The Project Gutenberg eBook of Les anciennes démocraties des Pays-Bas This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Les anciennes démocraties des Pays-Bas Author: Henri Pirenne Release date: October 11, 2024 [eBook #74562] Language: French Original publication: Paris: Ernest Flammarion Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ANCIENNES DÉMOCRATIES DES PAYS-BAS *** LES ANCIENNES DÉMOCRATIES DES PAYS-BAS _Bibliothèque de Philosophie scientifique_ HENRI PIRENNE PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE GAND LES ANCIENNES DÉMOCRATIES DES PAYS-BAS PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 1910 Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège. Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. Copyright 1910, by ERNEST FLAMMARION. AVERTISSEMENT Le nom de Pays-Bas est employé ici dans son acception ancienne, c'est-à-dire comme désignant l'ensemble des territoires qui constituent aujourd'hui les départements du Nord et du Pas-de-Calais, ainsi que les royaumes de Belgique et de Hollande. Les seules démocraties qu'aient connu ces régions avant nos jours ont été des démocraties urbaines, et l'on ne s'étonnera donc point qu'il ne soit question que de villes dans ce petit livre. Il a fallu y accorder une attention particulière au Moyen Age, où se sont constitués les organismes municipaux dont les temps modernes ont vu la lente désagrégation. Disons enfin que l'on s'est préoccupé avant tout, dans les pages suivantes, d'exposer les causes économiques et sociales qui expliquent la naissance et la chute du système politique si particulier que l'on avait à exposer rapidement et dont on n'a pu indiquer que les traits essentiels. H. P. LES ANCIENNES DÉMOCRATIES DES PAYS-BAS CHAPITRE I L'origine des Villes. I. L'époque romaine et l'époque franque.--II. Châteaux et cités.--III. _Portus_ et immigrants.--IV. La population marchande et ses revendications sociales.--V. Le rôle des gildes. I L'ÉPOQUE ROMAINE ET L'ÉPOQUE FRANQUE. Bien que l'un des caractères les plus saillants des Pays-Bas réside dans le grand nombre de leurs villes et bien que, à toutes les époques de leur histoire la bourgeoisie y ait joué un rôle politique prépondérant, la vie urbaine ne s'y est pourtant développée qu'assez tardivement. La plupart des grandes villes de l'Italie, de la France, de l'Allemagne rhénane, de l'Autriche danubienne sont antérieures à notre ère. Au contraire, ce n'est qu'au commencement du Moyen Age qu'apparaissent Liége, Louvain, Malines, Anvers, Bruxelles, Bruges, Ypres, Gand, Utrecht, etc. Tongres seule jouit sous l'Empire romain de quelque importance. Elle ne la devait d'ailleurs qu'à sa situation dans l'administration provinciale, et, lorsque celle-ci disparut lors des invasions germaniques, elle perdit pour toujours l'influence qu'elle avait pendant quelque temps exercée autour d'elle. Arlon et Namur n'étaient à l'époque romaine que des bourgades de second ordre. Tournai, plus considérable semble-t-il, fut si profondément atteint par la conquête franque qu'il fallut transporter à Noyon le siège diocésain qui y avait été établi et qui n'y revint qu'au XIIe siècle. Ainsi, à de très rares exceptions près, les villes belges et hollandaises de nos jours sont d'origine relativement récente, et il n'y a rien d'étonnant à cela. Situés, en effet, à l'extrémité septentrionale de l'Empire et touchant au monde barbare, les bassins de l'Escaut et de la Meuse se trouvaient à l'écart des grandes voies commerciales et, par cela même, peu accessibles à la vie urbaine que suscite et entretient le trafic. Une seule grande chaussée les traversait, courant de l'Est à l'Ouest, de Cologne à Boulogne. Ses embranchements vers le Sud servaient à exporter les viandes fumées du pays, qui jouissaient d'une certaine réputation, et les tissus de laine fabriqués par les paysans morins et ménapiens. La conquête franque ravagea les provinces de Belgique seconde et de Germanie inférieure, et modifia en même temps, du tout au tout, les conditions qui avaient déterminé jusqu'alors leur développement historique. A partir de l'établissement du _regnum Francorum_, le Rhin cessa de constituer la frontière de l'Europe civilisée. Les peuples germaniques se trouvèrent réunis aux peuples romans dans la communauté d'une même civilisation, et la Belgique, au lieu de la situation excentrique qu'elle avait occupée durant la période romaine, se trouva jouir d'une admirable position centrale dans l'Europe amplifiée. Elle ne constitua pas seulement le point de contact entre les deux grandes nationalités (romane et germanique) qui devaient faire la civilisation du Moyen Age, c'est encore à travers son territoire que s'accomplirent pour une bonne part, les échanges de toute sorte, échanges intellectuels comme échanges matériels, qui s'opérèrent de l'une à l'autre. Dès l'époque carolingienne, son isolement a cessé et elle apparaît comme une des contrées les plus vivantes et les plus prospères de l'Occident. Elle se couvre de monastères et de grands domaines, en même temps que la prédilection de Charlemagne pour le séjour d'Aix-la-Chapelle, fait d'elle, si l'on peut ainsi dire, la banlieue du palais impérial. Tous ceux qui, des divers points de la chrétienté, se dirigent vers le souverain, sont contraints de la traverser. Les denrées de toutes sortes nécessaires au ravitaillement de la cour sont transportées sur ses fleuves, et c'est encore par ceux-ci que les monastères des régions du Nord faisaient venir des collines de la Moselle le vin qu'il leur était impossible de produire sous leur ciel froid et brumeux. Dans l'Europe tout agricole de ce temps là, la Belgique, certainement en avance sur les contrées voisines, présente le spectacle d'un commerce relativement développé. Quentovic (Étaples) à l'embouchure de la Canche, Tiel, Utrecht et Durstede sur le Rhin inférieur sont, dans le Nord, les ports les plus importants de la monarchie carolingienne. Valenciennes et Maestricht, situés aux endroits où la vieille chaussée romaine coupe le cours de la Meuse et celui de l'Escaut, deviennent des stationnements de barques et des lieux d'hivernage pour les marchands. Enfin, l'abondance des ateliers monétaires prouve que l'usage du numéraire, signe irrécusable du développement économique, se fait une place de plus en plus grande à côté de l'antique système des échanges en nature. Malgré la rareté de nos documents, nous pouvons apercevoir aussi, dès le IXe siècle, les symptômes d'une activité industrielle assez développée. Dans les prairies humides de la côte, la draperie des Morins et des Ménapiens se ranime, et ses tissus, transportés au loin par les barques de Quentovic, de Tiel et de Durstede propagent jusqu'au pied des Alpes la réputation des «manteaux frisons». Le travail du métal commence à se développer dans la vallée de la Meuse, à Huy et à Dinant. C'étaient là les manifestations d'une activité qui devait être bientôt interrompue. La situation géographique des Pays-Bas, en même temps qu'elle favorisait leur commerce, les exposait aussi aux attaques du dehors. Nulle part, peut-être, les invasions des Normands n'accumulèrent plus de ruines que dans cette région si largement ouverte sur la mer par les estuaires de ses fleuves. De 820 à 891, elle fut ravagée de fond en comble, et quand la victoire d'Arnoul de Carinthie à Louvain l'eut enfin débarrassée des pillards, ses ports n'existaient plus, et les étapes établies par les marchands le long de ses cours d'eau avaient disparu. Du progrès social accompli au début du IXe siècle, il ne restait rien. II CHATEAUX ET CITÉS. Pendant l'anarchie à laquelle il venait d'être en proie, le pays avait changé d'aspect. La nécessité de se défendre contre les barbares y avait fait élever de toutes parts des fortifications que les documents de l'époque désignent sous le nom de _castra_, c'est-à-dire de châteaux. Très différents des tours et des donjons dans lesquels les barons commencent dès lors à habiter, ces châteaux rappellent d'assez près les acropoles antiques ou les _oppida_ des Gaulois et des Germains. Ce sont des enceintes de pierre destinées à servir de refuge à la population et à mettre à l'abri d'un coup de main soit une abbaye, soit une résidence princière, soit la «cour» centrale de quelque grand domaine. Leur forme est très simple: une courtine flanquée de tours, disposée en plan carré et entourée d'un fossé. A l'intérieur, des bâtiments claustraux, une église, des greniers, des habitations pour les serviteurs laïques ou ecclésiastiques, le clergé et une petite garnison permanente (_milites castrenses_). Ce furent les comtes, en train de se transformer à cette époque, grâce à la faiblesse du pouvoir royal et au désordre des institutions, en princes territoriaux, qui prirent partout l'initiative de ces travaux de défense. Eux seuls possédaient l'autorité nécessaire pour contraindre les populations rurales à bâtir les châteaux et pour diriger une œuvre dont le détail nous échappe, mais qui fut poursuivie avec une activité singulière. De leur côté, les évêques ne restaient pas inactifs. Le siège épiscopal de Tongres, transféré à Maestricht au IVe siècle, avait été établi par Saint-Hubert, vers 710, dans une bourgade proche de la _villa_ carolingienne de Herstal, à Liége (_Leudicus vicus_, _Leodium_). Sous les règnes de Charlemagne et de Louis le Pieux, cette résidence ecclésiastique fut embellie par ses prélats. Au milieu du IXe siècle, s'y élevaient déjà deux basiliques et un moustier de chanoines. L'évêque Hartgar (840-856) y édifia un palais fort admiré des contemporains, et où se réunissait une petite cour de lettrés. Mais les Normands parurent et la cité naissante devint la proie des flammes (881). Le Xe siècle la vit se relever de ses ruines. Richer (920-945), puis Éracle (959-971) rebâtirent les églises et le palais. Notger (972-1008) compléta leur œuvre. Sous son règne, Liége acheva de s'entourer d'une solide ceinture de murailles. Des travaux analogues furent entrepris vers la même époque à Cambrai, par l'évêque Dodilon (888-901), à Utrecht et à Tournai. Princes laïques et princes ecclésiastiques collaborèrent donc, durant tout le Xe siècle, à la construction d'enceintes défensives. Le peuple ne prit ici aucune initiative. Il se laissa diriger par l'autorité publique et seconda ses efforts parce qu'ils répondaient à l'utilité sociale. De distance en distance s'élevèrent à travers la campagne des endroits de refuge et tout naturellement, en un temps où le besoin de protection était le premier des besoins, les habitants des alentours s'accoutumèrent à considérer comme leurs chefs-lieux ces forteresses tutélaires. Tels sont, dans les diverses contrées des Pays-Bas, les premiers commencements de l'histoire municipale. Ils furent déterminés, on le voit, par des nécessités d'ordre militaire. Pourtant les châteaux du Xe siècle n'en sont pas moins les ancêtres des villes futures. Non seulement ils marquèrent l'emplacement qu'elles devaient occuper[1], mais l'organisation qui se développa dans l'enceinte de leurs murailles présente déjà, à certains égards, un caractère urbain. [Note 1: Cela n'est complètement vrai que des châteaux construits par les princes laïques. Pour les cités épiscopales, il faut tenir compte en outre de l'organisation ecclésiastique, qui avait décidé de leur emplacement.] La civilisation purement agricole qui, après la chute de l'Empire romain, régna pendant de longs siècles dans l'Europe Occidentale, avait naturellement exercé son influence sur toutes les institutions. La sédentarité des fonctionnaires avait disparu avec les villes. Comme le roi lui-même, voyageant sans cesse entre ses diverses résidences, tous les fonctionnaires étaient itinérants. Il n'y avait pas de capitale au centre de l'État; il n'y avait pas de chefs-lieux dans ses circonscriptions. Les provinces (comtés) ne constituaient que de vastes districts ruraux, parcourus constamment par les comtes qui y rendaient la justice, y levaient les impôts, y convoquaient les milices, qu'ils conduisaient eux-mêmes à l'armée. Seuls, les centres de l'organisation religieuse et de l'organisation domaniale possédaient un personnel permanent de clercs ou de moines pour les uns, de maires, de «ménestrels» (_ministeriales_), de serfs domestiques[2] pour les autres. On rencontrait des cités épiscopales, des palais royaux, des _ville_ seigneuriales: mais toute trace avait disparu de l'administration à forme municipale de l'époque romaine. [Note 2: On sait qu'on appelle ainsi les serfs nourris dans la maison du maître, par opposition aux serfs attachés à la glèbe.] L'apparition des _castra_, au Xe siècle, fit renaître quelque chose d'analogue. Les princes territoriaux qui avaient construit ces forteresses ne pouvaient manquer de les utiliser pour le gouvernement de leurs terres. Par elles réapparut, bien faiblement encore et bien incomplètement, ce principe de la sédentarité administrative, qui est inséparable de toute civilisation avancée. Bientôt les châteaux ne furent plus de simples lieux de refuge: le commandant de leur garnison, le châtelain, devint un fonctionnaire chargé de surveiller et de régir, au nom du prince, la région environnante. Dès la fin du Xe siècle, en Flandre, on le voit pourvu d'attributions judiciaires et financières, à côté de ses primitives attributions militaires. Le château servit également à la réunion des échevins des alentours. De très bonne heure, on construit à leur usage, dans celui de Bruges, une maison scabinale. C'est encore au château que s'accumulent les produits des domaines possédés par le prince dans la région environnante, et que les paysans acquittent les taxes en nature destinées à la subsistance de la garnison. Ils y viennent aussi à époques fixes pour assister aux «plaids généraux» et, en cas de besoin, pour réparer les murailles ou curer les fossés, corvées obligatoires imposées par l'autorité publique pour l'entretien d'un bâtiment public. Le château est de plus l'endroit de perception d'un tonlieu levé sur les chariots qui le traversent ou sur les bateaux passant par la rivière qui baigne ses remparts. Enfin, on y établit un marché hebdomadaire, moyen de ravitaillement indispensable à sa population. Cette population, faut-il le dire, n'est pas encore une population de bourgeois, dans le sens du moins où l'on entendra ce mot dans les siècles suivants. Bien loin de s'adonner à l'exercice du commerce ou de l'industrie, elle ne produit rien, et, au point de vue économique, son rôle est celui d'un simple consommateur. Elle se compose de quelques douzaines d'individus, fonctionnaires, soldats, serviteurs de toute sorte. Son activité a moins pour objet le château lui-même que la châtellenie qui l'entoure. A vrai dire, le château n'a même de raison d'être que par rapport à celle-ci, dont il est le centre militaire et administratif. Il constitue une sorte de local ouvert aux gens du dehors, qui lui donnent une animation permanente, mais qui ne l'habitent pas. Les paysans qui y amènent les récoltes des domaines princiers, les receveurs et les maires qui viennent y rendre leurs comptes aux «notaires» du prince, les échevins territoriaux qui y siègent à la maison scabinale ne résident point dans ses murailles. C'est de la châtellenie qu'ils viennent, et c'est dans la châtellenie qu'ils retournent après s'être acquittés de leur mission, si bien que le château ne nous apparaît en définitive que comme un lieu de passage pourvu d'un certain nombre de gardiens à poste fixe. Ce spectacle, que l'on peut constater au Xe et au XIe siècle à Gand, Bruges, Ypres, Furnes, Lille, Bruxelles, Louvain, Valenciennes, etc., se retrouve en ses traits essentiels dans les «cités» épiscopales d'Utrecht, de Liége, de Cambrai. Là aussi, l'administration se développe et se complique, mais là aussi on est encore bien éloigné d'une véritable existence urbaine. La «cité», toutefois, l'emporte sur le château par sa population plus dense et par le rayonnement plus grand qu'elle exerce autour d'elle. La résidence perpétuelle de l'évêque et de sa cour, les clercs de plus en plus nombreux qui desservent la cathédrale et les autres églises, les moines des abbayes groupées au centre du diocèse y entretiennent un mouvement plus intense et y réquisitionnent plus largement leur subsistance au dehors. De plus, les nécessités de l'administration ecclésiastique y attirent continuellement, de tous les points de l'évêché, une quantité de personnes. Que l'on ajoute à cela les plaideurs cités devant le tribunal de l'official, les maîtres et les élèves des écoles, et c'en sera assez pour se convaincre de la supériorité des «cités» épiscopales sur les _castra_ laïques. Mais c'est là une simple différence de degré. Au fond, leur nature est la même. Les unes comme les autres font penser à ces forts et à ces «blockhaus» élevés par les Français ou les Anglais, au XVIIIe siècle, dans les prairies de l'Amérique du Nord et les forêts du Canada. Comme eux, ce sont essentiellement des postes militaires et des postes administratifs. III PORTUS ET IMMIGRANTS. Il devait cesser bientôt d'en être ainsi. Les Normands disparus et la sécurité rétablie, le mouvement commercial que nous avons observé aux premiers temps de l'époque carolingienne, dans les bassins de l'Escaut et de la Meuse, ne pouvait tarder de s'y ranimer. Les vieux ports du IXe siècle, il est vrai, Quentovic, Tiel et Durstede, ne se relevèrent pas de leurs ruines. Mais de nouveaux centres économiques ne tardèrent pas à paraître et ils jouirent cette fois d'une prospérité durable. Grâce à leur excellente situation géographique, les Pays-Bas virent l'activité commerciale se développer chez eux de meilleure heure que dans la plupart des autres contrées situées au Nord des Alpes. La grande étendue de leurs côtes, le voisinage de l'Angleterre, les trois fleuves profonds qui les traversent et qui les rattachent par des routes naturelles l'un au Sud de l'Allemagne et aux cols donnant accès à l'Italie, l'autre à la Bourgogne et au couloir de la Saône et du Rhône, le troisième à la France centrale, les destinaient à jouer, dans le bassin de la mer du Nord, le même rôle que Venise, Pise et Gènes dans ceux de la Méditerranée et de l'Adriatique. Ils constituèrent, dès le Xe siècle, le point de jonction des deux grands courants du trafic européen. Par le cabotage de la mer du Nord et de la Baltique, ils se trouvèrent en contact avec les négociants orientaux qui, à travers la plaine russe, circulaient entre la Crimée et le golfe de Botnie, tandis que les marchands italiens, dans leurs voyages vers le Nord, y aboutissaient naturellement. Si faible qu'ait pu être encore au Xe siècle le mouvement du commerce international, il se trouva donc plus fécond que partout ailleurs dans les plaines de Belgique. Sous son influence salutaire, le régime économique figé jusqu'alors dans l'immobilité d'une vie agricole sédentaire et locale, s'assouplit et se réveille. La carrière aventureuse du marchand commence à attirer les plus entreprenants des serfs domaniaux. Les pauvres, si nombreux à cette époque où la terre seule peut nourrir l'homme et où il n'y a pas assez de terre pour chacun, voient se présenter à eux de nouveaux moyens d'existence: le halage des barques, la conduite des chariots, le déchargement des marchandises. De plus en plus nombreux, ils obéissent à l'attraction toujours plus forte que le commerce, en se développant, exerce autour de lui. Cette attraction part de foyers déterminés tout naturellement par le relief du sol, la direction ou la profondeur des cours d'eau. Ils se constituent d'eux-mêmes aux nœuds, si l'on peut ainsi dire, du transit régional. On en rencontre au fond des golfes (Bruges), là où une route vient croiser le cours d'un fleuve (Maestricht, Valenciennes), au confluent ou à proximité du confluent de deux rivières (Liége, Malines, Gand), ou encore au point où une rivière cessant d'être navigable, les bateaux qu'elle porte doivent nécessairement être déchargés (Louvain, Bruxelles, Douai, Ypres). La circulation commerciale éparpille ses étapes par le pays. Débarcadères, stations d'hivernage et relais fixent bientôt autour d'eux des agglomérations d'hommes qui, rompant les liens qui les ont jusqu'alors attachés à la terre, deviennent les artisans inconscients du progrès social. Les documents de l'époque donnent à ces endroits des noms caractéristiques. Ils les appellent _emporium_, c'est-à-dire entrepôts, ou plus souvent, et d'un mot qui fera fortune, _portus_. Depuis longtemps, on désignait ainsi un lieu par lequel, grâce aux avantages de sa situation, passent habituellement les marchandises[3]. Mais, à partir du Xe siècle, le _portus_ n'est plus seulement un passage: c'est le groupement permanent des individus massés en un lieu de passage. Son nom est dans les Pays-Bas le nom le plus ancien qu'aient porté les agglomérations urbaines. Durant tout le Moyen Age, en néerlandais, une ville s'est appelée _poort_ et un bourgeois, _poorter_. [Note 3: Sur ceci, cf. H. PIRENNE, _Villes, marchés et marchands au Moyen Age. Rev. hist._, t. LXVII (1898), p. 62 et suiv.; _le même: Les villes flamandes avant le XIIe siècle. Ann. de l'Est et du Nord_, t. I (1905), p. 22 et suiv.] Par une rencontre étrange à première vue et qui n'a rien pourtant que de très naturel, c'est au pied des châteaux et des cités épiscopales dont nous parlions tout à l'heure, que les _portus_ vinrent se former, au cours du Xe siècle. Sans doute ce ne fut point là une règle sans exception. Les forteresses, les monastères, les sièges diocésains situés à l'écart des voies du trafic ne virent point se masser autour de leurs murs les jeunes agglomérations marchandes[4]. Cette fortune n'échut qu'à ceux-là seuls dont l'emplacement répondait aux nécessités commerciales. Et ce fut le cas de la plupart d'entre eux. Les endroits qui se prêtent le mieux à la défense d'un territoire sont, en effet, ceux aussi vers lesquels se dirige naturellement la circulation des hommes et des choses. Les chemins stratégiques sont tout à la fois les chemins du commerce et il en résulta que, marqués les uns et les autres par la nature, les _castra_ et les _portus_ se rencontrèrent aux mêmes points. [Note 4: Ce fut le cas pour Térouanne qui, bien que siège d'un évêché, resta toujours une bourgade sans importance à cause des conditions désavantageuses de sa situation.] Personne d'ailleurs n'éprouvait plus impérieusement que les marchands le besoin de protection. L'abri que les enceintes emmuraillées pouvaient fournir en temps de guerre était surtout précieux pour des gens dont tout l'avoir consistait en biens meubles, et que chaque guerre menaçait d'une ruine complète. Aussi, s'il arriva parfois qu'un _portus_ s'établit en rase campagne, on ne tarda guère à le reporter dans le voisinage du _castrum_ le plus proche. C'est ce que l'on peut constater pour celui de Lambres, près de Douai, et rien ne nous permet de croire que cet exemple soit isolé. Ainsi donc le Xe siècle vit se constituer dans les diverses régions des Pays-Bas, sauf dans les contrées solitaires et inaccessibles de l'Ardenne, un grand nombre d'agglomérations en partie double. Deux éléments complètement différents par leur nature: le _castrum_ (ou la cité) et le _portus_ s'accolèrent l'un à l'autre. Quelles que soient les différences locales, le spectacle au fond est partout le même. On peut seulement constater qu'il est un peu plus compliqué dans les cités épiscopales. Ici, en effet, le périmètre plus étendu des murailles permit, semble-t-il, aux marchands de s'installer non point à l'extérieur, mais, du moins au début, à l'intérieur même de l'enceinte. Entre l'ancienne population et la nouvelle le contraste est aussi éclatant qu'il est possible. La première, composée de militaires, de clercs, de fonctionnaires, de serviteurs, consomme, on l'a vu, sans rien produire, et d'ailleurs ne s'augmente pas. La seconde, perpétuellement alimentée de nouveaux arrivants, s'adonne tout entière à l'exercice du commerce. Au lieu d'être entretenue par les prestations qu'elle reçoit du dehors, elle ne subsiste que par son travail. C'est, dans la pleine acception du mot, une colonie[5], et, comme dans toute colonie, les immigrants dont elle s'accroît sont des chercheurs de fortune, des aventuriers, des hommes entreprenants et actifs. Le _castrum_ n'avait été pour les gens de la campagne qu'un refuge momentané, que le siège d'un marché hebdomadaire, que l'emplacement d'un sanctuaire vénéré. Ils y passaient, ils n'y résidaient pas. Le _portus_, au contraire, retient tous ceux qui viennent y tenter un nouveau genre de vie. Il ne se juxtapose pas seulement au château, comme un faubourg à une ville: il s'en différencie par l'origine de ses habitants, par leurs occupations habituelles, par leur condition juridique. [Note 5: Des textes du XIe siècle donnent le nom de _colonia_ à Bruges et à Dinant.] En effet, dès l'origine, sa population apparaît comme une population d'hommes libres. Formée d'immigrants venus de toutes parts, ayant abandonné leurs familles et les domaines sur lesquels ils avaient vécu jusqu'alors, elle constitue un groupement d'inconnus, une foule anonyme, au milieu de laquelle il est impossible de reconnaître le _status_ primitif de chacun de ses membres. Sans doute, puisqu'ils viennent de la campagne et que la servitude est alors la condition habituelle de la classe rurale, beaucoup d'entre eux sont fils de serfs. Mais comment le savoir s'ils ne le dévoilent eux-mêmes? Il peut bien arriver, et il arrive, qu'un propriétaire des environs, passant par l'agglomération marchande, y découvre un de ses hommes et le réclame. Mais de tels incidents sont rares. Car l'étranger, l'homme du dehors, n'a point d'état civil, et, n'en ayant point, il est traité comme un homme libre, puisque la servitude ne se présume pas. En somme, les premiers habitants des villes naissantes n'eurent point à revendiquer la liberté. Elle leur vint d'elle-même et tout simplement, en vertu des circonstances sociales de l'époque. Ce n'est qu'à la longue, et beaucoup plus tard, qu'elle constituera pour eux un droit. Elle a commencé par n'être qu'un fait. IV LA POPULATION MARCHANDE ET SES REVENDICATIONS SOCIALES. Les documents contemporains comprennent sous le nom de _mercatores_ les premiers habitants des colonies marchandes. Il faut se garder de donner à ce mot son acception moderne. Les «marchands» des _portus_ du haut Moyen Age ne constituent évidemment pas une classe de commerçants spécialisés. On doit les considérer comme un groupe de gens s'occupant pêle-mêle de vente et d'achat, de production et de transport. On trouve parmi eux les conditions les plus diverses. Les plus heureux ou les plus habiles possèdent des barques et des chevaux et passent la plus grande partie de l'année en lointains voyages, tentant la chance sur les marchés, et, à travers les péripéties d'une existence vagabonde et périlleuse, amassant une fortune considérable ou disparaissant dans quelque rencontre, périssant dans quelque rixe obscure[6]. D'autres sont de modestes porte-balles, des colporteurs fréquentant les châteaux ou les cités des alentours. D'autres encore, boulangers, brasseurs, tanneurs, etc., nous apparaissent comme de simples artisans. Et, de très bonne heure, dans un certain nombre de villes, ces artisans se divisent en deux groupes. Les uns s'occupent de la fabrication des objets indispensables à la subsistance de la population locale; les autres travaillent pour les marchands-voyageurs qui exportent au loin leurs produits. En Flandre, dès le milieu du XIe siècle, les tisserands ruraux s'agglomèrent déjà dans les villes et y constituent les premiers éléments de cette classe ouvrière dont nous aurons si souvent à nous occuper dans la suite. Ajoutons enfin à tout cela des bateliers, des domestiques libres occupés au service des marchands, des débardeurs, bref tout le personnel nécessaire à l'exercice du trafic et subsistant grâce à lui. [Note 6: C'est à tort certainement que M. BUCHER, _Die Entstehung der Volkswirtschaft_, 2e édit., p. 90, et M. SOMBART, _Der moderne Kapitalismus_, t. I, p. 219, ont nié la possibilité de fortunes considérables pendant les premiers temps de l'évolution urbaine. Les sources de l'époque nous parlent de _mercatores ditissimi_ et nous donnent même des détails assez précis sur l'origine de la richesse de certains d'entre eux. Voy. H. PIRENNE, _Villes, marchés et marchands_, p. 64, 65. Malheureusement, les chroniqueurs de l'époque, tous gens d'Église, s'intéressent trop peu à la vie commerciale pour que l'on doive s'étonner de ne pas trouver chez eux autant de renseignements que l'on voudrait. Il faut tenir compte aussi de ce que la chance a dû jouer un grand rôle dans la formation des fortunes commerciales.] La ville naissante, le _portus_ est donc un lieu permanent de commerce. Ce n'est pas, comme on l'a cru parfois, l'existence d'un marché de semaine ou celle d'une foire, qui lui a donné naissance. Le marché ou la foire sont intermittents; ils n'existent que par l'afflux momentané d'acheteurs et de vendeurs venus de l'extérieur et qui se dispersent soit après quelques heures, soit après quelques jours. Tout au contraire, le _portus_ ne se soutient que par une activité commerciale ininterrompue. Il est le produit de la circulation même des marchandises. Il naît spontanément du transit régional. Son apparition est un phénomène analogue à celui qui, de nos jours, fait surgir tant d'agglomérations nouvelles au croisement des grandes lignes de chemin de fer, autour des puits de mine ou des sources de pétrole. Endroit permanent d'échanges, centre d'une activité économique nouvelle et contrastant avec la civilisation agricole et immobile au milieu de laquelle il se développe, il doit nécessairement obtenir un régime qui lui soit approprié. Les marchés et les foires, pendant le peu de temps qu'ils durent, sont placés sous la protection d'un droit d'exception et jouissent d'une paix spéciale[7]. Cette paix spéciale, le _portus_, foire et marché perpétuel, en jouira donc aussi, mais il en jouira perpétuellement. Elle lui est d'autant plus nécessaire que sa population, composée d'hommes venus de toutes parts, arrachés à leur milieu traditionnel, ne peut être maintenue dans l'ordre que par une autorité impitoyable. Pour réfréner la brutalité des instincts, des châtiments cruels sont indispensables. Le vieux système des amendes et des compositions ne suffit plus. On doit organiser une sorte d'état de siège, et l'on retrouve dans les plus anciens monuments du droit urbain des traces significatives de la justice sommaire qui a dû régner de bonne heure au sein des agglomérations marchandes[8]. [Note 7: Voir pour ceci le remarquable ouvrage de M. P. Huvelin, _Essai historique sur le droit des marchés et des foires_. Paris, 1897.] [Note 8: Cf. de nos jours en Amérique la loi de Lynch, phénomène en somme analogue.] Il en va du droit civil comme du droit pénal. Comment le groupe marchand pourrait-il se maintenir et se développer sous l'empire des coutumes formalistes qui ont suffi jusqu'alors à une population toute rurale? A la procédure naïve et compliquée, aux modes antiques du gage, du prêt, de la saisie, se substitue un droit plus simple et plus rapide. Par la pratique journalière du commerce, s'élabore une coutume nouvelle, un _jus mercatorum_, qui réagit nécessairement sur les vieilles coutumes territoriales et, dans le _portus_, en modifie peu à peu le caractère. Répression sévère en matière pénale, procédure rapide en matière civile, tels sont les besoins primordiaux de la population urbaine, et telles sont aussi ses revendications les plus anciennes. Elles vont de pair avec d'autres besoins et d'autres revendications qui en découlent. Tout d'abord, le changement du droit entraîne un changement correspondant de l'organisation judiciaire. Il est évident que les antiques échevinages carolingiens, recrutés dans le plat-pays et s'assemblant périodiquement entre les murailles des châteaux, ne peuvent plus servir d'organes à la coutume des _portus_. Il faudra donc créer pour ceux-ci une cour de justice spéciale, dont les membres seront nécessairement choisis parmi leurs habitants. Et l'administration financière ne devra pas moins se renouveler que l'administration de la justice. Le commerce ne s'accommode point d'un système élaboré en pleine économie rurale et fait pour une époque où les échanges en nature l'emportent de beaucoup sur la circulation monétaire. La taille arbitraire, les prestations brutales du tonlieu deviennent insupportables dans le milieu marchand. La fortune mobilière naissante résiste à des institutions fiscales faites pour un temps où la terre était la seule richesse. Le besoin d'une réforme, ici encore, se fait impérieusement sentir. La condition personnelle des individus enfin, doit, elle aussi, s'adapter aux conditions d'existence de la population marchande. Jeunes et célibataires pour la plupart, les immigrants des _portus_ furent forcés de prendre leurs femmes dans les campagnes voisines ou dans le «château». Mais à la campagne et dans le château, la servitude est la condition normale du peuple. Ce sont donc des serves que forcément les hommes du _portus_ vont épouser. Et qu'arrivera-t-il si, leur appliquant le droit traditionnel dans toute sa rigueur, le maître de leurs compagnes réclame les enfants qu'elles auront mis au monde?[9] Sans doute, jusqu'alors personne n'a protesté contre la coutume qui partage la descendance de deux non-libres entre leurs seigneurs respectifs. Si exorbitante qu'elle paraisse, elle était en réalité très naturelle. Les serfs d'un domaine épousaient les serves du domaine voisin, et le partage des enfants ne consistait, en somme, que dans le partage de leur travail et laissait subsister la famille. Mais, ce qui avait été admissible dans le milieu rural et servile, cessait de l'être dans le milieu urbain. Le paysan avait pu tolérer que la loi domaniale sous laquelle il vivait atteignît aussi sa lignée. Pour le marchand, l'idée même d'une telle ingérence devait paraître insupportable et monstrueuse. Sa femme, en l'épousant devait devenir libre comme lui, ses enfants naître libres. La coutume, devant le groupe social nouveau qui surgissait au sein de la nation et auquel elle n'était point applicable, devait céder encore. [Note 9: On sait que la condition de l'enfant suit celle de la mère: _partus ventrem sequitur_.] Ainsi, du simple fait de l'apparition de groupements marchands sous les murailles des châteaux, va découler une longue série de conséquences sociales. Sous la pression de la nécessité s'élabore confusément tout un programme de réformes. Sans théorie préconçue, sans l'excitation du moindre idéalisme, des besoins nouveaux réclament leur satisfaction. Ils tendent à bouleverser tout le droit et toute l'administration de l'époque. Jamais peut-être, sauf à la fin du XVIIIe siècle et de nos jours, la civilisation ne s'est trouvée en présence d'une rénovation aussi profonde. Jamais non plus les circonstances économiques n'ont agi plus activement et plus directement sur elle. V LE ROLE DES GILDES. On ne comprendrait pas comment le droit urbain a pu triompher--et triompher en somme assez facilement,--si l'on ne s'avisait point de deux circonstances qui ont favorisé ses progrès: tout d'abord, la plasticité des institutions à l'époque de sa naissance, ensuite la liberté dont les autorités constituées l'ont laissé jouir à ses débuts. Un droit coutumier, non écrit, traditionnel et rudimentaire, une administration de forme patriarcale et confiée à des officiers héréditaires, l'un et l'autre faits pour une civilisation très simple, se trouvaient incapables de s'imposer aux manifestations nouvelles de l'activité sociale qui surgirent avec la renaissance du commerce. Les princes, de leur côté, ne songèrent pas à entraver un mouvement qui, loin de les menacer, tournait plutôt à leur avantage en augmentant leurs ressources dans la mesure même où l'essor du trafic rendait leurs tonlieux plus productifs. Tous, laïques ou ecclésiastiques, ne manquent pas de prendre sous leur sauvegarde les marchands traversant leur terre: depuis le commencement du XIe siècle, les paix de Dieu comme les paix territoriales les placent sous la protection de l'Église ou sous celle des hauts justiciers. En revanche, dans les territoires laïques du moins, on ne voit pas le pouvoir politique intervenir dans l'organisation des colonies marchandes. Pendant tout le Xe siècle et la plus grande partie du XIe, il les ignore. Il ne remarque point les différences par où elles se distinguent nettement du reste de la population régionale. Il ne modifie en rien pour elles ses principes d'administration. Sans tenir compte de leur situation économique et des besoins qu'elle leur impose, il exige d'elles les mêmes prestations, les mêmes services, les mêmes impôts qu'il exige des autres habitants de la châtellenie ou de la banlieue. Incapable de s'adapter et de répondre aux nécessités de leur genre de vie, il leur vend chèrement la protection qu'il leur accorde, et son autorité ne se fait sentir à elles que comme une série d'exactions et d'abus. Mais s'il les gêne, il ne les supprime pas. Il ne leur donne aucune institution propre, mais il ne les empêche pas de s'en donner. Le principe d'autorité qui a présidé à l'érection des châteaux cède la place dans les _portus_ au principe du _self-government_. Dès ses débuts, la vie urbaine se développe dans la liberté, et c'est par l'association que, suppléant à l'inertie des représentants officiels de la puissance publique, elle élabore peu à peu les installations, les ressources et les institutions qui lui sont le plus indispensables. De son activité pendant cette première période de débuts et de tâtonnements, on ne sait et l'on ne saura toujours que bien peu de choses. L'historiographie de l'époque, confinée dans l'Église et attentive seulement aux «gestes» des princes et des évêques, ne s'est point occupée des immigrants obscurs qui préparaient un avenir dont eux-mêmes ne pouvaient entrevoir la grandeur[10]. Nous en sommes réduits, pour nous représenter leur organisation primitive, à rechercher péniblement les traces qu'elle a laissées dans des documents d'époque plus récente. Elles sont assez nombreuses pour attester que c'est l'association libre qui constitua parmi eux le premier principe d'ordre. Elle fut pour ces nouveaux venus, pour ces «épaves», étrangers les uns aux autres, le succédané ou, si l'on veut, le remplaçant de l'organisation familiale. Par elle, apparaît dans la population urbaine, à côté des institutions patriarcales qui ont dominé jusqu'alors, une forme nouvelle, plus artificielle et plus simple en même temps, de groupement social. [Note 10: Gilles d'Orval, par exemple, citant par hasard les premières lignes de la charte donnée par l'évêque de Liége aux Hutois en 1066, en passe le reste pour ne pas ennuyer ses lecteurs.] Il est vrai que l'association est bien plus ancienne que la vie urbaine. On connaît, dès l'époque franque, l'existence de «gildes» remontant à l'antiquité germanique. Mais ces gildes primitives ne semblent avoir eu aucun caractère politique. C'étaient de simples «compagnonnages» dont les membres s'entr'aidaient les uns les autres, se réunissaient pour boire ensemble, et dont le caractère religieux, païen à l'origine, chrétien dans la suite, était fortement accusé. Il n'en fut plus de même dans les villes. Ici, l'exercice du commerce transforma complètement l'institution. Essentiellement voyageurs, les marchands ne pouvaient se risquer seuls au dehors sans courir le risque de devenir aussitôt la proie de quelque pillard. Ils furent donc forcés, pour entreprendre avec sécurité leurs lointaines pérégrinations, de constituer de véritables caravanes. Avant le départ, dans chaque ville, ils s'assemblent sous le commandement d'un chef (_Hansgraf, comes mercatorum, cuens des marchands_). A leur tête marche un porte-bannière (_schildrake_) derrière lequel s'allonge la file des chariots et des bêtes de somme. Aux caisses et aux ballots sont attachés les pieux et les toiles des tentes que l'on dressera au campement du soir, ainsi que les armes, arcs, flèches, épées, dont les compagnons se serviront à la première alerte[11]. Naturellement, une telle organisation suppose une discipline rigoureuse et quasi militaire. Comme les modernes caravanes de l'Orient, ces caravanes médiévales obéissent à un règlement qui détermine non seulement leur ordre de marche, mais le rôle et les droits de chacun aux marchés et aux foires où l'on s'arrête. Les périls courus en commun, l'obéissance partagée sous le même chef, la solidarité des intérêts et des sentiments maintiennent entre leurs membres un puissant esprit de corps. Revenue au logis, l'association ne se dissout pas. Elle se constitue en gilde, en hanse, en «frairie», en «carité». Dès le XIe siècle, nous voyons la gilde de Saint-Omer complètement constituée, et les statuts de la Halle aux draps de Valenciennes nous permettent d'affirmer que la «carité» de cette ville remonte à une époque aussi ancienne. [Note 11: J'emprunte ces traits aux statuts de la Halle aux draps de Valenciennes. CAFFIAUX. _Mémoires de la Société des antiquaires de France_, t. XXXVIII (1877), et aux règlements de la Hanse de Londres. Voy. H. PIRENNE. _La hanse flamande de Londres. Bull. de l'Académie de Belgique._ Cl. des lettres, 1899.] Or, ce ne sont point là certainement des phénomènes isolés. La vraisemblance nous oblige à admettre que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, toutes les localités adonnées au commerce extérieur ont connu des institutions analogues. En dépit des différences de détail et de la diversité des noms, toutes ont dû posséder, plus ou moins nombreuse et plus ou moins puissante, leur association marchande. Comme à Saint-Omer, chacune de ces associations disposait sans doute d'un local pour ses réunions, avait des doyens, désignait ses membres sous le nom de frères et exerçait sur eux une certaine juridiction corporative. Quelques-unes, chose vraiment extraordinaire, et qui témoigne de la rapidité du progrès social, avaient un «notaire» ou un «chancelier» chargé de tenir leurs écritures et que l'on peut considérer comme le lointain ancêtre des clercs urbains de l'avenir[12]. [Note 12: G. ESPINAS et H. PIRENNE. _Les coutumes de la gilde marchande de Saint-Omer_, dans _Le Moyen Age_, 1901, p. 189 et suiv.] Mais à cela ne se bornait pas l'activité des gildes et des «carités». Elles ne se contentent point de leurs attributions corporatives. Hardiment, elles se chargent de fonctions publiques, et, puisque les autorités restent inactives, elles agissent à leur place. A Saint-Omer, la gilde affecte chaque année l'excédent de ses revenus à «l'utilité commune», c'est-à-dire à l'entretien des rues, à la construction des portes et de l'enceinte de la ville. D'autres textes nous donnent le droit de conjecturer que des faits analogues se rencontrèrent dès une époque très ancienne, à Arras, à Lille et à Tournai. Dans ces deux dernières villes, en effet, nous voyons les finances urbaines, au XIIIe siècle, placées sous le contrôle, ici de la «charité Saint-Christophe», là du comte de la Hanse[13]. [Note 13: Voyez L. VERRIEST. _Qu'était la charité Saint-Christophe à Tournai? Bull. de la Comm. royale d'histoire de Belgique_, 1908, p. 139 et suiv.] C'en est assez pour justifier ce que nous avancions plus haut et pour affirmer qu'au milieu de la population hétérogène et, souvent sans doute, hétéroclite des _portus_ flamands et wallons, l'association marchande a, pour la première fois, établi quelque ordre et quelque stabilité. Officiellement elle n'a aucun droit pour agir comme elle le fait; son intervention s'explique uniquement par la cohésion qui s'est établie entre ses membres et par l'influence dont jouit leur groupe. Car, dans les agglomérations urbaines du XIe siècle, les marchands-voyageurs constituent évidemment une élite. C'est parmi eux que se rencontrent les hommes les plus énergiques et les plus entreprenants; c'est parmi eux aussi que commencent à apparaître les premiers riches. La gilde n'a pas seulement jeté les assises des constitutions urbaines, elle a encore été, parmi la masse des immigrants venus de la campagne, le point de départ de la formation de classes sociales différentes, reposant sur la différence des fortunes. Les hommes les plus riches ont pris tout naturellement la première place et joué le rôle le plus actif dans les colonies marchandes, comme, dans le plat-pays, la fortune foncière a assigné la première place et donné le rôle le plus actif aux grands propriétaires. Le caractère aristocratique qu'a revêtu dès l'époque franque la constitution rurale, le caractère aristocratique que revêtira bientôt la constitution urbaine s'expliquent par la concentration rapide du capital, ici du capital foncier, là du capital mobilier, aux mains d'un petit nombre de privilégiés. Mais la fortune des marchands profite à la chose publique et l'usage qu'ils en font justifie l'influence sociale dont ils jouissent. L'initiative privée rivalise avec l'initiative corporative. A côté des travaux d'utilité générale secondés par les gildes, on en constate d'autres, dès le XIe siècle, qui sont dus à des particuliers. De riches commerçants emploient généreusement leur fortune dans l'intérêt de leurs concitoyens. L'un d'eux, en 1043, construit une église à Saint-Omer[14]; un autre, un peu plus tard, rachète à Cambrai le tonlieu d'une des portes de la ville et pourvoit à l'entretien d'un pont[15]. [Note 14: GIRY. _Histoire de Saint-Omer_, p. 370.] [Note 15: _Gestes des évêques de Cambrai_, édit. De Smedt, p. 131.] Ainsi, on voit apparaître de très bonne heure, au milieu des _portus_, les premiers linéaments du patriciat urbain. Une classe riche se forme, qui prend en main la direction de l'agglomération. Influente par son importance sociale, solide par l'étroite association de ses membres en un même corps, elle s'essaye à la vie politique. Les revendications de la bourgeoisie, dont nous avons cherché plus haut à déterminer le programme, trouvent en elle, tout à la fois, leur organe et leur champion. CHAPITRE II Formation des institutions urbaines. I. Princes laïques et princes ecclésiastiques. La commune de Cambrai. Les villes flamandes.--II. Développement du droit urbain. Condition des personnes et des terres dans les villes.--III. Le tribunal urbain. Les échevins. Le conseil. Les jurés. I PRINCES LAÏQUES ET PRINCES ECCLÉSIASTIQUES. LA COMMUNE DE CAMBRAI.