Title: Refaire l'amour
roman
Author: Rachilde
Release date: September 22, 2024 [eBook #74459]
Language: French
Original publication: Paris: J. Ferenczi et fils
Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
RACHILDE
ROMAN
J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
PARIS — 9, Rue Antoine-Chantin, 9 — PARIS
DU MÊME AUTEUR
ROMANS
En collaboration avec M. F. de Homem Christo :
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
Vingt-cinq exemplaires sur Hollande Van Gelder
numérotés de 1 à 25
Trente exemplaires sur papier Lafuma
numérotés de 26 à 55
Cent exemplaires sur Alfa numérotés de 56 à 155
Copyright 1928 by J. FERENCZI ET FILS.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation,
réservés pour tous pays.
REFAIRE L’AMOUR
Comme un chien fidèle, mon désir t’a suivie jusqu’au tournant de cette route, le nez dans ta robe, sans voir, sans entendre, sans essayer de comprendre, ne cherchant plus qu’à te sentir vivre du même frisson que le sien. Mais d’un geste excédé, tu as laissé tomber la chaîne qui nous liait : je ne devais plus marcher à ton ombre, mes pas dans tes pas. J’ai attendu un nouveau signe de ta main, un mouvement des épaules, une petite inclination de la tête me rappelant, et ta silhouette, raidie par une obscure volonté, s’effaçait peu à peu derrière les arbres, rentrait dans la nuit, épaississait l’incertitude. Désormais tu t’en irais seule vers un autre destin très inconnu. Tu ne pouvais plus me souffrir. Je m’étais rendu insupportable. Tu m’avais trop porté ? En amour, il y a donc des choses plus sérieuses que l’amour ? Pourquoi m’avoir tant aimé ou me l’avoir laissé croire ?… Moi, tu sais bien, je n’ai pas d’âme, je ne saisis pas toutes les intentions dont les enfers de vos cœurs de femmes sont pavés. Je ne suis qu’une pauvre bête. De toutes les lois que vous nous imposez, je n’ai retenu que celle de l’obéissance, je ne peux vouloir que ta volonté.
Alors, je suis parti, en sens inverse, je me suis éloigné du tournant dangereux de notre route où tu m’aurais peut-être frappé, où je t’aurais peut-être mordue. Puisque tu me défends de te suivre ainsi, le nez dans ta robe, mendiant le pain blanc de ton corps, je te suivrai… en allant à ton avance. Cercle vicieux, la terre est ronde, et, nous fuyant chacun de notre côté, nous nous rencontrerons fatalement ; ce n’est qu’une question de temps. Non ! je ne plaisante pas ! Je m’en vais, je cours, je me sauve de toi et du désespoir, front bas, aveuglé par la poussière que je soulève, aimanté vers mon pôle. Qu’est-ce donc que le temps pour la brute humaine, puissance inhumaine, qui peut s’offrir, en espérance ou en réalité, toute la joie du monde ? La joie unique au monde… Cela ne me lassera pas de te chercher parmi les formes, les couleurs, les parfums, car je suis le faiseur d’images.
Je crois que nous nous rencontrerons encore une fois. Ce sera très simple, comme tous les miracles… Assagis, l’un et l’autre, nous saurons que nous avons été heureux ensemble, que nous ne pouvons plus l’être, que nul trésor et nulle gloire ne remplacent une grande passion perdue, ce paradis terrestre que perdirent aussi nos premiers parents par leur faute, ou celle de l’amour.
… Et cette course folle fait tinter lugubrement ma chaîne que je traîne malgré moi. J’ai peur de devenir enragé avant de t’avoir revue.
Oui, oui, je me souviens ! Tu me disais : « Vous êtes un amant merveilleux, mais un ami détestable ! » Hélas ! Le chien fidèle ne te suffisait pas. En demeurant un humain ordinaire, en te trompant, pour calmer ma faim, resterai-je ton meilleur ami ?
Ah ! laisse-moi courir après ton ombre, l’ombre du bonheur ! Je préfère devenir enragé en me trompant moi-même. Il faut que j’anéantisse ton image sous le poids de mon bon plaisir ou que je me figure l’avoir inventée.
Là, j’ai réglé des comptes et j’ai entendu des mots. L’existence quotidienne se passe en vérifications perpétuelles, puis cela finit par des concessions qui le sont également. On se prouve mutuellement, ce que l’on sait déjà, ou on se menace de tout, en oubliant la mort.
Je ne voyais pas l’homme, enfoui dans sa caisse, tassé sur son fauteuil ; il avait l’aspect d’un gros fromage et la lueur de son crâne, un peu rougeâtre, faisait penser à ces hollandes lisses, comme vernis de sang. C’était un homme assis, un marchand, autour duquel rutilait une orfèvrerie trop neuve. Il bredouillait des phrases mondaines, parce qu’à mes débuts, je lui avais dessiné des modèles de style. Quand on est encore dans le ventre de la gloire, on tâtonne, avant de sortir, et on fait, bien souvent, beaucoup de mal à sa mère ! Je lui avais fabriqué de très prétentieuses petites nymphes avant de copier quelques jolies femmes d’après nature. Il m’en était reconnaissant et n’aurait jamais ose me réclamer l’argent emprunté jadis, puisque j’étais devenu un nouveau riche. Il me félicitait de ma bonne mine, de mes yeux jeunes, de mes habits bien coupés. Je n’avais pas mon pareil pour séduire les gens : « Des vieux gamins comme vous, on n’en fait plus ! » Ce qui l’étonnait, le scandalisait presque, c’était mon ton détaché pour lui rendre la somme que je pouvais ne pas lui rendre. Aujourd’hui, le chacun pour soi est tellement la règle de conduite que l’on arrange, ou estropie, des lois afin de canaliser les mauvaises pentes : on codifie l’égoïsme.
D’ailleurs, il ne faut pas m’en savoir gré. Moi je rends l’argent comme je rendrais l’âme, si j’en avais une, car je n’y tiens pas. Autant de chiffons de papiers ! Ça ne me gêne pas d’être courageux ou correct, aux sens anciens des vocables. Je n’ai pas été élevé par le système D. Mes parents n’ont jamais rien volé à personne, ayant vécu très en dehors de tout commerce guerrier, là-bas, fort loin, dans le midi. (Ils n’ont pas vécu de la guerre, mais ils en sont morts tout de même !) J’ignore l’art du calcul et, si je l’étudiais, ça m’ennuierait d’apprendre pourquoi on est ou n’est pas honnête.
Ma droiture personnelle est une attitude logique, sans préméditation. Je ne peux marcher que sur mes deux pieds de derrière à cause de mon chemin qui est une corde raide. Je suis là-dessus depuis longtemps, j’ai l’habitude des tours de force, une souplesse de reins d’animal savant, quoique sauvage, qui lui sert surtout à sauver la face… et on n’a pas de loisir, ni le désir, de dévaliser des bijouteries quand on est hanté du seul souci de conserver son équilibre. C’est l’effroi de retomber à quatre partes qui me tient lieu de balancier. Je me connais, je suis excessif. Si je bute sur une passion et me laisse entraîner, je ne m’en relèverai jamais ! Dans le mal comme dans le bien, il faut se tenir droit. C’est ce qui représentait, autrefois, la morale de certains immoraux, autrement dit : la noblesse.
Je suis sorti de cette boutique le cerveau libre. Je venais de m’appauvrir, malgré le proverbe, mais j’éprouvais une joie candide en songeant que je m’étais offert l’occasion de changer un billet de mille pour rembourser ce marchand et qu’il me restait cinq billets de cent, c’est-à-dire quatre fois plus qu’avant. Les sensations du toucher me sont beaucoup plus perceptibles que le sens des affaires et je me félicitais, moi, de cette puérilité pendant qu’on me complimentait sur ma prétendue sagesse : « Comme vous savez vivre ! » disait cet homme sérieux, assis. Il est certain que je suis encore debout. J’aime la vie parce que je sais la mener et je veux la trouver belle, maintenant, sous n’importe lequel de ses masques de femme.
Je descends cette rue d’un pas lent, en quête d’un objet curieux, d’une trouvaille quelconque dans ces quartiers neufs : rien à voir. Les maisons sont désertés, non achevées et elles n’exhibent aux passants, en fait de curiosité, que de minuscules jardins s’encastrant dans leurs profondeurs de pierres froides comme des cimetières en miniature où ne poussent que des fusains, des buis, du lierre dont les branches sombres sont encore noircies par la suie en suspension dans l’air parisien. Ces petits jardins grillés n’ont pas de porte ni aucun moyen visible de communication. Leurs frêles arbustes prennent la mine de singes en cage, de singes phtisiques, presque sans poils, fantômes de plantes qui grelottent à tous les vents. Mon Dieu, ça vit tout de même, ça végète, et il doit y avoir des insectes qui s’y trompent.
Je songe que l’homme ordinaire, le brave homme, s’agite, s’émeut, tantôt dans sa chair, tantôt dans son squelette. La chair est tendre, le squelette implacable, et tandis que la chair fond, les os se rétractent. On est, d’avance, son propre cimetière ; pour vivre intégralement il faut avoir chaud jusqu’aux os, ce qui est mon cas.
Je suis devant la gare Montparnasse ; la rue de Rennes coule, en face de moi, comme un large fleuve, charriant ses lourds vaisseaux-autobus et les barques houleuses de ses taxis. De temps en temps, un yacht de plaisance, une voiture de marque, trace un sillage élégant dans la cohue et, par hasard, n’écrase personne. Quant aux malheureux poissons de mer, ou d’eau douce, qui frayent en ces parages, ils se glissent dessus ou dessous les différents courants de cette navigation intensive. Quelques-uns finissent par sauter en l’air, la bouche ouverte pour un cri d’épouvante, puis, muets comme il sied à des poissons bien dressés, déjà à moitié asphyxiés par l’odeur de l’essence et complètement assourdis par le bruit des trompes, ils regagnent le flot, disparaissent.
J’adore ce spectacle. Je m’y intéresse, tel un habitant de Mars chu sur notre planète. N’ayant jamais de but déterminé, sinon garder mon équilibre, et possédant le suprême entraînement de tout risquer, pour le conserver. J’arrive à me mouvoir très à l’aise dans les vagues de la foule. Je me laisse porter, je fais la planche, je plonge, selon les occasions. Moi, je ne vais nulle part… qu’en avant.
Je me dirige vers la rue de Vaugirard où je demeure. Je rentrerai chez moi si je ne me sens pas l’envie de prendre le thé ailleurs. Je ne suis pas pressé.
Voici que les piétons du trottoir forment le banc de sardines. Ils se trouvent en présence d’un barrage qui force les courants à se diviser. Des travaux, les éternels travaux de la voirie, ouvrages de Pénélope, nous arrêtent encore mieux que le bâton de maréchal du sergent de ville. Pourtant il n’y a là qu’un ouvrier blanc de chaux poudré de ciment et constellé d’étoiles de goudron, lequel a bien plus l’aspect du Pierrot de l’ancienne école que d’un nouveau citoyen conscient et organisé. Il désorganise à merveille toute la circulation, rien qu’en demeurant le menton sur le manche de sa pelle. Il s’agit, je crois, d’enlever un tas de sable. J’ai remarqué qu’on met des tas de sable un peu partout et qu’on les dérange selon la couleur du ciel : s’il pleut, on le disperse, s’il fait beau, on le ramasse. Il y a certainement des raisons, seulement on ne les connaît plus (elles datent du temps des chevaux) et le banc de sardines attend toujours qu’on lui ouvre les écluses. De son côté, le Pierrot contemple la foule avec le sourire.
C’est amusant, je tire mon carnet pour y jeter un trait de son attitude où il y a la nonchalante noblesse des paresses italiennes. Il est sûrement Italien et ces gens-là sont modèles de naissance.
Faiseur d’images, sans cesse sollicité par l’aventure du geste, de la nuance, de l’expression rencontrée qui me saisit encore plus que je ne peux la saisir, mon atelier c’est la rue, le salon, le théâtre, l’endroit public ou privé, partout où je peux m’emparer de la grimace humaine prise en dehors de toute pose. Ce n’est souvent qu’une ligne et ça me sert, un jour, pour camper une figure. Je ne conçois rien selon ma perspective particulière, qui serait un tel manque de mesure que personne ne s’y attacherait. L’observation m’aide à faire prendre une fantaisie pour une réalité. C’est le levain qui gonfle l’œuvre, ou le solidifiant qui la coagule. Je ne travaille pas plus que cet ouvrier goguenard, le menton sur son outil, seulement je vois et, quand j’ai vu, je fais voir. Je suis un pauvre diable d’artisan cérébral qui entasse, dans le grenier de son cerveau, tous les grains disparates du sablier. J’amoncelle, ou je disperse, selon le vent qui souffle sur moi.
Je remets mon carnet dans ma poche, puis, à mon tour, je vais enfin passer.
Ah !…
… Je vais passer ; alors j’aperçois une bouche !… C’est un éclair qui jaillit de la foule. Ce sombre nuage communique jusqu’à moi par ce trait de feu et m’illumine d’une rouge lueur. Une forme droite, mince, une femme jeune dont les vêtements ne diffèrent pas des autres vêtements féminins, de la robe courte, du manteau serré en fourreau de parapluie, du casque de satin, bien enfoncé sur les oreilles, avec une plume couchée balayant l’épaule mais cette tige humaine porte une fleur étonnante : sa bouche d’un carmin frais et naturel, sa bouche d’un dessin tellement classique, tellement la bouche qu’il faudrait à toutes les femmes (et à tous les hommes !) une bouche si voluptueusement pure que je n’hésite pas : je la suis.
L’artiste sépare encore ces lèvres ravissantes du reste de la créature inconnue. Tout à l’heure, je crains fort que l’homme envoie promener le dessinateur pour s’occuper du reste.
Nous traversons le carrefour, entrons dans la rue de Vaugirard, la bouche et moi. Cette jeune femme marche vite. Elle ignore le suiveur ou ne s’en inquiète pas. De temps à autre, elle lève la tête pour regarder les numéros des maisons ou les enseignes. Elle cherche quelque chose, un magasin.
En marchant derrière elle, je l’examine attentivement dans les glaces des devantures. Elle a de vingt à vingt-trois ans. Pas de hanches, pas de poitrine, selon la formule de notre époque garçonnière. Tout d’une pièce, elle va droit et ce n’est pas la démarche provocante des filles ni celle prétentieuse des bourgeoises, encore moins l’allure lassée des femmes du monde qui ont gardé le pli de la voiture dans les jambes, font des zigzags sur les trottoirs et ne savent pas au juste où elles sont. Ça, c’est une femme d’une espèce que je ne connais pas. Et comme c’est donc joli une femme qu’on ne connaît pas !
Elle a le teint clair, d’un blanc rosé, un brin de poudre, à peine du pollen sur un fruit, et, sous la peau, le sang pousse, par ondée, une teinte plus vive. On dirait que deux cœurs lui battent dans les joues, activant cette lumière des pommettes que conservent les êtres encore près de l’enfance. Bien habillée ? Non. Mal mise ? Non plus. Pas riche assurément. Tout, sur elle, est d’un noir luisant, a cette patine des vêtements usagés mais très propres. Au bas de la taille, une ceinture, une lanière de cuir coupe le manteau. Aucun bijou, aucune lingerie, cependant, des gants, des gants de peau, peut-être parce qu’il fait froid, peut-être parce qu’on n’a pas d’autre fourrure. Les femmes vulgaires n’ont pas de ces gants-là. Elles préfèrent, avant tout, porter une barrette de strass, un collier de cabochons énormes ou des souliers de bal.
Celle-ci ne se fait remarquer ni par le pendentif ni par la chaussure. Elle est tout unie, simple. J’oublie qu’elle arbore une bouche de corail si rare qu’elle vaut toutes les parures de la terre.
Ah ! cette bouche… que ne donnerais-je pas tout de suite pour la voir sourire, sourire à n’importe qui, à n’importe quoi. Et j’ai l’inquiétude de découvrir, en cet écrin de satin pourpre, des perles irrégulières, gâtées, ou fausses. Je suis blessé, d’avance, par une possible désillusion.
Je marche fiévreusement, sans m’en apercevoir, je bouscule des passants et je m’arrête, un peu confus, presque sur elle. Je n’ai même pas l’idée de m’excuser. Je la dépasse, forcément, pour ne pas la bousculer aussi et je n’ose plus me retourner pour ne pas lui manquer de respect en la dévisageant. Reste à employer la manœuvre bien connue de tous les suiveurs : me faire suivre ; seulement, je devine que ça ne prendra pas. Elle est trop pressée, cherche toujours une adresse qu’elle doit avoir perdue et tâche de s’orienter dans ses souvenirs.
Au coin du boulevard Raspail, j’attends et elle me rejoint. Je suis immobile, en arrêt. C’est elle qui me heurte. Nous nous regardons face à face. Et alors, il se produit la transformation que je redoute. Elle sourit, demi-sourire un peu contraint qui me montre des dents très petites, le genre de menues perles qu’on emploie pour les poupées-bébés qui parlent, ont les lèvres entr’ouvertes. Je suis transporté de joie : c’est net et transparent d’émail comme de la gelée d’avril.
Voilà bien assez longtemps que je suis prisonnier d’une idée fixe. Quelle importance peut-il y avoir, maintenant, à demeurer fidèle vis-à-vis de qui m’a repoussé, m’oublie ? Dans cet instant de griserie qui me permet enfin de respirer, la douleur lancinante que je traîne s’est apaisée. Cette plaie, dont je n’arrive pas à comprendre l’inflammation, s’est en quelque sorte fermée, brusquement, pendant que l’inconnue ouvrait la bouche et, si je suis encore capable de m’analyser, ce n’est pas le peintre qui est ravi. Immédiatement, l’homme envoie le dessinateur au diable. Je réponds au sourire de la femme par un regard dont l’ardeur ne peut pas l’offenser, puisqu’il est le meilleur moyen de la questionner sans l’effaroucher d’un mot malsonnant.
Or, cette femme, très machinalement, comme hypnotisée, balbutie :
— Oui… la Société du Gaz. J’ai perdu le numéro, mais c’est dans ce quartier-ci.
Et elle reprend sa course, ne se doutant même pas qu’elle vient de parler à un étranger sans savoir pourquoi. Elle s’est adressée à lui comme à un ami au courant de toutes ses préoccupations.
Moi, je sais.
Je comprends aussi le danger, l’abîme qui s’entr’ouvre avec cette jolie bouche souriante. C’est l’aventure de la rue, la pire de toutes, celle dont tous mes semblables, gens plus ou moins célèbres, doivent se garer sous peine d’amende ou de chantage ; mais c’est la seule véritablement amusante, qui réunit à la fois le plaisir de la chasse et celui de l’amour, les deux passions dominantes du carnassier humain. Je me moque de la morale, en ce moment, et de mes propres souffrances passées… Seulement, combien de temps cela durera-t-il ? Une heure, un jour, un mois, je vivrai sans le souci de mon équilibre social et, si je tombe d’un peu haut, je saurai rebondir. L’essentiel est d’oublier une heure, un jour, un mois, qui sait, pour toujours. Et puis, il y a le miracle. Des natures singulièrement fatalistes comme la mienne ne se persuadent pas, à moins d’un miracle, de la nécessité de déranger leur cerveau. J’ai interrogé mentalement cette femme et elle a répondu. Je ne veux pas rire de cette banale réponse, car elle est l’indice du premier envoûtement, d’un très naïf envoûtement. Elle cherche réellement cette Société du Gaz, c’est idiot, et elle l’avoue au passant qui, lui, cherche tout autre chose.
Donc, il y a sur la terre, où tout s’abolit, dans cette rue, sur ce boulevard grouillant, vibrant, hurlant, un pays silencieux, immense, un infini qui s’étale, magiquement déroulé autour d’un homme et d’une femme en présence, chasseur et gibier arrêtés l’un par l’autre, le premier peut-être déjà vaincu par le second. Des aventures, souvent très belles, ne débutent pas mieux.
Elle passe vivement sur le boulevard Raspail et je la perds de vue, parce qu’elle remonte pendant que je descends. Je continue mon chemin, suis la rue de Vaugirard qui me ramène vers mon logis. Pile ou face ! Il me faut deux miracles. Je jette ma chance en l’air ! Si cette femme, qui vient de quitter ma route pour aller chercher cette Société du Gaz dont elle m’a parlé, se dresse encore devant moi, que je puisse la revoir seulement l’espace du rouge éclair de sa bouche, je ne m’embarrasse plus de scrupules ou d’hésitations et je vais jusqu’à elle, pour, à mon tour, lui parler spontanément. Ce n’est pas une professionnelle et je ne sais pas encore comment je m’y prendrai, mais n’importe quel moyen sera le bon si j’arrive à serrer son bras sous le mien.
Un reflet, couleur de framboise, teinte la nue grise du crépuscule. L’incendie des hivers parisiens s’allume et le froid, qui semble moins dur à ce reflet, fait fumer un léger brouillard autour des globes électriques. C’est l’heure d’entre chien et loup qui est toujours exquise quand on sait s’en servir : on ne se voit plus, mais on peut se frôler.
A-t-elle rencontré sa fameuse Société du Gaz ? Il me paraît, maintenant, ridicule d’espérer le retour de cette femme. Elle est très simplement partie pour sa course de petite ménagère modeste. Non, rien d’extraordinaire n’est survenu. Je suis de nouveau seul, toujours seul, et j’erre en m’égarant de plus en plus dans le grand désert du monde. Pourquoi cette ruée vers la joie d’une aventure quelconque si je dois me retrouver, à présent, le blasé fataliste qui ne daigne même pas tenter l’effort d’une poursuite ? Triste et cruel chasseur, bourreau de lui-même, chassé par l’idée fixe de tuer sa douleur à laquelle il revient toujours comme un blessé tourmente son inutile pansement, je ne guérirai donc jamais, puisque je ne sais pas être le plus fort et qu’au lieu de fabriquer le miracle moi-même… j’attends l’occasion.
Ah ! Mon Dieu ! La voilà ! C’est elle qui, au lieu de redescendre le boulevard, aura fait le tour par une autre rue et me recroise sans l’avoir fait exprès ou… m’ayant suivi, de son côté ? Mais non ! Elle est arrêtée devant une petite mercerie à peine éclairée où il n’y a rien à regarder, c’est-à-dire qu’elle regarde ailleurs. Au fond de ce couloir sombre, qui s’ouvre béant, de notre chemin à tous les deux, on entrevoit, comme un piège tendu, un vaste miroir aux alouettes, un grand hôtel portant banderoles et enseignes lumineuses. Il y a là un thé, une appétissante pâtisserie tout entourée de limousines noires, telles de grosses mouches bourdonnant autour d’un colossal gâteau diamanté de sucre.
Je marche droit sur la femme arrêtée.
Salut discret.
— Madame ou mademoiselle, pardonnez-moi. Voici que je vous rencontre encore et que je vous regarde avec une insistance qui a dû déjà vous déplaire. C’est que je m’imagine vous reconnaître…
Elle n’est pas étonnée, ni révoltée, seulement figée dans une pose droite, étourdie par une émotion qui lui serre la gorge et elle me répond :
— Moi aussi, monsieur, il me semble bien vous avoir déjà vu… je ne sais plus où, par exemple.
Je ris. Ça réussit toujours, avec les timides comme avec les faciles, et ça leur donne le loisir de se composer une attitude.
— Alors, n’hésitons pas, ma chère enfant, faisons connaissance. Je m’ennuie mortellement à l’idée d’aller prendre le thé tout seul, là-bas, et vous, si vous vouliez bien m’y accompagner, vous auriez tout le temps nécessaire pour… vous rappeler.
Elle est un peu interdite, déjà conquise. Ce n’est pas la première fois qu’on la traque, en pleine rue, mais c’est certainement la première fois, hélas ! qu’elle rencontre un animal de mon espèce.
J’ai mis ma main sur son épaule et je sens qu’elle tremble. Est-ce d’émotion ? Est-ce de froid ? Je ne crois pas à une professionnelle. C’est une petite femme de genre mixte, entre la bourgeoise pauvre et la sortie de l’atelier musarde, une de ces plantes du pavé de Paris non classées dans l’herbier du trottoir, qui ne sont rien encore qu’une fleur à cueillir et qui retombent fanées par un soir de soleil trop artificiel — ou vont s’épanouir dans la serre chaude du sage père de famille soucieux de sa réputation.
Elle murmure avec une moue, prise au piège de sa propre curiosité :
— Je suis mariée, monsieur. Je vous assure que vous vous trompez. Moi, je ne vous mens pas. Je suis certaine de vous avoir déjà vu et c’est pour ça que j’ai tourné la tête.
— L’essentiel, ma chère enfant, est qu’on se retrouve après s’être perdu. La vie n’a pas de meilleure surprise. Ah vous êtes mariée ! Eh bien ! ça m’est égal. Je n’ai aucun mauvais dessein contre votre mari ou contre sa femme en vous offrant le thé.
Elle sourit, malgré son envie de me tenir à distance, et elle me regarde franchement, de ses yeux bruns, vifs et doux, pas très grands, des yeux d’oiseau. Elle a un nez un peu court, des petits traits ramassés, un visage de gosse, mais la bouche arde et triomphe, au bas de ce masque enfantin, comme un beau fruit mûr, chaud d’un été intérieur, d’une existence à part. Ce qu’elle contemplait, de loin, c’était justement l’étincelante pâtisserie, l’endroit où les désœuvrés vont boire le breuvage odorant que la petite femme mettrait plus volontiers sur son mouchoir.
Je me penche sur elle, m’appuie fatigué de la bonne fatigue du chasseur ramassant la proie :
— Oui, moi, je vous ai reconnue tout de suite à cause de votre bouche, jolie madame, parce qu’il n’y a pas deux bouches comme la vôtre. Je l’ai vue en rêve et ce m’est un bonheur indicible de la joindre en réalité. Ne vous révoltez pas. Façon de parler, car je ne vise pas si haut. Nous allons manger des gâteaux ensemble, nous bavarderons. Aimez-vous les bonbons, la crème, les tartines ? Votre bouche est tellement bien faite pour goûter à tout ! Êtes-vous gourmande ?
Elle rougit, se laisse envelopper le bras. Cependant son inquiétude n’est pas feinte, car, dans cette rue sombre, elle est soudainement fardée de ce reflet framboise des nuées de là-haut.
— Comment avez-vous deviné ça ? Seulement, si je vais avec vous, je veux que vous disiez tout de suite où vous voulez me conduire. Là-bas, c’est un hôtel. Est-ce qu’on y prend le thé devant tout le monde ?
— Vous avez peur d’y rencontrer quelqu’un ? On prend toujours le thé devant tout le monde. En voilà une question, petite madame ingénue ! Nous causerons comme de vieux amis, ensuite nous nous en irons, chacun de notre côté. Je ne vous demanderai pas votre adresse et je vous donnerai la mienne, ce qui vous laissera la liberté de ne jamais revenir ou de nous revoir. Là, êtes-vous tranquille ?
J’emploie le suprême argument pour corriger l’insolence de l’ironie :
— Dans cette aventure, que je veux charmante, une minute toute rose comme vos lèvres, j’offrirai tout et ne demanderai rien. Est-ce que votre mari vous attend à cinq heures du soir ?
— Non. Il n’est pas à Paris en ce moment, mais ce n’est tout de même pas bien d’accepter. Je ne vous connais pas. (Elle ajoute, par association d’idées :) En effet, c’est comme en rêve. On fait des choses qu’on ne voudrait pas faire.
Elle est en ce moment l’écho de ma pensée, la petite fille hésitante et amusée par la tentation. Elle ne me semble pas du tout l’héroïne de la vilaine aventure. Vaut-elle mieux que ça ?
Nous marchons vers l’hôtel illuminé. Elle, se faisant un peu tirer. Moi, la tenant prisonnière. Il se dégage de ce jeune corps droit une étrange et timide tentative de résistance. Elle marche, oui, comme en rêve, mais elle a le coup d’œil attentif de l’oiseau prêt à fuir.
Nous sommes devant un perron. Un minuscule groom nous pousse dans le compartiment d’une porte tournante. Une table de deux est libre, dans un coin à palmes vertes. Gerbes d’œillets, napperons de dentelles et, sous la clarté opaline d’une coupe renversée, qui plane sur nos fronts comme une large hostie, ma compagne se dégante, saisit sa tasse, un doigt en l’air, accomplissant, d’instinct, le rite cérémonieux ; elle est bien Parisienne.
Selon le programme, nous bavardons. Un verre de Porto et elle entame les confidences. Il y a des tas de gens, autour de nous, très comme il faut. Je ne pourrais pas risquer un geste inconvenant sans me mettre tout un public sur les bras : alors cela la rassure et elle ose dire ce qu’elle préfère, louche vers les glaces d’un regard anxieux. Elle rit parce qu’elle s’aperçoit que la lumière discrète de la coupe opaline fait valoir son teint, puis elle se moque un peu de la demoiselle nous servant qui vient de laisser tomber une meringue.
La main tenant la tasse est jolie, nullement aristocratique, mais soignée. La voix moqueuse reste cependant assez basse de timbre, tendre, sans affectation d’enfantillage.
Cette femme commence à me plaire beaucoup. Je sors mon carnet, je croque, platoniquement, sa bouche et je la lui montre :
— C’est toute ma figure, au-dessus ! Et vous n’avez dessiné que ça ! Comme c’est drôle ! Je me reconnais. Ah ! ce n’est pas banal de faire une figure rien qu’avec une bouche ! Vous êtes donc sorcier ?
Sorcier ? Si je pouvais m’exorciser moi-même, devenir amoureux ! Ce n’est pourtant pas l’amour que je cherche, c’est l’oubli, et je suis capable de lui en vouloir, après.
Sa langue de gourmande satisfaite se délie de plus en plus. J’apprends que ma petite hypnotisée est une fille du peuple. Inouï ! Une femme rencontrée dans la rue, pauvrement habillée, se décide à déclarer qu’elle n’est d’aucun monde et qu’elle ne descend pas d’un prince russe !
— Moi, voyez-vous, monsieur, je ne fais pas la grimace : je suis née chez un marchand de vin. Mon père était toujours ivre, rapport à son métier d’empoisonneur, et ma mère ne m’aimait pas, elle préférait mon frère. Je ne suis pas très instruite. J’ai appris ce que j’ai pu. Ah ! j’aurais bien aimé passer mon temps à lire ! Dès que je revenais de l’école, on me forçait à laver la vaisselle ! Je ne suis pas paresseuse, mais j’ai les cuisines sales en horreur. J’aime la propreté, j’aime l’ordre. J’aime aussi gagner ma vie et ne rien devoir à personne. Je me suis mise dans la couture, les raccommodages, les remaillages, les franges de perles, puis les fleurs de soie que je pose sur des blouses ou des robes. C’est la pleine mode, en ce moment, ça rend bien. C’est de la broderie. Vous savez ce que c’est, hein, la broderie ?
— A peu près… puisque je dessine.
— Pour aller vite, dans cette partie-là, il ne faut pas avoir des envies aux doigts et garder ses ongles bien lisses. Alors je porte toujours des gants pour conserver mes mains. Quand on accroche les soies, c’est rageant, on gâche tout. Moi, j’ai des nerfs, ça me remplit la bouche de salive de me casser un ongle.
Je remarque, non sans étonnement, que cette petite créature, sortie du peuple, née chez un marchand de vin, n’use d’aucun vocable en honneur chez les romanciers réalistes. Elle s’exprime simplement et semble éviter avec soin les formules crapuleuses de notre argot moderne. Elle est plus proche de l’étourderie de l’enfance que de la vulgarité. C’est la petite fille à la merci du hasard.
— Et le mari ? Parlez-moi du mari, jolie madame nerveuse.
Elle tourne la tête, a un moment d’embarras, ses joues prennent feu :
— C’est vrai… je vous ai dit que j’avais un mari. J’aurais mieux fait de ne pas vous le dire, puisque vous n’y croyez pas. Il est dans la représentation. Je l’ai connu quand je suis entrée en atelier. Il va tantôt ci, tantôt là. Une semaine en province et une semaine à Paris. On ne sait jamais. Dans le commerce, quand on s’associe, qu’on s’entend, on finit toujours par s’établir. Moi, je n’ai pas assez d’instruction pour diriger une maison, mais lui, il est très capable…
Je coupe, un peu impatienté :
— Vous l’aimez ? Quel âge a-t-il ?
Elle me regarde, interdite :
— Pas la peine de vous fâcher. Pour la bagatelle on n’a guère le temps. Les gens qui travaillent ne font pas la noce. Il est bien plus âgé que moi. J’ai vingt-trois ans, lui quarante-cinq. Ce qu’on voudrait, c’est de ne pas courir d’un côté ou de l’autre. Monter un commerce. Avoir son magasin et une arrière-boutique soignée : des rideaux de tulle, des meubles clairs, un tapis partout, un endroit bien à soi où on ne compterait plus avec personne, j’espère que ça viendra… et s’il n’était pas si… si avare…
Ça se gâte. J’attendais l’aveu. Je le devinais. Il est extraordinaire qu’on ne puisse pas causer une heure confidentiellement avec une femme, de n’importe quel rang social, sans qu’elle accuse le père, le mari ou l’amant d’avarice. C’est un des mystères de l’éternel féminin. Sur ce terrain-là elles ne diffèrent pas beaucoup entre elles, les filles d’Ève qui se souviennent du serpent, au moins pour le don de la pomme. Adam ne saura jamais, lui, l’offrir à propos. Quel imbécile !
Je ris :
— Avare ? Expliquez-vous ?
— Parce qu’il ne dit pas ce qu’il met de côté. Moi, je suis franche. Je gagne deux cent quatre-vingts francs. Je dépense tout malgré que je fasse très attention… et il me reproche d’aller trop vite. Songez que le terme est déjà de mille francs…
— Par mois ?
— Non, bien sûr ! Par an, et on ne nous l’a pas encore augmenté. Une belle mansarde avec l’eau, le gaz… même c’est pourquoi je suis allée à la Société, il y a une canalisation qui perd dans le mur. Par exemple, ce n’est guère qu’au milieu de la chambre qu’on peut se tenir debout. Ma machine, mon métier à broder, le lit et le lavabo, c’est plein comme un œuf. Mais j’ai la cime des arbres pour me nicher la vue, car la fenêtre donne sur un jardin.
Je suis un peu ému.
Elle est heureuse de me confier tout ça. Dans cette atmosphère d’un luxe dont elle ne semble pas du tout avoir besoin, ou qu’elle ignore, elle fait surgir l’apparition de la petite existence des pauvres gens satisfaits. Il y en a donc ? Pas de revendication d’ordre général ; cependant, la fissure s’est déjà produite dans le mur de leur vie particulière et je crois que la fuite du gaz n’y est pour rien. La femme a l’idée d’un peu plus de confort et le mari (hum ! est-ce bien le mari ?) cache ses économies personnelles. Mais j’aime cette phrase : moi, j’ai la cime des arbres pour me nicher la vue. Comme il y a du ciel et de l’air, là-dedans !
Si cela est aussi simple qu’elle me le montre, c’est le conte de fée : Cendrillon ou Jenny.
— Vous trouvez votre mari trop âgé, petite madame. C’est humiliant pour moi.
Je pense que nous ne comprenons pas toujours la raison de certains abandons cérébraux. Cette jeune personne m’ouvre le modeste écrin de sa vie parce que l’idée ne lui vient pas du voleur possible en ce vieux garçon qui rit avec elle en mangeant des gâteaux. On se croise et on ne tardera pas à s’éloigner l’un de l’autre. Elle aura toujours goûté ! Des moineaux, dans les Tuileries, acceptent volontiers une miette sur un index tendu et fichent le camp sans se croire compromis par leur hardiesse. On est tellement aux antipodes !
— Vous avez plus de quarante-cinq ans, vous ?
Elle dit cela dans une surprise parfaitement jouée, sinon réelle, mais qui m’est désagréable, m’abîme sa bouche.
— Où voulez-vous que je vous reconduise ? lui dis-je agacé.
Puis je me souviens de nos conventions et, malgré ma mauvaise humeur, j’ajoute :
— C’est-à-dire à l’entrée de quelle rue, de quel métro ?
Je me lève, règle l’addition et me fais envelopper des fraises glacées qu’elle a couvées des yeux.
— Que je suis contente ! Oui, j’avais encore envie de ça. Je n’en ai jamais mangé. Merci, monsieur, mais vous êtes certainement moins… raisonnable que mon mari, ça se voit de reste !
La malicieuse sourit et ce sourire est irrésistible.
Une fois dehors, elle se serre contre mon bras parce que le froid la suffoque.
J’arrête un taxi, la prie de monter sans lui permettre une protestation et je donne au chauffeur une adresse des plus vagues, du côté du boulevard d’Orléans. A ce moment, dans cette obscurité de la petite chambre close, roulant vers l’inconnu, où nous sommes assis l’un près de l’autre, je la regarde attentivement. Elle est tout extasiée sur ses fraises. Elle m’en offre une :
— Vous en voulez ?
Que va-t-il se passer si je cède au désir de mordre à cette bouche, fruit si tentant dont la couleur éclate positivement dans l’ombre ? Chair fraîche qui paraît pure de tout ferment malsain !
Non, je ne ferai pas cela. Je me refuse à la tentation. Cela détruirait peut-être le charme. C’est trop tôt.
Elle demeure gênée sous mon regard. Par contenance elle glisse sa main sous le col de mon pardessus.
— C’est de la loutre, de la vraie, dit-elle. Ça vaut six cents francs comme un sou ! Mais ça se mitera si vous n’en prenez pas soin. Est-ce que vous êtes un monsieur tout seul ?
— Quelle drôle de petite madame vous êtes, vous ! Non, je ne suis pas marié. Il est inutile de mentir. Cependant voulez-vous que nous fondions une société secrète à nous deux ? Vous aurez bien, de temps en temps, une heure à me donner pour goûter, aller au théâtre ou au cinéma, nous promener n’importe où ? Vous me ferez signe quand ça vous plaira et le vieux garçon et la petite fille s’offriront une récréation, s’amuseront à des jeux innocents, absolument permis.
Ce disant, j’ai pris sa main que je serre un peu fort, malgré moi.
