The Project Gutenberg eBook of M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle

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Title: M. Renan, l'Allemagne et l'athéisme au XIXe siècle

Author: Ernest Hello

Release date: November 30, 2024 [eBook #74819]

Language: French

Original publication: Paris: Charles Douniol

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK M. RENAN, L'ALLEMAGNE ET L'ATHÉISME AU XIXE SIÈCLE ***

M. RENAN
L’ALLEMAGNE
ET
L’ATHÉISME AU XIXe SIÈCLE

PAR
ERNEST HELLO

PARIS
CHARLES DOUNIOL, LIBRAIRE,
Éditeur du Correspondant,
Rue de Tournon, 29.

1859
Droits de traduction et de reproduction réservés.

PROPRIÉTÉ
Charles Douniol

PARIS. — IMPRIMERIE DE W. REMQUET ET Cie, 5, RUE GARANCIÈRE.

 

Omnia in ipso constant.

(Saint Paul.)

La doctrine que je vais combattre nous adresse la parole au nom de quatre puissances : la religion, la société, la science et l’art.

Je vais la montrer telle qu’elle est. Elle contient quatre choses : négation de la religion, négation de la société, négation de la science et négation de l’art, en d’autres termes, athéisme et barbarie.

Cette affirmation, qui doit être prise à la lettre, va devenir évidente.

Cet ouvrage sera divisé en deux parties. La première sera consacrée à l’athéisme français, la seconde à l’athéisme allemand, d’où découle le premier.

Nous allons étudier l’athéisme français dans le plus illustre de ses représentants actuels, M. Renan. Nous reconnaîtrons son magnifique talent ; mais nous l’admirerons sans nous laisser éblouir par lui. Nous nous tiendrons en garde contre le charme de cette parole humaine qui s’est tournée contre la parole éternelle, au lieu de la servir. Nous tendrons à ce noble égaré une main fraternelle ; nous lui offrirons dans nos rangs une place digne de lui. C’est donc pour lui, non contre lui que nous allons écrire ; mais nous prouverons à lui-même et à tous qu’il a lancé sur le monde ces quatre négations.

PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.
NÉGATION DE LA RELIGION.

Il y a deux manières d’être athée.

On peut dire : Je suis athée ; Dieu n’est pas.

On peut dire comme M. Renan : Je crois en Dieu, je l’adore ; mais il n’existe pas.

Celui-là est athée qui nie Dieu : ceci est élémentaire. Or, voici les paroles de M. Renan :

« A ceux qui, se plaçant au point de vue de la substance, me demanderont : Ce Dieu est-il ou n’est-il pas ? Ce Dieu, répondrai-je, c’est lui qui est, et tout le reste qui paraît être. Supposé même que, pour nous, philosophes, un autre mot fût préférable, outre que les mots abstraits n’expriment pas assez clairement la réelle existence, il y aurait un immense inconvénient à nous couper ainsi toutes les sources poétiques du passé, et à nous séparer par notre langage des simples qui adorent si bien à leur manière. Le mot Dieu étant en possession des respects de l’humanité, ce mot ayant pour lui une longue prescription et ayant été employé dans toutes les belles poésies, ce serait renverser toutes les habitudes du langage que de l’abandonner. Dites aux simples de vivre d’aspirations à la vérité, à la beauté, à la bonté morale, ces mots n’auront pour eux aucun sens. Dites-leur d’aimer Dieu, de ne pas offenser Dieu, ils vous comprendront à merveille. Dieu, Providence, Immortalité, autant de bons vieux mots, un peu lourds peut-être, que la philosophie interprétera dans des sens de plus en plus raffinés, mais qu’elle ne remplacera jamais avec avantage. Sous une forme ou sous une autre, Dieu sera toujours le résumé de nos besoins supra sensibles ; la catégorie de l’idéal (c’est-à-dire la forme sous laquelle nous concevons l’idéal), comme l’espace et le temps, sont les catégories des corps (c’est-à-dire les formes sous lesquelles nous concevons les corps). En d’autres termes, l’homme placé devant les choses belles, bonnes ou vraies, sort de lui-même, et, suspendu par un charme céleste, anéantit sa chétive personnalité, s’exalte, s’absorbe. Qu’est-ce que cela, si ce n’est adorer ? »

J’ai cité cette page pour aller, dès le premier mot, au fond de la question. M. Renan veut habiller l’athéisme, parce que, nu, ce monstre fait horreur. Je veux déshabiller l’athéisme, parce que, nu, ce monstre apparaît comme il est. Je veux montrer que la raison est en cause comme la foi, attaquée comme elle, menacée comme elle. C’est l’armée du néant qui s’avance à la conquête du monde, pour détrôner l’homme et pour détrôner Dieu. L’ennemi veut détrôner Dieu par la négation, la seule arme qu’il ait sous la main ; arme impuissante et pourtant chérie, la négation. Il veut détrôner l’homme par le renversement des lois constitutionnelles de sa raison et de sa pensée.

Dieu, c’est l’Être. Or, la personnalité étant une condition essentielle de l’Être absolu, admettre l’Être et lui refuser la personnalité, c’est dire : l’Être n’est pas. Si l’Être n’est pas, tous les êtres sont impossibles, et le néant est nécessaire. Le Dieu de M. Renan, le Dieu abstrait, n’est pas l’Être, puisque l’idée de l’Être absolu implique nécessairement vie, personne, conscience. Donc, si le vrai Dieu était ce Dieu, l’Être ne serait pas.

Il est vrai que ce blasphème, contenant une négation absolue de l’Idée, contient une négation absolue de la parole, et le langage humain recule devant lui. Pour que l’Être soit parlé, il faut d’abord que l’Être soit. L’homme ne peut nier l’Être sans l’affirmer au même moment, puisque son nom, qu’il faut prononcer avant de le nier, implique et contient déjà son affirmation. Dieu n’est pas ; traduisez : l’Être n’est pas, ou : l’Être est n’étant pas ; ou bien encore : Celui qui Est n’est pas.

Tâchez donc, pour nier Dieu réellement, de fuir dans un monde où vous puissiez parler et échapper au verbe : être.

A ceux qui se plaçant au point de vue de la substance, dites-vous. Mais comment voulez-vous qu’on ne se place pas au point de vue de la substance ?

Le nom de Dieu, ce bon vieux mot un peu lourd, ne mérite-t-il pas qu’on demande s’il représente pour vous l’Être, ou s’il représente le néant ?

Je suppose que M. Renan ne songera même pas à voir dans mes paroles une attaque personnelle, ni rien qui ressemble à cette misère. A cette hauteur-là, les personnes disparaissent devant les principes. Il m’écoutera l’esprit libre, et le cœur calme.

« S’anéantir, sortir de soi, qu’est-ce que cela, si ce n’est adorer ? »

Mais, pour adorer, il faut adorer quelqu’un. Or qu’adore M. Renan ? Un idéal abstrait. Quel être vivant a jamais pu adorer ce qui ne vit pas ?

En faisant votre Dieu, vous n’avez oublié qu’une chose, c’est que Dieu est nécessairement la vie essentielle. Et pourtant vaincu par la nécessité de votre nature, par la force des choses, vous tombez à genoux, parce que l’homme ne peut pas faire autrement. Votre parole n’a pu éviter l’inévitable : être ; votre âme n’évite pas l’inévitable : aimer. Vous êtes celui qui n’est pas, celui qui a besoin (ego, egeo). Donc vous adorez. Mais qui adorez-vous ? Je vais vous le dire : vous adorez le néant. Un Dieu sans vie, c’est le néant pur. Votre poids, c’est votre amour, et votre amour vous entraîne à toutes les négations. La critique, entre vos mains, au lieu d’être une arme, devient une divinité : elle ne cherche pas pour trouver. Elle cherche pour chercher. Car, si une fois elle avait trouvé, il lui faudrait adorer autre chose qu’elle-même ; elle cherche pour chercher : de cette façon-là elle s’adore pour toujours, et son investigation n’aura pas de fin. Si la vérité demandait à la critique : Quelle récompense veux-tu ? dit M. Renan. Nulle autre que de t’avoir cherchée, répondrait la critique. Voilà la réponse officielle. Mais voici la réponse vraie : Nulle autre que moi-même. Je n’ai que faire de toi. C’est moi qu’il s’agit de glorifier. Je te défends d’apparaître, tu m’effacerais.

Et ainsi triomphante, la critique attire en faisant le vide. Elle veut régner sur les ruines du monde, non pour construire un nouvel univers, mais pour se dire : J’ai détruit l’ancien. Cette reine du vide a des moments d’enthousiasme qui font peur. Ses enthousiasmes sont des élans vers la mort. Le plaisir de nier va chez elle jusqu’au vertige, et je crois donner sa formule, quand je dis : le néant est son idéal.

Étrange passion, n’est-ce pas ? Une passion qui a pour objet Rien ! Cette passion existe-t-elle dans l’humanité ? A-t-elle un sens ? A-t-elle un nom ? Le néant peut-il inspirer quelque chose ? Non. Mais voici le secret : l’amour du néant, c’est la haine de l’Être.

Mais l’Être, c’est le vrai, le beau : c’est le centre adoré vers qui les êtres se tournent, et dans leur élan vers lui, Platon leur voyait pousser des ailes. Comment donc haïr l’Être ?

Prenez garde : les êtres aiment l’Être, s’ils consentent à suivre sa loi ; car l’Être est nécessairement la souveraineté absolue. Mais s’ils veulent placer en eux la souveraineté, s’ils changent leur mouvement d’aspiration vers lui, en un mouvement de rotation sur eux-mêmes, ils se prennent pour dieux, et haïssent le vrai Dieu qui les gêne.

Le rayon, qui veut se faire centre, déteste le centre, qui reste centre en dépit de tout. Le détestant, il le nie. Nier Dieu, ce n’est pas une doctrine : c’est un cri de colère. La négation, c’est la haine qui se déguise, et l’Écriture place l’athéisme non dans l’esprit mais dans le cœur : Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus.

Quand la haine s’est déguisée sous la négation, l’ouvrage n’est pas terminé. Il s’agit de déguiser la négation sous les apparences du respect ; la rhétorique se charge de cette affaire délicate, et l’athée furieux vous parle en termes polis de son respect pour toutes les religions.

Ce pluriel est une perfidie ! La religion, c’est la religion unique et absolue. C’est celle-là qui s’appelle la Religion. Les religions qui ne sont pas le catholicisme, ce sont les altérations de la religion. Mais si, passant sous silence la religion, je vous parle seulement des religions, je les assimile toutes, et je vous les présente comme des formes diverses de la même erreur.

Je conçois très-bien que l’homme qui hait la religion aime les religions. La religion est posée par Dieu. Donc nous n’y pouvons toucher. S’agit-il des religions ? L’orgueil les aime, parce qu’il sent que là c’est l’homme qui s’adore, sous prétexte d’adorer Dieu : car ces religions sont l’ouvrage de l’homme, et l’auteur d’une religion en est nécessairement le Dieu. Toute adoration vraie reconnaît que Dieu c’est l’Être, et que l’homme est par lui-même un néant. Toute adoration fausse tend à affirmer que l’homme est l’être et que Dieu est le néant. Sous quel discours voile-t-elle sa pensée ? Ceci varie, comme l’habileté des écrivains.

Dieu étant le néant, l’homme lui est très-supérieur ; aussi l’athéisme adore-t-il l’humanité qui est, pour lui, la plus haute expression de l’être. Le ciel supprimé, il faut que la terre prenne sa place. Seulement l’orgueil ne peut pas ajuster le monde à la supposition qu’il fait. Il est moins fort pour agir que pour parler. Il est moins puissant que subtil. Il n’a pas encore pu, en proclamant que l’homme est Dieu, rendre ce Dieu immortel et invulnérable.

Les religions, en ce qu’elles ont de faux, sont posées par l’homme qui les fait et les défait suivant le caprice du moment. Or, l’homme ne hait la religion que parce qu’il n’a pas de prise sur elle : elle le domine ; elle le gouverne. La religion est intraitable. Mais les religions sont commodes, flexibles, maniables. On les travaille comme on veut. De là la sympathie de tous les athées pour toutes les hérésies. Le rationalisme fait comme l’empire romain. Il reçoit volontiers un Dieu nouveau qui demande droit de cité, à côté des autres, dans le Panthéon. Il repousse le vrai Dieu qui est nécessairement unique, exclusif et immuable. Là où une histoire des variations n’est pas possible, l’orgueil se cabre, parce qu’il a horreur de tout ce qui ne vient pas de lui. Or, le caractère propre de la religion, c’est de ne pas venir de l’homme. Dieu est à la fois caché et évident au fond d’elle. Aveugle qui ne le voit pas. La religion est le point de rencontre, le point d’intersection entre le mystère et la lumière. Comme la colonne qui guidait les Hébreux dans le désert, elle est lumineuse d’un côté, obscure de l’autre, et l’homme en la contemplant, est dans l’impossibilité de dire : Voilà mon œuvre.

Dieu, s’il est le néant, n’a pas de verbe. Jésus-Christ n’a pas de raison d’être. Jésus-Christ ! voici le fond : voici la racine, voici l’intime de la question. Jésus-Christ ! voilà où vise l’amour, voilà où vise la haine ! Notre siècle, qui va au cœur de tout, va droit à Jésus-Christ pour l’adorer ou le crucifier : il sait que c’est en lui que Dieu est touché au cœur. L’être suprême de 93, l’orgueil ne le hait pas. Robespierre tolérait le Dieu de Luther et de Calvin. Il sentait dans ce Dieu la part de l’homme. Le Dieu haï, le Dieu persécuté, le Dieu maudit, le Dieu adoré, c’est le Dieu vivant, qui est celui qui est comme il l’a déclaré jadis à Moïse ; le grand ennemi, le grand ami, c’est le verbe, auquel, quand on l’a vu en chair et en os, les hommes ont préféré Barrabas : voilà l’objet de la fureur, sourde ou éclatante, parce que voilà l’être qui était avant que vous ne fussiez, avant qu’Abraham ne fût, celui qui était in principio, au commencement, avant tout commencement, celui qui était dans le Père et qui disait au Père en retournant à lui : Clarifica me tu, Pater, apud temetipsum claritate quam habui, priusquam mundus esset, apud te !… Ah ! voilà votre immense ennemi. Il était la lumière avant que le monde fût.

Dieu, comme l’homme, a sa parole publique et sa parole intime. Sa parole intime, c’est le mysticisme. Tout être intelligent et libre tend à se communiquer ; mais il est différentes natures, différents degrés de communication. Plus l’homme est élevé, plus il est profond. Plus il est profond, plus profonds sont en lui ses secrets.

L’homme vulgaire jette ses paroles au hasard, comme s’il sentait qu’elles ne sont d’aucun prix, l’homme profond les réserve, parce qu’il les respecte. Il ne les livre qu’à une âme disposée à les recevoir. Pour parler il a besoin que celui qui écoute soit un ami, et que cet ami fasse silence, qu’il attende, qu’il demande. Un cœur profond ne se verse pas dans un cœur léger. Si nous sommes fiers de l’amitié d’un grand homme, c’est que nous sentons, au moins instinctivement, sa gloire rayonner sur nous, quand nous avons eu l’honneur d’arracher une parole intime à celui dont la parole publique éclaire le monde.

Ces vérités ne nous surprennent pas, si nous nous les appliquons à nous-mêmes.

Mais s’il s’agit de Dieu, de sa parole publique et de sa parole intime, nous nous étonnons, nous sommes prêts à douter. Pourquoi donc ? C’est que nous croyons vraiment à notre vie, à notre liberté, tandis que nous doutons de la vie et de la liberté de Dieu ; c’est que nous nous sentons maîtres de nos paroles, de nos actes ; c’est que nous nous sentons libres dans les choix que nous faisons. Mais la sophistique, dont la tendance est d’annihiler Dieu, nous engage à le considérer comme n’étant pas, alors même qu’en apparence elle convient qu’il est. Elle veut bien qu’il soit, mais elle ne veut pas qu’il agisse ; elle consent à le laisser dans son ciel, pourvu qu’il y reste et qu’il lui abandonne la terre. Elle lui donne, quelquefois du moins, la permission d’exister, pourvu qu’il n’en use pas vis-à-vis de nous. Elle se résignerait à un Dieu purement abstrait, à un Dieu neutre dans tous les combats, un Dieu qui n’engageât à rien les créatures, un Dieu condamné par je ne sais qui à je ne sais quelle impuissance ; elle admettrait l’Être enfin, pourvu que l’Être fût le néant.

A la honte de notre époque, Rousseau, ce représentant de la médiocrité, vit encore parmi nous. Il n’est pas rare d’entendre ses derniers et malheureux enfants répéter ses enseignements glacés. Les saints gênent M. Renan comme ils gênaient Rousseau, parce que les saints sont les preuves vivantes d’un Dieu vivant, parce que leur histoire est en même temps l’histoire de la vie extérieure du Dieu qui les habite. Jésus-Christ docteur, quelques-uns le supportent, en s’efforçant de fermer les yeux sur la divinité de la doctrine. Ils consentiraient à l’admirer comme homme (car ce serait encore admirer l’humanité dont ils font partie), pourvu qu’ils ne fussent pas forcés de l’adorer comme Dieu. Mais Jésus-Christ thaumaturge leur fait horreur, parce que, dans le miracle, Dieu se révèle en acte ; la toute-puissance se déclare, et l’humanité ne peut plus rapporter à elle la victoire.

Otez les miracles de l’Évangile, et toute la terre est aux pieds de Jésus-Christ, disait Rousseau. Jamais un miracle ne s’est passé là où il a pu être constaté, examiné, dit M. Renan. Ces deux esprits se touchent par une horreur commune du surnaturel et une commune adoration de la critique qui cherche à le détruire.

M. Renan est au XIXe siècle ce qu’étaient Voltaire et Rousseau au XVIIIe. La proportion est la même. Il est aussi supérieur à eux que notre époque est supérieure à leur époque ; mais au fond, ces trois hommes n’en font qu’un. Jésus-Christ considéré comme personne vivante réelle, Jésus-Christ dans son action sur nous, Jésus-Christ et les saints, voilà ce qui les soulève tous, parce que, dans ces manifestations éclatantes de sa vie, Dieu se montre tout près et ne permet pas de l’oublier.

L’article que M. Renan a consacré à la vie des saints est un chef-d’œuvre d’habileté. On ne peut se moquer plus poliment. Le monde actuel, qui ne supporte pas le grand amour, ne supporterait pas non plus la grande haine ; il lui faut une haine accommodée à sa froideur.

Les faits qui servent de fondement à la mystique chrétienne peuvent être attaqués de deux façons. Ils peuvent être contestés en détail, un à un, au nom de la critique historique ; ils peuvent être niés en masse, résolument et absolument, au nom de cette assertion qui se croit philosophique : « Les lois naturelles sont immuables ; établies par Dieu, ou plutôt établies par leur propre vertu, elles ne peuvent être changées par personne. »

Si la sophistique entrait dans la première discussion, dans la discussion des détails, et si nous l’y suivions, notre devoir serait de lui présenter les faits mystiques, entourés, au point de vue historique, des mêmes garanties que les faits les plus incontestés. Nous lui demanderions alors pourquoi elle admet les uns et repousse les autres, quand les uns et les autres présentent, au nom de l’histoire, les mêmes titres à la croyance. Mais la sophistique abandonnerait alors la première question et aborderait la seconde, celle qu’elle pose toujours, je me trompe, celle qu’elle tranche toujours, sans l’avoir jamais posée. Elle me répondrait : Je repousse les faits surnaturels, les miracles, les extases, parce que ces faits sont impossibles ; la croyance que vous me proposez est contraire à ma raison. Peut-être ajouterait-elle : C’est Dieu qui les a posées ces lois (le Dieu impersonnel, le Dieu qui n’est pas). Pourquoi les détruirait-il ? pourquoi aurait-il changé d’avis ?

Ici l’athéisme se cache derrière un certain air de respect.

Puisque Dieu existe, répondrais-je, il a créé le monde et il en a posé les lois. Puisque Dieu existe, il a agi de cette sorte avec intelligence et liberté, et puisque cela est ainsi, pourquoi Dieu, qui n’est susceptible d’aucune diminution, perdrait-il ses droits ? Pourquoi, puisqu’il a pu créer, ne pourrait-il plus agir sur la création ? Pourquoi son œuvre lui deviendrait-elle ou indifférente ou étrangère ? Il a été Dieu : donc il l’est toujours ; s’il ne l’était plus, il ne l’aurait jamais été ; puisqu’il a créé, il maintient, en d’autres termes, il continue la création. Il a pensé, il a parlé, il a voulu les choses ; il continue à les penser, à les parler, à les vouloir. Pourquoi ne pourrait-il pas, à son heure, les vouloir autrement ? Ces lois, sur lesquelles vous vous appuyez pour le braver aussi fièrement que si elles étaient votre ouvrage, il les a posées librement, dans le jeu de sa puissance. Pourquoi ne pourrait-il pas les suspendre librement ? Quelle valeur scientifique a donc cette négation : l’ordre naturel ne peut jamais être interverti ? Négation purement gratuite, qui, sans être fondée sur rien, se dresse contre Dieu, contre la raison, contre l’histoire, pour tout attaquer et tout détruire ?

Oui, tout cela est vrai du Dieu qui existe ; celui-là agit. Mais quand la sophistique parle de Dieu, elle parle du Dieu impersonnel, du Dieu qui n’existe pas. De là vient entre nous le malentendu. Nous parlons de notre Dieu, elle parle du sien, et comme celui-là n’existe pas, il ne peut rien faire, j’en conviens.

Quiconque limite Dieu, le nie ; donc vous le niez. Pourtant vous prononcez à chaque instant son nom ; donc vous prononcez un nom qui dans votre esprit ne représente rien.

Vous parlez de la vérité ; vous la cherchez, dites-vous. Or, la vérité c’est Dieu, c’est l’être. Mais si l’être n’est pas, la vérité n’est pas : donc vous cherchez ce qui n’est pas.

Avant de discuter les qualités ou les puissances qui peuvent être dévolues aux saints, il faudrait savoir ce que c’est qu’un saint. M. Renan leur reproche d’être terribles, absolus (comme si Dieu ne l’était pas !), vindicatifs. A l’appui de cette dernière assertion, quelques exemples n’eussent pas été inutiles. M. Renan les omet. Il paraît que ces saints, à force d’être vindicatifs, ont fait le malheur du monde ; car, à propos de saint Vincent de Paul, qui ne connut d’autre théologie que la charité, M. Renan s’écrie : « Plût à Dieu, pour le bonheur de l’humanité, que tous les saints eussent ressemblé à celui-ci ! »

Le saint Vincent de Paul bonasse et ignorant que M. Renan se figure, le console des saints fanatiques, dont il aurait peur, s’il en voyait. Telle est l’idée qu’il se fait du saint en général. D’autres voient dans le saint un moine superstitieux et idiot. Que faut-il voir en lui ?

Il faut voir en lui l’homme déifié. La création est posée sur un plan incliné. Toute créature aspire à monter. Placée à un degré quelconque de l’échelle des êtres, elle aspire au degré supérieur. Mais voici la loi ; c’est celle du monde naturel, et celle du monde surnaturel : nul ne pourra conquérir la vie supérieure qu’en abandonnant la vie inférieure. Tel est le sacrifice. Les êtres inanimés le font et ne le sentent pas. Les êtres animés le font, le sentent et ne le comprennent pas. L’homme le fait, le sent et le comprend. En général ceux qui parlent du sacrifice voient en lui la mort. Qu’est-il réellement ? Sa forme symbolique est la forme de la croix. La croix est formée de deux lignes qui se coupent à angles droits : la ligne verticale et la ligne horizontale. La ligne verticale est la ligne de vie, la ligne horizontale est la ligne de mort. Dans la croix et dans le sacrifice la vie et la mort se coupent à angles droits. La mort y a sa place puisque le sacrifice implique l’abandon de la vie inférieure. Mais la mort est le moyen, non pas la fin ; elle prépare : la vie couronne et termine. Celui qui a passé par la mort comme initiation, est transsubstantié, par le sacrifice, à une forme de vie plus haute.

Ceux qui, n’ayant pas traversé le sacrifice, le voient d’en bas, ne distinguent en lui que la mort. Ceux qui, l’ayant traversé, le voient d’en haut, reconnaissent en lui la vie glorifiée. Ceux qui le traversent actuellement sentent le choc des deux puissances.

Le saint est celui qui a traversé le dernier sacrifice. En lui la vie divine a absorbé, brûlé la vie humaine. La vie morale, comme la vie physique, n’est-elle pas une combustion ? Le saint est celui qui n’existe plus. Dieu vit en lui. Qu’est-ce donc qui vous étonne dans le miracle ou dans l’extase ? Dieu a pris la place de l’homme : voilà toute l’explication. La loi universelle, la loi de l’ascension, s’est accomplie dans sa forme la plus haute. L’obstacle à l’action divine est dans la volonté de l’être sur qui l’action s’exerce et qui résiste librement. Aussi l’action de Dieu sur la nature inanimée est souveraine et absolue. Rien n’empêche le soleil de se lever et de se coucher, parce que, dans cette opération, Dieu agit seul et ne nous demande pas notre concours. Mais pour agir dans l’homme, Dieu demande à l’homme son aide. Si l’homme dit : Non, Dieu respecte son refus. Si l’homme dit : Oui, pourquoi défendez-vous à Dieu d’investir, d’embrasser, de couronner et de ceindre celui qui s’est placé dans son sein, dans son centre ? Si Dieu a versé dans l’homme déifié son esprit, l’esprit de puissance, l’esprit qui fait les miracles, pourquoi lui refuserait-il les miracles eux-mêmes ? Pourquoi l’effet serait-il plus étrange que la cause ? Si vous avez changé votre vie contre la vie de Dieu, ce qui est une sorte d’extase permanente et insensible, pourquoi lui défendriez-vous de vous visiter à son tour par une sorte d’extase accidentelle et sensible ? Si l’esprit de Dieu exerce en vous une action intérieure, pourquoi n’exercerait-il pas de temps en temps par vous une action extérieure ?

La vie inférieure est tous les jours, sous nos yeux, absorbée par la vie supérieure, sans que nous songions à nous en étonner. L’herbe mange la terre, le mouton mange l’herbe ; l’homme mange le mouton ; la chair du mouton devient la chair de l’homme : nous trouvons cela tout simple. Nous voulons bien qu’il en soit ainsi, pourvu que Dieu reste à l’écart. Oui, mais il ne reste pas à l’écart ! il aime trop sa création pour la tenir à distance. Il s’est introduit par la Rédemption dans la solidarité universelle. Il a créé, pour avoir, a dit un saint, une occasion de mériter. Au lieu d’admirer cette effusion, les hommes s’en irritent. Ils se cabrent, ils se persuadent que la raison leur ordonne la révolte. Pourquoi donc se soumettent-ils à tous les autres mystères, tant que Dieu n’y figure pas nominativement ? Je crois avoir indiqué la solution du problème quand j’ai parlé de la haine que le néant révolté conçoit pour l’être, surtout pour les manifestations surnaturelles de l’être.

Résumons-nous.