--LES VILLES FLAMANDES. Jusque vers le milieu du XIe siècle, les princes, comme on l'a vu plus haut, ne se sont pas occupés des colonies marchandes. Abandonnées à elles-mêmes, celles-ci ont créé un simple _état de fait_ auquel manque, avec la consécration légale, toute garantie sérieuse de durée. Pour qu'il devienne un _état de droit_, pour que le _portus_ se transforme en ville, et ses habitants en bourgeois, pour que, enfin, son autonomie soit officiellement ratifiée et que naissent les institutions qui doivent la compléter, l'intervention du pouvoir public est indispensable. Elle est en même temps inévitable. Car l'intensité croissante de la vie urbaine va nécessairement attirer l'attention des princes, et depuis lors, de siècle en siècle, leurs rapports avec les villes ne cesseront plus de se multiplier et de se compliquer. En général, dans les Pays-Bas, les princes laïques leur furent plus favorables que les princes ecclésiastiques. Et il est très compréhensible qu'il en ait été ainsi. Les comtes de Flandre, de Hainaut, de Hollande, les ducs de Brabant, comme d'ailleurs toute la haute aristocratie du Moyen Age, n'étaient point sédentaires. Ils n'avaient pas de résidence fixe et se déplaçaient continuellement avec leur petite cour à travers leurs terres. Ne se trouvant point en contact permanent avec la population urbaine, ils eurent donc peu d'occasions d'entrer en conflit avec elle. Avant le XIIe siècle, la conduite qu'ils adoptèrent à son égard fut généralement pacifique. De leur côté, les villes n'eurent garde d'inquiéter un pouvoir qui les protégeait contre les petits seigneurs locaux, voisins gênants et dangereux, et qui s'abstenait d'intervenir dans leurs affaires. Mais les évêques se trouvaient dans une situation toute différente. Établis à demeure dans leurs cités, ils étaient forcés d'entretenir avec les habitants de celles-ci des relations journalières et de s'intéresser à leurs faits et gestes. Plus cultivés que les laïques, ils professaient en outre une théorie de gouvernement reposant sur le double principe de l'obéissance à l'autorité spirituelle et à l'autorité temporelle, toutes deux émanées de Dieu même. A Liége, à Utrecht, à Cambrai, les prélats excellents que les empereurs chargeaient de l'administration des diocèses s'efforcèrent durant tout le Xe et le XIe siècles de maintenir la fidélité au souverain et la «discipline teutonique[16]». Il semble bien qu'ils aient remarquablement organisé les institutions domaniales de leurs terres et que la condition des paysans, sous leur autorité vigilante et ferme, se soit trouvée singulièrement favorable. La petite noblesse du pays obéissait moins facilement, et c'est elle sans doute qui provoqua à Liége, sous l'évêque Éracle (959-971), à Cambrai sous l'évêque Engran (956-960), des insurrections sur lesquelles nous sommes d'ailleurs très mal renseignés[17]. [Note 16: Voy. H. PIRENNE, _Histoire de Belgique_, t. I, 3e édit., p. 65 et suiv.] [Note 17: On a voulu considérer ces mouvements, sans la moindre preuve, comme des essais de commune.] Il est certain, d'autre part, que les cités épiscopales, plus peuplées et plus animées que les châteaux des princes laïques, jouirent aussi d'un ordre et d'une police plus fermes. Les évêques prirent des mesures de toutes sortes pour en assurer le ravitaillement, y surveiller le marché, y construire des murs et des ponts. Notger de Liége (972-1018), détourna un bras de la Meuse pour assainir la ville et pour la fortifier tout ensemble. Mais c'est justement cette activité et cette sollicitude des évêques pour le bien de leurs sujets qui devaient les mettre aux prises avec ceux-ci. L'immigration des marchands dans les cités, au cours du Xe siècle, y compliqua la situation, y fit naître des besoins nouveaux et y suscita des revendications jusqu'alors inconnues. Or, les prélats ne pouvaient sans danger, au siège même de leur résidence[18], abandonner aux marchands cette autonomie dont les princes laïques les laissaient jouir. Ils voulurent tout naturellement les soumettre au régime autoritaire et patriarcal de leur gouvernement. Peu sympathique d'ailleurs au commerce, l'Église confondait avec l'usure les opérations auxquelles il donnait lieu; elle taxait d'_avaritia_ cette tendance à l'augmentation constante de la richesse dans laquelle les économistes modernes reconnaissent l'«esprit capitaliste». De là des malentendus, des froissements, et bientôt une hostilité qui n'attendait qu'une occasion pour se déclarer[19]. [Note 18: J'emploie cette expression à dessein. En effet, on ne voit point que les villes secondaires des principautés épiscopales aient eu à lutter contre les évêques. Dans celle de Liége, Huy obtint une charte de libertés dès 1066.] [Note 19: Pour l'attitude du clergé vis-à-vis du commerce, voy. par exemple la _Vita S. Guidonis_ (_Acta SS. Boll._ Sept., t. IV, p. 43): «Mercatura raro aut nonquam ab aliquo diu sine crimine exerceri potuit».] Elle se présenta lors de la querelle des investitures. Mécontents de leurs évêques impérialistes, les marchands prirent passionnément le parti du pape. L'opposition religieuse alla de pair chez eux avec l'opposition politique. Les prêtres qui soulevaient le peuple contre les prélats simoniaques ne rencontrèrent nulle part des partisans plus enthousiastes que parmi ces commerçants et ces artisans dont les revendications économiques trouvaient tout à coup à s'utiliser pour la bonne cause[20]. L'histoire de Cambrai nous permet de le constater avec une netteté remarquable. [Note 20: Il faut comparer ici, avec les événements des Pays-Bas, ceux qui se passèrent à la même époque dans les villes rhénanes et dans les villes lombardes. Il importe aussi de ne pas oublier que l'appui donné au pape par les féodaux pendant la querelle des investitures s'explique en grande partie par leur intérêt. Grégoire VII eut en réalité pour lui, dans l'Empire, les deux forces qui allaient dominer l'avenir: les princes laïques et les villes. L'empereur ne s'appuyait plus que sur les partisans d'un ordre social en train de disparaître. Il y a là tout un ensemble de phénomènes dont on tient en général trop peu de compte dans l'étude de ce grand conflit.] Pendant le XIe siècle, la prospérité de cette ville s'était largement développée. Aux pieds de la cité primitive s'était groupé un faubourg commercial qui avait été entouré, en 1070, d'une enceinte fortifiée. Mais, placée sous l'administration du châtelain et des officiers de l'évêque, la population marchande supportait impatiemment leur pouvoir. Depuis assez longtemps elle se préparait en secret à la révolte, lorsque, en 1077, l'évêque Gérard II dut s'absenter pour aller recevoir l'investiture des mains de l'empereur. Il était à peine en chemin que, sous la direction des marchands les plus riches de la ville, le peuple s'insurgea, s'empara des portes et proclama la «commune». Les pauvres, les artisans, les tisserands surtout, secondèrent d'autant plus énergiquement le mouvement que les sermons d'un prêtre grégorien, Ramihrdus, leur dénonçaient l'évêque comme simoniaque et excitaient au fond de leurs cœurs ce mysticisme populaire que nous retrouverons plus tard si fréquemment mêlé aux soulèvements de la démocratie urbaine. Favorisée par les tendances toutes pratiques des uns, par la ferveur religieuse des autres, la commune fut jurée au milieu de l'enthousiasme général. Essentiellement révolutionnaire, elle prétendit briser d'un seul coup un régime que ses intérêts aussi bien que sa foi lui faisaient apparaître doublement odieux, et, en présence de la collaboration des marchands, des tisserands et de Ramihrdus, on ne peut s'empêcher de songer à la Florence mercantile, ouvrière et mystique du temps de Savonarole. La nécessité de maintenir par la force le régime nouveau qu'on s'était donné, amena tous les habitants, grands ou petits, à s'unir étroitement. Il ne pouvait être question ici de s'abandonner à la direction d'une gilde. Une mesure de salut public, en face du retour certain de l'évêque, s'imposait inévitablement: ce fut la «commune» jurée par tous et obligatoire pour tous. Il semble bien, en effet, que la commune de Cambrai ait été essentiellement militaire. Son organisation est faite pour la lutte, et il est hautement caractéristique que ce soit dans une ville épiscopale qu'ait été créé pour la première fois cet instrument d'affranchissement économique que tant de cités du Nord de la France et de l'Allemagne rhénane allaient s'approprier à leur tour. Nous sommes beaucoup moins bien informés de l'histoire de la bourgeoisie de Liége que de celle de Cambrai. Des textes du commencement du XIIe siècle nous permettent d'entrevoir qu'elle avait usurpé sur la juridiction des chanoines de la cathédrale, puisque l'empereur Henri IV fut sollicité de confirmer les privilèges de ceux-ci (1107). Pour Utrecht, nous savons moins de choses encore. On peut être certain pourtant que la population urbaine ne manqua pas de profiter de la lutte qui éclata en 1122 entre son évêque Godebold et l'empereur Henri V. Il est impossible de dire si c'est grâce à cet événement qu'elle avait obtenu de l'évêque un «privilège» que Henri ratifia. En tout cas, il est hautement intéressant de constater que, comme en Flandre et comme à Cambrai, ce sont aussi les marchands qui, à Utrecht, jouent le premier rôle. On ne peut en douter en voyant l'empereur, pour s'assurer l'appui de la ville, modifier, à la demande des _honestiores cives_ le tarif du tonlieu[21]. A Tournai, où le siège épiscopal, transporté à Noyon au début de l'époque franque ne fut rétabli qu'en 1146, les sources ne mentionnent aucun conflit et tout permet de croire que les débuts de l'institution urbaine y furent aussi pacifiques qu'en Flandre. [Note 21: WAITZ. _Urkunden zur Deutschen Verfassungsgeschichte_, 1871, p. 28.] Ici, en effet, nulle hostilité entre les comtes et les bourgeoisies. Non seulement le prince les laisse se développer à l'aise, mais déjà, dans la seconde moitié du XIe siècle, on le voit intervenir en leur faveur. C'est qu'elles sont dès lors assez influentes pour qu'il soit utile de gagner leur sympathie. Robert le Frison (1071-1093), arrivé au pouvoir par usurpation, a cherché visiblement à les attirer à sa cause, et ses successeurs Robert de Jérusalem (1093-1111) et Baudouin VII (1111-1119) ont continué, à leur égard, la politique dont il leur a légué l'exemple. Pour la première fois, sous le règne de ces princes, des concessions formelles établissent en droit la situation particulière de la population urbaine. Elle reçoit des privilèges en matière de tonlieu, en matière de service militaire, en matière de juridiction et de procédure. Dès le début du XIIe siècle, toute la Flandre, d'Arras à Bruges, est parsemée de villes actives et florissantes, placées sous la protection du prince, et reconnaissant ses bienfaits par une fidélité à toute épreuve. En 1127, lors de l'assassinat de Charles le Bon, elles se lèvent toutes ensemble pour le venger, et le loyalisme qui leur fait prendre les armes provoque aussi leur première intervention dans la vie politique du comté. Elles prétendent intervenir dans le choix du nouveau prince. Elles dictent leurs conditions à Guillaume de Normandie, sans s'inquiéter des ordres du roi de France; elles se soulèvent contre lui dès qu'il manque aux promesses qu'il leur a faites, et c'est elles qui installent sur le trône une nouvelle dynastie en la personne de Thierry d'Alsace (1128). II DÉVELOPPEMENT DU DROIT URBAIN. CONDITION DES PERSONNES ET DES TERRES DANS LES VILLES Qu'elles aient vécu en bonne intelligence avec leurs princes ou qu'elles aient dû les combattre, les villes, un peu plus tôt ou un peu plus tard, à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe siècle, sont arrivées partout à leur but. Elles constituent désormais des personnes collectives. Leur population n'est plus un simple groupement d'hommes reconnaissable à ses caractères sociaux. Elle jouit d'un droit propre: elle est devenue une classe juridique. Comme la noblesse, la bourgeoisie obtient la reconnaissance légale. Pour celle-là la profession des armes, pour celle-ci la profession du commerce et de l'industrie ont eu à la longue pour résultat la possession officiellement reconnue d'une situation privilégiée. Il importe de l'analyser et d'en reconnaître les caractères spéciaux. Ces caractères, faut-il le dire, ne sont point propres aux Pays-Bas. La formation du régime municipal, dans ses traits essentiels, a été la même dans les diverses parties de l'Europe. Il ne constitue en rien un phénomène national. Les transformations économiques dont il est la conséquence se sont déroulées à travers des péripéties différentes dans le détail, mais au fond le spectacle est partout identique. Comme la féodalité, les constitutions urbaines sont le résultat d'une situation sociale indépendante des races, des langues et des frontières. Sans doute, les diversités individuelles sont innombrables, mais elles ne doivent pas faire illusion. A y regarder de près, on voit très bien qu'il existe des «familles» de villes, mais on remarque aussi que ces familles s'étendent indifféremment en deçà et au delà des frontières tracées sur la carte de l'Europe. Elles ne sont déterminées ni par l'ethnographie ni par la politique. Cologne, Mayence et Worms sont plus étroitement apparentées à Reims, à Noyon, à Laon, à Cambrai, qu'à Magdebourg ou à Lubeck; Lille et Arras, dont la population est purement romane, sont les sœurs de Gand et de Bruges, dont la population n'est pas moins purement germanique; et réciproquement, il y a beaucoup plus d'affinité entre Liége et Utrecht qu'entre Utrecht et Amsterdam. Ce sont les circonstances spéciales, l'emplacement géographique, le genre particulier du commerce ou de l'industrie de chacune d'elles, la nature des relations qu'elles avaient avec leurs princes qui ont imprimé à l'évolution des villes les traits qui les distinguent dans les diverses régions. Mais la diversité qu'elles présentent ne provient pas d'une diversité de nature. Partout, le point de départ doit être cherché dans les causes économiques dont la bourgeoisie n'est en somme qu'une résultante. Plus ces causes ont été actives, plus est visible l'action qu'elles ont exercée. Moins elles ont été entravées dans leur expansion, et plus aussi les constitutions urbaines se présentent sous leur forme la plus pure et, si l'on peut ainsi dire, la plus classique. Or, il en a été ainsi dans les Pays-Bas, et spécialement en Flandre. Plus activement adonnées au commerce et à l'industrie que les autres contrées situées au Nord des Alpes, ces régions nous permettent d'étudier dans des conditions particulièrement favorables la naissance et le développement des institutions urbaines. La vie municipale s'y est manifestée plus énergiquement et plus purement que partout ailleurs, et c'est dans ce pays intermédiaire entre les deux grandes civilisations de l'Occident, ouvert à toutes leurs influences et enfin divisé lui-même entre la race romane et la race germanique, que l'on peut le mieux apprécier, grâce à la variété et à la richesse du milieu dans lequel elle grandit, la nature propre de la ville médiévale. Le caractère le plus saillant qu'elle présente, c'est de reposer sur le privilège. Comme le noble, le bourgeois est un privilégié et c'est par là que la ville du Moyen Age s'oppose le plus clairement à la ville antique. Dans l'antiquité, la cité est le centre du peuple qui l'a construite. Il y a ses temples, ses magistrats; il s'y réunit à époques fixes pour prendre part aux élections ou aux fêtes religieuses. Le paysan a beau différer du citadin par son genre de vie, il n'en est pas moins «citoyen» au même titre que lui. Le _jus civitatis_ n'est pas un droit de classe; il appartient à tous les hommes libres de la nation, qu'ils habitent dans les murs ou en dehors des murs. Le mot _civitas_ ne désigne pas seulement la cité proprement dite, l'agglomération bâtie et remparée, il s'applique à tout le territoire dont la cité est tout ensemble le cœur et le cerveau. Tout au contraire, la ville médiévale constitue, au milieu du plat-pays qui l'environne, un être juridique distinct. Dès que l'on a franchi ses portes, on échappe à la coutume territoriale pour passer sous un droit d'exception. Entre le rural et le bourgeois, il n'existe ni communauté d'intérêts, ni communauté civile. Chacun d'eux vit sous son régime propre, possède ses magistrats, s'administre ou est administré suivant des principes différents. Le droit commun qui a continué de régir la campagne, ne s'applique plus à la ville. Elle forme, au milieu de la plaine que le regard embrasse du haut de son beffroi, un îlot juridique, une véritable «immunité». Tout d'abord, elle s'isole du plat-pays par son enceinte murale. Car, dès le commencement du XIIe siècle, l'agglomération marchande qui a grandi autour du château primitif a achevé ses travaux de défense. Encerclée d'un mur ou d'un fossé, elle est, à son tour, une forteresse. Ce qui était, à l'origine, un faubourg (_foris burgus_) ouvert est devenu un _bourg_. Il l'est si bien que désormais ses habitants prennent le nom de _bourgeois_ (_burgenses_)[22]. Dès lors, le vieux _castrum_ qui s'élève encore au centre de la ville perd toute son utilité. Construit pour servir de refuge aux paysans des alentours, son rôle cesse du jour où il se trouve emprisonné au milieu des maisons. Ses murailles sans emploi ne sont plus entretenues, elles tombent en ruines ou on les démolit. Il arrivera même fréquemment que les princes, comme à Gand, par exemple, ou à Valenciennes, céderont à la ville, comme terrain à bâtir, le sol même sur lequel il s'élève. Bref, des deux éléments juxtaposés à l'origine, le _castrum_ militaire et le _portus_ marchand, celui-ci a absorbé celui-là. Et il est rigoureusement vrai de dire que, dans les Pays-Bas tout au moins, ce n'est point le _bourg_, mais le _faubourg_ qui a constitué la ville. [Note 22: La première mention de ce mot en Flandre apparaît en 1056, à Saint-Omer. Il vient évidemment de France où son usage était déjà ancien à cette époque. Toutefois, comme on l'a vu plus haut, la langue néerlandaise a conservé, à côté de lui, l'ancien nom de _poorter_. De la Flandre, le mot _burgensis_ s'est répandu dans le reste de la Belgique: on le rencontre à Huy en 1066. Puis, de la Belgique il a gagné l'Allemagne. C'est un phénomène très curieux et caractéristique pour l'appréciation de la vie urbaine au Moyen Age, que l'appellation des populations municipales, essentiellement pacifiques, soit d'origine militaire.] Mais la ville, en faisant disparaître les châteaux de refuge, s'est substituée à eux. Elle rend désormais à la population rurale les services qu'ils lui rendaient. C'est maintenant l'abri de ses remparts que les paysans viendront chercher en cas de guerre. Pendant des siècles, à l'approche de l'ennemi, ils s'entasseront, avec leurs bestiaux et leurs chariots, le long de ses rues et sur ses marchés. Ainsi, la fortification urbaine remplit un double emploi. Si elle enclôt l'agglomération municipale, elle ouvre largement ses portes aux gens du dehors en cas de péril. Elle constitue la sauvegarde du pays environnant, et la bourgeoisie qui l'a construite à ses frais trouve dans la sécurité qu'elle y offre aux paysans, la justification de la prééminence qu'elle s'attribue sur eux et de la sujétion dans laquelle elle les tient. Les bourgeois d'ailleurs, sans leurs murailles, exposés à toutes les attaques et livrés sans défense à toutes les convoitises, ne pourraient protéger ni leur fortune ni leurs institutions. Le besoin de défense s'impose à eux plus impérieusement qu'aux autres classes sociales. Le clergé est sauvegardé par la vénération dont il jouit; la noblesse et les paysans, vivant de la terre «que l'ennemi ne peut emporter[23]», sont toujours assurés de réparer leurs pertes après un pillage ou une invasion. Mais pour les communautés urbaines, dont la vie économique plus compliquée exige des organes plus nombreux, plus délicats et surtout plus coûteux, dont l'existence ne se maintient que par l'exercice de professions variées, requérant des installations de toutes sortes, un pillage ou une invasion seraient d'épouvantables calamités. Dès lors, la muraille protectrice est une nécessité primordiale. Non seulement aucune ville n'est une ville ouverte, mais encore, dans le budget de chaque ville, les dépenses militaires dépassent de beaucoup toutes les autres dépenses. Bien plus, même! Il semble que les premiers impôts urbains n'aient eu d'autre destination que de parer à l'entretien et à la construction de l'enceinte. Les amendes prononcées par le tribunal de la ville sont souvent affectées _ad opus castri_, et à Liége, jusqu'à la fin du Moyen Age, «l'accise» communale n'a cessé de porter le nom significatif de «fermeté». [Note 23: Mot du comte Baudouin V de Hainaut, dans GISLEBERT, _Chronicon Hanoniense_, p. 174 (édit. Vanderkindere).] Dans cette enceinte de paix[24] qui entoure la ville, règne aussi un droit de paix. Il faut entendre par là un droit pénal particulièrement sévère, destiné à maintenir l'ordre public par la terreur d'expiations impitoyables. Les plus anciens documents du droit municipal abondent en châtiments corporels: pendaison, décapitation, castration, amputation des membres. Il applique, dans toute sa rigueur, la loi du talion: œil pour œil, dent pour dent. _Secundum quantitatem facti punietur_, dit la charte de Saint-Omer, _scilicet oculum pro oculo, dentem pro dente, caput pro capite reddet_. [Note 24: Le chroniqueur Galbert, au commencement du XIIe siècle, appelle les villes des _loci pacifici_ et les oppose aux _forinseci loci_.] Mais ce n'est pas seulement en matière répressive, c'est bien plus en matière civile que le droit de la ville se distingue de celui du plat-pays. La procédure y est plus simple et plus rapide, les moyens de preuve y sont plus perfectionnés. Sur le fond de la vieille coutume primitive, germe une coutume nouvelle adaptée aux besoins qu'impose la vie commerciale et industrielle. Tout ce droit, d'ailleurs, nous échappe pour la plus grande partie car, créé par les besoins de la pratique journalière, il grandit en dehors et à côté des chartes concédées aux villes par les princes. De plus, il se modifie rapidement sous l'influence du milieu si actif dans lequel il naît et dont il doit suivre les mouvements variés. C'est un droit «journalier», pour employer l'expression des textes[25]. Non écrit jusque vers le milieu du XIIIe siècle, il commence à s'inscrire, à partir de cette date, dans les «bans» ou les _vorboden_ des échevins. [Note 25: Guillaume de Normandie accorde aux bourgeois de Flandre, en 1127, «ut de die in diem consuetudinarias leges suas corrigerent».] La procédure, le droit civil, le droit commercial et le droit pénal ne caractérisent pas seuls l'originalité juridique des villes. Elle apparaît plus clairement encore dans tout ce qui touche la condition des personnes et la condition des terres. Au début, on l'a vu, deux populations distinctes, celle du _castrum_ et celle du _portus_ étaient juxtaposées. La première, la plus ancienne, se composait de chevaliers et de _ministerales_[26], de clercs et de serfs. La seconde, par suite de l'impossibilité où l'on se trouvait de déterminer la condition de ses membres, était considérée comme libre. A la longue, et sous l'influence des causes dont nous avons parlé, la liberté des immigrants du _portus_ s'est étendue aux vieux habitants du _castrum_. Le faubourg marchand n'a pas seulement absorbé le _bourg_ militaire, il lui a aussi communiqué son état juridique. Il y a fait disparaître, en somme assez rapidement, la servitude, soit par l'effet des mariages mixtes, soit par l'entrée des serfs dans les professions commerciales. En même temps, les chevaliers quittaient la vieille forteresse devenue inutile. Presque tous, dans le courant du XIIe siècle, abandonnent les villes aux bourgeois et se retirent à la campagne. On n'en rencontre plus que dans les cités épiscopales, où la présence de l'évêque en retient un certain nombre. Mais, dans les localités laïques, en Hainaut, en Flandre, en Brabant, en Hollande, presque tous émigrent des communes, où ils ne pourraient continuer de résider qu'en se soumettant au droit nouveau. [Note 26: On sait que l'on appelle ainsi des hommes non libres par leur naissance mais qui, employés par leur seigneur à l'administration ou à la guerre, se sont peu à peu fondus dans la chevalerie.] Les clercs, naturellement, demeurent, et l'on peut dire que du XIIe au XVIe siècle, ils sont les seuls non-bourgeois résidant dans les villes. Suivant les cas, leurs rapports avec la population urbaine ont été très différents. Dans les résidences épiscopales, où ils étaient fort nombreux et fort riches et où leurs intérêts se trouvaient souvent en conflit avec ceux des bourgeois, les luttes n'ont pas manqué entre les deux éléments. A Liége notamment, les chanoines de la cathédrale, groupant autour d'eux les chapitres des sept collégiales de la ville, possédaient une puissance qui a longtemps retardé l'évolution complète de la commune. En Flandre, au contraire, où la population civile l'emporte de beaucoup sur la population cléricale, celle-ci n'essaye pas de résister à celle-là. Les monastères se contentent de leurs immunités et tolèrent la mise en vigueur des règlements urbains. Quant au clergé séculier, presque tout entier composé des prêtres des paroisses, habituellement recrutés dans la bourgeoisie, et parfois même désignés par elle aux collateurs, il ne posséda jamais ni la force ni d'ailleurs le désir d'entrer en lutte avec elle. Les évêques de Tournai cherchèrent bien à intervenir dans les villes flamandes en faveur du clergé: mais leurs efforts, sur lesquels nous reviendrons ailleurs, échouèrent complètement, et ils eurent la sagesse de ne point s'obstiner. Ainsi donc, en dehors des gens d'Église qui vivent sous le droit canon, la population urbaine tout entière participe au même droit, et elle y participe parce que tous ceux qui habitent dans l'enceinte du rempart municipal, jouissent également de la liberté. La liberté, devenue si rare au cours du XIe siècle que le mot _libre_ s'y était transformé en synonyme de _noble_, est désormais la condition _légale_ du bourgeois. «L'air de la ville rend libre», dit le proverbe du Moyen Age, et cela est rigoureusement vrai. De même que dans les temps modernes l'esclave s'affranchissait en posant le pied sur le sol d'un État européen, de même, depuis le XIIe siècle, le vilain qui a résidé un an et un jour dans une ville voit disparaître sa servitude. Il peut y avoir, et il y a, entre les bourgeois, d'éclatants contrastes sociaux: il n'existe plus parmi eux de différences juridiques. Le plus pauvre artisan comme le marchand le plus riche, également habitants de la ville, sont également des hommes libres. C'est là désormais leur privilège naturel, si l'on peut ainsi dire, et la marque peut être la plus éclatante de leur caste. En 1335, les échevins d'Ypres répondent avec orgueil à ceux de Saint-Dizier, qu'ils n'ont «oncques oy de gens de serve condicion[27]». [Note 27: Beugnot. _Les Olim_, t. II, p. 770.] Avec la liberté personnelle, marche de pair dans la ville la liberté du sol. Ici encore, nous nous trouvons en présence d'une conséquence nécessaire de l'activité sociale des bourgeois. Avant la formation des agglomérations marchandes, la terre n'avait de valeur que comme objet de culture. Les maisons qu'elle portait n'étaient que des parties constituantes de l'organisme domanial. La demeure du paysan n'apparaissait que comme l'appendice du «manse», unité d'exploitation, et y était indissolublement attachée. Elle se transmettait avec lui par héritage, par vente, par donation. Mais dans la ville, où se concentre une population détachée du sol, un état de choses tout différent doit nécessairement se faire jour. Pour le bourgeois, vivant du commerce ou subsistant par l'existence d'un métier, la maison devient l'essentiel. Il n'a besoin que d'une habitation où s'abriter et où exercer sa profession. Pour lui, la maison n'est plus qu'un meuble indépendant de la terre[28]. Ce qui était l'accessoire à l'origine est maintenant le principal, et du même coup, le terrain acquiert une destination nouvelle et un prix insoupçonné en se transformant en terrain à bâtir (_mansionaria terra_). Les propriétaires du sol ne manquèrent pas de tirer parti de la situation. Ils divisèrent leurs fonds en parcelles qu'ils cédèrent moyennant un cens aux immigrants des _portus_. Bien plus, ils eurent soin de fixer ce cens à un taux assez modique pour attirer les nouveaux venus. Les origines du peuplement nous échappent dans le détail par suite du manque de sources. Mais les documents postérieurs nous permettent d'en reconnaître les traits principaux. Que les villes naissantes se soient formées sur le domaine d'un prince, d'un monastère ou d'un baron, que la terre où vinrent se presser les maisons urbaines fût un sol vierge ou se composât de champs cultivés, partout ses détenteurs n'y virent plus qu'un _substratum_ de construction. Ils ne cherchèrent pas à la retenir dans le cadre ancien de l'organisation domaniale. A la place des «manses» et des «cultures» sur lesquels avaient pesé jusqu'alors les corvées du labourage[29], les maisons des bourgeois s'alignèrent, entourées chacune d'un «pourpris», cour ou jardin légumier. [Note 28: On sait que les plus anciennes sources du droit urbain considèrent, en effet, les maisons comme des biens meubles et prévoient fréquemment le cas du transport d'une maison d'une ville dans une autre.] [Note 29: A Gand, les noms d'une place de la ville (_couter_, c'est-à-dire _cultura_) et d'une des rues les plus anciennes (_neder couter_) rappellent encore l'existence des «cultures» du monastère de Saint-Pierre. Pour tout ce qui concerne l'histoire du sol urbain, voir l'ouvrage de G. DES MAREZ. _Histoire de la propriété foncière dans les villes du Moyen Age et spécialement en Flandre._ Gand, 1898.] Et ces maisons apparurent tout de suite comme bien plus précieuses que la superficie. La faculté de les louer assurait à leurs possesseurs des profits abondants et réguliers. Bientôt, à côté du cens foncier, établi une fois pour toutes sur chaque parcelle bâtie, de nouveaux cens, auxquels on donna le plus souvent le nom de rentes, portèrent sur la maison elle-même. Le crédit urbain trouva là sa plus ancienne application. La maison avait servi tout d'abord de gage répondant du paiement du cens foncier au propriétaire du fonds. Mais avec la prospérité croissante des villes et la diminution rapide de la valeur de l'argent qui en fut la conséquence, la valeur de la maison s'éleva tellement que la prestation du cens foncier ne fut plus qu'une redevance accessoire. Or, le droit du propriétaire ne s'étendait pas au delà de la revendication de ce cens primitif. Il fut donc loisible aux possesseurs de maisons de les grever de charges nouvelles. Voulaient-ils acquérir de l'argent liquide, ils vendaient une rente, c'est-à-dire s'engageaient au paiement annuel d'un intérêt hypothéqué sur leur maison. L'opération contraire ou achat de rente constituait de son côté, pour les marchands enrichis, le moyen le plus sûr de placer leurs bénéfices. Partout, la maison, source permanente de revenus et base essentielle du crédit, fit pour ainsi dire oublier le sol sur lequel elle reposait. Celui-ci ne rapportait chaque année qu'une somme plus faible à mesure que la valeur de la monnaie continuait à baisser. Dès le courant du XIIIe siècle, les descendants des propriétaires fonciers de l'ancien terrain à bâtir s'en trouvaient en réalité dépouillés au profit des descendants de ceux qui avaient construit les maisons. De leur propriété subsistait seulement un droit à des cens minimes et à certaines prestations en cas de transmission du sol. Chacun d'eux possédait un «terrier» (_cynsbock_) où ces transmissions étaient inscrites en présence de quelques témoins constituant la «cour foncière» (_laethof_) du seigneur du fonds. En réalité, celui-ci n'était plus guère qu'une sorte de directeur d'enregistrement[30]. [Note 30: En somme, l'histoire de la propriété foncière me paraît avoir évolué dans les villes du Moyen Age comme en Angleterre où théoriquement le roi reste propriétaire du sol. Mais cette propriété théorique n'empêche en rien l'expansion et le jeu de la propriété effective.] III LE TRIBUNAL URBAIN.--LES ÉCHEVINS.--LE CONSEIL. LES JURÉS. Tout ce droit personnel, pénal, réel, civil et commercial qui naît dans le milieu urbain serait inapplicable s'il n'existait un tribunal grâce auquel il entre en action. Dans la société plastique du Moyen Age, chaque classe d'hommes, de même qu'elle vit suivant sa coutume propre, possède sa juridiction spéciale. Par-dessus l'organisation judiciaire de l'État, l'Église a ses officialités, la noblesse ses cours féodales, les paysans leurs cours domaniales. La bourgeoisie, à son tour, acquiert ses échevinages. Chaque ville, dès une époque qu'il est impossible de déterminer avec exactitude, mais dont l'on peut placer le point de départ dans la seconde moitié du XIe siècle, devient ainsi une sorte d'immunité. Entre l'immunité urbaine et l'ancienne immunité de l'époque franque, toutefois, les différences sont nombreuses et significatives. L'immunité franque constitue un privilège par lequel le roi renonce à intervenir directement dans les terres d'un seigneur foncier. Elle en ferme l'accès à son fonctionnaire et elle a pour résultat de laisser à la longue la juridiction domaniale du propriétaire absorber, au moins dans une large mesure, les attributions de la juridiction publique. Il en est tout autrement de l'immunité urbaine. La juridiction privilégiée qu'elle accorde aux bourgeois, loin d'affaiblir la juridiction publique, la renforce au contraire. Au lieu d'échapper à l'autorité souveraine, la ville, par l'octroi d'un tribunal local, se rattache directement à elle. Son échevinage est, si l'on peut employer cette expression d'apparence trop moderne, un échevinage d'État. Loin que le fonctionnaire du prince ne puisse y pénétrer, c'est lui, tout à l'inverse, qui le préside et en exécute les sentences. Bref, comme circonscription judiciaire, la ville est, dans toute la force du terme, une circonscription de droit public. A ce point de vue, elle s'oppose aussi nettement qu'il est possible aux juridictions seigneuriales, et c'est trompés par les apparences que certains auteurs ont pu voir en elle une «seigneurie collective». Jetons maintenant un coup d'œil sur la composition du tribunal municipal. Malgré des divergences de détail, il se présente à nous comme une simple adaptation au milieu urbain du tribunal public de l'époque franque. Nulle part, on le sait, l'institution de l'échevinage ne poussa de plus profondes racines qu'en Belgique[31]. Elle survécut aux morcellements politiques du Xe siècle. Dans toutes les principautés qui se constituèrent alors de la mer aux Ardennes on la retrouve presque intacte. Les princes la laissèrent subsister dans les échevinages des divers comtés qu'ils agglomérèrent sous leur pouvoir. En Flandre, par exemple, on constate dans la plupart des châtellenies l'existence d'un échevinage siégeant au _castrum_ qui s'élève au centre de la circonscription et étendant sa juridiction sur toute l'étendue de celle-ci. A l'origine, les immigrants des _portus_ ressortirent donc à ce tribunal puisque, libres personnellement, ils se trouvaient placés par cela même sous la juridiction publique. Dès lors, quand le moment arriva de donner aux villes leurs magistrats spéciaux, rien ne fut plus naturel que de les gratifier d'un échevinage. La circonscription urbaine créée dans la circonscription territoriale reçut une organisation calquée sur celle de son aînée. Comme les échevins de la châtellenie, les échevins de la ville furent des juges populaires recrutés parmi les habitants. Ceux-ci comme ceux-là furent «semoncés» et présidés par l'officier du prince, c'est-à-dire par le châtelain. Il n'est pas jusqu'au nombre traditionnel de douze membres qui n'ait été conservé pour eux. Seulement, au lieu de juger suivant la vieille coutume, les échevins de la ville jugent suivant le droit nouveau des bourgeoisies; au lieu de s'assembler dans le _bourg_, ils s'assemblent dans le _faubourg_ marchand, soit à la halle du marché, soit dans le cimetière de l'église paroissiale. A côté d'eux, d'ailleurs, l'échevinage territorial continue à se réunir dans le _castrum_ et à juger les hommes de la châtellenie. Il existe encore _dans_ la ville mais non plus _pour_ la ville. A Bruges, le _landhuis_ du Franc[32] s'élève encore à côté du _gemeentehuis_ (hôtel de ville), rappelant le souvenir lointain du jour où la ville a reçu, analogue à l'ancien échevinage territorial, mais indépendant de lui, son échevinage local. [Note 31: Il est même assez probable que l'échevinage n'est qu'une modification locale de l'institution des rachimbourgs, modification propre à la région mosane où les Carolingiens possédaient la plus grande partie de leurs domaines. C'est là que Charlemagne l'aura perfectionnée pour l'étendre à toute la _Francia_.] [Note 32: On désigne la châtellenie de Bruges sous le nom de Franc de Bruges.] Tribunal public, l'échevinage urbain est en même temps un tribunal princier puisque, depuis le Xe siècle, le prince est devenu l'organe et le protecteur du droit public. Nous venons de voir d'ailleurs que son président est un représentant ou pour mieux dire un fonctionnaire du prince, et il faut ajouter que le prince intervient dans la nomination de ses membres. Mais cet échevinage est en même temps un tribunal communal et l'on comprend sans peine qu'il en ait été ainsi. Non seulement, en effet, il est recruté dans le sein de la population urbaine, mais le droit qu'il applique n'est autre chose que l'œuvre même de la communauté bourgeoise. La loi suivant laquelle il juge est, comme dit le flamand, une «keure», c'est-à-dire une loi _choisie_ par la bourgeoisie, une loi d'exception que le prince reconnaît et ratifie, mais qui ne vient ni de lui ni de la coutume territoriale. Dès lors, la magistrature chargée de réaliser le droit urbain ne peut être simplement juxtaposée à la population urbaine. Il faut qu'elle lui appartienne, il faut qu'elle soit sienne. Et, en effet, dès le XIe siècle, les textes appellent indifféremment les échevins tantôt échevins des bourgeois, tantôt échevins du prince. Ainsi leur nature est complexe. Ils sont tout à la fois un organisme princier et un organisme communal, et, à mesure qu'on avance, ce second caractère va constamment en s'accentuant. Car, plus il se développe et se complique, plus le droit urbain se confond avec la vie même de la commune. A la keure primitive, s'ajoutent bientôt des additions de toutes sortes rendues indispensables par les nécessités croissantes de l'activité municipale. Des règlements administratifs apparaissent, des mesures de tout genre s'imposent et c'est l'échevinage qui naturellement se charge de veiller à leur application et de punir les contraventions. Il n'est plus seulement dès lors le tribunal de la ville, il en est aussi le _conseil_. A une époque où les pouvoirs ne sont pas encore distincts les uns des autres, il réunit à ses attributions de juge les attributions d'administrateur. Sans cesser d'appartenir au prince, il appartient de plus en plus à la commune. La gilde qui, primitivement, s'était chargée de subvenir aux besoins les plus pressants de la population marchande lui en abandonne désormais le soin. C'est lui qui lève les impôts, pourvoit aux travaux publics, entretien de l'enceinte, pavage des rues, etc., exerce la tutelle des orphelins. A côté de ses attributions de juge, qu'il tient du prince, il acquiert ainsi des attributions administratives que la commune lui délègue, et il les acquiert par la force des choses et sans pouvoir les justifier par un titre légal. A vrai dire, cette absorption de l'échevinage par la ville n'a pas eu lieu partout sans difficultés. L'évolution que nous venons de décrire ne s'est accomplie que dans les principautés laïques. Les évêques et les puissantes corporations ecclésiastiques qui se groupaient autour d'eux dans les cités[33] se sont efforcés au contraire de l'empêcher. A Liége, à Cambrai, à Utrecht, l'évêque a lutté avec des chances diverses, pour maintenir les échevinages urbains sous son pouvoir exclusif. Nous connaissons déjà les motifs de cette conduite et nous n'avons plus à y revenir. Elle a eu pour résultat d'obliger la bourgeoisie à instituer de son propre chef un conseil chargé de gérer ses intérêts à côté du tribunal du prince, et souvent en opposition avec lui. [Note 33: A travers tout le Moyen Age, le nom de «cité» a été réservé aux seules villes épiscopales quelle qu'ait d'ailleurs été leur importance. Térouanne, qui ne fut jamais qu'un gros bourg, est une cité; en revanche, Gand, la ville la plus puissante de toute la Belgique, n'en est pas une. Je me conformerai dans les pages suivantes à l'usage ancien.] Ce conseil, dont les membres portent habituellement le nom de «jurés» (_jurati_) ne tient ses pouvoirs que de la population urbaine. Il est son mandataire, l'exécuteur de ses volontés: il ne dépend que d'elle, comme les échevins ne dépendent que du prince. Il est créé, pour empêcher l'immixtion du prince dans les affaires municipales. Dans une certaine mesure, on peut le considérer comme un organisme révolutionnaire, et il est intéressant d'observer, à cet égard, qu'il est institué par une _conjuration_, c'est-à-dire par une alliance assermentée de tous les habitants. Le pouvoir communal apparaît ainsi plus clairement dans les cités épiscopales que dans les villes laïques. Il ne s'y est point amalgamé, par suite de l'attitude des évêques, avec le pouvoir public[34]. [Note 34: M. Vanderkindere a cherché à démontrer que l'opposition du pouvoir princier et du pouvoir communal était un fait primitif et universel. Voyez son étude intitulée: _La première phase de l'évolution politique des villes flamandes. Annales du Nord et de l'Est, 1905_. Il prétend découvrir des jurés en opposition avec les échevins dans toutes les villes flamandes. Mais les textes qu'il cite et qu'il m'est naturellement impossible d'examiner ici, ne sont pas probants à mon avis. Voy. les rapides observations que j'ai présentées à ce sujet dans mon _Histoire de Belgique_, t. I (3e édit.), p. 198.] Mais il ne faudrait point croire que la commune soit, dans les Pays-Bas, un phénomène appartenant en propre à certaines villes. Ce qui est vrai, c'est qu'on ne rencontre point, dans ce pays, de communes politiques organisées suivant le type français, où tous les pouvoirs dérivent de l'association municipale. Les «cités» se sont rapprochées de cette organisation, mais sans jamais y atteindre. Ailleurs, elle ne se rencontre nulle part[35]. Ce qui se rencontre partout, en revanche, c'est la commune en tant qu'unité corporative de tous les bourgeois, en tant que personne morale. Aussi bien dans les villes où il existe des jurés que dans celles où ils manquent, les habitants constituent un corps, une _université_, dont tous les membres sont solidaires les uns des autres. Nul n'est bourgeois s'il ne prête le serment communal, qui l'associe étroitement à tous les autres bourgeois. Sa personne et ses biens appartiennent à la ville et ceux-ci comme celle-là peuvent être requis à tout instant à son service. Le bourgeois isolé ne se comprend pas plus que ne se comprend, aux époques primitives, l'homme isolé. On n'est une personne, aux temps barbares, que grâce à la communauté familiale à laquelle on appartient; on n'est bourgeois, au Moyen Age, que grâce à la communauté urbaine dont on fait partie. Rien peut-être, parmi tous les organismes sociaux créés par l'homme, ne rappelle davantage les collectivités du règne animal,--je songe, ici, aux fourmis et aux abeilles,--que les communes médiévales. Des deux côtés, c'est la même subordination de chacun à l'ensemble, la même collaboration de tous à la subsistance, au maintien, à la défense de la République, la même hostilité à l'égard de l'étranger, la même absence de pitié à l'égard des êtres inutiles. [Note 35: Sauf par exception au XIIIe siècle, où les comtes de Flandre l'ont introduite dans quelques localités, par exemple à Deynze.] Le bannissement a toujours été le châtiment le plus caractéristique du droit urbain. Dès le XIIe siècle, le _homo inutilis ville_, pour employer l'expression si caractéristique des documents contemporains, est impitoyablement expulsé. Si, dans la ville, la propriété est soustraite aux atteintes du pouvoir seigneurial, si elle n'a plus à acquitter tous ces droits domaniaux qui, à la campagne, continuent à peser sur les successions, morte-main, meilleur catel, _buteil_, _corimede_, etc., en revanche, elle n'échappe point à l'emprise de la communauté. Non seulement, en cas de besoin, par la taille et par l'emprunt forcé, celle-ci puise dans la bourse de tous ses membres, mais chaque bourgeois est encore responsable sur ses biens des dettes de la ville et il ne peut, s'il émigre, les transporter avec soi, sans acquitter un «droit d'issue». En un point, pourtant, et en un point essentiel, la commune diffère de la ruche ou de la fourmilière. Celles-ci, en effet, pour autant que nous puissions les comparer avec quelque approximation aux collectivités humaines, nous présentent le spectacle de gouvernements monarchiques. La commune, au contraire, du moins pendant les premiers temps et même plus tard en théorie, constitue une démocratie. Pour la première fois, au milieu d'une époque où domine, dans tous les domaines, le principe autoritaire, elle réalise le gouvernement du peuple par le peuple. Le pouvoir qu'exercent ses magistrats, leur est délégué par elle. Ils agissent au nom de la _communitas_ ou de l'_universitas civium_. Si la ville reconnaît la souveraineté du prince territorial, si elle lui paye l'impôt, si elle le sert en temps de guerre, elle n'en est pas moins indépendante dans le domaine propre des intérêts urbains. La collectivité bourgeoise s'administre elle-même et tous ses membres jouissent des mêmes droits, de même qu'ils sont soumis aux mêmes devoirs. L'organisation du plat-pays est patriarcale[36]. Dans la ville, l'idée du pouvoir paternel fait place à celle de la fraternité. Déjà les membres des gildes et des «charités» se traitaient de frères, et, de ces associations restreintes, le mot a passé à l'association totale. _Unus subveniat alteri tanquam fratri suo_, dit la keure d'Aire, «que l'un aide l'autre comme son frère». [Note 36: Cf. le mot _senior_ = l'ancien.] Sans doute, entre les frères de la commune, les différences sociales sont nombreuses et éclatantes: une minorité de riches s'est constituée de très bonne heure au milieu de la population. Mais à la supériorité de la fortune ne correspond, au début, aucun privilège politique. Encore au commencement du XIIIe siècle, on n'exige, en Flandre, des échevins, qu'une bonne renommée sans condition de fortune. Il est évident, d'ailleurs, qu'_en fait_, le pouvoir municipal fut exercé dès l'origine par les bourgeois les plus opulents. C'est là un état de choses inhérent à toutes les démocraties tant qu'elles ne se sont point divisées sous l'influence des conflits économiques. Or, durant les premiers temps, c'est-à-dire jusque dans le courant de la première moitié du XIIIe siècle, ces conflits, en germe dans la constitution sociale des bourgeoisies, n'ont pas encore éclaté. La grande affaire, pour les villes, à cette époque, c'est de se donner les institutions qui leur permettent de vivre et, à cette œuvre essentielle, tous sans distinction, «grands» et «petits», riches et pauvres, travaillent de commun accord. Au rebours de ce qui s'est passé dans l'antiquité, c'est donc par le gouvernement démocratique que débute l'histoire des populations urbaines du Moyen Age. L'égalité sociale n'existe pas entre leurs membres, mais tous, au même titre et avec les mêmes droits, appartiennent à la commune et participent à son gouvernement. CHAPITRE III Formation des institutions urbaines. (_suite_) I. Types primitifs et types dérivés de constitutions urbaines. II. Le type liégeois.