— Oh ! comme vous avez chaud ! (Elle tremble nerveusement.) Voilà que ça me fait peur. J’ai confiance en vous, pourtant, parce que vous êtes très convenable, mais pourquoi avez-vous si chaud que ça ? Le théâtre, le cinéma et puis faire la dînette… Je ne suis pas une petite fille, monsieur ! (Tout à coup elle pousse un cri.) Ah ! je sais, je sais où je vous ai vu ! Oui, je vous ai vu en photographie sur un journal. Vous aviez ces yeux-là ! Le même chapeau, plié de côté, et tellement l’air de vous fiche du monde. Mais pour qu’on mette votre photo dans les journaux, il faut que… (Et brusquement, elle saute sur la portière, frappe à la vitre, veut l’ouvrir, se précipiter hors de cette voiture pour me fuir, toute sa belle confiance envolée.) Je veux m’en aller ! Je veux descendre ! Ah ! laissez-moi descendre ou j’appelle le chauffeur !
Ce n’est ni de la coquetterie, ni de la pudeur, c’est de la terreur folle me révélant à la fois la vibrante sensibilité de cette enfant du peuple et sa logique superstitieuse. Qui photographie-t-on dans les journaux, sinon les assassins, les hommes politiques, les gens de lettres, les voleurs, enfin tous les grands malfaiteurs de l’humanité.
Je fais arrêter le taxi, je tire une carte de mon portefeuille et, l’ayant aidée respectueusement à descendre, je murmure :
— Je ne connais même pas votre nom. Je ne vous demande pas votre adresse, cependant voici toute ma personne entre vos jolies mains, petite madame. Adieu ou au revoir.
Je rentre chez moi.
Passé la première porte cochère, c’est la vaste cour déserte dont les dalles ont de la mousse dans les creux comme des pierres tombales. Au fond de cette cour, la grille noire, sur le jardin, en barreaux de prison. Et cette grille tourne sur ses gonds, avec un petit grincement qui ressemble à la plainte d’un hibou, un chant atrocement mélancolique. J’ai fait huiler ces gonds-là, je les ai même fait démonter : ils crient encore, ils crieront toujours ! Ils doivent appeler à l’aide.
Le jardin entoure étroitement mon pavillon. On le croirait très grand, ce jardin. Il est borné par de hautes murailles sans ouvertures, celles des maisons voisines lui formant des barrières de sept étages, retenant entre elles l’espace fluide et sombre, ainsi les parois d’une citerne retiendraient une eau verte.
Il y a trois arbres, certainement centenaires, et une vasque à margelle sculptée contenant un triton orgueilleux crachant dédaigneusement dans le vide.
J’ai découvert cette retraite, quelques pièces sous un bandeau grec, dans un état lamentable et je l’ai louée, ensuite achetée, aux temps bénis où il semblait y avoir plus de logis que de locataires. Restauré juste assez pour devenir habitable tout en conservant son air discrètement ancien, ce pavillon me plaît parce qu’il y a, de lui à moi, un lien mystérieux, comme un esprit de corps. Je crois que je le console pendant qu’il m’attriste. Pour rien au monde je ne voudrais le quitter.
Un perron de cinq marches, une haute porte cintrée sous une marquise et, au coin gauche de ce perron, un amour de bronze brandit une torche dont l’ampoule électrique n’a jamais éclairé, pour la bonne raison qu’il n’y a pas d’électricité chez moi. J’ai le dégoût des orages à domicile, des courts circuits. C’est à peine si je consens au gaz. Une modeste lampe veilleuse, voilée de jaune lunaire, m’attend dans l’antichambre où Nestor m’enlève mon pardessus et m’avoue, à voix basse, que Francine, sa femme, et ma cuisinière, s’inquiète pour le dîner. Il arrive la même chose toutes les fois que je suis en retard, ce qui arrive très souvent. Je n’ai pas envie de rire. Je n’ai jamais envie de rire quand je rentre. Je suis à la fois calme et désespéré, content de tirer enfin le rideau sur ma vie privée, désespéré de me séparer de la vie publique dont les agitations me tentent toujours comme des promesses d’oubli. L’existence actuelle de Paris, dans la rue ou dans les salons, c’est le morceau de musique bruyant, le jazz-band vous arrachant de force à vos préoccupations : mais lorsque retombe le silence, c’est la solitude plus absolue, l’horreur de l’abandon ou l’appréhension de la chute. Il faut avoir une très bonne santé pour supporter les alternatives de ces brutales différences et opérer une prompte réaction. Puisqu’il y a en moi deux hommes qui se battent perpétuellement, je les mets d’accord en changeant d’allures à tous les coups. Ici c’est le sage et très amer philosophe qui domine, respire bien mieux et se félicite de sa tranquillité retrouvée. Ailleurs, c’est l’aventureux fou, toujours très gai, s’enthousiasmant pour toutes les manifestations, osant toutes les phrases, tous les gestes. Il est impossible de s’y reconnaître… même à mes propres yeux. Mes domestiques ont naturellement d’autres travaux à faire qu’essayer de résoudre le problème et, ne voyant qu’un côté de la question, ils agissent en conséquence, redoutant le moindre tapage pour ma taciturnité, s’accusant de fautes dont je ne m’aperçois pas, se donnant un mal terrible pour tenir en ordre mon intérieur plein d’un tas d’objets aussi précieux qu’inutiles, montant une garde sévère autour de mes études, et quand, par hasard, j’ai un modèle un peu décolleté à déjeuner, baissant les paupières, très indulgents, parce que c’est le métier qui veut ça.
Au rez-de-chaussée, la salle à manger et un boudoir qu’on intitule la serre. En haut, ma chambre à coucher et un atelier plus ou moins salon. Je dessine n’importe où, sous tous les jours, au midi, au nord. J’ai partout des grandes feuilles de papier bis, feutré, avalant crayons et pastels dans un fondu qui me ravit, sans que j’y contribue beaucoup personnellement. Le marchand, en me vendant ce papier-là, prétend que lorsque j’aurai enfin épuisé son stock, je ne pourrai plus travailler. C’est probable, car je serai mort.
Francine, ma cuisinière et la femme de Nestor, est une personne encore jeune, pâle et blonde, aux traits réguliers qui durent, au début de son existence, se crisper en mille petits plis dénommés improprement rides, sous la gifle formidable d’une catastrophe qu’on ne connaîtra jamais. De temps à autre le visage se détend comme un linge qu’on repasse et elle daigne m’initier à son intime satisfaction : « J’ai trouvé cette fameuse pâte pour les argenteries. Monsieur verra, dans les vitrines. Ça ne fait pas trop neuf, ça fait seulement plus riche et ça conserve ! » Nuance ! Où elle travaille tout s’harmonise et l’intelligence de son métier brille par-dessus toutes les richesses de ma demeure. Elle est comme mon papier bis : elle fond les couleurs et, mes propres valeurs, c’est elle qui les défend.
Depuis que j’entends raconter, tantôt par des duchesses, tantôt par des poules de dancings, les histoires de domestiques à faire frémir un agent des mœurs, j’apprécie de plus en plus ce couple d’officieux dévoués si bien assortis à mes appartements. Ils sont chez eux chez moi. Je ne descends jamais dans les sous-sols où ils règnent et ils ne me montent jamais de là aucune importune histoire de cuisine. N’en déplaise à mes belles amies qui, pour la plupart, ne savent pas compter, je n’ai jamais d’erreur dans mes comptes et ils ont pour moi un respect du cher maître que j’avoue ne pas mériter.
En cette très vieille demeure où je viens me reposer de tous les tracas et fracas modernes, la lumière du jour, ou de la nuit passe, tendre, voilée, clarté verte ou lueur d’ambre, comme une onde lustrale assouplissant mes muscles, apaisant mes fièvres, bain quotidien tout parfumé de la ferveur du silence.
Le point noir de mon personnel, c’est le chauffeur. Celui-là est en dehors de mon domaine, arrive d’un garage assez distant et boit l’essence en route comme ses pneus boivent l’obstacle. Il vient de la grande ville qui rugit à ma porte ; mais je le change assez souvent, pour ne pas être forcé de le reconnaître.
Le jardin est entretenu par Nestor, lequel, valet de chambre, sait tondre le gazon et y repiquer, en jardinier expert, des mères de famille, sorte de pâquerettes très touffues, rosées, qui me font l’effet déplorable d’être artificielles.
Au milieu du jardin, cette vasque à margelle sculptée, est l’objet de fréquentes discussions entre le mari jardinier et la femme, chercheuse de pâte conservatrice. On y a déjà mis des poissons rouges. La vasque fêlée, perdant son eau, ils ont tous trépassé, le ventre en l’air. Après un cimentage sérieux, on a réfléchi. Peut-être obtiendrait-on un effet plus décoratif en forçant le triton à arroser des fleurs aquatiques. Et j’assiste, de loin, à l’épanouissement, plus ou moins réussi, de nénuphars teintés de vermeil qui finissent par rivaliser d’éclat avec les tasses à goûter les vins de mes vitrines. Ça fait riche… mais pas gai.
Je reçois peu. Je n’ai plus de parents. Pas d’ami digne de ce nom. Je travaille beaucoup et je gagne assez d’argent pour pouvoir m’amuser sans faire de dettes, car mes domestiques n’aiment pas les retards dans les paiements. Ils me l’ont déclaré. M’amuser ? Hum ! Est-ce que je me suis jamais amusé au sens réel du mot ?…
Ce soir, je manque d’appétit. Mes nerfs me barrent l’estomac de leur très redoutable nœud gordien. Il faudrait, pour dénouer cela, trancher dans le vif d’une décision, et je suis encore tout révolté de n’avoir pas su, au juste, ce que je voulais. Allons tout de même dîner, ne serait-ce que pour faire honneur à ma cuisinière.
Ma salle à manger, tendue de velours olive, est émaillée, comme la pelouse, au printemps, de fleurs de porcelaine, des assiettes de Chine de la dynastie rose. Les vitrines présentent, en des cadres de rigide ébène, l’argenterie choyée par Francine et, aux flammes coiffées des bougies, ses rayons glissent, jouent en cassures de satin pâle comme des robes de féeries, des écharpes ondulant, sous les frondaisons d’un parc, allant des gris de perle jusqu’au blanc bleu de la neige.
Un convive m’attend. Sirloup, grand chien d’auto, gravement et noblement assis en face de mon couvert et balayant le tapis de sa queue, dans un large mouvement d’éventail. Sirloup est d’une belle fourrure beige, qu’il porte plus foncée à l’étole, et montre, selon sa race, des prunelles de topaze brûlée, avec quelques instincts sournois qui ne me rassurent qu’à demi sur son degré de civilisation. Je lui dois déjà plusieurs contraventions pour coups et blessures, quoique nous ne nous disputions pas souvent, ce qui serait, sans doute, plus dangereux que les contraventions, au moins pour moi.
Nous dînons et fumons ensemble. On lui sert sa soupe à côté de ma chaise. Il n’admettrait pas d’aller manger à l’office. Francine, toujours soigneuse, étend une serviette par terre, pose l’écuelle, une jolie écuelle d’étain au poinçon d’un fermier général, et verse la pitance, soupe très grasse, en faisant bien attention de ne rien éclabousser.
Le dîner fini, nous fumons tous les deux, soit au jardin, soit à la serre, c’est-à-dire qu’il croque voluptueusement les bouts de cigarettes que j’ai, bien entendu, d’abord éteints au bord du cendrier pour lui éviter de se brûler la gueule.
Ce soir, il y a des œufs mollets, dans une crème aux crevettes, rehaussée d’un grain de beauté en truffe. C’est bien excitant, mais je n’ai toujours pas faim. Dissimulons.
Sirloup approuve et tire la langue quand je lui repasse le plat à peine entamé. Il avait des idées là-dessus, malgré la soupe. Je ne connais pas d’appétit comparable au sien, sinon le mien, quand je suis dehors…
Au dessert, il happe au vol une mandarine glacée, puis demande la porte. Sirloup sort tous les soifs pour son tour de jardin, sa ronde minutieuse de policier. On peut dormir sur ses deux oreilles quand il a inspecté nos entours, il ne peut rien y rester de vivant, pas même un mulot.
Moi, debout, devant la porte opposée, celle de la serre j’hésite. Pourquoi entrer là ? Qu’ai-je à y faire à présent ? Où Francine a-t-elle mis la lampe ce soir ? Et les journaux ?
Si j’allais me coucher tout de suite ? Non. Si je vais me coucher, Sirloup grattera plus tard. Il faudra me déranger pour lui ouvrir, car il dort dans ma chambre.
Je regarde les moulures de cette porte qui luisent sournoisement à la flamme dansante des bougies. Francine est derrière moi, tout à coup.
— Monsieur trouvera sa verveine… comme d’habitude.
Ah ! comme d’habitude ! Quelle geôle, cette habitude ! Pourquoi l’ai-je prise ? J’ai horreur du café ; j’ai horreur des liqueurs fortes, oui, chez moi ! Si j’étais hors de chez moi, hors de moi, comme je me saoulerais volontiers, à ma façon, d’air vicié, de boissons frelatées, de parfums violents… de cette odeur dangereuse de la vie publique.
Ces moulures s’arrondissent en coquilles vert bronze imitant ces serpents délicats qu’on dénomme orvets. Je tremble devant cette porte ; une étrange vibration sensuelle monte de mes pieds à mes cheveux… et ces vibrations-là les blanchissent sur mes tempes, mes cheveux, je le sais. Francine qui est partie, s’est évanouie dans l’ombre du corridor, dit aussi, quelquefois :
« Si Monsieur voulait se teindre, il aurait vingt ans de moins. »
Et quand elle risque timidement cette phrase prophétique, elle me produit l’effet d’une femme du meilleur monde avertissant son mari qu’il doit des égards à leur situation. En sens inverse, elle me passerait volontiers aux pâtes qui font plus riche.
Irai-je ? N’irai-je pas ?
Cette petite poupée de bazar à treize. Fichtre non ! Mieux que ça ! Il n’y a d’ailleurs plus de bazar à treize. C’est beaucoup plus cher. Comme elle a une jolie bouche ! Et comme sa singulière sensibilité est encore plus jolie ! Non, je n’entrerai pas. La verveine peut refroidir.
Après ? Qu’adviendra-t-il ? Encore la même histoire, la même sottise ! Celle de la poupée qu’on casse pour voir ce qu’il y a dedans… et qui pleure. Un homme devrait être pesé au poids des larmes qu’il a fait couler. Soit ! Mais dans quelle balance ? et qu’il serait donc inutile, hélas ! le fléau de cette justice puisque la vie reprendrait son cours… le cours des larmes.
Et j’entre dans la serre. J’y retourne par habitude, par lassitude. Changer ? Non. Je suis trop vieux, j’ai un peu plus de quarante-cinq ans, moi, chère petite Madame à bon marché !…
La serre est un petit boudoir vitré, au plafond rond, une espèce de cloche posée sur une plante rare, une étrange fleur que je cultive à mes moments perdus, à l’heure du rêve, dont le parfum me fait mal, mais que je respire comme on aspire l’odeur de l’opium, comme on goûte le haschich, la morphine, l’éther ou la fameuse coco, d’intronisation plus récente. J’ai le mépris des paradis artificiels… probablement parce que j’ai su me créer un enfer naturel qui suffit à me procurer toutes les extases, et il faut m’entendre fulminer contre ces différentes intoxications, puis, me voir, ensuite, dans le temple de mon culte secret pour se rendre compte de ma parfaite hypocrisie.
Vertueux ? Oui, je le suis. J’aime l’eau pure parce que je me sens toujours ivre. Je fuis les occasions d’amour, parce que je demeure toujours épris. Je m’efforce à la correction de mes moindres gestes, parce que j’ai toujours envie de tuer quelqu’un. Et l’ensemble de ces états d’âme, un peu complexes, s’appelle une bonne éducation.
Je suis fort bien élevé, sinon vertueux.
Cette pièce, aux parois de verre, est entourée, jusqu’à hauteur de corniche, de rideaux de velours violets déteints, décolorés par la lente infiltration de l’humidité du jardin. Dans leurs plis lourds, monte et descend toute la gamme des merveilleuses nuances du violet, cette pourpre du deuil, depuis les lilas gris de Perse jusqu’aux mauves rougeâtres de la lie de vin.
Des cordons de tirage transposent cette gamme, disposent ces plis, les font reculer ou avancer, tour à tour ardents comme des guirlandes de jacinthes, ou sombres, en colonnes taillées dans une grotte d’améthyste. Pas de fenêtre qui s’ouvre, mais la libre vue sur la réalité de la lumière du jour ou de la clarté lunaire que l’on peut supposer factice, car ce pauvre coin de jardin, ce morceau de nature condamné à l’internement dans la plus intense des civilisations, n’a pas un aspect naturel. C’est une vision de tristesse élégante, voulue. Les arbres ne sont plus que des fantômes de la forêt, et la vasque, à margelle ciselée, tombée au milieu d’eux, n’est plus que la coupe d’un géant, coupe tarie par l’oubli des grandes ivresses ancestrales.
J’entre là, les yeux baissés. J’ai peur de recevoir le choc de cette image blanche. Il fait bon ici ; cela embaume la verveine, l’odeur brûlante sort d’une tasse de Sèvres, une bien vieille tasse où ma mère, mourante, a bu ses dernières tisanes, et où, moi, je viens puiser le très amer plaisir de ma vie solitaire. Un mince filet de vapeur se dresse vers l’idole comme bientôt ondulera l’encens de mes cigarettes.
— Me voici ! Je suis encore le même. Me reconnais-tu ?
L’idole sourit de plus en plus. Elle sourit toujours. Je l’ai voulue ainsi. Est-ce que de mon côté, je ne me montre pas toujours gai ?
Au milieu de la serre, au sol de terre battue, il y a un tronc d’arbre, le tronc d’un arbre qui fut jadis bien vivant (le frère des trois autres) et au printemps plein de nids. Le caprice de celui qui bâtit la salle ronde l’a laissé là, le fit enclore sans le couper. Par-dessus le toit, il put continuer à se développer normalement, mais il a dépéri, s’est desséché, a fini par crever de consomption de se sentir dans la demeure des humains. Il a fallu lui couper la tête et reboucher le trou de ce toit qui lui formait comme un carcan de cristal. Maintenant momifié, énorme morceau d’amadou, il pousse d’étranges végétations sur son écorce de vieux platane, tantôt couleur de jade, tantôt couleur de rouille, de minuscules champignons satinés, des lichens d’argent, des excroissances ayant on ne sait quoi de visqueux, tenant à la fois de l’éponge et du coquillage.
Adossé à ce corps d’arbre mort, décapité, encore luisant de toute sa sève répandue, il y a un chevalet soutenant le portrait d’une femme. Un portrait ? Moi seul peut le savoir ! Pour les amateurs, les critiques ou le public, ce fut simplement une étude de nu, la meilleure de mes œuvres, paraît-il.
Je lui tourne le dos, brusquement agacé par le terrible et immuable sourire. Vraiment, ne se moque-t-elle pas de moi, l’idole ?
En face d’elle, un divan de velours violet où ma place est creusée depuis le temps que je viens ici m’asseoir, m’étendre tellement fatigué, lassé d’essayer de revivre. Près de moi, la table en X sur laquelle fume, chaque soir, l’infusion du malade, la bourgeoise infusion du vieux garçon maniaque… ou le pervers breuvage de ses enchantements.
Une lampe-veilleuse, coiffée d’un abat-jour d’orchidées de gaze mauve et jaune, éclaire à peine ma peine de me retrouver là, plus las, plus fatigué que jamais. Chez moi, j’ai le siècle de cet arbre décapité, tous les siècles de ma maison, et dans la rue, j’ai cru avoir vingt ans, aujourd’hui. Pauvre fou !
Écroulé sur ce divan, ayant à portée de ma main le cordon qui fait mouvoir les rideaux, ces lourds plis m’enveloppent comme les draperies d’un catafalque ; je hale, je tire de la même façon qu’on prendrait un ris sur un bateau et je découvre la partie du jardin où Sirloup se promène, dans le brouillard emmêlant les contours, ceux des arbustes et ceux de sa silhouette héraldique. Machinalement, je cherche à m’abstraire. Sirloup m’apercevant, se précipite, colle son museau contre la vitre, les oreilles pointées en croissant, ses prunelles de topaze dardées. Sa langue pendante donne une lueur toute rose en opposition aux reflets mauves de l’abat-jour. Comme il est vivant !…
— Non, mon vieux, pas tout de suite. Amuse-toi encore une minute. Moi, je n’ai pas envie de vivre… ni d’aller dormir.
Je refais la nuit sur le jardin et le deuil retombe autour de moi, plus épais, plus lourd.
Je reste en tête à tête avec la femme nue.
Est-elle nue ? Non. Elle est surtout indéfinie, pas finie, ou effacée. Brune, ses cheveux tordus en écharpe, barrent sa poitrine et s’effilent sur sa hanche gauche. La face est trop faite pour le reste de sa personne qui se dilue sous des lambeaux de voiles flottants. Les yeux sont durs, fixes, d’une fixité d’au-delà très inquiétante, mais le sourire est séduisant, voulu et naïf à la fois. Il est extraordinairement railleur, ce soir, dans cette naïveté qui ressemble à de la pitié. Sous ses yeux très clairs, des yeux d’eau, il y a le bistre mystérieux de la volupté et autour de la bouche, les virgules, creusées par l’ongle de la souffrance ou du désir inexprimé.
Le corps est cambré en arrière, les deux bras qu’on ne voit pas, s’appuyant à une barre, peut-être à une branche de l’arbre qui est derrière la toile. Cette pose fait saillir le ventre blanc, en bouclier de métal, et ce bouclier, serti par l’ombre qui nous entoure, devient le centre, le rayonnement même de l’astre de cette nuit.
Toute la valeur de ce portrait est dans la hantise qui s’en échappe justement à cause de cet assemblage bizarre de morceaux trop fouillés et de lignes floues. Je m’étais complu d’abord à le polir, de mille petits détails intimes pour en faire le document féminin par excellence : puis, revenu de cette exposition où il eut vraiment trop de succès, un succès de très mauvais aloi, je l’ai détérioré, saisi d’un accès de jalousie que je ne m’explique pas encore. J’en ai brouillé les lignes trop nettes, les ai voilées d’une sorte de crêpe qui prolonge les cheveux et noie les détails, dans une confusion d’ombres, de hachures portées en coup de couteau. Mais il est tout de même le réel portrait de cette femme-là, et je reconnais, ligne par ligne, nuance par nuance, tous les détails de ce corps à ce que je les ai effacés du dessin… pour les mieux graver dans ma mémoire. Si le peintre pouvait oublier son ouvrage, l’amant se souviendrait, malgré lui, de tous les endroits où se posèrent ses désirs et s’est reposée sa propre confiance en leurs suprêmes réalisations. S’il a gâché son œuvre, il n’a pas su étouffer sa passion qui reste entière. Et il n’y a plus, chez moi, que ce corps inanimé dont mon amour est l’âme.
Pourquoi m’a-t-elle aimé, ou me l’a-t-elle dit, puisque, maintenant, elle s’est effacée à son tour en me fuyant ? Je crois qu’un amour sincère est pareil à l’incendie qui couve, et n’a vraiment plus besoin de l’incendiaire pour éclater. On a mis des matières inflammables dans ce coin de la chambre et une toute petite braise en-dessous, la simple allumette éteinte quoique encore brûlante. Si jamais elle revenait, elle pourrait voir la maison en flammes, de la cave jusqu’au toit : seulement, si elle revenait, elle aurait peur de son œuvre, car c’est l’œuvre de destruction, celle qui ne peut plus servir à rien.
J’entends Sirloup aboyer. Allons ! Qu’est-ce qu’il va encore chasser de mon jardin, celui-là ? Ce chien est terrible. Il ne permet à aucun animal de vivre sur nos terres. Je cours à la porte de la salle à manger. Je siffle. Le chien rentre, oreille basse, ennuyé d’obéir, mais soumis, car il fut admirablement dressé. Je peux lui demander n’importe quel tour de force, il l’exécutera.
Cependant, Sirloup est inquiet : il se blottit près de moi, sur le divan, avec un grondement intérieur. Pour le consoler, je lui montre ma cigarette à moitié fumée ; il boude, détourne ses yeux de topaze.
— Oui, je devine ! Tu as vu la chatte de la concierge qui se faufile à travers les barreaux de la grille pour aller dénicher des moineaux transis sous les feuilles, et tu as envie de lui casser les reins ! Nous nous chassons tous mutuellement… Elle m’a chassé aussi, la panthère brune. Je ne dois plus la revoir. Fais donc comme moi, mon vieux, fuis l’occasion du meurtre… Toutes ces histoires-là finissent toujours par des contraventions.
Sirloup, maussade, ne veut pas fumer, décidément. Il se lève, s’étire, va se poster aux pieds du portrait, comme s’il le prenait à témoin de ma tyrannie, et il se met à chanter. Sirloup file des sons à faire dresser les cheveux, c’est un très bon ténor. Il trémole un peu avant de se lancer dans ses effroyables variations ; il semble chercher la note, puis il rabat les oreilles, une patte en avant, solidement appuyée, et l’autre soulevée, effleurant à peine le tapis, comme le pianiste levant la main après un savant arpège. Son front s’auréole de l’inspiration, ses yeux s’allongent et lui font le tour du crâne, sa gueule se fend en un rictus de dilettante, il donne peu à peu de la voix, enfle de plus en plus du gosier. C’est le loup qui a faim dans les neiges russes. Ou le lion du désert d’Afrique appelant sa femelle. Et c’est aussi, par petits hoquets, la chatte de la concierge s’étranglant avec une arête.
Cela me réjouit grandement, jusqu’au moment où cela me serre le cœur à m’en faire rendre mon dîner.
— Assez, Sirloup. Assez ! De quoi te plains-tu ? Tu n’es qu’un chien. Qu’est-ce que tu dirais si tu étais un homme ? Oui, elle a filé, ta sacrée chatte, et moi je ne retrouverai jamais cette femme, parce qu’il y a les barreaux de notre grille, ceux de la porte de notre prison. Ma volonté et ton servage d’animal, deux choses à peu près égales en blessures d’amour-propre. Je ne vais pas courir après, hein ? Et toi, tu es trop gros pour passer au travers… Mon chien, cette messe des morts me semble avoir assez duré. À dix heures on ferme les pianos, ici. Tu vas réveiller Nestor et Francine. Voyons ! Il n’y a pas de pleine lune, ce soir… et moi je suis guéri. Mais oui, mon cher vieux. J’ai désiré la bouche d’une autre femme. Je suis sauvé. Il ne me reste plus qu’à la voir revenir, elle aussi, cette passagère lueur de bouche qui, en éclair, a rayé ma nuit cérébrale d’un trait d’espoir.
Sirloup ne se tait pas, il pleure à gros sanglots ; il agite, désespérément, des tas de grelots fêlés. Je crois, ma parole, qu’il joue la comédie en l’honneur de ce portrait.
Et la femme, en face de nous, sourit toujours, de son sourire voulu, que j’ai voulu un peu bête, un sourire qui fait la fille, un sourire qui attire, promet, du haut de la pose où tout s’abandonne au passant ; mais les yeux sont ailleurs, très loin.
Je prends Sirloup au collier et je le secoue d’une poigne un peu rude. Subitement, c’est le silence.
Ce silence-là se jette sur nous, glacial, nous envahit. On dirait que les verrières du boudoir, ayant enfin craqué sous la poussée de ses clameurs épouvantables, laissent couler l’eau sombre de tout cet espace noir, au-dessus de nous. Nous avons peur. Sirloup, de moi et moi de la femme impassible.
Ah ! combien je redoute celle qui rayonne au fond de ce puits du jardin avec la pâleur spectrale d’une cruelle vérité ! ce bouclier d’argent où pénètrent les regards en flèches qui s’émoussent, dont l’acier plie ! Qui me rendra ces bras, ces mains, tordus en arrière, enroulés au tronc de l’arbre, noués à cet autre corps décapité, mort, qui fut jadis l’asile de nids remplis d’amour et de battements d’ailes ?
Pourquoi ai-je aimé cette femme sans y rien comprendre et pourquoi, ayant enfin compris, n’ai-je pu la séparer de mon désir, toujours tendu vers elle ?
Comme on est seul, ici ! Voici près de quinze ans que j’y suis seul. Mais ma solitude vient de bien plus loin. Enfant, j’étais seul, fils unique. Adolescent, je fus seul chez les prêtres qui m’isolèrent le plus possible pour me rapprocher de Dieu. Homme, ayant brisé les chaînes de toutes les religions et de toutes les conventions sociales, je fus seul parmi les femmes de mauvaise vie se disputant ma force au jeu inlassable de mes muscles et des leurs… et je fus encore bien plus seul dans mon culte pour un art difficile qui faisait flamber mon cerveau ébloui au détriment de mes entrailles affamées, m’épuisait sans me satisfaire.
Puis, la solitude affreuse de la guerre où l’on était enfoui dans la bouillie des membres enchevêtrés par le massacre, dans la glaise des tranchées toute gluante de putréfaction, où tous ceux qui vous parlaient, amis ou ennemis, n’étaient jamais votre semblable, où l’on ne pouvait jamais se joindre que dans la tuerie.
Seul, charnellement, seul, intellectuellement, toujours l’unique ou le paria.
Non, mon chien, tu ne hurleras jamais aussi fort que mon secret désespoir.
Les bouches, que l’orgueil contraint au sourire, n’ont plus de cri, parce qu’elles se sont coupé les lèvres, coupé la langue, et, la mort entre les dents, n’ont pas avoué, n’avoueront pas.
Mon chien, il pleut. Tu as dû fendre le vitrage du plafond avec tes hurlements et voici que ce sale brouillard nous coule dessus ; ou, alors, c’est moi qui pleure sur moi, sur toi, deux pauvres bêtes.
Il me faudra détruire entièrement cette effigie maudite. Elle remplit ma prison de la liberté de sa chair. Ce n’est pas elle, c’est moi, que j’ai attaché à ce chevalet de torture amoureuse, à cet arbre de la science du bien et du mal, cet arbre, cependant, sans serpent et sans fruit. Je rêve, devant lui, que la main de cette femme, fleur de velours aux cinq pétales de nacre, tord mon cœur derrière la toile, mon cœur, loque rouge palpitante d’où tombent ces gouttes chaudes.
Ah !… dormir… dormir, ne plus rêver !…
Avec de petits gémissements de compassion, Sirloup m’accompagne à l’étage. Il met ses pas dans mes pas, s’arrête quand je m’arrête, soupire quand je soupire et chaque marche de ce calvaire, qui nous monte vers l’oubli, lui arrache un sourd grognement de regret. Il pense, lui, à cette chatte à laquelle il faudrait tout de même casser les reins, puisqu’elle détruira les battements d’ailes :
— Je sais, je sais, semble-t-il me dire, mais il ne convient pas que l’autre sache ! Si c’est honteux pour un chien de hurler à la lune, c’est encore bien plus ridicule pour un homme. Nous, les monstres, nous n’avons jamais le droit de nous plaindre.
Mon chauffeur cligne de l’œil en m’arrêtant devant la gare Montparnasse. Il devine, à mon air anxieux, que ce n’est pas un ami que j’attends. Alors je l’envoie m’acheter des cigarettes d’une marque spéciale qu’il trouvera difficilement, au moins je l’espère, dans les bureaux de ce quartier. Cela me laissera le temps de la voir venir sans descendre de voiture, car il fait vraiment trop froid, malgré le soleil. Il a neigé cette nuit.
Je suis en retard d’une dizaine de minutes. Dès que le sort m’est clément, mon fatalisme reprend le dessus. Puisque je dois la revoir, rien ne presse et pourtant, ce matin, en relisant son billet, je chantais ! Son billet ? Ah ! ce pauvre morceau de papier quadrillé, coupé en deux par économie ou manque d’usage, cette enveloppe jaune, trop large… Mais l’écriture est propre, nette, sans faute d’orthographe, sinon de français. Il n’y en a pas bien long et il y a ce qu’il faut. Le rendez-vous courageusement offert. Elle dit : du côté du départ. Je ne découvre rien, du côté du départ, qui lui ressemble. Les femmes passent vite, les hommes ont le col du pardessus relevé. Personne, certainement, n’a l’idée, aujourd’hui, de donner un rendez-vous d’amour en pleine rue. Je descends et je vais chercher sous les arcades. Je trouve… du côté de l’arrivée. Elle est là, debout, contre un pilier, petite silhouette mince, et je ne sais pourquoi elle me produit l’impression d’une étude de nu, au crayon, très chargée de traits indiquant des mouvements de vêtements. Par ce froid dangereux, la gamine est en tailleur bien serré, bien court, sans manteau. Je l’ai reconnue tout de suite, à sa bouche qui luit, de loin, comme un point de feu dans l’ombre de cette voûte. La jolie petite lumière qu’elle émet semble prête à s’éteindre dans la pâleur du visage.
— Vous êtes folle, ma chère enfant ! Sans manteau par ce froid-là ? Vous allez vous enrhumer.
Elle rit, devient plus rose. La fraise de sa bouche fond dans le lait de son teint.
— Je ne croyais pas que vous viendriez ! Je finissais pas me dire que vous étiez très fâché contre moi. Ah ! Je suis bien contente ! c’est chic d’être venu, monsieur Alain Montarès.
Je tressaille en l’entendant prononcer mon nom et ce m’est un plaisir singulier. Je prends son bras, je l’entraîne. Pourvu que mon animal de chauffeur, qui flaire une aventure louche, ne voie pas cette fillette en tailleur de demi-saison par cette température de saison et demie !
— Venez vite, je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, mais c’est un peu de votre faute. Vous m’écrivez : du côté du départ, et je vous trouve juste à l’opposé…
Elle me répond très doucement, avec le sourire :
— Bien sûr. En tournant le dos, ça faisait le contraire.
C’est tellement désarmant que je ris aussi.
Je la pousse dans l’auto et je lui jette sur les genoux une peau d’ours, tout en guettant le chauffeur qui cherche, lui, des cigarettes introuvables. J’insiste :
— Pourquoi sans manteau, jolie toquée, puisque vous en aviez un, l’autre jour ?
Je me penche sur ce visage, rose, joyeux, mais un peu crispé.
— C’est parce qu’il ne va pas avec mon tailleur neuf. Au dernier moment, j’ai pensé que vous ne verriez pas ma robe, si je prenais mon manteau. Et puis le noir, ça tue le bleu-marine.
Elle préfère, sûrement, se faire tuer par une grippe. Je saisis ses mains gantées, que je baise le plus respectueusement du monde.
— Coquette ! Que diable voulez-vous que ça fasse à votre vieil ami, votre ami de huit jours, que vous soyez en bleu ou en noir ?
Elle murmure, offensée :
— Oh ! je comprends bien : c’est pour ma bouche, mais le reste n’est pas mal non plus. Je veux mon portrait tout entier, moi.
Je crois qu’elle pose des conditions. Ou c’est très naïf, ou c’est trop précis.
Le chauffeur revient, il n’a aucune cigarette et sent le rhum. Je ferme la portière en lui indiquant la rue de Rennes, au hasard.
— Où allons-nous, Madame ? (J’ajoute, plus bas) : Où allons-nous, Bouchette ?
Elle éclate de rire et se laisse entourer de mon bras, embrasser, tout en intercalant adroitement sa joue entre ses lèvres et les miennes.
— Ne me faites plus peur, monsieur Montarès, ou je descends. C’est votre voiture, ça, ce n’est pas un taxi, alors, c’est presque chez vous, recevez-moi poliment. Je voudrais tant qu’on ne se dispute pas ! Aurez-vous le cœur de me forcer à descendre par ce vilain froid ? C’est que, moi, je n’aime pas les scènes. On peut très bien s’expliquer sans se fâcher et si ça ne va pas, on tire, chacun, sa révérence. Pourquoi me feriez-vous repentir d’avoir confiance, puisque vous avez besoin de moi, que je vous plais pour un dessin ?…
Elle regarde droit, parle si simplement qu’on n’a pas envie, en effet, de lui gâcher sa joie de petit modèle flatté. Elle semble enchantée de sa dangereuse escapade. Après tout, maintenant que je la tiens, j’ai le temps… Amusons-nous à lui faire la cour.
— Bouchette, avez-vous pensé à moi durant cette longue semaine où j’ai désespéré de vous revoir ?
Elle hoche la tête, subitement grave :
— Oui. J’ai songé que j’avais été malhonnête, avec vous, si gentil. Et puis j’ai parlé de vous à des gens. Ils m’ont dit que vous me faisiez bien de l’honneur de vouloir me copier pour les illustrés. J’ai des amies dans la couture qui se sont fichues de moi : « Ton portrait par Alain Montarès, tu en as de la veine, toi qui es laide ! » On me trouve laide à mon rayon. Je sais bien que je ne suis pas la beauté pour cartes postales, pourtant j’ai de la ligne et si je voulais être mannequin, je gagnerais davantage… c’est mon mari qui ne veut pas. Ce matin, en essayant mon tailleur, je m’aimais tout plein.
— Et le rhume de cerveau ?
— J’en ai vu d’autres ! Je n’ai pas toujours eu de feu, chez nous, j’ai jamais rien attrapé.
— Bouchette, vous êtes adorable. Enfin, où allons-nous : théâtre, cinéma, dancing, goûter, quoi ? En attendant… la pose, je voudrais vous distraire. Vous avez tellement l’air d’une petite fille.
Elle laisse tomber ceci, qui me stupéfie, vu la saison, d’une voix tout angoissée de désir :
— J’aimerais tant aller à la campagne !
— Vous voulez dire au Bois ?
— Oui, pourvu que je puisse voir des arbres et de l’eau… et me promener assise dans des endroits où on arrive toujours si fatigué, quand on va les chercher à pied ! Paris c’est trop grand et la campagne c’est trop loin. On reste comme en prison dans son idée de sortir. Depuis que je suis née, je ne suis jamais sortie de la ville ! Et j’ai toujours eu envie d’aller ailleurs ! (Puis elle s’écrie avec une magnifique inconscience, peut-être pour échapper à son émotion :) Ah ! vous en avez une chance, vous, de pouvoir vous promener sans payer de taxi.
Je lui tiens les mains.
— Bouchette ?
— Monsieur Montarès…
Elle me regarde. Ses yeux de moineau franc sont ingénus et vifs. On ne sait pas bien si elle plaisante ou si elle dissimule. Tout à coup, deux perles glissent sur ses joues. C’est la fleur qui dégèle à cause de la tiède atmosphère de la voiture. Le froid de l’attente, une peine secrète, peut-être un remords, la tourmentent ou l’humilient ; mais tout cela fond dans la peau d’ours.
