The Project Gutenberg eBook of Au pays de Jésus: souvenirs d'un voyage en Palestine This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Au pays de Jésus: souvenirs d'un voyage en Palestine Author: Matilde Serao Translator: Jean Darcy Release date: December 29, 2024 [eBook #74990] Language: French Original publication: Paris: Plon-Nourrit Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DE JÉSUS: SOUVENIRS D'UN VOYAGE EN PALESTINE *** MATILDE SERAO AU PAYS DE JÉSUS SOUVENIRS D’UN VOYAGE EN PALESTINE Traduction de l’italien par Mme Jean DARCY PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE--6e 1903 Tous droits réservés L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège. Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en octobre 1903. DU MÊME AUTEUR Au Pays de Cocagne. 5e édition. Un volume in-18 3 fr. 50 PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--4556. A MON TRÈS CHER FILS ANTONIO, tendrement. M. S. Il existe un type de voyageur très fréquent, qui se rencontre partout, qui passe d’un pays à l’autre avec une activité infatigable, montrant toujours la plus grande curiosité; qui accomplit toujours les excursions les plus fatigantes; qui se hasarde dans les endroits les plus dangereux, qui lasse la patience de ses compagnons de voyage, qui se fait maudire par tous les guides et qui revient enchanté des pays les plus lointains. Si, poliment, vous lui demandez de vous raconter ses impressions, il vous confie, comme s’il vous révélait un profond mystère, que les restaurants de Paris sont chers, que Londres a un métropolitain, que les bateaux russes sont moins rapides que les autrichiens, que l’eau est malsaine en Orient, que le trajet des petits vapeurs sur le Grand Canal de Venise coûte deux sous, et bien d’autres nouveautés que sa sagacité a découvertes dans ses voyages, au prix de grandes fatigues, de beaucoup d’argent et de longs mois. Ce voyageur, inoffensif, du reste, quelquefois sympathique dans sa frivolité, est assez commun; il a une étrange ressemblance avec ses propres bagages, et on dirait qu’en rentrant chez lui il doit aller se ranger dans un coin, tranquille, immobile, avec les autres valises et les autres malles, jusqu’à ce qu’un nouveau voyage l’en fasse sortir. Un autre voyageur, moins commun, mais pas rare, est celui qui recherche continuellement le pittoresque, dans les courtes étapes de son vagabondage; ses yeux et son imagination ont soif de lignes, de couleurs, de nuances toujours nouvelles et toujours surprenantes: il demande à la campagne, à la ville, à la mer, à l’église, aux êtres, de l’étonner tous les soirs et tous les matins. A la place du cerveau, il a une galerie de tableaux; son esprit n’est qu’un panorama, dont il désire sans cesse changer les images. Plus tard, quand il voudra parcourir, par la pensée, ce qu’il a vu, ces tableaux n’étant pas reliés entre eux par la logique d’une pensée constante ou par le fil d’un sentiment, ces tableaux se confondront, se brouilleront: une fois le rapide plaisir des yeux passé, ces souvenirs de voyage s’effaceront et il ne restera plus rien de ces longues courses de pays en pays. Mais je connais un voyageur différent des autres, qui, jeune ou vieux, homme ou femme, riche ou pauvre, obéit à une curiosité exclusive, unique, absorbante. Ce voyageur sentimental, en plus des mœurs et des paysages, des habitudes et des coutumes, des légendes et de l’histoire, demande quelque chose de plus intime aux contrées qu’il visite. Ce singulier pèlerin du cœur, en voyageant, néglige certains aspects des choses et des gens, qui semblent très importants, et il en recherche d’autres plus modestes, moins intéressants: il n’entre pas dans un musée, mais une foire champêtre l’attire; il ne s’extasie pas devant les beautés cataloguées, mais il a un cri d’admiration pour ce qui n’attire personne. Ce voyageur silencieux, capricieux, obstiné, est celui qui veut voir palpiter l’âme des pays qu’il traverse. Chaque pays a une âme, vous le savez. Où se trouve-t-elle? Insaisissable et cependant réelle, fugitive et cependant présente, ondoyante et fluide, l’âme d’un pays est, quelquefois, dans les yeux de ses femmes, dans une rue, dans un paysage à une certaine heure, dans un fragment de statue, dans une arme rouillée, dans une chanson, dans une parole. L’âme d’un pays est, souvent, une fleur... C’est ce que j’ai cherché dans mon voyage en Palestine: j’ai cherché, humblement, où frémissait l’âme de cette terre sacrée qui a vu Dieu et a entendu sa voix. Cette âme de la Palestine est répandue dans les claires aurores de Samarie, dans le chant perpétuel de la fontaine de Nazareth où la Vierge baigna ses mains pures, sur les rives du lac de Génésareth dont les eaux soutinrent Jésus, un soir de tempête, partout où le Fils de Dieu porta sa douleur ou son espérance; et, chaque fois que cette palpitation divine s’est communiquée à mon cœur inquiet, j’ai essayé d’arrêter ce souvenir sur le papier, j’ai donné à mon émotion la signification matérielle la plus simple et la plus personnelle. En revoyant, plus tard, ces notes de Palestine, je sens encore une fois la séduction de ce pays faire vibrer mon esprit--séduction, ô lecteur, qui ne vient pas des grandes et magnifiques expressions de la beauté, de la richesse, de la puissance de cette contrée, mais du souffle spirituel qu’y a laissé une Grande Vie. Matilde Serao. Jérusalem, printemps 1903--Naples, automne 1897. VERS LA SYRIE AU PAYS DE JÉSUS I En mer. Un jour, une heure, une minute avant le départ, tout le fébrile enthousiasme du voyage s’évanouit. L’égoïste ardeur avec laquelle se sont faits les préparatifs, la hâte joyeuse pareille à celle du prisonnier qui sourit à la liberté, ce rêve intérieur qui fait briller les yeux de quiconque s’embarque, tout cela disparaît, laissant à sa place un doute froid et stérile, une angoisse légère et opprimante. L’âme incertaine se dit: «Fais-je bien de m’en aller? Seront-ils vraiment beaux, fantastiques, poétiques, les pays où j’irai? Trouverai-je l’émotion qui doit faire revivre mon cœur las et desséché? Ne sont-ce pas les illusions des voyageurs, l’inquiétude des hommes, la maladie du vagabondage, l’inlassable curiosité des imaginations avides, qui ont créé ces légendes merveilleuses, ces fabuleux récits d’impressions éprouvées? Ou, pis encore, n’est-ce pas plutôt l’avidité de ceux qui vivent des voyages, sociétés de navigation, compagnies de chemins de fer, marchands, industriels, aubergistes, cochers et portefaix, qui ont organisé une vaste et indécente comédie? Et peut-être, mon pays n’est-il pas _absolument_ beau comme je le crois, ce pays que je connais et que j’aime, dont je sais supporter les défauts parce que je l’adore, ce pays qui m’a vue naître, et qui, espérons, me verra mourir?» Ainsi, le doute mord le cœur du voyageur, comme si les paroles de l’Ecclésiaste lues le matin même, par hasard, vibraient encore en lui, parlant de la vanité des choses. L’âme, embarrassée et triste, se dit: «Pourquoi partir, et laisser derrière moi tous ceux que j’aime? La vie est courte, les jours sont précieux; à peine avons-nous le temps de caresser une tête blanchie, de baiser les yeux de nos enfants, de serrer une main amie, et nous rendons ce temps plus bref encore, en fuyant comme si l’avenir était éternel, tandis que tout doit finir promptement? Pourquoi quitter des figures bienveillantes qui me regardent avec tendresse, pour vivre volontairement au milieu de visages étrangers, pour entendre des idiomes étrangers; pour me sentir seule, perdue dans ce vaste monde, sans qu’une de mes souffrances, sans qu’un de mes cris de douleur trouve une main affectueuse, une parole de consolation? Aller si loin, pourquoi? Qui est-ce qui me rend si cruelle envers moi-même? Qui me pousse? Pas ceux que j’abandonne, car leur silence mélancolique m’encourage à rester...» Et au milieu de ces angoissantes questions de l’esprit attristé, le voyageur est pris d’un accès de misère morale et matérielle: ses mains, déjà lasses, ne peuvent plus fermer les valises, sa pensée distraite oublie l’heure du départ, son cœur tremblant n’ose même pas prononcer les paroles d’adieu... * * * * * En ce soir parfumé de mai, tandis que sur le bateau on remontait l’ancre pour appareiller, l’aspect de Naples prenait une séduction plus profonde. Des milliers de lumières brillaient le long de la côte, piquaient les collines et scintillaient comme si les étoiles étaient descendues du ciel, pour donner à la ville un enchantement sidéral. Le fronton d’une église, sur une hauteur, était brillamment illuminé pour célébrer la fête d’un saint, et se dessinait en lignes brillantes dans l’obscurité: de temps en temps, dominant le bruit sourd de la ville, qui jouissait de cette tiède soirée printanière, la détonation d’une fusée se faisait entendre, et une fleur de feu s’ouvrait dans le ciel noir. Sur les quais, on voyait distinctement passer les voitures pleines de gens, qui allaient à leurs amours, à leurs plaisirs, à la promenade; la trompette des tramways sonnait, très bruyante. Et l’arc du firmament, d’un azur velouté et profond, s’arrondissait dans la grande clarté de la Voie Lactée, où les étoiles semblaient palpiter tendrement. Autour du bateau, s’étendait l’eau frémissante avec des reflets pâles, et de-ci, de-là, le falot rouge d’une barque qui coupait l’onde tranquille, sur un rythme égal et monotone. A bord, tout paraissait immergé dans les ténèbres: d’étranges assemblages de bois, de cordes, de fer, se dessinaient vaguement; des gens affairés s’agitaient et montraient, en passant près d’une lanterne, de faces préoccupées et inconnues. Des groupes de personnes parlaient bas; d’autres êtres solitaires se blottissaient dans un coin, peut-être mélancoliques, peut-être ne pensant à rien du tout. Le plancher récemment lavé était glissant; on n’osait pas s’accouder sur le bastingage encore humide, pour regarder une dernière fois la ville. De temps en temps, la manœuvre laissait tomber une corde, et, instinctivement, on changeait de place, examinant avec défiance cette ambiance qui paraissait hostile, ennemie, remplie de pièges. Du reste, le bateau semblait petit et mesquin: dans la nuit, il était impossible de trouver le commandant ou le commissaire; personne ne vous écoutait, et on se heurtait les uns les autres, sans se saluer, sans s’excuser. Puis, le signal du départ donné, le bateau a l’air de faire un grand plongeon dans l’encre, un saut dans l’ombre, pour se noyer, lentement, dans la nuit. Petit, léger, étrange, s’enfonçant de plus en plus dans les ténèbres de l’horizon, il s’éloigne, et la ville grandit, couchée sur ses collines fleuries, plus séduisante dans sa grâce nocturne. Sur le pont, le mouvement s’est calmé. Quelques spectres, appuyés sur le bastingage, admirent le paysage, tout piqueté de lumières; d’autres spectres, assis sur des bancs, sentent les premiers frissons du vent marin qui commence à souffler; quelques points incandescents trouent l’ombre, montrant un cigare ou une cigarette allumés. Tout d’un coup, d’une grosse machine noire, à droite, s’élève un bruit étrange suivi d’un vague hennissement. Cela sort d’un _box_, où est enfermé un cheval, dont la tête passe par-dessus la cloison mobile. L’animal, à l’étroit, doit souffrir. Il hennit et frappe du pied. A chaque coup de cloche, il se débat, et devant ce fantôme de cheval se tient un fantôme de soldat qui lui caresse la tête, pour le calmer. La pauvre bête, elle aussi, regarde Naples et semble triste comme un homme, en cette nuit de mai. * * * * * Mais, au matin, en pleine mer, impossible de ne pas subir le bien-être physique qui domine les tristesses, les atténue, les endort. Les mélancolies intimes sommeillent, tandis que tout le reste de l’être s’abandonne à la caressante fraîcheur de cette heure exquise. On croirait naviguer dans une immense coupe mollement arrondie, remplie d’une eau azurée; et le sillage du navire, sa grande ligne argentée, écumeuse et bouillonnante, marque le milieu de cette coupe. L’eau a le brillant d’une étoffe de soie, et son mouvement est rythmé comme une respiration. Le bateau est tout blanc, nettoyé de fond en comble; ses cuivres luisent, les tentes rouges de ses écoutilles ondoient sous la brise légère. Silencieux, déchaussés, d’un pas souple, les matelots vont et viennent, lavant encore, versant de l’eau partout: ils ont cet air calme et attentif particulier aux marins habitués aux muets labeurs. Pendant ces heures de navigation, avec cet heureux sixième sens de l’homme, qui est l’assimilation, le corps commence à s’habituer à ces petites cabines, à ces petits lits, à ces petits escaliers, à ces petites fenêtres; le tillac semble immense et le pont élevé où le capitaine s’occupe de notre chemin et de notre vie paraît un minuscule paradis, tout blanc, enveloppé de clartés, très haut, près du ciel. Où est donc Naples, où sont donc ses enchantements? Bien loin, maintenant... Nous sommes enfermés dans cette large coupe d’azur, n’ayant plus la notion précise du temps et de l’espace; nous sommes enveloppés par cet air lumineux et pur, traversé, souvent, par le vol d’un faucon ou d’une tourterelle lassée; nous sommes conquis par ce plaisir de vivre, sans volonté, sans pensée, voguant dans le bleu, sur ce bateau brillant et propre. Certainement le regret existe au fond de notre âme, et quelquefois avec une tendre mélancolie il embrume notre esprit et voile nos yeux; quelquefois le regret a une morsure plus vive... L’homme ne change pas ses sentiments: il les caresse, il les endort, il les berce dans un long repos, sauf à les retrouver en lui, plus calmes et plus doux, mais toujours vivants, mais toujours présents... Et la vie étrange du bateau, si différente et si immédiatement familière qu’il vous semble l’avoir vécue autrefois, quand vous n’avez jamais navigué; et cette petite humanité qui vous entoure, vous, inconnu, de gens que vous ne verrez plus demain et qui vous oublieront; et tous les menus événements de votre singulière existence: les choses, les êtres, les menus faits, tout cela vous enlève jusqu’à l’idée même de votre personnalité. Qui êtes-vous, à présent? Un individu quelconque qui voyage, comme tant d’autres individus. Qu’importe votre âge, votre situation, votre intelligence? Tout est hors de vous, et vous-même ne vous appartenez plus; vous faites partie du bateau et de son itinéraire, vous êtes emporté dans une course rythmique vers l’endroit où vous allez--où vous irez, si le bateau et la mer le veulent bien. Aujourd’hui la mer est bonne; mais la nuit suivante, dans votre sommeil, vous entendez ses grondements et son agitation, au Cap Spartivento; et, le troisième jour, l’île de Candie apparaît, avec ses montagnes couvertes de neige, en mai; pendant huit heures d’affilée, on ne voit que Candie, et enfin, enfin, au bout de quatre journées de mer, dans un crépuscule rosé, vous apercevez une file de maisons blanches et basses, sur un fond de sable jaune: c’est Alexandrie d’Égypte, c’est la terre de Cléopâtre, que vous touchez presque. Plus tard, car le voyage en mer vous a doucement enlevé toute volonté et votre imagination passive subit seulement les impressions immédiates, plus tard, vous vous souviendrez toujours de cette première vision, de ces maisonnettes blanches sur du sable d’or, tandis que le soleil pourpré se lève à l’horizon et qu’un souffle chaud vous donne le salut de l’Orient. II Le Nil. L’âme de l’Égypte est le Nil. La mercantile Alexandrie, étendue sur le bord de la mer, avec ses rues moitié modernes et moitié anciennes, un peu européennes et un peu orientales, parcourues par la foule la plus diverse, peut vous donner l’impression d’une vie nouvelle et curieuse; mais, vous n’arrivez pas à fixer, dans ces mille particularités, le véritable caractère égyptien. Vous comprenez que le secret de cette existence n’est pas dans cette cohue d’Arabes, de Grecs, d’Italiens, de Français; qu’il n’est pas dans ces cris gutturaux où domine la voix des marchands ambulants; qu’il n’est pas dans ces boutiques de cigarettes; qu’il n’est pas dans ces magasins de toutes les nations: il est ailleurs... Dans la nuit, avez-vous jamais traversé, en hésitant, un grand salon obscur? L’ombre est profonde et vos yeux ne distinguent rien; mais si, dans un coin de la pièce, il y a quelqu’un, vous vous arrêtez, le cœur battant, parce que vous _sentez_ sa présence; et vous vous dirigez vers cet être inconnu, seulement conduit par votre intuition personnelle. Ainsi, irrésistiblement, par un mystérieux pouvoir, sans que personne vous le dise, à l’heure crépusculaire, vous prenez une voiture et vous sortez dans la campagne d’Alexandrie. Si vous ne trouvez rien d’abord, vous allez plus loin; et tout d’un coup, dans le sable clair, quelque chose d’un azur pâle, finement décoloré, vous fait tressaillir: c’est le Nil. Impossible de vaincre votre émotion--émotion qui se transforme à mesure que vous contemplez le grand fleuve de plus près et que vous suivez ses rives doucement: vous voudriez le comprendre et l’aimer, pris d’un grand attendrissement sentimental. Tous les fleuves possèdent une poésie presque indicible, mais aucune n’égale celle du Nil. Elle ne vient pas de sa grandeur, car il n’est pas large à Alexandrie; elle ne vient pas de l’impétuosité de ses eaux, car à de nombreux endroits il est immobile comme un lac; elle ne vient pas de sa profondeur, car il a quelquefois une telle limpidité que les palmiers élancés, les caroubiers tordus et les cabanes de ses bords se reflètent nettement sur son clair miroir. Mais si, au Caire dans le faubourg de Boulacq, il vous apparaît vaste et solennel comme la mer, avec ses dernières lignes perdues dans les brumes du lointain, vous ne sentez pas sa force et sa puissance; tandis qu’ici sous la villa Antoniadès, dans la campagne qui va d’Alexandrie à Ramleh, la demeure estivale du vice-roi, le Nil a une grâce mélancolique, serré entre ses rives étroites, semées de petites fleurs jaunes. Si, au Caire, il s’agite en tourbillons vertigineux, qui viennent se briser contre les arches du grand pont de Ghiseh, vous inspirant la terreur sacrée d’une divinité terrible et cependant miséricordieuse, ici, au contraire, il vous donne une impression de grande sérénité, de paix amoureuse. Le Nil renferme en lui tous les paysages fluviaux et toutes leurs expressions: les yeux enchantés ne se lassent jamais de le contempler et emportent son image au fond de leurs prunelles. Nous sommes en mai seulement, c’est l’été en Égypte et les _dahabiehs_, ces longs bateaux gris perle semblables à des demeures flottantes, ont leurs voiles repliées et sont amarrés à la rive, car aucun voyageur ne remonte plus le grand fleuve pour son agrément, allant vers la haute Égypte dans cette lente navigation qui est une joie pour l’imagination. Seules, quelques barques de pêcheurs ou de trafiquants filent à la voile, aux heures où la brise fraîchit: et vous les suivez de l’œil, enviant ceux qui vont ainsi, sur ces eaux d’un azur pâli, d’une couleur si noble et si fine, vers des rives plus larges, où se dressent les ruines des anciens temples égyptiens. Sur le bord, souvent, un groupe de _fellahines_, les femmes arabes du peuple, enveloppées dans leur grand manteau noir, le visage couvert du voile noir, qui est arrêté entre les sourcils par l’agrafe de métal; elles remplissent leurs amphores de l’eau du Nil, les soulevant sur les épaules d’un mouvement gracieux; quelques-unes de ces _fellahines_ ont les jambes dans l’eau, et se penchent en avant, comme attirés par le fleuve sacré. La vieille légende du Nil ne parle pas seulement de sa fécondité bienfaisante, mais de la fraîcheur admirable de ses eaux, leur attribuant une vertu spéciale et bizarre. A chaque tournant du chemin qui suit le Nil, le spectacle change: tantôt c’est une petite mosquée, avec trois ou quatre Arabes étendus par terre; tantôt c’est une maison toute blanche, aux jalousies baissées, derrière lesquelles regardent des femmes; tantôt c’est un groupe de palmiers, en grosses houppes ébouriffées; tantôt ce sont les haies de roses d’une villa ou le berceau d’un café de campagne; tantôt c’est la grande solitude, coupée par la silhouette d’un chameau ondulant sous sa charge, conduit par un minuscule Arabe en chemise bleue ou blanche. Et, que ce soit une cabane de bois couverte de chaume, que ce soit une plaine aride et désolée, que ce soit un misérable village détruit par un incendie, tout prend, sur le bord du Nil, un caractère de poésie mystique, une séduction étrange, irrésistible. C’est le fleuve qui donne son âme aux choses mortes, les fait revivre, les arrange, les marque d’une inoubliable empreinte. * * * * * Et la nuit, sous le froid rayon de l’arc lunaire, le Nil vous offre le plus mystérieux et le plus suggestif des tableaux. Aucun souffle de vent n’agite la cime des arbres; aucun pas humain n’effleure la terre; aucune voix ne trouble le lourd silence. Le paysage est plein de secrets. Les eaux vont on ne sait où et on ignore d’où elles viennent: elles passent, calmes, solennelles, éternelles. La lumière argentée leur donne une teinte plus claire, dans les grandes ombres de la campagne. Si vous tendez l’oreille, peut-être entendrez-vous leur frémissement, le long de la rive. Un parfum vivace monte de jardins inconnus, de haies cachées. Sur le bord, quelques arbres plus hauts plient leurs branches. Pas une lumière dans les maisons, et bientôt après, plus de maisons: le grand Nil s’allonge dans la vaste plaine, au milieu des voiles bruns de la nuit, que le petit arc métallique de la lune n’arrive pas à déchirer. Seul, le Nil veille; seul, il vit; seul, il a une âme, et vous-même n’existez plus que pour lui: et vraiment quelque chose de divin vous arrache à votre misère et vous plonge dans un songe sacré--le même rêve, peut-être, qui ouvre les grands yeux des anciens dieux égyptiens; le même rêve qui rend pensifs les yeux du Sphinx de granit; le même rêve que le vôtre, ô Cléopâtre... III Le Caire. Baigné par la blonde lumière du matin, traversé par des bouffées d’un vent frais, rempli d’un tumulte joyeux et presque harmonieux, parcouru en tous les sens par une foule étrange et bigarrée, le Caire vous séduit dès l’arrivée. Les brumes de la fatigue morale, les voiles gris de l’indifférence se soulèvent, se dissipent, s’évanouissent. Autour de vous tout s’agite, tout se meut, tout vit; et c’est une agitation pleine de gaieté, un mouvement juvénile et allègre, une vie frémissante et ardente. Les magasins élégants abaissent leurs stores pour se protéger du soleil déjà haut; des groupes de clients ou de flâneurs s’arrêtent devant les boutiques, bavardant en arabe avec des sonorités gutturales, bavardant en grec avec des sonorités musicales, bavardant en français avec des sonorités chantantes, semblables au rapide gazouillement des oiseaux. Des Arabes en longues chemises blanches ou bleues, pieds et jambes nus, leur petit turban blanc mis de travers, courent en s’appelant, en se poursuivant, en criant, en dialoguant à distance; des Turcs enveloppés dans la grande tunique de soie à raies, croisée sur la poitrine, retenue par une ceinture qui fait deux fois le tour du corps, avec un turban plus large et plus solennel, marchent avec une noble lenteur, mais la plupart s’arrêtent, debout, près des petits cafés; des Bédouins vêtus de blanc et de noir, avec des visages olivâtres et des yeux malicieux sous le burnous brun relevé sur la tête, baissé sur le front et retenu par un cordon de laine, passent rapidement; des femmes _fellahs_ toutes vêtues de noir, avec des yeux pensifs qui brillent sous le voile, vous heurtent légèrement en passant, chargées de leur amphore remplie d’eau; des Européens en vêtements européens, mais avec le _fez_, vont à leurs bureaux égyptiens; des Européens, avec le chapeau européen, vont à leur travail européen, à leurs affaires mi-européennes, mi-orientales; des Anglais avec le casque en sureau et des Anglaises également avec le casque en sureau, couvert de sept ou huit mètres de mousseline blanche, qui pendent de tous côtés, traversent les rues de ce pas méthodique dont ils traversent le monde; des prêtres grecs en grands tubes noirs, avec la barbe grisonnante, les yeux extatiques, se rendent à l’église orthodoxe; des soldats anglais, très élégants, d’une politesse exquise, se pavanent fièrement; des soldats égyptiens, vêtus de blanc, le ceinturon remonté sur l’estomac, sont moins élégants, mais non moins fiers; des paysans, vêtus à l’égyptienne, de chemises de toutes couleurs, entrent par les différentes portes du Caire pour vendre leurs pacotilles; des débitants d’eau fraîche font tinter d’une manière très mélodieuse deux disques d’étain l’un contre l’autre; des vendeurs de graines cuites au four, des vendeurs d’abricots, des vendeurs de bananes, des vendeurs de café, appellent les clients. Des voitures européennes s’avancent au grand trot, portant un pacha drapé dans son manteau blanc, avec une longue barbe blanche sur la poitrine; des voitures où se font traîner de riches Levantins habillés chez Poole, ayant l’apparence anglaise, sauf le _fez_; des chameaux pliant sous d’énormes fardeaux; des chars longs et étroits qui, après avoir déchargé leurs marchandises, transportent, maintenant, douze ou vingt Arabes assis de tous les côtés, les jambes pendantes; et enfin, partout, des ânes, les petits, les gracieux, les adorables petits ânes égyptiens, au poil brun ou gris, à la tête fine, aux jambes minces, qui font du chemin sans en avoir l’air, qui filent portant sur leur dos un gros Levantin, ou un petit Européen, ou un Anglais vêtu de khaki, ou un Arabe, dont le vent fait flotter la chemise, au trot. Ces «bourricots» sont la joie du genre humain au Caire. On en trouve à chaque pas, arrêtés près du trottoir pavé, tandis que la chaussée est en terre battue. L’ânier est, généralement, un gamin brun, demi-nu, les jambes grêles comme celles de sa bête; et la course qui coûte, au tarif, vingt-cinq sous pour les étrangers ou les ignorants, a des accommodements à quinze sous, à dix sous, jusqu’à cinq sous. En une minute, l’arrangement est fait et le passager--appelons-le ainsi--saute sur la commode selle arabe et le petit âne file comme un éclair, suivi de son guide, qui galope derrière lui, la chemise gonflée comme un ballon. Et c’est, de tous côtés, le trot rapide des petits ânes, le piétinement des petits ânes, le passage des petits ânes intelligents et infatigables, accompagnés de leurs âniers fins et prompts comme un dard. Ah! si on les pave jamais, les rues du Caire, les ânes ne pourront plus trotter et disparaîtront, emportant avec eux une des plus jolies choses de cette curieuse ville! * * * * * Après midi, le mouvement se calme. Les voitures se font plus rares; les chameaux ont tourné la tête vers les portes de la ville, retournant aux villages, aux faubourgs, d’où ils viennent; les chars marchent plus lentement; quelques magasins sont fermés; d’autres baissent complètement leurs stores. L’heure chaude tombe sur le Caire. Tous font la sieste. Les arroseurs inondent les rues avec de grands jets d’eau, sortant des tuyaux de caoutchouc. Les boutiques arabes sont vides, gardées seulement par un gamin, qui agite lentement un chasse-mouches. Les âniers s’appuient sur la selle des «bourricots» et dorment debout, les yeux mi-clos. Dans les obscurs bazars turcs ou arabes, dans les sombres échoppes, dans les passages où ne pénètre pas le soleil, les Turcs, les mains fatiguées par la chaleur, continuent à broder des ceintures de peau, à nettoyer de vieux argents, tout en sommeillant. Dans les palais seigneuriaux, les fenêtres ouvertes, les stores baissés, les terrasses couvertes d’étoffes multicolores, tous les soins sont pris pour laisser entrer l’air frais et se garantir de la chaleur; ils sont entourés de grands jardins; les ventilateurs battent de l’aile; de grands jets d’eau inondent le sol; de vastes fontaines chantent dans les cours. A cette heure, on rêve, on dort. La contemplation somnolente, ce charme singulier de la vie orientale, enveloppe tout l’être. On entend des bruits, mais atténués et sourds: si un peu de vent se fait sentir, aussitôt on en éprouve du soulagement; le trille des oiseaux est persistant, et cependant voilé; le tintement des disques du marchand d’eau paraît une musique légère, très lointaine; et pourtant, vous ne dormez pas; seule, votre volonté sommeille si profondément que cela vous semble une énorme difficulté de tourner une page du livre, où vous avez lu deux lignes. * * * * * Mais quand le soleil décline et que vous sortez dans les rues du Caire, vous restez frappés de sa beauté et de sa richesse. La ville est à la fois orientale et européenne, et ces deux caractères bien marqués ne se heurtent pas; au contraire, ils se fondent et ils s’unissent, tout en gardant leur individualité. Les cafés, du plus petit au plus grand, sont remplis d’Égyptiens et de Turcs immobiles devant une table de café, taciturnes, même s’ils sont quatre ou cinq, se tenant un pied dans la main; près d’eux, quelques Anglais boivent leur _ale_, dans un silence grave. Près de la boutique du confiseur grec, qui vend des _loukoumis_ et des conserves de fraises, d’orange, de mastic et du chocolat, se trouve la pâtisserie française montrant des petits fours, des éclairs, des madeleines et des babas; et la cigarette, depuis celle qui coûte un centime jusqu’à celle qui en vaut six, se trouve sur toutes les lèvres, sur celles de l’Arabe demi-nu, du Bédouin svelte et léger, du commis italien, du riche Levantin, du Grec bavard, de l’Anglais raide et sévère. La vie du soir, vouée au luxe, à l’oisiveté, au plaisir, vous montre davantage ce contraste et en fait valoir toutes les séductions. Sur la route de Ghesireh, qui est le Bois de Boulogne du Caire, après avoir traversé cinq ou six rues aristocratiques, bordées de villas, d’hôtels entourés de jardins; après avoir passé le pont de Ghiseh, sur le Nil, le spectacle devient plus varié, plus bizarre, plus curieux. Ici, une vaste prairie, près d’un petit palais, où deux ou trois familles anglaises jouent au _tennis_, au _crocket_, tandis qu’au bout du parc un groupe de jeunes Anglais galopent lançant leurs petits chevaux ardents; les domestiques nègres attendent, patients, tenant par le mors des montures de rechange; de petits breaks passent, chargés de bonnes d’enfants, de gouvernantes. Plus loin, la promenade de Ghesireh voit défiler des équipages viennois ou anglais, où de belles dames du Levant montrent des toilettes d’un goût exquis, peut-être un peu trop voyantes: un _saïs_ les précède. Le _saïs_ est une des plus jolies trouvailles du luxe égyptien. Ce _saïs_ est généralement un Arabe, choisi parmi les plus beaux et les mieux faits, très agile, vêtu de légères mousselines blanches, avec une jaquette rouge ou bleue brodée d’or; il a un bonnet également brodé d’or et entouré de gaze blanche, un sabre court attaché à une ceinture de métal, et dans les mains une baguette longue et fine. Il est pieds nus, naturellement. Il précède en courant la voiture aristocratique, faisant faire place; ses jambes sont plus rapides que celles des chevaux, et le vent agite ses étoffes blanches: il a l’air de voler. Quand les maîtres l’ordonnent, il s’assoit sur le siège; quelquefois, il monte derrière la voiture, et reste là, dans une pose fière et nonchalante. Ainsi, derrière un «stage», j’ai vu deux _saïs_, immobiles, admirablement beaux, bruns dans des tissus clairs, scintillants d’or, prêts à sauter, à courir, à voler. La route de Ghesireh est aussi remplie d’amazones, de soldats anglais avec la minuscule toque coquettement posée sur l’oreille, de four-in-hands et de voitures musulmanes fermées portant une dame voilée, et de petits ânes trottinant vers les villages voisins; plus loin, on aperçoit des dromadaires, allant de leur pas lent et régulier, vers l’horizon. Un son de guitare--est-ce une _guzla_? est-ce une guitare?--vient d’une petite auberge: une note gutturale et triste, malgré son trille aigu. Dans un champ, un Turc, agenouillé, salue la Mecque et le Prophète pour la quatrième ou cinquième fois de la journée. Çà et là, dans des petits cafés, on entend le bruit des bouteilles de limonade gazeuse qu’on débouche. Des êtres de toutes les nations se promènent en voiture, au milieu des palmiers et des _éleks_. Le soleil se couche brusquement, tout d’un coup: une fraîcheur d’abord légère, puis plus aiguë, vous pénètre. Des manteaux blancs apparaissent. Les voitures, les amazones, les cavaliers vont plus lentement, et si on regarde bien devant soi, les Pyramides se dessinent, au loin... IV Les Pyramides. Pour aller aux Pyramides, pendant les chaleurs du mois de mai, il faut se lever tôt. Or, le «tôt» oriental n’est pas à sept heures, ni à six heures, ni même à cinq heures. Il varie de trois à quatre heures du matin, c’est-à-dire au moment où nos noctambules européens se décident à aller au lit. Du reste, à trois heures et demie, il commence à faire clair; à quatre heures, en se mettant en route, la lumière limpide enveloppe la ville. Il ne fait pas frais, il fait froid, et c’est une sensation exquise que de frissonner au Caire, sous le lourd manteau qui recouvre les vêtements légers. Toutes les villes, les plus vulgaires et les plus monotones, prennent, à l’aube, une expression originale et fugitive; une expression mystérieuse, où il y a de la fatigue mélancolique et de la gaieté nouvelle, l’engourdissement morbide et la tristesse résignée du travail qui reprend et du repos qui finit; et peut-être, derrière les fenêtres encore fermées des quartiers riches, se trouve-t-il l’accablement qui suit les insomnies cruelles. Tandis que la voiture vous conduit vers la route droite qui, hors la ville, vous mène aux Pyramides, le grand bâillement et le léger sourire de l’aube donnent un charme tout particulier au Caire, cette perle de l’Égypte, et vous le fait aimer davantage. Déjà, vous rencontrez les âniers et leurs bourricots, courant de tous côtés; des femmes allant chercher de l’eau; des portefaix chargés de grandes jattes de lait frais; déjà les innombrables boutiques de cigarettes s’entr’ouvrent; mais, au pont de Ghiseh, sur le Nil, le spectacle de l’aurore devient extravagant. La voiture est arrêtée par un encombrement de chameaux chargés de fruits, de verdure, de sacs de charbon, de bois, de choses inconnues enfermées dans des sacs, si bien que pendant une demi-heure, il est impossible de faire un pas. Toutes ces bonnes et patientes bêtes de somme, ces chameaux d’un aspect ridicule et malheureux, se balancent, sans avancer: les conducteurs jurent en arabe; mais les soldats et les employés de l’octroi, flegmatiquement, ne font passer qu’un animal à la fois, tandis qu’il en arrive toujours de nouveaux; le nombre grossit, augmente, à l’entrée du pont, les cris montent sous le blanc ciel d’Orient, et la voiture du voyageur qui semble naufragée dans cette mer de bêtes réussit péniblement à accomplir son sauvetage, fuyant en sens inverse, sur la grande route balayée par la brise matinale. Nous pouvons être tranquilles: ce jour-là, le Caire aura de quoi se nourrir, puisque des plus lointains pays d’Égypte, sur le dos des grands chameaux jaunes, arrive l’énorme avalanche des provisions de bouche, pour les pauvres et les riches. Deux heures au grand trot pour arriver aux Pyramides. Déjà, une heure avant d’arriver, vous les voyez monter à l’horizon, se dessiner en traits précis--car la finesse et la limpidité de l’air, en Orient, donnent aux myopes l’illusion d’une vue meilleure et plus forte--et montrer une blancheur pierreuse, teintée de jaune. On devrait logiquement supposer que ces sombres et immenses tombes des anciens rois d’Égypte sont un monument national sur la terre de Cléopâtre. Non. Les Pyramides appartiennent à une tribu de Bédouins. Qui les leur a données? Qui les leur a laissées en héritage? Sont-ils les descendants des Rhamsès, ces hommes aux yeux allongés et pensifs, à la bouche sinueuse et grave? Sont-ils les fils de ces grands Chéops aux mains allongées sur les genoux, dont les visages sévères semblent cacher une flamme ardente sous le masque de granit?... Ces Bédouins sont des tribus sauvages, vagabondes, voleuses, venues du désert. Et alors, comment possèdent-ils ces Pyramides? Ils les ont prises: voilà tout; d’autant plus que ces pierres superbes et tragiques n’ont offert aucune résistance. Ils se sont établis autour d’elles et ne les ont plus quittées. Qui peut les chasser de là? Le gouvernement égyptien ne l’oserait pas. Le pouvoir des Bédouins s’étend assez loin, sur une étendue de plusieurs milles, où ils ont leurs maisons et leurs champs: des maisons très propres et des champs très bien cultivés. Sur le pas de leurs portes ou dans la campagne, les Bédouins lèvent leurs yeux malicieux sur les Pyramides, les examinent avec le légitime orgueil du propriétaire, qui ne verra jamais périr son bien, et le léguera, en mourant, à ses descendants. Un Bédouin des Pyramides est, généralement, un homme très grand, très mince, avec le teint brun doré; ses mains et ses pieds ont une élégance naturelle; quant à la tête, elle résume toutes les images poétiques que le monde s’est faites de la beauté masculine, dans ce pays d’Orient: c’est-à-dire, le profil classique, des traits fins et énergiques, des dents éclatantes qui luisent dans une bouche toujours ouverte. Ils sont vêtus de blanc, avec un grand manteau noir et un turban blanc; mais ces vêtements sont drapés avec une telle grâce, avec un sentiment artistique si inconscient et si savant que ce blanc et ce noir forment un tableau parfaitement harmonieux. Ils sont nu-pieds ou portent une paire de pantoufles, qu’ils ôtent quand ils veulent courir--ou plutôt voler. Car, personne n’égale l’agilité du Bédouin, personne n’est meilleur cavalier, personne n’est meilleur tireur que lui. Il chevauche le pied à peine appuyé sur l’étrier, qui est muni d’un éperon minuscule. Y a-t-il une selle sur son cheval? On ne la voit pas--on voit seulement un grand sac, fait d’un vieux tapis rapiécé, qui pend de chaque côté, comme une double besace. Et, soit qu’il descende en toute hâte une côte escarpée, soit qu’il galope dans un tourbillon de poussière, svelte, élancé, impétueux, il a toujours l’air de s’envoler... * * * * * Il est hors de doute qu’il n’existe pas, dans tout l’univers, de voleurs plus habiles et plus ingénus que ces Bédouins. Je ne parle pas de ceux qui, dans les montagnes de Moab, près de la mer Morte, pillent, ravagent, dévastent, saccagent le pays et s’enfuient, marchant pendant quinze jours à étapes forcées, pour ne pas être pris: ceux-là sont des voleurs grossiers et imparfaits, que la malheureuse victime, indigène ou étrangère, ne réussit jamais à apercevoir, tant leurs rapines sont promptes. Je parle de ceux qui, civilisés, doux, sympathiques, possèdent les Pyramides. En arrivant dans le cercle étroit de leur domination, là où finit la campagne fleurie et où commence la ligne sablonneuse du désert, on voit, çà et là, des groupes d’hommes en manteaux blancs et noirs se former, se séparer, se reformer, toujours en des poses involontairement nobles. Ce sont les Bédouins qui veillent sur leur trésor. Quand vous descendez de la voiture, accompagné de votre drogman, et que vous avancez, marchant avec une certaine difficulté sur le sable, le chef de ces hommes s’approche, vous souhaitant la bienvenue en trois ou quatre langues--puisqu’ils en parlent cinq ou six, je crois--et il vous accompagne, continuant à vous entretenir d’une voix musicale, avec un sourire aimable. Peu à peu, se détachant de la première Pyramide, surgissant derrière un monticule de sable, d’autres Bédouins vous entourent, vous saluent, vous sourient, vous offrent tout ce qui est offrable. Celui-ci veut vous faire monter sur le chameau qu’il tient par la bride, afin que vous ne restiez pas les pieds sur le sable brûlant; celui-là propose son petit âne; cet autre veut vous accompagner _dans_ les Pyramides, tandis qu’un quatrième veut vous accompagner _sur_ les Pyramides. Car, il y a des voyageurs assez enragés pour se livrer à cet exercice. Devant leur insistance, le drogman les invective en arabe; le chef feint aussi de se mettre en colère contre ses «sujets», et ces derniers ont l’air de se justifier verbeusement; ils s’éloignent pour un moment, puis reparaissent brusquement, vous environnent, vous suivent, jusqu’aux pieds des Pyramides. Ils vendent de tout: vieilles monnaies, fragments d’albâtre, petites momies de terre, scarabées verts, sphinx minuscules, colliers pour préserver du mauvais œil, amulettes de cristal; et ils tirent tous ces menus objets de grands portefeuilles en peau noire, cachés sous leur tunique blanche. Ces Bédouins sont si pétulants et si tenaces dans l’offre et la demande, ils sont si beaux de malice, ils sont si ingénus et si ardents dans leur avidité, que, petit à petit, vous leur donnez vos _lire_, vos _shellings_, vos sous, vos piastres turques, toute la monnaie cosmopolite qui emplit vos poches. L’Anglais le plus gourmé et le plus raide ne leur résiste pas, tant ils sont persuasifs, aimables et séduisants. Si vous vous impatientez, ils ont l’air de céder et de se taire; si l’ombre d’un sourire se dessine sur vos lèvres, ils vous parlent en chœur dans toutes les langues, et ils sont si insinuants sans être serviles, si humbles sans paraître bas, que le voyageur abandonne son argent en compensation de ce spectacle, qu’il ne reverra peut-être jamais. Le plus jeune d’entre eux, Mohammed, offrit de faire l’ascension et la descente de la plus haute Pyramide en dix minutes. Elle est élevée de quatre cents pieds anglais, taillée extérieurement en larges blocs de pierre qui forment des degrés--et Mohammed voulait trois shellings, prix modeste. Ils lui furent accordés. Il m’obligea à prendre ma montre à la main, pour compter les minutes. Puis, il jeta son manteau: d’un bond, je le vis sauter, tout blanc, sur la première pierre, et toujours plus petit, grimper là-haut, là-haut, devenir un chiffon blanc, un mouchoir blanc, un point blanc. Il atteignit le sommet en cinq minutes et demie; immédiatement, il refit le chemin, descendant, sautant, bondissant, devenant grand, plus grand, jusqu’à ce que, triomphalement, il arrivât devant moi, haletant et essoufflé, c’est vrai, mais indiquant, d’un geste, la montre que je tenais à la main. Il avait mis trois minutes et demie pour descendre: en tout neuf minutes. Il voulut un autre shelling, pour cette minute de moins. Je le lui donnai, en demandant ironiquement s’il ne désirait pas autre chose. Il me répondit, avec une grande fierté, qu’il fallait applaudir Mohammed et que, lorsque je retournerais dans mon pays, je ne devrais pas oublier de dire: _Bravo, Mohammed!_ Et en parlant, il se drapait noblement dans son manteau noir. Des quatre shellings, Mohammed aura eu cinq sous ou une piastre turque. Ces délicieux et implacables voleurs forment une association coopérative rudimentaire, et ils versent fidèlement leur gain dans la main de leur chef, qui le distribue ensuite, équitablement. Ils ont leurs heures de garde aux pieds des Pyramides, où ils ont des besognes fixes: les plus jeunes montent au sommet ou aident à monter l’Européen qui a cette folie. Ils se mettent à trois, se faisant payer chacun deux shellings d’avance: l’Européen, au quatrième degré, est pris de vertige et veut redescendre, trop heureux de ne pas grimper jusqu’en haut et ses guides trop contents de n’avoir rien à faire. Enfin, quand ils vous ont soutiré, gracieusement, le plus d’argent possible, ils vous escortent aimablement, pendant un bout de chemin, vous souhaitant un bon voyage et une bonne santé dans toutes les langues, vous priant de revenir, saluant très bas, se touchant le front à la mode arabe, se drapant dans leurs burnous sombres. De loin, vous vous retournez pour les regarder encore, ne pouvant leur garder rancune de vous avoir volé si galamment: ils sont groupés en une masse noire et blanche, près des Pyramides, attendant d’autres voyageurs, d’autres victimes placides et résignées. Quant aux Pyramides, je crois avoir dit, plusieurs fois, qu’elles sont très hautes... V Syrie, Syrie! Celui qui va en Palestine quitte le port d’Alexandrie sans tristesse ni regret, et tandis que le bateau s’incline lentement, le souvenir de l’Égypte disparaît brusquement de son esprit, comme les brefs couchers de soleil dans les ciels d’Orient. Les visions de ce pays ardent et voluptueux, où le spectacle de la vie a l’enchantement de la grandeur et de la beauté, dans toutes les formes extérieures--ces visions exquises et majestueuses, qui ont été l’ivresse des yeux et de l’imagination s’effacent promptement. Peut-être reviendront-elles plus tard, ces visions charmantes dont nous gardons une impression mystérieuse. Alors, notre âme comprendra qu’elle n’a pas su lire dans les yeux vides et profonds du Sphinx, et le désir de revoir la terre de Cléopâtre nous reprendra. Pas à présent, cependant... Durant quelques semaines, l’agitation des départs précipités, la nouveauté d’une existence mouvementée au milieu d’êtres inconnus, l’étourdissement causé par des sensations multiples, la séduction de choses étrangement plaisantes données en pâture à notre curiosité, nous font oublier le but véritable du voyage. Celui qui va d’un bateau à un hôtel, d’un train à une barque, d’un fleuve à un café, ballotté, heurté, secoué, cahoté, perdu au milieu de la foule, n’est, dans ces premiers jours, qu’un pauvre être inconscient, privé de volonté et de sentiments précis. Bientôt il se ressaisit, reprend possession de ses esprits avec une tranquille certitude. Le bateau qui l’emmène lui en ouvre la voie, et le mélancolique idéal du pèlerinage reconquiert son cœur distrait: la petite et si grande Terre Sainte, que nous connaissons ingénument par les lectures de notre enfance; la région sacrée où le Seigneur s’est plu à parler aux hommes par la bouche de son divin Fils; ce pays qui, de loin, brille comme un pur joyau devant les yeux enchantés de tous les chrétiens; cette contrée reparaît irrésistiblement au voyageur qui va vers la Syrie... * * * * * Personne à bord de l’_Apollo_--un nom prédestiné--ne parle de la Palestine, qui est un vocable géographique assez peu commun; mais le mot retentissant de Syrie revient à chaque instant dans les conversations des passagers. La Syrie! cette appellation poétique de la côte de Palestine, n’est-elle pas celle des vieilles ballades d’il y a cinquante ans, que nos mères nous récitaient en se souvenant de leur jeunesse, et qui nous semblaient une musique délicieuse? Je me rappelle d’un seul vers, assez modeste, d’une de ces légendes, aux rythmes simples: Un marchand s’en allait un jour de Syrie,... et rien de plus; tout le reste s’est effacé de ma mémoire sauf ce vers prononcé par des lèvres chéries et qui est resté imprimé en traits ineffaçables dans mon esprit. La Syrie! Et dans notre jeune âge, nous les avons aussi aimés, les personnages de ces naïves histoires, qui se vouaient à la Croix et fuyaient un monde où ils ne trouvaient pas à satisfaire leur besoin de souffrir et de combattre; ces chevaliers toujours vêtus de fer, portant de lourdes épées qu’ils maniaient comme un jonc, beaux, forts, brûlés par une noble ambition, torturés par leur courage inutile et leur inutile valeur: le Saint Sépulcre prenait ces vies de guerriers et de chrétiens! Nous les avons aimés, ces héros de la _Jérusalem délivrée_, ces chevaliers aussi purs et aussi malheureux que le poète qui les chanta; et plus tard, devant ceux qui se moquaient de ces vieilles poésies et de ces croisés, tous taillés sur un même patron, si passés de mode, nous nous sommes tus, sans sourire: nos sympathies juvéniles, intimidées, dispersées, n’ont plus osé se montrer devant le ricanement des ironistes modernes. Qui aurait le courage, à présent, de montrer son enthousiasme pour Godefroy de Bouillon, sans entendre des protestations sardoniques? Mais ici les esprits forts sont loin, et justement le bateau va où Godefroy de Bouillon donna sa vie, pour cette pierre que demain, peut-être, nos lèvres baiseront! La Syrie! Le vapeur autrichien emporte, dans ses trois classes, des pèlerins et des marchands, des touristes et des curieux, des dévots et des indifférents: une petite foule, enfin, qui visite la Terre sacrée, pour les intérêts de son cœur ou de son corps, de sa conscience ou de sa bourse. Trois ou quatre avocats du Caire vont simplement à Jérusalem pour aplanir des questions juridiques et financières se rattachant au nouveau chemin de fer Jérusalem-Jaffa; près d’eux, un pèlerin maltais, vêtu d’un habit presque sacerdotal, récite pieusement son rosaire, les yeux perdus dans le vide, abîmé dans sa prière; à côté, deux jeunes filles de Caïffa, le petit port d’où l’on part pour Nazareth et pour Tibériade, deux jeunes filles turques européanisées, qui ont le regard timide et fuyant, le teint transparent des femmes orientales, habituées à être toujours voilées; plus loin, une nombreuse famille grecque, de la grosse bourgeoisie, s’entretient avec vivacité de Jérusalem où elle se rend, avec les enfants, la bonne et le domestique, et le mot _Panagia_, le nom grec de la Vierge, revient à chaque instant dans leurs propos. Et dans les troisièmes classes, pleines de petits marchands, de camelots, de colporteurs, de guides, de drogmans, de soldats turcs qui vont rejoindre leur corps en Palestine, personne ne s’occupe plus de la lucrative Égypte où la saison est finie, et tout le monde parle de la Terre Sainte, où la saison continue. Il y a une masse d’Anglais à bord, munis de tous les billets Cook possibles et imaginables, qui, après le bain, se promènent pieds nus, en pyjama, jusqu’à neuf heures du matin, et après le second déjeuner se font lire la Bible, en anglais, par un _clergyman_, notant tous les passages du Saint Livre qui se rapportent à leur voyage, à leurs prochaines excursions; et vous entendez les noms sacrés, coupés par des exclamations britanniques: _Aôh! Jéricho!... Aôh! Holy-Land!... Aôh! Jordan!..._ Et, malgré l’indifférence suprême avec laquelle ces mots sont prononcés, ils vous font quand même tressaillir, dans l’émotion que vous éprouvez à l’approche de Jaffa. Quelqu’un interroge le commandant de l’_Apollo_, un de ces fins Dalmates, hommes de mer renommés, et lui demande si, vraiment, ce port de Jaffa où nous toucherons pour la première fois le pays de Jésus est dangereux et peu sûr? Le capitaine ne le nie pas, mais avec sa belle tranquillité de marin déclare qu’il a vu d’autres ports bien plus mauvais, et que, du reste, l’_Apollo_ s’arrête en pleine mer. Le port de Jaffa?... Un vilain quart d’heure à passer, dans une barque qui bondit sur les vagues, au milieu de récifs effrayants... Cependant, près de Port-Saïd, un tumulte monte de la mer. Tous les passagers se précipitent contre les bastingages, pour regarder un grand bateau qui passe près de nous, si chargé de Turcs que l’on en éprouve de la crainte et de l’épouvante. On voit des Turcs à l’avant, à l’arrière, sur le pont du capitaine, jusque dans les barques pendues le long des bordages: ils sont vieux, jeunes, sales, pieds nus, en haillons; ils prient, parlent, crient, chantent, hurlent; c’est une apparition si étrange et si effarante, que tout le monde se tait, à notre bord. C’est le pèlerinage des musulmans, qui va à la Mecque et se dirige vers Djedda, le port d’où les fanatiques partent pour se rendre en procession à la tombe du Prophète. Ils vont dans la superbe mosquée, où se trouve, sous les tapis précieux, la tombe inaccessible de leur grand Mahomet: ils sont cinq ou six cents, c’est-à-dire une petite fraction de l’immense pèlerinage turc. Pauvres, mais religieux jusqu’à l’exaltation la plus aveugle, ils amassent sou par sou, piastre par piastre, l’argent nécessaire à l’accomplissement de leur vœu. Des armateurs cupides les entassent sur de vieux vapeurs, comme un troupeau humain. On ne les nourrit pas: ils n’ont qu’une ration d’eau tous les jours. Ils emportent leurs provisions et font la cuisine sur le pont: ils possèdent quelques bouts de tapis usés, sur lesquels ils s’étendent et dorment. Il n’y a ni première, ni seconde, ni troisième classe: le navire n’est qu’un vaste dortoir. Et, sur les quatre cent mille pèlerins qui vont à la Mecque, il en meurt presque toujours cinquante mille de maladies infectieuses, du choléra, de la peste, de fatigue, d’insolation ou de faim. Mais, pour eux, c’est un grand bonheur que de trépasser pendant ce pieux voyage: le comble de la félicité est d’expirer au retour, après avoir vu et adoré le tombeau saint. Les deux bateaux, celui qui porte les pèlerins musulmans et celui qui porte les _hadji_ à la Mecque, se suivent à peu de distance l’un de l’autre, tandis que les Turcs continuent à chanter leurs prières. Sur l’_Apollo_, on bavarde: «Quel est le pays qui envoie le plus de monde en Palestine? L’Amérique du Sud expédie des croyants et l’Amérique du Nord expédie des curieux. Mais, en Europe, quel est le peuple chrétien le plus atteint de la nostalgie du Saint Sépulcre? Le peuple russe. Et les Italiens? Bien peu se rendent en Palestine. Ils sont religieux, cependant? Oui, certes, seulement, ils ne possèdent pas la foi ardente et active: beaucoup d’entre eux n’ont pas de quoi faire le voyage; et puis, les uns manquent d’énergie physique, les autres d’énergie morale, et la plupart ignorent comment on va en Terre Sainte. C’est dommage! Et pourtant, savez-vous la langue qui se parle le plus là-bas? C’est l’italien.» * * * * * Dimanche matin. A l’aube, le commandant s’approche d’un groupe de voyageurs un peu nerveux, qui ont mal dormi, et leur montre à l’horizon un nuage bleu dans l’azur pâle du ciel. La Terre Sainte! Tous les passagers courent à l’avant, pour deviner la terre dans cette masse informe et vague. Le temps s’écoule et l’on voit émerger, de ce nuage bleu, des contours plus nets, et enfin la colline où s’élève Jaffa, au milieu de ses vergers, au milieu de ses jardins d’orangers et de citronniers encore couverts de fleurs; son port, un vain simulacre de port, semble tout blanc sous l’écume irritée qui se bat contre les rochers: le bateau autrichien marche lentement. Là-bas, près de l’endroit où nous devons passer dans une barque frêle, se dresse la coque d’un navire russe qui s’y échoua l’an passé; et celle-ci, frappée par les vagues furieuses, apparaît complètement retournée. L’_Apollo_ est arrêté. En tendant l’oreille, on perçoit au loin le son des cloches chrétiennes, dont les