Title: L'Allemand
souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre
Author: Jacques Rivière
Release date: July 7, 2024 [eBook #73985]
Language: French
Original publication: Paris: Nouvelle revue française
Credits: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
JACQUES RIVIÈRE
SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS
D’UN PRISONNIER DE GUERRE
Cinquième édition
PARIS
Librairie Gallimard
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle (VIme)
DU MÊME AUTEUR
ÉTUDES (Baudelaire, Claudel, Gide, Ingres, Cézanne, Gauguin, etc.), aux Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1912.
AIMÉE, roman, aux Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1922.
IL A ÉTÉ RÉIMPOSÉ ET TIRÉ A PART SUR PAPIER LAFUMA DE VOIRON PUR FIL AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE SIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE I A VI ET SOIXANTE-QUATRE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 64.
TOUS DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS, Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY GASTON GALLIMARD 1918.
Six ans ont passé depuis que ce livre a vu le jour. « S’il s’épuise, me disais-je, et qu’il faille le réimprimer, je le reprendrai de fond en comble ; j’introduirai dans mon portrait de l’Allemand toutes les nuances et tous les tempéraments que la passion d’abord m’a fait négliger ; je tâcherai d’y ramener la pulsation subtile et modérée de la vie ; j’échapperai cette fois définitivement à la mentalité de guerre, contre laquelle je ne me suis que bien imparfaitement défendu en l’écrivant. »
Le moment est venu ; j’ai relu mon livre, la plume à la main. Hélas ! je n’ai pu y changer que quelques mots.
Qu’est-ce à dire ? Qu’il m’est apparu pertinent, parfait, indiscutable ? — Bien loin de là ; ses lacunes, ses exagérations, les préoccupations subjectives qui en compromettent la thèse, m’ont sauté aux yeux avec plus d’évidence encore que je ne m’y attendais.
Mais, pour en entreprendre une refonte complète, il m’eût fallu retrouver mon modèle. Je ne vois clair qu’au contact de la vie.
Déjà des traits nouveaux m’avaient été fournis par quelques Allemands que j’avais rencontrés depuis la guerre, — certains bien difficiles à faire tenir dans le cadre impitoyable que j’avais d’abord tracé. Mais comment les intégrer dans la peinture d’une âme collective, dans un portrait ethnique ? Je les surprenais sur des individus : avais-je le droit de les généraliser ?
Il eût fallu me replonger dans la masse même du peuple allemand et me laisser imprégner une seconde fois, avec la porosité nouvelle que je me sentais, par l’ensemble de ses puissances, par les bonnes autant que par les mauvaises. Les circonstances ne me l’ont pas permis.
Me voici donc obligé de rouvrir la carrière à mon livre sans l’avoir sérieusement amendé.
Du moins puis-je exprimer l’insatisfaction qu’il me laisse et montrer ses défauts les plus gênants.
Le ton d’abord, même s’il arrivait qu’il plût à quelques-uns, en est inadmissible. Cette colère envers tout un peuple, cette façon de parodier jusqu’à ses meilleures intentions, cet ironique assaut contre ce qu’il peut avoir de véritable bénignité (« Haïssables, parce que nous ne haïssons pas », m’a répondu spirituellement Natorp dans un article du Kunstwart où mon livre était discuté), le jour systématiquement comique, ou odieux sous lequel je fais apparaître ses moindres démarches, en un mot le caractère satirique de ma peinture, outre qu’ils ont cessé d’être à la mode, ont quelque chose de tendancieux qui peut révolter et me faire prendre pour un pur calomniateur.
La guerre a laissé ici ses traces : ceux qui n’ont pas subi son influence, ou qui l’ont secouée, s’en trouveront peut-être incommodés.
Pourtant l’intolérance, et même la fureur que respire mon livre, n’ont pas une origine purement contingente et ne viennent pas uniquement de la guerre. Je crois qu’il en faut chercher les racines dans quelque chose de plus personnel et de plus profond : dans ma naissance, dans mon être français. Comme on l’a noté, mon portrait de l’Allemand, c’est aussi un portrait du Français ; l’Allemand ici est peint tel que peut le voir (ou plutôt tel que ne peut pas le voir) le Français, — dont apparaissent tous les défauts, toute la nervosité, tous les dégoûts natifs, irraisonnés.
Il faut l’avouer franchement : c’est une relation qui est ici décrite, bien plutôt qu’un objet, bien plutôt qu’un visage : on peut y voir comment deux races manquent à se comprendre, ou du moins comment l’une est par l’autre hérissée. Le sujet de mon livre c’est l’antagonisme français-allemand.
Encore n’est-il saisi que sous sa forme la plus aiguë sans doute, mais la plus fruste et la plus grossière. Je montre surtout le désaccord entre deux rythmes nerveux.
Il est évident que j’exclus par là-même tout ce qui pourrait m’apparaître si je réussissais à épouser celui de l’Allemand.
J’ai toujours manqué de patience : ou plutôt les efforts de mon esprit ont toujours été dans une étroite dépendance de ma sensibilité : ou secondés par elle, ou contrariés.
Il faut que j’aime, il faut que je désire pour bien apprendre et bien entendre.
On ne sent pas, à la base de mon étude, une connaissance assez ancienne et assez profonde de la littérature et de la pensée allemandes. Je n’y suis pas entré avec assez de loisir. Je me suis heurté à quelques textes, rencontrés par hasard, et je les ai utilisés pour mon exaspération, plutôt que pour mon édification personnelles.
Qu’eussé-je vu, si j’eusse été plus distrait de moi-même et plus vacant ? Je ne puis l’imaginer que vaguement. La musique allemande (j’aime passionnément Bach et Wagner) me met par instants en correspondance avec ce monde inconnu : un monde où l’âme respire plus lentement, avec des émotions plus physiques, et parmi d’énormes naïvetés. Une des malhonnêtetés de mon livre est que je n’y ai point dit combien les Maîtres Chanteurs, par exemple, avec tout leur pédantisme et toute leur sentimentalité, me subjuguaient et me ravissaient, — jusqu’à la plus candide extase.
Au fond ce livre est une aventure que j’ai courue : j’y ai poussé ma chance jusqu’au bout, avec injustice, avec insolence. Il s’agissait pour moi, — comme je reproche aux Allemands d’avoir voulu faire par la guerre, — de me conquérir. Je discernais en moi, dans mes limbes, un certain don contemplatif, une certaine pureté de regard, qui pouvaient peut-être, pensais-je, devenir mon originalité. Pour les mieux saisir, il me fallait un repoussoir : l’Allemand était là ; je l’ai pris pour exemple d’une pensée au contraire confuse et fléchie.
Ce que j’avais pu, par l’observation, lui arracher de torts en ce genre, je l’ai étendu, dramatisé : je cherchais mes vertus à travers ses défauts : pour faire les premières plus grandes, j’ai fait les seconds plus gros.
Est-ce donc une caricature, à la fin, que j’ai tracée ? Je ne sais pas ; je ne crois pas. Beaucoup de traits portent, j’en ai la sensation, et sont à peine forcés. Mais ils ne sont pas assez nombreux : les quelques idées que j’ai découvertes se sont comportées comme des phares, écrasant tout détail de leur lumière, dévorant toutes les nuances du modèle. J’ai trop simplifié.
Si le lecteur pourtant veut bien aborder mon livre, peut-être réussira-t-il à s’intéresser au débat qu’il raconte, d’un esprit féroce et vif, assoiffé d’évidence et d’inutilité, contre les forces mal connues qui le menacent : il y verra peut-être un petit drame d’actualité : la pensée pratique ne projette-t-elle pas de nos jours une ombre immense et grandissante sur la pensée spéculative ? Quelqu’un, dans ce livre, entre, corps et âme, en révolte contre cet oppressant nuage.
A vrai dire, c’est comme arbitre surtout que je convie ici le lecteur. Je n’ai pas l’intention de lui faire approuver de force toutes mes démarches : Je sais que certains coups que je porte ne sont pas francs : qu’il les distingue et qu’il les répudie.
Mais qu’il veuille bien aussi se rendre attentif à ce que ma fureur peut soulever de valable et de pertinent. C’est dans de tels combats, malgré tout, où il y va de la vie, qu’un peu de vérité a chance de se faire jour. Comme je me suis mis tout entier dans mon livre, il me paraît impossible qu’il n’en ressorte pas quelque chose de plus général et de plus important que moi-même.
Septembre 1924.
Les pages qu’on va lire ont bien failli ne jamais voir le jour. Et je ne veux pas du tout insinuer que c’eût été un malheur considérable. Mais je ne crois pas sans intérêt de marquer ici les raisons qui ont été sur le point de m’empêcher de les publier. Elles sont d’un ordre très général et je ne suis peut-être pas le seul qu’elles soient venues déranger. Je m’étonnerais fort, si, dans mes hésitations, beaucoup de lecteurs ne reconnaissaient pas leurs propres doutes, les embarras où ils se sont eux-mêmes, parfois peut-être avec angoisse, débattus.
Appelé dès le troisième jour de la mobilisation, j’eus le malheur de faire partie d’une unité qui fut opposée à la ruée allemande à un moment et sur un point où elle était particulièrement irrésistible. Je fus fait prisonnier dans les derniers jours d’août 1914.
Je suis resté près de trois ans en Allemagne. Ce n’est qu’en juin 1917 que j’ai été interné en Suisse. Pendant ce long séjour forcé chez l’ennemi, j’ai eu le temps d’observer et de rassembler dans mon esprit les traits principaux de son caractère. A vrai dire, la plupart des idées qu’on trouvera plus loin exposées me sont venues au bout de quelques mois à peine de contact avec lui. Je les avais même fixées dès le début de ma deuxième année de captivité, tout au moins sous leur forme élémentaire. A ce moment, j’avais la ferme intention d’en faire part au public, dès que l’heure de la délivrance aurait sonné pour moi. Rien ne me semblait plus naturel. L’image que je m’étais faite des Allemands, pourquoi l’eussé-je gardée pour moi, enfermée dans un tiroir ? Tous les jours j’avais à subir leurs taquineries : il me semblait de bonne guerre de la brandir, en réponse, aux yeux du monde entier.
Mais lorsque j’eus passé en Suisse, les choses commencèrent à m’apparaître sous un jour différent. J’étais libre désormais, libre de faire tout ce que je voudrais. Je n’avais plus rien à craindre. J’échappais à la guerre. Comme tout le monde me le disait en guise de félicitations (ah ! si l’on avait pu voir quel torrent de remords cette simple phrase déchaînait dans mon cœur !) « la guerre était finie pour moi ». Oui, je ne le savais que trop bien, désormais j’étais à l’abri.
Avais-je dès lors le droit de donner libre cours à mes réflexions ? Pouvais-je en conscience émettre des idées dont ce ne serait pas moi qui aurais à supporter les conséquences ? Je ne pouvais me faire aucune illusion sur ce qu’il y avait d’excitant, d’encourageant pour la haine dans ce que j’avais à dire sur les Allemands. Était-ce à moi à le dire, qui n’avais plus qu’à assister en spectateur à la guerre ? Était-il juste de ma part d’attiser un foyer, où je ne risquais plus de me brûler ? Pouvais-je créer de l’inexpiable, sous le prétexte que je n’aurais pas à l’expier personnellement ?
Plus généralement, avais-je le droit de contribuer, pour si peu que ce fût, à l’augmentation de la haine et de la douleur dans le monde ? M’était-il permis d’alimenter de mes remarques ce monstrueux capital, déjà si difficile à liquider ?
J’avais vu beaucoup souffrir. Et la souffrance dont on a été le témoin ne produit pas infailliblement, dans toutes les âmes, le seul besoin de la venger. Je suis de ceux à qui elle inspire surtout l’ardent désir de n’y rien ajouter, de ne travailler en rien à sa propagation, d’en empêcher, au contraire, si possible, le rayonnement. Il m’est trop clair que l’homme est naturellement méchant, pour que je ne me propose pas en première ligne de ne l’être moi-même que le moins possible.
Si l’on veut avoir une idée des scrupules dont j’étais assailli, vers ce moment de ma délivrance, voici un échantillon des résolutions que je couchais alors sur le papier : « Tenir compte de toutes les conséquences de ce que je dis, notais-je. Me représenter toujours à l’avance le poids en efforts et en souffrances de chaque phrase qu’il me vient l’envie de prononcer. Traduire mentalement chacune des impulsions de mon esprit en termes de réalité. »
Si étrange qu’une telle préoccupation puisse paraître en pleine guerre, je ne crois pas me tromper en affirmant qu’elle est celle de la grande majorité des combattants. Ils trouvent que ce qu’ils sont obligés de faire, c’est bien assez. Ils ne souhaitent aucunement de voir les autres, ceux dont l’intervention ne peut servir à rien, se lancer à côté d’eux dans la bagarre. Ils ont un grand souci de ne pas laisser la guerre s’étendre au delà des gestes par lesquels on la fait, de ne pas la laisser remonter dans le domaine de la parole. Ils sont avares d’héroïsme pour les autres, pour tous ceux qui ne peuvent l’exercer que verbalement. Décidément, ils les supplient de ne pas se mêler de la chose. C’est qu’ils ne s’empêchent pas de calculer ce que chaque mot de haine peut coûter en horreurs du genre de celles dont l’image ne les quitte pas. Invinciblement ils tendent le dos à chaque rodomontade qu’ils entendent, comme à tout bruit qui peut attirer les obus : « C’t’idiot-là qui va encore nous faire repérer ! » Et c’est pourquoi vous les voyez en général si réservés, si peu disposés aux injures, si gênés par celles dont vous voudriez les rendre complices.
C’est bien assez comme ça ! pensais-je. Non, décidément, je ne dirai pas ce que je crois avoir aperçu sur les Allemands. Je n’irai pas renflammer la haine naturelle que nous avons pour eux, et qui risquerait ensuite de nous aveugler, quand viendront les premières possibilités de résolution du conflit. Je redoutais en effet, comme le plus épouvantable qu’il pût être donné à un homme de commettre, le crime de laisser passer sans la voir la première minute où la guerre cesserait d’être inévitable. Peut-être en publiant mes réflexions, en leur permettant de développer leur venin, allais-je contribuer à rendre cette première minute moins perceptible, moins évidente. L’idée seule d’un tel risque me paralysait complètement.
Mais une autre considération m’arrêtait aussi. J’avais beau être intimement convaincu de la vérité de mes remarques sur le caractère allemand, il est impossible, me disais-je en même temps, de penser juste par le temps qui court. Tout n’est-il pas bouleversé ? Ne vois-je pas les esprits les plus fermes, ceux en qui j’eusse mis ma plus grande confiance, courbés, dans un sens ou dans l’autre, par la tempête ? N’y a-t-il pas une ambition plus que folle à vouloir se tenir debout sur le pont d’un navire où tout le monde chancelle ?
J’avais lu, pendant trois ans, les journaux allemands. J’avais causé avec des sentinelles. Et j’avais pu constater combien leur point de vue, si éloigné du mien, si exactement en toutes choses opposé au mien, était, lui aussi, naturel ; je veux dire combien ils s’y plaçaient naturellement, fatalement, avec quelle infaillibilité ils y étaient ramenés par chaque événement qui pouvait survenir, par chaque expérience qu’ils pouvaient faire. En d’autres termes, la vision allemande m’était apparue, non pas bien entendu aussi juste, mais aussi nécessaire que la mienne ; une aussi inexorable pente m’avait semblé y conduire.
Et j’en venais à cette idée qu’en temps de guerre toute pensée est soumise à une sorte de gravitation. Les passions de chaque individu, plus profondément encore sa race, sa naissance forment un centre, forment un astre, autour duquel sa réflexion, retenue par une invisible influence, ne peut rien faire de mieux que de tourner. En réalité on ne pense plus : on se confirme, on se félicite, on se congratule soi-même, on admire sans cesse à quel point l’on a raison. On happe au passage tout ce qui peut vous encourager dans votre système ; et le reste, on ne le voit pas ; il glisse sous votre nez, sans qu’un soupçon vous effleure du désordre qu’il pourrait porter dans vos représentations. Il ne faut pas dire tout à fait qu’on devient aveugle ; la clairvoyance de bien des esprits au contraire s’affine et s’exaspère ; mais elle prend un cours circulaire et comme enchanté ; elle ne sait plus sortir de l’enceinte magique où une invisible puissance l’a enfermée.
La révolte même ne sert de rien. Je n’ignorais pas que, dans tous les pays en guerre, il s’était trouvé des gens pour refuser le point de vue national. Ils avaient voulu échapper au piège de leurs origines et de leur race. Je les voyais raidis, tendus, guindés, pleins d’un effort majestueux, mais vain. Car la corde à laquelle ils se cramponnaient pour marcher droit, comment ne remarquaient-ils pas qu’elle s’enroulait, elle aussi, en sens inverse, autour du plus solide cabestan ? Eux aussi, ils allaient en rond, eux aussi, ils subissaient une évidente gravitation. Toutes leurs démarches m’apparaissaient étroitement commandées par leur mauvaise humeur, par l’instinct de contradiction, par le besoin de montrer à tout le monde qu’ils n’étaient pas les esclaves de la nationalité que le hasard avait jugé bon de leur octroyer. Ce souci-là formait un centre de préoccupation antagoniste, mais parfaitement symétrique du premier. Il n’était pas moins obsesseur et ne réclamait pas leur réflexion avec moins d’exigence ; il ne la détournait pas moins des voies de la raison. Et que peut-on rêver, par exemple, de plus incohérent, de plus influencé par le sentiment, de plus purement pathétique, que les considérations par lesquelles un Romain Rolland a cru s’élever au-dessus de la mêlée ?
Au milieu de si forts remous, de si impérieux tourbillons, encore une fois pouvais-je espérer que ma pensée eût seule, par miracle, trouvé une assiette ferme et l’autonomie indispensable pour reconnaître la vérité ? Comment eussé-je été le seul à ne subir aucun des entraînements divers, auxquels je voyais tous ceux qui réfléchissaient, et même les plus appliqués à le faire proprement, céder à leur insu ? D’où me serait venu le privilège d’apercevoir mon ennemi le plus détesté d’un œil vraiment dépouillé ? Et si j’en suis incapable, me disais-je, ce que je crois être une exacte peinture de son caractère n’est donc, en fait, rien de plus qu’un réquisitoire. Ai-je bien le droit de publier, sous les dehors d’une étude scientifique, un pamphlet, une caricature ? Vais-je ajouter un chapitre à cette littérature féroce et précaire, que je ne puis lire moi-même sans dégoût ?
Tels étaient à peu près les scrupules qui, au moment même où je devenais libre de l’exécuter, me décourageaient de mon projet d’écrire sur les Allemands. Ils me tourmentèrent si fort qu’après avoir rédigé les pages qui forment le chapitre II de la première partie du présent volume, j’abandonnai mon travail et passai à d’autres occupations.
Mais, me demandera-t-on, pourquoi donc y êtes-vous revenu, et quelles considérations ont bien pu vaincre vos premières répugnances ?
Ce n’est aucune considération théorique, et mes répugnances subsistent entières. Voici simplement ce qui m’est arrivé :
J’ai essayé d’écrire autre chose ; j’avais mille idées en vue ; il me semblait n’avoir que la main à étendre pour les saisir. Mais elles se dérobaient ; ou, quand une fois je m’en étais emparé, je les trouvais si pauvres, si pâles ! Tout ce que je notais était faible, triste, entortillé. Ma pensée, comme un enfant malingre, ne se développait pas, restait nouée. J’avais beau la provoquer de ma plume : elle refusait de s’épanouir. Je me sentais un poids intolérable, non plus sur la conscience, mais sur l’esprit. Quelque chose l’oppressait et le paralysait, dont d’abord je voyais mal la forme et la nature.
Mais j’eus bientôt fait de comprendre ce que c’était. C’étaient mes Allemands qui « ne passaient pas ». Aucun effort ne pouvait me les faire digérer. Tout ce que je savais, tout ce que j’avais découvert sur leur compte, du seul fait que j’avais résolu de le garder pour moi, agissait contre moi, menaçait de m’étouffer.
Je m’étais cru plus fort que je n’étais. Mes scrupules étaient fort beaux ; mais encore fallait-il que je fusse capable de leur obéir. Je m’étais faussement pris pour un humanitaire ; je m’étais trompé sur ma capacité de pardon ; j’avais une nature trop formée, trop définie pour qu’elle pût abdiquer, avec une soumission vraiment sincère et irrévocable, devant son contraire.
Au fond, j’avais mal connu la profondeur de mon antagonisme aux Allemands. J’étais avec eux dans une incompatibilité d’humeur si foncière, si exacte, — il y avait une correspondance à rebours si parfaite de leur caractère au mien, que je voyais quelle utopie ç’avait été de vouloir les surmonter, les oublier et les taire.
La question désormais était bien claire. Entre eux et moi, il me fallait choisir. En leur faisant grâce de ce que j’avais à dire sur leur compte, je me condamnais moi-même à mort. A tout le moins je perdais le libre usage de mon esprit ; il me fallait renoncer à toute joie et à toute aisance intellectuelles.
J’étais bien obligé de reconnaître que je n’étais pas mûr pour un tel sacrifice et que ma générosité ni mon amour du prochain n’allaient jusqu’à me le rendre possible.
Je suis donc revenu à mon manuscrit un moment délaissé et j’ai écrit le livre qu’on va lire, rien que pour rejeter de moi les Allemands.
Je ne me fais aucune illusion et je ne cherche pas à donner le change sur les motifs qui me le font publier : ils sont d’ordre égoïste, je le sais. Je ne suis pas de ceux qui confondent leurs sentiments et pensent faire œuvre de charité chrétienne en s’abandonnant à leur haine. Je vois très bien que la charité ne saurait ici m’ordonner autre chose que de me taire. Je ne la compromettrai pas dans l’entreprise violente où je me jette ; je ne lui ferai pas couvrir ma colère. Je lui désobéis en pleine conscience, et à contre-cœur, sous l’empire d’une passion irrésistible, pour une fois seulement, si Dieu le permet.
Je cède ici, le sachant, à la fureur de mon esprit, à son intégrité. Je le laisse se défendre tout seul, par son unique volume, contre l’atteinte et contre l’attentat de son ennemi parfait, de son ennemi idéal. De son propre élan, il se précipite sur le génie allemand, tout droit, avec l’ardeur immédiate et aveugle des phagocytes s’emparant des microbes qui voudraient s’insinuer dans l’organisme.
Je me débarrasse, je me déblaye. Ceci n’est pas un jugement, une mise en accusation de l’Allemagne, du genre de celles que dressent quotidiennement nos journalistes et nos hommes d’État. On ne trouvera pas dans mon livre l’appareil solennel de la justice. Je n’y condamne rien ; j’y déteste seulement. Mon livre n’est rien de plus que la grande détestation que mon esprit fait de l’Allemagne.
Je ne m’en prends pas à ses crimes, mais à sa façon de penser et de sentir ; je la répudie bien exactement ; je dis : « Voilà tout ce que je ne suis pas, tout ce dont je ne veux pas. » Je me nettoie de l’Allemand, comme la France elle-même cherche, depuis plus de quatre ans, avec une si dramatique patience, à s’en nettoyer. Je ne me place pas à un point de vue transcendant ; je fais de l’hygiène, comme on dit ; je pense à moi, à ma propreté intérieure, et j’écarte ce qui la compromet. Je cherche simplement à retrouver l’aisance de mon souffle et le bon fonctionnement de mon cerveau.
Et pourtant je ne voudrais pas non plus, par trop d’insistance sur ce point, éveiller l’idée que je n’ai tenu compte, dans tout mon livre, que de ma commodité personnelle. A m’entendre répéter que je m’y suis uniquement proposé de me débarrasser des Allemands, on pourrait croire que je n’ai pas été trop scrupuleux sur les moyens d’y réussir ; je finirais par suggérer à mes lecteurs le soupçon que je n’ai pris conseil que de ma fureur et que mon essai n’est donc rien qu’une vaine diatribe.
Non. Malgré la force des sentiments qui m’animaient, malgré l’urgence de la fin que j’avais en vue, je me suis efforcé d’être aussi objectif que possible. Le moyen que j’ai choisi de détacher de moi les Allemands, c’est de les définir, — de les définir avec toute l’exactitude et toute la minutie dont j’étais capable. Je me suis appliqué à ne rien laisser passer dans mon analyse de purement injurieux, j’ai évité dans tous les cas la simple vitupération. J’ai toujours motivé par des exemples empruntés soit à mes souvenirs de captivité, soit à des textes incontestables, chaque trait que j’ai cru pouvoir tracer. J’ai contenu mon indignation le plus que j’ai pu. J’ai pensé qu’il y avait toujours avantage à en remplacer l’expression par quelque détail authentique ou par quelque réflexion dont la pertinence pût être directement sentie. Finalement, quand il s’est agi de fixer l’essence du génie allemand, pour être bien sûr de ne rien inventer, j’ai demandé tous mes matériaux à un Allemand et ce n’est que du texte même de son essai que j’ai voulu tirer les formules qui m’ont servi à la caractériser.
En un mot, j’ai voulu faire une œuvre posée, concrète, véridique. Bien que j’y sois étroitement mêlé et que j’apparaisse directement intéressé à son issue, je n’ai pas désespéré de lui donner une valeur indépendante de la passion qui me l’inspirait, ni même de forcer les esprits qu’elle est faite pour indisposer le plus violemment, à en reconnaître la vérité. Oui, je voudrais que l’Allemand lui-même ne pût la contester, je voudrais le contraindre à avouer sa ressemblance avec cette image que je lui tends.
Sans doute, c’est encore là une utopie, mais qu’il vaut la peine de poursuivre. Car en la gardant sans cesse comme idéal devant les yeux, je commencerai peut-être, à tout le moins, à réduire et à dégonfler ces monstres intellectuels, ces caricatures géantes qui flottent entre les deux camps comme des baudruches et dans lesquels chaque peuple croit reconnaître son adversaire.
C’est même, en fin de compte, ce qui me rassure sur la responsabilité que j’encours en publiant ces pages. Elles finissent par m’apparaître plus utiles que dangereuses. Je me demande si elles ne peuvent pas avoir cet excellent effet de remplacer les notions entières, absolues et vides que nous nous sommes formées sur le compte des Allemands par des idées tout de même plus nuancées, plus relatives, reflétant mieux la complexité du modèle. Peut-être peuvent-elles nous aider à sortir de la féroce et grandiose ignorance où nous vivons, de notre ennemi. Peut-être, malgré ce qu’elles ont encore de trop ardent et d’un peu grossier, contribueront-elles à nous replacer dans cette attitude de pure et d’impartiale observation vis-à-vis de ce que nous n’aimons pas, où il va bien falloir que nous consentions à rentrer.
Et voici qu’après avoir craint de prendre rang parmi eux, je vais espérer de déplaire, par trop de modération, aux excitateurs de tous calibres qui mènent le chœur de la vocifération contre l’ennemi. J’avoue que ce serait une bien grande satisfaction pour moi, si l’exactitude de ma peinture allait les déconcerter ; et je ne tiendrais pas pour un petit honneur les injures qu’ils voudraient bien m’adresser ni le mépris qu’ils consentiraient à faire de moi.
On voit, en tous cas, que je suis loin d’être fixé sur le retentissement possible de mon livre. Mais c’est assez m’interroger à son sujet. Puisque aussi bien je suis maintenant décidé à le donner, il est parfaitement ridicule de me demander plus longtemps ce qui pourra bien se passer, quand je l’aurai fait. Et ce l’est d’autant plus, que le plus vraisemblable est qu’il ne se passera rien du tout.
Août 1918.
Il me semble qu’on fait fausse route quand on veut apercevoir d’abord chez les Allemands des sentiments d’une violence et d’une cruauté anormales, un tempérament furieux. Je ne nie pas cette violence, cette cruauté, cette fureur, dont il y a tant d’exemples constatés. Mais je ne pense pas qu’elles soient en eux primitives. Je ne nie pas qu’ils soient des barbares. Mais il ne me paraît pas que ce soit tout à fait à la façon des Huns.
Ce qui me frappe bien plutôt au premier coup d’œil, c’est leur manque de tempérament et ce que Maurras appelait un jour très bien « la médiocrité du premier fonds allemand ». Cet ensemble de goûts, d’instincts, de préférences et d’aversions, qui fait la substance de chaque âme et donne au caractère sa tournure, est en eux d’une indigence prodigieuse. Prenez-les bien exactement au début d’eux-mêmes, avant que leur formidable volonté ait eu le temps d’intervenir : ils ne sont rien ; ils ne désirent, n’attendent, ne prétendent rien.
Qui dira jamais la profondeur de leur indifférence ? Et il faut entendre par là qu’ils sont à la fois extraordinairement indifférents et extraordinairement indifférenciés. Tous les prisonniers connaissent, pour s’en être souvent moqués, l’immanquable réponse des sentinelles à toute proposition qui, par chance, ne vient pas se heurter à quelque interdiction, que n’a, par hasard, prévue et d’avance repoussée aucun règlement : Das ist mir egal ! ripostent-elles infailliblement. Et il faut entendre le son plein et convaincu de la dernière syllabe : Das ist mir egââl ! Cela est prononcé avec une sincérité radicale, exhaustive ; on sent que c’est le tréfonds de l’âme qui s’y exprime et s’y épuise. Or, qu’est-ce que cela veut dire, sinon : « A ce que vous me suggérez, rien en moi n’incline et rien en moi ne s’oppose. Vraiment, je me sens aussi vide que possible en face de votre envie. Je pourrais chercher longtemps : je ne trouverais rien qui soit pour ou contre. Je suis tellement uni, tellement homogène, tellement équivalent en quelque point que vous me preniez ! Je ne connais tellement pas d’autres différences que celles qu’on m’a apprises ! »
Ne confondons pas. Ce n’est pas ici le fatalisme slave ou oriental ; il ne s’agit d’aucune résignation. L’Allemand ne replie pas ses désirs et ses rêves devant un événement jugé insurmontable. La vérité est qu’il n’a d’abord ni désirs, ni rêves ; ni amour, ni haine ; ni plaisir, ni dégoût ; ni passion d’aucune sorte. Dirons-nous que c’est un endormi, que la vie en lui reste faible et basse ? Au contraire, à n’en mesurer que le branle, elle semble en lui exceptionnellement forte et tendue. Le courant qui le traverse dépasse de beaucoup l’intensité moyenne. Mais il ne traverse que le vide ; il ne trouve rien pour l’orienter ; la matière qu’il parcourt est complètement amorphe. Les rudiments même de la sensibilité sont absents de cette âme, et ses inclinations élémentaires, son premier clivage.
« Un Allemand ne tient pas devant un Français », me disait un jour un camarade de captivité, un petit bonhomme, dont je revois les minces yeux brillants, le regard décidé. Étant détaché au travail, tout seul dans un village, il y avait pris sur ses employeurs un ascendant extraordinaire et avait réussi à obtenir leur complicité pour une évasion. Seul, le repentir imprévu et prématuré d’une femme, qui avait été, toute en pleurs, se dénoncer, et lui avec, aux autorités, avait fait échouer son projet. C’est en se rappelant la facilité avec laquelle il avait convaincu tous ces gens de lui venir en aide contre leur patrie, qu’il énonçait ce principe, dont la justesse m’avait frappé. Un Allemand ne tient pas devant un Français. C’est-à-dire que si vous les prenez tous les deux à l’état naturel, au moment où ils ne reçoivent encore d’indications que de leurs respectifs tempéraments, l’Allemand ne peut pas affronter le Français ; il est sans armes devant lui ; il n’a rien qui corresponde à ces désirs droits et perçants, à cette vivacité passionnée, à cette avide intrépidité du cœur dont son partenaire est pourvu. Qu’opposerait-il à nos mille partis-pris, à nos décisions sentimentales, à cette façon que nous avons de voir tout de suite les choses sous le jour le plus déterminé ? Dès qu’il paraît à nos yeux, le tableau de la réalité a toutes ses nuances. Je ne dis pas que cette promptitude soit dans tous les cas un avantage. J’aimerais même à montrer qu’elle est peut-être à la source de toutes nos erreurs et de tous les malheurs qui s’en suivent. (Nous sommes des esprits trop vite fixés.) Mais enfin elle témoigne d’une vigueur générale, d’un entrain et d’une « pleine terre » des sentiments, auxquels l’Allemand, avec son étique spontanéité, ne saurait songer à résister, et qui, toutes les fois qu’il se trouve seul en tête à tête avec l’un de nous, le mettent en état de notoire infériorité.
(2e couplet de la Wacht am Rhein.)
C’est trop bien ça. Je le vois trop bien, « le jeune Allemand pieux et fort », appuyé sur son arme, prêt à tous les chocs, la poitrine solide, l’esprit seulement animé d’un éperdu dévouement. Je le vois trop bien pour pouvoir le souffrir. « Pieux et fort » : voilà tout ce qu’il a à nous montrer, voilà son entière richesse intérieure en deux mots exprimée. Qu’on n’aille pas dire qu’une chanson n’est pas une peinture psychologique. Non, tel quel, le portrait est complet ; il n’y manque aucun détail. Voilà le héros allemand, tel qu’il s’apparaît à lui-même, voilà toute la complexité et toute la nuance qu’il se découvre ; voilà à quoi, à ses propres yeux et en fait, il se ramène.
Plus que d’avoir ravagé, pillé, incendié et massacré, je lui en veux de se résumer si facilement, de se réduire à si peu de chose. Ce que je ne puis lui pardonner, c’est son néant intérieur. Il faut qu’il aille chercher des vertus pour faire croire qu’il est quelque chose ; il ne commence qu’à la morale. Pour s’apercevoir qu’il existe, il faut lui donner quelque chose à faire ; alors on peut admirer comme il le fait bien. C’est un de ces êtres qu’on ne remarque que lorsqu’on est obligé de les féliciter.
Les vieux du landsturm qui venaient au camp prendre livraison des corvées, après avoir recueilli, d’un visage tendu par le respect, les recommandations du sous-officier de service, se tournaient vers le groupe de prisonniers qu’ils allaient accompagner : Also, marsch ![2] s’écriaient-ils. C’est-à-dire : « Puisque c’est ça que nous devons faire, faisons-le ! » Rien ne les eût poussés à l’entreprendre spontanément, cette idée ne leur serait jamais venue. Mais c’était presque effrayant de penser à quel point ils n’y trouvaient pas non plus d’objection ! On sentait en eux une vacance presque infinie, et surtout, ce qui m’impatientait plus que tout le reste, cette bonne humeur des gens qui n’ont pas de désirs, qui sont contents de faire ce qu’on leur dit de faire, parce que sinon ils n’auraient pas su à quoi passer leur temps.
[2] « Eh ! bien donc, en avant ! »
Comme c’est l’aspect, je crois, le moins soupçonné de son caractère, je voudrais illustrer par quelques anecdotes cette indifférence foncière de l’Allemand. Et d’abord qui chantera jamais en termes suffisamment héroïques sa patience ? Qui racontera tout ce qu’il est possible de lui « faire voir », avant qu’il ne comprenne qu’il faut se fâcher ?
Chaque jeudi, nous allions faire en ville des achats pour la société de secours mutuels de notre camp. Accompagnés d’une seule sentinelle que nous traînions derrière nous plutôt qu’elle ne nous conduisait, nous entrions librement dans tous les magasins et nous y étions toujours royalement accueillis. Nous récoltions même bien des sourires et bien des compliments qui ne se fussent jamais égarés à l’adresse de vulgaires soldats allemands. Car les Allemands se soutiennent sans doute très fortement les uns les autres, mais ils ne s’aiment guère entre eux ; il suffit de les avoir vus se parler pour en être convaincu. Le visage même qui nous regardait plein d’aménité, dès qu’il se tournait vers un compatriote, devenait dur, sombre et sec : quelques mots de réponse, juste ce qu’il fallait ; et si « l’autre » n’était pas content, il n’avait qu’à s’en aller. (Peut-être aussi, pour tout dire, cette différence d’égards tenait-elle en partie à la différence que le marchand supposait entre nos respectifs porte-monnaie.) — Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sur cette curieuse anomalie psychologique que je veux insister en ce moment. Je pense surtout à l’endurance de certains feldgrauen qui attendaient pour se faire servir qu’on en eût fini avec nous ; j’en revois un, entre autres, que nous fîmes « poser » certainement pendant près d’une demi-heure, dans un magasin de quincaillerie. Sans même oser s’asseoir, il regardait, derrière nous, d’un air mélancolique, les scies et les serpes pendues au plafond, et poussait de loin en loin de timides soupirs. Parfois l’un de nous lui lançait par-dessus l’épaule un regard ironique et amusé ; mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Qu’étions-nous pourtant, que de vulgaires prisonniers, que des esclaves qu’il eût pu balayer d’un geste ? Mais je suis bien sûr qu’il ne pensait pas à ce détail ; et ce qui l’en rendait oublieux, ce n’était ni générosité, ni grand élan de fraternité humaine. Tout simplement il ne sentait rien ; il ne réalisait pas la situation par le sentiment ; elle ne lui donnait aucune secousse ; les fibres qui l’eussent fait tressaillir et se révolter manquaient dans son cœur.
En chemin de fer, entre Leipzig et Francfort, nous étions six prisonniers conduits par deux sentinelles ; nous nous étions confortablement installés dans un compartiment et d’abord, sans hésiter, et sans provoquer la moindre protestation de nos gardiens, deux des nôtres avaient pris les deux coins près de la fenêtre. Le train cependant était bondé : beaucoup de permissionnaires, quelques civils ; et de nos places, nous contemplions tous ces gens, qui s’amoncelaient dans le couloir, la plupart debout, quelques-uns lamentablement assis sur leurs paquets, tous écrasés les uns contre les autres, piétinés par chaque passant, jetés contre les parois par chaque cahot du train, mais ne pensant aucunement à nous déranger. Nous les entendions bougonner les uns contre les autres ; c’est tout ce qu’ils voyaient de mieux à faire. A la fin, le spectacle nous parut si ridicule que nous nous décidâmes à « inviter » un grand artilleur, qui se tenait debout en travers de la porte, à venir s’asseoir au milieu de nous : il accepta avec force remerciements.
Il est incroyable à quel point l’Allemand est lent à se représenter le véritable rapport où il est avec les gens qu’il rencontre : c’est parce qu’il n’en est averti par aucune commotion affective, par aucun sentiment immédiat. Et le Français profite d’une façon admirable, souvent même téméraire, de ce retard à l’allumage. Instruit du premier coup d’œil, avec une folle impertinence, il saisit son avantage et le pousse aussi loin que possible, pendant le temps que l’autre met à composer sa réaction. Arrive ensuite que pourra ! Il aura toujours bien ri en attendant.