— J’ai eu tort de venir, me confie-t-elle à voix basse, j’ai mal fait de penser à vous. Oui, c’est sûr, il y a quelque chose de changé. Je ne suis pas assez raisonnable. Ce n’est pas tout à fait de ma faute. Vous m’avez promis en me donnant votre carte, de tout m’offrir sans rien me prendre. N’est-ce pas la convention ? Est-ce que vous ne pouvez pas avoir le caprice d’être honnête ? Ce ne serait pas banal pour un homme.
Je commence à être effrayé, non pas de ce qu’elle dit, mais de ce qu’elle espère. En effet, ce ne serait pas banal, si on pouvait refaire l’amour, lui enlever son goût irrésistible pour la viande crue en lui tendant un petit pain au lait. Sans aucune expérience de la vie, sinon celle de la normale brutalité de son mari, ou de son amant, elle ne peut pas concevoir la séduction sous une autre forme. Elle est attirée par la curiosité d’entrer dans une espèce de féerie dont elle sera la petite commère accompagnant le compère pour y prendre connaissance de son rôle. Elle pénètre en plein monde inconnu, mais si elle aperçoit le piège, l’obscurité d’une proposition ou l’outrage d’un geste, elle se jettera, comme la première fois, à bas de la voiture. Un baiser par-ci par-là ? Mon Dieu, c’est la menue monnaie de la faute, un péché véniel pour la midinette qu’elle représente. Le reste ? C’est le devoir, le mari ou l’amant qu’elle aime, à qui elle veut demeurer fidèle, malgré son avarice, son compagnon de route ordinaire, celui qui marque le pas, qu’on doit suivre. Moi je lui apprends à danser sur une corde raide. Là-dessus, on est bien forcé de faire très attention… et puis c’est si amusant d’avoir le vertige sans tomber !
— Bouchette, je ferai tout ce que vous voudrez. Ayez donc confiance en moi et revenez me voir souvent. Vous accomplirez une bonne œuvre, peut-être le miracle. Non, je ne veux pas vous perdre. Je suis même très fier de vous avoir trouvée. N’ayez pas d’autre nom que celui que je vous donne et parlez-moi le moins possible de votre époux, le Monsieur avare…
— Mettez que je n’ai rien raconté de pareil. Vous en avez, vous, une mémoire ! C’est son droit, puisque je suis dépensière. Ça se balance. Non, je n’ai plus peur de vous. Ce qui arrive, c’est toujours comme en rêve. D’ailleurs les cartes m’avaient prévenue que je rencontrerais un prince masqué dans un bal de mi-carême.
Elle se blottit au fond de la voiture, s’arrange un manteau avec la fourrure d’ours et tend ses jambes, correctement gantées de soie jaune, hors du fourreau bleu-marine de son tailleur. Il n’y a point de provocation dans ce mouvement spontané. C’est simplement la sensation d’être enfin à l’abri, de ne plus avoir froid, de jouir d’une normale béatitude physique.
Je regarde ses jambes. Jolies, du mollet, un peu fortes de la cheville et le pied trop large. Si on portait encore des bottines, elle serait obligée d’adopter une pointure plus grande que celle de ses souliers découverts. Elles sont tout de même enragées, les filles de notre peuple, de se chausser comme ça ; et avec ces bas universellement de couleur ocre délavée qui leur font, à elles et aux voisines de trottoirs, des jambes de Javanaises ou de Peaux-Rouges, elles vont dans la boue, se mouillent, sont obligées à des raccommodages incessants. Il est vrai que pour Bouchette cela fait partie de son métier, le remaillage.
Malgré moi, à cause de quelques légères imperfections, je pense aux jambes de l’autre. Je ferme les yeux. Gainées de Chantilly, on voyait la peau transparaître sous la soie et c’était un rayon lunaire traversant un nuage, une clarté se ramifiant sous une fumée. Ces jambes-là, je ne pouvais pas les regarder sans devenir fou. C’était vraiment, pour moi, l’évocation du temple par ses vivants piliers.
La petite, bercée au doux roulement de la voiture, semble dormir. Elle réfléchit, se tâte pour bien se persuader qu’elle a rencontré son prince de mi-carême. Que peut-il se passer dans ce cerveau d’enfant, de fillette de vingt-trois ans, sans expérience et sans instruction, n’ayant pour se défendre contre le vice que sa droiture naturelle ? Moralement, elle ignore tout, physiquement elle n’a pas l’idée d’une puissance de séduction plus élevée ou plus raffinée que celle qu’il lui a fallu subir la nuit de ses noces, légitimes ou non. Je sais bien qu’on accuse, en ces cas d’innocence relative, les images de la rue, les miennes ou celles du cinéma, mais l’ouvrière, la femme du peuple, a-t-elle le temps de les voir, de les étudier, et si elle n’est pas née avec des instincts de luxure, voit-elle toutes les voluptés promises autrement que comme des contes à dormir debout ou des fruits exotiques hors de prix ? Alors ? Que faire ? Ce n’est pas elle qui a peur, c’est moi. Je suis devant l’inconnu et n’ai plus le droit de me soustraire à sa fascination, car j’ai désiré connaître… Il y a quelquefois plus de lâcheté à fuir une occasion qu’à la déterminer. Fuir l’occasion, mais je n’y aurais aucun mérite. Je n’y tiens pas. Je serais plus à mon aise, sans y tenir davantage, si j’avais rencontré une gueuse, une aventurière, décidée à profiter de toute sa chance et m’entôlant, au besoin. Ce genre de demi-vertu me gêne comme ces prenez garde à la peinture vous empêchant de vous asseoir au milieu d’un jardin public, au moment où vous désirez jouir des charmes du paysage.
A qui me plaindre, si, comme la mariée, l’aventure est trop belle ?
Après tout, ce n’est pas mon métier, moi, de remailler la vie !
Allons toujours au Bois.
Le malheur, c’est qu’en France, lorsqu’on a coupé tous les lauriers, on n’est pas fichu de replanter quoi que ce soit à leur place…
Devant le lac, elle veut descendre. Je m’y oppose formellement et elle s’obstine :
— Je vous dis que je ne m’enrhumerai pas pour une minute d’air pur. Je commence même à avoir trop chaud à côté de vous. Chez moi, la nuit, quand le poêle est éteint et que le vent se faufile par le vasistas pour aller rejoindre la fenêtre, ça souffle terriblement. Je m’en moque. Je me mets en rond, mes pieds dans mes mains pour me réchauffer.
— Je retiens une épreuve de la pose, Bouchette. Et votre… époux, que fait-il pendant ce temps-là ?
— Je vous ai déjà dit qu’il n’était pas toujours chez nous, Dieu merci. Vous occupez pas de mon époux. Ça m’impatiente.
— Bouchette, c’est plus fort que moi. Je ne peux pas sentir un homme tourner autour de la femme qui me plaît, légitimement ou non, sans avoir envie de lui casser la figure. Vous comprenez ?
— Je comprends, oui, que malgré votre sourire et vos yeux aimables, vous ne valez pas mieux que les autres. Seulement si vous voulez qu’on se plaise, faudrait changer de conversation. J’ai horreur des jaloux.
Elle aperçoit les cygnes, ouvre la portière, saute dans l’allée, parce que l’auto ralentit et elle s’élance en pleine liberté, se met à courir. Il y a des traces de neige, un petit vent aigre s’amuse à tourmenter des papiers épars le long des pelouses.
— Bouchette !
Mon chauffeur s’arrête, s’esclaffe en dedans. Pour une poule de luxe, le nom, comme le tailleur, est un peu court. Je retire mon pardessus, je descends, car, enfin, non, je ne peux pas suivre cette créature-là couvert d’un manteau pendant qu’elle s’en passe. Je m’aperçois, du reste, que je n’ai pas plus froid que Bouchette et je la rejoins… devant une voiture d’enfant !
Elle est en extase, absolument comme sur une poche de bonbons. La nurse lui explique des choses. Je me demande si elles seraient, par hasard, des voisines de mansardes.
— Il n’a pas froid, hein ! le joujou au fond de sa boîte ! Comme il est beau ! Regardez-moi ce pot de crème… A présent, le grand chic, c’est de leur broder une fleur sur le coin de leur couvre-pieds. Une rose pour les filles, un bleuet pour les garçons. Ah ! ce que j’en ai brodé de ces fleurs-là ! (Elle rit.) Nounou, je vous remercie de me l’avoir laissé embrasser. Tenez, voilà Monsieur qui va vous certifier que je n’ai pas la gale !
La nurse pousse, de nouveau, son berceau roulant en nous saluant avec une pudeur anglaise très distinguée.
— Vous aimez les enfants, Bouchette ?
— Oui, beaucoup. Quand… (elle hésite) quand je me suis mariée, c’était mon rêve d’en avoir un. Il paraît qu’il faut être deux dans la même idée, pour ça. (Elle parle doucement, sans aucune intention malsaine. Elle a l’air de continuer à rêver tout haut.) Mais il y a la vie chère, les complications du logement, puis, l’ouvrage à rapporter, les courses, des tas d’histoires. Il faut être juste, mon mari est plus raisonnable que moi. Au jour de maintenant, on ne peut plus se mettre en ménage tout à fait. Quand on s’établira à son compte…
— Vous me préviendrez, Bouchette.
— Pourquoi ?
— Parce que je préfère les fleurs, même brodées, aux fruits les plus… joufflus.
— Vous n’aimez pas les enfants, vous si câlin ?
— Bouchette, à mon tour, changeons de conversation ou ça finira mal ! (Je passe mon bras sous le sien.) Racontez-moi plutôt l’histoire de votre mariage, les choses convenables, bien entendu. Si je dois faire votre portrait en bouquet d’oranger, je désire une description complète de la robe des noces, du repas, des parents, des airs de violons ou de piano mécanique. Racontez tout, ou je me fâche…
Elle se mord les lèvres comme quelqu’un qui va pleurer.
— Quand vous aurez fini de m’ironiser…
Elle a vraiment des mots inattendus.
Je me penche et l’embrasse dans le cou, sans trop appuyer, parce que j’ai de moins en moins envie de cette femme. Elle me fait l’effet d’une jeune pensionnaire qu’il ne serait pas désagréable de déniaiser un jour de printemps, mais, aujourd’hui, non, tout sombre dans la neige, la glace et le pot de crème ! Décidément, je deviens capricieux comme un malade.
Le fantôme de l’autre s’est glissé entre nous, tout à l’heure, quand celle-ci me montrait ses jambes. Comme une bouffée de parfum violent, j’ai respiré son souvenir, toujours tenace. J’ai vu luire sa peau, d’un blanc spécial qui n’est pas la blancheur d’aucune peau, ni celle de la neige, ni celle de la glace, ni celle de la crème. J’ai senti, sous mes doigts, à cet endroit précis que les médecins appellent le tact sensoriel, cette impression de pétale, de fleur onctueuse, à pulpe grasse, camélia, magnolia, nélumbo, de fleur froide qui brûle la chair et qui fut la chair de ma chair.
Bouchette s’anime, je crois qu’elle raconte l’histoire de son union libre, ou de son mariage, elle affirme et je finis par écouter :
— … Oui, c’était un enfer, chez mes parents. Le père abruti à ne plus pouvoir manger sa soupe tout seul et la mère toujours exaspérée à cause de mon frère, au front, dont on ne recevait pas de nouvelles. A l’atelier, ça ne marchait pas mieux. J’étais en apprentissage pendant les bombes. Il fallait voir mon trac dans les rues ! Les meilleures clientes étaient parties et, bien souvent, quand on allait livrer les commandes, on ne rencontrait plus personne. Puis, je devais servir les premières, leur porter leurs lettres à la poste pour leurs poilus et leur enfiler leurs aiguilles quand elles pleuraient en lisant les réponses. Si j’ai appris à coudre et à broder, ce n’est pas leur faute ! Il y en avait une qui était très méchante parce qu’elle avait plein de boutons sur la figure. Elle m’appelait Petit-Suisse à cause de mon teint blanc. C’est celle-là qui m’a cherché quelqu’un pour ne plus avoir à laver la vaisselle en rentrant chez nous. Alors, dès mes quinze ans, elle m’a fait faire la connaissance d’un commis en représentation, un commis aux halles, pour ses débuts, il s’est mis dans les étoffes plus tard. On en faisait des métiers différents pendant la guerre ! J’ai demandé à réfléchir… j’ai réfléchi longtemps, parce que je me suis tout de suite aperçu que ce garçon-là était un renfermé. Et il est arrivé ce qui devait tout finir. Je suis sa femme, quoi ! Nous nous entendons très bien. De noces ? Il n’y a pas de noce à vous conter, monsieur Montarès. Ça ne se passe pas comme dans votre monde où l’on ne pense qu’à ça ! Ni mon père, ni ma mère, ne voulaient de ce mariage. On n’a pas eu de fête, mais c’est moi qui ai déniché notre jolie mansarde et même que le loyer est à mon nom, c’est moi qui le paie parce que lorsqu’on est dans le commerce, on ne sait jamais…
C’est navrant ; elle n’invente pas. C’est tellement plat, terne, dépourvu de toute fraîcheur d’idylle, que ce doit être arrivé, et ce qu’elle cache avec soin, je crois l’avoir deviné depuis le début de notre aventure. Ils ne sont pas mariés, collés, simplement. Ils s’épouseront quand ils auront réalisé les sommes proportionnées à leurs respectives ambitions. Ces sortes d’associations ne sont pas rares dans tous les mondes actuels. L’argent d’abord, l’amour ensuite ou ce qui en tient lieu. Or, le diable a surgi en ma personne, le vieux diable incorrigible, et l’œuvre de la tentation, le désir de savoir, l’éternelle comédie du paradis terrestre recommence !
On a parlé de la tristesse de Satan. Hélas ! Je m’imagine Satan plus désespéré encore du désespoir qu’il peut créer, mais par anticipation. Il ira quand même au but mauvais, parce qu’il y est destiné de toute éternité. Il ne peut pas agir autrement.
Cette femme continue à me plaire. Je rêve, moi, d’une éducation plus complète, d’une matière que l’on pétrirait pour en refabriquer une femme nouvelle. Ce qui gâche tout, en amour, c’est qu’on ne peut pas être le premier sans se vouer à la trahison certaine. Ce n’est jamais par le plaisir que la femme fait sa première communion amoureuse, et elle ne sera vraiment la grande initiée que lorsque la satiété viendra pour son partenaire. Il y aurait un réel avantage à laisser dégrossir la statue par des praticiens plus ou moins experts, l’artiste viendrait au moment de faire surgir les valeurs de l’œuvre et récolterait le bénéfice de sa virtuosité. (Ce que je dis là est l’enfance de l’art, car, dans l’antiquité, les phallus de bronze des temples d’Isis prouvent que les peuples, beaucoup plus proches de l’amour que ceux d’aujourd’hui, avaient déjà découvert cette brutale vérité.) Au fond, le rêve de tous les hommes ce serait de créer, artificiellement ou non, la poupée splendide dont on serait l’unique mécanicien, lui ayant appris à parler, à marcher… combien de temps ça pourrait-il durer ? Eh ! qu’importe le temps, en amour ! Une seconde ou des années, quand on souffre c’est toujours trop long, et quand on est heureux, c’est l’éternité, tout de même !
Un méchanceté me traverse l’esprit :
— Dites donc, Bouchette, vous avez connu votre mari pendant la guerre… c’était donc un embusqué, votre commis en je ne sais quelle représentation, légumes ou jersey de soie ?
Elle fait un geste de révolte :
— Oh ! non, non, monsieur Montarès. C’est un étranger. (Elle baisse un peu la tête, confuse :) J’aurais voulu ne pas vous raconter ça. C’est ça qui me gêne quand je parle de… mon mari. Il est Espagnol. Ce n’est pas sa faute ni la mienne. Seulement, mon frère et ma mère n’ont jamais pu le souffrir à cause de ça. Moi, gosse, je ne faisais pas de différence entre un Espagnol et un Français. Tout le monde se battait. Le plus fort, à mes yeux, c’était celui qui échappait à la tuerie en gardant le bon droit pour lui, comme de juste. Plus tard, j’en ai eu un peu de honte. Ça m’a fait attendre longtemps sans me décider. Mais vous savez, ce n’est pas le courage qui lui manque à celui-là. Il a fait tous les métiers pour gagner sa vie chez nous et honnêtement. Il sait se lever de bonne heure. Il ne perd pas son temps en beaux discours. Il ne raconte jamais rien. Il ne va pas au café, ne lit pas les journaux, ne s’occupe pas de politique. Ah ! s’il n’était pas tellement jaloux, soupçonneux ! Voyez-vous, quand on n’est pas du même pays, malgré qu’on se comprenne dans la même langue, je crois que ça ne peut pas s’arranger…
— Que pensez-vous de l’amour, vous, Bouchette, au moins d’après ce qu’on vous en a traduit.
Elle me répond spontanément, dans une véritable explosion de mépris :
— Ah ! quelle sale invention !
— Fichtre ! Vous êtes sévère pour la seule chose qui vaille la peine de vivre, madame Bouchette.
— La seule chose qui vaudrait la peine de vivre, monsieur Alain Montarès, ce serait d’avoir un bel enfant comme celui que nous avons vu passer tout à l’heure. Alors, oui, peut-être, ça nettoierait tout !
… Qui donc prétendait que la France, épuisée par sa fausse victoire, comme on l’est par une fausse couche, n’avait plus de cœur au ventre ?
Pour dissimuler une légère émotion, je lui fais un solennel salut en balayant la terre de mon feutre.
— Madame Bouchette, vous êtes une très grande petite fille et si vous ne savez pas ce que vous dites, vous le dites joliment bien.
Elle est toute rose dans son court tailleur bleu-marine. Son casque de satin noir lui tombe sur le nez, on ne voit plus que sa bouche frémissante, toute rouge d’en avoir osé tant. Elle doit rouler des larmes sous ses paupières dont les franges dépassent les bords de son chapeau, assorties à la plume couchée. C’est l’oiseau en cage donnant du bec sur les barreaux de sa prison qu’elle a voulu, raisonnablement, transformer en nid afin de s’habituer à son esclavage plus ou moins conjugal.
— J’ai dit une bêtise, murmura-t-elle, j’en conviens, mais c’est vous qui en êtes cause. Aussi pourquoi me demandez-vous ce que je pense ? Il n’y a pas moyen de vous entendre parler de choses plus drôles que ça ? Vous me donnez des nerfs comme lorsque mes soies s’embrouillent. Si vous me disiez quand vous ferez mon portrait ?
Nous sommes revenus à la voiture. Le chauffeur ouvre la portière avec un demi-sourire exaspérant. Il devine que ça ne marche pas très normalement pour le patron. Quel oiseau sauvage ai-je pris dans mes filets, moi, qui possède par métier le droit de choisir parmi tant de volières ? Il doit me trouver bien ridicule. D’ailleurs, je commence à l’être à mes propres yeux, ce qui me suffit.
— Bouchette, voulez-vous m’écouter en essayant de comprendre ? Je pense qu’il est temps de s’expliquer en bons camarades, sinon en bon français. Je ferai votre portrait ensuite, c’est une affaire conclue, même si nous nous fâchions tout à fait, car votre bouche resterait la merveille de l’aventure. Bouchette, je suis très malheureux. Une femme que j’ai aimée, qui m’a aimé, ne m’aime plus. Je m’efforce de l’oublier. Je voudrais, de temps en temps, passer une heure en la compagnie d’une créature charmante, à qui je ne ferais nulle peine et qui ne me mettrait pas trop ses ongles dans la peau, sous prétexte de me donner des leçons de morale. J’ai horreur des femmes du monde, parce que j’ai horreur du thé. J’ai encore plus horreur des femmes du demi-monde, parce que je n’aime pas les mauvais alcools. Je voudrais connaître une femme de race inconnue. Voulez-vous être celle-là ? Si je gagne, à ce jeu dangereux, le fameux mal dont vous m’exprimiez le plus profond dégoût, il y a encore un instant, tant pis pour moi. Vous ne serez pas forcée de vous en apercevoir, car je suis incapable de me plaindre ou de vous brutaliser. Alors, on peut se rencontrer sans aucune mauvaise intention. Est-ce que je vous fais encore peur ?
— Oh ! non, non, réplique-t-elle vivement. Plus du tout. Moi j’ai rêvé souvent d’un ami qui serait tendre… tenez, tendre comme une amie. Avec votre figure à l’américaine et vos yeux qui attirent, on vous croirait, en effet, très gentil, très convenable. Ça me chagrinerait bien de songer que vous me préparez un piège en me parlant de ce portrait. Est-ce qu’on ne peut pas peindre ou dessiner dehors ?
— Nous y voilà, Bouchette. En principe, non, parce qu’on a des gens autour de soi et que, généralement, ces gens vous conseillent le jaune quand on voit rose, ou le contraire. En outre, les attroupements sont défendus sur la voie publique, la circulation étant déjà fort compliquée. Et si le froid persiste, il vous faudra consentir à vous habiller comme tout le monde, ne fût-ce qu’à mettre un manteau, par exemple.
— Bon ! Ça n’est pas difficile. Je vais doubler le mien. J’ai justement une petite soie bleu pastel, ça ira très bien avec le tailleur et ça fera plus chic en se retournant…
— Bouchette, regardez-moi un peu en face. Si je vous prêtais un manteau…
— Puisque vous n’êtes pas marié, où le prendrez-vous, ce manteau ?
— Un peintre, ma petite amie, c’est par définition, un magasin de costume. Si vous veniez chez moi, vous n’auriez que l’embarras du choix, je vous assure. Mes armoires sont remplies de tout ce qu’une jolie femme peut imaginer sous le rapport… modes.
— Oui, beau masque, et pour m’habiller, essayer tout ça, il faudra d’abord que je me déshabille, hein ?
— Bouchette, vous me scandalisez !
Elle se penche, me regarde et soupire :
— Donnez-moi des arrhes. Ça se fait quand on ne connaît pas le client.
— Je ne saisis pas…
— C’est simple. Donnez-moi la bouche qui est dans votre carnet, après j’aurai confiance. Il y aura un commencement d’exécution.
Je ris. C’est que je n’ai pas gardé le carnet sur moi et je lui réponds, pour gagner du temps :
— Qu’en ferez-vous ?
— Je le montrerai à mes amies qui verront bien que vous me prenez au sérieux. Il y en a qui disent que c’est des inventions pour m’attirer chez vous.
— Ah ! oui, la sale invention que l’on appelle amour, n’est-ce pas ? Non, Bouchette, je ne vous aime pas encore, au moins d’amour.
A ma grande stupeur, au lieu de provoquer une crise de nerfs ou un débordement de larmes chez cette petite nerveuse, ma réponse, un peu rude, la fait s’épanouir :
— Ah ! Tant mieux ! Je sens bien que c’est vrai, et c’est pour ça, voyez-vous, monsieur Montarès, que vous me plaisez tant. Donnez-moi le portrait de ma bouche, vite, en signant dessous, bien gros. Ils verront que vous ne craignez pas de vous compromettre.
Je l’examine attentivement. C’est une honnête petite fille têtue qui, trop tôt transformée en femme, n’a pas besoin du plaisir ou l’ignore. Elle est simplement flattée de devenir un modèle.
Je cherche mon portefeuille, j’en tire un carton de bristol, une invitation à je ne sais plus quelle fête de nuit, dîner, souper, chez le peintre Carlos Vera. Au dos de ce carton, j’esquisse la tête qui s’encadre dans une des glaces de la voiture, une tête casquée de satin noir comme une petite Minerve le serait d’un sombre acier, délicieux monstre de sagesse et de grâce.
Le plaisir de copier ça m’empoigne. J’ajoute, derrière le casque, la silhouette d’un cygne majestueux qui vogue sur les lames de verre de l’étang et ressemble à un grand jouet apparu dans une vitrine. Ah ! que n’ai-je des couleurs, un brin de pastel, un simple crayon rose pour sa bouche ! Tout est fluide, se dégradant du vert pâle jusqu’au blanc éblouissant de ces ourlets de neige. Les branches onduleuses des arbres, au lent glissement de l’auto, font de très légères broderies veloutées sur les moires du ciel d’un gris s’azurant çà et là. Ce n’est pas la nature, c’est un décor, l’imitant, la corrigeant, la plaçant à notre portée de pauvres humains falsifiés, stérilisés.
Si Bouchette et moi nous vivions dans une île déserte, elle n’aurait pas ce qu’elle désire ou croit désirer ; cependant, je la consolerais de ses déceptions. Mais, me consolerait-elle des miennes ?
Je montre à Bouchette sa jolie figure.
— Voilà, madame, une première manière. Ce n’est pas ce que je voudrais réaliser et cela ne vaut rien pour la reproduction, soit dit sans offenser les instincts sacrés que vous portez en vous ! Nous tâcherons de faire mieux, la prochaine fois. Maintenant, allons goûter.
Après une halte réconfortante dans une pâtisserie, je dépose doucement la petite fille sur un trottoir de la rue Montmartre. Elle emporte l’esquisse d’un air triomphant et me la fait signer :
— Surtout, appuyez bien pour que ça se lise facilement, m’a-t-elle recommandé.
Chez Carlos Véra.
Je fouille fiévreusement dans toutes mes poches, puis, je me rappelle cette tête de gamine que j’ai crayonnée au dos de ce carton. C’est comme un geste inconscient qui fut, jadis, accompli dans un jour de mon adolescence. Ai-je rêvé ça, dans mon âge trop mûr ? Oui, cette petite fille de la rue, fuyant les bombes de la guerre le long du trottoir, emportant… un autre carton, celui des chapeaux, de la commande pressée, que ses mains adroites viennent de terminer sans trop trembler de peur au fond d’un obscur atelier de couture… Je n’ai pas revu Bouchette depuis quinze jours.
— Zut ! Je ne retrouve plus mon invitation.
— Mais, monsieur n’en a pas besoin, répond le préposé au vestiaire avec un sourire condescendant, monsieur est connu dans la maison.
Je passe et gravis l’escalier de marbre jaune dont la rampe est ruchée de roses de Nice. Carlos Véra nous convie à dîner, ce soir, entre hommes, seulement, c’est-à-dire que l’élément féminin sera composé de modèles, d’amies de tout repos, point difficiles sur le choix des conversations.
— Pour manger ou boire, prétend le cher Maître du portrait mondain, j’ai horreur des gueules vertueuses ; ça me coupe l’appétit.
S’il consent à les peindre avec amour, il préfère les autres, pour l’amitié. Mais il n’admet pas la négligence du service sous prétexte d’intimité. Il possède un chef extraordinaire qui prépare des plats absolument ignorés des restaurants, des valets de pied en livrée bleue, et un hôtel construit d’après ses plans, payé de toute une fortune américaine.
Il y aura, paraît-il, Chancère, le député communiste, Félibien Moro, le journaliste qui en ajoute, le docteur Boreuil, Jacques Otorel, le caricaturiste, et moi.
Je suis gai. Naturellement : je me sors ! J’ai envie de me griser de vins rares, de parfums de fleurs et de femmes. Je me sens capable de dévorer et de prendre la musique, ou la lumière, comme une éponge. Il ne faudra pas me presser beaucoup pour me faire tout avouer. Je suis à la fois très malheureux et très heureux. Tout me transporte ou m’exaspère. Ça commencera par des sanglots de violons et ça finira par des rires de pécheresses.
Dans la maison de ce peintre on vit en Italie. Le plafond trompe-l’œil, se voile à demi du treillage doré d’une pergola, d’où retombent des cascades de roses jaunes. L’éclairage, très doux, donne l’illusion d’une nuit de pleine lune. On pénètre dans un jardin où il fait chaud comme en été. Le long des volières, aux barreaux de feuillage, des oiseaux réveillés par la clarté poussent des cris de joie aigus et lancent le jet empenné de leurs menues flèches multicolores. De l’eau gazouille avec eux sous le gazon du tapis dans un canal de marbre, qui traverse la haute laine couleur de mousse où l’on enfonce jusqu’aux chevilles. Les murailles d’une pierre translucide veinée de jaune pâle, percées en arcades se contrariant, font fuir les salons voisins dans une étrange perspective. Sous l’une de ces arcades, au fond d’une niche de lierre, une Diane ancienne, à regards morts, nous menace de son arc vide. Toutes ces choses artificiellement vraies sont de mauvais goût, parce qu’on ne peut se mettre en harmonie avec elles que sous la tunique romaine ou des travestis de carnaval très fête galante. Si les roses ne sentaient pas si bon, ce serait intolérable.
Carlos Véra nous reçoit en costume d’atelier, toujours le même, moins les taches, large pantalon de velours bleu sombre en protestation contre le noir, couleur dont il ne s’est jamais servi malgré son grand âge, ample veston sur chemise de soie molle, cravate flottante, véritable drapeau de la tradition. En dépit de ses soixante-dix ans sonnés et de sa rosette, qui, elle, n’est pas artificielle, il affecte l’allure débraillée des anciens rapins de Montmartre, mais il va tout de même en habit chez les femmes du monde. Il est encore admirablement d’aplomb sous sa crinière grise, qui l’auréole à la Dieu le Père, et sa barbe rousse, inexplicablement rousse, qui l’apparente au Juif errant. Ses traits réguliers sont un peu gonflés par l’abus probable des alcools, et ses prunelles, en grains de muscat, commencent à se noyer, se fondre comme des raisins à l’eau-de-vie. C’est un bon Maître, indulgent, pas très intelligent, une de ces brutes de génie qu’on présente en exemple aux générations futures, lorsqu’elles ont envie de regimber contre les influences du milieu. Carlos Véra a commencé par peindre gras des héroïnes de bal de barrière. Il était, du temps de Zola, un des plus fervents apôtres, non de la nature, mais de la banlieue parisienne ; un beau matin, une passion pour une très riche Américaine, dont il fit un portrait retentissant, l’entraîna à la suite de son modèle dans le pays de l’or vierge. Il en revint complètement brouillé avec les blanchisseuses de son premier pinceau et sa fortune grandit de toute la noblesse de ses ambitions. Il fit le contraire de ce qu’il aurait dû faire et le fit avec un certain talent. Il ne lui resta, de ses anciens goûts, pour la nature ou le naturalisme, qu’une pose à la hussarde dont il s’excuse auprès des dames, pendant qu’il cherche à persuader les hommes de la rigidité de sa conscience d’artiste. J’ai dû fréquenter quelques années son atelier, où j’ai pris l’horreur du principe arrêté en même temps que celle du modèle payant.
Chancère, le député communiste, qui a épousé la veuve d’un marchand de denrées coloniales, est en habit des plus corrects. Il a le teint bilieux, la parole coupante. S’il ne se promène pas le couteau entre les dents, c’est qu’il redoute de briser son râtelier. On le devine tellement ulcéré d’estomac et d’esprit qu’on n’ose guère le contredire, de peur de lui voir sortir de sa poche une petite guillotine pour se tailler les ongles. Il fait les discours les plus incohérents qu’on ait jamais entendus, au moins en France. Je le crois tout simplement embêté par une maladie bizarre, gagnée dans un laboratoire de toxicologie. Là il a emmagasiné des poisons lents qu’il distille dans ses extravagantes revendications sociales. Ça ne sent pas la poudre, mais la pommade soufrée. Il n’aime visiblement rien, ni les hommes ni les femmes, pas davantage la bonne chère. Aussi est-il pour la suppression de toutes les jouissances connues. Quant au peuple, dont il représente les espérances, il ne l’a jamais vu qu’à l’état de cobayes dans des cages d’expériences. Il serait désolé de lui rendre la liberté, puisqu’il perdrait l’occasion d’étudier l’application de son venin-sérum sur ses maladies de peau ! Ce qui l’attire ici, c’est l’espérance d’un rabais au sujet du portrait de sa bourgeoise commencé depuis un mois.
Félibien Moro est un journaliste-romancier se débrouillant entre l’article à donner et le chapitre à finir. Il travaille tantôt l’un, tantôt l’autre et aboutit à certaines erreurs d’informations pouvant lui servir également de situations dramatiques, d’où confusion des langues, des anecdotes, des dates et surtout du style. Il n’est pas cruel, mais il enverrait un personnage au bagne plutôt que d’en démordre. Si on lui fait une observation au sujet de ses grandiloquences, il affirme qu’il y était, s’agirait-il d’un crime. En haut lieu, on lui confie volontiers les reportages à l’étranger, car il dépasse, de beaucoup, toute la diplomatie européenne.
Le docteur Boreuil, lui, est un superbe échantillon de la race humaine, ni vieux ni jeune, un type romain, une tête à profil régulier, à mâchoire énergique. Il rit, pouffe comme un enfant, tout lui semble drôle. Occupant une situation des plus sérieuses parmi les médecins légistes, il a éprouvé le besoin de fonder un cercle de jolies femmes où les postulantes ne sont reçues que si elles peuvent lui montrer pattes blanches, ont des mains répondant à tel signalement bien établi.
Quant à Jacques Otorel, le caricaturiste, c’est un doux, un pur, un gentil garçon timide. Il sourit, salue et s’en va. Le lendemain, on trouve un écho ou un masque effondrant la réputation d’un cher Maître ou d’une actrice dans une feuille bien pensante. On croit qu’il l’a fait exprès, mais c’est malgré lui ; il salit ingénument comme on embellirait avec ferveur. A son sujet cette épigramme qui a couru tous les ateliers et qu’on n’a pas encore osé imprimer :
Quoique, en effet, un peu bassin, il est charmant. Il plaît aux mondaines parce qu’il n’est pas marié, et qu’on ne lui connaît aucune liaison. Tout est donc à espérer, même qu’il vous épargne.
— Nous attendrons les dames, fait le maître de la maison. En petit comité ou en cérémonie, ces garces-là se font toujours attendre. On ne peut pourtant pas dire que leurs toilettes leur prennent du temps, de nos jours, puisqu’elles sont en robes-chemises à n’importe quelle occasion.
Il se met à rire (il n’y a que lui qui rit de ce qu’il dit), me secoue la main en ajoutant, l’air moitié fâché, moitié flatté :
— Ah ! te voilà, Don Juan ?
Les plaisanteries de Carlos Véra jettent généralement un froid et nous nous entre-regardons pour savoir lequel de nous pourrait être, ou ne pas être, Don Juan.
Pour lui infliger un démenti arrive la princesse Servandini, une importante personne hors de tous les mondes. Si elle se montre à peu près exacte, c’est probablement parce qu’elle est de race royale, et, en outre, presque toujours fourrée dans la maison. Elle aime à vivre parmi les grandes libertés de tous les arts. La chère princesse a un nez chevalin, une denture assortie, la voix éraillée d’un ouvreur de portière. Elle dit tout ce qu’elle pense, ne comprend rien à ce qu’on dit, parce qu’elle rapporte tout au même état d’âme qui est plutôt un certain état de corps. Sommairement vêtue d’une tunique d’écailles, très décolletée, elle exhibe des seins en poche et des yeux pochés avec le plus souverain mépris pour ses personnelles disgrâces. Ni fard, ni poudre, une peau de requin, mais sur sa tignasse en crinière de vieille lionne, son fameux diadème auquel s’intéressent tous les joailliers parisiens. Il se compose d’un saphir énorme, pareil à un œil de poisson féroce, de rubis volumineux, de topazes carrées, de brillants et de perles sertis dans un or ancien qui vous a tout l’aspect d’un cuivre sale. Il paraît que c’est là une fortune de rajah et elle porte ça en serre-chignon, un tantinet en arrière comme une reine d’opéra-bouffe. De temps en temps, elle lui donne une tape amicale pour le ramener aux sentiments des convenances.
Nous défilons devant elle, baise-main obligatoire, et elle nous toise, dédaigneuse ou de mauvaise humeur, tel un piqueur qui compterait ses chiens.
On prétend qu’elle fut aimée passionnément par des gens qui en sont morts. Elle n’a pas trop l’air de s’en souvenir. Elle amène souvent un gigolo quelconque, levé n’importe où, qu’elle présente comme un secrétaire d’ambassade, sans aucun souci de la vraisemblance. Quelquefois elle est obligée, pour le présenter, de lui louer un habit qui ne lui va pas ! Authentiquement la veuve d’un prince italien et fille d’un roi d’Autriche, dont je ne me rappelle plus le numéro, elle a contribué à l’histoire scandaleuse de ce pays de toute la puissance de son tempérament. Ce soir, elle est seule, ce qui donne à réfléchir. Enfin, une à une, et arrivant en retard, s’épanouissent les autres fleurs de la corbeille sur le gazon du tapis, exhalant des parfums capiteux qui rendent ceux des roses-thé un peu fades.
La danseuse Sorgah, Clara Lige, le modèle, Hubertine Cassan, l’actrice, et Raoule Pierly sans autre emploi défini que celui de remplacer tous les autres, car elle a tous les talents réunis d’une fort intelligente courtisane.
Sorgah, la danseuse, une statuette d’ambre clair, a des yeux superbes, ne vivant pas, semblant en onyx, et le plus doux des sourires. Presque nue, elle doit grelotter dans son étroit pagne hindou, d’un bleu tournant au vert turquoise. A ses bras, à ses jambes sonnent des anneaux d’or massif reliés par des chaînettes de perles. Je sais qu’elle a toujours froid, même quand elle danse, et elle dansera jusqu’à en mourir, dans les sinistres courants d’air de nos théâtres occidentaux.
Clara Lige est drapée de blanc, une longue frange d’argent se colle à ses mollets comme les ondulations d’une caressante cascade. Celle-là ne dira rien, mais d’un seul geste évoquera toute la beauté plastique de l’antiquité. Il vaudra peut-être mieux ne pas lui demander son avis sur les problèmes de la vie moderne, parce qu’elle n’a qu’un mot pour les résoudre tous : ça l’… Parfaitement !
Hubertine Cassan, qui joue les ingénues, est un bouquet de roses ; costume étoffé, jupe bouffante, sous la pointe d’un corsage Louis XV. De là, elle nous sort un buste de garçonnet, une tête tondue et brune d’un effet singulier parce qu’elle est laide, mais peu à peu cela s’arrange, sa jeunesse réelle corrige les jeux simiesques de sa physionomie. Elle devient séduisante à force de grimaces.
Raoule Pierly, en femme comme il faut, c’est-à-dire en noir, arbore une tunique de satin agrafée sur le ventre par un simple triangle de diamants. Elle se tient très bien, parle peu, mais en excellent français, est coiffée de sa chevelure immense, qu’elle se refuse noblement à couper, comme une impératrice pourrait être accablée du fardeau de son empire. Très blonde, ses yeux d’émeraude ont la profondeur de deux gouffres. Il est, dit-on, assez imprudent d’y plonger.
Moi, je n’en sais rien… n’étant pas assez riche pour le savoir.