vibrations se font de plus en plus claires. Les habitants de Jaffa vont à la messe et nous pourrons aussi entrer dans une église, quand nous débarquerons. Les pèlerins examinent anxieusement la côte de Palestine; mais il y a, parmi eux, des gens bien nés, un peu esclaves du respect humain, qui n’osent pas se jeter à genoux sur le pont et tendre les bras vers le but tant désiré: leur émotion se devine seulement à la pâleur de leur visage, aux larmes mystérieuses qui emplissent leurs yeux. Oui, tous les voyageurs qui viennent se réconforter au pays de Jésus éprouvent une angoisse suprême en s’approchant de cette chose longuement rêvée, longuement attendue et presque inespérée: ils ont la curiosité fébrile de celui qui recherche derrière un voile une physionomie connue et aimée dans une vie antérieure ou peut-être dans un rêve... Ceux-là, muets, isolés dans leur contemplation, incapables de prier, incapables de faire le signe de la croix, paralysés, éperdus, haletants, tentent de comparer la réalité à leur songe; ceux-là, qui oublient de se prosterner et de se frapper la poitrine, car ils viennent ici pour s’humilier et être pardonnés, ceux-là, silencieux, taciturnes, morts à la vie extérieure, essayent, en voyant la Terre Sainte, de _la reconnaître_... LE VŒU ACCOMPLI I En chemin de fer. Donc, grâce à la civilisation, un chemin de fer relie Jaffa, port de mer, à Jérusalem, qui est sur la montagne. Le trajet est de trois heures et demie. Un train unique part de Jaffa, tous les jours, pour la Ville-Sainte, vers deux heures et demie de l’après-midi. Par une fâcheuse combinaison des horaires, les bateaux égyptiens, autrichiens, français ou russes, qui touchent les côtes de Syrie, arrivent à Jaffa le matin; et le voyageur, poussé par la foi ou pressé par la curiosité, ne fait ordinairement qu’y débarquer, aller au _Jérusalem-Hôtel_, se laver les mains, déjeuner et repartir, la bouche brûlée par une tasse de café bue en hâte. Qui visite Jaffa? Personne ou presque personne. Cependant, c’est une ville curieuse, battue par une mer toujours agitée, fouettée par les brises marines qui balayent, aux heures dangereuses du soir, les mauvaises humidités des crépuscules d’Orient; c’est une ville intéressante, avec ses cent jardins, où les orangers d’or et les citrons jaunes brillent dans la verdure assombrie; c’est une ville riche, car ses rues pittoresques se bordent peu à peu de jolies maisonnettes, bien bâties. Les femmes de Jaffa ont le teint très clair, contrairement aux autres femmes orientales; elles portent un long manteau de mousseline blanche, tombant jusqu’aux pieds, serré au cou, et quelquefois un voile sur le visage; les plus austères cachent leurs traits. Celles qui sont européanisées montrent des yeux châtain clair, allongés, doux, un peu fiers... Elles marchent lentement, par deux ou trois ensemble, silencieuses, enveloppées dans leurs draperies légères. Mais comment noter tout cela, avec le départ prochain? Celui qui veut observer un peu mieux Jaffa doit se décider à y passer un jour et une nuit, puisqu’il n’y a pas d’autre train à prendre. Bien peu le font: presque tous se laissent gagner par la fièvre des Anglais et quittent Jaffa au bout de deux heures. Ce petit voyage est cher: quinze francs. Il n’y a que deux classes. La première, avec ses bancs de bois à peine vernis, sans coussin, sans dossier, ressemble à nos troisièmes classes; et la seconde n’a pas d’équivalent chez nous. Elles sont séparées par une simple porte vitrée: la communauté est donc largement assurée. On part généralement avec trois quarts d’heure de retard, car les Turcs perdent flegmatiquement la tête, pendant que les voyageurs crient et protestent dans toutes les langues. Il faut toujours ajouter un ou deux wagons, au milieu des cris, des scènes, des disputes et des injures. On part enfin!... Signe de croix; lecture pieuse. Mais est-ce bien sûr? Il y a toujours quelques accrocs en chemin. A la station de Sejed, par exemple, nous n’avons pas trouvé d’eau pour la machine: quarante minutes d’arrêt. Nous repartons; le conducteur essaie de rattraper le temps perdu en lançant sa locomotive à toute vapeur, épouvantant tous les voyageurs. Les wagons sont petits et mal construits; la route monte continuellement, côtoie la colline, serrée d’un côté contre la paroi rocheuse, de l’autre dominant un torrent, un précipice, un ravin, et les courbes s’enroulent et se déroulent dans un entrelacement ininterrompu: le train ondoie sur les rails d’acier comme une barque sur la mer. Il est préférable de se recueillir, de ne pas regarder par la fenêtre et d’attendre les événements. Les stations intermédiaires, entre Jaffa et Jérusalem, sont au nombre de cinq: Lyddah, Ramleh, Sejed, Dei-Aboun et Battir. * * * * * Eh bien! rien de plus odieux que ce chemin de fer!... La traversée sur mer a laissé lentement germer dans le cœur toutes les simples fleurs du sentiment; l’arrivée à Jaffa n’a pas détruit l’émotion que donne l’approche de la Terre sacrée, et pendant qu’en soi naît cet _état d’âme_ spécial, fait de crainte muette, de vague tendresse, d’évocation mystérieuse, le chemin de fer, brutalement, fauche toutes les belles fleurs de la piété religieuse, dessèche les pures sources de la poésie... Le chemin de fer, comme toutes les choses nécessaires aux intérêts humains, comme toutes les choses pratiques et utiles, est vulgaire; ailleurs, il a sa raison d’être et je ne penserais jamais à en dire du mal. Mais ici... Ici, on doit le maudire, au nom de toutes les choses tendres et douces qu’il démolit dans l’esprit du voyageur. Lire imprimé sur un sale carton vert le nom de celle que les psaumes célèbrent comme la lumineuse Sion et que tous les chrétiens du monde évoquent comme la cité de la Passion; entrer dans une de ces cages de bois au milieu des bousculades, des coups de sifflet et des cris; voyager en compagnie de Turcs riches ou pauvres, qui fument, somnolent, dorment, s’éveillent, ôtent leurs souliers,--quand ils en ont,--se prennent le pied dans la main et restent dans leur position favorite; voyager avec ces pâles Hébreux, les cheveux bouclés aux tempes, sous des casquettes de fourrure, sales, puants, qui vous regardent en dessous avec leurs yeux curieux et moqueurs; subir tous les ennuis mesquins du voyage, qui, ailleurs, sont insignifiants et ici semblent démesurés; traverser ce coin de Palestine sans le voir, car le train danse la sarabande sur les rails d’acier et les Arabes font un tintamarre d’enfer dans les secondes classes... Ah! comme elles penchent leurs têtes fanées les pauvres fleurs de la poésie... Vous passez en courant dans cette plaine de Saron, où les Philistins vainquirent les fils d’Israël et leur prirent l’Arche Sainte; le train laisse derrière lui la vallée de Sorve, où Dalila séduisit Samson et l’envoya à Gaza, prisonnier aveugle, mais non vaincu; vous devinez à peine la vallée des Géants, où David défit les Philistins; plus avant, n’est-ce pas la tombe du vieux Siméon, qui tint dans ses bras le Divin Enfant et demanda humblement à Dieu de le rappeler à lui, ayant assez vécu pour voir le Sauveur? N’est-ce pas, là-bas, le mont du Mauvais-Conseil, où les Pharisiens se réunirent avec Caïphe pour décider la mort du Christ? Le train est trop rapide pour laisser rien deviner; vous ne saisissez ni une ligne, ni une teinte, ni un trait saillant, et, les yeux fatigués et l’esprit las, vous retombez énervé sur votre banc de bois, vaincu par la vulgarité de ce chemin de fer. * * * * * Le train s’approche de Jérusalem et la tristesse devient mortelle. C’est donc sous cette forme hâtive, pressée, affairée, que l’on doit arriver dans la ville des patriarches et des prophètes, dans la ville de David et de Salomon; dans la ville où Jésus a vécu, a souffert, est mort sur la Croix? Et c’est ainsi que sans recueillement, sans dévotion, sans piété, Jérusalem va nous apparaître serrée dans sa ceinture de montagnes? Ce n’est pas ainsi que la virent, pour la première fois, ceux qui, dans les siècles passés, s’approchèrent de ces pierres divines. Ce n’est pas ainsi que la virent les guerriers qui, avec Godefroy de Bouillon, pleurèrent, combattirent et moururent sous ces saintes murailles. Ce n’est pas ainsi que la virent ceux qui, jusqu’à ces dernières années, y venaient en voiture, à cheval ou à pied, lentement, tranquillement, s’abandonnant à l’émotion sacrée que donne le spectacle de ces tours crénelées, de ces vieilles portes, de ces clochers chrétiens, qui envoient au ciel la gaieté de leurs carillons,--ces pèlerins qui pouvaient s’agenouiller dans la poussière et toucher la terre de leur front... Nous autres, pauvres misérables, nous arrivons dans un wagon, noirs de la fumée de la locomotive, étourdis par les cris des portefaix. Nous débarquons comme des voyageurs anonymes allant dans un pays quelconque, pour une cause inutile ou vaine. Est-ce que Sion est une ville d’affaires ou de plaisirs, où l’on ne se rend que pour des affaires ou des plaisirs? Et notre âme? Et nos émotions? Et nos larmes? Où nous agenouillerons-nous, nous autres? Ah! cet abominable chemin de fer n’est pas pour nous autres; il est fait pour les gens qui assignent au temps la valeur de l’argent, pour les gens toujours pressés qui vont partout en courant, même au Saint Sépulcre, qui veulent tout voir rapidement, même la maison de Marie de Nazareth;--pour ces Anglais qu’étonneraient notre pâleur, nos pleurs, nos agenouillements. Malheureusement ce sont ceux qui viennent en plus grand nombre ici; et les vallées profondes d’où l’on monte à Jérusalem sont déjà noyées dans les brumes charbonneuses des trains. La Palestine a besoin d’eux: elle en vit. Il fallait donc une ligne ferrée. On a dépensé beaucoup d’argent pour la construire. C’est utile. Fermons les yeux pour goûter toute l’amertume de notre désillusion. Selon une coutume pieuse, tous ceux qui se rendent dans la cité sainte, en voyant apparaître la tour de David, devraient entonner le magnifique psaume: _... Je me suis réjoui de cette parole qui m’a été dite: «Nous irons dans la maison du Seigneur. Et nous avons élu notre demeure dans tes maisons, ô Jérusalem...»_ Mais comment murmurer un psaume dans un train, au milieu du tumulte de l’arrivée? Nous prierons ce soir sur le Sépulcre. Mais, cela ne nous est même pas permis. C’est le comble de la tristesse. Une antique habitude religieuse défend à un chrétien, qui entre à Jérusalem, de mettre le pied dans une maison, avant d’être allé adorer le tombeau divin. Hélas! le train arrive tard, au crépuscule... Nous avons mis les pieds dans tes murs, ô Sion; mais le soleil est couché, le soir tombe, l’église du Saint-Sépulcre est fermée à la nuit. Impossible de baiser le roc où Il fut déposé; impossible de contenter notre désir de prières et de larmes. Il faut aller avec les Anglais de Cook, au _New Grand Hôtel_, se rhabiller, attendre la cloche de la table d’hôte, dîner avec un menu britannique, prendre du thé, comme si on était sur la Maloya, dans l’Engadine ou à Monaco, et dormir dix heures,--la première nuit, à Jérusalem... II Dans l’église. Le centre de la Jérusalem chrétienne, le centre moderne, le centre absolument anglais, est une grande place populeuse, qui s’étend devant l’antique tour de David: là, se trouvent le _New Grand Hôtel_, les bureaux de _Cook_, les bureaux de _Gaze and son_, son rival; quelques boutiques à l’européenne et un peu plus loin, sous la porte de Jaffa, une remise de voitures. De ce centre part la voie qui conduit à l’église du Saint-Sépulcre: une voie étroite, traversant un des bazars turcs de Jérusalem, c’est-à-dire une espèce de passage, bordé de boutiques obscures, où il est difficile de distinguer ce qu’on vend. La rue est encombrée de Turcs fumant leurs _narghilehs_, de chameaux couchés dans la boue, d’ânes chargés de grains, d’Arabes trafiquant des marchandises, leur éternelle cigarette aux lèvres; de femmes européennes venant acheter des provisions et s’en retournant aussitôt... Après le bazar, la voie fait deux ou trois coudes et commence à descendre, à descendre, par de larges degrés. Et l’approche du Saint-Lieu se fait sentir clairement. Dans les petites boutiques, maintenant, on aperçoit des cierges de toutes tailles, historiés d’or, d’argent, d’azur et de pourpre; on voit des chapelets de tous genres, depuis ceux qui ressemblent à un bracelet d’enfant, jusqu’à ceux, énormes, qui se suspendent à la tête du lit; depuis les rosaires modestes en verres colorés ou en noyaux de cerise, jusqu’aux rosaires luxueux en grains d’ambre ou de lapis-lazuli; on vend encore de ces grossières images peintes sur fond d’or, d’un style ingénument byzantin, avec des visages pareils à ceux des premières madones de l’_Hagia Sophia_, à Constantinople, mais copiées avec des couleurs si criardes qu’elles paraissent éclairer le fond des magasins sombres. Toutes ces choses, à ce que m’assure le pâle vendeur d’objets sacrés,--je n’ai vu que des figures pâlies dans ces échoppes,--ont touché le saint Sépulcre, ont été bénies par le saint Sépulcre... En effet, à un tournant de la rue étroite, quelques degrés plus bas, on débouche sur la petite place du Saint-Sépulcre. Aussitôt, on est frappé par la belle façade de l’église, la seule ligne artistique du vieux monument. Elle est fermée par deux portes ogivales en granit, d’une coupe noble et large, surmontées de deux fenêtres également ogivales, très pures, toujours fermées, drapées d’herbes parasites, où se nichent des centaines d’oiseaux babillards. Sur la petite place, de pauvres marchands ambulants étendent à terre des tapis déchirés et exposent des petits objets de piété: images, médailles, chapelets, statuettes, photographies jaunies; près d’eux, s’agite le vendeur de maïs cuit au four, et le vendeur d’eau fait tintinnabuler harmonieusement ses deux gobelets d’étain... Une confusion excessive frappe l’œil de celui qui franchit le seuil sacré de l’église du Saint-Sépulcre: une confusion qui vient de l’agglomération et de la diversité des choses et des êtres. Avant tout, sous la grande entrée, à main gauche, se trouve la loge du gardien matériel de l’église: une plate-forme de bois, couverte de tapis et de coussins, où sont accroupis deux ou trois musulmans, car le sultan a conservé un droit de possession sur les Lieux-Saints, qu’il exerce avec beaucoup de douceur et de dignité; mais, les gardiens sont turcs, eux!... Étendus sur leurs coussins, habillés de longues robes de soie à raies jaunes et rouges, déchaussés, le turban tourné deux fois autour du fez, ils prennent le café dans des tasses minuscules, fument la cigarette ou le narghileh, échangent de rares paroles entre eux, tournent entre leurs doigts les boules d’ambre d’un _comboloi_, le rosaire musulman, et ne daignent pas regarder ceux qui passent. Dès l’entrée du temple, on se trouve devant la _Pierre de l’Onction_, sur laquelle le corps du Seigneur fut lavé et parfumé de myrrhe et de nard. La foule s’avance lentement: les uns se prosternent devant la pierre; d’autres s’y étendent, les bras en croix; d’autres la frappent de leur front; d’autres la baisent frénétiquement; d’autres la contemplent en silence: de cette première rencontre mystique, les formes de l’adoration religieuse se manifestent clairement, avec toute une gamme d’expressions personnelles et variées. Sur cette pierre sacrée, devant laquelle s’agenouillent les fidèles, les Églises chrétiennes commencent leur lutte éternelle: des huit lampes qui brûlent au-dessus du rocher, suspendues à une grosse chaîne d’argent reliée à deux candélabres latéraux, trois sont au culte latin, trois au culte schismatique grec, une au culte arménien et une au culte copte. Toutes ces Églises appartiennent à Jésus et sont marquées du signe de sa Rédemption,--toutes veulent avoir une place où il a vécu, pâti, agonisé... Anxieusement, le regard parcourt le vaste monument pour en saisir la ligne générale et se la fixer dans la mémoire. L’église du Saint-Sépulcre a toutes les formes architectoniques mêlées ensemble. Son corps central est rond à l’endroit où s’élève l’édicule qui renferme le saint Tombeau, et est entouré d’une colonnade circulaire, ainsi que d’un large corridor sombre; mais, elle s’allonge en ovale dans la partie de l’abside où, sur une plate-forme élevée à trois mètres du sol, s’ouvre la chapelle grecque schismatique; elle est rectangulaire du côté de la chapelle de Sainte-Marie-Madeleine, qui dépend du culte latin, et elle forme un grand trapèze à la place où les Arméniens chrétiens, les fils de saint Jacques, ont leur domination ecclésiastique. De toutes parts, des coins les plus obscurs, surgissent des chapelles, des sanctuaires, des autels, qui montent au premier étage ou descendent sous terre, formant une masse confuse et irrégulière, dans laquelle l’œil se perd. Il y a même un passage découvert, reliant les deux extrémités du saint Temple, où la pluie tombe en toute liberté. Puis, au milieu de ces édifices de tous les temps, de tous les pays, de tous les styles, détruits et reconstruits cent fois, s’élève le conflit des diverses religions chrétiennes, qui se pressent, se poussent, s’étouffent, se serrent les unes contre les autres... Ainsi, près du portique qui domine la tombe, vous trouvez des groupes de femmes, drapées de bleu, misérables, sales et taciturnes, assises par terre, tenant des enfants à leur cou: ce sont des Coptes qui passent des journées à l’église, regardant la foule de leurs beaux yeux sauvages. Cependant, un chant nasal arrive jusqu’à vos oreilles: sur l’abside, dans une haute galerie d’or et de pierres précieuses, les Grecs schismatiques célèbrent leurs cérémonies somptueuses. Tournez-vous vers la chapelle souterraine où sainte Hélène revit la Croix, et tout à coup, d’une petite porte qui s’entr’ouvre, apparaît un prêtre étrange, avec un grand capuchon de soie noire abattu sur les yeux, une longue barbe tombant jusqu’à la ceinture: c’est un prêtre arménien; il tient l’aspersoir, et l’eau sacrée qui tombe sur vos mains et sur vos vêtements est parfumée de rose... Et vous, qui êtes habitué à la simplicité du culte latin, dans vos pays de mœurs simples, vous sentez augmenter le désordre de votre pensée, l’effarement de votre esprit... Cette église informe et cependant majestueuse dans ses multiples architectures, insaisissable dans son aspect général, complexe et compliquée dans ses manifestations mystiques, ondoyantes et incertaines, a encore des caractères divers: ici, elle est propre, luisante, presque claire; là, elle est mal tenue, presque sale; ailleurs, elle est riche, brillante et somptueuse; plus loin, elle est pauvre et rustique; là-bas, elle est ornée à l’européenne, et à côté elle est décorée à l’orientale. Selon la patrie, la nation, la condition, les coutumes de ceux qui possèdent un lambeau du Saint-Sépulcre, selon leur dévotion ou leur fanatisme, ils en font un salon, une chapelle, une place... Parfois, comme ornements, des fleurs artificielles; parfois, de lourdes lampes d’argent éternellement allumées; parfois encore, de simples globes de cristal teinté abritant une lueur vacillante; ou bien, de ces boules de métal brillant, suspendues à des cordes, où le visage se reflète déformé, comme dans nos jardins bourgeois; puis, des noix de coco blanches, attachées avec des rosettes de rubans rouges et de perles blanches; puis, des petites lampes de porcelaine blanche éclairées par une flamme tremblante... Bref, tout ce qu’on peut rêver de plus invraisemblable en l’honneur du Sépulcre, en hommage à Jésus, à la gloire du Seigneur. Et toujours, et partout, vous retrouvez répétée l’histoire des lampes de l’entrée: trois sont latines, trois sont grecques, une arménienne et une copte; et vous la retrouvez dans les candélabres, dont les branches sont divisées proportionnellement entre les quatre Églises chrétiennes; et vous la retrouvez dans le nombre des messes dites sur les autels communs aux quatre cultes. Enfin, quand la première heure de flânerie religieuse est passée, vous cherchez vainement en vous-même la vision unique, l’idée unique, la pensée unique; vous essayez inutilement de fixer votre âme effarée, dans cette église où l’humanité chrétienne affirme tumultueusement ses divers droits mystiques et spirituels! * * * * * Le saint Sépulcre est une autre chose... III Cette Tombe. Une nuée de petits oiseaux, toute vibrante de gazouillements, voltige continuellement autour de la façade de la vieille église où se trouve le saint Sépulcre: c’est un continuel battement d’ailes contre les deux grandes fenêtres ogivales, contre l’arc de la porte; et les chants joyeux pris et repris, interrompus et recommencés, sont plus allègres à l’aube, tandis qu’au crépuscule ils deviennent plus faibles. Souvent un oiseau plus curieux et plus impertinent pénètre dans le temple, sautille çà et là, volette à droite et à gauche, en poussant de petits cris; puis, après avoir un peu flâné, s’être posé sur ses fines pattes, avoir agité sa jolie tête aux yeux brillants, il reprend le chemin de la porte, ouvre ses ailes et s’enfuit dehors, emplissant l’air libre de ses accents triomphants. Les personnes qui prient, rêvent ou pensent derrière les pilastres qui soutiennent la voûte du chœur, dans les chapelles éclairées par les lampes votives, sur les degrés de l’escalier qui conduit à l’église du Golgotha, dans l’ombre sainte de la Tombe, entendent ce ramage lointain et persistant; il se mêle, pendant les heures des rites sacrés, aux chants mystiques que les Latins, Grecs, Arméniens et Coptes élèvent au souvenir du Rédempteur; et la voix aiguë de la gent emplumée s’unit à la voix grave de l’orgue, sur lequel les Pères franciscains célèbrent les louanges de la tendre mère de Jésus. Toujours résonne le trille perlé des petits oiseaux, fidèles aux pierres grises du vieux monument, où ils ont fait leurs nids; et ils vivent là, comme dans la plus riante campagne, saluant le soleil à son lever, qui dore le clocher moussu; saluant le soleil à son coucher, qui incendie le ciel assombri et disparaît à l’horizon, vers la mer. Dans la nuit, quand le temple est clos et que le silence règne sur Jérusalem, les petits oiseaux dorment la tête sous l’aile, blottis sur les corniches et sur les frises, comme sur une branche d’arbre en fleurs. * * * * * L’édicule du saint Sépulcre est complètement isolé du reste de l’église; il a été construit sur la roche vive qui formait les tombes de Joseph d’Arimathie, dans lesquelles Jésus fut enseveli: le Sépulcre a été revêtu de marbres précieux par la mère de l’empereur Constantin, qui mérita le surnom d’_Helena Magna_. L’édicule saint forme une chapelle allongée, carrée du côté de l’orient, pentagonale du côté de l’occident; l’intérieur est fait de deux petites pièces communiquant entre elles par une ouverture basse et étroite, sous laquelle on ne peut passer que plié en deux. La première, en entrant, s’appelle la chambre de l’Ange. Vous vous souvenez de cette histoire pleine de grâce et de lumière, contée par le plus poétique et le plus éloquent des évangélistes, par saint Jean, que Jésus aima et préféra aux autres? Il vous dit que Marie de Magdala, deux jours après la mort, vint au Sépulcre, mais trouva la pierre soulevée et la tombe vide: elle se mit à pleurer, désespérée, parce que le corps du Seigneur n’était plus là et qu’elle ignorait où on l’avait emporté et caché. Et une figure céleste, de blanc vêtue, avec des ailes argentées, apparut en lui disant: _Ne le cherchez pas, il est ressuscité..._ La chambre de l’Ange a vu cette scène surprenante et a entendu ces paroles. Au milieu, posé sur un piédestal et enserré dans un cadre de marbre, usé par les baisers, il y a un morceau de la pierre tombale que Madeleine et les saintes femmes trouvèrent renversée: elle était très lourde et très grande, assurent les évangélistes. Cette cellule, qui est le vestibule de la sainte Tombe, est obscure, à peine éclairée par les quinze lampes d’argent appartenant, comme toujours, aux quatre religions chrétiennes. Toutes les hypogées hébraïques avaient un vestibule de ce genre, et celui où le pieux Joseph d’Arimathie, le disciple secret du Christ, voulut déposer le corps du martyr, ressemblait à tous les autres. Il était encore neuf, et le bon Joseph l’avait fait construire depuis peu pour lui et les siens, dans un de ses jardins hors de Jérusalem, près de la montagne du Golgotha. Un peu plus loin sous terre, dans un coin de l’église, il y a d’autres tombes de la famille de Joseph; le Sépulcre fut détaché de celles-ci par sainte Hélène: la topographie ne peut être plus simple, plus évidente, plus précise. * * * * * Le saint Sépulcre est dans la seconde pièce. La porte n’est qu’une ouverture arquée très basse et très étroite, taillée dans la roche vive. Cette cellule est plus petite que la première: elle mesure deux mètres carrés à peine. Elle a été entièrement revêtue de marbre, car les pèlerins et les touristes anglais emportaient avec eux des petits morceaux de la pierre et la détruisaient lentement; mais, entre les dalles de marbre, on aperçoit la roche d’_autrefois_... Le tombeau, en forme de sarcophage, est collé contre la paroi et creusé dans le roc même: le Seigneur y fut déposé avec la tête vers l’orient et les pieds vers l’occident. On dit que souvent, dans les derniers jours de sa vie, et qu’ensuite agonisant sur la Croix, Jésus tourna son visage du côté du couchant, comme s’il voulait repousser loin de lui ceux qui l’avaient injurié et crucifié, paraissant attendre des pays occidentaux l’exaltation et la gloire de sa foi. Le saint Sépulcre est peu élevé du sol: une personne agenouillée peut le baiser et l’adorer. Un Père veille toujours auprès de lui. En dehors de ce pieux gardien, deux personnes peuvent à grand’peine tenir dans cette étroite cellule. La foule stationne pendant des heures dans l’église, attendant de pouvoir entrer dans la chambre de l’Ange, puis dans celle où reposa Jésus: chaque fois qu’un fidèle en sort à reculons, pour ne pas commettre l’irrévérence de tourner le dos, il est remplacé par un autre fidèle... Sur cette tombe brûlent, jour et nuit, quarante-quatre magnifiques lampes d’argent, suspendues à la voûte: les treize premières sont aux catholiques latins,--c’est-à-dire aux franciscains de Terre Sainte; treize sont aux Grecs non unis; treize, aux Arméniens chrétiens, et quatre aux Coptes--toujours le même compte. Au-dessus du cénotaphe, est attaché un tableau sombre et indistinct qui représente une résurrection; de chaque côté du mausolée, deux petits rebords de marbre sont fixés dans la muraille et permettent aux Pères franciscains d’y poser un autel portatif sur lequel, chaque matin, ils célèbrent la messe. La petite pièce est claire, car au début du siècle passé les Grecs ont percé la voûte de l’édicule, tout noirci par la fumée des lampes. La roche dont est faite le Sépulcre est blanchâtre, veinée de rouge: on l’appelle en arabe _melezi_, c’est-à-dire pierre sainte. On revêtit le sarcophage de marbre dès le treizième siècle, mais les murs furent recouverts beaucoup plus tard, et depuis on n’y a plus touché. Le tombeau n’a été ouvert que deux fois: le Révérend Père Mauro, gardien des Saints-Lieux, autorisé par le pape Jules II et par Kansou-el-Gauro, sultan d’Égypte, eut en 1501 la fortune de pouvoir soulever la pierre sacrée: il trouva, entre autres objets, une tablette de marbre gravé et fit refermer le monument. Quatre ans plus tard, le Père Boniface, gardien des Saints-Lieux, fouilla de nouveau le mausolée; il y découvrit un morceau de la vraie Croix enveloppé dans un chiffon d’étoffe; mais, au contact de l’air et de la lumière, tout retomba en poussière, sauf quelques fils d’or qui formaient la trame du tissu. Il y avait encore un parchemin, avec une inscription, mais si effacée qu’on pouvait seulement lire ces mots: _Helena Magna_. Puis, le 27 août 1555, il fut refermé et jamais ne fut plus touché. Le bord de la sépulture est usé par les lèvres des pèlerins de tous les temps et de tous les pays, mais le marbre résiste encore. Dans la chambre sacrée, on peut entrer depuis l’aube jusqu’à midi; ensuite, l’église se clôt jusqu’à deux heures et se rouvre jusqu’au coucher du soleil. Les messes latines dites sur le lit funèbre de Jésus sont au nombre de trois par jour: deux messes basses et une chantée. Ceux qui le désirent peuvent se faire enfermer une nuit entière dans l’église du Saint-Sépulcre et veiller, seuls près de la Tombe. Les pères franciscains, même, ont dans leur chapelle de Sainte-Marie-Madeleine une petite pièce où peut attendre, en se reposant, l’âme pieuse qui, plus tard, restera toute la nuit seule avec sa conscience, seule avec son Seigneur, devant la pierre la plus auguste du monde. IV En adoration. Dans le vestibule qui précède la chambre funèbre du Seigneur, dans l’ombre profonde où blanchoie la roche contre laquelle s’est appuyé le divin messager, se tiennent ceux qui sont venus adorer la sépulture de Jésus. Ils attendent leur tour pour passer sous la porte basse et s’agenouiller devant le mausolée sacré. Les uns baisent la pierre de l’Ange, en récitant quelques oraisons; les autres s’appuient contre le mur: le silence n’est rompu que par le bruit des chapelets remués, par un soupir douloureux, par un gémissement étouffé... Peu à peu, des ombres de femmes ou d’hommes sortent du Sépulcre et disparaissent rapidement, remplacées par d’autres ombres incertaines, qui se glissent, pliées en deux, dans la cellule voisine, tandis que de nouvelles ombres flottantes, anxieuses et lasses, arrivent dans l’édicule: des ombres inconnues, des ombres misérables, dont l’unique désir est de se prosterner devant la Tombe où fut déposé le Martyr sublime. Cette foule de spectres est muette, silencieuse, taciturne; elle ne regarde rien, absorbée dans le recueillement et dans la prière, abîmée dans la tristesse et dans la douleur. Les lignes, les couleurs, les formes disparaissent dans l’obscurité de cette première pièce, où déjà la pensée du fidèle s’immerge en des profondeurs incalculables, où déjà l’âme sent les affres de l’approche suprême: et chacun est renfermé en soi-même, loin de la vie extérieure, emporté à travers le temps et l’espace, dans un frisson d’attente... Une grande lumière descend du toit ouvert de la petite cellule où fut déposé, enveloppé dans son linceul, le corps du Seigneur, que la pauvre mère et les saintes femmes avaient arrosé de leurs larmes et essuyé de leurs cheveux. On y voit très clair. Aussi, les visiteurs qui défilent, sans interruption, sous l’entrée basse et viennent se prosterner devant le sarcophage, montrent leur âge, leur condition, leurs vêtements, leur manière d’être, leurs attitudes de piété ou de douleur--on devine presque leurs prières. * * * * * Prier, est-ce possible? Celui-ci qui entre courbé et se relève comme ébloui par la clarté blanche, tâtonnant, les mains en avant, cherchant la tombe, et qui s’écroule devant elle, dans un oubli de toute formule, dans un abandon absolu, sans parole et sans idée, ne peut prier. Cet autre qui est venu de loin, qui a dominé mille difficultés pour arriver jusqu’à lui, qui a souffert de la misère et des privations, ne peut formuler une parole: le front appuyé sur le marbre sacré, les lèvres serrées, immobile, il n’a pas la force de baiser la pierre; pas un geste, pas un mouvement,--un abattement profond, comme si tous les ressorts de son être étaient brisés. Quelques-uns pleurent. Dès qu’ils sont tombés à genoux, leur cœur paraît se briser; ils éclatent en sanglots bruyants, se frappent la tête contre la roche, l’arrosent de larmes brûlantes, l’embrassent avidement, s’y accrochent comme un naufragé à la planche de salut... Mais pas un mot, pas une demande, pas une promesse, pas un serment, pas même ce murmure d’oraisons, qui berce la mélancolie des fidèles devant l’autel: seulement des sanglots convulsifs et un affaissement qui ressemble à la mort. Et c’est le pèlerin latin, venant de France, d’Italie, d’Espagne ou des Républiques sud-américaines, dont la mystérieuse douleur a les éclats les plus violents; c’est lui qui touche le saint Sépulcre des mains, des lèvres, du front, sans pouvoir arrêter le ruisseau amer qui coule de ses yeux; c’est lui qui voudrait se fondre dans une mer de larmes, pour y trouver la purification et la mort. Vous reconnaissez le pèlerin russe, le plus pauvre, le plus humble, le plus dévot, le plus taciturne et le plus exalté de tous, à ses signes de croix répétés, à son grand corps effondré dans une adoration ingénue, à sa tête baissée sur laquelle s’abattent les ondes de ses blonds cheveux frisés, à ses paupières rougies par des pleurs silencieux, à ses doigts tremblants qui serrent un vieux bonnet de fourrure, à la pâleur de son visage où éclate une folle ardeur religieuse. Vous reconnaissez à sa figure hâlée, coupée de rides fortes et dures, à sa soutane usée, à son expression d’extrême lassitude, à sa longue prostration mystique, le pauvre prêtre maltais, qui est venu de son île dans les troisièmes classes des bateaux, en mendiant et en disant des messes dans tous les ports de la côte. Vous reconnaissez à ses regards extasiés la pèlerine polonaise, qui marche depuis des mois, traversant à pied toute la Syrie, ayant vécu grâce à la pitié des hospices, des refuges ou des passants, baisant la main de tout le monde, ne parlant que le patois de son pays, malade, épuisée, à bout de forces, mais brûlée par un feu inextinguible, et s’évanouissant de joie à la vue du Tombeau sacré. Vous reconnaissez le paysan grec à ses mains crevassées, qui ont tant travaillé la terre qu’elles en ont pris la couleur brunie, qui ont tant touché les arbres qu’elles en ont pris l’aspect rude et noueux; ces humbles mains frémissent en effleurant la pierre blanche; ces humbles mains tiennent la besace et le bourdon, comme les antiques pèlerins... Et ces fidèles, aux haillons misérables et à l’âme somptueuse, ces chrétiens venus de loin, venus de partout, apportent dans leur adoration le caractère particulier de leur pays, de leur race, de leur tempérament, de leur âme; mais tous, en approchant le saint Sépulcre, ont comme un _manquement_ de leur être, comme une faiblesse morale et physique, comme une défaillance devant le but atteint: la réalisation de leur désir, leur extrême fatigue, l’émotion suprême, le souvenir des souffrances passées, tout cela les accable d’un seul coup, comme si vraiment ils allaient mourir. Il y en a qui, devant la pierre sacrée, expirent de saisissement et de lassitude... * * * * * L’adoration du saint Sépulcre est perpétuelle: le jour, à toutes les heures où le temple est ouvert; la nuit, dans les couvents dont les grilles donnent sur l’église. Le jour, aux étrangers se mêlent ceux qui demeurent à Jérusalem ou ceux qui viennent des environs. Tous veulent prier, au moins une fois, au pied du lit funèbre de Jésus. Voilà la femme hiérosolomitaine, enveloppée de la tête aux pieds de son grand manteau de mousseline blanche: elle soulève son petit voile et montre un visage brun, aux lignes irrégulières, un peu tourmentées, des yeux magnifiques, d’un noir trouble; elle s’incline et pose ses lèvres sur le marbre avec beaucoup de noblesse. Voilà le paysan de Béthanie, drapé dans la longue tunique de toile et dans le burnous noir et blanc, la tête ceinte du turban en poil de chameau des bédouins: il se signe deux ou trois fois, très vite, et frappe son front contre le marbre, dans un brusque élan de dévotion. Voici encore la Bethlémitaine, habillée de laine bleue brodée de rouge, avec le fichu blanc ramagé de jaune et de rouge, enveloppant curieusement son fier visage d’un dessin classique, aux traits purs: elle s’agenouille dans une pose pleine de dignité, pendant que la paysanne d’Aïn-Karem, de Saint-Jean-des-Montagnes, une descendante du Précurseur, petite, menue, brune, gracieuse, avec des mains et des pieds minuscules, vêtue d’azur sombre, tire sur son front son châle de toile blanche, fin comme de la soie, pour cacher le triple fil de pièces d’or et d’argent qui serre ses cheveux; elle tient son enfant sur son épaule, et la mère et le fils baisent le Sépulcre. La dévote de la colonie russe résidant à Jérusalem paraît, toute en noir, un mouchoir blanc autour du cou, un autre mouchoir sur la tête, espèce de religieuse sans couvent, du rite schismatique, faisant de grands signes de croix, embrassant le sol, à chaque génuflexion. C’est une procession d’hommes en turbans, en fez, en casquettes, en chapeaux, vêtus à l’arabe, à la turque, à l’égyptienne, à l’européenne, riches, pauvres, mendiants, loqueteux, miséreux; ces derniers, parfois si sales qu’ils font horreur et pitié, venant, eux aussi, devant le Sépulcre courber le front et plier le genou; tous les religieux, depuis les doux franciscains jusqu’aux dominicains blancs, depuis les prêtres grecs en cylindres noirs jusqu’aux prêtres arméniens encapuchonnés de soie sombre, depuis les missionnaires latins jusqu’aux sœurs de Saint-Joseph, tous accourent à l’aube, à midi, au soir, pour saluer le Tombeau du Sauveur. Races blanches, races brunes, races noires, Arabes, Européens, nègres, Abyssins, Syriaques, Grecs, personne ne passe devant la grande porte ogivale, sans être mystérieusement attiré dans l’église par cette pierre... Au milieu de ces allées et venues, roule un flot incessant de bambins, de mioches, de gamins, de garçons et de filles, toute une marmaille appartenant aux nations qui campent à Jérusalem, et attirés, eux aussi, par la roche sainte: surtout aux heures où finissent les écoles, des bandes entières arrivent doucement, en silence, sur la pointe des pieds, se cachent parmi les grandes personnes, se coulent, se glissent et se trouvent dans l’édicule sans qu’on s’en aperçoive... Tous les enfants de Sion viennent, chaque jour, dans un puéril et tendre pèlerinage, adorer ingénument la pierre qui recouvrit le protecteur des innocents, le doux Jésus... Je me souviens d’en avoir rencontré un tout petit, un jour: il était très brun, maigre, délicat, et n’avait qu’une chemise jaune et rouge, serrée à la taille par un ruban; ses pieds mignons étaient nus, et il riait. Il n’était pas assez grand pour baiser la roche sacrée. Il sautait pour essayer de l’atteindre, et chaque fois, retombait assis, par terre. Alors, je le pris dans mes bras, et lui, tout heureux, s’étendit presque sur le Sépulcre, le baisa vivement, avec une quantité de légers baisers sonores. «_Yalla! Yalla!_ va-t’en! va-t’en!» lui cria le prêtre arménien qui veillait dans la cellule; mais, il souriait, lui aussi... Et pendant que le tout petit se sauvait, sans faire de bruit, sur ses mignons pieds nus, le religieux le bénit, et d’un coup d’aspersoir lui envoya un peu d’eau de rose... V Dans la nuit. Le soleil monte et décline: les visiteurs du Sépulcre diminuent peu à peu. La journée orientale, qui commence à l’aube, n’atteint pas la fin du crépuscule et s’achève plus tôt. Vers quatre heures de l’après-midi, les bazars se vident: les chameaux, débarrassés de leur fardeau, s’en retournent vers Bethléem, vers Saint-Jean-des-Montagnes, vers Siloé ou vers Béthanie; la population rurale de Jérusalem regagne ses foyers lointains. Hommes, femmes, enfants, disparaissent dans les chemins poudreux pour revenir le lendemain, pour revenir chaque jour, et tous, avant de se retirer, s’agenouillent devant la tombe de Jésus. Les dames de la ville rentrent dans leurs maisons, enveloppées d’une nuée de mousseline blanche, que retient sous le menton une main brune annelée d’argent, dont le poignet est cerclé de ces bracelets de verre bleu, fabriqués à Hébron, le pays d’Abraham; elles aussi ont été saluer le Sépulcre... Les mendiants chrétiens qui habitent des cabanes de bois, sous le mont des Oliviers; des loqueteux déchirés, sales, repoussants, sans âge et sans physionomie, quittent l’église sainte, serrant contre eux l’écuelle de bois qui renferme les aumônes de la journée, roulant dans leurs doigts raidis l’humble cigarette, sans laquelle le plus pauvre et le plus misérable des Orientaux ne saurait vivre. Les pèlerins religieux, revenant de quelques tournées à la vallée de Josaphat, aux tombeaux des Rois, aux vasques de Salomon, se hâtent vers les couvents latins, grecs, arméniens ou russes, dont les portes ferment au coucher du soleil; les plus riches, ceux qui logent dans les deux ou trois hôtels anglais de Jérusalem, vont baiser le marbre sacré avant la tombée du jour. La grande église est de plus en plus solitaire et silencieuse. Dans la partie de la rotonde appartenant aux Coptes, il y a encore, accroupie à terre, une femme dont on ne voit pas le visage, immobile, absorbée dans sa prière; puis, elle se lève et s’en va. Sur la petite place les marchands de chapelets, de scapulaires, de croix et de médailles d’argent faux, serrent dans leurs besaces leurs pacotilles et s’éclipsent; le vendeur d’eau et le vendeur de gâteaux partent avec eux. Personne ne descend plus les degrés de la rue qui relie le centre de la ville au Saint-Sépulcre; personne ne paraît plus sous la petite porte qui appartient aux Templiers et qui réunit l’autre partie de Sion à l’Église des églises. Le chant des oiselets s’alanguit. Le soleil n’est plus. Un bruit sourd monte sous les voûtes: les portes du temple sont barricadées jusqu’au lendemain. Celui qui veut passer la nuit à veiller près de la Tombe, est maintenant seul avec le Seigneur. * * * * * On dirait que la nuit monte de bas en haut, mettant d’abord de l’ombre autour des colonnes de la rotonde, puis aux galeries inférieures, puis aux voûtes et aux arceaux, derrière les pilastres, dans les chapelles, dans les profondeurs étranges de cette singulière architecture, et l’obscurité devient ténèbre. Çà et là, quelques points lumineux... Là-haut, derrière l’abside, se dresse la seconde église, celle du Calvaire, reliée à celle du Sépulcre par deux raides escaliers de marbre: une petite lampe brûle sur le Golgotha à la place où fut érigée la Croix. Quelques lumières scintillent dans les chapelles du Sauveur et de Sainte-Marie-Madeleine; les chapelles souterraines, taillées dans le roc, où se trouvent les tombes de Joseph d’Arimathie et de sa famille, ont l’air de bouches noires, ouvertes sur l’abîme, prêtes à vous engloutir. Et l’on se sent en proie à une émotion inconnue. Toutes les facultés physiques sont paralysées; tous les sens sont hallucinés; l’âme est inquiète. On reste debout, près de l’édicule sacré, n’osant y entrer, n’osant bouger, n’osant faire un pas dans l’église assombrie. Les proportions du temple s’agrandissent, deviennent énormes, se brouillent, se troublent, se mêlent: quelquefois, un souffle fait vaciller la flamme des lampes, et il semble qu’un fantôme les frôle d’un coup d’aile. On entend des pas légers effleurer le sol. Qui donc soupire? Qui donc passe là-bas, en blanc?... L’église est déserte et cependant habitée: dans le silence se meuvent des êtres et bruissent des sons mystérieux; l’œil ne distingue rien, mais l’esprit crée des spectres douloureux et courroucés, sortis de leurs fosses lointaines pour se grouper autour de la Tombe des tombes; l’oreille n’entend rien de précis, mais l’imagination perçoit des murmures indiscrets, croit reconnaître les voix attristées et grondeuses de ceux que nous aimions et qui partirent les premiers... Dans les brunes ondes nocturnes qui enveloppent l’édifice, s’agite tout un monde de figures impalpables, de visages livides, de mains décharnées, se levant pour bénir ou pour donner l’éternel adieu--tout un monde de tristesse et d’épouvante, d’où montent des paroles amères, des sanglots étouffés, des cris sourds d’agonie... L’Ame, folle d’épouvante, dans un élan désespéré, pénètre, tremblante, dans la chambre funèbre et se serre contre la Tombe--pierre de salut, pierre d’amour... Et les lèvres convulsées se posent sur le marbre, répétant la grande question, celle qui, dans les heures sombres, jaillit des cœurs angoissés: «Puisque la nuit est épaisse, puisque nous sommes seuls, ô Seigneur, puisque tu vois mes pensées et mon émoi, puisque je me prosterne devant ta Tombe et que je veux passer la nuit en ta présence, dis-moi, dis-moi, quelle est la Vérité et la Lumière, ô Seigneur?...» * * * * * L’Ame attend... Les folles terreurs de l’esprit s’apaisent dans la vive clarté des quarante-neuf lampes qui brûlent éternellement au-dessus du saint Sépulcre, et la conscience agitée reprend une sérénité nouvelle. En vérité, tout ce que l’Ame peut avoir de faux, de frivole, de mesquin ou d’étroit, s’écroule brusquement, comme un grand mur qui empêchait de respirer l’air pur, qui empêchait de voir le ciel bleu... Les misérables calculs humains, les désirs trompeurs, les envies cupides et basses, toutes les hypocrisies, tous les mensonges, toutes les vanités disparaissent en cette nuit suprême... Le lien est brisé, qui attachait l’Ame aux joies de l’instinct et aux plaisirs des sens. L’Ame est libre... Jésus veut que ceux qui viennent à lui soient détachés de tout ce qu’il y a d’impur et de mortel dans la vie, et ses ordres sont obéis. Puissent les hommes fiers et vains de leur fortune, les femmes fières et vaines de leur beauté, puissent-ils, tous et toutes, venir passer une nuit dans cette église où est Votre sépulcre, ô Maître, près de ce lit funèbre où Vous avez dormi le sommeil de la Mort: leur superbe et leur orgueil tomberont durant ces longues heures nocturnes, seuls avec Vous, qui portiez une âme divine et qui étiez le plus humble des hommes. C’est dans cette solitude profonde, près de cette pierre qui recouvrit Votre corps martyrisé, que devraient courber la tête tous les égoïstes, tous les inutiles, tous les indifférents, tous ceux qui existent seulement pour leur propre bien-être, sans se demander la raison de la vie et qui dispersent vainement les plus nobles forces intellectuelles; ils devraient s’humilier ici, devant Vous qui aimiez l’Idéal, qui saviez l’aimer, qui saviez le faire aimer, et qui êtes mort pour faire vivre cet Idéal, dans les siècles des siècles. L’Ame pense, écoute, se souvient... Combien de paroles inoubliables a-t-Il dit pendant sa vie! Cependant, il en prononça une plus vibrante, plus mystérieuse, plus grande que les autres: _Tu te préoccupes de beaucoup de choses, Marthe, et une seule est nécessaire..._ Une seule. Alors, il n’est pas utile que nos désirs s’accomplissent, que nos rêves se réalisent, que nos amours soient heureuses ou que nos haines soient efficaces?... Non, _une seule chose est nécessaire_, et c’est Celui qui a reposé deux jours sous ce roc qui l’a assuré. Alors, la douceur des affections familiales, la solidité des amitiés, le respect et la confiance de tous, ne sont donc rien? Alors, il ne faut ni pleurer ni gémir, si nos peines ne sont point compensées et si nos sentiments sont méconnus? Alors, il ne faut pas se désoler si notre faiblesse nous empêche d’effectuer nos projets, nos songes, nos chimères? Et si nous restons en chemin, inertes et inanimés, sans pouvoir aller plus avant, sans volonté et sans espérance, alors, il ne faut pas nous désespérer et nous devons chercher en nous-même--seulement en nous-même--la suprême consolation?... _Une seule chose est nécessaire_: la vie de l’esprit. L’Ame devine et comprend... Jésus veut que tous, par lui, vivent de la grande vie de l’esprit. Combien étaient dolents, oppressés, malades, malheureux; combien étaient faibles, épuisés, las, les femmes, les vieillards, les enfants, les infirmes, et tous ont connu, par lui, les consolations intérieures qui soulagent et qui purifient; combien subissaient le poids des douleurs, les abattements de la misère, les tristesses des abandons, et tous ont appris, par lui, qu’on porte en soi, en sa propre conscience, la source de tous les réconforts. La vie de l’esprit, qui prit en Jésus une forme divine et se manifesta par l’oubli de tous les calculs humains, par le pardon des offenses, par la pitié envers les pécheurs repentants, par l’amour pour ceux qui souffrent; cette vie sublime, il en fit don à ceux qui crurent en Lui--et à ceux qui y croiront dans la suite des temps. La vie de l’esprit peut être simple et humble, grande et forte; elle peut conduire l’homme jusqu’aux cimes les plus élevées de l’idéal et peut en faire des martyrs, des résignés ou des héros; car, elle est le sourire de la jeunesse, la force de la virilité, la bénédiction de la vieillesse: c’est la vie de Celui qui naquit à Bethléem et mourut à Jérusalem. L’Ame, désormais pacifiée et rassérénée, dit: «Tu m’as parlé, ô Seigneur, pendant cette nuit terrible et douce... Tu as répondu à ta servante. Je connais la Vérité et la Lumière...» * * * * * Dans le temple, une lumière d’aube descend de la coupole sur l’édicule sacré; puis, le soleil paraît et l’enveloppe d’une auréole triomphante. JÉRUSALEM, JÉRUSALEM! I La Ville. Dans les Saintes Écritures, jaillit un hymne constant à la grandeur et à la beauté de Jérusalem: le Psalmiste en parle avec un accent de passion; les prophètes, qui devraient la maudire pour ses impiétés, ne peuvent s’empêcher de l’exalter. Tous les adjectifs les plus emphatiques lui sont adressés, toutes les phrases les plus pompeuses la saluent, toutes les paroles les plus douces la caressent, et il semble que la langue hébraïque n’ait pas de comparaisons assez fortes pour la glorifier. Elle est brillante de clarté; sa lumière éblouit les yeux; elle est pleine de splendeur et de majesté; elle déborde de richesse et de magnificences. Salem signifie _paix_; Jérusalem veut dire _vision de la paix_, mais elle s’appelle aussi la fille de Sion, la reine des montagnes, la ville de David, la cité de Salomon. Elle est la demeure de l’esprit et l’image du paradis sur terre; pour les chrétiens, la Sion terrestre est la promesse certaine d’une autre Sion, mais céleste, celle-là... Et, de toutes les poitrines sort un concert de louanges pour ces murailles divines, emblème d’une enceinte paradisiaque, et on dirait qu’une nuée d’encens l’enveloppe, comme un autel où viennent prier les fidèles du monde entier. Et aujourd’hui, en la voyant, personne qui ne se sente le cœur serré d’une inexprimable angoisse; personne qui ne se dise que la fille de Sion est couverte d’habits de deuil; personne qui ne considère l’empereur Titus--celui qui abattit le temple de Salomon et détruisit Jérusalem, quarante ans après le supplice de Jésus--comme l’envoyé de Dieu, dans le pays où le Fils de l’homme avait souffert la Passion et trouvé la Mort. * * * * * Cependant, en élaguant un peu l’épais jardin de la rhétorique hébraïque, en songeant à l’immobilité des peuples orientaux, en considérant leurs instincts conservateurs, je pense que la Jérusalem d’il y a deux mille ans ne devait pas être très différente de celle d’à présent. Assurément, le temple de Salomon était magnifique et devait étonner ceux qui s’en approchaient: la mosquée d’Omar, qui est bâtie sur ses ruines, semble l’œuvre d’un admirable ouvrier, et a une froide majesté qui frappe les sens, sans éveiller l’émotion sacrée. Mais, les maisons dont le type se conserve, exact, précis, dans toute la Palestine; mais, les mille petites rues étroites qui montent et descendent; mais, les bazars couverts; mais, les boutiques obscures, prenant du jour seulement par la porte; mais, la forme même des fenêtres, avec leurs jalousies toujours baissées, eh bien! tout cela n’a pas dû beaucoup changer. Certes, aux peuplades nomades qui s’agitaient au delà du Jourdain, dans les âpres montagnes du Moab et de Galaad; aux peuplades de pasteurs qui conduisaient leurs troupeaux dans la plaine d’Esdrelon, près des monts de Gelboé; aux peuplades de cultivateurs et de pêcheurs qui habitaient l’heureuse Galilée, les collines fleuries de Nazareth et les rives fraîches de Génésareth; à tous ceux qui dormaient sous les tentes, dans les grottes, dans les cabanes de feuillage, dans les masures de bois, cette Jérusalem, avec son temple, ses palais sacerdotaux, ses portes monumentales, ses arcs de triomphe, ses maisons nombreuses devait paraître la perle d’Israël. L’Épouse du Cantique des Cantiques ne dit-elle pas que Jérusalem est belle comme les tentes de Kédar? Et justement les tentes de Kédar sont encore en usage dans les bandes nomades d’aujourd’hui. J’ai rencontré, près de Tibériade, un campement de ces tentes en cuir noir, brillantes de graisse, basses, avec une ouverture où on ne pouvait entrer qu’à quatre pattes. Jérusalem était la ville de la Loi: Moïse y avait déposé le verbe sacré, reçu de Dieu lui-même. Dans son temple, il y avait l’Arche d’Alliance; il y avait la pierre sur laquelle Abraham--l’aïeul des générations--sacrifia son fils Isaac; il y avait le vase de la manne; il y avait tous les grands souvenirs d’Israël. Comment ce pays, qui renfermait les trésors de leur religion, ne devait-il pas sembler éclatant à ces peuplades d’imagination ardente et profonde? Comment ne frémissaient-elles pas de joie, quand elles venaient célébrer Pâques, à l’époque du pèlerinage annuel? Même à présent, les juifs y accourent de toutes les parties du monde, et quelques-uns y veulent mourir: ils abandonnent les régions fécondes et populeuses, ils laissent des pays doux et tempérés, ils quittent des villes civilisées et viennent ici, où les maisons à deux étages ne se voient que dans les quartiers neufs, où les seuls édifices importants sont des couvents, des hospices, des refuges créés par tous les schismes chrétiens, mais où tout le reste de la ville est petit, mesquin, sombre, sale, misérable... Ils voient sans doute tout cela à travers leur foi religieuse, et Jérusalem est toujours pour eux la cité royale, la cité souveraine, la cité sainte. Pour le voyageur, le curieux ou le touriste, elle est originale avec ses ruelles, ses maisons basses, ses montées qui fatiguent les poumons et ses descentes qui éreintent nos souliers européens, ses larges degrés de pierre, ses impasses, ses culs-de-sac, ses marchés, ses bazars. C’est absolument différent de ce que nous voyons ailleurs, dans n’importe quelle ville d’Orient, à Constantinople, au Caire, à Tunis, à Tanger, à Alger. L’originalité de Jérusalem vient de ce qu’elle est diverse et multiple. Je ne parle pas de son unique rue carrossable, toute neuve, hors la porte de Jaffa: là, s’étend une ville moderne, presque élégante, avec les maisons des consuls, des hôtels et des villas... Mais qu’est-ce que cela devant le bizarre mélange de ses quartiers musulmans, hébreux, chrétiens, grecs, arméniens, coptes? Les ruelles sont remplies de chameaux, de chèvres, d’ânes et de moutons qui servent à cette population variée; les