The Project Gutenberg eBook of Retour du flot

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Title: Retour du flot

Author: Brada

Release date: April 4, 2024 [eBook #73333]

Language: French

Original publication: Paris: Nelson

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RETOUR DU FLOT ***

Retour du Flot

Par Brada

Nelson
Éditeurs
189, rue Saint-Jacques
Paris
Calmann-Lévy
Éditeurs
3, rue Auber
Paris

A MADAME ÉMILE ACOLLAS

Puisque la mode est aux enseignes, il me semble, amie, que je ne puis en mettre de plus belle à ce livre que votre nom.

RETOUR DU FLOT

I

La journée d’octobre finissait, froide et embrumée, dans une sensation de mystère. La nuit qui tombait était chargée de tristesse.

La rue Rembrandt, avec ses hautes maisons en retrait, allant se perdre dans l’ombre épaisse des arbres du Parc Monceau, semblait, dans sa paix solitaire, comme une oasis paisible, séparée du remous de la grande ville. Seule, une femme jeune, de tournure élégante dans l’ample manteau qui l’enveloppait, y marchait d’un pas hâtif. Elle allait et venait d’un mouvement automatique, descendant et remontant le court tronçon de trottoir qui va de la rue de Lisbonne à la rue de Courcelles ; arrivée là, elle s’arrêtait et contemplait longuement la façade d’une des maisons vis-à-vis d’elle, puis reprenait sa faction monotone, comme dans l’impossibilité de s’éloigner.

A l’observer on se serait sûrement figuré qu’elle attendait quelqu’un et cependant les yeux profonds qui s’élevaient avec une ardeur de désir vers le second étage dont les fenêtres commençaient à s’éclairer ne cherchaient qu’une ombre, l’ombre d’une petite enfant qui était née là, derrière ces murs, onze ans auparavant, et qui dormait maintenant sous du marbre et des rosiers blancs.

Comme la nuit s’épaississait, que lentement, l’un après l’autre, les réverbères s’allumaient, piquant les ténèbres de leur clarté tremblante, la jeune femme revint s’adosser contre la grille d’un des jardinets ; elle y demeura un moment immobile, perdue dans ses pensées : ses doigts fins se croisèrent dans un geste d’angoisse, son visage s’inonda de larmes, puis brusquement, elle eut le mouvement de fuir, et, sans regarder à droite ni à gauche, s’élança pour traverser la chaussée.

A la même seconde, le tonnerre d’une automobile qui débouchait de la rue de Courcelles la paralysa d’une terreur subite ; elle hésita, incertaine si elle devait avancer ou reculer, et eût été certainement renversée si une main vigoureuse ne l’avait saisie et d’un geste brusque rejetée sur le trottoir. Elle vacilla, étourdie, les paupières closes, sur le point de s’évanouir, s’appuyant instinctivement sur l’épaule qui la soutenait, quand une voix… une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis tant d’années, cria presque :

— Marguerite !

Effarée, elle ouvrit les yeux et regarda fixement celui qui l’appelait ainsi ; alors de ses lèvres pâlies par la frayeur s’échappa irrésistiblement en réponse :

— Albert !

Les regards de ces deux êtres se croisèrent un instant, éperdus…

— Marguerite, Marguerite, c’est toi ? Est-ce possible ? Tu t’es souvenue aussi ! Tu es venue revoir la maison ?

Et le bras qui lui avait été si secourable s’empara du sien, le serrant à le broyer. Dans un saisissement qui lui ôtait presque le souffle, la jeune femme demeurait figée, n’ayant pas la force de secouer l’étreinte qui la maîtrisait. Pourtant, avec peine, elle parvint à murmurer :

— Oui, j’étais venue ; mais ne me parlez pas ainsi… laissez-moi.

Lui alors, la tenant toujours, se rapprocha, et lui parlant plus bas et de plus près :

— Il y a aujourd’hui onze ans ; Marguerite !… Elle aurait onze ans…

La voix de l’homme se brisa dans un sanglot étouffé. La mère pleurait, le corps secoué. Tendrement il l’apaisa.

— Pleure, Marguerite, pleure ta fille avec son père, car c’est moi qui suis le père d’Yvonne, c’est moi qui suis ton mari, le mari de ta jeunesse… Tu l’as bien oublié.

— Ce n’est pas moi qui ai oublié, répondit-elle fièrement.

Et, comme rappelée par ces paroles à la mémoire des griefs endurés, elle essaya de dominer son émotion.

— Viens, continua-t-il sans paraître entendre sa protestation ; allons dans le parc, il est désert à cette heure. Viens, emmenons Yvonne avec nous… comme autrefois.

Elle céda, docile : il lui était si naturel d’obéir à cette voix, de suivre, puisqu’il le voulait, celui qui avait été son mari. La pensée, presque incroyable en cet instant, qu’elle avait un autre mari traversa fulgurante l’âme de Marguerite. Cette maison, cette rue, Albert à son côté… le parc, — c’était tout le passé, et en même temps semblait aussi la seule réalité.

Il avait glissé un bras protecteur sous celui qu’elle laissait retomber inerte, et la guidait ; ils marchèrent en silence. Lui, cherchait avec des yeux avides à distinguer le visage que dissimulait la voilette épaisse ; il se demandait comment il avait pu exister sans elle, croire en aimer une autre ? Il avait éprouvé avec une force invincible, dès qu’il eut posé la main sur elle, que seule « sa femme » lui était chère. Morts depuis cinq ans l’un à l’autre, se revoir, se retrouver avait suffi pour rendre invraisemblable et monstrueux le fait qui les séparait à jamais. Un désir effréné de la tenir dans ses bras l’étreignait. Elle se taisait, en proie à un trouble que chaque seconde, chaque réflexion augmentaient ; les pensées rapides et confuses tourbillonnaient dans son cerveau. Au moment de franchir la grille du parc, elle eut un mouvement soudain de recul, une reprise d’elle-même, et d’une voix qu’elle essayait de rendre ferme :

— Il faut que je parte, il faut que je rentre… dit-elle ; je vous en prie.

— Non.

Elle céda encore, elle ne pouvait pas ne pas céder. Ils se trouvèrent dans la longue allée close et abandonnée, avec au delà le panorama des pelouses et des charmilles dépouillées, perdus comme s’ils eussent été loin, très loin… Le sentiment d’extrême solitude rassura un peu la jeune femme ; elle osa lever les yeux et les tourner à son tour vers celui qui marchait à son côté. Il surprit le mouvement, et, se plaçant devant elle, penché comme s’il allait l’embrasser, il offrit son visage à l’investigation des regards qui s’arrêtaient sur lui avec une angoisse surprise.

— Tu me trouves changé ?

— Un peu.

Et sa voix eut un tremblement en l’avouant.

— Vieilli ?

— Oui… un peu.

— Asseyons-nous, Marguerite, je suis brisé.

Elle se dirigea en hâte vers un banc, obéissant à l’impulsion instinctive de le soigner et de le soulager. Elle l’examinait franchement maintenant. Oui, ce visage qu’elle avait tant chéri dans le lointain passé (comme il était proche maintenant le passé !) marquait l’usure et la tristesse ; elle ressentit au cœur une compassion infinie. Elle essayait de se souvenir qu’elle avait détesté cet homme, qu’il l’avait trahie alors qu’elle était terrassée par la perte de son enfant : car c’était moins d’un an après qu’ils avaient vu mourir ensemble leur fille, et cru mourir de douleur eux-mêmes, qu’elle avait surpris son mari tenant dans ses bras et baisant sur les lèvres une autre femme, — son amie à elle… Elle faisait effort pour retrouver sa colère et son désespoir d’alors.

D’un mouvement presque insensible il s’était rapproché d’elle… sans un mot, d’un geste jadis familier, il appuya légèrement sa tête découverte sur l’épaule qui tremblait : elle n’eut pas la force de bouger.

Tout proches, elle revoyait les cheveux noirs si souvent caressés, les tempes aux veines fines qu’elle aimait tant à baiser… tout chavirait en elle. Terrifiée, elle se sentait emportée vers un abîme.

Répondant aux pensées qu’elle n’exprimait pas, il rompit le silence et dit doucement :

— N’aie pas peur ; j’ai été ton mari ; comment veux-tu que je ne sois plus ton mari ?

— Non… non.

— Si…

Il s’était redressé et lui avait pris les mains.

— Je suis allé au cimetière aujourd’hui.

Puis, tirant de la poche intérieure de son paletot une branche pâlie d’un rosier blanc :

— Voici ce que j’ai rapporté, dit-il tout bas.

Elle se saisit de la chose fragile et baisa les feuilles à pleines lèvres. Toujours de la même intonation étouffée et passionnée il continua :

— Elle nous aimait tant ! te souviens-tu quand elle rapprochait nos deux têtes ?

Elle témoigna d’un signe qu’elle se souvenait ; les larmes la suffoquaient.

— Pourquoi est-elle morte ? pourquoi ? dit le père avec un accent désespéré.

Et leurs mains inconsciemment s’étreignirent.

— Ah ! Marguerite, depuis que j’ai perdu ma mère, je n’ai plus personne pour m’écouter parler d’Yvonne, et elle est toujours avec moi ma petite enfant… c’est elle qui me tient compagnie, car je suis tout seul, moi…

Celle qui avait été l’épouse eut un sursaut.

— Et elle ? interrogea-t-elle amèrement.

— Elle ! nous nous sommes promenés un an ensemble ; il fallait bien que je m’efforce d’oublier… après, elle est partie de son côté, moi du mien.

— Où ?

— Un peu partout… la terre est grande ; je ne voulais plus revoir Paris… ni tout ce qui me rappelait mon ancien bonheur… Et puis, ma mère m’a appelé : je suis venu, et elle est morte… me voilà… et je t’ai revue, Marguerite !

— Ce n’est pas ma faute, c’est vous qui avez détruit votre bonheur. Je vous aimais, j’étais fidèle, moi.

Il souleva les épaules et la regarda dans les yeux :

— Il fallait me pardonner, Marguerite, il fallait rester ma femme.

Elle se tut, dans un accablement qui était presque du remords. De grosses larmes coulaient sur ses joues, mais pourtant, au fond du cœur, elle éprouvait une exaltation très douce, — ce délicieux battement accéléré que la présence d’Albert provoquait dans leurs jours d’amour. Elle avait la sensation confuse qu’ils s’étaient querellés et qu’ils se réconciliaient. Machinalement elle avoua :

— Je vous ai pardonné.

— Oui, mais cela ne sert plus à rien maintenant… je disais tout à l’heure à Yvonne : « Crois-tu, ma petite fille, que ta maman m’a abandonné ? Je suis tout seul pour vieillir et pour te pleurer. »

Elle ne put se défendre de venir à son secours :

— Non, non, pleurez-la avec moi.

— Aujourd’hui, mais demain ?

Comme rappelée une seconde fois à la réalité, elle se dressa sur ses pieds, sécha son visage, tira sa montre et chercha à distinguer l’heure.

— Je ne vois pas, balbutia-t-elle.

Il avait pris la montre et regardait pour elle :

— Six heures et demie.

— Six heures et demie ! Il faut que je rentre. Bébé…

Elle s’arrêta court, les joues empourprées.

— Oui, je le sais, tu as un fils ; je l’aime, c’est le frère d’Yvonne.

Il y eut un silence ému ; Albert demeurait debout devant elle, la retenant par la main.

— Je vais te laisser partir, Marguerite, à cause de lui, mais il faut que tu reviennes, je le veux ; tu ne peux pas ne pas revenir, dis ? Jure-le-moi !

— Comment puis-je ? Ah ! Dieu !

— Il y a dix ans, qui te tenait dans ses bras ? Est-ce moi ?

— Oui.

— As-tu été mienne avant d’être à aucun homme ?

— Oui.

— Tu reviendras. Je ne pourrais plus vivre, Marguerite, sans te revoir. Il n’y a plus de passé ; je ne sais pas ce qui est arrivé, je sais que tu es ma femme, que je t’ai retrouvée, que je ne veux plus te perdre. Jure-moi sur la naissance et la mort de notre Yvonne que tu reviendras !

— Ici ?…

— Oui, ici… dès demain, je ne pourrai pas attendre plus longtemps. Si je te laisse aller ce soir, il faut que tu me fasses un serment, car je pourrais te garder si je le voulais… ce serait peut-être ce qu’il y aurait de mieux pour toi et pour moi… Ton fils a son père, ta mère… Viens, Marguerite, viens avec moi !

Et le visage sombre, les yeux éclatants, il essaya de la prendre dans ses bras.

Elle comprit qu’il fallait en finir, et fuir, fuir à l’instant !

— Je reviendrai, je le promets, mais vous ne me répéterez jamais, jamais, ce que vous venez de me dire !

Il se fit humble :

— Je te le promets.

— Et maintenant, par pitié, laissez-moi, Albert.

Il sentait qu’il avait repris tout son pouvoir sur elle, et cette conviction le rendit généreux.

— Va, et demain, et tous les jours, je t’attendrai.

Elle le quitta, courant presque, luttant contre un irrésistible désir de se retourner. Tout au bout de l’allée, et au moment de disparaître, elle succomba, et par-dessus son épaule jeta un coup d’œil furtif derrière elle… Il était toujours à la même place, immobile, et leva le bras comme pour la saluer. Les jambes flageolantes, elle eut encore la force de faire les quelques pas qui la menèrent avenue Hoche, et là, elle se jeta dans la première voiture qui passait.

II

Elle sonna à deux reprises, fébrilement, dans une hâte extrême qu’on lui ouvrît ; il lui semblait qu’une fois le seuil franchi, le rêve extraordinaire allait s’évanouir, et la mémoire en disparaître presque instantanément. Une minute d’attente, et elle se trouva dans l’antichambre : en face d’elle son mari, tranquille, doux et débonnaire, lui disant :

— Tu rentres tard, Gotte, que t’est-il donc arrivé ?

— Mais rien, dit-elle avec autant d’indifférence qu’elle put.

Au bruit des portes, une voix s’éleva d’une pièce du fond :

— Dépêche-toi, ma fille, ce pauvre petit ne veut pas s’endormir sans toi.

— Je viens, répondit Marguerite.

Elle entra d’abord dans sa chambre, fit jouer l’électricité, puis s’arrêta court au milieu de la pièce, ne songeant plus à se dévêtir : tout à coup cette chambre venait de lui paraître étrangère ; elle éprouvait comme une stupéfaction de s’y trouver.

— Mais décidément, qu’est-ce que tu as ? demanda son mari qui l’avait suivie.

Et d’une main affectueuse et sûre il enleva les longues épingles du chapeau, puis le chapeau lui-même, et enfin donna à sa femme un amoureux baiser. Elle frissonna et ses paupières battirent.

— Presse-toi un peu, ma chérie, il est sept heures passées, tante Louise s’impatiente, et Tonton est un peu agité de ne pas voir sa petite mère.

— Mon Dieu ! est-ce qu’il est malade ?

— Pas du tout, pas du tout ; seulement un peu exigeant, comme c’est son droit. Va le bercer cinq minutes et il dormira.

— J’y vais, dit-elle machinalement.

Il éteignit l’électricité ; puis, pendant qu’elle allait vers leur fils, il rentra dans son cabinet de travail, dont il laissa la porte ouverte, et reprit le livre qu’il avait posé au coup de timbre. Un quart d’heure après, Marguerite reparaissait suivie de sa mère ; les deux femmes discutaient à voix basse.

— Est-ce qu’il dort, le gros ? demanda le père.

— Oui, et très bien, dit la grand’mère.

— Alors, nous allons dîner.

Quand ils furent assis tous les trois à table, le visage angoissé de la jeune femme se détendit un peu ; en face d’elle, pour la rassurer, était son mari, son vrai mari, pas l’autre, pas le fantôme, pas celui qui l’avait fait tant souffrir, mais celui au contraire qui l’avait aimée jeune fille, jeune femme, heureuse et triste… et l’avait prise sous sa tendre protection pour lui rendre la vie clémente.

En ce moment même, le cœur plein à étouffer, elle aurait voulu lui dire sa rencontre de l’après-midi ; et peut-être s’ils eussent été seuls n’aurait-elle pu résister à cette impulsion dont elle comprimait avec peine la violence.

Soudain, au milieu du dîner où elle s’était tenue silencieuse, mais calme en apparence, elle éclata en sanglots convulsifs, secouée de spasmes nerveux. Sans une exclamation, son mari alla vers elle, l’enleva de sa chaise, et, la soutenant, la conduisit jusqu’au canapé de son cabinet.

Madame Mustel suivait :

— Qu’est-ce qui lui arrive ? grand Dieu !

— Allons, ma tante, éloignez-vous un peu, ne vous agitez pas, laissez-moi la soigner. Elle a mal aux nerfs, elle aura éprouvé quelque émotion.

— Nous sommes le 17, je n’y pensais plus ; c’est l’anniversaire de notre petite Yvonne.

— J’y songeais, dit tranquillement le brave garçon ; je devinais à son visage qu’elle pensait à sa fille.

Et avec douceur et compétence il donna à sa femme les soins nécessaires, l’encourageant à ne pas étouffer ses larmes et à soulager son cœur.

Le docteur Lesquen était coutumier de rassurer ainsi ses malades. Tout, dans son visage, dans l’expression de ses yeux, dans le son de sa voix, inspirait et attirait la confiance. Sa femme, malgré l’accoutumance, subissait elle-même cette influence apaisante, et l’empire qu’il avait acquis sur elle il l’avait obtenu en se faisant le guérisseur bienfaisant de ses douleurs passées. Peu à peu, l’agitation de Marguerite se calmait ; elle poussa deux ou trois soupirs.

— Va dîner, dit-elle suppliante à son mari ; je t’en prie, et maman aussi.

Madame Mustel protestait : elle ne pourrait plus avaler une bouchée.

— Oui, allons dîner, acquiesça Roger ; elle appellera si elle a besoin de quelque chose… N’est-ce pas, Gotte ?

— Je te le promets.

Elle eut un apaisement à se sentir seule ; à travers l’antichambre, par les portes ouvertes, le bruit de leurs voix arrivait jusqu’à elle. Ses facultés, encore engourdies par la violence de la crise nerveuse qu’elle venait de traverser, étaient tendues à percevoir ce qu’ils disaient. Il lui semblait que leurs paroles allaient lui apporter une révélation libératrice : laquelle ? Elle l’ignorait, mais quelque chose devait arriver, la vie ne pouvait plus continuer comme avant. Les yeux fermés, dans une prostration complète de l’âme, elle évoquait devant elle la figure des deux hommes, ses deux maris… Albert, avec son visage fin et fatigué, cette moustache brune qui lui plaisait tant jadis, maintenant grisonnante, et sur son front haut et blanc une calvitie précoce… Elle revit l’allure nonchalante et impérieuse à la fois ; elle entendit la voix caressante.

Puis l’autre, Roger, se dessina nettement dans l’ombre. Comme il était différent ! Bien plus grand, bien plus robuste, avec un large visage encadré d’une épaisse barbe d’un beau châtain, des cheveux courts, et dans les yeux une assurance paisible qui lui venait de sa conviction scientifique, mais qui disparaissait aux moments d’émotion, laissant transpercer la timidité qui était le fond de sa nature. Marguerite, jadis, l’appelait « le Pataud » et il ne se fâchait pas de ce nom. Le souvenir des luttes de son âme dans le passé revenait à elle avec intensité. Elle avait toujours eu de l’affection pour le cousin Roger, mais tout l’amour, toutes les aspirations avaient été pour l’homme frivole et charmant qu’elle avait épousé.

En réclamant le divorce, Marguerite avait obéi à une humeur vive et entière qui l’entraînait toujours aux résolutions extrêmes, mais elle aurait été satisfaite de s’en tenir là ; l’idée d’un nouveau mariage lui avait d’abord été odieuse. Madame Mustel, au contraire, avait été désespérée de voir s’écouler solitaire la jeunesse de sa fille ; et, à s’entendre répéter à satiété les mêmes arguments par la personne qu’elle aimait le plus, l’esprit de Marguerite s’accoutumait lentement à la perspective d’une vie refaite. Enfin à trouver Roger si fidèle, si patient, si dévoué, elle avait fléchi : lui, le mari, l’aimé, était perdu à jamais, non seulement perdu pour elle, mais donné à une autre !

Madame Mustel avait d’ailleurs toujours éprouvé une grande défiance de son premier gendre, un homme inoccupé ! Aussi elle ne s’était pas privée, sous prétexte d’avertissement, de faire en toute occasion observer à Marguerite à quel point Albert était disposé au flirt. Comme Marguerite était amoureuse, ces sortes de propos lui causaient peu d’émoi : un seul mot de son mari en effaçait jusqu’au souvenir. Lorsque, outrée de colère et de douleur, Marguerite était accourue chez sa mère, celle-ci, loin de la calmer, l’avait encouragée dans son indignation, et quand, s’exaltant de plus en plus, la jeune femme eut annoncé sa résolution absolue de ne jamais revoir son mari, madame Mustel avait admiré une pareille force d’âme. Marguerite cependant avait cruellement souffert de sa propre intransigeance ; plusieurs fois elle avait failli succomber à la tentation de lire les lettres d’Albert, et, ayant un jour entendu la voix de son mari à la porte, son cœur avait frémi de désir ; mais, en ces instants de faiblesse, elle faisait appel à ce qu’elle croyait sa dignité de femme : l’outrage avait passé ses forces, rien ne pourrait effacer l’horrible vision. Aussi quand plus tard les époux furent d’office mis en présence, Marguerite ne leva pas une fois les yeux sur son mari et se refusa à toute conciliation. Madame Mustel crut habile et salutaire au repos de sa fille de faire de son mieux pour gâter le souvenir des jours heureux. « Sans doute Albert avait toujours été infidèle ; en cherchant, on trouverait. » A dire vrai, Marguerite ne l’avait pas cru, mais l’idée seule d’un mal devient un mal, et elle mit son honneur, son orgueil, son courage, son devoir à oublier… et pour échapper à des regrets qui, si elle s’y appesantissait, lui paraissaient intolérables, elle courut à la rencontre d’une autre destinée.

— Tu peux être sûre, répétait quotidiennement madame Mustel à sa fille, qu’il ne se gênera pas pour se remarier… si ce n’est pas déjà fait, et tu passeras ta jeunesse à pleurer un monsieur qui t’a trompée indignement… sous ton propre toit !

— Je sais, je sais, interrompait alors passionnément Marguerite, toujours blessée au vif par cette allusion.

Enfin, un jour, avec son impétuosité habituelle, elle s’était subitement décidée : depuis trois ans, le bon cousin, l’ami et le camarade d’enfance était devenu l’époux exemplaire.

A côté de Roger elle se sentait gardée, protégée, défendue ; il avait pour elle des attentions qui ne fléchissaient jamais ; il ne pensait qu’à la dédommager du passé mauvais dont il aurait voulu effacer toute trace, non pas par jalousie, car il était convaincu que Marguerite ne gardait de son premier mariage qu’un souvenir douloureux, mais pour qu’elle ne souffrît pas. Son cœur, quand il s’agissait de sa femme, le guidait toujours juste, et ce soir-là, en lui épargnant les questions, il lui rendit le service qu’elle désirait le plus.

— Je suis inquiète, disait madame Mustel, je vais aller la voir.

— Ne bougez pas, je vous en conjure.

— Mais elle est seule !

— C’est ce qu’il lui faut.

— Il est désolant qu’elle soit si nerveuse.

— Rien d’étonnant après toutes les émotions qu’elle a traversées.

— Oh ! cet homme, cet homme !

— Il est convenu, n’est-ce pas, ma tante, dit assez sévèrement le docteur, que nous n’en parlons jamais ?

— Je voudrais apprendre sa mort.

— Taisez-vous, je vous en prie. Elle pourrait vous entendre et de pareilles réflexions ne sont pas pour la calmer.

— Je ne peux pas me maîtriser.

— C’est extrêmement malheureux. En ce cas, je vous conseille de descendre de bonne heure ; je tiens absolument à ce que Marguerite ne soit pas agitée.

Un peu piquée, madame Mustel termina son dîner en silence. Habitant la même maison que le ménage, elle en profitait pour être beaucoup chez sa fille ; elle avait fait ce mariage et il lui semblait juste de jouir d’un bonheur qu’elle considérait comme son ouvrage.

Lorsque madame Mustel, qui avait suivi son gendre, insinua en se penchant vers Marguerite qu’elle allait la quitter pour lui permettre de se reposer, elle fut ravie, et Roger un peu désappointé d’entendre Marguerite dire avec force :

— Non, non, maman, reste, je t’en conjure.

— Certainement, certainement, si tu le désires, répondit madame Mustel.

Et elle s’assit sur un siège bas avec un sentiment de triomphe, la main de sa fille serrant étroitement la sienne.

— Eh bien ! cela va ? avait demandé Roger d’un ton encourageant.

— Oui, beaucoup mieux, merci… encore un peu fatiguée.

— Naturellement. Ne bouge pas.

Et avançant un fauteuil aisé, plaçant au bon angle la lumière voilée, il s’absorba dans une revue. De temps en temps, il levait les yeux vers sa femme : elle tenait obstinément les paupières baissées. Il crut qu’elle dormait.

III

Quand elle fut dans son lit, Marguerite ressentit une épouvante : Roger allait venir comme tous les soirs… et elle avait parlé quelques heures auparavant à Albert : il vivait, et un autre homme tout à l’heure se coucherait à son côté !

Elle se répétait : « C’est mon mari » ; mais, avec une persistance que rien ne pouvait vaincre, l’image d’Albert surgissait. Une véritable honte la tenaillait, un désir impérieux de se réfugier dans la solitude, et c’était impossible.

Blesser Roger, si bon, si dévoué, elle ne le pouvait pas, — et demain elle avait promis de revoir Albert.

— Tu as la fièvre, ma chérie, lui dit doucement Roger en lui donnant le bonsoir.

— Peut-être, je ne suis pas bien ce soir.

— Je le vois ; tâche de reposer, et au moindre malaise, je suis là, tu sais.

Et il étendit sur elle un bras protecteur en la baisant dans le cou.

— Dors.

— J’ai très sommeil.

Le silence se fit profond, et Roger au bout de peu de minutes dormait paisiblement. Marguerite en eut conscience, et alors elle rouvrit les yeux. Réfugiée au fond du lit, elle le regardait éperdue, s’interrogeant avec une frayeur croissante. Qu’allait-elle devenir ? Comment avait-elle pu se remarier ?… Est-ce qu’on peut avoir deux maris ?… Albert parti, disparu de sa route depuis si longtemps, était devenu une image insaisissable ; mais Albert revenu, lui disant qu’il ne pouvait plus vivre sans la revoir, avait repris sa place… Et maintenant elle était liée, liée jusqu’à la mort cette fois. Elle avait son fils, et puis Roger qui ne la quitterait jamais, qui l’emmènerait au bout du monde plutôt que de la perdre… Il n’y avait plus aucun moyen de retourner en arrière, aucun…

IV

Marguerite ne vit pas son mari de la matinée ; il était parti de meilleure heure encore que de coutume, mais lui avait fait dire qu’il rentrerait très exactement pour le déjeuner, et qu’il la priait d’être prête. Elle avait eu un instant l’idée de se déclarer malade ; puis sa promesse de la veille lui revint à l’esprit : elle irait, elle avait juré, il fallait y aller. Elle s’occupa beaucoup de son fils, se grisant de ses caresses, le portant dans ses bras, se pénétrant de la réalité de cette vie qui était sa vie à elle maintenant. L’obsession était moins forte avec son Maxime sur les genoux. Elle s’efforça de ne plus penser à Albert : elle le verrait une fois encore, et puis ce serait tout ; elle reprendrait sa vie si bonne et douce entre son mari fidèle et son enfant vivant ; il ne fallait pas qu’Yvonne prît à Maxime sa mère… et elle l’embrassait en le lui promettant. A recevoir les maternelles caresses, le petit roucoulait comme une tourterelle, puis poussait des cris subits et triomphants.

Le docteur Lesquen rentra et trouva Marguerite et son fils ainsi occupés ; il s’arrêta net au seuil du cabinet de toilette, ravi de ce spectacle. Il y avait dans le visage sérieux de Roger une expression encore plus affectueuse que de coutume, et Marguerite s’en aperçut. Il vint à elle, cueillit du bras droit et éleva en l’air l’enfant, et du gauche enlaça tendrement la mère, la pressant de questions sur sa santé. Quand, sur son appel, la bonne eut emmené Tonton, il dit à sa femme :

— Ma chérie, je veux te montrer quelque chose et te proposer une course.

De son pas rapide et brusque il retourna jusqu’à l’antichambre et en rapporta une gerbe merveilleuse de fleurs blanches comme frémissantes encore de leur vie éphémère. Il les plaça dans les mains de Marguerite en disant :

— Veux-tu que nous allions porter ces fleurs à Yvonne aujourd’hui ? J’aurais dû y penser hier…

— Aujourd’hui ? avec toi ?

— Oui, je me suis fait libre. Nous partirons de bonne heure : les jours deviennent courts.

Elle le regarda avec une expression si intense, se cramponnant d’un mouvement nerveux à ses épaules, qu’il en fut bouleversé.

— Roger… murmura-t-elle.

— Quoi ? ma bien-aimée, quoi ?

— Rien… je te remercie.

Il la caressa doucement, puis le médecin et l’homme sage reprenant le dessus :

— Pas trop d’agitation, dit-il avec fermeté.

Pendant le long trajet de la rue de Prony au Père-Lachaise, Marguerite laissa sa main dans celle de son mari ; elle ne parla pas, et lui s’accommodait toujours du silence, l’esprit plein de ses préoccupations, et du reste taciturne dans toutes ses émotions.

Aux heures de clarté, par une journée d’automne, il s’exhale, de la grande cité des morts, un infini apaisement. Le mari et la femme allaient du même pas égal : elle, dans une tristesse assoupie ; lui grave selon son habitude. Au détour d’une petite allée la tombe blanche apparut : appuyé sur une croix un ange pleurait… Ils avancèrent plus lentement, et enfin en face du nom d’« Yvonne » la mère tomba à genoux, les yeux dilatés, le cœur battant à l’étouffer… Sur la tombe en quantité gisaient des roses blanches : moisson déjà fanée, mais exhalant encore un doux parfum.

— Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie ! s’écria Roger, pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais venue ?

Elle ne répondit pas.

— Ne me cache jamais rien ! Marguerite, ouvre ton cœur à ton mari. Je comprends l’état où tu étais hier soir. Pauvre, pauvre petite !…

Doucement il coucha, d’un mouvement plein de respect, les fleurs qu’il avait apportées au pied de la pierre tombale. Il se releva et attendit. Longtemps Marguerite regarda la pierre cachée sous les fleurs, celles apportées par le père… et les siennes… Elle les touchait du doigt avec un mouvement de caresse, comme si elles eussent été une relique de l’enfant et de lui… Les deux visages, celui d’Yvonne et celui d’Albert, se confondaient… Ils étaient là tous les deux, tous les deux comme autrefois… Ces deux visages qui lui avaient paru l’univers, ils n’existaient plus pour elle… Oh ! Dieu ! pourquoi ? pourquoi ? Elle les avait tant aimés !

Le regard attentif de Roger vit le corps de Marguerite fléchir d’angoisse. Sans un mot, fermement et tendrement, il la fit se relever et affermit son bras tremblant sous le sien.

— Viens, ma chérie, dit-il.

Et d’une voix plus tendre :

— Il faut penser à Maxime, n’est-ce pas ?

— Oui… balbutia-t-elle, oui.

Elle était heureuse qu’il l’emmenât, qu’il ne la laissât pas sur le bord de cet abîme de la mort où elle avait le vertige.

Pendant la descente, il parla gravement, paisiblement, lui répétant combien elle lui était précieuse…

— Je voudrais arriver à te faire perdre le souvenir de ce que tu as souffert.

— Je ne peux pas oublier Yvonne ! dit-elle avec détresse.

— Non, tu ne le peux pas…

Il lui serra le bras doucement, et, tout bas :

— Peut-être il te viendra une autre Yvonne.

Elle sourit faiblement, malgré le chagrin de son cœur, tant l’idée lui était douce ; il s’y mêlait une superstition obscure : l’âme de l’enfant perdue peut-être reviendrait…

La voiture roula sur les boulevards extérieurs. Marguerite regardait attentivement autour d’elle comme reprise par la vie : la vie était forte en elle. Elle pensa qu’elle essayerait de toute sa volonté d’être heureuse avec son mari et son enfant.

V

Arrivés à Saint-Augustin, elle descendit laissant son mari aller à ses malades.

— Merci, Roger, dit-elle en prenant congé.

« A ce soir, femme » fut la réponse. Il aimait à lui donner ce nom qui revêtait dans sa bouche une signification infiniment tendre. Elle sourit et demeura rêveuse un moment, puis, lentement, se mit à remonter le boulevard Malesherbes.

La journée était belle comme celle de la veille, avec un peu plus de mélancolie dans cette rapide transformation de l’automne. Cinq heures sonnèrent à l’église ; la voix de l’horloge la fit tressaillir et lui rendit le sentiment du temps : l’allégement qu’elle avait éprouvé, la délivrance du passé, l’acquiescement aux choses présentes disparurent soudain. La pensée de son fils, qui depuis quelques moments occupait uniquement son esprit, la hâte qu’elle éprouvait de le revoir, de l’embrasser s’atténua, tandis que, brûlant, le souvenir des minutes passées dans l’allée déserte lui revint. Elle s’arrêta. Pourquoi n’irait-elle pas une fois encore ? Aucune loi ne pouvait se trouver enfreinte parce qu’elle parlerait d’Yvonne, une minute, avec le père d’Yvonne. La tentation dominatrice, pressante, obsédante montait dans son cœur… Aller à Albert lui semblait si légitime : elle revivait d’autres journées d’automne ; elle entendait la voix d’Albert, elle se rappelait les retours chez elle, par de délicieux crépuscules, dans cet appartement si aimé de la rue Rembrandt… Une sensation exquise l’envahissait en y pensant. Trois fois, dans l’obscur débat qui s’agitait en elle, elle dépassa la grille du Parc, résolue à aller droit son chemin, trois fois elle revint sur ses pas. Portée enfin, par une volonté supérieure, elle franchit le seuil du jardin, traversa rapidement les allées délaissées, et de loin, entre les arbres, l’aperçut.

