Title: Tolstoï
Author: Stefan Zweig
Translator: Olivier Bournac
Alzir Hella
Release date: September 14, 2024 [eBook #74412]
Language: French
Original publication: Paris: Victor Attinger
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
STEFAN ZWEIG
Traduit de l’allemand par
Alzir HELLA et Olivier BOURNAC
« Il n’y a rien qui produise une aussi forte impression et qui unisse aussi impérieusement tous les hommes dans le même sentiment que l’œuvre d’une vie, et finalement toute une vie humaine. »
Tolstoï, Journal,
23 mars 1894.
Éditions Victor Attinger
PARIS
30, boulevard St-Michel
NEUCHATEL
7, place A.-M. Piaget
ŒUVRES DU MÊME AUTEUR déjà parues en français (Traduction Alzir Hella et Olivier Bournac) :
(Traduction de P. Morisse et H. Chervet) :
(Traduction Henri Bloch) :
Il a été tiré de cet ouvrage
50 exemplaires sur vélin pur
fil Lafuma-Navarre numérotés
de 1 à 50
Tous droits de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays y compris l’U. R. S. S.
Copyright by Éditions Victor Attinger 1928
« Ce qui importe, ce n’est pas la perfection morale à laquelle on parvient, mais la façon dont on y parvient. »
Tolstoï, Journal de Vieillesse.
« Un homme vivait dans le pays d’Uz. Il craignait le Seigneur et il évitait le mal, et ses troupeaux étaient sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents ânesses et il avait beaucoup de serviteurs. Et il était plus magnifique que tous ceux qui habitaient du côté de l’Orient. »
Ainsi commence l’histoire de Job, qui fut comblé de satisfactions, jusqu’à l’heure où Dieu leva la main contre lui et le frappa de la peste, pour qu’il se réveillât de son bien-être grossier, s’affligeât en son âme et entrât en jugement devant lui. Ainsi commence également l’histoire spirituelle de Léon Nicolaïewitsch Tolstoï, qui, lui aussi, fut plus magnifique que tous ceux de son pays et de son temps. Lui aussi, était « assis en haut », parmi les puissants de la terre, et, riche, il vivait confortablement dans sa vieille maison héréditaire.
Son corps déborde de santé et de force ; il a pu prendre comme épouse la jeune fille que désirait son amour, et elle lui a donné treize enfants. Les œuvres de ses mains et de son âme sont impérissables et brillent au-dessus de son époque : les paysans d’Iasnaïa Poliana se courbent avec vénération lorsque le puissant boyard passe au galop devant eux, et l’univers s’incline respectueusement devant sa gloire retentissante. Comme Job avant l’épreuve, Léon Tolstoï, lui non plus, n’a plus rien à désirer ; et, un jour, il écrit dans une lettre le plus téméraire des mots humains : « Je suis absolument heureux. »
Soudain, en une nuit, tout cela perd son sens, n’a plus de valeur. Le travail répugne à ce travailleur, sa femme lui devient étrangère, ses enfants indifférents. La nuit, il se lève de son lit, tout bouleversé ; il va et vient comme un malade, sans repos ; le jour, il s’assied apathique, la main endormie et l’œil figé, devant sa table de travail. Une fois, il monte l’escalier à la hâte pour aller enfermer dans l’armoire son fusil de chasse, afin de ne point tourner l’arme contre lui-même : parfois il gémit comme si sa poitrine éclatait, parfois il sanglote comme un enfant dans la chambre sans lumière. Il n’ouvre plus aucune lettre, ne reçoit plus aucun ami : ses fils regardent craintivement, et sa femme avec désespoir, cet homme brusquement assombri.
Quelle est la cause de ce changement soudain ? La maladie ronge-t-elle secrètement sa vie ? La peste s’est-elle abattue sur son corps ? Un malheur lui est-il advenu du dehors ? Que lui est-il arrivé, à Léon Nicolaïewitsch Tolstoï, pour que lui, le plus puissant de tous, soit soudain privé de joie et que le plus grand homme de la terre russe soit si tragiquement désolé ? Et voici la terrible réponse : rien ! Il ne lui est rien arrivé, ou, à proprement parler, chose plus terrible encore, ce qu’il a rencontré c’est le néant. Tolstoï a aperçu le néant derrière les choses. Il y a dans son âme une déchirure ; une fissure s’est produite en lui, fissure étroite et noire, et, malgré lui, son œil chaviré regarde fixement dans ce vide, dans ce néant sans nom, dans ce nihil et ce non-être, — cette autre présence, étrangère, froide, sombre et insaisissable, qu’il y a derrière notre propre vie, chaude et gonflée de sang, — regarde l’éternel néant derrière l’être éphémère.
Celui qui, une fois, a plongé son œil dans cet abîme indicible, ne peut plus l’en détourner ; l’obscurité envahit ses sens ; pour lui s’éteignent la lumière et la couleur de la vie. Le rire se glace dans sa bouche ; il ne peut plus rien atteindre sans sentir le froid depuis ses doigts jusqu’en son cœur frissonnant ; il ne peut plus rien contempler sans penser en même temps à l’autre, au néant, au nihil. Les objets tombent flétris et sans valeur hors de la sensibilité, qui, l’instant d’avant, était encore toute chaude ; la gloire devient la poursuite d’une fumée ; l’art un jeu de fous, l’argent une scorie jaune, et même le corps à la chaude haleine et plein de santé n’est plus que la demeure des vers ; cette lèvre à la succion noire et invisible enlève à tous les biens de ce monde leur saveur et leur douceur. L’univers frissonne de froid, lorsque, aux yeux d’un mortel, avec toute l’angoisse primitive de la créature, s’est ouvert ce néant rongeur, dévorant et noir, le « Maelstrom » d’Edgar-Allan Poë, qui emporte tout avec lui, le « gouffre », l’abîme de Pascal, dont la profondeur est plus grande que toute élévation de l’esprit.
C’est en vain qu’on chercherait à se cacher et à se dissimuler. Il ne sert à rien de qualifier de divine et de sainte cette ombre qui vous dévore. Il ne sert à rien d’essayer de masquer le trou noir avec les feuillets de l’Évangile : ces ténèbres-là filtrent à travers tous les parchemins et éteignent les cierges de l’Église ; un froid si glacial venu des pôles de l’univers ne se laisse pas réchauffer par la tiède haleine de la parole humaine. Il ne sert à rien, pour couvrir ce silence mortellement pesant, de se mettre à prêcher d’une voix sonore, à faire comme des enfants qui dans la forêt chantent pour dissimuler leur inquiétude : le néant silencieux et noir continue de planer impérieusement au-dessus de la conscience, au-dessus de tous ses efforts. Aucune sagesse ne rassérénera plus le cœur assombri de celui qui en a ressenti l’épouvantement.
Dans la cinquante-quatrième année de sa vie, de sa vie à l’action mondiale, Tolstoï a pour la première fois aperçu l’immense néant comme étant sa destinée et celle de tout homme. Et depuis cette heure-là, jusqu’à celle de sa mort, il ne fera plus que regarder fixement ce trou noir, cet intérieur insaisissable qu’il y a derrière son propre être. Mais, même lorsqu’il est tourné vers le néant, le regard d’un Léon Tolstoï reste encore d’une clarté incisive — ce regard le plus clairvoyant et le plus spiritualisé que notre temps ait connu à un être humain. Jamais un homme n’a entrepris avec une force aussi gigantesque la lutte contre l’indicible, contre l’angoisse primitive de la créature ; personne n’a opposé plus résolument au problème que le destin pose à l’homme le problème de l’humanité interrogeant son destin. Personne n’a souffert plus terriblement de ce regard vide et dévorant l’âme peu à peu, qui vient de l’au-delà ; personne ne l’a supporté d’une manière plus grandiose, car ici une conscience virile présente à la sombre interrogation de cette noire pupille le regard clair, hardi et fermement observateur de l’artiste. Jamais, pas une seule seconde, Léon Tolstoï n’a baissé ou fermé lâchement les yeux devant le tragique du destin, ces yeux qui sont les plus vigilants, les plus sincères et les plus incorruptibles de notre art moderne : par conséquent, rien n’est plus grandiose que cette tentative héroïque pour donner encore un sens créateur même à l’insaisissable et pour prêter sa vérité à ce qu’il est impossible d’écarter.
Pendant trente ans, de sa vingtième à sa cinquantième année, Tolstoï a vécu, dans la création de ses œuvres, insouciant et libre. Pendant trente ans, de sa cinquantième année jusqu’à son trépas, il ne vit plus que pour comprendre et connaître le sens de la vie, luttant avec l’insaisissable, enchaîné à l’inaccessible. Sa tâche a été facile jusqu’au jour où il s’est donné cette formidable mission : sauver, non seulement sa propre personne, mais encore toute l’humanité, par sa lutte pour la vérité. Avoir entrepris cette mission fait de lui un héros, — presque un saint. Y avoir succombé en fait le plus humain de tous les hommes.
« Ma figure était celle d’un paysan ordinaire. »
Une face ressemblant à une forêt : avec plus de fourrés que de clairières, obstruant tout accès à la vision intérieure. Large et flottant au vent, la barbe de fleuve et de patriarche se presse jusqu’au haut des joues, recouvre de ses flots, pour des dizaines d’années, la lèvre sensuelle et masque l’écorce ligneuse de la peau aux gerçures brunes. Devant le front se hérissent, épais comme le doigt et emmêlés comme des racines d’arbre, de puissants sourcils. Au-dessus de la tête écume, grise vague marine, la masse agitée des mèches de cheveux aux entrelacements touffus : partout se dresse l’abondance hirsute et tropicale des poils répandant à la manière de Pan cette exubérance de monde primitif. Exactement comme pour le Moïse de Michel-Ange, cette image du plus viril des hommes, le regard n’aperçoit d’abord dans la figure de Tolstoï que la vague à la blanche écume de cette gigantesque barbe de Père éternel.
Alors, pour découvrir avec l’âme la nudité et l’essence d’un visage ainsi revêtu, l’on cherche à désencombrer les traits des fourrés de cette barbe (et les portraits de jeunesse, imberbes, aident beaucoup à ce dévoilement plastique). On le fait donc et l’on est effrayé. Car, chose indéniable et incontestable, le visage de ce gentilhomme, de ce fils de l’esprit, est d’une structure grossière et n’est pas différent de celui d’un paysan. Ici le génie a choisi pour habitation et atelier une hutte basse, tachée de suie et de fumée, une véritable kibitka russe ; ce n’est pas un démiurge grec, c’est un négligent charpentier de campagne qui a tracé la demeure de cette grande âme. Tout y est lourdement raboté ; les poutres basses du front, au-dessus des minuscules fenêtres que représentent les yeux, sont à gros grain, comme du bois de refend ; la peau n’est que terre et argile, grasse et sans éclat. Au milieu de ce carré sans beauté un nez aux narines largement ouvertes, vaste et presque pareil à de la bouillie, comme aplati par un coup de poing ; derrière des cheveux embroussaillés, des oreilles informes et flasques ; entre les cavités des joues affaissées, une bouche maussade, aux lèvres épaisses : autant de traits sans spiritualité, rien que des formes ordinaires, communes et presque vulgaires.
Dans ce visage tragique de travailleur manuel, partout de l’ombre et de l’obscurité, de la trivialité et de la lourdeur, nulle part un élancement et une aspiration, un fuseau de lumière, une intrépide ascension spirituelle, comme la coupole de marbre du front de Dostoïewski. Nulle part ne pénètre une lumière, ne rayonne un éclat ; prétendre que si, c’est travestir les choses, c’est mentir : non, il n’y a là irrémissiblement qu’un visage bas et fermé ; ce n’est pas un temple, mais une prison pour la pensée, sombre et morne, sans joie et sans beauté, et, de bonne heure déjà, le jeune Tolstoï sait que sa physionomie est manquée. Toute allusion à son physique « lui est désagréable » ; il doute qu’il puisse jamais « y avoir un bonheur terrestre pour quelqu’un qui a un nez si plat, des lèvres si épaisses, et de tels petits yeux gris ». C’est pourquoi, dès la première heure, le jeune homme cache ces traits odieux derrière ce masque épais d’une barbe noirâtre, que tard, très tard seulement, l’âge argentera et rendra vénérable. Seule la dernière dizaine d’années de sa vie dissipe ces sombres nuages ; ce n’est que dans la lumière du soir d’automne qu’un clément rayon de beauté tombe sur ce paysage tragique.
Chez Tolstoï, le génie, éternellement voyageur, s’est logé, comme à l’auberge, dans une demeure basse et grossière, dans la physionomie de n’importe qui, d’un russe quelconque, derrière laquelle on pourrait tout supposer, à l’exception de l’intellectuel, du poète, du créateur. Enfant, adolescent et homme, même vieillard, Tolstoï produit toujours l’effet d’un individu quelconque, pris entre beaucoup d’autres. Chaque costume, chaque casquette lui va bien : avec une telle face anonyme de russe sans individualité, on peut aussi bien présider une table ministérielle que se « soûlographier » dans une louche taverne de vagabonds ; on peut aussi bien vendre du pain blanc, sur la place du marché, que, revêtu de soie, comme le métropolite, à l’office de la messe, élever la croix au-dessus de la foule agenouillée ; nulle part, dans aucune profession, dans aucun costume, dans aucun lieu de la Russie, ce visage ne serait déplacé. Quand Tolstoï est étudiant, il ressemble à ses camarades comme deux gouttes d’eau ; quand il est officier, il a l’air de n’importe quel porteur de sabre, et quand il est gentilhomme campagnard, on dirait un hobereau quelconque. Lorsqu’il est en voiture, à côté de son domestique à barbe blanche, il faut interroger à fond sa photographie pour discerner lequel des deux vieux qui sont là sur le siège est le comte et lequel est le cocher ; lorsqu’une image le représente en conversation avec les paysans, si on l’ignorait, on ne devinerait jamais que ce « Lew » qui est au milieu de la racaille est un comte et qu’il est des millions de fois plus que tous ces Grégor, Ivan, Ilias et Pjotr qui l’entourent. On dirait que cet homme est à la fois tous les autres, comme si dans son cas le génie n’avait pas pris le masque d’un individu particulier, mais s’était déguisé en peuple, tellement sa figure a l’air d’être absolument anonyme. C’est précisément parce qu’il contient toute la Russie que Tolstoï n’a pas de visage particulier, mais simplement celui de l’humanité russe.
Aussi son aspect déçoit-il d’abord presque tous ceux qui l’aperçoivent pour la première fois. Ils sont venus ici de bien loin, avec le chemin de fer, et puis en voiture à partir de Toula ; maintenant, dans le salon de réception, ils attendent respectueusement le maître ; chacun s’imagine qu’il va se trouver devant un être imposant, et déjà l’esprit se le représente comme un homme de belle prestance, majestueux, avec une barbe ruisselante de Père éternel, de grande taille et de fière apparence, géant et génie en une seule personne. Déjà le frisson de l’attente pèse sur les épaules de chacun. Déjà le regard s’incline malgré soi devant la stature gigantesque du patriarche qu’il va apercevoir dans un instant. Enfin, voici que la porte s’ouvre… et, que voit-on ? Un petit bout d’homme, courtaud, entre, si prestement que sa barbe flotte, à pas menus, presque en courant ; puis il s’arrête, avec un aimable sourire, devant le visiteur surpris. De bonne humeur, la voix rapide, il s’entretient avec lui ; d’un mouvement aisé il offre la main à chacun. Et ils prennent cette main, effrayés au plus profond de leur cœur : comment ? Ce petit bonhomme aimablement réjoui, « ce leste petit père à la barbe de neige », ce serait véritablement Léon Nicolaïewitsch Tolstoï ? Le frisson qu’on avait éprouvé par anticipation devant la majesté du grand homme se dissipe et, encouragé, le regard se pose sur sa figure.
Mais soudain le sang cesse de circuler dans les veines de ceux qui le dévisagent ainsi. Comme une panthère, de derrière la jungle broussailleuse des sourcils, un regard gris a bondi sur eux. Ce regard inouï de Tolstoï, dont aucune peinture ne peut donner une idée et dont, pourtant, parle chacun de ceux qui ont un jour jeté les yeux sur le visage de l’homme fameux ! Ce regard vous cloue sur place, comme un coup de couteau, dur et brillant comme l’acier. Impossible de bouger, de lui échapper ; chacun, hypnotiquement enchaîné, doit souffrir que ce regard, curieux et douloureux comme une sonde, le pénètre jusqu’au tréfonds de son intérieur. Il n’y a pas de refuge devant lui : comme un projectile, il transperce toutes les cuirasses de la dissimulation, comme un diamant il coupe toutes les glaces. Personne (Tourguenieff, Gorki et cent autres l’ont attesté), personne ne peut mentir devant le regard pénétrant et perçant de Tolstoï.
Mais cet œil ne conserve sa dureté inquisitrice que pendant une seconde. L’iris se dégèle aussitôt, jette une lueur grise, papillonne d’un sourire contenu ou s’illumine d’un éclat doux et bienveillant. Comme l’ombre des nuages sur les eaux, toutes les variations du sentiment jouent continuellement sur ces pupilles magiques et sans repos. La colère peut les faire jaillir en un seul éclair glacial, le mécontentement peut les congeler en un cristal froid et clair, la bonté peut les ensoleiller chaudement et la passion les enflammer. Ces étoiles mystérieuses peuvent sourire sous l’effet d’une lumière intérieure sans que remue la bouche dure ; et, quand la musique les attendrit, elles peuvent « pleurer à torrents », comme celles d’une paysanne. Elles peuvent puiser une clarté dans une satisfaction de l’esprit et soudain s’assombrir tristement sous l’ombre de la mélancolie, puis se rétracter et devenir impénétrables. Elles peuvent observer, froides et impitoyables ; elles peuvent couper comme un bistouri et rayonner comme un feu de Roentgen et aussitôt après être envahies par le reflet papillotant d’une curiosité enjouée ; ils parlent toutes les langues du sentiment, ces yeux, « les plus éloquents » qui aient jamais brillé sous un front humain. Et, comme toujours, c’est Gorki qui trouve pour en parler le mot le plus exact : « Dans ses yeux, Tolstoï possédait cent yeux. »
Par ces yeux, et uniquement par eux, la face de Tolstoï a du génie. Toute la force lumineuse de cet homme, qui était tout regard, est concentrée uniquement dans leurs mille facettes, comme la beauté de Dostoïewski, l’homme-pensée, est concentrée dans le profil de marbre de son front. Tout le reste, dans le visage de Tolstoï, barbe et broussaille, ce n’est qu’une enveloppe, un espace protecteur pour cacher profondément la matière précieuse de ces pierres lumineuses, magiques et magnétiques, qui absorbent en elles l’univers et qui l’irradient hors d’elles-mêmes, elles qui sont le spectre le plus précis de l’univers que notre siècle ait connu. Il n’y a rien de si minuscule que ces lentilles ne puissent pas rendre visible : comme une flèche, comme le vautour fond d’une hauteur incommensurable sur une souris en fuite, ces yeux peuvent se précipiter sur chaque détail, et, cependant, ils peuvent en même temps embrasser panoramiquement tous les horizons du globe. Ils peuvent flamboyer dans les hauteurs de l’intellectualité et aussi rôder lucidement dans l’obscurité de l’âme, comme dans le royaume aérien. Ils ont assez d’ardeur et de pureté, ces cristaux étincelants, pour apercevoir Dieu dans une élévation extatique, et ils ont aussi le courage de regarder le néant, — cette tête de Méduse — d’observer attentivement sa figure qui vous pétrifie. Rien n’est impossible pour cet œil-là, sauf peut-être une chose : rester inactif, sommeiller et somnoler dans la joie calme et pure, dans le bonheur et la béatitude du rêve. Car, impérieusement, à peine les paupières s’ouvrent-elles, cet œil doit se mettre en quête d’une proie, — implacablement éveillé, inexorablement fermé à l’illusion. Il percera toute chimère, démasquera tout mensonge, anéantira toute croyance : devant cet œil de vérité tout devient nu. Chose terrible, par conséquent, si un jour Tolstoï brandit contre lui-même ce poignard gris d’acier : alors sa lame s’enfoncera meurtrière jusqu’au plus profond du cœur.
Celui qui possède un tel œil voit la vérité ; le monde et tout savoir lui appartiennent. Mais on n’est pas heureux avec de pareils yeux, — éternellement vrais, éternellement éveillés.
« Je désire vivre longtemps, très longtemps, et la pensée de la mort me remplit d’une crainte poétique et enfantine. »
Tolstoï, Lettre de jeunesse.
Une santé foncière. Le corps charpenté pour un siècle. Des os solides et saturés de moelle, des muscles noueux, une véritable force d’ours : allongé sur le sol, le jeune Tolstoï peut d’une main soulever en l’air un lourd soldat. Des tendons élastiques : au gymnase, sans élan, il saute facilement la plus haute corde ; il nage comme un poisson, monte à cheval comme un Cosaque, fauche comme un paysan : ce corps de fer ne connaît d’autre fatigue que celle qui vient de l’esprit. Chaque nerf tendu, vibratile à l’excès, à la fois souple et résistant, une lame de Tolède, chaque sens aigu et alerte. Nulle part une brèche, une lacune, une fissure, un manque, un défaut, dans le rempart circulaire de cette force vitale, et, par conséquent, jamais une maladie sérieuse ne réussit à faire irruption dans ce corps bâti en pierres de taille : le physique incroyable de Tolstoï reste barricadé contre toute faiblesse, muré contre la vieillesse.
Vitalité sans exemple : tous les artistes des temps modernes, à côté de cette virilité biblique enveloppée d’une barbe bruissante, paysanne et barbare, ont l’air de femmes ou de freluquets. Même ceux qui l’ont égalé en puissance créatrice perdurant jusqu’à un âge patriarcal, même ceux-là ont vu leur corps vieillir et se fatiguer sous le poids de l’esprit toujours en mouvement et en chasse. Gœthe (dont l’horoscope est voisin du sien par l’identité du jour de naissance, le 28 août, et par la vision créatrice de l’univers, se maintenant également jusqu’à la quatre-vingt-troisième année), Gœthe, à soixante ans, s’est épaissi, craint l’hiver, et depuis longtemps reste assis, près de la fenêtre soigneusement fermée ; Voltaire, ossifié et ressemblant déjà à un oiseau de mauvais augure plus qu’à un homme, gratte et gratte du papier à son bureau ; Kant, roide et fatigué, va et vient, comme une momie mécanique, le long de son allée de Kœnigsberg, alors que Tolstoï, vieillard débordant de force, plonge encore, en s’ébrouant, son corps rouge de froid dans l’eau glacée, trime au jardin et, au tennis, court lestement après les balles. A soixante-sept ans, il a la curiosité d’apprendre à monter à bicyclette. A soixante-dix ans il patine agilement sur la piste miroitante ; à quatre-vingts ans il exerce quotidiennement ses muscles dans des exercices de gymnastique et, à quatre-vingt-deux ans, à un pouce de la mort, il fait encore siffler la cravache au-dessus de sa jument, lorsque, après vingt verstes d’un violent galop, elle s’arrête ou regimbe. Non, il n’y a pas de comparaison possible ; le XIXe siècle ne connaît point d’exemple d’une telle vitalité, digne des premiers temps du monde.
Déjà les branches atteignent les cieux des années patriarcales sans qu’aucune racine soit desséchée en ce chêne géant de la terre, gonflé de sève jusqu’à la dernière fibre. L’œil reste perçant jusqu’à l’heure de la mort : quand Tolstoï est à cheval, son regard curieux voit l’insecte le plus minuscule ramper sur l’écorce des arbres, et il n’a pas besoin de lunette pour suivre le vol du faucon. Il garde l’oreille fine et ses narines larges, presque animales, absorbent toute volupté : une sorte d’ivresse saisit toujours le vieillard à barbe blanche lorsque, dans ses promenades printanières, soudain il aspire la forte odeur de fumier mêlée à la senteur de la terre qui se dégèle et il perçoit encore distinctement dans son souvenir quatre-vingts printemps du temps passé, chacun mettant son élan particulier, son premier jet de vapeurs dans ces bouffées d’un unique parfum ; la sensation qu’il éprouve est si vive, si émouvante que soudain ses paupières se mouillent.
Ses jambes nerveuses de chasseur, dans des bottes de paysan d’un poids énorme, arpentent en tous sens le sol humide ; sa main sûre n’a pas le tremblement des vieillards ; l’écriture de sa lettre d’adieux présente encore les grands traits et les jambages enfantins de ses jeunes années. Son esprit, lui aussi, se conserve aussi magnifiquement intact que ses tendons et ses nerfs : dans la conversation, il est brillant, étincelant, surpasse les autres ; sa mémoire, d’une précision effrayante, retient jusqu’aux moindres détails. Rien n’échappe à son souvenir ; aucun relief n’est émoussé ou effacé par la dure râpe des années ; à chaque contradiction la colère fait trembler encore les sourcils du vieil homme, un rire sonore arrondit sa lèvre, sa langue est féconde en images originales, le sang, toujours chaud, demande à se satisfaire. Lorsque, dans une discussion sur La Sonate à Kreutzer, quelqu’un objecte au septuagénaire qu’à son âge il est facile de renoncer à la sensualité, voici que l’œil du vieillard noueux jette des éclairs de fierté et de colère : « C’est faux », dit-il, « la chair est encore puissante, j’ai encore à lutter ».
Seule, une vitalité aussi indéfectible explique son infatigable puissance créatrice, qui ne se flétrit jamais : il n’y a pas une seule année qui soit restée stérile, dans les soixante ans de son labeur mondial. Jamais cet esprit ne se repose, cette sensibilité merveilleusement éveillée et assise ne s’endort ou ne somnole. Tolstoï, jusqu’au plein de sa vieillesse, ne connaît pas ce que c’est qu’être réellement malade ; la lassitude n’entame jamais sérieusement cet ouvrier qui travaille dix heures par jour ; ses sens toujours dispos n’ont pas besoin du coup de fouet des excitants, vin ou café, ni de s’échauffer avec de l’alcool ou de la viande ; ses sens, disciplinés, sont si sains, si joyeusement prompts à l’attaque, si élastiquement tendus et si pleins d’énergie intense que le moindre contact les fait vibrer et qu’une goutte suffit à les faire déborder. Sa massive santé ne l’empêche pas d’avoir l’épiderme sensible (comment serait-il artiste, s’il n’avait pas cette irritabilité extrême ?). Il ne faut toucher qu’avec prudence le clavier de ses nerfs essentiellement sains, car précisément la véhémence de leur réaction rend toute émotion dangereuse.
C’est pourquoi (comme Gœthe et comme Platon) il craint la musique, car elle excite trop fortement les vagues profondes et mystérieuses de son sentiment ; elle attaque trop violemment le nerf de sa passion tout gonflé du sang de sa vitalité. « Elle agit sur moi d’une manière terrible », déclare-t-il ; et, en fait, tandis que sa famille est assise autour du piano, à écouter nonchalamment, aimablement, la musique, les narines de Tolstoï commencent à frémir redoutablement. Ses sourcils se contractent, en posture de défense ; il éprouve « une étrange pression au cou » et, soudain, il se détourne brusquement et gagne la porte, car les larmes jaillissent de ses yeux. « Que me veut cette musique ? » dit-il une fois, tout effrayé de sa propre victoire. Il sent qu’elle veut quelque chose de lui, qu’elle menace de lui dérober ce qu’il est résolu de ne jamais livrer ; quelque chose qu’il tient caché tout au fond de l’armoire secrète des sentiments, et, voici qu’il se produit en lui une puissante fermentation, un jaillissement qui menace de franchir les digues.
On ne sait quoi de tout-puissant, dont la force et l’outrance lui font peur, commence à s’agiter ; malgré lui, il se sent au plus profond de son être saisi par la vague de la sensualité et entraîné à la dérive. Mais il hait (ou il craint), — à cause de cette outrance, qui, probablement, n’est connue que de lui-même, — sa propre sensualité. C’est pourquoi il poursuit aussi « la » femme d’une haine d’anachorète, d’une haine qui n’est pas naturelle, de la part d’un homme sain. La femme ne lui paraît « inoffensive que quand elle est absorbée par les soins de la maternité, ou en état de modestie, ou rendue vénérable par l’âge », c’est-à-dire au-delà de cette sexualité qu’il « a ressentie toute sa vie comme un lourd défaut du corps ». De même que la musique, la femme, représente pour cet anti-Grec, pour ce chrétien artificiel, pour ce moine forcé, uniquement le mal : par la sensualité, l’une et l’autre nous détournent « de nos qualités innées de courage, de fermeté, de raison, d’équité » ; comme « le Père » Tolstoï le prêchera plus tard, elles nous conduisent « au péché charnel ». Elles « exigent quelque chose de lui », qu’il se refuse à donner ; elles touchent à quelque chose de dangereux qu’il craint de réveiller.
Il ne faut pas beaucoup d’intelligence pour deviner qu’il s’agit là d’une sensualité monstrueuse que, dans une lutte qui a duré des années, il a refoulée avec une persévérante énergie, sans réussir à l’étouffer complètement et qui, domptée, asservie, vaincue, courbée sous le fouet, reste tapie dans un coin invisible de son être, les griffes frémissantes, prête à bondir au premier moment où elle ne serait plus surveillée. La musique : voici que se détend le lien de la volonté et déjà l’« animal » se dresse. Les femmes : voici que la meute brâme et hurle, avide de sang, et secoue les barreaux de fer de la grille. Ce n’est que par la folle anxiété de moine qu’éprouve Tolstoï, par le frisson fanatique qu’il éprouve lui-même devant la sensualité saine et sereine, nue et naturelle, que l’on peut deviner cette virilité de Pan, cette ardeur au rut de l’animal humain qui est cachée en lui, et qui dans sa jeunesse se donne librement carrière en de sauvages excès (en s’adressant à Tchékoff, il se qualifie lui-même d’« infatigable fornicateur »), pour ensuite rester emprisonnée malgré elle, pendant cinquante ans, sous la voûte des caves, — emmurée, mais non enterrée. Une seule chose dans l’œuvre strictement morale de Tolstoï révèle que la sensualité de cet homme à la santé énorme est restée toute sa vie excessive : c’est précisément sa peur de la « femme », de la tentatrice, cette peur qui fait songer aux Pères du désert, cette peur bruyante et plus que chrétienne, qui le force malgré lui à détourner les yeux, mais qui, en réalité, n’est que la peur de ses propres appétits, apparemment sans mesure.
Toujours et partout on sent la même chose : Tolstoï n’a peur de rien, autant que de lui-même, de sa force d’ours ; inéluctablement, l’ivresse de bonheur que lui donne souvent sa santé extraordinaire est troublée par l’horreur que lui inspire la puissance effrénée et bestiale de ses sens. Certes, il les a domptés comme pas un ; mais, il le sait, ce n’est pas impunément qu’on est Russe, homme-peuple et fils d’un peuple outrancier, qu’on est fanatique des excès, valet des extrêmes. C’est pourquoi son intelligente volonté harasse son corps. C’est pourquoi il occupe constamment ses sens, il leur donne du champ, leur offre des jeux inoffensifs, de l’air et du plaisir, pour les alimenter. Il épuise ses muscles par un effort barbare à manier la faux et à conduire la charrue ; il les lasse par la gymnastique, la natation, l’équitation ; pour leur ôter leur venin, les rendre inoffensifs, il pousse sa force dangereuse à sortir de la vie privée pour se répandre dans la nature, où se déchaîne sans mesure ce que réfrène dans sa vie intérieure l’énergie de sa volonté.
C’est pourquoi sa passion des passions était la chasse : là, tous les sens peuvent se donner carrière, qu’ils soient fils de la lumière ou de l’ombre. Des instincts très anciens, hérités d’ancêtres moscovites et peut-être tartares, de générations de cavaliers nomades et de guerriers sauvages, s’éveillent alors démoniaquement dans son sang d’ordinaire endigué : la sensualité panique relève la tête et flambe. Le Tolstoï qui n’est pas encore devenu un apôtre s’enivre de l’odeur des chevaux en nage, de l’excitation des folles chevauchées, des courses et des randonnées furieuses qui tendent les nerfs. Et même (chose incompréhensible chez celui qui deviendra le fanatique de la compassion) il se grise de l’angoisse, des tortures qu’éprouve le gibier abattu, sanglant, dont le regard fixe et brisé semble contempler le ciel. « J’éprouve une véritable volupté au spectacle des souffrances de l’animal qui agonise », avoue-t-il, lorsque d’un puissant coup de gourdin il fracasse le crâne d’un loup ; et c’est par cette poussée triomphante de la soif de sang qu’on devine tous les instincts brutaux qu’il a réprimés en lui, sa vie durant (sauf dans les folles années de sa jeunesse).
A l’époque où, par conviction morale, il a depuis longtemps renoncé à la chasse, ses mains frémissent encore involontairement, comme pour tirer un coup de fusil, lorsqu’il voit un lièvre débouler sur le terrain : c’est l’animal sanguinaire, l’être instinctif, qui tire sur sa chaîne. Mais il réprime énergiquement et avec constance cette passion, comme toute autre ; finalement la joie que les choses corporelles donnent à ses sens se contente de la simple contemplation et de la peinture de la vie, — mais quelle joie véhémente et lucide, c’est encore là ! Comme ses sens, ivres de se déployer, se mettent à courir, à répandre leurs ondes et à saisir leur proie, dès qu’il les conduit dans la libre nature ! Qu’il faut peu de chose pour les enthousiasmer et les enflammer ! Un bon sourire écarte largement ses lèvres, chaque fois qu’il passe devant un beau cheval ; presque voluptueusement il lui tapote et caresse le garrot chaud et soyeux pour laisser couler dans ses doigts la chaleur palpitante de la bête : tout ce qui est purement animal le remplit d’exaltation. Il peut pendant des heures contempler, les yeux ravis, la danse de jeunes filles, uniquement à cause de la grâce de ces corps déliés ; et, quand il rencontre un bel homme, une belle femme, il s’arrête et il interrompt la conversation, rien que pour satisfaire son joyeux étonnement et s’écrier avec enthousiasme : « Quelle chose admirable que la beauté humaine ! » Car il aime le corps, réceptacle de la vivante vie, surface qui sent et reflète la lumière, organe respiratoire de l’air savoureux et affluant de mille sources, enveloppe du sang à la brûlante circulation ; il l’aime dans toute sa chaude palpitation charnelle, comme le sens et l’âme de la vie.
Oui, lui, l’animalier le plus passionné qu’il y ait dans la littérature, il aime le corps, comme l’artiste son instrument ; il aime l’être physique comme la forme la plus naturelle de l’homme et il s’aime lui-même dans son corps élémentaire plus que dans son âme fragile et parlant une langue double. Il l’aime sous toutes les formes et dans tous les temps, du commencement à la fin ; et sa première observation consciente de cette passion auto-érotique remonte (ce n’est pas là un lapsus) à la seconde année de sa vie…
Il faut y insister, pour faire comprendre avec quelle clarté et quelle netteté de lignes, chez Tolstoï, tout souvenir reste visible comme un caillou sous le flot du temps. Tandis que Gœthe et Stendhal se rappellent à peine les impressions de leur septième ou huitième année, Tolstoï à deux ans éprouve déjà des sensations aussi complexes que l’artiste qu’il est appelé à devenir — des sensations à travers lesquelles s’affirme avec autant de force la multiplicité de ses sens. Lisez cette description de la première impression que lui fait son corps : « Je suis assis dans une baignoire de bois, tout enveloppé par l’odeur, nouvelle pour moi, mais qui n’est pas désagréable, d’un liquide, avec lequel on frotte mon corps. C’est sans doute de l’eau de son dont on se servait ainsi pour faire ma toilette : la nouveauté de l’impression agit sur moi et je remarque pour la première fois, avec complaisance, mon petit corps, avec les côtes visibles sur la partie antérieure de la poitrine, ainsi que les joues sombres et lisses, et les manches retroussées de ma nurse, et aussi l’eau de son chaude et fumante et son clapotis, mais surtout la sensation de poli que la baignoire produit en moi chaque fois que je passe ma petite main sur les parois. »
Que l’on veuille bien analyser maintenant ces souvenirs d’enfance et les classer d’après leurs zones sensorielles, et l’on sera étonné de cette complète plénitude avec laquelle Tolstoï, sous la larve minuscule de l’enfantelet de deux ans, perçoit le monde ambiant : il voit celle qui le soigne ; il sent l’odeur du son ; il distingue déjà cette impression nouvelle ; il éprouve la chaleur de l’eau ; il entend le bruit ; il tâte le poli de la paroi de bois, et toutes ces impressions simultanées des divers cordons nerveux aboutissent à la contemplation, unanimement « complaisante », par l’enfant, de son propre corps, en tant que surface collective par laquelle s’expriment toutes les sensations de la vie. On voit avec quelle précocité les ventouses des sens s’attachent déjà à l’existence, avec quelle puissance, quelle précision dans la conscience, la multiple pénétration du monde chez l’enfant se répartit déjà en impressions distinctes. On peut mesurer combien de subtilité et en même temps d’intensité cet organisme, devenu adulte, sera capable d’apporter à chaque impression, lorsque l’enfant aura atteint la maturité, que ses sens seront gonflés de moelle et d’énergie musculaire, que ses perceptions seront aiguisées par la conscience et que ses nerfs seront tendus par la curiosité de la vie. Alors ce bien-être primitif que fait éprouver à l’enfant, qui cherche à jouer, son corps minuscule dans l’étroite baignoire, s’épanouira nécessairement en une volupté d’exister, sauvage et presque enragée ; et comme chez le bébé d’autrefois, il confondra en un sentiment unique d’ivresse l’extérieur et l’intérieur, l’univers et le moi, la nature et la vie.
