The Project Gutenberg eBook of Pour moi seule

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Title: Pour moi seule

roman

Author: André Corthis

Release date: December 13, 2023 [eBook #72393]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK POUR MOI SEULE ***

ANDRÉ CORTHIS

POUR MOI SEULE

ROMAN

PARIS
ALBIN MICHEL, Éditeur
22, RUE HUYGHENS, 22

DU MÊME AUTEUR

Chez FASQUELLE, Bibliothèque Charpentier.

EN PRÉPARATION :

Chez PIERRE LAFFITTE.

A PARAITRE :

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

10 exemplaires sur papier du Japon
numérotés à la presse de 1 à 10

25 exemplaires sur papier de Hollande
numérotés à la presse de 1 à 25

Tous droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays. Copyright by Albin Michel 1919.

A ma chère Maman

je dédie ce livre

POUR MOI SEULE

Sur le toit de tuiles rousses que je vois de ma fenêtre, une fumée voudrait monter, que rabat le grand vent. Elle bouillonne au sortir de la cheminée noire comme un jet d’eau sans force ; elle se couche et s’échevèle. En la regardant, je pense à beaucoup de choses que je ne saurais pas bien dire. Certes, j’ai de l’instruction. A Paris, j’ai suivi des cours. Je lis quelquefois. Et l’on m’a toujours affirmé que je fais bien les lettres. Mais il est difficile de connaître ce que l’on éprouve et de l’exprimer exactement.

Je voudrais cependant m’y appliquer. Les journées sont longues et ma sœur Guicharde me décharge de tout le soin de la maison. En ce moment (c’est aujourd’hui samedi), elle s’occupe en bas à changer le papier bleu sur les planches du buffet. Elle est prompte dans ses gestes, et les vaisselles déplacées font en se heurtant un tapage qui inquiéterait bien mon mari, plus ménager que moi-même, et qui devrait peut-être m’émouvoir.

Seule dans ma chambre, devant ce papier que je viens de prendre, je me trouve toute sotte, comme on dit ici. Et qu’est-ce que je vais raconter, puisqu’il ne s’est rien passé qui ne fût au dedans de moi ? Cependant, je voudrais essayer… Ce sera bien ordinaire sans doute, et tourné maladroitement, mais personne n’en pourra rire et le feu seul connaîtra ces pages, quadrillées de bleu, après que mon écriture les aura couvertes.

… Notre maison est sombre et froide avec un seul étage et de très grands greniers. Point de jardin. Une cour seulement, par derrière, nous sépare de la chapelle désaffectée d’un ancien couvent ; un acacia maigre y puise un peu de vie. Ses branches balancées touchent à nos fenêtres et s’allongent de l’autre côté jusqu’aux petits vitraux jaunes et bleus ; ses fleurs, flétries presque en naissant mais cependant odorantes, recouvrent au printemps avec la même abondance notre toit aux fortes lucarnes et le toit ovale que surmontent encore la cloche et la croix. Pas de vue de ce côté et pas de vue sur la rue, qui est étroite. Elle s’appelle la rue des Massacres en souvenir d’horribles choses qui s’accomplirent là pendant les guerres de religion… Mais ce n’est pas ainsi que je dois commencer.

Il y a cinq ans que je suis venue dans cette ville, il y en a quatre que je suis mariée et que j’habite cette maison. Les premiers jours…

Ah ! ce n’est point encore cela. Vais-je enfin y parvenir ? Tout à l’heure ils m’appelleront pour le souper et je n’aurai pas écrit quatre lignes. Il me faudrait les premières phrases ; le reste sera bien facile… Cette fois, j’ai trouvé ; voici qui est vraiment pour moi le commencement de tout :

Je me souviendrai ma vie entière du jour où maman nous raconta son histoire.

*
*  *

Nous étions à Paris alors, quelques mois après la mort de mon père, et nous occupions rue des Feuillantines ce petit appartement propre et triste où j’avais toujours vécu. Un brouillard vert, traversé d’or, flottait entre les branches des arbres lointains où commençaient de naître les premières feuilles. Penchée à la fenêtre ouverte, je les regardais ; je regardais le ciel, bleuâtre sous ses voiles gris étirés déjà et prêts à se rompre, et je dis tout à coup :

— Maman, n’est-ce point cette année que nous irons à la campagne dans votre pays ?

— Ferme la fenêtre, Alvère, dit maman. Je m’enrhume et tu vas prendre froid.

— Mais il ne fait plus froid… c’est le printemps.

Cependant j’obéis. Guicharde, avec des ciseaux qui grinçaient, taillait sur la table un corsage d’étoffe noire. Nous étions dans la salle à manger où se passaient nos journées, car il n’y avait pas de salon et nos deux chambres étaient obscures et petites. Je me rappelle ces pauvres meubles que nous avons dû vendre, car ils ne valaient pas ce que leur transport eût coûté, le bureau de mon père, dans un coin, avec le papier à lettres et les livres de comptes, les six chaises dont le cuir très usé commençait à blanchir, et la petite étagère à côté du buffet bas où les vieux journaux étaient rangés soigneusement, près de quelques boîtes ayant contenu des poudres ou de la mercerie, vides, mais fort nettes, et qui pouvaient servir un jour.

— J’aimerais bien aller dans votre petite maison, maman. J’ai rêvé cette nuit des trois figuiers autour du bassin et du potager en terrasse d’où l’on voit toute la plaine avec le Rhône, et les Alpes au loin quand l’air est bien limpide, après les grandes pluies.

— Avec nos pauvres rentes, dit Guicharde, nous pourrions là-bas vivre mieux qu’à Paris. J’ai payé les œufs quatre francs ce matin et nous n’aurons pas de dessert à dîner parce que les châtaignes se finissent et que les confitures ont augmenté encore.

— Hélas ! soupira maman, ce serait mieux sans doute. Oui, ce serait mieux…

Elle secouait la tête. Une détresse profonde qui montait de son cœur serré à son pauvre visage faisait trembler et se crisper chaque muscle sous la peau mince et pâle. Des larmes montaient à ses yeux toujours beaux.

— Ce serait mieux, je me le répète souvent. Mais je n’ose pas retourner là-bas. J’ai peur de « les » revoir. « Ils » lui ont fait trop de mal. « Ils » m’ont trop fait souffrir.

Elle parlait des parents de mon père, nous le savions. Nous savions que la misère de notre vie était due à cette laide colère qu’ils avaient sentie en voyant un des leurs épouser une fille pauvre et de naissance presque ouvrière. Et, sans les avoir jamais vus, comme nous les haïssions, ces Landargues, de Saint-Jacques, directeurs des grandes carrières de Saint-Jacques au bord du Rhône où mon père aurait dû faire sa fortune comme chacun des fils de cette famille y faisait la sienne depuis plus de deux cents ans ! Cependant nous ne redoutions point de nous trouver en leur présence. Guicharde, rancunière et point timide, souhaitait le plaisir insolent de les bien regarder et puis de détourner la tête en gonflant une bouche méprisante, et moi je ne jugeais pas qu’ils valussent ce sacrifice que nous leur faisions, de n’occuper point une maison qui nous venait des parents de maman et dont le loyer ne nous coûterait rien.

— Vraiment, dit ma sœur, interrompant son ouvrage et s’asseyant au bord de la table, le temps serait venu, je crois, de prendre une décision. Pourquoi nous obstiner à rester ici et que pourrions-nous regretter de Paris ? Nous ne voyons jamais personne, nous ne prenons pas un plaisir, et nous mangeons très mal, quoique dépensant pour notre nourriture beaucoup d’argent.

— Je sais, continuait de soupirer maman, je sais bien.

J’insistai à mon tour.

— Le jardin nous donnerait quelques légumes. Nous pourrions porter des souliers de toile avec des semelles en corde, qui ne coûtent pas bien cher. Et le bon air de Lagarde nous ferait à toutes tant de bien !

— Oui, oui, disait maman… l’air est bon… mais les gens ne le sont pas…

— C’est ridicule, s’exclama Guicharde, tout à fait ridicule. Ces Landargues, en somme, ne sont pas tout le pays.

— Mais, dit maman, et jamais elle ne m’avait paru si humble et si découragée, ce ne sont pas seulement les Landargues, c’est tout le pays que je redoute.

— Tout le pays, répéta Guicharde, — et comme elle n’éprouvait rien qu’avec violence, elle n’était pas en ce moment surprise, mais stupéfaite. — Vous redoutez tout le pays !… Et pourquoi cela ?

— Parce que tu étais déjà au monde depuis plusieurs années quand je me suis mariée, ma petite fille, et que là-bas, les gens le savent bien.


Maman dit cela sans baisser la voix. Elle avait porté son secret trop longtemps et maintenant elle le laissait aller devant nous, simplement, parce que le cœur s’ouvre de lui-même comme font les mains quand elles sont trop lasses et que toute la volonté ne peut plus servir de rien. Elle ne parut pas gênée du silence qui suivit ses paroles, et le petit soupir qu’elle poussa était comme de soulagement… Je la regardais, et, dans cette seconde, me rappelant toutes les sévérités de notre éducation, les livres défendus, les coiffures sans fantaisie, les belles phrases impérieuses sur l’honneur féminin, je sentais, je le crois bien, plus de trouble encore que de désespoir et je ne pouvais plus rien comprendre… Mais Guicharde avait dix ans de plus que moi. Elle posa doucement ses ciseaux. On eût dit qu’elle écoutait quelque chose, et sûrement se lamentaient autour d’elle toutes les détresses qui s’étaient un jour levées autour de notre mère. Et puis elle se jeta vers elle, l’enveloppa de ses deux bras, et glissant sur les genoux :

— Oh ! maman, ma pauvre maman ! gémit-elle, sur un ton de tendresse que n’avait jamais eu sa voix un peu rude.

*
*  *

Maman appuya sa tête sur l’épaule de Guicharde et se laissa bercer ainsi. Dans le silence, j’entendais rouler une lente et lourde voiture sur les pavés de notre rue. Un fouet claquait allégrement, mais on devinait bien qu’il ne touchait pas aux bêtes et rythmait seulement au-dessus de leur fatigue une chanson entraînante. La fenêtre était demeurée ouverte. Un petit souffle faisait doucement trembler sur la table l’étoffe que tout à l’heure taillait Guicharde.

— Vous comprenez, disait maman rêvant à mi-voix, tout inconsciente et apaisée, quand je suis entrée à l’usine pour y tenir certains comptes, ils étaient tous très aimables pour moi. Il y avait le père Landargues qui vivait encore ; mais il ne s’occupait plus de grand’chose et il n’a pas tardé à mourir. Et puis Mme Landargues qui faisait tout marcher. Elle avait déjà les cheveux blancs, à cette époque, et aussi étincelants que peut l’être au soleil la cime du mont Ventoux, et la figure bien fraîche, mais pas trop bonne, avec une bouche toute serrée et sans lèvres, et des yeux gris, très durs. Il y avait aussi Robert, le fils aîné qui était veuf et déjà bien malade, et puis son fils à lui, le petit François.

Elle réfléchit et calcula :

— Il doit bien avoir plus de trente-cinq ans aujourd’hui. C’est lui qui sera l’héritier de tout.

Je m’étais rapprochée d’elle, moi aussi ; je m’appuyais maintenant à son fauteuil et, moins effrayée, quelquefois, doucement, j’embrassais ses cheveux. Elle continuait, lentement et comme heureuse que nous fussions enfin ses confidentes :

— Ils étaient bien aimables pour moi au début, oui, et même ils avaient l’air assez simple et de ne pas trop s’en croire. Ils m’ont invitée deux fois à déjeuner… Mais après, oh ! après ! quand ils ont vu que Georges devenait amoureux de moi…

Tout maigre et consumé que fût son visage, tout enveloppé de misérables cheveux gris, qu’il paraissait jeune en ce moment, avec cette flamme qui se levait soudain au fond des yeux, ces yeux de maman, un peu gris, un peu bleus, verdâtres quelquefois, d’une couleur indécise, hésitante, eût-on dit, et timides comme l’était ce cher être tout entier ! qu’il paraissait jeune, ce visage, à ce tourner ainsi vers l’amour d’autrefois !

— Alors, voilà, vous comprenez, mes petites… Moi, vous le savez, j’étais la fille d’un menuisier, bien artiste, c’est vrai, et qui aimait les livres, et qui savait parfaitement réparer les vieux meubles, avec leurs pieds tordus et toutes leurs petites sculptures, mais enfin, un ouvrier tout de même, et qui employait seulement deux ouvriers. Et Georges, c’était M. Georges Landargues, le second fils des Landargues, de Saint-Jacques… Alors, ses parents à lui, n’est-ce pas, c’était bien naturel qu’ils ne soient pas très contents… Après seulement ils auraient pu être moins méchants. Oh ! oui… après… parce que voilà… Quand Guicharde a été sur le point de venir au monde, nous sommes partis tous les deux pour Paris à cause du scandale… tout le monde savait… et nous ne pouvions plus rester au pays. Ma mère était bien en colère. Elle m’aurait gardée cependant, je le crois, parce que… le mal, c’est avec un Landargues que je l’avais fait, et les Landargues, dans notre région, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est comme importance… Mais c’est mon père qui ne pardonnait pas… Une fille bien élevée comme j’avais été, avec de l’instruction et toutes ces habitudes de dame qu’on m’avait données…

— Maman, disait Guicharde quand elle se taisait, la tenant toujours serrée comme un enfant et lui caressant la joue de ses lèvres, ma petite maman.

— … Oh ! ma grande… si tu savais… la honte… comme ça peut faire du mal, mal comme de se couper ou de se brûler, aussi fort… seulement ça ne guérit pas… Alors nous sommes venus à Paris, dans une petite chambre d’abord, presque misérable. Georges n’avait pas voulu demander un sou à ses parents parce qu’ils lui avaient dit sur moi et sur lui de trop vilaines choses… Il a travaillé, mais il connaissait seulement les carrières et comme il faut commander à trois cents ouvriers. Dans les tissus, il n’y entendait rien, et dans la porcelaine non plus, ni dans l’ameublement. Il a essayé de tout ça. Il ne gagnait pas grand’chose. Un hiver nous étions trop malheureux. Il a écrit à sa mère. Elle a répondu : Si tu renonces à tes droits sur mon héritage, que tu ne mérites pas, et si je dois n’entendre plus jamais parler de toi, je veux bien te donner cent mille francs… Naturellement il a renoncé à tout… Cent mille francs… pensez donc…

— Tout de même, dit Guicharde qui était pratique.

— Ah ! il fallait voir où nous en étions… A cause de ces cent mille francs, pendant quelques mois nous avons été bien heureux. Georges me disait : je cherche une bonne affaire, et j’y entrerai comme associé. Je ne sais pas bien être employé. Je n’ai pas été dressé à ça… mais comme patron, tu vas voir… Et il a bien trouvé l’affaire : seulement, elle était mauvaise et les cent mille francs ont failli être perdus. On a pu en sauver la moitié ; mais nous avions eu si peur… si peur, que nous ne voulions plus risquer rien. Nous les avons placés en fonds d’État pour être tranquilles et votre père a trouvé chez Marpeau cette petite place de caissier où il est resté plus de vingt ans, jusqu’à sa mort…

Nous savions certains de ces détails, mais les plus familiers aujourd’hui étaient pour nous comme les inconnus et nous écoutions avec un étonnement triste et passionné cette histoire nouvelle…

Guicharde baissa la voix pour demander :

— Et alors, maman… votre mariage ?…

— Voilà, dit-elle. C’est quand mon père allait mourir. Il ne voulait pas me revoir et j’en avais du chagrin… Georges, — il était si doux… et un : peu craintif aussi… comme moi ! — il espérait toujours que sa mère pardonnerait, et qu’elle autoriserait notre mariage. Comme il avait été très bien élevé, et ne pouvait pas se passer de ce consentement… Il me le disait et je le comprenais bien. Mais il a fini par se rendre compte qu’elle le détestait pour la vie et que sa colère contre lui, rien ne pouvait la faire plus grande. Alors, un jour, après en avoir bien parlé, nous sommes partis tous les deux pour la mairie et pour l’église sans rien dire à personne. Comme à Paris on m’appelait déjà Madame Landargues, ça n’a rien changé ; mais tu te rappelles bien, Guicharde ? c’est ce matin où, quand nous sommes rentrés, nous t’avons apporté la belle poupée avec sa robe rose, et il y avait un gâteau pour le dessert tout couvert de crème glacée et de fruits confits.

— Mais oui, dit Guicharde, je me rappelle très bien… J’étais si contente !… Ah ! c’était pour cela le gâteau et la poupée… On ne sait pas comprendre quand on est petit.

Maman se redressa dans son fauteuil, et regardant par la fenêtre le ciel et ces vilains toits gris qui commençaient de devenir bleus :

— Voilà, dit-elle encore… voilà… Vous comprenez, mes petites, pourquoi je vous ai élevées comme j’ai fait. Deux heures tous les matins dans une petite pension du quartier. Et je vous conduisais moi-même, et j’allais vous chercher. Comme instruction, c’était bien suffisant puisque je ne voulais pas que vous fassiez aucun travail qui vous aurait éloignées de moi… Ah ! non ! j’avais trop peur… Dans toutes ces maisons où l’on emploie des jeunes filles, dans tous ces bureaux, c’est mon histoire qui recommence… Non !… non !… Je ne voulais pas… J’aimais mieux que vous ne gagniez aucun argent. J’aimais mieux notre misère et vous garder là, près de moi, toujours… Alors, si je vous ai élevées bien sévèrement, si j’avais peur de tout, des amies, des livres, des théâtres, de la rue, si vous vous êtes toujours bien ennuyées, vous comprenez, maintenant, il ne faut pas m’en vouloir…

Elle n’avait pas su nous dire de bien grands mots et elle n’attendait pas que nous lui en disions. Mais je crois que depuis longtemps elle éprouvait un grand besoin de ne plus nous mentir sur elle-même, et presque vieille déjà, languissante et affaiblie, de se remettre entre nos mains. Elle se pressait maintenant contre Guicharde, et quelquefois contre moi, avec une tendresse touchante et rassurée. Nous étions désormais ses confidentes et son soutien. Et quand, ce même jour, un peu plus tard, ma sœur, dans sa sagesse, eut décidé qu’un passé aussi lointain, suivi des années les plus honorables, ne pouvait vraiment nous empêcher d’organiser notre vie selon la raison et l’économie, elle approuva aussitôt, obéissante et résignée.