Il était assis et lui tournait le dos, les regards dirigés du côté où ils étaient entrés ensemble le jour précédent. Elle s’arrêta et contempla la silhouette qu’elle connaissait si bien : l’attitude avait conservé sa libre élégance, son indifférence fière. Albert avait jeté un bras sur une chaise proche, d’un geste qu’elle reconnut ; pourtant le fléchissement des épaules, le mouvement de la main gauche qui soutenait la tête, trahissaient le découragement. Il était solitaire là comme dans la vie… Ni femme, ni enfant, ni mère… D’elle à lui se dégagea quelque communication subtile, car il se leva brusquement, fit volte-face et la vit… L’éclaircissement de son visage fut si éclatant, la pâleur de l’émotion subite fut si manifeste, qu’elle trembla… Puis elle s’avança, essayant de se composer une contenance. Face à face ils ne se dirent pas un mot, mais d’un irrésistible élan il lui saisit la tête et la baisa au front. Elle se dégagea, se redressa, et recula de quelques pas :

— Pardonne-moi, Marguerite, je suis si malheureux.

— Je le vois, dit-elle doucement.

Il lui prit la main, la serrant à la meurtrir.

— C’est fini, c’est fini, jamais plus tu ne seras ma femme, jamais ! Ah ! Marguerite, quel mal tu nous as fait en ne pardonnant pas, car toi aussi tu vas être malheureuse !

— Non, je ne suis pas malheureuse.

— C’est vrai ?

— Oui, c’est vrai.

— Tu as été heureuse autrefois ; dis que tu as été heureuse.

— Oui, quand vous m’aimiez.

— Mais je t’ai toujours, toujours aimée !

— Quand vous me trahissiez avec Blanche… chez moi, dans notre maison… Ah ! non, non…

— Mais si, je t’aimais ; seulement tu pleurais, tu étais triste, et la brute qui est en l’homme ne sait pas pleurer longtemps. J’ai cherché une heure d’amusement… Mais est-ce que je ne demeurais pas ton mari quand même ?

Elle ne voulut pas répondre. Les seules paroles qui lui venaient aux lèvres étaient : « Oublions, recommençons notre vie »… et ils ne pouvaient plus la recommencer. Elle fit appel à sa conscience qui s’endormait sous cette voix ; elle comparait mentalement Albert à son mari, et était honteuse de la lâcheté qui lui faisait préférer celui qui l’avait outragée, et plus d’une fois sans doute, à celui dont chaque battement de cœur lui appartenait… Oui, il fallait haïr Albert pour ne pas l’aimer ! La voix de Marguerite se fit âpre. Sans le regarder, les yeux perdus, elle dit :

— Je suis venue aujourd’hui parce que j’avais juré sur Yvonne, mais je ne reviendrai plus…

Il ne bougea, ni ne parla.

— Je m’en vais ; adieu, Albert…

Elle continuait son chemin, troublée de ce silence, désarmée de toute volonté. Enfin il l’arrêta d’un geste léger ; elle y obéit aussitôt.

— Adieu, Marguerite ; je n’ai pas le droit de te retenir… je ne te demande rien… je viendrai ici tous les jours… et si tu veux jamais voir le portrait d’Yvonne ?

— Quel portrait ?

— Un portrait très ressemblant que j’ai fait peindre d’après ses photographies et mes souvenirs.

— Où est-il, ce portrait ?

— Chez moi… J’ai gardé l’appartement de ma mère… personne n’y est jamais entré… Est-ce que tu ne veux pas y venir une fois voir ta fille ?

— Je ne puis pas… je ne puis pas… J’espère que vous ne serez pas trop malheureux.

— Adieu !… Je t’aime plus que jamais, Marguerite, il faut bien que tu le saches.

Et alors, incapable de maîtriser son émotion croissante, il la quitta sans regarder en arrière.

Elle eut envie de crier, de l’appeler, de le retenir ; puis, anéantie, elle alla tomber sur une chaise et, dans le brouillard humide qui l’enveloppait et la cachait, elle pleura comme elle n’avait jamais pleuré… Elle le sentait, en abandonnant son poste, en méconnaissant la force du lien qui l’unissait à son mari, elle avait trahi autant qu’Albert, lui pour une heure de joie, elle pour n’avoir pas su souffrir et pardonner.

VI

La vie, après cette rencontre qu’elle ne pouvait plus oublier, reprit pour Marguerite exactement comme si ce fait connu d’elle seule n’avait pas existé, et ceci lui fut une surprise : l’eau s’était refermée sur l’épave que le courant emportait… Elle avait craint une lettre, elle n’en reçut pas ; elle avait imaginé d’autres rencontres fortuites où il lui faudrait se dérober, elles n’eurent pas lieu ; ces heures où tout son être avait palpité d’une vie ancienne et nouvelle paraissaient ne jamais devoir connaître de lendemains.

Il n’était question en famille que des premières dents de Maxime, de la fatigue ou des succès professionnels du docteur, des affaires de Bourse de madame Mustel, et des événements racontés par les journaux. Personne ne semblait se souvenir qu’elle n’avait pas toujours été la femme de Roger. Si madame Mustel voyait sa fille fatiguée elle recherchait pendant quarante-huit heures, avec une patience d’agent de la Sûreté, la cause physique qui avait pu déterminer cette fatigue ; de raison morale, au milieu de tant d’affection, de bien-être, de satisfaction de tous les désirs, elle n’admettait pas qu’il pût en exister.

— Si ma fille ne se trouvait pas parfaitement heureuse, disait-elle quelquefois, ce serait tenter Dieu.

Un matin, vers la fin de novembre, par un temps magnifique pour la saison, la nourrice sèche qui gardait Maxime, — car sa mère lui avait donné son propre lait — se trouva de près de vingt minutes en retard sur l’heure fixée pour son retour. Le docteur Lesquen se préparait déjà à aller à sa recherche afin de calmer Marguerite qui, grippée depuis quelques jours, ne sortait pas, et en toute occasion s’agitait facilement.

Quand enfin la nourrice et le petit parurent dans la salle à manger, quelques minutes après avoir été signalés par la femme de chambre en vigie, Marguerite, qui était prompte à la colère, fit durement une observation à la nourrice sur son inexactitude :

— Vous savez bien que je ne veux pas cela ; je ne le veux absolument pas.

L’autre, rouge pour avoir marché vite avec un gros enfant dans les bras, s’excusa : elle avait oublié sa montre, etc., « et puis c’est ce monsieur qui joue avec les enfants et qui amusait le petit. »

— Le monsieur ? Quel monsieur ? demanda Marguerite impérativement.

Et soudain une idée traversant son esprit elle devint pourpre.

— Ne te bouleverse pas ainsi, ma chérie, je t’en conjure… supplia son mari. De qui parlez-vous, nourrice ?

— C’est un monsieur, très bien, en deuil, le pauvre !… Et comme ça il regarde les petits jouer, et il m’a demandé l’âge de celui-ci. J’ai pensé qu’il en a perdu un comme ça peut-être.

— C’est possible, mais ne parlez pas à des personnes que vous ne connaissez pas. Madame et moi ne le voulons pas.

— Monsieur peut bien comprendre qu’on sait ce que c’est que quelqu’un de bien. Je ne lui ai pas parlé à ce monsieur ; c’est lui.

Et toujours ronchonnant, la nourrice sortit.

Comme Marguerite continuait de déjeuner en silence, ne témoignant que par le mouvement saccadé de sa fourchette son trouble intérieur, son mari entreprit de la raisonner :

— Il ne faut pas, ma chérie, que tu donnes de l’importance à ce petit incident. Je comprends ta contrariété, mais ces choses-là arrivent tous les jours et n’ont pas d’importance. Ce que dit la nourrice est probablement la vérité : c’est sans doute un père qui a perdu un enfant de l’âge du nôtre.

— Oui, tu as raison ; du reste j’y veillerai.

— C’est cela. Te voilà presque remise de ton rhume, et s’il fait aussi beau demain qu’aujourd’hui, je t’engage à sortir.

Un télégramme vint abréger d’office le déjeuner du docteur.

Quand plus tard la nourrice apporta le petit Maxime à sa mère afin d’aller déjeuner à son tour, elle avait le visage maussade et boudeur qui chez elle faisait invariablement suite à la moindre observation. Tout en disposant l’assiette où se trouvait la soupe de l’enfant, elle secouait la tête comme se répondant à elle-même :

— V’là sa soupe… C’est tout de même malheureux de voir qu’on n’a pas plus de confiance que ça en vous ! Comme si je laisserais quelqu’un de pas bien amuser le petit ! Il est poli, ce monsieur. « Quel âge qu’il a, ce beau petit ? » qu’il m’a dit. Et je n’ai pas cru que monsieur et madame allaient me faire des arias parce que je lui ai répondu.

— C’est bon, nourrice. Qu’il n’en soit plus question ; allez déjeuner.

La main de Marguerite tremblait en prenant la cuiller pour donner à manger à son fils, et elle ne voulait pas que l’œil fureteur de la nourrice s’en aperçût… Elle était sûre maintenant.

En baisant les doux cheveux de l’enfant, qui après chaque cuillerée ingurgitée, la remerciait d’une caresse de sa petite main sur la joue, des larmes amères lui montaient aux yeux, dans un transport de pitié et de désir qui l’emportait vers celui qui n’était plus son mari.

VII

Dès lors, ce fut fini du calme trompeur ; quoi qu’elle fît pour se défendre, l’obsession d’Albert ne la quittait plus. Presque chaque jour, elle emmenait la nourrice et l’enfant jusqu’à l’avenue du Bois ; le matin ils allaient encore parfois seuls au Parc Monceau, et, à une interrogation de Marguerite, la nourrice avait répondu, sèche et rancunière :

— Oui, madame, je l’ai vu encore, mais j’ai pris un autre chemin bien sûr ; on n’aurait eu qu’à dire que je courais après ce monsieur. Il y en a de mieux que moi qui pourraient courir après, car il est joliment bien s’il n’avait pas l’air malade.

« Madame » ne répondit pas, ce qui vexait toujours la nourrice qui se croyait éloquente ; elle ne se doutait guère de quelle façon ses paroles avaient porté.

Quand, ce jour-là, à la nuit tombante, elles rentrèrent, Marguerite était possédée par une idée fixe… Il fallait le revoir. Elle hésitait cependant, résolument loyale dans son intention, et fidèle au mari qui l’adorait avec une si parfaite confiance. Mais aussi pourquoi n’était-il jamais là ? La présence de Roger exerçait toujours sur elle une influence apaisante.

Depuis ces dernières semaines, elle s’était aperçue de sa solitude fréquente, et un vague ennui surgissait dans son âme. En refaisant sa vie, Marguerite avait rompu avec beaucoup d’anciennes relations ; elle s’appliqua à ne retrouver personne qui ravivât trop distinctement le passé, et, satisfaite d’être entourée de la famille de Roger, qui était par le fait sa propre famille négligée pendant un temps, elle se créa vraiment une vie entièrement nouvelle, et sauf quelques rares rencontres avec d’anciennes amies rien ne venait lui rappeler son premier ménage. Elle menait en outre une existence toute différente. Jadis très mondaine, toujours en mouvement, maintenant elle sortait rarement le soir. Le docteur Lesquen se trouvait si parfaitement satisfait lorsqu’il était assis à son foyer avec Marguerite, il aimait si passionnément leur intimité, que l’idée ne lui venait pas que sa femme ne fût pas également comblée à vivre ainsi. Les soirées proprement dites lui étaient en horreur ; jamais il ne dînait en ville que chez les siens, et comme ils étaient un peu dispersés, les réunions n’étaient pas fréquentes. Ses parents vivaient à Versailles, où une fille mariée à un officier vivait aussi. Le frère aîné du docteur, ingénieur de mérite, était censé habiter Paris, seulement, comme il était établi du côté de Vincennes, l’éloignement rendait les relations difficiles, quoique Marguerite eût grand plaisir à fréquenter sa belle-sœur, jeune et très charmante femme, mais si absorbée par ses trois bébés que le temps lui manquait pour tout ce qui ne les touchait pas.

Au printemps, on déjeunait parfois les uns chez les autres, et la rareté relative de ces rapprochements en faisait l’agrément ; absolument indépendants, on se retrouvait avec plaisir. Madame Étienne Lesquen affectionnait beaucoup Marguerite et adorait le petit Maxime, car ses trois enfants ne suffisaient pas à la maternité débordante de son cœur. Et ainsi, entre ces réelles tendresses, dans une vie de sécurité paisible, Marguerite se trouvait heureuse et consolée, jusqu’au jour qui la mit en présence d’Albert. Maintenant lui revenait vibrante la mémoire des années où sa vie était mouvement, variété ; elle se souvenait de tout ce qui alors la tenait sans cesse en éveil : les caprices et même les exigences d’Albert, les soins qu’elle apportait à lui plaire, à maintenir chez eux l’animation, la gaieté.

Il fallait le revoir.

Elle était très libre ; jamais Roger n’intervenait ni ne questionnait. Elle sortit, monta la rue de Prony avec une hâte fiévreuse. Elle s’imagina que peut-être il ne serait plus là ! bien qu’au fond de son cœur elle fût certaine du contraire. Déjà son excuse était toute trouvée : elle lui dirait qu’il ne fallait plus qu’il s’occupât de l’enfant, que des soupçons pourraient venir à l’esprit de Roger.

VIII

Peu à peu elle s’habituait à l’étrange situation : rencontrer Albert de temps en temps, causer avec lui d’Yvonne, le consoler dans la tristesse qui l’accablait, semblait presque naturel. Elle avait essayé de l’empêcher de la tutoyer, le menaçant, s’il y persévérait, de ne plus revenir :

— Moi, ne pas te tutoyer ? Pourquoi ? Je suis toujours bien autant qu’un cousin. Est-ce que lui ne te tutoyait pas lorsque tu étais ma femme ?

Et elle n’avait pas répliqué, soudain convaincue.

Albert, maître de lui-même et follement désireux de la reconquérir, ne l’avait jamais alarmée. Lorsqu’il la vit de nouveau accoutumée à lui, soumise comme dans le passé à son joug, il tenta ce qui était l’unique objet de ses désirs. Au moment de la quitter, par une froide journée de décembre, et comme elle toussait pour la troisième ou quatrième fois, il lui dit :

— Je ne veux plus que tu viennes ici ; la saison est trop rigoureuse maintenant.

— Alors ? dit-elle presque effrayée.

Il la regarda, de ce regard tendre qui jadis l’aurait précipitée dans ses bras ; elle tenait ses yeux levés, attendant.

— Amie, avez-vous confiance en moi ? dit-il gravement.

Elle ne put parler et secoua seulement la tête affirmativement.

— Il y a le portrait d’Yvonne… continua-t-il. Marguerite, tu peux venir. Viendras-tu, dis ?

Elle s’était juré, son fils dans ses bras, de ne jamais céder à cette prière, et soudain à l’idée de se retrouver une heure sous le même toit que celui dont, vierge, elle avait été l’épouse, elle se sentit comme soulevée de terre. La face du monde lui sembla changée : la conviction que le lien qui l’attachait à Albert était indestructible, se fit jour dans son cœur. Elle y puisa une sorte de hardiesse nouvelle, comme rendue à la vérité.

— Oui, dit-elle, j’irai voir Yvonne.

— Notre Yvonne.

Elle pleurait, effrayée maintenant, désemparée, ne sachant plus ce qu’elle voulait ni ce qu’elle désirait, meurtrie dans toutes ses pensées. Même son Maxime, qu’elle avait cru jusqu’alors sa sauvegarde, n’avait pas la puissance de la consoler : elle aimait son fils, à mourir pour lui, mais pour vivre, l’autre était le plus fort ! Qui la défendrait contre de tels déchirements ? Elle serait donc éternellement malheureuse ? Elle se cramponnait instinctivement au bras d’Albert. Il l’enlaça :

— Nous souffrons bien, car tu souffres aussi, ma pauvre aimée.

Elle sanglota :

— J’étais heureuse, heureuse… c’est vous, c’est toi, Albert…

Puis, comme frappée du son de ses propres paroles, elle s’échappa en courant. Il ne bougea pas, ne fit pas un geste : il savait qu’il l’avait retrouvée.

IX

Le même soir, elle eut la fièvre et beaucoup d’oppression. Dès le matin, madame Mustel, prévenue par son gendre, monta et témoigna une sollicitude et un mécontentement égaux :

— Elle s’obstine à sortir par tous les temps ; elle n’est pas d’une santé à le pouvoir impunément et je le lui ai dit bien souvent.

Roger l’excusa :

— Même en prenant des précautions, on s’enrhume par une température aussi malsaine.

— Ce n’est pas mon avis ; tu ne sais pas te faire obéir, elle tousse depuis huit jours.

— Il s’agit maintenant de la soigner.

Madame Mustel reçut docilement les instructions de son gendre et promit de les exécuter ponctuellement. Elle retourna avec lui dans la chambre de la malade. Rouge et pâle tour à tour, Marguerite s’agitait dans son lit. Elle ne sourit pas à sa mère et répondit à peine à son mari.

— On dirait qu’elle est en colère, dit madame Mustel tout bas en reconduisant Roger jusqu’à la porte.

— C’est la fièvre. Je rentrerai de bonne heure.

Il n’était nullement inquiet : un gros rhume, une bronchite même, ne l’effrayait pas chez une femme jeune, robuste et bien soignée. Et cependant un malaise profond emplissait son cœur ; il avait été frappé de l’espèce d’irritation témoignée par Marguerite qui manifestait avec une impatience chagrine le désir d’être seule. Elle n’avait paru tranquille et ne s’était assoupie que lorsqu’il eut annoncé qu’il passerait la nuit sur la chaise longue de leur chambre. Indulgent aux malades, il ne voulut voir là qu’un caprice causé par l’état de fièvre ; mais une angoisse secrète l’oppressait. Si Marguerite allait ne plus l’aimer ? Si elle allait lui en vouloir de l’avoir épousée ? Sans les encouragements de madame Mustel, il n’eût jamais osé s’offrir à Marguerite : dans cette créature fine, quelquefois fantasque, toute d’impulsion, s’incarnait pour lui le rêve d’amour de sa jeunesse, mais elle l’intimidait un peu, et jamais, même aux heures des plus tendres expansions, il ne s’était enhardi à lui dévoiler tout son cœur. Quand il la tenait dans ses bras, mille paroles folles et tendres lui montaient aux lèvres sans qu’il osât les prononcer. Tout ce qu’un homme peut faire pour rendre heureuse la femme élue, il l’avait fait, ce qui était en son pouvoir du moins ; mais il savait qu’il n’est au pouvoir d’aucun être humain de percer l’arcane du cœur. Il se mit à penser au premier mari de Marguerite. Depuis quelque temps, l’image d’Albert se levait dans son esprit ; il avait retrouvé chez sa femme des intonations, des mots oubliés, qu’il se souvenait avoir déjà entendus… lorsqu’elle n’était pas sa femme. Il eut l’intuition, non de la vérité, mais du danger mystérieux qui venait vers lui du passé. Il réalisa que les hasards de la vie pouvaient remettre les anciens époux en présence, et il ne possédait plus la certitude, malgré tous ses efforts pour la créer en lui-même, que Marguerite détournerait la tête sans regret. Il comprit que son bonheur était précaire, que sa maison était bâtie sur le sable !

Il fit ses visites avec plus de soin et de conscience que jamais, dominant sa pensée et s’oubliant lui-même. A l’heure fixée, il reprit le chemin de la rue de Prony ; il marcha pour secouer son abattement moral. Comme il descendait rapidement la rue de Lisbonne, une voiture le croisa ; inconsciemment il leva les yeux, et son regard et celui d’Albert d’Estanger se rencontrèrent… Ce fut un éclair, mais dans le cœur de chacun de ces deux hommes, il jaillit comme une flamme. « Je la garderai », se disait Roger, libéré de toute défaillance, certain de son droit. « Je la reprendrai », se jura Albert, mordu par une jalousie intense.

X

L’indisposition locale de Marguerite céda rapidement à des soins énergiques. Elle fut bientôt assez remise pour que madame Mustel se crût en droit de la chapitrer. Elle lui répétait de demi-heure en demi-heure, avec la régularité qu’elle aurait apportée à lui verser une potion :

— Tu ne veux jamais écouter mes conseils.

Elle terminait ce petit discours un soir avant dîner, au moment précis où Roger entrait dans la chambre ; il entendit sa femme répondre d’un ton bref :

— Tu ne m’as donné que trop de conseils, maman.

Madame Mustel commençait à protester, prête à arguer de son infaillibilité ; son gendre l’arrêta :

— Pas de discussion, tante Louise : Gotte n’est pas assez bien.

Il s’approcha de sa femme, ferme, le visage ouvert, et l’embrassa tendrement. Elle était étendue dans un fauteuil, elle ne bougea pas et détourna la tête.

Roger s’assit en face d’elle, la contemplant délibérément ; puis il lui prit le poignet, tâta le pouls, et d’un ton satisfait, délivrant la petite main passive :

— Tout est bien, dit-il : c’est une affaire finie.

— Elle a encore eu une faiblesse tantôt, déclina sèchement madame Mustel, comme une personne qui accomplit son devoir.

Le docteur leva la tête, regarda sa femme.

— Ah ! dit-il.

Puis après une pause il ajouta :

— C’est la suite de la grippe.

— Maintenant que tu es là, Roger, reprit madame Mustel, je vais faire dîner Maxime.

L’enfant avait été transporté chez sa grand’mère afin d’assurer la tranquillité entière de la malade.

— Tu reviendras, maman ? demanda Marguerite.

— Si tu le désires, ma fille.

— Je t’en prie.

— Tu peux compter sur moi.

Les époux restés seuls ne parlèrent pas ; Marguerite suivait dans le foyer le jeu de la flamme. Enfin elle dit avec un peu d’impatience :

— Pour combien de temps en ai-je à ne pas sortir ?

— Cela dépend du ciel, non de moi… Si le froid ne cesse pas, sais-tu à quoi je pense, ma chérie ?

— Non. A quoi ?

— A t’emmener dans le Midi.

— Dans le Midi ? Pour quoi faire ? Et puis je préfère ne pas te quitter.

Elle disait vrai, elle le sentait son rempart.

— Tu ne me quitterais pas… j’irai avec toi.

— Et tes malades ?

— L’ami Bossard s’en chargera le temps nécessaire. J’ai tout combiné, je serai libre quand je voudrai.

Elle secoua la tête, dolente :

— J’aime mieux rester à Paris.

— Mais il faut obéir à ton mari, Marguerite. Tu sais, je suis le maître.

Il souriait. Elle le regarda, étonnée.

— Je trouve que tu as besoin de quitter Paris, Marguerite.

— Je suis donc malade gravement ?

— Tu pourrais le devenir, et je veux te guérir, ma Gotte, ma femme adorée…

Il ajouta, ému :

— Je veux ton bien plus que ma vie ; tu le crois, n’est-ce pas ?

— Oui, je le crois. Mais pourquoi me parles-tu ainsi ?

Il ne répondit pas directement à la question.

— Vois-tu, Marguerite, entre un mari et une femme il faut une confiance entière ; il faut parler de tout ce qu’on a dans le fond du cœur, même si cela fait un peu mal.

Elle le regarda, si agitée et inquiète qu’il eut le pressentiment qu’elle connaissait la présence d’Albert à Paris. Résolument il continua :

— Il y a un passé qui t’a fait souffrir, ma pauvre femme, et que j’essaye d’oublier : mais dans la vie, malheureusement, il n’est pas si facile d’oublier. Je sais une chose qui pourrait te donner de l’émotion ou du chagrin si tu l’apprenais tout à coup, et je veux t’en prévenir moi-même : Albert d’Estanger est revenu à Paris, je l’ai vu.

Elle blêmit, eut une contraction de la mâchoire, comme épouvantée. Roger s’était rapproché, et tenait entre les deux siennes les mains récalcitrantes de sa femme :

— Marguerite, est-ce que je t’inspire de la crainte ? Est-ce que je peux t’en vouloir d’un trouble si naturel ?… Mais nous ne pouvons plus retourner en arrière… c’est impossible. Regarde-moi, ma chérie : si tu étais au bord d’un précipice, je pourrais, pour t’empêcher d’y tomber, être forcé de te faire un peu de mal, de meurtrir ta chair que j’adore, et cependant tu me le pardonnerais, n’est-ce pas ? Tu comprendrais que c’est mon amour même qui me donnerait cette force ?

Elle baissait la tête, et il voyait les larmes sourdre sous les paupières.

— Je suis médecin, ma Gotte, et c’est mon métier de faire souffrir pour guérir ; mais il me faut la confiance de mon malade, toute sa confiance. Parle-moi ; ce n’est pas à ton mari que tu parles, c’est à Roger, c’est à ton « Pataud » pour qui tu as toujours raison.

Elle ne put se défendre de sourire faiblement, émue de cette bonté ; elle murmura :

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

Puis de bonnes larmes jaillirent de ses yeux, la soulageant. Il lui avait libéré une main, tenant l’autre dans une étreinte de fer.

— Tu as peut-être des regrets, mon amour ? Il faut les faire mourir en toi. Je sais que je ne suis qu’un homme bien ordinaire, mais en t’épousant j’ai accepté des devoirs que je n’abandonnerai jamais. Je te défendrai contre tous, Marguerite. Le comprends-tu ?

Elle tremblait ; il sentait sa pauvre petite main frémir.

— Vois-tu, mon ange, il ne faut plus regarder derrière toi. Si tu t’es trompée en reprenant autrefois ta liberté, tu l’as fait librement.

Comme un pauvre animal blessé elle le regardait de ses yeux battus.

— J’aurais dû peut-être ne jamais aspirer à autre chose qu’à être ton ami, et craindre un retour possible vers le passé… Je ne m’en suis pas défié, Marguerite ; je t’aimais tant, depuis si longtemps ! Je te croyais malheureuse…

— Je l’étais…

— Laissons les morts ensevelir les morts ; le passé est mort, et pour toi, tu entends bien, Albert est mort comme ta fille Yvonne : tu ne peux jamais, jamais, le retrouver.

Elle répondit par un gémissement.

— Mais tu as un mari qui t’appartient jusqu’à son dernier souffle ; tu as un fils né de ce mari, et sans doute en ce moment une autre vie venue aussi de lui commence à surgir en toi. Veux-tu tout perdre pour un mort ?

Elle aurait voulu crier : « Il n’est pas mort, il souffre ; les morts ne souffrent pas. »

Roger parut deviner sa secrète pensée :

— Et il ne faut pas avoir pitié de ceux qui ont fait le mal, qui ont détruit eux-mêmes leur bonheur, qui ont trahi. En ayant pitié d’eux on torture ceux qui sont innocents. Si l’homme qui avait le bonheur de te posséder… que tu aimais… a pu oublier ce qu’il te devait, il ne mérite aucune compassion… Je n’ai vu Albert d’Estanger qu’un instant, mais j’ai vu combien il était changé, et c’est justice.

Elle le regarda avec une sorte d’horreur, libéra sa main et dit, les dents serrées :

— Je sais, je l’ai vu.

Il maîtrisa sa poignante émotion.

— Pauvre Marguerite ! Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— A toi ?

— Oui, à moi. Ce n’est pas ta faute s’il s’est trouvé sur ton chemin, comme il s’est trouvé sur le mien ; ce n’est pas ta faute si tu en as été émue : c’est notre malheur, Marguerite, et non notre faute.

— J’ai besoin d’air… dit-elle subitement défaillante.

Il la soutint : elle était évanouie. L’éther se trouvait à sa portée, il lui en fit respirer. Puis, lorsqu’au bout de quelques instants elle rouvrit les yeux :

— Viens, dit-il ; passons dans mon cabinet, il fait trop chaud ici.

Elle ne résista pas ; il l’embrassa avec une tendresse emportée.

— Nous partirons, n’est-ce pas, femme ?

— Oui, dit-elle vaincue.

XI

La température était devenue rigoureuse ; il neigea à plusieurs reprises, et Albert d’Estanger ne put s’étonner de ne pas revoir Marguerite. A dire vrai, il ne l’attendait pas ; il comprenait que pendant quelques jours, bien des jours peut-être, elle demeurerait indécise ; il la connaissait trop pour ne pas être certain que la lutte serait cruelle pour la pauvre femme. Il la plaignait, mais néanmoins son égoïsme ne voyait, ne voulait, ne souhaitait qu’une seule issue : coûte que coûte, il fallait que Marguerite lui revînt. Jamais il n’avait désiré une femme comme il désirait maintenant celle qui avait été la sienne. Sa rencontre fortuite avec Marguerite, dont l’image s’était peu à peu estompée dans son esprit, l’avait relevé du pire découragement, de la lassitude écœurée de l’homme de plaisir qui ne trouve de joie nulle part. Physiquement et moralement las, conscient qu’il ne restait plus autour de lui une seule affection réelle, il envisageait avec horreur les années qui s’étendaient encore devant lui. Le vulgaire accident qui avait brisé son existence, si agréable et bien organisée, était en somme ce qui arrivait couramment, sans dommage pour personne, une suite inévitable de la faiblesse humaine, un prétexte à bouderie, à ressentiment momentané tout au plus ; mais de pareilles conséquences suivant une circonstance aussi triviale lui paraissaient une monstrueuse injustice.

Il avait été foudroyé de surprise devant la violence des résolutions de Marguerite. Il oubliait qu’elle l’avait averti bien des fois qu’elle ne supporterait pas d’être trompée, qu’une trahison serait pour elle un coup mortel. Il n’avait jamais envisagé la possibilité que sa femme pût s’affranchir de l’amour qu’elle lui portait, des devoirs qu’elle avait contractés envers lui. De son côté il s’était toujours efforcé de ne pas troubler l’harmonie de son ménage dont il appréciait l’agrément et le charme. Rien n’avait été plus imprévu, moins calculé que cette rencontre matinale surprise par Marguerite : fatale seconde d’oubli payée si cher !

Tout d’abord il crut à une fugue de quelques jours, à une retraite momentanée de Marguerite chez sa mère, et pour la faire revenir il était prêt à toutes les concessions, à toutes les excuses. Ce lui fut une douleur profonde que la fermeté inébranlable de sa femme ; ayant échoué dans toutes ses tentatives sincères de conciliation, comme il était orgueilleux il ne lutta plus. Sa complice se vit divorcée de son côté, et il ne resta à Albert que la ressource d’essayer d’oublier avec elle, mais cette femme lui était en vérité bien peu de chose : l’occasion, l’absence complète de principes sérieux avaient amené la familiarité d’abord, l’abandon ensuite. Madame Ledru était gaie, facile, point encombrante ; Marguerite, absorbée par sa douleur, ne songeait pas à plaire : les heures auprès d’elle étaient parfois lourdes ; l’amie distrayait le mari et consolait la femme. Elle s’était établie à la campagne avec eux, sincère dans son double rôle, éprise à sa manière d’Albert, très attachée à Marguerite. Elle aussi avait été stupéfaite du scandale provoqué par Marguerite, et contre son gré, elle avait dû se résigner à l’inévitable, sans illusion du reste sur la force du sentiment d’Albert à son égard ; elle avait accepté son appui afin de gagner du temps, de combiner les moyens de refaire sa vie, et comme les scrupules ne la gênaient pas elle pensa qu’elle y parviendrait. Quand les amants se séparèrent après quelques mois de mutuel esclavage, ils en étaient presque arrivés à la haine, dans leur amer et inutile regret de ce que leur folie leur avait coûté.

L’idée de reprendre Marguerite, de retrouver ce qu’il avait perdu, de connaître à nouveau cette tendresse dévouée, passionnée, désintéressée, lui apparut délicieuse, et puisqu’ils étaient tous deux vivants, pourquoi ne serait-ce pas ? Marguerite s’était trompée ; elle avait commis une folie dont elle se repentait sûrement : c’était à l’homme, au mari, de lui donner le courage de s’en affranchir ; elle serait mille fois plus heureuse qu’elle ne pouvait l’être avec Roger, plus heureuse même qu’aux jours les meilleurs de leur vie. Ils connaissaient tous deux maintenant le prix du bonheur. Du reste il ne violenterait en rien la volonté de Marguerite : ce serait elle qui, de son plein consentement, reviendrait au mari de sa jeunesse, et pour amener ce résultat il était prêt aux plus patients efforts.

Cependant, quand après dix jours passés, et plusieurs après-midi assez beaux, il n’eut pas revu Marguerite, l’inquiétude le gagna. Il lui écrivait, puis déchirait ses lettres, éclairé par sa raison sur le danger d’une pareille démarche. « Sûrement elle viendrait : sans doute elle avait été plus occupée les derniers jours de l’année ; elle avait peur et c’était bon signe. » Plusieurs fois le matin, à l’heure où les petits s’ébattent au Parc Monceau, il passa dans l’allée où il avait vu la nourrice et l’enfant de Marguerite, mais ne les aperçut pas… Un jour, par contre, descendant l’allée centrale, il reconnut son ancienne belle-mère : il descendit derrière elle la rue de Prony, et la vit entrer dans la maison qu’elle habitait, et qu’il savait être aussi celle des Lesquen.

Quand madame Mustel eut disparu sous la porte cochère, Albert fit encore quelques pas, droit devant lui, et enfin, incapable de dominer sa curiosité, pénétrant à son tour sous la voûte, il ouvrit la porte de la loge et demanda d’une voix mal affermie :

— Le docteur Lesquen, s’il vous plaît ?

D’une pièce du fond une femme qui cuisinait, sortit, et répondit :

— Le docteur Lesquen est en voyage, mais voici le nom de son remplaçant.

Et, essuyant ses mains à son tablier, elle prit dans une case une carte de visite qu’elle tendit à Albert. Il l’accepta et tout en la regardant demanda encore :

— Le docteur Lesquen sera absent longtemps ?

— On ne sait pas, mais au moins un mois bien sûr ; ils sont partis il y a huit jours.

— Merci, madame.

Il ferma la porte de la loge, sortit et, avec un horrible sentiment d’abandon, se retrouva dans la rue.