--III. Le type flamand. I TYPES PRIMITIFS ET TYPES DÉRIVÉS DE CONSTITUTIONS URBAINES. Nous avons cherché, dans les pages précédentes, à exposer dans ses traits généraux la croissance des villes. De ces traits, la plupart ne se rencontrent point seulement dans les Pays-Bas. On les retrouve, avec des modifications locales plus ou moins accusées, par toute l'Europe occidentale. Pourtant, c'est peut-être dans les bassins de la Meuse et de l'Escaut qu'ils se dessinent avec la plus grande netteté. On a vu, en effet, qu'à très peu d'exceptions près, toutes les villes de cette région sont filles du Moyen Age et que ni leur emplacement ni leur configuration n'ont été influencés par les survivances de l'Empire romain. Il faut ajouter surtout que l'activité commerciale et industrielle qui a été le ferment des bourgeoisies belges s'est développée avec une vigueur particulière le long des deux fleuves dont elles jalonnent le cours, et il faut jeter maintenant un coup d'œil, après avoir cherché à décrire les facteurs permanents et généraux de leur développement, sur les variétés locales par lesquelles ils se sont réalisés. Ces variétés sont très nombreuses, et dans les Pays-Bas comme ailleurs, on distingue facilement des «familles» urbaines. Villes flamandes, villes liégeoises, villes brabançonnes, villes hollandaises, constituent autant de groupes, ou, si l'on veut, autant de types de constitutions municipales. Dans chacune des grandes principautés territoriales les institutions des communes accusent une étroite parenté. On ne rencontre point dans les Pays-Bas le phénomène particulièrement fréquent en France, de l'adoption par une foule de localités appartenant à des régions très diverses et relevant de seigneurs différents, du droit propre à quelque ville dont elles prennent la charte comme modèle. Rien n'y rappelle la lointaine diffusion des «établissements» de Rouen, par exemple, ou de ceux de Saint-Quentin[37]. Partout le droit urbain a évolué sur place, s'adaptant au milieu spécial qui s'imposait à lui, sans faire d'emprunts au dehors. [Note 37: Voy. les travaux d'A. Giry. _Les établissements de Rouen_ (1883), et _Les établissements de Saint-Quentin_ (1887). Je ne parle naturellement ici que de la période créatrice des institutions municipales; plus tard, à partir de la fin du XIIe siècle, on a créé des villes de toutes pièces, et on leur a transporté le droit lentement élaboré dans les villes anciennes. Au XIIIe siècle, les comtes de Hollande répandent systématiquement dans la Frise qu'ils conquièrent, le droit des villes hollandaises.] Il est instructif encore de constater que ce droit n'est point l'œuvre de «nomotèthes» analogues à ceux de l'antiquité. Si la tradition locale conserve, dans plusieurs villes, le nom d'un fondateur, on y chercherait en vain les traces d'une initiative personnelle en matière d'institutions. Certes, les chartes municipales sont promulguées au nom du prince, mais il est trop facile de montrer qu'elles se bornent à ratifier une situation de fait existant avant elles ou à octroyer des institutions demandées par les habitants. En réalité, les constitutions municipales sont nées, dans les Pays-Bas, du libre jeu de la vie urbaine. Elles sont le produit des circonstances économiques et sociales. Répondant comme les institutions féodales à un moment particulier du développement de celles-ci, elles s'y sont d'elles-mêmes adaptées, et, dans la ville pas plus que dans le fief, il n'est possible de distinguer au début, ni l'action d'un caractère national particulier ni l'action d'un législateur. C'est seulement dans les localités où le commerce s'est développé de bonne heure et avec une intensité assez grande pour attirer de nombreux immigrants que sont _nées_ les institutions municipales. Sans doute, à partir de la fin du XIIe siècle, les villes se sont éparpillées à travers tous les Pays-Bas. Mais à y regarder de près, on s'aperçoit que la plupart d'entre elles ne sont que des villes de formation secondaire. Parti de quelques centres privilégiés, le mouvement urbain a gagné de proche en proche à mesure que se répandait l'activité commerciale et qu'elle pénétrait plus profondément dans le corps social. La bourgeoisie s'est répandue comme elle. Du bord des fleuves où elle apparaît tout d'abord, elle remonte le long de leurs affluents, atteint les plaines, puis les montagnes. Des petits bourgs, des petits marchés locaux, de simples villages même se transforment et se donnent ou reçoivent de leurs seigneurs des constitutions urbaines. Mais ce n'est pas là qu'il faut étudier ces constitutions si l'on veut en saisir la nature propre. Ces types dérivés doivent céder la place au type primitif et original. C'est pour l'avoir oublié trop souvent que l'on a compliqué une question en somme assez simple. On a considéré à tort les survivances que les villes de formation tardive ont conservées du régime domanial et rural comme les origines de toute l'organisation municipale. C'est ainsi que l'on a prétendu rattacher celle-ci soit à l'ancienne organisation judiciaire de l'époque franque, soit à la «marche»[38] germanique ou à la communauté de village. Il est trop évident qu'une saine méthode doit procéder autrement, remonter aux sources mêmes et étudier la formation des bourgeoisies là où elles se sont constituées tout d'abord. Ce n'est pas aux villes de second ordre qu'il faut demander le secret des origines de la vie urbaine. Il réside dans les foyers primitifs du commerce, c'est-à-dire dans les localités qui, favorisées de tout temps par la nature, sont devenues de grandes cités mercantiles. Partout ailleurs on ne trouvera que des imitations postérieures, des appropriations plus ou moins réussies, des copies plus ou moins exactes. [Note 38: Je fais allusion ici à la théorie jadis fort répandue de von Maurer. L. Vanderkindere a cherché à l'appliquer aux Pays-Bas dans son intéressante étude intitulée: _Notice sur l'origine des magistrats communaux et sur l'organisation de la marke dans nos contrées_. Bruxelles, 1874.] Des types divers que l'organisation urbaine a créés dans les Pays-Bas, deux seulement sont assez bien connus depuis l'origine pour pouvoir être décrits dans ce livre: le type liégeois et le type flamand. Les villes hollandaises, sauf Utrecht, qui présente d'ailleurs une assez grande ressemblance avec Liége, ne nous dévoilent leurs institutions qu'à partir du XIIIe siècle. Quant aux villes brabançonnes, quoique l'on possède sur elles des renseignements plus anciens, elles sont loin de se prêter aussi bien que leurs voisines de l'Est et de l'Ouest à une description précise. La Flandre et le pays de Liége nous présentent d'ailleurs deux types particulièrement caractéristiques et dont se rapprochent plus ou moins étroitement ceux des autres territoires. Nous commencerons par le pays de Liége dont les institutions municipales, moins «évoluées» si l'on peut ainsi dire, que celles de la Flandre, nous permettront de mieux comprendre, par contraste, l'originalité de celles-ci. II LE TYPE LIÉGEOIS. Le pays de Liége est l'une des nombreuses principautés épiscopales constituées par les empereurs au cours du Xe et du XIe siècle. Formé par des donations successives de comtés et de domaines, il ne présente pas cette cohérence que l'on remarque dans les principautés laïques dues aux empiétements continus d'une dynastie puissante rayonnant d'un point central. Si bizarrement découpé qu'il soit, cependant, il possède dans la Meuse, de Givet à Maeseyck, un axe géographique. Dès l'époque carolingienne, Maestricht, situé à l'endroit où la vieille route romaine de Cologne à Boulogne franchissait le fleuve (_Trajectum ad Mosam_) présentait une certaine activité commerciale. Beaucoup plus haut, sur le cours supérieur de la rivière, Huy et Dinant s'adonnèrent de bonne heure au travail des métaux. Entre celles-ci et celle-là, Liége même--où saint Hubert avait transporté vers 710 le siège de l'évêché de Tongres--ne fut pendant assez longtemps qu'une bourgade insignifiante. Ses prélats carolingiens pourtant se préoccupèrent de l'embellir et, après la tourmente des invasions normandes, leurs successeurs, grâce à la faveur persistante des empereurs, reprirent énergiquement l'œuvre commencée par eux. D'Étienne à Otbert (901-1119) la ville vit s'élever successivement autour de la cathédrale et du palais épiscopal sept collégiales et deux grands monastères. Elle s'entoura de murailles, un pont de pierre fut construit sur la Meuse. En même temps, la célébrité de ses écoles attirait à l'envi, de tous les points de l'Europe Occidentale, maîtres et élèves vers cette «Athènes du Nord». Aux environs de l'an mille, elle était certainement la première des «cités» des Pays-Bas. Elle se distinguait aussi par son caractère essentiellement clérical. Sa population marchande le cédait de beaucoup à celle de Cambrai ou d'Utrecht. Le commerce de la principauté avait son foyer principal à Maestricht; l'industrie florissait à Huy et à Dinant. Quant à Liége, c'était essentiellement une ville de prêtres. Remplie d'immunités et de maisons claustrales, son sol, pour la plus grande partie, appartenait aux chapitres et aux abbayes. Ses habitants laïques consistaient surtout en chevaliers et en _ministeriales_, constituant à la fois la garde et le personnel administratif des évêques, et en artisans que faisait vivre l'entretien du clergé. Rien d'étonnant, dans ces conditions, si les évêques réussirent sans peine à établir autour d'eux un gouvernement très solide. Depuis Notger (972-1008) on les voit occupés d'organiser leurs revenus, de prendre des mesures pour la défense de leurs terres, de détruire les châteaux des seigneurs pillards. Henri de Verdun, en 1077, empruntant à la France l'institution de la paix de Dieu, installe à Liége le _judicium pacis_ qui étend son action à tout le diocèse. Nous en savons assez pour pouvoir affirmer que les prélats n'épargnèrent aucun effort pour améliorer et garantir la situation de leurs sujets. Mais en leur double qualité d'ecclésiastiques et de grands propriétaires fonciers, ils n'allèrent point au delà d'une conception politique tout ensemble patriarcale et autoritaire. Excellent pour la population rurale, leur gouvernement pesa lourdement sur les bourgeoisies dès que celles-ci commencèrent à éclore dans les villes de la Meuse. Il répugnait à leur abandonner l'autonomie qu'elles réclamaient et des froissements ne pouvaient manquer de se produire à la longue entre un prince et des communes qui ne se comprenaient pas. La première manifestation des revendications urbaines dans le pays de Liége remonte à l'année 1066. A la demande des bourgeois de Huy, l'évêque Théoduin leur accorda le droit de tenir eux-mêmes garnison à l'avenir dans le château de la ville et de ne se rendre à son appel, en temps de guerre, que quinze jours après les Liégeois. La charte qui fut dressée à cette occasion ratifiait de plus un certain nombre d'améliorations apportées au droit coutumier, mais que le chroniqueur Gilles d'Orval, «de crainte d'ennuyer ses lecteurs», a cru bon de passer sous silence. Il nous en dit assez cependant pour que nous puissions considérer le document hutois comme une des plus anciennes ratifications de ce que nous avons appelé plus haut le programme politique des bourgeoisies. Il caractérise nettement d'autre part la conduite des évêques en présence de ce programme. En effet, les concessions de Théoduin ne furent pas spontanées. La population dut les acheter à prix d'argent. Elle les paya du tiers de ses biens meubles et rien ne montre mieux combien la fortune mobilière accumulée par les marchands intervint efficacement en faveur du progrès social. Faut-il attribuer au seul hasard la conservation de la charte de Théoduin ou s'explique-t-elle peut-être par le développement très hâtif du commerce hutois? Tout indique du moins que la situation privilégiée de Huy est plus ancienne que celle de la capitale de l'évêché, beaucoup moins active au point de vue économique. Mais le mouvement commencé ne devait plus s'interrompre. Depuis le commencement du XIIe siècle, il fallut de tous côtés céder aux revendications des bourgeois. La question urbaine se pose désormais en face des évêques et exige impérieusement une solution. Celle que l'on trouva fut une sorte de compromis entre les prérogatives du prince et les tendances communales à une autonomie complète. Les villes liégeoises reçurent tous les privilèges essentiels à leur développement. Elles constituèrent chacune un territoire juridique spécial possédant son tribunal d'exception. Mais ce tribunal resta très nettement un tribunal princier. Ses échevins, juges privilégiés des bourgeois, au nombre de douze dans la capitale et de sept dans les «bonnes villes», sont exclusivement nommés à vie par l'évêque et recrutés en partie, au moins jusqu'à la fin du XIIe siècle, parmi ses _ministeriales_. Ils appliquent sans doute le droit urbain et sont les gardiens de la coutume urbaine, mais ils ne se présentent point sous l'aspect d'une magistrature communale. Dès lors, tous les efforts de la bourgeoisie tendirent à établir à côté d'eux une institution qui ne relevât que d'elle-même. Elle pouvait bien laisser aux échevins l'autorité judiciaire, mais elle ne pouvait leur abandonner l'administration des affaires publiques. Dès le courant du XIIe siècle, on la voit se donner des jurés élus par elle, assermentés devant elle et chargés du soin des intérêts communaux. Les évêques, d'ailleurs, protestèrent énergiquement contre cette innovation illégale ou, si l'on veut, extra-légale. En 1230, l'un d'eux, Jean d'Eppes, obtenait de l'empereur une sentence interdisant formellement les «conjurations» et les «communes» dans tout le royaume d'Allemagne. Mais la nécessité était trop pressante pour les villes de posséder une magistrature indépendante. Institués tout d'abord par l'émeute, les jurés deviennent permanents à la longue, et, après le soulèvement de toutes les villes du pays, sous Henri de Gueldre (1247-1274), soulèvement auquel reste attaché le nom de Henri de Dinant, ils prennent place définitivement dans les constitutions urbaines. Ce sont les jurés et les deux «maîtres» qui forment désormais le conseil. Mais ce conseil ne parvient pas à attirer à lui la juridiction des échevins. Ceux-ci continuent de posséder, jusqu'à la fin du Moyen Age, la haute justice et la juridiction foncière. Bien plus même, ce n'est qu'au XIVe siècle qu'ils disparaîtront du conseil et cesseront d'intervenir dans l'administration urbaine. Le _perron_[39] qui avait été primitivement le symbole de la juridiction épiscopale deviendra, à la même époque, par une évolution significative, l'emblème de l'autonomie communale. [Note 39: Le perron liégeois, sur lequel on a beaucoup discuté, n'a été, à l'origine, qu'une croix marquant dans la cité l'immunité épiscopale.--Sur les institutions liégeoises, cf. le livre récent de G. Kurth. _La cité de Liége au Moyen Age._ Bruxelles, 1910.] Les institutions municipales, dans le pays de Liége, présentent donc deux groupes distincts de magistrats, de nature et d'âge différents. Les plus anciens, les échevins, forment un tribunal seigneurial; les plus récents, les jurés du conseil, sont les mandataires et les représentants de la commune. Les premiers jugent au nom de l'évêque, les seconds au nom de la bourgeoisie. Leur compétence ne s'étend qu'aux règlements municipaux et à la juridiction de police. La langue juridique liégeoise caractérise très exactement cette compétence comme «juridiction des statuts», tandis qu'elle désigne celle des échevins par les mots: «juridiction de la loi». Jusqu'au bout, cette distinction a persisté et, en dépit de tentatives sur lesquelles nous aurons à revenir, les villes de la principauté n'ont pas réussi à faire passer sous leur pouvoir le tribunal épiscopal. III LE TYPE FLAMAND. C'est un spectacle bien différent que nous présentent les villes du comté de Flandre. Ici, les institutions municipales se sont constituées sans heurts ni conflits avec le prince et se sont développées bien plus complètement. Il ne faut attribuer en rien cet état de choses à la race. Car ce serait une grave erreur de croire que la Flandre du Moyen Age présente, avec le pays wallon des bords de la Meuse, le contraste d'une contrée purement germanique. En réalité, à partir du règne d'Arnould Ier (918-965), le comté fut, durant très longtemps, une principauté bilingue. Étendu de l'Escaut à la Canche, il comprenait au nord, exactement comme la Belgique moderne, une population de langue néerlandaise, au sud, une population de langue romane. Ce n'est qu'à partir des conquêtes de Philippe-Auguste, qui lui enleva l'Artois, puis de Philippe le Bel, auquel il céda les châtellenies de Lille, de Douai et d'Orchies, qu'il ne fut plus peuplé que d'habitants de race thioise. Mais, avant cette époque, le bourgeois d'Arras comme le bourgeois de Bruges ou de Gand étaient également réputés flamands et vivaient sous les mêmes institutions. Au sud comme au nord de la frontière linguistique, les constitutions municipales offraient les mêmes caractères et l'on ne pourrait citer de meilleur exemple que la Flandre pour démontrer combien il est vrai que la croissance des villes est indépendante des particularités ethnographiques et s'explique essentiellement par le milieu. Ce milieu leur fut ici exceptionnellement favorable. Plus encore que la Meuse, l'Escaut formait une puissante artère commerciale et le pays présentait en outre l'inappréciable avantage d'être baigné par la mer tout le long de sa frontière occidentale. Le rivage, échancré par les estuaires de la Canche, de l'Yzer et du Zwin, fournissait d'excellents ports naturels, tandis que le Rhin et la Meuse venaient mêler leurs eaux à celles de l'Escaut et faisaient aboutir ainsi à la Flandre les navigateurs qui suivaient leur cours[40]. Destinée par la nature à devenir un rendez-vous de marchands, la Flandre sut profiter d'une situation si avantageuse. A Messines, à Thourout, à Ypres, à Lille et à Douai s'organisèrent de grandes foires, placées sous la protection spéciale des comtes et où, dès le commencement du XIIe siècle au plus tard, des Italiens se trouvaient en contact avec les négociants du Nord. La conquête de l'Angleterre par les Normands, en mettant en rapports continuels avec le continent ce pays qui avait vécu jusqu'alors dans un isolement relatif, augmenta encore l'activité économique de la région flamande. Entre ces deux estuaires s'ouvrant en face l'un de l'autre, celui du Zwin et celui de la Tamise, l'intercourse, désormais, devint permanent et plus intense d'année en année. La grande île prend, depuis cette époque, pour le commerce du comté, une importance qui ne cessera plus de croître jusqu'à la fin du Moyen Age. Et on s'explique facilement qu'il en ait été ainsi quand on remarque qu'elle fournissait la laine à la draperie flamande. [Note 40: Sur les conditions géographiques particulièrement favorables du pays, voyez R. BLANCHARD. _La Flandre_, 1906.] Car la Flandre n'est pas seulement une région commerciale. Elle est tout autant, et peut-être plus encore, une région industrielle, et c'est à quoi elle doit son originalité particulière. De tout temps, les populations de la côte avaient confectionné des tissus de laine. Les nombreux moutons nourris dans les prés salés qui s'allongent derrière la ligne des dunes leur fournissaient en abondance la matière première. A l'époque romaine, les draps des Morins et des Ménapiens avaient joui d'une certaine célébrité. L'invasion franque ne mit pas fin à leur fabrication. Les nouveaux habitants apprirent des vaincus les procédés de leur technique. Au IXe siècle, les manteaux dits frisons qui s'exportaient tout le long du Rhin et se distinguaient par leurs belles couleurs et la supériorité de leur tissage, étaient originaires du pays de Térouanne. Ainsi, le bonheur voulut que la draperie flamande se développât dès l'origine sous l'influence de la tradition industrielle de Rome et bénéficiât, par là, d'une situation privilégiée. Pratiquée tout d'abord par les paysans de la côte, la draperie ne pouvait manquer de se concentrer dans les villes dès l'apparition de celles-ci. Il serait infiniment intéressant de savoir comment s'accomplit cette translation. Faute de documents, nous en serons toujours réduits à l'ignorer. Mais on comprend sans peine que les tisserands ruraux durent émigrer en masse vers ces endroits où ils trouvaient tout ensemble, outre des acheteurs pour leurs produits, la protection des remparts et la liberté personnelle. Au XIIe siècle, toutes les villes flamandes sont devenues des villes drapières. Leurs marchands nous apparaissent, avant tout, comme des exportateurs d'étoffes. La production de celles-ci dépasse de beaucoup, en effet, les besoins locaux et trouve, à l'étranger, des débouchés de plus en plus étendus. Bientôt, la laine indigène ne suffit plus à alimenter les métiers: il faut la faire venir du dehors. C'est à l'Angleterre, dont les herbages humides nourrissaient une race de moutons à toisons épaisses et soyeuses, qu'on alla la demander. Depuis le XIIe siècle, la Flandre fut, jusqu'à la fin du Moyen Age, le meilleur client du royaume insulaire. Les marchands des villes allaient vendre leurs draps de l'autre côté de la mer et en rapportaient de pleins chargements de balles de laine. Il suffit, pour apprécier l'importance de ce commerce, de rappeler ici la formation de la _Hanse de Londres_, association puissante de gildes locales adonnées au négoce avec l'Angleterre. On nous excusera d'avoir insisté aussi longuement sur l'activité économique de la Flandre. Nulle part, en effet, les villes ne sont aussi purement les filles du commerce. Rien n'a entravé l'impulsion vigoureuse qu'il leur a donnée et contre laquelle n'a pu tenir aucune résistance. Ni l'Église, ni la noblesse n'ont réussi à arrêter l'élan des bourgeoisies, qui se présentent ici à l'historien sous leur forme la plus pure, et, si l'on peut dire, la plus classique. Le prince, seul, eût pu constituer pour elles un sérieux obstacle. Mais pas plus au haut du Moyen Age que de nos jours, la politique n'était arbitraire. Elle dut s'adapter partout aux circonstances locales. Si la conduite des évêques à l'égard des villes trouve son explication, non dans le caprice des prélats, mais dans l'impossibilité où ils se trouvaient de céder aux communes l'administration de leurs cités, celle des comtes de Flandre, en dépit de quelques épisodes sans importance, prouve clairement qu'ils comprirent tout le profit qu'ils pouvaient retirer de l'exceptionnelle vitalité du commerce dans leur territoire. Leur intérêt les poussait à favoriser son développement, et ils n'y manquèrent pas. Les lois de paix promulguées par eux ordonnent en termes exprès de respecter les marchands et tous les hommes qui, venus d'autres contrées, traversent le pays. Charles le Bon (1119-1127) est loué par un contemporain d'avoir imposé à la Flandre la discipline et le calme d'un monastère, et, le jour où parvint à Ypres la nouvelle qu'il était assassiné, les marchands réunis à la foire s'empressèrent de fuir. Pareillement les comtes pourvoient aux besoins des _portus_, stations permanentes de ce commerce qui les enrichit. Ils sont pour les villes naissantes des gardiens vigilants et les aident de toutes leurs forces à fonder le droit nouveau qui leur est indispensable. Dès le règne de Robert le Frison (1071-1093), on peut constater que, dans une certaine mesure, la cause du prince et la cause des villes sont liées l'une à l'autre. Le coup de force, en effet, par lequel Robert enleva le comté à son neveu Arnoul fut énergiquement secondé par toutes les bourgeoisies de la côte, et l'on peut être sûr qu'elles en furent largement récompensées. Un peu plus tard, en 1127 et 1128, elles se soulèvent pour venger la mort du bon comte Charles, victime d'un complot tramé par une partie de la noblesse. Elles ne reconnaissent Guillaume de Normandie qu'au prix de concessions exorbitantes, le renversent quand elles le voient les abandonner pour s'appuyer sur l'élément féodal et font monter sur le trône Thierry d'Alsace, dont la dynastie n'oubliera jamais qu'elle leur doit le pouvoir. Rien d'étonnant donc si l'autorité princière intervient de bonne heure en faveur des villes et donne à leurs revendications la sanction légale. Peu à peu, elle leur concède les divers points de leur programme de réformes. Le duel judiciaire est aboli, des restrictions sont apportées à la juridiction ecclésiastique; le service militaire se restreint au seul cas d'invasion du territoire. Tout cela va de pair avec l'octroi de franchises commerciales. Le comte renonce au _seewerp_[41] et supprime le droit de tonlieu en faveur des gildes. [Note 41: Droit d'épave.] La crise de 1127 donna l'occasion de compléter toutes ces concessions particulières et de les cristalliser, pour ainsi dire, dans des chartes urbaines. Guillaume de Normandie consentit à tout pour se faire adopter par les villes. Elles lui dictèrent leurs conditions, et si nous avons perdu la charte donnée aux Brugeois, nous possédons encore, dans celle de Saint-Omer, la preuve que le développement urbain est dès lors achevé en Flandre[42]. [Note 42: La Flandre ne possède pas de plus ancienne charte urbaine que celle de Saint-Omer. C'est à tort qu'on a voulu faire remonter à l'année 1068 la charte de Grammont. Ce document appartient en réalité à la fin du XIIe siècle. Voyez V. FRIS. _Bullet. de la Soc. d'Histoire et d'Archéologie de Gand_, 1905, p. 219 et suiv.] Un caractère frappant du droit municipal de ce pays, c'est l'uniformité qu'il présente. Sans doute, il dut y avoir, à l'origine, des différences locales. Mais, sous le règne de Philippe d'Alsace (1168-1191), toutes les grandes villes obtinrent les mêmes institutions et furent régies par des keures identiques, de sorte que les droits et les devoirs de chacune d'elles constituèrent la mesure et la garantie de ceux des autres. Toutes aussi, traitées avec une égale bienveillance, occupèrent vis-à-vis du prince la même situation, et, également protégées par lui, respectèrent également son autorité[43]. [Note 43: L. Vanderkindere, dans son étude sur _La Politique de Philippe d'Alsace et ses conséquences_. _Bull. de l'Acad. de Belgique_, classe des lettres, 1905, p. 749 et suiv., croit au contraire que Philippe fut hostile aux communes. J'ai exposé ailleurs _(Histoire de Belgique_, t. I, 3e édit., p. 198) les raisons pour lesquelles je ne puis me rallier à son opinion.] Chose curieuse, ce fut la charte d'une ville romane, celle d'Arras, qui, étendue aux diverses villes du comté, dont la plupart se trouvaient pourtant dans la région germanique, devint la base de leur droit. Le type d'organisation qu'elle nous présente est fort simple. Chaque ville, soustraite à l'échevinage territorial de sa châtellenie, possède ses échevins particuliers, habituellement au nombre de douze ou de treize. Choisis par le comte, mais exclusivement dans le sein de la bourgeoisie, leur nature est mixte. Ils sont les «jugeurs» du prince qui les fait présider par un officier à lui, le châtelain tout d'abord, plus tard, à partir du XIIe siècle, le bailli; mais ils sont en même temps les conseillers de la commune. En eux s'affirme de manière significative la bonne entente du pouvoir souverain et des aspirations municipales. La dualité des magistratures urbaines que nous avons constatée dans le pays de Liége, où chacune des deux parties en présence s'oppose nettement à sa rivale, n'existe pas ici. Les grandes villes flamandes, c'est-à-dire ces puissantes agglomérations commerciales où s'est constitué le droit urbain, ne connaissent point les jurés. On ne rencontre ceux-ci que dans des localités secondaires, dans des bourgs relevant d'un seigneur local auquel il a fallu arracher des concessions. En 1127, lorsque les villes demandent à Guillaume de Normandie une organisation de leur choix, elles ne parlent que d'échevins. L'autorité que le comte conserve sur ces échevins est d'ailleurs des plus faibles. S'il les nomme, il n'y a pas d'exemple qu'il puisse les déposer, et, en fait, il semble bien que, dans la pratique, il se soit borné à ratifier à chaque vacance le choix fait par eux. D'autre part, si son officier siège à leur tribunal, il lui est interdit de se mêler aux délibérations quand elles ont pour objet les affaires de la commune. Ainsi, l'autonomie urbaine se développe librement en Flandre sous la tutelle du prince. Dans la première moitié du XIIIe siècle, elle s'affirme plus clairement encore par la transformation de l'échevinage, de magistrature à vie qu'il était à l'origine, en magistrature annuelle. C'est à la demande des bourgeois que cette innovation fut introduite. Mentionnée tout d'abord à Arras en 1194, elle gagna peu à peu le nord du comté. Ypres l'obtint en 1209, Gand en 1212, Douai en 1228, Lille en 1235, Bruges en 1241. Il n'est pas difficile d'en saisir les motifs. On voulut sans doute éviter par là le maintien au gouvernement de la ville de vieillards incapables de supporter la charge écrasante des fonctions scabinales, mais on voulut aussi renforcer le caractère municipal de la magistrature urbaine. Les échevins annuels, en effet, ne sont plus exclusivement nommés par le comte. Les chartes reconnaissent formellement le droit de présentation des échevins de l'année précédente ou établissent un système plus ou moins compliqué d'élection, grâce auquel la ville collabore avec le prince à la création de ses juges-administrateurs. De plus, des règles sont établies qui répartissent les sièges de l'échevinage entre les diverses paroisses de la commune, et cette nouveauté accentue encore la prise de possession de l'échevinage par la bourgeoisie. Le droit du comte sur celui-ci ne disparaît pas, mais il est désormais, et il restera jusqu'à la fin du XIVe siècle, un droit nominal beaucoup plus qu'un droit effectif. C'est par son officier que le comte a conservé jusqu'au bout une intervention très réelle dans les communes. Si grande qu'ait été leur autonomie, elles n'ont pas annulé dans leurs murs le pouvoir du prince et n'ont d'ailleurs pas cherché à le faire. Jusqu'à la fin du XIIe siècle, les châtelains représentèrent chez elles le seigneur territorial en qualité de «vicomtes». A vrai dire, installés à titre héréditaire comme tous les fonctionnaires de la phase agricole du Moyen Age, ces châtelains considéraient leur charge comme un fief et l'exerçaient à leur profit. Des froissements ne pouvaient manquer de se produire entre ces féodaux et les bourgeois. Le comte sut en profiter. Son intérêt le poussait à ruiner l'influence des châtelains et à substituer son autorité à la leur. Il soutint donc les bourgeois contre eux, imitant en cela la conduite des rois de France qui, à la même époque, prenaient la cause des communes contre leurs seigneurs. Sous le règne de Philippe d'Alsace, les châtelains ont cédé partout à la coalition des bourgeois et du prince. Ils disparaissent ou ne conservent plus que des revenus peu importants ou des droits honorifiques. A leur place apparaît désormais un fonctionnaire de nouveau style, le bailli. Employé salarié et révocable, le bailli n'a plus rien de féodal. Il faut y voir une conséquence de la même transformation économique qui a produit les villes. Comme elles, il ne pourrait exister sans la renaissance du commerce qui, à côté de la richesse foncière, a suscité la richesse mobilière, développé la circulation et l'abondance de l'argent et substitué aux vieilles institutions, que leurs titulaires se transmettaient de père en fils avec les domaines auxquels elles étaient attachées, des institutions dépendant directement du pouvoir public et confiées à des agents installés par lui et vivant du traitement qu'il est maintenant capable de leur servir. Rien d'étonnant, dès lors, si dans cette Flandre où le développement économique a précédé celui des territoires voisins, les baillis, comme les villes elles-mêmes, apparaissent plus tôt que partout ailleurs. Entre le bailli et les échevins, le contraste est éclatant. Ceux-ci sont les représentants de la commune, celui-là est l'instrument du prince. Il n'a de comptes à rendre qu'à lui et n'obéit qu'à ses ordres. Continuellement déplacé, toujours choisi en dehors de la bourgeoisie de la ville qu'il administre, il ne relève que du haut justicier qui le nomme et qui le paie. Une telle situation devait tôt ou tard amener des conflits entre les magistrats communaux et les fonctionnaires du prince, juxtaposés plutôt que coordonnés les uns aux autres. Les premiers incarnent l'autonomie urbaine, les seconds l'autorité territoriale, et peu à peu le contraste qui les oppose les uns aux autres apparaît plus éclatant et plus dangereux. On commence à s'en apercevoir dès le milieu du XIIIe siècle. La belle harmonie qui a présidé si longtemps aux rapports entre le comte et les villes, va faire place à une rivalité flagrante. L'idéal des grandes communes devient républicain en même temps que celui du prince devient monarchique. Celui-ci augmente sa souveraineté pendant que celles-là augmentent leurs privilèges, et la fin du Moyen Age nous les montrera engagés dans une lutte formidable, dont nous aurons à faire comprendre les motifs et à expliquer les péripéties. CHAPITRE IV L'économie urbaine. I. Rapports économiques des villes avec la campagne.--II. La réglementation de l'alimentation urbaine et du commerce des subsistances.--III. Le régime de la petite industrie. Les métiers.--IV. Le régime des industries d'exploitation. Salariés et capitalistes.--V. Caractère économique des cités épiscopales.--VI. Densité des populations urbaines. I RAPPORTS ÉCONOMIQUES DES VILLES AVEC LA CAMPAGNE. Le lecteur qui nous aura suivi jusqu'ici aura vu que l'origine des villes médiévales est due essentiellement à une transformation économique. La cité du Moyen Age se présente aux yeux de l'historien sous une forme beaucoup plus simple que la cité antique. Dans cette dernière, en effet, on distingue au premier coup d'œil, à côté de l'action des facteurs économiques, l'action du facteur national et du facteur religieux. Au contraire, l'organisation du culte et celle de l'État, de même qu'elles sont bien antérieures, au Moyen Age, à l'organisation municipale, en sont aussi parfaitement distinctes. Si beaucoup de villes ont été le siège d'un évêché ou celui de quelque institution politique, ce n'est point là, cependant, une condition essentielle de l'évolution urbaine. Dans les Pays-Bas tout particulièrement, la plupart des agglomérations importantes, Gand, Bruges, Bruxelles, Valenciennes, etc., n'ont été que des marchés et des centres industriels. L'activité économique, les besoins économiques s'imposent chez elles à toute la constitution sociale et lui impriment un caractère particulier. Il est donc indispensable, avant de retracer l'histoire de cette constitution et d'aborder l'examen des formes spéciales que le régime démocratique y a revêtues, de décrire rapidement les traits principaux de l'économie urbaine. Cela est d'autant plus essentiel que les idées généralement admises sur ce sujet, ne s'appliquent point, sans d'importants correctifs, aux villes de la Belgique. Nous allons donc nous trouver obligé de modifier d'une manière assez sensible une théorie qui, partant d'une analyse insuffisante de la vie urbaine, ne réussit point à expliquer les phénomènes que présente celle-ci dans une des régions de l'Europe où elle s'est développée avec la plus grande vigueur. On aurait sans doute évité cet inconvénient si, au lieu de décrire l'économie municipale d'après des exemples d'époque assez tardive et de développement incomplet, on avait envisagé surtout des agglomérations plus anciennes et plus puissantes. Ce que nous avons déjà eu l'occasion de dire à propos des institutions se justifie de nouveau en cet endroit. Les centres primitifs de l'évolution urbaine doivent évidemment être choisis comme points de départ du travail scientifique. A cet égard, la Flandre revendique dans l'étude de ces questions difficiles une place privilégiée. Peut-être les pages qui suivent prouveront-elles l'exactitude de cette observation. Le caractère économique le plus saillant de la ville, c'est qu'elle est stérile. Il faut entendre par là que, abandonnée à elle-même, elle ne pourrait nourrir ses habitants. Elle a beau posséder une banlieue de quelque étendue, on a beau y rencontrer en nombre considérable, comme dans tant de bourgs de notre temps, des étables à vaches ou des toits à porcs, il n'en reste pas moins vrai que, sans l'afflux perpétuel des moissons et des viandes de la campagne, sa population serait bien vite condamnée à mourir de faim. Le village, le grand domaine se suffisent à eux-mêmes; sans eux, au contraire, la ville ne pourrait subsister. Comme le clerc et comme le noble, le bourgeois est incapable de pourvoir _directement_ à son existence. Mais sa situation est bien plus difficile que celle du noble ou que celle du clerc. Ceux-ci, en effet, possèdent la terre: s'ils ne la travaillent pas eux-mêmes, ils en perçoivent les produits, puisqu'elle leur appartient, et leur subsistance est assurée de façon permanente par le travail de leurs hommes. La bourgeoisie, au contraire, ne dispose ni de serfs ni de domaines. Elle ne peut à aucun titre revendiquer les produits du sol. Pour les posséder, il faut qu'elle les achète ou, si l'on veut, qu'elle les échange contre les denrées qu'elle fabrique. Au lieu d'être économiquement indépendante, elle a perpétuellement besoin, pour durer, de l'intervention des paysans et des propriétaires des alentours. Cette intervention, elle ne peut l'exiger légalement. Mais il va de soi que d'eux-mêmes et par le simple jeu des circonstances économiques, les gens de la campagne viennent exposer en vente leurs denrées dans la ville voisine. Celle-ci leur fournit ce dont ils ont été privés jusqu'à son apparition: un marché pour leurs grains et leurs bestiaux. Du jour où elle s'est fondée, ils cessent d'être tout à la fois les producteurs et les consommateurs des fruits de la terre. L'ancienne économie domestique rurale dans laquelle chacun ne cultive et ne récolte qu'en vue de son entretien, disparaît à partir du moment où des colonies de marchands et d'artisans sollicitent le travail de l'agriculteur. Désormais, celui-ci devient à son tour vendeur et acheteur. Il vend au bourgeois les produits du sol et il lui achète, en retour, les ustensiles et les vêtements qu'il était contraint jadis de fabriquer lui-même suivant les procédés rudimentaires d'une technique rurale. En même temps et en conséquence, il ensemence et cultive davantage, sûr désormais de trouver des acquéreurs pour les moissons qu'il arrache à la glèbe. Sa charrue attaque les terres en friche, sa cognée abat les arbres de la forêt voisine, les fumées de ses «sarts» rampent sur les landes. Ce sont comme les effluves d'une activité nouvelle qui, des villes naissantes, se répandent sur le plat-pays et font sortir le paysan de son engourdissement séculaire. Son sort s'améliore rapidement. Le servage s'atténue, et, dans les régions particulièrement abondantes en villes, comme la Flandre, il disparaît presque complètement au cours du XIIIe siècle. Les seigneurs eux-mêmes poussent à sa suppression. Car l'éveil des campagnes sous l'influence de la vie urbaine ne leur permet plus de maintenir intact un système domanial qui a fait son temps. La diminution de la valeur de l'argent, conséquence fatale de l'augmentation du stock monétaire, dont l'importance augmente progressivement avec l'intensité croissante du commerce, diminue sans cesse la valeur des prestations fixes et héréditaires qu'ils perçoivent de leurs hommes. La plus-value de la rente du sol ne profite qu'aux seuls paysans. Pour que les grands propriétaires puissent en ressentir à leur tour les effets, il n'y a qu'un moyen: affranchir les serfs et leur donner à bail les terres qu'ils ont si longtemps possédées, dans la non liberté, à titre héréditaire. II LA RÉGLEMENTATION DE L'ALIMENTATION URBAINE ET DU COMMERCE DES SUBSISTANCES. Ainsi, la ville a mis nécessairement le bourgeois et le paysan en rapports économiques. La campagne environnante est la nourricière de la ville qui en occupe le centre. C'est un besoin primordial pour l'administration urbaine que de veiller à ce que le va-et-vient entre celle-ci et celle-là soit aussi intense et aussi facile qu'il est possible. De là, de très bonne heure--en Flandre dès la seconde moitié du XIIe siècle--toute une série de travaux publics: amélioration de chemins, rectification de cours d'eau, établissement de marchés de semaine (marchés du vendredi, etc.). Mais de là, surtout, une législation très particulière en vue du ravitaillement de la ville. Cette législation, dont il subsiste encore de nos jours quelques débris dans les règlements de police sur les marchés municipaux, s'inspire exclusivement de l'intérêt de la bourgeoisie. Son but est d'assurer aux gens de la ville des subsistances abondantes et à bas prix. On a reconnu bien vite que les intermédiaires par les mains de qui passent les denrées pour aller du producteur au consommateur, produisent nécessairement le renchérissement de celles-ci. Dès lors, il faut mettre directement en présence le vendeur campagnard et l'acheteur urbain et empêcher l'accaparement des vivres par un groupe de spéculateurs. Il suffit de parcourir, à cet égard, les règlements communaux pour comprendre que tel est bien l'esprit qui les anime. La _lettre des vénaux_ de Liége, en 1317, interdit aux «recoupeurs» d'acheter, dans un rayon de deux lieues autour de la ville «volailles, fromages ou venaison». Toutes ces denrées doivent être apportées au marché, et ce n'est que quand les bourgeois s'en seront approvisionnés que les marchands pourront acquérir en gros le surplus non vendu. Défense est faite aux bouchers de conserver de la viande en cave, aux boulangers de se procurer plus de grains qu'il ne leur est nécessaire «pour leur propre cuisage». Les précautions les plus minutieuses sont prises pour empêcher toute augmentation artificielle du prix des aliments. Non seulement un _maximum_ est établi, mais il est encore sévèrement interdit de vendre en dehors du marché, c'est-à-dire autrement qu'en public et sous la surveillance des bourgeois et des fonctionnaires de la commune. On va si loin dans ce sens qu'à Saint-Trond, le bourgeois qui possède un pigeonnier pour son agrément n'a pas le droit de vendre ses pigeons à son voisin: il lui est seulement loisible, s'il veut s'en défaire, de les manger ou de les exposer en vente au marché. Il est inutile d'insister davantage sur ces stipulations dont il serait aisé d'augmenter le nombre à l'infini. Si bizarres qu'elles paraissent à première vue, elles s'expliquent facilement si on les ramène au principe dont elles constituent les applications. Ce principe est celui de l'échange direct[44] obligatoire, institué au profit de l'acheteur. Des deux parties en présence au marché, le producteur de la campagne et le consommateur de la ville, celui-ci seul est pris en considération. L'interdiction des monopoles et des accaparements, la publicité des transactions, la suppression des intermédiaires ne sont qu'autant de moyens de garantir son approvisionnement individuel dans les conditions les plus favorables. La législation urbaine le protège contre les abus de la spéculation et elle le protège aussi contre les fraudes et les tromperies des vendeurs. Toute une armée de fonctionnaires--_rewards_, _wardes_, _vinders_, etc.--est occupée non seulement à veiller à l'observation des règlements sur les marchés, mais encore à inspecter les denrées importées en ville et à confisquer sur-le-champ toutes celles qui ne sont pas de qualité irréprochable, ou, pour employer l'expression même des textes, toutes celles qui ne sont pas «loyales». [Note 44: J'emprunte cette expression à M. Bücher. Voy. dans ses _Études d'histoire et d'économie politique_ traduites par A. Hansay (Paris-Bruxelles, 1901) son remarquable exposé des _Origines de l'économie nationale_.] Le «bien commun» de la bourgeoisie est très nettement l'idéal auquel tend la législation que nous venons d'esquisser. Pour le réaliser, elle emploie des procédés autoritaires, restreint impitoyablement la liberté individuelle et instaure, en un mot, une sorte de socialisme municipal dont nous aurons, tout à l'heure, à constater de nouvelles applications. Un tel état de choses eût été impossible sans un ensemble de circonstances qu'il faut rapidement exposer. La difficulté des transports, le faible développement du capital et la solidité de la corporation bourgeoise en sont les principales. Si le paysan avait eu la faculté de vendre ses produits à des spéculateurs en gros, capables eux-mêmes d'exporter à bas prix ces produits à l'étranger, les règlements dont nous venons de parler, seraient assurément restés lettre morte. Mais, par la force des choses, la ville était le marché naturel et nécessaire des campagnes voisines. L'état des chemins et des charrois ne permettait pas de diriger les fruits du sol vers d'autres débouchés. D'autre part, en ville même, l'esprit public, la solidarité de tous les membres du groupe urbain constituaient un frein moral assez fort pour s'opposer efficacement aux tentatives de fraude. Il ne faudrait pas croire que l'alimentation des villes n'ait mis en réquisition que le plat-pays des alentours. Le tableau que nous venons d'en tracer serait incomplet si nous n'y faisions pas sa part au commerce. Il est évident, en effet, qu'une bonne partie des subsistances, au moins dans les grandes villes, arrivaient par cette voie. Dans beaucoup de régions, les blés, dans un bien plus grand nombre encore, les vins et les harengs étaient importés en gros par des marchands qui s'en approvisionnaient soit aux lieux même de production, soit dans les ports de la côte, soit aux grandes foires de l'intérieur. En temps de disette ou de famine,--et l'on sait si ces catastrophes se répétaient fréquemment au Moyen Age,--c'est même grâce à cette importation que les villes, privées des ressources de leurs alentours, parvenaient à nourrir leur population. Il est hautement intéressant de constater que la réglementation esquissée plus haut ne s'applique plus à ce nouveau mode de ravitaillement. Faite pour le marché local et capable de le dominer parce qu'il est restreint, elle ne peut enserrer le grand commerce dans ses mailles étroites. Il les rompt comme un sanglier rompt sans peine un filet à alouettes. La législation urbaine peut bien empêcher un boulanger d'accumuler secrètement dans son grenier quelques sacs de blé afin de les revendre à haut prix à la première hausse, mais elle se trouve impuissante devant le marchand en gros qui fait débarquer sur les quais de la ville la cargaison de plusieurs bateaux pleins de seigle ou de froment. Elle se trouve ici en présence d'un phénomène économique auquel elle n'est point adaptée. Le capital la déroute dès que son action se manifeste. Il est pour ainsi dire en dehors de ses calculs, et il est certainement en dehors de ses atteintes. Dès qu'il apparaît, elle se dérobe et lui cède la place. Si elle se maintient, c'est qu'il n'est pas encore suffisamment répandu pour tout conquérir, c'est qu'il reste en somme, une force exceptionnelle et extraordinaire. Il ne se déploie que dans la sphère du grand commerce et ne cherche pas à se soumettre celle des petites transactions de la vie journalière. Mais ce serait une grave erreur que d'oublier son existence et que de ne point constater l'impuissance à laquelle il réduit, à son égard, l'organisation de l'échange direct. III LE RÉGIME DE LA PETITE INDUSTRIE.--LES MÉTIERS. Les mêmes caractères que nous venons de constater dans le domaine de l'alimentation urbaine se retrouvent, mais avec bien plus de variété et d'éclat, dans l'organisation industrielle. Ici aussi, il y a lieu de distinguer, à côté de la réglementation locale des métiers, l'intervention incoercible du capital. Examinons tout d'abord le groupe des artisans qui travaillent pour la satisfaction des besoins journaliers de la population: boulangers, bouchers, charpentiers, tailleurs, forgerons, potiers de terre ou potiers d'étain, menuisiers, etc. Indispensables à la bourgeoisie, ils ne manquent dans aucune ville. Chaque agglomération, grande ou petite, les possède en nombre proportionné à son importance. De même que le grand domaine, à l'époque agricole du Moyen Age, s'efforçait de produire par lui-même toutes les espèces de céréales, de même toute ville pourvoit indépendamment aux nécessités courantes de ses habitants. D'ailleurs, ceux-ci ne sont pas seuls à consommer les objets fabriqués ou préparés par les métiers locaux. «Le territoire qui servait à approvisionner les marchés urbains servait également à écouler ses produits. Les habitants du plat-pays apportaient au marché les moyens de subsistance et les matières premières et achetaient en retour le travail des artisans des villes. ... Le bourgeois et le paysan se trouvaient ainsi dans un rapport réciproque de clientèle. Ce que l'un produisait, l'autre le consommait, et ces relations d'échange se faisaient en grande partie sans l'intermédiaire de l'argent: tout au plus celui-ci intervenait-il pour compenser la différence des valeurs échangées[45]». [Note 45: J'emprunte ces lignes à M. Bücher, _op. cit._, trad. Hansay, p. 84.] Nous nous trouvons donc en présence d'un système économique très simple, et par là même facile à dominer et à réglementer dans toutes ses parties. Aussi, la législation que nous avons déjà rencontrée en matière d'alimentation urbaine se retrouve-t-elle en matière d'industrie locale, immuable dans ses principes, quoique assez différente dans ses applications. Le socialisme municipal a trouvé dans l'organisation des petits métiers sa forme la plus complète, et l'œuvre qu'il a réalisée dans ce domaine doit être considérée comme un chef-d'œuvre du Moyen Age. Elle est aussi conséquente dans ses principes, aussi cohérente dans ses parties, aussi riche dans ses détails que les plus beaux monuments de l'architecture gothique ou que les grandes «Sommes» des philosophiques scolastiques. Le «bien commun» de la bourgeoisie est ici, comme en matière d'alimentation urbaine, le but suprême à atteindre. Procurer à la population des produits de qualité irréprochable et au meilleur marché possible, tel est l'objectif essentiel. Mais, les producteurs étant eux-mêmes des membres de la bourgeoisie, il faut de plus adopter des mesures qui leur permettent de vivre de leur travail de façon convenable. Ainsi le consommateur ne peut être pris seul en considération, il importe aussi de s'occuper de l'artisan. Une double réglementation se développe. D'une part, on surveille la fabrication et la vente, de l'autre, on institue ce que l'on pourrait appeler, en employant une expression moderne, une législation et une organisation du travail. Pour l'une comme pour l'autre, on a recours au même système autoritaire que nous avons déjà constaté. Des employés spéciaux sont chargés de l'examen constant et minutieux de l'industrie. Au marché, comme à l'intérieur des boutiques ou des ateliers, leur présence est continuelle. Nulle porte ne peut leur être fermée. Jour et nuit ils ont le droit de pénétrer, comme nos modernes fonctionnaires des accises, dans tous les endroits où l'on travaille. Pour faciliter leur contrôle, les règlements municipaux imposent à l'artisan d'exercer son métier ostensiblement, devant sa fenêtre. Le pouvoir municipal multiplie les prescriptions qu'il doit respecter. Il fixe, suivant les branches d'industrie, le genre des outils à employer, la qualité de la matière première, les procédés à suivre dans l'élaboration du produit, etc. Les châtiments les plus sévères, de lourdes amendes, la suspension temporaire, le bannissement punissent les fraudes ou même de simples négligences. Surtout, et dans le but de rendre la surveillance plus facile, les diverses espèces de travailleurs sont réparties en groupes distincts, par professions. Les «métiers» ne sont en effet, à l'origine, que les cadres dans lesquels l'autorité urbaine classe sous sa haute direction tous les artisans de la ville. Ils ne constituent en rien, à la période des débuts, des corporations autonomes. Leurs chefs (doyens, maîtres, _vinders_, etc.) leur sont imposés par l'échevinage, leurs règlements ne dépendent que de celui-ci, et c'est tout au plus s'ils sont consultés lors de leur élaboration. Inutile d'ajouter sans doute que le travail est obligatoire, et la grève considérée comme un délit contre le «corps de la ville». Bref, de quelque côté que l'on se tourne, on rencontre également la barrière du pouvoir municipal enserrant l'artisan au profit de la généralité. Sa situation est tout à fait analogue à celle d'un fonctionnaire, et, en réalité, il est vraiment un fonctionnaire de l'alimentation urbaine. On ne peut s'avancer plus loin dans la voie du socialisme réglementaire. Mais cet artisan si soigneusement tenu en bride est d'autre part protégé avec une sollicitude extraordinaire contre l'éternel adversaire du travailleur industriel, c'est-à-dire contre la concurrence. Si sa liberté est partout restreinte, son existence, d'autre part, est assurée par la même autorité qui le soumet à ses décrets. Tout d'abord, il n'a pas à craindre l'intervention de l'étranger. Le métier urbain a exclusivement le droit d'écouler ses produits sur le marché de la ville. En dehors des foires, les producteurs de l'extérieur ne peuvent introduire leurs fabricats dans l'enceinte urbaine. Mais il ne suffit pas de repousser le «forain», il faut encore garantir l'artisan contre la concurrence de ses propres compagnons. Défense est faite, en conséquence, de vendre à un prix plus bas que le taux fixé par les règlements, défense de travailler un nombre d'heures supérieur à celui dont la cloche du beffroi sonne le commencement et la fin, défense de se servir d'instruments inusités ou d'en inventer, défense de perfectionner la technique, défense d'employer plus d'ouvriers que ne le font les voisins, de faire travailler sa femme ou ses enfants mineurs, défense enfin et défense absolue de recourir à la réclame et de vanter sa marchandise au détriment de la marchandise d'autrui. On va si loin dans cette voie, qu'à Saint-Omer le statut de la halle interdit au vendeur de saluer les passants, de se moucher ou d'éternuer devant eux, crainte de le voir attirer ainsi sur son étalage l'attention du client. Il est impossible de restreindre davantage la liberté économique de l'individu et pourtant, durant de longs siècles, pas une protestation ne s'est élevée contre cet état de choses qui, aux yeux d'un moderne, paraît le comble de l'anormal et de l'artificiel. C'est qu'il était admirablement approprié aux conditions du milieu et qu'il répondait de la manière la plus complète au vœu des artisans. Il est facile de comprendre qu'ils eussent pu facilement s'en affranchir s'il avait pesé sur eux comme un fardeau gênant. Or, au lieu d'en exiger l'abolition, tous veillent unanimement à son maintien. Et cela s'explique de façon toute naturelle. Produisant, en effet, pour un marché restreint, pour une clientèle limitée aux habitants de la ville et de la banlieue, le travailleur ne songe pas à l'extension d'un mouvement d'affaires qui reste toujours nécessairement identique à lui-même. Chaque maître ne prétend qu'à recevoir sa part dans l'ensemble immuable des profits possibles. L'égalité économique apparaît à tous comme la norme suprême et tous réprouvent au même degré celui qui, soit par fraude, soit par ingéniosité personnelle, soit par supériorité de fortune, enlèverait à ses compagnons le pain quotidien, et, ne cherchant que son intérêt privé, les réduirait à la misère. Bien rares d'ailleurs, sont ceux qui pourraient espérer de s'élever au-dessus du niveau moyen de leur classe. Car les artisans vivant du marché local appartiennent presque tous à la petite bourgeoisie. En règle générale leur capital ne comprend que leur maison, quelques petites rentes et les outils indispensables à leur profession. Ils constituent un groupe de petits entrepreneurs vendant à leurs clients, sans intermédiaire, les produits qu'ils ont fabriqués au moyen d'une matière première achetée en petite quantité. Les restrictions mises à la liberté de chacun d'eux sont dès lors la garantie de l'indépendance économique de tous. Nul, le voulût-il, ne peut écraser son confrère. Si quelque compagnon, soit par héritage soit par mariage acquiert des capitaux plus abondants que ceux de ses pareils, il ne pourra les appliquer à son industrie, et la supériorité de sa condition personnelle ne lui permettra point de faire à ses voisins une concurrence désastreuse. Mais l'inégalité de fortune parmi les artisans semble d'ailleurs un phénomène très rare. Chez presque tous on rencontre le même genre d'existence et la même modicité de ressources. A tout prendre, l'organisation économique dans laquelle ils se trouvent serait plus exactement désignée par l'épithète d'«acapitaliste» que par celle d'«anticapitaliste». La solidarité des artisans achève ce que la législation urbaine a déjà si fermement établi. Entre tous ces hommes de même profession, de même fortune, de mêmes sentiments, se nouent des liens puissants de camaraderie ou, disons mieux en parlant comme les documents contemporains, de fraternité. Dans chaque métier s'organise une association charitable: confrérie, charité, gilde, etc. Les confrères s'entr'aident les uns les autres, pourvoient à la subsistance des veuves et des orphelins de leurs confrères, assistent ensemble aux funérailles des membres de leur groupe, prennent part côte à côte aux mêmes cérémonies religieuses, aux mêmes réjouissances. L'unité des sentiments correspond à l'égalité économique. Elle en constitue la garantie spirituelle en même temps qu'elle fournit la meilleure preuve de l'harmonie existant entre la législation industrielle et les aspirations de ceux auxquels elle s'applique. IV LE RÉGIME DES INDUSTRIES D'EXPORTATION.