The Project Gutenberg eBook of L'âge d'or

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Title: L'âge d'or

Author: Edmond Jaloux

Release date: September 19, 2024 [eBook #74446]

Language: French

Original publication: Paris: Vald. Rasmussen

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÂGE D'OR ***
Couverture

“ÉCHANTILLONS”
Romans inédits choisis par Charles OULMONT

EDMOND JALOUX

L’AGE D’OR

VALD. RASMUSSEN
168, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
PARIS

DU MÊME AUTEUR

ROMANS

L’Agonie de l’Amour. — Les Sangsues. — Le Jeune homme au masque. — L’École des Mariages. — Le Démon de la Vie. — Le Reste est Silence. — Les Amours Perdues. — L’Éventail de Crêpe. — L’Incertaine. — Fumées dans la Campagne. — Au-dessus de la Ville. — La Fin d’un beau Jour. — L’Escalier d’Or. — Les Profondeurs de la Mer. — L’Alcyone. — L’Ami des jeunes filles.

NOUVELLES ET POÈMES EN PROSE

Le Boudoir de Proserpine. — Les Femmes et la Vie. — Les Barricades mystérieuses. — Protée. — Vous qui faites l’endormie…L’Ennemi des femmes. — L’Amour de Cécile Fougères. — Le Rayon dans le Brouillard. — L’Abbé Galuchat. — Le Coin des Cyprès. — La Fugitive.

ESSAIS ET CRITIQUE

L’Esprit des livres (1re série). — Figures Étrangères (1re série). — Laprade. — Marseille.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

HUIT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LA MANUFACTURE IMPÉRIALE DU JAPON (DONT TROIS HORS COMMERCE), NUMÉROTÉS DE 1 A 8.

VINGT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE VAN GELDER, NUMÉROTÉS DE 9 A 28.

QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER MADAGASCAR, NUMÉROTÉS DE 29 A 43.

CINQ CENTS EXEMPLAIRES SOUS COUVERTURE ONYX, NUMÉROTÉS DE 44 A 543, CONSTITUANT LÉDITION ORIGINALE.

DANS LA MÊME COLLECTION

Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays y compris la Russie (U. R. S. S.).

Là où il y a des enfants, il y a un âge d’or.

Novalis.

Copyright 1926, by Vald. Rasmussen.

L’AGE D’OR

à Jacques Chenevière.

I

Jamais je n’avais vu jour aussi lumineux : la terre ne savait que faire du soleil, on baignait en pleine alchimie, tout tournait à la pierre philosophale. Chaque passant avait un visage de prospecteur ; en criblant les ruisseaux, on eût trouvé des pépites ; l’ombre elle-même était un vivier de rayons.

La route fuma entre ses oliviers ; quelques pas encore, et la vieille maison accrocha aux collines sa façade couleur de maïs trop mûr, son toit d’écailles roses, ses contrevents en élytre de cétoine ; elle avait cent ans et davantage, elle radotait comme une aïeule, mais elle regardait le présent. Dans la profondeur des vitres bleues, les formes coagulaient leurs reflets ; les platanes liquides, la double coque de la fontaine, y demeuraient suspendus. Nous marchions, et les reflets tournaient comme les chevaux de bois d’un manège ; mais c’étaient des reflets infidèles, des reflets déjà stylisés ; quand un arbre perdait un pan d’écorce, laissait choir une feuille, les vitres ne le répétaient pas.

La terrasse s’anima : elle fut arpentée d’abord par un grand jeune homme qui vint à notre rencontre. J’étais attendu et cependant il parut surpris de me voir. C’est un lieu commun que chacun de nous ait une ressemblance vague, quoique certaine, avec quelque animal ; il y a aussi dans notre apparence un cousinage évident avec tel ou tel végétal. Frédéric Anthelme, l’ami qui me conduisait, bruyant, libre, aéré, traversé de mille idées comiques, de mille brises vagabondes, — j’avais coutume de le comparer à un pin ; il me rendait ma politesse ou mon ironie en soutenant qu’avec ma manie de prendre chacun sous ma protection, ma pente aux larmes, les recoins d’ombre de mon caractère, je lui rappelais un saule pleureur. Mais Eudes Abeille, c’était un peuplier à l’automne, quand le ciel est nébuleux : long, mince, avec des cheveux qui n’étaient pas en ordre, avec un murmure perpétuel, avec un air élégiaque d’exilé. Quand il tourna les yeux vers moi, je compris que je l’aimerai toute ma vie.

Derrière lui, d’autres figures apparaissaient. Elles étaient jeunes, ineffablement jeunes ; cet Eudes, leur aîné à tous, avait vingt ans. Il en apparaissait aux fenêtres, il en poussait sous les platanes ; toutes riaient, toutes me faisaient bon visage. Je fus accueilli, comme un ambassadeur envoyé à une souveraine, par une grande jeune fille qui ressemblait à Eudes : j’aurais dû, je le sentais, lui offrir quelques-unes des curiosités de mon pays : une page d’un manuscrit de Mistral, une lettre inédite de Saint-Amant, l’édition originale des Fleurs du Mal. Bientôt je me trouvai au centre d’une ronde de garçons aux joues fraîches et de fillettes aux yeux étonnés ; j’en distinguai une dizaine, frères, sœurs, cousins, amis, je ne sais ; tout ce petit monde s’adorait. Tantôt, un des adolescents en prenait un autre par la taille, embrassait une jeune fille, posait sa tête sur une épaule ; personne ne demeurait isolé, chacun avait sa main dans une main fraternelle, son regard posé sur des yeux voisins ; cette société formait une tendre chaîne d’où la jalousie, d’où la mesquinerie, d’où la haine étaient exclues. Il y avait sur tout cela une telle fraîcheur, une telle pureté, que je crus être introduit dans une fresque italienne du Quattrocento. Et ce ciel fatigué de transporter tant de trésors et qui s’en allait mourir derrière les collines, et ces cyprès qui ne pouvaient plus être noirs, qui blondissaient sur les pentes brûlées, et ces eaux où couraient des topazes, et cette Méditerranée, la Méditerranée d’Homère et de Cléopâtre, qui n’avait pas une ride de plus depuis Homère et Cléopâtre !


Nous entrâmes dans la maison pour goûter ; elle sentait la cave et la nuit aromatique. On m’introduisit en grande pompe dans une longue salle à manger, tendue de cretonne ; tout le monde s’empressait autour de moi, on me servait le lait le plus blanc que l’on ait vu depuis celui de la vache Io, des pastèques blessées, des pêches, des pâtisseries si légères que si on les prenait entre ses doigts, on devenait aussitôt la victime d’une catastrophe de sucre. Tout le monde parlait à la fois. Un grand chien épagneul, qui ressemblait à Mme de Sévigné, se mêla à la conversation. La jeune fille, qui avait l’air d’une souveraine, présida le goûter. Mon ami, Frédéric Anthelme, dissertait avec Eudes dans une embrasure de fenêtre, et soudain, en me retournant, je vis qu’il y avait une fée à côté de moi ; je ne l’avais pas vue entrer, peut-être parce que c’était une fée. Elle était grande pour son âge, mais en réalité, elle avait treize ans. Elle avait ce long visage étroit et pâle qu’ont les fées, ce nez légèrement retroussé, ce menton aigu, ces tempes légères, si veinées qu’elles en sont vertes ; elle avait ces cheveux mi-roux, mi-blonds qu’ont les fées, ces cheveux serrés autour du front et flottants par derrière ; elle avait surtout cet air qu’ont les fées, cet air de joie exubérante et mélancolique, de rêverie espiègle et naïve, de distraction, de malice et de pureté. Elle marchait sans bruit. Elle avait de grands yeux d’un brun pâle, semés d’éclats verts et de parcelles d’or, et ces yeux posaient sur tous les objets des regards inhumains et tendres. Elle cherchait évidemment ses amis habituels : un écureuil familier, la vieille carpe qui sort de l’étang et vous offre une bague perdue par François Ier, l’oiseau qui sait à première vue distinguer les poètes des prosateurs, les hommes politiques des simples criminels, et peut-être aussi le lutin du bord de l’eau, le génie de la forge et le bon dieu lare, si vieux et un peu somnolent qui habite le four du boulanger.

La souveraine me dit de sa voix impersonnelle d’infante excédée par le protocole :

— C’est ma sœur Béatrice.

Alors Béatrice sourit et mit sa main dans la mienne. Elle la garda un moment sans cesser de m’envisager et les parties d’ombre de mon caractère s’éclairèrent peu à peu, quelque chose de lumineux entra en moi, il me vint de bizarres remords : j’avais été lâche, égoïste, avare, j’avais été brutal, dur envers les faibles, méprisant avec les femmes, j’avais usé du corps humain comme un négrier fait de ses esclaves, vendant mon âme de mille façons. Béatrice me regardait, et je rougissais et baissais la tête, vaincu comme le dragon du Rhône par Sainte Marthe ; elle ne prononçait pas une parole, et je demandais pardon à Dieu de mes péchés. Je voyais bien que la vie n’avait pas le sens que je lui avais donné jusqu’à ce jour. J’avais vécu sans croire à moi-même et sans oser reconnaître ma loi.

« Sois sincère, me disait une voix secrète, sois sincère et tu seras libre. Tu avais ton destin à vivre et tu as vécu le destin de tous. » Et j’étais accablé d’humiliation sous les yeux de cette enfant qui ne connaissait encore ni mimétisme, ni contrainte.

Le grand salon ouvrait sur la terrasse ; le second sur une pelouse verte, bondissante, élastique comme l’algue. Eudes décida qu’on me montrerait quelques souvenirs de famille : étoffes chinoises apportées de Pékin par un oncle navigateur. Aussitôt grande caisse cloutée de cuivre que l’on descend, que l’on ouvre, et dont on sort les plus belles soieries ; guerriers que l’on jette sur l’herbe, dragons qui se déplient comme le mètre des menuisiers, nuages qui répandent leur camphre. Ces broderies lourdes, ces ors, ces pourpres, ces azurs épais inondent la prairie, des sauterelles y retombent, les papillons en sont aveuglés comme par un phare électrique. Et je voudrais ne pas m’en aller, demeurer toujours dans cette maison bizarre, où tous les parents sont morts, où ne vivent que des enfants, où, pour s’amuser, on jette au soleil des soies impériales qui viennent du Palais d’Hiver de la Cité interdite. Autour d’elles, tout le monde fait cercle et raconte des histoires de Chine ou des anecdotes sur le vieil oncle navigateur.

J’appris ainsi qu’il avait passé les dernières années de sa vie dans cette demeure et qu’il l’y avait terminée un jour de septembre. Le matin de sa mort, il se fit porter sur la terrasse et regarda la Méditerranée, violette ce jour-là, comme une fête bachique. Eudes était encore tout enfant. Il lui prit la main.

— Petit, lui dit-il, tu as entendu parler de la mort ?

— Je ne sais pas, murmura Eudes, très intimidé.

— Oui, tu en as entendu parler, on en parle beaucoup trop dans ce monde. Eh bien, ce soir, quand je ne serai plus là, je ne veux pas que tu pleures, mais dis-toi : « L’oncle Emmanuel n’a pas plus souffert de mourir qu’il n’avait souffert de vivre. L’oncle Emmanuel n’a jamais cru qu’il était assez important ici-bas pour souffrir de quelque chose. Il a préféré être heureux, c’était moins ambitieux. Mais il est mort sans regrets parce que son bonheur n’était pas plus important que lui-même. » Et là-dessus, l’oncle Emmanuel Abeille s’en alla vers l’autre cité interdite, laissant en larmes le petit Eudes qui ne comprenait pas. En souvenir de lui, le plus jeune de ces garçonnets qui avait neuf ans s’appelait aussi Emmanuel.

Quand j’eus fini d’admirer les étoffes précieuses, on me conduisit au fond du parc par une allée voilée d’ombre, où des feuilles mortes se tenaient déjà aux aguets. Soudain quelqu’un s’empara tyranniquement de ma main ; c’était Béatrice. Une telle confiance me bouleversa ; je compris qu’il me serait possible de veiller sur elle pendant l’éternité.

— Vous habitez toujours ici ?

— Toujours. Eudes et Madeleine me donnent des leçons. Ils me font apprendre des vers. Nous avons horreur de la ville, nous vivons entre nous et avec nos amis. Eudes nous a promis de ne pas se marier et de ne jamais nous quitter.

— Vous l’aimez beaucoup ?

Elle leva sur moi ses yeux traversés de vols invisibles et ne répondit pas ; elle ne comprenait pas ma question ; comment pouvait-on ne pas adorer Eudes, ne pas vivre uniquement pour lui ? Hélas ! un grand malheur planait sur la maisonnée : Eudes, à l’automne, devait partir pour la caserne, on ne le verrait presque plus. Il donnerait pleins pouvoirs à Madeleine, mais ce ne serait plus la même chose.

— Madeleine non plus ne se mariera pas, et aucun de nous, nous nous le sommes juré. Nous ne quitterons pas notre vieille maison de Saint-Henri, et le jour où l’un de nous mourra, puisqu’on dit que l’on meurt, les autres mourront aussi, nous nous en sommes fait la promesse. Mais nous aurons, je pense, d’ici là, beaucoup de nouveaux amis et nous pourrons former une société plus nombreuse.

— Et comment vivrez-vous ?

— Nous avons horreur de ce qui change, horreur de ce qui passe, et nous savons qu’il faut beaucoup d’imagination pour vivre. Mais nous n’en manquons, ni les uns, ni les autres, et puis nous avons les poètes du monde entier pour nous aider. Les poètes seuls ne vous abandonnent jamais. Eudes prétend que toute éducation se fait par la poésie.

Le soleil suspendait aux pins ses longues portées d’or, que le vent léger qui venait du Pinde et de Syracuse déchiffrait en cadence. Des papillons aux couleurs funèbres, les ailes étendues, dormaient sur les branches. Un écureuil nous jetait au nez des coques vides, on entendait une fontaine dire à mi-voix : « Moi aussi, j’ai été princesse, moi aussi, j’ai été amoureuse, moi aussi, j’ai vécu. Pourquoi m’avoir condamnée à ce stérile supplice d’assister encore aux jeux de la vie humaine, si vains et si puérils, lorsque, comme moi on n’y participe plus ? »

Et je tournais la tête et je regardais l’enfant-fée qui me faisait penser aux plus divins des enfants des hommes. Je m’étais égaré au loin, hors de ma route habituelle et je trouvais le royaume dont j’avais rêvé ; mais tout à l’heure, je m’en irais, je regagnerais une maison pareille à toutes les maisons, une ville de plomb et de maçonnerie.

— Béatrice, lui dis-je, vous ne connaissez pas encore ce monde que votre oncle Emmanuel a quitté sans regret. Laissez-moi vous dire que depuis que j’y habite, je n’ai encore rien vu de si touchant, ni de si beau que cette maison de Saint-Henri. Frédéric me l’a souvent dit, mais je ne le croyais pas.

— Il nous le dit aussi.

Béatrice se glissa à côté de moi, passa son bras autour du mien et appuya sur moi sa petite tête pensive. Je compris que je n’aurais jamais, sans doute, de plus grande joie.

— Il faudra revenir, me dit-elle, et revenir souvent. Savez-vous encore jouer ?

— Hélas, non !

— Nous vous apprendrons. Savez-vous encore rire ?

— Je ne le crois pas.

— Nous vous l’apprendrons aussi. Savez-vous encore aimer ?

— Mais… oui !

— Je n’en suis pas sûre et c’est peut-être bien tard pour l’apprendre.

Et comme si j’étais son frère ou son cousin, Béatrice m’embrassa pour sceller notre pacte.

Madeleine et Frédéric nous appelaient. Il me fallait quitter cette société charmante où j’avais l’impression d’avoir toujours vécu. J’étais amoureux de Béatrice qui avait treize ans, mais je l’étais aussi de Madeleine, d’Eudes, de tout le monde et de l’épagneul qui avait des reparties si drôles. Je ne rêvais que de revenir au plus tôt chez mes nouveaux amis et de tout y oublier de l’affreuse vie des grandes personnes.

Devant le portail de fer rouillé, dominé par deux chimères, Béatrice me regarda avec ses grands yeux doux et me dit :

— Vous reviendrez demain ou vous ne reviendrez plus, mais je ne vous oublierai jamais.

II

Je ne devais pas revenir.


Tandis que je rêvais ainsi au seuil de ma vie, la réalité disposa de moi. Je marchais alors sans angoisse, encadré de mes guides bien-aimés. Entre les volutes perfides de la mer des choses et moi-même s’interposaient leurs visages d’intercesseurs. « Tant qu’ils seront là, me disais-je, je n’ai rien à craindre de ses vagues. » Et cet abri m’était si doux que je ne souhaitais rien au delà. Ce fut alors que la réalité intervint, elle appela mes guides à ses grandes métamorphoses et, l’un après l’autre, ceux que j’avais toujours appelés, cessèrent de me répondre.