XII

Ce fut un lamentable retour dans son appartement solitaire. Tout en s’exhortant lui-même à la patience, il était indubitable d’après la violence de son désappointement qu’Albert avait espéré une prompte réalisation de ses désirs. Il se rappelait leur dernière entrevue : l’émotion, la faiblesse de Marguerite ; il se trouva insensé de n’avoir pas su mieux en profiter, de n’avoir pas forcé sur l’heure cette volonté chancelante, de n’avoir pas mis entre Marguerite et sa vie actuelle un fait irrévocable. Maintenant elle lui avait échappé ; ce départ si brusque, la dernière chose à laquelle il se fût attendu, lui paraissait ce qu’il était : un obstacle presque infranchissable entre lui et elle. Il ne pouvait pas la suivre ; elle le savait, elle avait donc voulu se dérober… elle ne l’aimait pas comme il l’avait cru.

Après le divorce, d’un commun accord, les meubles qui garnissaient l’appartement de la rue Rembrandt avaient été dispersés, chacun n’ayant retiré que ses objets personnels. Albert avait fait transporter les siens chez sa mère, où il reprit officiellement son domicile et sa chambre de célibataire.

L’appartement occupé longtemps par madame d’Estanger était un rez-de-chaussée, rue d’Aumale, délicieusement calme, avec un jardin particulier entouré d’autres grands jardins. La pièce claire dont d’Estanger avait fait son cabinet de travail ouvrait sa large baie sur une pelouse tranquille où voletait constamment un merle. Depuis qu’il espérait y voir Marguerite, Albert mettait tous ses soins à l’orner ; il avait réuni toutes les épaves de l’ancien « home », tous les objets particulièrement aimés. Le portrait d’Yvonne occupait la place d’honneur ; et partout les photographies de Marguerite — Marguerite fiancée, Marguerite jeune femme, Marguerite avec sa petite fille sur ses genoux — s’offraient aux regards. Sur le tout planait un beau et sérieux portrait de madame d’Estanger vieillissante, avec des cheveux gris, un très doux sourire et des yeux clairs. En entrant dans cette pièce, en jetant les yeux sur ces effigies aimées, Albert eut une sorte de frénésie de désespoir : perdues, toutes perdues ! Et que lui restait-il ? Pourquoi vivre ? Qu’attendre de l’avenir ?

Avant d’avoir revu Marguerite, il imaginait une existence plus ou moins triste, mais possible encore. Maintenant, il lui fallait sa femme ; on la lui avait volée, il voulait qu’on la lui rendît. Comment s’était-il trouvé un homme pour oser, de son vivant, épouser Marguerite ? Comment, lui, l’avait-il souffert ? Il avait donc été fou, idiot, ensorcelé ? S’il avait vraiment lutté, au moins elle ne se serait jamais remariée… et aujourd’hui tout eût été réparable. Il réalisait imparfaitement que le présent de Marguerite possédait seul une valeur tangible, qu’elle appartenait à ce présent, et que le lien qui l’avait unie à lui était entièrement brisé. Le fait qu’une volonté étrangère eût pouvoir de la faire disparaître, de l’emmener au loin, l’impossibilité pour lui de communiquer avec elle exaspérait Albert jusqu’à une sorte de fureur. Comment ! il ne pouvait pas la voir ? il ne pouvait pas lui écrire ? Il ne pouvait rien, rien… Même Lesquen, qu’il haïssait par instants, lui échappait ; l’honneur le plus vulgaire lui interdisant de s’en prendre à lui, il fallait, impuissant, qu’il lui laissât cette femme qui avait été la sienne, qui était la sienne !

XIII

Marguerite acceptait, souhaitait même ardemment que Roger se mît entre elle et la tentation de retrouver Albert, mais elle n’avait pas encore mesuré la force de son propre désir, et elle sentait vaguement que le calme nouveau qui l’entourait était précaire.

Ils s’étaient d’abord arrêtés à Cannes, et ce changement total, la beauté du ciel, la légèreté de l’air, avaient eu sur la jeune femme l’effet le plus bienfaisant. Endolorie, elle se laissait pour ainsi dire bercer sur le cœur de son mari, tellement allégée de n’avoir plus à l’âme l’inquiétude qui la tenaillait depuis quelques semaines. Elle se sentait délivrée de cette peur sourde qui l’avait hantée sans répit, peur d’elle-même, peur de ce qu’on l’obligerait à faire. Maintenant elle s’était reprise, allant de toute sa volonté à Roger, non pas avec amour, mais avec un sentiment d’être gardée, protégée par lui, à l’abri de tout mal, de tout péril. Sa faible espérance de maternité nouvelle était évanouie, mais elle souhaitait de la voir renaître, et alors elle n’aurait plus rien à craindre, l’avenir pouvait encore être très beau, il fallait qu’il le fût. Elle désirait ardemment le bonheur et la paix. Elle ne voulait pas recommencer les agitations et les tristesses, elle en était rassasiée.

Le docteur Lesquen, plein d’amour, épiait sa femme et, le cœur reconnaissant, se persuadait qu’il n’avait plus rien à craindre : l’ombre qui s’était dressée tout à coup sur sa route disparaîtrait sans laisser de traces. Il n’en voulait pas à Marguerite du trouble qu’elle avait manifesté ; au contraire, il y trouvait une preuve nouvelle de la délicatesse des sentiments de sa femme. Le soupçon qu’elle eût approché Albert, qu’elle lui eût parlé ne traversait même pas son esprit. A deux ou trois reprises, émue par la bonté de son mari, pénétrée de tout ce qu’elle lui devait, mesurant son dévouement sans bornes, Marguerite avait été tentée de révéler toute la vérité, de découvrir le mal au médecin afin qu’il y portât les meilleurs remèdes ; mais l’émotion qui se manifestait sur le visage de Roger dès qu’elle-même paraissait en éprouver, l’espèce d’avidité inquiète avec laquelle il était resté suspendu à ses lèvres un jour qu’elle avait eu le courage d’aller jusqu’à dire : « Il faut que je te raconte… » lui enlevaient sa résolution, et elle avait fini autrement la phrase commencée. L’aveu de la vérité devenait tous les jours plus impossible, et cependant elle eût désiré si ardemment faire cette confession : il lui semblait que si Roger savait, il n’y aurait plus aucun danger pour elle ; il trouverait le moyen de la guérir, de lui faire oublier… Elle avait eu jusque-là grande facilité à lui dire ses pensées, n’ayant jamais éprouvé à l’égard de Roger cette réticence de la femme qui aime et qui craint de déplaire. Ingénûment elle lui avait toujours avoué ses idées, indifférente à l’impression qu’il en ressentirait, très assurée que rien ne pourrait le changer. Mais jamais auparavant il ne s’était montré si franchement épris : dominant sa timidité, il essayait de tout son pouvoir de se faire aimer, et cette attitude enlevait à Marguerite un peu de son aisance vis-à-vis de lui. Ce n’était plus tout à fait son « Pataud » dont elle ne craignait rien, elle n’était plus si absolument sûre de son indulgence. Et du reste, de quoi s’alarmait-elle ? Elle se laisserait aimer, elle aimerait le plus qu’elle pourrait. « L’autre », sans doute, réalisant qu’elle était perdue pour lui, partirait de nouveau.

Madame Mustel était ravie des bonnes nouvelles qu’elle recevait ; les lettres de Marguerite exprimaient le contentement qu’elle éprouvait réellement. Après tant de secousses, pour la première fois depuis plusieurs années, la jeune femme goûtait le plein épanouissement de son être physique ; elle jouissait avec une intensité extraordinaire de la magnificence de la nature, de la sérénité joyeuse du ciel, de la beauté magique de la mer, des couleurs merveilleuses des collines et de l’horizon. Tous les matins elle sortait avec son mari, et leur flânerie au bord de la mer était comme un bain de vie. Sur la place inondée de soleil elle se mouvait au milieu des marchandes de fleurs, caressée par ce qu’elle voyait, par ce qu’elle respirait, par ce qu’elle entendait, sentant en elle, fort et puissant, le désir de vivre et de dérober à la nature quelques-unes de ses félicités ; elle rentrait à l’hôtel, le pas un peu ralenti, alanguie dans un bien-être profond, toute prête à écouter des mots d’amour, à recevoir des caresses. Des démonstrations qui l’eussent ennuyée un mois auparavant lui paraissaient naturelles, et elle était reconnaissante à son mari de tant l’aimer ; pour le remercier d’un geste doux et charmant, elle lui posait sa main délicate sur le front, le regardant dans les yeux, et lui, dans un transport, prenait cette petite main et en baisait la paume avec furie.

Un jour, Marguerite entendit ses voisins de table parler de Monte-Carlo : ils y étaient allés la veille et racontaient leur chance extraordinaire, formant le projet d’y retourner.

— Moi aussi j’ai envie d’aller à Monte-Carlo, dit subitement Marguerite à son mari en se penchant vers lui.

— Toi ! vraiment ?

— Oui, j’en ai la fantaisie.

Tout d’un coup elle éprouvait un vague désir de varier la monotonie des jours, de faire quelque chose, d’entendre d’autres voix, de se trouver au milieu d’une foule, et dans une surexcitation soudaine elle parla toute la journée de cette excursion, quoique Roger parût faiblement partager son entrain :

— Crois-tu que je gagnerai ?

— Je l’espère, puisque tu le désires.

— Mais, le crois-tu ? As-tu idée que je sois chanceuse ?

— Ma Gotte, ne me demande pas de prophéties ; elles ne relèvent pas de mes capacités.

— Mais c’est amusant de tenter la fortune. Cela ne t’amuse pas, toi ?

— Non, pas beaucoup.

— Ah ! que tu es vieux jeu, mon pauvre Pataud !

Il fut un peu ému, un peu blessé de ces paroles, mais ne protesta pas.

L’enchantement dans lequel il vivait depuis quelques semaines allait donc cesser ! Hélas ! de toute façon il fallait rentrer dans la vie, rompre l’exquise douceur de ce tête-à-tête. Il songeait avec une vraie tristesse au moment où il serait contraint de reprendre une existence qui le séparerait tant d’heures par jour de sa chère femme ; il avait été presque éperdu de bonheur lorsque spontanément Marguerite lui avait exprimé le même regret.

— Vrai ? C’est vrai, ce que tu dis ? avait-il demandé.

— Comment ! si c’est vrai !

Jamais il n’avait été plus fier. Elle l’aimerait, elle finirait donc par l’aimer d’amour ! Aussi, perdre une seule de ces journées bénies où ils étaient tous deux entièrement à eux-mêmes lui parut cruel, et le matin fixé pour leur expédition, il se montra non pas de mauvaise humeur, ce qui n’était pas dans son caractère, mais d’une réserve plutôt triste qui irrita Marguerite : elle avait la fringale de se distraire, elle était mécontente que Roger ne fût pas à l’unisson, et, involontairement, d’autres souvenirs surgissaient à son esprit… l’enjouement, l’ardeur d’Albert dès qu’il était question de la moindre partie.

Cependant ils firent route agréablement ; le temps était tellement divin, le paysage si enchanteur qu’à moins d’une douleur réelle il était impossible de se soustraire à une influence aussi joyeuse, et Roger, contemplant, en face de lui, Marguerite, élégante, le visage animé, les yeux vifs, souriait tendrement, avide de rencontrer le regard de ces yeux aimés.

— Eh bien ? lui dit-elle comme ils arrivaient. Tu te réveilles, cela me fait plaisir.

Roger résolut d’être de bonne humeur pour la contenter.

Ils déjeunèrent comme des amoureux ; elle déjà toute égayée par le mouvement autour d’elle, par l’atmosphère spéciale, par ce remous humain si chargé d’électricité. Elle regardait avec curiosité ces hommes et ces femmes qui allaient et venaient ; beaucoup avaient l’air de couples d’amants, ce qui l’intéressait. Les visages et les attitudes étaient différents de ce qu’on rencontre ailleurs ; tous les yeux étincelaient d’un désir caché : désir d’amour ou désir d’argent.

Après déjeuner, ils se promenèrent sur la merveilleuse terrasse.

— Comme c’est beau ! répétait Marguerite.

Ses yeux brillaient d’une sorte d’allégresse.

Ils entrèrent dans la salle de jeu. Ils allèrent d’abord d’une table à l’autre, se tenant en arrière du cercle pressé des joueurs qui se penchaient tour à tour et dévoraient des yeux le mouvement de la bille fatidique. Enfin Marguerite s’enhardit, posa une pièce de cinq francs à cheval sur quatre numéros, et attendit. Elle gagna.

Deux heures s’écoulèrent qui volèrent comme une minute ; elle jouait, ardente et téméraire, contente non pas de gagner des pièces d’or dont elle n’avait nul besoin mais d’être plus forte que le hasard, de le dominer, de conquérir cette chose inerte. Roger, patient, ne la quittait pas ; de temps en temps il lui disait :

— Eh bien ! est-ce assez ? viens-tu ?

— Non, tout à l’heure, je m’amuse.

Il était presque effrayé de l’emportement avec lequel elle s’exprimait. Tout ce qui révélait chez elle une force de passion inconnue alarmait sa tendresse. Pour lui, le spectacle de ces êtres humains qui semblaient avoir tout oublié et ne vivre que pour une unique espérance presque constamment déçue, l’attristait profondément. Il aurait voulu enlever Marguerite et n’osait pas…

Elle venait de gagner un numéro plein et se reculait triomphante pour remettre son gain à son mari, quand une femme très parfumée, vêtue avec une recherche voyante, se retourna d’un bloc et, devant Marguerite saisie, se dressa son ancienne amie, cette Blanche Ledru qui avait été cause du brisement de sa vie. Elles se regardèrent un instant, immobilisées ; puis madame Ledru, appuyant une main, paume dehors, sur sa hanche, d’un mouvement gracieux et provocant, obliqua à droite et lentement, marchant d’une allure glissante au milieu de la vaste galerie, se dirigea vers un salon du fond.

Marguerite, pâle et frémissante, la suivit du regard : la silhouette souple, vêtue de drap clair, le col entouré de chaînes emperlées, la tête coiffée d’un immense chapeau fleuri, s’en allait avec une indifférence hautaine. Au niveau d’une des baies, madame Ledru rencontra un ami, s’arrêta, dit quelques mots et, comme les regards de l’homme fouillèrent immédiatement la salle de jeu, Marguerite eut l’horrible sensation qu’on avait parlé d’elle. Brusquement elle dit à Roger, qui n’avait rien observé :

— Partons, j’en ai assez.

— Ah ! tant mieux !

Rapidement ils se trouvèrent dehors. Aussitôt Marguerite, incapable de contenir son émotion, demanda à son mari d’une voix saccadée :

— As-tu vu cette femme ?

— Qui ? quelle femme ?

— Blanche Ledru. Ah ! l’horrible femme !

Doucement, Roger passa le bras de Marguerite sous le sien :

— Viens, allons un peu là-haut, vers ces allées tranquilles.

— Oui, oui, ne restons pas ici, je ne veux pas la revoir.

— Ne t’inquiète pas, tu ne la reverras pas.

Elle eut beau essayer de se dominer, dès qu’elle se sentit à l’abri des regards, de grosses larmes coulèrent de ses yeux, puis se changèrent en sanglots, sanglots aigus allant presque jusqu’aux cris. Navré, son mari la regardait. Le passé se dresserait donc toujours entre eux. Il savait l’inutilité des paroles en un pareil moment. Il la laissa pleurer. A la fin, exténuée, elle s’appuya contre lui, frissonnant encore de temps en temps.

L’admirable journée finissait dans une gloire d’or et de feu. La mer, comme affolée de la joie d’être, courait, lançait ses vagues transparentes. Une sorte de douceur muette s’épandait et flottait partout. Le retour s’effectua dans un semblant de paix.

XIV

Marguerite s’était sentie profondément humiliée d’être vue aux côtés d’un autre mari par celle qui avait été sa rivale heureuse. Il lui semblait que le fait de ne pas avoir conservé sa liberté la diminuait aux yeux de madame Ledru, lui enlevant le prestige de la femme outragée. En réalité par une route différente, elle avait été, elle aussi, d’un homme à un autre ! L’idée qu’elle avait deux maris vivants traversait de temps en temps son esprit comme un coup de poignard.

Attentif et triste, Lesquen lisait dans les pensées de sa femme ; et, persuadé que le silence est mauvais pour ces sortes de méditations, il lui parla le premier de sa rencontre de l’après-midi. Marguerite en fut surprise, et en même temps trouva un soulagement à exprimer quelques-unes des rancœurs qui l’oppressaient :

— Ah ! on voit bien ce qu’elle est, elle a jeté le masque. Sous son fard et avec ses cheveux teints, elle a bien la mine d’une fille.

— De tout temps elle m’avait fait mauvaise impression, mais je ne l’aurais pas reconnue.

— Elle t’avait fait mauvaise impression autrefois ? Pourquoi ? C’était mon amie.

— Son langage avec les hommes était d’une liberté éhontée.

— Qui te l’avait dit ?

— Quelqu’un qui la connaissait bien.

— Albert ?

— Oui, lui-même.

— Et il m’encourageait à voir souvent Blanche ; il vantait sa gaieté perpétuelle, sa bonne humeur !…

Les yeux doux et fidèles du mari se levaient sur ceux de sa femme :

— Tâche, ma bien-aimée, d’oublier ces tristes choses.

— Je m’y efforce, dit sincèrement Marguerite ; ce sont elles qui me poursuivent.

— Ignore-les. Que peut Blanche Ledru dans ta vie d’aujourd’hui ?

— Elle peut parler de moi ; j’ai senti qu’elle me racontait à cet homme qui l’a abordée.

— Assurément, c’est un grand malheur. Mais, crois-moi, il faut amputer ces souvenirs, il le faut même au prix de souffrances. Si tu le veux, Marguerite, ma femme chérie, il dépend de toi d’être heureuse.

Elle se tut ; il n’insista pas. L’un et l’autre avaient pris un journal.

Au bout d’un moment, Lesquen dit :

— Je vais faire un tour et fumer un cigare avant de dormir. Si tu veux suivre mon conseil tu te coucheras ; tu es lasse.

— Oui, je suis très lasse, tu as raison.

Il sortit et elle se mit au lit.

La grande chambre contenait deux lits jumeaux, chacun rangé contre le mur, séparés par la porte d’entrée qui formait le milieu de la pièce. Seule dans son lit étroit, les rideaux de mousseline abaissés, elle éprouvait le sentiment d’être à elle-même, et, ce soir-là, toute autre organisation lui eût été odieuse.

Quand son mari rentra, au bout d’une demi-heure, elle feignit de dormir ; il la regarda, demeura un instant attentif à son chevet, puis, en soupirant, éteignit les lumières.

Mais ni l’un ni l’autre des époux ne put dormir. Le docteur comprenait l’urgence pour lui de rentrer à Paris, de reprendre sa clientèle. Il avait mis toute autre considération de côté pour emmener Marguerite, maintenant, même pour elle, le retour s’imposait. Le changement de scène et de milieu avait évidemment usé son effet ; il est impossible, au moral comme au matériel, de soutenir la vie par des expédients. Il fallait arriver à la sécurité dans l’existence normale ; le séjour à Cannes n’aurait pas été inutile : Roger avait conscience d’être arrivé à forcer certains arcanes du cœur de sa femme ; la familiarité entre eux était devenue plus conjugale, moins celle de la parenté ; ils avaient connu des heures vraiment heureuses : c’était beaucoup.

Que Marguerite eût été mariée, que son premier mari fût vivant, qu’elle pût rencontrer madame Ledru, c’étaient là des faits qu’il n’avait pas le pouvoir d’anéantir par l’oubli volontaire, par la ténacité de n’y jamais faire allusion. Il lui paraissait monstrueux que Marguerite ne pût être heureuse parce que d’autres avaient eu à son égard des torts cruels, et que les fautes de ces êtres fussent l’obstacle permanent à son bonheur à lui. Que pouvait-il faire ? Ni la persuasion ni la violence n’aboutiraient. Une seule résolution intangible demeurait dans le cœur du mari dévoué : il garderait Marguerite, la maintiendrait, de gré ou de force, dans l’oasis où la vie pouvait lui être bonne. Maxime, de plus en plus, prendrait place dans le cœur, dans la vie de sa mère. Et puis rien ne dure toujours ; ce tourment du passé, ce regret peut-être, ne seraient pas sans s’amortir ; peu à peu la vie réelle l’envelopperait, peu à peu les images iraient s’effaçant, peu à peu elle oublierait.

Oui, le bienfaisant oubli était au bout de tout ; il s’agissait seulement d’avoir la patience d’y arriver. A quoi songeait-elle en ce moment dans le silence de la chambre close ? Il perçut deux ou trois soupirs tristes et comprit que sa femme non plus ne dormait pas. Oh ! si elle pouvait l’appeler ! Il écoutait, anxieux ; pour ne pas révéler son insomnie, Marguerite s’efforçait de demeurer immobile. Elle aussi pensait… Bientôt, ils allaient rentrer à Paris, et comment ferait-elle pour éviter Albert ? Si elle revoyait son visage triste et implorant, que deviendrait-elle ? L’idée qu’elle était toujours sa femme, que le sacrement religieux qui les avait unis demeurait sans atteinte, la poursuivait. La révolte d’un moment l’avait éloignée des pratiques religieuses ; elle en avait voulu à Dieu de ses souffrances imméritées, mais tous les jours augmentait son regret de ce que son mariage avec Roger n’eût pas été béni à l’église ; la conviction pénible que madame Ledru le savait lui fit monter une rougeur brûlante au visage : « Qu’a-t-elle dû penser ? Elle doit croire que je lui ressemble. »

L’espèce d’humiliation intérieure que sa situation lui causait prenait une forme aiguë ; même à l’hôtel elle était ombrageuse, s’éloignant de toute avance, sentant que derrière elle on pouvait dire : « C’est une femme divorcée, remariée », c’est-à-dire pour certaines personnes pas mariée du tout. Puisque le mal était fait, puisqu’elle avait perdu Albert, si au moins son mariage actuel pouvait être complet !… alors il lui semblait qu’elle serait sûre d’elle-même ; que, vraiment liée à son mari, elle aurait bien plus de force, que rien ne pourrait ébranler sa fidélité.

Mille fois ces pensées vagues avaient flotté dans sa tête, mais sa rencontre avec Blanche Ledru les avait rendues décisives. Elle ne voulait pas être humiliée, elle en parlerait à son mari ; il n’y avait rien dans ce désir qui pût le chagriner, au contraire. Tant de mariages avaient été annulés à Rome, pourquoi le sien ne le serait-il pas ?

XV

Peu à peu, Albert d’Estanger reprenait à l’espérance.

Partis pour un mois, lui avait-on dit ? Qu’est-ce qu’un mois ? Elle ne pouvait pas s’éloigner à jamais. Elle rentrerait à Paris, et il trouverait bien le moyen de la joindre.

Elle viendrait dans ce salon tout illuminé de son image, il était impossible qu’elle ne vînt pas. Trop de souvenirs la liaient à lui. Il serait heureux de nouveau ; cette créature qui lui avait appartenu, qui lui appartenait, serait encore sienne. En attendant il fallait vivre, ne pas se décourager ; il se sentait malade, mais il lutterait, et consolé par Marguerite il guérirait.

Sous l’influence de cet espoir, il sortait, essayant de se distraire, de se reprendre à la vie extérieure. De temps en temps il retrouvait un visage connu : il échangeait une poignée de main plus ou moins cordiale ; il trouvait plaisir à revoir ceux qui avaient connu Marguerite, et il s’étonnait presque que personne ne lui parlât d’elle.

Un soir, il était aux fauteuils d’orchestre au Gymnase, écoutant non pas tant ce qui se disait sur la scène que ses propres pensées. Il s’amusait à scruter les visages des femmes, étonné de son absolu détachement. « Je me croirais fini, et bien fini, se disait-il, s’il n’y avait Marguerite ; mais son visage, à elle, ne me laisse pas glacé et mort. Je veux la voir. »

Il se tenait debout pendant un entr’acte, appuyé au rang de fauteuils devant lui, la lorgnette sur les yeux, quand il s’entendit appeler.

— Monsieur d’Estanger !

Il abaissa sa lorgnette. Une jeune femme, extrêmement parée, s’était avancée jusqu’à la stalle vide, à côté de la sienne, et lui tendait la main en souriant ; elle était suivie d’une toute jeune fille aussi élégante qu’elle-même.

— Comment ! madame Varèze ? dit d’Estanger avec un affectueux empressement, en prenant la main qui se tendait cordiale.

— Oui, et vous n’aviez pas l’air de me reconnaître du tout, et vous ne reconnaissez pas non plus Odette. Eh bien, c’est elle, devenue une grande personne.

Et la mère, avec un mouvement de fierté, se penchait en arrière pour mieux laisser voir sa fille. Un beau sourire, des dents blanches qui étincelèrent, et la jeune main à son tour s’offrit.

— Non, par exemple ; je ne reconnais pas du tout, mais du tout, mademoiselle Odette.

Madame Varèze riait et se casait dans la stalle qu’elle avait usurpée, tournant vers son interlocuteur un visage légèrement fatigué, mais gracieux, spirituel, charmant.

— Elle a grandi, n’est-ce pas ? Et moi, j’ai vieilli. Et vous ? D’où sortez-vous ? D’où venez-vous ? Voilà un siècle que vous êtes disparu. Avouez que je suis bonne de me souvenir de vous.

— Vous avez toujours été une personne délicieuse, madame.

— Et vous, toujours un flatteur. Sincèrement, cela me fait grand plaisir de vous revoir. Vous me rappelez de bons moments de ma vie ; je n’ai pas oublié la rue Rembrandt et notre séjour à Paramé.

Puis, comme inquiète de l’effet de ses paroles :

— Je ne vous offense pas, au moins, en vous parlant du passé ?

— Au contraire.

— C’est gentil ce que vous dites là ; mais enfin racontez un peu. Qu’est-ce que vous faites ? Où vivez-vous ? Pourquoi ne vous voit-on pas ?

— Je vis à Paris ; j’ai perdu ma mère il y a six mois. Je suis triste, je ne veux ennuyer personne.

— Vous êtes triste… Et seul alors ?

— Oui, tout seul, absolument seul.

— Eh bien ! il faut venir voir vos anciens amis, on essayera de vous distraire. Ah ! cela nous a fait bien de la peine à tous, votre divorce… Mais vous allez me trouver ridicule ; vous savez, j’ai beau prendre des années, je suis toujours étourdie, je dis malgré moi ce que je pense.

— C’est-à-dire que vous êtes toujours charmante et indulgente.

— Je veux bien. Oh ! je ne suis pas méchante. Pour sûr, je ne me réjouis pas des peines de mes amis, et j’aimais beaucoup Marguerite.

— Vous ne l’aimez donc plus ? pourquoi en parlez-vous au passé ?

— C’est elle ; elle m’a battu froid tout de suite, je ne sais pourquoi. Je continue à lui faire une visite de cérémonie par an, même j’imagine qu’elle n’y tient pas.

— Vous l’avez vue récemment ?

— Non, pas cette année ; mais la semaine dernière, j’ai rencontré madame Mustel qui m’a dit que sa fille était dans le Midi… Vrai ! cela ne vous cause pas de peine que je vous en parle ?

— Vous me faites grand plaisir.

— Pauvre petite Marguerite ! Vous étiez, elle et vous, un si gentil ménage ! Elle est contente, je veux le croire, mais moi, à sa place, je le sens bien, j’aurais des regrets.

Et, regardant attentivement d’Estanger, elle dit soudain, comme frappée d’une idée subite :

— Mais vous n’avez pas bonne mine du tout ; vous devez vous ennuyer. Ah ! que c’est triste !

Et spontanément, dans un affectueux geste de sympathie, elle lui tendit encore la main.

— Puis-je venir vous voir ? demanda-t-il, ému.

— Comment ! mais je pense bien ; le mercredi et le samedi, après quatre heures, et vous entendrez Odette : c’est une musicienne consommée.

Et, une seconde fois, s’effaçant pour mieux la laisser admirer :

— Ma fille a tous les talents.

La jeune créature rougit un peu, levant ses yeux profonds sur d’Estanger. Il l’examinait avec une sorte d’intérêt triste.

— Oui, voilà comme elles grandissent ! dit madame Varèze répondant à sa pensée. Yvonne aussi serait une grande fille, elle aurait l’âge de Jean…

Et elle soupira.

— Enfin, nous ne pouvons pas parler de toutes ces choses ici. Venez bientôt et, si les heures officielles vous ennuient, nous y sommes toujours après déjeuner.

Et déjà debout, comme se souvenant tout à coup :

— Vous savez que je suis veuve ?

— Non, je ne le savais pas.

— Oui, depuis deux ans. Ce pauvre ami a été enlevé par une pneumonie.

— Acceptez mes condoléances.

— Merci… J’ai eu beaucoup de chagrin… Mais enfin il faut bien distraire Odette. Et la vie est si courte ! Venez me voir bientôt, je vous donnerai de bons conseils.

Et avec un dernier et séduisant sourire elle se retourna pour regagner sa stalle. La toile se levait, et d’Estanger reprit également sa place.

Cette rencontre fortuite d’une des anciennes amies de Marguerite lui avait causé une sensation de vif plaisir ; il ne pouvait se défendre de temps en temps de jeter un coup d’œil du côté où étaient assises les deux femmes, et il se rendait compte par l’expression de leurs visages qu’il les occupait aussi.

Madame Varèze, un peu plus âgée que Marguerite, avait été sa compagne de couvent. Pleine d’entrain et d’exubérance, elle s’était trouvée mêlée intimement à tout le côté extérieur de l’existence du ménage d’Estanger. C’était avec les Varèze, surtout avec madame Varèze, que s’organisaient toutes les parties de plaisir. Varèze, architecte de profession et artiste de tempérament, était fort occupé, mais laissait à sa femme une liberté qu’elle méritait. Aimant le plaisir, tout ce qui fait l’agrément et le brillant de la vie, madame Varèze, sous une apparence frivole, était pourtant une ménagère exemplaire, et le matin, vêtue de peignoirs exquis, elle veillait à tout comme une bourgeoise entendue. Passionnée de chiffons, elle n’eut cependant jamais dépensé un centime au delà de sa pension, et se donnait une peine infinie pour faire établir et confectionner ses toilettes.

Elle aimait bien son mari, mais l’amour n’avait aucune part dans sa vie ; elle flirtait comme une autre, se plaisait aux hommages, tout en s’arrangeant de façon à décourager les plus entreprenants. Elle ne connaissait pas un moment d’oisiveté ni d’ennui : ses enfants qu’elle idolâtrait, ses robes, ses amis, le théâtre, le monde, l’occupaient plus que suffisamment. Elle était infatigable, serviable et bonne, et Marguerite d’Estanger éprouvait pour elle une vraie amitié. Au moment du divorce, elle avait cependant refusé de la voir, se souvenant avec rancune d’avoir fait chez madame Varèze la connaissance de madame Ledru. Devenue soupçonneuse, Marguerite se demandait parfois si Albert n’avait pas été amoureux de madame Varèze : celle-ci chantait avec feu et goût, et Albert l’accompagnait souvent. En vérité, leurs sentiments s’étaient toujours maintenus dans les bornes d’une camaraderie familière.

La fuite de Marguerite du domicile conjugal avait épouvanté madame Varèze. Elle était accourue chez madame Mustel dans l’espoir d’aider à une réconciliation, mais éconduite avec persistance, sa bonne volonté était demeurée inefficace. Elle avait éprouvé un vrai chagrin de l’effondrement de ce jeune ménage qu’elle affectionnait, peinée aussi de ce qu’elle pouvait à bon droit considérer comme de l’ingratitude. Mais elle s’était fait un principe de demander très peu à la vie, et toute sa capacité de dévouement, elle la donnait à ses enfants. Sa fille était son idole : elle déversait sur elle les réserves de sa tendresse. Pleine d’intelligence, l’enfant était depuis l’âge de dix ans presque la compagne de sa mère, qui lui parlait toujours comme à une personne raisonnable.

Le veuvage de madame Varèze resserra ces liens, les seuls qui avec ceux qui l’attachaient à ses parents parussent solides et réels à la jeune femme. Elle avait toujours considéré son mari comme son meilleur et plus sûr ami, mais un peu comme un étranger qui avait pris place accidentellement dans sa vie. Son père était là, sur lequel elle pouvait compter comme un appui ; un mari lui était donc à peu près inutile, et ses regrets, sincères cependant, ne jetèrent qu’une ombre très momentanée sur son chemin. Elle parlait beaucoup, en toute bonne foi, de ce « pauvre ami » ; il lui semblait en voyage et elle y était résignée.

A revoir d’Estanger elle avait ressenti l’émotion attendrie que procure l’évocation du passé. Elle raconta à sa fille toute l’histoire du ménage désuni, sans en élaguer l’épisode de madame Ledru : la doctrine éducatrice de madame Varèze était contraire à toutes les dissimulations ; Odette appelée à vivre dans le monde, devait être éclairée ; il importait qu’elle connût de la vie les vilenies comme les beautés. Madame Varèze était persuadée qu’Odette saurait distinguer et faire son choix, et elle pensait qu’un bandeau sur les yeux ne constitue pas le meilleur moyen d’aider quelqu’un à marcher droit dans un sentier plein de chausse-trapes.

Odette avait écouté avec beaucoup d’intérêt le récit que lui avait fait sa mère.

— Tu crois que madame d’Estanger a eu tort de se remarier ?

— J’en suis sûre, ma petite ; nous l’avons dit vingt fois avec ton papa.

XVI

D’Estanger n’attendit pas longtemps pour profiter de la permission de madame Varèze, et le surlendemain de leur rencontre au théâtre, vers une heure, il se présentait chez elle. On l’introduisit tout de suite.

Madame Varèze habitait depuis son mariage le même appartement, et la vue du grand salon tendu de tapisseries anciennes, avec son meuble au petit point et ses quelques très beaux objets d’art, rappela à l’homme solitaire bien des soirées heureuses. Le cadre était demeuré identique : il retrouva tous les accessoires raffinés, les coussins délicieux, les abat-jour d’une fraîcheur charmante, les guipures rares aux fenêtres. Dans l’atmosphère flottait le parfum persistant qui émanait de tout ce qui appartenait à madame Varèze.

