. Et, d’ailleurs, le troupeau devait être au loin, derrière.
Glacé plus encore par l’épouvante que par l’eau qui ruisselait de ses pauvres hardes où les herbes aquatiques s’appliquaient en traînées glauques, Nicolas continua d’avancer. Il allait atteindre la ferme dont le séparait le grand chemin, quand une ombre rapide le rasa, puis une autre, puis dix, puis vingt, puis trente. L’horizon s’empourpra, le ciel rougit de la lueur de cent incendies. Et les cavaliers fantômes passaient toujours. La ferme de maître Piédalue s’embrasa brusquement, les toits de chaume devinrent autant de volcans d’où surgit une colonne de fumée vermeille. Nicolas crut voir se lever un soleil monstrueux dans sa chevelure de flammes. Tout s’éclaircit comme à l’heure ardente de midi. Les cavaliers étrangers décrivaient des cercles autour de l’enceinte. Avec leurs javelines longues de douze pieds, ils repoussaient dans la fournaise les gens qui essayaient de se sauver. Les hurlements des femmes se confondaient avec les beuglements des bêtes. Nicolas vit tomber la mère Claude, dont les cheveux et les jupes flambaient. La fermière s’abattit, clouée contre le pied-droit de la porte charretière par le fer d’un Croate. Le père Piédalue traversait la cour en trébuchant, un jet de sang coulait de son front. Accroché par la grille rougie de la basse-cour qui se tordait sous la force du feu, il disparut sous un pan de mur qui l’écrasa.
Alors Nicolas, à plat ventre dans le fossé, se réjouit presque du malheur de Monette. Au moins ne périrait-elle pas de cette mort affreuse. Rasé contre terre, le pauvre berger assista à l’effondrement de tout ce qu’il avait aimé. Béant d’horreur, il en vint à oublier Monette. Et ses yeux, encore plus secs que sa gorge brûlante, lui paraissaient se tarir au feu qui détruisait son foyer.
Derrière la ferme, l’église brûlait, son coq de fer avait disparu ; le presbytère brûlait et aussi les maisons du bourg. Et la chaleur était telle que Nicolas entendait bruire et se recroqueviller les feuilles dans le bouquet d’arbres où il se glissa. Ses vêtements, trempés d’eau il n’y avait pas une heure, se faisaient plus raides que du parchemin.
Et toujours les Croates voltigeaient. Maniant avec une légèreté brutale leurs maigres montures, ils repoussaient les hommes et les femmes dans le brasier. Fidèles à leur coutume, ils détruisaient tout pour que personne n’allât donner l’alarme. C’étaient des hommes basanés, à longues moustaches tombantes, vêtus et armés comme les coureurs turcs, et certains laissaient luire, sous leurs casaques à manches courtes, une chemise de mailles.
Ramenés par les moutons sur la ferme, les Français débouchèrent alors sur la route que leur avait cachée un pli de terrain. Il n’en échappa pas un. En vain tournèrent-ils bride, travaillèrent-ils leurs chevaux de l’éperon. Rejetés en désordre les uns sur les autres, ils ne purent ni s’enfuir ni se déployer. Les javelines les transperçaient aux reins, sous la ceinture des buffles, aux épaules, à la tête, et ils vidaient les arçons, tombant lourdement sur le sol où un dernier coup les fixait. Quatre Croates seulement furent tués par les balles des pistolets.
Nicolas entendit le cri affreux de l’officier, un enfant de seize ans, un enfant de son âge, lorsque la javeline flexible lui traversa le cou, sous la mâchoire au-dessus du hausse-col. La chevelure dorée, à boucles plus soyeuses que celles d’une fille, sembla se hérisser. Et, machinalement, Nicolas regardait la longue mèche, la cadenette, la moustache de la tempe gauche, où pendait un nœud de ruban cramoisi. Le cadet embrassa le cou de son genet pie, glissa en avant, et son armure bleue striée d’or brilla le long de la housse de velours écarlate. Deux Croates mirent pied à terre. Après avoir coupé la gorge à ce moribond, ils le dépouillèrent de ses armes, de son collet en cuir de cerf brodé, de sa casaque violette et de ses bottes blanches. Puis tous continuèrent d’attiser l’incendie. Et d’autres escadrons semblables arrivaient, se suivant sur la route, s’ouvraient en éventail pour s’éparpiller à travers la campagne et élargir le dégât.
Cela dura jusqu’aux premières heures du matin. Alors les coureurs du Cardinal Infant se replièrent vers le Nord, et Nicolas demeura seul devant les cadavres à demi nus qui jonchaient la route et les ruines embrasées de la ferme de maître Piédalue. Sa prudence de berger lui défendait tout mouvement inutile. Une heure durant, il attendit sans remuer de peur que quelque Croate ne l’aperçût et ne le frappât de sa lance. Puis il monta sur le peuplier le plus haut de la prairie et inspecta le pays. La désolation en était uniforme. Nul être humain ne s’y montrait, à l’exception des morts couchés çà et là sur la dure et de pendus qui se balançaient aux arbres voisins des habitations incendiées.
Alors Nicolas, descendant de son peuplier, se dirigea vers la ferme. Il y pénétra par la brèche d’un mur écroulé. Mais il n’alla pas loin. Le feu continuait son œuvre, et c’eût été se vouer à la mort, pour le plaisir, que de cheminer entre ces bâtisses croulantes et ces charpentes noircies qui s’abattaient brusquement, pétillaient, se rallumaient en lançant des flammèches et formaient un nouveau brasier.
Sous un amas de poutres qui se délitaient en braises d’où filait une âcre fumée, un bœuf se devinait ; il n’en dépassait que la tête et le cou grillés et qui, par places, montraient les os. Nicolas, mourant de faim, fut trop heureux de tailler à même la tête brûlée quelques lambeaux de chair dont il fit deux parts. Il mangea l’une et noua l’autre dans un pan de son sarrau de toile. Car c’était la seule nourriture sur laquelle il pût compter pour le lendemain. Ensuite il songea à s’armer. L’aventure où il entrait était de celles où la vie d’un homme n’a point grand prix et où il ne doit compter que sur lui pour la défendre. Au milieu des faucons et des corbeaux, le pigeon, s’il ne veut être plumé, doit emprunter le bec et les serres de l’aigle. Jeune, robuste, courageux, Nicolas se sentait prêt à manier ces armes jetées çà et là autour de lui. Plusieurs épées, des pistolets, des bandoulières avec leurs charges demeuraient auprès des cadavres. Sans doute les Croates avaient trouvé cela de trop petit prix pour s’en charger.
Nicolas choisit une épée courte, pensant qu’elle était d’un maniement plus aisé. Il prit une paire de pistolets qu’il chargea. Poussé par la nécessité, il recueillit les dépouilles des morts. Une casaque de drap gris usée seulement aux trois quarts, une paire de bottes encore bonne, un baudrier de beau buffle piqué de soie verte, un chapeau de feutre avec sa calotte de fer, furent pour lui de bonne prise.
S’équipant ainsi sans plaisir et empruntant à regret les espèces d’un soldat pour fuir plus sûrement ce pays ravagé et tâcher de retrouver « la Demoiselle », Nicolas songeait avec désespoir à sa misère et à sa faiblesse. Il la jugeait immense au regard de si formidables dangers, et c’était tout juste si deux ou trois blancs voisinaient dans sa poche avec une pincée de monnaie de cuivre. Livré à ses tristes réflexions, il laissait derrière lui ce champ de carnage, quand il crut voir remuer le dernier cadavre qu’il enjambait pour ne pas le fouler du pied. Vite il reconnut son erreur. C’était le petit officier auquel les Croates avaient coupé la gorge. L’enfant, en simple chemise, montrait son cou, affreusement ouvert, par où avait fui tout son sang. Raide, étendu dans la mare noirâtre et caillée, il regardait le soleil de ses yeux fixes, et sa longue cadenette blonde, toujours nouée de son ruban cramoisi, se souillait dans la boue sanglante. Au cou pendait une ganse soutenant un sachet carré.
Nicolas prit ce sachet et lut, en gros caractères cursifs, tracés à l’encre sur la toile : Marie-Juste-Xavier d’Aronville — Mai 1635. Le nom de ce jeune officier, sans doute, et la date de son entrée au corps. « Peut-être — se dit Nicolas — les parents de ce malheureux me récompenseront-ils pour avoir sauvé ce sachet, où des papiers importants, voire des reliques ou quelque autre chose, peuvent avoir été cousus. Je m’en chargerai donc et aussi de cette grande boucle de cheveux si joliment ornée. C’est grande pitié de la voir traîner ainsi dans la fange. Le gentilhomme devait appartenir à une riche famille, si j’en juge par la finesse de son linge, de la belle toile de Cambrai, ou je ne m’y connais pas. Au reste, les armes qu’il portait cette nuit étaient celles d’un prince. Rien d’impossible à ce que les seigneurs ses parents ne me protègent par la suite et ne m’aident à retrouver la Demoiselle. »
Donc avec ses forces, qui sont de bons ciseaux de berger propres à tondre la laine, Nicolas coupa la cadenette au ras de la tempe. Il la roula autour du sachet, fit d’une manche de la chemise une enveloppe convenable et glissa ce paquet sous sa casaque. Il se signa, envoya un dernier regard vers le monceau fumant où dormaient ceux qui l’avaient nourri et aimé, il leur jura de marcher devant lui jusqu’à ce qu’il eût retrouvé leur fille et, s’il la retrouvait, d’être à la fois son protecteur et son valet.
Et Nicolas reprit le chemin du marais où, la veille encore, heureux et paisible berger, il paissait son troupeau de moutons, en veillant sur Monette et ses brebis.
Nicolas, le nez au vent, marchait à travers les herbes. Évitant les chemins battus, scrutant les quatre coins de l’horizon, il se retournait sans cesse pour voir si quelque ennemi n’apparaissait point d’aventure. La solitude l’entourait, il n’entendait pas d’autre bruit que celui des oiseaux d’eau qui se levaient ou plongeaient à son approche. Seuls les feux montant de loin en loin prouvaient que le pays avait été habité, et la brise rabattait jusque parmi les roseaux les lourds nuages de fumée qu’elle déchirait en les chassant vers l’Ouest. Une pluie fine tombait. Sur la terre molle les fers des chevaux avaient laissé des empreintes si nettes que c’était un jeu d’enfant de les suivre.
Au sortir du marais une autre piste se mêlait à ces traces : celle d’un homme lourdement chaussé dont les semelles et les talons se marquaient à partir d’une large foulée où l’herbe aplatie ne s’était pas encore relevée.
Nicolas reconnut la place où le cavalier, atteint la veille par la pierre de la fronde, avait vidé les arçons. A quelques toises plus loin, le chapeau gisait dans la boue. Une déchirure de son bord disait la force du coup. Sans perdre son temps à relever cette épave, le berger continua de marcher. Mais, à un bruit qu’il crut entendre, comme il se retournait, il vit briller sous un rayon de soleil le galon d’or neuf qui cerclait la forme et le bouton d’orfèvrerie qui fixait le plumet à la passe. S’étonnant qu’une aussi belle aigrette blanche surmontât le feutre d’un simple cavalier, Nicolas revint sur ses pas et ramassa le lourd chapeau à vastes ailes dont la garniture de taffetas élimée laissait voir la calotte intérieure d’acier noirci.
« Ce chapeau, se dit-il, est certainement celui du cavalier que je mis hier par terre. Pour un beau coup de fronde, c’était là un beau coup. Mais, hélas ! il n’a servi à rien… Pour le chapeau, il est sans doute meilleur que le mien, et sa défense est plus solide. Si l’homme n’avait pas tenu la tête baissée au moment où ma pierre l’atteignit à la nuque, jamais il n’aurait été blessé, et ce fut là un coup de hasard. Pour moi, il ne me convient point de m’en coiffer, car c’est une coiffure de maître. Ma figure rustique y gagnerait seulement en ridicule. Mais j’en pourrai tirer un bon prix à la première ville où j’entrerai. Rien qu’à Corbie, Taboureau, le fripier, m’en donnerait facilement deux écus… Eh !… Qui va là ?… »
Un homme, l’épée à la main, sortait d’un buisson, sur la droite. Lâcher le chapeau, se relever vivement et se mettre en défense fut pour Nicolas l’affaire d’un instant.
Comme il reculait pour se couvrir d’une haie, en braquant un pistolet sur l’inconnu qui s’avançait lentement, il vit que celui-ci s’aidait de son épée engainée en guise de canne et boitait très bas. La rotonde de linge froissé qui retombait sur le hausse-col était couverte de sang. Du sang caillé avait collé ensemble les cheveux bruns, souillé le collet de buffle et les manches de velours gris tracées d’or. Le haut de chausses grenat apparaissait gris de boue, et la terre encore fraîche qui plâtrait les genoux prouvait que cet homme infirme avait dû se traîner longtemps avant de pouvoir se dresser.
Dans cette misère et ce désordre, la mine du blessé gardait une tranquille noblesse. La grande cadenette liée d’un ruban noir, le collier d’ordre pendu au cou, la ceinture d’épée montée en argent, prouvaient, autant que la fermeté des traits, que le personnage était de ceux avec qui le monde a l’habitude de compter.
— Holà, camarade ! dit-il à Nicolas. Baisse-moi ce pistolet et rends-moi ce chapeau qui est mon bien et que je cherche depuis des heures. Si tu peux m’aider à rejoindre ma troupe, je te récompenserai honnêtement… plus tard. Ma bourse est vide pour l’heure, et je meurs de faim. Un morceau de pain serait pour moi mieux venu qu’un boisseau d’or. De même pour un pot de vin. Quant à l’eau, il n’est pas besoin de chercher longtemps dans ce pays à grenouilles pour en trouver. Cependant, je suis si faible depuis ce maudit coup qui m’a fêlé le crâne, que je n’ai pu atteindre l’étang.
Nicolas ne fut pas long à tirer de son sac un vieux quignon de pain, assez dur pour devenir un dangereux projectile dans une fronde.
— Excusez, mon gentilhomme, il est un peu sec, mais, trempé dans l’eau, il ne sera pas plus mauvais qu’un autre. Et voici pour l’aider à passer.
Et il offrit un morceau de bœuf grillé, puis alla remplir son chapeau à un ruisseau qui filait sous les herbes.
— Cette eau sera meilleure pour vous que celle du marais. Mangez tranquillement ce pauvre repas. Je vous l’offre de bon cœur. Ensuite, je panserai votre plaie, si vous le voulez bien. J’ai, Dieu merci, quelque expérience de ces choses. Et puis, quand vous serez rafraîchi, vous me ferez cet honneur de prendre mon épaule pour appui, et je vous conduirai jusqu’à Corbie, ou plus loin, à votre volonté.
Le blessé remercia Nicolas et mordit à belles dents dans la viande carbonisée qui noircissait sa moustache grise.
— Je te rends grâces, mon garçon. Tu m’as l’air franc et déterminé. Soldat, sans doute ?… Ou plutôt un valet de la compagnie d’Aronville qui me servait d’arrière-garde ?… Où diable est-elle passée ?… Détruite par les Croates qui m’ont régalé d’un coup de carabine ! Pour moi, je suis ou j’étais capitaine en second à la compagnie des carabins d’Halzèmes, au Catelet. Nous avons dû céder la place aux Espagnols et marcher plus vite que le pas… Enfin !… Si, par la suite, je puis t’être bon à quelque chose, rappelle-toi mon nom : Maximilien, comte d’Oultry… Une casaque de cavalier dans ma compagnie, quelques écus et mon amitié, voilà ce que je suis capable de t’offrir.
— Eh ! monsieur, répondit Nicolas, ce n’est pas de refus. Mais je serais un pauvre cavalier. Ayant tout perdu, je cherche un maître. Je n’en voudrais pas d’autre que vous, tant vous me semblez brave et bien disant. Qu’il vous plaise, monsieur, de me prendre à votre service, et jamais meilleur maître n’aura plus fidèle valet !
Et, sans se vanter de son adresse à la fronde, Nicolas raconta à celui-là même qu’il avait mis la veille dans ce fâcheux état une histoire assez bien inventée pour un petit berger étranger aux choses de la guerre : la compagnie d’Aronville avait été mise en pièces par les Croates, dans une ferme ; lui seul, Nicolas, avait pu s’échapper à grand’peine, emportant la cadenette et les papiers de l’officier.
— Tenez, monsieur, je les ai là, sous ma casaque.
— Tu as bien fait, mon garçon, de te charger de ces souvenirs ; et Mme d’Aronville, la mère, que je connais, t’en saura récompenser, sois-en sûr. Tu pourrais même, vienne la paix, entrer à son service sur mon avis, car cette dame a un train de maison tel que dix grands laquais sont moins pour elle qu’un seul petit pour moi… Allons !… Depuis que tu m’as noué ce bandage, ma tête me paraît de moitié plus légère, et elle portera facilement ce chapeau. Tu m’as coupé là un bon bâton, et il m’aidera utilement pour la route. Visite exactement les amorces de tes pistolets ; aie, comme moi, ton épée d’un demi-pied hors de la gaine, et tiens l’œil ouvert. Car nous avons autant à craindre les maraudeurs français que les Croates.
Il n’y avait pas une heure que les deux hommes marchaient d’un pas assez peu rapide, car les lourdes bottes de M. d’Oultry le gênaient autant que sa blessure et la courbature résultant de sa chute, quand ils s’aperçurent qu’un grand troupeau de moutons, mené par un chien, se hâtait sur leurs talons.
Nicolas, à dire vrai, avait remarqué bien avant M. d’Oultry cette colonne serrée de bêtes. Il les connaissait entre toutes, et aussi le chien griffon au poil argenté qui accompagnait ordinairement Monette. Le troupeau de la Demoiselle, sans doute échappé aux carabins qui n’avaient pas su les garder dans la nuit, s’était dirigé vers la ferme de maître Piédalue et avait rallié en route les moutons de Nicolas, qui avaient rebroussé chemin devant les Croates.
Mais, à la vue de ce troupeau, Nicolas était entré dans une grande perplexité. Craignant avec raison les questions que M. d’Oultry n’allait pas manquer de lui poser, il crut plus sage d’aller au-devant et forgea une nouvelle fable.
— Ce malheureux chien, monsieur, que vous voyez sautant ainsi à mes côtés m’appartenait avant que j’entrasse au service des cavaliers d’Aronville. J’ai été berger du côté de Coupry, et, comme tel, je menais pâturer le petit bétail jusqu’à Bézons, plus loin même. Il est certain que cette pauvre bête a chassé, comme de juste, devant elle tout ce troupeau quand elle a vu l’ennemi incendier les maisons et tuer les gens. Ce chien m’a reconnu et m’a rabattu les moutons, car il est d’une valeur peu commune. A qui sont ces moutons ? Par exemple, c’est ce que je ne saurais dire, et je ne sais davantage comment vous en débarrasser. Je crois, monsieur, sauf votre respect, que le mieux serait de nous en laisser accompagner.
— Mon ami, répondit M. d’Oultry, tu parles d’or. A la guerre, on n’est pas obligé aux mêmes devoirs que dans le courant de la vie. Si nous sommes assez heureux pour arriver sains et saufs à Corbie ou à Péronne, on nous saura gré d’y entrer avec de pareilles provisions à la veille d’un siège. Nous tirerons de ces aumailles une bonne somme d’argent dont nous nous aiderons pour vivre par la dureté des temps, nous remonter en chevaux et en armes. Et nous ferons bourse commune. Aussi bien nous ne porterons tort à personne, que je sache, car les propriétaires de ces moutons, dont je lis mal les marques, ne sont probablement plus en vie à l’heure où je parle. Et il vaut mieux que la France profite de ces laines et de ces viandes par nos personnes que les sauvages Croates. Le tout est d’arriver, bêtes et gens, jusqu’à une bonne place close et fortifiée qui nous reçoive… Arrêtons-nous un peu à la corne de ce champ pour souffler et nous sécher au soleil. La pluie a cessé, fort heureusement, mais la chaleur est forte, et je me sens assez faible. Pour toi, qui as été berger, tu sauras bien cacher notre troupeau dans quelque pli de terrain jusqu’à ce que nous nous remettions en route.
Nicolas, heureux de voir M. d’Oultry prendre aussi facilement les choses, s’occupa, sans tarder, de mettre les bêtes à l’abri. Il y en avait plus de quatre cents. Mais le chien Miraut les serra en les piétinant de telle manière derrière une haie d’épine que tous ces moutons, rasés à terre, ne pouvaient se distinguer du chemin.
Comme Nicolas revenait vers son maître, il aperçut un petit sabot qui traînait entre deux touffes d’herbe. Et ce fut pour le pauvre berger une grande émotion de reconnaître un des sabots de Monette.
— Je suis, se dit-il, sur la bonne voie. Quand nous reprendrons notre route, je donnerai à flairer ce sabot au chien, et je le laisserai nous guider. C’est une chance de plus de retrouver la Demoiselle. Plus tard, je lui remettrai l’argent des moutons, et, ensemble, nous rebâtirons la ferme.
Les projets qu’échafaudait Nicolas sur les bénéfices de la vente des moutons devaient s’en aller en fumée, tandis que les tristes prévisions de M. d’Oultry rentraient dans la pratique des choses. Les craintes du gentilhomme n’étaient que trop fondées.
A mesure qu’il avançait avec son valet, les troupes de maraudeurs se faisaient plus fréquentes, et c’était une difficile besogne que d’éviter leur rencontre. On les voyait de loin occuper les hameaux, pillant, incendiant, comme s’ils eussent eu charge d’en éviter la peine aux ennemis. Ces soldats débandés, cavaliers, gens de pied, vivandiers, valets, se mêlaient en désordre aux convois des malheureux campagnards qui couvraient les routes. Ils volaient les bêtes de trait, les charrettes, détroussaient tout un chacun sans pitié. Ils attaquaient les gens isolés, pendaient un homme pour lui voler son habit, se tuaient entre eux à propos du plus pauvre partage, pour un écu, pour une poule, pour le plaisir. Et le mort n’était pas par terre qu’il était déjà dépouillé.