Puisque Dieu est, il est personnel. Puisqu’il a créé le monde, il le crée encore. Puisqu’il l’a voulu, il le veut, et l’Univers ne subsiste qu’en vertu de sa parole continuée. Puisque Dieu a créé, il a pu créer : puisqu’il a pu, il peut encore. Il a établi librement les lois du monde : donc il peut les suspendre librement. Il les suspend d’une façon digne de sa grandeur, quand il se donne à qui s’est donné à lui, quand il visite sensiblement ceux qui insensiblement passent leur vie dans son sein, et se substitue à eux dans l’acte extérieur et accidentel comme ils l’ont substitué à lui dans leur vie intérieure et permanente.

Métaphysiquement, cela est possible.

Historiquement, cela est.

La négation historique est impossible. On ne l’entreprend pas, et on se borne à répéter : Assurément ce fait n’est pas : car il n’est pas possible. Nous voilà donc renvoyés à la négation métaphysique, et nous l’avons montrée comme elle est, gratuite et irrationnelle.

Si M. Renan a pour les saints cette haine curieuse à étudier, cette haine polie, mais profonde et intelligente, c’est qu’il reconnaît en ceux celui qui les habite réellement, son ennemi capital et personnel, Jésus-Christ. Jésus-Christ, celui qui relie et aussi celui qui distingue, Jésus-Christ in quo omnia constant. Jésus-Christ montre à leur place respective Dieu et l’homme, le fini et l’infini. Il est la lumière, et la lumière exclut la confusion. Aussi la sophistique tend à effacer la notion du verbe, et par là à effacer la distinction. La distinction des personnes divines, la distinction du fini et de l’infini, toutes les vérités précises, sauvegardées par la vérité du verbe, déplaisent à la sophistique. Elle aime à confondre toutes choses dans un vague respect qui, portant sur tout, ne porte sur rien, et exclut la foi laquelle est déterminée. La sophistique parle de l’union, mais elle repousse le Saint-Esprit qui est l’union substantielle. Elle parle de l’infini, mais elle veut l’infini moins Dieu, un infini qui réside dans la création, ou plutôt en elle-même : car elle est le principe et la fin de sa propre adoration.

Donc, en vérité, l’éclectisme, que je combats, contient la négation fondamentale, radicale, absolue de la religion.

Passons à la seconde négation.

CHAPITRE II
NÉGATION DE LA SOCIÉTÉ.

Un trait caractéristique du christianisme, c’est sa connaissance profonde du cœur humain. Lui qui est si fort, il connaît toutes nos faiblesses : il les a prévues. Découvrez à un saint le fond de vos misères, vous ne l’étonnerez jamais. Calme comme un être en qui Dieu vit, il comprendra vos agitations, à vous qui n’êtes qu’un homme, et le remède qu’il vous proposera sera toujours à la portée de vos bras faibles : il ne vous demandera pas l’impossible. Vous lui avez découvert l’abîme de votre néant. Il l’a sondé. Il a tenu compte de sa profondeur.

Découvrez-le maintenant à un sophiste (je ne dis pas à un philosophe) : au lieu de regarder au fond, il argumentera au dehors. Il s’en tiendra à des généralités. Sa morale sera sans application. S’il vous propose un remède, le remède sera inacceptable. Dans aucun cas vous ne tirerez de lui une parole réelle, vivante, pratique. Son intelligence aura peut-être été en rapport avec votre intelligence : vos deux âmes seront restées profondément étrangères.

En effet le caractère propre de la sophistique, c’est l’ignorance profonde du cœur humain. Elle peut analyser avec une finesse incontestable les opérations de l’entendement. La vie lui glisse entre les mains : l’homme lui échappe. Peut-être cette nature si complexe, si chargée d’éléments multiples ne se rend-elle qu’à la simplicité absolue. Peut-être cette âme surchargée, compliquée, obscure, veut-elle, pour devenir lisible, être regardée et déchiffrée par un œil simple. Quoi qu’il en soit, la sophistique ne s’aperçoit pas, à force d’ignorer l’homme, qu’elle nie la société.

Si quelque chose est évident dans la nature morale et dans la nature physique, dans l’histoire et dans la conscience de l’homme, c’est l’impossibilité radicale où se trouve chaque espèce et chaque individu de subsister par ses propres forces et de se nourrir de sa substance. Tout ce qui vit, s’alimente. Toute nature créée s’assimile, sous peine de mort, une nature étrangère à la sienne et qui devient la sienne. La loi des corps est aussi la loi des âmes. La nutrition visible est l’image de l’autre nutrition. L’homme, puisqu’il est esprit et corps, a besoin de pain : il a besoin de l’Idée. L’Idée est l’aliment de son âme, comme le pain est l’aliment de son corps.

Anéantissez les moissons. Que la terre vous refuse subitement son fruit précieux ; le règne de la mort arrive. Vous le comprenez, je pense ? Comment donc ai-je besoin de vous prouver que vous fermez à l’humanité, et bien plus absolument, les sources de la vie, si vous lui arrachez l’autre pain ? Car vous lui arrachez du même coup la vérité naturelle et la vérité surnaturelle ; vous lui arrachez Dieu.

Vous lui arrachez la vie et vous lui dites : Vivez.

Je crains de comprendre. Vous reconnaissez la nécessité de l’alimentation pour tout ce qui existe réellement. Vous ne supprimez pas la nourriture des corps parce que vous croyez aux corps. Vous laissez quelque chose aux intelligences, l’exercice dans le vide, parce que vous ne les niez pas tout à fait. Vous supprimez la nourriture des âmes, parce que vous ne croyez pas aux âmes. Vous en parlez, je le sais. Mais vous en parlez comme vous parlez de Dieu.

La sophistique a une réponse toute prête, mais aussi mauvaise et aussi vulgaire que facile.

« Nous laissons au peuple la religion, et nous gardons pour nous la critique. »

Un signe distinctif de M. Renan, c’est même l’absence totale de l’esprit de prosélytisme. « Ce monde, dit-il, est un si curieux spectacle tel qu’il est, que la critique, quand elle en aurait le pouvoir, n’aurait peut-être pas le courage de le changer. »

Ainsi la critique ne voudrait pas faire à la vérité une place plus grande, tant il est amusant de la voir en occuper une si petite ! La critique ne voudrait pas guérir les malades ou éclairer les aveugles, car les malades et les aveugles sont vraiment curieux tels qu’ils sont.

Mais alors pourquoi donc travaillez-vous ? Si vous disiez la vérité, vous risqueriez d’agrandir sa place. Vous devez cependant aux autres et à vous-même de croire que vous la dites ; dès lors vous risquez de modifier cet état de choses, si joli qu’il ne faut pas l’améliorer. Ailleurs, M. Renan pousse encore plus loin la sincérité des aveux :

« On s’est habitué à présenter comme une des qualités de l’esprit français cette rigueur de logique en vertu de laquelle les théories ne restent jamais chez nous à l’état de spéculation, et aspirent très-vite à se traduire dans les faits. C’est là sans doute un des traits de l’esprit français ; mais j’hésite beaucoup, pour ma part, à y voir une qualité. Il n’est pas de plus grand obstacle à la liberté de la pensée. En Allemagne, au contraire, la pensée naît inoffensive, étrangère aux choses de ce monde… Elle ne demande que le royaume de l’air : on le lui abandonne. Si vos théories sont vraies, me dira-t-on, elles doivent être bonnes à appliquer. Oui, si l’humanité en était digne et capable. La théorie est toujours un idéal. Il sera temps de la réaliser le jour où il n’y aura plus dans le monde de sots ni de méchants. »

Ainsi, tant qu’il y aura dans le monde des sots et des méchants, ceux qui ne seront ni méchants ni sots auront néanmoins la permission d’agir comme s’ils l’étaient. Vous êtes honnête, vous êtes intelligent, vous connaissez la vérité, vous l’aimez ; vous pourriez la servir, mais vous dites : A quoi bon ? Il y a encore des méchants et des sots dans le monde ; donc, imitons-les.

Mais il y a aussi des menteurs ; donc vous n’êtes pas tenu à la bonne foi. Il y a même des voleurs et des assassins ; donc, etc., etc.

Il est vrai qu’ailleurs M. Renan nous déclare que la critique ne doit pas reculer devant la crainte d’ébranler le christianisme, et félicite les premiers chrétiens de n’avoir pas reculé devant la crainte d’ébranler le paganisme.

Ces deux manières de voir se concilieront entre elles comme elles pourront.

S’il faut nous attacher à la première doctrine, à celle qui interdit le prosélytisme, je vous répondrai : Vos lecteurs vous demanderont-ils la permission de vous croire ? Vous écrivez pour n’être pas cru ; vous exposez des théories que vous trouvez dangereuses, et vous vous rassurez en pensant qu’on ne les adoptera pas.

Mais si par hasard on les adoptait !

Ah ! si on les adoptait vous seriez avec nous victime de votre imprudence ! Il ne serait plus temps de vous repentir. Paris, la France et le monde écriraient dans leurs ruines une vérité que j’annonce, avant que la cloche n’ait sonné l’universelle agonie : Le peuple est sérieux, si les sophistes ne le sont pas.

Un homme d’esprit se met à sa table. Il rédige quelques phrases dont il est content. Elles sont bien faites, elles ont du succès. Dans ces phrases, il nie agréablement la différence du bien et du mal. Il offense la raison et la conscience. Le monde est léger : l’homme d’esprit le savait. Le livre fait son chemin. Il a d’abord amusé les gens de lettres : il n’était écrit que dans ce but. Mais un jour vient où le peuple l’ouvre, le peuple qui se mêle de tout et qui prend tout au sérieux. Votre voix a plus de portée que vous ne l’aviez cru ; elle arrive au peuple malgré vous. Il vous écoute, et peut-être il vous croit, car ses passions le lui conseillent. Vous êtes perdu alors, et vous reconnaissez trop tard ce que je vous annonce d’avance, appuyé sur l’histoire des idées et sur celle des faits. Le peuple est sérieux, si les sophistes ne le sont pas.

Vous faites devant lui l’apologie du mal dans une page que je veux transcrire :

« Beau comme toutes les créatures nobles, plus malheureux que méchant, le Satan de M. Scheffer signale le dernier effort de l’art pour rompre avec le dualisme et attribuer le mal à la même source que le bien, au cœur de l’homme…

« De tous les êtres autrefois maudits, que la tolérance de notre siècle a relevés de leur anathème, Satan est sans contredit celui qui a le plus gagné au progrès des lumières[1] et de l’universelle civilisation. Il s’est adouci peu à peu dans son long voyage, depuis la Perse jusqu’à nous ; il a dépouillé toute sa méchanceté d’Ahrimane. Le moyen âge, qui n’entendait rien à la tolérance, le fit à plaisir laid, méchant, torturé, et, pour comble de disgrâce, ridicule. Milton comprit enfin ce pauvre calomnié, et commença la métamorphose que la haute impartialité de notre temps devait achever. Un siècle aussi fécond que le nôtre en réhabilitations de toutes sortes ne pouvait manquer de raisons pour excuser un révolutionnaire malheureux, que le besoin d’action jeta dans des entreprises hasardées. On pourrait faire valoir, pour atténuer sa faute, une foule de motifs contre lesquels nous n’aurions pas le droit d’être sévères.

[1] Donc, pour nous, Satan est la lumière !

« … Il (le Satan de Scheffer) a perdu ses cornes et ses griffes ; il n’a gardé que ses ailes, appendice qui seul le rattache encore au monde surnaturel, et ne semble conservé que pour faire ressortir le triomphe de la forme humaine pure, représentée par le Christ, sur la forme hybride de l’être mythologique. Il manque de vigueur peut-être, et je m’en réjouis. Permis au moyen âge, qui vivait continuellement en présence du mal, fort, armé, crénelé, de lui porter cette haine implacable qui se traduisait dans l’art par une sombre énergie. Nous sommes obligés aujourd’hui à moins de rigueur. On nous reproche parfois notre optimisme en esthétique ; on nous blâme de n’être pas plus sévères pour le mal, plus exclusifs dans notre goût de la beauté. Mais en réalité c’est là une délicatesse de conscience. C’est par amour du bien et du beau que nous sommes si timides, parfois si faibles dans nos jugements moraux. Les siècles absolus tranchaient, fauchaient un champ pour en arracher l’ivraie. Nous, qui respectons l’étincelle divine partout où elle reluit, et qui, habitués à une manière plus étendue d’envisager les choses humaines, savons que le bien et le mal se mêlent ici-bas dans des proportions indiscernables, nous hésitons à prononcer des arrêts exclusifs, de peur d’envelopper dans notre condamnation quelque atome de beauté. »

Elle était nécessaire, cette longue citation. Nous n’aurions jamais compris sans elle l’étendue de notre tolérance et de notre impartialité. Voici la pensée de M. Renan traduite dans un style plus clair : il y a du bon et du mauvais partout, dans chaque personne, dans chaque chose, et bien audacieux sera celui qui tracera entre ces deux principes, puisqu’on parle de deux principes, une ligne de démarcation. Satan se révolte contre Dieu. (M. Renan croit parler un langage métaphorique.) Satan a-t-il tort ? Ne serait-ce pas un acte de noble indépendance ? Ne représente-t-il pas l’affranchissement des opprimés ? Dieu n’est-il pas un tyran ? Le moyen âge pouvait donner raison à Dieu. Mais nous, qui avons fait la déclaration des droits de l’homme, n’avons-nous pas le droit de maudire ce maître, au nom de la fraternité moderne, et de réhabiliter celui qui nous a donné l’exemple, le premier-né entre les révoltés, notre chef, notre vrai Dieu, Satan qui a levé avant nous l’étendard que nous portons ? Le jour est venu où ce pauvre calomnié reprend ses droits aux respects des hommes. Approchez donc aussi, vous tous, ses enfants, ses disciples. Nous vous ferons une place dans notre admiration ! Mais pourquoi le crime ne serait-il beau que dans le passé ? Pourquoi perdrait-il, dans les temps modernes, sa splendeur ? Pourquoi le XIXe siècle, qui, dans sa haute impartialité, le réhabilite, le repousserait-il de son sein avec une intolérance digne de ce siècle aveugle et barbare où le manteau de saint François montait avec Élisabeth sur le trône de Hongrie ? Non, non ! nous avons l’esprit large !

Place aux révoltés ! Place aux assassins ! Honneur à la mort ! son jour est arrivé. Vous tous qui, animés de la haine universelle, voulez la ruine universelle, la ruine de Dieu, la ruine de l’homme, la ruine de la société, venez, fils de Satan, les sophistes vous convoquent, et s’ils sont plus logiques dans leurs actes que dans leurs paroles, ils feront place à vos fureurs, comme ils ont fait place à vos théories : car en vous condamnant, ils envelopperaient peut-être dans cette condamnation quelque atome de beauté. Venez donc, et puisque nous avons l’esprit large, dévorez-nous. Les siècles de chevalerie, les siècles d’enthousiasme suivaient saint Bernard sur la montagne, Godefroy de Bouillon à Jérusalem, et allaient, la croix en tête, faire la veillée des armes près du saint sépulcre reconquis. Mais les siècles de critique, les siècles de tolérance, n’accordent plus à la société le droit de se défendre ; car qui sait si, tout compte fait, les agresseurs n’ont pas aussi leurs bonnes raisons dont il faut tenir compte ? Saint Louis pouvait prendre les armes au nom du Dieu vivant qui s’appelle le Dieu des armées. Mais que peut-on faire au nom du néant ? Rien n’est absolument vrai, rien n’est absolument faux. On veut nous massacrer. Mais, après tout, ces fils de Satan ont autant de droits que leur père. Comme lui, ils ont leur beauté, si nous avons la nôtre. Il y a du pour et du contre : tous sont égaux devant le néant.

Étrange société que celle qui serait régie par la sophistique ! Voudriez-vous en faire partie ? Le passant attaqué dans la rue demande secours à la force armée qui répond : Non pas ! mon intervention était bonne au moyen âge. Désormais, entre l’assassin et la victime, je suis impartiale. D’ailleurs ce monde est un si curieux spectacle et votre supplice est si amusant à regarder que je ne me priverais pas volontiers de ce plaisir délicat.

Rien n’est triste comme le délire. Pourtant il amène quelquefois des combinaisons de mots si étranges que les spectateurs sourient quelquefois, malgré eux, en écoutant le malade. C’est ce qui vient de nous arriver.

Voilà donc où vous allez au nom de la raison ! Entre l’être et le néant, entre la société et la barbarie, à force d’impartialité, vous tenez la balance égale ! Triomphez, si vous l’osez ! vous ne survivrez pas à votre triomphe. Du reste, je l’espère comme vous, vous resterez dans votre solitude. L’humanité ne vivra pas de vous. Car pour vivre il lui faut quelque chose, et vous lui offrez le rien dont elle a horreur. Il lui faut le pain et l’Idée : vous ne lui apportez ni le pain ni l’Idée. L’humanité veut vivre, et votre critique c’est la mort. Il est vrai que vous prenez en pitié le besoin de vivre. C’est une grossièreté digne du bas peuple auquel vous permettez la certitude, parce qu’il n’est pas assez fin, assez distingué pour se passer d’elle. Ce bonheur est réservé aux esprits délicats. Ceux-ci cherchent toujours la vérité, avec l’intention de ne la trouver jamais. Et où est-elle cette vérité que les plus fins chercheurs ne trouveront jamais ? Où est-elle cette vérité qui n’est pas. M. Renan va vous le dire. « La vérité est tout entière dans les nuances. »

Dans quelles nuances, s’il vous plaît ? Dieu détruit, l’homme détruit, la société détruite, quand rien ne s’appuie plus sur rien, quand la vie n’a plus de fondements, quand ce qui est n’a plus sa raison d’être, quand l’univers est le cauchemar d’une divinité malade (vous auriez dû dire d’une divinité chimérique), la vérité naturelle et la vérité surnaturelle disparues, toute idée éteinte, toute chose anéantie, dans quelles nuances trouverons-nous cette vérité introuvable pour deux raisons, d’abord parce qu’elle n’est pas, ensuite, parce que, fût-elle, nous voudrions la chercher toujours, et ne la trouver jamais ? Les nuances de la pensée supposent une affirmation générale qui leur serve de fond, de support. Mais, puisque vous n’affirmez rien, que veulent dire ces nuances, qui sont les nuances du néant ? O Dieu ! où en sommes-nous ? La tête tourne au fond de cet abîme, et quand on l’a exploré un instant pour en mesurer la profondeur, il est temps de se dégager et de se tourner vers la lumière ! Le peuple a besoin de Dieu, dites-vous ? Pourquoi donc, si Dieu n’est pas ? L’erreur c’est le néant. Si Dieu est le néant, comment le peuple a-t-il besoin de lui ? Et s’il est l’Être, comment, vous, n’en avez-vous pas besoin ? Est-ce qu’il y a dans le monde des êtres si délicats que leur délicatesse leur tienne lieu de pain ! Donnez-nous donc le secret de cette délicatesse qui déguste éternellement les nuances d’une vérité éternellement inconnue et absolument chimérique ! L’homme est vivant. Il a faim, il a soif. Que voulez-vous qu’il fasse de vos nuances ? Chose remarquable ! la sophistique, parce qu’elle a perdu le sens du vrai, dédaigne ceux qui l’ont gardé, et comme elle n’a plus la force de porter Dieu, elle méprise ceux qui le portent encore. Il semble voir un mourant, qui, incapable de recevoir aucune nourriture, dédaignerait, dans son délire, l’infirmier qui le soigne, et lui dirait : Vous êtes donc bien faible, vous qui avez besoin de manger ?

Les nuances délicates ont deux avantages ; d’abord elles font illusion aux esprits faibles qui pensent que cette doctrine est quelque chose puisqu’elle est délicate, et qu’elle contient quelque chose puisqu’elle contient tant de nuances. Ensuite elle donne à l’auteur les apparences du calme et de la modération. Un homme qui tient la balance égale entre toutes choses peut sembler à quelques-uns dominer toutes choses : on ne s’aperçoit pas toujours que l’impartialité entre la vérité et l’erreur est le plus radical de tous les non-sens.

La doctrine de M. Renan pourrait se caractériser ainsi : une apologie délicate et finement nuancée du néant.

La modération de M. Renan est une précaution oratoire. Elle cache un profond mépris pour la faiblesse de ceux qui l’obligent à être modéré. Il a pour les préjugés une pitié douce ; mais ne vous fiez pas à sa douceur.

La traduction pratique et sociale de sa doctrine serait la destruction de tout ce qui existe. Car rien n’existe qu’en vertu d’une préférence accordée à l’Être sur le Néant.

Comme la religion, la société est une affirmation vivante de l’être, et si Satan a les mêmes droits que Dieu, toutes deux sont également impossibles.

Après les négations de la religion et de la société, écoutons la négation de la science.

CHAPITRE III
NÉGATION DE LA SCIENCE.

Le christianisme a relevé la raison humaine. Le XVIIIe siècle l’a déracinée. Voltaire a passé sur la France. Il l’a souillée de son venin. Son règne finit, il est vrai. L’humanité le maudit, la science se moque de lui ; l’art le repousse, et pourtant la queue du serpent s’agite encore au milieu de nous. Le XIXe siècle est une armée en marche. Mais toute armée a son arrière-garde.

La raison est la lumière humaine. La science est le développement de la raison. Or, je déclare que la science est radicalement niée par M. Renan et je vais le prouver.

La science est le développement de la raison, la synthèse de nos connaissances. Tout développement suppose un germe. Toute route suppose un départ. Tout progrès suppose un premier pas. Or, M. Renan supprime le point de départ, il nie le premier pas : il parle ensuite de voyager. Toute science est comprise dans l’idée être, et il doute de l’être. Toute la philosophie est dans le mot substance, et il doute de la substance première, de la substance nécessaire, de la substance éternelle, sans laquelle toutes les substances seraient éternellement impossibles. Il sape le fondement, il ôte la première pierre et parle de construire un monument. Aussi, réduit à l’impuissance d’affirmer, puisqu’il est privé de la grande affirmation, principe et fin de toutes les autres, l’affirmation de l’être, il ne peut plus que répéter sa première négation qui contient toutes les autres, la multiplier, la reproduire sous mille formes, la diviser en mille négations partielles, appeler les négations de faits, les négations de détail, les négations d’analyse au secours de la négation synthétique qui est la base de son système, de sa doctrine. Pour la caractériser, cette doctrine à laquelle aucun mot connu ne convient, parce que tous les mots tendent à exprimer l’être, et que cette doctrine tend à le nier, il faut créer un mot aussi affreux que la chose, un mot qui ne dise rien, un mot qui signifie le rien : ce mot serait : nihilisme.

Dieu et la société supprimés, le bien et le mal confondus, le vrai et le faux, qui ne sont que le bien et le mal dans leur principe, sont naturellement confondus. Si le vrai et le faux sont identiques, ou seulement indifférents à l’homme, que devient la science qui n’existe qu’à la condition de distinguer l’un de l’autre, et de préférer l’un à l’autre ?

Dieu est le support de la science, comme il est le support de la création. Omnia in ipso constant, le monde idéal, et le monde réel. Tous les êtres visibles et invisibles peuvent répéter la parole de l’Apôtre : In ipso vivimus, movemur et sumus. Tous les verbes sont l’écho du verbe être : toutes les pensées sont l’écho de la pensée par laquelle l’homme pense l’être. Si vous voulez l’édifice solide, donnez-lui un fondement inébranlable. Un inexplicable préjugé, qui est né de l’ignorance, qui s’appuie sur l’ignorance, qui grandit par l’ignorance attache l’idée de progrès à l’idée de négation. On dirait, à entendre certains hommes, que l’affirmation est un mouvement rétrograde et que l’avenir est à ceux qui ne croient plus à rien. S’il y a pourtant au monde une vérité évidente et d’une évidence niaise, c’est que le progrès est le développement des principes connus, et non leur oubli, que le progrès est l’expansion de la vie, et non la mort. Cependant voyez le nihilisme ! Il marche le front haut comme s’il était maître du monde.

On dirait, à le voir, que l’Être était le Dieu du passé, mais que le néant sera le Dieu de l’avenir.

Le XVIIIe siècle a déraciné la raison : les principes les plus élémentaires du sens commun ressemblent aujourd’hui à des paradoxes. La pensée chancelante à besoin d’effort pour se tenir debout sur sa base.

La doctrine opposée au nihilisme, c’est la doctrine de l’Être, l’ontologie. Entre ces deux doctrines se place le psychologisme.

L’ontologie est la science des lois de l’être. Elle place le point de départ de la pensée là où est le point de départ de toute chose. Elle donne la première place à la première idée ; elle construit sur la pierre angulaire de toute construction ; elle pose la science sur l’inébranlable, et, ainsi posée, la science pourra marcher sans inquiétude. Elle ne se retournera plus à chaque pas pour regarder, tremblante, derrière elle. Les principes sont assurés, et voilà la loi de tout progrès. Les esprits trop faibles pour l’ontologie débutent par la psychologie. Ceux-ci, au lieu d’étudier avant tout l’être, étudient avant tout l’homme ; au lieu d’asseoir la science sur Dieu, ils l’associent sur eux-mêmes. Je ne nie pas l’intérêt de leurs travaux et la somme de vérités qu’il leur est permis de voir ou d’entrevoir : je dis seulement que, si ma vue ne me trompe pas, le psychologisme est un pas fait par l’homme pour s’éloigner de l’Être et s’approcher du néant. Toutes les paroles sont l’écho de la première parole, et la somme d’être que possède la science se mesure à la somme d’être que possède son point de départ. Descartes, comme tous les chefs d’école, est un esprit vigoureux, mais étroit, qui appuie sur une formule. L’école cartésienne, que nous avons sous les yeux, représentée par des hommes lesquels se croient des hommes de progrès, a reculé de plusieurs siècles la pensée humaine. Ils seront étonnés, le jour où ils comprendront que la devise qui flotte sur leur bannière, la devise de la pensée moderne, de la pensée affranchie, de la pensée hardie, est le mot d’ordre de la timidité, de la routine, le point d’arrêt qui a tenu l’idée en suspens pendant trois siècles. Le cogito ergo sum est en retard sur la philosophie qui l’a précédé, puisque celle-ci partait de Dieu et que celui-là part de l’homme. Or, je le demande, où est la liberté, où est la grandeur, où est la source de l’Être, et par conséquent du progrès, sinon dans l’Être ?

Serait-il le père du progrès, celui qui, possédant un levier pour soulever le monde, briserait l’instrument que lui ont légué ses pères et restreindrait sa puissance à la force de son bras ?

Non in arcu meo sperabo et gladius meus non salvabit me, disent à la fois l’homme et la science.