*
*  *

La maison de mon grand-père le menuisier était au cœur même de la très vieille ville. D’autres maisons la pressaient ; son toit se confondait parmi des toits inégaux. Le soir de notre arrivée, au sortir de la petite gare, quand maman étendant le bras nous dit : c’est là ! nous ne vîmes rien d’abord au flanc de la colline qu’un enchevêtrement de tuiles, couleur d’amandes brûlées, sur de petits murs couleur de rouille et de miel. Le clocher carré de l’église portait, visible à tout le ciel dans une belle couronne de fer forgé, sa plus grosse cloche, et toutes les cheminées des maisons s’élevaient vers lui, surmontées chacune de deux briques, inclinées et unies par leur pointe comme sont les doigts roides des saintes en prière dans les sculptures primitives et dans les tableaux d’autrefois.

C’était à la fin d’avril et, comme le vent soufflait, il faisait encore froid. La nuit tomba dans le temps que nous gravissions le chemin qui monte. Par les petites rues tournant sous des voûtes, par les petites places qui s’empanachent d’un gros orme ou de trois acacias, nous gagnâmes la ruelle où s’ouvre notre maison. Le vent plus fort y coulait comme une lame et déchirait les poumons. Nos valises liées de cordes et le gros sac de moleskine où étaient nos provisions de route, tout alourdi de verres et de bouteilles qui résonnaient à brinqueballer ainsi et à se heurter les uns contre les autres, nous coupaient les doigts. Et personne ne nous attendait que la simple maison mise en état par une servante de quinze ans que Guicharde avait engagée par lettres adressées à la mairie deux semaines auparavant.

Il fallut heurter trois fois, et cette fille enfin se décida à nous ouvrir. Elle avait l’air niais et bon, la gorge déjà hardie dans un corsage à raies roses, et de fausses pierres vertes, enchâssées de cuivre, pendeloquaient à ses oreilles. En nous voyant, elle demeura bêtement à rire sur le seuil sans même songer à nous débarrasser. Mais déjà, dans les autres maisons, des rideaux se soulevaient derrière les vitres verdâtres des petites fenêtres. Une porte s’entr’ouvrait. Quelqu’un, d’un balcon, se penchait vers nous. Une voix souffla :

— La femme de Georges Landargues, avec ses deux filles.

— Entrons, dit maman, entrons vite.

Et elle passa la porte, toute roide et violente de gestes, avec une sorte de courage désespéré. Mais Guicharde, sur le seuil, demeura derrière elle : elle fixa les fenêtres derrière lesquelles frissonnait sournoisement une curiosité sans bienveillance et j’eus l’impression que son dur et hardi regard faisait se détourner, derrière les rideaux fanés, d’autres regards invisibles. Ensuite elle entra à son tour et la petite servante referma la porte. Je dis tout bas :

— Nous sommes chez nous.

Je regardais le couloir que remplissait l’escalier de bois, les deux portes ouvertes, à gauche sur la salle qu’enfumait une lampe coiffée de jaune, à droite sur la cuisine où flambaient de menues branches dans une large et noire cheminée… Déjà Guicharde relevait la mèche de la lampe, ouvrait les placards, s’inquiétait de la façon dont passeraient par l’escalier trop étroit nos malles que l’on devait porter le lendemain. Maman se taisait. Il me semblait qu’elle baissait la tête et serrait les épaules. Elle s’approcha d’une fenêtre qui devait donner sur le jardin et regarda la nuit. Elle tremblait doucement. Peut-être elle pensait à ces rideaux soulevés sur son arrivée, et peut-être ce qui se chuchotait à cette heure, dans les maisons obscures, venait jusqu’à elle.

— Je n’aurais pas dû revenir ici, dit-elle.

— Mais puisqu’il était impossible de faire autrement, remarqua Guicharde, avec son bon sens un peu brusque.

Et elle demanda une bougie pour monter aux chambres.

Maman soupira :

— C’est vrai !

Résignée, elle s’assit devant la table où le couvert était mis. Elle avait retiré sa jaquette noire garnie de faux astrakan, mais elle conservait son petit chapeau de crêpe tout déformé et déplacé par le voyage. Je le lui fis remarquer.

— Enlevez-le, maman. On dirait que vous n’êtes pas chez vous, et que vous allez repartir.

Aussitôt elle obéit avec une tranquillité douce.

— C’est vrai, tout de même, dit-elle, que je suis chez moi… m’y voici donc revenue, dans ma maison.

Elle me montra dans un coin une chaise de paille, très basse, dont le simple dossier portait en relief trois abeilles sculptées dans une couronne d’olivier.

— Tu vois, c’est là que je m’asseyais quand j’étais toute petite.

Et elle me montra encore, près de la fenêtre, une table carrée avec des pieds en torsade qui luisaient sous la lampe :

— C’est là que j’écrivais mes devoirs. J’y ai préparé mon certificat d’études. Après, je faisais surtout des comptes. C’est mon oncle Jarny qui m’apprenait. Il avait été caissier à Paris dans une grande maison de tissus.

Elle se tut, regardant de nouveau la fenêtre, et ce qu’elle voyait maintenant, je le savais bien, était au delà des meubles et des murs… Sa tristesse, en ce moment, me pénétra jusqu’au désespoir. Son pauvre cœur saignait et pleurait dans mon cœur, et, doucement, je passais ma main sur la petite main si pâle. Mais Guicharde entrait à grands pas. Parlant des malles, elle déclara :

— Elles passeront, mais il faudra prendre garde à ne pas érafler le mur.

Derrière elle venait la servante Adélaïde portant la soupière et nous prîmes place pour le repas. Nous n’avions pas grand’faim. La lampe continuait de fumer et d’éclairer mal. A travers l’odeur de sa mèche grésillante l’odeur humide et morte des vieilles pierres et des vieux plâtres tenus trop longtemps dans l’ombre nous devenait sensible. La grande force du vent, se pressant contre les murs, menaçait de faire crouler cette pauvre demeure. Dans son grondement des lanières claquaient, qui, semblait-il, retombaient sur nos cœurs tressaillants. Par instant, il semblait s’apaiser. Mais de ces silences nous venait une oppression plus grande, car nous sentions bien qu’il était toujours là, couché sur la maison, l’enveloppant de sa force pour bondir et siffler de nouveau dès qu’il aurait bien pris son repos effrayant. La fatigue maintenant pesait sur nous au point que nous ne pouvions plus parler. Et cependant il fallait s’y efforcer, car dans le silence insupportable nous étions sur le point de sangloter.

— Vous verrez demain, disait maman, la vue est très belle.

Et elle disait aussi, toute fiévreuse de la honte retrouvée ici, vivante encore après ces trente années, et ne redoutant pour nous, parmi toutes les misères, et ne souhaitant pour nous, parmi tous les bonheurs, que le mal ou le bien qui nous pouvaient venir du formidable jugement d’autrui :

— Votre vie désormais doit être si sérieuse et si retirée que personne ne puisse jamais rien dire de vous. Il est bien certain que personne ici ne songera à vous épouser. Vous n’avez donc pas à vous inquiéter des jeunes gens. Vous aurez peu de plaisir, mes pauvres petites, mais si vous pouvez un jour être considérées comme j’aurais tant voulu continuer de l’être, vous serez tout de même bien heureuses.

Ainsi ne cessait-elle, par toutes ses paroles et par l’horreur de son exemple, de nous enseigner la sagesse… Et je comprenais bien que cette prudente morale selon laquelle depuis l’enfance était réglée toute notre vie, irait, dans cette ville étroite, se resserrant chaque jour davantage autour de mes scrupules et de mes docilités…

*
*  *

Les premiers jours à Lagarde ne furent pas aussi tristes que nous le pouvions redouter. Toutes nos fenêtres ouvraient sur la campagne et le beau paysage habitait avec nous. Cela nous amusait d’avoir un jardin, suspendu sur la plaine, d’où l’on voyait la route, et le Rhône un peu plus loin, et les longues et sèches collines qui changent de couleur tout le long du jour. Enfin l’accueil que nous recevions des petites gens et de la modeste bourgeoisie où fréquentait de son vivant ma grand’mère maternelle, curieux sans doute, n’était point hostile. Comme l’avait dit Guicharde, cette pauvre histoire était bien lointaine et tant de dignité avait suivi !

Maman cependant préférait ne point sortir. Elle prit l’habitude de le faire seulement le dimanche pour se rendre à la première messe, par convenance, car elle avait peu de religion. Guicharde, ayant de suite pris en main la direction de la maison, décidant de tout et le faisant bien, se rendait au marché chaque matin avec cette petite fille qui nous servait et ne faisait guère d’autre promenade. Et je m’en allais seule à la découverte de la ville, dédaignant les rues neuves, la mairie blanche, l’école avec ses vitres claires, mais recherchant dans le vieux quartier aux pavés aigus les palais où vécurent des cardinaux et des capitaines dont les plus pauvres gens savaient me dire les beaux noms sonores, les ruelles où de petites portes cintrées s’ornent d’un visage dont le temps avide a mangé les lèvres ou d’une acanthe fruste, les places étroites, les balcons de fer forgé portant dans leurs entrelacs des initiales ou des devises. Une fois pourtant, je descendis tout le faubourg, je passai devant la Cloche qui est la propriété des Landargues, et j’aperçus la longue et haute maison où je n’entrerais jamais, à travers des grilles, des arbres et des fleurs. — Une autre fois, sur la route, Mme Landargues, ma grand’mère, passa près de moi dans sa voiture basse que traînaient deux chevaux blancs. Je vis ses cheveux de neige, ses yeux durs, son voile en dentelles… Et ce furent les seuls événements de ma vie à Lagarde jusqu’au jour où je rencontrai pour la première fois mon cousin François Landargues.

*
*  *

Je l’avais quelquefois aperçu de loin, marchant sur le cours ou sur le quai du Rhône ; on m’avait dit son nom, et je savais le reconnaître ; mais je lui parlai seulement quatre mois après mon arrivée, sur la place, le jour de la foire. Auprès de la fontaine, un platane étêté laissait couler le soleil, et l’eau brasillante ne se pouvait regarder ; mais, tout autour, les beaux arbres pressaient leurs feuilles abondantes et les vendeuses de légumes étaient assises là, sur de petits bancs ou sur des sacs pliés, avec leurs paniers éclatants rangés devant elles. Un peu plus loin, les marchands forains avaient disposé leurs tentes et leurs tréteaux. Des jupons roses et bleus, des corsages à rayures, à pastilles ou à fleurs, des chemises solides, des rubans violents, des ceintures à boucles, pavoisaient les petits éventaires criards et gais, immobiles dans l’air lourd, tout imprégnés, semblait-il, de chaleur et de beau temps. On vendait aussi des colliers et des broches, des chaussures de cuir ou de corde, des couteaux, des parfums… Et je traversais le cours, dans l’ombre qui dansait parce qu’un petit souffle venait de se lever au milieu des feuilles épaisses. Il y avait tant de monde et l’on se pressait si bien que personne aujourd’hui ne faisait attention à cette fille de Georges Landargues que tant de curiosités d’habitude continuaient de suivre. Je la revois s’en aller ce matin-là, avec sa robe à pastilles et son simple chapeau rond. Elle ne me semble pas être moi-même. Elle n’est pas devenue ce que je suis. Et souvent, malgré les années passées, il me semble qu’elle est toujours là, dans le soleil d’un matin de juillet, au milieu d’une grande foule de gens qui la heurtent et la dédaignent, et que, jusqu’à ma vieillesse, jusqu’à ma mort, elle restera ainsi, craintive et s’émerveillant du beau temps, et laissant son cœur battre en attendant de vivre.

Parmi tous ces marchands, certains venaient du Nord et d’autres de l’Alsace, et d’autres d’un Midi plus lointain que le nôtre. J’en vis même un qui était d’Espagne et qui offrait des dentelles. Je m’approchai de celui-là, non pour lui acheter rien, car j’avais juste dans ma bourse deux francs donnés par Guicharde pour faire emplette d’un petit panier d’osier à une bohémienne qui se tenait près du pont, mais cela m’amusait de voir onduler ces grandes dentelles, fixées à des cordes tendues par quelques épingles ou par des pinces de bois. L’homme était brun, avec de beaux yeux, et, dans ses phrases engageantes et prestes, mêlait de la plus divertissante manière quelques mots du parler de Provence à tous les mots de son pays. Près de lui se tenait une petite femme au chignon luisant et tressé qui portait aux oreilles de grands anneaux d’argent. La voiture qui les menait sur les routes était derrière eux, avec sa fenêtre carrée dont un ruban rouge serrait les rideaux blancs… Et j’imaginais cette voiture passant un beau soir la frontière lointaine et s’en retournant vers les villages dorés sur la terre qui brûle et ne porte point de verdure…

A ce moment, la foule me rapprocha d’une jeune femme qui habitait au bas de la ville et s’appelait Julie Bérard. Elle n’avait pas une conduite sérieuse, portait des chapeaux singuliers qui laissaient bien voir ses cheveux éclatants, et maman m’avait bien recommandé de toujours détourner la tête quand je passerais à ses côtés. J’avançai donc d’un pas pour m’éloigner d’elle. Elle glissa derrière moi et je l’entendis qui disait, répondant à quelqu’un :

— Voyons, François… vous vous moquez ! Vous savez bien que vous n’avez plus de cadeaux à me faire… Tenez : offrez donc plutôt de ces dentelles à votre petite cousine Alvère Landargues, qui les examine avec tant de soin.

Cela fut dit contre mon oreille et je ne pus me tenir de me retourner. J’entendis le rire de Julie Bérard qui s’éloignait bien vite et je vis devant moi l’héritier des Landargues de Saint-Jacques, le petit-fils de ma grand’mère arrogante, mon cousin François. Il était assez grand, très maigre, d’allure élégante. Je savais que sa santé, comme celle de son père, était mauvaise ; mais, me trouvant aujourd’hui l’examiner de si près, je m’étonnais cependant que son visage rasé, très pâle, fût déjà marqué de rides profondes. La bouche un peu forte et longue avait de l’arrogance dans le gonflement de sa lèvre et de l’amertume au pli de ses coins un peu tombants. Le regard un peu voilé ne se pouvait définir. Et tout ceci d’ailleurs ne le faisait point déplaisant.

Présentés comme nous venions de l’être par cette folle de Julie Bérard, je crois bien que nous étions aussi mécontents l’un que l’autre. Mais, nous étant regardés encore, il nous devenait bien impossible de nous en aller sans rien dire. François Landargues, qui avait naturellement plus de hardiesse, parla le premier :

— Eh bien ! ma petite cousine, demanda-t-il avec une désinvolture aimable, ne nous dirons-nous pas bonjour ?

Je prononçai, les lèvres serrées :

— Bonjour, monsieur.

Il continua poliment :

— Ma tante Georges est-elle en bonne santé ? Et votre sœur ?

— Elles vont bien, merci.

Deux femmes, s’approchant pour acheter des dentelles, me repoussaient vers le milieu du cours où la circulation est plus libre. Dans ma gêne, je ne voulais pas m’arrêter et François Landargues marchait auprès de moi.

— Vous êtes ici depuis deux mois, je crois ?

— Depuis quatre mois.

— Pour l’été ?

— Pour toujours.

Il s’étonna :

— Pour toujours !… A votre âge… Comme vous allez vous ennuyer !

Il me regardait avec une attention plus indiscrète. Il regardait ma taille et tout mon visage.

— … C’est gentil, n’est-ce pas ? de nous être rencontrés. Cela me fait plaisir. Et j’espère bien que nous nous reverrons.

A ce moment, le docteur Fabien Gourdon, que je ne connaissais pas encore et qui est aujourd’hui mon mari, traversait le cours avec un de ses amis. Je sus plus tard que cet ami remarqua :

— Elle n’est vraiment pas laide, cette petite Landargues, la fille du pauvre Georges.

— L’ai-je déjà vue ? dit dédaigneusement Fabien Gourdon. En tout cas, je ne l’ai pas même regardée.

— François Landargues n’y met point tant de mépris. Il la regarde ; il lui parle même, et fort aimablement.

— Monsieur François Landargues parle à ces femmes ! s’étonna le docteur.

Et je sus aussi que tout de suite, et malgré qu’à cette distance il ne put bien juger de moi, il ajouta :

— En vérité, celle-ci est charmante. Monsieur François a d’ailleurs le goût fort bon.

*
*  *

Guicharde s’emporta quand elle connut cette rencontre, mais maman, après les premières exclamations, n’ajouta plus mot. Pendant le repas, elle fut distraite jusqu’à se couper trois fois du pain, tandis que les morceaux intacts demeuraient devant elle. Un peu plus tard, ayant à écrire une lettre pour que l’on nous portât un chargement de bois, elle demeura plus d’une heure devant sa table parce que les petites pensées consacrées à cette besogne étaient bousculées dans son esprit et mises de côté par d’autres pensées. Et dans la journée, profitant d’un moment où ma sœur était absente, elle vint s’asseoir auprès de moi. J’étais sur la terrasse avec mon métier à dentelle et, pratiquant le seul art que l’on m’eût appris, je tissais les points délicats du vieux Flandre avec soixante fuseaux de buis.

— Alors, demanda maman, après avoir hésité plus de cinq minutes, c’est bien vrai qu’il t’a parlé de moi avec politesse et qu’il a demandé de mes nouvelles ?

Elle n’avait besoin de nommer personne. Je tordis quatre fils, piquai une épingle à leur entrecroisement et je pus répondre avec calme :

— Mais oui, maman, bien vrai, je vous assure.

— C’est étonnant, dit-elle.

Et je vis, malgré toute son application à l’indifférence, qu’une petite joie orgueilleuse montait à son visage.

Un peu plus tard, et bien que le silence entre nous eût été assez long pour qu’elle eût tout le loisir de changer de pensée, elle demanda encore :

— Et… tu es bien sûre qu’en parlant de moi il n’a pas dit « votre mère » ou « madame Georges »… mais bien… « ma tante » ?

— Tout à fait sûre. Cela m’a surprise… et en même temps…

— Oui, dit-elle, n’est-ce pas, cela t’a fait plaisir… Oh !… d’ailleurs.

Tout heureuse, elle rapprocha sa chaise de la mienne.

— Lui est très simple, tu sais, et très gentil. Je suis sûre qu’il nous verrait bien, si ce n’était sa grand’mère. Tout enfant, je me rappelle, il me riait sur le cours quand je le rencontrais, et quand je suis devenue veuve, je sais qu’il voulait m’écrire, mais Mme Landargues le lui a défendu. Il est assez aimé dans le pays. Les gens parlent de lui comme ils parlaient autrefois de ton père. C’est-à-dire, pas tout à fait… tu comprends… mon Georges était encore plus simple… mais enfin…

Parce qu’elle me parlait ainsi, j’osai dire :

— Il m’a plu…

Elle ne parut point du tout choquée de cette libre opinion.