On n’imagine certainement pas ce que les prisonniers réussissent à « faire avaler » à leurs gardiens. On n’a aucune idée du ton de certaines conversations entre eux. Que de fois ai-je entendu mes camarades dire à leur chef de chantier : « Vous aurez beau faire, vous êtes foutus ! Ce n’est plus qu’une question de jours, de mois ou d’années. Mais vous êtes foutus. Tout le monde sait ça en Europe. Il n’y a que vous qui ne le sachiez pas encore. »
Un jour, un prisonnier se voit interpellé par un officier aviateur, qui a la naïveté de lui demander ce qu’il pense de la guerre. Le Français aussitôt de se lancer dans une peinture effroyable de la situation où l’Allemagne s’est imprudemment fourrée et de montrer le châtiment qui s’approche d’elle pas à pas. Je me rappelle particulièrement la conclusion de sa diatribe, si décisive que l’autre en resta tout sot : « D’ailleurs, s’écria-t-il, quand on n’est pas foutu de nourrir ses prisonniers, on ne fait pas la guerre ! »
Nous avions un sous-officier qui était chargé de nous faire faire l’exercice. Figure rose, tête toujours légèrement inclinée sur l’épaule, parole doucereuse, allure timide et gênée ; dans le civil il était fabricant de poupées. — Avec un pareil innocent, direz-vous, il n’y avait guère de mérite à se montrer provoquant. — Oui, mais bien qu’il ne fît presque jamais d’observations et qu’il se contentât de mouvements exécutés avec toute la nonchalance que des Français sont capables de mettre à une besogne qui les ennuie, il avait un petit carnet où il crayonnait gentiment de temps en temps quelques notes personnelles ; et la suite en était généralement qu’au bout de quelques jours l’un de nous se voyait emmené en cellule pour mauvaise tenue à l’exercice. L’animal dans le fond était donc venimeux. Eh bien ! malgré le danger qu’il y avait à l’exciter, je ne puis songer sans rire, j’allais presque dire sans pitié, aux énormités que certains d’entre nous réussissaient à lui faire entendre. Il est vrai qu’il avait, lui aussi, la manie bien allemande de nous demander notre avis sur les opérations. Ce n’était donc jamais nous qui avions commencé. Mais c’était bien nous qui continuions, et avec quel entrain ! Je me rappelle surtout le moment de l’attaque sur Verdun. Le malheureux avait eu l’imprudence de nous laisser voir, dès les premiers jours, qu’il comptait bien sur la chute imminente de la place. « La semaine prochaine, nous serons à Verdun ! » nous avait-il déclaré d’un petit air timide et satisfait. Empruntant alors une assurance qu’il était sans doute bien loin de ressentir à cet instant, un de mes camarades lui répliqua vertement que ni la semaine prochaine, ni le mois suivant, ni jamais les Allemands n’entreraient à Verdun. Et quand les événements eurent confirmé sa prophétie, on pense comme il triompha ! Je le revois parlant à sa victime sous le nez, et avec des gestes presque menaçants : « Eh ! bien, vous voyez comme vous y êtes entrés à Verdun ! Vous étiez à Douaumont l’autre jour ! Vous n’y êtes plus aujourd’hui. C’est une drôle de façon d’avancer… Enfin, peut-être qu’avec le temps !… Mais non, vous n’y arriverez jamais. Vous êtes trop bêtes. Le kronprinz vous fera tous crever devant nos tranchées ; mais vous n’avancerez plus, etc. » Sous cette algarade, dont je n’exagère nullement les termes, notre homme avait pris un air piteux et vexé, mais il ne bougeait pas. Frileux et « rentré » comme un oiseau sous une averse, un mauvais petit sourire d’embarras sur les lèvres, il essayait simplement de mettre un frein à la verve de notre camarade en lui posant la main sur le bras : « Permettez ! Permettez !… » Mais il ne pensait plus du tout à son carnet, ni à l’uniforme qui lui donnait un si terrible pouvoir sur son interlocuteur. Il était ennuyé : rien de plus.
A une sentinelle « bon enfant », qui ne savait pas un mot de français, des prisonniers, comme à un serin, avaient appris cette simple phrase : « Ils sont foutus, les boches ! » Et il allait la répétant partout avec extase. Quand nous le rencontrions dans le camp, nous lui criions : « Sont-ils foutus ? » Et il répondait : « Ils sont foutus, les boches ! » Un jour, nous le vîmes arriver tout triste : quelqu’un l’avait renseigné sur le sens de son exclamation favorite. Mais tout ce qu’il fit, ce fut d’être bien malheureux et comme tout détraqué de ne plus pouvoir la lancer.
Les gosses de K…, quand nous passions par la ville, nous couraient après en criant : Schokolade ! Schokolade ![3] Mais nous avions la cruauté de ne leur rien donner avant qu’ils eussent eux-mêmes sanctionné leur déconfiture par le même sacramentel : « Ils sont foutus, les boches ! » Et encore que, moins bêtes que la sentinelle, ils comprissent parfaitement le sens de la phrase, ils n’hésitaient pas un instant à acheter de cette monnaie la précieuse plaquette ; aucune indignation ne montait du fond d’eux-mêmes leur interdire d’en user.
[3] « Du chocolat ! Du chocolat ! »
Il y avait au camp un petit feldwebel courte-patte, qui avait servi jadis dans notre légion étrangère. Ses seules amours étaient un corbeau, qu’il élevait avec des tendresses de mère. Il le faisait coucher dans sa chambre et l’y laissait prendre des libertés dont il restait, paraît-il, des traces fort sensibles à l’odorat. C’est du moins ce que m’ont raconté les prisonniers qui allaient en corvée sous sa direction et qu’il employait presque exclusivement à lui ramasser des vers et des insectes pour la nourriture de son protégé. Tous les Français le tutoyaient et quand ils lui demandaient : « Eh bien, Münch, que penses-tu de la guerre ? » il répondait invariablement : « Beud-èdre que les boches seront fainqueurs, beud-èdre que ce sera vous. Moi, je m’en fous. »
Un jour, on envoya pour conduire la promenade du samedi un vieux petit feldwebel, propre, bien rasé, aux yeux clairs et tristes. Je m’imaginai tout de suite, je ne sais pourquoi, qu’il devait être dans le civil soit confiseur, soit professeur de maintien. A peine fûmes-nous sortis du camp, il commanda : « Halte ! » Puis, s’approchant des prisonniers qui étaient en tête : « Que faites-vous ? » demanda-t-il en français au premier. Légèrement interloqué, notre camarade ne comprit pas tout de suite la question : « Quelle profession ? reprit l’Allemand avec douceur. — Instituteur, répondit alors le prisonnier. — Ha ! Ha ! » fit le feldwebel, en hochant par deux fois la tête, et avec les marques d’une grande approbation. Puis il passa au second : « Que faites-vous ? — Comptable. — Ha ! Ha ! » Il vint au troisième pour en obtenir le même renseignement. Mais le reste de la colonne commençait à s’intéresser vivement à la conversation. Un esprit de moquerie la parcourut comme une vague : nous nous mîmes à combiner les réponses les plus extravagantes. Déjà le troisième d’entre nous qui fut interrogé se révéla « marchand de cacaouëts ». « Cacaouëts ? Cacaouëts ? » fit le vieux d’un air interrogatif, en penchant un peu la tête de côté. Mais il ne se déconcerta pas pour si peu et continua sagement son enquête. Son français n’était sans doute pas des plus étendus, ni des mieux au courant, car il parut plus d’une fois embarrassé. Quand il ne comprenait pas, il jetait un petit coup d’œil circulaire, comme pour nous prendre tous à témoins de l’étrangeté de la réponse qu’on lui faisait, et il nous voyait fort bien en train de nous tordre de rire. Mais rien ne le décourageait. L’un de nous n’ayant pas voulu lui laisser ignorer qu’il était « marchand de cochons », « Couchons ? Couchons ? fit-il avec la même timide inquiétude. Et il passa. Il ne s’arrêta que quand il eut dépouillé le secret des cinquante ou soixante hommes qu’il avait sous ses ordres. Il reprit alors le commandement et remit la colonne en marche, l’air content et renseigné. Il marchait à côté de nous, d’un petit pas sautillant et nous faisions à haute voix mille plaisanteries sur son compte : « Est-il possible, me disais-je, qu’il ne comprenne pas qu’on se moque de lui ? » Mais je crois plutôt que ça lui était égal ; il sentait bien, vaguement, que nous n’étions pas très sérieux ; mais cette impression ne passait pas en lui jusqu’à l’indignation ; elle n’éveillait aucune susceptibilité ; elle n’enflammait aucun amour-propre ; elle le laissait tranquille, serviable et satisfait. C’était en hiver, il avait neigé. Quand nous fûmes sur le point de rentrer au camp, il nous fit arrêter de nouveau, à la hauteur d’un vaste champ de neige : « Maintenant, battez-vous avec des boules ! » nous dit-il simplement. Au cours du combat, il fut atteint à plusieurs reprises par de faux maladroits. Il souriait un peu, s’époussetait, et continuait à nous contempler placidement.
F. B… était un grand sous-officier saxon, costaud et paisible, avec de longs bras qui pendaient du haut d’épaules légèrement voûtées. Horloger dans le civil, il l’était à peine moins dans le militaire et ne pensait qu’à nous colloquer des montres, pour lesquelles il nous faisait d’ailleurs des prix réellement avantageux. Il avait vécu en France et savait très passablement notre langue ; il la parlait peu, mais il l’entendait parfaitement. Tous les prisonniers ne connaissaient pas ce détail. Un jour, il entre dans un bureau où travaillaient quelques Français qui justement n’en étaient pas instruits. L’un d’eux, de mauvaise humeur, le salue de la classique exclamation où s’exprime au naturel l’âme de tout bon Français qui, dans un endroit quelconque, fût-ce dans un camp de prisonniers, est en possession d’un « filon » :
— Qu’est-ce qu’il vient encore nous faire ch…, ce c..-là ?
Catastrophe, supposera-t-on. Tempête, cris de rage, verrous, supplices. Pas du tout. Un peu plus voûté que de coutume sous le poids de l’injure, d’un ton mélancolique et résigné, en traînant un peu sur les syllabes, comme un qui constate qu’il n’a pas de chance, notre homme répond simplement en français :
— Ça fait la troisième fois depuis ce matin qu’on me traite de c.. !
Un incroyable manque de crête : voilà ce que je crois apercevoir d’abord chez l’Allemand, voilà ce qui me paraît être vraiment au principe de son caractère. Dans l’ensemble, ces gens-là ne sont aucunement susceptibles ; ils n’ont pas d’impatiences, rien jamais ne les démange. Parfois, comme dans le cas du petit vieux, cette bonasserie peut devenir touchante, ressembler même à de la générosité et au pardon des injures. Mais on aurait tort de l’admirer et de s’y fier comme à une vertu positive ; on risquerait de graves mécomptes. Pour la bien comprendre, il n’y faut pas voir autre chose que la faiblesse du premier fonds, que le défaut de réalité psychologique dont souffre l’âme allemande. C’est un trou ; pas autre chose.
Et ne faut-il pas « avoir un trou » pour soutenir aussi mal que le font les Allemands leur propre situation, l’avantage que leur donnent les événements ?
Un de mes camarades, de son métier libraire, s’était donné comme architecte, sortant de l’École des Beaux-Arts de Paris. Il jouissait, à ce titre d’un prestige extraordinaire. On lui avait octroyé un bureau, où il faisait à peu près ce qu’il voulait ; on venait le consulter, on l’appelait : Herr Baumeister ![4] En un mot, il trônait. Un jour, l’architecte allemand lui demande qu’elles seraient, à son avis, les conditions de paix de la France.
[4] « Monsieur l’architecte. »
— Il nous faut, répondit-il sans se troubler, l’Alsace-Lorraine et cent milliards.
— Cent milliards ! Vous vous trompez, vous voulez dire sans doute : cinq milliards.
— J’ai dit : cent milliards.
— Mais c’est terrible, c’est terrible !
Et l’Allemand d’aller raconter à tous ses amis que la France demande l’Alsace-Lorraine et cent milliards pour faire la paix. L’un après l’autre, ils vinrent chercher confirmation de la nouvelle auprès de mon camarade. « C’était, me racontait celui-ci, comme si j’avais eu vraiment les pleins pouvoirs du gouvernement français pour traiter. Ils défilaient tous devant ma table :
— Est-ce vrai que la France demande cent milliards ? interrogeaient-ils.
— Parfaitement, cent milliards !
— Mais c’est affreux ! Jamais nous ne pourrons avoir la paix à ces conditions-là. Jamais nos gouvernants n’y consentiront.
Et ils s’en allaient les épaules basses, désespérés. »
Il faut noter que c’était un moment de leur plus haute fortune.
S’ils eussent senti vraiment ce qu’ils étaient, s’ils l’eussent été par enthousiasme et par inspiration, si la passion les eût le moins du monde soulevés, croyez-vous qu’ils se fussent laissés intimider par le verdict qu’un vulgaire prisonnier osait rendre contre eux et qu’ils eussent été prendre un seul instant en considération les exigences d’un tel plénipotentiaire ? Mais l’assurance même de mon camarade était quelque chose de trop fort pour eux, ils étaient trop mal alimentés pour y faire face ; aucun appel à leur cœur ne leur fournissait la défense, la contestation, la riposte qui eussent été nécessaires. Leurs sentiments les laissaient misérablement en panne.
Et il en était ainsi à chaque fois qu’il leur fallait nous affronter. Ils n’avaient même pas de quoi se tenir à la hauteur des situations qu’ils créaient eux-mêmes. La sensation dont j’ai peut-être le plus souffert en captivité est celle de l’incohérence. Et jamais je ne l’ai éprouvée plus forte qu’au moment des premières « représailles ». On nous avait avertis solennellement que les Français infligeaient aux prisonniers allemands du Kameroun d’horribles traitements, qu’ils les faisaient garder par des cannibales, si bien que plusieurs de ces malheureux avaient été tout simplement croqués par leurs sentinelles ; que pour mettre un terme à ces actes de sauvagerie sans précédent, le gouvernement allemand se voyait obligé de prendre contre nous des contre-mesures (Gegenmassregeln) et qu’en conséquence nous allions être envoyés dans les marais de Poméranie ou du Hanovre, où nous travaillerions enfoncés jusqu’à mi-corps dans une boue pestilentielle. Le sous-officier, chef de notre baraque, nous avait déjà fait ses condoléances et ses adieux, car il ne pensait pas qu’aucun de nous en pût revenir vivant. Ce début promettait. Mais, le jour du départ arrivé, quand la colonne fut sur le point de sortir du camp, on la fit arrêter et un officier nous adressa en français le petit compliment que voici :
« Amis Français, nous avons été très contents de vous posséder jusqu’ici, nous n’avons absolument rien à vous reprocher, et nous regrettons beaucoup que les agissements de votre gouvernement nous obligent à nous séparer de vous. Mais rassurez-vous ; dans le camp où l’on vous emmène, vous serez aussi bien traités qu’ici ; je peux vous assurer que vous n’aurez à vous plaindre de rien. Et dans quelques mois vous nous reviendrez, gais et bien portants, tout heureux de votre voyage. »
Je ne garantis pas l’exactitude absolue des termes ; mais tel était bien le sens général du langage qui nous fut tenu. J’avoue qu’il me parut assez comique, et déjà, avant d’arriver à la gare, je commençais à ne plus bien comprendre où j’étais ni comment tout cela pouvait diable s’enchaîner. Mais ce fut bien autre chose quand nous eûmes pris le train. Dans les faubourgs ouvriers de Dresde et de Leipzig, que nous traversâmes, des femmes étaient aux fenêtres et elles nous envoyaient des baisers au passage. Je le dis parce que je l’ai vu. Je me souviens que je me prenais la tête entre les mains, en proie aux plus amères, aux plus épuisantes questions : Qu’était donc tout ceci ? Que me voulaient donc ces imbéciles ? N’auraient-ils pas pu au moins choisir ? Si nous étions en guerre, pourquoi ne pas y rester ? S’ils me voulaient du mal, que ne m’en faisaient-ils du fond de l’âme ? J’aurais voulu toucher au moins la haine qui les poussait contre moi. Puisque enfin ils s’étaient déclarés, pourquoi leur cœur ne suivait-il pas ? Je ne me contentais pas de leurs foudres, j’appelais en même temps leur rage et leur exécration. Pour me sentir à l’aise, je ne pouvais absolument pas m’en passer. Je n’étais pas encore assez instruit pour deviner que dans leur cœur, même au moment où ils me condamnaient soi-disant à mort, il n’y avait rien. Je ne savais pas voir qu’ils étaient incapables de nourrir de colère véritable, sentie, la décision qu’ils avaient prise. Je n’osais pas reconnaître la misère inouïe de leur vengeance ni le vide dégoûtant où leur cruauté prenait naissance.
Il faut corriger ce que j’avançais tout à l’heure : ce dont j’ai peut-être le plus souffert en Allemagne, c’est du manque de haine, — j’entends de haine spontanée, naturelle. Il m’a frappé déjà sur le champ de bataille. Comme on nous emmenait prisonniers vers l’intérieur des lignes, d’une troupe qui faisait la pause au bord d’un bois, se détachèrent pour nous voir passer quelques hommes, des jeunes pour la plupart, presque tous imberbes, certains avec des figures de jeunes filles :
— Die Schweine ![5] dit l’un d’eux tout doucement, et l’on sentait dans sa voix combien il était peu convaincu de cette injure, et qu’il la répétait tout simplement, avec scrupule et fidélité, telle qu’il l’avait apprise, comme un mot d’ordre, comme un renseignement reçu de ses supérieurs. Il y croyait ; et c’était tout. Mais s’il eût fallu la trouver lui-même…
[5] Les cochons !
Et depuis, j’ai pu souffrir mille vexations : mais jamais — ou plutôt une seule fois peut-être — je n’ai senti la douche de la haine sur moi. Que les humanitaires prennent bien garde ici ! Qu’ils n’aillent pas utiliser cet aveu pour conclure à la fraternité spontanée entre ennemis. Aucune déduction ne pourrait être plus inexacte. Les « postes[6] qui nous emmenaient en corvée étaient bien loin de déborder d’attendrissement et d’amour pour nous. Simplement ils avaient le cœur vacant. Leur petite baïonnette leur battant les jambes, leur tartine de pain noir beurrée de saindoux dans la cartouchière, leur calot rond sur la tête, ils allaient fromm und stark, marchant à nos côtés de leur pas solide et docile, vers la carrière ou la route en réfection qu’on leur avait désignée. Ils écoutaient nos conversations, ils prenaient part à nos plaisanteries, ils maudissaient avec nous les « Gros », die Dicken, les riches, qui ont fait cette guerre pour s’engraisser encore davantage. Rien en eux à cet instant ne leur parlait contre nous. Mais il ne fallait pas que « Chocolat », le feldwebel chargé de la surveillance des corvées, parût tout à coup à l’horizon sur son cheval pie. Quel branle-bas aussitôt ! Comme ils avaient tôt fait de bondir en avant et de hurler contre nous, et de prendre le numéro de celui qui n’avait pas compris leur rugissant Hände aus den Taschen ![7] Et voilà où je commençais à souffrir. Car encore une fois, pour mon bien-être intérieur, il eût fallu que j’entendisse toute cette rage sortir vraiment d’eux-mêmes ; il eût fallu que je sentisse leur âme même la cracher. Oui, peut-être leur eussé-je pardonné, peut-être eussé-je entrevu une réconciliation possible avec eux dans l’avenir, s’ils me fussent tombés dessus « pour de bon » à cet instant. Car alors j’eusse deviné en eux des hommes, au lieu que je n’avais affaire qu’à des pantoufles.
[6] Posten : sentinelles.
[7] « Les mains hors des poches ! »
Pas bien étonnant qu’ils aient montré si peu de fureur contre nous, quand on les voit si peu exaltés par la perspective de se battre. Je sais bien que dans aucun pays aucun homme ne désire, ne peut sincèrement désirer — surtout après quatre ans de guerre — d’être envoyé sur le front. Mais je doute qu’en aucun pays aucun homme ose étaler, surtout devant des ennemis prisonniers, une aussi complète absence de passion belliqueuse que l’Allemand. A cet égard il est vraiment stupéfiant d’impudeur. Je n’aime pas qu’on « crâne ». Mais je ne vois pas non plus la nécessité de laisser n’importe quel regard, surtout celui de notre ennemi, pénétrer jusqu’aux hésitations secrètes de notre courage, jusqu’à la lâcheté de la bête en nous. Or, il n’y avait pas dans le camp une sentinelle désignée pour le front, qui n’accourût aussitôt nous exposer sa détresse, ses terreurs, et nous faire part de son intention de se rendre à la première occasion favorable. Beaucoup nous demandaient de petits certificats attestant qu’ils s’étaient toujours bien conduits à notre égard, pour les montrer dès leur capture et échapper ainsi aux mauvais traitements. J’ai signé pour ma part au moins un de ces témoignages de satisfaction et j’en ai vu octroyer plusieurs par mes camarades. Rien n’était plus comique que l’allure penaude du malheureux en quête de signatures, que les regards qu’il jetait à droite et à gauche, en suivant l’allée de la baraque, dévisageant les prisonniers, à la recherche des bonnes figures ; et quand il pensait en avoir trouvé une, rien n’était plus attendrissant et plus éhonté que la façon dont il expliquait son désir : « Moi, tout de suite : Kamerad », faisait-il en esquissant le geste bien connu. Et il prenait son papier à la main, indiquant comment il comptait s’en faire un talisman.
Il y avait un vieux landsturmmann qui accompagnait chaque jour la même corvée. Il se croyait solidement embusqué, quand un jour il se vit subitement déclaré felddienstfähig[8]. Sa désolation, son angoisse dépassèrent tout ce que nous avions vu jusque-là. A tous ceux qui l’approchaient, qu’ils comprissent ou non l’allemand, il racontait :
[8] Apte au service en campagne.
— Et puis, vous savez, je vais aller au front. A mon âge ! Avec quatre enfants ! Si ce n’est pas honteux !
— Front nixt gut ! lui disaient en rigolant des prisonniers de Verdun qui travaillaient sous sa surveillance.
— Nixt gut ! répétait-il d’un air consterné, d’un pauvre visage tout décomposé par la peur.
Mais enfin on lui suggéra le moyen de s’en tirer au meilleur marché. Très obligeamment, les Français lui expliquèrent comment il devrait s’y prendre pour effectuer sa capitulation avec le minimum de risques ; ils lui indiquèrent l’heure la plus propice, les circonstances atmosphériques à choisir ; ils lui enseignèrent les appels qu’il aurait à lancer, les gestes qu’il aurait à faire, pour ne pas être accueilli trop brusquement par ses sauveurs. Comme on peut penser, ces leçons de désertion les amusaient au plus haut point et ils poussèrent la chose aussi loin qu’ils purent ; ils surent persuader le vieux que, pour être sûr de n’oublier, le moment venu, aucun détail, il était bon qu’il s’exerçât à l’avance, et ils organisèrent, dans l’atelier où ils étaient seuls avec lui, de véritables répétitions. On vit le malheureux se dépouiller de ses cartouchières, poser son fusil dans un coin et s’avancer, les mains hautes, à la rencontre des prisonniers, qui, tapis derrière des sacs, faisaient semblant de le tenir en joue.
Bien entendu, il n’entre pas un instant dans mon esprit d’accuser l’Allemand de lâcheté positive, effective. Qu’il soit un admirable soldat, il faudrait être de bien mauvaise foi pour le contester ; et ce serait faire injure à nos combattants eux-mêmes que de suspecter le courage de l’ennemi auquel ils ont affaire. Je suis convaincu que la plupart des désertions, dont nous avons vu les préparatifs, n’ont pas eu lieu : une fois sur le front, l’homme se sera trouvé certainement placé dans des circonstances où son premier dessein lui sera à lui-même apparu comme un rêve. Mais aussi je n’ai rien voulu prouver de plus, par les précédentes anecdotes, que le manque complet de spontanéité héroïque chez l’Allemand. On se tromperait à fond si l’on concluait de ses exploits à son caractère, de ses prodigieuses réussites militaires à quelque goût inné chez lui pour la bataille et pour le risque. A la place de l’enthousiasme qu’on lui suppose, là encore il n’y a rien. Pas de naturelle Begeisterung[9], c’est-à-dire qu’il n’est empli ni transporté par aucun « esprit » et qu’il ignore absolument la rage de périr ou de vaincre.
[9] Enthousiasme.
Pour bien comprendre ce point, il faut l’avoir vu au combat. Qu’il ressemble donc peu à cette brute furieuse, à cet animal de proie qu’on se représente d’habitude ! Je garde, de l’attaque que j’ai eu à supporter, le souvenir non pas d’une ruée sauvage, mais d’une puissante opération mécanique. J’ai été englouti méthodiquement, comme on voit disparaître une pièce de bois dans la gueule impassible de certaines machines. Mais les hommes qui composaient cette machine, les hommes qui marchaient, tiraient, tombaient, je n’ai senti chez eux aucun transport, aucune colère bien définis. Ils avançaient simplement, portés, régis par un mouvement colossal et régulier. Ils tuaient là où il fallait tuer, ils prenaient là où il fallait prendre. Nulle part ils n’étaient entraînés par aucune fureur individuelle. Ils avaient l’air parfaitement « désintéressés ». Je me rappelle surtout le dernier assaut qu’ils nous donnèrent, à la nuit déjà tombée, avec l’accompagnement de leurs trompes rudimentaires, d’où ne s’échappaient que deux ou trois sons rauques et maladroits, semblables aux appels de bergers préhistoriques. Il y avait dans les cris dont ils s’excitaient vers nous quelque chose de tellement indifférent ! Je les devinais à la fois terribles et si peu convaincus. Ils allaient, ils marchaient encore un peu contre cet ennemi déjà piétiné que nous étions, pendant cette demi-heure qui restait avant la soupe et qu’il ne fallait pas laisser inemployée. « Hourra ! » criaient-ils d’une voix fatiguée, c’est-à-dire : « Encore ça pour finir la journée, pour en être quittes avec le devoir ! » Pour beaucoup c’était la mort qui était embusquée dans cette étroite demi-heure. Mais même cette perspective ne suffisait pas à les mettre hors de leurs gonds. Même la mort entrait pour eux en équivalence avec la vie.
Leur premier mot aux prisonniers qu’ils venaient de faire était toujours :
— Krieg nixt gut ![10]
[10] « Guerre, pas bon ! »
Et ils ajoutaient pour eux-mêmes avec un grand soupir :
— Wenn es nur alles wäre ![11]
[11] « Si seulement c’était tout ! Si seulement c’était fini ! »
(Je parle du mois d’août 1914.)
Voilà ce qui résume tous les sentiments dont ils étaient capables, les seuls dont ils fussent animés en se précipitant sur nous. Voilà le maximum de la passion chez eux, voilà la passion toute pure, telle qu’elle les gonflait au moment de l’action, au moment même où leur bras se faisait assassin.
Qu’on ne pense pas que, par tout ce que je dis là, je veuille le moins du monde introduire l’idée de leur innocence, ni prévenir les esprits en leur faveur. Bien au contraire, ce qui nourrit mon indignation et mon ressentiment contre les Allemands, c’est qu’ils aient pu commettre toutes les abominations du combat avec si peu de haine au cœur. Nous, au moins, quelque chose d’affreux, mais de sacré, nous transformait jusqu’à la racine, ramenait pêle-mêle du fond de nous-mêmes de la rage, de l’insulte, du désespoir, je ne sais quelle frénésie vengeresse. Si nous étions criminels, au moins l’étions-nous tout entiers. Mais eux, ils se contentaient d’être « fromm und stark ». Ça leur suffisait. « Pieux et solides », bien bâtis de partout, l’âme aussi peu excessive que le corps, de la santé et un grand vide intérieur : voilà comment ils s’avançaient sur nous et voilà comment ils se présentent, quand on vient les trouver dans leur ingénuité primitive, à leur état le plus naturel. L’Allemand, c’est d’abord quelqu’un à qui « c’est égal » et qu’une insuffisante détermination psychologique rend capable à la fois de tout supporter et de tout faire.
Une nature. Qui me montrera chez lui une nature ? Je l’avoue, à défaut de bons, je voudrais lui trouver au moins de mauvais penchants ; je voudrais entendre raconter de son enfance des traits bien noirs, quelque chose qui témoigne d’une perversité vraiment originelle. Je voudrais que ses parents aient eu tout de suite à se plaindre de lui : « Mon pauvre monsieur, si vous saviez quel monstre c’est ! » Mais non ; je n’apprends de ses débuts dans la vie rien que de louable et d’indifférent. Il promettait déjà, il promettait tout ce qu’on voulait.
Le seul rudiment positif de caractère que je puisse apercevoir en lui, c’est non pas de la cruauté, mais une certaine brutalité, une façon trop brusque de faire les choses. Mais cela est à peine psychologique. Il ne faut y voir que l’explosion de cette force toute physique qui le remplit, que la détente de son corps trop bien portant, que l’effet d’une trop robuste constitution. Il se décharge à coups de poing du trop-plein de santé qui le gêne ; c’est un dérivatif hygiénique, où l’âme n’a presque aucune part.
Un jour, de sournois interprètes russes avaient été signaler à la sentinelle un de leurs camarades qui, disaient-ils, ne se lavait qu’à des intervalles par trop imposants. L’Allemand vint, empoigna le Russe par sa veste, comme on prend un chat par la peau du dos, le traîna jusqu’au lavabo, d’une grande gifle de la main droite fit voler au diable sa casquette, d’une grande tape de la main gauche le poussa sous le robinet qu’il ouvrit tout grand sur sa tête, et de son poing d’Hercule le maintint pendant cinq bonnes minutes sous le flot purificateur. J’étais encore sensible à ce moment-là et cette petite scène m’avait impressionné. Mais je comprends maintenant que l’Allemand n’était inspiré dans toute cette affaire par aucune méchanceté profonde. Il y avait en lui, à ce moment-là, deux choses : la conviction acquise, apprise, que la propreté est un devoir, et un surplus d’énergie musculaire, qui transformait en une râclée la leçon qu’il voulait donner. Le rire même dont en général les bourreaux accompagnent ces sortes de corrections, atteste, je crois, qu’ils n’y mettent aucune malice et qu’ils seraient tout prêts, une fois l’opération finie, si la victime y voulait seulement consentir, à s’en amuser franchement avec elle[12].
[12] « Es war bloss zum Spass ! Ce n’était que pour rire ! »
Et surtout à n’y plus penser. — Pour comprendre combien la brutalité des Allemands est en eux chose peu consciente et de provenance essentiellement physique, il faut voir avec quelle facilité ils oublient le mal qu’ils vous ont fait. Là-dessus ils sont d’une générosité incroyable. Ils peuvent vous briser de coups : dix minutes après, vous les voyez revenir, gais et contents, sans aucun souvenir, sans aucune pensée :
Ils n’ont rien fait, rien vu, rien entendu ; rien ne s’est passé, dont leur mémoire ait gardé le moindre souvenir. Vous êtes copains comme devant ; vous auriez tort d’avoir plus de rancune qu’ils n’en ont. Vous ne voudriez pourtant pas montrer un plus vilain caractère… Au besoin, ils vous demanderont une cigarette.
Nous eûmes, pendant quelque temps, comme chef de baraque, un sous-officier qui poussait jusqu’au sublime cette indulgence envers lui-même. Il arrivait, le lundi matin, sombre, la voix rauque et presque indistincte, râclé par la noce bestiale qu’il avait faite en permission. Ce jour-là, il fallait éviter de tomber sous sa griffe, car il cherchait une victime. Mais quand il l’avait trouvée et qu’il avait passé sur elle sa fureur — un jour il jeta par terre un de mes camarades et le piétina — les muscles soudainement détendus, il ne voyait plus aucune raison de nous en vouloir, et c’était le moment qu’il choisissait en général — car j’avais le malheur d’être son interprète — pour me faire ses déclarations les plus conciliantes :
— Hier sind wir weit von dem Schlachtfeld, disait-il. Wir müssen unsere Feindschaft vergessen, wir müssen in Eintracht miteinander leben[13].
[13] « Ici, nous sommes loin du champ de bataille. Nous devons oublier que nous sommes ennemis, nous devons vivre ensemble en bonne intelligence. »
Je n’ai jamais vu d’apaisement si subit, ni si ridicule. On sentait qu’il s’était vidé comme une bête d’une sorte de rancœur physique, qui lui restait de la veille, et qu’il se trouvait maintenant rétabli dans cet état de bonne respiration et de robuste indifférence où son âme avait l’habitude de se tenir.
Je ne peux pas croire au sadisme des Allemands. Ils sont trop simples, trop élémentaires pour trouver du goût dans la souffrance d’autrui. Ce ne sont pas gens à se lécher de quoi que ce soit les lèvres ; il n’y a pas en eux de ces petits coins secrets où l’être vraiment pervers déguste ses impressions ; ils ne sont à aucun degré amateurs.
Même dans le mal qu’ils font, le « fromm und stark » suffit à donner tout le contenu de leur cœur. Ils sont stark, ils sont de fer. Et c’est pourquoi leur contact est rude et dangereux. C’est pourquoi l’on fait bien de ne pas rester à portée de leur bras. On a raison de se méfier d’eux, et tort de supposer des racines psychologiques à leur brutalité.
Bien entendu, je ne songe pas un instant à nier qu’ils soient capables de violences préméditées, intentionnelles ; nous étudierons plus loin en détail les étranges « devoirs de cruauté » qu’ils s’imposent. Mais la part de la délibération et de la volonté est réservée jusqu’à nouvel ordre ; nous en sommes encore à l’Allemand primitif ; nous le prenons encore tel que la nature nous le livre.
Eh ! bien, à cet âge de son développement, décidément, non, son âme ne distille aucun venin spécifique ; elle ne lui suggère aucune atrocité directe, gratuite, dont elle seule ait à profiter ; elle est sans tentation et sans appétit. Elle reste d’une désespérante innocence. Ce n’est pas elle qui s’exprime dans la grêle de coups qu’il fait de temps en temps pleuvoir. A cet instant même, si vous pouviez pénétrer jusqu’à elle, vous la trouveriez aussi neutre, aussi peu endiablée que jamais. Même à cet instant, elle ne réussit pas à vaincre son informité naturelle ; elle reste en retard sur l’animal, moins vive, moins dégourdie, moins décidée.
Une si grave inertie de la sensibilité ne peut manquer d’avoir ses répercussions sur l’intelligence. L’indifférence du cœur entraîne chez l’Allemand une inaptitude à saisir les différences entre les idées, un affaiblissement du sens des valeurs. L’uniformité de sa substance reparaît partout ; elle empêche, elle empâte en lui le discernement.
Tout esprit normal a deux versants. Ses idées se disposent sur deux pentes opposées, celle du Bien et celle du Mal, celle du Vrai et celle du Faux, celle du Beau et celle du Laid. Bien entendu, il peut y avoir des erreurs, principalement pour les idées qui naissent près de la crête ; il arrive qu’on les place sur le côté qu’il ne faudrait pas ; n’importe qui peut prendre le Mal pour le Bien, le Faux pour le Vrai ; il y a même des gens qui intervertissent complètement ces valeurs et qui, d’un bout à l’autre de leur vie, se trompent en les employant ; il y a des esprits faux. Mais enfin tous distinguent, tous démêlent, séparent, répartissent.
Chez l’Allemand seul, il semble que la ligne de partage des eaux n’existe pas. C’est un esprit plan. Les idées qui y germent ne sont pas opposées. Sériées, graduées, ordonnées, tant qu’on voudra. Mais entre elles ne se glisse pas ce trait sinueux qu’on voit sur les cartes subtilement diviser les terres voisines et rejeter les ruisseaux qu’elles sécrètent vers des vallées différentes. L’Allemand sait qu’il y a un Vrai et un Faux, un Bien et un Mal ; mais il n’en sent pas le relief. Comme tout le monde, il rattache à ces notions les faits qu’il trouve dans son expérience, les inspirations qui lui viennent. Mais c’est à tâtons ; et simplement pour faire comme les autres. Jamais la distinction ne jaillit en lui d’une source vive et naturelle ; jamais il ne la prononce du premier coup ; jamais il n’a ce cri de l’homme sûr de son fait, sûr de son droit, à qui une ligne de déplacement vers la gauche ou vers la droite donne aussitôt des impatiences ; rien ne l’avertit directement de la justice ou de la justesse d’une chose ; il faut qu’il les détermine ; son cœur, ses sens ne lui parlent pas de ça ; il n’a pas de nerfs non plus pour ça.
Et d’abord mille détails de sa conduite nous le montrent impuissant à reconnaître le Bien du Mal. Entre ce qu’on doit et ce qu’on ne doit pas faire, entre ce qu’indiquent le devoir ou même simplement les convenances et ce dont il vaut mieux s’abstenir, pas de démarcation pour lui ; il passe de l’un à l’autre sans s’en apercevoir, véritablement sans malice.
Les gens qui nous arrêtèrent, mon camarade P… et moi, dans notre tentative d’évasion, nous témoignèrent tout de suite une presque cordiale indulgence. Ils nous menèrent tout droit dans un café, nous offrirent de quoi nous réconforter, causèrent aimablement avec nous, nous demandèrent des détails sur notre plan de fuite, s’émerveillèrent bonnement de la façon, excellente à les en croire, dont il était combiné, enfin s’apitoyèrent sincèrement sur notre sort.
— Mangez donc, nous disaient-ils. Vous en avez si grand besoin ! Vous devez être si fatigués !
Pas la plus petite trace d’animosité dans leurs propos ; au contraire une espère d’admiration, et même de sympathie. Comme pour s’excuser de l’obligation où ils s’étaient trouvés de nous mettre la main au collet, ils constataient avec une grosse lourdeur fataliste :
— Das ist Krieg ![14]
[14] « C’est la guerre ! »
Mais tout à coup le Kreissekretär[15], qui avait le premier donné le ton de la bienveillance, se leva :
[15] Secrétaire de district.
— Vous savez lire l’allemand ? me demanda-t-il.
Et attrapant le journal du jour, il l’ouvrit à la « Dernière Heure » :
— Tenez, lisez, dit-il en me le tendant.
(C’était le soir du 5 août 1915.) Je lus en caractères gras :
« Warschau ist gefallen ! »[16]
[16] « Varsovie est tombée ! »
— Tournez la page, me dit-il.
Et je lus encore :
« Ivangorod ist gefallen ! »[17]
[17] « Ivangorod est tombé ! »
— Glauben Sie das ?[18] me demanda-t-il.
[18] « Croyez-vous cela ? »
Et comme je l’assurais que je n’avais aucune raison d’en douter, sachant fort bien, dans les journaux allemands, démêler le vrai du faux, il éclata d’un rire pesant, que ses compagnons aussitôt imitèrent ; et se tapant mutuellement sur les cuisses, ils commencèrent à se congratuler entre eux :
— Ha ! Ha ! L’Allemagne est grande ! Elle a des réserves innombrables, hein ? Fritz ! Et il faut bien croire qu’elle a plus de soldats qu’il ne lui en faut, puisque de solides gaillards comme nous, hein ? Konrad, sont encore ici !
Ils n’avaient pas dessein, je crois, de nous faire de la peine. Tout ce qui avait précédé et tout ce qui suivit exclut cette hypothèse. Ils auraient dû deviner pourtant le coup que ces nouvelles, et leur joie, nous portaient, surtout dans l’état d’épuisement physique où nous étions. Mais non ! ils ne voyaient rien ; ils ne comprenaient pas que pour être vraiment généreux, il eût fallu qu’ils s’abstinssent de cette manifestation-là aussi, comme ils s’étaient abstenus de nous frapper et de nous injurier. Leur attitude continuait de leur paraître à eux-mêmes homogène ; ils ne distinguaient pas le contraste qu’elle contenait ; ils avaient passé la ligne sans la remarquer.
Je me rappelle encore une sentinelle géante de la garde saxonne, en face de qui je suis resté une matinée tout entière, dans une maison abandonnée d’un village désert où l’on nous avait envoyés ensemble en corvée. Il faisait froid. C’était dans les débuts de la guerre. Ce grand garçon, à figure rouge, aux oreilles décollées, me racontait sa campagne. Il avait été jusqu’à Rethel. Et il me décrivait avec une admiration profonde tout ce qu’il avait vu :
— Il y avait une épicerie, dans la grand’rue, vous connaissez ? non, où on trouvait tout ce qu’on voulait. Et les Françaises étaient bien gentilles pour nous. Le vin coûtait tant le litre. Le croyez-vous ? Est-ce possible ? Est-ce que c’est si bon marché chez vous ? Et alors il y avait des bateaux sur le canal, vous connaissez ? non, tout chargés de blé. Alors on les a tous fait brûler !
Je regardais ses larges yeux bêtes, pareils à ceux d’un veau ; comme il était trop grand pour la chambre, sa baïonnette s’accrochait sans cesse au plafond, et il rentrait gauchement les épaules pour la dégager. Et interminablement, avec toujours ce même geste, d’une voix basse et confuse, cramponné à ses souvenirs, il continuait de me décrire mon pays tel qu’il l’avait vu, et souillé. Et je lisais sur son visage une si irrémédiable absence de soupçon du mal qu’il me faisait que c’en était désarmant. Si je l’avais averti tout à coup qu’il me donnait sur les nerfs, je suis certain qu’il m’eût fait des excuses et qu’il n’eût plus su comment se tenir devant moi. Mais voilà ! il ne se doutait de rien.
Non seulement l’Allemand vous offense sans le vouloir et par simple ignorance des contours, des frontières de la bienséance, mais encore il s’offense lui-même. Il ne perd pas une occasion de vous montrer ce que d’autres cachent, de vous raconter ses mésaventures et ses hontes.
Au camp, quand un officier était ivre, son premier soin était de venir se faire voir aux prisonniers et d’exécuter devant eux toutes les sottises de son répertoire. J’ai vu le commandant de mon camp, un homme âgé, gros et court (c’était, paraît-il, un grand industriel), défiler, pour la fête du roi de Saxe, entre deux haies de prisonniers réjouis, dans un état de parfaite ébriété ; il roulait comme un tonneau d’un bord à l’autre de l’allée et ne se protégeait qu’à grand’peine, en s’accrochant de loin en loin aux arbres, contre l’écroulement définitif. Je l’ai vu l’année suivante, ponctuellement à la même date, se présenter, comme à un rendez-vous, dans le même état, devant ses prisonniers et venir jouer aux boules avec eux.