--SALARIÉS ET CAPITALISTES. Pourtant, cette harmonie ne règne pas dans tout l'ensemble de la classe des travailleurs. Dans beaucoup de villes, et précisément dans les villes les plus puissantes, il faut distinguer, à côté des artisans-entrepreneurs subsistant grâce au marché local, un autre groupe industriel de nature fort différente. Les centres les plus anciens de la vie urbaine, nous l'avons vu, ont été créés par des marchands. Or, ces marchands nous apparaissent, dès l'origine, comme étendant leurs affaires bien au delà du marché local. Ce sont des négociants en gros, amenant dans la ville, pour les exporter au dehors, des produits naturels ou des produits fabriqués. L'industrie urbaine a nécessairement fourni, de très bonne heure, le principal aliment de leur commerce. Non point, il est vrai, cette petite industrie qui se rencontre dans chaque ville et dont nous venons d'esquisser le tableau, mais l'industrie spécialisée, et par cela même susceptible d'une extension croissante, que les circonstances ont fait surgir dans certaines régions privilégiées. De ces industries spécialisées et dont les produits ont tout de suite débordé, grâce au commerce, au delà de leurs lieux d'origine, il en est deux qui se sont développées en Belgique avec une vigueur exceptionnelle: celle du laiton, dans la vallée de la Meuse et particulièrement à Dinant, celle de la laine dans la plaine flamande. L'une et l'autre nous présentent, dans leur organisation, un spectacle identique et qui contraste aussi fortement qu'il est possible avec celui de l'industrie locale. Ce serait donc une erreur que de ne tenir compte que de celle-ci, comme l'ont fait la plupart du temps les théoriciens de l'économie urbaine. En réalité, le spectacle que présente l'organisation des villes industrielles les plus avancées, est moins simple qu'on ne l'a cru. A côté de traits caractéristiques au Moyen Age, il s'y rencontre des phénomènes presque modernes. C'est particulièrement dans les Pays-Bas, et plus particulièrement encore en Belgique, qu'ils se détachent avec vigueur, et c'est à quoi peut-être l'étude des institutions de cette contrée doit le meilleur de son intérêt et de sa valeur scientifique. La différence des débouchés rend compte tout d'abord de la différence fondamentale par laquelle l'industrie du laiton ou celle de la laine s'opposent à la petite industrie. Au lieu de produire, comme cette dernière, pour le marché local, elles produisent en grand et pour l'exportation. Le batteur de cuivre de Dinant, le tisserand, le foulon, le teinturier de Gand, d'Ypres, de Bruges, de Douai ou de Louvain ne ressemblent en rien au boulanger, au forgeron ou au savetier. A la fois artisans et marchands, ceux-ci vendent directement à leurs clients les produits de leur travail; ceux-là, au contraire, sont réduits au rôle de simples ouvriers industriels. Ils ne se trouvent pas en contact avec le public, ils n'ont de rapport qu'avec les marchands qui les emploient--marchands batteurs à Dinant, marchands drapiers en Flandre et en Brabant. Ce sont ces marchands qui leur distribuent le métal ou la laine qu'ils mettent en œuvre, c'est à eux que la matière première revient sous forme de chaudrons ou d'étoffes, et c'est eux enfin qui vendent à la halle ou transportent à l'étranger ces produits d'un travail qu'ils se sont bornés à diriger. Entre le négociant et le fabricant existe donc ici une séparation très nette. Le premier est un capitaliste, le second un salarié. Il importe peu que les batteurs de cuivre, les tisserands, les foulons, les tondeurs, etc., soient, comme les autres artisans, répartis en métiers. Si la forme des groupements est la même de part et d'autre, elle ne doit point nous tromper sur la nature même de ces groupements. Car dans les métiers de l'industrie locale, les outils, l'atelier, la matière première appartiennent au travailleur, comme le produit même qu'il écoule directement au consommateur. Dans la batterie et la draperie au contraire, le capital et le travail se sont dissociés. L'ouvrier, écarté du marché, ne connaît que l'entrepreneur qui le paie et qui s'interpose entre lui et les acheteurs anonymes auxquels vont les fruits de son labeur. La vente directe en détail détermine l'organisation économique des autres artisans. Les métiers de l'industrie d'exportation, au contraire, alimentent le commerce en gros, et c'est après avoir passé par une foule d'intermédiaires qu'à des centaines de lieues de l'endroit de production, les chaudrons dinantais ou les tissus flamands passent enfin dans les mains d'un acheteur qui ignorera toujours celui qui les a fabriqués. L'échange direct, dans lequel on se plaît trop souvent à reconnaître le caractère essentiel de l'économie urbaine, ne se rencontre donc que dans une partie de celle-ci. A côté de lui, il faut faire sa place, et une large place, à cette forme d'échange bien plus compliquée qui nécessite l'intervention du capital. Bref, les traits par lesquels on a coutume de caractériser l'industrie du Moyen Age ne s'appliquent point aux ouvriers des industries d'exportation. Empiétant en quelque sorte sur l'avenir, ils nous montrent déjà, au XIIIe siècle, le spectacle que l'industrie à domicile a généralisé dans toute l'Europe après la Renaissance. Si on a pu s'y tromper, c'est que les industries d'exportation, nous l'avons déjà dit, ne se rencontrent que dans un nombre assez restreint de villes. Pour qu'elles aient pu se développer, en effet, il a fallu un ensemble de circonstances qui, à tout prendre, sont assez rares. C'est grâce à l'abondance de la matière première, aux avantages de leur situation géographique, à la possession traditionnelle d'une technique supérieure que certains centres urbains purent, dès l'origine, fabriquer des produits aisément exportables et auxquels leur qualité supérieure valut une diffusion extraordinaire malgré les entraves du protectionnisme municipal. Il en alla ainsi, dans cette région de fleuves et de ports qu'est la Belgique, pour les cuivres dinantais et les draps flamands et brabançons. De très bonne heure, les uns et les autres figurent dans le commerce européen à côté des blés du Nord et des vins de France ou des vins du Rhin. C'est là une situation exceptionnelle sans doute, mais c'est là aussi une situation fort ancienne. Elle est au moins contemporaine de la formation de l'industrie locale, et il serait donc inexact de la considérer comme appartenant à un stade postérieur de l'évolution économique. En réalité, l'économie urbaine nous présente côte à côte, dans les pays où elle atteint son développement complet, les modalités différentes de la petite industrie locale et de l'industrie d'exportation ou, si l'on veut, de la grande industrie. C'est par le nombre de leurs membres que les ouvriers adonnés à celle-ci se différencient le plus nettement des autres métiers urbains. L'industrie d'exportation, dont le marché est indéfiniment extensible et la production toujours grandissante peut nourrir des masses d'hommes, et, dès le XIIe siècle, il est sûr que, de tous côtés, ils affluent vers elle. On ne possède malheureusement aucune donnée sûre avant le commencement du XIVe siècle. Mais, dès cette époque, on peut constater que Gand renfermait environ 4.000 tisserands, chiffre énorme, si l'on songe que la ville ne comportait certainement pas alors plus de 50.000 habitants. On ne peut douter que dans les grandes villes flamandes les artisans de la draperie, avec leurs femmes et leurs enfants, aient formé la majeure partie de la population. L'équilibre que les villes médiévales du type courant présentent entre les diverses professions, est ici complètement rompu à l'avantage de l'une d'elles, et l'on se trouve en face d'une situation qui rappelle de très près celle des centres manufacturiers de notre époque. Le fait suivant suffit à le prouver. A Ypres, en 1431, c'est-à-dire à une époque où la draperie est en pleine décadence, elle comprend encore 51,6 p. 100 de l'ensemble des professions, tandis qu'à la même date, à Francfort-sur-le-Main, elle n'y intervient que dans la proportion de 16 p. 100. Les multitudes ouvrières des grandes villes industrielles paraissent avoir vécu dans une condition assez rapprochée de celle des modernes prolétaires. Leur existence était précaire et livrée à la merci des crises et des chômages. Que l'ouvrage vînt à manquer, les métiers partout cessaient de battre et des bandes de sans-travail se répandaient par le pays, mendiant un pain qu'ils ne pouvaient plus se procurer par leur labeur. Certainement, la situation de ces grands métiers sur lesquels reposait la richesse de la Flandre était bien inférieure en stabilité et en indépendance à celle des autres artisans. De là la turbulence et l'esprit de révolte qui leur sont si souvent reprochés depuis le commencement du XIIe siècle, et dont ils ont d'ailleurs donné tant de preuves. En dehors des époques de chômage, la condition des maîtres, propriétaires ou locataires d'ateliers, était satisfaisante, mais il en allait tout autrement pour les valets ou compagnons occupés par eux. Ceux-ci habitent dans les faubourgs de misérables chaumières louées à la semaine. La plupart du temps, ils n'ont d'autre propriété que les vêtements qu'ils portent. Ils vont de ville en ville chercher à louer leurs bras. Le lundi matin, on les rencontre sur les places, sur les marchés, autour des églises, attendant anxieusement le patron qui les embauchera pour huit jours. Pendant la semaine, la cloche des ouvriers (_werkklok_) annonce par ses tintements le commencement de la besogne, le court intervalle des repas et la fin de la journée. La paie est distribuée le samedi soir: elle doit être en argent, suivant les règlements municipaux, ce qui n'empêche pas les abus du _Truk-System_ de donner lieu à des plaintes réitérées. Ainsi, les tisserands, les foulons et en général tous les groupes si variés de travailleurs occupés par la draperie forment une classe à part au milieu des autres artisans. On ne les reconnaît pas seulement à leurs «ongles bleus», mais à leur costume et à leurs mœurs. On les considère comme des êtres de condition inférieure et on les traite comme tels. Ils sont indispensables, mais on ne craint pas d'être durs à leur égard, car on sait que la place de ceux qui auront été ruinés par les amendes ou expulsés par les bannissements ne restera pas longtemps vacante. Les bras s'offrent toujours aux employeurs en quantité surabondante. Des masses d'ouvriers vont même chercher fortune hors du pays; on en rencontre en France et jusqu'en Thuringe et en Autriche. En un point, pourtant, mais en un point essentiel, les travailleurs des industries d'exportation dans les villes du Moyen Age se différencient des ouvriers des temps modernes. Au lieu d'être réunis dans de grands ateliers appartenant aux patrons, ils se répartissent entre une multitude de petits ouvroirs. Le maître tisserand, propriétaire ou plus souvent locataire d'un ou deux métiers, occupe quelques compagnons (en général de un à trois) et un apprenti. C'est ce maître qui reçoit des marchands la matière première et le salaire qu'il distribue à son personnel après avoir prélevé sa part. Ainsi les travailleurs ne sont pas directement subordonnés au capitaliste. Au lieu d'être surveillés par lui, ils ne relèvent dans l'exercice de leur profession que du contrôle des fonctionnaires municipaux. Mais cette garantie, on le verra plus loin, sera jusqu'à la fin du XIIIe siècle plus apparente que réelle. Aussi longtemps, en effet, que le gouvernement urbain appartint aux riches bourgeois, l'intervention du pouvoir public étant réglée par eux, ne put les gêner et il suffit de parcourir les actes de la succession du drapier douaisien Jehan Boine-Broke[46] pour constater jusqu'où a pu aller, avant la révolution démocratique, l'exploitation du monde des travailleurs. [Note 46: Publiés par M. G. Espinas dans la _Virteljahrschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte_, an. 1904.] Il nous reste à jeter un coup d'œil sur ces marchands-exportateurs auxquels aboutit, en dernier lieu, la production industrielle et qui l'alimentent constamment de matière première. Si considérable qu'ait pu être la différence entre leur fortune et la fortune des grands usiniers de notre temps, il ne faut pas hésiter à les considérer comme un groupe d'entrepreneurs capitalistes. Il importe, en effet, de ne point juger en cette matière sans tenir compte du milieu. Ce ne sont point les valeurs absolues, mais les valeurs relatives qui doivent entrer en ligne de compte. A une époque où la circulation des biens, comparée à la nôtre, semble un ruisseau à côté d'un fleuve, où un navire de deux cents tonnes passe pour un grand bâtiment et où les chariots franchissant les cols des Alpes ne transportent guère en un an plus de marchandises que les trains n'en font passer aujourd'hui en un seul jour à travers le tunnel du Saint-Gothard, quelques dizaines de milliers de livres possédées par un Boine-Broke, un Simon Saphir ou un Jean Rynvisch assuraient à leurs détenteurs une supériorité financière analogue à celle dont jouissent les millionnaires de la grande industrie contemporaine. Sans doute, il convient, même avec la restriction que nous venons d'indiquer, de ne point se les représenter sous un aspect trop moderne. Les conditions générales de la vie économique et surtout l'état rudimentaire du crédit assignent à leur activité des limites étroites. Il ne faut voir en eux que de riches bourgeois, profitant de l'avantage que leur donne la fortune pour se livrer à de fructueuses opérations de vente et d'achat en grand. Beaucoup ne sont même, si l'on peut ainsi dire, que des marchands intermittents; le négoce ne constitue pour eux qu'une occupation accessoire et en quelque sorte adventice. Ils se gardent de s'engager complètement dans les affaires; ils n'y risquent qu'une partie de leurs capitaux; ils ne pratiquent ni les spéculations aventureuses ni les marchés à terme. Mais, si vrai que soit tout cela, il n'en reste pas moins que, comparés aux artisans des petits métiers, ils nous apparaissent comme de puissants brasseurs d'affaires. Les ressources dont ils disposent leur permettent d'acquérir en une seule fois des centaines d'hectolitres de blé, de tonneaux de vin ou de balles de laine. En Flandre, c'est naturellement à l'importation en gros de la laine que se livrent la plupart d'entre eux, comme à Dinant c'est à l'importation du métal qu'ils s'adonnent presque tous[47]. Seuls, ils peuvent acquérir en quantité ces précieuses toisons anglaises dont la finesse assure la vogue des draps flamands, et, propriétaires de la matière première dont ils possèdent, en fait, le monopole, ils se trouvent nécessairement dominer tout le travail industriel. La laine brute qu'ils ont importée dans les villes leur fait retour sous forme de tissus, après avoir passé par les ateliers, et le profit qu'ils retirent de la vente des étoffes leur sert à entreprendre de nouvelles importations de laine[48]. [Note 47: Il faut bien remarquer d'ailleurs qu'ils ne s'y livrent pas exclusivement. Dès que les circonstances sont favorables, ils importent des blés ou du vin.] [Note 48: Je décris ici l'état de choses primitif. Plus tard, les marchands de laine et les marchands de drap se séparèrent. Mais il est impossible, dans un ouvrage comme celui-ci, d'entrer dans tous les détails de l'organisation capitaliste.] Comme nous l'avons déjà constaté plus haut, à propos du commerce des subsistances, la liberté économique de ces marchands capitalistes est complète. Autant l'ouvrier industriel est surveillé et tenu en bride par les règlements municipaux, autant le trafic en gros du drap et de la laine échappe aux atteintes de ceux-ci. Les grands négociants peuvent à leur guise acquérir et introduire en ville des quantités indéterminées de marchandises; les associations qu'ils forment entre eux ne relèvent d'aucun contrôle; personne ne fixe un maximum au prix qu'ils exigent des acheteurs. Eux seuls, dans leurs gildes ou leurs hanses, associations volontaires comparables en cela à nos syndicats et à nos _trusts_, peuvent imposer le respect de certaines règles ou de certains procédés. Pour le reste, si restreinte et si maladroite encore que soit la force naissante de leur capitalisme, elle se déploie du moins sans entraves, et sa liberté achève de nous faire comprendre leur influence et leur domination. V CARACTÈRE ÉCONOMIQUE DES CITÉS ÉPISCOPALES. En résumé, dans les villes industrielles de la Belgique, la population se divise donc, dès le XIIIe siècle, en trois groupes bien distincts. Au sommet, la grande bourgeoisie capitaliste adonnée au commerce en gros; sous elle, la petite bourgeoisie composée d'artisans indépendants; au dernier échelon de l'échelle enfin, la masse des ouvriers salariés plus nombreux, mais aussi plus misérables que les deux autres classes. Cette répartition, d'origine purement économique, se rencontre, indépendamment des diverses nationalités du pays, aussi bien dans les contrées wallonnes que dans les contrées flamandes. Elle existe à Dinant, à Douai, à Lille, à Saint-Omer aussi bien qu'à Bruges, Gand, Bruxelles ou Louvain. Si on la compare avec le tableau que l'on est accoutumé de tracer des villes médiévales, on constatera aussitôt qu'elle s'en différencie par l'importance numérique des entrepreneurs-capitalistes et des travailleurs salariés. Mais il faut reconnaître que les Pays-Bas ont connu, à côté du type urbain complètement développé que nous venons de décrire, un grand nombre de bourgeoisies vivant surtout de l'industrie et du commerce locaux, et dans lesquelles on ne trouve guère, à côté de rentiers à caractère semi-rural, que les artisans indispensables à l'existence journalière de la commune et du plat-pays voisin. Telle est la situation que nous présentent la plupart des petites villes du Hainaut, du Namurois, de la principauté de Liége, de la Hollande et de la Zélande, sans parler de plusieurs régions de la Flandre et du Brabant. A vrai dire, les exemplaires de ce genre sont beaucoup plus nombreux que ceux dont nous venons de nous occuper. Mais leur fréquence ne doit pas nous tromper sur leur nature. En réalité, les villes à activité économique locale ne sont point les exemplaires primitifs de la floraison urbaine. Presque toutes ne doivent être considérées que comme des villes de formation secondaire, que comme des villages ou des bourgs dotés de franchises municipales et érigés en communes bourgeoises sur le modèle des grandes agglomérations marchandes. Une place à part doit être faite aux «cités» épiscopales. Chez elles, les causes économiques qui ont produit le développement des grandes villes laïques ont été, soit accompagnées, comme à Utrecht, soit remplacées, comme à Liége, par des facteurs de nature différente. En effet, même en l'absence d'un commerce développé, les résidences d'évêques ne pouvaient manquer d'attirer dans leurs murs une population considérable[49]. Comme dans nos modernes capitales, la présence de nombreux fonctionnaires et d'institutions importantes suffisait à y maintenir le mouvement et la vie. C'est à Liége que l'on peut le mieux constater cet état de choses. La grande cité mosane, en effet, ne devint que sur la fin du Moyen Age la ruche industrielle qu'elle a toujours été depuis lors. Jusqu'au milieu du XIVe siècle, elle fut essentiellement une ville de prêtres, hérissée de tours d'églises et parsemée de larges enclos monastiques. A mesure que grandit sa population cléricale et que la cour de l'évêque se développa, le nombre des artisans nécessaires à l'entretien de tout ce monde augmenta dans la même proportion. Les incessants besoins financiers des établissements ecclésiastiques firent bientôt surgir à côté d'eux une classe puissante de manieurs d'argent qui, malgré l'interdiction du prêt à intérêt, parvinrent à acquérir, grâce à des avances au taux de 30 et 50 p. 100, des fortunes imposantes. Liége fut, comme une autre ville épiscopale des Pays-Bas, Arras, une ville de banquiers ou, si l'on veut, d'usuriers. Le rôle que les grands marchands jouèrent en Flandre fut joué chez elle par les changeurs. Quant à la classe des ouvriers salariés, elle y manque complètement. La petite bourgeoisie ne s'y compose que d'artisans et de boutiquiers. Sa constitution économique et sociale présente donc un caractère particulier et nous aurons l'occasion de signaler plus loin l'influence que cet état de choses a exercé sur son histoire. [Note 49: Il faut faire une exception pour Térouanne, dont le diocèse était trop peu étendu pour lui procurer une réelle importance.] VI DENSITÉ DES POPULATIONS URBAINES Il a été beaucoup question, dans les pages précédentes, de «grandes» villes et de «grandes» agglomérations marchandes. Le sens de ces adjectifs doit être précisé. On n'est grand que par comparaison, et cette vérité banale suffit à nous prémunir contre l'erreur d'assimiler les «grandes» villes du Moyen Age aux grandes villes d'aujourd'hui. Il est évident qu'il faut réduire l'importance des centres urbains à l'échelle, si l'on peut ainsi dire, de la civilisation au milieu de laquelle ils se sont développés et, à moins que l'on ne prétende que l'Europe du XIIIe siècle a nourri autant d'hommes que l'Europe du XXe, on admettra sans peine que la population urbaine d'il y a huit cents ans ne peut être mise en parallèle avec la population urbaine de nos jours. Néanmoins, si évident que cela soit, on ne s'en est avisé qu'assez tard. On lit encore avec étonnement, dans des ouvrages tout récents, qu'Ypres, au temps de saint Louis, comptait 200,000 habitants, et que Bruges et Gand étaient peuplés en proportion. La question mérite la peine d'un sérieux examen. Faut-il rappeler, en effet, que la démographie est peut-être la plus importante de toutes les sciences sociales, puisque c'est elle, en définitive, qui, nous renseignant sur la densité de la population, nous permet, du même coup, d'apprécier les ressources militaires ou économiques d'un milieu humain et nous fournit le moyen d'aborder, dans des conditions suffisantes d'exactitude, l'analyse des phénomènes sociaux qu'il présente. L'étude même des institutions politiques se trouve intéressée à la solution du problème. N'a-t-on pas prétendu, avec grande vraisemblance, que la densité de la population est un des facteurs les plus puissants du régime démocratique[50]? [Note 50: C. BOUGLÉ. _Les idées égalitaires_, p. 96 et suiv.] Malheureusement, le Moyen Age ne nous a laissé que des renseignements statistiques bien insuffisants. Ce n'est guère qu'au XVe siècle qu'ont été entrepris çà et là des dénombrements complets. Avant cette date, nous sommes forcés de recourir, faute de mieux, à des rôles d'impôts, à des relevés de contingents militaires, à des listes de membres de métiers, de confréries religieuses, etc., sources fragmentaires et qui ne peuvent permettre tout au plus que des supputations hypothétiques. Quelques documents officiels, quelques passages de chroniqueurs nous apportent bien des chiffres précis. Mais, à l'examen, leur valeur se dissipe et c'est pour les avoir admis sans critique que l'on a gonflé au delà de toute vraisemblance les populations urbaines du Moyen Age. Il est facile de constater que les écrivains médiévaux n'ont attribué aucune importance à la question du nombre. Sauf les cas très rares où ils ont eu à leur disposition des relevés exacts, ils enflent involontairement les chiffres, et les contradictions que l'on relève parmi eux sont une preuve suffisante du peu de créance qu'il faut leur attribuer. A vingt ans d'intervalle, deux documents attribuent à la ville d'Ypres une population de 200,000 et de 40,000 habitants. La réalité est bien différente. De recherches minutieuses et pénétrantes entreprises depuis un demi-siècle ressort, sans doute possible, la très faible population des villes à la fin du Moyen Age. Si étrange que cela paraisse, il est désormais établi qu'en 1450, Nuremberg ne renfermait que 20,165 habitants; Francfort, en 1440, que 8,719; Bâle, vers 1450, qu'environ 8,000; Fribourg en Suisse, en 1444, que 5,200, etc. Le spectacle n'est pas différent si l'on passe d'Allemagne dans les Pays-Bas. Des documents absolument sûrs nous apprennent qu'Ypres comptait 10,523 âmes en 1431; 7,626 en 1491 et 9,563 en 1506. D'une manière générale, rien ne nous permet de croire que ces populations, insignifiantes aux yeux d'un moderne, aient été plus considérables pendant les siècles précédents. Tout au plus pourrait-on l'admettre pour Ypres, dont la draperie était en pleine décadence au XVe siècle. Mais même en supposant que cette décadence ait eu pour effet un recul formidable du nombre des habitants, il resterait toujours que l'on ne pourrait, sans invraisemblance, porter celui-ci, au moment de la plus grande prospérité de la ville, au delà de vingt mille hommes. Ainsi, au rebours de ce que l'on croyait jadis, nous devons nous représenter les populations urbaines du Moyen Age comme n'ayant point dépassé un niveau très bas. Gand et Bruges, qui comptèrent parmi les centres les plus peuplés de l'Europe continentale, n'ont certainement pas dépassé, si même ils les ont atteints, les chiffres de 50,000 et de 40,000 âmes. Louvain, Bruxelles et Liége peuvent avoir eu de 20 à 30,000 habitants, c'est-à-dire à peu près autant que Nuremberg et beaucoup plus que Bâle ou que Francfort. Jusque vers la fin du XIIIe siècle, les villes ont vu croître presque continuellement, semble-t-il, le nombre de leurs habitants. L'émigration des gens de la campagne vers les centres industriels ne paraît point s'être ralentie avant cette date. Mais aux environs de l'an 1300, on arrive à un état d'équilibre et de stabilité. L'époque démocratique des communes n'a pas été favorable à leur accroissement. L'exclusivisme politique qui se manifeste alors les rend moins accueillantes que jadis. Elles s'ouvrent plus difficilement aux nouveaux venus et pendant que les populations rurales, autour d'elles, deviennent plus denses, dans l'intérieur de leurs murailles, le chiffre des bourgeois n'augmente plus et jusque dans les temps modernes, elles ne dépasseront pas, sauf grâce à des circonstances exceptionnelles comme par exemple à Anvers, le niveau auquel elles ont atteint. On nous excusera d'avoir insisté un peu longuement sur une question qui peut sembler, à première vue, assez étrangère à l'objet de ce livre. Il était indispensable pourtant, si l'on voulait apprécier avec netteté les ressources et la vitalité de ces villes dont nous avons à retracer, dans les pages suivantes, les luttes politiques et les conflits sociaux, de consacrer quelque attention à leur situation démographique. Il n'était pas indifférent de savoir que leur histoire si agitée s'est déroulée sur un théâtre très restreint. Tout le monde se connaissait dans les «grandes villes» du Moyen Age et les rivalités des partis s'y doublaient de rivalités et de rancunes personnelles. Les hommes ne s'y confondaient pas dans une foule anonyme. Chacun d'eux apparaissait en pleine lumière avec ses passions et ses intérêts. La politique n'avait rien d'abstrait et de théorique. On ne combattait pas seulement pour des programmes: les adversaires se rencontraient face à face et marchaient l'un contre l'autre en ennemis. Les convictions politiques, attisées par les antipathies privées, s'exaspéraient facilement dès lors jusqu'à la férocité. Mais on comprend aussi tout ce qu'une telle situation devait déposer au fond des âmes, d'énergie et de vigueur. Surveillé et épié par son voisin, le bourgeois du Moyen Age sent grandir en lui le sentiment de la dignité et de la responsabilité personnelles. Chaque homme prend conscience de sa valeur propre. S'il est sans pitié pour l'adversaire au moment de la lutte, il saura aussi, quand les intérêts de la ville seront en jeu, faire son devoir jusqu'au bout et, au besoin, lui sacrifier sa vie. Comparables à nos petites villes modernes par le chiffre de leur population, les communes médiévales rappellent par leur énergie les cités antiques. Elles contrastent de la manière la plus éclatante avec nos bourgs provinciaux, engourdis dans la monotonie d'une existence que l'État suffit à garantir et qui n'exige aucun effort de leurs habitants. C'est que chacune d'elles ne peut compter que sur soi pour se défendre et pour vivre. Tous les services que remplit aujourd'hui la puissance publique: ravitaillement, circulation, fortification, etc., il faut qu'elles s'en acquittent elles-mêmes et au moyen de leurs propres ressources. Leur maintien exige une tension constante des volontés, un dévouement continuel à la chose publique. En présence de nos grandes agglomérations modernes, elles le cèdent sans doute et de beaucoup pour l'étendue, pour la richesse et pour le nombre, mais elles l'emportent certainement par la vigueur morale et le sentiment civique. CHAPITRE V Les villes sous le gouvernement des patriciens. I. Formation et progrès du patriciat.--II. Caractères du gouvernement patricien. I FORMATION ET PROGRÈS DU PATRICIAT. A ne tenir compte que de la forme des institutions, les constitutions municipales, dans les Pays-Bas comme ailleurs, ont présenté dès l'origine et ont toujours conservé un caractère très nettement démocratique. La communauté politique, telle qu'elle nous apparaît dans les chartes urbaines, s'étend à toute la bourgeoisie. C'est au nom de l'université des citoyens (_universitas civium_) que les échevins exercent leurs pouvoirs. La ville est la chose de ses habitants; elle constitue une personne morale, un être juridique les englobant sans exception. Théoriquement, elle vit sous le régime du gouvernement direct du peuple par lui-même. Il a dû en être ainsi, en effet, à l'époque des origines. Si mal renseignés que nous soyons sur la vie politique des premières colonies marchandes, nous en savons assez pour constater qu'elles connurent tout d'abord une organisation égalitaire. Non seulement leur population d'immigrants se composait d'hommes peu différents les uns des autres par la condition sociale, mais chacun étant intéressé au maintien et à la défense de la ville naissante prenait nécessairement sa part aux devoirs qu'imposaient les besoins de la communauté et jouissait des droits découlant de ces devoirs. Toutefois, cet état de choses ne put pas durer très longtemps. L'exercice du commerce, avec tous les aléas qu'il comporte et toutes les chances qu'il réserve aux plus habiles, introduisit bientôt, parmi la population, des différences très sensibles de fortune. Peu à peu, le groupe homogène des _mercatores_ se répartit en classes plus distinctes les unes des autres, à mesure que grandit l'activité économique. La spécialisation des professions agit dans le même sens. L'artisan se sépara du marchand, puis, parmi les artisans comme parmi les marchands, de nouvelles nuances vinrent compliquer le tableau. Il y eut bientôt, au plus tard à la fin du XIIe siècle, des travailleurs vivant du marché local, des salariés produisant pour l'exportation et à côté, ou plutôt au-dessus d'eux, des négociants trafiquant en denrées alimentaires, en matières premières industrielles ou en objets fabriqués. La bourgeoisie présenta dès lors toute la série des conditions sociales, depuis la misère du prolétaire jusqu'à l'opulence du capitaliste. Il est clair qu'un tel état de choses n'était plus compatible avec la démocratie égalitaire qui avait régné à l'origine. Sans qu'il fût pour cela besoin du moindre effort, celle-ci disparut d'elle-même, évoluant du même mouvement que la communauté économique au sein de laquelle elle avait pris naissance. On ne changea rien au texte des chartes urbaines, on n'eut à formuler aucune déclaration de principe ou à édicter aucune constitution. Par la force des choses, le pouvoir passa insensiblement aux mains des plus riches. De démocratique, le régime politique de ces centres de commerce et d'industrie qu'étaient les villes se transforma en un régime tout d'abord ploutocratique, puis oligarchique, transformation inévitable et dont la nécessité est suffisamment attestée par son universalité. Aux bords de l'Escaut et de la Meuse comme à Florence, les _majores_, les _divites_, les «grands», régnèrent désormais sur les _minores_, les _pauperes_, les _plebei_, les «petits». Les historiens modernes ont emprunté à l'antiquité, pour désigner cette classe dominante, le nom de «patriciat» et de «patriciens». L'emprunt, à vrai dire, n'est pas très heureux. Car les patriciens de Rome, chefs des clans primitifs de la cité, antérieurs à la plèbe et la soumettant à leur autorité militaire et religieuse, diffèrent très profondément des grands bourgeois du Moyen Age, lentement sortis de la masse et dont l'ascendant politique n'a d'autre support que leur ascendant économique. On distingue bien çà et là, parmi eux, surtout dans les cités épiscopales, comme par exemple à Liége, quelques _ministeriales_ du prince territorial. Mais ces exceptions sont trop rares pour infirmer la règle générale. Là même où on les rencontre, il reste vrai que les patriciens, dans leur très grande majorité, ne sont autre chose que des marchands enrichis. Cela revient à dire qu'ils sont en même temps propriétaires fonciers. Les instruments du crédit étaient, en effet, trop rudimentaires pour permettre à un capitaliste de placer ses bénéfices autrement qu'en terres ou en achats de rentes sur des maisons. Déjà, au XIIe siècle, les _Gesta episcoporum cameracensium_ nous montrent le premier grand marchand dont l'histoire des Pays-Bas ait conservé le nom, Wérimbold, acquérant, à mesure que sa fortune se développe, des revenus fonciers de plus en plus abondants. _Census accrescunt censibus Et munera muneribus_[51]. [Note 51: _Gestes des évêques de Cambrai_, édit. De Smet, p. 125.] Au XIIIe siècle, le sol urbain presque tout entier appartient à d'opulents lignages et de nos jours encore, dans maintes villes flamandes, des noms de rues rappellent le souvenir des patriciens sur les fonds de qui elles ont été tracées. Il n'est pas difficile de comprendre que les fils de ces heureux parvenus se contentèrent souvent de la situation acquise par leurs pères et abandonnèrent les soucis du négoce pour vivre confortablement de leurs rentes. Ils y étaient d'autant plus portés que la valeur de leurs propriétés ne cessa de croître aussi longtemps que la population urbaine se développa et que les terrains à bâtir se couvrirent de constructions. Ainsi, toute une partie du patriciat, et c'en est naturellement la plus ancienne, renonça de bonne heure au commerce qui avait constitué la base de sa fortune. Ces privilégiés, que les documents contemporains désignent sous les appellations de _viri hereditarii_, d'_hommes héritables_, d'_ervachtige lieden_, reçurent du peuple les sobriquets d'_otiosi_, d'_huiseux_, de _lediggangers_ (flâneurs). Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, augmentaient encore leurs ressources soit en prenant à ferme la perception des tonlieux et des revenus du domaine princier ou celle des «accises» urbaines, soit en prêtant de l'argent à intérêt ou en participant aux opérations de banque de quelque compagnie de Lombards. A côté de ces rentiers, que l'on doit considérer comme la partie la plus stable du patriciat, le commerce continue à grossir les rangs de la haute bourgeoisie. Dans la plupart des villes, la gilde fournit à ces nouveaux riches une solide organisation corporative. On a vu plus haut que l'existence des associations marchandes est fort ancienne et qu'on peut la faire remonter au XIe siècle. Elles s'ouvrirent certainement au début à tous ceux qu'attirait le transit régional. Plus la circulation au dehors était périlleuse, et plus les confrères éprouvaient le besoin de ne s'aventurer à l'étranger qu'en bandes nombreuses. D'ailleurs, l'égalité primitive de leurs conditions les disposait à s'associer facilement les uns aux autres dans leurs courses vagabondes à la recherche de la fortune. Mais quand la sécurité sur les grands chemins se fut généralisée et surtout quand l'inégalité des chances et des aptitudes eut introduit parmi les marchands l'inégalité des fortunes, confinant les uns dans la classe des détaillants ou des artisans et réservant aux autres les vastes entreprises, la situation changea du tout au tout. Dès la fin du XIIe siècle, les gildes des villes flamandes ne sont plus que des corporations de grands marchands adonnés au commerce lointain avec l'Angleterre et avec l'Allemagne. Elles ne reçoivent plus comme membres que des trafiquants en gros. Pour y entrer, il faut payer une redevance d'un marc d'or, c'est-à-dire une somme introuvable pour les petites gens. Elles excluent de leurs rangs les boutiquiers «qui pèsent de trosnel» et les travailleurs manuels «qui ont les ongles bleus». Un artisan enrichi veut-il s'y faire recevoir, il doit «abjurer son métier», sortir de sa classe, rompre avec ses compagnons. Ainsi dès cette époque, la gilde renferme à la fois les éléments les plus riches, les plus entreprenants, les plus actifs de la bourgeoisie. Ceux de ses «frères» que les catastrophes du commerce ont ruinés sont bientôt remplacés par des hommes nouveaux, sortis des rangs inférieurs de la population. Ce qui augmente encore la force des gildes locales, c'est leur association. En Flandre, dès le XIIe siècle, presque toutes les compagnies marchandes des villes de la côte ont formé une compagnie générale appelée _hanse de Londres_. La gilde brugeoise détient la présidence de l'ensemble, mais les gildes particulières des autres villes sont représentées dans le conseil chargé de diriger le groupe et d'exercer la juridiction sur ses membres. Dans la Flandre orientale, Gand semble avoir été à la tête d'une organisation analogue. On comprend dès lors l'ascendant et l'influence que durent exercer au sein des bourgeoisies les «marchands hansés». Non seulement ils y possédaient le prestige que donne la fortune, non seulement ils y alimentaient l'industrie de matières premières, y occupaient la grande majorité des artisans et en exportaient les produits, mais ils s'y sentaient encore soutenus par leurs confrères des villes voisines et l'on peut affirmer que seuls, dans le monde économique de l'époque, ils étaient animés de la force et de l'audace que donne l'esprit de classe. Constitué d'un groupe de propriétaires et de marchands capitalistes, le patriciat n'en possède pas moins une puissante unité. Car entre les _hommes héritables_ et les marchands de la gilde, les rapports sont constants et intimes. Chaque famille patricienne, chaque lignage comprend des membres des deux catégories. La première se recrute continuellement dans la seconde et celle-ci, à son tour, s'ouvre toute grande devant les fils des _otiosi_ qui veulent se livrer au commerce. Une foule d'individus sont à la fois «marchands et bourgeois héritables». En somme, si les patriciens s'adonnent individuellement à des occupations diverses, ils n'en forment pas moins, dans l'ensemble, une classe nettement reconnaissable. On les considère comme la bourgeoisie par excellence; les chroniqueurs les appellent indifféremment _majores_, _ditiores_, _boni homines_. Entre cette aristocratie ploutocratique et le reste de la population urbaine, le contraste est éclatant. Par leurs mœurs, par leur costume, par tout leur genre de vie, les patriciens s'isolent du «commun», c'est-à-dire des gens de métier. Le temps est passé sans retour, dès le commencement du XIIe siècle, où, sous le nom générique de _mercatores_, se confondaient, dans les premières agglomérations urbaines, tous ceux qui se livraient au commerce. La différence des fortunes et la différence des professions les ont écartés les uns des autres au point de rendre tout contact impossible. La société bourgeoise s'est hiérarchisée sur le modèle de la société nobiliaire. Les patriciens affichent à toute occasion leur situation privilégiée. Ils se font donner le titre de «sire», de «damoiseau», de _here_. Beaucoup d'entre eux s'enorgueillissent d'avoir pour gendre quelque chevalier, dont la dot de leur fille a servi à redorer le blason. Leurs maisons de pierre[52] couronnées de créneaux élèvent leurs tourelles et leurs larges pans d'ardoises par-dessus les humbles toits de chaume des habitations ouvrières. Ils servent à cheval dans la milice. A la prison communale, on distingue soigneusement et l'on traite de manière différente l'homme de métier et le bourgeois «qui a coutume de boire journellement du vin à sa table». Dans les églises urbaines, enfin, des fondations pieuses obligent chaque jour le prêtre à recommander aux prières des fidèles l'âme des puissants damoiseaux dont les corps reposent devant le chœur, sous des dalles de pierre ou de laiton représentant l'effigie du mort en grand costume militaire. [Note 52: Ce sont les _steenen_ flamands dont quelques spécimens existent encore.] Personne ne proteste contre cet ascendant des patriciens. Le «commun» les reconnaît comme seigneurs des villes, et c'est bien là le nom qui leur appartient puisque, au cours de la seconde moitié du XIIe siècle au plus tard, ils détiennent exclusivement le pouvoir. Le gouvernement direct du peuple par lui-même est tombé en désuétude. Peu à peu, la classe qui possède la richesse, donne l'impulsion à l'industrie urbaine et dispose par surcroît des loisirs nécessaires pour s'occuper de la chose publique a monopolisé entre ses mains l'administration municipale. Non seulement l'échevinage, mais tous les emplois communaux appartiennent désormais aux grands bourgeois. C'est de leur sein que sortent les percepteurs de l'impôt, les «rewards» de l'industrie, les surveillants des marchés, les chefs des quartiers, les commandants de la milice, les receveurs des hôpitaux, les inspecteurs des travaux publics, etc. Le régime auquel les villes sont soumises est, dans toute la force du terme, un régime de classe. Les droits politiques, jadis diffus dans l'ensemble de la population, se sont concentrés aux mains d'une minorité privilégiée. Et les administrateurs sortis de cette minorité sont, en fait, irresponsables. Leur gestion échappe à tout contrôle; ils ne rendent de comptes à personne. Eux seuls décident de la nécessité de lever de nouvelles «accises», de contracter des emprunts, d'entreprendre des œuvres d'utilité générale ou d'embellissement. Il va de soi, pourtant, que le patriciat ne pouvait consentir à abandonner les destinées des villes à un petit groupe de magistrats tout puissants. Le caractère viager des fonctions échevinales eût, à la longue, abandonné celles-ci comme un fief à quelques familles, si des mesures de tout genre n'avaient été prises pour parer au danger. La principale d'entre elles est l'institution de l'échevinage annuel qui, établi à Arras dès la fin du XIIe siècle, se répand dans les années suivantes à toute la Flandre, d'où il passe ensuite au Brabant. Dès lors, tous les membres du patriciat peuvent arriver à leur tour au maniement des affaires. Ils y participent même d'autant plus largement qu'après l'introduction du principe de l'annalité, le «magistrat» urbain s'élargit considérablement. A côté des échevins en fonctions, on voit maintenant se constituer un conseil habituellement composé des échevins de l'année précédente. D'autre part, on s'ingénie à trouver un système de roulement des magistratures destiné à appeler au gouvernement urbain le plus grand nombre possible de représentants du patriciat. A Liége, les échevins viagers et les jurés annuels devaient être pris parmi les différents «vinaves»[53] de la ville. En Brabant, les diverses familles de l'aristocratie bourgeoise se constituèrent en groupements désignés sous le nom de «lignages» ou de _geslachten_. Le nombre de ces lignages était égal au nombre des échevins et chacun d'eux disposait ainsi d'un siège dans l'échevinage. Ailleurs encore, des précautions très minutieuses étaient prises pour empêcher les magistratures urbaines d'être accaparées par les ambitieux et les intrigants. A Tournai, ainsi que dans beaucoup de villes flamandes, des électeurs, choisis d'ailleurs en très petit nombre dans les diverses paroisses de la ville, avaient à nommer les échevins nouveaux. A Lille, le tirage au sort intervenait même, comme dans l'antiquité et dans plusieurs villes italiennes du Moyen Age, pour la désignation des administrateurs de la commune. Mais, que l'on eût recours à l'élection ou au sort, le peuple restait également exclu du pouvoir. En fait, depuis le commencement du XIIIe siècle au plus tard, les gens du commun sont inéligibles. Tout d'abord, ils ne le sont, si l'on peut ainsi dire, que tacitement. Les textes ne prononcent l'exclusion des magistratures municipales que contre les voleurs et les faux monnayeurs. Mais la situation ne tarde pas à s'exprimer officiellement. A Bruges, en 1240, l'impossibilité de devenir échevin pour l'artisan qui n'aura pas renoncé à son métier et acquis la hanse de Londres est nettement formulée. A Alost, en 1276, un règlement écarte en propres termes de l'échevinage tout homme de «vilain mestier». [Note 53: Vinave signifie voisinage. C'est le nom que portaient, dans le pays de Liége, les quartiers urbains.] Ce n'est pas seulement le «commun peuple», c'est encore le prince territorial qui fut atteint par cette mainmise du patriciat sur les magistratures urbaines. Du jour, en effet, où seule la haute bourgeoisie fut admissible aux fonctions et où, au sein même de celles-ci, la désignation des échevins fut réservée à des électeurs ou s'effectua suivant l'un ou l'autre des systèmes que nous venons d'exposer, l'intervention du prince dans le recrutement des conseils municipaux perdit toute efficacité. Si elle persiste en principe, ce n'est plus que comme une pure forme dont on ne tient aucun compte dans la pratique. En réalité, sous le gouvernement des patriciens, les villes sont presque complètement indépendantes du pouvoir territorial. Le bailli ou l'_amman_ du prince continue bien à y représenter l'autorité du «seigneur» de la terre. Mais que peut cet unique fonctionnaire contre la puissante aristocratie qui, pleine de confiance en soi, prétend gouverner à sa guise, et qui d'ailleurs, s'il devient gênant, a toujours la ressource de le corrompre à prix d'or? Quant au prince, le seul parti qu'il ait à prendre et qu'il prend en effet, c'est la patience ou la résignation. Car lui aussi dépend de ces opulents échevins qui administrent ses villes comme si elles leur appartenaient. Ses continuels besoins d'argent l'obligent à recourir sans cesse à leurs bons offices. Ils lui sont indispensables pour garantir les emprunts qu'il contracte chez les Lombards. Souvent même il leur demande directement les sommes qui lui font défaut, et il les obtient toujours. La haute bourgeoisie n'a garde de lui refuser des subsides qui sont la garantie de l'indépendance dont elle jouit. Elle est d'autant plus disposée à le faire que sa générosité ne lui coûte rien. Car dirigeant à son gré l'administration financière des villes, elle n'a qu'à puiser dans le trésor communal ou, si d'aventure il est vide, elle n'a qu'à frapper un impôt sur le «commun» pour satisfaire les désirs du