Il y eut une dernière nuit, la plus lourde de toutes ; entre les feuilles noires du laurier saint le cierge épais brûlait et fumait, et ce visage consolateur, celui que j’avais le plus souvent regardé depuis ma naissance, n’avait plus que quelques heures à rester découvert. Je le contemplais sans repos, j’aurais voulu que ma mémoire fût une cire molle et que je puisse la mouler sur ces traits pour y garder ce masque intact. La lèvre semblait se refermer avec peine sur cette bouche muette : qu’avait-elle donc à me dire qu’elle ne m’eût pas encore dit ?

Et je courbai le front sous un tel vent de tristesse que je crus ne pas avoir la force de le relever. Cette figure pétrifiée et ces apprêts funèbres fouillaient et creusaient ma chair pour y déposer leurs images, comme si je dusse dater de cette heure-là autant que de ma naissance. Et dans ce gouffre de solitude tourbillonnante où je me sentais projeté, je tendis les mains au hasard pour y chercher quelque chose ou quelqu’un qui pût me retenir. Tout ce que j’appelais se dérobait, j’avançais en courant entre les parois lisses du vide, je suffoquais d’angoisse et de misère, les effroyables cloches du Jamais plus sonnaient à mes oreilles jusqu’à chasser ma raison, et soudain, à un détour de l’abîme, je vis sortir un visage aux cheveux mi-roux, mi-dorés, un visage indécis et pur. « Poésie, poésie ! » m’écriai-je, et un calme surnaturel naquit en moi. Je pus affronter les pâles lueurs de l’aube qui venaient entre les volets clos m’apprendre que ma présence auprès de cette forme silencieuse, mais visible encore, était un bonheur en comparaison de ce qui allait suivre. Mais aucune apparition ne revint m’encourager et ce fut sans appui que je dus à pas pesants creuser mon ornière dans le désert.


Peu après, je quittai la ville où j’étais né. A quoi bon revoir la maison des enfants heureux et l’assombrir de mon deuil ? Cependant, j’allai, un soir d’extrême automne, sur la route de Saint-Henri. Peut-être espérais-je, sans me l’avouer, tomber à l’improviste, à l’angle de quelque chemin, sur mes grands amis. La mer s’était retirée dans une retraite de brume. Je montai entre les oliviers impérissables jusqu’à ce que je vinsse tout près de la vieille maison. A travers une de ses fenêtres, deux flammes d’or brûlaient en forme de cœur. Des larmes montèrent à mes yeux, et je demeurai longtemps auprès de la terrasse, songeant à ce que la vieille sorcière aux cruelles métamorphoses aurait fait de cette maison bénie et de ceux qui y vivaient, quand je reviendrais, plus tard, leur rendre visite, — si je revenais jamais !

Le lendemain, tout ce qui m’avait appartenu était jeté au vent du hasard. Je quittai ma ville natale et je commençai une existence nouvelle, mon existence de dépossédé.

J’avais vécu jusque-là dans un univers de songes auxquels je croyais, je commençai dès lors de vivre au milieu de réalités dans lesquelles je ne croyais pas. Peut-être avais-je laissé le masque pour le visage, mais le masque me parlait et le visage restait muet. Le masque avait salué Agamemnon avec Clytemnestre, emprunté la voix d’Antigone qui pleurait sur ses frères, maudit Vénus par la bouche d’Hippolyte ; le visage ne connaissait que l’inventaire, la comptabilité, le testament. Le masque avait été porté à la cour d’Elisabeth, il avait dansé et joué dans les rues de Venise, il avait été tenu entre les doigts de Watteau, porté même devant Dieu, car la cagoule du pénitent est un masque. Le visage avait présidé aux famines et assisté aux viols et aux invasions, ordonné des arrêts de mort et conclu des traités de commerce. Et je ne voyais plus que lui. Innombrables et pressés, tous ces visages se levaient devant moi, pareils à ces vagues perfides que je redoutais naguère. Et quand écrasé de fatigue, le soir, je regagnais ma chambre et que je me regardais dans une glace, je ne savais plus si c’était un masque ou si c’était un visage que j’avais en face de moi et que je considérais avec terreur.

III

A Paris, la solitude est plus effrayante qu’ailleurs. Dans les petites villes, à Castres comme à Mantoue, à Gruyère comme à Avila, les choses vous deviennent bientôt familières. Une porte, même toujours close, un arbre au coin d’un mur, le rideau d’une boutique, au bout de quelques jours s’agglutinent à vous, entrent dans votre intimité. On met ses pas dans ceux de la veille. On sculpte ses habitudes dans un air malléable. Puis c’est l’employé de la poste, chauve, aux lunettes bleues, qui relit le télégramme que vous envoyez à Personne (car vous tenez à cette illusion tenace d’avoir encore des relations quelque part) ; c’est une marchande de journaux affable et sentencieuse, c’est ce mendiant qui joue de la flûte avec son nez, dernière incarnation d’une fantaisie exilée de partout, c’est ce chien, mécaniquement errant… Voilà tes amis, voilà tes pareils. Ils se détachent tout de suite sur le désert, ils annulent le vide, ils forment une société énorme où tu te sens à l’abri.

A Paris, rien de pareil : tout est trop grand, trop peuplé. On ne revoit jamais les mêmes rues, les mêmes figures ; tout change et se meut avec une indifférente rapidité. J’essayais en vain d’enfoncer mes racines quelque part, mais comment creuser ces dures pierres, tapisser de fleurs ces éternelles chambres meublées dont la crasse a l’odeur des charniers ?

Je me glissais entre ces défilés de pierre, je me faufilais malaisément à travers un caviar humain, j’attendais un visage qui pût m’éclairer sur moi-même, je cherchais un être que je prisse par le bras en l’appelant mon ami. Effrayé par ce tumulte, je me réfugiais dans quelque jardin. A défaut de femmes et d’enfants, je pouvais du moins y chérir les végétaux. Aux Buttes-Chaumont, si j’accrochais comme Rosalinde une déclaration aux branches d’un Wellingtonia, c’était pour lui seul qu’elle était rédigée. Je compris Mme de Custine qui, dans sa solitude de Fervacques, donnait à ses arbres le nom de ses amis lointains. Koreff étant un saule, Chateaubriand, un cèdre du Liban.

Seul, toujours seul, je tombai dans l’enfantillage. J’achetais des poupées, de menues figurines de bois sculpté ; je les rangeais sur la cheminée, sur une table, je causais avec elles, je leur communiquais les nouvelles surprises sur les transparents des boulevards : une bande de jeunes filles très belles, dirigée par une étudiante aux yeux bleus, terrorisait l’Illinois, volait les banques et assassinait les caissiers ; on avait découvert en Australie un homme encore plus singe que les autres. Ainsi, quelque isolé que je fusse, je demeurais en relations avec le vaste monde. Je m’étonnais parfois, tant je leur avais donné de mon âme, qu’aucun de mes personnages ne me répondît. Était-ce indifférence ou paresse de leur part ?

La nuit, quand je ne dormais pas, je rallumais ma bougie et je les regardais. Ils étaient à côté de moi, à peu près à la place où je les avais posés, et comme ils veillaient sur mon sommeil, je leur souriais avec reconnaissance.

Celui qui se moquera de cette page, c’est qu’il n’aura pas été seul, vraiment seul, une heure quelconque de sa vie !

Cependant ma petite provision d’argent s’épuisait et je ne renonçais pas à vivre. Je lus, un jour, dans un journal, que l’on demandait quelque part un automate pouvant exercer un sous-métier. C’était bien mon affaire. Je me présentai dans une maison aussi noire qu’un trou de mine, à un homme sans regard qui battait, en me parlant, son papier avec une règle ; je supposai qu’il le punissait d’être trop blanc. Cet homme m’accepta. Il tenait un cabinet d’affaires. Je crois que son métier consistait à harceler les malheureux tout près d’être ruinés et à consommer cette ruine. Mais cela ne me regardait pas.

Il y avait une salle commune où travaillaient des employés aussi jeunes que moi, un vieux scribe grognon et une dactylographe qui ressemblait à Médée et qui, par conséquent, m’effrayait beaucoup. Les fenêtres donnaient sur un mur percé de quelques jours de souffrance, un mur si sale, si haut et si nu, que je m’attendais chaque matin à voir un pendu accroché à l’un des deux ou trois clous qui en faisaient l’ornement. Mes camarades m’accueillirent avec un mélange de gentillesse et de taquinerie cruelle. C’était un de ces endroits misérables où chaque geste qu’on fait, chaque parole qu’on prononce, chaque vêtement qu’on porte provoquent de longs et malveillants commentaires. Mais je ne me plaignais de rien : je n’étais plus seul. Il m’arriva d’aller au café avec mes camarades, il m’arriva d’offrir des violettes à Médée ! Mes bonshommes de bois sculpté me reprochaient bien mon infidélité, mais je leur affirmais, ce qui était vrai, que je leur gardais le meilleur de mon cœur. Je vécus ainsi pendant plusieurs mois.

Mais chaque soir, en rentrant, je dénombrais mes provinces perdues depuis le matin ; mon royaume intérieur s’appauvrissait ; bientôt il n’existerait plus. Alors je songeais aux jours d’autrefois, aux rivages de la mer, quand j’étais le protégé des sirènes, quand mes intercesseurs priaient pour moi, quand le monde que j’habitais m’entourait de légendes et de mythes et que je comprenais le langage de la nature.

Que tout cela était loin ! A peine avais-je franchi le seuil de l’horrible maison, que tout Paris me sautait au visage avec ses boues et son fracas. Un autobus monstrueux et cahoté sortait des cavernes de la pluie et roulait entre les bocaux des pharmaciens et les couronnes mortuaires des fleuristes. En face de moi, dans une boutique blafarde, on vendait les signatures des poètes morts et on les vendait plus cher qu’on ne leur achetait leurs œuvres quand ils vivaient. Cela m’épouvantait comme une dérision et comme un sacrilège. Je m’arrêtais devant la vitrine et je regardais ces petites dalles jaunies sur lesquelles je lisais des noms qui faisaient battre mon cœur. Je n’étais pas assez riche pour les arracher à cette prostitution. Pouvoir enfermer cette lettre de Théophile Gautier, dans un coffret de Venise, avec un gant de Mlle de Maupin ; glisser ce billet d’Edgar Poe, avec une carcasse de poisson volant, dans une bouteille pêchée par un matelot et qui avait contenu le journal d’un naufragé ! Quand s’arrêtait devant le magasin un passant, je me collais contre la vitre, devant le nom que je préférais ce jour-là, je me démenais, j’occupais le plus de place possible, j’empêchais l’importun de lire la signature ; autant de gagné, n’est-ce pas ?

Je regagnais ma pauvre demeure dans la ville crépusculaire ; des filles me suivaient, m’appelaient d’un nom anonyme ; elles m’intimidaient affreusement, la volupté qu’elles donnent me faisait penser à ces breuvages de sorcières qui vous portent au sabbat ; tantôt, je me les représentais dans leurs villages, géraniums frais épanouis sur l’appui d’une fenêtre ou lys des champs qui ne moissonnent, ni ne filent ; tantôt, je les voyais chevauchant quelque balai, les jupes au vent, les cuisses nues, fouettant le vent d’orage de leur course et précipitées aux pieds d’un bouc. Elles ne se doutaient guère des images qu’elles évoquaient à mes yeux, tandis qu’elles me regardaient les fuir et que leur œil narquois suivait ma démarche hâtive et fatiguée sous un parapluie dont jamais la soie n’adhérait exactement à toutes ses baleines : il y en avait toujours une qui pointait hors de l’étoffe repliée, comme la pointe d’un fémur à travers un moignon insuffisant.

Dans ma chambre, j’essayais en vain de lire, mais la grâce m’avait abandonné. Ces mots qui ont enrichi le monde, qui ont donné sa couleur glauque à la mer et son inconstance à la lune, ces mots qui flottent sur toutes choses comme un manteau de féerie, perdaient pour moi leur sens divin. Ils s’éteignaient quand je les lisais et ne représentaient que des ombres grimaçantes. Si je déchiffrais le mot « maison », je voyais la porte graisseuse de mon bureau, « homme », — un huissier de mauvaise mine, « femme », — une de ces chauves-souris traquées qui voltigeaient sur mes pas nocturnes. Je cessai peu à peu de lire et je me mis à aller au café. J’y restais de longues heures, en proie à un engourdissement presque heureux. Autour de moi, on répandait des cartes, on fumait, on se communiquait des sottises, tout cela me protégeait. Contre qui ? Contre moi ? Contre un grondement intérieur que je sentais venir du fond de mon esprit et que laissaient échapper tous les actes que je n’avais pas accomplis, tous les rêves que j’avais interrompus, toutes mes tendresses avortées. C’est un bon hôpital que le café, on y soigne par la torpeur les maux qui naissent de la conscience. Quand je rentrais chez moi, le sommeil achevait l’œuvre du café et je recommençais le lendemain.

IV

A mesure que les jours passaient, mes souvenirs perdaient de leur mordant. En particulier les plus chers. Je les sortais trop souvent de leur tiroir, je les exposais au jour, je les caressais longtemps ; cela les usait. Sans le vouloir, je chassai ainsi la petite Béatrice ; elle s’éloigna de moi sur la pointe des pieds. Mais elle emportait avec elle la maison de vermeil, usée comme un plat royal, elle emmenait Eudes, Madeleine et l’épagneul qui ressemblait à Mme de Sévigné.

Ai-je dit tout à l’heure que j’étais seul en arrivant à Paris ? Pourquoi l’ai-je dit ? Ce n’était pas vrai. Alors en effet la petite Béatrice ne me quittait guère, elle sortait avec moi, nous allions ensemble au Jardin des Plantes, — et nous nous mettions à courir pour faire un match avec le nilgaut, — nous nous promenions au Louvre, — et je lui donnais tous les châteaux que l’on voit se fuseler dans les paysages des Primitifs.

Le soir, elle m’attendait dans ma chambre ; c’était à son intention que j’avais acheté les poupées, les personnages de la Comédie de Bois ; je lui racontais les grands événements du monde absurde que nous habitions. Elle riait en frappant des mains, elle me rattachait à mon enfance, elle enlevait de mes épaules tout un grand faix de jours et le jetait sur le sol.

Quand elle était là, je revoyais les heures perdues, lisses comme la sclérotique des anges, l’énorme soleil de mes premiers étés. En ce temps-là, tout était vaste, nouveau, miroitant ; chaque chose avait sa sœur pareille à elle, et dans cette jumellarité, je découvrais la clef de l’univers. Comme un sorcier nègre, j’associais les objets selon leur apparence et non selon leur structure intime : j’aurais payé mes jouets avec des grains de maïs. Les coquelicots dansaient dans la cheminée, on faisait couver les melons par les poules, les épiciers étaient terribles au fond de leur citadelle avec leurs grands sacs pleins de boulets de canon. Ainsi j’épelai les premières lettres du grand livre de Poésie.

Puis c’était le bonheur que donne la maladie : ma mère se penchant sur moi avec ces yeux ardents qui arrêtent la marche de la fièvre ; les vallons glacés du lit où l’on avance une jambe en feu ; cette tranquillité si pure que l’âme y prend un bain tonifiant ; ces rêves qui rendent la réalité plus confuse encore ; une vie qui ne nous arrive pas en pleine poitrine, comme un torrent, mais qui coule sur vous, goutte à goutte, et dont chaque goutte est exquise. Voilà ce grand espace de mémoire à laquelle Béatrice avait ranimé la vie ; et les premières tristesses inexplicables quand le soir sournois décroche les rayons et les met en pénitence dans un cachot noir, et l’énorme voix de croquemitaine qui ronfle dans les cheminées, les nuits d’hiver, et le miracle de la nuit de Noël, avec ses cierges roses, son vin d’aromates, ses jouets inattendus, et cette émotion qui vous multiplie, éveille un cœur qui les contient tous et fait de vous le contemporain du premier berger qu’ait éveillé une voix d’outre-ciel et du premier mage qu’une étoile ait brûlé au fer rouge.

Misère ! Tout cela était fini ! La disparition de Béatrice, c’était une seconde mort de mon enfance ; je l’appelais en vain ; elle tournait la tête avec un sourire infiniment triste ; un tourbillon de poudre sur ma route, des cheveux qui s’enflammaient au soleil, — et déjà elle n’était plus.


J’avais eu plusieurs fois de ses nouvelles par Frédéric Anthelme qui m’écrivait encore, mais c’était de ces nouvelles qui ne vous renseignent sur rien. J’avais appris que mon ami Eudes avait quitté Saint-Henri pour faire son service militaire et que la vieille maison était en deuil : plus de jeux, ni de chants, ni de rires, mais des soupirs étouffés dans les coins, des conversations entre deux portes, de petites ombres si pliantes que l’on eût aimé leur donner un tuteur.

Je faillis plusieurs fois prendre le train et courir à cette garnison de l’Est où Eudes faisait son apprentissage d’homme d’armes. Je me le représentais si mal dans cette fonction ! Pourquoi hésitai-je ? Je l’ignore. Il y a une destinée qui vous arrête toujours sur le chemin à accomplir, une destinée qui préside aux maladresses, aux avortements, aux paroles qui auraient dû être prononcées, aux actes qui auraient dû être réalisés. Cette destinée-là me saisit par le bras au moment où, un samedi soir, je me dirigeais vers la gare de l’Est ; je ne sais plus ce qu’elle inventa, piège, retard ou espérance, — ce sont ses trois formes les plus dangereuses, — et je demeurai sur le trottoir, et le train roula sans moi.