Qu’on le sache bien ! nul n’a le droit de rester indifférent aux idées ; elles n’ont pas besoin, pour être importantes, d’être traduites en faits extérieurs et écrites dans l’histoire de ce monde. Néanmoins cette consécration dernière ne leur manque jamais. L’espoir de M. Renan, qui voudrait placer la théorie dans un lieu inaccessible et la soustraire à toute tentative de réalisation, trahit l’erreur profonde d’un esprit exercé, mais égaré. Isoler la science de la vie, c’est méconnaître pleinement la nature de la science et de la vie. Elles se rejoindront malgré vous. Les années ne sont pas logiques peut-être, les siècles le sont toujours, et si nous échappons aux conséquences de vos pensées, c’est que nous aurons échappé à vos pensées elles-mêmes. Démembrez l’espèce humaine ; créez certains hommes qui n’aient que des têtes, et certains autres qui n’aient que des bras, peut-être les têtes ne feront-elles que penser ; mais, tant que vous n’aurez pas modifié ainsi la création, il faut vous résoudre à voir les hommes se précipiter là ou vous leur aurez montré un attrait quelconque. La réalisation de vos souhaits détruirait la société, nous l’avons dit ; mais, sachez-le, elle détruirait aussi la science. La science est une force qui ne trouve pas en elle-même sa satisfaction. L’homme qui sait qu’une chose doit être, désire invinciblement qu’elle soit. Vous avez tué la science en lui arrachant son principe et sa fin dernière, qui est la vérité ; vous la tuez une seconde fois en ne voulant pas qu’elle se tourne, comme dit Bossuet, à aimer et à agir.

Je sais bien que M. Renan et quelques esprits du même genre aiment la recherche pour elle-même, et craindraient de trouver, parce que, pensent-ils, quand on a trouvé on ne cherche plus. Ils ignorent que la vérité, infiniment profonde, réserve aux vrais chercheurs de telles lumières que plus l’homme la cherche plus il la trouve, et plus il la trouve plus il la cherche. Que restera-t-il donc à cette science vaine et stérile qui n’aura ni principe ni fin, et qui sera frappée, au point de départ, d’une impuissance absolue d’arriver ?

« Il est en un sens plus important, dit M. Renan, de savoir ce que l’esprit humain a pensé sur un problème, que d’avoir un avis sur ce problème ; car, lors même que la question est insoluble, le travail de l’esprit humain pour la résoudre constitue un fait expérimental qui a toujours son intérêt, et, en supposant que la philosophie soit condamnée à n’être jamais qu’un éternel et vain effort pour définir l’Infini, on ne peut nier du moins qu’il n’y ait là pour les esprits curieux un spectacle digne d’attention. »

Je prends note de cet aveu. Souvenons-nous, à ce propos, que le rationalisme affecte de prendre, contre le christianisme, la défense de la science et de la philosophie. Il accuse quelquefois l’Évangile d’être contraire à la raison. Pris en lui-même, et considéré théoriquement, ce reproche est vide de sens ; il ne représente rien à l’esprit. Craindre que la foi ne soit incompatible avec la raison, c’est craindre que la lumière ne fasse schisme avec elle-même, et que la vérité ne se contredise. Cette incompatibilité est un non-sens ; elle est inintelligible ; elle ne peut pas être pensée. A la lumière de la pensée, cette crainte est absurde. Considérons-la à la lumière de l’histoire. Qui donc, du christianisme ou de la sophistique, a estimé l’homme et sa légitime raison ? Le christianisme a élevé tous les grands monuments philosophiques qui ont vu le jour depuis dix-huit siècles. Les sciences physiques l’ont attendu pour naître, comme si elles avaient eu peur de livrer à l’homme la clef de la nature, avant l’apparition humaine du Créateur, qui a livré à saint Pierre la clef du ciel. Le christianisme compte parmi ses enfants saint Denis, saint Anselme, saint Thomas, et tant de grands inconnus qui ont agi sans se montrer, qui ont vivifié le monde, sans lui permettre de les apercevoir, comme la sève invisible qui fait la beauté des fleurs et la douceur des fruits. Le christianisme, c’est l’union hypostatique elle-même, c’est le Verbe uni à la nature de l’homme. Donc, la raison divine ne réside pas seule dans nos tabernacles ; la raison humaine est sur l’autel catholique, en tant qu’elle est la raison de l’Homme-Dieu.

Voilà la conduite du christianisme vis-à-vis de notre intelligence. Il l’emploie, il la dirige, il la consacre ; il la touche de ses mains divines ; il l’illumine de ses regards divins. Voulez-vous savoir maintenant comment la sophistique traite cette même raison, comment elle traite la philosophie. Ce n’est pas moi qui vous le dis, c’est elle-même ; je ne commente pas, je cite : « En supposant que la philosophie soit condamnée à n’être jamais qu’un éternel et vain effort pour définir l’Infini… »

Voilà les deux places qui sont offertes à la raison : choisissez au nom de Dieu et choisissez au nom de l’homme.

Que vous restera-t-il, si vous choisissez la sophistique ? La recherche stérile, désespérée, absurde, de l’introuvable, la critique isolée. Mais la critique, cette dernière vivante, est-elle assurée de sa vie ? Non ; elle périra sous ses propres coups. Écoutez-la elle-même : « Qui sait, dit-elle par la bouche de M. Renan, qui sait si la finesse d’esprit ne consiste pas à s’abstenir de conclure ? »

Vous l’entendez : elle a perdu même le droit de conclure, cette souveraine isolée et désolée d’un monde où il n’y a plus rien, cette reine du vide ! Elle ne peut que raconter ! Voilà le pouvoir unique que lui laissent ses glorificateurs ! La critique n’a sa raison d’être que là où il y a quelque chose à critiquer. Mais quand la finesse d’esprit a chassé toute conclusion, quand le vrai et le faux sont devenus indifférents, aussi curieux, mais aussi inutiles l’un que l’autre, la critique n’a plus que faire de son discernement, de sa sagacité, de sa profondeur. Il faut que la société ait encore une croyance, il faut au moins qu’elle en cherche une, avec l’espoir de la trouver, pour que le critique ait encore un travail, un but, une mission. Mais s’il renonce même à discerner (κρινειν), s’il se borne à détruire, s’il n’ose pas conclure, le jour où il aura réussi, il deviendra lui-même aussi inutile, aussi impossible que ses victimes. Le jour où il aura tout détruit, il ne lui restera plus qu’à terminer par un suicide l’universelle destruction. Il a ouvert les cataractes, tout a été submergé. Le critique voguera quelque temps dans l’arche qu’il se sera construite, puis les eaux grandiront et enseveliront bientôt, avec le reste du monde, l’unique et solitaire nautonnier de l’abîme !

Arrivée là, la parole, qui se refuse à elle-même le droit de rien savoir, de rien croire, de rien affirmer, doit, comme l’idée, s’abîmer dans le néant. Mais alors aussi la contradiction vient à son secours. Si le nihilisme ne se contredisait pas, si cette ressource lui était enlevée, il ne pourrait ni penser ni parler. Mais la nature le soutient, comme dit Pascal, et l’oblige à affirmer quelquefois malgré lui. Ainsi, M. Renan parle de la nécessité où nous sommes de connaître la vérité presque aussi souvent que la nécessité où nous sommes de ne la connaître pas.

Il blâme ceux qui détruisent les religions établies ; il blâme ceux qui les respectent et sacrifient à un vain scrupule les intérêts de la vérité.

Quelle vérité, s’il vous plaît ?

Tantôt il parle d’elle comme s’il la connaissait, tantôt comme s’il ne la connaissait pas, tantôt comme s’il était impossible de la connaître, tantôt comme si elle n’était pas.

Tantôt : « La critique ne détruit pas l’admiration, elle la déplace. » Ici M. Renan se regarde comme possesseur de la vérité.

Tantôt il répond avec Mahomet : « L’âme est une chose dont la connaissance est réservée à Dieu. Il n’est donné à l’homme de posséder qu’une bien faible lueur de science. » Ici M. Renan se regarde comme ne possédant pas la vérité, mais semble croire qu’elle existe.

Ailleurs enfin : « Si le monde est le cauchemar d’une divinité malade. » En ce cas la vérité n’existe plus.

Dans un autre endroit : « Le critique, exclusivement occupée de la vérité, est rassuré d’ailleurs sur les conséquences, parce que les résultats de ses recherches ne pénètrent pas dans les régions où les illusions sont nécessaires. » Ici la vérité existe ; mais heureusement elle est ignorée, car, si elle était connue, elle serait fatale à la société.

Tantôt les religions sont pour M. Renan la forme la plus respectable de la pensée. « La civilisation a des intermittences, dit-il ; la religion n’en a pas. » Tantôt il affirme que l’Europe doit propager son dogme, qui est la civilisation. Il n’y a donc plus de dogme en dehors de la civilisation ? Que deviennent ces religions qui tout à l’heure n’avaient pas d’intermittences, tandis que la civilisation en avait ?

Enfin, quelquefois M. Renan lève le masque et montre le visage de Proudhon. Par exemple, après avoir discuté les origines de l’islamisme, il ajoute :

« J’ai longtemps insisté sur l’infirmité native de l’islamisme. Il y aurait injustice à ne pas ajouter qu’aucune religion et aucune institution ne résisterait à l’épreuve que nous pouvons faire subir à celle-ci. »

Et cependant M. Renan semble professer pour les religions, si fausses qu’elles soient, un respect inexplicable dans son esprit.

La logique accompagne et récompense naturellement la vérité. Elle déroule sans effort les anneaux de la grande chaîne. L’erreur est naturellement contradictoire. Ayant le faux pour principe et pour fin, tantôt elle entre courageusement dans les conséquences de ses principes, tantôt recule devant elle et se cache derrière les mots. Quelquefois M. Renan parle des religions avec une indulgence profondément méprisante qui mérite d’être remarquée :

« Les religions, dit-il, étant les œuvres les plus complètes de la nature humaine, celles qui l’expriment avec le plus d’unité, participent aux contradictions de cette nature et excluent les jugements simples et absolus. »

Peut-on dire aux religions avec plus de politesse qu’elles sont absolument humaines, et, par conséquent, absolument fausses ?

Pour réfuter le sophiste, il suffirait de rapprocher les textes qu’il nous présente éloignés, disséminés, égarés, mélangés.

Dans le premier chapitre de ce travail, j’ai montré la négation pure et simple de la religion. J’ai réservé les contradictions relatives à cette négation au troisième chapitre, au chapitre de la science, parce qu’elles constituent un attentat contre les lois essentielles de la raison. Mais c’est surtout sous la pression du christianisme que M. Renan semble en proie à je ne sais quelle fièvre. Quelquefois Jésus-Christ lui semble presque avoir mérité la mort :

« L’intérêt de la pureté religieuse de l’histoire exige de répéter sous toutes les formes que l’école chrétienne n’est nullement acceptable, quand elle a ramené ce qui regarde le conseil suprême des Juifs, dans ce conflit solennel, à une question de basse jalousie, à une affaire de tribunal, quand elle a accablé la nation juive, à qui elle devait la naissance et dont elle s’appropriait les plus beaux ornements, sous prétexte du crime volontaire que ses anciens auraient commis en prononçant contre Jésus un arrêt qui avait été annoncé d’avance et provoqué par toute la théorie du maître sur l’accomplissement des Écritures. »

Ces paroles sont de M. Salvador : M. Renan les cite avec une complaisance qui équivaut, dans sa bouche, à l’approbation. « A l’en croire, ajoute-t-il, le sanhédrin n’aurait fait qu’appliquer les lois existantes. Jésus lui-même avait cherché la mort, et dès qu’on ne l’envisageait que comme citoyen (tel devait être nécessairement le point de vue des Juifs), il la méritait… Pour nous, Dieu nous garde d’émettre sur une telle question un autre avis que celui de Jésus lui-même : il fallait que le fils de l’homme mourût. Sans cela, il n’eût pas représenté l’idéal du sage, odieux aux superstitieux comme aux politiques, et payant de sa vie sa beauté morale. Une mort vulgaire pour couronner la vie de Jésus ! Quel blasphème ! Quant à rechercher ce qui se passa dans l’âme de ceux qui le condamnèrent, c’est là une question vaine et stérile, lors même qu’elle ne serait pas insoluble. Qui sait s’il est digne d’amour ou de haine ? Qui peut bien analyser ce qui se passe au fond de son cœur ? Celui qui dit comme Caïphe : Expedit unum hominem mori pro populo, est certes un détestable politique et pourtant, chose triste à dire, ce peut être un honnête homme. »

Ces paroles élégantes et obliques, qui se traînent en spirales, découvrent la pensée de M. Renan, tout en la cachant dans leurs replis.

Mais tout à coup Jésus-Christ lui apparaît immense. Il approuve le saint qui peignait à genoux la face du Verbe fait chair, et dans un transport vraiment étrange, il écrit ces belles paroles :

« Sorti d’un petit canton très-exclusif quant à la nationalité et très-provincial quant à l’esprit, il est devenu l’idéal universel : Athènes et Rome l’adoptèrent ; les barbares tombèrent à ses pieds, et aujourd’hui encore le rationalisme n’ose le regarder un peu fixement qu’à genoux devant lui. »

Glorieusement vaincu par la vérité, M. Renan vient d’avouer que Jésus-Christ n’a payé aucun tribut ni à une nation ni à une époque : mais tout à coup revenu à lui-même, il ajoute :

« Dans le Christ évangélique une partie mourra ; c’est la forme locale et nationale, c’est le Juif, c’est le Galiléen : mais une part restera, c’est le grand maître de la morale. Le thaumaturge et le prophète mourront ; l’homme et le sage resteront. »

Et ce sont deux passages d’un même article.

Ce Jésus mystérieux contre qui les coups n’ont pas de prise, excite chez M. Renan une colère qui change à chaque instant de forme et de couleur, une colère mouvante, et quel hommage que cette colère ! ce Jésus inexplicable l’irrite : quel plaisir, s’il était possible de le nier tout à fait ! Du moins faut-il n’en pas tenir compte ; car, pour M. Renan, l’inexplicable est simplement l’inexpliqué.

« Certes, dit-il, il faut désespérer d’arriver jamais à la complète intelligence d’apparitions surprenantes, que le manque de documents bien plus encore que leur nature mystérieuse couvrira pour nous d’une éternelle obscurité. Dans la solution des problèmes d’un ordre aussi élevé, et l’hypothèse surnaturelle et les hypothèses naturelles trop simples, celles du XVIIIe siècle par exemple où tout est réduit aux proportions ordinaires d’un fait d’imposture ou de crédulité, doivent être également rejetées. On me proposerait une analyse définitive de Jésus, au delà de laquelle il n’y aurait plus rien à chercher, que je la récuserais. Sa clarté serait la meilleure preuve de son insuffisance. L’essentiel n’est pas ici de tout expliquer, mais de se convaincre qu’avec plus de renseignements tout serait explicable. »

Cherchons la pensée ; dépouillons-la des mots. Que trouvons-nous ? Nous trouvons l’intention bien arrêtée de chercher toujours, et de ne savoir jamais. En effet, en face d’un phénomène mystérieux, il faut de deux choses l’une, lui attribuer une cause surnaturelle, ou lui chercher une explication naturelle. M. Renan repousse ces deux procédés ; il repousse la cause surnaturelle gratuitement, sans motif, sans discussion, il l’écarte parce qu’il l’écarte, et quant à la cause naturelle, il l’écarte encore, parce que l’admettre ce serait conclure, ce serait manquer au devoir qu’impose la finesse d’esprit, enfin et surtout, parce qu’admettre une explication ce serait se soumettre soi-même à la critique. « On me proposerait une analyse définitive de Jésus que je la récuserais. » Pourquoi donc ? Comment ! vous déclarez qu’il y a une explication naturelle, et vous en rejetez une qui semblerait bonne, par cela seul qu’elle serait claire ! Cette explication est donc condamnée à être obscure ? Mais si l’on vous en présente une qui soit obscure, vous la rejetterez parce qu’elle est obscure. Par ce procédé très-habile, vous renverrez les esprits à une explication naturelle qui n’est pas encore venue, qui ne viendra jamais, et qui aura ainsi sur toutes les autres l’avantage de ne pouvoir être jugée, puisqu’elle sera toujours dans l’avenir et toujours dans l’inconnu. Si vous proposiez vous-même votre explication, nous sentirions l’insuffisance de cette explication, comme des autres. Car toute explication naturelle de Jésus est une explication qui n’explique rien. Mais cette explication inconnue, dont vous affirmez l’existence sans la prouver, échappe à la discussion. Elle vous permet de vous passer de Dieu, et vous dispense de dire comment vous faites pour vous en passer.

Au point de vue de la science historique, examinons la situation que M. Renan nous fait, vis-à-vis du miracle.

L’histoire nous offre une série de faits surnaturels. Nous, qui les admettons, nous leur faisons leur place. Ils ne dérangent en rien les sciences naturelles. Ils les dominent, ils ne les détruisent pas.

Une guérison miraculeuse ne contient aucune négation de la médecine. Ce sont deux applications différentes de la force qui guérit. L’une est conforme à l’ordre naturel, l’autre ne l’est pas. Voilà toute la différence. Immatérielle en elle-même dans les deux cas, cette force agit pourtant sur la matière. Que la prière ou le pain empêche un homme de mourir, le mystère qui le ramène à la vie, est dans les deux cas immatériel, comme la vie vers laquelle il revient, comme la loi qui ordonne ce retour. Le pain matériel exécute une loi qui n’est pas matérielle. La vie est l’action de la forme sur la matière. Ce n’est donc jamais dans la matière même qu’il faut chercher la cause de la vie ou celle de la mort. Il ne faut lui demander aucun secret. Elle n’est que l’occasion manifestatrice de la vie. La matière est un instrument qui prête son secours à l’harmonie : c’est le bois du violon qui porte les cordes. Mais c’est toujours une force immatérielle qui fait la vie ou qui fait la mort, la maladie ou la guérison. Naturelle ou miraculeuse, la vie a sa raison d’être dans l’immatériel.

Donc l’admission des faits surnaturels ne gêne ni la raison ni l’histoire. La raison conçoit que la cause souveraine agisse souverainement. L’histoire admet tous les faits prouvés, et les faits d’un certain ordre ne gênent en rien les faits d’un autre ordre.

Mais si vous refusez à Dieu le droit d’agir surnaturellement, alors de deux choses l’une, ou vous niez absolument tous les faits mystérieux, ou vous les faites rentrer de force dans le domaine des faits naturels. Si vous les niez, vous détruisez la certitude historique. Elle mourra de ce coup : car ces faits sont aussi bien attestés que les autres, même au point de vue de l’histoire pure. Donc, les rejetant, vous n’avez plus de raison pour admettre quoi que ce soit. La certitude historique n’existe plus. Les affirmations motivées ne gênent en rien les affirmations d’un autre genre ; mais une négation gratuite détruit tout, car si vous niez une chose, pourquoi n’en nierais-je pas une autre ? Si, admettant à peu près les faits, vous les faites entrer dans les sciences naturelles, malgré eux, et malgré elles, vous détruisez ces sciences. Car les lois connues ne sont plus dominées, mais détruites par cette foule de lois du même ordre, qui se croisent avec elles capricieusement. Mais si ces lois sont d’un autre ordre, les sciences naturelles sont sauvées. La médecine ne souffre pas, si, miraculeusement, Jésus-Christ Homme-Dieu ouvre avec un peu de boue l’œil d’un aveugle. La médecine eût été détruite si naturellement, un jour, en vertu de je ne sais quelle faveur, la boue avait guéri un œil malade. Admettez l’extase, vous ne détruisez pas la vie normale. Sainte Thérèse ne nuit à personne, et sainte Thérèse extatique ne nuit pas à sainte Thérèse femme et chrétienne. Mais niez l’intervention surnaturelle, vous ne pouvez plus dire où la vie naturelle commence, où elle finit ; elle est bouleversée de fond en comble. Si vous attribuez au magnétisme tout ce qui est extraordinaire, le magnétisme prend une telle place qu’il détruit les autres sciences à force d’empiéter sur elles. Il n’y a plus de limites ; il trouble l’univers sans que vous puissiez savoir jusqu’à quel point, et lui marquer sa place. Si vous ne voulez pas du magnétisme, vous êtes dans un autre genre d’ignorance. Les lois naturelles n’ont dans les deux cas rien de fixe. Vous leur attribuez des phénomènes qui ne dépendent pas d’elles, qui relèvent de plus haut. Les exceptions détruisent les lois, et là où il n’y a plus de lois, il n’y a plus de science.

Niez l’intervention divine, vous rencontrez un mystère absurde ; admettez-la, vous rencontrez un mystère lumineux.

L’entrée triomphante de Jésus à Jérusalem est peut-être une indication, un souvenir, un rappel de l’Incarnation, telle qu’elle se fût accomplie, sans le péché, dans la gloire et dans la joie. Le miracle et l’extase ne sont-ils pas des souvenirs du paradis terrestre, où l’esprit ne subissait jamais les colères de la matière révoltée ? Pourquoi l’homme ne reprendrait-il pas, dans une certaine mesure, par la sainteté, cet empire qu’il a perdu par le défaut de sainteté ?

L’extase des saints me semble un souvenir des sommeils d’Adam. Le sommeil est le temps des révélations. Peut-être l’âme, destituée alors, au moins en apparence, de son activité propre, est-elle plus capable de recevoir et de subir l’activité étrangère, l’activité divine ? Nous aimons tous à parler, sans trop savoir pourquoi, du sommeil de l’enfance. L’innocence nous semble plus auguste et plus puissante que jamais, quand elle nous apparaît désarmée par le sommeil. Mais qui de nous connaît le sommeil ? nous a-t-il dit ses mystères ? Dans le monde déchu, il n’éveille qu’une idée d’obscurité et de nuit. Mais, grâce au mystère de la sainteté (la sainteté ressemble toujours plus ou moins au retour du paradis terrestre), grâce au mystère de la sainteté, un sommeil apparent ne pourrait-il pas devenir l’instant de la vérité, l’instant de la lumière, le réveil enfin ? L’âme, qui, dans le sommeil ordinaire, semble s’affaisser sous le poids du corps, ne pourrait-elle, dans un état extérieurement semblable au sommeil, mais réellement contraire à lui, se dégager des liens du corps ? Le ravissement matériel est une dérogation aux lois de la pesanteur, où plutôt la loi de la pesanteur produit un effet particulier, quand l’âme l’emporte sur le corps. Mon poids, c’est mon amour, a dit saint Augustin. Quand notre amour est au ciel, pourquoi le corps ne nous prouverait-il pas, par un ravissement matériel, qu’il est emporté par l’âme, et que l’homme pèse en haut, parce qu’en haut est placé son centre d’attraction ? La preuve ne nous est pas toujours donnée par un fait sensible. Mais en résulte-t-il qu’elle ne nous soit donnée jamais ? Pourquoi l’extase ne nous parlerait-elle pas, par la bouche des saints, des communications que l’homme sans péché eût gardées avec Dieu, dans la splendeur immaculée du paradis terrestre ? Le sommeil n’est pas tout à fait dépourvu de conscience ; il n’est pas aveugle, sourd et muet. Notre sommeil est souillé par le rêve. Le rêve, cette maladie normale de l’homme déchu et endormi, le rêve avec ses divagations, ses terreurs, ses folies, ses horizons lointains ordinairement affreux, quelquefois magnifiques, ne ressemble-t-il pas à l’extase, comme le singe ressemble à l’homme ? Ne ressemble-t-il pas un peu à une contre-épreuve mal tournée de l’extase, à une parodie satanique qui en aurait gardé jusqu’à un certain point l’apparence, mais qui en a perdu l’esprit, l’idée, la vie ?

Ainsi, ces lumières particulières se fondent dans la lumière générale, au lieu d’en changer la nature. Elles attestent de leur grande voix la liberté de Dieu et la majesté première de l’homme. Elles embellissent le monde sans le troubler, et illuminent la nature au lieu de la détruire.

Niez le surnaturel, si vous voulez, mais vous allez recevoir une admirable punition ! Vous allez arriver à cette ignorance que M. Renan attribue aux époques naïves : « Alors, dit-il, le miracle ne se présentait pas comme surnaturel ; le miracle était l’ordre habituel, ou plutôt il n’y avait plus ni lois ni nature pour ces hommes. »

Profond enseignement ! la sophistique nous ramène à cette ignorance d’où elle prétend nous tirer. Vous niez le miracle-exception, le miracle surnaturel. Comme les faits résistent à vos négations, vous avez le miracle-règle, le miracle naturel, et vous n’avez plus de lois. Ainsi de deux choses l’une : si vous admettez le surnaturel, il intervient sans rien détruire : l’ordre naturel est sauvé ; si vous niez le surnaturel, l’ordre naturel est confondu et bouleversé.

Cette destruction est si profonde qu’il est difficile de l’analyser avec ordre. Les points de vue se pressent au point de se confondre. Nous avons déjà vu la science et la raison niées plusieurs fois, car elles supposent l’existence de la vérité et la possibilité de la certitude humaine ; nous avons vu la négation contradictoire avec elle-même, contradictoire avec une affirmation précédente, contradictoire avec l’intention de l’auteur. Résumons-nous. Voici, quant à la religion, à la société, à la science, le Credo que nous avons découvert au fond de cette doctrine :

Je crois en Dieu, je l’adore, mais il n’existe pas. Je crois en l’humanité, je l’adore ; mais l’humanité est une folle qui ronge un os de mort pour essayer de s’en nourrir. Son pain quotidien, son pain nécessaire, c’est le néant, c’est l’erreur. Je crois en l’âme humaine, je l’adore ; mais on a bien fait de déclarer que nous n’en savons pas assez pour affirmer son existence. Je crois en la science humaine, je l’adore ; mais la notion de l’âme lui échappe comme celle de Dieu. J’adore le bien ; mais peut-être le mal, représenté par Satan, a-t-il autant de droit que lui à mon adoration. Je veux sortir de moi-même, m’anéantir, vivre dans un autre que moi, adorer ; mais l’humanité est le seul Dieu véritable[2], et je suis mille fois au-dessus de l’humanité, qui vit d’erreur, puisque moi je découvre son erreur. Mais comme je n’aperçois pas de vérité qui puisse remplacer les erreurs humaines, il me reste à adorer en moi, sans rien conclure, la critique toute seule, c’est-à-dire la négation universelle divinisée.

[2] « Il n’a pas existé, dit M. Renan, un individu formé par un privilége unique de l’essence divine et de l’essence humaine, dominant la nature, faisant des miracles, ressuscité corporellement ; il n’a pas existé un individu plus exclusivement Dieu qu’on ne l’avait été avant lui et qu’on ne le sera après lui… L’humanité est la réunion des deux natures, le Dieu fait homme… Elle est l’enfant de la mère visible et du père invisible, de l’esprit et de la nature. Elle est celui qui fait des miracles. Car, dans le cours de l’histoire humaine, l’esprit s’assujettit de plus en plus la matière. Elle est l’impeccable, etc., etc. »

Et c’est cette même humanité, cauchemar d’une divinité malade, qui ne sait pas si elle a une âme, tant elle possède une faible lueur de science !

CHAPITRE IV
NÉGATION DE L’ART.

J’arrive à la quatrième négation, la négation de l’art.

L’art est l’expression de l’idée par un signe sensible.