— Si tu le rencontres encore, sois bien aimable, ma petite fille. N’aie pas l’air de courir après lui, naturellement. Il faut garder sa dignité. Mais il ne faut pas non plus être désagréable. S’il te salue, réponds avec un petit sourire ; s’il veut s’arrêter pour te parler, arrête-toi aussi et ne passe pas comme une qui fait semblant de mépriser le monde. Certainement, je ne ferai jamais d’avance aux Landargues, mais, s’ils veulent se remettre avec nous, il serait maladroit de leur tourner le dos…

Petites paroles de maman, pauvres mots ingénus et remplis d’imprudence, quel encouragement vous étiez à ce que, déjà, je désirais secrètement, et comme je me rappelle, mêlée à ma trouble joie de ce soir-là, l’odeur des pauvres jacinthes qui fleurissaient en bordure de nos cardons et de nos choux !

*
*  *

Je fus trop lasse le dimanche qui suivit le jour de la foire pour me lever de bon matin et me rendre à la messe de sept heures, et ma lassitude était un mensonge ; mais les paroles de maman empêchaient que j’en eusse trop de confusion. François Landargues, généralement, assistait à la grand’messe ; et me retrouver devant François Landargues, n’était-ce pas désormais pour moi comme une espèce de familial devoir ? Je le revis donc et je vis aussi pour la première fois d’assez près ma grand’mère, Mme Landargues.

C’était une très vieille femme, fort belle et pas attirante, avec ces cheveux éblouissants dont maman nous avait parlé, cette bouche droite et serrée, ces yeux sans bonté. Tout mon cœur se souleva contre elle plus violemment encore qu’il n’avait jamais fait. François se tenait à ses côtés, attentionné à la soutenir. Dans la confusion de la sortie, il ne parut pas m’apercevoir et ne me salua pas. Et je m’en revins tout humiliée par la rue solitaire de la Tête-Noire et par la rue des Quatre-Vents, me méprisant aussi fort que mon orgueilleux cousin avait pu le faire. Je me jugeais maintenant si sotte que je ne me pouvais plus supporter. Tous mes sentiments, tout moi-même était envahi d’une irritation qui me faisait mal et je ne tournais pas au fond de moi une pensée qu’il ne m’en vînt une espèce de brûlure. La résolution même de ne plus m’occuper de François Landargues ne m’était d’aucun apaisement. Et peut-être est-ce pour cela que je ne m’y arrêtai pas…

Certes, je ne retournai plus le dimanche à la grand’messe ; mais s’il fallait aller chercher un panier de fraises ou de prunes chez cette Orphise qui possède, sur le chemin des carrières, un si fécond verger, je ne permettais point que cette peine fût prise par Guicharde ou par Adélaïde. Et je m’attardais chez la maraîchère à entendre ses bavardages plus longtemps sans doute qu’il n’était nécessaire. Devant sa porte le chemin qui monte est défoncé par les voitures des carriers. Dans la boue durcie par l’été, écrasée çà et là et réduite en poussière, parmi les traces lourdement appuyées des gros chevaux de trait, il advenait souvent qu’un sabot plus fin avait frappé son croissant léger. — « Évidemment, pensais-je, c’est en voiture que François Landargues se rend aux carrières, c’est en voiture qu’il en revient. » Et j’écoutais, croyant entendre sonner ce sabot étroit derrière les yeuses aux troncs noirs et tourmentés. Je me rappelle… je me rappelle… Et je me rappelle aussi comme j’allais souvent me promener dans les bois de la Chartreuse où les Landargues possèdent autour d’une maison isolée qu’habite un vieux garde plusieurs dizaines d’hectares plantés en rouvres et en acacias. Je marchais seule et lentement. La terre était rouge entre les sombres feuilles dures des arbres bas et des buissons serrés. J’atteignais la vallée ronde et bien fermée au fond de laquelle la Chartreuse repose dans le mystère de son abandon. Je m’asseyais sur quelque tronc abattu ; je voyais au-dessous de moi les petites cellules régulières, leurs toits couverts en tuiles vernissées, brunes et bleues, et miroitant comme de beaux pigeons ; leurs jardins délaissés tout comblés et débordants de sauvages verdures. Et, ne pouvant me décider à rentrer encore : « Cet air est bon à respirer », me disais-je à moi-même pour me justifier d’être là…

*
*  *

… Ce n’est pas sur le chemin des carrières que je devais revoir François Landargues, ni dans les bois de la Chartreuse, mais un jour où, par hasard, je ne pensais pas à lui, sur la place ronde et silencieuse autour de laquelle se recueillent les maisons des chanoines. Il sortait d’une de ces maisons, inhabitée aujourd’hui, mais où, je le savais, Mme Landargues naquit et passa sa jeunesse. Au-dessus du portail de bois peint en brun et percé d’un petit judas, les pierres du mur s’élèvent pour former un arceau roman. La serrure de fer forgé, très vieille et très noire, est fixée par des clous taillés à facettes. François Landargues fit jouer une grosse clef dans cette serrure, puis, l’en ayant tirée, mais la gardant à la main sans doute pour ne pas déformer les poches de son veston en fine étoffe grise, il se tourna et se trouva juste en face de moi.

Je vis bien que d’abord, la main levée vers sa tempe, il pensait simplement me saluer ; cependant, m’ayant bien regardée et souriant de voir que j’avais rougi, il s’arrêta ; et tout de suite familier :

— Bonjour, dit-il, ma petite cousine.

Puis tendant la main :

— Allons, nous sommes amis, donnez-moi la vôtre.

J’obéis. François sourit encore. Il y avait dans ce sourire quelque chose qui déplaisait et attirait en même temps, il y avait de la satisfaction et du dédain, une ironie sans bonté qui demeurait le fond même de son âme, une tristesse de malade qui n’était pas moins sincère. Aujourd’hui, retrouvant ce sourire dans ma pensée qui le conserve exactement, je sais l’expliquer, me semble-t-il, mais je sais bien aussi qu’à ce moment, je ne pouvais le comprendre, et que, passant sur moi, il faisait toutes confuses mes petites pensées.

— Profitons de cette seconde rencontre pour faire un peu mieux connaissance. Le voulez-vous ? Venez donc vous asseoir sur le banc du vieil ormeau ; personne ne nous verra. La place est déserte, les chanoines sont à l’office, et si leurs servantes nous guettent en ce moment, derrière les grilles de ces fenêtres, elles racontent tant de choses, les dignes femmes, que personne n’y fait plus attention.

Peut-être plus que moi, à cause de cette rupture si profonde entre nos familles, se préoccupait-il en ce moment de ce qui se pourrait dire. S’étant rassuré lui-même à ses rassurantes paroles, il répéta :

— Venez.

Un banc circulaire tournait autour de l’ormeau gigantesque, vieux de trois cents ans, que l’on avait dû ceinturer de fer pour que son écorce vide et crevassée n’achevât pas de s’ouvrir et qu’il ne mourût point. François alla s’y asseoir, mais je demeurai debout devant lui. Alors, me pénétrant d’un regard aigu et trouvant tout de suite les paroles qui me pouvaient retenir, il déclara :

— J’ai parlé de vous à ma grand’mère.

Ceci me toucha en effet, mais en me blessant, et ce fut peut-être parce que s’autorisant de notre parenté pour me traiter aussi familièrement, il n’allait pas cependant jusqu’à dire « notre » grand’mère. Ma bouche se serra. Je regardais fixement à l’autre bout de la place une petite fleur jaune qui montait entre deux pierres.

— Vous en êtes fâchée. Pourquoi ?

Il me reprit la main. La sienne était chaude et maigre, très sèche, et ses doigts caressants glissaient sur mon poignet. Je ne sus pas tout de suite me dégager.

— Pourquoi ? Ma grand’mère a été dure envers les vôtres, je le sais. Mais elle est très âgée maintenant. Il faudra la comprendre, et lui pardonner.

Le demandait-elle ? Je ne pus empêcher cette espérance de se lever dans mes yeux et je suis bien sûre à présent que François comprit mon regard et qu’il s’en amusa.

— Il le faudra… oui, il faudra… un jour… plus tard. Pour l’instant, aux premiers mots que j’ai dits de notre rencontre, elle s’est emportée si fort que je n’ai pas osé continuer.

Alors, pourquoi me parler d’elle ? J’allais, je crois, le demander ; mais à ce moment, d’une maison qui est celle où j’habite aujourd’hui, dans la rue des Massacres, un homme sortit et monta vers nous : le docteur Fabien Gourdon.

Plusieurs fois déjà je l’avais rencontré sur le cours ou dans les ruelles, sans prêter à sa personne plus d’attention qu’il ne m’en accordait à moi-même, et je remarquai seulement aujourd’hui son visage large et brun, un peu lourd, que ne parvenait pas à affiner la barbe noire taillée en pointe, et sa façon de marcher, assurée certes, mais d’une assurance sans désinvolture et, semblait-il, un peu appliquée. Son vêtement de coutil brun était extrêmement soigné, sportif, avec une ceinture serrant bien la taille, et les guêtres qu’il portait sur de fortes chaussures étaient trop belles, d’un cuir trop neuf, trop jaune et trop éclatant. Déjà tout près de nous, avant que de sourire ou de saluer, se redressant encore, frappant le sol avec plus de force, il observait François, puis moi-même, et les fenêtres autour de la place d’où peut-être on le regardait. Et il y avait dans toute sa personne, contrastant singulièrement avec sa robustesse un peu lourde, quelque chose d’inquiet et de prétentieux.

— Monsieur Landargues, dit-il, — et d’abord cet homme si dédaigneux de moi m’avait saluée très bas, — je vous ai vu de ma fenêtre et je n’ai pu résister au plaisir de venir vous serrer la main.

— Trop aimable, docteur, dit François.

— Votre santé est bonne ?

— Excellente. Mon bon vieux Fardier, — il parlait avec nonchalance, mais il me parut que son œil fin s’égayait d’une ironie presque méchante, — me soigne parfaitement, vous le savez.

— Je sais… je sais, dit Gourdon.

Un peu de rouge était monté à ses joues brunes, mais il ajouta aussitôt, presque humblement :

— La valeur de mon excellent confrère est grande… très grande.

L’ironie de François n’était pas demeurée dans ses yeux : elle relevait maintenant le coin de sa bouche pâle. Ayant respiré un peu plus fort et regardé une fois encore tout autour de lui, Gourdon continuait, et le ton de ses moindres paroles marquait une politesse extrême :

— Je veux espérer que Mme Landargues, elle aussi, se porte bien. J’ai fait l’autre dimanche quelques trouvailles nouvelles qui, je crois, pourraient l’amuser.

— Eh bien ! docteur, il faut les lui porter.

Et se tournant vers moi, mon cousin daigna expliquer :

— Le docteur Gourdon est un archéologue remarquable. Il fait chaque dimanche dans les bois qui sont derrière les carrières des fouilles qui donnent, ma foi, de bons résultats. Il trouve des poteries et des médailles. Les médailles surtout amusent ma grand’mère. Elle dit toujours à Gourdon qu’il devrait faire un rapport à l’Académie de Privas.

— Elle me fait cet honneur, dit le docteur.

— C’est entendu, conclut François, tendant la main, et lui donnant son congé. Portez vos petites machines à la Cloche un de ces jours. Je vais annoncer votre visite et si par hasard je me trouve là, je vous ferai goûter de mon châteauneuf. Au revoir, Gourdon.

Mais comme l’autre, m’ayant de nouveau respectueusement saluée, allait s’éloigner, François le retint, et, du bout de sa canne, touchant les guêtres trop neuves :

— Dites-moi… si je ne suis pas indiscret… où donc les avez-vous achetées ? Elles sont superbes.

— Chez Luscassé, à Avignon, dit négligemment le docteur.

— Ah ! parfait… Je me disais aussi… il me semblait reconnaître le modèle.

Il l’accompagna longuement de son regard moqueur. L’ayant vu disparaître sous la voûte profonde de la rue des Quatre-Vents, il se mit à rire et son rire était méchant.

— Le plat personnage ! dit-il en haussant les épaules. Honnête homme certes et très scrupuleusement… mais plat… plat jusqu’à la bassesse et jusqu’à la sottise. Je ne puis souffrir cela et je ne puis souffrir cette admiration qu’il affecte d’avoir, — qu’il a peut-être réellement, — pour moi, pour ma famille, nos amis, notre fortune. Il comprend tous mes goûts, il les apprécie, il les partage. Il n’est pas riche et tient à son argent assez âprement. Cependant le voici maintenant qui fréquente chez mon bottier, et il le fera bientôt sans doute chez mon tailleur, quitte à souper pendant un mois de tomates et de pois chiches. Ce garçon n’est point un sot, mais la mesquinerie de son esprit, la misère de ses ambitions me sont insupportables. Savez-vous quel est le rêve de Gourdon ? le but de sa vie ? la hantise de ses jours ? Savez-vous qu’elle est pour lui la forme de la gloire ?… Devenir mon médecin, celui de ma grand’mère et des quelques personnes importantes de la contrée qui sont de nos amis. Cela vous fait sourire… C’est que vous ne connaissez pas encore bien la province et ces vieilles familles de petites gens chez qui la même âpreté, la même ténacité se poursuivent à travers les siècles. Il y a trois cents ans qu’on trouve le nom des Gourdon sur les registres de Lagarde. Je connais un peu leur histoire et je m’amuse à constater qu’ils se ressemblèrent tous, petits notaires, petits magistrats, petits médecins, médiocres, prudents, serviles, plats devant la noblesse d’alors comme celui-ci est plat devant moi, s’accrochant à elle comme celui-ci voudrait s’accrocher à nous, et recevant, si besoin en était, les coups de pied, chapeau bas, comme celui-ci reçoit l’ironie en plein visage. Vous l’avez vu… Il sait quand je lui parle ne point entendre le ton, mais seulement les paroles qui sont évidemment selon la politesse. — Et il ne bronche pas quand je lui vante Fardier qui me soigne depuis ma naissance et qu’il déteste, dont il compte les années, observe la lassitude, attend la mort…

Tout en parlant, avec une volubilité presque fiévreuse, âpre, mordant, méchant et se réjouissant de l’être, François Landargues continuait de rire et de hausser les épaules. Brusquement, il s’interrompit.

— Ah ! dit-il, laissons tout cela, et ces gens de Lagarde si ennuyeux !… Je m’ennuie, si vous saviez, je m’ennuie !

Une mélancolie soudaine, et qui le faisait plus charmant, apaisait tout son visage.

— Vous me parlerez de Paris, n’est-ce pas ? Je n’ose pas y retourner parce que j’ai la peur absurde, honteuse, d’y mourir tout d’un coup, seul, comme est mort mon père. Mais vous en arrivez, vous le sentez encore.

Ses narines pâles s’élargissaient et son visage, penché vers mon épaule, était tout près du mien.

— Dites-moi, n’allez-vous jamais sur le chemin de Saint-Étienne ? Il longe le Rhône. Personne n’y passe jamais et l’on s’y croirait aux premiers temps du monde.

— J’y suis allée une fois.

— Il faut y retourner… Jeudi, par exemple, vers cinq heures, n’est-ce pas ? Quand la chaleur commence à tomber.

— Guicharde se fâchera.

— C’est votre sœur ? Elle ne me plaît pas, je l’ai aperçue deux fois et je lui trouve l’air méchant. Vous n’avez besoin de rien lui dire.

— Cependant…

— Ah ! que d’hésitations, fit-il avec impatience. Quel âge avez-vous donc ?

— Vingt-quatre ans.

— Alors, vous êtes vraiment un peu ridicule. Mais vous êtes aussi tout à fait charmante, et je vous pardonne. C’est bien entendu, n’est-ce pas : jeudi, sur le chemin de Saint-Étienne ? Au revoir, Alvère… Ne vous scandalisez point une fois de plus. « Mademoiselle » est bien cérémonieux entre gens de la même famille qui renoncent aux hostilités, et « ma cousine » sent par trop sa province.

— Au revoir.

— Appelez-moi François, je vous prie.

— Au revoir, François.

— Et dites-moi à jeudi.

— Je ne le dirai pas.

— Soit, mais vous viendrez, et c’est l’essentiel. A jeudi, Alvère.

Il partit, désinvolte et las, souple dans sa démarche, mais courbant malgré sa jeunesse ses épaules trop étroites. Un instant, je demeurai sous le vieil ormeau dont l’ombre était ronde à mes pieds comme le cercle magique des enchantements…

Et cette rencontre-là fut suivie de toutes les autres.

*
*  *

J’allai le jeudi sur ce chemin de Saint-Étienne qui semble un chemin des premiers temps du monde, tant le fleuve tumultueux et les arbres pressés y ont de désordre et de sauvagerie, et je retournai peu de jours après dans la vallée où repose la Chartreuse abandonnée ; mais cette fois je n’étais plus seule et je n’observais plus l’ombre bourdonnante, les pierres sèches où glisse la couleuvre. François Landargues tenait mon bras et s’y appuyait quelquefois. Il ne me parlait pas d’amour, il ne m’en a jamais parlé ; mais, chaque jour plus confidentiellement, cela du moins me paraissait ainsi, nous nous entretenions un peu de moi et beaucoup de lui-même.

Il ne croyait à rien, ni en lui, ni hors de lui, ni sur la terre, ni ailleurs. Je crois qu’il était très intelligent ; je crois aussi que sa maladie, affectant tout à la fois le cœur et les nerfs, lui donnait une grande amertume et des irritations par lesquelles s’était détruit tout ce qu’il pouvait avoir de tendresse. Et je crois enfin qu’il restait seulement capable, dans ses goûts et ses désirs, d’une certaine violence sèche et passionnée. Mais comment le juger aujourd’hui et que pouvait valoir mon petit jugement d’alors ? Je sais seulement que certaines de ses phrases et de ses façons me déplaisaient jusqu’à ne pouvoir le cacher, et je sais que j’en rapportais d’autres au fond de ma pensée pour en entretenir jusqu’au moment de le revoir ce trouble émoi qu’il m’inspirait.

Il disait trop souvent avec une trop parfaite sincérité :

— Il ne m’est possible d’aimer personne. Mes parents moins que les autres, parce que je les connais mieux. Et je n’ai pour moi-même que peu de sympathie.

Mais il disait aussi :

— Je ne suis qu’un malheureux. J’ai des heures d’abattement qui vont jusqu’au désespoir. Cela me fait du bien, Alvère, ces promenades avec vous, et de voir votre indignation si gentille quand je dis ce que je pense, et d’entendre quelquefois vos petits mots raisonnables.