On était à la fin de l’hiver, du moins le calendrier me le disait, mais je n’avais aucune raison de le croire. Au pays dont je venais, mille féeries accompagnent le pronostic de l’almanach : des anges font leurs nids dans les arbres, il passe des évêques dans les jardins, l’air s’enroule autour de vous comme une robe. Le soir, tout devient bassin, étang, fontaine ; ce ne sont partout que grenouilles coassantes, et cet amoureux concert attire les couples dans les chemins creux, fait s’entr’ouvrir les fenêtres des chambres sur des visages haletants et passionnés, tandis qu’à l’horizon, des caravanes de collines bleues apportent l’encens de la mer et que des cages d’azur se balancent au-dessus des rochers.

Ici, rien de pareil ; aux nuits succédaient les pluies, aux brumes, les orages. Je ne sentais point dans les rues cette errante volupté, faite de mille violettes mortes entre des seins de femme, qui vous assaille là-bas à chaque carrefour. Aucun rayon ne m’attendait à ma porte, aucun oiseau ne m’apportait le matin l’écho des dancings de Louqsor. Chaque jour était un hiver de plus qui mettait une pierre sur mon cœur, comme s’il s’agissait d’un cœur authentique de vampire et non de pauvre enfant en exil qui avait d’autant plus de peine à retrouver sa vraie patrie qu’il ne la connaissait pas.

*
*  *

Un soir, je rentrai chez moi particulièrement atteint par cette hostilité des choses. J’avais été accablé par la grêle, bousculé par une foule en délire, chargé par un autobus comme on l’était par un buffle dans les Marais-Pontins. Je m’assis avec lassitude devant la fenêtre ; je me souvins alors de tout ce que j’avais laissé derrière moi, je vis s’incliner sur leurs pentes les sages oliviers, suivre sa courbe un ciel d’un seul arc et qui ne fléchissait nulle part et barrer l’horizon une matière inconnue, sauf aux dieux, et qui était concentrée comme le quartz et fluide comme la lumière.

Cependant, je ne pensais ni à Madeleine, ni à Béatrice, je savais que je les avais perdues sans retour. Je ne donnais plus rien de moi aux êtres ; mais tout aux choses, à l’air, aux mille parfums et sonorités.

Je me laissais peu à peu envahir par la somnolence. Un poison doux comme une fleur se glissa au long de mes veines et répandit dans tous mes membres une espérance confuse. Des mots sans suite me traversaient l’esprit, je les suivais de l’œil sans les entendre, comme on regarde à la dérive, sur un ruisseau, quand on est enfant, des bateaux de liège. Sans doute savaient-ils quelque chose de ma vie intérieure, car ils emportaient dans leur cale des cargaisons de secrets. Ces mots sans suite finirent par se grouper et par tourner autour de mes pensées comme la couronne d’un lustre. Des flammes clignotaient. La herse de lumière qui tombait du diadème, s’allumant tantôt et s’éteignant, forma peu à peu le dessin d’une mâchoire nue.

— Eudes ! m’écriai-je.

Et la porte s’ouvrit. Elle s’ouvrit et Eudes entra. Je fus effrayé de sa pâleur ; il ne semblait ni heureux, ni impatient de me revoir, mais traversant la pièce en silence, il alla s’asseoir devant mon bureau. Son attitude était si solennelle que je n’osais lui parler. Il ouvrit un tiroir, puis un autre, comme s’il cherchait un objet ; il sortit des enveloppes, un carnet de notes, un bouquet de violettes desséchées, plusieurs portraits de jolies femmes inconnues, découpées dans un journal anglais. Au moment où j’allais lui poser une question, il mit un doigt sur ses lèvres et soudain d’un geste, il m’appela : il venait de saisir sous une pile de lettres un miroir à monture de vieil ivoire et qui avait servi à ma mère. Je courus à lui et je me penchai sur son épaule : il montrait je ne sais quoi au fond de la glace usée. J’eus un frisson d’épouvante, car je venais de m’y apercevoir distinctement, mais seul, bien que mon visage frôlât presque celui de mon ami. A la place où j’aurais dû trouver le sien, j’aperçus simplement des linéaments qui se divisaient en cadence comme des fils de la Vierge. Eudes reposa doucement le miroir à sa place et se leva. J’essayai de le retenir, je pus à peine lever la main. Déjà il avait quitté la chambre. Je courus alors à la porte, je criai, j’appelai, le tout en vain. Il n’était plus dans l’escalier. Je revins lentement vers le bureau : sur un calendrier ouvert, je vis que l’on avait souligné au crayon une date : celle du surlendemain.

Après cette extraordinaire visite, il me fut impossible de demeurer chez moi. Je pris en hâte mon pardessus et je courus à un café où je savais retrouver mes camarades de l’étude. Dans leur société, je réussis à rompre l’angoisse que m’avait laissée mon étrange entrevue avec Abeille.

Quelques jours passèrent. Je voulais lui écrire et lui demander la cause de son silence et le motif de sa visite. Une fois encore, une force supérieure à ma volonté m’en empêcha. Ce fut alors que je reçus la lettre de Frédéric Anthelme qui m’annonçait la mort de mon ami, à l’hôpital militaire de la petite ville de l’Est où il était en garnison. Il était mort à la date qu’il m’avait indiquée lui-même, deux jours avant, sur le calendrier. Je cherchai ce dernier ; je n’y trouvai plus la marque, mais le papier était, à cette place, à la fois plus mince et comme râpé ; on eût dit que quelqu’un avait effacé avec une gomme un léger trait de crayon.

J’eus un chagrin si profond que je ne pus en parler à personne. Il me semblait avoir perdu un grand morceau de moi-même, et d’un moi-même d’autant plus précieux qu’il n’était pas complètement formé. Plus encore qu’un arrachement du passé, c’était presque un arrachement de l’avenir. Mais comme je n’avais pas assisté à l’agonie d’Eudes Abeille, je pus croire qu’il n’était pas mort de cette affreuse mort physique qui est la nôtre, mais qu’il avait simplement ouvert une porte secrète sur une chambre plus grande que toutes les chambres terrestres réunies, — ou qu’il s’était, plus simplement encore, envolé.

V

A dater de cette nuit-là, quelque chose que je ne sus pas discerner commença de modifier ma vie. Les objets dont j’étais préoccupé, les êtres auxquels me liait une habitude quotidienne, s’éloignèrent de moi. J’en vins à m’étonner d’avoir donné mes soins à de tels faux-semblants. Une fois de plus, je m’apercevais que j’avais vécu dans un immense trompe-l’œil. Je me croyais seul ; et j’étais peuplé. En me séparant de mes amis, de mes sosies, de mes camarades, en fermant ma porte, en renonçant à toute correspondance, je donnais asile à ceux que ces présences importunaient, avaient empêché d’entrer en moi. Ils allaient et venaient furtivement et je ne savais rien encore de leur visage, ni de leur identité. Je ne soupçonnais même pas le motif de leur intrusion, je n’avais pas peur d’eux. Je ne les attendais pas, je ne leur demandais rien. Ils prenaient simplement l’habitude d’être là ; pendant longtemps ils m’écoutèrent, puis ils commencèrent bientôt à me parler. Ce fut justement à cette époque que le printemps se glissa dans les bois et qu’il approcha de la ville. Contrairement aux printemps des autres années, il fit ses débuts la nuit. Je marchais dans un grand bois violacé, encore gercé par l’hiver, où les arbres remuaient des membres gourds. Je vis, étalée sur un banc où j’allai m’asseoir, la queue fabuleuse d’un oiseau tout blanc. Je craignais de le faire fuir, je n’osais pas remuer. L’oiseau ne bougeait pas. Ses plumes, innombrables, duveteuses, répandues comme une inondation, écumaient doucement sur la pierre grise. Je m’assis par terre, guettant l’insaisissable bête. Bientôt elle se déplaça, et comme je levai la tête vers un morceau de ciel, découpé par les branches en bandelettes aussi fines que la peau de taureau qui a délimité la place de Carthage, le vol de la lune se suspendit dans le champ de mon regard. J’entendis au même moment la sève battre sous l’écorce des arbres ; de petites créatures masquées de vert couraient affairées dans les herbes. « Vite, vite, criaient de toutes parts des voix fiévreuses, ne perdons pas notre temps, le voici ! » Il y eut le long de mon pouce qui s’appuyait au sol un imperceptible frôlement ; je regardai de plus près ; un capuchon minuscule se haussait tout doucement vers moi : j’assistais à la naissance de la première violette. Les vieilles feuilles mortes, poudreuses archives du dernier automne, craquèrent au même instant. Une biche me regardait de son œil rêveur, plein d’une interrogation muette : « Est-ce lui ? » me demandait-elle, et elle croquait le bout d’une branche. Sans doute la trouvait-elle juteuse et croquante à point, car elle se mit à brouter. Parfois elle s’arrêtait et me considérait de nouveau. « Y a-t-il une nuit, pensai-je, où l’homme ait le droit de se réconcilier avec les animaux et de se retrouver avec eux dans cet état de communion que le péché d’Adam a détruit ? Jouer avec les guépards, comprendre le chant des alouettes, élever dans sa maison les petites sarigues, ne plus redouter le regard de reproche des singes, cousins déshérités, obtenir le pardon des races massacrées, — quelle fête indicible ! Biche, biche, ma sœur, cette nuit d’amour est-elle venue ? Nous allons nous coucher côte à côte et tu vas me dire les bons mots de tes faons, car je devine déjà, ô pauvre biche, la vanité de ton cœur maternel ! » Un bond léger, et la biche ne fut plus là. La grande nuit de l’amour terrestre n’était pas encore venue.

Je voulus suivre la piste de ma nouvelle amie. Partout on travaillait. Il fallait que le printemps fût déjà sensible à la pointe du jour ; toute la blancheur disponible sur la terre était réunie au pied des lilas, le jaune autour des faux-ébéniers, tout ce qu’il y avait de rose au monde se groupait dans les marronniers et les rosiers. Que le crépuscule du matin qui allait naître serait décoloré ce jour-là, que les jeunes filles seraient pâles dans leurs lits ! Et ne sachant à quoi attribuer cette pâleur, elles se croiraient amoureuses. De là vient, sans doute, que leurs passions naissent avec le printemps.

J’entendais des pas retentir sur le sol, des ordres donnés d’une voix rude sortirent du tronc des arbres ; le pivert, pour la première fois de l’année, jouait les quatre premières mesures de la cinquième symphonie. Je ramassai sous un buisson un long fouet d’argent, translucide, cassable : le serpent venait de changer de peau, — simple façon de dire qu’il n’était plus le tentateur, qu’il entendait se réconcilier avec nous, — mais je ne revis nulle part la biche, mon amie, et quand, après avoir longtemps marché, je me retrouvai au seuil de la ville encore morne de givre, encore poudrée de ses étoiles d’hiver, ce fut aux maisons endormies que j’annonçai la bonne nouvelle.

VI

Un de mes camarades s’appelait Denis Sotorat ; c’était un de ces êtres qui, dans toute circonstance, cherchent d’abord en quoi elle saura provoquer le rire. Il n’était pas gai de cette exubérance naturelle et radieuse qui forme la vraie allégresse, il l’était à force de sécheresse et de pauvreté morale. Il riait pour n’avoir ni à comprendre, ni à sympathiser. Il y avait de la lâcheté dans sa gaîté, de la férocité dans sa joie.

Après m’avoir houspillé et raillé, il parut tout soudain s’attacher à moi. Je cessai d’être la cible de ses plaisanteries et il me traita en complice. J’étais si seul alors que je me laissai faire et que j’acceptai cette amitié. Sotorat m’invita à dîner dans sa famille ; son père était greffier au tribunal. Je vis une maison austère comme une salle de jugement ; un salon faussement pimpant, où les chaises dorées et cannées avaient l’air de jouer la comédie ; une salle à manger dont les tentures avaient la couleur de l’arsenic ; je vis un homme au crâne en pain de sucre, qui sifflotait entre ses dents et faisait avec de grands éclats de rire des calembours absurdes et compliqués, une mère d’une piété extravagante qui n’attendait de Dieu que des miracles et se fâchait quand il les lui refusait, je vis un frère au visage de danseur de corde qui excellait dans l’art de faire attendre ses fournisseurs, je vis enfin Jeanne…

Je n’ai rien à dire ici de celle qui a porté mon nom parmi les hommes. Si elle eut des torts envers moi, je ne suis pas innocent non plus. Tout ce que j’ai le droit d’écrire, c’est qu’alors elle était jeune. On ne sait pas, tant qu’on n’a pas avancé dans la vie, ce qu’est la jeunesse ; on attribue volontiers à certains êtres un je ne sais quoi d’irisé qu’on croit leur appartenir en propre, alors qu’il n’est produit que par elle ; l’élan, le caprice, la main tendue, les bras ouverts, la foi vite donnée, la fleur qui n’est pas avare de son pollen, la parole qui va plus vite que le vent, — tout cela, nous croyons volontiers qu’on le possède par privilège de caractère, alors que la puissance qui vous les prête une heure est la même qui répand des pierreries sur le paon, du cobalt en poudre sur le grand Morpho et qui donne au jasmin cette fumée qui permettra aux bourdons de porter ailleurs ses semences.

Jeanne occupait le cadre de la fenêtre quand j’entrai dans le salon. Son profil, qui incisait une fausse guipure, était d’un contour qui éveilla en moi des souvenirs de l’Antiquité ; elle se retourna ; la chaleur de son regard me fit croire qu’il y avait en elle un foyer de passion contenue ; elle baissa les yeux et j’en fis autant. Je crus à une correspondance muette entre nous. Je lui parlai à la fin du repas, je m’imaginai qu’elle pensait comme moi parce qu’elle répétait mes phrases. Sa présence me bouleversa. Je ne compris pas qu’au point de solitude où j’étais arrivé, toute autre présence féminine eût produit la même révolution. Je revins chez moi en proie à un grand trouble ; je crus ma vie à jamais fixée. Nous n’appliquons jamais nos facultés critiques à nos sentiments, sans doute parce que nous savons d’instinct que bien peu résisteraient à un examen minutieux. Si j’en avais fait un, j’aurais découvert que mon désir était inspiré par le besoin que j’avais alors de lui et non par la vue de Jeanne et qu’elle n’était qu’une occasion. Et si j’avais su cela, j’aurais tout su, mais certaines erreurs ne sont pas évitables.

Je me persuadai vite que Jeanne Sotorat m’aimerait. Et le pire fut que je l’en persuadai elle-même. Elle ne demandait qu’à me croire. Comme la plupart des jeunes filles, elle confondait volontiers l’amour avec le mariage et prenait pour un sentiment à mon égard son désir de se forger avec moi une façade sociale. Je ne compris que longtemps après qu’elle n’avait qu’une vie de représentation, et même dans la situation modeste où nous devions vivre et qui comportait un minimum d’apparence. Et pour une femme de sa sorte, vivre, c’est jouer un rôle, et si ce n’est pas pour une cour, tant pis, ce sera devant une amie plus pauvre que vous, devant la concierge, l’ouvrière en journée…

Le printemps rôdait d’ailleurs avec son sourire faux. Nous le suivîmes un soir, près du lac du Bois de Boulogne. Un kaléidoscope magique tournait sur l’eau avec ses mille nuances. Ce chatoiement était irrésistible. Il y avait dans l’air des remous de pollens, de grands courants d’odeurs. Des hirondelles fauchaient les ombres avec un cri bref : tout était plus clair après leur passage. Un cheval effrayé fit peur à Jeanne qui se précipita contre moi. La destinée prend parfois la forme du hasard ; nous revînmes fiancés.

*
*  *

M. Sotorat avait un ami imprimeur, déjà âgé et qui cherchait un associé. Il cherchait aussi quelques faibles capitaux. Il accepta généreusement le peu d’argent qui me restait et celui que M. Sotorat donna à sa file. Je me mariai donc et devins imprimeur. Le soir de mes noces, j’entendis ou je crus entendre que l’on sanglotait à la porte de ma chambre. Je me levai et je l’ouvris, il n’y avait personne. Trois fois, le bruit de ces sanglots vint jusqu’à moi et trois fois je trouvai le corridor vide. Peut-être était-ce en moi que quelque chose pleurait…

*
*  *

Nous habitâmes dans l’avenue du Maine où j’avais mon imprimerie. Jeanne et sa mère avaient choisi dans un immeuble énorme un demi-étage dont tout les ravissait ; la première fois que j’y entrai, je crus m’évanouir d’horreur. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Tout était clair, nouveau, sans ombres. Chaque pièce ouvrait directement sur sa voisine ; de fausses boiseries blanches jouaient la fable de Florian, les Trianons de petite bourgeoisie ; il n’y avait pas un mur qui n’eût son hypocrisie, pas une porte qui ne fût fardée. Je voyais peu à peu se former sous mes yeux les linéaments d’une vie sans élégance, mais qui avait pour idéal une idée mensongère de l’élégance, — cette idée que les journaux de mode vulgarisent dans les plus humbles villages.