Mais l’idée s’exprime à une condition, et cette condition, c’est l’amour. L’amour est la vie de l’art. L’amour procède de la connaissance. Pour aimer la vérité, il faut la voir. Vous la contemplez, elle est belle. Le beau vous appelle, vous allez à lui, et si vos pieds sont lents, les ailes qu’entrevoyait Platon vous poussent d’elles-mêmes. L’amour, c’est le fruit mûr qui tombe. Mais qu’aimerez-vous, Si vous ne croyez rien ? Supprimez la religion et la raison, vous aurez déraciné l’enthousiasme. La négation exclut l’art, qui est affirmatif par essence. Toute œuvre d’art est un acte de foi. L’empire de la négation est un empire vide, c’est l’empire de la mort. Au moins la négation y devrait régner en silence, car la parole suppose une affirmation.

Mais le silence serait logique, et rien ne le sera dans cette destruction épouvantable. Credidi, propter quod locutus sum : celui-là seul qui croit a le droit de parler. Le nihilisme ne croit ni n’aime. Il ne voudrait pas corriger le monde, parce que les défauts du monde sont amusants… Je suis malade, et vous ne voulez pas me guérir, parce que ma maladie est curieuse. Mais pourquoi donc alors me parlez-vous ? Vous qui n’avez rien à m’apprendre, et qui ne voulez rien me donner, de quel droit, au milieu de l’humanité qui a besoin et qui espère, élevez-vous votre voix ennemie ? Le nihilisme devrait être muet comme la tombe, puisqu’il est froid comme elle, et cependant il parle ! De quel droit ? Je vous le demande au nom de l’art. Il parle, et il parle de l’art ! Cette contradiction suprême, dont l’absence serait une ombre de grandeur, et cacherait sous un manteau de deuil les autres contradictions, cette contradiction suprême ne lui est pas épargnée. Il parle, et pourtant voici sa devise : Vous qui entrez, laissez ici la joie ! La joie, don de l’amour, la joie, jeunesse et splendeur de l’âme ! la joie, triomphe de l’art, soulèvement radieux qui rend léger le poids de la vie ! la joie, qui fait la beauté du matin, le calme de la journée, la clarté des nuits et la solennité des soirs !

Pitié pour ceux qui ont desséché chez eux-mêmes et chez les autres la source sacrée de la joie ! La négation est froide et triste ! Ils ont renoncé au ravissement !

Ils ont renoncé à l’art ! L’art est la splendeur royale de l’idée. L’amour est si nécessairement la base de l’art, que l’artiste qui est poussé par un autre mobile n’a pas même le triste honneur d’être un coupable sérieux. L’artiste qui n’aime pas est ridicule. L’art affirme à la fois la raison et l’amour ; sa grandeur nous est parfaitement inconnue ; nous en avons fait je ne sais quel misérable et mauvais passe-temps. Parmi les hommes vulgaires, les uns croient que l’art est un exercice soumis à certaines règles, et dont on vient à bout au moyen de certaines formules ; les autres le prennent pour un fou qui a le désordre même pour condition, pour essence. Or voici la vérité : la poésie et la musique, qui vivent d’amour, ont leurs racines dans les mathématiques, inflexibles et absolument exactes, comme si l’amour et l’ordre, qui quelquefois nous semblent ennemis, mettaient je ne sais quelle intention, je ne sais quelle affectation à se proclamer unis dans ces hautes manifestations d’eux-mêmes.

Pour les hommes vulgaires, l’art, ou plutôt, pour parler leur langage, les arts sont complétement séparés de la science, laquelle est elle-même séparée de la vie. Cette séparation des choses le plus profondément unies ressemble à une sorte de folie et de mort universelle. La folie et la mort, n’est-ce pas la perte complète, l’oubli radical de l’unité ?

Voulez-vous mesurer la portée intellectuelle d’un homme, ne vous demandez pas s’il est doué de tel ou tel talent : les aptitudes spéciales sont souvent dévolues aux hommes médiocres. Demandez-vous quelle est sa conception de l’unité ; la réponse donnera sa mesure.

Je ne veux pas faire ici une théorie de l’art, mais je dois dire en un seul mot le sens de ce grand mot. L’art est le balbutiement de l’homme qui, chassé du Paradis terrestre et non arrivé au Paradis céleste, célèbre encore et célèbre déjà la beauté perdue. Il est tombé ; le lieu de la beauté est fermé pour lui ; mais l’exilé trace sur la terre étrangère une esquisse de la patrie. Peut-être l’art occupe-t-il dans l’ordre intellectuel la même place que l’espérance dans l’ordre moral. L’art est une initiation, un essai, un tâtonnement ; c’est un coup de main que l’homme tente pour saisir l’idéal, un pressentiment, un souvenir.

La beauté est la forme que l’amour donne aux choses. Dieu est le poëte suprême ; il est aussi l’amour absolu. Il y a un être qui est la contradiction vivante de l’art, c’est le premier négateur du dieu poëte et amour, celui qui ne fait rien, puisqu’il fait le mal, celui que l’œil humain fait pour la beauté ne pourrait contempler dans sa forme véritable, celui qui a arraché à la grande extatique cette exclamation extraordinaire : Le malheureux ! il n’aime pas !

Son nom impersonnel est laideur, son nom personnel est Satan.

Écoutons maintenant M. Renan parler de l’art. Ici, comme presque toujours, M. Renan parle au nom d’un autre. Il ne dit pas : Voilà ma pensée, il se met à couvert derrière quelqu’un et propose quelques restrictions. Dans un article fort travaillé sur Feuerbach et la nouvelle école hégélienne, M. Renan déclare et expose, au nom de l’Allemagne, la supériorité de l’esthétique païenne sur l’esthétique chrétienne.

« Païen par nature et surtout par système littéraire, Gœthe, dit M. Renan, devait peu goûter l’esthétique qui a substitué la gausape de l’esclave à la toge de l’homme libre, la vierge maladive à la Vénus antique, et à la perfection idéale du corps humain, représentée par les dieux de la Grèce, la maigre image d’un supplicié tiraillé par quatre clous. Inaccessible à la crainte et aux larmes, Jupiter était vraiment le dieu de ce grand homme, et on n’est pas surpris de le voir placer devant son lit, exposée au soleil levant, afin qu’il puisse le matin lui adresser sa prière, la tête colossale de ce dieu. »

Il a fallu toute la haine qu’inspire à M. Renan le supplicié tiraillé par quatre clous, pour lui dicter ces lignes indignes de lui. Il semble descendre ici jusqu’à prendre l’art pour l’imitation de la beauté matérielle, et lui assigner pour fin la copie d’un buste bien proportionné. Cette pensée est loin de lui : elle conviendrait à Voltaire, elle ne convient pas à M. Renan, et jamais un esprit si distingué n’aurait pu s’y complaire, s’il n’eût été égaré par l’aspect du crucifix.

La question de l’art est la même que la question de la vie. Où est l’ombre, où est la lumière ? La vérité première est-elle le visible ou l’invisible ?

La Grèce regardait la création, telle qu’elle nous apparaît, comme l’expression suprême de la beauté, aussi ne désirait-elle rien au delà : dès lors l’aspiration était un non-sens. Dans leurs Champs-Élysées, les héros regrettent cette terre, cette vie, cette lumière. Les héros sont des ombres ; la lumière pour eux est en ce monde-ci ; l’ombre est là-haut ou plutôt là-bas : voilà le fondement de leur société, de leur art, de leur poésie. Avez-vous jamais entendu Achille désirer et demander un éclat de jour supérieur ? Au contraire : vous l’entendez, au séjour des ombres, regretter sa force et sa valeur d’autrefois ! Si tel était l’éclat de leur atmosphère que le ciel bleu, aperçu à travers les colonnes du Parthénon, ne leur laissât plus, en fait de splendeur, rien à désirer, si la plus haute expression de la beauté divine était pour eux la beauté humaine (Hérodote raconte qu’un jeune homme, le premier venu, fut mis pour sa beauté au rang des dieux), si Jupiter n’était rien de plus qu’un beau Grec, si le temps et l’espace contenaient la lumière véritable, comment le monde invisible eût-il été pour eux autre chose qu’une ombre ? Or l’esprit humain a été directement retourné. L’humanité moderne sait que le monde visible (ombre et figure, figura mundi) est taillé sur le modèle du monde invisible, suprême et idéale réalité.

Ainsi l’art moderne, logique comme l’ancien, ne voyant plus dans la nature qu’un miroir et qu’une énigme (per speculum et in enigmate), la perce à jour pour découvrir à travers elle ce qu’elle cache. De là le type idéal manifesté par la forme matérielle ; de là la poursuite et le désir.

Possession de la beauté satisfaite et jouissant d’elle-même, tel est le fondement du Parthénon.

Aspiration immense de l’amour non satisfait, tel est le fondement de la cathédrale de Cologne.

Voilà la pensée grecque et la pensée moderne. Je ne veux pas dire : voilà la pensée chrétienne et la pensée païenne. Sous l’action du christianisme, le monde a changé de souverain ; mais ne l’oublions pas, jamais l’homme n’a vécu totalement privé de raison et de lumière. Le paganisme n’a été qu’un accident ; au fond du païen vivait l’homme, et la lumière naturelle n’a jamais été absente de la création. L’écho des traditions premières a été altéré, mais non pas étouffé. D’ailleurs la Grèce n’est pas la véritable antiquité. Les pyramides d’Égypte avaient été construites avant elle ; la mythologie grecque est une mythologie inférieure. Platon a résolu la question dans le sens moderne ; mais Platon est plutôt Chaldéen que Grec ; il a déclaré le monde visible figure et image du monde invisible le jour où les yeux fixés sur l’idéal qu’il aimait, il aperçut dans l’extase de son génie les prisonniers de la caverne. Si le christianisme a assis sur d’autres fondements, sur des fondements surnaturels, le trône de l’invisible, n’oublions pas que l’homme a toujours été pourvu naturellement du don de croire à l’âme, d’aimer l’idéal et d’adorer un seul Dieu !

Nous blesserions Dieu même si nous portions atteinte à notre grandeur, et toute l’économie de la vérité si nous en arrivions, égarés par l’amour du surnaturel, à méconnaître l’ordre naturel.

Le caractère de l’art grec, qui est l’art classique, mais qui n’est pas le véritable art antique, est un rapport d’équation entre l’idée et la forme. La beauté est le but, la beauté est l’instrument ; l’idéal de l’artiste est réalisé. Il n’était pas trop haut pour être atteint. L’art exprime complétement une beauté que l’artiste trouve dans son âme, mais qu’il peut mettre à la portée de son bras. Le marbre n’est pas brisé ; il est façonné élégamment. L’horizon ne s’étend pas derrière l’œuvre ; le temple ne s’élève pas. La colonne élégante et régulière détermine le caractère de l’esprit qui a élevé cet édifice sans grandeur. La prière entraîne avec elle vers le ciel tout ce qu’elle touche, parce que l’ascension est de son essence. Mais le temple grec, sans voix, sans désir, trahit, par l’aplatissement de son sommet, la limite de sa pensée. Le temple grec ressemble à une habitation humaine, comme le dieu qu’on y adore ressemble lui-même à l’homme.

L’Olympe est une montagne sur laquelle on se promène. Les Grecs risquaient d’y coudoyer Jupiter, Mars et Vénus. Du reste, c’étaient de vieux amis et de vieux ennemis avec lesquels on s’était mesuré au siége de Troie. Les dieux vivaient au milieu des Grecs comme des concitoyens ou des égaux. Il faut insister sur ce fait, particulier à la Grèce, et qui n’est pas le fait de l’antiquité tout entière, pour comprendre le caractère de cet art, né au pied du mont Parnasse, et qui n’imagine rien de plus beau que la vallée de Tempé. Aussi le sublime lui est-il interdit, car si le beau est un rapport adéquat de perfection entre l’idée et la forme, le sublime est une disproportion. Dans le sublime l’idée écrase la forme et l’engloutit en elle. La forme humiliée s’anéantit, afin de ne pas nous troubler dans la contemplation de l’immense. La cathédrale de Cologne, qui respire l’infini, n’est pas finie. Le temple grec est parfaitement fini, dans tous les sens du mot, et le caractère général de tout l’art classique, grec, latin, français, peut se déterminer par un mot : l’absence de l’infini.

L’art moderne, s’il est vraiment moderne, travaille la matière, presque sans la regarder ; il s’en sert comme d’un moyen : il a pour principe et pour fin l’idée. L’art grec au contraire, part de la matière et vise à elle ; s’il frappe l’esprit, s’il éveille en nous l’harmonie, c’est que la forme, par sa perfection propre, s’élève au-dessus d’elle-même, et touche les confins du monde invisible. S’épanouissant dans les splendeurs de la forme, l’art grec atteint la poésie de la ligne. La ligne est le point de contact entre l’idée et la matière. Aussi l’homme seul la comprend et l’admire. Si le lion poursuivant la lionne dans le désert, admirait la beauté de ses lignes, il lui faudrait une âme immortelle ; car il aurait aperçu l’ombre de l’infini projetée sur une créature. Mais l’art grec, au moment où, emporté par la beauté, il va toucher l’esprit, s’arrête, vaincu par la forme, dans une espèce de cristallisation de la pensée. Car voici une loi naturelle : toute chose tend à son point de départ, l’art moderne à l’idée, l’art grec à la forme.

D’où vient que l’auréole accordée aux saints par la société moderne, l’art antique ne l’avait pas inventée pour ses dieux ? C’est parce que l’auréole est le rayonnement visible d’une vertu invisible, la traduction de l’âme en lumière. L’auréole suppose une splendeur cachée dont elle devient la parole. C’est la joie qui se fait visible. C’est le caillou qui déclare l’étincelle latente en lui. Mais si la forme dit tout, si elle ne cache rien au fond d’elle, si Jupiter apparaît tout entier, si la beauté s’offre aux yeux tout entière, si le souffle invisible ne la pénètre pas, si le mystère n’a pas sa place en elle, l’auréole n’a pas de sens, puisqu’elle n’est le reflet de rien, puisque le feu intérieur est absent. L’art grec a encore pour caractère l’inflexibilité. Il y a quelque chose de fatal dans la beauté même de la ligne grecque. Elle ne s’incline pas vers la faiblesse. Elle ne sourit pas. Sa pureté est rigoureuse, sévère. Sa sculpture est sans douceur, sans pitié. On dirait que le marbre a peur de rien relâcher de ses droits.

La fatalité semble peser sur la Grèce, et il y a quelque chose d’impitoyable au fond de cette majesté sophocléenne. Chez les Grecs, Apollon tue le serpent Python. Il ne respire que la force calme et solennelle. Chez les Égyptiens, Mercure arrache les nerfs de Python, qui s’appelle ici Typhon, pour en faire les cordes de la lyre divine. Quelle immense supériorité !

L’art grec est représenté par la sculpture qui n’a rien de transparent. La sculpture c’est la matière à son maximum de densité. L’art moderne tend à rapprocher la matière de la transparence, pour la faire entrer dans la liberté de l’esprit. Or la présence intérieure du feu est la condition nécessaire à la matière pour que le don de transparence lui soit conféré. De là l’auréole des saints. Comme toute création de l’art elle est symbolique. L’art a sa raison d’être dans le symbolisme des formes, et sans entrer dans cette question immense, je dois l’indiquer. Les formes ont avec les idées des relations symboliques. L’art est symbolique par essence. Toute chose qui n’est pas symbolique peut appartenir à la science ; elle n’appartiendra jamais à l’art.

Dans l’art moderne, l’idée dérange la forme. Ne pouvant être contenue par elle, elle la brise en éclatant, et la forme brisée laisse apercevoir derrière ses ruines un horizon immense. Quand le sublime apparaît, toute chose aspire autour de lui à une sorte d’anéantissement. Les mots voudraient mourir devant l’idée. L’idéal, parce qu’il a conscience d’être ineffable, se réfugie dans sa hauteur. Placé trop haut pour recourir à la beauté extérieure, il renonce à elle, il s’abstient presque de la forme ; il ne lui demande que le signe rigoureusement nécessaire à sa manifestation intelligible. Il apparaît seulement : il néglige de resplendir. L’indifférence est le caractère propre de cette beauté suprême qui, abdiquant l’habitude humaine, abdiquant la limite jusqu’à un certain point, s’abdique elle-même pour se retrouver dans les régions supérieures où se retrouvent les puissances qui ont abdiqué en bas.

M. Renan semble préférer l’art grec, l’art classique à l’art moderne. Il préfère de beaucoup la beauté placide de Jupiter à la maigre image d’un supplicié tiraillé par quatre clous.

C’est qu’en effet le crucifix est sur la terre une terrible apparition. C’est le brisement de la forme qui éclate sous les coups de l’idée. La puissance terrible qui, plus impondérable que la lumière, plus subtile que le glaive, pénétrant usque ad divisionem animæ et spiritus, a tout détruit, tout bouleversé, tout créé, tout renouvelé, l’art, la science, la vie, celle qui a tout remué de fond en comble, sans paraître toucher à rien, cette puissance n’a pas apporté la paix, mais la guerre !

Cette puissance, voulez-vous savoir avec quelle profondeur M. Renan la déteste ? Voulez-vous savoir comment M. Renan hait l’Évangile ? Écoutez-le :

« Hégel, dit-il, ne s’est pas prononcé moins décidément que Gœthe en faveur de l’idéal religieux des Hellènes et contre l’intrusion des éléments syriens ou galiléens. La légende du Christ lui semble conçue dans le même système que la biographie alexandrine de Pythagore ; elle se passe, selon lui, dans le domaine de la réalité la plus vulgaire, et nullement dans un monde poétique. C’est un mélange de mysticité mesquine et de chimères pâles comme on en rencontre chez les gens fantasques qui n’ont pas une belle imagination. L’Ancien et le Nouveau Testament n’ont à ses yeux aucune valeur esthétique. »

Sous le voile de ces mots : l’intrusion des éléments galiléens, le christianisme est à peine reconnaissable.

Quelques lignes plus tard :

« Un temple ancien, dit-il, est incontestablement d’une beauté plus pure qu’une église gothique, et pourtant nous passons des heures dans celle-ci sans fatigue, et nous ne pouvons sans ennui rester cinq minutes dans celui-là. »

L’homme qui se contredit à chaque instant possède dans la discussion un avantage assez bizarre. Si vous l’attaquez par une de ses pages, il vous répondra par une autre page où il dit exactement le contraire.

Dans son article sur Scheffer, M. Renan ne s’attache qu’à la beauté morale. Il renverse directement la théorie qu’il a semblé poser à propos de Gœthe et de Hégel. Mais il renverse malheureusement les notions les plus élémentaires de l’esthétique et de la logique.

« L’art, dit-il, est le plus haut degré de la critique. »

Concevez-vous l’art réduit aux proportions de la critique ? Éclairons ceci par un exemple.

Vous représentez sur la toile sainte Thérèse. Il faudra, pour être fidèle à la critique de M. Renan, la discuter, la nier en tant que sainte. La caricature et la satire, voilà les proportions que prendra l’art.

Si cette proposition que je viens de citer est inintelligible en elle-même, elle va le devenir bien plus encore si nous la rapprochons de celles qui l’accompagnent.

« Toute philosophie, dit M. Renan, est nécessairement imparfaite, puisqu’elle aspire à renfermer l’infini dans un cadre limité. Comment l’esprit humain saisirait-il, comment la parole rendrait-elle ce dont l’essence est d’être ineffable ? L’art seul est infini. L’art, allant chercher dans l’âme ce qu’il y a de bon et de pur, nous fait atteindre l’indubitable. »

Comment l’art est-il une des expressions de la critique, puisqu’il est ainsi opposé à la critique et à toute la philosophie ? Comment est-il infini, tandis que la critique est finie, puisqu’il n’est qu’une forme de la critique ?

Il semblerait, d’après M. Renan, que la philosophie essaie de nous révéler l’infini par une manifestation infinie elle-même. Cette prétention, la philosophie ne l’a pas. Elle sait que la parole ne peut rendre ce dont l’essence est d’être ineffable. La philosophie est une science qui parle de l’infini ; mais cette science, nous ne la possédons pas infiniment.

L’art seul est infini, dit M. Renan. Ou cette phrase n’a pas de sens, ou elle signifie que l’art est infini dans les manifestations qu’il nous offre de lui-même. La philosophie est finie, parce que la parole ne peut rendre l’ineffable. Mais si l’art est infini, j’en conclus que la peinture, la sculpture, la poésie, rendent l’ineffable, qu’elles sont infinies en elles-mêmes et dans leurs manifestations.

Ainsi la philosophie est réduite à ne pas atteindre l’indubitable, parce qu’elle est finie. Il paraît que la parole n’atteint l’indubitable qu’à la condition d’être infinie. Si j’affirme cette proposition : Dieu est, je n’atteins donc pas l’indubitable ; il faudrait, pour l’atteindre, vous montrer l’essence même de l’infini. Telle est, à ce qu’il paraît, la doctrine de M. Renan. Mais l’art, puisqu’il atteint l’indubitable, doit, d’après la même doctrine, nous montrer l’infini lui-même dans sa splendeur absolue. Je ne serais pas fâché de contempler les œuvres d’art dont parle ici M. Renan.

Rapprochons cette page de celle où M. Renan semble regarder Jupiter comme l’expression suprême de l’art. Serait-ce dans la beauté plastique d’un jeune homme grec que M. Renan contemple l’infini ? Peut-être.

La conclusion de ces choses est jusqu’à un certain point consolante : le doute absolu, qui exclut la religion, la société, la science, exclut aussi l’art qui ne peut qu’affirmer. L’art, qui n’est qu’une des formes de la critique, cesse d’être.

De là résulte, ainsi que je l’avais annoncé, la négation radicale de l’art.

Voici, du reste, comment peut se traduire la théorie que j’essaie d’exposer.

La forme plastique est la fin dernière de l’art.

Or, la forme plastique est le fini par excellence.

Donc l’art est infini.

L’art est une des formes de la critique. Or, la critique est elle-même une des formes de la philosophie, qui est finie et imparfaite. Donc l’art est infini.

L’art est une des formes de la critique. Or, la critique nie toujours. Elle ne peut atteindre l’indubitable : elle ne peut exprimer l’ineffable.

Donc l’art, qui est une des formes de la critique, est l’affirmation par excellence ; il atteint l’indubitable, il exprime l’ineffable.

Telle est l’œuvre de M. Renan. Résumons sa pensée :

La religion est une belle chose : mais il n’y a pas de Dieu.

Le Christ ne vivra qu’en tant qu’homme. Jusqu’à ce qu’il soit remplacé par un idéal supérieur, l’humanité continuera, en le contemplant, de s’enivrer de sa propre image. Voilà le Dieu vivant, voilà celui qu’il faut adorer.

Il nous reste donc à adorer l’humanité. Seulement la société humaine est fondée sur l’ignorance générale. Si l’abrutissement universel diminuait, on comprendrait l’égalité de l’être et du néant, et la société serait impossible. Il ne faut pas que les recherches du savant pénètrent dans les régions où les illusions sont nécessaires. L’humanité n’a donc de valeur qu’en tant qu’elle est représentée par les savants.

Il nous reste donc la science à adorer. La science est divine. Elle est le seul but digne de l’homme.

Seulement la philosophie est peut-être condamnée à n’être jamais qu’un vain et éternel effort pour définir l’infini. Il n’est accordé à l’homme de posséder qu’une bien faible lueur de science. (Il ne peut savoir s’il a une âme.) La philosophie ne peut atteindre l’indubitable.

Mais l’art est infini. Il nous reste donc l’art à adorer. Seulement il n’est qu’une des formes de la critique. Il est réduit à la satire, à la caricature, ou, si je lis une autre page, à la forme plastique, ou, si je lis une autre page, il est l’auxiliaire d’une religion qui n’existe pas.

Que nous reste-t-il donc à adorer ?

Le néant.

C’est du néant que M. Renan affirme ce que nous affirmons du Verbe : Omnia in ipso constant.


Si les contradictions abondent dans M. Renan, nous n’avons pas le droit de nous en étonner. Dans son travail sur Averroès : « Il ne faut pas, dit-il, demander une extrême rigueur à la doctrine d’Ibn-Roschd. Nous nous garderons de lui en faire un reproche. La logique mène aux abîmes. L’inconséquence est un élément essentiel de toutes les choses humaines. »

M. Renan évite la logique : c’est qu’il craint les abîmes. Cette seule parole contient et explique tout à la fois la contradiction universelle de son œuvre, à savoir l’amour d’une vérité qui n’est pas, la recherche de ce qui ne peut être trouvé, et les contradictions de détail, qui résultent tantôt de son respect, tantôt de son mépris, tantôt de son indifférence vis-à-vis de toutes les doctrines.

M. Proudhon est l’enfant terrible de la famille dont M. Renan est l’avocat et l’académicien. Celui-là dit avec de gros mots ce que celui-ci voile sous des formes élégantes.


Pris en lui-même, M. Renan serait une énigme sans mot. Que penser d’un savant qui fait autorité dans le monde savant, et qui n’affirme ni ne nie rien, qui n’est ni dogmatique ni sceptique, qui est seulement contradictoire ? A quelle classe appartient M. Renan ? Qui est-il ?

Il est, dit-on, le vulgarisateur de la philosophie allemande. Nous ne le connaîtrons, nous ne saurons son secret, nous ne nous expliquerons le mystère de sa naissance et de sa fortune, que quand nous saurons au juste dans quelle relation il est avec elle, comment il procède d’elle.

DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE V.
L’ALLEMAGNE ET LE CHRISTIANISME.

Omnia in ipso constant.

(Saint Paul.)

Ici l’horizon s’agrandit devant moi ; je vais adresser la parole à une grande nation que j’aime. Depuis que je vis, depuis que je pense, elle a occupé ma pensée et ma vie. J’ai regardé vers elle depuis que mes yeux sont ouverts ; son nom a toujours remué en moi quelque chose d’intime et de mystérieux. J’aime sa grandeur sereine et sa sévérité. Pleine de ruines et de souvenirs, simple et solennelle, la terre d’Allemagne ressemble aux pensées et aux œuvres que pourraient produire ses enfants. A la lecture des pages que je vais discuter et combattre, je me suis senti arrêté quelquefois, arrêté par les battements de mon cœur, et les larmes me venaient aux yeux quand je me demandais ce qu’auraient fait dans l’intérieur de l’Église les hommes qui ont tenté de si grandes choses, mais qui n’ont pu les réaliser parce qu’ils étaient en dehors d’elle. Dieu sait avec quel immense désir je me transportais à l’heure solennelle où ces égarés rentreraient dans l’assemblée une et universelle vers laquelle ils aspirent sans s’en apercevoir. Cette préoccupation me remplissait l’âme, et je contemplais intérieurement l’idéal de l’Allemagne chrétienne. Chère et illustre sœur, ma parole ira-t-elle jusqu’à vous ? L’Orient, berceau du monde, fut le théâtre de la première scission, de la première catastrophe. Large, méditative et profonde ainsi que lui, vous êtes dans l’Europe comme un autre Orient. C’est vous aussi qui avez fait le grand malheur, le péché originel de la société moderne, le protestantisme. Vous avez ouvert la source de l’erreur ; vous avez été le théâtre de la révolte ; vous serez, si vous voulez, celui de la réconciliation. Par vous la science et la vie, l’idée et la foi vont, si vous le permettez, s’unir dans une harmonie qui s’augmentera des discordances passées. Je vous adjure de m’entendre.