En effet, cette ivresse du moi s’identifiant avec l’universalité des choses, saisit souvent Tolstoï parvenu à l’âge mûr, à la manière d’un frénétique délire ; il suffit de lire que cet homme puissant se lève parfois la nuit et va dans la forêt contempler ce monde qui l’a choisi parmi des millions de vivants pour qu’il le perçoive avec plus de force et de lucidité que tous les autres ; que soudain, d’un geste extatique, il gonfle la poitrine et étend les bras largement, comme s’il pouvait saisir dans l’air vif et sonore l’infini qui agite son âme ; ou que, non moins ému par la plus petite chose que par l’immensité du cosmos, il se baisse pour relever et défroisser tendrement un chardon qui a été piétiné, ou pour contempler avec passion le jeu papillotant d’une libellule, — après quoi, voyant qu’il est observé par des amis, il se tourne vite de côté pour ne point trahir les larmes qui lui viennent aux yeux. Aucun poète contemporain, pas même Walt Whitman, n’a éprouvé si fortement la volupté physique des organes terrestres et charnels ; nul d’entre eux, n’a attiré à lui, du sein de l’éternel, avec autant de clarté et d’acuité, tous les détails (à la fois regardant, palpant et flairant les choses), que ce Russe, avec l’ardeur de sa sensualité digne de Pan et la grandiose omni-présence d’un dieu antique. Et l’on comprend alors sa parole fièrement exaltée : « Je suis moi-même la nature. »
Ce Russe à la vaste ramure, constituant lui-même un univers dans l’univers, est donc enraciné inébranlablement dans sa terre moscovite : c’est pourquoi l’on croirait que rien ne peut ébranler sa puissante stabilité. Mais la terre, elle-même, tremble parfois, sous l’action d’un séisme ; et c’est de la même manière que, parfois, Tolstoï aussi chancelle media in vita, au milieu de sa ferme assurance. Brusquement son œil se fige, ses sens vacillent et ne trouvent devant eux que le vide, car quelque chose est entré dans le champ de sa vision qu’il ne peut pas saisir avec les sens ; quelque chose qui reste en dehors de la chaude plénitude du corps et de la vie ; quelque chose qu’il ne comprend pas, malgré la complète tension de ses nerfs ; quelque chose qui est hors de sa portée, à lui, l’homme des sens, parce que ce n’est pas un objet terrestre, mais une matière qu’il ne peut pas absorber et amalgamer ; quelque chose qui projette une ombre étrangère derrière tout ce qui rend heureux et ce qui est accessible à la sensibilité ; quelque chose qui refuse de se laisser palper, peser et introduire dans le sentiment de l’univers, en tout temps assoiffé. Comment saisir, en effet, cette pensée épouvantable qui soudain fend l’espace circulaire où sont les phénomènes, comment s’imaginer que ces sens ruisselants et palpitants de vie pourraient un jour devenir muets et sourds, que la main pourrait devenir décharnée et insensible et que ce bon corps nu, qui brûle en ce moment sous l’afflux du sang, pourrait devenir pâture pour les vers et squelette d’une froideur de pierre ? Que serait-ce s’il faisait irruption chez lui aussi, aujourd’hui ou demain, ce néant, cette chose noire, qui se tient derrière la vie, cette chose contre laquelle on ne peut se défendre, qu’on ne peut nulle part saisir distinctement ? Que serait-ce si cette présence, inaccessible aux sens, s’introduisait en lui qui, précisément encore, regorge de sucs et de force ?
Chaque fois que Tolstoï est saisi par la pensée du périssable, son sang s’arrête. Il était enfant quand eut lieu la première rencontre : on le conduit devant le cadavre de sa mère ; là est étendu quelque chose de froid et de rigide qui hier encore était de la vie. Pendant quatre-vingts ans il est incapable d’oublier cet aspect, qu’alors il ne peut s’expliquer, ni par le sentiment, ni par la pensée. Mais cet enfant de cinq ans pousse un cri, un terrible cri d’épouvante, et il s’enfuit de la chambre dans une panique folle, poursuivi par toutes les Érynnies de la peur. Chaque fois la pensée de la mort tombe sur lui avec la même violence, comme un choc et une strangulation, qu’il s’agisse du trépas de son frère, de son père ou de sa tante : chaque fois elle étreint et gèle sa nuque, cette main glacée, et tous ses nerfs en sont comme déchirés.
En 1869, avant la crise, mais aux approches de cette date, il décrit « la blême terreur » (c’est son expression), d’une pareille irruption. « J’essayai de me coucher, mais, à peine étendu, la terreur me saisit, une épouvante me prend et m’oblige à me relever. C’est une sorte d’angoisse, comme on en éprouve avant de vomir : quelque chose met en pièces mon existence, mais sans la détruire complètement. J’essaye encore une fois de dormir, mais la terreur est là, rouge et blanche ; quelque chose déchire mon être et, pourtant, me contracte tout. » Le terrible événement est accompli : avant que la mort ait un seul doigt dans le corps de Tolstoï, quarante ans avant sa mort véritable, le pressentiment de celle-ci a déjà pénétré dans l’âme du vivant, et l’on ne pourra plus l’en chasser complètement. Une grande angoisse s’assied la nuit au bord de son lit ; elle ronge le foie de sa joie de vivre, elle se glisse entre les feuilles de ses livres et elle dévore ses noires pensées, déjà en état de putréfaction.
On le voit, la crainte de la mort est chez Tolstoï surhumaine, comme sa vitalité. Ce serait de la timidité que de la qualifier encore de crainte nerveuse, comparable, par exemple, à la phobie neurasthénique d’Edgar-Allan Poë, au frisson voluptueusement mystique d’un Novalis, à l’assombrissement mélancolique de Lenau. Ici se manifeste une terreur barbare, animale et nue, un épouvantement sans mélange, un ouragan d’anxiété, une panique de l’instinct de vie qui vient d’être anéanti. Ce n’est pas comme un homme pensant, ce n’est pas comme un esprit virilement héroïque que Tolstoï a peur de la mort ; on le dirait marqué au fer rouge, et, désormais esclave de cette horreur, il frémit dans tout son être, pousse des cris perçants, sans pouvoir se maîtriser. Sa crainte se décharge sous forme d’explosion de terreur bestiale et de lâcheté chancelante, sous forme de choc ; c’est l’angoisse primitive de toute créature, incarnée dans un homme, c’est la terreur follement exprimée de générations entières qui parle dans une seule âme. Il ne veut pas se laisser gagner par cette pensée ; il ne le veut pas, il s’y refuse, et l’horreur lui brise cruellement les articulations, car, ne l’oublions pas, Tolstoï est pris complètement à l’improviste, au milieu d’une tranquillité sans mesure ; il manque à cet ours moscovite toute transition entre la vie et la mort. La mort est, pour cet être absolument sain, une chose absolument étrangère, tandis qu’à l’ordinaire l’homme moyen voit se dresser entre la vie et la mort un pont souvent franchi : la maladie.
La plupart des individus, vers la cinquantaine, ont déjà en eux à l’état latent un élément de mort ; l’existence de celle-ci n’est plus pour eux une chose complètement extérieure, une surprise : c’est pourquoi ils ne frissonnent pas d’une manière si désemparée devant sa première attaque énergique. Un Dostoïewski, par exemple, qui a été attaché au poteau d’exécution, les yeux bandés, attendant la salve suprême, et qui s’abat chaque semaine en proie à des convulsions épileptiques, étant ainsi habitué à la souffrance, envisage avec plus de fermeté la pensée de la mort que celui qui n’en a aucun soupçon parce qu’il regorge de santé ; aussi l’ombre de cette terreur sans contrepoids et presque honteuse ne glace pas son sang d’une manière aussi intense que chez Tolstoï, qui, au simple souffle du mot, à la simple approche de la pensée de la mort, se met à trembler. Pour lui, qui ne donne toute sa valeur à la vie que dans l’épanouissement de son moi, dans l’« ivresse de vivre », la plus légère diminution de cette vitalité est une sorte de maladie (à trente-six ans il se qualifie déjà de « vieil homme »). C’est pourquoi cette nouvelle impression le pénètre de part en part, comme un projectile.
Seul celui qui sent l’existence avec tant de puissance vitale peut, par un phénomène absolument complémentaire, craindre le non-être avec une telle intensité ; seule une santé si démesurée s’épouvantera avec une rage aussi furieuse, devant la réalité encore plus puissante de la mort. Mais, précisément, parce qu’ici une vitalité diabolique se dresse contre une crainte également diabolique de la mort, il se produit chez Tolstoï une telle gigantomachie entre l’être et le non-être, la plus grande peut-être de la littérature universelle. Car seules des natures géantes opposent une résistance gigantesque : un homme autoritaire, un athlète de la volonté, comme celui-ci, ne capitule pas, purement et simplement, devant le néant ou ne cherche pas lâchement un asile derrière la porte des églises : aussitôt après le premier choc, il se ressaisit, contracte ses muscles pour vaincre cet ennemi qui a soudain bondi sur lui ; non, une vitalité débordante, élastique comme la sienne, ne se donne pas pour vaincue sans combattre. A peine remis de sa terreur première, il se retranche derrière le rempart de la philosophie ; il lève les ponts et avec des catapultes prises dans l’arsenal de sa logique, crible de projectiles l’ennemi invisible, pour le chasser. Le mépris est son premier moyen de défense : « Je ne puis m’intéresser à la mort, pour la raison principale que, tant que je suis en vie, elle n’existe pas. » Il l’appelle « indigne d’être crue », il prétend orgueilleusement qu’il « ne craint pas la mort, mais seulement la crainte de la mort » ; il affirme sans cesse (pendant trente ans !) qu’il ne la craint pas, qu’il ne pense pas à elle avec angoisse ; mais ces paroles sont contredites trop nettement par le fait qu’à partir de sa cinquantième année, il ne fait que s’occuper, malgré lui et continuellement, du problème de la mort, et cela non pas d’une manière superficielle, mais avec « toute la force de son âme ». Cependant, il ne trompe personne, pas même lui. Il n’y a pas de doute, dans le rempart de sa tranquillité morale et physique une brèche s’est produite dès le premier assaut de cette névrose de la peur ; tous ses nerfs et toutes ses pensées sont à la merci de ces attaques, et Tolstoï, depuis sa cinquantième année, ne combat plus que sur les ruines de la confiance qu’il avait autrefois en sa propre vie. Et plus il fait d’efforts acharnés pour s’arracher à l’obsession de cette idée, plus il a conscience de l’impossibilité d’échapper à son étreinte. Reculant pas à pas, il doit avouer que la mort n’est pas seulement « un fantôme », un « épouvantail », mais un adversaire hautement respectable, que l’on ne peut pas intimider par de simples paroles. Alors Tolstoï essaye de voir s’il ne serait pas possible de continuer d’exister au sein de l’inévitable périssabilité, et, puisqu’on ne peut pas vivre en luttant contre la mort, de voir s’il ne serait pas possible de vivre avec elle.
Grâce à cette lumière nouvelle s’ouvre une seconde phase, féconde cette fois, dans les rapports de Tolstoï avec la mort. Il « ne se débat plus » contre la présence de celle-ci ; il ne nourrit plus l’illusion de pouvoir l’écarter grâce à des sophismes, ou, par la force de sa volonté, de l’exclure du monde de ses pensées ; il essaye de l’introduire dans son existence, de l’amalgamer au sentiment de sa vie, de s’endurcir contre l’inévitable, de « s’habituer » à elle. La mort est invincible, ce géant de la vie est bien obligé de le reconnaître, mais non pas la crainte de la mort : c’est pourquoi il emploie désormais toute sa force uniquement contre cette peur. Tels les trappistes espagnols qui dorment dans des cercueils, pour tuer en eux toute épouvante, Tolstoï pratique par des exercices de volonté opiniâtres et quotidiens, à la manière d’une auto-suggestion, un incessant memento mori ; il se contraint à penser constamment à la mort, sans être effrayé par elle. Chaque note de son Journal commence par trois lettres mystérieuses : S. j. v. (« Si je vis ») ; des années durant, chaque mois porte cette mention, ce rappel destiné à lui-même : « Je me rapproche de la mort. » Il s’habitue à la regarder en face ; mais l’habitude émousse ce qu’une chose a d’étranger, elle triomphe de la peur. Ainsi, en trente ans de luttes avec la mort, l’idée d’abord étrangère s’intériorise et l’ennemi devient une sorte d’ami. Tolstoï l’attire à lui, en lui ; il fait de la mort un élément moral de sa vie, et par là l’angoisse primitive devient « égale à zéro ». Avec calme, et même volontiers, l’homme devenu chenu, le sage, regarde en plein visage l’ancien épouvantail : « On n’a pas besoin de méditer sur lui, mais il faut toujours le voir devant soi. Toute la vie devient alors plus grave, plus importante et véritablement plus féconde et plus joyeuse. »
La nécessité est devenue une vertu ; Tolstoï (éternelle ressource de l’artiste !) a surmonté sa terreur en l’objectivant ; il a éloigné de lui la mort et la peur de la mort, en les incarnant dans d’autres créatures, les personnages de son œuvre. Ainsi ce qui, au début, semblait vouloir l’anéantir, lui sert à approfondir la vie et, par un phénomène hautement inattendu, donne à son art une envergure grandiose ; car, depuis qu’il sent qu’elle lui est destinée, il sait ce qu’est la mort ; grâce à ses angoissantes explorations, grâce aux mille fois que dans son imagination il s’est vu mourir, lui, le plus passionné des vivants, il devient le plus savant descripteur de la mort, le maître de tous ceux qui ont jamais représenté les choses du trépas. L’anxiété, elle qui devance la réalité, qui interroge fiévreusement toutes les possibilités, qui possède les ailes de l’imagination et qui est spiritualisée jusqu’aux plus subtiles innervations, est, à coup sûr, toujours plus créatrice que la muette et grossière santé : que sera-ce alors d’une anxiété si frémissante, si panique, qui est à vif depuis des dizaines d’années, que sera-ce de l’horreur et de la stupeur sacrées, horror et stupor, d’un géant de l’esprit ? Grâce à elle, il connaît tous les symptômes de l’anéantissement corporel, il connaît chaque trait, chaque signe que le burin de Thanatos dessine dans la chair qui va périr, chaque frisson et chaque épouvante de l’âme qui s’engloutit dans les ténèbres : l’artiste se sent puissamment exalté par son propre savoir. La mort d’Ivan Ilitsch, avec son atroce hurlement « Je ne veux pas, je ne veux pas », la pitoyable fin du frère de Levine, les multiples trépas qu’il y a dans ses romans, les « Trois morts », tous ces mouvements de l’esprit aux aguets qui se penche au bord extrême de la conscience, tout cela, qui est le plus grand mérite psychologique de Tolstoï, serait inconcevable sans cet ébranlement terrible, sans cette pénétration de tout l’être par l’horreur que lui-même a éprouvée, sans ce frisson neuf, fait d’acuité vigilante et de méfiance et qui est au-dessus de ce monde. C’est seulement dans le contraste avec l’inépuisable source de lumières qu’était pour l’artiste une santé obscurcie, que la plus fine nuance de pensée, le moindre changement physique pouvaient se dessiner avec une telle netteté, par touches dégradées ; c’est seulement une force si indiciblement brisée par la terreur jusque dans ses atomes les plus intimes qui pouvait trembler encore de cette manière, dans chacune de ses fibres, pour vouloir rester éveillée. Sympathiser signifie toujours avoir d’abord senti : Tolstoï, pour décrire ces cent morts, a dû, d’abord, dans son âme bouleversée, vivre, éprouver et subir cent fois la mort. C’est précisément ce qu’il y a en apparence d’insensé dans cet obscurcissement soudain de l’existence qui allume donc chez l’artiste qu’est Tolstoï un nouveau sens, car seule son anxiété, faite de pressentiment, a poussé son art, du superficiel, de la simple observation et de la copie de la réalité, jusqu’aux profondeurs du savoir ; c’est seulement cette anxiété qui, après la plénitude d’objectivité sensorielle, à la Rubens, qu’il y a chez Tolstoï, lui a enseigné cette lumière, pour ainsi dire métaphysique et venant de l’intérieur, au milieu des ombres tragiques, qui est la caractéristique de Rembrandt. Uniquement parce que Tolstoï a vécu la mort d’une manière plus véhémente que tous, en pleine substance vivante, il l’a rendue, comme pas un, vivante pour nous tous.
Chaque crise est un cadeau fait par le destin à l’homme créateur : ainsi, exactement comme dans l’art de Tolstoï, s’établit aussi dans son attitude spirituelle et sa philosophie de l’univers, finalement, un nouvel et plus haut équilibre. Les oppositions se pénètrent mutuellement ; le terrible conflit du désir de vivre avec son tragique contraire fait place à une entente sage et harmonieuse : la vie qui lentement s’éteint et la mort dont les ombres se rapprochent, se confondent, flot à flot, d’une manière belle et féconde, dans l’héroïque crépuscule de ses années de vieillesse. Le sentiment, enfin apaisé, repose tout entier, au sens de Spinoza, dans un pur équilibre entre la crainte et l’espoir de l’heure suprême : « Il n’est pas bon d’avoir peur de la mort ; il n’est pas bon de la désirer. Il faut placer le fléau de la balance de telle façon que l’aiguille soit verticale et qu’aucun plateau ne l’emporte sur l’autre : ce sont là les meilleures conditions pour bien vivre. »
La dissonnance tragique est enfin harmonisée. Le vieillard Tolstoï n’a plus la haine de la mort et il n’a plus d’impatience à son égard ; il ne la fuit plus, il ne la hait plus : il y rêve seulement en de douces méditations, — comme un artiste, dans les anticipations de sa pensée, travaille à un ouvrage invisible et pourtant déjà présent. Et, précisément, c’est pourquoi cette heure suprême, si longtemps redoutée, lui accorde la grâce parfaite : la grâce d’une mort grande comme sa vie, — d’une mort qui sera l’œuvre de ses œuvres.
« Il n’y a pas de véritable plaisir en dehors de celui qui provient de la création. Que l’on fasse des crayons, des bottes, du pain ou des enfants, c’est-à-dire des êtres humains, sans création il n’y a pas de véritable plaisir ; sans elle, il n’y en a pas qui ne soit point mêlé d’angoisse, de souffrance, de remords de conscience et de honte. »
Lettre de Tolstoï.
Chaque œuvre d’art n’atteint le plus haut degré de perfection que quand on oublie son origine artificielle et que son existence nous semble la réalité nue. Chez Tolstoï cette illusion sublime se produit souvent. Jamais on n’ose supposer, tellement ses récits se présentent à nous avec les couleurs de la vérité sensible, qu’ils soient imaginés et que leurs personnages soient inventés. En le lisant on se figure n’avoir pas fait autre chose que regarder, par une fenêtre ouverte, le monde réel.
Si, par conséquent, il n’y avait que des artistes à la manière de Tolstoï, on serait facilement induit à l’erreur de croire que l’art est quelque chose d’extrêmement simple, que la vérité artistique est toute naturelle, que composer une œuvre littéraire revient simplement à une copie exacte de la réalité, à une sorte de calque sans grande peine intellectuelle, et qu’il ne faut pour cela, suivant le propre mot de Tolstoï, « qu’une qualité négative : ne pas mentir ». Car avec une évidence grandiose, avec le naturel naïf d’un paysage, l’œuvre de Tolstoï se dresse devant nos yeux, riche et bruissante, comme une nouvelle nature, aussi véritable que l’autre. Toutes les puissances mystérieuses de la furor de l’inspiration, de l’ardeur à enfanter, des visions phosphorescentes, de l’imagination hardie et souvent illogique, les éléments primitifs du poète créateur paraissent superflus et absents dans l’œuvre épique de Tolstoï : on est amené à penser que ce n’est pas un démon ivre, mais un homme lucide et de sang-froid qui a fabriqué sans effort, par une méthode de simple observation précise et par une copie persévérante faite d’après nature, un duplicata de la réalité.
Mais ici la perfection de l’artiste trompe l’esprit qui en jouit avec gratitude, car qu’y a-t-il de plus difficile que la vérité, de plus pénible que la clarté ? Les manuscrits originaux prouvent que Léon Tolstoï n’a pas été gâté par la facilité, mais qu’il fut un des travailleurs les plus admirables, les plus patients et les plus appliqués et que ses immenses fresques de l’univers sont une mosaïque constituée avec autant d’art que de peine par la juxtaposition de petites pierres innombrables portant chacune en elle un infime élément de couleur, c’est-à-dire par des millions de minutieuses observations de détail.
Derrière la netteté des lignes, en apparence obtenue sans peine, se cache le plus opiniâtre travail d’artisan de quelqu’un qui n’est pas un visionnaire, d’un maître de la patience, qui, procédant lentement et objectivement, comme les vieux peintres allemands, donnait toujours d’abord, avec grand soin, une première couche à chaque portrait, puis mesurait posément les distances, bâtissait prudemment chaque contour et chaque ligne et puis établissait les tons l’un après l’autre, avant de donner définitivement, par un jeu savant d’ombres et de reflets, à sa fable épique les effets de lumière de la vie.
Guerre et Paix, cette énorme épopée qui a deux mille pages, a été recopiée sept fois ; les esquisses et les notes qui s’y rapportent rempliraient de grandes caisses. Chaque menu fait de l’histoire, chaque détail matériel est soigneusement documenté : pour donner une précision objective à la description de la bataille de Borodino, Tolstoï chevauche pendant deux jours, la carte d’état-major à la main, tout autour du champ de bataille ; il fait en chemin de fer des lieues et des lieues pour apprendre, de la bouche d’un combattant quelconque encore en vie, un menu détail d’ornementation. Non seulement il fouille tous les livres et explore les bibliothèques, mais encore il demande à des familles nobles et il tire des archives des documents ignorés et des lettres privées, simplement pour saisir un petit grain de réalité en plus. Ainsi se rassemblent, d’année en année, les gouttelettes de mercure de dix mille, de cent mille observations minuscules, jusqu’au moment où, peu à peu, sans avoir besoin de rien pour les joindre, elles s’unissent et se confondent, créant ainsi une forme ronde, pure et parfaite. Et ensuite, lorsqu’est achevé ce combat pour la vérité, commence la lutte pour la clarté. Comme Baudelaire, cet artiste en lyrisme, le fait pour chaque ligne de ses poèmes, Tolstoï, avec le fanatisme de l’ouvrier impeccable, lime, polit et travaille sa prose ; il la martelle et il la ciselle. Une seule phrase qui chevauche, un adjectif qui ne cadre pas absolument, au milieu des deux mille pages de l’œuvre, peuvent l’inquiéter tellement que, terrifié, après avoir renvoyé les épreuves à l’imprimeur, à Moscou, il lui télégraphie d’arrêter le tirage, pour qu’il puisse encore modifier la cadence de l’endroit en question. Cette première version imprimée est ensuite rejetée dans l’alambic intellectuel ; elle est encore une fois refondue, encore une fois passée à la forme ; non, s’il y a jamais eu un art qui n’eût pas coûté de peine, ce n’est pas précisément celui de cet écrivain, en apparence le plus naturel de tous. Pendant sept ans Tolstoï travaille huit heures, dix heures par jour ; il n’est donc pas étonnant que même cet homme, dont les nerfs sont les plus sains de tous, s’effondre psychiquement après chacun de ses grands romans ; l’estomac refuse soudain de fonctionner, les sens se troublent et chancellent ; un sentiment de malaise, d’insuffisance, analogue à une sorte de mélancolie grossière, l’envahit chaque fois qu’il vient d’achever une grande œuvre ; il faut qu’il s’en aille dans la solitude absolue, très loin de toute civilisation, dans la steppe, vers les Baschiks, pour habiter dans des huttes et, grâce à une cure de koumis, reconquérir l’équilibre moral.
Précisément ce génie épique, frère d’Homère, ce conteur naturel par excellence, limpide comme l’eau de roche et presque primitif à la manière du peuple, recèle en lui un artiste tourmenté et extrêmement insatisfait (mais y a-t-il des artistes qui ne le soient pas ?). Cependant, — et c’est là la grâce suprême, — la difficulté de la genèse reste invisible dans la vie parfaite de l’œuvre. Cette prose, dans laquelle on ne sent plus l’art, apparaît, au milieu de notre temps, et aussi par-delà tous les temps, en quelque sorte éternelle, sans origine et sans âge, comme la Nature. Nulle part elle ne porte la marque reconnaissable d’une époque déterminée ; si quelques-uns des romans de Tolstoï tombaient pour la première fois entre les mains du lecteur sans porter le nom de leur auteur, personne n’oserait indiquer dans quelle décade, ni même dans quel siècle ils ont été créés, tellement ils constituent une façon de raconter qui est absolument en dehors du temps. Les légendes populaires des Trois Vieillards, ou Combien de Terre il faut à l’Homme pourraient être contemporaines de Ruth et de Job, avoir été imaginées un millénaire avant l’invention de l’imprimerie et aux premiers âges de l’écriture ; La Mort d’Ivan Ilitsch, Polikei ou Mesureur de toile appartiennent aussi bien au XIXe siècle qu’au XXe et au XXXe ; car l’âme des contemporains, l’esprit d’une époque ne s’y trouvent pas exprimés, comme chez Stendhal, Rousseau ou Dostoïewski, mais bien l’âme primitive, celle de tous les temps, qui n’est soumise à aucune évolution, le souffle terrestre, la sensibilité primitive, l’angoisse foncière, la solitude originelle de l’homme devant l’infini ; et, précisément, comme cela arrive au sein de l’espace absolu, pour l’humanité, au sein de l’espace relatif de son activité littéraire, la maîtrise unanime et régulière de Tolstoï abolit le temps.
Tolstoï n’a jamais eu à apprendre son art de narrateur et il ne l’a jamais désappris ; son génie naturel ne connaît ni croissance, ni déclin, ni progrès, ni régression. Les descriptions de paysages faites par le jeune homme de vingt-quatre ans dans Les Cosaques et cet inoubliable et radieux matin de Pâques dans Résurrection, — peint quand il avait soixante ans, lorsque avait passé une bruyante génération d’hommes, — respirent également la même fraîcheur de nature, immédiate et sensible à tous les nerfs, la même sensibilité du monde organique et inorganique, ayant un caractère plastique, tangible. Dans l’art de Tolstoï, il n’y a ni apprentissage, ni oubli de ce qui a été autrefois appris, il n’y a ni apogée, ni décadence ; la même perfection objective y persiste un demi-siècle durant, de même que les rochers sont là figés devant Dieu, graves et permanents, roides et immuables dans leurs contours, de même les œuvres de Tolstoï s’érigent au milieu du temps instable et changeant.
Mais c’est précisément grâce à cette perception uniforme et qui, par conséquent, n’a rien d’humainement personnelle, qu’on sent à peine la présence vivante de l’artiste dans son œuvre ; ce n’est pas comme inventeur d’événements imaginaires que Tolstoï nous apparaît, mais simplement comme le magistral rapporteur d’une réalité immédiate. Effectivement, on a souvent une sorte de scrupule à qualifier Tolstoï de poeta, car ce mot ailé de poète désigne, quoi qu’on dise, une manière d’être différente, une forme sublimée de l’humain, quelque chose de mystérieusement lié au mythe et à la magie, l’être en extase qui, dans une ivresse visionnaire, laisse échapper en paroles pythiques des vérités inaccessibles, désigne le génie débordant d’intuition, qui met à nu l’ineffable, grâce à la mélodie, et l’insaisissable grâce au symbole qui en est l’âme. Tolstoï, au contraire, n’est nullement un homme « d’une sphère supérieure », il est complètement enraciné en deçà de ce monde et non pas au-dessus de la terre ; il est la substance même de tout ce qui est terrestre ; nulle part il ne dépasse la zone étroite de ce qui tombe sous les sens, de ce qui est tangible et palpable ; mais à l’intérieur de ce domaine quelle n’est pas sa perfection ! Il n’a pas de qualités différentes de celles des autres hommes, des qualités tenant des Muses ou de la Magie ; celles qu’il a sont des qualités ordinaires, mais elles ont chez lui une puissance infinie : il se contente d’avoir un esprit plus intense, il voit, entend, sent et ressent plus nettement, plus clairement, plus largement et plus sciemment que l’homme normal, il se souvient plus longtemps et avec plus de logique ; il pense plus vite, avec plus d’ingéniosité et de précision ; bref, chaque qualité humaine s’incarne, dans l’appareil d’une perfection unique qu’est son organisme, avec une intensité qui va au centuple de ce qu’il y a chez une nature ordinaire. Mais jamais Tolstoï ne dépasse (et c’est pourquoi si rares sont ceux qui osent l’appeler « génie », alors que pour Dostoïewski le mot est tout naturel) la barrière de la normale ; jamais il n’entre dans le monde mystique, sphérique, prophétique, dans ces royaumes supraterrestres, où, par une fente ou une lucarne, nous voyons parfois un message de feu flamboyer dans « l’homme de l’ivresse », dans le visionnaire ; jamais l’activité littéraire de Tolstoï ne paraît animée par un Démon, par l’Inconnaissable. De là sa clarté, sa compréhensibilité pour tous, car jamais cette imagination liée à la terre ne peut inventer quelque chose qui soit par delà « la mémoire concrète », quelque chose en dehors de l’humanité commune ; c’est pourquoi son art restera toujours objectif, positif, précis, humain ; ce sera un art éclairé par la lumière quotidienne, une réalité potentialisée.
Tolstoï donc ne fait pas œuvre de poète, il n’imagine pas des mondes magiques, il se contente de « rapporter » des choses qui sont simplement réelles : aussi, quand il raconte, on a l’impression d’entendre parler, non pas un artiste, mais les objets eux-mêmes. Les hommes et les animaux sortent de son univers comme de leur habitation particulière et familière, selon le rythme naturel de leurs mouvements ; on sent qu’il n’y a là aucun poète passionné placé derrière eux, pour les pousser et les faire agir avec précipitation, par exemple à la façon de Dostoïewski qui toujours frappe ses personnages d’un knout brandi avec fièvre, si bien qu’ils s’élancent en criant et tout brûlants dans l’arène de leurs passions. Lorsque Tolstoï raconte, on n’entend pas son souffle. Il raconte, comme les montagnards gravissent une altitude : lentement, régulièrement, par degré, pas à pas, sans faire de sauts, sans impatience, sans fatigue, sans faiblesse, et les battements de son cœur ne passent jamais dans sa voix ; de là vient aussi que nous sommes d’une sérénité incomparable, quand nous le suivons. Chez Tolstoï, on n’est pas, comme chez Dostoïewski, emporté avec la rapidité de l’éclair, le long des arêtes éblouissantes du ravissement ; on n’est pas précipité soudain dans les vertiges sonores de l’abîme ; on n’est pas soulevé comme par des ailes dans les sphères de rêves fantastiques : en présence de l’art tolstoïen on reste complètement lucide, comme devant la science.
On ne chancelle pas, on ne doute pas, on ne se fatigue pas, on monte pas à pas, guidé par sa main de bronze, le long des grands blocs montagneux que forment ses épopées et, échelon par échelon, en même temps que l’horizon s’élargit, la vue s’étend avec vastitude. Les événements ne se déroulent qu’avec lenteur ; les lointains ne s’éclairent que peu à peu, mais tout cela se produit avec la sûreté radicale d’un rouage d’horlogerie, comme, lorsque le soleil se lève au matin, ses rayons s’élèvent pouce à pouce de la profondeur d’un paysage.
Tolstoï raconte avec une simplicité toute naturelle, comme ces poètes épiques des premiers temps du monde, les rhapsodes, les psalmistes et les chroniqueurs racontaient autrefois, lorsque l’impatience n’avait pas encore fait son apparition parmi les hommes, que la nature n’était pas encore séparée de ses créatures, qu’aucune hiérarchie établie au point de vue humain ne distinguait orgueilleusement l’homme et les animaux, les plantes et les pierres, mais au contraire lorsque le même respect et la même divinité s’appliquaient au plus petit comme au plus grand. En effet, Tolstoï aperçoit les choses sous l’aspect de l’universel, c’est-à-dire d’une façon absolument anthropomorphique, et, bien qu’en ce qui concerne l’éthique, il soit le moins Grec de tous les hommes, comme artiste ses impressions sont absolument celles de Pan, celles d’un panthéiste complet.
Pour lui, il n’y a pas de différence entre les convulsions hurlantes d’un chien qui est à l’agonie et la mort d’un général chargé de décorations ou la chute d’un arbre ébranlé par le vent et à la veille de périr. La beauté et la laideur, l’animalité et l’humanité, la pureté et l’impureté, ce qui est magie et ce qui est végétation, tout cela, il l’aperçoit du même regard à la fois pictural et plein d’âme. Pour exprimer de deux façons une seule et même idée, ce serait jouer avec les mots que de vouloir déterminer s’il naturalise l’homme ou s’il humanise la nature. C’est pourquoi aucune sphère du monde terrestre ne lui reste fermée ; sa sensibilité glisse du corps rose d’un nourrisson à la peau flasque d’un cheval de remise usé par le travail, ou de la robe de cotonnade d’une paysanne à l’uniforme de parade du plus auguste capitaine, familiarisée qu’elle est avec chaque corps, avec chaque âme, s’y trouvant immédiatement en pays de connaissance et y recueillant des impressions avec une sûreté inimaginable qui pénètre tous les mystères et jusqu’au plus profond du sang et de la chair de l’être humain. Souvent des femmes ont demandé avec terreur comment cet homme était capable de décrire leurs sensations les plus cachées et les plus personnelles, comme s’il leur enlevait la peau, comment il pouvait exprimer cette pression et cette traction que produit dans la poitrine des mères le lait qui jaillit, ou bien la sensation agréable de fraîcheur qui se répand comme une bruine sur les bras nus d’une jeune fille qui pour la première fois prend part à un bal.
Et, si les animaux pouvaient parler pour exprimer leur raisonnement, ils demanderaient par quelle intuition formidable Tolstoï a pu deviner la volupté torturante qu’éprouve un chien de chasse à l’odeur de la bécasse sauvage ou bien les « pensées-instincts », traduites seulement par des mouvements, d’un étalon pur sang au moment où dans une course est donné le signal du départ. On n’a qu’à lire le récit de chasse qu’il y a dans Anna Karénine. Toutes observations d’une précision intuitive qui l’emportent comme valeur descriptive sur les expériences des zoologistes et des entomologistes, depuis Buffon jusqu’à Fabre. L’exactitude de Tolstoï dans sa faculté d’observation ne fait pas de différence entre les choses de la terre : son amour n’a pas de préférence. Napoléon, pour ce regard incorruptible, n’est pas plus homme que le dernier des humains, et, à son tour, ce dernier n’est pas plus important et substantiel que le chien qui court derrière lui ou que la pierre que ce chien touche de ses pattes. Tout ce qu’il y a dans le cercle du monde terrestre : l’humain et la matière, les plantes et les bêtes, les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants, les capitaines et les paysans, tous inscrivent dans ses organes leurs vibrations sensorielles avec la même lumière cristalline et uniforme, pour en sortir d’une manière aussi ordonnée. Cela donne à son art quelque chose de l’égalité de l’incorruptible Nature et à ses récits épiques ce rythme de la mer, monotone et pourtant grandiose, qui toujours évoque en nous le nom d’Homère.
Celui dont la vision est si étendue et si parfaite n’a pas besoin d’inventer ; qui observe d’une manière aussi poétique n’a besoin de rien imaginer, comme le fait le poète. Tolstoï pendant toute une vie n’a fait qu’observer avec ses sens et qu’élaborer ce qu’il a vu : il ne connaît pas le rêve qui dépasse la réalité. Son art ne vient point d’en haut ; il est orienté vers l’intérieur ; comme il le dit un jour excellemment, cet art est une construction en profondeur et non pas une architecture élevée sur les hauteurs. Artiste absolument objectif, contrairement à Dostoïewski le visionnaire, il n’a nulle part à franchir le seuil du réel pour parvenir à l’extraordinaire ; il ne tire pas ses événements d’un espace imaginaire situé au-dessus du monde, mais il se contente de creuser dans une terre commune, dans les hommes ordinaires, ses galeries de mineur hardi et audacieux. Et, qui plus est, dans l’humanité, Tolstoï peut se passer de tourner son attention vers des natures anormales et pathologiques, ou même, en allant plus loin, comme Shakespeare et Dostoïewski, de créer par une magie mystérieuse de nouveaux échelons intermédiaires entre Dieu et la bête, des Ariels et des Aljoschas, des Calibans et des Karamazofs. Le jeune paysan le plus quotidien, le plus banal, revêt un intérêt secret dans cette profondeur que seul Tolstoï a atteinte : il lui suffit pour pénétrer dans les galeries de ses royaumes souterrains de l’âme d’un simple campagnard, d’un soldat, d’un ivrogne, d’un chien, d’un cheval, de n’importe quoi, de quelque chose qui n’a aucune personnalité, qui est perdu au sein du normal et du quotidien, — en quelque sorte, des matériaux humains les plus quelconques et les premiers venus, n’ayant rien de commun avec des âmes précieuses et subtiles ; mais il impose à ces figures, tout à fait moyennes, un caractère moral inouï, et cela non pas en les embellissant, mais en les approfondissant.