Un lieutenant, le jour de Noël, monte sur la scène de notre petit théâtre, et se frappant à grands coups la poitrine, commence en français un discours :
— Mes amis, vous le voyez, je suis venu au milieu de vous, en ce soir de fête, et sans armes… sans armes…
Un major bavarois arrive un soir à l’hôpital, les yeux flambants, se tenant à peine debout. Il appelle l’infirmier français :
— Est-ce que vous ne remarquez pas que j’ai quelque chose de drôle aujourd’hui ?
— Mais non, monsieur le major ?
— Mais si, mais si ! Vous ne savez pas ce que c’est ? Non ? Eh ! bien, c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de ma mère. J’oublie !
J’ai montré tout à l’heure comment ils affichaient leurs victoires, sans penser à vous donner du chagrin. Mais leurs défaites les taquinent aussi ; ils ont besoin d’en faire le récit, et principalement à ceux-là mêmes de qui ils les ont reçues. Combien de sentinelles ai-je vues, à qui nous ne demandions rien, nous poursuivre dans tous les coins pour nous raconter la belle, la magnifique pile qu’ils avaient remportée à la Fère-Champenoise ! C’était dans les débuts. Nous ne comprenions pas encore beaucoup d’allemand. Mais les gestes étaient d’une éloquence suffisante. Ils suggéraient les masses énormes de l’artillerie française, leur feu écrasant, et la fuite éperdue des Allemands. « Es war tüchtig da ! »[19] concluait l’un des narrateurs, avec une sorte de satisfaction pareille à celle du devoir accompli. Si l’on fût venu lui dire qu’il eût mieux fait de ne pas étaler de tels souvenirs devant un ennemi, il eût certainement ouvert de grands yeux : — Pourquoi donc ?
[19] « C’était fameux là-bas ! »
Si vous voulez voir un Allemand dans l’embarras, observez-le quand il est obligé de porter un jugement moral. Que les circonstances lui demandent de se prononcer, de dire simplement si tel acte est bon ou mauvais : le voilà dans la plus cruelle perplexité. On sent son malaise à distance. C’est que sa conscience ne lui dit rien ; aucune indication n’en surgit. Il en est réduit à raisonner d’après ce qu’il sait, d’après ce qu’on lui a appris, d’après ce qu’il voit que les autres estiment ou condamnent.
De là, presque toujours, une certaine oscillation, un va-et-vient d’amplitude variable entre les pôles opposés de l’appréciation. D’abord une certaine générosité, des concessions au point de vue de l’adversaire, une liberté apparente dans la façon d’estimer sa conduite, une certaine bonne grâce à oublier qu’il est lui-même partie. L’Allemand reconnaît plus facilement que nous qu’il est possible qu’il n’ait pas raison. On en verra des exemples tout à l’heure.
Mais c’est surtout parce qu’il a tellement peur de se tromper ! En face d’une conception morale bien définie, d’une couleur bien nette donnée aux choses, d’un point de vue fixe, il commence toujours par se sentir déconcerté. Et son premier mouvement est de céder à cet être extraordinaire qui a l’air si sûr de ce qu’il avance. Rien ne l’intimide comme quelqu’un qui ne bronche pas. Si tout de même c’était cet autre qui tenait le bon bout !
Mais en général, à défaut d’autre avertissement, notre homme reçoit bientôt celui de son intérêt, qu’il allait oublier. Il se sent brusquement rappelé, tiré en arrière. Aussitôt une grande embardée en sens inverse ; un changement complet de vision et de procédés. Ce n’est plus un jugement, d’ailleurs, qu’il porte ; il y renonce, il envoie tout promener ; c’est trop difficile pour lui. Il agit simplement, comme son génie, là-dessus presque infaillible, lui enseigne qu’il faut agir. Et s’il est absolument nécessaire de doubler son acte d’un commentaire moral, d’une justification, eh bien ! il en chargera un fachmann[20]. Il doit bien y en avoir pour ça. N’y en a-t-il pas pour tout ? Il lui donnera les matériaux et le laissera se débrouiller. Ce qu’il trouvera sera toujours bien assez bon ! Pour l’importance que ça a !
[20] Un spécialiste.
Il y avait au camp une corvée dite de « paillassons ». Les prisonniers y fabriquaient de petits coussins en paille dont ils n’avaient jamais pu deviner l’usage. Un jour, un soupçon leur vint que c’était pour servir, dans les caissons d’artillerie, de tampons entre les obus. Avaient-ils tort ou raison ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’ils refusèrent de continuer le travail, prétextant qu’il avait un but militaire. Le commandant les fit tous rassembler — comme on pense, ils n’étaient pas sans inquiétude en allant au rendez-vous — et il les félicita. Il leur dit, en substance, qu’ils étaient de braves gens, que c’était en effet leur devoir de refuser un travail qui pouvait être utile à leurs ennemis et qu’on ne manquerait pas en France de les récompenser pour leur conduite quand elle serait connue. Nos gens, qui s’étaient attendus au tonnerre et à la foudre, revinrent stupéfaits, ravis, fiers d’eux-mêmes et presque attendris par tant de générosité.
Le lendemain, le commandant les convoqua à nouveau et leur dit :
— Vous avez très bien agi. Mais vous vous êtes trompés. Ce n’est pas pour l’armée que vous travaillez. Les paillassons que vous fabriquez servent à empêcher les chevaux de glisser sur la glace. On les leur fixe sous le pied de la façon que voici.
Et prenant un paillasson et un fer à cheval qu’il avait fait apporter, il leur démontra par l’expérience les affinités indiscutables des deux objets.
— D’ailleurs, ajouta-t-il, nous n’employons les paillassons que nous devons à votre industrie que pour les chevaux de l’intérieur, et même spécialement pour les chevaux appartenant aux civils et accomplissant des besognes civiles. Vous voyez donc que vous n’avez rien à craindre. On ne pourra vous faire en France aucun reproche à ce sujet. C’est pourquoi vous reprendrez le travail demain matin à huit heures.
Le lendemain, il y eut les convaincus et les non convaincus. Le groupe formé par ces derniers était encore assez important : ils ne se rendirent pas à la corvée. Le commandant leur fit savoir que s’ils ne suivaient pas immédiatement l’exemple de leurs camarades plus intelligents, ils s’exposaient à de sévères punitions. Quelques-uns cédèrent encore. Mais il resta un petit noyau d’irréductibles.
Le commandant se rendit alors en personne, avec les officiers du camp, dans une baraque où l’on introduisit les coupables. On ferma soigneusement les portes. Et là commença une scène que personne n’a vue. Mais ce n’était pas nécessaire. Car on pouvait l’entendre de loin. Le commandant donna l’ordre aux sentinelles de frapper. Les coups de crosse se mirent à pleuvoir. Les officiers n’avaient que leur cravache, mais elle leur suffisait ; leur travail n’était pas le moins bien exécuté. On prétend même que le commandant trouvant que ses hommes y allaient avec trop de ménagements, leur criait de toutes ses forces : « A la tête ! A la tête ! » Les hurlements des victimes faisaient frémir dans tout le camp les autres prisonniers que l’on avait au préalable enfermés dans leurs baraques et à qui la honte, l’indignation et la rage donnaient de véritables nausées.
Il y eut encore quelques réfractaires qui ne retournèrent pas au travail le lendemain. Mais c’était parce qu’on avait dû les transporter à l’infirmerie[21].
[21] Pour être tout à fait exact et pour éviter le classique démenti que je vois poindre à l’horizon, dont je m’offrirais, si l’on voulait, à rédiger moi-même, les termes, tant je les devine bien : « Il est absolument inexact qu’aucun Français ait été frappé dans les circonstances que…, etc. » — je dirai que la corvée était composée de Russes et de Français, que les discours du début s’adressaient aux uns comme aux autres, mais que la schlague ne fut appliquée qu’aux Russes. Je ne me rappelle pas très exactement les moyens qui furent employés pour réduire les Français. Je crois cependant que l’on compta seulement sur l’exemple du traitement infligé à leurs camarades, pour les ramener à la raison.
Je ne vois rien à objecter à la conduite de cette brute, sinon qu’il aurait bien dû commencer par là où il a fini. Une volée de coups de crosse, c’est un point de vue, c’est clair, c’est cohérent ; à tout le moins c’est sincère. Mais je ne peux lui pardonner son indécision du début, ni cette générosité dont il a voulu se donner l’avantage, et qui n’était rien de plus que le reflet de son embarras.
Je serais injuste pourtant si je laissais pénétrer trop profondément dans les esprits l’impression que peut produire cette anecdote et si je prétendais insinuer que toutes les concessions que fait l’Allemagne au point de vue de l’adversaire, sont toujours uniquement apparentes et toujours suivies de réactions aussi brutales. Il y a une certaine chevalerie allemande que l’on méconnaît trop souvent et dont j’ai eu personnellement à me louer. L’Allemand aime dans certains cas à bien traiter son ennemi ; il l’estime quand il est courageux et il le lui dit ; il lui laisse volontiers son épée. Quand sont arrivés au camp les premiers prisonniers de Verdun, le feldwebel-leutnant qui devait les recevoir nous a déclaré à l’avance solennellement qu’il les considérait comme des « héros ». Sur le champ de bataille même, il est fréquent de voir un officier venir féliciter les prisonniers, les remercier presque de s’être bien battus. Il leur fera d’ailleurs de même de violents reproches, s’il juge que leur résistance a été insuffisante.
Il n’y a aucune raison de soupçonner la sincérité de ces manifestations. Mais n’y sentez-vous pas tout de même je ne sais quelle application ? Pour ma part, je ne puis m’empêcher d’y reconnaître, sous une nouvelle forme, le même manque de spontanéité morale que nous avons déjà noté. Ces gens qui vous décernent des « satisfecit » quand on ne leur demande rien, on sent qu’ils ont appris ce qui est bien et ce qui est mal et qu’ils veulent montrer qu’ils le savent, prouver qu’aucune circonstance n’est capable de le leur faire oublier. S’ils mettent si soigneusement à part le souci de leur intérêt, n’est-ce pas pour qu’on admire leur indépendance d’esprit et que l’on se persuade de la pureté absolue de leurs jugements éthiques ? Comme toujours quand on n’est pas sûr de soi, ils font les compétents, ils clignent de l’œil, ils opinent, ils parlent. Si leur conscience était réellement aussi prompte qu’ils veulent le faire croire, ils n’en afficheraient pas les décisions avec tant d’insistance.
A un évadé repris, le chef de camp demande pourquoi il s’est échappé :
— Parce que c’était mon devoir ! s’entend-il répondre.
Le lendemain, il réunit tous les prisonniers et leur tient un discours :
— Cet homme a dit qu’il avait fait son devoir en s’évadant. Je déclare hautement que je l’approuve. Je suis obligé de le punir. Mais j’estime sa conduite. Si le malheur voulait que je fusse prisonnier en France, je n’aurais pas de repos que je n’eusse réussi à m’échapper.
Oui, mais s’il était repris et qu’il prétextât le même « Parce que c’était mon devoir », je lui prédis un beaucoup moins grand succès que celui auquel il s’attendrait peut-être. Je crois entendre le Français qui le tiendrait sous sa patte lui répondre par le souverain : « Tu m’dis ça à moi ? » qui laisse si peu de place à la conversation et termine de façon si décisive toutes les controverses spéculatives.
Étroitesse d’esprit de notre part ? Peut-être un peu. Mais surtout certitude de notre fait, inébranlable aplomb de nos jugements. Nous savons depuis longtemps ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ce qui est louable et ce qui est répréhensible, ce qui est devoir et ce qui est crime. Nous n’avons plus besoin de parler de ça ; nous pouvons même l’oublier ; et quand une forte passion, comme est en ce moment la haine de l’Allemand, nous pousse, il se peut que nous passions dans la pratique par-dessus ces distinctions (nous ne sommes pas plus saints que les autres). Mais elles restent en nous, elles existent pour nous ; nous les retrouverons quand nous voudrons.
L’Allemand, au contraire, a besoin d’y penser sans cesse, comme à une leçon difficile, et qu’il faut remâcher si l’on ne veut pas qu’elle s’échappe. Il reste irrémédiablement écolier en morale.
L’écolier sait, mais il ne voit pas lui-même, il ne trouve pas. Et de fait, en morale, l’Allemand ne trouve pas. Si, malgré ses efforts militaires, il n’a pas pu décider la guerre en sa faveur, amener la fameuse Entscheidung[22], la raison la plus profonde en doit peut-être être cherchée dans son incapacité à frapper les imaginations par des propositions morales, simples et claires. Quelle force n’eût pas été la sienne, s’il eût su jeter dans le monde des formules aussi impressionnantes que celles que l’Entente a mises en circulation !
[22] Décision.
Mais encore une fois, pour ce genre de choses, il est impuissant ; pour employer une expression bien allemande, « er versagt »[23] ; il dit non, il « cale », ses facultés le laissent en plan. N’est-il pas curieux de constater que, depuis le début de la guerre, il n’a pas encore su trouver un terrain propre où faire pousser des conceptions à lui, marquées au sceau de son originalité, mais qu’au contraire il s’est toujours laissé entraîner par l’adversaire sur son terrain ? Il conteste, il dément, il rectifie. Mais la matière même de la dispute, ce n’est pas lui qui la fournit. Il se débat contre les jugements sous lesquels on prétend l’écraser ; mais il n’en dépose pas de contraires.
[23] Mot à mot : il refuse.
Ou s’il condamne à son tour, s’il prend l’offensive dans le domaine moral, c’est en imitant exactement les démarches et les procédés de ceux qui l’attaquent. Il y eut le cas Lusitania. Comme riposte, il crée le cas Baralong. Il retourne tout simplement les injures, les accusations qu’il reçoit, comme au début on relançait les grenades avant qu’elles n’eussent éclaté. Nulle part je ne découvre de valeur qu’il ait lui-même fixée, dont il puisse revendiquer à bon droit la paternité. Il ne sait pas orner tout seul sa cause, lui mettre ces petits agréments de morale qui la rendraient séduisante et sympathique. Dans le même temps que nous produisions dans le monde le Droit, la Justice, la Civilisation, le Principe des Nationalités, le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et finalement la Société des Nations, il ne trouvait à lancer que la timide idée de la Liberté des Mers, dont il était trop évident à première vue que son intérêt le plus égoïste la lui avait seul inspirée.
Il n’est pas sans s’apercevoir de son infériorité sur ce point, et il fait des efforts désespérés pour y remédier. Mais je suis certain que le poids le plus lourd qu’il sente à l’heure actuelle peser sur lui, c’est bien moins celui des armées de l’Entente que celui de tous ces jugements qu’elle a tournés contre lui, braqués sur lui comme des canons, et auxquels il ne peut pas répondre. L’horrible impression d’impuissance que nous avons eue au début de l’invasion, en face de ses mitrailleuses et de son artillerie innombrables, il l’éprouve à son tour en face de nos condamnations si décisives, si simples, si immédiates, qu’elles se sont automatiquement imposées au monde entier. Il se sent muet, comme nous l’étions quand il nous bombardait. Il « tient », mais c’est tout ce qu’il peut faire. Et déjà, je pense que la question se pose pour lui de savoir si dans ce domaine il pourra « tenir » jusqu’au bout.
Ah ! qu’il a bien fait de mettre la main sur tant de territoires ! Quelle grande prudence c’était ! Comme son instinct l’a bien averti ! Car ainsi au moins il a une réponse ; il peut dire : « Vous avez peut-être raison. Mais moi j’ai ça, que je vous ai pris. »
Et encore, il n’est pas sûr du tout que la riposte soit décisive. Déjà il se trouble, il s’intimide, il n’ose plus trop se servir de cet argument matériel qu’il a entre les mains. On lui a tant de fois répété qu’il ne connaissait rien aux choses du droit et de la justice, et il sent tellement bien que c’est vrai, qu’il ne se hasarde plus que craintivement à faire état de ses avantages ; il ne fait plus à la « Kriegskarte »[24] que des allusions furtives et comme honteuses. On le sent très nettement refoulé, comme tassé, et progressivement bloqué par une force supérieure, contre laquelle il n’arrive pas à se défendre efficacement, n’en comprenant pas la nature. L’opinion adverse dessine autour de lui un cercle qui va se rétrécissant tous les jours et sous la menace duquel il sera bientôt peut-être obligé de déposer les armes[25].
[24] Carte de guerre.
[25] Écrit en 1917.
Voilà ce que peut faire une seule case du cerveau restée vide. Cette petite cloison qui sépare le compartiment du Bien de celui du Mal, par sa seule absence, rend vaines toutes les autres qualités de l’esprit. C’est comme un violon pourvu de toutes ses cordes, mais à qui manquerait le chevalet : il ne rendra point de son. Il sera sans portée, sans efficacité, sans influence sur les cœurs. Pas d’écho, pas d’appel à la conscience générale ; partant, pas de réponse, et cette solitude que nous voyons. La nuit intérieure dont il souffre, l’Allemand la porte partout avec lui ; et elle se répand au dehors sur tout ce qu’il fait, obscurcissant ses plus belles réussites.
Si encore ce défaut en lui était bien uniquement un défaut ! On pourrait le plaindre, peut-être lui pardonner. En tous cas, cela ne le mènerait jamais à faire le mal que d’une manière négative.
Mais hélas ! à la place laissée vide par son incompétence morale, il y a chez lui une compétence d’un autre genre, infiniment dangereuse. Au lieu de penser les choses sous les deux catégories antithétiques de Bien et de Mal, il les pense sous la catégorie unique du Possible. Il ne reste pas sans s’interroger sur leur compte. De chacune il se demande : « Peut-on la faire ? Peut-on en venir à bout ? » Son esprit glisse d’un mouvement uniforme tout le long de l’échelle du possible, sans sentir de différences ; il arrive, sans être accroché, retenu, averti, à la hauteur de tout, de n’importe quoi. Un peu plus loin, c’est la même chose qu’ici, puisqu’on peut y aller. Ueber, hinaus[26] ; si je m’avance un peu au delà du point où je suis, qu’y aura-t-il de changé ? Rien, sinon que j’aurai avancé, que je posséderai plus au lieu de posséder moins, que j’aurai fait beaucoup au lieu d’avoir fait assez. Allons-y donc !
[26] Au delà, au dehors : particules continuelles employées en allemand.
Comme il ne se représente pas le Bien et le Mal distinctement, il ne se décide pas à croire qu’ils soient incommunicables. Il pense qu’on peut faire pénétrer l’un dans l’autre, prolonger le Permis au sein du Défendu, profiter des golfes que le Possible fait dans l’Interdit pour y pousser une pointe. Il ne se résigne pas à laisser tranquille ce qui est de l’autre côté de la barrière, pour la seule raison que c’est de l’autre côté. Il faut qu’on lui démontre en plus que ce n’est pas faisable ; et si l’on échoue dans la démonstration, rien ne l’empêchera de s’y atteler. Si lui-même arrive à la conviction qu’il y a seulement une chance de l’enlever au possible pour le rendre réel, rien ne l’arrêtera.
Entendons-nous bien : le souci de la morale n’est pas complètement exclu de sa préoccupation. Mais voici sous quelle forme il reparaît : « Si je fais ça, se demande notre homme, l’opinion l’acceptera-t-elle, le cri ne sera-t-il pas trop grand, ne s’élèvera-t-il pas au point de compromettre ma réussite, trouverai-je les explications suffisantes pour apaiser la rumeur publique ? » Il tient donc compte du caractère plus ou moins prohibé de l’entreprise qu’il projette, mais dans la mesure seulement où elle est rendue par là plus ou moins réalisable.
Si ce calcul était chez lui pleinement conscient, nous serions en présence d’une mentalité bien connue, depuis longtemps définie, qu’on peut appeler la mentalité machiavélique. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Même si la Machtpolitik[27] a été appliquée par Bismarck avec une parfaite délibération, même si elle a trouvé plus tard ses théoriciens, qui l’ont formulée jusque dans ses plus petits détails, elle est restée dans la masse allemande plutôt à l’état d’instinct que de proposition. C’est par tempérament, naïvement, que l’homme du commun envisage toute chose sous l’angle pragmatique. Il est fait ainsi. Il ne se rend même pas compte de ce que son point de vue a d’exceptionnel. Il est persuadé que tous les autres y sont comme lui placés, mais qu’ils font seulement plus de manières, qu’ils manquent de franchise et de simplicité.
[27] Politique de la force.
Prenez l’Allemand à tel instant que vous voudrez : comme il y a des gens qui sont toujours à houspiller les filles, vous le trouverez à coup sûr en train de tâtonner sur les frontières de la morale, de chercher les endroits faibles, de peser les interdictions, de calculer les résistances et d’essayer de les tourner. Son esprit est comme liquide : abandonné à lui-même, il découvre les moindres pentes et coule toujours au plus bas. Quand il s’arrête à mi-chemin, on peut être sûr que c’est contre un obstacle sérieux, et qui ne vient pas de lui.
Mais cet obstacle même, dans un cas donné, on n’a jamais de garantie qu’il se rencontrera. Le possible est une catégorie vertigineuse. A la question : « Peut-on faire cela ? » il n’y a presque jamais lieu de répondre : non. Il y a toujours un angle sous lequel un acte quelconque est possible. Si donc de tout acte on se borne à se demander s’il est possible, on trouvera toujours qu’il l’est en effet.
De là vient l’extrême difficulté, quand on accuse l’Allemand d’un crime précis, même s’il est invraisemblable, de dire : « Il n’a pas fait ça ! » Pour qu’il l’ait fait, il n’y a pas besoin de lui supposer une cruauté particulière, quelque irrésistible violence intérieure, quelque sadisme monstrueux. Il suffit que l’acte en question lui soit apparu un jour comme possible ; il suffit qu’il ait découvert un aspect sous lequel il se présentait comme mûr et bon à cueillir. Et qui peut affirmer que cet aspect, pour des yeux qui cherchent, n’existe pas ?
C’est pourquoi, bien que je sente dans ce qu’on attribue aux Allemands beaucoup d’exagération et de broderie, mis en face d’une abomination particulière dont on leur fait honneur, je n’oserai jamais dire qu’elle est controuvée.
C’est aussi que je les ai vus à l’œuvre. Je ne sais comment décrire l’impression d’étouffement, d’écrasement progressif que j’avais en captivité ; je les sentais sans cesse entièrement sur mon dos ; pas d’intervalle entre eux et moi. Et en effet, en face de leurs prisonniers, ils se demandent seulement : « Comment en tirer le meilleur parti possible ? Par quel réactif les traiter pour en faire sortir le maximum d’utilité ? » Ils savent bien qu’il y a une réglementation internationale qui pose certaines limites à leur pouvoir sur eux. Et ils en tiendront compte dans la mesure où ils prévoient que les infractions risqueraient de transpirer et de faire scandale. Mais jamais cette ligne ne leur apparaîtra comme méritant en soi d’être respectée. Au contraire, ils ne seront occupés qu’à découvrir les points où on peut la franchir sans être aperçu.
De là d’abord des différences considérables dans leur façon de traiter les diverses catégories de prisonniers. A ceux qu’ils ont sentis privés de tout secours, comme les Russes, les Serbes, les Roumains, ils ont tout de suite tout demandé. Ils n’ont même pas conçu qu’il pût y avoir aucune borne aux exigences qu’ils élevaient sur eux. Ils leur ont réclamé leur travail, leur santé, leur vie. Puisque c’était possible de les avoir ! Je n’entre pas dans le détail des tortures incroyables qu’ils leur ont fait subir. Pour les embrasser toutes d’un seul coup, il aurait fallu en voir le résultat. Il aurait fallu voir les Russes qu’ils retiraient de derrière le front français, après en avoir extrait tout le travail qui y était contenu. Il aurait fallu voir ces ombres, s’appuyant au mur pour marcher, ces visages de plomb, ces regards consumés, disparus de l’autre côté des yeux, et, quand on les déshabillait pour la visite du médecin, ces squelettes, tout préparés, qu’on devinait nettoyés déjà sous la peau, tout de suite bons pour l’amphithéâtre. Je n’oublierai jamais cette épouvante. Des gens râclés, grattés jusqu’à la moelle, sucés par tous les bouts et qu’il n’y avait plus qu’à jeter. On sentait qu’aucune pitié, aucun scrupule n’avaient empêché les bourreaux de pousser cette exploitation jusqu’au bout. La pente de la possibilité avait été plus forte que toutes les réflexions : ils avaient glissé tout naturellement, et, si j’ose dire, sans penser à mal, jusqu’au bas.
Avec les Français, qui résistaient, qui les tenaient en respect (exactement comme sur le front) et qu’ils devinaient mieux protégés par leur gouvernement, l’attitude des Allemands était plus respectueuse. Ils ne renonçaient pas pourtant à obtenir ce qui pouvait être obtenu. Même empêchée, leur prétention gardait toute sa force. On ne peut imaginer à quelle multiplicité d’usages ils nous découvraient propres. D’abord ils se servaient de nous pour encourager l’enthousiasme guerrier de leur peuple. Chaque train de prisonniers, au moins au début, faisait des zigzags interminables à travers l’Allemagne pour passer par le plus grand nombre de villes possible ; il s’arrêtait longuement, non seulement dans les gares, mais en pleine voie, à tous les endroits où quelqu’un pouvait en voir le contenu. Nous sommes restés ainsi une bonne heure sur un pont, au-dessus d’une rue de Dresde où la foule s’était assemblée, et ce n’est que lorsque, repue du spectacle, elle s’est dispersée d’elle-même que nous sommes repartis.
Un deuxième avantage qu’ils tiraient de nous, c’était, bien entendu, notre travail. Les sous-officiers cependant, de par un accord réciproque entre les gouvernements, étaient dispensés de fournir le leur. Qu’à cela ne tienne ! « Ce qu’on ne peut obtenir d’eux par la force, se disaient-ils, voyons s’ils ne le donneraient pas par hasard de bon gré. » Et pour faire naître ce bon gré, ils ne manquaient pas de moyens. Il s’agissait de nous inspirer le désir d’aller travailler, hors du camp, dans les Kommandos[28]. Eh bien ! ils organisaient une petite persécution pour nous rendre la vie du camp intenable : ils nous mettaient d’abord dans une baraque spéciale, où le couchage était plus mauvais qu’ailleurs ; ils nous faisaient faire trois heures d’exercice par jour sous prétexte d’hygiène, ils fermaient l’eau dans notre baraque, pour nous obliger à aller nous laver dehors ; ils nous faisaient stationner en hiver dans la neige, pendant des heures ; ils nous confiaient des fonctions humiliantes, comme celle d’empêcher les Serbes et les Russes de venir manger les restes que nos camarades leur faisaient passer. Et ils nous continuaient ces petits témoignages de bienveillance jusqu’à ce qu’ils eussent obtenu des volontaires. Je prie de constater qu’à chacune de ces mesures il y avait toujours une raison suffisante qui permettait de sauver les apparences. Ainsi l’on ne risquait rien du côté des neutres : si par hasard l’idée nous fût venue de réclamer auprès d’eux, jamais nous n’eussions pu faire la preuve que nous étions intentionnellement molestés. Et voilà comment on s’arrange pour gagner sur le prisonnier un peu plus qu’il ne rapporterait naturellement. D’ailleurs, si nos chefs immédiats se relâchaient par moments dans l’exercice de cette fructueuse tyrannie, ils étaient bien vite rappelés à leur devoir par quelque circulaire de Berlin, qui leur démontrait, avec chiffres à l’appui, et non sans reproche, que le « rendement » de leur camp était un des plus faibles, et qu’il fallait à tout prix l’augmenter à nouveau.
[28] Détachement de travailleurs.
Le troisième service que les Allemands croyaient possible de nous demander, c’était — oserai-je le dire ? — notre propagande. Leur calcul sur ce point était surtout clair dans les premiers temps de notre arrivée au camp, avant que nous n’eussions fait connaissance les uns avec les autres. Ils s’étaient mis dans la tête qu’il leur fallait se concilier nos esprits pour opérer, plus tard, par notre moyen, la conversion de la France. De là le groupe des mesures dites libérales : telles que l’octroi d’un théâtre, d’une chapelle, etc. Et de peur que nous ne comprissions pas tout seuls le prix exceptionnel de ces faveurs et la générosité d’âme dont elles témoignaient, ils nous les faisaient sentir dans de petits discours et nous enjoignaient de raconter notre bonheur dans nos lettres et de répandre plus tard dans nos foyers, dans nos villages, l’admiration pour l’Allemagne et pour sa magnanimité. Quand les sanitaires ont été sur le point de repartir en France, pour les préparer à leur mission et pour leur faire un bon moral, ils ont eu l’idée de leur faire d’abord un bon physique : ils les ont mis dans une baraque où il y avait de vrais lits, et ils leur ont octroyé une double ration de viande tous les jours. — Je n’ai d’ailleurs jamais rien vu de plus comique que la déception de nos gens quand, au bout d’un certain temps, ils ont compris que nous n’étions pas utilisables pour la propagande. Leur découragement a été d’autant plus pitoyable qu’ils n’ont jamais soupçonné les raisons qui nous rendaient rebelles à l’œuvre humanitaire et de haute culture qu’ils avaient rêvé de nous confier : ils en ont été réduits à incriminer notre « mauvaise volonté » et l’entêtement de notre haine, ne voyant pas que cette haine, ils l’avaient créée eux-mêmes de toutes pièces, et avec une industrie qui, pour être inconsciente, n’en touchait pas moins au génie.
Car voilà où leur croyance à l’indéfinie possibilité des choses les perd. Comme ils sont persuadés qu’une chose n’en empêche pas une autre, ils croient qu’on peut demander à la fois au même individu des services opposés. Entre deux « actions » également possibles, ils ne voient jamais de contradiction et ils les entreprennent résolument de front. C’est ainsi que, malgré les vues qu’ils avaient sur nous comme missionnaires de la culture, ils ne renonçaient pas à retirer de nous un quatrième avantage : ils nous prenaient comme instruments pour modifier le sort de leurs prisonniers en France. Et comme ils le supposaient mauvais, pour y introduire une amélioration, ils rendaient le nôtre aussi exécrable que possible. Ainsi, d’une part, ils nous offraient un théâtre, mais de l’autre ils nous envoyaient en « représailles ». Pourquoi pas ? Puisque les deux choses étaient possibles, pourquoi ne pas les essayer l’une et l’autre, et en même temps ? Il y avait des moments où ce conflit entre les exigences qu’ils faisaient peser à la fois sur nous devenait franchement réjouissant. Les mêmes hommes à qui l’on avait recours comme acteurs pour notre petite scène, on eût bien voulu les avoir aussi comme travailleurs. Au bout d’un certain temps, la tentation devint trop forte : on en commanda quelques-uns de corvée, tout en leur laissant « toute liberté » de rester membres de la troupe théâtrale. Les besoins augmentant, la réquisition devint plus importante. On n’avait vraiment pas l’intention de tuer le théâtre. Et l’on fut tout étonné, quand on s’aperçut un jour qu’on l’avait étouffé. On conserva pourtant la salle et les décors, pour les montrer aux neutres, quand il en viendrait.
Peut-être vous semble-t-il qu’il est impossible d’obtenir d’un prisonnier plus que n’en voici obtenu. Peut-être trouvez-vous l’exploitation que je viens de décrire absolument radicale. C’est que vous manquez d’imagination. Voici quelques encore petites opérations qu’on peut effectuer sur lui. On peut lui racheter pour 15 pfennigs la portion de pain que les règlements internationaux obligent à lui donner, et dont il n’a pas besoin, puisqu’il mange des biscuits. On peut lui proposer de lui fournir des baquets d’eau chaude contre les baquets de soupe qu’on ne peut pas faire autrement que de lui présenter et qu’il laisse perdre, parce qu’il a le goût trop fin.
Mais ce sont encore là des échanges. Les Allemands voient des possibilités au delà de l’échange. Ils font des calculs bien plus savants. « Si l’on pouvait ravoir leurs restes : on en engraisserait des cochons. » Un tonneau à l’entrée de chaque baraque, où il sera prescrit, sous peine de punitions sévères, de venir jeter son « rabiot ». — Mais les Russes et les Serbes sont là qui assiègent les Français à l’heure des repas. Ils ont faim ! — Tant pis ! Il faut les chasser. Un planton français à chaque porte, pour interdire ce commerce abominable. Et s’il se laisse fléchir, s’il ferme les yeux, de derrière la fenêtre du bureau, un bon Allemand est là qui le guette et qui l’expédie en cellule. — Mais la faim est une maîtresse terrible : elle pousse, en dépit de tout, ces malheureux aux portes où peut-être, avec beaucoup de chance, ils trouveront un fond de gamelle à nettoyer avec les doigts. Rien ne les chasse ! — Le lieutenant chef de camp descendra donc lui-même dans l’arène et vous dispersera cette racaille à coups de cravache, courant comme un fou après ceux qui s’échappent sans avoir été cinglés ; il protégera en personne son « rabiot », il assurera envers et contre tous la nourriture de ses cochons, il « fera valoir » jusqu’au bout ses prisonniers, il garantira le fonctionnement exhaustif de la grande Verwertung[29] entreprise sur eux.
[29] Exploitation, mise en valeur.
Mais ce n’est pas encore tout. Au delà des choses qu’on peut demander, il y a encore celles qu’on ne peut pas demander, mais qu’on voudrait bien avoir tout de même. Et pourquoi ne pas essayer de les obtenir ? N’y a-t-il pas des moyens de faire comprendre, sans le dire, qu’on en a besoin ? Nous recevions du gouvernement français des biscuits, pour compléter l’insuffisante ration de pain que les Allemands nous donnaient. Ils arrivaient dans des caisses et on les entreposait dans une « stalle ». De temps en temps il s’en trouvait de moisis. On les mettait à part, et ceux qu’on ne pouvait rendre mangeables en les grattant passaient dans le poêle, où ils servaient à réchauffer la pièce assez humide. Un jour, le prisonnier qui dirigeait le service des biscuits est appelé par le commandant :
— Vous faites du feu à la stalle 2 ?
— Oui, mon commandant.
— Eh bien ! je regrette : mais je suis obligé de vous retirer l’autorisation d’en faire.
— Mais, mon commandant, nous ne brûlons pas de charbon. Nous nous servons de débris de planches et de biscuits moisis.
— Justement, justement ; je ne puis vous permettre cela.
— Mais, mon commandant, puis-je vous demander pourquoi ?
— C’est trop dangereux. Vous pourriez mettre le feu aux caisses.
C’était au mois de janvier 1917. Il faisait un froid terrible. Au bout de quelques jours, les prisonniers qui travaillaient à la manutention des caisses, n’y pouvant plus tenir, abandonnèrent le travail. Le directeur du service revint donc courageusement à la charge. Mais quand il se présenta à la Kommandantur[30], au lieu d’être introduit auprès du commandant, il fut reçu par un civil, dont le rôle dans le camp n’était pas très bien défini, mais à qui l’autorité militaire abandonnait en général les affaires diplomatiques. Grande cordialité. Cigarettes.
[30] Bureau du commandant.
— Je suis persuadé, dit cet homme, qu’il ne serait pas très difficile de trouver un terrain d’entente entre M. le commandant et vous. Avec un peu d’habileté, vous obtiendriez fort bien l’autorisation de faire du feu. C’est surtout une question de combustible, voyez-vous.
Et se penchant vers lui, il ajouta à mi-voix, en lui mettant la main sur l’épaule :
— Vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre ce qu’on désire de vous.
Lesté de ces bonnes paroles, le prisonnier revint au camp en réfléchissant. Heureusement, nous étions tous entraînés, par les nombreuses occasions que nous avions eues de nous y livrer, à la lecture de la pensée allemande. Notre camarade comprit en un éclair de quoi il s’agissait : le commandant voulait nos biscuits moisis ; il leur avait découvert sans doute quelque emploi merveilleux et il ne pouvait pas résister à la tentation de nous les soutirer. Mais comme il n’osait tout de même pas formuler sa demande, il avait trouvé cette manière perfide et naïve d’amorcer l’affaire et de nous mettre sur la voie de ses désirs. Nous eûmes bientôt la preuve que notre camarade avait deviné juste. Il n’eut pas plutôt offert de livrer les biscuits moisis, que l’autorisation de brûler du bois dans le poêle lui fut rendue.
Rien, me semble-t-il, ne rend mieux sensible que cette petite anecdote la marche naturelle de la pensée d’un Allemand. Elle va, elle descend, elle gagne de proche en proche, et jamais rien ne l’avertit : « Il vaudrait mieux ne pas faire ça ! Il serait plus propre de t’en abstenir. Même dans ton propre intérêt, quand ce ne serait que pour sauvegarder ta dignité. » Sa dignité, ce n’est jamais pour lui une raison à elle seule suffisante de ne pas faire une chose ; il pense toujours qu’il pourra la réparer après coup, si vraiment elle a été endommagée au cours de l’opération ; il s’imagine qu’il trouvera des formules pour la rétablir aux yeux du monde, et qu’à défaut des actes les mots lui permettront toujours de se faire un front serein. En attendant, il ne résiste pas à cette pauvre idée d’avare : « C’est dommage de laisser perdre ça ! Ce serait dommage de laisser passer cette petite occasion de « faire du boni ».
« Ne gaspiller aucune possibilité. Ne rien omettre de ce qui peut être tenté. » N’est-ce pas le principe même de toute la politique allemande ? N’est-ce pas l’origine de tous les succès militaires et de tous les échecs diplomatiques dont les Allemands peuvent se vanter depuis le début de la guerre ?
L’invasion de la Belgique, vue dans le plan psychologique, je veux dire telle qu’elle s’est passée dans l’âme de l’Allemand, ce n’est pas une scélératesse délibérée, un crime à la hauteur duquel il a dû se hausser par une résolution tragique. Elle lui a été beaucoup plus facile et beaucoup plus naturelle. Elle n’a été qu’un cas privilégié de son incessant débordement sur les choses, sur les êtres, sur le monde. Et qu’avait donc aussi ce petit pays à être si mal défendu et à offrir de si grandes possibilités ? Pourquoi donc ouvrait-il la route de Paris ? Qui donc se fût empêché de profiter de sa faiblesse ? Comment un honnête Allemand, fidèle à son génie et aux indications de sa conscience — oui, il faut risquer le mot, — aurait-il supporté de laisser inculte, infertile à jamais, un terrain qui promettait de si merveilleux produits ?
Depuis la Belgique, l’Allemand n’a pas cessé de se répandre de la même façon sur tout ce qu’il pouvait atteindre. Partout où il y avait à prendre, il a pris. Partout où il a flairé du possible, il l’a grignoté, quelles qu’en dussent être les conséquences. Si puissante qu’ait été sa conduite de la guerre, sa Kriegsführung, il faut remarquer qu’elle manque de ligne. Pas de grand dessein à la Napoléon, pas de plan réalisé envers et contre tous. Excepté devant Verdun, il ne s’entête pas contre les obstacles. Mais il guette les endroits faibles, et les enfonce, les places à prendre et s’y installe, les points sur lesquels on est sûr à l’avance d’être le plus fort, et il y triomphe. Campagnes de Russie, de Serbie, de Roumanie, de Russie à nouveau : quel lien y a-t-il entre elles, sinon qu’elles sont toutes des applications d’un même principe, même pas, d’un même instinct : celui de l’empiètement maximum, de la mise en valeur complète des occasions ?
Tout le génie d’un Hindenburg ne se ramènerait-il pas par hasard à savoir infailliblement reconnaître les points sur lesquels une occasion est en train de se former ? Je trouve, pour ma part, qu’il y manque cet élément dominateur, emprunté à la morale ou, si l’on veut, imité de la morale, qui peut seul achever le grand capitaine : la prévoyance, le sacrifice des petits résultats, la poursuite d’un même but à travers les incidents qui le masquent et les tentations qui le traversent, l’insistance inflexible sur le point qui a été reconnu du premier coup comme devant amener la solution finale ; en d’autres termes encore, la préférence délibérée et définitive de son propre dessein aux conditions que peuvent créer passagèrement les circonstances.
Quoi qu’il en soit, ce flair de ce qui peut être entrepris, même s’il n’est pas autre chose qu’un instinct élémentaire et sans grandeur, a mené les Allemands à Bruxelles, à Varsovie, à Belgrade, à Bukarest et à Riga. Peut-être a-t-il été favorisé dans bien des cas par l’insouciance des Alliés. Mais c’est tout de même lui qui est la source de toutes les victoires allemandes.