On est à peine aux cailles sur canapé que le canapé envahit déjà toutes les discussions. La salle à manger, où les oiseaux des volières du salon sont remplacées par des viviers de cristal remplis de toutes les espèces de poissons connus, est une reproduction (je n’y suis pas allé voir) d’un sous-sol du palais de Tibère. La table de marbre rose pousse comme un champignon de corail au milieu d’une espèce de piscine asséchée. Tout autour, des divans et l’on est confortablement assis sans avoir trop l’air de Romains en habits français. Un orchestre lointain, peu gênant pour la conversation, répand dans l’atmosphère tantôt la gaieté d’un foxtrott, tantôt la langueur d’une sérénade. Les verres sont cabochonnés à en devenir pustuleux ou élancés et lisses comme de virginales corolles. Je ne sais ni ce que je mange ni ce que je bois, mais on me l’explique de temps en temps, ce qui n’arrive tout de même pas à me couper l’appétit.
Ces dames ont des théories subversives, discutent sur la pudeur envisagée comme suprême condiment de l’amour. Le canapé gagne de plus en plus ! Carlos Véra, tout en faisant des signes sévères à ses domestiques pour aiguiller le service des vins, tapote dans le dos de sa voisine, la pauvre petite Sorgah, et l’idole vivante me regarde fixement de ses yeux d’onyx en souriant avec l’effort d’une danseuse fatiguée. Sorgah est toujours amoureuse… mais je n’y peux rien. Méritant mieux, elle n’eut guère que mon caprice pendant que l’Autre, l’idole peinte, accaparait tout l’amour. Ainsi va le monde, au moins celui de nos sens.
— Pourquoi n’auriez-vous pas le droit, mesdames, déclare le docteur Boreuil, de vous exprimer très naturellement au sujet de vos goûts ? La pudeur, c’est le produit combiné de la cruauté du beaucoup trop avec la crainte du pas assez, une crainte, en somme, fort légitime.
Boreuil conserve un grand sérieux en disant ça, comme le professeur qui s’adresse à des élèves dont il faut flatter la faiblesse en tous les thèmes. Il adore conter des histoires un peu salées, sans dépasser la mesure, et surtout mystifier son auditoire.
Je regarde au fond de mon verre où l’on vient de verser un vin fameux, le redoutable et si rare vin des Arçures qui ne voyage pas (comment est-il ici ?), un liquide épais, noir, bitumeux, semblant recéler un brûlant exotisme, alors qu’il fut récolté tout simplement sur les coteaux du Jura.
— La pudeur ? Un joli mot. Il habille bien, mais c’est le demi-deuil du plaisir. Avant, il gêne. Après, il tue. Ah ! Si on pouvait faire passer la pudeur d’un seul coup à tout l’éternel féminin !
— Il en faudrait peut-être plusieurs, me répond la princesse Servandini en assujettissant son fameux diadème d’une tape cavalière.
— Certainement, débarrassons les femmes de la pudeur, affirme le député Chancère. Dans mon traité du Communisme intégral, j’ai déjà donné quelques aperçus… tous pouvant prétendre à toutes et toutes pouvant s’adresser à tous. Bien entendu, j’abolis l’union libre parce que ce n’est qu’une pâle copie du mariage. A mes yeux, se coller n’est pas plus sain que se marier. Mon rêve, et celui de l’humanité, a été, de tous temps, l’accouplement passager. Je n’y mets qu’une seule condition : le consentement mutuel…
— … ou le pari ! interrompt Boreuil.
Sans broncher, Chancère continue :
— On y viendra quand on aura compris l’inutilité des engagements à long terme et l’immoralité de l’argent. On s’échange en nature. Payer une femme est ridicule… si ça lui fait plaisir, et, la dédommager, si ça l’ennuie, est toujours humiliant sinon pour elle, au moins pour l’autre. La pudeur n’existe qu’à l’état de convention mondaine. Le féminisme qui rendra les deux sexes égaux l’abolit de plus en plus. Maintenant les femmes fument dans la rue, elles sont la première de ces Messieurs chez le coiffeur, et travaillant comme des hommes, elles ont droit aux mêmes délassements…
— … obligatoires et gratuits ! ponctue l’incorrigible Boreuil.
Lui, en fait de communisme, il en tiendrait pour Tibère ! N’importe quel tyran éclairé plutôt que la masse des idiots.
Les voisines se révoltent, brusquement, par esprit de contradiction, un esprit instinctif chez elles.
— Si vous abolissez la pudeur, fait Raoule Pierly, les enfants de vingt ans, les poètes, les timides, viendront alors se consoler chez nous. (Et elle ajoute avec un joli sourire :) Elle se réfugiera dans notre sein, votre pudeur inutile. Ce sera notre accessoire de cotillon !
— Justement, interjette Félibien Moro, on ira l’y apprendre comme un art, et pour cet art-là il faudra des prêtresses profondément instruites.
Le singe Hubertine Cassan se signe dévotement :
— On dira : Sainte Pudeur, et on mentionnera pour le client ingénu : salon bleu sans jeu de glaces !
Clara Lige, dont les bretelles de ruban sont à peu près le seul corsage, fait le geste impatient d’en relever une.
— Vous dites vraiment des saletés, Messieurs. Nous ne sommes ni des chiennes ni des religieuses, mais vous, par exemple, vous êtes…
— Oh ! Clara, taisez-vous, murmure Sorgah qui a très peur des mots. Moi je sais bien que la pudeur, c’est de l’amour triste.
— Enfin, fait Carlos Véra, ça n’a jamais gâté un beau modèle ni un beau sentiment. Je ne suis pas pour tant de chichi quand je suis pressé ; cependant, quand il s’agit de la pose, c’est une autre affaire. La ligne doit rester noble.
Jacques Otorel laisse glisser ceci, entre deux petites toux sèches :
— La ligne ? Mais il n’y en a pas de ligne. Tout au plus des écorces : le vêtement, le linge, la peau, la chair. Lorsqu’on touche à la vérité, on touche au squelette. Ça, oui, c’est peut-être une ligne, un os.
Boreuil riposte :
— On s’en aperçoit quand vous nous campez une bonne femme. Elle me rendrait la pudeur familière. Heureusement que vos os contiennent de la moelle, mon cher garçon !… Voyons, voyons, revenons à la pudeur des discours, imitons ce fameux collègue répondant à l’académie des silencieux, qui lui présente une coupe pleine pour lui indiquer qu’on ne peut pas le recevoir, en posant dessus une feuille de rose, laquelle surnage sans la faire déborder…
— Mon cher, vous êtes dégoûtant, déclare la princesse d’un ton péremptoire.
Un instant, le docteur la regarde effaré, puis comprenant l’écho que sa phrase a éveillé dans le cerveau désert de cette terrible ogresse, il se met à rire comme un fou, s’étrangle et boit.
— Qu’est-ce que vous faites, dit Raoule Pierly, tout à coup très hautaine, de la nervosité de vos victimes ? Il y a les jours de mélancolie où on attend l’âme sœur et non pas le champion de boxe. Où l’on désire causer et non pas se battre. Il y a de l’électricité dans l’air, et ce qui domine c’est encore le parfum des fleurs, bien plus fort en temps d’orage, des fleurs que l’on voudrait respirer à deux sans penser à les cueillir…
L’idée que cette grande prostituée peut avoir une notion de la pudeur, au fond de son métier abominable me révolte, m’exaspère et je crache :
— Oui, Madame, toute l’électricité que vous voudrez, mais c’est généralement en pressant un bouton qu’on obtient la lumière.
Elles sont furieuses, m’injurient, en tumulte.
— Insolent ! murmure Raoule Pierly écœurée.
— Lâche ! fait Clara Lige, très digne.
— Je voudrais avoir des indications sur la prise du courant, insinue Hubertine.
— La lumière est éternelle ! rêve Sorgah qui pense, sans doute, au soleil de son pays.
— Eh bien, mesdames, puisque la pudeur est, ce soir, votre dada, nous demandons à éteindre toutes les lumières. On verra ce que ça donnera, déclare Carlos qui commence à s’attendrir, un peu trop, à mon avis, sur les épaules de Sorgah.
— Moi, je propose une autre expérience, dis-je subitement emporté par une idée folle. Selon vous, Mesdames, la pudeur est une loi d’amour et une des plus rigoureuses. Nous devons tous en demeurer certains, ici, par courtoisie, d’abord et aussi parce qu’il vous est facile de nous le prouver. Eh bien ! Supposez qu’on vous offre la possibilité d’abolir cette pudeur sans que vous y soyez consentantes, que, demeurant innocentes de tous les gestes, une loi plus forte que votre… chasteté naturelle vous contraigne à n’en pas tenir compte ? En un mot si un aphrodisiaque vous paralysait sous le seul rapport de la pudeur : qu’arriverait-il ?
— Ça dépendrait de l’enjeu ! fait pensivement Raoule Pierly revenue aux questions professionnelles.
— Oh ! l’enjeu…? Nous parlons d’amour et non pas d’affaires ! Peu importe ! Un homme, des hommes. Puisqu’il s’agit d’une course au plaisir, mettons des… coureurs !… Voulez-vous que nous tentions l’épreuve ? Si la pudeur existe réellement comme suprême loi de l’amour, elle sera la plus forte et abolira le besoin du plaisir, le plus impérieux que je sache, sinon… Et dans les deux cas vous restez les victimes, puisque les gestes en cause, les manifestations de cette expérience seront involontaires. Moi, j’ai une théorie sur la pudeur. La pudeur… c’est l’alibi.
Les hommes font une figure appropriée au sujet. Ils sont un peu inquiets et cependant très intrigués. Rien n’amuse plus les animaux de toutes les espèces et plus l’animal humain que tous les autres, comme de lâcher un nouveau gibier sur un terrain de chasse. La princesse Servandini rit de toutes ses dents chevalines et Sorgah me contemple avec une terreur mêlée d’admiration.
J’ai, en cherchant mon invitation dans le vestiaire, retrouvé dans une de mes poches une petite bonbonnière d’émail où traînent encore quelques pastilles parfumées.
Je tire cette boîte, je l’ouvre et sur le ton d’un vendeur de produits destinés à détruire les rats, je conclus :
— Voici, Mesdames et Messieurs, les nouvelles pastilles du marquis de Sade, inoffensives je crois, car on m’a dit les avoir purifiées de tout venin, stérilisées à l’usage des… âmes sensibles, gardant cependant toutes leurs vertus, pardon, leurs propriétés surexcitantes. Elles restent donc pour vous, pour nous, la permission ou l’alibi. Vous prenez une de ces perles de luxure, vous avalez, par là-dessus, quelques coupes de champagne… et c’est le triomphe de l’amour ou celui de la pudeur.
— Dites donc, Montarès, murmure Boreuil, vous exagérez ! Qu’est-ce que c’est que vos pastilles ? Vous en avez de bonnes dans vos bonbonnières, vous. C’est un truc à nous faire aller en prison, de nos jours, comme du temps du divin marquis…
Je réponds, tout haut :
— Je n’en sais absolument rien. Nous allons les essayer docteur. Je consens, d’avance, à les payer de ma liberté.
D’un seul mouvement, elles sont toutes autour de moi. Sorgah, délivrée de son vieux peintre, se penche, anxieuse, sur mon épaule. Hubertine Cassan s’assied sur le bord de la table en renversant une corbeille de fruits. Clara Lige, droite, couve des yeux la petite boîte comme un épervier fascinerait un jeune lapin. Quant à Raoule Pierly, toujours distante et femme du meilleur monde, elle se mord les lèvres, les dents rageuses.
Boreuil, de plus en plus inquiet, flaire une pastille.
— Ça sent la violette. Il doit y avoir des cantharides. Quant à supprimer les effets désastreux de la cantharide… bien malin serait celui qui…
Je lui coupe la parole :
— Mon cher docteur, je ne redoute aucune aventure, même fâcheuse. Mes pastilles ne sont vraiment dangereuses que pour la pudeur de ces dames. Rien à craindre pour leur santé… si elles se portent bien ! Il se peut, du reste, que nos belles amies réagissent contre leurs trop doux effets. Si elles ne réagissent pas, elles demeureront innocentes, au moins devant moi, leur complice.
Boreuil, à cause de sa situation de médecin légiste, est perplexe. Les mauvaises plaisanteries ont des limites. Partagé entre l’envie de laisser faire et celle de confisquer la boîte, il tourmente un petit four jusqu’à l’écraser.
Jacques Otorel, pelant une poire, la pose, brusquement, sur son assiette :
— Et moi qui oublie mon rendez-vous ! Carlos Véra, je vous avais prévenu ? Je vais au bal des Moïses bleus. Je n’ai que le temps de préparer quelques cartons…
Sûr du mutisme de ce brave cher Maître, tout absorbé dans la confection d’un mélange de champagne, de liqueurs de plusieurs marques auxquelles il ajoute des cerises confites et de la glace en poudre, il s’esquive discrètement.
— Vous savez, Mesdames, ce petit Montarès, un gamin que j’ai vu naître au dessin, c’est un Don Juan, gronde Carlos Véra. Pour moi, je préfère mon vieux curaçao à l’angustura, voilà mon opinion !
— Voyons, Montarès, pas de blague, me chuchote le député communiste, avec vos sales réputations : Don Juan, le Marquis de Sade… Vous serez bien avancé quand vous nous aurez mis toutes ces filles sur les bras. Moi, j’ai l’habitude d’être fidèle à ma femme par mesure d’hygiène. Il est de toute évidence que je n’aurais pas dû me marier, mais ça date d’avant la guerre ! C’est stupide de jouer avec le feu. Ces brebis vont devenir enragées.
Depuis les vins fins les domestiques ont très discrètement disparu pour aller servir le café dans le salon jaune. Les femmes, autour de moi, se consultent du regard. Les mets et les alcools terriblement épicés qu’on leur a offerts embrument leurs cervelles de douces colombes poignardées par le désir d’une suprême curiosité. Ne sont-elles pas toutes plus ou moins infestées de drogues préventives, curatives ou inoffensives que leur vendent nos charlatans à la mode ? Celle-là… c’est une nouveauté, oui.
— Attention, Mesdames ! (Et je tends ma boîte d’émail à Boreuil.) Il convient d’en prélever une pour notre excellent docteur qui la conservera aux fins d’analyse, le cas échéant.
Boreuil prend une pastille, la flaire encore en faisant une grimace dubitative, puis la glisse dans la poche de son gilet.
— La séance continue ! dit-il un peu vexé.
— Nous nous en remettons à la logique de ces dames. La logique, c’est la règle de tous les jeux. Ces dames auront le choix (et j’appuie) entre la disparition furtive ou la crise de nerfs qui dénoue toujours tout. Vous parliez de pari, docteur, au début du dîner, moi je fais celui-ci : ou la pudeur existe ou mes pilules en représentent l’alibi.
— Tu parles ! déclare brutalement Clara Lige. Moi je ne sais pas ce que c’est qu’un alibi. Tu pourrais bien t’expliquer en français.
— L’alibi, déclare sentencieusement Félibien Moro, ça se fabrique sur mesure à la Chambre correctionnelle.
Félibien Moro est ravi de tremper dans une affaire de mœurs. Il ne sera certainement pas acteur mais historien, et quel historien !
— Oui, affirme Boreuil, ça se décline, c’est un mot latin : alibi, Ali Baba, aliboron. Ces dames ne peuvent pas ignorer le latin qui, en ces mots, brave l’honnêteté.
Les femmes s’exaspèrent.
— Assez de boniment ! fait Hubertine Cassan, moi j’avale votre dragée d’Hercule en vous conseillant fort d’en garder une pour vous, Montarès.
Et elle puise dans la bonbonnière. Toutes l’imitent, sauf la princesse Servandini.
— Je n’ai jamais eu besoin de ça, avoue-t-elle froidement. D’ailleurs les hommes du monde, les artistes, ça ne me dit pas grand’chose. C’est à eux, en effet, qu’il faudrait en donner… de l’avoine. J’ai rendez-vous dans un cabaret des Halles, où doit m’attendre ma voiture. Montarès, vous êtes trop compliqué.
La boîte est vide.
— Alain, me glisse affectueusement Boreuil, ça dépasse un peu la permission… vous avez de l’esprit et vous êtes en train de risquer une énorme bêtise. Dites-moi qui vous a vendu ces pastilles… ou je fiche le camp.
— Qu’est-ce que vous redoutez ?
— De perdre la face, sinon le pari. Ça ne se passera pas sans scandale, surtout avec cette poule de luxe, la Pierly. Elle n’a rien à perdre du tout et comme elle aime à poser en public… j’emporte votre pilule et j’imite Otorel. Serviteur !
— Moi aussi ! grogne le député communiste, je vous lâche. Adèle m’attend toujours passé minuit et, demain matin, j’ai une réunion salle Contade. Montarès, je ne comprends rien à cette façon de s’amuser, sinon… Le bruit court que vous descendez de ces illustres chenapans qui firent la conquête de Jérusalem. Vous feriez mieux de nous expliquer pourquoi des catholiques à la mentalité pourrie de Dieu le veut ! se mirent en tête de conquérir la sépulture d’un juif. Puisque vous êtes amateur de logique, creusez ça.
— Mon cher député, vous êtes mal renseigné. Je ne descends pas, moi, je monte…
Et je lui fais luire mes dents, sans couteau. Pauvre diable de bolcheviste ! Il a peur des femmes…
… Il reste, dans le salon aux roses jaunes, trois convives mâles, la princesse Servandini, le journaliste Félibien Moro et moi. Notre cher maître Carlos Véra dort profondément sur une pile de coussins verts qui joue le banc de mousse. Le vieux faune doit s’imaginer que Sorgah le berce dans ses bras d’ambre clair, mais Sorgah danse, vêtue seulement de ses chaînes de perles cliquetant contre ses anneaux d’or massif. Félibien Moro prend des notes et tout le café froid mis à sa disposition par les déserteurs.
Il prépare sa copie, un article incendiaire où il en ajoutera selon son frénétique usage. Roman ou chronique ?
En couronne, autour de moi, les fleurs de la guirlande sont éparses, toutes pudeurs effeuillées. Oh ! les merveilleuses pilules, et comme ces dames furent ingénues dans les différents aveux de leurs abandons tellement légitimes qu’elles feraient vraiment mieux de m’en rapporter tout le mérite.
Cette idée de l’alibi est géniale.
Je bâille un peu. Il est près de trois heures du matin. Sorgah danse avec une étonnante souplesse de reins et un regard d’au-delà très troublant. Que voit-elle ? La passion enlaçant la Mort, essayant de l’arrêter ? Ou la vie, la belle vie dont tous ses gestes vont scandant ou rythmant les plus folles extases ?
La princesse, debout, accoudée à la Diane aux yeux clos qui tend son arc impuissant vers le cruel chasseur, m’examine du haut de son face-à-main. Elle a l’air d’une vieille sirène en retraite dans sa cuirasse d’écailles. Elle contemple le tableau merveilleux de ces femmes endormies dont les formes blanches, les crinières blondes ou brunes s’étalent sur l’herbe fausse du jardin d’amour. Hubertine Cassan sort de sa robe comme une couleuvre sortirait d’un bouquet. Clara Lige a l’aspect d’une statue renversée par un vent d’orage. Quant à Raoule Pierly, la tunique fendue sous le triangle de diamants, elle a repris son impudeur professionnelle… en gardant la pose…
Le profil chevalin de la princesse, que je détaille pour le reconstituer quelque part, sujet de ferronnerie ou gargouille, a une pureté de granit gris qui n’est pas sans noblesse.
Elle vient à pas de louve, se penche, me touche à l’épaule. Je sens ses doigts crochus dans ma chair, comme la bête de boucherie, si elle n’était pas devenue inerte, pourrait sentir le crochet de l’étal.
— Montarès, me dit-elle, de sa voix rauque, je vais où vous savez, mais je ne veux pas y aller avec cela. Ce ne serait pas prudent (elle enlève son fameux diadème), parce que ce n’est pas une chose à confier aux domestiques de notre époque. Vous me le rapporterez quand vous voudrez.
Je passe machinalement le diadème à mon poignet, puis je le pousse jusqu’au haut de mon bras où il s’arrête, me donnant une horrible sensation de griffes me râpant la peau.
— Princesse, vous n’êtes pas sérieuse. Et si je ne vous le rapportais pas ?
— Oh ! fait-elle impassible, ces objets-là on ne peut ni les voler ni les prêter quand on est d’un certain monde… tout au plus peut-on les… partager.
Et elle s’en va, traînant derrière elle sa demi-queue d’écailles de nacre frisée de la frange plus claire du jour naissant.
Je me débats dans les nuages ou des flocons d’ouate. Je crois même que j’en mange. C’est affreux ! Enfin, je reviens peu à peu à la surface de la vie, j’ouvre les yeux, je tends les bras… où sont donc passés tous ces fantômes et cette bizarre figure de cheval gris dominant ces chairs blanches ? De la chair ou du coton ? Mon Dieu, que je voudrais donc me débarrasser de ce cauchemar ! Voilà un rêve que je ne souhaite pas à mon pire ennemi : devenir le mari de la princesse. Un coup de couteau dans le haut du bras, juste à l’endroit sensible du biceps ! Le cauchemar s’accentue. Je ne suis pas réveillé. J’ai le bras pris par un étau. J’y porte la main avec hésitation, m’attendant à le trouver serré par la gueule puissante de Sirloup. Non. C’est le fameux diadème, la petite couronne cache-peigne !
Je m’assieds sur mon lit en essayant de raisonner. Pourquoi ai-je le diadème de Mme Servandini en bracelet dans le haut du bras ? Je secoue et je fais tomber le fabuleux bijou. Voilà l’œil de poisson féroce, l’énorme saphir unique au monde. On dirait une taie bleuâtre sur une prunelle malade. Et les rubis, en gouttes de sang, m’aveuglent, les topazes me brûlent, les brillants me piquent de leurs pointes cuisantes. C’est une couronne insolente, lourde comme un boulet. En désespoir de cause je le glisse sous mon oreiller. Il vaut mieux, tout de même, qu’on ne voie pas ça chez moi. Je me retourne afin de me rendormir lorsque j’entends, à travers les flocons d’ouate, la voix sourdement respectueuse de Nestor.
— Monsieur sait-il qu’il est midi ? Je suis bien obligé de prévenir Monsieur que son modèle attend.
— Un modèle, ce matin, quel modèle ? Je n’ai demandé personne pour ce matin, moi ?
— C’est une petite dame bien gentille qui s’imagine que vous êtes malade et qu’on veut le lui cacher.
— Zut ! Laissez-moi dormir. Je n’ai pas faim. Très soif, seulement. Donnez-moi un verre d’eau glacée.
Après le verre d’eau, Nestor s’en va.
Ma chambre, très grande, tendue de damas jaune est dénuée de bibelots encombrants. Une fort belle commode Louis XV bombe un ventre important en face d’un miroir très, trop moderne. Le lit, au milieu, est vaste, excellent. L’air joue autour comme s’il était situé en pleine campagne. Sirloup, étendu à mes pieds, me semble à cent lieues de moi. Ce chien-là bâille de faim si moi je bâille de sommeil, mais il ne se permettrait pas de se lever sans une formelle autorisation. Il regarde les deux fenêtres aux vitres verdâtres, des croisées anciennes, cintrées du haut, laissant pénétrer le jour du jardin comme tomberait l’eau d’une citerne.
Sirloup gronde et retrousse ses babines.
Il y a quelqu’un dans le jardin.
Je finis par aller voir.
Bouchette ! C’est Bouchette qui s’en retourne vers la grille, ma grille en barreaux de prison !
Personne, même de dos, ne peut avoir la tournure de Bouchette, et, la flanquant en gardes du corps très respectueux de son chagrin, Nestor et Francine la reconduisent en multipliant leurs petits saluts bienveillants. Un modèle qui pleure ! Ils n’ont jamais vu ça chez moi.
Je ne peux pas ouvrir la fenêtre dans le costume que je mets la nuit — je couche tout nu — alors j’ai une idée, car, non, je ne veux pas qu’on renvoie Bouchette. Je prends Sirloup au collier et je lui indique la scène.
— Tu vas leur porter ça, Sirloup.
Et je griffonne sur la première feuille de papier à dessin que je rencontre ce mot fiévreux :
« Bouchette, je suis à vous dans un instant. Commencez à déjeuner sans moi ; j’ai besoin de vous pour travailler. Merci d’être venue. »
Sirloup hoche la tête, dresse les oreilles, regarde attentivement dans le jardin, me regarde et file, dégringole l’escalier quatre à quatre.
Il est superbe, se dressant devant Bouchette, la bousculant de ses fortes pattes, lui offrant ma missive avec toute la dignité d’un agent de liaison. Je vois des gestes de terreur, puis de gaîté. Francine flatte le chien et Nestor fait vivement volte-face.
Il me faut un instant, qui dure une heure, pour me préparer à recevoir Bouchette d’une façon décente. Ça, c’est bien ma veine ! Traits tirés, les yeux creux, le cerveau en bouillie. Nestor se multiplie autour de moi dans le cabinet de toilette, répétant qu’il a prévenu Monsieur.
— Un modèle unique, Nestor !
Nestor demeure insensible quant au modèle unique, mais c’est le déjeuner qui l’inquiète.
— Froid ou trop cuit, grogne-t-il en appuyant son gant de crin, neuf, comme par hasard.
Après la douche, ça va mieux. Les flocons d’ouate se sont envolés. Mon cauchemar se change en rêve angélique. Je n’ai jamais été si pur d’intention. Je suis l’homme de bonne volonté dont parle l’Écriture, car j’ai la paix. Un coup d’œil à la grande glace. J’ai simplement l’aspect d’une vieille femme ! Il y a des chances pour que Bouchette me trouve très bien. Tant pis pour moi.
— Nestor, dites à Francine de faire un soufflé au chocolat, qu’elle n’oublie pas les friandises, les fruits, des fleurs, qu’elle soigne son couvert, hein !
Et je descends.
— Bouchette ! Ma pauvre Bouchette !
Elle est mélancoliquement assise près de la table.
Sirloup la surveille. Il la retiendrait probablement par la jupe si elle voulait sortir.
D’un bond, la jeune femme est sur moi, ses mains tendues.
— Oui, je suis venue. Je n’y tenais plus de vous voir. J’ai eu raison. Quelque chose me disait que vous étiez malade. Comme vous êtes pâle ? Qu’est-ce que vous avez, monsieur Montarès ?
— Je n’ai rien, Bouchette. On se lève tard quand on a passé la nuit… dans le monde. Si vous m’aviez prévenu de votre visite, au moins la veille ! Nous allons faire du bel ouvrage, dessiner une jolie Bouchette, une vraie, celle-là. D’abord, à table. Sirloup, tiens-toi tranquille entre nous deux. Nous avons faim.
La table étincelle de tous les joujoux de la maison et une délicieuse odeur de chocolat vanillé monte des sous-sols.
Bouchette, consolée, se tamponne les yeux avec sa houppe à poudre de riz et s’en fourre dans le nez, en reniflant fort.
Elle a quitté son manteau, et son tailleur court lui va mieux que jamais. Elle a, sous la lumière crue, un cou jeune et tendre avec un léger pli sous l’oreille. Cela sort de sa blouse de soie bleue comme le renflement d’un cornet d’arum.
— Voyez-vous, monsieur Montarès, dit-elle de sa voix douce, je n’aurais jamais dû me mêler de vous. A présent, je ne peux plus me passer de votre conversation. C’est comme quand on chantait dans la cour de mon atelier, je n’entendais toujours pas très bien ce qu’on disait, mais je me grisais de la voix et ça me berçait encore que c’était déjà fini… Comme c’est beau, chez vous ! Un jardin, un chien, des fleurs dans une pièce d’eau ! On se croirait bien loin de Paris. Vous êtes là chez vous, comme un roi… et vos domestiques ont l’air d’être vos parents. Je suis bien contente que vous ne soyez plus malade si vous ne mentez pas. Mon portrait ? Ça va en faire des jalouses ! Ils ne diront plus que je suis laide. (Elle ôte son chapeau.) J’ai des cheveux tout plein, seulement, je ne sais pas me coiffer à la mode. Je les couperai, si vous aimez mieux…
Je l’écoute, ravi. Elle va, vient, se rassied et caresse Sirloup qui lui donne de vigoureux coups de patte pour l’assurer de son dévouement. Je remarque, non sans attendrissement, que ce qui l’éblouit, ce ne sont ni les cristaux taillés, ni les argenteries des vitrines, encore moins le couvert où Francine a prodigué les figurines de Sèvres sur un carré de Venise. Ce qui l’enchante, c’est le jardin, les fleurs, les grands arbres. On a envie de l’embrasser !
Elle baisse les yeux, subitement, sous mon regard plus chaud.
— Oui, j’ai pleuré. Ça m’est parti malgré moi, quand ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas vous réveiller de nouveau, puisque vous ne m’attendiez pas.
— Ma pauvre Bouchette ! Est-ce que je ne vous attends pas toujours ? Moi, je n’ai pas votre adresse pour vous faire signe.
— Le beau malheur ! Et la dame qui est partie, celle que vous aimez tant ? Elle n’est donc pas revenue, celle-là ?
— Je l’ai peut-être oubliée, chérie.
— Non, monsieur Montarès. Ça ne s’oublie pas, ce qui fait mal… mais il faut bien vivre…
Elle a souvent de ces phrases, profondément naturelles, dans lesquelles on se mire comme dans le fleuve qui passe en emportant un secret, son abominable noyé, tout au fond.
J’allume des cigarettes et lui montre comment Sirloup fume. Elle rit. Après le dessert, nous faisons un tour. Je lui permets de visiter toute la maison, sauf le boudoir-serre dont je ferme la porte à clef d’un geste nerveux. Elle n’entrera jamais là. Ne scandalisons pas les enfants.
L’atelier la plonge dans un grand respect, celui de l’ouvrière pour l’ouvrier. Elle ne peut pas se figurer que je suis l’auteur de tout ça et à moi tout seul. Enfin je lui explique ce que je lui demande, puisqu’elle veut m’aider. Je voudrais, sans jeu de mots, recommencer ma Jeunesse, celle que j’ai ratée, parce que la gamine qui me l’a posée, plus jeune qu’elle pourtant, n’était pas aussi naïve, sentait la vulgarité pour ne pas dire le vice.
Je fais monter Bouchette sur l’estrade où l’on peut tenir la pose sans trop de fatigue, et je lui mets dans les bras la botte de fleurs, un fagot de mai rose et blanc qu’elle doit lever au-dessus de sa tête, très haut. Le tailleur gâte le mouvement de ses lignes dures.
— Non, Bouchette, ce n’est pas ça. Il faut un drapé de soie blanche. Vous allez suivre Francine dans le cabinet de toilette et elle vous habillera, car elle a une grande habitude. Ne vous émotionnez pas. Tous les paravents et toutes les portes que vous voudrez seront refermés sur vous.
Elle a, de nouveau, envie de pleurer, mais notre Francine, arrivée au coup de timbre, la rassure.
Ça s’éternise. Francine, derrière le paravent, me fait signe, car elle ne pense pas qu’on ait à prendre plus de précaution avec celle-là qu’avec les autres.
— Je ne sais pas comment la coiffer, Monsieur. Elle s’impatiente et parle de les couper. Vous pouvez venir.
J’entre dans cette pièce tendue de perse rose où le divan est très étroit, le miroir très large, où toutes les torchères sont allumées à cause des faux jours du dehors. Ma Jeunesse est là, debout, la tête inclinée sur ses cheveux qu’elle tord avec, sans qu’elle s’en doute, le geste romantique d’Aphrodite fécondant le monde. Le corps, droit, moulé très exactement dans un fourreau de satin blanc, plie à peine sur la hanche gauche où se noue le vêtement en écharpe. On dirait, tant est savant ce nœud d’écharpe, qu’il entraîne toute la chair du modèle, la fait prisonnière, l’épouse dans un enveloppement merveilleusement chaste, la défend contre les hardiesses du regard, l’enferme pour n’en donner que le dessin pur. Ce costume, pas un vêtement mais une application artistique d’une étoffe sur un nu, est une création d’Alex, de mon ami Alex, de chez Dœuillet, le grand habilleur de poupées parisiennes et du monde entier.
Sous la lumière, le satin se teinte de rose et d’or, a le ton d’un marbre chaud du soleil de l’été.
La chevelure est superbe mais mal soignée, le brun fauve de cette nappe est huileux par place ; on devine que la jeune femme n’a pas le temps de les brosser tous les jours. Chose singulière, je m’aperçois de ce détail qui choque le peintre et qui aurait laissé l’homme indifférent… hier matin.
— Francine, dis-je d’un ton froid, il faut me laver cette chevelure. Elle est magnifique. C’est dommage.
— Je ne veux pas. Ce sera trop long. Laissez-moi les couper, monsieur Montarès, vous aurez un modèle à la mode, supplie Bouchette.
J’entends des ciseaux qui grincent.
— Bouchette, vous n’êtes pas folle ! (J’ajoute, plus bas :) Et votre mari, qu’est-ce qu’il dirait si je lui renvoyais une femme tondue ?
Francine est partie, en fuite de souris pressée.
— Ça c’est vrai, balbutie Bouchette interdite, mais c’était une occasion… elles se moquent toutes de moi, à l’atelier, parce que je n’ose pas.
— Dans le mien, d’atelier, ma chère petite, on a le respect de la beauté sous toutes ses formes. Je ne manque pas de garçonnes à copier quand il m’en faut, croyez-le bien !
— Oh ! vous, je commence à croire que vous avez trop de femmes, et l’étonnant c’est que vous puissiez travailler avec.
— Bouchette…
— Non, non, laissez-moi, je n’ai rien dit. Ne m’embrassez pas les mains. Vous me donnez sur les nerfs. Ah ! mon Dieu, Sirloup… comme il m’a fait peur !
Le chien vient nous rejoindre, silencieux, héraldique, terriblement sournois. Il a l’air de nous gronder :
— Eh bien, mes enfants, vous n’espériez pas vous passer de moi, je suis la bête, celle qui vous épie…
Alors, par contenance, Bouchette le couvre de caresses qu’il reçoit comme des hommages qui lui sont dus.
Je n’ai jamais si bien travaillé. Bouchette et moi, nous sommes sages devant la même image. Au soir tombant, ma Jeunesse part, emportant un paquet de gâteaux, une gerbe de roses avec une étrange fierté d’allure. Ses beaux cheveux séchés, ondulés, massés en casque lourd, elle semble dresser sa tête de poupée parisienne dans un mouvement d’orgueil, peut-être emprunté aux déesses qu’elle a pu admirer chez moi. Elle reviendra, elle remettra le costume de la pose et elle a, en outre, essayé un joli manteau de petit gris, un amour de casque d’argent brodé de chenilles noires. Peu à peu, la coquetterie gagne du terrain. Elle lui lèche les pieds comme la marée montante du désir, ou Sirloup, le respectueux courtisan, de plus en plus l’agent de liaison. (Ce chien adore les femmes qui me plaisent.)
— Bouchette, supposez que vous soyez une actrice ?… Vous prenez le costume de vos rôles et vous les ôtez avant de rentrer chez vous. Par exemple, vous pouvez toujours emporter l’heure choisie, parfum de Nerys. Voyez plutôt dans le tiroir de la coiffeuse.
— Ça, non ! Je laisse encore ça chez vous, monsieur Montarès. Mon… mari n’aurait qu’à sentir cette odeur-là. S’il ne connaît pas le nom des fioles, il sait très bien que je n’ai pas les moyens de me les offrir.
— Ma chérie, c’est de la démence de ménager ce garçon. Tôt ou tard, votre Espagnol sera… naturalisé. Aveugle de naissance, alors ? Et vous le dites jaloux ?
— Il est jaloux, oui, mais pas Français, justement. Il ne s’occupe de rien de ce qui est la vie parisienne. Il dit que nous sommes tous des dépravés ou des fous. Il ne lit pas un journal, il ne regarde pas une gravure, il est absent de tout. Depuis que je le connais, il n’a jamais mis les pieds dans un concert et, comme il ne fait plus la représentation où je travaille, il ne peut rien savoir ni de vous ni de moi.
— L’impunité, Bouchette. Profitons-en. Restez avec moi ce soir. J’ai un ami à dîner, nous ne serons pas en tête à tête et, telle Cendrillon, vous rentrerez dès minuit.
— Il faut que je me trouve chez nous pour le dîner, s’il revient à cette heure-là. Je ne dois pas découcher. Il me l’a fait jurer sur un Christ de son pays.
— Fichtre ! Vous croyez en Dieu, Bouchette ?
— Pas au sien. Il est trop laid ! Mais j’ai juré, ça suffit… Au revoir !
Et elle part en coup de vent. J’entends crier les gonds de la grille appelant au secours pour une petite femme qui se noie dans la grande mer des illusions.
Je ne suis pas triste. Je ne suis pas gai. Calme plat.
Le docteur Boreuil arrive, correctement, vers huit heures. Il pénètre dans mon atelier avec l’air intrigué de l’homme qu’un grave problème philosophique préoccupe et tout plein de son sujet :
— Voyons, Montarès, que signifie cette mystification, chez Carlos Véra, hier ?… me dit-il.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Parce que j’ai regardé votre pastille de près. C’est du simple chlorate de potasse, des bonbons anodins pour la toux et, même parfumé à la violette, le chlorate de potasse n’est pas un aphrodisiaque, sacrebleu !
— Si !
Il pouffe. Je lui offre des cigares.
Confortablement installés en deux fauteuils face à la scène qui représente l’esquisse de ma Jeunesse, du rose, du blanc, l’idylle pure d’un corps ignorant sa nudité avec le satin le pressant de son enveloppe, nous ne sommes plus que deux hommes assagis, très blasés, très loin de la servitude mondaine qui nous a enseigné le respect de la femme.
— Mon cher docteur, j’implore le secret professionnel. La dragée que vous avez analysée était pareille à toutes les autres, elle ne contenait, en effet, aucun aphrodisiaque. Vous vous rappelez mon mot à leur sujet, elles représentaient l’alibi. Voulez-vous suivre mon raisonnement en oubliant que vous êtes un savant pour ne vous rappeler que votre appétit des histoires salées ? J’ai mystifié ces dames comme les mystifient les tireuses de cartes, les chiromanciennes, les spirites et les prêtres qui le font, eux, pour en obtenir la forte somme ou l’absolue confiance. Si je leur avais dit : Vous allez vous abandonner toutes à un seul homme, — ça aurait manqué de galanterie. J’étais ridicule et elles aussi. Sans compter que les voisins auraient voulu intervenir, en exceptant ce bon Carlos Véra, plus porté sur le mélange des alcools que sur celui des nuances de chevelures féminines. Comprenez-moi et excusez-moi. En vous annonçant une reprise du fameux drame des pastilles du marquis de Sade, j’obtenais d’abord la tranquillité. Cela devenait impressionnant au point de vous faire vous abstenir, dans le doute. De notre temps, on a la terreur des aventures d’amour ! Une fois le champ des aventures déblayé, ces dames devaient, fatalement, se laisser entraîner par leur curiosité, surtout par le phénomène bien connu de l’autosuggestion s’accompagnant de vins généreux et de propos incendiaires. Je ne me permettrais pas d’insister sur mes mérites personnels, car ce serait de mauvais goût.