Ainsi tous ces traînards s’égrenaient sur les routes, depuis les Pays-Bas jusqu’aux villes fermées de l’Amiénois. Partout ils avaient fui devant l’ennemi : à la Capelle, à Fronssomme, à Fervacques, au Catelet ; nulle part ils n’avaient tenu pied aux Espagnols. Et l’on craignait que les bandes de Picardie, menées par le duc de Chaulnes, ne se missent en déroute à leur contact. Les prévôts de l’armée avaient usé toutes leurs cordes à les pendre ; le chanvre doublait de prix. Le pis était que certains de ces drôles avaient pu gagner la banlieue de Paris, où ils semaient la panique.
Au dehors des places fortifiées, personne n’était en sûreté. Le gros des troupes, abandonnant la frontière, tournait le dos à la guerre pour se replier sur Compiègne. Aujourd’hui peut-être, demain sûrement, les Espagnols passeraient la Somme. Ce qui aurait échappé aux Français du maréchal d’Estrées serait raflé par les Croates de Jean de Wert.
Aussi tout le pauvre monde courait par les chemins avec ce qu’on pouvait transporter. Mais la terre grasse, détrempée par les pluies, semblait vouloir retenir les chariots lourds de meubles qui s’embourbaient jusqu’aux essieux. Les bêtes s’abattaient, les gens criaient, et les tristes convois s’allongeaient en files interminables sur les routes ou coupaient à même les champs foulés. Une commune terreur tenait tous ces malheureux, celle de trouver les ponts coupés. Et l’on se répétait que les gués étaient au pouvoir des Espagnols. Alors, beaucoup, de désespoir, essayaient de retourner sur leurs pas. Pris dans la file serrée des charrettes, des chevaux, des bœufs, ils ne réussissaient qu’à augmenter le désordre, sans parvenir à se dégager.
M. d’Oultry et Nicolas avaient été jusque-là assez heureux pour ne pas tomber dans la cohue. Mais, au sortir d’un champ, ils débouchèrent dans un chemin creux en même temps qu’une vingtaine de soldats qui s’avançaient en sens contraire et tenaient toute la largeur de la voie. La mauvaise mine de ces bandouliers s’associait si heureusement avec leurs vêtements en loques que chacun d’eux rappelait un épouvantail à moineaux. C’étaient des mousquetaires dont les casaques grises avaient plus de trous que de drap. Des lapins, des canards pendaient accrochés à leurs fourquines et à leurs mousquets, où divers objets gagnés à la maraude se balançaient côte à côte avec des poulets et des chapons.
Ivres pour la plupart, ces braves s’aidaient dans leur marche d’une chanson bachique. Le mieux vêtu de la troupe marquait la cadence en tapant avec une louche d’argent sur un chaudron de laiton qui lui servait de tambourin.
Quand il vit ces deux hommes et le troupeau de moutons qui s’en venaient à sa rencontre, il arrêta sa musique, hésita, puis, rassuré sans doute par l’air abattu et fatigué du blessé et de son compagnon, il jeta ses instruments et cria :
— A nous ! A nous ! Camarades, sus aux moutons ! Sus aux patauds !
Quelques soldats objectèrent que le plus grand des deux devait être un officier, et qu’il y allait de la corde dans une pareille affaire. Mais les autres poussèrent de l’avant en répétant le cri : « Aux moutons ! Sus aux patauds ! Pendus ! Pendus ! »
Si rapide que fût l’attaque de cette canaille, M. d’Oultry avait été encore plus vif à se mettre en défense.
L’épée nue pendue à son poignet droit par la bricole de cuir, il tenait un pistolet de chaque main. Foudroyés à bout portant, les deux premiers assaillants s’abattirent la face contre terre. L’homme au chaudron, qui n’avait qu’une épée courte, reçut la lame espagnole dans l’aine et glissa dans son sang. Mais M. d’Oultry, serré de près, dut rompre. Dix épées menaçaient sa poitrine. Et, chose plus dangereuse, les autres bandits préparaient leurs mousquets, qui, heureusement, n’étaient pas encore chargés, et se passaient le feu pour les mèches.
Sans marchander sa personne, Nicolas se rua sur ces mousquetaires et avec tant d’à-propos qu’avec sa large épée wallonne il en porta trois par terre, la tête fendue. Mais un coup de crosse qu’il reçut sur la tempe l’envoya rouler, à demi assommé, contre le remblai du chemin. Douze poignets le serrèrent à la gorge, tandis que M. d’Oultry, blessé au bras, tombait à son tour aux mains de l’ennemi.
— Pendez-les, et en deux temps ! commanda un drôle dont le feutre fendu en trois endroits s’étalait à l’image des ailes d’un moulin. — Et nous, aux moutons !
Tranquillement, un malandrin prépara deux cordes, des quatre qu’il avait à sa ceinture, cependant qu’on arrachait les habits à M. d’Oultry et à Nicolas.
Mais voici que les moutons, comme pris de panique, se ruèrent dans le chemin creux, renversant tout sur leur passage et aussi les bandouliers qui avaient essayé de les diriger. Ces braves, remis sur pied, quand la trombe fut passée, trouvèrent une autre besogne. Un gros de cavaliers, derrière les moutons, occupait la route encaissée, et M. d’Oultry criait :
— A l’aide, Comtois ! A moi, carabins ! Laisserez-vous assassiner votre capitaine ?
Le bas officier ainsi interpellé arrêta son cheval, regarda avec attention le gentilhomme en bras de chemise qui se débattait tout sanglant entre les mousquetaires. Il se découvrit brusquement et dit :
— Par ma foi, monsieur, nous arrivons à temps !… Mais tout notre monde vous croyait mort… On disait que vous aviez été tué par les Croates !… Eh là ! Pontillac, que l’on arrête tous ces drôles !
— Laisse celui-ci en paix, Comtois ! Car c’est mon bon valet, et il a fait de belles armes pour me défendre ! Quant à ces galants, donnez-leur le bal. Pendez-les si vous avez des cordes. Leurs carcasses serviront d’exemple aux aimables garçons de leur confrérie.
Il n’en fut pas autre chose. Les cavaliers cernèrent les mousquetaires, qui se laissèrent ramener et pendre sans réclamer : « Un peu plus tôt, un peu plus tard, dit l’homme au chaudron qui avait repris connaissance au moment où on l’accrochait au poirier, qu’importe ! On est toujours entre ciel et terre, et ce ne sont pas six pieds de plus ou de moins en hauteur qui ajoutent à la réputation d’un homme. »
Une aigre altercation s’éleva cependant entre le carabin Pontillac et un de ces bandouliers qui ne voulait point qu’on lui passât la cravate de chanvre.
— Je suis noble et puis en faire la preuve. Mon droit est de mourir par l’épée.
— Excuse-moi, mon bon ami, répondit M. d’Oultry, mais mon prévôt ne sait que pendre. A la prochaine occasion je te promets une exécution suivant ton rang. Pour aujourd’hui, contente-toi avec ce peu de facilités que nous laisse la guerre. Pontillac, accroche !
Nicolas, remis de son étourdissement, assistait béant d’horreur à cette exécution où la belle humeur des victimes ne le cédait en rien à la bienveillance des bourreaux. Le dernier des honnêtes gens qu’il voyait ainsi faire le saut raidissait la corde de son poids comme un convoi passait au-dessus du talus. Nicolas ne leva pas les yeux de ce côté. Occupé à rajuster ses vêtements, il ne vit pas une main qui s’agitait hors d’une bâche de toile, il n’entendit pas une voix faible qui l’appelait.
Et Monique Piédalue, emportée au mouvement du char cahotant dont le conducteur accélérait l’allure par crainte de rester en arrière, Monette, dolente, la tête enveloppée de linges sanglants, disparut sans avoir attiré l’attention du berger Nicolas, tout à la contemplation des pendus.
Jamais, depuis ce jour funeste où les Espagnols surprirent la ville sous le règne du feu roi, on n’avait vu pareil tumulte dans Amiens. Seuls les vieux habitants se rappelaient cette date sinistre du 11 mars 1597. Les jeunes gens qui, en tout autres temps, traitaient leurs propos de radotages, écoutaient maintenant : on allait connaître, après plus de trente ans de paix, les malheurs oubliés de la guerre.
Du haut des remparts, les bourgeois anxieux regardaient si l’ennemi n’approchait pas. Certains, pour se flatter, exagéraient la longueur de leur vue. Ils prétendaient distinguer la flamme des incendies montant du côté de Saint-Acheul.
En tous cas la nouvelle était certaine. L’Espagnol était dans Corbie, à quatre petites lieues d’Amiens. Cette place s’était rendue sans que le gouverneur eût tiré un seul coup de canon, et sa garnison était attendue dans Amiens.
De cette garnison la venue était un des sujets de ces conversations où l’on n’épargnait ni le Cardinal ni les financiers. L’obligation de loger les troupes mécontentait les bourgeois, peu disposés en tous temps, mais aujourd’hui moins qu’hier, à supporter l’insolence du soldat. Et puis l’on redoutait de nouveaux impôts. Sous prétexte de défendre la province, on assiérait des taxes exceptionnelles qui demeureraient alors que l’ennemi s’en serait allé depuis longtemps.
La plupart de ces bourgeois, qui se seraient fait tuer sans hésitation pour garder les murs, qui en seraient même sortis pour le service du roi, calculaient à part soi les bénéfices possibles, les avantages à tirer des malheurs du temps. Les uns songeaient à vendre leurs marchandises au-dessus du cours, les autres à faire un coup sur les blés, le salpêtre, le plomb. Tous s’occupaient d’intriguer en sous-main pour qu’on envoyât les gens de guerre se loger chez le voisin.
Cependant, sous les portes, c’était un défilé ininterrompu de charrettes. Les fugitifs arrivaient en flots pressés. Leur foule inondait les rues, les places, fourmillait sous les halles, envahissait les portiques des églises. L’évêque, les échevins, tout le corps de ville, multipliaient les secours. Mais on prévoyait l’heure où l’on ne saurait plus où abriter ces malheureux. Et pourtant comment leur refuser l’hospitalité quand ils n’avaient plus ni feu ni lieu ?
Les religieux, qui promenaient en chantant des litanies la châsse de saint Firmin, durent arrêter leur procession dans la rue de l’Hôpital. Tout un peuple y campait en plein vent, nuit et jour, autour des chariots dételés. Les bêtes broutaient parmi les bottes d’herbes éparpillées sur la voie. Pas un anneau des murs qui ne retînt une douzaine d’ânes ou de chevaux à l’attache. Sous les porches, dans les cours, on ne voyait que vaches et veaux ; et les volailles, échappées des paniers, perchaient sur les balcons et les appuis des fenêtres.
Devant l’hôtel de Nérissins, entre deux charrettes de vivandiers aux brancards dressés et croisés, un mauvais matelas gisait à même le pavé. Sur cette couche reposait une malade, dans des vêtements en loques, et dont la tête n’avait même plus de bonnet. La figure, émaciée, livide, était encore plus pâle que les linges ensanglantés qui ceignaient le front. Et l’on ne pouvait dire si la créature étendue sur cet appareil de misère appartenait à la mort ou comptait encore parmi les vivants.
Grâce aux efforts de deux laquais vêtus de gris qui la précédaient, une dame réussit à fendre la foule qui se pressait autour d’une marmite voisine du matelas. Les sévères habits de veuve et les guimpes monastiques de la nouvelle venue ennoblissaient encore sa figure sérieuse et discrète. La dame interrogea une pauvresse qui tamponnait avec un chiffon humide les tempes de la blessée.
— C’est, madame, une pauvre fille de paysans, sans doute, une bavolette, comme on dit. Nous l’avons recueillie, non loin des gués de l’Oise, sur un chemin où elle gisait ainsi qu’une morte, avec une grande plaie à la tête. La pauvre avait dû se sauver devant les Espagnols, qu’en sais-je ?
La vivandière s’arrêta de laver le front de l’enfant et reprit en secouant la tête :
— Hélas ! je crois qu’elle n’en réchappera pas pour nous conter son histoire. Son front avait donné contre une pierre où il y avait encore de son sang. Enfin, comme cette fillette respirait encore, nous l’avons recueillie dans notre chariot. Mais, depuis tantôt dix jours qu’elle nous accompagne ainsi, c’est tout juste si elle a parlé deux fois, et elle n’a prononcé que des mots sans suite. Un chirurgien, qui l’a regardée en passant, nous a prévenus que si on la sauvait par miracle elle resterait certainement muette.
— Et ne savez-vous rien de plus sur elle ? demanda la dame. — Ses yeux se mouillaient de larmes au spectacle de la malade, dont les traits fins et délicats s’allongeaient et se faisaient durs comme si la mort les eut touchés de sa main. — N’avait-elle pas, bonne femme, quelques papiers dans son corset, ou bien un bijou avec des lettres gravées, un rosaire, une croix ?
— Hélas ! non, madame. Sans quoi on vous les remettrait fidèlement… Et puis, madame, nous sommes de pauvres gens. Pillés par les maraudeurs pendant la déroute, nous ne savons aujourd’hui comment vivre… Où pourrions-nous bien déposer cette brebis du bon Dieu ?… Avec votre bon conseil, peut-être la recevrait-on à l’hôpital ?…
A ce mot d’hôpital, la dame tressaillit.
— Ne parlez pas d’hôpital, s’écria-t-elle en joignant les mains. La mine honnête de cette enfant est le sûr garant de sa vertu, et l’on peut être misérable sans cesser d’être fille de bien… Écoutez, bonnes gens, vous pouvez être tranquilles. Vous, ma bonne, vous m’accompagnerez tantôt chez moi, et je vous secourrai. Pour celle-ci, si vous l’avez sauvée jusqu’aujourd’hui à travers tant de fatigues et de dangers, c’est qu’il plut à Dieu de veiller sur elle. Cette malheureuse enfant n’aura d’autre abri que mon toit.
Des voix s’élevèrent alors dans la foule des réfugiés.
— On sait bien qu’elle a la fièvre maligne… Peut-être pis !… On a dit ce tantôt qu’elle était pestiférée !…
Aussitôt le cercle s’élargit et la dame demeura seule auprès de sa protégée. Ses laquais eux-mêmes s’étaient vivement reculés.
Le rouge de la colère et de la honte empourpra la mine fière de la veuve. D’une voix que l’émotion rendait tremblante, elle parla :
— Quand je devrais l’emporter moi-même dans mes bras, comme saint Julien l’Hospitalier fit du lépreux, elle ne restera pas sans secours. Monsieur Vincent de Paul nous a tracé notre devoir, à nous ses filles, et je n’hésiterai pas. Que ce soit la peste ou quelque autre mal qui tourmente cette enfant, plus son mal est grand, plus elle m’est chère…
Mais les gens se tenaient toujours à distance : ils croyaient à la peste.
Frappant du pied le pavé boueux, la lèvre retroussée par un rire de mépris, la dame se tourna vers ses laquais. Les yeux baissés, ces braves, jeunes et solides, détournaient la tête, n’osaient soutenir son regard. Alors elle les somma d’avancer, flétrit leur lâcheté.
— Et vous, Florimond, Magloire, si vous êtes couards à ce point de redouter la contagion que je dédaigne, allez me chercher, sur l’heure, les frères de la Miséricorde ! Ceux-là n’ont pas la peur de mourir… Allez !
Ployant les épaules sous l’outrage, Magloire s’approcha alors. Il marchait évidemment sans plaisir, mais la crainte d’être pris pour plus poltron qu’il n’était, l’envie aussi de passer pour courageux aux yeux de tous ces trembleurs, le poussaient en avant :
— Excusez, madame, on sait ce qu’est obéir, et on ne vous laissera pas ainsi sans aide devant ces coquins, non plus que cette enfant sur le pavé. Foin de la peste, puisque telle est la volonté de Madame !
Ce qu’entendant, Florimond, un jeune géant dont les mains pareilles à des éclanches de mouton pendaient hors des manches trop courtes de sa souquenille, conclut en se dandinant :
— Le temps d’aller chercher quelques planches et de les mettre en brancard ! Donnez-nous deux minutes, madame, et on sera de retour avec les bois et du vinaigre aromatisé.
Alors des voix gouailleuses montèrent de la foule qui, machinalement, se rapprochait, espérant que la dame demeurerait dans l’embarras :
— Voyez les beaux galants ! Ils se montrent pressés de partir, mais ils le seront moins de revenir. — Quand on est si brave, on se fait soldat !… Ne dirait-on pas aussi parce qu’elle a des laquais…
L’auteur de ce propos fut interrompu par un soufflet de telle force, fourni par Florimond, qu’il alla donner dans un groupe à six pas de là pour s’étaler ensuite sur le pavé.
— Au meurtre ! cria un paysan.
— On m’a tué ! hurlait le petit homme pelotonné en boule et se tenant la joue à deux mains.
— La paix, drôles ! Si vous faites ainsi du désordre, je vous expulse de la ville, et vous coucherez dans les fossés !
C’était un bas officier de justice, suivi de quatre sergents. La vue des hoquetons calma les plus échauffés, d’autant que ces gens de police commençaient généralement par gourmer le monde avant que d’entendre les parties. Tenant l’oreille du petit homme giflé par Florimond, le chef de l’escouade se découvrit de sa main gauche restée libre, salua très bas et dit :
— Madame d’Aronville, aurai-je l’honneur de faire pendre ce drôle qui a dû vous manquer ?
— Non point, s’il vous plaît, monsieur l’exempt. Laissez-le s’en retourner. Et je gronderai mon valet pour avoir frappé si fort.
L’exempt gratifia le prisonnier d’un coup de pied dans le fond de ses chausses rapetassées en dix endroits et le relâcha. Mais le vaurien ne put déguerpir si vite que le bois des hallebardes ne lui caressât les épaules. Ayant ainsi rétabli le bon ordre, les sergents se retirèrent noblement.
Maintenant la foule, où s’étaient mêlés des ouvriers et des bourgeois d’Amiens, applaudissait au courage et à la charité de la dame.
— Oui, c’est Mme d’Aronville !… La bonne veuve !
— La mère des pauvres ! — La dame du mestre de camp, du seigneur de Saint-Gatien, tombé devant la Rochelle !
— Dieu vous assiste, madame !
Tous en chœur, reprirent :
— Vive Mme d’Aronville !… Que Dieu l’assiste !
Deux femmes murmuraient :
— Que Notre-Dame la protège ! On dit que son fils cadet vient d’être tué à la guerre !
— Quelle pitié !
— Si jeune encore ! — Et si belle ! — Honneur et paix pour elle !
Un homme s’approcha, le chapeau à la main, puis un second, puis cinq :
— Faites excuse, madame, on a été bien sots ! Mais nous allons la porter chez vous, cette petite… Et on bénira sa peine, pour l’amour de vous !…
A ce moment la petite porte de l’hôtel de Nérissins s’ouvrit, et une jeune femme parut sur les degrés du perron.
Son visage rose et frais, ovale, eût paru d’une grâce timide sans la saillie du menton qui disait la volonté obstinée, tandis que la bouche pincée accusait un esprit dissimulé et calculateur. La dissimulation était aussi dans les yeux bleus que voilaient des lourdes paupières à longs cils, battantes, toujours en mouvement, comme si les prunelles striées de vert eussent craint de laisser lire dans leur profondeur sans fond.
Ce visage, aimable pour qui ne s’arrêtait pas aux détails, s’encadrait dans les boucles tombantes d’une chevelure fauve, qui, taillée court sur le front bombé, poli, étroit, d’une blancheur d’ivoire, y bouffait en frisons crêpelés et couverts de poudre blonde.
Un col évasé en rotonde haussait son auréole de dentelle légère autour de la tête. Les grandes manches à l’espagnole, rattachées aux mancherons par trente aiguillettes ferrées d’or, étaient chargées, sur leur velours pain-bis, de tant d’or en appliques que l’on se demandait comment la dame pouvait lever les bras sous leur poids. Le busc de son corps simulait l’arête d’une cuirasse, et le vertugadin en roue de carrosse, qui tendait ses jupes de satin gris sous sa robe de velours minime, était ample à ce point de permettre bien juste à Mme de Nérissins de passer par la porte bâtarde où elle apparaissait superbe entre les montants de pierre travaillés en vermicelles.
Des laquais, en livrée galonnée sur toutes les tailles, se tenaient de chaque côté des marches. Le Suisse, chamarré de cinq tons, avait sa pertuisane au poing, et un écuyer, vêtu de velours noir, montrait sa mine brune, son nez crochu, ses moustaches de chat et son col en plat à barbe, par-dessus l’épaule de la dame.
N’eût été son air insolent et sa manière de lever le menton pour parler avec une voix de tête, cette petite femme eût passé partout pour charmante. Mais sa réputation valait moins que sa beauté. Dès qu’elle parut, la plupart des bourgeois et des ouvriers tournèrent le dos, abandonnèrent la place. Les plus hardis murmuraient : « Vous verrez que cette sucrée va s’emparer de la malade sous prétexte de bienfaisance. Elle ajoutera ainsi, sans bourse délier, une servante à son domestique. »
Le bruit public était en effet que Mme de Nérissins battait ses gens et ne les payait guère, et encore qu’elle gardait toutes ses filles de service sous clef, cela pour qu’on ne sût pas ce qui se passait chez elle.
— Hélas ! disait l’armurier Jérôme Petitport à son compère Aubin Planturel, le mercier. On ne le sait que trop, ce qui se passe chez la Nérissins ! Chacun y conspire ouvertement contre Monsieur le Cardinal et le bien du royaume.