Il ne connaît d’autre technique que cette exactitude de la vision ; il recourt uniquement à l’instrument nu, tranchant et incisif de la vérité ; mais il enfonce ce dur foret avec une force si catégorique dans chaque événement, dans chaque objet, que l’on découvre avec étonnement, au sein de ce monde, un monde plus profond, une couche psychologique qu’aucun mineur n’avait encore explorée. Ce sont des réalités, et non des rêves, qui mettent en branle sa force plastique ; comme le sculpteur, il lui faut, pour créer une forme, de la terre, de la pierre ou de l’argile ; jamais, comme au musicien, la seule vibration aérienne ne lui suffit. Il n’est donc pas surprenant que Tolstoï n’ait jamais écrit de poème ; ce qui est poétique est par nature situé aux antipodes de ce réaliste fieffé. Son art ne parle qu’une seule langue, celle de la réalité, et c’est là sa limite, mais il la parle avec plus de perfection que jamais jusqu’alors aucun poète, — et c’est là sa grandeur. Pour Tolstoï, beauté et vérité ne font qu’un.
Ainsi, pour le dire encore une fois et en une formule lapidaire, il est le plus clairvoyant de tous les artistes, mais non un voyant ; il est le plus parfait de tous les « reporters de la réalité », mais non un poète créateur. Pour construire son univers, dont les dimensions et la variété sont inouïes, il n’a que des instruments physiques et terrestres, les cinq sens de la sensibilité objective, ces instruments étonnamment vifs, subtils, rapides et précis, mais qui, malgré tout, ressortissent à la mécanique du corps. Ce n’est pas au moyen des nerfs, comme Dostoïewski, ou de visions, comme Hœlderlin ou Shelley, que Tolstoï aboutit à ses perceptions les plus rapides, mais c’est uniquement grâce à l’action coordonnée de ses sens, dont le rayonnement ressemble à celui de la lumière. Comme des abeilles, ils essaiment continuellement, pour lui apporter le pollen aux couleurs toujours nouvelles de l’observation, pollen qui ensuite, dans la fermentation d’une objectivité passionnée, donne le miel liquide et doré de l’œuvre d’art.
Seuls ses sens merveilleux de docilité, de clairvoyance et de finesse acoustique, ses sens aux nerfs puissants et pourtant subtils, ses sens vifs et calculateurs qui se glissent dans les replis les plus obscurs de l’être humain, à la manière des chats, seuls ses sens, hyperexcitables et doués d’une puissance presque animale, extraient de chaque phénomène de ce monde cette masse sans analogue de substance sensible, qu’ensuite la chimie mystérieuse de cet artiste sans ailes transforme en matière psychologique, aussi lentement qu’un chimiste lui-même distille patiemment les éthers des plantes et des fleurs. Toujours l’extraordinaire simplicité des récits de Tolstoï résulte d’une multiplicité inouïe et incalculable constituée par des myriades d’observations particulières. Car, pour connaître les pensées, les sentiments d’un homme, Tolstoï doit toujours avoir, au préalable, étudié son physique dans chacun de ses caractères secrets et dans chacun de ses détails, dans chaque pli et dans toute sa faculté de transformations. Comme un médecin, il commence d’abord par un examen général, par un inventaire de toutes les propriétés corporelles des individus, avant d’appliquer le processus de la distillation épique à l’univers de ses romans.
« Vous ne pouvez pas vous imaginer », écrit-il un jour à un ami, « combien il m’est pénible ce travail préparatoire, cette nécessité de labourer d’abord le champ que j’ai l’intention d’ensemencer. Il est terriblement difficile de penser et de se représenter sans cesse tout ce qui peut se produire avec tous les personnages, qui ne sont encore qu’à l’état de devenir, de l’œuvre, très vaste, à laquelle on songe ; il est terriblement difficile de se figurer les possibilités de tant d’actions, pour en choisir ensuite un millionième ». Et, comme ce processus plus mécanique que visionnaire, consistant à réduire toujours la foule des détails à la condensation d’une unité, se répète pour chaque personnage, on voit combien de grains de poussière il faut écraser et combiner à nouveau, dans ce moulin de la patience, avant d’obtenir la forme cherchée. Pour composer un roman, Tolstoï doit choisir entre mille situations et figures ; il doit ensuite construire, d’abord physiquement, chaque figure particulière avec une infinité de menues observations, avant de la modeler suivant la courbe d’une exacte psychologie, car ce n’est que par l’addition d’innombrables signes corporels que se constitue chez Tolstoï une physionomie. Chaque être humain est le résultat de mille détails, et chaque détail est le résultat de l’observations d’autres faits infinitésimaux, car avec la froide et impeccable exactitude d’une lentille grossissante il approfondit chaque symptôme révélateur du caractère. Dans le style d’Holbein, trait contre trait, il dessine, par exemple, une bouche ; la lèvre supérieure est distinguée de la lèvre inférieure avec toutes ses anomalies individuelles ; chaque frémissement des commissures se manifestant dans certaines affections morales est noté exactement ; la nature du sourire et du pli que fait la colère est mesurée plastiquement ; alors seulement la couleur de cette lèvre est peinte avec lenteur ; son caractère charnu ou ferme est palpé d’un doigt invisible ; la petite ombre de la moustache qui se profile au-dessus d’elle est savamment limitée. Cependant, cela ne donne que la forme brute, l’aspect simplement charnel qu’a la lèvre, et il s’y ajoute alors sa fonction spécifique, la rythmique du langage, l’expression typique de la voix qui, maintenant, reçoit une inflexion individuelle appropriée à l’individualité de cette bouche.
Et ce qui a été fait ainsi pour une seule lèvre se répète, dans l’atlas anatomique de son analyse, pour le nez, la joue, le menton et les cheveux, avec une précision et une minutie presque inquiétantes ; un détail engrène avec un autre de la manière la plus stricte et toutes ces observations, acoustiques, optiques et motrices, sont encore une fois, dans le laboratoire invisible de l’artiste, confrontées et adaptées l’une à l’autre, car l’expression des doigts doit correspondre avec une exactitude mathématique à celle du regard ; à son tour, le regard doit être en harmonie avec le rire et celui-ci doit l’être également avec une certaine façon de parler, afin que l’unité de l’individu se manifeste, à l’unisson, dans chacune de ses formes expressives. Ensuite l’artiste ordonnateur extrait, en quelque sorte, la racine de cette somme fantastique d’observations ; la multitude stupéfiante de celles-ci est passée au crible de la sélection, ce qui élimine tout ce qui est secondaire et ne garde que ce qui caractérise l’essence. Ainsi à la prodigalité de l’observation s’oppose une économie très grande dans l’emploi des attributs, mais le peu qui a été réservé est répété comme une empreinte à travers le livre entier, jusqu’à ce que nous unissions à l’idée de chaque personnage une vision immédiate de ce qui le caractérise.
Qualis artifex ! Quelle savante maîtrise se cache derrière ce qui, dans sa description, paraît être l’effet du hasard, non de la volonté. En vérité, il faudrait un livre entier pour analyser jusque dans ses détails la mécanique de ce processus et pour prouver que précisément chez Tolstoï, qui en apparence est dépourvu d’art, l’unité manifeste de ses personnages résulte de la condensation d’une multitude étonnante d’observations.
C’est que, lorsque tout ce qui relève des sens a été fixé avec une précision presque géométrique, lorsque le physique est achevé, le Golem, l’homme construit par la vision, commence à parler, à respirer, à vivre. Toujours chez Tolstoï l’âme, la psyché, — le papillon divin pris dans le filet, aux mille mailles, d’observations extrêmement ténues, — est emprisonnée dans le réseau de la peau, des muscles et des nerfs. Au contraire, chez Dostoïewski, le voyant, qui est la géniale contrepartie de Tolstoï, l’individualisation commence par l’âme : chez lui l’âme est l’élément primaire ; elle forge sa destinée par sa propre puissance et le corps n’est qu’une sorte de vêtement larvaire, lâche et léger, autour de son noyau enflammé et brillant. Aux heures de spiritualisation extrême, elle peut même l’embraser et l’élever dans les airs, lui faire prendre son essor vers les terres du sentiment, vers la pure extase. Chez Tolstoï, au contraire, observateur lucide et artiste exact, l’âme ne peut jamais voler, elle ne peut même jamais respirer librement. Toujours le corps reste suspendu lourdement et durement autour de l’âme ; toujours il l’entraîne vers le bas, par la loi cruelle de la gravitation. C’est pourquoi même les plus ailées de ses créatures ne peuvent jamais s’élever vers Dieu, jamais s’arracher entièrement à la terre et se libérer de ce monde ; péniblement, comme des porteurs de fardeaux, pas à pas, leur dos semblant courbé sous le poids de leur propre corps, elles montent difficilement, degré par degré, vers la sanctification et la purification, toujours s’affaissant sous le lourd faix de leur nature terrestre. Jamais Psyché, ce papillon de Dieu, ne peut revenir tout droit dans son royaume platonicien ; elle ne peut que se métamorphoser en chrysalide et se transformer, en luttant pour se purifier et pour trouver un allégement ; jamais elle ne peut se dégager de la pesanteur du corps terrestre, à laquelle toutes ses incarnations humaines sont assujetties, comme à un péché héréditaire, commis avant la création du monde. Il est probable qu’une partie de l’obscurité tragique de Tolstoï vient précisément de cette primauté, de cette domination du corporel sur le spirituel, car toujours cet artiste sans élan vers le firmament et sans humour nous rappelle douloureusement que nous vivons sur cette terre et que nous sommes cernés par la mort, que nous ne pouvons pas fuir ni échapper au poids de notre nature charnelle, à laquelle nous sommes rivés, — enfin que nous sommes entourés media in vita par le néant oppresseur, esclaves de la réalité et n’ayant devant nous aucune issue. « Je vous souhaite plus de liberté d’esprit », a un jour écrit Tourguenieff à Tolstoï, à la manière d’un voyant. C’est précisément cela que l’on souhaiterait trouver dans les personnages de Tolstoï, un peu plus d’envol spirituel, un peu plus de force ascensionnelle morale, la faculté de se dérober au monde positif et corporel pour s’élancer vers la sérénité ou vers la joie, ou vers l’insouciance, ou, tout au moins, la faculté de rêver de ces mondes plus purs et plus limpides.
Cet art pourrait, en somme, être qualifié d’automnal : chaque contour se découpe net et incisif comme une lame de couteau sur l’horizon sans collines de la steppe russe, et l’odeur amère des choses qui se flétrissent et qui passent tombe des forêts au teint pâli. Aucune nuée ne met son sourire rêveur au-dessus du paysage ; on ne voit pas le soleil et on peut à peine se douter qu’il existe ; c’est pourquoi cette clarté à la froide lumière qui est celle de Tolstoï ne rayonne dans le cœur aucune chaleur véritable, et cette lumière impassible produit un tout autre effet que celle du printemps, laquelle est accompagnée dans les âmes par l’espoir passionné d’un prochain épanouissement des floraisons et des cœurs. Dans le paysage de Tolstoï on éprouve toujours une impression d’automne : bientôt ce sera l’hiver ; bientôt la mort s’emparera de la nature, bientôt tous les humains, comme l’éternel humain qu’il y a en nous, auront cessé de vivre. C’est un monde sans rêve, sans chimère, sans illusion, un monde terriblement vide et même un monde sans Dieu (ce n’est que plus tard que Tolstoï l’introduira dans son Cosmos, par raison de vie, comme Kant l’a fait par raison d’État) ; il n’a d’autre lumière que sa vérité implacable, il n’a que sa clarté également implacable.
Peut-être chez Dostoïewski l’atmosphère morale pèse d’abord plus tragiquement, nous paraît plus sombre et plus noire que cette froide clarté qui chez Tolstoï enveloppe tout ; mais chez Dostoïewski des éclairs de ravissement et d’ivresse déchirent parfois la nuit et tout au moins pendant quelques secondes les cœurs sont soulevés dans un ciel de visions. Au contraire, l’art de Tolstoï ne connaît aucune ivresse et aucune consolation ; il est toujours d’une gravité sacrée, transparent comme l’eau et aussi peu excitant qu’elle ; on peut, grâce à son admirable limpidité, en apercevoir le fond, mais ce qu’on y voit n’abreuve jamais l’âme d’une exaltation ni d’un ravissement complets. Celui qui, comme Tolstoï, est incapable de rêver, de s’élever au-dessus du présent sur les ailes de l’illusion, celui qui ne connaît pas l’extase que donne une beauté libérée de la terre (cette beauté lui paraît superflue à côté de la vérité) ne pourra que faire sentir d’une manière grandiose notre état d’investissement par la nature, notre assujettissement à notre propre corps vivant et chaud, bref, le destin tout terrestre qui est le nôtre, — mais jamais la liberté grâce à laquelle l’âme échappe à ses propres ténèbres. L’art de Tolstoï rend sérieux et pensif, — comme la science, — avec sa lumière de pierre, avec son objectivité térébrante, mais il ne donne jamais le bonheur.
Comment donc lui-même, le plus clairvoyant de tous les esprits, a-t-il jugé ce caractère désenchanteur et sans grâce du sévère ouvrage de ses yeux, d’un art dépourvu de l’éclat doré et bienfaisant du rêve, sans les élans libérateurs de la joie et sans le charme de la musique ? Au fond, il ne l’a jamais aimé, car ni à lui, ni aux autres cet art n’a su apporter le sens du bonheur et de l’affirmation de la vie. En effet, comme toute l’existence se comporte d’une manière terriblement désespérée devant cette pupille impitoyable ! L’âme n’est qu’un petit mécanisme corporel tout frémissant au milieu du silence de mort régnant dans l’espace qui l’entoure ; l’histoire est un chaos sans but de faits se produisant au hasard ; l’homme charnel est un squelette ambulant, vêtu seulement pour peu de temps de la chaude enveloppe de la vie, et tous ces rouages inexplicables et sans ordre sont aussi vains que l’eau qui coule ou que le feuillage qui se fane. Jamais (pas même le temps de prendre haleine !) ne passe un peu de musique sur ce morne écoulement de la quotidienneté ; jamais le moindre élan pour sortir de ce nihilisme oppresseur ; jamais un sourire provoqué par l’apparition rapide de quelque chose de gracieux dans cet étrange mécanisme : toujours uniquement la description impitoyable, cruellement objective, de ces ténèbres, toujours l’analyse de ce jeu insensé, toujours cette bouche amère, figée et close, ces yeux d’une lucidité sévère et pensive, qui ne veulent pas se laisser tromper par n’importe quelle chimère consolatrice. Est-il donc si difficile de comprendre qu’après avoir, pendant trente ans, peint de sombres tableaux, Tolstoï éprouve soudain le désir de ne plus se contenter de montrer cruellement et d’une manière désolante à l’humanité que son destin terrestre est sans issue, de comprendre qu’il aspire à une orientation de son être délivrant les hommes de ce cauchemar et leur rendant la vie plus aisée, qu’il aspire à un art « éveillant parmi les hommes des sentiments plus hauts et meilleurs » ? Est-il difficile de comprendre que, lui aussi, veuille une fois toucher la lyre d’argent de l’espérance, cette lyre que la plus légère vibration commence à faire retentir pieusement dans la poitrine de l’humanité, de comprendre qu’il a la nostalgie d’un art libérateur, d’un art qui nous affranchisse de la morne oppression de tous les liens terrestres ?
Mais c’est en vain. Les yeux de Tolstoï, ces yeux à la clarté cruelle, toujours lucides et éveillés à l’excès, ne peuvent apercevoir la vie que telle qu’elle est, c’est-à-dire dominée par l’ombre de la mort, — ténébreuse et sans issue ; jamais de cet art lui-même, qui ne veut pas tromper, ne pourra émaner pour les âmes une véritable consolation. C’est pourquoi il peut se faire que chez Tolstoï vieillissant, puisqu’il est incapable de voir et de représenter la vie réelle et positive d’une manière qui ne soit pas tragique, le désir soit né de changer la vie elle-même, de rendre les hommes meilleurs, de leur apporter une consolation au moyen d’un idéal moral, de construire un ciel de l’âme au-dessus de leur matière corporelle ténébreuse et assujettie aux lois de la mécanique. Et, effectivement, dans sa seconde époque, Tolstoï l’artiste, ne se contente plus de représenter simplement la vie, mais il cherche consciemment un sens, une mission éthique pour son art, en le mettant au service de la moralisation et de l’élévation de l’âme. Ses romans, ses nouvelles veulent désormais, non plus donner seulement la figure du monde tel qu’il est, mais créer un monde nouveau, en séparant nettement et symboliquement les gens de bien, les précurseurs d’une humanité nouvelle et nécessaire, des personnes indignes, qui n’ont pas encore conscience de ce qu’est la vérité, et, par là, ils veulent produire une action « éducatrice » ; à cette époque Tolstoï commence une catégorie particulière d’œuvres d’art, qui ne se contentent plus d’être récréatives et esthétiques, mais qui veulent devenir « contagieuses », c’est-à-dire donner par des exemples un avertissement au lecteur qui se trouve engagé dans la voie du mal et l’affermir dans la voie du bien par les modèles qu’on lui présente : ce Tolstoï-là n’est plus simplement le poète de la vie, il se hausse jusqu’au rang de justicier de cette dernière.
Cette tendance doctrinaire et utilitariste se fait sentir déjà dans Anna Karénine ; oui déjà dans cet ouvrage, mais d’une manière encore inconsciente et assez peu nette les personnages moraux et les personnages immoraux sont répartis en deux catégories par le destin. Vronski et Anna, êtres sensuels et incroyants, égoïstes de la passion, sont « punis », jetés dans le purgatoire des inquiétudes de l’âme, Kitty et Levine, au contraire, sont élevés vers le ciel de la sérénité ; pour la première fois, cet analyste strict, si longtemps incorruptible, cherche à prendre parti pour ou contre ses propres créatures, parce qu’il a trouvé une instance, l’instance morale ; et cette tendance à souligner, à la manière des pédagogues, les articles fondamentaux de sa croyance et, pour ainsi dire, à semer ses écrits de points d’exclamation et de guillemets — cette intention doctrinaire et qui n’est qu’une déviation de l’art se manifeste d’une manière toujours plus intolérante. Finalement, dans La Sonate à Kreuzer, dans Résurrection, seul un mince vêtement littéraire recouvre la nudité d’une théologie morale, et les légendes servent déjà parfaitement le dessein du prédicateur. Peu à peu l’art devient pour Tolstoï, non plus un but propre, une fin en soi, mais il ne peut plus aimer « le beau mensonge » que s’il sert la cause de la « vérité », et non plus, comme auparavant, à l’expression du réel, de la réalité de l’esprit et des sens, mais bien à manifester une vérité qui, selon lui, est plus haute, la vérité spirituelle, la vérité religieuse, laquelle lui a été révélée par sa crise. Désormais, Tolstoï donnera le nom de « bons » livres, non pas à ceux qui sont parfaits en tant qu’œuvres d’art, à ceux qui expriment les grandes pensées et le génie de l’humanité, mais uniquement (et quelle que soit leur valeur artistique) à ceux qui favorisent « le bien », qui aident l’homme à devenir plus patient, plus doux, plus chrétien, plus généreux, plus aimant et plus social, de sorte que le brave et banal Auerbach lui paraît plus important que Shakespeare, cet « arbre nuisible ». Chez Tolstoï l’étalon des valeurs glisse de plus en plus hors des mains de l’artiste pour passer dans celles du doctrinaire moralisateur : le peintre de l’humanité, l’incomparable, s’efface consciemment et respectueusement devant le réformateur de l’humanité, devant le moraliste pour qui l’art n’est qu’un instrument servant à construire une religiosité nouvelle, et non plus un idéal en soi ayant à remplir sur la terre une mission sacrée.
Mais l’art, intolérant et jaloux comme tout ce qui est divin, se venge de qui le renie. Là où l’on veut l’assujettir, le subordonner servilement à une puissance prétendue supérieure, il se retire vivement, même quand il s’agit du maître le plus aimé ; et précisément dans les endroits où Tolstoï renonce à son impartialité pour devenir doctrinaire, la sensibilité élémentaire de ses figures s’affaiblit et pâlit aussitôt ; une lumière grise et froide, celle de la raison, met partout comme un brouillard ; on trébuche et l’on bronche au milieu de redondances du domaine de la logique et l’on tâtonne péniblement pour trouver une issue.
Bien que plus tard, par fanatisme moral, il qualifie dédaigneusement ses Souvenirs d’Enfance, Guerre et Paix, ses récits magistraux, de « livres indifférents, insignifiants et mauvais », parce qu’ils ne satisfont que des données esthétiques, c’est-à-dire qu’ils donnent « une jouissance de nature inférieure » (que dirait Apollon d’une telle appréciation ?), ce sont là, en réalité, les chefs-d’œuvre de Tolstoï et ceux de ses livres qui ont des tendances moralisatrices sont les plus imparfaits. En effet, plus Tolstoï s’abandonne à son « despotisme éthique », plus il s’éloigne de l’élément fondamental de son génie, la vérité sensible, pour se perdre dans la néphélococcygie de la dialectique, et plus, comme artiste, il devient irrégulier : comme Antée, il tire toute sa force de la terre. Là où Tolstoï considère le monde sensible avec ses yeux magnifiques, ses yeux à l’acuité du diamant, il reste génial jusque dans sa vieillesse la plus extrême, tandis que, quand il va tâtonnant dans les nuages, dans la métaphysique, sa grandeur se réduit d’une manière effrayante, et il est presque émouvant de voir avec quelle opiniâtreté forcée un tel artiste cherche à planer et à voler dans la sphère du spirituel, alors que le destin l’avait fait uniquement pour marcher d’un lourd pas sur notre dure terre, pour la labourer et pour la cultiver, pour la connaître et la décrire comme pas un autre esprit de notre temps.
Tragique conflit, éternellement répété dans toutes les œuvres et à toutes les époques ; ce qui devrait donner plus d’autorité à l’œuvre d’art, la conviction et le désir de convaincre, fait le plus souvent tort à l’artiste. L’art véritable est égoïste ; il ne connaît rien en dehors de lui-même et de sa perfection et l’artiste pur ne doit penser qu’à son œuvre et non à l’humanité à qui il la destine. C’est pourquoi Tolstoï, lui aussi, a le plus de grandeur, en tant qu’artiste, là où il élabore avec indifférence et sans pitié, d’un œil incorruptiblement objectif, le monde des sens, sans être troublé ni égaré par aucune compassion. Dès qu’il devient compatissant, qu’il veut aider, améliorer, diriger et instruire par ses œuvres, son art perd de sa force saisissante et lui-même, par sa destinée, devient une figure plus touchante que toutes celles qu’il a créées.
« Connaître notre vie, c’est nous connaître nous-mêmes. »
A. Russanoff, 1903.
Ce regard sévère est implacablement dirigé sur le monde, il est d’une sévérité implacable également pour lui-même. La nature de Tolstoï n’admet pas une chose qui manque de clarté, des points nuageux et sombres, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du monde terrestre : ainsi celui qui, comme artiste, est habitué à observer avec une précision extrême le contour le plus subtil, dans la ligne d’un arbre ou dans le mouvement crispé d’un chien qui s’effraye, ne pourra jamais supporter en lui-même une confusion grossière et l’absence de netteté. C’est pourquoi irrésistiblement, sans cesse et depuis ses débuts, il fait l’application à lui-même de son besoin élémentaire de savoir : « Je veux apprendre à me connaître à fond », écrit-il dans son Journal, quand il a dix-neuf ans. A partir de ce moment jusqu’à ce qu’il ait atteint quatre-vingt-trois ans, il ne cessera plus d’interroger, avec une observation aiguë, vigilante et méfiante, la propre forme de son âme. Impitoyable pour lui-même comme pour tous les hommes, Tolstoï fait passer sous le couteau de l’observation clinique de son moi tous les nerfs de sa sensibilité et toutes ses pensées, encore toutes chaudes de sang ; ce vitaliste géant veut se connaître avec une netteté aussi grande que la force avec laquelle il se sent vivre. Un fanatique de la vérité, comme Tolstoï, ne peut pas être autre chose qu’un autobiographe passionné.
Mais, contrairement à ce qui se passe quand on représente le monde, la représentation du moi ne peut jamais se réaliser d’une manière complète dans une seule œuvre d’art. Le créateur est capable d’isoler totalement une figure étrangère, qu’elle soit fille de l’observation ou de l’imagination, en l’assimilant dans son œuvre : le cordon ombilical est coupé dès sa naissance et désormais la figure ainsi imaginée vivra d’une vie indépendante dans le monde de l’esprit. Elle est comme un enfant qui n’est plus rattaché à la circulation sanguine de sa mère : elle est autonome et indépendante ; l’artiste s’en délivre par le fait même qu’il l’élabore : au contraire, le moi ne se laisse jamais complètement isoler par la représentation, parce qu’une seule image ne suffit pas à rendre compte de ses mouvements continuels. C’est pourquoi les grands peintres du moi répètent, toute leur vie, leur propre portrait ; ils commencent, que ce soit Durer ou Rembrandt ou Titien, leurs premières œuvres de jeunesse devant le miroir et ils continuent jusqu’à ce que leurs mains refusent de les servir, parce que dans leur propre physionomie ils sont attirés aussi bien par ce qu’il y a de permanent et de stable que par ce qu’il y a de changeant et de mouvant, et chaque portrait ainsi tracé dans le passé est sans cesse submergé à nouveau par le flot du temps qui continue toujours son cours.
C’est exactement de la même façon que ce grand dessinateur de la réalité qu’est Tolstoï n’achève jamais de se peindre lui-même. A peine s’est-il représenté sous l’aspect d’une figure qu’il croit définitive (que ce soit Nechludoff, Besuchoff ou Pierre ou Levine) qu’il ne reconnaît plus dans l’ouvrage terminé sa propre physionomie et, pour saisir la nouvelle forme, il faut encore une fois qu’il recommence. Aussi infatigablement que Tolstoï, l’artiste, poursuit l’ombre de son âme, son moi continue de fuir devant lui, en une sorte de fuite morale, et c’est là comme un dédoublement toujours nouveau et toujours inachevé, dont ce géant de la volonté éprouve sans cesse le besoin de triompher. Ainsi, au cours de ces soixante années d’un travail titanique, Tolstoï ne produit pas une seule œuvre où il n’y ait pas une figure qui ne donne une esquisse de lui-même. Et il n’y en a aucune capable d’embrasser à elle seule toute l’immensité de cet homme ; ce n’est que par leur ensemble que tous ses romans, récits, Journaux et lettres, — cette œuvre-monde au puissant ruissellement, — donnent un portrait exact de lui-même, mais c’est alors le portrait le plus complet, le plus travaillé, le plus lucide et le plus continu qu’un homme ait jamais peint de lui-même dans notre siècle.
En effet, Tolstoï, lui qui n’est pas un inventeur, lui qui n’est capable que de reproduire des choses vécues et observées, ne peut jamais éliminer du champ de sa vision son propre moi d’être vivant et d’observateur. Égocentrique jusqu’à en désespérer lui-même, il ne perd jamais le sentiment de sa personnalité, même pas dans ses moments d’extase ; sa lucidité analytique ne ferme jamais les paupières, pas même au sein de la passion. Jamais Tolstoï (que ne donnerait-il pas pour écarter de lui l’ombre si obsédante de son propre moi ?), jamais cet homme qui, dans chacun de ses sens, a une telle conscience de lui-même, ne peut s’affranchir une seconde de sa personne, s’oublier lui-même ; il est incapable de s’abandonner même à son élément essentiel, la Nature. « J’aime la nature, quand elle m’entoure de toutes parts » (remarquez le « moi » et le « je ») ; « cependant, il faut que je sois au milieu d’elle. Je l’aime, quand ses brises chaudes me baignent de leurs ondes et ensuite s’éloignent vers des horizons infinis, quand les tendres brins d’herbe que je presse, lorsque je suis assis, prêtent leur verdure aux vastes prairies ». On le voit, même le paysage le plus ravissant n’est pour sa sensibilité que le rayon et le cercle au milieu desquels son moi, — cet indéplaçable centre de gravité de tout mouvement — est fixé et arrêté, et c’est exactement de la même manière que tout l’univers spirituel tourne et s’arrondit uniquement autour de sa personne et de son esprit. Ce n’est pas qu’il soit vaniteux, orgueilleux, entiché de lui-même et qu’il se considère outrancièrement comme l’ombilic du monde ; au contraire, aucun homme, en dépit de la conscience que Tolstoï avait de son moi, n’a été plus défiant à l’égard de sa propre valeur morale, mais il est trop solidement enfoncé dans son corps de géant, dans la prison de ses impressions personnelles ; il ne peut jamais faire abstraction de son moi, s’oublier lui-même ; le destin a refusé totalement à cet esprit sans ailes la faculté de se fuir lui-même pour s’envoler vers le rêve, vers la chimère, vers quelque chose d’étranger à la terre. Infatigablement, impérieusement, — souvent, malgré sa volonté et toujours par-delà sa volonté lucide, — il est obligé de s’étudier, de s’épier et de s’expliquer lui-même jusqu’à l’épuisement, de « monter la garde », jour et nuit, sur sa propre vie. De la sorte sa fureur autobiographique ne s’arrête pas un instant, pas plus que le sang ne s’arrête dans ses veines, ou le martellement de son cœur dans sa poitrine ou les pensées sous son front : faire une œuvre littéraire signifie toujours pour lui se juger et se raconter lui-même.
Ainsi il n’y a pas de forme de la représentation du moi que Tolstoï n’ait pratiquée : la forme naïve du simple récit, la révision objective et purement mécanique du souvenir, la forme pédagogique, le contrôle moral, l’accusation éthique et la confession spirituelle. Représentation du moi, comme moyen de se dompter et de se stimuler, autobiographie, comme acte esthétique et religieux, non, on n’en finirait pas de décrire en détail toutes les formules, tous les motifs, toute la stupéfiante variété de ces représentations du moi, soit nues, soit masquées ; une seule chose est certaine, c’est que Tolstoï est l’homme de notre époque sur lequel nous avons le plus de documents, comme il est celui dont nous avons le plus de photographies. Nous connaissons par son journal l’adolescent de dix-sept ans aussi bien que le vieillard de quatre-vingts ans ; nous connaissons ses passions de jeunesse, la tragédie de son mariage, ses pensées les plus intimes avec une exactitude aussi authentique et aussi exacte que ses actions les plus folles et les plus banales, car, — ce qui est ici aussi un contraste complet avec Dostoïewski, lequel vivait les « lèvres fermées », — Tolstoï aimait à mener son destin « en laissant ouvertes les portes et les fenêtres ». C’est grâce à cette fanatique mise à nu de son être par lui-même que nous connaissons chacun de ses gestes et de ses pas, même l’épisode le plus superficiel et le plus insignifiant de ses quatre-vingts ans d’existence, aussi exactement que nous connaissons son portrait physique, tel que nous l’ont montré d’innombrables reproductions : tantôt chez le cordonnier et en conversation avec les paysans, tantôt à cheval et à la charrue, à la table de travail et au tennis, tantôt avec sa femme, ses amis et sa petite fille et même dormant et sur son lit de mort. Qui plus est, cette incomparable documentation et représentation morale et physique fournie par Tolstoï lui-même est encore comme contresignée par les innombrables souvenirs et notes de tout son entourage, de sa femme et de sa fille, des secrétaires, des reporters et des visiteurs occasionnels : je crois que l’on pourrait restaurer les forêts d’Iasnaïa Poliana rien qu’avec le bois qui a servi à fabriquer le papier sur lequel ont été écrits les souvenirs se rapportant à Tolstoï ! Jamais un poète n’a vécu consciemment d’une manière si ouverte, et rares sont ceux qui ont fait davantage connaître leur moi au public. Depuis Gœthe nous n’avons aucune figure qui soit aussi parfaitement documentée que la sienne, grâce à l’observation intérieure et extérieure.
Ce besoin de s’observer soi-même remonte, chez Tolstoï, jusqu’au premier réveil de sa conscience. Il commence déjà à s’affirmer dans le corps rose et maladroitement gesticulant de l’enfant, longtemps avant qu’il sache parler, et il ne finit qu’à quatre-vingt-trois ans, sur son lit de mort, lorsque la parole volontaire ne contraint plus la langue et que la lèvre qui s’éteint n’exhale plus dans le vide qu’un souffle incompréhensible. Or, dans cet énorme espace de temps, qui va du commencement au silence de la fin, il n’y a pas un seul moment qui soit sans parole ou sans écrit. Déjà à dix-neuf ans, à peine sorti de l’école, l’étudiant Tolstoï s’achète un carnet pour tenir un journal quotidien. « Je n’ai jamais tenu de journal », écrit-il dès les premières pages, « parce que je n’en voyais pas l’utilité ; mais maintenant que je me préoccupe du développement de mes facultés, je serai, grâce à ce journal, en état de suivre le cours de mon développement ; ce journal doit contenir des règles de vie et il faut aussi y inscrire mes futures actions ». Dans ce jeune garçon encore imberbe est donc déjà en germe le futur pédagogue de l’univers que sera Tolstoï, lui qui considère dès le début la vie comme une « affaire sérieuse », qui doit être menée avec gravité et méthode. Tout à fait comme un commerçant, il établit d’abord un compte relatif à ses devoirs, un « doit et avoir » de préceptes et d’actes. Ce jeune homme de dix-neuf ans est déjà parfaitement renseigné sur l’apport de capital que représente sa personne. Dès le premier inventaire qu’il fait de son être il constate qu’il est un « individu particulier », ayant une tâche « particulière » ; mais en même temps, lui qui est encore à moitié enfant, il établit déjà impitoyablement quelle somme énorme de volonté il va lui falloir déployer pour imposer à sa nature encline à la paresse, au caprice, à l’impatience et à la sensualité, une conduite véritablement morale. Avec un instinct à la lucidité magique, ce précoce psychologue reconnaît déjà ses pires défauts, les défauts typiquement russes de l’outrance, de la dissipation de l’âme, du gaspillage de temps et d’un emportement indomptable.
C’est pourquoi il se crée lui-même un appareil destiné à contrôler le rendement de chacune de ses journées, pour qu’aucune ne passe sans qu’il en recueille un certain profit : le journal lui sert donc d’abord de stimulant pour progresser pédagogiquement, pour s’analyser à fond et (il faut toujours songer à ce mot de Tolstoï) pour « monter la garde sur sa propre vie ». Avec une rigueur sans ménagement, l’adolescent résume ainsi, par exemple, le résultat d’une de ses journées : « De midi à deux heures avec Bigitschef, parlé trop librement, vaniteusement, en me mentant à moi-même. De deux à quatre, gymnastique : peu d’application et de patience. De quatre à six, mangé et fait des achats inutiles. A la maison, n’avoir pas écrit : paresse ; je n’ai pu décider si je dois aller chez Wolkonski ; là peu parlé : lâcheté. Je me suis mal conduit : lâcheté, vanité, étourderie, faiblesse, paresse. » Tellement est précoce et impitoyable la rudesse avec laquelle de sa main d’enfant Tolstoï se prend à la gorge ! Et cette rudesse va durer pendant soixante ans ; tout comme à dix-neuf ans, Tolstoï à quatre-vingt-deux ans tient encore la cravache levée sur lui ; avec la même sévérité, il trace dans son journal de vieillesse, à son adresse, les qualificatifs injurieux de « lâche, mauvais, paresseux », lorsque son corps fatigué n’obéit pas parfaitement à la discipline spartiate de sa volonté. De la première heure jusqu’à la dernière, Tolstoï est en sentinelle devant sa propre vie, comme un sous-officier prussien dur et esclave du devoir, esclave de la discipline imposée par lui-même, cherchant, par des admonestations, des menaces et de méchants coups de crosse, à chasser loin de lui l’oisiveté et la paresse, pour marcher dans la perfection.
