The Project Gutenberg eBook of D'Europe en Amérique par le pôle nord

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: D'Europe en Amérique par le pôle nord

Author: Roald Amundsen

Lincoln Ellsworth

Translator: Charles Rabot

Release date: October 3, 2024 [eBook #74509]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK D'EUROPE EN AMÉRIQUE PAR LE PÔLE NORD ***
Couverture

D’EUROPE EN
AMÉRIQUE PAR
LE PÔLE NORD

VOYAGE DU DIRIGEABLE “NORGE”

PAR
Roald AMUNDSEN et Lincoln ELLSWORTH

RELATION ÉTABLIE
PAR
CHARLES RABOT
D’APRÈS L’ÉDITION NORVÉGIENNE ET LES AUTRES
DOCUMENTS OFFICIELS DE L’EXPÉDITION

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS, 22 — PARIS

DU MÊME TRADUCTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE :

En avion vers le Pôle Nord. Relation de l’expédition Amundsen-Ellsworth, par Roald Amundsen et ses collaborateurs.

Le droit de traduction en russe et dans toutes les autres langues parlées dans l’étendue de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques appartient au Bureau d’édition de l’État, à Léningrad.

Pavillon norvégien

AU PAVILLON NORVÉGIEN,
Emblème sacré de la Patrie.

AVANT-PROPOS

A quelle pensée Amundsen a-t-il obéi en se lançant en dirigeable au-dessus des immensités glacées qui entourent le Pôle Nord ? Quel intérêt présente cette téméraire entreprise ? Il importe de l’expliquer au seuil de ce récit.

Pour cela, un peu de géographie est indispensable. Rappelons donc que la calotte arctique du globe est occupée par une vaste cuvette océanique, au milieu de laquelle se rencontre le sommet boréal de l’axe de rotation terrestre et que cette cuvette est entièrement et en toutes saisons remplie d’épaisses banquises. Quel obstacle ces amas de glace opposent à la pénétration, l’histoire de l’exploration polaire le démontre lumineusement. Des centaines de navires qui ont tenté de se frayer un passage vers l’extrême nord, un seul, le Fram de Nansen, a réussi à parcourir un secteur étendu de cet océan congelé, et, des centaines de pionniers partis à l’assaut du Pôle arctique, en cheminant à pied sur la banquise, un seul, Peary, a touché le but et deux autres en ont approché à 400 kilomètres, Nansen et l’amiral italien Cagni, le second de l’expédition du duc des Abruzzes. Quatre itinéraires à travers d’aussi vastes espaces, autant dire que la cuvette boréale est demeurée inconnue. Avec le continent qui entoure le Pôle Sud, c’est la dernière grande tache blanche que les cartes du monde gardent encore. Aussi bien, se demande-t-on, si au delà de la guirlande de vastes terres qui en dessinent les bords, au delà du Grönland, du Spitsberg, de la terre François-Joseph, des archipels de la Nouvelle-Sibérie et de l’Amérique boréale, l’Océan arctique ne renferme pas des îles demeurées mystérieuses derrière les glaces qui en défendent l’accès. Au nord de l’Europe et de la Sibérie, cela n’est guère vraisemblable, étant donné les énormes profondeurs découvertes par Nansen dans cette partie du bassin polaire. Par contre, il y a doute pour la région située au delà du détroit de Bering et de la côte septentrionale de l’Alaska.

De l’étude des marées dans ce secteur, un spécialiste a conclu à l’existence d’une grande terre entre le Pôle et la côte nord-ouest de l’Amérique, tandis qu’en s’appuyant sur les manifestations de ce même phénomène un savant norvégien soutient une opinion diamétralement opposée. Ces hypothèses, impossible de les vérifier par l’observation. Nulle part, dans le monde arctique les banquises ne sont aussi compactes qu’au delà du détroit de Bering. De l’entrée septentrionale de ce goulet jusqu’au Pôle, sur des centaines et des centaines de kilomètres, dans tous les sens, les glaces demeurent serrées, agglomérées en un gigantesque embâcle. C’est le maximum de glaciation marine existant dans l’hémisphère boréal, le Pôle des Glaces suivant l’expression adoptée aujourd’hui pour faire ressortir cette situation extraordinaire.

Pénétrer dans cette région inaccessible par la voie des airs, la seule qui soit ouverte, afin de pouvoir se rendre compte de sa nature, tel a été le dessein d’Amundsen. Pour le réaliser, il envisagea d’abord l’emploi de l’avion, et, afin d’expérimenter ce moyen de locomotion dans la zone arctique, le 21 mai 1925, avec deux appareils, il s’envolait du Spitsberg vers l’extrême Nord. Quelles péripéties dramatiques marquèrent ce raid mémorable, nos lecteurs en ont certainement gardé le souvenir. Obligée d’amerrir au milieu de la banquise, ce fut miracle que l’expédition ne se perdît pas corps et biens en arrivant sur la glace ; ce fut miracle beaucoup plus grand qu’elle réussît ensuite à prendre son vol pour revenir au Spitsberg[1]. Si Amundsen n’avait pu pénétrer vers le nord aussi loin qu’il l’avait espéré, cette campagne avait été en revanche pour lui fertile en enseignements. Elle lui avait démontré qu’avec ses multiples hérissements de monticules et de blocs, la banquise ne constitue un terrain propice ni aux départs ni aux atterrissages. En conséquence, au lieu de se servir d’avion, il résolut d’employer un dirigeable pour pénétrer au milieu de l’inconnu polaire. Cette fois, le succès a récompensé l’audace du célèbre explorateur. En trois jours, il a survolé tout le bassin arctique depuis le Spitsberg jusqu’au détroit de Bering, en passant par le Pôle, mais au prix de quels dangers ! Dans les airs, Amundsen pensait n’avoir plus à combattre la glace ; il avait compté sans le givre ; des heures et des heures il lui a fallu lutter contre cet ennemi sournois et peu s’en fallut qu’il n’amenât une catastrophe. C’est le récit de cette audacieuse randonnée aérienne que nous offrons, aujourd’hui, au public ; fécond en épisodes dramatiques, il présente l’intérêt d’un roman d’aventures, en même temps qu’il renferme une émouvante leçon d’énergie et de volonté.

[1] Expédition Amundsen-Ellsworth : En Avion vers le Pôle Nord, par Roald Amundsen. Traduit du norvégien et adapté par Charles Rabot. Paris, Albin Michel.

Charles Rabot.

Illustration
Trajet du Norge, de la baie du Roi (Spitsberg) à Teller (Alaska)

L’expression « Latitude observée » indique les points où des observations de latitude ont été effectuées ; l’expression « droite de hauteur » indique ceux où, d’une hauteur solaire, on a déduit une droite en un point de laquelle devait se trouver le ballon. La ligne ponctuée indique l’itinéraire de l’expédition en avion de 1925.

CHAPITRE PREMIER
La naissance de l’expédition.

Une conférence au Spitsberg. — Résultats de notre raid en avion au-dessus de la grande banquise polaire. — Supériorité du dirigeable sur l’avion pour l’exploration. — Négociations avec le colonel Umberto Nobile. — Libéralités d’Ellsworth.

Par Roald Amundsen.

Au Spitsberg, en mai 1925. — Nous sommes à Ny Aalesund, le charbonnage norvégien installé sur les bords de la baie du Roi, attendant une occasion propice pour nous envoler au-dessus de la grande banquise polaire. Nos deux avions sont parés pour le départ, mais le ciel ne se montre guère favorable ; toujours de la brume, des averses de neige, ou des coups de vent.

Une après-midi, pour passer le temps, nous nous réunissons dans une pièce du bâtiment servant de cantonnement à une partie de l’expédition. Une cellule monacale, cette pièce meublée seulement de deux lits de camp et de deux mauvaises chaises. Avec nos pilotes, les lieutenants de vaisseau de la marine royale norvégienne Hj. Riiser-Larsen et Leif Dietrichson, nous discutons les conditions dans lesquelles se présente le voyage que nous allons entreprendre.

Nous nous proposons simplement d’effectuer une reconnaissance à grand rayon en direction du Pôle, d’expérimenter la route de l’air pour pénétrer dans l’inconnu arctique. Ce ne sera, à vrai dire, qu’un vol d’essai. S’il réussit, nous envisagerons ensuite une exploration plus étendue.

Toujours hanté par l’idée de traverser de part en part la calotte polaire boréale par la voie aérienne, Amundsen expose alors le programme qu’il a depuis longtemps élaboré pour réaliser ce rêve. On partirait du Spitsberg, de cette même baie du Roi où nous nous trouvons actuellement ; de là, on atteindrait le Pôle, puis on irait atterrir en Amérique, sur la côte nord de l’Alaska. Quelles découvertes un pareil voyage ne procurerait-il pas ? Entre les terres de l’archipel polaire américain et le méridien du détroit de Bering s’étend une énorme banquise impénétrable ; c’est là que se rencontre le maximum de glaciation marine dans l’hémisphère boréal. Avec juste raison, cette région a été surnommée le Pôle des Glaces par opposition au Pôle géographique et au Pôle magnétique. Cette immensité blanche renferme-t-elle des îles encore inconnues, prolongement vers l’ouest de l’archipel américain ou est-elle occupée entièrement par l’océan ? Un vol de quelques heures permettra de répondre à cette question, la dernière énigme géographique importante que garde l’Arctique.

Illustration
Roald Amundsen.

Ce programme, singulièrement attrayant, est immédiatement mis en discussion. Pour l’exécuter, Riiser-Larsen, expert en matière d’aéronautique, recommande le dirigeable italien N-1. De tous les aéronefs en service, celui-ci est, dans son opinion, le plus approprié à une telle entreprise. C’est ainsi que, sans apparat, sans tambours ni trompettes, les bases de l’expédition que nous allons raconter ont été jetées.

Quelques jours après cette réunion, le 21 mai, à 17 h. 10, nous nous envolions vers l’extrême Nord, sur deux avions le N-24 et le N-25. Huit heures plus tard, nous amérissions au milieu de la banquise par 87° 43′ de latitude nord et 10° 37′ de longitude ouest, à 254 kilomètres du Pôle. Nous ne saurions revenir ici, sur la lutte épuisante, si féconde en incidents dramatiques, que nous soutînmes pour réussir à reprendre l’air[2] ; mais nous devons élever une vigoureuse protestation contre une opinion exprimée dans un grand nombre de journaux des deux mondes. Notre expédition, a-t-on écrit, n’étant pas parvenue au Pôle même, constituait un insuccès. Rien de plus inexact. Notre voyage avait simplement pour objet l’étude de la grande banquise, aussi loin que possible en direction du Nord ; or, ce but, au péril de notre vie, nous l’avons pleinement atteint. Le vol que nous avons effectué a démontré, ainsi que nous l’avions annoncé à l’avance, l’existence de circonstances atmosphériques particulièrement propices à l’accomplissement d’un raid en dirigeable au-dessus du grand désert blanc du Pôle. Soit pendant le trajet du Spitsberg au 87° 43′ de latitude, soit pendant le retour, aucun coup de vent ne vint nous assaillir.

[2] Expédition Amundsen-Ellsworth : En Avion vers le Pôle Nord, par Roald Amundsen, traduit du norvégien et adapté par Charles Rabot. Albin Michel, éditeur, Paris.

Cette reconnaissance eut également pour résultat de faire éclater à nos yeux la supériorité du dirigeable sur n’importe quel type d’avion actuel. L’aéroplane est un engin singulièrement délicat ; un rien, une légère fuite dans le tuyautage, la chute d’un simple écrou suffit pour le mettre hors de service ; en pareil cas, il faut atterrir immédiatement. Or, sur la banquise une descente forcée offre les plus grands dangers. Il en va tout autrement avec un dirigeable. Si un de ses moteurs éprouve une avarie, on stoppe et on répare. Après la panne, la brume est le second grand ennemi de l’avion. Par un temps bouché, atterrir sur la banquise, c’est la mort certaine. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet ; Riiser-Larsen, avec sa grande compétence en aéronautique, a fait ressortir dans le chapitre suivant les avantages du dirigeable sur l’avion pour l’exploration du bassin arctique[3].

[3] Voir Chapitre II.

Au retour de notre reconnaissance aérienne dans l’extrême Nord, nous nous mîmes en rapport avec le colonel Umberto Nobile, le constructeur du N-1, recommandé par Riiser-Larsen. Répondant à notre désir, il vint à Oslo conférer avec nous. Les renseignements que l’aéronaute italien nous donna sur son dirigeable nous confirmèrent dans la pensée que de tous les aéronefs existant celui-ci répondait le mieux aux conditions du long voyage que nous projetions. Le colonel nous assura, en outre, des dispositions bienveillantes du gouvernement italien auquel le ballon appartenait, dans le cas où nous voudrions nous en rendre acquéreurs.

Après cette entrevue, nous demandâmes à l’Aéro-Club de Norvège de nous prêter son concours pour l’organisation de notre nouvelle campagne, comme il l’avait fait pour notre raid de 1925. Cette fois encore, cette société nous a apporté le dévouement le plus éclairé, et c’est pour nous un agréable devoir d’exprimer à son président, le docteur Rolf Thommessen, notre gratitude de tous les services qu’il nous a rendus.

Amundsen et Riiser-Larsen se rendirent ensuite en Italie signer l’acte d’achat du N-1. Grâce à l’intérêt témoigné par Mussolini à l’expédition, l’affaire fut conclue sans difficultés et dans des conditions pécuniaires satisfaisantes. Il fut convenu que le N-1, après avoir subi un certain nombre de modifications dans l’aérodrome de Ciampino, nous serait livré à Rome au début de 1926, afin que son équipage norvégien pût en apprendre la manœuvre sous la direction du colonel Nobile.

De retour à Oslo, Amundsen partit donner aux États-Unis une longue série de conférences sur notre reconnaissance en avion au-dessus de la banquise ; il pensait par ce moyen se procurer une partie de la somme nécessaire à notre second voyage. Le budget ! Quelle source de soucis n’est-il pas pour un explorateur ! Par quelles angoisses ne passe-t-il pas, lorsqu’il compare ses recettes aux dépenses prévues ! Pendant la période préparatoire de notre précédente campagne, la situation était demeurée longtemps singulièrement noire à ce point de vue ; seule la libéralité d’Ellsworth nous permit de sortir des difficultés dans lesquelles nous nous débattions ; seule sa souscription de 85.000 dollars rendit possible le premier vol qui ait été effectué au-dessus de la banquise arctique. Cette fois encore, ce généreux Mécène fut notre providence en versant à notre caisse une somme de pas moins de 125.000 dollars. Ce don magnifique donna à l’expédition son assiette financière et permit l’accomplissement de notre programme.

Peu de temps après, dans une réunion tenue à Oslo, le colonel Nobile fut engagé comme commandant du dirigeable. Nous ne pouvions faire un meilleur choix. Non seulement Nobile avait construit le N-1, mais en outre il l’avait fréquemment piloté ; par suite il possédait une connaissance complète de l’aéronef sur lequel le voyage serait effectué. C’était là un avantage considérable dans une entreprise comme la nôtre.

CHAPITRE II
Pour quelles raisons nous avons choisi un dirigeable.

Avantages du dirigeable au point de vue de la sécurité et de l’exactitude de la navigation. — Du danger d’incendie. — Nouveau carburant. — Motifs qui nous ont amené à choisir le N-1.

Par le lieutenant de vaisseau Hj. Riiser-Larsen, de la marine royale norvégienne.

Pour une traversée du bassin arctique le dirigeable présente sur l’avion une supériorité incontestable.

Examinons d’abord la question sécurité. L’aéronef offre l’immense avantage de flotter en l’air ; même si tous ses moteurs viennent à être affectés en même temps par une panne, il ne sera pas contraint d’atterrir. Un seul groupe se trouve-t-il avarié, le ballon peut continuer sa route avec les autres, tandis que l’on effectue les réparations nécessaires. Exemple, pendant notre voyage, on démonta un cylindre du moteur de tribord et durant cette opération, le Norge poursuivit sa marche. Au cours de notre vol, combien nous nous sommes félicités d’avoir préféré le dirigeable à l’avion !

Avant le départ la possibilité de rencontrer de la brume avait été envisagée, mais jamais nous n’avions supposé qu’elle pût occuper une surface aussi énorme que les bancs que nous avons rencontrés au nord du continent américain. En distance méridienne ils s’étendaient sur plus de 2.200 kilomètres ! Il faudrait être un adversaire singulièrement obstiné des dirigeables pour nier qu’à travers une mer de nuages d’une telle ampleur, la marche ne soit singulièrement plus aisée et plus sûre avec un aéronef qu’avec un avion. En pareil cas, un aéroplane survolera la brume et par là évitera le dépôt de glace, me répondra-t-on ; d’accord, mais à un moment donné, il devra piquer vers la terre et traverser les nuages. Or, ces appareils doivent garder une très grande vitesse, par suite ne peuvent descendre lentement ; par conséquent, un aéroplane aurait été exposé à entrer en collision avec les montagnes de l’Alaska.

De plus, à bord d’un dirigeable la navigation offre des garanties d’exactitude qu’elle ne présente pas à bord d’un avion. L’absence de secousse permet de prendre des hauteurs solaires avec toute la précision désirable.

Enfin, pour une reconnaissance géographique, l’aéronef constitue un bien meilleur poste d’observation qu’un aéroplane ; nous aurions apprécié cet avantage si nous avions découvert des terres, et en avions exécuté le lever photographique. Du reste le Norge a laissé une impression de sécurité à tous ceux qui ont eu l’occasion de le voir au cours de son voyage à travers l’Europe.

Contre les dirigeables on objecte le danger d’incendie ; à ce sujet que l’on me permette quelques observations. L’hydrogène ne brûlant qu’au contact de l’air n’est pas par lui-même une source de risques à ce point de vue ; il ne s’enflammera que si le feu, venant à éclater près d’un réservoir à gaz, en consume l’enveloppe et que si de ce fait l’hydrogène qu’elle renferme se trouve en présence de l’air, ou bien si un accident quelconque détermine la rupture d’un réservoir et que le gaz se mélange avec l’air et arrive ensuite en contact avec une flamme.

A bord d’un aéronef les dangers d’incendie proviennent, non pas de l’hydrogène, mais des vapeurs d’essence. Alors que ce gaz se mêle très facilement à l’air et est très léger, ces vapeurs possèdent une densité élevée, par suite demeurent près du sol et restent accumulées dans les parties du navire dépourvues de ventilation. Une étincelle ou une flamme se produit-elle dans ce milieu, elle déterminera une explosion.

Pour remédier à ce danger, on se propose d’installer des moteurs à huile lourde sur les paquebots aériens actuellement en construction. Quoique cette question ne rentre pas dans mon sujet, je lui consacrerai quelques lignes.

Après plusieurs heures de route, un dirigeable ayant consommé une certaine quantité d’essence, devient plus léger. Lorsque son commandant voudra descendre, il devra par suite lâcher une certaine quantité de gaz, un peu plus d’un mètre cube par kilogramme de carburant employé, selon le degré de pureté de l’hydrogène ayant servi au gonflement. Plus tard, quand le ballon s’élèvera de nouveau, si la charge qu’il portait au moment de la descente a été augmentée, il sera nécessaire de faire le plein de gaz. Cette manière d’opérer est dispendieuse ; aussi bien a-t-on envisagé d’utiliser l’hydrogène mis en liberté pour la marche des moteurs. On a essayé, par exemple, un mélange de vapeurs d’essence, de gaz, et d’air. Les expériences ont donné de bons résultats. Un mètre cube d’hydrogène pour un kilogramme d’essence, telle serait la proportion la plus avantageuse. Grâce à ce nouveau procédé le ballon n’aura pas à emporter un approvisionnement de carburant aussi considérable que par le passé et sa consommation diminuera dans une proportion notable ; de là cette conséquence très importante, c’est que pour la même quantité d’essence qu’il embarquait précédemment, son rayon d’action augmentera de moitié.

On en est alors venu à l’idée de remplacer l’essence par de l’huile lourde. Les essais ont été satisfaisants, et ont montré que cette innovation diminuerait des six septièmes la dépense en carburant.

Ce procédé n’étant pas entré dans le domaine de la pratique, nous ne pouvions songer à nous en servir. Dans une expédition comme la nôtre, il eût été imprudent de se livrer à des expériences.

Quel type de dirigeable devions-nous choisir ? Telle était la question qui se posait, une fois le principe de l’emploi d’un aéronef admis. Nous n’eûmes à ce sujet aucune hésitation. Depuis plusieurs années, je suivais dans les revues spéciales les progrès réalisés en Italie dans la construction aéronautique. Le type N-1 avait particulièrement retenu mon attention, en ce que son prix le rendait accessible aux ressources d’un petit pays. En 1924, je me trouvais en Italie, occupé à préparer une expédition dont le départ fut arrêté au dernier moment par des difficultés financières ; je profitai de l’occasion pour aller à Rome étudier les dirigeables de ce type, et, au cours de mon séjour dans la Ville éternelle, fis la connaissance de Nobile.

Ses aéronefs me laissèrent l’impression d’engins absolument remarquables, surtout dans les détails de leur construction. Le lieutenant de la marine royale norvégienne Dietrichson, qui m’accompagnait dans cette visite, et moi fûmes d’accord pour reconnaître qu’un aérostat de ce type répondait à tous les desiderata dans une exploration de la calotte arctique. Nous ne pouvions envisager l’emploi d’un zeppelin pour des raisons financières ; un ballon de ce modèle aurait entraîné une dépense double de celle à laquelle notre expédition s’est élevée. De plus, si notre choix s’était porté sur un grand rigide, il eût fallu le construire, et il ne pourrait être achevé qu’en 1927 ; or, le N-1 était prêt. Il s’agissait seulement d’obtenir que cet aéronef qui appartenait à l’Aéronautique militaire italienne nous fût cédé. L’intérêt porté par le gouvernement italien à notre projet, facilita cette opération. Une fois le N-1 acquis, nous ne fûmes pas encore satisfaits et voulûmes nous assurer le concours de son constructeur, le colonel Nobile, sachant que la mise au point de l’aéronef ne pouvait être confiée à des mains plus expérimentées. S’attelant à cette besogne avec une ardeur admirable, Nobile a accompli un magnifique travail dont l’importance est mise en relief par le succès de notre raid.

Parmi les études préparatoires que l’on dut entreprendre à l’occasion de notre expédition, je signalerai celle concernant le mât d’amarrage. Ce mode de campement, qui jusque-là n’avait été employé qu’en Angleterre et aux États-Unis, le fut pour la première fois en Italie, lors des essais de notre ballon. En Angleterre, il avait déjà été utilisé pendant la guerre pour des souples, et, à partir de 1921, pour de grands rigides. C’est au major Scott que revient l’honneur d’avoir construit les mâts et d’avoir fait le succès de ce mode d’amarrage. Dans mon opinion, cette invention permettra à un service de paquebots aériens de couvrir ses frais. Si pour remiser des dirigeables, on était obligé de continuer à ériger d’énormes hangars et d’entretenir un nombreux personnel pour les manœuvres d’entrée et de sortie, les petites nations ne pourraient organiser des lignes de navigation par aéronefs. Après avoir terminé mon instruction théorique de pilote de dirigeable, je participai pendant deux mois aux exercices d’amarrage au mât qui furent exécutés en Angleterre en 1921. Je ne me doutais guère, alors, que je serais amené à collaborer à l’introduction de cette méthode de campement en Italie.

CHAPITRE III
Les préparatifs de l’expédition.

Constructions à élever, transports à effectuer. — Choix d’un emplacement pour l’aérodrome du Spitsberg. — L’automne dans l’Arctique. — Arrivée des ouvriers et du matériel pour la construction du hangar à la baie du Roi. — Voyage dans le Nord pour préparer l’érection du mât d’amarrage sur les bords de l’Océan Glacial.

Par Roald Amundsen, Lincoln Ellsworth et le lieutenant de vaisseau Joh. Höver, de la marine royale norvégienne.

Quels préparatifs considérables l’expédition a entraînés, il est nécessaire de le mettre en lumière pour que le lecteur puisse se rendre compte de la grandeur des difficultés de toute nature que nous avons dû vaincre avant de partir pour le Pôle.

En comparaison de notre dernière campagne, combien celle que nous allons entreprendre s’annonce plus compliquée. Les hydravions dont nous nous sommes servis en 1925 pouvant prendre leur envol sur la glace, nous n’eûmes pas, l’an passé, à préparer un terrain de départ sur les bords de la baie du Roi. Avec un dirigeable, il en allait autrement. Une fois arrivé à Ny Aalesund, l’aéronef y séjournera avant de partir pour le Pôle : l’équipage devra faire le plein de gaz et d’essence et mettre au point les moteurs après le long voyage de Rome au Spitsberg ; en second lieu, peut-être les circonstances atmosphériques contraindront-elles à attendre plusieurs jours avant de pouvoir partir.

Donc, aussitôt après avoir signé l’acte d’acquisition du ballon, des dispositions furent prises en vue de la création d’un port aéronautique à la baie du Roi. Afin de parer à tout événement, il fut décidé que ce port comporterait un hangar et un mât d’amarrage[4]. Dans une entreprise comme la nôtre, toutes les éventualités doivent être prévues sous peine de s’exposer à un échec. Qu’au moment de l’arrivée du dirigeable à la baie du Roi, une brise fraîche rende dangereuse l’entrée du hangar, que deviendra le ballon ? L’érection d’un mât à Ny Aalesund était donc indispensable. En outre, des aménagements devront être effectués sur la route que l’aérostat suivra entre Rome et le Spitsberg afin de lui préparer des lieux d’escale.

[4] Le mât consiste en un pylône auquel le ballon vient s’amarrer. Cette méthode de « mouillage » des dirigeables, a donné d’excellents résultats. Un aéronef a pu demeurer quarante-deux jours amarré à un mât, sans aucun inconvénient, même par des coups de vent. Ajoutons que dans ces conditions, le ravitaillement du ballon s’opère aisément.

L’itinéraire choisi prévoit des arrêts pour le ravitaillement : à Pulham (Angleterre), à Oslo, à Léningrad, enfin sur la côte nord de la Norvège. A Pulham, le grand port aéronautique d’Angleterre, nous trouverons toutes les ressources dont nous aurons besoin, et, à Gatchina, près de Léningrad, un hangar pourra abriter notre ballon. En revanche, il n’existe en Norvège aucune installation aéronautique. En conséquence, un mât sera dressé à Oslo et un second sur la côte septentrionale de notre pays, afin que le ballon puisse faire escale en ces deux points. Le départ de l’expédition devant avoir lieu au début du printemps 1926, toutes ces constructions seront, par conséquent, exécutées en plein hiver. Or, au Spitsberg, cette saison représente non seulement de grands froids et des tourmentes de neige, mais encore l’obscurité complète pendant une longue période. A la latitude de la baie du Roi, la nuit polaire commence le 29 octobre et dure ensuite quatre mois environ. Le hangar sera donc érigé pendant ces semaines noires, ce qui ne facilitera guère la besogne.

Ces aménagements nécessitant une quantité énorme de matériaux, et, l’établissement d’un port aéronautique au Spitsberg, des approvisionnements en gaz, essence, pièces de rechange, vivres, vêtements, etc., des transports par mer considérables ont été effectués, et cela à l’époque où la navigation dans l’Océan Glacial offre le plus de dangers. Un nombre donnera un aperçu de l’effort accompli dans cet ordre d’idées. C’est à pas moins de 2.000 tonnes que le poids du matériel apporté au Spitsberg pour le compte de l’expédition peut être évalué.

Illustration
Le lieutenant de vaisseau Riiser-Larsen et le mécène de l’expédition Lincoln Ellsworth.

Au lieutenant Joh. Höver, de la marine royale norvégienne, fut confiée la mission de préparer les gares aéronautiques au Spitsberg et dans le Nord de la Norvège. Il la remplit avec un succès complet. Quels obstacles de toute nature il a vaincus pour mener à bien cette lourde tâche, il le raconte lui-même dans le rapport qu’il nous a remis :

« Le 4 octobre, je partis d’Aalesund[5], à destination du Spitsberg à bord du Sörland, le dernier vapeur de la saison allant prendre un chargement de charbon à la baie du Roi. Il emportait partie des matériaux destinés aux constructions que nous voulions élever à Ny Aalesund : du ciment et des barres d’acier. Les barres destinées aux fondations du mât d’amarrage mesurent, soit dit en passant, une longueur de 2 mètres et une circonférence de 0 m. 235.

[5] Port de la Norvège occidentale, situé entre Bergen et Trondhjem.

« L’automne n’est pas précisément une époque favorable pour un voyage au Spitsberg. Avant notre départ, pendant que le Sörland mettait à quai sa cargaison dans le port d’Aalesund, le vent souffla avec une telle force qu’à plusieurs reprises cette opération dut être interrompue. Durant la traversée, sans répit, les tempêtes succédèrent aux tempêtes, si bien que le voyage se prolongea pendant treize jours, alors que la durée normale du trajet est moitié moindre. Une première fois, par le travers du fjord de Trondhjem et une seconde fois près de l’île aux Ours, la mer fut si démontée que le navire se trouva en danger. Seulement aux approches du Spitsberg un heureux changement se manifesta et c’est par calme plat que nous longeâmes la côte ouest de l’archipel. Toujours je garderai le souvenir de la nuit magnifique qui précéda mon arrivée. Pas un souffle de vent ; un ciel tout piqué d’étoiles, illuminé dans sa partie sud par les fusées et les draperies mouvantes de l’aurore boréale ; une mer unie sur laquelle toutes ces lueurs célestes se reflètent comme dans un miroir. Je ne puis discerner où finit la nappe d’eau et où commence le ciel ; j’ai l’impression d’être perdu dans un espace lumineux.

« Le 17 octobre, à l’aube, le Sörland pénètre dans la baie du Roi. De nouveau une impression très vive, mais dans un autre genre que celle de la nuit dernière. De tous côtés, d’immense glaciers venant s’unir au fjord ; au-dessus un hérissement de pics cimés de neige, tandis qu’au centre du paysage les pyramides des monts Norra, Svea et Dana dorées par le soleil levant font un flamboiement au milieu de tout ce blanc. La baie est parsemée de gros glaçons, hauts de 6 à 8 mètres ; ils proviennent de la rupture du front des glaciers voisins rongé par la fusion au contact de la mer dont la température est relativement élevée eu égard à la latitude. Ordinairement ces ruptures, le velage pour employer l’expression consacrée du vocabulaire arctique, ne se produisent qu’en été. Cette année, par extraordinaire, le phénomène a continué en automne ; il a même persisté jusqu’à mon départ du Spitsberg.

« Pour ne pas heurter de glaçons, le navire fait des routes diverses, et, après avoir manœuvré quelque temps au milieu de ces récifs flottants, accoste sans encombre au quai de Ny Aalesund.

« A 10 heures du matin, je débarque. Aussitôt je vais rendre visite à M. Sherdal, ingénieur en chef de la mine ; immédiatement après je commence mon travail. Dans un silence impressionnant de désert, je parcours les bords de la baie ; successivement je visite les différents sites qui, d’après les indications de la carte, m’ont paru convenir pour le hangar. Le seul être vivant qui de temps à autre me tient compagnie pendant cette promenade solitaire est un chien du charbonnage, issu des attelages qu’Amundsen employa au Pôle Sud ; encore n’ose-t-il s’approcher de moi, tant il est craintif.

« A 3 h. 1/2, avant la tombée de la nuit, j’ai examiné deux fois les localités qui me paraissent propices. Ma reconnaissance ne me laisse pas une impression favorable ; en revenant vers Ny Aalesund, fatigué par cette longue marche sur un sol rugueux, je songe aux excellentes installations de Pulham, de Cuers, de Nordholtz, et autres aérodromes de l’étranger, et me demande anxieusement s’il sera possible d’établir ici un port pour notre dirigeable.

« Mes excellents hôtes, M. et Mme Sherdal ne partagent pas mon pessimisme ; dans leur opinion des emplacements convenables pour le hangar et le mât ne manquent pas aux environs. Résidant ici depuis six ans, M. Sherdal possède une expérience du climat de la baie du Roi qui m’est fort utile. Au début de son séjour, me raconte-t-il, dans la crainte que les maisons ne fussent renversées par les coups de vent ou que tout au moins leurs toits ne fussent enlevés, il les avait fait assujettir au sol par des haubans. Plusieurs hivernages l’ayant convaincu de l’inutilité de cette précaution, aujourd’hui habitations et magasins sont édifiés sans aucun renforcement particulier. Donc, dans l’opinion de M. Sherdal, l’érection d’un hangar ne saurait être ici plus compliquée que dans tout autre pays.

« A Ny Aalesund, les vents soufflent pour ainsi dire constamment des glaciers du fond de la baie vers l’embouchure du fjord, c’est-à-dire du sud-est, quelquefois seulement du nord-ouest. Les grosses tempêtes viennent, au contraire, du sud-ouest, et, du glacier Brögger et des monts environnants, tombent en trombes sur le village. Les autres directions du vent sont rares.

« Après une longue conversation avec mes hôtes, à la suite du souper, l’avenir m’apparaît moins sombre. Évidemment à tort, je me suis laissé influencer par le souvenir des aérodromes étrangers.

« Le lendemain, par un temps superbe, je vais de nouveau reconnaître le terrain avec M. Sherdal. Cette fois, j’arrive à un résultat. Après un examen attentif des lieux et une longue discussion avec mon compagnon, je choisis le site du hangar et aussitôt marque par des pyramides de pierres l’emplacement de ses angles sud et ouest.

« Le hall aura une longueur de 110 mètres, une largeur de 34 et une hauteur de 30 ; sa superficie sera d’environ 2.000 mètres carrés.

« Ma décision toutefois n’est pas encore définitive ; avant de commencer les travaux, je veux réfléchir, peser le pour et le contre et étudier encore une fois les bords de la baie.

« Le 19 octobre, tourmente de neige et 10° sous zéro. Accompagné d’un homme et chargé d’un théodolite et d’une chaîne d’arpenteur, je pars néanmoins dresser le plan du terrain que j’ai en vue ; en raison du mauvais temps, je me borne à remplacer les deux pyramides de pierres élevées hier par des jalons et à fixer la position des deux autres angles du hangar.

« Seulement deux jours plus tard, je puis poursuivre mon travail. Le ciel est resplendissant, mais froid ; 20° sous zéro ; grâce à l’absence de vent cette basse température est fort supportable.

« Après ces reconnaissances, ma résolution devient définitive ; le hangar sera élevé sur l’emplacement que, dès le premier jour, M. Sherdal et moi avons choisi ; il sera orienté Nord-Ouest-Sud-Est et s’élèvera à 300 mètres environ du rivage et à 450 au sud-est de l’habitation du directeur du charbonnage, à l’altitude de 25 mètres.

« Le 23 octobre, à midi, le vapeur Alekto amène à Ny Aalesund les ouvriers chargés de la construction de l’aérodrome et le restant des matériaux : 21 hommes sous les ordres du maître charpentier Arild, 600 mètres cubes de bois, 50 tonnes de fer, les outils, l’équipement et les vivres nécessaires à ces travailleurs pendant l’hiver. Tous témoignent d’entrain et de bonne humeur ; ce sont, d’ailleurs, gens sachant s’adapter aux milieux les plus différents ; plusieurs ont pris part à la construction du pavillon de la Norvège à l’exposition de Rio-de-Janeiro en 1922. Après avoir vécu sous les tropiques, les voici maintenant dans le domaine des glaces polaires ; de ce changement, ils n’ont cure.

« A peine débarqués, les nouveaux arrivants vont visiter le monument rappelant le départ des avions d’Amundsen, et le terrain sur lequel ils élèveront le hangar. Puis dans l’après-midi, ils prennent leurs quartiers dans des baraquements de la mine. Une fois installés, ils commencent le déchargement de l’Alekto ; partagés en deux équipes, ils travaillent pendant cinq jours, de 7 heures du matin à minuit, avec une telle ardeur que le 28 au soir, il est terminé. Des deux côtés de la voie ferrée qui le dessert, le quai se trouve maintenant couvert de planches et de caisses. Comment amener tout cela à pied d’œuvre ?

« Fort obligeamment la compagnie de Ny Aalesund a mis à ma disposition trois poneys ; avec un train d’équipages aussi faible le transport de ces énormes monceaux de matériaux exigerait des semaines. En conséquence, je décide de prolonger la voie de desserte du quai jusqu’au site du hall : c’est 400 mètres de rails à poser. Ce travail achevé, on recommence à manutentionner tous ces bois pour les charger sur les wagonnets et les conduire au chantier. Une rude besogne, en vérité ! Heureusement, le temps se maintint au beau, mais quel froid !

« Le 20 octobre, tandis que l’Alekto, sur lequel je dois m’embarquer pour rentrer en Norvège, prend son charbon et sa provision d’eau, je vais choisir le site du mât d’amarrage.

« Les charpentiers possèdent un excellent outillage et d’abondants matériaux ; d’autre part, en cas de besoin, ils trouveront au charbonnage l’assistance nécessaire ; j’ai donc bon espoir que les installations seront terminées à temps, pourvu que les circonstances météorologiques ne soient pas trop défavorables. Si les neiges sont abondantes, leur enlèvement occasionnera un surcroît de travail : or, pour que tout soit prêt en avril, la besogne ne manque pas. A cette date la charpente du hangar doit être complètement montée, les blocs d’amarrage des haubans mis en place et les fondations du mât terminées.

« Le 30, l’Alekto appareille ; jamais auparavant un navire de charge n’a quitté le Spitsberg à une date aussi tardive. Depuis quatre jours, le soleil a disparu pour de longues semaines ; en revanche la lune demeure au-dessus de l’horizon. Grâce à sa clarté, nous n’éprouvons aucune difficulté à sortir du fjord ; il est d’ailleurs libre de glaces comme en plein été.

« Un temps magnifique favorisa la traversée ; jamais de brume, et au large un air tiède, plusieurs degrés au-dessus de zéro ; en revanche sur le continent, nous retrouvâmes l’hiver.


« Le 21 janvier 1926, je reprends le chemin du Nord, afin d’aller déterminer l’emplacement du mât d’amarrage prévu sur la côte septentrionale de Norvège.

« Après avoir, pendant deux semaines, parcouru le littoral entre Harstad, petite ville sur les bords du canal séparant les îles Lofoten du continent et Kirkenes, établissement industriel voisin de la frontière finlandaise, mon choix s’arrêta sur l’île de Vadsö située au nord de la ville du même nom, sur les bords mêmes de l’Océan Glacial. Contre cette résolution, les météorologistes protestèrent ; les tempêtes étaient, déclaraient-ils, particulièrement fréquentes dans cette localité ; ce serait, à les entendre, exposer le ballon à de graves risques que de le faire relâcher dans cette ville, battue par les vents. Avant de prendre ma décision, j’avais soigneusement étudié le journal météorologique d’un habitant pendant ces cinq dernières années et celui tenu à bord d’un vapeur local. Ces documents m’avaient donné la certitude qu’en avril et en mai les circonstances atmosphériques étaient loin d’être aussi défavorables que les météorologistes le prétendaient. En second lieu, avantage méritant sérieuse considération, le sol de l’île de Vadsö présentait des conditions propices.

« En conséquence, je maintins mon choix ; l’expérience prouva qu’il était bon.

« Un ingénieur de la ville fut chargé de l’organisation de cette escale ; avec le plus grand succès, il remplit cette mission. Arrivé à Vadsö le 26 mars, un mois plus tard le mât se trouva prêt à recevoir le ballon.

« Celui des environs d’Oslo fut monté dans la plaine d’Ekeberg ; il diffère dans les détails du type dont le dessin avait été fourni par les Italiens, l’usine norvégienne Kværner qui avait assumé sa construction ayant dû employer les matériaux dont elle disposait. Ce mât fut très facilement mis en place, mais son cône ayant été expédié tardivement de Rome, il ne fut achevé qu’au dernier moment.