— Le fait est, répondit Planturel non sans avoir regardé prudemment si on ne l’observait pas, que j’ai vu distribuer autour de sa maison les fameux placards arrivés avant-hier. Vous les avez lus, Petitport, ces libelles que répandent les Espagnols et où l’on voudrait nous prouver que les bons compagnons, loin de venir en conquérants, arrivent ici en libérateurs, en pacificateurs, pour seulement éloigner du Roi tous ses mauvais conseillers.
— Malheureusement, maître Planturel, un autre bruit plus croyable, si l’on s’arrête dans nos rues où campent tant de gens ruinés et battus, serait que les incendies, les pillages, les meurtres et toutes les violences ont été jusqu’ici les seules preuves des bonnes intentions de nos amis les Espagnols. Ils ont plumé la poule à Roye, ils pillent maintenant à Corbie. Que Dieu les écarte de notre ville !
— Heu ! heu ! fit le mercier, je doute fort qu’ils se décident à venir jusqu’ici. Le Roi, si j’en crois la renommée, se prépare à nous défendre avec de bonnes troupes. Demain, au plus tard, Monsieur nous arrive avec l’arrière-ban de l’Orléanais et du Berry. On parle aussi du comte de Soissons, des maréchaux de la Force et de Châtillon, de bien d’autres seigneurs, de plusieurs armées !… Consolez-vous, mon compère. Ce serait jouer de malheur si vous ne trouviez pas à leur vendre avantageusement toutes les vieilleries de votre magasin.
Subitement consolé, Jérôme Petitport souhaita au mercier une pareille aubaine.
— Puissé-je, mon maître, céder en effet mes corselets, mes bourguignotes et mes coutelas au prix que vous vendrez vos bas, vos collets et vos rubans !…
Cependant que les deux notables marchands s’éloignaient, Mme de Nérissins disputait à Mme d’Aronville le soin de recueillir la jeune blessée :
— Eh ! pour l’amour de Dieu, madame, vous me laisserez ce plaisir de la sauver. Si vous vous réservez toute la charité de la ville, quelle sera notre part, à nous, pauvres femmes de bien ?
Mme d’Aronville, tout en répondant avec une froide politesse, pressait ses laquais d’enlever le matelas et la malade. Mais les domestiques de Mme de Nérissins, plus nombreux, forts de leurs épées alors que Magloire et Florimond étaient sortis sans armes, les repoussèrent facilement. Ils portèrent la jeune fille dans l’hôtel, et, avant que la porte se refermât, Mme de Nérissins envoya à sa rivale un dernier compliment :
— Adieu, madame ! Montrez-vous à l’avenir moins pressée à me disputer l’avantage de secourir ceux qui se réfugient à l’abri de ma maison. Et laissez-moi vous donner, en amie, un dernier conseil. S’intéresser aux affaires des autres est bon, meilleur de surveiller les siennes. A force de vous dépouiller au profit d’autrui, il ne vous restera bientôt plus, je le crains, de quoi vous couvrir. Je sais que ce qu’on dit n’est que vanité et que le monde est aussi sot que méchant. Madame, je suis votre humble servante… Don Henriquez, faites la charité à ces pauvres gens !
Et Mme de Nérissins, étalant sa jupe à deux mains dans une belle révérence, tourna le dos en riant. La porte se referma et Mme d’Aronville resta dans la rue avec ses deux valets. Sous la poignée de petite monnaie que l’écuyer de la jeune dame, le Quinola Henriquez, avait libéralement fait pleuvoir, la foule des réfugiés se battait à coups de poing, à coups de griffes, à coups de pied. Les vieilles étaient piétinées, les enfants s’arrachaient les cheveux, les hommes mettaient la main au couteau.
Non sans peine, Mme d’Aronville se tira de cette pitoyable cohue.
Maître Planturel, le mercier, n’avait pas trompé son ami l’armurier Petitport. Le soir même de cette journée du 19 août, Monsieur, frère du Roi, arrivait avec ses forces sur les frontières de la Somme, et un corps d’avant-garde entrait dans la ville d’Amiens, avec une partie de la garnison de Corbie, sortie avec les honneurs de la guerre.
M. d’Oultry et Nicolas avaient suivi le sort de cette garnison. Pour l’heure, ils marchaient avec un convoi de malades, car l’officier de carabins, souffrant encore de ses récentes blessures, avait eu cette mauvaise chance de recevoir, par surcroît, un des rares coups de feu qui s’échangèrent entre les Français et les Espagnols au premier temps de l’investissement de Corbie. Il portait son bras cassé en écharpe.
Le tumulte des rues allait toujours grossissant. Aux réfugiés se mêlaient maintenant les soldats, qui, les rangs rompus, couraient de droite et de gauche, avec le billet de logement. Si les habitants déployaient pour les évincer tous les moyens humainement praticables, ces gens de guerre se montraient largement capables de leur résister. Ils enfonçaient au besoin les portes, quand ils ne pénétraient par les fenêtres ; certains tiraient après eux leurs chevaux dans les salles et même leur faisaient gravir les escaliers. Les échevins cependant ne perdaient point courage. Obligés de compter avec la mauvaise volonté des gens bien en cour, qui s’affranchissaient, sans vergogne, de toute obligation, ils s’efforçaient de concilier l’honnête avec le possible.
Mais Mme de Nérissins refusa non seulement de loger M. d’Oultry et son valet qui lui avaient été désignés, mais encore de s’acquitter en argent, si modique que fût la taxe. Et on la savait tellement haut placée dans l’amitié de Monsieur que le corps de ville n’osa passer outre. M. d’Oultry fut logé chez Mme d’Aronville. Bien que cette dame donnât déjà le couvert à deux officiers et à une douzaine de cavaliers, elle reçut gracieusement le nouveau venu, qu’elle connaissait d’ailleurs pour appartenir à la vieille noblesse de Picardie. Elle lui trouva un bon lit, une chambre même où il pût être seul. Et, quoique Nicolas répétât que le moindre recoin des écuries et une botte de paille le contenteraient au delà de ses désirs, le petit berger se vit établir dans une soupente où on le gratifia d’une paillasse.
On lui permit même d’y garder avec lui son chien Miraut.
— La bonne bête ressemble plus à un loup qu’à un chien honnête, dit une fille de cuisine. Mais ses yeux luisent ainsi que des beaux écus d’or et vous regardent d’un air quasiment humain ! Pour toi, l’ami, tu me fais plus l’effet d’un pastour que d’un valet de guerre. D’ailleurs qui aime les animaux ne saurait être méchant.
Et cette servante, qui répondait au nom de Marion et ne se montrait pas avare de ses paroles, conclut ainsi :
— Fie-t’en à moi pour la nourriture de ton chien. Je veux qu’en sortant d’ici il éclate de graisse, et toi aussi, Nicolas, mon ami. Mais quel malheur est le tien, et ton maître te battrait-il plus que de raison ? Tu as la mine bien triste pour un garçon de ton âge qui vit avec les soldats. Allons, viens-t’en dîner avec nous, la soupe fume, et Alizon, la cuisinière, entend qu’on soit exact.
Nicolas prit place à une longue table. Des deux côtés, une vingtaine de domestiques se coudoyaient sur des bancs. Un petit moine mendiant occupait le haut bout ; sa besace pleine reposait entre ses pieds. Les manches de son froc brun étaient si vastes que, lorsqu’il levait le bras pour porter la cuiller à sa bouche après avoir modestement puisé à l’écuelle d’étain, ce bras apparaissait dans sa nudité pour la plus grande édification de chacun. Et l’on ne savait ce qu’il fallait le plus admirer, de la simplicité de ce capucin, de sa barbe noire étalée en nappe sur sa poitrine, ou de son bon appétit.
Mais Nicolas retint pour lui une grande part de cette admiration. Depuis longtemps le pauvret ne s’était trouvé devant un pareil plat, où les choux, les saucisses et le lard franc se trouvaient alliés par quantités égales. M. Florimond lui-même en demeura stupéfait. Et pourtant ce laquais était fameux à juste titre pour la façon aisée dont il expédiait une miche de pain de deux livres avec un quartier de bœuf fumé, à son souper, sans compter le fromage et le fruit.
Poussant le coude du moine, Florimond opina :
— On nous dit, mon père, que les bons appétits font les bonnes consciences. Je serais fort surpris que ce petit garçon ne soit pas homme de bien.
Et le capucin répondit en repiquant au plat et la bouche pleine :
— Ita est, fili.
Ce qu’entendant, Magloire se crut obligé de protester.
— Non point, s’il vous plaît, mon père ! Ce n’est pas fini !… Le fromage de Bézons arrive. Ne voyez-vous pas cette aimable Marion qui l’apporte sur un beau plateau de bois ?
Et, se tournant vers Nicolas, Magloire continua :
— Ce petit compagnon ne se fera pas prier pour en expédier un quartier.
Mais, à ce nom de Bézons, Nicolas pensa défaillir. A grand’peine put-il retenir ses larmes. Il revoyait la ferme brûlée, les parents de Monette mourant dans le feu. Et le pauvre berger en vint à se reprocher comme un crime cette joie innocente qu’il venait de prendre à s’asseoir devant une table abondamment servie, lorsque à cette heure même la Demoiselle, peut-être, souffrait de la faim dans quelque village ruiné ou errait, recrue de fatigue, par les chemins.
Des pensées non moins tristes tenaient M. d’Oultry quand il voyait Mme d’Aronville. Et celle-ci le visitait souvent. Non contente de le faire soigner par son médecin, elle pansait de sa main l’officier.
— Eh ! madame, disait-il, ce serait grand plaisir de recevoir souvent de mauvais coups pour être guéri par une pareille main !
Pour avoir passé sa vie dans les camps, M. d’Oultry, qui comptait quarante années bien sonnées, ne manquait pas de délicatesse. Ne sachant en quels termes annoncer à Mme d’Aronville l’affreux secret qu’avec Nicolas il se trouvait le seul encore à connaître, il remettait au jour suivant. Ce jour n’était pas venu qu’il s’accordait un nouveau délai.
— « La pauvre femme l’apprendra toujours assez tôt. Autant demain qu’aujourd’hui. Qu’importe après tout qu’elle le sache, et ne vaut-il pas mieux la laisser dans l’ignorance et l’espoir ? »
Mme d’Aronville suspendait ses questions pour un tout autre scrupule. Craignant de fatiguer le malade, jamais elle ne lui parlait de la guerre. Et, si cruelle que demeurât son inquiétude sur le sort de son fils dont on ne savait rien, la mère ne rompait pas le silence.
Mais ses yeux parlaient, quelle que fût sa volonté stoïque. Un jour, M. d’Oultry, honteux de laisser ainsi cette noble femme dans l’anxiété, mêla à ses remerciements habituels quelques mots dont elle ne saisit que trop bien le sens. Enfin, adjuré de ne plus cacher la vérité, M. d’Oultry répondit simplement :
— Madame, je ne cacherai rien à une femme de tel cœur et de pareil courage. Fille, épouse, mère de gens de guerre, vous n’avez rien ignoré de vos devoirs, et je me sens un pauvre homme auprès de vous. De votre fils, madame, sur ma parole, je ne sais rien que par ouï-dire. Mon valet Nicolas semble mieux informé et il pourra vous répondre. Interrogez-le avec votre coutumière douceur. Car il est d’un caractère singulièrement ombrageux et timide, et il ne s’ouvre pas volontiers.
Mme d’Aronville, plus pâle que les coiffes de cambrésine qui entouraient son visage exténué par les veilles et les larmes, crispa ses mains, les joignit un instant sous son menton, murmura une prière, puis reprit son calme :
— Je vous remercie, monsieur, du sentiment qui vous dicta ce trop long silence et des termes discrets dont vous avez usé pour le rompre. Je vous en garde une gratitude infinie.
Elle tendit sa longue main fine au blessé, qui baisa les doigts en fuseau que n’ornait aucun bijou. Mme d’Aronville, sentant une larme rouler sur sa main, se dégagea d’un mouvement doux et vif. La grande traîne de sa robe noire disparaissait que M. d’Oultry, à demi dressé sur sa couche, regardait encore la porte sans s’occuper d’étancher les pleurs qui tombaient sur l’appareil de son bras.
Tout ce qu’il savait de cette femme, tout ce qu’il en voyait à chaque heure l’unissait à elle par des liens dont il sentait s’augmenter la force. L’amour qui gagnait M. d’Aronville était de la bonne étoffe, un de ces amours faits encore moins de tendresse que de respect et d’admiration.
— « A quoi tiennent les choses, se disait-il, et pourquoi ne l’ai-je point connue, cette Élisabeth de Maignestal, alors qu’adolescents tous deux nous pouvions escompter sans présomption les meilleures chances de la vie ? Aujourd’hui chacun respecte en elle une veuve encore jeune et belle, mais une sainte en ce monde, pour aller au vrai, et moi, j’habite la peau d’un soudard impénitent chargé de conduire deux cents chenapans à la gloire. Pour l’instant, je serais bien embarrassé de les y conduire, car ils ont si bravement détalé que le plus malin ne saurait où ils se terrent… Enfin de quel poids… de quel poids pèseraient mes actions de guerre auprès d’elle, qui n’a cure que du seul service de Dieu et de ses pauvres ? »
Ainsi songeait M. d’Oultry, tout en jurant sans scandale, parce que ses mouvements indiscrets avaient dérangé son bandage. Déjà il appliquait à ses lèvres le sifflet d’argent pendu à son cou et dont il usait pour appeler Nicolas à distance, lorsqu’il se ravisa :
— « Où ai-je la tête ? Mon petit valet doit être chez Mme d’Aronville, et nul moment ne serait plus mal choisi pour la déranger, d’autant que, quand je siffle, je la vois toujours arriver en courant… Ce Nicolas est véritablement bizarre. Il va m’étonnant de plus en plus par sa prudence et sa sauvage probité, toutes qualités bien au-dessus de son âge et de son état. Il a son secret, la chose est certaine. Si je n’entretenais d’autres idées en tête, ce serait pour moi un précieux divertissement que de le découvrir… Rien que cette histoire des moutons !… Jamais plus riche occasion ne se présenta à un laquais de mettre pareille somme dans sa poche. Douze cents écus, pas un blanc de moins !… Et cependant, lorsqu’il eut réussi à ramener tout le troupeau jusqu’à Roye, il exigea que je fusse présent à la vente, et il se contenta de la moitié de l’argent, m’abandonnant part égale. J’avoue, à ma honte, que je me suis laissé tenter… Avec quoi aurais-je vécu, bon Dieu, depuis que nous traînons la misère de place en place jusqu’à Amiens ?… La guerre paie la guerre. Autant vaut que ces moutons, perdus pour tout le monde, nous aient profité plutôt qu’aux Espagnols. Et, particularité à noter, ce Nicolas m’a confié tout son avoir, de telle sorte que s’il me plaisait de lever le pied… Aïe ! c’est là ce que je lèverais plus aisément que le bras !… Maudit coup de mousquet !… Enfin, qui vivra verra !… »
Cependant que M. d’Oultry philosophait en essayant de tromper et son amour et sa douleur, Mme d’Aronville écoutait le triste récit de Nicolas. Elle avait appelé le petit valet dans sa chambre. De cette pièce, une des moins belles de l’hôtel, l’aspect était d’un oratoire autant que d’une officine d’apothicaire. Les flacons de remèdes y voisinaient avec des livres de piété ; les bandes de toile, les tampons de charpie couvraient une table, en compagnie de registres de comptes, et le long des lambris pendaient les simples en bottes, un rosaire et du buis bénit. Peu de meubles. Comme lit, une mauvaise couchette sous les rideaux de l’alcôve. Il était de toute évidence que la veuve avait donné le meilleur lit de sa maison à M. d’Oultry. Et ainsi du reste : pareille au grand saint Martin, apôtre des Gaules, Mme d’Aronville eût abandonné à un pauvre la moitié de son manteau.
Sur le palier, Nicolas croisa une femme qui se retirait avec un petit enfant dans les bras et quelques pièces d’argent dans la main. « Allez, ma bonne, disait Mme d’Aronville. A brebis tondue Dieu mesure le vent. Votre mari reviendra de la guerre. Tant qu’il sera loin de vous, je pourvoirai au principal. »
Et, sans écouter les remerciements de la pauvresse, elle l’avait poussée doucement dehors et appelé Nicolas d’un signe :
— Mon ami, on m’apprend que tu es seul à savoir comment finit mon fils, Marie-Xavier d’Aronville. Ne me cache rien. Est-il tombé en gentilhomme fidèle à son Dieu et à son Roi ?
Nicolas avait baissé respectueusement les yeux devant cette figure douce et fière à laquelle la tristesse ajoutait plus de majesté. Surmontant sa timidité, il raconta ce qu’il avait vu à l’incendie de la ferme. Mme d’Aronville l’écoutait avec un calme trop grand pour n’être pas affecté. Mais elle ne put soutenir longtemps ce personnage impassible. Si grand que fût son courage, elle en avait trop présumé.
Quand Nicolas lui remit la cadenette nouée du ruban rouge et le sachet, elle prit les deux objets machinalement. Entre les mains de la malheureuse mère, la grande boucle blonde se déroula comme si elle eût été vivante. Élisabeth d’Aronville poussa alors ce faible cri des bêtes blessées à mort qui se traînent dans un coin pour mourir. Et l’on eût dit que cette plainte douce et lugubre emplissait la maison. Les femmes de service qui travaillaient dans la pièce voisine accoururent à temps pour recevoir leur maîtresse entre leurs bras.
Nicolas, les tempes moites, avait senti ses cheveux se hérisser d’horreur à ce cri. Au milieu du désordre il se retira, sans qu’on remarquât sa présence.
Tout en descendant l’escalier, il se demandait s’il n’avait point parlé trop brutalement et s’il ne s’était pas aliéné à jamais la bienveillance de cette dame, dont la protection seule, à ce qu’il pensait avec une superstitieuse obstination, lui saurait rendre Monette. Mais, si poignante que fût son inquiétude, Nicolas, dans la simplicité de son cœur, n’osait point la comparer à cette douleur démesurée, surhumaine, immense, que la plainte de Mme d’Aronville lui avait dévoilée. Longtemps il crut l’entendre monter dans le silence de la nuit, le cri de la mère se confondant avec l’appel déchirant de l’enfant égorgé par les Croates.
Et Nicolas se jura de ne plus paraître devant Mme d’Aronville. Mais celle-ci, qu’il connaissait si mal, n’attendit pas jusqu’au lendemain pour lui prouver sa reconnaissance. Elle fit venir le valet et lui demanda ce qu’il désirait pour sa récompense. Voyant Nicolas hésiter, la veuve crut à un calcul. Alors elle lui dit tranquillement :
— Fixe toi-même la somme !
Mais, à la rougeur subite de Nicolas, aux larmes qui lui perlèrent aux yeux, elle se rappela les paroles de M. d’Oultry et regretta amèrement les siennes.
— Pardonne-moi, enfant, reprit-elle vivement, et approche.
Mme d’Aronville, enfoncée dans son grand fauteuil de cuir, passa doucement ses mains sur les cheveux de Nicolas, qui s’était agenouillé devant elle.
— Pauvre enfant, ta mère aussi pourrait te perdre, car il faut s’attendre à tout quand on va à la guerre. Dis-moi donc où se trouve ta mère et apprends-moi son nom. Tant que je vivrai, elle ne manquera de rien en ce monde.
Nicolas ne put se retenir de pleurer.
— Hélas ! madame, grande est votre bonté, et vous me faites trop d’honneur. Excusez-moi, je suis un enfant trouvé.
— Je te servirai donc de mère. Dès aujourd’hui, tu seras de ma maison. Ton maître y perdra peut-être. Peut-être aussi ne voudrais-tu pas le quitter ? Enfin, que puis-je pour toi ? Allons, parle !
Mais, quand Nicolas voulut raconter son histoire, il reconnut vite l’inconvénient d’avoir accumulé les mensonges depuis sa rencontre avec M. d’Oultry. Une fausse honte l’empêcha de parler. Et il se sauva maladroitement sur ces paroles :
— Quand le jour sera venu, madame, je vous demanderai secours. Aujourd’hui, permettez-moi de me retirer et de vous laisser à votre deuil.
Plus de quinze jours se passèrent sans amener rien d’important. Le deuil de Mme d’Aronville était déjà trop sévère pour qu’elle le pût augmenter, et ses pauvres ne souffrirent point du coup qui la frappait.
M. d’Oultry se rétablissait très lentement, comme s’il eût craint de voir arriver le jour où Mme d’Aronville ne viendrait plus le panser. Et, à mesure que ses blessures se cicatrisaient, il se plaignait de douleurs plus fortes.
Un jour que Mme d’Aronville lui répétait la réponse de Nicolas à ses offres de service, le capitaine ne s’en montra pas aussi surpris qu’elle était en droit de s’y attendre.
— Mon Dieu, madame, de ces propos ambigus vous n’avez pas l’étrenne. Il me les a tenus déjà plusieurs fois…
Et, frappant son front avec son index, il regarda la veuve d’un air entendu :
— Entre nous, je crois que le pauvre garçon a reçu un fort coup sur la tête !
Mais, contre son ordinaire, Mme d’Aronville ne donna pas raison au capitaine : « C’était se tirer trop facilement d’une difficulté. Son idée, à elle, était que Nicolas possédait un secret d’importance… un moyen de retrouver ses parents, peut-être… enfin, un gros secret. »
Aussitôt M. d’Oultry s’écria :
— Eh bien ! madame, nous le chercherons ensemble ! Nous sommes associés, mordieu !…
Il essaya de reprendre son juron :
— Hum ! Hum ! Je voulais dire… Excusez-moi, je veux dire, madame… Enfin !… Topez là !
Et il garda la main de Mme d’Aronville entre les siennes un bon moment de plus qu’il n’était nécessaire pour contracter alliance, et même M. d’Oultry ne laissa cette main qu’après y avoir déposé un respectueux baiser.