Je rentrai chez moi toute incertaine et enfiévrée. Maman était assise dans son fauteuil. Avec des bouts de laine de toutes couleurs, achetées par écheveaux dépareillés aux bonnetiers ambulants, elle nous tricotait pour l’hiver d’étranges pèlerines ; nous ne pourrions évidemment les mettre que dans la maison, mais elles seraient chaudes et peu salissantes. Elle me demandait :

— D’où viens-tu encore, ma petite fille ? Je n’aime pas à te voir courir seule et si tard dans la campagne. J’ai peur pour toi des mauvaises rencontres.

— Laissez donc ! intervenait Guicharde. La campagne est sûre et Alvère, à pied, ne peut aller bien loin ; la marche lui fait du bien. Voyez comme ses yeux brillent et comme elle est animée !

Le regard qu’elle posait sur moi était tout plein d’une tendresse déjà maternelle ; quelquefois, il se mêlait à cette tendresse une espèce de pitié douloureuse et je connaissais alors que Guicharde était dans ses mauvais jours. A trente ans passés, elle souffrait de ne pas avoir connu de joie et de n’avoir pas de joie devant elle. Le plus souvent elle triomphait de cette amertume ; mais il advenait parfois qu’elle en fût tout envahie et suffoquée. A sa peine se mêlait je ne sais quelle fureur de l’éprouver qui faisait ses yeux presque effrayants. Alors, n’imaginant ma vie que semblable à la sienne, elle étranglait de sanglots en me regardant. J’étais elle-même avec dix ans de moins, et je ne sais vraiment sur laquelle de nous deux elle s’apitoyait le plus. Mais alors, elle se fondait toute d’indulgence et de douceur et je la chérissais plus pour ces instants éperdus que pour toute sa raison qui cependant nous était précieuse.

— Laissez… Cela lui fait du bien… Où as-tu été ce soir, Alvère ?

Je le disais, et toujours avec franchise, mais je ne disais pas qui j’avais rencontré. Le soir seulement, me glissant auprès de maman déjà couchée, tandis que Guicharde vérifiait en bas la fermeture des portes et des volets, j’avouais tout bas :

— J’ai revu François Landargues.

— Encore !… s’émerveillait ma pauvre maman. A-t-il au moins été bien aimable ?

*
*  *

Un jour vint cependant où je sentis que cette confidence ne m’était plus possible : le jour où, pour la première fois, les lèvres de François touchèrent ma joue, puis mes lèvres, là-bas, près des ruines abandonnées de cette villa où tint sa cour le beau cardinal Julien de La Rovère. Alors mes promenades dans la campagne devinrent plus fréquentes, mais je cessai d’en indiquer l’endroit. Si j’étais montée vers les sauvages collines, je vantais au contraire les chemins humides et bas qui vont retrouver les ruisseaux de la plaine ; et si j’étais allée dans la plaine, je parlais des rochers de Mornas et de leurs belles couleurs de cuivre rouge et blond. Je mentais et je n’en avais point de déplaisir. Je n’avais pas de bonheur non plus. Une espèce de révolte me soulevait, mais je la tournais vers ma mère et vers Guicharde, et c’est d’elles que je jugeais nécessaire de me défendre.

Ainsi passèrent le mois d’août et les jours de septembre. François devenait plus avide de me voir et moi de le retrouver, et, si nous marchions côte à côte dans les chemins brûlés par l’été finissant, ou si nous allions nous asseoir dans les bois sur la terre odorante et broussailleuse, il nous advenait de laisser se prolonger entre nous un redoutable silence. Il m’oppressait soudain ; j’avais l’impression de m’y débattre, et, voulant qu’il se dissipât, je disais au hasard n’importe quelle petite phrase brusque et ridicule. Alors, François me regardait avec son irritant et douloureux sourire, et il me prenait dans ses bras.

*
*  *

Il voulut une fois me mener dans ces bois d’où la vue est si belle et qui s’étendent au delà des carrières.

Je le retrouvai à la fontaine de Tourde. Il n’avait pas voulu prendre sa voiture, ne se souciant pas qu’un de ses serviteurs pût connaître nos rendez-vous, et nous gagnâmes le sommet de la montagne par un chemin pierreux et roide où les sauterelles abondantes qui se levaient sous nos pas faisaient en retombant le bruit de la grêle. Les petits chênes à cet endroit étaient durs et rabougris. Aucune ombre ne nous protégeait et je voyais se soulever les épaules de François qui haletait un peu sous le pesant soleil.

Enfin nous aperçûmes les grandes carrières montrant leurs blancheurs fraîches et leur profondeur sombre dans le rocher déchiré. Mais mon compagnon ne me conduisit pas de ce côté et je le suivis sur le chemin d’où l’on voit la plaine avec ses villages nager dans une vapeur bleue. Bientôt nous entrâmes dans le bois. La terre était couverte déjà de feuilles tombées. Il se levait de leur amas des souffles brûlants et l’on eût dit que, toutes craquelantes et sèches, elles n’étaient point consumées par les ardeurs du ciel, mais par un feu qui continuait de brûler sous la terre. François semblait triste et las et, me taisant avec lui, je laissais doucement sa main trop chaude caresser mon bras nu.

Or, dans cette solitude profonde, comme nous traversions une sorte de clairière, je fus surprise d’apercevoir un homme qui fouillait la terre d’un long bâton ferré. Il était vêtu misérablement d’un vêtement amolli qui avait la couleur flétrie des feuilles tombées. Et sous son feutre aux bords fatigués, avec ses bottes déformées, blanchâtres et fendillées, j’eus d’abord bien de la peine à reconnaître le docteur Fabien Gourdon. Mais François n’eut point cette hésitation. Une joie cruelle éclaira soudain son visage souffrant. Il s’approcha ; et savourant bien la confusion de l’autre, honteux d’être surpris ainsi dans sa tenue misérable de braconnier :

— Eh bien ! docteur, demanda-t-il, elles sont bonnes, les trouvailles d’aujourd’hui ?

— J’arrive seulement, dit Fabien Gourdon.

Il souffrait dans sa vanité si visiblement qu’il en avait rougi. Cependant son regard, déférent toujours quand il se levait sur mon compagnon, m’enveloppait de cette déférence et il s’y mêlait une espèce d’admiration sincère et presque violente. François, impitoyable, examinait le vieux feutre, les vieilles bottes, le vieux vêtement.

— Bonne chance, dit-il enfin sans s’attarder davantage. Songez, docteur, et le pli se formait à sa bouche ironique, que l’Académie de Privas attend votre mémoire. Ne la faites donc pas languir.

Et sous les petits chênes, quand nous nous fûmes éloignés, il se mit à rire méchamment comme il avait ri déjà sur la place ronde où sont les maisons des chanoines.

— Ah…, disait-il, ce Gourdon !… que de qualités !… Économe, n’est-ce pas, je vous l’avais bien dit, prétentieux et économe, avare peut-être même, le charmant garçon ! Il ne se soigne point pour lui-même, mais pour l’impression qu’il veut produire. Quand il pense n’avoir personne à étonner, il se néglige honteusement. Vous avez pu l’admirer… Le moindre de mes gardes, dans les bois de Valbonne, est mieux tenu que lui… Ah ! qu’il était vexé, qu’il avait raison de l’être et que cela est bien fait ! Vous avez remarqué ses bottes, Alvère… Sûrement, celles-ci ne viennent pas de chez Luscassé, puisque la maison n’est ouverte que depuis dix ans.

Marchant devant moi, de sa canne il frappait les ronces pour les rompre et que je pusse passer ; et il continuait de rire nerveusement. Soudain il se tut, réfléchit un peu, et se retournant :

— Savez-vous, Alvère, me dit-il, je crois bien que le docteur Gourdon est amoureux de vous.

— Amoureux !… dis-je bien étonnée, et pourquoi serait-il amoureux de moi ?

— Parce que je vous aime, déclara François avec une nonchalance insolente.

Nous étions maintenant au pied de quelques ruines qui furent autrefois, sur cette hauteur, un château formidable, et nous nous assîmes à leur ombre, déjà longue devant nous. Une espèce de langueur qui venait du temps orageux et de notre fatigue nous pénétrait, et, les membres abandonnés, nous fermions les yeux à demi, dans l’air pesant où les odeurs mêlées de la menthe et du thym étaient lourdes comme un baume. François était très pâle dans la grande lumière, et je crois bien qu’à ce moment sa maladie le faisait souffrir. Un frisson passait quelquefois sur sa joue maigre ; ses mâchoires se serraient jusqu’à la crispation.

Je le devinais, ou je l’imaginais, triste aujourd’hui jusqu’à l’angoisse, et je dis très doucement :

— François.

Il se tourna, me regarda en silence, puis brusquement :

— Alvère, me demanda-t-il, est-ce que vous n’en avez pas assez de nos sottes rencontres dans la campagne et de nos promenades d’écoliers ?

— Assez ?… répétai-je.

Et je ne pouvais pas le comprendre, car je voyais bien à l’ardeur de ses yeux que cet « assez » ne voulait point exprimer la lassitude.

— Oui, poursuivit-il avec cette impatience, cette espèce d’avidité qui suivaient ses minutes indifférentes, n’aimeriez-vous point, comme moi, que nous puissions nous voir avec plus de tranquillité ?… Voici l’automne, les nuits promptes, et les grandes pluies vont venir… Écoutez, — et sa fiévreuse parole ne me laissait pas le pouvoir de réfléchir, — vous connaissez, sur la place où est l’ormeau, notre vieille maison. Ma grand’mère n’a pas voulu que j’attende sa mort pour en pouvoir disposer : cette maison m’appartient.

— Je sais…

Avec le jour déclinant, les humides odeurs de l’automne commençaient à monter des sous bois, et, dans le ciel, d’un bleu verdâtre et très pur, s’étendaient de paisibles grèves de sable lumineux vers lesquelles nageaient d’autres nuages, d’apparence tourmentée, qui portaient de longues plaies rouges dans leurs masses violettes.

— La bicoque, continuait François, est assez curieuse. Les fenêtres ont encore leurs petits carreaux épais à travers lesquels se déforme le paysage. Vous verrez…

Sa phrase prudente, une seconde, demeura en suspens.

— Vous verrez, au premier, dans la grande salle, la cheminée avec les deux faunes et de petites salamandres ciselées sur chaque pierre. J’ai fait là ma bibliothèque. Ma chambre est à côté. Je suis capricieux. Quelquefois il me semble mieux respirer dans cette maison que dans l’autre, où nous habitons. Alors je viens m’y installer pour huit jours ou davantage. Tout est prêt pour me recevoir…

Il hésitait encore. Puis brusque, tout à coup, et suppliant :

— Vous viendrez, n’est-ce pas ? Dites que vous viendrez, Alvère, dites-le… Ah ! je suis malade, ce soir, malade et triste. Depuis deux mois nos rencontres sont toute ma joie et le mauvais temps bientôt va les empêcher… Vous viendrez pour que je ne sois pas trop malheureux. Ce serait si simple… le soir, parce que dans le jour on pourrait vous voir entrer ; mais le soir, la ville est si sombre… On doit se coucher de bonne heure, chez vous ?

Les grands nuages, au-dessus de nos têtes, continuaient d’étirer leurs formes sanglantes. Je les regardai longuement, et, me levant pour partir :

— … Comment voulez-vous ?…

— Oh ! que vous êtes empruntée ! Y a-t-il donc à vos portes des serrures qui grincent très fort ? Que redoutez-vous ? Vous sortirez et vous pourrez rentrer un peu plus tard sans que personne entende rien. Si vous avez peur, je vous accompagnerai… Vous viendrez… Il faut avoir pitié. Il me semble quelquefois que vous me comprenez bien et cela m’est si doux !… Vous ne savez pas comme je vais les attendre tout le long des journées, ces petits instants du soir que vous voudrez bien me donner ! Vous viendrez… vous viendrez…

Sa véhémence savante, toute mêlée d’ailleurs de sincérités douloureuses, m’étourdissait un peu et il le voyait bien.

— Quel jour ? dites-moi quel jour ?

— Ah ! ne fixons pas de jour, m’écriai-je.

Déjà je courais dans le chemin. François marchait derrière moi, mais paisiblement et sans me poursuivre. Quand je fus dans le bois, j’eus peur de me perdre. Je m’arrêtai pour l’attendre. Je me retournai. Et l’air de contentement que je vis sur son visage me blessa d’une façon que je devais me rappeler bien souvent.

*
*  *

Je me rappelle aussi, deux semaines après ce jour-là, un autre jour… François m’avait dit : « Je vous attends demain ! » Et ce demain était venu. Il pleuvait. C’était une de ces pluies d’automne abondantes et furieuses qui défoncent les routes et font s’écrouler dans la campagne les maisons fragiles, aux murs de terre et de cailloux. Je pensais :

— Si cela continue, je n’irai pas. Je ne pourrai pas y aller, et il le comprendra. On reconnaîtrait demain la trace mouillée de mes pas dans le couloir. On s’étonnerait de mes vêtements mouillés.

Et de chaque rafale, de chaque ruissellement plus fort s’écrasant sur le toit, giflant les murs, menaçant de crever les vitres, je tirais une espèce d’apaisement. Mais, vers le milieu de la journée, les gros nuages qui se précipitaient en remontant vers le Nord, cessèrent d’être suivis par d’autres nuages. Une teinte d’un gris doux et vite blanchissant s’égalisa dans le ciel. Le vent tomba. Avec une angoisse qui suspendait ma vie, je regardais s’éclaircir ces dernières brumes ; bientôt, le bleu pur du ciel transparut au-dessous ; peu à peu, les taches qu’il formait s’étendirent, se multiplièrent, et ce terrible azur, l’emportant enfin, remplit tout mon horizon, des toits les plus proches, ruisselants encore et lumineux jusqu’aux lointains sommets dont les chemins, et les arbres, et les pierres même, semblait-il, devinrent visibles.

Adélaïde ouvrit les fenêtres. Une odeur délicieuse montait de la plaine. On y retrouvait les aromes mêlés de la terre pénétrée d’eau et de toutes les herbes, mais par-dessus leur délicatesse la saveur plus forte de la menthe humide semblait perceptible aux lèvres et les faisait s’entr’ouvrir.

Je sortis sur la terrasse, et Guicharde vint avec moi. Le soleil déjà bas, qui maintenant se montrait, envoyait vers nous d’insoutenables brûlures, et l’ardeur qu’il avait tenue cachée durant cette triste journée cherchait en ces dernières minutes à se dépenser toute. De nos trois figuiers aux platanes de la route se répondaient des oiseaux éperdus. Mais bientôt sifflèrent au loin les petites chouettes crépusculaires. Bientôt le croissant pâle de la lune devint plus clair que le ciel.

Guicharde soupira :

— La nuit sera belle.

Elle avait son visage tourmenté, ses yeux durs des mauvais jours. Et je lui en voulus, car toute cette souffrance qu’elle me laissait trop bien voir me permettait d’imaginer en ce moment que n’importe quelle autre souffrance lui serait préférable. Très bas au-dessous de nous, la vieille Mélie marchait dans son jardin étroit : elle s’arrêtait et secouait la tête devant les petits choux d’hiver, plantés de la veille, et tout écrasés par la pluie. Plus bas encore, sur la route, une petite fille menait au bout d’une corde une chèvre grise. La bête affamée se cabrait au long des haies, ruisselantes encore, et secouait les branches avec une fureur avide.

— Cette enfant est trop sotte, remarqua Guicharde. Elle devrait attendre que la feuille et l’herbe soient plus sèches pour mener paître sa chèvre. Elle la fera crever. Si j’étais sur la route, je le lui dirais.

J’admirais comme de petits soucis la pouvaient facilement distraire de ses tristesses. Même quand l’emportaient des rêves un peu désordonnés, son bon sens demeurait toujours là et lui portait secours aussitôt.

A son exemple, je cherchais, moi aussi, dans tout ce qui nous entourait, quelque chose à quoi pût s’attacher mon attention. Mais je vis seulement, derrière la petite gardeuse de chèvre, trois hommes qui marchaient sur la route. C’étaient des ouvriers de la carrière ; je le reconnus à leurs chaussures et à leurs vêtements qu’avaient blanchis les poudres de la pierre, et je ne pus que penser :

— Sûrement, avec cette grande pluie, il ne sera pas allé là-bas aujourd’hui. Il est resté chez lui, dans cette maison ; il m’a attendue… il m’attend.

Hélas ! tout me ramenait vers lui et il n’y avait plus à me défendre. De la salle à manger, maman, qui mettait le couvert avec Adélaïde, nous cria :

— Prenez garde aux moustiques !

Et quoique je n’en eusse pas senti un, je répondis :

— Vous avez raison. Je rentre. On ne peut pas tenir ici…

Je montai dans ma chambre ; je mis une blouse fraîche et me recoiffai avec soin. Pauvre toilette naïve, pendant laquelle mon cœur battait avec tant de force que je croyais l’entendre !… Quand je fus assise à table, maman remarqua ces recherches et Guicharde dit en riant :

— As-tu l’intention, Alvère, de suivre la mode anglaise et de t’habiller chaque soir avec tant de soin ?

Puis elle observa raisonnablement :

— Cette blouse est charmante, mais elle se chiffonne vite. Tu aurais mieux fait de la conserver fraîche pour dimanche.

— On pourra la repasser de nouveau.

— Oui, dit maman, mais cela finit par brûler le fil.

Elles discutèrent à ce propos des avantages de l’amidon cuit sur celui qui ne l’était pas et comparèrent la durée des tissus de toile et des étoffes de coton. Durant tout le repas, nous nous entretînmes ainsi de petites choses, et cela m’était bon. Mais que ce repas fut bref ! Jamais il ne m’avait paru aussi misérable qu’après le potage on pût se nourrir d’un légume seulement et de quelques fruits. Vingt minutes ! notre souper ne durait que vingt minutes ! Ensuite, la table desservie, Guicharde prenait son carnet de comptes et maman son tricot. Elles se taisaient. Et j’avais peur de ce silence qui allait venir ; je le sentais se former autour de moi, tout plein de pensées redoutables, d’émotions trop violentes, de résolutions immédiates et que je ne connaissais pas encore.

— Guicharde, suppliai-je, si nous faisions une partie de loto ?

— Demain, mon petit. Ce soir, j’ai mon relevé de la quinzaine et je voudrais pourtant me coucher de bonne heure.

— Moi, dit maman, j’ai déjà sommeil. On dort bien par ces premiers froids.