prince et garantir, au prix de la fortune publique, la situation privilégiée qu'elle occupe. II CARACTÈRES DU GOUVERNEMENT PATRICIEN. Mais, hâtons-nous de le dire, si le patriciat devait à la longue, comme toutes les aristocraties, abuser de ses privilèges, il a su pendant longtemps s'en montrer digne. C'est un spectacle admirable que celui qu'il a donné, du milieu du XIIe siècle jusqu'à la fin du XIIIe, par son intelligence, sa laborieuse activité, son aptitude aux affaires. Il s'est dévoué à la chose publique avec un dévouement qui commande le respect. On peut dire que la civilisation urbaine a pris sous son gouvernement les traits principaux qui devaient la distinguer jusqu'au bout. Il a créé de toutes pièces l'administration municipale que la révolution démocratique par laquelle il devait être renversé au XIVe siècle a respectée. C'est lui qui a donné aux divers services publics de la commune leur forme définitive. Le plus important de tous, le régime financier, est son œuvre propre et rend hautement témoignage de ses talents. Non seulement il a établi dès le XIIe siècle un système d'impôts directs, non seulement il y a joint tout un ensemble d'«accises» frappées sur les denrées alimentaires et les principaux objets de consommation, mais il a encore institué le crédit urbain reposant sur la vente de rentes viagères. L'organisation des halles et des marchés a été réglée par lui dans ses moindres détails. Il a su trouver les ressources nécessaires pour élever autour des villes de solides murailles, pour entreprendre le pavage des rues, pour amener l'eau potable des environs[54], pour construire des entrepôts, des quais, des écluses, des ponts et toutes les installations indispensables au commerce. Car la prospérité commerciale a été évidemment le premier de ses soucis. Sous son administration, on voit les villes racheter les vieux tonlieux seigneuriaux ou ecclésiastiques, et obtenir pour leurs bourgeois, non seulement du prince territorial, mais des princes étrangers, des privilèges de sauf-conduit et toutes sortes d'avantages économiques. Un système de courriers est organisé entre les foires de Champagne, ce grand marché de l'Europe du XIIIe siècle, et les principales communes flamandes. Pour faciliter l'afflux et la circulation des marchandises, des rivières sont approfondies, canalisées, pourvues de _rabots_[55] et d'_overdrags_. A Ardenbourg, le canal du Leet, à Gand, celui de la Lieve mettent ces villes en communication directe avec la mer. Bruges dépense des sommes considérables pour régulariser les passes du Zwin. Le plus grand monument civil que nous avons conservé du Moyen Age, les halles d'Ypres, suffirait d'ailleurs à nous donner l'idée de la vigueur économique et en même temps de la splendeur des villes sous l'administration patricienne, quand bien même les textes seraient muets à cet égard. [Note 54: Je songe ici à l'étang de Dickebusch, près d'Ypres, creusé au XIIIe siècle.] [Note 55: Un _rabot_, corruption du français «rabat», est une sorte de barrage mobile destiné à maintenir les eaux à un niveau permanent. Un _overdrag_ est un plan incliné servant à faire passer les bateaux d'un bief de canal à un autre.] Tant d'activité et une activité si variée exigeait, à côté des magistrats, tout un personnel permanent de scribes. Dès la première moitié du XIIIe siècle, il est complètement organisé. Les clercs de l'échevinage dressent les chirographes constatant les transactions passées devant le tribunal urbain, s'acquittent de la correspondance municipale, tiennent les écritures relatives à la comptabilité. Et dans ces bureaux urbains, le latin, qui de l'Église a passé à la société laïque comme langue des affaires, est abandonné, innovation caractéristique et bien en harmonie avec l'esprit qui anime les bourgeoisies. La plus ancienne charte en langue française que nous connaissions est due à un scribe douaisien, et la plus ancienne charte en langue flamande provient des archives d'Audenarde. L'indépendance municipale, si largement déployée par le patriciat dans le domaine purement politique, n'est pas moins hautement revendiquée par lui en face du clergé. Dès la fin du XIIe siècle, des conflits perpétuels mettent aux prises les régences communales avec les chapitres et les monastères renfermés dans l'enceinte urbaine, voire même avec l'évêque diocésain. On a beau fulminer contre elles l'excommunication ou l'interdit, elles n'en persistent pas moins dans leur attitude. Si elles cèdent, ce n'est que pour revenir bientôt à la charge. Au besoin, elles n'hésitent pas à contraindre les prêtres à chanter la messe et à administrer les sacrements. Pleine de respect pour la religion et pour l'Église, la bourgeoisie traite en revanche avec un sans-gêne étonnant son clergé local. A Liége, elle vit avec lui dans un état de lutte perpétuel. L'impôt communal de la «fermeté», auquel les clercs prétendent échapper en vertu de leurs franchises, amène une longue suite d'émeutes et de combats. Ailleurs, on prétend obliger les couvents à fermer les caves où ils débitent, francs d'accises, les crus de leurs vignobles ou le surplus de leurs provisions de vin. La juridiction synodale n'est pas moins âprement combattue. Bruges, au XIIIe siècle, soutient avec une extraordinaire obstination un long et coûteux procès à son sujet contre l'évêque de Tournai. Aucune dépense n'est épargnée. On demande à grands frais de volumineux mémoires à des avocats parisiens; on va jusqu'à envoyer à Rome des gens de loi chargés d'exposer au pape les réclamations de la ville. Il n'est pas enfin jusqu'à la question des écoles qui ne mette aux prises le clergé et le pouvoir municipal. Dès la fin du XIIe siècle, elle se pose à Gand avec une netteté particulière et s'y résout en faveur de la bourgeoisie. Malgré les plaintes et les réclamations de l'abbé de Saint-Pierre, la keure de 1192 donne à tout le monde le droit d'ouvrir des classes. Au XIIIe siècle, dans les grandes villes flamandes tout au moins, si l'enseignement supérieur reste aux mains de l'Église, l'enseignement élémentaire nous apparaît comme complètement libre. Que l'on ne s'y trompe point d'ailleurs. S'il est permis de parler de luttes scolaires dans les villes des Pays-Bas au Moyen Age, c'est à condition de bien préciser les termes et de n'attribuer aucun caractère dogmatique ou philosophique à la querelle. Ce qui était en cause, ce n'était point l'esprit religieux de l'enseignement. Sur ce point tout le monde était d'accord. Seul, le monopole revendiqué par le clergé en matière d'instruction était l'objet du conflit. Dans les grandes cités marchandes, une foule d'enfants fréquentaient les écoles pour y acquérir les connaissances indispensables à la pratique de la vie commerciale: la lecture, l'écriture, un peu de calcul et de mauvais latin. De là l'intervention toute naturelle du pouvoir municipal. En contestant à l'Église son droit exclusif à l'enseignement, il voulut tout simplement l'empêcher de tirer seule profit d'une profession devenue lucrative, et sans doute aussi fournir à la jeunesse des maîtres plus au courant de ses besoins que ne pouvaient l'être des moines étrangers aux nécessités pratiques de l'existence. Il est inutile d'insister plus longuement sur la civilisation municipale à l'époque du patriciat. Nous en aurons dit assez et notre but sera atteint, si nous avons réussi à montrer tout ce que la haute bourgeoisie a accompli pour porter les villes des Pays-Bas au degré de vigueur et de richesse où nous les voyons parvenues à la fin du XIIIe siècle. Si la fondation des premiers centres urbains est due aux immigrants qui vinrent y chercher fortune lors de la renaissance commerciale du Moyen Age, leur organisation définitive et leur système administratif est l'œuvre de la classe riche qui ne tarda pas, nous l'avons vu, à s'y constituer. Mais cette classe ne se borna pas à gouverner. Elle a encore généreusement consacré sa fortune à l'augmentation de la chose publique. Ce Wérimbold, dont nous rappelions tantôt le nom, est vanté par le chroniqueur de Cambrai pour avoir racheté de ses deniers un tonlieu oppressif qui se percevait à l'une des portes de la ville. La création des hôpitaux urbains atteste hautement, de son côté, ce mélange d'esprit chrétien et de patriotisme local qui animait l'aristocratie marchande. Depuis la fin du XIIe siècle, les fondations charitables qu'elle a instituées se multiplient avec une étonnante rapidité. Dans la seule ville d'Ypres, des hôpitaux sont établis en 1230, en 1276, en 1277, en 1279, soit par des échevins, soit par des veuves d'échevins. Et de même que le chœur de Saint-Jean à Gand[56], les halles d'Ypres et de Bruges, le canal de la Lieve, rappellent encore aujourd'hui la grandeur et la fécondité du régime patricien, de même la fortune des bureaux de bienfaisance de la Belgique moderne consiste, pour une grande part, dans les donations de ces «hommes héritables» et de ces marchands qui affectèrent sans compter, au soulagement des pauvres et des malades, les bénéfices que la vente des draps et des laines faisaient affluer dans leurs coffres. [Note 56: Aujourd'hui cathédrale de Saint-Bavon.] CHAPITRE VI Le soulèvement du «commun». I. Décadence du régime patricien. Premiers soulèvements du «commun».--II. Le mouvement démocratique dans le pays de Liége.--III. Le mouvement démocratique en Flandre.--IV. Les agitations sociales du XIVe siècle. I DÉCADENCE DU RÉGIME PATRICIEN. PREMIERS SOULÈVEMENTS DU «COMMUN». Un régime de classe peut répondre durant très longtemps au vœu de l'opinion et rendre à la généralité des services qui le font accepter par tout le monde. Mais il arrive toujours un moment où l'intérêt public se trouve en conflit avec l'intérêt particulier du groupe dominant et où s'évanouit l'harmonie qui a réglé les rapports entre la minorité gouvernante et la majorité gouvernée. Plus celle-ci a laissé prendre d'ascendant à celle-là, plus elle éprouve à son égard de défiance, de rancune, bientôt de haine. Elle ne la considère plus que comme un oppresseur. Et quand il arrive par surcroît que la situation privilégiée des détenteurs du pouvoir ne repose sur aucun titre légal et ne résulte que du jeu des circonstances, elle est fatalement condamnée à disparaître de gré ou de force. C'est ce que nous montre avec une netteté particulière l'histoire du patriciat urbain. Dès la fin du XIIIe siècle, il a manifestement achevé de jouer son rôle. Sentant désormais sa position menacée, il ne cherche plus qu'à la défendre. Il s'oppose obstinément aux moindres concessions. L'esprit novateur et hardi dont il a donné tant de preuves fait place à l'exclusivisme le plus étroit. Il se transforme en un parti jalousement conservateur. En vieillissant, d'ailleurs, il perd sa vigueur et sa souplesse premières. Il lui arrive ce qui arrive presque toujours aux corps privilégiés. Peu à peu, il cherche à écarter de son sein les hommes nouveaux. Les lignages qui disposent des sièges échevinaux ne veulent pas admettre d'intrus au partage. Il ne suffit plus d'être riche pour avoir accès aux magistratures. Leurs détenteurs les considèrent comme une sorte de bien de famille. La naissance l'emporte désormais sur la condition sociale. De ploutocratique qu'il avait été tout d'abord, le régime devient à la longue oligarchique. Nulle part la transformation qui s'opère ne nous apparaît plus clairement que dans la ville de Gand. L'échevinage y a passé, au cours du XIIIe siècle, au pouvoir d'une clique égoïste et arrogante. Le principe de l'annalité des fonctions communales, respecté en apparence, est impunément violé en fait. Un roulement s'est introduit qui a pour résultat de maintenir le pouvoir aux mains des mêmes individus. Chaque année treize échevins nouveaux (échevins de la keure) entrent en charges; mais, à côté d'eux les treize échevins de l'année précédente (échevins des parchons) et les treize échevins d'il y a deux ans (_vacui_ «vagues») restent associés à l'administration. Ainsi se constitue le fameux collège des XXXIX, dans lequel, tous les trois ans, les mêmes hommes reparaissent aux mêmes places sous les mêmes noms, sans que jamais l'un d'eux soit écarté du gouvernement de la commune. Les titres seuls changent, et, en réalité, la ville se trouve abandonnée à l'administration viagère de trente-neuf individus, l'on pourrait presque dire, à en juger par les plaintes qui s'élèvent contre eux et par la haine qu'ils soulèvent, de trente-neuf tyrans. Tout au moins est-il certain qu'à la fin du XIIIe siècle, les abus qu'on leur reproche sont intolérables. Leur partialité est révoltante; on va jusqu'à les accuser de laisser impunément enlever par leurs parents les filles des riches bourgeois, et par leurs valets, celles des «moyennes gens». A l'égard les uns des autres, il n'est rien qu'ils ne tolèrent. Ils laissent en fonctions des vieillards, des malades, et jusqu'à des lépreux, incapables de rendre le moindre service à la chose publique. Sans doute, rien ne permet de croire que les abus aient été partout aussi criants. Il est sûr toutefois que les tendances oligarchiques l'emportent peu à peu dans toutes les villes. L'impopularité du régime grandit d'année en année. Une foule de riches bourgeois, écartés des emplois communaux, traités orgueilleusement par les échevins régnants, inquiets d'ailleurs des dangers que font courir à leurs propres intérêts des magistrats irresponsables, ne demandent qu'à secouer la domination qui pèse sur eux. Et, si elle leur semble lourde à porter, de quel poids écrasant doit-elle peser sur le commun! Car c'est la masse des artisans qui souffre le plus de l'exclusivisme et de la partialité de l'échevinage. L'organisation même de la police industrielle, qui soumet étroitement le travailleur à la surveillance du pouvoir municipal, lui assigne son métier, contrôle l'exercice de sa profession et règle ses prix de vente, n'est supportable pour lui que s'il s'abandonne avec confiance à la direction de ce pouvoir. Dès qu'il le suspecte, il ne voit plus dans son ingérence qu'une usurpation arbitraire. Il consent à aliéner sa liberté au profit du bien commun et de l'égalité économique, mais il n'entend pas l'abandonner à des administrateurs qui, manifestement, ne gouvernent plus que dans un intérêt de caste. Aussi, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, les métiers ne supportent-ils plus qu'en frémissant les doyens, jurés ou _vinders_ patriciens que l'échevinage a placés à leur tête. Chacun d'eux brûle d'obtenir son autonomie, de régler comme il l'entend ses propres affaires, d'intervenir directement dans la législation industrielle, bref de n'obéir qu'à des règlements sur lesquels il aura délibéré, qui répondront à ses besoins, dont l'application sera confiée à ses propres élus. Toutes les volontés sont d'accord sur le but à atteindre. La cause de chaque métier est solidaire de celle de tous les autres et, dans chaque métier, la condition des artisans étant sensiblement la même, un seul mouvement les entraîne tous d'un élan vigoureux vers la réalisation de leur idéal. Si puissant qu'il soit au sein des travailleurs du marché local, ce mouvement est bien plus intense encore et bien plus redoutable chez les salariés de la grande industrie. Ce n'est point seulement la supériorité numérique qui a donné, à Dinant, aux batteurs de laiton, dans les villes flamandes et brabançonnes, aux tisserands, aux foulons et aux autres ouvriers de la laine, le premier rôle dans le soulèvement démocratique qui s'apprête. Tout ce que nous savons de leur condition sociale les destinait évidemment à en prendre partout l'initiative et la direction. A tous les motifs de mécontentement qui agitaient les petits métiers, ils en ajoutaient d'autres encore et de bien plus puissants. N'est-ce point l'échevinage, c'est-à-dire un pouvoir inféodé à quelques familles de grands marchands, qui réglait souverainement leurs salaires? Ne voyaient-ils point nombre de patrons entrepreneurs, assurés de l'impunité puisqu'ils siégeaient eux-mêmes au tribunal urbain ou que leurs parents y siégeaient, abuser scandaleusement de leur situation pour exploiter les ouvriers, soit en retenant une partie de leur paie, soit en les trompant sur la qualité et la quantité de la matière première qu'ils leur confiaient. Que l'on ajoute à cela l'interdiction faite aux travailleurs manuels d'entrer dans la gilde et de vendre du drap, la surveillance sur les métiers de la laine confiée aux seuls marchands, la rigueur particulière des bans municipaux réglementant l'industrie textile, et l'on comprendra sans peine l'exaspération des ouvriers drapiers contre un régime qu'ils rendaient responsable de tous leurs maux. Incapables de pénétrer la nature de l'industrie capitaliste pour laquelle ils travaillaient, ils se figuraient naïvement que le renversement du régime patricien leur apporterait cette indépendance économique dont ils voyaient jouir autour d'eux les autres artisans. Ils attribuaient la rigueur de leur condition, le salariat auquel ils étaient réduits, les chômages dont ils souffraient dès que l'exportation des laines était entravée, à l'injustice et à la dureté de la haute bourgeoisie. Ils rêvaient confusément, au fond de leurs ateliers, d'un état de choses bien différent de la réalité présente et où ces beaux draps qu'ils s'épuisaient à produire et à apprêter seraient vendus par eux sous les halles urbaines à deniers comptants, et cesseraient d'assurer aux marchands détestés de scandaleux bénéfices. Plus grossiers, plus brutaux que les autres artisans, plus amoureux aussi du changement, comme tous ceux que la misère de leur sort fait vivre d'espoir, ils avaient déjà, à maintes reprises, au cours du XIIIe siècle, donné d'inquiétants symptômes de leur malaise et de leur inquiétude. En 1225, un imposteur se donnant pour le comte Baudouin, mystérieusement disparu en Orient, après avoir porté pendant quelques mois la couronne impériale à Constantinople, était arrivé sur les confins de la Flandre et du Hainaut. Il n'eut qu'à se montrer dans les grandes villes pour conquérir les masses travailleuses. Tous les pauvres, et à leur tête les foulons et les tisserands, se prirent aussitôt d'enthousiasme pour le pauvre empereur, dépouillé de ses biens, misérable comme eux. Il fut, pendant un moment, une sorte de monarque de la plèbe et faillit provoquer une révolte sociale. La comtesse Jeanne, épouvantée par la soudaineté de l'explosion, courut se réfugier à Tournai. Valenciennes fut le théâtre de graves événements. On déposa les magistrats patriciens, les gens de métier jurèrent la commune, s'emparèrent des riches qui n'avaient pas eu le temps de fuir, et il fallut mettre le siège devant la ville pour la faire rentrer dans l'ordre. D'ailleurs, toute cette agitation se calma aussi rapidement qu'elle s'était propagée. Le soi-disant empereur fut bientôt démasqué: ce n'était qu'un aventurier nommé Bertrand de Rains. Il fut accroché à la potence et les illusions qu'il avait fait luire un instant devant les yeux des ouvriers urbains disparurent avec lui. De cette aventure sans lendemain, il demeura pourtant quelque chose. Pour la première fois, elle avait fait entrevoir aux travailleurs la possibilité d'un changement. Depuis lors la Flandre ne cessa plus d'être en proie à une fermentation dont la gravité s'accentue à mesure que l'on approche du XIVe siècle. C'est dans les villes wallonnes du comté qu'elle s'accuse tout d'abord. A Douai, dès 1245, elle se caractérise par des troubles qui portent le nom de _takehans_ et dans lesquels il est facile de reconnaître de véritables grèves. De là, le mouvement ne tarde pas à gagner les régions germaniques. En 1274, les tisserands et les foulons de Gand, après l'échec d'un coup de main contre l'échevinage, nous présentent le curieux spectacle d'une sécession de la plèbe industrielle. Ils quittent la ville en masse et se retirent en Brabant. L'émotion que causa cette résolution désespérée a laissé des traces jusqu'à nos jours. Les échevins supplièrent aussitôt leurs collègues patriciens de Louvain, de Bruxelles, d'Anvers, etc., de ne pas prendre ces fugitifs sous leur protection, et les archives gantoises conservent encore les réponses qui leur furent envoyées et qui les tranquillisèrent. Un tel épisode montre suffisamment jusqu'où l'exaspération des esprits était montée. Mais la grandeur du péril n'eut d'autre résultat que de fortifier la résistance. Les «bans» communaux des centres industriels, à partir du milieu du XIIIe siècle, abondent en textes significatifs à cet égard. Interdiction est faite aux tisserands et aux foulons de porter des armes, voire même de sortir dans les rues pourvus des lourds outils de leur profession. Il leur est défendu de se rassembler à plus de sept, de se réunir pour tout autre motif que le bien du métier. Se mettent-ils en grève, on prodigue contre eux les châtiments les plus sévères: le bannissement, la mort. Depuis 1242, nous voyons se conclure des ligues urbaines stipulant l'extradition des artisans fugitifs, suspects ou capables de conspiration. La hanse des dix-sept villes, cette vaste association de centres manufacturiers formée au commencement du XIIIe siècle, semble n'avoir plus d'autre but que la défense commune contre les revendications ouvrières. Elles sont d'autant plus dangereuses que le «commun» ne se trouve pas isolé en face du patriciat. Il faut se garder de croire, en effet, que toutes les puissances sociales de l'époque se soient solidarisées avec la haute bourgeoisie et l'aient aidée à défendre sa cause. Le monde médiéval était composé de trop de groupes divers, étrangers les uns aux autres, pour qu'une alliance conservatrice de tous les privilégiés pût alors se conclure. Le péril qui menaçait les «hommes héritables» et les marchands des villes n'inquiétait ni l'Église, ni la noblesse, ni les princes. Ils en profitèrent, au contraire, pour miner le pouvoir de ces orgueilleux patriciens qui avaient si peu ménagé les franchises cléricales, les droits féodaux et les prérogatives mêmes de leurs seigneurs terriens. Si étrange que cela puisse paraître aux yeux d'un moderne, il est certain qu'ils prirent plus d'une fois le parti du peuple. A Liége, le chapitre soutient ouvertement les métiers contre les échevins. En Flandre, la comtesse Jeanne, puis le comte Gui de Dampierre leur témoignent une bienveillance marquée. En agissant ainsi, ils ne font sans doute qu'appliquer l'éternel principe: les ennemis de nos adversaires sont nos amis. C'est seulement leur rancune contre les patriciens qui explique leur conduite. Mais les artisans trouvèrent aussi des protecteurs plus désintéressés. Déjà au XIIe siècle, des prédicateurs populaires, appartenant à ces tendances mystiques dont le large courant, mitoyen entre la foi orthodoxe et l'hérésie, traverse toute l'histoire religieuse du Moyen Age, avaient exalté l'humilité chrétienne et condamné la richesse en termes dont les âmes devaient être singulièrement troublées. Tel par exemple, à Liége, Lambert le Bègue, tel, à Anvers, Guillaume Cornelius. Les frères mineurs, dont l'institution se répandit très rapidement dans toutes les villes au cours du XIIIe siècle, devaient aussi témoigner à la foule misérable les plus ardentes sympathies. L'esprit du «poverello» d'Assise se répandait par leurs bouches dans la masse des déshérités, et s'ils lui prêchaient la résignation, ils lui parlaient aussi de justice, et, en lui montrant dans le royaume des cieux la glorification du pauvre, contribuaient pour leur part à rendre plus odieux encore le régime ploutocratique du patriciat. Plus d'un d'entre eux a dû employer son ascendant à la cour princière en faveur de réformes hostiles à l'oligarchie urbaine. Nous savons que le «gardien» des franciscains de Gand ne fut pas étranger à l'abolition momentanée par la comtesse Marguerite, en 1275, de la fameuse magistrature des trente-neuf. Tout se réunit donc, vers la fin du XIIIe siècle, pour faire éclater un conflit. Des causes économiques, politiques, religieuses, poussent à la catastrophe. Elle s'accomplit dans les diverses régions des Pays-Bas presque au même moment. Seules les petites villes où le patriciat n'a pu se développer et où les contrastes sociaux étant peu marqués les haines de classe n'ont pu faire leur œuvre, en sont restées à peu près indemnes. La révolution démocratique a épargné le Hainaut, à l'exception de Valenciennes et de Maubeuge, et les Pays-Bas du Nord, à l'exception d'Utrecht. Mais elle s'est déroulée dans le pays de Liége, dans la Flandre et dans le Brabant avec une violence, une richesse de péripéties, une énergie et une durée dont on ne trouve l'équivalent que dans les républiques municipales de l'Italie. Il ne peut être question ici de la raconter en détail. Nous nous bornerons à en esquisser les traits principaux dans les deux contrées où l'on peut le mieux apprécier sa nature et observer les modifications qu'elle présente suivant les circonstances: la principauté de Liége et le comté de Flandre. II LE MOUVEMENT DÉMOCRATIQUE DANS LE PAYS DE LIÉGE. C'est au milieu du XIIIe siècle que commence, dans les villes liégeoises, la lutte des «petits» contre les «grands». Elle durera plus d'un siècle, acharnée et opiniâtre, et ne cessera qu'avec la victoire complète de ceux-là sur ceux-ci. Nous sommes très mal renseignés sur ses premiers épisodes. En 1253, un patricien, apparenté à une riche famille de changeurs, Henri de Dinant, profita, semble-t-il, d'un conflit survenu entre l'évêque et les bourgeoisies, pour organiser un soulèvement des métiers et leur faire une place dans le gouvernement de la «cité». Ses efforts échouèrent. Mais, dès l'année suivante, les ouvriers batteurs de Dinant prenaient les armes à leur tour, secouaient le pouvoir des échevins, revendiquaient le droit de s'administrer eux-mêmes, se donnaient une cloche, un sceau, bref se constituaient en corporation autonome. Une partie de la population, sans doute possible les artisans, se prononça pour eux; une autre, évidemment les «bonnes gens d'emmi la ville», c'est-à-dire les marchands, leur résista. Bref, il fallut que l'évêque vînt mettre le siège devant Dinant pour y rétablir la tranquillité. Les batteurs durent renoncer à leurs conquêtes et le régime patricien fut rétabli. Depuis lors, il ne cessa plus d'être attaqué. Durant toute la seconde moitié du XIIIe siècle, les villes de la principauté vivent dans un état permanent d'agitation. A Huy et à Saint-Trond, les tisserands s'en prennent à la gilde drapière; à Dinant, les batteurs s'efforcent de récupérer la situation qu'ils ont perdue; à Liége, des troubles éclatent à toute occasion. Toutefois, ces efforts décousus, entrepris sans entente préalable, provoqués par des causes accidentelles, n'aboutissent pas. Mais quand, au commencement du XIVe siècle, parvient sur les bords de la Meuse la nouvelle des «matines brugeoises»[57], les artisans, exaltés par la victoire de leurs frères de Flandre, se soulèvent partout d'un même élan. [Note 57: Voyez ci-dessous p. 183.] Cette fois, le mouvement était trop formidable, l'exemple d'ailleurs des événements qui continuaient à se dérouler en Flandre était trop dangereux, pour que les patriciens s'obstinassent dans la résistance. D'ailleurs, le chapitre cathédral prenait fait et cause pour les gens de métier. Bon gré mal gré, les lignages consentirent à partager le pouvoir avec les «petits». Les métiers obtinrent le droit de donner à la ville l'un de ses deux «maîtres» et d'être représentés dans le conseil (1303). Mais ces concessions arrachées par la crainte ne devaient pas durer plus longtemps qu'elle. Bientôt les «grands» reprennent courage. S'appuyant sur l'évêque comme le peuple s'appuie sur le chapitre, ils prétendent restaurer leurs anciennes prérogatives dans toute leur intégrité. Exaspérés par la résistance qu'ils rencontrent, ils se décident à risquer le tout pour le tout. Ils appellent à la rescousse le comte de Looz, s'allient à la chevalerie hesbignonne, et, dans la nuit du 3 au 4 août 1312, ils tentent brusquement de s'emparer de la cité. Une lutte sans merci s'engage dans les rues au milieu des ténèbres. Peu à peu, les gens de lignage, débordés par la masse des artisans, sont réduits à la défensive, battent lentement en retraite vers la ville haute et s'y barricadent dans l'église de Saint-Martin. La sainteté de cet asile ne put les protéger. Le feu est mis à l'édifice, dont les ruines fumantes s'écroulent bientôt sur les vaincus. Ce fut au tour des «petits», tout puissants après un tel triomphe, de rendre à leurs ennemis intransigeance pour intransigeance. La paix d'Angleur, scellée le 14 février 1313, anéantit le pouvoir politique du patriciat. Désormais, pour pouvoir siéger dans le magistrat, il fallut appartenir à un métier. La constitution urbaine, jadis oligarchique, devenait ainsi purement populaire. A l'exclusivisme des lignages se substituait l'exclusivisme des métiers. Il ne fallait point s'attendre à voir le calme sortir d'une exploitation aussi outrancière de la victoire. L'ancien allié des «petits», le chapitre de Saint-Lambert, les abandonna bientôt. L'évêque Adolphe de la Mark prit parti contre eux plus énergiquement encore. A peine arrivés au pouvoir, en effet, les «petits» se montrèrent au moins aussi hostiles que les «grands» aux prérogatives princières et aussi résolus à ne tenir compte, dans tous les domaines, que de l'intérêt municipal. A Liége, comme dans toutes les «bonnes villes», ils se crurent tout permis, chassèrent les officiers de l'évêque, s'emparèrent de ses revenus et s'attribuèrent sa juridiction. Pour augmenter leur influence et grossir les rangs de leurs troupes, ils laissèrent quantité de gens du plat-pays s'inscrire dans la commune, et, sous le nom de «bourgeois forains», vivre sous sa protection et échapper ainsi à l'autorité de leurs seigneurs. L'exclusivisme urbain que l'on avait reproché au patriciat ne fit donc que prendre plus de vigueur et d'audace sous le gouvernement des artisans. La rupture fut tout de suite complète et définitive entre eux et ceux qui jadis les avaient aidés à vaincre. Le prince, le chapitre, la noblesse se coalisèrent contre eux avec les patriciens. Ce ne fut d'ailleurs qu'après une guerre longue et sanglante qu'on put les résoudre à demander la paix. Au reste, les vainqueurs comprirent bien qu'il ne pouvait plus être question de rétablir l'ancien régime oligarchique dont personne, sauf les gens de lignage, ne souhaitait le retour. Les sentences qui frappèrent les Liégeois après la bataille de Hoesselt (1328) ne firent point disparaître l'égalité des droits politiques et ne remirent en vigueur aucune des prérogatives de la haute bourgeoisie. On se contenta de faire disparaître le gouvernement direct de la ville par les métiers. Pendant les années de trouble que l'on venait de traverser, ceux-ci avaient en réalité disposé, sans intermédiaire et sans contrôle, du pouvoir municipal. Toutes les décisions importantes avaient été remises à leur volonté; leurs «gouverneurs» avaient usurpé les fonctions du magistrat. La paix de Jeneffe (1330) mit fin à cet état de choses. L'autorité fut replacée aux mains des «maîtres», des jurés et des conseillers qui seuls, désormais, eurent le droit de convoquer la bourgeoisie en assemblées plénières. Les métiers cessèrent de constituer des corps politiques. Le conseil urbain se composa à l'avenir de quatre-vingts personnes choisies dans les six «vinaves» de la cité. De plus, la prépondérance exclusive des artisans fut brisée. On répartit toutes les magistratures par moitié entre les «grands» et les «petits». Il est incontestable que cette organisation ne fut pas une mesure de réaction violente, improvisée par les vainqueurs dans leur seul intérêt. On y surprend très clairement le dessein d'établir l'équilibre des institutions en y faisant coopérer également les deux partis entre lesquels se divisait la population. Pourtant, elle devait tromper les attentes de ses auteurs. Non seulement les métiers ne pouvaient consentir, après avoir goûté la forte saveur de la vie politique, à n'être plus que de simples corporations industrielles, mais le patriciat liégeois était devenu incapable de remplir le rôle auquel il était destiné. Déchu de son ancienne puissance depuis les événements de 1312, il n'avait pu réparer ses pertes et s'infuser un sang nouveau. Car les lignages dont il se composait ne s'adonnaient point, comme ceux des villes marchandes, au commerce d'exportation. Les Lombards qui s'étaient répandus dans les Pays-Bas, depuis le milieu du XIIIe siècle et y avaient bientôt monopolisé le commerce de l'argent, avaient tari la plus abondante des sources de leur fortune. Ils ne consistaient plus guère qu'en un groupe peu nombreux de propriétaires fonciers, de plus en plus porté à se détourner des affaires municipales pour s'absorber dans la petite noblesse. Comment une classe si lamentablement affaiblie eût-elle pu tenir égale la balance des partis? Elle comprit tout de suite que son influence était perdue et elle ne chercha point à la recouvrer. Les métiers le comprirent mieux encore. Dès 1331, ils s'agitaient de nouveau et la rigueur que l'évêque déploya contre eux n'eut pas de résultat plus durable que la modération de l'année précédente. Les mécontents ne désarmèrent pas et, de guerre lasse, ils obtinrent satisfaction en 1343. La «lettre de Saint-Jacques» leur accorda presque tous les points de leur programme. Elle déclara les «gouverneurs» des métiers admissibles au conseil, leur abandonna l'élection des jurés des «petits» et décida qu'il suffirait à l'avenir de la requête de deux ou trois métiers pour obliger les «maîtres» de la cité à convoquer une assemblée générale de la bourgeoisie. Après de telles concessions, le partage des magistratures entre les patriciens et les artisans n'était plus qu'une garantie illusoire. Il subsista pourtant pendant une quarantaine d'années encore, mais, en 1384, les lignages, dont la décadence n'avait cessé de s'accentuer, y renoncèrent volontairement... Depuis lors, les métiers dominèrent exclusivement dans la constitution municipale. Seuls jouirent des droits politiques ceux qui se firent inscrire sur leurs rôles. Le conseil recruté parmi eux, au lieu d'être comme jadis élu dans les vinaves, ne fut plus que l'instrument de leurs volontés. Toutes les questions importantes durent être soumises à la délibération des trente-deux métiers et tranchées dans chacun d'eux par «recès» ou «sieultes». Ce qui est surtout remarquable dans cette organisation--la plus démocratique que les Pays-Bas aient jamais connue--c'est moins le principe du gouvernement direct que l'égalité absolue qu'elle établit entre les trente-deux collèges dont elle reçoit l'impulsion. Elle les place tous sur le même rang et donne également une voix à chacun d'entre eux. Pour comprendre une répartition si simpliste du pouvoir, il suffit de se rappeler ce que nous avons dit plus haut de la situation économique ou sociale de la cité de Liége. Dans cette ville de petite bourgeoisie, où aucune industrie n'exerçait la prépondérance, toutes les corporations revendiquèrent et obtinrent des droits identiques. Ce serait une grave erreur que d'attribuer cet égalitarisme, avec Michelet, à un prétendu sentiment démocratique wallon. Il s'explique tout simplement par les circonstances du milieu. Et cela est si vrai qu'on le retrouve avec tous ses traits essentiels dans une autre ville épiscopale, à Utrecht, différente de Liége par la nationalité de ses habitants, mais lui ressemblant de très près par sa constitution sociale. Là aussi, les métiers dominent le gouvernement municipal, et leurs _oudermannen_ siègent dans le conseil dont ils désignent les membres. Il est clair, d'ailleurs, que la participation égale de tous à la chose publique développa rapidement au sein du peuple, à Utrecht comme à Liége, un esprit démocratique qui, dans la seconde de ces deux villes surtout, survécut longtemps au Moyen Age. Le sentiment de l'égalité politique est peut-être le plus vivace de tous les sentiments sociaux. Nous aurons l'occasion de le constater en suivant ses manifestations jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Les autres villes liégeoises ne lui fournirent pas l'occasion de se développer aussi librement que dans la capitale. Dans la plupart d'entre elles, une branche d'industrie--la draperie à Huy et à Saint-Trond, la batterie du cuivre à Dinant--l'emportait sur toutes les autres, donnait l'ascendant du nombre à un groupe de travailleurs et entretenait l'existence d'une classe de riches marchands. Dès lors, dans ces agglomérations de tons plus nuancés, de nature plus hétérogène, l'introduction d'un système purement égalitaire devenait impossible. Ici encore, la forme politique se modela sur le substratum économique. On le remarque dans la plus active des villes mosanes, à Dinant, avec une netteté particulière. Depuis le milieu du XIVe siècle, le gouvernement municipal y fut partagé entre les trois éléments de la population. Il appartint respectivement pour un tiers aux «bonnes gens d'emmi la ville», c'est-à-dire aux marchands exportateurs, au grand métier des batteurs de cuivre et aux neuf petits métiers comprenant la masse des artisans locaux. Ce type d'organisation n'a d'ailleurs rien de particulièrement dinantais. Il répond à la nature de toutes les agglomérations urbaines où des intérêts divergents se trouvant en présence, il fallut attribuer à chacun d'eux une intervention proportionnelle à son importance. On le trouve en vigueur dans presque toutes les villes brabançonnes et, du moins pendant les périodes de calme, dans les villes flamandes. III LE MOUVEMENT DÉMOCRATIQUE EN FLANDRE Si nous avons décrit tout d'abord le mouvement démocratique dans le pays de Liége, ce n'est pas qu'il s'y soit développé plus hâtivement qu'en Flandre. Nous avons eu l'occasion de voir, au contraire, qu'il a subi très profondément, au commencement du XIVe siècle, l'influence flamande. Mais les phénomènes qu'il présente aux bords de la Meuse sont beaucoup plus simples que ceux auxquels il donna naissance dans le bassin de l'Escaut. Ici, les forces en lutte sont bien plus considérables, les intérêts en jeu bien plus importants, et le conflit se complique surtout d'une grave question de politique extérieure qui a exercé sur ses péripéties une influence prépondérante. Depuis le règne de Philippe-Auguste, il a existé pour la politique française une question flamande. Un des buts poursuivis par les rois avec le plus de persévérance a été la réunion à la couronne du grand comté qui comprenait les territoires septentrionaux de la monarchie et pouvait lui fournir une admirable base d'opération contre l'Angleterre. La lutte, commencée dès le règne de Philippe d'Alsace (1157-1191), ne fut tout d'abord qu'un de ces duels si fréquents au Moyen Age entre un suzerain et un grand vassal. Mais il devait venir un moment où les villes y seraient entraînées. Elles avaient acquis une trop grande puissance, et elles étaient trop intéressées par suite de leur commerce, à la politique de leurs princes, pour pouvoir demeurer simples spectatrices d'un conflit où leur cause était engagée. Ce ne fut point d'ailleurs le sentiment national, sentiment inconnu à la société morcelée du Moyen Age, qui les y poussa. Leur conduite ne s'inspira jamais que de l'exclusivisme municipal inhérent à ces petits mondes vigoureux et égoïstes qu'étaient les communes de tous les pays. Leur entrée sur la scène politique date du règne de la comtesse Marguerite (1244-1278). Menacés par les artisans, et surtout par les ouvriers de la laine, inquiets des sympathies témoignées à ceux-ci par la princesse, les patriciens des grandes villes n'hésitèrent pas à recourir, pour maintenir leur situation à l'appui du roi de France. Déjà en 1275, les trente-neuf de Gand, cassés par la comtesse, en avaient appelé au Parlement de Paris. Mais l'avènement de Gui de Dampierre (1278) fut, pour les oligarchies bourgeoises, l'occasion de lier formellement leur cause à celle de la couronne. Enhardi par la puissance de sa maison, Gui ne cachait pas son impatience de la domination qu'elles exerçaient sur les villes, et le mauvais vouloir qu'il leur montrait était d'autant plus menaçant qu'il encourageait partout les efforts du «commun». Le roi seul pouvait sauver le régime patricien en étendant sur lui sa main toute puissante. Or, le roi était alors Philippe le Bel. Ses légistes comprirent aussitôt le parti à tirer de la situation. Pour courber le comté sous la souveraineté de la couronne, rien ne valait une alliance avec le patriciat. Elle est conclue dès 1287. Le bailli de Vermandois devient en Flandre une sorte de procureur royal chargé de protéger les villes contre leur prince. Elles arborent sur leurs beffrois la bannière fleurdelisée et, désormais, leurs magistrats, se sentant inviolables, bravent audacieusement l'autorité comtale et la colère impuissante des gens de métier. Le roi qui, en France, supprime les privilèges des communes se fait, en Flandre, par calcul politique le défenseur de l'autonomie municipale si hautement revendiquée par les échevinages patriciens. Uniquement préoccupés des intérêts du moment, ceux-ci ne voient point qu'il ne les soutient que pour abattre le comte; ils ne comprennent pas que l'absolutisme dont ils secondent les efforts contre leur prince est, en principe, leur plus dangereux ennemi. L'alliance de Philippe le Bel avec le patriciat souleva, au sein du «commun», une exaspération d'autant plus violente que la chute du régime oligarchique avait semblé plus proche. L'intervention de l'étranger raffermissait la prépondérance chancelante d'un gouvernement usé et détesté. Les haines qu'il avait soulevées contre lui se doublèrent désormais de haines égales contre la France, sa sauvegarde. Les partisans de la France passèrent pour des adversaires déclarés de la démocratie. Les fleurs de lis ne furent plus, aux yeux du peuple, que l'emblème de l'oppression, et il donna aux patriciens ce sobriquet de _Leliaerts_ (gens des fleurs de lys) qu'ils ne devaient plus cesser de porter. L'influence française qui, jusqu'alors, s'était si largement infiltrée dans la civilisation flamande, vit se dresser contre elle l'hostilité populaire. Sous l'action de la lutte que se livraient, dans l'enceinte des villes, le parti des riches et le parti des pauvres, se dégagea rapidement chez ce dernier une sorte de conscience nationale. Le «commun» prit comme emblème la bannière comtale. Les _Clauwaerts_[58] s'opposèrent aux _Leliaerts_, et les rivalités sociales furent d'autant plus profondes qu'elles répartirent la population urbaine en ennemis et en amis de la France. [Note 58: Gens de la griffe, à cause des griffes du lion de Flandre.] Les derniers triomphèrent tout d'abord. A la suite d'événements sur lesquels nous n'avons pas à insister ici, la guerre éclata entre Philippe le Bel et Gui de Dampierre. Elle se termina par la défaite du comte. En 1300, Gui se remettait aux mains du roi, qui réunit la Flandre à la couronne et y envoya, comme gouverneur, Jacques de Châtillon. Lui-même s'empressa de visiter sa nouvelle conquête, et, dans toutes les villes, les patriciens rivalisèrent de luxe et de dépenses pour lui témoigner leur reconnaissance. Le peuple, atterré par la soudaineté de la catastrophe, semblait résigné. Mais son apparente inertie recouvrait une fureur et un désespoir qui se déchaîneraient à la première occasion. Elle ne tarda pas à se présenter. Les impôts qu'il fallut lever pour couvrir les dépenses occasionnées par les fêtes offertes au roi, soulevèrent des protestations indignées. Les vaincus allaient donc devoir payer les réjouissances de leurs vainqueurs! L'humiliation était trop forte; une plus longue patience devenait impossible. La rage de la défaite, attisée par les rancunes amassées dans les cœurs, éclata brusquement. Partout on court aux armes et partout, à la tête des révoltés, les ouvriers de la laine, plus pauvres, plus méprisés, plus ulcérés que les autres, mais aussi plus nombreux et plus hardis, se signalent par leur violence et leur audace. A Bruges, un obscur tisserand, Pierre de Coninc, se met à leur tête, et son éloquence enflammée les porte aux résolutions suprêmes. Le 17 mai 1302, ils assaillent, à la faveur de la nuit, les soldats de Châtillon, qui viennent d'arriver dans la ville pour y rétablir l'ordre. Le cri de _schild en vriendt_[59] retentit par les rues. Les Français qui cherchent à le pousser se trahissent à leur accent et sont impitoyablement massacrés pêle-mêle avec les patriciens. [Note 59: C'est-à-dire bouclier et ami.] Ce coup d'audace, auquel les historiens modernes ont donné, par analogie avec les Vêpres siciliennes, le nom de Matines de Bruges, changeait brusquement la situation. Dans toutes les villes, le «commun» guidé par les tisserands et les foulons, renverse les magistrats, s'organise, se donne des capitaines et institue à la hâte des gouvernements révolutionnaires. Les prolétaires de la grande industrie se trouvent, par un subit renversement des choses, appelés à exercer le pouvoir dont ils ont si longtemps été les victimes. Ils s'en saisissent avec une brutalité et une soif de vengeance qui n'étonnera personne. Mais il fallait tout d'abord songer à la guerre, car le roi, furieux de l'humiliation infligée à son représentant, lève une armée et la dirige vers la Flandre sous le commandement de Robert d'Artois. Au milieu de la joie du triomphe, ce péril ne fait que porter au paroxysme l'enthousiasme du peuple. D'ailleurs, il n'est plus seul devant l'envahisseur. A la nouvelle des événements de Bruges, les fils de Gui de Dampierre, Jean et Gui de Namur, son petit-fils, le beau et brillant Guillaume de Juliers, sont accourus en Flandre. Ces jeunes princes, par une rencontre unique peut-être dans l'histoire du Moyen Age, prennent hardiment la direction de la démocratie urbaine. Ils ont compris que la seule chance qu'ils aient encore d'arracher au roi leur héritage, c'est de conduire au combat et d'électriser par leur présence les tisserands et les foulons qu'a mis debout la voix de de Coninc. Leur présence soulève partout une joie délirante, et, sous la conduite de ces élégants chevaliers, élevés à la française et ne parlant que le français, les robustes bataillons flamands marchent à la rencontre de l'ennemi. Ils le rencontrèrent sous les murs de Courtrai, et, après une lutte acharnée, leur armée improvisée vint à bout de la belle chevalerie de Robert d'Artois. Il serait injuste, sans doute, de ne pas attribuer leur victoire, pour une bonne partie, à l'avantage du terrain, au talent des jeunes princes qui disposèrent les communiers et à l'imprudence du général français, sûr de tailler en pièces, au premier choc, la piétaille assez téméraire pour lui tenir tête. Mais la victoire de Courtrai s'explique surtout par des causes morales. Les artisans flamands combattirent ce jour-là comme devaient le faire, bien des siècles plus tard, les soldats de la République. Ils savaient que du résultat de la lutte dépendaient la chute ou le maintien du régime populaire, le retour ou la ruine définitive de la domination patricienne. Les passions sociales soulevées leur donnaient une force indomptable. Les Français leur apparurent comme les Autrichiens aux soldats de Jemappes: ils ne virent en eux que les alliés d'une odieuse tyrannie. La noblesse, habituée à se mesurer avec des troupes féodales, se sentit désorientée en présence de la sombre énergie de la résistance. Elle vint se briser impuissante contre la barrière des piques et des «goedendags». Après la bataille de Courtrai, l'issue du double conflit politique qui tenait la Flandre en suspens n'était plus douteuse. Le comté revint à la maison de Dampierre, et le régime démocratique s'implanta dans toutes les villes. Philippe le Bel et les patriciens furent vaincus en même temps. Le roi eut beau, durant les années suivantes, lever de nouvelles troupes et les conduire lui-même au combat, tous ses efforts échouèrent devant les armées communales, plus indomptables à mesure que le succès augmentait leur confiance en elles-mêmes. Il dut se résigner à traiter. Le fils de Gui de Dampierre, Robert de Béthune, accepta, pour obtenir la reconnaissance officielle de ses droits, les stipulations de la paix d'Athis (juin 1305). Elle cédait à la France les châtellenies de Lille, de Douai et de Béthune et imposait à la Flandre, outre une lourde indemnité de guerre, l'obligation de démolir toutes ses forteresses et d'humiliantes amendes. En y consentant, Robert de Béthune n'avait évidemment consulté que ses intérêts de prince. La cause de la dynastie et celle du peuple, unies pendant la lutte, se séparaient l'une de l'autre. Mais le «commun», qui avait été soigneusement exclu des négociations de la paix, refusa obstinément de se soumettre. D'ailleurs, la rentrée dans le pays des _Leliaerts_ émigrés lui faisait envisager le traité comme une machination ourdie contre lui par le roi, le comte et les patriciens. La guerre reprit bientôt, et Robert de Béthune lui-même, mécontent de l'attitude de la couronne à son égard, finit par y prendre part. Louis X et Philippe le Long ne réussirent pas mieux que Philippe le Bel. Les troupes françaises ne purent franchir le cours de la Lys. Partout, elles trouvèrent devant elles les gros bataillons des communes et, manifestement, elles hésitaient désormais à les affronter. Mais les milices urbaines n'étaient redoutables que dans la défensive. Elles n'étaient ni assez manœuvrières ni surtout assez résistantes pour attaquer l'ennemi sur son propre terrain. Il leur était impossible de s'écarter trop loin des villes, d'où les artisans ne pouvaient au surplus s'absenter longtemps sans ruiner l'industrie dont ils vivaient. Une nouvelle paix, définitive cette fois, fut conclue en 1320. Elle abandonnait pour toujours à la France les territoires provisoirement cédés à Athis. La Flandre, jusqu'alors bilingue, faisait le sacrifice de ses populations romanes et devenait un