minarets se dressent auprès des clochers latins; les ruines sont superposées; les unes remontent à Salomon, les autres à Titus, à Chosroé, roi de Perse, aux Croisés... Dans le silence de cette ville où ne circulent pas de voitures, toutes les religions élèvent leur cri, depuis le son cristallin de la cloche latine jusqu’à la prière du _muezzin_, sur la mosquée. Peut-être Jérusalem n’est-elle ni grande ni vaste; mais elle est puissante dans les murs crénelés qui l’entourent, qui ont été si souvent baignés par le sang humain, et qui sont fermés par cette belle porte de Damas, si exquise qu’elle mérite le surnom de la porte des Fleurs; Jérusalem a aussi un charme étrange... Pour celui qui n’aime pas seulement visiter les églises et les chapelles, et qui veut voir les coins ignorés, il n’y a pas de plaisir plus délicat que d’errer, seul, sans drogman, à l’aventure. On va au hasard, s’arrêtant pour marchander un collier d’ambre; achetant de ces petits abricots indigènes, si doux et si frais; faisant le signe de croix devant le passage d’une procession chrétienne; regardant le dîner des ouvriers musulmans dans des cabarets, où un large banc vert sert de fourneau, de table et d’étalage; écoutant les interminables transactions commerciales, qui ont lieu en plein air, en ce sonore langage arabe qui semble exprimer une colère violente, tandis que vendeurs et acheteurs restent calmes près des chameaux accroupis. En flânant ainsi chaque jour, certaines ruelles deviennent familières; on en découvre l’esprit et les habitudes; d’autres, au contraire, s’ouvrent devant vous, inattendues et imprévues, avec leurs singuliers mélanges de caractères juifs, turcs, européens, dont la continuelle discordance se fond dans une extrême harmonie. Parfois, on se perd dans un quartier inconnu, mais aussitôt quelqu’un vous ramène dans le bon chemin, si vous le demandez en français, en grec ou en italien, et parfois cela réserve de curieuses découvertes. Moi, par exemple, je me suis égarée une fois près d’un jardin abandonné--un bizarre jardin dans une ville aussi aride que Jérusalem,--et j’y ai trouvé la plante d’épines, pareille à celle dont fut faite la couronne de Jésus... II Le peuple. Parmi les soixante mille personnes qui demeurent dans les murailles sacrées, y a-t-il un peuple de Jérusalem? Et, qui donc mérite ce nom d’élection, envié des autres peuples et béni par le Seigneur? Ce ne sont pas les juifs qui, à présent, forment la moitié des habitants de Jérusalem. Israël avait eu une divine promesse et la sublime réalité du plus grand avenir qui soit réservé à un peuple: mais, elle se lassa d’être pieuse, bonne et heureuse. Depuis le fatal jeudi du _nizam_ où les Hébreux, dans leur colère folle contre le Nazaréen, voulurent que le sang du Juste retombât sur leur tête et sur celle de leurs enfants, la malédiction les frappa et ils se dispersèrent: ils ne furent plus ni un peuple ni une nation. Lentement, peu à peu, grâce aux événements politiques, grâce surtout à l’indulgence froide et polie des Turcs, ils ont reparu dans la vieille Sion. Ils reviennent des plus lointains pays d’Europe, pâles, fatigués, maladifs, avec l’air timide de chiens battus, regardant en dessous, craignant un ennemi, ou un persécuteur, taciturnes, pensifs, incapables de lutter ouvertement, ayant un instinctif besoin de se cacher dans des petites maisonnettes obscures et silencieuses, dans des mesquines boutiques dont les marchandises se dissimulent; et, malgré que leur nombre aille en augmentant, dans cette Sion qui est l’objet de leur tendresse et de leurs larmes; malgré que le petit et une partie du grand commerce soient dans leurs mains, ils n’ont aucune hardiesse, ils conservent leur aspect craintif et malheureux, sans oser lever la tête, semblant porter sur leurs épaules courbées tout un passé de tristesse et de désespoir. Et ils savent bien tout cela! Ils n’ignorent pas être tolérés à Jérusalem par une généreuse concession, et ils s’y sentent comme dans un domicile provisoire, dépendant d’un firman impérial qui peut les chasser en masse; ils semblent être des intrus qui volent l’air et le soleil de la Ville Sainte; dans la rue, ils rasent les murs, leurs longs cheveux bouclés sur les tempes, vêtus de façon particulière, conservant un caractère de faiblesse et de mauvaise santé, même chez les jeunes gens, même chez les enfants. Ils s’ingénient aux négoces les plus modestes; ils vendent de tout et ils achètent de tout; les uns font du change; les autres, plus audacieux, arrivent à faire de l’usure, mais avec de telles précautions et une telle finesse que personne ne peut les prendre en faute. Une maison de banque, la plus importante de Jérusalem, est tenue par des juifs; mais on y travaille à l’européenne, et elle est située dans le quartier chrétien. Ceux-là sont des exceptions. Tous les autres s’adonnent au petit commerce avec prudence, ténacité et obstination. Ils ne savent pas travailler la terre. La tradition en est perdue: ils ont vingt siècles de trafic, d’industrie, de négoce dans les veines. Leurs femmes, rarement belles, presque toujours pâles et fanées, avec des yeux clairs aux regards incertains, ne portent pas de voiles; elles ont un curieux béret antique, posé de travers sur le front, cachant les cheveux; là-dessus, elles jettent un châle de laine blanche à fleurs rouges et jaunes; elles aussi marchent recueillies, silencieuses, sans regarder personne, pressant le pas pour rentrer dans leurs maisons, qui sont les plus laides de la ville. Et cependant, ils supportent tous les mépris et toutes les vexations pour rester ici où, il y a deux mille ans, ils possédaient le Temple, la Patrie et la Tradition; pour aller pleurer le vendredi sur l’unique mur du Temple resté debout; pour mourir ici et avoir un peu de la terre noire de la vallée de Josaphat sur leur corps! * * * * * Les Turcs non plus ne sont pas le peuple de Jérusalem; ils sont au nombre de huit ou dix mille, et vivent avec cette tranquillité, cette indolence et ce désintéressement moral qui sont les vertus spéciales de leur race. Je dis désintéressement _moral_, car leur administration en Palestine est matériellement des plus fructueuses: toutes les concessions qui sont faites aux Latins, aux Grecs, aux Arméniens, aux chrétiens enfin, sont presque toujours achetées à prix d’argent et sont très rarement données par le sultan. Chaque pouce de la Terre Sainte a coûté des larmes, du sang et de l’or aux fidèles, et on peut dire que le pays de Jésus, rendu stérile par l’incurie de l’islamisme, a fourni de plus belles moissons à la Sublime-Porte, que le grain, le froment, le raisin et les oranges. Aussi les Turcs exercent-ils une domination très douce sur Jérusalem: ils l’ont conquise et la gardent, mais chrétiens et hébreux sont traités par eux avec indulgence. La première station de la _via Crucis_, c’est-à-dire le Prétoire de Ponce-Pilate, d’où partit le Martyr, est à présent une caserne turque; eh bien! chaque vendredi, les Pères franciscains y commencent les dévotions de la _via Crucis_, suivis de pèlerins, de fidèles, de curieux; les soldats turcs regardent cela tranquillement, sans intérêt et sans mépris. Les gardiens de la porte du Saint-Sépulcre sont turcs; ils passent toute leur journée étendus sur une plate-forme couverte de tapis, fumant, ne demandant rien, ne parlant à personne, attirant à peine l’attention des chrétiens. Eux aussi admirent Jésus-Christ; il leur paraît moins grand que Mahomet, mais ils le considèrent comme un grand prophète, semblable à David: ils l’appellent _Naby Issa_, c’est-à-dire le prophète Jésus. Marie est aussi l’objet de leur admiration: ils la nomment _Sitti Mariam_, c’est-à-dire Madame Marie. Ils croient fermement que, dans la mosquée d’Omar, à Jérusalem, la grosse pierre suspendue en l’air--la Roche Sainte prise au temple de Salomon--est soutenue par les mains réunies de la mère de Mahomet et de la mère de Jésus. Ils croient encore que, quarante ans avant la fin du monde, Naby Issa ou Jésus reviendra, musulman lui-même, et convertira à l’islamisme le monde entier. Après cela, le cataclysme final. Les Turcs, le peuple de Jérusalem? Eux-mêmes ne le pensent pas. Fidèlement, ils vénèrent la mosquée admirable, la troisième de l’Islam, après la Mecque et Medina; ils vénèrent les restes des patriarches et des prophètes; ils vénèrent deux poils de la barbe de Mahomet sur la Roche Sainte, qui est l’antique Saint des Saints de Salomon; mais chacun est libre d’honorer ses saints, ses prophètes et ses martyrs. Les musulmans laissent faire, tant que leur tranquillité ou leurs affaires ne sont pas troublées. Ils ont conquis Sion, mais ils ne sont ni Sionistes ni Hiérosolomitains. * * * * * Les chrétiens ne sont pas davantage le peuple de Jérusalem: les Latins, les Grecs, les Arméniens, les Russes, les Coptes, les Maronites, représentent, il est vrai, les fidèles disciples du Christ; mais, ils sont profondément divisés par leurs schismes et leur fanatisme. Seule, la phalange bénie des franciscains, gardiens des Lieux-Saints, auxquels s’unissent quelques fidèles latins, possèdent, donné par saint François, l’esprit d’humilité, de tempérance, de charité, qui pourrait être l’origine d’une nation chrétienne à Jérusalem,--du seul, du vrai peuple hiérosolomitain. Seulement ils sont si peu nombreux! Ainsi, quatre mille Grecs, deux mille Latins, mille Arméniens et une foule de petites églises chrétiennes forment une réunion discordante, toujours en guerre, n’ayant aucune unité. Les Latins, Grecs, Arméniens, Coptes, jusqu’aux protestants, vivent dans un état d’inquiétude, de malaise, de rage continuelle que la Sublime-Porte seule arrive à calmer, quand la colère va trop loin. Dans cet état belliqueux, chacun de ces groupes n’a de lien religieux qu’avec sa propre Église, qu’avec son propre schisme, et, convaincu d’être dépositaire d’une haute et parfaite mission spirituelle, il ne s’adonne à aucun travail matériel, à aucune industrie, à aucun commerce, et ne pense pas à accroître sa propre fortune. Tous végètent dans l’ombre des couvents ou des refuges, ayant le logement, des secours d’argent, des médecins, des remèdes, des écoles, de l’aide et de la protection. L’oisiveté la plus grande règne parmi ces groupes; ils fréquentent les cérémonies sacrées de leurs rites, ils sont pieux, ils sont fanatiques; seulement leur piété religieuse est souvent une affaire d’intérêt. Combien de fois, dans leur foi ardente, les moines franciscains ont-ils regretté avec moi cet état de choses, qui fait de l’exercice du culte une profession: l’homme qui est allé à la messe, à cinq heures du matin, croit avoir accompli tout son devoir! Les franciscains procurent du travail, obligent au travail: mais les Latins sont si peu nombreux... Cependant, pour l’existence de notre _nation_, pour que la grande foi latine maintienne haut son prestige en Terre Sainte, il faut fermer les yeux et ne pas désespérer de former, dans un lointain avenir, le peuple de Jérusalem. On ne le formera certes pas avec les juifs, qui sont un ramassis de gens venus de toutes les régions extrêmes et incapables de s’organiser ou de se réunir; on ne le formera jamais avec les Turcs, qui sont là, comme en garnison; on ne le formera pas plus avec les petits groupes chrétiens, paresseux, fanatiques et divisés entre eux; on le formera encore moins avec les Arabes des environs et avec les beaux Bédouins armés jusqu’aux dents, qui arrivent du désert de Jéricho, de l’Arabie Pétrée, des montagnes inaccessibles et des plaines inconnues, pour vendre ou pour acheter: ils ne voient pas Sion, ils ne l’aiment pas, ils ne la connaissent pas, pressés de s’en retourner à leurs cabanes ou à leurs campements. Peut-être jamais Jérusalem n’aura-t-elle un peuple?... Elle fut grande devant Dieu et Dieu y déposa toute sa gloire; mais, quelqu’un y a souffert trop amèrement et y est mort trop cruellement... III L’Ame. Dix-huit pillages, cinquante dominations diverses, cinquante tyrannies différentes; une population tuée, exterminée, détruite; une campagne dévastée, abandonnée, rasée; une suite de catastrophes sans nom dans l’histoire; une vengeance céleste comme jamais il n’en a existé, rien n’a pu dompter, transformer, renouveler l’âme de Jérusalem depuis deux mille ans. Oui, c’est la même âme qu’il y a vingt siècles, quand Jésus venait en pèlerinage, ici, de son riant pays de Nazareth, de son simple village de Galilée, et entrait par la porte Dorée, baissant la tête, dégoûté et attristé de la froide hypocrisie, de la folle vanité, de la profonde misère morale de Jérusalem. En ce temps, le peuple hébreu était lentement descendu du grand bon sens des lois de Moïse à un rigorisme aigu, mesquin, méticuleux; à un misérable sophisme religieux qui rabaissait la foi à un glacial mensonge de l’esprit, qui révoltait tous les cœurs purs, et contre lequel Jésus venait accomplir sa mission divine. Sion fourmillait de sectes religieuses, l’une plus sophistiquée que l’autre, et les Pharisiens, les Saducéens, les Esséniens, les Gaulonites résument à peine dans leurs grandes lignes cette multitude de _camerillas_ religieuses qui, chacune séparément, s’arrogeaient la parfaite interprétation de la loi mosaïste. Jérusalem était, par excellence, le pays des disputes théologiques et des discussions publiques, qui dégénéraient vite en assemblées orageuses dans le Temple même; le pays des colères religieuses et acrimonieuses; le pays où chacun se drapait dans l’insolence et dans l’orgueil; le pays où finalement les petitesses du culte arrivaient à étouffer la foi elle-même. _La lettre tue, c’est l’esprit qui vivifie._ Ah! dans la grande âme du Fils de l’homme, du jeune Nazaréen, quelles révoltes pour ces formules étroites et vides, quel mépris pour ces pénitences faites en public et ces orgies faites en cachette, quelle haine pour ces cœurs glacés et froids! Et, quelle colère devant ces honteuses hypocrisies, devant les mensonges sacerdotaux, devant la cruauté des riches lévites qui tenaient dans leurs mains tout le peuple juif et l’écrasaient, l’opprimaient, le terrorisaient à leur gré! Alors, le caractère de Jésus se change, comme se transforme le ton de sa prédication divine. Quand il parle sur la montagne, quand il parle près de la mer de Tibériade, au milieu d’une nature enchanteresse, parmi des êtres simples et humbles, une fleur de tendresse jaillit de ses lèvres: la divine promesse des béatitudes futures est prononcée sous le ciel d’azur, au sommet de la montagne de Hattim. Mais, quand il arrive à Jérusalem, ses yeux s’attristent, son âme se trouble, son cœur se soulève d’indignation. Les paraboles les plus fortes et les plus ardentes sont inventées par lui contre les riches, contre les vaniteux, contre les cruels; les menaces les plus terribles éclatent dans ses paroles, et un jour, il prend un fouet et chasse les vendeurs du Temple, criant qu’ils changent en un marché la demeure de son Père. * * * * * L’âme de Jérusalem est immuable. Elle est toujours la cité du débat théologal, de l’âcre sophisme, des discussions aigres, des cabales cléricales; elle est toujours, et plus que jamais, la ville des sectes et des hérésies. Sauf la petite Église latine, qui ne peut que combattre doucement, avec l’ardeur de sa croyance, tout le reste est une constante, mesquine et ridicule lutte de suprématies mystiques, théologiques et temporelles; c’est une guerre de conventicules qui surprend, décourage et dégoûte. Qui comptera jamais toutes les formes de religions chrétiennes qui sont dans la moderne Jérusalem? Les chrétiens de l’Église romaine se divisent en Latins, en Grecs unis, en Arméniens unis, en Maronites du Liban, en Coptes unis; aussitôt après, viennent les chrétiens hérétiques, c’est-à-dire les Grecs schismatiques, les Arméniens schismatiques, les Coptes schismatiques, les Abyssins schismatiques, qui ne sont que trois cents et ont aussi une chapelle. Les chrétiens protestants établis en Terre Sainte, où, heureusement, ils ne font pas grande propagande, sont encore divisés en plusieurs sectes. Les chrétiens luthériens, c’est-à-dire les Allemands qui ont fondé en Syrie des colonies très importantes, ont une quantité de divisions, parmi lesquelles les luthériens du Temple, une secte spéciale. Il y a, hors la porte San Stefano, un groupement de chrétiens d’Amérique, fanatiques, ressemblant tant soit peu à l’Armée du Salut: ils s’appellent _les Martyrs de la dernière heure_. J’ai aussi vu quelques mormons. Et croyez-vous que ces sectes, qui, en somme, vénèrent Jésus et sont venues se fixer sur le lieu de sa Passion et de sa Mort, croyez-vous qu’elles restent tranquilles devant la grande Tombe? Allons donc! Chacune est armée contre l’autre de colère et d’envie; chacune cherche à fouler aux pieds les droits de l’autre, soit par la force, soit par l’argent, soit par la puissance; chacune cherche à être plus grande que l’autre, non pas en l’honneur du Christ, mais pour ses patriarches, ses clercs, ses membres. Elles arrivent à compter rageusement les lampes, les cierges, les prières que chacune a droit d’offrir devant cet autel où Il fut martyrisé pour avoir voulu la gloire des pauvres, des simples, des pieux... La colère emporte l’âme aux pires excès; pendant mon séjour, les prêtres arméniens et grecs se battirent devant le saint Sépulcre, encore vêtus de leurs ornements sacerdotaux. Dans l’église de la Nativité, à Bethléem, le pacha est obligé de mettre un soldat de garde _près de chaque autel_, et un autre veille, nuit et jour, près de l’étoile d’argent qui marque la place de la naissance de Jésus, car les Grecs ont déjà volé une fois le joyau. Il y a deux ans, un pauvre franciscain fut tué à coups de revolver par un fanatique grec: on fit grand bruit de cette mort, sans résultat. Dans un coin de la petite chambre du saint Sépulcre, se trouvent presque toujours un prêtre grec ou un prêtre arménien; ils ne bougent pas; ils vous observent attentivement et reconnaissent immédiatement «la nationalité» de votre religion; si vous êtes catholique romain, vous êtes un ennemi, sans que vous ayez fait le moindre acte d’hostilité; ils comprennent que vous ne donnerez pas d’aumônes, et si vous restez trop longtemps, ils grognent; ils vous font signe de partir: souvent, pour avoir la tranquillité, vous vous en allez, mais ils ont dérangé votre prière. Les processions, les fêtes, les messes sont une lutte continuelle à qui aura la meilleure place, la plus grande pompe, le plus de monde. Les schismatiques grecs et russes, très fanatiques, font de grandes aumônes à leurs églises de Terre Sainte, et, malgré cela, les pèlerins grecs et russes sont dépouillés par leurs prêtres quand ils arrivent à Jérusalem. Tout se vend, jusqu’au restant d’huile des lampes, comme si c’était une relique. Si Jésus revenait sur terre et s’il voyait comme on traite les pauvres paysans polonais, les pauvres colons russes, les pauvres Grecs de la Macédoine ou de la Thessalie, comme il prendrait son fouet pour chasser les marchands du Temple! Ainsi, tous ces chrétiens hérétiques forment des groupes belliqueux, commandés par leurs patriarches et par leurs prêtres, soutenus par les consuls de leurs nations; et si le sang n’est pas continuellement répandu, on le doit à la sagesse de la police turque; si les choses gardent une apparence de calme, on le doit à l’équité musulmane. L’infamie de ces chrétiens est si grande que, par force, il faut louer Mahomet dans le pays de Mahomet, car seul Mahomet donne un exemple de tolérance, de sagesse et de justice. Au milieu de tout cela, la pauvre Église latine, la seule qui, depuis des centaines d’années, résiste intrépidement à toutes ces guerres, grâce aux frères franciscains; la seule qui tienne haut le prestige de la charité chrétienne; la seule qui s’inspire d’une piété éclairée, d’une humilité digne et forte, d’un ascétisme qui exalte et ennoblit la vie; la seule qui dépense sa vie au profit de la foi et du saint Sépulcre, cette pauvre Église latine est contrainte de naviguer sur des mers tempétueuses, les yeux fixés sur une étoile divine et périlleuse. * * * * * L’âme de Jérusalem, plus soigneuse de sa gloire que de celle du Christ; avide, cupide, superstitieuse, hypocrite, capable de tous les fanatismes païens et de nulle charité chrétienne; cachant sous la fausse humilité un orgueil immense; s’éloignant de plus en plus par ses sectes et ses hérésies de la Loi véritable; l’âme de Jérusalem ferait encore pleurer le Seigneur sur le mont des Oliviers, à l’endroit où se trouve la petite chapelle en ruine qui porte l’inscription: _Dominus flevit_, Dieu a pleuré! Il pleurerait sur Jérusalem, puisque pour elle il a prêché en vain, il a souffert en vain, il est mort en vain... LA VOIE DOULOUREUSE I Le mont des Oliviers. A l’est de Jérusalem, à trois pas de la porte San-Stefano, se dresse le mont des Oliviers, séparé de Sion par la sombre vallée de Josaphat, et ce nom suffit pour faire jaillir de toutes les âmes qui ont compris la poésie de la Passion le flot amer et profond des souvenirs. Ce mont n’est pas très haut, mais on le découvre de n’importe quelle terrasse de Jérusalem, car il domine tout; il n’est pas très haut, mais la grande lumière qui l’enveloppe dès l’aube, la grande clarté cristalline et blonde qui entoure sa cime, semblent l’élever dans l’air. Même aux heures nocturnes, quand la terrestre Sion aux maisonnettes blanches s’endort à l’ombre de ses monastères chrétiens, de sa mosquée triomphante et de son mur sacré; même aux heures tardives, quand le silence règne dans les ruelles de Soliman, dans ses impasses désertes, dans ses bazars muets, le pèlerin pensif peut contempler la montagne sacrée où Jésus pria, souffrit et, durant la terrible nuit, s’en alla vers la mort: n’est-ce pas là-haut qu’il fut baisé par Judas de Kérioth, pris par les soldats et qu’il dit à ses disciples, après avoir cherché en vain à les tirer de leur sommeil: _Qu’importe que vous vous éveilliez maintenant, tout est fini!_ N’est-ce pas au mont des Oliviers que commença la véritable Voie Douloureuse, et non pas au Prétoire de Ponce-Pilate?... Ah! dans les ténèbres argentées, avec quelle avidité les yeux de ceux qui pensent, de ceux qui croient, de ceux qui rêvent, se fixent-ils sur ce mont sacré, comme s’ils voulaient revoir le triste cortège éclairé par les torches, avec les épées dégainées, descendant vers le Cedron et traînant, lié comme un malfaiteur, le Fils de Marie! * * * * * Le chemin pour arriver au mont des Oliviers est très escarpé: ce sont deux petits sentiers, pierreux et rudes. Les voyageurs qui aiment leurs aises y montent à cheval ou à âne,--surtout à âne, car ces tranquilles montures ont le pied sûr et tranquille, dans ces routes de Palestine, que les pierres, les rocs, la terre friable rendent si dangereuses. Mais ceux qui veulent visiter sérieusement la montagne divine vont à pied lentement, sans la hâte du touriste pressé, avec le calme silencieux de gens qui désirent penser et réfléchir, après avoir vu; alors, il faut prendre le sentier abrupt que, dans la dernière période de sa vie, Jésus parcourait chaque jour et où le sol semble avoir gardé l’empreinte de ses pas. D’ailleurs, partout il y a un souvenir, une réminiscence, une image de ce passé si lointain et si proche... Voici le jardin de Gethsémani, avec ses huit oliviers sacrés, les oliviers _d’alors_, car l’olivier repousse sur ses anciennes racines, et toutes les traditions, l’hébraïque, la musulmane, la chrétienne, confirment rigoureusement qu’ici, près de ces troncs noueux, Il venait chaque jour prier son Père, qui était sa force et son courage. Le jardin de Gethsémani à lui seul mérite plusieurs visites, plusieurs haltes, sous les arbres saints, dont la verdure pâlissante a vu si souvent les grands yeux azurés du blond Nazaréen se lever au ciel, dans le dégoût des hommes et des choses. Mais le mont des Oliviers n’a pas seulement Gethsémani, le théâtre de la plus grande tragédie morale qui ait jamais troublé et désolé une âme divine, il a aussi pour lui une partie du drame sacré. Ici, à mi-côte, quelques pierres indiquent la place d’une ancienne chapelle, appelée _Dominus flevit_: le Seigneur a pleuré. C’est là que Jésus, regardant Jérusalem noyée dans une lumineuse journée de printemps, dans toute sa splendeur et sa puissance, dans tout son orgueil et son impénitence, c’est là que Jésus pleura sur la ville et sur sa ruine; c’est là que, quarante ans après la mort du Juste, l’empereur Titus, avec sa neuvième légion, lança contre Jérusalem l’onde violente et dévastatrice des soldats romains, et Sion tomba et son peuple fut massacré et ses temples s’effondrèrent, et des milliers de Juifs commencèrent à gémir sous la malédiction terrible... Près du jardin de Gethsémani, Marie de Nazareth, âgée de soixante-trois ans, rencontra l’archange Gabriel qui, lui offrant une palme, lui annonça la fin de sa vie et sa montée au ciel, dans une gloire: elle baissa la tête, obéissante comme la première fois. Une roche blanche marque l’endroit où Marie, s’élevant dans les airs, laissa tomber sa ceinture, qui fut recueillie et conservée par l’apôtre Thomas; quelques pas plus loin, dans une église où l’on descend par un large escalier, se trouve la tombe de Notre-Dame, ainsi que celles de saint Joachim et de sainte Anne; cette église appartient au rite grec, et, continuellement, on dit des messes, des prières et des litanies sur le roc, où on ne trouva, après son ensevelissement, que le linceul qui enveloppait le corps de la Mère du Christ. Plus loin encore, s’élève la grotte de l’Agonie, où Celui qui devait périr pour le salut de l’humanité sua du sang et baigna la terre de cette écume pourprée: chaque matin, à l’aurore, un Père franciscain vient célébrer la messe dans cette grotte, qui, heureusement, dépend du culte latin. Une pierre blanche, sur le flanc de la montagne, fixe la place du sommeil des Apôtres, et au bout d’un sentier, une colonne s’élève là où Jésus fut trahi par Judas. Ah! oui, il faut le visiter pas à pas, le mont des Oliviers, et plusieurs fois, car les impressions sont trop violentes, et on doit surtout monter jusqu’en haut, où se trouve la chapelle du _Pater_. Ici, Jésus apprit à ses disciples comment on priait, en joignant les mains et en prononçant les paroles sublimes qui consolent, qui glorifient, qui demandent le pardon: _Notre Père!_ Il l’avait déjà enseigné une autre fois sur le mont des Béatitudes, en Galilée, dans ce merveilleux _Sermon sur la montagne_, que chaque chrétien devrait connaître par cœur et que chaque philosophe admire dans sa grandeur... La munificence d’Adélaïde de Bossi, duchesse de Bouillon, une Française née d’un père italien, fonda ici un couvent de carmélites et l’église du _Pater_,--une église claire et silencieuse, dont le cloître, tout fleuri, est revêtu de marbres précieux, sur lesquels le _Pater noster_ est inscrit en trente-six langues. A droite, en entrant dans une cellule mortuaire, gît la fondatrice, la duchesse de Bouillon, et près d’elle, dans une urne, le cœur de son père. Derrière les murs du monastère, les carmélites, qui suivent la règle de l’ardente Thérèse d’Avila, prient, loin de tous regards humains; et cette église du _Pater_, toute blanche, toute fleurie, pousse à la contemplation, aux rêves vagues et lointains... * * * * * Enfin, c’est du mont des Oliviers que Jésus s’éleva au ciel, accomplissant les prédictions de l’Écriture, accomplissant son destin divin. Il faut grimper en haut, tout en haut, pour trouver la place sacrée, d’où le _mont d’Orient_ vit la gloire de son Seigneur, comme il en avait vu la honte et le désespoir. Hélas! cette place est occupée par une mosquée! Cependant, avec cette tolérance religieuse dont les musulmans donnent continuellement l’exemple, le derviche qui garde le temple turc ouvre volontiers la porte aux chrétiens. Ainsi, le jour de l’Ascension, les franciscains portent là-haut leur autel, leurs ornements religieux et célèbrent la messe; du reste, avec un pourboire, n’importe quel prêtre peut, sur un autel portatif, dire la messe dans la mosquée, quand il le veut... Le mont des Oliviers, qui vit à ses pieds tant de pleurs, de tristesses et d’agonies, a son faîte rayonnant de splendeurs glorieuses, et la terre, tout autour de lui, paraît réfléchir ces clartés; le ciel semble s’incliner doucement sur le mont de l’angoisse et la mosquée disparaît, cachée par un nimbe de lumière. Sur le sol croissent d’humbles fleurs mauves... II Gethsémani. Ce ne sont pas les richesses d’une chapelle élevée magnifiquement par la piété religieuse, ce n’est pas non plus l’édifice de pierre imposant dans sa lourdeur, qui arrêtent ici: c’est le jardin fleuri sur la côte de la montagne, sous le grand ciel d’un azur tendre presque blanc,--le jardin allègre, tout ruisselant de rosée nocturne, baigné par les délicates aurores orientales, égayé par le chant des oiseaux; c’est Gethsémani qui vous prend, qui vous retient, qui, de loin, vous attire encore, toujours, par une force intime et secrète... Quel charme magique a donc ce jardin? Il est planté d’antiques oliviers, car l’olivier ne meurt jamais, il renaît sur ses racines, et ces arbres ont vu Jésus s’asseoir sous leur ombre, prier et instruire ses disciples. Huit oliviers: mais si vieux, si imposants, que deux d’entre eux, spécialement, ont la grandeur et la majesté des chênes. Leurs troncs sont énormes; le plus gros a huit mètres de circonférence, et sa verte frondaison s’étend sur le potager de Gethsémani. Ce tronc monstrueux ne semble plus être du bois: on dirait de la pierre, de la roche; il en a la couleur, la dureté, les crevasses, et au-dessus s’élève une végétation merveilleuse, car les oliviers de l’inoubliable jardin donnent encore une abondante récolte. Huit oliviers: mais la charité poétique des franciscains, avec une intuition géniale, a tracé entre eux des plates-bandes de fleurs, et dans ce climat brûlant, dans ce pays sans eau, le jardin de Gethsémani, toujours frais et verdoyant, semble être un coin de terre enchantée au milieu d’un désert aride. Et le contraste est saisissant entre ces fleurs aux couleurs délicates, aux parfums suaves, près de ces oliviers dont le feuillage ressemble à une chevelure argentée: de petites roses blanches, des géraniums pourprés, des mauves d’un lilas triste et de grands lis, droits sur leur tige laineuse éclosent et s’ouvrent comme des coupes odorantes. Les siècles ont passé sur les arbres sacrés, et ces plantes charmantes ne vivent qu’un jour; leur exquise jeunesse se renouvelle sans cesse autour des troncs noueux, tordus par les ans et leur fugace beauté entoure amoureusement les oliviers argentés, témoins de tant de drames... C’est une éternelle caresse de fleurs, c’est un sourire d’éternel printemps, entourant cette vénérable vieillesse... * * * * * Chaque jour Jésus, abandonnant la ville de Jérusalem où il était mal vu, laissant le Temple qui était devenu le centre de toutes les hypocrisies et de toutes les cupidités; Jésus, suivi de ses disciples, sortait de la cité et venait dans ce jardin de Gethsémani, dont le maître était un ami, qui le laissait tranquillement parcourir son petit domaine. Là-haut, sous les oliviers, il s’asseyait. C’était l’heure du crépuscule, si douce en Orient. Combien de fois, à travers le feuillage d’argent, dut-il lever les yeux au ciel, cherchant son Père, dans l’ardeur sacrée de la prédication! Combien de fois la gaie chanson des oiseaux, saluant le soleil qui se couchait derrière Jérusalem, dut mettre en son grand cœur une tendresse infinie et une infinie détresse. Près de lui était Simon-Pierre, en qui sa foi était si grande que même l’acte de reniement ne l’ébranla pas; c’étaient Jean et Jacques, qu’il se plaisait à appeler les _fils du tonnerre_, tant leur apostolat était ardent; c’étaient ses autres disciples; c’étaient les saintes femmes: Marie de Cléophas, qui le suivit, le servit et l’aima du premier jour; Marie de Magdala, la Galiléenne passionnée, à laquelle il pardonna ses péchés; Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare, qui écoutait ses paroles, extasiée; et Suzanne, femme de Couza; et trois ou quatre autres encore qui, fidèles, pieuses, tendres, ne pouvaient plus s’arracher de sa présence. A ceux-là, il parlait sous les vieux oliviers. Alors, dans l’idylle du printemps naissant, dans ce pays encore béni du Seigneur, sous un ciel limpide, entouré de gens qui l’écoutaient avec une âme ingénue et un cœur plein d’adoration, Jésus disait les paroles douces, les paroles suaves, les paroles émues qui attendrissaient les esprits les plus durs, qui enflammaient les imaginations les plus froides, qui amollissaient les intelligences les plus rudes. Oliviers noueux, vous entendîtes ces paroles merveilleuses! Appuyé contre vous, devant ce mont de Sion où brilla la gloire de David et de Salomon, Jésus répétait la nouvelle loi de charité, de bonté et d’égalité, la nouvelle loi qui libérait les âmes et les rendait fortes contre la misère humaine, au nom d’une promesse suprême; sous vos branches chenues, ô oliviers, retentissait l’écho de ces mots sublimes, qui, de ce pauvre et humble jardin de Palestine, passaient sur le monde... * * * * * Et, cependant ce nom de Gethsémani évoque la plus grande douleur qui ait brisé le cœur du Martyr: la fatale nuit d’angoisse, de défaillance, de doute passée dans ce potager, est plus tragique encore que l’agonie sur la Croix. Il vint ici dans la soirée terrible... Son âme était agitée, mais ses disciples ne savaient pas la réconforter. Il leur dit de ne pas dormir et leur confia sa faiblesse: son esprit était fort, mais sa chair souffrait. Ils ne comprirent pas et ils s’endormirent. Il resta seul, dans les ténèbres; seul, dans ce jardin charmant où s’étaient écoulées des heures si belles et qui, maintenant, se vêtissait de deuil; seul, sous le ciel noir; seul, devant le problème effrayant qui l’agitait tout entier. Il essaya de prier, il essaya de s’unir à son Père par la pensée: il ne le put pas. Une tristesse mortelle l’envahit... Il appela ses disciples: ils reposaient. Il leur reprocha amèrement de ne pas pouvoir veiller une heure: ils se rendormirent. Ah! c’est en cette nuit de terreur, de frisson, de solitude, d’abandon, d’immense incertitude, que Jésus vit, comme dans un résumé universel, toute l’infinie misère humaine, le péché inévitable, la tentation invétérée, les décadences du sang et de l’esprit, les faiblesses du cœur, tout le mal caché dans les chairs et dans les âmes; Jésus mesura l’homme durant cette effroyable nuit, et celui-ci lui apparut si craintif, si mal défendu contre l’erreur, si aveugle, si sourd, si lâche, qu’il lui sembla impossible de le sauver jamais! Seul, perdu dans l’ombre, tout près de la mort qui l’attendait, Jésus comme homme, douta si cruellement, que sa chair en fut bouleversée et qu’il sua du sang par tous les pores. Dans ce petit jardin de Gethsémani, il s’interrogea lui-même, en une crise de défiance suprême, pour savoir si sa prédication n’était pas un vain bruit emporté par le vent, et si la semence de son verbe, comme dans la parabole, n’était pas tombée sur la roche de l’égoïsme ou n’avait pas été dévorée par les oiseaux de proie; il s’interrogea lui-même pour savoir si toute sa vie terrestre, vouée à la noble pensée de refaire l’esprit du monde, n’avait pas été dissipée stérilement; il s’interrogea lui-même pour savoir si c’était utile maintenant de mourir sur la Croix... Angoissante question, posée par une nature vierge et ardente, surprise brutalement par le doute, assaillie par l’incertitude, abattue par la pensée d’avoir vécu en vain, d’avoir souffert en vain, et peut-être de mourir en vain!... Et, désespéré, le Christ joignit les mains, priant son Père d’éloigner le calice de ses lèvres... Ce jardin, ce modeste petit jardin entendit la parole la plus désespérée qui soit jamais sortie d’une bouche humaine. Combien d’heures dura cette nuit formidable? Ah! demandons-le à tous ceux qui connurent dans la vie--comme leur Dieu--de ces nuits inoubliables, de ces nuits de désolation, de ces nuits de misère, où tout croule autour de soi; demandons-le à tous ceux qui souffrirent dans une de ces veilles ténébreuses; demandons-le à toutes les grandes âmes qui eurent, elles aussi, leur nuit de Gethsémani, et qui sentirent l’inanité de leurs efforts, la mesquinerie de leurs tentatives, la caducité de leur œuvre. Qui donc a jamais compté ces heures? Les douces paroles de l’Évangile leur donnent une épouvante sacrée, car elles montrent avec une terrible simplicité les tourments moraux, la douleur spirituelle et le déchirement physique qu’éprouva Jésus durant ces moments solitaires. La tragédie fut enveloppée d’ombre, cachée aux yeux humains, et quand le Fils de l’homme tendit la joue à Judas, en vérité, il avait vaincu,--mais il était déjà mort... * * * * * O jardin de Gethsémani, le sépulcre de Joseph d’Arimathie ne recueillit que le corps de Jésus, mais toi, tu as entendu ses paroles et tu as vu ses larmes, tu es donc plus sacré pour nous que tous les endroits sacrés, et nul ne peut s’approcher de tes oliviers sans trembler... III Le Chemin de la Croix. Celui qui parcourt, de nos jours, le Chemin de la Croix, non pas depuis la maison de Hanan le grand prêtre, qui vraiment médita, décida et voulut la mort du prophète de Galilée; non pas depuis la maison de Caïphe, instrument aveugle dans les mains de son beau-père Hanan, mais depuis le Prétoire romain, ce _lithostratos_ où Ponce-Pilate, le gouverneur fourbe et humain, fut obligé de condamner Jésus, après avoir essayé de le sauver deux ou trois fois;--celui qui parcourt ce chemin dont chaque pas rappelle le fatal trajet; celui qui parcourt cette Voie Douloureuse, voulant tout voir et tout observer, met plus d’une heure pour atteindre le lieu du supplice et de la mort, le Golgotha, où se dresse aujourd’hui l’église du Calvaire. Maintenant encore la _Via Crucis_ suit une montée, assez roide parfois, et à de certains endroits il y a des degrés, comme devant l’évêché copte où, pour la troisième fois, Jésus s’affaissa sous le poids de la Croix, comme devant la maison de la bonne Véronique; cependant, la rue est pavée à la mode hiérosolomitaine, de petites pierres longues et étroites qui rendent la marche difficile, mais enfin elle est pavée. Une grande heure donc pour le voyageur chrétien et pour le curieux de choses mystiques; et de plus, une lassitude aussi grande que si l’on avait marché longtemps dans des sentiers de campagne, où cependant le pied ne se heurte pas à des cailloux pointus, comme dans la Voie Douloureuse. Ce dut être bien plus long pour le Martyr! Alors, la côte était plus rapide, et le sol en mauvais état, ainsi que tous les chemins de l’époque. La Croix pesait sur ses épaules... Il avait passé ses derniers jours en veilles et en prières; les deux dernières nuits avaient été terribles: on l’avait lié à une colonne, flagellé, hué; son âme était abreuvée d’amertume et ses forces le trahissaient. Quand il suivit, lentement, pas à pas, la Voie Douloureuse, il devait être dans un tel état d’accablement physique, que cette rue, que nous mettons une heure à parcourir, lui sembla sans doute éternelle... * * * * * Le Prétoire de Ponce-Pilate est, à présent, une caserne turque et il s’y trouve des fantassins musulmans. Cependant, moyennant un pourboire, on peut entrer dans ce bâtiment, où, chaque vendredi, les Pères franciscains, accompagnés de pèlerins et de dévots, se rendent pour commencer le Chemin de la Croix, s’arrêtant aux quatorze stations... Or, vous montez dans cette caserne turque par une vingtaine de marches, on vous ouvre la porte, vous passez sous un grand drapeau rouge avec le croissant et l’étoile blanche, et vous pénétrez dans une vaste cour, où sont dressés les fusils en faisceaux, où les soldats nettoient leurs gamelles: c’est le Prétoire, c’est le _lithostratos_, c’est là que Jésus a été condamné à mort. Vous souvenez-vous des paroles de Ponce-Pilate: _Je me lave les mains du sang de ce Juste?..._ C’est là-haut, près de ce mur, qu’il les a proférées, c’est en bas, dans cette cour où les canons des fusils brillent au soleil, où les soldats frottent les boucles de leurs ceinturons pour les faire reluire, que le peuple hébreu a lancé la terrible imprécation: _Que son sang retombe sur nos têtes et sur celles de nos fils, jusqu’à la septième génération!_ Ensuite, Jésus descend les degrés et, dans la rue, on le charge de la Croix: la place est marquée par une pierre blanche, scellée dans le mur, car la _Scala Santa_ a été transportée à Rome. La montée commence: les soldats entourent les deux larrons et Celui que, par moquerie, ils appellent le roi des Juifs. Pendant un certain temps, Jésus avance, courbé, pâle, livide, ruisselant de sueur, le sang coulant de son front meurtri par la couronne d’épines. Mais, arrivé au croisement de la rue du Prétoire et de la rue de Damas, il tombe à terre. A l’angle des deux rues s’élève une colonne brisée, qui marque la première chute du Martyr. La voie, qui s’élargit à cet endroit, est parcourue par des piétons, des chameaux chargés de ballots, des ânes allant au bazar, des Arabes demi-nus. Enfin, le Martyr se relève; mais, un peu plus loin, un groupe vient au-devant de lui, c’est Marie, c’est la Mère qui cherche son Fils; Il la voit, la regarde, la salue: _Salve, Mater._ Et elle? _Elle ne dit rien_ et défaille dans les bras des saintes femmes. La scène a eu lieu dans une ruelle peu fréquentée: une petite chapelle s’érige à cent pas de là, consacrée à Notre-Dame de l’Évanouissement. Mais les forces de Jésus, après la rencontre de sa mère, s’affaiblissent de plus en plus: les soldats ont hâte d’en finir, car les fêtes de Pâques s’approchent, et ils veulent s’amuser librement: ils trouvent un paysan, un certain Simon, de Cyrène, et lui mettent la Croix sur le dos. Mais Simon ne la porte que peu de temps. C’est devant une maison grise, à un angle de la Voie Douloureuse, que le Cyrénéen a soulagé les épaules meurtries du Christ. La route se fait plus escarpée, les degrés commencent: pendant que le condamné monte cette côte, haletant, exténué, épuisé, demandant la mort à chaque pas, une femme sort de sa maison; elle s’appelle Bérénice et elle est Juive, mais qu’importe?... elle s’approche des soldats et, courageusement, essuie avec un linge la face de l’agonisant: sur la toile, le visage reste imprimé en traits sanglants, et, à partir de ce jour-là, la Juive ne s’appelle plus Bérénice, mais _Veri-Icon_, la vraie image, ou Véronique. La maisonnette existe encore sous une arche obscure, en haut d’un escalier creusé dans la roche brune, et peut-être en fera-t-on une chapelle. La tragique procession continue: à soixante mètres de là, Jésus tombe pour la seconde fois... Autour de lui, s’alignent des petites maisons blanches, et sur une fenêtre fleurit un rosier, cultivé par quelque Hiérosolomitaine aux yeux lourds; sur les degrés de pierre, des gamins jouent et se disputent en arabe. A force de coups, le mourant se relève, et son état est si pitoyable que des femmes le regardent passer en pleurant. Et la grande prophétie sort des lèvres de celui qui se traîne au supplice: _Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, pleurez sur vous et sur vos enfants!_ Puis, il se remet en marche... Le trajet est long, l’accès est difficile, au loin apparaît le Golgotha, mais pour l’atteindre, quel effort!... De nos jours, cette partie du chemin est fermée par des constructions postérieures, et le pèlerin qui veut suivre Jésus le long du chemin est obligé de faire deux ou trois détours avant de joindre la dernière station, celle où, en vue du Calvaire, Jésus tomba pour la troisième fois. C’est une petite place située au coin du bazar, à un des endroits les plus sales et les plus fréquentés de la ville: le marché des Arabes, des Musulmans, des Abyssins coptes, des Juifs... L’âme est déchirée et le cœur se brise devant ce spectacle. * * * * * Maintenant, la fin du drame surhumain se passe dans l’église du Calvaire, tout là-haut, devant la roche qui a supporté le corps du Christ. Une grande dalle de pierre marque l’emplacement où il fut dépouillé de ses vêtements, que les soldats tirèrent au sort; non loin, dans cette même église, un tableau de mosaïque indique le lieu du crucifiement; quatre mètres au delà, vers l’est, un trou cylindrique, revêtu d’argent, dit que la Croix y fut dressée. Elle regardait l’Occident et les yeux du Christ expirant se fixèrent sur ce côté du monde, qui devait faire triompher sa foi. Mais, désormais, la scène lugubre touche à sa fin: les sept paroles sont prononcées; il a pardonné au bon larron; il a parlé à sa mère et à Jean; il a remis son âme dans les mains de son Père: la mort est venue. Là, près de ce petit autel du _Stabat Mater_, élevé par les soins des fidèles, Jésus-Christ est descendu de la Croix, enveloppé dans le voile de Marie; ici, sur cette plaque de marbre--la _pierre de l’Onction_--son corps est lavé, parfumé de nard et de myrrhe. Et un peu plus loin, dans le petit jardin du bon Joseph d’Arimathie, dans le sépulcre encore neuf, la dépouille sacrée est déposée, pendant que la nuit tombe... La Voie Douloureuse est finie. IV Le Calvaire. L’église du Calvaire fait partie de celle du Saint-Sépulcre. Tous les chrétiens se rappellent cette lugubre histoire: Jésus fut crucifié sur un petit monticule appelé le Golgotha, ce qui signifie _crâne_, parce que la croyance populaire voulait que là soit enseveli le crâne d’Adam. Le jardin où se trouvait la tombe familiale de Joseph d’Arimathie était proche du Golgotha, d’après tous les évangiles; et les Juifs furent très contents que le disciple secret de Jésus voulût bien se charger du corps et l’emporter immédiatement, car la Pâque s’approchait et ils n’auraient pu la célébrer, s’ils avaient été contaminés par le contact d’un cadavre. La mère désespérée et les saintes femmes, l’apôtre Jean et le bon Joseph n’eurent donc pas un long trajet à faire pour déposer le mort dans son dernier lit: il fut enseveli à quelques pas du lieu de son martyre. Sainte Hélène eut une idée digne de son cœur: elle résolut d’enfermer toutes les stations sacrées de la Passion dans une immense basilique. Pour réaliser son projet, elle dut faire tomber une partie du monticule où expira le Fils de l’homme, si bien que l’église est appuyée en partie sur le Golgotha, en partie sur un terrain artificiel; l’église du Golgotha se trouve à main gauche, en entrant dans la basilique du Saint-Sépulcre; sa hauteur est d’environ cinq mètres. Elle est bâtie dans un coin obscur, et un double escalier de pierre, très raide, y conduit. Une obscurité profonde y règne continuellement et les lampes jettent des lueurs incertaines sur les ors et les argents des icones byzantins. Car, la place qui vit le crucifiement de Jésus, par de tristes vicissitudes, appartient aux Grecs schismatiques. Sous l’autel, une étoile d’argent marque l’endroit où l’on dressa la Croix, et le métal est usé par les lèvres des fidèles. Plus loin, de chaque côté de l’autel, se trouvent deux pierres qui indiquent l’emplacement des croix du bon et du mauvais Larrons, et à droite, sous un revêtement de métal, on voit la crevasse profonde qui s’ouvrit dans la roche, au moment où Jésus, jetant un grand cri, expira sur la Croix. Cette crevasse se prolonge jusque dans les entrailles de la terre et semble être produite par un violent tremblement de terre. Saint Luc dit: _En même temps, le voile du Temple se déchira en deux, du haut en bas; la terre trembla; les pierres se fendirent..._ * * * * * Eh bien! tout cet appareil ne satisfait point l’esprit; le Golgotha n’aurait pas dû avoir de temple; la petite éminence qu’Il monta péniblement, pliant sous un faix trop lourd pour ses épaules, où Il fut dépouillé de ses vêtements--la tunique de Jésus était sans couture, d’un seul morceau, tissée par sa Mère--où Il fut cloué sur la Croix, où Il passa trois heures d’angoisse, où, mourant, Il pria pour ses ennemis, la petite éminence aurait dû rester intacte, telle qu’elle était. Il suffisait d’y ériger une grande Croix pas autre chose. Dans l’air libre, sous le doux ciel d’un azur blanchissant que, durant les longs étés syriens, aucun nuage ne vient troubler, la Croix se serait dressée, jetant sa grande ombre sur la roche solitaire; et pendant les durs hivers de la Judée, les vents et la pluie l’auraient fouettée sans l’abattre; elle serait restée là grande, puissante, redoutable sur l’horizon,--signe inébranlable de la foi chrétienne. Le pèlerin, alors, aurait parcouru toute la _Voie Douloureuse_, partant non pas du Prétoire où Ponce-Pilate lut à Jésus l’injuste condamnation, mais de cet inoubliable jardin de Gethsémani qui rappelle la terrible nuit d’épreuve... Le pèlerin aurait marché dans le chemin qu’Il suivit, au milieu des soldats, à la lueur des torches fumantes, accompagné seulement de deux ou trois de ses apôtres, pendant que Judas de Kérioth, sur lequel il avait levé ses clairs yeux bleus, s’enfuyait, serrant contre sa poitrine la bourse infâme renfermant les trente deniers... Le pèlerin serait descendu comme Jésus dans la vallée de Josaphat, qui sépare le mont de Sion du mont des Oliviers; il aurait passé, comme lui, le petit pont de pierre jeté sur le torrent du Cedron; il aurait monté la pente raide qui conduit à Sion et à la maison de Caïphe; et ainsi, pas à pas, le pèlerin aurait pu suivre toute l’agonisante histoire de la Passion, depuis la nuit passée chez Hanan à la maison de Caïphe, où Simon-Pierre, en qui le maître avait mis ses plus grandes espérances, le renia sans avoir la force de se déclarer son ami; le pèlerin aurait fait toutes les stations de la _Via Crucis_, baisant la terre, et serait enfin arrivé au petit monticule où se termina la terrible tragédie, à la neuvième heure d’un vendredi de _nisam_. Et là, une simple croix aurait rappelé cet instant suprême, cet instant qui bouleversa la face du monde. La roche blanchâtre, striée de veines et de taches rouges, serait intacte, et les yeux étonnés auraient vu librement l’énorme masse séparée en deux dans toute sa profondeur. A quoi bon cette chapelle petite et obscure, où l’on étouffe, où l’on ne voit rien, où la grande vision du Golgotha est parfaitement perdue? L’ardeur religieuse de ceux qui viennent se prosterner là, de toutes les parties du monde, n’aurait certes pu démolir une montagne: le Seigneur ne nous a pas dit de l’adorer dans les murs d’une église. On prie si bien à l’air libre, sous les vieux oliviers de Gethsémani, à l’ombre desquels Jésus se recueillit souvent; on prie si bien, là-bas, sur les bords fleuris du Jourdain, dans ces champs bénis du ciel; on prie si bien dans la douce Galilée, jardin enchanté où germa la parole divine... Près du pont de Samarie, un jour, Jésus répondit à la Samaritaine, qui, ingénument, lui demandait s’il fallait adorer le Seigneur dans le temple comme les Hiérosolomitains ou sur la montagne comme les Samaritains; Jésus répondit que bientôt on ne prierait plus dans le temple ni sur la montagne, mais partout où serait l’esprit de vérité, dans sa lumière. Eh! pourquoi le Golgotha n’est-il pas resté, comme il était alors, nu, austère, tragique, au lieu de devenir un endroit clos et fermé, orné de saintes images vêtues de métaux précieux, la face brunie et enfumée par les lampes, tandis que la crevasse admirable est couverte de gouttes de cire, tombées des petits cierges que penchent les fidèles, pour mieux voir la fissure de la roche! Comme l’âme trouverait des impressions aiguës et profondes, si on pouvait aller là où Il finit sa vie, pendant les fraîches aubes naissantes ou durant les ardents crépuscules pourprés, sans dépendre du règlement de la Sublime-Porte qui ouvre et ferme les sanctuaires, sans passer devant les gardiens et les soldats turcs... Mais sainte Hélène ne pouvait savoir tout cela. Sa foi, alors, était si vive, si ardente, si ingénue, si simple, si luxueusement païenne, que, pour satisfaire son besoin de vénération, elle pensait aussitôt à de magnifiques constructions, riches de marbres et de pierres précieuses. La piété de sainte Hélène a construit trente-quatre sanctuaires sur les Lieux-Saints! Comment n’aurait-elle érigé aussi un temple sur le Golgotha? Plus tard, ses basiliques furent détruites et reconstruites, puis détruites de nouveau, et encore reconstruites, mais jamais personne ne pensa que le Calvaire ne devait être qu’une simple montagne ornée d’une Croix... Ah! on l’aurait vue de toutes les collines de Jérusalem, la Croix, et l’œil n’aurait pu la fixer sans se remplir de larmes! En bas, dans l’église du Saint-Sépulcre, à main gauche, une petite grille de fer entoure un roc; il est en face du Golgotha, éloigné d’une cinquantaine de pas. C’est la place où les saintes femmes en pleurs regardaient Jésus agoniser sur la Croix. Maintenant, en se mettant au même point, on ne distingue plus qu’un amas de pierres et de colonnes. O pieuses femmes, vous le voyiez, au moins, et nous, nous ne pouvons même pas voir le symbole de sa douleur... V Les pleurs d’Israël. Chaque vendredi, dans les rues de Jérusalem, partant de l’antique Prétoire où Jésus fut injustement condamné et allant jusqu’au Sépulcre, les pèlerins accomplissent la _Via Crucis_, s’agenouillant et priant devant toutes les stations de la Croix, reconstituant chaque épisode du drame horrible. Et le fatal dialogue entre Ponce-Pilate et le peuple juif revient à l’esprit: _Voulez-vous la mort de ce juste?... Je me lave les mains de son sang._ Et le peuple: _Retombe son sang sur notre tête et sur celle de nos fils, jusqu’à la septième génération!