L’aspect de cette pièce ramena vivement le souvenir du salon de la rue Rembrandt, avec lequel elle avait toujours eu un air de parenté, provenant d’une communauté de goûts. C’était pour lui depuis cinq ans le premier rappel extérieur à la vie d’autrefois, et il y fut extraordinairement sensible.

Madame Varèze parut sur le seuil d’une porte latérale, et sans avancer, appelant son visiteur d’un geste gracieux :

— Venez, cher ami.

Et l’introduisant dans la pièce qu’il reconnut pour avoir été le cabinet de travail de Varèze, elle dit :

— C’est maintenant ici le petit salon d’Odette : c’est le coin où nous vivons. Asseyez-vous ; votre visite me fait bien plaisir.

Lui ayant avancé un fauteuil, elle prit place au coin du feu, face au jour, affectueusement attentive ; les coudes appuyés sur les genoux, ses mains croisées soutenant son menton, elle dit d’une voix chaude :

— Vous allez me raconter toutes vos peines, car je vois très bien que vous êtes malheureux.

— Hélas ! chère madame, vous ne vous trompez pas, je suis très malheureux.

— Mon Dieu, dit madame Varèze, j’en ai eu le pressentiment. Comment un homme de votre expérience a-t-il pu être assez fou ?… Et sous votre propre toit encore ! Vrai, ce n’était pas digne de vous, vous savez.

— J’ai été idiot, imbécile ; mais vous la connaissiez : quand elle le voulait on ne lui échappait guère. Enfin, j’ai commis la folie, et je la paye cher…

Et tout bas, il ajouta :

— J’aime toujours Marguerite.

L’espace d’un moment, ils ne parlèrent pas. Albert avait trouvé une joie véritable à faire cet aveu ; il était reconnaissant à madame Varèze de lui en avoir donné l’occasion.

Il rompit le silence :

— Vous êtes bonne, chère amie.

Et il lui tendit la main. Elle y posa un instant la sienne, puis, de ses doigts légers dérangeant un peu l’ordre de sa coiffure :

— C’est que je ne vois pas de remède, dit-elle lentement.

Mentant à ses propres pensées, il répondit :

— Il n’en existe pas.

— Si, il y a le temps : c’est un guérisseur incomparable, mais il faut l’aider. Si vous vivez dans un isolement ennuyeux vous ne guérirez jamais… Vous n’avez plus envie de voyager ?

— Oh ! plus du tout.

— Et Blanche ? Vous ne l’aimiez donc pas ?

— Comme on aime un caprice, une distraction ; c’est la dernière femme que j’eusse choisie pour vivre.

— Vous l’avez quittée depuis longtemps ?

— Au bout de dix mois. Elle a heureusement trouvé des consolations… et des consolateurs.

— Tant mieux ! Au moins de ce côté-là vous êtes tranquille.

— Oh ! bien tranquille.

— Est-ce étonnant que le sens commun nous soit d’un si faible secours dans notre existence ! Enfin, le mal est fait. Quand vous y trouverez un soulagement, vous me parlerez de votre chagrin. Hélas ! c’est tout ce qu’on peut pour vous. Je me souviens de ce bel été à Paramé : votre amour d’Yvonne était encore là. J’ai sa photographie dans ma chambre, je vous la montrerai. Et moi aussi, j’aimais tant Marguerite !

— Comment a-t-elle pu renoncer à vous ? Elle était fidèle cependant, de nature.

— Pauvre petite ! la secousse a été au-dessus de ses forces. En somme, je comprends que dans sa vie nouvelle la vue des amies anciennes lui déplaise ; et puis je crois Lesquen un de ces maris qui ont horreur des éléments étrangers dans leur ménage. Je sais qu’ils voient très peu de monde.

— Comment vous a-t-elle paru ? Heureuse ?

— Pour dire la vérité, oui. Elle a un très beau petit garçon et elle l’adore ; c’est naturel, n’est-ce pas ? Tout de même est-ce drôle de parler de ces choses-là avec vous qui avez été son mari ? J’ai peut-être tort.

— Oh ! non, croyez-moi, vous accomplissez un acte de charité. Vous ne pouvez vous imaginer ce que j’éprouve depuis…

Il allait dire « depuis que je l’ai retrouvée » ; brusquement il s’arrêta et ajouta :

— Depuis que je suis revenu à Paris.

Par une sorte d’intuition madame Varèze demanda :

— Vous ne l’avez jamais revue ?

— J’ai rencontré une fois madame Mustel, mais seule.

Sans remarquer combien la réponse était évasive, madame Varèze ajouta :

— Il faudra éviter de la voir ; vous ne seriez pas plus heureux si elle était malheureuse.

— Pourquoi serait-elle malheureuse si elle me revoyait ? Je ne suis plus rien pour elle.

— Ce sont des mots, des mots !

Intérieurement il se sentait ravi, et ses espérances prenaient corps de plus en plus. Il dissimula et répondit :

— Elle n’aura aucune occasion de me rencontrer.

— Je l’espère.

Et le visage de madame Varèze se fit sérieux.

— Vous n’imaginez pas le plaisir que j’ai éprouvé à me retrouver dans votre salon, dit d’Estanger ; à tout y reconnaître… Je me sens si vieux ! Il me semble que tout dans le monde doit être changé entièrement depuis mon départ…

Odette entrait, grande, mince dans son costume de drap sombre, le col entouré de fourrures, coiffée d’un large chapeau noir. Grave et posée elle s’avança, tendit la main à d’Estanger et s’assit rejetant seulement en arrière sa fourrure.

A l’apparition de l’enfant, le visage de la mère s’était fait lumineux.

— J’ai rappelé à Odette que vous étiez grands amis autrefois, et maintenant la mémoire lui en revient.

— C’est vrai, mademoiselle Odette ?

— Oui, monsieur, c’est vrai.

— Et nous sommes amis comme dans le temps ? demanda d’Estanger en souriant.

— Oui. Je me rappelle très bien la petite Yvonne quand elle est venue à notre arbre de Noël. J’ai dit à maman que je me souvenais de sa robe bleue avec un col de guipure.

L’évocation de l’enfant chérie dans cette toilette où ils l’avaient trouvée si belle fut presque au-dessus des forces du père : il mit la main devant ses yeux pour cacher les larmes qui y avaient jailli.

— Tu lui as fait mal, chérie, dit doucement madame Varèze.

— Oh ! non, non, protesta d’Estanger ; elle m’a fait au contraire un plaisir infini. Penser que quelqu’un se souvient encore de la robe bleue de mon Yvonne ! Non, mademoiselle Odette, vous ne m’avez pas fait de mal ; du bien, beaucoup de bien.

La jeune fille était émue aussi, et la transparence limpide de ses yeux devint humide ; elle regardait avec une pitié étonnée cet homme que ses paroles avaient remué si profondément.

Madame Varèze dit :

— Allons, courage, ami ; nous vous parlerons très souvent d’Yvonne.

D’Estanger résuma sa pensée :

— Ah ! je suis bien heureux de vous avoir retrouvées.

— Nous devrions vous en vouloir de ne pas nous avoir cherchées, car enfin vous me connaissiez, vous saviez qu’on peut compter sur moi. Pour commencer à réparer, vous dînez avec nous mercredi prochain : mon père et deux ou trois amis, tout à fait l’intimité.

— Je ne dîne nulle part.

— Vous dînerez ici. On ne s’habille pas. Nous causerons, nous ferons un peu de musique ; vous verrez, vous serez très content d’être venu.

Et il promit.

Il y a des instants où l’insaisissable passé semble parfois un rêve ; tout ce qui le rappelait s’est effacé, a disparu totalement : sur le sol nivelé il ne reste rien de la maison ; les bouleversements qui ont suivi empêchent même de retrouver la place où elle était, et l’esprit arrive à se demander si les choses dont la mémoire le torture ont existé.

D’Estanger, depuis le départ inattendu de Marguerite, avait connu cet état d’esprit. Il luttait parfois contre une horrible sensation d’irréalité : Marguerite, sa fille, les années d’autrefois, tout paraissait englouti, dévoré par une fatalité implacable.

La vue de madame Varèze et d’Odette, rendit au passé toute sa force : elles étaient, elles-mêmes, une partie de ce passé. Les années s’étaient écoulées, laissant madame Varèze à la même place, à peine touchée par leur passage, vivant de la même existence, se mouvant dans les mêmes pièces où Marguerite et lui s’étaient trouvés si souvent. Combien il eût été naturel de s’y trouver encore !

Il devait, il voulait ressusciter le passé, au moins en partie. La pensée qu’une fois déjà il avait brisé la vie de cette créature fidèle qui l’avait tant aimé, et que ce qu’il souhaitait avec tant de passion devait la bouleverser encore, ne l’arrêtait pas. Tout lui semblait secondaire ; il lui fallait reprendre sa femme ; il la reprendrait.

Il était plein de ces pensées en rentrant chez lui, le soir de ce jour, et ce fut d’un pas plus vif que de coutume qu’il traversa l’antichambre et ouvrit la porte de son cabinet de travail.

Une lampe l’y attendait, et à sa clarté il aperçut sur la table une longue boîte de bois léger. Avec un pressentiment joyeux il s’avança. L’écriture de l’adresse lui était inconnue ; il souleva rapidement le couvercle : sur un lit de roses était posée une carte blanche, il s’en saisit et y lut, tracés en caractères familiers, ces deux mots : Pour Yvonne. Un flot d’amour presque insoutenable lui monta au cœur. Le désir effréné d’étreindre la mère et l’enfant adorées l’envahit comme une fièvre. Il s’assit, et ses lèvres amoureuses coururent sur les fleurs avec des baisers pressés et ardents.

XVII

Tristement dans leur salon d’hôtel, malgré les fleurs odorantes et l’embrasement triomphal de l’horizon, le docteur Lesquen et Marguerite voyaient mourir le jour. Pour la première fois depuis leur union ils connaissaient l’amertume qui suit les discussions douloureuses.

Sûre de vaincre comme toujours, sûre que Roger, dès qu’il saurait son désir, ne songerait qu’à le contenter, Marguerite, dans leur promenade matinale le long de la mer, avait parlé à son mari du sujet qui occupait ses pensées : il fallait obtenir l’annulation de son premier mariage à Rome ; il fallait qu’ils puissent consacrer leur union à l’église. Elle s’exprimait avec animation, angoissée par la nature du sujet. Il la laissa dire sans l’interrompre ; puis, tournant vers elle son visage plus triste et plus grave qu’elle ne l’avait jamais vu :

— Non, Marguerite, non ; ce que tu proposes là ne se peut pas.

— Ne se peut pas ? Et pourquoi, Roger ?

— C’est impossible de toute façon ; de plus, ma femme, je m’y refuse.

Il avait prononcé ces mots avec une énergie calme, et sa main affectueusement se posa sur la petite main qui le frôlait.

Elle balbutia, stupéfaite :

— Je ne comprends pas.

— Tu ne comprends pas, Marguerite, que je ne puis admettre qu’il manque quelque chose à notre mariage ! Tu veux que nous allions mendier une délivrance imaginaire, que nous n’obtiendrons pas, du reste… Jamais je ne te permettrai de revenir sur le passé : le jour où tu m’as accepté pour ton mari, où je le suis devenu, le passé a été entièrement aboli, pour toi comme pour moi. Tu étais libre quand tu m’as épousé, — tu ne l’es plus.

Obéissant à la même impulsion, machinalement ils s’étaient arrêtés comme écrasés par un poids trop lourd ; ils s’assirent sur un banc isolé en face de la mer mobile et murmurante.

— Je ne regrette pas ma liberté, dit Marguerite ; mais pour Maxime plus tard, pour les enfants qui peuvent naître…

Lesquen enleva son chapeau et se passa deux ou trois fois la main sur le front. Elle crut qu’il faiblissait, et d’une voix douce, se penchant vers lui, caressante :

— Je le désire beaucoup, Roger.

Il la regarda quelques secondes sans parler, sondant ses yeux avec une intensité passionnée ; puis, avec un emportement qu’il ne contenait qu’à grand’peine :

— Tu me tortures, Marguerite, tu n’as pas idée du mal que tu me fais ! Si tu avais refusé de devenir ma femme parce que nous ne pouvions passer par l’église, j’aurais respecté tes scrupules, je t’aurais comprise, je me serais tu. Mais, librement, en pleine connaissance, tu as accédé aux seules conditions possibles de notre union, et maintenant que tu es ma femme, que notre fils existe, que je t’appartiens, que je t’ai tenue tant de fois dans mes bras, tu viens me parler d’une consécration nouvelle ! Tu ne te sens donc pas ma femme… jusqu’à la mort ?

Elle le vit si bouleversé que son cœur eut pitié :

— Je ne voulais pas te blesser, Roger, mais tu devrais te rendre compte qu’il m’est pénible de penser…

— De penser quoi ?

— Que mon mariage à l’église subsiste toujours.

Elle ne comprit l’effet de ses paroles qu’à la pâleur mortelle qui couvrit le front de son mari. D’un geste violent il lui saisit les deux mains, et, d’une voix entrecoupée :

— Ne parlons plus de ce sujet. Viens, rentrons, allons chercher Maxime.

Et en silence ils avaient rebroussé chemin ; lui, étourdi comme d’un coup de massue ; elle, stupéfaite d’une résistance qu’elle n’avait même pas soupçonnée.

Heureusement, pour dissiper l’horrible gêne qui les étreignait, ils rencontrèrent presque immédiatement la nourrice et Maxime. L’enfant courut aussi rapidement que ses petites jambes le lui permettaient à la rencontre de son père et de sa mère. Le docteur l’enleva dans ses bras, mais le petit, étonné de ne pas voir sa mère se saisir de lui, tendit ses mains vers elle en les agitant. Lesquen, avec douceur, pencha l’enfant de façon qu’il pût atteindre au col de sa mère, qu’il entoura aussitôt, l’étouffant presque. Par une réaction de tout son être, elle l’embrassa avec passion ; tendrement, son mari continuait à soutenir l’enfant, puis il le posa à terre. Alors le petit, d’un geste joyeux et fier, se saisit de la main de chacun d’eux, et, poussant des « hou ! hou ! » triomphants, demanda qu’on le fît courir. Et du même élan ils l’enlevèrent, courant avec lui.

Dans l’existence normale, le départ quotidien du docteur Lesquen aurait permis à Marguerite de réfléchir, de se calmer, d’envisager de sang-froid le passé et le présent ; mais, dans leur mode de vie actuelle, son mari ne la quittant pas un moment, son irritation augmenta. Le voir calme en apparence comme d’habitude, quand il venait de s’opposer à une chose qu’elle souhaitait si ardemment, exaspérait sa nature impatiente. Comment ne comprenait-il pas que c’était un sentiment d’honneur envers lui qui la guidait ? Comment ne devinait-il pas qu’elle voulait mettre tous les obstacles entre elle-même et les tentations possibles ? Elle avait été la femme de l’autre, il le savait bien… Il ne réfléchissait pas qu’elle pouvait se dire encore sa femme, aussi longtemps que les liens qui les avaient unis ne seraient pas brisés. Roger était bon, il était généreux, elle voulait l’aimer, mais il ne fallait pas qu’il fût aveugle. L’ayant dominé jusque-là, elle croyait le connaître ; la faiblesse amoureuse de son mari lui avait paru une souplesse inhérente à son caractère. Elle se le figurait facile à persuader parce que, toujours, il lui cédait ; tandis que sous une douceur réelle venant du cœur, Lesquen cachait un côté autoritaire lentement développé, une intransigeance extrême : de bonne heure il avait accepté une rigoureuse vérité scientifique, — cette vérité il la servait de toutes ses forces, de toute son intelligence, et dans l’exercice de sa profession il ne tolérait aucun compromis ; si l’on n’exécutait pas ses ordonnances, il renonçait immédiatement : l’appel était la confiance, la confiance était l’obéissance, il ne sortait pas de là. Et de même dans sa vie intime : Marguerite, en l’épousant, lui avait donné un témoignage insigne de sa foi en lui ; il s’en croyait digne et avait accepté la charge de guider sa vie. Dans les menus détails, dans toutes les questions secondaires, la volonté de sa femme devenait la sienne ; mais il ne pouvait lui permettre de s’égarer. L’intangibilité de leur mariage était la pierre angulaire de l’édifice de leur bonheur ; à aucune condition il ne souffrirait que Marguerite pût en contester la solidité. Quoique incroyant aux dogmes précis, son âme était religieusement scrupuleuse : la famille lui paraissait l’arche sainte donnée à l’homme pour son repos et sa consolation. Il adorait Marguerite en amant, mais il l’aimait aussi en maître ; Marguerite était faible, c’était à lui d’être fort. Contre l’irritabilité, l’humeur, il opposerait une patience sans bornes ; les troubles de cette petite âme de femme lui inspiraient une compassion profonde. Il ne voulut rien dire de plus ce soir-là.

Il s’assit devant le bureau placé près d’une des fenêtres, des lettres entassées devant lui. Marguerite, sans lire, sans travailler, demeurait rêveuse ; dans le silence de son cœur, elle entendait la voix d’Albert : cette voix et celle d’Yvonne, semblaient l’appeler.

Tout à coup elle se leva et dit à Roger :

— Je vais chez la fleuriste et j’entrerai peut-être à l’église.

— Très bien ; j’ai une foule de lettres à écrire, je ne bouge pas.

Il avait senti dans l’intonation de la voix de Marguerite qu’elle voulait sortir seule ; quand, un moment après, traversant le jardin qui séparait l’hôtel de la Promenade, elle reparut en bas, les yeux du mari la suivirent avec une tristesse infinie. Distinctement, il eut la vision de la lutte prochaine, mais il se jura de défendre sa femme, de la garder ou de mourir.

Et elle, pleine d’amour et d’angoisse, allait chercher des fleurs pour les envoyer à sa petite fille morte.

XVIII

Le mercredi fixé, d’Estanger arriva le premier. Attentive toujours, madame Varèze fut frappée de l’espèce d’allégement qui se manifestait dans son expression.

— Vous avez meilleure mine, ami, dit-elle avec cordialité.

— Oui, je vous remercie, je suis mieux ; votre accueil m’a fait du bien.

— Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi ! Odette vient à l’instant ; elle s’occupe à ranger ses dernières estampes, car elle suit les traces de Père, elle est collectionneuse enragée.

— Mais, dit d’Estanger en s’asseyant près de madame Varèze, savez-vous que vous me faites peur d’aimer si follement votre fille ?

— Peur ? Et pourquoi ?

— Qu’est-ce que vous deviendrez quand elle se mariera ?

— C’est tout prévu, je continuerai de l’aimer. Puis, elle ne se mariera pas encore.

— Quel âge a-t-elle ?

— Seize ans.

— Et vous, vous avez seize ans aussi ? dit-il en la regardant attentivement.

Elle eut un joli éclat de rire.

— Non ; j’en ai trente-quatre révolus.

Délicieusement habillée d’une robe de velours gris, coiffée avec art, le visage poudré, elle paraissait vraiment toute jeune aux lumières.

— Et vous êtes toujours dans les mêmes idées qu’autrefois ?

— Oh ! oui, plus que jamais.

Odette parut, suivie de son grand-père. Elle semblait une statue de la Jeunesse. Admirablement parée de l’auréole épaisse de ses cheveux bruns relevés très haut et la grandissant encore, elle s’excusa en termes choisis, parlant un peu lentement, de n’avoir pas été là pour recevoir d’Estanger ; son grand-père, en même temps, accueillait plus bruyamment l’invité de sa fille.

M. Despasse était le meilleur homme du monde, uniquement occupé d’enrichir sa collection d’estampes, qui était merveilleuse. Veuf depuis longtemps, il était un peu coureur et, sous ce point de vue, donnait quelque souci à sa fille qui, occultement, le surveillait.

Depuis son veuvage, madame Varèze aurait désiré qu’il vécût avec elle, mais, jaloux de sa liberté, il s’en défendait encore, comprenant cependant qu’un jour il succomberait. Il y était résigné, reculant seulement l’échéance.

La demie de sept heures sonna, et aussitôt coup sur coup arrivèrent les autres invités de madame Varèze. D’abord un ménage ayant déjà passé la jeunesse : le mari, fatigué, silencieux et doux, professeur au Collège de France ; la femme, charmante sous des cheveux blancs, avec un visage délicat et résolu que le temps avait pâli d’une patine très douce, les yeux brillants d’intelligence. Madame Varèze l’accueillit avec des exclamations de tendresse ; malgré les vingt ans qui les séparaient, madame Bloye était une de ses meilleures amies, dont elle adorait l’esprit, la fermeté de caractère, la sécurité de relations. Odette partageait l’enthousiasme de sa mère, et pendant quelques minutes ce fut un échange de paroles tendres et affectueuses.

— Vous me gâtez, dit enfin madame Bloye, mais j’aime à être gâtée. N’est-ce pas, monsieur Despasse, que j’ai raison ?

— Tout à fait, madame.

On lui présenta d’Estanger : tout aussitôt elle lui tendit la main, et comme son nom ne lui rappelait rien, elle dit simplement :

— Je suis toujours heureuse de connaître les amis de madame Varèze.

— Et celui-là est un très, très ancien ami. Il nous a abandonnés depuis cinq ans, il a été en Égypte. Parlez, cher, de l’Égypte avec madame Bloye, elle la connaît aussi bien que vous ; du reste elle sait tout.

Avec une vivacité joyeuse, madame Varèze se retourna pour recevoir les deux hommes qui entraient. Rapidement elle fit les présentations.

— Monsieur Lescale, un peintre de grand avenir ; le docteur Thoury, dont vous connaissez l’illustration… Monsieur d’Estanger, notre ami de tout temps.

Déjà les portes de la salle à manger étaient ouvertes, le dîner commença.

La table de madame Varèze était mise avec une élégance raffinée ; Odette et elle prenaient à ces sortes de soins un plaisir délicat ; il y avait dans le caractère de madame Varèze un désir presque morbide de plaire à ceux qu’elle aimait : procurer à ses convives une sensation agréable, les voir trouver plaisir aux frais qu’elle avait faits pour eux et apprécier ses intentions gracieuses, lui donnait une vraie joie. La pensée d’avoir d’Estanger, l’ami d’autrefois, à dîner, celle de lui faire oublier un moment sa tristesse, avaient stimulé en elle une sorte de coquetterie.

La table était couverte d’un chemin de toile fine tout ajouré de dentelles anciennes ; au centre se dressait une statuette de vieil ivoire représentant l’Amour enfant ; partant du socle s’élançaient, en rayons de fines palmes, des verdures délicates entremêlées de roses du Midi ; d’élégantes pièces d’argenterie, des verres phosphorescents à force de transparence, une porcelaine d’un blanc immaculé, donnaient au couvert l’aspect le plus riant. La lumière électrique, toute rosée, tombait du plafond, douce et atténuée. Sur la servante de vieux chêne sombre, les napperons garnis de dentelle et l’argenterie brillante se détachaient en une note claire.

Dès qu’on se fut assis, elle avança vers d’Estanger, qu’elle avait mis à sa gauche, le menu, en lui disant :

— Voilà votre dîner ; j’espère que vous avez faim.

— Vous n’êtes pas un buveur d’eau au moins, d’Estanger, dit M. Despasse en enfonçant un des coins de sa serviette dans une boutonnière de sa redingote.

Puis, cela fait, poussant son assiette et son couvert de ce geste de bon convive qui se met à l’aise pour savourer la chair qu’on va lui servir :

— Ces messieurs-là — désignant le docteur Thoury — voudraient nous faire croire que le vin est un péril.

— Pourvu qu’il soit excellent ! répondit d’Estanger.

— Ce sont des idées abominables, continua M. Despasse.

— Mais vous avez la goutte, mon ami, vous avez la goutte, dit le docteur Thoury.

— Certainement, j’ai la goutte et je suis gros. Et après ? j’aurai eu plus d’agrément que vous, Thoury, qui n’avez pas la goutte et qui êtes mince comme un sous-lieutenant.

D’Estanger regarda celui à qui s’adressait ce compliment. Grand, avec un de ces visages un peu secs qui ne marquent pas d’âge exactement, le front haut et serré, les cheveux très soignés, un large monocle à l’œil gauche, une moustache brune surmontant une bouche mince et décidée.

Le docteur Thoury causait avec Odette qui, droite dans une pose hiératique, tenait ses mains fuselées jointes devant elle ; elle avait refusé le potage.

— C’est ce méchant docteur qui l’encourage à ne pas manger de soupe, expliqua un peu chagrinement madame Varèze à d’Estanger.

— C’est la fin du monde, répéta M. Despasse, que la fin des plaisirs de la table.

— J’estime en effet, dit madame Bloye de sa voix nette et avec un léger accent franc-comtois qui donnait comme un relief à ses paroles, qu’une certaine simplicité dans les choses de la vie nous est nécessaire ; il ne nous est pas permis de trop prévoir.

— C’est mon avis, opina madame Varèze.

— Ce n’est pas dîner ensemble que d’avaler sa nourriture comme un médicament. Est-ce que nos pères, qui aimaient les sauces épicées et la bouteille de bon vin, ne valaient pas autant que nous ? renchérit M. Despasse.

— Sous certains rapports ils valaient mieux, dit madame Bloye : ils savaient se délasser ; c’est un art que de savoir se reposer.

— Cela, madame, je vous l’accorde, dit le docteur ; mais il n’est pas besoin de se préparer de mauvaises digestions. Les exquis dîners de madame Varèze sont faits pour hâter la destruction de ses semblables.

Puis les conversations se firent un moment plus particulières, chacun s’occupant de son voisin ; M. Despasse et madame Bloye, suivant leur idée et la développant avec animation. D’Estanger, à voix basse, fit compliment à madame Varèze de l’art avec lequel sa table était ornée.

— Vous trouvez vraiment ? Toutes ces belles fleurs sont arrivées d’Antibes ce matin ; j’ai un jardinier qui me fournit régulièrement. Je n’aime, l’hiver, que les fleurs du Midi : une petite rose comme celle-là — prenant un bouton fragile entre ses doigts — c’est un poème ; il me semble que ces fleurs-là apportent la lumière.

D’Estanger pensa à la rose séchée qui était dans son portefeuille et répondit :

— Vous avez raison.

Il mit quelque chose de si intense dans son expression que l’oreille de madame Varèze en fut un peu étonnée. Gracieuse, elle se tourna vers M. Bloye qui jouissait à sa manière d’être là.

— Eh bien, philosophe, vous ne nous dites pas votre opinion sur les plaisirs de la table ? Est-ce la nôtre ?

— Oui, dit M. Bloye, tout ce qui entretient la bienveillance entre les hommes est utile : la table bien servie a sa place dans la cité.

— Êtes-vous sûr que la table entretient la bienveillance ? demanda le docteur Thoury. J’ai connu une femme qui aurait vécu en paix avec son mari si elle n’avait été forcée de prendre ses repas avec lui. Il a une manière de tenir sa fourchette qui l’exaspère.

— Elle ne requiert pas le divorce ? dit M. Despasse ironiquement.

— Elle y pense.

— L’abus du divorce est déplorable, dit madame Bloye, mais néanmoins aucune mesure n’était plus urgente.

— Vous êtes dans le vrai, madame, dit Thoury.

Madame Varèze écoutait, un peu mal à l’aise, mais comprenant que toute intervention serait maladroite.

— Il est certain que les lois sur le mariage étaient abominables, et le sont encore du reste, reprit madame Bloye de sa voix claire.

— Très bien, très bien ! dit M. Despasse.

— Mon ami, les gens comme vous, comme mon mari ne comptent pas, et même les lois ne leur sont aucunement nécessaires ; mais pour les autres, pour les méchants, et ils sont nombreux, il faudra bien arriver à trouver quelque chose de mieux que ce qui existe actuellement. Dans ma vie j’ai vu des choses atroces.

— C’est la maison de l’illusion ici ; je le dis toujours à madame Varèze, répondit le docteur.

— Je veux bien ; j’adore mes illusions, je les garde.

— Ainsi madame Varèze est persuadée que toutes les femmes sont bonnes mères.

— Taisez-vous, c’est affreux ce que vous dites.

— Relativement, il y a peu de bonnes mères, dit madame Bloye. D’après mon observation, la plupart des enfants, bêtise ou indifférence des parents, sont des victimes.

— Je ne veux pas entendre ces choses-là !

— Mais si c’est la vérité, maman ? dit Odette levant sa jolie tête.

— Tiens, tu me fais peur avec ta vérité, toi, dit son grand-père.

— Non, bon papa, non ; la vérité ne doit jamais faire peur.

— Et voilà comment on élève les enfants aujourd’hui ! Mais, petite malheureuse, le jour où l’on vous enlèvera le mensonge de la vie, elle ne sera plus supportable !

— Les vieilles illusions ont fait leurs preuves ; elles ont bercé des générations, dit d’Estanger.

Le docteur Thoury consolida son monocle, regarda d’Estanger, n’objecta rien, mais entre haut et bas s’adressant à Odette :

— Nous sommes pour la vérité, nous, mademoiselle.

— Certainement.

Madame Varèze, qui aurait voulu faire dévier la conversation, veillait à ce que tout le monde fût bien servi.

— Oh ! ce n’est pas chic, je sais, de s’occuper de ses convives. Le grand genre, c’est de n’avoir pas l’air d’être chez soi. Moi, je trouve alors qu’autant vaut donner des bons de soupe à ses invités.

— Et encore faudrait-il les donner aimablement, et personne n’est plus aimable aujourd’hui.

— Père, comment peux-tu parler ainsi avec madame Bloye à ton côté ?

— Madame Bloye, ce n’est pas « aujourd’hui » et elle sait que je l’adore. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et vous le voulez bien ?

— Je le veux.

— Et comme ces truffes sont exquises, vous allez en prendre d’autres ?

— Je veux bien.

— Malgré Thoury ! j’adore dîner près de lui, parce que je suis sûr qu’au fond il souffre. Avouez, docteur, qu’un bon goinfre comme moi vous fait envie.

— Non, parce que je pense à votre châtiment et à mes compensations.

— Si vous croyez que je n’ai pas de compensations !… Non, tenez, je vous fais cadeau des cinq ou six ans en plus que je perds peut-être et que vous conserverez à grand’peine ; vous aurez mangé de la merluche toute votre jeunesse pour manger du merlan quand vous n’aurez plus faim.

— J’estime en effet, dit madame Bloye, qu’une certaine simplicité dans les choses de la vie nous est nécessaire ; il ne nous est pas permis de trop prévoir.

— Et moi je considère que la raison ne nous est pas donnée pour autre chose, dit le docteur Thoury.

— Oui, peut-être. Seulement il est si difficile de définir ce qui est la raison ! Pour moi, je l’ignore ; je comprends l’instinct qui nous fait éviter ce qui peut nous nuire, mais la raison ! Elle diffère avec les époques.

— En apparence, mais elle demeure identique ; c’est une démonstration qui mène à un résultat. Ainsi je sais fort bien qu’il me serait nuisible de me griser, et ma raison m’empêche de me griser.

— Qu’est-ce que vous faites des passions ?

— Je leur fais faire de l’hygiène.

— Dans quelques générations elles en ressentiront sans doute l’effet, mais le bénéfice est lointain.

— Au fond, madame Bloye est terriblement immorale, dit le docteur Thoury.

— C’est que j’ai lu non pas Baruch, mais Montaigne.

— Et les livres de votre mari ? Tout compte fait, ils sont subversifs les livres de ce philosophe.

— Ne me parlez pas de votre philosophie, dit M. Despasse. Soyez pris d’une rage de dents en lisant Épictète, ça m’est arrivé, vous verrez à quoi sa prose vous aura servi. La philosophie, c’est un parapluie qui n’aurait pas de baleines ; il n’est utile qu’à tenir fermé ; il a très bon air quand vous l’avez à la main ; essayez donc de l’ouvrir !

— Conclusion ? demanda Thoury.

— Faites vos foins quand il y a du soleil.

Madame Varèze profita du silence momentané pour interpeller M. Lescale, et l’entretien dériva sur l’art. La discussion devenant générale, madame Varèze put dire sur un ton plus intime quelques bonnes paroles à d’Estanger. Elle avait peur que la conversation ne lui eût déplu, n’eût ravivé le souvenir de ses chagrins. Elle le lui donna doucement à entendre.

— Non, non, soyez tranquille ; votre bonté me fait beaucoup de bien.

Ils échangèrent presque un regard de connivence qui n’échappa pas au docteur Thoury qui les observait derrière son monocle ; il l’enleva et le frotta un moment d’un geste méticuleux, comme il était coutumier de faire lorsque quelque chose l’intriguait.

Une fois au salon, le café bu, sa cigarette à la main, le docteur Thoury s’approcha de madame Varèze, et la conduisant, un peu à l’écart des autres, vers la porte ouverte de sa chambre où était dressée une table de jeu :

— Comme vous êtes volage, madame !

— Moi, pourquoi ?

— Vous n’avez d’attentions que pour le nouveau venu.

— Nouveau venu, d’Estanger ! car c’est à lui que vous pensez, n’est-ce pas ? Mais je le connais depuis quinze ans, mon cher docteur, j’étais l’amie intime de sa femme.

— Sa femme ? dit Thoury avec un mouvement d’étonnement ; elle est morte ?

Elle fit un geste négatif, parlant très bas :

— Ils sont divorcés.

— Elle le trompait ?

— Oh ! Dieu ! non. Elle l’adorait.

— Alors, c’est lui…

— Oui.

— Il a bien une tête à cela. Et où est-elle sa femme ? Vous ne la voyez plus ?

— Vous êtes curieux. Elle est remariée à un garçon parfait, le docteur Lesquen.

— Lesquen ? mais il a été mon interne à la Charité. Et alors, c’est lui qui a épousé madame d’Estanger ?

— Chut ! il pourrait vous entendre.

— Et il vous plaît beaucoup, ce monsieur ?

— Mon adorable docteur, je ne suis pas à confesse. J’aime mes amis, et surtout quand ils sont dans la peine.