Trois mois après mon mariage, j’étais fixé sur ma femme et sur moi. Ma femme savait tout ; c’était un répertoire de recettes et d’adresses. Elle savait comment on efface les taches de graisse sur un veston et à quelle température il faut servir le chambertin, — qui n’avait jamais figuré ni chez ses parents, ni chez nous. Elle savait quel mariage avait fait le second fils du duc de Norfolk et quel est le confiseur chez lequel les meringues sont le meilleur marché ; elle savait à quelle ville d’Algérie il faut s’adresser pour faire venir directement ses dattes, et l’âge véritable de toutes les actrices ; car, bien entendu, elle aimait le théâtre plus que tout au monde ; elle l’aimait pour lui, en dehors de ce qu’on y jouait ; d’ailleurs le sujet de la pièce lui était indifférent, et le nom de l’auteur ; les acteurs et les actrices seuls l’intéressaient, et quand elle avait fini de m’expliquer par quels moyens on peut faire durer un pot de confiture au delà de l’époque prévue pour sa consommation, elle m’entretenait du prochain rôle de tel ou tel comique de la Comédie-Française ou de telle ingénue centenaire et moins jeune première qu’antique pythonisse.

Nous sortions le soir autant que nos moyens nous le permettaient. Chaque sortie était pour Jeanne une merveilleuse occasion de transformer une robe déjà transformée dix fois. J’entendais parler de cette métamorphose comme Ovide de celles des dieux ; d’ailleurs c’était la seule à laquelle je fusse invité. Que ma femme portât des passequilles ou de fausses dentelles, des fronces ou des volants en forme, c’était bien la même Jeanne qui, les yeux excités, parlant haut, naïve et prétentieuse à la fois, voulant éblouir les voisins et moi-même, nous renseignait tous en même temps sur la dernière liaison d’un comique avec une commère de revue ou sur la perte d’un collier de perles que telle étoile ne se faisait en somme voler avec tumulte que pour la dixième fois. Si Jeanne n’avait pas su tout cela sans l’apprendre et pour ainsi dire de naissance, elle n’eût pas osé porter ce titre de Parisienne dont elle était si fière et qui était fait à ses yeux de ces mille recettes et d’une nomenclature incroyable de couturiers, de modistes, de cordonniers, de bijoutiers, de carrossiers, de tailleurs, de coiffeurs, de restaurateurs, chez lesquels elle n’était pas assez riche pour se servir, mais dont elle parlait quand même parce que cela lui donnait l’illusion qu’elle approchait ainsi davantage d’eux.

Je me résignai vite, je n’étais pas malheureux. Les fées m’avaient abandonné, et voilà tout. Et comme un dieu frappé d’amnésie, lorsqu’il a oublié le goût de l’hydromel, ne déteste pas le relent de zinc que lui apporte la bière des bistros, je trouvai à ma vie quelque chose de facile et de frelaté qui n’était pas pour me déplaire. La sincérité demande toujours un effort, il m’était évité et j’en étais reconnaissant à Jeanne. Il n’est pas toujours facile de remplacer les nymphes par les girls et les Muses par des tireuses de cartes. Mais Jeanne excellait autant à cette transmutation qu’à la métamorphose de ses robes. Elle avait en quelques mois extirpé de mon âme mes deux sœurs nourricières, la fantaisie et la nostalgie. Je ne me souvenais déjà plus d’avoir fait appel à elles pour survoler les heures. L’odeur de plomb que j’emportais maintenant avec moi n’était-elle pas devenue l’atmosphère même de ma vie ? J’étais celui qui imprime les paroles ailées, je n’étais plus celui qui les aime, ni même celui qui les lit ; et la fantaisie et la nostalgie, mes deux sœurs nourricières, m’avaient fait un long signe d’adieu.

Des années passèrent ainsi, Combien ? Je n’en sais point le compte. Mes affaires prospéraient et la métamorphose des robes et l’augmentation des renseignements sur la vie privée des acteurs suivaient leur cours régulier. Je me demandais parfois avec effroi le nombre de coupons et d’intrigues de comédiens que j’aurais à envisager, si je devenais millionnaire.

Cependant les saisons échangeaient rituellement leurs symboles. Quelque part, les enfants de la mer jouaient avec son écume ; il y avait de grandes fêtes de neige sur les bois invisibles et l’on décorait d’étoiles les coupoles des observatoires ; des bêtes dans les fougères se cherchaient, la nature crachait ses volcans et se concentrait dans ses tissus les plus impalpables pour ajouter une lunule sur l’aile de la vanesse Io. Des rythmes, des cadences, des métaphores naissaient, la fresque des jours sortait toute fraîchement enluminée de la main des Parques artistes. Mais moi, je ne savais rien de ces choses ; et dans ma fausse maison aux faux rubans de plâtre, j’écoutais Jeanne me parler de quelque solde de chaussures ou vanter le nouveau tea-room qu’elle venait de découvrir. Je le répète, les fées m’avaient abandonné !

VII

J’étais seul dans ma chambre. C’était un samedi. Ce jour-là, l’imprimerie faisait relâche. Les presses ne travaillaient pas : le samedi était, chez nous, consacré à la vérité. Jeanne était sortie dans le dessein de s’abattre sur un grand magasin : on avait ouvert devant elle un vaste avenir de coupons. Elle ne rentrerait que le soir.

J’étais seul et je faisais des patiences. C’était ma dernière façon de communier avec le mystère, avec l’espérance. Les dames ne m’obéissaient guère, mais du moins me me rapportaient-elles pas d’échantillons.

On sonna. Je grommelai. Il est insupportable d’être dérangé quand on ne fait rien. Je faillis ne pas me lever, ne pas quitter mon siège. Quelque chose d’inconnu cependant me mit debout, me prit par les épaules et me conduisit à la porte…

A la même minute, j’entendis sonner cinq heures à divers édifices voisins. Je ne vis pas la femme qui entra, mais je devinai tout. Elle ne dit pas un mot et elle se dirigea vers la pièce où je me tenais. Elle vit les cartes éparses sur le divan et tourna les yeux vers moi. La fenêtre était ouverte, je jetai les cartes dans la rue au risque d’attirer la police. Elle se tenait en face de moi ; elle avait grandi, mais elle n’avait presque pas changé ; son long corps s’était comme étiré, elle avait gagné quelque chose de plus souple et de plus ondoyant, mais sous un chapeau de mousse, je retrouvai ses cheveux roulés où traînaient des couleurs de feuilles mortes et dans ses yeux les mêmes paillettes d’or.

J’avais honte de ma maison de carton, de mes murs chargés de houlettes, de mes gravures libertines.

— Venez, Béatrice, lui dis-je, ne restons pas ici.

Je venais de me souvenir qu’il y avait autour de la ville une grande forêt interdite aux humains, du moins à partir d’une certaine heure ; et la nuit venait, une nuit qui ne ressemblait en rien aux autres nuits terrestres, une nuit étale, silencieuse, pareille à la nuit du Paradis terrestre, quand la panthère noire ne miaulait que pour appeler l’homme, son ami, pareille à ce qu’elle était en 1802, sur la grande savane de l’Illinois, sur le Texas…

Peut-être faisait-il humide, peut-être y avait-il du brouillard. Je me souviens qu’à mesure que nous marchions, nous soulevions une gaze lamée d’or qui flottait sur les choses, mais je sentais la présence du soleil, d’un soleil gai, plaisant, humoristique, qui entrait même dans les caves et versait en riant, sur les robes noires des veuves, de grandes taches d’huile. Une boulangerie était ouverte ; je vis distinctement à côté du four un buisson de branches de pin, rompues, mais encore résineuses et dont le parfum se mêlait à cette rude odeur du pain chaud qui s’arrondit en pénétrant dans vos narines.

— Eudes est mort, dis-je à mi-voix.

— Eudes est mort, du moins il est mort pour ceux qui n’ont ni mémoire, ni amour. Nous ne sommes pas de ceux-là. Les fleurs qu’il aimait poussent toujours sur les mêmes branches. Les arbres n’ont besoin ni de mémoire, ni d’amour pour être fidèles.

— Et Madeleine ?

— Madeleine ne nous a pas trahis, elle demeure toujours avec nous et quand nous nous promenons le soir sur la terrasse, nous parlons de vous comme nous parlons d’Eudes et de Frédéric.

— Pourquoi de Frédéric ?

— Ne savez-vous pas qu’il est mort aussi ? Il est parti, un matin, dans une barque, il allait pêcher avec des amis. La tempête est venue, la barque a tourné, et Frédéric disparu. « La mer l’a changé en quelque chose de riche et d’étrange. » Qui sait ? La vie elle-même l’aurait peut-être métamorphosé davantage. Les derniers temps, il gagnait beaucoup d’argent, et ne venait plus nous voir. La destinée l’a comblé en lui donnant la fin de Shelley.

— Et Emmanuel ?

Béatrice hocha tristement la tête :

— Il nous a quittés et nous ne parlons jamais de lui. Emmanuel seul est mort pour nous.

Je n’osais demander à Béatrice des nouvelles des autres enfants que j’avais vus à Saint-Henri et qui devaient tous avoir perdu aujourd’hui leur robe d’innocence. J’avais trop peur qu’elle m’avouât qu’elle vivait seule avec Madeleine.

Nous montâmes dans une voiture et nous partîmes pour la grande forêt. Nous déchirions en roulant une insaisissable dentelle dont les rinceaux restaient accrochés à nos roues. Mais de longs fuseaux d’or travaillaient derrière nous et nous penchions-nous à la fenêtre de notre pauvre carrosse, nous voyions s’arrondir des rosaces, les fils légers s’entre-accrocher et toute la nuit devenir un plumetis transparent jeté sur des formes de feu, sur des reflets de forge, sur des éclairs d’améthyste et de mica.

Bientôt, nous fûmes entourés d’arbres : longues épées fichées en terre, croix, mains balancées, ils nous menaient d’une veillée de combat à un cimetière, d’un cimetière à un port de mer. Une biche et deux faons passèrent, ouatés de brume, bondissant comme des loutres entre deux eaux.

J’avais pris la main de Béatrice. Mon bonheur soudain, total, incompréhensible, me serrait le cœur comme une souffrance ; c’était d’ailleurs à la souffrance qu’il ressemblait le plus, il était comme elle tenaillant, sans cause, obscur, sans issue. Je ne pouvais m’en distraire, il m’absorbait et me détruisait ; il augmentait ma provision de gaz carbonique et diminuait mes réserves d’oxygène ; il me donnait le pressentiment d’une dissolution plus vaste encore, le désir d’une communion avec la seule chose qui le dépassât : l’idée que nous nous faisons du néant. Un frisson qui naissait au bout de mes doigts, refluait le long de mes jambes et plongeait ma chair dans un bain-marie opiacé. Les choses se succédaient en moi en suivant l’ordre capricieux qu’elles affectent dans les rêves. Des trésors infinis sortaient de l’eau, mêlés à des chevelures ; des chapelets d’ambre roulaient à nos côtés sur la route. Il naissait du flot des feuilles mortes des éventails de papillons dont les yeux étaient morts aussi ; des regards de fleurs glissaient entre les sources et les rayons d’arbres et se mêlaient aux danses des esprits de l’automne, qui portent le nom des femmes oubliées.

Un éclair frappa le visage de Béatrice : elle pleurait.

La voiture s’arrêta devant un pavillon tout blanc et tout désert qui tenait du mausolée indien et dont un lac baignait les murs de cristal. Quand nous entrâmes, des hommes vêtus d’incarnat sautèrent sur leurs pieds et torturèrent aussitôt des instruments diaboliques. Ce concert véhément nous appelait à la joie, il prétendait nous arracher à notre intense et douloureux bonheur. Mais la solitude et le silence étaient entrés avec nous. Il y eut un dernier hennissement de cheval sauvage, le vent courut sur la plaine et rabattit les herbes sifflantes, un épervier plana dans un coup de tonnerre et chaque feuille morte eut, avant de mourir une seconde fois, une nouvelle contraction.

Nous étions seuls.

*
*  *

Pourquoi n’avais-je pas cru en Béatrice ? Pourquoi n’avais-je pas tout sacrifié à l’espérance de la revoir ? Je ne comprenais qu’aujourd’hui qu’elle se diffusait autour de moi comme mon véritable climat : son ciel était mon ciel, sa chaleur, ma fièvre, et ses pensées faisaient aux miennes cette ombre feuillue qu’un peuplier dispose autour du dormeur de midi. A sa vue, ressuscitait en moi cet être mystérieux que nous portons en nous et à qui nous n’osons pas ressembler, parce que nous sommes trop médiocres pour lui et que nous redoutons son jugement : l’enfant, qui, à sept ans, pour s’entraîner à l’héroïsme, écrivait sur les pages de ses cahiers les noms de Desaix, de Lannes et de Kléber ; l’adolescent pour qui tout l’amour était circonscrit dans la contemplation du visage mat et brun, voilé de sa chevelure, d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas, et qu’il fixait, étoile polaire, au-dessus de son cœur aimanté ; le jeune homme qui avait appris la beauté de vivre en croyant aux voix de Jeanne d’Arc, aux gouffres de Pascal, aux apparitions de William Blake, aux aphorismes d’Elisabeth d’Autriche, aux tombeaux déplacés de Loti, aux miracles enfin.

Béatrice me parlait maintenant de tout et de rien. Elle m’entretenait du puits du jardin, — et je voyais le génie grognon qui travaillait à en faire l’eau si pure et si glacée, — des habitudes de sa chatte, — quand on lui donnait du mou, elle appelait les chats malheureux du voisinage pour le partager avec eux, — de ses lectures préférées. C’étaient d’innombrables demeures, d’innombrables amis, d’innombrables émotions ; je la voyais elle-même échangeant des serments avec les amoureux des livres, poussant la porte de sa maison de Londres ou de Saint-Pétersbourg, poursuivant les avalanches au-dessus des fjords. J’avais l’impression de l’avoir quittée la veille et cependant je savais depuis une heure que j’étais marié depuis sept ans.

— Vous ne m’avez jamais écrit, me dit-elle soudain, — jamais.

— Qu’aurais-je pu vous dire, Béatrice ? Tout ce qui est profond est inexprimable.

— Je me disais parfois : « M’attendra-t-il ? » et je n’osais pas vous demander de le faire.

La tête me tourna légèrement. Qu’attendait-elle ? Que croyait-elle ? Cette promesse d’enfant, que je ne lui avais pas demandée, aurait-elle, en effet, rempli sa vie ? J’avais peur maintenant de la minute où Béatrice apprendrait cette fausse vérité qui était à la fois ma vraie vie et ma vie menteuse, et je sentais toute l’horreur de ma trahison, — de cette trahison à l’égard de soi-même qui est la pire de toutes.

Elle me dit encore :

— Ma vie aurait été bien triste sans vous. Les années sont courtes, mais les jours sont longs. Depuis la mort d’Eudes, nous vivons encore plus retirées, Madeleine et moi. Parfois, j’avais bien envie de m’aventurer hors de ce domaine où nous nous sommes confinées. Mais je ne sais ce qui m’y a retenue jusqu’à aujourd’hui, peut-être la crainte de ne rien y trouver de ce que j’en attendais. Votre pensée alors me donnait du courage, je me disais que je vous retrouverais et que vous m’aideriez à vivre hors de ce Saint-Henri qui, pour moi, si longtemps, a été le monde. Je me disais aussi que vous n’étiez jamais revenu et que par conséquent la vie que l’on menait partout, était plus belle que la nôtre.

— Hélas !

— Quoi ! s’écria-t-elle avec vivacité. La vie n’est-elle pas belle ?

— Quelle vie, Béatrice ? Il y en a mille ; chacun a la sienne. Il y a des vies magnifiques, il y a des vies misérables, il y a des vies abjectes. Les conclusions de chaque homme valent pour lui seul. On dit toujours « la vie », comme s’il n’y en avait qu’une qui fût donnée également à tous. Mais aucune ne ressemble à l’autre. Oui, je sais bien, on naît, on mange, on boit, on dort, on aime, on éternue, on tousse, on meurt, mais qu’est-ce que cela signifie ? Tous les hommes ont des poumons, un cœur, une vésicule biliaire, un grand sympathique, des glandes endocrines et cependant Jean Bart ressemble-t-il à Saint-Jean-de-La-Croix, Pierre le Grand à Charlot ?

— Mais vous, quelle vie avez-vous ? me demanda Béatrice.

Je ne répondis pas.

*
*  *

Nous reprîmes notre voiture, nous repartîmes à travers le bois. Nous passions à côté de grandes pelouses bleues où la brume se déplaçait par longs ondoiements et tournait autour des arbres qu’elle emmaillotait. Des pagodes transparentes flottaient au-dessus des herbes noyées, ou bien c’était un labyrinthe de toutes les couleurs, un vrai carnaval d’arbres qui agitaient autour d’eux leurs masques d’or, leurs oripeaux de pourpre, leurs écharpes de crêpe et de givre. A certains coins, un brusque bouillonnement de fougères, une agitation fantasque de feuilles révélaient la disparition, la fuite d’êtres invisibles, fées ou lièvres, gnomides ou martres.