Mais presque aussitôt que le précoce moraliste, l’artiste qu’il y a en Tolstoï réclame déjà, lui aussi, son portrait et à vingt-trois ans (chose unique dans la littérature universelle !) il commence une autobiographie en trois volumes ; le premier regard de Tolstoï consiste à se mirer dans une glace. Ce jeune homme ne connaît encore rien du monde que déjà, à vingt-trois ans, il choisit comme objet de son art uniquement le récit de sa vie, de sa propre enfance. Avec autant de naïveté que Dürer à douze ans saisit la pointe d’argent pour dessiner sur une feuille quelconque son visage étroit semblable à celui d’une jeune fille et où l’expérience n’a pas encore mis ses rides, le sous-lieutenant Tolstoï, dont la barbe n’est encore qu’un duvet, et qui est retenu comme artilleur dans une forteresse du Caucase, essaie par curiosité de se raconter son « enfance », ses « années de garçon » et ses « années d’adolescence ». Il ne se préoccupe pas alors de savoir pour qui il écrit et encore moins songe-t-il à la littérature, aux journaux, au public. Il obéit instinctivement à un besoin de s’expliquer lui-même en se racontant, et cette impulsion obscure ne poursuit aucun but précis, pas plus que — contrairement à ce qu’il exigera plus tard — elle n’est « éclairée par la lumière d’un souci moral ». Ce petit officier du Caucase agit absolument par instinct ; il trace sur le papier par curiosité et ennui, tout à fait en aimable dilettante, à la manière d’aquarelles, les images de son pays et de son enfance ; il ne sait rien encore de ce geste qui plus tard se manifestera chez Tolstoï, à la façon des apôtres de l’Armée du Salut ; il ne sait rien de la « conversion », d’une conversion « au bien » ; il ne s’efforce pas non plus d’afficher, en guise d’avertissement énergique, les « horreurs de sa jeunesse », pour en tirer un exemple utile à autrui. Non, ce n’est pas pour être utile à quelqu’un, c’est uniquement par le jeu instinctif d’un esprit encore à moitié enfantin, qui n’a jusqu’à présent vécu qu’un seul événement, à savoir la façon dont « en lui le petit garçon a glissé jusqu’à l’adolescent », que ce jeune homme de vingt-trois ans décrit son petit bout d’existence, ses premières impressions, son père, sa mère, ses parents, ses éducateurs, les hommes, les bêtes et la nature, et il réussit grâce à cette spontanéité magnifique, que seul connaît celui qui ne poursuit pas un but déterminé. Combien cette manière sereine de raconter est loin, infiniment loin, de l’analyse grave et profonde de l’écrivain systématique que deviendra Léon Tolstoï, lui qui se sentira obligé, par sa situation, de se présenter devant le monde comme un pénitent, devant les artistes comme un artiste, devant Dieu comme un pécheur et devant lui-même comme un exemple de nécessaire humilité ! Celui qui fait ces récits n’est pas autre chose qu’un jeune gentilhomme qui ne veut pas passer toutes ses soirées à la table de jeu et qui, dans un milieu étranger, a la nostalgie de la chaude ambiance de son pays et de la douceur de figures depuis longtemps disparues. Lorsque se produit l’inattendu et que cette autobiographie sans but lui donne un nom dans la littérature, Léon Tolstoï en abandonne aussitôt la continuation, le récit des « années d’homme » ; l’écrivain réputé ne retrouve jamais plus le ton de l’écrivain inconnu ; jamais plus dans sa maturité, le maître n’a réussi un portrait de lui-même aussi pur et aussi plastique. En effet, quel que soit l’avantage qu’un artiste retire de la possession d’un public, il en résulte toujours pour lui une perte irrévocable, la perte de cette candeur de qui parle uniquement à lui-même, de cette ingénuité et de cette sérénité, la perte d’une sorte de sincérité naïve qui n’est, du reste, possible que dans l’obscurité d’un anonymat. Pour chaque homme qui n’est pas complètement devenu l’esclave de la littérature, commence, avec la gloire, à se manifester une plus grande pudeur de l’âme ; la vie particulière de l’auteur doit se cacher derrière un masque, pour que quelque chose d’inévitablement théâtral ou menteur ne vienne pas déparer cette sincérité que seul possède l’inconnu, celui que la curiosité du monde n’a pas encore blessé. Et il faudra un demi-siècle (chez Tolstoï les chiffres sont vastes comme le pays russe) avant que cette pensée, qui avait été pour l’adolescent un simple jeu, cette pensée d’une autobiographie complète et systématique occupe de nouveau l’artiste. Mais à la suite de son passage à des idées religieuses, combien cette tâche s’est modifiée ! Elle est devenue une mission humaine, morale, pédagogique, destinée non pas seulement à se connaître lui-même, mais en même temps, — grâce à ce portrait de Tolstoï par Tolstoï, — à servir à l’instruction et à la conversion d’un monde. « Une description aussi fidèle que possible de sa propre vie possède une grande valeur pour chaque individu et doit être d’une grande utilité pour les hommes. » Aussi annonce-t-il plus tard, avec gravité, cette mission et, vieillard de quatre-vingts ans, il se prépare minutieusement pour cette justification décisive ; mais à peine a-t-il commencé l’ouvrage qu’il l’abandonne, bien qu’il tienne une telle autobiographie « absolument conforme à la vérité, pour plus utile… que tout le bavardage artistique qui remplit douze volumes de mes œuvres et auquel les hommes d’aujourd’hui attribuent une importance tout à fait imméritée ». En effet, à mesure qu’il connaît mieux sa propre vie, l’étalon lui servant à juger de la vérité s’est précisé avec les années et il est devenu, à cet égard, plus exigeant ; il a reconnu que tout ce qui est vrai revêt une forme multiple, difficile à pénétrer et susceptible de varier ; et là où l’adolescent de vingt-trois ans patine insouciamment et bruyamment sur des surfaces lisses comme un miroir, l’homme, ayant pris plus tard conscience de sa responsabilité, se trouve tout effrayé, et lui qui cherche la vérité et qui sait ce qui en est recule découragé. Il a peur des « insuffisances, des malhonnêtetés qui se glissent inévitablement dans chaque autobiographie » ; il craint « que, même si ce n’était pas un mensonge direct, un tel récit ne devienne mensonger par suite d’un faux éclairage, mettant systématiquement en lumière ce qui est bien et laissant dans l’ombre ce qui est mal ».
Et il avoue ouvertement : « En revanche, lorsque je résolus d’écrire la vérité nue et de ne dissimuler aucune mauvaise action de ma vie, je fus effrayé par l’effet qu’aurait fatalement une telle autobiographie ». Plus le moraliste qu’est devenu Tolstoï examine attentivement les dangers de cette entreprise, lui qui ne pense plus qu’aux autres, à l’« effet » produit, plus il se rend compte nettement de l’impossibilité qu’il y a à se tirer d’affaire entre le « Charybde de l’égoïsme et le Scylla de la trop grande franchise » d’une âme saine et sincère ; c’est précisément par respect pour la vérité absolue que ce projet d’autobiographie morale faite « du point de vue du bien et du mal » et dans laquelle il se proposait, par une dangereuse révélation de son moi, de découvrir sans réserve « toute la bassesse et la honte » de sa vie, ne se réalise pas. Mais ne déplorons pas outre mesure cette perte, car, par les écrits que nous possédons de cette époque, la « Confession » par exemple, nous savons avec exactitude que pour Tolstoï, depuis sa crise religieuse, le besoin de la vérité était devenu irrésistiblement le désir de s’humilier lui-même, une sorte de volupté fanatique (analogue à celle des flagellants) de se donner lui-même des verges et que chaque déclaration personnelle faite pendant ces années-là dégénérait en un violent accès d’injures proférées par lui-même sur son propre compte.
Ce Tolstoï des dernières années voulait, non plus simplement se raconter, mais s’humilier devant les hommes, « dire des choses qu’il avait honte de s’avouer à lui-même », et ainsi cette peinture définitive de Tolstoï par lui-même, avec sa véhémente mise au pilon de ses prétendues « bassesses » et péchés, serait probablement devenue une déformation de la vérité. En outre, nous pouvons nous en passer parfaitement, parce que nous possédons une autre description de Tolstoï par lui-même, qui embrasse toute sa vie, en s’étendant à travers ses diverses périodes, une description qui est peut-être la plus complète que, Gœthe excepté, un poète ait laissée de lui-même ; il est vrai que, tout comme chez Gœthe, elle n’est pas contenue dans un seul ouvrage, mais bien dans la diversité, se développant sans joints et sans lacunes, dans la somme de ses œuvres, lettres et Journaux. A peine avec moins de fréquence que Rembrandt, cet artiste, toujours occupé de son propre moi, aux époques les plus diverses, s’est mis en scène dans ses romans et ses récits sous des figures différentes et chaque fois reconnaissables ; dans toute son existence si longue, il n’y a pas de phase importante de sa vie extérieure, il n’y a pas de crise de sa vie intérieure qu’il n’ait incarnée, comme le font les véritables poètes, en un sosie symbolique. Le petit sous-lieutenant de la noblesse Olénine, dans Les Cosaques, qui, pour échapper à la mélancolie et à l’oisiveté de Moscou, cherche un refuge dans une profession et dans la nature, afin de s’y trouver lui-même, est, jusque dans chaque fil de son vêtement, dans chaque pli de son visage, authentiquement le jeune capitaine d’artillerie Tolstoï ; le pensif Pierre Besuchof, au sang lourd, de Guerre et Paix et son frère ultérieur, le gentilhomme campagnard Levine, ce chercheur de Dieu qui brûle de pénétrer le sens de la vie, le Levine d’Anna Karénine, sont indéniablement, jusque dans leur physique, le même personnage que Tolstoï à la veille de sa crise. Tout le monde reconnaîtra sous le froc du Père Serge la lutte du célèbre écrivain pour la sainteté ; dans le Diable, la résistance de Tolstoï vieillissant contre une aventure sensuelle, et dans le prince Nechludof, la plus remarquable de ses figures (elle traverse toute son œuvre), le type d’homme, profondément tenu secret dans son for intérieur, qu’il désirait être, le Tolstoï idéal, à qui il prête toutes ses intentions et tous ses actes éthiques, ce miroir créateur de sa conscience.
Et même ce Saryzine de La Lumière dans les Ténèbres porte un masque si transparent et trahit si complètement chaque scène de la tragédie familiale de Tolstoï qu’encore aujourd’hui chaque acteur, en jouant ce rôle, revêt le masque du grand écrivain. Une nature aussi vaste que Tolstoï a été précisément obligée de se répartir en une foule de personnages ; ce n’est qu’en les recherchant et en les groupant, portrait par portrait, dans le vaste déroulement de son œuvre que leur réunion permet de reconstituer l’image composite de Tolstoï, mais elle le fait parfaitement et avec une netteté absolue. C’est pourquoi, pour celui qui est capable de lire avec lucidité et clairvoyance les œuvres poétiques de Tolstoï, toute biographie, toute description documentaire est, à proprement parler, superflue, car aucun observateur extérieur ne dépasse cet observateur de son moi en netteté d’expression. Il nous conduit au sein de ses conflits les plus périlleux, il nous dévoile ses sentiments les plus cachés ; tout comme la poésie de Gœthe, la prose de Tolstoï n’est pas autre chose qu’une seule et grande confession se développant et se complétant, image par image, à travers toute une vie.
C’est précisément cette continuité, et elle seule, qui élève l’œuvre de Tolstoï au premier rang des autobiographies que nous ont laissées les artistes de la prose. Il n’y a là rien de pareil à l’autobiographie toute d’une pièce d’un Casanova ou à celle qui n’est que fragmentaire de Stendhal : comme l’ombre suit le corps, Tolstoï dans ses personnages court continuellement à la poursuite de lui-même. A vrai dire, cette méthode, ce besoin qu’on éprouve de se manifester soi-même plastiquement, sont familiers à chaque artiste. Toujours le poète, cet homme surabondant et surchargé d’un destin multiple, que chaque événement féconde et fertilise, reproduit dans ses créations aussi bien les extases qui l’enivrent que les crises qu’il traverse. Mais tandis que la plupart, comme Stendhal dans son Fabrice, Gottfried Keller dans Henri Le Vert, Joyce dans Stefen Dedalus, se présentent devant les hommes sous un masque unique et permanent, Tolstoï, par suite de ses changements continuels et inouïs, donne tous les dix ans une nouvelle forme à son propre portrait et ainsi nous le connaissons, nous le voyons, non pas personnage unique et invariable, mais enfant et adolescent, puis insouciant sous-lieutenant, époux heureux, puis nouveau Saül et Paul dans sa crise qui le soulève vers Dieu, lutteur et saint à moitié, puis vieillard serein et tranquillisé par lui-même, — toujours différent et pourtant toujours le même homme, comme une sorte de portrait cinématographique, qui se déroule et qui se développe constamment, sans rien de commun avec une photographie unique et figée.
Cependant, il faut ajouter à cette série de portraits uniquement plastiques qu’est l’œuvre du poète le grandiose complément des pensées que le penseur a écrites sur lui-même, le Journal et les lettres qui, jour par jour et heure par heure, accompagnent son esprit vigilant, jusqu’à l’heure de sa mort, de sorte que, dans cet univers spirituel aux faces si multiples, il y a à peine un endroit vide et inexploré, une terra incognita ; toutes les questions sociales, familiales, épiques ou littéraires, temporelles ou métaphysiques y sont discutées ; depuis Gœthe nous n’avons jamais vu remplir d’une manière si complète et si absolue la fonction intellectuelle et morale d’un poète terrestre. Et, comme, dans cette vie extraordinaire, dans cette humanité en apparence surhumaine, Tolstoï, exactement comme Gœthe, représente excellemment l’homme normal et sain, l’homme parfaitement équilibré et qui n’a rien d’extravagant ou de pathologique, le parfait exemplaire de la race, le symbole de l’équilibre moral et corporel, le moi éternel et le nous universel dans un même souffle et à chaque instant, nous trouvons, encore une fois comme chez Gœthe, dans son existence devenue si documentaire, un abrégé de l’humanité elle-même.
« L’événement le plus important de la vie d’un homme est le moment où il prend conscience de son moi ; les conséquences de cet événement peuvent être les plus bienfaisantes ou les plus redoutables. »
Novembre 1898.
Dans l’ordre de la création intellectuelle tout péril devient une faveur, toute entrave devient une aide et un stimulant salutaire, parce que c’est là un moyen de susciter des forces inconnues et de les renouveler. Si une existence doit avoir de l’influence sur l’univers, il ne faut pas qu’elle stagne dans l’immobilité, car la force de l’esprit, de même que toute force physique, naît du mouvement et du changement ; rien n’est plus dangereux pour un poète que le contentement, le travail mécanique et la voie facile.
La carrière de Tolstoï ne connaît qu’une seule fois cette détente, oublieuse de son moi, ce bonheur de l’être humain, ce péril de l’artiste. Une seule fois, au cours du pèlerinage qui doit le conduire vers son moi, son âme insatisfaite s’accorde du repos, une période de seize années au milieu d’une existence de quatre-vingt-trois ans ; c’est seulement pendant le temps qui va de son mariage à l’achèvement des deux romans Guerre et Paix et Anna Karénine, que Tolstoï vit en paix avec lui-même et avec son œuvre. Pendant treize ans (1865-1878) le Journal, cette sorte d’huissier de sa conscience, se tait, lui aussi ; Tolstoï, dans son bonheur, tout entier à son œuvre, ne s’observe plus, il observe uniquement le monde. Il ne pose pas de problème, parce qu’il est occupé à créer : à créer sept enfants et ses deux ouvrages épiques les plus puissants ; alors, et alors seulement, Tolstoï vit comme tous les autres esprits sans souci, dans l’égoïsme honorablement bourgeois de la famille, heureux, satisfait, parce qu’il est délivré de la « terrible question du pourquoi des choses ». « Je ne médite plus sur mon état (toute méditation est passée) et je ne cherche plus ce qu’il y a au fond de mes impressions ; dans mes relations avec ma famille, je ne fais que sentir sans réfléchir. Cet état me procure une liberté intellectuelle extrêmement grande. »
Le cours régulier de l’élaboration artistique n’est pas entravé par l’étude critique du moi ; l’implacable sentinelle postée devant la personnalité morale s’écarte en sommeillant et elle laisse à l’artiste la liberté de ses mouvements, le jeu parfait des sens. C’est durant ces années-là qu’il devient célèbre ; il quadruple sa fortune, il élève ses enfants et agrandit sa maison, mais se contenter d’être heureux, se repaître de gloire, se gorger de richesses est une chose qui, à la longue, n’est pas possible pour ce génie moral. Après chaque création littéraire, il reviendra toujours à son œuvre essentielle, qui est d’élaborer sa propre perfection et, comme aucun Dieu ne fait entendre à ses oreilles la voix de la Nécessité, il ira lui-même au-devant d’elle. Comme aucun événement extérieur ne lui apporte le souffle de la Fatalité, c’est en lui-même qu’il créera son tragique. Car toujours la vie (et à plus forte raison une vie si puissante !) veut se tenir en état d’oscillation. Si du côté du monde le flot du destin s’arrête, l’esprit creuse dans son intérieur une nouvelle source jaillissante, pour que le mouvement circulaire de l’existence ne tarisse pas.
Ce que Tolstoï éprouve à l’approche de sa cinquantième année et qui surprend ses contemporains d’une manière inexplicable, à savoir son soudain éloignement de l’art et sa volte-face vers les choses religieuses, ne doit être nullement considéré comme un phénomène extraordinaire ; en vain on chercherait une anormalité dans le développement de cet homme sain par excellence. Ce qu’il y a là d’extraordinaire, c’est simplement, comme toujours chez Tolstoï, la véhémence des impressions éprouvées. En effet, la transformation à laquelle procède Tolstoï dans la cinquantième année de sa vie n’est pas autre chose que la manifestation d’un fait qui, chez la plupart des hommes, par suite d’une intensité moindre, reste invisible : c’est l’inévitable adaptation de l’organisme intellectuel et physique à la vieillesse approchante, c’est l’année climatérique de l’artiste.
« La vie s’arrêta et devint lugubre », ainsi formule-t-il lui-même le début de sa crise d’âme. Le quinquagénaire a atteint le point mort de son développement critique où la plasticité du plasma commence à diminuer et où l’âme menace de se figer. Les sens ne pénètrent plus avec autant de puissance dans la masse molle de la cellule créatrice ; la couleur des impressions pâlit, comme celle des cheveux, lesquels grisonnent peu à peu ; c’est le début de cette seconde époque, que Gœthe nous a également fait connaître, où le jeu des sens pleins de chaleur se sublime en une sorte de froid pressoir où s’élabore la catégorie diaphane des concepts : la substance devient phénomène, le portrait devient symbole et la faculté de création colorée fait place à la classification cristalline des pensées. Comme toute transformation profonde de l’esprit, ici aussi cette apparition d’un homme nouveau prépare d’abord un léger malaise physique ; le sentiment ombrageux de l’approche de quelque chose d’étranger est encore inconnu. Une froide anxiété de l’esprit, une crainte affreuse d’appauvrissement font frissonner brusquement l’âme inquiète, et le séismographe du corps, aux nerfs si délicats, enregistre aussitôt l’ébranlement qui s’approche (les maladies mystiques de Gœthe, lors de chacune de ses transformations !).
Mais, et ici nous pénétrons dans un domaine à peine exploré, tandis que l’âme n’est pas encore capable d’expliquer cette attaque venue de l’obscurité et qu’elle tremble dans le sentiment craintif d’un danger incompréhensible, déjà dans l’organisme la défensive a commencé spontanément, sous forme de réaction psycho-physique, sans l’intervention de l’intelligence ni de la volonté de l’homme, par le seul effet de la prévoyance impénétrable de la nature. Car, tout comme chez les animaux, longtemps encore avant l’arrivée du froid, une chaude fourrure d’hiver revêt soudain leur corps, l’âme humaine, au moment où la vieillesse s’annonce, à peine le zénith dépassé, se voit pourvue d’un nouveau vêtement protecteur, d’ordre spirituel, — d’une épaisse enveloppe défensive, pour qu’elle ne se fige pas à l’époque du déclin, pauvre en rayons de soleil. Cette profonde réaction, qui passe du physique dans l’intellectuel, dont l’origine est peut-être dans les cellules des glandes et qui se propage jusque dans les dernières vibrations de la production créatrice, cette époque climatérique, que j’aimerais à appeler anti-puberté, est déterminée, en tant qu’ébranlement moral, par l’état sanguin et se présente sous forme de crise, exactement comme la puberté elle-même, bien que (à vous, psychanalystes et psychologues !) ce soit là un phénomène encore à peine étudié dans ses manifestations corporelles et encore moins observé dans ses manifestations intellectuelles.
Chez les femmes, tout au plus, où le retour d’âge s’effectue d’une manière plus grossière et plus clinique, sous des formes presque tangibles, on a bien pu recueillir quelques observations ; mais, encore complètement inexploré, le même phénomène du changement d’âge, qui chez l’homme est plus intellectuel, attend encore, avec ses conséquences morales, la lumière de la science psychologique. Car l’année climatérique est, pour l’homme, presque toujours, l’époque favorite des grandes conversions, des sublimations poétiques et intellectuelles, toutes choses qui sont comme un vêtement protecteur pour l’être dont le sang s’affaiblit, comme un succédané spirituel pour la décadence des sens, comme l’accroissement de la conscience de l’univers venant compenser l’appauvrissement du sentiment du moi, la diminution du potentiel de vie.
Absolument complémentaire de la puberté, aussi dangereuse pour ceux qui sont en danger, aussi véhémente chez les véhéments, aussi productive chez les productifs, l’année climatérique prélude de cette façon à une époque intellectuellement créatrice, dont la couleur est différente, à un regain d’activité de l’esprit, entre son zénith et son nadir. Dans tout artiste important nous rencontrons cet inévitable moment de crise, mais dans aucun avec autant d’impétuosité, bouleversant le sol, volcanique et presque destructive, que chez Tolstoï. Personne n’a exprimé d’une manière aussi objective que cet artiste, absolument vital et normal, l’anxiété qu’éprouve tout homme devant l’affaiblissement de la vie, son horreur, lorsqu’il sent diminuer sa force créatrice ; car c’est précisément parce que jusqu’alors Tolstoï a vécu insouciant, dans l’épanouissement de ses sens, et qu’il doit ses créations uniquement à la plénitude et à l’exubérance de sa force, qu’il voit déjà dans la moindre diminution de cette dernière comme une catastrophe fatale et même un anéantissement.
Considéré du point de vue positif, du point de vue d’une objectivité facile, ce qui arrive à Tolstoï dans sa cinquantième année est, à vrai dire, on ne peut plus normal : il se sent simplement vieillir ; voilà tout. Quelques dents lui tombent, sa mémoire s’obscurcit. Parfois son esprit éprouve de la lassitude : phénomènes quotidiens pour un quinquagénaire. Mais Tolstoï, cet homme débordant de force, cette nature toute en jaillissements larges et surabondants, se sent, dès ce premier souffle de l’automne, flétri et sur le point de mourir. Il pense « qu’on ne peut plus vivre, quand on n’est pas ivre de vie ». Une dépression neurasthénique, un malaise fait de perplexité s’emparent de cet homme d’une santé extraordinaire, dès les premiers signes de refroidissement et d’affaiblissement vital ; aussitôt il met bas les armes et capitule.
Il ne peut pas dormir, il ne peut pas penser : « Mon esprit est endormi et ne peut pas se réveiller ; je ne suis pas bien, je n’ai pas de courage. » Comme une chaîne, il traîne jusqu’au bout « l’ennuyeuse et plate Anna Karénine » ; ses cheveux grisonnent subitement ; des rides déchirent son front, son estomac se révolte, ses articulations deviennent plus faibles.
Il est plongé dans une morne apathie et il dit « que rien plus ne le réjouit, qu’il n’a plus rien à attendre de la vie, qu’il mourra bientôt » ; il « aspire de toutes ses forces à quitter la vie », et l’une après l’autre, le Journal enregistre ces deux mentions catégoriques, d’abord « peur de la mort », et puis, quelques jours après, « il faudra mourir seul » (en français dans le texte tolstoïen). Or, la mort, comme j’ai essayé de l’expliquer dans l’exposé de sa vitalité, signifie pour ce géant de la vie la plus épouvantable des pensées ; c’est pourquoi il se met à frissonner de tout son être dès que quelques points du réseau formidable de sa force paraissent se défaire.
Mais ce génial diagnostiqueur de son moi ne se trompe pas complètement, quand ses narines flairent une fin, car, effectivement, quelque chose du Tolstoï primitif meurt pour toujours dans cette crise, non pas l’homme débordant de force, mais seulement l’artiste libre et insouciant qui acceptait le monde comme une donnée objective et immuable, toute aussi réelle que son propre corps et lui appartenant comme celui-ci. Jusqu’à présent Tolstoï n’a jamais demandé au monde quel était son sens métaphysique ; il l’a contemplé simplement, comme l’artiste contemple son modèle et il a laissé venir à lui les phénomènes avec la joie naturelle d’un enfant ; ils s’étaient toujours placés docilement en face de lui, quand il dessinait leur portrait et ils n’avaient opposé aucune difficulté aux caresses et à l’étreinte de ses mains créatrices.
Cette contemplation objective et purement artistique, cette façon de regarder la vie, simplement pour la reproduire, devient brusquement impossible à l’esprit chargé de méfiance ; la naïve communauté est détruite ; entre l’univers et le moi s’ouvre soudain un abîme béant où règnent le froid et la moisissure. Les choses ne se présentent plus à Tolstoï avec la même intimité ; elles ne se donnent plus à lui si entières. Il sent qu’elles lui cachent un côté, un revers, une ombre, il ne sait quoi de sombre, de dangereux et d’indicible ; pour la première fois le plus lucide des hommes découvre dans la vie l’existence d’un mystère, il se doute qu’elle a une signification qu’il ne peut pas saisir avec des sens simplement matériels ; pour la première fois Tolstoï se rend compte que, pour comprendre ce qu’il y a dans ses profondeurs obscures, il a besoin d’un instrument tout nouveau, plus savant, d’un œil plus conscient, d’un œil de penseur. Toutes les individualités prennent une autre couleur, ou plutôt il n’y a plus d’individualités, de choses existant isolément. Tout comporte une relation mystérieuse avec une communauté qui lui est encore inconnue ; malgré lui, il est obligé désormais de chercher dans chaque phénomène son sens moral et de voir dans les choses les plus étrangères la présence et la liaison d’un destin propre. Des exemples expliqueront d’une manière plus concrète ce revirement intérieur. Cent fois, pendant la guerre, Tolstoï a vu mourir des hommes et sans se demander si l’on avait ou non le droit de les tuer, il a représenté leur fin sanglante en peintre, en poète, simplement par le jeu de la pupille, en tant que rétine sensible à l’aspect des formes. Maintenant voici qu’en France il aperçoit la tête d’un criminel roulant sur la planche de la guillotine, et aussitôt une puissance morale se révolte en lui contre toute l’humanité. Mille fois, lui le seigneur, le barine, le comte, est passé à cheval à côté de ses paysans, en acceptant avec indifférence, comme une chose évidente, l’humble salut de ses esclaves, tandis que le galop de la bête recouvrait leurs vêtements de poussière. Voici que maintenant pour la première fois il remarque qu’ils vont nu-pieds, qu’ils sont pauvres, qu’ils mènent une existence craintive et dépourvue de tous droits, et, pour la première fois, il se pose cette question inquiétante : a-t-il lui-même le droit d’être insouciant en face de leur pauvreté et de leur misère ? D’innombrables fois, à Moscou, son traîneau est passé bruyamment à côté de troupes de mendiants gelés de froid, sans qu’il tournât la tête ou qu’il fît la moindre attention à eux ; la pauvreté, la misère, l’oppression, l’état militaire, les prisons, la Sibérie étaient pour lui des faits aussi naturels que la neige en hiver et que l’eau dans la barrique ; maintenant, lors d’un recensement, son esprit brusquement éveillé voit dans la situation effrayante du prolétariat une accusation contre son propre superflu.
Depuis que les hommes ne sont plus pour lui de simples matériaux qu’il n’y a qu’« à étudier et à observer », mais qu’il entend leur appel, lui créant des obligations fraternelles, depuis que l’avertissement qu’il a reçu de la Mort lui a fait comprendre qu’il est lié lui-même au destin de tous les hommes, sur lequel plane l’ombre du trépas, l’ordonnance paisible et pittoresque de l’existence, ébranlée par les secousses sismiques de la conscience, s’écroule sur son âme ; il ne peut plus contempler la vie avec les yeux froids de l’artiste ; il est obligé inlassablement de se demander quel est le sens ou le non-sens, la légitimité ou l’illégitimité de tout événement ; il sent tout ce qui est humain non plus par rapport à son moi, concentriquement ou par introversion, mais socialement, fraternellement, par extroversion ; la conscience de sa communauté avec tous et avec chacun l’a « surpris », comme une maladie. « Il ne faut pas penser : c’est trop douloureux », soupire-t-il. Mais depuis que l’œil de la conscience s’est ouvert en lui, la souffrance de l’humanité, la douleur élémentaire de l’humanité deviendra désormais, irrévocablement, la plus personnelle de ses affaires. Précisément la terreur mystique du néant fait surgir en lui un nouvel observateur de l’existence, un nouveau créateur ; ce n’est que dans le complet renoncement de son moi que l’artiste assume la mission de reconstruire encore une fois son univers et, cette fois-ci, d’après la loi morale. Là où il croit que règne la mort, se réalise le miracle de la renaissance ; voici le nouveau Tolstoï, celui qu’une humanité vénère non seulement comme artiste, mais aussi comme le plus humain de tous les hommes.
Mais alors, à cette heure écrasante de l’effondrement, à ce moment incertain précédant le « réveil » (ainsi que Tolstoï plus tard, rasséréné, qualifie son état d’inquiétude), l’écrivain, tout surpris, ne prévoit pas encore que ce bouleversement constitue une transition. Avant que cet œil tout nouveau et tout différent qu’est l’œil de la conscience s’ouvre en lui, il se sent complètement aveugle, il ne trouve autour de lui que le chaos et la nuit sans chemin. Son univers s’est écroulé ; à demi étouffé par l’épouvante il regarde tout hébété l’obscurité où il ne découvre aucun sens. « Pourquoi donc vivre, si la vie est si terrible ? » se demande-t-il, en se posant l’éternelle question de l’Ecclésiaste ? Pourquoi se donner de la peine, alors que l’on ne fait que labourer son champ pour la Mort ? Comme un désespéré, il tâte les parois de ce sombre caveau qu’est l’univers, pour trouver quelque part une issue, un moyen de se sauver lui-même, une étincelle de lumière, une lueur stellaire d’espérance. Et, seulement lorsqu’il voit que personne ne lui apporte de l’extérieur salut et clarté, il creuse lui-même une galerie, méthodiquement et systématiquement, degré par degré. En 1879, il note sur une feuille de papier les « questions inconnues » que voici :
a) Pourquoi vivre ?
b) Quelle est la cause de mon existence et de celle d’autrui ?
c) Quel but a ma vie et celle d’autrui ?
d) Que signifie cette dualité de bien et de mal que je sens en moi, et pourquoi est-elle là ?
e) Comment dois-je vivre ?
f) Qu’est-ce que la mort ? Comment puis-je me sauver ?
« Comment puis-je me sauver ? Comment dois-je vivre ? » Tel est le cri effrayant que pousse Tolstoï, ce cri que les griffes de la crise arrachent à son cœur palpitant. Et ce cri va désormais retentir pendant trente ans, jusqu’à ce que ses lèvres défaillent. Le message de bonheur venu des sens, il n’y croit plus ! L’art ne console pas, l’insouciance est partie, l’ardente ivresse de la jeunesse s’est dissipée cruellement ; de tous côtés se répand un froid glacial issu des profondeurs du néant, de la demeure invisible de la Mort, qui rôde autour de la vie. Comment puis-je me sauver ? Ce cri devient toujours plus passionné, car il ne peut pourtant pas se faire que cet univers en apparence dépourvu de sens n’en possède pas un, — un sens que, il est vrai, l’on ne peut pas saisir avec les mains, voir avec les yeux, calculer avec la science, un sens qui réside au-dessus de toutes les vérités. Car la raison seule n’est suffisante que pour faire comprendre la vie, mais non pas la mort ; c’est pourquoi, comme s’en rend compte celui qui fut jusqu’alors un nihiliste, il faut une nouvelle faculté spirituelle, toute différente, pour saisir l’insaisissable ; et, comme il ne la trouve pas en lui-même, cet incroyant, qui est l’homme des sens, cet être indompté que déchire la terreur et que consume la peur, media in vita, au milieu de sa route, tout à coup se jette humblement à genoux devant Dieu, se dépouille avec dédain de sa science profane, qui pendant cinquante années l’a rendu infiniment heureux, et il implore fougueusement l’avènement en lui d’une foi : « Donne-la-moi, ô Seigneur, et permets-moi d’aider les autres à la trouver. »
« Mon Dieu, qu’il est difficile de ne vivre que devant Dieu, de vivre comme ont vécu des hommes qui étaient ensevelis dans un souterrain et qui savaient qu’ils n’en sortiraient jamais et que personne ne saurait comment ils ont vécu ! Pourtant, il faut, il faut vivre ainsi, parce que seule une telle vie est la vie. Aide-moi, Seigneur. »
Tolstoï, Journal, novembre 1900.
« Donne-moi une foi, ô Seigneur », s’écrie désespérément Tolstoï en s’adressant à son Dieu, qu’il a jusqu’alors nié. Mais il semble que ce Dieu ne se donne pas à ceux qui le réclament avec trop d’impétuosité, au lieu d’attendre humblement que sa volonté se révèle à eux. Car Tolstoï porte jusque dans la foi cette impatience passionnée qui est son vice radical. Il ne lui suffit pas de demander une foi ; non, il faut qu’elle lui soit accordée tout de suite, en une nuit, — prête et maniable comme une hache, pour faire place nette dans la forêt vierge de ses doutes, car le noble seigneur est habitué à être obéi prestement par ses serviteurs et il a été gâté aussi par ses sens, par ses yeux perçants et par ses oreilles à la sensibilité aiguë qui, avec la rapidité d’un battement de paupière, lui transmettent toute la science de ce monde ; il ne veut pas attendre avec patience, lui, l’homme volontaire, capricieux et qui ne connaît pas de maître. Il ne veut pas attendre comme un moine qui avec constance reste en contemplation pour voir s’infiltrer peu à peu la lumière d’en haut ; non, il veut qu’aussitôt la clarté du jour reparaisse dans son âme obscurcie. D’un seul bond, d’un seul élan, son esprit impétueux, faisant fi de tous les obstacles, veut avoir accès au « sens de la vie », « connaître Dieu », « penser Dieu », ainsi qu’il ose l’écrire d’une manière presque sacrilège. La foi, la façon de devenir chrétien et d’être humble, l’habitation en Dieu, tout cela, il espère pouvoir l’apprendre aussi lestement et aussi vite qu’il apprend maintenant, bien qu’il soit à l’âge des cheveux gris, le grec et l’hébreu, — devenu soudain pédagogue, théologien ou sociologue en six mois ou tout au plus en une rapide année !
Mais où trouve-t-on de la sorte, subitement, une foi, lorsque l’on n’a en soi-même pas la moindre semence de propension à la foi ? Comment devient-on, en une nuit, compatissant, bon, humble, d’une douceur franciscaine, quand, pendant cinquante ans, on n’a jugé le monde qu’avec l’œil sans indulgence de l’observateur strict, en nihiliste conscient et foncièrement rude, et quand on n’y a trouvé d’important et d’essentiel que soi-même ? Comment transforme-t-on en un tour de main cette volonté dure comme la pierre en un amour indulgent des hommes ? Où apprendra-t-on, où découvrira-t-on la foi, cet abandon de tout son être à une puissance supérieure et dominant l’univers ? Évidemment, auprès de ceux qui ont déjà la foi ou tout au moins prétendent la posséder, se dit Tolstoï : auprès de la Mater orthodoxa, l’Église, elle qui détient depuis deux mille ans déjà l’anneau du Christ. Aussitôt (car il ne s’accorde pas un moment de répit, cet homme impatient) Léon Tolstoï se met à genoux devant les icones, jeûne, va en pèlerinage dans les couvents, discute avec des évêques et des popes et dévore feuille à feuille l’Évangile.
Pendant trois ans il s’efforce d’être strictement croyant ; mais l’air de l’Église ne fait que souffler un vain encens et un frisson glacial dans son âme déjà gelée. Bientôt, désillusionné, il pousse pour toujours la porte entre lui et la doctrine orthodoxe. Non, l’Église n’a pas la véritable foi, reconnaît-il, ou plutôt elle a laissé tarir, gaspiller et falsifier l’eau de la vie.
C’est pourquoi il cherche plus loin : peut-être que les philosophes, les maîtres de la pensée connaissent-ils mieux ce redoutable « sens de la vie » ? Et aussitôt, avec fièvre et, pour ainsi dire, avec rage, Tolstoï, dont jusqu’alors le cerveau a ignoré tout ce qui n’est pas du domaine des sens, se met à lire pêle-mêle et d’une manière désordonnée les philosophes de tous les temps (beaucoup trop vite pour pouvoir les digérer, les comprendre) d’abord Schopenhauer, l’éternel compagnon de toute âme mélancolique, puis Socrate et Platon, Mahomet, Confucius et Lao-Tsé, les mystiques, les stoïciens, les sceptiques et Nietzsche. Mais bientôt il ferme les livres. Ceux-ci non plus ne possèdent pas de moyen de voir clair en ce monde qui soit différent du moyen qu’il possède lui-même, cette intelligence suraiguë qui contemple douloureusement les choses ; eux aussi, interrogent plutôt qu’ils ne savent ; eux aussi n’expriment que l’impatience de connaître Dieu et non pas le repos en Dieu. Ils créent des systèmes pour l’esprit, mais non la paix d’une âme qui reste inquiète ; ils donnent du savoir, mais non pas de la consolation.