territoire purement germanique. IV LES AGITATIONS SOCIALES DU XIVe SIÈCLE. Durant toutes ces péripéties, le régime démocratique établi révolutionnairement dans les villes en 1302 avait subi de profondes modifications. Tout d'abord institué à la hâte et soumis à l'influence des ouvriers de la grande industrie, tisserands et foulons, qui avaient donné le signal de la révolte et auxquels leur nombre prêtait un ascendant momentané, il avait bientôt dépouillé son caractère provisoire pour s'adapter à la nature des populations urbaines. Il ne pouvait être question, en effet, d'abandonner le pouvoir à un seul groupe de la bourgeoisie au détriment de tous les autres. Pour durer, le nouvel état de choses devait faire leur place à la classe des marchands et à celle des artisans des petits métiers. Aussi, voit-on se constituer presque partout un système de gouvernement urbain divisant en «membres» la masse des habitants et attribuant à chacun de ces membres sa part d'intervention dans les affaires de la commune. On n'arriva point à ce résultat sans beaucoup de peines et de conflits. D'une part, les ouvriers de la laine ne se laissèrent point déposséder sans résistance; de l'autre, les patriciens revendiquaient leurs anciennes prérogatives et ils parvinrent même ça et là, comme à Gand en 1319, à les récupérer pour quelque temps. En somme, malgré des différences locales très nombreuses, le régime démocratique évolua dans son ensemble vers le système de la représentation des intérêts, le seul qui fût compatible avec la condition sociale des villes industrielles de Flandre. Mais ce système ne devait pas mettre fin à la période des troubles civils. Si les petits métiers et les marchands l'acceptèrent, ceux-là avec enthousiasme, ceux-ci avec résignation, les travailleurs salariés n'y trouvèrent point la réalisation de leurs désirs. Ils avaient espéré de la révolution démocratique un changement complet et radical de leur situation. Ils n'avaient pris les armes et combattu au premier rang que pour s'affranchir du joug de leurs employeurs, que pour arriver à l'indépendance économique, que pour sortir de la condition précaire où les réduisait leur profession. Bon nombre d'entre eux s'abandonnaient à des rêves confus d'égalité sociale, rêves à la fois touchants et redoutables, où leur apparaissait l'irréalisable idéal de la justice absolue et de la fraternité de tous les hommes. Beaucoup pensaient que «ceskuns devroit avoir autant li uns que li autres»,--et pourtant, la révolution démocratique n'avait supprimé ni la richesse ni la misère. Elle avait eu beau renverser les échevinages patriciens, abolir les gildes, détruire la hanse de Londres, elle n'avait pas amélioré le sort des ouvriers industriels. Il leur importait peu d'avoir conquis des droits politiques, de pouvoir élire eux-mêmes les chefs de leurs corporations, d'être soumis à une législation plus douce, puisqu'ils demeuraient réduits, comme auparavant, à travailler perpétuellement pour des donneurs d'ouvrage. Plus grandes avaient été leurs illusions, plus amère leur apparaissait la réalité. Incapables de se rendre compte des questions économiques et de comprendre que la nature du grand commerce et de l'industrie capitaliste les condamnait fatalement à l'insécurité du salariat et à la misère des crises et des chômages, ils se crurent victimes des entrepreneurs, des marchands drapiers, de cette classe de «bonnes gens» (_poorters_) qui, pour avoir perdu l'hégémonie politique, n'en continuait pas moins à les faire travailler pour elle et à vendre les produits de leur labeur. Aussi, quelques années à peine se sont-elles écoulées depuis la bataille de Courtrai, et les haines se déchaînent aussi terribles parmi les métiers de la draperie qu'à l'époque où les patriciens tenaient les artisans sous le joug. A Ypres, les riches craignent d'être massacrés par le «commun» des faubourgs et supplient le roi de France de faire surseoir à la démolition des murailles qui entourent la vieille ville où ils résident. A Bruges, à Ardenbourg, éclatent de sanglantes émeutes. A Gand, en 1311 et en 1319, les tisserands se soulèvent et la sinistre série des bannissements et des exécutions recommence. Il en devait aller de même dans la suite. On peut dire que durant le XIVe siècle, les ouvriers de la laine ont vécu dans un état de mécontentement continuel. A toute occasion, ils prennent les armes et ils ne les déposent que quand, affamés par un blocus ou décimés par un massacre, ils se voient forcés de céder à la force. Mais leurs défaites ne les abattent que pour un instant. Ils ont bientôt réparé leurs pertes et avec une énergie nouvelle reprennent le combat contre les autorités sociales. Dans toutes les villes, ils agissent de concert, et le mot d'ordre parti de l'une d'elles provoque presque toujours un soulèvement général. Plus pauvres et plus grossiers que les autres artisans, ils sont aussi plus hardis et plus violents. D'ailleurs, ils ont pour eux le nombre, et l'organisation corporative discipline leurs masses et leur donne l'unité de vue et de direction. Dans chaque grande commune, leur doyen peut mettre sur pied des milliers d'hommes et traite avec le magistrat de puissance à puissance. Il n'est pas de mouvement politique dans l'histoire si dramatique de la Flandre sous les règnes de Louis de Nevers (1322-1346) et de Louis de Mâle (1346-1384), qu'ils n'aient cherché à faire tourner à leur avantage, et, pour exposer leur histoire en détail à cette époque, il faudrait raconter toute l'histoire interne du comté. Lors de la grande révolte de 1326, les tisserands de Bruges dirigent les événements, improvisent en s'appuyant sur les paysans de la région maritime, un gouvernement révolutionnaire, confisquent les biens des riches, s'emparent du comte et ne se soumettent enfin qu'après l'épouvantable défaite que le roi de France vient leur infliger lui-même à Cassel (1328). Un peu plus tard, lorsque, au commencement de la guerre de Cent ans, Jacques Van Artevelde a donné à Gand, grâce à son alliance avec Édouard III, l'hégémonie sur toute la Flandre, ce sont encore les tisserands qui prétendent dominer le célèbre tribun, lui dicter sa conduite, et qui finalement le sacrifient à leurs intérêts et provoquent sa mort tragique (1345). Sous Louis de Mâle, leur audace et leur énergie atteignent au paroxysme. Durant dix ans, et à travers des péripéties étonnantes, ils tiennent tête au prince, à la noblesse, à toutes les bonnes gens «qui ont à perdre». La haine qu'ils excitent chez les partisans de l'ordre établi n'a d'égale que l'effroi qu'ils leur inspirent. Mais leur exemple anime à l'extérieur tous ceux qui souffrent et qui protestent comme eux contre leur gouvernement. Les Liégeois leur envoient des vivres; en Brabant, les artisans se soulèvent à leur appel; en France surtout, leurs succès provoquent l'enthousiasme du peuple. Les émeutiers des grandes villes se soulèvent au cri de «Vive Gand!», et il faut qu'une fois de plus, le roi convoque ses troupes et vienne infliger à Roosebeke une nouvelle défaite aux «horribles tisserands» (1382). Que ces agitations aient été surtout de nature sociale, c'est ce dont il n'est pas permis de douter. Partout, en effet, où les tisserands s'emparent du pouvoir, on les voit tout d'abord traquer les riches avec férocité. Évidemment ils les considèrent comme leurs ennemis mortels et la cause de tous leurs maux. Mais la révolution sociale qu'ils souhaitaient était irréalisable. La constitution économique qu'ils voulaient renverser ne reposait pas seulement sur les villes. Pour la détruire, il eût fallu bouleverser de fond en comble toute l'organisation commerciale et industrielle de l'Europe. D'ailleurs, les tisserands soulevaient, par leur radicalisme, la résistance de tous les intérêts divergents. Presque partout les petits métiers prennent fait et cause contre eux. Le prince leur est invariablement hostile, et la noblesse, jadis indifférente à la politique urbaine, ne peut plus s'abstenir devant un parti qui fait appel aux pauvres et excite les paysans à la révolte. Enfin, au sein même des ouvriers de la draperie, les foulons, dont les tisserands prétendent fixer le salaire et qu'ils s'efforcent de réduire à la condition de clients, les traitent en ennemis et, quoique plus misérables encore, soutiennent, pour échapper à leur domination, la cause des «bonnes gens». Le prolétariat ouvrier n'est pas animé de l'esprit de classe. L'esprit corporatif seul le dirige et achève de rendre impossible une victoire pour laquelle l'union de tous eût été la première condition. Mais, s'ils ont échoué dans leurs efforts pour atteindre à un but inaccessible, les tisserands flamands n'en restent pas moins les protagonistes les plus ardents et les plus persévérants de cette idée démocratique qui a si profondément troublé le XIVe siècle, et leurs chefs, les De Deken, les Van den Bosch, les Ackerman, les Philippe Van Artevelde, et tant d'autres, méritent d'être cités à côté des Étienne Marcel et des Wat Tyler. Il ne leur a manqué, pour jouir de la même célébrité, que d'avoir agi, comme eux, sur un plus vaste théâtre. CHAPITRE VII Les villes sous le gouvernement démocratique. I. Caractères des démocraties urbaines du Moyen Age.--II. L'économie urbaine sous le régime des métiers.--III. L'organisation politique. I CARACTÈRE DES DÉMOCRATIES URBAINES DU MOYEN AGE. Si l'on compare les démocraties municipales de l'antiquité avec celles du Moyen Age, on aperçoit tout de suite qu'il existe entre elles une différence très sensible. Les premières ont pour soutien l'État lui-même: elles s'étendent à tous ses habitants, qu'ils résident en ville ou hors ville. A Athènes, par exemple, les deux tiers des citoyens environ vivent à la campagne. Au contraire, dans les communes médiévales, les institutions démocratiques créées par la bourgeoisie n'ont fonctionné qu'à son avantage. Elles se restreignent à la banlieue urbaine et restent complètement étrangères aux paysans du plat-pays. Les gouvernements régis par elles présentent un caractère aussi étroitement urbain que le gouvernement du patriciat. On n'y surprend pas la moindre trace de cet esprit de prosélytisme niveleur, indifférent aux groupes locaux comme aux classes juridiques, que le spectacle des démocraties modernes nous a habitués à considérer comme inhérent à tout régime populaire. Sans doute, il est arrivé que les villes aient cherché à s'appuyer sur les campagnes, qu'elles aient fomenté ou entretenu des révoltes parmi la population rurale. Mais ce sont là des exceptions assez rares et qui n'ont point donné de résultats durables. A tout prendre, ce n'est que par l'institution de la «bourgeoisie foraine» que la politique municipale s'est infiltrée dans une certaine mesure à l'extérieur des banlieues. Pour se recruter des partisans au dehors, les villes ont permis, en effet, à un certain nombre de «forains», artisans agricoles, fermiers, membres de la petite noblesse, de s'inscrire sur leurs rôles et de participer à leurs franchises. Ces concessions octroyaient à leurs bénéficiaires l'avantage d'une sorte de droit d'exterritorialité en les plaçant sous la juridiction directe des échevinages urbains; elles entravèrent très notablement, surtout en Flandre et dans le pays de Liége, le fonctionnement des seigneuries locales. Mais si nombreuses qu'elles aient été par endroits, elles ne s'étendirent jamais qu'à une minorité d'individus et elles ne modifièrent nulle part l'état général de la condition des personnes. Bien loin de chercher à répandre largement leur droit et leurs institutions parmi les gens des campagnes, les villes s'en réservèrent plus jalousement le monopole à mesure que le régime populaire s'affermit et se développa. Elles prétendirent même, nous le verrons, imposer aux gens du plat-pays une domination très lourde, les traiter en sujets et les forcer, au besoin par la violence, à se sacrifier à leur avantage. Et il n'y a là rien d'étonnant. Entre les campagnes et les villes, en effet, la divergence des intérêts, des besoins et de la condition sociale rendait impossible la communauté des sentiments et des efforts. Elles furent dès l'origine, et elles restèrent durant des siècles, étrangères sinon hostiles les unes aux autres. Plus riches, plus actives, plus entreprenantes et surtout mieux organisées, celles-ci s'imposèrent en général à celles-là et ce n'est que du jour où les progrès de la centralisation politique furent assez avancés pour permettre à l'État de les soumettre également à sa volonté que commença à s'atténuer un contraste dont il subsiste encore de nos jours de nombreux vestiges. Concluons donc que les démocraties urbaines du Moyen Age ne furent, en somme, et ne purent être que des démocraties de privilégiés. Elles ne connurent point, et ne purent connaître l'idéal d'une liberté et d'une égalité accessibles à tous. Elles naquirent et se développèrent au sein de groupes sociaux nettement différenciés du reste de la population, et elles restèrent toujours la propriété exclusive de leurs auteurs. Mais il faut aller plus loin et reconnaître que, même parmi les bourgeois, on chercherait vainement à surprendre l'existence d'un véritable sentiment démocratique. La collectivité urbaine, en effet, se compose d'une agglomération de collectivités entre lesquelles se répartissent tous les habitants. Chacun d'eux appartient à un métier ou, s'il n'est point artisan, à une corporation renfermant les individus vivant en dehors des professions industrielles. Ainsi la population, suivant le genre de vie de ses membres, se divise en une quantité de corps spéciaux. A la spécialisation du travail et des professions répond une spécialisation analogue de la vie politique. Suivant que l'on est forgeron, boulanger, maçon, tondeur, tisserand ou foulon, on occupe une place différente dans l'organisme municipal. Du jour où les métiers ont acquis des droits politiques, la commune s'est trouvée fractionnée en collèges particuliers, ne poursuivant chacun que ses intérêts propres et incapables de les subordonner aux intérêts d'autrui. Il arrive naturellement que, sur bien des questions, tous ces groupes se trouvent d'accord et tendent au même but. Mais cette unanimité ne résulte pas de la conscience du bien général. C'est toujours le bien particulier qui l'emporte. Le bourgeois, avant d'être de sa ville, est de son métier, et son attitude n'est jamais douteuse s'il lui faut opter entre l'avantage de l'une et celui de l'autre. Dans de telles conditions, il n'y a pas de place pour le citoyen tel que l'antiquité l'a connu. Les droits et les devoirs de l'individu ne découlent point directement de la chose publique. Entre elle et lui s'interpose le groupe de ses compagnons qui le saisit, l'absorbe et lui impose le rôle qu'il doit remplir et qu'il remplira d'autant plus volontiers qu'il se confond avec le métier même dont il vit. La même divergence d'intérêts que l'on remarque entre les villes et les campagnes se rencontre donc au sein des villes, quoique à un moindre degré, et y rend impossible le développement de l'esprit démocratique ou, si l'on veut, y impose à la démocratie un caractère bien différent de celui qu'elle a revêtu dans l'antiquité et dans les temps modernes. Ce n'est pas que la théorie du gouvernement démocratique ait été inconnue au Moyen Age. Les philosophes l'y ont très nettement formulée, à l'imitation des anciens. A Liége, au milieu des agitations civiles, le bon chanoine Jean Hocsem examine gravement les mérites respectifs de l'_aristocratia_, de l'_oligarchia_ et de la _democratia_, et se prononce finalement pour cette dernière. On sait d'ailleurs à suffisance que plus d'un scolastique a reconnu formellement la souveraineté du peuple et son droit à disposer du pouvoir. Mais ces théories n'eurent pas la moindre action sur les bourgeoisies. On en peut bien surprendre l'influence, au XIVe siècle, dans certains pamphlets politiques, dans quelques œuvres littéraires; il est tout à fait certain en revanche que, tout au moins dans les Pays-Bas, elles n'ont pas eu la moindre action sur le «commun». Exclusivement adonné à la vie pratique, le peuple des villes demeura aussi étranger aux spéculations de l'école, que le clergé l'était aux soucis du commerce et de l'industrie. Avant le XVe siècle, aucun des démagogues ou des politiciens qu'il produisit en si grand nombre ne nous apparaît comme un homme instruit; beaucoup d'entre eux semblent même avoir été complètement illettrés. Le mysticisme des Franciscains et des Lollards, avec son exaltation de la pauvreté et sa condamnation de la richesse, a contribué, dans une certaine mesure, à l'ardeur de leurs convictions. Mais, à y regarder de près, on aperçoit que leur conduite s'explique essentiellement par le conflit des intérêts, et qu'ils ne sont, en somme, que les représentants d'une classe sociale dont les tendances déterminent le programme. Tous, sans doute, ne sortent point des rangs du bas peuple. On trouve parmi eux bon nombre de gens riches, des patriciens, voire même des membres de la petite noblesse. Qu'il nous suffise de rappeler ici que Henri de Dinant appartenait à l'une des familles les plus influentes de Liége, et que Philippe Van Artevelde sortait de la haute bourgeoisie gantoise. On ne peut douter que l'ambition personnelle ou des rancunes privées n'aient souvent amené au parti populaire des auxiliaires inattendus. Mais ils n'ont pu conserver leur ascendant sur lui que dans la mesure où ils se sont identifiés avec ses besoins et ses tendances. L'action des individus sur le développement du mouvement démocratique urbain a d'ailleurs été très faible, et il n'en pouvait être autrement. Ce sont, en effet, des groupes d'hommes, ce ne sont point des hommes isolés qui ont été les promoteurs du nouvel état de choses. La chute du régime patricien fut l'œuvre des métiers, et il est sans doute inutile de rappeler que le métier, avec la forte discipline qu'il impose à ses membres, avec l'esprit corporatif qui l'anime, avec la solidarité d'intérêts sur laquelle il repose, restreint, à un point qui n'a plus jamais été atteint depuis lors, le rôle de la personnalité. Nous avons eu l'occasion de constater plus haut[60] que l'histoire des origines municipales ne nous présente point de législateurs. Il en est de même pour celle de la révolution démocratique. Non seulement les sources ne nous fournissent le nom d'aucun créateur d'institutions nouvelles, mais ces institutions mêmes, par la parenté qu'elles accusent dans les milieux analogues, révèlent qu'elles se sont formées spontanément, sous l'action des mêmes besoins et des mêmes désirs. Partout, les artisans souffrant des mêmes maux demandent les mêmes remèdes, et partout, aussitôt qu'ils en ont la force, ils les appliquent de la même manière. [Note 60: Voyez plus haut, p. 72.] Remarquons, en effet, que le système établi dans les villes par le régime populaire ne les a nulle part bouleversées de fond en comble. Les démocraties du Moyen Age, comparées à celles de l'antiquité, sont singulièrement conservatrices. A Athènes, tout le système des magistratures, toute l'organisation judiciaire, financière et militaire sont atteints dans leurs bases, aussitôt que le peuple arrive au pouvoir. Rien de tel, au contraire, ni à Liége, ni à Bruges, ni à Gand. Ici, l'administration urbaine reste aux mains de l'échevinage ou du conseil et ne trahit aucune modification essentielle. L'organisme municipal conserve tous ses anciens rouages. Il continue à fonctionner comme il le faisait auparavant. Seule la force qui le met en mouvement s'est transformée. Au lieu d'obéir à une oligarchie de riches, ce sont désormais les métiers qui déterminent son action. L'esprit de la politique a changé beaucoup plus que le système politique lui-même. C'en a été assez d'ailleurs pour produire des résultats très importants. II L'ÉCONOMIE URBAINE SOUS LE RÉGIME DES MÉTIERS. Examinons-les tout d'abord dans l'organisation économique. Quelques mots suffiront à en faire comprendre la nature. Avant le triomphe du régime démocratique, les métiers sont étroitement soumis à l'échevinage; après lui, chacun d'eux arrive à l'autonomie, exerce, en matière industrielle, la juridiction sur ses membres, intervient dans la confection des règlements qui s'imposent à eux. Bref, les corporations professionnelles jouissent désormais du droit de gérer elles-mêmes leurs propres intérêts. C'était la première de leurs revendications et celle dont découlaient toutes les autres. A vrai dire, l'échevinage ne perd pas toute autorité sur elles. C'est lui qui promulgue leurs statuts, et c'est lui encore qui, en cas de conflit entre deux métiers, évoque la querelle à son tribunal. Mais si importantes que soient restées ces prérogatives, elles n'en laissent pas moins à chaque collège d'artisans, dans son existence journalière, une indépendance complète. Les doyens, les jurés, les _vinders_ des métiers, au lieu d'être imposés par le magistrat, sont maintenant librement désignés par les confrères, et leur surveillance volontairement acceptée n'en est que plus efficace. Elle est en même temps bien plus active et bien plus méticuleuse. Désormais libre d'entraves, l'esprit corporatif se manifeste dans toute sa plénitude et va jusqu'à ses dernières conséquences. Maîtresse de s'administrer à sa guise, la petite bourgeoisie s'abandonne sans réserve à ce protectionnisme qui est la garantie de son maintien. Constamment, on la voit resserrer les mailles de la réglementation industrielle, entourer de barrières plus hautes et plus solides le domaine réservé à chaque profession, veiller avec plus de soin à bannir toute concurrence du marché local. Le grand commerce, dont vivent les patriciens, lui inspire une défiance insurmontable. Elle s'ingénie à échapper à ses atteintes. Ses tendances anticapitalistes se donnent libre carrière. Manifestement son but est de réserver à ses membres le monopole de toutes les industries. Aussi cherche-t-elle à écarter de la ville les étrangers ou du moins à les soumettre à un contrôle si sévère que leur intervention ne puisse être dangereuse. C'est depuis les débuts de l'époque démocratique que nous apparaissent dans leur entier développement les caractères propres de l'économie urbaine. Non seulement les statuts industriels ne cessent dès lors de se multiplier, mais la législation impose aux halles, aux courtiers, à tous les organismes du trafic en grand, des prescriptions de plus en plus minutieuses et empreintes d'une hostilité craintive. On s'ingénie à trouver un système qui permette à la population urbaine de vendre le plus possible aux étrangers tout en réduisant au minimum les achats qu'elle leur fait. C'est surtout en matière d'organisation du travail que se décèlent le plus nettement les tendances protectionnistes du nouveau régime. Dès qu'il a fait passer aux mains des artisans eux-mêmes la police des métiers, ceux-ci s'empressent d'exploiter la situation au profit exclusif de leurs membres. Si l'échevinage ne parvenait à leur imposer quelque modération et si, par la force des choses, l'intérêt du consommateur ne s'opposait à l'intérêt du producteur, ils ne tarderaient pas à faire de leur monopole une véritable exploitation du public. Le bien commun de la ville n'est plus et ne peut plus être le mobile de leur conduite. Chaque corporation professionnelle se considère comme un corps indépendant, propriétaire privilégié d'une branche d'industrie. C'est vraiment en propriétaire qu'elle agit. Comme un propriétaire, en effet, elle considère le métier comme un bien de famille passant naturellement du père au fils. Elle réduit, en faveur des fils des «maîtres», le temps de l'apprentissage, tandis qu'elle rend celui-ci de plus en plus long et de plus en plus coûteux pour les nouveaux venus. Pareillement, elle ne s'ouvre qu'avec peine au «compagnon» venu du dehors. Elle exige de lui, avant de l'admettre à l'exercice de la profession, un certificat en règle de bonne conduite, vie et mœurs, et l'attestation qu'il a satisfait, dans une «bonne ville», aux règlements sur l'apprentissage. Encore ne l'accepte-t-elle que si ses propres membres jouissent dans cette ville d'une entière réciprocité. Il arrive même qu'elle ne se montre pas aussi généreuse et qu'elle impose, comme une condition préliminaire du droit au travail, l'acquisition de la bourgeoisie. Plus on avance, et plus on la voit prodiguer les mesures restrictives. Il en est, en somme, de chaque métier comme il en avait été antérieurement du patriciat. Les avantages dont il jouit le portent invinciblement à ne les réserver qu'à ses ayants droit, à se confiner dans le privilège et à ne s'inspirer que de la maxime _beati possidentes_. Mais l'égoïsme dont il fait preuve à l'égard des gens du dehors a sa contre-partie dans la sollicitude qu'il témoigne à ses membres. Il n'épargne rien pour assurer et pour améliorer leur condition. Il organise des institutions d'assistance et de secours mutuels. Si ses ressources le lui permettent, il fonde un hospice pour les vieillards et bâtit une chapelle ou en acquiert une dans quelque église. Au décès d'un confrère, il assiste en corps à ses funérailles et subvient à l'existence de la veuve et des orphelins. L'esprit de solidarité et de charité chrétienne qui l'anime donne un spectacle vraiment admirable. Dans le cercle étroit de la profession où il est confiné, il peut maintenir et maintient la fraternité et l'égalité de tous. Il ne permet pas à un maître d'agir au détriment des autres maîtres, de leur enlever leurs clients, d'augmenter, à leur préjudice, le nombre de ses compagnons ou de ses apprentis. L'intérêt du groupe constitue d'ailleurs une barrière assez forte pour contenir la poussée de l'intérêt privé et de l'ambition personnelle. Bien rares sont ceux qui cherchent à échapper à la règle commune et ne se contentent point d'une condition où ils trouvent une existence assurée et honorable. Malgré la différence de leurs rangs, les maîtres, les compagnons et les apprentis s'unissent dans un même sentiment de solidarité et de concorde. Car, si les maîtres jouissent d'importantes prérogatives, leur genre de vie les rapproche des compagnons dont ils partagent les travaux et qu'ils ont jadis, au temps de l'apprentissage, logés sous leur toit, nourris à leur table et traités comme leurs enfants. Il n'en faut pas dire davantage pour montrer que les métiers, tels qu'ils se sont organisés au XIVe siècle, sont arrivés à un état d'équilibre parfait. Désormais, ils ne se développeront plus, ni quant au nombre de leurs membres, ni quant à leurs aptitudes professionnelles. Vers 1350, ils ont atteint à leur apogée. Jamais la situation des artisans n'a été plus favorable qu'à cette époque. Mais les avantages mêmes qu'elle présente les attachent désormais au conservatisme et les pousseront à la longue dans la routine. Ils ne consentent plus à partager le bien-être dont ils jouissent. Leurs rangs ne s'ouvrent plus aux nouveaux venus et, nous avons eu l'occasion de le constater déjà, l'époque de leur épanouissement est celle aussi où la population des villes devient stationnaire. Il est évident que le particularisme croissant des métiers devait renforcer encore le particularisme municipal. Né des conditions mêmes de la vie urbaine et si prononcé déjà sous le gouvernement des patriciens, il devint encore bien plus puissant du jour où la bourgeoisie entière, participant au pouvoir, se mit à travailler de commun accord à l'affermir. L'aristocratie bourgeoise s'était surtout préoccupée des intérêts du grand trafic. Désormais, ce sont des considérations de commerce local qui l'emportent, comme il est naturel dans une situation où l'hégémonie a passé des mains des marchands en gros aux mains des artisans. On s'efforce tout d'abord de dilater autant qu'on le peut le rayon de la clientèle ordinaire de la ville. Chaque grande commune s'impose en maîtresse à toute une portion du plat-pays, prétend soumettre à son hégémonie la châtellenie ou le «quartier» qui l'entoure. Elle dicte la loi, non seulement aux villages, mais aux petites villes de ses environs. Elle arrache au prince ou elle impose par la force la défense d'exercer certaines professions dans le territoire qu'elle s'est réservé. Autour de Gand, autour de Bruges, autour d'Ypres, il est interdit, depuis le commencement du XIVe siècle, de pratiquer l'industrie drapière et, à la moindre transgression de ce privilège, les métiers sortent en armes et vont impitoyablement briser les «ostilles» à tisser, les cuves à foulons et les rames à tendre le drap. A l'Écluse, toutes les corporations industrielles sont placées sous la surveillance de Bruges. L'intervention des Gantois est continuelle dans les affaires de Grammont, d'Audenarde et de Termonde. Poperinghe vit sous la tutelle d'Ypres. Le droit du plus fort s'impose sans ménagement, et, dès qu'il a duré pendant quelque temps, il se transforme en coutume. La commune qui en jouit le décore du nom de «franchise» ou de «bon usage»; il devient sacré à ses yeux, et elle arrive souvent à obtenir sa consécration officielle. Les grandes villes augmentent sans cesse le nombre et la portée de leurs privilèges; elles s'écartent de plus en plus du droit commun. Elles agissent dans le domaine des intérêts généraux de la bourgeoisie comme les métiers dans le domaine restreint de leurs intérêts professionnels. Chacune d'elles tend à acquérir le plus grand nombre possible de monopoles. De là, l'apparition de ces privilèges d'étape assurant à tant de localités le marché exclusif d'un genre de denrées ou même parfois de tous les biens transportés dans une région déterminée. En Flandre, Bruges devient l'entrepôt des marchandises entrant dans le Zwyn et l'étape générale des laines. Gand se met en possession de l'étape des grains. En Brabant, Malines reçoit celle du sel et du poisson. En Hollande, Dordrecht obtient celle de tout le transit fluvial. Il était inévitable que de tels avantages, favorisant une ville au détriment de toutes les autres, devinssent bientôt une cause permanente de conflits. Pendant le régime patricien, la classe dominante, également intéressée dans chaque ville au maintien de la circulation générale et du commerce au long cours, n'avait songé nulle part à les confisquer à son profit. Des organisations telles que la Hanse de Londres ou la Hanse des dix-sept villes nous montrent qu'elle avait cherché dans la coopération interurbaine le moyen de faire participer toutes les gildes locales aux avantages du trafic. Maintenant, au contraire, l'esprit protectionniste des métiers s'impose à la politique municipale. Elle ne voit plus de salut que dans le privilège, dans la restriction de la liberté d'autrui, et son exclusivisme la condamne à s'agiter dans une lutte perpétuelle contre les exclusivismes qu'elle heurte. Entre Gand et Bruges, depuis le milieu du XIVe siècle, l'hostilité va toujours croissant. La question de l'étape, à la même époque, met aux prises Malines et Anvers. Dans le pays de Liége, Dinant s'acharne à la ruine de Bouvignes, sa voisine et sa rivale industrielle. L'action en commun, dont les villes du XIIIe siècle ont donné tant d'exemples, ne se rencontre plus à partir de l'époque des constitutions démocratiques. S'il arrive encore que plusieurs communes associent leurs forces, c'est que l'une d'elles a imposé son hégémonie aux autres et les entraîne à la remorque. On peut le constater nettement en Flandre, où Bruges d'abord, puis Gand ensuite ont soumis plus d'une fois tout le pays à leur prépondérance et l'ont obligé, bon gré mal gré, à les suivre. Bref, si le régime populaire a donné partout aux villes des institutions analogues et des tendances de même nature, il les a mises en même temps dans l'incapacité d'unir leurs efforts, en isolant chacune d'elles dans le cercle étroit de ses intérêts particuliers. Si développées qu'elles aient été d'ailleurs, les institutions démocratiques, il importe de le répéter, n'ont touché que très rarement le but auquel elles tendaient. C'est là seulement où la population active presque tout entière appartenait, comme à Liége, à la petite bourgeoisie, que le nouvel état de choses a pu se réaliser avec toutes ses conséquences. Mais, dans les grands centres de la Flandre et du Brabant, il n'est point arrivé à s'imposer entièrement à l'organisation économique. Son esprit d'exclusivisme n'aurait pu y triompher sans ruiner la grande industrie. Il a bien réussi à y imprégner les petits métiers et à marquer profondément de son empreinte le commerce local: le grand commerce est resté en dehors de ses atteintes. Sans doute, il en a considérablement restreint la liberté. Ses tendances anticapitalistes n'ont plus permis la création rapide de ces grandes fortunes qui se sont accumulées durant le XIIIe siècle. L'exploitation éhontée des ouvriers a cessé; le salaire a été réglé d'une façon plus équitable, et le travailleur, soustrait à la domination des grands marchands, a trouvé dans la corporation une garantie précieuse contre les abus du _truck-system_, les fraudes et les violences dont il était jadis la victime. Il n'en reste pas moins vrai pourtant que les industries d'exportation, la draperie en Flandre, la batterie à Dinant, ont continué à vivre de leur vie propre. Leur nature même leur a réservé une situation particulière et pour ainsi dire hors cadre. L'entrepreneur capitaliste est toujours demeuré chez elles superposé au travailleur, et celui-ci n'a pu sortir de sa condition de salarié. Il est bien arrivé que quelques maîtres tisserands ou foulons, favorisés par les circonstances, aient atteint une aisance relative. Il semble même que, parmi les branches accessoires de la draperie, chez les tondeurs, les apprêteurs, et surtout chez les teinturiers, la plupart des chefs d'ateliers aient joui d'une situation généralement favorable. Et il faut reconnaître enfin que la suppression des privilèges des gildes et des hanses a permis à bon nombre de ces favorisés de prendre part au grand commerce. Il est certain pourtant que la masse des salariés a continué de vivre après comme avant la révolution démocratique, dans une situation très voisine de celle de nos prolétaires modernes. Après comme avant elle, la plupart des tisserands et des foulons n'ont pu atteindre à l'idéal qu'ils voyaient réalisé dans les autres métiers. L'intervention du capital, si amoindrie qu'elle ait pu être, n'a pas cessé de s'imposer à eux. Pour qu'elle disparût, il eût fallu que la draperie, renonçant à l'exportation qui faisait sa force, se contentât du marché local. Alors, mais alors seulement, le tisserand eût pu devenir à son tour un véritable artisan médiéval, vendant au détail dans sa boutique les pièces d'étoffes fabriquées par lui. Il vint un jour d'ailleurs où cette transformation s'accomplit. Mais ce jour-là, la grande industrie flamande était morte et, de son activité passée, il ne restait plus que le souvenir. III L'ORGANISATION POLITIQUE. Ce que nous venons de dire de l'organisation économique des villes sous le régime populaire était indispensable pour bien comprendre leur organisation politique. Malgré d'innombrables différences de détail, celle-ci se présente partout avec les mêmes caractères généraux. En principe, elle en revient au gouvernement direct qui avait été, à l'origine, pratiqué dans les communes naissantes. Mais le fonctionnement en affecte une forme nouvelle, imposée par la répartition des habitants en une foule de corporations distinctes. Personne n'intervient dans l'administration urbaine en qualité de simple bourgeois. Pour participer à celle-ci, il faut faire partie d'un groupement légal. La vie politique, comme la vie économique n'appartiennent qu'aux collectivités: elles ne sont accessibles ni l'une ni l'autre à l'individu isolé. Le _jus civitatis_ ne sortit ses effets que par l'inscription du citoyen dans un métier ou dans un collège officiellement reconnu. Dans les villes où la constitution économique est très simple, à Liége par exemple, tous les métiers possèdent une influence égale. Mais, la plupart du temps, la différence trop grande de leurs forces ou de leurs intérêts a pour résultat la constitution de «membres» (_leden_) comprenant chacun un ou plusieurs groupements professionnels. A Bruges, au milieu du XIVe siècle, la commune renferme neuf membres: 1º la _poorterie_, c'est-à-dire les bourgeois vivant de leurs rentes ou du grand commerce; 2º les métiers de la draperie: tisserands, foulons, tondeurs et teinturiers; 3º les bouchers et les poissonniers; 4º les dix-sept _neeringen_ (groupe de dix-sept corporations secondaires); 5º le _hamere_ (marteau) ou métiers travaillant le métal; 6º le _ledre_ (cuir) ou métiers travaillant le cuir; 7º le _naelde_ (aiguille) ou métiers travaillant à l'aiguille; 8º les boulangers; 9º les courtiers avec quelques autres petits métiers. Il est visible que la similitude des professions a été prise comme principe de classement, quoique l'on se soit vu forcé dans bien des cas, pour maintenir l'équilibre entre les groupes, d'y faire entrer pêle-mêle des spécialités industrielles fort hétérogènes. On retrouve un système analogue dans la plupart des villes brabançonnes. A Bruxelles, où il apparaît sous sa forme la plus complète, la bourgeoisie se compose du patriciat, partagé en sept lignages, et de neuf «nations» entre lesquelles se divise l'ensemble des métiers. Gand et Ypres, où la draperie jouit d'une prépondérance écrasante, lui font une situation en rapport avec son importance. La commune, dans la seconde de ces villes, présente quatre corps: 1º la _poorterie_, à laquelle sont adjoints les bouchers, les poissonniers, les teinturiers et les tondeurs; 2º le _weifambocht_ ou les tisserands; 3º la _vullerie_ ou les foulons, et 4º les _gemeene neeringen_ ou communs métiers, renfermant tous les autres collèges d'artisans. Gand nous offre un spectacle analogue. Là aussi, à côté du membre de la _poorterie_ existent celui des tisserands, celui des foulons et celui des petits métiers, au nombre de cinquante-neuf tout d'abord, puis plus tard de cinquante-trois. Cette organisation n'a d'ailleurs rien de particulier aux villes des Pays-Bas. Elle répondait si naturellement à un régime dans lequel les métiers disposaient du pouvoir municipal, qu'on la retrouve avec tous ses caractères essentiels dans un grand nombre de villes d'Italie et d'Allemagne. Nos connaissances ne nous permettent pas de savoir s'il faut la considérer, en Flandre et en Brabant, comme une simple adaptation au milieu urbain, ou si la loi de l'imitation se manifestant ici, on doit y reconnaître, dans quelque mesure, l'influence de l'étranger. Il ne pourrait être question, en tout cas, de songer à l'Allemagne. La révolution démocratique s'est manifestée, dans ce pays, plus tard que dans les provinces belges, et nous savons même que Cologne, par exemple, après son soulèvement de 1396, avait adopté la constitution de Liége. Mais il ne serait pas impossible que l'Italie, et particulièrement Florence, eût inspiré, dans quelque mesure, le système que nous venons de décrire. Les relations économiques étaient trop intenses entre la Toscane et les Pays-Bas pour que les institutions de celle-là soient restées complètement inconnues dans ceux-ci, et il n'est donc pas téméraire de croire qu'elles peuvent, jusqu'à un certain point, leur avoir servi de modèle. Quoi qu'il en soit, l'organisation des «membres» de la bourgeoisie révèle clairement son but. Elle se propose d'établir, entre les divers groupes sociaux de la commune, un équilibre stable. Sauf à Liége, où le patriciat amoindri disparaît comme corporation distincte, elle lui accorde partout sa part d'intervention à côté des artisans. Quant à ceux-ci, leur rôle est mesuré suivant leur importance et la nature de leur industrie. On a donc eu raison de voir, dans les constitutions démocratiques du XIVe siècle, un essai fort curieux de représentation des intérêts. Elles ne s'abandonnent pas, comme les démocraties modernes, à la force aveugle du nombre. Elles s'efforcent, si l'on peut ainsi dire, de doser les suffrages et d'adapter, le plus exactement possible, l'organisation politique à l'organisation sociale. C'est là seulement où, comme à Liége, les différences sont peu sensibles entre les forces des groupes en présence, qu'elle leur reconnaît des droits égaux. Partout ailleurs, en pays wallon comme en pays flamand, le degré de l'ascendant économique d'un groupe détermine le degré de sa participation au pouvoir. A Dinant, dont la batterie jouit d'une importance analogue à celle qui appartient en Flandre à la draperie, la constitution urbaine rappelle d'une manière frappante le système en vigueur à Gand ou à Ypres. La population est scindée en trois «membres»: les «bourgeois d'emmy la ville», les batteurs et les bons métiers. Si la création des «membres» accorde nécessairement aux divers métiers une puissance politique différente, elle reconnaît en revanche à chaque «membre» la même part d'intervention dans le gouvernement municipal. Des précautions minutieuses sont prises pour qu'aucun groupe ne puisse se plaindre d'être sacrifié aux autres. Les offices communaux sont soigneusement partagés entre eux et des règles s'établissent qui réservent tour à tour à leurs représentants un certain nombre de sièges dans le magistrat. Mais cet équilibre, bien difficile à établir à la satisfaction de tous, est encore plus malaisé à conserver. Chaque catégorie de bourgeois cherche à tirer à soi le plus d'avantages possible. La représentation des intérêts n'est qu'un moyen d'apaiser les conflits; mais elle ne parvient pas à y mettre fin. Pendant le XIVe siècle, nous voyons les constitutions urbaines soumises à une fluctuation perpétuelle. On les remanie sans cesse, on ajoute ou on supprime des «membres», on modifie le classement des métiers et l'on n'arrive jamais à satisfaire tout le monde. L'histoire de Gand, à cet égard, la plus vivante et la plus puissante des villes des Pays-Bas, est particulièrement instructive. Au lendemain de la bataille de Courtrai, le commun, exalté par son triomphe, prétendit extirper à fond l'odieux patriciat. Comme à Liége, les métiers seuls jouirent des droits politiques. Les ouvriers de la draperie, qui avaient si largement contribué à l'établissement du nouvel ordre de choses, ne manquèrent pas de s'y réserver la part du lion. Des trois «membres» entre lesquels fut divisée la bourgeoisie, l'un fut attribué aux tisserands, l'autre aux foulons et le troisième comprit l'ensemble des autres métiers. La réaction oligarchique de 1319 mit fin à cette organisation. Mais, à la suite de la crise économique provoquée en 1337 par l'interruption de l'exportation des laines anglaises, les salariés de la grande industrie se soulevèrent et rétablirent le régime aboli. Il ne put se maintenir, toutefois, qu'un instant. Beaucoup plus nombreux que les foulons, les tisserands prétendent bientôt les soumettre à leur influence. Le 2 mai 1345, les deux partis entament une lutte décisive, et les foulons, écrasés par leurs adversaires, cessent de former un «membre» de la ville. Quatre ans plus tard, c'est au tour des tisserands de connaître la défaite. Exaspérés par la domination qu'ils font peser sur la commune, les petits métiers s'unissent aux foulons et, le 13 janvier 1349, un nouveau combat amène un nouveau changement de régime. Le «membre» des tisserands est supprimé et la place laissée vide par lui est occupée par la haute bourgeoisie (_poorterie_) qui coopère désormais à l'administration urbaine avec les foulons et les petits métiers. Une insurrection des indomptables tisserands, en 1359, la précipite du pouvoir et le rend à ceux-ci. Ils en profitent aussitôt pour abattre les foulons qui, en 1360, après une lutte terrible sur le marché du Vendredi, doivent renoncer, et cette fois pour toujours, à la situation qu'ils avaient occupée jusque-là et que ne justifiaient d'ailleurs ni leur nombre, ni l'importance de leur profession. Leur chute amena la reconstitution du «membre» de la _poorterie_. On s'était convaincu sans doute qu'il était impossible, dans une ville essentiellement industrielle, de priver de toute influence politique les marchands et les patrons, sans nuire gravement à la prospérité générale et surtout sans les animer d'une hostilité constante à l'égard des institutions établies. Désormais, le type constitutionnel gantois ne varia plus. Les _poorters_, les tisserands et les petits métiers collaborèrent d'une manière permanente, avec l'échevinage, au maniement des affaires. Toutefois, l'influence des premiers le céda de beaucoup à celle des autres. La _collace_, ou large conseil de la ville, se composa des cinquante-trois doyens des petits métiers, des vingt-trois jurés des tisserands et seulement d'une dizaine de patriciens. De plus, depuis 1368 (?) un arrangement intervint entre les trois membres, par lequel «veu que chascun des deux membres des mestiers a sans comparaison beaucoup plus de peuple que le membre de la bourgeoisie et, en toutes charges survenues à la ville a soustenu la plus grant charge[61]», dix sièges dans chacun des deux bans de l'échevinage furent attribués aux tisserands et aux petits métiers, à raison de cinq pour chaque partie, tandis que les bourgeois furent réduits à la portion congrue et n'en obtinrent que six. [Note 61: Voyez V. FRIS. _Les origines de la réforme constitutionnelle de Gand de 1360-1369._ (Gand 1907).] Tel demeura jusqu'à la bataille de Gavere, en 1453, le type officiel de l'organisation municipale gantoise. Mais il s'en faut de beaucoup qu'il ait été observé avec exactitude. En fait, il y fut presque constamment dérogé. Non seulement le grand doyen des métiers et le doyen des tisserands s'emparèrent d'une autorité incompatible avec le fonctionnement normal de la représentation proportionnelle des intérêts que l'on avait cherché à réaliser, mais les tisserands ne laissèrent passer aucune occasion de s'imposer au reste de la bourgeoisie. La commune fut périodiquement troublée par leurs coups de force et ce n'est que la décadence progressive de la draperie qui, diminuant peu à peu leur ascendant, à partir de la fin du XIVe siècle, les amena enfin à accepter le partage du pouvoir avec les autres «membres». La situation que nous venons d'exposer pour Gand se retrouve, quoique sous une forme moins frappante, dans presque toutes les grandes villes. Même en temps de calme, d'ailleurs, le fonctionnement régulier des institutions populaires soulevait toutes sortes de différends. Le magistrat, recruté parmi les métiers, n'a pas le pouvoir de les contraindre à respecter ses décisions, si elles leur déplaisent. A tout propos, il faut recourir à l'assemblée générale de la commune et l'appeler à trancher les conflits. Mais aussitôt de nouveaux inconvénients se présentent. Chaque «membre», votant à part, prétend forcer les autres à se ranger à son avis. Ce n'est que dans les rares occasions où tous se rallient spontanément à la même manière de voir qu'une sentence a chance d'être acceptée. L'unanimité manque-t-elle, la minorité refuse de s'incliner devant la majorité. Chacun persiste inébranlablement dans son «recès». A chaque instant, on court aux armes; les métiers se rassemblent sous leur bannière et s'affrontent en ennemis. Ainsi, on se trouve trop souvent en face de l'alternative ou de ne pas résoudre les questions pendantes ou de ne les résoudre que par un combat sanglant. Les luttes fratricides, qui donnent un caractère si tragique à l'histoire des grandes communes, sont un mal inhérent à leur régime politique et dont la gravité a toujours été chez elles en rapport direct avec le degré d'autonomie qu'elles ont attribué à leurs «membres». On ne peut donc s'étonner du caractère turbulent des grandes villes sous le régime démocratique. En exaltant à l'extrême l'autonomie des métiers, jadis courbés sous le patriciat, ce régime les a en même temps rendus incapables d'entente et de concorde. Chacun d'eux n'a jamais pu s'affranchir de ses intérêts de groupe. Il a apporté à les défendre un héroïsme étonnant, mais il a été incapable de les concilier avec les intérêts d'autrui. Les artisans ont confondu, et ils ne pouvaient pas ne pas confondre, la liberté avec le privilège. L'esprit de corps l'a emporté chez eux sur l'esprit politique. Et il faut reconnaître enfin que bien rares ont été les villes où le gouvernement populaire a tenu la balance égale entre les métiers. Presque toujours, les groupes les plus puissants ont abusé de leur force et dicté la loi aux plus faibles. CHAPITRE VIII Les démocraties urbaines et l'État. 1. Rapports des villes et des princes avant l'époque bourguignonne.