« A peine revenu à Oslo, de mon voyage à Vadsö, je fus envoyé en Italie pour apprendre, sous la direction des Italiens, les manœuvres d’entrée et de sortie du ballon et celles de son transport sur le sol jusqu’à son point de départ. A la suite de ce stage d’instruction je serai nommé commandant de l’aérodrome au Spitsberg.

« A mon retour de Rome, le mât d’Ekeberg était dressé. Pendant mon séjour à Oslo, le détachement de la garde, chargé de prêter assistance à l’expédition lors de son escale dans la capitale de la Norvège, fit un exercice d’amarrage. On ne put le renouveler en raison de mon prochain départ pour le Nord.

« A quelles allées et venues les préparatifs du voyage m’ont obligé ! De Norvège je me suis rendu une première fois au Spitsberg ; revenu de cet archipel polaire, je suis parti pour Vadsö, à l’extrémité septentrionale de la presqu’île scandinave ; ensuite à mon retour de ce second voyage, j’ai filé à Rome, puis suis retourné au Spitsberg. Bref, en six mois et demi, j’ai parcouru une distance plus grande que celle séparant le Pôle de l’Équateur. »

CHAPITRE IV
Construction de l’aérodrome au Spitsberg.

Éclairage des chantiers pendant la nuit polaire. — Approvisionnement en eau. — Achèvement de la charpente du hangar. — Préparation du béton par les froids polaires. — Transport du matériel au Spitsberg. — Couverture du hangar.

Par le lieutenant Joh. Höver.

Construire un aérodrome sur une terre polaire, et cela en plein hiver, constitue une entreprise unique en son genre ; aussi bien nous semble-t-il intéressant d’entrer dans quelques détails à ce sujet.

Disons d’abord que pendant leur séjour de six mois sur les bords de la baie du Roi, les ouvriers ne souffrirent en quoi que ce soit et ne manquèrent de rien. Aujourd’hui, un hivernage au Spitsberg ne présente pas de danger ; chaque année, des femmes et des enfants appartenant à la population ouvrière des charbonnages résident dans l’archipel pendant la nuit polaire et n’en éprouvent aucun inconvénient.

Aussitôt l’épi de la voie ferrée prolongé jusqu’à l’emplacement du hangar, le transport des matériaux apportés par l’Alekto commença. Il fut mené rondement ; une semaine durant, jour et nuit, des rames de deux à quatre wagons ne cessèrent de rouler. Après quoi, on construisit un atelier pour le montage des fermes du hall.

En même temps, des dispositions sont prises pour éclairer les chantiers. Depuis plusieurs jours, la nuit polaire enveloppe Ny Aalesund et pendant quatre mois ce sera l’obscurité complète. Pour parer à cette situation, l’expédition s’est assuré une grande partie de la production de l’usine électrique appartenant au charbonnage. En conséquence, on n’a plus qu’à installer une canalisation. En quelques jours 5.000 mètres de fil sont posés et des rangs de lampadaires dressés autour des sites du hangar et du mât et la lumière fut.

Dans un chantier, l’eau n’est pas moins nécessaire que la lumière. Or, pendant l’hiver, dans les régions polaires, elle n’existe qu’à l’état solide, et pour s’en procurer, on n’a d’autre ressource que de faire fondre de la glace ou de la neige. Nos gens n’eurent pas besoin de recourir à ce procédé ! Près de Ny Aalesund se trouve un lac qui, même par les plus grands froids, ne gèle jamais jusqu’au fond, en raison de la présence d’une source chaude dans sa cuvette. L’été précédent, une conduite avait été installée entre ce bassin et le village. Afin que l’eau ne gelât pas dans les tuyaux, on les avait enveloppés d’un double manchon de lichen et de foin, et, sur toute leur longueur, on avait posé un fil par lequel on faisait passer un faible courant électrique. Grâce à ce dispositif, l’approvisionnement en eau fut assuré pendant tout l’hiver.

Malgré les précautions prises, la tâche des ouvriers restait fort pénible. Songez qu’ils avaient à manier des planches larges de 0 m. 20, épaisses de 0 m. 03, recouvertes de glace et de neige. Ajoutez à cela qu’après chaque tempête et chaque chute de neige, il fallait passer de longues heures à déblayer les matériaux de la couche qui les recouvrait. Grâce au zèle de tous, les constructions n’en avancèrent pas moins rapidement.

Le sol sur lequel le hall devait être érigé présentait une légère pente. Le temps faisant défaut pour l’aplanir, on établit un plancher horizontal sur des poutres entretoisées. Ce pénible travail ayant été terminé vers la Noël, aussitôt après on commença l’érection des piliers.

L’ensemble de la construction se composait de 46 demi-fermes ou piliers faisant office de fermes, hauts de 31 m. 40. Ils furent préparés en deux morceaux et montés ensuite.

Tantôt éclatait une tempête, tantôt le thermomètre descendait à 35° sous zéro. Au début de février, une tourmente ensevelit le chantier sous une telle épaisseur de neige, que le toit de l’atelier haut de 7 mètres au-dessus du sol disparut pour ainsi dire. Mais aucune intempérie n’arrêta nos hommes ; aucun contretemps n’eut raison de leur ardeur au travail, et le 15 février ils achevaient la charpente du hangar. Pour fêter cet événement, le pavillon national fut hissé au sommet du hall, aux acclamations de toute l’assemblée. Un nombre donnera une idée représentative de l’effort accompli dans les conditions que nous venons de décrire : mises bout à bout, les planches employées dans cette construction atteindraient une longueur de 25 kilomètres !

Tandis que les charpentiers dressaient le hangar, les cimentiers établissaient les fondations du mât d’amarrage. Elles consistaient en trois massifs de ciment armé de 40 tonnes, surmontés d’une tête de boulon à œil. Dans ces têtes de boulon seraient engagés les trois sommets du triangle équilatéral de 6 mètres de côté formant le pied de l’appareil. Le sol étant profondément gelé, la mine fut nécessaire pour creuser les excavations destinées à recevoir les blocs en question. Chaque explosion ne procurant qu’un gain modique, de nombreux fourneaux durent être forés avant d’attendre la profondeur désirée. En vérité ce fut une œuvre remarquable de patience.

Les matériaux nécessaires à la préparation du béton armé étaient heureusement abondants et à proximité. Une plage située à quelques centaines de mètres du chantier fournissait un excellent sable et les énormes amas de déblais provenant de la mine, les gravillons. Comment a-t-on réussi à couler du béton par des froids de 20 à 30°, c’est ce que nous allons expliquer. Pour sa préparation, on employait de l’eau provenant des chaudières de l’usine électrique. Versée bouillante dans des bacs ayant une capacité de 2 mètres cubes, elle était transportée sur un traîneau au chantier où, après ce trajet, elle arrivait encore suffisamment chaude. D’autre part, le sable et les cailloux étaient échauffés sur des feux de charbon. Le combustible ne manquait pas ; 30.000 tonnes de houille étaient entassées sur le carreau de la mine. Enfin, pour assurer la prise, les fondations du mât furent recouvertes d’un baraquement soigneusement clos. Grâce à ces précautions, 200 mètres cubes de béton purent être préparés avec succès au cours de l’aménagement de l’aéroport.

Illustration
Le « Norge » au mât d’amarrage d’Oslo.

Dès la Noël, on commença la construction des seize gros blocs d’ancrage sur lesquels des haubans fixés aux fermes du hangar seraient frappés. Ce dispositif avait été adopté pour augmenter la résistance de la charpente aux coups de vent.

Tous ces différents travaux terminés, les ouvriers jouirent d’une semaine de repos ; ils l’avaient bien gagnée.

Pour que l’aérodrome pût recevoir le ballon, il ne restait plus qu’à couvrir de toile le hangar et à dresser le mât d’amarrage. Or ces matériaux n’arrivèrent qu’à la fin de mars par suite de retards dans les transports.

Le 9 mars seulement, le vapeur Cygnos mouilla à Trondhjem, apportant d’Italie les pièces de rechange du ballon, les cylindres d’hydrogène, les deux mâts destinés au Spitsberg et à Vadsö, bref tout le matériel aéronautique. Aussitôt le navire à quai, on transborda sa cargaison sur le Hobby qui devait l’amener à la baie du Roi, opération qui ne laissa pas d’être délicate. Les parties inférieures des poutrelles d’angle des mâts étaient longues de 5 mètres et pesaient une tonne et demie. La manutention de pareilles charges sur un bateau de faible tonnage présenta de sérieuses difficultés. On eut ensuite à charger 140 caisses, dont le poids variait de 50 à 650 kilogrammes ; les plus légères contenaient les soupapes à gaz, les plus lourdes les moteurs et les gouvernails de rechange. Notons que, dans ces derniers colis, les emballages pesaient huit fois plus que les appareils eux-mêmes. Le Hobby emporta, en outre, 900 cylindres d’hydrogène, soit 144 tonnes ; chaque cylindre contenait 100 litres de gaz sous une pression de 100 atmosphères, correspondant à deux mètres cubes de gaz à la pression d’une atmosphère. On embarqua, de plus, de l’huile, de l’essence, enfin la couverture du hangar, 10.000 mètres carrés de toile de fabrication française.

Le 24 mars, le Hobby entrait dans la baie du Roi, entièrement libre de glace comme en plein été. Dès l’arrivée du navire, les chantiers de Ny Aalesund prirent une nouvelle activité.

On commença par tendre la toile sur la charpente du hall ; pour cela, elle avait été divisée en 44 pièces de 30 mètres de haut sur 5 de large, correspondant à l’intervalle existant entre deux travées. L’amarrage de toutes ces toiles exigea, cela va sans dire, des kilomètres de corde. L’installation de la porte ou plutôt du rideau fut plus compliquée. Si le rideau tombait perpendiculairement, il subirait une pression formidable, lorsque le vent soufflerait en tempête, et, de ce fait, l’édifice éprouverait un ébranlement. Afin de remédier à cet inconvénient, au moyen de câbles la toile fut tendue en avant de la porte, de manière à ce qu’elle prît la forme d’une demi-pyramide, dont le sommet se trouvait à environ 25 mètres de l’entrée. Grâce à ce dispositif, le vent n’exerçait plus de pression normale sur la toile et se trouvait rejeté sur les côtés.

La manœuvre du rideau était obtenue par deux treuils, placés l’un à droite, l’autre à gauche de la porte, agissant sur des jeux d’anneaux glissant sur les montants.

En même temps que l’on mettait en place la couverture du hall, on s’occupait du mât d’amarrage. En une semaine, l’ingénieur Luné réussit à le dresser. Après avoir monté l’appareil sur le sol, il engagea deux de ses pieds dans les boulons à œil fixés aux deux blocs antérieurs de la fondation et, sur la charnière ainsi obtenue, le mât fut levé d’une seule pièce au moyen de treuils et de palans. Notez qu’il mesurait une hauteur de 35 mètres et atteignait un poids de 14 tonnes, et vous vous rendrez compte de la délicatesse de l’opération.

Ainsi, au début d’avril, l’aérodrome du Spitsberg se trouvait dans un état d’avancement très satisfaisant.

CHAPITRE V
Les derniers préparatifs au Spitsberg.

Départ des chefs de l’expédition pour le Spitsberg. — La baie du Roi libre de glaces. — Achèvement de l’aérodrome de Ny Aalesund. — Arrivée de l’aviateur américain Byrd. — Conflit entre photographes.

Par Roald Amundsen et Lincoln Ellsworth.

Amundsen était rentré à Oslo après sa tournée de conférences aux États-Unis et Ellsworth venait d’arriver en Norvège. Le N-1 avait déjà fait à Ciampino plusieurs sorties avec son équipage italo-norvégien. Tout avait marché à souhait ; l’avenir semblait plein de promesses. Nous décidons alors de nous rendre au Spitsberg le plus tôt possible, afin de hâter l’achèvement de l’aérodrome. Sur ces entrefaites, répondant au désir qui nous a été exprimé, nous allons à Rome assister, le 29 mars, au baptême du dirigeable. Il reçut le nom de Norge[6] ; en même temps, le pavillon italien fut amené et remplacé par les couleurs norvégiennes.

[6] Nom de la Norvège en norvégien. (Note du traducteur.)

Le lendemain de cette cérémonie, nous repartons pour Oslo et bientôt après prenons la route du Spitsberg. L’expédition dispose de deux navires, le Knut Skaaluren qu’elle a affrété, et, le garde-côte Heimdal mis à ses ordres par le gouvernement norvégien. Le premier peut appareiller dès le 13 avril, le second pas avant le 22. Pressés d’arriver à la baie du Roi, nous prenons passage sur le Skaaluren.

Le 17, nous quittons Tromsö à destination de Ny Aalesund. Aucun incident ne marqua le voyage : personne même n’eut le mal de mer.

Ce bateau portait les approvisionnements de l’expédition et le restant du matériel aéronautique, notamment 3.900 cylindres d’oxygène pesant 625 tonnes.

Le 21 avril, à 17 heures, nous arrivons à la baie du Roi. Partout la mer libre ; seulement le long du quai, on voit un peu de glace ; le Skaaluren la brise facilement, et, le 22, à 3 heures, il s’amarrait à la jetée.

Combien l’aspect de la baie est différent de celui qu’elle offrait l’an passé. En 1925, elle était couverte de glaces nouvellement formées, tandis qu’aujourd’hui on n’en aperçoit pas une seule. Par contre, la couche de neige est beaucoup plus épaisse qu’au printemps dernier ; cette circonstance entravera nos travaux.

Au milieu de ce paysage blanc, le monument élevé en souvenir de notre vol au-dessus de la banquise se détache en vigueur : une pierre dressée, portant simplement les noms des six membres de l’expédition. Il est situé sur un monticule, tout près de l’endroit d’où nous sommes partis.

Quelques semaines auparavant, à New-York, le commandant Byrd, de la marine militaire des États-Unis, était venu nous entretenir de son projet d’atteindre le Pôle en avion. Nous avions alors appelé son attention sur le régime des glaces dans la baie du Roi et lui avions conseillé de prendre son envol sur la banquise de ce fjord. Dans notre opinion, il n’existe point de meilleur terrain de départ. Or, voici que la baie est complètement libre. Que Byrd pensera-t-il de nous, lorsqu’il n’y découvrira pas le moindre glaçon ? Supposera-t-il que nous avons voulu le tromper ? Quoique notre conscience soit tranquille à ce sujet, chaque jour nous allons examiner le fjord, espérant toujours qu’un beau jour nous le trouverons couvert de glace et qu’il pourra fournir à Byrd le terrain de départ que nous lui avons en quelque sorte promis.

Le 25 avril, un temps superbe, clair, ensoleillé. Les fenêtres ouvertes, nous faisons la grasse matinée, aspirant avec volupté l’air frais et admirant l’incomparable panorama des montagnes voisines. Tout à coup, une musique militaire résonne. Une musique militaire à Ny Aalesund ! Le Heimdal, le navire de guerre mis à notre disposition, est donc arrivé ! En un clin d’œil nous nous habillons et nous précipitons vers le quai. Le bateau attendu est déjà amarré ; il a fait un excellent voyage ; nulle part les glaces n’ont opposé d’obstacles à sa marche. Jusqu’ici, faute de main-d’œuvre, les préparatifs avançaient lentement. L’équipage de cette canonnière nous apporte un renfort très utile.

Pour amener au hangar tout le matériel embarqué sur le Hobby, il faut commencer par déblayer la voie ferrée. En plusieurs endroits, elle est recouverte de 2 mètres de neige tassée et serrée à un point inimaginable. C’est pas moins de deux semaines d’un rude labeur.

Pendant ce temps, le lieutenant Höver, avec six mécaniciens, deux Norvégiens et quatre Italiens, achève l’installation du mât d’amarrage et du hangar. Le mauvais temps contrarie malheureusement ces travaux ; alors que les heures sont si précieuses, à plusieurs reprises des tourmentes de neige nous condamnent au repos.

Dès que la voie ferrée est dégagée, les transports deviennent très actifs entre le quai et l’aérodrome. En quelques jours, 360 cylindres d’hydrogène sont amenés près du mât et 2.800 dans le hangar, enfin toutes les pièces de rechange et tout l’outillage et Dieu sait s’il est abondant.

Rien n’a été omis, écrit Höver, ceci dit à la louange du colonel Nobile et de ses collaborateurs. Ils ont même envoyé le superflu. Nous autres, Norvégiens, qui possédons une certaine expérience du Spitsberg et de l’Arctique, ne pouvons nous empêcher de sourire, en trouvant sur la liste des articles expédiés d’Italie pour l’équipement de l’aérodrome, des projecteurs, des lampes, des groupes électrogènes, bref tous les appareils destinés à l’éclairage de l’aéroport, pour le cas où l’atterrissage aurait lieu dans l’obscurité !! Nos amis italiens ont oublié qu’au Spitsberg le jour est continu en cette saison.

Le 29 avril, l’expédition aéronautique de Byrd arriva sur le vapeur américain Chantier. D’après les journaux, l’entrée en scène de Byrd nous aurait causé une profonde surprise en même temps qu’un grand désappointement, l’aviateur américain se proposant, selon leurs récits, de nous devancer au Pôle. Rien de tout cela n’est vrai. Depuis longtemps nous étions au courant du projet de cet explorateur, et non seulement notre sympathie lui était acquise, mais encore nous lui avions promis toute l’assistance qu’il nous serait possible de lui donner. Nos relations au Spitsberg, empreintes de la plus grande cordialité ont créé entre nous une solide amitié.

Les débuts de l’expédition américaine à Ny Aalesund furent difficiles. Le Heimdal occupait le quai tout entier — lequel est très court, soit dit entre parenthèses. — Au moment de l’arrivée du Chantier, notre bateau avait à prendre son eau et son charbon et de plus à réparer une chaudière ; il importait qu’il fût prêt à prendre la mer lorsque le Norge quitterait Léningrad, afin de pouvoir lui porter secours en cas de besoin pendant la traversée entre Vadsö et le Spitsberg. Par suite, le commandant dut refuser à Byrd de lui céder la place. Les Américains auraient pu prendre cette décision pour un acte de mauvaise volonté à leur égard ; fort heureusement, comprenant la situation, ils ne l’interprétèrent pas ainsi.

Le Chantier s’amarra alors au Heimdal, bord contre bord. Aussitôt débarqué, Byrd vint nous voir ; immédiatement, nous lui rendîmes sa visite. En vérité, cette expédition était intéressante à tous les points de vue, unique même en son genre. Son équipement lui avait été en entier généreusement offert et tous ses membres étaient des volontaires. Quel admirable pays que celui où les initiatives éveillent tant d’intérêt et trouvent un appui aussi actif !

En mettant le pied sur le pont du bateau américain, nous croisons un homme terriblement sale. Après nous être regardés un instant, nous avons tous deux l’impression de nous être rencontrés auparavant. Je l’interroge, et il me répond en riant : « Oh ! oui, capitaine Amundsen, je vous connais bien ; avant de partir avec le commandant Byrd, j’étais employé à la banque X…, à New-York, et très souvent j’ai eu l’occasion de vous y voir. » L’équipage se compose presque tout entier de gens venus se joindre à l’expédition par enthousiasme pour cette entreprise hardie. Chez ces braves, ni préoccupation d’argent, ni désir de gloire n’entrent en ligne de compte ; aller de l’avant et atteindre le but, tel est le seul mobile de leur conduite. A coup sûr, ni la glace, ni la neige ne pourront arrêter de pareils hommes. A bord du Chantier règne un excellent esprit ; tous les membres de l’expédition rendent hommage à l’énergie sereine et aux autres grandes qualités de leur chef.

Le lendemain le Hobby, notre ancien compagnon de l’an dernier, affrété par les Américains, arrive se mettre à leur service.

Le 1er mai, Byrd et ses collaborateurs accomplirent un exploit, dont nous autres, qui en avons été témoins, ne saurions trop exalter l’audace comme la parfaite exécution.

Le Heimdal étant obligé de rester à quai plus longtemps qu’il n’a été prévu, Byrd résolut de débarquer son aéroplane sans plus tarder, malgré la présence de nombreuses glaces dans le mouillage. Pour cela quatre baleinières sont mises à la mer, puis assemblées bord à bord, et recouvertes de planches. Sur le radeau ainsi formé, le Fokker américain, le Joséphine-Ford, est ensuite descendu à l’aide des appareils de levage du navire. Après quoi la singulière embarcation avance vers la plage à travers le dédale des blocs flottants. Devant ce spectacle nous demeurons haletants. A chaque instant un abordage peut se produire avec une de ces glaces que le courant pousse tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Nos amis ont joué leur expédition sur une carte. La fortune leur donna gain de cause. Après une longue lutte dans laquelle ils firent preuve d’autant de décision que d’énergie, ils réussirent à amener leur appareil sur le rivage. Évidemment, de pareils hommes sauront vaincre.

Dès lors, jour et nuit, ils se préparent avec ardeur au départ. Ne pouvant prendre leur envol sur la banquise, comme nous l’avons fait l’an passé, par suite de l’absence d’une nappe de glace fixe dans la baie, ils se mettent en quête d’un terrain sur les bords du fjord. Après de longues recherches, Byrd finit par en trouver un au-dessus et un peu à droite du hangar. Il présente une pente très faible et au premier coup d’œil semble ne pas offrir de grandes dénivellations. Néanmoins, pour le transformer en champ d’aviation, de grands terrassements sont nécessaires et pendant plusieurs jours de suite nous voyons nos confrères manier le pic et la pelle et charrier d’énormes quantités de neige afin de boucher les trous.

Le voisinage des deux expéditions donna naissance à des difficultés inattendues. Nul n’ignore que la vente des photographies et des films constitue une des principales ressources des explorateurs pour couvrir leurs dépenses. En conséquence, voulant réserver aux publications avec lesquelles nous avons traité la primeur des vues prises au cours de notre voyage, nous interdisons l’accès de notre aérodrome à tout opérateur autre que celui de notre expédition.

Que seraient devenus les droits de nos acheteurs si n’importe qui avait pu photographier l’arrivée du Norge ou son départ, et vendre ensuite ses clichés aux journaux des deux mondes. Or, voici que Byrd, que d’innombrables opérateurs accompagnaient, venait s’installer, pour ainsi dire, au milieu de notre aéroport. Cette intrusion fut pour nous fort désagréable et nous donna de nombreux soucis. Nous réussîmes cependant à aplanir toute difficulté, en convenant avec Byrd que les photographes n’auraient le droit de photographier que des événements intéressant leur propre expédition. Avant la signature de cet arrangement, un Américain s’était installé sur un glaçon de la baie et de là avait pris des vues de notre aérodrome. Du Chantier, avec des tête-objectifs, on pouvait également photographier tout ce qui se passait chez nous. La convention intervenue manquait donc d’efficacité ; son objet était uniquement de nous protéger contre les réclamations éventuelles des journaux auxquels nous avions vendu le droit exclusif de reproduction des documents iconographiques de notre voyage. Il est impossible d’empêcher un opérateur de photographier ce que bon lui semble. Le nôtre, par exemple, demeurait jour et nuit dans la zone qui lui était interdite, afin de prendre des vues des Américains dans leur champ d’aviation. Il eut d’ailleurs seul la bonne fortune de filmer le retour du Joséphine-Ford après son raid au Pôle.

Le 3 mai, Byrd fait le premier essai de son appareil, un Fokker monté sur ski ; il n’est pas heureux ; en essayant de décoller, un patin casse net. Une seconde tentative ayant déterminé pareil accident, je commence à douter que mon confrère réussisse à prendre son envol. Mais dans cette circonstance comme dans les autres, la persévérance et l’esprit inventif des Américains triomphèrent de tous les obstacles. Après ces insuccès, Byrd et ses compagnons reprennent la pioche et la pelle et avec une nouvelle vigueur travaillent à aplanir leur champ d’aviation. Leurs efforts furent récompensés ; après un rude labeur, nos amis réussirent à créer une excellente piste parfaitement plane, lisse comme la surface d’un skating-ring.

… Notre aérodrome est enfin prêt à recevoir le Norge ; aussitôt nous en informons son commandant. En réponse à notre télégramme, nous recevons la nouvelle que le 5 mai, à 9 h. 30, le ballon a quitté Léningrad à destination du Spitsberg, en passant par Vadsö. Plusieurs autorités aéronautiques avaient proclamé que si le dirigeable arrivait sans encombre à la baie du Roi, le succès serait assuré. Dans leur opinion, le vol au-dessus du bassin polaire ne présenterait point de difficultés en comparaison de celles qu’offrait le voyage de Rome au Spitsberg. Sur quels arguments s’appuyait ce pronostic ? Ses auteurs auraient été bien embarrassés de le dire, en tout cas, pas sur l’expérience. Toujours est-il que cette assertion doctorale entraîna pour nous des conséquences désagréables. Dans les ports où nous fîmes escale en nous rendant au Spitsberg, que de fois des gens nous demandèrent d’un air goguenard pour quelles raisons nous n’avions pas pris passage à bord du Norge, alors que le ballon effectuait la partie la plus dangereuse du voyage ? A leurs yeux nous faisions figure d’embusqués.

Le 6 mai un radio lancé de Vadsö nous informe que le même jour, à 6 heures, le dirigeable s’est amarré au mât de cette ville et que dans quelques heures il se remettra en route.

La station de T. S. F. installée au charbonnage de la baie du Roi nous rend les plus grands services pendant cette période. Captant les messages envoyés par le ballon en cours de route, elle nous fait connaître tous les incidents du vol. Ce poste entend, par exemple, les communications envoyées du Norge à destination de l’île aux Ours.

Dans la nuit du 6 au 7 mai, personne ne dormit beaucoup à Ny Aalesund. Constamment ce sont des allées et venues entre notre habitation et la station de T. S. F. — Enfin, à 5 heures du matin, un message annonce l’arrivée du ballon à l’entrée du fjord. Aussitôt le rappel est battu pour les hommes des cordes de manœuvre. La veille, le lieutenant de vaisseau Höver avait indiqué à chacun son poste et son rôle pour amener le Norge à bon port dans le hangar.

Dans quelle anxiété nous sommes, point n’est besoin de le dire.

7 mai. — Une matinée ensoleillée ; pas un souffle de vent. L’air est si calme que la fumée des pipes s’élève tout droit. Sur la nappe de neige où le ballon doit atterrir, en avant du hangar, c’est un grouillement humain. Successivement l’équipage du Heimdal, les charpentiers et les ouvriers italiens gagnent les emplacements qui leur ont été assignés. Les ordres sont donnés à l’aide de hauts-parleurs, tantôt par le lieutenant Höver en norvégien, tantôt par le major Vallini en italien ; parfois tous deux parlent en même temps, c’est alors une cacophonie complète et personne ne comprend plus. Peu à peu cependant, tout s’arrange, et, lorsque le Norge double le cap Mitra, nous sommes parés pour le recevoir.

Illustration
Mise en place du mât d’amarrage à la baie du Roi. Spitsberg.

Au début, le ballon apparaît comme une petite tache noire lointaine, en apparence presque immobile ; progressivement elle grandit et bientôt devient une grosse chose flottant dans l’air. C’est le premier aéronef qui visite ces parages reculés ; à mesure qu’il approche, une profonde émotion saisit les assistants.

Après avoir décrit plusieurs cercles au-dessus du champ d’atterrissage, sans doute pour permettre au commandant de reconnaître les lieux, le dirigeable descend lentement vers le sol. La sûreté avec laquelle la manœuvre est exécutée produit sur tous une vive impression. Évidemment, l’homme qui la dirige connaît son affaire.

A 6 heures, le guide-rope est lancé ; aussitôt des centaines de bras vigoureux le saisissent et amènent l’énorme masse du Norge sur le sol. Un calme plat règne ; donc aucune surprise à redouter. Aux fenêtres des trois nacelles apparaissent les têtes des mécaniciens et des autres membres de l’équipage ; entre eux et leurs camarades qui les attendent impatiemment, c’est un échange de congratulations et de souhaits de bienvenue, puis de plaisanteries et de lazzis. La satisfaction est générale. L’aéronef est amené à l’entrée du hangar et très rapidement rentré.

Chez tous ceux qui l’ont vu, notre hangar à suscité une vive admiration en même temps qu’un profond étonnement ; c’est, en effet, un beau travail, tout à l’honneur des ouvriers qui l’ont exécuté, dans l’obscurité et dans le froid de la nuit polaire. Jamais hall aéronautique n’a été édifié dans des conditions aussi pénibles.

Une fois le dirigeable en sécurité, nous poussons en l’honneur de son équipage trois séries de hurrahs et la musique joue les airs nationaux des quatre pays représentés parmi nous : la Norvège, les États-Unis, l’Italie et la Suède.

Dès que les portes des nacelles sont ouvertes, nous nous précipitons à l’intérieur pour souhaiter la bienvenue à nos camarades. Nous félicitons Nobile de sa maîtrise comme commandant, ainsi que des qualités dont le Norge a fait preuve au cours du voyage. Quelle joie de revoir ces vieux amis ! Tous paraissent en parfaite santé, mais tous sont transis et ils nous prient de leur donner le plus tôt possible une tasse de café bouillant. Rien d’étonnant que, dans leurs légers costumes de sport, comme on en porte l’été aux environs d’Oslo, ils aient souffert du froid. Pour quelles raisons nos camarades ne se sont-ils pas munis de vêtements plus chauds ? Jamais nous ne réussîmes à obtenir une explication satisfaisante à ce sujet.

Donc, nous empressant de déférer à leur prière, nous les emmenons, et bientôt nous voici tous assis dans une salle bien chaude, en présence de tasses de café fumant. C’est alors un feu roulant de questions sur le voyage. Laissons maintenant la parole à un de ceux qui l’ont accompli pour exposer d’abord les préparatifs faits à Rome pendant que nous travaillions au Spitsberg, puis la superbe randonnée du Norge des rives du Tibre à l’orée des régions arctiques.

CHAPITRE VI
Les préparatifs à Rome.

Comment je fis partie de l’expédition en qualité d’officier de complément. — Arrivée à Rome. — L’aérodrome de Ciampino. — Première sortie du ballon. — Manœuvre d’amarrage au mât. — Le baptême du dirigeable. — Visites du Roi d’Italie et de Mussolini à l’aérodrome. — Faux départ.

Par le lieutenant de vaisseau de réserve Gustav S. Amundsen, de la marine royale norvégienne.

Chaque fois que mon oncle avait organisé une expédition, j’avais sollicité d’en faire partie, mais toujours il m’avait opposé un refus péremptoire. « Dans une exploration pendant laquelle on doit demeurer des années étroitement confiné dans un navire, je ne veux pas m’embarrasser de parents ; leur présence peut entraîner de trop graves inconvénients, » me répondait-il. Et dans mon for intérieur, je lui donnai raison.

Pendant l’été 1925, après le retour de son raid en avion, Amundsen m’invita un jour chez lui à la campagne, avec plusieurs officiers de la marine royale, Riiser-Larsen, Höver, et, quelques proches. Après le déjeuner, réunis sur le perron, nous causions, et, de temps à autre, nous amusions à photographier.

— Prête-moi ton appareil, me dit Riiser-Larsen.

Et il prend un groupe de quatre d’entre nous, dont je fais partie. — Je viens de photographier, s’écrie-t-il en riant, les quatre officiers du Norge.

Tout d’abord, je ne prêtai point attention à cette boutade, lorsque un peu plus tard, j’aperçus mon camarade en grande conversation avec ma mère.

— Serais-tu disposé à venir avec nous, me demanda-t-il brusquement.

— Avec vous ? Et pour aller où ? répondis-je interloqué.

— Mais comme pilote du dirigeable, l’an prochain.

La foudre serait tombée à mes pieds que ma stupeur n’eût pas été plus grande. Le premier moment d’étonnement passé, j’éprouve une profonde joie, mais le souvenir de mes échecs antérieurs la tempère rapidement.

— Ta proposition a-t-elle été agréée par mon oncle ? dis-je à Riiser-Larsen.

— Non, répond-il, mais je vais l’attaquer à ce sujet.

Quelques instants plus tard, je vois le chef et le commandant en second réunis en conférence. Je suis leurs mouvements avec anxiété ; jamais plus grande émotion ne m’a étreint…

Enfin l’entretien prend fin ; ils reviennent vers nous. Je cherche à deviner sur leurs physionomies la décision qu’ils ont prise, mais leurs visages restent fermés. J’éprouve les mêmes sentiments qu’un accusé avant le prononcé du jugement qui le condamnera ou l’absoudra.

— Tout est arrangé, m’annonce joyeusement Riiser-Larsen.

Le soir, en prenant congé de mon oncle, je le remercie de m’avoir admis dans l’équipage du Norge.

— Tu connais mes idées au sujet de la participation de mes parents à mes expéditions, toutefois du moment que Riiser-Larsen t’a désigné comme collaborateur, j’accepte son choix.

Après cela, chaque fois, pour ainsi dire, que je rencontre des amis au courant de mes projets, les mêmes interpellations m’accueillent : « N’es-tu pas fou ? Est-ce que tu veux te suicider ? » A ces aimables réflexions sur mon état mental, inutile de répondre.

« Pourquoi diable te lances-tu dans une pareille affaire ? Quel but poursuis-tu ? » me demandent d’autres.

A ceux-ci j’explique que, comme tous mes camarades, j’ai été entraîné par l’attrait du danger, par le goût pour la vie aventureuse qui sommeille au fond de chaque individu et qui se réveille à la première occasion. Dans un pareil cas, l’ambition joue également un rôle, mais subordonné. Malgré tous les assauts qui me sont livrés, je demeure ferme, soutenu d’ailleurs par ma femme dont le courage ne se laisse pas entamer.

Le 1er janvier 1926, je commence mon service comme adjoint du lieutenant Höver, qui depuis quelque temps déjà travaille aux préparatifs de l’expédition.

Dix-sept hommes ont été désignés pour faire partie de l’équipage ; or, seize seulement, dit-on, pourront être embarqués. Comme je suis le dix-septième de la liste, j’éprouve de graves appréhensions sur mon sort. Elles se trouvent confirmées lors de l’arrivée du colonel Nobile à Oslo ; le constructeur du dirigeable me déclare qu’au départ du Spitsberg l’équipage ne devra pas compter plus de seize hommes, pour une raison de poids. En conséquence, je dois me contenter de la qualité d’officier de complément. Je ferai le trajet de Rome au Spitsberg, en ballon ; ce qu’il adviendra ensuite, les circonstances en décideront. J’effectuerai la première partie du voyage qui ne laisse pas d’offrir des risques avec la perspective d’être débarqué à la baie du Roi et de ne point accomplir l’étape la plus intéressante ; cela n’est pas très encourageant, mais cette situation d’officier de complément me permettra de profiter d’une vacance, s’il s’en produit une au dernier moment avant le départ pour le Pôle. C’est une chance à courir. Je décide donc de me confier à la fortune ; elle ne me fut pas favorable ; à cette occasion, j’ai éprouvé la plus grosse déception de ma vie, néanmoins je ne regrette pas d’avoir agi comme je l’ai fait.

Pendant les derniers mois de 1925, le ballon subit à Rome diverses modifications. Aussitôt qu’il pourra procéder à des vols d’essai, nous partirons pour l’Italie afin d’apprendre à le manœuvrer. Sauf Riiser-Larsen qui a suivi en Angleterre un cours d’aéronautique, aucun de nous ne possède la pratique du pilotage des dirigeables.

Au début de février 1926, plusieurs membres de l’expédition s’acheminent vers Rome ; d’autres suivent bientôt après, et, au commencement de mars nous sommes tous réunis dans la capitale de l’Italie.

Le jour même de notre arrivée, nous nous présentons au colonel Nobile qui nous accueille fort amicalement.

Ses bureaux d’études sont installés à Rome et toutes les pièces métalliques des ballons usinées dans cette ville ; leur montage a lieu dans un immense hangar, à Ciampino, à trois quarts d’heure en automobile de la capitale. Nous avons l’occasion d’assister à cette opération pour un dirigeable militaire commandé par le Japon. Le ballon étant gonflé au préalable, la quille et les anneaux sont mis en place avec une remarquable rapidité ; un travail de précision exécuté par des ouvriers d’une adresse admirable.

Aussitôt débarqués dans la Ville éternelle, nous allons voir, à Ciampino, le N-1, comme s’appelait alors notre ballon. Le trajet à l’aérodrome est accompli en automobile, à la vitesse de 70 ou 80 kilomètres à l’heure. Se lancer à une pareille allure, sur une route en ligne droite, est évidemment une joie pour un chauffeur, mais ses voyageurs en éprouvent moins de satisfaction. Tous les mécaniciens qui nous ont conduits à Ciampino marchaient à de pareilles vitesses ; quand nous nous trouvions douze ou quatorze entassés dans un camion, jugez de l’agrément. Pour les chauffeurs peu respectueux des lois réglementant la vitesse des autos, leur faire accomplir une excursion à l’allure adoptée par nos mécaniciens italiens sur la Via Appia, serait un traitement curatif d’une efficacité certaine.

Ma première visite au N-1 me laisse une déception. Quoique mesurant 106 mètres de long, le ballon me paraît tout petit. Cette impression résulte des énormes dimensions du hangar ; songez que ce hall abrite, outre le N-1, un zeppelin livré par l’Allemagne, l’Esperia, et un autre dirigeable de petit volume, le Mr-1. Trente hommes occupés à étendre sur le sol l’enveloppe du ballon japonais sont perdus dans cette immensité.

Le N-1 me semble très loin d’être terminé. Il en est de notre aéronef comme d’une exposition à la veille de son ouverture. Tous les corps de métier y travaillent dans un brouhaha indescriptible, mais la confusion n’est qu’apparente. Si on observe avec attention les mouvements de ces ouvriers, on est frappé par l’ordre et la méthode avec lesquels ils sont accomplis. Aussi bien, notre dirigeable fut terminé et livré le jour fixé par le contrat.

En attendant l’heure des vols d’essai, le capitaine Vallini nous fait des conférences sur la manœuvre des dirigeables. Notre instructeur nous montre combien ces géants sont fragiles et combien il est nécessaire de savoir les manier pour en obtenir un bon rendement.

Entre temps les épreuves du ballon sont menées rapidement ; celle relative à la mesure de sa force ascensionnelle montre qu’il enlèvera 750 kilogrammes de plus que l’acte de vente ne le prévoit. Bonne affaire, pensai-je ; l’équipage pourra être plus nombreux, et je serai de la partie. Interrogé à ce sujet, Nobile me répond : « Pas un homme de plus, mais deux cylindres d’essence supplémentaires ! »

Le 26 février, nous recevons l’avis que le lendemain le N-1 procédera à ses essais en vol. Une automobile viendra nous prendre à nos quartiers à 6 heures. Donc le 27, dès 5 heures, nous sommes sur pied ; un ciel magnifique, un temps idéal. A 6 heures, la voiture est devant notre porte ; à l’allure folle habituelle, elle nous conduit à Ciampino. L’aérodrome grouille d’officiers, de soldats, de spectateurs et naturellement de photographes. Tout ce monde parle, gesticule, au milieu des déclics d’appareils de photographie se succédant aussi rapidement que le tic-tac d’une mitrailleuse. A 9 heures, un détachement de 200 hommes de troupe arrive pour aider à la sortie du ballon. Saisissant les cordes de manœuvre, au commandement des officiers, ils tirent lentement l’aéronef hors du hall.

Auparavant, le colonel Nobile nous a informés, le lieutenant Horgen et moi, qu’en raison du nombre assez élevé d’ouvriers qu’il doit emmener, nous ne pourrons probablement pas faire partie du voyage. Heureusement tout s’arrange au dernier moment ; après le pesage du ballon on nous appelle à bord. Nous ne sommes pas long à obéir à cet ordre, à peine ai-je besoin de le dire. A 10 heures, le commandement de « Lâchez tout » retentit ; aussitôt le ballon s’élève lentement et élégamment jusqu’à une hauteur de 150 mètres ; les moteurs sont mis en marche et l’aéronef fait route vers Rome. La plupart d’entre nous n’étant jusqu’ici montés qu’en avion sont agréablement surpris par la douceur des mouvements du dirigeable.