Il me fallut donc prendre un livre et je m’assis entre elles. L’heure passa. Les longues aiguilles de maman se mouvaient lentement entre ses mains somnolentes. Enfin, Guicharde serra son carnet dans la poche profonde de son tablier noir : elle se leva pour mettre à leur place, au coin de la cheminée, l’encrier et la plume, et puis elle sortit pour aller fermer la grosse porte du vestibule et la petite porte de la cuisine. Éperdument je prêtais l’oreille. Mais les serrures, chez nous, toujours huilées avec soin, ne faisaient aucun bruit. Cette complicité, prévue cependant, me parut étonnante ; elle préparait, appelait et décidait tout.

— Comme ce sera facile de sortir ! pensai-je… comme il sera simple de rentrer !

Et désormais il me parut que je n’hésitais plus.

« Allons, pensai-je, dès qu’elles vont être couchées… » J’attendais fiévreusement le retour de Guicharde. Elle parut enfin, alla jusqu’à la fenêtre, s’assura que les volets tenaient bien et que le vent, s’il se levait cette nuit, ne les pourrait rabattre.

— Eh bien ! dit-elle, ayant achevé d’accomplir toutes ces petites besognes, nous montons ?

Je croyais bien maintenant être tout impatience. Je croyais ne pouvoir assez rapidement me séparer d’elles, et cependant je suppliai :

— Pas encore.

— Oh ! si ! déclara maman. Je n’en puis plus, mes petites ; mes yeux se ferment.

Déjà elle se soulevait dans son fauteuil et Guicharde, debout, préparait nos bougeoirs au coin de la table. Je les regardai l’une et l’autre, et je suppliai tout bas :

— Ne me laissez pas sortir ce soir… ne me laissez pas sortir…

Maman se pencha sur le bras d’acajou couvert de vieux velours, qui nous séparait l’une de l’autre.

— Sortir !… Tu avais donc l’intention de sortir ?… à cette heure-ci !

Mais à Guicharde, les mauvais rêves de la journée avaient donné de subtiles et amoureuses clairvoyances. Elle gronda, toute haletante de trouble et de sévérité :

— Pour aller retrouver qui ?

— Alvère ! cria maman.

Et malgré que je tinsse mes yeux fermés, je sus toute l’horreur qui lui jaillissait au visage. La tête droite, sans me cacher de mes deux mains qui demeuraient jointes au bord de la table, je pleurais en silence, et le tremblement incessant de mes épaules, secouant mon être tout entier faisait passer sous mon front d’insupportables douleurs. Je ne sais combien de minutes cela put durer et je ne sais ce qu’elles purent à ce moment comprendre, ces deux femmes silencieuses que pénétrait ma souffrance… Je ne sais ce qu’elles purent comprendre, l’une avec ses souvenirs, l’autre avec ses regrets, chacune avec sa peine, qui venait de l’amour. Maman dit très bas :

— Ma pauvre petite…

— Ma petite, dit Guicharde.

Chacune me touchait au bras et je dus écarter mes deux mains pour les leur donner. Je tenais toujours mes yeux serrés, je pleurais toujours. Cependant je m’apaisais peu à peu, et c’est elles maintenant dont je sentais les pauvres doigts trembler passionnément dans les miens.

*
*  *

La pluie tombe depuis huit jours. Nous serons bientôt en décembre. Une odeur froide, qui semble venir des pierres trempées d’eau et prêtes à se dissoudre, — pierres des vieux murs ruisselants, pierres des pavés entre lesquelles bondissent de petits flots ininterrompus, monte de toute la ville. Une danse enragée et lourde, qui menace de tout enfoncer, ne cesse de bondir et de piétiner là-haut les tuiles du vieux toit. Il y a dans ce bruit, pressé et continu, je ne sais quelle monotonie affolée qui étourdit, engourdit, et mêle à la somnolence un insupportable malaise. — Automne tout pareil à celui d’alors, à l’automne qui suivit ce soir où je n’allai pas chez François Landargues, pour supporter le mal qui vient de vous, il faudrait être au fond de soi très riche ou d’une entière pauvreté. Mais je suis également loin de la force et de la stupeur. Les médiocres comme moi ne savent que sentir.

… Nul jour ne se détache entre les mornes jours qui suivirent. Je ne vois pas ce temps derrière moi comme une suite d’heures formant des semaines avec leurs dimanches. C’est une seule masse grise et pesante comme ces vapeurs qui roulent en novembre sur les prairies crépusculaires. Le temps était mauvais ; la nuit tombait vite. Émue encore des confidences que j’avais dû lui faire, maman me considérait trop souvent avec une frayeur désolée. Et puis elle fermait les yeux, et la méditation qu’il lui fallait subir creusait en quelques minutes son visage si pâle et si fin. C’est elle, dans ces moments, qui portait mes remords et elle ne se consolait point de tout ce que sa chair et son âme avaient mis en moi de faible et de passionné. — Elle ne me parlait de rien d’ailleurs. J’avais supplié qu’il en fût ainsi, elle admettait ma prière, et le nom des Landargues qui, dans nos heures provinciales, revenait jusqu’alors assez souvent entre nous, n’était plus jamais prononcé.

Je ne me plaignais d’aucune peine, je n’en voulais point éprouver, et, m’appliquant à rire souvent, je mettais toute ma bonne volonté à m’occuper sans cesse et utilement, aidant au ménage comme à la couture, pliant le linge et préparant les pommes et les figues pour les conserves de l’hiver. Mais ma souffrance, que semblaient écarter tant de petits gestes, dès qu’ils s’interrompaient revenait aussitôt se serrer contre mes épaules, et tout mon mal, se remuant avec force, étirait ses griffes au dedans de moi. D’une imagination ou d’une mémoire tout à la fois inlassable et épuisée, je cherchais François, ses phrases durant nos rencontres, ses regards et ses gestes. Et souvent je chérissais tout de lui, ses tristesses et ses sourires, et jusqu’à son cœur sec, jusqu’à ses méchancetés douloureuses ; mais souvent aussi, le comprenant plus clairement, je n’avais plus pour lui que de la répulsion.

Deux fois déjà, dans la rue Puits-aux-Bœufs et sur le quai du Rhône, je l’avais revu. On ne me permettait plus de sortir seule, je ne le demandais pas ; Guicharde chaque fois marchait auprès de moi. Et, sans presser ni ralentir le pas, il avait salué, d’un geste indifférent, laissant toutefois s’attacher sur moi un regard d’où ne venaient ni regrets ni prière, mais seulement, blessante de cette façon aiguë qu’il savait trop bien faire sentir, la plus méprisante ironie. M’aimait-il, m’avait-il aimée ? Était-ce de l’amour, ce que moi-même j’avais éprouvé pour lui ?… Mais les jours passèrent et je commençais de ne plus bien connaître les causes de ce grand tourment qui m’occupait encore… Lui-même peu à peu s’en allait de moi. Et je me rappelle, comme le printemps allait venir, les belles heures que je passais à la fenêtre de ma chambre, qui était la plus petite au bout du couloir blanchi à la chaux. Quel bonheur me venait alors de mon cœur vide, paisible et léger ! Le soleil disparaissait derrière les monts de l’Ardèche, et devant moi, du ciel où s’étaient dissous les derniers rayons au fleuve qui le recevait avec eux, la couleur du miel occupait tout l’espace.

Pauvres âmes que les petites et les ignorantes comme la mienne, tour à tour paisibles et brûlées, savourant leur folie, appréciant leur sagesse, et ne sachant jamais bien où il leur convient de s’établir !

*
*  *

Le printemps fut aigre et changeant comme il est souvent dans nos pays, avec des coups de vent glacé qui secouent sur leur tige et font tomber les fleurs naissantes, et des soleils si chauds que le blé vert semble s’allonger dans la minute que l’on met à le regarder. Je recommençais de sortir seule dans les petites rues qui tournent autour de la maison et j’apercevais quelquefois le docteur Gourdon. Il venait là pour soigner l’enfant d’un charpentier, atteint de tuberculose osseuse et auquel s’intéressait Mme Livron qui est fort riche, et grande amie de la vieille Mme Landargues. Il me saluait avec un grand respect et me regardait longuement.

Un jour, il me parla. C’était devant la « Maison des Têtes », où trois seigneurs et quatre dames, du temps du roi François Ier, sculptés merveilleusement dans la pierre brunie, penchent au-dessus des fenêtres à croisillons leurs têtes coiffées de plumes ou de perles. La rue est malpropre et fort étroite. Au moment que je passai auprès du docteur, je glissai sur une pelure de pomme et manquai de tomber. Il étendit le bras pour me retenir et, comme je le remerciais, en riant de ma maladresse, il rit avec moi. Ensuite, il me demanda si ma santé était bonne, et s’informa avec un grand intérêt de ma mère qu’il apercevait quelquefois le dimanche et qu’il trouvait, me dit-il, un peu pâle et fatiguée. Je répondis qu’elle était, en effet, d’une santé fragile, et nous demeurions l’un devant l’autre, ne sachant plus bien ce qu’il fallait ajouter.

Alors, ayant, me parut-il, hésité légèrement, il me demanda :

— Y a-t-il longtemps, mademoiselle, que vous n’avez vu M. François Landargues ?

La question n’était que banale. Elle me troubla cependant, car je ne l’attendais point et je répondis : « Très longtemps », avec une indifférence excessive et maladroite. Fabien Gourdon ne fut point assez délicat pour ignorer mon trop visible malaise :

— Oh ! dit-il, baissant un peu la voix, je vous demande pardon d’avoir réveillé des souvenirs…

— Il n’y a pas de souvenirs, ripostai-je.

— A la bonne heure ! approuva Gourdon.

Et il soupira, parce qu’il supposait sans doute que j’avais le cœur gros et qu’il tenait à me rendre évidente toute sa sympathie :

— Que voulez-vous !… Il était bien à prévoir que Mme Landargues, si intransigeante, ne permettrait pas à son petit-fils de se marier selon sa tendresse !

Avait-il donc pu croire que François désirait m’épouser ? Je fus touchée, et cela me flatta de découvrir chez quelqu’un cette pensée qui ne m’était jamais venue. Je regardai mieux Gourdon. Il était admiratif, pitoyable et sincère. Alors je pensai qu’il était honnête de cœur et de cerveau, et je le fus sans doute moins que lui, car, ayant fait un geste vague qui pouvait marquer un grand détachement pour ces choses déjà lointaines, je ne le détrompai pas.

*
*  *

Quelques jours plus tard, maman, ayant rendu visite à Mme Périsse qui était veuve d’un notaire de Vaizon et lui montrait de la sympathie, en revint tout agitée : elle avait rencontré là le docteur Gourdon qui, fort aimablement, lui avait demandé la permission de la venir voir. Elle ne pouvait comprendre cet événement dont elle ne cessa plus de discuter avec Guicharde, et toutes deux, aidées d’Adélaïde, commencèrent de grands nettoyages dans notre salon qui était une pièce humide et sombre, où nous n’entrions jamais, meublée d’un canapé d’acajou, de quatre fauteuils et d’un petit guéridon.

Mais Fabien Gourdon ne leur laissa pas le temps de le mettre en état ; il arriva dès le surlendemain, et nous dûmes le recevoir sur la terrasse et lui offrir simplement une de nos chaises de paille que, d’ailleurs, il déclara très confortable. Il dit aussi que notre vue était la meilleure du pays, notre jardin le mieux soigné, et il ne cessait d’appeler maman « madame Landargues », mettant à prononcer ce nom une déférence qui la flattait extrêmement. Je vis tout de suite qu’il lui plaisait beaucoup et qu’il plaisait à Guicharde. Il s’en aperçut de son côté, et, prolongeant sa visite qui dura plus de deux heures, il nous apprit dès ce jour-là complaisamment sur lui-même tout ce qu’il était possible d’en savoir.

Il nous parla de ses fatigues, de ses malades, et de son dévouement. Il nous parla de sa famille, de son enfance, de sa mère, qui, restée veuve très jeune, l’avait élevé. Ses vertus, nous déclarait-il, et sa bonne entente de toutes choses étaient remarquables. « C’était une femme d’ordre ; chez nous une servante n’aurait pu manger un croûton de pain en sus de sa ration sans qu’elle s’en aperçût. » Il déclarait encore : « C’était une femme pratique. » Et il nous racontait comment, quand il avait dix-huit ans, elle avait discuté avec lui du choix d’une carrière, comme ils avaient pesé les moindres dépenses, escompté dans les bénéfices que le pays est assez malsain, en somme, avec la chaleur et le grand vent et que ces chauds et froids qui font longtemps tousser les malades autorisent le médecin à de fréquentes visites. Ces calculs lui inspiraient une grande admiration et il les offrait à la nôtre. On voyait bien qu’il continuait de les pratiquer et menait tous ses actes avec une prudence étroite et réfléchie.

J’enviais ma mère et ma sœur de savoir si bien l’écouter, avec toutes les marques d’un contentement sincère, un peu penchées et modestement repliées sur elles-mêmes, et les mains jointes au bord de leurs genoux. Pour moi, pendant ce temps, j’étais tout occupée de me défendre contre un souvenir, le souvenir du jour où Fabien Gourdon m’avait saluée pour la première fois, dans l’ombre ronde du gros orme où François Landargues était à mes côtés…

Les paroles de François à ce moment, le rire de François m’obsédaient au point que, pour ne plus les entendre, il me venait l’envie de presser mes deux mains contre mes oreilles. Sentant peut-être au fond des jours futurs ce qui se préparait pour moi, j’aurais voulu supplier Fabien Gourdon de ne point parler ainsi quand certaines de ses phrases, plus déplaisantes que les autres, me semblaient trop bien justifier d’autres phrases ironiques et dédaigneuses… Et ce fut surtout quand, revenant à sa famille, il se mit à parler de tous ces Gourdon, établis à Lagarde depuis plus de trois cents ans.

— Noblesse bourgeoise, affirma-t-il, mais plus ancienne que bien d’autres, et de très grand mérite.

Et, non sans orgueil, il entreprit de nous conter l’histoire des plus considérables d’entre ces ancêtres. L’un d’eux, médecin, attaché pendant six mois à la personne d’un marquis de Saint-Restitut, qui fut ambassadeur du roi en Italie, l’accompagna dans ses voyages, et Fabien visiblement en sentait encore la gloire. Un autre, notaire, eut, vingt ans durant, la confiance d’un puissant descendant des seigneurs de Mornas. Et cela paraissait au docteur beau comme une légende… « Petites gens, avait dit François, petites vanités, grandes platitudes… » Et, me les dépeignant avec son rire mauvais tels qu’il me fallait bien les connaître aujourd’hui, serviles et médiocres, ne cessant de tourner, dans leur avidité vaine, autour de la puissance et de la richesse, n’avait-il pas dit encore : « La race est immuable et celui-ci leur ressemble » ?…

Souvenirs détestables ! Sur la terrasse paisible que baignait le soleil d’avril, aux côtés de maman et de Guicharde si doucement satisfaites, je continuais de me défendre contre eux. Et de toute ma force, imitant la sagesse de mes chères femmes, je m’appliquais à considérer tout ce que cet homme nous apprenait de sa famille et de lui-même, selon les apparences qu’il en voulait donner et qui étaient excellentes.

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Maman prit à cette visite tant de plaisir qu’elle osa prier le docteur de revenir. Il le fit la semaine suivante et désormais fréquenta chez nous très régulièrement. Selon ses occupations, il arrivait quelquefois à l’heure de midi quand, par les beaux jours de printemps, la maison la plus modeste sent les fraises et le pain chaud. Il venait plus souvent vers le soir, quand les rondes chauves-souris commencent de tourner et de palpiter autour du figuier, pareilles à de petits cœurs obscurs et frémissants. Un matin qu’Orphise nous avait offert une poule encore savoureuse, maman le pria de partager notre repas. Un soir il resta si longtemps qu’on ne pouvait plus voir quand il partit les maisons de la plaine ; il n’y avait plus d’éveillé devant nous que le grand Rhône et sa course bondissante qui voulait emporter avec elle, mais ne savait que briser en éclats la douceur des étoiles.

Après qu’il était parti, Guicharde et maman demeuraient silencieuses. Elles évitaient de me parler de lui et je voyais bien qu’une espérance trop belle les oppressait l’une et l’autre. Cependant elles s’inquiétaient si je paraissais rêver à mon tour et Guicharde me disait :

— Allons à la feuille.

Car pour augmenter de quelques dizaines de francs nos petites rentes, elle avait décidé, comme on dit à Lagarde, de « faire des vers à soie. » Elle avait acheté trois onces de graine et les magnans venaient d’éclore. Nous avions installé les « canisses » qui les portaient dans un petit bâtiment de la terrasse où mon grand-père autrefois avait son atelier ; nous y faisions de grands feux de broussailles et de branches et trois fois le jour, dans les champs inclinés qui couvrent la colline, nous allions prendre aux mûriers ronds leur feuille épaisse et tendre qui nous mouillait les doigts.

La terre était toute frissonnante de sa vie nouvelle ; pour aller d’un arbre à l’autre, nous devions prendre bien garde de ne pas fouler l’orge et le blé nouveaux qui sortaient de terre. L’acacia aux fleurs fragiles, le micocoulier qui, pendant quelques jours, dans son immense et neigeux épanouissement, semble n’avoir plus de feuilles, le roncier rose et les quelques fleurs de grenadier qui rayonnent çà et là dans les jardins provençaux étaient tout éclatants de leurs belles couleurs et d’un tumulte d’abeilles. « Écoute-les, disais-je à Guicharde, écoute les abeilles. » Et nous entendions aussi, de l’autre côté du fleuve, sur la grande route, les sonnailles nostalgiques des longs troupeaux qui de la Camargue remontent vers les Alpes pour y passer la saison chaude. Elles résonnent de l’aube au soir pendant ces jours de printemps. Et la poussière que font lever tant de bêtes en marche traîne au-dessus des platanes réguliers et semble dans le grand soleil un nuage plus bas que les autres et comme alourdi d’un or plus pesant.

… Or, un jeudi de grande lessive où Guicharde avait dû rester à la maison, j’étais allée seule à la feuille et portant au bras le grand panier où s’entassait ma récolte, je revenais lentement par le roide chemin qui monte à la ville. J’eus la surprise de voir ma sœur qui descendait ce chemin presque en courant. Sans doute elle venait au-devant de moi, car elle s’arrêta en me voyant. Elle avait sa blouse de toile qu’elle portait seulement dans la maison et point de chapeau. Elle me cria :

— Viens vite !

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Sa présence et son agitation m’effrayaient. Quand je fus près d’elle, elle me saisit le bras ; et elle riait en me regardant avec des larmes plein les yeux.