--II. Le conflit de la politique municipale et de la politique monarchique au XVe siècle. I RAPPORTS DES VILLES ET DES PRINCES AVANT L'ÉPOQUE BOURGUIGNONNE. Dans tous les pays de l'Europe occidentale, les gouvernements municipaux du Moyen Age sont animés d'un sentiment républicain plus ou moins prononcé. Il n'en pouvait être autrement. Car le particularisme économique des bourgeoisies aussi bien que leur constitution sociale les poussaient nécessairement à conquérir une autonomie complète, à gérer leurs affaires comme elles l'entendaient, bref à se transformer chacune en un État dans l'État. Déjà très marquées à l'époque patricienne, ces tendances s'accusèrent davantage encore sous les administrations démocratiques, qui continuèrent à cet égard la tradition du régime déchu. En France et en Angleterre, le pouvoir royal fut assez puissant pour s'opposer tout d'abord aux tentatives urbaines, puis pour en triompher. En Italie et en Allemagne, sa faiblesse le condamna au contraire à capituler devant elles, et une riche floraison de villes libres s'épanouit bientôt des deux côtés des Alpes. Quant aux Pays-Bas, ils présentent une situation intermédiaire. Si leurs grandes communes atteignirent à une très large indépendance, elles ne parvinrent pas, malgré tous leurs efforts, à s'arracher à l'autorité de leurs princes. Elles ne devinrent pas des États dans l'État; elles restèrent engagées dans les principautés territoriales dont elles voulaient s'échapper, et, si elles en furent les membres les plus vigoureux, si elles y conquirent la première place et une importance prépondérante, si leur autonomie et leur liberté d'allures contrastent énergiquement avec la subordination toujours croissante des villes anglaises et françaises à l'égard de la couronne, elles n'allèrent point au delà. Elles diffèrent tout à la fois des _freie Reichstädte_ de l'Empire ou des républiques municipales de la Toscane et des communes de France étroitement surveillées par les prévôts et les baillis du roi. Leur puissance et leur richesse expliquent facilement qu'elles n'aient point partagé le sort de celles-ci. Mais comment n'ont-elles pas suffi à leur procurer le rang de celles-là? Pourquoi Liége, par exemple, qui était très loin de le céder pour le nombre des habitants et pour les ressources aux cités épiscopales de l'Allemagne, n'atteignit-elle point à cette «immédiateté» qui échut en partage à un si grand nombre d'entre elles? Comment surtout Gand et Bruges, qui ne craignirent point d'affronter le roi de France et réussirent à lui tenir tête au commencement du XIVe siècle, ne purent-elles secouer la suprématie du comte de Flandre? Il n'est pas difficile de répondre à la question. Une république municipale, en effet, si elle possède l'indépendance à l'égard de son prince, ne jouit pas pour cela d'une indépendance absolue. Elle n'échappe au pouvoir de son comte ou de son évêque qu'en se plaçant sous le pouvoir direct du suzerain supérieur. La ville allemande n'est libre qu'en ce sens qu'elle a remplacé l'autorité voisine et par là très active de son seigneur, par l'autorité lointaine et par là très faible de l'empereur. Mais au XIVe siècle, l'empereur est devenu un étranger pour les Pays-Bas. Sa suzeraineté sur les contrées de la rive droite de l'Escaut n'est plus qu'une suzeraineté nominale. Ni en Hollande, ni en Brabant, ni en Hainaut, ni dans la principauté de Liége, personne ne songe plus à faire appel à son intervention. La conduite des villes liégeoises au plus fort de leurs luttes avec Adolphe de la Marck le prouve d'une manière frappante. Au lieu de citer celui-ci devant Louis de Bavière, qui ne laisserait pas échapper l'occasion de se prononcer pour elles et, à défaut de secours effectifs, leur octroierait au moins des diplômes qu'elles pourraient invoquer pour justifier leur conduite, c'est au pape qu'elles adressent des plaintes stériles. La seule autorité capable de leur fournir un titre à opposer aux prétentions de l'évêque, elles la négligent; la seule chance qu'elles aient de pouvoir s'élever au rang de villes libres, elles ne songent pas à l'utiliser. C'est que manifestement, le sentiment de leur appartenance à l'Empire a disparu et que leur vie politique s'absorbe désormais tout entière dans les limites étroites de la principauté. Au lieu d'une suzeraineté nominale comme celle de l'empereur, c'est une suzeraineté réelle et très active que le roi de France exerça sur la Flandre. Les villes, en conflit avec Gui de Dampierre, ne manquèrent par de la mettre à profit. Nous avons vu comment, pour s'assurer une sauvegarde contre le comte, elles se placèrent sous la protection de la couronne[62]. Pendant un instant, elles ne relevèrent que de la juridiction royale et jouirent d'une situation analogue à celle des villes libres d'Allemagne. Mais la révolution démocratique de 1302 qui renversa les patriciens _Leliaerts_ rompit aussi les liens qui venaient de se nouer entre le Capétien et les communes, et ils ne furent jamais rétablis dans la suite. Après la paix définitive entre la Flandre et la France, en effet, les rois cessèrent de rechercher l'alliance des villes. Leur politique s'efforce désormais de se concilier le comte et, pour l'attacher à leur cause, ils lui viennent en aide contre les insurrections municipales. C'est grâce aux armées françaises que Louis de Nevers en 1328 et Louis de Mâle en 1380 ont pu triompher des deux plus formidables révoltes urbaines que mentionne l'histoire des Pays-Bas. Ainsi la faiblesse du suzerain dans le pays de Liége, sa puissance dans le comté de Flandre aboutirent en somme aux mêmes résultats. L'une et l'autre tournèrent en définitive au profit des princes. L'empereur en n'agissant pas pour les villes, le roi en agissant contre elles après les avoir soutenues un instant, les empêchèrent d'arriver à l'indépendance politique à laquelle elles tendaient. Malgré l'héroïsme qu'elles déployèrent, les princes l'emportèrent finalement sur elles. [Note 62: Voyez plus haut, p. 180.] Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que l'exclusivisme municipal non seulement ne permit pas aux villes d'unir leurs efforts, mais souleva contre elles la résistance de tous les intérêts qu'il menaçait. La noblesse et le clergé s'allièrent au prince pour résister aux empiètements des bourgeoisies. La cause des villes n'était au fond que la cause d'un groupe de privilégiés dont la victoire eût amené la suprématie écrasante et eût lésé tout le monde en dehors de lui. Le particularisme urbain vint se heurter à d'autres particularismes. Il fut impuissant à briser le cadre de l'État territorial et bon gré mal gré contraint de se contenter d'y remplir une place. Mais cette place, il réussit du moins à la mettre au premier rang. Si, d'après la hiérarchie sociale, le tiers état cède le pas au clergé et à la noblesse, en fait, dans toutes les principautés des Pays-Bas, il les éclipse l'une et l'autre par l'ascendant qu'il exerce. En Flandre, en Brabant, en Hollande, dans le pays de Liége, son influence aux «parlements» aux «journées d'État» l'emporte infiniment sur celle des deux autres ordres. Les privilèges généraux octroyés aux divers pays réservent aux villes une situation prépondérante. En Brabant, la charte de Cortenberg (1312) institue un conseil de gouvernement où, à côté de quatre chevaliers, siègent dix représentants des villes. Dans le pays de Liége, le tribunal des XXII, organisé en 1373 pour surveiller tous les fonctionnaires épiscopaux, comprend quatre chanoines, quatre nobles et quatorze bourgeois. En Flandre, l'élément urbain domine davantage encore dans la constitution du comté. Les trois grandes villes, Gand, Bruges et Ypres s'arrogent le droit de représenter tout le pays et, sous le nom de «trois membres de Flandre» usurpent à leur profit, depuis le milieu du XIVe siècle, les attributions qui ailleurs appartiennent aux États. A vrai dire, et si étrange que cela puisse paraître à première vue, c'est justement l'accroissement du pouvoir princier qui a amené les villes à participer au gouvernement territorial. Du jour, en effet, où les revenus domaniaux ne suffirent plus à subvenir aux dépenses nécessitées par leur politique et leur administration, les princes se virent obligés de demander à leurs sujets un supplément de ressources. Plus riches que le clergé et la noblesse, les villes payèrent aussi bien plus largement, mais elles exigèrent, en retour de leurs services, des concessions qu'il fut impossible de leur refuser. Néanmoins, en venant en aide à leurs comtes ou à leurs évêques elles fortifiaient en somme un pouvoir incompatible avec l'autonomie municipale. Car, depuis la fin du XIIIe siècle, les princes tendent visiblement à augmenter sans cesse leurs prérogatives et à concentrer dans leurs mains la plus grande somme possible d'autorité. Les légistes dont ils s'entourent, à l'exemple de Philippe le Bel, ne conçoivent le gouvernement que sous la forme de l'absolutisme et les amènent bientôt à calquer leur conduite sur celle des rois de France. En Hainaut, Albert de Bavière cherche, en 1364, à introduire la gabelle, et, sous son successeur, le jurisconsulte Philippe de Leyde compose un manuel politique où s'énonce sans réserves la théorie de la souveraineté absolue. En Flandre surtout, de nouvelles institutions apparaissent par lesquelles s'affirment la centralisation croissante de l'administration et l'extension continuelle de la «seigneurie». De plus en plus se répand le principe que «ce qui plaît au prince a force de loi». Tant que les divers territoires des Pays-Bas furent indépendants les uns des autres et possédèrent chacun sa dynastie propre, l'absolutisme princier ne parvint pourtant à l'emporter nulle part. Mais quand la maison de Bourgogne eut réussi à faire passer sous son pouvoir les petits États féodaux de Flandre et de Lotharingie, la politique monarchique put se déployer avec une vigueur décuplée par l'accroissement des ressources dont elle disposait. Sous Philippe le Bon (1419-1467) l'œuvre d'unification est accomplie, l'État bourguignon est constitué et pourvu des institutions centralisatrices indispensables à son maintien. II LE CONFLIT DE LA POLITIQUE MUNICIPALE ET DE LA POLITIQUE MONARCHIQUE AU XVe SIÈCLE. Tandis qu'en France et en Angleterre l'État moderne a rencontré dans la haute noblesse son principal adversaire, ce sont les villes qui, dans les Pays-Bas, ont prétendu lui barrer la route. Plus l'ancien régime les avait favorisées, et plus aussi elles se sont acharnées à le défendre. Il a fallu recourir à la force pour venir à bout de leur résistance. Rien ne serait plus inexact, toutefois, que de considérer Philippe le Bon, ainsi qu'on l'a fait trop souvent, comme un ennemi mortel des grandes villes, comme un tyran acharné à leur perte et cherchant toutes les occasions de leur nuire. Il savait que sa puissance et sa situation en Europe reposaient sur la prospérité des Pays-Bas, et cette prospérité était trop intimement liée à celle des bourgeoisies pour qu'il ait pu songer à les détruire. Ce qui est vrai, c'est que sa politique centralisatrice était incompatible avec l'autonomie municipale telle que le Moyen Age l'avait connue. La souveraineté de l'État ne pouvait capituler devant les privilèges. Elle devait nécessairement les réduire au droit commun et sacrifier l'intérêt particulier à l'intérêt général. En combattant les prérogatives urbaines, le prince poursuit évidemment son avantage, mais il agit en même temps à l'avantage de la grande majorité de ses sujets. Il considère sa «hauteur» et sa «seigneurie» comme la garantie du «bien public», et il justifie par là l'obéissance qu'il exige. Désormais, les grandes communes cessent de former autant d'immunités inaccessibles au pouvoir central. Le prince collabore à la nomination de leurs magistrats, fait vérifier leurs comptes par ses fonctionnaires, les empêche d'exploiter les petites villes et les paysans, de remplir le pays de leurs «bourgeois forains», et, bon gré mal gré, soumet les jugements de leurs tribunaux à l'appel de ses conseils de justice. Il importe de remarquer d'ailleurs qu'il est arrivé à ses fins sans trop de peine. Car manifestement, les privilèges que les villes prétendirent défendre contre lui avaient fait leur temps et étaient condamnés à disparaître. Non seulement tout le monde, en dehors des bourgeoisies, les supportait impatiemment, mais ils s'opposaient encore à l'expansion des forces nouvelles qui, depuis le XVe siècle, déterminent de plus en plus le développement économique. Les progrès du capitalisme, de la navigation et de la circulation générale exigent la suppression des entraves que la politique urbaine leur impose. Le grand commerce se trouve désormais en face de l'économie urbaine comme les villes s'étaient trouvées elles-mêmes, à l'origine, en face de l'économie domaniale. Il exige la suppression des marchés privilégiés, des étapes, des monopoles industriels. Lui aussi aspire au droit commun et à la suppression de ces franchises municipales qui ne sont plus qu'un obstacle à la liberté. Mais les bourgeoisies qui en jouissent s'acharnent naturellement à leur défense. Au lieu de s'adapter aux nécessités de l'époque, elles restent obstinément fidèles au passé. Si la concurrence étrangère restreint leurs exportations, bien loin de chercher à lui tenir tête en renouvelant leur industrie, elles ne voient de salut que dans un redoublement de protectionnisme. Au milieu de la transformation qui s'accomplit autour d'elles, elles conservent inébranlable leur confiance dans la législation médiévale qui a fait leur grandeur. Elles considèrent que toute dérogation à leurs privilèges surannés amènera fatalement leur «totale destruction et destitution». Elles n'admettent pas que ces privilèges, irrémédiablement vieillis, ne constituent plus que des entraves à l'exercice du commerce. Bruges a beau voir les marchands l'abandonner de plus en plus pour Anvers; Dordrecht a beau constater les progrès croissants du port d'Amsterdam, ni l'une ni l'autre ne veulent comprendre que leurs privilèges sont la vraie cause de leur décadence parce qu'ils écartent d'elles l'étranger. L'expérience ne leur sert de rien et elles restent sourdes à la voix des conseillers qui leur prédisent qu'en continuant à agir comme elles le font, «elles détruiront totalement le fait de la marchandise». Il est donc certain que, dans leur conflit avec les villes, les princes bourguignons agirent en somme dans l'intérêt public. Ils rallièrent autour d'eux non seulement le clergé, la noblesse, les paysans, mais encore cette classe d'hommes nouveaux qui, au XVe siècle, inaugure une vie économique dans laquelle le capitalisme tend à sa libre expansion. Bien plus, au sein même des villes, une bonne partie de la bourgeoisie riche se prononce pour eux. Un nombre de plus en plus considérable de ses membres abandonnent désormais le commerce et cherchent au service de l'État une carrière honorable et lucrative. Gênés par l'exclusivisme des métiers, inquiets du ralentissement de l'industrie urbaine, les fils des patriciens entrent en foule dans les carrières libérales et le fonctionnarisme. Les institutions nouvelles créées par la centralisation monarchique, conseils de justice, chambres des comptes, offices administratifs de toute sorte les attirent de plus en plus, les détournent de la politique municipale et les attachent au service du prince qui les paie. De même que la noblesse, à l'époque bourguignonne, se transforme peu à peu en une noblesse de cour, de même la haute bourgeoisie fournit maintenant au prince un recrutement assuré pour les emplois que l'augmentation de son pouvoir multiplie sans cesse. Pour contre-balancer tant de circonstances défavorables à leur cause, il eût fallu que les villes fussent capables de s'entr'aider. Mais c'est à quoi s'opposait précisément leur politique particulariste. Elles ne surent ni s'entendre ni combiner leurs efforts. Jalouses les unes des autres, elles s'abandonnent mutuellement à l'heure du péril. En 1437, Bruges en lutte avec Philippe le Bon voit la Flandre se détourner d'elle. Les Gantois connurent le même sort en 1452. Sauf Ninove, toutes les villes de leur châtellenie les laissèrent seuls au moment décisif. Malgré leurs supplications, les autres «membres» du comté se bornèrent à leur offrir leurs bons offices pour les réconcilier avec le duc. Il ne faut donc point s'étonner si le conflit de l'État avec les villes se dénoua presque partout d'une manière pacifique sous le règne de Philippe le Bon. Liége, il est vrai, combattit le duc avec un acharnement incroyable et paya, on le sait, de sa destruction complète sous Charles le Téméraire, son obstination héroïque à lui résister. Mais Liége n'était pas une ville bourguignonne. Elle ne luttait pas seulement pour ses franchises, mais pour l'indépendance séculaire de la principauté ecclésiastique dont elle était la capitale et qui soutint ses efforts. Plus encore que l'ennemie des privilèges urbains, elle vit dans la maison de Bourgogne la conquérante et l'étrangère. Et il ne faut pas oublier surtout que l'intervention du roi de France explique à la fois son audace et la rigueur avec laquelle elle fut traitée par son vainqueur. Nulle part, dans leurs propres domaines, les ducs n'agirent avec la cruauté qu'ils manifestèrent envers elle. D'ailleurs, ce n'est qu'en Flandre, c'est-à-dire dans le pays où les villes jouissaient des privilèges les plus étendus et avaient aussi le plus largement empiété sur les prérogatives princières, qu'ils eurent à prendre les armes contre les bourgeoisies. Encore, le soulèvement de Bruges, en 1436-1437, ne fut-il pas bien redoutable. Mais Gand ne craignit pas d'affronter en face son souverain avec cette sombre énergie et cette incroyable ténacité dont son histoire fournit tant d'exemples. Grâce au nombre de ses «bourgeois-forains», aux paysans qu'elle enrôla de force, aux mercenaires anglais dont elle loua les services, la puissante commune put tenir en échec pendant plus d'un an les garnisons chargées de la bloquer. Mais ses milices, malgré tout leur courage, n'étaient plus capables d'affronter une bataille rangée contre une armée régulière. Les progrès de l'art de guerre enlevaient aux soldats improvisés des métiers toute chance de vaincre. La défaite sanglante que leur firent éprouver à Gavere, le 23 juillet 1453, les vieilles bandes picardes et bourguignonnes de Philippe, consacra d'une manière éclatante l'irrémédiable impuissance du système militaire des communes. Gand n'essaya pas, comme après Roosebeke, de continuer plus longtemps une résistance impossible. Le 30 juillet, deux mille de ses bourgeois vinrent en chemise s'agenouiller sur les champs devant le duc et lui crier merci. Ils s'engagèrent à payer une amende de 350.000 ridders d'or et, en signe de soumission, à murer une des portes de la ville et à en tenir une autre fermée tous les jeudis. Ces humiliantes satisfactions offertes à la majesté offensée du prince ne furent d'ailleurs que la moindre partie du châtiment. Comme Bruges, en 1437, Gand dut renoncer à l'indépendance quasi absolue et à l'hégémonie territoriale dont il avait joui jusqu'alors. Tous les usages contraires au texte de ses chartes furent abolis. Les doyens des métiers, des bourgeois et des tisserands cessèrent de participer aux élections magistrales; le bailli recouvra le contrôle sur l'administration urbaine; les franchises des bourgeois forains furent amoindries; les échevins perdirent le droit d'évoquer devant eux un procès où un bourgeois était en cause, si celui-ci consentait à ester en justice en dehors de la commune, enfin et surtout les petites villes et les villages de la châtellenie furent soustraits au pouvoir des Gantois. Ainsi, Gand était à son tour ramené au droit commun. Dépouillé de sa seigneurie et des franchises qu'il avait si largement ajoutées à ses privilèges légaux, il ne formait plus qu'une ville comme une autre et se courbait au niveau de ses semblables. Du reste, le duc ne lui enleva que ses prérogatives politiques: il ne toucha ni à son droit d'étape ni à son autonomie locale. Il l'aida même à réparer les désastres causés pendant la guerre en lui accordant, quelques semaines après la bataille de Gavere, l'établissement de deux foires. On peut considérer sa conduite en cette circonstance comme tout à fait caractéristique de sa politique à l'égard des villes. Nulle part il ne chercha à leur imposer brutalement le régime du bon plaisir. Il laissa subsister dans chacune d'elles le gouvernement local qui s'y était institué. Il respecta les libertés octroyées par ses prédécesseurs. Il se garda bien surtout, par une intervention indiscrète et tracassière, de mécontenter l'opinion. Il eut soin de choisir les «commissaires» chargés de le représenter lors de la rénovation annuelle des magistrats et de contrôler leurs comptes, parmi des nobles ou des fonctionnaires familiarisés avec les mœurs et les usages locaux. L'intervention de ces commissaires fut d'ailleurs singulièrement bienfaisante. Il suffit de parcourir les apostilles inscrites par eux dans les registres communaux pour apprécier la conscience qu'ils mirent à s'acquitter presque tous de leur mission. Grâce à eux, quantité de dépenses inutiles furent supprimées, quantités d'abus abolis et maintes innovations heureuses introduites dans la comptabilité urbaine. Le gouvernement s'ingénia de plus à trouver des remèdes à la décadence économique provoquée dans la plupart des villes de Flandre et de Brabant par la diminution croissante de l'industrie drapière. Dans leur intérêt, il prohibe l'importation des draps et des fils d'Angleterre. Il seconde les efforts de Bruges dans sa lutte contre l'ensablement du Zwin. Il pousse de toutes ses forces, au développement des foires d'Anvers et soutient les villes hollandaises dans leur conflit avec la Hanse, dont elles parviennent, grâce à lui, à s'approprier le trafic. Au milieu de la crise provoquée par la nouvelle orientation du commerce, qui se détourne de Bruges, et par la concurrence anglaise, qui ruine la draperie urbaine, il n'a rien épargné pour venir en aide aux communes en détresse. Mais il ne pouvait évidemment les sauver malgré elles. L'étroitesse de vues de la politique municipale lui dicta bien souvent des mesures que, laissé à lui-même, il n'aurait certainement pas prises. Sollicité en sens divers par des villes dont les intérêts sont incompatibles, il ne distingue pas toujours nettement la voie à suivre, hésite, tâtonne et prend souvent des décisions contradictoires. On le voit tout ensemble maintenir Bruges en possession de ses droits d'étape et favoriser le développement des foires d'Anvers, qui ruinent les vieux monopoles commerciaux. En Flandre, pour satisfaire les Yprois, il restreint dans les environs de leur ville l'exercice de la draperie rurale, qu'ailleurs il autorise et protège. On sent, à ces fluctuations, que, sollicité tout à la fois par les tendances du passé et celles de l'avenir, il ne peut parvenir à prendre nettement position. Entre le nouveau capitalisme, «qui toujours cherche liberté», et le vieux protectionnisme municipal, il tente une conciliation impossible. Le seul but qu'il s'assigne résolument, c'est la subordination des villes au pouvoir supérieur du prince, c'est-à-dire de l'État. Ses institutions centralisatrices fournirent d'ailleurs à bon nombre de villes des ressources nouvelles et contribuèrent à les réconcilier avec le régime qui s'imposait à elles. L'établissement d'une Université à Louvain en 1426, celui de conseils de justice à Gand, à Bruxelles, à Malines, et de chambres des comptes à Lille, Bruxelles et La Haye, en fixant à demeure dans toutes ces localités un nombreux personnel de fonctionnaires, d'avocats, d'employés subalternes de toute espèce et en y faisant affluer les étudiants, les plaideurs ou les gens de finance, furent pour la population locale une source permanente d'abondants profits. Par la création de grands corps sédentaires, tels que l'administration ecclésiastique en avait seule possédé jusqu'alors, l'administration civile contribua à son tour à l'entretien de la vie urbaine. Mais, tout en l'entretenant, elle la transforme. La résidence au sein de la bourgeoisie d'un groupe nombreux de fonctionnaires de l'État y atténue forcément l'exclusivisme municipal. En rapports continuels avec l'organisation générale du pays, les villes ne peuvent plus se considérer comme autant de petits mondes à part. Elles sentent qu'elles font partie d'un tout plus grand qu'elles et dont, au lieu de la diriger, elles subissent l'action. Si défiante que la petite bourgeoisie reste à son égard, elle la tolère parce qu'elle la craint et que d'ailleurs elle en profite. Quant aux classes riches, nous l'avons déjà dit, elles se hâtent de profiter des circonstances et de porter désormais au service de l'État une activité qu'elles n'avaient dépensée jusqu'alors que dans le cercle restreint de la politique communale. Ces changements ne se sont point accomplis, à la vérité, sans rencontrer de résistance. Après la mort de Philippe le Bon (1467), l'absolutisme hautain de Charles le Téméraire compromit très gravement les résultats acquis. N'étant encore que comte de Charolais, il s'était un jour vanté devant les Bruxellois que, «par Saint-Georges, une fois si jamais il devenoit duc il le leur feroit bien sentir et ne feroient point de luy comme ils avoient fait du père qui leur avoit esté trop doux et les avoit enrichis et donné l'orgueil qu'ils avoient». Il tint rigoureusement sa parole. Le sac de Liége fit comprendre aux villes qu'elles avaient désormais un maître inaccessible à la clémence et «qui aimoit mieux être haï que contemné». L'autonomie municipale, que Philippe avait respectée, fut livrée au bon plaisir du prince. Les traditions anciennes, les droits acquis, les privilèges fondamentaux furent foulés aux pieds. A Gand, l'élection des échevins fut abandonnée exclusivement aux commissaires du duc; il abolit les trois «membres» de la bourgeoisie et voulut qu'à l'avenir tous les habitants ne formassent plus «qu'un seul corps et communauté». En Hollande, il prétendit nommer lui-même les magistrats municipaux. Dans son radicalisme autoritaire et niveleur, il eut même un instant l'idée de substituer à Liége, à la vieille coutume locale, la rigueur savante du droit romain. Despote par caractère, il le fut davantage encore par conviction. Il crut sincèrement que la toute-puissance du souverain était la seule garantie de l'ordre et de cette justice implacable, mais égale pour tous, qu'il prétendait faire régner dans ses états. Mais il en fut de son gouvernement interne comme de sa politique extérieure. L'orgueil et l'obstination insensée qui firent si lamentablement échouer celle-ci causèrent également la chute de celui-là. La catastrophe du Téméraire devant les murs de Nancy (1477) donna dans les Pays-Bas le signal d'une réaction particulariste qui faillit ruiner l'État créé par Philippe le Bon. Plus le despotisme ducal avait rigoureusement justifié par le «droit commun» ses intolérables empiétements, plus on se rejeta vers les privilèges. Toutes les grandes communes s'empressèrent de mettre à profit l'anéantissement de l'armée ducale et le désarroi de leur jeune princesse[63] pour rétablir leurs franchises et remettre en vigueur leurs anciens gouvernements. Partout les métiers coururent aux armes et la démocratie urbaine se reconstitua telle qu'elle avait existé au XIVe siècle. Mais son succès ne dura qu'un instant. A peine restaurée, elle dévoila son impuissance. Le particularisme urbain déchaîna bientôt la rivalité de tous contre tous. Les campagnes et les petites villes, retombées sous le joug des grandes communes, se déclarèrent contre elles. Bruges et Gand soulevèrent le mécontentement d'Anvers dont leur protectionnisme menaçait les progrès, et qui ne tarda pas à revenir à la cause du prince. Les villes hollandaises, qui devaient pour une large part à la politique bourguignonne la suprématie naissante de leur marine, abandonnèrent aussi l'opposition après un premier moment d'effervescence. La Flandre seule ne déposa pas les armes. Plus ses villes avaient jadis été puissantes et privilégiées, plus elles étaient incapables de comprendre la nécessité de concilier leurs intérêts avec ceux de l'État. [Note 63: Charles ne laissait comme héritière que sa fille Marie de Bourgogne, alors âgée de vingt ans.] Mais les métiers sentaient bien que leurs forces ne pouvaient plus suffire à leur donner la victoire. Reprenant pour leur compte la conduite des _Leliaerts_ de 1302, ils s'adressent au roi de France. Ils appellent Louis XI à la rescousse, comme leurs vieux ennemis avaient jadis appelé Philippe le Bel. Le régime démocratique cherche à se maintenir par les mêmes moyens que le régime patricien vieillissant: par l'appui de l'étranger. Ce sont des mercenaires français qui viennent combattre pour lui, car les milices communales se bornent à veiller sur leurs remparts et n'osent plus affronter en rase campagne les armées régulières. Maladroitement dirigée par Maximilien d'Autriche, qui avait épousé Marie de Bourgogne au mois d'août 1477, la guerre dura longtemps à travers des péripéties sur lesquelles nous ne pouvons insister ici. L'obstination des Gantois la prolongea jusqu'en 1492, alors même que toutes chances de l'emporter s'étaient évanouies. L'origine étrangère de Maximilien, l'inintelligence dont il fit preuve en affichant un absolutisme imité de celui de Charles le Téméraire, sa rupture, après la mort de Marie, avec une grande partie de la noblesse, l'insuffisance enfin de ses ressources et ses nombreuses absences en Allemagne où, dès 1486, la couronne du roi des Romains lui était échue, expliquent suffisamment la durée d'une résistance que la France ne soutint que de loin et sans grande énergie. En réalité, en dehors de la Flandre et, en Flandre en dehors de Gand, les partisans de la vieille politique municipale et de la démocratie urbaine qui la soutenait, n'étaient plus qu'une impuissante minorité. Les Gantois eux-mêmes s'en détachaient peu à peu. Soumis à la domination du démagogue Jean de Coppenhole, ancien clerc des échevins parvenu au pouvoir à la faveur des troubles, ils vivaient dans un état d'anarchie et de violence contre lequel finit par s'insurger une partie considérable de la bourgeoisie. Le métier des bateliers, la plus influente des corporations depuis que la décadence de la draperie a enlevé toute influence aux tisserands, demande la fin d'une guerre ruineuse et sans issue. Pour maintenir encore sa prépondérance, Coppenhole fait décapiter leur doyen et leur oppose les petits métiers, chez lesquels l'extrême particularisme industriel entretient l'extrême particularisme municipal. Un cordonnier devient capitaine général de la commune. Mais les bateliers se soulèvent, et, à son tour, Coppenhole monte sur l'échafaud. Dès lors, la paix n'est plus qu'une question de jours. Elle est conclue à Cadzant le 29 juillet 1492 et ramène Gand à l'état de choses établi dans ses murs après la paix de Gavere. Avec cette capitulation de la plus indomptable des villes, se clôt dans les Pays-Bas la période des guerres municipales. L'avènement de Philippe le Beau, en 1494, en appelant au pouvoir un prince national, achève d'apaiser les esprits. Le conflit que depuis un siècle se livraient l'État et les communes, le principe médiéval de l'autonomie particulariste et le principe moderne de la centralisation monarchique, s'achève par le triomphe de celui-ci. Mais ce triomphe n'a pas courbé les villes sous l'absolutisme. Il leur reste assez de forces sinon pour lutter encore contre l'État, au moins pour intervenir largement dans ses affaires et l'obliger à tenir compte de leurs intérêts et de leur volonté. CHAPITRE IX Les villes à l'époque de la Renaissance. I. Les transformations économiques et leur influence sur le régime urbain.--II. Les populations urbaines au XVIe siècle.--III. Le soulèvement de Gand sous Charles-Quint. I LES TRANSFORMATIONS ÉCONOMIQUES ET LEUR INFLUENCE SUR LE RÉGIME URBAIN. Les changements politiques, économiques et sociaux qui, depuis le commencement de l'époque bourguignonne, avaient peu à peu modifié la situation des villes, transformé leur commerce et leur industrie, altéré la nature de leur population et tout à la fois provoqué leur lutte contre le prince et décidé de l'issue de cette lutte, s'accentuèrent si rapidement à partir des premières années du XVIe siècle que, dès le règne de Philippe le Beau, les bourgeoisies se trouvèrent, à tous égards, en face d'un état de choses complètement différent de celui qui, depuis quatre siècles, avait déterminé leurs intérêts, leurs tendances et leurs institutions. Au point de vue politique tout d'abord, le souverain, grâce aux combinaisons et aux hasards de la politique matrimoniale, a acquis une force qui fait de lui le plus puissant potentat de l'Europe et contre laquelle toute rébellion est impossible. Le successeur des ducs de Bourgogne est devenu avec Charles-Quint maître de l'Espagne, du Milanais, du royaume de Naples, des domaines de la maison d'Autriche, de l'Empire; il aspire à la domination universelle et ses provinces patrimoniales, administrées en son nom par des gouvernantes (Marguerite d'Autriche puis Marie de Hongrie) obéissent à ses ordres, trop heureuses de l'autonomie interne dont il les laisse jouir. Car très habilement il évite d'y froisser les vieilles traditions nationales et d'y semer, par un absolutisme cassant, un mécontentement que le roi de France, son rival, ne manquerait pas d'exploiter contre lui. D'ailleurs, en dépit de l'exiguïté de leur territoire, les Pays-Bas possèdent une telle richesse que le crédit de l'empereur repose sur eux en grande partie et qu'il importe de les ménager. Après les troubles civils du règne de Maximilien, en effet, la paix dont on jouit sous Philippe le Beau, non seulement a ramené la prospérité mais l'a portée à un point qu'elle n'avait jamais atteint. L'admirable situation du pays qui, au Moyen Age, en avait fait le centre du commerce du Nord, lui valut, dans le monde agrandi par les découvertes des Espagnols et des Portugais, une importance économique agrandie aux proportions nouvelles de l'univers. Anvers devient, à partir du commencement du XVIe siècle, l'entrepôt du trafic mondial. L'influence qui lui échut en partage de 1520 à 1580 environ n'a jamais, ni auparavant ni depuis lors, appartenu à aucune ville. Jamais un port n'a possédé une suprématie aussi exclusive, exercé une attraction aussi irrésistible et offert un caractère aussi cosmopolite. Ce fut un spectacle unique que celui qu'il présenta pendant ces années d'étonnants progrès où, par une fortune extraordinaire, il constitua tout à la fois le plus grand marché et la plus grande place de banque de l'univers, où les navires et les capitaux y affluèrent, où l'on y entendit parler toutes les langues, où il mérita enfin, par sa richesse comme par sa beauté, d'être appelé l'une des fleurs du monde et fit des Pays-Bas une «terre commune à toutes les nations». Par une conséquence inévitable de sa prépondérance, toutes les provinces qui l'entouraient s'orientèrent vers lui; il les pénétra de son action, leur communiqua son esprit et y brusqua la transition entre le régime économique du Moyen Age et le régime économique des temps modernes. De tous les caractères que présente ce dernier, le plus frappant, on le sait, consiste dans l'essor du capitalisme. Favorisés par les progrès de la centralisation monarchique, par les besoins financiers des États, croissant avec la fréquence croissante des guerres, par la généralisation des institutions de crédit, par les découvertes géographiques et l'avancement des sciences, par la diffusion de l'esprit d'entreprise enfin et l'ébranlement moral provoqué par la Renaissance, de hardis entrepreneurs apparaissent, grands marchands, banquiers, spéculateurs, aussi âprement attachés à la conquête de la fortune que l'humaniste à la connaissance de la sagesse antique, aussi dénués de scrupules que le diplomate formé à l'école de Machiavel. Sous leur action, l'histoire économique évolue comme l'histoire de l'art. Entre eux et les riches patriciens du Moyen Age, le contraste n'est pas moins éclatant qu'entre Fra Angelico et Raphaël ou qu'entre Van Eyck et Frans Floris. Les capitaux qu'ils manient sont infiniment plus considérables que ceux des anciens _poorters_ et ils disposent d'un marché infiniment plus étendu. De plus, ils ne sortent pas des rangs de la vieille bourgeoisie marchande. Celle-ci, atteinte par la perturbation de l'économie urbaine, ou se ruine, ou se transforme peu à peu en une classe de rentiers, de fonctionnaires ou d'avocats. Les «nouveaux riches» de la Renaissance sont en somme des aventuriers. Ils n'ont pas d'ancêtres, pas de traditions de famille, et l'individualisme économique se manifeste chez eux avec la vigueur propre à toutes les forces qu'a affranchies l'ardente époque à laquelle ils appartiennent. De toutes parts, naturellement, ils affluent vers Anvers, comme les conquistadors de leur temps vers le Nouveau Monde. D'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, des provinces des Pays-Bas, ils y accourent pour tenter la fortune comme courtiers d'affaires, agents de banque, exportateurs, commissionnaires ou spéculateurs. Les plus heureux y accumulent bientôt d'énormes richesses, d'autres sombrent dans de retentissantes faillites. Ils y vivent d'une existence enfiévrée, soumise à tous les hasards des hausses et des baisses provoquées par les guerres, par les accaparements, par les fluctuations de la bourse. Autant la vie économique avait été au Moyen Age réglementée, surveillée, soustraite à la libre concurrence et répartie en des cadres locaux et des groupements professionnels protégés les uns contre les autres, autant elle s'épanche maintenant, dédaigneuse des entraves anciennes et des usages séculaires, illimitée, impitoyable et sans scrupules. Le caractère libéral et capitaliste qu'elle communique au commerce anversois rayonne nécessairement au dehors, et, sous son influence, on voit se modifier bientôt l'industrie des Pays-Bas. Dès le commencement du XVIe siècle, c'est le marché d'Anvers qui absorbe la plus grande partie de ses produits. C'est de lui qu'elle reçoit les commandes; c'est lui qui, de plus en plus, est la garantie de sa prospérité. Les marchés locaux sont abandonnés. Bruges, restée fidèle à sa vieille législation surannée, proteste vainement contre la violation flagrante de son droit d'étape. Le vide se fait dans son port. Plus elle prétend y retenir les marchands, plus ils s'en éloignent et plus ils se dirigent vers sa jeune concurrente, où le principe de la liberté commerciale l'a emporté sur celui du privilège et du monopole. Les métiers urbains cherchent vainement, de leur côté, à lutter contre une situation devant laquelle ils se trouvent aussi impuissants que les milices communales le sont devenues en face des armées régulières. D'année en année, leur décadence s'accentue. Les villes flamandes et brabançonnes ont vainement obtenu des ducs de Bourgogne la prohibition des étoffes anglaises: le bon marché de celles-ci leur ouvre malgré tout l'entrée du pays, et c'est par milliers que les _kerseyes_ se déversent chaque année sur les quais d'Anvers, cependant que la ruine s'abat sur la draperie urbaine. En 1545, à Ypres, «la négociation de la draperie est tellement déclinée et diminuée» qu'il n'y reste plus qu'environ cent métiers battant. A Gand, on n'en compte plus que vingt-cinq en 1543. Et le spectacle est le même en Brabant. A Bruxelles, en 1537, il ne reste plus de teinturiers en bleu; pour en attirer un dans la ville, il faut lui promettre un subside de 600 florins. Cette déchéance était fatale. Pour se maintenir, en effet, en présence d'une concurrence hardie et favorisée par le commerce anversois, la draperie urbaine eût dû renoncer complètement à son antique organisation, abandonner les procédés auxquels une technique séculaire l'avait habituée, sacrifier aux nécessités industrielles ses privilèges protectionnistes et tout l'attirail d'une législation faite pour une époque disparue. Mais pouvait-on demander aux artisans de rompre avec un régime qui leur paraissait lié à leur propre existence? Étaient-ils capables de s'élever au-dessus de l'étroit horizon dans lequel ils avaient vécu durant tant de siècles? La réponse n'est pas douteuse. En réalité, le régime des métiers n'eût pu disparaître que par une révolution violente, que par une perturbation totale du régime municipal. Il était trop vieux, trop profondément enraciné dans la tradition et la coutume pour pouvoir se modifier. Il végéta donc et se décrépit lentement. Toutes les mesures prises pour lui venir en aide échouèrent. Mais, contrastant avec la décadence de la draperie urbaine, la draperie rurale entre dans une voie d'étonnants progrès. Condamnée durant tout le Moyen Age, par les privilèges et la jalousie des grandes villes, à une existence précaire et misérable, elle avait commencé pendant la période bourguignonne à s'épanouir çà et là, malgré bien des difficultés et d'incessantes protestations. Puis, tout à coup, vers la fin du premier tiers du XVIe siècle, elle se développe en pleine vigueur et fait surgir, à côté de l'antique organisation corporative de l'industrie, une organisation bien différente et aussi parfaitement adaptée au nouvel ordre économique que celle-là lui était rebelle. Libre des entraves dans lesquelles la réglementation urbaine enserre l'artisan, elle se plie, en effet, à toutes les exigences de l'entreprise capitaliste. Chez elle, point de limites à la production, point de métiers groupant les artisans en face du patron, intervenant dans le taux des salaires, fixant les conditions de l'apprentissage et limitant les heures de travail. Point de privilèges surtout, n'ouvrant qu'aux bourgeois l'accès de la profession et en excluant le «forain». Ici, tout homme, pourvu qu'il soit valide et sache lancer la navette, est sûr d'être embauché. On ne s'inquiète ni de son passé ni de son origine, et lui-même, isolé en face de l'employeur, se soumet aux conditions qu'il stipule, trop heureux d'avoir trouvé un gagne-pain. Ainsi se constitue dans les villages des environs d'Ypres, dans la châtellenie de Bailleul, à Bergues-Saint-Winnoc, aux environs de Lille, mais surtout à Hondschoote et à Armentières, un véritable prolétariat industriel. Les miséreux, les vagabonds y affluent de tous les points du pays. Bien plus! le malaise de l'industrie urbaine poussant les ouvriers des grandes communes vers le plat-pays, on assiste au spectacle inattendu d'un exode des villes vers les campagnes. Bref, pour résister à la draperie anglaise, les Pays-Bas ont dû subir une transformation analogue à celle de l'Angleterre elle-même, et l'on remarque entre les jeunes agglomérations industrielles du XVIe siècle et les vieilles villes, un contraste analogue à celui que l'on constate à la même époque entre les _towns_ à privilèges, comme Worcester ou Evesham, et les bourgs manufacturiers qui font alors pour la première fois connaître à l'histoire les noms de Manchester, de Sheffield ou de Birmingham. C'est naturellement pour le marché d'Anvers que travaille cette «nouvelle draperie»; c'est de là qu'elle reçoit les ordres qui font confectionner, pour un seul marchand, des centaines, des milliers de pièces. Il en va de même, d'ailleurs, de bien d'autres industries écloses comme elle grâce au capitalisme et à la liberté économique. La métallurgie et l'exploitation du charbon dans le pays de Liége, le Namurois et le Hainaut se développent aussi en dehors des métiers urbains, sous le régime du droit commun et de l'entreprise individuelle, et, là aussi, le prolétariat industriel apparaît tout d'abord dans les campagnes. Mais il ne devait pas tarder à gagner les villes. Si les métiers veillaient jalousement, en effet, sur les anciennes industries et les condamnaient par cela même à végéter, ils ne pouvaient empêcher l'introduction de fabrications inconnues au Moyen Age ni les soumettre à leurs règlements. Le capitalisme ne manqua pas de profiter de la situation. Pendant la première moitié du XVIe siècle, le tissage du satin, des «bayes», de la moquette, des rubans, le soufflage du verre font leur apparition dans une quantité de centres urbains, et, à côté des corporations privilégiées, y acclimatent l'organisation nouvelle. A Valenciennes, par exemple, la sayetterie reçoit l'impulsion de riches entrepreneurs. La plupart des ouvriers qu'elle occupe viennent des campagnes environnantes où ils retournent le samedi soir pour passer le dimanche dans leur famille et y porter leur pauvre salaire, après avoir travaillé en ville pendant toute la semaine. La tapisserie et l'industrie linière nous montrent, elles aussi, le recul du métier devant la force envahissante du capitalisme. Malgré les réclamations des artisans urbains, elle emploie surtout des travailleurs libres, c'est-à-dire des gens du plat-pays. La première occupe dans toute la Flandre des milliers de tisserands. La seconde est activement pratiquée, autour d'Audenarde, en une foule de paroisses. Les petits ateliers familiaux y sont placés, par groupes de trente à soixante, sous la direction de _Winkelmeesters_ (maîtres d'ateliers) au service des patrons de la ville. Tous les dimanches, l'ouvrage effectué pendant la semaine est apporté à ceux-ci en échange de la matière première destinée à être mise en œuvre pendant la semaine suivante. II LES POPULATIONS URBAINES AU XVIe SIÈCLE. Il fallait caractériser avec quelque détail le mouvement économique du XVIe siècle pour faire comprendre les transformations que présente, à la même époque, l'existence des bourgeoisies. Nous en avons dit assez pour montrer combien leur situation diffère désormais de ce qu'elle avait été au Moyen Age. Le monopole de l'industrie leur a échappé. Les progrès du capitalisme comme les progrès de la technique et de la fabrication ne leur ont pas permis de maintenir intact leur système réglementaire, approprié aux besoins d'une époque disparue. Sans doute, il n'a pas péri en entier. Le protectionnisme urbain domine encore dans tout ce qui touche à l'approvisionnement du marché local. Les métiers de l'alimentation municipale conservent leurs positions. Bouchers, boulangers, forgerons, menuisiers, cordonniers, etc., continuent à posséder le privilège de subvenir seuls aux nécessités journalières de la bourgeoisie. Repoussés de la grande industrie par le travail rural, les métiers n'en cherchent que davantage à conserver le domaine qui leur reste. Dans ce but, les règlements se multiplient et leur minutie s'accentue sans cesse. Les corporations se partagent jalousement le champ étroit qui demeure soumis à leur exploitation. Chacune d'elle épie ses voisines et, à la moindre transgression de ses droits, leur intente d'interminables procès. Entre les tourneurs et les menuisiers, les tonneliers et les charpentiers, les corroyeurs et les bourreliers, bref, entre tous les groupes d'artisans qui vivent du marché urbain, les contestations sont incessantes. En même temps, le métier se replie pour ainsi dire sur lui-même et se fait de moins en moins accueillant aux nouveaux venus. La maîtrise tend à devenir héréditaire, et les simples compagnons ne peuvent plus que bien rarement y arriver, placée qu'elle est désormais en dehors de leurs atteintes par les taxes exorbitantes qu'il faut payer pour l'acquérir. Peu à peu, le corps des artisans locaux se scinde en deux groupes bien distincts: au-dessus, une véritable aristocratie bourgeoise réalisant dans la sécurité de la protection des bénéfices abondants et faciles; en dessous, une classe de travailleurs-domestiques, partageant le labeur des maîtres, en général bien traités par eux, mais auxquels est enlevé tout espoir d'améliorer jamais leur condition. La vie corporative, dans la phase nouvelle où elle est entrée, a perdu la vigueur et l'énergie qu'elle avait déployées au Moyen Age. Attentifs à leurs seuls intérêts, les maîtres cherchent à s'épargner les charges qu'elle entraîne. Il faut que le pouvoir public intervienne souvent pour les forcer à accepter les fonctions de «rewards» ou de _vinders_. La plupart des métiers sont endettés; leurs vieilles institutions charitables se soutiennent à peine. D'autre part, leurs privilèges politiques ne profitent plus qu'aux maîtres. Eux seuls représentent les corporations en face de l'autorité communale et l'on peut dire, en employant une expression rigoureusement exacte dans sa trivialité, qu'ils n'en invoquent plus les franchises que dans un intérêt de boutique. En face de ces vieux corps engourdis dans le privilège, les ouvriers des industries nouvelles entretiennent dans les villes qu'a atteintes l'action du capitalisme une activité constamment accrue par les progrès de l'exportation. Entre leur situation et celle des métiers, on retrouve, mais bien autrement prononcé, le contraste que nous avons observé au Moyen Age entre les artisans de la draperie et ceux des autres professions. Simples salariés comme les foulons et les tisserands de jadis, ils ne jouissent pas comme ceux-ci des avantages du régime corporatif. Ils sont soumis sans défense à l'exploitation de leurs patrons. Le pouvoir public, si plein de sollicitude pour le petit commerce, les abandonne à leur sort. S'il intervient en leur faveur, ce n'est que par la réorganisation de la bienfaisance, et ce fait en dit long sur leur misère. Bon nombre d'entre eux, d'ailleurs, ne sont que des mendiants contraints au travail ou des fils de mendiants, auxquels les nouvelles institutions charitables ont fourni le moyen d'apprendre quelque «art mécanique». D'autres, nous l'avons vu plus haut, viennent de la campagne louer leurs bras en ville et n'appartiennent pas à la bourgeoisie. Ils constituent dans la population un élément flottant au gré des moments de crise ou de prospérité. Les étrangers qui passent par le pays s'étonnent de trouver dans la plupart des villes, à côté d'opulents marchands, une plèbe pauvre et mécontente. Mais son mécontentement est impuissant et stérile. Car ce prolétariat inorganisé est incapable de discipliner ses forces en vue d'une action commune. Il n'a pas conscience de former une classe distincte. Il est en dehors de la société comme il est en dehors du droit public. Les constitutions urbaines ne lui font aucune place. Aussi conservatrices dans le domaine politique que dans le domaine économique, elles l'excluent soigneusement de toute participation au pouvoir municipal. Les cadres de la bourgeoisie restent, au XVIe siècle, ce qu'ils avaient été au XIVe. Les «membres» du corps communal ne subissent pas la moindre modification, alors que tout a changé autour d'eux. A Gand, par exemple, malgré le dépérissement de la draperie, le métier des tisserands conserve son ancienne influence aux assemblées générales de la commune. La place faite aux différents métiers dans l'organisme administratif se mesure à leur importance passée, non à leur importance présente. Qu'une branche d'industrie languisse ou prospère, les corporations qui la représentent continueront à jouir de leurs droits acquis et sanctionnés par leurs privilèges. Ainsi, la représentation des intérêts, que le régime démocratique s'était ingénié à établir dans les villes, n'est plus qu'une