Il est en même temps la source de toutes les mésaventures diplomatiques où l’Allemagne s’est si gratuitement fourrée. N’est-il pas incroyable que, dans la seule année 1917, elle ait trouvé moyen d’accumuler trois erreurs aussi grosses que celles de Mexico, de Christiania et de Buenos-Ayres ? Ces noms de capitales forment un pendant expressif aux noms des capitales qu’elle a conquises. Et, en effet, c’est le même esprit qui l’a conduite dans les unes comme dans les autres. Zimmermann, s’expliquant devant le Reichstag sur sa manœuvre au Mexique, disait, si je m’en souviens bien, à peu près ceci : « La guerre avec les États-Unis étant une éventualité sur laquelle il fallait compter, il s’offrait, dans la vieille hostilité du Mexique à l’égard de ses voisins du Nord, une possibilité, que mon devoir était de ne pas négliger. » Il n’y a, en effet, rien à reprendre à cette façon d’envisager la politique. On peut même dire qu’elle est traditionnelle. Mais, en même temps, elle est bien spécifiquement allemande. En face de toute situation se demander : « Que peut-on faire ? » et sitôt que se dessine sur un point quelconque, non choisi, non voulu, une entreprise possible, s’y engager délibérément, faire tout ce qu’il faudra jusqu’au bout, avec autant de scrupule, de méthode et de Gründlichkeit[31] qu’on en pourra mettre. Une fois la possibilité entrevue, il n’y a plus d’autre question qui se pose : le « devoir » entre en jeu tout de suite, qui vous met des œillères contre tous les dangers latéraux, qui empêche de prévoir ce qu’on n’a pas pu imaginer. Sur le champ de bataille cet aveuglement réussit, il est même peut-être indispensable ; mais en diplomatie, il est presque toujours funeste. Car c’est un département où l’on a à compter avec les forces morales, qui ne se laissent pas aussi bien calculer que les forces physiques. Et il arrive qu’on se trouve tout à coup à découvert en face d’elles ; elles surviennent, elles reviennent par des chemins qu’on n’avait pas prévus et elles vous serrent si bien sur les flancs que la possibilité qu’on avait cru voir se révèle tout à coup n’être plus rien qu’une désagréable impasse.
[31] Conscience, faculté d’approfondissement.
Combien faut-il cependant que cette image de la possibilité soit puissante sur l’esprit allemand pour qu’après un aussi gros échec que celui du Mexique — il semble bien que cet incident ait contribué pour la plus grande part à faire l’unité de l’opinion aux États-Unis — elle ait pu le séduire à nouveau, à de si courts intervalles, en Norvège, puis en Argentine ! Il faut qu’elle soit vraiment pour lui l’irrésistible enchanteresse, qui n’a qu’à paraître pour être aussitôt suivie. Aucun avertissement ne peut le mettre en garde contre elle. Il ne se rappelle pas qu’elle l’a trompé. A chaque fois ses attraits lui semblent nouveaux et le même profond désir l’entraîne vers elle.
Et n’est-ce pas parce qu’il y a entre elle et lui des affinités comme congénitales ? L’Allemand se laisse toujours attraper, parce que toujours les choses reviennent se placer devant lui sous ce même angle. On ne peut ni penser ni voir avec autre chose qu’avec son esprit. Et l’esprit allemand est organisé pour apercevoir d’emblée de toute chose ce qui s’en laissera détacher par l’action, et comment il faut s’y prendre pour le détacher.
Si encore son appétit du possible se bornait au présent ! S’il se contentait de consommer ce qu’il voit devant lui de faisable ! Mais même ce qu’il a laissé derrière lui, ce que, par une négligence inexpiable, il a oublié d’essayer, il ne se résigne pas à le considérer comme perdu. Il revient, il reprend les vieilles affaires. Rien n’est jamais fini. Son avidité de réalisation fouille le passé pour y découvrir les restes d’occasions mal exploitées. Il glane sur le même champ qu’il a lui-même moissonné.
Nous étions habitués en captivité à ce perpétuel retour d’esprit de nos gardiens. Nous attendions toujours cette remise en train des anciennes histoires : « Tiens ! nous disions-nous, il y a trois mois qu’on n’a pas parlé de représailles. Ça va être pour bientôt ! » Et, en effet, ça ne manquait pas : au bout de quelque temps, les journaux commençaient l’offensive, ramenaient des anecdotes horrifiantes sur les traitements que les Français infligeaient aux prisonniers allemands (certaines dataient déjà de deux ou trois ans ; mais qu’importait-il ? tout est bon à se rappeler). Après cette préparation, le gouvernement allemand déclarait une fois de plus que, bien qu’elles lui brisassent le cœur, qu’il a fort sensible, il se voyait obligé de prendre des « contre-mesures » contre les prisonniers français, pour faire cesser les infâmes tortures auxquelles ses loyaux soldats étaient exposés. Cette petite comédie se répétait suivant un rythme uniforme, qui est le rythme même de l’inquiétude allemande.
La cantine nous vendait des sacs de touriste (Rucksäcke) à des prix variant entre 5 et 7 marks. Au bout de deux ans, l’ordre vint de reprendre ces sacs à ceux qui en avaient acheté : on leur donna en échange un petit bout de papier qui représentait un reçu. Sans doute quelqu’un en haut lieu avait-il découvert après coup que ces engins pouvaient devenir entre nos mains une arme dangereuse, ou peut-être simplement leur avait-il trouvé une destination plus avantageuse ; et il n’avait pas hésité à les récupérer de cette façon vraiment idéalement simple et pratique. Mais ce qui prouve combien ce « repentir » était en somme superficiel et gratuit, combien il était subjectif, c’est que, devant nos réclamations énergiques, au bout de quelque temps on nous rendit notre bien.
Pas de ligne telle qu’une fois au delà, on ne revienne plus jamais en arrière. Ils ont beau vous avoir dépassé : vous n’êtes pas encore en sûreté. La zone exposée à leur réflexion comprend tout ce qu’ils ont derrière eux. Et le temps lui-même ne vous met pas hors d’atteinte. Il n’y a pas de prescription.
C’est ici qu’il convient de placer leur manque de foi. Ils ne peuvent pas s’en tenir à ce qu’ils ont dit, se résigner aux promesses qu’ils ont faites. Ils les ont faites peut-être sincèrement. Mais c’est qu’ils n’apercevaient pas encore toutes les possibilités qu’ils excluaient par là. Elles n’avaient pas encore paru, elles ne leur avaient pas encore fait signe. Et maintenant qu’elles se révèlent une à une, entre leur appel et la parole qu’ils ont donnée, il ne peut plus y avoir de balance. Ils ne rompront peut-être pas celle-ci d’un seul coup ; mais ils chercheront des intermédiaires, ils poseront des restrictions, ils chicaneront sur la quantité ou la nature de ce qu’ils se sont engagés à fournir, ils ajouteront à leur promesse des conditions imprévues et telles que l’accomplissement cesse d’en paraître souhaitable à ceux-là mêmes qui l’attendaient. Une promesse, après tout, ce n’est rien d’absolu : pourquoi ne pourrait-elle pas être corrigée, quand les circonstances se renouvellent et ouvrent des perspectives qu’on ne pouvait pas jusque-là entrevoir ? Est-il vraiment impossible de la concilier avec les chances à courir qui se présentent ? N’y aurait-il pas moyen d’être à la fois fidèle et pratique, loyal et ingénieux ? Tout est possible ; il suffit de découvrir le joint ; il existe forcément quelque part ; de si beaux avantages ne peuvent pas être perdus.
Cette conduite est très précisément celle que les Allemands ont suivie avec les États-Unis. Et l’on a bien vu, à cette occasion, qu’ils étaient incapables de se représenter l’effet qu’elle produit immanquablement sur les gens de mentalité normale. Leur manque de foi est si spontané, si innocent, il leur semble si naturel de revenir sur leurs engagements qu’ils ne sentent pas la colère de ceux qui se trouvent par là trompés ; ils ne l’imaginent en aucune façon, ils n’en ont aucune idée. Reprendre n’est-il pas de même espèce, de même sens que donner ? Pourquoi se fâcher quand on vous reprend après vous avoir donné ? Ce sont les deux phases d’un même mouvement, ce sont deux opérations complémentaires. Ils ne voient pas la ligne qu’il y a entre les deux, ils ne comprennent pas ce qu’elle a d’infranchissable, ni que la franchir en retour constitue la plus sanglante injure que l’on puisse faire à un partenaire.
Les explications perfides et absurdes que les journaux allemands ont fournies à leurs lecteurs de la brusque résolution du Président Wilson n’étaient pas entièrement insincères. Elles reflétaient bien ce qu’ils avaient été obligés de supposer pour comprendre un geste dont les véritables raisons leur demeuraient complètement insoupçonnables.
L’Allemand découvre des possibilités partout ; non seulement quand il avance, mais aussi quand il recule ; non seulement quand il s’agit de quelque chose à prendre, mais aussi quand il s’agit de quelque chose à perdre. Il a une sorte de génie pour perdre le moins possible ; il trouve des positions intermédiaires là où personne n’en eût jamais imaginé, il se rattrape sur des lignes que tout autre eût considérées comme intenables.
Je me rappelle avec quelle impatience nous suivions sur la carte, en 1916, les progrès de l’offensive Broussilov sur les deux ailes de l’armée von Bothmer. Comme on s’en souvient, cette armée, établie sur la Strypa, était menacée d’un débordement par le nord (vers Brody) et par le sud (vers Stanislau). Tous les jours nous attendions son repli. Nous faisions des pronostics ; il nous apparaissait d’après la carte qu’elle ne pouvait guère se reporter moins loin en arrière que sur la Gnila-Lipa. Mais en attendant elle ne bougeait toujours pas. Et quand enfin, à la dernière extrémité, elle s’ébranla, nous fûmes stupéfaits de voir qu’elle trouvait moyen de s’arrêter presque aussitôt, dans une position qui ne correspondait à aucune ligne naturelle, et en abandonnant le minimum de terrain nécessaire pour se dérober à la pression qui menaçait ses flancs.
L’Allemand a un coup d’œil prodigieux pour reconnaître les arrêts possibles sur le chemin de la retraite ; il sait introduire de l’économie dans les catastrophes ; elles lui apparaissent semées de points de repère et de crampons. Rien de plus instructif à cet égard que de suivre l’histoire des concessions politiques de l’empereur. Au printemps 1917, une vive agitation en faveur de la réforme du droit électoral prussien se déclare. Après avoir tâté le terrain, devant des signes très nets de mécontentement, l’empereur comprend qu’il faut céder : il publie son Osterbotschaft[32] promettant la réforme. Mais il a bien soin de s’engager le moins possible et il se garde de préciser la nature de cette réforme : sa promesse peut avoir trait aussi bien à une simple modification du suffrage de classes qu’à l’introduction du suffrage universel. Comme elle réussit quand même à calmer les esprits, il s’en tient là jusqu’à nouvel ordre. Tant que la promesse suffit, pourquoi la dépasser ? Tant qu’il ne vous est pas expressément demandé, pourquoi faire un pas de plus en arrière ? Trois mois passent sans que le peuple allemand entende parler de rien. A la fin il apprend par les journaux que le chancelier consulte le gouvernement saxon, pour savoir s’il est content du suffrage censitaire, des plus démodés, par lequel il fait procéder à l’élection de son Landtag. C’est donc un vote de ce genre que l’on se prépare à établir en Prusse ; la concession solennelle de l’empereur se ramène donc à un ridicule trompe-l’œil. A cet instant l’agitation recommence, il semble même que ce soit la plus vive que l’Allemagne ait connue depuis le début de la guerre. Les partis de gauche livrent une vraie bataille au chancelier. En même temps qu’ils insistent sur la réforme du régime électoral, ils émettent des exigences touchant la conduite des affaires extérieures et déposent leur fameuse résolution en faveur d’une paix sans indemnités et sans annexions. L’empereur (ou, si l’on veut, le parti militaire) sent que la situation est de nouveau difficile et qu’il faut rendre de la corde. Il promet cette fois nettement le droit de vote égal et secret et procède à une « démission » solennelle et ostensible du chancelier. Mais c’est ici qu’apparaît le coup d’œil magistral pour les possibilités intermédiaires et l’art prodigieux de se raccrocher sur les pentes, dont l’Allemand est doué. Le parti militaire cède aux libéraux, puisqu’il leur abandonne Bethmann-Hollweg, qui d’ailleurs ne faisait guère son affaire, en pâture ; mais l’idée lui vient tout de suite : ne pourrait-on pas profiter de cette capitulation pour, au contraire, se remettre mieux en selle ? L’opération que représente le changement de chancelier peut, en somme, se décomposer en deux temps bien distincts : il y a le renvoi de celui qui est en place, ça ce sera pour les mécontents ; et il y a son remplacement ; pourquoi ceci ne serait-il pas pour nous ? Nous donnons ; pourquoi, en échange, n’essaierions-nous pas de reprendre ? Nous faisons plaisir à nos adversaires ; n’y aurait-il pas moyen d’utiliser cette bienveillance même que nous leur témoignons pour nous faire plaisir à nous ? On voit le genre de réflexion qui s’est exercé ici. Dans ce qui fût apparu à tout autre esprit simple et de sens unique, l’Allemand a reconnu une multiplicité interne et la possibilité d’une double direction. Il a trouvé le moyen d’avancer en reculant, de s’affermir en faisant la culbute, de se rapprocher de la côte en ayant l’air de gagner le large. La nomination du Dr Michaëlis, bien plus docile instrument du parti militaire, au poste même où l’opposition venait de trouver le libéralisme de Bethmann insuffisant, est vraiment un chef-d’œuvre tactique supérieur encore au repli de Bothmer et l’une des plus frappantes réussites de ce génie du possible qui fait le fond du caractère allemand.
[32] Message de Pâques.
Il serait passionnant de suivre et de retrouver à l’œuvre le même génie dans la politique ultérieure de l’Allemagne et d’abord dans la palinodie éhontée du Dr Michaëlis lui-même sur la question des buts de guerre. Au moment où ce personnage monte sur la scène, il sait bien qu’il est là pour assurer le contact avec le Reichstag, pour l’amorcer et le maintenir bien accroché au bout de la ligne. Aussi, dans son premier discours, déclare-t-il son adhésion pleine et entière à la motion de paix de la majorité ; il prend simplement la précaution d’une restriction très enveloppée, « pour autant que je comprenne cette motion », dit-il, — une restriction qu’on peut ne pas apercevoir, qu’il souhaite qu’on n’aperçoive pas, mais qui est là, pourtant, pour marquer l’emplacement de son dédit futur et du parjure auquel il est déjà résolu dans son cœur. On le voit ensuite tirer — plus ou moins habilement d’ailleurs — sur la corde, pour constater si l’opinion est suffisamment enferrée et si l’on peut espérer la ramener à soi. Puis soudain, dès que les événements semblent lui redonner l’avantage, avec une effronterie sans exemple, il essaie de tout ravoir d’un seul coup et il proclame tranquillement qu’il ne s’est jamais associé au vœu du Reichstag en faveur de la paix sans annexions.
Sans doute objectera-t-on qu’il ne fit preuve, à cet instant, que d’un assez médiocre sens des possibilités, car l’opinion justement n’était pas mûre pour cette reculade et il se trouva subitement avec elle dans un écart trop accentué qui fut l’origine de toutes les complications par où sa chute fut amenée. Mais il ne s’était trompé en somme que de moment ; il avait cru trop tôt apercevoir une opportunité qui devait venir, à la faveur des événements, quelques mois plus tard. Son discernement du possible avait fonctionné trop vite. Dans le fond, il avait vu juste et reconnu d’emblée tout ce que l’Allemagne allait pouvoir rogner sur ses promesses, tout le chemin qu’elle allait pouvoir faire à reculons. Et en effet, sitôt que la Révolution russe eut commencé à porter ses fruits de désordre et eut fait luire de nouvelles perspectives, l’opinion allemande tout entière s’éveilla à l’apostasie ; elle comprit, avec plus ou moins de rapidité, mais avec un flair tout de même merveilleusement vif, tout le champ qui s’ouvrait à son manque de parole. Elle vit la marge qu’il y avait entre les assurances qu’elle avait données et la situation que créaient les nouveaux événements, se peupler de mille lignes voisines et successives qu’elle ne put se retenir de réoccuper tour à tour ; et tant elle passait naturellement de l’une à l’autre, tant elle était à son affaire en les distinguant et en les épousant l’une après l’autre, elle eut à peine la sensation de quitter les positions qu’elle avait prises à la face du monde, les intentions qu’elle avait solennellement déclarées. Je suis convaincu en effet que la grosse majorité de l’opinion allemande n’est guère sensible aujourd’hui à la différence qu’il y a entre la résolution de juillet 1917 et les clauses de la paix de Brest. Elle la devine bien, vaguement ; mais elle n’y voit rien d’anormal ; elle ne voit pas le mur qu’elle a sauté. Un monsieur von Kleist a pu dire tout tranquillement au Landtag prussien : « Beaucoup qui, jusqu’ici, étaient partisans d’une paix de renonciation, ont maintenant changé d’avis. » Quoi de plus simple ? Quoi de plus innocent ? C’est le tissu même de l’esprit qui est ici si profondément élastique qu’il revient tout seul, dès que l’événement le lui permet, et sans se rompre jamais, à toutes les ambitions qu’il avait été forcé de résigner.
Le peuple allemand tout entier est animé d’un seul et même mouvement mental, d’un insensible glissement de la pensée, qui lui fait sans cesse parcourir toute l’échelle des possibles. Rien ne peut arrêter son esprit en un point, sinon les obstacles matériels, les empêchements physiquement insurmontables. Aucune encoche sur la règle qu’il frôle ne saurait lui imposer une limite définitive. Tout dépend de ce qui surviendra ; il est toujours prêt à « hinüber » ou « hinausschreiten ». Que la porte s’entr’ouvre seulement, contre laquelle il s’est buté, et déjà il est de l’autre côté.
C’est un fait remarquable qu’en Allemagne une véritable opposition ne puisse pas arriver à se former. Même quand plusieurs partis réussissent à se grouper, comme en juillet 1917, la première chance imprévue qui luit à l’horizon politique suffit pour désagréger leur bloc. Aucune idée commune, aucun principe ne les lient ; il n’y a pas pour eux de conception générale qu’il faille envers et contre tout réaliser, pas de stipulation morale minimum, aucune règle qui mérite d’être d’abord et à tout prix sauvegardée. Ils sont ensemble contre le gouvernement parce qu’ils ont cru ensemble reconnaître un chemin qu’il ne voyait pas, une affaire à cueillir qu’il semblait ignorer. Mais que le même gouvernement leur fasse comprendre qu’il est sur la voie d’une affaire meilleure et qu’il en entr’ouvre seulement la perspective, plus rien ne subsiste entre eux ; ils ne trouvent plus la moindre idée qui puisse les maintenir ensemble ; le moindre bout de la ficelle qui les attachait a disparu[33].
[33] Comme je l’ai indiqué plus haut, le présent chapitre a été composé, pour la plus grande partie, pendant l’été 1917 ; seule l’histoire des concessions politiques de l’empereur date d’avril 1918. Malgré les événements formidables et que j’étais bien loin, je l’avoue, de prévoir, qui se sont passés depuis, je ne pense pas qu’il ait perdu toute vérité. Au contraire, si j’eusse attendu jusqu’à maintenant pour l’écrire, peut-être eussé-je pu le fournir d’exemples bien plus saisissants que ceux que j’ai allégués. Mais j’espère que ces illustrations meilleures de mes remarques, dont l’ordre des temps m’a seul interdit d’user, s’évoqueront d’elles-mêmes dans la pensée de mes lecteurs et viendront y remplacer automatiquement leurs équivalents moins heureux.
Certes, pas plus que de sadisme, ce n’est de fanatisme que je songerai jamais à accuser les Allemands. A part les quelques visionnaires du pangermanisme, dont ce sont surtout les appétits qui font les certitudes, qu’ils sont peu entêtés, qu’ils sont peu entichés ! Qu’ils ont le regard prompt et éducable ! Avec quelle facilité ils se laissent instruire ! Qu’ils ont donc d’aptitude à la conversion ! Leur foi varie exactement avec les chances qu’ils pensent apercevoir. Leur credo est étroitement déterminé par les circonstances. Et cela, non pas par scepticisme, ni par opportunisme conscients. Ils croient réellement, au fur et à mesure, à toutes les doctrines qui correspondent à leur avantage maximum. Ils adhèrent avec une sincérité positive à tous les postulats qu’implique tour à tour leur action la plus efficace. Mais jamais en eux aucune conviction ne précède la leçon des choses, ni ne cherche à l’étouffer.
Qui oserait contester qu’ils soient capables, dans la pratique, du plus noble acharnement ? Tous les combattants savent avec quel courage ils se font tuer sur leurs mitrailleuses. Mais, chose étrange, leur esprit n’a pas la même vertu que leur volonté. Il ne se cramponne pas ; il n’accepte pas de périr avec ce qu’il a une fois conçu. Et c’est parce qu’il ne l’a conçu que faiblement.
Les aspects moraux ne le frappent pas ; ils sont sur lui sans morsure et sans inscription ; on sent qu’il les reçoit comme une plaque fatiguée, voilée, qui « a vu le jour ».
Il y a un mot pour lequel tout bon Allemand possède une secrète dilection, qui est le plus bel éloge qu’il sache décerner et par le constant et amoureux emploi duquel il trahit sa profonde inconsistance morale, tout ce que sa conscience a d’invertébré. C’est le mot : anständig[34].
[34] Raisonnable.
L’Allemand est « ein anständiger Mann »[35], c’est-à-dire un homme qui comprend les choses, avec qui on peut causer, un homme dont l’esprit se plie aux éventualités et à toutes les indications de la fortune, un homme qu’aucune idée trop raide ni trop fixe m’embarrasse, un homme qui ne souffre d’aucune répartition irrévocable de ses idées.
[35] Un homme raisonnable.
Pas plus qu’entre le Bien et le Mal, l’Allemand n’aperçoit spontanément de différence entre le Vrai et le Faux. On est plus ou moins intelligent, on a plus ou moins d’esprit critique, on reçoit des impressions plus ou moins fortes de la vérité. Mais en général quelque chose vous avertit directement que telle proposition est juste et que telle autre ne l’est pas, que telle idée est conforme à la réalité et que telle autre n’y répond pas.
Pour l’Allemand, là encore tout est sur le même plan. Je ne parle pas de son misérable asservissement à son journal ni des trésors de crédulité qu’il dépense chaque jour en le lisant. Il ne serait pas très généreux de lui faire un grief d’un aveuglement que nous partageons tous plus ou moins, hélas ! à l’heure actuelle et dont il faudrait faire des efforts plus qu’humains pour se débarrasser complètement.
Mais il y a chez l’Allemand une sorte d’ignorance congénitale du vrai, qui mérite d’être étudiée de près. Le vrai n’est pas pour lui une chose dont le faux soit le contraire. Le vrai n’est rien d’indépendant des esprits qui le présentent, ni de ceux qui le reçoivent ; ce n’est pas une qualité des idées en elles-mêmes. Le vrai, c’est ce qu’il est possible de faire croire, c’est toute disposition d’objets ou de mots qui peut donner à un spectateur ou à un lecteur l’impression de la vérité. Le vrai, c’est tout ce qui peut être rendu vraisemblable.
Quand notre chef de camp recevait des délégués neutres, il leur faisait faire la tournée de toutes les installations merveilleuses que sa générosité lui avait inspirées pour notre bien-être. Il y avait en particulier la cuisine : une cuisine faite exprès pour nous, spécialement construite pour que nous puissions y faire chauffer les aliments que nous recevions dans nos colis. Il y introduisait solennellement les visiteurs et leur montrait sur un vaste foyer rougi par un feu d’enfer tout un peuple de gamelles qui ronflaient. Il oubliait seulement de dire qu’il n’avait fait livrer de charbon que pour un jour, qu’en vue justement de cette exhibition, et que le reste du temps nous devions, pour manger chaud, déployer des ruses d’apaches, et nouer des intrigues périlleuses avec les Russes chargés du calorifère. De même, quand il faisait admirer aux délégués notre chapelle — il s’était mis en tête un jour, pour que ce fût plus beau, de placer les prêtres dans leurs ornements sur les degrés de l’autel, et il n’avait dû renoncer à son idée que devant le ferme refus, pour lui d’ailleurs incompréhensible, de ceux dont il prétendait faire ainsi ses comédiens — de même, il omettait de mentionner que cette magnifique chapelle servait en même temps de temple protestant, d’église russe, de synagogue ; qu’elle se transformait plusieurs fois par semaine en théâtre, qu’on y passait les visites médicales, qu’on y faisait la distribution des livres de la bibliothèque, et qu’enfin toute une bande de savants allemands, armés d’un phonographe et de nombreux appareils enregistreurs, y étaient venus procéder à des expériences de linguistique et l’avaient encombrée pendant plusieurs jours de leur bruyante présence.
Mais il ne faut pas parler trop vite de bluff ni d’hypocrisie. Le malheureux ne trompait pas ses hôtes de façon tout à fait délibérée. Il était lui-même la première dupe du mensonge qu’il leur faisait avaler. Il oubliait sincèrement tout ce qui rendait vains et fictifs les avantages dont il se faisait gloire d’avoir gratifié ses prisonniers. C’était vrai, pour lui, que nous avions une cuisine et une chapelle, puisqu’il pouvait les montrer ; c’était vrai que nous avions de quoi faire chauffer nos aliments, puisqu’il avait pu en persuader des gens qui par profession eussent eu une tendance à croire le contraire. Il ne voyait pas de différence entre la chose elle-même et l’apparence qu’il avait réussi à lui donner. Pour lui, de même que le bien c’était tout ce qu’on pouvait faire, le vrai c’était tout ce qu’on pouvait « introduire » dans les esprits.
Nous touchons ici à un point sensible et je sens que je vais soulever des protestations. Pourtant je dois dire toute ma pensée : je prétends qu’à de très rares exceptions près, les Allemands n’ont pas lancé dans cette guerre de véritables mensonges, de nouvelles entièrement fabriquées ; ils ont donné peut-être moins que nous dans le genre du « canard » proprement dit. Dans l’ensemble, leur presse n’a jamais rien caché de ce qu’il était impossible de cacher, et n’a rien annoncé de ce qu’il était possible à l’adversaire de démentir. Elle a toujours exclu le faux, dans la mesure exacte où il pouvait être surpris et décelé. J’ai lu le communiqué allemand tous les jours pendant trois ans : dans l’ensemble il est fidèle. Quand il annonce la prise d’une ville, c’est que la ville est prise, on peut en être sûr ; et quand les armées impériales ont perdu assez de terrain pour que ça paraisse, il l’enregistre, avec une mauvaise humeur visible, et avec des tours de phrase d’une complication parfois comique, mais enfin tout de même avec exactitude.
Mais il ne faut pas s’imaginer que cette exactitude prenne sa source dans quelque scrupule profond, dans le respect naturel que tout homme sent pour la vérité. Pas un instant, ni von Stein, ni Ludendorf n’ont eu l’idée que la vérité fût quelque chose en soi ni qu’elle méritât par elle-même des égards. C’est la nécessité qui forme toute leur sincérité, cette nécessité dont ils savent si bien reconnaître partout les exigences et à laquelle ils font face toujours avec tant de promptitude et de perfection. Ils sont vrais parce qu’ils ont reconnu d’emblée les inconvénients du mensonge, le fâcheux effet d’une nouvelle qui peut être contredite. Ils ont vu qu’il fallait maintenir leur crédit en pays neutre, exactement comme il fallait y soutenir autant que possible leur change. Voilà tous les motifs de leur véracité.
Et la preuve que telle en est bien l’inspiration, c’est qu’elle a pour limites exactes la possibilité du contrôle. (C’est d’ailleurs ce qui suffit à la détruire.) Les Allemands n’annoncent rien dont ils pensent que la fausseté puisse être constatée. Mais, en temps de guerre surtout, ce genre de constatation n’est pas possible dans tous les cas ; il y a une zone qui échappe à la vérification ; il y a des endroits où on ne peut pas aller voir ; il y a des éléments qui ne peuvent être appréciés à leur valeur précise que par les témoins immédiats, que par les acteurs mêmes du drame. Cette marge que constitue entre le vrai et le faux l’invérifiable, l’esprit allemand l’occupera automatiquement ; il saura bien la remplir, et de données toutes en sa faveur ; tout ce qui s’y produira sera avantage pour lui, victoire, triomphe pour sa cause ; c’est là que Dieu lui montrera tout particulièrement sa protection et le comblera le plus infailliblement de ses bienfaits.
Des exemples : Bataille de la Somme en 1916 : les Anglais avancent, ils ont occupé les tranchées allemandes sur plus d’un kilomètre de profondeur ; mais, par chance, il ne se trouve dans cette zone aucun village, aucun point topographique auquel un nom propre soit attaché ; par conséquent, dans son communiqué, l’adversaire ne pourra caractériser par aucune indication de lieu son progrès. On pourra donc nier celui-ci. Et le communiqué allemand annonce froidement que de fortes attaques ennemies sont venues se briser avec des pertes sanglantes contre le mur de fer des héroïques troupes du général von X…
L’évaluation des effectifs engagés dans une affaire n’est possible que pour les gens qui sont sur place. Jamais le redoutable journaliste neutre n’approchera assez près des lignes pour pouvoir s’en former une idée personnelle. On peut donc annoncer que des masses ennemies énormes se sont précipitées tout le jour contre les positions allemandes sans réussir à les ébranler, alors qu’un bataillon seulement, ou peut-être un régiment, a été repoussé.
Il en est de même pour l’appréciation des intentions de l’adversaire : s’il a atteint les objectifs qu’il s’était fixés, on lui en attribuera d’infiniment plus vastes, car personne jamais ne pourra prouver qu’il ne les a pas en fait poursuivis.
Et je sais bien que nous ne nous sommes pas toujours assez soigneusement gardés de ces sortes d’arrangements de la réalité. Mais nous n’y avons recouru que de loin en loin, que dans les moments critiques où il s’agissait à tout prix de ne pas inquiéter l’opinion. Et surtout, en les commettant, nous savions que nous trahissions la vérité.
L’Allemand, au contraire, d’abord use d’une manière continue, inflexible, de ce droit que lui confère l’impossibilité du contrôle ; il l’exploite de sang-froid jusqu’au bout. Il se tient sans cesse sur l’extrême frontière de la vraisemblance ; exactement de même qu’il trouverait insensé de laisser inoccupé le moindre vide des lignes adverses, exactement de même qu’il a pénétré immédiatement dans tous les coins du front qu’il avait découverts praticables, de même il ne peut physiquement pas s’empêcher de remplir, en tous temps et partout, de ses embellissements, les lacunes qui s’offrent dans le tissu de la vérité.
Et, secondement, tandis qu’il se livre à ces broderies, il n’a pas le moins du monde la sensation de mentir. C’est là le plus grave. Pour lui, le passage du fait à l’idée qu’il voit qu’il en va pouvoir donner est absolument insensible ; pas de seuil à franchir ; pas de barrière à sauter, aucun cahot ne l’avertit qu’il change de route. Il faut le dire carrément : l’Allemand ne ment jamais ; il prolonge. Il ne sort pas de la vérité, parce qu’elle n’a pas pour lui de limites propres ; s’il la déborde, c’est sans la voir ; au delà comme en deçà, c’est le même paysage pour lui ; et le seul cadre qu’il touche, où il se sente enfermé, auquel il ait à proportionner ses affirmations, c’est encore ici celui du possible.
La vérité ? C’est quelqu’un qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vu, jamais rencontré, qui ne lui a jamais été présenté. Comment pourrait-il l’avoir offensée ? Il a conscience d’avoir fait tout son devoir envers le seul dieu qui lui ait jamais été révélé, envers le seul qui soit à ses yeux réel, permanent et immuable, envers son intérêt, envers l’intérêt de la patrie allemande.
C’est à tout ce qu’il croit possible d’entreprendre sur elle, qu’on reconnaît bien que la vérité n’est pas pour l’Allemand quelque chose par soi, un phénomène, un accident. Elle ne lui apparaît jamais comme irrémédiable ; jamais il ne se sent par elle réduit à l’impuissance ; jamais par elle il ne sera fait quinaud. Même quand elle s’est déclarée, même quand la voici devant lui donnée et patente, il ne pense pas que le dernier mot soit dit. Si quelque événement fâcheux se produit du fait de la Kriegsführung[36] allemande et qu’un hasard malheureux le fasse apparaître au grand jour et le rende irrécusable, de trois choses l’une, se dit-il : ou bien on peut le r’avoir, ou bien on peut l’expliquer, ou bien on peut le compenser. Le choix entre ces trois opérations sera déterminé par le degré du scandale provoqué.
[36] La manière de faire la guerre.
Premier cas : une infraction maladroite (et qui sera punie, n’en doutez pas) a été commise au grand principe : Coulez sans laisser de traces. Le monde sait ce qu’il y a eu. Mais l’affaire n’est pas des plus retentissantes et l’on est en droit d’espérer que le bruit n’en ira pas trop loin. On peut donc essayer de l’escamoter. D’un petit mouvement du poignet, on peut rattraper, dans le temps même qu’on la lâche, la gênante vérité.
Je me rappelle un entrefilet de journal dont voici à peu près les termes :
« La barque de pêche norvégienne X… a été coulée par un sous-marin allemand. 22 hommes de l’équipage et le capitaine ont péri, 3 ont été recueillis par le schooner Y… »
Et devinez maintenant comment il était intitulé. Ein Unglück[37] ou Verunglückte Norweger[38], supposerez-vous peut-être. Non. Le journaliste allemand avait trouvé mieux, il avait trouvé ce que pas un homme du monde n’eût été capable à sa place de trouver, il avait imaginé une combinaison ; il avait mit tout simplement : Gerettete Norweger[39]. Ainsi, au-dessus des trois lignes qui annonçaient l’assassinat de 23 hommes, il pensait qu’on pouvait écrire, pour les résumer et pour les présenter au lecteur, ces deux mots : « Norvégiens sauvés ». Il ne voyait pas de contradiction fondamentale entre les deux parties de son texte. Il faisait la part de la vérité dans la dépêche ; pourquoi dans le titre n’eût-il pas fait la part de son intérêt, qui était de la masquer ? Il était forcé de la poser puisqu’elle était de celles que d’autres sinon eussent dénoncées à sa place ; mais il revenait à pas de loup sur elle et, d’un geste tout simple, il croyait lui tordre le cou. Là encore, nous retrouvons cette idée chez lui profondément établie et comme instinctive qu’une chose n’en empêche jamais une autre, que tout ce qui est possible à la fois peut être fait à la fois ; là encore, il voit la possibilité d’un double mouvement dans ce qui apparaîtrait simple à tout autre regard ; là encore, il pense que la vérité est une chose comme toutes les autres qui, puisqu’elle peut être donnée, peut être aussi reprise.
[37] Un accident.
[38] Norvégiens naufragés.
[39] Norvégiens sauvés.
Mais là, plus encore que dans le domaine de l’action, il se trompe, il se perd. Car, justement au contraire, la vérité est une chose qu’on ne peut donner sans qu’elle devienne immédiatement impossible à reprendre. Les criminels ordinaires le savent bien ; ils savent que n’en livrer qu’un morceau, c’est la livrer tout entière, qu’une fois qu’on lui a permis de risquer dehors ne fût-ce que le bout du nez, elle a tôt fait de se dégager toute seule comme un animal et de sortir tout entière de son panier. Aussi se confinent-ils en général dans une dénégation absolue, même contre l’évidence, de tout ce qui leur est reproché. Mais l’Allemand ne s’est pas encore avisé de ça. Il croit pouvoir cumuler la franchise et la précaution et rogner sur ses aveux, comme il rogne sur ses promesses.
Si la prise qu’il a donnée à l’indignation est trop forte et si la vérité qu’il a laissée devenir publique ne peut plus être dissimulée sous un simple « chapeau », il lui reste la ressource de l’explication. Tout peut être expliqué, tout peut être justifié. Aucun crime n’est trop noir pour qu’on puisse lui trouver un sens et une excuse. Il n’y a pas de cathédrale démolie qu’on ne puisse rebâtir avec des mots, il n’y a pas de population réduite en esclavage qu’un article de journal soit impuissant à rendre bienheureuse et à faire déborder d’actions de grâce. Il faut lui faire justice : l’Allemand n’a pas peur. Il ne connaît pas de cas impossibles, il les affronte tous avec la même intrépidité ; il va à l’assaut avec toujours le même courage. On n’a encore jamais vu de complication qui ait fait reculer sa faculté d’apologie.
C’est qu’il continue de voir dans la vérité quelque chose d’essentiellement modifiable. C’est qu’il la croit, dans tous les cas, susceptible de recevoir le plus ou le moins. Il est convaincu que de tout ce qu’il trouvera à dire à son sujet, quoi que ce puisse être, elle sera réellement diminuée. Une chose est vraie. Bon. Mais tout n’est pas fini par là. Elle peut être bien autre chose encore ; on peut lui communiquer un tas de caractères nouveaux qui l’affaibliront, qui l’embrouilleront, qui lui reprendront peu à peu sa virulence et sa nocivité. On peut l’apprivoiser, la mater ; on peut la ramener la corde au cou.
Les explications des Allemands ! C’est où on les repince ; c’est où ils deviennent beaucoup trop malins pour réussir ; c’est où ils prêtent le plus dangereusement le flanc, sans qu’eux-mêmes puissent arriver à comprendre en quoi. Car leur astuce ne serait astucieuse que si elle s’adressait à des gens de même esprit, de même complexion mentale qu’eux. Ils parlent pour leurs coreligionnaires du Possible et ne comptent pas sur cet instinct immédiat de la vérité dont l’homme normal est pourvu. N’en soupçonnant même pas l’existence, ils le froissent du premier coup, ils le tournent contre eux à la première phrase, ils le gendarment, si j’ose dire, d’emblée.
Et pour qui donc diable, pour des cerveaux de quelle forme peuvent bien être écrites les lignes suivantes, qui prétendent rendre compte de la défaite allemande du mois d’août dernier entre Somme et Oise ?
« Les Allemands suivent aussi, sur l’Ancre et sur l’Avre, la même tactique que celle qui a fait ses preuves, d’une façon si extraordinaire, entre la Marne et la Vesle. Les éléments de terrain que seuls des sacrifices auraient permis de tenir ont été abandonnés en temps utile, et c’est ainsi que Montdidier a été abandonné à temps devant la menace d’une attaque d’enveloppement. C’est maintenant que ressort l’énorme avantage de la liberté d’opérations que le commandement suprême allemand a obtenue par le grand gain de terrain de l’offensive du printemps.
« Sans être contraint de tenir d’une façon ferme et rigide des éléments de terrain définis, il peut reporter le combat sur un terrain qui paraît favorable à ses intentions, et entraîner l’ennemi en des combats meurtriers, qu’il devra livrer en un terrain à lui défavorable. Ainsi donc, le but visé dès le début par le commandement suprême allemand, l’effritement des forces ennemies, tout en épargnant le plus possible les troupes allemandes, se rapproche de sa réalisation[40]. »
[40] Extrait d’un journal allemand, d’après la Petite Gironde du 13 août 1918.
Du moment que ça pouvait être dit, du moment que ça pouvait venir en diminution de la vérité…
Quand le plafond de Tiepolo, à Venise, eut été endommagé par un bombardement aérien, le critique d’art du Dresdner Anzeiger fut mobilisé pour réparer l’accident. Et entre autres excuses magistrales qu’il alla chercher, il démontra que Tiepolo après tout n’était qu’un auteur de décadence et que par là même il avait, au moins partiellement, mérité son sort.
Que pouvait-il dire ? objecterez-vous. — Mais d’abord, il pouvait ne rien dire du tout : c’eût été le plus digne. Ensuite, il pouvait dire : « Nous ne l’avons pas fait exprès » ; ce qui eût été vrai. Et enfin, il pouvait crier : « Nous faisons la guerre ; nous casserons tout. Si Saint-Marc a été épargné jusqu’ici, c’est que nos pointeurs aériens ne sont pas encore assez habiles ; mais ça viendra. » De même que le rédacteur de l’entrefilet sur les Norvégiens eût pu légitimement l’intituler : Ein Treffer[41]. Alors je les aurais compris, je n’aurais pas pu m’empêcher de penser : « Ce sont des brutes, mais ce sont des types ! » Tandis que c’est toujours par le mépris et la dérision que je suis ressaisi, quand je les vois travailler si bassement et si petitement, et contre toute chance de réussite, à contre-sens de la vérité.
[41] En plein dans le but.