Nous sommes vingt-cinq à bord, équipage, savants, journalistes. Quelques instants après le départ, une chaude alerte se produit : d’un coup tous les indicateurs de pression du gaz dépassent notablement le maximum autorisé. Si cette fois l’enveloppe ne se déchire pas, jamais elle ne se déchirera, remarque quelqu’un. Nous étions alors à 200 mètres au-dessus du sol ; aussi je crus notre dernière heure arrivée. Heureusement, les indications données par les appareils étaient inexactes.

Après avoir décrit un cercle au-dessus de Rome, le cap est mis sur la Méditerranée. Une fois que nous avons atteint le large, nous nous dirigeons dans le Sud, vers Naples, en longeant la côte. J’avais déjà vu Naples et je n’étais pas mort. Il en fut de même cette fois-ci. Du haut des airs le panorama de la ville est incomparablement plus beau que lorsqu’on l’embrasse de la mer. Après avoir survolé un instant les quais, nous virons pour reprendre la route du Nord.

Au loin on aperçoit Capri, et çà et là, sur la mer bleue absolument calme, des bateaux pêcheurs ; à travers cette eau transparente on distingue même de gros poissons qui paressent près de la surface.

A 17 heures, nous franchissons de nouveau la côte pour rallier Ciampino ; avant d’arriver à l’aérodrome, nous décrivons encore une fois un cercle au-dessus de Rome ; puis, après avoir répété trois fois cette manœuvre au-dessus du port, nous atterrissons à 18 h. 30. L’excursion a été instructive à tous les points de vue.

A dater de cette croisière, notre apprentissage commence sérieusement ; chaque jour, nous nous rendons à l’aérodrome. Pour peu qu’une très légère brise souffle, le ballon reste au hangar, de crainte que l’équipe de manœuvre n’en soit pas maîtresse et qu’en sortant il ne vienne heurter la porte. C’est ce qui arriva un jour.

Au moment de cette opération, une risée drossa l’aérostat contre l’ouverture du hall. La collision fut si faible qu’à bord nous la sentîmes à peine. Or, ce léger choc suffit pour fausser la partie antérieure des gouvernails et déchirer l’enveloppe en plusieurs endroits. Le colonel Nobile ne voulut pas partir avant que les avaries n’aient été complètement réparées. Ces travaux furent terminés le soir même.

Combien nous regrettons cet incident ! Le programme des exercices prévu pour ce jour-là était si attrayant ; il comprenait un amarrage au mât, un amerrissage en Méditerranée et un vol de nuit. Nous nous consolons en pensant que nous pourrons le reprendre prochainement.

Quelques jours auparavant, un exercice d’amarrage au mât avait eu lieu. L’équipe de manœuvre avait conduit l’aérostat à bras à proximité du mât ; puis nous avions frappé un câble sur son sommet, et, après l’avoir molli, nous nous étions élevés jusqu’à une hauteur de 250 mètres. Halant ensuite sur cette haussière, nous nous étions finalement amarrés au mât. Plus tard, l’aérostat avait été ramené au sol et rentré au hangar. Nous fîmes un second exercice dans les mêmes conditions avant de procéder à cette manœuvre en ascension libre.

Le lendemain de l’accident arrivé à la sortie du hangar, tempête de nord ; par suite, impossibilité de continuer les essais. Si nous étions partis, jamais nous n’aurions pu avancer contre cette brise ; qui sait alors combien de temps nous aurions été forcés de rester en l’air. Ce coup de vent dura trois jours ; nous n’aurions donc pu de sitôt revenir à l’aérodrome.

Pendant cette période, les attentes sont longues et fréquentes. L’aviation, c’est surtout affaire de patience, disait l’un de nous ; il n’avait pas tort.

Pour que le ballon soit complètement prêt, il ne reste plus qu’à installer le poste de T. S. F. Grâce à l’activité de l’ingénieur de la compagnie Marconi et de notre radio-télégraphiste en chef, le capitaine Gottwaldt, il fut rapidement monté.

Le 9 mars, à 20 heures, le N-1 quitte le hangar pour entreprendre son premier vol de nuit. Le succès en est complet ; nous rentrons enchantés du voyage, quoique ayant quelque peu souffert du froid et n’ayant guère dormi.

Après cette nouvelle sortie les circonstances atmosphériques nous condamnent à une longue inactivité. Durant ces jours de repos, nous sommes les hôtes des différents membres de la colonie norvégienne.

Un soir, Riiser-Larsen donne à la Société italienne de Géographie, en présence du Roi, une conférence sur le raid en avion de l’an passé. Nous avons l’honneur d’être présentés au souverain ; c’est une compensation. Riiser-Larsen ayant parlé en italien, langue que nous n’entendions pas, la cérémonie avait jusque-là manqué d’agréments pour nous.

Le 26 mars, Roald Amundsen et Ellsworth arrivent à Rome. Le même jour, le roi d’Italie vient visiter le ballon ; nous sommes tous présents. Victor-Emmanuel III se montre fort aimable à notre égard ; il parcourt le N-1 que l’on a sorti du hangar pour la circonstance et assiste ensuite à une courte ascension de l’aérostat.

A notre grande satisfaction, le moment où nous prendrons possession du dirigeable approche rapidement. Dès que le transfert de propriété aura eu lieu, la situation deviendra plus claire, et l’heure du départ sonnera bientôt. La perspective de sortir de l’inaction presque complète à laquelle nous sommes condamnés depuis notre arrivée ici nous réjouit fort.

Mussolini assistera à la remise du ballon à l’expédition norvégienne ; nous aurons alors l’honneur de lui être présentés. Nous serons tous heureux et fiers de serrer la main de cet homme d’action. Nous avions déjà vu le héros national italien lors du septième anniversaire du fascisme. A cette cérémonie, plus de 100.000 hommes se pressaient pour l’entendre. Jamais nous n’oublierons ce spectacle ; tel est le pouvoir de fascination du « Duce » qu’il captiva non seulement ses auditeurs italiens, mais encore nous autres qui ne comprenions pas un mot de son discours.

Le 29 mars, notre pavillon national est hissé à la poupe de l’aéronef et l’aérostat reçoit le nom de Norge, en l’honneur de notre chère patrie. C’est la manifestation éclatante qu’à partir de ce moment, le dirigeable et l’expédition tout entière sont norvégiens, et rien autre.

Illustration
Le débarquement du matériel aéronautique à Ny-Aalesund. Spitsberg.

Après cette cérémonie nous sommes présentés à Mussolini ; aux yeux de tous, un grand événement que nous n’oublierons pas.

Le même soir, Roald Amundsen et Lincoln Ellsworth repartent pour le Nord ; ils rejoindront le Norge au Spitsberg. L’heure de l’appareillage approche rapidement.

Le 31 mars, le major Scott, le célèbre commandant de dirigeable anglais arrive ; il est chargé de nous piloter au-dessus de l’Angleterre ; quelques jours après, le lieutenant de vaisseau français Mercier, également un excellent pilote, débarque à son tour ; il doit être notre guide pendant la traversée de son pays. Dans tous les aérodromes de France et d’Angleterre, où il serait possible que nous vinssions atterrir, les dispositions sont déjà prises pour nous recevoir. Les permissions à l’occasion des fêtes de Pâques avaient déjà été suspendues dans ces différents centres d’aviation, lorsque le 31 mars, un télégramme vint annoncer que nous ne partirions pas avant le 7 avril. En conséquence, la liberté fut rendue à ces braves gens.

Dans plusieurs réunions avec le colonel Nobile, les attributions de chacun des membres de l’équipage ont été fixés. Nous emmenons un nombre d’Italiens plus élevé que celui précédemment prévu ; on pensait à ce moment qu’ils débarqueraient au Spitsberg.

Le 7 avril, au soir, voici enfin l’ordre si impatiemment attendu : « Demain, réveil à 4 h. 45. Départ de Ciampino à 10 heures. » Alors commence le branle-bas de paquetage dans une hâte fébrile. Chaque homme n’a droit qu’à 15 kilos de bagages. Quelque modeste que soit notre garde-robe, nous éprouvons les plus grandes difficultés à opérer le tri nécessaire, à nous séparer de tel ou tel vêtement ou sous-vêtement. Tout nous semble utile, et, malgré nos très consciencieux efforts pour réduire notre vestiaire, nos sacs dépassent le poids alloué.

A notre arrivée à Ciampino, l’aérodrome est presque vide, mais à partir de 9 heures, les curieux affluent ; il y en a bien un millier, lorsque Mussolini paraît, portant un large emplâtre sur le nez ; la veille il avait été légèrement blessé dans un attentat. La colonie norvégienne est là au grand complet ; à tous ses membres, nous adressons de cordiaux adieux ainsi qu’aux amis appartenant à d’autres nationalités, que nous avons connus pendant notre séjour dans la Ville éternelle. Naturellement, c’est un concert général de souhaits pour le voyage. Nos compagnons italiens reçoivent une telle quantité de bouquets que les nacelles du Norge ressemblent à des étalages de fleuriste. Tant que ces fleurs restèrent fraîches, elles composèrent une décoration fort agréable à l’œil, mais lorsqu’elles furent fanées, les mains nous démangèrent de les jeter par-dessus bord. Pas de cela ! Leurs propriétaires s’opposèrent d’une manière péremptoire à notre dessein.

10 heures ! et il n’est pas question de départ. Nous faisons les cent pas, causons avec des spectateurs et attendons. Une demi-heure plus tard, les nouvelles météorologiques de France n’étant pas favorables, l’appareillage est remis à une date indéterminée.

Nos bagages sont alors débarqués et nous regagnons nos quartiers à Rome. Quel n’est pas l’étonnement de nos hôtes de nous voir revenir, alors qu’un beau soleil luit dans un ciel magnifiquement bleu ; ils ne nous en reçoivent pas moins cordialement.

L’après-midi, le colonel Nobile nous informe par l’intermédiaire de Riiser-Larsen que nos bagages sont trop lourds et que des sacs spéciaux nous seront envoyés de l’usine pour loger nos effets. Le lendemain, ces sacs arrivent ; ils sont certes très pratiques, mais si petits qu’ils ne contiendraient pas le nécessaire pour un week-end au bord de la mer. Et nous avons à accomplir un voyage de plusieurs semaines en remontant vers le Nord. Plusieurs d’entre nous résolurent le problème du linge en achetant des chemises fascistes qui, comme on le sait, sont noires. Lorsqu’elles auront été portées plusieurs jours, on ne s’apercevra donc pas qu’elles ne sont plus de la première fraîcheur.

Là-haut, sur les bords de l’océan Glacial, le temps ne sera pas précisément chaud. Heureusement, nos tenues d’aviateur sont arrivées, des vêtements imperméables au vent, doublés à l’intérieur de peau d’agneau. Concernant le poids des bagages, les Italiens ne se montrèrent pas aussi sévères pour eux-mêmes ; plus tard, nous découvrîmes qu’ils avaient emporté des malles et des valises.

Tandis qu’à Rome le ciel reste calme et découvert, les dépêches météorologiques annoncent toujours le mauvais temps en France. Enfin, dans la soirée du 9 avril, un nouvel ordre de départ arrive pour le lendemain, 6 h. 30. Nous nous endormons pleins d’espoir.

CHAPITRE VII
De Rome au Spitsberg.

De Rome à Pulham. — Nous survolons la France. — De Pulham à Léningrad par Oslo. — Perdus dans la brume. — L’aérodrome de Gatchina. — Impressions de Russie. — De Léningrad à Vadsö. — De Vadsö au Spitsberg. — Au-dessus de l’Océan Glacial. — Un moment d’émoi. — Arrivée à la baie du Roi.

Par le lieutenant de vaisseau de réserve Gustav S. Amundsen de la marine royale norvégienne.

Le 10 avril, le début de la grande aventure ! Longtemps le souvenir de cette journée demeurera dans notre mémoire. A 7 h. 30, au moment de la sortie du hangar, une énorme caisse, placée près de la porte de la nacelle du pilote, attire nos regards. Elle contient nos tenues de vol, des complets extrêmement chauds, des moufles et des bonnets fourrés. Dieu soit loué ! maintenant nous n’aurons pas à craindre le froid.

Tandis que notre attention se trouve occupée ailleurs, cette caisse est enlevée en quelque sorte sous notre nez et nous ne la revîmes plus qu’au Spitsberg. Par suite, nous montons à bord, habillés simplement de vêtements de sport ordinaires. Accomplir en avril le trajet de Rome jusqu’au milieu de l’Arctique dans un costume aussi léger, ne constitue pas une perspective précisément agréable. Comment les Italiens réussiront-ils à se préserver du froid ? Actuellement c’est une énigme pour nous ; bientôt nous en aurons la clé.

A 9 heures, le Norge prend le départ. Pas un souffle de vent ; un soleil resplendissant. Après avoir décrit un cercle au-dessus de Rome, nous mettons le cap sur la France. Pourrons-nous atteindre Pulham en une seule étape ou les conditions atmosphériques nous obligeront-elles à relâcher dans un aérodrome français ? Telle est la question qui nous préoccupe. Primitivement nous devions remonter la vallée du Rhône ; à la suite d’annonces météorologiques défavorables concernant cette région, cette direction a été abandonnée ; donc, nous allons gagner d’abord Bordeaux, puis, des bords de la Gironde, remonterons dans le Nord.

En quittant Rome, nous naviguons au-dessus de la Méditerranée. Combien cette mer est d’un bleu admirable, d’en haut on s’en rend compte beaucoup plus exactement que des rivages.

De temps à autre, nous faisons des observations de vitesse et de dérive en prenant comme points de repère, soit des bateaux pêcheurs ou des vapeurs ; plus tard, lorsque nous serons au-dessus du continent, nous nous servirons pour ces mesures d’arbres ou de maisons.

A 18 heures, nous commençons à survoler la terre de France. Le 11 avril, à 1 heure, passé au-dessus de Bordeaux, brillamment illuminé ; un spectacle extraordinaire ! Sur ces entrefaites, une brise se lève ; bientôt elle « force », et par moments fait tomber notre vitesse à 40 kilomètres. Nous autres, chargés des gouvernails, pouvons nous relayer de temps à autre, néanmoins nous dormons très peu, tant à cause du froid que du manque absolu de confortable. Représentez-vous dans l’étroit couloir de quille quelques planches striées de rainures longitudinales, garnies d’oreillers durs comme du bois avec de minces imperméables comme couvertures, et vous aurez l’idée du couchage à bord du Norge. A peine est-on étendu sur ces lits de camp dignes de Sparte que l’on claque des dents. Ajoutez à cela un va-et-vient constant dans le couloir, et qu’à tout moment les passants mettent le pied sur vous, au lieu de le placer sur le plancher.

Tandis que le Norge poursuit sa route vers le Nord, visitons ses installations en commençant par la nacelle du pilote. Son compartiment avant renferme les volants de direction et de profondeur. L’homme préposé à la première de ces commandes est chargé de tenir le cap. Notre compas de route étant très paresseux, le navigateur[7] lui indique un point à terre ou dans les nuages sur lequel il doit gouverner ; en somme, la même méthode que celle employée à la mer et dont tous les marins ont l’habitude. Si l’atmosphère est calme, le Norge obéit bien, mais s’il vente et s’il passe des grains, ce pilote a fort à faire pour garder la route.

[7] L’officier chargé de tenir à jour la position de l’aéronef sur la carte, porte le titre de navigateur. Les hommes préposés aux commandes de direction et de profondeur, celui de pilote. Le chef de l’aérostat est dénommé commandant.

L’homme placé au volant de profondeur doit maintenir constamment l’aérostat à l’altitude qui lui a été indiquée, en général 300 mètres, observer les manomètres du gaz et veiller à ce que la pression dans les différentes parties du ballon ne monte pas au delà du maximum permis. S’il se produit un à-coup, il doit « soupaper » immédiatement. Les commandes des soupapes pendent devant ce pilote ; il peut par suite abaisser immédiatement la pression. Il est chargé également de contrôler l’admission de l’air dans les ballonnets, que règle une autre commande placée devant le volant de profondeur.

Installé à bâbord, le colonel Nobile surveille tout attentivement ; il a à sa portée les appareils de transmission d’ordres. Seuls le commandant, les pilotes et le navigateur ont accès dans la partie avant de cette nacelle.

Son second compartiment renferme à tribord la « chambre des cartes », autrement dit le poste du navigateur. Cet officier peut ainsi donner facilement ses instructions au pilote de direction. Ce réduit contient les deux seules chaises que le Norge possède ; elles sont constamment occupées par des journalistes admis à faire partie du voyage. A l’arrière, à tribord également, se trouve le poste de T. S. F. A bâbord, entre ce poste et la paroi de la nacelle, un étroit passage conduit au « lavatory », transformé pour le moment en salle de rédaction par les représentants de la presse. Lorsque l’on doit le faire servir à sa véritable destination, il est nécessaire de procéder d’abord à une évacuation des personnes qui l’occupent indûment. De la partie avant de ce « buen retiro » une échelle verticale conduit au couloir de quille. Partant de l’extrême avant, nous trouvons les câbles d’amarrage et de manœuvres, au nombre de quatre, soigneusement enroulés de manière à ce qu’ils puissent filer rapidement par les trappes ménagées dans l’enveloppe, lorsqu’ils seront lancés à terre. Les trois premiers sont destinés à amener le ballon au sol ; ils peuvent être largués directement du poste du pilote. Le quatrième câble, solidaire du cône placé à l’avant du ballon, sert uniquement à l’amarrage au mât ; il est commandé par un dispositif de déclanchement placé dans la cabine du pilote.

Nous dirigeant vers l’arrière, nous passons au-dessus de cette nacelle, complètement ouverte en-dessous de nous ; seule sa partie avant et le poste de T. S. F. sont abrités par une toiture en feutre et en toile. Incliné au début, le couloir de quille est maintenant horizontal jusqu’à hauteur des deux motrices antérieures ; elles sont installées dans la partie centrale de l’aéronef, sur une perpendiculaire à son axe. On y accède par des ouvertures dans l’enveloppe puis par d’étroites échelles munies de frêles barres d’appui. Si l’on n’a pas l’habitude de ces passages, il est prudent de se tenir solidement aux rampes. Les câbles d’acier supportant ces nacelles semblent fort minces à des yeux inexpérimentés ; toute crainte cependant est superflue à leur égard, tant de fois ils ont été éprouvés avant le départ ! Ces nacelles sont exiguës ; si les moteurs sont en marche et les radiateurs ouverts, il y règne une chaleur terrible. Celle de tribord est occupée par Omdal, toujours de bonne humeur et toujours calme. Avec quelle attention il surveille son groupe. De quels soins il l’entoure ! Aussi est-ce le seul qui n’a pas eu de panne. Le bruit infernal des moteurs rend difficile toute conversation. Dans la cabine du pilote règne, au contraire, un calme favorable aux entretiens. Ma visite à Omdal terminée, je reprends la passerelle vertigineuse ; après être rentré dans l’intérieur du navire aérien, je pousse un soupir de satisfaction.

Poursuivant notre route vers l’arrière, nous rencontrons de chaque côté de la charpente, suspendus entre les anneaux, trente-deux réservoirs. Vingt-huit sont remplis d’essence, tandis que les autres placés à l’extrême-avant et à l’extrême-arrière sont pleins d’eau.

Voici maintenant la nacelle motrice arrière, occupée par des mécaniciens italiens, d’excellents camarades très sympathiques, que nous considérons comme de véritables amis. Maintenant, le couloir de quille monte rapidement devant nous. A l’extrême-arrière, l’enveloppe du ballon présente une ouverture dominant le gouvernail.

Pendant une promenade dans l’intérieur, à chaque pas, on se heurte à des pièces de rechange, des réservoirs d’huile, des caisses d’outils, tout cela solidement amarré.

Soudain, un homme passe rapidement devant nous, se hâtant vers l’avant. Où va-t-il dans cette direction ? Sur le sommet du ballon, s’assurer du bon fonctionnement des soupapes à gaz ; une mission exigeant une tête solide. On commence par se glisser au dehors par une étroite ouverture située à l’extrême-avant ; après cela, grimpant une échelle très raide, on gagne l’arête supérieure du dirigeable, une véritable escalade en raison de la courbure de l’aérostat. Pendant cet exercice aérien, une grande circonspection s’impose ; vous devez, en effet, passer sur la mince enveloppe tendue sur les poutrelles d’acier formant l’avant. Si vous avez la mauvaise chance de la crever, vous tomberez dans l’intérieur du ballon ; si au cours de cette chute vous suivez une direction convenable et acquérez une vitesse suffisante, vous percerez ensuite l’enveloppe dans sa partie inférieure et disparaîtrez finalement dans le vide. Ce passage dangereux franchi, vous voici sur le sommet du Norge ; vous pouvez alors vous redresser et marcher. Mais pas d’imprudence la première fois que vous vous risquerez là-haut ! Une promenade sur l’arête supérieure n’est pas aussi facile qu’elle le semble au premier abord. Circuler sur un ballon qui fléchit sous votre poids constitue un exercice fort délicat. Après le premier pas, l’enveloppe se gonfle en vagues devant vous ; si vous n’arrêtez pas ces ondulations, et continuez à avancer, vous culbutez et restez suspendu dans le vide à un câble sur le flanc de l’aéronef. La position n’est pas particulièrement dangereuse, car on peut se haler soi-même et regagner le sommet, mais elle manque totalement d’agréments.

Pour s’aventurer là-haut, il est donc prudent de s’exercer à la marche sous la direction d’un pratique ; une fois l’éducation nécessaire acquise, cela devient très simple. Vous faites d’abord un pas et aussitôt après deux autres très courts, ou plutôt un seul que vous répétez deux fois, et les ondulations tombent tout de suite. Dès lors, vous pouvez vous mouvoir sur l’arête supérieure avec autant de sécurité que sur le plancher des vaches. La grande majorité des gens préféreront toutefois le plancher des vaches. L’aérostat n’a pas, en effet, une allure calme et régulière : ses mouvements ressemblent à ceux d’un cheval non dressé, qui tantôt rue, tantôt se cabre pour se débarrasser de son cavalier. Un instant, il pique le nez en avant, puis immédiatement après se redresse, roule ensuite sur un bord, et oscille légèrement sur l’autre. Et, tandis que le dirigeable se livre à cette sarabande, il file à 80 kilomètres à l’heure, à 300 mètres en l’air ; cela dit, vous comprenez quel sang-froid les hommes chargés de sa conduite doivent posséder. Qu’ils soient là-haut sur le sommet ou en bas dans les nacelles, ces braves vaquent à leur besogne, joyeux et insouciants.

Pendant le voyage de Rome au Spitsberg, l’arrimeur Bellochi, un joyeux compère, fut chargé de la surveillance des soupapes ; pendant la traversée du bassin polaire, le non moins hilare Alessandrini lui succéda dans cette mission peu enviable. Les soupapes du Norge mesurent un diamètre de 0 m. 30. Quand on procède à leur examen, il est essentiel de les assujettir sous peine de graves accidents. Tandis que notre aérostat était remisé dans le hangar de Ciampino, un ouvrier italien, ayant oublié de prendre cette précaution d’une importance capitale, laissa tomber un clapet dans le réservoir. N’ayant pas emporté une rechange, le gaz s’échappa aussitôt en quantité considérable. Se trouvant seul, l’homme en question ne pouvait envoyer demander du secours ; s’il allait lui-même chercher la pièce dont il avait besoin, le compartiment se viderait avant qu’il ne fût de retour et il en résulterait un dommage sérieux à l’aéronef. Dans cette circonstance critique, l’ouvrier fit preuve de présence d’esprit ; il boucha l’ouverture de la soupape avec la partie postérieure de son corps, puis appela jusqu’à ce qu’un camarade vînt lui apporter une nouvelle pièce. Pareil incident survenant en cours de route entraînerait des conséquences désastreuses.

....... .......... ...

Nous continuons à survoler la France avec seulement deux moteurs en marche. Nous obtenons ainsi la vitesse la plus économique, soit 80 kilomètres, chaque groupe donnant 1.000 tours. C’est une succession de paysages plus beaux les uns que les autres.

Le 11 avril, à 7 heures, dans les environs de Caen, le Norge commence la traversée de la Manche. La nuit dernière a été froide et nous avons grelotté dans nos légers costumes. Quand nous arriverons plus au Nord, combien nous souffrirons ? Les Italiens, eux, sont tous vêtus de jaquettes de fourrure chaudement doublées ; ainsi s’explique leur dédain pour la tenue d’aviateur, que nous aurions voulu endosser avant notre départ de Rome. Ils croyaient sans doute des Norvégiens insensibles à un léger froid ; ce en quoi ils se trompaient grandement.

Le vent soufflant frais de l’est, nos progrès restent lents. Seulement à 15 heures, nous arrivons au-dessus des immenses hangars de Pulham ; par suite de circonstances atmosphériques défavorables, l’atterrissage n’a lieu qu’à 17 heures. Au débarquement, la première personne que nous avons l’honneur de saluer est S. A. R. le prince héréditaire de Norvège.

Rompus de fatigue après ce vol de trente-deux heures, nous nous mettons au lit avec joie. Nous sommes cantonnés dans d’excellents baraquements, partagés en chambres par des cloisons s’élevant seulement jusqu’à mi-hauteur des pièces ; c’est un grave défaut lorsqu’elles sont occupées par des gens bruyants, comme nous en fîmes l’expérience. Le lendemain, dès 5 heures du matin, nos amis italiens, installés dans des cellules voisines des nôtres, commencèrent une conversation avec un de leurs compatriotes couché à l’autre bout du casernement. Troublés dans notre sommeil, nous réclamâmes le silence, mais sans succès. Figurez-vous des oiseaux saluant de leurs chants l’apparition du jour.

Aussitôt levés, nous nous mettons à l’œuvre pour préparer le départ. Le Norge ne séjournera pas à Pulham une semaine, ainsi que cela avait été primitivement prévu ; il reprendra l’air dès que le temps sera favorable et le ravitaillement terminé.

Illustration
Le hangar du « Norge » au Spitsberg éclairé à la lumière électrique pendant la nuit polaire.

Nous sommes donc très occupés à faire le plein de gaz et à remettre le ballon en état de vol. Cette relâche nous permet de compléter nos approvisionnements en vivres aux magasins de l’aérodrome anglais. Pendant le voyage de Rome au Spitsberg, notre ordinaire a consisté uniquement en conserves froides, en chocolat et en biscuits. Chaque homme était muni d’une bouteille thermos ; une fois son contenu épuisé il n’avait d’autre boisson que de l’eau fraîche. Durant toute la traversée, il fut impossible d’organiser des repas réguliers ; on mangeait sur le pouce quand on en avait le temps. La vie à bord manquait donc totalement d’agréments ; aussi chaque fois que nous arrivions dans un « port », avions-nous hâte de nous restaurer par un repas chaud.

Les aviateurs anglais nous ménagèrent une réception particulièrement cordiale, et, pendant notre séjour à Pulham, nous entourèrent d’attentions. Dans le même hangar où le Norge était abrité se trouvait le R-33. Parmi son équipage cantonné dans les baraquements voisins du nôtre, nous nous fîmes de nombreux amis.

Dans la matinée du 11 avril, ordre est donné de préparer l’appareillage pour le soir. Le temps est beau dans toute la vaste région s’étendant de Londres à Léningrad, sur la mer du Nord comme sur la Suède, la Baltique et la Finlande. Il faut donc profiter de cette situation.

A 23 heures, nous sommes parés pour le départ, et, quelques minutes après minuit nous prenons l’air à destination d’Oslo.

Les Anglais s’intéressent particulièrement à notre entreprise ; selon toute vraisemblance, ils la considèrent uniquement comme une entreprise sportive ; par suite, étant donné la place considérable que les exercices de ce genre tiennent dans la vie britannique, l’expédition présente dans leur opinion une importance de premier ordre et nous devenons à leurs yeux des personnages essentiellement sympathiques. Les dernières paroles que l’on nous adresse du R-33 sont caractéristiques. « Adieu tous, nous crie-t-on, et bon voyage. S’il vous arrive un accident là-haut, immédiatement nous irons à votre secours. »

Au départ, le ballon est lourd, si bien que dans la nuit étoilée, nous avons l’impression de raser les toits et les arbres.

… La brume couvre la mer du Nord. L’arrimeur monte alors s’installer près d’une des buses du ballon, armé d’une forte lampe électrique de poche, et, de là-haut, en projette le faisceau de façon à ce qu’il se reflète sur la surface de l’eau. Ce procédé nous permet de connaître approximativement la hauteur à laquelle nous naviguons et de manœuvrer en conséquence.

Le voyage se poursuit dans d’excellentes conditions. Toutefois, les nuages nous empêchant d’observer la dérive, nous nous trouvons déportés dans le Sud.

Le 14 avril, de grand matin, une déchirure à travers le brouillard nous permet de reconnaître notre position. Nous volons à ce moment au-dessus du Jutland, un peu au sud du Limfjord. Nous venons alors au nord, pour remonter vers la Norvège. La brume ayant de nouveau paru, nous nous élevons pour dépasser son niveau.

Au-dessus, un magnifique soleil brille dans un ciel bleu, tandis que la surface supérieure de la nappe grise étendue sous nos pieds s’illumine de mille feux ; c’est un spectacle féerique, de toute beauté, mais en même temps malencontreux, en ce qu’il empêche le navigateur de noter la dérive. De temps à autre, de grands bancs floconneux arrivent droit sur nous et nous enveloppent complètement ; en pareil cas, la vue est totalement bouchée. Aussi bien, en venons-nous à craindre d’aller heurter les montagnes de la côte norvégienne. Afin d’éviter pareille catastrophe, chaque fois que ces nuages nous entourent, nous changeons de route.

Un peu avant 9 heures, le ciel s’éclaire enfin, et il devient possible de reconnaître notre position. Nous nous trouvons par le travers d’Arendal. Mettant le cap sur cette ville, nous la survolons, puis nous dirigeons au nord-est, en suivant la côte, vers Oslo. Dans toutes les agglomérations, les habitants sont assemblés pour voir passer le Norge et nombre de maisons sont pavoisées en notre honneur. A Oslo, l’animation est véritablement extraordinaire ; la vue de la capitale évoque l’idée d’une fourmilière que l’on fouille avec une canne. Les rues et les toits sont noirs de spectateurs. Ceux d’entre nous qui habitent Oslo essaient de découvrir leurs demeures. Même lorsqu’on connaît parfaitement une ville, il n’est pas aisé d’en haut de retrouver un de ses édifices. Nous réussîmes cependant à voir les maisons nous intéressant.

A 15 heures, nous nous amarrons au mât dressé dans la plaine d’Ekeberg, puis, sans désemparer, procédons aux préparatifs de départ. Nous ne camperons pas ici jusqu’à demain comme le programme le prévoit. L’Institut météorologique annonçant l’existence d’une dépression quelque part sur l’Angleterre, il faut filer devant elle. Par suite, une simple permission de deux heures dans nos familles nous est accordée.

Le 15 avril, à 1 h. 20, nous nous remettons en route. Nombre de curieux désireux d’assister à l’appareillage ont tenu bon jusqu’à cette heure matinale. Au moment où le Norge s’élève, ils entonnent l’hymne national. Montant jusqu’à nous dans la nuit noire, leur chant nous cause une émotion profonde.

Le cap est mis d’abord au sud en suivant le fjord, ensuite à l’est, vers Stockholm, lorsque nous arrivons à hauteur de Sarpsborg et de Fredrikstad. De nouveau, une brume épaisse ; nous montons pour la survoler. Pourvu que pendant cette navigation à l’aveuglette le dirigeable ne subisse pas une trop forte dérive ! Ce vœu ne fut pas exaucé. Nous sommes déportés très loin dans le sud, par suite, ne pouvons tenir notre promesse de passer au-dessus de Stockholm et d’Helsingfors.

… Vers 10 heures, la terre apparaît enfin ; un fort triste pays, d’immenses marais, de temps à autre des bouquets d’arbres, de loin en loin une pauvre petite maison solitaire. N’ayant pu, depuis plusieurs heures, obtenir de relèvements radiogoniométriques, ni communiquer avec les stations de T. S. F. russes, nous ne savons où nous sommes. Après une discussion approfondie, nous tombons d’accord pour situer notre position quelque part dans le nord de la Finlande ; donc le cap est mis au sud, afin d’arriver en vue du golfe de Bothnie et de nous diriger ensuite vers Léningrad. Nous volons, nous volons toujours ; jamais nous ne découvrons la Baltique. Maintenant, l’aspect du pays a changé ; nous passons au-dessus de vastes forêts et de plusieurs lacs ; dans aucune direction la mer n’est visible ! A plusieurs reprises nous faisons des routes diverses dans l’est, mais sans être plus heureux.

Vers 14 heures, après avoir suivi pendant quelque temps une voie ferrée, nous apercevons une ville. Nous descendons aussitôt pour pouvoir lire le nom de la gare et parvenir à déterminer enfin notre position.

La manœuvre réussit. A notre stupéfaction, nous apprenons que nous sommes à Varga, près de la frontière entre l’Esthonie et la Russie. Immédiatement la route est mise au nord, vers Léningrad. Encore quelques heures et nous aborderons au pays du bolchevisme. Que n’a-t-on pas raconté sur ce régime ? Aussi notre désir de juger la situation par nous-mêmes est grand.

A 20 h. 30, par une nuit profonde, le Norge entre dans le hangar de Gatchina. L’obscurité nous empêche de distinguer nettement la scène, mais le bruit des voix décèle la présence d’un grand nombre de gens. Nous apercevons un détachement de soldats chargés de la manœuvre. Leur uniforme est étrange, surtout leur coiffure tenant à la fois du casque et de la casquette. Tous portent de longues capotes chaudes et de hautes bottes ; le temps est d’ailleurs froid et une épaisse couche de neige recouvre le sol. Dès l’arrivée, l’opinion que je m’étais fait de la camaraderie égalitaire régnant à tous les degrés de la hiérarchie dans l’armée rouge reçoit un premier démenti. Avant de commencer la manœuvre de la rentrée du ballon dans le hangar, l’officier chargé de la diriger annonce à ses hommes d’un ton sec qu’il ne veut entendre souffler mot. Olonkine, à côté de moi pendant l’atterrissage, et qui est d’origine russe, me traduit les ordres du commandant. Ici donc cette troupe reconnaît un chef, et lui obéit ponctuellement. La discipline me paraît même parfaite.

… Un des membres de l’équipage, après avoir porté des télégrammes, revient en courant : « Mes enfants, quelle veine ! nous allons être logés au palais de Gatchina ! Des chevaux nous attendent en dehors de l’aérodrome pour nous y conduire. »

La perspective est enchanteresse ! Tous nous nous voyons déjà nous prélassant dans cette ancienne résidence impériale. Une fois le ballon en sûreté, nous filons vers le palais de nos rêves, dans de longs traîneaux remplis de foin. Plusieurs fois nous versons, mais peu importe ; trois quarts d’heure plus tard, nous arrivons à destination.

Nous sommes reçus dans la bibliothèque du château où du thé bouillant et des hors-d’œuvre nous sont offerts. Mourant de faim et de froid, nous faisons honneur à ce souper. Si nous observons nos hôtes avec curiosité, ceux-ci témoignent à notre égard du même sentiment. Après cela nous prenons connaissance des lieux ; ma foi, nous serons très bien ici ; plusieurs camarades tirent des plans en vue de leur installation dans le palais. C’est aller un peu vite ; bientôt ils déchanteront.

On nous annonce, en effet, que nous ne serons pas logés dans cette somptueuse résidence ; seul le colonel Nobile y aura une chambre. Quant à nous, nous serons cantonnés ailleurs, tout près d’ici ; nous n’avons qu’à prendre nos bagages, immédiatement nous serons conduits à nos quartiers.

Dix minutes de marche dans une obscurité de cave, nous voici devant une maison faiblement éclairée. Une vieille femme nous reçoit ; par un corridor peu engageant, puis par un escalier rébarbatif elle nous conduit au premier étage, dans une grande salle carrée avec quatre fenêtres sans rideaux. Vingt lits y sont rangés, garnis chacun d’un matelas dur comme une planche, d’une couverture de laine et d’un oreiller ; pas une chaise, pas le moindre ornement au mur ! Tel est notre logement, il n’est ni élégant, ni confortable ; mais, fatigués comme nous le sommes, nous n’en dormons pas moins profondément la première nuit ; par la suite il n’en fut pas malheureusement de même.

Qu’est-ce que c’est que cette maison ? Dès le lendemain matin, nous nous empressons de sortir pour reconnaître les lieux. Notre habitation a, ma foi, fort bonne apparence ; sans nulle exagération elle peut même être qualifiée de petit palais, toujours bien entendu, considérée du dehors. C’est, nous dit-on, un pavillon de chasse, construit par le tzar Paul Ier dans le parc de Gatchina. Ennemi du faste, cet empereur avait fait édifier le bâtiment conformément à ses goûts, ainsi que nous pouvons en faire l’expérience.

Dès le lendemain nous sommes au travail, pour mettre le Norge en état de prendre l’air au premier signal. La route conduisant de notre quartier à l’aérodrome traverse la petite ville de Gatchina, Trotzki, comme elle s’appelle depuis la Révolution ; elle ne laisse pas une mauvaise impression.

Le hangar, très spacieux, est construit en bois ; plusieurs parties en mauvais état, ont été réparées avant notre arrivée. Il ne possède pas de porte ; comme il est beaucoup trop grand pour le Norge, cette lacune n’offre aucun inconvénient. L’aérodrome est entouré d’un réseau de fils de fer barbelés et de nombreuses sentinelles. Officiers et soldats chargés de la surveillance sont cantonnés dans une maison voisine, où une pièce nous est réservée. Le ballon est bien gardé ; nous ne pouvons faire un pas sans être obligés de montrer le laissez-passer que les autorités russes nous ont remis. Dès que nous sortons du casernement, deux sentinelles nous arrêtent ; première exhibition du laissez-passer. A l’entrée de l’aérodrome, seconde sentinelle et seconde exhibition de notre papier ; enfin à la porte du hangar, troisième poste et de nouveau nécessité de montrer patte blanche. Quittons-nous le hall pour aller griller une cigarette aux environs et voulons-nous ensuite y rentrer, encore une fois il faut produire sa carte d’identité. Et il n’y a pas à plaisanter avec ces gaillards-là ; leurs fusils sont chargés et tous ont la baïonnette au canon. Aller au hangar, une fois la nuit venue, c’est s’exposer à la mort. A peine avez-vous pénétré dans le territoire interdit qu’un soldat sort de l’ombre et croise le fer sur votre poitrine. C’est alors le moment ou jamais de tirer prestement son laissez-passer. Afin d’éviter toute mésaventure lorsqu’ils doivent se rendre à l’aérodrome après la chute du jour, plusieurs d’entre nous marchent, tenant d’une main leur carte d’identité et de l’autre une lampe électrique dont ils dirigent le faisceau sur leur papier. Constamment, les sentinelles déploient la plus grande vigilance ; jamais elles ne s’endorment pendant leur faction, sachant ce qu’il leur en coûterait en pareil cas. On ne badine pas dans l’armée rouge.