_ Et c’est vraiment chaque vendredi que la déprécation juive trouve son témoignage douloureux et profond, encore une fois et toujours! En effet, ce jour-là, les nombreux Israélites qui peuplent Jérusalem, environ trente mille, ferment leurs boutiques et leurs échoppes, barricadent leurs maisons et désertent leurs faubourgs infects. La ville prend l’aspect d’un pays abandonné; on dirait une vieille cité de province, un dimanche, à l’heure des vêpres. Les marchés sont vides. Les derniers chameaux se sont éloignés, retournant à Bethléem, à Jéricho, à Saint-Jean-de-la-Montagne. Un grand silence tombe sur l’antique Solima, la ville de Salomon et de David, et le grand souffle d’Israël semble avoir balayé les rues; le quartier nazaréen, le quartier de Jésus, paraît rapetissé, dispersé sous le vent du rite hébreu. Où est donc la population de Sion aux visages blêmes et aux fines lèvres pâles, la population aux yeux tristes et fiers? Les chrétiens qui ont fait la _Via Crucis_ rentrent à l’hôtel ou à l’hospice des franciscains pour se reposer un peu, calmer leur esprit agité par les souvenirs de la Croix; et plus tard, vers les heures d’après-midi, le drogman fidèle vient leur rappeler qu’il faut aller voir les _pleurs d’Israël_. Les Juifs travaillent durement, s’adonnent aux besognes les plus pénibles, peinent du matin au soir, se disputant pour un centime, mangeant mal, dormant peu, infatigables, silencieux, obstinés, toujours croissant en nombre et en fortune; et un seul jour de la semaine, le vendredi, ils exhalent leurs âmes dans des plaintes. C’est un vrai spectacle que les _pleurs d’Israël_, un spectacle curieux, bizarre, morbide et émouvant. * * * * * Un mur! Non pas un mur ordinaire, mais quelque chose comme l’immense flanc d’une construction cyclopéenne, voilà tout ce qui reste du temple de Salomon, du temple qui renfermait la Loi mosaïque; du Temple, enfin, dont les splendeurs et les somptuosités emplissent les Saintes Écritures. Un mur seulement, mais si grandiose, si colossal, qu’aucune parole ne peut en donner l’idée: l’œil qui se lève pour en mesurer la hauteur s’abaisse aussitôt, humilié. Les pierres en sont larges, longues, profondes, et sont en réalité des blocs égaux posés les uns sur les autres: une roche à pic, taillée, lisse, poussiéreuse, puissante. Tout a été ruiné. Jésus n’a-t-il pas dit qu’il pouvait détruire le Temple et le reconstruire en trois jours? Il ne reste rien de ces bois précieux, de ces ivoires, de ces pierres rares qui le rendaient éclatant et stupéfiant; seul, ce pan de mur est là pour attester la puissance de la main qui le renversa. Et cette ruine, non seulement n’est qu’un misérable débris de la gloire d’Israël, mais pour que la malédiction soit plus tragique encore, le destin a fait de cette muraille, qui atteste la grandeur de Moïse et de Salomon, le support d’une partie de la mosquée d’Omar. Les Turcs ont profité des fondements du Temple pour ériger dessus, pendant le règne d’Omar, un édifice magnifique, en l’honneur de Mahomet; il est le troisième, par l’importance, dans l’Islam, après la mosquée de la Mecque, tombe du Prophète, et après celle de Médine. Et le mur qui était couvert d’escarboucles, d’émeraudes, de lames d’or et de cuivre; le mur sacré qui avait vu les pompes solennelles de la loi mosaïque, maintenant asservi et humilié, est le soutien d’un sanctuaire mahométan: les lettres mystiques arabes en sont l’unique ornement, et des briques jaunes et bleues courent intérieurement le long de la corniche. Dehors, il suit une ruelle étroite et sale, où les blocs de pierre prennent un aspect fantastique, au milieu des masures et des chaumières. La gloire de Salomon est disparue, la gloire du peuple hébreu s’est éteinte, et la muraille qui entendit les prophéties et les prières judaïques, qui fut le berceau idéal de la Loi, est aujourd’hui marquée du sceau musulman. Et c’est sur ce dernier vestige de leur passé, que les Hébreux viennent pleurer chaque vendredi; ils n’entrent pas dans la mosquée d’Omar, parce qu’elle leur fait horreur: ils assurent que le livre de la Loi a été enterré sous le péristyle et qu’ils craignent de le fouler involontairement aux pieds; en réalité, ils souffriraient trop en voyant le croissant à la place de l’Arche Sainte, et le _mirah_ au lieu du Tabernacle. Ils n’y pénètrent point. Chaque vendredi, ils s’acheminent vers la ruelle où s’élève la muraille de Salomon; tous s’y rendent, femmes et enfants, vieux et jeunes. Les femmes portent une espèce de toquet de soie ou de laine, posé sur les cheveux; et, là-dessus, un châle de mousseline à fleurs, qui leur cache la moitié du visage. Quelques hommes ont le bonnet de fourrure, et ce sont des Juifs russes ou polonais; d’autres, un bonnet de soie noire, et ce sont des Juifs français ou anglais; d’autres encore sont vêtus de l’antique simarre hébraïque, mais ceux-là sont peu nombreux. Le long des masures et des chaumières, en face du mur sacré, il y a des bancs et des sièges: là, s’asseyent les vieillards et les enfants, pour prier et pour lire leurs oraisons. Et contre le mur, le front appuyé sur les pierres, se tiennent une quantité de femmes, le châle rabattu sur la tête, les épaules courbées, plongées dans une douleur silencieuse; et le roc froid, lisse et poussiéreux, peu à peu se trempe de larmes, tombées de ces yeux qui semblent se fondre en eau. Il y a là deux ou trois cents personnes à la fois, qui restent dix minutes ou un quart d’heure. Ils sanglotent, cherchant à étouffer leurs gémissements, ayant la pudeur de leur douleur; puis ils cèdent la place à deux ou trois cents autres personnes qui embrassent la roche, la frappent de leur front, prient et se désespèrent. Et elles répètent une dolente et angoissante litanie, dont voici les premiers vers: Pour notre temple détruit--nous venons ici et pleurons, Pour notre gloire tombée--nous venons ici et pleurons, Pour notre peuple exterminé--nous venons ici et pleurons. Le rabbin ou quelque pieux vieillard, serviteur fanatique d’Israël, psalmodie la première partie de ce chant désespéré, et la foule répond avec le second vers. A mesure que s’étend le récit de l’infinie misère du peuple juif, sans patrie, sans nation, sans roi; à mesure que la grande lamentation se déroule, les pleurs coulent plus amers sur le mur de Salomon. Ah! ils n’ont gardé que ces pierres posées les unes sur les autres, dernier souvenir d’un temps glorieux et heureux, quand Israël était aimé du Seigneur, et ils gémissent sur elles, comme sur un immense cercueil où seraient ensevelies toutes leurs tribus. Parfois un chrétien s’avance, par curiosité. Ils ne se retournent pas, ils ne le regardent pas. Lui-même s’arrête, étonné. Ce qu’il voit le frappe profondément. Une heure auparavant, il s’est souvenu des arrogantes paroles prononcées par les meurtriers de Jésus: le sang qu’ils ont répandu a semé la guerre, le feu, les épidémies, les persécutions, et ce pauvre mur voué à Mahomet est leur unique héritage mystique. Les pieds dans la boue, en plein air, au froid, au chaud, à la pluie, sous le soleil, dans une ruelle pleine d’immondices, comme des chiens chassés à coups de pied, ils viennent baiser ces pierres, pleurer sur elles, _au dehors_, au milieu des curieux qui les observent, au milieu de leurs ennemis les Turcs et les chrétiens. Ils étouffent leurs sanglots, mais c’est une foule qui soupire et il y a dans l’air des bruits de plaintes; ils répriment leurs soupirs, mais c’est une foule qui se désespère; ils refrènent leurs plaintes, mais c’est une foule qui se lamente... Flegmatiques, les Anglais les examinent avec un lorgnon. Ainsi un jour j’ai vu une vieille Anglaise impertinente et obstinée, montée sur un âne, qui voulait absolument traverser toute la ruelle sur sa monture, et elle troubla fort les Juifs. Bizarre et émotionnant spectacle. Certes, les pleurs sont contagieux; certes, la névrose des larmes loge dans cette ruelle; certes, le mur de Salomon les hypnotise... Mais à quoi servent les paroles de la science? Ils gémissent là sur un désastre; ils expient le plus grand des péchés; ils trouvent dans leur religion un nouveau sujet de douleur, quand nous, au contraire, y trouvons un éternel sujet de consolation. Comment se moquer d’eux? Ils ont tué Notre-Seigneur, mais ils sont si misérables, malgré leur cupidité et leur commerce; ils sont si abandonnés et si délaissés, malgré leur avarice; ils sont si privés de réconfort moral, malgré leur courage, que la grandeur de leur châtiment effraye... Une fatalité les enveloppe et leurs lamentations du vendredi est le cri des âmes qui, après deux mille ans, sont encore oppressées par le destin. VI La vallée de Josaphat. Si vous sortez de la cité sainte, en voiture, pour vous rendre dans la jolie petite ville de Bethléem, vous voyez la grande vallée sombre paraître et disparaître devant vos yeux; si vous allez, toujours en voiture, dans ce frais et ombreux village de Saint-Jean-de-la-Montagne, où est né le Précurseur, la vallée sinistre surgit encore devant vous, mettant en votre âme un sentiment d’incroyable tristesse; si, enfin, vous partez à cheval pour faire cette fatigante excursion de Jéricho, de la mer Morte et du Jourdain, avant que vous arriviez à Béthanie, le village où le Rédempteur aimait venir visiter Marthe et Marie, la vallée s’étend à vos pieds, dans sa funèbre apparence d’immobilité, de silence et d’horreur; et pendant les longues heures du trajet, cette effrayante vision hante votre rêverie. Et quand vous montez au jardin de Gethsémani, vous la sentez toute proche, la vallée noire et muette; et si, parfois, vous l’oubliez, soyez sûr que votre drogman, un homme précis et méthodique, vous rappellera que c’est la vallée de Josaphat et que vous n’y êtes pas encore allé. En vain, toute la partie sereine et tranquille de votre esprit se révolte contre cette influence de lourde mélancolie; en vain, vous essayez de résister à l’entraînement fatal qu’exerce sur vous ce voisinage d’immuable consternation; en vain, vous tentez de vous soustraire à l’ensorcellement secret de ce lieu d’éternelle douleur: tout en vous se soumet à cette emprise mystérieuse. Vous finissez par avoir la nostalgie malsaine d’une ambiance, où toutes vos misères passées et futures pourraient former un _ex-voto_ de larmes réprimées, de soupirs étouffés, de sanglots contenus, et un beau jour, presque malgré vous, oubliant l’azur du ciel, oubliant le soleil, oubliant le sourire de la nature, vous finissez par aller à pied dans la vallée de Josaphat, cherchant l’ivresse des tristesses, des découragements, des ruines... * * * * * Croyez-vous qu’elle soit grande, la vallée de Josaphat? Non. Elle a quatre kilomètres de longueur sur deux cents mètres de largeur. Mais qu’importent ces mesures mesquines!... Quand on est descendu, lentement, par le petit sentier raide et escarpé qui conduit au centre de la vallée, quand on est arrivé au fond du ravin, on croit avoir pour toujours abandonné les formes gaies et heureuses de la vie et être entré dans le royaume sans fin de la Tristesse. La vallée de Josaphat n’a pas d’arbres; elle n’a pas de fleurs; elle n’a pas une touffe d’herbe; toute végétation a disparu depuis un temps immémorial, ou peut-être n’y en a-t-il jamais eu; elle est faite de terre brune et stérile; elle est faite de roches sombres et âpres; elle est faite de pierres rougeâtres et hostiles. Tout le côté occidental est semé de tombes juives, et elles sont si serrées, si pressées, si nombreuses, qu’il n’y a plus de place pour en construire d’autres; de toutes les parties du monde, les Israélites viennent se faire enterrer ici, et quelques-uns, agonisants, arrivent seulement pour y mourir... Eh bien! ce ne sont pas ces monuments qui inspirent une si profonde mélancolie: ils n’ont pas de croix, pas d’inscriptions, pas de couronnes, pas de fleurs, et ces pierres blanches, grises ou brunes n’évoquent pas d’idées funèbres. Puis, elles nous touchent assez peu, ces sépultures juives qui renferment des êtres que nous ne connaissons pas, des êtres d’une autre race, des êtres d’une autre foi. Non, l’infinie désolation de la vallée de Josaphat n’est pas là... Il y règne un silence lugubre. Les bords du ravin se dressent à pic de chaque côté, comme les parois d’un abîme, où n’arrive même pas la douce lueur des étoiles; la lumière y est froide, comme décolorée par une incommensurable pâleur; le ciel apparaît si lointain, si blanc, si fermé, que les yeux se baissent involontairement sur la terre rougeâtre. Personne ne passe. Là-bas, très loin, vers la fontaine de Siloé, une paysanne s’éloigne, chargée de son outre noire remplie d’eau; mais on dirait une ombre incertaine et fuyante. La solitude, ici, se fait éternelle, dans le temps et dans l’espace. Peut-être, une âme vivante n’ose-t-elle pas descendre dans ce désert, où l’imagination chrétienne place le grand jugement et la dernière journée? Il semble qu’un charme magique cloue à la pierre sur laquelle il s’est assis l’audacieux qui s’est risqué dans ce gouffre. Aucun oiseau n’effleure de son aile les hautes cimes de la vallée; aucun bourdonnement d’insecte n’anime l’air immuable et pesant. Trois grands mausolées bizarres émergent au milieu des pierres: celui d’Absalon, l’indigne fils de David; celui de Zacharie, le fils de Barrabas, et celui de saint Jacques le Mineur. Ces trois tombes sont chacune d’un style différent: celle d’Absalon surgit au fond de la vallée, celles de Zacharie et de saint Jacques sont collées contre la roche, et toutes trois attirent le regard sans le retenir. La vallée de Josaphat, froide, muette, enveloppée d’un silence que des milliers d’années semblent n’avoir jamais interrompu, sombre comme aucun paysage humain, renferme en elle-même les éléments de la plus haute et de la plus intime mélancolie. Celui qui obéit à la séduction fatale et qui, assis sur une pierre, s’abandonne à l’ensorcellement étrange de cet air lourd, de cette lumière morne, de cette stupéfiante torpeur; celui-là s’imagine que, désormais, il n’existe plus dans le monde ni la gaieté des couleurs qui enchantent l’œil, ni la douceur des parfums qui caressent l’odorat, ni aucune de ces choses belles, limpides, brillantes,--richesses humbles et glorieuses de la vie. Celui qui subit la fascination funeste ne se souvient plus des tendres caresses de ses enfants, des sourires de ses parents, de l’affection de ses amis: il n’a plus que la sensation d’une solitude éternelle, d’un désert que rien ne viendra jamais animer, sauf l’effroyable catastrophe finale. Toutes les énergies s’abattent, toutes les révoltes de l’âme s’engourdissent: celui qui descend dans la vallée de Josaphat montre un grand courage. Le frisson de terreur et de douleur qui l’accueille lui donne l’avertissement suprême: c’est la vallée de la Mort. VII Ombre qui souffre... J’eus la joie de me trouver à Jérusalem le jour de la Fête-Dieu. Vous savez que c’est un jour aimé de ceux qui ont été élevés dans le Midi, où la piété religieuse se plaît à des manifestations pleines de gaieté, de grâce et de tendresse, ainsi qu’à des spectacles d’une pompeuse solennité. Dans le Midi ensoleillé et riant, la Fête-Dieu fait sonner les bruyants carillons dans les tièdes journées de mai ou de juin, et promène dans les campagnes un dais de velours rouge soutenu par des piques dorées, sous une pluie de fleurs, dans un nuage d’encens, au milieu des prières et des chants. La Fête-Dieu autrefois était un Noël estival, mais un Noël plus intense, célébré au grand air, à la belle lumière du soleil, dans la jeune verdure, dans l’éternel renouveau de la nature; seulement les anciennes coutumes s’effacent et celle-ci, comme les autres, va se perdant peu à peu... Donc je fus charmée de me trouver ce jour-là dans la moderne Sion, la ville vouée au Seigneur. Je pensais que la Fête-Dieu, dans ce pays où Jésus avait vécu et souffert, devait avoir un éclat spécial. Hélas! j’oubliais que nous nous trouvions en Turquie! Non pas que les musulmans s’opposent en quoi que ce soit aux manifestations du culte chrétien; mais Jérusalem est sous la domination du sultan, et les processions triomphantes à travers les quartiers mahométans ou juifs seraient un non-sens. Mahomet règne en maître ici: la mosquée d’Omar, construite sur les ruines du Temple de Salomon, est plus grande et plus magnifique que l’église du Saint-Sépulcre. Aussi, l’Église latine fait sa procession du _Corpus Domini_ dans l’intérieur du sanctuaire, modestement, mais très pieusement. Toute la communauté franciscaine y prend part, et, l’an passé, il s’y trouvait aussi le Père Louis de Parme, le supérieur des franciscains, qui, humblement, s’était mêlé à la foule des autres moines, observant ainsi la tradition de simplicité et d’obscurité du grand saint François. J’ai déjà dit que l’église du Saint-Sépulcre est vaste: plus que vaste, du reste, bizarre, extravagante, faite de sept ou huit églises réunies, les unes hautes, les autres basses, carrées, rondes, octogones, souterraines, latines, grecques, coptes, arméniennes, claires, obscures, sombres, reliées entre elles par une allée découverte, où il pleut--quand il pleut... Il y a l’édicule sacré qui renferme la Tombe divine, puis la chapelle souterraine où sont les autres tombes de Joseph d’Arimathie; ensuite la chapelle souterraine de Sainte-Hélène et de l’Invention de la Croix, la chapelle de la Prison de Jésus, la chapelle de l’Apparition devant sainte Madeleine, la chapelle de la Flagellation, la chapelle de la _Pierre de l’Onction_, l’église du Golgotha, et dans celle-ci la chapelle du Crucifiement, la chapelle de la Mort, la chapelle de la Déposition, et j’en oublie... Sont-elles trop nombreuses? Non, la piété chrétienne des premiers siècles voulut multiplier les souvenirs, pour imprimer plus profondément l’image du Divin Martyr dans le cœur des hommes; partout où il y eut un acte de cette Passion, les fidèles voulurent qu’on pût y pleurer et y prier. Mais les temps ont changé; les croyants d’à présent adorent Jésus dans son essence même, dans sa complète perfection humaine et divine, et non plus pour cet épisode de douleur... J’ai énuméré ces églises et ces chapelles, puisque la procession latine les visite toutes en priant et en chantant; elle commence à trois heures, et à deux heures et demie, je me trouvais déjà dans le temple. Une foule composée de Hiérosolomitaines latines enveloppées dans leurs blancs manteaux de mousseline, portant parfois un enfant; de Bethlémitaines, à la beauté fine; de dames européennes, habillées à la dernière mode; d’Anglaises catholiques, ridicules sous de grands chapeaux ornés d’un couvre-nuque de toile; de mendiants, drapés dans des haillons; et partout des bambins, de tout âge et de toutes tailles, car Sion paraît se prêter singulièrement à la multiplication de la race humaine... L’église du Saint-Sépulcre avait toujours son aspect stupéfiant, assemblage d’éléments mystiques et profanes, réunion de fanatiques et d’indifférents, laide et belle tout à la fois, riche et pauvre, dégoûtante et émouvante... La procession sortit à trois heures précises de la grande chapelle de Marie-Madeleine, qui appartient aux franciscains. Devant marchaient les _cavass_ du couvent, c’est-à-dire deux gardes armés et vêtus magnifiquement, avec de grands bâtons à pomme dorée qui frappaient le sol à coups réguliers; puis le clergé, puis la moitié de la communauté franciscaine, puis le dais sous lequel était exposé le Corps de Notre-Seigneur, puis l’autre moitié des moines franciscains, puis une multitude d’enfants des écoles de Saint-François et de Saint-Joseph, et enfin une foule de croyants de toute condition. Un long cortège qui se déroulait difficilement dans le temple, avec ses énormes pilastres et ses chapelles aériennes ou souterraines. Les prêtres et les moines chantaient, les religieuses, les garçons et les filles leur répondaient; et au premier arrêt devant la sainte Tombe, dans un éblouissement de soleil qui entrait par ces hautes fenêtres, au milieu des nuages d’encens, j’eus la sensation que c’était bien la Fête de Dieu, glorieuse et gaie, avec les chants des enfants, des prêtres et des sœurs aux blanches coiffes. Ah! ces sœurs... Quatre ou cinq d’entre elles, vêtues de gris, le visage caché par de grandes ailes blanches, allaient et venaient, faisant s’agenouiller les fillettes, réglant leurs mouvements, dirigeant leurs motets, marchant de ce pas étouffé qui leur est habituel, conservant un air tranquille, renfermé et lointain... Il y avait une religieuse plus âgée, plus grave, approchant de la trentaine, physionomie sereine, qui surveillait tout avec une attention et une patience infatigables. Enfin, parmi les petites filles, se trouvait une autre religieuse qui attira aussitôt mon attention. D’abord, elle n’était pas vêtue de gris, mais de noir, avec une tunique et une _patience_ semblables à celles de carmélites, les filles de la grande sainte Thérèse d’Avila,--sauf que sa tunique et sa _patience_ étaient noires. Sa coiffe, petite et étroite, et toute plissée, n’avait pas les ailes blanches des sœurs de Saint-Joseph. Quel était son ordre? Elle n’était pas cloîtrée, certainement: son voile noir était rejeté en arrière et pendait tristement sur la tunique sombre. Cette religieuse appartenant à un ordre que je ne connaissais point, était grande et mince, si mince que les plis de sa robe flottaient sans accuser aucune forme. Son allure indiquait une fatigue mortelle; à chaque pas, elle s’arrêtait comme à bout de force, et quand elle se remettait en marche, elle semblait vouloir tomber... non pas tomber, mais s’évanouir, défaillir, perdre connaissance, disparaître... On ne voyait d’elle que le visage et les mains: un visage juvénile, marquant à peine une vingtaine d’années, mais si ravagé, si pâle, si transparent, si émacié, que toute la douleur humaine paraissait s’y être imprimée. Les yeux sombres étaient pleins d’une indicible lassitude, regardant sans voir, incertains, troubles, mélancoliques, souvent voilés de larmes; la bouche pâle, aux lèvres fines, avait, à de certains moments, une expression déchirante. Et ces mains, ces mains!... L’une, toute blanche, pendait presque inanimée le long de la robe noire; l’autre tenait le cierge: le cierge était léger, mais les doigts étaient si décharnés, si faibles, si effilés, qu’ils tremblaient et laissaient tomber de grosses gouttes de cire. Mains diaphanes, aux veines trop bleues; mains de femme qui pleure, qui souffre, qui agonise, qui meurt... Pourquoi, aussitôt, cette Fête-Dieu s’assombrit-elle en moi? Pourquoi tout mon être fut-il apitoyé par cette jeune douleur? Pourquoi mes yeux ne se détachèrent-ils plus de cette ombre noire qui se traînait et chancelait comme prise de vertige? Je l’ignore... Je fus vaincue par un sentiment de pieuse curiosité, par la fascination de la souffrance, par le mystère de tout ce qui est triste, par l’apparition d’une peine inconnue. Qui était-elle? D’où venait-elle? Où allait-elle? Je n’en savais rien: je ne pouvais rien demander, ni à elle, ni aux autres; j’étais dans la foule des fidèles, elle était au milieu des fillettes qui chantaient; je n’étais qu’une humble chrétienne et elle était religieuse; elle semblait devoir expirer d’angoisse et d’épuisement à chaque soupir... Mais en cette journée mystique, ce fantôme enfermé en des vêtements monastiques intéressait mon âme comme une énigme douloureuse. Combien cette religieuse devait souffrir! On devinait que pour venir à l’église et suivre la procession, elle avait dû faire un effort surhumain: aussi les forces lui manquaient à chaque instant. Le cortège était interminable et faisait de longues haltes: devant chaque église, devant chaque autel, tout le monde se mettait à genoux et priait, chantant pendant un quart d’heure ou une demi-heure. La malheureuse ne s’agenouillait pas, elle tombait à terre, perdue dans les ondes de sa robe de bure, abîmée dans un affaissement profond, la tête baissée, les épaules voûtées: une guenille par terre, une loque, un amas noir, d’où sortait un masque exsangue, effrayant. Elle pouvait à peine se relever; deux fois, je la vis devenir plus pâle, comme si elle allait mourir. Ces longues stations à genoux sont épuisantes; à la troisième chapelle, humblement, elle alla s’appuyer contre un mur, ne se soutenant plus. Pauvre, pauvre petite!... Plusieurs fois, elle essaya de chanter, pour répondre aux motets et unir sa voix frêle à celles des fillettes; mais sa bouche, sa bouche dolente, s’entr’ouvrit, aucun son n’en sortit et des larmes passèrent dans ses beaux yeux obscurs. De temps en temps, la religieuse qui s’occupait des enfants lui souriait de loin, et l’autre lui répondait par un sourire mélancolique, las, si atrocement las... Ses traits se tiraient et deux grandes ombres noires s’allongeaient sous ses paupières. --Elle va mourir... pensai-je, toute tremblante, inondée d’une sueur froide comme si j’avais été en proie à un cauchemar. Tout cela me semblait vraiment un rêve: cette lente théorie de moines, de prêtres, de sœurs de charité; ce dais somptueux, ces files d’enfants, la bouche entr’ouverte, la gorge pleine de chants, les yeux calmes et béats; ce mysticisme serein, s’étendant sous les voûtes du vieux temple où le Fils de l’homme avait été crucifié et était mort, tout cela me semblait un songe--un grand songe de paix et de lumière--traversé par une ombre qui paraissait avoir scellé en son cœur toutes les duretés, toutes les tortures, toutes les misères humaines. Cette religieuse, qui était gracieuse et frêle dans les plis de sa noire tunique, avec un petit visage consumé par un exquis et terrible mal,--quel mal? un mal de l’âme ou un mal du corps?--avec des prunelles nageant dans un fluide de tristesse, avec une fine bouche aux lèvres violettes, avec des mains pures et blanches comme l’hostie, cette religieuse semblait l’emblème de ce que peut supporter notre pauvre existence humaine, limitée dans la joie, sans bornes dans la douleur! --Qu’elle meure! qu’elle meure!... pensai-je encore en la voyant s’appuyer la tête contre un pilastre, presque inanimée. La sœur qui conduisait le petit troupeau enfantin s’approcha d’elle et lui parla tout bas. L’infortunée écoutait, les yeux clos, sans répondre: elle fit un signe négatif, très faiblement. Cependant les paroles de l’autre lui avaient rendu quelque courage. Quand la procession se remit en marche, allant d’une chapelle à l’autre, elle se releva d’un seul coup. Elle avait pris un chapelet dans sa poche et, sans le baiser, le tenait collé contre ses lèvres, comme si elle buvait une liqueur réconfortante. Mais plus loin, à l’église souterraine de l’Invention de la Croix, je frémis pour elle: le cortège se pressait sur un large escalier, aux degrés glissants et à moitié brisés, sans rampe, et tout en bas, devant l’autel de Sainte-Hélène, psalmodiaient les frères. Hélas! elle ne put descendre. Elle resta appuyée contre l’architrave; je la revois encore, la face blême entre la coiffe et la guimpe, les paupières meurtries, la respiration haletante, une sueur glacée aux tempes, tenant le rosaire et le cierge dans ses mains, agitées d’un tremblement mortel. Elle ne put monter non plus à l’église du Golgotha. La chapelle du Calvaire est bâtie à la hauteur d’un premier étage, et, par un large balcon, elle s’ouvre sur celle du Saint-Sépulcre; elle est enveloppée de mystérieuses ténèbres, où scintillent les argenteries des madones byzantines et les cierges allumés. Un escalier de marbre, étroit et roide, y conduit et laisse passer peu de monde, car l’église du Golgotha n’est pas grande. J’entendais les chants, là-haut, devant le cercle fermé et auréolé d’or dans lequel brillait la croix; et jusqu’à moi venaient les voix graves et sonores des moines, les voix jeunes et argentines des séminaristes, les voix un peu aigres et un peu aiguës des fillettes et des garçons. La religieuse était restée en bas. Je la vis essayer de monter la première marche, sans y réussir. Et, chose singulière, une bouffée de sang enflamma son visage; elle eut un geste de désespoir et serra les lèvres comme pour réprimer un sanglot, un cri, un soupir, que sais-je?... Elle parut attendre, dans une crise d’agonie, quelque chose de terrible, tant ses regards exprimèrent d’épouvante et d’anxiété. Là-haut, on priait et on chantait... Peu à peu, sa figure reprit sa pâleur terreuse, et le flot brûlant qui avait empourpré ses pommettes et son front s’éteignit. Et pendant qu’elle restait affaissée, devant cet escalier qu’elle n’avait pu gravir, moi, cachée derrière mon pilier, je vis s’échapper deux grosses larmes de ses paupières abaissées. Silencieuse dans l’ombre,--ombre elle-même,--elle pleurait doucement, sans même soupirer: l’eau amère coulait sous la frange brune de ses cils, mouillait ses joues amaigries, pleuvait sur sa robe noire, et elle ne pensait pas à l’essuyer, tandis que la main qui tenait le rosaire contre ses lèvres retombait à ses côtés et que le cierge, à demi consumé, versait ses gouttes de cire sur le sol. Combien cela dura-t-il de temps? Je n’en sais rien, mais cela me parut sans fin: il me semblait qu’un fleuve, qu’une mer, jaillissaient de ses yeux rougis, trempaient ses vêtements, inondaient le temple, submergeaient mon cœur et tout mon être... La sœur qui surveillait les petites filles redescendit, agile et active, et, en passant près de la malheureuse, s’arrêta une minute et la regarda. Elle ne lui dit rien et jeta un coup d’œil autour d’elle. Tous priaient. L’obscurité était complète. La sœur tira un mouchoir de sa poche et sécha le visage de la pauvre éplorée avec un geste caressant. L’autre releva la tête et la remercia d’un mouvement mélancolique. Maintenant, la procession n’avait plus qu’à s’arrêter devant la _Pierre de l’Onction_, sur laquelle le corps de Jésus fut étendu pour être embaumé. Autour de cette roche brûlent une quinzaine de lampes d’argent, et, en entrant et en sortant du saint Sépulcre, chacun se prosterne devant elle, pour la toucher du front et des lèvres. Tout le cortège entoura la pierre; d’abord les moines franciscains, l’un après l’autre, baisèrent la dalle blanche, polie par les lèvres des croyants; puis le clergé, puis les enfants, puis tous les assistants: c’était un agenouillement général; quelques bouches s’arrêtaient plus longuement sur le marbre; d’autres s’y collaient convulsivement; et tous les visages paraissaient troublés de ce contact. La religieuse était restée adossée contre la paroi du vestibule où se trouve la pierre; elle attendit que, lentement, la foule se dispersât pour s’agenouiller sur la relique sacrée. Elle regarda autour d’elle: solitude complète. Alors elle tomba, les bras en croix, sur la roche et l’embrassa frénétiquement, dans un incroyable emportement de passion religieuse. Et elle resta là, comme un corps mort,--quelque chose de noir, adorant la pierre sacrée où Jésus fut oint par les saintes femmes... * * * * * Je sus plus tard l’histoire de cette religieuse. Elle était phtisique et était venue en Terre Sainte, envoyée par son couvent, pour voir si Jésus ferait un miracle en sa faveur. Parfois, l’air chaud et sec de l’Orient aide la volonté divine. Mais elle savait ne pouvoir être sauvée et voulait mourir, là, où était mort le Martyr... Cette fête fut la dernière à laquelle elle prit part. Quand je partis pour la Galilée, elle était déjà réunie à son Seigneur, comme elle l’avait désiré. DANS L’IDYLLE I Ephrata. Que l’on me pardonne d’inscrire ici cette parole hébraïque, mais elle est très significative et exprime bien ce qu’est Bethléem, terre de Judée... Ephrata est l’appellation en hébreu de Bethléem et veut dire la _fructueuse_, la _prospère_. De nos jours, si ce mot de Bethléem n’était pas si doux à notre oreille et si cher à notre cœur par les souvenirs qui s’y rattachent, nous l’abandonnerions volontiers pour revenir à l’ancien nom, qui semble réunir toute la vertu et toute la force de l’humble pays de la Nativité... Ainsi donc, la _fructueuse_, c’est-à-dire l’endroit où, par une bénédiction du ciel, s’est accompli quelque chose de grand et d’inespéré; car, depuis cet heureux jour, le blé des champs comme l’herbe des prés, la force des hommes comme la beauté des femmes, la grâce des enfants comme la santé des vieillards, tout a fructifié en cette belle contrée, à la chaleur d’un soleil matériel et spirituel. Peu de gens se rappellent le vieux nom qui symbolise si parfaitement la belle terre de Juda, mais tous se souviennent des prophéties qui annonçaient que dans le sein de Bethléem naîtrait le Sauveur des hommes; et, le grand fruit, le fruit divin vint au monde dans l’heureuse ville, par une nuit glacée de décembre, sous le scintillement des étoiles d’argent, dans un khan où étaient réunis les animaux domestiques. Qui donc l’a appelée Ephrata? Quel est le prophète qui donna ce nom aux grises murailles descendant le long des coteaux, au milieu des vignes, jusqu’à la grande plaine, où les pasteurs vinrent adorer le nouveau-né, tremblant de froid dans ses langes blancs? Quand, à l’aube, le petit enfant tendit ses mains mignonnes vers le ciel d’où il descendait; quand Marie fut consolée de ses souffrances et de sa pauvreté, devant le trésor qu’elle serrait contre son cœur, la destinée d’Ephrata était accomplie: elle était véritablement prospère, puisque de la vigne sacrée s’était détachée la grappe divine qui devait contenir la vie; et elle put s’appeler Bethléem, un nom très doux, un nom inoubliable, que toutes les âmes tendres ne peuvent entendre sans être secrètement émues. * * * * * Qu’elle est jolie et gaie, Bethléem, accrochée à sa colline! On s’y rend en une heure de Jérusalem, et, chose miraculeuse en Turquie, par une route carrossable, qu’on parcourt sans risquer de se rompre le cou ou d’avoir les côtes enfoncées. A un tournant du chemin, brusquement apparaît le pays béni où naquit l’Enfant divin; les maisons s’éparpillent au milieu des champs cultivés, des vignes, des potagers, cachés sous la verdure et les arbres. Puis, en approchant, vous vous engagez dans une rue étroite, c’est vrai, mais par les portes ouvertes des maisons vous voyez des intérieurs propres, décents, ne ressemblant à aucune des demeures chrétiennes de la Terre Sainte! La population de Bethléem se monte, à présent, à huit mille habitants, et presque tous sont chrétiens. La contrée choisie entre toutes pour que le petit Rédempteur ouvrît les yeux à la lumière ne peut avoir ni musulmans ni juifs, et le titre de chrétien paraît aux Bethlémitains le plus glorieux qu’ils puissent posséder. Il circule dans cette petite ville--si souvent rêvée dans les songes enfantins--un tel souffle de bien qu’il semble que la Nativité y ait répandu toute sa sublime poésie. Les Bethlémitains aiment le travail comme la source de leur fortune: leurs mains adroites gravent délicatement la nacre et en font des objets de piété; ils créent de beaux rosaires; ils sculptent la noire pierre volcanique de la mer Morte et la transforment en mille jolis bibelots; ils taillent l’ambre, l’olivier, les noyaux des fruits pour exécuter des chapelets, des colliers et des bracelets, et ils n’ont de repos que lorsque le fond de leur magasin est bien garni. Puis, ils partent... Le Bethlémitain est voyageur. Il va loin, à Rome, en France, en Amérique, vendre sa marchandise, vivant frugalement, apprenant toujours la langue des pays où il passe, regardant, observant, acquérant une finesse et une politesse de manières qu’on ne trouve guère ailleurs que dans l’heureuse Bethléem. Ceux qui ne voyagent pas cultivent les champs, et pendant que leurs frères sont loin, ils augmentent la petite fortune de la maison, et au retour tout se met en commun: le produit du commerce et le produit de l’agriculture. Ils ne sont pas avides: ils veulent que leurs demeures soient propres, que leurs enfants ne se baignent pas dans la boue du ruisseau, que leur nourriture soit saine et abondante; ils aiment beaucoup leurs femmes et en sont fort jaloux; cependant, ils ne les traitent pas avec le mépris oriental qui fleurit dans tous les pays turcs, de Jaffa à Smyrne et de Beyrouth à Constantinople. * * * * * La femme bethlémitaine mérite cet amour, cette jalousie, ce respect. D’abord, elle est d’une beauté parfaite, avec sa pâleur ardente, ses yeux largement ouverts, son regard franc et droit et sa bouche sérieuse, d’un dessin pur et noble. Elle n’est pas grande, mais son port est fier et paraît rehausser toute sa personne; elle est grassouillette, sans être forte; ses pieds et ses mains sont minuscules. Ses vêtements ont un cachet très artistique. Elle met une tunique longue et étroite en coton bleu sombre, qui va du cou jusqu’aux chevilles, serrée à la taille par une ceinture. Sur cette espèce de chemise, elle jette une double étole, devant et derrière, en laine bleu sombre, toute brodée de rouge. Si elle est encore vierge, elle se lie les cheveux par un ruban et noue autour de sa tête un grand mouchoir blanc, richement brodé de bleu et de pourpre sur l’ourlet; si elle est mariée, elle pose sur sa coiffure une espèce de tiare de drap, à laquelle sont attachées les monnaies d’or et d’argent qui forment sa dot; ces pièces de métal sont trouées et cousues les unes sur les autres, comme des feuilles... Par-dessus ce bonnet, qui est d’un poids énorme, la Bethlémitaine drape un voile avec un tel art et une telle grâce que l’œil en reste charmé. Et croyez-vous que ces femmes se bornent à être jolies et bien parées? Non. Tandis que la paresseuse Hiérosolomitaine ne pense qu’à s’accroupir à l’église, son enfant dans ses bras, et passe son temps à dire des prières qu’elle ne comprend pas, l’alerte Bethlémitaine travaille à la maison, fait quelque petit commerce de fruits ou de légumes, et même s’occupe à graver la nacre. Quand son mari est en voyage, elle garde la demeure conjugale, élève ses enfants, augmente le pécule familial, et son orgueil la met au-dessus de toute faiblesse. Ah! il faut les voir, quand elles descendent à Jérusalem, avec leurs amphores d’huile ou leurs paniers de fruits posés sur la hanche, marchant d’un pas rythmique, le voile tombant du bonnet en plis statuaires et leurs petits pieds touchant à peine terre. Elles regardent et passent, tranquillement superbes et cependant humbles: la journée terminée, elles viennent saluer le saint Sépulcre, finissant leur travail avec une prière, et elles s’en retournent par groupes de quatre ou cinq dans leur adorable pays; elles ne parlent pas, elles ne chantent pas, leurs belles bouches sont calmes et fières. * * * * * Tout cela, assurent les Bethlémitains, est un don du Divin Enfant... II La crèche. Il est évident que Notre-Seigneur est né dans un _khan_. Or le _khan_, en Orient, n’est même pas une auberge, c’est quelque chose de beaucoup plus inférieur: un édifice sans toit, aux murailles grises, souvent bâti en pleine campagne, appuyé contre une roche ou une grotte; quelquefois, quand le _khan_ est très luxueux, il possède un auvent. C’est un endroit de repos, fait surtout pour les chevaux, les mules ou les ânes; il y a des râteliers, il y a du foin et de l’orge, il y a de l’eau, et les animaux peuvent manger et boire. Quant aux _moukres_--c’est-à-dire les cavaliers--ils s’étendent à terre, la tête sur la selle, et ils dorment à la clarté des étoiles ou du soleil. Le voyageur peut s’asseoir ou s’allonger sur une balustrade de pierre qui sert à monter à cheval, et, s’il a un manteau ou un tapis, il peut même y dormir. Ordinairement, le touriste ne trouve d’autre rafraîchissement qu’un verre d’eau; mais si le _khan_ est absolument magnifique, il peut se procurer une tasse de café, mais rien de plus. Ces _khans_ sont servis par un patron avec deux aides, et dans des endroits très solitaires et un peu dangereux, le gouvernement turc y place un soldat, un _zaptieh_. Au temps heureux de la Nativité, les _khans_ devaient être encore plus primitifs; Bethléem avait une petite auberge, mais Joseph et Marie ne purent y aller, non qu’ils manquassent d’argent pour payer le logement, mais parce que la maison était pleine. Quirino, au nom de l’auguste Rome, avait ordonné un recensement général, et toute la Palestine était sens dessus dessous, car chacun devait signer la feuille dans son pays d’origine. Joseph, descendant de David, malgré son humble métier de charpentier, était obligé de se rendre à Jérusalem. La route de Nazareth à Jérusalem par Nahim prend cinq à six jours de marche, par petites étapes: Bethléem était une des dernières stations où Marie et Joseph, fatigués, s’arrêtèrent, la nuit du 24 décembre. N’ayant pas trouvé de place à l’auberge, ils se résignèrent à aller dans le _khan_, où ils comptaient rester à peine quelques heures, devant partir le lendemain pour la cité sainte. Marie, qui, si toutes les traditions de la Terre Sainte ne se trompent point, avait alors quatorze ans et demi, fut prise des douleurs de la maternité dans ce pauvre refuge; les animaux qui se trouvaient là virent le petit Enfant sur la paille de leurs râteliers et réchauffèrent son mignon corps de leur haleine tiède. Au-dessus de cette réunion d’animaux et d’humbles gens, s’arrêta la lumineuse étoile qui avait guidé les trois rois dans leur chemin: l’un venait de Perse, l’autre des Indes, le dernier d’Abyssinie, et tous, avec leurs richesses, leurs dons, leurs cadeaux, s’agenouillèrent devant le pauvre _khan_ de Bethléem, où l’Enfant avait ouvert ses yeux clairs, qui devaient jeter sur le monde une lumière d’aurore. * * * * * A quoi bon raconter l’histoire de la belle église édifiée sur la place sacrée de la Nativité? Ces églises de Palestine, dues en grande partie à l’immense piété de sainte Hélène, mère de Constantin, ont été presque toutes détruites, puis reconstruites, puis encore démolies, puis de nouveau refaites, et cela cinq ou six fois: aussi leur histoire est-elle fort compliquée. A Bethléem, malgré les vicissitudes, la grotte où naquit le Divin Enfant est restée intacte. On prend un petit cierge dans l’église, on descend une douzaine de degrés assez roides, taillés dans le mur. En bas, une grande quantité de lampes vous éblouissent dans un scintillement d’or et d’argent, et vous vous trouvez dans la grotte sainte. C’est une caverne naturelle, creusée dans une roche calcaire tendre et couverte par une voûte artificielle. Sa longueur est de douze mètres sur quatre de largeur; elle a trois portes, et ne reçoit aucune lumière du dehors. Cinquante lampes y brûlent continuellement, et le sol est couvert de marbre blanc, ainsi que les parois rocheuses; une merveilleuse tenture de cuir repoussé s’étend le long des murs. A gauche, en entrant, vous trouvez une abside, et en dessous une ouverture circulaire qui laisse voir une pierre de couleur bleuâtre, un grand jaspe; cette ouverture circulaire est entourée d’une étoile d’argent, clouée sur le marbre. Autour du disque, il y a écrit: HIC DE VIRGINE MARIA JESUS CHRISTUS NATUS EST. Les genoux se plient et avidement les lèvres se posent sur le métal, comme si elles cherchaient le front du nouveau-né et sa petite main innocente. Mais à côté, la roche a une cavité: c’est le berceau où la Vierge Marie déposa l’enfant, priant la nuit d’être douce pour lui; c’est la place où vinrent s’agenouiller les pasteurs qui veillaient dans l’obscurité glacée et qui furent entraînés par la parole de l’ange: _Allez, et vous trouverez un enfant enveloppé de linges blancs et couché dans une grotte, c’est le Seigneur..._ Et devant vos yeux disparaît la merveilleuse église, édifiée sur le misérable _khan_ qui abrita la mère et le nouveau-né; on oublie que le fanatisme des Grecs schismatiques est plus violemment déchaîné ici que partout ailleurs et que le gouvernement turc est obligé de maintenir un _zaptieh_ près de chaque autel pour éviter une autre guerre de Crimée, arrivée parce que les Grecs, en 1847, volèrent l’étoile d’argent de la Nativité; vous ne voyez pas les soldats, les prêtres arméniens, les prêtres grecs, ni personne; vous ne remarquez pas les lampes d’argent, les marbres précieux qui forment les hôtels, les tapisseries brodées, les tableaux rares. Qu’est-ce que tout cela? rien... Ici, est né l’Enfant vers qui se tendent, depuis deux mille ans, les petits bras de tous les enfants chrétiens de la terre; ici se trouve le berceau où il fut déposé par les mains tendres et caressantes de Marie; ici elle chanta, peut-être pour l’endormir, quelque chanson en ce doux et lent idiome hébraïque; ici, enfin, est la crèche... Oui, cette crèche ingénue, candide, familière, à laquelle rêvent toutes les imaginations et qu’essayent de reproduire les doigts gauches et inexpérimentés; oui, cette crèche à laquelle vont les prières les plus pures, les aspirations les plus élevées, les désirs les plus chastes; oui, cette crèche... Peut-on voir autre chose? Ah! regardons-la bien, car si toutes les âmes brisées par les luttes et les souffrances demandent au voyageur de retour dans sa patrie ce qu’est le Golgotha ou le saint Sépulcre, si toutes les âmes ardentes et romantiques veulent savoir ce qu’est le mont des Oliviers ou le jardin de Gethsémani,--par contre, toutes les âmes tendres et simples désirent être renseignées sur Bethléem et la crèche, leur grande préoccupation religieuse. Les enfants ignorent les douleurs de la Passion; ils connaissent seulement cette grotte située dans une campagne verdoyante, pleine d’arbres, de champs cultivés et de prés semés de violettes,--n’est-ce pas le paysage de Bethléem?--où vivait une population de pasteurs, de laboureurs, de bergers, de chasseurs, de joueurs de cornemuse qui, par tous les chemins, accouraient regarder le nouveau-né dans son berceau de pierre, au milieu des animaux domestiques. Les mains des enfants tremblent d’émotion quand, la nuit de Noël, ils portent un petit Jésus de cire, nu et souriant, sous l’arbre chargé de lumières; et certes, en cette nuit-là, nuls cantiques et nulles prières ne sont plus doux au ciel que ceux venant de cœurs innocents pour un innocent. Il faut leur dire, au retour, à ces enfants, que la crèche est bien, comme ils la croient, une petite grotte où la mousse et l’herbe tapissaient le sol, où dans la pénombre luisent les yeux placides du bœuf et le nez blanc de l’âne, où devant la porte toute une théorie de paysans est agenouillée... Qui oubliera jamais cette roche vive cerclée d’argent où palpita pour la première fois le cœur de Jésus? Qui donc pourra jamais l’oublier, car il faudra la décrire aux petits amis du Divin Nouveau-né; à ces petites créatures qui forment autour de lui le chœur qu’il a toujours préféré? Ils écouteront, étonnés, ravis que leur illusion ne s’envole point, et celui qui leur parlera sera plus heureux en leur racontant seulement la vérité. III Le Précurseur. Rien de plus charmant que le petit village d’Aïn-Karem perché sur la montagne. Par groupes de trois ou quatre, ses maisonnettes descendent jusqu’à mi-côte, dans la verdure, baignées par la belle lumière du soleil levant; elles sont entourées de potagers cultivés et de jardins en fleurs; elles regardent la vallée de Karem, qui s’allonge entre les collines et se perd au loin. L’air qu’on y respire a des senteurs balsamiques; quelques sources d’eau vive l’arrosent et y maintiennent une fraîcheur continuelle. Une de ces sources alimente la plus grande fontaine de la ville: un arbre imposant l’abrite, et elle coule, avec un gai bouillonnement, dans deux ou trois conques de roches naturelles; là, on voit arriver les femmes, si jolies et si fines, d’Aïn-Karem, venant chercher leur provision d’eau et laver leur linge. Petites, sveltes, avec un visage mince et doré sous des cheveux noirs, une bouche mignonne, semblable à une fleur pourprée, des pieds et des mains minuscules, elles sont vêtues de laine bleu sombre et portent sur la tête un diadème noir, auquel sont attachées les monnaies d’or et d’argent qui composent leur dot; puis, sur cet édifice métallique est jeté un grand mouchoir, dont l’ourlet est brodé d’étranges dessins rouges et bleus. Quelquefois, elles tiennent dans leurs bras un petit enfant brun et maigre, et elles le cachent dans leur mante, où il rit à pleines dents. Aïn-Karem, donc, occupe une situation exquise, à l’abri des vents chauds ou froids. L’air y est très pur et l’eau limpide--ce qui est un trésor en Palestine;--les femmes y sont séduisantes et les hommes laborieux. Vers la fin de juin, quand les pèlerinages sont finis, beaucoup de Hiérosolomitains viennent en villégiature dans ce joli endroit, et si l’on ne se hâte pas de louer une maisonnette, on ne trouve plus un coin pour se loger. Tous les malades et tous les convalescents s’y guérissent. La distance de Jérusalem est à deux heures de voiture; la route bifurque entre Bethléem et Aïn-Karem. Celui qui visite ce village a le désir d’y séjourner, tant on y jouit de la paix et de la fraîcheur: le murmure des fontaines a certainement quelque chose de magique, car il est difficile de s’en arracher; et le cœur en garde une image de sérénité, le tableau d’un de ces lieux bénis où l’âme désire rester, mais que les nécessités de la vie ne nous permettent point d’habiter. Aïn-Karem est le nom arabe de Saint-Jean-de-la-Montagne. Ici est né Jean, le fils de sainte Élisabeth et de saint Zacharie, Jean le Précurseur, saint Jean-Baptiste, qui fut le plus grand parmi les enfants des hommes... * * * * * Le vieux Zacharie avait aussi à Aïn-Karem sa maison de campagne. On prend un sentier sous les arbres, et on monte à cette demeure modeste, où naquit Jean; et les deux petites chambres, parfaitement conservées, ont un caractère de simplicité candide qui parle d’idylle... Ils étaient vieux, Zacharie et Élisabeth; ils n’espéraient plus avoir d’enfants; mais, le nid d’Aïn-Karem devait abriter son aigle. Ce fut dans l’attente de cette maternité que Marie de Nazareth vint trouver sa cousine Élisabeth, des collines lointaines de la Galilée. Qui ne se souvient de la douceur de cette rencontre entre ces deux femmes, qui devaient donner à la lumière Jésus et Jean, des humbles paroles d’Élisabeth s’inclinant devant la mère du Sauveur, et du tressaillement de joie qu’elle ressentit à sa vue? Ici, sur le seuil de ces deux pauvres chambres, la brune fille de Céphoris et la femme d’Aïn-Karem magnifièrent les miracles de Dieu et s’embrassèrent avec une profonde tendresse. Dans ce pays modeste et champêtre, Marie vécut trois mois; et la fontaine d’Aïn-Karem s’appelle la fontaine de la Vierge, parce qu’elle y descendait chaque jour chercher de l’eau, avec cette simplicité d’habitude que la plus élue d’entre toutes conserva toujours. Le voyageur et le pèlerin peuvent, assis sur une pierre, près de la fontaine, regarder le chemin par où Marie venait les matins dorés, l’amphore sur la tête, du pas léger des femmes de Judée; la douce scène se reproduit devant eux, avec la théorie des femmes aux manteaux bleus et aux tuniques rouges; et ils peuvent adorer la divine et fantastique image, mieux que sur les murs d’une église. L’idylle suave dura trois mois entre Élisabeth et Marie: un jour la Vierge abandonna la belle montagne d’Aïn-Karem, la terre bénie de Judée, et alla commencer sa dramatique existence de mère douloureuse. Si la chronologie traditionnelle ne se trompe point, le Précurseur naquit deux ou trois mois avant Jésus, et Élisabeth dut le sauver des persécutions d’Hérode, le tueur d’enfants, en le cachant dans une grotte. Le rocher où le corps du nouveau-né fut déposé et qui protégea ses membres frêles se voit encore, et les lèvres des fidèles viennent y déposer un baiser, l’usant lentement. Et ainsi Aïn-Karem ou Saint-Jean-de-la-Montagne, malgré que des siècles aient passé sur le sommet de ses collines, n’a rien perdu de son aspect serein: ses eaux y chantent toujours une légère chanson, donnant la joie de leur fraîcheur à la gorge desséchée des voyageurs; ses fleurs et ses fruits y croissent odorants et vigoureux; et la douce idylle qui vient des choses et des souvenirs domine l’obscure vallée qui va se perdre dans le désert. * * * * * Mais Jean voulut fuir l’idylle. Jeune encore, il laissa la maisonnette d’Aïn-Karem et alla vivre dans une grotte solitaire, où il commença une existence de prières et de contemplations mystiques. La beauté de la nature et la grâce des femmes n’eurent pas de signification pour lui; il renonça à tout ce qui était humain et ses yeux fiers se brûlèrent à regarder le ciel. Pendant que le Rédempteur traînait obscurément sa jeunesse dans la boutique de Joseph le charpentier, Jean avait déjà donné sa grande âme à un idéal suprême; la réputation de son austérité et de son esprit pur et élevé s’était répandue dans toute la Judée. Les sectes vivaient à Jérusalem dans l’hypocrisie et dans les plaisirs, soumises jusqu’à la servilité à la loi de Moïse; mais Jean n’entra jamais à Jérusalem, il n’aimait que les vastes solitudes et les horizons infinis du désert: le contact avec la vie troublait ses extases suprêmes. Jamais l’esprit de celui qui tressaillit dans le sein d’Élisabeth, à l’approche de Marie enceinte de Jésus, jamais cet esprit sauvage et indépendant ne voulut s’assujettir à la calme existence d’Aïn-Karem; jamais la brune et maigre figure du Précurseur, creusée par les jeûnes et les prières, ne monta le sentier étroit qui conduit au village: cette fontaine ne désaltéra point ses lèvres brûlées. Il partit pour toujours. Les jolies filles, aux yeux noirs brillants, ne le revirent plus; ses compagnons ne lui envoyèrent plus leurs saluts affectueux. Jean disparut. Plus tard, on apprit que dans l’ardent désert de Jéricho, entre le lac Asphaltite et le Jourdain, une voix puissante secouait les échos taciturnes des plages. Et la prophétie d’Isaac parut s’être réalisée: _Une voix clame dans le désert et dit: Préparez les voies du Seigneur._ Pendant des années et des années, dans cette plaine desséchée où, seul, à travers les buissons d’épines couverts de sel, galope le chacal immonde; dans cette plaine où semble planer l’éternel châtiment d’un Dieu sans miséricorde; dans cette plaine où tout paraît mort, là vécut Jean. Une peau de chameau lui ceignait les reins et était son unique vêtement; il mangeait des sauterelles et du miel sauvage; il était le fils du désert; il en était l’âme mystique; il en était l’esprit exalté. Il peuplait la plaine, il la remplissait de ses prédications. Qui l’écoutait? Personne. Cependant la renommée de sa piété, de ses privations, de son austérité pénétrait dans les villages les plus lointains, arrivait jusqu’à Jérusalem, faisait pâlir le Tétrarque, l’époux d’Hérodiade... Comment, il y avait quelqu’un, là-bas, qui maudissait l’éternel péché de l’homme; qui levait les bras au ciel, vers ce Dieu que la Judée méconnaissait?... Des pays les plus lointains, des gens humbles et repentants venaient solliciter le baptême et la purification. L’eau du Jourdain était versée par les mains brunies de Jean-Baptiste, et les hommes s’en retournaient réconfortés, venus à une vie nouvelle. Ah! le jour merveilleux où le blond prophète descendit, lui aussi, dans la plaine brûlante de Jéricho, demandant humblement le baptême! Ainsi que les mères s’étaient rencontrées et embrassées, ainsi les fils se rencontrèrent et s’embrassèrent, devant les rives du fleuve sacré, dans ces champs que le ciel dut aimer, car ils furent témoins de la scène suprême. Jean trembla de joie, et, dans l’émoi de son âme, il ne voulut pas baptiser Jésus, s’en croyant indigne; mais le Galiléen l’y obligea doucement, et sa tête blonde se baissa sous l’eau divine... Après