— Non ! n’aie pas peur. Viens vite, maman t’attend.

— Mais qu’y a-t-il ?

— Maman te dira.

Dans notre marche rapide, je sentais les bonnes odeurs du printemps glisser sur mon visage comme deux mains qui l’eussent enfermé. Nous entrions dans la ville. Le bleu qui coulait du ciel pénétrait par les fenêtres ouvertes jusqu’au fond des maisons. Les miroirs accrochés le recueillaient pour en répandre la bienfaisance à travers les sombres pièces ; de beaux cuivres luisaient sur les meubles luisants.

— Guicharde, c’est du bonheur ?

— Tu vas savoir.

Quand nous fûmes à notre porte, elle cria : « La voilà ! » et j’entendis maman qui courait dans la salle. Elle se jeta dans mes bras, elle m’entraîna ; et quand Guicharde eut refermé la porte derrière nous :

— Alvère !… le docteur Gourdon est venu tout à l’heure te demander en mariage.

Elles se mirent à pleurer l’une et l’autre, tandis que, m’appuyant au bord de la table, je tournai les yeux vers le beau ciel qui pénétrait aussi notre maison.

— Un mari pour toi, un mari ! disait maman, grave jusqu’à la ferveur et joignant les mains.

— Un mari !… répétait Guicharde.

Elles me pressaient contre elles, puis, s’écartant un peu, me regardaient tout éblouies. On eût dit qu’un miracle avait passé sur moi.

— Tu l’aimes, n’est-ce pas, tu l’aimes ? demandait Guicharde.

Et maman disait gravement :

— Ah ! comme il te faudra l’aimer !

Il devait, me dirent-elles, revenir le soir même pour chercher ma réponse, dont il ne doutait pas. Avant qu’il fût là et comme la nuit déjà commençait de descendre, je m’en allai dans notre jardin et je m’assis au bord du bassin sur la margelle de briques. Tout mon cœur désirait se remplir d’espérance ; cependant mes paupières étaient lourdes et je baissais les yeux. La lune reposait comme une perle au fond de l’eau noire et, quand un souffle passait, elle tremblait et semblait se dissoudre en petits flots pressés et magnifiques.

*
*  *

… A ce point où j’en suis de mon pauvre récit, il faudrait raconter, je le comprends, ce que furent les premières semaines et les premiers mois de notre mariage, et comme d’abord, en dépit de tout ce que j’avais pu redouter, il me parut bien que j’étais heureuse, Fabien peut-être me répétait un peu trop souvent : « François Landargues t’aimait, n’est-ce pas… il t’aimait ? » Et peut-être dans ces moments-là, cette admiration passionnée que je lui inspirais, cette tendresse violente, cet amour emporté prenaient plus de passion, de violence et d’emportement. Mais négligeant tout, oubliant tout, il semblait au long des journées ne plus pouvoir se séparer de moi ; la douceur d’être aimée empêchait qu’il me fût possible de connaître nulle autre chose ; et quand Fabien commença de reprendre ses visites et d’aller depuis le matin à travers la campagne, il me faut bien me rappeler que j’occupais seulement mes journées à l’attendre et qu’entre tous les bruits du soir aucun ne me plaisait autant que le halètement pressé du petit moteur qui emportait sur les routes et ramenait vers moi sa voiture grise, un peu basse et lourde, pareille à quelque gros cloporte roulé dans la poussière.

… Oui, maintenant sans doute il me faudrait dire tout cela… Mais ce temps dura peu. Ce que Fabien appelait sa raison lui revint aussi rapidement que l’eau des marais recouvre le sable un instant tiédi et délivré par le soleil et le grand vent, et tout aussitôt, recommençant de me vanter les sèches vertus de sa mère et ne cessant plus de me les donner en exemple, il organisa notre vie selon cette prudence et ces petits calculs qui menaient non seulement ses moindres actes, mais tout ce qu’il pouvait avoir de pensées et de sentiments.

Quoi qu’il demandât cependant, et quoi que valussent ses conseils, il m’était doux encore de n’examiner rien et de lui marquer de l’obéissance, et je m’appliquais à bien considérer qu’il avait raison en toutes choses… Mais peu à peu cette bonne volonté qui comblait tout mon cœur, ce cher aveuglement auquel je m’obstinais, allaient se défaisant malgré tout mon effort… Peu à peu… peu à peu… Ah ! pour bien expliquer cela, sans doute faudrait-il avoir lu plus de choses, connaître plus de mots et, dans ce ténébreux et délicat domaine des exigences secrètes et des blessures indéfinies, savoir se conduire avec moins d’inquiétude et de maladresse… C’est un mot, une fois, que l’on voudrait n’avoir pas entendu ; l’imprudence, un autre jour, de demander : à quoi penses-tu ? et d’apercevoir, quand cette pensée vous est dite dans sa sincérité, tout ce qu’elle a de vulgaire et de déplaisant. Et c’est enfin, après tant de froissements, la révélation plus précise de cette misère d’âme que depuis tant de jours on se défendait si tristement de connaître ou de soupçonner…

L’automne était à son milieu ; les jours de pluie déjà s’emmêlaient aux beaux jours, et, dans la même minute, le souffle qui passait, remuait, avec toute l’ardeur des derniers soleils, l’acidité piquante du froid qui allait venir. Comme le soir tombait, le vent du nord commença de tordre et de dresser à la cime de notre acacia les petites feuilles sèches ; il secoua durement les portes, glissa aux fentes trop larges des volets et, déjà frissonnante, j’allumai dans ma chambre un grand feu de bois, le premier feu de l’année. La pièce morne aussitôt en fut tout embellie : une âme claire dansait au flanc lourd des vieux meubles ; la mélancolie inquiète que je commençais quelquefois de sentir et qui m’avait tenue tout le jour se dissipa ; et j’attendais Fabien au coin de ce feu aussi tendrement, je pense, que je l’avais attendu, pendant nos semaines amoureuses, à ma fenêtre ouverte sur le beau temps. — Mais il arriva tout agité, et, me racontant sa journée, il m’apprit aussitôt que, passant devant la Cloche, il y était entré pour rendre visite à la vieille Mme Landargues et qu’elle l’avait fort bien reçu.

Or, cette femme impitoyable, de cœur si orgueilleux et dur dans ses rancunes, pas plus qu’elle n’en prêtait à quoi que ce fût de nos humbles vies, n’avait prêté d’attention à mon mariage. Elle avait eu l’insolence de dire à Fabien qui le lui annonçait : « Ne me parlez pas de ces personnes, je vous prie, si vous désirez rester de mes amis… » Depuis cette parole il ne l’avait pas revue ; il n’avait pas revu François, voyageant en Espagne, — avec Julie Bérard, affirmait-on — et qui lui avait envoyé sur sa carte quatre mots exactement de félicitations. Sans doute il se vantait de rencontrer quelquefois au café un certain Romain de Buires, neveu de François par sa mère, et qui, durant ses absences, le suppléait dans la direction des carrières. Il disait, en parlant de ce jeune homme : « Mon ami de Buires… » Mais cela était seulement un peu ridicule. Et je voulais espérer que les Landargues maintenant seraient ignorés de nous comme ils entendaient, avec tant de mépris, que nous le fussions d’eux-mêmes.

Je ne pus donc, en écoutant Fabien, me tenir de m’exclamer. Il me considéra avec une extrême surprise.

— Mais, me dit-il, elle s’est toujours montrée fort aimable à mon égard. Je ne serai pas si sot que de laisser perdre une semblable relation.

Et ce furent, je crois bien, la simplicité, la sincérité avec lesquelles il prononça cette petite phrase qui me firent le plus de mal.

— Et… elle t’a demandé de mes nouvelles ?

Les larmes déjà me montaient aux yeux. Ma voix tremblait.

— Mais non, dit-il toujours simplement et sans ressentir l’offense pour lui plus que pour moi-même. Que veux-tu ? Elle est ainsi. Nous avons parlé, absolument comme autrefois, d’histoire et de médailles. A ce propos, elle m’a conseillé…

— Ah !… criai-je, tu ne comprends donc pas !…

Il haussa les épaules, en déclarant :

— Je comprends que tu penses seulement à tes susceptibilités et que cela est ridicule. Il faut dans la vie avoir plus d’adresse.

Et, sans me laisser rien ajouter, il m’apprit aussitôt que François était revenu d’Espagne, mais fort malade, et que Fardier l’avait engagé à faire dans les montagnes un séjour qui pouvait être de longue durée. A ce propos, haussant les épaules, il s’emporta contre ce vieil homme dont les Landargues faisaient tant de cas, déclarant ses ordonnances stupides, et qu’il était un âne ; les pires malheurs pouvaient bien arriver aux imbéciles capables de se remettre entre ses mains… Et certes, je savais bien qu’il n’aimait pas Fardier, ni Mandel, d’ailleurs, son autre confrère à Lagarde ; mais jamais encore il ne m’avait paru mettre dans ses jugements tant d’aigreur brutale et de visible envie. — Enfin, il me quitta pour aller chercher le courrier dans son cabinet et ce départ me fit du bien. Mais les joyeuses flammes de tout à l’heure s’étaient éteintes derrière les hauts chenets rouillés. Une âcre et sifflotante fumée montait des bûches noircies, et, serrant contre ma poitrine mes deux bras croisés, je tremblais dans la pièce sombre, entre les meubles pesants, d’un petit frisson interminable et douloureux.


C’est ce jour-là, oui, ce jour-là, que je revis pour la première fois mon mari tel qu’il n’avait point cessé d’être, avec son cœur courtisan, son imagination petite et pesante, et toute la misère de ses moindres sentiments. Mais que de jours encore il me fallut avant de revenir à la désolante assurance que, bien réellement, il était ainsi ! Que de luttes, que de décourageantes certitudes, sans cesse plus nombreuses et pressantes, venant tourner autour de moi, se faisant accepter malgré ma défense et me laissant chacune sa blessure et son tourment ! Hélas ! il me fallait bien voir maintenant que ce qu’il voulait m’apprendre par tous ses conseils pour la bonne tenue de notre maison, c’était seulement cette méfiance à l’égard des serviteurs, cette haineuse exigence, cette espèce d’avarice enseignée par sa mère et qu’il entendait bien me faire pratiquer. Ses recommandations au moment où j’allais faire ou recevoir une visite étaient toutes pénétrées de la plus mesquine et de la plus aigre vanité. Et je ne sais rien de plus lamentable que ses inquiétudes quand, me parlant de lui-même et de ses talents abondants, il enrageait de n’occuper pas à Lagarde la situation qu’il méritait et déclarait qu’il y saurait bien parvenir… Il avait dans sa clientèle quelques bourgeois riches et deux propriétaires importants de la plaine, et sans cesse il rappelait leurs noms, soucieux de leurs plus vagues malaises et si satisfait de les approcher que, volontiers, je le crois bien, il n’eût accepté d’eux aucun payement. Mais il enrageait d’avoir surtout à soigner de pauvres gens et se montrait avec eux d’une impitoyable âpreté.

Deux fois par semaine avait lieu sa consultation. Alors il fallait qu’un religieux silence occupât la maison. La femme qui nous servait devait mettre un tablier à volants de dentelle comme dans les villes et, dans la salle à manger où attendait l’humble clientèle aux faces brûlées, aux mains noires, inquiète et respectueuse dans ses vêtements du dimanche, il fallait que les quatre pièces d’argenterie que nous possédions fussent bien en évidence au milieu de la table. Moi-même, si je traversais la pièce, je devais retirer le petit tablier gris qu’il m’obligeait de porter sur mes vieilles robes : elles étaient, dans la maison, le seul négligé qu’il tolérât.

— Mais, lui disais-je, que veux-tu que tout cela fasse à ces pauvres gens ?

— Cela fait, riposta-t-il, qu’ils me croient riche et me permet de les faire payer davantage.

Vainement je m’appliquai à découvrir chez lui la noblesse de quelque bel emportement enthousiaste et généreux. Il n’éprouvait rien que de médiocre et d’étroitement réfléchi. Son honnêteté même était de cette qualité craintive et intéressée qui la rend insupportable. Et vainement je voulais forcer mon amour de s’attacher à lui : il n’y trouvait rien qui ne le repoussât. Alors les heures commencèrent souvent de me sembler trop longues, et plus souvent, les voyant aussi régulièrement se lever, tourner et disparaître, je suffoquais à leur passage comme au passage du grand vent.

Fabien m’avait introduite dans une société supérieure à celle que, par maman, j’avais pu connaître ; mais on se visite peu à Lagarde, et les gens y sont de mince intérêt. Je passais donc mes journées dans ma maison, occupée à des rangements d’armoires ou des travaux de couture, mais une mélancolie sourde et continue, une amertume découragée, se mêlaient à tous mes actes et m’enlevaient jusqu’au goût des petites satisfactions que je pouvais avoir. Or je savais depuis l’enfance que ma vie serait humble et toute occupée par de simples besognes ; le bonheur que je tenais était, dans sa forme, bien supérieur à toutes les ambitions que l’on m’avait permis d’avoir ; et mon mal ne venait pas de l’ennui ou du besoin des plaisirs.

Les journées d’hiver n’avaient point de gaîté, mais plus mélancoliques encore étaient les longs jours du printemps. Alors j’ouvrais ma fenêtre. L’odeur de la campagne et les bruits de la rue se mêlant autour de moi m’apportaient leur apaisement. Un petit enfant riait. Une carriole sautait sur les pavés aigus. Des femmes, vers le soir, allaient à la fontaine ; j’entendais le grincement de la pompe, le ruissellement de l’eau dans les cruches de grès ; mais je sentais de nouveau toute mon inquiétude, quand je voyais sur le mur, en face de moi, l’ombre monter peu à peu, comme un chat sournois qui s’étire et qui glisse, car je redoutais maintenant les retours de Fabien et les récits qu’il m’allait faire de sa journée, et tout ce que, durant l’interminable soirée, il remuerait devant moi de petits projets, de petites rancunes et de petites idées…

*
*  *

Cependant, maman, chaque matin, quand j’allais la voir, aussi pénétrée que le premier jour quand elle m’avait fait l’annonce merveilleuse de mon mariage, ne cessait pas de me répéter :

— Tu es heureuse.

Et sa conviction était si profonde qu’il me fallait bien répéter avec elle :

— Je suis heureuse.

Mais sa fragile santé ne cessait de s’affaiblir et elle prit mal sur la terrasse un jour de grand vent. La fièvre en quelques heures devint très forte et je vis bien qu’elle allait mourir. Vainement, désespérée, je suppliai Fabien d’appeler en consultation, sinon l’un de ses confrères de Lagarde, du moins quelque docteur de Valence ou de Lyon. Il me déclara que le cas de la malade étant grave peut-être, mais fort simple, il n’avait point à supporter cette humiliation ; et maman elle-même me désapprouvait, répétant de sa voix sans force que les soins de son gendre étaient les meilleurs de tous et qu’elle n’en voulait point d’autres. Il me fallut donc laisser ainsi se défaire cette chère vie… Ce fut au petit jour, après une nuit plus tranquille. Guicharde et moi étions seules auprès d’elle. Elle se tourna brusquement dans son lit et nous regarda. Ma sœur, à genoux près du feu, tournait une potion qu’il fallait prendre chaude et dans de la tisane ; mais je me précipitai vers ces yeux où l’âme se levait pour la dernière fois.

— Maman !

Elle voulut sourire.

— Garde… dit-elle très bas… garde bien ton bonheur.

Et ce fut fini dans le temps que Guicharde mit à faire dix pas pour venir à côté de moi tomber en pleurant sur ce lit.

Ah ! chère morte, comme vous deviez nous rester présente, et comme, dès ce moment, et aujourd’hui encore, nous devions sentir que vous étiez toujours là, chaude et gonflée de sang au fond de notre cœur ! — Dans notre désespoir nous ne cessions, Guicharde et moi, de parler d’elle. Chacune de nous s’épuisait à rechercher ce que l’autre conservait de souvenirs et d’images. Nous les mêlions en sanglotant ; quelquefois aussi avec d’attendris et désolés sourires. Et nous ne pouvions plus nous séparer. Alors Fabien proposa que Guicharde vînt habiter avec nous. Je fus bien touchée qu’il eût ainsi compris notre secret désir. Mais après qu’il eut accepté mes remerciements, il acheva d’expliquer sa pensée.

— Cela me permettra, dit-il, de louer la maison de votre mère. Le rapport en sera petit, mais rien n’est à dédaigner. Ensuite, il sera d’un bon effet que nous n’abandonnions pas ta sœur à sa solitude. Mme Périsse m’a posé hier à ce sujet plusieurs questions qui m’ont bien montré l’opinion générale et clairement indiqué ce qu’il est convenable de faire. Enfin Adélaïde la suivra sûrement. Cette fille est honnête ; elle se contente de petits gages et cela nous permettra de réaliser sur le service une intéressante économie.

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La présence de Guicharde ne devait pas seulement me soutenir dans mon désespoir. Elle me fut bonne aussi dans cette autre peine qui commençait de ne plus me quitter. Un peu vieillie, plus maigre avec des yeux plus beaux, toujours autoritaire, exaltée, douloureuse, elle me réconfortait par cette admiration passionnée, cette envie généreuse et enchantée que ne cessait pas de lui inspirer mon bonheur. Elle trouvait ma maison vaste, mes meubles beaux, mes ressources abondantes ; elle trouvait surtout, — et c’est par là qu’elle m’était secourable, — Fabien plein de sagesse, tendre autant qu’on le peut souhaiter et fort remarquable dans ses moindres paroles ; car, satisfaite des apparences, elle ne s’inquiétait jamais d’aller derrière elles chercher ce fond de l’âme qui est la suprême et seule réalité. Elle me dépeignait donc mon mari tel qu’elle savait le voir à travers les tourments de sa solitude et dans la sagesse ou la simplicité de son esprit ; je l’écoutais docilement et, ne cessant de me répéter qu’elle avait raison, il m’arrivait d’en être persuadée. Alors je goûtais un grand contentement à reconnaître que de ma sottise seulement, de mon ignorance et des maladresses de mon pauvre jugement venaient toutes les raisons de ma peine, et ranimant ainsi ce misérable amour qui m’était nécessaire, je parvenais quelquefois encore à en tirer un peu de joie.