Une fois je vis distinctement de longues oreilles rousses et velues, mais une autre fois, deux ailes d’un vert d’argent constellées de rosée et qui battaient sans bruit.

— Il faut revenir à Saint-Henri, me dit Béatrice. Avez-vous ici des amis qui soient les étoiles, les cyprès, les chauves-souris ? Quand je sors de la vieille maison, la Grande-Ourse est toujours devant ma porte, elle me mène où je veux aller. Revenez avec moi, je n’ai jamais exploré seule notre énorme grenier, tant il contient d’objets fantastiques. Un jour où je regardais un alambic, je vis dedans une petite figure grimaçante qui me faisait des signes. J’eus si peur que je dégringolai l’escalier. Nous regarderons ensemble mes livres d’images, j’en ai des centaines, anglais, allemands ou scandinaves. Ce sont des contes où ne passe jamais le profil d’un ingénieur, mais où l’on voit des animaux, des fleurs, des elfes, des nains, des géants, le bonhomme Christmas. Quand on plonge le nez dedans, on devine que toute la nature est animée. Et quand ensuite on sort dans le jardin, on comprend ce que se disent entre eux les champignons.

— Et que se disent-ils, Béatrice ?

— Oh, ils sont tout à fait incapables d’une conversation suivie. Ils ne parlent que de politique, ils sont réunis dans un endroit putride, près d’un marais, qu’on appelle le Parlement, où ils se crient entre eux mille insanités. Je ne regrette qu’une chose, à Saint-Henri, la neige. Il ne neige jamais chez nous. Aimez-vous la neige, André ?

Je ne voyais le visage de Béatrice que lorsque nous traversions une zone de lumière ; aussitôt après, l’ombre s’emparait de nouveau de nous. Mais il montait d’elle, de cette chevelure ployée, de ce cou plein et mince, de ce front éclatant, quelque chose de magique. Béatrice se répandait en moi comme une série d’ondes fugitives, dont chacune était plus longue et plus puissante que celle qui l’avait précédée ; ces ondes supprimaient tout désir, tout rêve, tout souvenir, elles s’imposaient comme une présence ineffable. Le temps n’existait plus, ni ce moi distinct qui s’opposait au monde. Je me conjuguais avec l’Universel. Je n’étais plus cet individu isolé dont l’existence m’était à charge, mais un homme sans commencement, ni fin, Adam au Paradis terrestre, une âme entre des milliers d’âmes, brûlant devant le trône du Père.

Je fus bien étonné au milieu de tout cela de voir une ville renaître autour de ma songerie. Devant nous, une porte monumentale, peuplée de figures hurlantes, tourna sur ses gonds invisibles et nous donna accès au monde des humains. Je me souvins alors que j’avais donné à notre cocher l’adresse de l’hôtel où était descendue Béatrice. Elle m’embrassa et sauta légèrement à terre.

— Je pars pour deux ou trois jours, me dit-elle, je vais voir une amie qui demeure aux Andelys où, me dit-on, les paysages sont romains. Dès mon retour, je vous reverrai.

— Ne venez pas chez moi, lui dis-je, sans m’écrire.

Elle me dit adieu de la main et je me retrouvai seul, sur un trottoir pareil à tous les trottoirs, devant un hôtel qui s’appelait comme tous les hôtels, Hôtel de l’Espérance et de la Néva ou Hôtel de Mazargues et de Philadelphie. Mais l’enchantement ne cessait pas avec la disparition de Béatrice et, tandis que je me dirigeais vers l’avenue du Maine, je continuais à entendre au fond de ma pensée les plus suaves des boîtes à musique.

VIII

Je passai plusieurs jours sans recevoir de Béatrice le moindre mot.

Ma femme me dit un soir, à la fin du repas :

— A propos, quelqu’un, cet après-midi, est venu te demander.

Cette phrase me serra affreusement le cœur : je devinai la vérité.

— Qui donc ?

— Je ne sais pas au juste. Une grande fille maigre, à l’air ahuri, qui semblait te connaître beaucoup et dont tu ne m’as jamais parlé. Elle a paru anéantie quand je lui ai dit que j’étais ta femme ; et elle a filé aussitôt sans vouloir me dire son nom. Je pense que c’est quelque ancienne bonne amie à toi, mais vraiment, mon cher, tu pourrais m’éviter de telles rencontres.

A ce moment, j’aurais volontiers étouffé ma femme sous un oreiller, comme Othello, mais pas pour le même motif. Je répondis cependant, — et ma voix tremblait :

— Tais-toi ! Ne parle pas ainsi. Cette jeune fille est la sœur de mon meilleur ami, qui est mort.

J’avais fini par oublier que je n’avais pas passé trois heures avec Eudes ; il occupait maintenant une place d’honneur, une place privilégiée, au grand autel de mes tendresses embaumées.

— Alors je ne comprends guère, dit ma femme, en ricanant, qu’elle ait été à ce point bouleversée quand elle a appris ton mariage, — un peu tard, me semble-t-il…

Cette conversation m’était intolérable, je me levai et gagnai ma chambre. Mais Jeanne m’y suivit et recommença ses stupides reproches. Ne pouvant supporter une scène à ce point ridicule, je préférai m’enfuir et, poursuivi par sa fureur, je m’élançai au dehors.

Il pleuvait ; non pas une de ces averses torrentielles qui sont joyeuses à force d’être bruyantes et pressées, mais le larmoiement tiède de certaines nuits d’automne, bête et dissolvant comme une mauvaise comédie en vers. L’avenue du Maine était déserte, j’allais au hasard, la tête bourdonnante. J’avais perdu Béatrice et cette fois pour toujours, Béatrice sans laquelle je ne pouvais vivre d’une vie véridique, Béatrice loin de qui tout était terne, ennuyeux et paralysé. Pourquoi ne lui avais-je jamais écrit ? Pourquoi lui avais-je caché mon mariage ? Pourquoi avais-je fait d’ailleurs ce mariage absurde ? Aucun secret avis, aucune intuition ne m’avaient donc enseigné que Jeanne incarnait ce que je haïssais le plus au monde ? Hélas, chacun se trompe sur soi-même ! Tous nos malheurs naissent de cet aveuglement. Il y a en nous une puissance perverse et démoniaque qui nous fait courir à tout ce qui nous contrarie, à tout ce qui nous est hostile et nous détruit. La fausse paix que j’avais cru démêler derrière la figure de Jeanne Sotorat, c’était justement cette anesthésie affreuse de mon âme, cette négation de moi-même dont je souffrais maintenant comme d’un poison. Et au moment où je mesurais l’énormité de mon erreur, où j’entrevoyais la délivrance, Béatrice m’échappait et me laissait retomber de toute la hauteur de ma nouvelle espérance dans cet abîme de sottise et de vulgarité où je me traînais misérablement depuis sept années.

Je marchais au hasard dans la nuit écœurante où flottaient des relents de marécage. Au-dessus d’un cinéma, des affiches tumultueuses annonçaient des événements exceptionnels. Je souffrais tellement de ma solitude et de mes pensées que je m’y jetai dans l’espoir de créer une dérivation au flot noir et saumâtre qui me sortait du cœur. Mais je regardais mal ce qui courait sur l’écran. De loin en loin, je distinguais des pentes glacées, des arbres conservés dans le givre, des traîneaux et des chiens au poil bourru. Au milieu de ces fantasmagories hivernales, s’agitait une grande jeune fille mince qui avait à mes yeux quelque chose de Béatrice. Lui ressemblait-elle en vérité ou bien mon imagination surexcitée par le désespoir se servait-elle du moindre tremplin pour bondir derrière son image ? Voilà ce que je serais bien en peine d’expliquer aujourd’hui. Mais la jeune fille du film, danseuse dans un bouge de l’Alaska, était en butte aux grossières caresses et aux familiarités des aventuriers de l’endroit. Les épaules et les bras nus, la gorge contrainte par un corselet de paillettes, les jambes découvertes sous des jupes trop courtes, elle allait de table en table, misérable et abandonnée et rudement étreinte par les mains grossières des clients. Béatrice ne deviendrait-elle pas, elle aussi, une victime des hommes ? Et j’en voulais encore plus à Jeanne de l’avoir rejetée aussi brutalement hors de ma destinée. Ainsi ce cinéma où j’étais entré dans l’espoir d’obtenir un oubli relatif me rejetait de nouveau dans ce cercle d’angoisse où je tournais en rond.

La jeune fille de l’écran triompha bien entendu de ses ennemis, mais si ses malheurs m’avaient affecté, sa revanche ne m’apporta aucun soulagement. Je retrouvai la nuit molle et ses robinets ouverts. Je marchai longtemps dans des rues presque désertes ; de vieux amas de maisons en désordre, gardées par des lattes pourries, voisinaient avec ces immeubles neufs qui ressemblaient à des tranches de pâté, tant les architectes précautionneux leur ont ménagé de ces surfaces égales qui n’attendent qu’une sœur en laideur pour s’appliquer exactement à elles. La laideur, la misère, l’abandon qui m’entouraient, je les chérissais et je les redoutais à la fois ; ils constituaient le dernier refuge d’une vie vouée au dégoût et la vivante allégorie de l’avenir qui m’attendait. Débridant mes plaies, irritant leurs cicatrices, je rôdais, les yeux pleins de larmes, entre ces appentis lugubres, ces ateliers aux vitrages morts, ces arbres plantés comme des clous et ces bicoques spongieuses qui s’enfonçaient dans le sol. Et je faisais société avec ces choses qui avaient eu lieu et qui me montraient un visage amical.


Et je reçus le lendemain, une lettre non signée, qui ne contenait que ces mots : « Adieu, André ! »

IX

Quelques jours après, je fis le rêve suivant, à cette heure nocturne où nous entrons plus profondément dans la voie du sommeil et où nos songes sont à la fois plus intenses et plus inexplicables.

Je me trouvais, vers la fin du jour, — d’un jour dont je gardais le souvenir confus qu’il avait été particulièrement oppressant et triste, — dans une ville inconnue. Son architecture était hardie, fantastique et singulièrement belle. Sur la place centrale s’élevait une sorte d’hôtel de ville qui n’était pas à l’échelle de la cité, et qui développait autour de lui un vrai feu d’artifice de tourelles, de clochetons et d’échauguettes. Il ne faisait ni jour ni nuit ; c’était cette demi-lumière des rêves qui vient de partout à la fois et qui n’est ni ombre, ni clarté. Je m’aperçus tout à coup qu’Eudes Abeille était à côté de moi et j’en éprouvai un grand attendrissement. Je savais qu’il était mort et cependant je n’avais aucune surprise de le revoir.

— Eudes, lui dis-je, est-il vrai que vous soyez mort ?

Il me pressa doucement la main.

— Je ne suis pas mort pour vous, dit-il, ni pour Béatrice, ni pour Madeleine, mais je le suis pour tous les autres.

— Pourquoi êtes-vous mort ? lui dis-je.

— J’avais un grand, très grand travail à faire ailleurs. On n’avait pas besoin de moi ici, mon cher Simiane.

— Qui on ?

Mais Eudes n’était plus avec moi, ni la ville aux clochetons, et dans un ciel plus clair que tout à l’heure, passa assez haut une figure volante. Elle était légèrement repliée sur elle-même, dans une cambrure détendue et vêtue des couleurs italiennes. Sur sa tête, cette coiffure plate et carrée que l’on voit aux Napolitaines des anciennes estampes. Elle suivait le mouvement d’une grande flèche qui fût retombée avec lenteur. Ce spectacle ne me surprit pas davantage que la présence d’Eudes, tout à l’heure, à mon côté. Mais j’entendis un grand cri d’épouvante ; la figure volante, comme foudroyée, s’abattit au fond d’une gorge où roulait un torrent et que je dominais d’un pont assez élevé pour que j’en eusse une sensation très pénible de vertige.

Saisi d’une peur indescriptible, je me mis à courir et franchis en une seconde l’énorme distance qui me séparait du lieu de la chute. Je reconnus Béatrice, couchée sur des rochers luisants, un peu de sang écumant aux coins de sa bouche, et qui râlait.

— Tu ne m’as pas attendue, me dit-elle. Eudes m’avait bien dit que tu ne m’attendrais pas. Pourquoi ne m’as-tu pas aimée ?

Je ne pouvais lui répondre. Béatrice me tendit sa main et comme je m’en emparais, je m’aperçus que nous n’étions plus au fond de cette gorge sauvage, mais dans une sorte de grand bazar où des étagères portaient mille objets charmants et baroques que j’avais un désir très vif d’acheter. Tout ce que j’avais désiré se trouvait réuni là : génies en verre filé, automates qui récitaient des sermons en plusieurs langues, papillons sous verre, grands comme des éperviers et chamarrés de couleurs plus rares encore et plus extraordinaires que ceux des Tropiques, étoffes givrées, légères comme des toiles d’araignées, méduses en cristal de roche, animaux fabuleux, faits dans des matières inconnues, ivoires taillés dont chacun représentait le vers d’un poète (je ne peux expliquer comment je devinai cela, mais cette transformation me parut aussi évidente que la présence d’un rayon sur un banc de pierre ou de la pluie dans un jardin).

— On obtient tout cela quand on croit en moi, dit Béatrice.

Ce bazar obscur et profond me donnait une joie dont je ne me lassais pas. A tout moment, je touchai un bibelot merveilleux et j’en demandai le prix. Le marchand que je n’avais pas vu d’abord avait un turban et des boucles d’oreilles ; tandis que je le regardais, il devint Frédéric Anthelme.

— Tout appartient à Béatrice, me dit-il.

Nous étions à Saint-Henri, ou plutôt, je savais que c’était Saint-Henri par un effet de l’intuition, mais je ne le reconnaissais pas. Un jardin admirable s’étendait devant moi, composé de grands bassins qui se suivaient régulièrement et qu’encadraient des arbres inconnus : arbres de toutes les couleurs, mais surtout de blancs et de gris-perle. Les troncs qui les soutenaient avaient la consistance et la transparence de l’eau ; entre les feuilles circulaient de longs remous faits de brouillards et d’oiseaux. Je compris que ce n’était pas des arbres, mais des femmes qui dansaient, mêlées à des jets d’eau ; et tout ce domaine, baigné de vapeurs, traversé de robes et de fontaines, surmonté par des terrasses de calcédoine, me parut la chose la plus belle que l’on pût voir. D’ailleurs, tout se transformait très vite sous mes yeux : je fixais un parterre de paons et je voyais bondir une panthère, je cueillais une rose et j’avais à la main une écharpe de feu, je regardais fuir un serpent et mes pieds s’empêtraient dans une incompréhensible chevelure d’argent.

— Reconnais-tu ton enfance ? me dit Béatrice.

Et elle posa ses lèvres sur les miennes. J’éprouvai une volupté si extraordinaire que je crus m’évanouir. Comme si ce baiser avait transformé ma substance, je commençai de bondir sur place et de plus en plus haut. A chaque saut, je devenais plus léger et quand je redescendais sur le sol, mon vol plané avait une douceur infinie, chaque chute étant comme une suspension de la vie. Je pris enfin un dernier élan ; j’avais perdu toute pondérabilité, je nageais en plein azur. Ce fut ainsi que je me réveillai. J’éprouvais un tel bonheur que je refusai de reprendre contact avec le réel et que je prolongeai volontairement cet état de communion à demi consciente avec le mystère. Mais, peu à peu, les grandes lignes de ce songe s’effacèrent ; peu à peu cette impression d’enchantement disparut, et je retrouvai enfin mon dépouillement initial.

J’avais appris cependant au cours de cette nuit que l’influence de Béatrice continuerait désormais à veiller sur moi et qu’il ne tenait qu’à mon esprit de la conserver indéfiniment.

X

Donc, pendant plusieurs mois, ma vie conserva cet intérêt qu’elle avait toujours quand elle obéissait à Béatrice.


Je recommençai à travers le monde ce long voyage ébauché autrefois et abandonné depuis par découragement. De nouveau, la curiosité l’emportait sur l’inertie, le goût de l’imagination sur la saturation du réel. Il y avait dans l’univers des groupements d’êtres, des groupements d’idées et d’émotion qui me rappelaient la maison enchantée de Saint-Henri ; je m’attachai à les découvrir, à les reconnaître. J’avais perdu Béatrice, mais je retrouvais souvent son atmosphère ; elle était comme ces musiques des nuits d’automne que l’on soupçonne même quand le vent se tait, quand les feuilles font silence, et qui pénètrent à travers les fenêtres comme une fumée et dans les âmes comme un pressentiment.