— Et Félibien Moro ?
— Le journaliste romancier a pris des notes, le document humain avant tout, n’est-ce pas ? Quand on lira ça dans le journal ou dans le livre, on lui trouvera une imagination excessive.
Boreuil se lève, se met à arpenter l’atelier en secouant son cigare.
— Ah ! je ne marche plus ! Vous êtes enragé, mon cher ! Non, ça n’est pas permis, ça dépasse même toutes les permissions. Je suis… démoralisé.
— Mais, je le sais bien que vous n’avez pas marché. Je ne suis pas enragé. C’est elles qui le sont, les filles d’Ève, encore faut-il leur en fournir discrètement l’occasion, l’alibi. Par acquit de conscience, je retire du jeu le diadème de la princesse et les chaînes de perles de la danseuse Sorgah qui est, depuis longtemps, mon amie. Simple retour de flamme ! Quant à Mme Servandini, elle m’a proposé le bon motif, c’est-à-dire le mariage. En voilà une qui n’en veut croire que ses propres yeux.
Boreuil objecte :
— Elle prétend, en des termes des plus précis, qu’elle n’épousera qu’un fort de la Halle ou un très vieil aristocrate, assez blasé pour lui passer toutes ses frasques…
— Il est évident qu’elle épouserait les deux si elle les rencontrait dans le même homme.
— Ça ne l’empêche pas d’aller aux Halles chercher… l’autre, j’ai vu, moi de mes propres yeux, sa voiture en face d’un Caveau, vers cinq heures du matin.
— Moins ceci.
Et je sors le diadème que je garde sur moi par mesure de précaution…
Boreuil a un sourire d’enfant étonné :
— Déjà, et alors qu’est-ce que vous allez en faire ?
— Le lui rendre. Si vous voulez, nous irons demain soir dans sa loge à l’Opéra-Comique et je lui remettrai l’objet devant vous. Ce que je redoute le plus, c’est ce genre d’équivoque. Je suis un monstre venu de plus loin qu’elle… Ça ne s’achète pas, les monstres de ma trempe.
Nous allons dîner. Nous sommes de nouveau bons amis. Au milieu du repas, Boreuil, qui n’a pas cessé de raconter des histoires de clinique, me pose encore une question, jovialement :
— Dites-moi, Montarès. Êtes-vous certain de représenter un personnage normal ?
— Je me porte admirablement. Tenez, aujourd’hui, j’ai travaillé comme depuis longtemps je n’avais pu le faire avec un joli modèle de tout repos, une petite femme que je respecte beaucoup, parce qu’elle est à la fois ignorante et honnête.
— L’esquisse à la botte de mai rose ?
— Oui.
— Pourvu que ça dure !
— Ça durera parce que je suis amoureux,
— Vous ? Allons donc !
— Pas de celle-là, d’une autre.
— Montarès, vous êtes une énigme. Expliquez-vous encore… qu’est-ce que l’amour vient faire dans votre cas ?
Un instant je regarde cet homme très franc, pas jaloux à la mauvaise manière des mâles entre eux, mais qui croit peut-être qu’il existe des cas et qu’on peut classer chaque individu par l’étude de ses manies ou de ses tares. C’est un scientifique.
— Boreuil, je vous scandalise, mais je ne veux pas en abuser. J’avoue : je suis plutôt un chaste. J’ai horreur du vice, horreur des histoires du genre de celles que vous me racontiez tout à l’heure. Le hasard m’a simplement repris ma femelle, et je ne suis plus qu’un pauvre mâle désemparé. Je crois que le couple erre à travers les siècles en se cherchant et qu’il ne se reforme que par un miracle des circonstances. Et c’est sans doute pour cela qu’on n’aime qu’une fois en toute connaissance de cause. Cela peut durer jusqu’à la mort, à la seule condition de ne pas survivre à la plénitude des sensations ou des sentiments. Il faudrait avoir le courage de tuer ou de se tuer. Remarquez, je vous prie, que le monde entier tourne autour du sujet. Toutes les légendes et toutes les religions en sont la preuve. Mais l’humanité a perdu le sens des sens et ne sait même pas ce qu’elle désire, parce qu’elle est appauvrie sous tous les rapports. Bientôt il vous faudra créer des maisons de santé pour les gens bien portants comme vous et moi, parce que les gens bien portants seront la terreur des autres. Ce seront les grands carnassiers perdus dans la forêt des appétits, justement anormaux. Il est anormal d’aimer l’argent, les honneurs, la coco et de parler perpétuellement pour ne rien dire, de se leurrer mutuellement sur toutes sortes de crimes que l’on commet au nom de toutes sortes de conventions sociales qui ne tiennent jamais devant les grands ouragans : la guerre ou la peste, la famine ou l’inondation. La puissance éternelle c’est l’amour. Si l’homme avait compris quelque chose à la vie qu’on lui donnait pour en jouir et non pas pour la diminuer au nom de je ne sais quel respect dit humain, il aurait, depuis beau jour, construit et le temple de l’esprit et le palais des grâces, nous serions plus heureux, nous vivrions plus longtemps, au moins plus fort. Le train de notre existence a déraillé, il déraillera jusqu’au précipice… puis, s’il reste un couple, des êtres jeunes, sains et qui auront tout oublié de l’enseignement trop professionnel des parents, alors pourra-t-on recommencer en beauté. Pour le moment ça me paraît devoir finir en laideur… Voulez-vous que nous prenions le café dans la serre, mon cher ami ?
Dans la serre, Boreuil contemple silencieusement la femme nue, boit son café par petits coups de gorge voluptueux et méditatifs.
— Finir en beauté ? Hum ! Si vous rencontriez, un soir de dépression physique, le modèle de cette étude-là, une fantaisie de votre trop riche imagination, votre chef-d’œuvre, certainement, pourriez-vous le reconnaître ? Tout est hasard dans la vie des amoureux ou des monstres de votre espèce.
Et mon invité part, de bonne heure, prétextant que je dois avoir besoin de sommeil.
La nuit… les rideaux de velours violet m’enveloppent de leur somptueux catafalque. La lampe, mise en veilleuse par Francine, donne une lumière qu’on s’attend à voir mourir d’une minute à l’autre. Tout est sombre. Sirloup dort, au pied du portrait, le nez entre les pattes. Il ne songe plus à la chatte des concierges rôdant autour des nids. Je fume. Le mince filet de fumée, comme un encens, monte vers la femme aux bras tordus en arrière et qui rit, qui rit follement de me revoir prostré devant le disque éclatant de son ventre. Où irais-je encore pour la fuir ? A quels excès me faudra-t-il encore me condamner ? Il serait peut-être plus simple de chercher à la rejoindre. Existe-t-elle encore ? Boreuil a raison. Je l’ai peut-être inventée et si je la rencontrais, la reconnaîtrais-je ? N’ai-je pas dépassé, maintenant, la limite du possible amour ? La nature et l’amour ont horreur du vide ! Avec les vagues données que je possède sur sa situation sociale, que puis-je espérer ? Durant trois ans, je l’ai retrouvée, l’hiver, dans un appartement très quelconque, loué tout meublé. Elle revenait là pour des raisons de famille, vivant séparée de son mari, un M. Vallier, propriétaire d’un haras en province, un homme fantôme qu’on ne risquait rencontrer nulle part. Mme Pauline Vallier sortait peu, ne fréquentait guère que les théâtres, cherchant à se distraire d’une neurasthénie commençante. Nous nous rencontrâmes dans un de ces endroits publics, puis ce fut le coup de foudre, de part et d’autre, la passion… et je n’ai pas su la garder, parce que je ne la sentais pas à moi entièrement. Il aurait fallu s’expliquer ou abdiquer mon indépendance, mon orgueil d’artiste, en un mot ma liberté à laquelle je tiens énormément… et qui, aujourd’hui, ne me sert à rien ! Je n’ai pas l’habitude de m’intéresser aux femmes en dehors de l’amour… est-ce que par hasard j’ai eu tort pour celle-là ?
J’étouffe sous ces plis lourds qui portent en eux tous mes soupirs, toutes mes anxiétés, les mille et une tortures d’un abandon que je m’imagine injustifié ! Non, je ne céderai pas plus à la tentation de chercher à rejoindre Mme Pauline Vallier que je ne consentirais à me mettre en suiveur, aux trousses de ma petite amie Bouchette. Je sais que Bouchette reviendra parce qu’elle m’aimera. Mme Pauline Vallier ne reviendra pas parce qu’elle ne m’aime plus.
Le vent tourne autour de ma cage de verre, on est en mars et il souffle furieusement pour chasser le vieil hiver qui s’obstine en des pluies glaciales. Sirloup dresse l’oreille, de temps en temps, au gémissement mystérieux du grand ancêtre qui va encore plus vite que lui, rase la terre, joue avec les brindilles ou s’élance à la tête des arbres pour les faire plier. Je regarde le platane décapité. Il a, sur la gauche, une petite boursouflure, comme un furoncle. Encore une de ces végétations malsaines qu’il va nous exhiber, lichen, ou champignon ! Il luit, dans l’ombre mauve, tel un corps exhumé, le corps d’un vampire dont on ne sait si l’existence végétative n’est pas un danger secret.
— Sirloup, allons dormir, mon chien. Le sommeil est la seule chose bienfaisante parce qu’il ressemble à la mort, tout en nous permettant d’assister à notre résurrection.
Avec Bouchette, vêtue en jeune personne du meilleur monde, je suis allé aux Français, matinée, bien entendu, car nous ne pouvons sortir que le jour à cause du mari. J’essaie le poison des grands sentiments, noblement exprimés, sur cette nature si franche et si fraîche. Elle a écouté comme à l’église, en ouvrant ses yeux de moineau de toutes ses forces intellectuelles.
Je lui demande ses impressions.
— Ça me fait l’effet de la patronne de notre maison de confections quand elle nous déclare, à propos des modèles refusés, que la patrie est en danger, rapport à ce qu’on ne travaille plus que huit heures. Moi, n’est-ce pas, je ne suis que brodeuse, petite main, si vous voulez. Toutes ces belles phrases, ça me passe par-dessus. J’y peux rien.
Et puis nous sommes allés au concert de l’Olympia, nous avons vu les hommes de bronze qui lui ont fait peur et entendu une très vieille, sinon très absurde chanson, datant d’Aristide Bruant, je crois, une de ces berceuses de peuple qui sont stupides, mais dont les refrains obsédants contiennent peut-être toute la morale capable de l’émouvoir. Un refrain dans ce style :
Alors, Bouchette, les nerfs tendus, les mains crispées sur le bord de la loge, a éclaté en sanglots.
— Voyons, Bouchette, de la tenue. Vous allez nous faire remarquer. C’est idiot. Sans compter que vous vous enlaidissez.
Je suis furieux. Elle redouble. Son minuscule mouchoir est à tordre, voilà que ça coule le long de son corsage gris-perle. Il faudrait un parapluie. Je l’emmène brutalement chez un pâtissier des boulevards où elle se calme en voyant des gâteaux encore inconnus de sa gourmandise, le seul vice que je lui connaisse.
Dans la voiture qui nous ramène, je me fâche :
— Enfin, voulez-vous me dire, Bouchette, pourquoi vous vous attendrissez sur les malheurs d’une Éva-chat-perdu qui s’offre toute une famille d’amants ? Vous avez vraiment un petit cœur dépravé, ma chérie.
— C’est pas ma faute, monsieur Montarès. J’ai pleuré parce que c’est la vérité, cette chanson-là. On n’a plus de parents, et ce serait pourtant la famille, un amant qui vous aimerait… aussi pour tout le reste !
Je la serre contre moi en respirant son parfum de jeune fleur après l’orage, parfum qui domine l’heure choisie, laquelle heure, hélas ! tarde bien à sonner ! Je commence à ne plus savoir ni ce qu’elle veut ni ce que je veux, ce qui me force à vivre, en dehors d’elle, d’une existence de bâton de chaise. Je suis ensorcelé. Je n’ose pas la réduire à un rôle très vulgaire, parce que j’ai peur, précisément, de la vulgarité qui pourrait en ressortir, tuant tous les autres délicieux effets de sa nature primesautière. Les fleurs sauvages sont, à les regarder vivre en liberté, les plus exquises des fleurs, mais cueillies, mises dans un verre d’eau, elles se fanent très rapidement, se décolorent, tous les détails de leurs grâces disparaissent et bientôt il ne nous reste plus que… de l’herbe, une espèce de cheveux secs ou mouillés, tout au plus bons pour les bestiaux : du foin.
— Bouchette, je vous adore, en attendant de vous aimer, seulement je ne veux pas faire partie de la famille. Je préfère être tout seul, ou pouvoir me l’imaginer. Lâchez votre mari ou votre amant, et venez vivre chez moi. Nous ferons un charmant ménage qui durera un peu plus que toujours, c’est-à-dire longtemps, pour parler comme un poète dont vous ne goûteriez pas l’humour. Si vous redoutez la sévérité de Francine, laissez-moi grimper à la mansarde où l’on ne tient pas debout. J’y marcherai à quatre pattes. Je vous arrangerai cela comme un nid. Murailles au vernis blanc crème, frise au pochoir représentant des écureuils mangeant des noisettes, à moins que vous ne préfériez la traditionnelle guirlande de myosotis. Meubles en bois clair, lit, tendu de soie rayée pompadour… quoi ? Que voulez-vous de moi, Bouchette ? Je cherche… Je ne peux donc rien vous offrir, à cause de ce mari espagnol qui vous donnera, lui, des coups de couteau, s’il vient à s’apercevoir de vos fugues !
Elle me tend son sourire navré avec sa bouche et je me grise de cette rose rouge qu’elle me tient moins haut depuis quelque temps. Elle finira par se prêter par miettes, comme une demi-vierge.
— Voyez-vous, monsieur Montarès, on ne peut pas appartenir à deux hommes à la fois. C’est une idée que j’ai bien arrêtée dans ma tête, à cause des enfants.
— Mais, petite malheureuse, il sera Espagnol, votre mioche, si jamais vous en aviez un contrairement à mes intentions personnelles ! Vous feriez mieux, si vous tenez tant à ce genre de cadeau qui déplace les lignes, de vous adresser à un peintre sachant dessiner en français.
Et la voilà qui repleure.
Le plus terrifiant, c’est que Francine monte la garde autour d’elle. C’est mon modèle préféré, mais c’est aussi le sien, à elle, qui ne dessine pourtant en aucune langue. Francine l’habille, la déshabille avec des égards qu’elle n’a jamais eus pour les Jeunesses de ma collection. Elle est touchée, m’a-t-elle avoué, par l’honnêteté de cette enfant qui, m’accompagnant au théâtre ou au cinéma en des costumes de grande couture, des chapeaux du bon faiseur, n’emporte rien de chez moi, revêt, pour s’évader du pavillon, son pauvre petit tailleur de quatre sous et son manteau usé, quoique doublé de ciel. Bouchette redoute même les parfums, l’heure choisie, durant laquelle on a oublié la mansarde plus ou moins conjugale et elle se débarbouille, se frotte vigoureusement les joues, les oreilles, pour que ça ne sente pas si bon.
— Cette enfant-là, Monsieur, déclare Francine, c’est tendre et solide comme du pain complet. Elle fait un vilain métier, ça, c’est certain et je ne comprends pas pourquoi ses parents le lui laissent faire, mais elle est honnête : rien en dehors de la pose.
Avouer à Francine que ce n’est pas un modèle ordinaire, celui qu’on ne paie pas, même pour la pose ? Fichue situation ! Par moment je serais content de me rencontrer, nez à nez, avec le représentant de la maison espagnole, et mon fatalisme intérieur m’interdit toute provocation extérieure de ce côté-là. Une chose demeure indéniable, c’est que j’ai le tort d’avoir commencé. Heureusement que Bouchette ne songe point à me le reprocher : elle ignore la psychologie.
Aujourd’hui nous allons au Faubourg. Je suis très curieux d’étudier les réactions de la sensibilité de cette primitive, sous le choc des pensées bondissant dans une foule presque populaire. Le Faubourg n’a rien d’un théâtre et n’use de l’écran que lorsqu’un film est défendu. Ce n’est pas non plus la réunion publique où, généralement, on reçoit beaucoup plus de horions que de bons principes. On pourrait appeler ce pittoresque rendez-vous de, souvent, très mauvaise compagnie, l’auberge des idées. On entre là-dedans pour deux francs et on y entend discourir, ou déblatérer, les plus grands noms de l’intelligence, que l’on a, pour quarante sous, la permission d’interrompre, à la seule condition, pas toujours respectée, de se montrer bref et courtois.
Néo Soldès, le directeur fondateur de cette école du libre propos, est un beau jeune homme tenant à la fois du tribun et de l’acteur, conservant le plus merveilleux sang-froid au milieu des plus violentes polémiques, rompu à tous les exercices de force physique ou intellectuelle, véritable gamin de Paris quant à la vivacité des répliques, toujours armé du sourire du dilettante et capable de maîtriser, avec la même persuasion de geste, l’ouvrier champion des revendications sociales un peu bu et l’intarissable poète de salon, rendant, sur les spectateurs horrifiés, tous les thés de la Muse. Cette étrange association de gens qui ne se connaissent pas entre eux donne les résultats les plus inattendus à une époque où sévit la manie du discours pour le discours. On y apprend des choses. C’est la conférence contradictoire, moins le compère monotone. Les rafales d’injures et les ovations y prennent une sincérité qui ne va pas sans grandeur. Des orateurs connus aux interrupteurs inconnus, règne une sorte de fiévreuse intimité d’où finit par jaillir la passion de la lumière. Si à la Chambre des députés on se vend, au Faubourg on se donne et malgré la véhémence des polémiques, c’est vraiment de l’art… j’allais dire de l’amour, car, en sociologie, l’amour ce serait, peut-être, de préférer le bien de la cause, ou du pays, à un triomphe de jolies petites combinaisons aussi moralement sales que la chemise de la prostituée. Je me hâte d’ajouter que je n’ai aucune opinion, pas plus en peinture qu’en politique, mais je n’ai jamais pu serrer la main d’un député, sans, au préalable, mettre des gants. Royaliste ou communiste, il a toujours touché quinze mille francs pour ça. La France a vraiment tort de s’encombrer de souteneurs, alors qu’elle est encore assez belle pour avoir des amants.
— Comment faut s’habiller ? demande timidement Bouchette.
— Le plus simplement possible, chérie. Vous rencontrerez là des ouvrières comme vous qui sont, comme vous, très intelligentes et aussi quelques grues de lettres espérant épater le public par la somptuosité de leurs atours. Rangez-vous du côté de vos sœurs, les jolies midinettes. J’aimerais à vous voir en cheveux !
— Mais à cause de vous, ce ne serait pas très convenable, monsieur Alain Montarès, puisque vous allez être accusé. Enfin, de quoi vous accuse-t-on ?
Je ris. L’enfant est inquiète parce que mon album intitulé : Jeunesse, du titre de la première gravure, où sa bouche fleurit au bout de la tige d’un fourreau de satin blanc, va passer devant les pittoresques assises du Faubourg. Néo Soldès me fait beaucoup d’honneur… Comment expliquer à cette gamine sauvage que les contradictions, les critiques, les cruautés, voire les injures, c’est de la réclame pour une œuvre sans grande prétention artistique ? J’ai fait ce que j’ai pu… je devrai le reste à Bouchette. Ne nous frappons pas !
Elle va s’habiller mystérieusement dans le cabinet de toilette de mon atelier et j’entends Francine lui recommander de ne pas oublier de bien boutonner son vieux manteau, sa petite étole de lapin rasé, ou elle aura froid. Elle exagère, Francine ! Le tailleur de demi-saison me paraît justement de saison.
Je renvoie ma voiture et nous prenons un taxi.
La salle est comble, archi-comble. C’est celle d’un théâtre sans prétention au luxe avec une entrée modeste, un contrôle bon enfant qui laisse passer les gens sans leur infliger des vexations saugrenues. A deux heures et demie, tout le monde est là. Sous le rapport de l’exactitude, le Faubourg se montre royalement poli. Il n’est pas rare, même, de voir des groupes de spectateurs attendant l’ouverture de la salle en grignotant quelques vagues charcuteries, le lion populaire s’aiguisant les dents !
Bouchette est en cheveux, dans une coiffure que je trouve un peu négligée, rappelant celle de ma Jeunesse. Je n’ai pas le courage de me plaindre, cependant je préférerais ne pas nous faire trop remarquer.
Parmi les spectateurs, je distingue une bande de joyeux rapins, détestant les vieux maîtres d’instinct, ce en quoi ils ont souvent raison, car l’habitude du succès engendre la monotonie de l’œuvre.
En marge des vieux maîtres et des jeunes écoles, je ne leur représente guère qu’un indépendant qu’ils connaissent mal et dont les procédés ne font l’objet d’aucun manifeste. Moi je ne manifeste pas, je travaille. Et quand j’ai le temps de m’ennuyer, je m’amuse. Il serait plus franc d’avouer que je m’amuse toujours, mon travail étant, par excellence, la recherche de la beauté sous toutes ses formes et de la vérité aussi nue que possible.
La cérémonie se déroule selon les rites coutumiers. Un ami fait un éloge trop poussé de mes pages d’album, ce qui attire une réplique d’un Monsieur grincheux, critique d’occasion, qui déclare que je n’ai jamais su dessiner.
Immédiatement, la bande qui eût été contre moi si on m’avait découvert un talent académique, tombe sur le Monsieur et, comme celui-ci n’a pas d’estomac, il perd pied, abandonne. Des camarades épars dans la salle se rallient, sifflent ou applaudissent ; la mêlée devient générale. On entend, dominant le vacarme, la voix pointue d’une dame que je ne connais pas :
— A bas la pornographie ! A bas la Jeunesse !
A laquelle voix pointue répond un cri rauque de phoque sortant de l’eau :
— Enlevez le pornographe, c’est un monstre qui déshonore la peinture et les femmes !
Intérieurement, je me tords, mais Bouchette a des larmes plein les yeux. Elle est debout, bien cadenassée dans son vieux manteau et sa petit étole de lapin rasé. Elle a visiblement envie de dire ou de crier quelque chose. Ses mains nerveuses se cramponnent au rebord de la loge. Elle est, devant cette foule rugissante, trépidante, comme la souris en face du chat.
Comment Néo Soldès a-t-il pu deviner l’état d’âme de cette enfant et surtout… ce que j’ignore encore moi-même ? Je le vois sauter, d’un bond, de la scène où il trône, entre des pancartes barbouillées de phrases énormes : « Les insultes ne sont pas des arguments. » « On est prié de ne pas tuer l’orateur avant la fin de son discours. » « Ne jetez pas de croûtes de pain aux animaux de la ménagerie, car le pain augmente tous les jours ! » Il fond sur Bouchette, tel l’oiseau de proie sur une tremblante bestiole et il l’enlève à bout de bras. Je n’ai même pas le temps d’intervenir. Bouchette, la pauvre Bouchette, hypnotisée par ce terrible garçon, va faire ses débuts, elle monte sur une scène… autant dire qu’il l’y porte, et j’assiste à un coup de théâtre que ni moi, ni Bouchette, ni Néo Soldès n’avait pu préparer, un vrai coup de théâtre, au moins pour nous trois.
Bouchette enlève fiévreusement son manteau, sa petite étole de lapin, secoue ses chevaux qui s’écroulent et… je vois apparaître la Jeunesse de mon album, la jolie fille en fourreau de satin blanc, si intime avec sa chair, ce fourreau, qu’en dépit de la décence montante de la robe, elle semble nue.
— Voilà ! fait Bouchette d’un accent désespéré qui retentit dans la stupeur d’un instant de silence. C’est moi la Jeunesse et il ne m’a pas déshonorée ! Vous êtes tous des lâches !…
Je ferme les yeux, comme sous le coup de fouet cinglant d’un éclair, et la foudre, le classique tonnerre d’applaudissements, bouleverse toute la salle.
C’est une Phryné d’un genre absolument inédit, le genre chaste, qui gagne mon procès, car, en France, nous sommes encore à Athènes, où les héliastes sont toujours pleins d’indulgence pour la beauté naturelle : nous aimons le soleil levant.
C’est égal, si je ne deviens pas le plus heureux des hommes, j’en serai, certainement, le plus ridicule. Je gronde Bouchette, j’ai envie de la battre.
Elle me répète, désolée, sanglotant sur mon épaule :
— Je vous le disais bien que je n’étais pas faite pour aller dans le monde !…
L’oubli ? A n’importe quel prix, décidément, il ne me paraît plus possible. Cette petite fille n’est pas revenue et, confondant les deux préoccupations sensuelles, c’est encore l’autre que j’attends. Je n’ai pas quitté Paris par politesse, parce que je ne veux pas que Bouchette heurte son joli nez court à la porte de bois. Or, voici un mois qu’elle n’a pas donné signe d’existence. Son imprudence à se montrer en public au Faubourg, le seul endroit où l’on rencontre des gens de sa caste, a peut-être attiré l’attention de ce mari (ou de cet amant) jaloux. On a beau demeurer dans l’obscurité comme un hibou espagnol, on finit toujours par découvrir son infortune, surtout si on a des amis bien français. Nous ne l’avons pas trompé, cet époux qui ne tient qu’à la possession légitime et je ne crois pas, cependant, qu’il lui reste une chance sur mille d’échapper à sa prochaine naturalisation. Pauvre hibou ! Et pauvre moi !
J’ai rendu la couronne, que m’avait confiée la princesse Servandini, dans une loge de l’Opéra-Comique, en présence du docteur Boreuil. Elle m’a dit, très doucement, et sa voix ressemblait au bruit d’un ancien changement de marche :
— Vous avez tort, Montarès. A votre âge on se range, et nous aurions fait de beaux voyages.
Je lui ai répondu, en baisant ses mains sèches, avec une ferveur très pieusement imitée :
— Je suis, hélas ! un voyageur distrait, Madame.
Quant aux distractions, une à une, elles sont tombées en tournoyant dans le vide, autant de pétales de fleurs allant rejoindre la grande rivière qui passe emportant son secret, son noyé, tout au fond.
Sorgah est malade. Clara Lige, tellement vulgaire ! Hubertine Cassan exige un portrait nouveau dans tous les illustrés et Raoule Pierly me parle de littérature, ce à quoi je ne comprends rien.
Partir ? Les beaux voyages ? On ne sait pas à quel point le paysage est, en effet, un état d’âme et comme il devient une perturbation douloureuse pour celui qui le contemple avec des yeux ailleurs. J’ai espéré, un instant, fuir en emmenant Bouchette comme un brin de muguet dans le porte-bouquet de la voiture. On irait s’échouer sur une plage déserte, avant les baigneurs, ou en pleine campagne pour lui entendre faire des réflexions amusantes ; Bouchette me boude. Elle est fâchée. On s’est mal séparés. J’étais nerveux. Je lui ai parlé durement. Je redoutais l’étreinte irrésistible qui l’empêcherait de m’échapper et ferait, enfin, de nous deux, le couple désassorti, mais rivé à la plus tyrannique des habitudes. Rien n’est traître comme la différence de classes, en amour. Instinctivement, Bouchette s’en rend compte. En outre, ce qu’elle désire est inadmissible, au moins pour moi. Elle ne reviendra peut-être jamais. Étrange sensation de délivrance !… J’aurais dû exiger son adresse, son véritable nom. Des lassitudes incompréhensibles me paralysent, maintenant. Je n’ai de volonté que pour goûter la douleur d’aimer l’autre sans aucun espoir.
… Et je pense à cette chose qui pousse peu à peu sur l’arbre mort, le platane décapité, cette tige naissante d’un vert pâle, terminée par l’embryon d’une feuille, de cette chose inouïe, de ce miracle de la résurrection végétale permettant au platane centenaire d’assister à l’éclosion de sa dernière branche. Je m’imaginais un de ces horribles petits champignons vénéneux, fruit de la malsaine humidité des printemps parisiens, un revenez-y du poison mystérieux qui a tué ce grand corps mis en cage, et c’est bien sa propre race qui lui offre ce gage de verdeur. Avec qui fait-il l’amour, celui-là ? Ou est-ce une galanterie posthume en l’honneur du portrait de la femme nue ?
Nous sommes en Mai. Le temps est, ce soir, tiède comme un bain délassant. J’ai dit à mon chauffeur de garer la voiture derrière un pavillon du Bois et de m’attendre. Ils seront nombreux, les chauffeurs qui attendent leur patron ou leur patronne en bonne fortune sous les halliers aux verdures nouvelles ! On prétend que les allées un peu écartées des grandes voies ne sont pas très sûres, vers une heure du matin. Allons donc ! Les malfaiteurs eux-mêmes pensent-ils à d’autres exploits, par ce temps-ci, qu’aux exploits amoureux ? J’ai un revolver dans ma poche pour le… surplus et, si je vaux un homme, Sirloup vaut deux chiens.
La nuit est délicieuse. Elle est une de ces surprises que notre climat, toujours si pluvieux, nous réserve quand tout nous semble perdu, gâché, hors de saison.
C’est un des souvenirs d’une autre existence que les vieillards regrettent en nous racontant des histoires qui font sourire nos âges mûrs et se moquer les jeunes gens. On s’est habitué à tout : aux étés froids, aux hivers fiévreux et aux verglas de Juin. Nous ne nous étonnons plus de rien, surtout depuis la grande guerre. Le climat se désaxe comme nos cerveaux. On peut impunément réhabiliter les traîtres, déclarer acquis le bien volé et admettre la bonne foi de l’Allemagne. Ça ne nous remue plus aucune fibre. Nous avons subi l’ablation d’un lobe cérébral où nichait le bon sens et toutes les culbutes nous paraissent inévitables. Le tour de force est devenu le tour de farce. On serait seulement déçu d’apprendre que ça n’irait pas plus loin.
J’ai entendu, dernièrement, chez une bourgeoise très collet-monté, son fils, un de mes camarades, répondre, parce que sa mère le pressait de se marier, d’épouser la charmante jeune personne moderne qu’elle lui prônait comme la meilleure des garçonnes : « Non, maman, n’insiste pas. Je ne suis pas pédéraste. »
J’ai filé pour ne pas pouffer devant cette vieille dame fort comme il faut, qui allait certainement me demander ce que ce mot voulait dire.
Oui, la nuit est délicieuse. Je rentrerai tard ou je ne rentrerai pas du tout, dussé-je camper comme un homme sauvage. Sirloup m’a suivi, peu soucieux de garder l’auto durant les beuveries de ces Messieurs les chauffeurs. Le voilà ivre, lui, de cette liberté complète, sans témoin gênant, sans compagne amoureuse ou capricieuse, absorbant l’attention de son maître : on joue nous deux. Je lui jette un caillou et il s’élance follement heureux de le distinguer parmi les mille et un cailloux de l’allée, aux feux de ses deux topazes flambantes. Il court à travers les pelouses pour y chasser de menues bestioles que son galop frénétique expulsera de leur trou. Puis il revient, fait vivement le tour de ma personne pour s’assurer que rien ne me menace. Je l’entends haleter derrière mes talons. Loup et berger, il me guette et me garde, voudrait sauter sur mes épaules ou se coucher à mes pieds. Ah ! que c’est beau une animalité pure ! Aucun autre intérêt ne le guide, celui-là, que l’amour pour son maître, et cet amour est pourtant fait, extrait, de tous les intérêts réunis. Il représente l’intérêt suprême de la fidélité. Sirloup est un monstre et un innocent. Sur un signe de moi, il tuera ou sauvera quelqu’un… mais il attendra le signe. Il ne sait rien de mieux que mes ordres.
Combien la douceur de l’air est émouvante ! La fluide clarté de la lune double toutes les lignes noires du paysage d’un ourlet de blancheur opaline. On dirait que ce beau sein de femme, penché sur nous, laisse couler une rivière de lait nourrissant de sa lumière toutes les bouches d’ombre tendues avidement vers lui. Quel calme, dans ce parc immense dessiné pour le seul plaisir du regard ! Qui donc le connaît bien, la nuit, ose le hanter, quand toutes les rumeurs s’apaisent, que la grande ville, derrière lui, semble se taire pour écouter chanter ses rossignols ?
Malgré moi, le peintre travaille : je peuple de nymphes ces pelouses qui se déroulent en tapis de velours allant tremper dans l’eau des lacs et s’y franger d’émeraudes. Je vois danser mes belles illusions en rondes multiples, tantôt légères comme le brouillard de ces prairies artificielles, tantôt comme des écharpes tendues ou des ailes transparentes.
Et la mélancolie de la solitude s’abat sur moi, m’étreint à me suffoquer.
Que t’ai-je fait, ô Nature, pour que tu me condamnes à errer seul parmi tes merveilles, amant toujours épris, sans trêve ni repos, de ce que tu as de plus cruel : le tourment de la volupté. J’aime et j’ai oublié tes plus naïfs commandements, tes ordres les plus impérieux, ô toi, maîtresse des maîtres, et n’est-ce pas toi, par-dessus tout, que j’aime, toi la beauté qu’on ne peut maquiller, toi qui transparais sous tous les masques, nudité vivante et ardente qu’on ne pourra, probablement, atteindre, posséder, qu’en se couchant pour toujours au lit de la tombe ! Nature, marâtre et amante tout ensemble, pourquoi m’as-tu doué de ta puissance aveugle, inutile, si, vraiment, aucune de tes créatures humaines ne peut l’égaler… ou la détruire ? Vieux sans avoir subi la déchéance de la maladie, j’ignore le doute ou la peur. Je demeure debout, indéracinable comme l’arbre, là-bas, le centenaire décapité dont le cœur, la flamme végétative ne veut pas mourir… et on dit encore de moi : le beau Montarès. Que veux-tu donc que je devienne si jamais personne, dans la foule de tes nymphes ou de tes filles, de mes illusions ou de mes réalités, ne consent à s’unir à moi pour une éternité de caresses ?
J’aime l’amour, « j’ai la fureur d’aimer », pour refaire la sinistre déclaration de Verlaine, et j’ai trahi l’amour parce que je l’ai compris trop tard. Tout ce que j’ai possédé, je l’ai perdu pour ne pas avoir su me l’expliquer à moi-même ou l’apprécier. Je ne peux qu’une réalisation : être heureux au-dessus de tous les bonheurs ordinaires, être surhumain au-dessus de la faiblesse humaine qui me jalouse, m’a pris en horreur, me punit… Or, je ne suis pas coupable, sinon d’être moi, quelqu’un que tu as enfanté à ton image, Nature, un être aveugle s’en allant à tâtons vers sa destinée.
J’ai toujours été la proie d’une nuit de printemps et jamais je n’ai pu résister au corps invisible qu’elle me représente, qui embrase le mien, fait frémir, sous ma peau, ma chair et sous ma chair mes os qui me brûlent. Où est-elle donc, cette compagne insolente qui joue de moi, enflamme mes lèvres et me force à lui livrer tous les baisers, jamais rendus ? Est-ce une mère trop tendre, qui cherche à consoler le fils dont elle redoute les caresses, ou une amante désespérée qui poursuit, de son ombre, l’amant qui l’a trahie ?
Je suis arrivé devant le lac sans rencontrer personne. Je me rappelle les cygnes. Je vois celui qui s’estompait derrière la tête brune de Bouchette, cet hiver. Les cygnes dorment et bercent mon désir sous leur duvet irritant, la petite houppe à poudre de Bouchette qui leur fut arrachée. La merveille du ciel, bleu marine, se mire dans les reflets soyeux de l’eau, la rend profonde comme celle d’un océan. Quelle douceur ce serait d’aller aborder là-bas, dans l’île, de courir sous les saules où sa nudité pâle rendrait anxieux les grands oiseaux. Mais non, rien ! Tout est en rêve parce que jamais ne sonne l’heure de l’opportunité des beaux hasards. Et, du reste, nous, les hommes trop civilisés, nous avons le talent de les repousser pour des raisons qui ne sont pas la raison, mais des préjugés imbéciles. Nous ne savons offrir le bonbon Alibi qu’en toute connaissance de cause, nous sommes les aventuriers, qui ont la terreur de l’aventure, sans vrai courage, sans audace, sans tout l’amour, ce pourquoi nous ne sommes pas dignes de vivre, même à notre époque où tout est permis.
— Qu’as-tu, mon chien ?
Sirloup tombe en arrêt du côté de la tache noire de ce bosquet, un endroit recouvert par les guirlandes d’un lierre magnifique, une sorte de grotte, une chambre de verdure dont l’entrée se montre ronde, tel le couloir d’une tanière de fauve.
Il y a certainement là des gens cachés, des malfaiteurs ou de pauvres diables dormant à la belle étoile, sans autre étoile que l’œil indiscret de la lune se glissant sous les branches, car la lune, dans son plein, ne souffre aucune rivale.
Sirloup gronde, la queue en fouet. Planté sur ses quatre robustes pattes, il est prêt à bondir. Je lui flatte les oreilles, le calme. Faut-il douter de la sécurité du Bois ? Le décor est si merveilleux dans son immobilité de toile de fond et, au premier plan, ce saule argenté, rideau scintillant de paillettes, abrite sous lui des fleurs d’eau presque roses, grosses comme des têtes d’enfants émergeant de leur bain ! Une aventure de guerre ne me déplairait pas. Je suis irrité par cette splendeur gaspillée. J’ai la mauvaise habitude, ainsi que tous les hommes, de me croire le centre de l’univers, au moins quand je suis seul, et ce n’est pas une aventure de banale tendresse qui étancherait ma soif après avoir bu à la coupe de la nature. Il me faudrait une bataille et du sang pour me distraire des distractions ordinaires. Elle avait bien raison, l’autre, de me dire jadis : « Pourquoi ne peut-on pas mourir… pour éterniser enfin ce qui ne dure pas ? » Et… comme j’ai eu tort de ne pas l’avoir tuée ! Ah ! Refaire l’Amour, son amour, tous les amours en l’unique Amour ! Être deux, assez forts, assez grands, pour recréer le monde, puisque le monde est en nous et que le décor, les cités les plus sombres ou les plus clairs paysages, n’existent que lorsque nous les animons de notre passion personnelle !