Quand la gaffe commise décourage l’excuse directe, l’Allemand n’abandonne pourtant pas encore la partie. Il « encaisse » comme il peut l’averse d’insultes qu’il a conjurée sur sa tête. « Bien mérité se dit-il, comment ai-je pu être si maladroit ! » Mais en même temps il cherche. Il cherche quoi ? Un équivalent, quelque chose de symétrique de sa faute, qu’il puisse jeter en grief à la face de l’ennemi. Son canon à longue portée a eu la sottise d’aller aboutir, le Vendredi saint, dans une église où il y avait du monde et de faire de la bouillie. C’est ennuyeux ; et il est vraiment difficile de se débarbouiller complètement de l’affaire. Il admettra donc honnêtement et piteusement que c’est « un coup de canon malheureux ». Mais il ne s’en tiendra pas là ; sa pensée continuera, fouillera tous les environs en quête de compensations. Et justement les Français ne tirent-ils pas, eux aussi, sur des villes, et sur des villes françaises, les misérables, assassinant ainsi leurs propres compatriotes ? N’y a-t-il pas là quelque chose à exploiter, dont on pourrait se servir pour rétablir la balance ? — Reste le caractère particulièrement sacrilège du coup de canon allemand frappant, le Vendredi saint, des fidèles en train de prier. On ne peut évidemment pas attribuer le même crime aux Français ; on verrait trop l’invention. Mais voici qui va très bien faire : les victimes de l’artillerie française auront été atteintes au moment où elles suivaient un convoi funèbre. N’est-ce pas cent fois plus affreux, cent fois plus démoniaque de la part des bourreaux ? N’y a-t-il pas là un sadisme dans le pointage d’une espèce cent fois plus raffinée ? L’Allemand se frotte les mains ; il a trouvé. Et maintenant, pour se redonner décidément l’avantage, il ne lui reste plus qu’à se faire apparaître lui-même dans une attitude de générosité et de délicatesse morales où le Français n’aura pas su se hausser : tandis que l’Allemand cessera le bombardement pendant les funérailles des victimes de son coup de canon, le Français non seulement le continuera, mais bien mieux, le recommencera juste le matin du jour où les pieux envahisseurs ont résolu de rendre les derniers devoirs aux malheureux sinistrés et il fera même de nouveaux ravages dans la population de Laon ![42]
[42] On trouvera les communiqués Wolff ayant trait à l’incident dans le Journal de Genève des 5, 6 et 9 avril 1918.
Tandis qu’il élaborait cette intéressante petite anecdote, l’Allemand, j’en suis sûr, ne s’est pas un seul instant aperçu de la différence qu’il y avait entre les deux faits qu’il prétendait mettre en regard : à savoir que le premier était réel et le second inventé[43]. Ce n’est là pour lui qu’un détail et qui ne le frappe pas beaucoup. Si on lui en fait une objection, il ne la comprendra pas tout de suite. Elle sera sans valeur, sans poids pour son esprit. A son point de vue, les deux cas seront exactement identiques, si l’on peut faire croire le second comme le premier a été cru.
[43] Je ne nie pas le bombardement de Laon, qui n’était, hélas ! que trop nécessaire, mais je flaire quelque chose d’extrêmement suspect dans toute cette histoire d’enterrement.
Le plus étrange, et ce qui révèle le mieux le vice profond, ou plutôt l’incurable défaut de son esprit, c’est justement qu’il puisse espérer faire croire le second, que les chances du second puissent lui apparaître égales à celles du premier, qu’il soit aussi curieusement aveugle à l’absurdité de sa contrefaçon. Mais s’il ne devine pas mieux l’effet qu’elle va produire, c’est encore une fois parce qu’il en est la première dupe, qu’elle se présente à lui exactement sur le même plan que la vérité, qu’elle fait sur lui la même impression.
Le Schein et le Wesen[44] sont pour l’esprit allemand une seule et même chose. Être c’est paraître, et paraître c’est être. Des mots arrangés d’une certaine façon, des idées enduites d’un certain vernis, des images proposées suivant un certain angle provoquent en lui les mêmes réactions que l’objet qu’ils remplacent. Ce n’est pas sans raison qu’il s’est accommodé si facilement pendant la guerre du régime de l’Ersatz. L’Ersatz[45] est pour lui non pas seulement un équivalent, mais la chose même dont il porte le nom et masque l’absence. Et l’Ersatz intellectuel, le substitut de la vérité, n’a pas moins de puissance et de réalité à ses yeux que les autres ; en tous cas il n’est pas moins comestible, il ne se laisse pas moins bien digérer.
[44] L’apparence et l’être.
[45] Le succédané.
Ainsi, ce qu’il tire de lui, à grand renfort de réflexions et de combinaisons d’idées, lui paraît tout aussi bon, tout aussi valable que ce que les événements ont d’eux-mêmes produit. Je vous assure, la mauvaise foi de l’Allemand n’est pas aussi profonde que vous croyez. Ou plutôt elle l’est bien davantage ; elle est beaucoup plus naïve, beaucoup plus naturelle. Avant d’être quelque chose dans sa volonté, elle est quelque chose dans son esprit : une sorte de simultanéité et de continuité qu’y prennent spontanément l’être et l’apparence. Il ne trompe pas, il confond, et il confond d’abord pour son propre compte. Il voit lui-même la réalité comme il l’arrange, comme il faut qu’elle soit. Le tour qu’il lui donne en fait positivement partie à ses yeux. Il y a quelque chose d’obscur et de despotique dans sa façon d’envisager le monde. Rien ne dépassera : telle est la loi qu’il pose en le regardant. Il est Kantien à sa manière. Il vit dans un monde qu’il forge à chaque instant, et non pas en poète, par l’imagination, mais comme un officier, par la discipline qu’il lui impose.
Jamais il ne laisse sa conduite s’expliquer toute seule ; il pose avec elle les raisons qu’elle doit avoir. En général, dans les camps, les supérieurs nous rendaient compte, beaucoup plus que ce n’est la coutume dans le militaire et que notre situation d’esclave ne l’eût commandé, des mesures qu’ils prenaient à notre endroit. S’ils nous interdisaient de faire passer à nos camarades serbes le pain dont nous ne voulions pas, immédiatement ils en fournissaient la raison : c’était pour que ces malheureux, affaiblis par les privations, n’allassent pas se faire crever de trop manger. Et si l’on suppose qu’une telle justification n’était là que pour masquer le motif véritable de l’interdiction, qui était le souci de récupérer pour l’administration du camp notre superflu de pain : — Bien entendu, répondrai-je, mais l’Allemand ne s’en était pas aperçu. (C’est même la seule hypothèse qui explique qu’il ait pu croire que nous ne nous en apercevrions pas.) Il avait instinctivement ajouté à la prescription les principes d’où, dans son système, elle était censée dériver. Au lieu de voir, il avait dicté. Au lieu de sentir la vérité et de la taire, il l’avait construite. Comme ces baraques que toutes leurs pièces numérotées permettent de dresser en une heure, il l’avait apportée complète, avec tout ce qu’il fallait pour lui donner dans le paysage l’aspect voulu.
Je ne puis m’empêcher de reconnaître ici cet esprit législateur dont Kant a si profondément défini les besoins et les démarches. Un donné informe, absolument plastique, d’où n’émanent aucune indication, aucune obligation, et un puissant instrument intellectuel qui lui communique d’en haut, en toute indépendance, par une sorte de décret automatique et constant, la tournure qu’il doit prendre. Voilà les deux éléments dont la mutuelle opération suffit à créer pour l’Allemand la vérité.
C’est peut-être en écrivant sous cette forme sa psychologie, qu’on peut comprendre comment se rejoignent les tendances pratiques et les tendances métaphysiques de son esprit. Mais nous reviendrons là-dessus.
Je ne remarque de même ici qu’en passant l’étrange façon qu’a l’Allemand de concevoir le Beau et le Laid pour ainsi dire en communication ; il ne se sent pas du tout obligé de choisir entre eux ; ils ne lui posent aucun dilemme. Dans ce domaine encore, c’est le seul Possible qui guide tous ses jugements et toutes ses entreprises. L’art allemand contemporain tout entier répond à un seul ordre de questions : Que peut-on faire ? Jusqu’où peut-on aller ? Qu’est-ce que la matière va pouvoir supporter ? Quelles sont les tortures par lesquelles on en exprimera le maximum ? Là encore, il est tenu compte du Laid, comme tout à l’heure de l’Interdit ou du Faux, dans la mesure exacte où l’on pense qu’il risquerait de compromettre le succès de l’œuvre projetée. Mais on fera dans ses terres toutes les incursions dont on croira pouvoir espérer un bénéfice ; on l’assiégera d’aussi près qu’il se laissera faire. Il y a, dans toutes les conceptions artistiques de l’Allemagne moderne, un aspect dynamique qui suffit à les frapper de stérilité. Elles sont toujours ce qu’on peut faire de plus fort et impliquent chez leurs auteurs, avant tout, des muscles, de la volonté et de la science. C’est de quoi les soustraire radicalement au ressort de l’Esthétique.
Déjà, dans les pages qui précèdent, nous avons commencé de réintroduire sournoisement dans le caractère allemand l’élément positif que nous en avions tenu jusqu’ici, pour plus d’ordre et de clarté, éloigné. On ne s’expliquerait pas les formidables résultats obtenus par les Allemands dans cette guerre, si l’on s’obstinait à ne voir chez eux que les infirmités que nous venons de décrire. Il faut à tout prix — c’est le principe de causalité lui-même qui l’impose — leur reconnaître une vertu active.
Cette vertu est celle qui imprègne et corrige leurs jugements, qui s’incorpore à leur vision de la vérité. C’est la volonté.
La volonté a chez l’Allemand une force et une étendue qui passent de beaucoup l’ordinaire. Elle va partout, elle s’applique à tout, elle opère tout. Elle est infatigable et sans défaut, elle est pratiquement infinie.
Nous allons d’abord la voir réparer tous les manques que nous venons d’analyser et reprendre à pied d’œuvre l’édifice psychologique de l’âme allemande, si pauvrement ébauché par la nature. On ne saurait s’imaginer combien elle commence bas, ni à quels rudiments elle s’emploie ; elle ne dédaigne pas de former de ses mains les plus minces éléments du caractère ; il est facile de la surprendre en train de modeler en stuc toute cette sensibilité immédiate, dont l’Allemand nous est apparu si cruellement dépourvu.
Je n’oublierai jamais le premier éclat de colère allemande auquel il me fut donné d’assister. C’était à quelques kilomètres en arrière du champ de bataille, tandis qu’on nous emmenait prisonniers ; à un carrefour de routes notre colonne se rencontra avec un train de bagages et avec un groupe de cavalerie : un encombrement s’en suivit. A ce moment arrivaient à toute vitesse, par une route latérale, des officiers en automobile ; ils trouvèrent le passage barré. L’un d’eux alors se leva dans la voiture, d’un seul bloc — je le revois, gros, pâle, glabre comme si sa figure même eût été chauve — et il entra brusquement dans un tel accès de fureur, il arrosa les coupables d’un tel flot d’injures frénétiques, il dépensa d’emblée une telle provision de cris de rage que j’en restai stupéfait ; oui, plutôt encore qu’effrayé, je me sentais abasourdi. Ç’avait été si prompt, si mécanique, que je me demandais d’où il avait pu sortir tout ça. Cela tenait vraiment de la sorcellerie ; je le regardais s’agiter comme un diable… Mais, entre temps, les cavaliers, d’un coup d’éperon, avaient jeté leurs chevaux dans un champ voisin ; la voie était libre. L’homme en furie s’arrêta court, se rassit d’un seul coup comme il s’était levé ; l’auto démarra et repartit à toute allure.
Depuis, je n’ai eu que trop d’occasions d’assister à des crises de ce genre et d’en mieux analyser la nature. Au camp, le moindre sous-officier nous en fournissait journellement des échantillons. Mais c’est surtout chez les hauts gradés qu’elles étaient intéressantes à étudier.
Le général inspecteur de la région où j’étais prisonnier aimait à nous faire des discours sur les crimes de la France. Chaque fois que les journaux avaient découvert quelques nouvelles « französischen Greueltaten »[46], il venait nous en accabler. Il passait dans les baraques et dans chacune il tenait la même harangue, que l’interprète ensuite devait traduire. On entendait : « Ein ungeheuer Schandfleck… Unverschämt… So lassen Ihre Chefs die wehrlosen deutschen Gefangenen erbarmungslos erschiessen… Ist doch Frankreich die grosse Nation, « la grande Nation », wie Sie sagen… Und wir, wir sind die Barbaren »[47]. A ce moment, régulièrement, il s’échauffait, son visage devenait tout rouge, sa voix rauque, et ça finissait par des hurlements indistincts et par une sorte d’accès épileptique, auquel il se livrait sans le moindre embarras, au milieu du silence mortel des deux cents prisonniers au garde-à-vous. Quelque ardeur qu’il y dépensât, il n’en recommençait pas moins ses vitupérations dans la baraque suivante et n’éprouvait aucun mal à se réinoculer la même rage au moment voulu.
[46] Cruautés françaises.
[47] « Une tache d’infamie sans pareille… Éhonté… C’est ainsi que vos chefs font fusiller sans pitié les prisonniers allemands, sans défense… La France est pourtant la Grande Nation, la « Grande Nation » (en français) comme vous dites… Et nous, nous sommes les Barbares. »
Le chef de camp que nous avions en représailles possédait au plus haut degré cette faculté de se mettre en colère où et quand il voulait. Il s’en faisait une spécialité, comme d’autres ont celle de faire remuer la peau de leur front. Il vous servait ça à la minute et tout chaud. Qu’un prisonnier par ses réponses le mît dans l’embarras (le cas se présenta plus d’une fois), immédiatement il s’arrachait du fond de la gorge d’affreux aboiements où il était impossible de reconnaître aucun mot ; immobile dans sa longue pèlerine, il rugissait pendant cinq minutes comme un fauve, tout son visage nous assassinant d’éclairs ; puis, quand il avait suffisamment martyrisé l’air de ses clameurs, il appelait une sentinelle pour vous conduire en cellule, « in’s Loch »[48], comme il disait, et tournant les talons, il s’en allait, brusquement apaisé.
[48] « Au trou ! »
Il ne faut pas croire que ces démonstrations produisaient toute la terreur que les Allemands les croyaient faites pour inspirer. Sans doute elles étaient physiquement impressionnantes. La seule voix du manifestant vous traversait la chair et la travaillait assez désagréablement. Mais au bout d’un certain temps on s’endurcissait et l’on finissait par ne plus sentir que le grotesque de cette frénésie. Dans les rangs des prisonniers rassemblés pour entendre quelqu’une de ces semonces, un doux rire circulait, dissimulé tant bien que mal, et qui parfois s’échappait ouvertement, ici ou là, sans que celui qui en était la cause, tant il était occupé à attiser et à entretenir sa propre colère, s’en aperçût ni en prît ombrage. C’est qu’aussi nous ne pouvions pas nous empêcher de sentir justement tout ce qu’il y avait de factice dans ces explosions, et qu’elles étaient de véritables pièces montées. Nous ne pouvions nous défendre de l’impression que si quelque farceur eût été en cachette fermer le courant derrière lui, le bonhomme fût resté brusquement en panne, la bouche ouverte, la main levée, immobilisé au beau milieu de son « Passen Sie mal auf ! »[49]. En un mot, il ne nous échappait pas que nous étions en présence de pures et simples créations de la volonté.
[49] « Faites bien attention ! »
Et en effet l’Allemand pense qu’il est bon de se donner de la colère en certaines occasions. Connaissant toute sa patience naturelle, il s’en méfie, et froidement, il prend tous les moyens qu’il faut pour en rattraper les effets, il s’implante artificiellement dans l’âme toutes les rages dont il a besoin. Il se gouverne avec une facilité inouïe, mais dans le sens exactement inverse de celui où l’homme normal aspire en général à le faire.
La volonté, chez lui, remplace tout. On la retrouve partout. Le mal même qu’il fait en est plein, et peut-être est-elle toute seule à l’inspirer. « Brand um Brand »[50], annonçait un entrefilet de journal, au moment où les Russes étaient venus ravager la région de Tilsitt. Et on lisait que pour chaque village incendié par les Russes, les Allemands avaient décidé, comme Vergeltung[51], d’incendier trois villages de Pologne occupée. Ce n’était ni deux, ni quatre, mais trois exactement. Ainsi leur vengeance était dosée, elle était susceptible de proportion. Ils ne disaient pas : « Tant nous sommes en colère et pour nous venger, nous allons tout mettre à feu et à sang ! » Ils disaient : « Puisqu’il le faut, nous prendrons sur nous de faire, chez l’ennemi, des ravages qui seront à ceux qu’il a causés chez nous, dans le rapport de trois à un. C’est une résolution que nous prenons, et calculée jusqu’à pouvoir être écrite en termes arithmétiques. »
[50] Incendie pour incendie.
[51] Représailles.
J’ai dit la sensation de détresse que m’avait donnée, au moment du départ en représailles, l’étrange bonhomie de ceux qui prétendaient nous martyriser. Et certes, ils n’avaient aucun mal à se montrer ainsi « braves gens » ! Car c’était de sang-froid, suivant un plan délibérément édifié, qu’ils nous envoyaient souffrir. Ils avaient même pris soin, ce plan, de le « mettre par écrit ». Sachant bien que les impulsions de la vengeance risquaient d’être en eux trop languissantes et trop faibles, pour ne rien oublier, pour être sûrs de ne pas être laissés en panne (im Stich gelassen) par leur haine, ils avaient élaboré un petit programme, une sorte de memento des supplices qu’ils comptaient nous infliger. On trouvera le texte de celui qui fut composé à l’occasion des représailles de Russie dans les souvenirs qu’un rapatrié a publiés dans la Revue des Deux Mondes du 1er et du 15 mars 1918 sous le titre : Dans les camps de représailles. On peut y lire, entre beaucoup d’autres, les prescriptions que voici :
« Il ne devra être laissé en possession des prisonniers qu’un morceau de savon de dimensions aussi réduites que possible…
« Dans les cantonnements, il leur sera retiré tout ce qui pourrait leur servir de table, de chaise, y compris les petits meubles fabriqués par les prisonniers eux-mêmes.
« Ils ne devront posséder de cuillers qu’à raison d’une pour trois hommes. De même un plat à manger pour trois…
« Il est prévu un litre d’eau par jour et par homme pour tous usages…
« Les prisonniers seront attachés au poteau, chaque bras ramené en arrière, les mains écartées et plus haut que la tête, le corps penché en avant, les pieds levés et soulevés de terre…
« A moins de 39° de fièvre, pas de visite médicale et pas d’exemptions, etc. »[52]
[52] Tome XLIV, p. 427.
Je ne trouve rien de plus significatif à la fois du désert intérieur de l’âme allemande et de la façon toute tranquille dont elle s’entend à le peupler, que ces consignes invraisemblables. Nous ne sentons rien, pensent-ils, à l’endroit de nos ennemis. Qu’à cela ne tienne ! Ce petit trou sera bien vite comblé. Le « deutscher Wille »[53] n’est pas là pour rien. Au travail ! Nous aurons bientôt bâti sur ce terrain vague le monument de haine qui convient. Nous sommes trop bons. Eh ! bien, comme compensation, nous décidons « qu’ils n’auront qu’un plat à manger pour trois ». Nos hommes sont lents à détester les prisonniers qu’ils gardent. Eh ! bien, dans un bureau de Berlin, nous allons leur fabriquer la cruauté qui leur manque et nous la leur enverrons par la poste, avec le timbre du ministère.
[53] Le vouloir allemand
L’Allemand est incapable de rien faire sans s’y être préalablement obligé. Et pas même le mal. Mais il s’y oblige fort bien. J’ai déjà montré dans quel esprit presque paisible et comme ouvrier il allait au combat. Tous les excès que je lui ai vu commettre après la bataille étaient empreints de la même application, portaient de même la marque du devoir.
J’ai assisté par exemple au pillage du village d’A…, en Meurthe-et-Moselle. Ni bruit, ni désordre. Je ne peux pas dire qu’ils faisaient ça poliment ; ils n’ont pas de manières ; ils vont toujours un peu rudement. Mais enfin ce n’était pas non plus le déchaînement sauvage qu’on se figure peut-être. Il y avait dans leur procédé quelque chose de méthodique et de modéré, qui me frappa tout de suite. Ils allaient de maison en maison, ils demandaient les clefs de la cave, remerciaient, descendaient et commençaient l’enlèvement des bouteilles. Toutes y passaient, par exemple ; leur visite était absolument exhaustive. Mais ils commençaient toujours par en offrir quelques-unes au propriétaire. Puis à nous. Et ils trouvaient fort extraordinaire notre refus : « Pourquoi ? Vous avez peur que nous les ayons empoisonnées ? » On voyait très bien qu’ils accomplissaient un des rites de la guerre. Je ne veux pas insinuer que le vin qui leur passait par la gorge leur paraissait sans goût. Mais il y avait surtout ceci dans leur caboche que, quand on est en guerre, on doit piller. Ils s’acquittaient d’une des prescriptions du Felddienst[54]. Ce n’était pas une licence qu’ils se donnaient ; c’était un point de leur programme qu’ils prenaient garde de bien exécuter. Et s’il n’eût été inscrit quelque part, dans quelque manuel du soldat en campagne, s’ils n’eussent eu soin de se le fixer à l’avance, comme un thème pour leur volonté, ils n’eussent jamais su comment s’y prendre pour le commettre.
[54] Service en campagne.
C’est dans le même esprit qu’ils assassinaient les civils. Ils en avaient joint sept à notre colonne de prisonniers, qu’ils avaient pris un peu au hasard dans les villages conquis la veille, et ils les poussèrent devant nous tout le jour, jusqu’à la frontière de Lorraine annexée. Pour ma part je ne devinais pas ce qu’ils voulaient en faire. Pourtant, les hommes de l’escorte, pour la plupart de gros paysans sans malice, essayaient bien de nous le faire comprendre ; ils nous répétaient sans cesse : « Vous soldats, bien, camarades, amis… Mais ceux-là… » Et ils faisaient le geste de les embrocher à la baïonnette. Je sentais très bien qu’au fond ils ne leur en voulaient pas plus qu’à nous. Mais c’étaient des civils, que leurs chefs leur avaient désignés comme francs-tireurs. Il fallait donc les fusiller. Posément, gentiment, pas pour leur faire de la peine. Mais c’était nécessaire. Comme représailles. Le devoir était là, un devoir qu’ils s’étaient forgé, et dont ils ne doutaient plus. Et en effet, le lendemain matin, ils l’accomplirent sans hésiter, sans tordre le nez sur la besogne. La nuit ne leur avait porté aucun conseil. Du moment qu’ils s’y étaient décidés…
Représailles. La notion même a de secrètes affinités avec leur esprit. Ils la retrouvent, ils la « re-servent » à tout bout de champ. Et en effet elle correspond bien à l’incapacité où ils sont de faire le mal spontanément, à leur besoin de se l’imposer d’abord comme une tâche. Elle est une sorte de « schème » qu’ils dressent automatiquement devant eux. La part d’obligation qui y est contenue rend à leur imagination toute la fécondité que les passions ne savent pas lui communiquer.
« Brand um Brand », c’est-à-dire au fond : « Incendiez voir, que j’incendie. Et si vous n’incendiez pas, nous supposerons tout de même que vous l’avez fait. Car, sinon, je ne saurais comment m’y prendre pour inventer les ravages que j’ai besoin de faire. »
La guerre elle-même, prise dans son ensemble, n’est pas pour les Allemands une aventure où ils se soient précipités de gaieté de cœur, par simple goût du risque et du pillage. Il n’est pas vrai qu’ils aient fondu sur nous comme jadis les hordes barbares. Je veux dire que ce ne fut pas en tous cas dans le même esprit. Là encore, il me semble très inexact de les comparer aux Huns. « In diesem uns aufgezwungenen Kriege… »[55] ne cesse de répéter l’empereur dans toutes ses harangues et dans tous ses messages. Il a raison : cette guerre leur a été imposée. Ils n’auraient pas su sinon comment l’entreprendre. Je leur consens très bien qu’ils manquaient de la fureur nécessaire pour s’y lancer tout droit et spontanément. Un seul point veut être précisé. Si l’on demande par qui elle leur a été imposée, il faut répondre : par eux-mêmes. Elle est une création de leur volonté, elle est le plus formidable pensum qu’ils se soient jamais infligé. Ils ne l’ont pas voulue, en ce sens qu’ils ne l’ont pas désirée. Mais ils se la sont mise sur les bras. Leur esprit en ayant conçu la possibilité, ils l’ont délibérément inscrite à leur programme, ils s’y sont astreints, avec toute l’application, toute la bonne volonté dont ils étaient susceptibles.
[55] « Dans cette guerre qui nous a été imposée… »
Exactement comme elle lui fournit les colères et la méchanceté qu’il ne sait pas avoir, la volonté vient combler l’abîme que creuse chez l’Allemand l’absence de tous les dons naturels. Il est admirable d’embrasser d’un seul coup d’œil tout ce dont l’Allemand est par nature incapable et tout ce qu’il arrive pourtant à faire. Ce sont deux infinis — contradictoires, mais coexistants. Et le passage de l’un à l’autre s’opère par la volonté.
J’aimerais à analyser ce prodigieux secours qu’elle porte à une vocation ingrate sur un exemple où l’on ne pense généralement pas que son rôle soit si grand. Ceux-là mêmes qui contestent aux Allemands toute faculté créatrice, tout esprit d’invention, n’oseraient cependant pas leur refuser le génie de l’organisation. Dieu merci, nous sommes tous assez pénétrés de la réalité en eux de ce génie ! Il inspire même à la plupart d’entre nous une sorte de crainte superstitieuse. Bien entendu, je n’aurai ni l’imprudence ni la présomption d’en nier tout court l’existence. Les faits sont là, qui la mettent hors de question. Mais je prétends que ce don merveilleux, dont nous redoutons si fort les effets, n’est pas un produit entièrement naturel, que l’instinct n’en est peut-être pas l’élément principal et que bien des signes font croire qu’il ne doit qu’à la volonté sa perfection.
J’ai vu de trop près l’impéritie, le manque de tête, l’affolement et l’inaptitude des Allemands aux opérations les plus élémentaires de rangement et de distribution, pour pouvoir garder l’illusion de leur compétence spontanée en matière d’organisation.
Chaque matin, à l’appel, les prisonniers se rassemblaient sur quatre rangs. L’adjudant français présentait au sous-officier allemand, sur un bout de papier, l’effectif total de la baraque (Belegzahl) suivi du nombre des indisponibles (malades, en cellule, en corvée, etc.) ; il n’y avait qu’à faire la soustraction et à constater si le nombre des hommes présents coïncidait avec la différence. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! L’infortuné sous-officier se mettait au travail avec un cœur qui ne pouvait qu’émouvoir. Il nous comptait par files de quatre. Mais il n’arrivait pas une fois sur dix à tomber juste du premier coup. Comment s’arrangeait-il pour se tromper aussi régulièrement ? C’est un mystère que je ne me charge pas d’éclaircir. Mais le fait est là : neuf fois sur dix, il était obligé de recommencer. Neuf fois sur dix, il lui fallait parcourir à nouveau d’un bout à l’autre la longue colonne immobile, avant de pouvoir exhaler — avec l’air de quelqu’un qui vient de surmonter, à force d’énergie, quelque grand péril — le « Stimmt ! »[56] libérateur.
[56] « Ça concorde ! C’est juste ! »
Infirmité individuelle, direz-vous. — Outre que je l’ai pour ma part constatée chez plus de vingt individus différents, interrogez n’importe quel prisonnier : vous le verrez immédiatement sourire au souvenir des interminables opérations de dénombrement auxquelles lui et ses camarades ont été soumis. Il y a une chose certes qu’il est impossible de compter, c’est le nombre de fois que chaque prisonnier aura été compté pendant son séjour en Allemagne.
Souvent nos gardiens se mettaient à plusieurs pour multiplier leurs chances de réussite ; l’Unterroffizier comptait d’abord, puis le Feldwebel, puis l’officier chef de camp lui-même. Ils se réunissaient ensuite, et nous les regardions d’un air goguenard, ayant mis en commun leurs résultats, délibérer à voix basse sur les causes possibles de leur irréductible incompatibilité. Finalement, l’Unteroffizier se détachait du groupe et s’adressait à l’interprète : « Allez chercher le contrôle de la baraque ». On commençait alors l’appel nominatif des cinq cents prisonniers qu’elle contenait. Chacun de nous, à l’appel de son nom, devait sortir des rangs et venir se placer à côté de son voisin alphabétique, dans une nouvelle formation dont l’un des trois opérateurs comptait au fur et à mesure les unités et surveillait religieusement la croissance. Ils arrivaient ainsi quelquefois à apprivoiser ensemble les chiffres récalcitrants.
Il y avait des camps où l’opération de l’appel était jugée si redoutable et si épuisante qu’on ne l’entreprenait qu’une fois par semaine. Mais alors la matinée entière du dimanche y passait.
Un chef de baraque, dans le civil professeur d’histoire naturelle, — nous l’appelions le Chinois, à cause de ses yeux bridés — avait trouvé un truc. Pour s’y reconnaître, toutes les vingt files, il faisait sortir l’homme du premier rang. Si bien qu’au second tour, il pouvait aller plus vite et compter par vingtaines. Celui-là, c’était un malin ; on voyait bien que c’était un homme instruit. Mais avant d’en arriver là, il avait affreusement peiné. Il comptait à haute voix, lentement, les sourcils froncés, tout le visage contracté d’attention : « Ein, zwei, drei… Vier und zwanzig, fünf und zwanzig… »[57] et à chaque fois il posait la main à plat sur la poitrine de l’homme, pour être sûr qu’il était bien là, et comme pour y prendre point d’appui.
[57] « Un, deux, trois… vingt-quatre, vingt-cinq, etc. »
Non, il m’est difficile d’admettre que les Allemands aient ce qu’on appelle une bonne tête. Je veux bien reconnaître leur génie ; mais même dans le domaine où il se déploie avec le plus d’évidence, il ne commence pas tout de suite, il n’a rien d’originel.
Et dans l’organisation simplement matérielle d’un camp de prisonniers, ou même d’un camp militaire en général, quelles maladresses ne commettent-ils pas ! Que d’à-coups ! Que de fausses manœuvres ! Que de force gaspillée ! On croirait, n’est-ce pas, qu’ils arrivent du premier coup à l’ordre magnifique, à la savante économie que tout visiteur peut ensuite constater. C’est au contraire à force de remaniements et de branle-bas. Le déménagement : voilà la grande occupation du prisonnier. Il n’est pas plus tôt installé dans une baraque, il n’a pas plus tôt recloué à la cloison les quelques planches qui lui servent à la fois d’armoire et de buffet, il n’a pas plus tôt revissé les quelques crochets qui représentent sa garde-robe, qu’un vague bruit commence à circuler : « On passe à la 7. » Et en effet, le plus souvent, la rumeur se vérifie. Les hommes de la baraque 8 passent à la baraque 7, pendant que ceux de la 7 viennent occuper la 8. Quelquefois on arrive à deviner un semblant de raison à cet échange ; mais, dans la plupart des cas, son utilité et son excuse restent parfaitement mystérieuses.
C’est pure taquinerie, supposera-t-on. — Pas toujours, et la preuve, c’est que les Allemands eux-mêmes, dans leur camp qui jouxtait le nôtre, étaient sans cesse de la même façon ballottés. Ils venaient s’en plaindre à nous (comme de tous les malheurs qui leur arrivaient) : « Wir sind noch einmal im Wandern ! »[58] avouaient-ils avec un visage consterné. Et en effet, quand nous étions appelés à un bureau quelconque, nous étions sûrs de ne jamais le retrouver au même endroit qu’à notre précédente convocation.
[58] « Nous sommes encore une fois en train d’émigrer. »
Je laisse de côté les opérations vraiment trop abstruses et d’une absurdité dépassant toute imagination que les autorités suprêmes effectuaient sur leur cheptel de prisonniers, pris dans son ensemble. Par exemple, au camp de K… l’on décidait un jour d’envoyer tous les hommes de la catégorie 3, considérés comme invalides (arbeitsunfähig), au camp de Z… C’était, disait-on, pour mettre tous les invalides ensemble et ne plus avoir à K… que des travailleurs — Oui, mais au bout de huit jours, on voyait arriver de Z… un nombre scrupuleusement égal d’éclopés qui venaient remplacer ceux dont on s’était soi-disant débarrassé. Si l’Allemagne avait conservé tout le charbon que ses locomotives ont dépensé à trimballer inutilement des prisonniers, elle pourrait en approvisionner aujourd’hui les hauts fourneaux de l’Europe entière.
Aucune intuition immédiate de ce qu’il faut faire et de la meilleure disposition à imposer au donné. Là-dessus ils sont aussi stupides que nous et nous devons perdre toute impression d’avoir à lutter avec des inspirés, avec des gens secourus de Dieu. Mais nous devons comprendre aussi le véritable avantage qu’ils ont sur nous, et qu’ils exploitent sans en laisser perdre une miette. C’est leur patience, c’est leur inépuisable énergie ; c’est leur volonté sans égale. Là encore, elle rattrape et dépasse (sie überholt) tout leur retard.
Ces remaniements continuels que subissent par exemple les camps de prisonniers, ils sont l’effet et le signe de son action. L’Allemand recommence, l’Allemand ne se fatigue pas. Quand il a rangé ses bonshommes suivant un certain plan, il les reprend pour voir si ça n’irait pas mieux autrement. Il épuise ainsi tous les possibles. Comme il a de la patience en suffisance pour tout supporter, il en a de même pour tout tenter. Et à la fin, il est fatal qu’il aboutisse à quelque chose de bien. (Ce ne sera d’ailleurs pas forcément un terme pour lui ; souvent il cherchera encore au delà à cause de son incapacité à reconnaître le point d’arrêt et de perfection.)
En présence de toute masse à organiser, de tout chaos à débrouiller, s’il se sent à l’aise, c’est uniquement parce qu’il sait bien que la patience ni la force ne lui feront jamais défaut ; il sait bien que les provisions qu’il en a sont inépuisables. Il n’est pas trop tard. Il ne se dit pas : « A quoi bon commencer ? Peut-être n’aurai-je pas le temps d’aller jusqu’au bout », ou bien : « Peut-être les choses s’arrangeront-elles en sorte que je pourrai me dispenser de cet effort. » Non, il est prêt à toute dépense ; il est prêt à toutes les erreurs et à la correction de chacune. Il est prêt à verser tous les trésors que la malchance ou la difficulté lui demanderont.
Il sait qu’il ne domine pas spontanément la réalité. Mais il n’abandonne pas pour si peu ses prétentions sur elle. Car il se sent au cœur une compagnie, et qui ne le lâchera pas non plus de si tôt : celle de sa volonté. « Was ich will, das will ich fest »[59], me disait un jour un Unteroffizier, et je voyais une ride d’application barrer son front, et je devinais la morne mais terrible résolution qui emplissait, comme une garnison en armes, la forteresse de sa tête carrée.
[59] « Ce que je veux, je le veux solidement. »
Il prend en mains la matière dont il lui faut obtenir l’organisation : qu’elle soit vivante ou non, peu lui importe ! Il la tourne et la retourne, il la brasse jusqu’à ce qu’elle produise enfin toute seule l’ordre le meilleur qu’elle contenait, et que son regard n’était pas assez puissant pour y démêler du premier coup.
J’ai menti jusqu’ici : l’Allemand a un don, l’Allemand a une spontanéité. C’est justement la volonté. Si elle n’atteignait pas en lui à l’inspiration, il n’y aurait pas moyen de s’expliquer les œuvres auxquelles il aboutit. Elle est en lui facile comme une sève, elle monte, elle afflue comme les images dans le cerveau d’un poète. C’est de ne pas vouloir qu’il serait bien embarrassé.
J’ai vu des ouvriers, des sentinelles, épuisés, vidés par les privations, et qui continuaient de se tenir debout et de faire leur tâche, par un effort inouï, mais absolument irraisonné ! Simplement, tant la volonté coulait en eux de source, et parce qu’ils n’eussent jamais su comment en fermer le robinet.
Le travail n’est pas pour les Allemands cette pénible obligation, cette punition qu’il est pour nous ; ils s’y portent de tout leur cœur ; c’est en eux une manie, c’est un vice auquel ils cèdent. Ils retombent dans le travail comme d’autres dans le péché.
Souvent en corvée, même en l’absence de toute surveillance supérieure, le Gefreite qui nous commandait, après nous avoir un moment observés en train de faire semblant de travailler, se précipitait tout à coup sur l’un de nous, lui arrachait l’outil des mains et, sans un mot, sans un reproche, se mettait à bêcher à sa place. On sentait que c’était plus fort que lui, qu’il ne pouvait pas voir ça plus longtemps.
Le valet de ferme le plus éloigné du maître, le plus perdu dans le champ le plus reculé, ne pensez pas qu’il en profite pour lambiner, ni même qu’il lèvera les yeux pour regarder passer le train. Il lui suffit d’avoir une besogne devant lui : c’en est assez pour le captiver entièrement, pour lui ôter la distraction. Cela excite en lui je ne sais quelle informe vocation. Toute la journée à quatre pattes : il n’y a pas de position plus agréable ; c’est celle qu’il choisirait encore, s’il écoutait son cœur.
— Ah ! les cochons ! s’écriait un jour un de mes camarades en voyant des paysans ainsi furieusement accrochés à leur champ. Et je crois comprendre son sentiment. D’une part : « Est-il possible, se disait-il, d’insulter à ce point à ce que la vie peut avoir de libre et de plaisant ? » Mais d’autre part, il mesurait avec haine l’effarante avance qu’une telle rage de travail pouvait donner à ces gens sur nous. Il sentait bien qu’il était en présence de leur véritable et plus dangereux génie, de leur ressource la plus inégalable, et partant la plus menaçante.
Par le travail, en effet, et par les flots de volonté qu’il répand sans aucune peine, l’Allemand non seulement rattrape ses désavantages, mais encore obtient des résultats qui nous sont peut-être interdits, en tous cas qui nous surprennent toujours. Il arrive, en effet, à une sorte de création ex nihilo : il fait sortir tout ce qu’il veut du néant.
La volonté en nous est tempérée, mais il faut dire aussi paralysée par toutes les impulsions et toutes les répugnances de la sensibilité ; elle doit compter avec elles, et, en mettant tout au mieux, elle ne peut qu’espérer les vaincre. Chez l’Allemand elle est pure, elle est seule ; elle est donc toute-puissante. Elle agit en pleine indépendance, sans conseil, sans secours et sans obstacle. De son veuvage elle prend vite parti et elle est si forte naturellement qu’elle le change en une force nouvelle. Pour commencer quelque œuvre que ce soit, on a besoin en général de quelque rudiment, d’une invitation, si ténue soit-elle, de la matière. L’Allemand se passe de tout. Ou plutôt il crée les commencements mêmes de tout ce qu’il se propose de faire ; il les façonne de sa main comme tout le reste. Et ainsi, n’importe où, il peut entreprendre n’importe quoi. Toutes nos surprises dans cette guerre, d’où sont nés tous nos échecs, ne sont-elles pas venues de ce que nous n’eussions jamais imaginé, tant la place nous paraissait nette, vierge de tout encouragement, qu’on pût entamer une action quelconque là où l’adversaire se mettait pourtant à l’ouvrage ? Toutes les offensives allemandes ont été engagées, non pas sans tenir compte des possibilités, mais sans attendre de l’événement aucune faveur de plus que celles qui étaient déjà données. Le commandement a amené à pied d’œuvre, à l’endroit choisi, autant de divisions, il a accumulé autant de munitions qu’il fallait pour obtenir une supériorité certaine ; il a formé lui-même de toutes pièces sa chance. Il y a ici quelque chose qui correspond à la façon dont le général que j’ai présenté plus haut, par un simple coup de baguette, faisait surgir en lui le château de sa colère. L’Allemand accouche directement le réel, avec pour sage-femme sa seule volonté.
Cet étonnant privilège, il le doit en somme, dans le fond, à sa pauvreté intérieure. Et c’est à notre richesse intérieure que nous devons de ne pouvoir nous habituer à en tenir compte, à en attendre les effets. Car ne faisant rien sans écouter l’inspiration, ni sans attendre ce bon vent du sort, qui en est l’équivalent hors de nous, nous ne nous représentons pas qu’on puisse se mettre en branle avant qu’ils aient soufflé. Mais l’Allemand, sachant que rien ne doit venir, qu’attendrait-il donc ? C’est pourquoi il a eu si longtemps l’initiative, c’est pourquoi il nous a si longtemps « manœuvrés ».