— Vous êtes une sainte sur la terre, madame, et moi je ne suis qu’un vieux pécheur ! Rendez-moi meilleur, il ne tient qu’à vous…
Mais Mme d’Aronville avait déjà quitté la chambre, et la queue de sa robe s’était pareillement retirée.
— Sot que je suis, murmura M. d’Oultry, et plus brutal qu’un Croate ! Je choisis bien mon temps, vraiment, pour débiter mes gentillesses !
Retenu par un service de chaque heure auprès de son maître malade, ignorant tout de la ville, jusqu’au nom de ses places et de ses rues, n’y connaissant pas une âme en dehors des domestiques et des soldats logés chez Mme d’Aronville, Nicolas se désolait de son inaction. Cette inaction, il s’y était condamné en s’attachant à M. d’Oultry, mais ç’avait été d’une volonté réfléchie, car il avait vite compris que les faibles ne peuvent rien ou presque sans protecteurs.
Exagérant toutefois cette prudence timide qui était le fond de son caractère, Nicolas ne pouvait cependant se décider à parler. Il ne voulait pas importuner inutilement M. d’Oultry, non plus que Mme d’Aronville. « Quand j’aurai retrouvé la demoiselle, se disait-il, il sera toujours temps de leur demander aide et secours s’il y a du danger. Quelque chose me dit que je la retrouverai ! »
Et pourtant, bien qu’il ne se passât pas un moment de sa vie où il ne songeât à la demoiselle, de sa pauvre cervelle ne sortait pas une idée pour le lancer sur une voie. Depuis des jours il était sans nouvelles de Monette. En aurait-il jamais plus ?
Où, d’ailleurs, Nicolas en aurait-il pu trouver ? A mesure que M. d’Oultry se rétablissait, le petit valet jouissait certes d’une liberté plus grande. Il put aller et venir par les rues. D’Amiens il connut bientôt tous les quartiers. Sa figure et sa mise honnêtes, et qui n’étaient en rien celles de ces valets effrontés dont l’insolence et l’audace n’avaient d’égale que la couardise, prévenaient en sa faveur. Sa politesse et son désir d’obliger lui créèrent vite un peu partout des amis. Encore tout cela n’aidait-il en rien Nicolas dans ses recherches.
Il s’y livrait sans découragement ni espoir. Rien ne lui donnait à croire que Monette fût entrée dans Amiens. Les paysans réfugiés n’étaient point de la région de Bézons. S’il en interrogeait quelqu’un au hasard, il n’obtenait que des réponses sans suite, tant ces infortunées victimes de la guerre demeuraient plongées dans une morne et défiante stupidité. Et puis on n’en voyait plus guère dans les rues. La plupart des fugitifs avaient pu se procurer un abri, ou bien, pris à nouveau de panique, ils avaient tiré vers Compiègne.
Or, il advint un jour que le chien Miraut, attaché aux talons de son maître, s’en éloigna, contre son ordinaire. Trottant en avant, il enfila la rue de l’Hôpital et, sourd aux appels de Nicolas, continua de courir. Quêtant, jappant, il allait reniflant les bornes, les murs, le pavé, tournait, s’arrêtait, les oreilles droites, puis, les pointant en avant, il repartait. Enfin, quand il vit que Nicolas le suivait d’un bon pas, la bête, cessant de se retourner, entra délibérément dans une venelle qui côtoyait un jardin.
Miraut s’arrêta devant une petite porte, s’assit sur son derrière, et, tirant un pied de langue, commença de gémir joyeusement, selon la coutume des chiens de son espèce, dont les cris d’allégresse gardent toujours quelque chose d’une plainte.
Nicolas, dont le cœur battait plus vite et fort qu’un mouvement d’horloge, examina la porte, puis le mur assez haut, avec des pointes de fer fichées dans le mortier de son chaperon. Levant plus haut les yeux, il vit qu’un corps de bâtiment donnait sur un jardin qui le séparait, par un espace qu’il estima de quinze pas, du mur extérieur. Au second étage, entre les volets écartés d’une fenêtre, une jeune fille se montrait, occupée à coudre.
Et Nicolas, pantelant, hors de lui, pensa tomber de son haut, car à cette fenêtre il avait cru reconnaître la demoiselle. Assise sur la banquette de l’appui, elle lui tournait le dos, ou à peu près. Une corbeille de linge était posée près d’elle, et, au mouvement que la jeune fille faisait pour tirer une pièce de toile, son profil se détachait nettement sur le fond bleu d’un rideau.
Oui, c’était bien elle ! Et les gémissements, les jappements de joie étouffés de Miraut prouvaient qu’il reconnaissait sa maîtresse. Mais Monette ne regardait pas du côté de la ruelle. Tout entière à sa besogne, elle ne levait point les yeux. Alors Nicolas poussa un appel discret, une note longuement modulée qui lui servait à correspondre naguère avec son amie, quand ils étaient chacun sur le bord opposé d’un étang dont les hauts roseaux les cachaient entièrement l’un à l’autre.
Monette tressaillit, tourna la tête, poussa un cri, et Miraut aboya fortement.
A ce même moment Nicolas, qui agitait son chapeau, vit une femme toute en taffetas noir, le nez chaussé de lunettes, avec une perruque rousse frisée à menues boucles, se pencher à la croisée. Monette disparut. La fenêtre fut poussée, et Nicolas ne vit plus que les petits vitraux à lentilles verdâtres.
La pauvreté de cet accueil ne réussit pas à l’attrister. De ce simple garçon le bonheur gonflait le cœur à le rendre léger comme la plume. Quand Nicolas se remit à marcher, il lui semblait que ses pieds ne touchaient plus la terre.
Respirant bruyamment, il se frotta les yeux, puis se pinça le bras afin d’être bien sûr qu’il ne rêvait pas éveillé. Les caresses de Miraut bondissant autour de lui avec une vivacité folle suffisaient à lui prouver que tout cela était très réel et qu’il ne s’agissait point de quelque vaine apparition. Nicolas reprit vite son sang-froid. Devant cette fenêtre fermée, il ne crut ni utile ni prudent d’insister. Toute démarche inconsidérée pouvait compromettre, et peut-être irrémédiablement, l’avenir.
La demoiselle était retrouvée. Là était le point principal. Pour le reste, lui, Nicolas, s’en remettrait à ses protecteurs. Il essayerait d’abord de rejoindre Monette, au moins de lui parler. S’il ne pouvait y réussir, M. d’Oultry, Mme d’Aronville, sauraient bien y mettre ordre. Pour aller au plus pressé, il fallait apprendre le nom des gens qui occupaient cette maison d’aspect tant inhospitalier et de celle-ci étudier dans le détail les particularités et les approches.
Nicolas, qui avait recommencé de marcher pour ne pas attirer l’attention, eut soin, quand il passa une seconde fois devant la petite porte, de ne pas regarder de ce côté. Mais, tout en s’avançant, le nez en l’air, il distingua très bien deux visages collés contre l’ouverture grillée percée dans le panneau. Il reconnut même le museau de fouine et les besicles de la dame à perruque rousse. La seconde figure montrait un teint olivâtre, un nez crochu, des moustaches noires relevées jusqu’aux yeux.
Tranquillement, Nicolas remontait la ruelle déserte, Miraut folâtrait devant lui, tenant entre ses dents un débris de bois. Commençant entre deux murs, cette ruelle se continuait parmi des haies d’aubépine derrière quoi s’étendaient des vergers et des prairies coupées par un ruisseau bordé de saules, puis elle tournait pour finir en cul de sac par un retour sur sa droite où l’hôpital commençait.
Nicolas reconnut que le verger de gauche semblait prolonger le jardin qui entourait la maison où il avait vu Monette. Une brèche s’ouvrait dans la haie. Il eut bien soin de ne pas se risquer par là. Rappelant Miraut, il passa avec lui par une large trouée de la haie de droite, pénétra dans la prairie. Tout en marchant obliquement, il pouvait, sans trop tourner la tête, voir venir qui le suivrait. Bientôt il fut assuré que quelqu’un marchait derrière lui.
S’assurant que son épée jouait bien dans le fourreau et que la garde n’en était pas embarrassée dans son vêtement, Nicolas se rapprocha du ruisseau et excita Miraut à chercher comme si quelque bête puante se trouvât cachée dans un saule creux.
De ses pattes et de son museau le chien fouillait la terre, et Nicolas, ayant mis par prudence l’épée à la main, fourrageait dans l’herbe, multipliant les encouragements.
— Eh là ! Holà ! Hardi, Miraut ! Au rat ! Au rat !
A ce point que le Quinola Henriquez, qui s’approchait à pas de loup dans l’espoir de surprendre le jeune garçon, en demeura bouche bée. Sans interrompre sa chasse, Nicolas regarda ce grand homme sec, tout de noir vêtu et dont l’épée trop longue, à coquille repercée et ciselée, annonçait la condition et la nation tout ensemble. Car ces rapières, mesurant cinq pieds, n’étaient portées que par les duellistes de profession ou les capitans espagnols. Et, pour compléter cet équipement, une grande dague fine, dont le garde-main ajouré en dentelle était plus vaste qu’une écuelle, barrait les reins du personnage. Un chapeau en pot de chambre, à haut plumet, et qu’il portait sur l’oreille, ajoutait à sa mine altière, autant que ses moustaches de chat.
La lame courte et large de Nicolas se leva à ce moment même où l’écuyer de Mme de Nérissins allongeait sa face sournoise au-dessus de lui :
— Que cherches-tu dans cet arbre ?
A cette question, posée d’une voix tout à la fois doucereuse et rauque, Nicolas répondit lentement et avec une feinte candeur :
— Un rat, seigneur espagnol, un rat ! sauf votre respect ! Et il est d’une taille énorme. Le roi des rats, pour tout dire !… Je le poursuis depuis l’entrée de cette ruelle, et, il n’y a pas cinq minutes, je faillis le prendre sous la porte de la maison, là-bas, à gauche… Enfin, vous savez bien, la maison de cette petite bourgeoise…
Don Henriquez, outré de colère, l’interrompit :
— Apprends, monsieur le drôle, que Mme de Nérissins n’est pas une bourgeoise. Attaché à sa personne en qualité d’écuyer meneur, je t’engage, si tu tiens à tes oreilles, à ne plus rôder sous ses fenêtres !
Nicolas n’avait point envoyé sa phrase au hasard. Mais il n’attendait pas de ce petit stratagème un résultat aussi promptement considérable. Exagérant son humilité, il tira son chapeau, salua, se recouvrit et reprit, appuyé sur son épée :
— J’ignorais, n’étant point du pays, que cette dame fût maîtresse de la venelle et des prairies qui la bordent… J’aurais plutôt cru que c’étaient là les terres de l’hôpital ou quelques vaines pâtures et que je ne faisais pas de mal en venant y chasser aux rats… Mais du moment, seigneur espagnol…
Comme Nicolas criait très haut, l’écuyer essaya de lui imposer silence : « Te tairas-tu ! » Et il jetait des regards inquiets de tous côtés.
— Triple sot, ne beugle pas ainsi ! D’abord, je ne suis pas Espagnol… mais… Portugais… un gentilhomme de Lisbonne, banni de la péninsule, Don Henriquez Ferrante Herantello y Lucar !
Nicolas salua très bas :
— Seigneur Herantello, il n’y a pas d’offense !… Voyez-vous, seigneur portugais, nous autres soldats, habitués à faire flèche de tous bois, sommes industrieux de naissance, en quelque sorte. Je me suis dit comme ça : Grégoire, mon camarade, — car je me nomme Grégoire, Grégoire Paulin Boitillon, mousquetaire à la compagnie de la Ferté et tout prêt, comme tel, à vous servir, — en cas de siège, les rats sont une viande assez précieuse. Exerce donc ton chien à les chasser. Ainsi donc, seigneur Herantello, si vous saviez, de hasard, qu’il existât une meilleure place pour en trouver ?… Ne me permettrez-vous pas de marcher un peu avec vous ?…
Mais il y avait beau temps que le Quinola Henriquez s’était esquivé.
Une demi-heure après cette rencontre, Nicolas, assis dans la petite taverne du Roy Doré, dont une fenêtre donnait justement sur la façade principale de l’hôtel de Nérissins, se conciliait les bonnes grâces d’une servante non moins blonde que la bière dont elle apportait un pot :
— Oui, ma mie, mousquetaire à la compagnie de la Ferté, Grégoire Boitillon, et qui vous prie de boire la moitié de ce pichet, pour l’amour de lui !… Ah ! jour de Dieu ! Quelle est cette belle dame dont on ne voit que les cheveux d’or, les yeux luisants et le menton rosé ?
— Comment, soldat de mon cœur, vous ne la connaissez pas ? Mais on n’est pas neuf à ce point ! Eh ! malheureux, c’est la beauté d’Amiens, l’amie de Monseigneur le Duc d’Orléans, frère du Roi, Mme de Nérissins, pas une autre !… Et voici, derrière, sa gouvernante, Mlle Brigitte Le Bréhant, une vieille peste !
Nicolas regarda s’éloigner la jeune femme. Assise sur une planchette, en croupe de l’écuyer Henriquez qui chevauchait un genet isabelle, harnaché de bleu, elle portait un masque, un chapeau rond à forme en pain de sucre, et elle disparaissait à demi sous une cape couleur de roi, richement brodée. Deux laquais montés sur des chevaux allemands, ayant l’épée et la dague, venaient ensuite, puis une dame voilée de crêpe portée par une mule grise, enfin un dernier laquais dont la selle laissait pendre une carabine derrière sa jambe droite, sans préjudice d’un coutelas de Turquie retombant à gauche.
— Ne dirait-on pas vraiment qui part pour la guerre ?
Nicolas tarit son pot et répondit à la servante :
— Ma mie, cette dame, pour riche qu’elle paraisse, est certainement moins plaisante que vous.
Il commença de payer, reprit son argent, fit le pressé, enfin se laissa retenir :
— Ne partez donc pas si vite, avait dit la fille : la salle est vide, la patronne dort. Je vais vous raconter sur elle une bonne histoire.
Quand Nicolas sortit de la taverne du Roy Doré, il en savait plus qu’il n’eût osé l’espérer sur Mme de Nérissins, sa maison, sa gouvernante Bréhant, celle-là même qui avait fait retirer Monette de la fenêtre, et sur l’écuyer meneur, le Quinola Henriquez.
Mme de Nérissins n’avait pas recueilli Monette pour la seule satisfaction de faire pièce à Mme d’Aronville. De sa fenêtre elle avait entendu le récit de la vivandière et en avait retenu ces paroles : « L’enfant, si elle en réchappe, demeurera certainement muette. » Aussitôt, Mme de Nérissins s’était décidée à prendre la jeune fille dans sa maison. Une servante muette étant pour cette dame, qui conspirait à toute heure du jour et de la nuit, un objet sans prix.
Sibylle Parménie de Laudes, marquise de Nérissins, était alors dans tout l’éclat de cette beauté que les peintres du temps ne se lassèrent pas de reproduire. Mariée dès l’âge de quatorze ans à Florian-Honoré de Courtivaux, marquis de Nérissins du Châtel, elle était veuve à dix-sept, son mari ayant péri dans un duel, après une querelle de jeu, avec le comte de Ludat Mondestin, de la maison de Presles. Jamais femme ne prit le deuil d’un cœur plus léger. Égoïste, dure, froide, avaricieuse et fausse, Sibylle de Laudes se promit et se tint de rester libre et de consacrer en toute liberté à l’intrigue une vie qu’extérieurement elle voua à l’amitié et aux bonnes œuvres. Après trois années, elle laissa ses habits de deuil et commença d’ouvrir sa maison aux partisans de Monsieur, frère du Roi, et à tous les autres ennemis de l’État. Gaston d’Orléans lui avait juré que le jour où il serait roi la verrait duchesse et pourvue d’une grosse charge à la cour. Forte de cet espoir, elle ourdissait dans l’ombre la trame de ses complots, aidée par le comte de Soissons, son cousin Saint-Ibal et M. de Montrésor. Tous ces grands aventuriers politiques attendaient l’heure d’assassiner le cardinal de Richelieu et de prendre la direction des affaires pour le plus grand bien du pays.
Par son écuyer meneur, le Quinola Henriquez, agent du gouverneur des Pays-Bas, Mme de Nérissins correspondait avec les Espagnols, et par le comte de Montrésor elle demeurait en rapports avec Monsieur, qui devait entrer bientôt dans Amiens.
Les fréquents conciliabules qui se tenaient chez elle obligeaient la marquise à surveiller de très près ses domestiques. Une indiscrétion pouvait la perdre. Aussi n’avait-elle dans ses appartements intérieurs d’autre service que celui de ses femmes, parce que celles-ci vivaient cloîtrées dans son hôtel, d’où, sous aucun prétexte, il ne leur était permis de sortir. Et telle était la terreur qu’inspiraient et Mme de Nérissins et son écuyer que personne n’osait s’intéresser à ces recluses.
Vivant sous une discipline non moins stricte, les hommes de livrée gardaient un pareil silence. Seul, le palefrenier Passadoux se laissait délier la langue, quand il se glissait, aux premières heures de la nuit, dans la taverne du Roy Doré. Il racontait à Madelon, la verseuse de bière, quelque histoire de la marquise ou de don Henriquez.
Ainsi Nicolas avait-il pu apprendre quelques particularités de la règle observée chez Mme de Nérissins et recueillir sur Monette des renseignements de première utilité.
Il les recueillit de la bouche même de Passadoux, car la vue d’un pot plein de vin épicé ou d’une cruche de bière écumante précipitait le palefrenier dans la voie des confidences. Jamais homme plus altéré ne s’assit au cabaret dans Amiens. Nicolas s’essaya à lui tenir tête et ne regretta ni son temps ni son argent. Retourné, le soir même, au Roy Doré, Nicolas tout en écoutant le loquace valet d’écurie, pouvait observer la maison où demeurait la demoiselle.
— Voyez-vous, mon bel ami, cette dame, notre maîtresse, nous traite tous de Turc à More, et, du grand au petit, il n’en est pas un qui n’abandonnerait son toit avec plaisir. Mais que voulez-vous ! Elle nous doit à tous quelques mois de gages, et les temps sont si durs qu’on ne peut se lancer ainsi, sans argent, dans le monde… Et puis…
Le palefrenier Héron Passadoux, s’interrompant de parler, regarda autour de lui avec inquiétude. Dans le fond de la salle, à peine éclairée par deux chandelles, des soldats jouaient aux cartes. Serrés les uns contre les autres, ils ne montraient que leur dos. Sur le seuil de la cuisine, la servante Madelon récurait une chopine d’étain tout en souriant aux galanteries d’un sergent. Passadoux, rassuré, continua, en baissant la voix :
— Et puis, cette Parménie, elle en a fait pendre plus d’un, la chose est certaine. Quand on quitte Mme la marquise, il ne faut point se laisser rattraper. Il se passe et dit chez elle des choses qui troubleraient des honnêtes gens, je vous assure… Tenez ! J’ai entendu, moi qui vous parle, une conversation entre la dame, l’Espagnol et le médecin Saboyer !… Il s’agissait d’une certaine Monique… Attendez donc !… Monique, oui, c’est bien ça !… Monique Piédalue… ou Piédalouette… je crois… Enfin une petite paysanne, une bavolette de quatre sous qu’on a recueillie dans l’hôtel après la fuite de Corbie… Ah ! mon ami, si vous aviez entendu !…
Sans approuver ni blâmer, Nicolas écoutait toujours. Mais, à ce moment, il interrompit Passadoux et, du ton le plus indifférent, lui demanda si un pot de vin épicé ne saurait le consoler de ses chagrins.
Passadoux accepta la proposition d’enthousiasme. Il demanda même à Madelon une pipe en terre, en bourra le fourneau jusqu’au bord avec un tabac si humide que la chandelle où il l’alluma en manqua s’éteindre. Entouré d’un nuage d’âcre et épaisse fumée, le palefrenier disparut aux yeux de tous en même temps qu’il buvait un grand coup de bière « pour préparer la voie au vin ».
Nicolas avait gardé son sang-froid d’une telle volonté que pas une fibre de son visage n’avait remué quand il entendit prononcer le nom de la demoiselle. Il dit seulement, quand le vin arriva :
— Vous parliez d’une Monique Piédalue, camarade ? Voyez comme on se retrouve !… J’ai justement une payse de ce nom… Mais ça ne peut pas être elle…
— Et pourquoi non, s’il vous plaît, répondit Passadoux entre deux bouffées. Ça peut très bien être votre payse. Tenez, je vais vous en tracer le portrait : cheveux plats, sous un bonnet de même, nez long et assez pointu, ce semble, le reste à l’avenant…
— Après tout, fit Nicolas, il se peut. Eh bien, si c’est ma payse, je vous jure de payer bouteille, plutôt deux nuits qu’une, si vous me la laissez voir.
— Ça, mon garçon, c’est facile ! Demain soir votre payse aura été avertie et elle vous attendra à la fenêtre de… Enfin, suffit ! Je vous la montrerai, cette fenêtre, et pas plus tard que cette nuit, encore !… Mais quel est le nom du pays ? Oui, quel nom saura attirer cette pâle Monique ?
— Ah bien ! voilà… Mon nom de guerre est…
Nicolas regarda les soldats qui continuaient de jouer ; tout à leurs cartes, ils ne s’occupaient point des deux buveurs solitaires. Le sergent, toujours galant, aidait dans la cuisine Madelon à fourbir sa vaisselle d’étain. La patronne, tout au fond, dormait derrière le comptoir.
Alors Nicolas coula ces paroles dans l’oreille de Passadoux :
— C’est par rapport aux piquiers que vous voyez là-bas. Notre compagnie a eu des histoires avec eux. Vous comprenez ?
— Parfaitement ! dit avec gravité Passadoux tenant son pot d’une main et sa pipe de l’autre. C’est compris ! La chose est assez claire.