— Voyons, Sirloup, tais-toi ! Arrière ! Hein ? Qu’est-ce que c’est que ça ?…
Sirloup vient de bondir irrésistiblement sur un être qui sort de ce trou de verdure, une espèce de long reptile blanc… c’est… mais, oui, c’est une femme !
Chose inouïe ! Devant cette femme, qui est entièrement nue, j’ai posé ma main derrière moi pour y chercher mon revolver, me défendre. Sirloup, happé au collier, frissonne d’une terreur témoignant de sa superstition d’animal en présence d’un autre animal d’une race inconnue. Je le maintiens en arrêt devant ce nouveau gibier débusquant de son antre. On l’aperçoit aussi nettement, aux lueurs de la lune, que dans un écran de cinéma. Elle est d’un âge incertain, belle de lignes, blonde ou rousse, coiffée court avec des mèches qui lui obstruent les yeux. Elle tire, en se traînant, un lambeau d’étoffe, un manteau, je crois. Péniblement, elle se relève, titube un peu, en ramassant ce manteau, une fourrure de zibeline doublé d’une soie claire, puis s’en couvre, se fond, maintenant, dans une silhouette bien mondaine, celle d’une dame qui serre sa pelisse autour d’elle, du même geste qu’elles ont toutes sur le perron d’un grand restaurant ou du théâtre, quand le froid sévit et qu’elles attendent leur voiture.
Elle vient à moi, lentement, et me dit ceci, d’une voix somnolente, hallucinée :
— Monsieur, cher monsieur ? Voulez-vous faire un quatrième ?
Elle est probablement ivre, ne se souvient pas du tout du costume qu’elle porte sous la décence de son manteau, dont le col monte jusqu’à la touffe désordonnée de ses cheveux.
Je réponds, repris par le fatal engrenage des propos mondains :
— Mais, volontiers, chère Madame. Encore faudrait-il savoir à quel jeu ?
Et je salue, secoué d’un frisson analogue à celui de Sirloup. Je demeure, devant elle, respectueux, abruti. Le rôdeur me demandant la bourse ou la vie, la pierreuse en quête d’un miché sérieux, ne m’auraient pas désemparé comme cette apparition. Il y a surtout mon chien qui ne la tolère pas ! J’ai toutes les peines à le retenir. Il pousse de vilains petits cris de rage ou de désir comme chaque fois qu’il sent de la chair nue à sa portée. On ignore s’il a envie de mordre ou de lécher… La nature, la belle nature, est en train de nous rouler tous les deux dans une aventure où je n’aurai pas le dessus, j’en ai peur !
Nous causons, la femme et moi, l’un en face de l’autre, moi, retenant mon chien et elle son manteau, la lune nous illuminant de sa lumière morte, donne le détail avec une précision affreusement photographique. Ou c’est noir, ou c’est blanc. La fourrure l’enveloppe d’un pan d’ombre qui s’écarte parfois pour laisser entrevoir un morceau de peau blafarde.
J’interroge, très courtois, sans aucune ironie :
— Vous aurait-on manqué de respect, chère Madame ? Le bois est mal fréquenté, dit-on, à cette heure tardive ? Êtes-vous blessée, dévalisée ? Vos agresseurs vous ont pris vos vêtements, sans doute ? Je peux vous défendre ou vous reconduire chez vous…
Alors, elle continue, de son côté, comme si elle était toujours à la recherche du quatrième, dans son salon, et elle m’apprend son histoire en termes hachés, décousus, invraisemblables, — je n’en crois pas mes oreilles et Dieu sait, pourtant, si j’en ai entendu, des confidences de femmes, des aveux troublants :
— … Vous pensez que pour une partie comme celle-là, on ne pouvait guère la risquer chez mon mari. On est traqué partout ! Dans les hôtels, on peut être vendu par les garçons, les chasseurs, ou les femmes de chambre. Ernest est à moitié gâteux et son imbécile de secrétaire, qui est un homme de lettres, n’attend que l’occasion de me faire du chantage. J’ai dit à Fernand que nous irions tout simplement au Bois. La voiture attend chez Laure, on la rejoindra passé minuit. Dites donc, il n’est pas minuit ? Il faut que je passe minuit, non… chez Laure… c’est indispensable. L’ennuyeux c’est que… qu’ils sont là, vautrés, mon cher, comme des porcs… c’est honteux ! C’est bien désagréable aussi ! (Elle parle d’un ton enfantin un peu zézayant, coupé de hoquets et de reniflements bizarres. Elle est peut-être enrhumée du cerveau, étant donné la légèreté de son costume !) Oui… nous sommes trois, voulez-vous faire le quatrième ?
Elle me prend le poignet. Je sens ses ongles qui s’incrustent pour lui assurer son équilibre.
Guidé par cette singulière Galathée, je m’approche de l’antre en question. Sirloup, lâché avec une solide tape sur le museau pour lui apprendre le respect, malgré les circonstances, me suit, le nez bas, grondant et enragé de sa colère intérieure.
Je pénètre, en me baissant, et je vois étalés, dans l’ombre, deux hommes, l’un sur le ventre, l’autre sur le dos, en habits de soirée, si on peut appeler habits de soirée des loques fripées, souillées, de couleurs indistinctes pour les gilets blancs.
Un de ces Messieurs ronfle, le plastron inondé d’on ne sait quelle mixture qui n’est malheureusement pas pour lui du sang, car ce serait plus propre, au travers de quelle mixture empoisonnée étincellent les prunelles brillantes de deux énormes boutons de diamants. Ce sont des gens très bien.
Abasourdi, je demande encore :
— A quoi s’amuse-t-on, ici, ma chère belle ?
Elle s’assied, accablée de fatigue, sur le banc de gazon neuf qui fait le tour de la grotte comme un divan :
— S’amuser ? Mon pauvre ami, que dites-vous là ? Sans la neige, on aurait eu joliment froid ! Des hommes, ça ! (et elle pousse du pied l’homme qui ronfle.) Non ! Ça n’existe pas. Vous connaissez Ernest ? C’est un gâteux. Il rabâche toute la journée ses mémoires. Ceux-là, plus jeunes, sont tout de suite au bout de leur rouleau. Tenez, il ne m’en reste plus qu’une petite, une toute petite ! La voulez-vous ? On pourrait ensuite se plaire ensemble.
J’ai compris.
— Merci ! J’ai horreur des paradis de ce genre. Surtout, ne me dites pas qui vous êtes, je vous en prie. Je ne veux ni vous conduire au poste ni retenir votre nom.
Je repousse un peu brusquement la boîte d’or qu’elle me tend et, sans le faire exprès, je répands son contenu, une poudre onctueuse comme, en effet, un flocon de neige. J’écarte le manteau de la femme et, à la pure clarté de la lune glissant son index de fée entre deux branches de ce lierre noir, je la regarde.
C’est horrible ! On dirait des bleus que lui auraient fait ses deux compagnons… de peine ! Par tout le corps, elle est maculée de piqûres et de plaies. Maigre, anguleuse, ses bras, aux coudes et aux poignets, montrent leurs os. Elle a une peau qui semble grise dans la lueur laiteuse de l’astre, mais ses lignes sont encore correctes, révèlent plus de jeunesse que son visage tourmenté.
— Vous avez été belle, Madame, dis-je, d’un accent de reproche, très amer, malgré moi. Pourquoi avez-vous avili tout cela ? (Et j’ajoute, plus doucement :) Voyons, reviens à toi, réponds-moi. C’est stupide, c’est coupable de t’abîmer ainsi. La vie n’est pas faite pour le mensonge !
Elle se redresse, impérieuse :
— Vous allez me rendre ma poudre ! Où est ma boîte ? Vous me l’avez volée…
Elle est furieuse, tout à coup.
Je cherche la boîte qui a glissé sur le gazon. Sirloup, très attentif à tous mes gestes, la trouve, la ramasse, et la lui présente, délicatement. Il se sent, maintenant, plein de prévenance pour cette singulière animale qui pose, ou remet, sa peau à volonté.
— Il est beau, votre chien ! (Ses yeux se ferment.) Dites-moi, chéri… est-ce que c’est vrai que les chiens…
Elle paraît s’endormir. Sous les narines, je vois couler une morve blanchâtre, une mousse, et mon cœur se soulève. Ce n’est pas une fille, certainement, parce que son état de bizarre ébriété ne lui permettrait guère de retenir la liquéfaction de son cerveau et elle n’a pas, cependant, laissé échapper un tutoiement vulgaire ou un mot obscène. Elle demeure distante, encore plus ignoble de garder sa tenue qui n’indique ni une passagère exaltation ni un attendrissement. Dans ce cadavre vivant, tout est pourri, détraqué, sali. Il ne reste que la ligne, la ligne mondaine. Si je touchais son nez, je le sentirais mou, s’aplatissant, sous le doigt, privé de son cartilage.
Ce n’est plus une femme, c’est une bête, une bête immonde, qui vaut moins que mon chien, la honte de son espèce féminine dont l’héraldisme ne compte plus. Elle n’a qu’une idée, une idée fixe… Toujours la même, parbleu, celle qui mène le monde entier aux fins dernières de la suprême convulsion du plaisir !
Je lui parle tout bas, contre son oreille. Elle sourit. Ses dents se mettent à luire, sous le rayon de lune ; de jolies dents sont tellement inutiles aux têtes de mort ! Elle m’écoute, hoche le front, m’approuvant, consentante :
— … Seulement, je vous le prête, je ne vous le donne pas, chère amie. J’y tiens beaucoup ; je suppose qu’on peut en obtenir tout ce qu’on désire, en sachant lui en intimer l’ordre par des caresses appropriées. Surtout pas de brutalité ou il vous étrangle, vous et les vôtres ! Voici donc, enfin découvert, le quatrième que vous méritez. A ne jamais vous revoir, belle Madame.
Et je m’évade…
Mon cerveau flambe. Je deviens fou. Pourquoi ai-je laissé commettre ce crime ? Car c’est bien un crime, c’est même l’ancêtre de tous les crimes, celui qui nous valut toutes les déformations physiques les plus répugnantes de la création. Il est inscrit, en caractères de pierres, au portail de la cathédrale de Chartres, tourné en dérision joviale par le moyen âge qui savait s’amuser des choses les plus macabres. Il est flétri tout au long, sinon prévu par le code. J’imagine les commencements du monde dénaturés par lui, les obscurs commencements du monde racontés par la Bible trop clairement, où les anges eurent commerce avec les filles des hommes et où, sans doute, les hommes, indignés, frustrés, en appelèrent aux sirènes de la mer et aux guenons des forêts.
Du fond de cette fange, de mon abominable trahison, ô Maître des maîtres, puissance des puissances, je devrais me traîner à tes genoux pour implorer mon pardon, ô toi qui ne m’as jamais trahi, toi ma force et ma raison de vivre ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi, m’ayant livré à ta pire ennemie, cette mauvaise fée aux yeux louches, l’hésitation, m’as-tu tout à coup enseigné la pudeur ? La pudeur, l’Alibi ! Si tu avais posté cette audacieuse femelle au coin du bois, c’est que peut-être tu voulais la guérir de sa misère ! Entre grands coupables, on peut jouer franc jeu. Est-ce que je mérite mieux que ce rôle de quatrième ? Du partenaire de hasard, du passant ratifiant, par son consentement, la bonne aventure, même la plus douteuse des chances ?
A l’aube, mon chien revient et mon chauffeur manifeste sa joie. Moi, je commençais à m’exaspérer dans cette voiture close :
— Monsieur, le voilà, notre Sirloup ! Il est plus malin que les gardes ! On ne l’a pas emballé ! Nous avons bien fait de l’attendre.
Sirloup, très humble, se glisse dans l’auto, se couche à mes pieds. Son long corps reptilien me rappelle vaguement cette femme pliée, toute nue, dans son manteau de fourrure. Du même coup de gueule discret avec lequel il a rendu la petite boîte d’or, il pose, devant moi, un petit mouchoir, un pauvre petit mouchoir plein de bave où se détache, transparaît, une initiale timbrée des neuf pointes de perles.
Elle est là. C’est elle, Elle ! C’est cette femme en deuil…
Immobile sur le seuil de mon atelier, tenant bien serrée cette carte bordée de noir qu’on vient de me remettre, je me cramponne à la vraisemblance de l’aventure pour ne pas tomber dans un délire de joie de très mauvais goût.
Elle, c’est elle, Mme Pauline Vallier, celle qui a posé pour le portrait de la femme nue.
Je la regarde, je bois, des yeux, cette forme sombre qui contient la forme blanche en prison au milieu de la serre, attachée à l’arbre mort, juste sous les pieds de la dame en deuil !
Ah ! l’arbre mort n’a pas menti ! Il fut l’ambassadeur de cette visite inespérée. Lui aussi a fait passer sa carte, cette petite feuille tremblante au bout d’une frêle tige d’un vert transparent.
Depuis que l’arbre mort est séquestré, que je ne laisse plus la clef sur la serrure du boudoir mauve à cause de l’intrusion possible de Bouchette, le miracle s’est produit. Les végétaux, les animaux, tous les êtres vivants de la création font tourner, autour de notre coupable indifférence, un cycle de miracles permanents, et nous ne savons pas les voir, les comprendre… ou nous avons grand tort de nous les annexer, de les enchaîner orgueilleusement à nos particuliers états d’âme.
Que vais-je lui dire ? Que vient-elle me dire ? Il y a deux ans que nous nous sommes quittés, pour toujours…
La voici, devant moi, calme, souriant sous son voile de gaze. N’est-ce pas, ce voile, ses cheveux flottants, très noirs, fuligineux, tordus, d’un côté, pour lui laisser la liberté du geste comme dans le portrait ?
Son deuil est un peu fantaisiste. Elle a une robe droite de soie noire, tout unie, une longue jaquette de velours de laine et un chapeau pressant ses tempes d’un diadème de grosses perles de jais. Ce n’est pas laid, mais c’est inquiétant comme une chose de convention, une élégance de théâtre. Son visage est, dans ce demi-deuil, plus blanc, ses yeux plus clairs, sa bouche plus rose, et, cependant quelque chose de dur, d’arrêté, de définitif s’en dégage comme si on soulignait, au cours d’une lettre, certaines phrases pour en faire ressortir l’importance. Elle n’a pas beaucoup changé, sa silhouette est moins hardie, à cause, sans doute, de cette jaquette lui prenant les hanches, très boutonnée, mais je connais la liberté de ces hanches-là, aucune mode actuelle ne peut me les dissimuler.
— Monsieur Alain Montarès, de passage à Paris, je suis venue vous demander un service et j’espère que vous voudrez bien me le rendre.
La voix est très calme. Aucun tremblement, aucune émotion. C’est une étrangère qui s’adresse à un homme qu’elle n’a jamais vu.
Nous sommes tellement rompus aux exercices de la politesse mondaine, comme des chiens au tirage de la laisse, que je m’entends répondre, machinalement :
— Je me mets entièrement à vos ordres, madame.
Mais pour obtenir l’attitude qui convient en face de la sienne, je suis obligé de me crisper les poings sur la poitrine, afin d’y enfermer mon cœur qui voudrait aller lui éclater sous le nez. Je fais un tel effort d’énergie que la carte de visite s’éparpille, réduite en miettes.
— Vous permettez ? (Elle s’assied sur le rebord d’un divan, près de l’estrade où montent les modèles, et m’indique un fauteuil, très chez elle, encore plus distante parce qu’elle me fait sentir que j’ai à peine le droit d’être chez moi.) Je désire vous expliquer ce que je veux et pourquoi je le veux. Il faut que vous me compreniez bien, monsieur Alain Montarès.
Nous sommes en face l’un de l’autre. Le grand atelier nous entoure de son clair-obscur de cinq heures, le moment où tombe, du haut des arbres, ce jour vert, doucement triste, qui baigne les objets d’une onde stagnante, d’une eau de citerne. Je n’ose pas allumer une torchère parce que j’ai peur de faire s’évanouir la vision, l’apparence de cette femme. Si ce n’était pas elle ? Dans l’atmosphère morne, les statues et les toiles prennent, elles aussi, l’apparence de personnages en visite, décidés à nous écouter avec déférence. Je suis resté debout, la dévorant des yeux. Pourquoi n’enlève-t-elle pas ce voile qui ressemble à des hachures de fusain ?
— Je ne vous ai pas envoyé de lettre de faire-part, ne le jugeant pas utile, Alain Montarès, quand j’ai perdu mon mari, voici près d’un an. Je demeure, à présent, en province, dans la propriété où il est mort et j’ai l’intention de m’y fixer définitivement. C’est la paix de la campagne, pas loin d’une petite sous-préfecture où ne parviennent guère les bruits de Paris. J’y suis entourée d’humbles gens pleins d’un affectueux respect pour moi… des parents pauvres de mon mari que j’ai voulu recueillir. Nous nous occupons d’agriculture, d’élevages, aussi d’œuvres de bienfaisance. Il sera pourtant nécessaire de nous rallier à quelques personnages politiques, de recevoir des gens en situation de nous aider, venant de la capitale. Cela entraînera des surprises, des malentendus… enfin, je voudrais mettre de l’ordre dans cette affaire comme dans toutes mes affaires, puisque je suis ici pour cela. Je fais donc appel à votre courtoisie, monsieur Montarès, qui domine, je le sais, tous les actes de votre existence d’artiste… très agitée. Je dis agitée par politesse. (Elle sourit, me montrant ses dents qui sont toujours éblouissantes et ce sourire est une brutale réplique du sourire de la femme d’en bas, de la femme nue, parce que la blancheur des dents évoque celle de la chair.) Vous n’êtes pas un homme sérieux, malgré votre position de peintre de plus en plus célèbre, mais vous demeurez bien élevé. Je vous rends cette justice. Vous approchez de la cinquantaine, en outre, et vous devez aspirer à l’oubli de tous les scandales. Ce que je vous demande, c’est, après l’effacement total du passé, une garantie pour l’avenir. J’ai beaucoup souffert, par vous… mais, qu’est-ce que les souffrances d’une passagère liaison en présence de l’horrible arrachement de la mort ? J’ai vu s’éteindre un mari très bon, qui a daigné m’absoudre sans même me demander tous les aveux qu’il était en droit d’exiger. Si vous saviez le peu d’importance de certains souvenirs devant l’irréparable ? Le chagrin qu’on a causé, qui a déterminé peut-être une fin douloureuse !…
… Phénomène singulier, je ne l’écoute plus. La femme qui est là est un automate quelconque, une statue mécanique ayant le visage du portrait, une tige enrobée par un mannequin de paille, qui porte à son extrémité la fleur de l’autre plante, une fleur artificielle. Je ne comprends rien à ce que cette créature-là me débite. C’est pourtant la même voix, je la reconnais, elle me pénètre jusqu’aux moelles, mais je ne saisis pas le sens de ce qu’elle me dit.
Elle s’en aperçoit et s’interrompt.
— Vous ne m’écoutez pas, monsieur Montarès ; et il me faut, à moi, tout mon courage pour aller plus loin !
— Je vous écoute, Madame, seulement, je ne vous entends pas. C’est comme si votre accent, le son de vos paroles, me parvenait au travers d’une porte fermée. Alors, ouvrez cette porte. Je n’ai pas l’habitude de parler sans savoir si les gens sont chez moi ou si je suis chez eux. Entrez ou laissez-moi sortir. Ce discours est trop long. Que désirez-vous de tellement extraordinaire que vous preniez tant de précautions pour me le demander, puisque je suis prêt, naturellement, à vous accorder tout ce qu’il vous plaira d’exiger de moi ?
— Alain Montarès, je vous demande l’effacement du passé par la destruction totale du portrait que vous avec conservé, que j’ai eu la faiblesse de vous abandonner, de ce portrait qui fit une apparition scandaleuse dans une exposition, il y a cinq ans et qui, lorsque j’y pense, me force à rougir, là-bas, dans ma solitude de pauvre femme craintive.
J’avoue que je ne m’attendais pas à ce coup de massue ! Je suis ahuri.
— Vous me supposez capable, moi, de vendre ou de laisser reproduire ce portrait, pardon, cette étude de nu ? Pauline, madame Vallier, vous êtes folle ! C’est odieux ! Il est impossible que vous puissiez me juger aussi mal. Pourquoi me déclarer, d’abord, que vous me prenez pour un homme bien élevé ? (Je serre les poings, exaspéré, car c’est trop fort, je me révolte :) Ah ! c’est cela ? Vous êtes venue pour me demander un effacement encore plus absolu du passé, c’est-à-dire m’ordonner de détruire un objet, une image à laquelle je tiens, moi, comme on tiendrait à la lumière, autrement dit de me crever les yeux et cela au nom de je ne sais quelle pudeur… de province, au nom d’un mort qui ne peut plus s’en offenser, qui n’eut jamais lieu de s’en offenser puisqu’il ne l’a jamais vu ? Ce sentiment de regret (je cherche le mot)… posthume, me paraît tout à fait inutile de vous à moi, encore plus inutile vis-à-vis des… autres ! Je n’ai connu M. Vallier qu’à l’état de fantôme dans notre vie. Il est mort ? Alors, il continue, pour moi, à ne pas exister ! J’ai le cynisme de vous l’avouer. Est-ce que, par hasard, vous reniez le passé au point de vouloir en retirer jusqu’au très pâle rayon qui en est, non pas la preuve, mais le reflet ? Ou doutez-vous de mon honneur en me supposant capable d’une nouvelle publicité autour de cette œuvre qui serait, en effet, une offense, non seulement pour vous, mais encore pour le sentiment très sincère qu’elle m’inspire ? Le portrait est ici, madame, et il n’en bougera pas. Il est resté dans le petit salon que vous connaissez, car je n’ai pas voulu lui faire subir la promiscuité de mes autres… images. Il n’en sera jamais question ni dans ma vie ni dans la vôtre. Il n’appartient plus qu’à mon rêve. Je l’ai même retouché au nom de cette pudeur dont vous parliez tout à l’heure, qui n’est, chez vous, je crois, qu’une convention sociale. Je l’ai voilé. Il est à peine vous… Pour moi, c’est l’astre sous le nuage et je pense que ma parole doit vous suffire comme garantie de mes intentions.
Malgré moi, je suis monté au ton de l’ironie en cherchant mes mots pour ne pas la blesser. Je ne peux pas m’empêcher d’aller de long en large devant elle, assise, en dérangeant quelques meubles. On étouffe ici ! Cette clarté fausse qui tombe des arbres du jardin en se teintant de vert comme si nous étions sous l’eau, noyés, pèse à mes épaules de tout le poids d’un abîme. Tout ment. Le jour. Elle. Moi. La vie.
— Vraiment, Alain Montarès, reprend-elle de sa voix devenue incisive, mordante, je m’étonne de votre… nouveau genre de cruauté. Pourquoi me refusez-vous, justement, la meilleure assurance de cet honneur dont vous vous vantez ? Voyons, ce n’est pas raisonnable, pas digne de ce sentiment auquel vous faites allusion, ce sentiment très sincère et qui n’existe, bien entendu, que dans votre riche imagination de faiseur d’images. On ne tient pas à une seule image quand on peut en créer d’autres et plus belles et plus jeunes et plus proches de votre idéal d’artiste, en admettant que vous en ayez jamais eu un ! (Elle arrange fébrilement les plis de son voile noir sur le côté, le tord, en se détournant de mon regard.) Je ne suis plus du tout cette femme. Est-ce que je l’ai jamais été ? J’en doute, Alain Montarès ! Sur cette toile, vous m’avez faite à votre ressemblance, comme on nous apprend que le créateur a fait la créature ou sa création, ce que je n’arrive pas à croire. Ce sont vos désirs qui m’ont douée de… perfections que je ne possède pas et surtout d’attitudes, de gestes dont je ne veux pas prendre la responsabilité, n’ayant tout de même pas été élevée à votre école.
J’interromps, amèrement et très bas :
— Mon école ? Celle de l’amour, Madame ?
— Celle du libertinage, Monsieur ! Mais il serait dangereux de discuter, puisqu’il n’y en a qu’un, ici, qui soit revenu à la raison. Je désire, au besoin j’exige, c’est mon droit, le plus sacré de tous, celui du plus faible, que vous détruisiez ce portrait en ma présence. Je partirai ensuite plus tranquille pour la retraite que je me suis choisie. Moi, je veux oublier ce portrait comme le reste… et vous devez en faire autant. Alain, je vous en prie, je crois avoir assez souffert par vous pour que vous m’aidiez à effacer les traces de cette coupable passion.
D’un bond, je suis sur elle, je la prends par les poignets, je la dresse, debout, en face de moi :
— Madame Pauline Vallier, osez donc me regarder dans les yeux ! Ce que vous dites est abominable et c’est vraiment d’une autre impudeur que celle du portrait ! Il est possible que vous ne m’aimiez plus, que vous ne m’ayez même jamais aimé, je finis par le croire depuis que vous êtes ici, mais, moi, je prends le droit du plus… fort, de celui qui aime toujours pour vous défendre d’insulter l’amour, ma passion, sur ce ton de bourgeoise en visite chez un notaire. La raison, le droit, l’oubli ? En vérité, vous auriez mieux fait de m’envoyer un avocat ! Au moins j’aurais pu casser la figure à quelqu’un !
Je suis hors de moi, absolument.
Elle tremble, ses yeux sont fixes, vitrés sous une terreur secrète. Oui, vraiment, cette femme a horreur de moi. Elle a commencé par le ton mondain, très froidement poli. A présent, elle va, certainement, me cracher toutes les injures. Ah ! pourquoi est-elle revenue ? Il lui était si facile de m’écrire ces choses… Mais non, ça ne s’écrit pas, ces choses, quand on a peur de l’homme.
— Alain, lâchez-moi ! J’avais confiance dans le calme retrouvé loin de vous. Je croyais qu’il en était de même à votre sujet. Je suis libre de vous dire ce que je pense parce que c’est la vérité : je ne vous aime plus. Lâchez-moi ou je crie…
Je l’ai lâchée. Elle retombe sur le divan, les yeux clos, et elle ajoute :
— Quand je suis partie, je ne vous ai laissé aucun espoir, ou, du moins, ces choses-là se sentent, on n’a pas besoin de les dire. Vous pouviez vous consoler aisément, vous étiez libre. La chronique raconte assez que le célèbre Alain Montarès ne rencontre jamais de cruelle et cela se sait en province comme à Paris. Finissons-en, Alain, rendez-moi ou détruisez ce portrait. Je le veux anéanti comme je voudrais anéantir toutes les traces de cette funeste passion qui a gâché et gâche encore ma vie, m’a éloignée d’un époux très bon, le seul que j’aurais dû aimer. Là-bas, dans cette grande maison paisible où chacun travaille pour obtenir de son labeur un résultat moral, quand je me rappelle cette image… du mal diabolique gagné à votre contact, le souvenir de cet art mauvais, dont vous possédez tous les secrets honteux, me brûle comme un fer rouge. Il est évident que je n’ai ni mari ni enfant pouvant me le reprocher, mais il y a ma conscience. Si les jugements du monde sont pour moi sans aucune importance, il y a ceux de Dieu.
J’éclate de rire, simplement parce que je ne peux pas éclater en sanglots.
— Ah ! ça, non ! Épargnez-moi ce remords de votre conscience que vous faites passer devant Dieu ! J’ignorais ce détail d’une possible conversion. Je me souviens d’une Pauline Vallier ne croyant ni à Dieu ni au diable, d’une femme naturelle, aimant l’amour avec la ferveur d’une prêtresse, et il ne me semble pas logique, pas humain de la retrouver, après deux ans d’absence, dans l’état moral où vous êtes. Ne plus aimer n’implique pas nécessairement de renier l’amour… ou alors, c’est que vous en aimeriez un autre. Voilà ce qui expliquerait beaucoup mieux votre dégoût… du passé. Vous voulez vous remarier, Pauline ? Avouez-le ?
— Votre dernier mot, Alain ? Oui ou non, me rendrez-vous ce portrait ? Ce n’est ni pour me remarier ni pour en aimer un autre que je veux la liberté de mon cerveau. Je suis obsédée par la vision de mon être livré au public, anonymement, soit, mais il s’agit de ma personne et nous sommes tout de même deux à le savoir.
— Mon dernier mot est pareil au premier. Je vous aime, je vous aime toujours et peut-être plus passionnément qu’autrefois.
— Taisez-vous ! (Elle s’est levée pour aller se réfugier sous la protection de la Vénus de marbre qui se silhouette dans le fond de l’atelier comme le doux fantôme de toutes les tendresses mortes. Là, Pauline Vallier me montre ses petits poings gantés de noir et ses yeux deviennent presque phosphorescents :) Mais vous ne devinez donc pas, Alain Montarès, quelle horreur j’ai de vous, de votre impudence, de votre effroyable cynisme ! Ah ! vous m’avez à jamais guérie de l’amour, oui ! Vous m’aimez encore, comme autrefois, n’est-ce pas ? Pour le plaisir, par égoïsme, par sadisme, le mot n’est pas de trop ! Vous avez tout sali en moi, même la joie d’admirer les belles choses que vous faisiez, parce qu’elles étaient malsaines. Ah ! vraiment, je ne pensais pas être venue chez vous pour y recevoir cette nouvelle injure ! J’avais cru ma faute expiée, si faute il y a, d’avoir cédé à un vertige que je ne peux plus m’expliquer. L’amant que vous avez été ne m’est plus rien ou alors Satan existerait seul. Je ne crois pas encore en Dieu, mais j’essaie d’y croire, de me réfugier dans la paix des églises ou des cimetières. Alain, avez-vous jamais été pour moi un ami ? Rappelez-vous ? Vous êtes-vous occupé de moi autrement que pour votre propre satisfaction, dites ? M’avez-vous jamais demandé si je souffrais de votre ironie, qui corrodait à la fois les sens et l’âme ? Est-ce que vous avez été autre chose qu’un bourreau se complaisant aux larmes de sa victime, la tourmentant de près par son infernale jalousie, de loin par ses lettres railleuses ou indifférentes ? J’ai vainement espéré de vous un mot d’espoir dans un avenir meilleur et, pour vous, le présent, ma présence, vous suffisait. Vivant isolée à Paris, sans protection et sans l’époux que je ne voulais pas mettre en tiers dans une intrigue dangereuse, j’ai dû vous subir et me griser de vos caresses pour tâcher d’oublier mon esclavage. Quand on descend cet escalier-là, Monsieur Montarès, on est beaucoup plus à plaindre qu’à blâmer, les prêtres me l’ont dit. Si je fus votre élève docile, celui qui enseigne est le plus coupable. Qu’est-ce que je viens vous demander ? La paix. Et maintenant que le mort m’entoure de sa protection occulte, je n’ai pas peur de retomber sous le joug de Satan. Pax ! Alors, pourquoi vous laisserais-je le gage de ma honte ? Vous parliez d’un avocat, tout à l’heure ? Secrètement, j’en ai consulté un. La loi est formelle : un portrait est à celui qui l’achète. Je suis peut-être assez riche maintenant pour y mettre le prix… Combien, Monsieur Montarès ?
Je reçois ça en pleine face et mes joues brûlent. Je ne l’ai pas quittée du regard. J’ai assez mal entendu tout ce qu’elle m’a dit, mais j’ai vu… j’ai vu la bouche qui a râlé sous la mienne proférer cette dernière phrase du discours. Oui, c’est cette même femme qui insulte, maudit, et paraît persuadée de tout ce qu’elle raconte, cette même femme, devenue la provinciale assagie par la mollesse des herbes grasses des cimetières où elle s’agenouille pour des rêveries interminables, cette paresse de la réaction qu’elles ont toutes dans le sang ! Ça c’est une créature qui n’a plus ni cœur ni entrailles, parce qu’elle n’aime plus rien que sa paix, celle des sens, celle de l’âme, la morte vivante. Le plus horrible de la situation, c’est ce que je ne veux pas me résoudre à comprendre. La paix, la trêve des sens ? Est-ce que je connais ça, moi ?… Voyons, quel âge a-t-elle aujourd’hui ? Malgré sa beauté, toujours conforme à son image, les traits sont un peu creusés, les yeux plus durs et la bouche est pâlie par la colère. Elle n’aime plus. Serait-ce parce qu’elle est arrivée à cet âge incertain où les femmes les plus ardentes oublient leur passé fleuri et s’inquiètent de l’aridité de leur avenir ?… Ou elle en aime un autre, songe à se remarier, me joue la comédie du mépris pour aller s’ensevelir dans une idylle de sous-préfecture.
Je continue à rire. Après tout, si c’est là son ultime plaisir d’amante de m’injurier, j’aime encore mieux ça que son indifférence mondaine du début. Cependant je ne lui reconnais pas le droit d’introduire un avocat dans l’histoire de notre intimité, surtout en dehors de mon champ d’action. Un homme m’aurait jeté la plus petite goutte de ce torrent de fiel que je l’aurais déjà tué ! Je ne lui reproche rien, moi, parce que je l’aime toujours, mais pourquoi m’a-t-elle lié, pieds et poings liés, à son image, à celle qui ment ?
Je ris plus fort. Une idée vraiment diabolique, celle-là, traverse ma cervelle bouillante. On me pousse à tous les excès quand on m’empêche de passer par le raisonnement. Or, par quel raisonnement puis-je la convaincre, étant fou moi-même ? Ah ! elle veut acheter son portrait ? Très bien ! A merveille ! Le tout sera d’y mettre le prix.
— Line, lui dis-je très doucement, presque tendrement, vous vous égarez. Votre indignation va trop loin. Je crois que ce portrait n’est plus aussi… scandaleux. Je l’ai moi-même rectifié. Voulez-vous venir le revoir ?
Elle hausse les épaules, hésite un instant et me suit.
Nous descendons l’escalier qui nous mène au boudoir-serre. Là, Sirloup est couché en travers de la porte, il gronde quand je le dérange. Il n’a jamais vu cette femme en noir et elle ne lui plaît pas. Je tire la clef qui ne me quitte plus, j’ouvre, je m’efface, respectueusement, pour faire entrer Pauline Vallier.
Elle demeure les sourcils froncés devant la toile se présentant à elle comme le miroir maudit. Autour de nous, les rideaux poussiéreux font une ombre hostile, le divan est en désordre, fané, ses coussins affaissés et la petite lampe-veilleuse, qu’on n’allume plus, est mal coiffée de son abat-jour. J’écarte une draperie ; le crépuscule vert pénètre en vagues fluides et froides. Tout sent l’abandon, mais la femme peinte sourit toujours, cambrée en arrière, offrant son beau ventre intact qui rayonne, éclate comme un astre de chair.
— Ah ! Quelle infamie ! s’écrie Pauline Vallier, en se cachant la figure dans ses mains. Pourquoi avez-vous effacé mes jambes, ce que j’ai de mieux, pour laisser le reste, moins bien, c’est révoltant !
Voici la première fois, depuis qu’elle est chez moi, qu’elle a une exclamation purement féminine. Je me penche à son oreille :
— Line, je vous vends ce portrait, ou, pour parler plus correctement, je vous le donne, en échange d’une nuit passée avec le modèle, une seule nuit…
Francine est de mauvaise humeur. Nestor bougonne. Sirloup détériore le gazon. Depuis quelques semaines toutes les habitudes de la maison sont bouleversées. Ma cuisinière est vexée parce que je lui ai repris la clef de la serre pour empêcher l’intrusion de Bouchette chez la femme nue. On ne peut plus nettoyer cette pièce, toujours si poussiéreuse à cause de son parquet de simple terre battue.
Nous sommes au début de juin et les mères de famille avortent, s’étiolent. Quant aux nénuphars de la vasque, ils exhibent d’informes boutons jaunâtres donnant l’impression de moitié d’œufs à la coque. Le gazon, lui-même, prend un aspect de maladie de peau que Sirloup, embêté, énervé, gratte, gratte, s’enrageant à cette besogne comme un chien fou.
Il faudra se résigner au grand départ, à la fuite éperdue en auto. Pour où ? Les voyages sont, en certaines circonstances, de tels arrachements qu’ils ressemblent aux opérations chirurgicales. Si on n’en meurt pas, on est soulagé, mais c’est une chance à courir.
Bouchette n’est pas revenue. Elle ne reviendra jamais, je le sens.
Pauline Vallier s’est sauvée, l’autre jour, sous le cinglement d’une insulte que les femmes prudes ne peuvent guère pardonner.
Et c’est pourtant celle-là que j’attends, c’est plus fort que moi. Je la devine, je la vois encore à Paris restée pour mettre de l’ordre dans ses affaires, courant les grands magasins, se risquant jusqu’au théâtre sérieux, se reprenant à la vie parisienne et la revivant à l’envers pendant que les vrais Parisiens s’en vont. Avec qui se promène-t-elle ? Tant que je me l’imaginerai respirant le même air que moi, je ne pourrai pas changer d’air.
Je travaille, c’est-à-dire que je m’efforce de me distraire. Je m’occupe d’une jeune Muse en service commandé sur un monument aux morts et je tâche de lui dessiner un geste naturel. Ça ne vient pas, car je la crée sans modèle. Tous les modèles me dégoûtent. Je pense de plus en plus à la femme en deuil, ce travesti funèbre de ma passion de jadis. Ce qu’elle m’a lancé à la tête, durant sa fatale visite, me descend jusqu’au cœur. Il n’est pas bon qu’un homme de mon espèce se mette à réfléchir. Je finis par me rendre compte qu’elle pourrait bien avoir raison. Nous avons exagéré chacun de notre côté ! Comment une femme revenue à la vie normale, la vie végétative de province, au calme de la vertu, pourrait-elle juger autrement cette période anormale de son existence où elle fut séduite, subjuguée par une violence qu’elle n’avait jamais… admise ? Elle est retombée sur elle-même comme l’écume de la cascade retombe en eau courante, puis dormante, le champagne mousseux se transformant en eau pure. C’est l’éternel malentendu. Pour se quitter bien, il faudrait ne se rien laisser à désirer. Or, moi, je la désire encore. Elle est encore la complémentaire de la couleur de mon amour ! Il ne fallait pas la laisser partir, j’aurais dû la chambrer, la séquestrer, au besoin, en face de son image et, comme chaque fois que je me trouve en présence d’une énigme, je me suis employé à l’obscurcir, j’ai laissé agir la fatalité, plus par orgueil que par dépit. Ni adresse, ni référence d’aucune sorte. Je ne peux pas lui écrire, je sais très bien qu’elle n’est pas retournée à son ancien logis. Je subis le supplice de l’incognito. Ça m’est égal pour Bouchette. Ça m’exaspère au sujet de Pauline Vallier ! Et ce ridicule fatalisme qui commande tous mes actes représente, en somme, ma loyauté, mon unique honnêteté vis-à-vis des femmes : celles que je veux, je les attends parce que je les veux réellement à moi, désignées par le sort.