Je suis pourtant arrêté ici par le sentiment d’exagérer l’indigence psychologique de l’Allemand et d’accorder une puissance par trop monstrueuse à sa volonté. La volonté toute pure, sans aucun soutien ni secours de la nature, même si on lui suppose une abondance qui en fasse une sorte de nouvelle inspiration, il y a des obstacles qu’elle ne peut pas vaincre, il y a des prodiges qui restent au-dessus de ses forces.
C’est d’ailleurs, en un sens, la question même que pose la guerre actuelle. Suffit-il de vouloir pour pouvoir ? Une volonté infinie a-t-elle un pouvoir infini ? — Ou, en transposant le problème en termes d’activité : Est-ce assez que de faire tout ce qu’il faut ? Suffit-il de penser à tout ? — Il n’est pas dit, et mon cœur, par chacun de ses battements, m’interdit de le croire, que le déploiement intégral de la volonté et de l’attention soit capable de subjuguer complètement les événements. D’assez forts indices, qui s’appellent la Marne et Verdun sont propres à en faire douter[60].
[60] Écrit en avril 1918.
Si l’Allemand en était réduit à sa seule application, si sa seule patience et sa seule énergie venaient à bout d’animer les grands espaces inertes dont son esprit est semé, il n’y aurait peut-être pas lieu d’éprouver devant lui toute l’inquiétude dont témoignait l’exclamation que je rapportais tout à l’heure ; nous pourrions entrer sans désespoir (et je ne dis pas non plus qu’il faille désespérer) en concurrence avec lui. Sans doute, il aurait de quoi nous rattraper, mais de quoi nous dépasser, c’est moins sûr.
Malheureusement pour nous (il faut regarder le danger en face), à cette frénétique ardeur au travail, à ce vouloir inépuisable que nous venons de constater, ne se bornent pas toutes ses vertus. Sa disgrâce n’est pas aussi complète. Une faculté étrange veille au fond de lui, attendant la volonté, prête à se porter à sa rencontre, à lui donner réponse et subvention. Comment la définir ? Je maintiens que, pris à l’origine, l’Allemand est parfaitement vide et d’une rigoureuse indifférence naturelle. Mais cette indifférence même est quelque chose ; elle est une sorte de plasma et de plasma germinatif. Elle forme entre les mains de la volonté une pâte docile, mais ingénieuse. Voici le moment où le « Das ist mir egal ! » prend un sens positif. Il s’anime, il s’offre, il se dévoue, il se multiplie. Après en avoir été la faiblesse la plus grave, il devient la force essentielle du caractère allemand et l’auteur, ou tout au moins l’adjuvant de sa prospérité.
L’Allemand est éducable à merci. Nous avons vu avec quelle incroyable facilité il se donnait les colères dont il avait besoin. Nous en avons ri ; mais nous cesserons d’en rire, quand nous aurons compris qu’il a ce même pouvoir pour toutes les aptitudes dont il manque. Il dispose, pour toutes les greffes qu’il peut inventer de faire sur lui-même, d’une fécondité incomparable. On dirait qu’il a une faculté de bourgeonnement intérieur. Tout « prend » sur lui, tout se développe ; ses tissus psychologiques sont si actifs, si prolifique, qu’à tout organe dont il veut se doter, ils fournissent aussitôt une suffisante matière.
L’Allemand est monstrueusement éducable. Et il le sait. Et c’est cette conscience qui fait sa souveraine tranquillité, cette espèce de confiance brutale qu’il garde en lui-même, malgré tous les vides qu’il se connaît, cette assurance non pas toujours forcément orgueilleuse, mais placide et satisfaite, que nous lui voyons. Après avoir réussi à mettre sur pied et à diriger la Neuvième Symphonie de Beethoven, Wagner écrivait : « En moi se fortifia, en cette circonstance, le sentiment bienfaisant que j’avais du pouvoir et de la force de mener à bonne fin ce que je voulais sérieusement. »[61] L’Allemand vit avec le « sentiment bienfaisant » de pouvoir « mener à bonne fin » tout ce qu’il voudra, et d’abord sa propre édification ; il sent qu’il aura de quoi conduire jusqu’à l’épanouissement toutes les vertus qu’il entreprendra de se donner. C’est justement ce qui le soutient dans son travail et le fait s’y jeter avec un tel entrain : il sait d’avance que l’issue en sera heureuse, que le résultat en sera obtenu. Rien ne lui a résisté jusqu’à présent, rien n’a refusé de « venir » sur le terrain qu’il prête aux possibilités. Pourquoi aurait-il moins de chance cette fois-ci ?
[61] Œuvres complètes. Trad. Prod’homme. T. II, p. 28.
Nous touchons ici au mystère de la puissance allemande. Nous rencontrons l’Allemand dans toute sa maîtrise, dans la plénitude de son génie. Nous découvrons l’« endroit » de son ingénuité et de cette innocence, dont nous avons eu peut-être tort de nous moquer si longtemps.
Il est comme le jeune Siegfried dans la forêt : il ne sait rien, il ne comprend rien, il écoute les voix du vent et de la nature, et il rit sans savoir pourquoi. Tout son bien, ce sont ses muscles bien formés et cette âme bien unie qu’il se sent. Mais l’oiseau l’instruit ; le hasard le met à l’école de cette voix savante ; le monde s’ouvre à lui, avec toutes ses possibilités ; il voit l’or dans les profondeurs, et en lui il découvre cet or cent fois plus précieux, cent fois plus fin, plus ductile et plus malléable, l’or de son âme sans préférence et sans défaut, de son âme prête à tout. Il l’extrait d’abord et se met à le forger ; à grands coup de marteau sur l’enclume, avec un chant candide, féroce et joyeux, le jeune Siegfried forge son âme qui n’était rien du tout et il en fait un tas de choses. Il en fait, au fur et à mesure, tout ce dont il a besoin. Elle n’est jamais finie ; elle n’atteint jamais sa forme, ni sa limite. A chaque demande des circonstances, il n’a qu’à la retourner sur l’établi avec sa pince. Le métal est encore chaud ; il s’étend, il s’étire, il reçoit tous les prolongements qu’il faut. Et bien malin sera celui qui jamais dénoncera le raccord !
Je ne donne pas les pages qu’on vient de lire pour un portrait parfaitement achevé de l’Allemand. Il eût fallu un autre génie que le mien pour embrasser, avec une impeccable et totale fidélité, un objet aussi complexe que l’âme d’un peuple. Bien des traits de mon esquisse restent, je le sais, grêles ou indécis et peut-être, dans l’ensemble, leur mutuelle proportion n’est-elle pas indiquée avec toute l’exactitude qu’on serait en droit de désirer. Cependant je crois avoir marqué tout au moins l’emplacement des principaux ; en tous cas, j’ai tant bien que mal exprimé tous ceux que mon esprit a su saisir. Et ce n’est pas le besoin d’en ajouter de nouveaux qui me pousse, en ce moment, à poursuivre mon analyse. Mais j’ai déjà laissé percer ma secrète ambition : je voudrais communiquer à mon œuvre toute l’objectivité possible et empêcher qu’elle ne reste suspendue en l’air, comme le simple monument de mon éventuelle ingéniosité. Je voudrais lui faire trouver le contact et l’adhésion des autres esprits. Je l’ai même dit : mon idéal serait de forcer mon modèle lui-même à s’y reconnaître.
Or, je ne suis pas assez présomptueux pour m’imaginer que l’Allemand va bonnement et du premier coup accepter une ressemblance aussi peu flatteuse. Pour l’y contraindre, je sens qu’il est besoin d’un peu plus d’insistance et même de prévenance. Le meilleur moyen me semble être de le laisser d’abord parler lui-même, d’apprendre de sa propre bouche quelle idée il se forme de son propre génie et de sa mission et de lui montrer que cette idée, dans le fond, une fois dépouillée des fioritures dont il l’enjolive, de la couleur dont il la pare arbitrairement, n’est rien de différent de celle que j’avais eu déjà l’honneur de lui proposer.
Aussi bien est-il de toutes façons nécessaire de lui prêter un instant audience. Son plus gros grief contre nous, le seul qui soit juste et dont nous ayons à tenir compte, est précisément que nous ne voulons pas l’écouter, que nous refusons de nous former une image de ses vertus en nous plaçant à son propre point de vue, en entrant dans sa mentalité. « A tout ce qui fait notre originalité, écrit par exemple Paul Natorp[62], leurs organes n’atteignent pas, ils ne connaissent pas cela, ils n’essaient même pas du tout d’en prendre sérieusement connaissance ou de le mesurer à un autre étalon qu’à celui de leurs propres catégories, tandis que nous nous efforçons honnêtement de les comprendre dans leur originalité et de nous représenter celle-ci suivant la conception qu’ils s’en font eux-mêmes. Notre « essence nationale » leur demeure cachée, comme le secret de notre édifice linguistique. Ce n’est donc pas un miracle que nous restions pour eux les Barbares, c’est-à-dire un peuple qui est assez entêté pour parler sa propre langue, une langue qu’ils ne comprennent pas. »
[62] Dans le Deutscher Wille der Kunstwarts, Zweites Novemberheft 1915.
Cette amère sortie n’est pas isolée. La presse et les revues allemandes sont pleines de ce même reproche : « On ne veut pas nous comprendre. » Il y a là chez nos gens une amertume qui n’est point feinte. Devant le mur d’incompréhension qu’ils prétendent qu’on leur oppose, ils ont le cœur tout gros, tout ulcéré. C’est de nous autres Français qu’ils s’attristent le plus de ne pouvoir fixer l’intérêt. Je pense que nous aurions tort de mépriser absolument cet appel boudeur et passionné à notre jugement. A défaut de la compassion, notre intérêt nous le déconseille. Car le malaise d’où il naît, à rester plus longtemps méconnu, ne peut que s’envenimer et que renforcer une rancune, dont nous n’avons aucun motif de nous réjouir.
Donnons-leur donc pour une fois satisfaction ; faisons effort pour « comprendre leur langue » ; entrons dans l’examen de leurs titres à notre attention et à notre reconnaissance (car ils n’hésitent pas à la réclamer). Tâchons de « nous représenter l’originalité allemande à la manière allemande, nach der deutschen Art das Deutschtum uns zurechtzudenken. » (Natorp.)
Puisque c’est lui de qui nous avons accueilli la plainte, il est tout naturel que nous empruntions à Natorp l’exposé de cette originalité allemande qu’il nous accuse de ne pas savoir discerner tous seuls. Et justement le passage que j’ai cité fait partie d’une vaste dissertation en plusieurs articles, où cet auteur s’est efforcé, avec une ingéniosité remarquable et une modération relative, de définir l’essence du Deutschtum[63] et d’expliquer le rôle qu’il est appelé à jouer dans le monde. Sa pensée est difficile, et j’avoue avoir gagné plusieurs migraines dans mes efforts pour me l’assimiler. Mais elle a l’avantage d’être bien spécifiquement allemande et de nous instruire autant par sa forme que par son contenu. En l’analysant, nous allons nous trouver immergés dans le plus authentique bain de germanisme qui se puisse rêver, et nous nous imprègnerons par tous les pores à la fois de la mystérieuse Eigentümlichkeit[64] qui est maintenant l’objet de notre enquête.
[63] Le mot n’est pas facile à traduire. Germanisme n’en est pas l’équivalent tout à fait exact. Il faudrait plutôt hasarder : Germanité. Plus simplement, c’est l’essence allemande.
[64] Particularité.
Natorp est philosophe. Aussi cherche-t-il d’abord une plate-forme abstraite, des assises aussi générales que possible pour l’édifice qu’il projette. Dans un article préliminaire qu’il intitule Geschichtsphilosophische Grundlegung für das Verständnis unsrer Zeit[65], il pose une sorte de « premier principe » : celui de la continuité de la conscience. « Rien ne se perd, rien n’existe pour soi seul (nichts steht für sich), mais il y a des fils qui font communiquer toute chose avec toute autre. C’est ce que veut dire Conscience. « La nature ne fait pas de sauts » ; tel que l’entend la tradition, ce principe a trait seulement à la nature extérieure, mais originellement et proprement il concerne la nature de l’esprit. La conscience ne saute pas, mais elle se développe et développe tout son contenu suivant des lignes de progrès constant, elle noue des attaches dans toutes les directions et selon toutes les dimensions à l’infini, elle tend et s’élève de toute particularité vers l’unité, vers l’unification ; une unité qui n’anéantit pas la discrétion, mais qui veille à ce qu’elle ne devienne pas, et à ce qu’elle ne reste pas dissolution, séparation »[66].
[65] Établissement d’une base historico-philosophique pour la compréhension de notre temps. (Deutscher Wille des Kunstwarts, Erstes Novemberheft 1915.)
[66] Page 99.
Cette opération de la conscience est spontanée et, si l’on ose dire, inconsciente pendant longtemps. C’est en vertu d’une loi naturelle et sans aucun secours délibéré de la raison, que la mémoire, par exemple, rassemble, coordonne et perpétue les images et les connaisances éparses dans tous les cerveaux humains, et c’est à leur insu que les générations nouvelles reçoivent par l’intermédiaire du langage « les acquisitions spirituelles d’époques depuis longtemps disparues »[67]. Mais il vient un moment où l’homme prend une vue claire et comme une seconde conscience du rôle unificateur que joue la conscience, et où il commence à vouloir accompagner celle-ci par la raison dans tous ses va-et-vient, à vouloir embrasser systématiquement tout ce qu’elle embrasse et réunit. « Ceci, qui est proprement la conscience de culture (Kulturbewusstsein), ne poind que tardivement dans l’histoire de l’humanité. Le Banquet de Platon est peut-être l’œuvre la plus centrale de l’histoire universelle de l’esprit (der geistigen Weltgeschichte), en ceci que pour la première fois ici, du milieu même de la plus entière naïveté créatrice, par quoi l’Hellade se distingue si particulièrement, la conscience comme tout d’un coup éveillée de la continuité de tout le spirituel, qui est ce que le mot culture signifie pour nous, s’exprime clairement et sans voiles. Il y a un moment du livre qui est comme le premier embrasement du jour, qui est le « Que la lumière soit, — et la lumière fut » de la création du monde spirituel : c’est celui où la sage Diotime, dans l’étrange esquisse d’une théorie de l’Amour qu’elle expose « comme un parfait sophiste »… à Socrate plein d’étonnement, représente la reproduction, aussi bien corporelle que spirituelle, comme étant l’immortalité — il vaudrait mieux traduire : l’immortalisation — du mortel, grâce à laquelle tout le périssable se perpétue malgré tout (ce que nous avons appelé le fait de la mémoire ; ce que Platon lui-même nomme : Mnémè) ; et où la même Diotime se met à dériver de là tout ce que nous appelons Culture et Conscience de Culture : c’est-à-dire à la fois la création poétique, les métiers, l’économie, la législation, la politique, les professions, les mœurs populaires, l’éducation, la science et au sommet la philosophie, qui, telle qu’elle est ici décrite, n’est rien d’autre que la conscience de l’unité dans tout cela, l’effort pour ramener tout cela à une loi dernière, extérieure à l’Espace et au Temps, laquelle pourtant reste en même temps constamment en relation avec le développement dans le Temps et dans l’Espace, car le but de l’Amour (c’est-à-dire de la Tendance vers l’Unité) n’est pas la seule contemplation du Beau (de l’Unité elle-même), mais la procréation dans le Beau, — la création de culture, dirions-nous (sondern das Erzeugen im Schönen — das Kulturschaffen, würden wir sagen) »[68].
[67] Page 100.
[68] Pages 100-101.
Je demande un peu de patience. Si l’on ne trouve pas ce passage absolument limpide du premier coup, il nous offrira néanmoins tout à l’heure une véritable mine d’indications des plus importantes sur l’essence du génie allemand.
Pour le moment contentons-nous d’en retenir cette idée, que la culture est susceptible de plusieurs aspects, suivant qu’il entre plus ou moins de conscience et d’intention dans l’effort de coordination et d’enchaînement du spirituel, en quoi elle consiste. Mais les formes de plus en plus élevées qu’elle peut revêtir ne sont pas forcément successives dans le temps ; du moins elles ne se remplacent pas forcément les unes les autres ; elles peuvent exister à la fois ; et, en effet, on les rencontre les unes à côté des autres, personnifiées, incarnées par les différents peuples civilisés. De même que les trois règnes de la nature physique existent simultanément, de même les différentes races humaines représentent et, pour ainsi dire, solidifient les modalités principales de la culture. Et plus les aspects qu’elles en condensent sont voisins les uns des autres, plus âpre est le conflit entre elles. Une petite différence entre des êtres, fût-ce sociaux, qui par ailleurs se ressemblent de très près est de toutes la plus inexpiable, celle qui est la source des plus violents antagonismes. Elle conduit tout droit à la guerre. La guerre est inévitable pour mettre au jour la forme la plus récente, la plus neuve et la plus complexe de la culture et pour permettre à l’humanité de s’y élever tout entière. Le combat (der Streit) est bien, comme le disait Héraclite, le Père de toute chose, « en ce sens que c’est lui qui éveille les forces qui sommeillaient ou qui naissaient à peine dans le sein créateur de l’humanité et qui les contraint à créer, à se créer elles-mêmes au monde (zum Sichanslichtschaffen)… Il est non pas la cause, mais un symbole pleinement valable de la création »[69].
[69] Page 101.
« Hiermit ist die Grundlage gewonnen », « Par là les prémisses sont gagnées, l’assiette est conquise »[70], s’écrie Natorp un peu naïvement et en montrant un peu trop tôt le bout de l’oreille. Et l’on devine l’usage qu’il va faire de cette base, l’usage qui peut-être seul a par avance déterminé son esprit à l’inventer et à y croire. Il va examiner tour à tour l’essence politique et « culturelle » de chacun des grands peuples actuellement en conflit et il découvrira que l’Allemagne est de tous celui qui contient la forme la plus avancée de la culture, et que la guerre est le seul instrument qui puisse l’en faire accoucher et qui lui permette d’en assurer l’avènement sur le monde.
[70] Page 101.
Mais si prévu que soit un tel développement, quelque impression que nous puissions éprouver de l’avoir déjà rencontré dans l’une ou dans l’autre des apologies du germanisme, par la façon dont il est ici conduit et par les observations auxquelles il amène incidemment son auteur, il mérite d’être étudié spécialement et de près.
Entreprenant, dans un nouvel article qu’il intitule Deutschtum-Volkstum[71], l’analyse des formes pour ainsi dire incomplètes de la culture, Natorp pose d’abord l’essence de l’État russe. (L’article a été écrit bien avant la révolution russe et dans un moment où l’Allemagne se croyait encore — ou feignait de se croire — menacée par le tsarisme.) Il montre la masse énorme, informe et passive du peuple russe qu’anime un obscur mais vigoureux sentiment de mutuelle dépendance, de cohérence intime, d’homogénéité originelle (Zusammengehörigkeitsgefühl), dominée par une minorité avide de pouvoir et qui lui imprime du dehors, par la force, une unité factice. « Le noyau de l’essence russe (des russischen Wesens), ceux qui passent pour ses connaisseurs les plus profonds le voient dans cela justement qui semble être la commune essence des peuples orientaux, dans une profondeur et une puissance originellement religieuses du sentiment de l’universalité, tel qu’il s’exprime d’une façon si saisissante dans la littérature russe, en particulier dans les romans de Dostoïevski. Mais ce sentiment demeure, somme toute, passif, pris dans un réseau confus de possibilités qui se combattent, et du sein desquelles des conceptions pleines de fantaisies, de forts ébranlements émotifs, des actes de violence surgissent avec richesse et vigueur, mais d’une manière chaotique et éruptive, par suite en se paralysant en tous sens les uns les autres et en se consumant par leur contradiction »[72]. La Russie est peut-être le réservoir de futures richesses humaines ; mais pour l’instant elle n’a d’existence qu’inconsciente et diffuse et ne participe de l’Unité, comme eût dit Platon, que d’une manière toute superficielle et toute mécanique, que par le despotisme politique qu’elle subit. Elle représente un état encore tout à fait rudimentaire de la culture et sa victoire serait une formidable régression. Ce serait peut-être le retour à l’état de Paradis. Mais Natorp pense et affirme que la civilisation ne peut être remontée et que le premier pas qu’a fait l’homme par delà le seuil du jardin d’Éden est à jamais irrévocable.
[71] Deutscher Wille des Kuntswarts, Zweites Novemberheft 1915.
[72] Page 126.
Contrairement à la Russie, les nations occidentales, France et Angleterre, acceptent sans restrictions ce pas, qui est en somme un pas vers la liberté. Elles sont imprégnées jusqu’à la moelle de l’esprit individualiste. Elles représentent la forme la plus différenciée que la civilisation ait atteinte. Chaque individu devient chez elles une entité rigoureusement indépendante. Elles se sont assimilé l’Unité jusqu’à la faire descendre dans la simple cellule sociale, jusqu’à la faire coïncider avec elle. Le grand principe d’égalité, proclamé et adopté par la France, décerne aux individus, malgré les différences considérables que la nature met entre eux, les mêmes droits et les mêmes devoirs, et réduit ainsi la société en éléments parfaitement distincts et isolables, quoique aussi ressemblants que possible. — En Angleterre, le libéralisme de la constitution permet à chacun le développement intégral de son énergie et produit ainsi une plus véritable et plus profonde indépendance des individus, celle qui se traduit et s’affirme dans l’action et dans l’entreprise. Chacun à sa façon, les deux peuples occidentaux offrent l’image de ce que l’humanité a su jusqu’ici réaliser de plus fin, de plus complexe et de mieux abouti, et ils peuvent revendiquer l’honneur d’avoir travaillé plus qu’aucun autre à former la « civilisation » moderne.
« Cependant, depuis déjà plus d’un siècle, l’Allemagne pose comme supérieure à l’exigence, comprise essentiellement dans le sens occidental, de la « civilisation », l’exigence de la « culture ». Ce n’est pas une simple modification verbale, mais nous comprenons sous ce mot quelque chose de radicalement différent. La « civilisation » se contente d’équilibrer de l’extérieur des individualités qui se tiennent les unes à côté des autres, sans rien qui les unisse intérieurement. La culture exige une aspiration convergente et de l’intérieur vers une unité non pas indifférenciée ni qui ne fasse qu’effacer, en cas de besoin, les différences, mais qui, dans la différenciation la plus riche et, somme toute, la plus illimitée qui soit, demeure malgré tout parfaitement cohérente en tous sens. (« Kultur » fordert inneres Zusammenstreben zu einer nicht unterschiedslosen oder bloss zur Not die Unterschiede abglättenden, sondern in reichster, in überhaupt unbeschränkter Differenzierung dennoch allseitig zusammenhängenden Einheit) »[73].
[73] Page 128.
Natorp n’a pas de peine à montrer que cette conception, ou plutôt que cette Forderung[74] a toujours été dans l’esprit allemand et que de toute la métaphysique post-kantienne il ne faut retenir justement que « l’effort pour pénétrer, par delà le vide de l’abstraction, jusqu’à l’Individuel concret, dans lequel cependant on reconnaît non pas quelque chose d’isolé, ou même qui soit théoriquement à isoler, mais justement la concentration la plus étroite, la plus intérieure de l’infini. » Leibniz déjà avait donné de ce besoin intellectuel une expression métaphysique frappante en imaginant ses « monades infinies, c’est-à-dire des unités individuelles, intensives, dont chacune, dans sa discrétion absolue, est un infini » et par là-même, bien qu’absolument fermée, « mire en soi » tout l’univers[75].
[74] Exigence.
[75] Page 129.
Le génie russe reste plein de possibilités et de promesses, mais encore confus et chaotique. La pensée occidentale, d’autre part, conçoit les deux opérations de la « généralisation » et de la « particularisation » comme distinctes et opposées, par conséquent comme ne pouvant pas se relayer l’une l’autre, comme simplement affrontées. C’est à cette conception qu’elle doit sa clarté transparente, mais superficielle. « L’esprit de la culture allemande, par contre, tend (strebt) en toute chose d’une façon consciente et conséquente vers la continuité la plus vraie, la plus intérieure. Il ne nie pas du tout ces deux phases (de la généralisation et de la particularisation) qui ne sont antagonistes qu’en apparence, mais il les présuppose, il les assume complètement en soi, puis aspire à les dépasser, et n’y aspire pas seulement mais les dépasse réellement. (Er verneint jene beiden, nur scheinbar zueinander gegensätzlichen Phasen durchaus nicht, sondern setzt sie voraus, nimmt sie vollständig in sich auf, aber strebt, und strebt nicht bloss, sondern schreitet wirklich über sie hinaus) »[76].
[76] Page 129.
Natorp lui-même reconnaît que ce n’est pas là une tâche des plus commodes. Il avoue même qu’il est impossible de s’en acquitter jamais complètement, car elle est infinie. « Ce qui est pour les autres le Tout n’est pour nous qu’un élément subordonné, employé au service d’autre chose et qui conditionne simplement de l’extérieur cet objet d’une autre essence que nous gardons devant les yeux comme un but qui n’est certainement pas accessible au sens commun du mot. (Darum ist, was den andern das Ganze, uns etwas Untergeordnetes, nur Dienendes, nur äusserlich Vorbedingend für das wesentlich Andre, das als freilich nicht im gemeinen Sinne erreichbares Ziel uns vor Augen steht) »[77].
[77] Page 130.
Au point de vue politique ce but que l’Allemand poursuit et vers lequel se précipitent toutes ses puissances, c’est l’abolition de la violence faite au monde par les États à forme conquérante (comme l’Angleterre), c’est l’établissement d’une « libre alliance d’États libres, formés de gens libres, à la place de toute la compétition et de tout le marchandage actuels. La paix par la liberté, par la liberté de tous, et par l’association des hommes libres, association qui aura ses racines dans la liberté, et liberté qui aura ses racines dans l’association, voilà ce que nous voulons emporter de vive force (das ist es, was wir erstreiten wollen) »[78].
[78] Page 130.
(Il faut avouer qu’à contempler les événements, même du point de vue le plus impartial, on ne se douterait pas que c’est là l’idéal à la réalisation duquel l’Allemagne est en train de travailler. Mais peut-être avons-nous les yeux brouillés par les préjugés, peut-être ne savons-nous pas voir les choses comme elles sont.)
En tous cas, Natorp ne prévoit qu’une objection à sa thèse, et d’un tout autre ordre : c’est que cet idéal, qui est dans le fond, prétend-il, celui qu’a toujours poursuivi l’Histoire tout entière, est dans une sorte de lointain éternel et qu’il fuit à mesure qu’on croit s’en rapprocher. « Eh bien ! répond-il, l’Allemand aime à regarder dans les lointains, dans les lointains éternels. Son instinct d’activité le plus profond s’éveille dans ce regard. Chez nous, c’est par un mouvement inné que les sentiments de chacun s’envolent et s’élancent quand, au-dessus de nous, perdue dans l’espace bleu, l’alouette chante sa fuyante chanson »[79]. Tout l’art allemand, toute la création allemande sont empreints du caractère de l’infinité ; et c’est justement ce qui les rend d’un accès si difficile aux autres races.
[79] Page 131.
Si l’on demande d’où vient cette forme si particulière qu’a revêtu l’Esprit justement en ce point du globe, si l’on veut savoir l’origine du Deutschtum, il faut répondre qu’elle est dans la situation assignée au peuple allemand par le résultat final des grandes fluctuations ethniques : « Au centre d’un continent point trop étendu et fortement différencié », il s’est vu dans l’obligation de se confronter et de s’expliquer sans cesse avec les formes les plus délicates, les plus fines, les plus nuancées de la conscience universelle, mais en même temps, de se replier toujours à chaque fois sur lui-même et pour ainsi dire de se regrouper sans cesse autour de son propre centre. Il y a là un fait qui n’a rien de mystique, ou du moins « qui n’est pas plus mystique que le fait même de la Mnémè : qui est que, dans ce que nous appelons Esprit et spirituel, rien ne se perd et rien n’existe en soi, mais que tout en soi demeure en relation avec tout et converge vers l’unité la plus hautement consciente, et cela non pas sous les genres et les espèces métaphysiques, mais d’une façon concrète, dans ce passage éternellement constant que nous appelons Vie ou Conscience (in jenem ewig stetigen Uebergang, den wir Leben oder Bewusstsein nennen) »[80].
[80] Page 132.
« C’est pour cette raison même que cette essence allemande n’est, comme il a déjà été dit, rien en soi de fermé, de fini, mais se trouve éternellement en devenir. C’est ce que tous nos grands hommes ont déclaré d’une seule voix, c’est ce qui s’exprime d’une manière absolument unanime dans notre inspiration artistique et philosophique, dans l’esprit dont nous animons l’Histoire, la Culture, l’Éducation, et qui toujours révèle une éternelle genèse issue d’une éternelle source, jamais quelque chose de clos, jamais un Tout fait. Aucune science ni aucune métaphysique ne peut prouver cela, cela ne peut se prouver que comme Dieu se prouve : par l’action et par la vie[81] ». Être Allemand pour l’Allemand, c’est donc d’abord un devoir : celui de le devenir. L’essence allemande « est en nous, mais seulement en ce sens que nous devons éternellement l’amener au jour ; c’est ce que les plus perspicaces d’entre nous ont compris et se sont imposé comme tâche. » « Aujourd’hui nous ne devons connaître aucun autre but que d’être une bonne fois enfin nous-mêmes des Allemands (dans ce sens suprême), de devenir des Allemands, de vouloir rester des Allemands. Nous le sommes, comme nous ne l’avons encore jamais été, nous le sommes en devenir, jamais nous n’avons été si forts en devenir. Nous sommes jeunes, les plus jeunes de tous, est-ce qu’on ne sent pas cela ?
[81] Page 132.
« Cela signifie d’ailleurs, pour aujourd’hui et pour demain, la guerre et non la paix. Car être jeune veut dire combattre. Mais cette guerre qui est notre guerre (dieser unser Krieg) est le chemin, le seul chemin possible vers la paix »[82].
[82] Pages 132-133.
Au risque de fatiguer, j’ai tenu à laisser parler mon auteur tout au long et sans l’interrompre. D’abord parce qu’il fallait à tout prix ne lui fournir aucun prétexte de réclamation ni de protestation, lui ôter à l’avance tout droit d’arguer d’une déformation de sa pensée. Ensuite parce qu’il me paraissait très important de permettre à cette pensée de se développer, de s’épanouir sous nos yeux et de revêtir sa forme spontanée. Outre que nous n’aurions certainement pas réussi sans beaucoup de peine à la ramener à nos catégories, son ordre même, sa démarche me semblaient devoir être pour nous tout un enseignement. Et en effet, je crois que d’en avoir seulement suivi l’enchaînement, nous voici mieux préparés à en comprendre le contenu. Nous avons ici un premier exemple de ce que c’est que de penser sous la catégorie de la Culture : nous voyons clairement que c’est d’abord renoncer au soutien et à l’armature des genres et des espèces, que c’est se débarrasser du harnais logique. Il serait tout à fait injuste de nier la cohérence des idées de Natorp ; mais il serait tout à fait vain de vouloir l’attribuer à leur subordination réciproque, à la rigueur de leur emboîtement. Il y a ici un point de vue qui se promène et qui groupe le donné intellectuel, non pas forcément selon ses affinités naturelles, mais en fonction d’un certain résultat à obtenir. Reconnaissons franchement un des points tout au moins que notre auteur nous demande de lui accorder : c’est que nous sommes ici en présence d’une forme de réflexion inédite, que nous devons par conséquent juger avec d’autant plus de prudence qu’elle est plus éloignée de la nôtre. Oui, l’esprit allemand est bien quelque chose d’original et d’absolument irréductible à aucun autre mode de l’esprit universel.
Cependant, on est en même temps en droit de douter que cette originalité allemande soit quelque chose de très clair, de très immédiat, de très évident, quelque chose qui saute aux yeux, dont la réalité soit si forte qu’elle fasse comme une sortie à la rencontre de qui l’assiège et l’étudie. La façon même dont Natorp s’y prend pour la définir, l’énormité des moyens qu’il met en œuvre inspirent une certaine suspicion à cet égard. Jusqu’où n’est-il pas obligé de remonter ! Quel pèlerinage il lui faut entreprendre pour découvrir cette Grundlage[83] dont il a besoin ! N’est-ce pas parce qu’il ne la rencontre pas où elle devrait être, parce qu’il ne trouve pas sur place le Grund[84] du génie allemand ? n’est-ce pas parce qu’au fond de ce génie rien ne gît, rien ne liegt ? n’est-ce pas parce que c’est un génie sans gisement ? On peut au moins se le demander. Et le soupçon s’aggrave, quand on constate que, même une fois muni de sa Grundlage, même une fois qu’il l’a conquise (gewonnen), il est encore obligé de poser d’abord le génie des peuples étrangers pour faire apparaître celui de son peuple. N’est-ce pas avouer que celui-ci n’existe qu’en fonction d’autre chose, en tous cas qu’il ne se révèle, ne s’actualise que grâce aux oppositions qu’il rencontre ? Ne pense-t-on pas invinciblement à ces corps amorphes qui ne peuvent se déterminer et prendre leur structure qu’au contact de corps différents, qu’au prix d’une « réaction » ?
[83] Base, fondement.
[84] Fond.
Et déjà Natorp me donne l’impression de quelqu’un qui s’attelle à la tâche difficile de modeler en relief ce qui n’est peut-être rien de plus qu’un ensemble de virtualités, qui sait ? rien de plus, peut-être, qu’une absence. Il me semble voir déjà qu’il s’emploie à transformer non pas des défauts en qualités, mais des manques en suffisances, mais des trous en montagnes.
Et en effet qu’y a-t-il réellement au fond de cette idée de la « continuité du spirituel » dont il montre l’esprit allemand imprégné ? N’est-il pas permis d’y voir comme une transcription de l’impuissance analytique, qui est l’infirmité principale de cet esprit ? Quand Natorp définit la conscience comme la faculté de tout mettre en relation, de tout joindre, et quand il nous dépeint ensuite l’Allemand comme spécialement désigné par sa constitution mentale pour opérer cette universelle coordination, n’est-ce pas d’abord — et je ne veux pas dire qu’à ce déguisement s’épuise tout le sens de sa thèse — n’est-ce pas tout de même en premier lieu un moyen de traduire en beauté, et par là de dissimuler, cet aveuglement aux différences naturelles, cette terrible incapacité à distinguer, dont nous avons vu que souffrait son modèle ? « La nature spirituelle ne fait pas de sauts » : ce solennel principe ne serait-il pas par hasard une simple tournure objective donnée à cette constatation tout intérieure et personnelle, que son esprit n’a pas de dents, ne mord pas sur le plan des idées ? Je crains bien que le « nichts steht für sich »[85], que notre philosophe pose si hardiment, ne soit tout autre chose qu’un postulat métaphysique ; je crains qu’il ne soit d’abord un postulat psychologique, la projection dans l’abstrait, dans la théorie, de ce qu’il y a de plus faible dans le tempérament germanique. Il veut dire dans le fond : « Je ne vois rien, je ne reconnais rien ; donnez-moi toutes les idées que vous voudrez, elles ne se tiendront pas devant moi avec leurs rapports et leurs différences, dans la situation, dans l’avancement les unes par rapport aux autres, que leur contenu devrait leur donner ; aucune ne s’appuiera sur ses propres jambes, n’ira se poster à sa place, mais elles formeront toujours pour moi un vaste panorama peint sur carton, une seule ligne continue comme celle de l’horizon, une longue série, le long de laquelle mon esprit se promènera sans cahot, sans surprise et sans tressaillement. »
[85] Rien n’existe pour soi.
Le « nichts steht für sich », que n’explique-t-il pas, que n’exprime-t-il pas, que ne trahit-il pas ? J’en vois, non pas l’application, mais l’origine, dans ces efforts éperdus et toujours vains que faisaient nos gardiens pour nous compter. C’est à force de ne pas réussir dans leurs opérations de dénombrement qu’ils en sont venus à croire, sincèrement j’en suis persuadé, que « nichts steht für sich ». C’est à force de ne pouvoir décomposer les masses qui s’offraient à leur patience, ni retrouver les unités qu’ils avaient d’abord eu la chance d’y isoler, qu’ils se sont persuadés que ni les choses ni les gens n’existaient à l’état distinct et que l’individuel n’était rien par soi.
Et en effet pour l’Allemand l’individuel n’est pas premier. Rappelons-nous comment Natorp le conçoit. Il est quelque chose qu’il faut atteindre, qu’il faut aller toucher, tout là-bas, en fin de course, comme on va toucher barre. Il est un des pôles de ce vaste mouvement, pareil à une double marée, qu’est la « conscience de culture ». Il est le terme d’un grand effort, et qui ne peut être soutenu de façon constante. Il ne se réalise en somme qu’à la limite et que pendant un instant. On pourrait presque dire qu’il est un produit, une invention de l’esprit tendu jusqu’à son extrême capacité élastique. Il n’est pas quelque chose qu’on voit, mais quelque chose qu’on effectue.
Et je crois qu’un des traits les plus caractéristiques de la spéculation et de la création (de la Dichtung) allemandes est justement que ce qu’elles peuvent faire de mieux, leur plus grande réussite, c’est d’aboutir à l’individuel et au discret. Le personnage de Faust n’existe pas d’emblée ; il ne surgit pas ; il est au bout d’un long procès mental, il ne naît que de tout ce qu’il résume et condense ; il est, comme dirait Natorp, une « concentration de l’infini ». Oui, la « monade », qui est le résultat d’une sorte de chute, de catastrophe de l’univers entier dans l’unique, est bien la seule espèce d’individualité que l’Allemand puisse concevoir.
Faust est une monade, et si de là lui viennent une exceptionnelle ampleur, une sorte de dynamisme représentatif encore jamais atteint, il garde aussi de sa nature comme totale quelque chose d’éloigné, de mal humain. On pourrait même dire qu’il est un symbole merveilleux du malheur qui pèse sur l’esprit allemand : par la difficulté qu’il trouve à vivre, à faire des gestes qui soient les siens, à être quelqu’un. Il incarne le rêve de ce paradis terrestre, de cette volupté, hélas, à jamais impossible, que ce serait d’exister d’abord, d’être antérieur à ce qu’on résume. Il vend son âme dans l’espoir, qui sera trompé, de prendre un caractère. Il se donne au diable — et en vain — pour obtenir de commencer à lui-même.
Faust est un chef-d’œuvre, parce que le sujet en est quelque chose d’aussi parent et d’aussi bien connu que possible de l’esprit qui l’a engendré : c’est à savoir l’impuissance où il est de rien créer de direct et le vice de constitution qui lui rend le particulier comme insurmontable. Mais dans toutes les autres œuvres allemandes, au lieu de nourrir l’inspiration de l’écrivain en lui servant de thème, ce défaut se fait sentir de nouveau comme maléfice et produit je ne sais quoi de pesant et de manqué. Je suis gêné surtout par ce qu’on pourrait appeler leur distance à l’individualité. Tout m’y semble lointain, en retard sur la vie. Je suis séparé des personnages qu’on m’y présente par tout ce qui a mené l’auteur jusqu’à les susciter. Entre eux et moi subsiste une espèce de zone neutre, qui est celle justement qu’il a dû franchir, le masque sur la bouche, comme on traverse une nappe de gaz, pour arriver à les créer. Ils me demeurent étrangers dans la mesure même où son esprit s’est bandé pour les atteindre. Toutes les créations allemandes souffrent de n’avoir ainsi avec la vie et avec sa particularité originelle qu’un contact forcé et seulement final. C’est ce qui diminue, tout au moins pour les esprits d’une autre race, leur vibration et leur retentissement. Elles sont touchées par la pédale sourde. Elles ont beau être réussies : l’ordre même suivi par la pensée qui leur a donné naissance les prive de leur efficacité, mange le son qu’elles devraient rendre.