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Il y avait deux ans que maman était morte quand la vieille Mme Landargues mourut à son tour. Fabien, assez souvent, l’avait revue, mais il n’osait plus m’en parler ; il apprit la nouvelle sur la route, un jour, en rentrant de ses visites, et, me l’apportant aussitôt, feignit de ne vouloir me la dire qu’avec ménagement. Quand il vint enfin au bout de ses phrases prudentes et déjà consolatrices, je le regardai tout étonnée :

— Eh bien ! dis-je, elle est morte. D’autres, qui sont meilleures, vivent moins longtemps. Croyais-tu que j’allais me mettre à pleurer ?

Il riposta :

— Quelques larmes seraient décentes : c’était la mère de ton père.

Marchant à travers la chambre, soucieux et la tête basse, il s’interrogeait gravement.

— Je me demande s’il convient que tu paraisses aux obsèques. Elles vont être fort belles.

— Aux obsèques de cette femme !…

— Mon Dieu, dit Fabien, que tu es donc ridicule avec tes surprises et tes exclamations ! Tu es de son sang, n’est-ce pas ? Et puisque la voici morte, elle ne peut plus s’opposer à ce que tu le proclames un peu plus haut que tu n’as pu le faire jusqu’à présent. Cela ne nuirait ni à toi, ni à moi.

Il comprit cependant que je ne céderais pas, et il en fut mécontent ; mais cette mort faisait se lever en lui trop de pensées importantes et agitées pour qu’il s’acharnât sur une seule.

— Soit, condescendit-il, j’assisterai seul à la cérémonie, mais tu dois bien te rendre compte que cette mort forcément changera certaines choses… Je ne parle pas de la fortune. Ton père s’est arrangé assez sottement pour qu’il n’y ait rien à attendre ; je le savais en t’épousant et je ne te reproche rien… Mais il faut profiter de cette circonstance pour bien montrer à tout le monde que la famille Landargues est notre famille, et tu vas me faire le plaisir de préparer ton deuil.

— Mon deuil !

Je m’indignai cette fois jusqu’à la révolte.

— Je ne veux pas… je ne veux pas… Elle nous détestait tous, et je la détestais…

— Oh ! pour cela, dit Fabien venant sur moi et me fixant avec dureté, je tiendrai bon, et d’autant plus que cela ne coûtera pas un sou, puisque tu as encore les robes noires que tu portais pour ta mère.

… Ce n’était pas le premier feu de l’année qui brûlait aujourd’hui dans la cheminée, mais le dernier sans doute, car le temps était doux ; déjà, le matin, par la fenêtre du grenier, j’avais pris à notre acacia quelques fleurs odorantes. Et, considérant ces flammes inutiles, je dis à Fabien, désespérément, comme je le lui avais dit un autre soir :

— Tu ne comprends donc pas !

— Qu’il est irritant, cria-t-il, de s’entendre toujours répéter : « Comprends donc ! » par une femme qui ne sait jamais rien comprendre !


Il insista de telle sorte, il m’ordonna enfin avec tant de violence d’aller prendre dans l’armoire une de mes robes noires et d’examiner immédiatement quelles réparations pouvaient y être nécessaires, qu’il me fallut bien me soumettre. Et je sus que, dans les jours suivants, il disait à tout le monde en parlant de moi :

— Elle a été très affectée par la mort de sa grand’mère, Mme Landargues.

*
*  *

L’étoffe de ma robe était déjà vieille, elle commençait de rougir sous le grand soleil ; cela humiliait Fabien quand il sortait avec moi, et, ne voulant pas faire la dépense de m’acheter une autre robe, qui servirait peu, il me permit au bout de trois mois de quitter le deuil.

J’obéis une fois de plus, simplement et sans ajouter là-dessus aucune parole. Mais les entretiens de Guicharde, l’indulgence satisfaite de ses jugements ne pouvaient plus maintenant m’être d’aucun secours tandis que, par les longues heures de l’été pesant, assise auprès d’elle, je laissais trop souvent l’aiguille reposer entre mes mains inactives. Toute craquelante de soleil, la maison, pour se défendre, tenait ses volets clos sur les chambres obscures. La sécheresse en cette fin d’août ravageait la terre. Dans les champs, les grands millets à graine noire se desséchaient comme s’ils eussent été touchés par la flamme. Les paysans étaient pris de fièvres subites et quelquefois d’une folie qui les menait sur les routes, hurlants et tournoyants, ou les abattait avec des plaintes animales dans l’herbe roussie des fossés. Un air trop lourd, que ne rafraîchissaient point les nuits éclatantes, ne cessait d’oppresser et de brûler les poumons ; et le malaise du corps, se mêlant à celui de l’âme, faisait les journées pleines d’angoisse.

C’est à ce moment que je retrouvai François Landargues un jour, chez Mme Livron à qui j’étais allée rendre visite. Elle n’est point des clientes de Fabien et se contente de lui recommander ses fermiers ou quelques pauvres gens que soutient sa charité ; mais il se satisfait de cela, en attendant mieux, et m’enjoint de témoigner à cette vieille dame les plus grands égards.

La maison de Mme Livron, au bas de la côte, possède une terrasse qui est célèbre dans tout le pays. Par-dessus les balustres de pierre blanche et de briques, on voit le Rhône bleu courir et se gonfler. La plaine est au delà avec ses saules gris, ses peupliers souples, ses herbes pâles, et, quand un souffle de vent passe, courbant dans un même élan la campagne tout entière, frissonnante et couleur d’argent, elle semble courir avec le fleuve et se précipiter dans la mer.

Mme Livron se tenait sur cette terrasse, dans l’ombre épaisse que font six grands platanes mêlant leur branches et leurs feuilles, avec deux dames amies venues d’Avignon pour la voir ; et François Landargues était auprès d’elles. Depuis mon mariage, n’ayant guère cessé de voyager pour ses plaisirs ou sa santé, il vivait loin de Lagarde et je ne l’avais pas revu. Je ne l’avais pas revu depuis le soir d’automne où, près d’un petit feu de feuilles mortes dont tournoyait vers nous la piquante fumée, il m’avait dit : « A demain ! » Et j’avais si bien cessé de penser à lui, après tant de joies vaines et de vaines angoisses, que j’éprouvais seulement à le retrouver un peu de surprise, de l’ennui peut-être, mais nulle autre chose.

Toujours élégant et gardant ce charme irritant qui ne me touchait plus, il avait toutefois beaucoup vieilli. Ses cheveux commençaient de blanchir ; il était plus maigre et plus las ; et chacun des os de son visage formait, quand il parlait, une luisante et mouvante saillie sous la peau sèche et mince. Ses yeux, plus larges, avaient pris une espèce de fixité fiévreuse et dure. Sa bouche était plus blanche et serrée, et le sourire d’autrefois, qui ne l’avait pas quittée, la tordait aujourd’hui d’une espèce de grimace crispée et continue. A le regarder mieux, il m’effraya presque et je lui trouvai l’air méchant.


M’ayant saluée, il me demanda cérémonieusement de mes nouvelles et répondit à mes questions polies qu’il était extrêmement malade ; mais il en avait assez des voyages et ne bougerait plus désormais. A ce moment, Mme Livron s’étant levée pour emmener ses amies jusqu’au bout de la terrasse, d’où la vue est plus belle, il vint aussitôt s’asseoir auprès de moi. Et, désinvolte autant que si notre séparation eût daté de la dernière semaine :

— Eh bien ! Alvère, me demanda-t-il, êtes-vous heureuse ?

— Très heureuse.

— Ah ! remarqua-t-il, vous vous êtes appliquée pour le dire, et cela se voit. Vous ne saurez donc jamais bien dissimuler, ma pauvre enfant. Cependant, vous aurez bientôt trente ans, si je ne me trompe, et vous devriez avoir plus de finesse.

Son ton était bien celui d’autrefois, mais il dédaignait et blessait davantage. Et il se fit plus blessant et dédaigneux encore pour prononcer :

— Votre mari va bien ?

— Très bien.

— Content des affaires ? Je veux dire… enfin, oui, content ?

— Assez.

— La saison est excellente pour lui. Savez-vous que par cette sécheresse les « launes » se vident, les poissons y meurent et pourrissent dans la vase ? Il commence à venir de là des émanations pestilentielles et l’on nous annonce, si ce temps continue, les pires maladies. Voilà de quoi réjouir un médecin qui, comme lui, sait bien entendre son métier.

Ayant insolemment prononcé ce dernier mot, il se tut et commença de me regarder. Mais il vit bien que désormais je n’entendrais plus ce que disait ce regard. Alors, tout irrité, se vengeant aussitôt, et riant d’un petit rire dur qui sautait dans sa gorge :

— J’espère bien que vous avez oublié, — en oubliant tant d’autres choses, — les réflexions que j’ai pu vous faire sur lui. Elles étaient peu indulgentes, me semble-t-il, et je vous en demande pardon… mais je ne pouvais pas prévoir…

Je me levai sans lui répondre et comme Mme Livron me conviait à goûter, je m’approchai avec elle de la petite table où étaient servis, avec du vin muscat et des galettes sèches, les premiers raisins. François Landargues nous suivit, mais il refusa de rien prendre et se retira presque aussitôt.

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Fabien, quand je revenais de mes visites à Mme Livron, m’interrogeait avec minutie. Il me fallut donc bien lui dire que j’avais rencontré François Landargues et il en parut fort satisfait.

— C’est un heureux hasard, déclara-t-il, très heureux… Romain de Buires que j’ai vu l’autre jour m’avait bien dit qu’il devait revenir, mais je ne pensais pas que ce fût aussi tôt, et je ne pensais pas surtout que tu aurais la chance d’être là le jour même qu’il ferait sa première visite à Mme Livron… Les choses s’arrangent au mieux.

Tirant sa chaise devant la table mise, il ajouta :

— J’avais d’ailleurs prévu tout cela depuis longtemps.

Pendant le repas, il réfléchit et parla peu. Ensuite, renversé dans le fauteuil de paille à dossier dur où il se tenait chaque soir, il continua de se taire. Guicharde, ayant un peu de migraine, dormait déjà. Nous étions seuls. Par la fenêtre entrait cet air brûlant que rien ne pouvait alléger, plus chargé chaque jour de toutes les odeurs malsaines qu’il laissait stagner dans les ruelles étroites ; et, dans le bleu nocturne du ciel, où éclatait la lune jaune, se continuait une ardeur sans repos. Fabien souriait longuement aux fumées de sa pipe. Enfin il déclara :

— Tout est bien simple maintenant. Tu vas t’arranger pour revoir François, ce qui n’est pas bien difficile, et tu lui demanderas de venir te rendre visite. Mme Landargues seule empêchait ce rapprochement entre nos familles ; mais elle est morte et son intransigeance avec elle. Rien ne s’oppose plus à ce que ton cousin — le mien par conséquent, — fréquente chez nous désormais.

Dans son regard s’affirmait cette volonté bornée et tenace contre quoi toutes mes révoltes étaient inutiles. Je dis simplement :

— Tu te rappelles qu’autrefois…

— Je sais, dit-il, avec quelque impatience, que tu plaisais à François, ce qui est bien naturel, et que vous avez fait ensemble quelques promenades. Mais vous avez été fort convenables et prudents en somme, et je crois bien être la seule personne du pays qui vous ait jamais rencontrés. Tout cela est loin maintenant et ces petites amours ont peu d’importance. Elles s’oublient vite, mais elles laissent généralement derrière elles une sympathie qu’il faut avoir l’intelligence de savoir exploiter. Comprends bien que Fardier est très vieux maintenant et au bout de sa course. Mandel intrigue déjà pour le remplacer et non point seulement auprès des Landargues… mais on tient par ceux-là toute la clientèle importante du pays… Eh bien ! si nous savons être adroits, ce n’est pas Mandel qui l’emportera, ce sera moi… Comprends cela aussi, et encore…

Il parlait… Je le laissai dire sans plus lui répondre. Mais lasse à la fin et tout irritée :

— Bien… c’est entendu… n’insiste plus. Je demanderai à François de venir ici… je le lui demanderai.

Et certes, je n’entendais point tenir cette promesse. Mais voici que Fabien prit l’habitude chaque soir en rentrant de me chercher par toute la maison avec une grande impatience. Et il me demandait aussitôt :

— Quoi de nouveau ?… L’as-tu revu ?

Alors, l’exaspération m’empêcha de plus réfléchir. Je ne cherchai point à éviter François Landargues, et, le jour qu’il se retrouva devant moi, je lui parlai comme il m’était ordonné de le faire. C’était une fois de plus sur la place ronde et près de l’ormeau. Une cloche, à petits coups engourdis et comme étouffés dans l’air chaud, sonnait la fin de l’office du soir. Des vieilles sortaient de l’église, obscures et chuchotantes, faisant lever la poussière à leurs glissantes semelles. Et le son épais de cette cloche, celui de ces pas traînants, restent mêlés pesamment à l’humiliation qui m’écrasa quand, m’ayant entendue, François posa sur moi son impitoyable regard.

Les calculs de Fabien, son exigence, ma faible révolte, et mes soumissions résignées, il pénétrait aussitôt tout cela ; il en tirait une gaîté violente et cruelle. Et souhaitant qu’elle me fût évidente, souriant de son méchant sourire, il prit bien soin de laisser d’abord le silence se prolonger entre nous.

— Mais certainement, dit-il enfin, j’irai vous voir… c’est-à-dire…

Il désigna sa maison.

— J’irai, quand il vous plaira, vous rendre la visite que vous deviez me faire… et que j’attends toujours.

Curieuses, nous épiant, les sombres vieilles rôdaient autour de nous. L’une d’elles, plus hardie, surgit brusquement à nos côtés. Sans doute elle avait pensé ainsi surprendre quelque chose de notre entretien. Mais, s’excusant très humblement, elle dit à François qu’elle voudrait bien lui recommander son fils, désireux de trouver un emploi aux carrières… Il dut lui répondre. Je m’éloignai aussitôt… Et je pus répondre ce soir-là aux pressantes questions de Fabien :

— Je l’ai revu…

— Eh bien ?

— Je ne pense pas qu’il vienne jamais ici.

Alors Fabien s’emporta, déclarant qu’il ne pouvait rien comprendre à ce refus et que j’avais évidemment présenté ma demande avec beaucoup de sottise et de maladresse.

*
*  *

Par les journées torrides comme celles que nous subissions alors, il advient quelquefois que l’on voit tout à coup fumer et flamber le foin mis en meule. Le moindre vent qui passe attise cet incendie que n’alluma personne, gonfle, soulève, emporte les brindilles enflammées, et, dangereusement, les répand au hasard. Ainsi, dans les petites villes resserrées où fermente l’ennui, la calomnie naît sans cause ; elle grandit tout à coup, se disperse et retombe, et chacun examine le débris qui s’est venu poser à sa fenêtre ou sur le banc de son jardin.


Celle qui commença sournoisement de réunir le nom de François et le mien, dut se former ainsi de bien peu de chose, peut-être d’un chuchotement de ces vieilles sortant de l’office et qui laissaient au coin de leur bonnet blanc couler un avide regard… Peut-être seulement de cette langueur traînant par toute la ville, inactive et fiévreuse, tant de rêves malsains et de relents décomposés… Toujours est-il que ce mauvais bruit commença de naître et de s’enfler, doucement d’abord, si doucement que l’on n’y pouvait prendre garde. — Un soir, en rentrant, Fabien me demanda, presque mécontent :

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu avais revu Landargues ?

— Mais, répondis-je simplement, parce que je ne l’ai pas revu.

— Ah ! par exemple ! On m’a affirmé que vous étiez passés hier, tous les deux, sur le chemin de la Bastide.

— Et qui donc affirme cela ?

— Bernard, le vieux retraité, que j’ai soigné aujourd’hui. Il le tenait du frère de la receveuse des postes.

— Ce n’est qu’une sottise.

Il me crut, et d’ailleurs il n’eût point jugé mauvaise cette rencontre. Mais pourquoi les gens imaginaient-ils de raconter ce qui n’était pas vrai ? Cela prouvait bien qu’ils s’occupaient de nous, et d’une façon maligne, que Fabien n’aimait pas. Et il demeura tout le soir inquiet et étonné.

Il ne tarda point, toutefois, d’oublier cette petite chose comme je l’avais oubliée moi-même ; mais il se trouva que la semaine suivante, dans la rue des Licornes que bordent seulement de hauts murs de jardins, je rencontrai de nouveau François Landargues. Il demeurait en ce moment dans sa maison de la place, et, plus malade chaque jour, sans force pour monter bien souvent aux carrières, continuant comme il avait fait pendant ses longues absences d’abandonner à Romain de Buires tout le soin des affaires, il errait dans la ville au soir tombant, promenant ses désœuvrements inquiets et son inquiète fébrilité. Guicharde le croisait ainsi presque chaque jour et notre rencontre une fois de plus n’avait rien que de naturel.

M’ayant aperçue et ne me laissant pas le temps de l’éviter, il marcha vers moi rapidement et me prit par le bras en me disant bonjour. Je voulus m’écarter ; mais il me serrait avec force. A ce moment, Mlle Tarride ouvrait la petite porte de son jardin ; avec sa bouche toujours ouverte, ses sourcils haut remontés dans son front bas et qui se plisse, elle est fort sotte et sans bonté. Elle nous regarda, baissa les yeux aussitôt et fila le long du grand mur.

— Elle emporte la nouvelle, dit François, la nouvelle que nous nous donnons rendez-vous dans les petites rues désertes où ne s’ouvrent point de fenêtres. Grands dieux !… vous aurais-je compromise !… Mais que dira votre mari ?… Est-il jaloux ?… Alvère, dites-le… ce serait si drôle ! Gourdon jaloux !… Jaloux de moi !… Je me demande vraiment…

Il riait… Soudain il se tut. Une curiosité perverse, un rêve dangereux, s’égaraient dans ses yeux mornes où brûlait la fièvre.

— Vos paroles sont de mauvais goût. Elles me déplaisent, lui dis-je sèchement.


Je le quittai ainsi et, pour ne plus le revoir, prétextant de cette chaleur qui me rendait un peu souffrante, pendant quelques jours je ne sortis plus de la maison. Mais Guicharde m’apprit que François Landargues, changeant de caprice, était retourné s’installer dans la maison de la Cloche, et je m’en allais alors quelquefois, avec ma sœur, m’asseoir au soir tombant dans le jardin de la maison Mondragone, qui est ouvert pendant les beaux jours aux habitants de la ville. Dans l’air trop lourd, la bonne odeur verte qui monte des feuillages nocturnes ne parvenait pas à s’exhaler des buis métalliques et des platanes desséchés. Quelques vieilles près de nous se ramassaient sur les bancs. Je pensais quelquefois avoir leur âge. Guicharde, entre ses doigts, tournait de petites feuilles craquelantes et consumées. Nous ne disions rien.