Rendre justice à ceux qu’on va combattre, respecter en eux tout ce qui est respectable, telle est, dit-on quelquefois, la meilleure tactique, le mode de discussion le plus habile, et cela est vrai ; mais, ainsi entendue, la justice ne serait qu’une finesse, un calcul. Elle est trop au-dessus de ces considérations pour se plier à elles. Il faut rendre justice, parce que la justice est un droit et un devoir. Il y a dans l’équité une force que chacun sent, une force salutaire et conciliatrice. Celui qui se prive volontairement de cette sainte puissance, ne manque pas seulement d’habileté, il manque de grandeur et d’élévation.

Si, ayant aspiré à de grandes vérités, l’Allemagne s’est radicalement trompée dans l’application qu’elle en a faite, il est digne d’elle de le savoir, de le comprendre et de le reconnaître.

Je vais exposer sommairement la pensée d’Hégel et l’opposer au christianisme. Le christianisme s’affirmera lui-même en s’énonçant ; Hégel se réfutera, se niera lui-même en s’exprimant, et peut-être ses disciples comprendront-ils la parole que je leur adresse : cette vérité une, immense, synthétique, que leur maître a cherchée sans la trouver, parce qu’il la cherchait hors du Verbe fait chair, le christianisme l’offre au genre humain.

Quelle est la pensée d’Hégel ? A-t-il dit, comme quelques Français le croient : Le oui et le non sont précisément la même chose ; je suis ici et je n’y suis pas ; Paris et Nantes sont la même ville ? Si Hégel eût lancé dans le monde cette absurdité pure et simple, au lieu de remuer l’Allemagne, il eût été enfermé dans une maison de fous.

Voici, en un mot, la pensée-mère de sa doctrine :

« L’affirmation porte en soi une limite qui est le germe d’une négation. La philosophie tire cette négation de l’affirmation, mais elle poursuit son mouvement. Elle nie la négation elle-même, et par cette négation de la négation retourne au concept primitif. Mais ce concept n’est plus ce qu’il était tout à l’heure : il a développé ce qu’il contenait virtuellement ; il est devenu l’unité suprême et l’équation entre la première affirmation et la négation opposée.

« Exemple : dans la clarté absolue, sans ombre ni couleur, ou ne distinguerait absolument rien. La clarté absolue est donc identique à sa négation, l’obscurité absolue ; mais ni l’une ni l’autre n’est complète ; il faut l’une et l’autre. En les réunissant, vous avez la clarté mêlée à l’obscurité, qui est la lumière. L’électricité signale dans la nature cette attraction des contraires. L’électricité étant la vie, cette tendance devient celle des corps eux-mêmes. L’être en soi, l’être autre, le retour à l’être, voilà la théorie. (Thèse, antithèse, synthèse.) »

Par cette théorie de l’identité des contraires, où Hégel a-t-il été conduit ? Nul ne le sait. Ses disciples les plus assidus, les plus intelligents, après l’avoir entendu dix années consécutives, se sont demandé si le maître croyait à l’existence de Dieu, et n’ont pas pu se répondre.

C’est qu’en effet Hégel n’attachait aucune importance aux conclusions. Toute la science pour lui consistait dans la méthode. Indifférent au combat, il fournissait des armes à tous les combattants, sans souhaiter à personne ni la victoire ni la défaite.

Peut-être cette indifférence, qui est la négation même de la philosophie, résulte-t-elle de sa méthode. Si, en effet, l’affirmation et la négation sont identiques, toutes les doctrines deviennent égales et indifférentes. La découverte de cette identité est alors la seule découverte qu’on puisse faire en philosophie. Pour qui possède la méthode, toutes les doctrines sont vraies, car celui-là sait de quelle manière elles le sont ; pour qui ne la possède pas, toutes les doctrines sont fausses, car celui-là ne sait pas de quelle manière elles le sont. Toutes les doctrines en effet sont vraies, d’après Hégel, mais incomplètes. De là il tiré sa philosophie de l’histoire et son histoire de la philosophie. L’histoire de la philosophie c’est l’histoire de l’homme cherchant l’absolu et ne le trouvant pas, jusqu’au jour où Hégel lui révèle la méthode. Ainsi il y a du vrai dans tous les systèmes, mais le système d’Hégel est seul absolument vrai, d’après Hégel, puisqu’il embrasse tous les autres. Par exemple : à l’idée correspond l’école éléate qui nie tout, sinon l’Être. A la négation de l’idée correspond l’école des bouddhistes, pour qui l’Être c’est le néant. Chaque système ne contient qu’un côté de la vérité ; le droit du contraire n’y est pas reconnu. La philosophie absolue démontre l’identité de tous les contraires. Hégel proclame l’égalité, l’identité de l’être et du néant. Il contient ainsi, d’après son système, la vérité complète.

Si cette méthode avait une conclusion, cette conclusion serait le panthéisme, qui affirme l’unité absolue de toute substance, et le fatalisme, qui est la négation absolue du devoir, le bien et le mal n’étant plus pour lui qu’une seule et même chose. Voilà l’erreur radicale, fondamentale, immense de ce siècle-ci ; voilà la négation-mère ; voilà le panthéisme ; voilà la porte ouverte au néant ; voilà le doute absolu, qui est l’absence même de philosophie, érigé en philosophie absolue.

Pourquoi cette erreur est-elle capitale ? C’est que la vérité dont elle abuse est une vérité capitale.

Cette vérité, c’est la synthèse.

Schelling et Hégel ont eu faim et soif de synthèse. Ils ont voulu se placer en face d’un être, le regarder et dire : Omnia in ipso constant.

Mais ils l’ont dit de la création et ils ont affirmé l’identité des contraires.

De qui fallait-il dire : Omnia in ipso constant, et dans quel sens fallait-il le dire ?

Il fallait le dire de celui de qui le Saint-Esprit l’a dit par la bouche de saint Paul, de celui sur qui Dieu a prononcé cette parole : « La miséricorde et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont embrassées. »

Et ailleurs : « Tout a été créé par Jésus-Christ dans le ciel et sur la terre : les choses visibles et les invisibles, soit les trônes, soit les dominations, soit les principautés, soit toutes les puissances. Tout a été créé par lui et pour lui ; il est avant tout, et toutes choses subsistent par lui ; il est le chef et la tête du corps de l’Église ; il est le prenier-né d’entre les morts, afin qu’il soit le premier en tout, parce qu’il a plu au Père que toute plénitude résidât en lui, et de réconcilier toutes choses avec soi par lui, ayant pacifié par le sang qu’il a répandu sur la croix tant ce qui est sur la terre que ce qui est au ciel. »

Il y a un être in quo omnia constant, c’est Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Est-ce à dire qu’en lui se trouve l’identité des contraires, de l’être et du néant, de la vérité et de l’erreur, du bien et du mal ?

Non pas !

Mais il est la voie, la vérité, la vie. Il est aussi la résurrection. Le monde, créé par lui, a été racheté par lui. Vainqueur de la négation, si réelle qu’elle soit, il ramène la vie et la mort, l’erreur et la vérité, le bien et le mal, non pas à l’identité, mais à cet ordre nouveau, à cet ordre immense qui embrassant jusqu’au désordre, le réduit par la justice ou la miséricorde à un ordre supérieur. Ainsi toute chose apparaîtra quand apparaîtra Celui en qui tout a sa raison d’être : Quum Christus apparuerit, vita vestra, et vos apparebitis. Le bien et le mal apparaîtront, profondément divers et diversement traités, mais semblablement traités en ce sens que chacun obtiendra la place qui convient. Le ciel et l’enfer apparaîtront, profondément différents en ce sens qu’ils manifesteront Dieu diversement, profondément semblables en ce sens qu’ils manifesteront le même Dieu.

Hégel, et voici une observation que je recommande à ses disciples, Hégel confond deux idées qui ne se ressemblent pas. Cette confusion est capitale, et la distinction que nous allons lui opposer éclaire la question. Hégel confond les oppositions qui sont dans l’ordre, les deux pôles de l’électricité, par exemple, et les contradictions qui constituent le désordre, par exemple le mal, négation du bien. Il confond ces diversités légitimes qui rentrent toutes dans l’unité de la vie avec cette contradiction qui est la mort. Les jeux de la vie peuvent rester dans l’ordre, mais la mort est un désordre qui ne peut rentrer que par un circuit dans l’ordre immense. Or, pour contempler l’harmonie suprême, il fallait s’élever au-dessus de ce monde relatif, il fallait remonter à l’essence infinie. La justice et la miséricorde, oppositions relatives, trouvent directement dans l’essence de Dieu leur solution. Le bien et le mal, contradictions absolues, trouvent indirectement par le ciel et l’enfer leur solution, sans jamais s’identifier.

Les contradictions absolues rencontrent une solution relative.

Les oppositions relatives rencontrent une solution absolue.

L’homme est un dans son essence, mais il est sujet à se répandre facilement sur la matière, qui est le multiple ; il se laisse dissoudre par elle, et alors, multiple lui-même, il a besoin d’un effort de la volonté pour revenir à l’unité d’où il est parti. Cet effort, c’est la liberté. La liberté est le passage de l’unité spontanée à l’unité réfléchie.

Hégel se trompe sur la nature de l’harmonie. Il croit qu’elle existe déjà dans le monde que nous voyons. Il croit que l’ordre est cette création que nous avons sous les yeux. Il regarde le mal comme une nécessité aussi absolue que le bien. Par là même le mal n’est plus le mal ; il est la forme naturelle de certaines choses, forme opposée à la forme du bien, mais qui, unie à celle-ci, complète l’harmonie et l’ordre au lieu de les troubler.

Hégel oublie, dans cette construction arbitraire de l’ordre, plusieurs éléments graves qui se mêlent à tout, entre autres le péché originel, la liberté de l’homme, la différence du temps et de l’éternité. L’harmonie en effet, non pas telle qu’il la conçoit, mais telle qu’elle est, l’harmonie, c’est-à-dire l’ordre vainqueur du désordre, c’est-à-dire le bien qui ne nie pas le mal, mais qui en triomphe en le mettant à sa place : cette harmonie-là est le secret et la réserve de l’éternité. En affirmant que l’ordre est déjà achevé et visible, en posant l’être et le néant comme deux ennemis qui resteront en face l’un de l’autre, et qui ne font qu’un être identique à lui-même, Hégel nie Dieu, la raison, et rend inutile l’éternité, car l’ordre absolu est déjà pour lui dans le temps. En affirmant que le bien et le mal sont les efflorescences nécessaires d’une tige unique qui fleurit fatalement, Hégel nie la vérité, la liberté de Dieu, celle de l’homme, la morale, la religion et la philosophie.

S’il eût dit qu’à travers la vie et la mort réconciliées, les hommes devaient arriver à une seconde naissance, à une résurrection, suprême et éternelle harmonie, il eût proclamé la vérité ; mais il l’a niée, parce qu’il a confondu l’opposition actuelle mais accidentelle où nous sommes plongés, et l’ordre absolu dans lequel nous vivrons quand nous vivrons tout à fait.

Quand Schelling a affirmé l’identité de l’esprit et de la matière, Schelling s’est trompé radicalement, et son erreur a été immense, car il aspirait à une vérité immense. Pour lui, la nature n’est que l’organisme visible de notre entendement ; aussi elle produit des formations régulières, et elle les produit avec nécessité, de sorte que l’idéalisme transcendental et la philosophie de la nature sont deux sciences identiques qui ne se distinguent que par la direction opposée de leurs recherches. Ensemble elles constituent le système complet de la science. Le monde est pour lui un aimant dont les différences n’excluent pas l’unité. L’esprit et la matière sont dans ce système les deux pôles de l’absolu.

Toute erreur est une négation qui se présente sous la forme d’une affirmation.

Supprimons la négation, et nous dirons :

L’esprit humain conçoit la symétrie, l’harmonie, la géométrie, parce qu’il est en rapport avec la vérité.

La matière subit la régularité, la géométrie qui règne dans la nature.

Les opérations de l’esprit sont régulières et soumises à ses lois.

Les opérations de la matière sont régulières et soumises à ses lois.

En effet, l’esprit humain et l’univers matériel ont tous deux leur raison d’être et leur loi dans la loi souveraine, qui est en même temps le type ; dans le Verbe en qui Dieu contemple les êtres et les lois ; et pourtant l’esprit humain et l’univers matériel sont parfaitement distincts.

C’est toujours dans l’infini que réside cette harmonie, que l’Allemagne cherche dans la création.

L’univers, bien que son type réside dans le Verbe, est une substance distincte de la substance divine. Son archétype est en Dieu ; mais l’univers créé n’est pas Dieu. L’âme humaine est aussi la réalisation d’une idée contemplée par Dieu dans le Verbe. Son archétype est en Dieu, mais l’âme n’est pas Dieu. Les créatures visibles et les créatures invisibles ayant toutes leur archétype dans le même Verbe, cette relation commune explique les relations mystérieuses qui unissent les deux mondes. Les combinaisons inouïes de l’un et de l’autre, puis de l’un avec l’autre, sont quelques évolutions de la sagesse qui se complaît dans la beauté de son œuvre. La régularité, l’harmonie, la géométrie, la beauté, la musique, sont écrites dans un monde, sont écrites dans l’autre, et sont écrites dans la combinaison des deux mondes. Le même Verbe qui est leur archétype à tous deux est aussi leur loi à tous deux. Il préside à leur évolution comme il a présidé à leur naissance. Mais voici, entre l’homme et la nature, une grande différence qu’a méconnue l’Allemagne. Cette loi adhère à la nature ; elle n’adhère pas à l’homme : elle s’impose à la création inanimée qui obéit toujours ; elle se propose à l’homme qui peut désobéir et qui désobéit. La liberté met entre la nature et nous l’abîme qu’a oublié Schelling. L’évolution de la nature est nécessitée, la nôtre est libre. Le péché est l’infidélité de l’être créé vis-à-vis du type idéal de lui-même, que Dieu contemple dans son Verbe. L’ordre est dans nos mains : nous le troublons quand nous voulons, et alors Dieu, qui nous respecte trop pour assujettir nos volontés à l’ordre, mais qui se respecte trop pour assujettir l’ordre à nos volontés, fait jaillir un ordre nouveau du désordre introduit par nous. Notre liberté tient en éveil l’activité divine ; aussitôt l’univers visible et l’univers invisible deviennent féconds en combinaisons nouvelles d’où sort, avec un ordre nouveau, la conciliation facile et merveilleuse de notre liberté et de la volonté divine.

Séduits par la pensée de l’absolu, Schelling et Hégel ont oublié les diversités, les oppositions qui, loin de nuire à l’harmonie, la font resplendir d’un éclat nouveau. Ils ont méconnu la grandeur vraie, celle qui résulte des choses telles qu’elles sont, pour adopter une hypothèse gigantesque en apparence, mais inconsistante en réalité, qui ruine l’ordre et l’homme avec la prétention de les glorifier tous deux. Un enfant de douze ans qui sait son catéchisme les avertirait de leur erreur.

Chose remarquable, cette doctrine détruit absolument l’amour dans sa racine ; l’amour s’adresse à la vie. Quel être a jamais pu aimer un mécanisme ? Donnez-nous un dieu machine, un homme machine, un univers machine, personne n’aimera plus personne. Aussi le panthéisme, froid comme la tombe, écrit-il à la racine de l’homme, sur la première page de l’âme, sa condamnation en lettres noires ; il apporte la tristesse.

Entrons dans le détail de quelques oppositions, et, avant d’insister sur la solution absolue du problème, essayons de trouver quelque ébauche de synthèse.

Que deux voyageurs montent la même montagne, l’un par le versant de gauche, l’autre par le versant de droite, ils apercevront deux paysages tout à fait différents, et celui-là seul aura le secret de leur désaccord qui aura atteint la dernière crête et dominé l’horizon à droite, à gauche, en avant, en arrière. Les lanternes sourdes n’éclairent qu’un point du paysage ; mais tout dissentiment ne s’apaiserait-il pas si la lumière pouvait se placer assez haut pour illuminer à perte de vue ?

Jetons donc sur nos œuvres un coup d’œil préparatoire.

Quand l’ordre tend à apparaître, les oppositions tendent à se concilier. Il est réservé à l’art de nous présenter dès ce monde des créations accomplies, ébauches d’harmonie qui promettent la grande harmonie. Le sentiment de l’harmonie n’est-il pas un pressentiment de l’éternité ? C’est lui qui manifeste déjà le beau, tandis que, partout ailleurs, nous ne faisons que le préparer. C’est lui qui anticipe déjà sur l’éternité, réalisation suprême de l’art absolu. C’est à lui que nous nous adresserons d’abord pour surprendre les secrets de la création et saisir, s’il est possible, la lumière en travail. Il ne nous présentera aucune harmonie parfaite. L’art est un essai qui nous réjouit. Quelle est donc cette joie qu’il nous apporte ? Cette joie est un commencement de délivrance.

L’art est l’opposition que présentent l’idée et la forme se résolvant dans l’harmonie où elles se pénètrent l’une par l’autre.

L’harmonie n’est jamais l’identité des deux termes, mais leur conciliation.

Le drame, c’est l’opposition entre l’idéal et le réel, manifestée par la lutte du devoir et de la faiblesse, manifestée par l’épreuve. Dans le dénouement doit apparaître l’harmonie, la conciliation ; le dénouement c’est la part de Dieu.

La force humaine qui pousse l’opposition vers l’harmonie, c’est le sacrifice. La miséricorde et la justice éternelles opèrent la conciliation. L’histoire et la vie offrent des instants de lumière et de bonheur ; ce sont les invasions de l’art dans la réalité ; ce sont les apparitions de l’idéal qui, par instant, fond sur le réel et l’embrasse. Il semble alors que la Providence, qui a l’habitude de se cacher, intervienne sensiblement. Notre joie dans ces moments suprêmes de la réalité, notre joie dans les grandes apparitions de l’art, vient de cette conscience intime qui nous révèle une opposition vaincue. Au lieu de nous apparaître dans leur isolement et leur obscurité, les choses nous apparaissent reliées les unes aux autres et transfigurées dans la lumière qui donne à tout la beauté. Au coucher du soleil, un objet par lui-même dépourvu de beauté, une maison, une écurie, devient beau dans le coup d’œil général, grâce aux flots de lumière dont il est inondé. Ainsi, la chose qui nous semblait laide quand nous la regardions en elle-même et dans la nuit, illuminée dès que nous la voyons d’en haut, participe aux splendeurs de l’universel rayonnement.

Dans l’art, miroir magique où la vérité se reflète à l’état symbolique, sensible, et, si je puis le dire, prophétique, on nomme inspiration l’intuition de l’accord et travail, la réflexion par laquelle l’opposition cherche à se résoudre. L’inspiration est l’action de l’idée dans l’artiste ; le travail est l’action de l’artiste dans l’idée. Par l’inspiration, l’idée saisit l’artiste et lui apparaît dans son essence, dans son type, dans son unité. Par le travail, l’artiste saisit l’idée et l’élabore ; il lui prépare un moule où elle doit prendre forme. La forme concrète, c’est ce qui la détermine, ce qui la définit ; c’est la puissance en vertu de laquelle l’œuvre est ce qu’elle est, et non pas autre chose. Par l’inspiration, une idée apparaît dans son rapport avec l’Idée absolue. Par le travail, elle se fait particulière, s’oppose à l’absolu et revêt une forme qui lui est propre. Or, cette opposition, qui pèse sur l’artiste en travail de l’idée, se résout dans une harmonie d’autant plus haute qu’elle a coûté plus cher. Cette harmonie, c’est la création artistique ; la création, c’est la résultante des deux forces ; la création artistique, c’est l’idée particulière revêtue de sa splendeur, et déclarant par sa vie montrée au dehors l’union en elle de l’absolu et du relatif, du général et du particulier, proclamant à la fois, dans le temps et dans l’espace, par la parole et par la lumière, son essence, qui est son rapport avec l’Idée absolue, et sa forme, qui est sa vie particulière.

L’inspiration est positive, l’exécution est négative ; elle est négative, puisqu’elle est une limite, une restriction (le sacrifice a sa place dans l’art). La création est harmonique.

C’est donc perdre son temps que de se demander si le génie est la persévérance, comme Buffon n’a pas eu honte de le dire, ou s’il serait par hasard une inspiration aveugle et désordonnée.

Le génie n’est pas telle ou telle face de l’opposition. Il est la force qui la résout. Vu d’en bas, il apparaît au vulgaire comme une folie inquiétante qui n’inspire pas même de pitié. Car toute souffrance supérieure trouve les hommes impitoyables.

Le génie est la faculté de créer. Il conçoit, et comme tel, il est passif. Puis l’idée conçue fait en lui son travail secret. Il la porte. Il subit son opération latente et mystérieuse. Il réagit, il est actif : c’est la terre qui a ouvert son sein à la semence féconde et qui attend en silence que le soleil, à l’heure marquée, fasse naître la rose qui réjouit et embaume la création. L’action de l’idée sur l’homme c’est l’action de la lumière sur la matière terrestre. Elle opère dans la plus vile poussière. Mais il faut que la terre ait été ouverte, fécondée, meurtrie, et que le cœur de l’homme ait été déchiré. Tout est conçu dans la joie et enfanté dans la douleur. Telle est la loi.

Cette activité et cette passivité du génie, ces éclats de lumière qui l’invitent et ces ténèbres qui le repoussent, cette force et cette faiblesse qui lui font une vie si étrange, ces grands espoirs et ces grands accablements, ces antinomies immenses qui évoquent en lui la vie et la mort, que deviendront ces choses ? Quel sera le sort de ces puissances mystérieusement séparées, mystérieusement combinées qui ont l’une pour l’autre une invincible horreur et une invincible affinité ?

Une création sera faite, et le génie ne se souviendra plus de l’enfantement douloureux parce qu’une œuvre d’art aura paru dans le monde. Il se sentira ravi dans une harmonie inconnue.

Comme il n’aura pas observé certaines règles convenues dans les poétiques, on dira qu’il est indiscipliné.

Pendant que vous observez vos règles et que vos adversaires, aussi esclaves que vous, les violent systématiquement, lui, sans penser ni à eux ni à vous, il a observé la loi. Les yeux fixés sur le type invisible, il l’a exprimé suivant qu’il convenait. Il n’est le génie que parce qu’il est l’expression de la loi plus haute par laquelle il crée, et devant laquelle disparaissent abîmées les petites difficultés qui vous agitent. Vous ne voyez de lui que le côté négatif. Vous voyez ce qu’il n’est pas. Vous ne voyez pas ce qu’il est.

Le talent n’a pas cette puissance, parce qu’il n’a pas cette faiblesse. Il n’est ni si actif ni si passif. Il n’habite ni les sommets ni les abîmes.

Le génie est entraîné. Le talent marche à son pas. Il fait comme il veut. Le génie fait comme il peut. Le génie crée suivant les lois de la création. Le talent fabrique quelquefois suivant les lois de l’industrie. C’est parce qu’il est de l’essence du génie d’être opposé à lui-même qu’il est dans ses habitudes d’être blasphémé. Quiconque ne parle pas la langue commune est mis hors la loi.

C’est pour ne pas s’être trempée dans la source vive que la littérature française, dans beaucoup de productions qu’elle étale comme modèles classiques, est restée une lettre morte, une forme vide, sans vie, c’est-à-dire sans idéal et sans réalité. La vie de l’homme est un incessant combat ; les mouvements de l’automate échappent à toute opposition. La rose qui s’épanouit offre au soleil le spectacle d’un combat, celui de la lumière et du fumier. Mais la mort règne sans inquiétude dans la fleur faite avec des coquillages.

Il y a entre le grand poëte et le versificateur la même distance qu’entre le savant qui fait appel aux lois de la nature pour produire une action organique, vivante, et le faiseur de tours qui cherche à étonner par certains artifices manuels, mécaniques. L’escamoteur, si adroit qu’il puisse être, inspirera toujours une sorte de dégoût. Le mécanisme par lequel il opère n’a pas la vie en lui et ne s’adresse pas au sens de la vie chez le spectateur. L’art classique, dans beaucoup de ses représentants, avait ravalé la poésie au rang de l’escamotage qui a pour premier mérite une difficulté matérielle vaincue, ou éludée d’après certaines règles.

Pourquoi le cœur nous bat-il au récit d’une grande bataille, sinon parce que notre esprit s’assimile avec bonheur cette forme de l’universelle opposition ? Et pourquoi la lutte, qui n’est pas un bien en soi, trouverait-elle un écho dans notre âme, avide de paix, sinon parce qu’elle conduit à l’harmonie, terme de nos désirs ? Pourquoi aimons-nous la guerre ? C’est que nous aimons la paix.

L’art organique est une harmonie conquise.

L’art mécanique est une symétrie qui n’a pas fait verser de sang.

Il y a deux sortes de simplicité, l’une vraie, l’autre fausse.

La simplicité fausse, celle qui plaît au plus grand nombre, n’offre qu’un terme à l’esprit, ne présente qu’un côté des choses. Le XVIIIe siècle avait cette apparence de simplicité. Voilà pourquoi Voltaire passe généralement pour un auteur clair, bien qu’en réalité il soit absolument inintelligible. Mais pour s’apercevoir qu’il est inintelligible, il faut avoir soi-même de l’intelligence. Quand on n’en a pas, et qu’on rentre ainsi dans la grande majorité des hommes, on le croit clair, parce qu’il ne fait ni n’exige aucune réflexion.

La simplicité vraie présente à l’esprit trois termes, deux termes qui s’opposent, et le troisième en qui ils s’harmonisent. Mais comme cette simplicité-là est vraie et profonde, elle demande des âmes vivantes qui puissent se l’assimiler. Elle paraît obscure à ceux qui haïssent la lumière.

Qu’est-ce que le coup de foudre, sinon le choc des deux électricités ?

Jetons un coup d’œil sur l’histoire. Elle nous présentera un commencement d’harmonie.

La vie humaine est-elle seulement l’œuvre de la liberté humaine ? Non. Nous sommes maîtres de nos déterminations, mais nous n’en tenons pas dans nos mains les conséquences. La vie humaine est-elle entièrement l’œuvre d’une force étrangère, et notre liberté est-elle sans puissance sur notre destinée ? Non. L’homme dépend de sa liberté. Il dépend aussi de ce qui n’est pas lui. Une mouche qui vole empêche un homme de penser. Un grain de sable a fait mourir Cromwell. L’homme désire. La nature résiste. Elle ne se prête pas. La liberté veut. La nature ne veut pas. Elle manque essentiellement de complaisance. Nos combinaisons les plus savantes, les plus profondes sont déjouées par l’accident le plus simple, le plus facile à prévoir et pourtant le plus inattendu.

Cependant, toute seule, que peut la liberté ? Tout comme intention, rien comme résultat. D’où vient donc que l’homme commence, entreprend ? Il n’entreprendrait pas, s’il n’espérait pas terminer. Or il sent que tout seul, il ne peut rien mener à terme, qu’il ne peut se passer du concours des choses extérieures, qu’il ne peut les soumettre par son propre pouvoir, que la nature est un ennemi nécessaire, à la fois obstacle et moyen. Si la liberté et la nature étaient irréconciliables, si ces deux quantités restaient éternellement incommensurables entre elles, un invincible découragement s’emparerait de l’homme. Il n’agirait plus, n’osant plus espérer la fin de son action. Et cependant il agit. Comment se fait-il que l’homme agisse ?