Et, comme un malade, en proie aux tourments, à qui la science n’a fait aucun bien, va avec ses infirmités vers les remèdes de bonne femme et les bains de village, Tolstoï, l’homme le plus intellectuel de la Russie, dans la cinquantième année de sa vie, va vers les paysans, vers le « peuple », pour apprendre d’eux, les illettrés, enfin, la véritable foi, — pour apprendre la sagesse auprès des ignorants. Oui, eux, ces illettrés, que ne troublent pas les écrits, eux, les pauvres et les affligés, qui peinent sans se plaindre, qui se couchent muets dans un coin, comme les bêtes, lorsque la mort se dégage de leur être, eux qui ne doutent pas, parce qu’ils ne pensent pas, eux qui sont la sancta simplicitas, il faut bien qu’ils aient quelque secret ; autrement ils ne pourraient pas courber de la sorte avec résignation et sans révolte leur front sous le joug de fer de leur pauvreté. Il faut que dans leur naïveté ils sachent ce que la sagesse et l’esprit pénétrant ignorent, ce par quoi eux, dont l’intelligence est arriérée, sont plus avancés que nous au point de vue de l’âme. « Notre manière de vivre est fausse, la leur est juste » ; c’est pourquoi Dieu se révèle d’une manière visible dans leur existence patiente, tandis que l’esprit, la soif de la science, avec son « avidité frivole et voluptueuse », nous éloigne de la source véritable de la lumière, laquelle vient du cœur. S’ils n’avaient pas une consolation, s’ils ne possédaient pas en eux-mêmes une herbe magique et salutaire, ils ne pourraient pas supporter avec autant de sérénité, d’insouciance et de bonne humeur une vie aussi misérable : il faut donc qu’ils cachent au fond d’eux-mêmes une foi, quelque chose qui les élève au-dessus de la pesanteur de plomb de leur existence, et Tolstoï, lui, l’intellectuel au tempérament indomptable, se sent saisi de l’impatient désir de leur ravir leur secret. C’est par eux, rien que par eux, qui sont le « peuple de Dieu » (ainsi que Tolstoï cherche à s’en persuader), c’est seulement par les simples, par les pauvres d’esprit, par ceux qui travaillent ingénument, dans une humilité féconde, comme les bêtes, qu’il est possible d’apprendre la vie « juste », la grande patience et la résignation à une dure existence et à une mort encore plus dure.
Par conséquent, allons droit à eux, en plein dans leur vie, pour apprendre d’eux le divin secret ! Quittons l’habit de la noblesse et revêtons la blouse du moujik, éloignons-nous de la table aux mets friands et aux livres inutiles : les herbes innocentes et le doux lait des animaux doivent seuls désormais nourrir le corps, seules l’humilité, la simplicité naïve doivent alimenter cet esprit pénétrant comme celui de Faust. Ainsi Léon-Nicolaïewitsch Tolstoï, seigneur d’Iasnaïa Poliana et, qui plus est, souverain spirituel de millions d’humains, dans la cinquantième année de sa vie, se met lui-même à la charrue, porte sur son large dos d’ours la barrique d’eau de la fontaine et, au milieu de ses paysans, fauche les céréales avec un infatigable acharnement au travail. La main qui a écrit Anna Karénine et Guerre et Paix enfonce maintenant l’alène poisseuse dans la semelle de la chaussure qu’il a taillée lui-même, balaie les ordures de sa chambre et coud ses propres vêtements.
Vite il faut s’approcher, il faut s’approcher des « frères », vite il faut se mettre étroitement en contact avec eux ; c’est là l’essentiel et, par un seul mouvement de sa volonté, Léon Tolstoï espère ainsi devenir « peuple » et par là « chrétien selon Dieu ». Il descend au village trouver les paysans qui sont encore à moitié serfs (à son approche ils portent avec embarras la main à leur casquette) ; il les convoque dans sa maison, où, avec leurs lourdes chaussures, ils marchent maladroitement sur les parquets miroitants, comme sur du verre, et ils respirent lorsqu’ils se rendent compte que le « barine », le « gracieux seigneur » ne médite rien de mauvais pour eux, n’augmente pas, comme ils le craignaient, encore une fois, les redevances et le fermage, mais précisément (chose étrange ! ils secouent la tête, en se regardant d’un air gêné) désire s’entretenir de Dieu avec eux, toujours rien que de Dieu. Ils se le rappellent, les bons paysans d’Iasnaïa Poliana, il leur a fait déjà une fois quelque chose de pareil ; c’était alors l’école qui l’occupait, le seigneur comte, et pendant une année entière (puis cela l’ennuya) il instruisit personnellement les enfants. Mais que veut-il maintenant ? Ils l’écoutent parler avec méfiance, car ce nihiliste déguisé se mêle au « peuple » véritablement comme un espion, afin d’apprendre de lui la stratégie nécessaire à sa campagne d’ascension vers Dieu, afin d’apprendre le secret de l’humilité et le maniement de la foi.
Mais ces acquisitions forcées ne profitent qu’à l’art et à l’artiste ; en effet, Tolstoï doit les plus belles de ses légendes à de rustiques conteurs de village et sa langue prend un relief et une saveur magnifiques grâce aux mots naïvement imagés des paysans ; mais le secret de la simplicité d’âme ne s’apprend pas. Dostoïewski a déjà dit avec une lucidité prophétique, avant la crise pathétique et lors de la parution d’Anna Karénine, de ce Levine qui est le portrait de Tolstoï : « Des hommes comme Levine auront beau vivre avec le peuple aussi longtemps qu’ils voudront, ils ne deviendront jamais peuple : la présomption et la force de volonté, pour aussi capricieuses qu’elles soient, ne suffisent pas pour embrasser et réaliser le désir de descendre jusqu’au peuple. » Par là le génial visionnaire touche en plein le centre psychologique du changement qui s’est opéré dans la volonté de Tolstoï, et il démasque chez celui-ci la contrainte, le christianisme artificiel d’un désespéré et cette fraternité envers le peuple qui ne provient pas d’un amour inné et naturel, mais de la détresse de l’âme.
En effet, Tolstoï, l’intellectuel, a beau s’escrimer rageusement à faire l’homme bête et le paysan, jamais il ne peut implanter en lui une âme étroite de moujik, à la place de sa philosophie large et embrassant toutes choses ; jamais un esprit de vérité comme lui ne peut complètement s’abaisser jusqu’à une foi confuse de charbonnier. Il ne suffit pas de se jeter soudain à genoux dans sa cellule, comme Verlaine, et de prier : « Mon Dieu, donnez-moi la simplicité », pour qu’aussitôt fleurisse dans sa poitrine le rameau d’argent de l’humilité : il faut d’abord être et devenir réellement ce que l’on professe. La communication avec le peuple par le mystère de la compassion, ni la satisfaction de la conscience par une religiosité toute de foi ne s’établissent pas instantanément dans une âme, à la manière d’un contact électrique. Revêtir la blouse du paysan, boire du kwas, faucher les champs, toutes ces formes extérieures de l’égalité ont beau se réaliser avec la facilité d’un jeu (et cela même dans un double sens). L’esprit ne se laisse jamais abêtir, ni la lucidité d’un homme rabaisser arbitrairement, comme une flamme de gaz. La force lumineuse et la lucidité d’un esprit restent la mesure innée et inaltérable, la beauté et le destin de chaque individu ; c’est là une puissance qui dépasse sa volonté et qui, par conséquent, est au delà de notre volonté ; oui, elle ne fait que flamboyer avec plus d’impétuosité et d’agitation, plus elle se sent menacée dans son devoir souverain de vigilante clairvoyance. Car de même que par des exercices de spiritisme il est impossible de dépasser, ne fût-ce que d’un degré, la mesure de connaissance qui est innée en nous et de s’élever à une science supérieure, de même l’intellect est incapable, par le moyen d’un acte brusque de la volonté, de redescendre, ne fût-ce que d’un degré dans la simplicité.
Il est impossible que Tolstoï, cet esprit fait de science et d’une large clairvoyance, n’ait pas reconnu bientôt lui-même qu’une volonté, fût-elle aussi puissante que la sienne, ne pouvait en une nuit réduire sa complexité intellectuelle à la simplicité du Nitchevo ; et nul autre que lui (à vrai dire, plus tard) n’a prononcé cette admirable parole : « Agir avec violence contre l’esprit, c’est chercher à capter des rayons de soleil : quel que soit le moyen avec lequel on veut les recouvrir, toujours ils reviennent au-dessus. » A la longue, il ne pouvait plus se faire illusion sur l’incapacité dans laquelle se trouvait son intellect brusque, querelleur et autoritaire de seigneur voulant toujours avoir raison, d’éprouver un sentiment d’humilité naïve et durable : jamais non plus les paysans ne l’ont réellement pris pour un des leurs, bien qu’il eût adopté leurs vêtements et qu’il partageât extérieurement leurs habitudes ; jamais le monde n’a vu dans cet acte autre chose qu’un déguisement et non pas une transformation complète.
Précisément, ses proches, sa femme, ses enfants, la babouchka, ses amis véritables (ce ne sont pas les Tolstoïens professionnels) observent dès le début avec méfiance et mécontentement cette fougue convulsive avec laquelle le « grand poète du peuple russe » (c’est ainsi que Tourguenieff, dans la lettre qu’il écrit de son lit de mort, l’adjure de quitter la prédication pour revenir à l’art) veut descendre dans une sphère d’inintellectualité contraire à sa nature. Sa propre épouse, la victime tragique de ses crises d’âme, lui dit alors cette parole décisive : « Autrefois tu disais que tu étais inquiet, parce que tu n’avais pas la foi. Maintenant, pourquoi n’es-tu pas heureux, puisque tu dis que tu la possèdes ? » Argument tout à fait simple et irréfutable. En effet, rien n’indique chez Tolstoï, après sa conversion au Dieu du peuple, qu’il ait trouvé dans cette foi la paix de l’âme, le repos en Dieu et le contentement ; au contraire, on a toujours le sentiment, dès qu’il parle de sa doctrine, qu’il cherche à masquer l’incertitude de son âme par de véhémentes attaques et l’incertitude de sa conviction par de criardes affirmations. Tous les actes et toutes les paroles de Tolstoï, précisément dans cette période de conversion, ont un ton de violence désagréable, quelque chose d’ostentatif, de bruyant, de querelleur et de fanatique. Son christianisme embouche la trompette, comme une fanfare ; son humilité fait la roue, comme un paon, et, si l’on a de fines oreilles, on découvre précisément dans la façon exagérée avec laquelle il s’abaisse lui-même, quelque chose d’un ancien orgueil de Tolstoï, orgueil qui, maintenant, est devenu une fierté à rebours inspirée par cette humilité nouvelle.
On n’a qu’à lire le passage célèbre de sa confession où il veut « prouver » sa conversion, en crachant et en versant l’injure sur sa propre vie d’autrefois : « J’ai tué des hommes à la guerre ; je me suis battu en duel ; j’ai dissipé en jouant aux cartes l’argent extorqué aux paysans et je les ai châtiés cruellement, j’ai forniqué avec des femmes de mœurs légères et j’ai trompé des maris. Mensonge, vol, adultère, ivrognerie et brutalités de toute espèce, j’ai commis tous les actes honteux ; il n’y a pas de crime qui me soit resté étranger. » Et, pour que personne n’excuse en lui ces crimes prétendus, parce que c’est un artiste, il continue sa bruyante confession publique : « C’est pendant ce temps que je me mis à faire de la littérature, par vanité, désir du gain et orgueil. Pour conquérir la gloire et la richesse, je fus obligé d’étouffer en moi ce qu’il y avait de bon et de m’abaisser jusqu’au péché. »
Ce sont là, certes, des paroles terriblement révélatrices et émouvantes dans leur pathos moral. Mais, reconnaissons-le, la main sur le cœur, il n’y a jamais eu personne qui, s’appuyant sur ces accusations de Tolstoï par lui-même, l’ait méprisé « comme un homme bas et criminel », comme un « pou », ainsi qu’il s’appelle lui-même dans sa soif fanatique d’humiliation, et cela parce que, pendant la guerre, il a, conformément à son devoir, servi sa batterie ou parce que, étant d’un tempérament très puissant, il a jeté sa gourme pendant qu’il était célibataire. Est-ce que plutôt on n’a pas ici une désagréable impression de criaillerie ? Est-ce que l’on n’a pas ici l’impression de se trouver en présence d’une conscience surexcitée qui, par excès de repentir, par un orgueil fait d’humilité, cherche à tout prix à se découvrir des péchés ? Est-ce que, comme le valet qui dans Raskolnikof veut se faire passer faussement pour meurtrier, il n’y a pas ici une âme ivre de confession, qui invente des crimes qu’elle n’a pas commis, pour « se charger de la croix » et pour « prouver » son christianisme et son humilité ? Est-ce que, précisément, ce désir de rendre témoignage sur son propre compte, cette humiliation convulsive, pathétique et bruyante que s’impose Tolstoï ne prouve pas qu’une humilité paisible et calme n’existe pas ou n’existe pas encore dans cette âme ébranlée et peut-être même que c’est là une transposition dangereuse de vanité à rebours ? Est-ce que ce « nouveau » Tolstoï de l’humiliation n’est peut-être pas, mais en sens inverse, l’homme pour qui jadis « la gloire devant les hommes » a été le but suprême ? En tout cas, cette humilité ne se comporte pas humblement, au contraire ; on ne saurait imaginer rien de plus passionné que cette lutte ascétique contre la passion.
A peine a-t-il dans son âme une petite étincelle, encore incertaine, de foi, voilà que cet impatient veut aussitôt enflammer par là toute l’humanité, semblable à ces princes barbares de la Germanie qui, à peine leur tête mouillée par l’eau du baptême, prenaient aussitôt la hache pour abattre les chênes qui jusqu’alors leur étaient sacrés et portaient l’incendie et le meurtre chez les peuples voisins qui n’étaient pas encore convertis. Avec des bonds de géant, avec une volonté de Titan, Tolstoï s’élance à l’assaut de la foi. Mais rien ne prouve qu’il l’ait réellement conquise et atteinte. Car, si la foi est un repos en Dieu, et si être chrétien consiste à vivre dans le calme et la patience, jamais ce superbe impatient ne fut un croyant, jamais cet ardent et insatisfait ne fut un chrétien : c’est seulement si l’on donne déjà le nom de religion à une immense aspiration au sentiment religieux et si un brûlant désir de Dieu suffit à faire un chrétien, que ce chercheur de Dieu, cet éternel agité, peut être compté parmi les croyants.
Mais c’est précisément par ce que cette réussite n’est qu’incomplète et parce que la conviction religieuse à laquelle il est parvenu manque de certitude que la crise subie par Tolstoï prend une valeur symbolique et dépasse l’ordre des faits individuels, exemple éternellement mémorable montrant qu’il n’est pas possible même à l’homme doué de la volonté la plus énergique d’abolir la forme primitive de son caractère et de transformer, par un acte d’autorité, le caractère qui lui est propre en un caractère opposé. La forme de vie qui nous a été assignée admet des améliorations, des polissures et des affinements et sans doute la passion éthique peut bien accroître en nous, grâce à un travail conscient et persévérant, ce qu’il y a de moral et de bon ; mais elle ne peut jamais effacer radicalement les lignes fondamentales de notre caractère, ni disposer notre chair et notre esprit suivant un autre ordre architectonique.
Lorsque Tolstoï déclare qu’on peut « se défaire de l’égoïsme comme de l’habitude de fumer », ou qu’on peut « conquérir » la faculté d’aimer et « acquérir de force » la foi, un résultat extrêmement modeste vient démentir, chez lui-même, un effort colossal devenu presque une manie. Car rien n’atteste que Tolstoï, l’observateur puissant, implacable et essentiellement nihiliste, l’homme coléreux, « dont les yeux étincellent dès qu’on le contredit de la moindre façon », par suite de sa conversion, due à un coup de force, soit alors devenu aussitôt un chrétien, sociable, aimable, doux et bon, un « serviteur de Dieu », un « frère de ses frères ». Son « changement » a bien modifié ses idées, ses opinions, ses paroles, mais non pas sa nature intime (« la loi que tu as reçue en naissant, tu dois la suivre, tu ne peux pas y échapper », dit Gœthe) ; avant et après le « réveil », la même inquiétude et la même soif de tourments assombrissent son âme inquiète : Tolstoï n’était pas né pour être satisfait. C’est précisément à cause de cette impatience que Dieu ne lui a pas immédiatement « donné » la foi ; il faut qu’il lutte inlassablement pendant trente ans encore, jusqu’à la dernière heure de sa vie. Son chemin de Damas, il ne le parcourt pas en une nuit, ni en une année : jusqu’à ce que son souffle s’éteigne, Tolstoï ne sera satisfait par aucune réponse ; aucune foi ne le contentera, et jusqu’au moment suprême la vie lui semblera un mystère.
Ainsi à la question du « sens de la vie » que pose Tolstoï, il n’est apporté aucune réponse ; la paix de la foi n’est pas donnée à son inquiétude religieuse : son élan vers Dieu, puissant et avide, n’aboutit pas. Mais l’artiste dispose en tout temps d’une ressource chaque fois qu’il ne peut pas surmonter une dissension : il peut extérioriser sa détresse, la répandre dans l’humanité tout entière et faire du problème qui occupe son âme un problème universel. Ainsi Tolstoï, lui aussi, intensifie le cri d’effroi égoïste de sa crise individuelle : « Que deviendrai-je ? » en ce cri, bien plus puissant : « Que deviendrons-nous ? » Comme il ne peut pas convaincre son propre esprit, son esprit opiniâtre, il veut persuader les autres. Comme il ne peut pas se transformer lui-même, il essaye de transformer l’humanité. Toutes les religions de tous les temps sont nées de la sorte ; tous les progrès de l’univers (Nietzsche, le plus pénétrant des hommes, le sait bien) sont dus à la « fuite devant lui-même » d’un seul homme menacé dans son âme, qui, pour détourner de sa propre poitrine la question fatale, la rejette au milieu de tous, changeant ainsi l’inquiétude d’un individu en une inquiétude universelle.
Il n’est pas devenu, il n’est jamais devenu chrétien pieux et d’esprit franciscain, cet homme aux grandes passions, aux yeux qu’on ne trompe pas, lui dans le cœur dur et ardent de qui habite le doute ; mais, précisément, parce qu’il connaît le tourment que donne l’absence de la foi, il a fait la tentative la plus fanatique des temps modernes, prétendant sauver le monde de la détresse du nihilisme, le rendre plus croyant qu’il n’a jamais été lui-même. « Le seul moyen de se sauver du désespoir de la vie est de projeter son moi dans l’univers », et ce moi tourmenté et avide de sagesse qui est celui de Tolstoï, répand alors devant toute l’humanité, comme un cri avertisseur et comme une doctrine, la redoutable question qui l’a assailli.
« Une grande idée m’est venue, à la réalisation de laquelle je pourrais sacrifier toute ma vie. Cette idée est la fondation d’une religion nouvelle, la religion du Christ, mais débarrassée des dogmes et des miracles. »
Tolstoï, Journal de Jeunesse, 5 mars 1855.
A la base de sa doctrine, de son « message » à l’humanité, Tolstoï met la parole de l’Évangile : « Ne résistez pas au mal » et il lui donne cette interprétation féconde : « Ne résiste pas au mal par la violence. »
Cette phrase contient à l’état latent toute l’éthique tolstoïenne : le grand lutteur a jeté si fortement contre le mur du siècle les pierres de cette fronde, avec toute la véhémence oratoire et morale de sa conscience vibrante de douleur, que, aujourd’hui encore, l’ébranlement se fait sentir dans la charpente à demi brisée. Il est impossible de mesurer dans toute sa portée l’effet moral de cette attaque : la mise bas volontaire de leurs armes par les Russes après Brest-Litowsk, la « non-résistance » de Gandhi, l’appel pacifiste de Romain Rolland au milieu de la guerre, l’opposition héroïque d’innombrables individus, dont on ne connaît même pas le nom, à la violence exercée sur leur conscience, la lutte contre la peine de mort, tous ces actes du nouveau siècle, isolés et en apparence sans liens entre eux, doivent au message de Léon Tolstoï leur énergique impulsion. Partout où aujourd’hui la violence est combattue, soit comme moyen, comme arme ou comme droit, soit comme institution soi-disant divine destinée à servir de défense, sous quelque prétexte que ce soit, qu’il s’agisse de nations, de religions, de race ou de propriété, partout où le sens moral, orienté vers l’humanité, se refuse à verser le sang, à approuver le crime de la guerre et, revenant en arrière jusqu’au « droit du poing » du moyen âge, se refuse à reconnaître une victoire militaire comme l’expression de la justice divine, partout, encore aujourd’hui, tout révolutionnaire moral trouve dans l’autorité et l’ardeur de Tolstoï la confirmation d’une force fraternelle.
Partout où une conscience indépendante, au lieu des formules froides de l’Église, des prétentions ambitieuses de l’État ou d’une justice rouillée et qui ne fonctionne plus que schématiquement, défère la décision suprême uniquement au sentiment fraternel de l’humanité, comme étant la seule instance morale, elle peut se réclamer de cet acte exemplaire de Tolstoï, — analogue à celui de Luther, — déniant résolument à cette moderne papauté qu’est la puissance prétendument infaillible de l’État tout droit sur l’âme de l’individu et faisant appel à ce qu’il y a d’humain chez les hommes pour que toujours chacun d’eux ne juge qu’« avec son cœur ».
Mais quel est ce « mal » que, selon Tolstoï, nous devons combattre sans recourir à la violence ? Simplement la violence elle-même, la violence intrinsèque, même si elle cache ses muscles sous l’habit pathétique de l’économie politique, de la prospérité nationale, des aspirations ethniques et de l’extension coloniale, même si encore elle falsifie avec autant d’habileté que possible l’instinct de puissance et l’instinct sanguinaire de l’homme pour en faire un idéal philosophique et patriotique : nous ne devons pas nous laisser tromper ; même dans ses sublimations les plus séduisantes, la violence sert toujours uniquement, non pas à rendre les hommes plus fraternels, mais à augmenter la puissance et l’intransigeance d’un seul groupe et par là elle perpétue l’inégalité qui est dans le monde. En effet, la violence vise à la possession, à l’acquisition des biens matériels et à leur accroissement continuel. C’est pourquoi, pour Tolstoï, toute inégalité commence avec la propriété. Ce n’est pas en vain que le jeune noble a passé, à Bruxelles, des heures et des heures avec Proudhon : même avec Marx, Tolstoï, qui se trouvait alors le plus radical de tous les socialistes, avance ce postulat : « La propriété est la racine de tout mal et de toute souffrance, et il existe un risque de conflit entre ceux qui ont une superfluité de biens et ceux qui n’en ont aucun. » Car, pour se maintenir, la propriété doit nécessairement devenir défensive et même agressive. La violence est nécessaire pour acquérir la propriété, elle est nécessaire pour accroître les biens qu’on possède, elle est nécessaire encore pour les défendre. C’est pourquoi la propriété crée, pour sa protection, l’État, et, à son tour, l’État, pour assurer son existence, crée les formes organisées de la puissance séculière, l’armée, la justice, « tout ce système de contrainte qui ne sert qu’à protéger la propriété », et celui qui se subordonne à l’État et qui le reconnaît, livre son âme à ce principe de la force. D’après la conception de Tolstoï, même les hommes qui sont en apparence indépendants, les intellectuels, servent, dans l’État moderne, sans s’en rendre compte, uniquement à maintenir un petit nombre de privilégiés en possession de leurs biens ; il n’est pas jusqu’à l’Église du Christ (qui « dans sa véritable signification s’élevait contre l’État ») qui, « par des doctrines mensongères », ne s’écarte de son devoir le plus strict, en bénissant les armes, en fournissant des arguments à l’ordre établi, — qui n’est qu’injustice, — et qui, par suite, ne se fige en formules et ne dégénère en habitudes et en choses conventionnelles. De leur côté, les artistes, eux qui sont les fils de la liberté, les avocats nés de la conscience et les défenseurs du droit humain, se bornent à sculpter leurs mesquines tours d’ivoire et « endorment la conscience ». Le socialisme, lui, cherche à guérir l’inguérissable ; les révolutionnaires, les seuls qui, par une exacte compréhension des choses, veulent détruire de fond en comble le faux ordre du monde, commettent la faute d’employer eux-mêmes le moyen meurtrier de leurs adversaires et ils perpétuent l’injustice en laissant subsister le principe du « mal », c’est-à-dire la violence, et, qui plus est, en le sanctifiant.
Par conséquent, au sens de ces revendications anarchistes, le fondement de l’État et le rapport actuel existant entre les hommes sur la terre est faux et pourri ; c’est pourquoi Tolstoï repousse avec véhémence, comme inutiles et insuffisantes, toutes les améliorations de la forme du gouvernement proposées par les démocrates, les philanthropes, les pacifistes et les révolutionnaires. En effet, aucune Douma, aucun parlement (et moins encore une révolution) ne peut délivrer la nation du « mal » de la violence : il n’est pas possible de consolider une maison établie sur un sol instable ; on ne peut que la quitter et s’en bâtir une autre. Or, l’État moderne repose sur le principe de la force, non sur la fraternité : conséquemment, pour Tolstoï, il est irrévocablement condamné à s’écrouler et tous les ravaudages du socialisme et du libéralisme ne font que prolonger son agonie. Ce qu’il faut changer, ce n’est pas le rapport politique existant entre le peuple et le gouvernement, mais les hommes eux-mêmes ; au lieu de la pression violente exercée par l’État, il faut qu’un lien moral intérieur constitué par la fraternité consolide chaque groupement. Mais tant que cette fraternité religieuse et éthique n’a pas remplacé la forme actuelle de la contrainte pesant sur les citoyens, Tolstoï déclare qu’une véritable moralité n’est possible qu’en dehors de l’État, en dehors des partis, dans l’espace mystérieux et invisible de la conscience individuelle. Comme l’État s’identifie à la violence, un homme inspiré par l’éthique ne doit pas s’identifier à l’État. Ce qu’il faut, c’est une révolution religieuse, l’affranchissement de tout homme de conscience des chaînes d’une communauté établie sur la violence. C’est pourquoi Tolstoï lui-même, avec une brusque résolution, se place en dehors des formes de l’État et il se déclare moralement indépendant de tous devoirs qui ne seraient pas dictés par sa conscience. Il refuse de reconnaître « qu’il fait partie exclusivement d’un peuple ou d’un État ou bien qu’il est le sujet d’un gouvernement quelconque » ; il se sépare volontairement de l’Église orthodoxe, il renonce, par principe, à s’adresser à la Justice ou à n’importe quelle institution établie par la société actuelle, afin de ne point avoir de rapport avec ce diable qu’est l’État fondé sur la violence. Par conséquent, qu’on ne se laisse pas illusionner, par la douceur évangélique de sa prédication sur la fraternité, par la teinte d’humilité chrétienne qui recouvre sa diction et par son recours à l’Évangile, sur le caractère complètement hostile à l’État de sa critique sociale, sur l’énergie et la résolution consciente avec lesquelles Tolstoï, le plus hardi hérétique du siècle, en anarchiste radical, déclare ouvertement la guerre à l’autorité du tsar, à l’Église et à toutes les contraintes imposées par l’État à la communauté. Sa doctrine de l’État est la doctrine antiétatiste la plus acharnée qu’il y ait et, depuis Luther, la rupture la plus complète d’un individu avec ce nouveau papisme qu’est le concept de l’infaillibilité de la propriété.
Même Trotzki et Lénine, théoriquement, n’ont pas fait un pas de plus au delà du « Tout doit être changé » de Tolstoï ; et, tout comme Jean-Jacques Rousseau, l’« ami des hommes », préparait avec ses écrits les galeries de mines par lesquelles la Révolution française fit ensuite sauter la royauté, aucun Russe n’a ébranlé plus fortement les forteresses essentielles de l’ordre tsariste et capitaliste, en en préparant l’assaut, que ce révolutionnaire radical, que, chez nous, trompé par sa barbe patriarcale et par une certaine onction qu’il y a dans sa doctrine, on se plaît à considérer uniquement comme un apôtre de la douceur. Certes, de même que Rousseau se serait indigné de voir à l’œuvre des sans-culottes, Tolstoï se serait sans doute indigné de la méthode employée par le bolchevisme, car il haïssait les partis (il est dit prophétiquement dans ses écrits « quel que soit le parti qui triomphe, il lui faudrait, pour maintenir sa puissance, non seulement employer tous les moyens de violence existants, mais encore en inventer de nouveaux ») ; mais une conception sincère de l’histoire attestera, un jour, qu’il a été le meilleur précurseur de ce bolchevisme et que toutes les bombes de tous les révolutionnaires n’ont pas miné et ébranlé en Russie l’autorité autant que la révolte ouverte de cet individu, — le plus grand de tous, — contre les puissances, invincibles en apparence, de sa patrie : le tsar, l’Église et la propriété. Depuis que lui, le plus génial de tous les faiseurs de diagnostics, a découvert le défaut de construction qu’il y a dans le fondement de notre civilisation, à savoir que l’édifice de notre État repose non sur l’humanité, sur la communauté humaine, mais sur la brutalité et sur la domination, il a déployé toute sa violence dialectique, son énorme puissance éthique, pendant trente ans, en attaques toujours renouvelées contre l’ordre existant dans la société russe, — Winkelried de la Révolution, sans la vouloir, dynamite sociale, force primitive et élémentaire de destruction et de bouleversement et, par là, inconsciemment remplissant parfaitement la mission incombant au génie russe. Car fatalement toute pensée russe, avant de bâtir, doit d’abord détruire radicalement et à la racine ; ce n’est pas par hasard que chacun de ses artistes est contraint d’abord de s’enfoncer dans les couches les plus noires du nihilisme le plus sombre et le moins frayé, pour ensuite, dans un désespoir brûlant et extatique, conquérir ardemment une nouvelle foi ; ce n’est pas comme nous, Européens, par des améliorations timides et avec des précautions pleines de piété, que chez les Russes procèdent le penseur, le poète et l’homme d’action ; au contraire, ils attaquent les problèmes aussi brusquement qu’un bûcheron et avec l’intrépidité de démolition qui inspire les expériences dangereuses. Un Rostopchine n’hésite pas, pour mériter la victoire, à brûler, jusqu’au seuil des maisons, Moscou, cette merveille du monde, et de même Tolstoï (pareil en cela à Savonarole), n’hésite pas à vouer au bûcher tous les biens de l’humanité civilisée, l’art comme la science, simplement pour justifier de la sorte une nouvelle et meilleure théorie. Il est possible que le rêveur religieux qu’était Tolstoï ne se soit jamais rendu compte des conséquences pratiques de son offensive ; probablement, il n’a jamais osé calculer combien d’existences terrestres la chute soudaine d’un aussi vaste édifice entraînerait avec elle ; il s’est borné à ébranler avec toute la force d’âme et l’entêtement de sa conviction les colonnes de l’édifice social de l’État. Et, quand un tel Samson étend ses poings, le toit le plus gigantesque penche et fléchit.
C’est pourquoi toutes les discussions rétrospectives sur le point de savoir dans quelle mesure Tolstoï aurait approuvé ou combattu la révolution bolcheviste restent oiseuses en présence de ce fait patent que rien n’a intellectuellement favorisé autant la révolution russe que la prédication fanatique de Tolstoï contre le superflu et la propriété, que les pétards de ses brochures et les bombes de ses pamphlets. Aucune critique de notre temps, pas même celle de Nietzsche, lequel, en sa qualité d’Allemand, ne visait jamais que les gens cultivés et à qui sa manière d’écrire poétiquement dionysiaque ôtait toute influence sur les masses, n’a bouleversé autant les âmes et n’a miné autant la foi de la multitude populaire : et, contre son désir et sa volonté, la figure de Tolstoï se dresse, pour tous les temps, dans le Panthéon invisible des grands révolutionnaires, des destructeurs du pouvoir et des transformateurs du monde.
Contre son désir et sa volonté : car Tolstoï a nettement distingué sa révolution, individualiste et chrétienne, son anarchisme d’État, de toute révolution par les actes et par la violence. Il écrit dans les Épis mûrs : « Quand nous rencontrons des révolutionnaires, nous nous illusionnons fréquemment en croyant que nous ne faisons qu’un. Comme nous, ils proclament : pas d’État, pas de propriété, pas d’inégalité ! Et beaucoup d’autres choses semblables. Cependant, il y a entre eux et nous une grande différence : pour le chrétien, l’État n’existe pas ; eux, au contraire, veulent anéantir l’État. Pour le chrétien, il n’y a pas de propriété ; eux veulent l’abolir. Pour le chrétien, tous les hommes sont égaux ; eux veulent détruire l’inégalité. Les révolutionnaires combattent par le dehors le gouvernement ; mais le christianisme, lui, ne combat pas, il détruit par le dedans les fondements de l’État. » On voit que Tolstoï voulait, non pas détruire l’État par la violence, mais lui arracher molécule par molécule, individu après individu, afin que l’organisme étatiste se dissolve de lui-même, par manque de force. Toutefois, le résultat final reste le même : la destruction de toute autorité ; et Tolstoï a, pendant toute une vie, servi passionnément cette cause. Il est vrai qu’il voulait, en même temps, un ordre nouveau, une Église d’État, et opposer un lien religieux au lien social et positif de l’État actuel. Il voulait instaurer une religion de la vie, plus humaine et plus fraternelle, l’évangile, à la fois ancien et nouveau, celui des chrétiens primitifs, l’évangile du christianisme tolstoïen. Mais (la loyauté avant tout), pour apprécier justement son œuvre de reconstruction spirituelle, il faut faire une distinction nettement tranchée entre le critique génial de la civilisation, le génie visuel et terrestre qu’il y a dans Tolstoï et le moraliste indécis, insuffisant, capricieux et inconséquent qu’on trouve chez Tolstoï devenu penseur, lui qui, dans un accès de pédagogie veut, non plus seulement, comme autrefois, faire l’école aux fils des paysans d’Iasnaïa Poliana, mais, avec une effrayante dose de légèreté philosophique, inculquer à toute l’Europe le grand A B C de la seule vie qui soit « juste ». Nul respect ne saurait s’incliner assez profondément devant Tolstoï tant que, lui qui est né sans ailes, il reste dans le monde des sens et avec ses organes de génie dissèque la structure de l’humanité ; mais, dès qu’il veut prendre librement son essor dans le domaine de la métaphysique, où ses sens ne peuvent plus rien saisir, voir ou absorber, où toutes ces antennes sublimes tâtent en vain le vide, on est presque effrayé littéralement de sa gaucherie intellectuelle. Non, on ne peut insister là-dessus avec trop de force : Tolstoï, en tant que philosophe théorique et systématique, s’est trompé aussi lamentablement que Nietzsche, — ce pendant de son génie, — en tant que compositeur de musique. Tout comme la musicalité de Nietzsche, qui est magnifiquement féconde au sein de la mélodie des mots, échoue presque misérablement dans la sphère autonome des sons musicaux, c’est-à-dire dans la composition musicale, la raison éminente de Tolstoï s’éclipse aussitôt lorsque, sortant de la sphère de la critique sensorielle, il se risque dans la théorie et dans l’abstrait. On peut constater cette différence dans une seule et même œuvre ; par exemple, dans son pamphlet social Que devons-nous faire ?, la première partie décrit, objectivement et d’après l’expérience, les quartiers misérables de Moscou, avec une maîtrise qui fait que le lecteur en est tout haletant. Jamais ou presque jamais la critique sociale ne s’est manifestée sur un objet terrestre plus génialement que dans la description de ces taudis et de cette humanité sacrifiée ; mais aussitôt que, dans la seconde partie, l’utopiste qu’il y a en Tolstoï passe du diagnostic à la thérapeutique et prétend faire doctoralement des propositions d’amélioration, chaque concept devient nébuleux, les contours se brouillent, les idées se piétinent hâtivement. Et cette confusion augmente, de problème en problème, à mesure que Tolstoï se montre plus hardi, et Dieu sait si sa hardiesse va loin. Sans aucune formation philosophique, avec un manque de respect absolu, il s’attaque dans ses traités à toutes les questions éternellement insolubles qui sont suspendues dans l’infini par des chaînes d’étoiles et il croit les rendre « solubles », comme de la gélatine.