cela, l’histoire de Jean finit. Le baptême du Rédempteur est la récompense de sa longue pénitence, de toute sa jeunesse sacrifiée à l’idéal sublime. Salomé, fille d’Hérodiade, peut danser voluptueusement devant le Tétrarque et demander la tête de l’ascète; celui-ci, dans les prisons de Machéro, verra venir sans trembler la hache du bourreau. Son destin mystique est accompli. A QUATRE CENTS MÈTRES SOUS LA MER I Jéricho. Jéricho, Jéricho! A peine dans la cité sainte, vous n’entendez que ce mot, dans toutes les langues, avec plus ou moins d’aspiration sur la première lettre, avec plus ou moins d’accent sur la dernière. Des voyageurs de toutes nations le prononcent constamment à l’heure des repas: Jéricho, Jéricho! En effet, celui qui, à Jérusalem, est monté sur le mont des Oliviers, a contemplé le saint Sépulcre, est descendu dans les tombeaux des Rois; celui qui a visité Bethléem et même traversé Hébron, la ville d’Abraham, n’a vraiment rien fait et n’a vu que tout ce que tout le monde peut voir. Jéricho! voilà l’endroit intéressant. Non par lui-même, car, de la ville fameuse, il ne reste guère que huit ou dix maisons, un hospice russe et quelques chambres meublées, seul abri que l’on puisse trouver après le mois d’avril. Jéricho n’est rien, mais c’est par là que passe la route du Jourdain et de la mer Morte. On y mange et on y dort, quand on peut manger et dormir à quatre cents mètres au-dessous du niveau de la mer, dans un pays où l’on respire du plomb fondu. Le plus souvent, sans avoir ni mangé ni dormi, mais après avoir été dévoré par les plus terribles moustiques du monde, on se dirige vers le sombre lac de bitume qui a englouti Sodome et Gomorrhe et où semble encore flamber le feu vengeur. On se rend sur les bords du Jourdain, où saint Jean-Baptiste rencontra Jésus et lui versa sur la tête les claires eaux du fleuve. Beaucoup de voyageurs ne vont pas en Samarie et ne visitent pas la Galilée, Nazareth, le Thabor, le lac de Génésareth et Capharnaüm, c’est-à-dire le théâtre de la jeunesse de Jésus; aucun n’oserait quitter Jérusalem, sans s’être rendu à la mer Morte et au Jourdain. * * * * * A peine le passant ingénu et malheureux a-t-il émis l’intention de se rendre à Jéricho, que ses tourments commencent: --Jéricho! mais la route est dangereuse. --Dangereuse?... et pourquoi? --A cause des Bédouins. --Que font les Bédouins? --Ils tuent les voyageurs pour les voler. --Est-ce possible? --Parfaitement. --Et la police turque... --Elle arrête les coupables, mais après le crime. --Ah, bon! _Ici, le voyageur s’abîme en de profondes réflexions; puis il va parler de Jéricho un peu plus loin._ --Jéricho? Oui, c’est assez dangereux; cependant, depuis quelque temps, on n’entend plus parler de rien. --Depuis quelque temps?... --Oui, il y a trois mois on a signalé une agression; c’était seulement une vengeance particulière. --Alors, les Bédouins sont des voleurs? --Certainement; mais le gouvernement turc a un traité passé avec eux, pour qu’ils n’attaquent pas les voyageurs. --Vous parlez sérieusement? --Pas tout à fait... Vous savez, dans ce pays... --Alors, on peut voyager en toute sécurité? --Je ne garantis rien. _Le voyageur devient songeur; il prend courage et va vers un groupe de personnes qui reviennent de Jéricho._ --Jéricho? Nous n’avons pas vu de Bédouins. --Alors, vous avez été tranquilles? --Pas complètement, car à un certain endroit les guides et l’escorte nous ont fait hâter le pas, assurant qu’il y avait des brigands dans la montagne. --Les guides voulaient peut-être un pourboire plus fort? --Peut-être... --Jéricho? interrompt un autre. Prendrez-vous une escorte? --Naturellement. Mais de quoi faut-il qu’elle soit composée? --Un Bédouin à cheval, bien armé, à qui on donne quinze francs. C’est une sorte de tribut payé au chef du village d’Aboutiss, sur la frontière de Jérusalem. _Ici, le voyageur est très ému._ --Au moins, avec cette escorte, est-on protégé? --Presque... --Comment presque? --Vous savez, on rencontre quelquefois des bandes indépendantes, contre lesquelles le cheikh d’Aboutiss ne peut vous protéger. --Et l’escorte... que fait-elle? --Elle se sauve. --Mais alors elle ne sert à rien, votre escorte? --Comment, à rien? Mais sans elle, vous ne pouvez partir. --Cependant, puisqu’elle se sauve? --Je le sais, mais elle est indispensable. Si vous n’en avez pas, il vous arrivera quelque chose quatre-vingt-dix fois sur cent... --Et si j’en ai une?... --Oh! alors, il ne vous arrivera rien quatre-vingt-dix fois sur cent... --Le chemin est-il bon? --Pas mauvais. --Vous n’avez pas eu d’incidents désagréables? --Moi?... Pas du tout. --Depuis combien de temps les assassinats et les vols ont-ils cessé sur cette route de malheur? --Depuis longtemps... mais qu’est-ce que cela vous fait, puisque vous avez votre drogman et votre escorte! --C’est juste. --Vous avez aussi un Bédouin à cheval? --Oui. --Emportez des armes, si vous en possédez. --J’ai bien un revolver, mais j’ai toujours peur qu’il ne parte dans ma malle. --Ça ne fait rien... Mettez-le bien en évidence. --Voyons, la route de Jéricho n’est pas sûre, alors? --Ah!... Vous comprenez... En Orient... * * * * * Puis le chœur continue: --Jéricho?... Un chemin triste, désolé, désert, et de chaque côté, des paysages sombres et monotones. --Jéricho?... Une chaleur atroce. --Mais je suis du Midi... --Qu’importe! Jéricho est le point le plus bas de la terre: on ne peut y respirer. --Jéricho?... L’_hôtel du Jourdain_ est fermé... L’hospice russe est fermé. Il n’y a que quelques chambres meublées tenues par des Russes. --Jéricho?... Mais il n’y a rien à manger. --J’emporterai mes provisions. --Personne ne vous les fera cuire. --Buvez du thé... Évitez l’eau... --Jéricho?... Vous partirez à l’aube de Jérusalem pour arriver à dix heures du matin. Il fera déjà chaud, mais vous ne souffrirez pas au commencement du voyage. --Bien, je partirai à l’aube. --Vous avez un grand chapeau? --Non; seulement un chapeau de paille. --Vous avez au moins une _kouffieh_, un mouchoir de soie? --Oui. --Mettez-le sur votre chapeau... --Oui. --Et en dessous, placez sur vos cheveux un mouchoir de batiste. --Que de choses, grand Dieu! --Plus vous vous couvrez la tête, moins vous avez à craindre une insolation. --Très bien. --Il vaudrait mieux avoir un casque de liège. --Oh! un casque! --Cela vous paraît étrange? mais en Orient, c’est le meilleur moyen de se protéger du soleil... --Je n’ai pas de casque, et si j’en avais un, je ne le mettrais pas. --Enfin, protégez votre tête. --Oui, merci. --Jéricho? reprend un autre. Vous partirez l’après-midi, n’est-ce pas? --Non, je me mettrai en route à l’aube pour profiter de la fraîcheur matinale. --C’est une erreur grave, car vous avez le soleil de face, et cela n’a rien de divertissant, je vous l’affirme. J’en sais quelque chose... --Alors, que faire? --Il faut partir après midi. Vous aurez le soleil dans le dos tout le temps, et vous ne souffrirez pas. --En ce cas, j’arriverai fort tard à Jéricho! --Cela n’a pas d’importance. --Il n’y a donc pas de danger? --Ma foi! on n’est pas sûr de rencontrer des voleurs, tandis que l’insolation... --Jéricho?... C’est un voyage fatigant, etc. _Ici, notre infortuné voyageur, énervé et sceptique, demande:_ --Jéricho? Est-ce que cela vaut la peine d’y aller? Parmi les interlocuteurs, quatre disent non; trois, oui; un, oui et non. * * * * * Et malgré tout pas un seul voyageur, jeune ou vieux, homme ou femme, qui n’aille à Jéricho: c’est immanquable! II En palanquin. Personne ne visiterait Jéricho, ses dix maisons et ses vingt cabanes perdues dans la grande plaine de Riha, si l’on n’était forcé de s’y arrêter en allant de Jérusalem aux rives désertes de la mer Morte ou aux bords verdoyants du Jourdain. Personne ne voudrait séjourner dans ce triste village, qui semble situé au fond d’un puits et où le ciel paraît si lointain que l’œil s’abaisse plein d’effroi sur la terre. Le voyageur emporte avec lui une impression d’ennui, de frayeur, de malaise, et se souvient de Jéricho comme d’un endroit étrange et angoissant, où l’on a la sensation d’une chute dans un trou profond, plein de vapeurs âcres et de reptiles mystérieux... Qui n’a éprouvé, à Jéricho, ce frisson physique et cette terreur morale? Qui n’a pas eu la crainte vague de mourir, suffoqué dans cet air irrespirable, la nuit, dans ces étroites chambres meublées? Qui n’a pas eu le cœur soulevé du goût de cendre qu’ont tous les mets et de la saveur saumâtre qu’ont tous les liquides? Alors, dès qu’on a subi ces effets divers, on n’a plus qu’un désir: fuir, fuir, sans perdre une minute, n’importe où, vers le Jourdain, vers la mer Morte, vers les monts de Moab, vers le désert même, mais ne pas rester là où l’agonie est inévitable--l’agonie d’une pauvre mouche tombée dans un verre. La fuite! La petite maison de bois et de briques où l’on loge à trois francs la nuit est construite au bout d’une ruelle: elle est enveloppée d’un silence et d’un recueillement propres à donner immédiatement le frisson de la peur. Les deux vieilles Russes ont des vêtements gris, avec une coiffe et un col blanc, une tenue monacale. Elles ne comprennent pas un mot d’italien, de français ou de grec. Silencieuses, elles vont et viennent d’un pas léger. De temps en temps, la petite maison, qui a un étage, craque un peu et on ne sait rien de ceux qui sont au-dessus, à côté, autour de vous. La chambre où l’on dort est au rez-de-chaussée; les fenêtres grillées s’ouvrent sur la campagne. Le lit est entouré d’une moustiquaire si épaisse qu’on pourrait y cacher un cadavre, comme dans les _Mystères d’Udolphe_, d’Anne Radcliffe. Au dehors, le drogman, fidèle défenseur, repose sur le divan d’une salle à manger; le Bédouin d’escorte, le _moukre_ et son fils logent dans un hangar près des bêtes. Deux longues nuits s’écoulent ainsi; on ouvre toutes les fenêtres sans réussir à respirer; on sort sur le chemin pour essayer de voir les étoiles à travers les arbres; on interroge les bruits légers qui rompent le lourd silence; on attend je ne sais quelle apparition imaginaire ou réelle. * * * * * On va généralement à Jéricho à cheval en une dizaine d’heures. Moi, je choisis le palanquin: ce mode de transport est plus pratique et plus poétique; il est un compromis entre la raison et l’imagination, et, tout en étant peu habituel, il respecte davantage les os du voyageur. En Orient, le palanquin est une sorte de chaise à porteur en bois, dont le devant est ouvert; sur les côtés, deux petites portières. La banquette et le dossier sont rembourrés de cuir et couverts de toile grise. Quatre brancards en avant et en arrière passent dans deux forts anneaux de fer attachés au bât de deux vigoureuses mules. Et l’on est un peu secoué, pas trop, avec la sensation d’un voyage sur mer--sans nausée. Il est inoubliable, ce voyage en palanquin, dans ce pays où l’histoire sacrée a laissé tant de traces; où Jésus, humblement, courba la tête pour recevoir le baptême, tandis que le Précurseur pâlissait en touchant son Seigneur! Nous partîmes de Jérusalem vers une heure après midi. Un vent frais commençait à souffler. Notre petite caravane était ainsi composée: d’abord mon palanquin plein de valises, de livres, de manteaux pour la nuit, d’ombrelles et de mouchoirs de soie pour le soleil; puis le drogman Issa, à cheval; puis, également à cheval, le Bédouin Ahmed; celui-ci armé jusqu’aux dents, jeune, maigre, bruni, silencieux, fumant d’éternelles cigarettes; puis le _moukre_ Jean et son fils, conduisant l’âne chargé de provisions, sur lequel ils montaient une heure chacun. Le Bédouin marchait en tête, et sa silhouette menue et précise se détachait nettement sur la limpidité du ciel d’Orient; parfois, il s’arrêtait, et, immobile comme une statue équestre, attendait l’arrivée de la caravane. Le palanquin le rejoignait bientôt, avec son balancement, qui rendait le paysage imprécis et plus attrayant; après lui, toute notre petite troupe. Ah! les longues heures passées en cette rêverie heureuse, en cet état d’âme exquis qui rend les impressions plus aiguës et plus profondes!... Ah! ma petite cellule de bois, ondulant sous les pas assurés des mules, et l’horizon fuyant, et le paysage mouvant, et le parfum des lauriers-roses! La route interminable, sans gaieté, sans vie, serpentant entre des collines arides, descendant insensiblement au fond de ce lugubre entonnoir, me faisait l’effet d’une route de rêve vers une contrée chimérique, grâce à ce muet bercement dans l’air léger. Les hautes montagnes de Sion fuyaient derrière nous; les maisons de Béthanie disparaissaient une à une, et, comme en un kaléidoscope, défilaient les collines poudreuses où le chacal même ne peut trouver sa nourriture. Et toujours la petite boîte ambulante descendait, descendait, le long des parois rocheuses, dans le lit des torrents, dans les fossés creusés par les pluies hivernales. Le drogman, le _moukre_ et son fils marchaient avec cette patience impassible des Arabes qui affrontent toutes les privations et dévorent tranquillement l’espace. Le Bédouin svelte, le fusil en bandoulière, les poignards croisés dans sa ceinture, allait, toujours silencieux. Et pendant six heures, je n’ouvris pas un livre, et je vécus dans l’austère enchantement d’un pays deux fois sacré par les grands événements dont il fut le théâtre et par les cataclysmes de la nature: pays dévasté, peut-être pour avoir vu de trop grandes choses. Je me sentais loin, détachée du monde extérieur, délivrée de toute influence étrangère, seule, seule, devant cette campagne vaste et déserte, avec, là-bas, le but attendu et désiré; je me sentais toute autre, avec une âme ingénue comme celle d’un enfant,--mais d’un enfant qui aurait connu l’ardeur de la vie et la douceur du rêve... Ah! mon palanquin, tout parfumé de lauriers-roses, qui me portait par les chemins arides, semés de pierres fendillées par le soleil! Je n’ai qu’à fermer les yeux pour retrouver encore son mouvement régulier, pour revoir ces paysages tragiques et enchantés, imprimés en mon cœur, qui ne saurait plus oublier... * * * * * Le voyage de nuit en palanquin a quelque chose de magique. Vers trois heures après minuit, le drogman vient frapper à la porte de la petite chambre où je repose, à Jéricho; dans l’ombre profonde, au milieu de l’agitation de personnages fantastiques, qui grouillent de tous côtés, la caravane repart pour le Jourdain. Les ténèbres sont épaisses, mais les mules ont le pied sûr. Et le palanquin entre dans le noir, descend, s’incline, penche, remonte, ondoie, effleure des buissons parfumés et s’enfonce de plus en plus dans l’obscurité: au loin, paraît un bout de ciel étoilé. J’ai la sensation d’être dans un pays inconnu, mystérieux, fabuleux; de suivre des routes inexplorées et des chemins incertains, dans des végétations invisibles; d’étranges profils et d’inquiétantes silhouettes se dessinent autour de moi: seule, la cigarette du Bédouin brille faiblement devant moi. En vain, mon regard halluciné essaye de distinguer quelque chose; en vain, je me penche à la portière pour tenter de voir... Où allons-nous? Avons-nous réellement un but? Le voyage me semble interminable, sans fin, éternel... Peut-être vais-je toujours marcher ainsi, sous la sombre nuit, enfermée dans cette boîte? Mais non! là-bas, là-bas, les voiles épais, s’éclaircissent comme si une main surhumaine les soulevait un à un. La pénombre devient grise, un souffle frais bat de l’aile, et nous allons vers la lumière du jour nouveau. L’heure est exquise. L’aube dans ce désert de sel qui s’étend de Jéricho au lac de bitume, l’aube n’a pas la tristesse de l’aurore brumeuse des villes. Elle a une délicatesse, une douceur, une jeunesse intenses. Une clarté rose enveloppe la montagne de la Quarantaine, où Jésus fut tenté par le démon, et descend dans la plaine. L’hallucination devient réalité: la grandeur de cette solitude où Jean a parlé se manifeste dans toute sa noblesse. J’ai les yeux encore pleins des visions de la nuit et mouillés de larmes... Mais le soleil se lève et une étendue vaste, immobile, décolorée, apparaît: c’est la mer Morte. III Sodome et Gomorrhe. La mer Morte est située à environ dix lieues de Jérusalem, à trois cent quatre-vingt-dix-neuf mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée. L’immense coupe de ses eaux immobiles est renfermée entre deux chaînes de montagnes élevées et arides, les monts de Juda et les monts de Moab. Sur les rives et sur les sommets, aucune trace d’hommes ou de végétaux. Sa largeur est de dix-sept kilomètres et elle a près de quatre cents mètres de profondeur. Devant son apparence métallique, devant sa teinte uniforme qui ne réfléchit même pas l’azur du ciel, le voyageur croit à une étendue démesurée, et dans son imagination ce triste lac apparaît comme un océan tranquille, qu’aucun navire ne traversera jamais. Malgré une certaine transparence, l’œil est arrêté à peu de profondeur par des étincelles rappelant l’éclat du mica. Je dois aussi avertir les baigneurs qu’on remonte toujours à la surface et qu’il faut apprendre à nager obliquement si l’on veut éviter de plonger et d’avaler un liquide dont la saveur est atroce. Le baigneur est également forcé de se couvrir le corps pour éviter le contact des minéraux en dissolution, et la tête pour se protéger des rayons du soleil. Lorsque l’eau de la mer Morte pénètre dans les yeux, elle y produit une brûlure analogue à celle du tabac. Aucune espèce de poisson ne peut vivre dans ces ondes empoisonnées. De temps en temps seulement, un oiseau rase le miroir scintillant sans le ternir et disparaît rapidement. Phénomène bizarre: aucun des fleuves qu’elle reçoit et qui y déversent des milliers de litres d’eau, ne fait croître son niveau. Une immense évaporation se produit et augmente encore le mystère, la solennité de cet endroit. Pendant trois ou quatre lieues, la terre est brillante de sel et les chevaux enfoncent dans cette blancheur comme dans une neige scintillante. Çà et là, loin de la plage, s’élève un arbuste aride aux fruits étranges, amers ou pleins de cendre, selon qu’ils sont frais ou desséchés. Ce sont les fruits de la mer Morte, nés d’une végétation condamnée, dans un désert aride, des fruits abominables au goût, des fruits de châtiment, qui portent, eux aussi, les traces de la malédiction divine. * * * * * Devant cette mer sans vague et sans tempête, qui prend à l’aube la couleur de l’acier non trempé et aux heures plus lumineuses la teinte de l’argent en fusion; sur cette plage qui ne vit jamais une barque de pêcheurs ou un bateau de plaisance; en présence de cet océan mort où s’engouffre le rapide et bruyant Jourdain, la curiosité superficielle disparaît. Qu’importe si le manche d’une ombrelle, plongé dans l’eau, en ressort tout brillant de sel? Qu’importe si cette petite île, là-bas, paraît ou disparaît au-dessus de la ligne des eaux? Qu’importe si un Anglais a parcouru à la nage la distance qui la sépare de la rive? Qui oserait penser à de telles futilités au milieu du tragique silence qui règne en ce lieu, parmi les âcres senteurs de bitume et de soufre, devant l’expression austère que prennent les Arabes de l’escorte, gens impressionnables et craignant Dieu? C’est plutôt une sorte de curiosité macabre qui pousse à se pencher sur l’eau et à la fixer, avec autant d’intensité peut-être que Dante, en son immortelle et funèbre vision de l’Enfer. Sous les ondes fumantes du lac de bitume, ensevelies sous une pluie de feu et de métaux fondus, dorment les cinq villes pécheresses, où il fut impossible de trouver dix justes. Terrible, implacable, fut le châtiment qui s’appesantit sur elles. La mer Morte étendit dans la vallée, jadis pleine de vie, ses eaux chaudes, épaisses et fumantes. Pas une pierre, pas une trace humaine n’est restée de Sodome, de Gomorrhe, d’Adama, de Ségor et de Soboïm! La terreur de cette punition céleste se répandit par tout le pays des patriarches et, dans le cours des siècles, plana comme un spectre menaçant au-dessus des villes adonnées au péché. La crainte du feu vengeur troubla longtemps encore les rois impies et les princes infidèles. Quel long pèlerinage d’êtres humains virent ces rivages solitaires! Combien de voyageurs se sont mélancoliquement penchés sur ces ondes pour en découvrir le secret, et sont repartis plus pensifs, accablés sous l’infinie tristesse qui se dégage de la Mer Morte! * * * * * Jamais nulle part le symbolisme ne fut exprimé d’une façon plus efficace et plus épouvantable. Sodome et Gomorrhe sont bien disparues pour toujours, et ni la religion ni l’art ne parviendront à les évoquer. Cependant le péché et son châtiment, inflexiblement unis, sont partout. Cette immensité déserte où l’herbe ne pousse pas; cette mer qui n’eut jamais de vagues et dont les vapeurs sulfureuses montent dans l’air jusqu’au ciel; ce métal liquide où se heurtent les éléments les plus opposés; ces couleurs sans vie, qui semblent faites de pierre ou de fer; cette absence de mouvement; la mort de ce vif et rapide Jourdain dans les abîmes profonds et obscurs de la mer Morte; cette chaleur qui dessèche et cette odeur qui serre la gorge; cette eau qui est du sel et du métal; ces fruits qui sont du verre et de la cendre--tout cela, c’est l’âme, c’est son péché, c’est son châtiment. Et l’homme qui a dégradé son esprit dans les plaisirs égoïstes, qui a rendu un culte à la matière, qui a vécu dans l’orgueil, qui a sacrifié la partie la plus pure de lui-même aux choses du monde; l’homme, au moment où il se croit le plus fort, sent en lui le poids écrasant de ce désert, de cette solitude, de cette aridité. L’être qui a obéi lâchement aux plus bas instincts, dès que sont passées les brèves heures de ses joies, se voit fermer pour toujours le spectacle de la vie: il n’y a plus pour lui ni riante campagne, ni fleurs parfumées, ni oiseaux jaseurs; tout est poussière, pierre, métal; tout est sombre ardeur, tout est tourment des sens. Le fruit de la vie, d’apparence si florissante, désormais ne contient plus pour lui qu’un peu de cendre. Pareil à ces misérables habitants des cités maudites, il a nié, lui aussi, les saints enthousiasmes; il a renoncé à l’idéal, il a repoussé la pureté et la foi, et comme eux, une fois son rêve de plaisir fini, il ne trouve plus en soi que la dévastation, la ruine, et le silence de la mort. Les eaux justicières se sont refermées sur cette dévastation et ne s’ouvriront jamais plus. Dieu a voulu que ce paysage de la mer Morte fût l’image du péché et du châtiment; et quiconque a vécu dans l’erreur et a aimé le mensonge, voit submerger son âme sur un horrible lac asphaltite... IV Le Jourdain. Peu à peu, disparaissent les arides sillons couverts de sel que les vapeurs de la mer Morte laissent tomber sur le vaste désert de Jéricho. Le terrain mêlé de sable noirâtre et de pierres où se fatiguent les chevaux est laissé en arrière. L’air n’est plus chargé de ce brouillard qui, le long du lac de bitume, accable le voyageur. Le ciel d’Orient, d’un azur très pâle et très doux, reparaît enfin; lentement, la caravane poursuit sa marche, au pas tranquille des chevaux et des mules; le palanquin se balance uniformément; et, tout à coup, dans la fraîcheur matinale, quelques touffes d’herbe surgissent, où l’œil surpris croit entrevoir des gouttes de rosée! Puis, un léger trille rompt le grand silence de l’espace: c’est la voix d’un de ces petits oiseaux qui vivent dans les herbes et sautillent près du sol. La végétation augmente sans cesse: on voit maintenant, au milieu de la verdure, quelques fleurs des pays chauds, blanches, jaunes ou violacées, jamais rouges; fleurs gracieuses sur leur tige légère. Le sentier court entre des haies fleuries et épineuses; les chevaux, de temps en temps, arrachent au passage quelques plantes aromatiques et délicates comme de la dentelle. Alors, sentant venir à lui ces odeurs saines et réconfortantes, voyant toute cette verdure par les portières ouvertes, le voyageur se penche avidement pour contempler le spectacle nouveau. Le balancement de la marche l’empêche de remarquer que le paysage est très vaste, très animé, très vivace, avec l’ondulation des hautes herbes, avec toutes ces masses de fleurs, avec ces oiseaux qui chantent, avec toutes les formes de cette vie solitaire et ardente, sous un ciel pur et caressant. Puis, sur les parois mêmes de la chaise, il entend un léger frottement: les herbes sont devenues si hautes qu’il faut maintenant s’ouvrir un passage, et qu’il est presque entièrement submergé dans toute cette fraîcheur, parmi ces rameaux qui le frôlent, ces gouttes de rosée qui lui mouillent le visage. Et ce bain de feuillage après le pays aride, pierreux, maudit, qu’il vient de traverser, cette tendresse des choses, cette caresse des fleurs, tout cela est vraiment délicieux. Voici donc l’oasis de la Palestine. Voici les champs aimés du ciel. Voici le Jourdain. * * * * * Non loin de la rive droite, la caravane s’arrête. En un clin d’œil, le palanquin est sur le sol; les chevaux, les mules, sont laissés en liberté; les châles, les valises, les tapis, les ombrelles sont placés sur le gazon fleuri. Le soleil baigne d’une lumière blonde toute la berge droite, tandis que la gauche est encore dans l’ombre. Le fleuve sacré roule rapidement ses eaux claires par petites vagues, encore un peu grises, que le soleil colore bientôt. Les hommes de la caravane se réconfortent, étendus sur des tapis; le Bédouin fume son éternelle cigarette et le drogman visite le sac aux provisions. Le touriste est seul, tout seul devant le Jourdain. On ne peut décrire la superbe beauté de cette eau limpide, fuyant silencieusement entre les buissons des rives ombragées de grands arbres; la fascination de ce fleuve solitaire qui traverse un beau pays tout plein de rosée, tout égayé par le chant des oiseaux. De nouveaux paysages se découvrent. C’est partout la même végétation libre et douce, des bosquets où s’harmonisent les tons verdoyants des saules délicats qui courbent leurs rameaux légers. L’eau très claire se plisse, bouillonne, forme mille cercles qui s’ouvrent, se ferment, se reforment plus loin, tandis que d’autres apparaissent, et cette masse liquide semble frémir d’une vie sacrée et joyeuse. Le pèlerin reçoit alors une impression de complète félicité: l’oppression que lui avait laissée ce long et fatigant voyage dans le désert de Jéricho et à la mer Morte disparaît comme par miracle; la profonde tristesse des contemplations austères s’évanouit comme une nuée obscure; une joie sereine ranime son imagination engourdie et ses lèvres voudraient baiser cette terre bénie. Le Jourdain passe, très rapide; et le voyageur, arrêté sur la rive, éprouve le désir intense d’entrer dans ses fraîches eaux et d’en recevoir la vigoureuse et brutale caresse; il voudrait enfermer dans ses bras ce grand fleuve qu’aima le Seigneur, que les prophètes saluèrent, que les apôtres bénirent, et que tous les chrétiens vénérèrent. Et là, immobile sur le bord, il veut passer en son âme une heure divine. Les plantes se réfléchissent dans les ondes, les fleurs exhalent des parfums exquis, les arbres tendent leurs bras noueux, le sable est doux sous les pieds. Depuis des milliers d’années, le Jourdain coule ainsi à travers la Palestine, formant une oasis merveilleuse, et donnant la sensation d’un paradis consolateur aux âmes lassées de spectacles monotones, sombres et tragiques: le fleuve sera toujours ainsi dans les siècles à venir. Mais le temps du pèlerin est compté, la mémoire est courte, les impressions fugitives. Celui qui est venu contempler le fleuve le plus saint du monde se couche sur le sel, laisse sa main baigner dans les eaux glacées, pose son visage sur les herbes folles, joue avec les pierres blanches de la grève et aspire de toutes ses forces le magique enchantement du Jourdain. Les douloureuses émotions du pays désolé s’effacent; les souvenirs de l’histoire terrible où coula le sang divin, s’enfuient; les mortelles tristesses de l’âme souillée et misérable s’évanouissent. Le Jourdain, c’est le mysticisme lumineux sans une ombre, c’est la prière sereine sans un sanglot et sans une larme, c’est la foi sans peur et sans tourments. Le ciel sourit à la terre, qui lui adresse ses plus joyeux saluts; les herbes, les plantes, les arbustes germent et fleurissent; un chant continuel s’élève sur les rives du fleuve, de l’aube au coucher du soleil; et les grandes eaux réfléchissant l’azur ont une pureté que rien ne peut troubler. Ah! la cruelle tragédie qui fait encore pleurer des millions de chrétiens, ici n’afflige plus le cœur du croyant: ici, c’est l’amour et non la douleur; c’est l’espérance et non le désespoir; c’est la foi sublime et non la terreur du doute. Les ondes magiques renouvellent le miracle du baptême, auquel elles servirent; elles lavent, purifient, vivifient, et un printemps nouveau se lève dans le cœur guéri de ses incertitudes, de ses amertumes, de ses blessures. Toute l’innocence des belles fleurs, toute la clarté des eaux fuyantes, toute la sérénité du ciel joyeux, passent dans l’âme de celui qui vient ici accomplir ce pèlerinage de foi et de pitié. Le mystère régénérateur se répète une seconde fois, puisque c’est ici, sous ce grand arbre, que Jésus, un jour de printemps, courba sa blonde tête sous la main de saint Jean: ce paysage a vu la scène suprême de l’amour. C’est assez pour que nos lèvres pieuses effleurent ce tronc rugueux, pour que notre front le touche, pour qu’une extase divine emplisse notre cœur... V La rose de Jéricho. Avant le départ, il se trouve toujours un ami peu indulgent qui ne trouve d’autre moyen de torturer le pauvre voyageur, que de détruire ses illusions de route en déflorant les légendes poétiques des régions lointaines et en démontant, morceau par morceau, les merveilleux châteaux en Espagne que l’imagination s’était créés. Je me souviens qu’en avril j’eus la faiblesse ou la prétention de dire que je partais pour la Palestine. Or, mon voyage fut retardé d’une vingtaine de jours, et je ne pus me soustraire aux plaisanteries d’un de mes amis très sceptique, qui se moquait de la Terre Sainte, de Jésus, de Jérusalem, de toutes les choses mystiques et sacrées qui m’attiraient dans le pays de Soria. Il me priait de lui envoyer les mesures exactes de la vallée de Josaphat; il voulait que je lui fasse expédier, dans une enveloppe, une mèche de la chevelure d’Absalon; il me demandait de fermer mes lettres avec le sceau de Salomon; il désirait avoir la photographie de Sodome et de Gomorrhe; il me conseillait de me faire rebaptiser dans le Jourdain, si ce petit fleuve existait encore; mais son idée fixe était la rose de Jéricho. Cette rose est si souvent nommée dans les Saintes-Écritures qu’il me parlait sans cesse de cette fleur. Jusqu’au dernier moment, il me recommanda de la rechercher pour la lui rapporter; seulement il voulait la vraie, l’authentique rose de Jéricho, celle qui sert de comparaison pour la beauté féminine dans le Livre Saint: on pourrait au moins, en voyant la fleur, se faire une idée des femmes de l’antiquité... Je me suis souvent informée auprès de ceux qui étaient allés avant moi à Jéricho, sur les rives desséchées de la mer Morte ou à la fraîche oasis du Jourdain, s’ils avaient vu, trouvé, cueilli la fameuse rose: les réponses étaient contradictoires. L’un n’y avait pas pensé; un autre avait toujours cru qu’elle était une figure de rhétorique; un troisième l’avait cherchée sans la trouver, mais la saison était peut-être avancée; un quatrième soutenait que les habitants déclaraient n’avoir jamais vu de roses dans leur pays; un cinquième, enfin, affirmait qu’elle se trouvait seulement à des hauteurs inaccessibles. Peu à peu, devant tant d’incertitudes, je commençai à croire moins fortement à l’existence de la fleur mystique. Tout le monde connaît cette subtile sensation d’amertume, qui se répand dans notre âme quand le doute vient briser une des poétiques croyances de notre enfance: ce n’est pas une grande douleur; mais c’est une peine obscure, quelque chose de beau qui disparaît--et la beauté est une chose si nécessaire à notre vie! Donc, personne ne pouvait me renseigner sur cette plante symbolique, qui parfume tant de pages sacrées et qui, avec le nard et le cinnamome, semble composer un des pénétrants aromes dont sont imprégnés les antiques récits. Nul n’avait vu cette fleur de forme exquise et d’odeur suave, nul ne la possédait, nul ne pouvait me donner une indication certaine: c’était sans doute une figure biblique, un mot qu’il fallait prendre à l’esprit et non à la lettre? La rose de Jéricho, à qui l’on compara Marie de Nazareth, la Vierge très pure, n’existait plus, détruite comme tant d’autres choses, comme les villages et les villes, comme Jéricho elle-même aux grandioses murailles? Et, dans l’antiquité, il n’y avait peut-être jamais existé une seule rose de Jéricho! Et les moqueurs, les sceptiques de troisième catégorie, les railleurs sans esprit, ceux qui détestent les voyages, les pays de traditions et de légendes, avaient peut-être raison contre cette pauvre fleur désormais hypothétique et perdue dans le ciel de l’abstraction. «Faites-en un bouquet avec _le lis de la vallée_...», m’avait dit en ricanant mon ami, victime de la manie de tout ridiculiser, tandis que Dieu l’avait créé simple et tranquille. Je ne renonçai pas pour cela à mon projet: je devais rester près de deux jours dans la vieille cité, où quelques maisons à peine sont encore debout, et j’avais l’intention de chercher cette introuvable fleur, produit de l’imagination orientale. Je préparais quelques excursions dans la campagne avec mon drogman; je voulais faire l’ascension des collines même du mont de la Quarantaine, où Jésus après son baptême était venu passer dans la solitude quarante jours de jeûne et de prière. Cette montagne est jaune, aride, faite de durs rochers: on découvre à cette hauteur le grand paysage de Jéricho jusqu’à la mer Morte et au Jourdain. C’est là que Satan tenta Jésus et lui offrit tous les royaumes de la terre, s’il reniait son divin Père. L’ascension de cette montagne est plus difficile et plus périlleuse que celle du Thabor; mais j’étais décidée à la faire, pour suivre pas à pas la vie du Christ et aussi pour chercher la plante désirée. Si je ne la trouvais pas... eh bien, il fallait perdre tout espoir et déclarer que sous les cieux azurés, parmi le chant sonore des tourterelles, parmi les genêts sauvages à l’odeur intense, parmi les grandes marguerites jaunes, jamais, jamais la rose de Jéricho n’avait existé, même au temps des patriarches et des prophètes, même pendant la vie de Jésus, même aux époques suivantes... Un jour, je me trouvais à Bethléem: c’est la première excursion qui se fait, après avoir visité Jérusalem, car Ephrata, la prospère, n’est qu’à une heure et demie de l’orgueilleuse Sion. Avant mon départ j’entrai, accompagnée de mon drogman, dans une de ces boutiques où l’on vend des curiosités locales: coquilles de nacre finement sculptées où est représentée une scène de la Passion, rosaires de deux sous et de cinq francs, petites croix de bois et d’ivoire, colliers aux grains bizarrement colorés, coupe-papier de nacre, cendriers en pierre noire de la mer Morte, et cent autres souvenirs, que les habitants fabriquent, creusent, cisellent, toujours actifs, bons ouvriers et habiles commerçants. J’avais acheté quelques petits objets, lorsque le commis me demanda: --Ne désirez-vous pas une rose de Jéricho? --Moi?... certainement, répondis-je, absolument stupéfaite. Il me présenta une sorte de petite branche portant de légères brindilles réunies ensemble et formant une sorte de boule épineuse, où l’on voyait à peine, dans les interstices, quelques graines complètement desséchées. --C’est la rose de Jéricho? demandai-je. --Oui. --Mais fanée, flétrie?... --Elle est toujours ainsi, madame. --Vous n’en avez pas de fraîches? --Mais, madame, la rose de Jéricho n’est jamais fraîche. --Ce n’est peut-être pas la saison, continuai-je voulant absolument que ce rameau fût le cadavre d’une rose. --Non, non... du reste cette plante accomplit le miracle... --Quel miracle? --Trempez-la dans l’eau et vous verrez les feuilles s’ouvrir et présenter des traces de fraîcheur. --Et ensuite? --Elle se dessèche de nouveau. --Faut-il la tremper entièrement? --Oui. --Et quel prix la vendez-vous? --Un sou. J’achetai trois de ces roses, trois petits paquets d’épines jaunâtres, si secs qu’ils semblaient tomber en poussière. J’étais très heureuse d’avoir trouvé aussi facilement ce que je cherchais; cette fleur s’était pour ainsi dire présentée d’elle-même à moi, pour que ma fantaisie fût satisfaite et pour me permettre de triompher des sceptiques qui n’y croyaient pas. Cependant je restais froide. Ça, une rose? Ça, la belle fleur que le Psalmiste célèbre avec tant d’enthousiasme? Chercher le fin coloris des pétales, la ligne gracieuse des corolles, le parfum enivrant, et rapporter cette branche d’épines! Quelle déception! Plongée dans l’eau, cette rose s’ouvrait en effet et semblait commencer à s’épanouir: mais cet étrange miracle n’arrivait pas à m’enlever ma secrète mélancolie. Un soir, à l’hôtel de Jérusalem, je montrai la fleur à un secrétaire du Consul de France, mon voisin de table. --Elle est fausse, me dit-il. --Comment, fausse? --Oui, madame, c’est la fausse rose de Jéricho. On en vend partout à bas prix. --En effet, un sou... --Eh bien, jetez-la, c’est une vulgaire contrefaçon. --Et la vraie, l’avez-vous vue? --Moi? Jamais. Je ne suis ici que depuis trois mois; j’ai bien le temps de la voir. --Où pourrais-je la trouver? --A Jéricho peut-être... Sur la montagne de la Quarantaine... --Je la chercherai, déclarai-je plutôt pour moi que pour le secrétaire. Le lendemain, je partis pour Jéricho à deux heures de l’après-midi: de Jérusalem, il y a six bonnes heures de cheval. Pendant la première heure, on reste sur la montagne, car Sion est à neuf cents mètres au-dessus du niveau de la mer. A cette heure, il fait déjà frais en Palestine et, dans la marche vers Jéricho, on a le soleil derrière le dos. Aussi le voyage est-il délicieux au début. Puis, on commence à descendre, à descendre continuellement, entre des collines arides, s’abaissant par degrés, formant une interminable série d’entonnoirs, au-dessus desquels le ciel paraît s’éloigner de plus en plus, tandis que le voyageur a l’air de s’enfoncer dans un trou, toujours plus étroit, plus solitaire, plus étouffant. Ce n’est pas un paysage de tristesse; la tristesse a ses attraits et l’horreur ses séductions: c’est un passage de cauchemar, qui rappelle les rêves dans lesquels on tombe lentement d’une tour, on descend par une corde qui ondoie sous le vent, on marche dans un souterrain sans issue. Ainsi, pendant cette route interminable, aux circuits arrondis, le malheureux pèlerin cherche en vain du regard une maison, un arbre; il voit disparaître l’air et la lumière; oppressé, il ressent un désir irrésistible de remonter vers l’air libre, vers la pleine lumière, vers Jérusalem; mais ses mains sont incapables d’imprimer le moindre mouvement aux rênes; le cauchemar paralyse sa volonté et son cheval le rapproche toujours de Jéricho. Le soir tombe. Ces parages ne sont pas sans danger, livrés sans défense aux incursions des Bédouins pillards, appartenant aux tribus du Jourdain; mais toutes ces roches jaunes et nues qui s’élèvent vers le ciel sont tellement déprimantes qu’il n’y a pas de place dans l’âme pour la peur. L’air devient presque irrespirable. Jéricho apparaît dans une grande plaine encaissée avec ses trois ou quatre maisons, ses vingt ou trente cabanes. --Est-ce là Jéricho? demandai-je au drogman. --Oui. --Il n’y a pas autre chose? --Rien autre. Et comment pourrait-il en être autrement? La terre serait fertile, mais la température, l’été et l’hiver, est si chaude que peu de personnes peuvent y vivre. --A quel niveau est Jéricho? --A quatre cents mètres _au-dessous_ de la Méditerranée, répond le drogman. C’est l’endroit le plus bas de la terre. Cela suffit pour m’enlever le peu de souffle qui me reste; j’ai peine à comprendre comment Jéricho pouvait être une cité florissante et glorieuse du temps de Jésus. Elle se nommait Rihha; son pain se vendait dans toute la Palestine. Elle était pleine d’agriculteurs et de commerçants. Comment vivaient-ils? Il est certain que de grands cataclysmes atmosphériques ont dû changer pour toujours l’aspect du pays de Jésus: de vastes régions sont désertes, des villes entières ont été détruites, les habitants ont péri et l’homme a disparu. Les Écritures parlent des trompettes du jugement, tellement retentissantes qu’elles firent tomber les murs de Jéricho; maintenant pas une âme n’apparaît au milieu des quelques maisons du village et je ne sais où passer la nuit. Un hôtel qui contient quelques chambres est fermé à cause de la chaleur des derniers jours d’avril. L’hospice russe, qui reçoit les pèlerins de toutes les religions, n’admet plus personne dès le 15 mai. Je suis forcée d’aller demander l’hospitalité dans une petite maison que tiennent deux vieilles demoiselles russes. Pour trois francs, on me donne une chambre; le drogman, lui, devra se contenter du divan de la salle à manger, et les voituriers dormiront par terre près de l’écurie. Je frappe à une barrière, il est huit heures et il fait nuit; personne ne répond. Je refrappe; enfin une vieille femme apparaît, portant une lanterne. Vêtue de gris, avec une étroite coiffe blanche et un grand fichu blanc sur les épaules, elle ressemble à une religieuse. Le drogman lui adresse la parole en arabe, et elle nous montre le chemin. Les chevaux restent à l’écurie; quant à nous, nous suivons un sentier rustique sous une treille; je lève les yeux, et j’aperçois les étoiles à travers les feuilles. Malgré l’obscurité, je devine une végétation très florissante; seulement, mes poumons oppressés ne fonctionnent plus, sous cette atmosphère de plomb, et le contraste de ce jardin fleuri avec l’angoisse de l’étouffement est cruel. La maison est cachée sous les arbres. Ma chambre est au rez-de-chaussée: la porte s’ouvre vis-à-vis de la treille; j’ai trois fenêtres pour établir la ventilation; mais y a-t-il du vent? le vent a-t-il jamais existé dans ce pays? Cette petite maison, cette chambre, ces deux lits enveloppés de moustiquaires ont un aspect mystérieux. J’adresse la parole à la vieille en français, elle ne me comprend pas; en grec, même résultat; elle ne connaît que le russe et un peu l’arabe. Je lui fais dire par le drogman d’enlever la lampe à pétrole et de me donner une bougie. Cela l’étonne. Autour de la chambre, il y a d’autres portes fermées et j’entends au-dessus de ma tête craquer le plancher de bois. Tout cela est si nouveau, si étrange, que j’ai la sensation d’être en pleine aventure. Qui habite cette maison? Y a-t-il d’autres voyageurs? Qui sont ces deux vieilles? Qui a couché hier dans cette chambre, dans ce lit? Ceux qui y ont dormi se sont-ils _réveillés vivants_, comme les héros de Ponson du Terrail? Tout cela, je le pense sans le dire; la vieille disparaît et le drogman s’éloigne. Fermer les fenêtres et la porte me semble une bonne précaution, mais, un quart d’heure après, je suis si oppressée que j’ouvre une croisée, puis la seconde, puis la troisième, et enfin je sors, je vais me promener sous la treille. La nuit est déjà avancée, les étoiles brillent; seulement il est impossible de respirer. Jéricho me fait l’effet d’un grand coup de poing donné par le bon Dieu sur la croûte terrestre. Quelque chose de blanc attire mon attention. Ce sont de fines campanules. De temps en temps, s’élèvent des bruits étranges dans le jardin, des frôlements d’animaux peut-être... dans la maison aussi montent des rumeurs bizarres. Impossible de dormir par cette chaleur qui donne le vertige, dans cette demeure inquiétante, dans ce lit où les cousins vous dévorent, près de ce jardin délicieux, mais qui doit être plein de bêtes venimeuses. Le matin, avant de partir pour le Jourdain, je fis demander à la vieille Russe s’il y avait des roses à Jéricho. --Certainement, répondit-elle au drogman. Dans la lumière matinale, la maison me parut attrayante et propre, la treille charmante et la propriétaire toute souriante, lorsqu’elle revint portant une belle rose. --Demandez-lui si c’est la rose de Jéricho? --Oui, répondit-elle, par l’entremise de l’interprète. --La vraie? --Elle n’en connaît point d’autre. --Depuis combien de temps est-elle ici? --Depuis vingt-huit ans. J’emportai la rose, toute joyeuse. C’était une fleur fraîche, de couleurs vives, ayant à peu près la même forme et la même odeur que notre rose de mai, seulement un peu plus petite. Voulant jouir de sa beauté, je l’emportai avec moi au Jourdain, à la mer Morte, oubliant les valises, les livres et les éventails, pour ne faire attention qu’à la compagne odorante et délicate de mon long et silencieux voyage. Elle ne commença à se flétrir qu’à mon retour à Jérusalem; alors, comme une jeune fille sentimentale, je la plaçai entre deux feuilles de ouate et je la renfermai dans un gros livre. Si les joues des femmes juives étaient aussi belles que les pétales de ma rose, si leur haleine était aussi parfumée, le Psalmiste avait raison!... Le soir, à table, le secrétaire du Consul français me présenta le médecin du Consulat, homme très intelligent et très aimable, qui habite la Palestine depuis huit ans. --Eh bien, madame, me demanda-t-il, avez-vous trouvé la rose de Jéricho? --Oui, monsieur, je l’ai rapportée avec moi. --Ah! très bien. Vous l’avez cueillie sur la montagne de la Quarantaine? --Je n’ai pas été forcée d’en faire l’ascension; je l’ai trouvée dans le jardin de la maison où j’ai passé la nuit. --Dans un jardin? C’est étrange, murmura le docteur, du ton que prennent les savants quand ils doutent de quelque chose. --Étrange, pourquoi? --Parce que cette fleur ne se trouve qu’à une grande altitude, et même assez rarement. Voulez-vous me la montrer? --Certainement. Je lui portai mon livre, il souleva la ouate et regarda la rose déjà fanée. --Ce n’est pas la rose de Jéricho. --Et qu’est-ce donc, grand Dieu? --C’est une simple rose de mai, une rose des pays chauds. Mais vous devez en avoir des milliers à Naples. --Mais celle-ci vient de Jéricho! m’écriai-je presque les larmes aux yeux. --Certainement: cependant ce n’est pas la «rose des Évangiles». --Et vous, l’avez-vous jamais vue? --Non seulement je l’ai vue, mais j’en possède trois ou quatre. Je vous en donnerai une. En retournant en Italie, j’emportai donc la _vraie_ rose de Jéricho, enfermée dans une petite boîte avec une notice scientifique. C’est une petite fleur sèche, roulée en cornet, grande comme un ongle; elle a des rameaux qui s’élargissent comme les branches d’un candélabre et portent deux autres petites fleurs. Si l’on trempe la tige dans l’eau, ces petites feuilles s’ouvrent, sans reprendre leur couleur. Du reste, voici la notice scientifique: «La rose de Jéricho est une plante de la famille des composites, grisâtre, laineuse, largement ouverte sur le sol. La capsule des feuilles séchées présente des qualités hygrométriques très remarquables, sur lesquelles M. de Saulcy attira le premier l’attention. C’est pourquoi cette plante, qui est l’_astericus aquaticus_, est aussi appelée _saulcya higrometrica_. Ses propriétés, bien plus accusées que dans la plante des crucifères nommée _anastatica antherocuntica_ (la fausse rose de Jéricho), de même que son abondance dans les plaines d’El Zelzeyd, ont conduit de Saulcy et Michon à considérer l’_astericus aquaticus_ comme la plante hygrométrique connue des anciens sous le nom de rose de Jéricho. Ces voyageurs ont de plus fait observer que les armes de certaines familles remontant aux Croisades représentent comme rose de Jéricho une plante qui ressemble à l’_astericus_ et pas du tout à l’_asterica_. L’_astericus_ se trouve sur la montagne de la Quarantaine.» Je l’ai, cet _astericus_. Dans l’eau il s’ouvre, mais il reste gris, sec et laineux. Et c’est la rose de Jéricho... EN GALILÉE I En marche. Bien que, sur la carte, Jérusalem paraisse peu éloignée de Nazareth, il faut néanmoins, pour gagner la Galilée, huit journées de cheval à travers la Judée et la Samarie. Ce voyage est très fatigant et très désagréable: aussi les indigènes et quelques paysans russes l’accomplissent-ils seuls. Un second itinéraire par Jaffa et Caïffa demande environ sept jours, mais sur des routes affreuses, dans des voitures épouvantables. A ces inconvénients, ajoutez un certain nombre de dangers plus ou moins fantastiques, toutefois inquiétants, et vous comprendrez que j’aie choisi un troisième moyen plus commode, par terre et par mer. Un mardi soir, le petit et ridicule chemin de fer de Jérusalem me transporta à Jaffa en trois heures et demie. Je partis le même jour pour Caïffa à bord d’un paquebot du Lloyd autrichien; et, le jeudi, j’étais à Nazareth. De la sorte, le trajet ne dure en tout qu’un peu plus de deux jours. C’est relativement très rapide, mais ce passage du chemin de fer au bateau, du bateau à la voiture, de la voiture au cheval, est vraiment fatigant. On dort mal. A peine a-t-on le temps de manger, l’embarquement à Jaffa est atroce et le débarquement à Caïffa n’est pas moins effrayant. Qu’importe! La Galilée vous attire de loin: la vue de ce doux pays où Jésus fut jeune, aimé, heureux, peut seule diminuer l’horreur de sa mort. Les larmes versées en Judée sur ses souffrances ont été si amères que l’on a le besoin de remonter dans la vie du Martyr, et d’arriver au temps où il vécut dans cette contrée exceptionnellement prospère. Quand une personne aimée meurt jeune, c’est une affreuse douleur de penser qu’elle n’a pas été heureuse durant sa courte existence; on interroge anxieusement le passé pour découvrir si la chère morte a eu un jour, une heure de joie! Eh bien, c’est en Galilée que l’on va rechercher le temps juvénile, serein et glorieux de Jésus: j’éprouve cette sensation en mettant le pied sur le bateau. Cependant, la côte de Saint-Jean d’Acre apparaît au loin; les cimes du grand Hermon, couvertes de neige, se dessinent à l’horizon et la perfide mer de Syrie prend des tons plus bleus; la terre, voilée par une nuée légère, se fait plus visible, revêtue d’une teinte verte qui efface du souvenir l’horrible cauchemar laissé par Jéricho. Caïffa, petite ville industrieuse, située au pied du Carmel, semble être en prière devant le grand sanctuaire de Marie et nous accueille admirablement dans une auberge allemande, très propre. Quelque chose d’indécis, mais de très tendre, flotte dans l’air et se reflète jusque sur les habitants. A l’aube, un cocher allemand vient frapper à votre porte, tandis que son cabriolet, dont les chevaux piaffent et hennissent, vous attend en bas: c’est Georges Suss, un brave Westphalien appartenant à la petite et travailleuse colonie allemande de Caïffa. Il possède trois cabriolets; mais, par précaution, il conduit lui-même à Nazareth. On part et, pendant six heures, dansant, sautant, descendant dans le lit d’un torrent, entrant dans un champ de blé, repartant à fond de train, s’arrêtant pour manger un biscuit et boire un verre de vin sous de beaux arbres, on goûte en ce voyage une saveur mystique qui vraiment enchante. A mesure qu’on traverse les champs cultivés, richesse de l’immense plaine d’Esdrelon, l’attraction mystique de la Galilée devient plus profonde, plus enveloppante: il semble que la bénédiction divine sourit encore à cette région si vivante et si gaie. Nul maintenant ne pense à la mort. A chaque détour de la route, tantôt près, tantôt loin, semblant se déplacer magiquement, se dresse le Thabor, rond et vert comme un immense sillon jailli du sol fleuri. Des paysans bruns, lestes, vêtus d’une chemise de coton bleu, passent çà et là et saluent en arabe, tout souriants. Des charrettes chargées de bois et de pierres nous croisent. Et, sous ce ciel très pur, au milieu de ce paysage si gai, au bruit d’un vent léger qui agite la capote du cabriolet, on se sent peu à peu envahir par une impression de calme, de paix, de sérénité. Nazareth est encore loin, qu’importe! Le temps passe vite, l’âme s’abandonne sans résistance à cette douceur nouvelle. En quoi consiste-t-elle donc? La Galilée est la contrée de l’amour, mais est-ce là tout le secret? Cette impression de tendresse, d’émotion, de joie silencieuse est plus profonde qu’au commencement du voyage; quelle est donc la force nouvelle, le pouvoir inconnu qui donnent à la Galilée cette séduction mystérieuse? Comment y a-t-on davantage la certitude de se trouver dans la terre de toutes les charités, de toutes les miséricordes, de toutes les beautés matérielles et spirituelles... Quand du haut de la colline, Nazareth s’offre à la vue, la vérité éclate harmonieusement dans notre âme: la Galilée n’est pas seulement le pays de Jésus, c’est aussi le pays de Marie... II M. Hardegg. Au _Jerusalem Hotel_, à Jaffa, il y a toujours beaucoup de monde, et il n’y a jamais personne. Je m’explique: Jaffa est le port d’attache des steamers français, autrichiens, russes ou égyptiens qui font le service des passagers ordinaires. Tous ces paquebots sont d’une exceptionnelle ponctualité; ils partent et arrivent à jour fixe et résolvent même le problème du départ à l’heure exacte, quelle que soit l’importance des marchandises qu’ils doivent embarquer ou décharger. Chaque voyageur sait donc à quelle heure et quel jour il sera à Jaffa et quand il repartira; il peut calculer sur son indicateur l’emploi de son temps. Un seul train par jour part de Jaffa pour Jérusalem, à deux heures et demie de l’après-midi. En comptant trois heures de trajet, en y ajoutant les retards habituels en Turquie et naturels dans cet odieux petit chemin de fer, on peut compter arriver à Jérusalem vers six heures. Un train unique descend tous les jours de Jérusalem à Jaffa; il part à huit heures du matin et arrive à onze heures et demie. Ainsi, les bateaux qui transportent les touristes, les déposent à Jaffa entre neuf et dix heures du matin. Ils montent alors au _Jerusalem Hotel_, font leur toilette, déjeunent et repartent pour Sion. Ceux qui viennent de Terre Sainte s’embarquent vers trois heures et ont à peine le temps de déjeuner au célèbre _Jerusalem-Hotel_... J’espère que cette longue explication n’aura pas été trop embrouillée et fera comprendre comment le registre des voyageurs est toujours plein au _Jerusalem_, le matin, et comment, le soir, il n’y a jamais personne. La plus grande agitation y règne de neuf heures du matin à deux heures tous les jours. C’est le long de la route poudreuse un bruit continuel de voitures qui remontent, au milieu des jardins d’orangers, de la ville commerciale à la ville agricole, de la cité laide et noire à la colonie allemande, blanche et propre, dont le _Jerusalem-Hotel_ est un des plus beaux ornements et M. Hardegg, le propriétaire de l’établissement, le joyau le plus précieux; partout les fouets claquent et les grelots résonnent; c’est une procession d’hommes de peine, chargés de valises--presque toutes anglaises, hélas!