Il agit en vertu d’une croyance sous-entendue dont il n’a pas toujours conscience. Il agit, parce que la voix intérieure lui dit tout bas : la nature n’est pas autonome, n’est pas aveugle. La nature a ses lois comme l’homme a les siennes. Tous deux ont le même maître, quoique l’homme ait le pouvoir de désobéir, refusé à la nature.

Plus l’homme est placé haut, plus il a confiance dans le dernier secret. Cette confiance s’appelle des deux plus beaux noms qu’il y ait dans notre langue : sainteté, génie.

Je puis tout en celui qui me fortifie, dit la sainteté. Le génie a confiance, sans être tout-puissant, parce qu’il a le sentiment profond des oppositions de ce monde et le pressentiment de l’harmonie qui les résoudra. Le talent calcule, le génie regarde et voit. Son organe est l’intuition ; cette intuition est la conviction qu’il n’agira pas seul, qu’il est instrument, qu’il est surveillé, que le maître qui l’emploie ne l’abandonnera pas en route ; aussi part-il sans crainte. Il sait qu’il arrivera, car il se sent poussé. Christophe Colomb n’avait pas tout prévu quand il posa le pied sur le navire béni. Et s’il eût tout calculé, il eût manqué son but. Il n’eût eu que du talent. Comme il avait du génie, il eut confiance dans la complicité divine. Il se connaissait, il se sentait ; il entendait jour et nuit la voix qui appelle ; il est parti sur parole. Sentir l’Amérique, c’était pour lui se connaître. Il savait qu’il était, lui, incapable de la découvrir ; qu’un souffle de vent pouvait l’écarter de la terre promise ; mais il savait aussi que les vents et la mer entendraient la même voix que lui et obéiraient à la même parole. Quand un homme de talent se prépare à livrer bataille, il examine, il discute, il pèse le pour et le contre. L’homme de génie voit le champ de bataille et se sent vainqueur : il a la parole du Dieu des armées.

Le génie actif affirme Dieu d’une affirmation positive, en ce sens qu’il affirme quelque chose de ce que Dieu est. Le génie passif affirme Dieu d’une affirmation négative : Silentium laus. Il se tait devant lui, et ce silence même est une affirmation suréminente, puisqu’il affirme l’être comme dépassant infiniment toutes les affirmations de l’être.

Portons plus haut nos regards. Il faut maintenant les appliquer sur celui qui est crucifié entre le ciel et la terre, celui en qui réside toute plénitude, in quo omnia constant.

La vérité est une, l’erreur est multiple.

Le paganisme est l’adoration des forces extérieures, des forces animales ou végétatives, de la nature, du non-moi de l’homme.

Le rationalisme, très-bien représenté par Fichte, est l’adoration du moi, de la force intellectuelle et morale de l’homme ; c’est une forme plus élevée de l’idolâtrie.

Le panthéisme, représenté par Schelling, est l’adoration simultanée des forces animales et des forces morales de l’homme, de l’animal et de la plante, l’adoration simultanée de l’homme et de la nature, comme puissances identiques quant à leur essence et quant à leur développement.

Le panthéisme d’Hégel n’est que le panthéisme de Schelling systématisé. Hégel n’a inventé que la méthode.

L’erreur d’Hégel occupe dans le désordre intellectuel cette première place qui est celle de l’orgueil dans le désordre moral. L’orgueil dit : Le Néant c’est l’Être, Hégel ne parle pas autrement ; Satan non plus. Et la formule de l’orgueil est la formule de l’absurde.

Le panthéisme représente l’erreur dans sa forme suprême, dans sa forme absolue. De toutes les erreurs il est la plus complète ; par là même il est près peut-être de revenir à la vérité, puisqu’il a parcouru le cercle de l’erreur ; il en a fait le tour, il ne peut plus désormais se convertir qu’à Dieu.

Le christianisme ne place l’absolu qu’en Dieu, n’adore que Dieu, sépare Dieu de la création ; mais reliant avec autant de force qu’il distingue, il affirme que l’incarnation du Verbe unit Dieu à l’homme, et par lui à la nature, sans jamais les confondre.

Omnia vestra sunt ; vos autem Christi, Christus autem Dei.

Le panthéisme est la synthèse de l’erreur.

Le christianisme est la synthèse de la vérité.

Le christianisme, distinguant le fini de l’infini, et les reliant à la fois par Celui qui réconcilie toutes choses en sa personne immense, humanisant Dieu, divinisant l’homme, sans confondre un seul instant l’homme et Dieu, faisant la distinction d’autant plus immense qu’il fait l’union plus intime, établissant la diversité des substances, et à la fois posant le dogme de la transsubstantiation, le christianisme seul a le droit de prononcer sur Dieu l’affirmation suprême qui résume ma pensée tout entière : Omnia in ipso constant.

Schelling a voulu parler de la même manière ; cette affirmation suprême, Schelling a voulu la poser.

Mais le panthéisme, qui aspire à cette parole, est trop petit pour la prononcer. Il veut s’élever, les ailes lui manquent ; il retombe de tout son poids sur la terre ; il s’attache à la création, il l’embrasse, il l’adore. Il veut dire à propos d’elle la parole qui n’est vraie que de Dieu ; mais la création n’entend pas son cri, elle ne répond pas. Celui que saint Jean et saint Paul appellent Ipse, le principe et la fin de tout, ipse ipsissima vita, comme parle saint Athanase, le grand Ipse, celui-là est le seul de qui la parole humaine, avide de proclamer l’universelle union et l’universelle distinction, puisse dire sans mensonge en face de Dieu, de l’homme et de la nature : Omnia in ipso constant.

Cette vérité, tellement ancienne qu’elle est éternelle, est en même temps plus jeune que ce qu’il y a de plus jeune. L’humanité a tout usé, excepté le christianisme.

Elle ne l’a pas usé parce qu’elle ne l’a pas fait. Le christianisme est la vérité ; je veux dire qu’il est la Religion. Ceci n’est pas un pléonasme. Évitons cette confusion redoutable qui couvre le monde d’erreurs. Le XIXe siècle est très-poli envers le christianisme. Mais ce n’est pas la politesse que le christianisme réclame. Presque tous les inventeurs de systèmes se donnent comme les successeurs de Jésus-Christ. Ils croient, bien entendu, l’avoir dépassé ; mais enfin ils consentent à relever de lui.

Leur christianisme est une sorte de philosophie humanitaire, fille de Rousseau, ou de Socinius, ou de Fourier, une religion sans dogme qui adore l’homme et oublie Dieu.

D’autres sont plus gais : ils font du christianisme une mélodie sans idée ; ils lui permettent de bercer doucement le cœur de l’homme pendant que la philosophie nous formera l’esprit. Leur christianisme est un rêve sentimental qui vous endort comme le bruit d’une cascade. Les uns se disent chrétiens parce qu’ils sont mécontents, parce qu’ils abritent derrière le nom du christianisme leurs utopies humanitaires, les autres parce que le ciel est bleu et qu’ils abritent derrière le nom du christianisme leurs rêves médiocres.

Le christianisme vrai est la Religion. La première préparation pour qui veut le recevoir, c’est le sentiment profond de l’impuissance de l’homme à le fonder. Il contient dans ses profondeurs, non pas une série de phrases creuses et vagues, mais des vérités révélées, les plus sérieuses des choses connues, et la science des sciences, la théologie. Il contient non pas des rêves, mais des dogmes.

Il est la vérité absolue révélée dans le temps et dans l’espace par la parole absolue. Il n’est pas un développement naturel du progrès humain. Cette erreur est une des plus funestes qui soient au monde. Il est un don de Dieu, ce don libre et gratuit qui eût pu n’être pas, et que Jésus-Christ annonçait à la Samaritaine. Quiconque l’accepte comme un progrès naturel, comme le produit de l’ordre naturel, comme une efflorescence de la tige humaine, le méconnaît pleinement. Jamais l’homme déchu ne fût remonté vers Dieu. C’est Dieu qui est descendu vers l’homme. Quelques-uns ont voulu d’un christianisme humain. Ils ont supprimé la grâce : ils ont supprimé Dieu. Leur christianisme a eu le sort de toutes leurs œuvres. Il est mort avec eux et même avant eux. Le christianisme qui ne meurt pas, c’est le catholicisme. C’est la religion divine. Altérée par vous dans l’hérésie, elle vous plaît, parce que vous vous reconnaissez dans son altération qui est votre ouvrage et qui vous ressemble. Le catholicisme, lui, ressemble à Dieu. Il en porte la marque. Complet, absolu, absolument divin, muni de ses dogmes et de ses sacrements, il vous est en horreur, parce que vous n’avez pas prise sur cette chose à part qui n’est absolument pas votre ouvrage.

Voilà le christianisme, non pas complaisant et maniable, mais puissant, immuable et divin, non tel que le voudraient les hommes, non tel qu’ils l’auraient fait, s’ils l’avaient fait, mais tel qu’il est, tel que l’Église l’a reçu, le conserve et l’enseigne aux nations.

L’hérésie porte la signature de l’homme. Elle est une transaction : elle permet les transactions. L’homme lui a communiqué quelque chose de son infirmité, de sa défaillance. Le catholicisme est tout d’une pièce. Il est divin tout entier, on s’agenouille ou on se détourne.

Sachons-le donc, car il faut éclaircir les points de vue : en abordant le christianisme, nous abordons la grâce, l’ordre surnaturel : nous abandonnons les domaines que l’effort humain pouvait conquérir. Oublier cette distinction, c’est troubler dans leurs fondements la science et la vie ; car elle domine la science et la vie. Je vous demande qu’elle soit présente à votre pensée comme à la mienne, pendant l’étude que nous faisons ensemble.

CHAPITRE VI.
L’INCARNATION.

Dieu a sa vie interne : il est. Il a sa vie externe : il se manifeste.

Depuis sa chute, l’homme sent en lui les mouvements d’une nature contradictoire qui penche vers la créature, sans pouvoir se passer du créateur. Il est incliné vers la multiplicité ; mais il ne se rassasie que dans l’unité.

Il est si petit qu’il se complaît en lui ; il est si grand qu’il ne se satisfait qu’en Dieu.

Avant la venue du Christ, l’humanité se divisait en deux parties distinctes, le peuple juif et les autres nations.

La philosophie grecque, pour ne parler que d’elle, chercha la sagesse. Elle constitue une philosophie. Elle n’est pas une religion. Le culte manque. La philosophie grecque ne s’adresse qu’à la vie interne de Dieu, cette vie qui s’appelle dans l’Écriture Sapientia. Elle oublie sa vie externe, sa force, sa vertu : Virtus.

Le culte juif, quoique divinement institué, ne dut réaliser que des figures. Ces figures cependant, voulues de Dieu, renfermaient l’idée en germe. L’animal immolé était la figure de la grande victime. Jésus-Christ n’avait pas encore dit aux hommes : Mes enfants, mes amis. Saint Paul n’avait pas encore célébré la liberté joyeuse des fils de lumière. Le judaïsme était une religion : mais cette religion était provisoire ; elle s’adressait surtout à cette vie externe de Dieu que l’Écriture appelle Virtus.

En parlant de la philosophie grecque et de la religion juive, n’oublions pas la distance qui les sépare. La première était une chose humaine, la seconde une chose divine. N’oublions, en les considérant, ni la différence de leur origine, ni celle de leur destinée.

Ainsi seraient restées en face et en guerre les oppositions, les thèses et les antithèses, si l’unité même n’était venue tout simplifier, par un mystère formidable.

Le Verbe se fit chair. Ainsi les deux choses que nous avons appelées de ces deux noms Sapientia, Virtus, se réunirent dans un être visible. Ainsi le Verbe s’offrit à l’intelligence de l’homme, et à ses yeux donnant un corps au λογος qu’avait rêvé Platon, substituant l’idée aux figures Judaïques, et l’homme entier put adorer Dieu, tel qu’il est.

« Judæi signa petunt (thèse). Græci sapientiam quærunt (antithèse). Nos Christum prædicamus crucifixum, Judæis quidem scandalum, gentibus autem stultitiam, ipsis autem Judæis vocatis atque Græcis Christum Dei virtutem et Dei sapientiam. » (Synthèse.) (Saint Paul.)

Le christianisme est l’occupation de la chair par le Verbe. Or, quel est l’objet de cette incarnation ?

C’est de mettre Dieu en rapport avec nous par toutes les parties de nous-mêmes, par toutes nos facultés, par tout ce qui nous fait hommes. Le Dieu fait chair entre dans l’homme par tous les pores.

Le Dieu véritable est donc à la fois une idée et un fait, un principe immatériel et un signe sensible : protestants et catholiques nous en convenons. Mais l’œuvre est-elle terminée à la mort du Christ ? Oui, dans un sens. Non, dans l’autre. Jésus-Christ n’est resté sur terre, sous forme humaine, qu’un instant et dans un endroit. Il n’a occupé qu’un point imperceptible du temps et de l’espace. Et cependant il a vécu, il est mort pour tous les hommes. Il est venu pour nous qui ne l’avons pas vu marcher, parler, boire, manger, dormir ? Et alors, que nous reste-t-il, puisqu’il est mort ?

La doctrine, direz-vous ? mais une doctrine, c’est une idée, ce n’est pas un fait. Et puisque nous avons besoin du fait avec l’idée, du signe avec le principe, puisqu’il convient à la bonté de Dieu de satisfaire les besoins qu’il a mis en nous, son œuvre resterait incomplète si, après le départ de Jésus, rien de sensible et de divin à la fois ne persistait sur la terre déshéritée.

Si au contraire Jésus-Christ, idée et signe, a laissé une idée et un signe, cette merveille de spiritualité et de plasticité est en tous points digne de lui.

Or, la chose est faite. Il a laissé l’idée, il a laissé le fait suprême, l’assemblée universelle que nous appelons en grec Église catholique. Le Dieu un a fondé l’Église une, universelle, immuable.

Toute parole qui a une fois varié n’est pas la sienne, et il n’y a qu’une parole qui n’ait jamais varié. Consommer l’unité de tous, et garder l’individualité de chacun, tel était le problème. L’individu tire à lui, c’est la force centrifuge, l’assemblée universelle tire à elle, c’est la force centripète, bonne et utile à l’humanité comme l’agrégation moléculaire à la matière inorganique.

Le fait sur terre est le gardien de l’idée. Nous ne brûlons pas le portrait de nos pères morts. Le peuple dit que les petits cadeaux entretiennent l’amitié. Rien n’est plus vrai. L’Église est le grand cadeau fait par Dieu aux hommes pour entretenir l’amitié entre le ciel et la terre. Jésus-Christ a dit : Je serai avec vous jusqu’à la consommation des siècles. Je bâtirai mon Église sur une pierre. Dieu a donné sa parole au monde, et l’Église est légitime dépositaire de la parole donnée. L’homme est un être pensant : il a la doctrine. L’homme est un être pratique : il a le culte et les œuvres. Les sacrements administrés par l’Église sont les canaux dont elle se sert pour que l’idée soit versée en nous.

Mais nous sommes toujours libres de nous égarer, et deux grandes sources d’erreurs s’ouvrent devant l’homme :

1o Embrasser le fait seul, s’attacher au signe, et oublier l’idée. Ainsi font les superstitieux, qui, ardents aux pratiques, oublient la vérité elle-même. Le signe, chose merveilleuse ! au lieu de leur rappeler la chose signifiée, les aide à l’oublier. Ainsi font les schismatiques qui ont retenu certaines pratiques aussi, certaines formes chrétiennes, sans retenir la vie circulante. Ils sont tombés stériles, comme la feuille morte, qui ne communie plus à la sève du tronc.

2o Embrasser l’idée seule et négliger le fait. Ceux-ci oublient que l’homme a un corps. Et les hérétiques, se promenant de ruines en ruines, les hérétiques, niant l’Église, ont fait la guerre à toute la matière. Ils ont nié les sacrements, la présence réelle du Christ dans l’hostie, enfin ils ont chassé du temple les tableaux et les statues, formes sensibles de l’art données sur terre à l’homme pour s’élever au beau invisible. L’hérésie, en général, continue l’œuvre de la philosophie grecque, et en ce sens Tertullien avait vu bien avant dans les choses, quand il a appelé Platon le patriarche des hérétiques. L’hérésie a la haine du signe extérieur : et les hérétiques deviennent aisément grossiers et charnels : Luther et beaucoup d’autres nous offrent ce profond enseignement : quiconque se vante de mépriser trop la matière, et veut se passer d’elle, l’adore pour sa punition.

Incrédulité.

Superstition.

Voilà les erreurs humaines.

Incarnation du Verbe : assemblée universelle.

Voilà la vérité.

L’Église catholique possède le Verbe fait chair dans sa plénitude et dans son étendue.

Comme, en attaquant le culte extérieur, les sacrements, l’art, le protestantisme attaquait, sans s’en rendre compte, l’incarnation même du Verbe, la pratique, qui ne pardonne jamais, a conduit quelques esprits à cette seconde négation qui dépasse les projets des fondateurs. La chair du Verbe mangée par l’homme suit dans les desseins de Dieu la chair du Verbe, prise par lui pour l’homme. Calvin avait attaqué la chair mangée ; Socinius plus hardi a attaqué la chair prise. Calvin avait attaqué la société des âmes, l’unité dans l’amour, la communion des saints ; Socinius a attaqué la divinité même du Christ, en qui s’associent les âmes, en qui s’aiment les hommes, en qui communient les saints. A la victime absente le protestantisme n’en a substitué aucune. Il a offert au monde le spectacle inconnu d’une religion sans sacrifice, et d’un temple sans autel. Seulement suivez et admirez. Calvin et Luther, séparés de l’unité, n’ont pu créer une unité. Excommuniés de la société catholique, leur société brisée n’a pu se tenir debout, attendu qu’elle avait pour base la négation même de l’unité.

Calvin a brûlé un de ses amis ; il l’a brûlé inutilement ; ses descendants ne se souviennent plus de lui ; son œuvre est morte : les assassinats se terminent souvent par des suicides.

Le protestantisme, ce corps décomposé d’avance, tombe maintenant en pourriture, afin qu’un grand spectacle soit donné au monde. Ceci se passe sous les yeux de l’Europe inattentive, qui devrait regarder et qui ne regarde pas. Si elle regardait la carte du monde intellectuel, elle comprendrait pourquoi la société humaine s’est désorganisée, en réfléchissant à la désorganisation de la société religieuse, et peut-être, avertie par le sang et par le feu, elle s’habituerait à traiter sérieusement les crimes de la pensée.

Nous assistons aujourd’hui au désossement du protestantisme. Ayant nié le fait de l’Église, il a nié le fait de l’incarnation. Ceux qui étaient déistes il y a dix ans sont athées aujourd’hui. Il ne restera bientôt plus que deux camps dans la plaine : la vérité et l’erreur, le oui et le non, le catholicisme et l’athéisme. La lutte du bien et du mal, à mesure que les siècles marchent, se fait plus gigantesque. Les vérités se serrent, les erreurs se serrent, toute chose aspire à la synthèse.

Les intermédiaires s’effacent peu à peu, afin qu’il reste un jour deux athlètes seulement en face l’un de l’autre, visibles et nus : l’Église catholique, la cité de Dieu, l’affirmation, l’amour, et, en face, la cité de Satan, la négation, la ruine, la mort et la haine. Et quand les temps seront finis, selon que chacun aura adhéré à la vie ou adhéré à la mort, il ira vivre dans l’amour ou mourir dans la haine, et subira pendant l’éternité le sort qu’il se sera préparé dans le temps.

De cette grande scission faut-il conclure que l’homme, qui ne voit pas la vérité révélée, ne peut rien voir ; qu’il est nécessairement voué à la nuit absolue s’il refuse la lumière chrétienne ; qu’en dehors de la foi la raison n’a pas d’existence ; qu’à celui qui ignore la rédemption, la notion de Dieu, la notion de l’âme, la notion du bien et du mal échappent nécessairement ? Rien ne serait plus faux. Cette erreur effacerait la distinction fondamentale de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel. Cette affirmation, à la fois fausse et maladroite, tournerait contre elle-même : elle attaquerait le christianisme en voulant le glorifier à contre-sens. Voici comment s’explique la grande séparation qui s’opère sous nos yeux.

Le péché que l’homme porte en lui est un poids qui l’entraîne incessamment vers l’abîme. Le péché est la négation pratique ; il est la force centrifuge qui tend sans relâche à écarter l’homme de son centre.

A la force centrifuge du péché, l’Église oppose la force centripète de la prière et des sacrements, force immense dont l’action fréquemment répétée lutte contre la puissance dissolvante du mal, et tend à retenir l’homme dans la sphère active de l’aimant.

Mais qu’arrive-t-il si l’homme repousse volontairement la planche de salut ? Séparé de la grande unité extérieure, il perd bientôt l’unité intérieure de son être ; il entre dans l’empire des ténèbres, et entraîné non pas par la nécessité intrinsèque et logique des principes qui lui commanderaient encore de rester homme, même s’il renonce à devenir Dieu, mais bien par la pesanteur spécifique de sa propre personne, il roule d’abîme en abîme et finit par abandonner la loi naturelle comme il a abandonné la foi catholique. Cet homme pourrait rester debout sur le bord du précipice ; il le pourrait rigoureusement, il ne le fera pas : le vertige qui le saisit n’est pas une nécessité logique de sa situation, c’est une infirmité de sa nature. L’homme n’est pas un point mathématique ; c’est un être vivant, compliqué, multiple, qui est en relation avec Dieu, non par sa pensée isolée, mais par toutes ses facultés : la vérité est en même temps la vie.

L’Europe, qui a renié l’Église catholique, aurait pu, dans le sens absolu et abstrait, garder la loi naturelle ; mais elle ne l’a pas fait parce que l’homme ne fait pas tout ce qu’il peut, parce qu’elle a obéi à la force centrifuge du péché originel ; aussi la foi et la raison, blessées par les mêmes ennemis, ont contracté dans ce siècle une alliance plus étroite qu’autrefois.

Le panthéisme allemand est une des formes les plus complètes que puisse prendre l’erreur. Il est fils cependant du protestantisme, qui, en toute chose, est timide et incomplet. Il descend de Luther, et quoiqu’il ait renié son père, chose remarquable, il ne le déteste pas. Il garde sa colère pour les choses divines. L’éclectisme français est une pâle imitation du panthéisme allemand. Son dieu à la fois dieu, nature et humanité, est le dieu de Schelling amoindri. Pour comprendre l’état de la France, il faut connaître l’état de l’Allemagne. Pour comprendre le langage de Vert-Vert chez les Visitandines, il faut savoir quels gens avait fréquentés l’oiseau avant de pénétrer si mal à propos dans le couvent[3].

[3] Je crois que le R. P. Ventura a dit à ce propos un mot charmant, mais je ne saurais indiquer au juste le passage.

Quoi qu’il en soit, notre panthéisme est un pauvre panthéisme d’emprunt.

La doctrine de M. Renan consiste à n’en avoir pas, comme la doctrine de plusieurs autres consistait à faire des phrases. M. Renan, lui, est un soldat, un tirailleur adroit. S’il n’a pas de doctrine, il a au moins une intention : il veut attaquer Dieu au cœur.

La France, qui ignore la philosophie, et croit sur ce sujet tout ce qu’on veut bien lui dire, à amalgamé les insinuations de M. Renan avec la bêtise sentimentale représentée par Rousseau, père de l’opéra comique, et la bêtise méchante représentée par Voltaire, père de la chanson. Au point de vue de l’exégèse, la France en est encore à Strauss, cet enfant malveillant, qui est oublié depuis longtemps de l’autre côté du Rhin.

L’Allemagne a usé et rongé ses propres erreurs : il est temps qu’elle vienne à la vérité qui ne s’use pas. Il faut qu’elle recommence. Elle ne peut recommencer que par le germe des germes. Elle cherche la synthèse. L’Église universelle, unité vivante, lui tend les bras.

Si Platon était la préface humaine de l’Évangile, Moïse en était la préface divine : mais l’Église possède seule le Verbum caro factum dans sa plénitude, Dei virtutem et Dei sapientiam : et cette synthèse est fidèle à elle-même.

Vous savez que nul homme n’a jamais eu un disciple fidèle, et pas même lui-même ; vous connaissez l’homme, ce monstre d’inconstance, ce prodige de faiblesse ; vous avez contemplé, ne fût-ce qu’un instant dans votre vie, la défaillance de toute créature ; vous savez à quoi tiennent les hommes, les institutions et ce qu’il faut de vent pour renverser tout ce qui est debout ici-bas ; pourtant vous voyez trois choses :

1o L’existence réelle des saints.

2o L’existence réelle de l’unité. Un homme dans l’Église est d’accord avec lui-même et avec tous.

3o L’existence d’un fait social, l’Église, qui survit à tous les faits, sans aucun moyen connu d’existence et de durée, ne cédant rien de son esprit et de sa doctrine, faisant tout céder à sa doctrine et à son esprit.

Pouvez-vous voir ces trois choses, demeurer calme en face d’elles, et dire avec assurance : Cela ne signifie rien ?

Les héros sont là pour nous avertir que les saints ne sont pas possibles humainement.

Luther est là, comme type du réformateur. Il est là, racontant aux générations ce que devient une doctrine, livrée à ses apôtres, livrée à son apôtre, à son inventeur.

Toutes les institutions doctrinales sont là, ou plutôt ne sont plus là ; mais l’histoire nous dit combien de temps elles durent dans les pays civilisés.

Pourtant les saints sont là.

Pourtant l’unité du dogme est là.

Pourtant l’unité de l’Église est là.

Le christianisme est naturellement impossible.

Or il est.

Donc il est surnaturellement.

Aucun progrès ne le dépasse, et il dépasse tous les progrès.

Il est assimilable à tout, et il n’est semblable à rien.

Sa présence et son absence produisent dans l’âme d’autres effets que la présence ou l’absence d’une pensée scientifique. Aussi n’est-il pas une opinion. Il est une foi, et la foi est une vertu ; ce seul fait établit entre le christianisme et toute autre doctrine une différence que j’indique en passant.

Regardez le monde des idées. Le christianisme triomphe en lui-même. Regardez le monde des faits. Il triomphe par ses amis, qui atteignent là où l’homme ne peut atteindre, et qui, sans jamais se ressembler, sont fondus dans le même esprit. Il triomphe par ses ennemis qui le glorifient à leur manière, et semblent mettre je ne sais quelle affectation à nous montrer ce qu’on devient sans lui.

Aucun hommage ne lui manque ; mais l’hommage de la haine est un des plus significatifs. Il agit avec la perfection infaillible de l’instinct. Il est aveugle et par là même éclairé. Cette haine a un caractère particulier : c’est une fureur d’un genre à part, à laquelle ses plus doux ennemis échappent rarement ; c’est la haine d’un obstacle que l’on sent invincible.

C’est la colère du bœuf qui se casse les cornes contre un mur. Or, l’hommage de cette haine précieuse ne s’adresse qu’au catholicisme. Le catholicisme est le point central : tous les coups frappent sur lui. Tout ce qui a horreur du surnaturel a horreur de lui.