Tout comme cet esprit impatient, pendant sa crise, voulait précipitamment endosser une « croyance », comme un manteau de fourrure, et devenir chrétien et humble en une nuit, le voici maintenant qui, dans ces écrits prétendant faire l’éducation du monde, veut « faire pousser une forêt en un tour de main » ; et celui qui en 1878 s’écriait encore désespérément : « Toute notre vie terrestre est un non-sens », celui-là tient toute prête à notre usage, à peine trois ans plus tard, sa théologie universelle avec la solution de toutes les énigmes du monde. Évidemment, dans des constructions si hâtives, chaque contradiction trouble forcément un tel penseur « à la va-vite » ; c’est pourquoi Tolstoï enseigne, en tenant constamment ses oreilles fermées, — passant par-dessus toute contradiction et s’accordant à lui-même, avec une hâte suspecte, la solution absolue de tous les problèmes. Quelle foi incertaine que celle qui sans cesse se sent obligée de « prouver » ! Quelle pensée illogique et manquant de rigueur que celle qui, dès que les arguments font défaut, voit toujours se présenter à elle au bon moment une parole de la Bible, comme autorité dernière, exclusive et irréfutable ! Non, non, non, on ne peut pas le déclarer assez énergiquement, les traités doctrinaires de Tolstoï (malgré quelques détails qui, c’était inévitable, ont un caractère génial), — coraggio, coraggio ! — sont au nombre des plus désagréables ouvrages de fanatisme qu’il y a dans la littérature universelle ; ce sont des exemples détestables d’une pensée précipitée et confuse, orgueilleuse et arbitraire et (ce qui chez l’homme de vérité qu’est Tolstoï est un spectacle émouvant) même malhonnête.
Car, positivement, le plus sincère de tous les artistes, le noble et exemplaire apôtre de l’éthique qu’est Tolstoï, ce grand homme qui atteint presque à la sainteté joue, comme penseur théorique, un jeu mauvais et faux. Pour fourrer dans son sac philosophique l’univers infini de l’esprit, il commence par un tour grossier de passe-passe, consistant à simplifier d’abord tous les problèmes, de telle façon qu’ils deviennent minces et maniables comme des cartes. Par conséquent, avec une simplicité puérile, il établit en premier lieu le concept de « l’ »homme, puis ceux « du » bien, « du » mal, « du » péché, « de la » sensualité, « de la » fraternité, « de la » foi. Puis il mêle gaillardement les cartes, il brandit « l’ »amour comme atout et, voyez, il a gagné. Dans une petite heure tout le problème de l’univers, ce problème infini et insoluble, qui a été étudié par des millions de générations humaines, se trouve résolu sur la table à écrire d’Iasnaïa Poliana, et le vieil homme est tout étonné ; ses yeux sont clairs comme ceux d’un enfant, ses lèvres grises sourient de bonheur ; il est surpris, longuement surpris, de voir « comme pourtant tout est simple ! » Comment s’expliquer alors que tous les philosophes, tous les esprits qui, depuis mille ans, gisent dans mille cercueils en mille pays, aient torturé si douloureusement et avec tant de complication leur esprit, au lieu de remarquer que toute « la vérité était depuis longtemps contenue dans l’Évangile, aussi claire que le soleil », — pourvu que, comme lui, Léon Nicolaïewitsch, l’a fait en l’an du Seigneur 1878, « on l’ait compris comme il fallait, pour la première fois depuis dix-huit cents ans » et qu’enfin on ait nettoyé le message divin de son « plâtrage » ? (Oui, littéralement, il dit des paroles aussi impies !)
Désormais donc, c’en sera fini de toutes les peines et de tous les tourments ; désormais les hommes seront forcés de reconnaître combien la vie est simple à vivre : ce qui vous gêne, on le jette tout bonnement sous la table ; on supprime l’État, la religion, l’art, la culture, la propriété, le mariage ; de la sorte « le » mal et « le » péché sont pour toujours liquidés et, si chacun, de ses propres mains, laboure la terre, pétrit son pain et confectionne ses chaussures, il n’y a plus d’État, plus de religions, il n’y a plus que le pur royaume de Dieu sur la terre. Alors « Dieu est l’amour et l’amour est le but de la vie ». Donc loin de nous tous les livres ! Plus de pensée, ni de travail intellectuel ! « L’ »amour suffit et dès demain il peut être réalisé, « pourvu que les hommes le veuillent ».
On a l’air d’exagérer en donnant ainsi le contenu, tel qu’il est, intrinsèquement, de la théologie universelle de Tolstoï. Mais, malheureusement, c’est lui-même qui, dans son zèle de prosélyte, exagère si lamentablement, lui qui, pour sortir du terrain instable de ses arguments, se précipite dans la violence d’une telle iconoclasie. Combien belle, combien claire, combien irréfutable est la pensée fondamentale de sa vie, l’évangile du non-emploi de la violence ! Tolstoï exige de nous tous que nous soyons indulgents et humbles d’esprit. Il nous exhorte, pour prévenir l’inévitable conflit que provoquerait l’inégalité toujours croissante des couches sociales, à aller au-devant de la révolution venant d’en bas, en la commençant volontairement par en haut, et à mettre hors de cause la violence par une douceur opportune, digne du christianisme primitif. Le riche doit sacrifier sa richesse, l’intellectuel son orgueil, les artistes doivent laisser leur tour d’ivoire et se rapprocher du peuple, par la compréhension ; nous tous, nous devons dompter nos passions, notre « individualité bestiale » et développer en nous, au lieu du désir de prendre, la sainte faculté de donner. Certes, ce sont là des exigences sublimes, formulées de toute antiquité par tous les évangiles du monde, exigences éternelles, parce qu’il faut éternellement les renouveler pour que l’humanité puisse faire son ascension vers les hauteurs. Mais l’impatience sans mesure de Tolstoï ne se contente pas, comme ces natures religieuses, de voir là un simple postulat, celui du plus haut idéal moral de l’individu ; il exige, dans son impatience autoritaire et avec colère, que cette douceur d’esprit se réalise immédiatement et chez tous les hommes. Afin de nous persuader plus vite, son génie passionné se livre aux exagérations les plus furieuses ; il exige que, à son commandement d’ordre religieux, nous renoncions aussitôt à tout, que nous abandonnions et sacrifions aussitôt tout ce à quoi nous sommes liés par notre sentiment ; il exige (lui qui est sexagénaire) des jeunes gens la continence (que lui-même n’a jamais pratiquée dans sa maturité d’homme), il exige des intellectuels l’indifférence et même le mépris pour l’art et pour les choses de l’intelligence (auxquelles il s’est lui-même consacré pendant toute sa vie) ; et, pour nous convaincre tout de suite, avec, pour ainsi dire, la rapidité de l’éclair, de l’insignifiance des vanités dans lesquelles se perd notre culture, il démolit, à coups de poing furieux, tout notre monde spirituel. Uniquement pour nous rendre plus séduisant l’ascétisme parfait, il conspue toute notre culture contemporaine, nos artistes, nos poètes, notre technique et notre science et il recourt à une exagération grossière, à des faussetés évidentes ; toujours il s’injurie et se ravale d’abord lui-même, pour avoir la liberté d’attaquer tous les autres.
Ainsi il compromet les plus nobles intentions éthiques par un ergotage farouche, pour lequel aucune outrance n’est trop démesurée, ni aucune illusion trop grossière. Ou bien croira-t-on réellement que Léon Tolstoï, qu’un médecin particulier auscultait et accompagnait quotidiennement, considère réellement la médecine et les médecins comme des « objets inutiles », la vie comme un « péché », la propriété comme un « luxe superflu » ? Lui dont les ouvrages remplissent tout un rayon de bibliothèque a-t-il réellement passé sa vie comme un « parasite inutile », comme un « puceron » ? L’a-t-il réellement passée de la manière parodiquement exagérée qu’il décrit lui-même ainsi : « Je mange, je bavarde, j’écoute, je mange de nouveau, j’écris et je lis, c’est-à-dire je parle et j’écoute de nouveau, puis je mange encore, je joue, je mange et je parle de nouveau ; puis je mange encore et je vais au lit. » Est-ce que véritablement c’est de la sorte que Guerre et Paix et Anna Karénine ont pris naissance ? Est-ce que réellement, pour lui, qui verse des larmes dès qu’il entend jouer une sonate de Chopin, la musique n’est pas autre chose que ce qu’elle est pour des quakers à l’esprit borné, que la cornemuse du Diable ? Considère-t-il réellement Beethoven comme un « séducteur sensualiste », les drames de Shakespeare comme un « non-sens absolu », les œuvres de Nietzsche comme un « bavardage grossier, emphatique et insensé » ? Ou bien les œuvres de Pouchkine « bonnes seulement pour fournir au peuple du papier à cigarettes » ? L’art, qu’il a servi plus magnifiquement que quiconque, n’est-il réellement pour lui qu’un « luxe d’hommes oisifs » et le tailleur Grischa et le cordonnier Pjotr sont-ils pour lui, en vérité, une instance esthétique supérieure à un jugement de Tourguenieff ou de Dostoïewski ? Croit-il sérieusement, lui qui « a été dans sa jeunesse un fornicateur infatigable » et qui ensuite dans le lit conjugal procrée encore treize enfants, que tous les jeunes gens, touchés par ses appels, deviendront des modèles de chasteté et se mutileront comme des eunuques ?
On le voit, Tolstoï exagère comme un furieux et, s’il exagère, c’est parce qu’il a logiquement des remords de conscience, pour qu’on ne remarque pas qu’il s’est donné la part belle avec ses « preuves ». Parfois, il est vrai, un pressentiment que ce non-sens bruyant se détruit par son outrance même semble avoir percé comme une lueur le tréfonds critique de sa conscience : « J’ai peu d’espoir qu’on accepte mes preuves ou seulement qu’on les discute d’une façon sérieuse », écrit-il un jour, et il a terriblement raison. Car de même que, de son vivant, on ne pouvait guère discuter avec cet esprit soi-disant indulgent (« on ne peut jamais le convaincre », soupire sa femme, et « son amour-propre ne lui permet jamais d’avouer une faute », rapporte sa meilleure amie), de même il serait peu raisonnable de défendre sérieusement Beethoven ou Shakespeare contre Tolstoï : Qui aime Tolstoï fera mieux de fermer les yeux là où le vieil homme manifeste trop ouvertement la faiblesse de sa logique. Tout homme méritant d’être pris au sérieux n’a jamais pensé une seconde, devant ces explosions théologiques de Tolstoï, à renier brusquement deux mille ans de lutte pour la spiritualisation de la vie, comme, par exemple, on ferme le robinet du gaz, et à jeter aux ordures nos valeurs les plus sacrées. Car notre Europe, à qui précisément venait de naître un penseur comme Nietzsche, pour qui uniquement les joies de l’esprit rendent notre lourde terre véritablement habitable, cette Europe n’avait, Dieu le sait, pas la moindre envie de se laisser subitement, sur un simple commandement moral, rusticiser, abêtir et mongoliser, en se glissant docilement sous la kibitka et d’abjurer, comme une erreur « coupable », un splendide passé intellectuel.
Elle a été et sera toujours assez respectueuse pour ne pas confondre le moraliste exemplaire et l’héroïque champion de la conscience qu’il y a dans Tolstoï avec ces tentatives désespérées pour transformer une crise nerveuse en philosophie universelle et une angoisse climatérique en économie politique ; toujours nous distinguerons entre les grandioses impulsions morales qui sont venues de la vie héroïque de cet artiste et cette sorte d’exorcisme de la culture qu’a voulu pratiquer ce vieillard, coléreux comme un rustre, réfugié dans la théorie. La gravité et le sérieux de Tolstoï ont approfondi d’une manière incomparable la conscience de notre génération, mais, ses théories déprimantes représentent un attentat sans pareil à la joie de vivre, une tendance de moine ascétique à faire rétrograder notre culture jusqu’à un christianisme primitif impossible à restaurer, imaginé par quelqu’un qui n’est plus chrétien, et, par conséquent, par un esprit ayant dépassé le stade du christianisme.
Non, nous ne croyons pas que « la continence détermine toute la vie », que nous devions rendre absolument exsangue la passion des choses de ce monde et nous charger uniquement de devoirs et de sentences bibliques : nous nous méfions d’un guide qui ne sait rien de la force créatrice et vivifiante de la joie et qui ne vise qu’à restreindre et à entraver les libres jeux de nos sens, y compris le plus sublime et le plus beau de tous : l’Art. Nous ne voulons rien laisser des conquêtes de l’esprit et de la technique, rien abandonner de notre héritage occidental, rien, ni nos livres, nos œuvres d’art, nos cités, notre science, ni un pouce ni un « grain » de notre réalité sensible et visible, et cela pour on ne sait quel système philosophique, et moins encore pour un système rétrograde et déprimant qui nous ramènerait dans la steppe et dans l’abêtissement intellectuel. Nous refusons d’échanger, au prix d’une béatitude céleste, la richesse éblouissante de notre vie actuelle contre l’on ne sait quelle étroite simplicité : nous préférons avoir l’audace d’être « pécheurs » plutôt que primitifs, d’être passionnés, plutôt que sots et bibliquement justes. C’est pourquoi l’Europe a tout bonnement relégué l’amas des théories sociologiques de Tolstoï dans l’armoire aux archives littéraires, — pleine de respect, il est vrai, pour cette volonté exemplairement éthique, mais ne les ayant pas moins, pour aujourd’hui et pour toujours, mises au rancart. Car, même dans sa forme religieuse la plus élevée, même présentées par un génie aussi magnifique, la régression et la réaction ne peuvent jamais devenir créatrices et ce qui provient de la confusion individuelle de l’âme ne peut jamais démêler la confusion de l’âme universelle. Répétons-le encore une fois et définitivement : le plus fort défricheur critique de notre temps, Tolstoï, n’a pu semer un grain de notre avenir européen, et par là il est bien Russe, il est bien le génie de sa race et de sa génération.
En effet, le sens et la mission du dernier siècle ont été, pour la Russie, de fouiller avec une sainte inquiétude et une passion sans frein toutes les profondeurs morales, de creuser tous les problèmes sociaux et de les mettre à nu jusqu’à la racine ; et enfin notre respect s’incline devant l’œuvre collective de leurs artistes de génie. Si nous sentons plus profondément beaucoup de choses, si nous en connaissons d’autres avec plus de fermeté, si les problèmes du temps et les problèmes éternels de l’humanité se présentent à nous sous un aspect plus sévère, plus tragique et plus impitoyable que précédemment, nous le devons à la Russie et à la littérature russe ; c’est à cette dernière aussi que nous devons cette inquiétude créatrice, qui, dépassant les vieilles vérités, permet d’aboutir à une vérité nouvelle. Toute la pensée russe est fermentation de l’esprit, puissance élastique et explosive ; mais elle n’est pas clarification de l’esprit ; comme celle de Spinoza, de Montaigne et de quelques Allemands, elle contribue magnifiquement à l’élargissement spirituel de l’univers, et, aucun artiste contemporain n’a fouillé et labouré notre âme comme Tolstoï et Dostoïewski. Mais ni l’un ni l’autre ne nous a aidés à créer un ordre nouveau et là où ils cherchent à tirer de leur propre chaos, du chaos infini de leur âme, une réaction qui nous donne le sens de l’univers, nous n’acceptons pas leur solution. Car tous deux, Tolstoï et Dostoïewski, pour échapper à l’effroi que leur inspire le nihilisme ouvert devant eux comme un abîme, se jettent, par une anxiété primitive, dans une réaction religieuse ; tous deux, pour ne pas tomber au fond de leur gouffre intérieur, s’accrochent servilement à la croix chrétienne et ils couvrent de nuées le monde russe à l’heure même où la foudre purificatrice de Nietzsche met en pièces tous les dieux de la frayeur antique et place dans les mains de l’Européen, comme un marteau sacré, la foi en sa puissance et en sa liberté.
Spectacle fantastique : Tolstoï et Dostoïewski, les deux plus puissants esprits de leur patrie, sont tous deux effrayés subitement ; ils sont saisis par un frisson apocalyptique au milieu de leur œuvre, et tous deux élèvent alors devant eux la même croix, la croix russe, tous deux invoquant le Christ, — un Christ qui varie pour chacun d’eux, comme Sauveur et Rédempteur d’un Monde qui s’écroule.
Ils sont là debout, chacun dans sa chaire, comme deux moines furieux du moyen âge, opposés l’un à l’autre, dans leur esprit comme dans leur vie : Dostoïewski réactionnaire foncier et défenseur de l’autocratie, prêchant la guerre et la terreur, s’abandonnant frénétiquement à l’ivresse de la force qui domine tout, valet du tsar qui l’a jeté dans les cachots, adorateur d’un Sauveur impérialiste et conquérant de l’Univers ; en face de lui, Tolstoï, raillant, avec le même fanatisme, ce que l’autre célèbre, aussi mystiquement anarchiste que l’autre est mystiquement servile, clouant au pilori le tsar comme assassin, l’Église et l’État comme des voleurs, maudissant la guerre et ayant également le Christ sur les lèvres et l’Évangile dans les mains ; mais tous deux rejetant le monde dans une régression d’humilité et d’abêtissement, par une terreur mystérieuse, qui remplit leur âme ébranlée. Il a fallu qu’il y eût dans ces deux esprits je ne sais quelle divination prophétique, pour qu’ils répandissent sur leur peuple, d’une manière si véhémente, leur crainte apocalyptique, une intuition de la fin du Monde et du Jugement Dernier, une science de visionnaire sentant que sous leurs pieds la terre russe était grosse du plus monstrueux des bouleversements, car que devient la fonction et la mission du poète, si ce n’est de pressentir prophétiquement l’ardeur qui couve dans l’air de l’époque et le tonnerre dans les nuages, si ce n’est d’être possédé et tourmenté par l’agitation de l’enfantement d’une ère nouvelle ? Tous deux prêchant la pénitence, prophètes de la colère et ivres d’amour, ils se dressent, tragiquement illuminés, sur le seuil d’un monde qui meurt, essayant encore de prévenir la catastrophe dont les vibrations sont déjà dans l’air, — gigantesques figures de l’Ancien Testament, comme notre siècle n’en a plus vu d’autres.
Mais ils ne peuvent que pressentir ce qui va se passer, sans pouvoir changer le cours des choses. Dostoïewski raille la révolution et voici que, faisant presque suite à son convoi funèbre, explose la bombe qui emporte le tsar. Tolstoï flagelle la guerre et réclame l’amour sur cette terre, mais le sol n’a pas encore verdoyé quatre fois sur son cercueil que le plus abominable des fratricides souille le monde. Ses personnages, qu’il méprisait lui-même, son art, survivent au temps, mais le premier souffle du vent crève sa doctrine, comme une bulle de savon. Il n’a pas assisté à l’effondrement de son royaume de Dieu, à l’échec complet de sa doctrine d’amour, mais sans doute qu’il en a eu le pressentiment, car, dans la dernière année de sa vie, il est assis tranquillement dans le cercle de ses amis, lorsque le domestique lui apporte une lettre, qu’il ouvre et dans laquelle il lit :
« Non, Léon Nicolaïewitsch, je ne peux pas penser, comme vous, que les relations entre les hommes puissent être améliorées uniquement par l’amour. Seuls des gens bien élevés et mangeant toujours à leur faim peuvent parler ainsi. Mais que direz-vous à ceux qui depuis leur enfance sont affamés et qui sont courbés toute leur vie sous le joug des tyrans ? Ils lutteront et ils s’efforceront de sortir de l’esclavage. Et je vous le dis à la veille de votre mort, Léon Nicolaïewitsch, le monde sera encore étouffé sous des flots de sang, et plus d’une fois on tuera et mettra en pièces non seulement les maîtres, sans distinction de sexes, mais aussi leurs enfants, afin que la terre n’ait plus rien à craindre de ceux-ci. Je regrette qu’alors vous ne soyez plus en vie, pour que vous puissiez être vous-même témoin oculaire de votre erreur. Je vous souhaite une mort paisible. »
Personne ne sait qui a écrit cette lettre pareille à un ouragan. Était-ce Trotzki, Lénine ou quelqu’un des révolutionnaires anonymes moisissant dans la citadelle de Schlusselbourg ? Nous ne l’apprendrons jamais. Mais peut-être que dès ce moment-là Tolstoï a compris que sa doctrine n’était que fumée et inanité en face de la réalité, que la passion sauvage et tumultueuse sera toujours plus puissante parmi les hommes que la bonté fraternelle. Les témoins nous racontent qu’alors l’expression de son visage devint grave ; il prit la lettre et se retira pensivement dans sa chambre, ayant autour de sa tête vieillie comme l’aile glacée du pressentiment.
« Il est plus facile d’écrire dix volumes de philosophie que de mettre en pratique un seul principe. »
Tolstoï, Journal, 1847.
Dans l’Évangile, qu’à cette époque-là Tolstoï feuillette si assidûment, il n’aura pas lu sans émotion la parole prophétique : « Qui sème le vent, récolte la tempête », car c’est ce destin qui s’accomplit maintenant dans sa propre vie. Jamais un individu, et moins encore que tout autre un esprit puissant, ne jette dans le monde son inquiétude spirituelle sans avoir à en faire l’expiation : de mille façons la révolte déferlera, par répercussion, contre sa propre poitrine. Aujourd’hui que la discussion est depuis longtemps refroidie, nous ne pouvons plus mesurer quelle espérance fanatique, dès son premier appel, le message de Tolstoï alluma en Russie et, plus loin encore, dans le monde entier : ce fut sans doute une révolte des âmes, le réveil puissant de la conscience de tout un peuple. C’est en vain que le gouvernement, effrayé d’un pareil effet de bouleversement, interdit aussitôt les écrits de polémique de Tolstoï ; ils passent de mains en mains sous forme de copies dactylographiées ; ils sont introduits en fraude grâce à des éditions venues de l’étranger, et plus Tolstoï attaque hardiment les éléments de l’ordre existant, l’État, le tsar, l’Église, plus il postule ardemment pour son prochain un ordre meilleur de la société, et plus se tourne vers lui avec exaltation le cœur de l’humanité ouvert à tout message de salut. Car en dépit des chemins de fer, de la télégraphie sans fil et du télégraphe, en dépit du microscope et de toute la magie de la technique, notre monde spirituel a conservé exactement la même attente messianique d’un état moral supérieur qu’aux jours du Christ, de Mahomet et de Bouddha : une aspiration toujours renouvelée vers un guide et un maître vit et vibre inextinguiblement dans l’âme, éternellement avide de miracles, des multitudes. C’est pourquoi toujours, quand un homme, un individu s’adresse à l’humanité, en lui faisant quelques promesses, il touche le nerf sensible de cette soif de croyance, et une infinie réserve d’inclination au sacrifice accueille chaque fois celui qui a le courage de s’élever et d’oser cette parole, lourde plus que toute autre de responsabilité : « Je connais la vérité. »
Ainsi, de toute la Russie, des millions de regards pleins d’âmes se tournent, à la fin du siècle, vers Tolstoï, dès qu’il annonce son message apostolique. La Confession, qui pour nous n’est plus depuis longtemps qu’un document psychologique, enivre la jeunesse croyante, comme une annonciation. Enfin, s’écrient-ils dans leur allégresse, voici qu’une fois un homme puissant, libre et, qui plus est, le plus grand poète de la Russie, a exprimé comme revendication légitime ce qui jusqu’alors ne faisait que l’objet des plaintes des déshérités, ce que seuls des demi-serfs murmuraient secrètement : à savoir que l’ordre actuel du monde est injuste, immoral et, par conséquent, indéfendable, et qu’il faut trouver une forme nouvelle et meilleure.
Une impulsion inespérée est ainsi donnée à tous les mécontents et cela, non pas par la bouche d’un de ces phraseurs professionnels du progrès, mais par celle d’un esprit indépendant et incorruptible dont personne n’oserait mettre en doute l’autorité et l’honnêteté. Ils entendent dire que cet homme veut montrer le chemin par l’exemple de sa propre vie, par chaque acte de son existence publique : comte, il veut renoncer à ses privilèges, homme riche, il veut renoncer à ses propriétés, et, le premier des grands et des possesseurs de ce monde, il veut prendre place humblement, en ignorant toutes distinctions, dans la communauté du peuple qui travaille corporellement, afin que la fraternité religieuse, au lieu de la tyrannie de l’État, afin que le royaume divin de l’amour, au lieu du tsarisme de la violence, apparaisse enfin sur cette terre. Le message du nouveau rédempteur des déshérités va jusqu’aux illettrés, jusqu’aux paysans et aux analphabètes ; déjà se rassemblent les premiers disciples ; la secte des tolstoïens commence à accomplir littéralement la parole du maître, et derrière eux veille et attend la masse innombrable des opprimés, afin de voir si enfin un secours, un espoir pour eux, qui ont été trop souvent déçus, a été trouvé par cet homme sincère. Et ainsi des millions de cœurs, des millions de regards brillent au-devant de Tolstoï l’annonciateur et observent avidement chaque acte, chaque fait de sa vie, qui a pris une importance universelle. « Car celui-ci a appris ; il nous enseignera. »
Mais, chose étrange, Tolstoï ne paraît pas se rendre compte, au début, de l’énorme responsabilité qu’il a assumée en entraînant ainsi dans le sillage de sa vie privée une multitude si imprévue et si surprenante de millions d’individus. Certes, il est assez clairvoyant pour savoir qu’une pareille doctrine de vie, quand on s’en fait l’annonciateur, ne doit pas rester seulement sous forme de froides lettres sur le papier, mais qu’elle doit être réalisée exemplairement dans sa propre existence. Cependant (et c’est là l’erreur qu’il commet au début) il pense avoir assez fait en indiquant symboliquement, par l’application superficielle à sa propre personne, que ses nouveaux enseignements sociaux et moraux sont réalisables et en leur donnant de temps en temps dans sa conduite une adhésion de principe. Donc il s’habille comme un paysan, pour qu’il n’y ait pas de différences extérieures entre le maître et ses domestiques ; il travaille aux champs avec la faux et la charrue et, sous cet aspect, il se fait peindre par Rjepin, afin que chacun puisse constater par cette preuve objective que Tolstoï ne considère pas le travail des champs, le travail grossier et honnête que l’on accomplit pour gagner son pain, comme une chose honteuse, afin que personne n’ait honte de ce travail, puisque lui-même, Léon Tolstoï, qui, comme tout le monde le sait, n’a pas besoin d’agir ainsi, et qui est complètement dispensé de cette obligation par son génie, accepte joyeusement ce travail-là. Il transfère, afin de ne pas souiller plus longtemps son âme du « péché » de la propriété, ses biens, tout son avoir (qui atteignait déjà à cette époque plus d’un demi-million de roubles) à sa femme et à sa famille, et il refuse désormais de recevoir pour ses ouvrages soit de l’argent, soit une valeur compensatrice. Il fait l’aumône et il donne aux hommes les plus inconnus et les plus humbles qui s’adressent à lui son temps, soit qu’ils les reçoive, soit qu’il leur écrive ; il s’occupe de toute injustice et de toute iniquité sur la terre, avec un amour et une assistance fraternels. Cependant il est bientôt obligé de reconnaître qu’on lui demande encore davantage, car la grande masse grossière des croyants, — précisément ce « peuple » qu’il cherche avec tous les sens de son âme, — ne se contente pas de ces symboles d’humilité n’ayant qu’une signification spirituelle ; il exige davantage de Léon Tolstoï : il exige le dépouillement complet et le partage absolu de sa misère et de son malheur. Seul le martyre peut créer de vrais croyants et de vrais convaincus (et c’est pourquoi à l’origine de toute religion il y a toujours un homme qui se sacrifie complètement) ; une attitude qui se borne à des indications ou à des promesses en est toujours incapable. Or, tout ce que Tolstoï a fait jusqu’alors, pour fortifier sa doctrine dans sa possibilité d’application, n’a jamais été plus qu’un simple geste d’humilité, un acte symbolique de bonne volonté religieuse, comparable, par exemple, à celui que l’Église catholique impose au pape ou aux souverains éprouvant une foi vive, lorsque, le jeudi saint, c’est-à-dire une fois l’an, ils lavent les pieds à douze vieillards. Par là est signifié et montré, aux yeux du peuple, que l’acte le plus humble n’est pas indigne même des plus grands de la terre. Mais de même que le pape ou l’empereur d’Autriche et le roi d’Espagne ne se dépouillent pas de leur puissance et ne deviennent aucunement des garçons de bains, par cet acte annuel de pénitence, de même le grand poète qu’est Tolstoï ne devient pas cordonnier, parce qu’il manie pendant une heure l’alène et la forme ; il ne devient nullement paysan parce qu’il travaille aux champs pendant deux heures, ni mendiant véritable parce qu’il a transféré sa fortune à sa famille. Tolstoï n’a fait que démontrer d’abord la praticabilité de sa doctrine, mais il ne l’a pas réellement pratiquée. Or, le peuple, pour qui (par un instinct profond) le symbole n’est pas suffisant et que seule la plénitude du sacrifice peut convaincre, avait précisément attendu de Léon Tolstoï qu’il pratiquât lui-même sa doctrine, car toujours ses disciples interprétaient beaucoup plus strictement, littéralement et rigoureusement que leur maître la doctrine de celui-ci.
De là vient la déception brusque qu’ils éprouvent lorsque, se rendant en pèlerinage auprès du prophète de la pauvreté volontaire, ils sont obligés de constater que, tout comme dans les autres domaines de la noblesse, les paysans d’Iasnaïa Poliana continuent de croupir dans la misère, tandis que lui-même, Léon Tolstoï, reçoit, tout comme auparavant, ses invités en grand seigneur, dans sa résidence comtale et ainsi fait toujours partie de la « classe des hommes qui par toutes sortes d’artifices dérobent au peuple le nécessaire ». Ce transfert de propriété proclamé à grand fracas ne leur paraît pas une renonciation véritable, son dépouillement ne leur paraît pas être de la pauvreté, puisqu’ils voient que le poète continue à jouir de toutes les commodités comme précédemment, et même l’heure qu’il consacre à la culture ou à la cordonnerie ne peut nullement les convaincre. « Quelle espèce d’homme est-ce là qui prêche une chose et qui fait le contraire ? » grogne avec indignation un vieux paysan ; et les étudiants et les communistes véritables s’expriment encore plus durement sur cet antagonisme équivoque qu’il y a entre la doctrine et la conduite. Peu à peu, la déception que provoque l’attitude ambiguë de Tolstoï s’empare précisément des partisans les plus convaincus de ses théories. Des lettres et souvent des attaques populacières l’invitent, avec une véhémence toujours plus grande, ou bien à désavouer sa doctrine, ou bien à la pratiquer enfin littéralement et non pas seulement sous forme d’exemples symboliques et occasionnels.
Effrayé par cette admonestation, Tolstoï reconnaît enfin lui-même l’énormité des exigences qu’il a soulevées ; il reconnaît que seulement les faits, et non les paroles, que seule la transformation complète de son existence, et non des exemples de propagande, pourront donner la vie à son message. Celui qui se dresse en orateur et en faiseur de promesses sur une tribune publique, — sur la plus haute tribune du XIXe siècle, — éclairé par la violente lumière des projecteurs de la gloire, surveillé par des millions de paires d’yeux, doit finalement renoncer à toute vie privée et conciliante ; il ne suffit pas qu’il manifeste son opinion par des symboles occasionnels, il a besoin, comme témoignage valable, d’un sacrifice entier et véritable. Ainsi Tolstoï se voit tenu, quant à sa vie personnelle, à une obligation qu’il n’avait jamais pressentie en lançant au monde ses proclamations ; « pour être entendu par les hommes, il faut durcir la vérité par la souffrance, et encore mieux par la mort ».
En frissonnant, plein de trouble, incertain de sa force, angoissé jusqu’au plus profond de son âme, Tolstoï prend sur lui la croix dont sa doctrine l’a chargé et qui consiste désormais à attester sans réserves ses convictions par chacun des actes de sa vie et, au milieu d’un monde railleur et bavard, à être le serviteur plein de sainteté de sa conviction religieuse.
Le serviteur plein de « sainteté » : le mot est prononcé, en dépit de tous les sourires de l’ironie. Car, à coup sûr, le saint paraît d’abord, à notre époque de positivisme, complètement absurde et impossible ; il semble un anachronisme d’un moyen âge révolu. Mais seuls les emblèmes et la forme cultuelle de chaque type spirituel sont périssables ; chaque type lui-même, une fois qu’il est entré dans le cercle des choses terrestres, revient toujours obligatoirement et logiquement dans le jeu infini des analogies auquel nous donnons le nom d’Histoire. Toujours et à chaque époque, des hommes seront forcés d’aspirer à la sainteté, parce que le sentiment religieux de l’humanité a besoin sans cesse de cette forme spirituelle suprême, et, par conséquent, s’efforce de la créer ; seulement sa réalisation matérielle change forcément toujours, selon les vicissitudes humaines. Notre concept de la sanctification de l’existence par une ardeur spirituelle n’a plus rien à voir avec les figures xylographiques de la Légende Dorée ni avec la rigidité de stylite des Pères du désert, car nous avons depuis longtemps dégagé la figure du saint de tous rapports avec la définition des conciles de théologiens et des conclaves de la papauté : être saint signifie aujourd’hui, pour nous, uniquement être héroïque, au sens de l’abandon absolu de son existence à une idée vécue religieusement. L’extase intellectuelle, la solitude « reniant le monde » du tueur de dieux de Sils-Maria ou bien la touchante frugalité du tailleur de diamants d’Amsterdam ne nous paraissent en rien inférieures à l’extase d’un flagellant fanatique ; même au delà de la sphère des miracles, à l’âge de la machine à écrire et de la lumière électrique, au milieu de nos cités à angles droits, inondées de clarté et parcourues par des multitudes de gens, le saint de l’esprit est encore aujourd’hui possible, comme le témoin en chair et en os de la conscience ; seulement il n’est plus nécessaire que nous considérions ces êtres admirables et rares comme des êtres divinement infaillibles, situés en dehors de toute caducité terrestre, mais, au contraire, nous aimons ces « essayeurs » grandioses, ces esprits dangereusement tentés, précisément, dans leurs crises et leurs combats, et là où nous les aimons le plus, c’est, non pas en dépit de leur faillibilité, mais précisément à cause d’elle. Car notre génération ne veut plus vénérer ses saints, comme des envoyés de Dieu venus d’un au-delà supraterrestre, mais précisément comme les plus terrestres des humains.
C’est pourquoi, dans la tentative formidable faite par Tolstoï pour donner à sa vie une forme exemplaire, ce qui nous touche le plus, ce sont ses incertitudes ; son échec forcé nous paraît plus émouvant que toute sainteté. Et, même si nous sommes complètement incroyants à l’égard de sa doctrine, les souffrances qu’il éprouve à cause de cette doctrine nous convainquent de l’élévation de ses desseins.
Ainsi, au moment où Tolstoï entreprend la tâche héroïque de renoncer aux formes temporelles et conventionnelles de la vie, pour réaliser uniquement les formes éternelles de sa conscience, sa vie devient nécessairement un spectacle tragique, plus grand que tous ceux que nous avons vus depuis la révolte et la chute de Nietzsche. Car une rupture aussi violente de tous les liens ordinaires de la famille, de la noblesse, de la propriété, des lois de son époque, ne peut pas se produire sans déchirer un réseau nerveux aux mille mailles, sans se blesser, soi-même et ses proches, de la manière la plus douloureuse. Mais Tolstoï ne craint pas la douleur ; au contraire, en véritable Russe, c’est-à-dire en extrémiste, non seulement il s’offre volontairement à chaque épreuve, mais encore il a soif de tourments réels, qui seront la preuve visible de sa sincérité. Il y a longtemps qu’il est fatigué de la vie confortable qu’il mène ; le plat bonheur familial, la gloire de ses œuvres, la considération de ses contemporains lui répugnent ; malgré lui, l’homme créateur qu’il y a en lui aspire à un destin plus tendu et plus varié ; il aspire à se rapprocher davantage des forces élémentaires de l’humanité, de la pauvreté, de la misère, et de la souffrance, dont, pour la première fois depuis sa crise, il reconnaît la signification créatrice. Pour attester publiquement la pureté de ses desseins d’humilité, il voudrait mener la vie d’un homme de la plus basse condition, n’ayant ni maison, ni argent, ni famille, crasseux, pouilleux et méprisé, persécuté par l’État et repoussé par l’Église. Il voudrait vivre dans sa propre chair, dans ses os et dans son cerveau, ce qu’il a décrit dans ses livres, comme la forme la plus importante, et la seule qui soit spirituellement féconde, de l’homme véritable, c’est-à-dire la vie de ce qui est sans patrie, qui ne possède rien et que le vent chasse devant lui, comme une feuille d’automne. Tolstoï (et ici la grande artiste qu’est l’Histoire édifie de nouveau une de ses antithèses géniales et ironiques), Tolstoï voudrait, du plus fort et du plus profond de sa volonté, avoir exactement le destin qui a été celui de Dostoïewski, — son antipode, — mais qui l’a été contre la volonté de ce dernier. Car Dostoïewski a éprouvé toutes les souffrances visibles, toute la cruauté et l’inflexibilité du destin que Tolstoï, par principe pédagogique, par désir du martyre, voudrait ardemment éprouver. La pauvreté véritable, torturante, brûlante et dévoratrice de toute joie, est pour Dostoïewski une tunique de Nessus ; il erre sans patrie à travers tous les pays de la terre, la maladie ronge son corps, les soldats du tsar le traînent au poteau d’exécution et le jettent dans les geôles de la Sibérie ; tout ce dont Tolstoï croit avoir besoin pour démontrer sa doctrine, pour réaliser son idéal social, a été donné libéralement à Dostoïewski, tandis que pas une goutte de ce calice n’est venue aux lèvres de Tolstoï, qui a soif de souffrir matériellement et visiblement.