Odette était debout près d’une table, montrant à M. Lescale un portefeuille rempli de dessins : il les examinait attentivement, lui faisant des observations qu’elle écoutait avec une sorte d’avidité, répondant de moment en moment par phrases brèves :

— Oui… J’entends… Je ferai attention.

D’Estanger, curieusement, de loin l’observait ; puis, profitant de ce que M. Despasse Causait à son tour avec madame Bloye, il s’avança vers la table et pria qu’on lui permît de regarder les dessins.

— Vous désirez les voir ? fit Odette.

Elle les plaça successivement sous les yeux de d’Estanger.

— Mademoiselle Odette témoigne de grandes dispositions, dit Lescale ; et puis, c’est une personne capable de travail… elle arrivera.

Les yeux d’Odette brillèrent.

— Vous avez de l’ambition, mademoiselle Odette ? demanda d’Estanger.

— Énormément, monsieur.

Madame Varèze s’approcha, plaça ses mains sur les épaules de sa fille, avança la tête, et toute triomphante dit à d’Estanger :

— N’est-ce pas qu’elle a du talent ?

— Oui, vraiment elle en a.

— On parle du talent de ma petite-fille, dit M. Despasse se levant et, les mains dans les poches de son pantalon, traversant le salon en se dandinant, un peu de l’allure pesante d’un gros pachyderme, — elle en a beaucoup trop ; les femmes, à mon avis, n’ont aucun besoin d’avoir du talent.

— Parce que père croit toujours que le bonheur de la femme dépend de l’homme : il faut s’en rendre indépendante, au contraire.

— Pour quoi faire ?

— Pour vivre sa propre vie.

— Bêtises que tout cela.

Et M. Despasse se versa un verre de cognac. Puis, se dirigeant vers la table de jeu :

— Bloye, venez faire notre partie d’échecs.

Madame Varèze s’occupa aussitôt de les installer, de régler la lumière, d’attiser le feu. Quand ils furent établis, prêts à combattre sagement et vaillamment, elle se tint un moment derrière son père, le baisa au front, et souriant à M. Bloye :

— Bonne chance, philosophe !

Et elle rentra au salon.

D’Estanger était revenu près de madame Bloye ; le docteur Thoury avait fait mettre Odette au piano et se tenait à son côté, il fit signe à madame Varèze lui indiquant un fauteuil préparé, mais avec un sourire elle passa, et alla partager le canapé de madame Bloye.

— Surtout ne vous taisez pas, commanda Odette comme le bruit des voix s’arrêtait.

Lescale dessinait, ébauchant une silhouette d’Odette. Taciturne, le docteur Thoury paraissait écouter la musique, mais toute son attention était pour le groupe près de la cheminée ; il ne voyait que le dos de d’Estanger qui faisait face aux deux femmes avec qui il causait ; mais ce dos l’exaspérait.

Depuis quatre ans, le docteur Thoury était l’ami et le commensal intime de la maison. Appelé auprès d’Odette qui s’était cassé le bras au manège, il avait pris tout de suite un grand rôle auprès de madame Varèze ; elle était persuadée qu’il adorait Odette et qu’il avait dépensé à son intention une somme de zèle et de sollicitude qu’il n’aurait donnée à personne ; Odette avait bien aussi un peu cette conviction. Les deux femmes le gâtaient, et il y prenait un vaniteux plaisir.

Ambitieux de succès de tout genre, le docteur Thoury avait une conscience professionnelle assez élastique ; très curieux, indiscret quand il croyait que l’être pouvait lui être utile, il était jaloux de conserver la prépondérance qu’il avait su prendre. Depuis quelques mois il mûrissait le projet d’épouser madame Varèze ; elle lui paraissait toute propre à aider à son succès socialement, et à lui rendre la vie agréable. Sans l’aimer, il la désirait depuis longtemps et avait toujours été étonné de son entêtement à ne pas le comprendre. Elle, absolument aveuglée, le croyait paternellement intéressé à Odette et prenait pour Odette tous ses déploiements d’amabilité. Il s’était fait l’organisateur de leurs plaisirs, indiquant les spectacles, les expositions, les y conduisant souvent, fier d’escorter deux femmes aussi charmantes, et dont on ne manquait jamais de lui faire des compliments qu’il acceptait en se rengorgeant.

Aux yeux de madame Varèze, sa qualité de médecin donnait à Thoury un caractère à part, et elle avait avec lui une liberté d’allures dont elle n’aurait pas usé vis-à-vis d’un autre ; elle se montrait si cordialement affectueuse qu’il se fortifiait dans la conviction qu’elle l’aimait sans s’en douter ; il s’essayait parfois à exercer son empire sur elle : elle lui obéissait toujours avec l’arrière-pensée que les conseils de Thoury devaient être salutaires à Odette.

M. Despasse était moins persuadé du désintéressement du docteur, mais trouvant ce mariage très raisonnable pour sa fille, il n’avait pas été sans répondre avec encouragement aux mots couverts que Thoury laissait parfois tomber.

L’apparition de d’Estanger sur un pied de familiarité dans ce groupe fermé fut une déplaisante surprise pour Thoury ; une hostilité instinctive l’avertit d’une rivalité possible et dangereuse. D’Estanger lui apparut un homme d’amour dont l’influence sur les femmes devait être grande. Déjà, sa présence provoquait chez madame Varèze une particulière animation comme si quelque fibre secrète avait tressailli en elle.

Pendant que les notes s’envolaient, Thoury méditait ; puis, le morceau terminé, il alla baiser la main de madame Varèze, s’excusant de la quitter de bonne heure : il devait aller à l’Opéra.

— Comment ! déjà ?

Mais elle ne le retint pas ; il lui semblait que, le docteur parti, elle reprendrait avec plus de liberté sa conversation avec madame Bloye et d’Estanger.

Cette conversation dura longtemps, et à minuit seulement la partie d’échecs finissait.

XIX

Les réactions étaient toujours violentes chez Marguerite, et à peine eut-elle fait l’envoi de ses fleurs à l’adresse d’Albert qu’un malaise douloureux l’envahit.

Si peu de rapport qu’il y eût en apparence, la pensée de madame Ledru lui revint obsédante. La vue de cette femme avait comme exaspéré en elle un sentiment plus délicat de l’honneur, une répugnance plus intense pour tout ce qui était dissimulation ou trahison. Déjà presque, elle regrettait son impulsion et elle se promit qu’à aucun prix, pour n’importe quel être humain, elle n’aurait recours à de pareils moyens ; elle garderait sa vie au grand jour, elle ne s’abaisserait jamais, même en pensée, devant cette créature qu’elle méprisait… Elle saurait se dominer, fermer ses yeux, ses idées, son cœur à tout ce qui n’était pas son mari et son fils. Eux l’aimaient tant ! Elle trouvait une égoïste joie à se le répéter. Même l’émotion et la colère de Roger prouvaient ce qu’elle était pour lui. C’était un soulagement pour Marguerite de se dire qu’il savait, en partie au moins, la vérité ; qu’il n’ignorait pas que ses pensées retournaient malgré elle vers le passé, vers Albert… Une langueur la prenait à l’évocation de cette chère image ; elle le voyait, les yeux tendres, la bouche souriante, la regardant… Elle essayait d’échapper à cette vision, et se répétait avec effort : « Non, Roger et Maxime… eux, seulement eux… »

Les quelques jours qui précédèrent le départ pour Paris furent paisiblement occupés par plusieurs excursions en voiture, qui remplirent les heures qui auraient été pesantes. Marguerite se disait que, rentrée chez elle, reprise par les occupations de son intérieur, elle retrouverait le repos d’esprit ; maintenant, elle avait trop de loisir pour rêver. Roger, de son côté, se persuadait que les probabilités d’une rencontre avec Albert étaient bien insignifiantes. Il résolut d’y penser le moins possible, afin d’éviter toute susceptibilité morbide qui ne servirait qu’à faire naître des regrets chez Marguerite ; il savait qu’elle était digne de son entière confiance, et son tourment ne portait que sur le cœur, non sur les actions de sa femme. Il l’avait touchée profondément en lui exprimant la sécurité absolue qu’il reposait en elle et en lui jurant avec une tendresse infinie que toutes ses sollicitudes tendaient uniquement à son bonheur :

— Je te veux heureuse, ma Gotte bien-aimée ; c’est là mon rêve, mon ambition, et si tu n’es pas heureuse, alors je suis le plus misérable des hommes.

— Mais je suis heureuse, Roger.

— Je l’espère ; seulement, si tu permets à certaines pensées de séjourner même une heure dans ton esprit, elles empoisonneront ton bonheur. Il est des toxiques dont une simple goutte est un germe de mort. Sois ferme contre toi-même, Marguerite. Rappelle-toi que moi seul suis ton appui ; viens à moi, je ne te manquerai jamais.

Avec un véritable élan elle s’était jetée dans les bras de cet être dévoué : il l’avait serrée contre son cœur, murmurant doucement :

— Jusqu’à la mort, jusqu’à la mort je suis à toi.

Et ensuite il s’était efforcé de croire que tout était bien ; elle avait fait un effort pareil, et quand ils se retrouvèrent chez eux ils eurent simultanément le même sentiment de sécurité satisfaite… Leur vie était si bonne ! Pourquoi serait-elle troublée ?

Madame Mustel fut ravie de revoir sa fille, et de constater qu’elle se trouvait en excellent état moral, car dès son retour, Marguerite manifesta un zèle d’organisation et de bonne ménagère. Elle enchanta sa mère en lui demandant presque chaque jour de l’accompagner dans ses sorties.

— Vois-tu, maman, j’ai pris l’habitude de ne pas être seule, et maintenant cela m’attriste.

— Mais je suis là, ma fille, dit madame Mustel émue, et trop heureuse que tu aies besoin de moi.

Marguerite évitait avec un soin jaloux le Parc Monceau et, sous prétexte d’humidité, avait défendu d’y conduire l’enfant. Lesquen avait bien un peu protesté sur la difficulté matérielle d’arriver à l’avenue du Bois ou aux Champs-Élysées, mais Marguerite s’était montrée péremptoire :

— Je suis sûre que les enfants prennent toutes sortes de maladies dans ce Parc ; du reste c’est l’avis de ton maître, le docteur Lebel ; je le lui ai demandé quand je lui ai conduit Maxime.

— Si c’est l’avis de Lebel, répondit Lesquen, je m’incline.

Il se refusait à prendre seul la responsabilité du soin de leur enfant, et il se rendait compte que Marguerite était plus rassurée par une autre opinion que la sienne.

Profitant des bonnes dispositions de sa fille, madame Mustel se crut en position de donner quelques conseils. Dès le début elle avait jugé la vie du jeune ménage trop retirée du monde, mais jusque-là elle n’avait pas découvert de joint favorable pour dire ses pensées à ce sujet. Le moment lui parut être venu ; aussi, un jour que Marguerite avec une animation un peu fébrile lui racontait leur course à Monte-Carlo (sans parler pourtant de la rencontre avec madame Ledru), madame Mustel répondit :

— Tu t’es amusée, ma fille, et c’est tout naturel à ton âge ; à tous les âges, du reste, on a besoin de distraction. Que ferais-je, moi, par exemple, si je m’enterrais dans mon coin ? J’y serais horriblement triste, ce qui ne rend pas aimable. Crois-moi, mon enfant, on est fait pour vivre avec ses semblables. C’est un tort de Roger d’être si sauvage, et si tu me permets de te le dire, c’est un tort chez toi de l’y encourager. Tu es jeune, tu es charmante, tu as besoin d’un peu de gaieté, de changement ; ton mari est le meilleur des êtres, il a toutes les qualités, mais il n’est pas amusant. Ce n’est pas nécessaire ; seulement c’est une maladresse de soumettre une femme à un régime absolument monotone, si excellent qu’il soit. J’adore tous les Lesquen, mais enfin il n’y a pas qu’eux d’aimables par le monde, et je trouve que vraiment on t’accapare un peu trop. Tu devrais forcer Roger à sortir quelquefois le soir ; vous avez une grande aisance, un intérieur élégant, pourquoi se borner à y inviter toujours les mêmes personnes ? On en arrive à n’avoir plus rien à se dire…

Madame Mustel se laissait aller, étonnée et charmée de la déférence avec laquelle sa fille l’écoutait. C’est que Marguerite avait accueilli les paroles de sa mère avec une sorte de joie, elle y trouvait une explication plausible et simple à l’ennui secret qui la rongeait.

Elle répondit donc affectueusement :

— Tu as raison de me dire ton avis, maman, et je t’en remercie. Peut-être, en effet, nous enfermons-nous un peu trop… Mais dans ma situation particulière il est difficile de sortir beaucoup.

— Dans ta situation ! Quelle situation ?… Celle de la femme irréprochable du plus honnête homme du monde ! Voilà, en effet, une situation difficile !

— Oui… dit Marguerite… cependant… je suis divorcée… nous ne sommes pas mariés à l’église.

— Ne dis pas de folies, mon enfant. Comment ! voilà où tu en es ? Pas mariés à l’église ! Ça ne t’empêche pas d’être joliment bien mariée, je t’assure. Je ne suis pas une impie, mais il y a des choses qui me révoltent. Avec ça qu’il est difficile de faire annuler un mariage !… Seulement, je n’ai pas encore compris à quoi cela avance d’obtenir l’annulation de son mariage si ce n’est à proclamer qu’on a vécu une première fois avec un monsieur sans être mariée ; alors que ce soit avec l’un ou avec l’autre, je ne vois pas ce qu’on y gagne !… Heureusement une femme n’est plus forcée d’être toute sa vie la victime d’un mari infidèle ; aujourd’hui tu en as un parfait, on t’enviera, et voilà tout.

Marguerite soupira.

— Il y a des choses qui sont toujours des malheurs.

— Assurément, ma chérie, et c’est raison de plus quand, comme toi, on a traversé des crises douloureuses de s’aider à en perdre la mémoire. A rester éternellement au coin de son feu, on ressasse les vieilles histoires, sans aucun profit ; crois-moi, reprends une existence plus normale, plus conforme à ton âge et à tes goûts. Ainsi, pourquoi ne vois-tu pas plus souvent ton ancienne amie, madame Varèze ? Elle est charmante. Pendant que tu étais dans le Midi, je me suis trouvée avec elle un jour chez Captier ; vraiment, elle m’a demandé très affectueusement de tes nouvelles. C’est un milieu agréable, elle reçoit des gens d’esprit, et sa maison sera de plus en plus fréquentée, car sa fille est devenue tout à fait jolie personne. Entre parenthèses, elle venait de lui acheter le plus délicieux chapeau ! Voyons, pourquoi ne renouerais-tu pas cette relation ? Cela te mènerait à d’autres, et peu à peu tu te ferais un cercle intéressant. Madame Varèze m’a suppliée de te répéter que cela lui causait beaucoup de peine de te voir si rarement.

— Elle est très aimable, dit Marguerite, et je l’aimais beaucoup autrefois.

— Alors ?

— J’y penserai. J’irai lui faire une visite ; j’en parlerai à Roger.

— Bien entendu. Il ne s’agit pas de rien brusquer, mais petit à petit de donner un peu de mouvement à votre vie qui en manque, je vous assure. Quant à Maxime, si Roger se prévaut de lui pour se claquemurer, tu n’as qu’à dire que je suis là… Je monterai quand tu voudras, et je ne le quitterai que toi rentrée.

— Je te remercie, maman.

— Je t’ai vue assez pleurer, ma fille ; j’ai besoin de te voir rire.

Les paroles de madame Mustel étaient tombées sur un terrain préparé, et Marguerite y réfléchit pendant plusieurs jours. Finalement, elle décida qu’elle n’en dirait rien à personne, mais qu’elle irait voir madame Varèze.

XX

D’Estanger trouvait un réel apaisement à causer de Marguerite avec madame Varèze. Il devinait que tacitement elle lui donnait raison lorsqu’il revendiquait Marguerite pour sienne. Il revenait inlassablement sur les jours d’autrefois, sur l’époque heureuse de sa vie ; il racontait son amour pour sa femme, leur lune de miel qui avait été un temps triomphant de félicité réciproque. Madame Varèze, tout en travaillant d’une allure délicate et attentive, l’écoutait avec un peu de rouge aux pommettes. Cette réalité amoureuse que d’Estanger évoquait si tendrement ne ressemblait pas aux possessions brutales qui lui avaient paru être la seule fin des hommes épris. Son mari l’avait aimée très correctement et tranquillement ; elle s’était persuadée qu’elle ne désirait pas mieux, mais depuis des années les tendresses conjugales lui pesaient comme une servitude dont l’affranchissement lui fut une délivrance.

Pour la première fois, sans inquiétude et sans se tenir sur la défensive, elle entendait parler d’amour. De temps en temps elle levait les yeux sur d’Estanger pendant qu’il se livrait à cette sorte de monologue : le visage sensuel et fin s’animait au souvenir rétrospectif des joies savourées. Il disait son arrivée avec Marguerite dans le petit castel familial, leur premier souper si délicieusement gai ; l’orgueil avec lequel il avait ensuite enlevé sa femme dans ses bras et l’avait portée lui-même jusqu’au seuil de la chambre nuptiale… Puis, leurs promenades en bateau aux heures du couchant ; leurs longues vigiles dans le jardin par les nuits claires, et les baisers échangés dans le silence lourd de mystère. Il célébrait le charme physique de Marguerite, la blancheur de sa peau, ses cheveux d’un châtain roux, ondés et fins, qui lui faisaient une si jolie auréole, et ce mélange de douceur et de passion qui était la séduction de son regard. Dans le mirage des années écoulées, il oubliait absolument tout ce qui en avait terni la beauté : un seul fait subsistait, indubitable, qu’il avait été réellement épris de Marguerite, et l’avait aimée plus longtemps qu’il n’avait aimé aucune femme… Comment avait-elle pu répudier tant de souvenirs heureux ? Comment avait-elle pu se remarier ? Il répétait ces questions à madame Varèze, avec autant de véhémence qu’il aurait pu le faire à Marguerite elle-même.

— C’est qu’il est affreux d’être trahie… Il est bien difficile de croire à la sincérité d’une affection qui vous a infligé une telle douleur.

— Voilà une idée de femme, c’est une folie.

— Aimeriez-vous encore une femme qui vous aurait trompé ?

— Cela n’a aucun rapport.

— Dans les sentiments, si. J’absous Marguerite : elle ne demandait qu’à vous être fidèle toute la vie. Mais pourquoi faites-vous revivre tous ces souvenirs inutiles ?

Elle eut un jour la tentation d’ajouter : « Aimez donc une autre femme. » Et à sa grande surprise les mots lui restèrent sur les lèvres. Pourquoi ? Elle ne s’en rendit pas compte elle-même ; c’était cependant le seul conseil raisonnable à donner, et elle n’osa pas…

Odette, aussi, affectionnait beaucoup d’Estanger ; il avait à son égard une galanterie paternelle qui flattait sa jeunesse : elle discutait gravement avec lui les problèmes de la vie dont sa curiosité insatiable était toujours occupée. Odette lui donnait des conseils : elle lui prescrivait de marcher, de faire de l’hygiène, de se créer une occupation. Elle avait entrepris de l’intéresser aux visites qu’elle faisait au Louvre, et sur son invitation il y accompagna plusieurs fois la mère et la fille. Odette jouissait passionnément de ces initiations artistiques : elle demeurait immobile de longs moments, toutes ses facultés d’attention ramassées et concentrées, devant un tableau ou devant une statue ; elle rendait à la beauté un culte silencieux et semblait dans sa gravité recueillie une jeune prêtresse. D’Estanger l’appelait en plaisantant Pallas-Athênê et elle aimait cette appellation. Il affirmait gravement à Odette que l’amour était la raison d’être de l’effort et du génie humain. Elle l’écoutait, ne répondait pas, et semblait peser ses paroles. Madame Varèze riait, et disait à d’Estanger qu’il était un peu fou, que la vie était tout autre chose, et que c’était pour ne la pas comprendre qu’il était malheureux.

Une fois seules, la mère et la fille étaient encore occupées de leur ami.

— Il faudrait, dit Odette un jour, que M. d’Estanger se remariât ; il est encore très jeune.

— Pas si jeune, répondit sa mère, il a quarante ans passés. Est-ce que cela ne te paraît pas un grand âge ?

— Oh ! non. Et puis je ne me préoccupe pas du tout de l’âge chez les gens qui m’intéressent. J’aurais certainement préféré Léonard de Vinci à quatre-vingts ans à n’importe quel jeune homme.

— Enfant, va ! dit madame Varèze tendrement.

Et elle embrassa jalousement sa fille.

Quant à d’Estanger, il attendait, nourrissant ses espérances qui lui semblaient maintenant tout à fait légitimes. Il attendait, comme un amant heureux, sans inquiétude sur le lendemain ; à force d’avoir mentalement repris possession du passé, il ne doutait plus de l’avenir : Marguerite assurément le consolerait de tout ce qu’il avait souffert pour elle. Voir souvent madame Varèze et Odette l’aidait à prendre patience, lui donnait l’illusion momentanée de cette sollicitude féminine dont il avait de nouveau soif ; madame Varèze était à ses yeux la confidente idéale, sûre, discrète, affectueuse ; il pensait souvent à elle avec plaisir, pour le bien qu’elle lui faisait.

Sans pouvoir en formuler la raison, il avait comme l’intuition que l’amitié dévouée de madame Varèze devait lui rendre plus facile de retrouver Marguerite.

XXI

Madame Varèze prenait grand plaisir à recevoir. L’arrivée des amies, les petites caresses en simagrée, l’examen des toilettes, les bavardages, les coquetteries avec les visiteurs masculins, le plaisir de réunir, de faire fusionner tant d’éléments différents, l’amusaient toujours ; elle jouissait de voir Odette si gracieuse devant la table de thé où se groupaient les petites tasses de vermeil sur lesquelles invariablement on s’extasiait ; l’odeur des fleurs, les fortes senteurs qu’elle portait sur elle, tout cet ensemble lui procurait une sorte de griserie sensuelle. C’était la recherche de ces sensations délicates qui donnait à sa vie toute sa saveur.

Un après-midi de mars, le soleil entrait à flots dans la pièce claire, et les personnes réunies avaient trouvé dans cette circonstance un sujet d’entretien. On parlait de l’heure et de l’illusion que donnent les jours qui croissent. Il y avait là trois femmes. D’abord les deux demoiselles Fernine, deux Russes rencontrées l’année précédente à Royat et qui s’étaient passionnées pour Odette.

Les demoiselles Fernine, dont l’une s’appelait Mascha et l’autre Fœdora, étaient laides mais intelligentes, et s’efforçaient d’être élégantes. Elles étaient fort peintes, avec des cheveux couleur paille tout piqués de petits peignes variés ; elles avaient des tailles d’une minceur alarmante, et les gestes et les manières de fillettes de quinze ans, quoiqu’elles en eussent plus du double ; elles parlaient en pointillant leurs paroles et scandant leurs phrases. Mesdemoiselles Fernine vivaient avec une maman obèse et respectable, dont en causant elles s’envoyaient tout le temps le nom comme un ballon ; et ce n’était pas affectation pure, comme on aurait pu le croire, car elles adoraient cette vieille maman et lui rendaient tous les soins possibles. Leur rêve était le mariage ; elles n’épargnaient pour y arriver aucun flirt, aucune peine, mais sans succès : elles passaient pour pauvres. On les invitait beaucoup, car Mascha Fernine possédait un véritable talent de cantatrice ; on disait même qu’elle avait été au théâtre, et on se croyait affranchi envers elle de toute reconnaissance : elle devait être trop heureuse d’être si bien accueillie et ne refusait jamais de se faire entendre.

Madame Varèze et Odette apportaient dans leurs relations avec les demoiselles Fernine la sincérité qui leur était naturelle. Odette admirait ce don merveilleux de la voix, qui était celui qu’elle eût le plus convoité, et madame Varèze était touchée de la sympathie que les demoiselles Fernine montraient à Odette ; elle les plaignait, car elle sentait, sous la surface brillante, des déboires et des tristesses, et elle ne comprenait pas que l’aînée n’entrât pas au théâtre pour y acquérir l’indépendance et la notoriété.

— Si j’avais une voix comme la vôtre, disait Odette, je serais au théâtre ; n’est-ce pas, maman ?

Et madame Varèze approuvait, à l’étonnement sans bornes des demoiselles Fernine. Elles étaient assidues aux réceptions de madame Varèze, y apportant un élément vraiment agréable, car afin de se faire bien venir elles se donnaient un mal infini pour avoir tout lu, pour être au courant de tout ; et, elles présentes, on était bien sûr que l’entretien ne chômerait pas.

La troisième femme était madame Berly, très bonne personne qui passait sa vie à faire des visites en vue de « ses dîners ». Elle invitait dix-huit personnes tous les samedis, et malgré l’étendue de ses relations il n’était pas toujours aisé de les réunir, aussi se trouvait-elle enchantée de l’aubaine de nouvelles connaissances dans le genre des demoiselles Fernine, et elle demanda aussitôt à madame Varèze de les lui présenter. Elles se levèrent toutes deux avec empressement et firent à madame Berly, l’une après l’autre, de petites révérences de pensionnaire assez ridicules ; puis elles se rassirent et, avec des sourires extatiques, commencèrent une conversation plus directe. Madame Varèze vantait l’admirable voix de Mascha Fernine, et le jeune Camille Blée, auteur coté, qui venait d’entrer, renchérit sur les éloges de madame Varèze. Il n’y avait plus pour mademoiselle Fernine qu’à s’exécuter, ce qu’elle proposa de bonne grâce.

Madame Berly, mise en éveil par la perspective du régal qu’elle pourrait offrir sans bourse délier à ses invités, manifesta le plus vif intérêt ; Odette s’approcha du piano pour accompagner ; Mascha Fernine se passa la langue sur les lèvres, les avançant et les rentrant comme pour les assouplir, et de sa main droite défit l’agrafe de son tour de col serré.

— Chantez un air d’Orphée, dit impérativement Camille Blée.

— « J’ai perdu mon Eurydice » ?

— Oui, vous y êtes admirable.

Elle sourit, et sur son visage fané passa comme une flamme.

Il se fit immédiatement un silence profond. Odette, un peu pâle, plaçait la musique, la dévorait des yeux et écoutait attentivement les indications de Mascha Fernine ; puis elle frappa les premières notes, et soudain, donnant l’impression d’un nuage qui en s’écartant découvre le ciel bleu, la voix de mademoiselle Fernine s’éleva, s’élança, plana dans une sonorité magnifique, frémissante de passion et d’angoisse. Distinctement les paroles de regret et d’amour vibraient, pénétrant le cœur comme de vivants effluves.

Le visage ironique de Camille Blée avait changé d’expression ; la tête appuyée sur sa main, il écoutait de toute son âme. Madame Varèze, renversée dans un fauteuil, les larmes à fleur des yeux, se sentait remuée jusqu’au fond des entrailles.

Tout à coup on entendit le timbre de l’antichambre, et Mascha Fernine eut un regard apeuré vers la porte qui ne s’ouvrit pas, cependant, et après une seconde d’hésitation elle continua. Quand elle eut terminé, madame Varèze se jeta vers elle avec toute sa spontanéité débordante, l’embrassant, la remerciant, la conjurant de ne pas prendre froid, et ordonnant à Odette d’aller chercher un petit châle de laine, pour couvrir les épaules de mademoiselle Fernine. Odette était levée et allait obéir, mais elle s’arrêta et dit à sa mère :

— Maman, maman, une visite !

Madame Varèze aussitôt fit volte-face et vit debout sur le seuil, souriante et un peu indécise, madame Lesquen. En une seconde, elle fut à son côté, lui serrant les mains avec une cordialité pleine de trouble.

— Pardon, pardon, chère amie, je vous reçois bien mal.

— C’est moi, dit Marguerite, qui dois m’excuser ; je n’ai pas voulu interrompre ce magnifique morceau, mais j’ai écouté derrière la porte.

Madame Varèze l’entraîna vers un canapé où elles s’assirent toutes deux.

Odette était venue saluer madame Lesquen, puis était retournée vers le groupe qui entourait le piano. Le cœur de madame Varèze battait à coups pressés à la pensée d’une rencontre possible, bien que d’Estanger ne parût pas d’habitude à ces heures-là. Elle eut le sentiment que son accueil n’était peut-être pas assez amical ; elle reprit les mains de Marguerite et lui dit doucement :

— Comme cela me fait plaisir de vous voir, Marguerite !

— Vous êtes trop bonne, Louise, car je ne mérite pas que vous ayez encore de l’amitié pour moi. Mais maman m’a dit qu’elle vous avait rencontrée pendant mon séjour dans le Midi et que vous vous étiez informée de moi très amicalement : j’ai voulu vous remercier.

— C’était assez naturel. Et vous allez tout à fait bien maintenant ?

— Tout à fait bien ; le changement d’air m’a été très salutaire. Nous avons eu un temps délicieux.

— Et Maxime ? le beau Maxime, toujours un amour ?

— Toujours pour sa maman. Mais c’est Odette qui se fait belle ! Ce qu’elle a grandi depuis un an ! Car il y a au moins un an que je ne l’ai vue.

— C’est vrai, vous êtes si rare !

Et sans bien peser le sens de ses paroles, instinctivement, madame Varèze ajouta :

— Pourquoi êtes-vous si rare ?

— Vous me le faites regretter, dit gentiment Marguerite. Croyez cependant, Louise, que je n’ai que de bons souvenirs de notre intimité d’autrefois.

Madame Varèze fit un geste affectueux, incapable de trouver la parole qu’il fallait.

— On fait toujours beaucoup de musique chez vous ? demanda Marguerite pour rentrer dans les généralités.

— Énormément, nous l’adorons, vous savez, et Odette a un vrai talent de pianiste ; elle ne chante pas, malheureusement.

— Quelle voix admirable que celle de la personne qui chantait quand je suis arrivée !

— Mademoiselle Fernine… oh, oui ! C’est une Russe charmante, et c’est sa sœur qui est auprès d’elle. Voulez-vous faire leur connaissance ?

— Mais certainement, dit Marguerite tenant à être gracieuse.

Mascha Fernine revenait s’asseoir, très contente de toutes les avances que madame Berly lui avait prodiguées, et ravie d’avoir gagné pour elle et Fœdora leurs entrées dans une maison où l’on voyait tant de monde. Elle accueillit, comme c’était sa coutume, les compliments de madame Lesquen avec une humilité reconnaissante, et la conversation se fit générale. Madame Varèze avait nommé Camille Blée ; on parla d’Orphée, d’Alceste, de tous les dévouements historiques célèbres. On discutait qui aimait le mieux, d’Alceste ou d’Orphée.

— C’est Alceste, c’est Alceste, disait madame Varèze ; elle meurt pour qu’il vive, on ne peut aller au delà…

— Oui, madame, dit Camille Blée. Mais où rencontre-t-on des Alcestes en dehors des tragédies grecques ? Montrez-moi seulement des femmes fidèles à un seul amour.

Une imperceptible pression du pied d’Odette prévint Blée qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux. Acceptant l’avertissement et la tasse de thé qu’on lui offrait, il continua :

— Je suis persuadé du reste qu’il n’existe pas un homme qui vaille le sacrifice d’une vie de femme.

— Vous êtes pessimiste, dit madame Varèze.

— Amen. Je crois, moi, aux satisfactions présentes, et je demande à mademoiselle Odette de me donner un autre morceau de sucre.

Il s’était levé et s’approcha avec Odette de la table à thé.

Marguerite avait pâli légèrement ; madame Varèze s’en aperçut et se mit à causer avec volubilité pour distraire son attention. A propos d’opéras nouveaux elle parla de Monte-Carlo, et les demoiselles Fernine, qui y avaient fait un séjour, s’extasièrent sur la beauté du site. Du reste les pauvres filles s’extasiaient sur tout et à volonté.

— Je n’y suis allée qu’une fois, dit Marguerite ; mon mari n’aime pas beaucoup ces sortes d’endroits.

Les demoiselles Fernine comprirent immédiatement la répugnance du docteur Lesquen ; leur chère mère aussi détestait la maison de jeu… « Mais elle est si indulgente pour nous ! »

La porte s’ouvrit et un nouveau visiteur parut. Il s’avançait lentement, donnant un coup d’œil investigateur préalable aux femmes assises. A son approche, le battement de cœur de madame Varèze s’accéléra ; d’une voix un peu saccadée, elle fit immédiatement la présentation à Marguerite :

— Le docteur Thoury, notre ami… madame Lesquen.

Le docteur s’inclina avec un sourire un peu perfide vers madame Varèze ; puis, s’asseyant à côté de Marguerite, courtois et déjà presque familier :

— Je connais beaucoup votre mari, madame, dit-il très gracieux, et je l’estime infiniment.

— Vous me faites grand plaisir, monsieur.

— Et comment va-t-il ? Dans notre métier, on n’a pas le temps d’exister. Je plains ceux d’entre nous qui ont une jolie femme, c’est trop cruel ; et voilà pourquoi je suis célibataire !

— Le docteur Lesquen se trouve très heureux d’être marié, dit madame Varèze en se levant pour accompagner mesdemoiselles Fernine qui partaient.

Leurs adieux duraient toujours longtemps : arrêtées près de la porte, elles continuaient à causer.

Le docteur Thoury déployait toute son amabilité ; il racontait des anecdotes de la jeunesse laborieuse de Lesquen.

— Je suis convaincu qu’il arrivera à une très belle situation, car je ne connais pas de garçon plus attentif et plus consciencieux.

Marguerite était flattée ; elle n’avait jamais pensé à être fière de son mari, et son visage montra un épanouissement inaccoutumé. Tout d’un coup, il lui sembla entendre dans le groupe près de la porte prononcer le nom d’Estanger. Elle s’imagina aussitôt qu’on parlait d’elle dans le passé ; elle en fut émue et saisie, et son expression s’altéra. Le docteur Thoury qui avait surpris la cause de cette émotion observait curieusement la jeune femme qui dut faire un effort violent sur elle-même pour conserver une contenance souriante.

Madame Varèze revenait avec deux nouvelles arrivées, et Marguerite en profita pour se lever.

— Comment, si tôt ? plaida madame Varèze en essayant de la faire rasseoir, oh ! non !