Enfin, je crois que je me suis conduit comme un imbécile, selon l’usage.
Et je souffre mille morts…
Francine s’approche de son menu pas de souris :
— Faudrait tout de même faire cette chambre, Monsieur ? Ce doit être une pourriture…
— Hein ? Quoi ? Ah ! oui, la serre ! Écoutez-moi, Francine, il faut respecter les miracles.
— Quels miracles, Monsieur ?
Je me lève, heureux d’une diversion, car la Muse en service commandé pour le frontispice de cet album tourne mal. Je casse, sur elle, autant de pastels que je voudrais briser de… fleurs sur les épaules de Mme Pauline Vallier.
— Oui, l’arbre sec ressuscite !…
J’entraîne Francine au rez-de-chaussée. Nous pénétrons dans cette grotte sombre où sourit ma Vénus.
— Voyez-vous ce bourgeon, Francine, ce petit brin vert qui va se dérouler, cette menue feuille qui se tendra comme une petite main ? Eh bien, c’est la dernière branche du centenaire, il revit. Sa race renaît !
A gauche du chevalet, du tronc luisant de l’arbre mort, a jailli une minuscule pousse écartant péniblement l’écorce, puis, plus solide et aussi parce qu’en face d’elle j’ai laissé pénétrer le soleil, la branchette s’est dressée peu à peu, du vert tendre passant au vert foncé, du jade allant à la translucide émeraude, écartant, comme des doigts, une feuille de platane, parfaitement conformée.
— Voilà, Francine. C’est un miracle. Un arbre desséché depuis que nous sommes ici, c’est-à-dire depuis plus de seize ans, nous apprend que certaines puissances sont éternelles.
D’un air incrédule, Francine secoue la tête :
— Je dois dire à Monsieur que ça lui est arrivé plusieurs fois, à cet arbre-là, depuis que je le connais, seulement c’est la première qu’on ne me le laisse pas frotter. Quand je faisais le ménage ici, les autres printemps, je lui donnais quelques bons coups de plumeau et je le passais à l’encaustique pour le débarrasser de tous ces vilains petits champignons qui pourrissaient. Si j’avais su que ça plaise à Monsieur, ce genre de bourgeon-là…
Elle n’ose pas rire devant ma mine déçue. Mon miracle est par terre ! Aucune coïncidence, pas même un tour de force de la nature. Ponctuellement, depuis plus de quinze ans, mon arbre mort manifeste une vie intérieure qui s’extériorise au retour de la saison tiède. Il n’a jamais cessé de vivre, de pousser sa petite branche, son rameau, espoir de sa race, et sans la pâte à reluire de la civilisation il aurait, sans doute, mis tout naturellement son enfant au monde !
— Vous comprenez, Monsieur, glisse timidement Francine, cherchant à me consoler, un arbre qu’en enferme dans une chambre, bien à l’abri, qui sert de cadre aux peintures de Monsieur, ce n’est qu’un meuble de plus pour moi, je ne pensais pas mal faire de l’entretenir comme tous les autres meubles, rapport à l’hygiène !…
Ah ! oui, la fameuse hygiène ! On doit tuer pas mal de gosses au nom de cette hygiène intensive, de même qu’en essayant de perfectionner, de refaire la race française par les sports intensifs, on a réussi à produire cette effroyable espèce d’animal qu’on appelle un champion, le garçon aux oreilles décollées, aux yeux bovins, dont les bras de singe terminés en battoirs peuvent se taper les genoux sans le forcer à se baisser. Ils font peur aux femmes et, en outre, ils ont très peur d’elles, parce que ça les empêcherait de gagner leur match du dimanche.
Le soir tombe et une lueur presque rose vient empourprer l’eau de ma citerne.
Je suis excessivement déprimé.
On entend les gonds de la grille du jardin qui tournent, appelant au secours : c’est un petit télégraphiste. Il apporte un pneu. Francine réapparaît :
— Est-ce que Monsieur dînera ce soir ?
— Non, je ne crois pas.
Et elle me laisse en tête à tête avec… l’autre miracle, le vrai, celui-là, son écriture :
« J’attendrai, ce soir, 7 h., M. Alain Montarès, à l’hôtel de Flandres. Demander Mme Valérie. »
Je reçois une telle commotion que ce crépuscule rose me monte brusquement au cerveau comme un verre de vin pur.
Elle ? Qui va me recevoir dans un hôtel, celui-là même probablement où elle est descendue et où je vais rencontrer le notaire, sinon l’avocat m’interdisant de me servir de ce portrait pour la reproduction. Ah ! on peut être tranquille ! Aucune reproduction n’est possible avec Mme Pauline Vallier, la bourgeoise stérile et pudique !
Je cherche l’hôtel de Flandres sur un plan. C’est dans une rue écartée de toutes les grandes voies. J’aperçois ça d’ici. Un endroit proprement tenu où descendent des curés de campagne, des institutrices de province. Inutile de commander l’auto. Je vais droit aux enfers, à moins que je ne reprenne le paradis de force et je m’habille comme pour une messe de mariage.
Arrivé là, je demande Mme Valérie.
— Au second, à gauche, numéro 10, me répond une dame qui a des moustaches comme un ancien soldat.
Je suis en trois bonds devant la porte en question. J’ai beau frapper très légèrement, il me semble que je viens de lancer une pierre sur le couvercle d’un cercueil. Ça résonne en moi. Il faut, je veux, que le mort ressuscite. O mon sauvage amour, ce n’est pas toi qu’on peut empêcher de foncer dans la vie et puisque tu es libre, seul, désormais, ne portant plus rien sur ton dos de cheval échappé à toutes les entreprises de dressage, nous allons savoir si on te domptera malgré toutes tes résolutions d’indépendance. Je ne veux plus rien entendre ni des lois mondaines ni des lois du code.
La porte s’ouvre. Elle est en face de moi comme une ombre. C’est tout de même elle, je la reconnais beaucoup mieux que lors de sa visite, parce qu’elle n’a pas de chapeau. Elle est en longue tunique de voile noir serrée par une lourde ceinture cloutée de jais. Coiffée très soigneusement, ses cheveux repliés en rouleaux pour imiter les cheveux courts, assez fardée, pas trop, elle a le visage tragique des êtres qui se sont fait un tourment de la vie au lieu de l’accepter avec l’orgueil humain, car c’est une très belle chose que vivre pour l’unique joie de vivre.
Je cherche à ses côtés le Monsieur aux revendications sociales. Elle est seule. La chambre est blanche, genre hôpital de luxe, comme toutes les chambres bien modernes, meubles laqués, lit virginal (un peu large, tout de même), rideaux de mousseline aux fenêtres, de la propreté, de l’ordre. C’est froid. Je me fais l’effet d’un gros bourdon tombé dans une corolle de lis. Mais une violente piqûre aux yeux me rappelle que je ne suis pas ici le maître de la place : il y a un autre insecte de mon espèce. Sur la cheminée, je vois une photographie, dans un cadre, une carte-album représentant un homme plus jeune que moi, très grand, très mince, les épaules un peu voûtées, l’air intelligent et triste avec un regard lointain. C’est certainement M. Vallier.
— Alain Montarès, murmure la dame en noir, vous m’avez dit, l’autre jour, une chose ignoble. Je vais quitter Paris. Êtes-vous toujours dans la même intention ?
Elle s’est assise sur le lit et elle croise ses mains fines sur ses genoux bien joints, elle s’enferme elle-même dans ses propres bras. Je regarde la photographie du mari mort. Je voudrais lui faire de mentales excuses et je me demande pourquoi je le trouve entre nous. C’est ridicule. Je ne l’ai jamais vu qu’en effigie et j’ignore encore s’il me gêne ou si je le gêne. Préoccupé, je réponds, tâchant de conserver mon calme :
— Je vous restituerai tout ce que vous voudrez, Pauline, à la condition que vous ne me déroberez pas, vous, mon bien le plus précieux. J’ai vécu avec ce portrait, il est à moi, comme vous étiez à moi, jadis. Alors, choisissez ! Je ne suis qu’une brute, c’est entendu. Ne recommençons pas à nous injurier. Je ne suis pas allé vous troubler dans votre sécurité ! Pourquoi venez-vous me troubler dans mon chagrin ?
Je regarde toujours la photographie.
— Oui, c’est mon mari. Vous n’avez pas besoin de me questionner. Je lui ai promis à son lit de mort de réparer ma faute dans la mesure du possible. Il a compris qu’il y avait une preuve de cette faute. Sans savoir qui vous étiez, il s’est douté de la profonde immoralité de cet amant qui n’avait jamais songé à m’épouser, lui.
Je coupe :
— Vous n’aimiez pas cet homme… voyons ?
— Je l’aime à présent.
— Si je comprends bien, c’est un amour qui, n’ayant pas commencé, ne doit pas finir (et sans transition :) Où voulez-vous que nous allions dîner, Pauline, avant de revenir ici ?
Elle se lève, s’étire un peu les bras, soupire :
— Vous serez bien toujours le même, Alain. La jalousie vous rend féroce… Vous me renverrez cette toile demain avant midi. J’ai changé d’hôtel. Ici, personne ne me connaît et je pourrai la détruire sans que l’on m’interroge, je la brûlerai, le feu purifie tout…
— Il y a aussi la chaux vive, Madame, et le vitriol. Voulez-vous que je joigne ces ingrédients au paquet ?
— Non ! Je saurai bien tout anéantir moi-même. Et maintenant, allons vivre un instant de la vie de ce pays où rien n’est propre, rien n’est sacré, rien ne peut nous faire oublier la seule importance de la bonne mort. Dans cent ans que restera-t-il, mon dieu, de toute cette fange ? Rien… rien… que la pureté de nos intentions. Ah ! revivre cette vie-là ?… Quelle honte !
Avant qu’elle ait pu s’en défendre, je l’ai prise dans mes bras et je dévore sa bouche.
— Refaire l’amour, chérie, c’est en effet la plus noble des intentions et le refaire à ton image est certainement le plus pur de mes désirs.
Renversée, les yeux clos, ses cheveux déroulés de leur joli pli rectiligne, elle souffle, très doucement :
— Par pitié, Alain, faites tout ce que vous voudrez, mais ne me parlez pas d’amour. C’est la seule grâce que je vous demande !
— Alors ?
— Eh bien ! Je voudrais… (sa voix tremble, hésitante et fatiguée), si je ne suis pas indiscrète, vous prier, ne me répondez rien de cruel, car je n’ai jamais pu m’habituer à votre éclat de rire de vieux gamin qui se moque de tout, je voudrais savoir si on ne pourrait pas habiller la femme nue ?
— Quelle femme nue ?
— Mon portrait, naturellement, celui que vous devez m’envoyer avant midi.
Cette fois, je retiens un éclat de rire, parce que, brusquement, j’ai envie de l’étrangler et plus du tout celle de plaisanter.
— Line, je ne comprends pas.
— Voyons, Alain, vous êtes un artiste capable de ça, je pense. Est-ce que vous ne pourriez pas essayer ?… Qui peut plus, peut moins !
J’achève de m’habiller, moi, dans ce cabinet microscopique où règne un désordre bien féminin et où j’ai l’impression de porter le plafond bas sur ma tête, tellement cela ressemble à une souricière. Dans mon crâne m’entre comme le clou qui tue les pauvres bestioles coupables d’avoir eu faim et d’avoir voulu mordre à l’appât. Je n’ai pas la migraine, seulement je continue à y voir un peu rouge. En face de moi, la tache sanglante d’un bâton de fard, un ruban écarlate et des jarretières nouées sous deux fleurs de grenades ; c’est irritant, surtout lorsqu’on se rappelle pas mal d’autres joujoux du même ton. Le peintre s’hypnotise facilement et cela devient dangereux pour l’homme, cette couleur qui agace les taureaux.
Je sors de ce réduit parfumé en secouant mes rudes cheveux, car, n’ayant pas découvert la brosse, je n’arrive pas à les discipliner avec ce démêloir d’écaille trop souple, qui plie dans les doigts.
Pauline Vallier est étendue, statue tombale, autre genre de Muse en service commandé, dans le ravage des draps et des couvertures, ombrée d’une longue écharpe de dentelles noires. On devine la merveille de ce corps, très blanc, sous ce voile, celle de la poitrine où les deux seins ont l’apparence de coupes d’albâtre dont on aurait brisé les pieds en les collant à la chair, montrant, à la place de la cassure, une dépression rose. Les jambes sortent de l’écharpe, gantées d’un Chantilly, soigneusement damasquiné de broderies, quoique troué par place. Le tableau m’évoque celui de mon glorieux ami, Féderico Beltran-Massès, un des premiers peintres de l’Espagne, représentant une mystérieuse manola entièrement nue sous les arabesques de sa mantille.
— Expliquons-nous, s’il vous plaît, Line. Je n’entends rien à vos énigmes bien morales. A quel nouveau genre de supplice faites-vous allusion ? Au lieu de détruire ou de recommencer votre image, ne serait-ce pas plus simple, qui peut plus peut moins, comme vous dites, de me détruire moi-même ? Pas ici, non, ailleurs, où Mme Valérie ne serait point inquiétée pour un assassinat qui nuirait, probablement, à sa vertueuse réputation.
— Alain, vous ne me répondez pas sérieusement. Vous avez tort.
Je m’assieds au bord du lit. J’ai une affreuse sensation de déchéance et de tristesse. Qu’ai-je fait de mon bel amour ? Après tant de bonheur, je suis très malheureux. J’incruste les ongles dans le satin du couvre-pied et je me produis l’effet de mon chien qui gratte le gazon, comme pour s’enterrer lui-même.
— Vous désirez que je recommence un autre portrait de vous ? Ce sera long. Oui, certainement, si cela me procure la joie de vous retenir à Paris, chère Madame.
— Moi, je n’ai pas le temps, mais, retouchez le même : conservez la tête qui me plaît parce qu’elle est mieux que la mienne d’aujourd’hui. Jamais vous ne pourrez réussir ce sourire-là, maintenant, puisque je ne vous aime plus. Et simplement habillez le corps. Si c’est faire la fille que vous demander ça… je me risque.
Je glisse à genoux devant elle en réunissant ses deux mains dans les miennes, ses deux mains froides.
— Ah ! pas cela ! Line, pas cela ! Demandez-moi tout ce que vous voudrez, tout, mais pas cette chose odieuse : refaire votre portrait en l’habillant ! Ne me condamnez pas à ce martyre… Je consens à vous perdre, à le perdre, puisque c’était l’enjeu de la bataille, je consens à voir pâlir mon dernier rayon de joie et à demeurer seul en plein crépuscule… je veux encore bien vous avoir retrouvée pour me bien pénétrer de cette vérité qu’il n’y a plus d’âme dans votre corps, c’est-à-dire d’amour pour moi, mais, non, pas ça, je ne veux pas travailler pour les sous-préfectures, je ne veux pas que vous vous sauviez de moi en emportant le joli portrait décent pour un public que j’ignore, que je veux ignorer. Vous avez le droit, puisque je reconnais ce droit, de me reprendre votre ancienne image, ou de la détruire. Je ne vous donne pas celui de me la faire renier… publiquement. Autre scandale ! D’ailleurs, que m’importe le public ! Je n’ai pas l’intention de vous… vendre un tableau pour une rétrospective ou une galerie de château. Je veux simplement tenir ma parole. Cette image vous déplaît ? Déchirez-la. Vous ne pouvez pas me déchirer davantage ! La chose est facile, n’en parlons plus ! A mon tour de vous défendre quelque geste superflu ! Celui de me parler en fille, vous !…
Elle murmure, d’un accent singulier, enfantin, et je n’ai jamais vu ses yeux si étrangement durs :
— Je retarde la pendule, Alain. Est-ce que par hasard, je n’ai pas aussi le droit de choisir mon heure ?
J’avais fait le plus héroïque effort qu’un amant, toujours épris, puisse faire en acceptant ce premier marché, car si je l’avais étourdiment proposé, je n’avais pas osé croire qu’on le réaliserait. Maintenant, je suis pris à mon propre piège, pris comme la souris, la grosse souris dans la petite souricière de son cabinet de toilette.
Je n’ai pas eu tort de refaire l’amour avec cette fille qui ressemble à la femme que j’ai tant aimée, parce que le flacon vide ayant contenu de l’essence précieuse conserve toujours une fugace et enivrante senteur de son parfum, mais j’ai tort de me figurer le retour de l’extase de jadis. Si j’ai eu la même ferveur à la respirer… il est évident qu’elle ne peut plus me sentir, pour employer une expression vulgaire. J’ai dû la froisser cruellement autrefois, et deux années de silence n’ont pas suffi à calmer ses rancunes. On n’est jamais pareils, jamais assez intimes pour tout s’avouer. Elle n’avait pas confiance en moi. Je n’éprouvais même pas le besoin d’avoir confiance en elle. Je n’étais jaloux que sur le moment. Elle me racontait des histoires que je n’écoutais pas ou que je ne saisissais pas dans toutes leurs répercussions. Et puis, il aurait fallu l’intuition, le pressentiment de mon amour futur qui n’est, peut-être, que la fougueuse exaspération de l’absence.
Elle m’a quitté frauduleusement. Je n’ai pas cru à son départ total et, restant rivé à elle par la terrible habitude de la pensée, la cristallisant en mon cerveau comme une matière chimique, inerte aux réactions prévues, je me suis abominablement intoxiqué.
Je réponds sur un ton moins âpre :
— Voyons, Line, comment l’entendez-vous, ce… sur-portrait ?
— En toilette de soirée, très osée, très dernier cri, mais atténuant toutes les nudités inconvenantes.
— Une femme qui rira de ce rire-là, dans les vêtements d’une mondaine, mais ce sera effarant ! Une élégante provinciale ayant fait venir de Paris le costume destiné à aguicher, sans doute, le vieux magistrat blasé ou le jeune gentilhomme farmer complètement idiot, hein ? Merci bien, Line ! Vous me prenez pour un autre. Tordez-moi le cœur en admettant que j’ai encore un cœur malgré vos doutes, mais n’essayez pas de tordre mes pinceaux. Alain Montarès n’est pas, ne peut pas devenir le peintre ordinaire des prudes ou des belles dévotes repenties. Il me faut à moi, pour pouvoir travailler, la liberté des chairs ou la suprême volupté de leurs gestes. Je ne peux pas songer à voir habiller de nouveaux préjugés sociaux la femme qui fut mienne entièrement, sans scrupules. J’admets volontiers que l’étude, un peu trop approfondie, que je m’en suis permise, soit injurieuse et je m’en rends tellement compte que je veux la détruire pour vous prouver mon… nouveau respect, cependant, je n’irai pas plus loin.
— Vous n’êtes, comme toujours, Alain Montarès, qu’un orgueilleux et un inutile. Vous préférez la destruction à la réhabilitation. Si vous faisiez cela, je pourrais croire à votre belle passion et emporter de vous, avec ce portrait, un meilleur souvenir. Vous ne m’aimez pas.
Je réfléchis, le front dans le couvre-pied de satin, me bouchant les oreilles pour ne plus rien entendre. Mon vieux fatalisme remonte. Après tout, c’est stupide de s’emballer comme ça sur des mots, des fictions. Il est clair que j’ai fini par entrevoir, tout à l’heure, la possibilité, pour moi, le plus vivant et le plus fort, de ne plus vivre, de me faire sauter la cervelle en rentrant chez moi, là-bas, derrière la grille de ce jardin, les barreaux de ma prison, c’est donc que j’envisageais de rester le plus faible après avoir joué, malgré moi, cette partie dangereuse ?
Je suis surtout un impulsif. J’ai aussi le tort fondamental de devenir enragé dès qu’on me résiste. L’amour, ça ne doit pas être une perpétuelle révolte devant le sens commun. Je n’ai pas encore trouvé la créature passive qui me subira tout en daignant me comprendre ou me pardonner. Est-ce une raison pour me priver d’une consolation à laquelle je tiens plus qu’à l’existence quotidienne ? Je ne suis ni ambitieux, ni intéressé par quoi que ce soit en dehors de mes passions, de ma passion… la belle affaire qu’une composition gâchée, une œuvre tarée, un portrait dit de complaisance, comme ceux que nous fabrique en série cet excellent Carlos Véra, cet homme de génie pour salon officiel ? J’ai refusé de faire la tête de la princesse Servandini à cause de son profil chevalin qui ne m’inspirait pas, n’étant pas un animalier, je suis peut-être encore plus ridicule en refusant une retouche à une jolie personne. Je murmure, essayant de railler :
— Une robe de cinq heures, un déguisement, quoi ? Lequel déguisement permettrait la pose en arrière, les cheveux flous, de ces robes chemises qui tiennent sans agrafes et qu’on rajuste, dans les garçonnières, en deux tours de mains pour courir ensuite chez Mme X… qui donne un thé, l’alibi.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Alain, je n’ai jamais eu de ces costumes-là. Mais, une draperie sur ma gorge, sur mes hanches, et je vous abandonne les jambes, puisqu’on porte des robes courtes, à la condition de leur mettre des bas…
Je riposte, brutalement :
— … Avec quelque chose dedans, si vous y tenez !
Elle fait une moue d’une innocence peut-être sincère, à la fois confuse et vexée qu’on ne semble pas estimer ses jambes à leur véritable valeur picturale :
— Vous n’allez pas me dire que dans ce bas-là il n’y a rien… ou vous seriez aveugle, Alain Montarès !
Et elle pose par terre la pointe de son pied, montre sa jambe gainée de dentelles, blanche comme un clair de lune sous le caprice léger d’un nuage.
Je me tais.
J’ai perdu… ou mieux, je suis perdu.
Dans le boudoir violet où pousse lentement, sûrement la menue branche du platane, un jour ardent coule du haut plafond de verre.
Il paraît que ce plafond peut s’ouvrir, mais il y a bien longtemps que les gonds de ses châssis ne jouent plus. Il faudrait appeler un ouvrier couvreur et ces gens-là ont la funeste habitude de chanter sur les toits. Entendre un coq humain claironner au-dessus de moi me semble impossible en ce moment.
Je contemple la pauvre branchette inexorablement vouée au supplice de la cage. Elle est robuste, cependant, la petite plante, et elle tend vers le ciel deux mains, deux feuilles digitées encore pliées, comme deux frêles poings… Ce n’est pas le miracle, c’est la fatalité, et pour le peintre comme pour l’arbre mort, c’est la joie normale, animale, réservée, sans doute, à leur expiation. Les miracles ne sont que les sursauts de nos enthousiasmes, les leurres de nos imaginations ivres d’un désir passionné. On finit toujours par voir ce que l’on veut ou voudrait voir. Or il ne faut pas s’endormir dans une superstitieuse confiance, car c’est en nous que doit résider la maîtresse volonté de notre direction morale, sinon immorale.
Je ne travaille plus. J’ai presque terminé mon ouvrage et je reste en prison moi-même avec ma toile. Mon modèle ayant préféré poser dans ce boudoir, j’ai dû y transporter tout mon attirail et il en résulte un désordre qui n’est peut-être pas tout à fait un effet de l’art. Le divan a reculé devant l’estrade où monte la dame, ses coussins sont jetés à terre au hasard de mes réflexions. Assis, les jambes croisées en face de Sirloup qui bâille, je fume sans m’apercevoir que le bon chien s’est brûlé plusieurs fois avec des bouts de cigarettes mal éteintes. Il ne me le reproche pas : il fait si chaud !
Tout est calme autour de nous. Le jardin nous enveloppe de sa tranquillité estivale. Nous avons une fin de juin splendide. Les mères de famille sont revenues au sentiment de leur devoir et pullulent. Les nénuphars boivent avec avidité la grêle pluie que leur distribue le triton. Quant au gazon, c’est un vrai foin.
Nestor ne bougonne plus. Sa femme daigne sourire… tout en gardant une certaine réserve vis-à-vis de ce nouveau modèle, bien mondain. Cette dame avait d’abord posé déshabillée, elle a un remords, maintenant, et exige qu’on lui rende ses vêtements, c’est très légitime de sa part, mais combien superflu, vu la saison. Francine nous prépare des déjeuners et des goûters exquis, se distingue, malgré son mépris des caprices féminins. Quant aux dîners, on ne dîne pas, mon modèle se conformant au programme vertueux qu’il s’est tracé. Coucher ou s’attarder chez son peintre, ça, jamais ! Nous nous retrouvons ailleurs.
Sirloup me regarde tristement, de ses deux topazes divergentes. Ce chien regrette le grand voyage. C’est par excellence le compagnon de l’auto. Il voudrait courir assis, comme Bouchette. Ce sont là des luxes de simples d’esprit. Se rappelle-t-il la scène du Bois ?… Est-ce que je me rappelle, moi, les modèles du passé ? Non ! Pas plus que la petite branche du platane, ayant grimpé jusqu’au toit de verre, ne se rappellera ses premières feuilles. S’attarder dans le passé ou se trop préoccuper de l’avenir, c’est trahir deux fois le présent et c’est doublement inutile.
— Mon chien, sois donc raisonnable. Moi je traverse une crise de folie. C’est moi qui devrais avoir l’air enragé tandis que toi on t’accuse, à tort, de le devenir, sous prétexte que tu as bouleversé, en grattant, tous les semis domestiques. Mon cher toutou, elle ne m’aime plus. Je crois que si on lui demandait de choisir entre toi et moi pour l’accompagner dans la rue, à pied ou en voiture, elle choisirait le chien parce qu’il est décoratif, selon l’expression coutumière. Suis-je décoratif comme suiveur ? Non, puisque je m’entête à ne pas me faire décorer. Son mari devait l’être et son futur le sera également… La décoration, ça se porte encore, en province. Ce qui est très curieux, c’est qu’elle n’attache aucune importance aux choses de ce monde. Elle ne conserve que le respect de leurs apparences. Je commence à la croire atteinte de la maladie du néant, d’un néant décoratif, un drap mortuaire semé de jolies larmes d’argent, ponctuation nécessaire à la page où il n’y a plus rien, mais, comme dirait notre cuisinière, ça fait plus riche ! La vie n’a plus de prise sur ce corps envoûté, endormi. Elle porte son mari défunt comme un enfant dont elle n’accouchera jamais… Nous ignorons la fin de l’histoire, catastrophe ou épousailles régénératrices. Le mieux est de se contenter du peu que nous possédons, ce qui nous procure encore de bonnes heures, à nous, pauvres chiens que nous sommes !
La toile, en face de moi, est une chose bizarre, un monstre sans nom connu dans les annales de la peinture, au moins à mon humble avis. Carlos Véra déclarerait que c’est : du jus de taupe, tout en louant le dessin des dessous. On a tiré des plis sur ce corps blanc, déjà brisé aux jambes par des hachures sous lesquelles il faut que je retrouve les belles lignes effacées. L’astre du ventre ne rayonne plus. La robe est une création de mon personnel atelier qui ferait sourire Bouchette ; une tunique plate, fort courte, bordée de jais, que juponne une longue frange de soie noire laissant à ces jambes toute leur liberté de… libertines. Gantées de Chantilly, elles m’ont donné un mal terrible à suivre, du bout de mon pinceau, inexpert à ces sortes de fioritures, les méandres de la dentelle qui les enveloppe. Le plus regrettable, c’est que j’ai fini par m’amuser de ce va-et-vient de franges s’écartant à propos pour laisser voir, juste au moment psychologique, la courbe d’un mollet ou la finesse d’une cheville. Ce qui est navrant, sous tous les rapports, c’est qu’on devine aussi la lascivité du corps, jadis nu, dans le sournois revêtement de cette robe-chemise. Je n’ai jamais consenti à ces exercices-là et j’y réussis trop bien. Les habitants de la sous-préfecture seront ravis, vieux magistrat paillard ou jeune gentilhomme naïf ! Et Pauline Vallier ne s’aperçoit pas de cette abominable transformation, ça ne la choque pas !
Autrefois, c’était l’amour, la folie des sens lâchés en la pleine liberté de la passion. Aujourd’hui c’est le précieux et minutieux travail de la bonne maison X, le sous-entendu voilé de la plus louable des façons… puisqu’il y a des bas ! Je ne suis pas payé pour ça, seulement je me demande ce que penseraient les camarades devant cette aguichante personne. Elle a gardé, ma foi, toute sa tête, son sourire éclatant, ses yeux d’au-delà et le divin renversement extasié. On ne m’a pas ordonné de lui mettre un chapeau, les cheveux ayant paru d’allure convenable, même quand leur torsion sur l’épaule indique nettement l’empreinte de la main amoureuse qui les a caressés.
Dans notre cage de velours, isolés du monde entier, nous sommes prisonniers tous les deux, tous les trois, avec Sirloup, des journées longues, angoissantes, nous vivons intensément, douloureusement, en attendant on ne sait quelle condamnation…
L’atmosphère saturée de parfums mêlés à la fumée de mes cigarettes est souvent irrespirable. On ouvre alors la porte sur le couloir, cette porte derrière laquelle arrive Francine discrètement pour annoncer que : « Monsieur et Madame sont servis », et c’est dangereux, à cause de la vertu de Francine, qui n’aime pas les modèles à tout faire, je crois.
Pour déjeuner, malgré la chaleur, Pauline Vallier jette, sur son costume trop court, aux franges trop longues, un kimono plus décent et murmure :
— Je n’ai pas faim, Alain, je suis fatiguée. Vous devriez me laisser sortir. J’ai tant de courses à faire avant mon départ.
La puérilité de cette femme n’a d’égale que sa profonde indifférence. Tout se réduit à une phrase leitmotive de toutes les situations : Ça n’a aucune importance. — Pourtant elle a des courses à faire… et elle tient à la rectification, à la réhabilitation de son portrait… à moins qu’une autre volonté la dirige, lui fasse accomplir des actes dont elle n’aurait pas conscience et, alors, j’ai, en dépit de tous les plaisirs, un frisson d’horreur.
Je ne réfléchis pas. Je subis. Je ne cherche plus à m’expliquer ou à me révolter. Le seul coupable c’est moi : je ne devais pas céder, je ne devais pas revenir. Et je me grise, pour l’oublier, avec elle qui ressemble à l’autre, comme je tâche d’oublier le portrait de la femme nue pour jouer avec sa silhouette habillée : un mannequin.
Or, je commence à ressentir de véritables symptômes d’intoxication. J’ai un perpétuel vertige cérébral qui me donne des éblouissements, des hallucinations.
Hier, au cirque, où je l’avais conduite avant de rentrer à l’hôtel, pour essayer de la distraire, j’ai entendu distinctement quelqu’un qui prononçait mon nom, derrière moi. Quand je me suis retourné, il n’y avait personne, aucune figure de connaissance. J’ai ri et je lui ai dit :
— J’entends des voix, comme Jeanne d’Arc.
Elle m’a répondu, ironiquement :
— La chasteté mène à tout, Monsieur.
Aujourd’hui, il y a un peu d’orage dans l’air. On respire difficilement dans ce puits de velours sombre et le jour, là-haut, d’un or vert intense, fait mal comme une clarté électrique.
Sirloup tourne, sur son coussin, en face du mien, et se réduit à sa plus petite circonférence. Il n’aime pas la chaleur. Il s’ennuie et ne veut pas me quitter. Il est là pour guetter le moment où son maître excédé, à son tour, brisera sa chaîne, fuira au grand large de la nature.
J’ai déjà envisagé cette fuite, mais j’ai espéré qu’elle me suivrait. Elle n’en a nulle envie. Que lui importe la campagne, les aventures dans les auberges ou les palaces ? Elle connaît ces émotions aussi bien que moi. Elle n’a plus besoin de changer d’air, elle ! Là-bas, en un pays que j’ignore, elle a tout ce qu’il lui faut, en plus paisible, en plus respectable, dans un confort de tout repos. Ne sait-elle pas, par expérience, qu’en m’accompagnant, ce serait encore la même corvée, le même supplice : la chambre de hasard, la nuit faite aux volets fermés dans l’exaspération de ses parfums et les accrocs à ses dentelles ?
Cependant, j’ai prévenu mon chauffeur pour un départ possible et tout est près, la voiture, la malle, l’album pour les croquis qu’on ne prendra pas, les papiers, les passeports, si l’on veut aller hors de France, tout, jusqu’au revolver dans son étui…
Sirloup gronde sourdement…
La voici. Elle fait une entrée un peu tragique dans un kimono de satin noir avec la mine de la dompteuse pénétrant jusqu’aux lions. Elle est allée d’abord se déshabiller, ôter son deuil de convention pour se costumer en… alibi mondain, aidée par Francine, une Francine pleine de petites attentions respectueuses, puis elle nous arrive, comme un verre d’eau glacée au milieu de cette chaleur étouffante, toute fraîche de ses ablutions, bien fardée, bien coiffée ou mieux décoiffée, toujours souriant de son sourire qui est quelquefois d’une inquiétante naïveté.
— Encore ce chien-là ? dit-elle. Vous savez, Montarès, il a des puces. Vous ne pouvez donc pas vous séparer de lui ? Quel attachement ! Cela m’étonne de vous.
— Je l’aime beaucoup, en effet, malgré les puces. Et il y a, surtout, qu’il m’aime aussi.
— Vous tenez à l’amour d’une bête, vous, Alain, qui ne comprenez rien à l’amour, en général ?
— Je tiens à ne pas perdre le bénéfice de ma particulière animalité. Ce chien m’obéit sans cesser d’être une créature fort intelligente : il me comprend, nous nous comprenons.
Elle s’assied, s’évente de son mouchoir. Sirloup vient lui lécher humblement les pieds. Il s’est pris d’une singulière tendresse pour ces petits museaux de velours qui font la navette, s’agitent sous les franges de la tunique.
— Laisse-moi tranquille, Sirloup. Tu as des puces. J’en ai trouvé une ce matin, au bain, et c’est une chose que je n’ai pas envie de rapporter chez moi.
Assis près d’elle, je baise ses mains, je remonte lentement jusqu’à la saignée du bras.
— Non, ne dérangez rien, je vous en prie. Je m’en vais demain. Vous le savez, cher Maître, nous n’avons plus que le temps d’être raisonnable, de travailler pour la dernière séance. Il fait tellement clair, ici ! Vous n’avez pas honte ! Mais, il me semble que quelqu’un me regarde du haut de ce plafond de verre.
— Ah ! oui. Dieu, le grand Voyeur.
Elle m’envoie un soufflet léger, mais cinglant tout de même. Ces caprices de chasteté sont vraiment extraordinaires. Ils sont intempestifs, comme les puces de Sirloup qui lui n’a pas de… caprices. Là-bas, chez elle, elle supporte les pires fantaisies sans proférer un mot, une plainte, se bornant à serrer les dents à certaines minutes, n’avouant jamais, car ce n’est pas une coupable. Je lui ai fait observer, au sujet de la photographie de son défunt mari, que je la trouvais de trop entre nous : elle s’est contentée de hausser les épaules. J’ai eu le mauvais goût de lui raconter que les filles d’Espagne, auxquelles sa beauté s’apparente, avaient la coutume polie de tirer un rideau sur l’image du Christ quand elles recevaient… un client.
— Les morts ne reviennent pas pour si peu, m’a-t-elle répondu avec un tel mépris des convenances ou des inconvenances, que j’ai failli me révolter.
Il n’y avait plus qu’à prendre le portrait du défunt en question et à le flanquer par la fenêtre, seulement, ça n’aurait pas été… français. Je consens à devenir, passagèrement, un mauvais peintre, mais je ne veux pas perdre ma race pour si peu, selon son expression dédaigneuse.
Sirloup bâille, regarde la porte désespérément. Je l’ouvre. Il secoue la tête, refuse de sortir. Il tiendra tant qu’il pourra car il est la force de la bête, il représente la vie.
Elle est montée sur l’estrade, se cambre en arrière, puis pense à autre chose. C’est vraiment un excellent modèle, d’une patience angélique. Je ne lui refuse pas cette qualité, à part qu’elle en abuse à l’heure de la sieste.
Je travaille. Encore quelques touches, là, sur cette jambe, une lueur argentée, et je me redresse. Nous causons :
— Vous avez retenu votre place pour demain ?
— Oui.
— Que désirez-vous que nous fassions, ce soir, la veille de votre départ, Line ?
— Une promenade au Bois et souper, dehors, aux étoiles. J’aimerais… Alain, ne me contrariez pas, j’aimerais de la douceur avant de se quitter pour toujours. Suis-je indiscrète ?
Elle sourit, mais est-ce en service commandé ? Est-elle énervée par la tiédeur de ce salon trop capitonné de velours d’où ne tombe que le poids de cette lumière brûlante sans la légèreté de l’air pur ? Redoute-t-elle une émotion, une faiblesse, ou veut-elle conserver de moi une autre vision que celle du client ?
Combien de fois me serai-je trompé en me heurtant à la porte de glace de son indifférence ! Moi, je ne suis coupable, hélas ! que d’amour. Rien ne me retient à elle que cette espérance d’un geste, d’un mot, d’un frisson égalisant les chances que nous courons sur ce terrain affreusement glissant du plaisir partagé. J’ai étudié mon modèle sous tous les jours, sur toutes les faces et même par tous ses angles. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, encore moins celle qui part ! Quelle phrase faut-il faire et quel ton faut-il prendre pour essayer de lui rendre palpable ma rage ou mon chagrin ? Je n’ai aucune expérience dans le discours platonique non accompagné de geste. Qu’est-ce que c’est qu’aimer quelqu’un platoniquement ?… Et à quoi ça rimerait-il, après ?… Ah ! si j’étais poète ! Mais, moi, je ne sais pas m’exprimer en mesure, je suis hors de toute mesure. Je ne suis qu’un violent, qu’un barbare ! De sorte que, doué de la puissance physique je suis un impuissant cérébral, autant dire un idiot. Mais qui dit idiot, dans mon pays, là-bas, au soleil, dit innocent et c’est pour cela qu’elle devrait me pardonner ou m’admettre. Elle admet bien Sirloup… moins les puces ! Suis-je donc autre chose maintenant qu’un parasite encombrant, la bête qui mord et qu’il est nécessaire de chasser ?
Je jette mon pinceau que, sans m’en rendre compte, je viens de casser en deux.