Tous les esprits puissants ont besoin de synthèse.

Il leur faut une doctrine complète qui rende compte de tout

Plutôt que de s’en passer, ils abordent hardiment l’absurde, si l’absurde systématisé leur offre l’apparence du repos. Magnifique démonstration ! Nous avons tant besoin de croyance que nous nous jetterions dans les bras de Fourier, plutôt que de tomber dans le vide. Ames agitées en ce siècle terrible, âmes altérées, qui ne voulez pas puiser à la source ouverte, jetez les yeux sur vous et sur l’univers. Deux routes vous sont ouvertes, la route des systèmes, celle de la vérité. Les systèmes singent la vérité ; ils veulent tout embrasser, parce qu’elle embrasse tout. Ils veulent être immenses, parce qu’elle est immense. Mais ils sont absurdes, et elle est raisonnable.

Creusez dans le système, vous allez trouver le fond, vous apercevrez l’orgueil d’un homme qui a égaré quelques esprits faibles. Mais le fond de la vérité, vous ne le trouverez pas. Elle vous plongera dans un abîme fécond dont les richesses se multiplieront devant vous, à mesure que vous vous en approprierez davantage. Plus vous chercherez, plus vous trouverez, et plus vous trouverez, plus vous chercherez ; car l’avidité de l’infini grandit dans l’homme avec sa jouissance. La loi de l’infini, contraire à la loi du fini, c’est de nous apparaître d’autant plus désirable que déjà nous avons plus goûté de lui. Les systèmes trompent pour un jour votre inquiétude de l’absolu. Le christianisme la reposerait vraiment. Mais vous préférez le mensonge à la vérité pour deux raisons.

D’abord, la vérité oblige, et le mensonge n’oblige pas. Aussi l’éternel cri de la foule retentit de siècle en siècle : Qu’on délivre Barrabas !

Ensuite, le christianisme vous apparaît comme un fait accompli, tandis que les systèmes, par cela même qu’ils sont inapplicables, gardent le charme de la nouveauté et semblent le secret des siècles futurs.

Retournez votre raisonnement : le christianisme a eu le passé ; donc il aura l’avenir. Est-ce que l’univers va changer de Dieu ? Pensez-vous que le Créateur fatigué remette ses pouvoirs à un successeur quelconque ? Or, si Dieu ne change pas, la religion ne changera pas. Celle qui a été vraie une minute sera vraie tant que Dieu sera Dieu. Craignez-vous que l’homme ne dépasse Dieu, que nos progrès ne l’étouffent et que l’infini ne soit plus assez grand pour nous ?

Mais non : le christianisme irrite l’homme autant qu’il l’attire, tandis que l’erreur, qui n’est rien, n’agit pas sur lui. Il n’est pas rare d’entendre un homme, raisonnable d’ailleurs, mais ennemi de Jésus-Christ, déraisonner en approchant de lui et abjurer le bon sens, s’il entrevoit l’Église dans le lointain. C’est là, c’est au centre des mystères que les aveugles voient et que les voyants ne voient plus.

Le Verbe se fait chair : il prend place dans notre monde ; vous abordez un homme et vous lui dites : Quel accueil lui sera-t-il fait ? — Dieu, nous répondra-t-on, est l’Éternel vainqueur. Il se servira, pour sa gloire, de la nature et de l’humanité. Les hommes seront des saints ; ils feront des miracles que la création subira, et la terre sera transformée.

Vous quittez cet interlocuteur, vous en abordez un autre, et vous lui posez la même question : Dieu, vous répondra-t-on, est l’Éternel vaincu ; on va le railler, le battre, le crucifier.

Un troisième passe ; vous l’abordez encore et vous lui citez les deux réponses : Voilà ce que deux hommes m’ont assuré, dites-vous ; lequel des deux dois-je croire ? — Tous les deux, répondra le troisième, et le troisième aura raison. C’est qu’en effet Dieu, qui par son attraction réunit dans l’amour les êtres le plus naturellement faits pour ne pas s’entendre, qui triomphe de toute race, de toute haine, de tout préjugé, Dieu, par sa force de répulsion, unit aussi dans la haine de lui-même, s’il est permis d’appeler union la communauté de la mort, les êtres les plus faits pour ne pas s’entendre.

Et certes ils ne s’entendent pas. Mais ils se pardonnent toutes leurs dissidences, en faveur d’un seul accord, la haine de Dieu. Leur nom est toujours légion ; mais ce point donne à la légion je ne sais quelle unité horrible, parodie de l’autre. Gœthe aime Voltaire, que certes il est digne de haïr ; mais il l’aime, parce que tous deux haïssent le christianisme.

Pourtant ils ne le haïssent pas de la même façon.

La position de Voltaire, vis-à-vis du christianisme, est franche ; c’est l’aveuglement complet. C’est la tranquillité qui vient de la stupidité absolue. N’entrevoyant rien, il évite jusqu’au trouble. D’ailleurs, son cœur aide son esprit : Voltaire, pour le définir en passant, est un imbécile malpropre. Gœthe, au contraire, est un homme intelligent. Aussi est-il conduit, à chaque instant, dans la direction du christianisme ; mais comme la main de Dieu est la seule qui introduise dans le temple, Gœthe, qui veut se réduire à ses propres forces, n’entre pas. Par là il proclame deux choses, la tendance des grands esprits, et la punition des volontés mauvaises. A chaque instant, il constate une vérité qui serait comme le pressentiment du christianisme. Mais il est condamné par la haine à ne pas avancer dans la connaissance. Il commence la route et ne pousse pas jusqu’à Dieu. Cette situation d’esprit ne lui est pas particulière. Elle est commune à tous les hommes intelligents qui volontairement ne sont pas chrétiens. Frappés à tout moment par quelque idée qui les rapproche du christianisme, ils s’abjurent eux-mêmes et s’arrêtent dans leur élan plutôt que d’aller vers lui. Ils repoussent toute lumière qui menacerait de devenir la lumière chrétienne. Ils s’interdisent les horizons qui attireraient la vue de ce côté. Le christianisme rayonne de tous côtés. Ils sentent son approche inquiétante. Car les vérités naturelles lui servent de prélude, d’introduction, et l’âme est naturellement chrétienne. Il semble voir des exilés volontaires qui étouffent sur la terre étrangère. L’air respirable pour eux, c’est l’air de la patrie. Mais, dans cette patrie, il faut être citoyens. Or, ils veulent être rois et détestent le seul roi légitime. Ils s’éloignent pour ne pas le voir, mais ils étouffent en s’éloignant. Rappelés par l’intelligence, ils sont écartés par la haine. Ils rôdent alors, comme des malfaiteurs, autour des murs qu’ils se sont fermés, ont peur et besoin de la lumière, font un pas en avant, un pas en arrière, aspirent une bouffée d’air, la rejettent et s’enfuient. Ce qui ressemble à la cité habitable leur plaît. La cité elle-même leur déplaît ; car elle impose à tous ses lois. Dans leur course folle, ils se heurtent de temps en temps le front contre les murs sacrés des palais qui pourraient être à eux, puis s’écartent épouvantés, reviennent encore et regardent avec une haine mêlée de désir les douze grandes portes de la ville qui pourrait devenir leur patrie !

Si le christianisme est d’une nécessité évidente pour l’immense majorité des hommes qui n’ont pas le temps de chercher leur croyance, et qui pourtant ont besoin de croire, il n’est pas moins nécessaire au penseur qui a besoin de croire aussi, qui est un homme aussi, un enfant quelquefois, et qui, livré à lui-même, peut s’attendre à tout, de la part de lui-même. Hégel en est un solennel exemple. Nous ne l’avons pas quitté, même quand nous avons prononcé d’autres noms que le sien. Il représente la synthèse de l’erreur moderne ; il est l’aboutissant des erreurs précédentes ; nous allons le résumer en le quittant, et résumer nos vues sur l’Incarnation, considérée comme synthèse de la vérité.

La contradiction, en tant qu’elle est le mal et le néant, Hégel la regarde comme éternelle, nécessaire et définitivement victorieuse. Il affirme l’identité du bien et du mal, la nécessité, la fatalité de tous les deux. Il appelle harmonie cette chose qui ne devrait pas avoir de nom, et Dieu la substance qui supporte cet accident épouvantable ; aussi promet-il au mal un règne éternel comme au bien. Hégel croit que la collision dont nous sommes les acteurs et les victimes est l’état définitif et nécessaire des êtres. Ayant oublié la liberté de l’homme, il croit le péché nécessaire. Il lui ôte son nom, et par conséquent son caractère ; il en fait une des formes du développement universel. Ayant oublié Dieu, il oublie, en même temps que la différence du bien et du mal, la victoire de l’un sur l’autre, et le triomphe éternel de l’être.

Par exemple :

Nous avons sous les yeux le vice et la vertu. Hégel croit que tous deux constituent l’ordre, le constituent nécessairement, éternellement, à titres égaux. Hégel, chrétien, eût vu la vérité et l’eût vue de bien haut. Non, le péché n’est pas semblable à son contraire. Il est le mal. L’homme qui le commet librement sera puni. Non, le péché n’est pas dans l’ordre, mais il sera réduit à l’ordre dans l’éternité par le moyen de la justice et de la miséricorde.

Si la contradiction devait toujours durer telle qu’elle est aujourd’hui, loin de constituer l’harmonie telle que Dieu la veut, elle en serait la négation définitive. Mais résolue un jour dans l’unité par la sagesse absolue qui encadre le désordre dans un ordre plus large que lui, elle deviendra un accent de l’harmonie immense. Il est faux que le bien et le mal soient identiques ; il est vrai que tous deux peuvent trouver place dans l’ordre absolu. L’enfer sera dans l’ordre où le péché n’était pas, et chaque chose fera sa partie dans le grand concert.

Le jour où les oppositions relatives seront levées à nos yeux, le jour où l’éternelle justice et l’éternelle miséricorde trahiront leur unité en dévoilant leur essence, les contradictions réelles absolues trouveront en Dieu leur destinée écrite, et, sans s’identifier entre elles, s’accorderont avec l’ordre absolu, prenant chacune leur place dans l’harmonie universelle par la vertu une et active de l’infini.

Les oppositions relatives rencontrent une solution absolue.

Les contradictions absolues rencontrent une solution relative.

Réfléchissant à ces choses desquelles dépendra mon avenir humain et mon avenir éternel, sous le regard de Dieu que je ne tromperai pas, engagé dans la chaîne des êtres, appelé à faire un choix, considérant que je suis créé pour la vie et non pas pour la mort, pour la vérité et non pas pour l’erreur, pour l’amour et non pas pour la haine, considérant qu’incapable d’arriver par moi-même au but où je tends, j’ai besoin d’une main qui m’y conduise, je m’adresse à l’Église éternelle.

Cette Église a parlé une parole toujours la même, parce que divine. De saint Pierre à Pie IX elle n’a pas varié : elle ne variera pas. Que les trônes croulent ou s’élèvent, elle parle et parle d’une voix immuable. Par où que je regarde, en avant, en arrière, je suis enveloppé par la continuité de la parole. Je suis d’accord avec mes Pères de Nicée, avec mes Pères de Tolède, avec mes Pères de Laodice, avec mes Pères de Trente. Je suis d’accord avec l’humanité, d’accord avec moi, d’accord avec Dieu qui est plus près de moi que moi-même. Je communie à saint Thomas et à saint Athanase, et à saint Denis l’Aréopagite et à Hiérothée son maître, et à saint Anselme, qui ont cru, comme à Isaac, à Jacob, à Abraham, qui attendaient, comme aux enfants chinois que nos missionnaires baptisent. Je salue la science et la foi qui s’allient dans l’unité. Je prends parti pour la vie contre la mort. Je salue Rome et le Saint-Siége apostolique. Je me prosterne devant l’héritier des promesses faites à saint Pierre, devant le vieillard éternel dépositaire des clefs trois fois saintes, représentant de la lumière incréée et son organe infaillible. J’adhère sans restriction à l’unité de l’Église éternelle. Je lui soumets mon œuvre. Je lui soumets les paroles que je prononce en son honneur.

CHAPITRE VII.
LA RÉDEMPTION.

Nous avons étudié la synthèse dans l’Incarnation. Il est temps de l’étudier dans la Rédemption.

Rien n’est isolé dans ce monde ni dans l’autre. Le courant électrique de la solidarité fait frémir toute la chaîne des êtres à chaque vibration du moindre anneau. Tout donne et tout reçoit. Tout agit et tout réagit. Toute langue humaine a un verbe actif et un verbe passif.

Dans l’ordre primitif sans doute toute créature touchée eût rendu, comme un instrument d’accord, un son harmonieux, et la réaction eût été douce comme l’action. Depuis la chute la nature révoltée a plus de duretés que de douceurs. Rien ne se donne : tout se vend. Dans l’ordre primitif peut-être eût-il fallu appeler passions les douces sensations de l’homme heureux, le parfum que faisait respirer la rose au roi innocent qui s’approchait de sa corolle. Aujourd’hui elle a des épines pour couronner le roi coupable. Alternativement maître et esclave, roi et sujet, grand et petit, fort et faible, vainqueur et vaincu, selon que Dieu lui communique ou lui retire un peu de sa force, l’homme tourne dans une spirale d’actions et de réactions qui lui rappellent tour à tour sa grandeur et sa misère. Qui trouvera le joint entre ces choses ? Qui dira à l’action : Sois humble, passive ? Qui dira à la passion : Sois glorieuse, active, conquérante ? Le suprême accablement est peut-être l’élévation suprême ? La douleur est la chose humaine la plus voisine de Dieu. Je ne connais qu’une parole qui puisse ainsi parler : c’est la croix. En connaissez-vous d’autres ? Les bras et les jambes étendus, en se laissant faire, Jésus-Christ a sauvé le monde. La passion suprême a été l’action par excellence, et la messe, qui reproduit la passion, se nomme l’action.

La farce est jouée, disait en mourant Octave Auguste, empereur du monde. Il avait raison. Qu’avait été la vie d’Auguste, sinon une série d’actes isolés, sans résultat, une dépense inutile, et qu’est-ce qu’une farce, sinon un fait sans but ?

Tout est consommé, disait la vérité en mourant, et la vérité disait vrai. La vie de Jésus-Christ avait été l’acte par excellence ; elle avait réconcilié toutes choses avec Dieu. Elle est la note suprême de la grande harmonie. La croix a consommé l’œuvre. Jésus-Christ sacrement devait se dilater multiple sur la terre. Jésus-Christ sacrifice devait se contracter dans l’unité de Dieu. La croix conciliatrice a résolu le double problème et l’a fondu. En livrant le corps de Jésus-Christ aux hommes, elle l’a par là même rendu à Dieu. Elle a permis au ciel et à la terre la même communion à la même victime, sacrement ici-bas, sacrifice là-haut. Elle est la clef de la Jérusalem éternelle où resplendit dans son unité le corps de l’Homme-Dieu, lumière sans fin d’où partent les rayons qui éclaireront les élus, l’éternité durant. Elle est la clef qui a ouvert le sépulcre où devait fermenter trois jours le grain de froment pour multiplier ensuite sur la terre. La Rédemption est accomplie. Tout est consommé. La dette est payée au ciel, et payée à l’enfer. Satan n’a pas le droit de se plaindre. Il a eu son heure de puissance. Nunc est hora vestra, et potestas tenebrarum. Les ténèbres ont triomphé à leur manière. La lumière l’a bien voulu.

Dieu et l’homme sont deux aimants qui s’attirent d’un côté et se repoussent de l’autre. Dieu appelle l’homme et l’écarte. Il l’écarte, parce qu’il l’aime. Il l’écarte, parce qu’il veut être conquis. La vie et la mort, dans leur tête-à-tête éternel, expliquent le système du monde. Vis fugere a Deo, fuge ad Deum. Le Dieu qui vous appelle vous fournira l’arme destinée à vaincre le Dieu qui vous résiste. Lui résister passivement, tel est le secret de la grandeur. De tout temps, l’homme a rêvé une bataille dans laquelle il vaincrait Dieu. Et certes il ne s’est pas trompé complétement. La vie est cette bataille. Seulement l’homme a mal vu le tableau. Il n’a pas trouvé le point. La lumière ne venait pas d’en haut. Il a choisi pour champ de bataille la haine, au lieu de choisir l’amour. Les Titans, voulant escalader le ciel, n’avaient pas complétement tort. Jésus-Christ invite à la violence et ne promet Dieu qu’à son vainqueur. Celui qui voit tout du même coup d’œil dit de la même voix : Devenez semblables à ces petits enfants ; et : Escaladez le ciel. Prométhée n’avait pas réussi. C’est qu’il avait oublié de s’allier Dieu, cet adversaire adoré qu’il faut supplier en le combattant. Les efforts des hommes, grands et petits, qui ont voulu la conquête sans vouloir le sacrifice, Manfred, Faust, don Juan, ont abouti à l’inutile, au crime, au ridicule. Mais un enfant de douze ans, qui fait sa première communion, peut être utile aux hommes et forcer Dieu à se rendre.

Le point qui sépare les deux espèces de conquérants, le point qui détermine la victoire, c’est l’acceptation du sacrifice. Hoc signo vinces. Il y a une telle gloire à céder, que Dieu même ne se manifeste jamais plus glorieusement qu’en se laissant vaincre : de là le miracle.

Les fautes sont-elles personnelles ? — Oui.

Chacun se sent personnellement responsable. Personne n’a de remords des fautes d’autrui ; cependant chacun se sent fier ou honteux des gloires ou des ignominies de ce qui le touche. D’où viennent chez l’homme ces convictions intimes, naturelles, et en apparence contradictoires ?

L’humanité, qui hait l’injustice, aime pourtant l’idée du juste souffrant et mourant pour tous. Vous pouvez ne pas comprendre ; mais vous ne pouvez pas ne pas voir. Dieu frappe son Fils innocent, qui représente les hommes coupables, et voilà la solidarité. Dieu pardonne aux hommes coupables pour l’amour de son Fils innocent, et voilà, avec la solidarité, le triomphe personnel de l’individu. Je n’explique pas, je constate.

Et que faisait au moment décisif cette victime ? Frappait-elle un grand coup ? Non ; elle le recevait. Et que font les religieux, que font les carmélites ? Rien, n’est-ce pas ? Les paratonnerres aussi perdent leur temps sur les monuments. Supprimons ces pointes de fer. Que faisait Jésus-Christ sur la croix ? Il avait les jambes clouées et immobiles. Je le répète, l’action par laquelle l’Homme-Dieu a fermé le combat et vaincu son Père a été la Passion. Cette attitude de crucifié, signe sensible de l’extrême impuissance, symbole de la Passion, a été l’attitude de la victoire choisie par le triomphateur doux et terrible dont les coups visaient à Dieu. Je ne sais pas si je finirais. La croix est entre le ciel et la terre ; la croix est au centre du temps, au centre de l’espace, au centre même du mouvement. On allait à elle pendant 4,000 ans, on revient à elle depuis 1,800 ans. Les regards de la terre et ceux du ciel se tournent vers la montagne qu’elle a couronnée. Elle est la base de tout, le centre de tout, le sommet de tout ; elle a fondu la science et la vie dans l’unité immense d’une théorie divine réalisée entre le ciel et la terre par un Homme-Dieu.

Comme, dans l’humanité, l’homme représente la liberté et la femme la nature, ainsi, sur le globe habité, l’Orient est la terre de la nature, et l’Occident celle de la liberté. Jésus-Christ, qui fait appel à la liberté pour redresser et reconquérir la nature, meurt en Orient et meurt tourné vers l’Occident. C’est à l’Occident qu’il tend les bras ; c’est à l’Occident que va son regard ; c’est à l’Occident qu’il a construit Rome.

Dans le monde ancien, Rome et la Grèce avaient déjà, au nom de la liberté, vaincu l’Asie, Troie, la Perse, qui représentaient la nature. La nature avait plié sous la force conquérante. C’est en Occident qu’Alexandre avait dompté Bucéphale pour vaincre ensuite le monde.

Le cheval, c’est la nature ardente et indomptée que l’homme dresse, assouplit, excite ou calme comme il veut.

Plus tard, la chevalerie est née en Occident. C’est à l’Occident que la victime expirante laisse la croix ; c’est l’Occident qui le premier arborera cet étendard.

La civilisation et la science ont été léguées d’abord à cette Europe qui devait, la première, recevoir la croix, et les nations qui possèdent la croix sont les seules qui possèdent le paratonnerre ! O altitudo ! L’Occident est le champ de bataille ; mais quand la liberté humaine aura vaincu la nature, alors viendra l’âge de l’intuition. L’Orient viendra sans doute alors et arborera la croix à son tour. Enfin, l’Orient et l’Occident seront réunis dans la vallée de Josaphat, et la croix apparaîtra triomphante, ouvrant le règne éternel de Dieu.

Plus un homme est placé haut, plus il demeure seul.

L’ange de l’isolement frappe tout ce qui s’élève.

Aux élévations de la pensée correspondent souvent les déchirements du cœur. Et pourtant les grands hommes, les grands isolés deviennent les liens qui unissent entre eux les hommes ordinaires. Du fond de leur solitude, ils lancent dans la société humaine les grandes découvertes, les grandes œuvres qui en deviennent le ciment. Transportez cette vérité naturelle dans l’ordre surnaturel et dans le domaine de l’infini. La croix est l’isolement absolu. Pourtant le crucifié réconcilie toutes choses entre elles et attire tout à lui.

Si exaltatus fuero, omnia ad me traham. Il est la synthèse universelle.

Par une légèreté et une ignorance dont les causes mériteraient d’être recherchées, quelques-uns en sont venus à adopter la morale chrétienne, du moins en théorie, et à rejeter le dogme chrétien. Ils ont oublié que la morale chrétienne étant l’expression pratique des vérités dont le dogme est l’expression théorique, admettre l’une et rejeter l’autre, c’est admettre la conséquence et rejeter le principe.

Ici encore Jésus-Christ apparaît comme conciliateur. La contemplation de cet être immense ferait fondre les ténèbres. Le dogme de l’Incarnation est la démarche de Dieu vers l’homme. La morale chrétienne est la réponse complète de l’homme qui retourne à Dieu. Jésus-Christ comme lumière de Dieu est la raison et la substance même du dogme. Jésus-Christ, comme lumière de l’homme, est la raison et la substance même de la loi. En tant qu’il est l’art divin, il préside à la conduite de Dieu. En tant qu’il est la fin dernière, il préside à la conduite de l’homme. Or, sur la croix Jésus-Christ réalise et consomme absolument les desseins de Dieu, et, à la fois il réalise le salut du monde. Il apparaît comme sacrifice. Il apparaît comme sacrement. Il apparaît comme Dieu : Il est le dogme de la Rédemption. Il apparaît comme homme. Il est la sainteté absolue. Prêtre et victime en même temps, il est la vérité absolue, vérité à la fois dogmatique et morale. Omnia in ipso constant.

Il est à remarquer que Dieu se réserve, en général, la science de l’équilibre. Livré à lui-même, l’homme est le paysan ivre de Luther, qui penche tantôt à gauche, tantôt à droite. Jésus-Christ a le secret de l’équilibre, et son nom de pontife en est le signe. En dehors de lui, l’homme penche. Je demande la permission de signaler, à propos de la croix, comme type de l’équilibre, une analogie que je trouve frappante.

L’attraction est la loi du monde. L’attraction est une loi, elle n’est pas une force. Le mot force impliquerait une puissance attachée aux corps, inhérente à eux ; le mot loi indique l’être absolu comme source de toute-puissance.

L’attraction est la loi du monde. Les corps s’attirent en raison directe de leur masse, et en raison inverse du carré des distances. La terre est attirée par le soleil. Mais comme la force centrifuge, laquelle n’est encore qu’une loi, contre-poids naturel de la force centripète, maintient dans l’ordre de l’univers le système de la pondération, la terre prend un terme moyen, et tourne autour de l’astre qui l’attire au lieu de se jeter sur lui. L’homme est attiré par Dieu. Il crie, il hennit vers lui : c’est la force centripète. De l’autre côté, la matière, le fini, le limité l’attire aussi. Il est tombé : sa chute réclame ses droits. Ainsi embarrassé et tiré en sens contraire, que fera l’homme ? Il ira vers Dieu, et la matière sera sa voie ; non pas la matière victorieuse et indomptée, celle-là l’écarterait du but, mais la matière soumise, la chair du Verbe, le médiateur. Sans figure de style, au bord de l’abîme, il rencontrera le pontife. Dans l’ordre primitif, l’homme innocent eût traversé sans douleur. Mais l’homme déchu paye le passage, et le pont est une croix. L’obstacle devient un moyen, suivant l’usage de Dieu.

Poursuivons. L’homme, ayant découvert la loi de notre rotation, s’est dit : Si deux forces peuvent s’unir pour en composer une qui soit la résultante des deux autres, une force peut sans doute aussi se décomposer en deux forces qui, réunies, équivalent à la force unique dont elles procèdent. Puisqu’il y a synthèse, il peut y avoir analyse. Voici un pont suspendu. Posons sur lui une force que nous nommerons x, et ne divisons pas la charge. Le pont sera trop faible. Il ne supportera pas son épreuve. Mais si, profitant de la loi que nous avons constatée, nous pouvons décomposer la force qui tire en bas et faire peser non plus sur un point, mais sur plusieurs, si nous pouvons partager l’épreuve entre les diverses forces de résistance devenues solidaires de l’effort commun, peut-être l’équilibre que nous cherchons sera-t-il réalisé. De là la merveille des ponts suspendus, sublime image de la solidarité.

C’est ici que je fais appel à l’attention de ceux qui croient que le monde visible manifeste et reflète le monde invisible qui en est le type et l’explication.

J’aime mieux indiquer le mystère que de porter la main sur le voile qui le couvre. Souvenons-nous que le pontife, chargé de son épreuve, chargé de sa croix, n’a pas dédaigné un secours humain. Simon le Cyrénéen n’a pas été inutile. Et nous, qui marchons ensemble, côte à côte, sur la route, regardons Celui en qui réside substantiellement la loi de l’équilibre, Celui qui nous a dit de porter les fardeaux les uns des autres, et qui a promis de se trouver là où deux ou trois âmes le prieraient réunies ensemble.

Rattachons cette pensée aux pensées que la croix fait naître. Qu’est-ce que l’épreuve des justes ? C’est la lutte du bien et du mal qui se manifeste en eux.