Chaque nuit, deux d’entre nous veillent dans la pièce du corps de garde, dont l’usage nous est réservé. Le second jour, Wisting et moi, qui étions de quart, causions tranquillement, lorsque soudain la porte s’ouvre et quatre citoyens entrent. Qu’y a-t-il ? Avons-nous commis quelque crime ou délit ? Vient-on nous arrêter ? Des descriptions si impressionnantes de la Russie et des exécutions secrètes qu’on y pratique ont été publiées, qu’en présence de cette irruption de telles pensées viennent naturellement à l’esprit. Nos visiteurs qui s’expriment parfaitement en allemand ne sont, au contraire, animés à notre égard que de bonnes intentions. Ils veulent s’assurer que nous ne manquons de rien. Si nous désirons quelque chose, nous n’avons qu’à parler, nos vœux seront aussitôt remplis. Tout le monde se montre prévenant et aimable ; jamais la moindre manifestation de mauvaise volonté.

Notre expédition éveille ici la curiosité générale. Des gens arrivent de très loin voir cette chose merveilleuse qu’est à leurs yeux un dirigeable. De longues queues de curieux s’étendent derrière les barrages ; par groupe de cinquante, ils pénètrent dans l’aérodrome, puis sous la direction d’un officier qui leur donne des explications, font le tour du ballon. Tout se passe dans le plus grand ordre. La foule observe une discipline stricte. Le premier dimanche de notre séjour, 10.000 personnes, nous dit-on, visitèrent le Norge. Ce jour-là, des détachements de cavalerie, admirablement montés, évoluaient autour de l’aérodrome. A un signal donné une partie des hommes mirent pied à terre, confièrent leurs montures à des camarades, puis vinrent contempler l’aéronef. Tous ces mouvements furent exécutés ponctuellement et sans bruit.

Quelques jours après notre installation à Gatchina, des ingénieurs et des ouvriers arrivèrent d’Italie. Dès lors, ils prirent en charge l’aérostat et nous n’eûmes plus à faire de garde. Disposant de loisirs, nous allons visiter Léningrad. Nous pourrons ainsi contrôler la véracité des descriptions que nous avons lues sur l’état lamentable de l’ancienne capitale de la Russie. Disons tout de suite que ces récits ne répondent plus actuellement à la réalité. Un ordre parfait règne partout ; les rues sont bien entretenues, les maisons présentent également une bonne apparence. Les Russes avec lesquels nous nous trouvons en rapport croient à un relèvement prochain de leur pays. Notre séjour, quelque bref qu’il ait été, nous a laissé la même impression.

Quel intérêt l’expédition excite, nous en avons la preuve dans deux séances organisées en notre honneur, l’une par la Société des Sciences, l’autre par la Faculté de géographie de l’Université. Leur assistance, fort nombreuse, témoigna du plus grand enthousiasme pour notre entreprise.

Dans nos promenades à travers Léningrad, nous circulons librement et pouvons admirer les curiosités de cette belle ville, sans être importunés par qui que ce soit. Un jour, nous visitons le riche musée de l’Ermitage, en même temps que des troupes d’écoliers. Les maîtresses qui les conduisent leur donnent des explications sur les tableaux et sur les objets d’art. De là nous allons au Palais d’hiver, que des soldats parcourent, guidés par leurs officiers. Enfin à l’Opéra, nous assistons à une magnifique représentation du ballet Esmeralda, devant une salle comble et enthousiaste.

Le 22 avril, un télégramme nous informe que le mât de Vadsö est terminé et prêt à nous recevoir ; il n’y a plus qu’à attendre des nouvelles du Spitsberg. Elles arrivèrent deux jours plus tard ; pas avant le 2 mai, le mât et le hangar de Ny Aalesund ne seront achevés. Nous voici donc obligés de prolonger notre séjour à Gatchina. Cela ne nous enchante pas, car nous avons hâte de parvenir au terme de notre longue randonnée à travers l’Europe.

Au sujet du parcours que nous avons encore à effectuer pour atteindre la baie du Roi, de vives discussions s’élèvent entre nous. Dans l’opinion de certains milieux, racontent plusieurs camarades, l’étape de Léningrad au Spitsberg serait la plus dangereuse de toute l’expédition, plus dangereuse même que le vol au-dessus du bassin polaire. Qu’elle offre de très grands risques pour le ballon comme pour son équipage, qu’elle constitue la partie la plus délicate du trajet de Rome au Spitsberg, d’accord, mais qu’elle soit plus périlleuse que la traversée de la banquise arctique, je ne puis l’admettre.

Maintenant, le temps est devenu variable. La pluie et le froid ont succédé à une période de soleil et de calme ; un jour, le thermomètre descend à 29 sous zéro et il neige.

Le 29 avril, nous sommes informés que l’appareillage aura lieu le 2 mai, si l’état de l’atmosphère le permet. Ce jour-là, à 14 heures, nous sommes tous assemblés dans le hangar. De nombreux curieux sont massés autour de l’aérodrome. Le ciel est couvert ; une faible brise de nord se manifeste ; très rapidement elle fraîchit. En conséquence, le départ est contremandé.

Trois jours plus tard, les circonstances météorologiques deviennent enfin favorables, et, le 5 mai, à 10 heures, le Norge part pour Vadsö. Le vent qui souffle droit debout « force », à mesure que la journée avance ; d’où une perte marquée de vitesse. Plus tard, heureusement, la situation changea à notre avantage. En quittant Gatchina, nous survolons Léningrad ; nous pouvons alors nous rendre compte de l’étendue de la ville comme de la largeur de ses principales artères. Passant ensuite au-dessus du Ladoga, nous faisons route d’abord au nord-est jusqu’à l’Onéga, ensuite au nord, vers la mer Blanche, en suivant la ligne ferrée de Mourmansk. Toute cette partie de la Russie n’est qu’une immense forêt trouée de lacs et de marais.

Dans cette région, des grains nous assaillent ; tantôt le Norge se trouve projeté en l’air, tantôt, au contraire, un instant après, il tombe brusquement, bref un tangage extravagant ; néanmoins personne n’éprouve le « mal de mer ».

La nuit est très froide ; impossible de fermer l’œil pendant un seul instant. Les peaux de moutons achetées à Léningrad ne nous offrent qu’une protection insuffisante.

Le 6 mai, à 4 heures, passé au-dessus de Kirkenes, centre industriel créé à l’embouchure du Pasvik, le fleuve issu du grand lac Enara qui marque la frontière entre la Norvège et la Finlande.

Après avoir décrit plusieurs cercles au-dessus de Vadsö, nous nous amarrons au mât, à 5 h. 30. Malgré l’heure matinale, la ville entière est sur pied et nous ménage un accueil chaleureux. Toute la nuit, les dames de Vadsö l’ont passée à nous préparer un bon déjeuner et des chambres. Grâces leur soient rendues ! Après avoir grelotté pendant des heures, quel bien-être nous procurent les tasses de café bouillant que ces aimables femmes nous offrent et les friandises dont elles nous régalent. Bien à regret nous devons décliner l’offre attrayante des bons lits préparés à notre intention ; après quelques heures de sommeil, peut-être ne pourrait-on plus ensuite nous réveiller, tant nous sommes fatigués ; de plus nous avons terriblement à travailler.

Illustration
Cylindres d’essence hissés au sommet du mât d’amarrage de la baie du Roi. Spitsberg.

Les pronostics météorologiques annoncent le beau temps ; il faut donc en profiter. A 15 heures, le Norge se remet en route. En quittant Vadsö, nous suivons la côte septentrionale de Norvège vers l’ouest, ensuite piquons droit au nord, sur l’île aux Ours. Le ciel est resplendissant, mais la température froide. Dans la soirée une buée se forme au-dessus de la mer, noyant les lointains. Cette brume légère permettra-t-elle de prendre des relèvements sur l’île aux Ours ? Le navigateur est inquiet à cet égard ; s’il n’aperçoit pas cette île, son estime sera entachée d’erreur. Le ciel eût-il été clair, de l’altitude de 300 mètres à laquelle nous naviguons, nous aurions pu avoir la terre en vue pendant tout le voyage. Lorsque la côte de Norvège aurait disparu de notre horizon, l’île aux Ours serait devenue visible, et quand celle-ci aurait à son tour disparu, nous aurions aperçu devant nous le cap Sud du Spitsberg. Malheureusement, il n’en est pas ainsi ; la brume nous permet seulement d’entrevoir quelques instants l’île aux Ours. Cette courte vision nous suffit toutefois pour fixer notre position. De là, la route est mise sur le cap Sud.

Depuis le départ, nous nous réjouissions à la pensée de montrer le soleil de minuit à nos amis italiens. Le ciel favorisa nos espoirs. Au delà de l’île la brume devient plus légère et à minuit un soleil resplendissant sort des nuages. La grandeur étrange du spectacle fait une vive impression sur nos camarades.

… Le Norge poursuit sa course à bonne vitesse vers le nord. De temps à autre, la buée épaissit et éteint la lumière ; puis par instants, une éclaircie se fait et un jour étincelant nous éblouit ; nous passons par des alternatives d’ombre et de clarté d’un curieux effet.

A 2 heures, le 7 mai, la pointe méridionale du Spitsberg est en vue dans un magnifique éclairage. Rien que des montagnes couvertes de neige de la base au sommet ; un monde lunaire, semble-t-il. Nous voici dans le domaine du rêve et de la légende. Dans notre enfance nous nous représentions en imagination des pays tout blancs ; ce songe devient aujourd’hui une réalité, et, cette réalité ne nous apporte aucune déception.

Nous élongeons la terre par temps variable. Avant le départ, des augures nous ont prédit les pires calamités du fait de l’accumulation de la neige sur l’enveloppe du ballon. A hauteur de l’île du Prince-Charles un grain nous apporte la preuve expérimentale de l’inanité de cette prédiction. La neige qui accompagne cette rafale glisse sur l’enveloppe, et nulle part n’y demeure adhérente.

Dans la matinée, peu à peu le vrombissement des moteurs s’atténue, puis cesse complètement. Nous nous regardons anxieusement. Que se passe-t-il ? Une panne affecte-t-elle les trois groupes ? Par suite d’un échauffement, celui de bâbord était déjà hors de service avant le départ de Vadsö ; si les deux autres ne fonctionnent plus, l’accident est grave et ses conséquences peuvent être déplorables. Nous prêtons une oreille attentive. Non, tous les moteurs ne sont pas arrêtés ; celui de l’arrière continue à marcher. C’est donc celui de tribord qui est avarié. La culasse d’un cylindre a sauté, nous annonce-t-on, mais dans une heure, elle sera remplacée. En effet, ce laps de temps écoulé, nous remettons en marche. Cet arrêt amenant une réduction considérable de vitesse aurait pu déterminer une descente forcée ; heureusement, le Norge se maintint en l’air. Cette réparation fait le plus grand honneur à nos mécaniciens. Les pièces brûlantes du moteur avarié, ils les emportèrent, enveloppées de vieux chiffons, dans le couloir de quille pour les remettre en état, et cela en passant par le passage vertigineux décrit plus haut. Escalader cette échelle de meunier suspendue dans le vide, en tenant une masse pesante, d’un maniement difficile en raison de la chaleur qu’elle dégage, constitue un véritable tour de force. Ajoutez à cela qu’un froid intense augmentait les dangers de cette ascension. Pendant que les mécaniciens travaillent, nous nous attendons à être contraints d’atterrir sur la banquise. La perspective n’est pas réjouissante. Les vivres n’abondent pas précisément à bord ; heureusement, lors de notre séjour à Gatchina, les Russes, dans le désir de nous servir, nous ont donné deux fusils et des cartouches ; donc, si nous débarquons, nous essaierons de suppléer par la chasse aux lacunes de notre garde-manger. Nous n’en arrivâmes pas là. Bientôt le moteur est réparé et le Norge reprend sa marche.

Près de la côte, nous apercevons pour la première fois des glaces flottantes. Quelle solidité elles possèdent, nous en faisons l’expérience. Au large de l’île du Prince-Charles, tandis que nous prenions nos dispositions pour atterrir, nous jetâmes plusieurs sacs de lest. Ces sacs, remplis de sable, du poids de 20 kilogrammes, furent lancés d’une hauteur de 300 mètres. Or, lorsqu’ils tombaient sur un glaçon, la percussion laissait le bloc intact.

… Le cap Mitra, le promontoire à l’entrée nord de la baie du Roi apparaît. Le terme du voyage est donc proche. Arrondissant la pointe septentrionale de l’île du Prince-Charles, nous entrons dans le fjord. Voici Ny Aalesund, puis, derrière le village, le hangar. Au milieu des glaçons en dérive dans la baie, deux grosses baleines blanches (Delphinapterus leucas Pallas) s’ébattent. Quelques instants plus tard, nous sommes au-dessus du terrain d’atterrissage où les hommes de manœuvre ont pris position. Plus loin s’élève le mât d’amarrage ; nous n’en aurons pas besoin ; aujourd’hui, calme plat ; le ballon pourra donc se poser sur le sol et entrer ensuite dans le hangar sans crainte d’accident.

Le guide-rope est lancé et immédiatement saisi. Le Norge est alors halé à terre, et, à 7 heures, remisé dans le hangar. Depuis quarante-quatre heures nous sommes en route ; pendant cette longue étape, pas une minute de sommeil ; nous sommes éreintés. Notre aéronef est arrivé au seuil du monde arctique. La première partie du voyage, la plus longue de toutes, se trouve heureusement terminée ; il reste maintenant à accomplir la plus périlleuse.

A Ny Aalesund ma collaboration à l’expédition prend fin. J’avais abandonné tout espoir de participer au raid à travers le bassin polaire, lorsque dans la nuit du 9 au 10 mai, une heure avant l’appareillage, Riiser-Larsen entre en coup de vent dans ma chambre.

— Prépare-toi sans perdre un instant, me dit-il. Peut-être pourras-tu venir avec nous ? La décision n’est pas encore certaine, mais tu as une chance.

En quelques minutes, mon paquetage est terminé et je vais rejoindre les camarades réunis dans la salle à manger. Bientôt après, on annonce que le départ est remis en raison d’une brise légère qui vient de se lever brusquement.

Cette risée a soufflé sur ma dernière espérance.

A 7 heures, on rappelle aux postes d’appareillage ; à 9 h. 30, le Norge est prêt à prendre l’air.

Si le départ avait eu lieu la nuit dernière, j’aurais probablement embarqué. En effet, lorsque la température est basse, les gaz subissant une moindre dilatation, le ballon doit en contenir une plus grande quantité ; par suite sa force ascensionnelle augmente et il peut enlever un poids plus considérable. Maintenant, au contraire, que la température s’est élevée, les gaz se sont dilatés ; pour éviter une augmentation dangereuse de leur tension, on a dû « soupaper » ; d’où perte de force ascensionnelle et nécessité de réduire l’équipage au strict minimum. Donc je ne garde plus le moindre espoir.

Lorsque j’arrive au hangar, on sort le Norge. Pendant qu’il repose sur le sol, je cherche Nobile pour lui faire mes adieux, mais il s’esquive :

— Attendez, peut-être pourrez-vous venir ?

Je cours chercher mon sac déposé dans le hall ; lorsque je reviens en hâte, le ballon s’élève ; bientôt il a disparu…

CHAPITRE VIII
L’appareillage au Spitsberg.

Mise au point du ballon. — Équipement de l’expédition. — Le vestiaire de l’équipage. — Départ de l’aviateur américain Byrd pour le Pôle. — Son retour triomphant. — Les derniers préparatifs.

Par Roald Amundsen et Lincoln Ellsworth.

Voici donc notre ballon arrivé au seuil de l’Arctique, après avoir accompli magnifiquement, depuis Rome, un parcours de 7.600 kilomètres, soit à peu près la distance entre l’Équateur et les terres du continent européen les plus avancées vers le Nord.

Dès que le Norge est entré dans son hangar, nous demandons à Nobile quand il sera prêt à appareiller.

— Dans trois jours, répondit-il. Toutefois, si vous désirez partir avant Byrd, ce délai peut être réduit, en poussant activement les travaux.

Le programme de l’aviateur américain diffère complètement du nôtre. Byrd se propose uniquement d’atteindre le Pôle Nord et de revenir aussitôt après à sa base de départ, tandis que nous, nous voulons tenter la traversée de la calotte arctique dans toute son étendue. L’arrivée au Pôle ne constitue qu’un simple épisode de notre voyage. Dans ces conditions, loin de nous la pensée de courir un match, dirigeable contre avion, avec notre ami américain. Poursuivons donc nos préparatifs tranquillement ; une hâte fébrile pourrait en compromettre la bonne exécution.

Épuisé par quarante-quatre heures de vol, l’équipage a un besoin urgent de repos. Seulement, lorsqu’il aura réparé ses forces, il se mettra à l’œuvre. Les besognes à effectuer sont fort variées. Avant de lancer le ballon dans l’inconnu, il est nécessaire de réparer plusieurs de ses organes essentiels avariés pendant le trajet de Léningrad au Spitsberg. Au témoignage du colonel Nobile, dans des circonstances ordinaires, ces travaux exigeraient plus d’une semaine ; en trois jours ils furent achevés, tant les mécaniciens déployèrent d’ardeur à la besogne.

Pendant que, sous la direction du major Vallini et du capitaine Precerutti, les Italiens préparent l’aérostat, les Norvégiens embarquent les approvisionnements. Qu’une panne, irréparable avec les moyens du bord se produise pendant la traversée du bassin arctique, et que le Norge soit réduit à l’état d’épave, nous nous trouverons isolés au milieu de l’immense banquise en dérive sur l’océan polaire. Pour atteindre la terre la plus proche, nous aurons alors à accomplir une longue et périlleuse retraite. De là, l’obligation d’emporter le matériel et les vivres nécessaires à notre subsistance pendant cette marche.

Les approvisionnements ont été calculés pour seize hommes pendant deux mois, à raison de 350 grammes par jour et par tête. Cela fait dans les 275 kilogrammes. La ration quotidienne se compose de pemmican[8], de chocolat, de biscuit et de poudre de lait séché. 350 grammes par jour, quand l’on doit peiner, c’est juste de quoi ne pas mourir de faim.

[8] « Qu’est-ce que le pemmican ? écrit Riiser-Larsen. Pour répondre à cette question, le plus simple est de donner ici la recette de cet aliment. Vous faites sécher de la viande à une température la moins élevée possible, afin qu’elle garde sa saveur, puis vous la pulvérisez et mélangez la poudre ainsi obtenue à des légumes secs également pulvérisés. Vous versez dans de la graisse liquide et faites couler dans des moules où le tout se solidifie en tablettes. Cinq kilos de viande produisent un kilo de poudre ; sous son petit volume le pemmican est donc un aliment très nutritif. »

(Expédition Amundsen-Ellsworth : En Avion vers le Pôle Nord, par Roald Amundsen. Traduit par Charles Rabot, p. 204.)

Instruits par l’expérience de l’an dernier, nous emportons une copieuse provision de tabac. Nous ne pourrons naturellement fumer à bord, mais nous ne savons où nous atterrirons.

L’équipement se compose de tentes et de sacs de couchage, afin de pouvoir camper sur la glace, de skis, de raquettes à neige et d’un traîneau destiné au transport du matériel et des vivres. Tout à la fois solide et léger, ce véhicule est un chef-d’œuvre d’ingéniosité, dû à notre ami Wisting. La banquise étant découpée de canaux, parfois même d’étangs, nous embarquons un bateau pliant pour franchir ces flaques d’eau. Si nous opérons une descente forcée très loin de tout secours, la chasse nous fournira peut-être des ressources alimentaires ; en vue de cette éventualité, notre équipement comprend des fusils et des munitions[9].

[9] Lincoln Ellsworth : Vaerdien av polaropdagelser, Mit livs store eventyr. (Aftenposten. Oslo, No du 18 décembre 1926, édition du matin.)

L’expérience acquise dans notre expédition de l’an dernier nous est très utile. Nous savons ce qu’il nous faut emporter et en quelle quantité.

Maintenant, quelques mots sur l’importante question du vêtement.

« Le vestiaire du pilote, écrivait l’an dernier le lieutenant Riiser-Larsen[10], doit être chaud et en même temps léger, afin de ne pas gêner ses mouvements. Avant le départ ou lorsqu’en cours de route on fait escale pour exécuter des observations, on marche, parfois on soulève des caisses, bref on accomplit des efforts musculaires. Si le pilote porte une lourde pelisse, tout en se donnant du mouvement, il entrera en transpiration, et, quand il reprendra l’air, il sentira le froid. Si, pour effectuer sa besogne à terre, il quitte cette pelisse, la basse température le saisira aussitôt et ce malaise augmentera quand il se remettra en route. Pour éviter ces inconvénients, notre habillement comportait plusieurs parties que nous pouvions mettre ou enlever, selon les travaux à effectuer et la température. »

[10] Expédition Amundsen-Ellsworth : En Avion vers le Pôle Nord, par Roald Amundsen. (Traduit Par Charles Rabot, p. 188.)

Les mêmes principes ont été appliqués, cette année, dans la confection de notre garde-robe.

« A moins d’accident, nous ne prévoyons pas d’escale sur la banquise », rapporte le lieutenant Riiser-Larsen, chargé également cette année de préparer l’équipement en sa qualité de second ; « en revanche, il est possible qu’à bord nous ayons à accomplir des travaux de force ou à escalader d’étroits passages dans l’intérieur du ballon. Il est, par suite, essentiel que nous ne soyons pas embarrassés par des vêtements incommodes.

« Notre garde-robe se compose de deux complets. Le premier, qui sera la tenue à terre ou sur la banquise, comprend un pantalon et une vareuse munie d’un capuchon ; quand nous volerons, par-dessus ce costume, nous en endosserons un second de coupe particulière. Le pantalon de ce deuxième complet, soutenu par des bretelles, monte jusqu’au thorax, tandis que son veston ne dépasse pas les hanches et se termine par une ceinture assurant sa fermeture complète ; ajoutons qu’il croise sur la poitrine à l’aide de deux rangs de boutons, l’un intérieur, l’autre extérieur. Si l’on doit effectuer des travaux pénibles, rien de plus facile que de se débarrasser du second veston. La tenue de vol, en tissu imperméable au vent et à la pluie, est doublée de peaux de mouton. Si nous ne réussissons pas à atteindre en ballon la côte de l’Alaska, nous aurons à fournir de longues marches dans une région où le thermomètre s’élève au-dessus de zéro, où par suite des averses sont à prévoir ; dans ce cas, nous transformerons le veston du costume de vol en un imperméable pour la pluie, en enlevant sa doublure en peau de mouton. »

Pour nous diriger au-dessus de la banquise, nous emportons les mêmes instruments que l’an dernier : un compas solaire, des compas magnétiques, des sextants, un dérivomètre. Afin que l’usage de ces instruments ne soit pas entravé par le froid, compas et niveaux ont été remplis d’alcool pur et toutes leurs parties mobiles enduites d’une huile spéciale ne se solidifiant qu’à 40° sous zéro.

Pour que l’eau des radiateurs ne gèle pas, elle a été additionnée de 40 pour 100 de glycérine. A ce propos, je signalerai un ingénieux dispositif dû à l’esprit fécond en ressources de Nobile. Le commandant se proposait de n’utiliser, au cours du voyage, que deux moteurs ; marchant à 1.200 tours, ils donneraient la vitesse la plus économique, soit 80 kilomètres à l’heure. Afin que le troisième groupe tenu en réserve demeurât chaud et prêt à être lancé, dès qu’on en aurait besoin, Nobile fit établir un tuyautage entre les radiateurs des groupes de tribord et de bâbord, de telle sorte que le moteur en marche échauffât celui qui était stoppé. Ce tuyautage, installé le long des échelles faisant communiquer le couloir de quille avec les nacelles motrices latérales, était soigneusement protégé contre le froid. Ce système donna toute satisfaction durant le voyage.

Pendant que nous poussons nos préparatifs, Byrd travaille non moins activement à mettre son avion en état de vol. Après plusieurs essais, il est définitivement paré le 9, au soir.

Le lendemain, à 1 h. 55, un formidable vrombissement au-dessus de notre habitation nous réveille. En un clin d’œil, nous sommes à bas du lit. Le Joséphine-Ford prend l’air, en route pour le Pôle Nord.

« Quelle déception la victoire de l’aviateur américain a dû vous causer ! » nous a-t-on répété maintes et maintes fois. Aucunement ; loin de désirer sa défaite, nous avons fait, au contraire, des vœux pour son succès. Quand nous prîmes congé de notre confrère avant son envol, c’est de tout cœur et sans aucune arrière-pensée que nous lui exprimâmes nos souhaits pour la complète réussite de son audacieuse entreprise.

Au moment du départ de Byrd, le temps est superbe ; un soleil éblouissant luit dans un ciel pur ; pas un souffle de vent. Lorsque nous rentrons dans notre habitation, après avoir vu filer l’avion américain vers le nord, nous apercevons notre photographe Berge se faufilant le long des maisons comme un voleur surpris la nuit dans l’accomplissement de quelque mauvais coup. Il tient son appareil tout monté ; à son sourire de satisfaction, nous comprenons qu’il s’est aventuré en terrain interdit et que sa fugue a été fructueuse. Un collaborateur de premier ordre, ce Berge ; travailleur comme pas un et aimant amoureusement son métier. Lorsqu’il découvre un paysage pittoresque ou une scène intéressante, il n’épargne ni son temps, ni sa peine afin d’obtenir une photographie artistique ; il risquerait sa vie pour prendre un cliché. L’an dernier, un jour qu’une tourmente de neige faisait rage et que le thermomètre marquait 20° sous zéro, quel ne fut pas notre étonnement de rencontrer Berge avec son appareil à la main. Par un pareil temps, que diable peut-il bien faire dehors ? « Je photographie le blizzard », nous répondit-il.

De pareilles gens vont loin et peuvent vaincre toutes les difficultés.

Dans la journée, pendant que nous vaquons à nos travaux, à chaque instant, nous nous arrêtons pour examiner le ciel ; tous nous avons la même préoccupation. Qu’advient-il de Byrd ?

L’aviateur américain n’a emmené qu’un seul compagnon, Bennett, un pilote de premier ordre, qu’il a chargé de la conduite de l’avion, tandis que lui remplira les fonctions d’observateur. Une pareille entreprise est singulièrement aléatoire, nous le savons mieux que personne à la suite de notre vol de l’été passé jusqu’au 88° de latitude. Aussi le sort des deux explorateurs nous préoccupe. S’ils ne reviennent pas, nous irons à leur recherche avec le Norge ; nous devrons alors abandonner notre projet de traversée du bassin. Une raison de plus, pour que nous désirions le succès de notre confrère.

A 17 heures, nous nous mettions à table pour dîner, quand un ouvrier italien entre en trombe dans la salle à manger : « On entend le bruit d’un moteur, nous crie-t-il. » Nous nous précipitons au dehors, aucun doute n’est possible. Un avion approche ; bientôt, en effet, le Fokker américain est en vue dans le nord, au-dessus des montagnes. Nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons arriver à temps sur le terrain d’atterrissage pour souhaiter à ces deux héros la chaleureuse bienvenue qu’ils méritent. D’ici à leur champ d’aviation, il y a loin et l’épaisse couche de neige qui recouvre encore le sol empêche de courir. Mais l’enthousiasme nous donne des ailes, et, avant l’avion, nous atteignons l’endroit où il va descendre. Le Fokker vole maintenant très bas afin de prendre terre. La présence de nombreux groupes accourus pour témoigner à Byrd et à Bennett leur admiration rend cette manœuvre délicate. Les aviateurs ont beau faire signe aux curieux de dégager la piste, ils ne bougent pas, et, avant de pouvoir se poser, l’appareil américain doit décrire un nouveau cercle.

Illustration
Le déblayage de la voie ferrée à Ny-Aalesund. Spitsberg.

Après avoir aidé les audacieux aviateurs à sortir de la carlingue, nous nous jetons dans leurs bras, tandis que tous les assistants poussent de joyeux hurrahs. Pas un de nous ne leur demande s’ils ont atteint le Pôle. Étant donné la longueur de leur absence, leur victoire est certaine. Après seize heures de vol, nos amis n’ont qu’un désir : celui de dormir le plus tôt possible. Donc nous ne leur posons aucune question. Les soutenant sous les bras, nous les accompagnons au rivage où des embarcations les attendent.

Quand nous remontons de la plage, qui trouvons-nous ? Berge tournant avec ardeur en plein territoire interdit. Mais maintenant, dans la joie générale, toutes les consignes ont été levées. Notre photographe est triomphant ; il est, croit-il, le seul de toute la troupe d’opérateurs réunie ici, à avoir filmé le retour de Byrd. Je ne veux pas le contrarier en émettant un doute à ce sujet ; selon toute vraisemblance, ses concurrents ont pris tranquillement la scène du pont même de leur navire. Que le lecteur me pardonne ces détails sur les rivalités des photographes ; ils montrent l’âpre lutte à laquelle ils se livrent, afin d’être les premiers à satisfaire la curiosité du public. Le cinéma a introduit le combat pour la vie sur un nouveau terrain.

Rentrés dans nos quartiers, nous envoyons à bord du navire américain deux caisses de vin et d’eau-de-vie, deux caisses de « médecine », comme nous libellons notre envoi pour témoigner de notre respect des lois sur la prohibition. Même le plus fanatique des partisans du régime sec conviendra avec nous qu’un pareil triomphe ne pouvait être fêté un verre d’eau claire à la main.

Le 10 mai, le Norge est paré. Si le temps est favorable, le départ aura lieu demain de bon matin, pour profiter des heures les plus froides. Plus la température sera basse et plus la pression atmosphérique élevée, plus la force ascensionnelle sera considérable. Pour tout abaissement d’un degré de la température elle augmentera de 70 kilogrammes et de 28 pour tout accroissement de pression d’un millimètre[11].

[11] Lincoln Ellsworth. Vaerdien av polaropdagelser.

Avant le départ, rappelons les caractéristiques de l’aérostat qui va nous emporter à travers l’inconnu polaire. Le Norge est un semi-rigide, long de 106 mètres, haut de 25 et large de 19 m. 50 en son plus grand diamètre. Son volume de gaz est de 18.500 mètres cubes, et sa force ascensionnelle totale de 10 tonnes. L’aérostat est propulsé par trois moteurs de 250 CV. — Il peut emporter 7 tonnes d’essence ; son rayon d’action est de 5.200 kilomètres à une vitesse horaire de 80 kilomètres[12].

[12] Ces renseignements sont empruntés à l’article d’Ellsworth : Vaerdien av polaropdagelser.

Les membres de l’équipage ont été informés de réduire leurs bagages au strict nécessaire. Nous autres, vétérans de l’an dernier, nous partons uniquement avec les vêtements que nous avons sur le dos ; nous ne prenons même pas une paire de chaussettes de rechange. D’ailleurs, nous sommes très chaudement habillés. Tous nous portons, outre d’épais sous-vêtements, un costume doublé de peaux de mouton ; seuls Ellsworth et Nobile ont endossé des fourrures de renne et d’ours.

Outre les cinquante jours de vivres constituant la réserve générale de l’expédition, chaque homme est muni d’un petit panier rempli d’œufs durs et de sandwichs. Les approvisionnements comprennent encore quarante thermos pleins de café et un quarante et unième de dimensions énormes contenant je ne sais combien de litres de bouillon et de boulettes de viande. Ce bouillon ayant pris le goût du métal ne rencontra guère d’amateurs. Quelqu’un qui se félicita de posséder ce récipient dans sa nacelle, ce fut le lieutenant Horgen. Il se délecta des boulettes et employa la bouteille comme chaise.

Avant que tout ne soit prêt, le soleil est déjà haut. Le hangar n’étant pas recouvert d’un toit, il chauffe le sommet du ballon et produit une dilatation du gaz ; de là, la nécessité de « soupaper ».

Sur ces entrefaites, une brise légère se lève ; elle rendrait dangereuse la sortie du hangar, donc on attendra.

A 7 heures, le vent mollit ; à 8 heures, l’ordre de sortie est donné.

CHAPITRE IX
L’équipage du « Norge ».

Composition de l’équipage au point de vue de la nationalité. — Le colonel Umberto Nobile. — Les attributions des différents membres de l’expédition. — Rôle du chef dans une exploration.

Par Roald Amundsen.

L’équipage du Norge comprend seize hommes :

1o Roald Amundsen et Lincoln Ellsworth, chefs de l’expédition.

2o Le colonel Umberto Nobile, commandant du dirigeable.

3o Le lieutenant de vaisseau de la marine royale norvégienne Riiser-Larsen, commandant en second de l’expédition et du ballon. Riiser-Larsen possède la pratique de la navigation aérienne ; il a piloté un de nos avions pendant la campagne de 1925 et dans la conduite de cet appareil a déployé les plus éminentes qualités. A bord du Norge il remplira les fonctions de navigateur ; il aura la tâche singulièrement lourde et difficile de nous conduire du Spitsberg aux rivages de l’Alaska en passant par le Pôle. Jamais spécialiste n’a été chargé d’une mission aussi délicate.

4o Le lieutenant de vaisseau de la marine royale norvégienne, Emil Horgen, préposé à la commande de direction. Un aviateur de premier ordre, d’un sang-froid imperturbable ; en outre, un habile navigateur. Si Riiser-Larsen a besoin d’un collaborateur pour ses calculs, il le trouvera dans Horgen.

5o Oscar Wisting, chargé du volant de profondeur. Après avoir fait partie de l’expédition au Pôle Sud, il vient de passer sur le Maud six ans dans les glaces de l’Océan Arctique de Sibérie ; à peine échappé à leur étreinte, il est accouru se joindre à nous.

6o Le capitaine de vaisseau Birger Gottwaldt, de la marine royale norvégienne, spécialiste en radiotélégraphie et en radiogoniométrie, dirige le poste de T. S. F.

7o Fridtjof Storm Johnsen, assistant radiotélégraphiste.

8o Finn Malmgren, de l’université d’Upsal, météorologiste. Embarqué, de 1922 à 1925, sur le Maud pendant sa dérive avec la banquise à travers l’Océan Glacial de Sibérie, il possède une grande expérience de l’Arctique.

9o Fredrik Ramm, journaliste. Sa mission consiste à tenir la presse des deux mondes au courant de nos faits et gestes dans le grand inconnu blanc.

10o Le lieutenant aviateur Oskar Omdal, de la marine royale norvégienne, chargé du moteur de tribord. Excellent mécanicien, esprit inventif, avec cela sachant prendre rapidement ses décisions, Omdal constitue une valeur dans une expédition comme la nôtre.

11o Cecioni, mécanicien en chef,

12o Arduino, mécanicien,

13o Caratti, mécanicien,

14o Pomela, mécanicien,

Chargés des moteurs bâbord et arrière.

15o Alessandrini, arrimeur.

L’expédition comprend ainsi huit Norvégiens, six Italiens, un Américain et un Suédois.

On a prétendu que ni Ellsworth ni moi, n’étant aéronautes, n’étions qualifiés pour commander l’expédition. Ma réponse à cette objection est aussi simple que décisive. Est-ce que nombre d’expéditions polaires organisées depuis un demi-siècle, montées sur des navires, n’ont pas été dirigées par des hommes qui n’étaient point des marins, et est-ce que précisément pour cette raison leurs chefs n’ont pas été assistés par des professionnels. N’avons-nous pas les exemples de Nansen, de Peary, de Nordenskjöld, de Mylius Erichsen ? Aucun de ces explorateurs ne possédait la pratique de la navigation, et tous, pour conduire leurs bateaux, ont fait appel au concours, soit d’officiers appartenant à des marines militaires, soit de capitaines au long cours. Leur a-t-on contesté pour cela le titre de chef d’expédition ? Non, assurément. Notre cas est exactement le même.

Le grand public se fait, d’ailleurs, une idée complètement erronée de la mission de ce personnage. Il se le représente dirigeant les manœuvres et commandant à ses compagnons comme à des comparses. Tout différent est son rôle. Le chef, c’est celui qui a l’idée de l’expédition, qui en conçoit le programme et en assure l’exécution. De toutes ses tâches multiples, la plus importante consiste à savoir choisir ses collaborateurs et à assurer le bon fonctionnement des différents organes de l’entreprise. Si vous réussissez à grouper autour de vous des hommes capables et à leur donner un équipement adéquat, vos chances de succès seront grandes. Il peut arriver, il est vrai, que des événements fortuits, tels que la rencontre de banquises invincibles, si vous attaquez l’inconnu polaire avec un bateau, opposent un obstacle insurmontable à la réalisation de votre plan de voyage. Dans ce cas, quelque excellent que soit votre équipement, vous aboutirez à une défaite. C’est là un accident, un des risques du métier, pourrait-on dire, et sa survenance n’infirme nullement le principe posé. Au contraire, si le personnel d’une expédition se montre inférieur à sa tâche, alors même que son chef possède des qualités de premier ordre, l’échec est certain d’avance. A lui seul, un homme ne peut accomplir une grande exploration, mais s’il réunit autour de lui des spécialistes expérimentés, il pourra les conduire à la victoire. Que l’on nous permette de dire que l’expédition du Norge apporte un exemple illustratif à l’appui de cette opinion.

Pour la fonction de commandant du dirigeable, nous nous sommes assurés le concours de l’homme le plus qualifié à cet effet, le colonel Umberto Nobile. Nobile a non seulement construit le Norge, mais encore accompli sur cet aérostat un très grand nombre de vols avec le succès le plus complet. Tous nous nous félicitons d’avoir acquis une collaboration d’une si haute valeur ; nous avons mis la main sur le technicien dont l’expérience constitue un gage de succès. Dès sa nomination, l’aéronaute italien s’est donné corps et âme à l’entreprise, et, nous ne saurions trop rendre hommage à la conscience qu’il a apportée aux préparatifs ; dans cette œuvre, il a donné la mesure de sa haute compétence.

Il est toujours assez délicat de parler de soi-même ; nous allons cependant essayer de le faire en toute sincérité, dans le dessein de définir plus complètement mon rôle personnel. Aussi longtemps que le voyage à travers les airs s’effectuera dans des conditions normales, ma tâche se bornera à observer les régions survolées. L’équipage comprenant des techniciens dans toutes les branches, je n’aurai pas à intervenir dans leur domaine. Mais si, par malheur, un accident se produit, si le Norge est contraint de descendre sur la banquise par suite d’une panne de moteurs ou de toute autre avarie, et réduit à l’état d’épave de l’air, je devrai prendre le commandement effectif de toute la troupe. Il s’agira alors de battre en retraite à travers les glaces de l’Océan arctique, vers la terre la plus proche. En pareille occurrence, quel serait le sort de novices en matière d’exploration polaire ? Aucun doute n’est possible à cet égard ; dès l’instant où ils se trouveraient sur la banquise, ils seraient condamnés à une mort prochaine. Dans des circonstances aussi critiques, seul un explorateur possédant une longue expérience de ces régions si hostiles pourra arriver à sauver ses compagnons, encore ne sera-t-il pas certain du succès, mais lui, au moins, aura des chances d’atteindre un heureux résultat.

CHAPITRE X
Du Spitsberg au Pôle Nord.

Le départ. — La grande banquise polaire. — Les installations à bord du Norge. — Attributions des membres de l’équipage. — Incident de moteur. — Premier banc de brume. — Ellsworth fête son anniversaire aux approches du Pôle. — Arrivée au Pôle Nord.

Par Hj. Riiser-Larsen, R. Amundsen et Lincoln Ellsworth.

Le 11 mai, à 8 h. 55[13] : « Lâchez tout » et, sans effort apparent, le Norge s’élève dans l’air limpide et clair d’une matinée ensoleillée. Il ne fait pas froid ; seulement 4° 5 sous zéro[14] et le vent est pour ainsi dire nul.

[13] Toutes les notations d’heure indiquées dans ce récit sont exprimées en temps moyen de Greenwich.

[14] Température indiquée par Amundsen et Ellsworth. Dans son rapport (chap. XIV, p. 229), le météorologiste de l’expédition donne −8° pour la valeur de la température, au moment du départ.