Mais Marguerite insista :

— J’ai donné rendez-vous à maman.

— Oh ! ce n’est pas gentil. Promettez-moi que vous resterez plus longtemps la première fois que vous viendrez.

— Mais volontiers, et j’espère, Louise, vous voir bientôt avec Odette.

— Vous pouvez y compter. Embrassez l’amour de Maxime pour moi.

Le docteur Thoury serra tout à fait amicalement la main que Marguerite lui tendait.

— Dites bien à Lesquen que son vieux maître ne l’a pas oublié, et qu’il lui fait compliment sur sa jolie femme. Je suis ravi, madame, d’avoir eu l’honneur de vous rencontrer.

Et le plus galamment du monde il s’inclina.

Odette, gracieuse et gentille, conduisit Madame Lesquen jusqu’à la porte de l’escalier.

Marguerite dut s’avouer que l’accueil avait été parfait, et pourtant il lui laissa un sentiment de malaise. Elle regretta presque sa démarche ; maintenant elle s’était avancée, il serait impoli de reculer ; elle était forcée d’accepter les amabilités de madame Varèze et de les rendre, et cette idée l’attrista… Autrefois, avec Albert… Mais elle s’interdit de penser à autrefois. Sous sa voilette, cependant, deux larmes glissèrent ; elle les essuya avec précaution.

XXII

— Maman, dit Odette, lorsque la dernière visite fut partie, comment feras-tu pour recevoir madame Lesquen ?

Madame Varèze, plus agitée qu’elle ne voulait le paraître, répondit :

— M. d’Estanger ne vient jamais à notre jour. J’étais si liée autrefois avec Marguerite qu’il m’est impossible de lui faire mauvais accueil.

— Il ne me semble pas qu’on puisse demeurer amis avec les deux.

— C’est affreux pourtant, et très injuste. Du reste, je suis persuadée que Marguerite ne m’en voudrait aucunement de recevoir son mari. Elle aimait beaucoup ce pauvre garçon.

— C’est possible, mais aujourd’hui elle a un autre mari.

— Comme il y a des gens qui se compliquent la vie ! dit madame Varèze avec un soupir de découragement. D’ailleurs, Marguerite attendra maintenant notre visite, nous avons le temps de réfléchir.

M. Despasse, mis au courant de l’incident, fut résolument de l’opinion d’Odette ; pour le moins, il jugeait convenable de prévenir les parties intéressées ; elles seraient libres alors d’agir à leur gré. Odette protesta avec chaleur :

— Ce serait lâche d’avertir M. d’Estanger : lui qui est seul et trouve plaisir à venir nous voir, il croirait que nous voulons le chasser. Madame Lesquen n’a pas besoin de nous ; elle l’a suffisamment témoigné puisqu’elle ne venait presque plus.

— Ta fille a raison, dit M. Despasse en s’adressant à madame Varèze, et du reste je ne trouve pas madame Lesquen intéressante du tout. Elle avait pour mari un très gentil garçon ; elle a renoncé à lui à cause d’une bagatelle. Maintenant elle en a pris un autre, tu ne peux te croire utile à son bonheur. Donc, tu as toute latitude.

— Maman manque de courage, affirma Odette.

— C’est vrai, je ne sais pas faire de la peine, et il me semble toujours que Marguerite ne peut pas être parfaitement heureuse.

M. Despasse dit :

— En tout cas, c’est sa faute, non la tienne.

Cette conversation se tenait à déjeuner chez M. Despasse qui, le dimanche, recevait ses filles et conviait généralement un ami ou deux pour les rencontrer. Quelquefois aussi elles étaient seules comme ce jour-là, et, en ces occasions, Odette, dont l’avidité intellectuelle voulait tout embrasser, faisait la partie d’échecs de son grand-père et y apportait une application passionnée. La hardiesse et la logique naturelle de son esprit la rendaient une adversaire déjà redoutable ; elle jouait sans une seconde d’inattention, et il suffisait de la regarder en de pareils moments pour deviner la force de volonté qui était en elle. M. Despasse, d’ordinaire très attentif, ne put se défendre de laisser errer ses pensées en contemplant ce jeune visage résolu.

— Tu sauras ce que tu veux, toi, dit-il soudain.

Odette répondit un bref « oui », mais sans quitter l’échiquier du regard.

Madame Varèze, assise un peu à l’écart, feuilletant distraitement un portefeuille, levait les yeux de temps en temps sur Odette avec une inquiétude presque craintive… elle-même se sentait si incapable de vouloir contre cette volonté d’enfant. Elle s’efforçait de se persuader qu’elle serait vieille bientôt et que le trouble de son cœur ne pouvait durer… puis Albert d’Estanger ne pensait qu’à Marguerite. Cependant rien n’est immuable, et si elle osait laisser deviner le secret de son âme, peut-être avec le temps Albert arriverait-il à l’aimer ? Tout son être frémissait de cette espérance… mais que dirait Odette si jalouse de posséder sa mère sans partage ? Non, à cause de sa fille elle devait se refuser le droit de souhaiter une vie personnelle. Son affection pour Albert resterait ce qu’elle était, une amitié très vive. La visite de madame Lesquen, qui serait certainement renouvelée, servirait de prétexte à inviter plus discrètement Albert… et le calme reviendrait comme avant.

M. Despasse ne sortait jamais l’après-midi du dimanche, et ses amis venaient volontiers fumer chez lui, causer et regarder ses collections ; jusqu’à trois ou quatre heures, madame Varèze et Odette restaient pour faire les honneurs, et alors les visites étaient autant pour elles que pour M. Despasse.

La partie d’échecs durait encore quand le docteur Thoury parut. Il était un fidèle visiteur hebdomadaire, mais arrivait généralement vers la fin de la journée, au moment où la conversation se corsait et où se racontaient les anecdotes pimentées.

— Tiens, déjà Thoury ? dit M. Despasse sans bouger.

— Surtout que je ne vous dérange pas.

— Non, nous finissons notre partie ; causez avec madame Varèze.

— Venez dans l’autre salon, dit madame Varèze ; cela les gênerait de nous entendre parler.

Ils y passèrent. Madame Varèze, d’abord, ne s’assit pas, regardant les tableaux qui ornaient les murs.

— Avez-vous vu le Degas nouveau que père a acheté ? demanda-t-elle.

— Non, pas encore.

Elle montra le tableau.

— Est-ce assez joli ? J’adore ces petites danseuses, mais elles me donnent des idées tristes.

— Tristes, madame, et pourquoi ?

— Toutes les pauvres petites bêtes d’amour me donnent ces idées-là.

— C’est que vous ne ressemblez à personne, et, à ce propos, je vous fais mon compliment : être l’amie du mari et de la femme divorcés, il n’y a que vous au monde qui en soyez capable. D’Estanger sait-il que vous avez vu son ex-femme ?

— Je n’ai aucune raison d’en faire mystère à personne.

— Allons, tant mieux !

Le docteur Thoury ne s’apercevait pas que tout doucement il se rendait désagréable ; l’aigreur que lui causait sa jalousie de d’Estanger lui faisait perdre un peu le sentiment de ce que madame Varèze tolérerait. Il croyait du reste que, comme presque toutes les femmes, elle serait flattée de le voir jaloux : il ne comprenait pas que jamais elle ne l’avait envisagé sous le point de vue d’un amant ou d’un mari présomptif ; son insistance à parler de sujets qui l’agitaient irritait madame Varèze. Comme les personnes très douces, elle était sujette parfois à des colères subites ; intérieurement bouleversée comme elle l’était, le ton ironique du docteur Thoury l’énervait extraordinairement. Après un silence d’un moment, se retournant, le visage un peu pâle, les lèvres tremblantes, elle dit :

— Mon cher docteur, vous me feriez bien plaisir de ne plus vous occuper si particulièrement de mes actions ; il ne s’agit pas de symptômes à surveiller.

Lui aussi devint pâle et répondit :

— Très bien, madame ; je dois entendre que mon amitié vous est à charge.

— Il est certain que je n’entends accepter de personne une inquisition sur ma conduite ; je suis libre, et très libre, mon cher ami.

Et madame Varèze, sans regarder derrière elle, rentra dans la pièce où se jouait la partie d’échecs ; frémissante et le cœur angoissé, elle s’assit, tournant le dos aux joueurs. Au bout de cinq minutes Odette se levait triomphante :

— J’ai battu grand-père, dit-elle en étendant ses bras, comme lassée par son extrême application.

— Elle est formidable ! dit M. Despasse en allumant un cigare.

Et s’adressant à sa fille :

— Où est Thoury ?

— Je crois qu’il regarde les tableaux.

M. Despasse passa au salon ; Odette s’approcha de sa mère et l’embrassa.

— Mais tu es toute froide, qu’est-ce que tu as ?

— Rien, ma chérie. Tu m’aimes ?

— Je t’adore, dit gravement Odette.

— Mon Odette, ma chérie !

— Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend ? demanda M. Despasse en revenant. Et où est passé Thoury ? Il a tout l’air d’avoir filé à l’anglaise.

Mais, comme il était délicatement discret avec sa fille, il n’insista pas. Odette regarda sa mère de ses grands yeux interrogateurs et tendres. Depuis quelque temps, instinctivement, elle n’aimait plus le docteur Thoury.

XXIII

Lesquen avait été heureux d’apprendre la rencontre de sa femme avec son ancien maître, et il avait été touché du plaisir évident qu’elle avait pris à l’entendre louer.

Il y a des personnes dont les actions les plus héroïques sont acceptées sans broncher comme monnaie courante ; d’autres, au contraire, chez qui les moindres efforts prennent une tournure de sacrifice. Lesquen appartenait à la première catégorie, et même sa belle-mère, qui l’estimait au dernier point, avait pour lui une affection plutôt protectrice que déférente.

Reconnaître que quelqu’un possède toutes les qualités, n’implique pas nécessairement qu’on respecte ce quelqu’un ; il arrive parfois que cette constatation produit un effet exactement contraire, tant est puissant l’instinct qui nous avertit que les vices plus que les vertus mènent au succès. L’extrême modestie de Lesquen l’empêchait toujours de se faire valoir, mais il ne demandait pas l’admiration et ne souhaitait que la tendresse ; que sa femme l’aimât, il se jugeait comblé et récompensé au delà de toutes les fatigues.

Le docteur Thoury avait, dès le lendemain de sa présentation, correctement laissé une carte, se portant ainsi candidat officiel à un appel plus direct. Madame Mustel, qui suivait son idée de distraire sa fille, ne laissa pas tomber une aussi bonne occasion, et insista sur l’opportunité de répondre à cette avance par une invitation à dîner. Lesquen fut du même avis ; Marguerite ne présenta pas d’objection ; il s’agissait seulement de savoir avec qui l’on ferait rencontrer le docteur Thoury. Le problème se posait un peu ardu. Madame Mustel fit observer combien il était peu judicieux de se confiner uniquement dans le cercle familial :

— Toi, mon ami, qui as une carrière où tu espères te distinguer, tu dois comprendre que des relations bien choisies t’y aideront ; et, si tu veux me le permettre, j’ajouterai que, pour ta femme, un peu de diversité dans les visages serait agréable. Vous en êtes arrivés à ne savoir comment composer un dîner en dehors de la famille.

— Je reconnais que nous avons eu tort, dit Lesquen.

Lui aussi avait réfléchi : il fallait que Marguerite perdît le sentiment morbide d’être une femme divorcée, et pour y parvenir il était nécessaire de voir du monde, de ne plus se cantonner dans leur petite église fermée.

Madame Mustel, intérieurement surprise, pensa que le voyage dans le Midi avait été vraiment très salutaire au jeune ménage. Elle nomma deux ou trois personnes qu’on pourrait convier, et qui suffiraient pour former un cercle agréable.

— D’abord nous trois, à supposer que vous vouliez de moi ? Oui. Alors, je reprends : nous trois, puis Alice et son mari : le capitaine Torcy est gai et pas trop famille. Cela fait cinq. Notre ancien ami Laprune-Hallier, qui est plein d’esprit et pardonnera facilement à Marguerite de l’avoir négligé ; je l’ai vu l’autre jour encore, et je sais qu’il sera très content qu’on pense à lui. Six ; le docteur Thoury, sept, et Roger trouvera bien un huitième convive. Fixez un jour, que Marguerite écrive tout de suite au docteur Thoury, et vous verrez que cela marchera parfaitement.

— Crois-tu la chose possible ainsi ? demanda Marguerite à son mari.

— Tout à fait ; ta mère a très bien combiné ; j’irai de mon côté voir Thoury et le remercier de sa sympathie pour ma femme.

Madame Mustel ne manqua pas de triompher vis-à-vis de sa fille :

— Tu vois à quel point ton mari est facile à convaincre ; un peu de persévérance de ta part, et tu t’organiseras une vie bien plus normale, bien plus agréable ; il est temps, car tu sais, ma chérie, que tu n’as pas l’air gai. Pourquoi ? Que te manque-t-il, grand Dieu ?

— Rien, assurément.

— En attendant, tu t’ennuies. Rien de plus dangereux que l’ennui. En général — je ne parle pas de Roger qui est une exception — les hommes s’arrangent pour se distraire ; toute la vie extérieure est combinée uniquement dans le but de leur procurer à tout prix du plaisir. Quant aux femmes, c’est une autre question : elles sont toujours supposées n’avoir besoin de quoi que ce soit.

— Tu exagères peut-être, maman.

Avec une sorte de surprise Marguerite sentit se réveiller en elle tout un ordre de sentiments qu’elle croyait anéantis et qui n’étaient qu’assoupis. Elle retourna chez d’anciens fournisseurs, et loin de distraire sa pensée du passé, elle crut y revivre : mystérieusement elle retrouvait son ancienne personnalité, abdiquée, comme on relègue une parure durant les jours de deuil. Une animation nouvelle lui était revenue, Roger lui-même s’en aperçut, et se félicita de la voie dans laquelle il était entré ; il se promit d’y persévérer.

Tout le monde accepta. Madame Torcy, la sœur de Lesquen, était toujours ravie de l’occasion de venir à Paris. C’était une petite personne très arriviste, sans aucune ressemblance avec son frère ; elle avait fait un mariage de raison, s’en trouvait bien, affectionnait suffisamment son mari sans s’occuper s’il était oui ou non volage ; pourvu qu’il fût exact à tous ses devoirs d’officier, et ambitieux d’avancer, elle le tenait quitte. Elle désirait plaire, s’habillait parfaitement, et n’inspirait qu’une médiocre sympathie à Marguerite qui, par contre, aimait assez son beau-frère.

Madame Torcy n’était pas sans ressentir une certaine jalousie de l’admiration que son mari professait pour Marguerite ; dans les réunions de famille, elle disait parfois, non sans quelque aigreur :

— Ces deux-là s’entendent parfaitement.

Les Torcy étaient arrivés de bonne heure de Versailles ; en ces occurrences, madame Torcy faisait généralement quelques courses préalables dans Paris, envoyait une valise chez sa belle-sœur et s’y habillait. Marguerite et le capitaine se trouvèrent les premiers réunis au salon.

Sur le conseil de sa mère, Marguerite s’était parée avec élégance ; elle portait une robe de gaze grise gracieusement drapée, et dont le corsage ouvert en carré lui seyait à merveille ; une branche d’aubépine partant de l’épaule mettait une note rose sur l’éclatante blancheur de sa peau ; ses jolis cheveux aux reflets roux ondaient et brillaient aux lumières ; elle n’avait pas de gants et ses bagues étincelaient sur ses doigts fins aux ongles nacrés. Quoique très simple, il émanait d’elle une impression d’élégance raffinée.

Le capitaine Torcy, qui n’était pas homme à alambiquer sur les sentiments, lui dit simplement :

— Tiens, ce soir, vous avez tout à fait l’air de la Marguerite d’autrefois ; car depuis que vous êtes la femme de ce bon Roger vous vous embourgeoisez un peu sans vous en apercevoir.

Marguerite rougit. En s’habillant elle avait involontairement pensé à « l’autre », et à ses goûts. Il lui sembla qu’on découvrait le secret de son cœur, et elle répondit d’une voix troublée :

— Ne parlez pas du passé, Henri.

— Et pourquoi ? Vous ne pouvez pas escamoter le passé, et vous n’avez rien à vous reprocher, que je sache. Si vous aviez un remords, je ne me consolerais pas de n’y avoir aucune part.

Sa femme entra.

— Qu’est-ce que vous disiez ? demanda-t-elle en s’approchant.

— Toujours la même chose. Je parlais à Marguerite de mon amour pour elle ; tu sais qu’il date de loin.

— Il est absurde, dit madame Torcy en s’asseyant.

Et regardant sa belle-sœur sans bienveillance :

— Tu as une bien jolie robe, dit-elle d’un ton un peu chagrin.

Madame Mustel avait prédit juste, la réunion marcha à souhait. Le docteur Thoury se mit en frais et multiplia ses amabilités pour plaire à Marguerite, faisant surtout un cas extraordinaire de Lesquen, au point que madame Torcy regarda son frère avec un intérêt inaccoutumé.

Après le dîner, ce fut madame Mustel qui devint l’objet des attentions particulières du docteur Thoury ; confidentiel et respectueux, il se plaça à son côté et l’entretint avec un intérêt affectueux du jeune ménage, exprimant chaleureusement sa satisfaction de l’heureuse circonstance qui l’avait mis en présence de madame Lesquen.

— Et ma fille a été enchantée aussi de vous connaître. J’espère qu’elle ira souvent chez madame Varèze ; c’est une charmante femme dont la fréquentation ne peut lui être qu’agréable.

Avec une affectation assez marquée, le docteur Thoury laissa tomber son monocle, et se baissa pour le ramasser, en homme embarrassé de répondre.

Madame Mustel s’en aperçut et, un peu intriguée, ajouta :

— Vous voyez beaucoup madame Varèze, je crois ?

— Je l’ai beaucoup vue surtout, car je me figure que ses anciens amis vont dorénavant être un peu oubliés. J’avoue n’avoir pas grande confiance pour eux dans l’avenir.

— Et serait-ce indiscret de vous en demander la raison ?

— Au fait, non ; il n’est plus rien pour vous, ni pour personne ici.

— Qui ? Il ?

Thoury baissa la voix :

— Votre ex-gendre. Je ne le nomme pas, parce que les noms ont un écho particulier. Il est très assidu chez madame Varèze, et elle l’accueille ouvertement ; du reste ce n’est pas un mystère.

Madame Mustel l’écoutait stupéfaite.

— Et vous vous imaginez que…?

— … que cela pourrait bien finir par un mariage ? oui ; j’ai des raisons pour être passablement édifié sur les sentiments de madame Varèze… Au fond, n’est-ce pas, elle est dans son droit ? Ils sont libres tous les deux.

— Assurément, ils sont libres.

— Seulement, comme relation pour madame Lesquen… j’ai pensé agir en ami en vous avertissant… Ai-je eu tort ?

— Je vous en ai la plus grande obligation.

— Le hasard joue de ces tours. Du reste, cet événement ne peut toucher en rien madame votre fille ; elle a un mari exceptionnel.

Du ton dont il délivrait un diagnostic favorable, il ajouta :

— Non, madame votre fille n’a rien à regretter.

XXIV

A onze heures le docteur Thoury, resté le dernier, partait ; Lesquen en même temps mit son paletot, car il avait promis d’aller revoir dans la soirée un enfant malade, et Thoury lui proposa de le conduire dans sa voiture. Ils descendirent donc l’escalier ensemble. Madame Mustel, encore troublée de ce qu’elle avait appris, n’essaya pas de prolonger la soirée en restant avec sa fille, et Marguerite se trouva seule à son soulagement réel.

Elle ne retrouvait qu’en face d’elle-même sa liberté de penser, car la présence de son mari semblait peser jusque sur l’intime de son cœur.

Elle ne se pressa pas d’enlever sa robe et, faisant donner toute l’électricité de sa chambre, elle s’approcha de son miroir. Les paroles de son beau-frère tintaient à son oreille : « Vous avez l’air de la Marguerite d’autrefois. » A plusieurs reprises dans la soirée il était revenu sur cette idée, et avait chaudement engagé Marguerite à ne pas vivre comme une recluse.

— Vous aimiez bien sûr Albert autant que vous aimez Roger aujourd’hui, et vous ne vous croyiez pas tenue de filer perpétuellement la laine au logis.

En se contemplant dans la glace, Marguerite se demandait : « Je ne suis donc plus la Marguerite d’autrefois ? » Son beau-frère avait raison, on ne peut pas détruire le passé, et tant qu’il n’est pas mort dans le cœur, aucun apparat mortuaire n’arrive à l’effacer. Et dans son cœur il ne voulait pas mourir… Toutes ces luttes n’aboutissaient à rien… Elle désirait passionnément revoir Albert, là était la vérité. Avait-il donc définitivement renoncé à elle qu’il ne cherchait pas à la retrouver ? Mais n’avait-elle pas désiré ardemment ne plus être tentée, pouvoir jouir en paix de la vie qui était sienne maintenant ? Oui, elle l’avait souhaité avec une sincérité parfaite ; elle n’avait pas menti en le disant, mais elle ne pouvait pas… Était-ce sa faute si continuellement quelque chose venait raviver le passé ? Dépendait-il de sa volonté de ne pas le regretter ?

Elle regarda autour d’elle… Ce lit… Elle se rappela une autre chambre, un autre lit… Elle ferma les yeux avec une véritable terreur, puis les rouvrit subitement pour les tourner pleins de tendresse vers le portrait de son fils suspendu à son chevet, son beau petit Maxime dont les baisers humides lui étaient si doux ! Elle l’appelait à son aide de toutes les forces de sa volonté ; mais au-dessus de ce portrait il y avait celui d’Yvonne, — Yvonne endormie dans la mort, le frêle visage entouré de fleurs — Yvonne était son enfant également, la chair de sa chair, et Yvonne c’était Albert ! Elle devait le fuir, l’éviter, mais elle avait le droit de le chérir, de le pleurer… comme s’il était mort. Seulement elle savait qu’il était vivant, et en y songeant son sang courait plus fort dans ses veines ; sans le vouloir elle ouvrit grands ses bras dans une agonie de désir, et ses lèvres prononcèrent tout haut le nom qui voulait y monter : « Albert !… »

Puis, à ce son, revenant à elle-même, épouvantée de ce qu’elle ressentait, sans s’arrêter une seconde, avec la hâte fiévreuse d’un être qui fuit devant le danger, elle se dévêtit, et, le cœur plein de trouble, fit l’obscurité, comme si la nuit pouvait lui cacher à elle-même ce qu’elle éprouvait.

XXV

Le petit Jean Varèze était en vacances pour Pâques, et sa mère s’en réjouissait ; d’abord parce qu’elle chérissait tendrement l’enfant, et puis sa présence rompait le tête-à-tête avec Odette, dont elle avait une secrète appréhension.

Elle s’accusait presque d’avoir dans ses pensées fait un vol à ses enfants, et jamais sa tendresse complaisante n’alla avec plus d’ardeur à la rencontre de leurs désirs.

Jean menait une vie de cocagne ; le cirque, l’Acclimatation, les matinées au théâtre se succédaient pour lui avec une prodigalité qui faisait hocher la tête de M. Despasse ; mais Odette approuvait ; elle avait pour son petit frère un sentiment presque maternel. Il la blaguait, l’admirait, et confiait à ses copains que sa sœur était rudement « chouette ». Enfin, entre les deux femmes, le gamin recevait une éducation aussi déplorable que possible. Quand on essayait de le faire observer à madame Varèze, elle répondait en citant des exemples de garçons élevés avec la dernière sévérité et ayant tourné d’une façon lamentable, et elle acceptait pour bonne l’assurance que Jean lui donnait généreusement de ne jamais lui causer de peine. Il idolâtrait cette mère charmante, et jurait, plein de bonne foi, de lui consacrer sa vie :

— Je ne me marierai jamais, mère ; je vivrai toujours avec toi.

Cette phrase d’enfant allait droit au cœur de la mère, et lorsque, en remerciement de son œuf de Pâques contenant une délicieuse petite épingle de cravate, son fils la lui répéta encore plus affectueusement que de coutume, elle ne put retenir les larmes qui lui vinrent aux yeux et baisa la tête blonde avec emportement. Le petit l’embrassait aussi, lui caressant les cheveux d’un geste maladroit, mais affectueux.

Pendant toute cette semaine, d’Estanger ne parut pas rue du Général-Foy, et son nom ne fut pas prononcé.

Le lendemain de la rentrée de Jean à Arcueil, Odette demanda à sa mère :

— Tu n’as pas de nouvelles de M. d’Estanger, maman ?

— Non, ma chérie, dit madame Varèze, un peu tremblante.

Elle était en train de faire une inspection de chapeaux et se tenait debout devant plusieurs cartons rangés sur sa chaise longue. Elle s’était retournée pour parler à sa fille, et, involontairement émue, en parlant elle avait changé de couleur. Odette le remarqua ; elle se rapprocha de sa mère, et, sa voix se faisant un peu métallique, elle demanda encore :

— Tu ne lui as pas écrit, maman ?

— Non, je ne lui ai pas écrit ; j’avais à penser à Jean… mais je pourrai lui écrire.

— Tu ne lui as rien fait dire ? continua Odette, comme résolue à s’éclairer.

— Moi ? Et par qui ? Non. Et maintenant que j’y réfléchis, il est surprenant qu’il soit resté tant de jours sans venir.

— Tu vas lui écrire, maman, n’est-ce pas ? demanda la jeune voix impérieuse.

— Certainement, certainement ; nous enverrons Désiré porter la lettre ; il pourra attendre la réponse.

Odette était magnifiquement belle, le teint coloré, les yeux brillants.

— Écris tout de suite, veux-tu ?

Les chapeaux furent mis de côté, et madame Varèze s’assit à son bureau.

La lettre terminée et expédiée, Odette, satisfaite, reprit l’entretien :

— Mère, je crois que M. d’Estanger est malheureux. Ne le crois-tu pas ?

— Si, mon enfant, si.

— Il ne faut pas que nous l’abandonnions, mère.

— Mais qui y songe ?

— Si, maman, tu y as songé, à cause de madame Lesquen. Pourquoi veux-tu sacrifier notre ami à cette femme sans cœur… c’est mal, maman.

Madame Varèze essaya de sourire. Elle entoura sa fille de ses bras, et comme Odette était la plus grande, ce fut elle qui dans cette étreinte eut l’air de protéger sa mère ; dans sa timide tendresse, madame Varèze éprouvait un soulagement à être sûre qu’Odette n’avait aucun soupçon ; elle admira, comme elle admirait tout en sa fille, ce caractère chevaleresque, si militant dans sa fidélité.

Le temps d’aller de la rue du Général-Foy à la rue d’Aumale sembla long. Enfin Désiré reparut avec la réponse.

« J’ai été très souffrant, chère madame et amie, mais je suis mieux et irai bientôt, j’espère, me réconforter à votre amitié. Ne m’oubliez pas auprès de Pallas-Athênê.

« Affectueux dévouements.

« A. DESTANGER. »

Madame Varèze passa silencieusement le billet à Odette qui lut avec attention : la dernière ligne la fit sourire. Elle dit d’une voix allégée :

— Tu as bien fait d’envoyer prendre des nouvelles, maman.

Elle était satisfaite ; la circonstance matérielle de l’indisposition de leur ami l’inquiétait peu ; la vraie maladie ou la mort étaient encore pour elle des contingences obscures, tandis que l’idée que d’Estanger eût été volontairement tenu éloigné l’avait exaspérée. Maintenant elle était tranquille ; elle ne mettait en doute ni la sincérité de sa mère ni la lettre de réponse.

L’annonce de la présence inattendue, mais toujours bien accueillie, des demoiselles Fernine qui attendaient au salon vint faire diversion. Madame Varèze donna avec empressement l’ordre qu’on les introduisît dans sa chambre.

Les deux sœurs, habillées de jupes de drap clair défraîchies et de boléros d’astrakan usés mais abondamment jabotés de dentelles jaunies, entrèrent de leur pas glissant, l’une suivant l’autre. Elles se jetèrent avec impétuosité au cou de leurs amies, s’excusant et expliquant leur présence : elles venaient demander à Odette de les accompagner cet après-midi même à un très beau concert pour lequel on leur avait donné des billets.

— Cela nous ferait tant de plaisir ! répéta mademoiselle Fœdora, de l’air de quelqu’un qui implore la vie.

Odette avait accepté immédiatement et alla sans perdre un instant mettre son chapeau. Madame Varèze, bien entendu, avait approuvé, et remerciait très affectueusement les deux sœurs.

— Vous êtes bonnes de toujours penser à mon Odette.

— Nous l’aimons tant !

Et elles se répandirent en flatteries caressantes, louant, admirant tour à tour la mère, la fille, et tout ce qui frappait leurs yeux.

Odette fut bientôt revenue ; elle embrassa sa mère tendrement, mais avec une sorte de hâte. Mademoiselle Fernine l’aînée prodigua à madame Varèze les assurances de veiller sur Odette et de la préserver contre tout danger. A l’entendre, on aurait pu croire qu’au lieu de se diriger vers la salle Érard elles se proposaient de tenter une ascension périlleuse.

Quand le trio fut parti, madame Varèze rentra lentement dans sa chambre et d’abord y fit quelques pas, allant machinalement d’un meuble à l’autre, puis elle se laissa tomber sur un fauteuil. Morne, les yeux ternis, elle semblait terrassée par un accablement profond, saisie par un sentiment horrible de néant et de désespérance. Elle avait été frappée, comme d’une révélation nouvelle, du facile acquiescement d’Odette à la quitter. Cette solitude de quelques heures lui sembla tout à coup l’emblème de ce qui l’attendait. Qu’était la vie ? Pourquoi vivait-elle, pourquoi aimait-elle ? Odette, son idole, le centre de ses pensées, lui échapperait. Odette aurait sa vie indépendante, et elle, la mère, ne serait plus qu’un accessoire.

Son père l’aimait sûrement, et cependant, même sur ce cœur dont elle aurait voulu faire son appui, elle ne pouvait l’emporter contre l’influence d’une femme étrangère… Son fils ?… Il promettait de l’aimer toujours… mais il deviendrait un homme, la vie le prendrait aussi… Lui, l’ami retrouvé, celui qui un moment avait été le rêve d’avenir, perdu, plus encore que les autres.

Et alors, à quoi bon ?

Une lassitude absolue l’anéantissait, l’écrasait. Elle s’étonnait du plaisir qu’elle avait pris si longtemps aux choses frivoles… Elle éprouvait un profond dégoût de tout ; elle aurait voulu rester toujours là, inerte et silencieuse, sans que personne lui demandât rien…

Et elle demeura longtemps, le front penché, sans larmes, presque sans vie… Puis, peu à peu, devant ses yeux flotta une image d’abord indécise, ensuite allant se précisant… Elle vit, délaissé et accablé, l’ami solitaire et malade, sans une tendresse près de lui, et elle en eut une compassion infinie… Avec la pitié, un peu de chaleur lui monta à l’âme ; elle pensa que malgré tout elle pourrait lui faire quelque bien encore. Son cœur, qui lui avait paru de cendre, retrouva quelques étincelles ; de longs soupirs s’échappèrent de ses lèvres, soupirs qui ressemblaient à des sanglots, et la vie, la vie douloureuse et puissante, reprit possession de son être.

XXVI

M. Despasse avait volontiers accédé au désir exprimé par madame Varèze qu’il allât voir d’Estanger dont on continuait à être sans nouvelles. Madame Varèze n’était pas sans inquiétude, ayant en particulier interrogé Désiré.

— Oui, le valet de chambre de M. d’Estanger paraissait trouver son maître vraiment souffrant.

— Est-ce qu’il s’est expliqué ?

— Non, madame, mais il a hoché la tête et a dit que ce pauvre monsieur n’était pas fort.

— Eh bien ! grand-père, demanda Odette lorsque M. Despasse parut après sa visite rue d’Aumale, comment va-t-il ?

— Pas trop bien, avoua M. Despasse.

Et ne se croyant pas tenu aux ménagements vis-à-vis de sa petite fille, il ajouta en faisant la moue :

— Je crois qu’il file un mauvais coton. Ils disent que c’est la grippe ; on habille toutes les maladies de ce nom maintenant, c’est commode.

Odette le regarda comme effarée.

— Père, tu es toujours pessimiste sur les santés, intervint vivement madame Varèze ; tout le monde n’est pas aussi robuste que toi.

Il lui répondit :

— Du reste, tu jugeras : d’Estanger te prie instamment de venir le voir ; il a l’air d’y tenir beaucoup.

— Tu iras, maman, commanda presque Odette.

— Mais oui, j’irai ; nous allons le soigner, ce pauvre ami.

Et elle sourit à sa fille.

— Ma foi, il me paraît en avoir besoin. Vrai, il m’a fait pitié, continua M. Despasse. Je ne comprends pas pourquoi il est renfermé dans une espèce de solitude ; ce garçon qui connaissait tant de monde ne voit plus personne. Je lui ai offert de venir souvent, mais il a refusé : il prétend que les visites le fatiguent, mais il tient à la tienne, Louise.

— Il l’aura. Je crois que c’est surtout le moral qui est malade.

M. Despasse ne contredit pas ; il trouvait que c’était assez parlé de d’Estanger et porta la conversation sur un autre sujet. Madame Varèze s’efforçait de répondre à son père avec son animation habituelle ; Odette s’était éclipsée sans mot dire, ce qui était assez dans ses habitudes. M. Despasse avait été, le jour même, sérieusement contrarié dans ses sentiments tendres, et en ces occurrences il aimait à venir se réconforter auprès de sa fille. Elle devinait d’instinct et s’efforçait de le rasséréner, se montrant encore plus douce et affectueuse que de coutume vis-à-vis de son père. Il la regarda avec complaisance et lui dit :

— Vois-tu, ma petite, rien après tout ne vaut la famille ; un malheureux comme d’Estanger qui n’a ni femme ni enfant, est bien à plaindre quand il est malade.

Et par un retour sur lui-même :

— Il faudra bientôt que je t’apporte ton vieux père à soigner.

— A aimer, père, tu veux dire, le plus tôt sera le mieux.

— Nous en causerons, ma petite.