Jeanne s’étonnait de mon changement. Je ne faisais plus de patiences, je ne perdais plus la mienne ; je ne croyais plus à ses coupons, à ses comédiens, à ses relations, à ses thés. Je la laissais se débattre dans son chaos absurde et je ne l’y suivais pas, même pour l’en chasser. Deux ou trois fois, elle fit allusion à l’apparition et à la disparition de cette jeune fille bizarre qui m’avait voulu voir et n’avait pas reparu. Je fis semblant de ne pas comprendre. Je retrouvais des sentiments qui m’étaient chers, des paysages qui me reposaient ; j’abandonnais Jeanne à sa méticuleuse négligence, j’eus des amis qu’elle ignora. Je cherchai tous ceux qui semblaient avoir gardé conscience des vestiges des pas divins ; je les aidais à débrouiller en eux des pistes immortelles. En tout homme, en toute femme, sommeille une Psyché ; c’était elle que je poursuivais. Je laissais couler la cire brûlante sur l’épaule nue, et souvent je me brûlais les doigts, mais quelquefois la souffrance éveillait la belle dormeuse, les paupières inertes se soulevaient sur des yeux couleur d’horizon. Alors, dans une existence toute faite d’ennui et de médiocrité, j’écoutais soudain se former les souhaits les plus miraculeux, naître d’étranges aspirations ; alors chacun reprenait conscience du Paradis perdu, et je ne savais plus si le dialogue avec le Serpent ne constituait pas au demeurant la dernière ressource de l’âme pour échapper à sa fatalité et pour se glisser de nouveau derrière ce témoin de la faute, vers le mirage de la terre dont il l’avait chassée.

*
*  *

Une nuit, il m’arriva une aventure.


J’aimais à me promener sur le bord même de la Seine, passant sous ces ponts que Méryon a ouverts sur une nuit de cauchemar, errant dans ce monde souterrain d’où l’on voit Paris de bas en haut, avec ses façades lumineuses, tout au sommet d’un énorme mur noir : paysage unique qui m’emportait au delà de moi-même. Un escalier à pic m’avait conduit à ces catacombes fluviales, mais comme je suivais une rive étroite, je vis, à demi cachée dans un angle gluant, une forme accroupie et secouée parfois d’un long frisson. Je distinguai une femme, tête nue, et qui me parut jeune. Je ne sais pourquoi j’eus le sentiment de la tentation qui l’assiégeait. Je simulai la démarche incertaine d’un ivrogne pour ne pas attirer son attention, — car dans l’univers d’en bas les règles sont renversées, — et je finis par échouer tout près d’elle. Elle ne m’avait d’ailleurs remarqué en rien et je pus l’observer sans attirer son attention. Bientôt elle se leva ; elle allait et venait le long de l’eau compacte et chaque minute augmentait ses frissons et son inquiétude. Elle s’arrêta soudain ; elle se pencha en avant.

Je m’élançai de ma fausse retraite, la saisis par le bras. Elle se retourna ; je vis de tout près un visage jeune et ravagé, fiévreux et presque beau. Elle était en chemise, sous un grand manteau noir. Je me demandai une seconde si elle était folle ou désespérée.

— Il ne faut pas mourir, lui dis-je.

Elle ne répondit pas, elle baissait la tête comme une bête qu’on veut assommer.

— Venez, lui dis-je, suivez-moi.

Elle ne m’opposa pas de résistance. Je ne savais que faire. Je ne pouvais pas la ramener ainsi chez moi. Elle serrait son manteau sur elle pour cacher ses jambes nues. Elle était en pantoufles.

— Où habitez-vous ?

Elle hocha la tête avec désespoir. Je la pris par la main et je la conduisis dans un hôtel des environs. Je fis allumer un grand feu dans la cheminée, car elle était gelée. Elle s’assit devant le foyer et entr’ouvrit son manteau pour tendre ses jambes à la flamme. On monta un souper : elle mourait de faim. A mesure qu’elle mangeait, la chaleur et les couleurs lui revinrent ; quelques gouttes de vin achevèrent de la ranimer. Je lui pris les mains et je l’adjurai de me dire la cause de son chagrin. Mais elle ne voulut rien avouer.

— Laissons cela, dit-elle, je serais morte sans vous. Je ne vous ai aucune reconnaissance, mais je ne regrette pas de vivre.

— Nous avons tous d’affreuses chimères qui nous emportent. Promettez-moi de ne pas recommencer.

— Je pourrais aussi bien vous promettre de ne plus avoir la grippe !

Je me tenais tout près d’elle, respirant cette senteur de bouquet vivant qui sortait de ses membres frais. Je n’avais jamais été aussi près de l’amour, non seulement parce que cette femme était jeune et presque belle, mais surtout parce qu’elle avait été près de la mort, qu’elle avait vécu dans son halo et que c’était à la mort que je l’avais arrachée. Je devais faire plus encore pour la rattacher à la vie, pour lui donner une raison d’exister. Cette raison pouvait-elle être autrement qu’animale ? Quand l’esprit est malade, ce n’est plus par lui que l’on se relie au monde, mais par les sens. Je voyais devant moi, — du moins je le supposais et rien ne me permet de croire aujourd’hui que je me sois trempé, — je voyais devant moi, dis-je, une femme qui avait vécu uniquement par son imagination et pour son imagination ; aucun contrôle, aucune mesure n’avaient paralysé chez elle ce démon intérieur qui est le plus véhément de tous quand aucune expérience ne s’oppose à lui. Je l’admirais et je la respectais. Mais elle m’effrayait. Tout ce que j’avais deviné confusément à travers tant d’années de restriction, je le voyais soudain se réaliser devant moi ; et cette réalisation avait pris la forme d’une femme jeune encore et bouleversée, qui se penchait au-dessus d’une eau nocturne.

XI

Je fus son amant pendant six mois. Je ne sus jamais rien d’elle, hormis son nom, ou du moins celui qu’elle me donna et qui n’était peut-être pas le sien, Edwige Yardin. Je suppose qu’elle avait été institutrice à cause d’une certaine forme d’intelligence, qui était la sienne et d’une précision peu courante ; mais je n’en eus jamais la preuve. Elle parlait peu et seulement à certaines heures, et elle s’abandonnait alors à une volubilité fiévreuse et saccadée, presque maladive, après quoi elle tombait dans un long mutisme. Elle se donnait à l’amour physique avec une fureur muette et concentrée, les dents serrées, les yeux pâles. Ses abattements étaient longs et accablants, suivis de crises de sanglots. Elle me faisait penser à quelqu’un qui aurait été frappé d’amnésie et qui aurait perdu le souvenir d’une existence heureuse et princière. Qu’elle se tût ou qu’elle se livrât à ce bavardage précipité, j’aurais juré qu’elle fouillait sa mémoire pour y découvrir un secret qui lui rendrait la joie. Elle ne fit jamais allusion à la scène du pont et à son désir de suicide. Quand elle parlait, c’était pour me raconter des incidents dramatiques, peut-être imaginaires, de sa vie. Je dis imaginaires, car des épisodes analogues revenaient dans ses récits avec une telle fréquence que je me représentais difficilement qu’un seul être eût toujours à faire aux mêmes aspects de la destinée. Et cependant telle était peut-être la vérité, et c’est d’ailleurs la vérité pour un grand nombre d’hommes. Dans ses anecdotes, elle se dépeignait toujours en femme persécutée, poursuivie par des individus brutaux et lâches qui ne se plaisaient qu’à la rabaisser. A l’entendre, elle avait été sans cesse offensée, meurtrie, déçue, elle avait vécu dans une humiliation constante. Certains jours, ramassée dans un fauteuil ou effondrée sur son divan, les yeux épouvantés et haineux, sa forte mâchoire crispée, et à la fois désordonnée et belle, elle m’apparut comme la vivante allégorie de la déchéance.

Une fois elle s’arrêta brusquement au cours d’une promenade aux Buttes-Chaumont et me saisit par le bras.

— Tenez, me dit-elle, voilà un de mes ennemis.

Dans une allée, un homme maigre, avec une figure sans caractère, marchait à petits pas, le bras passé sous celui d’une grosse femme, épanouie et d’une extrême vulgarité. Il avait des yeux éteints et une barbe pointue, légèrement retroussée en avant comme les chèvres.

Avait-il été son amant, un parent vindicatif, un ami traître ? Je ne pus le savoir. Edwige ne pouvait s’arracher à sa vue, elle le suivait à la piste comme un chien et murmurait entre ses dents :

— Je voudrais le voir mort, mort…

Je supposai qu’il était la cause de tous ses malheurs et comme je faisais allusion à eux, elle me dit :

— Celui-ci n’est pas le pire. Il est si bête qu’il est à peine malfaisant. Mais sa stupidité lui donne cependant un pouvoir énorme. Celle qu’il traîne avec lui, c’est sa femme, la complice de tous ses actes abominables.

— Allons, Edwige, calmez-vous, écartons-nous de cette allée, prenons un autre chemin.

— Il n’a pas vieilli, répétait Edwige, pas un cheveu blanc, ni une ride, et pourtant il n’est plus jeune. Il y a un degré de sottise où l’homme ne vieillit plus. Je n’aurai pas même la joie d’apprendre sa mort et d’aller, pleine encore de vie, au cimetière, danser sur sa tombe. Car, ajouta-t-elle, je ne sais si je vous ai dit que je savais danser. J’ai même été danseuse.

— Ne danserez-vous pas un jour pour moi ?

— Je ne danserai que sur la tombe de cet homme, j’en fais le serment devant Dieu !

Je me suis demandé souvent si Edwige n’était pas simplement une demi-folle. A tout moment, je la voyais se réfugier dans quelque rôle imaginaire, dans quelque souvenir inexplicable. On eût dit qu’elle sortait à la fois de deux ou trois existences différentes, qu’elle était au carrefour de plusieurs destinées. Brusquement, quand elle se mettait à parler, et souvent comme une voyante, j’avais l’impression que plusieurs êtres s’exprimaient à travers elle, elle ne barrait la route à aucun, elle se donnait entièrement à ce délire. Chacun de nous est capable de remplir plusieurs destinées et il les remplit, pour ainsi dire, de façon intermittente, tantôt cheminant dans une voie, tantôt dans l’autre, mais avec une certaine régularité. Cet ordre n’existait pas dans la vie d’Edwige. Elle bifurquait brusquement sur une route, s’y jetait à corps perdu, revenait en arrière, s’élançait dans une autre. Ses ennemis étaient-ils réels ou inventés ? En tout cas, c’était quelquefois pour les fuir et quelquefois pour les affronter qu’elle accomplissait ces brusques volte-face. Ses rêves, ses ambitions, ses dégoûts, ses fureurs se déroulaient devant moi comme une pellicule rapide. Tout ce que les autres cachent, elle le disait avec une telle véhémence qu’il m’était impossible de discerner à travers ce flux de paroles ce qui était fictif de ce qui avait été accompli.

J’avais pour elle des sentiments entièrement différents de ceux que j’avais éprouvés pour Béatrice et pour ma femme. On parle de l’amour comme s’il avait un caractère absolu, fatal, intransgressible, comme s’il avait les particularités de l’azote ou du plomb. Mais le même individu le ressent dans une seule existence de façons bien différentes. Un mélange de pitié, de désir douloureux et de cruauté morbide m’inclinait vers Edwige. Elle ne m’entraînait pas comme Béatrice à la sérénité, à la conception d’une vie à la fois plus haute et plus complexe, à la poursuite d’un état de bonheur intime ; elle ne m’engourdissait pas comme Jeanne dans une paix trompeuse. Non, elle me donnait le souhait de pénétrer les puissances de douleur qui la ravageaient ; il me faut bien l’avouer, j’aimais cette atmosphère de souffrance qu’elle dégageait, je l’y devinais hantée de cauchemars, je la protégeais contre des maux que j’eusse été satisfait de lui voir subir. Ainsi déchaînait-elle des pensées où je ne me reconnaissais guère. Étaient-elles vraiment en moi ? Je ne les ai jamais eues avant de la connaître, elles me quittèrent après son départ.

Car elle s’en alla. Elle s’en alla un jour comme elle était venue. Un certain soir, elle parlait avec plus de volubilité que de coutume, peut-être avait-elle trop bu. C’était au printemps, nous dînions dans une guinguette au bord de la Marne qui coulait toute lourde d’être devenue historique et d’avoir passé tout à coup des fritures de goujons à une gloire séculaire. Les dernières attiraient les premiers insectes. Nous étions tendres, je dis nous, car je l’étais et en amour, on parle toujours au pluriel. Et je dis à brûle-pourpoint à Edwige :

— Pourquoi avez-vous voulu mourir ?

Elle me répondit, et ses yeux pâlirent :

— Parce que j’étais chassée de l’âge d’or…

Puis elle se tut, et le lendemain, quand j’arrivai dans sa chambre, j’y trouvai une grande feuille de papier blanc ouverte sur la table et qui portait en son milieu une grande croix noire, maladroitement tracée à l’encre.

Les jours suivants, je lus avec soin dans les journaux la chronique des suicides, mais nulle part, je ne trouvai un signalement qui me permît de reconnaître Edwige. Et c’est tout. Je ne l’ai jamais revue, et jamais je n’en sus davantage sur son compte. Edwige se perdit pour moi dans le vaste monde, et il y eut des heures où j’aurais douté de l’avoir connue, si je n’avais gardé d’elle quelques lettres hâtives et cette grande page blanche marquée d’une croix et sans épitaphe.


Vers le même temps, je reçus un avis de mariage. Il m’annonçait l’union de Mlle Béatrice Abeille avec M. Paulin Succombe, Commissaire de Marine…

J’écrivis à mon amie perdue quelques mots à la fois banals et cependant chargés de tendresse secrète et je les envoyai à l’adresse indiquée par la famille Abeille ; ce n’était plus Saint-Henri. Mais je ne reçus pas de réponse.

XII

Il me suffisait cependant d’avoir revu Béatrice pour condamner définitivement ma vie actuelle, la vie que m’avaient faite Jeanne, l’immeuble de l’avenue du Maine et l’imprimerie ; son souvenir suffisait à me rendre à l’exaltation de la jeunesse, au temps où je hantais les plus belles villes, les plus beaux paysages, où je n’étais qu’amour et communion, lorsqu’une ivresse dionysiaque me portait à l’impossible. Béatrice reparaissait-elle à mon imagination, je croyais de nouveau aux esprits de l’air, de l’eau, de la terre et du feu, aux Méliades, aux Sirènes, aux Parques ; je comprenais les paroles du vent, je voyais dans les nuages, comme dans les tableaux de Mantegna, des profils humains ; je lisais sur leurs traits la vie secrète des hommes, je souffrais de la souffrance des fleurs, des bêtes, de l’abandon mortel des choses, je cessais de retomber sur moi-même, — jet d’eau sans espoir, — j’étais relié à l’universel.

Mais je recommençai surtout à accompagner dans leur course ceux que j’aimais le plus : les poètes. Et je m’enivrai en leur compagnie de ces émanations que tout dégage pour eux et qui forment le secret de leur chant. J’aimais leurs maîtresses et les logis qu’ils avaient habités ; ils redevenaient pour moi cette société quotidienne qui m’avait consolé de toutes les autres et que j’avais perdue. Je revins au seuil de mon ancienne prison et je pus acheter les pages qui portaient des noms sacrés ; j’eus la signature de Théophile Gautier, — mais sans le gant de Madelaine de Maupin, — le billet d’Edgar Poe, — mais sans la bouteille du matelot perdu en mer ; et je courus les librairies et les antiquaires pour retrouver les portraits des femmes qu’ils avaient aimées. Hélas, qu’il y en a peu ! Pourquoi les peintres ne s’attachent-ils pas surtout à peindre leurs visages ? A quoi peut servir la peinture sinon à cela ? Ces images me touchaient, mais surtout un mauvais portrait de la Guiccioli, celui devant lequel, un matin de sa jeunesse, Charles Demange…


Alors commença ma vita nova.

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Je suivais Baudelaire, le soir, sur les quais de la Seine ; l’humidité considérait les bateaux comme des saints et leur faisait une auréole ; il allait à petits pas, tout rasé, vêtu d’un pardessus marron, minutieusement râpé ; il se demandait à tout moment s’il se jetterait dans l’eau maussade et qui faisait danser ses lumières comme des grelots. Et je courais derrière lui et j’aurais voulu le rattraper pour lui dire à demi-voix, comme si sa conscience elle-même lui parlait : « Arrêtez-vous ! Ne savez-vous pas ce que seront désormais pour les hommes le Balcon, l’Invitation au voyage, la Chevelure ? »

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Je voyais Nicolas Lenau aller à la rencontre du vertige, sur les marches escarpées du Traunstein, ou livré tout entier à Adalbertha Hauer, à sa mère et à Sophie Lœwenthal, ces Ménades qui lui interdirent l’entrée des Champs-Élysées et le déchirèrent, nouvel Orphée, jusqu’à ce qu’il abandonnât sa raison.