--couvertes d’étiquettes de toutes les stations du monde; ce sont des discussions et des cris sous la treille fleurie de l’hôtel, des allées et venues dans les sonores escaliers de bois; des appels, par les portes ouvertes, pour demander l’eau, pour savoir l’heure du déjeuner, pour avoir une tasse de café; c’est un bruit de voix, de malles qu’on ouvre, de chaînes qui tombent; c’est toute l’installation hâtive qui doit durer une heure, dans l’impatience de partir, d’aller plus loin. Tout à coup, la cloche de l’hôtel sonne le déjeuner; tous se précipitent dans l’escalier, malgré le flegme britannique, qui d’ordinaire attend le troisième appel. Il y a toujours au moins vingt à trente personnes à table: des Grecs, des Égyptiens, des Russes, des Allemands et surtout des Anglais. Le repas est abondant mais médiocre; personne n’y fait attention puisqu’on ne doit le subir qu’une fois. Les méticuleux Anglais même ne réclament pas. On boit du vin d’Hébron, _Hebroner wine_, à un franc la bouteille et on dévore distraitement, en hâte, sans regarder ses voisins, qu’on ne reverra probablement plus. Le café est avalé brûlant, la note payée vivement, sans examen. A deux heures, nouveau tumulte; à deux heures et demie, silence profond, claustral. On n’entend plus que le bruit léger des orangers, agités doucement par la brise. Cependant, cela vaudrait la peine de rester un jour ou deux à Jaffa pour la ville, qui est originale et gracieuse; pour ses jardins, fameux dans toute la Syrie; pour ses monastères, pour ses églises, et aussi pour le _Jerusalem-Hotel_ et pour M. Hardegg. Qui est-ce donc que M. Hardegg? C’est un petit homme maigre, sec, robuste, malgré son âge, portant des favoris courts, qui complètent bien sa physionomie austère et silencieuse. Toujours vêtu d’un pantalon gris, d’un pardessus noir et d’un bonnet de velours également noir. Toujours correct, muet et discret. C’est un hôtelier, mais c’est aussi un chrétien de premier ordre, un moraliste, un philosophe; il ne daigne jamais parler à ses voyageurs. Pendant les trois ou quatre heures de presse, il fait quelques rares apparitions sur le seuil d’une porte dans les escaliers, regardant froidement çà et là et ne desserrant jamais ses lèvres minces. Aussi est-il très difficile de se rendre compte de ses qualités intellectuelles. Les personnes qui ne font que passer dans son hôtel ont à peine le temps d’observer que les portes des chambres, au lieu d’un numéro, sont marquées du nom d’un patriarche, d’un prophète, d’un grand personnage de l’Ancien Testament. Il y avait, sur mon palier, les chambres _Abraham_, _Jacob_, _Ézéchiel_, _Élie_; en tournant un peu, on trouvait la chambre _David_; en face de la mienne, qui portait le nom de _Josué_, le grand général qui arrêta le soleil, on voyait la chambre _Melchissédec_. Les voyageurs hâtifs ne peuvent pas non plus profiter du livre étrange déposé sur une table, au milieu de leur chambre. C’est un ouvrage imprimé en anglais, en allemand, même en italien, et dont la couverture est tout un symbole. Elle représente des animaux qui figurent les sept péchés mortels, le dragon de l’Apocalypse, des candélabres à sept branches. En l’ouvrant... mais qui l’ouvre jamais? Et, c’est pourquoi M. Hardegg, hôtelier chrétien et philosophe moraliste, prend l’argent des voyageurs qui restent trois heures, mais il les méprise: pas moyen en effet de les moraliser. Ceux qui restent appartiennent à M. Hardegg, et il les évangélise. Parmi ceux-là, se trouvent le consul de Grèce, qui demeure à l’hôtel; le représentant de Cook, sa femme et sa fille. Il y avait aussi, à cette époque, un officier supérieur turc neveu du sultan, aide de camp du pacha de Jérusalem: un jeune homme beau, intelligent, très cultivé, un de ces musulmans raffinés qui ont habité Paris et Pétersbourg, comme attachés d’ambassade. Quelquefois, un client curieux, fantaisiste ou fatigué, reste aussi à Jaffa et ne va pas à Jérusalem pour des motifs spirituels ou physiques; ces six ou sept personnes ne font pas de bruit, mangent tranquillement, causent sans se presser. Le repas est bon. M. Hardegg aime les voyageurs qui restent; il peut les sermonner; en attendant, il les nourrit bien, tandis que les autres sont très mal partagés. Dans sa magnanimité, M. Hardegg se décide à s’asseoir à la table d’hôte, mais sans prendre part au repas. Quand mange-t-il? Mystère. Par dévotion, il jeûne souvent. Il parle--ô miracle!--aux étrangers qui séjournent plusieurs jours. Ce sont ses sujets: ils liront son livre. En effet, après avoir causé, on remonte dans sa chambre pour écrire une lettre; mais, enfin, tous ces serpents, ces renards, ces tortues, toutes ces fouines, dessinés sur la couverture attirent, et on lit le traité de morale de M. Hardegg. C’est un singulier mélange de passages de la Bible et d’extravagants commentaires, de citations des docteurs de l’Église et de notes bizarres de M. Hardegg, hôtelier; des menaces, des prophéties, des exclamations, des phrases mystérieuses et inquiétantes et surtout l’idée que chaque pas que vous faites est un péché. Pour un voyageur, la chose est vraiment charmante!... Distraitement, on prend et on reprend ce volume où le symbole est exposé d’une façon confuse et où la philosophie est grotesquement imitée de la _Sonate à Kreutzer_. Mais ce sont, par-dessus tout, les gens mariés que M. Hardegg veut évangéliser; pour lui, l’état conjugal est un des plus criminels, et, dans son livre, les apostrophes violentes contre les malheureux conjoints ne manquent pas. M. Hardegg a l’habitude d’interroger, à l’improviste, les étrangers qui s’attardent chez lui. Vers neuf heures, un matin, comme je remontais après le premier déjeuner, je le trouvai près de la chambre _Josué_. --Êtes-vous mariée? me demanda-t-il sans me regarder. --Certainement, monsieur, dis-je stupéfaite. --Lisez mon livre, ajouta-t-il. Et il disparut. Je le revis le lendemain sous la treille, au moment où je montais en voiture. --Vous avez lu? me demanda-t-il sévère. --Et vous l’avez compris? reprit-il d’un ton où perçait comme une certaine menace des châtiments célestes. --Je l’espère, répliquai-je toute contrite. Il était content de moi. En effet, le lendemain, je trouvai un exemplaire italien de son traité de morale... J’en avais maintenant trois: en français, en anglais et en italien. Dans l’après-midi, vers six heures, je vis l’estimable hôtelier se promener sous la treille, et justement je lisais ses élucubrations ténébreuses en souriant; il me regarda et secoua la tête d’un air satisfait. Aussi, chaque fois que j’appelais le garçon, celui-ci arrivait à l’instant; mes lettres m’étaient apportées avec une rapidité foudroyante; la fille faisait deux fois ma chambre au lieu d’une et ma bouteille d’_Hebroner wine_, à moitié pleine, m’était toujours fidèlement conservée. Hardegg n’avait que moi à convertir en ce moment; un Russe poitrinaire, une dame anglaise, semblaient tout à fait sourds à ses leçons de philosophie morale. Mais moi j’étais surtout l’objet de son attention, et du haut de son orgueil il me dit au revoir quand je partis pour Jérusalem. Nous nous revîmes six semaines après, à mon passage pour la Galilée. L’hôtel était si tranquille et si frais au milieu des plantes aux parfums subtils, la brise marine y soufflait si agréable, que j’y passai volontiers deux jours à écrire. Sur ma table était ouvert le fameux ouvrage du maître de céans, et il pouvait supposer que je prenais des notes. Il me sourit de loin pendant ces deux journées; mais, au moment de mon départ définitif, il eut la condescendance d’ouvrir lui-même la portière de la voiture, et pendant qu’on chargeait les bagages, il y resta appuyé. --Il faut lire mon livre chez vous, me dit-il avec une hauteur quelque peu mêlée de bienveillance. --Je n’y manquerai pas, répondis-je avec solennité. --Et le donner à votre mari; voilà un volume pour lui. Et il retira de sa poche un quatrième exemplaire. --Merci, merci, m’écriai-je très confuse. --Si vous désirez quelques explications, écrivez-moi; on m’écrit de partout pour des objections philosophiques et morales. --Vous êtes un apôtre, monsieur, lui dis-je tout à fait convaincue. --Oui, madame, dit-il en daignant soulever son bonnet de velours noir, tandis que la voiture s’ébranlait. Du reste, la note du _Jerusalem-Hotel_ fut très salée. III Le marchand de grains. L’_Achille_, un grand paquebot du Lloyd autrichien, avait quitté le port de Jaffa à midi et devait toucher Caïffa à sept heures du soir. Il se rendait à Constantinople, chargé de passagers pris à Port-Saïd, à Alexandrie, à Jaffa même, accomplissant son voyage sur les côtes d’Égypte, de Syrie, de Roumanie, prenant et laissant des voyageurs, chargeant et déchargeant des marchandises, avec un bruit de voix, un fracas de chaînes, qui se calmaient seulement lorsque nous marchions. Le père Marcel de Noilhac, le père Joseph de Naples et moi, avions pris ce bateau pour aller de Jérusalem à Nazareth. Nous devions nous arrêter à Caïffa. C’est un trajet peu important; mais, à côté de nous, un grand nombre de touristes s’étaient installés pour une traversée de vingt jours, et connaissaient déjà tous les secrets du bord. Le père de Noilhac appartenait à l’ordre de Saint-François et dirigeait le couvent de Nazareth: très sympathique, jeune, réfléchi et mystique, il faisait penser à une femme en prière, à une âme privée de corps. Le père Joseph de Naples, un beau religieux à la barbe grisonnante, était le moine le plus populaire de la Terre Sainte. Très intelligent et très actif, un peu trop remuant même, conservant encore son accent napolitain, il possédait les grandes qualités de vivacité, d’aisance, d’intuition rapide, naturelles à ses compatriotes. Apte à tout, pieux, religieux et, en même temps, agent diplomatique très fin, il connaissait à fond les Juifs, les Maronites et les Druses. A peine sur le pont, le père Marcel s’en alla lire son bréviaire dans un coin. Le père Joseph, lui, fut immédiatement entouré. Le commandant, le médecin, l’agent du Lloyd, cinq ou six passagers se pressaient autour de lui. Moi, j’essayais de saisir au passage une de ces intonations napolitaines, dont mon oreille était privée depuis deux mois déjà. Je me sentais un peu triste. En quittant Jérusalem, j’avais versé des larmes solitaires, à la pensée que je ne pourrais plus baiser le marbre froid du saint Sépulcre, que je ne verrais plus le soleil se lever du jardin de Gethsémani; les premières émotions de mon voyage avaient été si intenses que la Galilée me semblait un peu froide, un peu effacée. Cependant, le père Joseph allait, venait, riait, discutait, donnait des poignées de main à tout le monde, toujours en mouvement, mais sans s’agiter inutilement comme nos frères de Naples. Les enfants d’un employé français au service de la Turquie s’empressaient maintenant autour de lui. Cette famille quittait Alexandrie, sur un ordre qui l’envoyait à Constantinople et allait, auparavant, passer un mois en villégiature. Je laissai le père Joseph causer avec les enfants, et je me rendis à l’arrière pour contempler le sillage, mon occupation favorite en mer, car je distingue tant de choses dans cette écume blanchâtre!... Je rêvais un peu lorsque le père Joseph s’approcha de moi, accompagné d’un homme vêtu comme un musulman: pantalon sombre, redingote noire et fez rouge. Celui-ci paraissait âgé d’environ cinquante ans; il était de taille moyenne, robuste, bien rasé: ses yeux vifs et mobiles attiraient l’attention. --Je vous présente Ibrahim, me dit le père Joseph. --Tiens! Pourquoi me présente-t-il ce Turc? pensai-je. L’Oriental ne porta pas ma main à son front et à son cœur, comme le font tous les musulmans, mais il me la serra cordialement. --La Terre Sainte n’a pas de meilleur ami qu’Ibrahim, ajouta le père Joseph. Je regardai mieux le nouveau venu, qui rougit de l’éloge du franciscain et voulut protester. --Pour un Turc, dis-je bêtement, c’est très beau de respecter la Terre Sainte et ses religieux. Ibrahim pâlit et une expression de vraie tristesse se peignit sur ses traits. --Je ne suis pas Turc, madame, murmura-t-il, je suis chrétien. --Excusez-moi, m’écriai-je toute mortifiée. La conversation s’engagea et je compris peu à peu devant qui je me trouvais. Riche marchand de blé de Saint-Jean-d’Acre, descendu du Liban vers la mer, Ibrahim conservait le rite chrétien de saint Maron, le grand évêque. De conduite très réglée, il partageait son temps entre les affaires et la pratique d’une religion profonde qui le prenait tout entier. Il mettait le même enthousiasme, la même ardeur aux négociations de son commerce qu’à ses prières de chaque jour. Sa foi avait quelque chose de si impétueux, de si spontané; elle perçait tellement dans la moindre de ses paroles que je l’enviais réellement lorsque je la comparais à notre tiédeur. Ibrahim dépensait sa fortune en larges aumônes. Il avait fait construire, à Saint-Jean-d’Acre, une église en l’honneur de saint Louis, ce roi de France qui, pour se rapprocher de Jésus, voulut aller mourir en Orient. Il venait constamment en aide aux œuvres de la Terre Sainte, si délaissées par l’Italie, bien que les franciscains soient italiens. Dans toutes les contestations, il intervenait et les terminait toujours à l’avantage des moines. Sa main droite donnait beaucoup et sa main gauche n’en savait rien. Voilà, en quelques mots, ce qu’était Ibrahim, ce faux Turc. Mais l’enthousiasme religieux du marchand de blé se manifestait surtout dans ses voyages. Chaque année il passait trois mois en Europe. Il visitait les plus riches cathédrales, les sanctuaires les plus renommés. Il allait de Cologne à Lorette, de Saint-Jacques-de-Compostelle à Lourdes, de Kasan à Valle-de-Pompéi. Partout enfin, où il pouvait trouver une belle église, un tableau religieux important, une chapelle connue, Ibrahim portait sa prière et son âme. Pendant ces trois mois le commerçant n’existait plus. Il ne restait en lui que le chrétien ardent à la recherche d’un temple, d’un autel, d’une image. De sorte qu’en huit ou dix ans il n’avait vu ni les villes ni les monuments, mais les Madones, les saints à genoux, les mains tendues vers le ciel. Joyeusement absorbé dans sa foi, il ne savait rien de la vie moderne: elle ne pouvait intéresser un homme venu de si loin pour s’agenouiller dans les basiliques, contempler les statues des Vierges, entendre la messe dans les grottes où se manifestent des apparitions merveilleuses. Mais si l’existence positive, matérielle, le laissait indifférent, il connaissait très bien le nom du prédicateur français de Notre-Dame-des-Victoires et avait retenu ses sermons. Il oubliait, pendant ces voyages, toute sa dure vie de commerçant, les affaires officielles, les discussions énervantes avec des juifs, des Russes, des musulmans entêtés; il y trouvait un adoucissement à ses fatigues, une grande joie, un nouveau courage. Et, dans cet homme, aucun air de componction, rien d’obscur, pas une trace de cette hauteur qui accompagne toujours une dévotion simulée; mais une sincérité enfantine, une expression de bonheur ingénue et admirable. --Où êtes-vous allé cette année? demandai-je. Il me regarda tout heureux et répondit: --J’ai visité la France et l’Espagne, mais j’y étais déjà venu, après avoir été en Italie. --Ah! en Italie? --Oui, chère madame. Quel pays que le vôtre, quel pays! --Vous y avez des affaires? lui dis-je, ne pouvant encore oublier le négociant. --Des affaires, des affaires! Je vais en Italie pour Saint-Marc de Venise, pour le Dôme de Florence, pour Saint-Pierre de Rome! J’y vais pour les Madones de vos peintres. Quels peintres et quelles Madones! J’en rêve encore lorsque je suis de retour à Saint-Jean-d’Acre. Cette année j’ai eu, à Rome, un grand, un parfait bonheur! Je compris enfin cette âme pour la première fois, et je m’écriai: --Vous avez vu le Pape? --Je l’ai vu, répondit-il à voix basse, respectueusement. --Eh bien, quelles ont été vos impressions? --Je ne puis tout vous dire. Nous attendions cette audience depuis huit jours. Je ne mangeais et ne dormais plus. Enfin, nous pénétrâmes dans le Vatican; mais deux heures s’écoulèrent encore. Enfin, le grand vieillard parut, vêtu de blanc, les mains de cire, le visage décoloré. Je tombai à genoux, tremblant de tous mes membres, et je sentais qu’il venait vers moi. Je l’entendais parler à mes compagnons. Je ne respirais plus. Léon XIII s’est arrêté, près de moi. Ah! madame, le Pape près d’Ibrahim, le pauvre marchand de grains de Saint-Jean-d’Acre! le Pape, celui qui représente la Religion sur la terre et dans le ciel! --Il vous a parlé? --Oui, dit gravement Ibrahim; il s’est penché vers moi et m’a dit: «_Vous êtes chrétien d’Orient?_» Quelle voix! Je l’entendrai jusqu’à l’heure de ma mort! --Et vous lui avez répondu? --A peine. J’ai balbutié: _Je suis maronite du Liban, Votre Sainteté._ --Ce fut tout? --Oui. J’aurais voulu lui dire tout ce que j’avais dans l’âme, lui offrir ma fortune et ma vie pour Jésus, pour l’Église: je n’ai pas osé. Je l’ai regardé, les larmes aux yeux, et lui m’a fixé avec tant de douceur... Le Chef de l’Église, madame!... Celui qui commande spirituellement à des millions de chrétiens, qui commande les âmes... Je n’ai rien dit. --Il vous a compris, Ibrahim. --Oui, je le crois, ajouta-t-il avec conviction. Nous restâmes silencieux. Le mont Carmel était en vue. --Je suis allé à Naples il y a peu de temps, reprit Ibrahim. --A Naples? demandai-je en tressaillant. --Oui, madame. C’est un pays où la foi existe encore: les églises y sont toujours pleines le dimanche et jamais désertes, les autres jours. J’ai baisé les ampoules où l’on conserve le sang de votre Patron. Et Sainte-Claire, quel splendide monument! Avec quel plaisir j’y retournerais! Mais pourquoi ne finit-on pas la façade du Dôme? --L’argent manque: les Napolitains sont croyants, mais pauvres. --Peu importe. Dieu y pourvoira! --Eh bien, pourquoi ne terminez-vous pas les travaux? --Je voudrais pouvoir compléter toutes les façades, achever tous les temples! Mais il faudrait des richesses énormes. Ce que je possède appartient aux pauvres et aux serviteurs de Jésus. J’ai donné à Naples, comme ailleurs. Je suis resté volontiers dans cette ville, allant d’une chapelle à une église, communiant ici, me confessant là, disant mon chapelet partout. Vos compatriotes, chère madame, obtiendront tout ce qu’ils demanderont sur la terre et dans les cieux. --En effet, notre peuple est très pauvre, mais content. --Que le Seigneur le protège! Je suis allé pendant mon séjour voir la Madone du Rosaire. Je l’ai trouvée encore plus belle et plus riche: ses miracles ne se comptent plus. J’y suis resté trois jours, et j’y retournerai plusieurs fois encore, je l’espère, avant de mourir. --Vous finirez par vous faire moine, lui dis-je en souriant. --Non, je suis trop indépendant. Je veux voyager toujours. Je veux dire mon rosaire dans le monde entier. Puis, il faut que je travaille. Les pauvres ont besoin d’argent: Jésus m’en a tant confié, de malheureux! Me faire moine? Il est tard, trop tard. Je ne suis qu’un pauvre marchand et un humble serviteur de Dieu. J’essaie de faire mon devoir sans entrer dans un ordre religieux. Ai-je tort? Croyez-vous donc que la vie profane soit un continuel péché? --Je ne sais, lui répondis-je pensive. Peut-être y a-t-il un certain égoïsme à sortir de la vie. Où est la voie? Il me regarda tout troublé. Lui aussi, sans doute, entendait en son cœur une de ces interrogations douloureuses et inquiétantes, qui troublent parfois notre conscience de croyants. Nous ne parlions plus. La nuit tombait rapidement et le paquebot doublait le promontoire du Carmel. --Voici le Carmel, dit Ibrahim, disons l’_Ave, maris stella_. Il ôta son fez, s’agenouilla et appuya la tête contre le bastingage. Quelques personnes et moi, nous l’imitâmes. Ibrahim priait ardemment, et son visage était serein... IV Le Carmel. Lorsque après avoir laissé derrière lui Port-Saïd le voyageur se rapproche de la Terre Sainte et entrevoit, dans la brume de l’horizon qui enveloppe tout d’une teinte uniforme, les blanches maisons de Jaffa et la riche verdure de ses jardins d’orangers, il faut, pour que son cœur s’émeuve, un véritable effort mystique. L’œil n’aperçoit, en effet, que la rade périlleuse, toute blanchissante d’écume et, au-dessus d’une plage jaunâtre, battue par le vent, une ligne de maisons neuves, habitées par des marchands, des négociants ou des consuls. Rien qui rappelle la Terre sacrée, où Jésus vécut, souffrit, mourut: aucune ligne, aucune couleur, aucun son qui signalent l’approche de la contrée sainte. Et le pauvre pèlerin, presque désillusionné, cherche vainement en lui-même ce pieux enthousiasme qui met des larmes dans les yeux et rend pâle d’émotion. Une bien meilleure impression attend les touristes qui, partis d’Italie, d’Allemagne ou de France, arrivent en Palestine, venant de Smyrne, suivant toute la côte de la Karamanie, sans toucher à Beyrouth, la perle du Levant. Ceux-là, confortablement assis sur le pont du paquebot, voient, un matin, surgir au bord de la mer Saint-Jean-d’Acre, l’ancienne citadelle, et la blanche Caïffa. Mais ces deux villes, dont l’une est florissante parce qu’elle est neuve et l’autre en décadence pour avoir eu un trop glorieux passé, ne retiennent pas longtemps l’attention: un mot a couru, répété de bouche en bouche, a éveillé la curiosité et provoqué l’émotion des passagers; un mot qui arrache les paresseux de leurs fauteuils d’osier, les malades de leurs couchettes et les attire sur le côté gauche du bateau, qui semble ralentir sa marche: le Carmel! le Carmel! Voilà le grand promontoire qui s’avance dans la mer, à l’extrémité du vaste golfe, où les eaux sont plus bleues et plus calmes; voilà la montagne de Marie, qui s’élève toute ravissante dans l’air plus léger; voilà la blanche église se découpant au loin sur le ciel pur, veillant sur ces flots impétueux, où rugit la tempête pendant huit mois de l’année. Les personnes religieuses, qui passent devant le Carmel, en voyant cet autel si éloigné d’eux et si rapproché de Dieu, éprouvent pour la première fois la séduction mystique de la terre des prophètes et des patriarches: très simplement, elles s’agenouillent sur le pont du bateau, tendent les mains vers la montagne où monta Marie toute jeune, accompagnée de sa mère, et entonnent à demi-voix l’_Ave, maris stella_... Car, de là-haut, Elle paraît vraiment la protectrice de ceux qui invoquent son nom, de ceux qui accomplissent ce pieux pèlerinage, de tous ceux qui risquent leur vie pour gagner le pain de leurs enfants. Une tradition hébraïque raconte que sur ce mont, où retentissait jadis la voix menaçante d’Élie, sainte Anne et saint Joachim possédaient un peu de terrain et quelques bestiaux. Chaque année ils quittaient la Galilée et les riantes vallées où est située Nazareth, descendaient dans la plaine d’Esdrelon et montaient au Carmel, emmenant avec eux leur fille chérie. Ce sentier sauvage, où fleurissent les marguerites jaunes et les genêts parfumés, a donc été bien des fois parcouru par Celle qui devait être la plus pure des femmes, la plus malheureuse des mères. Elle venait, sans doute, s’asseoir sur ces roches, au pied du promontoire, et laissait errer ses yeux pensifs et doux sur la baie; depuis ce jour, elle fut l’Étoile de la mer, et quiconque vit se préciser, à l’horizon, la montagne de Marie, sentit qu’il s’approchait de la Terre divine. * * * * * Une belle route verdoyante, la plus commode peut-être de toute la Palestine, serpente le long de la colline du Carmel et conduit au monastère voué à la Vierge. La voiture où je m’étends paresseusement, alors que j’aurais très bien pu faire l’ascension à pied, passe à travers les haies d’herbes aromatiques, dont les moines font un élixir fortifiant. A chaque tournant, la grande mer de Syrie apparaît, d’un azur grisâtre, et la petite Caïffa se devine, toute blanche au pied de la montagne de la Vierge. Le spectacle est délicieux, mais il n’a rien d’oriental. Le paysage est presque italien; nous avons beaucoup de ces sanctuaires, sur une colline, au bord de la mer, dans notre pays, surtout dans le sud; et, en mon souvenir, repassent d’autres azurs, d’autres baies ensoleillées, d’autres églises où j’ai prié. Il faut vraiment un effort d’imagination devant ce couvent si élégant, ces jardins si bien cultivés, cette mer qui ressemble à celle de Sorrente ou de Francavilla des Abruzzes, pour se rappeler qu’ici, au temps des prophètes, Isaïe vécut dans sa grotte, prêchant les peuples primitifs; qu’ici Marie de Nazareth porta ses pas légers; qu’ici elle reparut, après sa mort, sur ce promontoire, vers lequel se tournent les yeux de tous les navigateurs, qu’ils viennent de Constantinople ou de Beyrouth, du Pirée ou de Lattaquieh, d’Égypte ou de Chypre. Tout est propre, net, correct en ce Carmel, que les bons Napolitains invoquent si souvent pour obtenir la vie, la santé et la joie. Chère, chère Madone, dont les scapulaires couvrent tant de fortes poitrines d’hommes et de femmes du peuple, votre maison est belle, les fleurs y sont parfumées, la route qui y conduit est aisée: mais, vous aimez aussi les paysages simples et champêtres, les cabanes rustiques et les vastes horizons déserts dont la solitude fait la beauté! Dans le parloir du couvent, les moines français, courtois, taciturnes, l’air un peu fier dans leurs vêtements blancs, échangent contre une petite aumône des médailles, des rosaires et des prières imprimées. Seule l’_Eau des Carmes_ coûte trois francs la grande bouteille, et un franc cinquante la petite. Ce commerce fait vivre les religieux, sert à l’entretien de ce magnifique couvent et de ce beau jardin. L’eau de mélisse est, du reste, excellente contre les syncopes. Au moment où j’entre dans la salle, deux pèlerins russes portant les larges culottes et la tunique des _moujiks_ s’y trouvent déjà. Pauvres gens! Leurs longs cheveux blonds et leurs bottes sont couverts de poussière. Ils ont certainement mis au moins une semaine pour venir, par petites journées, de Jérusalem à pied. Tous deux semblent malades et fatigués. Immobiles et muets, ils contemplent dans une vitrine les bouteilles contenant le fameux remède. Un carme, patient et muet comme eux, attend qu’ils expriment un désir. Ils possèdent déjà des scapulaires, des rosaires, des médailles; mais ils voudraient maintenant l’_Eau des Carmes_, et, ne parlant que le russe, ils n’arrivent pas à se faire comprendre. Pourtant leur envie est si intense qu’on la devine dans leurs yeux. Certes, ils s’imaginent que cette eau est miraculeuse et qu’elle peut faire des prodiges. Ils regardent anxieusement le moine et, à force de petits gestes lents et tristes, ils demandent le prix: par signe aussi le frère leur répond. Alors une profonde douleur se répand sur le visage des deux Russes. Ils la veulent, cette liqueur bienfaisante, qu’ils croient un baume donné par la Vierge elle-même; seulement, ils n’ont que très peu d’argent. Ils se consultent longuement des yeux, prononcent quelques mots brefs. Le moine attend toujours, l’air distrait. Quant à moi, je suis réellement émue pour la première fois depuis mon arrivée. Enfin, un des deux paysans tire de sa poche un vieux portefeuille déchiré et l’examine avec soin. Je m’approche indiscrètement, pieusement... Hélas! il n’a que quelques pièces turques d’une valeur de trois francs, le malheureux pèlerin... mais sa foi est si vive qu’il retire un franc cinquante et paye. L’émotion me paralyse bêtement et je n’ose lui offrir cette bouteille, comme je l’aurais voulu. Le voilà donc possesseur de ce qu’il désirait si ardemment. Il est tout joyeux. Demain, peut-être, il n’aura pas un morceau de pain et se couchera épuisé le long d’une haie, sur la route de Nazareth. L’_Eau des Carmes_ n’est qu’une eau de mélisse très bien faite et bonne pour les crises de nerfs. Cependant le Russe la considère comme une essence miraculeuse, et certainement la Vierge du Carmel la transformera en énergie, en patience, afin qu’il puisse terminer son pèlerinage sans mourir de faim ou de soif. Il ne périra pas. Elle le sauvera de la mort. O sainte Madone, vous qui savez tout, vous protégerez votre serviteur! V Vers Nazareth. Je dormais encore, et je rêvais d’un certain petit visage au nez retroussé, aux grands yeux doux, lorsqu’un pas lourd fit gémir l’escalier de bois de l’auberge du _Mont-Carmel_, où j’avais passé la nuit et s’arrêta devant la porte de ma chambre. Une voix à l’accent bien allemand m’appela: --Madame, il est cinq heures. Il était en effet cinq heures précises à l’excellente montre que j’avais emportée en Palestine et qui avait résisté à toutes les températures, à tous les chocs: Georges Suss, le voiturier allemand, venait me prévenir qu’on partait pour Nazareth. Habituée à l’imperturbable apathie, à la fière inexactitude orientales, j’avais bien recommandé de me réveiller à l’heure fixée. Il y a six heures de voiture de Caïffa à Nazareth, et même, en arrivant à onze heures, il était impossible d’éviter la chaleur. A plus forte raison, si j’étais en retard! Cependant, à ce moment, la ponctualité du bon Prussien me déplut. La veille, au lieu de me coucher à neuf heures et demie, comme d’habitude, j’étais restée jusqu’à minuit sur la terrasse de bois du petit hôtel pour admirer les feux électriques de l’escadre anglaise, qui éclairaient la baie de Saint-Jean-d’Acre. Aussi, il me manquait trois heures de sommeil et j’étais mal disposée: le tendre rêve s’était évanoui, emportant avec lui une image chère; il faisait froid et le soleil se levait à peine derrière le mont Carmel. Mais Georges Suss, tranquillement, recommença ses appels. --Madame, il est cinq heures et demie. J’ouvris la porte. Il prit sans rien dire les valises et les ombrelles et alla les placer sous les banquettes de la voiture. Tout en buvant une tasse de thé, je m’arrêtai sur le seuil de la porte et je regardai Georges Suss. Il était maigre, grand, sec, la barbe brune et son casque de liège s’enfonçait presque jusqu’aux yeux. Propriétaire de trois voitures, il choisissait la meilleure et la conduisait lui-même, quand il s’agissait d’un prélat, d’une dame ou d’un riche Anglais. Mais son plus bel équipage n’était qu’un char à bancs à quatre roues très élevées, couvert de toile, avec quatre banquettes à l’intérieur: c’était si haut qu’il fallait monter sur une chaise pour arriver au marchepied. Plus tard, le brave Allemand m’expliqua en mauvais italien que cette construction était indispensable dans un pays où l’on devait à chaque instant descendre dans des fossés et traverser des terrains marécageux. Donc, moyennant vingt francs et deux francs de pourboire, ce baroque véhicule à dix places m’appartenait tout entier jusqu’à Nazareth. J’avais été recommandée au grand Georges Suss par le père gardien des franciscains de Terre Sainte, et l’Allemand était pour moi non seulement un cocher, mais aussi un protecteur, une escorte, un guide. Il me regardait de temps en temps, avec des yeux calmes et fidèles: peut-être était-il curieux de savoir qui pouvait être cette dame ni allemande, ni anglaise, ni américaine, ni russe, cette italienne dont les compatriotes ne vont jamais en Terre Sainte. La voiture s’ébranla au trot rapide des chevaux dans la grande rue de Caïffa. J’avais vaincu le sommeil et la fatigue. Devant la petite porte du couvent, je fis arrêter pour laisser monter le père Marcel de Noilhac, supérieur des franciscains de Nazareth, qui, après avoir passé un mois à Jérusalem, s’en retournait dans son monastère. C’était un singulier type de religieux: décharné, le visage un peu fatigué, avec une barbe châtaine peu fournie, il portait le grand chapeau de paille recouvert d’un mouchoir de soie, comme en portent tous les moines de Terre Sainte. Taciturne, les yeux mélancoliques et pleins d’une flamme mystique, il était français et ne connaissait pas un mot d’italien. Les joues un peu rouges trahissaient bien un commencement de phtisie, ce mal secret pour lequel beaucoup de franciscains viennent en Palestine, afin d’y trouver la guérison ou de mourir en paix près du saint Sépulcre. Dans la voix aussi, une trace un peu plus nette de fatigue; mais c’était tout. Plus loin, un Turc qui se rendait à Nazareth me demanda de lui donner une place. Il monta, et certainement rien n’était plus étrange que ce haut véhicule conduit par un Prussien, portant un moine français venu des environs de Cognac, une voyageuse italienne et un Turc de Caïffa, et tout cela, dans la vaste plaine d’Esdrelon, par un beau matin frais, roulant vers le pays où Jésus passa son heureuse enfance. La route était longue, mais si fleurie, avec une fraîche brise qui courbait les hautes herbes, tandis que les cahots du char à bancs écrasaient les marguerites et les coquelicots du chemin: le père Marcel de Noilhac disait son chapelet et lisait son bréviaire avec une modestie toute féminine, avec une paix sereine, et Suss le regardait affectueusement, car le voiturier de Caïffa adorait les franciscains de Nazareth, grâce auxquels il vivait, travaillait, prospérait. Cependant Suss était luthérien: mais qu’importe? Il croyait au Christ comme le moine penché sur le livre jauni et ne demandait pas autre chose, semblant ponctuer avec le claquement de son fouet le mouvement des feuillets sacrés. Le Turc fumait continuellement des cigarettes et sommeillait; à chaque secousse de la voiture, son fez lui tombait sur les yeux: il fumait même en dormant. Je regardais autour de moi, toute au plaisir de contempler ce vaste et clair paysage, ces cultures, ces champs verts et ces champs jaunis, traversés de temps en temps par une femme ou un enfant--ce paysage sonore à cause de la brise légère qui faisait battre les tentes de la voiture, et emportait la fumée de la cigarette du Turc et de la courte pipe de Georges Suss. Il avait demandé la permission de fumer, le brave Prussien, et elle lui avait été accordée. Le père Marcel levait les yeux de temps en temps, regardait autour de lui et annonçait quelques sites importants. --Voici le grand Hermon! C’est la montagne la plus haute de la Galilée. On voit continuellement disparaître ses cimes neigeuses dans les blancheurs du ciel d’Orient. La longue route entrait maintenant dans les champs: il n’y avait plus de sentier et l’air était tout embaumé. De temps à autre, je demandais à Suss: --Y sommes-nous? --Non, madame, pas encore, mais bientôt. Ils parlaient du Cison, un fleuve qu’on doit passer à gué, avec la voiture. Quand il enfle, alors on ne passe plus. Le père Marcel, ayant fini de prier, me conta de sa voix faible qu’un hiver il avait été enfermé pendant deux mois à Nazareth, ne pouvant se rendre à Jérusalem par Caïffa et la route de Samarie était encore plus mauvaise. Suss approuvait de la tête: le Cison n’était pas commode et le Sultan ne se hâtait pas d’y faire construire un pont. Le Turc n’écoutait pas ou feignait de ne pas entendre. Heureusement il ne s’agissait pas de Mahomet! Celui qui parle du Prophète en présence d’un Turc est dénoncé et va en prison. Enfin, le Cison apparut. Je ne vis qu’une berge pierreuse, avec un filet d’eau malsaine, mais quelles secousses! Les cahots de la voiture étaient si forts que j’étais forcée de m’accrocher aux tringles des rideaux. Le père souriait doucement. Depuis huit ans il habitait ce pays et avait fait maintes fois ce trajet en voiture, à cheval, ou même à pied. --A pied, mon père? --Pourquoi non, madame? J’ai été un peu malade après, mais très peu. De temps en temps, à gauche, à droite, une montagne toute verte apparaissait, se rapprochait, s’éloignait, toujours visible. --Le Thabor! --Pouvez-vous m’y conduire, Suss, demandai-je? --Non, madame. N’y allez pas, c’est très laid. Enfin, la voiture s’arrête dans une grande allée ombragée de tamarins. Nous sommes à moitié chemin: il est huit heures ou huit heures et demie. Georges Suss saute à terre et accroche deux sacs d’avoine au cou des chevaux. Elles déjeunent, les pauvres bêtes, et nous aussi. Nous mettons en commun un peu de viande froide, de fromage, des petits abricots et des gâteaux anglais. Suss accepte un morceau de viande et du pain, et comme il doit conduire, il ne veut pas boire de vin. Déjà le soleil est très chaud, mais ces tamarins sont si touffus et la paix est si profonde dans cette Galilée fleurie! Qui ne prendrait avec plaisir une heure de repos, ici, sous ces arbres, dans ce char à bancs, où le Turc dort profondément, la cigarette à la bouche? --Il y a beaucoup de Turcs ici, mon père? --Heureusement non! répond, à voix basse, le maigre frère de Saint-François. En route! en route! Le soleil brûle et l’heure passe: les chevaux se retournent mélancoliquement vers les sacs d’avoine qui disparaissent, et Suss leur parle allemand pour les consoler. La vaste campagne de la Galilée s’étend devant nous, comme si elle s’allongeait: on passe de collines en collines, de plaines en plaines, de ravins en ravins, on marche, avec de grands cahots: la seconde moitié du chemin est la plus mauvaise. Voici Naïm, où eut lieu le miracle du fils de la veuve; voilà, au loin, la route de Samarie, que Jésus prenait, tous les ans, pour aller à Jérusalem, en passant par Naplouse. --Nous arrivons aux monts de Gelboé, dit le moine. _Di Gelboe son questi i Monti!_ Oh! souvenirs de ma jeunesse! C’est donc ici que se déroula le drame sanglant dont Saül fut le héros? Le grand poète italien n’a donc pas imaginé tout cela? Rien n’est plus étrange que de retrouver quelque chose de vrai, dans un récit dont nous nous sommes moqués et que nous avons considéré autrefois comme une œuvre de pure imagination! Qui, d’entre nous, n’a pas appris: _Bell’ alba è questa..._ pour en rire après? Et cependant, c’était une aube comme celle-ci dans ce pays sacré, qui vit la mort du malheureux: c’est étrange! Le père Marcel de Noilhac n’a pas lu Alfiéri et je me garde bien de lui en parler. Il fixe les yeux à l’horizon, et au fond de son cœur il y a un grand désir de revenir à Nazareth. Il est certain que Jérusalem est faite pour les franciscains qui combattent, mais non pour ceux qui prient; elle est faite pour ceux qui luttent et non pour ceux qui aiment les muettes contemplations. Je parle de Nazareth: les yeux du religieux brillent. Si Dieu le veut, il y passera toute sa vie et il y mourra, le jour désigné. Nazareth!... Il en rêvait, quand il était enfant, au milieu des tonneaux d’alcool de son père, qui était un distillateur de Cognac: tout petit, il croyait à la poésie de ce nom. --Alors, votre rêve s’est réalisé, mon père? --Oh! oui, madame... Il ne valait pas la réalité, s’écria-t-il, l’air pleinement heureux. Voilà donc un homme qui n’a jamais eu de désillusion! Il déclare ardemment que la réalité valait plus que son rêve, ici, près des collines nazaréennes, dans ce pays qui écouta la divine parole. Inclinons-nous devant lui et rappelons-nous cette minute, cette rencontre, cette parole. Suss, tout joyeux, excite ses chevaux; le temps fuit derrière nous, ainsi que le chemin; la terre s’est éveillée. --Voilà Nazareth, dit le moine. La ville, blanche et rouge, monte sur la colline; monte avec ses maisons, ses jardins, ses vergers, avec les aiguilles de ses trois églises; monte tout heureuse, aspirant vers les cimes, vers l’azur du ciel. Les yeux du père Marcel sont voilés de larmes. En vérité nul cœur de chrétien ne peut voir Nazareth sans être ému. VI L’histoire de la Vierge. Deux pays de la Galilée se disputent la gloire d’avoir vu naître Marie: Séphoris et Cana, car le père et la mère de la Vierge n’étaient point complètement pauvres; ils possédaient quelques champs sur le mont Carmel, où ils venaient tous les ans, avec la jeune Marie; il est vrai aussi qu’ils avaient beaucoup de parents à Cana: cependant il n’existe pas d’autre preuve en faveur de cette ville, qui doit se contenter d’avoir vu le premier miracle du Christ. On peut, au contraire, être à peu près sûr que la mère de Jésus est née à Séphoris, un gros bourg, à moitié chemin entre Tibériade et Nazareth. Comme tous les beaux villages de Galilée, Séphoris est bâti sur une colline, et l’humble maison de sainte Anne et de saint Joachim est construite presque au sommet du coteau; le nom de Marie, Myriam, Mariam, Maria, est très commun en Galilée et revient étrangement dans l’existence de Jésus: Marie, sa douce mère; Marie de Cléophas, sa tante, ardente et dévote; Marie de Béthanie, la sœur de Lazare, qui l’écoutait, extasiée, pendant le temps qu’il passait auprès d’eux; Marie de Magdala, la pénitente passionnée, qui purifia si noblement l’impur métal de son âme. La tradition parle de l’enfance de la Madone, comme d’une période très douce: elle était brune et fine, elle avait des mains effilées et de petits pieds, elle aimait sa maison et la solitude; elle était laborieuse, souriante et réservée. Quand ses vieux parents faisaient quelques pèlerinages à pied, à travers la Palestine, ils emmenaient la fillette avec eux; et la tradition dit encore qu’elle monta souvent sur la montagne qui ferme ce golfe de Saint-Jean-d’Acre, et que, de là-haut, elle laissa errer sur la mer ses regards calmes et doux: c’est par sa présence, sa pensée et ses rêves qu’elle attira sur le mont Carmel la bénédiction du ciel. A treize ans et demi, elle quitta sa petite maison de Séphoris pour épouser Joseph, le charpentier de Nazareth. * * * * * En Orient, la vie est précoce, et on ne doit pas s’étonner que Marie se soit mariée à cet âge. Il est tout naturel aussi qu’on l’ait donnée à un homme mûr, presque vieux. La femme orientale respecte tellement l’homme que la différence d’âge ne signifie rien. L’histoire dit, du reste, que «Marie vénérait Joseph». Adossée au rocher, comme presque toutes les maisons en Galilée, leur petite habitation était bâtie à l’entrée de Nazareth et dominait une partie de la riante vallée: elle comprenait trois pièces, dont une, la cuisine, avait une petite porte sur le jardin. On pouvait gagner, à travers champs, sans entrer à Nazareth, la petite boutique de Joseph. C’est là que vécut la Vierge, dans sa famille, ignorée de tous, jusqu’au jour où elle fut choisie. Comme les autres Nazaréennes, elle portait une jupe d’un rouge sombre, serrée à la taille par une ceinture, et un grand manteau de laine bleu foncé, tombant jusqu’à terre et relevé sur la tête, ombrant le front; elle marchait pieds nus. Le chemin qui conduit de sa maison à la fontaine l’a vue passer chaque jour, portant une cruche inclinée sur la tête ou appuyée sur la hanche; bien souvent elle pencha, au-dessus des eaux claires, son beau visage pensif. La route est pierreuse, la source est en dehors de la ville, et cependant la Madone y venait, chaque jour, accomplir l’humble besogne de puiser de l’eau; un peu plus loin, dans cette vasque qui est toujours entourée de brunes femmes du village, elle lavait les langes de l’Enfant Jésus. Travail et prière, ces mots résument bien la première partie de la vie de Marie, la femme de Joseph. L’heureux jour de printemps où Gabriel descendit du ciel, elle priait, comme toujours. Le séraphin apparut sur le seuil de la première chambre, tandis qu’elle se tenait dans la seconde. Le croyant peut, ici, évoquer le saint dialogue, la scène mystique, et prier à la même place où Elle pria, tout en regardant dans l’ombre si quelque chose de lumineux ne se fait pas voir. * * * * * Plus tard, Marie, son petit enfant serré contre elle, ne fait que fuir les dangers qui menacent cette tête si chère. Joseph et elle partent pour l’Égypte, marchant pendant des mois entiers, errant çà et là, dormant dans le tronc d’un vieil arbre, se nourrissant d’herbes et de fruits. Ce sont les années d’exil jusqu’à ce que, les persécutions finies, la Vierge revienne à Nazareth, retrouve sa maisonnette, reprenne sa vie obscure. Maintenant, quand elle va à la fontaine, meurtrissant ses petits pieds nus sur les pierres du chemin, elle tient un enfant par la main; le matin, elle sort par la petite porte des champs et conduit Jésus à l’atelier du charpentier, pour que son père putatif lui enseigne à travailler le bois. A cette époque, l’amour maternel de Marie est profondément tendre, calme et joyeux. Elle serait donc tout à fait heureuse si, par moments, la vision de l’avenir ne traversait sa pensée. Bien souvent, alors, elle dut ressentir le frémissement du désespoir et de la mort, en pensant à la mission terrible et divine de son fils chéri. Cependant, à côté d’elle, souriant et pensif, bon et courageux, si beau avec ses grands yeux bleus et ses cheveux blonds, le Christ grandissait; et elle veillait sur lui; serrait dans les siennes sa petite main, le bénissait chaque soir, quand il fermait les yeux; elle jouissait du bonheur ineffable d’être la mère d’un enfant divin! Années sereines dont la joie était faite de vertus simples, de pieux désirs et de pieuses satisfactions! Années disparues trop vite, hélas! pour le cœur de la Vierge! Rapidement, l’adolescent devient un jeune homme à l’œil plein de douceur et d’autorité, à la parole éloquente, à l’âme noble et forte; déjà ses compatriotes s’étonnent des audaces de Jésus, et ils ne l’aiment pas, le prenant pour un rebelle, pour un révolutionnaire. Marie commence alors à trembler pour son bien-aimé. Joseph, très vieux, descend dans la tombe, sa mission accomplie. Marie, cédant au désir de son fils, qui ne veut plus habiter Nazareth, où il est méconnu, quitte le pays où elle a connu de trop brèves joies et se rend à Cana, chez ses parents. Alors commencent les pérégrinations du Christ en Galilée et ses premières prédications dans la campagne. La Vierge le suit quelquefois et s’épouvante en l’entendant parler; elle se rassure aussi parfois devant l’adoration dont Il est entouré. Mais le Fils de l’Homme approche de la trentième année et la vie de la Madone devient une angoisse perpétuelle; les beaux jours ont fui à jamais, elle commence son martyre--elle devient la Mère des Douleurs! * * * * * Le premier miracle se fait à Cana, grâce à son intercession. La mère et le fils assistent à des noces. Le vin vient à manquer. Le maître de la maison se désole. Timidement, Marie dit à son fils: _Voyez, ils n’ont plus de vin._ Jésus ne répond pas, ferme les yeux; une lutte intérieure l’agite, comme s’il hésitait à manifester ses pouvoirs suprêmes: mais la douce mère le regarde, l’air suppliant, et il se décide: les jarres d’eau, qui étaient dehors, se changent en vin. L’essence spirituelle du Christ est révélée, et la Madone, pour la première fois, vénère son Divin Fils. Mais cette révélation est aussi le premier pas vers la Croix, et elle le suit, toute tremblante, l’âme en proie à une joie débordante et à une angoisse infinie. Dans le groupe des femmes altérées des saintes paroles du Christ, Marie se mêle à celles qui le servent, qui l’aiment, qui l’adorent. Les Maries! L’histoire nous a conservé le nom de ces femmes heureuses qui purent entendre les paroles bénies, brûler d’un amour sublime, vivre, souffrir et mourir pour leur Seigneur. Le Christ se transporte à Tibériade et prêche à tout un peuple de pêcheurs, de femmes et d’enfants: Marie est toujours là. Elle loge à Bethsaïde, sur la rive gauche de la mer de Génésareth, dans la maison de l’apôtre Pierre. La modeste maison suffit à contenir la femme, les enfants et la belle-sœur du serviteur de Dieu. Maintenant Bethsaïde, maudite comme Capharnaüm et Chorozaïn, n’est plus qu’un monceau de ruines. Il ne reste que Magdala, le pays de l’autre Marie. Cependant la Vierge suivait toujours Jésus en tremblant. Le voyage à Jérusalem surtout présentait de grands dangers, car les habitants étaient féroces et obstinés, mais la mère ne voulait pas mettre obstacle à l’expansion de l’âme divine de son Fils. Acte obscur d’une mère qui cache ses souffrances, qui voit la gloire et sent des épines dans son cœur, qui sourit aux hymnes de joie et prévoit la Passion, l’agonie et la mort. O longue et douloureuse vision d’un avenir fatal, tu as été le tourment de ce cœur maternel, et Marie a subi, avant son Fils, les tortures de la Croix! * * * * * Le dimanche des Rameaux, ce jour où Jésus éprouva les plus puissantes émotions de sa jeunesse et de sa vie, quand une foule l’acclamait comme le Fils de David, l’Élu du Seigneur, sous cette magnifique Porte Dorée, que les Hiérosolomitains ne voulurent plus jamais avoir, la Madone était cachée parmi le peuple. La nuit de la trahison et de l’arrestation, elle veillait dans la maison de l’apôtre Thomas, où elle s’était réfugiée, et ce fut l’apôtre Marc, échappé aux soldats de Pilate, qui vint l’avertir du malheur qui la frappait. Alors elle se mit à la recherche de son fils, avec les autres femmes fidèles, et toutes ensemble, pleurant sans se plaindre, passèrent la nuit du jeudi au vendredi, devant la maison du pontife Hannah, où Jésus avait été enfermé. Les saintes femmes savent seulement que le jeune et blond prophète est au pouvoir de ses ennemis; mais elle, la mère, sait qu’il est perdu. Elle pleure et se tait. Lorsque la Passion commence et que Jésus est condamné dans le prétoire de Pilate, lorsqu’il sort portant la croix et fait les premiers pas vers le Calvaire, Marie va à sa rencontre. Le Christ lève les yeux, la voit et la salue: _Salve, Mater!_ Et elle?... Elle se tait, pétrifiée. Une angoisse suprême serre son cœur, et, appuyée sur ses saintes compagnes, pieds nus, les cheveux défaits sur le manteau bleu, le visage décomposé, elle marche derrière son fils, avec la raideur du désespoir. Elle ne se plaint pas, elle ne gémit pas; mais, en vérité, il n’y a pas au monde une douleur pareille à la sienne. O mères, qui adorez vos enfants et qui avez eu la terreur de la mort, près du lit d’un fils chéri, qu’en dites-vous?... Elle avance à grand’peine, mais elle va quand même, liée par les entrailles et le cœur à ce Martyr tombé sous la croix, poussée par l’instinct sublime de la mère joint à l’adoration de la femme pour son Dieu. Qui a jamais peint le visage de la Vierge, tandis qu’elle suivait Jésus, du Prétoire au Golgotha? Qui a jamais essayé d’interpréter cette douleur sans borne? Personne... L’art s’est inspiré, sous toutes les formes, de la chasteté, de la pureté, de la sérénité, de la tendresse de Marie, mais nul n’a créé la figure terrible de la Mère, décomposée par une souffrance surhumaine. Cette tragédie maternelle a effrayé la main des artistes, et seule notre imagination peut se représenter ce spectacle d’horreur et de pitié. La Madone arrive enfin au Calvaire: elle ne peut approcher, on l’empêche d’embrasser la Croix; alors toute la vie de Marie se concentre dans ses yeux. _Elle regarde mourir Jésus._ Une mère! L’histoire ne dit rien de ses larmes et de ses sanglots. Les pleurs se sèchent et la voix s’éteint dans sa gorge; elle contemple toujours le supplice, l’agonie de son Fils... Jamais un regard n’eut une pareille intensité; jamais la terre ne supporta une semblable douleur, dans un corps aussi frêle. Ici, à cette place, tous ceux qui ont souffert devraient venir baiser la terre en se disant que rien n’est comparable à l’angoisse qu’éprouva Marie en voyant mourir son Fils... Celui-ci pousse le cri suprême, le ciel s’obscurcit, la terre tremble, le voile du temple se déchire, et Marie, sans tressaillir, contemple et attend ce cadavre. La nuit tombe, le pieux Joseph d’Arimathie et quelques fidèles disciples descendent le corps. C’est alors seulement que les bras maternels s’ouvrent et serrent cette dépouille sacrée; le visage de la Mère touche celui du Fils dans un dernier baiser. * * * * * Marthe, Marie de Cléophas, Marie-Madeleine, quelques disciples, quittent Jérusalem, craignant les persécutions: une barque de pêcheurs les porte de Jaffa sur les côtes de Provence. La Madone reste à Jérusalem: elle a une tombe chérie à garder, à visiter tous les jours. Son Fils est monté au ciel, la foi chrétienne commence à se répandre, mais elle ne veut pas abandonner l’endroit où Jésus a souffert, où Il est mort. Adieu donc, doux pays de Galilée! Tes sentiers ne seront plus parcourus par le pied léger de la Vierge; elle ne portera plus son amphore à la fontaine; elle ne reverra plus la petite maison de Nazareth, caressée par les parfums des vergers voisins; elle ne reverra plus ses amis et ses parents. Elle reste où la tragédie du Christ eut son cruel dénouement, elle ne veut pas oublier, elle vit dans la tristesse et la prière. Quelquefois, la belle fontaine de Siloé, hors Jérusalem, voit cette femme se pencher, pensive, sur ses eaux fuyantes; mais c’est un visage consumé par les ans et la douleur, c’est une frêle matrone sur qui la vie a imprimé sa trace; ce n’est plus la brune jeune fille qui reçut la visite de l’ange Gabriel. Elle vit toujours chez l’apôtre Thomas, qui l’entoure d’une piété filiale, en souvenir du Christ. Puis, un jour, sur le mont des Oliviers, Gabriel lui apparaît encore une fois: il a une palme à la main; il lui dit que sa vie est finie et que Jésus daigne l’appeler dans sa gloire. Elle est vieille, elle est lasse, elle désire le ciel et la mort; le divin ambassadeur la trouve prête comme autrefois, dans la maisonnette de Nazareth, comme aujourd’hui à Jérusalem. Elle monte enfin vers son Fils, laissant tomber sa blanche ceinture, pour que Thomas la conserve, comme souvenir. Son humble et grande histoire est finie sur la terre. VII Une journée à Nazareth. Je me promenais seule, ce soir de juin, dans le long corridor de l’hospice français, regardant par les larges fenêtres la vallée de Nazareth ensevelie dans les ténèbres, lorsque je fus prise d’une tristesse infinie. On éprouve de ces minutes de défaillance en voyage, lorsqu’on est seul, loin de sa patrie, avec le sentiment vague et indéterminé de la distance, avec l’ennui et la peur du monde indifférent et inconnu dans lequel on se trouve; minutes de trouble où tout le charme de l’éloignement, du pèlerinage dans ces pays nouveaux, au milieu des étrangers, est complètement perdu. Une ou deux fois déjà, j’avais eu cette douloureuse sensation de découragement, ce désir impuissant du retour, de la patrie et de la famille. En cette soirée pure, mais obscure, les étoiles me paraissaient hostiles, ennemies, lointaines: ce n’étaient plus mes étoiles--les étoiles de mon pays. Je me promenais, lentement, la tête basse, car je craignais, en rentrant dans ma cellule, d’augmenter ma nervosité maladive. A ce moment, le frère Jean de Rotterdam, un colosse au cœur d’enfant, spécialement voué à la Vierge et qui me parlait souvent de sa mère vivant encore en Hollande, me rejoignit pour me souhaiter le bonsoir. Je le regardai un peu étonnée, et il comprit que j’avais quelque chose. C’était un homme simple, et il voulut savoir si j’étais malade ou triste. Je me tus; mais il insista avec tant de bonne grâce et de bonté que vraiment cela m’aida à découvrir en moi la vraie, la profonde cause de l’angoisse qui m’avait envahie. Et je la lui confiai. Je lui dis--ne me parlait-il pas, frère Jean, de sa mère chérie et ne pouvais-je lui parler, moi aussi, de mon fils adoré?