— Eh bien, mon camarade, si pour vous je suis le mousquetaire Grégoire Boitillon, pour la payse je suis le berger Nicolas…
— Nicolas tout court ?
— Tout court. Mais continuez donc votre histoire de médecin, vous la racontiez si bien que je croyais quasiment y être.
Le palefrenier, flatté, avança sa tasse, que Nicolas emplit jusqu’au bord. Du vin fumant, aromatisé, la fine odeur caressait les narines de l’ivrogne, qui recommença de parler :
— « Pour lors, disait la marquise, Saboyer, vous nous en contez ! Cette fille est-elle muette, oui ou non ? — Mon Dieu, madame, je ne sais. » Ça c’était la voix du médecin, et il continua de jargonner, en latin je crois : « Muta, herba, liquora, corpus », enfin, un tas de mots qui n’ont pas de sens et qu’on entend seulement à l’église. « Si elle n’est pas muette, nous saurons y mettre ordre. » Celui qui avançait ça, d’un ton à faire dresser les cheveux, c’était le vilain Espagnol Henriquet. Alors le médecin répondit comme ça : « Si l’abcès du front crève par le nez, elle parlera comme vous et moi. — Ne pourrait-on l’empêcher de crever ? » Je reconnus l’organe de la marquise. « Oh ! madame, c’est une autre affaire et dont j’entends ne pas me mêler. Mais, moi qui soigne cette enfant, je ne la laisserai pas tuer sous mes yeux. » La marquise dut alors se mordre la langue, car elle pesta, jura ; puis elle se mit à baragouiner de l’espagnol avec Henriquet. Enfin, Parménie interpella le médecin : « Saboyer, si vous êtes capable de dire la vérité une fois dans votre vie, répondez-moi ! Croyez-vous, en votre âme et conscience, que cette fille soit capable dans son état d’entendre et de retenir ce qui aura été dit près d’elle ? — Mais non, madame, sa tête bat la campagne, vous pourriez bien crier au feu que votre bavolette ne remuerait pas plus qu’une morte ! Essayez, si vous voulez… »
Passadoux lança vers le plafond un cercle de fumée, but largement et reposa sa tasse vide, que Nicolas remplit à nouveau, et continua :
— Pour ce jour-là, je n’en sus pas davantage, car ils cessèrent de causer. Pour moi, je rentrai lestement sous un appentis quand je vis Parménie montrer son museau rose à la fenêtre. Mais, le lendemain, j’appris encore quelque chose. Madame disait à la gouvernante Le Bréhant, avec qui elle se promenait derrière la grande écurie où j’étrillais son cheval fleur de pêcher : « Vois-tu, Bréhant, c’est très ennuyeux mais on n’y peut rien. L’abcès a crevé par le nez. Saboyer ne s’était pas trompé. Aujourd’hui, l’enfant se porte comme moi, et elle parle. En deux mots, voici son histoire. Elle se nomme Monique Piédalue, est fille de fermiers à Bézons. Les fuyards français l’ont emmenée malgré elle, mais, après une chute dans une fondrière, tout autre souvenir a disparu de son esprit. » Alors la Bréhant, je ne sais si vous connaissez cette fâcheuse vieille à face de hibou, demanda ce qu’on ferait de cette pauvresse. « Oh ! dit Madame, tu la garderas avec les autres filles et elle travaillera à l’aiguille. La fierté de cette méchante bavolette est telle qu’elle prétend ne pas être nourrie ici sans gagner son pain. Vienne la paix, je la renverrai chez elle, à moins que Monsieur n’ait besoin de lingères ou qu’il entende en disposer autrement. Tu comprends que, du moment que je l’ai recueillie, je ne puis la mettre dehors. Cette chipie d’Aronville serait trop heureuse de la prendre pour me vexer. »
Quand Nicolas et Passadoux sortirent de la taverne, la lune brillait, trop au gré du palefrenier, qui craignait de se laisser voir, pas assez pour Nicolas, qui espérait apercevoir Monette à une fenêtre. Mais Passadoux entraîna vivement Nicolas dans la ruelle, le mena jusqu’à la brèche qui entamait la haie de gauche. Alors, doucement, ils se glissèrent à travers un jardin potager, puis entre les massifs d’un parc, jusqu’à des parterres qu’ils longèrent. Ils atteignirent bientôt une petite porte, passèrent dans une cour, accédèrent à une seconde. Et le palefrenier montra à son compagnon une fenêtre basse qu’armait une grille bombée :
— C’est là, dit-il, retenez bien la place. De droite à gauche comptez quatre fenêtres, depuis ce perron. Est-ce vu ?… Oui ?… Eh bien, je vais vous reconduire… Demain soir, au coup de onze heures, trouvez-vous là, et je vous jure que votre payse y sera. Moi, je monterai la garde !
— Merci, mon camarade. Et je veux, moi, qu’à minuit un grand pot de vin nous réunisse au Roy Doré… Là, très bien ! Maintenant, je reconnais mon chemin.
Et Nicolas s’en fut d’un pas léger, cependant que le palefrenier Héron Passadoux, la tête lourde et les jambes un tant soit peu molles, gagnait la soupente où, par la libéralité de Mme de Nérissins, qu’il appelait Parménie par une familiarité coupable, une botte de paille et une housse de cheval hors d’usage lui servaient de mobilier.
Le lendemain de cette soirée mémorable, Nicolas eut bien soin de ne pas se montrer aux environs de l’hôtel de Nérissins. Seul, le palefrenier Passadoux connaissait son secret, car le défiant berger ne s’était pas encore ouvert à M. d’Oultry non plus qu’à Mme d’Aronville.
« Si cela tourne mal, se répétait-il, j’aurai toujours le temps de leur raconter l’histoire et de leur demander conseil ou protection. Pour de petites gens comme nous, la première prudence conseille de ne pas mêler les gros bonnets à nos affaires. »
Après le souper, quand tous les domestiques furent allés se coucher, Nicolas demeura dans la cuisine déserte, éclairée par un flambeau. Regardant sans cesse la montre dont Mme d’Aronville lui avait fait cadeau quelques jours auparavant, il trompait les longueurs de l’attente en fourbissant avec soin les armes de son maître. M. d’Oultry entièrement guéri de ses blessures devait se tenir prêt à partir au premier appel. D’un jour à l’autre, le Roy et M. le Cardinal pouvaient entrer dans Amiens. Le duc d’Orléans y tenait déjà son quartier général d’où l’on dirigerait les opérations du siège de Corbie. On ne parlait, en effet, que de reprendre cette ville sur les Espagnols. Les envahisseurs avaient trouvé là leur dernier avantage. Effrayés sans doute par l’importance des forces qui se massaient depuis deux mois derrière la Somme, ils avaient abandonné leurs conquêtes et gardé seulement cette place de Corbie, dont les fortifications leur paraissaient capables d’arrêter le premier élan des Français.
« Pourvu que nous ne soyons pas obligés de partir avant que j’aie pu tirer Monette des griffes de ces méchantes gens ! Une fois hors de l’hôtel Nérissins, la Demoiselle sera en sûreté chez Mme d’Aronville, à qui je l’amènerai. Peut-être aurais-je mieux fait de parler de tout cela à cette dame ? Mais, pourtant, si elle n’a pas été assez puissante pour empêcher la marquise de s’emparer de Monette, il y a bien peu de chances pour qu’elle puisse la délivrer aujourd’hui. »
Ainsi songeait le soucieux Nicolas en astiquant la batterie d’un pistolet avec une peau de chamois ointe de graisse de cerf. Enfin il vit l’aiguille de sa montre marquer l’heure du rendez-vous. Ceignant son épée, Nicolas s’enveloppa dans son manteau, dont il releva le collet jusqu’à s’en couvrir le nez, et se dirigea vers la rue de l’Hôpital, insensible aux jappements de Miraut attaché dans l’écurie.
Rasant les murs, Nicolas atteignit la brèche de la haie. Il allait entrer dans le potager, quand la lueur d’une lanterne qui se balançait au ras du sol et s’avançait vers lui l’obligea à une prompte retraite. Longeant la clôture dans une direction opposée, il se blottit derrière un gros arbre et put voir défiler six laquais en armes, précédés par don Henriquez, qui, l’épée à la main, était flanqué d’un valet tenant la lumière. Cette ronde passa assez près de l’arbre pour que Nicolas entendît l’écuyer dire en s’éloignant : « Allons, tout est tranquille, nous pouvons rentrer. Relevez les deux hommes qui veillent aux écuries, et allez dormir ! »
La petite troupe se disloqua tout aussitôt, et don Henriquez, toujours accompagné par le porte-lanterne, disparut dans le parc. Nicolas, cependant, n’osait quitter son abri : « Passadoux l’aurait-il attiré dans un piège ? Celui-ci n’y avait aucun intérêt, et la chose était en soi peu croyable. »
Nicolas put croire que le palefrenier ainsi incriminé, lisant dans sa pensée, accourait pour se justifier, car il entendit une voix qui murmurait : « Psitt ! Psitt ! Camarade Nicolas, est-ce vous que je distingue collé à cet arbre ?… N’ayez pas peur, c’est moi, Héron Passadoux ! »
Et, s’étant ainsi annoncé, Passadoux apprit à Nicolas que tout allait pour le mieux : « La petite pluie qui commençait de tomber avait chassé Henriquet et ses suppôts. » Puis il conclut :
— Venez, camarade ! Votre payse vous attend à la fenêtre. Pour moi, je monterai la garde à l’entrée de la cour, et, si quelque fâcheux survient, je saurai vous cacher. En avant !
Un instant après, Nicolas et Monette se serraient les mains entre les barreaux de la grille et aux paroles les plus affectueuses mêlaient des larmes de joie. Auraient-ils jamais pensé se revoir ! Leur conversation fut longue, et le temps s’envolait sans qu’ils pussent se dire le quart de ce qu’ils avaient à se conter. Nicolas réussit à tromper le chagrin de Monette. Quand elle l’interrogeait sur ses parents, il évitait les réponses précises : « On pouvait tout craindre, certes. Mais, au vrai, on était sans nouvelles. Il fallait attendre et ne point s’inquiéter autrement… Demain, ou plus tôt, ou plus tard, on saurait… Que la Demoiselle se tînt en paix, là était le point principal, et aussi que Nicolas la tirât de cette maison… »
La voix de Passadoux, plaintive comme le vent d’automne, s’éleva alors pour annoncer que minuit venait de sonner et rappela les deux enfants à la prudence. Ils se séparèrent à grand regret, se promettant, le lendemain, un entretien plus long si possible.
Mais, le lendemain, comme Nicolas, oubliant les heures, causait avec Monette toujours captive derrière sa grille, un appel précipité de Passadoux l’arracha à son ravissement.
— Attention, Grégoire, mon camarade, ou Nicolas, mais ça presse ! Déguerpissons, et vivement ! Il y a du beau monde par là, et qu’il ne fait pas bon rencontrer… Par là ! Courons ! Chut !… Couchez-vous sur ce gazon, sous cet if ! Bien !… Attention ! Levez-vous ! Suivez-moi !… Grimpez à cet arbre ! Là ! Et, si vous tenez à la vie, ne descendez pas avant que cette lumière qui brille à la troisième fenêtre en face ne s’éteigne !… Bonne nuit, je regagne mon taudis. A demain !… Ah ! à propos ! Comprenez que la chandelle brillant là-haut est celle de la chambrière qui veille en attendant que Parménie se veuille bien mettre au lit. Pour l’heure, la marquise rôde avec le duc d’Orléans en personne et autres grands seigneurs dans le parc… Et là-dessus, motus !
Passadoux s’éloigna en rampant sous les massifs, et Nicolas, perché sur la maîtresse branche d’un peuplier, au-dessus de la pièce d’eau à cascade dont il entendait le murmure, demeura seul dans la nuit. Sa solitude ne fut pas de longue durée : plusieurs personnes, réunies maintenant au pied de son arbre, s’entretenaient, discutant sur le ton le plus vif. Mais les ténèbres étaient si épaisses qu’on ne pouvait juger des gens que par la qualité de leurs voix :
— « Monsieur, assurez-vous, de grâce, et considérez qu’il n’est point d’autre moyen ! — N’employez pas la violence. Un jour peut-être, Soissons, le fer se tournera contre vous ! — Mais, monseigneur, n’est-ce point la seule chance qui nous demeure ? Du Cardinal que vous voulez épargner la main s’appesantira sur nous tous ! Foin de l’indécision ! — Prévenons le coup en frappant les premiers ! — Pas de meurtre, Montrésor ! Qui sait si le sang de ce prêtre ne criera point contre nous ? — Qu’il retombe sur nos têtes, qu’importe ! Et d’ailleurs, monseigneur, quand le Roy, votre frère, laissa entendre que le joug de Concini lui devenait pesant, Vitry hésita-t-il ? — Assez, Saint-Ibal ! Il a été écrit : « Tu ne me tenteras point… » Aussi bien je veux réfléchir encore. C’en est assez pour cette nuit ! La marquise dort debout, et je redoute pour elle la fraîcheur de ce bassin. — Oh ! monseigneur, quelles paroles ! Et qui pourrait songer à dormir quand il s’agit ici de vous assurer le trône !… — Silence, madame ! Par le Dieu juste, l’homme assez malheureux pour avoir proféré ou ouï de tels propos, même pendant son sommeil, serait sûr de se réveiller sans sa tête ! Messieurs, ne sentez-vous point votre chef trembler sur vos épaules ? Mort de ma vie, Montrésor, il faudra trouver quelque autre chose… Si l’on se décidait… »
Les voix, de moins en moins distinctes, apprirent à Nicolas que les conspirateurs s’éloignaient. Bientôt il ne perçut plus un bruit. La lumière qu’il regardait trembler à la fenêtre s’éteignit. Le petit berger frissonnant attendit encore quelque temps avant de descendre. Enfin, se laissant glisser à terre, il courut, retrouva la ruelle où il dut s’appuyer au mur pour reprendre son souffle avant de regagner son logis.
Dès que le soleil fut levé, Nicolas s’en fut conter à M. d’Oultry ce qu’il avait entendu dans le parc de Mme de Nérissins, et, une chose amenant l’autre, il eut bientôt appris toute son histoire à son maître.
Celui-ci tint conseil avec Mme d’Aronville, car tout prétexte lui était bon pour se trouver en compagnie de la veuve. D’une commune résolution ils arrêtèrent qu’un tel secret d’État ne devait pas sortir de leur bouche. Pleins de confiance en Nicolas, ils lui recommandèrent de continuer ses visites à Monette et de tâcher non seulement de délivrer la jeune fille, mais aussi de surprendre quelques autres conversations des conjurés.
Et M. d’Oultry conclut ainsi :
— C’est le seul moyen que nous ayons de faire avorter ce dangereux complot. Pour toi, mon ami, tu rempliras ton devoir de loyal sujet. Si, par malheur, tu te laissais surprendre, nous saurions te tirer des mains de ces coquins, toi et ta petite amie. Provoquer un éclat serait, pour le moment, nous perdre sans bénéfice. Garde fidèlement ce secret terrible qui pèse sur nos têtes, et sois, comme toujours, courageux et prudent. Ta Monette te sera rendue, et…
— Et tu peux être sûr, enfant, que cette aimable fille retrouvera en moi la mère que tu me dis avoir vue si tristement périr… Un souvenir trop cher se lie à cette mort affreuse pour que j’oublie jamais…
Mme d’Aronville étouffa un sanglot et reprit :
— Quant à toi qui vas au danger, il est bon que tu sois bien muni. Tiens, prends ces armes et t’en sers au besoin pour le service de ton Roy…
La veuve remit à Nicolas une paire de pistolets richement montés en argent, lui donna sa main à baiser et se retira, quoi que M. d’Oultry tentât pour la retenir.
Les rendez-vous de Nicolas et de Monette se trouvèrent malheureusement contrariés par les circonstances. Le Roy et le cardinal de Richelieu étaient arrivés au commencement du mois d’octobre, et les opérations du siège de Corbie avaient amené un tel mouvement dans Amiens, où se tenait le quartier général, qu’il devint très difficile pour le petit berger de se glisser dans les communs de l’hôtel de Nérissins. Les patrouilles qui couraient par les rues à toute heure de la nuit troublaient sans doute les séances des conjurés, car Nicolas, quand il réussissait, de fortune, à pénétrer dans le parc, n’y voyait ni n’entendait plus rien. Et, pour ajouter à ces ennuis, Passadoux, le complaisant palefrenier, atteint de la fièvre, vivait confiné dans son taudis. Enfin, la pluie d’automne ne cessait pas de tomber.
Une nuit, cependant, où le ciel se montrait plus clément qu’à l’ordinaire, Nicolas, ayant atteint sans encombre le bâtiment des communs, trouva Monette non plus emprisonnée derrière les grilles de sa fenêtre, mais libre sur le perron voisin. Passadoux montait la garde à quelques pas de là.
— Camarade, dit-il, si vous voulez emmener votre gracieuse payse, c’est l’instant ou jamais. Pareille occasion ne se retrouvera de longtemps. Parménie et sa société sont dans la grande salle, et la cour d’honneur est pleine de carrosses, de chevaux, de pages et de porte-flambeaux. On y voit mieux qu’en plein jour. Au vrai, c’est une fête quasi royale où le Roy est remplacé par son frère, qui préfère les plaisirs de la musique à ceux de la tranchée. Si vous preniez tant soit peu la peine de tendre l’oreille, vous entendriez d’ici les violons. Tout ce beau monde danse, festoye, coquette, sans s’occuper de nous. Rendons-leur la pareille : gagnez au pied sans honte avec votre demoiselle bavolette, et que Dieu vous assiste !… J’ai pu me procurer la clef de cette petite porte, par grand hasard… Et maintenant, bon voyage !
Nicolas ne se fit point prier. Remettant au fidèle Passadoux le peu d’argent que contenait sa bourse, il lui promit une plus forte récompense, et, prenant Monette par la main, il l’entraîna dans le parc en suivant les allées les plus couvertes.
Mais, comme ils atteignaient un rond-point voisin de la pièce d’eau, peu s’en fallut qu’ils ne tombassent dans un groupe de gens qui s’en venaient dans le sens contraire. Nicolas poussa Monette dans un massif de gros buis et se tapit près d’elle. Retenant leur souffle, les fugitifs attendirent que la troupe des promeneurs s’éloignât, car leur cachette était peu sûre, et ils ne pouvaient remuer sans être aussitôt découverts.
Les promeneurs, loin de disparaître, s’établirent dans le boulingrin voisin, sous des ifs disposés en quinconces. Mme de Nérissins occupait le centre de ce gros, où des hommes vêtus avec la plus grande élégance se tenaient découverts devant un personnage coiffé d’un chapeau à plumes et dont le manteau découvrait la poitrine barrée par le grand cordon bleu. C’était Monsieur, sans aucun doute. D’ailleurs, Nicolas reconnut ses voisins pour les avoir vus dans la ville. A droite, le comte de Soissons et son agent Saint-Ibal ; à gauche, M. de Montrésor. Des autres il ignorait les noms. Enfin don Henriquez allait et venait, l’air affairé, de noir vêtu, la main ne quittant pas le pommeau de sa longue épée.
M. de Saint-Ibal parlait. Pour lui, le Cardinal devait être frappé dès demain. Toutes les dispositions étaient prises. Quand on reviendrait de Corbie dans Amiens, Monsieur se tiendrait près du Cardinal, que le comte de Soissons flanquerait de l’autre côté. Aussitôt que le Roy, remonté dans son carrosse, ne serait plus en vue, Monsieur reconduirait Son Éminence jusqu’à la porte de sa maison. Là, il donnerait le signal en levant son chapeau…
Le duc d’Orléans interrompit Saint-Ibal :
— Oui, sans doute… Mais, ne vaudrait-il pas mieux que mon cousin Soissons se charge de donner ce signal ?
Celui-ci avait prévu l’objection. Respectueusement il déclara que c’était là besogne de prince et que Monsieur seul avait l’autorité nécessaire pour commander une aussi glorieuse action.
— A vous, monseigneur, l’honneur de sauver l’État ! Vous êtes la tête, nous sommes le bras, et ce bras ne faiblira pas !
Ici don Henriquez trouva moyen, d’un même temps, d’enfoncer son chapeau, de relever sa moustache et de tirer à demi son épée du fourreau. Il la tira même presque toute quand on arrêta les derniers détails de l’exécution : « Chacun, au signal, frapperait le Cardinal de l’épée ou de la dague, suivant l’occasion. Mieux valait ne point se servir des pistolets, parce que, dans la confusion, on risquerait de s’atteindre les uns les autres. »
Monsieur hésita longtemps. Chez lui, une objection suivait l’autre, et aux exhortations viriles de la marquise qui se montrait la plus acharnée il n’opposait que des propos incertains. Enfin il promit, en soupirant, de donner le signal, leva son chapeau : « Sera-ce bien ainsi ? Vous avez ma parole ! »
Des acclamations discrètes répondirent à cette assurance donnée sans entrain. Et Nicolas, serrant les bras de Monette à demi pâmée de terreur, profita de ce bruit pour encourager sa compagne : « Ils vont partir, n’ayez pas peur ! »
Mais un malencontreux petit chien, que Mme de Nérissins portait roulé dans sa manche, s’en étant échappé, courut vers l’abri des deux enfants en aboyant avec insistance. Bientôt ses jappements furieux éveillèrent les soupçons de don Henriquez, qui marchait un peu en arrière du groupe qui s’éloignait. Il entrevit deux ombres s’enfuyant sous les arbres et s’élança, l’épée dégainée, sans cesser d’exciter l’épagneul minuscule qui s’enrouait à hurler sur les talons de Nicolas.