— Quand tu voudras, père. Tu sais que je ne désire rien de plus ; moi aussi je me fais vieille, Odette s’en ira, nous resterons tous les deux.

— Nous serons joliment bien ! répondit M. Despasse, le cœur débordant d’un contentement égoïste.

Madame Varèze sourit. Évidemment ni les uns ni les autres ne lui reconnaissaient le droit d’une vie à elle : c’était sa destinée, elle n’avait qu’à s’y soumettre ; elle agirait pour la paix du jour présent, sans penser au lendemain.

Le cœur de madame Varèze battait très fort quand elle sonna à la porte de d’Estanger. Elle l’avait averti de l’heure de sa visite, et on ne la fit pas attendre une seconde. Avant de se rendre compte de ce qui arrivait, elle était à son côté, lui tenant la main. Le domestique avait avancé un fauteuil près de la chaise longue où le malade était étendu, et, fermant doucement les portes, s’était retiré.

— Cela ne va donc pas, pauvre ami ? dit gaiement madame Varèze. Mais c’est tout à fait vilain.

Il était très pâle ; la ride verticale entre ses yeux s’était creusée, et une expression d’angoisse intermittente contractait son visage.

— Non, dit-il ; j’ai le cœur malade, je le sais depuis longtemps, mais la crise arrive plus tôt que je ne croyais.

— Vous me paraissez très déraisonnable ; il faut avoir la volonté de se guérir. Comme vous êtes bien ici avec tout le printemps dans votre petit jardin !

La fenêtre était ouverte ; une brise douce d’avril entrait ; le gazon était d’un vert tendre ; une corbeille de giroflées exhalait dans l’air son parfum pénétrant ; quelques peupliers, aux jeunes feuilles dorées, frémissaient doucement, et tout proche de la fenêtre un marronnier avec ses bouquets naissants jetait son ombre légère ; le merle familier du lieu sautillait sur la pelouse ; une odeur d’espérance semblait s’élever du jardin.

D’Estanger regarda tristement au dehors ; puis ses yeux ardents, se faisant amoureux, se retournèrent vers une grande photographie de Marguerite placée près de lui.

— C’est elle que je veux, dit-il.

Madame Varèze ne répondit que par une caresse fraternelle sur la main amaigrie. D’Estanger la regarda avec une intensité nouvelle.

— Je n’ai d’espoir qu’en vous, dit-il.

— En moi ! Que puis-je faire ?

Il hésita un moment, puis avec une effrayante vivacité :

— Allez lui dire que je veux la voir.

— Comment voulez-vous ? Mon ami, réfléchissez.

— J’ai réfléchi : on a le temps quand on ne dort pas, et qu’on pense tout le jour et toute la nuit. Il faut que je voie Marguerite, elle est ma femme, je guérirai si je la vois. Je ne peux pas lui écrire directement ; mais vous êtes son amie, vous êtes libre d’aller la trouver, de la supplier d’avoir pitié de moi, au nom de notre fille. Yvonne lui ordonnerait sûrement de venir au secours de son père. Je sens que vous avez de l’amitié pour moi, vous ferez ce que je vous demande ; dites que vous le ferez.

— Mon ami, je ne refuse pas ; commencez seulement par être raisonnable. Dans quelques jours vous irez mieux, nous recauserons de tout ceci… Et puis, tenez, je serai franche avec vous : j’ai vu Marguerite dernièrement.

— Vous l’avez vue ?

— Oui, elle est venue me faire une visite : elle paraît heureuse… Croyez-vous que vous ayez le droit ?… Et si vous l’aimez encore, ne serait-il pas plus généreux de lui épargner un chagrin ?… Et puis il y a si longtemps que vous ne vous êtes rencontrés !… Vous pensez à la Marguerite d’autrefois.

— C’est la même.

— Non, soyez-en sûr.

— Je le sais. Écoutez, je vous crois incapable d’une trahison.

— Certes !

Elle mit un tel accent dans ces paroles, qu’il lui dit :

— Ah ! si toutes les femmes vous ressemblaient !

Et avec une franchise cruelle, il ajouta :

— Je me suis dit, depuis que je suis ici, que si j’avais pu vous aimer, la vie serait redevenue douce pour moi. J’ai essayé, mais je ne peux pas ; j’aime Marguerite.

— On n’est pas maître de son cœur, dit-elle gravement, mais vous avez raison de compter sur mon dévouement.

Avec un geste câlin, il lui baisa l’une après l’autre les deux mains, et, continuant à les tenir entre les siennes :

— Je vais vous confier mon secret.

— Faites, en toute sécurité.

Et il lui raconta sa rencontre avec Marguerite. Il parlait très bas, mais avec une ardeur passionnée.

— Croyez-vous qu’elle aussi ne voudrait pas me revoir, si je dois mourir ?

— Vous ne mourrez pas.

— Peut-être non, si je la vois ; si je ne la vois pas, je mourrai sûrement. Vous n’imaginez pas ce qu’est ma torture. Quand je songe qu’elle existe, qu’elle m’aime encore, car, entendez-vous ? elle m’aime, et nous sommes séparés !…

Il étouffait en parlant ; il renversa un peu la tête. Madame Varèze vit le flacon d’éther à portée de lui et lui en fit respirer.

— J’irai, dit-elle, les dents serrées.

Il haletait en respirant, mais ses paupières se relevèrent, et une joie triomphante étincela dans ses yeux.

— Elle viendra, murmura-t-il très bas.

— Calmez-vous ; vous vous faites beaucoup de mal.

— Je suis très calme, très calme… Ne partez pas encore.

— Non, mais taisez-vous.

Elle avait pris un léger écran et en éventait doucement le visage du malade. Il sourit, et une jeunesse charmante reparut sur son front.

XXVII

Lorsque madame Varèze se retrouva seule dans la rue paisible, elle marcha d’abord sans but, sans se demander où elle allait. Instinctivement elle tournait le dos au chemin qui l’aurait conduite chez elle ; il lui fallait réfléchir en liberté ; une promesse lui avait été arrachée : comment la tiendrait-elle ?

Une voiture à vide passait, elle l’appela et y monta. Le cocher attendait qu’elle donnât une adresse. A la fin, elle dit :

— Rue de Prony ; je ne sais pas le numéro, je vous arrêterai.

Elle réfléchit qu’elle serait toujours libre de changer d’itinéraire, ou de ne pas descendre si le cœur lui manquait.

Elle avait promis.

Elle baissa un store, s’enfonça dans la voiture, et enfin ferma les yeux pour mieux s’isoler. Elle voyait le regard suppliant d’Albert s’arrêter vers elle : pouvait-elle lui refuser ? Ah ! s’il avait pu l’aimer, elle, quel bonheur pour tous deux ! Elle eut la vision douloureuse de ce qui aurait pu être, de cette vie d’amour qui rassasie l’âme, qu’elle n’avait pas connue, qu’elle ne connaîtrait jamais… l’heure était passée. Un frisson la secoua, et les larmes qui voulaient couler jaillirent enfin de ses yeux. Pendant quelques minutes, elle pleura éperdument sur elle-même, puis se souvint qu’il fallait songer à lui.

Elle tremblait à l’idée de la mission qu’elle avait acceptée ; épouvantée, elle se demandait si elle avait le droit d’aller à Marguerite. Elle se rassura en se disant que Marguerite, en somme, resterait absolument maîtresse d’agir selon sa libre volonté ; elle n’allait pas vers elle pour l’influencer, ni pour la supplier, mais seulement pour lui répéter un message… Et après tout, Albert avait été son mari, son vrai mari. Même pour madame Varèze, Lesquen ne paraissait qu’un remplaçant, quelqu’un à qui les circonstances avaient permis d’usurper des droits qui réellement appartenaient à un autre. Madame Varèze se souvenait des anciens jours d’intimité avec le ménage d’Estanger ; elle revoyait à Paramé d’Estanger assis sur le pied du lit où Marguerite était restée couchée tout un jour avec la migraine ; elle se rappela tant de détails intimes de leur vie commune. Oui… il avait le droit de l’appeler ! N’était-elle pas comme une partie de lui-même ?

La voiture marchait, on traversait le Parc Monceau ; il était cinq heures et demie. Sans doute, elle ne trouverait pas Marguerite, mais elle tenterait. Il lui semblait que si elle remettait, il lui serait impossible de revenir.

Vers le milieu de la rue, le cocher se retourna et frappa au carreau pour lui demander le numéro ; elle mit la tête à la portière et le lui donna. Deux minutes après la voiture s’arrêta.

— Je crois que madame Lesquen y est, répondit la concierge.

Elle monta lentement, ne voulut pas prendre l’ascenseur afin de se donner plus de temps, se reposa longuement à chaque palier, et enfin sonna.

Elle demanda madame Lesquen et entra résolument dans l’antichambre.

Le domestique était hésitant, « il n’était pas sûr que madame Lesquen fût là ; il irait voir. »

— Portez ma carte, je vous prie, dit madame Varèze.

Le valet de chambre s’éloigna.

Restée seule, madame Varèze regarda avec malaise autour d’elle : il y avait là, bien apparents, deux chapeaux et un paletot de Lesquen ; sur la table des lettres à son adresse, et sous cette table était rangée une petite charrette d’enfant… Quel droit Albert avait-il sur celle qui était la femme d’un autre, la mère d’un enfant qui ne lui était rien ?

Le domestique revint : « Madame était bien fâchée, mais elle était en train de s’habiller pour aller dîner à Versailles ; il lui était impossible de recevoir. »

Le premier sentiment de madame Varèze fut d’allégement ; mais elle le domina. Revenir serait pire encore… Elle s’approcha de la table, détacha une feuille du bloc qui s’y trouvait, prit un crayon et se mit à écrire.

— Pouvez-vous me donner une enveloppe ?

— Tout de suite, madame.

Et ouvrant la porte du cabinet du docteur, le domestique alla y prendre ce qu’elle demandait. Puis, comme madame Varèze lui remettait sa lettre fermée, il s’avança pour lui ouvrir la porte de sortie.

— Portez à madame Lesquen, s’il vous plaît ; il y a une réponse.

Il obéit, et elle resta encore une fois seule, mais ce ne fut pas longtemps :

— Si madame veut prendre la peine de passer par ici ?

Et, lui montrant le chemin, le valet de chambre lui fit suivre un large couloir, ouvrit une porte et s’effaça.

Marguerite était debout au milieu de la pièce ; elle était très pâle, et, avec un certain embarras, s’avança vers son ancienne amie.

— Il fallait que je vous voie, Marguerite, dit simplement madame Varèze.

Sans parler, Marguerite lui offrit un fauteuil et en prit un autre. Elles étaient dans le cabinet de toilette de la jeune femme, grande pièce qui servait de boudoir. C’est là que Marguerite travaillait, lisait, jouait avec son fils quand elle était seule.

— Je vous demande pardon de vous recevoir ici, dit-elle, mais j’avais commencé à m’habiller.

Elle portait une robe d’intérieur flottante évidemment passée à la hâte.

Madame Varèze fut frappée de l’expression de Marguerite, de quelque chose de dur et de fermé qui rendait sa tâche encore plus difficile. Il fallait parler, parler immédiatement ; sinon, elle ne le pourrait jamais.

— Marguerite… dit-elle.

Elle s’arrêta, et ajouta plus bas, hésitante :

— On ne peut pas nous entendre ?

— Non. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— J’ai une communication, très, très grave à vous faire, j’ose à peine…

— Oh ! je vous en prie, j’y suis toute préparée, je vous assure.

Madame Varèze la regarda avec une profonde surprise.

— Comment ! vous savez ?…

— Oui, et je ne vois pas en quoi cela peut me toucher ou m’intéresser.

Elles se dévisagèrent un instant en silence.

— Écoutez, dit brusquement madame Varèze éclairée d’un vague soupçon mais ne voulant pas approfondir, nous ne nous entendons pas. Je suis ici pour vous faire une prière de la part d’Albert…

— Il ne m’est rien.

— Il est bien malade, Marguerite, il vous supplie de venir le voir.

— Et il vous a chargée de me le demander ?

— Oui.

— Vous l’avez vu, alors ?

— Oui, il m’a fait appeler, j’y ai été tout à l’heure. Il est cruellement changé.

— Il a grande confiance en vous, je vois.

— Je le crois.

Une jalousie aiguë, folle, torturait le cœur de Marguerite depuis que sa mère lui avait appris le mariage probable d’Albert et de madame Varèze. Ainsi, eux, ils se voyaient librement ; cette étrangère avait le droit d’aller s’asseoir au chevet d’Albert et elle qui avait été sa femme n’avait pas même celui d’y penser. La colère étouffa tout raisonnement, et d’une voix sèche elle dit :

— Répondez à M. d’Estanger que je n’ai aucune raison de me rendre près de lui… et que je n’irai pas.

Madame Varèze s’était levée.

— C’est bien. Je lui transmettrai exactement votre réponse. Mais je dois avant de vous quitter vous délivrer tout son message. Il vous demandait au nom d’Yvonne de venir ; il était sûr qu’Yvonne vous l’ordonnerait.

Puis, sans un autre mot, se retournant, madame Varèze marcha vers la porte. Machinalement, Marguerite l’y accompagna et suivit avec elle le corridor, la laissant seulement dans l’antichambre où attendait le domestique. Sans un regard, sans un geste, elles se séparèrent.

XXVIII

Depuis l’instant où elle s’était trouvée assise à côté du malade jusqu’à celui où elle avait franchi la porte de Marguerite, madame Varèze respirait pour la première fois ; l’angoisse qui l’avait saisie, emportée, dominée, s’apaisait dans un immense soulagement.

Elle se demandait comment elle avait osé se rendre chez madame Lesquen, lui transmettre un pareil appel ! si Marguerite y avait répondu !… Ce péril, heureusement, était conjuré. Lui, souffrirait, sans doute, mais la femme innocente qui était épouse et mère serait épargnée. Madame Varèze devinait vaguement la jalousie secrète de Marguerite ; sans chercher qui avait pu la faire naître, elle s’en réjouissait : cette jalousie la sauverait… Et néanmoins elle trouvait Marguerite extraordinairement cruelle. Comment ne courait-elle pas avec une hâte désespérée à cet homme qui la voulait, qui l’aimait toujours, qui le lui avait dit, l’avait regardée avec ce visage tendre qu’il tournait maintenant vers son portrait ! Quelle misère que de pareilles complications puissent exister ! Quel aveuglement empêchait de prévoir les souffrances certaines qui devaient en résulter ? Comment, en toute sincérité, Marguerite avait-elle pu imaginer qu’un homme qu’elle répudiait par jalousie, qu’elle avait aimé de toutes ses forces, qui avait été son mari, pourrait lui devenir indifférent au point de lui permettre de lier à jamais sa vie à un autre homme ? Elle songea avec quelle rapidité foudroyante le trouble et l’inquiétude entraient dans les existences ! La sienne, il y a quelques semaines encore, si libre de soucis en apparence, si heureuse, soudain emprisonnée dans un conflit de passions et de désirs où les siens n’étaient comptés pour rien, et dont elle avait une compassion infinie sans pouvoir cependant souhaiter autre chose qu’un désappointement cruel aux cœurs pour lesquels elle souffrait…

Et elle ? Elle n’avait qu’à se taire, boire ses larmes en silence, et prier que nul être au monde ne sût jamais qu’elle les avait versées.

Elle espéra que la délivrance et la paix viendraient d’ailleurs.

Quelle douceur ce fut pour la mère, après ces heures douloureuses, de sentir autour d’elle les bras de son enfant ! Elle s’y abandonna, écoutant tout près du sien battre le cœur inquiet de sa fille.

— Tu sens l’éther, maman ! dit abruptement Odette, avec inquiétude.

— J’en ai fait respirer à notre ami malade, il a des suffocations.

— Est-ce que c’est grave ?

— Je ne le pense pas ; il m’a dit avoir déjà eu des troubles de ce genre. On vit très vieux avec une maladie de cœur.

L’idée de la mort poignit soudain le cœur d’Odette. Elle regarda sa mère, la trouva pâle et lui dit avec emportement :

— Tu souffres, maman ?

— Je suis fatiguée, ma chérie.

Et madame Varèze s’assit d’un mouvement lassé.

Odette s’empressait autour d’elle.

— Tu vas tomber malade, tu t’occupes trop des autres.

Et elle aidait sa mère à se défaire, lui plaçait un coussin sous la tête, lui faisait respirer des sels. Dans un véritable bien-être, une détente exquise, madame Varèze se laissait dorloter.

Odette éprouvait pour l’instant comme une rancune vis-à-vis de d’Estanger ; elle devinait que d’une façon quelconque il avait troublé sa mère, qu’il était cause de l’émotion dont son visage portait l’empreinte ; et pour Odette, sa mère était son bien, sa chose, que nul ne devait agiter… qu’elle-même.

Après un court repos, un abandon complet aux mains d’Odette, madame Varèze réclama sa liberté.

— Je vais changer de robe, faire un peu de toilette, cela me remettra ; et puis, tu sais, il ne faut pas oublier que nous dînons chez madame Bloye ce soir.

— C’est vrai, maman.

— Alors, va t’habiller aussi, sois bien jolie pour me réjouir.

— Seras-tu gaie ?

— Mais certainement.

— Vrai, il n’est pas très mal ?

— Souffrant, voilà tout ; toujours délicat, tu sais.

XXIX

Les heures avaient passé, lourdes et tristes pour Albert d’Estanger ; il lui semblait depuis ces dernières semaines avoir pris des années.

Le mal l’avait saisi subitement : un frisson léger d’abord, puis plus violent, et enfin la fièvre, le lourd sommeil de torpeur. Il avait eu tout de suite le sentiment d’être vraiment malade, la tête confuse, le corps las. Il demeura couché tout un jour sans vouloir d’autres secours que les soins de son valet de chambre. Puis, après une seconde nuit, plus agitée et plus pénible, il consentit à ce qu’on allât chercher le docteur ; son valet de chambre l’en priait, et l’insistance unique de cet homme, seul auprès de lui en ces heures tristes, lui fit voir avec intensité son isolement. Il ne voulait avertir personne, et il se demandait du reste qui son état pouvait bien intéresser. Il s’étonna dans le fond de son cœur de cette indifférence cruelle qui l’entourait, et, ayant toujours été beaucoup aimé, il lui parut incroyable qu’aucune créature humaine ne fût attristée ou alarmée à la perspective de son mal. Le désir de la présence et des caresses de Marguerite s’imposa avec une violence qui le torturait, et il comprenait en même temps qu’il ne pouvait rien ; il fallait guérir pour la revoir, et il le souhaita avec véhémence.

Il fit donc appeler le docteur qui avait soigné sa mère et qu’il connaissait depuis des années ; il le savait très doux, très intelligent, et assez sceptique en médecine, ce qui, chose curieuse, augmentait chez certaines personnes la confiance qu’elles avaient en lui, et c’était le cas particulier de d’Estanger qui professait une entière incrédulité dans la science de guérir.

Le docteur Delpeyron ne se fit pas attendre ; il avait habituellement le visage triste et préoccupé et, quoique plein d’une bonté réelle, ne se mettait nullement en peine de cacher la vérité à ses malades. Il leur attribuait à tous des qualités philosophiques et un détachement des choses humaines dont beaucoup étaient dépourvus ; vis-à-vis des femmes il observait des ménagements relatifs ; mais vis-à-vis des hommes il ne se mettait pas en frais de réticences.

Il examina et ausculta très attentivement M. d’Estanger, appuyant fortement sa tête d’un mouvement interrogateur et impatient déjà inquiétant en soi ; puis, se relevant et jetant sur le lit la serviette qu’il avait prise pour son auscultation, il dit en faisant la grimace :

— Le cœur n’est guère fort.

— Non !

— Vous avez une grippe nerveuse, et avec un cœur qui ne marche pas mieux que le vôtre, c’est toujours ennuyeux.

Et, comme pour se confirmer à lui-même son diagnostic, il appuya à nouveau son oreille sur la poitrine du malade.

— Ce sera long ? interrogea d’Estanger.

— Oui ; pour guérir, il faut suivre cette affaire-là de près, beaucoup vous reposer, respirer le bon air. Et, à ce propos, pourquoi ne prendriez-vous pas la chambre de madame votre mère, qui est exposée au soleil et donne sur le jardin ? Ici, au nord, sur la cour, ce n’est pas ce qu’il vous faut.

— C’est bien, docteur, je changerai.

Le docteur Delpeyron avait ensuite écrit une ordonnance qu’il remit à d’Estanger avec l’air de dire qu’il avait, en la rédigeant, obéi à l’usage, mais que, personnellement, il n’y attachait pas grande importance. Il insista néanmoins sur la nécessité de relever les forces.

— Dès que vous n’aurez plus de fièvre, nous verrons à vous fortifier sérieusement. Qu’est-ce que vous avez donc fait pour rendre votre cœur si paresseux ? Avez-vous des étouffements ?

— Pas jusqu’ici.

— Tant mieux. Déménagez, faites entrer le soleil, la lumière, ils vous guériront mieux que moi.

Ayant ainsi acquitté son devoir professionnel, le docteur Delpeyron causa encore quelques minutes avec beaucoup de cordialité ; il était de l’avis de Socrate, et pensait que, même après avoir bu la ciguë, la vie était encore intéressante.

Docile aux instructions qui lui avaient été données, dès le surlendemain d’Estanger se transporta dans la chambre qu’avait si longtemps habitée sa mère et il s’étendit dans le lit où il était né, où sa mère était morte. Ce lit, avec la tête au mur, avait à gauche les fenêtres donnant sur le jardin ; entre les deux fenêtres était un petit bureau. La cheminée faisait face au lit, et, de chaque côté, était une bergère profonde. A droite du lit, à la hauteur du chevet, était la porte de communication avec le cabinet de toilette ; puis venait, s’adossant au large panneau, une grande commode de marqueterie que surmontait un coffret de mariage ancien, en bois précieux, lamé de cuivre. Rien n’avait été enlevé ni changé de place depuis la mort de madame d’Estanger, et ce fut pour Albert la plus curieuse des sensations que de se trouver là, entouré de tous les souvenirs de sa vie passée, aussi loin qu’il pouvait remonter.

La chambre de madame d’Estanger était toute remplie des reliques des êtres aimés, et le fils unique et cher y revivait à tous les âges. Le premier soir, lorsque à la lueur de la lampe les yeux d’Albert s’arrêtèrent sur un portrait de lui-même à sept ou huit ans, il eut un attendrissement profond à la vue du petit gamin vêtu d’une blouse bleu de roi et d’un pantalon blanc, assis au pied d’un arbre et souriant à son cerceau. Il éprouva une émotion religieuse en songeant à tous les regards d’amour que sa mère avait jetés sur ce portrait, et à toute la tendresse dont l’être qu’il était alors et qu’il était devenu avait été entouré. Il comprit, dans son isolement, quelles avaient été les contemplations silencieuses de la mère devenue solitaire, vieillissant au milieu d’images muettes ; il se sentit très près de sa mère, comme enveloppé par son affection, comme si quelque chose d’elle-même était demeuré dans cette pièce d’où son âme avait pris son essor. Il pensa avec une amère tristesse aux séparations de la vie, aux folies de la sienne, à la rupture avec la créature qui, étant sa femme, aurait en même temps, par sa vigilante tendresse, continué sa mère. Là était Yvonne ; là aussi, tout proche du chevet, Marguerite fiancée, et lui à son côté. Madame d’Estanger n’avait point enlevé ce portrait ; elle en avait eu souvent l’intention, puis, par une crainte superstitieuse d’écarter un portrait de son fils, elle l’avait laissé. Les âmes contristées par le présent ont un besoin impérieux d’évoquer le passé, et le passé de son fils était toute la consolation de la mère lorsqu’elle rêvait, inquiète, à l’homme sans foyer, usant sa jeunesse dans les aventures, se préparant une vieillesse délaissée ; les yeux pâlis avaient maintes fois pénétré le voile de l’avenir, et vu Albert, comme il était effectivement, malade et seul, réduit à des soins mercenaires. Il eut l’intuition que sa mère avait prévu son abandon et l’avait plaint par anticipation. On lui disait que son cœur était faible, et jamais il ne l’avait senti aussi vivant, aussi ardent, aussi dilaté par les souvenirs heureux : dans la demi-somnolence de sa faiblesse, il entendait à son oreille des mots d’amour : tantôt c’était sa mère, tantôt Marguerite, puis des femmes aimées autrefois, puis Yvonne, et, avec une angoisse affreuse, il ouvrait soudain les yeux pour se retrouver solitaire.

Son valet de chambre, effrayé de sa mélancolie croissante, lui avait suggéré de faire prévenir un de ses oncles qui était venu précisément le demander depuis qu’il était alité.

— Je vous le défends, avait commandé d’Estanger.

Le docteur Delpeyron avait également conseillé quelque distraction, quelque conversation tranquille :

— J’aime mieux être seul ; je lis, je regarde le jardin, les arbres, les nuages, je ne m’ennuie pas.

Cependant sa convalescence tardait, et il n’entendait pas la parole rassurante qu’il attendait tous les jours sans se l’avouer.

La venue de madame Varèze lui avait été une joie ; mais, dès qu’il l’eut vue près de lui, dès qu’il eut goûté le charme consolateur de sa voix, de sa présence, le désir de revoir Marguerite devint intolérable dans son ardeur ; toutes les autres considérations avaient disparu pour lui. Il fallait que Marguerite vînt ; il lui semblait qu’elle lui apporterait la vie ; à l’idée de la retrouver, son cœur se mettait à battre si violemment qu’il croyait défaillir.

Elle viendrait, quelque chose le lui disait ; demain ou après, bientôt elle paraîtrait, il entendrait sa voix, il la verrait, leurs regards se rencontreraient.

Il ne pensait ni à madame Varèze, ni à personne ; un égoïsme triomphant l’envahissait. Sûrement Marguerite aurait pitié de lui, sûrement elle lui reviendrait, et il se réjouissait de souffrir pour l’y forcer. Ce qu’il en adviendrait pour Marguerite, il ne se le demandait pas ; il la voulait à tout prix, et c’était tout.

Il s’agitait d’avance, plein d’impatience, ressentant des joies d’amant qui attend sa bien-aimée ; son œil devenait inquiet pour examiner les choses autour de lui, et il donna l’ordre que le lendemain on se procurât des roses et des muguets. Il se souvint soudain de la passion de Marguerite pour cette fleur délicate : elle en aimait la forme légère, la blancheur, le parfum. Pénétré de cette idée, il répétait avec l’insistance des malades :

— Surtout, des muguets.

Le valet de chambre, Justin, s’offrit pour aller en chercher tout de suite.

— Si cela peut être agréable à monsieur, c’est l’affaire d’une demi-heure. Maria (c’était sa femme et elle couchait dans la maison depuis la maladie de d’Estanger) est ici justement ; elle pourrait aller chez la fleuriste.

— Oui, qu’elle y aille, cela me fera plaisir.

Puis il revint sur ses recommandations et dit qu’il se sentait mieux.

— Cependant monsieur fera sagement de se coucher de bonne heure ; la visite de madame Varèze l’a un peu fatigué.

— Vous avez raison, il faut me reposer.

Il se mit au lit avant de dîner. Laissé seul après son léger repas, il défendit qu’on fermât les persiennes : il voulait jouir des dernières lueurs du couchant ; le petit jardin, ce soir-là, s’embrasait, et le frisson d’amour qui secouait les feuilles au vent de la nuit pénétrait dans le cœur agité de l’homme qui avait aimé, et qui voulait aimer encore. Sûrement elle viendrait, elle allait venir !

XXX

Une demi-heure après le départ de madame Varèze, Lesquen rentra chez lui, se hâtant, craignant d’avoir fait attendre Marguerite. Il fut tout surpris de la trouver en robe d’intérieur, n’ayant pas l’air de songer à s’habiller, et cependant, regardant la pendule, il constata qu’ils devraient déjà être en route pour la gare.

— Eh bien, Gotte, dit-il étonné et involontairement un peu brusque, et notre train ? Nous allons le manquer. Allons, ma petite fille, habille-toi vite.

— Je reste, je ne suis pas disposée à aller à Versailles aujourd’hui.

— Qu’est-ce que tu as ? Tu souffres ?

— Non, je ne souffre pas, j’ai mal aux nerfs ce soir.

Et elle ajouta d’un ton sec :

— J’ai eu assez d’émotions dans ma vie pour en avoir le droit.

— Ma chérie, un petit effort, je t’en prie ; mes parents seront désolés.

— C’est de l’enfantillage. Tu diras à mon oncle et à ma tante que j’ai la migraine. Ils ont le temps de m’avoir à dîner.

Lesquen comprit qu’elle ne céderait pas.

— Alors, je vais leur téléphoner. Je reste avec toi.

— Mais quelle idée ! Je ne veux pas. Tu ne comprendras donc jamais qu’on a quelquefois envie d’être seule ?

Elle parlait avec une amertume qui le fit pâlir ; il sentit que le fantôme de l’autre était encore une fois entre eux ; une grande pitié et une grande douleur lui étreignirent le cœur. Il serra ses mains nerveusement, puis d’un ton calme, de sa voix de médecin, il dit :

— Alors, je pars, j’espère te trouver mieux en rentrant.

— Oui, oui…

Elle était attendrie de sa longanimité.

— Je vais prévenir ta mère en descendant.

— Jamais de la vie ! D’abord, maman dîne en ville. Je n’ai pas besoin d’elle, j’ai besoin qu’on me laisse tranquille.

— Et puis tu as Maxime, dit-il avec un grand effort sur lui-même. Allons, je file ; on sera bien fâché à Versailles.

Elle ne répondit pas. Il passa un instant dans son cabinet de toilette, puis alla dans la chambre de l’enfant : il le prit dans ses bras et, le portant à Marguerite, il le lui mit sur les genoux en disant :

— Je vous laisse l’un à l’autre.

Et il les embrassa tous les deux.

— Au revoir, dit Marguerite.

— Voir, papa ! cria le petit.

Lui parti, elle berça un instant son fils sur son cœur, le caressa, lui parla gaiement, lui annonçant que maman allait lui donner sa soupe, ce qui fit trépigner d’aise le jeune homme ; et jusqu’au moment où, rassasié et heureux, Maxime ferma ses beaux yeux pour dormir, elle ne réfléchit à rien, ayant arrêté ses pensées, suspendu momentanément l’angoisse qui lui déchirait le cœur.

La nourrice avait dîné de bonne heure en prévision de l’absence de ses maîtres. La femme de chambre devait passer la soirée dehors, et l’annonce du changement de projet l’avait d’abord consternée ; heureusement que Marguerite, en lui disant qu’elle ne sortait pas, s’était empressée d’ajouter :

— Mais je n’aurai pas besoin de vous, Lucie ; du reste, la nourrice est là ; vous et Julien êtes libres comme c’était convenu.

En conséquence, à huit heures, un calme parfait régnait dans l’appartement, et soudain la pensée qu’elle était absolument seule, maîtresse de ses mouvements, traversa l’esprit de Marguerite. Elle avait dit qu’elle n’irait pas à Albert, et tout son être s’élançait vers lui.

Il était malade et l’appelait, et elle avait refusé de répondre à son appel. Il ne saurait jamais la torture qu’elle endurait, le désir fou qu’elle éprouvait de le voir, de le consoler, de lui dire qu’elle l’aimait !

Il faisait presque nuit : l’obscurité tombe rapidement en avril. Elle regarda au dehors ; un projet encore vague, se précisant peu à peu, naissait dans son esprit.

Elle se vit en imagination arrivant à lui.

Elle pouvait être là dans une demi-heure. Elle le pouvait, et elle n’irait pas ! une pareille joie serait à sa portée et elle se la refuserait, et à lui cette consolation ! Mais elle était donc insensible !

Machinalement, elle avait passé le long manteau de satin noir préparé pour sa sortie ; glacée et tremblante, le cœur en feu cependant, elle s’enveloppait la tête d’une mantille de dentelle comme elle en portait pour aller au théâtre. Dans une espèce de lucidité de somnambule, elle chercha des gants, sa bourse, ses clefs, puis doucement ouvrit sa porte. L’antichambre était sombre ; allant d’une allure automatique, elle se trouva sur l’escalier.

Une fois là, sa résolution s’affermit. Tranquille, elle descendit, se trouva sous la voûte de la porte cochère, fit quelques pas sans hâte dans la rue ; puis, rencontrant une voiture, y monta, et d’une voix assurée donna l’adresse, ajoutant :

— Je suis un peu en retard ; un bon pourboire si vous marchez vite.

Avec une précision dont elle s’étonnait, elle avait mesuré le temps dont elle disposait ; mais du reste sa décision était au-dessus de la peur. Elle ne voulait qu’une chose : arriver. Il était neuf heures quand elle sonna rue d’Aumale.

Croyant à la visite du docteur, Justin se hâta pour ouvrir, et recula tout surpris à la vue de cette jeune femme dont il distinguait à peine le visage sous le voile qui lui tombait bas sur le front. Il hésitait. Elle le poussa, entra, et d’une voix décidée :

— M. d’Estanger m’attend.

— Madame sait que monsieur est bien souffrant ? Madame me permettra d’aller voir. Qui dois-je annoncer ?

— Sa femme.

Elle tressaillit elle-même en entendant ces deux simples mots ; ils avaient jailli de ses lèvres comme un aveu.

Aussitôt le domestique avait disparu ; revenant précipitamment, sans une parole, il indiqua de la main à Marguerite les deux portes qu’il avait laissé ouvertes derrière lui et qui menaient à la chambre ; puis, dès qu’elle eut franchi la première, il la referma sur elle.