--je lui dis donc, que le lendemain était le treize juin, jour de Saint-Antoine, que c’était le nom de mon fils, que je passais loin de lui ce jour sacré, pour la première fois, que cela me désolait... Il me comprit aussitôt et me regarda avec une telle pitié, que je me mis à pleurer dans l’ombre. Puis, il me consola dans son français barbare; il ajouta que dans la grande église de l’Annonciation il y avait une chapelle élevée à saint Antoine et que lui, frère Jean de Rotterdam, très dévot au thaumaturge de Padoue, dirait à cinq heures du matin une messe à cet autel. --J’offrirai cette messe pour votre petit garçon, madame, et vous l’entendrez[1], me dit en me quittant ce brave religieux. [1] En français dans le texte. Immédiatement je fus consolée; il m’avait fait une de ces promesses qui réconfortent et soulagent le cœur endolori. * * * * * Je me réveillai à quatre heures et demie, avant l’aube: une lueur paraissait à l’horizon et le paysage se distinguait à peine dans l’obscurité finissante. Le prévoyant frère Jean, avant de partir, avait laissé devant ma porte une lanterne allumée. Comme pour une expédition mystérieuse, mais le cœur plein d’une douce joie, je me mis en route et traversai tout l’hospice des franciscains, où quelques pèlerins étaient logés. Ils n’avaient pas comme moi un enfant appelé Antoine, dont la fête tombait ce jour-là, et ils dormaient encore. Le froid me saisit sur la petite place, où trois ou quatre grands arbres se courbaient sous le vent. L’église de l’Annonciation était à cent pas à peine de l’hospice: je me retournais pour regarder la cité de Marie et de Jésus plongée dans le silence seulement interrompu par le son cristallin de la cloche annonçant la messe--la messe de saint Antoine. Personne dans l’édifice, sauf le frère convers qui allumait les cierges à l’autel de Saint-Antoine et qui devait servir l’office. Partout, les ténèbres: au dehors, sur la ville et sur les collines aimées de Jésus; au dedans, dans l’église érigée sur l’emplacement de la maison de Marie, où se passa la grande scène de Gabriel et de la Servante du Seigneur. J’étais seule pour écouter cette messe qui devait attirer sur mon fils chéri la bénédiction du Ciel. Seule, j’allais prier pour lui, afin qu’il ait la paix de l’âme et la santé du corps. Certes, il sentirait venir de loin l’espérance, le bonheur et la bénédiction. Revêtu des ornements sacerdotaux, le frère Jean parut, abîmé tout entier dans sa foi candide et enthousiaste, absorbé par l’acte sublime qu’il allait accomplir; il ne me chercha pas des yeux, parce qu’il me savait là, dans un angle obscur, plongée dans la contemplation et la prière, sentant l’immense poésie de la foi, la sentimentale attraction de cette heure, de ce temple. A ma droite, derrière le grand autel, se trouvait tout ce qui reste de la maison de Marie, l’autre moitié étant à Lorette; là aussi, était placée la blanche colonne qui marque l’endroit où Gabriel descendit et prononça la salutation angélique. Maintenant, une faible lumière commençait à se répandre, pendant que frère Jean continuait de dire les paroles et de faire les gestes qui rendent la messe si belle, si expressive, si captivante, du premier Évangile jusqu’à l’Élévation, jusqu’au dernier Évangile: la voix émue, les mouvements larges, il se sentait bien seul avec son Dieu, libre d’exprimer toute la grandeur de son sentiment religieux, et moi-même, dans un coin sombre, j’avais aussi l’impression d’être tout près de mon Seigneur, tremblante d’émotion, fidèle et humble, tandis que l’image de mon fils adoré, avec ses beaux yeux, doux et bons, passait devant moi. Bien des fois je m’étais prosternée au moment solennel où le Christ descend dans l’Hostie et j’avais ressenti un profond bonheur; mais en ce lieu consacré à un grand souvenir mystique, dans cette auguste solitude où rayonnait l’âme très pure de ce prêtre, en ce jour si cher à mes affections maternelles, mon cœur tressaillit d’allégresse, se brisa dans une émotion suprême et, comme sur l’autel, le Seigneur y descendit! Vers quatre heures de l’après-midi, je fis une longue promenade dans Nazareth, vraiment charmante sur ses vertes collines, battue par les vents qui lui apportent les parfums des fleurs, bénie de Dieu et aimée des hommes. De onze heures du matin à quatre heures il est impossible de sortir, en cette saison d’été, car le soleil est trop chaud, la lumière trop éblouissante, l’atmosphère trop lourde: il faut rester enfermé dans sa chambre; on s’étend, on rêve, on fume ou on dort. Moi, en outre, j’écrivais. Je sortis donc vers cinq heures, après avoir dormi, lu, fumé, rêvé et écrit. J’avais déjà visité les sanctuaires assez en détail; J’avais vu l’Annonciation, Saint-Joseph et la Sainte-Table; je voulais maintenant parcourir la ville, faire connaissance avec les habitants, hommes, femmes et enfants, observer un peu leurs mœurs. Rien de mieux, lorsqu’on veut surprendre sur le vif les coutumes d’un pays, rien de plus utile que la flânerie dans les rues, marchant doucement, regardant beaucoup, sans en avoir l’air, causant avec une femme, riant avec un enfant. Ce sont des plaisirs simples et délicats, des impressions naïves et agréables, des tableaux qui s’impriment mieux dans la mémoire que les plus beaux monuments et les palais les plus magnifiques. Nazareth est beaucoup plus petite que Jérusalem, mais aussi plus gracieuse. Moins importante que Bethléem, elle possède des jardins, des champs cultivés, des vergers, des femmes, et elle ne renferme ni musulmans, ni juifs, ni schismatiques, ni coptes, ni abyssins. Elle appartient tout entière à la nation latine, c’est-à-dire aux franciscains: il n’y a ni haine, ni secte, ni fanatisme oriental, ni altercations, ni féroces vengeances. Nazareth, c’est le pays de la paix chrétienne: les moines y vivent dans une parfaite tranquillité et leurs œuvres pieuses et charitables ne sont troublées par personne. A Jérusalem, Bethléem, Jaffa, Caïffa, Tibériade, les éléments turcs et juifs sont toujours si discordants et les chrétiens si turbulents! Ici, c’est la paix profonde. Construite sur deux collines, cette petite ville de Nazareth est toute en montées et en descentes, mais les rues sont praticables; çà et là, on trébuche sur une pierre: seule, la grande voie, qui conduit au marché, est assez bien pavée. Les habitants sont surtout agriculteurs; cependant, il y a quelques artisans: des maçons, des forgerons, des cordonniers, des tisserands. J’ai beaucoup regardé leurs petites boutiques: elles sont assez propres; le fond, peint en brun, s’appuie sur les pierres de la colline et le devant est maçonné. Celle de Joseph le Charpentier devait être toute pareille. Les idées, les mœurs, la vie, sont presque immuables, en Palestine, depuis des centaines d’années, même dans les pays où la civilisation a pénétré: à plus forte raison en Galilée. Ces ateliers, à Nazareth, n’ont certainement pas beaucoup changé depuis deux mille ans, époque où le bon Joseph y maniait le rabot et où Jésus, humblement, travaillait l’âme débordante de son divin secret. Les Nazaréens sont simples, pieux et bons. J’ai acheté à l’un d’eux un ornement en filet avec des houppes rouges et bleues, destiné à garnir le harnais d’un petit âne: c’est un ouvrage assez bien fait. Mon vendeur, ancien élève des franciscains, parlait italien, possédait de beaux yeux souriants et des dents blanches. Peut-être descendait-il du pieux Joseph. Dans les rues, je fus bientôt entourée d’une foule d’enfants: il y en avait un surtout, si mignon, si leste, avec de si beaux yeux étincelants! il parlait arabe, très vite, très vite. C’était un petit chrétien, me dit frère Jean de Rotterdam, un petit chrétien qui apprenait déjà son catéchisme. Je donnais quelques sous à l’enfant. --Moi aussi, je donne toujours quelque chose à ces petits, ajouta le frère. Je pense que l’Enfant Jésus était comme eux, ici, avec la même figure peut-être... Le soleil se couchait au moment où j’arrivai à la grande fontaine de Nazareth, située un peu en dehors de la ville, du côté de l’église de l’Annonciation et de la maison de Marie, mais à cinq cents pas au moins. L’eau sort en trois jets, tombe dans une grande coquille de pierre brisée, coule dans toutes les directions, forme de larges mares et un petit ruisseau, où les femmes lavent leur linge. La nuit tombait rapidement. Des Nazaréennes sortaient continuellement de deux ou trois rues avoisinantes et venaient faire leur provision d’eau pour la nuit. Elles s’avançaient, portant avec aisance la grande tunique bleue, relevée à la ceinture et maintenue par un gros cordon de même couleur; le manteau, également bleu, leur couvrait la tête, retombait un peu sur le front et enveloppait tout le corps de plis très nobles. On n’apercevait que leurs petits pieds nus, leurs mains fines, leur visage ovale. Presque toutes sont belles: c’est un don de la Madone à ses cousines et ses nièces. Même lorsque les Nazaréennes ne sont pas d’une beauté absolue, elles sont fines, élégantes, sveltes, d’une pâleur orientale ou légèrement brunes. Leur taille se plie gracieusement, avec une certaine fierté. Lorsque leur cruche est vide, elles la portent appuyée sur la hanche ou penchée sur un bourrelet; mais quand elles l’ont remplie, elles la tiennent bien droite sur la tête ou sur le côté. Le soleil se couchait et l’heure était infiniment douce; d’un pas léger et silencieux, les femmes allaient et venaient, touchant à peine le sol; elles se baissaient, remplissaient leur vase d’argile, se relevaient d’un mouvement aisé et s’en retournaient tranquillement, sous le ciel gris et violet; l’eau chantait et s’enfuyait de tous côtés. Je me sentis entraînée en dehors du temps et il me sembla voir la Madone, elle-même, s’avancer, les pieds nus, dans le crépuscule léger, tenant par la main l’Enfant Jésus. VIII Sur le Thabor. Partout en Galilée, le Thabor vous apparaît, dominant l’horizon; il a une agréable forme ronde et il vous accompagne dans toutes vos excursions, tantôt devant vous, tantôt derrière votre dos, vous regardant sournoisement à gauche, à droite, veillant comme un phare fidèle. Les contours sont délicatement dessinés: à mesure que vous approchez, vous découvrez les arbres, grands et petits, dont il est recouvert, et vous ressentez un vif désir d’entreprendre cette ascension à travers la verdure, de suivre ces sentiers ombreux, d’arriver sur ce sommet où le Christ se montra à ses disciples stupéfaits, dans sa blanche robe de lin, tout rayonnant de gloire. Le Thabor a l’air simple et facile; ses flancs ont un aspect engageant et, de là-haut, la vue de la Galilée fleurie doit être merveilleuse! Le drogman ne fait aucune difficulté pour vous accompagner, mais sans enthousiasme; le guide vous demande si vous êtes bien en selle, et tous deux finissent par vous déclarer que vous pourrez _peut-être_ monter à cheval jusqu’au point culminant, mais que vous descendrez sûrement à pied. Le chemin est donc roide? Très roide. Pourquoi ne pas monter à pied? Non, le cheval, qui connaît le terrain, est plus sûr. Et la descente, alors? A la descente, l’animal glisserait s’il portait un cavalier ou une amazone. Cependant... le lendemain matin, malgré ces renseignements décourageants, le départ de Nazareth est décidé; nos montures se mettent en marche de leur pas tranquille et ferme; le drogman fume, le _moukre_ chantonne ses vers arabes et son petit chien, qui s’appelle Filjel, c’est-à-dire _poivre_, saute autour de lui. Pendant une heure, la route se maintient étroite, mais assez bonne et passe entre des champs, dont la terre est rouge brique: le Thabor s’approche toujours davantage, s’élève au-dessus de nous. Tout à coup, sous un grand olivier, le drogman s’arrête, descend, vient vérifier les sangles et les étriers, et procède pour lui-même à la même opération. Lentement, il se remet en mouvement, le _moukre_ se place près de moi et met la main sur le pommeau de ma selle. Alors commence l’ascension la plus étrange, la plus effrayante qui soit: ce n’est pas un sentier, c’est une sorte de sillon, plus ou moins profond, plein de cailloux pointus, s’éboulant à un endroit, barré ailleurs par de grosses pierres polies, qui font glisser nos bêtes; un sillon si escarpé que le cheval est placé dans une ligne oblique et qu’à chaque instant le _moukre_ me recommande de baisser la tête sur la crinière. D’un côté, j’aperçois un précipice, à peine dissimulé par des arbustes qui se plient au-dessus de l’abîme; de l’autre, la paroi élevée de la montagne. Le sillon fait de grandes courbes, et à chaque détour, ce chemin à peine tracé devient de plus en plus incertain. La pente est si rude, qu’il est difficile de maîtriser le vertige. Cent fois, je me dis qu’il eût été préférable d’aller à pied, mais, dès que je regarde à terre, je change d’idée; du reste, il vaut mieux n’être distrait par aucune pensée, car le _moukre_ me fait pencher lui-même sur la selle et, si j’essaye de me relever, je sens une large et puissante main qui me maintient. La montée continue, les plaines de la Galilée s’abaissent et semblent ondoyer comme une mer, tandis que mon pauvre cheval, couvert de sueur, blanc d’écume, fait un dernier effort, escalade une véritable muraille... Le Thabor est vaincu! * * * * * Devant moi, le petit hospice et l’église des Franciscains se détachent très blancs sur le ciel. On a nommé cet endroit: _Porte du Vent_, en arabe: _Bab-el-Auoa_, parce qu’il y a continuellement une brise fraîche, quelquefois très violente. Comme partout, un franciscain me conduit d’abord à l’église dire quelques prières, puis me guide jusqu’à un endroit sauvage, où germent cependant quelques rares plantes odoriférantes. C’est là qu’eut lieu la Transfiguration. Nous avons devant les yeux la scène divine que peignit Raphaël, avec une singulière intuition et qui épuisa ses dernières forces d’artiste et de croyant: les nuages qui se heurtent dans le ciel, annonçant la venue d’un de ces orages habituels à cette région, semblent être les mêmes qui encadrèrent le visage glorieux du Christ. N’était-ce pas hier? Autour de nous s’étend la plaine d’Esdrelon, qui semble palpiter sous le vent qui vient du Thabor; au loin, blanchissent les petites villes de la Galilée: Séphoris, patrie de sainte Anne et de la Madone; Cana, lieu du premier miracle; Naïm, où habitaient la veuve et son enfant malade, et tout à fait à l’horizon, on devine la route qui mène au lac de Tibériade. Il devait aimer cette montagne, Celui dont l’esprit tendait toujours vers les régions pures et qui aspirait sans cesse à se rapprocher de son Père céleste. Au moment solennel de la Transfiguration, il n’y avait avec lui que trois apôtres: Pierre, Jacques et Jean; les autres s’étaient arrêtés dans un village arabe de la plaine, appelé Dabourieh, en souvenir de Débora. Seuls, les plus fidèles l’accompagnaient et eurent la vision sublime... La voix du Père Augustin de Saragosse, moine espagnol, à la douce prononciation, m’arrache à ma contemplation; c’est l’heure du déjeuner, et du reste il faudra bientôt descendre. Avant le départ, un religieux me présente un registre de visiteurs à signer. Hélas! Que le Thabor en voit peu! Cette année, de février à juin, plus de trois mille pèlerins ont visité la Palestine, sans compter les touristes, presque tous Anglais, qui vont où Cook les conduit, et quatre-vingt-deux seulement ont fait l’ascension du Thabor, pour voir l’endroit de la Transfiguration! La route était horrible même à l’époque où Jésus vivait sur la terre: c’est pourquoi les apôtres les moins courageux restèrent au pied de la montagne. Pierre, Jacques et Jean, les plus ardents et les plus dévoués, atteignirent seuls le sommet du Thabor et furent récompensés par le spectacle divin. Je signe au-dessous du nom de Paul Bourget, qui était venu un mois avant moi: je suis très contente d’être arrivée, mais combien heureuse de redescendre. * * * * * Pour gagner le sommet du Thabor, il faut quarante-cinq minutes, sans compter la longue route de la plaine. Si jamais, avant de repartir, vous demandez au drogman, avec une certaine appréhension, «s’il faut quarante-cinq minutes», il secoue la tête en souriant, et assure que cela prendra moins de temps. Dieu soit loué! Et vous vous approchez de votre monture. «Comment, vous voulez aller à cheval?» Le guide s’étonne de votre audace ou de votre paresse: _personne_ ne descend à cheval du Thabor. Le _moukre_ rassemble les rênes des bêtes et siffle pour appeler _Filjel_. On se met en route à pied: seulement, c’est une véritable chute! En vain, vous essayez d’aller lentement, avec précaution, vous êtes entraîné, vous vous affolez, vous vous reprenez, vous perdez de nouveau la tête, et vous ondoyez comme un drapeau battu par le vent, vous allez en zigzag comme un serpentin de feu d’artifice, dans ce fossé inégal qui devrait être un chemin! Quarante-cinq minutes! Le mouvement est si rapide, si vertigineux, qu’il devient inconscient et presque mécanique: vous tournez, et vous descendez, et vous descendez, et vous tournez, glissant, roulant, tombant, vous relevant, avec une complète absence de volonté, comme une toupie dont rien ne peut arrêter le mécanisme. Enfin, c’est la plaine! Vous vous asseyez sur une pierre, vous vous prenez la tête à deux mains, en vous demandant si vous êtes encore bien vivant. La réponse est plutôt favorable. Vous buvez une gorgée de cognac, vous respirez un peu; mais le temps presse. Il faut remonter à cheval pour aller au lac de Génésareth et à la glorieuse ville de Tibériade. IX Tibériade. Il y a six grandes heures de cheval du Thabor à Tibériade. Comme il faut s’arrêter une demi-heure à moitié route pour faire reposer les chevaux, on ne peut arriver à destination qu’à sept heures du soir, en partant du Thabor après midi: c’est déjà un peu tard, car la soirée est dangereuse dans ces parages déserts de la Palestine. Six heures de trot serré, pendant lesquelles le drogman Mansour me laissait prendre les devants, voyant que je commençais à m’impatienter: le pauvre nazaréen, si intelligent et si bien élevé, me racontait toutes les histoires capables de m’intéresser, mais qui, après la troisième heure de cheval, ne réussirent qu’à m’irriter profondément. Cette région de Galilée qui s’étend du Thabor à Tibériade est aride, monotone, uniforme, tandis que l’autre chemin qui passe par Loubieh, Séphoris et Cana, est aisée, agréable et charmante. Cette vilaine route, que l’on prend à l’aller, n’est qu’une succession d’immenses plaines désertes, qui défilent lentement, l’une après l’autre, et derrière chacune d’elles vous croyez toujours deviner un paysage bizarre ou intéressant: quand vous arrivez au bout, vous ne trouvez jamais rien, qu’une autre étendue, sans cesse la même, désolante. Sucrie Mansour, mon patient drogman, vers la cinquième heure de marche, me jetait de timides regards et, voyant ma mauvaise humeur, mon découragement et ma fatigue, murmurait de temps en temps: --Encore un peu, madame, encore un peu! Mais, je ne le croyais pas. Je savais qu’il fallait six heures pour gagner Tibériade, pas une minute de moins. La lassitude me causait une sourde irritation. Le voyage de Nazareth au Thabor, la périlleuse ascension, la descente précipitée, tout cela me semblait presque agréable en comparaison de ces heures interminables, lentes, égales, à travers ces plateaux sans un arbre, sans une cabane, sans un être humain. Je sentais en moi une tristesse impatiente, une envie de pleurer, de crier, de me jeter à terre, de ne plus marcher. Enfin Mansour s’écria: --Dans une demi-heure, nous verrons Tibériade! Et moi, naïvement, je le crus. En effet, à l’horizon de la dernière plaine, quelque chose d’un bleu intense apparut, qui n’était pas le ciel: c’était le lac de Génésareth, le lac de Tibériade, si étendu, qu’il a mérité le nom de mer de Génésareth. Je poussai un profond soupir de soulagement! --Voici Tibériade, dit Mansour. Sur une des rives de cette exquise coupe d’azur aux reflets d’acier s’élevait, toute petite, l’ancienne cité romaine et sa forteresse brune. Hélas! quelle illusion! Nous étions encore loin: pendant soixante terribles minutes, je crus voir Tibériade s’enfuir progressivement! Oui, soixante-dix, peut-être quatre-vingts minutes de descente à pic, comme si nous avions suivi à cheval un escalier enchanté, conduisant au centre de la terre. Je pleurai de colère pendant cette dernière heure, et quand, après neuf heures de voyage, je m’arrêtai près de la porte de l’hospice de Tibériade, j’avais une forte fièvre causée par cet excès de fatigue. Dans l’hospice des franciscains, je trouvai seulement deux moines et quelques domestiques pour le service des pèlerins. La ville qui fut une orgueilleuse cité romaine, et qui s’étendait autrefois sur les rives du lac, dans un des paysages les plus riants du monde, s’étiole aujourd’hui sous un climat malsain, dans une chaleur humide balayée par un vent lourd et surchauffé. Pour un franciscain, aller à Tibériade, c’est subir une punition, accomplir avec résignation un vœu ou chercher une pénitence volontaire. Beaucoup y tombent malades: quelques-uns y meurent. Le Père Benedetto, le gardien, résistait seul, depuis deux ans, aux pernicieuses influences; l’un des moines qui l’accompagnaient était mort la semaine passée. On avait voulu l’emporter, quand il tomba malade; mais, heureux de finir là où Jésus avait prononcé les plus grandes paroles de son enseignement, il s’y refusa. Ce moine était considéré comme un saint. A peine arrivée, je m’étendis sur un divan et demandai une chambre sur le lac: il n’y en avait pas, le couvent étant étrangement construit. Très vaste, du reste: de longs corridors vides et sonores, de nombreuses cellules pour les pèlerins, et, çà et là, des lampes à huile, dont la flamme vacillait. Je souhaitais me coucher aussitôt, mais le Père Benedetto voulut absolument me faire prendre quelque chose, et j’étais à peine arrivée dans ma chambre que l’autre frère vint m’apporter des œufs et du thé. Ce religieux était vieux, décharné, tout ridé, mais il souriait doucement. Il ne pouvait comprendre que je me contentasse d’œufs et de thé. J’étais si épuisée, que je le regardais stupidement. --Vous êtes seul ici avec le gardien, mon Père? demandai-je pour dire quelque chose. --Oui, tout seul, murmura-t-il, l’_autre_ est mort. Il me sembla remarquer une lueur tremblante dans ses yeux. Voyant que je tombais de sommeil, il s’en alla en me souhaitant bonne nuit. Comme toujours, j’inspectai les environs de ma chambre: elle donnait sur un long corridor sombre, qui desservait beaucoup d’autres cellules. Le vent faisait battre toutes les portes, les poussait, et on voyait confusément des lits blancs et vides. Je m’enfermai à clef, puis j’ouvris ma fenêtre, qui était basse: devant moi, s’étendait une cour, qui précédait l’église. J’éteignis ma lumière et je me couchai. J’avais peut-être dormi une demi-heure, lorsque je me réveillai en sursaut, mouillée de sueur. Je pensai avoir la fièvre; je respirais difficilement. J’allai à la croisée, je me recouchai et m’endormis. Mais peu après, autre réveil brusque; j’avais distinctement entendu marcher dans la chambre. Que faire? Je restai immobile. Du côté de la cour, on voyait un carré un peu plus clair, comme brumeux, et sur cette faible clarté, quelque chose de noir se détachait, les contours d’une antique construction romaine, une tour. Un coq chanta. Pas d’autre bruit. Je pensai m’être trompée. J’étais nerveuse: ce milieu nouveau, ce pays inconnu, ce monastère désert, ce grand vent gémissant dans les corridors, tout cela pouvait bien provoquer une hallucination: du reste, j’avais mon revolver chargé près de moi. Bien comique, l’histoire de ce revolver! Je n’avais jamais touché une arme à feu, et malgré la petitesse de celle-ci, elle me faisait peur; je la tenais toujours enfermée dans sa gaine, me figurant qu’elle allait partir toute seule dans ma valise! Cela ne m’empêchait pas de la montrer partout où j’arrivais et de la poser sur ma table de nuit. Pour quoi faire? De nouveau, j’entendis marcher si près de moi que je sautai du lit et criai: «Qui va là?» mais sans résultat. J’allumai en tremblant ma bougie: personne dans la chambre, qui était tranquille. Cependant, je compris que je ne pourrais plus dormir. Je m’habillai rapidement, je pris un livre, je m’étendis sur le divan, et me mis à lire les _Pensées_ d’Arthur Schopenhauer, que j’avais emportées, pour ne pas trop m’amuser en voyage. Mais les pas s’entendaient toujours. Je me dirigeai instinctivement vers la fenêtre, et je regardai dans les ténèbres de la cour: il y avait quelqu’un. Je vis une ombre raser les murs, si près qu’elle semblait être dans l’intérieur de ma chambre. Elle allait et venait, tantôt traînant les pieds, tantôt marchant avec précaution. Peu à peu, je m’habituai à l’obscurité et je vis qu’elle avait la tête penchée sur la poitrine et les mains pendantes le long du corps: il m’était cependant impossible de distinguer si c’était un homme ou une femme. Tout à coup elle disparut, comme si la terre l’avait engloutie, puis elle reparut peu après. Alors elle leva un peu la tête et je reconnus le moine au visage dur, l’ami du mort. Et je compris qu’après s’être prosterné, il se relevait. Il se promenait dans un espace restreint, comme s’il tournait sur lui-même dans cette cour, devant l’église; il s’arrêtait et repartait brusquement; parfois, il levait les bras au ciel, parfois il se frappait le front. Je distinguais maintenant tout, car j’étais bien habituée à l’obscurité, et j’avais éteint ma lumière. Cette ombre m’intéressait, me captivait. Je sentais que tant qu’elle serait là, je resterais à la fenêtre. Mais infatigable, ardente, elle reprenait ses allées et venues en avant, en arrière, en cercle, autour d’un point fantastique, que je ne voyais pas. De temps en temps, un profond soupir sortait de sa poitrine: la nuit était tranquille, la croisée basse et je l’entendais parfaitement. J’avais envie de l’appeler, de lui parler. Mais je n’osais pas. Mes nerfs, brisés par l’extrême fatigue, étaient excessivement surexcités; une atmosphère humide, pesante, affaiblissait mes poumons et les cousins me dévoraient les mains et la face. J’éprouvais une curieuse sensation de stupeur et d’angoisse, appuyée contre la fenêtre, dans l’ombre, serrant entre mes doigts le livre désespéré de Schopenhauer. Que pouvait faire cette ombre dans les ténèbres, devant l’église du couvent? Pourquoi ce vieillard n’allait-il pas dormir? Pourquoi veillait-il, à cette heure avancée, dans cette contrée inconnue, sur les bords de ce lac sacré, fertile en miracles? Peut-être priait-il? Mais pourquoi n’allait-il pas méditer dans sa cellule ou à l’église? Pourquoi soupirait-il si tristement? Qu’avait-il? Était-il malade? Était-il fou? Ce religieux emporté par une agitation inquiète, à Tibériade, dans l’_atrium_ de la vieille église consacrée aux Apôtres, par cette nuit de juin, lourde et empestée; ce pauvre être que personne ne secourait, dont nul ne connaissait sans doute les peines, me plongeait dans une espèce de rêve. Je ne dormais pas, ressentant toujours la courbature de mes neuf heures de cheval, mais la douleur était moins vive et mes nerfs se calmaient: l’étonnement me clouait à la même place, regardant les gestes du moine. Parfois, ses mouvements paraissaient être ceux d’un aliéné: il se levait en agitant les bras et sanglotait... Pourquoi pleurait-il, lui, un franciscain, qui ne devait plus se souvenir de sa patrie, de ses parents, de sa famille; qui ne devait plus avoir ni désir ni passion, au fond de son couvent de Terre Sainte? Que regrettait-il? Pourquoi n’essuyait-on pas ses larmes? Je ne comprenais plus rien: je voyais seulement ce fantôme se remuer convulsivement, paraître, disparaître, puis revenir encore... Les premières lueurs de l’aube me trouvèrent endormie contre ma croisée, respirant l’air mou et lourd de Tibériade, et le moine était encore là, étendu tout de son long par terre, sur quelque chose de blanc. Il dormait, lui aussi, fatigué et épuisé par cette nuit de veille et d’énervement: cette chose blanche était la pierre, sous laquelle avait été enterré l’autre moine mort. * * * * * J’ai su depuis que ce pauvre vieillard ne pouvait se consoler d’avoir perdu son compagnon, pour lequel il avait une tendresse et une vénération immenses. Chaque soir, il se levait, comme appelé par une voix intérieure, et venait dans cet _atrium_ où l’on avait enseveli le mort, devant la porte de l’église: là, il priait, il pleurait, il parlait même à celui qui n’était plus. Le père gardien avait écrit à Nazareth, craignant pour la santé de son unique frère, et engageait celui-ci à rester dans sa cellule, la nuit. Mais c’était inutile... Quant à moi, je suis persuadée que j’ai pris là le germe des fièvres qui m’assaillirent, quinze jours plus tard, à Constantinople, et qui durèrent trois années, en souvenir de ces heures étranges et morbides, où je crus avoir eu une vision de douleur, qui était une réalité. X Sur le lac. Ce n’est pas une route qui descend à Tibériade, ce n’est pas même un sentier, mais une sorte de sillon, creusé dans le sol par le pied des mules, des chevaux, et des hommes. La terre détrempée, les cailloux, les épines, rendent l’excursion longue et fatigante pour le cavalier le plus intrépide. Mais lorsqu’on a le malheur de se trouver en face d’animaux ou de voyageurs faisant l’ascension, alors les difficultés sont presque insurmontables. Précisément, mon drogman et moi, nous rencontrâmes un troupeau de chèvres, qui grimpaient la colline escarpée. Ces bêtes obstinées et méchantes s’arrêtèrent court, se jetèrent dans les jambes de nos chevaux et il fallut que le chevrier vînt les chasser, une à une, pendant qu’immobiles sur nos montures nous attendions, avec la patience qu’on acquiert en Orient, le moment de continuer notre marche. Il était sept heures et demie du soir. Le soleil se couchait sur le lac et la ville de Tibériade: ce spectacle aurait distrait le voyageur le plus fatigué. Déjà, à l’aller, quand, du haut de la colline, le vaste lac de Jésus était apparu devant mes yeux, lassés par sept heures d’un paysage monotone, désert, aride, toute la sublime beauté de Génésareth avait ranimé mon âme défaillante, donné l’essor à mon imagination, et de ce moment je n’avais plus adressé la parole à mon drogman, dont j’avais mis la patience à l’épreuve pendant la dernière partie de cette interminable route. Il le savait bien, du reste, qu’à peine arrivée devant le lac de Génésareth, toute amertume disparaîtrait de mon cœur! Je crois bien qu’en conduisant mon cheval par la bride, dans ce maudit chemin qui va jusqu’à la grande porte romaine de Tibériade, il souriait à me voir absorbée dans la contemplation des derniers feux du couchant qui empourpraient les eaux du lac. Dieu sait combien de gens ce brave garçon avait guidés, de Nazareth à Tibériade, par le Thabor, et dont il avait patiemment supporté les rebuffades; Dieu sait combien d’entre eux il avait vus changer de visage et d’humeur en face du tableau divin; Dieu sait combien d’âmes il avait vu s’envoler, dégagées des liens terrestres et planer dans une extase profonde. Devant ces couchers de soleil, dans la clarté finissante d’un beau jour, il avait dû sentir l’extase s’emparer de ceux qu’il conduisait. L’Oriental connaît et apprécie ces longues et muettes contemplations; il aime aussi se plonger dans le silence, dans l’immobilité. Je ne me plaignis plus de ma fatigue, de ma courbature, de mes nerfs, de mes souffrances vraies ou imaginaires: je regardais le lac de Jésus, qui entendit sa parole et vit ses miracles; cette mer de Génésareth, dont les ondes furieuses se calmèrent sous son pied divin. C’était le soir. J’étais descendue dans le jardin du couvent, dont la terrasse vient presque jusqu’à la plage. La nuit se faisait limpide, comme au moment où la lune va paraître: la vaste coupe, azurée sous le soleil, brillait d’un bleu sombre, en cette nuit d’Orient. Le lac s’étendait désert, silencieux: quelques étoiles s’y réfléchissaient. Ses eaux, immobiles, caressaient le sable, sans bruit. Les lumières de Tibériade, de cette ville qui, il y a deux mille ans, fut témoin de la puissance romaine, et qui n’est plus, à présent, qu’une cité juive, s’éteignaient une à une, et mes yeux suivaient anxieusement toutes ces lueurs vacillantes. Je désirais secrètement voir disparaître toute trace de l’activité humaine, afin de me trouver seule, dans l’ombre, devant cette mer sacrée sans qu’une voix arrivât jusqu’à moi; je souhaitais la grande illusion de la solitude, espérant rapprocher mon âme de l’Ame divine, qui errait peut-être encore sur les plaines verdoyantes, sur les petites barques de ceux qui devinrent pêcheurs d’hommes. Les tamaris ne remuaient plus; pas un bourdonnement d’insecte ne troublait l’air. Enfin, la dernière clarté mourut dans la grande tour romaine qu’Hérode Antipas éleva à la gloire de Tiberius Drusus; et le paysage devint plus solitaire, plus vide, plus abandonné. C’est ainsi qu’il faut voir ces rivages, où le Christ passa les trois plus belles années de son existence. Le lac, qui est grand, devient immense dans l’ombre et mérite le nom de mer Galiléenne que lui donnèrent les évangélistes. C’est à la gauche de Tibériade que s’élevaient Bethsaïde, patrie de saint Pierre, et Capharnaüm, où Jésus fit ses plus grands miracles. Ces deux villes sont en ruine; mais avec un peu d’imagination, on peut les revoir debout, très blanches parmi les genêts jaunes, et les lavandes à l’odeur pénétrante. On croit aussi distinguer Magdala, le petit pays de la grande repentie. Dans la nuit, au milieu des molles fraîcheurs de la Syrie, laissant errer vos yeux sur le miroir tranquille du lac, vous pensez à la grossière embarcation dans laquelle Il se laissait emmener, absorbé dans ses sublimes pensées; à ses courts voyages, où il tenait humblement compagnie aux pauvres pêcheurs et bénissait leurs efforts; à la grande tempête, durant laquelle ses apôtres tremblèrent pour leur vie et qu’il apaisa d’un signe de la main; à la journée, grise et brumeuse, qui le vit, tout à coup, marcher sur les eaux... A présent, tout se tait. Vous êtes seul. Une douceur infinie vous pénètre le cœur, en cet endroit, où l’Histoire sacrée eut son point culminant: vous vous penchez sur les ondes qu’il aima; où semble encore courir, comme un souffle divin, sa parole de bonté et de charité. Ah! comme vous bénissez le jour où vous êtes venu, à travers les terres et les mers, jusqu’à ce lac de Génésareth, pour chercher cette nuit de solitude dans laquelle vous sentez le temps passer doucement sur votre tête et vous jouissez d’être seul, de ne pouvoir communiquer votre émotion à personne. Dieu concède ce bonheur à ceux qui, humblement et courageusement, viennent de loin. Ces heures suprêmes, où l’âme vit mille existences concentrées et muettes, sont accordées aux pèlerins qui ne craignent pas les fatigues, les tristesses de l’exil, l’éloignement, et qui se rendent au pays du repos, dans la patrie et près du lac même de Jésus. O silence sublime et suggestif! N’est-ce pas Lui qui vient jusqu’à vous sur les eaux, qu’il effleure de son pas léger? Qui donc, dans l’ombre, parle dans votre cœur, vous disant d’espérer, d’espérer toujours, car Il est l’éternelle espérance?... Nuit de longue rêverie religieuse et spirituelle, nuit de rêve, nuit de douceur, sur les rives de la mer miraculeuse, au milieu du silence solennel... Qu’importe si le temps des miracles est passé! Ici, dans votre esprit, le miracle renaît; car vous sentez votre âme s’ouvrir comme une fleur; car vous êtes un de ces humbles qui l’aimèrent, le suivirent, le virent naviguer sur les eaux, entendirent les échos des collines répéter ses paroles; car vous aussi, vous voudriez vous lever et suivre les pas de la douce Apparition, où qu’elle surgisse, où qu’elle veuille vous diriger... XI Le Mont des Béatitudes. Les rives du lac de Tibériade sont charmantes. Il est si grand, ses eaux ont une couleur gris bleu si intense, la pêche y est si abondante, que depuis des siècles la vive imagination orientale lui a donné le nom de mer de Génésareth ou de Galilée. Beaucoup de chrétiens, dans l’ingénuité de leur foi et dans l’ignorance des moindres notions d’histoire religieuse, ne croient pas que Jésus ait réellement parcouru les bords de la mer, suivi d’une foule de pêcheurs, parmi lesquels il choisit ses plus ardents apôtres; qu’il ait marché sur les vagues et apaisé la tempête. Et, du reste, il n’y a aucun intérêt à savoir si cette surface liquide est un lac ou une mer. Le Christ passa les trente-trois années de sa vie dans une région peu étendue, qui comprend la Galilée, la Samarie et la Judée. Il n’en sortit pas et c’est là qu’il sut affronter tout un monde d’idées, de coutumes et de lois: en comparaison du modeste périmètre de ses pérégrinations, le lac de Tibériade pouvait facilement passer pour une mer. Lorsque par une claire matinée d’été, dans la fraîcheur que donne la rosée nocturne, l’âme bien reposée, le pèlerin solitaire contemple cette masse immense d’eau bleue, sur laquelle le soleil n’est pas encore levé, il peut aisément croire à la mer Galiléenne. Ces petites barques attachées à la rive, attendant les pêcheurs; ces grandes embarcations dont les blanches voiles sont repliées, ajoutent encore à la vraisemblance de son rêve. Les collines d’alentour s’arrondissent en courbes molles, couvertes de verdure, se mirent dans les ondes tranquilles qui se rident à peine; mais là-bas, dans mon pays, n’ai-je pas vu les montagnes se réfléchir à l’aurore dans les eaux calmes de la mer? Au milieu des buissons pleins de fleurs odorantes, des oiseaux de Syrie, si gracieux dans leur petite taille, gazouillent et chantent dès l’aube. Là-bas, vers Capharnaüm, le pays de saint Pierre, la plaine s’étend d’un gris bleu et semble continuer le lac. N’insistons pas. Ici, parmi ces roseaux, à l’endroit où je me suis arrêtée le bateau qui portait Jésus fut attaché. Que demander de plus? * * * * * Une de ces collines se dresse à un quart d’heure à peu près de Tibériade, sur la côte occidentale. Parmi les herbes parfumées, le chemin monte en pente douce jusqu’au sommet en quinze ou vingt minutes. Je désirais beaucoup faire l’ascension d’une de ces collines, pour contempler à mon aise l’imposant et gracieux spectacle de Génésareth, pour embrasser d’un seul coup d’œil tout le paysage où Jésus annonça le royaume des cieux. Je ne savais trop de quel côté me diriger et j’aurais peut-être choisi un autre point de vue, si mon fidèle drogman ne m’avait rejointe en ce moment. Selon son habitude, il attendit à quelques pas, dans le plus profond silence oriental, qu’il me plût de lui parler. --Comment s’appelle ce coteau? demandai-je. --Hattine, madame. Je me tus. J’hésitais toujours. Peut-être, plus au delà, aurais-je pu trouver quelque point de vue plus élevé. --Il a encore un autre nom, reprit Mansour; il se nomme le Mont des Béatitudes. Je le regardais fixement. Le drogman, croyant que je ne comprenais pas, voulut s’expliquer: --Où Jésus annonça les neuf Béatitudes. Je lui tournai le dos, brusquement; je me mis en marche vers le col de Hattine. Tranquille et muet, l’Arabe me suivait à distance, sans que j’entendisse le bruit de son pas. La route était aisée: quelques cailloux, de temps en temps, glissaient sous mes pieds. Je me retournais souvent pour admirer le lac que le soleil levant commençait à éclairer. Ma robe balayait au passage les tiges frêles des fleurs. J’arrivai à une première esplanade où de grandes pierres grises, ressemblant à du marbre, étaient rangées en cercle sur le gazon. Je m’arrêtai un instant; puis aspirant à un horizon plus étendu, je repris ma promenade, et je parvins bientôt au sommet. La mer de Génésareth, en pleine lumière, paraissait maintenant plus large. Tibériade, toute blanche, semblait plus petite, et les plaines de la Galilée s’étendaient dans toutes les directions. L’atmosphère, excessivement limpide, permettait à mon regard de porter très loin. Au bas, je distinguais nettement les ruines de Capharnaüm et de Bethsaïde, de Dalmanatha et de Chorozaïn, les quatre villes où Jésus fit tant de miracles, sans pouvoir réveiller la foi endormie de leurs habitants. Vers l’occident, quelque chose d’obscur s’apercevait dans la campagne: c’était Magdala, c’était la petite ville de Marie-Madeleine, la cité qui ne fut pas détruite, parce que le Seigneur voulut ainsi récompenser la grande pénitente. Spectacle inoubliable! C’est là, sous nos pieds, qu’est la place où se fit la multiplication des pains et des poissons; ces douze masses de pierres sont peut-être les douze sièges où s’asseyaient les apôtres pour écouter le Christ et que celui-ci leur promit de transformer en douze trônes. Spectacle inoubliable, place admirable! Ici, pendant trois ans, Jésus monta tous les jours... * * * * * Tous les jours! Il avait besoin de se rapprocher du Ciel, dont il venait, pour y puiser de nouvelles forces. Après le baptême, n’était-il pas resté quarante jours sur l’aride et désolée montagne de Jéricho, à jeûner, à prier, tenté par le Malin? Il aimait les collines; là, sa parole atteignait une puissance et une douceur infinies. Des hommes, des enfants et des femmes, conduits par les disciples, le suivaient, ardemment, sachant bien qu’ils entendraient tomber de ses lèvres des paroles sublimes. Tous s’asseyaient sur l’herbe ou sur les rochers, formaient des groupes pensifs ou joyeux, et toujours le Seigneur les consolait, faisait naître en leur cœur l’enthousiasme et l’extase. Quelquefois, il s’arrêtait à moitié chemin, au milieu de ses amis, de ses fidèles, leur parlant doucement, et autour de lui la nature épanouie calmait l’ardeur de son âme brûlante. Le temps s’écoulait, plein d’une joie heureuse et puérile, au grand air, sous le ciel bleu; le temps s’écoulait et ces gens ne pensaient plus à leurs maisons, à leurs affaires, à leurs tristesses, oublieux, extasiés... Puis, c’étaient les grandes et inoubliables journées d’enseignement, les heures solennelles où Jésus prophétisait, emplissant les côtes du mont Hattine de sa voix divine, qui proclamait l’avènement du royaume des Cieux--des heures de joie suprême, qui faisaient délirer ces êtres humbles, simples et pauvres. La douleur et la misère disparaissaient, la mort même était vaincue, selon la divine promesse. La foule, sur les pentes fleuries du Hattine, criait d’allégresse, pleurait de joie; les mères embrassaient leurs enfants, et les offraient à la bénédiction du Christ. Il suffisait, alors, de l’exclamation d’une femme, de la demande d’un disciple, des larmes d’un enfant, pour que le Maître prononçât les vérités éclatantes, éternelles. O Hattine, ce fut ici que par une tiède journée de printemps, quand tout était en fleur et que sur le lac enchanté six barques rentraient chargées de poissons, ce fut ici que Jésus s’arrêta, et que la foule déserta les maisons, les cabanes, les chaumières: les tentes et les villages restèrent vides, les rives de la mer Galiléenne furent abandonnées. Ce jour-là, l’air était si léger et si caressant, les champs avaient de si molles ondulations d’herbes et de plantes, la lumière était si claire, qu’une sorte d’ivresse animait tous les visages: on sentait que quelque chose de grand allait s’accomplir. Jésus pria longtemps, prosterné: quand il se leva, la foule eut le profond tressaillement des moments suprêmes. Alors, en face des eaux bleues, devant cette campagne fertile et bénie de Dieu, devant ces pêcheurs et ces laboureurs, devant ces femmes et ces enfants, devant ces gens naïfs et pauvres, il dit les paroles surhumaines qui, plus tard, devaient retentir dans tout l’univers, sous le nom du _Sermon sur la montagne_: c’est là que furent proclamées les Béatitudes de l’esprit, qui ouvrent le paradis; c’est là que fut prononcée la parole qui sera la consolation, la libération, l’exaltation des âmes souffrantes en ce monde; le réconfort, la contenance, la fermeté, l’espérance éternelle: «Heureux ceux qui pleurent!» Jésus a dit cela, ici... Baisons la terre. XII Magdala. La figure d’une pécheresse apparaît çà et là, dans les Évangiles, tantôt d’une façon précise, tantôt vaguement. Les détails de sa rencontre avec Jésus varient, et en lisant superficiellement on pourrait croire à l’existence de deux ou trois personnes différentes. Mais l’essence morale du fait est simple: le Christ pardonne et l’on s’aperçoit facilement qu’il s’agit d’une seule femme, de Marie de Magdala. La peinture ancienne a toujours représenté Marie-Madeleine sous la forme d’une beauté, aux cheveux d’or, très matérielle, sans l’ombre de poésie. Mais en Galilée, plus que partout ailleurs, les vieilles histoires pénètrent profondément dans le peuple et sont fidèlement conservées. Aussi devons-nous croire la tradition populaire, lorsqu’elle nous parle d’une Juive, grande et svelte, aux mouvements harmonieux, le visage ovale, les yeux allongés et fiers, la bouche rose comme une grenade et les cheveux noirs. C’est, au dire des pêcheurs et des paysans, le véritable portrait de Marie de Magdala. Et que nous importe si le Titien ne nous a pas donné l’image exacte de la grande repentie, puisqu’il nous a légué une œuvre splendide de couleur et de vie? C’est surtout la beauté qui compte dans l’art, la vérité a moins d’importance. Les cultivateurs de Magdala ont peut-être raison en dépeignant la grâce féminine de leur compatriote, ses regards étincelants et son irrésistible sourire; peut-être aussi le Titien n’a-t-il pas tort... Marie-Madeleine vivait-elle dans son pays quand elle rencontra le Seigneur? Le connut-elle à Jérusalem ou pendant ses pérégrinations le long du lac? On ne sait. Sans doute, l’orgueilleuse créature, vêtue de riches ajustements, une mante de soie blanche jetée sur ses cheveux parfumés, le front appuyé sur sa petite main chargée de gemmes, enveloppée d’une atmosphère odorante, était partie de sa ville natale, et dans son haut palanquin avait traversé la grande distance qui sépare Magdala de Nazareth et de Jérusalem; sans doute, elle avait voyagé sous les clairs cieux d’Orient, où volent les tourterelles azurées, et se rendait à la cité de la Loi, qui était la glorieuse Sion, mais aussi le centre du luxe et des plaisirs. Son cœur était entièrement desséché par l’égoïsme. Jamais une larme ne venait mouiller ses paupières. Dure et cruelle, fière de ses richesses, elle produisait partout sa merveilleuse beauté qui soulevait sur son passage des murmures d’adoration. Mais un jour la rose de Magdala se pencha sur sa tige: elle fléchit sous le poids de sa pensée. Elle se sentit entourée de mépris. Tous ses péchés s’accumulèrent au-dessus de sa tête et une grande horreur d’elle-même s’empara de son âme. Persécutée, outragée, elle courut aux pieds de Jésus et y resta, attendant sa condamnation. Moment suprême! Le Christ pardonna. Ah! ce fut alors que le cœur de la Madeleine se brisa; ce fut alors qu’un flot de larmes brûlantes sortit de ces yeux qui n’avaient jamais pleuré, et ce flux emporta toutes les impuretés de cette âme, la laissa propre et claire, toute pleine d’espérance, toute frémissante de tendresse. Ce jour-là, le Seigneur a conquis un être dont la confiance, le dévouement, le courage n’ont pas de bornes. Ce n’est pas une femme qui le sert par vaine curiosité, par fantaisie; c’est une créature entièrement à lui, une adoratrice spirituelle, une sœur de son âme, une servante de tous les instants. Ses petits pieds, qui n’avaient jamais marché, parcourent sans fatigue les sentiers les plus rudes, à la suite du Christ; ses mains, qui n’avaient jamais travaillé, deviennent habiles à tous les travaux matériels; son âme enfin, qui ne connaissait pas la prière, s’incline devant la majesté du Père céleste. Fidèle et prévoyante, tendre et pratique, elle est la première au danger et à la souffrance, la dernière à chercher le repos et la paix. On retrouve ses traces partout où Jésus a posé sa tête, partout où il a prononcé une parole. On la voit à Bethsaïde, sur le mont Hattine, dans la campagne de Safed, sous les voûtes du temple à Jérusalem, dans le chemin qui descend vers le lac de Tibériade et conduit à un des plus beaux spectacles du monde, dans le jardin de Gethsémani... Elle doit tout au Sauveur. Elle était morte spirituellement, il la ressuscita; elle ignorait l’enthousiasme, il lui enseigna la source d’émotions ineffables; elle ne connaissait pas la vertu purifiante de la douleur et cette force descendit dans son cœur: un seul mot de pardon accomplit sa rédemption morale. Elle est dans la foule le jour des Rameaux, ce jour de poésie, de triomphe et de gloire,--ce dernier jour de lumière et de joie. Mais la trahison de Gethsémani s’accomplit, les apôtres fuient: elle suit Jésus, la femme passionnée, depuis le jardin de l’Agonie jusqu’au palais du grand prêtre. Elle passe la nuit dehors, attendant la sentence. Jésus souffre: le cœur de Marie-Madeleine est déchiré et une plainte mal réprimée entr’ouvre ses lèvres. Sur le chemin du Golgotha, elle est encore là, s’arrête enfin devant la croix et voit mourir le Fils de l’Homme. Son désespoir est immense; ses sanglots ne cessent que pour aider Joseph d’Arimathie et le bon Nicodème. Elle porte les parfums nécessaires à l’embaumement. Le lendemain, elle vient la première au tombeau, trouve la pierre soulevée et court avertir les apôtres. C’est à elle que Jésus apparaît la première fois. Judas a trahi, Pierre a renié son maître, Thomas est incrédule, les autres disciples sont souvent indécis; mais Marie-Madeleine a tout admis sans hésiter; sa foi, son abandon ont été absolus. Toute son ardeur mauvaise s’est changée en mysticisme lumineux. Plus tard, il y aura des sainte Thérèse, des sainte Françoise, des sainte Catherine, mais Marie de Magdala aura concentré toutes les extases et toutes les humiliations; elle aura été fidèle dans la vie et dans la mort, au delà même de la tombe. * * * * * J’ai voulu voir Magdala. Un soir d’été, je me rendis au bord du lac, pour m’entendre avec un batelier et me faire conduire, le lendemain, à Medjet. Le petit village de la grande pécheresse est situé sur la côte occidentale, à environ cinq cents pas de la plage. Le trajet à la rame est fort long et assez coûteux, et on ne peut employer la voile, faute de vent. La barque est plate, lourde, incommode; aussi j’y renonçai. Cependant, ce ne fut pas sans regret que j’abandonnai l’idée de traverser en entier la mer de Galilée, que plus de cent embarcations de pêcheurs animaient autrefois, et où restent à peine maintenant quatre ou cinq bateaux, paresseusement conduits par des gens qui ont oublié leur métier. --Allons à cheval à Magdala, Mansour, dis-je. --Oui, madame, c’est bien préférable. Le batelier s’en va silencieusement, sans protester. Il doit être habitué à de pareilles déceptions, car les pèlerins surmenés par le rude voyage de Tibériade vont rarement en barque à Bethsaïde ou à Magdala. Nous voici donc encore une fois en route pour terminer le cycle de ces journées émouvantes. La matinée est fraîche et tout semble joyeux autour de nous. Mon cheval est bien reposé: c’est un arabe léger comme un oiseau, qui se nomme _Aoua_ (le vent) et vient à moi quand je l’appelle. Nous longeons le rivage et nous passons près de l’endroit, où le roi Baudouin fut vaincu par les Turcs et perdit le trône de Jérusalem. Nous traversons le champ de blé, où Jésus prononça une de ses plus belles paraboles. L’heure est douce, toute parfumée d’herbes encore couvertes de rosée, et le lac aux eaux bleu d’argent paraît et disparaît sans cesse. Aoua et la monture du drogman vont d’un pas rythmé, comme s’ils ne portaient personne, et nous arrivons à Magdala en une heure un quart. C’est un pauvre village, dont les maisons construites en basalte sont groupées au hasard. Le paysage est triste et monotone. Il y avait autrefois une belle église catholique; mais elle fut détruite en 1300. Je regarde autour de moi; je cherche en vain quelque chose que mon imagination puisse animer. Voici, là-bas, un grand palmier et quelques ruines: c’est peut-être là que demeurait Marie-Madeleine, et que de cet endroit elle partit pour porter à Jérusalem sa beauté, son luxe, son ardeur au plaisir? Ce palmier, peut-être, ombrageait un jardin délicieux. Plus loin, à gauche, au bout du village, se trouvent les restes d’un vieux mur. La maison, sans doute? Qui sait... Tout est enveloppé de mystère. Une seule chose reste certaine: Magdala a existé, Magdala est encore debout. C’est une des cinq villes où Jésus fit des miracles de tendresse et de science sans pouvoir attendrir le cœur sec de leurs habitants. Rappelez-vous les terribles menaces de l’Évangile: _Malheur à toi, Capharnaüm; malheur à toi, Bethsaïde; car j’ai parlé parmi vous, j’ai accompli des miracles et vous ne vous êtes pas convertis! Malheur à vous, Chorozaïn et Dalmanatha, car si Sodome et Gomorrhe avaient vu les miracles faits au milieu de vous, Sodome et Gomorrhe se seraient repenties!