Celui-ci, dans un danger si pressant, ne perdit pas son sang-froid. Tirant son épée, il abattit le chien d’un coup et, d’un autre, désarma l’Espagnol en l’atteignant au poignet. Puis, enlevant Monette dans ses bras, il se jeta à corps perdu dans le fourré, où il tomba au milieu de six laquais armés qui accouraient aux cris de l’écuyer. En même temps se précipitaient derrière lui quelques-uns des conjurés. Les autres entraînaient le duc d’Orléans vers l’hôtel, dans la crainte d’une trahison. Mme de Nérissins se désolait, la confusion devint générale.
Pressé de toutes parts, Nicolas eut à peine le temps de déposer Monette au pied d’un arbre et de faire face. Le croc d’une hallebarde le porta à terre en lui déchirant le jarret. Son épée lui échappa dans sa chute. Il se releva, essaya de saisir ses pistolets. Embarrassé dans son manteau, il fut bousculé, foulé aux pieds, garrotté, lié à un arbre.
Ainsi les deux enfants se virent au milieu d’un cercle de gens armés, éclairés par des falots. Le comte de Montrésor, que ces clameurs avaient fait revenir sur ses pas, interrogea Nicolas avec dureté et rudesse. Celui-ci ne répondit que lentement : « Venu pour emmener sa sœur de lait qui voulait partir, il avait été poursuivi par un homme contre qui il avait dû tirer l’épée. »
Quand on lui demanda son nom, il avoua s’appeler Nicolas. Mais don Henriquez, le poignet bandé par un mouchoir, s’écria d’un ton furieux : « Il ment, il ment ! Monsieur le drôle, tu es le dénommé Grégoire Boitillon, mousquetaire à la compagnie de la Ferté ! Oseras-tu nier, beau chasseur de rats ? Triple vaurien, voleur ! »
Un des conjurés regarda Nicolas sous le nez : « C’est impossible ! Lieutenant à cette compagnie, j’en connais tous les hommes. Ce gaillard-là n’en est pas ! Regardez d’ailleurs son habit. Laquais ou cavalier irrégulier, peut-être. Et ces pistolets ? Garnis d’argent fin, sont-ce là des armes de bandoulier, je vous le demande ? — C’est quelque filou entré ici pour dérober des hardes ou de l’argenterie avec l’aide de cette petite coquine ! »
M. de Montrésor examinait les pistolets : « Tiens ! ils ont les écussons d’Aronville !… Ne serait-ce point plutôt un espion envoyé par la veuve douairière, ennemie jurée — le bruit en court — de la marquise ? »
A ce mot d’espion, tous se mirent à trembler. Évidemment, on avait mis la main sur un agent du Cardinal, et il convenait de s’en débarrasser sans tarder. Si on eût écouté don Henriquez, le garçon et sa compagne eussent été dépêchés sur-le-champ à coups de pistolet : « Qu’on leur casse la tête ! Et cette fille est encore plus dangereuse, car elle nous espionne depuis des semaines. » Et l’Espagnol s’avança pour mettre son projet à exécution. Mais sa main blessée trahit son courage. Il ne put lever le chien du pistolet. D’ailleurs, M. de Montrésor lui retint le bras :
« Nul ne peut mourir ici sans l’ordre de Monsieur. Nous prendrons ses commandements cette nuit même. Jusqu’à ce qu’il ait plu à sa sagesse de statuer sur leur sort, qu’on enferme ces coquins en lieu sûr ! »
Don Henriquez se chargea de garder les deux prisonniers. Il prit avec lui cinq valets et poussa Nicolas et Monette, qui se traînait à peine, vers la basse-cour. Là s’ouvrait l’entrée voûtée d’un caveau. A la lueur des flambeaux, on descendit une vingtaine de marches. Une porte fut ouverte avec un grincement affreux de serrures et de gonds rouillés. Poussés à coups de pied, les enfants roulèrent sur le sol fangeux. Le battant fut tiré et ils entendirent de nouveau le grincement des ferrailles.
Ils entendirent encore d’autres bruits. Dans la nuit épaisse qui les entourait, ces bruits grossissaient d’une façon sinistre.
« Bien sûr, songeaient-ils sans prendre cette peine inutile de se l’avouer l’un à l’autre, on va revenir pour nous égorger. »
Et toutes les histoires qui couraient sur les châteaux mystérieux où tant d’hommes avaient été attirés et n’avaient point reparu revenaient à l’esprit de Nicolas. Les efforts furieux qu’il avait faits pour rompre ses liens le mettaient maintenant dans une telle prostration qu’il gisait immobile, tel un mort. Et Monette ne savait que pleurer, la tête enfouie dans son jupon.
Nicolas continuait de rêver : « Dans dix ans, vingt ans, un peu plus tôt, un peu plus tard, on retrouvera nos ossements pourris dans le sol, et on ne les relèvera même pas pour les porter en terre sainte… »
La colère le reprit. Grinçant des dents, il se tordit, mais sans crier, tant il redoutait de troubler le repos de la Demoiselle. Et, dans sa simplicité, il se prenait à espérer qu’elle s’était endormie.
Mais on parlait au dehors, et l’on marchait. Nicolas tendit l’oreille… Allait-on ouvrir la porte, et l’heure avait-elle sonné ? Non, ce n’était rien. La nuit passerait ainsi. Puis, le matin, on viendrait. Et ce serait leur dernière journée !
« Ah oui ! C’était bien la peine d’avoir manœuvré avec autant de patience, d’avoir retrouvé la Demoiselle, — et au prix de quelles peines ! — pour succomber ainsi misérablement et entraîner la jeune maîtresse dans la mort. »
Si encore il eût fallu se battre, Nicolas se fût volontiers offert aux coups. Mais il était bien question de se jeter à corps perdu dans la bataille, lorsqu’il n’avait même pas l’usage de ses bras : on les lui avait étroitement liés, et les cordes meurtrissaient sa chair, et, par surcroît, il perdait beaucoup de sang par son jarret ouvert !
Les tristes réflexions du pauvre berger furent alors troublées par un bruit de pas. Il se dressa à demi, cherchant machinalement à couvrir Monette de son corps. C’était une fausse alerte. Tout se tut encore. Et pourtant Nicolas croyait percevoir des chuchotements. Convaincu que sa tête battait la campagne, il se jura de ne plus écouter.
Son sang-froid lui revenait, d’ailleurs, et, loin de perdre courage, il supputait les quelques chances qu’il avait de sortir de ce mauvais pas. « Si seulement j’avais l’usage de mes mains !… Mais peut-être que la Demoiselle a les siennes libres !… Je vais toujours le lui demander ! »
Par un bonheur inespéré, Monette avait en effet les mains libres. C’est ce qu’elle annonça sans cesser de pleurer dans son coin. Alors Nicolas l’assura que tout irait bien si elle réussissait à dénouer les liens qui attachaient ses poignets et ses chevilles. Et même lui délier les mains suffisait !
Adroitement, la jeune fille attaqua cette difficile besogne. Elle ne voulait pas, par crainte de blesser Nicolas, employer les ciseaux qui pendaient à sa ceinture. De ses doigts fins, elle sut dénouer les cordes ; mais, pour mener à bien cette entreprise dans les ténèbres, elle passa près d’une demi-heure. Et toujours Nicolas, haletant, entendait les murmures du dehors. Cela devenait une obsession.
Enfin, il retrouva l’usage de ses membres. Il étira ses bras raidis, sa jambe blessée, se leva et marcha les mains tendues, dans cette nuit profonde. A tâtons, il atteignit la porte, en palpa les planches épaisses. De l’autre côté, comme il s’en rendit compte, on remuait, on grattait, on tapait contre la porte. Alors il se hissa, grâce à des pierres en saillie, jusqu’à une fente de l’huis. Il retomba aussitôt, les tempes mouillées d’une sueur froide… Les gens de don Henriquez étaient occupés à murer l’entrée du cachot !
Sans dire à Monette un seul mot qui pût lui laisser soupçonner le danger, Nicolas lui conseilla de se reposer et lui souhaita même le bonsoir, en l’assurant que ses protecteurs ne les laisseraient pas longtemps dans cet affreux réduit. Puis, tâtant la porte, il reconnut que les ais, aux trois quarts pourris, n’offriraient pas grande résistance à la forte dague de cavalier qu’il portait toujours cachée dans sa botte et dont, par bonheur, on avait négligé de le dépouiller.
Nicolas remonta sur sa pierre, écouta, l’oreille collée au bois. Tout était silencieux : le mur devait être achevé. Oui, sans doute ! Mais ne laisserait-on pas quelque valet en sentinelle ? Pour quoi faire ? Et puis, tout compté, ne valait-il pas mieux risquer les chances d’une lutte que de périr avec la Demoiselle, de froid et de faim, dans une cave ! Si seulement on pouvait savoir l’heure !
Hélas ! Il n’y fallait pas compter. Plongé dans une obscurité complète, Nicolas n’aurait pu lire sur le cadran de sa montre. Il sentait d’ailleurs cette montre brisée, écrasée, aplatie pendant la lutte. Et, d’autre part, s’il laissait au mortier le temps de prendre, jamais il ne viendrait à bout de percer le mur.
Le souffle régulier de Monette lui apprit que son amie s’était endormie sous le chaud abri de son gros manteau de drap. Alors Nicolas attaqua les planches. Sans bruit il en démolit deux, et la serrure vint avec, puis une barre à demi engluée dans le mortier. Doucement, à tâtons, il chercha les joints de la pierre, y glissa la pointe de sa dague, pesa au moyen de la barre. Se haussant aussi haut qu’il put, il découronna cette muraille fraîche dont il rejetait les éléments à l’intérieur du cachot. Il réussit à pratiquer un trou, y passa la tête. Dans le couloir régnait un silence complet, mais les ténèbres y étaient moins épaisses que dans sa prison. Sur la droite, même, une faible lueur filtrait à travers la porte de la basse-cour. Nicolas se dit :
« Si l’on avait mis un homme de garde, on lui eût certainement laissé un flambeau, une torche. S’il y a un ennemi à combattre, je le trouverai au dehors. Le principal est de sortir. »
Nicolas eut bientôt éventré le mur élevé par don Henriquez. Alors, il s’avança, dans le couloir, jusqu’à la porte de la basse-cour, dont les ais disjoints lui permirent de voir l’aube qui éclairait le jardin de ses teintes livides. Par dérision, l’écuyer avait laissé la clef dans la serrure, en dedans, et était parti en tirant la lourde porte. Nicolas l’entr’ouvrit. La basse-cour était déserte.
Le jour se levait à peine que Nicolas soutenant Monette traversait le potager et arrivait enfin à la ruelle. Tremblants, exténués, souillés de boue, ils durent aller par les rues et se cacher plus d’une fois au passage d’une patrouille ou d’une escouade du guet. Au sortir d’un tel danger, ils se retrouvaient plus timides. Une heure et plus, deux heures peut-être se passèrent avant qu’ils heurtassent à la porte de l’hôtel d’Aronville. A grand’peine purent-ils se faire ouvrir et obtenir la permission d’entrer. Deux cavaliers logés chez Mme d’Aronville, et qui sortaient pour promener leurs chevaux, reconnurent Nicolas et expliquèrent au suisse qu’à M. d’Oultry seul appartenait le soin de régler la chose avec son valet.
Une fois entrés, les fugitifs tombèrent tous deux devant la vaste cheminée de la cuisine, où Marion allumait le feu. Et la pauvre servante faillit flamber avec sa bourrée, tant elle demeura stupéfaite de voir « ces deux jeunesses pleurant d’un œil, riant de l’autre, et plus défaits et minables que des déterrés ».
— Ah ! bonne Marion ! s’écria Nicolas en l’embrassant, vous ne croyez pas si bien dire !
Les grands événements sont souvent commandés par de petites causes. Si M. le Cardinal ne fut pas assassiné le lendemain, comme M. de Montrésor l’avait réglé, c’est que le conspirateur apprit, sur le coup de midi, l’évasion de Nicolas et de Monette. Ne doutant point que le complot ne fût éventé, il résolut cependant de jouer le tout pour le tout et ordonna à l’écuyer Henriquez de tenir la chose secrète.
Mais, au moment où Monsieur, debout près du Cardinal, cherchait un encouragement dans les yeux de son confident Montrésor, il vit celui-ci pâlir et détourner la tête. Trop heureux de saisir un tel prétexte, le frère du roi Louis XIII ne se découvrit pas, et Son Éminence rentra tranquillement dans sa maison. Et M. de Montrésor, la rage au cœur, les sourcils froncés, dut faire bonne mine à M. d’Oultry, qui le saluait avec une courtoisie affectée et poussait en avant le jeune Nicolas :
« Souffrez, mon cher comte, que je vous présente mon valet Nicolas. Je vous constitue juge de son cas. Ce drôle a laissé tomber chez vous, ou pour mieux dire chez la marquise de Nérissins, votre grande amie, pas plus tard que la nuit dernière, une paire de pistolets que je lui donnai à essayer et auxquels je tiens fort. Renvoyez-moi ces objets et ne retirez pas à ce belître, dont la simplicité égale la négligence, la seule chance qui lui reste de ne pas toucher cent coups de bâton. »
M. de Montrésor ne répondit rien ; les pistolets furent rendus ; Mme de Nérissins quitta Amiens le soir même, escortée par don Henriquez et quelques-uns de ses familiers, et M. le Cardinal ne sut jamais ce qu’il dut au petit Nicolas.
— Fais bien attention ! Que Son Éminence n’apprenne point cette belle histoire, mon pauvre Nicolas, car nous pourrions, toi et moi, sans compter Mme d’Aronville et ta Monette, être logés, aux frais du Roy dans une belle prison. C’est un secret d’État, et notre intérêt commun nous condamne au silence.
Ainsi avait parlé M. d’Oultry, après que Nicolas lui eut donné l’emploi de sa nuit. Et c’est peut-être cet intérêt commun qui obligea Mme d’Aronville à épouser M. d’Oultry dès la fin de la guerre et à retenir Nicolas et Monette près de sa personne.
— Apprends avec ménagements à ta Monette, quoique tu n’oses rien lui dire, qu’elle est à la fois orpheline et fiancée, dit Mme d’Aronville au petit berger.
Et M. d’Oultry ajouta :
— On les mariera aux prochains abricots, et on leur donnera une ferme que l’on ne brûlera plus, s’il plaît à Dieu !
Mai 1908.
A Monsieur Étienne Lamy.
Au temps de l’empereur Decius, une persécution terrible s’abattit sur les communautés chrétiennes. Les partisans de l’ancien ordre de choses, en majorité dans les conseils, réussirent à présenter les fidèles du Christ comme une tourbe turbulente de pernicieux novateurs, ennemis de l’État, contempteurs de ses dieux et de ses lois, lésant la majesté de César, déniant son autorité légitime et insultant sa personne sacrée par un refus impie d’en reconnaître la divinité vénérée de tous les bons citoyens.
La persécution s’étendit sur toutes les provinces de l’Empire ; celle d’Asie ne fut non plus épargnée que les autres. On dit même que l’Empereur s’y porta de sa personne, afin d’augmenter par sa présence l’autorité de ses magistrats. Tous les chrétiens furent sommés de sacrifier publiquement aux faux dieux.
Les chrétiens de la ville d’Éphèse furent particulièrement recherchés, car, depuis l’apostolat de Paul, ses communautés brillaient entre toutes par leur édifiante piété. A l’arrivée de l’Empereur, les autels du paganisme se relevèrent en maints lieux. La multitude servile témoignait ainsi de son zèle, dans l’espoir des largesses impériales. Et tous ceux que l’on soupçonnait d’appartenir à la religion du Christ furent amenés devant les idoles, auxquelles on leur ordonnait d’offrir les sacrifices prescrits. S’ils refusaient, on les traînait en prison pour y attendre le dernier supplice.
Et, quand les exécutions commencèrent, la crainte du trépas arracha à plus d’un l’apostasie qui perd l’âme pour sauver le corps. Mais la plupart des chrétiens préférèrent la mort à la renonciation de la foi ; et, comme il arriva souvent, ce furent de faibles femmes et de tendres enfants qui donnèrent au monde l’exemple de la constance dans les tourments. On ne vit bientôt plus que corps sanglants crucifiés ou suspendus aux murs et aux portes de l’enceinte, que têtes fichées sur des piques. Les oiseaux du ciel et les bêtes de la terre se repaissaient, aux yeux de tous, de ces lamentables débris.
Mais, si les âmes fermes trouvaient là un sujet d’édification et un encouragement à servir Dieu au péril de leur corps périssable, il n’était que trop d’âmes tièdes et molles pour renier le Christ et acheter la vie en foulant aux pieds le divin symbole de la foi. Et, comme pour ajouter à leur infamie, beaucoup de ces apostats dénoncèrent leurs amis et leurs proches. On vit l’époux livrer l’épouse, les pères livrer leurs enfants, les fils et les filles trahir leur mère. Et les derniers fidèles se demandaient si les temps annoncés par Jean n’étaient pas arrivés où l’Antéchrist, descendu parmi les hommes, détruirait de ses mains sacrilèges l’édifice miraculeux construit par le Fils de Dieu.
Or, parmi les chrétiens les plus fervents et qui ne désespérèrent point de la miséricorde divine, brillaient entre tous sept jeunes garçons. Martin, Jean, Maximilien, Jamblique, Denis, Antonin, Exacustade, tels étaient leurs noms, et ils appartenaient aux premières familles de la ville. Leur piété exemplaire devait attirer tout d’abord l’attention des délateurs à l’affût des découvertes profitables, tant était grande la générosité des pontifes des faux dieux. Ces délateurs surprirent les sept nobles enfants, un jour que, prosternés dans une chapelle, ils se couvraient la tête de cendres, en signe de deuil, et se frappaient la poitrine, en suppliant Dieu de leur permettre de ne point faiblir à l’heure suprême que chacun d’eux sentait proche.
Les sept enfants étaient de trop illustre origine pour que les misérables espions ne les reconnussent point tout d’abord. L’un de ces délateurs dit à ses compagnons :
— Les dieux nous aiment qui mettent aujourd’hui entre nos mains des coupables dont la capture réjouira l’âme de notre magnifique Empereur. Continuez de faire le guet. Pour moi, je cours au Palais pour raconter ce que nous avons vu.
Et, aussitôt arrivé, le délateur se jeta aux pieds de Decius, et, baisant ses brodequins de pourpre :
— O César, puissant au-dessus des puissants, miroir de justice, source de tout bien, souffriras-tu que les premiers de ta ville, bravant tes édits, continuent de sacrifier impunément à ce prétendu dieu que les Juifs eux-mêmes méprisent, tant ils le trouvent ridicule et odieux ? J’ai vu, César, — les dieux éloignent tout mal de ta face radieuse ! — j’ai vu Maximilien, le propre fils du préfet d’Éphèse, j’ai vu Martin et Antonin, dont le père compte parmi tes généraux, et aussi Denis, d’autres encore, sept en tout, adorant Christ. Je les ai entendus maudissant ton saint nom et tournant en dérision les Dieux de l’Empire !
— Relève-toi, répondit l’Empereur. Tu fis ton devoir en observant ces choses et en me les rapportant fidèlement. Fussent-ils assis sur les marches de mon trône, les coupables ne sauraient détourner de leur tête la hache du licteur. Va donc, et, porteur de mon sceau que je te confie, requiers les centurions de garde. Ils te donneront des hommes pour t’aider à saisir ces rebelles. Ma volonté est qu’on les prenne vivants, car j’entends qu’on en fasse un exemple pour glacer de crainte le cœur de ces chrétiens détestables. Ainsi, s’il plaît aux Dieux, verrons-nous la fin de ces troubles, et l’ordre sera rétabli dans Éphèse. Va donc, et qu’on me ramène ces jouvenceaux : je les veux interroger en personne.
Mais, sans se laisser troubler par l’appareil de la majesté impériale, Maximilien, une fois en présence de Decius, confessa hardiment sa foi :
— Tu me demandes, ô César, — et vive à jamais ton nom ! — pourquoi mes compagnons et moi nous refusons de sacrifier aux dieux dont se dresse ici l’autel ? Tous nous te répondons par ma voix : Nous obéissons à un dieu qui habite le ciel, et ce ciel et la terre sont remplis de sa gloire. C’est vers lui, en tous temps, que montent nos prières, et ce sont là les seuls sacrifices qui lui plaisent. Mais, dût notre corps être détruit, — car de nos âmes ta puissance, ô César, est incapable de disposer, — nous ne nous abaisserons point jusqu’à sacrifier à ces vains simulacres, non plus qu’à les adorer.
A ces paroles audacieuses l’Empereur n’accorda point de réponse. Il ordonna à ses officiers d’enlever à ces jeunes gens leur ceinture militaire, insigne de leur condition noble, et établit ainsi qu’il réservait leur cause devant son propre tribunal, comme celle de rebelles et contempteurs des Dieux. Il ordonna encore qu’on les gardât dans une étroite prison où ils pourraient réfléchir à loisir sur la gravité de leur faute, faire un retour sur eux-mêmes et répudier leurs erreurs.
— Laissons au temps, dit-il, le soin de les amender. Leur tendre jeunesse, au moins autant que leur naissance, nous défend d’employer contre eux les moyens violents des tortures. Il convient que les sages dont je suis entouré usent de la persuasion pour faire revenir ces têtes folles à des sentiments plus dignes de leur illustre origine. J’entends qu’on les interroge prudemment sur cette prétendue religion chrétienne à quoi ils se prétendent tant attachés. Par les voies de la douceur on les acheminera certainement vers le repentir, et ce ne sera pas en vain qu’ils s’adresseront alors à ma miséricorde. En attendant, qu’on les charge de chaînes et que leur condition ne soit point meilleure que celle des autres prisonniers. Je veux, toutefois, que, dans quelques jours, on leur permette d’aller librement par la ville, afin que l’on puisse se rendre compte de leurs actes. Et l’on me tiendra fidèlement au courant.