La baie du Roi resplendit de lumière ; un paysage tout blanc, avec ses immenses glaciers et ses cimes chargées de neige. En bas, de petits points noirs s’agitent sur le tapis immaculé étendu sur le sol ; ce sont nos amis qui nous envoient un dernier salut. Au moment du départ, leurs physionomies graves et leurs serrements de mains nous disaient, à la fois, leurs préoccupations et leurs vœux ardents pour le succès de notre entreprise. Évidemment, ceux que nous laissons derrière nous ne sont pas sans inquiétude sur notre compte. Nous, au contraire, nous n’éprouvons pas la moindre appréhension de l’avenir ; nous ressentons un sentiment de délivrance, une joie intense d’en avoir fini avec les préparatifs fastidieux et de nous lancer enfin à travers les airs dans le domaine si attrayant de l’inconnu.

Tout à coup, que voyons-nous ? Le Fokker de Byrd ! Cet excellent ami vient nous faire la conduite. Après nous avoir suivis quelque temps, il vire de bord pour retourner à Ny Aalesund. Nous sommes désormais seuls dans l’immense désert glacé du Pôle.

Une fois sortis du fjord, nous longeons, vers le nord, la côte ouest du Spitsberg. Une suite de panoramas montagneux d’une beauté impressionnante. Voici d’abord les Sept Glaciers, sept puissants fleuves de glace descendant en longues et larges ondulations d’une vaste coupole neigeuse occupant l’intérieur du pays ; puis c’est la pittoresque baie de la Madeleine, un hérissement de pics au milieu de nouveaux glaciers se terminant en mer par de magnifiques falaises d’un blanc d’opale ; l’impression d’une chaîne des Alpes, dont les vallées inférieures auraient été envahies par la mer, et dont seuls les sommets culminants émergeraient.

A 10 h. 8, le Norge arrive à hauteur de ce beau fjord ; nous y entrons un instant, faisant route sur un amer pour vérifier la déclinaison des compas.

Vingt-sept minutes plus tard, nous sommes par le travers de la pointe nord de l’île d’Amsterdam, l’extrémité nord-ouest du Spitsberg. Nous venons alors un peu à l’est, afin de suivre vers le nord le méridien de la station de T. S. F. de la baie du Roi et de pouvoir exécuter, en cours de route, des relèvements radiogoniométriques sur ce poste, droit par l’arrière.

Quelques instants après, survolé la limite méridionale de la grande banquise polaire. Elle se rencontre tout proche l’île d’Amsterdam, par conséquent notablement plus au sud que l’an dernier. Alors qu’en 1925, jusqu’au 82° de latitude, c’est-à-dire jusqu’à 240 kilomètres environ au nord de cette île, le pack[15] se présentait morcelé par des canaux d’eau libre, à travers lesquels un navire à vapeur ou à moteur aurait pu facilement se frayer un passage, aujourd’hui dès le 80° il est composé de larges blocs de glace polaire, serrés les uns contre les autres, formant une muraille flottante impénétrable. Désormais, pendant trois jours, jusqu’à notre arrivée dans l’Alaska de l’autre côté du Pôle, ce sera le même paysage ; d’horizon en horizon, toujours une immense plaine blanche partout pareille. Seulement, de loin en loin, une tache paraît à sa surface : une raie noire, plus ou moins longue, une fente créée par les agitations de la banquise et dont l’entrebâillement laisse apparaître un pan de la mer sous-jacente.

[15] Banquise.

Dans une de ces crevasses trois baleines blanches demeurent blotties à l’abri d’un large glaçon. Plus loin, des traces d’ours sont visibles. Nous apercevons même deux de ces animaux ; effrayés par le bruit des moteurs, ils fuient à toutes jambes, puis se jettent à la nage dans une flaque, en faisant jaillir des gerbes d’eau.

Un beau soleil éclaire un ciel d’un bleu admirable, une féerie de lumière laissant une sensation de surnaturel, d’extra-terrestre. La gigantesque ombre fusiforme du ballon que l’on voit courir à la surface étincelante de la banquise ajoute à cette impression ; on dirait une énorme baleine, quelque monstre apocalyptique bondissant sur une nappe d’argent ; une vision de monde légendaire. En effet, nous vivons une légende, un voyage à la Jules Verne.

Sans aucun effort, ni fatigue, nous pénétrons dans un des déserts les plus hostiles ; sans la moindre difficulté nous franchissons des obstacles qui tant d’années ont arrêté les plus vaillants explorateurs. Si le cadre de notre cabine était moins fruste, nous pourrions nous croire dans un grand express courant à travers une plaine de neige sans fin. Et, tandis que nous nous enfonçons dans cette solitude, grâce à la T. S. F., nous demeurons en relation avec le monde extérieur. Quelques heures après le départ, nous recevons un message d’un ami de Melbourne. Ni la distance, ni le désert n’arrêtent plus les relations. En vérité, nous vivons une époque féconde en prodiges.

Aux approches du 83° de latitude nord, les dernières cîmes du Spitsberg disparaissent en-dessous de l’horizon, en même temps que toute trace de vie animale sur la banquise. Maintenant, plus rien que l’infinie plaine glacée, un monde pâle, exsangue, une image d’astre éteint par le froid.

Pas confortable du tout notre installation à bord. Nous ne sommes pas moins de dix, entassés dans la nacelle du pilote. Représentez-vous un espace de 12 à 15 mètres carrés éclairé par quatre larges fenêtres en avant et par sept autres sur le côté. Aux murs, les portraits du Roi et de la Reine de Norvège, les mêmes qui ornaient le carré du Fram dans sa mémorable expédition au Pôle Sud, une Vierge accrochée par nos amis italiens et un trèfle à quatre feuilles, présent du major Scott, commandant du dirigeable anglais R-33.

On a prétendu que pendant ce vol, l’équipage était divisé en deux camps ennemis, prêts à en venir aux mains. Purs racontars ! Pour batailler, il est nécessaire d’avoir de l’espace à sa disposition ; or, nous en manquions totalement. Bien loin d’avoir revêtu un caractère agressif durant le voyage, les rapports entre les différents membres de l’expédition ont été, au contraire, empreints de la plus grande cordialité et de l’harmonie la plus complète. A bord du Norge, jamais je n’ai entendu un mot mal sonnant, ni n’ai surpris un regard hostile. D’ailleurs, si la discorde eût régné parmi nous, l’expédition n’aurait pu être menée à bonne fin. Les dix hommes réunis dans la nacelle du pilote étaient d’ailleurs trop occupés pour avoir le temps de se disputer. A l’extrême avant de cette cabine, assis sur son réservoir rempli de bouillon, Horgen est absorbé par la manœuvre du volant de direction ; pas une minute il ne peut le lâcher. Près de lui, Wisting tient la commande de profondeur. En arrière, Amundsen, huché sur un cylindre en aluminium, observe la banquise par une fenêtre, pendant que Nobile, toujours souriant, surveille attentivement les mouvements du ballon.

Illustration
Entrée du « Norge » dans le hangar de la baie du Roi au Spitsberg.

Dans le second compartiment de la nacelle, la « chambre des cartes », règnent une paix non moins profonde et une activité non moins grande. A tout instant, Riiser-Larsen prend soit une hauteur solaire, soit une mesure de vitesse ou de dérive ; puis, son observation terminée, il se plonge dans des calculs et en note ensuite les résultats sur le livre de bord et sur la carte. Notre commandant en second n’a jamais une minute de repos ; il n’a même pas le temps de boire ni de manger, à plus forte raison de dormir. Ellsworth est son dévoué collaborateur pour la lecture des chronomètres.

Malmgren est également très affairé ; constamment il observe ses instruments, et, quand il ne lit pas les baromètres ou les thermomètres, il travaille à dresser la carte du temps, d’après les observations météorologiques que la T. S. F. lui transmet. Il est de la plus haute importance de connaître les mouvements de l’atmosphère et le temps probable que nous rencontrerons plus loin.

Près du météorologiste, Ramm rédige ses télégrammes de presse, tandis que dans un autre coin de la cabine Gottwaldt et Storm Johnsen, coiffés de leurs casques à écoutoirs, reçoivent et expédient des messages.

Pour compléter la liste des occupants de la nacelle du pilote, mentionnons Titina, le fox-terrier de Nobile, la mascotte de l’expédition, l’unique représentant du sexe faible à bord du Norge.


Seule la fuite rapide de la banquise nous donne l’impression que nous volons. Nous éprouvons un sentiment de complète sécurité. Peut-être cette impression résulte-t-elle de nos souvenirs de l’an dernier. Qu’une panne affecte un des moteurs du Norge, on l’arrêtera pour exécuter les réparations nécessaires et pendant ce temps le ballon continuera à flotter. Combien la situation est différente avec un avion ! Une avarie au moteur, c’est la descente forcée, et la descente forcée sur la banquise, c’est la catastrophe certaine. En 1926, le pack offre le même aspect qu’en 1925 ; partout et toujours des chaînes de monticules engendrées par les collisions des glaces sous la poussée des vents et des courants, partout et toujours un terrain disloqué, hérissé d’aspérités, fendillé par un réseau inextricable de crevasses. Ces fentes atteignent rarement les dimensions d’un étroit canal ; dans ce cas, elles sont généralement tortueuses ; presque toutes sont recouvertes de « jeune glace »[16].

[16] Glace nouvellement formée.

Sur l’énorme distance séparant le Spitsberg de la côte septentrionale de l’Alaska, nous n’avons aperçu ni un seul espace plan suffisamment étendu pour qu’un avion pût y descendre en sécurité, ni une flaque d’eau assez grande pour permettre à un hydravion d’amerrir. De la hauteur à laquelle nous naviguions, quelques champs de glace semblaient unis ; aussi plusieurs fois avons-nous entendu des camarades s’écrier : « Regardez quel magnifique terrain d’atterrissage. »

Leurs réflexions nous faisaient sourire, nous autres vétérans de l’an dernier, qui pendant vingt-quatre jours, avions lutté sur un de ces « magnifiques » terrains. Les novices en matière arctique se laissent facilement tromper par les apparences de la banquise. Malgré le brillant succès de Byrd, on ne saurait conseiller de se hasarder en avion au-dessus de ce désert, tant que les moteurs ne seront assez parfaits pour que toute possibilité de panne et par suite de descente forcée soit exclue.

… Au début, nous volons relativement bas, à environ 200 mètres d’altitude, avec deux moteurs seulement, ceux de bâbord et d’arrière. Marchant à 1.200 tours, ils devraient donner une vitesse propre de 80 kilomètres. La brise de nord-est fraîchissant, nous prenons constamment des observations de dérive. La vitesse vraie étant tombée à 72 kilomètres et la dérive s’élevant à 30° sur bâbord, après conférence avec le météorologiste, nous décidons de monter. Pendant cette ascension, des mesures de vitesse sont continuellement exécutées, pour chercher la couche d’air où le ballon pourra atteindre l’allure la plus rapide. Nous la rencontrons à l’altitude de 530 mètres. A cette hauteur, le ballon acquiert une vitesse vraie de 86 kilomètres, avec une dérive de seulement 14°. Dans cette région la brise souffle sur l’arrière du travers, par suite nous pousse dans la bonne direction. Dès que la dérive varie, la route est corrigée. Si la correction est seulement de quelques degrés, le pilote de direction, les yeux fixés sur le compas solaire, déplace l’image réfléchie du soleil d’un nombre correspondant de degrés par rapport à la croix marquant le centre de l’instrument. La correction est-elle plus importante, on change l’orientation de ce compas.

Aussi fréquemment que possible, Gottwaldt prend des relèvements radiogoniométriques sur la station de T. S. F. de Ny Aalesund. Un relèvement exécuté à 14 heures nous place un peu à l’est de l’estime. Nous modifions alors légèrement le cap.

Pour assurer la bonne marche du ballon, le navigateur communique ses instructions directement au pilote de direction. Constate-t-il une trop forte diminution de la vitesse vraie par l’effet de la brise, il confère avec le météorologiste, les chefs de l’expédition et le commandant du Norge. Si ce dernier estime que des questions de force ascensionnelle ne s’opposent pas à ce que l’on monte plus haut et si les chefs de l’expédition n’élèvent pas d’objection à ce sujet, Riiser-Larsen donne des ordres en conséquence au pilote de profondeur.

Les observations de vitesse et de dérive ainsi que les positions successives du ballon sont communiquées aux chefs de l’expédition et à Nobile. Riiser-Larsen, réunissant les fonctions de second du dirigeable et de navigateur, la situation devient plus simple lorsqu’il remplace le commandant. En raison du faible effectif de l’équipage, Nobile se trouve surchargé de besogne ; de son côté, absorbé par les observations et les calculs, Riiser-Larsen n’a le temps ni d’accomplir les devoirs qui incombent au second, ni de prendre le quart régulièrement ; aussi bien le commandant doit-il faire lui-même les rondes à l’intérieur de l’aéronef, et demeurer ensuite presque constamment dans la nacelle du pilote pour surveiller la marche du ballon. Il dut, par suite, rester debout pendant la plus grande partie du voyage.

A 16 heures, une observation de dérive montre que le Norge tient bien la route. En conséquence, le cap est mis droit sur le Pôle. A 17 heures, une observation solaire nous place de nouveau sur le méridien de Ny Aalesund.

18 h. 30. Nous rencontrons une zone de vent ; elle nous fait légèrement dériver dans l’est. Heureusement, cette brise soufflant sur l’arrière du travers, tend à accroître notre vitesse.

18 h. 40. Léger incident. Après avoir pendant quelque temps fonctionné irrégulièrement en raison du défaut d’arrivée de l’essence, le moteur de bâbord s’arrête. La canalisation est obstruée par de la glace ! Marchant alors uniquement avec le groupe arrière, la vitesse tombe à 55 kilomètres, jusqu’à ce que le moteur de tribord ait été préparé. Pendant cette attente, il est mis à 1.000 tours ; la vitesse remonte alors à 72 kilomètres. Quelle chance que nous soyons en dirigeable et non en avion ! Si semblable panne était survenue à bord d’un aéroplane, c’était la chute certaine et le sort de l’expédition aurait été réglé du coup. On débarrasse la tuyauterie de la glace et à 19 h. 55, le groupe de bâbord est remis en marche ; après quoi l’on arrête celui de tribord. Cinq quarts d’heure ont suffi pour effectuer la réparation.

Tout le voyage a été accompli avec deux moteurs seulement, celui d’arrière et l’un des groupes latéraux ; le troisième est tenu en réserve comme machine de secours. Avec ces deux moteurs à 1.200 tours, le Norge obtient la vitesse la plus économique, soit 80 kilomètres ; il acquiert alors son plus grand rayon d’action par rapport à son approvisionnement d’essence. Le maximum de révolutions que les groupes peuvent donner étant de 1.400, l’allure de 1.200 tours est donc très modérée.

87° de latitude. Jusqu’ici un magnifique soleil a brillé dans un ciel sans nuage. Grâce à cette circonstance, depuis le départ de la baie du Roi, nous avons employé le compas solaire.

19 heures. Entendu le signal horaire de la station norvégienne de T. S. F. de Stavanger. « J’éprouve l’illusion de me trouver dans ma chambre et d’entendre sonner la pendule, écrit Amundsen. Une impression de stupéfaction, de quelque chose d’extraordinaire. Pendant que nous pénétrons de plus en plus loin au cœur du grand désert du Pôle et que nous nous éloignons davantage du monde habité, les messages envoyés par les amis demeurés au pays parviennent jusqu’à nous pour nous guider à travers l’inconnu. »

La situation atmosphérique semble devoir changer. A 19 h. 30 des nuages montent de l’horizon ; en même temps la température s’abaisse : 10° sous zéro. Maintenant la brume nous enveloppe. Ce n’est heureusement qu’une fausse alerte ; bientôt elle disparaît et fait place à un ciel clair.

Vitesse vraie : 67 kilomètres ; pas de dérive.

22 h. 25. De nouveau, une muraille de brume s’élève devant nous. Nous voici dans les nuages ; ils forment, cette fois, un banc, large et épais. Aussitôt une couche de glace recouvre les parties métalliques de l’aéronef. Cela devient sérieux ; si ce dépôt augmente, il surchargera le ballon et fatiguera ses différents organes. En conséquence, nous montons à 650 mètres ; à cette altitude nous sommes encore dans la brume et soumis à tous les inconvénients qu’elle entraîne. Un nouveau coup du volant de profondeur, nous voici à 1.000 mètres ; à cette altitude nous dominons la mer de nuages et retrouvons un soleil éclatant. Nous pouvons continuer à faire usage du compas solaire.

Par 87° 30′ de latitude nord, un radio annonce que le Roi de Norvège décerne au capitaine Gottwaldt la croix pour le Mérite en récompense de ses travaux sur la radiotélégraphie. Sa Majesté a toujours témoigné d’un très grand sens de l’à-propos : une fois de plus nous admirons cette qualité éminente chez notre souverain. Neuf hourrahs saluent l’heureuse nouvelle.

A 21 h. 53, nous passons le 87° 43′, la latitude extrême atteinte au cours de notre raid de l’an dernier. Le point où nous avons amerri en 1925, se trouve à 50 milles dans l’ouest. La banquise est tout aussi disloquée que l’an dernier ; nous nous félicitons de la survoler bien tranquillement, au lieu de nous dépenser en efforts épuisants à sa surface.


12 mai, 0 heure au méridien de la baie du Roi. Le soleil de minuit brille dans toute sa gloire. Riiser-Larsen en profite pour prendre une hauteur méridienne. Elle indique que nous sommes par 88° 30′ de latitude. Cette observation nous permet de vérifier la vitesse de l’aéronef que la brume nous a empêchés de mesurer directement par rapport à la banquise. D’après les résultats de l’opération, des valeurs trop fortes ont été précédemment adoptées pour la marche du ballon ; selon toute vraisemblance, l’erreur provient d’une erreur instrumentale de l’altimètre.

Les relèvements radiogoniométriques nous placent toujours sur le méridien de la baie du Roi, comme le prouve également la position du soleil à minuit, exactement droit par l’avant.

De nouveau le moteur de bâbord donne des ennuis à son mécanicien. L’essence n’arrive pas régulièrement ; la conduite se trouve encore une fois obstruée par de la glace. En conséquence, ordre est donné d’arrêter ce moteur et de mettre en marche celui de tribord.

A minuit, Lincoln Ellsworth entre dans sa quarante-sixième année. A l’occasion de cet événement, pendant un instant les travaux du bord sont suspendus et tous nous allons féliciter notre sympathique camarade. Nobile ouvre une bouteille de punch aux œufs pour boire à la santé de celui dont les libéralités ont permis l’exécution de notre grand dessein. Fêter son anniversaire à quelques kilomètres du Pôle Nord, c’est un record remarquable ; Ellsworth est certain de le garder. Quelques instants plus tard, un radiogramme apporte à notre ami les compliments de la petite colonie norvégienne de Ny Aalesund. Jusqu’aux approches du Pôle, nous demeurons en relation avec le monde extérieur.

A minuit, le moteur de bâbord est remis en marche et celui de tribord arrêté.

De temps à autre, des déchirures s’ouvrent dans le banc de brume, laissant apparaître des pans de banquise. Riiser-Larsen en profite pour observer la vitesse et la dérive. Maintenant une légère brise souffle droit debout. Elle n’apporte aucune gêne à la tenue de la route le long du méridien de la baie du Roi, tant que nous pouvons gouverner d’après le compas solaire. Jusqu’ici les compas magnétiques ont donné de bonnes indications. Dans la région que nous venons de traverser, la déclinaison est faible, mais dans celle où nous entrons, sa valeur subit de rapides variations.


12 mai, 1 heure. — A notre grande satisfaction, la mer de nuages se dissipe rapidement. Cela aurait été une pénible déception, si nous n’avions pu voir le Pôle.

Après avoir soigneusement vérifié les observations de vitesse, Riiser-Larsen annonce que dans une demi-heure nous arriverons au « sommet de la terre ». Le commandant en second a calculé l’angle qu’il devrait lire sur le limbe du sextant, si à 1 heure il se trouvait au-dessus du Pôle. Cela fait, après avoir disposé son instrument à cet angle, il suit le mouvement apparent du soleil ; les deux images se rapprochent de plus en plus. A 1 h. 15, Riiser-Larsen s’agenouille pour observer par une des fenêtres ouvertes pour la circonstance ; encore quelques minutes, et, à 1 h. 25 exactement, les deux images du soleil arrivent en contact.

— Nous y sommes ! s’écrie-t-il.

Le ballon descend à une centaine de mètres au-dessus de la banquise. Pendant que cette manœuvre s’accomplit, nous gagnons le couloir de quille, afin de lancer sur la glace les pavillons des trois nations représentées à bord. Chaque drapeau est attaché à une hampe en aluminium terminée par une longue pointe. Dès que nous sommes réunis, un panneau est ouvert ; toutes les têtes se découvrent. Saisissant le pavillon norvégien, Amundsen le projette avec force dans le vide. Il arrive droit sur la banquise et y demeure fixé. Nos claires couleurs nationales claquent gaiement au vent du Pôle. Ellsworth lance ensuite le drapeau des États-Unis, puis Nobile celui d’Italie. Après cela, nous serrons chaleureusement les mains d’Amundsen, puis celles de Wisting. A ces deux hommes appartient la gloire d’avoir planté l’emblème de la Norvège sur les deux Pôles de la terre.

Ici la banquise présente un aspect différent de celui qu’elle offrait plus au sud ; elle se montre morcelée en petits glaçons agglomérés, serrés les uns contre les autres. Une de ces plaques, toutes semblables les unes aux autres, représente le gisement du sommet boréal de l’axe de rotation du globe terrestre. Sous l’impulsion des courants marins, lentement l’énorme croûte qui recouvre l’océan chemine vers le sud. Par suite, chaque jour, pour ainsi dire, un nouveau glaçon vient occuper l’emplacement du Pôle Nord et peut-être dans quelques années retrouvera-t-on sur la côte orientale du Grönland le « champ » sur lequel nos pavillons ont été fixés en signe de victoire.

De la baie du Roi au Pôle la distance à vol d’oiseau ne dépasse pas 1.200 kilomètres ; par suite de la dérive, nous en avons parcouru, depuis le départ, environ 1.700, en seize heures trente.

CHAPITRE XI
Du Pôle Nord à la côte de l’Alaska.

Dangers de la situation. — Au-dessus du Pôle des Glaces. — Le dernier grand mystère de l’Arctique dévoilé. — La brume. — L’expédition mise en péril par le givre. — Situation dramatique. — La lutte contre le verglas. — Terre en vue. — Arrivée sur la côte de l’Alaska.

Par Hj. Riiser-Larsen, F. Malmgren, R. Amundsen et L. Ellsworth.

Maintenant en route pour la côte nord de l’Alaska. 2.100 kilomètres nous en séparent, 2.100 kilomètres, toujours au-dessus de la banquise. C’est de beaucoup l’étape la plus périlleuse du voyage. Jetez un coup d’œil sur la carte, vous voyez qu’entre la baie du Roi et le Pôle, nous ne nous sommes jamais trouvés à une très grande distance du Grönland. Sous le 85° de latitude, nous n’étions séparés de sa côte septentrionale que par 520 kilomètres, et, au Pôle même par environ 700. Dans cette partie du trajet, un accident eût-il immobilisé le Norge, une retraite vers cette terre aurait certes présenté de grands risques, mais pour peu que la fortune nous eût favorisés, elle aurait été couronnée de succès, d’autant que dans ce secteur les courants marins poussent la banquise vers le sud. Ajoutez à cela que le nord du Grönland offre des ressources en gibier et que sur la terre voisine de Grant, un dépôt de vivres a été établi à notre intention. Donc si nous étions arrivés sur ces côtes glacées, nous n’aurions pas été exposés à y mourir de faim. Combien notre situation est singulièrement plus préoccupante entre le Pôle et la côte nord de l’Alaska ! La route que nous allons suivre reste très éloignée de toute terre. De ce côté, sous le 85e parallèle, elle passe à une distance de l’île la plus proche — l’île du Prince-Patrick — double de celle qui nous séparait du Grönland, alors que nous nous trouvions à la même latitude dans le secteur du Spitsberg, et, par le 80e parallèle, nous serons encore à 500 kilomètres de la côte la plus rapprochée. De plus, dans cette partie du bassin polaire, on ignore la direction générale de la dérive des glaces ; on sait seulement qu’elles forment là l’embâcle le plus compact et le plus étendu que renferme l’Océan Arctique. Dans ces conditions, en cas d’accident au ballon, une retraite vers les terres les plus rapprochées sera singulièrement hasardeuse.

Du Pôle, le cap est mis sur la pointe Barrow, par conséquent dans le sud-est. Il se produit alors un fait amusant. Jusque-là nous avions eu l’ouest à gauche et l’est à droite, comme en tout point de l’hémisphère boréal, lorsque l’on regarde le nord. Aussitôt le gisement du sommet septentrional de l’axe de rotation terrestre dépassé, les points cardinaux paraissent inversés. Désormais l’est se trouve à gauche et l’ouest à droite. Rudyard Kipling n’avait pas prévu ce cas, lorsqu’il écrivait sa phrase célèbre : For West is West and East is East and never the twain shall meet (car l’ouest est l’ouest et l’est l’est, et jamais ces deux aires ne se rencontreront).

Nous continuons à employer le temps moyen de Greenwich, mais pour les observations, il est nécessaire de calculer l’heure du méridien de la pointe Barrow que nous allons suivre. Nous pourrons alors prendre des hauteurs pour la détermination de la latitude et de la longitude quand le soleil occupera une position favorable.

Illustration
La seule grande ouverture de la grande banquise polaire observée par l’expédition.

Le temps de la pointe Barrow retarde d’environ dix heures sur celui de Greenwich et de onze heures sur celui de la baie du Roi. Par conséquent, après avoir franchi le Pôle, nous ne sommes plus le 12 mai, mais le 11 dans l’après-midi. Nous vivons ainsi deux soirées consécutives. Ellsworth verra donc revenir son anniversaire dans quelques heures ; après l’avoir fêté une première fois, il pourra le célébrer de nouveau.

Nous sommes fourbus et cependant nous devons continuer à travailler. C’est la seconde nuit que nous passons, pour ainsi dire, sans sommeil. « Pendant celle qui a précédé le départ, je n’ai dormi que trois heures, écrit le lieutenant Riiser-Larsen, et tous mes camarades sont dans le même cas. » Les couchettes du bord ne sont d’ailleurs guère tentantes ; mais peu importe, car le faible effectif de l’équipage ne permet pas d’organiser une relève des hommes de quart. Quand on dispose d’un instant de loisir, on s’appuie contre une cloison et on dort debout. Jugez par là de notre fatigue, et la moitié du voyage n’est pas encore accomplie !

Point de repas réguliers non plus. Après le Pôle nous avalons quelques boulettes de viande encore tièdes, conservées dans le grand thermos servant de siège au pilote de direction. Ce fut notre seul repas chaud pendant tout le voyage. Par la suite, on dut se contenter de thé et de café froids, de sandwichs recouverts d’une couche de givre et durs comme pierre ou de morceaux de viande hachée truffés de cristaux de glace. Pour les dégeler, avant de les mettre sous la dent, nous n’avions d’autre ressource que de les placer pendant quelque temps dans les poches de nos pantalons.

La température, fort heureusement, n’est pas très basse ; jamais, au cours du vol, elle n’est descendue au-dessous de 13° sous zéro, d’après Riiser-Larsen.

Toujours beau temps. Le soleil continue à luire, et, circonstance éminemment favorable, pas de vent.


12 mai, 2 h. 15. — Le ciel se couvre de temps à autre. Durant ces passages d’ombre, nous naviguons d’après le compas magnétique.

A 4 heures, le soleil brille de nouveau. Vingt minutes plus tard, une observation nous place un peu à l’ouest de notre estime. Le ballon subit une légère dérive, sans que sa vitesse en soit affectée. Nous naviguons entre 600 et 700 mètres d’altitude.

« A chaque instant, la déclinaison présente des écarts par rapport à sa valeur admise, écrit le lieutenant Riiser-Larsen ; par suite la route doit être fréquemment modifiée pour revenir sur le méridien de la pointe Barrow. Le tracé des isogones porté sur la carte ne m’inspirant qu’une médiocre confiance, de ce fait je suis astreint à un travail supplémentaire ; en outre je demeure préoccupé par la situation résultant de cette incertitude. A 6 heures, une comparaison avec le compas solaire indique une valeur de la déclinaison inférieure, semble-t-il, de 10° à celle donnée par la carte. »

Vers 7 heures, nous entrons dans la zone du Pôle des Glaces, dans cette vaste région du bassin arctique située au nord et au nord-ouest de l’archipel polaire américain, demeurée jusqu’ici complètement inconnue, dont l’exploration constitue l’objet principal de notre voyage. Dans l’horizon que nous embrassons, aucune terre en vue, rien qu’une formidable banquise ; dans cet entassement de glaçons pas le moindre étang, pas un canal, pas la plus petite flaque d’eau libre ; une mer morte figée par le froid.

Nous n’apercevons ni morse, ni phoque, les hôtes habituels des parties de l’océan polaire où l’homme n’a pas encore pénétré. Les oiseaux même sont absents ; sur cette carapace de glace flottante sans solution de continuité ils ne pourraient trouver aucune alimentation ! Les seules traces de vie organique que nous découvrons sont représentées par des pistes d’ours. Qu’est-ce que ces animaux peuvent trouver à se mettre sous la dent dans ce désert ? Bref une impression de solitude poignante.

A 7 heures, Riiser-Larsen prend une mesure de dérive, la dernière pour quelque temps. En effet, bientôt après, entre le 86° et le 85° de latitude, une brume épaisse nous enveloppe.

« Me voici donc libéré des observations pour un moment, rapporte le commandant en second. Oserai-je l’avouer, l’arrivée de cette mer de nuages ne me contriste nullement. Elle me permet de m’asseoir pour la première fois depuis le départ et de faire un somme d’une demi-heure. Je me réveille en entendant annoncer que la banquise est de nouveau visible. Je vais donc pouvoir continuer mes observations. Hélas ! ce n’est qu’une éclaircie fugitive. »

Elle est bien malencontreuse, cette brume. Elle survient juste au moment où nous entrons dans la région inconnue, que nous désirions tant embrasser du regard. Peut-être renferme-t-elle quelques îles basses, dont la vue nous aura été dérobée, mais très certainement elle ne contient aucune terre de grande étendue. A cet égard, les fréquentes déchirures, qui se produisent dans la nappe de nuages nous permettent d’être affirmatifs. Sur ce point, le lieutenant Riiser-Larsen se prononce en termes catégoriques. « Grâce aux éclaircies qui surviennent, tantôt au-dessous du ballon, tantôt à droite ou à gauche, nous pouvons constater que tout cet espace est occupé par un océan et rien que par un océan entièrement recouvert de glace », écrit-il.

A 10 h. 45, la rupture d’une pale de ventilateur oblige à arrêter le moteur de bâbord ; celui de tribord est mis en marche pendant la réparation.

Nous naviguons au-dessus des nuages. Dire que tout récemment les météorologistes prétendaient que dans la partie nord du bassin arctique la brume ne couvre pas au printemps de vastes espaces. Or, la mer de nuages sera notre trop fidèle compagne sur une distance de pas moins de 2.200 kilomètres !

Toute la journée, route à des hauteurs diverses, presque constamment dans les nuages. De temps à autre, une éclaircie, puis la grisaille se referme.

A 17 heures, grand émoi. Dans l’ouest, une apparence de terre est signalée. Déjà, à plusieurs reprises, nous avions cru apercevoir des îles montagneuses ; mais chaque fois, après un moment d’attention, nous avions reconnu être le jouet d’une illusion d’optique. La mer polaire est peuplée de décevants mirages. Cette fois cela semble plus sérieux. La côte signalée paraît garder des contours constants ; donc nous mettons le cap dans sa direction. Quelle anxiété nous étreint ! Une grande découverte géographique va-t-elle nous récompenser de nos peines ! Hélas ! encore une fois la terre en vue n’est qu’une terre fantôme, et à 17 h. 30, nous reprenons notre route.

Bientôt les nuages s’étendent au-dessus de nous ; nous gouvernons alors d’après le compas magnétique. Heureusement, nous ne sommes plus dans la région où la déclinaison change pour ainsi dire constamment. Pendant un temps relativement long, nous pouvons garder la même route au compas. Par l’avant, le ciel noircit. Le banc de brume sous-jacent monte de plus en plus haut ; voulant nous maintenir en-dessus de son niveau, nous nous élevons. En même temps, le plafond de nuages qui nous domine descend progressivement. Le lieutenant Riiser-Larsen, chargé alors du commandement du ballon, veut essayer de le survoler, quand il s’aperçoit que plus en avant ce plafond rejoint la nappe nébuleuse inférieure. Nous nous trouvons déjà à l’altitude de 1.100 mètres ; pour dépasser les nuages, il faudrait monter davantage, par suite ouvrir les soupapes. Les gaz éprouvant, comme on sait, une dilatation inversement proportionnelle à la pression atmosphérique. Pour cette raison, la manœuvre projetée est abandonnée. Nous ne voulons pas, en effet, lâcher de gaz à moins de nécessité absolue. Si des dépôts de glace viennent à se former sur le ballon, il importe qu’il conserve toute sa force ascensionnelle.

Aussi bien, au lieu de monter, comme on l’avait tout d’abord résolu, nous descendons en profitant d’une déchirure des nuées. Constamment des éclaircies nous laissent apercevoir des fragments de banquise. Sur ces entrefaites, Nobile revient prendre le quart. D’un commun accord, Riiser-Larsen et lui décident de descendre encore plus bas ; il se pourrait, en effet, que la brume ne s’étendît pas jusqu’au niveau de la glace. La descente est conduite lentement pour que le remplissage des ballonnets s’opère progressivement.

En-dessous des compartiments à gaz se trouvent les ballonnets remplis d’air amené par la buse de l’avant. A mesure que les gaz subissent une compression par suite de l’augmentation de la pression atmosphérique du fait de la descente, la diminution de volume qui en résulte est compensée par une augmentation du volume d’air dans les ballonnets. Le ballon se trouve donc sous une pression légèrement supérieure à celle de l’air ambiant. C’est pour cette raison que les souples et les semi-rigides conservent leur forme.

Alors que nous sommes par 85° 30′ de latitude environ, des dépôts de glace commencent à se former sur les parties métalliques extérieures de l’aérostat et une couche de givre sur les cordages ainsi que sur les parois des nacelles. C’est le plus grand danger qui puisse nous menacer. A cet égard, la catastrophe de l’expédition Andrée, il y a vingt-neuf ans, est instructive. Selon toute vraisemblance, la perte de cet audacieux aéronaute dans sa tentative de pénétration dans le bassin arctique en sphérique a été causée par ce phénomène de condensation. Le poids de la glace qui s’était formée sur l’enveloppe en traversant des brumes à l’état de surfusion aura déterminé la chute de l’aérostat. Pourvu que pareil accident ne nous arrive pas. Peut-être une fois descendus, échapperons-nous à ce danger ? Peut-être un intervalle clair existe-t-il entre la banquise et la mer de nuages ?

En effet, la brume ne s’étend pas jusqu’au niveau de l’océan. Par contre, à cette basse altitude, il neige abondamment ; d’où une augmentation des dépôts de glace. En présence de cette situation, après conférence avec le météorologiste on décide de remonter. Malmgren ouvre une fenêtre pour observer constamment la température de l’air et sa teneur en humidité.

« Nous nous élevons à 800 mètres dans l’espoir de dépasser la mer de nuages, rapporte notre météorologiste. Cette manœuvre ne donne aucun résultat. A cette altitude, si la brume est peut-être moins dense, les phénomènes de condensation deviennent encore plus énergiques. Nous redescendons alors à quelques centaines de mètres au-dessus de la banquise. A ce niveau, la formation du givre devient insignifiante, les couches d’air voisines de la nappe de glace qui recouvre l’océan possédant une température inférieure de 3 à 4° à celle des couches plus élevées. Plus l’air est froid, moins on a à redouter pareil dépôt de verglas sur l’aérostat. »

Quelques heures plus tard, par 83° de latitude, le phénomène reprend avec une nouvelle intensité.

« Le compas solaire, écrit Riiser-Larsen, est transformé en un bloc de glace de forme fantastique, par suite ne fonctionne plus. Toutes les pièces métalliques extérieures des nacelles motrices sont également recouvertes de glace, de même les haussières en fil d’acier qui pendent le long du ballon, tandis que celles en chanvre sont enveloppées de gros cristaux de givre. La toile recouvrant la cabine du pilote et l’avant du ballon, sont pareillement tapissées de givre. Par contre, l’enveloppe même de l’aérostat en toile caoutchoutée n’est fort heureusement le siège d’aucun dépôt. Ces condensations sont proportionnelles à la conductibilité des corps. Ainsi de la glace se dépose sur les objets en métal, du givre seulement sur la toile ordinaire et sur les cordages ; par contre ni glace ni givre ne se forme sur la toile caoutchoutée. Dans le cas où un nouveau voyage en dirigeable serait entrepris dans l’Arctique, les constructeurs de l’aérostat qui sera employé auront à tenir compte de notre expérience. Pour parer au très grave danger auquel les condensations nous ont exposé, les enveloppes des différentes parties du ballon devront être en tissu caoutchouté, et toutes les pièces métalliques extérieures entourées de cette étoffe ; de plus, il sera essentiel que les guide-ropes puissent être rentrés à bord. Enfin, nous recommanderons que les soupapes à gaz et celles des ballonnets possèdent des dimensions permettant à l’aérostat de s’élever très rapidement à une grande hauteur, afin de pouvoir dépasser le niveau des bancs de brume. L’emploi de toile caoutchoutée pour l’enveloppe des rigides entraînera une augmentation notable du poids mort. Dans les ballons de ce type, le gaz étant enfermé dans des compartiments spéciaux, il n’importe pas que l’enveloppe extérieure soit étanche aux gaz ; elle peut donc être fabriquée avec un tissu léger. Pour ces dirigeables, des recherches et des expériences permettront de trouver une étoffe et un vernis réfractaires à la formation du givre.


Depuis quarante-huit heures que nous volons, nous n’avons ni dormi, ni mangé régulièrement. Aussi sommes-nous à bout de forces, mais ce n’est pas le moment de faiblir. D’heure en heure, la situation devient de plus en plus critique ; raidissons-nous donc contre la lassitude et gardons toute notre énergie.

Dans les oscillations que subit le Norge, la glace recouvrant les guide-ropes et les nacelles se détache ; une partie de ses fragments tombant sur les hélices est projetée avec force contre l’enveloppe du ballon. Quelques-uns de ces projectiles, après avoir traversé la toile, viennent tomber jusque dans le couloir de quille : d’autres crèvent les ballonnets dans leur partie inférieure. Sous l’habile direction de Cecioni nos admirables mécaniciens travaillent constamment à rapiécer les déchirures. Lorsqu’un glaçon perce l’aérostat, on croirait entendre un coup de feu. Afin d’atténuer la force de projection de cette mitraille, longtemps nous ne marchons qu’à vitesse réduite. Fort heureusement, au-dessus des hélices, l’enveloppe des compartiments à gaz a été renforcée lors de la réfection du ballon. Jusqu’ici aucun glaçon n’a atteint cet organe essentiel, mais en sera-t-il toujours ainsi ? Si ces compartiments sont crevés, ce sera la catastrophe. Pour échapper à l’étreinte du givre, il faut essayer de dépasser le niveau supérieur de la mer de nuages. Le salut est à ce prix.