En effet, la volonté de souffrance qu’a Tolstoï ne peut jamais s’affirmer et se réaliser d’une manière visible par des faits. Partout un destin railleur et ironique lui barre le chemin du martyre. Il voudrait être pauvre, donner sa fortune à l’humanité, ne plus retirer de l’argent de ses écrits et de ses œuvres, mais sa famille ne lui permet pas d’être pauvre ; contre sa volonté, sa grande richesse croît continuellement dans les mains des siens. Il voudrait être solitaire, mais la gloire inonde sa maison de reporters et de curieux. Il voudrait être méprisé, mais plus il s’injurie et se rabaisse lui-même, plus il ravale sa propre œuvre et suspecte sa sincérité, plus est grand le respect que lui manifestent les hommes. Il voudrait mener la vie d’un paysan dans une cabane basse et fumeuse, inconnu de tous et n’étant troublé par personne, ou bien errer dans les rues comme un pèlerin et un mendiant : sa famille l’entoure de soins et introduit, pour son tourment, jusque dans sa chambre, les commodités de la technique qu’il désapprouve publiquement. Il voudrait être persécuté, emprisonné et frappé du knout (« il m’est pénible de vivre en liberté », écrit-il) : les autorités s’écartent devant lui avec des pattes de velours et se contentent de donner le knout à ses adeptes et de les envoyer en Sibérie.
C’est pourquoi il va jusqu’à l’extrême et il finit par insulter le tsar, pour être enfin châtié, exilé, condamné, pour expier enfin une fois publiquement la révolte de sa conviction, mais Nicolas II répond au ministre qui lui présente la plainte : « Je prie de ne pas toucher à Léon Tolstoï ; je n’ai pas l’intention de faire de lui un martyr. » Or, c’est précisément cela, c’est devenir martyr, que Tolstoï voulait absolument dans ses dernières années, afin d’attester devant les hommes le sérieux et la sincérité de sa doctrine, et c’est précisément cela que le destin lui refuse, ce destin qui va même jusqu’à prendre en faveur de cet homme avide de souffrances des soins en quelque sorte méchants pour qu’aucun mal ne lui arrive. Comme un insensé, qui se jette avec fureur contre les parois de sa cellule de caoutchouc, Tolstoï se démène dans la prison invisible de sa gloire ; il crache sur son propre nom ; il fait de terribles grimaces à l’État, à l’Église et à toutes les puissances, mais on l’écoute poliment, le chapeau à la main et on le ménage, comme un fou inoffensif et de haute naissance. Jamais il ne réussit à réaliser l’acte manifeste, la preuve décisive, le martyre ostensible. Entre sa volonté de sincérité et la réalité le Diable a placé la gloire, pour amortir tous les coups du destin et empêcher la souffrance de l’atteindre.
Mais pourquoi, — demandent avec impatience la méfiance de tous ses adeptes et avec ironie la raillerie de ses adversaires, — pourquoi Léon Tolstoï ne met-il pas résolument fin à cette contradiction pénible ? Pourquoi ne chasse-t-il pas de sa maison reporters et photographes ? Pourquoi tolère-t-il la vente de ses œuvres par sa famille ? Pourquoi, au lieu de faire la sienne, fait-il toujours la volonté de son entourage, qui, au mépris complet de ses enseignements, proclame catégoriquement que la richesse et le confort sont les plus grands biens de la terre ? Pourquoi n’agit-il pas enfin clairement et sans équivoque, selon le commandement de sa conscience ? Tolstoï n’a jamais lui-même répondu à cette terrible question, que lui ont posée les hommes ; et jamais il ne s’est excusé ; au contraire, aucun des bavards oisifs qui de leurs doigts crasseux ont montré la contradiction flagrante existant entre la volonté de Tolstoï et la réalité n’a condamné cette ambiguïté plus durement que lui-même. En 1908 il écrit dans son Journal : « Si j’entendais dire de moi, comme si la chose concernait un étranger : c’est un homme qui vit dans le luxe, qui prend aux paysans tout ce qu’il peut, qui les fait mettre en prison et qui en même temps professe et prêche le christianisme, donne des aumônes de cinq kopeks et dans tous ses actes indignes se cache derrière sa chère femme, je n’aurais aucun scrupule à qualifier un tel individu de coquin. Et précisément voilà ce qu’il faudrait qu’on me dît, afin que je m’arrache aux vanités du monde et que je ne vive que de la vie de l’âme. » Non, personne ne devait éclairer Léon Tolstoï sur la contradiction existant entre sa volonté et sa conduite, et sans cesse, chaque jour cette contradiction lui déchirait l’âme. Lorsque, dans son Journal, cette question pénètre dans sa conscience, comme un fer rouge et brûlant : « Dis, Léon Tolstoï, vis-tu selon les principes de ta doctrine ? », il répond dans une irritation désespérée : « Non, je meurs de honte, je suis coupable et je mérite le mépris. »
Il se rendait compte parfaitement que, étant donné sa profession de foi publiquement affirmée, il n’y avait pour lui, logiquement et éthiquement, qu’une façon de vivre possible : quitter sa maison, renoncer à son titre de noblesse, abandonner son art, et « aller en pèlerin sur les routes de la Russie ». Mais lui, l’apôtre, n’a jamais pu se résoudre à prendre cette décision suprême, — si nécessaire, parce qu’elle était la seule convaincante. Or, précisément, ce secret de sa dernière faiblesse, cette incapacité à réaliser en lui le radicalisme dont il avait posé les principes, signifie, pour moi, la beauté suprême de Tolstoï. Car la perfection n’est jamais possible qu’au delà des choses humaines : un saint, même l’apôtre de la douceur, doit pouvoir être dur ; il doit pouvoir exiger de ses disciples cette chose presque surhumaine et inhumaine, à savoir quitter avec indifférence, pour atteindre à la sainteté, père et mère, femme et enfants. Une vie parfaite et complètement logique ne peut se réaliser que dans l’espace nu d’une individualité isolée et jamais en liaison et en relation avec autrui : c’est pourquoi, à toutes les époques, le chemin du saint le conduit au désert, comme à la seule demeure et au seul foyer qui lui soient appropriés. Ainsi, Tolstoï, lui aussi, s’il veut réaliser par des actes les conséquences extrêmes de sa doctrine, doit se dégager, non seulement des liens de l’Église et de l’État, mais encore du cercle plus étroit, plus chaud et plus prenant, de la famille, et pour cet acte de violence pendant trente ans la force lui manque. Par deux fois il s’était enfui et par deux fois il était revenu, car l’idée que sa femme toute bouleversée serait capable de se suicider paralyse en lui toute énergie brutale ; il ne peut pas se résoudre (c’est là à la fois sa faute spirituelle et sa beauté morale !) à sacrifier un seul être humain pour la cause de ses idées abstraites. Plutôt que de se fâcher avec ses enfants et de pousser sa femme au suicide, il supporte, en gémissant, le toit opprimant d’une communauté simplement corporelle ; luttant désespérément et pourtant trop humain pour blesser sa famille par des actes de violence, il cède toujours dans les questions décisives, comme celles du testament et celle de la vente de ses livres, et il préfère souffrir lui-même, plutôt que de faire souffrir les autres. Il se contente douloureusement d’être plutôt un homme imparfait qu’un saint dur comme le roc.
Et c’est sur lui, sur lui seul, que, de la sorte, retombe, aux yeux du public, la faute consistant à être tiède et à manquer de sincérité. Il sait que désormais chaque gamin a le droit de se moquer de lui, que chaque homme sincère a le droit de douter de lui et chacun de ses adeptes le droit de le juger ; mais, ce qui fait précisément plus que toute autre chose la patience grandiose de Tolstoï pendant toutes ces sombres années, c’est qu’il accepte les lèvres fermées et crispées l’accusation d’insincérité sans jamais s’excuser. « Ma situation peut être fausse devant les hommes, il est peut-être nécessaire qu’il en soit ainsi », écrit-il, en 1898, avec émotion dans son Journal. Et peu à peu il commence à reconnaître le sens particulier de l’épreuve à laquelle il est soumis : à savoir que son martyre sans triomphe, sa façon de souffrir de l’injustice sans se défendre et sans s’excuser, constitue un acte plus douloureux et plus important que ne l’eût été un martyre sur la place publique, — cet autre martyre théâtral que pendant des années il avait demandé à son destin. « J’ai désiré souvent souffrir et supporter la persécution, mais cela signifie que j’étais lâche et que je voulais faire travailler autrui à ma place, en ce sens qu’il m’eût torturé, tandis que j’aurais eu simplement à souffrir. » Le plus impatient de tous les hommes, qui se serait plongé volontiers d’un seul bond au milieu des tourments et qui se serait presque avec plaisir laissé brûler sur le bûcher de sa conviction, reconnaît qu’une épreuve beaucoup plus dure lui a été imposée : cette combustion lente sur un feu qui couve, le dédain de ceux qui ne le connaissent pas et l’éternelle inquiétude de sa propre conscience, qui pourtant sait ce qui en est.
A chaque instant il est obligé de reconnaître sa propre inconséquence, de se juger et de se châtier lui-même pour sa négligence, de se mépriser pour sa propre vanité, mais il sent en même temps que cette inquiétude lui est nécessaire, et c’est précisément en elle qu’il découvre, lui qui est né fier, sa propre faiblesse et sa propre imperfection. Sans cesse il est obligé de se rendre compte qu’il est incapable de remplir sa mission suprême, consistant à mener une existence exemplaire, et qu’il est incapable de réaliser son désir le plus secret, qui est de vivre une vie sainte et conforme à ses principes ; avec une honte infinie il doit avouer qu’il est impuissant à accomplir dans sa propre vie ce qu’il exige de toute une humanité. Cette souffrance secrète et qui le ronge intérieurement rend les dernières années de Léon Tolstoï plus tragiques que tout héroïsme extérieur, que la logique et la fidélité à la lettre de sa doctrine qu’il aurait pu y avoir dans sa façon de vivre ; c’est précisément parce qu’il ne satisfait pas, qu’il ne peut satisfaire ses propres exigences morales, que la volonté de ce grand moraliste paraît doublement grandiose et impressionnante.
Mais, plus cruel pour lui-même que tout autre, dans une heure infiniment secrète, Tolstoï, cet implacable génie de l’exploration du moi, est allé jusqu’à suspecter la sincérité de sa volonté. Ce que ses adversaires murmuraient parfois en secret, à savoir qu’il avait assumé le rôle pathétique de sauveur du monde et d’apôtre public de l’humanité, non pas dans un esprit de loyauté, mais par complaisance théâtrale envers son moi, par gloriole et vanité, cette suspicion terrible, Tolstoï la formule implacablement contre lui-même, dans une heure solitaire où il fait son examen spirituel. Qui veut savoir jusqu’à quelles profondeurs Tolstoï a tourmenté sa conscience, pour atteindre à la sincérité suprême, n’a qu’à lire cette nouvelle que l’on a trouvée dans ses papiers posthumes et qui est intitulée le Père Serge. Exactement comme sainte Thérèse, effrayée par ses visions, demande avec anxiété à son confesseur si ces annonciations lui ont été envoyées réellement par Dieu et non pas, peut-être, par la contrepartie de celui-ci, le Diable, pour éprouver son orgueil, Tolstoï se demande, dans cette nouvelle, si sa doctrine et sa conduite devant les hommes ont réellement une origine divine, c’est-à-dire morale et bonne, ou bien n’émanent pas du démon de la vanité, de l’amour de la gloire et de l’encens. Sous un voile transparent il décrit dans ce saint sa propre situation à Iasnaïa Poliana : comme auprès de lui-même les croyants, les curieux, les pèlerins de l’admiration, viennent auprès de ce moine faiseur de miracles les pénitents et les admirateurs. Mais, comme Tolstoï lui-même, ce sosie de sa conscience se demande, au milieu du tumulte que font ses adeptes, si lui, que tous vénèrent comme un saint, a réellement le cœur d’un saint ; il se demande : « Dans quelle mesure ce que je fais, je le fais pour l’amour de Dieu et dans quelle mesure seulement pour l’amour des hommes ? » Et Tolstoï se répond lui-même d’une façon écrasante, par la bouche du Père Serge :
« Il sentait dans la profondeur de son âme que le Diable avait mis à la place de ses efforts orientés vers Dieu un autre mobile de conduite qu’inspirait uniquement le désir de la gloire humaine ; il le sentait, car, de même qu’autrefois il était heureux qu’on ne vînt pas troubler sa solitude, maintenant cette solitude était pour lui un tourment. Il se sentait importuné par les visiteurs, il se fatiguait, mais, malgré tout, dans le plus profond de son cœur, il se réjouissait de les voir, il se réjouissait d’entendre les louanges dont ils le comblaient. Il lui restait toujours moins de temps pour son édification spirituelle et pour la prière ; parfois il pensait qu’il était semblable à un endroit où une source avait jailli, une petite source d’eau vive, issue de son sein et coulant grâce à lui, mais maintenant l’eau ne pouvait plus s’accumuler, quand les passants assoiffés se pressaient sur ses bords en se bousculant l’un l’autre ; ils avaient tout piétiné et il n’en était resté que de la boue… Maintenant il n’y avait plus d’amour en lui, plus d’humilité ni de pureté non plus. »
C’est avec une pareille fermeté et une pareille sévérité pour lui-même que Tolstoï a refusé de croire qu’il pût être divinisé sous la forme d’un saint : il ne s’est considéré lui-même que comme quelqu’un qui cherche et qui tâtonne, comme un homme qui s’efforce péniblement et au milieu des imperfections d’aller vers Dieu. Avec une grande anxiété, il se demande par la bouche de son double : « Mais est-ce qu’il n’y avait pas là une volonté de servir Dieu ? » Et, bien que la réponse vienne briser, avec une impitoyable netteté et avec véhémence, toutes les portes de la sainteté par ces paroles retentissantes : « Oui, cette volonté existait, mais tout est souillé et gâté par la gloire. Il n’y a pas de Dieu pour celui qui, comme moi, a vécu pour la gloire humaine », une lueur d’espoir tremble timidement, comme au fond d’une galerie de mine qui s’est effondrée : « Mais je veux le chercher. »
« Je veux le chercher. » Cette parole contient la volonté la plus sincère de Tolstoï et son destin, qui est, non pas de trouver Dieu, mais de le chercher, qui est, non pas de formuler la réponse à laquelle aspire l’humanité, mais d’aider cette humanité à poser de nouvelles questions et à soulever des problèmes avec plus de loyauté et d’une manière plus implacable que personne ne l’a fait auparavant. Tolstoï n’est pas devenu un saint, un prophète rédempteur du monde, il n’a même pas pu donner à sa vie une forme parfaitement nette et loyale : il est toujours resté un homme comme les autres, à certains moments plein de grandeur et immédiatement après de nouveau mesquin et enfoncé dans le mensonge, un homme ayant des faiblesses, des insuffisances et des ambiguïtés, mais toujours prenant bientôt conscience de ses fautes et s’efforçant avec une passion sans égale de marcher vers la perfection.
Pas un saint, mais une volonté sainte ; pas un croyant, mais une foi titanique, pas une image du divin, calme, paisible, et recueillie dans sa propre perfection, mais le symbole d’une humanité qui, jamais satisfaite, ne doit jamais s’arrêter sur sa route, — éternellement en lutte, chaque jour et chaque heure, pour aboutir à une forme plus pure.
« Dans ma famille je ne suis pas à mon aise, parce que je ne puis pas partager les sentiments des miens. Tout ce qui leur fait plaisir, les examens scolaires, le succès mondain, les achats, tout cela je le considère comme un malheur et un mal pour eux-mêmes, mais je ne dois pas le dire. A la vérité, je le puis et je le fais aussi, mais mes paroles ne sont comprises par personne. »
Tolstoï, Journal.
Voici comment, grâce aux témoignages de ses amis et d’après ses propres confidences, je me représente une journée de Léon Tolstoï, prise entre mille autres.
De bon matin : le sommeil s’écoule lentement des paupières du vieil homme ; il se réveille, regarde autour de lui ; la lumière matinale colore déjà les fenêtres ; c’est le jour qui commence ; des profondeurs obscures émerge la pensée ; et le premier sentiment qu’il éprouve est celui d’une heureuse surprise : « Je vis encore. » Hier soir, comme toutes les nuits, il s’est étendu sur son lit, avec l’humilité d’une résignation acceptant de ne plus se relever. Sous la lampe vacillante il a encore tracé dans son Journal, devant la date du lendemain, les trois lettres S.J.V. (Si je vis) ; et, chose merveilleuse, la faveur de l’existence lui est accordée encore une fois ; il vit, il respire, il est en bonne santé. Comme une salutation venue de Dieu, il aspire en lui l’air à pleins poumons et la lumière, de toute l’avidité de ses yeux gris : chose merveilleuse, on vit encore, on est en bonne santé !
Rempli de gratitude, il se lève, le vieil homme ; il se met tout nu et le jet de l’eau glacée rougit sainement son corps toujours robuste. Avec la joie d’un gymnaste, il plie et redresse son buste jusqu’à ce que les poumons gémissent et que les articulations craquent, puis il passe sa chemise et sa robe de chambre autour de sa peau frottée au rouge ; il ouvre les fenêtres et balaie de sa propre main la pièce ; il jette les bûches qui crient dans le feu qui pétille vivement, — étant ainsi lui-même son propre domestique, son propre valet de chambre.
Puis il descend pour le déjeuner ; Sophia Andreïewna, ses filles, son secrétaire, quelques amis sont déjà là ; le thé chante dans le samovar. Sur un haut plateau le secrétaire lui apporte l’amoncellement varié de lettres, de revues et de livres, piqué de timbres provenant des quatre coins du monde. Avec mécontentement, Tolstoï regarde cette tour de papier.
— Encens et molestation, pense-t-il en silence. En tout cas, dérangement. Il faudrait être plus seul avec soi-même et avec Dieu, ne pas jouer toujours au nombril de l’univers ; il faudrait écarter de soi tout ce qui trouble et distrait, ce qui rend vaniteux, orgueilleux, épris de gloriole et insincère. Il vaudrait mieux jeter tout cela dans le poêle, pour ne pas se disperser et ne pas introduire dans son âme le péché d’orgueil.
Mais la curiosité l’emporte ; il fouille de ses doigts au frôlement rapide à travers ce pêle-mêle et cette multiplicité de suppliques, d’accusations, de quémanderies, de propositions d’affaires, d’annonces de visites et de bavardages incohérents. Un brahmane écrit de l’Inde qu’il a mal compris Bouddha ; un criminel condamné aux travaux forcés raconte l’histoire de sa vie et demande conseil ; des jeunes gens s’adressent à lui dans leur embarras, des mendiants dans leur détresse ; tous se tournent humblement vers lui, ainsi qu’ils le disent, comme vers le seul qui puisse les secourir, comme vers la conscience du monde. Les rides de son front se creusent plus profondément :
— Qui puis-je secourir ? se demande-t-il, moi qui ne sais pas me secourir moi-même. J’erre d’un jour à l’autre, je cherche un sens nouveau pour supporter cette vie insondable et je parle avec emphase de la vérité, pour me faire illusion. Quoi d’étonnant que tous ces gens-là viennent et s’écrient : « Léon Nicolaïewitsch, enseigne-nous la vie ! » Ce que je fais est mensonge, fanfaronnade et acrobatie ; en vérité, je suis depuis longtemps épuisé parce que je me prodigue, parce que je me disperse dans des milliers et des milliers d’hommes, au lieu de me recueillir en moi-même, parce que je parle, je parle, je parle, au lieu de me taire et d’écouter en silence la voix intérieure de la vérité. Mais je ne puis pas décevoir les hommes dans leur confiance ; il faut que je leur réponde.
Il tient une lettre plus longtemps que les autres ; et il la lit deux fois, trois fois : elle est d’un étudiant qui l’injurie rageusement parce qu’il prêche l’usage de l’eau, tout en buvant lui-même du vin ; il est temps qu’enfin il quitte sa maison, qu’il donne ses biens aux paysans et qu’il devienne pèlerin sur les routes de Dieu.
— Il a raison, — pense Tolstoï, — il parle comme ma conscience. Mais comment lui expliquer ce que je ne puis pas m’expliquer à moi-même ? Comment me défendre, puisqu’il m’attaque et m’accuse en mon propre nom ?
Il prend avec lui cette lettre et il se lève pour aller dans son cabinet de travail, afin d’y répondre aussitôt. A la porte le secrétaire s’avance encore et lui rappelle qu’à midi le correspondant du Times doit venir pour l’interviewer : faut-il le recevoir ? Le visage de Tolstoï s’assombrit :
— Toujours ces importunités ! Que veulent-ils donc de moi ? Uniquement jeter sur mon existence des regards de badauds. Ce que j’ai à dire se trouve dans mes écrits ; tous ceux qui savent lire peuvent les comprendre.
Mais, malgré tout, quelque faiblesse, faite de vanité, donne vite son consentement :
— Soit, — dit-il, — mais seulement une demi-heure. Et à peine a-t-il franchi le seuil du cabinet de travail que déjà sa conscience grogne :
— Pourquoi, encore une fois, ai-je cédé ? Toujours, les cheveux gris et à deux pas de la mort, j’agis en vaniteux et je me livre au verbiage des hommes ; toujours je faiblis, quand ils me sollicitent flatteusement. Quand apprendrai-je enfin à me cacher, à me taire ? Aide-moi, ô mon Dieu, aide-moi donc.
Enfin seul avec soi-même dans le cabinet de travail. Aux murs nus sont suspendus une faux, un râteau et une hache ; sur le sol bien ciré est fixé un siège massif, plus semblable à un billot qu’à un fauteuil, devant la table nue ; une cellule, à demi monacale, à demi paysanne. Le travail de la veille à moitié achevé est encore sur la table, « Pensées sur la vie ». Il relit ses propres paroles, efface, modifie, reprend. Toujours son écriture rapide, d’une grosseur excessive comme celle d’un enfant, s’arrête.
— Je suis trop superficiel, je suis trop impatient. Comment puis-je parler de Dieu, puisque je n’ai pas encore de notions claires sur ce sujet, puisque moi-même je n’ai pas encore de certitude et que mes idées chancellent d’un jour à l’autre ? Comment pourrais-je être précis et compréhensible pour chacun, en parlant de Dieu, qui est inexprimable, et de la vie, qui est éternellement incompréhensible ? Ce que j’entreprends là dépasse ma force. Mon Dieu, comme, autrefois, je marchais avec assurance lorsque j’écrivais des œuvres littéraires, que je présentais aux hommes la vie telle que le Seigneur l’a établie devant nous et non pas telle que moi, vieil homme confus et inquiet, je désire qu’elle soit en réalité ! Je ne suis pas un saint, non, je ne le suis pas et je ne devrais pas enseigner les hommes ; je ne suis que quelqu’un à qui Dieu a donné des yeux plus clairs et des sens meilleurs qu’à des milliers d’autres, pour qu’il voie son univers. Et peut-être que j’étais alors plus vrai et meilleur, lorsque je ne faisais que servir cet art que maintenant je maudis si absurdement.
Il s’arrête et il regarde involontairement autour de lui, comme si quelqu’un pouvait l’épier, tandis qu’il va chercher dans un tiroir caché les romans auxquels il travaille maintenant en secret (car, publiquement, il a bafoué l’art et il l’a ravalé, comme une « superfluité » et comme un « péché »). Les voici, ces œuvres écrites en secret et cachées aux hommes, Atschimourat, Le billet perdu ; il les feuillette et en lit quelques pages. Son œil s’éclaire de nouveau.
— Oui, ça c’est bien écrit, — sent-il, — ça, c’est bien. Dieu m’a appelé simplement pour que je décrive son univers et non pas pour que je devine ses pensées. Que l’art est beau, que la création littéraire est pure et que la pensée philosophique est douloureuse ! Que j’étais heureux alors, quand j’écrivais ces feuilles ! Moi-même je versais des larmes, lorsque je décrivais le matin printanier dans Bonheur conjugal ; et même la nuit Sophia Andreïewna venait, les yeux brûlants, et elle m’embrassait : tandis qu’elle copiait, elle se sentait forcée de s’arrêter et de me remercier, et nous étions heureux toute la nuit, — toute la vie. Mais, maintenant, je ne puis plus revenir en arrière ; il ne m’est pas permis de décevoir les humains, il faut que je continue d’avancer sur la route commencée, parce que, dans la détresse de leur âme, ils espèrent de moi assistance. Je ne dois pas m’arrêter, mes jours sont comptés.
Il pousse un soupir et replace les chers feuillets dans la cachette du tiroir ; comme un scribe à gages, muet, de mauvaise humeur, il continue d’écrire à ses traités philosophiques, le front sillonné de rides et le menton si profondément baissé que sa barbe blanche gratte, elle aussi, le papier, comme sa plume, avec un bruit de chose froissée.
Enfin, midi ! Assez travaillé pour aujourd’hui ! Il jette la plume loin de lui ; il se lève d’un bond et, de ses petits pas prestes, il descend l’escalier en tournoyant. Là le palefrenier tient prête Délire, sa jument favorite. D’un bond il est en selle et déjà la silhouette qui en écrivant était toute ployée se détend ; il paraît plus grand, plus fort, plus jeune, plus vivant, tandis que, bien droit, léger et libre comme un Cosaque, sur le cheval aux sabots étroits, il bondit vers la forêt. Sa barbe blanche ondoie et flotte au souffle du vent : il ouvre largement et voluptueusement les lèvres pour absorber en lui plus fortement la vapeur des champs, pour sentir dans son corps vieillissant la vie, la vivante vie ; et la volupté du sang secoué bruit chaudement et doucement dans ses veines, jusqu’au bout de ses doigts et jusqu’au coquillage sonore de son oreille.
Au moment d’entrer dans la jeune forêt, il s’arrête soudain pour voir, pour voir encore une fois comment, au soleil du renouveau, les boutons gluants se sont ouverts, en élevant dans le ciel une verdure fine et tremblotante, tendre comme une broderie. D’une vigoureuse pression des cuisses il pousse le cheval vers les bouleaux ; son œil de faucon remarque avec émotion la manière dont, l’une dernière l’autre, dans les deux sens, formant un chapelet microscopique, les fourmis se promènent sur l’écorce, les unes chargées déjà d’un ventre épais, les autres encore en train de saisir la farine de l’arbre avec leurs menues mandibules filigranées. Pendant de longues minutes il reste là immobile, dans son admiration, le patriarche chenu, et il regarde ce spectacle, grandiose dans sa petitesse ; des larmes coulent chaudement dans sa barbe.
Qu’il est merveilleux, ce miroir divin de la nature, qui depuis plus de soixante-dix ans contient toujours de nouvelles merveilles, à la fois muet et éloquent, éternellement rempli d’autres images, toujours animé et plus sage dans son silence que toutes les pensées et toutes les questions ! Sous lui le cheval renifle impatiemment. Tolstoï se réveille de sa profonde méditation ; il étreint puissamment de ses genoux les flancs de la jument, afin de sentir maintenant, dans le sifflement du vent, non pas seulement quelque chose de petit et de délicat, mais aussi le fougueux emportement et la passion des sens. Et il galope, il galope, il galope, heureux et sans pensée ; il parcourt ainsi vingt verstes, jusqu’à ce qu’une sueur brillante couvre déjà d’une blanche écume le flanc de la jument. Puis il la guide vers la maison, d’un trot paisible. Ses yeux sont toute lumière, son âme est toute allégée. Il est heureux et joyeux comme lorsque, encore enfant, il passait dans ces mêmes forêts, sur ce même chemin qui lui est familier depuis soixante-dix ans, lui qui maintenant est un vieil homme, un homme très vieux.
Mais dans le voisinage du village, son visage radieux s’assombrit soudain. Son œil connaisseur a examiné les champs : ici, au milieu de son domaine, il y a une terre qui est mal tenue, abandonnée, la clôture pourrie et à moitié enlevée, probablement pour faire du feu, le sol non labouré. Irrité, il s’avance, sur son cheval, pour demander des explications. Par la porte sort une femme crasseuse, les pieds nus, les cheveux en crinière et le regard baissé ; deux, trois petits enfants à demi-nus sont accrochés peureusement à sa robe toute déchirée, et derrière, dans la chaumière basse et enfumée, criaille encore un quatrième. Les sourcils froncés, il demande la raison de cette incurie. La femme pleurniche des mots sans suite, depuis six semaines son mari est en prison, arrêté pour avoir volé du bois. Comment, sans lui, l’homme fort et laborieux, pourrait-elle s’en occuper, et, quant à lui, il n’avait agi que poussé par la faim, Monsieur le Comte sachant bien lui-même ce que c’est : la mauvaise récolte, l’élévation des impôts, le fermage. Les enfants, voyant leur mère pleurnicher, se mettent à brailler ; Tolstoï porte vite la main à la poche et, pour couper court à toute autre explication, il tend à la femme une pièce de monnaie. Puis il s’échappe rapidement, comme un fugitif. Sa figure est sombre, sa joie s’est envolée.
— Voilà donc ce qui se passe sur ma terre, — non, sur celle que j’ai donnée à ma femme, à mes enfants. Mais pourquoi cacher toujours lâchement derrière ma femme ma complicité, ma faute ? Ce transfert de propriété n’a été qu’une comédie faite pour tromper le monde, pas autre chose ; car, exactement comme je me suis repu moi-même du labeur des paysans, maintenant les miens sucent leur argent de cette pauvreté. Je le sais pertinemment : chaque brique employée à la reconstruction de la maison où je demeure a été cuite à la sueur de ces serfs, elle est leur chair, leur fatigue pétrifiées. Comment aurais-je pu donner à ma femme et à mes enfants ce qui ne m’appartenait pas, la terre de ces paysans qu’ils labourent et cultivent ? Je devrais avoir honte devant Dieu, au nom de qui, moi, Léon Tolstoï, je prêche toujours la justice aux hommes, alors que, quotidiennement, de mes fenêtres, j’assiste au spectacle de la misère d’autrui.
Sa figure est devenue toute colère ; et elle s’assombrit encore davantage au moment où, passant devant les colonnes de pierre, il fait son entrée dans l’enceinte de la maison seigneuriale. Le laquais en livrée et le palefrenier se précipitent par la porte, pour l’aider à descendre de cheval. « Mes esclaves », raille-t-il rageusement à part lui, dans la honte qu’il éprouve et qui le fait s’accuser lui-même.
Dans la vaste salle à manger, la longue table l’attend déjà, fleurie de blanc et couverte d’argenterie ; il y a là la comtesse, ses filles, ses fils, le secrétaire, le médecin particulier, la Française, l’Anglaise, quelques voisins, un étudiant révolutionnaire, qui remplit les fonctions de précepteur, et puis le reporter anglais : cette macédoine humaine bouillonne joyeusement dans son diffus pêle-mêle. Il est vrai que, maintenant, lorsqu’il entre, le bruit s’arrête immédiatement, en signe de respect. Tolstoï salue les hôtes gravement et avec une noble politesse et il s’assied à la table sans prononcer une parole. Lorsque le domestique en livrée lui présente maintenant ses mets choisis de végétarien (des asperges venues de l’étranger et apprêtées de la manière la plus délicate), il pense malgré lui à la femme loqueteuse, à la paysanne à qui il a donné dix kopecks. Il est là assis sombrement et il sonde son âme :
— S’ils comprenaient enfin que je ne puis ni ne veux vivre ainsi, entouré de laquais, avec des déjeuners de quatre plats, dans de la vaisselle d’argent, et parmi toutes sortes de superfluités, tandis que les autres n’ont même pas le strict nécessaire ! Ils savent tous, pourtant, que je ne leur demande que ce sacrifice, ce seul sacrifice, de renoncer au luxe, cet abominable péché contre l’égalité que Dieu voudrait voir régner parmi les hommes. Mais elle, qui est ma femme et qui devrait partager mes pensées, comme ma couche et ma vie, elle se dresse en ennemie contre mes idées. Elle est à mon cou comme une meule de moulin, un poids sur ma conscience, qui m’entraîne à une vie fausse et mensongère ; il y a longtemps que j’aurais dû couper les liens avec lesquels ils m’attachent. Qu’ai-je encore à faire avec eux ? Ils me troublent dans ma vie et je les trouble dans la leur ; je suis ici superflu, à charge à moi-même et à tout le monde.
Malgré lui, d’un air hostile, il détourne les yeux de sa colère et il la regarde, elle, Sophia Andreïewna, sa femme. Mon Dieu, qu’elle a vieilli et qu’elle a blanchi ! Les rides sillonnent son front, à elle aussi ; à elle aussi, le chagrin a tordu sa bouche décrépie. Et une onde de douceur emplit soudain le cœur du vieil homme.
— Mon Dieu, — pense-t-il, — comme elle est sombre, comme elle a l’air triste, elle que j’ai introduite dans ma vie jeune fille rieuse et innocente ! Il y a maintenant un âge d’homme, quarante, quarante-cinq ans que nous vivons ensemble ; je l’ai prise jeune fille, moi qui étais déjà à demi-usé, et elle m’a donné treize rejetons. Elle m’a aidé à composer mes ouvrages, elle a allaité mes enfants, et, moi, qu’ai-je fait d’elle ? Une femme désespérée, presque insensée, toujours surexcitée, à qui il faut cacher les narcotiques pour qu’elle ne s’ôte pas la vie, tellement je l’ai rendue malheureuse. Et quant à mes fils, je le sais, ils ne m’aiment pas ; mes filles, qui sont là, je ronge leur jeunesse, et mes secrétaires notent chaque parole et becquettent tout ce que je dis, comme des moineaux le crottin de cheval ; déjà ils tiennent prêts dans une boîte le baume et l’encens pour conserver ma momie au muséum de l’humanité. Et voici ce nigaud d’Anglais qui attend déjà avec son carnet pour que je lui explique « la vie ». Un péché contre Dieu et contre la vérité, telle est cette table, cette maison, pleine d’affreux mystères et sans aucune pureté ; et je reste là assis dans cette atmosphère, à me sentir bien au chaud et bien à l’aise, au lieu de bondir au dehors et d’aller mon chemin. Il vaudrait mieux pour moi, il vaudrait mieux pour eux que je fusse déjà mort. Je vis trop longtemps et je ne vis pas assez dans la vérité : il y a déjà de longues années que mon heure est venue.
Le laquais lui offre encore un mets, des fruits sucrés, entourés d’une mousse laiteuse et rafraîchis dans la glace. D’un mouvement irrité de la main il repousse le plat d’argent.
— Le manger n’est-il pas bon ? — demande avec inquiétude Sophia Andreïewna, naïve qu’elle est. Est-il trop lourd pour toi ?
Mais Tolstoï répond seulement, avec amertume :
— Ce qui est trop lourd pour moi, c’est précisément que ce soit si bon.
Les fils regardent, contrariés ; la femme, avec étonnement ; le reporter, en faisant un effort : on voit qu’il cherche à retenir cet aphorisme.
Enfin le repas est terminé ; on se lève et on va au salon. Tolstoï discute avec le jeune révolutionnaire qui, malgré tout son respect, lui réplique avec hardiesse et vivacité. L’œil de Tolstoï lance des éclairs ; il parle avec violence, par saccades, presque en criant ; chaque discussion l’empoigne encore, avec une passion indomptable, comme autrefois la chasse et le tennis. Brusquement il se prend lui-même en flagrant délit d’emportement ; il se contraint à l’humilité et de force il modère sa voix en disant :
— Mais peut-être que je me trompe : Dieu a dispersé ses pensées parmi les hommes et personne ne sait si ce sont des pensées divines ou les siennes propres qu’il exprime.
Et, pour changer de sujet, il adresse aux autres cette invitation :
— Allons faire un tour dans le parc.
Mais d’abord encore une petite halte. Sous l’orme à la vénérable vieillesse, en face du perron du château, à « l’arbre des pauvres », les visiteurs des classes populaires, les mendiants et les sectaires, les « ténébreux », attendent Tolstoï. De vingt milles à la ronde, ils sont venus ici en pèlerinage, chercher un conseil ou un peu d’argent. Ils sont là debout, brûlés par le soleil, exténués de fatigue, les chaussures toutes poussiéreuses.
Lorsque le « Seigneur », le « Barine » s’approche, quelques-uns s’inclinent jusqu’à terre, à la manière russe. Tolstoï va vers eux d’un pas rapide et balancé :
— Avez-vous des demandes à formuler ?
— Je désirerais, Monseigneur…
— Je ne suis pas « monseigneur », personne n’est « monseigneur », sauf Dieu, — fait Tolstoï en le rabrouant.