Avec leur fardeau, ils portent celui des autres. Si nous fixions nos regards sur la réversibilité, l’aspect du monde changerait pour nous. On dit souvent que les méchants prospèrent, que tout leur succède, et que les bons sont traversés dans leurs entreprises. Mais qui réussit ? Qui ne réussit pas ? Savons-nous ce que c’est que réussir ? Qu’est-ce qu’agir ? Qu’est-ce que perdre son temps ? Au moment où vous dites : Je travaille, et cet homme ne fait rien, peut-être c’est vous qui ne faites rien, malgré le mouvement que vous vous donnez : peut-être cet homme immobile vous sauve de la mort et de la damnation : peut-être, pendant que vous dormez, c’est lui qui veille, peut-être il agit comme médiateur. Qui sait si le succès des méchants ne s’explique pas quelquefois par l’absence de la croix ! Absorbés tout entier par le réel, ils ne sont pas traversés par l’idéal. Mais il n’est pas inutile de dire aux hommes bons et mauvais la vérité que voici : La douleur n’est pas la souffrance, et le plaisir n’est pas la joie. La douleur et le plaisir sont deux accidents qui se passent dans notre âme, mais qui ne l’atteignent pas toujours dans sa racine, dans ses derniers retranchements. La joie et la souffrance la pénètrent et l’ébranlent dans ce fond intime que la main de Dieu se réserve peut-être le pouvoir de remuer : ce sont des attouchements profonds, intérieurs et redoutables, supérieurs aux choses sensibles qui leur servent quelquefois d’occasion. Ce sont les mystères de l’âme, ils se passent dans un sanctuaire où l’œil humain ne pénètre pas, et la parole humaine ne peut pas les raconter. La joie est le transport idéal dont a parlé le prophète quand il a dit : Exaltationes Domini in gutture eorum, et la souffrance a arraché à la grande Victime ce cri suprême : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?

Or, voici un fait que je crois incontestable : Ceux-la seuls connaissent la joie, qui ont traversé la souffrance ; la souffrance c’est l’opposition sentie, la joie c’est l’harmonie pressentie. Enfin les saints déclarent (et si leur témoignage nous étonne, qu’importe ?), les saints déclarent qu’ils trouvent la joie dans la souffrance. Cette opposition, si insoluble en apparence, est levée au fond des âmes : elle est levée par la croix, en faveur de ceux qui sont entrés déjà dans le domaine de l’harmonie.

Et ce mot terrible, Croix, y avez-vous réfléchi ? La contrariété n’est-elle pas l’épreuve ? Si les églises de pierre ont, depuis dix-huit siècles, la forme visible de la croix, les âmes humaines, que saint Augustin appelle des temples, n’ont-elles pas la forme idéale de la croix ?

Saint Paul déclare qu’il accomplit ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ. Il leur manque donc quelque chose ? Nous entendons dire tous les jours que Jésus-Christ est la tête, et que l’église est le corps ; mais nous y pensons peu. Nous sommes pourtant en vérité les membres d’un même corps. Cela est ainsi : ce n’est pas, comme vous le croyez peut-être, une phrase, c’est une réalité. Nul homme ne fait mal à un autre homme, sans se faire mal à lui-même. Si la solidarité nous disait quelques-uns de ses secrets, nous tomberions la face contre terre. Nous nous voyons quelquefois agir sur un homme. Mais nous agissons continuellement sur tous les hommes, sans y penser. Nous apercevons quelquefois une des conséquences de l’une de nos actions. Mais cette conséquence, pour être la seule visible, est-elle la seule réelle ? Pensons-nous à ce rayonnement universel de nous-mêmes, de notre âme, de notre corps, de notre action, de nos paroles ? L’univers est une immense plaque photographique, et tout exerce sur tout un reflet mystérieux.

Dans l’ordre physique, nous ne saisissons notre rayonnement que dans le point précis où une plaque préparée le fixe sensiblement. Il est partout cependant, moins visible mais aussi vrai.

Chacun de nous remplit l’univers de son image, et si nous ne nous voyons pas partout, c’est que la chimie ne dresse pas partout d’appareil photographique : l’image est toujours là, c’est la plaque seule qui manque. L’acide pyrogallique révèle le rayonnement ; mais il existe sur la plaque avant lui : il le constate, il ne le crée pas. Dans l’ordre moral, nous ne croyons aux rayons qui partent de nous que là où nous les voyons s’arrêter et agir sensiblement. Nous ne pensons pas que nos âmes, victorieuses des lieux et des siècles, apportent un peu de vie ou un peu de mort à l’autre extrémité du temps et de l’espace, et que des âmes innombrables, qui n’ont avec nous aucun commerce sensible, profiteront de nos victoires ou souffriront de nos défaites.

Les effets de l’électricité, les réservoirs, les décharges, les chocs, les chocs en retour, toutes ces choses qui, soupçonnées plutôt que connues, nous remplissent déjà d’une admiration mystérieuse et terrifiée, ne reproduisent-elles pas ces courants d’une espèce à part, ces courants absolument immatériels qui remplissent le monde ? Ne symbolisent-elles pas ces combats de la lumière qui, incessamment reçue, repoussée, envoyée, renvoyée, cherchée, évitée, reflétée, opère dans le monde des esprits et marche où il lui plaît, suivant les angles qu’elle choisit ? Le télégraphe électrique, pour ne citer que lui, eût paru il y a quelques années l’impossible : ne semble-t-il pas symboliser et indiquer sensiblement certaines choses qui paraissent encore aujourd’hui aux esprits arriérés l’impossible ? Le progrès, dans toutes les directions, consiste à reculer les limites de l’impossible, et pour reculer les limites de l’impossible, la disposition la plus favorable, c’est la croyance au mystère.

L’unité radicale du corps du Christ est une chose profondément ignorée. Elle remplit l’Écriture et nous ne l’y remarquons pas. Celui qui accomplit tout en toutes choses doit, selon toute apparence humaine, être complet lui-même, puisqu’il est la plénitude ; mais toute vérité est mystérieuse, et toute doctrine qui ne s’appuie pas sur le mystère est par là même condamnée. Aussi l’homme porte-t-il en lui deux dispositions qui semblent contradictoires et qui ne le sont pas : l’amour de l’évidence et l’amour du mystère. Or, Jésus-Christ en qui réside substantiellement la plénitude de Dieu, selon saint Paul, attend lui-même, selon le même saint Paul, sa plénitude de l’humanité. Ne dira-t-il pas, au jour du jugement : J’ai eu faim et vous m’avez nourri. Il a donc faim encore ! Le péché, dit l’Écriture, dissout le Christ. En effet, il arrête la formation de son corps, et voici comment. Le corps de l’Homme-Dieu, mis en terre, comme le grain de froment, doit ressusciter multiple, parce qu’il est mort ; mais les frères du Rédempteur, premier-né entre tant de frères, sont héritiers de la rédemption. Que l’homme donc renonce à son rôle de Rédempteur, qu’il refuse de prendre part à l’œuvre, qui est à la fois Passion et Action, qu’il refuse de subir Dieu pour s’assimiler à lui, cet homme refuse d’entrer dans le corps du Christ ; il s’oppose à sa formation ; il le dissout dans la mesure de son pouvoir.

L’ancien monde, ombre et figure, avait pour but, sous le règne de la loi, de former le corps matériel du Christ ; le nouveau monde, plein de vie et de grâce, a pour fin dernière la mission de former le corps idéal du Christ, qui attend de la liberté humaine son achèvement et l’intégrité de ses membres.

Toutes les créatures appartiennent à l’homme, tendent à l’homme, et l’homme tend à Dieu par Jésus-Christ.

Ainsi, Jésus-Christ, Dieu et homme, est la fin dernière de tout ce qui existe, et l’opération de l’univers apparaît simplifiée ; il s’agit de le faire, de l’accomplir, dans un sens très-réel. Veritatem facientes in charitate, faisant la vérité dans l’amour.

Réaliser l’idée par des signes sensibles, continuer l’œuvre de la Vierge Marie, donner naissance au même Verbe par des paroles qui sont des actes, par des actes qui sont des paroles, lever l’opposition, préparer l’harmonie : telle est la loi chrétienne.

Qu’ils soient consommés en un, comme mon Père et moi nous sommes un ! Quand ce cri sortit de la poitrine de Jésus, un instant après, il allait être livré aux bourreaux ; un instant avant, il venait d’instituer l’Eucharistie.

Il prononce alors le cri suprême de l’harmonie absolue, proclamée au sein de l’opposition absolue. Celui qui allait être trahi par ses amis, crucifié par ses ennemis, abandonné de tous, renié par le chef de son Église, et, dans un certain sens, délaissé par Dieu son Père, celui qui allait perdre la figure d’un homme et prendre celle d’un ver de terre, celui dont les soldats allaient se moquer, proclame, en face de Dieu et de l’humanité, la paix faite. Il proclame son unité avec Dieu le Père, l’unité des hommes entre eux, seconde unité, image de la première. Il est un seul Dieu avec son Père, et, afin de se faire un avec les hommes unis, il vient de fonder l’Eucharistie. Il veut être un avec les hommes de la même unité qu’il possède vis-à-vis de Dieu. Mais comment faire ? Tout Dieu qu’il est, comment fera-t-il ? Je vous le dis : il vient de fonder l’Eucharistie, comme pour répondre à la dernière objection ; ce sera le sang de l’Homme-Dieu qui circulera dans les veines des hommes. Commencez-vous à entrevoir, vous qui parlez d’unité, ce que l’union hypostatique a fait du monde ? Cette harmonie immense, proclamée au sein de l’opposition immense, est la fondation de la religion chrétienne. Aussi le médiateur domine de si haut la situation qu’il proclame déjà son œuvre faite, comme s’il oubliait qu’il lui reste à mourir, Opus consummavi.

Et nunc clarifica me tu, Pater, apud temetipsum claritate quam habui, priusquam mundus esset apud te.

Le condamné à mort, qui voit dressé devant lui le gibet des esclaves, réclame de Dieu le Père la splendeur éternelle qu’il possédait dans son sein avant que le monde fût.

En face de l’opposition immense et de l’immense harmonie, je ne connais de réponse possible que le Credo et l’Amen de l’Église. Je crois à la parole de Dieu fait homme, parole condamnée par les hommes, qui fondera l’unité et le royaume à venir. Je crois à la vertu de son sang ; je crois à la prière exaucée de la vie éternelle qui va à la mort ; je crois à la prière exaucée de la lumière glorieuse qui, près de subir la nuit du jardin des Olives, promet à ses cohéritiers les splendeurs de l’éternelle union et de la vision béatifique. Omnia in ipso constant.

CHAPITRE VIII.
LA CROIX.

Ai-je tout dit ? Non. Saint Paul n’a pas cru avoir tout dit au moment où il venait de faire sa profession de foi et sa profession de science, déclarant qu’il ne voulait savoir que Jésus-Christ. Jésus-Christ, principe et fin dernière des choses, ne lui suffit pas. Le Thabor ne lui suffit pas. Il demande une autre montagne. Il ajoute au nom de Jésus-Christ un autre mot ; il veut savoir Jésus-Christ crucifié.

Jetons un coup d’œil sur le monde idéal. Il est, depuis 1800 ans, informé, dominé par un signe étrange qui s’appelle le signe de la croix. Jetons un coup d’œil sur la terre habitée, sur la planète. Le temps et l’espace sont divisés en deux parties. Dans l’une la croix est présente ; dans l’autre, elle est absente.

Le signe de la croix est la distinction entre le ciel et l’enfer. Il est le premier effort de la main de l’enfant, le dernier effort de la main du vieillard, et partout où cela n’est pas ainsi, le ciel n’est pas. Bientôt après, en vertu de cette habitude humaine que j’ai déjà constatée, la terre cède la place à l’enfer, et la civilisation meurt devant la barbarie. Les contrées où la croix ne domine pas les paysages, où nul clocher n’apparaît au voyageur sur la montagne, sont habités par des hommes qui généralement se mangent entre eux.

La croix greffe un Dieu sur un homme, et nulle parole, même la plus exagérée en apparence, ne pourra dire ce qu’elle est.

Néanmoins, puisque la parole nous est donnée, disons d’elle quelque chose.

Le monde a été créé suivant les lois mathématiques aperçues par Dieu dans le Verbe. Le monde a été créé in numero, in mensurâ, in pondere.

In numero. Arithmétique, temps.

In mensurâ. Géométrie, espace.

In pondere. Poids, mouvement, attraction.

Il a été racheté par le même Verbe et suivant les mêmes modes. Il y aurait probablement entre les jours de la semaine créatrice et ceux de la semaine rédemptrice des analogies que Dieu sait.

In numero. Sciens quia tempus venit, nunc es hora vestra. Voici le temps, l’heure. La Rédemption s’accomplit dans le nombre, in numero. Mais cette heure est l’heure par excellence. Elle est l’heure centrale. Mon heure n’est pas encore venue, avait dit le Verbe au moment où il ne faisait encore qu’un miracle. Cette heure est placée au milieu des heures, au centre du temps. Elle résume le temps. L’AGNEAU a été égorgé dès l’origine du monde, et le sacrifice doit se renouveler sur l’autel jusqu’à la fin des temps.

In pondere. Quand je serai là-haut, j’attirerai tout à moi (omnia et non pas seulement omnes. Homines et jumenta salvabis). Je serai devenu le centre et par là l’attraction elle-même, la loi de l’attraction et le fait de la suprême attraction, l’aimant universel.

In mensurâ. Écoutons la géométrie nous parler de la croix. La géométrie, qui est la rigueur même, et qui par là semble ne rien devoir indiquer sans en faire à l’instant l’objet d’un théorème, a encore une fenêtre ouverte sur l’infini.

Examinons rapidement la synthèse universelle.

Quelle est la forme absolue de l’opposition morale ?

C’est l’être infiniment parfait maudit de Dieu. C’est le juste portant le fardeau du péché humain dans sa totalité.

Mais voici une parole de la vérité éternelle :

« Il est entré une seule fois dans le sanctuaire, non avec le sang des boucs et des veaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle. C’est pourquoi il (Jésus-Christ victime sans tache) est le médiateur du Nouveau Testament afin que, par la mort qu’il a soufferte pour expier les iniquités qui se commettaient sous le premier Testament, ceux qui sont appelés de Dieu reçoivent l’héritage qu’il leur a promis. »

Quelle est la forme absolue de l’opposition métaphysique ?

C’est la vie éternelle subissant la mort.

Exanimavit semetipsum. La vie humaine était déjà pour lui un anéantissement. Or, il s’anéantit jusqu’à la mort humaine. Car voici une autre parole :

« Il a plu au Père que toute plénitude résidât en lui, et de réconcilier toutes choses avec soi par lui, ayant pacifié par le sang qu’il a répandu tant ce qui est sur la terre que ce qui est au ciel. »

Jésus-Christ, poussant un grand cri, baissa la tête et expira.

Tout était consommé.

Quelle est la forme absolue de l’opposition géométrique ?

C’est la rencontre de deux parallèles.

Un jour, par ordre du proconsul romain, un arbre fut abattu dans une forêt. C’était un sycomore. Les ouvriers galiléens reçurent l’ordre de le tailler. Ils ne le taillèrent pas sans peine. Il leur fallait réaliser le plan géométrique aperçu par Dieu dans le Verbe qui allait être cloué sur ce morceau de bois. Sur ce bois en effet fut cloué le Verbe fait chair. Le corps fut dressé verticalement : ligne de vie ; les bras furent étendus horizontalement : ligne de mort. Ainsi se résuma le sacrifice qui contient la vie et la mort réconciliées.

Toutes choses s’embrassèrent dans un baiser immense. Car le bois du sycomore fut croisé. Ses lignes, parallèles tant que l’arbre avait vécu, tant que les racines avaient été en terre, se coupèrent à angles droits, à angles égaux. L’arbre prit la forme d’une croix et fut transporté sur la montagne.

La vie et la mort se traversèrent, et, se coupant à angles droits, chantèrent une musique infinie qui entraîna dans le même accord l’essence éternelle et les choses créées, Dieu, l’homme et la nature. Dieu le Père, revenu de sa fuite infinie, ne se repentant plus d’avoir fait l’homme, atteignit et embrassa la création sur cet épouvantable sommet. Il trouva encore une fois son œuvre bonne.

Or, voici un postulatum de mathématique transcendante :

LES PARALLÈLES SE RENCONTRENT A LINFINI.

Omnia in ipso constant. Je le dis avec une sorte de terreur : la vie et la mort se tiennent debout ensemble, cum stant, constant, sur la terre et sous les cieux.

Le panthéisme n’a pas de croix. Sa ligne, c’est la ligne horizontale. La terre s’étend aux regards, isolée et désolée. L’infini est absent. Les créatures sont ensemble, mais elles ne se tiennent pas debout, et aucun Dieu ne les redresse. Du mot chrétien, du grand mot si simple et si complet, constant, peut-être le panthéisme peut-il prononcer la première syllabe cum, avec, stant lui est refusé.

La croix janséniste, qui représente Jésus-Christ les mains levées, viole l’angle droit, ferme les bras du crucifié et l’isole de la nature. La croix janséniste est debout, stat. Mais elle est seule, le cum lui est interdit.

Le panthéisme n’a pas de tête, le jansénisme n’a pas de bras. L’un embrasse sans s’élever, l’autre s’élève sans embrasser.

Dans la croix catholique, Omnia constant. La vie soulève la mort et l’entraîne avec elle aux cieux dans sa course triomphante. Tout s’embrasse, tout s’élève, tout se distingue, tout s’unit.

Unité, reconstruction, plénitude, synthèse, consommation en un, cris de l’homme et cris de Dieu ! Au moment où le Verbe, hypostatiquement uni à la nature humaine, fut attaché à la croix, Dieu continuait à voir dans ce Verbe la Vérité ! Au moment où le Verbe attirait à lui toute créature, consommant dans l’unité toute division, cette croix sur laquelle les hommes clouaient son corps humain figurait géométriquement cette rencontre suprême, cette plénitude, cette fusion qui apercevait Dieu le Père, satisfait dans sa justice, dans sa miséricorde, dans toute sa personne infinie, et se réconciliant avec l’univers en la personne de ce Fils qu’il faisait semblant d’abandonner.

L’opposition absolue était réalisée : par elle se préparait l’harmonie absolue.

Trois jours après, celui qui avait consommé sur la montagne l’harmonie du temps et de l’espace par un sacrifice idéal et réel, ressuscita. Il alla s’asseoir à la droite du Père. C’est là que les élus le contempleront. La foi aura fait place à la vision.

Le Credo sera remplacé par l’Éternel Alleluia, et du symbole que nous chantons en exil il ne restera que la dernière parole : Amen.

Nous verrons face à face Dieu tel qu’il est. Nous verrons face à face l’Être, le Principe, Celui qui Est, Celui dont le nom est ineffable et ne s’écrit qu’en tremblant, Dieu le Père.

Nous verrons face à face Dieu le Fils, le Verbe, la distinction dans l’unité, Celui en qui Dieu le Père contemple éternellement les exemplaires de tous les mondes créés et possibles, le Verbe par qui celui qui Est communique avec ceux qui ne sont pas, le Dieu fait homme, le Dieu fait enfant, le Dieu qui a dormi[4], le Dieu qui a eu une mère, le Dieu qui a prié Dieu, le Dieu qui a pleuré, le Dieu qui s’est incliné vers le néant, le Dieu qui s’est penché sur l’abîme, le Dieu qui a trouvé moyen de faire connaissance avec l’infirmité, avec la peur, avec l’ennui, le moyen de s’anéantir ; enfin nous verrons face à face le Saint-Esprit, l’union du Père et du Fils, leur repos dans l’amour, Celui qui se laisse symboliser par l’huile et qui a dit de frotter d’huile les malades en priant pour que l’harmonie qui s’appelle la santé leur soit rendue, la paix et la joie incompréhensible du Seigneur, l’harmonie immense, infinie, éternelle, absolue, absolument inexprimable, absolument suradorable, l’harmonie enfin, l’harmonie, l’harmonie, l’harmonie.

[4] Le sommeil est le signe caractéristique de la nature sensible.

CHAPITRE IX.
ADRESSE AUX UNIVERSITÉS ALLEMANDES.

Il me reste à exprimer une espérance. Ce livre dit certaines choses. Il en sous-entend certaines autres. Les plus grandes, ce sont les sous-entendues. Son but sera atteint, s’il réunit quelques hommes dans une affirmation précise de la vérité, et il sera atteint surabondamment s’il inspire à ces mêmes hommes, à ces amis dont j’ignore le nom, le sentiment des choses supérieures. O lumière mystérieuse ! ô lumière évidente ! ô chose sublime !

Dieu de Dieu, lumière de lumière, Deum de Deo, lumen de lumine. O vous qui savez tout, faites-nous savoir quelque chose ! O Verbe en qui tout est vie, essence infiniment infinie en qui toute vérité est comprise, ô lumière, je vous adore ! ô lumière, brillez sur nous !

Nous vivons dans une époque où la hardiesse du mal autorise la hardiesse du bien. Les esprits troublés se promènent sans repos, d’une extrémité à l’autre, dans le champ de leurs pensées. Les grands troubles sont favorables aux grands mouvements. Les éléments en fusion se pénètrent mieux. Le jour où l’Allemagne et la France, où la science et la vie se rencontreront dans le christianisme sera un grand jour dans l’histoire du monde. Messieurs les professeurs des universités allemandes, Dieu vous demande votre coopération. Dites à vos maîtres, dites à vos élèves, dites à vos concitoyens, que l’éternel Exilé, celui qui n’a pas où reposer sa tête, le Christ, demande l’hospitalité au peuple germanique.

Vérité absolue prête à s’assimiler toutes les vérités, il les transfigurera dans sa lumière, au lieu de les anéantir. Il sera votre vie et la vie de votre science. Vous avez brisé l’Europe en scindant l’unité.

Une idée germe dans l’intelligence de l’Allemagne. Le bras de la France la traduit en faits. Le monde civilisé imite la France et l’Allemagne. Jusqu’ici vous avez lancé la négation sur le monde ; mais vous l’avez épuisée, et, sous peine de mort, vous rentrerez dans le domaine de l’être. Vous réparerez les maux que vous avez faits. Vous montrerez au monde un peuple catholique, une science catholique. La France vous suivra dans la vie comme elle vous a suivis dans la mort. La science et la foi s’embrasseront. En face des grandes choses qui vous attendent pour éclater, vous ne serez pas retenus, messieurs, par une contrainte indigne de vous, la contrainte de l’habitude, du préjugé, du parti pris. Mandataires de l’Europe, réfléchissez devant Dieu dans la liberté de vos âmes.

L’Église vous attend. Elle porte, depuis la catastrophe qui vous a séparés d’elle, le deuil éternel des mères. Elle répète sur vous les paroles du prophète-roi sur son fils perdu : « Absalon, fili mi, fili mi, Absalon ! » Ézéchiel était en présence d’ossements brisés et glacés, quand il entendit cette parole : « Souffle sur eux, fils de l’homme ; souffle et prophétise. » Il souffla, la vie revint et les morts se levèrent. Votre science est un monceau de ruines gigantesques qui demandent la vie, le souffle de l’Esprit-Saint. Vous changerez en cathédrale le caveau sépulcral où dorment les froides dépouilles de vos aïeux. Écoutez-les. Ils vous disent de leur grande voix que la science et la foi veulent se réunir, que l’avenir du monde est à cette condition, que par vous le XIXe siècle doit racheter les crimes du XVIe, que les petits-fils de ceux qui s’égarèrent ont une œuvre à accomplir, digne de leur génie et digne de leur courage.

Schelling est mort, Hégel est mort, l’Allemagne meurt si elle ne se laisse étreindre dans les bras de l’universel amour, si elle ne réchauffe sa science contre le cœur de la mère universelle, si vous ne levez le drapeau de l’unité dans les métropoles de votre philosophie. Tout s’abat autour de vous. L’arbre que le révolté planta en entrant à Worms a exaucé la prière de cet homme : il a grandi comme sa doctrine, il est tombé comme elle ; l’ormeau de Luther est foudroyé. Worms a entendu le bruit du tonnerre. Schelling a salué de ses derniers regards l’espoir qui se réalisera.

Voulez-vous qu’un cri de paix retentisse de Notre-Dame de Paris à Notre-Dame de Cologne ! Cologne, la ville catholique ! Les murs tant de fois séculaires de sa métropole inachevée ignoreraient peut-être l’apparition du protestantisme, s’ils n’avaient entendu Frédéric Schlegel, célébrant son retour à l’unité catholique, réciter, avec la profession de foi de Pie IV, le Te Deum de la réconciliation ! Par ces idées et par ces souvenirs, par les aspirations de vos plus illustres ancêtres, par la mémoire des grands hommes et par la mémoire des saints, par ce Verbe éternel qui est le lieu des esprits, et qui rend raisonnables les intelligences, j’ose vous prier, messieurs, de résoudre enfin dans l’harmonie cette grande dissonance qui retarde la science et qui désole les âmes.

EXTRAIT
DES ÉLÉMENTS DE THÉOLOGIE
DU BIENHEUREUX HIÉROTHÉE.

« La divinité du Seigneur Jésus est la cause et le complément de tout ; elle maintient les choses dans un harmonieux ensemble, sans être ni tout ni partie ; et pourtant elle est tout et partie, parce qu’elle comprend en elle et qu’elle possède par excellence et de toute éternité le tout et les parties. Comme principe de perfection, elle est parfaite dans les choses qui ne le sont pas ; et en ce sens qu’elle brille d’une perfection supérieure et antécédente, elle n’est pas parfaite dans les choses qui le sont. Forme suprême et originale, elle donne une forme à ce qui n’en a pas ; et dans ce qui a une forme, elle en semble dépourvue, précisément à cause de l’excellence de la sienne propre. Substance auguste, elle pénètre toutes les substances, sans souiller sa pureté, sans descendre de sa sublime élévation. Elle détermine et classe entre eux les principes des choses, et reste éminemment au-dessus de tout principe et de toute classification. Elle fixe l’essence des êtres. Elle est la durée, elle est plus forte que les siècles et avant tous les siècles. Sa plénitude apparaît en ce qui manque aux créatures ; sa surabondance éclate en ce que les créatures possèdent. Indicible, ineffable, supérieure à tout entendement, à toute vie, à toute substance, elle a surnaturellement ce qui est surnaturel, et suréminemment ce qui est suréminent. De là vient (et puissent nous concilier miséricorde les louanges que nous donnons à ces prodiges qui surpassent toute intelligence et toute parole !), de là vient qu’en s’abaissant jusqu’à notre nature, et prenant en réalité notre substance, et se laissant appeler homme, le Verbe divin fut au-dessus de notre nature et de notre substance, non-seulement parce qu’il s’est uni à l’humanité sans altération ni confusion de sa divinité, et que sa plénitude infinie n’a pas souffert de cet ineffable anéantissement ; mais encore, ce qui est bien plus admirable, parce qu’il se montra supérieur à notre nature et à notre substance dans les choses mêmes qui sont propres à notre nature et à notre substance, et qu’il posséda d’une manière transcendante ce qui est à nous, ce qui est de nous. »

(Œuvres de saint Denis l’Aréopagite, traduites du grec ; précédées d’une introduction par l’abbé Darboy, p. 361.)

TABLE.

Introduction
PREMIÈRE PARTIE.
Chapitre premier. Négation de la religion
Chap. II. Négation de la société
Chap. III. Négation de la science
Chap. IV. Négation de l’art
DEUXIÈME PARTIE.
Chap. V. L’Allemagne et le christianisme
Chap. VI. L’incarnation
Chap. VII. La rédemption
Chap. VIII. La croix
Chap. IX. Adresse aux Universités allemandes
Extrait des éléments de théologie du bienheureux Hiérothée.

PARIS. — IMPRIMERIE DE W. REMQUET ET Cie, 5, RUE GARANCIÈRE.