« Cette manœuvre réussit », raconte Malmgren, qui a décrit en termes aussi simples qu’impressionnants les périls de la situation. « Nous survolons la brume. A la hauteur à laquelle nous naviguons maintenant, les dépôts de glace diminuent notablement ; aussi nous considérons-nous comme sauvés. Jusqu’au 74° de latitude, le voyage se poursuit sans incident ; pendant cette partie du trajet des trous s’ouvrent fréquemment à travers les nuées et au-dessus de nous le ciel demeure parfaitement clair. Mais au delà de ce dernier parallèle, encore une fois, les nuages nous entourent. Impossible de les dépasser ; aussitôt le givre se forme de nouveau et cela en beaucoup plus grande abondance qu’auparavant. L’alerte est heureusement courte. Une demi-heure plus tard, nous réussissons à sortir de cette zone dangereuse ; par contre, nous rencontrons de la neige pendant quelque temps.

« Plus loin dans le sud, nous sommes à différentes reprises exposés de nouveau à ces dangereuses condensations. En observant constamment en quelle quantité le givre se dépose sur le ballon, et en recherchant ensuite, d’après cette indication, l’altitude à laquelle ce phénomène se montre le moins actif, nous évitons une catastrophe ; sans ces précautions elle eût été certaine. Combien le péril est grand, en voici la preuve. Lors de l’atterrissage, à Teller, le poids de la glace qui recouvrait diverses parties du dirigeable s’élevait à pas moins d’une tonne. Abondants principalement à l’avant, les produits de condensation auraient rompu l’équilibre longitudinal de l’aérostat, si, pour compenser cette surcharge, nous n’avions pendant le vol employé l’essence contenue dans les réservoirs placés dans cette partie du Norge. »

Les dépôts de givre sur le ballon faillirent déterminer une catastrophe, non seulement en menaçant l’expédition d’une chute fatale sur la banquise, mais encore en la privant des informations indispensables à sa sécurité. Dans la matinée du 12 mai, par suite de perturbations dues à l’électricité atmosphérique et d’une épaisse couche de glace sur l’antenne, le poste de T. S. F. du Norge cesse de fonctionner. Dès lors, nous ne pouvons plus recevoir d’annonces météorologiques et cela au moment où elles sont essentielles à notre sauvegarde. Impossible, par conséquent, d’établir la prévision du temps aux approches de la côte d’Amérique. Pourvu que cette absence d’émissions météorologiques ne nous réserve pas de cruelles surprises !

Nous essayons de nous maintenir sur le méridien de la pointe Barrow. Mais nos efforts sont-ils couronnés de succès ? Notre marche est très irrégulière. Les trous qui s’ouvrent à travers la mer de nuages sont trop étroits pour nous permettre d’effectuer des observations de vitesse et de dérive. Avec cela le soleil demeure invisible. Nous manquons d’éléments pour établir notre estime.

Utilisant des avertissements reçus antérieurement et ses propres observations à bord, Malmgren dresse une carte hypothétique du temps. D’après notre météorologiste, nous allons probablement rencontrer un vent d’est ; sa force augmentera et progressivement il virera au nord, à mesure que nous nous rapprocherons de la pointe Barrow. En conséquence, la route est inclinée vers l’est pour nous maintenir contre ce vent.

Entre temps, un glaçon détaché, lancé par une hélice, ouvre une très large brèche dans l’enveloppe. Pendant la réparation, la vitesse est réduite considérablement ; les moteurs ne donnent plus que le nombre de tours nécessaire pour permettre de gouverner. Nous arrivons alors à une très faible hauteur au-dessus de la banquise et constatons que plus en avant les nuages ne s’étendent pas jusqu’à son niveau. Durant le rapiècement de la déchirure, nous examinons la glace, mais non plus, cette fois, au point de vue scientifique. Nous observons ses conditions de viabilité, pourrions-nous dire. Si les dépôts de givre augmentent, la force ascensionnelle du Norge deviendra insuffisante pour enlever ce poids supplémentaire, et nous serons forcés d’atterrir. Il faudra alors gagner à pied la côte de l’Alaska. Pas réconfortante du tout la vue de la banquise ; elle est fort accidentée ; la retraite sera donc laborieuse.


13 mai, 1 heure. — Il y a quarante heures que nous avons quitté la baie du Roi !

… A notre grande satisfaction, en naviguant à l’altitude de 100 à 150 mètres, nous pouvons faire route en-dessous de la mer de nuages. Nous tenons toujours le même cap. Par l’avant le ciel s’éclaire ; de temps à autre, le soleil paraît même ; du coup, l’avenir semble moins préoccupant et le moral se relève.

A 3 h. 20, Riiser-Larsen profite d’une embellie pour prendre une hauteur solaire. Notre route est moins vers l’est que nous le supposions ; le moteur de bâbord marchant et celui de tribord étant stoppé, le dirigeable tend à dériver dans l’ouest. Nous obtenons alors une droite de hauteur, presque parallèle à notre Cap, qui coupe la côte de l’Alaska un peu à l’ouest de la pointe Barrow. Nous nous trouvons sur cette ligne, mais à quelle distance de terre ? Nous l’ignorons, faute de mesures de vitesse. La position de 4 heures, portée sur cette droite, est donc tout à fait approximative.

Nous n’allons pas perdre notre temps à chercher dans la brume la pointe Barrow. Notre provision d’essence est encore considérable ; nous pouvons donc continuer à tenir le même cap pour essayer d’atteindre Nome, sur les bords du détroit de Bering, en traversant l’Alaska.

… Toujours aucune terre en vue et toujours même incertitude au sujet de notre position. A 4 heures, nous étions certainement plus loin de terre que la position portée sur la carte ne l’indique. Une certaine nervosité se manifeste parmi l’équipage. Tous nous sommes anxieux d’apercevoir la côte. Dans le désir de calmer les impatiences, le lieutenant Riiser-Larsen calcule l’heure à laquelle elle devra être en vue, en admettant la plus grande vitesse depuis la dernière observation de latitude (76° 46′ le 12 mai, à 20 h. 20) et celle à laquelle elle deviendra visible, en admettant la plus faible vitesse depuis ce même moment. Dans le premier cas, c’est à 6 heures ; dans le second, à 8 heures. « Il est 6 h. 30 passées, note cet officier ; à ce moment, par bâbord avant, j’entrevois des taches foncées. Je n’en dis rien, de crainte de causer ensuite une déception, si je suis victime d’une illusion d’optique. Quelques minutes plus tard, les taches se transforment en étroites raies couronnées de blanc. A 6 h. 45 (temps de Greenwich) aucun doute n’est plus possible ; j’annonce alors : Terre par bâbord avant ! La nouvelle court d’une nacelle à l’autre avec la rapidité de l’éclair. Du coup, les visages deviennent souriants. Quel soulagement ! Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. »

Illustration
La nacelle du pilote pendant le vol au-dessus de la grande banquise du bassin polaire.

Pour célébrer l’événement, Nobile offre un verre de son punch aux œufs à notre habile navigateur. Il l’a bien gagné !

La route est mise un peu plus à l’est, afin d’arriver le plus tôt possible au-dessus de terre. Cela prend un peu de temps, la brise soufflant frais de cette direction. Enfin, le 13 mai, à 7 h. 25, nous survolons la côte. Il y a juste quarante-six heures vingt minutes que nous avons quitté la baie du Roi. Pour la première fois, le bassin polaire arctique a été traversé dans toute son étendue.

CHAPITRE XII
L’atterrissage.

Nous savons enfin où nous sommes. — Toujours dans la brume. — Navigation mouvementée au-dessus de la côte de l’Alaska et du détroit de Bering. — Perdus dans les nuages. — Nouveaux dépôts de glace sur le ballon. — Situation critique. — Le ballon drossé par la tempête. — Arrivée à Teller.

Par Hj. Riiser-Larsen, R. Amundsen et L. Ellsworth.

Nous avons franchi la côte de l’Alaska, mais dans quelle partie ? A l’est ou à l’ouest de la pointe Barrow ? Nous l’ignorons. On sort des armoires les cartes de la région, et on les examine attentivement, mais sans réussir à reconnaître notre position. Impossible de discerner la ligne de côte. La terre, très basse, est recouverte de neige, la banquise l’est également, de telle sorte que nous ne pouvons distinguer où commence le rivage et où finit la mer. Les taches foncées que nous avons aperçues du large représentent des monticules de graviers ; par derrière s’étend une plaine neigeuse dont on ne voit pas la fin sous ce ciel embrumé. En conséquence, nous allons longer la côte jusqu’à ce que nous rencontrions un village qu’il soit possible d’identifier.

Bientôt, voici un groupe de maisons basses ! Amundsen reconnaît immédiatement dans ces cabanes Wainwright où, en compagnie d’Omdal, il a hiverné en 1922 et 1923, lors de sa première tentative de vol au-dessus de la banquise polaire. Tous les indigènes sont rassemblés sur un tertre. Depuis longtemps, ils ont été informés de l’arrivée éventuelle du ballon ; son apparition ne les surprend donc pas ; n’importe, cette énorme masse sortant des nuées, doit leur inspirer une certaine terreur. Jadis ils auraient tiré sur ce monstre aérien ; aujourd’hui, sachant leurs amis Amundsen et Omdal à bord, ils crient et gesticulent pour les inviter à descendre.

Wainwright disparaît rapidement ; ensuite voici Maudheim, la maison que nous avons construite et que nous avons habitée un an, en 1922-1923.

Sachant maintenant où nous sommes, nous pouvons réviser le tracé de notre route estimée. Comme nous le supposions, nous avons atteint la côte d’Amérique un peu à l’ouest de la Pointe Barrow. De ce cap, le ballon a été vu distinctement, ainsi que nous l’avons appris plus tard.

L’absence de renseignements météorologiques devient une source de très graves préoccupations. Dans le lointain, par l’avant, le ciel a fort mauvaise apparence ; peut-être le temps est-il meilleur dans l’intérieur des terres, vers Fairbanks ? Dans notre ignorance à cet égard, il ne saurait être question de nous aventurer de ce côté. L’Alaska renferme des chaînes de montagnes ; étant donné la faible visibilité actuelle, nous risquerions d’aller nous écraser contre leurs flancs. Donc continuons à suivre la côte.

Toujours le même paysage ; une terre basse, bordée de lagunes. « Notre position se trouvant connue, j’espérais pouvoir me reposer, écrit Riiser-Larsen. Par temps clair, la navigation dans ces parages serait, en effet, très simple. Hélas ! Le ciel s’obscurcit et elle va devenir très mouvementée, plus mouvementée même que pendant la traversée du bassin polaire. Donc ce n’est pas le moment de dormir. Si seulement nous avions encore du café ! Il y a longtemps que la dernière goutte a été bue ; nous ne possédons plus aucun réconfortant. Seuls, le sentiment de ma responsabilité et la difficulté de ma tâche me tiennent éveillé. »

Illustration
Trajet du Norge de la côte nord de l’Alaska à Teller.

Le trait plein indique la route du dirigeable ; les traits interrompus marquent les directions des droites de hauteur obtenues à la suite des observations solaires faites le 10 mai à 16 et à 17 h. 45.

(Cliché de l’Illustration.)

Aux approches du cap Lisburne la situation se révèle angoissante. La brume s’étend si bas que pour garder la vue de la côte, nous sommes contraints de voler au ras de la banquise. Parfois, les nacelles frôlent pour ainsi dire le sommet des glaçons, tandis qu’à d’autres moments nous passons si près des monticules de graviers bordant les plages que nous risquons de les heurter. Nous éloigner de ces mamelons serait nous exposer à perdre ce fil d’Ariane ; or, seul, il nous permet de reconnaître notre route au milieu de cette grisaille. En même temps, le vent soufflant très frais de l’arrière, le ballon file à grande vitesse. Quelque admirables que soient le sang-froid et l’habileté des pilotes, le danger d’une collision devient très grand ; Riiser-Larsen, auquel Nobile a passé le quart, se refuse alors à continuer dans ces conditions et donne l’ordre de monter.

Nous élevant au-dessus de la brume, nous trouvons le soleil. A perte de vue, dans toutes les directions, une mer de nuages. Des massifs montagneux existent dans ces parages, mais aucun de leurs sommets n’émerge. Quelque temps après, par une déchirure dans la nuée, nous constatons que nous sommes toujours au-dessus de la terre.

Après avoir fait un somme, Nobile reprend le commandement ; Riiser-Larsen peut, dès lors, se consacrer entièrement à la navigation.

Impossible de déterminer notre position d’après les fragments de paysage que nous apercevons par instants. Ces visions sont trop rapides et embrassent un espace trop restreint. En tout cas, de la forme des nuages entassés contre les cimes, nous concluons qu’il règne une brise de nord-ouest très fraîche. Le cap est alors mis à l’ouest, pour arriver au-dessus du détroit de Bering. Sur ces entrefaites, la brume s’ouvre ; aussitôt nous descendons pour essayer de voler en-dessous, toujours dans l’espoir de nous orienter. Au début cela marche ; nous suivons une vallée étroite, entre deux rangées de montagnes, dont les sommets sont « coiffés ». Soufflant par le travers, le vent fait rouler l’aéronef. Nous distinguons des bouts d’une rivière que nous prenons pour un cours d’eau situé beaucoup plus au sud. Aussitôt après, nous nous heurtons à une masse épaisse de gros nuages noirs. Du coup, toute vue demeure « bouchée », et à droite et à gauche de notre route, s’élèvent des massifs de pics ! Pour éviter un abordage, il faut donc remonter immédiatement. Là-haut, toujours un magnifique soleil, mais la brume sous-jacente nous empêche d’apercevoir la terre. Quand nous volons en-dessous du plafond nébuleux, nous sommes exposés à aller nous écraser contre les montagnes, et quand nous le survolons, nous ne savons plus où nous nous trouvons. Dans ces conditions, nous allons continuer à faire route à l’ouest jusqu’à ce que nous soyons certains d’être parvenus au-dessus du détroit de Bering. Cela prendra quelque temps ; aussi bien le lieutenant Riiser-Larsen s’en va-t-il à son tour sommeiller quelques instants. Depuis deux jours, notre dévoué navigateur n’a dormi qu’une heure.

16 heures. Nous ne saurions continuer à marcher vers l’ouest. A perte de vue, toujours la mer de nuages. Descendre à travers cette ouate sans savoir où nous sommes serait pure folie. Peut-être nous trouvons-nous au-dessus de la mer ? Dans ce cas une descente prudente n’entraînera aucun risque. Mais peut-être aussi sommes-nous au-dessus de terre ? La manœuvre sera alors singulièrement périlleuse. Cette région est hérissée de chaînes de montagnes hautes d’un millier de mètres, toutes pour le moment enfouies dans la brume ; donc si nous descendons, en raison de la brise très fraîche qui souffle actuellement et l’absence de visibilité, une collision avec ces cimes est certaine.

Afin d’arriver à connaître notre position, nous prenons une hauteur solaire. A 16 heures nous en déduisons une droite qui coupe la presqu’île Seward. La route tracée sur la carte a été dessinée après coup ; au moment de l’observation, nous ignorions en quel point de cette ligne nous nous trouvions. Il se pourrait, par conséquent, que nous soyons au-dessus du continent. Toujours hantés par la crainte de nous heurter à des montagnes, nous mettons le cap droit au sud, de manière à naviguer au large des terres.

A 17 h. 45, nous observons pour obtenir une seconde droite de hauteur ; celle-ci est orientée nord-sud et passe au beau milieu du détroit de Bering, loin de toute côte. Nous pouvons donc descendre, sans risquer une collision avec quelque crête. Pour cela, nous gouvernons au nord, afin que, marchant contre le vent, le ballon ait peu de vitesse ; après quoi, il est incliné vers la mer, et, les soupapes, pour l’admission de l’air dans les ballonnets, largement ouvertes, puis, prudemment, nous nous enfonçons à travers les nuages. Nous éprouvons la sensation de pénétrer dans une masse de coton. Cette descente est très longue. Enfin la nuée se dissipe à nos pieds et nous découvrons une banquise. Par bonheur, la brume ne s’étend pas jusqu’au niveau de cette glace ; au-dessus, sur une faible hauteur, existe un espace clair. A condition de voler très bas et lentement nous pourrons voir devant nous. Le diable, c’est que la brise est assez fraîche.

Depuis trente-trois heures que le Norge navigue dans les nuages, aucun relèvement radiogoniométrique n’a pu être pris. Nous n’avions pas encore entrevu de banquise sur le détroit de Bering, et Riiser-Larsen se cassait la tête à calculer notre position sur la droite de hauteur qu’il avait déduite de son observation de 17 h. 45, lorsque le commandant Gottwaldt arrive tout joyeux ; il a entendu un poste de T. S. F. et en a pris le relèvement. Ce poste communiquait avec une autre station ; malheureusement notre radiotélégraphiste n’a pu percevoir son indicatif. Dans l’opinion de Gottwaldt, c’est probablement Nome, mais il est possible aussi que ce soit une autre station. Néanmoins, Riiser-Larsen adopte ce relèvement comme fait sur Nome ; par suite, nous inclinons la route au sud-est, vers le cap Prince de Galles.

Depuis notre descente à travers la mer de nuages, les dépôts de verglas ont recommencé à se former sur le ballon et de nouveau l’enveloppe est criblée de glaçons projetés par les hélices. Or, toute la provision de tissu pour la réparer est épuisée ! Nobile déclare alors que dans l’état actuel du Norge, il est de toute nécessité d’atterrir le plus tôt possible, n’importe où.

Maintenant, plus de banquise ! Nous volons au-dessus de la mer libre ; fouettée par la brise, elle se creuse de plus en plus, à mesure que nous nous éloignons des glaces.

« Le vent souffle en tempête ; par moments, sa vitesse atteint 18 mètres à la seconde. Le Norge fait preuve d’une remarquable solidité ; les efforts auxquels il est soumis dans cette atmosphère agitée sont considérables. La courbe du barographe montre que, sous la poussée des rafales, le dirigeable monte et descend de 100 mètres dans l’espace d’une minute. D’une des extrémités du couloir de quille, lorsque l’on regarde l’autre bout, on voit la charpente d’acier ployer sous la pression du vent. » (Malmgren.)

Une question singulièrement troublante se pose alors. Peut-être n’est-ce pas Nome que Gottwaldt a entendu, mais une autre station plus méridionale ? L’absence de banquise nous le donne à penser. Au cas où nous nous trouverions au sud de l’île Diomède et de la partie la plus resserrée du détroit de Bering, la route que nous faisons actuellement ne nous conduira pas de sitôt au-dessus de terre.

En présence de cette incertitude, Riiser-Larsen et Amundsen confèrent. Dans l’opinion du chef de l’expédition, à cette époque de l’année, l’existence d’eau libre au nord de l’île Diomède n’est guère vraisemblable. Ce n’est donc pas Nome que Gottwaldt, a entendu, et nous devons être arrivés dans le sud du détroit. Par suite, point d’autre parti à prendre que de lofer et de naviguer au nord quart nord-est. C’est dans cette direction, croyons-nous, que nous parviendrons le plus rapidement au-dessus d’une côte.

Le vent que nous avons maintenant droit debout ralentira nos progrès, mais cette route nous ramènera sur une banquise et c’est là un avantage considérable. De nouveau une pluie de glaçons mitraille l’enveloppe ; si nous sommes forcés d’atterrir coûte que coûte, ce qui peut arriver d’un instant à l’autre, l’aérostat se posera sur ce champ de glace ; nous échapperons alors à la noyade et notre sécurité se trouvera momentanément assurée.

La situation devient de plus en plus critique. Le temps passe ; jamais on ne découvre la côte. Par moments, les nuages descendent si bas, que toute vue se trouve fermée.

Tittina, la petite chienne de Nobile, semble avoir, elle aussi, conscience du danger. Elle va et vient dans la nacelle, la queue entre les jambes, tantôt hurlant, tantôt aboyant d’un ton plaintif. Le spectacle de sa détresse ajoute à l’impression de malaise général.

« … Les heures s’écoulent ; jamais aucune apparence de terre, écrit Riiser-Larsen. Alors la même chose se passe ici qu’aux approches de la pointe de Barrow ; j’aperçois d’abord des taches sombres et, dans ces taches sombres, je finis par distinguer un cap. Mais qu’est-ce que c’est que ce cap ? Nous trouvons-nous au sud de Nome, dans le Norton Sound ou au nord de cette ville, dans le Kotzebue Sound ? Mystère ! Le rivage est plat, couvert de neige. La visibilité ne dépasse pas quelques centaines de mètres sur chaque bord. Le ballon rase le sol, si bien que le poids de l’antenne frôle la terre et est arraché. Nous apercevons alors quelques Esquimaux autour d’une hutte. Nous gouvernons vers cette cabane, en réduisant la vitesse autant que possible, et en nous tenant très bas. Nous hélons les indigènes, mais ils ne nous comprennent pas. Le vent est beaucoup trop violent pour que nous nous risquions à recommencer cet essai de conversation. »

Toujours la même question se pose : Où sommes-nous ? Au nord ou au sud de Nome ? Il est de toute première importance d’être fixé au plus tôt, à cet égard. Pour cela, point d’autre ressource que de remonter encore une fois au-dessus de la brume et de prendre une hauteur méridienne. Le soleil doit être, croyons-nous, dans une position favorable pour l’observation de la latitude. Pourvu que pendant cette manœuvre nous ne dérivions pas trop ! Une fois le niveau des nuages dépassé, le soleil se trouve beaucoup trop haut pour que l’on puisse le viser de la nacelle. On fait alors des routes diverses, mais sans succès.

Afin de sortir d’embarras, armé de son sextant, Riiser-Larsen grimpe sur le sommet du ballon. Pendant son ascension Bergen prépare les calculs, et, lorsque le navigateur redescend, l’opération est terminée en quelques minutes. Enfin l’énigme oppressante est résolue. Nous nous trouvons sur la côte nord du Kotzebue Sound. Nous redescendons alors prudemment à travers la mer de nuages, épaisse de 1.000 mètres environ. Lorsque nous ne sommes plus qu’à une hauteur de 100 mètres, nous ne découvrons que des terres dans l’horizon borné que nous embrassons.

Donc pour arriver à Nome, il nous faut gouverner à l’ouest et aller rejoindre le détroit de Bering. Cela prendra quelque temps et durant ce trajet, la navigation sera singulièrement délicate. Pour avoir un peu de vue, nous devons de nouveau raser le sol.


14 mai, minuit. — La quatrième journée du voyage ! Elle s’annonce sous des auspices peu favorables avec la tempête qui continue à régner. Mais comme dit le proverbe : C’est avant le jour, que la nuit est le plus noire.

A 1 h. 30, Gottwaldt entend les signaux de Nome et peut prendre plusieurs relèvements sur cette station. Vingt-cinq minutes plus tard, nous apercevons une rivière se tortillant en nombreux méandres et coulant est-ouest, évidemment la Serpentine, car nulle autre rivière en Alaska ne possède un cours aussi sinueux. A l’aide de tous ces recoupements notre position se trouve maintenant exactement fixée.

En passant, signalons les remarquables variations auxquelles l’état des glaces est sujet au nord du détroit de Bering. Plusieurs années de suite, comme on sait, Amundsen, monté sur le navire le Maud, a essayé, dans cette région, d’avancer vers le nord pour se faire prendre dans la banquise et dériver ensuite avec elle en direction du Pôle. Chaque fois d’épaisses nappes de glace l’ont arrêté à une très basse latitude et empêché d’atteindre la zone du courant propulseur. Or, aujourd’hui la mer, que le chef de l’expédition trouva obstruée, est entièrement libre ; aussi, avant d’avoir reconnu notre position, nous nous croyions au sud du détroit de Bering.

Ceci dit, revenons à notre navigation aérienne. Si nous pouvons continuer à suivre la rive méridionale de Kotzebue Sound, à quelques mètres seulement au-dessus du sol, aucune difficulté ne paraît devoir se présenter. Dans ces conditions, le lieutenant Riiser-Larsen prend de nouveau le commandement du ballon, pendant que Nobile va faire un somme, afin d’être frais et dispos au moment de l’atterrissage.


Il est urgent de terminer le voyage le plus vite possible. Voilà plus de 65 heures que nous travaillons sans avoir jamais pu nous reposer. Nous sommes épuisés, fourbus. Un incident prouve que nous avons dépassé la limite des forces humaines.

Nous nous trouvions directement au-dessus de la ligne du rivage du Kotzebue Sound, orientée nord-est sud-ouest. Il soufflait alors une tempête de nord-ouest si violente qu’elle imprimait au ballon une dérive allant jusqu’à 70°. Aussi avions-nous mis l’avant droit au vent, et, bien que nous eussions une vitesse de 80 kilomètres avec les moteurs de bâbord et d’arrière, nous ne faisions aucun progrès dans cette direction et dérivions simplement le long de la côte. Lorsqu’un grain nous assaillait, souvent le ballon demeurait immobile au-dessus du sol et derrière nous, de hautes montagnes s’élevaient perdues dans les nuages !

La situation était devenue particulièrement dangereuse, lorsque de nouveau le moteur de bâbord éprouva des ratés. Après les différentes pannes qu’il a éprouvées depuis le départ, ce n’est pas une surprise. S’il s’arrête complètement, avec le seul groupe de l’arrière nous ne pourrons étaler et serons drossés contre les montagnes sous le vent. Pour éviter l’écrasement, notre seule ressource serait de remonter, et de dépasser le sommet des cimes voisines. Mais nous avons éprouvé tant de difficultés à déterminer notre position quand nous survolions la mer de nuages, que nous ne tenons pas à recommencer l’expérience.

Illustration
Le couloir de quille du « Norge ».
Au-dessus les cylindres d’essence.

En conséquence, par le télégraphe, Riiser-Larsen donne l’ordre de mettre en marche le moteur de tribord. A notre grande surprise, son mécanicien, Cecioni, n’obéit pas. Dans ces conditions, pour que le ballon ne soit pas dépalé contre les montagnes, le groupe de l’arrière est poussé à 1.400 tours, sa vitesse maxima. Marcher pendant quelque temps à pareille allure le soumettra à une rude épreuve. Plus tard, Cecioni nous expliqua ce qui s’était passé. Lorsque le télégraphe lui avait commandé de lancer son moteur, il avait suivi le mouvement de l’aiguille sur le cadran indicateur des ordres, mais telle était sa fatigue cérébrale, qu’il n’avait pas exécuté la manœuvre prescrite. Il avait compris l’instruction reçue, mais le surmenage physique avait aboli chez lui toute volonté. Ils étaient pourtant solides et vigoureux, ces mécaniciens italiens ; avec cela d’admirables travailleurs, et des caractères gais et sympathiques dont nous gardons le meilleur souvenir, mais, comme nous tous, ils étaient à bout de force.

On parvient enfin à remettre en mouvement le moteur de bâbord et à 3 h. 30 nous arrondissons le cap Prince-de-Galles.

… Sur le détroit de Bering, pas une glace. La brise souffle très fraîche au-dessus de ces eaux libres. Quelle différence dans la tenue du ballon selon qu’il vole au-dessus de la banquise ou au-dessus de la mer ! Dans le premier cas, il gardait une remarquable stabilité, tandis que maintenant, il est le jouet du vent, tantôt s’élevant brusquement, tantôt tombant comme dans un trou, tantôt encore entraîné hors de sa route jusqu’au milieu du détroit.

… Entre temps, la côte a de nouveau disparu dans la brume. La brise « force » de plus en plus ; peut-être allons-nous dériver vers le large ? Aussi bien décidons-nous de nous diriger vers la terre et de préparer la descente.

La ville de Nome avait été choisie comme terminus de notre voyage. Or, à 7 heures du matin, nous apercevons près de la mer un village et une lagune encore recouverte d’une nappe de glace unie. Ce terrain paraît favorable à un atterrissage. Nous n’abandonnons pas pour cela le projet d’arriver à Nome et poussons plus loin le long de la côte : nous possédons encore une quantité d’essence suffisante pour sept heures de marche ; donc, à ce point de vue rien ne presse. Mais cette reconnaissance ne donne aucun résultat. Nous ne découvrons point dans cette direction de site où la descente puisse être effectuée. Avec cela, nous sommes littéralement morts de fatigue ; depuis quatre jours, pour ainsi dire, la plupart d’entre nous n’ont pas dormi ; quelques hommes éprouvent même des hallucinations, tant ils sont surmenés. Dans ces conditions, nous revenons vers la lagune avec le projet d’y atterrir. Le vent souffle toujours en tempête et la localité n’offre pas la moindre protection contre ses rafales. Riiser-Larsen propose alors de descendre aussi près de terre que possible, de mettre à la traîne un guide-rope chargé d’objets lourds, afin de ralentir la vitesse du ballon. En même temps, on ouvrira complètement les soupapes, et, lorsque l’aérostat sera sur le point de toucher la glace, l’équipage, rassemblé au préalable sur le rebord de la nacelle du pilote, sautera à terre[17].

[17] Aftenposten. Oslo, édition du matin du 15 décembre 1926. Compte rendu d’une Conférence par le lieutenant Riiser-Larsen, le 14 décembre, à la Maison des Missions.

On n’eut pas, heureusement, à en venir à cette extrémité. Dès que le ballon s’est rapproché de la lagune, nous lançons une haussière en fil d’acier, portant deux ancres à glace et un sac chargé de 400 kilos. A ce moment, brusquement le vent tombe, un véritable miracle ! En vérité une Providence protège les malheureux en détresse. Cette accalmie ne dure que quelques minutes, mais elle nous permet de descendre tranquillement jusqu’à 100 mètres au-dessus du sol. A ce moment, la brise reprend avec une nouvelle force et nous pousse vers les maisons du village. Aussitôt les soupapes à gaz sont largement ouvertes et nous arrivons à quelques mètres au-dessus de la lagune ; malheureusement, les ancres ne mordent pas sur la surface unie de la glace ; quelques hommes sautent alors à terre, saisissent le guide-rope, et, juste au moment où le Norge va heurter les maisons, parviennent à l’amener au sol avec le concours d’habitants accourus à la rescousse. On ouvre la porte de la nacelle et nous débarquons.

— Où sommes-nous ? demandons-nous aux indigènes.

— A Teller, répondent-ils.

Nous sommes descendus à 90 kilomètres à vol d’oiseau de Nome, le point où primitivement nous avions formé le projet d’atterrir. Il est, à ce moment, 8 heures et quelques minutes (temps moyen de Greenwich).

Ainsi la première traversée d’Europe en Amérique par la voie des airs, en passant par le Pôle Nord, a été accomplie en 71 heures.

Quelques instants après notre débarquement, une rafale couche le ballon sur le côté, sans lui causer heureusement de graves avaries.

Les indigènes, des Esquimaux pour la plupart, nous font une cordiale réception ; ils nous offrent un repas chaud, le premier que nous ayons pris depuis trois jours ; ensuite, nous allons dormir, non sans avoir pris la précaution de placer en lieu sûr nos documents et nos instruments. Nous tombons littéralement de sommeil.

CHAPITRE XIII
Le retour.

Le démontage du ballon. — Accueil boudeur de Nome. — Réception enthousiaste aux États-Unis. — A travers l’Atlantique. — Fêtes en l’honneur de l’expédition à Bergen et à Oslo. — Résultats de l’expédition.

Par R. Amundsen, Lincoln Ellsworth et F. Malmgren.

Dès le lendemain de notre arrivée à Teller, nous commençons à démonter le ballon. Ses différentes parties sont ensuite soigneusement emballées ; dès que la navigation sera ouverte, tout le matériel sera expédié au sud.

Ces travaux terminés, nous gagnons Nome sur une embarcation à moteur que nous trouvons ici. Avant l’hiver, elle a été tirée au sec et remisée sous un hangar ; pour l’amener au rivage ce n’est pas un mince labeur. Nous la chargeons sur un traîneau tiré par des chiens, et seulement après de laborieux efforts, parvenons à la mettre à l’eau. Cela fait, quelques heures plus tard, nous arrivons à Nome.

Lorsqu’en 1906, après avoir accompli le Passage du Nord-Ouest, Amundsen avait abordé dans cette ville, ses habitants lui avaient ménagé une réception enthousiaste. Cette fois, l’accueil que nous recevons est plus que frais. Ainsi que nous l’avons déjà exposé, notre projet était de terminer notre voyage à Nome. Aussi bien les indigènes avaient-ils fait de grands préparatifs à notre intention. Une circonstance fortuite nous ayant empêché de mettre à exécution notre programme, ils nous manifestèrent leur déception en affectant de nous ignorer. Peu importe à ces gens que ce fût pour nous une question de vie ou de mort d’atterrir le plus tôt possible ; ils avaient été frustrés de la publicité que notre descente dans leur ville aurait valu à son nom et tous firent le vide autour de nous, sauf cinq ou six amis de vieille date.

Quatre semaines nous demeurons à Nome, attendant le paquebot qui nous emmènera au Sud. Pour passer le temps tantôt nous nous amusons à fouiller d’anciens placers abandonnés dans l’espoir d’y trouver la fortune, tantôt nous entreprenons des excursions aux environs dans le plus singulier équipage que l’on puisse imaginer. Sur une voie ferrée construite pour la desserte des mines d’or, nous plaçons un truc que nous garnissons de bancs, et nous faisons ensuite remorquer par un attelage de chiens, le moyen de locomotion le plus perfectionné conjugué avec le plus primitif.

Le 12 juin, le vapeur paraît enfin et quatre jours après nous quittons l’inhospitalière Nome. Deux semaines plus tard, nous pénétrions dans le Puget Sound, le grandiose canal aboutissant à Seattle, le grand port des États-Unis sur le Pacifique voisin de la frontière canadienne. A Port-Townsend, situé à l’entrée de ce pittoresque bras de mer, des délégations de la Chambre de commerce et des autres corps constitués de Seattle viennent nous souhaiter la bienvenue et nous annoncer que de grandes fêtes sont préparées en notre honneur.

En même temps, voici un avion, puis un deuxième et un troisième, bref, toute une escadrille. Arrivés à hauteur de notre vapeur, ils virent et nous font escorte en décrivant des cercles au-dessus de nos têtes. La chaleur remplace ici l’atmosphère glaciale de Nome.

Lorsque le paquebot accoste, une foule énorme se presse sur les quais et témoigne de ses sentiments à notre égard par de chaleureuses acclamations. Au milieu des autorités à la mise soignée, notre tenue produit un singulier contraste. Vêtus de complets confectionnés en Alaska, nous avons l’air de mineurs. Avant le départ, ne nous a-t-on pas recommandé maintes et maintes fois de n’emporter aucun vêtement de rechange, pas le moindre bagage, afin de ne pas alourdir le ballon. Nous autres, nous avons obéi scrupuleusement. Or, quelle n’est pas notre stupéfaction, quelques instants avant le débarquement, de voir apparaître sur le pont, le colonel Nobile et deux de ses collaborateurs italiens en de resplendissants uniformes, « A cette vue, la colère me monta, écrit Amundsen, mais je sus me contenir. A quoi bon donner libre cours à mon juste ressentiment. Le vol a été accompli avec succès ; le reste importe peu. »

Seattle nous réserve une réception enthousiaste. La maire, une femme que les suffrages de ses concitoyens ont élevée à cette dignité, nous adresse un chaleureux discours ; puis des représentants du gouverneur, de l’armée et de la marine prennent successivement la parole.

Le lendemain, un grand banquet nous est offert par la municipalité ; le soir même, nous partons. Nous voulons arriver à New-York le 3 juillet, pour embarquer sur le transatlantique norvégien, le Bergensfjord, à destination de la terre natale.

Le voyage à travers les États-Unis nous sembla un rêve vécu. Le transcontinental Northern Pacific mit à notre disposition un wagon spécial avec salon, salle à manger, couchettes, salle de bains. Quel luxe pour des échappés de la banquise ! Brusquement, d’une existence de vagabond nous passons à une vie princière. A toutes les grandes stations des foules nous réclament ; parfois l’enthousiasme oblige à prolonger l’arrêt du train pour nous permettre d’assister à quelque réception préparée en notre honneur. Enfin, le 3 juillet, à 9 heures, nous sommes à New-York, trois heures seulement avant le départ du paquebot. A la gare, notre excellent ami du Spitsberg, l’aviateur américain, le commandant Richard Byrd, retour, lui aussi, du Pôle, nous reçoit à la tête d’un cortège qui n’en finit pas et nous félicite de notre succès en termes émouvants. Montant ensuite dans les autos de la municipalité, nous filons à toute allure vers les docks, au milieu des hourrahs d’une foule innombrable. Sur le quai, superbement décoré, nouvelle réception ; après quoi nous montons à bord. En mettant le pied sur le pont du Bergensfjord, une profonde émotion nous saisit à la pensée que nous retrouvons la patrie bien-aimée. Tout l’équipage, du capitaine au plus jeune mousse, et tous les passagers nous accueillent avec une cordialité dont nous gardons un souvenir reconnaissant. La traversée n’est pour ainsi dire qu’une fête. Combien au milieu de ces amis, elle nous paraît courte. Neuf jours après le départ de New-York, le 12 juillet, la côte de Norvège est en vue. Il y a juste deux mois, nous survolions le Pôle !

Dès que le paquebot entre dans l’archipel côtier en avant de Bergen, nous avons le pressentiment de la réception que nous réserve notre grand port sur la mer du Nord. Pas une pauvre petite maison perdue dans le dédale des îles rocheuses qui ne soit pavoisée, pas un bateau pêcheur qui ne nous salue joyeusement. A un détour du fjord la ville apparaît dans son décor de montagnes vertes, piquées de mille petits points rouges formés par les drapeaux claquant au vent.

L’antique citadelle de Bergenhus tire une salve à notre entrée dans le port. Dès que nous débarquons, des bras vigoureux nous saisissent et nous portent en triomphe jusqu’aux voitures qui nous attendent ; ensuite c’est dans un concert d’acclamations et sous une pluie de fleurs que nous arrivons à l’Hôtel de Ville où les corps constitués nous expriment leurs félicitations. Pendant deux jours, les fêtes succèdent aux fêtes, toutes empreintes d’une chaleureuse affection.

Constamment préoccupée de nous être agréable, la Compagnie Transatlantique Norvégienne nous invite à prendre passage sur son beau paquebot le Stavangerfjord pour nous rendre à Oslo. Au cours de ce voyage le long de la côte, partout les mêmes transports se manifestent, à Haugesund, à Stavanger, à Kristiansand, à Horten ; pour terminer ce retour féerique, Oslo nous ménage un accueil comme seule notre capitale sait en faire à ceux qu’elle veut honorer.

Maintenant notre grand dessein est accompli, sans que son exécution nous ait coûté même une égratignure. Aussi de tout cœur rendons-nous grâce à Celui qui, en plusieurs circonstances de cet aventureux voyage, a étendu sur nous sa toute-puissante protection. Il a guidé nos pas, écarté de nous les dangers, et nous a amenés au but. Gloire à sa bonté divine !


Quelle utilité a eu notre raid à travers la calotte polaire boréale ? La note suivante, rédigée par le savant météorologiste de l’expédition, M. Finn Malmgren, répond à cette question :

« Quoique l’étude des observations recueillies pendant le voyage ne soit pas encore terminée, il est cependant possible, dès aujourd’hui, d’indiquer les principaux résultats scientifiques acquis au cours du vol que nous venons de raconter.

« Le plus important réside dans la constatation qu’aucune terre ne se rencontre entre le Pôle Nord et la pointe Barrow. Ainsi se trouve résolu un problème géographique longtemps débattu. »

Des années durant, des théoriciens ont soutenu une opinion contraire. De tous les partisans de cette thèse, l’Américain Harris est celui qui l’a appuyé sur des observations présentant le plus de valeur scientifique. Ayant cru être arrivé à démontrer que l’onde de la marée sur les côtes de la Sibérie orientale et de l’Alaska septentrional se propage de l’ouest vers l’est, ce savant a conclu de ce fait à l’existence d’une terre étendue au nord de ces rivages. S’appuyant sur des observations, beaucoup plus complètes, recueillies pendant l’expédition du Maud de 1922 à 1925, dans l’Océan Glacial de Sibérie, le docteur H.-U. Sverdrup, a, au contraire, prouvé que sur les côtes en question, l’onde de la marée vient du Nord, après avoir traversé, depuis l’Europe, le bassin polaire profond de 3 à 4.000 mètres. En conséquence, notre compatriote niait l’existence d’une grande terre, dans le nord de l’Alaska. Le voyage du Norge a confirmé l’exactitude de ses déductions.