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J’entrais parfois dans une chapelle de religieuses ; elles chantaient derrière une grille ; menues voix de cristal qui s’élevaient en tremblant dans l’air comme des spirales de sons ; une femme était couchée devant l’autel sous un linceul ; on entendait un bruit de ciseaux. Jean Racine était là, au premier rang, son beau profil royal penché sur le drame ; ses narines se dilataient, d’étranges et désespérées lueurs traversaient ses yeux. Et je comprenais soudain d’où il tirait le secret de tel vers :

J’aimais jusqu’à ces pleurs que je faisais couler.
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C’était un matin d’automne ; la diligence sonnante roulait sur la route d’Exeter ; la fumée des chevaux se convertissait en brouillard et l’on voyait entre les pans bleus d’une robe d’automne danser de grandes dames en brocart qui se balançaient comme des cloches. Robert Herrick quittait Londres et s’en allait, comme Ovide, à son exil de Dean Prior. Il disait adieu à sa jeunesse, adieu à Corinna et à Lucia, à Myrrha et à Electra, adieu aux prairies de Finsbury et à la Taverne du Diable. Et tandis que les essieux grinçaient et que les derniers rouges-gorges sautaient dans les bois, Herrick, avec mélancolie, « songeait au noir pays dont nul ne reviendra ».

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Tulaci-Das m’appelait en riant du fond de sa prison de Dethi où Schâh Jahan l’avait fait enfermer ; il me montrait les milliers de singes réunis miraculeusement par Hanuman et qui abattaient les murs de sa citadelle. C’était un soir torride où l’Inde sentait le musc, la boue et les cadavres ; les palmes rouges tranchaient un ciel offusqué, et, l’oreille pleine encore des cris des cynocéphales et des aboiements des mandrilles, je me récitais pieusement quelques stances du Sat-Saï.

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Andersen, dans le carrosse que le roi lui prêtait pour faire ses visites en témoignage de son admiration pour lui, se rendait gravement chez un évêque qui l’avait autrefois, quand il n’était qu’humble pasteur, tancé dans son enfance. Il voulait lui montrer aujourd’hui quel homme important et célèbre, et aimé de Sa Majesté elle-même, était devenu ce gamin dont il tirait l’oreille. Mais tandis que la voiture roulait sur la neige, un bruit confus se faisait entendre, mille voix glapissaient sourdement ; Andersen oubliait ses rancunes, sa vengeance, appelait le cocher, faisait interrompre son excursion ; et comme l’autre s’étonnait et le questionnait, Andersen, impatienté, s’écriait : « Chut, chut, ne voyez-vous donc rien ? Les feux-follets sont dans la ville ! »

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Les galeries du Palais-Royal arrondissaient leurs arcades symétriques, au-dessus desquelles quelques fenêtres éclairées laissaient glisser à travers leurs vitres des échos de lumières et des reflets de sons. Irrégulièrement astiqué par quelques rayons, le jardin pluvieux luisait, entre les arbres nus, comme une étoffe d’Orient, — comme le voile lamé d’or de la reine Balkis, — et Gérard de Nerval, enfonçant dans un grand col un menton fourré d’une barbe inégale, l’œil méfiant sous son front russe, observait avec une tendre précaution les mouvements incertains d’un homard qui se traînait sur les dalles au bout d’un long ruban rose que le poète tenait dans sa main.

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J’accompagnai Eckermann, ce 10 juin 1823 où, pour la première fois, il pénétra dans la maison de l’homme qu’il devait servir dans l’éternité. Nous nous présentâmes à midi ; un domestique nous attendait. Des moulages de statues grecques qui décoraient l’escalier évoquèrent à nos yeux la passion du demi-dieu pour l’antiquité hellénique. De nombreuses femmes passaient et repassaient dans la maison. Nous fûmes introduits dans une pièce fraîche que meublaient un canapé et des chaises rouges, un piano et beaucoup de tableaux. Quelqu’un entra en redingote bleue et en souliers. Il avait le visage brun et plein, majestueux, travaillé de plis profonds ; on y lisait la loyauté, le calme, la noblesse, la maîtrise de soi-même ; ses cheveux légèrement bouclés crénelaient un front haut et puissant comme une forteresse. Il s’exprimait avec une royale lenteur : « Je sors d’avec vous, dit-il à Eckermann. Toute la matinée, j’ai lu votre écrit. Il n’a besoin d’aucune recommandation, il se recommande de soi-même. » C’était M. de Gœthe.

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Dans un de ces jardins d’hôtel pour qui le lac est toujours si bleu, j’essayai, un soir, à Montreux, d’entendre une des conversations de J. P. Jacobsen avec cette jeune femme russe qui lui a donné ses seuls jours de bonheur. Elle lui chantait des chansons danoises ; il lui parlait du Sund et de l’Italie ; j’entendais par moments sa toux rauque passer au-dessus de ma tête comme le glas d’un clocher. Une voix grave et triste prononçait dans le silence du jour éteint : « Oui, oui, partir encore, il faut que je parte bientôt. Ma destinée est de toujours partir. »

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Je me glissais dans une chambre d’hôtel à Santa-Fé de Bogota, ville des couvents innombrables. L’air glacé des montagnes descendait sur la ville blanche et pure ; par la fenêtre entr’ouverte, on entendait le pas des mules sonnant sur les cailloux ronds. Sur son bât, reposait avec son beau masque de Lucius Verus et sa barbe bouclée, celui qui avait été le plus élégant dandy de la Colombie, José Asuncion Silva, qui avait cherché dans une fuite volontaire un refuge contre la mort de sa sœur, la disparition de sa fortune et la perte de ses manuscrits brûlés dans un incendie en mer, — et peut-être aussi contre un tourment dont nous ne saurons jamais le vrai motif et qui est le mal des poètes.

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James Thomson errait dans le brouillard, la nuit, le long des quais de la Tamise. Il était si gorgé d’opium que, en proie à une épouvantable hallucination, il cessait de distinguer le contour des visages humains qui le croisaient et que seuls leurs yeux lui apparaissaient, — des yeux sans paupières, immenses, hagards, terrifiants, qui venaient à lui du fond de l’ombre jaune et s’évaporaient à son approche.

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Avec quelle joie ne contemplais-je pas, un matin d’hiver 1795, un jeune homme frêle, au front proéminent, qui s’en allait à cheval à travers la campagne dépouillée vers le château de Grüningen ! Rien n’était plus jeune au monde que ce cavalier aux cheveux tressés, — hors l’enfant brune, ignorante et pétulante qui guettait sa venue et qui l’aimait peut-être, — si l’on aime à quatorze ans ! Et je me bouchais les oreilles et je fermais les yeux pour ne rien apercevoir du destin tragique qui attendait Novalis et Sophie von Kühn.

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Chargé d’émigrants, un gros paquebot de la Red Star Line chassait lourdement les eaux le long d’un quai d’Anvers. Miss B., debout près de sa mère, les yeux en pleurs, agitait son mouchoir et regardait Charles van Lerberghe lui faire de grands signes d’adieu. Celle qui s’éloignait ainsi, c’était l’incarnation de cette Ève qu’il avait toujours poursuivie, à Londres et à Munich, à Rome et à Bruxelles, dans les vers de Keats et dans les fresques de Botticelli, et qui était venue à lui, si vraie, si précise et si réalisable que le pauvre poète devait s’enfuir devant ce passage de son rêve à la réalité.

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Dans un coin de restaurant, Ernest Dowson, une bouteille de whisky sur la table, fixait un regard perdu sur une jeune fille assise à la caisse. Elle surveillait les allées et venues des garçons et tendait parfois à l’un d’eux l’addition d’un client. Elle était jolie et un peu méprisante à l’égard de ce jeune homme gauche et timide, qui lui souriait d’un air vague, — et elle n’a jamais su quelle vie merveilleuse il lui faisait sans le dire dans son âme et que, par le privilège de son génie, Hébé d’un opéra-comique divin, elle dansait à ses yeux immortels dans un parc à la française, aux sons d’une flûte, devant des roses et des rois, tandis que Watteau dessinait l’ombre d’une main que la lune projetait sur un banc de pierre et que le murmure d’une fontaine descendait de la barbe moussue d’un Neptune. Non, elle n’a jamais su ce que Dowson pensait d’elle et avec quelle ingénuité miraculeuse elle a traversé ses vers, cette jeune fille distinguée et pratique, qui a préféré à son amour celui d’un garçon de restaurant !

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J’entrais à Hof dans la petite chambre de Jean-Paul Richter. Il me parlait des jeunes filles dont il était amoureux. Il y en avait cinq alors, Caroline Schlœber, Amöne Herold, Frédérique Otto, Hélène Wernlein et Renée Wirth. Mais bien d’autres femmes lui écrivaient également et ce jour-là, il me lut avec des larmes dans les yeux une lettre qu’il adressait à une belle adolescente qui allait se marier dans trois jours et qu’il n’avait jamais vue. Et la voix de mon grand ami tremblait tandis que ses paroles tombaient de ses lèvres : « Oh ! céleste St… Maintenant je puis t’avouer dans ton lit nuptial que j’étais amoureux de toi ! Et je voudrais que tu puisses te marier sans époux. Je te souhaite tout dans ce mariage — excepté ton mari, — je te souhaite tout ce qu’il peut avoir de bon, — excepté sa durée. »

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Lorsque Franz Grillparzer était assis à sa table de travail et prenait sa tête dans ses mains, je voyais distinctement les grands spectres tragiques qui s’étaient succédés dans sa vie : sa mère qui s’était suicidée dans un accès de folie mystique, Charlotte Paumgarten qui l’appela à son lit de mort pour lui avouer qu’elle l’avait plus aimé qu’il ne l’avait supposé, et Marie Picot qui souffrait tellement, elle aussi, de son abandon, que de détresse elle préféra quitter cette vie, lui laissant, en adieu, un portrait qu’elle avait fait de lui, le sien propre et les lignes les plus touchantes de son testament.

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« Secourez-moi au prix du crime ! », me disait, un matin clair de janvier, Emmanuel Signoret. Il cherchait éperdument dans tout Marseille vingt francs pour finir son voyage et retourner à Grasse. Je l’accompagnais, chargé de livres que nous portions chez un bouquiniste et, le visage foudroyé, l’œil presque aveugle, la démarche hésitante, parlant de Phidias et de Mallarmé, il allait en faisant des zigzags à travers les rues bruyantes de la ville marchande qui ne reconnaît pas les poètes.

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Le temps faisait éclore les abeilles. Avignon, dans le premier éblouissement de mars, transformait les murailles de son château en parois de cristal, sous le long vent bleu qui tombait du Ventoux. Le Rhône ronronnait doucement en filant ses eaux autour du rouet de ses ponts. Théodore Aubanel, couché dans les buis en fleurs de Villeneuve, pleurait et songeait à la petite nonne qui avait préféré à son amour ce Fiancé qui ne change pas.

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Mais que vois-je dans les rues étroites de Recanati ? Pauvre, bossu, les yeux brûlants, cet enfant, au-dessus d’un mur bas, regarde s’étendre devant lui comme un désert la grande invitation de l’infini. Des gamins le raillent, lui jettent des pierres, chantant son affreuse disgrâce. Ah ! Giacomo Leopardi, poings crispés, rasant les murs, déplorant d’être né, tandis que tu remontes vers le funèbre château paternel, écoute sur les ailes de l’air la voix des cloches.

« Lontanando morire a poco a poco ! »

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Sombre soirée à Saint-Pétersbourg : blancheur épaisse et molle et qui crisse sous les pas. Un chasse-neige glapit et emporte des tourbillons de glace. Un colonel en petite tenue descend d’un traîneau devant une confiserie de la perspective Newsky. Un jeune homme brun, à cheveux crépus, l’œil fiévreux, dévore des pâtisseries, dont le sucre lui saupoudre les doigts. Les clochettes des harnais s’agitent, le cocher s’engonce dans un manteau vert, serré par une ceinture de cuir. L’homme sourit avec haine, le colonel en petite tenue ouvre la porte de la boutique, un ivrogne chante sur la chaussée. Mon cœur se serre. Ah ! qu’est-ce donc ? C’est Pouchkine qui marche à la mort !

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*  *

Ainsi je participais aux plus belles destinées ; et, pauvre, obscur, méprisé, sans talent, ni avenir, je m’égalais par l’amour à la grandeur humaine.

XIII

De nouvelles années passèrent.


Jeanne et moi, nous vivions de plus en plus séparés. Elle n’avait aucune place dans mon existence, j’avais l’impression de cohabiter avec un frelon énorme qui se cognait à toutes les vitres et qui défendait à ma pensée de prendre aucun repos. Enfin, lassée, je pense, du silence que j’opposais à ses tentatives d’explications et à ses essais de scènes, elle me quitta pour épouser un des derniers hommes qui, aux yeux de beaucoup de femmes, fassent encore figure de Princes Charmants, l’impérieux commis, en un mot, qui règne sans rival sur le comptoir des soldes. Quel agréable silence après tant de vacarme ! Je résiliai aussitôt le contrat qui me liait au monde des faits ; le hasard avait fait prospérer notre imprimerie ; le fils de mon ancien associé, qui était mort entre temps, désirait gouverner seul les rotatives et les typos ; il racheta ma part à un prix assez élevé et je retrouvai cette liberté de mon extrême jeunesse qu’il m’avait été si pénible d’aliéner depuis. — J’allais pouvoir, désormais, me consacrer à une grande œuvre philanthropique : le rachat des lettres de poètes, encore éparses chez les marchands d’autographes.

Je quittai l’affreuse maison de l’avenue du Maine et je m’installai rue de Vaugirard, dans un vieux pavillon, qui élevait au fond d’un jardin ses murs tremblants et bleuâtres.

Ce fut là qu’un soir, tandis que je lisais au coin du feu, quelqu’un sonna, timidement, à ma porte. Je n’avais pas gardé beaucoup de relations chez les vivants. Je tressaillis, comme si j’avais entendu déjà, il y avait bien longtemps, ce même coup de sonnette.

Ma servante vint me chuchoter :

— Il y a là une dame qui demande à voir Monsieur. Elle m’a dit qu’elle s’appelait…

Mais quel besoin avais-je de savoir ce nom que mon sang, que mon cœur me criaient ? J’étais déjà devant la porte.

Béatrice avait bien changé cette fois. Où était la mystérieuse apparition de Saint-Henri, la lumineuse enfant qui m’avait accompagné plus tard, la nuit, dans une forêt ? Béatrice était maintenant une femme comme les autres qu’aucune atmosphère spéciale n’isolait de la pauvre vie commune. Son visage avait emprunté au temps ce quelque chose de gris et d’effacé qui le caractérise. Elle se voûtait, hélas ! déjà, et autant elle hésitait naguère à entrer dans le tourbillon central du monde, autant aujourd’hui elle avait hâte d’en être sortie. Elle se réfugia dans le coin le plus sombre de la pièce déjà bien obscure.

— Voilà, me dit-elle, il me fallait bien revenir. Mon grand voyage est fini. Je rentre à Saint-Henri. Je n’en sortirai plus et je voulais vous voir et vous dire adieu.

— Et votre mari, Béatrice ?

— Il est parti avec une autre femme. Il faut vous dire, André, que j’ai perdu toute gaîté. J’ai eu deux enfants de mon mariage, deux filles… J’aurais voulu que vous les vissiez, elles ressemblaient à Eudes, à Madeleine. Je les ai perdues toutes les deux dans l’espace d’un mois. Alors je suis devenue si morose, si austère, si plaintive, que Paulin n’a plus pu me supporter. Je vivais au cimetière ou chez moi, devant un tiroir plein de petites robes vides. Cela l’a tellement exaspéré qu’un jour, pendant que j’étais sortie, il a mis le feu à la commode où elles étaient enfermées. Mais je n’avais pas besoin d’étoffes inertes, n’est-ce pas ? Cela ne l’a pas délivré. Il a bien fallu que mon mari cherchât quelqu’un de plus gai que moi.

— Et Madeleine ?

— Madeleine a quitté l’Europe. C’est une déchue comme moi. Il ne reste rien du cher royaume de Saint-Henri. L’enfance, le rêve, le passé, l’âge d’or enfin, sont morts. Mais je préfère leurs fantômes aux humains qui m’entourent. Combien y a-t-il d’années, André, que nous sommes allés ensemble dans le grand bois ?

— Quatorze ans.

— Quatorze ans ! C’est vrai. Nadine avait dix ans quand elle m’a quittée, Yvonne sept. Autrefois, quand on voulait vous faire changer de religion, on vous ouvrait le ventre, on attachait vos entrailles à un treuil et on tournait lentement. Eh bien, ce supplice, je sais ce que c’est : j’ai passé deux mois sans dormir ; chaque fois que je glissai dans le sommeil, je voyais mes petites devant moi ; elles m’appelaient et criaient qu’elles avaient peur parce que je n’étais plus avec elles. Je préférais ne plus essayer de m’endormir. Les hommes n’aiment pas tout cela. Paulin pas plus que les autres. Rien n’est plus monotone que la douleur, mais on ne peut lui échapper. Avec mes filles, j’aurais retrouvé le pays de mon enfance, mais elles non plus n’ont pas voulu grandir.

— Où habitiez-vous, Béatrice ?

— A Brest. Il a plu sur moi pendant quatorze ans.

Et soudain, comme si un peintre magicien les eût peints pour moi, sur le mur de ma chambre, je vis la route entre ses oliviers denses, je vis la maison couleur de maïs, ses tuiles roulées comme des pétales de roses, et ses contrevents verts ; et je vis les pins autour d’elle et, à l’horizon, la grande haie bleue de la mer que franchissent les navires. Ce fut lancinant comme une douleur physique, irrésistible comme une vocation.