caricature. Figée dans l'immobilité, elle ne répond plus aux besoins de l'époque. Les institutions établies subsistent immuables, et l'on ne s'inquiète pas de savoir si elles s'adaptent encore à la réalité et répartissent exactement les droits et les devoirs. En fait, l'organisation urbaine, en demeurant telle que l'avait faite le «commun» au XIVe siècle, est devenue, par la force des circonstances, purement aristocratique. L'évolution économique et sociale a eu pour résultat de l'abandonner entièrement à une minorité de groupes privilégiés. La bourgeoisie, qui avait compris jadis toute la population des villes, n'en renferme plus qu'une partie. Elle constitue une caste presque inaccessible aux masses travailleuses suscitées par le nouveau capitalisme, et déjà les faits préparent le changement de sens que le socialisme contemporain devait donner au mot «bourgeois». Si le prolétariat industriel est soigneusement privé de toute intervention légale, et si les hommes dont il se compose appartiennent à des milieux trop différents et sont trop misérables pour songer à revendiquer des droits politiques, il n'en est pas moins vrai qu'il a plus d'une fois suscité des émeutes assez graves et vivement inquiété les autorités. Mais ces mouvements n'ont jamais été provoqués que par sa détresse. La hausse formidable des prix, qui se manifeste dans toute l'Europe pendant le XVIe siècle et que les Pays-Bas ressentirent depuis 1550 environ, empirèrent encore sa condition, car la hausse des salaires ne compensa que très maigrement la baisse de la valeur des monnaies. Aussi, n'y a-t-il rien d'étonnant à constater depuis lors de très nombreux soulèvements, provoqués soit par la perception d'un impôt nouveau, soit, le plus souvent, par le renchérissement des grains ou de la bière. Ces émeutes d'ailleurs, pour violentes qu'elles aient été parfois, furent toujours très courtes et n'eurent jamais d'autres résultats que le pillage des greniers à blé ou l'effraction des maisons de quelques riches marchands. Bien différente des communiers du Moyen Age, la foule affamée d'hommes, de femmes et d'enfants qui les provoqua, était sans armes, et les compagnies militaires de la bourgeoisie en venaient facilement à bout. Quelques exécutions, pour l'exemple, achevaient la répression. Le magistrat modérait provisoirement le prix du pain, et tout rentrait dans l'ordre, jusqu'à ce qu'une nouvelle crise de misère provoquât une nouvelle explosion d'impuissante colère. III LE SOULÈVEMENT DE GAND SOUS CHARLES-QUINT. Il arriva pourtant que les métiers, mécontents du pouvoir central, firent appel à ces prolétaires dont ils évitaient d'habitude si soigneusement le contact. Il en fut ainsi, par exemple, en 1539, lors du conflit entre la gouvernante Marie de Hongrie et les Gantois, à propos du refus opposé par ceux-ci à la levée d'une «aide» motivée par l'invasion de François Ier dans les Pays-Bas. Les artisans profitèrent de la circonstance pour rétablir le régime municipal aboli par la paix de Gavere[64], c'est-à-dire pour en revenir tout à la fois au gouvernement direct de la commune par ses «trois membres» et au particularisme du Moyen Age. On ne peut douter des tendances qui les animaient quand on les voit, dans leur haine contre le capitalisme et la liberté économique, exiger la rentrée en vigueur du privilège interdisant l'exercice de toute industrie dans un rayon de trois lieues autour de la ville. Mais presque aussitôt, ils se virent débordés par la plèbe. L'autorité de leurs doyens est ouvertement méconnue. Des bandes de gens sans aveu se déversent du plat-pays dans la ville, l'emplissent de leurs clameurs, l'effrayent de leurs violences et s'apprêtent à piller les couvents et les maisons des riches. Bientôt, à Audenarde, à Courtrai, à Ypres, à Lille, à Grammont, à Armentières, «les povres gens et aultres de petit estat» prennent une attitude menaçante. Mais le péril est plus apparent que réel. Le peuple, abandonné à lui-même, s'agite dans l'anarchie. Sa faiblesse militaire et son aveuglement politique sont égaux à sa turbulence. Pour résister aux forces de l'empereur, ils traînent sur leurs remparts délabrés les vieilles bombardes du Moyen Age et sollicitent l'appui de François Ier, alors en paix avec Charles-Quint et qui se hâte de lui faire connaître leurs étranges sollicitations. [Note 64: Voy. p. 239.] Exaspéré par tant d'outrecuidance, Charles résolut d'infliger aux Gantois un châtiment exemplaire. Arrivé au milieu d'eux, le 14 février 1540, entouré d'un appareil militaire imposant, il chargea le procureur général du grand conseil de Malines d'instruire leur procès. Pour mieux faire ressortir sa toute-puissance souveraine, il eut soin de ne point traiter la ville en belligérante: il affecta de ne voir en elle qu'une simple rebelle. La sentence fut prononcée le 29 avril. Elle proclamait les Gantois coupables de sédition et de lèse-majesté. En conséquence, elle leur enlevait tous leurs privilèges, dont les chartes seraient remises au prince, confisquait tous les biens appartenant à la commune et aux métiers, ainsi que l'artillerie de la ville, décidait que Roland, la grosse cloche du beffroi, serait «dépendue». Les échevins, trente bourgeois, le doyen des tisserands, dix hommes de chaque métier, cinquante personnes du «membre» des tisserands et cinquante _creesers_[65] «deschaus et à teste nue» et tous «estant en linge» feront amende honorable à l'empereur. Les fossés de l'enceinte, depuis la porte d'Anvers jusqu'à l'Escaut, seront comblés. Enfin, la ville paiera sa part dans l'aide refusée, plus une amende de 150.000 «carolus» d'or, et elle remboursera tous ceux qu'elle a contraints à lui faire des avances pendant les troubles. [Note 65: On appelait ainsi, c'est-à-dire braillards, la populace qui avait fait la loi à la ville pendant les troubles.] Le lendemain, 30 avril, fut proclamée la «concession caroline» qui abolissait pour toujours l'antique constitution gantoise et qui devait rester en vigueur jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Elle ne se contente pas de soumettre les échevins de Gand, à la nomination du prince: elle supprime encore les trois «membres» de la bourgeoisie et veut que toute la population ne forme plus à l'avenir «qu'un seul corps et communauté». La _collace_, c'est-à-dire le grand conseil de la commune, n'existera plus: il est remplacé par la réunion de quelques délégués des paroisses choisis par le bailli et l'échevinage et décidant à la majorité des voix. Les métiers sont réduits au rôle de simples groupements industriels étroitement soumis au pouvoir de police des magistrats. Leurs doyens sont remplacés par des _oversten_ institués par le bailli et les échevins; leur classement est modifié de fond en comble et mis en harmonie avec les transformations subies par l'organisation économique; une foule de corporations ne correspondant plus à aucun besoin sont abolies; de cinquante-trois, leur nombre tombe à vingt et un. En dehors de sa banlieue, la ville perd les derniers restes du pouvoir qu'elle avait conservé sur la châtellenie, ainsi que le droit de créer des bourgeois forains. Enfin, pour garantir à l'avenir son obéissance, un château fort va s'élever sur l'emplacement du vieux monastère de Saint-Bavon, au confluent de l'Escaut et de la Lys. On en commença les travaux pendant que des supplices journaliers épouvantaient la population et que les maisons et l'argenterie des métiers étaient vendues à l'encan. La rigueur avec laquelle Charles-Quint traita cette ville de Gand où il était né et à laquelle il avait témoigné jusqu'alors une bienveillance particulière, ne s'explique pas seulement par sa volonté bien arrêtée d'affirmer nettement sa souveraineté en face des bourgeoisies des Pays-Bas. La «concession caroline» est beaucoup moins la vengeance d'un potentat qu'un véritable programme de gouvernement. Il faut la considérer comme une œuvre longuement méditée et où s'exprime la politique moderne de l'État en face des grandes communes. Elle se propose un double but. Ce qu'elle veut tout d'abord, c'est sacrifier l'exclusivisme urbain et le protectionnisme des métiers à la liberté économique et au commerce capitaliste. Un contemporain remarque que les «marchands qui toujours désirent liberté pour faire leurs marchandises ne vouloient hanter, fréquenter ne habiter Gand» à cause des franchises excessives de ses bourgeois. Ils vinrent désormais s'y fixer en grand nombre et y fondèrent de puissantes maisons. L'industrie, libérée de la tutelle des corporations privilégiées, se développa largement. La ville devint le grand marché des toiles flamandes et, lorsque le canal de Terneuzen, commencé en 1547, lui eut donné un débouché sur la mer, elle connut une ère nouvelle de prospérité qui alla grandissant jusqu'aux troubles du règne de Philippe II et qui finit même par inquiéter Anvers. En 1565, Guichardin la comparait à la plus riche des cités italiennes de son temps, c'est-à-dire à Milan. Elle avait cessé d'être une commune médiévale pour devenir une ville moderne. Mais si la «concession caroline» répond à un moment de l'évolution économique, les motifs qui ont surtout déterminé son auteur sont d'ordre purement politique. Le prince ne s'est aussi étroitement soumis la ville que pour la rendre incapable dans l'avenir de s'opposer à ses desseins. La constitution gantoise conservait encore, malgré les retouches qui y avaient été apportées sous le régime bourguignon, de nombreux vestiges de son ancien caractère démocratique. L'échevinage ne pouvait à lui seul engager la ville. Toutes les questions importantes et particulièrement toutes les questions financières devaient être soumises aux «trois membres» de la bourgeoisie. Sans leur consentement, aucun impôt nouveau ne pouvait être levé, et ce consentement était souvent bien difficile à obtenir, chaque «membre» prétendant que seules les décisions prises à l'unanimité étaient valables. Il dépendait donc d'un seul d'entre eux d'empêcher la perception d'une «aide» approuvée par le reste de la population. Or, depuis le commencement du XVIe siècle, les dépenses grandissantes du prince et surtout ses guerres perpétuelles le forçaient à recourir continuellement aux subsides des États Généraux. On comprend dès lors l'impatience avec laquelle il supportait la prétention de quelques métiers de le frustrer par leur refus des ressources qu'il jugeait indispensables à sa politique. En effet, le mécanisme compliqué des États Généraux ne leur permettait point de voter. Les représentants des diverses provinces qui y siégeaient «n'avaient charge que d'ouïr» et devaient demander à leurs commettants la réponse à faire. Presque toujours, la résistance d'une ville encourageait les autres à suivre son exemple. Il arrivait donc que l'obstination d'un seul «membre», c'est-à-dire d'une infime minorité de la petite bourgeoisie, compromît la perception de tout un impôt. Pour sortir d'embarras, les gouvernantes aussi bien que l'empereur avaient vainement cherché à substituer, dans les assemblées urbaines, le vote majoritaire au vote à l'unanimité. Si incompatible que fût celui-ci avec le fonctionnement normal de tout régime délibératif, les métiers avaient toujours exigé son maintien comme une de leurs franchises les plus précieuses. Rien d'étonnant, dans ces circonstances, à voir Charles-Quint profiter de la révolte de Gand pour supprimer un état de choses si défavorable à ses intérêts et à l'administration financière de l'État. La suppression des «membres» de Gand lui fournit une solution radicale. Désormais, les échevins et les notables furent seuls appelés à donner leur consentement à l'impôt, et ce consentement était certain d'avance, car les premiers étaient nommés par les commissaires du souverain et les seconds appartenaient à la haute bourgeoisie, classe toute dévouée à son service. Ainsi, la sentence de 1540 achève l'incorporation de la ville à l'État et trahit nettement les tendances de la politique monarchique. Ne pouvant enlever à ses Pays-Bas le droit de voter l'impôt sans y provoquer une révolte générale, l'empereur tourne la difficulté. Il énerve, par la nouvelle constitution qu'il lui donne, la première ville de Flandre, celle qui entraîne généralement, dans cette province, les autres villes à sa suite. Il est évident que la «concession caroline» formule le régime qu'il voudrait voir appliquer partout. Mais il est caractéristique aussi qu'il ne l'ait pas généralisée. Malgré les inconvénients qui en résultaient pour le pouvoir central, les villes contre lesquelles on ne pouvait invoquer de griefs, conservèrent leurs institutions anciennes. Les «nations» des communes brabançonnes en particulier causèrent encore bien des soucis aux gouvernantes. Elles en vinrent à bout par des «actes de compréhension[66]» que le souvenir du châtiment des Gantois fit tolérer, crainte de pire. L'absolutisme n'était pas assez puissant pour tout s'asservir. Il ne détruisait les privilèges que s'il pouvait invoquer en sa faveur la terrible loi de lèse-majesté. Mais ses tendances n'étaient douteuses pour personne, et les franchises qu'il laissa subsister pour ne pas violer la tradition ne pouvaient plus constituer un sérieux obstacle à ses progrès, nul n'ignorant que toute tentative de les faire valoir contre lui serait le signal de leur abolition. [Note 66: On appelait ainsi une décision gouvernementale déclarant qu'un impôt voté par la majorité était censé accepté aussi par la minorité.] CHAPITRE X Les villes à l'époque de la Réforme. I. Mouvements sociaux et politiques provoqués par la Réforme.--II. Les villes sous le régime calviniste. I MOUVEMENTS SOCIAUX ET POLITIQUES PROVOQUÉS PAR LA RÉFORME. L'organisation urbaine du Moyen Age était en train de disparaître sous l'action de la Renaissance, quand la Réforme provoqua, dans les villes transformées, des perturbations nouvelles. Dès 1518, on découvre parmi la population cosmopolite d'Anvers les premiers symptômes du Luthéranisme et, depuis lors, malgré les formidables «placards» promulgués par Charles-Quint, l'hérésie se répand bientôt de proche en proche. D'ailleurs, la propagande luthérienne, si elle menace l'Église établie, ne s'en prend ni à l'État ni à la société. Les premiers protestants ne furent en rien des révolutionnaires et ils conservèrent une fidélité intacte à l'empereur qui les faisait monter sur le bûcher. Mais, par la brèche faite par eux dans l'édifice des croyances traditionnelles, l'anabaptisme se déverse presque aussitôt sur les Pays-Bas. Transporté d'Allemagne à Emden en 1529 par Melchior Hoffmann, il se répand tout de suite sur les provinces septentrionales et atteint rapidement le Brabant, la Flandre et le Limbourg. La simplicité de sa théologie et son mysticisme apocalyptique exercent sur les âmes populaires une attraction irrésistible. Il condamne l'organisation sociale comme l'œuvre du mal, il aspire à son anéantissement, il prétend fonder sur ses ruines la cité céleste où s'effaceront toutes les inégalités et toutes les injustices, où tous les rangs seront confondus dans l'amour et la charité. Comment de telles promesses ne lui auraient-elles point gagné l'adhésion enthousiaste des prolétaires que l'évolution économique venait de multiplier dans les villes et les campagnes? Il exerça sur eux, une influence analogue à celle que les doctrines des Lollards avaient exercée jadis sur les tisserands du Moyen Age. Les espoirs illimités dont il les nourrit, le contraste éblouissant qu'il leur fait apparaître entre la misère de leur condition présente et la félicité future du monde affranchi de la double oppression de l'Église et de l'État, mettent la patience et la résignation des masses travailleuses à une trop forte épreuve. Certes Hoffmann ne prêchait pas la violence. Mais ses adeptes ne pouvaient manquer d'y recourir tôt ou tard. En 1533, un prophète surgit du sein de la populace: le boulanger Jan Matthijs de Haarlem. Il vient annoncer aux «justes» et aux «purs» l'heure de la vengeance. Il ne suffit plus d'attendre le règne de Dieu: il faut l'établir par l'épée, anéantir les méchants, cimenter dans leur sang les remparts de la nouvelle Jérusalem. Plus de prêtres! Mais aussi plus de propriété, plus d'armée, plus de tribunaux, plus de maîtres! Désormais, la question religieuse devient une question sociale. Contre l'anarchisme mystique des anabaptistes, s'unissent, indépendamment des différences confessionnelles, tous les soutiens de l'ordre établi. Les protestants ne les haïssent pas moins que les catholiques. Ils sont traqués partout avec l'impitoyable férocité qu'inspire la terreur. Pendant le siège de Munster, où les chefs du mouvement ont été fonder la «nouvelle Jérusalem», les soldats de Marie de Hongrie taillent en pièces les bandes qui se sont mises en marche pour rejoindre leurs frères. Au mois de juin 1535, un placard condamne à mort tous les anabaptistes, même ceux qui abjureront leurs erreurs. La chute de Munster (25 juin 1535) mit fin aux tentatives révolutionnaires de l'anabaptisme. La crise avait été trop violente pour pouvoir se répéter. La secte pourtant ne disparut point, mais ses tendances se modifièrent. Elle cessa de se recruter parmi les prolétaires. Elle donna naissance à des communautés de fidèles doux et inoffensifs, prétendant restaurer le christianisme primitif sur la base de l'amour du prochain et de la conscience individuelle, sans clergé ni sacrements. Néanmoins, elle resta longtemps en butte à l'animadversion publique. Nulle confession n'a fourni autant de victimes à la répression de l'hérésie, et quand apparurent dans les Pays-Bas les premiers Calvinistes, on les confondit tout d'abord avec les anabaptistes, qu'ils haïssaient pourtant à l'égal des catholiques. Et pourtant le calvinisme ne fut pas moins révolutionnaire que l'anabaptisme, mais il le fut autrement. Au lieu d'attaquer la société, c'est l'Église qu'il prétend détruire. Il ne la prétend détruire, d'ailleurs, que pour la remplacer par une Église nouvelle, la sienne. Et cette Église, organe de la loi divine, doit réformer l'État suivant son esprit, c'est-à-dire se le soumettre. L'idéal consiste dans la subordination de l'autorité laïque à l'autorité religieuse. Le but à atteindre est l'État théocratique tel que le maître l'a fondé à Genève. L'évangile doit triompher, fût-ce en dépit du prince, qui n'est plus qu'un tyran lorsqu'il s'oppose à la parole de Dieu. Ainsi la révolution déchaînée par les anabaptistes sur le terrain social, se transporte avec le calvinisme sur le terrain politique. Elle fait appel à la fois à toutes les classes du peuple. Sa propagande hardie, active, belliqueuse lui recrute bientôt des adhérents dans les milieux les plus divers, depuis la noblesse et le capitalisme jusqu'à la petite bourgeoisie et aux salariés industriels. Il faut reconnaître pourtant que c'est parmi ces derniers qu'elle fit les progrès les plus rapides. On constate que ses principaux foyers d'expansion se trouvent précisément dans les contrées où règne la grande industrie. C'est à Tournai, à Valenciennes et à Lille, c'est à Hondschoote et à Armentières, c'est autour d'Audenarde, c'est dans les ports de Hollande et de Zélande, c'est enfin au centre même de la vie économique des Pays-Bas, à Anvers, qu'elle accomplit ses progrès les plus rapides; elle triomphe surtout là où le travailleur est réduit à une existence précaire et où ses souffrances le poussent à embrasser toutes les nouveautés. Le mécontentement, l'esprit de révolte, l'espoir d'améliorer son sort ont agi confusément en faveur du calvinisme et fait germer les semences jetées au sein du peuple par la prédication de ses «ministres». Détachés déjà de l'église traditionnelle par l'anabaptisme, une foule d'ouvriers se jettent fougueusement dans la doctrine nouvelle, et à mesure que l'excitation des esprits augmente, des gens sans aveu, des vagabonds, des coureurs d'aventures, bref tous les éléments de trouble qu'agite chaque mouvement du corps social, se préparent à lui apporter le concours de leur force brutale et unissent les convoitises de leurs appétits aux énergies de la foi évangélique. La maladresse de Philippe II, qui a succédé à son père en 1555, l'opposition déchaînée contre lui par la haute noblesse, la crise industrielle provoquée par l'émigration de milliers de calvinistes fuyant la persécution religieuse, le désarroi de la gouvernante Marguerite de Parme, le compromis des seigneurs enfin et l'audace de ses revendications amenèrent brusquement, en 1566, une catastrophe décisive: le soulèvement des iconoclastes. Parti de la contrée industrielle de Hondschoote et d'Armentières, le mouvement se propage de ville en ville jusqu'aux extrémités des Pays-Bas. Le peuple croit le moment venu de détruire l'«idolâtrie romaine». Ses bandes forcent les églises, y brisent les statues, y lacèrent les tableaux, et, mêlés à leurs rangs, des pillards s'emparent avidement du riche butin que le fanatisme religieux met à leur merci. Philippe II s'empressa lui aussi de profiter de l'occasion. Depuis son avènement il n'avait cessé de capituler devant l'opposition politique conduite par Egmont et par Orange. L'outrage fait à l'Église lui permettait enfin de prendre sa revanche. Dès l'été de 1567, le duc d'Albe, revêtu de pouvoirs illimités et suivi d'une armée d'élite, vient remplacer à Bruxelles la gouvernante Marguerite de Parme. Il n'a pas seulement pour mission de punir les iconoclastes; le roi l'a chargé d'extirper l'hérésie et d'imposer aux Pays-Bas l'absolutisme dans toute sa rigueur. La vieille constitution des provinces, respectée par Charles-Quint, est foulée aux pieds. Le duc gouverne seul, sans consulter le Conseil d'État, sans convoquer les États Généraux. Quant aux villes, ce qui leur reste encore de privilèges et d'autonomie est balayé par l'arbitraire. Le régime imposé à Gand en 1540 devient celui de toutes les grandes communes. Des citadelles sont construites à Anvers, à Valenciennes, à Maestricht. Dès 1570, Albe croit son œuvre accomplie. Il a repoussé victorieusement l'armée de Guillaume d'Orange, décapité les principaux seigneurs de l'opposition, fait exécuter par le feu, le glaive, la corde, des centaines d'iconoclastes, de calvinistes, de suspects. Il a rétabli l'obéissance par la terreur. Il croit qu'un simple corrégidor suffirait maintenant pour administrer le pays. Mais sa tyrannie a exaspéré la nation entière. Le régime espagnol sous lequel il l'a courbée n'est guère moins odieux à la majorité catholique qu'à la minorité protestante. Les impôts du 10e et du 20e denier, imités des _alcalabas_ castillans et que le duc prétend imposer aux provinces pour qu'elles payent désormais elles-mêmes l'entretien des troupes qui les asservissent, soulèvent une résistance passive, mais indomptable. En face de leurs garnisons espagnoles, les villes savent que le recours aux armes n'aurait d'autre résultat que d'inutiles massacres. C'est à la grève générale qu'elles ont recours. Les artisans ferment leurs boutiques, les vendeurs désertent les halles; la vie économique est suspendue, et le terrible duc, devant cette muette protestation de tout un peuple, s'abandonne à d'impuissants accès de rage. II LES VILLES SOUS LE RÉGIME CALVINISTE. C'est au milieu de cette situation qu'un hardi coup de main fait tomber la petite place de La Brielle, le 1er avril 1572, au pouvoir des Gueux de mer. Aussitôt, dans toutes les villes voisines dont les garnisons sont absentes, le peuple s'insurge, ouvre les portes aux libérateurs, dépose les magistrats. Les calvinistes prennent la tête du mouvement. S'appuyant sur le prolétariat, sur les pêcheurs, sur la foule des pauvres gens que les nouveaux impôts ont réduits au désespoir, ils font tourner au profit de leur foi la situation politique. En quelques semaines, tous les bannis que la tyrannie d'Albe a chassés des provinces, tous les protestants qui ont préféré l'exil à l'abjuration, affluent sur les côtes de la Zélande. Des huguenots français viennent grossir leurs rangs. La conviction religieuse, la haine du papisme, la haine de l'Espagnol, le courage farouche enfin de gens qui n'ont plus rien à perdre que la vie font de cette masse hétérogène et cosmopolite la plus redoutable des armées, pourvu qu'elle trouve un chef. Et ce chef, Guillaume de Nassau, accourt bientôt se mettre à sa tête et risquer avec elle le tout pour le tout. Avec lui, le chaos s'organise. La populace maîtresse des villes en tumulte rentre dans l'ordre. Tout cède à la nécessité de la défense et s'abandonne à la direction du clair et persévérant génie du Taciturne. Pourtant, les provinces du Sud restent au pouvoir de l'Espagne. Durant l'héroïque résistance de la Hollande et de la Zélande, à Albe d'abord (1572-1573), à Requesens ensuite (1573-1576), elles ne cherchent point à secouer le joug qui pèse sur elles. A mesure que la rébellion prend un caractère de plus en plus calviniste, la sympathie qu'elle avait tout d'abord rencontrée en Belgique, où l'élément catholique l'emporte de beaucoup, fait place peu à peu à la défiance. Lorsque, en 1576, après la mort inopinée du gouverneur Requesens, le Conseil d'État et les États Généraux se sont chargés d'administrer provisoirement le pays, on les voit affirmer leur obéissance au roi, leur résolution de ne tolérer que l'exercice exclusif du catholicisme, et manifester plus nettement encore leur antipathie croissante pour le prince d'Orange. La haute noblesse cherche à exploiter les circonstances pour reprendre l'ascendant dont elle a joui sous Marguerite de Parme et pour rendre au pays sa vieille constitution traditionnelle, telle qu'elle existait au temps des ducs de Bourgogne et de Charles-Quint. C'est alors que les villes entrent en scène. L'opposition loyaliste, telle que l'entend la noblesse, ne peut plus leur suffire. Elles exigent des mesures radicales. La haine que le régime espagnol a suscitée les pousse à une rupture déclarée avec Philippe II. Le succès de la résistance en Hollande et en Zélande excite chez elles l'espoir d'une libération définitive. Dans la bourgeoisie instruite, les pamphlets politiques éclos au lendemain de la Saint-Barthélemy et qui reconnaissent formellement au peuple le droit de déposer le tyran sont avidement dévorés et exploités contre le roi. Mais, surtout, dès que la pacification de Gand a conclu entre les provinces rebelles et les provinces obéissantes une alliance défensive proclamant le respect de la liberté de conscience individuelle, la propagande calviniste reprend plus active que jamais et, comme jadis, elle attire à elle ces masses populaires qu'elle avait déjà soulevées quelques années auparavant. Bientôt, en Belgique comme en Hollande, la cause religieuse se confond avec la cause politique. On n'est plus anti-espagnol qu'à la condition d'adhérer en même temps à la Réforme, et celle-ci profite de toutes les rancunes que Philippe II a amassées contre lui. Les magistrats urbains, les membres du Conseil d'État, les députés des provinces aux États Généraux, bref, toutes les autorités constituées ont beau rester catholiques, manifestement le pouvoir a glissé de leurs mains dans celles de la foule travaillée à la fois par les «ministres» et par les émissaires d'Orange. La bourgeoisie de Bruxelles terrorise les États Généraux qui siègent au milieu d'elle. Et tout de suite, Gand, excité par l'exemple de la capitale, pousse les choses à l'extrême. Deux démagogues, appuyés sur le parti calviniste, s'emparent du gouvernement de la ville. Grâce aux troupes envoyées par Orange pour battre en brèche la citadelle où s'est réfugiée la garnison espagnole, ils installent un régime purement protestant, persécutent les catholiques, ouvrent des temples où de fougueux prédicants excitent le peuple au renversement des idoles et à l'expulsion du clergé. Mais, pour donner à la révolution religieuse l'apparence de la légalité et pour mieux marquer en même temps son opposition à la monarchie, on en revient à la constitution abolie par Charles-Quint en 1540 et l'on remet en vigueur tous les anciens privilèges. Comme au Moyen Age, la commune est de nouveau répartie en trois «membres»; on assemble la collace, les métiers rentrent en possession de leurs droits politiques, tandis qu'à l'extérieur les petites villes et les villages de la châtellenie repassent sous le pouvoir des Gantois. Du reste, ce n'est là qu'une restauration archéologique. Les vieilles institutions ne sont plus en état de fonctionner parce qu'elles ne répondent plus à l'état actuel de la population. Non seulement la ruine complète de la draperie condamne le «membre» des tisserands à ne jouir que d'une existence illusoire, mais l'introduction d'industries nouvelles et le dépérissement d'industries anciennes sont incompatibles avec le retour aux cinquante-deux métiers traditionnels. Tout cela, d'ailleurs, importe peu. Au fond, personne ne songe à ressusciter l'antique organisme municipal. On ne le rétablit que pour la forme: la réalité qu'il recouvre n'a plus rien de commun avec lui. En fait, ce ne sont ni les métiers, ni la collace qui gouvernent: c'est un conseil de guerre, une sorte de comité de salut public où siègent des meneurs calvinistes et des colonels. Le régime imposé à la ville est purement militaire. L'esprit qui l'anime n'a plus rien de commun avec l'ancien esprit municipal. Son but est le triomphe absolu du calvinisme et ce sont des pasteurs qui l'inspirent et échauffent sans relâche son fanatisme contre la majorité catholique. De persécuté, le protestantisme se fait maintenant persécuteur. Il a la force, grâce à quelques régiments et à l'adhésion du petit peuple, et il en abuse. A Bruxelles, à Anvers, les mêmes circonstances produisent les mêmes résultats. Là aussi, des «comités des dix-huit» disposent de troupes régulières, exercent en réalité, sous le couvert des vieilles institutions, une dictature mi-théocratique et mi-démagogique. Vainement le prince d'Orange s'efforce de rappeler à la raison ces fougueux zélateurs, vainement il les exhorte à la modération, au maintien de la liberté de conscience, à l'union de toutes les forces contre l'ennemi commun. La passion religieuse déchaînée s'en prend maintenant à lui. Des ministres le traitent en chaire de papiste. La prudence et les ménagements que lui impose son génie politique sont taxés de trahison ou d'outrages à la majesté divine. Aux yeux des calvinistes fougueux qui dominent dans les grandes villes, la cause nationale ne compte plus. Ce qu'ils veulent, c'est le «cantonnement» à la suisse, la liberté pour chaque grande cité d'organiser dans ses murs et d'imposer à ses alentours la stricte et exclusive observance de la «vraie religion». Ils ont beau voir toute la noblesse, exaspérée par leur fanatisme, se retourner vers le roi, les provinces wallonnes, où n'ont point pénétré les troupes protestantes et où la minorité calviniste est impuissante, conclure la paix avec Farnèse, rien n'y fait. Les villes persistent dans leur intransigeance jusqu'au jour où, l'une après l'autre, bloquées par les troupes espagnoles, elles ouvrent enfin leurs portes aux vainqueurs et subissent le sort que, depuis longtemps, Orange leur a prédit. CHAPITRE XI Les villes au XVIIe siècle. I. Le régime urbain dans les Provinces-Unies et la Belgique.--II. La fin de la démocratie urbaine dans le pays de Liége. I LE RÉGIME URBAIN DANS LES PROVINCES-UNIES ET LA BELGIQUE. Le rétablissement de la domination espagnole sur les provinces belges, à la fin du XVIe siècle, a amené la séparation définitive des Pays-Bas en deux États distincts. Au Nord, la république des Provinces-Unies, qui a héroïquement défendu sa foi religieuse et son indépendance politique, atteint bientôt à une prospérité économique inouïe, mais qu'égale pourtant l'éclat de son développement artistique et scientifique. Les territoires du Sud, au contraire, ramenés par la force au catholicisme et à la monarchie espagnole, sont entraînés dans la décadence de celle-ci; leur commerce et leur industrie languissent, la vie intellectuelle s'y éteint et elles sont enfin ravagées par les grandes guerres du XVIIe siècle. Si frappant pourtant que soit leur contraste, il existe entre les deux pays un point de ressemblance. Leurs institutions, établies ou réformées pendant la période bourguignonne suivant les mêmes principes, présentent ici et là les mêmes caractères généraux. Le régime urbain, en particulier, offre de part et d'autre un spectacle presque identique, et cette analogie de son évolution dans des milieux pourtant si différents suffit à prouver que les transformations subies par lui répondent à des causes profondes et inhérentes aux tendances essentielles de la vie sociale. On pourrait caractériser brièvement ce régime, aussi bien dans les florissantes cités du Nord que dans les languissantes villes du Sud, en l'appelant un retour au patriciat. Après l'effervescence révolutionnaire qui a accompagné dans les milieux urbains l'introduction du calvinisme, l'ordre a été rétabli partout au profit définitif de la haute bourgeoisie. Ni dans les Provinces-Unies, ni dans les Pays-Bas catholiques, il n'a d'ailleurs été besoin pour cela de mesures violentes. Le calvinisme définitivement vainqueur ou définitivement vaincu, le peuple qui s'était soulevé en sa faveur s'est retiré spontanément du pouvoir. Sous Guillaume d'Orange comme sous Alexandre Farnèse, en pays protestant comme en pays catholique, il abandonne l'administration urbaine au magistrat et laisse tomber en désuétude les vieilles prérogatives politiques des métiers. En Hollande, dès 1581, une ordonnance reconnaît formellement l'indépendance des «régents» à l'égard de la bourgeoisie, et la même situation apparaît à Utrecht en 1586. Désormais, la population urbaine est dépouillée de toute intervention dans le maniement des affaires locales. Le conseil, «la loi» de la ville, recruté dans un petit nombre de familles riches détient exclusivement la police et la juridiction municipales. A l'esprit démocratique s'est substitué un esprit aristocratique et réglementaire. L'hôtel de ville, témoin jadis des assemblées tumultueuses et passionnées de la commune, ne s'ouvre plus qu'aux magistrats et aux fonctionnaires des bureaux. La situation est la même dans les villes belges. Ici aussi, le pouvoir municipal s'est concentré aux mains des riches. Si parfois il arrive encore que les métiers s'agitent, il suffit de la moindre démonstration pour les faire rentrer dans l'ordre. D'ailleurs, ces manifestations, car on ne peut plus parler d'émeutes à ce propos, disparaissent après le premier tiers du XVIIe siècle. L'activité politique est si bien éteinte dès lors au sein des corporations que peu à peu, soit par des règlements, soit tout simplement par la pratique administrative, l'État ou l'échevinage supprime les derniers vestiges qui subsistaient encore dans le régime communal de l'organisation démocratique du XIVe siècle. Vers 1650, le souvenir même de celle-ci a disparu. Les vieux privilèges qui l'avaient ratifiée moisissent ignorés dans la poussière des archives[67]; sans avoir été formellement abolis ils sont tombés lentement en désuétude. Sous la double action de l'État et des transformations économiques, le particularisme urbain a reculé sans cesse depuis la période bourguignonne. Après avoir énergiquement lutté pour l'existence, il s'est résigné à l'inévitable et les institutions qu'il soutenait et par lesquelles il se manifestait ont nécessairement subi son sort. Au XVIIe siècle, les villes constituent encore des personnes morales, elles possèdent encore la prérogative de représenter le Tiers État à l'exclusion des campagnes, mais elles se sont courbées sous la centralisation monarchique, et à l'économie urbaine s'est substituée l'économie nationale. Les magistrats patriciens sont désignés par le pouvoir central, qui contrôle leur gestion dans tous les domaines. Du vieux protectionnisme commercial et industriel il ne subsiste plus que des vestiges sans importance. La police des marchés ainsi que les monopoles dont jouissent encore les métiers de l'alimentation urbaine rappellent seuls l'état de choses disparu. Mais ils ne constituent plus que des entraves gênantes et, la plupart du temps, qu'une charge onéreuse pour la population. [Note 67: A Bruxelles, en 1698, le bombardement de Boufflers ayant éventré une tour où l'on conservait des archives communales, on découvrit les franchises accordées aux nations, dont les titres avaient été cachés depuis longtemps par le magistrat.] Si les villes ne dominent plus le mouvement économique, elles le dirigent encore. C'est dans leurs murs que résident les capitalistes et les entrepreneurs qui donnent l'impulsion à l'industrie de plus en plus largement répandue dans les campagnes, ou qui soutiennent, comme directeurs ou comme actionnaires, les compagnies commerciales du pays. La bourgeoisie riche devient ainsi une classe de gens d'affaires, de manufacturiers, de spéculateurs, dont les intérêts multiples se mêlent à la vie nationale tout entière et cessent d'être confinés dans le cercle étroit de la commune. Et ce qui est vrai de son rôle économique ne l'est pas moins de son rôle politique. Elle emplit les cadres de l'administration et siège aux assemblées d'État. Dans les Provinces-Unies, son influence dans le maniement des affaires publiques est péniblement contre-balancée par celle du _stathouder_. Dans les Pays-Bas catholiques, elle possède dans les assemblées provinciales, les seules qui subsistent au milieu de la torpeur de la vie nationale, une part d'intervention au moins égale à celle du clergé et de la noblesse. Et c'est là ce qui explique que les régences patriciennes du XVIIe siècle n'aient point eu la destinée de celles du Moyen Age. Pour renverser celles-ci, nées à une époque où chaque ville constituait une entité politique et économique indépendante, il suffisait d'une simple révolution locale. Pour enlever le pouvoir à celles-là, au contraire, il faudra une perturbation totale de l'État, puisque l'État a absorbé les villes. Aussi, les insurrections urbaines des temps modernes seront-elles en réalité non plus des insurrections contre le gouvernement de la commune, mais des insurrections contre le gouvernement national. Les cadres de la vie politique se sont élargis comme ceux de la vie économique. Quand la démocratie marchera de nouveau à l'assaut du pouvoir, ses revendications, ses idées, ses moyens de propagande et de combat ne rappelleront plus en rien ceux des communiers de jadis. Entre les révolutionnaires modernes et leurs devanciers, on peut constater la même disproportion de forces et la même absence de filiation qu'entre les capitalistes du Moyen Age et ceux que la Renaissance a suscités à leur place. II LA FIN DE LA DÉMOCRATIE URBAINE DANS LE PAYS DE LIÉGE. Le gouvernement démocratique s'est maintenu beaucoup plus longtemps à Liége que dans les autres villes des Pays-Bas. Il n'y a disparu définitivement qu'à l'extrême fin du XVIIe siècle. Mais les raisons de sa durée justifient précisément ce que nous avons dit des motifs de sa chute dans le reste du pays. C'est parce que les causes qui amenèrent ailleurs la ruine du régime municipal ne se manifestèrent à Liége que très lentement que ce régime put y atteindre un âge exceptionnellement avancé. Après son annexion aux États bourguignons sous le règne de Charles le Téméraire, la principauté liégeoise avait repris son indépendance, et avec elle ses institutions traditionnelles. Suivant les stipulations de la paix de Fexhe (1316), le gouvernement était partagé entre l'évêque et le «sens du pays» c'est-à-dire les États. En fait, il l'était entre l'évêque et la «cité» de Liége. Ni le clergé, représenté par le seul chapitre cathédral, ni la noblesse peu nombreuse et surtout peu opulente, ne pouvaient contre-balancer aux assemblées nationales l'action du Tiers État. Or, celui-ci était entièrement dominé par la capitale. Le développement des charbonnages depuis le XIVe siècle, puis, dès le début de la Renaissance, celui de la métallurgie et de la fabrication des armes, avaient fait de Liége un des centres industriels les plus actifs des Pays-Bas, tandis que les «bonnes villes» avaient perdu peu à peu, à la fin du Moyen Age, leur prospérité économique. Il en était résulté une situation analogue à celle que l'on rencontre dans plusieurs contrées de l'Allemagne. Seule en face de l'évêque, Liége avait entamé avec lui un duel politique dont l'issue devait décider de la suprématie exclusive de l'un des deux adversaires sur son rival. La cité prétendait se transformer en «ville libre», c'est-à-dire en république municipale et secouer la souveraineté du prince. L'on observe, dès la seconde moitié du XVe siècle, ses premiers efforts en ce sens. Pour se défendre, les évêques durent nécessairement s'appuyer sur l'étranger. Ils adoptèrent en face de la cité la conduite à laquelle les villes flamandes eurent recours contre les ducs de Bourgogne et les Habsbourg. La situation dans le pays de Liége est donc exactement à l'inverse de celle que nous avons constatée dans les Pays-Bas. Ici, le prince dispose d'immenses ressources et le principe de l'hérédité légitime son pouvoir. Là, au contraire, non seulement l'évêque ne possède que les revenus de sa mense épiscopale, mais encore, préposé au pays en vertu de considérations politiques ou religieuses absolument indépendantes des intérêts locaux, aucun lien ne l'attache à ses sujets. Souvent même ses intérêts de famille ou les conditions mises à son élection lui imposent une conduite en opposition avec les intérêts de ceux-ci. Manifestement, sans l'appui que lui prête tout d'abord la dynastie bourguignonne, puis les gouverneurs espagnols de Bruxelles, il ne pourrait tenir tête à l'opposition communale. Mais par là même que ses droits princiers ne subsistent que grâce à son alliance avec un souverain suspect de méditer l'annexion du pays, ils inspirent au peuple une défiance constante. La cause du prince apparaît comme opposée à la cause nationale, et la politique monarchique se trouve entravée de toutes manières dans son développement. Remarquons d'autre part que la politique urbaine ne se heurte point, dans le pays de Liége, aux obstacles qu'elle rencontre en Flandre. Au lieu d'une pluralité de grandes villes jalouses les unes des autres, la principauté ne renferme qu'une seule commune puissante: sa capitale. De plus, le tardif développement industriel de celle-ci lui permet de s'adapter facilement aux nouvelles conditions économiques. Liége n'a point à défendre, comme Bruges ou Gand, une position acquise et des privilèges surannés. Dans le domaine de l'industrie, les tendances qu'elle manifeste font songer à celles d'Anvers dans le domaine du commerce. Elle s'ouvre largement aux gens du dehors, elle n'est gênée ni par les monopoles, ni par les franchises que les vieilles cités s'épuisent à maintenir au détriment du public. Au lieu de demeurer stationnaire et de s'attacher désespérément à des privilèges vieillis, sa population augmente sans cesse et n'éprouve pas le besoin de se remparer dans le protectionnisme. A y regarder de près, on peut constater que Liége ne présente plus que bien faiblement, à partir du XVIe siècle, les caractères propres à l'économie urbaine du Moyen Age. Elle constitue un grand centre industriel travaillant pour l'exportation et attire à elle presque toute l'activité de la principauté. Rien d'étonnant dès lors si elle prétend aussi s'emparer de la direction politique du pays et réduire ses évêques au simple exercice de leurs fonctions spirituelles. Tel est bien, en effet, le but qu'elle s'est proposé dans le long combat qu'elle a soutenu contre eux. Ses métiers, qui depuis 1603 ont acquis le droit de nommer directement les jurés de conseil et les deux bourgmestres, ne luttent point, comme en Flandre, pour la conservation de privilèges économiques. Leur action est toute politique et leur idéal manifestement républicain. Les longs procès qu'ils soutiennent devant les tribunaux de l'Empire pour faire reconnaître Liége comme ville libre, au mépris de toute vérité historique, ne laissent pas le moindre doute sur la nature de leurs desseins. A partir du commencement du XVIIe siècle, le conflit prend un caractère aigu par suite des intrigues de la France et des Provinces-Unies, qui soutiennent contre les évêques bavarois Ferdinand et Maximilien-Henri de Bavière, alliés de l'Espagne, une agitation permanente. Deux partis se forment au sein de la bourgeoisie: les Chiroux et les Grignoux, les premiers se ralliant autour du prince, les seconds acharnés à le combattre. L'anarchie s'empare de la vie publique. Les brigues électorales, la corruption, l'intervention continuelle des résidents que la France, les Provinces-Unies et l'Espagne entretiennent dans la cité y provoquent des troubles de plus en plus graves. Le prince casse vainement le règlement de 1603. Le bourgmestre La Ruelle, l'un des chefs les plus populaires de l'opposition, est vainement assassiné en 1637. De 1649 à 1684, cinq autres bourgmestres montent sur l'échafaud. Ce ne fut qu'à cette date, en effet, que Maximilien-Henri de Bavière parvint à imposer à Liége une constitution qui devait durer jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. La France, qui avait jusqu'alors soutenu la commune, venait de l'abandonner pour s'allier à l'évêque, et dès lors la victoire de celui-ci était certaine. L'anarchie politique avait créé dans la cité une situation intolérable. Les métiers, qui n'avaient pu se maintenir que par la faiblesse du prince, se trouvèrent impuissants devant lui dès que son pouvoir reposa sur celui du roi de France. Ils perdirent les prérogatives politiques qu'ils avaient conservées durant si longtemps. Ainsi, la lutte s'acheva à Liége, comme ailleurs, par le triomphe de l'État. Il faut reconnaître d'ailleurs que les institutions démocratiques de Liége avaient fait leur temps. Les trente-deux métiers qui nommaient le conseil n'avaient point pu organiser dans la ville un gouvernement stable. Peu à peu, ils étaient tombés sous l'ascendant d'un groupe de meneurs et d'intrigants. Ils s'étaient montrés incapables surtout de surmonter les difficultés que créaient à la principauté les ambitions rivales de ses voisines la France et l'Espagne. Comme il arrive habituellement des régimes populaires, ils avaient tout sacrifié à la politique intérieure; ils n'avaient pas compris que leurs passions et leurs intérêts laissaient le roi de France fort indifférent, et qu'il ne s'y mêlait que pour entretenir son influence sur la frontière des Pays-Bas. Le refus des plénipotentiaires du congrès de Nimègue de recevoir leurs négociateurs ne leur dessilla point les yeux, et il fallut que la catastrophe de 1684 vînt enfin leur apprendre que la politique urbaine n'était plus, au XVIIe siècle, qu'un anachronisme et une impossibilité. Personne ne regretta du reste le régime des métiers. On ne fit pas la moindre tentative pour le rétablir lors de la révolution liégeoise à la fin du XVIIIe siècle. Les idées avaient définitivement évolué, et ce fut au nom des droits de l'homme que l'on s'efforça d'organiser alors un nouvel état de choses. FIN TABLE DES MATIÈRES Pages AVERTISSEMENT. CHAPITRE I L'origine des Villes. I.--_L'époque romaine et l'époque franque_ 1 II.--_Châteaux et cités_ 6 III.--Portus _et immigrants_ 13 IV.--_La population marchande et ses revendications sociales_ 20 V.--_Le rôle des gildes_ 26 CHAPITRE II Formation des institutions urbaines. I.--_Princes laïques et princes ecclésiastiques.--La commune de Cambrai.--Les villes flamandes_ 35 II.--_Développement du droit urbain.--Condition des personnes et des terres dans les villes_ 43 III.--_Le Tribunal urbain.--Les échevins.--Le conseil.--Les jurés_ 58 CHAPITRE III Formation des institutions urbaines. (_suite_) I.--_Types primitifs et types dérivés de constitutions urbaines_ 70 II.--_Le type liégeois_ 75 III.--_Le type flamand_ 82 CHAPITRE IV L'économie urbaine. I.--_Rapports économiques des villes avec la campagne_ 95 II.--_La réglementation de l'alimentation urbaine et du commerce des subsistances_ 100 III.--_Le régime de la petite industrie.--Les métiers_ 106 IV.--_Le régime des industries d'exportation.--Salariés et capitalistes_ 114 V.--_Caractère économique des cités épiscopales_ 126 VI.--_Densité des populations urbaines_ 129 CHAPITRE V Les villes sous le gouvernement des patriciens I.--_Formation et progrès du patriciat_ 136 II.--_Caractères du gouvernement patricien_ 150 CHAPITRE VI Le soulèvement du «commun». I.--_Décadence du régime patricien.--Premiers soulèvements du «commun»_ 157 II.--_Le mouvement démocratique dans le pays de Liége_ 169 III.--_Le mouvement démocratique en Flandre_ 178 IV.--_Les agitations sociales du XIVe siècle_ 187 CHAPITRE VII Les villes sous le gouvernement démocratique. I.--_Caractères des démocraties urbaines du Moyen Age_ 195 II.--_L'économie urbaine sous le régime des métiers_ 203 III.--_L'organisation politique_ 214 CHAPITRE VIII Les démocraties urbaines et l'État. I.--_Rapports des villes et des princes avant l'époque bourguignonne_ 225 II.--_Le conflit de la politique municipale et de la politique monarchique au XVe siècle_ 233 CHAPITRE IX Les villes à l'époque de la Renaissance. I.--_Les transformations économiques et leur influence sur le régime urbain_ 249 II.--_Les populations urbaines au XVIe siècle_ 259 III.--_Le soulèvement de Gand sous Charles-Quint_ 265 CHAPITRE X Les villes à l'époque de la Réforme. I.--_Mouvements sociaux et politiques provoqués par la Réforme_ 274 II.--_Les villes sous le régime calviniste_ 281 CHAPITRE XI Les villes au XVIIe siècle. I.--_Le régime urbain dans les Provinces-Unies et la Belgique_ 288 II.--_La fin de la démocratie urbaine dans le pays de Liége_ 294 6209.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie.--4-10- *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ANCIENNES DÉMOCRATIES DES PAYS-BAS *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. 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