Pâle comme un mort, Albert s’était soulevé sur ses oreillers. D’un geste fou elle arracha son manteau et sa dentelle, les jeta à terre et se précipita dans les bras qui l’appelaient. Leurs lèvres instantanément s’unirent dans un baiser qui prenait leur vie ; éperdument ils s’embrassaient, buvant leur propre cœur. Depuis six ans leurs lèvres ne s’étaient pas rencontrées… maintenant, furieusement scellées, elles semblaient ne plus pouvoir se désunir. Mais, pour Albert, une pareille émotion était au-dessus de ses forces, sa tête soudain fléchit en arrière, ses yeux se fermèrent et un souffle haletant passa sur sa bouche entr’ouverte. Épouvantée, Marguerite voulait chercher à le secourir, mais, conscient encore, il lui retenait la main, la serrant spasmodiquement. Enfin, au bout de secondes qui parurent cruellement longues, il put regarder le visage baigné de larmes qui se penchait vers lui, et murmura d’une voix faible :

— C’est le bonheur !…

Elle avait vu un flacon d’eau de Cologne et lui en baignait les tempes, puis lui frottait la paume des mains. Maintenant il respirait mieux ; un sourire éclairait son visage amaigri, les yeux câlins dans un attendrissement d’une douceur inouïe se tournaient vers elle. Il répéta tout bas :

— Marguerite !

— Ne parle pas, dit-elle, le tutoyant instinctivement ; je suis là.

Il la regardait éperdument. Elle était là comme autrefois, et la robe de maison qu’elle portait rendait l’illusion plus complète ; elle était là, dans leur chambre, près de lui, il n’en était presque pas surpris.

Elle aussi avait tout oublié. Elle répéta :

— Je suis là.

Il n’y a pas besoin d’autres paroles pour qui s’aime. Leurs mains s’étreignirent dans une joie parfaite : ils étaient ensemble.

Peu à peu, doucement, il se mit à parler ; elle l’écoutait, remuée dans les profondeurs de son âme. Il ne fallait pas que jamais il apprît qu’elle avait refusé de venir : il la remerciait avec une telle ardeur d’être accourue tout de suite !

— Je le savais, je le savais, répétait-il.

Et il ne lui demandait pas comment cela avait été possible ; il semblait pénétré de la tranquillité d’une possession certaine : elle était là parce qu’elle devait y être.

— Ma femme, ma femme ! fit-il à plusieurs reprises.

C’était le passé qui lui était mystérieusement rendu ; étant sienne, elle ne pouvait être à un autre. Ils ne se dirent que des mots d’amour ; les deux cœurs, qu’un violent arrachement avait séparés, se fondaient de nouveau l’un dans l’autre, et sans qu’aucune inquiétude ne se mêlât à leur joie. Ils se retrouvaient comme on retrouve la lumière, comme on retrouve la santé, dans une ivresse sans étonnement. Les yeux de Marguerite erraient sur ces murs, sur cette chambre qu’elle connaissait si bien ; tout lui en était familier, jusqu’au parfum léger de santal et de vétiver qui y flottait ; rien d’étranger, rien d’inattendu ne rencontrait ses regards. Les visages si longtemps connus, celui d’Albert, celui d’Yvonne, lui souriaient… le sien ! — son visage la regardait avec ses yeux de vingt ans.

L’illusion était profonde, enveloppante, délicieuse ; tout s’effaçait : la jalousie, les larmes, le drame qui avait brisé leurs vies, tout s’enfuyait comme des nuages épais chassés par le jour nouveau. Ils se regardaient, plus complètement l’un à l’autre que dans leurs plus ardentes étreintes… Une seconde fois il l’attira à lui, un baiser passionné les unit, mais cette fois dans les larmes, — ils s’embrassaient et ils sanglotaient : tous deux avaient peur de ce quelque chose qui était entre eux, aussi inévitable que la mort.

Par un effort, Marguerite se calma, essuya les yeux et le front d’Albert, y posa sa main, lui sourit et dit :

— Ne pleure pas, je reviendrai.

Elle se tenait debout, comprenant qu’il lui fallait partir, déjà elle avait entendu sonner la demie… le temps pressait.

Il ne disait rien. Elle murmura doucement :

— Qui reste près de toi ?

— Personne.

— Comment, personne ?

— Je puis appeler. Justin couche dans l’appartement. Du reste, je n’ai besoin de rien.

Elle se tordit les mains dans un paroxysme d’angoisse. Une tentation atroce de rester l’avait saisie ; — il le devinait et la contemplait avec des yeux éclatants. — Puis l’image de l’enfant qui dormait là-bas apparut aux yeux de la mère ; elle allait rentrer, mais elle reviendrait… Les idées vont vite dans de pareils moments : celles de Marguerite se succédaient avec une rapidité vertigineuse ; elle formait des plans, elle organisait, elle prévoyait ; à tout prix elle saurait trouver le moyen de venir auprès de lui. Aucun doute, aucune jalousie de qui que ce fût ne subsistait, elle le sentait sien plus peut-être qu’il ne l’avait jamais été. Immobile, droite, forte, car elle comprenait qu’il était faible, elle se tenait près du lit et sa main légère caressait le drap.

— Quand ? dit-il avec angoisse.

Il n’osait la retenir, et l’idée de la voir disparaître lui déchirait le cœur ; s’il n’avait craint de l’épouvanter il aurait crié, tant sa souffrance était grande !

— Bientôt, demain peut-être ; mais il faut ce soir que je rentre pour qu’on ne s’inquiète pas.

Elle s’était penchée, et leurs visages étaient tout proches.

— Reste ! dit-il d’une voix déchirante.

Elle ne répondit qu’un mot :

— Mon fils.

Il hocha la tête comme pour dire qu’il se soumettait ; puis, s’emparant de la main gauche de Marguerite, il y chercha le doigt de l’alliance. Elle en portait deux, n’ayant jamais voulu quitter la première reçue ; il la vit, la lui montra et dit faiblement :

— Merci.

Elle avalait ses larmes.

— Sois calme, Albert, je reviendrai demain ; oui, demain, je resterai longtemps. Il faut guérir vite.

— Oui, oui…

— Bonsoir… pas adieu.

— Bonsoir.

Il la regardait s’envelopper hâtivement de son manteau et de ses dentelles. Quand elle eut terminé, elle lui donna un seul long baiser sur le front, revint encore vers lui, et rapidement sortit.

Il entendit fermer une porte, puis deux, puis le silence… Alors de toutes ses forces il appela :

— Marguerite !

XXXI

— Pourquoi ne te couches-tu pas ?

C’était la troisième ou quatrième fois que le docteur Lesquen venait dans la chambre de l’enfant chercher sa femme. Elle promenait Maxime qui souffrait d’une grosse dent, pleurait et ne voulait pas rester dans son lit.

En rentrant avant dix heures et demie dans l’appartement toujours silencieux, Marguerite n’avait pris que le temps de passer un saut-de-lit et avait glissé doucement jusque chez son fils. En ouvrant la porte elle avait entendu l’appel :

— Maman ! maman !

Et la nourrice, venant à sa rencontre, lui avait dit :

— Voilà un quart d’heure qu’il crie, je croyais que madame l’entendrait ; j’allais juste appeler madame.

Couché dans les bras de sa mère, le petit s’était apaisé aussitôt ; les yeux grands ouverts, il la regardait fixement, et de sa petite main potelée lui caressait le cou et le visage. Il se blottissait comme à l’abri de tout mal, tranquille pendant qu’elle chantait, peu à peu fermant ses yeux, mais les rouvrant et criant dès qu’elle essayait de le remettre dans son lit.

Lesquen, en revenant, le cœur chagrin, avait entendu le son de la voix de la mère chantant pour endormir son enfant. Elle disait des berceuses bretonnes, toutes mystiques et douces, et dans le calme absolu il en percevait les paroles… Ému, il demeura un instant à écouter, puis avec mille précautions avait entr’ouvert la porte. Marguerite, tout en blanc, pâle et les yeux brillants, portait le gros enfant trop lourd pour elle ; le père s’approcha et dit tendrement :

— Laisse-moi le prendre.

— Non ! il crierait.

Et en effet instinctivement l’enfant s’agitait, comme averti qu’on voulait l’enlever des bras de sa mère.

Lesquen comprit que sa présence était inutile, il se coucha ; mais l’heure passait et Marguerite veillait toujours. Il se releva et, avec instance maintenant, essaya de la décider à se reposer.

— Je veux que tu te couches, dit Roger, je le veux. Le petit n’a rien ; je te promets de le promener aussi longtemps qu’il le voudra.

Elle sentait ses bras et son être fléchir, et elle répondit :

— Tu me le promets ? Je ne veux pas qu’il pleure.

— Il ne pleurera pas.

L’enfant changea de bras, fit entendre une petite plainte, puis s’apaisa, se sentant toujours enveloppé et gardé… Marguerite, la tête étourdie, fit quelques pas, suivie des yeux par son mari. Terrassée de fatigue, à bout de résistance, elle se coucha, et presque aussitôt s’endormit.

Elle dormit d’un sommeil plein de rêves, luttant contre un obstacle qui l’empêchait d’arriver à Albert ; elle portait son fils dans ses bras, et à chaque pas il devenait plus lourd, si lourd qu’à la fin elle était forcée de s’asseoir à terre, et dans une agonie douloureuse elle sentait qu’elle ne pouvait plus se lever, l’enfant l’écrasait. Cependant elle faisait un dernier effort pour se mettre sur ses pieds, et en cet effort était précipitée dans un abîme ; elle tomba, et avec un sanglot se réveilla… Pendant quelques moments elle ne parvint pas à reprendre sa respiration, tant était forte l’angoisse qui l’avait oppressée.

Le jour déjà filtrait doucement, et à son côté son mari dormait paisiblement. Au mouvement qu’elle fit pour se verser à boire, car il lui semblait qu’elle allait étouffer, il bougea, puis le sommeil profond le ressaisit.

Elle se souleva sur ses oreillers ; tout ce qui s’était passé dans la journée lui revenait avec la conscience ; une effroyable impatience de revoir Albert remplissait son cœur. Elle avait comme une tentation de réveiller son mari et de lui dire qu’elle voulait se lever, sortir ; il lui semblait de bonne foi qu’il ne lui était rien. Il lui aurait été si facile, à elle, de se résigner à le quitter, et à ne le voir jamais ! Elle le subissait, elle subissait son amour, mais elle n’en avait nul besoin ; il lui était odieux, insupportable de n’avoir pas même la liberté de son sommeil, de ne pouvoir veiller ou pleurer si elle le voulait… Elle ne savait pas ce qu’elle déciderait, mais un changement dans sa vie devait se produire…, et puis elle goûtait à nouveau le bonheur délicieux de l’avoir revu, lui ; il irait mieux bientôt, la présence de sa femme le guérirait… Une interrogation affolante se présentait alors devant elle ; elle la chassait, il ne fallait songer qu’au lendemain… Maxime avait besoin d’elle… Elle verrait, et surtout il ne fallait pas susciter de soupçons. Elle entendit sonner six heures, et craignant que son mari ne s’éveillât et ne lui parlât, elle ferma les yeux et au bout de quelques minutes s’assoupit. Elle n’avait pas bougé quand Lesquen sortit pour ses courses matinales.

XXXII

Mais le docteur était parti soucieux ; il cherchait en vain dans son esprit la raison du caprice qui avait empêché Marguerite de l’accompagner la veille à Versailles. L’espèce d’exaltation de son regard alors qu’elle tenait son enfant sur les bras ne lui avait pas échappé. Qu’avait-elle ? Couvait-elle une maladie ? Il avait épié son sommeil troublé, surpris la tristesse tourmentée de son visage même dans le repos… Et il l’aimait tant ! l’idée qu’il lui était impossible de la rendre heureuse le torturait, lui qui aurait donné mille vies pour y parvenir. Sa raison lui disait que le parti le plus sage était de ne paraître s’apercevoir de rien, que Marguerite luttait contre des fantômes, et qu’il ne fallait pas en les reconnaissant leur donner une réalité.

Contre son habitude, vers dix heures et demie il rentra chez lui. Le besoin impérieux de revoir Marguerite, de lui parler, dominait tout. Aussi longtemps qu’il demeurerait préoccupé à ce point, il ne serait bon à rien. Il prétexterait avoir oublié un instrument qui lui était indispensable, car il comprenait bien qu’en donnant le véritable motif de sa présence il irriterait seulement Marguerite.

Il passa d’abord dans son cabinet de travail, ouvrit un bahut, en retira une trousse et, la tenant à la main, se dirigea vers le cabinet de toilette de Marguerite. La femme de chambre y était occupée au ménage et lui apprit que madame était sortie.

— Il y a longtemps ?

— Oui, monsieur ; madame est sortie de très bonne heure.

— Avec la nourrice ?

— Non, monsieur, toute seule : la nourrice est partie il y a un moment seulement.

Rien de plus naturel par cette belle matinée, et Roger ne comprit pas pourquoi cette nouvelle l’agitait à un tel point. Une véritable panique s’était emparée de lui à ces simples mots : « Madame est sortie. »

Tremblant intérieurement, il rentra dans son cabinet, s’y assit et, la tête dans les mains, chercha à se dominer. De quoi s’agitait-il ? Ne savait-il pas que Marguerite sortait fréquemment avant le déjeuner ? En ce moment même elle avait sans doute rejoint son fils, comme cela lui arrivait souvent. Il était fou de s’inquiéter. Il se secoua par un effort extrême, consulta sa montre, son portefeuille, calcula les visites qu’il pouvait faire encore et se décida à repartir, morigénant sa propre alarme. Il en avait honte et néanmoins ne pouvait la maîtriser ; elle l’accompagna partout et lui fit trouver interminables les deux heures qui le séparaient encore du moment où indubitablement il retrouverait sa femme.

A midi et demie précis il était chez lui. Il lança l’ascenseur avec violence et ouvrit la porte avec impétuosité, se dirigeant droit vers la salle à manger où sans doute Marguerite était déjà. Personne… Il sonna.

— Madame est-elle avertie ? Qu’on lui dise que je suis rentré.

— Madame n’est pas encore là. Faut-il servir monsieur ?

— Non, non, certainement. Qu’on attende madame.

Le valet de chambre se retira, essuyant une assiette comme à regret, maussade du dérangement dans sa journée.

Jamais Marguerite n’était en retard. Lesquen ouvrit la fenêtre et regarda dans la rue ; sûrement il allait la voir apparaître. Une silhouette féminine surgit : c’était elle assurément, même il croyait reconnaître son ombrelle… Puis une personne inconnue se dégagea dans le rayon où il pouvait discerner les traits… Une voiture… cette fois c’était elle… mais la voiture passa… La longue rue claire et blanche était presque déserte à cette heure. Hypnotisé, Lesquen regardait toujours, comme si son désir eût possédé la force de la faire venir.

Une heure.

Le domestique se montra.

— Louise demande s’il faut servir.

Cette interrogation exaspéra Lesquen. Il frappa la table du poing avec un « Fichez-moi la paix ! » qui renvoya l’autre à la cuisine plus vite qu’il n’était venu.

Déjà on y discutait la possibilité d’un accident arrivé à madame ; les écrasements journaliers étaient des précédents faciles à invoquer. La cuisinière avait surtout peur des automobiles, la femme de chambre des tramways… « Il en vient dans tous les sens ; moi ça me fait perdre la tête… Pour sûr, il était arrivé quelque chose à « cette pauvre madame » !

Afin de se préparer à cette éventualité, ils se mirent à déjeuner.

— Il faut toujours manger, remarqua la cuisinière.

L’inquiétude de Lesquen devenait intolérable ; il se décida à aller en faire part à sa belle-mère, et à se consulter avec elle sur le parti à prendre. Dans son esprit il n’existait plus le moindre doute : un malheur était arrivé à Marguerite… Lequel ? Où la trouver ?

— Est-ce que madame Mustel a fini de déjeuner ? demanda-t-il fébrilement à la femme de chambre qui lui ouvrit.

— Oui, monsieur ; que monsieur entre au salon ; madame vient tout de suite, madame est en train de s’habiller.

Un peu étonné, Lesquen obéit. Au bout de cinq minutes, impatienté, il frappa à la porte de la chambre :

— Ma tante, j’ai besoin de vous voir tout de suite.

— Je viens, je viens, mon ami.

Encore quelques moments d’attente, puis madame Mustel parut. A sa vue, avant qu’elle eût prononcé une parole, il se jeta vers elle avec un cri :

— Vous savez… elle est morte ?… Dites-le, dites-moi donc la vérité !

— Non, Roger, non, calme-toi… elle n’a rien… elle va bien…

— Alors ?

Madame Mustel semblait atterrée ; elle regardait son gendre avec une espèce d’hébétement. Enfin elle parvint à dire :

— Ne t’inquiète pas, ne me demande rien ; laisse-moi agir.

Et, paraissant reprendre possession de ses facultés :

— Roger, si tu veux suivre mon avis, tout peut bien finir.

— Mais quoi ?… quoi ?… qu’y a-t-il ? Vous me tuez.

Alors, madame Mustel, comme incapable d’expliquer, ouvrit la main droite qu’elle tenait serrée ; elle y cachait une lettre qu’elle passa à Roger, le regardant tout le temps dans les yeux.

Il la déplia, l’ouvrit et lut, de l’écriture de Marguerite :

« Maman, Albert se meurt, je ne le quitte pas. »

Il relut encore, puis demeura comme assommé, ses yeux seulement interrogeant madame Mustel :

— Je vais y aller… dit-elle. Et toi, au nom de Maxime, tais-toi, laisse-moi faire.

Il balbutia, comme commençant seulement à comprendre :

— Elle est près de lui ?

— Oui.

— Ma femme… Marguerite… elle est près de lui !…

— C’est une horrible fatalité… Je ne m’explique pas…

— Je vais aller la chercher.

— Non, Roger, non, c’est impossible ; je la connais, ce serait fini à jamais entre vous… Il va mourir, Roger — elle ne ment jamais, — tu pourras la reprendre, si tu as pitié aujourd’hui…

— Elle me hait sans doute en ce moment… Marguerite ! Marguerite !…

Et l’homme fort pleura.

XXXIII

Avec le jour, les incertitudes de Marguerite s’étaient dissipées. D’abord elle irait trouver Albert, et ensuite elle déciderait. En ce moment il était tout pour elle, comme il l’avait été autrefois ; l’abandonner lui semblait la plus horrible lâcheté ; elle l’avait abandonné une fois, et elle savait quel était son repentir. Ah ! si elle avait pu, au prix de dix ans de vie, racheter la folie de cette heure, se retrouver libre ! Son cœur était de pierre pour Roger. Comment avait-il osé abuser de sa tristesse, de son malheur, pour l’entraîner à cette horrible chose, un mariage, elle qui avait déjà un mari ! Il avait agi par égoïsme, pour lui-même, pour être heureux ; elle ne lui devait rien… rien… S’il l’eût aimée pour elle-même, il aurait compris, il l’aurait aidée à supporter son épreuve et l’aurait fait espérer dans l’avenir. C’était lui qui la forçait à dissimuler, à mentir. Elle s’étonnait d’avoir éprouvé de la crainte, elle n’en avait plus aucune. Avec une tranquillité assurée, elle embrassa son fils, fit ses recommandations à la nourrice, et puis sortit… Il l’attendait ; avec quelle impatience il devait l’attendre !

— Le docteur est là, madame, lui dit Justin en l’introduisant dans le salon.

Immédiatement, sans hésitation, elle ouvrit la porte qui conduisait à la chambre et y entra. Étonné de cette interruption, le docteur Delpeyron s’était levé et la regardait avec surprise. Sans s’occuper de lui, elle s’approcha du lit, se pencha sur Albert, l’embrassa, se retourna vers le docteur et dit :

— C’est moi, docteur ; vous me reconnaissez ?

Saisi, il comprit et s’inclina. Il avait repris sa place, et elle, au chevet, tenant la main du malade auquel elle souriait, demanda :

— Comment le trouvez-vous, docteur ?

— Fatigué ; il a besoin d’une bonne garde.

— Il l’aura.

— Je n’étais pas content ce matin, mais il a eu une émotion, il paraît ; les émotions lui sont très mauvaises. Je le disais à l’instant à M. d’Estanger.

La consultation se poursuivit attentive et minutieuse. Quand elle fut terminée et que le docteur Delpeyron eut prononcé quelques paroles qu’il crut rassurantes mais qui ne l’étaient pas, Marguerite dit simplement :

— J’accompagne le docteur.

Ils sortirent ensemble et elle le précéda dans la salle à manger d’où elle savait qu’Albert ne pouvait entendre. Brusquement elle demanda :

— Dites-moi toute la vérité.

— Vous la voulez ? Eh bien, il est perdu.

— Ce sera long ?

— Je n’en sais rien. Il peut mourir aujourd’hui comme il peut vivre une semaine ; il paraît qu’il a été très mal cette nuit.

— Mourir aujourd’hui !…

Elle le dévisagea, terrifiée. Il vit son impression :

— Pardonnez-moi, madame, vous m’avez demandé la vérité.

— Je vous remercie de me l’avoir dite, docteur.

Et, plus bas, elle ajouta :

— Est-ce qu’il souffrira beaucoup ?

— Je ne crois pas… Je reviendrai ce soir.

Elle le reconduisit jusqu’à la porte extérieure, se recueillit un moment pour reprendre une contenance et retourna près d’Albert.

Elle entra en lui souriant, enleva son manteau et se rapprocha du lit.

Comme il était changé depuis la veille ! Sa figure s’était amincie, son regard lourd s’arrêtait sur elle avec angoisse ; il dit très bas, avec quelque difficulté :

— Ne me quitte pas.

— Je te le jure, je resterai aussi longtemps que tu auras besoin de moi, jusqu’à ce que tu ailles mieux.

D’un geste las, il tourna les yeux vers le portrait d’Yvonne et dit :

— Pour elle, reste.

— Pour toi, je t’aime…

— Embrasse-moi, ne me quitte plus.

— Non, non, je te le promets.

Elle s’assit, lui tenant la main, parcourant des yeux l’ordonnance placée devant elle.

Le silence les enveloppait ; lui, les paupières fermées, bougeait à peine, mais sa main ardemment crispée sur celle de Marguerite exprimait les pensées de son cœur. Elle se laissa glisser à genoux et appuya sa tête sur l’oreiller, tout proche de celle d’Albert… Elle l’aimait comme aux heures bénies de leur jeunesse, elle l’aimait avec un désir et un regret infinis. Il avait ouvert les yeux et la regardait, avec tant de paix maintenant sur son front !… Elle ne croyait pas qu’il allait mourir. Qu’est-ce donc que la mort, pour être si proche de la vie ?

Il allait emporter avec lui une partie de son cœur, une partie de sa vie ! Il serait doux de s’en aller aussi. Leurs regards se confondaient, et ceux d’Albert, déjà lointains, semblaient l’appeler ; le voile mystérieux descendait peu à peu sur ses traits, leur donnant une dignité suprême.

Jadis, dans leurs heures d’amour, ils avaient parfois parlé des délices de mourir ensemble… et cela semblait si facile : rien qu’un pauvre cœur qui bat et ne bat plus. Une sorte d’ivresse montait à la tête de Marguerite. Ne plus le quitter, le retrouver dans un embrassement éternel ! Il y avait là, tout près, à portée de sa main, ce qui la ferait partir avec lui ; elle n’éprouvait aucune tristesse à cette pensée, gagnée par la mélancolie souveraine de l’obscure puissance qui venait, s’approchait et allait le prendre, lui. Doucement elle le caressait, le chérissant avec une suavité incomparable, dévorant des yeux ses traits afin de les garder à jamais dans son cœur ; ils étaient, il lui semblait, seuls au monde, comme aux heures d’amour quand la nuit les cachait…

Soudain, il s’agita, étouffant, pris de spasmes… Elle se redressa, éperdue, s’efforçant de le soulager, épouvantée maintenant, ne voulant pas qu’il mourût. Justin était entré ; il l’aidait, la rassurant, plus maître de lui-même, appliquant les remèdes opportuns. L’horrible crise se calma ; un semblant de paix revint sur le visage bouleversé un moment auparavant, et de nouveau le grand silence, la grande attente retomba sur eux.

Il parut dormir ; et, se retirant un peu à l’écart, elle interrogea Justin sur la nuit : « Monsieur avait voulu écrire, il avait écrit plusieurs lettres, et il avait eu ensuite une longue syncope. »

Il donna d’autres détails, puis tout d’un coup dit respectueusement :

— Madame déjeunera bien tout à l’heure ?

— Moi, déjeuner !

Il fallait donc songer au déjeuner ! L’idée qu’on l’attendait, l’idée de son mari lui revint comme un coup de foudre ; elle eut un léger frémissement, mais aucune hésitation. Nulle puissance humaine ne lui ferait quitter Albert ; cependant elle comprit qu’il fallait avertir, éviter d’inutiles angoisses. Elle écrivit les quelques mots à sa mère et donna l’ordre de les faire porter immédiatement ; en même temps elle annonça à Justin qu’elle déjeunerait.

Elle était décidée à garder toutes ses forces ; puis, même à cette heure suprême, l’illusion d’avoir retrouvé la vie en commun, de partager le toit et la table d’Albert, l’emplissait d’une consolation profonde.

XXXIV

Toutes les supplications de madame Mustel avaient échoué, Marguerite avait formulé sa décision inébranlable : sa mère inutilement l’avait conjurée de penser à son mari, à son fils…

— Je pense à moi-même et à lui ; personne n’a le droit de me prendre mon fils, je me défendrai…

Madame Mustel avait été atterrée de l’état d’esprit que révélaient de telles paroles. Elle avait offert de passer elle-même la nuit auprès d’Albert… que sa fille consentît seulement à retourner chez elle, au moins quelques heures, pour les domestiques…

Marguerite, impatientée, s’était détournée :

— J’ai cédé trop souvent à ces misérables considérations. Albert a été mon mari ; pour moi et devant Dieu il l’est toujours. Ma place est auprès de lui.

— Ton fils ! objecta madame Mustel.

— Mon fils n’a aucun besoin de moi aujourd’hui ni demain, et même pour lui, tu entends, maman, je ne quitterai pas Albert. Je l’ai abandonné une fois ! je ne l’abandonnerai pas dans la mort.

Les sanglots pressés et étouffés la secouèrent.

A bout d’arguments, madame Mustel finit par dire :

— Je pars ; Roger est dans une horrible inquiétude… et, ma fille, puisque tu veux absolument rester, veux-tu me permettre de revenir, de rester aussi ?…

Marguerite, de la tête, fit signe que oui.

— Oh ! mon enfant, quel malheur, quel malheur ! répétait madame Mustel, se demandant pourquoi Dieu n’avait pas permis que madame Varèze épousât Albert, pourquoi une seconde fois cet homme causait le malheur de son enfant. Qu’allait-on dire ? Comment expliquer une pareille absence ?

Roger l’attendait, les yeux secs, désespéré. Sa belle-mère lui fit le récit de son entrevue avec Marguerite, insista comme une consolation sur le danger immédiat de d’Estanger…

Lui, écoutait dans un état d’abattement absolu. Toutes ses résolutions viriles de garder à tout prix Marguerite lui semblaient si inutiles maintenant ! Que pouvait-il lui reprocher ? que pouvait-il lui défendre ? Ce n’était pas elle qui était coupable, mais la situation qu’il avait créée… Sa conscience lui disait qu’il avait toujours su combien Marguerite avait aimé Albert. Il avait voulu se persuader qu’elle l’avait oublié, qu’elle ne l’aimait plus, mais jamais il n’avait osé demander cet aveu, jamais il ne l’avait entendu…

Albert allait mourir, mais en mourant il l’emmènerait avec lui, car il prendrait son âme, et, même si le corps de Marguerite lui restait, si elle consentait à demeurer sa femme, la douleur de sentir qu’il avait été pour elle un geôlier le torturerait à jamais. Sans doute, pour leur fils, elle reviendrait, mais elle était perdue pour le bonheur…

Absorbé par ces méditations douloureuses, à peine s’il entendait madame Mustel lui répéter :

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? J’ai dit que je retournerais ; il vaut mieux que je sois là, n’est-ce pas ?

A la fin il leva la tête et dit :

— Il faut avertir en haut qu’elle est chez ma belle-sœur, à Vincennes, pour soigner un des enfants.

— Oh ! Roger, tu sauves tout ; oui, tu as raison, je vais monter le dire.

— Et surtout, ne soyez pas bouleversée ; prenez ce qu’il lui faut, puisque vous allez la rejoindre.

— Et elle ne t’aimerait pas ! elle ne t’aimerait pas ! toi, le meilleur des êtres ? disait madame Mustel, les yeux pleins de larmes.

— Sait-on pourquoi l’on aime ? Allez vite, tante Louise, je ne bougerai pas, je vous la confie.

XXXV

Marguerite pleurait, non sur le présent qu’elle sentait sans ressource, mais sur le passé, — ce passé qui lui avait appartenu, dont elle aurait pu user avec sagesse, qu’elle avait délibérément répudié.

C’était parce qu’elle n’avait su ni oublier, ni pardonner, ni être fidèle malgré tout, que tous deux avaient souffert si cruellement.

Albert, dans une sorte de paix, s’en allait de la vie, n’ayant plus que la force d’ouvrir de temps en temps sur elle un regard incertain. Son cœur criait vers lui, et elle savait que c’étaient les dernières heures, les dernières qu’ils passaient ensemble.

Agenouillée près de lui, lui tenant la main, elle lui répétait de temps en temps :

— Je suis là.

Madame Mustel était revenue. Sa fille était allée à sa rencontre et l’avait installée dans le petit salon où d’Estanger avait vécu les dernières semaines. Marguerite ne voulait personne à son côté.

Demeurée seule, madame Mustel avait regardé autour d’elle avec une sorte d’égarement. Cette pièce remplie de roses et de muguets, et ces portraits, partout Marguerite et Yvonne ! Une rougeur avait monté au front de madame Mustel ; elle avait réalisé avec épouvante ce qui ne lui était jamais apparu clairement dans sa poignante réalité : que Marguerite avait deux maris… et qu’Albert d’Estanger avait le droit de s’entourer de l’image de celle qui avait été sa femme, qui était la mère d’Yvonne. Elle se rappela le premier mariage de Marguerite ; elle la revit dans sa robe blanche, descendant de l’église si fière et si confiante au bras de son mari… Involontairement, elle pensa avec un véritable soulagement qu’il allait mourir. Car, que serait devenue Marguerite ? Elle n’osait ni s’interroger ni répondre à cette question terrible… Elle vécut là des moments infiniment douloureux ! elle pensait à Roger, qui souffrait tant ! Que ferait-il ? Comment Marguerite et lui se retrouveraient-ils après ?

Les heures s’écoulaient avec une lenteur désespérante ; madame Mustel avait accepté de prendre le thé qu’on lui apportait, et s’était informée de l’état du malade :

— Peu de changement, madame ; toujours une grande faiblesse.

Le docteur vint et ne trouva rien à dire que ce qu’il avait déjà dit.

La soirée commença. Marguerite avait vu sa mère au moment où elle avait dîné, mais elles n’avaient échangé que quelques mots.

Madame Mustel était sortie ensuite pour aller téléphoner à son gendre et prendre ses instructions. Il avait répété :

— Ne la quittez pas.

Et elle était revenue, et la vigile douloureuse avait continué dans la chambre du malade.

Vers minuit, Marguerite fit appeler sa mère, l’angoisse solitaire était trop forte.

Assise près de la cheminée, madame Mustel écoutait le râle douloureux et croyait rêver.

A deux heures, terrifiée, elle entendit tout à coup le cri de détresse : « Mon amour, mon amour ! » succéder au silence d’attente, et vit Marguerite couvrir de baisers passionnés le visage pâle et inerte.

La grande libératrice avait passé.

XXXVI

Marguerite était assise dans le salon plein de roses et de muguets, et refusait de partir. Sa mère la conjurait.

— Mon enfant, pense à ce qu’il souffre, à ce qu’il a montré de bonté, reviens. Maintenant tu ne peux plus être utile à rien.

Une lassitude profonde, un découragement désolé étaient au cœur de la jeune femme. La vie lui était apparue si peu de chose, si irréelle, si éphémère ! Entre l’instant où dans un baiser elle avait retrouvé le goût du bonheur, et celui où les lèvres qui s’étaient attachées aux siennes étaient devenues froides, il y avait eu quelques heures seulement ! Qu’était la vie ? Quelques heures aussi, et pourquoi fallait-il tant lutter ?

Elle écoutait sa mère, non insensible, mais incapable d’agir, n’ayant qu’un besoin, celui d’être laissée seule ; elle fermait les yeux et se refusait à répondre.

Madame Mustel était désespérée.

Discrètement on frappa à la porte. Marguerite n’y fit aucune attention, mais madame Mustel alla ouvrir elle-même. Justin l’attira au dehors et lui murmura :

— Que dois-je faire, madame ? madame Varèze est là.

Dans son étonnement, madame Mustel répéta un peu haut :

— Madame Varèze ?

Marguerite entendit et se leva.

— Faites entrer, dit-elle ; faites-la entrer ici.

— Tu veux la voir ? demanda madame Mustel stupéfaite.

— Oui, oui.

Madame Varèze parut, pâle et les yeux cernés. Marguerite, impétueusement, alla à sa rencontre, et en silence elles s’étreignirent. Puis toutes deux se mirent à pleurer.

— Comment avez-vous su ?… interrogea Marguerite, les yeux brillants.

— Il m’a écrit pour me remercier… le soir où vous êtes venue ; on m’a porté la lettre ce matin… avec la nouvelle… Il en avait donné l’ordre, paraît-il.

Alors Marguerite cria sa douleur ; elle jeta d’une voix déchirée les phrases, toujours les mêmes et toujours vraies, qui disent le désespoir de l’adieu éternel.

Madame Varèze l’écoutait, et quand, épuisée, Marguerite se tut, dit doucement :

— Voulez-vous rentrer avec moi ?

— Chez vous ?

— Oui, si vous le voulez, pendant un jour ou deux peut-être.

— Marguerite, ton mari ? intervint madame Mustel.

— J’irai avec madame Varèze puisqu’elle le veut bien… je ne peux pas le rencontrer encore… c’est impossible.

— Oui, venez, dit madame Varèze, nous vous aimerons bien, Marguerite.

....... .......... ...

Et il fut fait ainsi. Après une prière au pied du lit, où dormait Albert, les deux femmes, chacune avec sa blessure au cœur, s’en allèrent ensemble.

La vie recommençait. Un peu de temps, et la mère prendra le dessus de l’amante : l’enfant rappellera celle qui lui a donné la vie.

Et l’enfant, sans doute, la rendra au père. Celui qui a su pardonner saura se faire aimer.

Mai 1902.

FIN