_ Eh bien, la malédiction divine a frappé les cités coupables. Toutes ont disparu, sauf Magdala qui reste debout. Les pauvres pêcheurs de Galilée disent qu’elle verra la fin du monde, car c’est la ville de la grande pécheresse et le pardon du Christ sera éternel. SAINT FRANÇOIS EN PALESTINE I L’hospitalité. Jérusalem possède un grand hôtel moderne, le _New-Grand-Hôtel_, qui peut contenir une centaine de personnes. Il est organisé d’après les règles de l’élégance et du confort anglais; il a un certain caractère oriental qui plaît aux voyageurs doués d’imagination. Dans les quartiers neufs, au delà de Bad-El-Khalil, existent aussi deux autres hôtels petits et propres, dirigés par des Anglais, nommés Howard et Feil. Puis, on peut trouver un logement dans des maisons meublées, répandues dans toute la ville, et surtout dans les quartiers catholiques latins. Mais, en général, les pèlerins préfèrent le grand et bel hospice des franciscains, _Casa Nova_, où l’hospitalité est exercée avec une noblesse touchante. Il ne faut pas confondre _Casa Nova_ où tous les touristes sont reçus, sans distinction, avec le couvent des franciscains du Saint-Sauveur, dont le prieur porte le titre de «Père gardien de la Terre Sainte et du mont Sion». Personne n’y pénètre jamais, ni hommes, ni femmes. Les moines n’en sortent que pour accomplir leur œuvre de charité, professer dans les écoles et recevoir ceux qui se présentent à la porte de l’hospice. _Casa Nova_ est un établissement séparé, bâti en face du Saint-Sauveur. Au moment des grands pèlerinages, trois ou quatre religieux et une dizaine de domestiques y sont employés. C’est un immense bâtiment à trois étages, qui peut contenir jusqu’à cinq cents personnes. Il est naturellement construit en forme de cloître: autour d’une cour centrale s’élèvent quatre corps de logis, qui contiennent chacun un long corridor, sur lequel s’ouvrent d’innombrables cellules, bien aérées, blanchies à la chaux, très proprement tenues. Elles contiennent toutes un bon lit, enveloppé d’une moustiquaire, une table, une commode et quelques sièges. Tout cela a bon air et réjouit le malheureux pèlerin épuisé par un dur voyage. Il y a trois catégories de chambres, bien qu’en principe personne ne paye rien. Mais la différence est peu sensible entre celles destinées aux grands personnages, aux gens ordinaires, aux pauvres. Ces derniers sont souvent malades; il faut bien les isoler. Le frère hospitalier, homme intelligent et plein de cœur, accueille donc avec cordialité ceux qui demandent asile au nom de Jésus, qu’ils soient catholiques, protestants, coptes, arméniens ou grecs. On n’a qu’à donner son nom et indiquer d’où l’on vient. Cette simple formalité accomplie, on prend possession de sa blanche cellule, où le domestique vient annoncer l’heure des repas. Le matin, du café au lait; à une heure, le déjeuner abondant et sain arrosé d’un excellent vin de Jérusalem. Le soir, dîner chaud. A neuf heures, les portes ferment et il faut être rentré. Les franciscains laissent à leurs hôtes la plus grande liberté. Ils ne les obligent à aucune pratique religieuse, ne s’inquiètent pas s’ils vont ou non à la messe et ne mettent jamais les premiers la conversation sur ce sujet. Les meilleurs guides se trouvent parmi eux. Le travail le plus consciencieux sur la Palestine est dû à un de leurs frères, le Père de Ham; c’est un ouvrage admirable au point de vue de la précision, du sens pratique et de la poésie mystique. Pour les excursions, les Pères fournissent le drogman, le Bédouin d’escorte, un bon cheval. Leurs conseils sont excellents en toute chose. Ils soignent les malades, consolent les affligés, savent tout, s’occupent de tout, aplanissent les difficultés, et cela sans pose, sans _blague_, sans indiscrétion. Ils sont toujours courtois, prévoyants, calmes, incapables de se décourager; ils connaissent la plupart des langues et ont voyagé dans le monde entier. Toutes les nationalités sont représentées chez eux, mais en l’honneur de saint François, qui était Italien, ils parlent cette langue, la propagent et la défendent en un mot; si l’Italie a encore quelque autorité en Palestine, c’est à l’œuvre patriotique et charitable des franciscains qu’elle le doit. Personne ne sait cela, beaucoup paraissent l’ignorer et cependant, c’est grâce à cet ordre que le saint Sépulcre est conservé à l’adoration des fidèles et que la foi ne périt pas dans ces contrées. * * * * * Mais les résultats de son action sont surtout remarquables dans les centres moins importants de la Palestine, en Samarie, en Galilée, où il n’y a ni hôtel, ni route praticable. Partout où Jésus et Marie ont passé, un couvent et un hospice sont sortis de terre. Bethléem n’a qu’une pauvre auberge; Nazareth ne possède qu’un petit hôtel, mais l’asile de Saint-François, ombragé d’un grand sycomore, est toujours prêt à recevoir les pèlerins. A Tibériade, sur les bords du lac, à Naïm, à Cana, à Emmaüs, à Sichem, dans toutes ces villes, on trouve chez les moines un abri sûr, un lit propre, du vin naturel. A n’importe quelle heure, on est certain d’un bon accueil. Si on arrive le matin, épuisé par les secousses de quelque terrible véhicule, brûlé par le soleil, mourant de soif, en un clin d’œil on a devant soi de l’eau, du sirop, du thé et même des cigarettes. Si l’on frappe la nuit à la porte de la maison miséricordieuse, las du voyage à cheval, exaspéré par la monotonie du paysage, énervé par la fatigue, à demi mort: en un instant le lit est fait, un domestique silencieux apporte ce qui est nécessaire et sort aussitôt. On peut alors se laisser aller au sommeil et goûter enfin une ineffable sensation de repos et de sécurité. Ah! ce matin de mai, quand j’arrivai à Nazareth, les yeux brûlés par le soleil, la gorge sèche, incertaine de trouver un abri, car c’était ma première étape en Galilée! Deux ou trois fois, j’avais craint de rester en chemin, et la vue de la ville, déserte et surchauffée, ne pouvait guère me remettre. Mais au premier coup de marteau, la porte de l’établissement s’ouvrit et un frère convers me conduisit dans un petit salon, où le frère Jean de Rotterdam, un franciscain hollandais, vint me rejoindre. Et dans cet hospice de Nazareth, isolé, abrité par les arbres, frais, dans ma chambrette battue par les vents, j’ai passé les jours les plus calmes et les plus recueillis de mon existence, en communication directe avec l’esprit divin. Ah! ce soir de juin, quand j’arrivai à Tibériade, devant l’immense coupe d’azur aux reflets d’acier, et le grand corridor sonore de la maison franciscaine, plein de rayons lunaires, où je me promenais pour m’emplir les yeux et l’âme du paysage sacré! Comment oublier jamais ces couvents, ces chambres, cet accueil simple et franc? Je me souviendrai toujours de ces voix qui, au départ, appelèrent tendrement les bénédictions du ciel sur mes enfants: _Que la sainte Vierge bénisse ton petit Antoine, madame, et les trois petits..._ O chère et inoubliable hospitalité franciscaine, qui donne tout et ne demande rien, qui offre le calme du corps et de l’esprit et ne réclame même pas une légère aumône en échange. Je me rappelle le jour où nous partîmes pour le Thabor! Dieu seul sait combien l’ascension est rapide, vertigineuse, pleine de dangers: c’est une montagne qui ne ressemble à aucune autre. Elle n’a que six cents mètres de hauteur et est aussi dangereuse qu’un glacier de quatre mille. Mais c’est le lieu de la Transfiguration et j’y allai. Je ne sais comment j’arrivai en haut. Tous les effets nerveux, du cauchemar au vertige, je les éprouvai et une fois au sommet, j’étais à moitié évanouie. Alors, un moine sortit du couvent, et vint vers moi: c’était le père Augustin de Saragosse, qui vit seul là-haut avec deux frères et deux serviteurs. Il me fit donner une chambre, dans laquelle je dormis deux heures d’un profond sommeil. Il me conduisit ensuite à l’endroit où se passa la scène merveilleuse de la Transfiguration, où il me laissa méditer seule et regarder le beau paysage qui s’étendait sous mes yeux. Au déjeuner, sur un morceau de pain d’Espagne, je trouvai un frais œillet rouge que le cuisinier avait placé là. Eh bien, cette fleur offerte dans un désert, par un humble frère convers resté invisible, prouve que seul saint François sait faire des miracles au pays de Jésus. II L’œuvre. Le plus grand honneur de l’ordre des franciscains est d’avoir eu comme fondateur le plus parfait serviteur du Christ. L’humilité et la sérénité de Jésus, son amour pour les innocents, les humbles; son enthousiasme pour la pauvreté et la pureté; sa prédilection pour les fleurs, les plantes, les animaux; et enfin, sa tendance à protéger les pauvres contre les riches, les faibles contre les forts, les bons contre les cruels, se retrouvent en saint François. Dans toute son œuvre, en Ombrie, en Palestine, partout où il a porté ses pas et sa parole ardente, partout où il a fondé un couvent, béni un sanctuaire, érigé une église ou créé ses ordres mineurs, il a interprété, mieux qu’aucun saint et aucun chrétien, la pensée du maître. Certes beaucoup ont voulu imiter le Seigneur dans ses actions et son enseignement; mais saint François a été le plus grand de tous. Lui seul, par son cœur, son caractère, son pays, le milieu dans lequel il vécut, l’époque heureuse pendant laquelle s’écoula sa vie, pouvait faire ce qu’il a fait. Seul, il pouvait concevoir le téméraire projet d’aller en Palestine adorer le tombeau de Jésus, malgré la distance, les moyens de transport difficiles, sans secours, sans autre ressource que l’aumône demandée partout, sur terre et sur mer, dans les montagnes et dans les vallées. Ah! ses yeux rêveurs durent se perdre sans doute bien souvent, au delà des terres lointaines, des mers orageuses, tant était grand son désir du pieux pèlerinage! Par son courage sans ostentation, par son ardeur ingénue, par son énergie faite de tendresse, il était destiné à venir en Palestine pour prier, pour réveiller la foi, pour pleurer, mais aussi pour agir et pour élever à la gloire du Dieu vivant une organisation de prière et d’action, d’enseignement et de secours--une organisation admirable que ni le temps, ni les hommes, ni les mauvais jours ne pourront abattre! * * * * * Après le départ des croisés, le saint Sépulcre avait été abandonné par les chrétiens. Ce fut alors que quelques frères mineurs vinrent s’établir, conduits par saint François, près de l’église du Cénacle, et plus tard furent mis en possession des Lieux saints de la Palestine, au nom des catholiques romains. Jamais ils ne quittèrent ces sanctuaires depuis leur arrivée, malgré les vexations, les persécutions, la prison, la mort même, que les musulmans leur firent subir pendant des siècles. En 1365, par exemple, ils furent emprisonnés par ordre du sultan d’Égypte, qui voulut se venger de Pierre Ier de Lusignan, roi de Chypre: la république de Venise les fit mettre en liberté. En 1537, à la suite de la destruction de la flotte turque par Doria, doge de Gênes, Soliman Ier ordonna au gouverneur de Jérusalem d’enfermer les franciscains dans la tour de David et de les conduire plus tard à Damas: cette fois, ils furent délivrés par François Ier, roi de France, et ils recouvrèrent la garde de la Terre Sainte. Au dix-septième siècle, leurs droits sacrés furent de nouveau contestés; Louis XIV intervint en leur faveur. Enfin, en 1673 fut conclu entre ce roi et la Sublime-Porte un traité d’alliance dont le trente-troisième article est ainsi conçu: «Les sanctuaires possédés par les franciscains seront, à l’avenir, respectés de tous.» Deux fois, Louis XIV dut insister, avec menace, pour que le traité fût maintenu. En dernier lieu, Léopold Ier, empereur d’Autriche, après avoir battu, à plusieurs reprises, les troupes musulmanes surtout en 1699, profita de ses victoires pour assurer aux religieux la possession pacifique de leurs églises, sans avoir à redouter davantage les exactions du gouvernement. Mais, hélas! si les Turcs cessèrent leurs persécutions contre les fils de saint François, les Grecs schismatiques et les Arméniens leur arrachèrent de vive force, souvent avec effusion de sang, ce qu’ils avaient conservé. Ces deux sectes chrétiennes fanatiques, oubliant les enseignements du Christ, avides de domination religieuse, enlevèrent aux franciscains tout ce qu’elles purent à force d’argent, de ruse, de violence même: ce n’était pas le pouvoir matériel qui les attirait, mais le pouvoir spirituel. Les pauvres franciscains furent chassés du Cénacle par la Turquie, sous prétexte qu’il contenait la tombe de je ne sais quel musulman; ils perdirent l’église de l’Assomption qui tomba entre les mains des Grecs; on leur interdit de dire la messe dans l’église de la Nativité, à Bethléem. Il y a peu de temps, on leur enleva aussi le droit séculaire de célébrer les offices, un jour par an, dans l’église Saint-Jacques, occupée par les Arméniens. Leur chef en Palestine a encore, il est vrai, le titre de Gardien du saint Sépulcre et du mont Sion; ils veillent encore sur les plus beaux sanctuaires, mais certainement, à chaque droit sacré qu’on leur retire, leur âme doit s’attrister, puisqu’ils sont les continuateurs de l’œuvre de saint François dans ce pays. * * * * * Les frères mineurs qui habitent la Palestine portent aussi le nom de Pères de la Terre Sainte. Ils ont mérité ce beau titre en consacrant, pendant six siècles et demi, toute leur activité, toutes leurs ressources et, quand il l’a fallu, tout leur sang, à l’accomplissement de la triple mission que leur avait confiée leur fondateur et que l’Église de Rome a confirmée solennellement. Cette mission consiste à défendre, conserver, vénérer les Lieux Saints, à recevoir les pèlerins et à leur donner tous les secours spirituels et matériels; enfin à prêcher l’Évangile, là où il a été enseigné par Notre-Seigneur lui-même. Dans certains pays, outre la garde des sanctuaires, ils ont des paroisses, et c’est là surtout que leur œuvre est très importante. Ainsi à Jérusalem, par exemple, ils sont gardiens du saint Sépulcre et en même temps missionnaires, curés, médecins, pharmaciens, hôteliers. Ils ont sous leur direction des écoles, où _seule la langue italienne_ est apprise, en souvenir de saint François. Ils recueillent des orphelins, les instruisent, leur donnent un métier, leur font une âme religieuse et une conscience chrétienne. Ils soutiennent les veuves, les infirmes, les pauvres; payent leurs loyers, les nourrissent et leur apprennent à travailler. La Garde de la Terre Sainte possède aussi un noviciat à Nazareth: les étudiants font leurs humanités à Saint-Jean dans la montagne, la patrie du Précurseur. Les frères achèvent leurs études de philosophie à Bethléem et de théologie au couvent du Saint-Sauveur à Jérusalem. L’ordre possède en tout quarante-quatre couvents, trente écoles et des centaines d’élèves; des maisons pour les pèlerins à Jaffa, Ramleh, Jérusalem, Bethléem, Saint-Jean, Emmaüs, Nazareth et Tibériade. * * * * * Et maintenant par quel moyen fonctionne cette merveilleuse organisation de foi, de charité et de prière? Comment les franciscains ont-ils pu construire ces couvents, ces églises, ces hospices; maintenir les rites, secourir les pauvres, faire marcher leurs écoles et recevoir les pèlerins qui souvent ne payent pas? Par l’aumône. L’ordre de Saint-François est fondé sur la pauvreté et aucun religieux n’a le droit de posséder deux robes, pas même le supérieur, ici le Père Louis de Parme. L’aumône! Petite et grande, elle arrive de toutes les parties du monde, des contrées les plus éloignées, les plus étranges: ceux qui croient au Christ, se souviennent de sa Tombe et des moines qui la gardent. L’Amérique du Sud est spécialement généreuse. L’Italie, hélas! est le pays qui envoie le moins! Il y a un jour spécial dans l’année, où toutes les aumônes sont destinées à la Garde du Saint Sépulcre. J’ai dit que les pèlerins pauvres peuvent ne rien donner; mais il arrive quelquefois qu’un riche voyageur, après être resté dix jours, laisse mille francs à l’hospice. Les frères ne demandent rien; ils ne se découragent pas si l’argent manque; ils ont confiance et attendent. Et ce n’est jamais en vain, car leur fondateur leur a enseigné l’amour de la pauvreté et la foi, il leur a commandé de garder en leur cœur une sublime espérance et de croire en la gloire de Notre-Seigneur. Oh! vous qui me lisez, aujourd’hui, demain, plus tard, si le simple récit de mon simple voyage vous émeut, si j’ai réussi à éveiller en vous un élan d’amour, qui vous fasse souvenir de vos croyances d’enfant; si ces notes écrites ingénument, avec la loyauté d’un cœur chrétien, sans art, sans ornement, me donnent le seul succès de sentiment auquel j’espère, rappelez-vous des fils de saint François, en Palestine. Plaignez-les dans leurs malheurs; admirez-les dans leur courage; imitez-les dans leur foi active; aimez-les au nom du Christ; aidez-les, toujours au nom du Christ, que tous nous adorons... LE DERNIER JOUR I Une espérance. Les itinéraires, les moyens de transport et la géographie de la Palestine sont en général très peu connus. Cette ignorance arrête bien souvent l’élan sentimental des chrétiens, qui voudraient visiter ce pays où se sont déroulés les plus grands événements de l’histoire. Ils s’effrayent à l’avance, supposent les fatigues les plus épouvantables, se voient déjà perdus dans un désert sans abri, sans nourriture; leur volonté indécise s’affaiblit et ils renoncent à ce changement d’existence, qui renouvellerait leurs forces et les rendrait plus actifs, plus entreprenants. Mais un autre grand obstacle existe encore et empêche bien des personnes qui le désirent ardemment de s’embarquer, pour satisfaire l’invincible aspiration de leurs âmes vers la contemplation et la prière: l’argent! Lorsqu’on entend parler de la Syrie, des six semaines nécessaires pour y aller, y séjourner et revenir, on croit qu’une très forte somme est indispensable, et comme on ne la possède pas, on renonce tristement à son projet. Un voyage au pays de Jésus coûte-t-il donc si cher? Les personnes extrêmement riches sont-elles seules à pouvoir le faire, et cet immense plaisir, ces émotions inoubliables sont-elles aussi un luxe réservé à une élite? Faut-il réellement tant de louis, de livres anglaises ou turques pour avoir le droit de s’agenouiller devant le saint Sépulcre et de baiser les rives fleuries du Jourdain? Et tous les pauvres pèlerins, qui viennent des contrées les plus lointaines et se rendent chaque année aux Lieux Saints en priant dans toutes les langues, sont donc couverts d’or? Et ceux qui se réunissent par groupes sous la conduite d’un prêtre, simples, humbles, modestes, absorbés dans une unique pensée religieuse, ce sont peut-être des riches cachés sous des haillons? Ces paysans de la Petite-Russie et de la Macédoine, ces Polonais, ces Allemands, aux vêtements déchirés, dont l’enthousiasme mystique est visible, mais qui sont tout à fait misérables, comment ont-ils pu venir en Terre Sainte, sans mourir de faim ou de privations? Vous le voyez, il n’est pas indispensable d’être un favori de la fortune pour contempler le sol où le Christ vécut et mourut pour nous. * * * * * Un voyage en Palestine, avec toutes commodités, toutes ses aises, toutes les sécurités possibles, coûte 2,500 francs pour six semaines, et 3,000 francs, si l’on veut faire grandement les choses. En partant, j’emportai 3,500 francs, mais j’en dépensai 1,000 à acheter des souvenirs égyptiens, turcs, arabes et chrétiens, dans tout mon parcours. Nul n’est forcé d’en faire autant, et 2,500 francs suffisent. Avec cette somme, on peut vivre très bien six semaines en Orient, quinze jours seulement au Caire, vingt ou vingt-cinq jours à Monte-Carlo et un mois à Paris. On dépense donc en réalité beaucoup moins en Syrie que dans les villes élégantes et mondaines. En Suisse, où tous les gens _chics_ se rendent, est-ce que tout ne coûte pas très cher, sauf les chemins de fer et les pensions? Ceux qui sont allés dans l’Engadine, à Saint-Moritz, à Interlaken, savent combien de centaines de francs ils ont laissées pour une simple excursion. Revenons au doux pays de Jésus. La vie y est certainement moins chère qu’ailleurs, surtout si l’on a des compagnons de route. Il est vrai qu’on ne peut guère être plus de trois, ce serait trop ennuyeux. Le prix du transport en première classe sur les paquebots autrichiens, français, russes, égyptiens, est de 30 ou 40 francs par jour. La meilleure Compagnie est le Lloyd autrichien. Au _Jérusalem Hôtel_ de Jaffa, on paye 10 francs de pension pour la journée; au _New Grand Hôtel_ de Jérusalem, 12 fr. 50. Ces deux pensions destinées aux Anglais sont excellentes. Un drogman, qui est indispensable, revient à 8 francs dans la ville, 12 francs quand on va en excursion, 15 pour les longs trajets. Un Bédouin d’escorte, armé jusqu’aux dents, demande 20 francs; mais il n’est utile qu’à Jéricho, à la mer Morte et au Jourdain. Il faut encore deux chevaux qu’on paye 5 francs chacun, et un palanquin pour les personnes paresseuses, malades ou âgées. N’oublions pas que le pourboire sévit en Turquie, où le _bakschich_ triomphe. Néanmoins, on peut s’en tirer sans trop de peine, même parmi des musulmans. Notons aussi qu’on parle partout l’italien, le français et surtout l’anglais. On a plus de chance d’être trompé en Occident qu’en cette terre bénie de l’Orient. Les consuls sont charmants, les franciscains admirables et le _Guide de Terre-Sainte_, en trois volumes, du Père du Ham résout, à lui seul, toutes les difficultés possibles. * * * * * Mais, me direz-vous, on doit donc posséder 2,000 ou 3,000 francs pour se donner l’immense plaisir de voir la Palestine? Pas du tout; on peut agir avec mesure, économie et prévoyance. Sans renoncer à son bien-être il est possible de dépenser beaucoup moins. Les secondes classes sur les paquebots étrangers sont encore très confortables, et une fois arrivé on trouve souvent des compagnons d’excursion, avec qui l’on peut partager les débours: tout s’arrange avec de la patience et du discernement. Dans ces conditions, en y regardant un peu, 1,500 francs suffisent pour six semaines. Puis, l’hospitalité chez les franciscains compte bien aussi pour quelque chose. Au lieu de gaspiller son argent dans les grands hôtels, rien de plus facile que d’aller à la _Casa Nova_, où pendant quinze jours on est nourri et logé pour rien; on laisse seulement une aumône, ce qu’on veut: saint François ne prend que ce qu’on lui donne. Dans les hospices russes ou français, on ne s’inquiète ni de la nationalité, ni de la religion des pèlerins: c’est une commodité de plus. Et voilà comment peu à peu les frais s’amoindrissent, grâce à la charité chrétienne, à la réelle fraternité, qui règnent dans le pays du Christ. Ainsi encouragé sans cesse, trouvant largement ce qui est nécessaire à la vie matérielle et spirituelle, aidé par Jésus et ses serviteurs, on peut se tirer d’affaire avec 1,000 francs seulement. Les pèlerinages obtiennent encore des réductions pour les bateaux et les chemins de fer et logent dans les asiles de leurs pays, lorsque les étapes sont trop longues. Les pèlerins, mangeant en commun, n’ont besoin que d’un seul guide et d’une très petite escorte. Enfin, les croyants tout à fait pauvres peuvent visiter la Terre sacrée avec quelques centaines de francs, mis de côté antérieurement, sou par sou. Par petits groupes, ils se rendent dans les ports de mer, où la pitié des armateurs diminue encore pour eux le prix des troisièmes. Souvent mal traités par des capitaines peu charitables, ils achètent du cuisinier quelques aliments qu’ils font cuire eux-mêmes. Les Russes ont recours à leur fidèle samovar et se font cinq fois par jour du thé, dans lequel ils trempent des morceaux de pain sec. Une fois à destination, ces pauvres gens vont d’hospice en hospice, de sanctuaire en sanctuaire, toujours à pied à cause de leur détresse, et aussi parce qu’ils en ont fait le vœu. Deux par deux, quelquefois trois par trois, ils se mettent en route, le bâton à la main, l’antique bourdon sur l’épaule. A cheval ou en palanquin, le riche voyageur les dépasse, met six heures à faire le chemin qu’ils parcourront en trois jours. Qu’importe! ils ne se retournent même pas, ils vont toujours. Épuisés de fatigue, ils dorment par terre, la tête sur une pierre. Dans les églises, on les trouve toujours à genoux devant les images saintes, priant avec une si grande foi que l’on a honte réellement d’être si tiède, si peu fervent. Ils sont souvent malades; parfois ils meurent: ce sont les vrais fidèles de Jésus. En écrivant, j’ai un immense espoir. Mon livre est très attendu, très demandé, non pour lui-même certainement, mais à cause du grand nom qui brille dans ses pages; il sera lu par bien des personnes qui n’ouvrent jamais un roman. Eh bien, j’espère qu’un de mes lecteurs ressentira le vif désir d’aller en Syrie, et qu’ayant appris de moi les moyens pratiques de s’y rendre, sans aucun danger, sans fatigue, il entreprendra ce voyage, que je ne ferai pas, hélas, une seconde fois! On se déplace si souvent pour revenir déprimé, fatigué moralement et physiquement, tandis que la Palestine renferme une incomparable poésie et laisse des souvenirs ineffaçables. Je désire donc ardemment que dans une ville quelconque de l’Italie, dans un bourg inconnu, dans un pays étranger où mon livre sera traduit, quelque âme chrétienne se sente irrésistiblement attirée vers ces régions bénies, lesquelles lui seront douces. Oui, qu’une seule personne s’embarque pour la Terre sacrée, et mon travail n’aura pas été vain... II Issa Cobrously. Le mot drogman devrait strictement vouloir dire «interprète», mais de l’Égypte aux côtes de Syrie, il prend une signification plus large et finit par exprimer les qualités réunies d’un interprète, d’un _cicerone_, d’un guide et même d’un ami. Je n’ai vécu que trois jours avec mon drogman d’Alexandrie, un Turc borgne, à l’air fin, nommé Ahmed; mais je n’oublierai jamais son jargon italo-marseillais-arabe et son inaltérable patience pendant les promenades que je voulus faire sur les bords du Nil; sa complaisance était extrême et cent fois il m’aidait à descendre de voiture; il tenait mes fleurs, mes jumelles, mon ombrelle et mon manteau. Son intuition était prodigieuse: il ne comprenait pas mes ordres, il les devinait. Quelle justesse d’observation dans les descriptions qu’il me faisait de Ramleh, villégiature du sultan, et quel serviteur empressé et respectueux: un véritable automate intelligent. A mon départ pour Jaffa, Ahmed vint me conduire à bord du paquebot _l’Apollon_ et me supplia de l’emmener. --Pourrais-tu me servir de guide là-bas, Ahmed? demandai-je. --Oh! non, me répondit-il avec la sincérité orientale. Je serai ton domestique. Je dus lui expliquer longuement que ce n’était pas possible; mais il secouait la tête, peu convaincu, et il s’en alla, sans dire un mot, dans sa petite barque, après avoir respectueusement porté ma main à son front et à son cœur. Et le vieil Hassan, mon drogman du Caire?... Un vrai Turc avec le turban blanc enroulé autour du fez, la longue tunique croisée et serrée à la taille par une écharpe de soie et les larges culottes. Vieux, un peu lent, la voix enrouée, sa contenance était si noble que j’avais honte de le faire monter à côté du cocher: pour un peu, je l’aurais fait asseoir à ma gauche, dans l’élégante victoria de louage. Hassan venait me chercher à cinq heures du matin, car les journées étaient déjà chaudes et il était préférable de faire les excursions pendant la fraîcheur. A partir de ce moment, il me suivait partout comme une ombre. Il frappait à ma fenêtre au rez-de-chaussée, à l’_Hôtel du Nil_, et attendait dans le jardin. Quand j’apparaissais, sa figure ridée s’éclairait d’un bienveillant sourire; il se mettait en marche, me précédant et tenant à la main une baguette d’ébène. Il montait sur le siège, échangeait quelques mots avec l’automédon et se retournait de temps en temps pour me donner des renseignements. Je ne saisissais pas très bien son français, encore plus mauvais que celui d’Ahmed. Le mot «piramille» revenait souvent dans sa conversation. Plus tard, je me rendis compte qu’il voulait parler des Pyramides! Cependant nous nous entendions parfaitement, Hassan et moi. Comment? Je ne puis le dire, mais mon guide peut se vanter d’avoir suivi en cinq ou six jours un cours complet du dialecte napolitain, pendant que je me familiarisais si bien avec son jargon que je suis sûre de comprendre maintenant n’importe quel drogman. Un brave homme que ce Turc! Grave, aristocratique, il écartait de mon passage hommes et animaux, rien qu’en les touchant avec sa baguette. En deux mots, il faisait taire un cocher insolent ou un vendeur de curiosités, qui discutait sur le prix d’un coussin de velours ou d’une ceinture brodée d’or. Je l’admirais surtout lorsque nous entrions ensemble dans les mosquées. Il souhaitait l’_Eleik Salam_ aux gardiens du temple et aux mendiants qui lui répondaient gravement: _Salam Eleik_; il me conseillait de me munir de piastres de cinq sous, disant que c’était assez pour mes aumônes; il me choisissait les meilleurs chaussons et entrait respectueusement, en saluant le grand Mahomet. Il attendait toujours, pour me donner certains éclaircissements, que je les lui eusse demandés. Il était très sérieux, mais parfois sa physionomie s’éclairait d’une lueur de joie. Il avait trois fils et m’en vantait la beauté et le courage. C’était pour eux qu’il travaillait encore. Son intention était de leur donner une boutique dans le bazar turc. Là, ils s’enrichiraient si Mahomet le voulait ainsi... --Et qu’en pense Mahomet? lui demandais-je sérieusement. --Mahomet est bon, disait-il en baissant la tête, l’air content. Naturellement, je lui parlais aussi de mes quatre enfants et il m’écoutait en souriant, silencieusement. Il était encore robuste pour son âge. Je me souviendrai toujours, je crois, de la matinée où nous allâmes ensemble aux Pyramides de Giseh. Pendant toute la route, il ne cessa de me mettre en garde contre la rapacité des Bédouins, gardiens des Pyramides, les traitant de voleurs et de chiens. Au seuil du désert, lorsque ces poétiques et agiles brigands nous entourèrent et que je me laissai dépouiller en riant et en admirant leur beauté, il fallait voir la colère de Hassan et les injures turques qu’il leur lançait! Ne voulait-il pas, le pauvre vieux, battre ces jeunes et forts bandits? Au retour, il finit par rire avec moi de notre aventure, mais il se retournait pour montrer le poing au groupe d’Arabes et au grand Sphinx, qui se dressait sur le sable jaune. Il disait: «le Sfunx», et croyait parler français comme à Paris. Le jour du départ, il vint me conduire à la gare, et, tirant de sa poche un joujou égyptien, me le donna et me dit: --Porte-le à celui de tes fils que tu aimes le plus. Ah! vieillard rusé et subtil, comme il avait compris mon cœur, que je ne lui avais pas ouvert! * * * * * Et le pauvre Issa, comment pourrais-je oublier ce compagnon fidèle? Quarante jours passés avec cette perle des drogmans, qui réunissait en lui les qualités les plus grandes, suffisent bien pour qu’un voyageur se souvienne de lui. Pour s’expliquer mon enthousiasme, il faut savoir qu’un drogman peut être négligeable en Égypte, mais qu’en Palestine il est absolument indispensable. Personne ne peut s’en passer: à Jérusalem, il n’est qu’un _cicerone_; mais, dès qu’on a passé la porte de Solima, que ce soit pour aller à Bethléem, à Saint-Jean-de-la-Montagne, au Jourdain ou en Galilée, il prend une grande importance. Avant la Compagnie Cook, le drogman était une puissance: il possédait des chevaux, des palanquins, des tentes, des lits, des ustensiles de cuisine et des services de table, si bien qu’on traitait à forfait avec lui, et qu’il fournissait tout, les repas, l’abri et l’escorte. Ce que l’immortel et tout-puissant sir Thomas Cook a entrepris, sur une vaste échelle, à des prix élevés, les drogmans le faisaient avec plus de simplicité et de familiarité. C’était peut-être préférable. Maintenant ils sont presque ruinés, car tous les Anglais et les touristes s’adressent à Cook, et ils ne sont plus maintenant que des guides. Çà et là, ils résistent encore, mais Cook triomphe partout! Le bon Issa, qui n’avait pas cinquante-cinq ans, voyageait depuis très longtemps, et il avait gagné beaucoup d’argent. Il était allé huit fois en Asie, deux fois en Afrique avec Gordon, vingt-sept fois à Damas, vingt fois à Bagdad; il avait parcouru toute l’Arabie, de Samarie à la Galilée, d’Ascalon à Beyrouth, de Rosette à l’antique Phénicie, je ne sais combien de fois. Il paraissait plus que son âge et était petit, maigre, sec. Il portait des moustaches grisonnantes, ses jambes s’étaient courbées à force de monter à cheval. Une vive intelligence se lisait dans ses yeux. Chrétien de Jérusalem, Issa Cobrously parlait parfaitement l’italien, le français et l’anglais; ses longs voyages, faits aux côtés de gens presque tous très cultivés, avaient développé son esprit. Il savait un grand nombre d’anecdotes, qui charmaient l’ennui des routes interminables. Intimidée, au début, par son indiscutable compétence, je suivis aveuglément ses conseils, qui étaient excellents pour voyager tranquillement, sans se fatiguer, sans dépenser beaucoup; peu à peu, je me mis à avoir des caprices, auxquels il se plia avec complaisance. J’avais toujours envie d’écrire, quand il fallait partir, et je voulais me mettre en route, juste au moment où bêtes et hommes reposaient. Je l’appelais quelquefois et, tout en ayant l’air de lui demander son avis, je lui communiquais une de mes idées extravagantes; étonné, interdit, il me regardait. J’insistais, et au bout d’une minute, il me disait froidement: --N’y pensez plus, madame, c’est impossible. J’eus bien souvent la preuve de son dévouement, de son courage et de sa bonté pendant mon voyage à Jéricho. Nous étions cinq: moi, Issa, le Bédouin d’escorte, le muletier et son fils. Si la longueur, la tristesse et la fatigue de cet ennuyeux voyage furent supportables, si je ne me doutai pas des dangers, c’est à Issa que je le dois. Pour la première étape, qui dure une demi-journée, il avait choisi les heures les plus fraîches, et il ne quitta pas mon palanquin. Une fois arrivés, vers sept heures du soir, il me choisit une chambre dans la mystérieuse maison tenue par les deux Russes dont j’ai parlé. Il alluma ma bougie et alla me faire la cuisine, sans se reposer un seul instant. Le dîner fut excellent, du bouillon au riz, un rôti et un poulet sauté. Il n’avait pas oublié d’emporter des fruits secs, des biscuits anglais et du thé. --Tu ne manges pas? lui dis-je quand il m’eut servie. --Non, madame, je n’ai jamais faim dans ce maudit pays. Le fait est qu’il y a à Jéricho une dépression atmosphérique énorme. J’avais, moi aussi, des éblouissements. Et je fus prise tout à coup d’une peur terrible, dans cette maison de bois, dont je ne connaissais pas les habitants et où j’entendais des craquements extraordinaires. L’idée banale me vint que j’allais être assassinée par je ne sais qui, et je sortis dans le jardin. La salle à manger et la cuisine étaient encore éclairées, et je vis Issa en train de faire du café pour le lendemain. Quand il sut que j’étais effrayée, sans essayer de me rassurer, il vint se coucher en travers de ma porte, comme un chien fidèle. Pendant ces trois jours, il me servit ainsi, prévint mes moindres désirs, respecta mes longs silences et me raconta, quand je l’en priai, ses histoires les plus amusantes. Mais ce fut dans la nuit de notre retour à Jérusalem, qu’il mit le comble à son dévouement. Nous étions revenus de la mer Morte et du Jourdain, à midi; nous avions déjeuné à deux heures et nous devions rester à Jéricho, jusqu’à quatre heures du matin, pour laisser reposer les chevaux et les hommes. Du reste, comme la lune ne se levait qu’à minuit et que les environs de Jéricho sont très fréquentés par les voleurs, nous ne pouvions partir plus tôt. Nous étions bien armés tous les cinq, mais que faire contre une vingtaine de bandits? Il fallait donc partir à quatre heures après minuit, pour arriver à onze heures du matin à Jérusalem, après sept heures de chemin. Mais il advint que vers cinq heures du soir, après avoir dormi, lu et fumé, j’eus trop chaud, et, appelant Issa, je lui déclarai que je voulais m’en aller. Tout d’abord, absolument stupéfiant, il me déclara que les bêtes n’étaient pas en état, et que les Arabes dormaient. J’insistai et j’essayai de lui persuader qu’en donnant double ration aux chevaux et aux mules, et de l’argent à l’escorte, tout pouvait s’arranger. Il me répondit qu’à six heures du soir on voyait encore clair, mais qu’à neuf heures l’obscurité serait complète, et qu’à ce moment nous arriverions justement à l’endroit le plus dangereux. --Vous n’avez donc pas peur, madame? --Je ne crains rien, et toi? --Moi non plus, madame, mais je dois veiller sur vous: pensez à ma responsabilité. --Peu importe: tu diras que j’ai voulu partir. Je tomberai sûrement malade si je reste ici une heure de plus. En effet, je souffrais. Issa s’en aperçut, et, sans insister, il alla parler au Bédouin, aux muletiers, aux chevaux même, je crois. Les offres les plus brillantes furent nécessaires. Tous criaient que la route n’était pas sûre, qu’ils étaient fatigués. Enfin on transigea: il fut décidé que nous partirions à six heures et demie et qu’à moitié chemin nous nous arrêterions pendant deux heures à un _khan_; dès que la lune paraîtrait, nous continuerions notre marche jusqu’à Jérusalem. Il fallut accepter. Pour partir, j’aurais fait n’importe quel sacrifice. Nous nous éloignâmes donc de Jéricho. Un peu après huit heures, la nuit tomba et il fallut se diriger aussi bien que possible dans l’ombre. Issa, près du palanquin, tenait une main appuyée sur l’appui de la petite portière, tandis que je contemplais ce paysage nocturne avec ravissement. --Madame, voulez-vous quelque chose? --Non, Issa. --Êtes-vous fatiguée? --Non, je suis très bien. --Tant mieux. Notre petit groupe s’avançait toujours dans ce noir; on entendait seulement la chanson du muletier. Par moments, un fantôme surgissait devant moi: c’était le Bédouin à cheval, qui revenait vers nous, pour ne pas s’éloigner de la caravane. Tout à coup, arrêt brusque. Nous étions arrivés au _khan_. Les gens sortirent et se mirent à parler vivement en arabe avec Issa. Celui-ci resta avec moi pendant que les muletiers conduisaient les bêtes à l’écurie. Je m’assis dans le palanquin, qu’on avait posé par terre, et demanda: --Que disaient ces hommes, Issa? --Rien, madame. --Dis-le-moi. --Ce sont des sottises. --N’importe, je veux le savoir. --Eh bien, ils disaient que nous étions fous, vous et moi, d’avoir entrepris ce voyage dans ces conditions; la nuit dernière, il y a eu une attaque à la même heure. --Qu’as-tu répondu? --Que je vous ai obéi et que vous n’aviez pas peur. --Et s’il arrivait quelque chose, Issa? --Il faudrait d’abord me tuer, et ce ne serait pas facile. --Cependant, tu es venu... --Vous avez commandé, j’ai obéi. Alors, devant ce khan, où déjà tout le monde s’était endormi, nous parlâmes d’autre chose. Issa se mit à me dire du mal de Mahomet, qu’il détestait. Sans être un chrétien intransigeant, il affirmait que le Prophète était un brouillon, un rien du tout, un voleur, et que tous les Turcs lui ressemblaient. Ce qu’il admirait le plus, en Jésus, c’était d’être le fils de Marie, d’une Vierge, d’une créature angélique et divine, tandis que la mère de Mahomet ne valait rien. Dans la nuit, peu à peu, il s’emportait contre le muletier de Médine, qui s’était permis de fonder une religion. --Tu ne dis pas cela aux Turcs, Issa? --Mais si, je leur répète qu’ils sont tous des ânes, eux et leur Mahomet. --Que font-ils? --Ils rient, ou bien nous nous battons un peu! Combien de fois le brave cœur m’a distraite, pendant les longues étapes, en me décrivant les pays qu’il avait visités et que je ne verrai jamais. Que de profils de voyageurs il a fait défiler devant moi! Il ne se taisait que pour me donner à boire, allumer une allumette, serrer les sangles de mon cheval, surveiller le chemin. Lorsqu’on approchait des hôtels, il partait pour faire tout préparer. Jamais il n’avait ni faim ni sommeil. Partout, à Jérusalem, à Bethléem, il me rendait d’inappréciables services. Il était religieux et me laissait toujours prier en paix; si, quand il retournait dans l’église, il me voyait encore à la même place, il s’en allait tranquillement. Marié et père de deux enfants, il avait perdu une petite fille et ne pouvait s’en consoler. Il adorait sa profession et aurait voulu partir tous les jours, pour de longues excursions, jusqu’à ce que ses jambes eussent pris la forme d’un cercle et ses épaules, celle d’un point d’interrogation! Il me décrivait les beautés de l’Asie Mineure et de Bagdad, la ville des _Mille et une Nuits_, et me proposait d’y aller. Ravie, je disais toujours oui; et lui, sans se douter que ce voyage en Palestine représentait un effort sublime de ma part, il me croyait naïvement. Issa Cobrously était un fanatique de la locomotion: son bonheur consistait à vivre sous la tente, à chercher toujours de nouveaux horizons. Il avait l’âme d’un explorateur. Son adoration pour Gordon-Pacha, le mystique général anglais, n’avait pas de bornes: il ne pouvait croire à sa mort; il espérait le revoir. Pauvre compagnon! Un jour, à l’hôtel, on lui dit que j’écrivais, que j’avais fait des livres, et cela me déplut beaucoup, car il commença à me parler d’une Anglaise, qui écrivait aussi et qu’il avait accompagnée dans un de ses voyages. La poésie de mon incognito s’évanouit. J’essayai vainement de lui persuader que j’écrivais par caprice, qu’on imprimait mes livres à mon insu, que personne ne les lisait. Il me regardait, en souriant, sans me croire. Il me pria d’écrire quelque chose contre Cook, son ennemi, celui qui a fait perdre leur gagne-pain à tous les drogmans de la Palestine, qui les a réduits à gagner dix ou quinze francs au lieu de trente ou quarante! Il détestait sir Thomas Cook autant que Mahomet, et en voulait à la reine d’Angleterre de l’avoir fait baronnet. Je lui promis de le satisfaire, et je le ferai certainement: un jour, j’écrirai un article contre Cook, bien que ce soit injuste, et j’enverrai le journal au bon drogman. Il fut si fidèle jusqu’au dernier moment! Après avoir fermé les valises, compté l’argent, fait les dépêches, mis les lettres à la poste et donné les pourboires à tous, il me rappela ma promesse d’aller avec lui à Bagdad; de lui envoyer mon mari, mes amis, et de leur donner son adresse, car il voulait servir de guide jusqu’à la plus extrême vieillesse, vivre en plein air, au soleil, sous les étoiles, et travailler jusqu’à la fin pour sa famille. Il fit des difficultés pour recevoir le pourboire que je lui offris affectueusement, lui qui avait sauvegardé ma vie, veillé pendant si longtemps sur ma santé, sur mon bien-être et sur mes plaisirs. Il était ému, et moi, je pleurais presque. Je pensais qu’on va une seule fois à Jérusalem en sa vie; que je ne verrais plus le saint Sépulcre, Gethsémani, Nazareth; que je n’irais jamais à Bagdad, et que je quittais pour toujours mon bon chien fidèle, Issa Cobrously. Quant à lui, habitué aux grands déplacements des étrangers, il croyait fermement que j’irais acheter des turquoises à Damas et des perles à Golconde. Il me dit: au revoir. Dans mon cœur, je lui dis: adieu. En crayonnant ici ses traits, je remplis mon rôle de chroniqueur: je fais connaître un être bon et fidèle, un cœur simple et courageux. III Les adieux. La veille au soir, j’avais pris congé du sympathique et intelligent consul italien à Jérusalem, M. Mina, et de sa femme. Je les avais affectueusement remerciés de toutes leurs amabilités, pendant mon séjour. Je partais le lendemain pour Jaffa, où je devais m’embarquer à destination de Constantinople: mon pèlerinage en Terre Sainte était fini. J’avais demandé que personne ne vînt à la gare me serrer une dernière fois la main. Je n’aime pas cela. Mille préoccupations vulgaires viennent distraire le voyageur, assis dans son compartiment, au milieu de ses paquets, et, quoique tristes, les adieux se ressentent de la hâte banale et monotone d’un départ. J’allai, le même soir, saluer une dernière fois mes bons franciscains, mes chers frères en saint François, qui m’avaient si souvent soutenue moralement, pendant six semaines. Ces religieux, dont la gaieté est toujours égale dans n’importe quelle circonstance de la vie, s’aperçurent bien vite de la tristesse qui m’accablait, au moment où j’allais quitter cette atmosphère de foi, de tendresse et de pitié: ils firent l’impossible pour me consoler; ils me comblèrent de scapulaires, de petites reliques, de médailles, et ceux qui devaient ailler en Italie me donnèrent rendez-vous dans notre pays. Seul, un des plus âgés secoua la tête, et, sentant bien qu’il ne quitterait plus la Palestine et que je n’y retournerais pas, il me bénit pour la vie et la mort. Les autres religieux souriaient doucement; voyant qu’ils ne parvenaient pas à dissiper ma profonde mélancolie, ils me donnaient des conseils pour le prochain voyage, que je ne manquerais pas de faire au pays de Jésus. Très tendrement, ils me reprochaient de ne pas être descendue dans leur hospice avec les pèlerins et exigeaient que je n’oubliasse pas de les prévenir, avant mon arrivée, lorsque je reviendrais. Je leur promis tristement tout ce qu’ils voulurent: je paraissais vraiment sincère et décidée à revenir, et ils eurent l’air de me croire. Mais le vieillard, qui m’avait bénie, me dit, au milieu du silence: --Si je vis encore quand votre livre sera terminé, envoyez-le-moi. Je me tus et détournai la tête pour lui cacher mon émotion. Je sortis de _Casa-Nova_ et, précédée d’un _cavass_ portant une lanterne, car les rues de Jérusalem ne sont pas éclairées, je retournai à l’hôtel, où je trouvai des Anglais prenant le thé, avec des rôties au beurre. * * * * * Une coutume religieuse exige qu’au départ, comme à l’arrivée, on se rende au saint Sépulcre. Le lendemain matin, bien qu’un peu nerveuse, j’allai donc, pour la dernière fois, à l’église qui contient la Tombe la plus auguste du monde entier. Il faisait très beau; les rues étaient très animées et la blonde lumière du soleil éclairait joyeusement les maisons turques, juives, chrétiennes, les jardins et les ruines. Des centaines d’oiseaux gazouillaient sur l’arc ogival et sur la façade de l’église. Ils avaient fait leur nid au milieu des pierres et nul ne venait troubler leurs ébats. Dans le temple, c’était le va-et-vient accoutumé de prêtres de toutes les sectes chrétiennes, de moines de l’Église latine, de croyants, de curieux et de mendiants. A peine entrée, je me sentis soudain distraite et indifférente. Ce fut en vain qu’appuyée contre le marbre du tombeau j’essayai de me recueillir pour cette suprême prière. Je ne trouvai pas en mon cœur la moindre trace d’enthousiasme religieux. Je pensais malgré moi à mille détails futiles: à mes bagages, à mes dépêches, aux pourboires que je devais donner, à l’hôtel où je comptais descendre à Constantinople, et tout cela froidement, sans y prendre aucun intérêt. J’étais insensible et glacée. Je demeurai quelque temps dans cet état, espérant toujours un changement, un peu d’émotion, l’ombre d’un regret, une grâce du ciel. Mais rien n’y fit. Cette torpeur de l’esprit n’était pas nouvelle pour moi et je connaissais cette horrible aridité, cette atroce indifférence. Souvent l’âme se refroidit ainsi, tout à coup, quand elle a longuement vibré sous des émotions répétées. Sur cette Terre sacrée, j’avais épuisé mes forces spirituelles et vivement ressenti la puissance de la foi, de l’amour et du mysticisme. Peut-être mes facultés sentimentales étaient-elles épuisées? Quoi qu’il en soit, j’étais, pour le moment, incapable d’aucun élan religieux et j’eus un instant de révolte contre mon apathie stupide; puis, je me résignai. Je quittai le Sépulcre comme si je sortais d’un bureau télégraphique, après avoir envoyé une dépêche banale. Je revins à l’hôtel, calme comme un touriste satisfait d’avoir le temps de fermer ses malles, de régler sa note, de donner ses pourboires et de laisser au concierge sa nouvelle adresse, pour faire suivre ses correspondances. Ce furent en effet ces banales occupations, qui me retinrent dans ma chambre, où le drogman et le garçon m’aidèrent à terminer mes paquets. Aucun accroc. Tout était prêt, je n’avais rien oublié. Le portefaix pour les bagages était là, Issa attendait mes ordres et une voiture stationnait sur la route de Bab-el-Khalil. Tout à coup, j’éprouvai une de ces secousses intérieures, un de ces avertissements imprécis, mais profonds, qui vous troublent: _j’avais oublié quelque chose_. Je procédai à une inspection sérieuse de tous les meubles, je comptai mes paquets, je fouillai dans mes poches. Rien d’anormal. Mais l’impression persistait, augmentait même. Je cherchai dans ma mémoire si toutes les formalités étaient accomplies. Le passeport était visé, les télégrammes envoyés à Naples, les lettres mises à la poste. Le bureau du Lloyd avait bien été prévenu, ma cabine était bien retenue. Tout avait été fait, mais plus vivante encore la voix intérieure répétait: _Tu as oublié quelque chose. Souviens-toi! Souviens-toi!_ Très tourmentée, je descends lentement l’escalier, saluée par les patrons, les secrétaires, les domestiques et les portiers de l’hôtel. J’étais déjà sur le seuil et je m’apprêtais à monter en voiture, me demandant si j’avais bien dit adieu à tout le monde, lorsque la vérité éclata dans mon âme et je compris... J’avais oublié de saluer Notre-Seigneur! Je retournai en hâte au Saint-Sépulcre, et, cette fois, lorsque je me prosternai et que j’étendis les bras sur le marbre, un désespoir immense m’étreignit: jamais plus, dans ma courte existence, je ne retournerais à Jérusalem! Jamais plus, je ne me sentirais si près de Jésus, de sa vie, de sa passion et de sa mort. Jamais plus mes lèvres fiévreuses ne toucheraient cette froide pierre si souvent arrosée de mes larmes. Jamais plus je ne pourrais me permettre une si longue absence. On ne va qu’une fois à Jérusalem, et je pouvais dire adieu à ses portes fatales, que je ne traverserais plus dans l’avenir. C’était fini. J’éprouvai une aussi grande douleur que le soir terrible où je m’étais jetée, seule, sur le cadavre de ma mère, et je sanglotais sur le tombeau du Christ, sans pouvoir obtenir de consolation. Je ne voyais plus rien, je ne pensais plus qu’à une chose: c’est qu’il fallait partir, abandonner pour toujours ces lieux sacrés qui furent témoins du passage de Jésus sur la terre. Trois fois je revins, en pleurant, dans la petite salle et j’embrassai la Tombe, les parois et le seuil, avec le désespoir d’un fils baisant les restes mortels d’une mère chérie! Trois fois, je me prosternai. Je ne sais si quelqu’un me vit et si ma douleur l’émut, en ce moment je ne me rendais compte de rien. D’autres que moi connaissent peut-être cette angoisse supérieure. Je ne sais pas. J’embrassai encore les colonnes et les gradins de chaque autel, comme si je me séparais d’un être vivant. Avant de sortir, je jetai un dernier regard dans l’intérieur du temple, je pensai que je mourrais un jour et que la grande église et l’auguste Tombeau resteraient vivants, pour veiller éternellement sur les chrétiens. Je n’ai jamais su quelles rues je parcourus à pied, absorbée dans ma douleur. Je ne puis comprendre comment j’arrivai jusqu’à ma voiture. Je me laissai, sans doute, conduite à la gare, sans dire un mot, cachant mes larmes solitaires, que personne ne venait sécher. Ma souffrance avait ses profondes racines dans mon âme et rien ne pouvait arrêter mes sanglots convulsifs, ni tarir les pleurs qui coulaient sur mes joues brûlantes. * * * * * Lorsque je montai dans le compartiment du petit chemin de fer, qui allait m’éloigner de Jérusalem, mon cœur se brisa. Les yeux fixes, je contemplai avidement la Ville Sainte et ses collines; je lui dis adieu, comme à un ami qu’on ne doit plus revoir. Personne n’était venu m’accompagner et nul ne vint troubler mon désespoir. Seuls, des Anglais placés à côté de moi me regardaient avec étonnement et échangeaient entre eux des opinions peu favorables pour moi, dont je me souvins plus tard. En ce moment, je ne quittais pas la portière, et j’essayais de fixer dans ma mémoire tous les détails du tableau que j’avais sous les yeux, afin de pouvoir l’évoquer sans cesse dans l’exil. J’entendais à peine les bruits extérieurs; il me semblait que j’étais entourée de fantômes, et cependant le soleil brillait de tout son éclat, l’air était pur et parfumé. Un coup de sifflet strident interrompit ma rêverie douloureuse, le train s’ébranlait avec lenteur. Déjà Jérusalem disparaissait et la vitesse du convoi augmentait rapidement. Tout était bien fini: je pouvais maintenant vivre ou mourir, être heureuse ou malheureuse, je ne ressentirais plus de semblables émotions. Alors, tandis que la Tour de David paraissait se fondre dans le lointain, je fis un serment et un vœu. Je jurai d’écrire, au nom de Jésus et de la foi, en faveur des pays qu’il a bénis, un livre, sinon le meilleur et le plus artistique, du moins le plus humain et le plus sincère de mon œuvre. Je promis de le faire avec toute l’humilité d’une vraie chrétienne, qui doit être lue par des chrétiens, humbles aussi et pleins d’espoir. J’ai tenu mon serment, et j’accomplis aujourd’hui mon vœu. Je dépose cet ouvrage au pied de la Croix et, tendant les bras vers elle, je répète, pour mes fils et pour moi, les paroles des premiers chrétiens: _Ave, spes unica._ TABLE DES MATIÈRES [NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Cette table ne figure pas dans l’original.] Avant-propos I VERS LA SYRIE I.--En mer 3 II.--Le Nil 10 III.--Le Caire 15 IV.--Les Pyramides 22 V.--Syrie, Syrie! 30 LE VŒU ACCOMPLI I.--En chemin de fer 41 II.--Dans l’église 48 III.--Cette Tombe 54 IV.--En adoration 60 V.--Dans la nuit 67 JÉRUSALEM, JÉRUSALEM! I.--La Ville 77 II.--Le peuple 83 III.--L’Ame 90 LA VOIE DOULOUREUSE I.--Le mont des Oliviers 99 II.--Gethsémani 105 III.--Le Chemin de la Croix 111 IV.--Le Calvaire 117 V.--Les pleurs d’Israël 133 VI.--La vallée de Josaphat 129 VII.--Ombre qui souffre... 133 DANS L’IDYLLE I.--Ephrata 147 II.--La crèche 152 III.--Le Précurseur 158 A QUATRE CENTS MÈTRES I.--Jéricho 167 II.--En palanquin 174 III.--Sodome et Gomorrhe 180 IV.--Le Jourdain 185 V.--La rose de Jéricho 190 EN GALILÉE I.--En marche 205 II.--M. Hardegg 209 III.--Le marchand de grains 217 IV.--Le Carmel 226 V.--Vers Nazareth 232 VI.--L’histoire de la Vierge 240 VII.--Une journée à Nazareth 249 VIII.--Sur le Thabor 257 IX.--Tibériade 263 X.--Sur le lac 271 XI.--Le Mont des Béatitudes 276 XII.--Magdala 282 SAINT FRANÇOIS EN PALESTINE I.--L’hospitalité 291 II.--L’œuvre 297 LE DERNIER JOUR I.--Une espérance 305 II.--Issa Cobrously 311 III.--Les adieux 323 PARIS TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie 8, RUE GARANCIÈRE *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DE JÉSUS: SOUVENIRS D'UN VOYAGE EN PALESTINE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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