Aussitôt remis en liberté, ces jeunes gens s’empressèrent de regagner la maison paternelle. Suivant une résolution prise en commun, ils demandèrent chacun à leur mère autant d’argent qu’elle en pouvait donner ; car ils étaient décidés à s’enfuir de la ville pour échapper à la colère de l’Empereur. Ils comprenaient très bien qu’on ne les avait mis en liberté que dans l’intention de les espionner et d’arrêter les chrétiens leurs amis. Les sept enfants partirent donc munis d’argent. Mais leur charité était telle que la majeure partie de cet argent fut répandue par eux en aumônes. Ils ne gardèrent par devers eux que le strict nécessaire. Puis ils sortirent d’Éphèse après s’être couverts de pauvres vêtements, de telle sorte que les gardiens des portes, les prenant pour de chétifs campagnards, les laissèrent librement passer.
Alors ils s’assirent dans la campagne et tinrent conseil. Maximilien parla le premier :
— Si vous m’en croyez, ô mes frères en Jésus, nous nous retirerons dans quelqu’une de ces carrières abandonnées où personne n’a mis le pied depuis peut-être cent ans. Là, loin de tout danger, nous passerons ces temps d’affliction à prier Dieu qu’il éloigne de notre chère Éphèse cet orage de persécution. Aussi bien de tels malheurs ne peuvent-ils indéfiniment durer.
— Sans aucun doute, repartit Martin, ce projet, ô Maximilien, t’est dicté par l’esprit de la suprême sagesse. Mais ne crains-tu pas que, retirés dans ces carrières où nous ne pourrons ni semer ni moissonner, la faim ne nous réduise à un tel degré de misère que nous nous trouvions obligés d’aller nous livrer, nous-mêmes, à nos bourreaux ?
— A cela Dieu pourvoira, fit Denis. N’a-t-il pas nourri la multitude affamée dans le désert, et tout n’est-il pas possible à celui qui marcha sur les eaux ?
Mais Jean ouvrit un autre avis :
— Il faut cependant un peu aider le ciel. Je proposerai donc une entreprise à la fois moins désespérée et plus simple. Tournons-nous vers l’Orient, vers ce mont Celius que vous connaissez bien. Étant un jour à la chasse, je me trouvai tout heureux, surpris par une violente pluie, de l’asile que m’offrit une caverne dont le hasard seul me fit découvrir l’entrée. Le lieu est presque inaccessible à qui n’en connaît point le chemin. Retirés dans cette caverne dont l’entrée est si étroite qu’elle ne saurait donner passage aux ours, seules bêtes féroces dont nous puissions avoir à redouter la rencontre, nous vivrons cachés aux yeux de tous. Pour notre nourriture, quoi de plus facile que de l’aller chercher au petit marché de la basse ville ? Chacun d’entre nous ira aux provisions, tour à tour. Nous aurons soin d’en prendre assez en un seul voyage pour que cela nous dure au moins une semaine. Et l’on ne fera pas attention à nous.
Les fugitifs se rallièrent à la proposition de Jean, car elle leur parut la plus sage. Ils prirent donc le chemin du mont Celius et pénétrèrent dans la caverne. Là ils vécurent désormais dans la prière et la pénitence, morts au monde et ne pensant qu’au salut de leur âme. Seul l’enfant Jamblique, que son esprit délié rendait le plus propre à cette sorte d’entreprises, se rendait de temps en temps à la ville, sous des habits de mendiant. Tout en achetant au marché ce qui était nécessaire, il s’enquérait adroitement des événements. C’est ainsi qu’il apprit, un jour, le départ de l’Empereur et, deux semaines plus tard, son retour dans la ville d’Éphèse.
La nature attentive et sérieuse de Decius le portait à ne négliger aucun détail des choses du gouvernement. Loin d’avoir oublié les sept jeunes chrétiens, il songeait souvent à leur obstination singulière. A la vérité, leur retour à la religion de l’Empire ne faisait pas question pour lui. Il comptait même sur cette abjuration solennelle pour décider bien des chrétiens à abandonner leurs croyances. Du reste, il ne les persécutait point par haine, mais comme ennemis de l’ordre établi.
L’Empereur manda donc à ses officiers d’amener Maximilien devant son tribunal. Maximilien étant l’aîné et le plus considérable, par son rang, parmi les coupables, l’intéressait particulièrement. Decius comptait d’ailleurs sur la force de l’exemple. Fatalement les six autres enfants suivraient celui-là dans ses résolutions. Et il laissait entendre que son abjuration solennelle était chose certaine. Aussi, à ouïr ces propos qu’on se répétait partout, ce qui restait de chrétiens dans Éphèse fut-il grandement affligé. L’enfant Jamblique, qui achetait des pains au marché, recueillit ces rumeurs et les rapporta à ses compagnons.
— Nul doute, dit Denis, que les soldats ne nous découvrent bientôt ! Et, cependant, je crois entendre une voix qui me conseille de ne point désespérer. Le roi Jésus, mes frères, ne nous abandonnera pas. Prions-le ! Prions moins pour nos corps périssables que pour le salut de nos âmes immortelles.
Donc, après avoir pris leur maigre repas, les sept enfants se mirent en prières. Bientôt, exténués par la misère, recrus de fatigue, ils s’endormirent d’un même temps. Ou plutôt ils crurent s’endormir, car Dieu, dans sa miséricorde, les avait appelés à lui.
Cependant l’Empereur, travaillé par l’impatience, multipliait les ordres. Mais aucun des sept enfants ne comparaissait. Le chef de la police allait se voir obligé d’avouer qu’on avait perdu leurs traces. Il essaya de gagner du temps, rejeta sur la négligence de ses officiers la faute commise, s’embarrassa dans des propos contradictoires. Alors Decius entra dans une grande colère :
— Je crains bien, dit-il, que ces adolescents n’aient trompé ma bienveillance. Croyant que je voulais les punir du dernier supplice — ce qui a toujours été loin de ma pensée — ils auront préféré à des tourments, dont les ennemis de l’Empire exagèrent l’horreur à plaisir, une fuite des plus hasardeuses. Sans doute auront-ils succombé dans le désert sous les coups des brigands ou sous les atteintes de la soif et de la faim. Leurs misérables membres sont, à cette heure, dispersés par les bêtes immondes. Ces choses sont malheureuses parce que ces enfants appartiennent aux premières familles de la cité, et surtout parce que, venant à résipiscence, ils auraient donné un grand exemple dans cette Éphèse qui se complaît à m’obliger d’user envers elle de continuelles rigueurs et de renoncer à exercer ma clémence.
A ces paroles de l’Empereur, un des préfets du palais répondit :
— Nous ne croyons pas, ô César, que ces enfants aient cessé de vivre. Leur audace n’a pu aller jusqu’à préférer la mort honteuse des fugitifs à l’honneur de comparaître devant ton tribunal sacré. Ou bien c’est qu’ils ont été aveuglés par de pernicieux conseillers jusqu’à mettre en doute ton infaillible sagesse et ta clairvoyante équité. Quoiqu’il en soit, leurs parents comptent parmi les serviteurs les meilleurs et les adorateurs pieux de ta divine majesté. Daigne les citer à comparaître en personne. Commande-leur de parler. Le respect déliera leurs langues. Qu’ils disent où leurs enfants se cachent. Et, enfin, si l’impiété retient leurs lèvres closes, qu’il te plaise d’user contre eux de ces moyens dont la loi ne refusa jamais le secours aux magistrats. Mais nous avons l’idée que ta majesté impériale leur imposera plus de crainte encore que l’appareil des tourments. César Auguste, nous baisons la terre entre tes pieds sacrés et nous tenons prêts à exécuter tes commandements.
Sans perdre un temps précieux en reproches inutiles, l’Empereur ordonna de faire venir les pères des sept fugitifs. Et, quand ils se tinrent devant lui, il les admonesta durement :
— Où sont, s’il vous plaît, vos fils contempteurs des lois et sacrilèges que ma justice réclame ? Répondez-moi sans détours et tenez-vous pour assurés que vos têtes me répondent des leurs. Si vous ne me livrez pas ces enfants sur l’heure, vous périrez.
Prosternés aux pieds de Decius, tous répondirent d’un seul cri :
— Nous sommes innocents de tout cela, par la cendre de nos ancêtres ! César, pitié pour nous, et est-ce bien là ta justice ! Peux-tu nous rendre responsables d’un crime que nous n’avons pas commis ? Que Paulin parle pour nous ! Qu’il te plaise de lui prêter une oreille favorable !
Alors Paulin, préfet d’Éphèse et père de Maximilien, ayant reçu congé de parler, flétrit les pratiques des chrétiens et témoigna de sa foi en les Dieux de l’Empire :
— Ces enfants, ô César, dont nous ignorons même aujourd’hui s’ils existent, — et les Dieux immortels savent combien nous les aimions tendrement ! — ces enfants nous ont été ravis par ceux-là mêmes que tes justes lois proscrivent, par ces chrétiens qui sont l’opprobre de la terre. En serais-tu à ignorer que leurs catéchistes se glissent dans les familles pour pervertir les esprits faibles, corrompre les enfants, séduire les femmes et capter leurs biens ? Non seulement, victimes de ces imposteurs, nos fils ont fui le foyer paternel, mais ils ont emporté chacun une forte somme d’argent, arrachée, en secret, à la mollesse de leur mère. A cela point de remède. Le blâme infligé aux épouses n’a fait rentrer ni les fils ni l’or. Nous avons envoyé nos esclaves par les rues et les chemins, et voici ce qu’ils nous ont rapporté :
« Les jeunes gens ont été vus courant par la ville, entourés par une tourbe de mendiants et de menu peuple auxquels ils distribuaient de larges aumônes. Arrivés sur la grande place, ils se sont perdus dans un groupe de gens sans aveu, et nous pouvons jurer qu’ils ont échangé leurs vêtements contre ceux de ces misérables. Puis ils ont échappé à nos regards, et toutes nos recherches sont demeurées vaines. »
— Ainsi ont parlé nos esclaves. Nous avons envoyé alors nos chasseurs par la campagne. Ils ont interrogé les pâtres et les paysans. Certains leur dirent qu’on croyait que les enfants s’étaient cachés dans une caverne du mont Celius. Nous ne pûmes en apprendre davantage. A cette heure, ces malheureux sont-ils morts ou vivants ? Nous l’ignorons, hélas ! Mais, quelle que soit la sentence que ta souveraine équité daigne porter contre eux, nous y souscrivons d’avance, ô trois fois auguste ! Puisse ta faveur ne point se retirer de nous, César ! Nous t’adorons comme Dieu, nous te vénérons comme père ! Toujours nous t’avons servi fidèlement.
— C’est bien, dit l’Empereur. Je veux vous croire. Il serait injuste que, vous appliquant les mauvaises lois de ces Juifs qui ne valent pas mieux que les chrétiens, — est-il même une différence appréciable entre eux ! — je poursuive dans les pères le crime des enfants. Je vous conserve ma confiance. Ni vos biens ni vos charges ne vous seront enlevés. Quant à ces enfants trois fois rebelles et contre les dieux, et contre nous, et contre l’autorité paternelle, qu’il n’en soit plus parlé sur la terre. Ma volonté est qu’on mure dès aujourd’hui l’entrée de cette caverne où ils se sont retirés. Puisque tel est le goût de ces chrétiens pour la solitude, il convient qu’on le respecte en les séparant d’un monde pour quoi ils affichent un mépris pire que celui des philosophes cyniques. On me dit que leur Christ leur a promis qu’ils ressusciteraient en masse un certain jour qu’il ne leur a point d’ailleurs fixé. Ainsi ensevelis dans leur caverne, ces jeunes chrétiens attendront, loin des bruits profanes, l’heure de la résurrection. Ma volonté est encore que sur l’entrée ainsi murée l’on appose notre sceau impérial, afin que personne ne soit assez audacieux pour tenter de délivrer ces condamnés. Et il est bon que chacun sache que justice a été faite.
Ainsi Decius ignorait que les sept enfants d’Éphèse étaient déjà morts et que Dieu, dans sa bonté, les avait rappelés à lui. Les officiers impériaux qui surveillèrent les ouvriers chargés de murer la caverne crurent que les enfants dormaient. Ils ne comprirent point ce qu’étaient ces corps incorruptibles et glorieux. Enfin, ils se donnèrent le plaisir, une fois que les pierres furent scellées, d’appeler les emmurés, afin de jouir de leurs cris d’effroi et de leurs plaintes. Mais, n’entendant rien, ces officiers se retirèrent, et ils rendirent compte en ces termes de leur mission à l’Empereur :
— Il en a été, César, ainsi que tu l’avais ordonné. Quand, avec mille précautions, nous nous sommes approchés de cet antre sauvage, nous avons été surpris par le silence qui y régnait. Nous eûmes un instant la crainte que les coupables ne se fussent dérobés à ta justice. Pénétrant doucement, nous surprîmes cependant les sept impies dormant d’un paisible sommeil. Aussitôt, nous fîmes murer l’entrée en toute diligence, et on y apposa ton sceau. Ainsi enterrés vivants, ces enfants témoigneront de ton exactitude à punir les contempteurs des Dieux.
Telle fut la fin des sept adolescents, Martin, Jean, Maximilien, Jamblique, Denis, Antonin, Exacustade, que l’Église honore sous le nom des Sept Dormants d’Éphèse, et que l’on crut martyrs de la Foi jusqu’au jour où il plut à Dieu de les rappeler à la vie, afin qu’ils pussent glorifier son nom et édifier l’église d’Asie.
La mémoire des sept enfants emmurés passa comme celle des martyrs exécutés pendant la persécution de Decius. Les empereurs passèrent aussi. Les Goths détruisirent le temple de la grande Déesse d’Éphèse. Constantin se convertit au christianisme. Le Fils de Dieu régna désormais sur l’Empire. Vint ensuite le grand partage entre les fils de Théodose. Constantinople devint le siège de l’Empire d’Orient. Des schismes cruels divisèrent l’Église, et, sous Théodose II, il se leva de dangereux hérétiques qui niaient la résurrection des morts.
Or, en ce temps, c’est-à-dire deux cents ans après que les sept enfants d’Éphèse avaient été murés dans leur caverne, un paysan s’en fut par le mont Celius, en quête de matériaux propres à construire une étable. Voyant les pierres bien taillées et appareillées qui fermaient l’entrée de la caverne, il les jugea de bon emploi. Sans respect donc pour le sceau de Decius, que les injures du temps avaient d’ailleurs rendu méconnaissable, il commanda à ses esclaves d’attaquer le ciment.
Mais, quand arriva l’heure de midi, tous s’en furent pour prendre leur repas, et par l’entrée de la caverne à demi déblayée la lumière entra à flots. C’est alors que les sept enfants, réveillés subitement, se dressèrent sur leurs pieds et saluèrent le retour du jour par les prières habituelles. Reprenant leur train de vie comme s’ils s’étaient endormis la veille, ils tinrent conseil sur ce qu’ils devaient faire, tout en s’étonnant grandement d’avoir dormi jusqu’au milieu du jour. Et ils interrogeaient Jamblique minutieusement sur les bruits qu’il avait recueillis au marché. Car ils demeuraient dans l’inquiétude de ce que l’empereur Decius tramait contre eux. Et ils cherchaient quelque moyen d’échapper aux recherches de la police. Leur asile ne pouvait indéfiniment échapper aux investigations de tant d’hommes attachés à leur perte.
Après avoir discuté, proposé les opinions les plus diverses, les sept enfants tombèrent enfin d’accord pour renvoyer Jamblique au marché. Car, par un malheur singulier, la provision de pains s’était desséchée pendant la nuit ; et la plus grande partie, d’ailleurs, avait été rongée par les rats.
Jamblique partit donc, emportant quelques pièces d’argent nouées dans un coin de sa robe, et pensant gagner, comme la veille, le marché, où il ferait les provisions. Son voyage se passa sans encombre, bien qu’à maintes reprises il revînt sur ses pas, croyant s’être trompé de route. Les arbres, les rochers, les sentiers qui serpentaient entre eux semblaient avoir changé de place. De même pour la porte de la ville, qui ne s’ouvrait plus au même endroit. Les sculptures du linteau n’étaient plus les mêmes. Les gardes qui dormaient couchés sur les bancs, à l’ombre, portaient des armes d’un modèle inconnu. Enfin, il n’y avait plus de marché près de cette porte. Et pourtant, hier encore, il l’avait franchie.
Mais ce qui épouvantait le plus Jamblique, c’était la curiosité singulière dont il se sentait entouré.
— Bien sûr, songeait-il, les ordres de l’Empereur sont connus de tous, et la police a donné une description exacte de ma personne et de mon vêtement. Autrement, pourquoi tous ces gens me regarderaient-ils ainsi ? Eux-mêmes, d’ailleurs, me semblent absolument remarquables. Jamais, depuis que Dieu me donna la vie, je ne vis dans Éphèse visages ni habits semblables. Au coin de cette rue était hier la boutique de l’orfèvre Bassus. Je ne la vois plus aujourd’hui, mais un poste de police qui n’y a jamais existé. Bien sûr je dors encore et suis la proie d’un rêve.
Et, se piquant le bras avec la fibule de son manteau pour se tenir éveillé, Jamblique continuait d’avancer, maintenant au hasard, par des rues qui lui étaient inconnues. Il commençait à se demander si, par la volonté de Dieu, lui et ses compagnons n’avaient pas été subitement transportés dans une autre région du monde. Jamblique en était à se persuader que la caverne du mont Celius avait plusieurs issues, qu’il s’était trompé et avait, par une route ignorée, gagné une ville assez semblable à Éphèse au premier abord pour que l’on pût s’y tromper.
« Hélas ! pensait-il, jamais je ne pourrai retrouver le chemin de la montagne. Je suis perdu sans espoir de retour, et mes compagnons, sans nouvelles de moi, prendront quelque parti désespéré ! Mon Dieu, abandonnerez-vous ainsi un faible enfant dans un danger tel que jamais il n’en a couru ! »
Et, traçant furtivement sur sa poitrine le signe de la croix, Jamblique continua d’avancer jusqu’à ce qu’il atteignît la place où se tenait le grand marché.
Le premier étalage de boulanger qui s’offrit à ses regards attira trop son attention pour que Jamblique remarquât la curiosité dont il était l’objet. Tandis qu’il achetait des pains, les marchands de poissons, les bouchers et les vendeuses d’herbes se montraient l’enfant du doigt et se demandaient :
— Quel est ce passant extraordinaire dont la face est plus pâle que celle d’un mort ?… — De quel pays vient-il ? — Pourquoi ses habits sont-ils d’une forme que l’on ne voit plus que sur les tableaux et les images taillées dans la pierre ? — Regardez-le ! — Ses allures ne sont-elles pas étranges ? — Il tient les yeux baissés et semble marcher en dormant ! — Non, non, il nous épie sournoisement. C’est, sans nul doute, un esclave fugitif ou bien un voleur !
Mais ce fut bien autre chose lorsque, dénouant le coin de sa robe, Jamblique prit sa monnaie pour payer les pains. A la vue de ces pièces d’argent d’un module et d’un poids désuets, le boulanger s’écria :
— Par le saint nom du Christ, qu’est cela, enfant ? Où as-tu pris ces pièces qui ne sont plus en usage ? Je ne veux pas de cette monnaie !
Et, la pièce passant de main en main, ce fut bientôt une grande rumeur dans le marché. Jamblique, entouré, questionné, menacé, ne savait comment ni à qui répondre, quand un officier de police fendit la foule et demanda la cause de ce scandale.
— C’est, dit le boulanger, un vagabond qui essaye ici de changer des monnaies anciennes et d’une telle valeur qu’un misérable ainsi vêtu n’en devrait point posséder.
— En tous cas, ajouta une marchande d’oignons, le drôle est un païen et un impie, car, ainsi que nous l’avons remarqué, il passa devant la chapelle des saints martyrs sans se signer.
Et deux femmes ne craignirent pas d’accuser Jamblique d’avoir craché sur la croix.
A ces mots, le visage de l’enfant trahit une telle épouvante que personne ne douta plus qu’il ne fût un dangereux scélérat. Et tous crièrent :
— En prison, le sacrilège !… A mort, le profanateur des tombeaux ! Ses vêtements, tout gris de poudre, ont été dérobés dans les antiques sépultures. Qui s’aviserait aujourd’hui de porter de semblables robes ? — Et ses sandales ! Bien sûr elles remontent au temps d’Aurélien !… — Qu’on l’arrête sans tarder !
— Ne voyez-vous pas, fit un vieux marchand d’épices, que c’est un de ces astucieux Arméniens qui, par des sortilèges, découvrent les trésors cachés dans la terre ? Ses compagnons l’on envoyé ici pour commencer d’écouler cette antique monnaie.
Alors tous reprirent :
— Au feu, le magicien ! Qu’on crucifie le nécromant, il a pillé un trésor !
Alors, saisissant rudement Jamblique, les soldats de la police l’entraînèrent vers la prison. Et l’officier reprochait à l’enfant de faire tort à l’Auguste Théodose de la part qui lui revenait dans tout trésor mis au jour :
— Jeune impie, tu seras puni par les justes lois. Quelle est ta patrie ? Quels Dieux sers-tu ? Allons, parle !
Alors, à la commune stupéfaction, Jamblique, tombant à genoux devant la chapelle du marché, s’écria :
— Je suis chrétien et citoyen d’Éphèse. Mon nom est Jamblique, et mon père Adrien est préfet des cohortes de l’empereur Decius !
— Est-il possible de mentir ainsi ! dit un magistrat qui passait. Ignores-tu donc, impudent voleur, que l’auguste Decius tomba sous les coups des Germains, il y a peut-être deux fois cent ans !
— Je ne sais, répondit Jamblique, si je suis le jouet d’un songe. Mais ce que j’affirme, c’est que moi et mes six compagnons avons fui les rigueurs de l’empereur Decius, qui voulait nous obliger à abjurer notre foi. Faites de moi suivant votre volonté : je mourrai en glorifiant le roi Jésus, fils de Dieu !