— Je pars avec vous pour Saint-Henri, je… Ma femme aussi m’a quitté. Oh ! rien de tragique, vous savez ! Mais je n’aime les chiffons que déjà transformés en papier. Elle non ! Incompatibilité de goûts sur l’âge de la cellulose, rien de plus. Mais je suis libre, libre et seul ! Voulez-vous de moi pour compagnon de voyage ? J’aimerais tant revoir la vieille maison là-bas, et me pencher sur la fontaine pour y chercher mon image. Je crois que les miroirs d’ici me mentent ! Si j’ai bonne mémoire, cette fontaine était fée, peut-être me reverrai-je tel que j’étais alors ? Il y avait aussi dans l’antichambre des gravures d’après Joseph Vernet. Y sont-elles encore ?

— Il n’y a plus grand’chose, je dois vous en prévenir loyalement. Emmanuel… enfin entre temps nous sommes devenus pauvres. J’ai eu toutes les peines du monde à sauver cette pauvre bicoque.

Le lendemain, nous prenions tous deux le train du soir.

XIV

Nous entrâmes dans un monde de cristal : tout était pur, transparent, sonore ; chaque oiseau qui s’y cognait faisait tinter le ciel comme une cloche d’argent ; les murs se doraient, les routes étaient de sel, les branches des arbres, ciselées par les meilleures orfèvres, détachaient sur l’azur leurs nervures et leurs joyaux. Ailleurs, je m’en souvenais à peine, chaque chose collait aux yeux, poissait aux doigts et se fondait dans une glu couleur d’épaisse moisissure. Mais, dis-moi, ton pays a-t-il jamais connu aussi morne dégradation ? Ici, règne la hiérarchie la mieux ordonnée : le cyprès ne se perd pas dans l’horizon, la mer n’absorbe pas le ciel, ce ne sont que distances, étages, perspectives. Les fleurs sont en société, il n’appartient pas à un nuage d’offusquer le soleil, aux oliviers, de cacher les collines. On voit autour de la ville des golfes aux belles robes se creuser pour faire au vent des révérences, tandis que les tuyaux d’orgue des pins concertent une fugue savante.

Le lendemain de notre arrivée, Béatrice et moi, nous partions pour Saint-Henri. Sur une place ombragée de platanes, où trônaient des marchandes de fleurs au sommet de leurs kiosques peints, nous cherchâmes une voiture. Je choisis la plus vieille, la plus poudreuse, parce qu’il me semblait l’avoir toujours connue. Le cocher ôta lentement une couverture déchirée aux carreaux moutarde clair, qui protégeait son cheval, et monta avec solennité sur son siège. Il dit une touchante parole d’adieu aux autres cochers de la place et nous partîmes.

Pas une pierre, pas une vitre qui ne me frappât au cœur. Je voyais partout des ombres aimées. Nous suivions d’interminables hangars, des bâtiments, égaux et triangulaires, qui se suivaient avec monotonie et nous cachaient la mer. Nous traversions l’intérieur du port : grand monceau d’entrailles vivantes, fait de rails, d’ancres, de poulies, de grues, de wagons, de ponts tournants, de madriers et de chaînes rouillées. Et peu à peu, les quartiers de banlieue se succédèrent dans leur lèpre, puis les grands caps jaunes aboyèrent à la mer et les pins commencèrent à cheminer, et parurent des fragments de nature, encastrés entre des horizons, des briqueteries, des cheminées. A mesure que nous avancions, les vieilles choses tombaient derrière nous, les oliviers se glissèrent sous un millier d’éclairs, et, tout à coup, dans un vallon, comme se gonfle et crépite un geyser, des amandiers en fleurs éclatèrent dans un chant si suave que j’en éprouvai un rajeunissement indicible. Alors, comme au seuil de ma jeunesse, je vis la vieille maison d’écailles roses, dont les murailles suaient tant de soleils… Mais ici les choses se brouillent, tout se détourne et suit une pente nouvelle et commence le grand rêve sans issue.

*
*  *

Béatrice tira d’un sac une clef énorme, une vraie clef de forteresse, et ouvrit la porte qui grinça. Une odeur de champignons nous prit aux narines, la décrépitude se levait devant nous. Béatrice courut au grand salon et jeta dehors les persiennes ; des toiles d’araignée tremblaient dans l’épaisseur écaillée des cadres, le jour du dehors, pur comme une eau de source, s’abattit à la façon d’une vague sur les mallons blanchis et sur les étoffes qui tombaient en loques. Et nous regardions avec angoisse cette solitude qui nous attendait et qui s’éveillait sourdement, s’étirant hors d’un long sommeil.

Je cherchai des yeux Eudes, Madeleine, Emmanuel, Frédéric Anthelme, l’épagneul, les enfants d’autrefois, je revoyais des édifices de sucre, les étoffes impériales.

— Où sont les soieries chinoises, Béatrice ?

— Vendues. Il y eut tant de dettes à acquitter…

Béatrice ouvrit une porte étroite et j’entrai dans une grande pièce presque nue, au fond de laquelle tremblait l’eau bourbeuse d’une glace. Une toile de Jouy qui n’avait presque plus de couleurs faisait courir sur les murs des papillons et des torches, celles-ci renversant leurs flammes ; le squelette d’un divan se désarticulait dans un coin, une commode vermoulue méditait en face de la cheminée. Béatrice se laissa tomber dans un fauteuil et elle éclata en sanglots.

— Ici, dit-elle, c’était ma chambre, et, quand j’ouvrais ma fenêtre, un acacia tendait une branche vers moi. Avril venait-il, je vivais, grâce à lui, dans une atmosphère de chapelle et de mois de Marie.

A ces mots, depuis si longtemps oubliés, s’ouvrirent, tout à coup, devant moi, des abîmes de lumière : des milliers de cierges autour de milliers d’autels et dans cette clarté unanime, les cantiques, l’odeur des roses et des pitosporums, la chaleur des cires fondues, une mèche qui charbonne et file, des étoffes d’or qui vont et viennent, et je ne sais quoi qui bondit hors de mon cœur, qui se jette au-devant de la vie, quelque chose qui n’est pas divisé, morcelé encore comme l’existence des grandes personnes, mais qui fait un grand nœud d’émotion, lié comme un nid d’oiseaux et chaud comme lui. Mois de Marie ! Saturation, confiance, amour, piété frénétique, union de l’âme avec une vie dont on croit alors qu’elle vient de Dieu et qu’elle va à lui, mais qui, en réalité, vient de l’avenir et court l’étreindre. Peut-être au fond, d’ailleurs, est-ce la même chose et portons-nous des sentiments identiques à cet inconnu que nous appelons l’avenir quand nous sommes jeunes et Dieu quand nous ne le sommes plus. Cette évocation fut à la fois si précise, si exaltante, si désespérée, que je crus que mon cœur allait se fondre d’angoisse : oui, tout cela était fini, fini sans retour, et avec mon bonheur avaient disparu tous ceux qui venaient avec moi quand je suivais les offices du mois de Marie. Et alors, — comme si cette évocation était assez puissante pour ranimer le passé, — quand je cessai d’avoir les yeux éblouis par le souvenir de tant de flammes, je m’aperçus qu’auprès de la femme qui m’avait conduit et qui pleurait encore, se tenait maintenant, pensive, décolorée et sereine, une petite forme imprécise. J’étais, depuis quelques minutes, entré dans une atmosphère si extraordinaire que je n’eus presque pas de surprise à reconnaître Béatrice telle qu’elle m’était apparue autrefois, à l’âge de treize ans, quand j’étais venu pour la première fois à Saint-Henri avec Frédéric Anthelme. Et la petite Béatrice mit sur l’épaule de la grande une main légère comme un flocon de neige et que j’imaginai aussi froide que lui, et elle lui dit à voix basse :

— Ainsi, Béatrice, voilà tout ce que tu me rapportes de la vie ?

Mme Succombe leva la tête et la regarda avec honte.

— C’est donc toi, dit-elle. Je pensais bien que tu ne m’avais pas définitivement quittée.

— Non, ma sœur, mais c’est toi qui es partie. Tu savais que je ne voulais pas te suivre là-bas, et te voici maintenant de retour. Dis-moi, que me rapportes-tu ?

Mme Succombe tendit devant elle ses mains pâles qui tremblaient.

— M’as-tu assez souvent dit que tu voulais connaître la vie, toute la vie ! Eh bien, ma sœur, dis-moi, qu’est-ce que la vie ?

— Je ne sais pas.

— Ici, nous avions fait un grand rêve, t’en souviens-tu ? Nous ne devions jamais nous quitter, nous confier toutes nos pensées, nous aimer infiniment, ne connaître du monde que la douceur, la pureté, l’intuition, la poésie. Nous jouions dans le jardin, le jour, avec les fruits et les libellules, la nuit, avec des étoiles. Quelles danses dans la mer avec les vagues, Béatrice, mais aussi quelles belles glissades sur la Voie Lactée ! Eudes avait pour amis les hommes les plus précieux de ce monde, t’en souviens-tu, Béatrice ? Ronsard, André Chénier, Rimbaud nous rendaient visite. Quelle belle fête nous donnâmes le jour où nous reçûmes Rossetti, mais quel bal masqué le soir où Rodolphe Töpffer entra chez nous pour la première fois ! Nous vivions entourés de magiciens, d’enchanteurs, de musiciens, de prophètes, nous savions les plus beaux vers, les musiques les plus nobles, et quand nous dormions, nos rêves étaient si beaux que parfois nous pleurions en nous réveillant de ne pas trouver auprès de nous, sur notre oreiller, cette fleur nommée Ansilia, qui était plus large, plus blanche et plus parfumée que les stéphanotis. Qu’as-tu trouvé là-bas, ma sœur, qui fût plus beau que tout cela ?

— L’amour humain, peut-être.

— Ah ! parle-m’en. Nous nous sommes si souvent interrogées ensemble à son sujet !

— Comment t’expliquer ? C’est comme un courant qui vous emporte, on a la fièvre, on a peur, des frissons vous parcourent, une voix remue jusqu’aux cordes mêmes de votre cœur, et puis on est prise, embrassée par une tempête, aimée par tous les vents du ciel, et il y a un grand cri qui vous brise et où l’on s’évanouit.

— C’est là tout ?

— Oui, je crois que c’est tout… Non, il y a autre chose, s’écria Mme Succombe en cachant son visage dans ses mains.

Et plus bas :

— Et j’ai été seule, et mes deux petites filles sont mortes. Je les ai veillées pendant de longues nuits ; l’homme que j’aimais n’était plus là. La dernière nuit, j’étais seule et je souffrais tant que je me mis à hurler comme une bête. Je n’avais plus de raison, plus d’intelligence, plus de sensibilité, il y avait en moi une sorte d’épouvantable poussée qui voulait chasser hors de mon cœur quelque chose qui ne pouvait plus supporter ce resserrement mécanique de cordes trop tendues. Et mon hurlement fut tel qu’il réveilla toutes les parties de ma douleur qui sommeillaient encore. Je m’évanouis. Enfin, quelqu’un entra et me jeta de l’eau au visage. A partir de ce moment, je compris que je devais revenir à Saint-Henri.

— Je te comprends bien mal, dit la petite Béatrice. Mais je me souviens cependant qu’un jour, au bord de l’eau, un matelot nous apporta une méduse. On la regardait sous l’eau, fraîche comme un collier de perles et moirée comme la rosée. Et quand il la pêcha et qu’il tendit sa main vers nous, elle contenait quelque chose d’informe, de sale et de mou. Est-ce cela, Béatrice ? Mais dis-moi, ma sœur, te souviens-tu de ce jour d’automne où nous vîmes un homme qui faisait du feu ; il passait sa main sur sa bouche, il soufflait soudain et une énorme flamme ronde, jaune comme le miel, lui sortait des lèvres et faisait un grand bond devant lui. Eudes riait et nous disait : « Voilà un vrai poète ! »

— La-bas aussi, dit Mme Succombe avec haine, j’ai vu des alchimistes. Ils passaient également la main sur leur bouche et ils se mettaient à cracher, mais c’était de la boue qui sortait de leurs lèvres et qui sautait sur tous les autres et s’accumulait devant eux.

— Mais alors que cherchais-tu là-bas, dis-moi ? Nous croyions aux fées, aux elfes, aux énigmes que vous proposent des renards blancs, — c’était une tradition dans notre famille, nous la devions à l’oncle Emmanuel, le navigateur, — nous connaissions le maître-mot qui vous donne le bonheur de comprendre et d’apprivoiser les chiens, les chats, les hiboux, les écureuils, les cerfs-volants, nous possédions des baguettes qui découvraient les sources, des paroles magiques qui écartaient de nous les trésors, sources de calamités, nous n’avions pas besoin de discours pour nous exprimer, de colloques pour nous comprendre ; nos pensées volaient librement et nous vivions dans une atmosphère d’intelligence et d’amour sans forme. Béatrice, pourquoi m’as-tu quittée ?

— Je ne sais pas. J’ai cru que l’autre vie était plus belle, plus forte, plus vaste ; André n’était pas revenu : « Il a donc trouvé mieux », me disais-je. Et j’ai vu depuis, là-bas, des villes grandes comme des lazarets, des femmes qui pleuraient dans les rues sans que personne leur demandât la cause de leurs larmes, des enfants à demi nues qui vendaient, la nuit, dans le brouillard, des violettes aussi glacées qu’elles ; j’ai vu un grand carnaval de moribonds qui hurlaient en cadence qu’ils voulaient s’amuser, s’amuser encore et toujours avant de mourir. J’ai vu des machines volantes venir au-dessus des maisons et lâcher sur elles des torpilles ; j’ai vu des convois de blessés, à qui chaque mouvement du train arrachait un hurlement de douleur. J’ai vu la Tyrannie s’appeler Dévouement et l’Orgueil, Démence ; l’Amour se nommer Servitude, le Renoncement devenir Pleutrerie. Et je me suis souvenue qu’ici, n’est-ce pas ? chaque chose avait un seul nom qui était le plus beau que l’on pût lui donner. Il n’y avait donc pas une vérité unique ; il y en avait une ici et il y en a une là-bas.

— Dans le rayonnement seul de la poésie, tout s’accomplit ; partout ailleurs, la corruption s’empare des choses et fausse leur sens. Mais qui de nous deux est restée soi-même, ma sœur, toi où moi ?

La lumière qui venait du salon était moins éclatante ; le jour retournait à la mer où l’attendaient des sirènes qui le berceraient et l’endormiraient. Quelqu’un chanta en passant sur la terrasse, j’entendis une vieille complainte :

La source qui ne coule plus
Aux innocents rend la jeunesse.
Où sont les jours que j’ai vécus ?
O sources qui ne coulez plus,
Vous seules nous versiez l’ivresse !
Où sont les Paradis perdus ?…

La voix joyeuse s’éloigna, l’ombre venait, douce et respectueuse comme une sœur de charité ; de temps en temps, un meuble craquait dans le silence qui s’insinuait autour de nous. A mesure que s’était déroulé le dialogue des deux sœurs, il m’avait semblé que la petite Béatrice devenait plus dorée et plus lumineuse, tandis que sa sœur se faisait grise, pâle, transparente.

— Ma sœur, j’ai pitié de toi, dit Béatrice, en entourant de ses bras frêles celle qui revenait de la vie.

— Ah ! dit l’autre d’une voix sourde, malheur à vous qui n’avez pas pitié de ceux qui vivent ! Mais toi, Béatrice, qui t’a donné le pouvoir de demeurer ici ?

— Je n’ai pas de nom, je me tiens là d’où nul ne me peut chasser, je suis auprès de ceux qui attendent, j’échappe à tous pour être à tous. Mais qui a besoin de moi ? Toi-même, tu m’as quittée !

Mme Succombe réfléchissait.

— Oui, tu as raison, j’aurais dû rester ici, mais comprends-moi, Béatrice, tu avais les mains pleines de dons, et de dons royaux, mais tu les possédais sans les connaître. Comme un enfant, tu aurais laissé échapper un paradisier aux voiles d’argent pour courir à un oiseau mécanique. Ce qui n’a pas traversé le feu de l’expérience n’a pas de prix. La poésie elle-même qui est la vie la plus haute doit être vécue, et non rêvée. L’imagination est reine d’un monde, mais d’un monde où l’on n’entre pas ; on ne se désaltère pas à un jet d’eau…

Froissée de ces paroles, Béatrice frappa les dalles de son pied furtif et se dirigea vers le fond de la chambre :

— Eh bien, eh bien, cria-t-elle courroucée, que me rapportes-tu de ton voyage ?

Alors l’autre Béatrice, celle qui avait aimé, souffert et pleuré, me regarda et, me désignant à sa sœur, elle lui dit :

— Une amitié.

Chamblandes-Lausanne, 12 septembre 1924.
Palais-Royal, paris, 2 janvier 1926.

FIN

ACHEVÉ D’IMPRIMER
POUR LA COLLECTION “ÉCHANTILLONS”
LE PREMIER AVRIL MIL NEUF CENT VINGT-SIX
SUR LES PRESSES
DE L’IMPRIMERIE BUSSIÈRE
SAINT-AMAND (CHER)