En second lieu, à la météorologie scientifique, notre expédition apporte une contribution intéressante. Elle a mis à l’ordre du jour la question de la brume polaire. Comment se fait-il que sur la surface uniforme de l’océan polaire, à des distances très rapprochées, on rencontre des zones de brume et de ciel clair, et cela sans que dans les régions considérées la température de l’air présente de différence ? Les couches inférieures de l’atmosphère gardent-elles dans le bassin arctique des traces des propriétés qu’elles possédaient sous des latitudes méridionales, ou bien, ce qui me paraît difficile à admettre, le phénomène est-il déterminé par des différences dans le refroidissement de l’air au contact de la banquise sous-jacente ?

Les observations exécutées à bord concernant la quantité d’ions positifs et négatifs contenus dans l’atmosphère sont particulièrement importantes, d’autant que dans l’océan polaire la surface inférieure ne fournit pas d’ions, circonstance qui ne se retrouve dans aucune autre région étendue du globe. Ces observations ont été effectuées à l’aide d’un instrument mis à notre disposition par le docteur Behounek, de Prague ; elles seront étudiées avec la collaboration de ce savant.

Au point de vue de la météorologie pratique, notre expédition a obtenu également des résultats. Elle a démontré la possibilité pour un dirigeable de survoler le bassin polaire, même lorsque les circonstances atmosphériques sont défavorables, comme cela a été le cas pendant la dernière partie du voyage.

Les très grandes difficultés que le givre, puis la tempête dans le Kotzebue Sound nous ont causées m’ont conduit à cette conclusion, que le trafic aérien au-dessus de l’océan polaire — car un jour viendra où ce bassin deviendra une route de l’air fréquentée — devra être assuré par des avions, disons à huit, en tout cas, à quatre moteurs. De tels appareils répondraient à tous les desiderata pour un vol transpolaire. D’abord, leur prix d’achat serait moins élevé que celui d’un dirigeable, leur exploitation également moins coûteuse du fait qu’ils n’exigeraient pas une main-d’œuvre nombreuse pour les manœuvres du départ et de l’atterrissage. De plus, les avions sont plus rapides et résistent mieux à la tempête que les aéronefs. Enfin, en raison de leur surface réduite, ils ne courent pas grand risque de tomber sous le poids du givre et de la glace qui se formeraient sur leurs ailes.

CHAPITRE XIV
L’état de l’atmosphère pendant le vol et la prévision du temps en vue du voyage.

Les phénomènes atmosphériques considérés au point de vue de la sécurité d’un dirigeable. — Danger du givre. — Organisation de la prévision du temps en vue de l’expédition. — Observations météorologiques au cours du voyage de Rome à Teller en passant par le Pôle.

Par F. Malmgren.

Presque toutes les difficultés contre lesquelles le Norge a eu à lutter pendant le voyage de Rome jusqu’à la côte d’Alaska, ont été déterminées par des phénomènes atmosphériques. Chaque fois que les conditions météorologiques indispensables au succès du vol ont fait défaut dans une mesure plus ou moins grande, le ballon s’est trouvé dans une situation délicate. Quoi qu’il en soit, on peut dire que, d’une manière générale, le temps a été très bon pendant les différentes étapes de notre longue randonnée. Cette circonstance n’a pas été le fait du hasard ; elle est due tout entière à l’excellente organisation de notre service météorologique. C’est grâce à ses avertissements et aux recherches poursuivies avant l’expédition que nous avons réussi à prendre le départ à des dates où nous avions les plus grandes chances de rencontrer un état favorable de l’atmosphère.

Illustration
Le Pôle Nord. Les trois taches sur la glace représentent les pavillons de Norvège, d’Italie, et des États-Unis.

Avant d’exposer le fonctionnement de notre service d’annonces météorologiques et les travaux auxquels je me suis livré pendant le voyage, je passerai en revue les phénomènes de l’air susceptibles d’exercer une influence sur le vol d’un aéronef.

Le vent est l’élément météorologique capital en matière de navigation aérienne. A l’égard d’un dirigeable, son importance est considérable, non seulement pendant le vol, mais encore lors de l’atterrissage et du départ. Le vent rend, en effet, périlleuse la sortie du hangar comme la rentrée dans ce hall ; il peut drosser le ballon contre les supports de la porte. Or, la fragile charpente d’un aéronef ne supporterait pas, sans dommage, un choc pareil à celui qui se produirait en pareil cas. Le danger est particulièrement grand, lorsque la brise prend l’aérostat par le travers pendant ces opérations ou lorsqu’elle souffle par rafales. Même si sa vitesse ne dépasse pas 4 à 5 mètres à la seconde, la manœuvre devient sujette à de grands risques. Au moment des départs et des atterrissages, le vent est donc souvent la source de très graves difficultés. Au cours du voyage de Rome à Teller, trois fois il nous a empêchés de sortir ; trois fois, par suite, le vol a dû être remis, bien que tous les autres éléments météorologiques fussent favorables.

Pour remédier à ces inconvénients, on a imaginé les mâts d’amarrage, lesquels permettent d’appareiller et d’atterrir même par une brise relativement fraîche et quelle que soit sa direction.

Le vent joue en outre, cela va sans dire, un rôle considérable pendant le vol. Un aéronef n’atteint pas la vitesse considérable de l’avion ; le Norge, par exemple, à allure normale ne dépassait pas 80 kilomètres à l’heure. Aussi bien, un vent debout de force moyenne réduit-il notablement sa vitesse vraie. En second lieu, une fraîche brise par le travers détermine une forte dérive ; d’où l’obligation de louvoyer ; d’où également perte de vitesse vraie. Si, au contraire, elle souffle par l’arrière, elle accélère la marche ; encore faut-il qu’elle ne soit pas trop forte, une tempête même venant de cette direction expose le dirigeable à de graves dangers. Les tourbillons et les autres perturbations de l’atmosphère, qui accompagnent les coups de vent, soumettent, en effet, ses diverses parties à des efforts différents, et peuvent amener une rupture de sa charpente. Pendant le voyage de Léningrad à Vadsö, le Norge a rencontré des tourbillons de ce genre pendant la traversée de l’isthme séparant les grands lacs Ladoga et Onéga. Selon toute vraisemblance, ces phénomènes étaient déterminés par les mouvements que les couches d’air recouvrant les lacs encore glacés et celles situées au-dessus des terres riveraines éprouvaient avant d’arriver à un état d’équilibre.

Les précipitations, de quelque nature qu’elles soient, sont une seconde source de difficultés, en ce qu’elles réduisent la visibilité et rendent la navigation plus laborieuse. Certaines formes qu’elles affectent dans les régions froides peuvent, en outre, mettre le ballon en danger, en le recouvrant d’une couche de glace ; telles la neige humide et la pluie à l’état de surfusion. La seconde de ces deux formes de précipitations entraîne de beaucoup les conséquences les plus périlleuses ; en tombant à la surface de l’enveloppe, il peut arriver que les gouttes d’eau gèlent et revêtent entièrement l’aérostat de verglas. De la glace se dépose également sur le ballon, s’il rencontre une brume dont les particules aqueuses se trouvent à l’état de surfusion. Ces phénomènes se produisent généralement par des températures légèrement inférieures à 0°. Le froid est-il plus vif, ils deviennent moins actifs ; toutefois, jusqu’aux environs de 15° sous zéro, si le dirigeable traverse des bancs de brume, ou si le ciel est simplement brumeux, des dépôts de givre sont à craindre. Par basse température, le givre est, il est vrai, de faible densité, de telle sorte qu’un courant d’air violent l’entraînera. La présence d’une couche de glace sur le ballon est dangereuse, parce qu’en très peu de temps elle peut lui enlever complètement sa force ascensionnelle en raison de la surcharge qu’elle constitue. Ainsi un revêtement de glace, dont l’épaisseur ne dépasserait pas un millimètre, suffirait pour augmenter le poids du Norge de plusieurs tonnes. Ces condensations solides se forment principalement sur les parties de l’aérostat les plus exposées au vent, donc à l’avant. Il en résulte qu’elles peuvent faire perdre au dirigeable son équilibre longitudinal.

Dès que des dépôts de glace commencent à se manifester, le danger devient si grand que le commandant devra sortir au plus vite de la couche d’air qui est le siège de ce phénomène. Souvent, il obtiendra un bon résultat, soit en montant, soit en descendant. Parfois, en montant, il réussira à dépasser le niveau du banc de brume à l’état de surfusion. Dans d’autres cas, il pourra être avantageux de changer de cap. Si l’on a le choix entre deux routes, l’une au-dessus de la terre, l’autre au-dessus de la mer, et que, en suivant l’une d’elles, de la glace se soit formée à la surface du ballon, on essaiera de l’autre. Le commandant échoue-t-il dans toutes ses tentatives pour sortir de la zone dangereuse et peut-il revenir en arrière, il ne devra pas hésiter à le faire. S’il a vent arrière dans cette direction et si le point de départ n’est pas éloigné, il arrêtera les moteurs et dérivera, si possible. Les dépôts de glace deviendront alors beaucoup moins abondants, notamment s’ils sont produits par de la brume ou simplement par un temps nébuleux.

Un troisième élément météorologique possède une importance considérable en navigation aérienne, c’est l’état du ciel. Une bonne visibilité est essentielle pendant le vol. Masquant la vue de la terre, par suite empêchant de prendre des observations de vitesse et de dérive, la brume entrave la tâche du navigateur. Elle rend, en outre, impossible un atterrissage, alors même que l’on est arrivé à destination. Enfin, dans le cas d’une exploration aéronautique dans des régions inconnues, elle devient la source de déboires. Une brume épaisse aurait pu enlever tout intérêt à notre traversée de la calotte arctique entre le Spitsberg et l’Alaska. Aussi bien les organisateurs du voyage du Norge avaient-ils choisi pour l’entreprendre l’époque où, selon toute probabilité, il y avait le plus de chances de ne pas rencontrer ce désagréable météore.

Dans le bassin arctique, juin, juillet et août sont les mois brumeux par excellence. Durant le trimestre d’été, l’océan qui occupe cette zone demeure recouvert de banquises, dont la température ne dépasse pas le point de congélation ; par suite, les couches d’air provenant des régions plus chaudes qui se répandent au dessus de cette immense étendue de glace, se refroidissent, et ce refroidissement engendre la condensation, sous forme de brume, d’une partie de l’humidité qu’elles tiennent en suspension. Au printemps, ces masses d’air ne subissant, au contraire, aucun refroidissement au contact de la banquise, ce météore aqueux ne se produit pas. En hiver, le ciel reste clair, mais le froid et l’obscurité s’opposent à un voyage aérien de longue durée. Dès le mois de mai, la brume commence à se manifester dans le bassin polaire. Par suite, le voyage du Norge du Spitsberg à l’Alaska fut fixé à la fin d’avril ; les difficultés rencontrées dans l’érection du hangar et du mât d’amarrage à la baie du Roi obligèrent à le retarder. Pendant la traversée de l’Arctique nous avons rencontré de la brume, mais heureusement, elle n’était pas tellement épaisse qu’elle nous ait empêchés d’explorer les régions survolées.

Cet exposé des vicissitudes, auxquelles les phénomènes météorologiques exposent un aéronef, montre qu’il a été nécessaire d’organiser le voyage de Rome au détroit de Bering de manière à ce que chaque étape fût accomplie, alors que les circonstances atmosphériques étaient les plus favorables. Pour cela, il importait que le commandant possédât des informations lui permettant de choisir, dans chaque escale, le moment propice pour le départ, et, qu’il reçût, en cours de route, toutes les annonces météorologiques utiles.

L’honneur d’avoir organisé le service météorologique intéressant la sécurité du Norge revient au docteur Hesselberg, directeur de l’Institut météorologique de Norvège. Ce savant obtint pour notre expédition le concours des établissements similaires d’Italie, de France, de Grande-Bretagne, de Suède, de Russie et des États-Unis. Ce fut toutefois, notre institut norvégien qui nous apporta la collaboration la plus active. Grâce au docteur Hesselberg, je pus étudier, pendant plusieurs mois, à Bergen, le service des prévisions et me mettre complètement au courant des nouvelles méthodes inaugurées par B. Bjerknes, Solberg et Bergeron. En outre, l’Institut de Norvège nous prêta tous les instruments nécessaires pour les observations courantes. Enfin, pendant le voyage, il nous envoya les observations et les avertissements des sections centrales de prévision d’Oslo et de Tromsö.

L’organisation météorologique destinée à assurer le succès du vol comportait deux services de prévision, l’un pour permettre de choisir les dates de départ, l’autre pour le voyage lui-même.

Dans chaque escale, le jour et l’heure de l’appareillage devaient être fixés de concert entre le météorologiste du bord et l’observatoire météorologique local. Grâce à l’obligeance de mes confrères dans les villes où nous nous sommes arrêtés, j’ai pu étudier, chaque jour, la carte du temps, par suite acquérir une connaissance complète de la situation. A Rome et à la baie du Roi l’expédition possédait un service spécial de prévision.

Pendant le vol, la fonction du météorologiste du bord consistait à établir la prévision et à donner au commandant des avis pour toutes les manœuvres en relation plus ou moins directe avec l’état de l’atmosphère. Par exemple, il avait pour mission de lui signaler la meilleure route que les cartes synoptiques semblaient indiquer et l’altitude la plus favorable, à en juger d’après les visées sur ballons-sondes opérées dans des postes météorologiques et qui nous étaient transmises par T. S. F. — De plus, lors d’un atterrissage, je donnais au commandant les valeurs probables des divers éléments météorologiques dans le lieu considéré, tels que la pression barométrique, la température de l’air, au cas où ces observations n’auraient pas été envoyées par T. S. F. — Enfin j’étais chargé à bord des observations de la pression, de la température, de l’humidité, etc. Durant le voyage au-dessus du bassin polaire des observations sur l’électricité atmosphérique ont été, en outre, effectuées.

Pour que le météorologiste du Norge pût établir la prévision du temps pendant le vol, il était nécessaire qu’il fût en possession des mêmes informations que les bureaux chargés de ce service dans les instituts météorologiques. Ces informations, que notre poste de T. S. F. captait, comprenaient des observations provenant de la plupart des pays d’Europe et de navires naviguant dans l’Atlantique et la Méditerranée. Je reçus, en outre, des renseignements particuliers, généralement des observations de localités situées sur notre route, parfois aussi de courtes prévisions à brève échéance. Souvent pendant le voyage, notre radiotélégraphiste réussit à entrer en relation directe avec des instituts météorologiques et à leur demander des explications sur des points qui nous intéressaient. Une indication sommaire des sources dont j’ai disposé pendant les différentes étapes du voyage de Rome à Teller montrera notre organisation.

Le départ de l’aérodrome de Ciampino fut décidé d’accord avec le professeur F. Eredia, chef du Service de la prévision à Rome. Avant l’appareillage, l’Office national de météorologie de France nous avertit par un télégramme que la date choisie ne lui paraissait pas favorable. La situation n’était pas, en effet, excellente ; mais, comme selon toutes probabilités, elle serait encore plus mauvaise les jours suivants, nous résolûmes d’appareiller quand même. Pendant l’étape de Rome à Pulham, les services français et anglais nous envoyèrent des radiogrammes fort utiles, particulièrement durant la dernière partie du voyage, lorsque les circonstances atmosphériques devinrent adverses. Dans le Nord de la France notamment, le Norge rencontra une forte dépression venant du Sud, dont le centre se rapprochait rapidement. Nous fûmes alors assaillis par une brise de nord-est très fraîche et notre vitesse vraie se trouva notablement réduite. Poussant nos trois moteurs, nous réussîmes à sortir de cette zone dangereuse et finalement arrivâmes à Pulham sans encombre. A cet aérodrome, l’Institut météorologique de Grande-Bretagne avait installé à notre intention un service spécial de prévision dirigé par M. Giblett, un des meilleurs « avertisseurs » d’Angleterre. L’éminent météorologiste norvégien, le docteur J. Bjerknes, en séjour en Angleterre, s’était également installé à Pulham. La collaboration de ces deux savants nous fut très utile pour déterminer le moment favorable à la poursuite de notre voyage vers Oslo.

Le départ s’effectua dans des conditions de vent propices, mais sur la mer du Nord nous rencontrâmes de la brume. Près de la côte de Norvège le ciel se découvrit et la visibilité était bonne, lorsqu’après une navigation rapide nous parvînmes à Oslo. Pendant ce vol, l’Institut de Norvège nous envoya, d’heure en heure, des informations sur les éléments météorologiques régnant au lieu d’atterrissage. Aussitôt après notre débarquement, je me rendis à cet établissement. Un entretien avec mes confrères aboutit à la décision de continuer immédiatement le voyage vers Léningrad. Un centre de dépression arrivant de l’ouest, il eût été imprudent de laisser le ballon plus longtemps à Oslo.

La brume nous accompagna pendant presque tout le trajet de Norvège en Russie. Elle couvrait la Suède et s’étendait loin sur la Baltique. Seulement, à l’entrée du golfe de Finlande, elle commença à disparaître. Cette immense mer de nuages gêna naturellement la navigation et, non sans peine, nous atteignîmes l’aérodrome de Gatchina. A Léningrad l’Institut central météorologique, un établissement modèle soit dit entre parenthèses, nous prêta le concours le plus dévoué. Grâce à son intervention, on nous promit l’envoi de radiogrammes complémentaires pendant la suite de notre voyage. Ces messages nous ont rendu de grands services durant le vol de Léningrad à la baie du Roi.

Nombre de gens considéraient cette dernière étape comme la plus dangereuse de tout le voyage. Qu’elle offrît de nombreux risques, cela était évident. La mer entre la Norvège septentrionale et le Spitsberg est une des plus tempétueuses du monde ; en second lieu, à cette époque de l’année, nous risquions d’y rencontrer de la brume et d’y être exposés à la formation de glace sur l’aérostat. En outre, de Léningrad à la baie du Roi la distance est grande ; pour que le Norge pût partir de Léningrad et ensuite atterrir à la baie du Roi en faisant escale à Vadsö, le temps devrait être calme ou à peu près dans ces trois localités. Enfin, il importait que la visibilité fût bonne, au moins dans le voisinage des points d’atterrissage. Pour vous représenter les difficultés du problème à résoudre, rappelons que la prévision du temps quarante-huit heures à l’avance, comme nous devions la faire avant notre départ, est très délicate et elle l’était d’autant plus dans ce cas, que l’extrême Nord de l’Europe ne possède qu’un petit nombre de stations météorologiques et que rarement des navires naviguant dans l’Océan Glacial communiquent leurs observations.

Pour ce trajet l’expédition trouva de nombreux concours. L’Institut météorologique de Léningrad et le Service des prévisions de Tromsö, le poste connaissant certainement le mieux les circonstances atmosphériques régnant dans l’Océan Arctique nous envoyèrent chaque jour des avis sur la possibilité d’un appareillage. Les télégrammes de Tromsö nous parvenaient toutefois à Gatchina tardivement ; celui arrivé la nuit qui précéda notre départ fut particulièrement bien venu en ce qu’il nous confirma dans la résolution de partir le lendemain.

Le voyage de Léningrad à Vadsö s’accomplit dans d’excellentes conditions, à part un vent contraire. En approchant de l’Océan Glacial, en outre des émissions habituelles, nous reçûmes d’heure en heure des radiogrammes donnant les observations des stations du Nord de la Norvège, du Spitsberg, de Jan Mayen et de l’île aux Ours. Aucune surprise désagréable ne pouvait ainsi survenir, et nous aurions pu rebrousser chemin, si le temps avait été trop mauvais au-dessus de la mer.

A Vadsö tout marcha bien. Notre relâche dans cette ville ne dura que quelques heures, le temps de faire notre plein de gaz et d’essence. Entre Vadsö et le Spitsberg le temps fut moins bon que plus au sud ; à hauteur de l’île aux Ours nous rencontrâmes de la brume ; plus loin, sur la côte ouest du Spitsberg, nous reçûmes de violents grains de neige. En même temps, un radio de la baie du Roi nous annonça une tourmente de neige sur les bords de ce fjord. La situation devenait donc préoccupante ; quoi qu’il en fût, nous poursuivîmes notre route. Les cartes synoptiques indiquaient que les chutes de neige ne pouvaient revêtir que la forme de grains ; en conséquence, dans les intervalles, nous pouvions compter sur une bonne visibilité ; au moment de l’atterrissage, elle fut, en effet, excellente. Pendant l’étape Vadsö-Spitsberg, on constata avec satisfaction que la neige, loin de demeurer adhérente à l’enveloppe du ballon, comme certains l’avaient annoncé, en était immédiatement balayée par la succion de l’air. Selon toute vraisemblance, la neige humide est dangereuse ; heureusement durant le voyage il n’en tomba pas.

Dès notre arrivée, à la baie du Roi, nous organisâmes notre propre service de prévision, en étroite collaboration avec l’Institut météorologique de Tromsö. Nos messages étaient transmis par le poste de T. S. F. de Ny Aalesund et par celui du Heimdal, navire de guerre mis à la disposition de l’expédition par le gouvernement norvégien.

Dans le choix d’une situation météorologique propice pour la traversée du bassin polaire, il importait de prendre en considération, non seulement les circonstances atmosphériques en elles-mêmes, mais encore celles de nature à augmenter la force ascensionnelle du dirigeable, afin qu’il pût emporter tout le matériel nécessaire pendant la dernière partie du voyage. La force ascensionnelle se trouve, en effet, dans une étroite dépendance de la température de l’air et de la pression barométrique. Une basse température de l’air et une pression élevée accroissent notablement sa valeur ; pour une baisse d’un degré du thermomètre et une augmentation de la pression atmosphérique d’un millimètre, le Norge pourrait enlever soit 70, soit 30 kilogrammes de plus.

Le remplacement d’un des moteurs avarié pendant le trajet de Léningrad au Spitsberg nous obligea à prolonger la relâche à la baie du Roi pendant plusieurs jours. Durant ce temps, notre service météorologique travailla avec ardeur. Chaque jour, je dressai trois cartes synoptiques d’après les observations de 7 heures, 13 heures et 18 heures (temps moyen de Greenwich). En outre, chaque jour également, à l’aide de ballons-sondes, un météorologiste italien, un frère de Nobile, déterminait la direction et la force des courants aériens dans la haute atmosphère.

Pendant notre séjour au Spitsberg, le temps demeura favorable pour un vol vers le Pôle, comme l’expérience du commandant Byrd le montra. Durant le raid admirable accompli par cet aviateur tandis que nous achevions nos préparatifs, un magnifique soleil brilla au-dessus du bassin arctique et il n’y souffla que des brises légères.

Le 10 mai, au soir, le Norge fut enfin prêt. Pour fixer son départ on n’attendait plus que l’avis des météorologistes.

Illustration
Après l’atterrissage à Teller, le dégonflement du « Norge » sur la banquise de la lagune.

La carte synoptique de 18 heures fournissait des prévisions excellentes. Une aire de haute pression s’étendait de la Nouvelle-Zemble jusqu’au Canada, en passant par le Pôle. Une pareille situation barométrique répondait complètement à nos désirs. Cette distribution de la pression annonçait dans la calotte arctique un temps relativement froid, un ciel clair et des vents faibles et variables. D’après la carte, le Spitsberg se trouvait dans la partie ouest de cette zone anticyclonique. Selon toute probabilité, nous aurions donc vent arrière jusqu’au Pôle. La seule dépêche défavorable concernait la pointe Barrow ; elle annonçait la présence de brume devant la côte de l’Alaska. Espérant qu’elle se dissiperait avant notre arrivée dans ces parages, nous décidâmes de partir. Le service des prévisions de Tromsö, comme moi, estimait la situation excellente pour prendre l’air. En conséquence, l’appareillage fut décidé pour le 11 mai, à 1 heure.

Entre temps, à la baie du Roi, le vent se leva, puis « força » progressivement, si bien que le 10, à 23 heures, il devint certain que le départ devrait être remis. La brise n’était pas très fraîche, mais soufflait par rafales, comme cela arrive dans les fjords étroits encaissés entre des montagnes. La sortie du ballon du hangar eût donc présenté des risques. En conséquence, la plupart des membres de l’expédition allèrent dormir ; on les réveillerait, si le vent tombait. Les autres demeurèrent au hangar pour observer le temps. En vérité, ce fut une longue veille. Deux fois, le vent mollit, si bien que l’on envoya réveiller les dormeurs. Mais, à peine les messagers étaient-ils partis, qu’on les rappelait ; de nouveau la brise se levait. Seulement vers 6 heures, le calme s’établit et l’on put commencer à préparer la sortie du ballon.

Pendant la nuit, la situation météorologique était devenue moins bonne. Une baisse barométrique commençait à Jan Mayen, annonçant l’approche d’un cyclone. Peut-être allait-il s’étendre jusqu’au Spitsberg ? C’était une raison majeure pour profiter de l’accalmie survenue dans la matinée. Si nous ne partons pas aujourd’hui, peut-être des semaines s’écouleront avant que des circonstances propices ne se représentent. Le capitaine Amundsen résolut donc d’appareiller, bien que pendant les préparatifs le vent ait quelque peu fraîchi.

La manœuvre eut lieu à 8 h. 30 (temps moyen de Greenwich). Pendant la sortie du ballon, l’anxiété nous étreignait tous. L’opération réussit et quelques minutes plus tard le Norge se trouvait, baigné par un soleil éclatant, sur une sorte de terrasse en avant du hangar. A 8 h. 55, le départ eut lieu.

Avant de raconter le vol à travers le bassin polaire, j’indiquerai les dispositions prises pour nous prémunir contre les surprises du temps. Pendant l’hiver 1925-1926, on avait mis sur pied une organisation destinée à nous permettre de recevoir pendant le voyage au-dessus de la grande banquise des observations provenant des régions septentrionales d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Cela avait été un gros travail. Il fallait, en premier lieu, obtenir les observations des stations utiles à notre point de vue. En Europe, cela n’était pas difficile, les émissions radiotélégraphiques des différents États contenant les observations régulières d’Islande, du Spitsberg, de Jan Mayen, de l’île aux Ours, de la Nouvelle-Zemble, de Vaïgatch, de Norvège, de la Russie septentrionale, de Suède, de Finlande, enfin de l’Atlantique Nord. Pour l’Asie, l’émission russe donne les observations de Iakoutsk et de plusieurs villes situées sur le Transsibérien. Grâce à l’obligeance des autorités soviétiques, elle comprit, en outre, celles d’Anadyr, sur les bords de la mer de Bering. Cette addition compléta heureusement les renseignements concernant l’Asie. Pour l’Amérique, la situation était moins bonne. Les émissions météorologiques des États-Unis ne fournissent qu’un petit nombre de renseignements provenant de l’Alaska et du Canada, régions très intéressantes pour nous ; de plus, ces renseignements ne datent pas du jour même. Pour remédier à cette lacune, grâce à l’intervention du docteur Hesselberg, le Weather Bureau ajouta à son envoi habituel les observations des parties les plus septentrionales du Nouveau-Monde. En outre, il fut convenu que le poste de T. S. F. de Cordova, ferait chaque jour à notre intention une émission particulière, comprenant les observations de cinq stations de l’Alaska : Saint-Paul, Nome, Eagle, Cordova et Kodiak.

Comment transmettre toutes ces informations au Norge, tel était le second problème à résoudre. Les instituts météorologiques reçoivent la plus grande partie de la documentation dont ils se servent pour l’établissement de leurs cartes, en écoutant les émissions des différents pays. Pendant son voyage à travers le bassin polaire, selon toute vraisemblance, en raison de la distance, ces messages ne pourraient parvenir jusqu’à nous. Afin de remédier à cet inconvénient, il n’y avait qu’un moyen : rassembler dans un seul institut les renseignements envoyés par les différents états, ensuite les faire suivre au Norge par un poste de T. S. F. assez puissant pour être entendu dans tout l’Arctique. Celui de Stavanger dans la Norvège occidentale répondant à ces desiderata, avec bonne grâce l’administration des Télégraphes le mit à notre disposition pour les transmissions à nous faire.

La station de Stavanger devait effectuer les envois à notre adresse à 6 h. 10, 11 h. 20, 14 h. 40, 17 h. 20, 20 heures et 21 h. 20. Comme cette liste l’indique, ils seraient suspendus pendant la nuit pour permettre au radiotélégraphiste du Norge de se reposer. Les messages comprendraient toutes les observations nous intéressant, à l’exception de celles de Cordova, qui ne pouvaient être entendues en Norvège. Nous pensions capter les renseignements lancés par ce dernier poste, lorsque nous approcherions de la côte d’Amérique.

A l’aide des informations que la T. S. F. lui transmettrait, le météorologiste du Norge dresserait trois fois par jour une carte du temps, et, au moyen de ces cartes, pourrait prévoir l’approche des dépressions. Sur ces documents figureraient les observations faites à bord du dirigeable.

Après cet exposé de la méthode de travail adoptée pour la prévision du temps pendant le voyage, j’arrive au récit de notre raid au-dessus du bassin polaire.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, le départ eut lieu le 11 mai, à 8 h. 55. Le thermomètre marquait 8° sous zéro et le baromètre 771 mm. — Une faible brise d’est-sud-est soufflait au niveau du sol ; à plusieurs centaines de mètres d’altitude, elle venait du sud-est et était notablement plus fraîche. Elle ne persista pas.

Une demi-heure plus tard, le calme s’établit jusqu’à 11 heures. A partir de ce moment, jusqu’à 19 heures, des vents de sud et de sud-est se manifestèrent ; ensuite, pendant peu de temps, nous eûmes une brise légère de nord-est. A 22 heures, un calme plat régnait de nouveau.

Deux heures après le départ, le Norge franchit la limite, dans l’océan polaire, entre les eaux libres et les glaces flottantes. Après cela, nous ne vîmes plus d’ouverture dans la banquise, sinon un seul canal.

A la hauteur où nous naviguions, la température s’abaissa progressivement de 5° sous zéro au-dessus de la baie du Roi à 12° sous zéro par 88° de latitude du côté de l’Europe ; à partir de ce dernier parallèle, elle remonta lentement.

Durant plus de onze heures, un soleil éblouissant favorisa notre navigation. Par 87° de latitude, nous rencontrâmes de la brume et une seconde fois entre le 88° et le 89° parallèle. Elle n’atteignait pas une grande hauteur et nous pûmes la survoler, en nous élevant à l’altitude de 700 mètres. Lors de notre arrivée au Pôle, elle avait disparu. Tandis que nous croisions au-dessus de ce point que les explorateurs ont tant désiré atteindre, le ciel était en majeure partie couvert de strato-cumulus et d’alto-cumulus. Nébulosité 7. Pas une risée n’agitait l’atmosphère. Le thermomètre, à l’altitude d’environ 300 mètres, marquait −11° et le baromètre réduit au niveau de la mer 775 mm. — Le ciel était quelque peu voilé ; bientôt après, il s’éclaircit.

Du Pôle, le cap fut mis sur la pointe Barrow. Au début de cette partie du voyage, la visibilité fut bonne, mais entre le 86° et le 85° de latitude, nous entrâmes dans la brume. Brume et chutes de neige persistèrent presque continuellement jusqu’à l’atterrissage à Teller.

Heureusement, cette mer de nuages n’était pas assez dense pour masquer complètement la région survolée ; par contre, elle détermina des dépôts de givre à la surface du ballon, précisément ce que nous redoutions le plus. La formation d’une couche de glace sur un aérostat est extrêmement dangereuse. Ce phénomène se manifesta pour la première fois par 85° de latitude. En très peu de temps, toutes les parties du ballon exposées à un vent violent furent recouvertes de givre. Il se déposait, non seulement sur les parties métalliques extérieures, mais encore sur les hélices et les cordages. La couche la moins épaisse s’observait sur l’enveloppe, peut-être parce qu’elle se trouvait échauffée par les gaz, dont la température était probablement un peu supérieure à celle de l’air ambiant. Dès l’apparition de ce phénomène, des mesures furent prises pour sortir le plus vite possible de la nappe d’air où il se produisait. Le récit du voyage renferme un extrait de mes notes relatant les manœuvres exécutées pour échapper à ce danger.

Depuis le Pôle jusqu’au 80° de latitude, du côté de l’Amérique, le vent fut favorable ; plus au sud une très fraîche brise de sud-est ralentit la marche.

Le dépôt de givre sur le ballon ne fut pas notre seul sujet de préoccupation pendant la dernière partie du vol. Un second accident, non moins grave, nous frappa, comme il a été relaté plus haut. Alors que nous étions encore loin de la côte de l’Alaska, notre poste de T. S. F. cessa de fonctionner par suite de perturbations dues à l’électricité atmosphérique et de la formation de glace sur l’antenne. Nous nous trouvâmes dès lors privés de renseignements météorologiques.

Jusque-là le service de la prévision avait fonctionné à bord, suivant le programme arrêté. Aux heures fixées, le poste de Stavanger nous envoyait les observations et aussitôt je les portais sur la carte. En approchant de la côte de l’Alaska, il était de première importance de posséder des informations de la toute dernière heure, afin de pouvoir choisir le point d’atterrissage le plus favorable et la route la plus sûre pour l’atteindre. Or, juste à ce moment, les renseignements utiles nous faisaient défaut.

Nous désirions parvenir le plus loin possible dans le Sud. Avant le départ, on avait décidé, si les circonstances le permettaient, de prendre terre à Nome sur la rive méridionale de la presqu’île Seward. La dernière carte synoptique que nous avions pu établir et qui était vieille de vingt-quatre heures à notre arrivée sur la côte septentrionale de l’Alaska, annonçait l’existence probable, dans deux jours, d’une dépression quelque part sur le golfe d’Alaska. D’après cette prévision, le vent, selon toute vraisemblance, soufflerait du nord le long de la côte est du détroit de Bering ; par suite, Nome paraissait devoir offrir d’excellentes conditions pour l’atterrissage. Nous rencontrerions une brise favorable en faisant route vers cette ville, et, comme cette agglomération se trouve protégée du côté du nord, la descente s’opérerait sans difficulté. En conséquence, les chefs de l’expédition résolurent d’atterrir à Nome ou sur un autre point de la côte sud de la presqu’île Seward.

Le 13 mai, à 7 h. 25, la terre d’Amérique est en vue près de la pointe Barrow. A la brise de sud-est qui avait régné jusque-là, a succédé un vent très frais de l’ouest-sud-ouest ; de plus, la visibilité est faible ; de temps à autre, des averses de neige tombent ; le thermomètre marque 2 degrés sous zéro.

Après avoir suivi la côte nord de l’Alaska pendant plusieurs heures, nous coupons à travers la presqu’île au nord du Kotzebue Sound et filons ensuite vers le détroit de Bering. Le vent a viré au nord-ouest et souffle maintenant en tempête. Bientôt des dépôts de givre recommencent à se former sur l’enveloppe. En raison du danger de la situation, on décide de se diriger le plus vite possible vers terre. Nous pénétrons alors dans le Kotzebue Sound jusqu’à ce que nous ayons aperçu sa côte nord. Après avoir reconnu notre position, nous suivons la rive sud de ce golfe vers l’ouest. La tempête continue toujours ; après le cap Prince-de-Galles, elle mollit quelque peu, mais souffle par grains, aussi le ballon gouverne-t-il mal.

Avec un vent aussi fort, l’atterrissage ne paraît pas devoir se présenter dans des conditions favorables. La bande de terrain riveraine de la mer se trouvant protégée par des montagnes, selon toute vraisemblance, il sera moins violent au niveau du sol. Pendant les dernières heures, la visibilité avait été meilleure et de ce fait, la navigation plus facile.

Depuis soixante-dix heures, nous étions en l’air et tous souhaitions ardemment la fin du voyage. Une petite lagune côtière semblant offrir un bon terrain, les chefs de l’expédition abandonnèrent le projet de pousser jusqu’à Nome et prirent le parti d’opérer immédiatement la descente, le plus près possible de la petite ville de Teller, située sur le rivage.

L’opération eut lieu le 14 mai, à 8 heures du matin, dans d’excellentes conditions, le vent nord-ouest ayant sensiblement faibli à ce moment. Une fois que le dirigeable eut été solidement amarré, le vent reprit avec une force nouvelle. Les mêmes variations dans la vitesse de la brise ont été observées à Nome, à 12 milles au sud, bien qu’elle y fût moins fraîche qu’à Teller. De 6 à 7 heures, 5 m. 3 par seconde ; de 7 à 8, 3 m. 1 ; de 8 à 9, 2 m. 2 ; de 9 à 10, 3 m. 6 et de 10 à 11 heures, 5 m. 8.

Lors de la descente, la température était de +2°, et la visibilité bonne ; le ciel couvert de nimbus qui, à ce moment, ne donnèrent lieu à aucune précipitation ; à la même heure, à Nome, on notait de la brume. Au point de vue atmosphérique l’atterrissage à Teller offrait donc des conditions plus favorables qu’à Nome. Dans cette localité, il eût à coup sûr présenté de grosses difficultés, si même il avait été possible.

Eussions-nous évité une partie des dangers qui nous ont assaillis sur les côtes de l’Alaska, en mettant le cap vers Fairbanks ou quelqu’autre ville de l’intérieur, après avoir atteint la pointe Barrow ? Les circonstances atmosphériques étaient dans le centre du pays bien meilleures que sur le littoral, mais, pour y parvenir, nous aurions dû survoler une épaisse mer de nuages cachant de hautes montagnes ; cela eût été une entreprise hasardeuse. Lorsque l’on navigue au-dessus d’un banc de brume très dense, les observations deviennent impossibles, par suite, le ballon peut être déporté très loin du point sur lequel le cap a été mis. Doit-on, dans ces conditions, survoler un pays montagneux, et, la hauteur à laquelle on se tient est-elle faible, comme c’est le cas avec un aéronef, on risque d’entrer en collision avec une montagne que l’on croyait beaucoup plus loin. Pour ces raisons, à mon avis, étant donné l’état de l’atmosphère, il est fort heureux que nous ayons agi comme nous l’avons fait.

CHAPITRE XV
La navigation au-dessus du bassin polaire boréal.

Déclinaison et déviation. — Mesure de la dérive à bord d’un dirigeable. — Difficultés de cette observation. — Vitesse vraie et vitesse propre. — Correction de l’altitude. — Différentes méthodes de mesure de l’altitude. — Compas magnétiques du « Norge ». — Compas solaires. — Difficultés de la navigation aérienne.

Par le lieutenant de vaisseau de la marine royale norvégienne Hj. Riiser-Larsen.

Après le récit de notre raid au-dessus du bassin polaire boréal, il importe de rappeler brièvement les méthodes de navigation aérienne et les instruments qu’elles emploient.

Dans l’air comme en mer, ces méthodes sont différentes, selon que l’on navigue en vue ou hors de vue des côtes. Dans le premier cas, on détermine sa position par des relèvements terrestres, dans le second, par des observations astronomiques. Si le temps est clair, par suite, si la côte, la mer ou la banquise que l’on survole est visible, on peut naviguer, sans le secours d’observations astronomiques, à condition de noter soigneusement et constamment la vitesse et la dérive du ballon et de plus de connaître exactement la déclinaison et la déviation.

La déclinaison est, on ne l’ignore pas, l’angle formé par le méridien du lieu et la direction que prend l’aiguille aimantée en ce lieu. Cette direction est celle du Pôle magnétique fort éloigné du Pôle géographique ; exceptionnellement la déclinaison est nulle. Dans l’ignorance de cette circonstance, nombre de gens ont exagéré les difficultés que nous éprouverions à tenir une route, par suite ont considéré notre entreprise comme plus hasardeuse qu’elle ne l’était sous ce rapport.