L’aveu que, pour lui, l’individuel n’est pas l’immédiat, que le plan des idées est sans relief, que le discret n’est pas de l’ordre de l’évidence, et que les « natures simples » lui sont inaccessibles : voilà ce que je lis d’abord dans la définition que Natorp nous propose du génie allemand. Et lui-même apporte sans le vouloir une preuve éclatante que tel est bien le sens profond de ses formules. Car si nous regardons de près son propre essai, si nous en examinons la trame pour voir « comment c’est fait », nous constatons que, d’intention sans doute, c’est bien une analyse, mais, qu’en fait, et si intelligente soit-elle, c’est une analyse qui ne va jamais jusqu’au bout, qui n’atteint pas les éléments premiers de la pensée. L’auteur s’achoppe sans cesse à je ne sais quel obstacle invisible, et qui ne peut être que dans son esprit, car on ne le voit pas dans la nature des choses dont il raisonne, et souvent on s’offrirait à achever ses conceptions à sa place : où qu’il touche, où qu’il pique, il y a complexité, chevauchement, interférence d’idées ; le dernier débrouillement, la conquête du dernier détail, lui demeurent impossibles. Tout son effort ne le mène qu’à déterminer les nœuds principaux de sa réflexion. Mais quant à les défaire…
Il a raison : la Culture est « la conscience de la continuité du spirituel », autrement dit : l’impuissance à en apercevoir les articulations.
Mais ne soyons pas injustes. Elle est quelque chose de plus : elle est le fait de passer outre à cette impuissance. Elle est une espèce de gaillardise de l’esprit allemand, qui lui fait prendre légèrement sa maladresse analytique et le décide à faire comme si elle n’existait pas. Il y a dans les définitions de Natorp, que j’ai alignées tout à l’heure, une phrase dont on n’a peut-être pas remarqué au passage toute l’importance, je dirais même toute l’énormité. Ayant avancé que la pensée occidentale conçoit les deux opérations de la « généralisation » et de la « particularisation » comme distinctes et opposées, comme simplement affrontées, il ajoute : « L’esprit de la culture allemande, par contre, aspire en toute chose d’une façon consciente et conséquente vers la continuité la plus vraie, la plus intérieure. Il ne nie pas du tout les deux phases (de la généralisation et de la particularisation), qui ne sont antagonistes qu’en apparence, mais il les présuppose, il les assume complètement en soi, puis aspire à les dépasser, et n’y aspire pas seulement, mais les dépasse réellement (sondern setzt sie voraus, nimmt sie vollständig in sich auf, aber strebt, und strebt nicht bloss, sondern schreitet wirklich über sie hinaus). » Sans doute Besonderung, que je traduis par « particularisation », n’est pas tout à fait synonyme d’analyse ; mais c’est tout de même bien le mouvement de l’esprit par lequel on isole, on distingue, par lequel on aboutit à des éléments détachés (à des Sonderheiten), qu’ils soient simples ou complexes, peu importe, c’est bien le mouvement par lequel on effectue le divers. Et la Culture apparaît donc comme le fait, non pas si l’on veut de nier ce mouvement, mais, ce qui revient au même dans le fond, de nier son indépendance. Elle est une opération — Natorp nous le dit en toutes lettres — dans laquelle « particulariser » cesse d’être le contraire de « généraliser », qui réunit les deux démarches en une seule. En dernière analyse, elle est donc l’art de se passer de toute Besonderung, de toute dissociation, de toute décomposition préalables des masses qui s’offrent à la pensée ; car qui pourrait vraiment concevoir une particularisation entreprise en même temps, dans la même ligne et du même élan qu’une généralisation ? Oui, il y a dans le setzt sie voraus[86], dans le nimmt sie vollständig in sich auf[87], un aveu d’une importance qu’on ne saurait assez souligner. L’esprit allemand y confesse sans détour, sans pudeur, sa ferme résolution de supposer dans tous les cas l’analyse sans la faire. Il y proclame son droit d’avaler les morceaux sans les mâcher et de traiter leur intégrité par le mépris. Il revendique la permission de spéculer sur des ensembles qu’il n’aura pas auparavant reconnus et décomposés.
[86] « Les présuppose. »
[87] « Les assume complètement en soi. »
La culture, au fond, ça consiste à partir tout de suite, et sans attendre d’y voir clair.
Et en fait, nous voyons la pensée allemande contemporaine refuser de savoir jamais à quel point de vue elle se place en face d’un donné quelconque. La marque de tous ses aperçus, c’est qu’on ne reconnaît jamais d’où ils sont pris exactement. Toutes ses conceptions désignent un centre de réflexion multiple. L’homme qui pense sous la catégorie de la culture n’est pas obligé de choisir un poste d’observation déterminé. La culture, ça consiste peut-être à ne pas être obligé de choisir.
Rien de plus curieux que la revue où ont paru les articles de Natorp, que ce Kunstwart, qui s’est transformé pendant la guerre, pour se mettre au diapason de l’héroïsme allemand, en Deutscher Wille des Kuntswarts. Est-ce une revue d’art, ou de sociologie, ou de littérature ? Bien fin qui le dirait. Et si l’on interrogeait ses auteurs eux-mêmes, je pense qu’ils refuseraient délibérément d’en préciser le caractère. Leur dessein est très évidemment de s’affranchir de toute obligation discriminative, de secouer, comme le dit Natorp lui-même, la domination des genres et des espèces. Ils pensent atteindre une profondeur nouvelle en attaquant la réalité sous plusieurs angles à la fois et en acceptant comme instrument pour la saisir leur esprit naturellement implexe.
Nous ne pouvons pas nous accoutumer, nous autres Français, à ces voisinages extraordinaires que nous constatons sans cesse entre le point de vue des socialistes allemands et celui de leur gouvernement. Mais en fait, ils n’apparaissent pas à ceux qui y consentent sous le même jour qu’à nous. Certainement ils se présentent à leurs yeux comme un effet et comme un signe de leur culture ; ils leur donnent la sensation d’une capacité bien plus haute, bien plus rare et bien plus nouvelle que toutes celles dont nous pouvons nous glorifier. Ils pensent avoir atteint un niveau supérieur de civilisation en ne se laissant plus obliger par la nécessité analytique. Et ici, j’emploie le mot dans le sens précis où Kant l’a consacré. La culture est pour eux le droit de ne pas rester dans l’ombre de la notion qu’ils ont un jour choisie comme devise et comme programme, le droit de ne pas se laisser enfermer par les conséquences qu’on en peut déduire, le droit de ne pas s’enfoncer sur les yeux le capuchon déductif, le droit d’aller à la rencontre des autres points de vue, de leur faire des avances et des agaceries, le droit de ne pas être un seul homme à la fois.
L’esprit allemand est naturellement synthétique, au sens justement où Kant oppose ce mot à analytique ; c’est-à-dire qu’il a une tendance spontanée à rapprocher ce qui ne l’est pas naturellement. Et il est temps en effet de ne plus considérer son renoncement à l’analyse sous le simple aspect statique. Non seulement il refuse de distinguer entre ses idées, non seulement il les accepte à l’état embrouillé, mais encore il s’efforce de rejoindre celles qui par hasard lui sont apparues détachées et de créer entre elles des liens artificiels. Natorp nous avertit avec insistance que la culture est essentiellement une aspiration vers l’unité, l’art de mettre en relation, de combiner, l’esprit d’universelle coordination : « La culture exige une aspiration convergente et de l’intérieur vers une unité non pas indifférenciée ni qui ne fasse qu’effacer, en cas de besoin, les différences, mais qui, dans la différenciation la plus riche et somme toute la plus illimitée qui soit, demeure malgré tout parfaitement cohérente en tous sens (Kultur fordert inneres Zusammenstreben zu einer… allseitig zusammenhängenden Einheit). »
Il veut dire au fond — et, malgré les précautions qu’il introduit, c’est le sens qu’il faut donner à sa phrase — que la culture est le besoin de confondre, la passion de l’identification à tout prix, et si je ne craignais de tomber dans l’injure, j’ajouterais : l’instinct de salade universelle.
Et en effet, l’Allemand excelle aux rapprochements arbitraires. Il se distingue par une précipitation, non pas inductive, mais, si l’on peut dire, réductive. Il aime les réductions, et les réductions dont il se sent l’auteur, qui s’opèrent bien entièrement sous son influence, sans que rien dans les choses les ait préparées. S’il attache tant d’importance à la philosophie de l’histoire et s’il la considère un peu comme sa chasse privée, n’est-ce pas parce qu’elle consiste essentiellement à faire se ressembler les choses qui n’en ont pas envie ? En allant jusqu’au bout de cette tendance, on retrouve la grande conception de l’identité des contraires, qui a fait la gloire de Hegel[88].
[88] Et dans l’ordre pratique, on retrouve aussi cette conviction, que nous avons constatée plus haut, qu’une chose n’en empêche pas une autre, qu’on peut mentir et dire la vérité à la fois ; on aboutit en droite ligne au Gerettete Norweger.
En prenant les choses un peu différemment, on peut dire que l’Allemand est naturellement doué pour opérer la synthèse du disparate. Dès qu’il se met à l’œuvre, il n’est rien de si étranger qui ne se puisse agripper et combiner, qui ne puisse entrer dans une compatibilité imprévue. De tout ce qu’on voudra il fera sans manquer quelque chose. Qu’y a-t-il de plus hétérogène, après tout, que les différentes disciplines (c’est à peine si je trouve un mot qui puisse désigner toutes ces choses à la fois), que Natorp prétend nous donner comme les parties intégrantes de la culture : la création poétique, les métiers, l’économie, la législation et la politique, les professions, les mœurs populaires, l’éducation, la science, la philosophie ? Si l’on me dit que cette énumération est de Platon, qu’on me la montre dans son œuvre. Je l’ai cherchée en tous cas vainement dans le Banquet.
Sous l’incantation de la culture, tout plie et se rejoint. Aucune branche qui ne devienne assez flexible pour aller s’enlacer à celles de l’arbre voisin. C’est une sorte d’Enchantement du Vendredi Saint, où toutes les fleurs s’entremêleraient en poussant. Une immense transmutabilité s’empare du monde des idées tout entier. La résistance intérieure, la droiture des concepts est vaincue ; ils penchent les uns vers les autres, comme des gens qui s’assoupissent ; ils finissent par avoir chacun la tête appuyée sur l’épaule du voisin.
« Allseitig zusammenhängender Einheit »[89] : il est beau d’arriver à une parfaite cohérence de toutes ses idées. Mais encore faut-il savoir comment on l’obtient. Ce ne doit jamais être au prix d’aucun sacrifice, d’aucune économie, d’aucune simplification entreprise par en haut. Or, Natorp a beau nous assurer que l’unité de la culture respecte la différenciation du donné intellectuel et l’indépendance des éléments qu’elle groupe, on ne voit pas comment elle le pourrait faire.
[89] « Une unité parfaitement cohérente en tous sens. »
Car, enfin, il ne faut pas l’oublier, ces éléments ont été réunis avant d’avoir été reconnus. L’esprit n’est pas allé les trouver chez eux, leur demander ce qu’ils étaient ; il n’a pas recueilli leur témoignage individuel ; il n’a pas daigné s’informer de leurs rapports naturels et de fait. Comment dès lors pourrait-il, en les organisant, tenir compte de ces rapports ? Comment pourrait-il modeler l’ordre qu’il va leur imposer sur leur ordre véritable ? Comment ne serait-il pas d’avance condamné à les froisser, à les vexer, à les navrer plus ou moins (en allemand on dit : lähmen) ? Du propre aveu de Natorp, le Zusammenstreben[90] de la Culture vers l’unité, est, par essence, différent de la simple généralisation. Il ne peut donc pas avoir cette délicatesse, cette légèreté, ce doigté, il ne peut pas avoir cette déférence et même cette docilité au particulier qui sont le propre de l’induction.
[90] Aspiration.
Fatalement, qu’elle le veuille ou non, la culture est un procédé despotique. Elle est le reflet très exact dans le domaine intellectuel du régime politique de l’Allemagne contemporaine. Dans le fond, plutôt qu’une manière de penser, elle est un mode de gouvernement des idées. Les idées sont ses sujettes et elle les traite comme telles. Elle n’est pas sur le même plan qu’elles ; elle les appelle, elle les pousse, elle les plie, elle les emploie ; elle nomme parmi elles des officiers, et qui sauront se faire obéir.
Oui, il y aura peut-être encore des différences entre elles, mais rien ne pourra nous garantir que ce sont encore les primitives, les véritables. Rien ne pourra nous donner l’assurance que nous sommes encore en présence de leur hiérarchie naturelle. Leur masse aura subi une trop forte pesée, une contrainte trop déformatrice, l’action d’une trop formidable machine. Trop de volonté aura été mélangé à l’intelligence qui les considérait. Qu’elle l’ait ou non voulu, la culture aura ressemblé de trop près à l’esprit d’organisation.
Et en effet, penser n’est pas pour l’Allemand une opération qui ait sa fin en soi. Pour lui, tout ne se termine pas à savoir, à comprendre. Les idées ne sont en aucun cas le dernier port où il veuille toucher. S’il tient à les dominer, c’est parce qu’il a l’intention de les dépasser. Il est temps d’insister sur ce point qui est, à mon avis, d’une gravité capitale et pour lequel nous avons déjà des aveux très importants de Natorp.
Rappelons-nous, entassons ici toutes les phrases où notre philosophe fait allusion à ce qu’il y a dans l’esprit allemand de tendance au dépassement, au franchissement et à l’infinité. A l’en croire, « l’esprit de la culture allemande », au lieu de s’enfermer dans la double opération de la généralisation et de la particularisation, comme dans un manège où l’on tourne en rond, « aspire à la dépasser, et n’y aspire pas seulement, mais la dépasse en réalité ». — Ailleurs, la tâche qui s’offre à la culture est représentée comme infinie, comme irréalisable dans sa totalité, comme à jamais inaccessible, mais par là même comme profondément appropriée au génie allemand qui « aime le regard dans les lointains éternels et qui sent son instinct d’activité le plus intime s’éveiller dans ce regard ». — L’Allemand éprouve des élancements passionnés, quand l’alouette, au plus haut des cieux, « chante sa fuyante chanson ». — Toutes ses œuvres portent l’empreinte de l’infini. — Ailleurs encore, la Conscience confondue avec la Vie apparaît comme une sorte de « dépassement éternellement constant » (ewig stetiger Uebergang), comme un progrès que rien n’arrête.
Ainsi s’indique le penchant de la pensée allemande à sortir d’elle-même, à déborder pour ainsi dire son propre objet. Et, ainsi, du même coup, se déclare ce qu’on pourrait appeler d’après Kant son hétéronomie spontanée.
Car sans doute, au premier regard, cette ouverture sur l’infini dont elle se fait gloire peut être prise pour le signe de sa parfaite liberté et pour le mouvement même de son indépendance. On peut la croire orientée vers les objets éternels ; on peut croire qu’elle ne s’emporte au delà de ses limites que pour atteindre aux suprêmes Idées. Et en effet, elle a été, dans le passé, capable de spéculation désintéressée ; elle a eu, elle aussi à son heure, une tournure contemplative ; elle a su élever des monuments théorétiques, dont il faudrait être fou pour nier la grandeur.
Mais ici, par toutes les formules de Natorp que nous venons de rappeler, c’est seulement sa servitude, sa soumission à une loi étrangère, qui est définie. Car cet infini vers lequel elle est tournée, à la poursuite duquel elle s’élance sans tenir compte d’aucune barrière, est après tout quelque chose de fort vague, et qui par suite risque de se voir, par le premier venu, dangereusement précisé. Supposez qu’à sa place l’idée vienne à quelqu’un de mettre quelque fin mieux déterminée. L’habitude qu’a prise la pensée de regarder toujours plus loin, son incapacité à s’en tenir à ce qu’elle touche vont la dévouer tout entière, et sans qu’elle puisse esquisser la moindre défense, à cette nouvelle destination. De la parfaite indétermination dont elle est si fière à son utilisation la plus spéciale, la plus brutale, il n’y a qu’un pas. Un pas que rien ne peut la préserver de franchir, une sorte de précipice auquel elle s’est mise elle-même hors d’état d’échapper.
Au fond, pour la pensée en général, il n’y a d’autonomie possible que dans un entier asservissement à son objet. Elle ne peut se dégager de celui-ci que pour entrer dans un esclavage cent fois pire. Elle ne peut devenir dépassante sans devenir du même coup employable, sans tomber sous la coupe de l’Utile.
En fait les Allemands d’aujourd’hui ne savent plus penser sans condition. Ou mieux ils ne pensent plus que des conditions. (On pourrait s’amuser à dire que leur esprit est entré en condition.)
Et si l’on prétend que c’est là une affirmation en l’air et dont la malveillance ne s’étaie d’aucune preuve, si l’on objecte que je force les formules de Natorp, que je les rends arbitrairement pendables, je demanderai la permission de transcrire à nouveau la phrase qui suit presque immédiatement le passage où notre auteur insiste justement sur le caractère infini des buts poursuivis par la pensée allemande. La voici dans toute sa tranquillité : « Ainsi ce qui est pour les autres le Tout n’est pour nous qu’un élément subordonné, employé au service d’autre chose, et qui conditionne simplement de l’extérieur cet objet d’une autre essence que nous gardons devant les yeux comme un objet qui n’est certainement pas accessible au sens commun du mot. (Darum ist, was den Andern das Ganze, uns etwas Untergeordnetes, nur Dienendes…) »
Il est impossible, je crois, d’étaler une plus placide inconscience. Il y a ici un cynisme candide, beaucoup plus effrayant que celui des carnets de route que nos premiers envahisseurs ont laissé tomber entre nos mains. Je l’avoue, je ne puis rester tout à fait de sang-froid devant ces deux petits mots, si audacieusement avancés : « nur Dienendes ». C’est plus horrible encore que le « nichts steht für sich ». Ainsi — c’est eux qui le disent — une idée n’est rien que de « servant », elle est une pierre d’attente ; tout son sens, c’est de permettre autre chose, d’aider à atteindre ce but qu’une pudique définition nous présente simplement comme quelque chose de « wesentlich Andre »[91].
[91] « D’essentiellement autre. »
Et si l’on me reproche de m’échauffer trop vite, si l’on prétend qu’il n’est pas question, dans le texte que j’incrimine, de la pensée et que le « Ganze » des autres races qui devient « nur Dienendes » pour l’Allemand n’est rien d’aussi défini que je veux bien le dire, il me suffit, répondrai-je, pour déclencher mon indignation, du rapport qu’établit Natorp ; c’est assez de l’équation qu’il pose. Point n’est besoin d’en réaliser les termes. En elle-même elle est assez révélatrice. Il me suffit de savoir que ce qui nous apparaît à nous comme propre à terminer notre effort, que ce qui vient nous apporter le double sentiment de la totalité et de la satisfaction, dans quelque ordre que ce soit, n’est pour l’Allemand qu’un commencement, que le commencement de quelque chose de « wesentlich Andre », qu’un instrument pour des opérations dont la nature importe peu, dont c’est déjà bien assez monstrueux d’apprendre qu’elles seront ultérieures. Nous avons ici, sans même avoir besoin de serrer les mots de plus près qu’ils ne veulent l’être, la définition d’une mentalité absolument nouvelle, et contre laquelle ce que je peux dire après tout de plus décisif, c’est que je la déteste. Nous avons la définition de la mentalité « conditionnelle », de l’esprit d’universelle subordination. Nous touchons l’impuissance au gratuit, l’impuissance à accepter qu’une chose puisse n’avoir aucune autre raison qu’elle-même, le refus de reconnaître l’existence comme une valeur en soi. Nous touchons le besoin de ne pas laisser les choses comme elles sont, l’esprit de tracasserie et de mise en système, la rage de faire au lieu de constater, d’organiser au lieu de voir. C’est encore bien plus grave que la simple incapacité à penser purement et absolument.
Et, j’y reviens, ça la comprend. Oui, j’ai bien dit, la pensée allemande est parvenue, de nos jours, à une radicale impuissance théorétique. Elle ne sait plus se placer en face de rien dans l’attitude de la contemplation. Le pire est qu’elle continue de se donner tous les airs du désintéressement spéculatif le plus scrupuleux. Mais, sous ces dehors, elle se laisse entièrement mener par les préoccupations pratiques. Elle est tout entière utile ; elle est « nur dienende » à un degré dont on ne saurait assez s’émerveiller. Elle ne heurte, elle ne trouve que ce qui peut servir ; et elle s’avance ainsi, d’un pas à la fois sûr et aveugle, flairant bassement, reconnaissant au fur et à mesure le chemin le plus « intéressant ». Certes, il n’est pas besoin de l’embaucher du dehors, ni de la suborner ; d’elle-même elle présente le cou, d’elle-même elle s’engage, — et je veux dire à la fois qu’elle s’enrôle comme le premier petit jeune homme venu, en proie à la bonne volonté, et qu’elle se laisse prendre la tête comme une poutre dans une charpente : jamais plus elle ne la relèvera.
On peut constater presque expérimentalement cette impuissance de la pensée allemande à rien concevoir d’indépendant ni d’en-soi. Il suffit de la voir fonctionner pour la voir s’employer. Tous les objets qu’elle touche prennent aussitôt une destination. Quelquefois cette appropriation est si sournoise qu’elle est à peine saisissable. Mais nous autres Français, nous la reconnaissons toujours aux impatiences, à la haine qu’elle nous donne. Même sans savoir quoi, nous sentons qu’il y a quelque chose là-dedans qui ne va pas, ou plutôt qui va trop bien. Cette pertinence trop continue nous agace, avant même que nous ayons aperçu où l’on veut nous mener.
Quand je relis les articles de Natorp, ce qui m’y frappe peut-être le plus, c’est leur direction, c’est l’infaillibilité de leur itinéraire. Cela court, cela fait des méandres, cela peut même avoir l’air de s’arrêter ; l’auteur se paie parfois le luxe d’hésiter, de nous montrer des carrefours. Mais ils ne sont peints qu’en trompe-l’œil ; c’est du camouflage ; n’ayez pas peur qu’il oublie son chemin ; il sait qu’il doit aboutir, et où. Il ne dit rien pour rien. Toute sa pensée aspire, « strebt », comme il s’en vanterait lui-même ; l’intention y circule comme une sève : il faut montrer l’Allemagne au premier rang de la hiérarchie « culturelle », il faut justifier, sanctifier sa cause, il faut lui forger une mission ; toutes les idées qu’il accueille, quel qu’en soit le fil, coulent en réalité vers ce lit, épousent d’avance ce thalweg. Une profonde et souple soumission les anime ; elles ont leur pôle et dès leur naissance elles le reconnaissent et le révèrent.
— Eh ! va-t-on dire, un tel dévouement (une telle Hingabe) n’est-il pas l’effet de la guerre sur tous les esprits, à quelque race qu’ils appartiennent ? Vous avez vous-même confessé combien elle était d’essence préoccupante et qu’elle ne laissait le choix aux intelligences les plus libres qu’entre des gravitations opposées. Nos philosophes n’ont-ils pas, exactement comme Natorp, mis leur pensée au service de la patrie ?
— Sans doute, mais chez eux ce fut justement un effet de la guerre. Ce sont gens que la guerre a mis hors d’eux-mêmes, a chassés de leur maison ; eux aussi, en un sens, ils sont des « réfugiés ». Au contraire, il faut admirer et détester combien le tour pratique donné par Natorp à sa réflexion est naturel. Il n’a même pas eu à le lui donner ; elle l’avait déjà ; cette serviabilité, c’était son allure spontanée. Oui, ce que je ne puis voir sans dégoût dans son élucubration, c’est combien elle lui est facile, quel peu de peine elle lui coûte, combien elle est dans ses habitudes, combien c’est déjà comme ça qu’il eût pensé, même s’il eût été libre de penser autrement. Ce qui chez nous est maladie, chez lui est constitutionnel. Quand il se livre à son petit travail de subordination, quand il déploie cette hypocrite longueur de vue que nous décelions tout à l’heure dans son étude, on sent qu’il est en plein dans sa voie, qu’il continue sans effort son œuvre de paix. Oui, la pensée allemande est aujourd’hui entièrement utilitaire, et avec une ingénuité telle, qu’il faut craindre qu’elle ne puisse plus guérir.
Un signe de la profondeur à laquelle elle est atteinte nous est fourni par la façon dont Natorp interprète Platon. On y voit apparaître à plein la difficulté où il est de comprendre, de soupçonner même l’existence du point de vue théorétique.
Platon n’est pas mon dieu, je l’avoue. Je me sens trop Occidental pour subir à fond cette pensée si fortement modelée par l’Orient. Je le trouve dans bien des cas étrangement sophiste ; son Socrate m’agace souvent ; je ne puis m’empêcher de voir que les mots jouent chez lui un rôle parfois exorbitant ; il se laisse non seulement conduire, mais encore désorienter par eux de la plus étrange façon ; il prend toutes leurs différences, toutes leurs ressemblances pour des absolus ; il ne surmonte que très difficilement l’obstacle de premier plan qu’ils forment souvent pour la pensée ; quand il y arrive, c’est par une série de « tours », grâce à une prestidigitation que j’avoue ne pouvoir suivre sans ennui. Il n’a pas une manière assez franche, assez vive, assez directe pour mon goût de prendre les idées. Il est un peu trop adroit, un peu trop souple, un peu trop « grec » au sens défavorable du mot. Mais enfin, il n’est pas permis de contester qu’il soit un grand « théoricien », un de ceux qui ont le plus contribué à développer les parties contemplatives de l’intelligence. Je n’ignore pas qu’avec un peu d’habileté on peut faire apparaître toutes ses préoccupations comme subordonnées à un souci politique et moral. Tout de même, il reste que Platon a conçu les Idées comme essentiellement immobiles et qu’il en a fait le terme définitif, l’objet absolument satisfaisant de notre pensée. Dans le passage même du Banquet, où Natorp s’échine à trouver la première définition de la culture, Platon expose la théorie du désintéressement progressif de l’intelligence et aboutit à décrire, sur un mode quasi mystique, son ravissement suprême, son absorption dans la Beauté de soi. Il donne le dessin d’un mouvement qui, toutes proportions et toutes différences gardées, fait penser à l’ascension intérieure, à la lente montée à travers les châteaux de l’âme, à l’union de plus en plus intime avec Dieu, que sainte Thérèse a plus tard si magnifiquement analysées. Dans toute la littérature philosophique, je connais peu de pages qui puissent donner au même degré l’impression du détachement, de l’arrachement au monde sensible, de la croissante solitude de l’esprit : « De la sphère de l’action, il devra passer à celle de l’intelligence »[92], écrit exactement Platon. Et plus loin : « Le vrai chemin de l’amour… c’est de commencer par les beautés d’ici-bas, et, les yeux attachés à la beauté suprême, de s’y élever sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu’à ce que, de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n’a d’autre objet que le Beau lui-même et qu’on finisse par le connaître tel qu’il est en soi »[93].
[92] Le Banquet, Œuvres Complètes de Platon. Trad. Victor Cousin, t. VI, p. 315.
[93] Page 317.
Or, rappelons-nous comment Natorp commente ce passage : « La philosophie, telle qu’elle est ici décrite, n’est rien d’autre, prétend-il… que l’effort pour ramener tout le divers à une loi dernière, extérieure à l’Espace et au Temps, laquelle pourtant reste en même temps constamment en relation avec le développement dans le Temps et dans l’Espace, car le but de l’Amour (c’est-à-dire de la tendance vers l’Unité) n’est pas la seule contemplation du Beau (de l’Unité elle-même) — mais la procréation dans le Beau, — la création de culture, dirions-nous (sondern das Erzeugen im Schönen — das Kulturschaffen, würden wir sagen). »
Ne sent-on pas tout de suite la fausseté de l’écho ? Il y a entre les deux passages, quand on les touche l’un après l’autre, une différence de son que l’oreille la moins exercée ne peut manquer de percevoir. Je n’insinue pas du tout que Natorp trahit de parti pris son modèle. Mais c’est bien pire. Sans le vouloir, sans même s’en apercevoir, en tâchant simplement de le reproduire, il le déforme, il le rabaisse, il lui communique je ne sais quoi d’intéressé, de préoccupé, de volontaire. Au lieu de cette sensation de dégagement et de libération qu’on éprouve en lisant Platon, on se sent dès qu’il parle, par on ne sait trop quoi, ramené, ré-enchaîné, remis au pas.
Et en effet, car cette impression peut se raisonner, à peine a-t-il, en compagnie du maître, aidé la Conscience à se hausser jusqu’à l’Absolu, qu’il pense à l’en précipiter, à la remettre en contact avec « le développement dans le Temps et dans l’Espace », avec le devenir. Admirez comme il est pressé de retrouver ce sol de la création, du schaffen, qui est le seul ferme pour lui. Impossibilité de comprendre qu’on puisse en rester au Beau, à l’Unité, aux Idées éternelles. « S’gibt nicht ! »[94] « Ça n’est pas admissible, ça n’est pas permis ! » Il nie qu’il y ait là une plate-forme où l’on puisse se tenir ; de gré ou de force il faudra que Platon, sous la conduite de Natorp cette fois, revienne trouver le Temps et l’Espace, pour y « faire » quelque chose, pour y produire, pour y travailler à « l’augmentation de la production ».
[94] Mot à mot : « Il n’y a pas ! »
Et sans doute, je vois bien dans quel passage du Banquet Natorp croit trouver le droit d’intervenir, et dans ce sens. Le voici : « Par conséquent, Socrate, l’objet de l’amour, ce n’est pas la Beauté, comme tu l’imagines. — Et qu’est-ce donc ? — C’est la génération et la production dans la Beauté ?[95] De là procède directement, et, semble-t-il, légitimement, l’Erzeugen im Schönen qui peut à son tour, légèrement élargi, donner naissance au Kulturschaffen. — Oui, mais il faut voir aussi où se placent ces trois lignes, leur rapport de situation avec le passage principal que Natorp étudie et auquel il prétend les incorporer. Or elles lui sont tout simplement de dix pages antérieures ; elles viennent à un moment de son développement où Platon traite encore de l’amour physique, ou tout au plus sentimental. Elles se présentent bien avant qu’il ait abordé même le pied de ce majestueux escalier dont nous lui avons vu gravir ensuite pas à pas tous les degrés. Il est donc absolument abusif d’en faire l’application à la forme supérieure de l’Amour et de s’en servir pour démontrer que sa fin dernière est d’ordre pratique. Rien, dans ces trois lignes, ne peut valablement indiquer que l’amour des Idées ait son terme dans l’action.
[95] Page 305.
L’usage qu’en fait Natorp est d’autant plus indélicat que Platon ne lui a pas laissé le droit d’en étendre ainsi la portée. Tout au contraire, au moment où il en vient à l’amour des Idées, il prend bien soin de rectifier sa formule et de définir aussi exactement que possible ce qui formera l’équivalent de cette « procréation dans le Beau », qui accompagne et termine l’amour ordinaire. Et voici comment il s’exprime : « N’est-ce pas seulement en contemplant la Beauté éternelle avec le seul organe par lequel elle soit visible, qu’il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertu, parce que ce n’est pas à des images qu’il s’attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c’est la vérité seule qu’il aime ? Or, c’est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit qu’il appartient d’être chéri de Dieu ; c’est à lui plus qu’à tout autre homme qu’il appartient d’être immortel »[96]. Voilà donc de quel genre de « production » se couronne, d’après Platon, la connaissance de l’Absolu. Entre elle et le Kulturschaffen dont parle Natorp, la différence est sensible. Je crois en effet que tous les interprètes de Platon sont d’accord pour comprendre ici sa pensée dans ce sens, que la contemplation de l’Idée suprême enfantera presque automatiquement dans l’âme du contemplateur, y déposera les vertus les plus élevées et les plus réelles. C’est en somme la réaction morale de la connaissance pure sur le sujet qui est ici décrite. Mais avec son Kulturschaffen Natorp entend bien autre chose : il introduit une idée de création extérieure, dont le vague même implique l’étendue, il passe subrepticement de la morale à la technique. De cette extase de l’intelligence où Platon croit voir les sources véritables de la perfection intérieure, il prétend, lui, faire sortir tout un déploiement d’activité positive et pratique, qui pourra comprendre aussi bien l’initiative pédagogique que la fabrication industrielle, aussi bien l’élucubration littéraire que la fondation d’hôpitaux. Ne nous y trompons pas, le Kulturschaffen c’est ce prosélytisme social, ce sont ces vastes entreprises mi-artistiques, mi-rémunératrices, ce sont ces usines à forme de cathédrales, c’est cette maligne législation ouvrière, que l’Allemagne contemporaine enfante en effet avec une si copieuse facilité. Voilà tout ce qui, sous la baguette de Natorp, se met en fait, encore que secrètement, à découler de l’apothéose métaphysico-morale du Banquet. Je trouve le prodige assez remarquable, et il n’en est pas en tous cas qui puisse mieux nous renseigner sur l’essence et sur la direction de la mentalité allemande d’aujourd’hui !
[96] Page 320.
Faisons bien attention. Je ne dis pas que la falsification dont Natorp, à mon sens, se rend coupable, soit énorme. C’est un coup de pouce simplement qu’il donne à la doctrine platonicienne. Peut-être même son érudition lui fournirait-elle des textes en abondance pour imprimer de la vraisemblance à son interprétation. Il n’est pas si loin de son original qu’il ne puisse maintenir les dehors d’une parfaite coïncidence avec lui. Mais c’est justement à ce quelque chose d’imperceptible, qui malgré tout l’en sépare, que j’en ai. Plus l’écart est petit et plus il m’est odieux. J’aimerais mieux une franche et ouverte trahison. Tout plutôt que cette déviation insensible — involontaire, je le veux bien — contre laquelle on ne sait à quel moment se gendarmer, à laquelle on ne sait comment parer. Tout, plutôt que ces sournois arrangements de textes, tout, plutôt que ces appels qu’ils se lancent les uns aux autres dans l’esprit du commentateur, et que cette aimantation réciproque, que ces services qu’ils se rendent en cachette, contre le gré de leur auteur. Tout, plutôt que cette orientation pragmatique donnée « en douce » aux idées.
La pensée allemande est devenue impuissante à ce qui semble pourtant la plus facile des opérations, puisque ce n’en est même pas une, mais une « passion » plutôt : à recevoir les idées. Le monde extérieur aura beau chanter tout ce qu’il voudra : elle ne lui prête pas audience. Tous les phénomènes pourront se produire : elle n’a pas de surface réfléchissante, elle ne forme pas en face d’eux plaque sensible. Aux moments les plus solennels, en présence des accidents qui commandent le plus rigoureusement le silence et l’attention, elle continue son petit travail, elle ne cesse pas de s’occuper et de construire. Les choses qui tombent en elle de l’extérieur sont prises aussitôt dans son mouvement et, comme transportées le long d’une chaîne sans fin, deviennent des matériaux pour l’édifice qu’elle bâtit. Elle est incapable de rien concevoir autrement qu’en développement.
Au fond, pour elle, il n’y a plus d’idées proprement dites, plus d’images (Εἴδη) des choses. Plus de concepts : elle ne sait plus se livrer à ce patient travail de distillation et d’accumulation, pareil à l’industrie des abeilles, qui leur donne naissance, elle ne sait plus former de ces cellules délicates, où l’expérience se retrouve sous sa forme essentielle et concentrée. Le Begriff[97] ne l’intéresse plus ; elle ne s’entend plus à begreifen, à saisir le divers et à le retenir entre ses pinces, — ni même simplement à « saisir », au sens où l’on dit : « Avez-vous saisi ? »
[97] Le concept.
La preuve en est qu’elle n’emploie plus le mot. Natorp n’écrit pas : « Deutschland stellt gegen… den Begriff der « Zivilisation » als höher den der Kultur »[98]. Sans y penser, tout naturellement, il écrit un autre mot : « die Forderung der Zivilisation »[99], à laquelle il oppose « die Forderung der Kultur »[100]. Ainsi non pas l’idée, mais l’exigence de la culture. La culture n’est pas une notion qu’on puisse définir, elle est une invitation, un appel, une injonction. On ne comprendra ce qu’elle est qu’en la réalisant. L’esprit ne saurait l’embrasser ; simplement, elle est quelque chose qui lui est demandé, ou plutôt qui est demandé à la volonté. Plutôt qu’elle ne se propose, elle s’impose. Plutôt qu’elle ne se découvre, elle se fait sentir, elle prélève sa part, comme le soleil, à travers les nuages, pompe tout de même, à la surface de la terre, ce qui lui revient d’humidité.
[98] « L’Allemagne, en face du concept de civilisation, pose, comme supérieur, celui de culture. »
[99] « L’exigence de la civilisation. »
[100] « L’exigence de la culture. »
La pensée allemande ne connaît plus, au lieu d’idées, que des tâches, que des Aufgaben. Tout pour elle prend la forme du devoir-être ; tout se présente à elle comme quelque chose à accomplir, toutes les places qu’occupent dans notre pensée les réalités sont prises chez elle par des idéals. Elle est le lieu de rendez-vous et le sujet de tous les impératifs imaginables, et les hypothétiques y font fort bon ménage avec le catégorique.
Il y aurait lieu de rechercher quelle est la part de responsabilité de Kant dans cet affaiblissement de la vertu conceptuelle de l’esprit allemand et dans cet envahissement de ses régions les plus désintéressées, les plus immobiles par l’obligation pratique. On ne peut se dissimuler qu’il les a fortement favorisés. D’abord en subordonnant la connaissance de l’Absolu à la loi morale. Il a habitué par là la pensée à reconnaître une sorte de domination, ou même simplement d’antécédence, — mais ça suffit — du devoir sur l’intelligence. Elle s’est laissé persuader que l’origine de toutes ses forces et le point d’appui de toutes ses entreprises étaient dans cette dictée immédiate et souveraine qu’on lui apprenait à subir. Kant a placé la fécondité intellectuelle sous le patronage de la conscience ; il a fait, en un certain sens, de la spéculation abstraite une « affaire de conscience ».
Et quand on y regarde de près, déjà la Critique de la Raison pure tend à introduire cette conception. Telles qu’elles y sont définies, en effet, les Idées de la Raison n’ont point pour contenu un objet ; elles sont essentiellement irréalisables, elles ne sont que des « principes directeurs », que des symboles propres à permettre l’organisation de la connaissance, que des idéals qu’il faut poursuivre, sans jamais espérer les atteindre. L’esprit les perçoit donc comme un programme auquel il est astreint, comme un canevas à remplir, comme une sorte de devoir intellectuel auquel il n’a d’autre ressource que d’obéir.
Et même déjà les catégories de l’entendement, déjà même les formes de la sensibilité n’ont-elles pas quelque chose d’impératif ? Au lieu de copies des choses, ne sont-elles pas des indications péremptoires données à l’esprit ? Ne lui prescrivent-elles pas une conduite ? Ne se font-elles pas sentir à lui, comme des nécessités plutôt que comme des images ? N’a-t-il pas plutôt à leur céder qu’à les former ?
Si l’on veut, d’un certain point de vue, Kant est responsable de tout le pragmatisme que nous reprochons à l’Allemagne actuelle. C’est bien lui qui a le premier aveuglé la voie de la connaissance directe, enlevé à la Raison sa fonction renseignante, tari en elle la vision. C’est bien lui qui a modifié le rôle des idées, qui leur a insufflé quelque chose d’actif et de prétendant, qui en a fait des Forderungen. C’est bien lui qui a transformé le fond et comme l’étoffe de l’intelligence et qui d’une faculté perceptive l’a changée en une faculté impérative. Ayant paralysé son usage normal, il l’a contrainte au détour, il l’a poussée à se chercher une fonction nouvelle et à la trouver dans le gouvernement et l’organisation par en haut d’un donné dont elle était désormais incapable de reconnaître les linéaments naturels, les caractères intrinsèques.
Il est impossible de ne pas remarquer combien Kant allait par là dans le sens de la spontanéité allemande et combien il travaillait à renforcer ce trait du génie allemand que nous avons si longuement analysé : l’impuissance à voir, à distinguer, à saisir, la nuit originelle de l’intuition, et la manie qui y correspond intimement, de s’imposer des tâches, de travailler, d’élaborer, de construire. On comprend très bien que, son encouragement venant se joindre à leur penchant naturel, ses successeurs aient abouti à considérer la Raison comme une sorte de magister qui fixe à sa classe des devoirs « pour la prochaine fois », ou comme un contremaître qui épingle sous les yeux de ses ouvriers le dessin des pièces qu’ils auront à exécuter.
Et pourtant, il y a dans leur façon de penser, dans leur attitude mentale tout entière, quelque chose qui ne peut être attribué à la seule influence de Kant et dont on ne saurait sans une grande injustice lui faire porter la responsabilité.