— En vérité, murmura le diacre de la chapelle, il s’agit là de quelque événement miraculeux, et tout, dans les propos de cet enfant, mérite d’être retenu. Je t’en prie, officier de police, conduis-le, sans le molester, à notre saint évêque Étienne. Celui-ci, dans sa sagesse, décidera. Pour moi, ce sont là des choses qui dépassent mon entendement.
Mais la foule, sans tenir compte de ces propos de modération et de prudence, continuait d’outrager Jamblique. Sans la protection des soldats, on l’eût même chargé de coups. Jusqu’au palais épiscopal, on le lapida avec des tessons, des trognons, des ordures. Et la populace s’excitait à la besogne en hurlant :
— A mort, le voleur ! C’est un imposteur, un insensé, un fou furieux ! Une goule, un fouilleur de tombes, un vampire !
La Providence voulut que le Proconsul en personne se trouvât en conférence avec l’Évêque, à cette heure même où l’on amenait l’infortuné Jamblique au palais. Ces deux dignitaires, ayant entendu le rapport de la police et admiré les pièces d’or et d’argent, commencèrent d’interroger Jamblique.
Pour modeste et assuré qu’il se montrât dans ses réponses, les apparences se levaient trop contre l’enfant pour que le Proconsul pût prendre cette extraordinaire histoire pour véridique. Le fonctionnaire impérial menaça donc Jamblique de le faire mourir sous le fouet s’il ne dénonçait pas immédiatement ses complices. Alors Jamblique, se prosternant devant l’Évêque, parla ainsi :
— O père des Fidèles, écoute ma voix et pardonne-moi si elle est aussi faible. Mes forces décroissent à chaque heure et je sens que je vais bientôt mourir. Sans pouvoir apporter une seule preuve de ce que j’avance, je jure par notre roi Jésus que je suis chrétien. Le saint prêtre Timothée me baptisa de ses mains dans la crypte de Pauline et de Domitille, et l’empereur Decius tenta vainement de me faire abjurer. Le Proconsul m’ordonne de dénoncer mes complices, c’est-à-dire mes frères en Jésus. Eh bien, ils sont six : Maximilien, l’aîné, est le fils de Paulin, préfet d’Éphèse pour l’empereur Decius…
Indigné, le Proconsul se dressa. Mais, lui prenant doucement le bras, Étienne l’invita à se rasseoir :
— Écoute-le ! C’est le Ciel qui, en ce jour, nous parle par la voix de cet enfant. Continue sans crainte, Jamblique !
— Maximilien, reprit l’enfant, est l’aîné. Puis viennent Martin, Jean, Denis, Antonin, Exacustade. Persécutés pour la foi, nous nous réfugiâmes dans une caverne du mont Celius. Qu’on me permette de vous y conduire, et périssent du même coup mon corps et mon âme si je vous ai trompés.
— Allons, dit l’Évêque, suivons cet enfant ! La vérité sort de sa bouche.
Le Proconsul suivit en haussant les épaules et commanda à ses gardes et à ses familiers de se joindre aux gens de l’Évêque. Mais, quand tous furent arrivés à la caverne du Celius et virent les six pâles enfants couverts de leurs vêtements antiques, une religieuse terreur les cloua sur le seuil. L’œil perçant de l’Évêque venait de distinguer une petite table de bronze gisant parmi les débris qui jonchaient l’entrée. C’était une tablette que les saints Balbus et Théodore avaient glissée entre les pierres avant qu’elles fussent scellées par l’ordre de Decius, deux cents ans avant ce jour. Et sur cette tablette était écrite l’histoire des sept enfants martyrs d’Éphèse.
Alors l’évêque Étienne, le Proconsul et tous les assistants tombèrent à genoux et louèrent Dieu dans ses œuvres, cependant que les sept enfants rendaient témoignage de leur foi et de la résurrection, comme pour confondre les blasphémateurs qui niaient ce dogme de la religion chrétienne.
Quand ils eurent fini de parler, ils s’inclinèrent, tous les sept, doucement. Quand on les releva, on vit qu’ils avaient quitté cette vie.
L’empereur Théodose commanda que l’on construisît sept châsses d’or pour y déposer les restes des glorieux dormants d’Éphèse. Mais ils lui apparurent une nuit et le conjurèrent de les laisser dormir leur éternel sommeil dans cette caverne du Celius où ils avaient trouvé asile contre la persécution du siècle.
A Marie de Régnier.
Marine était une vierge chrétienne, fille unique d’un patricien de la Thrace. Étant devenu veuf, cet homme se retira dans un monastère et décida sa fille à l’y accompagner. Sans s’arrêter à ce que cette pieuse fraude pouvait porter en soi de blâmable, Marine revêtit des habits de garçon et entra dans le couvent, où elle prit le froc sous le nom de Frère Marin. Le père de Marine mourut alors qu’elle n’avait pas plus de seize ans. Elle continua de vivre sous ses habits de religieux et de rendre à la communauté tous les services qu’on pouvait attendre d’un jeune homme vigoureux, en tout soumis aux règles de l’ordre et que ne rebutaient point les plus durs travaux.
Il s’agissait, entre autres, de conduire un chariot attelé de bœufs. Poussant ses bêtes puissantes et paisibles vers la ville, Frère Marin s’en retournait avec les provisions et les objets nécessaires à la vie des moines. Mais du monastère à la ville la route était longue, et les ombres de la nuit la rendaient peu sûre. Aussi, quand le jour tombait, Frère Marin avait-il coutume de profiter de l’hospitalité d’un seigneur nommé Pandoche, dont le château se trouvait placé sur son chemin.
Or, il advint que la fille de Pandoche, à la veille de devenir mère et ne pouvant cacher plus longtemps la faute qu’elle avait commise avec un homme de guerre qui avait demeuré sous le toit paternel, avoua à ses parents, qui la pressaient de dénoncer son séducteur, que Frère Marin était le coupable.
Le seigneur Pandoche s’en fut tout aussitôt demander à l’abbé justice d’un pareil crime. Frère Marin, appelé, ne tenta point de se défendre. Il avoua sa faute, ou, pour mieux dire, celle dont on le chargeait. Obéissant à cette charité chrétienne dont son cœur débordait, Marine ne voulut pas que la coupable fût confondue. Sans doute aussi redoutait-elle pour la fille de Pandoche quelque châtiment barbare de la part de ce père irrité. Toujours est-il que Frère Marin se prosterna aux pieds de l’abbé et, se meurtrissant la poitrine, confessa son péché.
La chose était de celles qui demandent une punition exemplaire. L’abbé ordonna que le moine impur fût battu durement de verges et qu’on le chassât ensuite du monastère. Frère Marin supporta son malheur avec une pleine résignation. Trois années durant, on le vit mener une vie de mortifications et de pénitence. Exposé aux intempéries, sans autre abri que le porche, jamais il ne s’éloigna du seuil de son couvent, si glacée que fût la bise et quelle que fût, en sa saison, la pernicieuse ardeur du soleil de Thrace.
Par compassion pour une telle misère, le Frère aumônier donnait chaque jour un morceau de pain au pauvre Marin. Ainsi de ce pécheur la constance et l’humilité firent-elles tourner à l’édification d’un chacun ce qui avait paru d’abord l’objet d’un irréparable scandale.
Les tribulations de la bienheureuse Marine ne touchaient point encore à leur fin. Une épreuve dernière lui était réservée avant sa glorification en ce monde. Quand l’enfant de la fille de Pandoche fut sevré, les parents ne crurent pouvoir mieux faire que de le porter à l’abbé pour qu’il s’en chargeât. Celui-ci, estimant que Frère Marin, s’il avait réussi à soutenir jusque-là sa chétive existence, n’en était que plus capable de subvenir aux besoins de son enfant, ordonna qu’on le lui remît. Au père responsable de nourrir cet enfant délictueux.
Deux années durant, Marine continua de vivre misérablement sous le porche du monastère avec la petite créature qui était son fils au regard du siècle. La sévérité de cette pénitence, qui durait depuis cinq années, émut enfin les moines, et ils se décidèrent à tenter quelque chose en faveur de ce pécheur repentant.
Ils s’en furent trouver l’abbé, en corps, et le supplièrent de rétablir le Frère Marin dans sa condition première. L’inexorable abbé n’accorda qu’une commutation de peine. Marin fut autorisé à rentrer dans le monastère, avec son fils, mais à charge par lui de remplir les fonctions les plus grossièrement serviles. Balayer les cours et la cuisine, enlever les ordures, porter l’eau, tel fut son nouvel état.
Marine l’accepta sans se plaindre, et nul n’eut de reproche à lui adresser sur le moindre détail de son service. Pour rebutante que fût sa tâche, elle la remplit d’un cœur joyeux jusqu’au jour où il plut à Dieu de la rappeler à lui. Elle s’éteignit en pleine jeunesse, le dix-septième jour des calendes d’août.
On pourrait croire que l’abbé se départit alors de sa sévérité première. Il n’en fut rien. La rigueur de sa justice ne désarma point devant la mort. Ses ordres furent formels : le défunt Frère Marin n’aurait point sa part de la sépulture monastique. On l’enterrerait loin de ce couvent, dont le relâchement abominable de sa conduite avait diminué la réputation, et aussi parce que sa pénitence n’avait pas été suffisante.
Mais comme, dociles aux ordres de l’abbé, les moines commençaient de laver le corps de Frère Marin avant que de l’ensevelir, ils découvrirent la vérité, et tous se sentirent remplis d’une obscure douleur et d’un pieux étonnement.
Tenant, en bon chrétien, les voies de Dieu pour impénétrables, l’abbé s’humilia devant la dépouille mortelle de cette Marine qui fut une sainte sur la terre. On fit à la vierge de Thrace des funérailles magnifiques. On la coucha dans un superbe tombeau.
Ce tombeau devint rapidement un lieu fertile en miracles. Le premier, et certes le plus considérable, se produisit au bénéfice de l’accusatrice même de Marine. Possédée du démon depuis des années, la fille de Pandoche fut amenée devant le tombeau de la sainte. Ayant confessé son crime et détesté son infâme calomnie, elle en reçut aussitôt un grand soulagement. Et, sept jours après, le démon qui la tourmentait l’abandonna.
Sainte Marine est honorée parmi ces bienheureux que la dévotion des croisés ramena d’Orient dans nos pays de l’Ouest. Ce fut au douzième siècle que les Vénitiens rapportèrent son corps dans leur ville, où ils lui dédièrent une église. Son culte, en France, apparaît comme un peu postérieur. Il semble dater du second quart du treizième siècle.
Sur l’emplacement de l’Hôtel-Dieu actuel se dressait jadis l’église Sainte-Marine. C’était la plus petite paroisse de Paris. Elle ne comptait guère plus de douze paroissiens ; mais de ceux-ci les libéralités suffisaient à assurer le service. La démolition de ce vénérable édifice n’est pas si ancienne que les vieux Parisiens en aient perdu tout souvenir. Alors que les îlots de masures pittoresques entourant le parvis de Notre-Dame n’avaient pas encore disparu sous le pic de M. Haussmann, ce qui restait de la vieille église se pouvait voir dans ce cul-de-sac dit de Sainte-Marine. Le vaisseau délabré servait d’atelier à un raffineur.
C’est dans cette minuscule paroisse que l’official unissait les couples qui, revenus des erreurs de l’union libre, contractaient mariage régulier et valable. Le prêtre bénissait les pécheurs réconciliés et leur passait au doigt un anneau de paille remplaçant en cette occasion la traditionnelle alliance dont use le commun des hommes.
Que l’anneau de paille fût un symbole d’humilité, l’on n’en saurait douter. Il rappelait, aussi et surtout, la légende de sainte Marine, légende entre toutes belle et touchante.
Telle est, sommairement racontée, l’histoire de sainte Marine, que les vieux sculpteurs représentèrent sous la figure d’un moine tenant un enfant au maillot entre ses bras.
A Madame Jean Renouard.
Parmi les religieux du monastère de Fondi, établi, ainsi que chacun sait, par saint Honorat lui-même, il en fut un que personne ne surpassa en mérites non plus qu’en vertus. Or ceci se passait au temps du bienheureux Félix, de l’ordre des Bénédictins. Et Félix vint après Libertin, de glorieuse mémoire, qui vécut à l’époque où Totila, roi des Goths, ravagea l’Italie.
Le religieux de Fondi exerçait en toute humilité les fonctions de jardinier. Chaque jour que Dieu donne, l’on pouvait le voir bêchant, émondant, sarclant ou semant, dans le potager du couvent. Ses salades dépassaient en beauté celles-là mêmes que l’empereur Dioclétien cultiva, jadis, de ses mains, lorsque, dégoûté du pouvoir, il se retira dans son petit bien de Salone pour y faire pousser des laitues.
Que les salades et les légumes du bon moine fussent capables d’exciter la convoitise, c’est ce qui ne surprendra personne. Un audacieux voleur, trouvant ces herbes de défaite, pénétrait fréquemment dans l’enclos, en passant par-dessus la haie. C’était à l’heure de midi, heure où les moines, fatigués par l’extrême ardeur du soleil, se reposaient dans leurs cellules, que ce voleur rustique envahissait le potager sans gardien. Au mépris des plantations chères au père jardinier, il courait par les plates-bandes et les planches, piétinant brutalement, sous les épaisses semelles de ses caliges barbares, ce qu’il ne jugeait pas à propos d’emporter. Puis il s’en retournait, les mains pleines.
Et, lorsque le bon jardinier du monastère, ayant fini sa sieste, rentrait dans l’enclos, il trouvait son œuvre maraîchère détruite et ses meilleurs produits rapinés. Alors une profonde tristesse succédait à la joie innocente qu’il se promettait de son travail, et il murmurait : « Mon Dieu, est-il possible que de pareilles choses se passent sans que votre volonté s’en mêle ? Ou bien est-ce que, dans votre infaillible sagesse, vous avez arrêté qu’il en soit ainsi ? Notre saint prieur me blâmera donc, et seul je supporterai le poids d’une faute qui n’est point mienne, puisqu’il vous plaît, ô mon Dieu ! Je plante beaucoup et je récolte peu, sans doute ; par là, daignez-vous me fournir un frappant exemple des peines que chacun de nous doit se donner pour mériter et acquérir les joies de l’éternité. »
Mais, un matin qu’il se lamentait devant un carré de choux éclairci sans discrétion et foulé d’une façon sauvage, le moine jardinier aperçut un serpent qui se glissait parmi les herbes. C’était un serpent long et sombre, tels ceux que la superstition des païens multipliait encore aux environs des temples d’Esculape, et qui sont le vivant emblème de ce faux dieu de la médecine. N’a-t-on point écrit que le médecin doit être, entre tous, avisé, subtil et prudent ?
Sans s’effrayer de cette rencontre, le moine appela le serpent. Et celui-ci, docile à sa voix, s’arrêta, rampa en arrière et se tint dans une attitude à la fois respectueuse et timide devant le saint homme, qui lui parla en ces termes :
— Serpent, mon ami, tu es, comme moi, un hôte de ce jardin, et je te connais de longue date. Aux yeux prévenus du vulgaire tu apparais comme un être malfaisant et impur et le symbole du Malin. Ceux qui pensent ainsi se trompent ; ils jugent d’après des idées fausses inculquées par des ignorants. Malheureusement le nombre des sots est plus gros que celui des étoiles, et la majorité des hommes se repaît de vains mots. Pour moi, habitué à te voir serpenter avec vélocité, et de-ci et de-là, je ne partage point cette opinion. Le vulgaire veut que, condamné par la malédiction divine, tu rampes sur le sol jusqu’à la consommation des siècles et te nourrisses de terre. En vérité, rien n’est plus faux : c’est là encore une simple figure, et il convient de distinguer. Écoute-moi, serpent ! Tu es une créature de Dieu, qui ne fit rien de mauvais…
Le serpent, charmé par ce discours, se roula sur lui-même, dressa sa poitrine et son cou et honora à sa manière le saint jardinier en le saluant de plusieurs révérences perpendiculaires. Il siffla même très doucement et agita sa langue noire et bifide qui rappelle un des plus affreux attributs du Diable et aussi du démon Virbius qu’adorent les idolâtres.
Et le moine continua :
— Oui, serpent, lorsqu’on t’accuse de vivre de la terre, c’est une simple figure. Tu te nourris, en vérité, de petits animaux terrestres, et tu te rends utile, selon ton pouvoir, en dévorant les créatures malfaisantes dont tu purges mon pourpris maraîcher. Quoique sans pieds, tu cours après les rats. Saisis de terreur, ils se précipitent dans ta gueule béante ; ou bien tu les enserres dans tes replis. Tu fascines les oiseaux du ciel, qui, étourdis de vertige, tombent à ta portée. Ou bien encore, capable de grimper sans mains, tu gagnes les branches des arbres, les enlaces, t’élèves jusqu’à leurs fourches, où tu découvres les nids remplis d’œufs. Ainsi tu avales, avant qu’ils n’aient pris forme, les petits de ces passereaux qui mangent mes graines. Ensuite, tu te chauffes paresseusement au soleil, quand tu ne t’offres pas les plaisirs du bain dans ma citerne. Semblable à une galère dénuée de rames, tu y nages. Puis, tu t’enfonces, ne laissant dépasser que le bout de ton museau. Et moi, lorsque je puise de l’eau, je dois user de mille précautions pour ne point heurter ta tête avec mon pot de terre. Un jour, le frère Albin, qui m’aidait à arroser, te remonta dans ce pot. Telle fut sa frayeur que, lâchant la corde, il laissa tout retomber le long des parois, et tu fus précipité dans l’eau avec les tessons. Mais nul n’ignore que le frère Albin est aussi lourd et stupide que tu te montres souple et délié. En vérité, serpent, mon ami, tu es une belle œuvre de Dieu.
Sensible aux éloges du moine, le serpent darda plusieurs fois sa langue fourchue, ce qui, chez ces bêtes terrestres, est signe de grande satisfaction. Ses yeux couleur de topaze luirent d’un feu plus clair, et ses anneaux se recourbèrent harmonieusement jusqu’à dessiner la figure parfaite du chiffre huit, tel que les Arabes ont coutume de le tracer. La tête un peu penchée de côté, comme qui écoute attentivement, il approuva, par quelques sifflements joyeux, le moine jardinier, qui ne s’interrompait point de parler.
— En vérité, serpent, tu es avec moi, et mieux que moi-même, l’incorruptible gardien du potager. Et je t’en remercie grandement. Faut-il donc qu’un vulgaire larron, déjouant ma vigilance, s’introduise ici, pendant le repos commandé, pour dérober le meilleur, gâter ce qu’il ne peut emporter, et détruire jusqu’à l’espoir de mes plants et de mes semailles ? Entends-moi, serpent, j’attends beaucoup de toi !…
Le serpent se rapprocha et parut prêter l’oreille.
— J’attends de toi la punition du voleur. Tu en vois les traces au milieu de cette allée ?… Là ! là ! Les clous de sa chaussure ferrée y ont marqué leur empreinte ! Là ! Et ici encore !… Suis-moi !
Le serpent se mit avec docilité à ramper sur les talons du moine. Bientôt ils atteignirent la trouée de la haie. C’était par là que s’insinuait le maraudeur. Alors le jardinier dit :
— Serpent, de ce potager tu as la garde en mon absence. Tiens-toi donc en travers du chemin devant cette brèche. Au nom du roi Jésus, je te commande d’en surveiller l’entrée et d’empêcher que le larron y passe.
Déroulant aussitôt ses orbes, le serpent s’allongea sur la terre, de telle sorte que personne n’eût pu porter là ses pas sans marcher sur lui. Et le moine regagna son cloître.
Or, il advint que le voleur, fidèle à ses habitudes, grimpa, dès l’heure de midi, le long de la barrière qui prolongeait la haie en cet endroit même où il trouvait sa voie pour descendre. Au moment où il pensait poser son pied sur le carré potager, le serpent siffla. Saisi d’une frayeur subite à la vue de ce reptile menaçant et hideux, le voleur n’osa prendre terre et demeura suspendu à la palissade par les mains. D’un violent effort, il essaya de se porter en arrière. Mais son effroi paralysa sa vigueur. Lâchant mal à propos son appui, le larron chut la tête en avant, cependant qu’une courroie de ses caliges s’embarrassait dans un pieu. Ainsi resta-t-il ignominieusement accroché par un pied, la tête en bas, sans espoir de se dégager. Et, à quelques pouces de son visage, ondulait le serpent superbe, gardien nommé du jardin monastique.
Lorsque le frère jardinier, ayant dormi sa sieste, rentra dans son potager, il découvrit le malfaiteur ainsi arrêté. Alors il loua honnêtement le serpent :
— Serpent, mon ami, rendons grâce à Dieu ! Que cette leçon te profite, à toi et à ta descendance ! Que cela t’enseigne combien il est mauvais d’agir injustement, car tôt ou tard le Ciel nous punit. Va, serpent, je te rends la liberté !
Le serpent s’enfuit aussitôt. Lors le moine admonesta le voleur, tout en le délivrant et en le remettant sur ses pieds.
— Mon ami, pourquoi, docile à la voix du mal, as-tu entrepris de nous priver du fruit de notre travail ? Ces herbes et ces légumes que je cultive, insensible au beau comme au mauvais temps, sont-ils tiens ? Et, s’ils te tentaient, pourquoi ne m’as-tu pas demandé de t’en donner une part ? Prends-en donc à ta suffisance, et, quand tu en éprouveras le besoin, viens à moi sans honte, et tu en recevras toujours, plus ou moins, suivant la saison.
Et le larron, ayant rebouclé sa chaussure, s’en fut grandement mortifié, car pour les âmes viles, il n’est rien de plus pénible à supporter qu’un bienfait.
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Achevé d’imprimer
le vingt-huit avril mil neuf cent dix
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
A PARIS