Le petit paysan tourne avec effroi sa casquette dans ses mains ; enfin, il dévide des questions confuses, pour savoir si réellement la terre doit maintenant appartenir aux paysans et quand il recevra lui-même son morceau de champ ; Tolstoï répond avec impatience : tout ce qui n’est pas clair l’irrite. Puis c’est le tour d’un garde forestier, qui pose toutes sortes de questions relatives à Dieu. Tolstoï lui demande s’il sait lire, et, lorsqu’il répond affirmativement, il envoie chercher l’écrit intitulé Que devons-nous faire ? et le congédie. Ensuite des mendiants s’approchent l’un après l’autre. Tolstoï, déjà impatient, les expédie rapidement avec une pièce de cinq kopecks. En se retournant, il remarque que le journaliste le photographie au moment où il fait ainsi l’aumône. De nouveau son visage se rembrunit.
— Voilà comment ils me représentent, moi, Tolstoï, le généreux, auprès des paysans, moi, le charitable, l’homme noble et secourable ! Mais, si l’on pouvait voir l’intérieur de mon cœur on saurait que je n’ai jamais été bon, que j’ai simplement essayé d’apprendre à le devenir. Mon moi est la seule chose qui m’ait réellement occupé. Je n’ai jamais été secourable ; dans toute ma vie je n’ai pas donné aux pauvres la moitié de ce que, autrefois à Moscou, je perdais en une seule nuit, en jouant aux cartes. Jamais il ne m’est venu à l’esprit d’envoyer à Dostoïewski, qui à ma connaissance souffrait de la faim, les deux cents roubles qui l’auraient sauvé pour un mois, peut-être pour toujours. Et, cependant, je tolère que l’on me glorifie et que l’on me célèbre comme le plus noble des hommes, alors que je sais parfaitement que je n’en suis encore qu’au commencement du commencement !
Il est pressé déjà d’aller se promener dans le parc, et ce leste petit vieillard à la barbe flottante court si impatiemment que les autres peuvent à peine le suivre. Non, maintenant, il ne s’agit plus de parler beaucoup : simplement sentir ses muscles, la souplesse des tendons, jeter un coup d’œil sur ses filles jouant au tennis, sur l’innocence et l’agilité du jeu physique. Il suit avec intérêt chaque mouvement, et il rit fièrement à chaque coup réussi, puis, les sens apaisés et plus serein, il continue sa marche à travers la mousse aux senteurs plus douces. Mais, ensuite, il revient dans son cabinet de travail, lire un peu, se reposer un moment : parfois il se sent déjà très fatigué et ses jambes deviennent lourdes. Tandis qu’il est ainsi couché seul sur le divan de cuir ciré, les yeux fermés, et qu’il se sent fatigué et âgé, il pense en silence :
— Pourtant, cela va bien ; où est l’époque, la terrible époque où j’avais encore peur de la mort, comme d’un fantôme ? où je voulais me cacher devant elle et me renier ? Maintenant, maintenant, je n’ai plus aucune crainte ; oui, même je me sens bien d’être si près d’elle.
Il se redresse, ses pensées essaiment dans le silence. Parfois il trace rapidement un mot au crayon, puis il regarde longuement et gravement devant lui. Et il est beau alors, le visage du vieil homme fatigué, sur lequel planent la méditation et le rêve, — seul avec lui-même et avec ses pensées.
Le soir, il descend encore une fois dans le cercle de la conversation : oui, le travail est fait. L’ami Goldenweiser, le pianiste, demande s’il peut jouer quelque chose.
— Très volontiers, très volontiers.
Tolstoï s’appuie contre le piano, les mains ombrageant ses yeux pour que personne ne voie comment il est empoigné par la magie des sons accordés. Il écoute, les paupières closes et la poitrine respirant profondément. Chose merveilleuse, la musique, qu’il a attaquée si fort, chante à ses oreilles merveilleusement, en réveillant en lui ce qu’il y a de tendresse : après toutes ces sévères pensées, elle rend à son âme la douceur et la bonté.
— Comment ai-je pu insulter l’art ? — pense-t-il en lui-même silencieusement. Où y a-t-il de la consolation, sinon dans l’art ? Toute pensée assombrit, toute science trouble l’esprit, et où sentons-nous distinctement la présence de Dieu, si ce n’est pas dans les images et dans le verbe de l’artiste ? Vous êtes mes frères, ô Beethoven et Chopin ; je sens vos regards reposer maintenant entièrement en moi, et le cœur de l’humanité bat dans mon cœur : pardonnez-moi, mes frères, de vous avoir offensés.
La musique se termine sur un passage retentissant, tous applaudissent et, après une courte hésitation, Tolstoï également. Toute inquiétude en lui est guérie. Avec un doux sourire il entre dans le groupe qui est rassemblé là et il jouit des agréments de la conversation ; enfin, quelque chose comme de la sérénité et du silence flotte autour de lui ; le jour aux multiples aspects semble être complètement achevé.
Mais encore une fois, avant d’aller au lit, il se rend dans son cabinet de travail. Avant que le jour finisse, Tolstoï entrera, une dernière fois, en jugement avec lui-même ; il se demandera, comme toujours, compte de chaque heure comme de toute sa vie. Son Journal est ouvert ; ces feuilles blanches sont comme l’œil de la conscience qui le regarde. Tolstoï songe à chaque heure de la journée écoulée et il la juge. Il pense aux paysans, à la misère dont il est lui-même cause et devant laquelle il est passé au cours de sa chevauchée, sans lui porter d’autre assistance que celle d’une illusoire menue monnaie. Il se souvient qu’il a été impatient avec les mendiants, qu’il a eu des pensées dures et méchantes à l’égard de sa femme ; il inscrit tous ces péchés dans son livre, le livre de l’accusation, et d’un crayon rageur il trace ce jugement : « De nouveau j’ai été indolent, j’ai eu l’âme lâche. Je n’ai pas fait assez de bien. Je n’ai pas encore appris à accomplir l’acte difficile, à aimer les hommes qui sont autour de moi, au lieu de l’humanité : aide-moi, ô mon Dieu, aide-moi. »
Puis encore la date du lendemain et le mystérieux « S.J.V. » (Si je vis). Maintenant l’œuvre est faite, encore un jour de terminé. Les épaules basses, il se rend dans la chambre voisine, le vieil homme ; il ôte sa blouse et ses lourdes bottes et il étend son corps, son corps lourd, dans le lit et il pense, comme toujours, d’abord à la mort. Encore des pensées, ces papillons de couleurs, volettent avec agitation au-dessus de lui, mais peu à peu elles se perdent, comme des lépidoptères, dans la forêt d’une obscurité toujours plus profonde. Déjà le sommeil l’enveloppe de son ombre toute proche.
Voici que, soudain, il tressaille de frayeur : ne vient-il point d’entendre un pas ?… Oui, c’est quelqu’un qui marche à côté, doucement et furtivement, dans son cabinet de travail, et aussitôt il bondit sans faire de bruit, à moitié nu, et il colle ses yeux brûlants contre le trou de la serrure. Oui, il y a de la lumière dans la pièce voisine. Quelqu’un est entré avec une lampe et fouille dans son secrétaire, feuillette son Journal, si secret, pour lire les paroles, les entretiens de sa conscience : ce quelqu’un, c’est Sophia Andreïewna, sa femme. Elle l’espionne jusque dans son secret le plus intime ; on ne le laisse pas seul, même avec Dieu ; partout, partout, dans sa maison, dans sa vie, dans son âme, il est entouré par l’ambition et la curiosité des hommes. Ses mains tremblent de fureur ; déjà il saisit le loquet pour ouvrir brusquement la porte et se précipiter sur sa propre femme, qui l’a trahi. Mais, au dernier moment, il maîtrise sa colère :
— Peut-être que cela aussi est une épreuve qui m’est imposée.
Alors il se traîne jusqu’à sa couche, muet, hors d’haleine, regardant au fond de lui-même, comme dans une fontaine tarie. Et, ainsi, il reste éveillé longtemps encore, lui, Léon Nicolaïewitsch Tolstoï, le plus grand et le plus puissant homme de son époque, — trahi dans sa propre maison, tourmenté par le doute et glacé par la solitude.
« Pour croire à l’immortalité, il faut vivre ici-bas d’une vie immortelle. »
Tolstoï, Journal, 6 mars 1896.
L’année 1900, Léon Tolstoï a franchi le seuil du siècle à soixante-douze ans. L’esprit toujours en éveil et pourtant déjà personnage légendaire, l’héroïque vieillard marche vers sa perfection. La face du vieux pèlerin de l’univers brille plus douce qu’autrefois, sous sa barbe de neige, et sa peau peu à peu jaunissante est comme un parchemin transparent, couvert de rides et de runes innombrables. Un sourire patient et résigné niche souvent maintenant autour de sa lèvre apaisée ; plus rarement la colère hérisse ses sourcils broussailleux et le vieil et irritable Adam a une physionomie plus indulgente et comme transfigurée.
— Comme il est devenu bon ! — s’étonne son propre frère, qui toute une vie durant l’a toujours connu indomptable et effervescent ; et, réellement, sa puissante passion commence à s’éteindre ; il est las de lutter et de se torturer ; maintenant son âme respire plus paisiblement et se permet souvent le repos ; un nouvel éclat de bonté ensoleille son visage, dans la dernière lumière du soir. Ce qui jadis était si sombre à contempler prend maintenant un aspect touchant : c’est comme si la nature avait travaillé activement pendant quatre-vingts ans pour qu’enfin la beauté la plus intime de cet homme, la sublimité, faite de grandeur, de science et de pardon, de ce vieillard se manifestât sous sa forme suprême et définitive. Et c’est cette physionomie transfigurée que l’humanité recueille en héritage, comme le véritable portrait de Tolstoï. C’est ainsi que les générations des générations conserveront encore avec respect l’image de sa figure grave et paisible.
L’âge, qui d’ordinaire amoindrit et mutile la figure des hommes héroïques, donne au sombre visage de Tolstoï sa parfaite majesté. La dureté est devenue grandeur ; la passion s’est transmuée en douceur, la violence et la rudesse en une bonté paisible et en une compréhension fraternelle de toutes choses. Et, réellement, le vieux lutteur ne désire plus que la paix, que la « paix avec Dieu et avec les hommes », la paix aussi avec son ennemi le plus acharné, — la Mort. Elle est passée, heureusement passée, la peur affreuse, panique et animale du trépas ; d’un regard calme, tout prêt à l’accueillir, le vieillard envisage la fin qui est proche.
« Je pense qu’il est possible que demain je ne sois plus en vie ; chaque jour je cherche à me familiariser davantage avec cette pensée et je m’y habitue toujours davantage. » Chose merveilleuse, depuis que cette frayeur convulsive n’obsède plus celui qu’elle a si longtemps troublé, l’esprit créateur se rassemble de nouveau en lui. De même que Gœthe, vieillard, précisément à la dernière lumière du soir, se détourne encore de ses divertissements scientifiques pour revenir à son « principal travail », de même Tolstoï, le prêcheur, le moraliste, à un âge invraisemblable, entre sa soixante-dixième et sa quatre-vingtième année, se tourne encore vers l’art, qu’il a si longtemps renié ; encore une fois, dans ce nouveau siècle, le plus puissant poète du siècle passé ressuscite, — et avec autant de splendeur qu’autrefois. Bandant hardiment l’arc monstrueux de son existence, le vieillard médite sur un événement de ses années de cosaque et il compose d’après lui cette Iliade, cette épopée qu’est Hadschimourat, toute retentissante d’armes et de guerre, légende héroïque, racontée d’une manière simple et grande, comme dans ses jours les plus parfaits.
La tragédie du Cadavre vivant, les récits magistraux d’Après le bal, de Kornei Wassiliew et beaucoup de petites légendes attestent glorieusement le retour de l’artiste et la disparition de la morosité du moraliste ; nulle part on ne devinerait dans ces œuvres tardives la main affaissée et lasse d’écrire d’un vieillard, car leur prose coule comme un temps dont le flot, grave et sonore, tombe dans l’éternité, limpide jusqu’à l’extrême, jusqu’à la suprême profondeur de l’âme : incorruptible et infaillible, le regard gris du grand vieillard pèse le destin éternellement mouvant de ces hommes. Le juge de la vie est redevenu poète et, dans les admirables confessions de sa vieillesse, celui qui fut autrefois le doctrinaire prétentieux de la vie, s’incline avec respect devant l’impénétrabilité du divin : la curiosité hautaine et impatiente de résoudre les questions suprêmes de la vie fait place à une manière humble de prêter l’oreille au bruit toujours plus proche que fait la vague de l’infini. Il est devenu bon, Léon Tolstoï, mais il n’est pas encore fatigué ; inlassable, comme un paysan du monde primitif, il fouille, — jusqu’à ce que le crayon tombe de ses mains qui se refroidissent, — dans son Journal, le champ inépuisable de ses pensées.
Car cet homme infatigable, à qui le destin a imposé comme mission de lutter jusqu’au dernier moment pour la vérité, ne doit pas encore trouver le repos. Un dernier travail, le plus sacré de tous, doit être accompli, et il ne concerne plus la vie, mais sa propre mort, qui approche ; la dernière occupation de ce créateur gigantesque sera de se façonner une mort digne et exemplaire, et c’est à cela qu’il emploie grandiosement toute la force qui lui reste. Tolstoï n’a travaillé à aucune de ses œuvres aussi longuement, aussi passionnément ; il n’a étudié aucun problème aussi profondément et aussi méditativement que sa propre mort : en artiste sincère et difficile à se satisfaire, il veut précisément transmettre à l’humanité, pure et sans tache, cette œuvre, la dernière et la plus humaine de toutes.
Cette lutte pour une mort pure, sans mensonge, parfaite, devient une bataille décisive dans cette guerre que mène pour la vérité ce septuagénaire qui ne peut pas trouver la paix, et en même temps c’est la bataille la plus douloureuse, car il s’agit de combattre contre son propre sang. Il faut accomplir encore un dernier acte, devant lequel il a reculé sans cesse durant toute sa vie, avec une timidité qui nous est maintenant inexplicable : le renoncement définitif et irrévocable à ses biens. Toujours, toujours, pareil en cela à Kutusoff qui veut éviter la bataille décisive et qui espère vaincre son redoutable adversaire par une retraite stratégique continuelle, Tolstoï a ajourné craintivement la disposition définitive de sa fortune et il s’est réfugié pour échapper à sa conscience dans la « sagesse de l’inaction ».
Toute tentative faite pour renoncer à ses droits sur ses œuvres, même après sa mort, a rencontré l’opposition la plus acharnée de sa famille, et il a été trop faible et en réalité trop humain pour briser brutalement cette opposition ; ainsi, pendant des années, il s’était borné à ne pas toucher personnellement le moindre argent et à ne pas faire usage de ses revenus ; mais (c’est lui-même qui s’accuse) « à la racine de cette abstention était la circonstance que je niais par principe toute propriété et que je ne me souciais pas de mes biens, par fausse honte devant les hommes, pour qu’on ne m’accusât pas d’inconséquence ». Toujours, après les tentatives les plus diverses, dépourvues de succès et dont chacune provoque une tragédie dans le cercle intime de sa famille, il écarte de lui la décision nette et sans recours relative à son testament, et il la remet à une époque indéterminée. Mais en 1908, dans sa quatre-vingtième année, quand sa famille profite de son jubilé pour entreprendre avec de gros capitaux une édition complète de ses œuvres, il n’est plus possible à l’ennemi public de toute propriété privée de rester inactif ; à quatre-vingts ans, il faut que Léon Tolstoï livre, à visage découvert, le combat décisif. Et ainsi Iasnaïa Poliana, ce lieu de pèlerinage de la Russie, où resplendit le soleil couchant d’une gloire qui s’étend sur les deux mondes, devient, derrière les portes closes, le théâtre d’une lutte entre Tolstoï et les siens, lutte d’autant plus méchante et terrible qu’il s’agit d’une chose mesquine, l’argent, et de l’atrocité de laquelle même les cris déchirants du Journal ne donnent qu’une idée insuffisante.
« Ah ! qu’il est difficile de se défaire de cette sale et coupable propriété ! » soupire-t-il pendant ces jours-là (25 juillet 1908), car la moitié de sa famille se dispute cette propriété avec des ongles qui ressemblent à des griffes. Des scènes de romans feuilleton de la pire espèce : tiroirs forcés, armoires fouillées, conversations épiées, essais de mise en curatelle, alternent avec les moments les plus tragiques, avec des tentatives de suicide de la part de sa femme et des menaces de fuite quant à Tolstoï ; l’« enfer d’Iasnaïa Poliana », comme il l’appelle, ouvre ses portes. Mais précisément dans cet excès de tourments Tolstoï finit par puiser une résolution suprême, et enfin, quelques mois avant de mourir, il décide, pour assurer la pureté et la loyauté de sa mort, de ne plus tolérer d’ambiguïtés et d’équivoque et de laisser à la postérité un testament qui transmette irrécusablement ses biens spirituels à toute l’humanité. Pour accomplir ce dernier acte de sincérité, il faut encore un dernier mensonge. Puisque dans sa maison il se sent espionné et surveillé, ce vieillard de quatre-vingt-deux ans se rend à cheval, comme pour une promenade sans importance, dans la forêt voisine, la forêt de Grumont, et là, sur la souche d’un arbre, — instant le plus dramatique de notre siècle, — Tolstoï, en présence de trois témoins et des chevaux qui reniflent avec impatience, signe enfin cette feuille qui donnera à sa volonté validité et autorité par delà sa vie présente.
Maintenant il a rejeté ses entraves et il pense avoir accompli l’acte décisif. Mais un acte plus difficile, plus important et plus nécessaire, l’attend encore. Car aucun secret ne résiste dans cette maison de la droite conscience toute flamboyante d’humanité. Soupçons et chuchotements filtrent et percent goutte à goutte dans tous les coins, murmurent et glissent de l’un à l’autre, et bientôt sa famille sait que Tolstoï a pris des dispositions secrètes. Ils violent avec de fausses clefs le secret des coffrets et des armoires, ils fouillent le Journal pour y trouver une piste ; la comtesse menace de se suicider si Tcherkof, le complice haï de Tolstoï, ne cesse pas ses visites. Tolstoï reconnaît qu’ici, au milieu de la passion, de la cupidité, de la haine et de l’agitation, il ne peut pas composer sa dernière œuvre d’art, la perfection de sa mort, et le vieillard craint qu’« on ne lui dérobe, au point de vue spirituel, ces minutes précieuses qui sont peut-être les plus magnifiques ». Et alors surgit encore une fois, des profondeurs de son sentiment, cette pensée que, pour atteindre à la perfection, il faut, comme l’Évangile le demande, qu’il laisse sa femme et ses enfants, qu’il renonce à la possession et au profit, pour atteindre à la sainteté.
Deux fois déjà il s’était enfui, la première fois en 1884 ; mais à moitié chemin la force lui manqua et il se contraignit à revenir auprès de sa femme qui était dans les douleurs de l’enfantement et qui cette nuit même lui donna une fille, cette Alexandra qui maintenant est à ses côtés, qui protège son testament et qui est prête à l’assister dans son dernier voyage. Treize ans plus tard, en 1897, il s’en va une seconde fois, en laissant à sa femme cette lettre immortelle dans laquelle il expose l’ordre que lui donne sa conscience : « J’ai résolu de fuir, d’abord parce que, à mesure que mes années augmentent, cette existence me pèse davantage et que j’aspire toujours avec force à la solitude et ensuite parce que les enfants ont maintenant grandi et que ma présence dans la maison n’est plus nécessaire… Le principal, c’est d’imiter les Indiens, qui s’enfuient dans les forêts une fois qu’ils ont atteint la soixantième année ; tout homme religieux, arrivé à la vieillesse, éprouve le désir de consacrer ses dernières années à Dieu et non pas à la plaisanterie et au jeu, aux cancans et au tennis. De même, maintenant que je suis entré dans ma soixante-dixième année, mon âme aspire de toutes ses forces au repos et à la solitude, pour vivre en harmonie avec ma conscience ou, si ce n’est pas absolument possible, du moins pour échapper au désaccord criard qu’il y a entre ma vie et ma foi. »
Mais cette fois encore il était revenu, l’humanité ayant en lui repris le dessus. La force de son moi intime n’était pas encore assez grande, l’appel de sa vocation n’était pas encore assez puissant. Maintenant, treize ans après cette seconde fuite, et deux fois treize ans après la première, l’attraction formidable du lointain devient plus douloureuse que jamais ; cette conscience de fer se sent puissamment et magnifiquement emportée par une force insondable. Au mois de juillet 1910, Tolstoï écrit dans son Journal ces mots : « Je ne puis faire autre chose que de m’enfuir, et j’y pense maintenant sérieusement ; maintenant montre ton christianisme ! C’est le moment ou jamais (en français, dans le texte tolstoïen). Ici personne n’a besoin de ma présence. Aide-moi, ô mon Dieu ; instruis-moi ; je ne voudrais qu’une chose, faire ta volonté et non la mienne. J’écris ceci et je me demande : est-ce réellement bien vrai ? Est-ce que de la sorte je ne fais pas devant Toi des simagrées ? Aide-moi, aide-moi, aide-moi. » Mais il hésite toujours encore ; toujours le retient la crainte que lui fait éprouver le sort des autres ; toujours il redoute lui-même que son désir ne soit coupable et, penché en frissonnant au-dessus de sa propre âme, il écoute, pour savoir si un appel ne viendra pas de l’intérieur, ou un message d’en haut, qui « ordonnera » irrésistiblement, là où sa propre volonté hésite et tergiverse encore. Comme à genoux, en prière, devant la volonté insondable à laquelle il s’est abandonné et dans la sagesse de laquelle il a confiance, il confesse dans le Journal son anxiété et son inquiétude. Cette attente est comme une fièvre dans sa conscience enflammée ; cette auscultation de son cœur frissonnant est comme un tremblement de tout son être, et déjà il pense que le destin ne l’entend pas et qu’il est livré au pur hasard.
Alors, à l’heure juste et appropriée, une voix éclatante chante en lui, la voix antique de la légende : « Lève-toi, et redresse-toi, prends le manteau et le bâton du pèlerin. » Et il se ressaisit et il va au-devant de sa perfection.
« On ne peut s’approcher de Dieu que tout seul. »
Tolstoï, Journal.
Le 28 octobre 1910, il peut être six heures du matin ; entre les arbres pend encore l’obscurité complète de la nuit ; quelques silhouettes rôdent d’une étrange façon autour de la demeure seigneuriale d’Iasnaïa Poliana. Des clefs cliquettent, des portes grincent furtivement. Dans la paille de l’écurie, le cocher attelle les chevaux à la voiture, avec une précaution extrême pour ne faire aucun bruit ; dans deux pièces des ombres inquiètes ressemblent à des fantômes ; avec des lanternes sourdes semblables à des lampes de poche, elles saisissent à tâtons des paquets de toute espèce ; elles ouvrent des tiroirs et des armoires, puis elles se glissent entre des portes ouvertes sans bruit et elles trébuchent, en murmurant, à travers les racines boueuses du parc. Puis une voiture, évitant le chemin qui passe devant la maison, par derrière roule vers la porte du parc.
Qu’y a-t-il ? Des cambrioleurs ont-ils pénétré dans le château ? La police du tsar cerne-t-elle enfin l’habitation de l’écrivain si suspect, pour procéder à une perquisition ? Non, personne ne s’est introduit clandestinement dans la maison ; c’est seulement Léon Nicolaïewitsch Tolstoï qui, comme un voleur, accompagné uniquement de son médecin, s’évade de la prison de son existence. L’appel lui a été fait, un signe irrécusable et décisif. Encore une fois pendant la nuit il a surpris sa femme qui fouillait secrètement et hystériquement ses papiers et alors brusquement, dure et nerveuse comme l’acier, la résolution a surgi en lui de l’abandonner, elle « qui a abandonné son âme », de fuir n’importe où, vers Dieu, vers lui-même, en cherchant la mort qu’il lui faut, la mort qui est à sa mesure. Soudain, il a jeté un manteau sur sa chemise de nuit, il a coiffé une casquette grossière, il a mis ses souliers caoutchoutés, n’emportant de ses biens que ce dont l’esprit a besoin pour se communiquer aux hommes : le Journal, un crayon et une plume. A la gare il griffonne encore une lettre à sa femme et la lui envoie par le cocher : « J’ai fait ce que les vieillards de mon âge font d’ordinaire ; j’abandonne cette vie mondaine pour passer les derniers jours de ma vie dans la solitude et le silence. » Puis il monte dans le train, et, assis sur le banc crasseux d’un compartiment de troisième classe, enveloppé dans son manteau et accompagné seulement par son médecin, voici donc Léon Tolstoï qui prend la fuite pour être seul avec Dieu.
Mais ce n’est plus Léon Tolstoï qu’il se nomme. Comme autrefois Charles-Quint, souverain des deux mondes, déposa volontairement les insignes de la puissance pour s’enterrer dans le cercueil d’un monastère, Tolstoï a jeté derrière lui, outre son argent, sa maison et sa gloire, son propre nom ; il s’appelle maintenant T. Nicolaief, nom inventé de quelqu’un qui veut se donner une nouvelle vie et qui cherche une mort pure et juste. Enfin, tous les liens sont brisés ; maintenant il peut être le pèlerin qui va sur des routes étrangères, il peut être le serviteur de la doctrine et de la parole sincère. Au couvent de Schamardino il prend encore congé de sa sœur, l’abbesse : leurs deux silhouettes fragiles de vieillards sont assises ensemble au milieu de doux moines transfigurés par le repos et par les harmonies sonores de la solitude ; deux jours après arrive sa fille, l’enfant qui naquit dans la nuit de cette première fuite qui n’aboutit pas. Mais, ici aussi, dans cette retraite, il ne se sent pas à son aise ; il craint d’être reconnu, poursuivi et découvert, d’être encore une fois ramené dans cette existence trouble et fausse. Aussi, touché de nouveau par un doigt invisible, le trente et un octobre, à quatre heures du matin, il réveille soudain sa fille et insiste pour aller plus loin, n’importe où, en Bulgarie, au Caucase, à l’étranger, quelque part où la gloire et les hommes ne l’atteindront plus, où il trouvera enfin la solitude, où il se trouvera lui-même et où il trouvera Dieu.
Mais le redoutable adversaire de sa vie, de sa doctrine, la gloire, — ce démon fait pour le tourmenter et le tenter, — ne lâche pas encore sa victime. Le monde ne permet pas que « son » Tolstoï s’appartienne à lui-même, à sa volonté profonde et lucide. A peine le fugitif est-il assis dans son compartiment, la casquette profondément baissée sur le front, que déjà l’un des passagers a reconnu le grand maître ; déjà chacun le sait dans le train ; déjà le secret est trahi ; déjà à l’extérieur, à la porte du wagon, se pressent des hommes et des femmes, pour le voir. Les journaux qu’ils ont avec eux contiennent des articles d’une longueur de plusieurs colonnes sur l’animal précieux qui s’est enfui de sa geôle ; déjà il est trahi et cerné ; encore une fois, pour la dernière, la gloire barre à Tolstoï le chemin de la perfection. Les fils télégraphiques qui longent le train mugissant bourdonnent de dépêches ; toutes les stations sont averties par la police ; tous les employés sont mobilisés ; chez lui on commande déjà des trains spéciaux et les reporters, de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Nijni-Novgorod, de tous les quatre coins de la rose des vents, sont lancés sur sa piste, sur la piste du gibier fugitif. Le Saint-Synode envoie un prêtre pour saisir le repenti et soudain un monsieur étranger monte dans le train, et il passe sans cesse devant le compartiment, chaque fois avec un nouveau masque. C’est un détective : non, la gloire ne laisse pas échapper son prisonnier. Léon Tolstoï ne doit pas et ne peut pas être seul avec lui-même ; les hommes ne tolèrent pas qu’il s’appartienne et qu’il accomplisse sa sanctification.
Déjà il est entouré, déjà il est cerné, il n’y a pas de fourré dans lequel il puisse se jeter. Quand le train arrivera à la frontière, un employé le saluera en levant poliment son chapeau et lui refusera le passage ; partout où il cherchera le repos, la gloire viendra se camper en face de lui, large, et bruyante, avec ses mille voix ; non, il ne peut pas s’échapper, la griffe le tient bien. Mais voici que soudain sa fille remarque qu’un frisson glacé secoue le corps chenu de son père. Épuisé il s’appuie au dur banc de bois. La sueur sort par tous les pores de son être tremblant et elle dégoutte de son front. Une fièvre issue de son sang, la maladie, s’abat sur lui, — pour le sauver. Et déjà la mort lève son manteau sombre pour le cacher aux regards de ses persécuteurs.
A Astapowo, petite station du chemin de fer, il faut qu’on fasse halte ; le malade ne peut pas aller plus loin. Il n’y a aucune auberge, aucun hôtel, aucun palais pour le recevoir. Confus, le chef de station offre son bureau, dans la maison de bois à un étage du bâtiment du chemin de fer (depuis, c’est un lieu de pèlerinage pour le monde russe). On y conduit le vieillard, qui frissonne de froid, et soudain tout est bien réel de ce qu’il a rêvé : voici la petite chambre, basse et sentant le renfermé, pleine d’un air épais et de pauvreté. Voici le lit de fer, la lumière avare de la lampe à pétrole ; voici que cette fois sont bien loin le luxe et le confort, devant lesquels il a pris la fuite. A son agonie, à ses derniers moments, tout est exactement comme sa volonté la plus intime l’a voulu : pure, sans aucune scorie, par un auguste symbole, la mort obéit parfaitement à sa main d’artiste. En peu de jours s’élève l’édifice grandiose de ce trépas, auguste confirmation de sa doctrine, que l’envie des hommes ne pourra plus saper, ne pourra plus troubler et détruire, dans sa simplicité digne des temps primitifs.
C’est en vain que dehors, devant la porte fermée, haletante, les lèvres avides, la gloire est aux aguets, en vain que les reporters et les curieux, les espions, les policiers et les gendarmes, le prêtre envoyé par le Saint-Synode et les officiers désignés par le tsar lui-même se pressent et attendent ; leur tumulte criard et sans pudeur ne peut plus rien contre cette solitude suprême et irréfragable. Seule sa fille le veille, avec un ami et le médecin ; un amour humble et paisible l’entoure de silence. Sur la table de nuit est posé le petit carnet qui lui sert de Journal, — son porte-voix pour communiquer avec Dieu ! — mais les mains fiévreuses ne peuvent plus tenir le crayon. Aussi, les poumons haletants et la voix presque éteinte il dicte encore à sa fille ses dernières pensées ; il appelle Dieu « ce tout illimité dont l’homme se sent une partie limitée, sa manifestation dans la matière, le temps et l’espace », et il proclame que l’union de ces êtres terrestres avec la vie d’autres êtres ne s’opère que par l’amour. Deux jours avant sa mort, il tend encore tous ses sens pour saisir la vérité suprême, l’inaccessible vérité, puis peu à peu l’obscurité s’étend sur ce cerveau radieux.
Au dehors les hommes s’agitent, curieux et indiscrets. Il ne sent plus leur présence. Devant les fenêtres, humiliée par le repentir, à travers les larmes qui ruissellent de ses yeux, Sofia Andreïewna, sa femme, est là qui cherche à voir à l’intérieur, elle qui a été unie à lui pendant quarante-huit ans ; elle est là qui guette, pour tâcher d’apercevoir encore son visage, ne fût-ce que de loin : il ne la reconnaît plus. Les choses de la vie deviennent toujours plus étrangères à son regard, — le plus pénétrant de tous les regards humains ; le sang circule toujours plus noir et toujours plus lourd dans ses veines, qui se brisent. Dans la nuit du quatre novembre, il se ressaisit encore une fois et il soupire : « Mais les paysans, comment donc meurent les paysans ? » Cette immense vie se défend encore contre l’immense mort. Ce n’est que le sept novembre que le trépas atteint cet immortel. La tête auréolée de blanc s’affaisse dans les coussins, les yeux s’éteignent, — eux qui ont vu le monde avec une lucidité supérieure à toute autre. Et c’est alors seulement que l’impatient chercheur connaît enfin la vérité et le sens de toute vie.
« L’homme est mort, mais sa position par rapport à l’univers continue d’agir sur les hommes, et non seulement comme pendant sa vie, mais encore avec une force bien plus grande. Et son action s’étend dans la mesure de ce qu’il a eu de raison et d’amour, et, comme tout ce qui est vivant, elle s’accroît sans interruption et sans fin. »
Lettre de Tolstoï.
Maxime Gorki, un jour, a appelé Tolstoï « un homme humanité » : parole d’une vérité inégalable. Car c’est un homme comme nous tous, formé du même limon fragile et possédant les mêmes imperfections terrestres, mais les connaissant plus profondément et en souffrant plus douloureusement. Léon Tolstoï n’a pas été d’une espèce différente, ni plus haute que les autres esprits de son siècle. Seulement il a été plus homme que la plupart, plus moral, plus intense, plus lucide, plus éveillé et plus passionné, et, pour ainsi dire, une première épreuve, — plus nette — de cette forme primitive invisible élaborée dans l’atelier du créateur de l’univers.
Réaliser avec pureté et autant de perfection que possible, au milieu de notre monde mêlé, cette image de l’homme éternel, dont l’ébauche imprécise, quoique déjà souvent perceptible, est au fond de nous tous, telle est l’œuvre essentielle que Tolstoï assigne à sa vie, — œuvre qui ne pourra jamais être achevée ni se réaliser complètement et qui n’en est que deux fois plus héroïque. Il a cherché et formé l’homme dans son incarnation suprême, grâce à une incomparable sincérité de l’esprit. Il l’a cherché et interrogé dans le secret obscur de sa propre conscience, descendant à des profondeurs que l’on n’atteint qu’en se blessant soi-même. Avec une gravité implacable, avec une dureté impitoyable, lui, génie éthique exemplaire, il a fouillé son âme sans réserve aucune, pour dégager cette image primitive de sa croûte terrestre et pour montrer à toute l’humanité sa figure rendue plus noble et plus semblable à Dieu, comme le but des efforts de chacun. Sans jamais se reposer, jamais satisfait, n’accordant jamais à son art la joie innocente du simple jeu des formes, cet artiste qui n’a peur de rien travaille toute une existence à cette œuvre grandiose du perfectionnement de son moi par la représentation de ce moi. Depuis Gœthe, aucun poète ne nous a donné de pareille manière la révélation de lui-même et en même temps de l’homme éternel.
Mais ce n’est qu’en apparence que cette volonté de pureté et de connaissance qu’avait Léon Tolstoï a pris fin avec sa vie : toujours créatrice, sa figure héroïque continue d’agir dans le présent, elle qui est la dernière grande figure qui du siècle précédent soit entrée dans le nôtre. Il existe encore, témoins de son existence terrestre, de nombreux hommes qui ont regardé ses yeux pénétrants, qui ont touché sa main paternelle, et, pourtant, la vie de Léon Tolstoï est, aujourd’hui déjà, légendaire pour des générations et des générations, — nouveau mythe proclamant la puissance d’un amour fait d’humilité.
Car toujours l’humanité cherche, à travers la fuite du temps, l’homme qui est un emblème et un exemple, pour faire de lui le symbole de son sens moral en quête d’éternité, et elle ne choisit que le plus puissant de tous, parmi la foule, — pour attester sa puissance. C’est seulement dans l’homme qui s’efforce et qui cherche avec ardeur qu’elle incarne sa volonté ; c’est seulement dans l’homme de vérité qu’elle connaît sa science et sa vérité.
FIN
Pages | |
Prélude | |
Portrait de Tolstoï | |
La vitalité de Tolstoï et sa contre-partie | |
L’Artiste | |
Tolstoï peint par lui-même | |
Crise et transformation | |
Le Chrétien artificiel | |
La doctrine de Tolstoï et ce qu’elle a de faux | |
La lutte pour la réalisation | |
Une journée de la vie de Tolstoï | |
La décision et la transfiguration | |
La fuite vers Dieu | |
Postlude |
Achevé d’imprimer le
30 août 1928 par les « Presses
Modernes », Troyes, Bar-le-Duc.
Adams-Beck | |
A la découverte du Yoga, roman Un volume in-8 écu | |
André, Paul | |
Survivants, illustré Un volume in-16 jésus | |
— | Caprices, Artistes, paysages et fantaisies, illustré Un volume in-16 jésus |
Delhorbe, Cécile | |
L’Affaire Dreyfus et les écrivains français Un volume in-8 raisin | |
— | Édouard Rod, d’après des documents
inédits Un volume illustré in-8 écu |
Franqueville, Rob. | |
Rien à Signaler. Deux ans à Oranienbourg Un volume in-8 couronne | |
Lombard, Alfred | |
Flaubert et Saint-Antoine Un volume illustré in-8 carré | |
Ludwig, Emil | |
Gœthe. Histoire d’un homme, trad. par
Alexandre Vialette Un volume in-8 carré | |
Mukerji, Dhan-Gopal | |
Le Visage du Silence Un volume Coll. Orient in-8 écu | |
— | Village hindou. Ghond le chasseur Un volume Coll. Orient in-8 écu |
Tourguenieff, Ivan | |
Les Eaux Printanières, roman précédé
d’une étude de Prosper Mérimée Un volume in-16 jésus |
Imprimé en Suisse