Kant conçoit encore l’intellect comme une réalité, comme un règne à part. Quelque forme qu’il tende à lui donner, il a du moins le sentiment très décidé de son indépendance. La Raison pour lui est absolument autonome, elle forme un massif parfaitement défini, dont les frontières sont connues d’avance, et qu’il ne s’agit que d’explorer à l’intérieur ; elle se campe en face de l’activité et n’a avec elle d’autre rapport que de lui prescrire sa loi. — Surtout ce qu’il ne faut pas oublier, c’est l’origine de cette loi. Parce qu’elle est appelée pratique, il ne faut pas s’imaginer qu’aucune considération de résultat à obtenir lui donne naissance. On sait, au contraire, combien Kant oppose fortement l’impératif catégorique aux impératifs techniques. Elle est la règle inconditionnelle de l’action et sa véritable source est dans le règne supra-sensible. En elle, c’est notre caractère intelligible qui se manifeste et qui cherche à imposer sa forme à notre conduite empirique. Elle est donc comme une émanation des choses en soi et comme le corps que les noumènes tentent de prendre au sein des phénomènes.
Avec la pensée allemande d’aujourd’hui, nous sommes bien loin de cette conception, dont on peut penser tout ce qu’on voudra, mais qui a du moins le mérite d’être claire et robuste. La Raison n’est plus du tout quelque chose de distinct. Elle ne s’oppose plus du tout à l’activité. Elle a coulé en elle et s’y est vaguement répandue. L’Action est toute seule. Am Anfang war die Tat[101], ne cessent de répéter d’après Faust les autorités philosophiques d’aujourd’hui. Les Forderungen que sent l’esprit n’ont pas forcément une origine intellectuelle, elles ne viennent pas de la contemplation d’un idéal. Leur source est dans l’activité même qu’elles dirigent. On ne les porte pas en soi comme une lumière antérieure. Mais elles naissent pour ainsi dire de la besogne et à son niveau ; pareilles à la petite lampe du mineur, elles éclairent, au fur et à mesure, juste ce qu’il y a à faire.
[101] Au commencement était l’action (Faust).
La pensée allemande sent une dictée et toute sa fonction n’est plus que d’y obéir. C’est la première déformation que nous en avons signalée. Mais la deuxième est que cette dictée n’a plus rien de rationnel et qu’elle ne représente plus l’astreinte, la pesée d’aucun ordre supérieur. Il est prodigieux à quel point les noumènes sont absents des préoccupations allemandes d’aujourd’hui, à quel point la pensée allemande est vide de noumènes. Plus d’objets, plus aucun point fixe, dont on puisse la dire à tel moment plus ou moins rapprochée. Les Aufgaben[102] auxquelles elle se dévoue, j’allais dire qu’elles lui tombent du ciel, mais ce n’est même pas ça : elle les trouve par terre, sur son chemin, comme des brouettes qu’il faut simplement pousser devant soi. En l’accompagnant, à aucun moment on n’a l’impression de se diriger vers une réalité quelconque ; à aucun moment on ne remarque que la ressemblance de ce que l’on fait à quelque modèle préconçu par l’intelligence s’accroisse. D’immenses galeries, où chacun travaille sans jamais voir le bout de sa tâche, des filons qu’on suit à perte de vue. En un mot, le bagne que devient la pensée quand elle est libérée de ses obligations envers l’objet.
[102] Tâches, devoirs.
Il ne faut pas nous laisser tromper. La culture, dans le fond, ce n’est rien de proprement intellectuel. La mise en scène philosophique, si habilement déployée par Natorp, n’était que pour nous donner le change. Platon et sa théorie de l’Amour n’ont joué dans toute cette histoire que le rôle d’un décor suggérant une fausse perspective. Ils n’ont paru que pour nous faire croire que l’esprit allemand avait une façon originale, et patronnée par d’illustres modèles, d’embrasser les idées et de réfléchir. — Mais en réalité, la culture n’est pas du tout un angle visuel préexistant aux choses, un point de vue, un parti-pris de l’intelligence. Elle n’est ni une manière de penser, ni même une manière de sentir. Tout est beaucoup plus simple. De l’aveu même de Natorp, le deutsches Wesen[103] ne se peut prouver que durch Tat und Leben[104]. Et en effet l’Allemand ne « s’explique », c’est-à-dire ne se déploie qu’au moment où on lui ouvre la carrière de l’action. Jusque-là il ne peut rien dire, jusque-là il ne peut qu’agencer de pénibles et obscures définitions, jusque-là il lutte dans la nuit, il se bat avec des manques et des absences.
[103] L’essence allemande.
[104] Par l’Action et par la Vie.
La culture n’est pas un point de vue. Elle consiste essentiellement à mettre toutes choses en branle. Oui, Natorp a eu raison de nous la représenter comme un mouvement. Mais au lieu d’un mouvement de l’intelligence, c’en est un de la volonté. Elle est bien un passage, un ewig stetiger Uebergang[105] ; mais cet Uebergang s’effectue de l’esprit au dehors. La culture consiste à sortir de l’esprit et à assaillir directement les choses, à les secouer.
[105] Un dépassement éternellement constant.
Elle n’attend pas. Elle prend possession de la réalité en vrac. Elle s’attaque de front à ce monde qui a résisté à l’esprit, et elle décide d’en faire tout de même quelque chose. Comment se définirait-elle, alors qu’elle consiste à passer outre à toute définition ? Elle ignore ce long temps où l’on ne fait rien que contempler quelque chose dans sa pensée, et l’approuver, et le caresser. Elle procède, elle commence, voilà peut-être sa plus essentielle fonction. Elle est l’initiative à tout prix. Elle est l’esprit de construction déchaîné tout seul.
C’est une force. C’est un moteur. C’est un moulin. Elle actionne une roue, elle fait tourner toutes choses ensemble. Son effet, c’est la liaison, c’est la mise en composition universelle. C’est l’organisation si l’on veut, l’organisation a priori.
Elle ne perçoit plus le monde qu’à l’occasion de ce qu’elle fait. Elle ne le voit qu’en le forgeant. Elle l’apprend dans la mesure seulement où elle le fait devenir autre chose.
La culture, c’est la clé des champs donnée au formidable dynamisme du génie allemand. Livrez-lui le monde : au bout d’un temps donné, tout y aura été soulevé de son siège. On comprendra de moins en moins de choses, mais il y en aura de plus en plus de remuées. « Rien n’existera plus pour soi. Il y aura des liens qui feront communiquer toute chose avec toute autre. » De partout on aura lancé des amarres. Ou mieux encore, tous les objets existants seront entrés en danse et, comme les rayons d’une roue vertigineuse, ne formeront plus qu’un magnifique et mobile soleil. Et l’on ne trouvera même plus la moindre trace de l’esprit qui leur aura donné cette gigantesque impulsion, car il aura piqué une tête à leur suite et, comme un acrobate pelotonné à l’intérieur du cerceau qu’il anime, il aura disparu dans leur rotation.
« Eh ! me diront les neutres, vous avez beau mobiliser votre vocabulaire le plus méprisant, vous ne faites rien de plus que définir une mentalité dont le seul défaut reste de n’être pas la vôtre. Ne pensez pas l’avoir si facilement foudroyée. Il est bien possible qu’elle vous exaspère. Mais c’est un malheur dont il n’y a pas à tenir compte. Elle reste d’une incontestable originalité et d’une puissance dont chacun aujourd’hui peut à loisir constater les effets. En d’autres termes, vous nous expliquez fort bien pourquoi vous êtes en guerre avec l’Allemagne. Mais vous ne nous démontrez pas que nous ayons le devoir de souhaiter votre victoire plutôt que la sienne. Avec la victoire de l’Allemagne, des avantages que vous pouvez appeler monstrueux, mais qui n’en seront pas moins tangibles et palpables, écherront au monde. Tout au moins des possibilités indéfinies s’entr’ouvriront. Nous devrons peut-être résigner certains rêves, un certain goût de la vie libre et facile, certaines aspirations esthétiques, dont nous avions cru faussement jusqu’ici la satisfaction indispensable. Mais la productivité du monde subira un accroissement formidable. Tout ce qui reste entre vos mains, petit et noué, se développera ; des échanges s’établiront ; toute richesse se multipliera. La vie finalement deviendra sinon plus heureuse, tout au moins plus nombreuse et plus prospère ; une civilisation nouvelle prendra naissance. »
Je serai le dernier à contester la fécondité du génie allemand. Et qu’ai-je fait dans toute cette étude, sinon la faire apparaître comme l’essentielle, comme peut-être la seule vertu de ce génie ? Je crois fort bien que l’Allemagne est capable de « révolutionner » le monde, et d’abord au sens physique du mot. Elle est capable de le faire tourner, de le mettre sens dessus dessous, et par là, j’en conviens, en exposant ses entrailles au grand jour, de renouveler sa substance et de lui communiquer une nouvelle force végétative. C’est peut-être ce qu’ont senti les peuples faibles, comme les Russes, ceux qui se voient impuissants à exploiter eux-mêmes leur propre richesse. C’est peut-être là le charme qui les a captivés et qui les tient encore enchaînés. Lénine et Trotzky n’ont pas été entraînés dans l’orbite de l’Allemagne, comme on l’a prétendu, par de simples pourboires ; leur esprit était déjà gagné. Ils voyaient dans l’Allemagne l’agent du bouleversement universel et, par là, le pouvoir le plus apte à leur venir en aide dans la création d’un monde nouveau. Il ne s’agissait que de lui ôter sa direction trop précise et de le capter à leur usage… Il faut être juste : ce n’était ni à la France, ni à l’Angleterre que des gens désireux de faire exécuter au monde une décisive pirouette pouvaient songer à demander l’impulsion nécessaire. A un moment où l’Amérique n’était pas encore entrée en jeu, l’Allemagne seule avait assez de branle. Oui, l’Allemagne est essentiellement et profondément motrice.
Mais je demande que nous réfléchissions un moment au prix qu’il en coûterait si nous laissions sa vertu s’épanouir librement. Les avantages que nous en recueillerions, encore une fois ne sont pas douteux. Mais le prix : voilà de quoi je ne puis détacher ma pensée, voilà ce qui me comble d’effroi.
On a pu voir dans tout ce qui précède que je n’aimais pas beaucoup les injures. J’ai spécialement pris soin de retenir le plus longtemps possible le gros mot de barbarie. J’ai même condamné l’emploi qu’on en fait couramment pour stigmatiser certains défauts allemands que je crois avoir montré d’une étoffe toute différente. Mais enfin voici le moment arrivé où je ne puis plus m’empêcher de le lâcher. Oui, tout bien réfléchi, même si le triomphe de l’Allemagne, même si la « révolution » du monde par l’Allemagne devaient représenter un progrès matériel positif, je prétends que ce ne pourrait être qu’au prix d’un retour à la plus effrayante barbarie intellectuelle.
Je n’oserais peut-être pas affirmer en termes si décisifs mon opinion, si elle n’était que la mienne. Après tout, c’est vrai que je reste partie dans le débat qui nous agite, et que je n’ai pas le droit de trancher. Mais voici ce que je lis dans les Conversations de Gœthe avec Eckermann, à la date du 22 mars 1831 :
« Gœthe m’a lu, après le dîner, des passages d’une lettre qu’un jeune ami lui écrit de Rome. Quelques artistes allemands y apparaissent avec de longs cheveux, des moustaches, des cols de chemise rabattus sur des habits de vieille coupe allemande, des pipes et des dogues. Ils ne semblent pas être venus à Rome à cause des grands maîtres, ni pour y apprendre quelque chose. Raphaël leur paraît faible et Titien simplement un bon coloriste.
« — Niebuhr avait raison, dit Gœthe, quand il voyait venir un temps barbare. Il est déjà là, nous y sommes déjà plongés ; car en quoi consiste la barbarie, sinon en ceci qu’on ne reconnaît pas l’excellent ? (denn worin besteht die Barbarei anders als darin, dass mann das Vortreffliche nicht anerkennt ?) »[106].
[106] Édit. Philipp Reclam, t. II, p. 223.
Mais qui pourrait ne pas voir que cette définition, pareille à une torpille bien dirigée, atteint du premier coup, en plein dans ses œuvres vives, le vaisseau de la Culture tel que Natorp l’a lancé, le génie allemand tel qu’il résulte de son exposé ? Peut-être ne distingue-t-on pas tout de suite le danger qu’elle leur fait courir. Mais pour ne se révéler qu’au second coup d’œil, il n’en est pas moins terrible.
Natorp, nous le savons de reste, appelle Culture, autrement dit considère comme l’essence du génie allemand, la conscience, dont tous ses compatriotes, prétend-il, sont doués, de la « continuité de tout le spirituel ». Mais Gœthe pense que c’est de la barbarie que « de ne pas savoir reconnaître l’excellent », c’est-à-dire ce qui émerge du règne spirituel, ce qui y forme sommet, en d’autres termes, ce qui en rompt la continuité. — A en croire Natorp, le mouvement organique de l’esprit allemand est un dépassement, un hinauschreiten, un ewig stetiger Uebergang. Mais Gœthe estime qu’il y a barbarie dès qu’on cesse de ressentir et de toucher ces points fixes, ces repères inébranlables, ces infranchissables bornes que sont, dans tous les ordres, les œuvres parfaites, les choses excellentes. — Pour Natorp, le génie allemand consiste à déborder les choses par l’action, il ne se révèle que durch Tat und Leben ; il est une façon d’agir et de vivre, plutôt qu’une façon de comprendre. Mais Gœthe reconnaît le barbare à ce trait justement qu’il ne sait pas rester tranquille, qu’il ignore l’attitude réceptive, qu’il est incapable de se laisser dominer et enseigner par sa sensibilité, incapable d’être arrêté, apaisé, enchaîné, captivé par la perfection.
Tous les caractères que Natorp sans doute se félicite d’avoir trouvés pour définir la Culture se trouvent ainsi compris dans le secteur battu par la pièce que Gœthe avait d’avance mise en batterie. Tout l’édifice construit péniblement par Natorp pour glorifier le génie allemand tombe en un instant sous les coups de celui que tous les Allemands reconnaissent comme leur plus grand écrivain. C’est par Gœthe, et non par moi, que la Culture est dûment étiquetée : Barbarie. Ce n’est pas ma faute, je n’y suis pour rien. Ils n’avaient qu’à s’arranger d’abord ensemble. Il y a eu là de la part du moderne apologiste du Deutschtum un manque coupable de précaution.
Oui, j’ose maintenant le répéter en toute sécurité, oui, l’Allemand est un barbare. Non pas peut-être au sens où on a pris l’habitude de le dire. Mais en ceci, qu’il ne sait pas reconnaître l’excellent.
Il y a dans Vortrefflich la racine : treffen, qui veut dire proprement : toucher, rencontrer juste, porter en plein dans la cible. Le Vortrefflich, c’est donc le « bien touché », le « justement rencontré », le résultat du « bien visé ». Une chose est vortrefflich, quand son auteur a « bien placé » son coup[107]. — L’Allemand est un barbare en ce sens qu’il ne s’aperçoit jamais de ce qui est « bien attrapé », en ce qu’il ne remarque jamais, ni dans les œuvres des hommes, ni dans les œuvres de Dieu, les réussites, les coups heureux, en ce qu’il ne connaît pas d’autre Treffer que ceux qu’obtiennent ses canons, ses aéroplanes ou ses sous-marins, en ce qu’il n’est averti par aucune secousse intérieure de la rencontre, de la coïncidence, du miracle, en ce qu’en présence de la perfection, de quelque ordre qu’elle soit, il reste neutre à ses rayons et n’en reçoit pas les stigmates.
[107] Es trifft zu ! = C’est ça ! — Es trifft nicht zu ! = Ce n’est pas ça ! C’est inexact !
L’Allemand est barbare encore en ceci, qu’il ne voit pas ce qu’il y a d’irrémédiable dans l’excellence, tout ce qu’elle empêche, tout ce dont elle dispense, l’impossibilité de faire mieux. Il est barbare non pas comme les Huns, dont je persiste à penser qu’il n’a pas la spontanéité dévastatrice, l’entrain au meurtre et au ravage, mais en ce sens, tout de même assez voisin, qu’il a, au spirituel, l’instinct de continuation, de débordement et d’invasion, en ce sens qu’il franchit au hasard toutes les frontières, qu’il poursuit à l’infini toutes ses idées, qu’il augmente par simple voie d’addition toutes ses capacités, sans que rien jamais de vortrefflich, soit dans les choses, soit en lui-même, lui vienne être une raison suffisante de s’arrêter.
L’Allemand est barbare en ce qu’il ne rencontre en lui-même ni certitudes, ni obligations. Il a beau voyager à l’intérieur de son esprit, il a beau pousser dans tous les sens : dans aucun il ne se produit de résistance qu’en avançant il sente croître, tout reste possible et mouvant. Au fond, s’il ne reconnaît pas l’excellent hors de lui, c’est parce qu’il n’en découvre pas en lui les conditions. Il est barbare en ceci, qu’il est dans une perpétuelle migration intellectuelle.
Certes, il est capable de bien des choses et nous avons même dit : de tout. Encore une fois, il est tout désigné, sinon pour produire, tout au moins pour amener du nouveau. On peut fort bien imaginer que par ses soins, j’allais dire par son agitation, le monde arrive à revêtir une organisation inédite. Mais qu’il a bien raison de refuser d’avance pour elle le titre de civilisation ! Comme en effet ce serait bien autre chose qu’une civilisation !
Pour qu’il y ait civilisation, si nouvelle, si « moderne », si « renversante » qu’on la suppose, il faut qu’il y ait, dans la masse même de la société, un certain goût préalable de ce qui est « bien », au sens le plus général du mot, et une certaine volonté bien arrêtée de s’y tenir. Sans doute on pourra se tromper dans l’appréciation de ce « bien », il pourra se faire qu’on choisisse des valeurs contestables. Du moins, elles seront nettement aperçues et fermement préférées. Pour qu’il y ait civilisation, il faut avant tout qu’il y ait préférence et révérence, et qu’elles soient définitives.
Dans l’ordre social qu’inaugureraient les Allemands, sans doute une inflexible discipline matérielle régnerait qu’il serait fou de songer à enfreindre. Certes, on ne se gourmerait pas dans les rues ; cela deviendrait même probablement un impossible, un invraisemblable dérèglement. Mais sous cette enveloppe rigide, on serait en pleine barbarie et en pleine anarchie. Les esprits verraient s’effacer en eux les distinctions patientes, toutes les précisions et toutes les nuances que les âges leur ont apprises. Les limites qu’ils sont arrivés, à force d’attention, à déterminer, s’écarteraient devant eux comme par enchantement, leur laissant un champ détestable pour des ébats décourageants. Une inconsistance générale se déclarerait autour d’eux. Jamais ils n’auraient été plus libres. Toutes les conceptions leur seraient permises. Mais une fois réalisées, elles porteraient toutes la tare de leur facilité. Je vois très bien ce qui arriverait, par exemple, dans l’ordre esthétique. Au lieu de ce passage étroit et vertigineux, de cette crête qu’il ne faut pas manquer, de cette gorge de la nécessité qui conduisent à l’œuvre d’art authentique, on aurait un vaste terrain où l’on pourrait faire des expériences, construire de front toute une ribambelle d’édifices. Avec le sentiment de l’excellence, auraient disparu celui de la nécessité, celui même de la direction. Tout s’entrecroiserait, tout se confondrait, tout redescendrait peu à peu, d’abord dans le domaine spirituel, et forcément ensuite dans le domaine matériel, à cet état d’indistinction, d’homogénéité et de chaos, d’où l’effort et d’où surtout le discernement des grands génies nous ont à la longue tirés. Nous retomberions à cette barbarie par excellence que fut la nébuleuse.
Natorp reprend dans son essai une phrase dont se gargarisent avec une complaisante volupté les intellectuels pangermanistes : Der Tag des Deutschen soll die Ernte der ganzen Zeit sein[108]. D’après moi, ça veut dire : Si jamais le malheur voulait que vînt « le jour de l’Allemand », la moisson serait vite faite : tout ce que les siècles ont fait pousser de définitions serait fauché en un instant.
[108] « Le jour de l’Allemand sera la moisson du Temps tout entier. »
Natorp fait encore allusion à cette devise, fort répandue dans les cercles allemands où l’on croit devoir saupoudrer l’impérialisme d’un peu de mystique :
[109] « Au contact de l’âme allemande, le monde doit guérir. »
Et c’est fort bien. Mais je vais vous dire, moi, de quoi seulement le monde a chance de guérir au contact de l’âme allemande : c’est de sa faculté de pénétration, c’est de son sentiment de l’excellence et de sa volonté d’y obéir, c’est de son intelligence et de sa constance, c’est de sa pointe et de sa fidélité, c’est, en un mot, de sa civilisation. Si ce sont bien là les maladies dont il souffre, en effet, il n’a qu’à se mettre une peau d’Allemand toute chaude sur les épaules : il sera bien vite débarrassé.
Je me rends trop bien compte de l’effet que nous produisons, nous Français, sur les Allemands. De tout ce que je viens de leur reprocher, ils ne feraient sans doute que rire. « Vous êtes beaucoup trop empêtrés, nous diraient-ils. Vous vous laissez paralyser par tout ce que vous avez une fois aperçu. Vous ne connaissez que l’obligation du passé, et nous, peut-être en effet, nous ne connaissons que celle de l’avenir. Regardez-vous donc : vous êtes tout emmaillotés de contraintes, vous êtes liés de mille bandelettes, vous êtes des momies déjà. » Ils ont pitié de nous, sincèrement. Ils plaignent notre beau génie, captif de ses propres découvertes. Au besoin, si nous le permettions, ils nous viendraient en aide, ils couperaient les cordes qui nous retiennent, ils seraient tout contents de nous voir enfin marcher.
Il est inutile de nous dissimuler que nous ne sommes nullement un peuple progressiste. Il nous manque je ne sais quelle souplesse des articulations. Nous avons la croissance difficile. Nous sommes un peu « encroûtés », comme on dit. Le passé nous tient et nous commande. Le passé a chez nous sur les âmes, à quelque nuance qu’elles appartiennent, un pouvoir qu’on ne lui connaît nulle part ailleurs. On s’en rend compte à la difficulté qu’éprouvent nos politiciens dits « avancés » à suivre une ligne de conduite vraiment nouvelle et originale ; ils ne savent la composer que de pièces et de morceaux, ils ne progressent qu’en sautant d’une ornière dans l’autre. Et comme ils restent de mœurs réactionnaires ! Les plus hardis ne se sentent à l’aise que quand ils se sont créé une tradition, que quand ils ont enfin une autorité à laquelle se référer. Que deviendraient nos socialistes s’ils n’avaient pas Jaurès derrière eux, comme une espèce d’Aristote ou de Saint Thomas d’Aquin ?
C’est vrai que notre pénétration même nous paralyse. Tout ce que nous voyons nous arrête. Comme je l’ai déjà dit, nous avons trop de penchant à trop vite nous fixer. — En politique, nous sommes d’une lenteur désespérante. Chaque progrès même que nous faisons nous devient aussitôt une raison de ne plus avancer ; nous l’entourons d’abord d’une véritable religion et d’un culte infini : il est encensé, au lieu d’être continué. Et il faut attendre qu’il soit devenu une insupportable survivance pour que nous nous décidions à le dépasser, à faire un pas de plus. Quoi de plus amusant que la façon dont nous restons cramponnés aux Droits de l’Homme ! Les Allemands en font des gorges chaudes, et je ne veux pas du tout insinuer qu’ils aient raison ni que la fameuse Déclaration soit à mettre au panier. Mais enfin, elle n’est pas le dernier mot de tout. Et nous voyons déjà se lever en foule des problèmes qu’elle sera impuissante à résoudre.
C’est un fait que nous n’avançons que difficilement, qu’au prix de nombreux à-coups. Notre machine est un peu poussive et rouillée. Elle n’a pas ces longues bielles neuves qui tournent douillettement et silencieusement dans l’huile et dont chaque foulée fait faire tant de chemin.
Mais il faut dire résolument : Tant pis ! On ne peut pas avoir toutes les vertus. Et nous manquerions à la première de toutes, qui est la modestie, si nous nous imaginions en avoir réalisé le trust. Non, nous n’avons pas toutes les vertus. Il nous manque la vertu évolutive, la faculté de transformation. Mais nous savons, nous tenons, nous touchons. Nous touchons le commencement de tout. Notre rôle est de voir les choses comme elles sont. Toute réalité entre nos mains se décompose en ses éléments vraiment premiers. Nous descendons, nous explorons, nous repérons. Et nous gardons. Si trop souvent, dans le domaine pratique, nous nous obstinons à conserver ce qui n’a pas besoin de l’être, nous protégeons du même coup tout ce qui, dans le domaine intellectuel, doit ne en effet jamais être abandonné, ou surmonté. Nous nous opposons à toute Ueberholung[110]. Ayant su reconnaître dans tous les ordres ce qu’il y a d’« excellent », par notre seule attitude, nous le rappelons très sévèrement à l’humanité tout entière. O ma France maladroite, tellement moins « en avance » que tu ne te crois, si peu « à la coule », si dangereusement même, à bien des points de vue, dépassée, ô ma France menacée, mais heureusement aussi, secourue (comme on prend le bras à quelqu’un de cher et de fatigué), je t’aime, parce que rien ne peut te faire oublier ce qui ne doit pas être oublié. Je t’aime, parce que tu maintiens, en dépit de tout, le contact avec les choses qui ne bougent pas. Je t’aime, parce que tu ne fais rien du tout peut-être que d’empêcher et de punir les excès de vitesse, les virages sur deux roues. Je t’aime, parce que tu ne prends pas pour un lest dont on puisse au premier besoin se débarrasser, toutes les exactitudes de l’esprit.
[110] Dépassement, franchissement.
Il faut nous consoler. Ce n’est pas nous qui ferons les premiers la révolution sociale. Nous ne saurons même peut-être pas accomplir tous seuls ce rétablissement délicat et indispensable, en face duquel toute société va se trouver placée après la guerre. Mais « il ne faut pas s’en faire ». On nous aidera. Et en attendant, c’est nous qui aurons gardé le trésor spirituel, sur lequel toute l’humanité sera bien obligée de continuer à vivre. Grâce aux flots de sang que nous aurons répandus, il restera vrai, il restera initial qu’une chose est ce qu’elle est, et qu’elle n’est pas ce qu’elle n’est pas. Nous aurons fait un rempart de notre corps au principe d’identité et à celui de non-contradiction. Nous aurons empêché cette barbarie d’arriver sur le monde, que tout soit pareil et que tout soit possible. Nous aurons empêché très expressément que l’homme s’avise jamais de devenir assez sauvage, assez bête pour croire qu’il peut tout.
Nous n’avons pas encore exploité jusqu’au fond l’article de Natorp. Je m’en voudrais de n’en pas extraire une dernière pépite, qui ne me paraît pas être la moins précieuse. Je la trouve à la dernière page du résumé que j’en ai donné.
Être Allemand, écrivais-je d’après Natorp, pour l’Allemand, c’est donc, d’abord un devoir, celui de le devenir. Et je citais ensuite : « L’essence allemande est en nous, mais seulement en ce sens que nous devons éternellement l’amener au jour : c’est ce que les plus perspicaces d’entre nous ont compris et se sont imposé comme tâche. » « Aujourd’hui nous ne devons connaître aucun autre but que d’être une bonne fois enfin nous-mêmes des Allemands (dans ce sens suprême), de devenir des Allemands, de vouloir rester des Allemands. Nous le sommes comme nous ne l’avons encore jamais été, nous le sommes en devenir, jamais nous n’avons été si forts en devenir. Nous sommes jeunes, les plus jeunes de tous, est-ce qu’on ne sent pas cela ? »
Ainsi nous leur avons fait cette concession et cet honneur, ou, si l’on veut, nous leur avons rendu cette justice, de leur demander à eux-mêmes ce qu’ils étaient, de les laisser se définir librement devant nous. Et voici ce qu’après un branle-bas philosophique monumental, ils finissent par nous répondre : « Nous sommes quelque chose qui n’est pas encore. Nous n’existons pour le moment qu’à l’état d’aspiration. Ou plus exactement, à chaque fois que nous avons à nous présenter devant le monde, il faut que nous allions chercher notre âme au fin fond de nos limbes intérieurs et que nous l’amenions au jour. »
Nous avons été complaisants et respectueux. Nous avons laissé parler Natorp sans l’interrompre (ou si peu !) et j’ose trouver qu’une telle patience nous créait quelques droits. Or voici ce qu’à la fin il ose nous servir : « Nous ne sommes rien du tout qu’on puisse dire. Nous devenons, nous devenons, nous n’avons jamais fini de devenir. Chacun de nous est pour lui-même une tâche, une Aufgabe. Il ne doit pas connaître d’autre but que d’arriver à être enfin quelque chose. Telle est la consigne qu’on lui a donnée. Et vous pouvez vous assurer là-dessus. Car, lorsqu’un Allemand a reçu un ordre, il l’exécute ; quand un Allemand entreprend une besogne, il aboutit forcément à un résultat quelconque. »
Nous n’avons pas été méchants. Nous avons fait preuve de la curiosité justement qu’on réclamait de nous. Nous avons demandé bien poliment à voir l’habitant de cette coquille mystérieuse que nous appelions un Allemand. Au lieu de l’insulter au hasard, nous avons sollicité l’avantage de faire sa connaissance. Et voici tout le renseignement que nous obtenons : C’est quelqu’un qui n’est pas encore là, qui va venir, qui est occupé de toutes ses forces à arriver.
Ainsi, plus nous stationnons devant le guichet où Natorp distribue l’intelligence des choses allemandes, plus les portions que nous touchons sont minces. Nous avons pu croire un instant, rien qu’à la masse de ce qui nous était remis entre les mains, que nous tenions un trésor. Mais il s’est mis à fondre à vue d’œil. La Culture, que nous pensions d’abord, aux préparatifs qu’on faisait pour la définir, être quelque chose de très considérable, a perdu peu à peu tout son contenu intellectuel, s’est finalement réduite à un simple mode de l’activité, à un pur mouvement.
Et voici maintenant que le caractère, que l’« être » allemand lui-même s’évanouissent entre nos mains. Le deutsches Wesen[111] n’est plus qu’un Werden[112]. On ne sait plus où le trouver. Lui non plus ne se laisse pas ramener à une idée, lui aussi est un pur mouvement.
[111] L’être allemand.
[112] Un devenir.
En somme c’est bien ce que nous avions aperçu tous seuls du premier coup. L’Allemand n’existe pas d’abord. Il faut qu’il se crée, il faut qu’il se forge. Il doit être lui-même le premier produit de sa culture. Il ne commence qu’au moment où il se veut. Chaque trait de sa nature est précédé d’un : Fiat ! — Ou plutôt il n’a pas de nature du tout. Il ne naît pas ; il devient seulement. Natorp l’a très bien dit, personne n’est aussi « puissant en devenir ».
Mais personne aussi n’est moins intéressant. Ce qu’il y a peut-être de plus terrible à dire sur les Allemands, c’est justement qu’ils ne sont pas intéressants. Et comment s’attacher à des êtres en perpétuelle formation ? « Nous sommes jeunes, s’écrient-ils. Est-ce qu’on ne sent pas cela ? » Les malheureux ! Comme si c’était par là qu’ils pouvaient nous séduire ! Et qu’y a-t-il de moins intéressant que la jeunesse ? On peut s’attendrir sur les possibilités infinies qu’elle couve. On peut faire du lyrisme avec ça. Mais quiconque a le goût de la réalité psychologique, garde son attention pour les êtres achevés, accomplis. En fait d’humanité, je ne connais, je n’aime que ce qui est, que ce qui résiste, que ce qui pense et sent et veut comme ça, et pas autrement. Le deutsche Jüngling[113] m’embête. Si encore je sentais qu’il vieillira ! Mais non. Il est jeune pour toujours, er ist jung in Ewigkeit. Il est pour toujours « en puissance ». Et moi, justement, je ne me passionne que pour ce qui est « en acte ».
[113] Le jeune Allemand.
On voit très bien comment la guerre est sortie de cette jeunesse de l’Allemand. Il sentait bien qu’il ne pouvait pas nous intéresser par lui-même. Il voyait bien qu’il ne forcerait pas tout seul notre attention. Alors il a commencé à s’armer. Il s’est dit que peut-être, lorsqu’il serait muni d’une artillerie écrasante (mit einer vernichtenden Artillerie versehen), nous regarderions plus volontiers vers lui. Mais il a vite compris que la menace ne suffirait pas et qu’il faudrait absolument (unbedingt) aller jusqu’à la guerre.
Au fond, les Allemands n’ont fait la guerre que pour se rendre malgré tout attachants. Dans ces cavaliers que j’ai eu le malheur de voir arriver, au début de l’invasion, par flots débordants, sur toutes les routes de France, je sentais cette unique pensée, cette unique jubilation : « Enfin, il va falloir qu’ils s’occupent de nous ! »
N’est-ce pas d’ailleurs le sens profond du Jungsein heisst kämpfen[114] de Natorp ? Qu’est-ce que cela veut dire, sinon : Quand on n’a pour tout bien tout honneur que sa jeunesse, si l’on veut s’imposer au monde, lui soutirer des applaudissements, ou même simplement un regard, il faut combattre, il faut lui faire la guerre. Car avec quoi d’autre le réclamer ?
[114] « Être jeune signifie combattre. »
C’est aussi le sens du : Dieser unser Krieg, dont je prie, en passant, qu’on veuille bien recueillir l’aveu. « Cette guerre qui est la nôtre, qui est notre guerre… », c’est-à-dire : cette guerre à laquelle nous avons confié notre néant pour qu’elle tâche d’en faire quelque chose, pour qu’elle oblige l’univers à y croire comme à quelque chose.
Et, en effet, il ne leur a pas fallu moins de plusieurs millions de soldats, il ne leur a pas fallu moins de cinq ou six invasions plus ou moins réussies, pour nous décider à les regarder, à les étudier, à les comprendre. Je déclare qu’ils ont eu grandement raison de me tirer les quelques milliers d’obus dont ils m’ont fait l’honneur et de me faire prisonnier. Ils avaient vu juste. C’était bien en effet le seul moyen qu’ils eussent de me faire lire Natorp.
Je demande la permission de dire que je trouve leur situation parfaitement pathétique. Surtout vis-à-vis de nous autres Français. Ils sont en face de nous comme un amant qui n’a rien pour se faire aimer. Que n’ont-ils pas inventé pour nous séduire, nous, leurs premiers prisonniers ? Mais il y avait ce vide toujours en eux, où quoi puiser ? Au moment même de leur plus grand et de leur plus sincère effort pour nous plaire, au moment où peut-être ils allaient nous « avoir », il se faisait sentir par je ne sais quel petit oubli ridicule, par je ne sais quelle imperceptible, mais irréparable insuffisance. Que leur restait-il dès lors à employer, sinon le streng Arrest[115], et l’Anbindenstrafe[116] ?
[115] Arrêts de rigueur.
[116] Punition du poteau.
Les obus qui sont tombés sur Paris, ce n’étaient aussi que des Ersätze[117], les Ersätze de ces grâces qu’ils eussent voulu déployer devant nous et qu’ils n’avaient pas. Ils les envoyaient à travers les airs pour nous conseiller vivement de faire enfin attention à leur décourageante, à leur fastidieuse innocence.
[117] Succédanés, substituts.
Et la jeunesse des Allemands emportait, d’une autre façon encore, la guerre. Le combat (der Streit) est bien, comme le disait Héraclite, le père de toute chose, « en ce sens que c’est lui qui éveille les forces qui sommeillaient ou qui naissaient à peine dans le sein créateur de l’humanité et qui les contraint à créer, à se créer elles-mêmes au monde (zum Sichanlichtschaffen) ».
Non pas peut-être chez tous, mais chez les plus conscients, chez les plus inquiets de ces uhlans et de ces hussards qui dégringolaient sur nous, chez cet officier peut-être, si beau, si jeune, si droit sous son long bonnet de fourrure, que je me rappelle avoir tout à coup rencontré en tête de son peloton, à un détour du chemin, il y avait certainement aussi cette préoccupation, cette attente : « Enfin, nous allons savoir ce que nous sommes ! »
Il leur fallait la guerre pour « se créer eux-mêmes au monde ». Ils en ont attendu une révélation sur leur propre réalité. Ils se sont dit : « Peut-être qu’en mettant tout à feu et à sang, nous forcerons enfin cet inerte secret que nous portons en nous, comme une pierre, peut-être obtiendrons-nous qu’il se change en quelque chose. »
Ils se sont précipités à la conquête de leur âme, tout autant que du monde. Ils ont cherché partout, ils ont fouillé dans le cœur et dans les entrailles de milliers de victimes pour en faire sortir ce qui n’existe pas : leur propre existence. Ils ont généreusement donné leur propre sang pour « devenir des Allemands ».
Mais voilà justement ce qu’avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas leur pardonner. Nous ne pouvons pas leur pardonner de nous avoir em…bêtés pour rien.
L’essence de leur crime, c’est d’avoir fait la guerre sans en avoir le droit. Et je ne prends pas ici le mot dans son acception morale, peut-être un peu trop galvaudée. Je veux dire : sans avoir eu à l’avance cette « actualité », au sens philosophique du terme, cette plénitude de l’intelligence et du caractère, cet accomplissement intérieur, qui donnent droit à la domination. Quand les Romains subjuguaient le monde, ils étaient quelque chose par avance ; il y avait déjà en eux quelque chose de fait ; ils pouvaient se donner eux-mêmes en cadeau aux peuples qu’ils soumettaient. Ils ne faisaient pas la guerre pour en apprendre des choses, pour s’instruire sur leur tempérament. Elle était pour eux non pas un moyen, mais une conséquence, la conséquence de leur densité psychologique.
Le crime vraiment impardonnable des Allemands c’est d’avoir fait la guerre rien que pour en obtenir ce qui, normalement, en est la cause, c’est d’avoir fait une guerre expectative, interrogative, c’est d’avoir demandé quelque chose à la guerre. Ils n’avaient que la force de la faire : et c’est pourquoi ils n’en avaient pas le droit.
C’est pourquoi aussi ils ne peuvent pas la gagner. Je suis trop chrétien pour croire à la justice immanente. Et ce n’est pas non plus une foi morale qui nourrit ma confiance absolue dans notre victoire sur l’Allemagne. Mais, depuis le début, je pense que les Allemands n’ont pas de quoi gagner la guerre. Il leur manque non pas la force matérielle, non pas d’avoir la justice pour eux. (Où a-t-on jamais vu que la justice fût par elle-même opérante et l’injustice inefficace en soi ?) Il leur manque d’être complets, d’être « en acte ». Il leur manque d’avoir quelque chose à affirmer. Ils ont, qui doit les faire à la fin trébucher, qu’ils n’ont rien à dire. Il ne suffit pas pour vaincre de se remuer beaucoup, ni d’avoir un grand pouvoir de mise en train. Il faut encore être quelqu’un.
Si l’on y regarde de près, on voit les succès et les échecs des Allemands correspondre dans une exacte proportion au double aspect de leur caractère. Cette force indomptable qui bouillonne en eux, ce branle dont ils sont agités ont produit tous ces commencements de triomphe et de domination qu’on voit sur la carte partout ébauchés. Mais leur amorphie intellectuelle, sentimentale et morale a fait qu’aucun n’a pu s’achever. Partout leur pauvreté en fait d’être les a empêchés d’emporter la décision finale, de conclure, d’arrondir, de mettre l’affaire en poche.
Ils ne peuvent pas gagner la guerre, parce qu’ils ne se sont pas eux-mêmes au préalable gagnés. Une marge subsistera toujours entre leurs réussites et la victoire, qui est exactement celle qu’il y a entre eux-mêmes et leur réalité. Et comme après tout aucun édifice ne tient en l’air tout seul et sans être couronné, leurs échafaudages s’écrouleront bientôt partout sous les coups de peuples qui n’auront eu peut-être rien de plus pour eux que d’avoir été depuis toujours ce qu’ils sont.
Septembre 1918
FIN
PRÉFACE pour la réimpression | ||
AVANT-PROPOS de la première édition | ||
PREMIÈRE PARTIE : D’après nature | ||
I. |
Le manque de crête | |
II. |
La morale du possible | |
III. |
La vérité, c’est tout ce qu’on peut faire croire | |
IV. |
La volonté et ses miracles | |
DEUXIÈME PARTIE : A l’en croire | ||
I. |
Une définition du génie allemand par un Allemand | |
II. |
L’impuissance analytique | |
III. |
L’esprit d’universelle synthèse | |
IV. |
L’impuissance à la contemplation | |
V. |
Au lieu de l’intelligence, le devoir | |
VI. |
Culture et barbarie | |
VII. |
La jeunesse de l’Allemand |
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 31 OCTOBRE 1924
PAR EMMANUEL GREVIN
A LAGNY-SUR-MARNE