— Line, j’ai fini. Désirez-vous que nous sortions tout de suite ? C’est accablant de rester ici.
— Vous avez envie de promener le chien ?
— Je n’ai plus qu’un désir, vous obéir en tout, afin de ne pas vous déplaire… pour la dernière fois.
— Je ne voudrais pas, ce soir, rentrer à l’hôtel.
— De quoi avez-vous peur ?
— J’ai rencontré quelqu’un de chez moi. Je suis très inquiète. Si on m’avait suivie ?
— C’est grave. (Et j’ajoute, avec amertume :) Qui ça ? Le notaire, le sous-préfet, le fiancé, peut-être ?
— Qui vous voudrez, Alain. Ça ne vous regarde pas.
— Ce qui me regarderait, chère madame, ce serait de vous empêcher de partir.
— En faisant quoi, mon Dieu ?
— Les propositions les plus folles. Celle de mourir ensemble, comme… jadis.
Elle va descendre de la sellette et relève ses cheveux, les rattache soigneusement, ne semble pas m’avoir entendu.
— Vous vous souvenez, Line, vous vouliez mourir pour que… ça dure… et vous parliez de me signer un petit papier déclarant que vous vous étiez suicidée de bonne volonté ?
Je la contemple un peu ironiquement. Elle est très au-dessus de moi et ses jambes gantées de dentelle jouent avec les franges de sa robe dont les fils de soie tirent à eux tout ce que je possède de nerfs encore disponibles.
— Inutile de me rappeler ma sottise, mon cher ami. Ces histoires-là, de loin, ça fait pitié. On a l’idée très nette qu’on a été, un temps, enfermé dans un cabanon.
— Le danger, Line, c’est quand un des deux fous reste dans ce cabanon.
— Allons donc ! Vous auriez bien trop peur de me faire du mal. Je ne suis pas fâchée d’avoir vu ce que c’est qu’un être réellement amoureux et de très près. Quelle perte absolue du sens commun et de toute espèce de dignité. Alain Montarès, mon cher maître, si on vous connaissait comme je vous connais, on se moquerait de vous.
— Il me suffit de votre présence ici, Line, pour être certain que l’amour sincère, sans intérêt, sans calcul d’aucune sorte, aura toujours raison. Vous ne pourriez pas vous moquer de moi sans vous injurier vous-même. (Et pour changer la conversation parce que je sens gronder en moi un Sirloup très proche de la rage dangereuse, je demande :) Comment dois-je opérer pour vous faire parvenir cette toile lorsqu’elle sera sèche, madame ?
— Vous n’avez qu’à l’envoyer à Mme Valérie, Hôtel de Flandres. Là, on a des instructions. Faites-la rouler pour que cela tienne le moins de place possible.
— Vous tenez beaucoup à ce que je la signe ?
— Lâche !
Et elle pose le talon de velours de son petit soulier sur mon poignet. Je pousse un léger cri, car elle m’a fait mal. J’en ai signé de travers. D’un bond, Sirloup s’est élancé, terrible, hérissé. Il ne la connaît plus. C’est l’ennemie. Je n’ai que le temps de le saisir au collier et de le secouer rudement.
— Mon Dieu, ce chien que j’ai tant caressé, comme il devient facilement furieux. Il vous ressemble, Alain.
— Il est à moi avant d’être à vous, Line, et le geste que vous venez de faire ne lui a pas plu. Le maître est, pour lui, malgré la pose, bien au-dessus de la maîtresse. Non, il ne vous mordra pas, mais il n’attend qu’un ordre pour l’oser. Comprenez ceci, Madame, puisque nous en sommes aux leçons de choses : en amour, il n’y a pas deux manières de voir, c’est la vie ou la mort. La bête le sent encore bien mieux que l’homme.
— Charmant ! Sirloup a envie de me sauter à la gorge et vous de me tuer. C’est là tout ce que vous inspire le grand amour. Si j’avais besoin d’une fortune ou d’un nom, que dis-je, d’une signature, vous ne me les offririez pas, hein, monsieur Montarès ?…
— J’avoue que je reculerais devant votre très nouvelle interprétation de la fidélité.
J’ai dit ça malgré moi, absolument comme mon chien Sirloup, qui n’a plus confiance en elle, gronde, intérieurement.
Il faut se défier de certains animaux. Leur instinct est plus sûr que tous les calculs humains ou inhumains.
Elle rit d’un rire méprisant :
— En attendant, tâchez de calmer votre chien ou je ne descends pas.
Je prends Sirloup par le collier, je l’amène à ses pieds :
— Tu vois cette femme, Sirloup ! Il faut l’empêcher de sortir. Je te défends de la quitter d’un pas. Je t’institue son gardien, même contre moi, même si je lui permettais de partir.
Sirloup a enfin compris qu’il faut aimer la dame par amour pour moi. Lui, le brave animal n’a pas les préjugés sociaux. Il est le chien, sans arrière-pensée, ne ronge pas sa chaîne en essayant de tout casser pour redevenir libre. Où il est attaché, il aime ! Et il se rend compte immédiatement que la révolte est inutile parce que rôdent autour de nous des forces inconnues dont nous ne sommes pas responsables, qui nous dominent et nous font prisonniers au moment où nous nous y attendons le moins.
Couché à ses pieds, il soupire, se résigne, tire sa langue héraldique pour lécher doucement ces deux petits museaux de velours qu’il pense doués d’une vie à part.
— Nous avons la paix avec celui-ci, murmure Pauline Vallier ; à l’autre maintenant.
Elle descend de l’estrade et va, suivie de Sirloup, se jeter sur le divan.
Je place le chevalet derrière une draperie en disant d’un ton détaché :
— Est-ce que je pourrai, demain, aller vous saluer à la gare, chère madame ?
— Ça, jamais ! Je m’en vais avec une femme de chambre que j’ai arrêtée hier. De plus, il y a des gens de chez nous qui peuvent monter dans le même train que moi.
— Je suis donc obligé de vous faire mes adieux tout de suite, car moi je n’ai pas envie de souper aux étoiles avec une femme comme il faut.
Le parfum qui émane d’elle et, probablement, la chaleur orageuse, m’énervent au point que je me sens attiré par la petite table en X où l’on plaçait, cet hiver, la lampe en veilleuse, la tasse de verveine. Il n’y a plus de lampe timide ni de douce verveine, rien qu’un paquet de feuilles volantes pour mes esquisses et dessus, un presse-papier, en acier.
Ah ! les voyages, les beaux voyages ! C’est fini. Je n’y tiens plus. Une lassitude accablante me paralyse le cerveau. Le travail ne me tente pas davantage après ce portrait que j’ai signé comme un lâche, oui, vraiment, elle a dit le mot, mais pour exprimer un autre état cérébral. Je cherche vainement un moyen, un prétexte pour lui demander une prolongation de… peine ! A quoi bon ? Nous sommes comme deux êtres sur les deux rives opposées d’un fleuve. Nous nous parlons avec un abîme entre nous sans pouvoir nous unir dans le même cri, le seul cri vraiment naturel.
Il n’y a plus ni amour ni haine et le désir se tait en présence du vide glacé, du vide vertigineux qui nous sépare. Je tourne autour de ma cage de velours. Sirloup fait semblant de dormir aux pieds de la dame, mais il me guette. Il attend un ordre. Il flaire l’orage, lui, et ne s’y trompe pas. Que va-t-il arriver si son maître perd le peu de raison qui lui reste ?
Je continue à tourner. Sirloup se relève à moitié. Il ne faut pas qu’il la quitte, il demeurera son ombre, l’empêchera de sortir, oui. Sa pauvre cervelle de chien qui a trop chaud rumine toutes les chances que son gibier peut avoir de lui échapper. Il est au supplice, m’éblouit de ses prunelles flambantes. Je ris, intérieurement, en songeant que si j’avais décidé de la lui faire étrangler, ce serait la même obéissance passive. Il n’hésiterait pas… Je tourne.
— Alain, supplie Pauline Vallier, impatientée, venez vous asseoir près de moi, comme lui, ça vaudra mieux. Vous me faites mal au cœur !
Un dernier tour. Ma pensée se cogne aux vitres du plafond, tel un oiseau fou. Elle va se remarier ou retrouver l’amant de province, l’homme de tout repos, fortune et réputation assises… Moi, non, je ne veux pas m’asseoir. Je pourrais essayer de m’expliquer, dire en des phrases littéraires, car l’exaspération amène fatalement des mots romanesques, le trouble et le désespoir que j’éprouve, car je sais bien qu’elle ne reviendra plus… Est-ce que je vais l’attendre encore ? Ça, je ne veux pas, ce serait intolérable. Les hommes et les femmes passent donc toujours les uns à côté des autres sans se voir, sans s’unir et ne font que se heurter douloureusement sans se rejoindre ?
Tout en souffrant de ce départ comme un damné, je sais que mon orgueil, celui qu’elle vient de froisser sous son talon, n’abdiquera pas. Cette femme, j’ignore pourquoi, m’a donné deux moments de son existence qu’elle efface implacablement. Elle se venge… ou venge les autres ?
Refaire l’amour ? Qui me refait !… Je repasse devant la petite table, d’un geste involontaire (je ne suis plus que le volant d’une machine emballée) je me saisis de ce presse-papier, de cet objet en acier, mon revolver. Je vise la femme à la tête, cette jolie tête brune se penchant sur Sirloup. Non, il ne faut pas la défigurer. J’abaisse l’arme, vise à la poitrine. Mon chien perçoit le déclic du cran d’arrêt, il se redresse, brusquement, les oreilles pointées. Le coup part…
… Et c’est lui qui tombe, le crâne fracassé, la gueule horriblement ouverte pour un hurlement que le sang étouffe.
La femme est debout, terrifiée, devant le cadavre du chien, raidi dans sa dernière convulsion.
— C’est abominable, Alain ! Pourquoi avez-vous tué ce pauvre animal ?
— Je ne l’ai pas tué. Il est mort à votre place, voilà tout.
Je crois que je lui ai répondu. Je n’en suis pas sûr.
Elle s’enfuit, glisse éperdument sous les rideaux violets. Ce n’est plus qu’une ombre se fondant, comme le portrait, dans un pli mouvant du velours.
A genoux, devant la bête morte, je pleure, je me tords les mains jusqu’à l’arrivée de mes domestiques.
— Notre pauvre Sirloup ! gémit Francine. Il était donc enragé ? La dame vient de se sauver en courant. Il ne l’a pas mordue, au moins ?
Et Nestor ajoute, sentencieusement :
— Moi, je disais bien que ça finirait mal ! Ce chien avait quelque chose de pas ordinaire à gratter la terre perpétuellement.
Je suis resté très longtemps absent et je reviens chez moi comme un étranger qui a perdu l’habitude de vivre à la même place. Tout m’importune et me cause un étonnement de mauvais goût. Suis-je guéri ou encore malade ? Je trouve la maison trop petite, le jardin inutile, ses trois arbres centenaires trop grands et cette vasque, ce miroir de poche d’une eau sombre, où je me vois en noir, me fait sourire de pitié.
Francine, qui m’accompagne dans ma promenade autour de ma cage parisienne, m’explique, les yeux mouillés d’émotion, les différents changements survenus pendant mon absence et elle parle à voix basse comme si quelqu’un était mort.
— Vous aviez bien recommandé de lui donner de l’air et de la lumière à cet arbre, et nous avons fait venir des ouvriers pour enlever le toit et arranger les châssis pour qu’on puisse les lever ou les baisser selon le beau ou le vilain temps. Ah ! Monsieur ! Ces ouvriers de huit heures… il y en a un qui a posé son échelle juste sur la branche du platane et l’a cassée au ras de l’écorce ! Quand on pense que tout ce qu’on faisait c’était pour elle ! Mais que Monsieur ne s’en désole pas. Le printemps prochain vous verrez une autre pousse. Je le sais bien, moi, qui en ai détruit le germe si souvent. J’y veillerai, Monsieur, je vous le promets.
Je hausse les épaules. Au fond, l’aventure de la branche cassée ne me touche pas énormément.
— Et le portrait ?
— Selon les instructions de Monsieur, on l’a emballé, roulé et cacheté, porté à l’adresse laissée par Monsieur. On a retiré un reçu de la patronne de l’hôtel de Flandres, mais on n’a pas d’autre preuve de son arrivée chez cette dame qui a eu si peur d’être mordue.
Je m’arrête devant un parterre de pensées flétries, ayant dû fleurir, du violet brun au mauve rose, le carré de gazon, un peu surélevé, qui recouvre la tombe de Sirloup. C’est là que je l’ai fait allonger dans sa pose de chien héraldique, le museau appuyé sur ses deux pattes en croix. Mon Sirloup ! Là je ressens un violent spasme de douleur intérieure. Je ne me rappelle plus, de la femme, que la mort du chien ! Tout est aboli, détruit, assassiné, nuis j’entends encore l’aboiement lugubre de mon compagnon de route. Il m’a suivi pendant tous mes voyages et je me suis retourné bien souvent pour l’écouter derrière ma voiture, après laquelle son ombre douloureuse courait.
— Mon pauvre chien !
— Nous y pensons aussi. Monsieur, murmure Francine émue, quand nous fermons les portes, le soir. Avec lui on dormait sur les deux oreilles. Mais on ne peut pas blâmer Monsieur de l’avoir tué. Il n’était que temps ! Il aurait fait des malheurs. C’est un miracle qu’il n’ait pas atteint Monsieur ou la dame. Pour la serre, nous avons dû en ôter les meubles et les rideaux, comme de juste, parce qu’on ne peut pas prévoir, du soir au matin, une averse. Ces ouvriers nous ont laissé le toit en réparation pendant les mois de chaleur ; alors, on craignait les orages.
— Il faudra tout simplement démolir la serre. Je n’ai pas besoin de cette pièce pour mon usage particulier et on rendra l’arbre, vivant ou mort, à la nature qu’il n’aurait jamais dû quitter. Je vous remercie, Francine, vous avez agi pour le mieux, selon votre coutume.
Oui, tout est en ordre. Tout est fini. Aucun espoir n’est permis sur cette ruine, ces décombres d’une existence secrète que j’ai dévastée moi-même. Or, je ne souffre plus. Seule, cette perte du chien me semble intolérable depuis mon retour parce que j’ai le loisir de penser. Le roulement de ma voiture m’a tenu lieu de jazz-band pour extérioriser mes supplices, les vaporiser au vent de la course, mais ne vont-ils pas reprendre leur lancinante acuité au milieu de ce repos total, de ce silence de cimetière, puisque mon jardin en est devenu un, recèle la victime d’un crime ignoré dont le mystère, le miracle, m’accable ?
Il est très curieux de constater combien un souvenir peut être à la fois féroce et puéril. Aurais-je regretté cette femme énigmatique comme je regrette mon pauvre Sirloup ?
En m’interrogeant sérieusement, minutieusement, en juge d’instruction qui recherche la culpabilité dans les moindres mobiles, je ne le crois pas. Chose singulière, je l’ai tuée elle-même plus sûrement en tuant Sirloup à sa place, parce que l’intention domine certainement le fait.
Près d’un an de bruits et de mouvements plus ou moins désordonnés à travers des pays neufs, dans les palaces ou les auberges, n’ont pas effacé la silhouette du grand animal dressé par l’horreur et la stupeur devant le corps humain que je visais, ce corps qu’on m’avait vu couvrir de ferventes caresses. La bête se dévouant au nom de son instinct, de sa passive obéissance à mes ordres, ne s’attendait pas à être récompensée par cette affreuse douleur lui broyant le crâne. Qu’a-t-il compris, mon chien, dans cet éclair du coup de feu le foudroyant aux pieds de celle qu’il protégeait, gardait, uniquement parce que je l’aimais, moi, son maître ?
Nestor m’a suggéré, respectueusement, l’idée d’avoir un autre chien. J’ai failli me mettre en colère, violence incompréhensible pour ce brave homme, colère d’autant plus aveugle que je pourrais concevoir, jusqu’à un certain point, le remplacement de la… femme !
Je travaille, je classe mes croquis de voyage et je pense à un album de souvenirs sur des vieux châteaux entrevus par de beaux couchers de soleil ou de pâles brouillards du matin.
Déjà s’entassent les cartes, les jolis cartons glacés des amis et des amies, invitations pour les thés, les déjeuners, les dîners où l’on rencontrera les mêmes gens, les mêmes femmes, les jeunes avant un peu vieilli, les vieilles avant rajeuni beaucoup. Il suffit de quelques mois d’une nouvelle mode pour changer les physionomies, mais ce sont toujours les mêmes propos : « Que nous préparez-vous, cher maître ? Que nous rapportez-vous de vos courses ? »
Puis ce sont les modèles qui sollicitent gracieusement mon attention par des promesses dont quelques-unes sont pleines de sous-entendus naïfs.
Et le jour vert commence à descendre plus ambré et plus rose, telle une eau mêlée de rouille de fer ou de sang séché, avec de temps à autre, pour percer ce jour triste, d’un cri en coup de couteau, le grincement des gonds de la grille qui appellent je ne sais qui au secours de je ne sais quoi.
Je suis à l’étage, dans mon atelier, devant une ébauche d’ancienne abbaye qui me donne heureusement du mal à reconstituer d’après mes notes. Je dis : heureusement, parce que les travaux faciles ne m’intéressent plus du tout. J’ai laissé en plan une jolie esquisse de paysanne du Piémont, n’étant pas très sûr que cette jolie femme-là ne représente pas un travesti d’opérette loué par l’hôtel que j’ai habité un soir de panne. Mon chauffeur a dû aller me chercher ça dans une maison louche pour me faire attendre la réparation urgente qui s’est éternisée trois jours, grâce à l’obligeance du modèle.
Mais le rayon de lumière tombé de ce cintre, de cette voûte effondrée qui laisse jaillir le ciel en fusée bleue du trou de sa blessure à jamais béante ? Quelle couleur me rendra mon impression que j’ai été obligé de noter avec un mauvais crayon gris.
— Monsieur, murmure Francine, arrivée jusqu’à mon chevalet, dans son glissement de souris, il y a un homme qui insiste pour vous voir. Je préviens Monsieur qu’il marque mal.
Je lève la tête. Le visage de Francine est fermé comme lorsqu’elle est hostile à un visiteur.
— Eh bien, renvoyez-le. Je n’attends personne ce soir, et je vais sortir.
— Je dois dire à Monsieur que ce garçon me paraît fort entêté. Il a déclaré qu’il était Jules Nordin et que ça vous apprendrait quelque chose. Alors, je suis venue…
— Jules Nordin ? Non, ça ne m’apprend absolument rien. Savez-vous ce qui l’amène ?
— Il ne veut pas m’en parler à moi. Il prétend que son nom suffira pour que Monsieur le reçoive.
— Ah ! Jules Nordin, Jules Nordin… Il vient peut-être de la part de quelque fournisseur.
— On n’a jamais rien à réclamer à Monsieur. Nous ne laissons pas traîner les factures, Monsieur le sait bien. Ce Jules Nordin-là m’a tout l’air d’un apache : une casquette, des mains rouges, une mauvaise figure. De trente à trente-cinq ans. Il a d’abord parlé poliment, puis, il a haussé le ton en disant qu’il était un ancien combattant ; alors, mon mari qui rempotait des fuchsias est arrivé pour savoir de quoi il retournait et ils sont encore à discuter sur le perron.
— Francine, faites-le entrer. On doit toujours recevoir un ancien combattant… surtout quand il a une mauvaise figure.
— Mais, Monsieur…
— Allez et lorsqu’il sera ici, qu’on nous laisse tranquilles, hein !
Francine s’en va. Elle n’est pas très rassurée. Je me remets à peindre. Le crépuscule descend. Ce jour vert ambré, moitié soir d’automne, moitié soupirail de cave, ne convient pas du tout à mon étude. Il faut l’abandonner. Je me lève, repousse le chevalet, prends la petite toile que je confronte avec une grande glace et je me vois. Je ne vois plus que moi.
J’ai vieilli en ces longs mois de fuite hors de moi-même. Le vent de la course, de cette promenade folle qui ressemblait plutôt à un défi au bon sens, a imprimé des plis sur ma peau, là sur mon cou, a froissé mon visage qui n’est plus que le masque grimaçant du beau Montarès. Combien de temps tiendrai-je encore en me soignant, moi, qui ai le mépris de tous les soins et dont la santé me fait oublier mon âge ? Il me demeure, pour plaire, un sourire amer sur des dents prêtes à mordre, mes yeux sombres qui vivent de l’intense chaleur de la passion quand ils sont passionnés, mais qui deviennent terriblement graves dès qu’il ne regardent plus avec amour… et je suis dégoûté de l’amour sans amour. J’ai… de nouveau, la fureur d’aimer et il me faudrait peut-être découvrir un objet digne de cette fureur.
Toute ma personne, dans ce veston d’intérieur de velours noir, me retourne une vision de deuil, un deuil de fantaisie que je n’ai pas conçu, mais que je subis, malgré moi, en dépit de ma coutumière simplicité, une austérité un peu théâtrale qu’accentuent les mèches grises et rebelles de mes cheveux. Cet Alain Montarès là, dans la glace terne, haute comme la paroi humide d’un puits, dans ce miroir de tout son passé, est en train de s’enfoncer dans la légende, une brume l’estompe, un gouffre l’attire.
Derrière lui la porte de l’atelier s’est ouverte et Jules Nordin, l’inconnu, pénètre. Je me retourne, je souris :
— Eh bien, mon ami, que désirez-vous ? Mes domestiques vous ont fait attendre ? Ils ont eu tort. Asseyez-vous là. Je vous écoute.
Quelqu’un qui marque mal, pour employer l’expression vulgaire dont s’est servie Francine.
— Alors, comme ça, monsieur Montarès, mon nom ne vous dit rien ? gronde ce quelqu’un, les poings crispés.
Il est férocement peuple, a les maxillaires trop développés, un teint blême que lui procure, sans doute, ce jour crépusculaire de mon atelier, mais il n’est pas aussi mal que le pense Francine, car ses yeux sont franchement appuyés sur les miens. Il n’a ni peur ni désir de ruser devant plus fort que lui. Je sens que la chose qu’il vient chercher ici lui paraît son bien, son droit, et s’il est primitif, ce droit-là, il ne le cédera pas contre un droit beaucoup plus légal ou une menace. Ce personnage n’est pas dans la société, il est dans la vie et se moque absolument de l’entourage. Il me plaît.
— Oui, continue-t-il, Jules Nordin, et ma sœur s’appelait Henriette Nordin, quoi ? Vous n’avez pas la mémoire de vos modèles, Monsieur le peintre des jolies filles, celui qui le fait à la pose ?
Bon ! J’y suis. Du chantage ! Mon brave garçon, très peuple, est le frère, ou le souteneur d’un de mes modèles, lequel modèle se sera prétendu la victime d’une séduction. C’est amusant car, sur ce chapitre, il n’y a pas plus respectueux que moi vis-à-vis d’un modèle non consentant. Je n’en connais pas beaucoup dans le genre où je travaille qui est le genre léger, mais il en existe et je ne joue pas à ce mauvais jeu, d’abord parce qu’il gâche les ensembles et ensuite parce que je ne vois pas la nécessité de violer une femme puisque, fatalement, on peut toujours l’obtenir de bonne volonté en y mettant le temps ou le prix.
— Mon ami, dis-je sans le lâcher du regard et la main appuyée derrière moi au dossier de ma chaise, j’ignore de quelle jolie fille vous venez me parler. Il en est passé un certain nombre chez moi. Je les ai toujours rétribuées selon leurs prétentions. Je n’ai jamais séduit personne parce que le travail est mon but, au moins quand je dessine. Maintenant comme j’ai fait la guerre autant que vous, je vous jure, sur ma conscience d’ancien combattant, que je n’ai jamais entendu prononcer le nom de Mademoiselle votre sœur. C’est, d’ailleurs, tout ce que je peux vous jurer.
— Ma sœur n’était pas une demoiselle, répond Jules Nordin brutalement, c’était une ouvrière, une honnête ouvrière que vous avez débauchée. Henriette Nordin est venue ici, j’en ai la preuve, et elle en est sortie enceinte, vous m’entendez, son enfant est de vous, vous ne pouvez pas le renier. Malgré que ce pauvre gosse ne puisse pas encore parler, il crache déjà votre nom par ses yeux, ses grands yeux d’innocent.
Abasourdi, je suis pris entre l’envie, vraiment irrésistible, de rire au nez de ce garçon qui m’attribue, si généreusement, une paternité de circonstance et le désir de le reconduire jusqu’à la porte en m’entourant de toutes les précautions d’usage.
Et son visage aux traits ramassés, son air de jeunesse réelle qui adoucit la dureté de son regard, me donne une étrange sensation de pitié. Il faudra bien le forcer à se retirer et j’ai besoin de l’entendre m’en dire davantage, le bizarre caprice de l’apprivoiser. Je marche sur lui. Je lui pose, très doucement, presque tendrement, la main sur l’épaule.
— Voulez-vous, Jules Nordin, me raconter votre histoire plus tranquillement, sans menace et sans geste inutile, en me donnant des détails qui finiront peut-être par m’éclairer au sujet de la jolie personne en question ? J’ai pu la connaître et, si je suis bien certain de ne pas être le père, je ne nie pas, d’avance, l’avoir fait poser pour… autre chose. Il ne me semble pas nécessaire, à cause de ça, d’en venir aux démonstrations bruyantes, parce que je pense que nous n’avons pas plus froid aux yeux les uns que les autres, le gosse y compris.
Il s’assied sur le fauteuil où je l’ai poussé, le front bas, l’air têtu, ses mains rouges abandonnées sur les bras de ce siège et il est, tout d’un coup, très ennuyé de se voir là.
— Quand on aura causé, je parie bien, qu’on ne se plaira pas davantage, monsieur Montarès, gronde-t-il. Oh ! ce n’est pas la première fois qu’on se rencontre ! Je vous ai déjà vu, l’année dernière, au cirque de Paris. J’étais debout, derrière vous, je vous ai appelé par votre nom pour savoir si je ne me trompais pas, pour vous reconnaître, de mémoire, seulement vous étiez avec une poule de luxe. Je me suis défilé quand vous vous êtes retourné. Ce que j’avais à vous dire, ça ne regardait pas l’autre. Elle aurait tout empêché. Les femmes sont tellement rosses entre elles ! A ce moment-là, on faisait déjà des scènes à ma sœur rapport à son état. Oui, je vais vous conter la chose en détail. Ma mère et moi nous crevons de la vie chère qui augmente tous les jours. On est paré pour deux, pas pour trois. Le logement est déjà plein, vu que nous couchons tous dans la même chambre. La mère fait des ménages, moi, je suis ouvrier électricien, ce qui est un bon métier quand on ne chôme pas à cause des accidents. J’ai eu un bras brûlé par un appareil, un matin dont je me souviendrai. J’ai vu passer la mort, là-bas, dans les tranchées, mais, quand on se bat, c’est, naturellement, pour en finir avec la chienne d’existence, tandis que quand on travaille, c’est pour la gagner, alors, comme de juste, c’est moins drôle ! Voilà : j’avais une sœur, elle est morte, elle, à la Maternité en accouchant d’un garçon et il n’y a pas à vous en garer, ce gosse-là est de vous, j’en remettrai mon bras au feu ! Ma sœur nous l’a caché tant qu’elle a pu. Pourquoi ? Ça, j’en sais rien. Sans doute qu’elle avait le béguin pour vous et qu’elle voulait pas qu’on vous ennuie, mais pour ma mère comme pour moi, il est signé, le môme… Après la mort d’Henriette on a été forcé de se charger du petit. On ne pouvait ni le mettre aux assistés ni au ruisseau. La mère, qui n’a jamais pu sentir sa fille, s’est entichée de son petit-fils ; moi, je n’ai pas perdu la carte. Faut vous dire que les sentiments de famille, c’est pas mon fort ! J’ai vu, d’un coup, qu’on allait à la faillite, histoire de soigner l’héritier d’un Monsieur dans la haute et ça ne se doit pas. Vous nous aiderez, foi de Jules, ou nous verrons à nous mesurer les coudes. Oh ! je sais que vous allez fourrer la police entre nous, puisque la recherche de la paternité est interdite dans notre cochon de pays, mais si on veut vous flanquer la bonne aventure au coin d’un journal, et on trouve toujours une feuille dévouée aux intérêts du peuple, au jour d’aujourd’hui, ça ne vous fera pas rigoler parce que vous êtes dans les huiles. Si vous êtes libre de faire des bêtises, vous avez tout de même l’orgueil de ne pas les avouer en public, hein ? Nous avons découvert le pot aux roses, rapport à ce que ma dinde de sœur tenait trop à le cacher. Un jour à l’hôpital, je lui ai montré un numéro de ce grand illustré qu’on appelle La femme à Paris et…
A ce passage du récit de Jules Nordin, je bondis sur lui, je lui prends les poignets et je crie, ivre d’une douleur que je ne peux pas maîtriser :
— Bouchette est morte ! Vous êtes le frère de Bouchette !
Il y a un moment de silence terrible.
Jules Nordin se lève, à son tour. Nous nous regardons, non plus comme deux ennemis, mais comme deux hommes brusquement plongés dans une commune misère.
— Ah ! oui, Bouchette ? balbutie-t-il. Vous ne la connaissiez pas sous son vrai nom ? Faites excuses, monsieur Alain Montarès, je ne savais pas cogner si fort !
Je cours à un de mes cartons et après une recherche fébrile, j’en retire une épreuve de ma Jeunesse, la belle fille en fourreau de satin blanc qui élève au-dessus de sa tête une botte de mai rose dont les fleurs s’éparpillent dans ses cheveux dénoués.
— Regardez bien. C’est elle, n’est-ce pas ?
Jules Nordin hoche le front. Son regard s’embrume, se mouille. Ça ne dure guère, il se redresse, les poings serrés :
— Oui, c’est Henriette Nordin. Maintenant, faudrait voir à réparer, monsieur Montarès.
Je m’appuie sur la chaise que je viens de quitter, mes mains tremblent :
— Écoutez-moi à votre tour, Jules Nordin, et répondez-moi franchement : votre sœur n’était donc pas mariée ? Elle prétendait avoir épousé un étranger, un Espagnol…
— Elle vous a fait croire ça, riposte l’ouvrier électricien revenu à la préoccupation de ses intérêts particuliers. Alors, quoi, vous en savez aussi long que moi. Pas la peine de se disputer, en effet. Donnez-moi la somme ronde et je me tire d’ici. Vous n’entendrez plus causer de moi.
— Non, je n’ai jamais cru qu’elle fût mariée à cet Espagnol qu’elle prétendait si jaloux. Donc c’était son amant. Pourquoi espérez-vous me faire endosser la paternité d’un homme qu’elle… me préférait ?
Je contemple la souriante vision de Bouchette, jeune, svelte et fine comme une jolie nymphe tout enivrée de printemps, sa bouche épanouie comme une rose au soleil. Or, cette bouchette-là est morte en couches, déformée, abîmée, roulée aux abîmes de la grande marâtre, notre mère, la Terre, qui exige de nous la procréation… ou la mort.
Jules Nordin reprend d’une voix sourde :
— Ben oui, c’est l’Espagnol qui a fini son malheur, à la pauvre fille. J’ai su tout ça par les délires de la fièvre qui l’a emportée. Ma sœur, inutile de vous charrier, n’est-ce pas ? je sens bien que vous n’avez plus envie de vous moquer d’elle, s’était collée depuis ses quinze ans avec ce garçon-là, un renfermé, très bûcheur, mais un mauvais type avec les femmes. Il voulait, j’en suis certain à présent, la lâcher une fois sa pelote faite en France et s’en retourner au pays sans y traîner une étrangère. Il n’a jamais voulu l’épouser, malgré qu’elle y tenait ferme, elle, à la mairie. Henriette patientait, elle ne rêvait que gosse et mariage. Dès qu’elle s’est vue enceinte elle a fait le possible pour lui faire légitimer son état, mais l’Espagnol l’a abandonnée comme il le lui avait toujours promis si ça lui arrivait. Ah ! ça, il ne lui mâchait pas les mots. Au lieu d’aller chez Monsieur le Maire, il a pris le train sans lui laisser sa nouvelle adresse, oui ! Oh ! je comprends bien que vous l’avez belle, monsieur Montarès (et l’accent de Jules Nordin devint presque respectueux). Vous avez le droit de nous dire que, lorsqu’il y a deux mâles dans la vie d’une pauvre femelle, on ne sait pas qui est le père, d’autant mieux qu’elle ne vous a rien demandé, trop fière pour ça…
— L’enfant est bien portant ?
— Un beau petit garçon d’à peine deux mois, mais s’il a la bouche de votre Bouchette, il a des yeux qui ressemblent aux vôtres, c’est à crier… Donnez-moi seulement une petite rente pour que nous l’élevions proprement. Vous verrez que vous ne vous en repentirez pas. Vous êtes riche et sans légitime pour vous embêter de ses reproches. Nous ne demandons pas le Pérou… et puis vous n’êtes pas forcé de venir le voir car, je saisis votre idée, c’est tout de même un peu aussi le gosse à l’Espagnol, un sale type ! Quand on se partage entre deux hommes…
— Est-ce qu’elle est morte sans jamais avoir parlé de moi, prononcé mon nom ? Elle n’a jamais rien avoué de nos relations ?
Jules Nordin tire un portefeuille crasseux de sa poche et il en sort un carton, un morceau de bristol, une invitation à dîner chez le peintre Carlos Véra. Il me montre, au dos de ce carton, le profil de Bouchette avec celui du grand cygne voguant sur un lac.
— Ça, Monsieur, nous l’avons trouvé sur sa poitrine quand on l’a emportée pour ses couches. Elle était tombée de faim au milieu de sa mansarde dont elle payait le terme bien régulièrement en se privant de tout. Elle n’a jamais su que nous l’avions reconnue dans le numéro de l’illustré où on avait reproduit son portrait et que nous vous cherchions parce que l’Espagnol, en se défilant, avait raconté qu’elle se parfumait trop pour être restée honnête.
Un silence.
Le douloureux calvaire se déroule devant moi et la petite folle, entêtée, le monte péniblement, courageusement. Ce qu’elle veut, c’est le mariage, le ménage reconstitué par le berceau. Qu’est-il arrivé ? Un de ces accidents mystérieux de l’amour charnel qui emprunte le désir de l’amour idéal pour en faire une implacable réalité ! Elle est enceinte, et elle est bien sûre que son enfant peut avoir un père légal, elle avoue cette réalité, toute naturelle, ne revient plus chez moi, prie, supplie le père de consentir enfin à la réhabilitation. Seulement, il y a le parfum, ce parfum coûteux et tenace dont elle me disait : « S’il n’en connaît pas le nom, il sait bien que je n’ai pas les moyens de me l’offrir ! » Ah ! la qualité du parfum, qui révèle aussi la qualité de la liaison ou de l’amour !… L’odeur du luxe précédant la luxure ! L’empreinte de celui qui guette son heure et a la lâcheté de ne pas céder, simplement par dilettantisme ou par précaution contre les beaux emballements.
(L’autre aussi attendait peut-être son heure et si je n’avais pas tué la bête, si je n’avais pas, oh ! sans le vouloir, sacrifié la chair…)
Quelle différence existe-t-il entre cet obscur Espagnol, ce hibou sauvage et sage, retournant dans son pays, revenant à sa race, lui sacrifiant la chair, sa propre chair, et le libertin égoïste, l’amoureux superficiel ?
Je n’ai pas compris ni deviné le drame, je n’ai pas cherché à secourir celle qui en était réellement la victime, qui en mourait, tuée par moi plus sûrement que je n’ai tué mon chien !
Je ne pleure pas. J’émiette sous mes doigts nerveux un pinceau frêle et je regarde, hypnotisé, tomber dans le vide les menus éclats tournoyants.
Jules Nordin est ému autant que peut l’être une brute. Il est passagèrement saisi de ce trouble qu’apporte avec elle une mort pitoyable, la fin d’une malheureuse petite fille sentimentale. Lui, c’est un homme vulgaire, plus habitué aux soucis matériels qu’à l’analyse des complexités d’un désespoir d’amour. Il ne me menace plus. Il attend. Pour lui, je suis l’amant de sa sœur, le père de l’enfant, celui qui doit payer pour l’autre qui est parti, est redevenu l’étranger.
Je respire longuement, fortement, et, très calme, tout à coup, scandant mes mots comme si je voulais en graver chaque syllabe dans le cerveau de ce pauvre diable, ce cerveau borné par l’impérieux besoin de vivre, l’odieuse vie commune, je dis :
— Demain on ira chercher à l’adresse que vous allez me donner l’enfant d’Henriette Nordin, votre sœur, ce petit garçon que je ne connais pas et je le ferai élever ici, chez moi. Puisqu’il est orphelin, qu’aucun père, légitime ou non, ne peut le réclamer, je le reconnaîtrai. J’en ferai mon fils et un Français, de vraie souche française. Votre sœur, celle que j’appelais Bouchette, était une très honnête fille, Jules Nordin. Il ne me plaît pas que vous en doutiez un seul instant. Je réglerai avec vous tous les comptes que vous voudrez bien me soumettre au sujet des dépenses que vous avez dû faire pour elle ou pour lui. Mais j’entends demeurer le maître des destinées de mon enfant. Vous ne vous en occuperez plus.
Je suis allé tout droit à mon but, comme la pierre lancée. Agir autrement ne me serait pas possible.
Je vois la branche de l’arbre desséché qui repousse plus vigoureuse et plus belle. C’est ma race, à moi, qui va renaître, refleurir miraculeusement.
Francine, ce printemps, n’a plus de rides. La femme de Nestor, le bon génie de ma maison, redevient jeune. Elle se penche, extasiée, sur un berceau, quand la nurse, personne autoritaire et un peu distante, daigne lui en confier la garde.
— Moi aussi, Monsieur, m’avoue Francine, j’aurais dû en avoir un. On ne l’a pas laissé venir. C’est tout le chagrin de ma vie. Vous pensez comme je suis heureuse de voir un enfant pareil chez nous ! Et pour toujours ! Qu’il est beau ! Ah ! que Monsieur ne s’en fasse plus ! A part la bouche de la pauvre maman, c’est déjà tout son portrait, c’est un amour !
J’ai donc refait cet amour à mon image par la puissance de mon désir ?
Après les mauvais plaisirs de l’homme, le bon plaisir d’un Dieu ? Vraiment, je suis comblé.
17 mars 1925.
FIN
L’IMPRIMERIE MODERNE
177, Route de Châtillon
(Montrouge) 1927