« Vous atteignez le Pôle, disaient-ils. Très bien, mais alors, vos compas ne vous donneront plus aucune indication. Dans ces conditions, comment pourrez-vous vous diriger pour revenir dans le Sud ? »

Cette crainte n’était pas justifiée. Le Pôle magnétique se rencontre sur une île voisine de la côte nord du Canada, donc très loin de notre route ; en conséquence nos compas garderont toujours une certaine tendance à prendre une direction déterminée.

Par contre, le défaut d’observations de la déclinaison dans le bassin arctique pourra nous créer des difficultés. Considère-t-on une carte des isogones, c’est-à-dire une carte représentant les courbes unissant tous les points possédant la même déclinaison, on remarque l’irrégularité de ces courbes. Si, dans les régions du globe où des observations de déclinaison ont été effectuées, le tracé de ces lignes a été établi avec précision, dans le bassin arctique il a été dessiné à l’estime. De là, une source d’incertitude, à moins de pouvoir vérifier la direction du compas par des observations d’azimuth du soleil ; ce qui n’est possible que si le temps reste clair. En pareil cas, il faut admettre, de plus, que l’on connaît la déviation. Que signifie ce dernier terme, c’est ce que nous allons expliquer ?

A bord d’un navire, en raison d’influences magnétiques, les compas n’indiquent pas la direction du Pôle magnétique, mais éprouvent une déviation d’un côté ou de l’autre de cette direction. Cette perturbation est due soit à un état magnétique permanent des fers du navire, soit à une aimantation induite de certaines parties métalliques de ce même navire. Il est facile de calculer la déviation pour les compas de route ; mais elle reste une source d’erreur en raison de sa variation suivant la latitude. En Italie, où nos compas furent réglés, un petit aimant permanent était de moindre importance par suite de la forte composante horizontale du magnétisme terrestre. Sous les hautes latitudes, cette composante étant faible, cet aimant exercerait une influence proportionnellement plus grande. Comme la suite le montrera, nous subîmes cette perturbation. La même influence se manifeste également dans le magnétisme induit. Ainsi dans les poutrelles horizontales du dirigeable, il serait très énergique en Italie et faible dans l’extrême-nord. Au contraire, le magnétisme induit par la composante verticale dans les poutrelles verticales serait faible en Italie et énergique dans l’océan polaire. Le calcul des coefficients permet d’apprécier approximativement l’influence des différentes manifestations du magnétisme.

Les positions obtenues en naviguant à la montre et au compas, suivant une expression familière, constituent l’estime ; celles déterminées par des observations astronomiques sont nommées points observés. Si la vitesse, la dérive et la route ont été différentes de celles que l’on croyait avoir, le point observé diffère du point estimé. La différence entre ces deux points constitue l’erreur de l’estime. Contrôler constamment la vitesse, la dérive et la route est dit tenir une estime précise.

L’exactitude dans l’estime est encore plus nécessaire dans la navigation aérienne que dans la navigation maritime, les aéronefs obéissant aux déplacements du fluide dans lequel ils se meuvent, c’est-à-dire étant sujets à être dépalés par le vent.

Illustration
En excursion aux environs de Nome. Alaska.

Il existe de nombreux instruments pour mesurer la dérive, tous basés sur le même principe. Nous avons employé, à bord du Norge, celui dont nous nous étions servis pendant notre raid en avion en 1925, et qui provient de la maison Goerz ; il faisait connaître à la fois la dérive et la vitesse. Cet instrument est le meilleur à ma connaissance pour la navigation de jour ; par contre, il ne peut être utilisé dans l’obscurité. Pendant notre vol au-dessus de l’Europe, nous avons fait usage la nuit d’un autre appareil. Durant cette partie du voyage, une estime très exacte n’était pas nécessaire, les pays que nous survolions nous fournissant de temps à autre des points de repère.

Le dérivomètre de Goerz était installé au-dessus d’une ouverture ménagée dans le parquet de la nacelle du pilote. Il se compose essentiellement d’une lunette montée sur un pivot portant un cercle mobile gradué. Pour mesurer la dérive, on amène le cercle devant la division 0 ; puis on vise des points sur le terrain survolé au moyen de la lunette, laquelle contient un fil diamétral. Si les points observés passant par ce fil suivent exactement sa direction, c’est qu’il ne se produit pas de dérive, par conséquent qu’il fait calme ou que le vent souffle exactement soit de l’avant, soit de l’arrière. Une mesure de vitesse fixera sur ce point. Les points observés ne suivent-ils pas la direction du fil diamétral, c’est que que le vent forme un angle avec la direction de la route et que le ballon subit une dérive. On tourne alors la lunette dans le sens du mouvement des aiguilles d’une montre ou en sens inverse jusqu’à ce que les points visés suivent exactement le fil diamétral, lequel indique la direction de la route suivie. On lit ensuite sur le cercle mobile l’angle formé par l’axe longitudinal du navire et la direction du fil, soit l’angle de la dérive. Si cet angle est petit et le vent faible, il suffit de gouverner contre le vent d’un nombre correspondant de degrés. La brise est-elle fraîche et par le travers, cette méthode ne sera pas suffisante. La direction du vent par rapport à la route sera changée, si on lofe ; l’angle de dérive par rapport à la nouvelle route ne sera plus alors le même qu’auparavant et l’on ne suivra pas exactement la route que l’on suppose suivre. Veut-on connaître du premier coup le vrai changement de route à opérer, on doit lofer et mesurer la vitesse vraie[18].

[18] On appelle vitesse vraie ou vitesse au sol, la distance linéaire que l’aérostat franchit dans une unité de temps, et vitesse propre la vitesse du dirigeable en air calme. Cette dernière vitesse est mesurée par un instrument basé sur celle du courant d’air le long des parois du ballon.

Connaissant l’angle de dérive, la vitesse vraie, et la vitesse propre on peut, à l’aide d’une règle à calcul jointe au dérivomètre, trouver l’angle exact dont la route doit être corrigée pour que, étant donné le vent régnant, on puisse tenir le cap désiré. Cette opération fait, en outre, connaître la direction et la force du vent.

Cette direction et cette force variant suivant l’altitude, il importe, si le ballon vient à s’élever ou à descendre, d’observer la dérive et la vitesse vraie, immédiatement après cette manœuvre. Ajoutons que, rarement sur de grandes distances, la brise demeure constante à la même altitude. Par suite, un dirigeable se déplaçant très rapidement, il est nécessaire de procéder pour ainsi dire constamment à des mesures de dérive et de vitesse, si l’on veut obtenir une route estimée exacte.

En raison de l’absence de bons points de repère, l’observation de la dérive au-dessus de la mer exige plus de temps qu’au-dessus de la terre ou au-dessus de la banquise. Si la surface de l’eau est agitée, on remarque que les crêtes blanches des vagues constituent des points fixes. Dès lors, on peut s’en servir pour mesurer la dérive, et même la vitesse, si elles sont étendues. Par mer calme, pour effectuer ces observations, nous jetions par-dessus bord de petites cartouches fumigènes fixées à des planchettes. Pendant notre traversée nocturne de la mer du Nord nous eûmes recours à ce procédé, leurs flammes formant points de repère.

Maintenant, quelques explications sur la mesure de la vitesse vraie avec l’appareil de Goerz.

Sa partie inférieure qui dépasse le plancher de la nacelle porte un prisme mobile sur un axe perpendiculaire à celui du dirigeable, qu’un engrenage met en relation avec une vis graduée au sommet de l’instrument. A angle droit du fil diamétral pour la mesure de la dérive dont il a été parlé plus haut, le prisme porte un second fil transversal à l’axe du navire. Selon la position du prisme on voit en avant, en arrière ou en-dessous de soi.

Veut-on procéder à une mesure de vitesse, on donne à l’instrument l’angle de dérive et on incline le prisme à +45°. Lorsque vous viserez au travers, la ligne de visée dirigée vers le sol passera à 45° sur l’avant de la verticale. Au moment où un accident de terrain se présente sur le fil diamétral, vous mettez en marche un compteur et replacez au 0 le prisme par lequel vous regardez verticalement en-dessous de vous. Lorsque l’accident de terrain passe de nouveau sur le fil diamétral, vous arrêtez le compteur. Vous obtenez ainsi le temps employé par le ballon pour couvrir une certaine distance angulaire sur le sol.

Des erreurs provenant de sources différentes peuvent entacher ces observations. Même si l’instrument a été vérifié et si pendant l’opération il est maintenu dans une position que les mouvements du ballon n’affectent pas, la valeur de la vitesse n’est pas certaine. Durant l’observation les pilotes gardent une grande stabilité de route ; mais après ils se relâchent, de sorte qu’en réalité la vitesse observée est supérieure à la vitesse de route. Par suite de l’effort on peut dire surhumain auquel nous avons été soumis pendant la traversée du bassin polaire en demeurant soixante-dix heures de suite aux volants, cette erreur a pu s’élever à 5 pour 100.

Selon la hauteur à laquelle on navigue, l’opération prend un certain temps, 30 secondes ou davantage ; aussi est-il possible que dans cet intervalle l’altitude du navire vienne à changer. En pareil cas, on doit faire état dans les calculs de l’altitude moyenne.

En outre, durant l’observation, des rafales peuvent survenir et affecter le résultat.

La principale source d’erreur provient de ce que l’altimètre ne donné pas toujours des indications exactes. Cet instrument se compose d’un anéroïde, qu’immédiatement avant l’appareillage, lorsque la nacelle repose sur le sol, on ramène à 0 ou à l’altitude du lieu. Tant que l’on survole une région où la pression barométrique est la même qu’au point de départ, l’altimètre fournit des données exactes. Mais, en général, il n’en va pas ainsi ; de là des erreurs pouvant être très importantes. Une variation de 9 mm. dans la pression engendre une erreur de 100 mètres dans la hauteur, par suite de 20 pour 100 dans la mesure de la vitesse.

Si l’on survole une région possédant des stations météorologiques et que leurs observations vous soient transmises par T. S. F., vous avez le moyen de corriger votre altitude. Cette ressource vous fait-elle défaut, voici une autre méthode.

Les observations de température faites à bord et les cartes du temps que l’on dresse également à bord donnent des indications sur les variations de la pression atmosphérique, et, dans certains cas favorables, sur l’ampleur de ces variations.

Par temps clair, un troisième procédé peut être employé. C’est de descendre assez bas pour que vous puissiez évaluer l’altitude du ballon à vue d’œil et avec un certain degré d’exactitude, ou mieux que l’on mesure avec précision cette altitude. Pour cela nous avions emporté un télémètre d’infanterie de 0 m. 70 de base. Cet instrument ne donne des résultats exacts que si le paysage renferme des lignes droites nettement marquées. En Italie et dans les autres pays d’Europe que nous avons survolés, de telles lignes se rencontrent fréquemment : voies de chemin de fer, bordures de trottoirs dans les rues ou de quais dans les ports. Aussi bien, pendant le voyage de Rome au Spitsberg, ce télémètre a-t-il été employé avec avantage. Au-dessus de la banquise je pensais m’en servir, en visant les bords des canaux qui la découpent. Malheureusement ces canaux ne s’étendent pas en ligne droite et ne présentent pas de bords nettement délimités ; par suite, cet instrument ne me fut d’aucune utilité.

Si le soleil se trouve haut sur l’horizon et s’il occupe une position telle que l’ombre du ballon se projette dans toute sa longueur sur la banquise, une quatrième méthode consiste à mesurer l’angle entre la partie avant et la partie arrière de l’ombre et l’angle entre la verticale et l’ombre. Ces deux données permettent le calcul de l’altitude. Dans le bassin polaire la faible hauteur du soleil, l’éloignement de l’ombre et son défaut de contours nets mirent obstacle à l’emploi de cette méthode.

Pour le même motif l’ombre ne peut servir à la mesure directe de la vitesse. Quand ce procédé est possible, voici comment on opère : on note sur un compteur l’intervalle de temps entre le passage de l’avant de l’ombre et celui de l’arrière sur un point choisi à l’avance. Pendant cet intervalle, le ballon a parcouru une distance égale à sa propre longueur. Je me servis de cette méthode pour vérifier les résultats fournis par le Goerz ; mais c’était un contrôle sujet à caution. Lorsque les contours de l’ombre ne sont pas nets, sa longueur ne correspond pas à celle du ballon. Dans ce cas, la valeur de la vitesse est trop forte. Les résultats obtenus par ces deux méthodes concordant assez bien, je les crus exacts et les utilisai pour l’estime. Mais je reconnus bientôt qu’ils étaient beaucoup trop élevés : les valeurs données par la méthode de l’ombre parce que les contours n’étaient pas nets, celles fournies par l’instrument parce que la pression barométrique avait varié. Chaque fois que j’observai une latitude, j’éprouvai une déception ; elle indiquait, en effet, que nous n’avions pas autant progressé que nous le pensions d’après les mesures de vitesse.

Au départ de l’Italie, nous avions à bord cinq espèces de compas. Trois étant inutilisables furent abandonnés en cours de route. A Pulham, nous embarquâmes un compas anglais de route apériodique. Comme compas étalon pendant le voyage au-dessus du bassin arctique, nous en employâmes un de marque anglaise du type apériodique et un second de la marque allemande Ludolp. Nous avions des instruments de même genre l’an passé à bord du N-25.

L’expérience de notre seconde campagne confirme les observations que celle de 1925 nous a suggérées. Il m’est impossible de dire quel est le meilleur de ces compas ; les deux types se complètent l’un l’autre dans les régions de l’extrême-nord, car ils ne donnent pas, en même temps, des indications erronées. La différence, c’est que le type apériodique revient lentement à la route, si sa rose s’en est trop écartée, et s’arrête sans oscillations, tandis que le type Ludolp revient rapidement vers sa position d’équilibre, mais après de longues oscillations. Les deux présentent donc des inconvénients, si l’on a peu de temps. Le type apériodique se mouvait si lentement que, croyant qu’il adhérait, je frappais sur le verre pour décoller la rose. Une autre fois, je fus tenté de donner un coup de poing sur le Ludolp, pour arrêter sa sarabande.

En général, les compas se comportèrent bien. Si j’accomplissais un troisième voyage dans l’Arctique, j’emporterais le même équipement. Les deux instruments n’éprouvant pas en même temps d’aberration, nous pouvions toujours nous fier à l’un ou à l’autre. A bord des aéronefs, les compas sont montés sur des suspensions à la cardan avec un système de bloquage.

Le compas de route était fort influencé par la chaîne du gouvernail de direction qui était très magnétique. Même à des latitudes méridionales, il éprouvait une variation de 5°, lorsque le gouvernail était porté d’un bord à l’autre. Dans le bassin arctique ce compas était donc très sujet à caution et devait être constamment comparé au compas étalon, lorsque l’absence de soleil empêchait d’employer le compas solaire. Cette circonstance apporta une notable addition à ma tâche ; jamais je n’entreprendrai une nouvelle exploration aérienne en dirigeable si les chaînes du gouvernail ne sont pas en fer non magnétique. Une fois, après avoir survolé le Pôle des Glaces, absorbé par d’autres observations, je négligeai de surveiller les compas ; résultat : nous fîmes un rond dans l’air.

Ceci dit, j’arrive à la description du compas solaire de Goerz que nous avons employé. C’est un périscope couplé à un mouvement d’horlogerie réglé de manière à le faire tourner de 360° pendant le temps moyen entre deux passages consécutifs du soleil au méridien supérieur. Tourne-t-on le périscope vers le soleil, son image réfléchie apparaîtra sur une plaque de verre, dont le centre est marqué par une croix. Si le compas est orienté vers le cap que l’on veut tenir, le pilote devra toujours maintenir l’image réfléchie sur ladite croix. Ce résultat est facile à obtenir, car il est beaucoup plus aisé de gouverner d’après un compas solaire que d’après un compas magnétique. On doit apporter à l’instrument une correction pour la déclinaison solaire, et une seconde si l’on vient à changer de latitude, l’axe du périscope devant demeurer parallèle à celui de la terre. Si ces corrections ne sont pas exécutées, l’image du soleil ne se réfléchira pas sur le fil horizontal de la croix, mais se déplacera parallèlement à ce fil, soit en dessus, soit en dessous, à une distance correspondant à l’erreur dans la correction. Cet instrument est si précis qu’il peut être employé à la détermination de la latitude. Le compas solaire était placé sur la paroi extérieure de la nacelle, en face du pilote de direction, sur un arc-boutant. Pour que l’instrument eût le champ libre suivant que le soleil se trouvait d’un côté ou de l’autre, il existait un arc-boutant de chaque bord. C’était à coup sûr la besogne la plus désagréable du navigateur de transporter ce compas d’un bord à l’autre. Il lui fallait, en effet, se pencher en dehors de la nacelle et manœuvrer de petites vis par une température glaciale et un vent de 80 kilomètres.

Pour les hauteurs solaires, je me servais d’un sextant de fabrication allemande, muni d’un horizon artificiel. Il était très maniable et donnait des résultats remarquablement précis.

Les chronomètres avaient été soumis pendant une longue période à de minutieuses comparaisons. A bord, ils étaient conservés dans une armoire possédant la même température que celle à laquelle ils avaient été soumis à terre. Pendant notre vol, leur marche fut contrôlée à l’aide des signaux horaires envoyés par les postes de T. S. F.

Jusqu’au 80° de latitude du côté du Spitsberg et jusqu’au 75° du côté de l’Amérique, nous nous servîmes de cartes établies sur la projection de Mercator, plus au nord, de cartes dressées sur la projection gnomonique. Nous avions, en outre, emporté une collection complète de cartes des côtes entourant le bassin polaire pour le cas où nous eussions été obligés de battre en retraite vers terre. Dans cette éventualité, Amundsen s’était procuré dans les différents services hydrographiques tous les documents publiés. Au cas où nous n’aurions pas atteint la côte septentrionale de l’Alaska, nous avions ainsi des éléments d’information pour choisir la meilleure route. Si un accident immobilisait le ballon, Amundsen avait décidé d’essayer de gagner l’île du Prince Patrick. En pareil cas, il se pourrait que des vents frais de nord-est nous entraînassent vers la côte septentrionale de Sibérie ; Wisting, qui venait de passer plus de trois ans dans cette partie du bassin polaire, serait alors pour nous un excellent guide.

Comme connaissance des temps, nous possédions le Nautical Almanach et le Norske Fiskerialmanak (Almanach du pêcheur norvégien). Ce dernier almanach est le seul donnant les azimuths jusqu’au 90° de latitude. Nous avions emporté également les éditions de 1927 pour le cas où nous aurions été forcés d’hiverner.

Afin de rendre accessible le passage suivant, quelques détails sur la navigation aérienne sont nécessaires. Une seule mesure angulaire sur un corps céleste ne donne pas la position de l’aéronef ou du bateau. Elle indique simplement que l’on se trouve sur un petit cercle, dont le centre est le point ayant au zénith l’astre observé et dont le rayon est égal à 90° moins la hauteur de l’astre. Ce cercle est dit le cercle du lieu. Il n’est pas nécessaire de le tracer. Dans la navigation ordinaire, l’erreur de l’estime n’est jamais très grande ; aussi suffit-il de calculer une tangente à ce cercle. Une seule observation indique simplement que l’on se trouve quelque part sur une droite de hauteur qui est cette tangente au cercle. Si l’on désire connaître sa position exacte, on doit, immédiatement après la première hauteur angulaire, observer un second astre à un relèvement différent du premier. L’intersection des deux droites indique la position du lieu.

Dans la journée, le seul astre visible est le soleil ; par suite, on doit attendre qu’il se soit suffisamment déplacé pour qu’une nouvelle observation donne une seconde droite de hauteur recoupant la première dans de bonnes conditions.

Dans l’intervalle des deux observations demeure-t-on immobile, la chose est simple ; se déplace-t-on, elle devient singulièrement plus compliquée.

Si pendant l’attente qui peut durer jusqu’à trois heures, on peut avoir une estime exacte, la position obtenue le sera également. Pour cela, on transportera la première droite de hauteur dans la direction de la route faite d’une longueur égale à la distance parcourue durant la période d’attente. L’intersection des deux droites de hauteur donne la position du lieu au moment de la seconde observation.

Lorsque la vitesse est relativement faible, comme c’est le cas dans la navigation maritime, l’erreur n’est jamais grande. Dans la navigation aérienne, la vitesse étant, au contraire, grande et difficile à contrôler, alors qu’une exactitude rigoureuse est souhaitable, ce procédé donne peu de satisfaction, en raison de la longueur de l’intervalle entre les deux observations. Je fais allusion à une navigation au-dessus d’une mer de nuages, quand on ne peut exécuter aucune mesure de vitesse et de dérive. Ainsi, pendant notre vol au-dessus de l’Alaska, nous ne pûmes effectuer aucune observation, tandis que le vent soufflait à raison de 80 kilomètres à l’heure environ. Si nous avions transporté la droite de hauteur, après la période d’attente, nous l’aurions tracée à plus de 200 kilomètres de sa véritable position. Dans une telle circonstance cette méthode ne saurait donc être employée.

Dans l’impossibilité d’obtenir une estime exacte, nous n’avons jamais cherché l’intersection des droites de hauteur. Nous calculions l’heure à laquelle le soleil passerait au méridien du lieu où nous nous trouvions, et, à ce moment, prenions une observation, qu’il fût midi ou minuit, à l’heure locale. Cette observation nous donnait une droite de hauteur est-ouest, soit la latitude. De la même manière, nous calculions l’heure à laquelle le soleil se trouverait exactement à l’est ou à l’ouest, nous obtenions ainsi une droite de hauteur nord-sud, soit la longitude. En outre, de ces heures, nous prenions également des observations, mais simplement à titre de renseignements.

Je dirai maintenant quelques mots du calcul d’une observation. Au nord du 85° de latitude, la différence entre l’angle horaire et l’azimuth est si faible que l’on peut réduire tout le calcul à une opération simple et rapide. On note l’heure ; l’on connaît alors le méridien sur lequel le soleil se trouve à ce moment, puis on soustrait la déclinaison de la hauteur mesurée. La différence est comptée du Pôle vers le soleil, si elle est positive, et, à partir du soleil, si elle est négative. A cette distance du Pôle, on trace une perpendiculaire au méridien, qui représente la droite de hauteur.

Au sud du 85° de latitude, cette méthode étant inexacte, j’employai celle de Saint-Hilaire (méthode des hauteurs). On calcule sa position estimée, puis la hauteur que le soleil aurait eue si l’on s’était trouvé en ce point. La différence entre cette hauteur calculée et celle observée est dite l’erreur de hauteur. On calcule ensuite la direction vraie du soleil au point estimé ; on la porte sur la carte et on construit la droite de hauteur perpendiculairement à cette direction, à une distance du lieu égale à la différence de hauteur. On obtient alors la droite correspondant à la hauteur observée, sur laquelle on doit se trouver.

Illustration
Esquimaux de Teller (Alaska).

J’ai dit plus haut que, en règle générale, on ne peut se servir que du soleil pour les observations astronomiques. Exceptionnellement, il y a des périodes où la lune se montre en même temps que cet astre au-dessus de l’horizon. La lune est une visiteuse capricieuse, dont les apparitions sont courtes. Lorsqu’elle se montre dans le nord, elle manifeste un trop vif empressement à se diriger vers le sud. La date de notre vol ne correspondait pas à une de ses brèves visites. Pour les observations, nous ne pouvions donc nous servir que du soleil qui, à peine est-il besoin de le rappeler, demeurait toujours au-dessus de l’horizon. Au Pôle, le jour est continu pendant six mois et la nuit durant le même laps de temps. Théoriquement, on peut dire qu’au Pôle, depuis le commencement du monde, il a toujours été midi, car, en ce point, le soleil se trouve constamment au midi. Toutes les directions sont, en effet, sud. Il n’est pas inutile de rappeler ces circonstances astronomiques. Quelques jours avant notre départ du Spitsberg n’avons-nous pas reçu un télégramme d’un correspondant qui, en raison de sa situation, aurait dû être mieux informé, nous souhaitant un heureux voyage « à travers la nuit éternelle ». Dans le même ordre d’idées, je citerai un compliment poétique adressé à Amundsen, débutant par cette image : « Des froids du Pôle Nord aux ardeurs brûlantes du Pôle Sud. »

Ces explications sont certes un peu longues et tant soit peu techniques, mais elles étaient nécessaires pour que le lecteur pût comprendre comment nous avons pu nous diriger au-dessus du grand désert de la banquise polaire dans des conditions atmosphériques parfois très défavorables.

CHAPITRE XVI
La T. S. F. à bord du Norge.

Description des appareils de T. S. F. installés sur le Norge. — Fonctionnement de la T. S. F. pendant le vol au-dessus du bassin arctique. — Les méfaits du givre.

Par le capitaine de vaisseau B.-L. Gottwaldt, de la marine royale norvégienne.

En préparant l’équipement du poste radiotélégraphique du Norge, nous avions admis comme principe que l’émetteur devait être assez puissant pour rester en communication, dans des circonstances atmosphériques ordinaires, avec les stations côtières jusqu’à une distance de 1.500 kilomètres pendant le jour, en se servant d’un émetteur à valve approprié ayant une longueur d’onde de 600 à 1.500 mètres. Dès lors, la distance entre le poste de Nome en Alaska, et celui de Green Harbour, au Spitsberg étant d’un peu plus de 4.000 kilomètres, si tout fonctionnait à souhait, seulement sur un espace de 1.000 kilomètres au delà du pôle Nord nous ne serions pas certains de pouvoir communiquer avec le monde extérieur.

L’appareil récepteur devait posséder une grande sensibilité et être capable de recevoir des ondes de 300 à environ 2.500 mètres, afin de pouvoir capter, non seulement les messages des navires et des postes côtiers, mais encore les signaux horaires et les émissions météorologiques des stations à grande puissance.

Pendant notre vol du Spitsberg à l’Alaska, le poste à grande puissance de Stavanger (L. C. M.) dans la Norvège méridionale nous envoya de nombreuses informations empruntées aux émissions météorologiques faites par les divers pays d’Europe et de l’Amérique du Nord et un signal horaire spécial deux fois par jour, à 6 heures et à 18 heures (temps moyen de Greenwich). En outre des appareils émetteurs et récepteurs, le Norge était muni d’un dispositif goniométrique système Marconi avec deux grands cadres fixes et un radiogoniomètre. Ce radiogoniomètre était construit pour une longueur d’onde de 600 à 18.000 mètres, de telle sorte que l’on pût prendre des relèvements non seulement sur les postes côtiers, mais encore sur les stations radiotélégraphiques à grande puissance en cas de besoin. Ces relèvements ont été très utiles à notre navigateur. Les appareils indiquaient les directions avec une erreur de seulement 1°, mais les brusques mouvements du dirigeable, la paresse des compas, permettaient difficilement d’exécuter les relèvements avec précision.

Le générateur électrique qui produisait de l’énergie à haute et à basse tension était actionné par une hélice montée sur un arc-boutant placé à tribord de la nacelle du pilote. Par des engrenages et un arbre de transmission la force produite était transmise au générateur installé dans l’intérieur de la nacelle. Afin de pouvoir actionner ce générateur, en cas de descente forcée, nous avions un moteur à pétrole Douglas, à deux cylindres avec refroidissement par l’air, de la force de 3 CV, pouvant être couplé avec la dynamo. Pour dresser l’antenne de fortune composée d’un mince câble d’aluminium de 150 mètres de long, nous avions un cerf-volant capable de lever 3 à 4 kilos par un vent de 5 mètres.

Le poste radiotélégraphique à bord du Norge, placé dans la nacelle du pilote, mesurait 2 mètres en longueur et en hauteur et un de large. Il était éclairé à tribord par deux larges fenêtres. Dans sa partie avant était fixée une table de télégraphiste ; au-dessus se trouvait l’émetteur. Des tablettes à bâbord portaient les appareils de réception, ainsi que le radiogoniomètre et ses accessoires. La self d’antenne du récepteur, le variomètre et la bobine de réaction étaient disposés sous la table, près du pied gauche de l’opérateur, et, derrière lui, l’isolateur de l’entrée de poste, monté sur le plancher. A la cloison de tribord était accroché le tableau des charges.

Dans les coins, sur le plancher étaient placées les batteries à haute tension et les accumulateurs. Pour s’asseoir, l’opérateur ne disposait que d’une minuscule chaise pliante ; s’asseoir c’est beaucoup dire, surtout lorsqu’il portait l’épaisse tenue de vol ; il lui fallait, en outre, un certain temps pour trouver sur ce siège une position, sans recevoir dans les genoux ou dans les coudes des étincelles de haute tension des divers circuits oscillant autour de lui. Le générateur était installé tout à fait à l’arrière et en dehors du poste ; il était, comme nous l’avons dit plus haut, relié à l’hélice par un engrenage et un arbre de transmission. L’hélice était en bois dur et à quatre branches ; à 1.800 tours elle donnait une puissance de 3 CV, environ. A pleine vitesse le générateur produisait environ 400 watts du côté 3.500 volts et environ 140 watts du côté 14 volts. L’émetteur était relié directement à l’antenne par le dispositif Hartly, avec une alimentation en parallèle des lampes et une réaction inductive entre le circuit de la grille et celui de la plaque. Les oscillations étaient produites par deux valves de 250 watts montées en parallèle. Le manipulateur était placé dans le circuit de la résistance de la grille et le transmetteur pouvait émettre des signaux en ondes entretenues (C. W.) ou des signaux en ondes entretenues modulées (ondes interrompues) (I. C. W.) ; dans ce but un petit interrupteur mis en marche par les moteurs était placé en série avec le manipulateur. La self d’antenne se composait d’une grande bobine cylindrique de fil de cuivre épais et poli, avec des prises pour le couplage de l’onde et de l’antenne. Comme antenne, nous avons employé un câble en bronze phosphoreux, long de 100 mètres et ayant 2 millimètres de diamètre, dont la partie inférieure était lestée d’un poids en plomb. Ce câble était manœuvré rapidement au moyen d’un treuil muni de crans d’arrêt. L’énergie livrée au réseau aérien atteignait au maximum 200 watts. Les filaments des lampes émettrices recevaient le courant d’un petit accumulateur à 12 volts que le générateur maintenait constamment chargé. L’émetteur était réglé sur 600, 900 et 1.400 mètres ; il était employé le plus souvent sur 1.400 mètres, parfois sur 900. A 1.400 mètres, on avait à pleine charge 5 3/4 d’ampère dans l’antenne, à 900 mètres environ 6 1/4 ampères et à 600 mètres environ 6 ampères 3/4 en émission entretenue. Pour ne pas être gênés par les émissions des navires et par la correspondance sur 900 mètres entre avions, nous avons presque toujours employé l’onde de 1.400 mètres ; elle nous a donné d’excellents résultats, quant à la portée et à la continuité dans le travail.

L’appareil de réception se composait d’un ensemble de deux circuits spéciaux avec des bobines interchangeables. A cet ensemble était connecté un amplificateur à 7 lampes avec filtre à basse fréquence et un double amplificateur à basse fréquence. On avait, en outre, un oscillateur local séparé pour la réception des signaux émis par des stations travaillant en oscillations entretenues. Tous les amplificateurs pouvaient être branchés au radiogoniomètre et employés pour les relèvements radiogoniométriques. Les cadres extérieurs de l’appareil se composaient de deux tours de câble soigneusement isolé qui était enroulé autour du ballon, en avant de la cabine du pilote. Ces cadres étaient disposés à 45° par rapport au plan diamétral de l’aéronef et à 90° l’un par rapport à l’autre. La surface circonscrite par chaque tour de câble couvrait environ 600 mètres carrés ; aussi bien l’appareil de relèvement possédait une grande capacité et une grande précision. La charpente métallique du ballon fonctionnait comme contrepoids pour l’émetteur comme pour le récepteur. Toutes les pièces métalliques, toutes les haussières, les soupapes étaient soigneusement réunies par des fils de cuivre, de manière qu’aucune de leurs parties ne restât isolée, afin d’éviter la production d’étincelles. Que ces dispositions aient fonctionné convenablement, cela est démontré par le fait que souvent nous envoyions des émissions à plein rendement, alors que les soupapes à gaz étaient ouvertes et cela sans aucun inconvénient. Je dois reconnaître qu’une pareille pratique ne saurait être appliquée couramment.

Après cette rapide description des appareils, voici maintenant quelques notes sur le fonctionnement de la T. S. F. à bord du Norge pendant le vol au-dessus du bassin arctique.

L’expédition quitta la baie du Roi le 11 mai, à 8 h. 55. Une fois en route, nous sommes restés en communication jusqu’à minuit avec le petit poste de Ny Aalesund (1 kilowatt 1/2) (nous en étions alors éloignés d’environ 1.400 kilomètres), ensuite jusqu’au 12, 7 heures, avec celui plus puissant de Green Harbour (10 kilowatts). A ce moment la distance qui nous en séparait s’élevait à 1.900 kilomètres.

Entre la baie du Roi et le Pôle, et même au delà de ce point, nous envoyâmes une longue série de télégrammes destinés à la presse et divers autres messages, et reçûmes de nombreuses communications. Pour activer l’écoulement de notre correspondance, les postes de Röst et de Vardö dans le nord de la Norvège écoutaient nos signaux ; ils réussirent à capter nos émissions, après même que nous eûmes dépassé le Pôle, soit lorsque nous nous trouvions à 2.300 ou 2.500 kilomètres de ces stations.

Dans la matinée du 12 mai, le Norge entra dans une mer de nuages à l’état de surfusion. Ainsi qu’il a été raconté dans les chapitres précédents, cette brume détermina un abondant dépôt de givre sur les nacelles, les cordages, lequel menaça la sécurité de l’aérostat. Dès que ce phénomène commença à se manifester, une couche de glace épaisse de 0 m. 125 recouvrit l’antenne et le poids ; dès lors toute réception et tout envoi de messages devint impossible. Ayant réussi, au prix de pénibles efforts, à rentrer l’antenne, nous la débarrassâmes de son revêtement glacé, un long travail en pure perte ; en effet, à peine eûmes-nous dressé de nouveau le câble qu’il fut aussitôt après enrobé de glace. Tant que ces dépôts de givre persistèrent, toute communication fut interrompue. De la glace recouvrit également les pales de l’hélice du générateur ; de ce fait, la vitesse de la machine diminua notablement ; en même temps l’appareil éprouva des chocs si violents qu’ils menacèrent de briser le générateur et l’émetteur. Nous échappâmes heureusement à pareil accident, mais notre récepteur sortit de l’aventure hors d’usage. L’émetteur continua, au contraire, à fonctionner, excepté lorsque plus tard les circonstances devinrent complètement anormales.

Ce fut le 12, à 21 heures, que le dernier bulletin météorologique émis par Stavanger nous parvint. Tout près de la côte d’Amérique nous entendîmes encore cette station.

Dans la nuit du 12 au 13 mai, en approchant de l’Alaska, nous essayâmes, sans succès, d’entrer en communication avec les postes de la pointe Barrow, de Nome, de Fairbanks, distants d’environ 1.200 kilomètres.

Le long de la côte nord d’Amérique et au-dessus du détroit de Bering, de nouveau nous fûmes enveloppés par des brumes à l’état de surfusion et eûmes à lutter contre le givre. Deux fois notre antenne se rompit sous le poids de la glace qui l’enveloppait. Nous en dressâmes aussitôt une nouvelle. Ce ne fut pas sans grands risques. Nous volions alors très bas, au ras de terre pour ainsi dire ; par suite le poids venait à chaque instant frapper le sol rocheux ; s’il venait à être arraché, il pouvait arriver qu’il fût projeté ensuite contre une des hélices du ballon et que ce choc causât une grave avarie à cet organe essentiel. Par prudence, pendant toute cette partie du voyage, l’antenne fut donc rentrée.

A de fréquentes reprises nous essayâmes sans succès de communiquer avec les postes de l’Alaska, Nome, Fairbanks, Saint-Paul, Cordova, Yakutat et avec ceux de la Sibérie orientale, Anadyr et Sredné Kolymsk. Aussi souvent que cela était possible, nous lancions un message annonçant que le Norge était en route et priant le poste qui recevrait cette nouvelle de la transmettre à Nome ou à Fairbanks. Pour cela nous employâmes des longueurs d’onde de 600, 900 et 1.400 mètres, et tantôt des ondes entretenues, tantôt des ondes entretenues modulées. Ces messages furent entendus par plusieurs postes, mais ils ne purent à leur tour informer Nome et Fairbanks.

Nous réussîmes à maintenir en état notre radiogoniomètre. Dans l’après-midi du 13, ayant entendu Nome, nous pûmes prendre un relèvement sur ce poste et contribuer par ce moyen à déterminer notre position, mais nous ne pûmes réussir à entrer en relation avec cette station. Quatorze heures plus tard nous descendions à Teller.

Nous ne saurions terminer ce récit sans exprimer nos remerciements aux spécialistes qui ont bien voulu nous apporter leur concours dans l’élaboration de ce volume : M. le capitaine de corvette Saillant, du Service hydrographique de la Marine, M. le commandant Metz, enfin M. Charles Dollfus, pilote de dirigeable.

Charles Rabot.

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
Avant-Propos
Chapitre
Ier.
— La naissance de l’expédition
  —
II.
— Pour quelles raisons nous avons choisi un dirigeable
  —
III.
— Les préparatifs de l’expédition
  —
IV.
— Construction de l’aérodrome au Spitsberg
  —
V.
— Les derniers préparatifs au Spitsberg
  —
VI.
— Les préparatifs à Rome
  —
VII.
— De Rome au Spitsberg
  —
VIII.
— L’appareillage au Spitsberg
  —
IX.
— L’équipage du « Norge »
  —
X.
— Du Spitsberg au Pôle Nord
  —
XI.
— Du Pôle Nord à la côte de l’Alaska
  —
XII.
— L’atterrissage
  —
XIII.
— Le retour
  —
XIV.
— L’état de l’atmosphère pendant le vol et la prévision du temps en vue du voyage
  —
XV.
— La navigation au-dessus du bassin polaire boréal
  —
XVI.
— La T. S. F. à bord du « Norge »

TABLE DES GRAVURES
ET DES CARTES

Trajet du Norge, de la baie du Roi (Spitsberg) à Teller (Alaska)
Roald Amundsen
Le lieutenant de vaisseau Riiser-Larsen et le mécène de l’expédition Lincoln Ellsworth
Le Norge au mât d’amarrage d’Oslo
Mise en place du mât d’amarrage à la baie du Roi. Spitsberg
Le débarquement du matériel aéronautique à Ny-Aalesund. Spitsberg
Le hangar du Norge au Spitsberg éclairé à la lumière électrique pendant la nuit polaire
Cylindres d’essence hissés au sommet du mât d’amarrage de la baie du Roi. Spitsberg
Le déblayage de la voie ferrée à Ny-Aalesund. Spitsberg
Entrée du Norge dans le hangar de la baie du Roi au Spitsberg
La seule grande ouverture de la grande banquise polaire observée par l’expédition
La nacelle du pilote pendant le vol au-dessus de la grande banquise du bassin polaire
Trajet du Norge de la côte nord de l’Alaska à Teller
Le couloir de quille du Norge. Au-dessus les cylindres d’essence
Le Pôle Nord. Les trois taches sur la glace représentent les pavillons de Norvège, d’Italie, et des États-Unis
Après l’atterrissage à Teller, le dégonflement du Norge sur la banquise de la lagune
En excursion aux environs de Nome. Alaska
Esquimaux de Teller. Alaska

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 10 JUIN 1927
PAR L’IMPRIMERIE
LOUIS BELLENAND
ET FILS, A FONTENAY-AUX-ROSES
(SEINE)