Les quelques amis que nous pouvions avoir étaient partis pour la montagne. La ville était vide. Rien ne paraissait plus traîner de ce méchant bruit qui, mêlant mon nom à celui de François, s’en était allé comme tant d’autres commérages… Pourquoi donc, dans cette grande tranquillité, oppressante et morne, Fabien commença-t-il soudain de se montrer tout plein d’une aigre inquiétude ? Sans doute, il ne pouvait me faire aucun reproche précis, et, paisiblement persuadé qu’il m’inspirait tout l’amour nécessaire, il ne souffrait point dans sa jalousie ; mais, en rentrant, il m’interrogeait quotidiennement sur l’emploi de ma journée avec une minutie âpre et qui m’eût impatientée si j’avais senti moins de fatigue. Pendant les repas, il parlait à peine. Soudain ses sourcils se contractaient, il baissait la tête ; sans raison, son poing tout à coup faisait trembler la table ; avant même que nous eussions terminé, se levant brusquement, il se mettait à marcher à travers la salle et quelquefois son pied heurtait le sol si fortement que des carreaux, tremblant dans leur alvéole de ciment, montait un petit nuage de poudre rougeâtre et vaporeux.

— Mais qu’a-t-il donc ? Que peut-il se passer ? demandais-je à Guicharde quand nous étions seules.


Elle s’étonnait et s’effrayait avec moi. L’irritation de Fabien était telle que nous n’osions là-dessus lui dire aucune parole ; elle croissait chaque jour ; ses gestes, mesurés d’ordinaire, devenaient brusques et comme incohérents. Il renversait une chaise en voulant l’écarter. Un soir, en se servant à boire, il brisa son verre. Une rage presque haineuse, sournoise cependant et qui savait se contenir, luisait quelquefois dans ses yeux, et son visage se gonflait alors et se tachait de rougeurs enfiévrées.

— Il doit être malade, expliquait Guicharde ; la route en ce moment brûle les yeux, et il disait hier qu’en menant sa voiture il avait senti comme un étourdissement.

*
*  *

Ma sœur, à Lagarde, s’est fait une amie, une seule, mais qu’elle affectionne. C’est une demoiselle Jeanniot, âgée de près de cinquante ans, fort vive et intelligente, curieuse de tout. De longs bandeaux coulent au long de son visage qui est lisse et paisible comme celui des saintes en cire. Dans sa vieille maison de la rue Puits-aux-Bœufs, sur la table du vaste et humide salon, une collation est toujours prête pour les visiteurs toujours attendus. Ils sont nombreux, quotidiens, et lui portent des quatre coins de la ville les nouvelles dont elle est avide, mais qu’elle sait ensuite ne répandre que prudemment.

Guicharde, quand elle va la voir, s’y installe pour l’après-dîner. Or, un jour de ce mauvais été qu’elle était partie ainsi, emportant son ouvrage, elle me revint vers trois heures ; et, sous la sueur qui luisait à ses joues, son visage était tout animé d’une indignation qui me surprit. Elle arracha son chapeau et le jeta sur la table ; elle battit l’air devant elle de son petit éventail noir, et elle me déclara :

— Ce François Landargues est un misérable.

Je ne fus pas étonnée. Il me semblait maintenant que, depuis quelques jours, dans mon inquiétude, je ne cessais point d’attendre que l’on prononçât ce nom. Je demandai simplement :

— Qu’y a-t-il encore ?

Alors, s’asseyant, elle tira sa chaise tout près de moi et me rapporta ce que Mlle Jeanniot connaissait depuis une semaine et s’était décidée à lui apprendre. Elle le tenait d’un de ses neveux qui fréquentait des amis de Landargues et de Romain de Buires, d’une autre personne encore et d’une troisième. Mais ces petits détails ne sont plus dans mon esprit. Je me rappelle seulement les paroles, et non point le chemin qu’elles avaient dû prendre pour venir jusqu’à moi. Je tenais encore mon aiguille. Toute machinale, regardant bien loin, j’en piquais à petits coups la toile abandonnée sur mes genoux. Et dans la pénombre de la pièce chaude, aux volets clos, j’entendais frémir à mon oreille la voix de Guicharde.


François Landargues se vantait, paraît-il, de mon amour pour lui… L’aventure, laissait-il entendre, était agréable, et il ajoutait en riant que Fabien Gourdon n’était ou ne pouvait être un bien dangereux obstacle. Ces calomnies, Mlle Jeanniot l’affirmait, ne dépassaient pas un certain monde où l’on avait le bon goût de les juger indignes et de les arrêter. Elles ne pouvaient me toucher, et l’impudent cynisme de François Landargues était dans toute cette affaire la seule chose dont on se scandalisât.

— C’est un misérable, répétait Guicharde, un misérable et un fou. Comment peut-il parler ainsi ?… Pourquoi ?…

Mais je continuais de n’être pas étonnée. Je me rappelais ce regard ennuyé de malade et ce que j’y avais vu soudain monter d’animation perverse et de méchanceté grandissante, tandis que François me demandait : « Votre mari est-il jaloux ? Jaloux de moi… ce serait si drôle ! » Ce serait drôle, en effet, de savoir ce que deviendraient en un tel cas la soumission et la déférence de ce Fabien Gourdon, dont on pouvait, quand on s’appelait M. Landargues, se moquer si bien… Que ferait-il ? Tout le jeu était là. Et François jugeait bon d’y amuser ses désœuvrements, se souciant peu que l’insulte m’atteignît, mais prenant grand soin évidemment que tous les propos qu’il tenait vinssent aux oreilles de Fabien. Oui, je comprenais cela… Je comprenais aussi d’autres choses, et quand Guicharde répéta pour la dixième fois peut-être :

— Il est fou ! Que dirait Fabien s’il venait à savoir ?

— Mais je crois qu’il le sait, dis-je d’une voix si lente qu’elle paraissait tranquille.

— Allons donc ! s’indigna-t-elle.

— Il sait… il sait… — et ma voix continuait de traîner parce qu’en disant ces petit mots, je pensais à trop de choses… — Je le crois… j’en suis même sûre… Mais il n’osera jamais rien dire à François Landargues… jamais.

— Cependant… murmura-t-elle, plus effrayée peut-être de cette supposition que de toutes les autres…

Mille petits bruits craquelaient le silence. Il semblait que l’on entendît se fendre et grésiller sous le soleil les tuiles du vieux toit.


— Écoute… ce soir même… ce soir… devant lui… je ferai une allusion à toutes ces vilenies… Nous verrons bien…

— Ah !… comme tu voudras.

Guicharde hésitait encore…

— Mais si c’est par moi, cependant, qu’il vient à apprendre… qu’arrivera-t-il ?

— Rien… rien… sois tranquille…

— J’ai presque peur.

— Et de quoi donc ?

— Je ne sais pas…

— Alors ?

De longues minutes passaient entre nos courtes phrases. S’éveillant tout à coup, une colombe, captive dans sa cage d’osier, au mur de la maison voisine, fit rouler dans l’air sa plainte obsédante et qui ne cessa plus… Une angoisse singulière descendait sur nous…

*
*  *

Le soir de ce jour-là, commença de se former à l’horizon la buée lourde qui annonce les grands orages de l’automne ; et quand nous fûmes à table, Guicharde, pour n’être point tentée de dire tout de suite autre chose, demanda d’abord à Fabien :

— Pensez-vous enfin que nous ayons la pluie ?

— Je n’en sais rien, dit-il.

— Il serait grand temps…

— Évidemment.

Et, coupant son pain, il le fit avec une violence si maladroite qu’il s’entailla le bout du doigt.

— Laisse donc ! ordonna-t-il comme je me levais pour aller chercher un bol et un peu de linge.

Rageusement, il tamponnait la plaie avec sa serviette que couvrirent aussitôt de larges taches de sang. Guicharde était superstitieuse. Elle me regarda, et je vis bien que maintenant, avant de parler, elle hésitait davantage… Cependant elle avait aujourd’hui senti trop d’indignation pour se pouvoir entièrement contenir. Ses gestes peu à peu s’énervaient à leur tour. Au dessert enfin, comme Adélaïde venait de quitter la salle, ayant posé sur la table un grand plat d’amandes fraîches, elle se décida :

— Fabien, dit-elle résolument, savez-vous ce que l’on m’a raconté aujourd’hui ?…

Il parut inquiet et la regarda.

— C’est à propos de François Landargues, continua ma sœur… Il parle de vous, paraît-il…

Aussitôt, le regard de Fabien, qui s’était détourné, revint sur elle ; cette fois, il était presque haineux, lourd de violences comme un coup au visage.

— Taisez-vous, s’écria-t-il, taisez-vous !

Il se leva, mais il restait debout devant la table ; une espèce de frisson le secouait et, tout immobile qu’il fût, il avait l’air de se débattre. Je l’observais tranquillement. Un papillon épais tournait autour de la lampe, et ma pensée comme lui était incertaine et lourde dans cette atmosphère de tourment et d’orage.

— … Vous êtes renseigné… je le vois. — Et Guicharde maintenant n’était plus prudente, mais se laissait emporter. — Alors que pensez-vous faire ? Cela ne peut continuer.

— Taisez-vous ! répéta Fabien.

Comme à son tour elle s’était levée, il marcha sur elle ; il la prit aux poignets ; et sans que, tout effrayée, elle eût prononcé une parole :

— Taisez-vous ! proféra-t-il une troisième fois, mais très bas, d’une voix rauque et qui s’étranglait. Est-ce que vous perdez la tête ? Vous ne le voyez donc pas que, depuis des jours et des jours, je me contiens pour ne pas faire un malheur…

Et, furieusement, il la repoussa. Il n’avait pas lâché sa serviette qui pendait toute sanglante à sa main gauche. Soudain, la chiffonnant avec rage, il la jeta à ses pieds, et son poing serré avait l’air de s’abattre sur un visage exécré. Un instant il tourna sur lui-même, haletant, hésitant, exaspéré. Enfin, claquant les portes, il alla s’enfermer dans son cabinet… et nous écoutions dégringoler les menus gravats, derrière le papier gonflé par la chaleur, le long des vieux murs tout ébranlés par la violence de cette sortie.

— Oh ! dit Guicharde, venant se presser contre moi… tu vois bien qu’il fallait avoir peur… Qu’est-ce qui arrivera maintenant ? Il avait la mort dans les yeux…

Je demeurai tout indifférente.

— Ne t’inquiète donc pas… Je le connais trop… Ses emportements signifient peu de chose.

Et tranquillement, commençant d’ouvrir quelques amandes, je mis un peu de sel au coin de mon assiette pour qu’elles y prissent plus de goût.

*
*  *

Malgré ce beau calme que je pensais avoir, il me fut, après une telle scène, impossible de dormir. N’osant allumer la lampe par crainte de réveiller Fabien, tout anéanti dans son lourd sommeil, j’implorai le secours d’une rumeur au loin qui permît à mon esprit fatigué de se distraire à la suivre. Vainement. Ces nuits de province sont les plus mortes de toutes. Dans la campagne même, le froissement des feuilles, l’aboiement d’un chien, le cri du mulot, la plainte argentée du grillon sous les herbes, mettent, dans ces heures obscures, l’animation secrète des mille petites vies qui s’inquiètent et qui veillent. Mais des pierres et des murs, des grosses portes bien closes, des lourds volets, ne monte, à travers le silence des rues désertes, qu’un plus pesant silence.


Le subissant jusqu’à m’en sentir étourdie, je laissai donc, sans fermer les yeux, se traîner cette trop longue nuit. Et voici que soudain, deux heures venant de sonner, je fus comme soulagée d’entendre au loin, très loin, un pas qui marchait vite et qui sonnait durement.

Je me dressai pour mieux l’entendre. Amoureux attardé ou travailleur trop matinal ? Délaissant un instant mes tourments, je m’amusais à de petites imaginations. Le pas approchait rapidement. A présent il semblait courir… Je n’imaginais plus rien… Une espèce d’angoisse commença de me faire trembler… j’attendais… le pas allait-il venir jusqu’à notre porte ?

Il y vint et s’arrêta. Aussitôt le marteau retomba avec force trois fois de suite, et je criai :

— Fabien !… Fabien !

Ce n’était pas la première fois que semblable réveil nous surprenait en pleine nuit. Fabien, habitué à ces alertes, eut tout de suite les yeux ouverts, le cerveau lucide.

— Eh bien ! dit-il, on vient me chercher pour un malade. Ce n’est pas la peine de crier comme une affolée.

Calme, il alluma la lampe. Tandis qu’il attendait avec une insupportable patience que la petite flamme eût achevé de couronner la mèche ronde, le marteau résonna de nouveau cinq ou six fois, et les coups précipités, ne se détachant pas l’un de l’autre, faisaient un seul roulement bondissant et tragique.

— Vite, Fabien, vite !

— Que tu es ridicule ! dit-il simplement.

Il s’habilla, prit le temps d’ouvrir l’armoire pour y prendre un foulard qu’il se noua autour du cou ; il sortit enfin, emportant la lampe, et descendit tranquillement, tandis que le marteau, sur la porte, recommençait de frapper éperdument. Presque aussitôt, Guicharde, son bougeoir à la main, entra dans ma chambre :

— Ah ! me dit-elle, ton mari est descendu enfin. Je croyais qu’il n’entendait pas. Et cependant quel tapage !

Je demandai :

— Il t’a réveillée ?

— Je ne dormais pas, dit-elle.

Et elle vint s’asseoir sur mon lit.

Je me penchai vers son épaule ; mais, comme mon front allait s’y appuyer, elle tressaillit et se mit debout. Fabien en courant remontait l’escalier. Il ordonna, d’une voix troublée et rauque :

— Mes chaussures… mon manteau… ma casquette… vite.

Je me levai en hâte. Son visage, éclairé seulement par la bougie de Guicharde et tout creusé de grandes ombres, me paraissait redoutable. Tout en me précipitant vers le cabinet de toilette, je demandai :

— Qui est malade ?

Il répéta :

— Vite.

Et il s’appuyait tout haletant contre le mur.

— Voulez-vous que j’aille ouvrir la remise ? proposa Guicharde.

Déjà il laçait à la diable, ne prenant qu’un crochet sur trois, les grosses chaussures en cuir de bœuf que je venais de lui remettre et qui servaient pour ses courses nocturnes.

— Je ne prends pas la voiture… c’est tout près… ou du moins… pas loin.

Une émotion que je ne pouvais comprendre essoufflait sa voix et faisait ses gestes désordonnés. Je demandai encore :

— Qui est malade ?

Il me regarda ; mais ses yeux un peu fixes ne me voyaient pas. Enfin ses paupières battirent nerveusement, et se détournant sans me répondre :

— Ma trousse, dit-il, jetant cet ordre à Guicharde. La petite trousse avec les aiguilles ; et la boîte noire qui est dans le placard, derrière le bureau. Voilà la clef.

— La noire ? répéta Guicharde prudente, sachant que chacune des quatre boîtes enfermées dans ce placard contenait des produits différents.

— Oui… la noire… vite.

Elle sortit. Je courus derrière elle. En bas, dans le vestibule, la lampe posée sur une petite table éclairait un vieil homme qui se tenait debout, les bras croisés. Bien qu’il y eût là trois chaises toujours prêtes pour ceux qui attendaient, il ne voulait pas s’asseoir tant son impatience était grande, et le talon de son gros soulier paysan ne cessant de battre la dalle, cet homme semblait tout agité d’un tremblement continu qui le secouait jusqu’aux épaules et jusqu’au bout de ses grandes mains, stupidement pendantes à son côté et comme écartées d’épouvante.

— Pardon, dit Guicharde en passant devant lui, j’ai besoin un instant de la lumière.

Elle prit la lampe pour aller dans le cabinet de Fabien et je demeurai dans l’ombre auprès de cet homme qui tremblait. Mon frisson, comme le sien, ne cessait pas. Et le bruit continu de son talon sur les dalles blessait mes nerfs au point que je crus dire très bas :

— Taisez-vous… oh ! taisez-vous !

Sans doute, je ne prononçai pas ces paroles. Mais je demandai, et ce fut aussi très bas :

— Qui est malade ?

— M. François Landargues, dit l’homme brièvement. Une crise comme jamais… J’ai couru chez M. Fardier… Il était avec un autre malade… loin… dans les Iles… Alors M. Romain m’a dit qu’il fallait venir ici.

Il eut un dernier coup de talon, plus furieux, et commença de marcher vers la porte.

— Ah ! mais qu’il se dépêche, le docteur !… Ces crises-là, on y reste, si c’est pas soigné à temps.

— Il va venir…, dis-je, il vient.

Et je m’en allai vers la lumière qui passait sous la porte du cabinet. J’entrai. Je m’appuyai au bord de la table.

— Guicharde… C’est pour François Landargues qu’on est venu le chercher !…

Elle s’appliquait en ce moment à serrer une courroie qui liait ensemble la boîte noire et la trousse. Elle leva brusquement la tête et l’ardillon de la boucle se mit à danser devant les petits trous ronds percés dans le cuir sans pouvoir entrer dans aucun d’eux.

— Oh !… dit-elle sourdement et tout épouvantée, mais c’est impossible !… c’est une chose impossible !… Pourquoi est-on venu le chercher ?… Il y a d’autres docteurs à Lagarde… Mandel n’habite pas bien loin… Il faut que cet homme aille jusque-là. Je vais lui dire.

Et, se précipitant aussitôt, elle heurta Fabien qui venait d’entrer ; il l’avait entendue.

— Qu’est-ce que vous alliez dire ? demanda-t-il brutalement, et de quoi donc vous mêlez-vous ? Est-ce que tout est prêt ?

Lui-même acheva de boucler la courroie, mais ses mains étaient plus nerveuses encore et maladroites que les mains de Guicharde. Enfin ce fut prêt. Il mit le paquet sous son bras, boutonna précipitamment son manteau et, nous voyant l’une et l’autre tout interdites :

— Qu’est-ce que vous avez, cria-t-il, de quoi vous étonnez-vous ?

Il s’éloignait. Il se retourna pour ajouter, presque solennel :

— Est-ce que ce n’est pas là mon devoir ?

La porte du cabinet claqua derrière lui et, aussitôt après, la porte de l’entrée. Je m’appuyai encore à la table et Guicharde était debout de l’autre côté. La lampe, qui contenait peu de pétrole, commençait de charbonner. Je regardais fixement sa mèche grésillante où se soulevait par moment une pauvre flamme épuisée. Il en venait une odeur atroce qui se mêlait à l’odeur de toutes les drogues et de tous les poisons contenus dans le petit placard dont la porte était restée ouverte.


— Il est sublime ! soupira enfin Guicharde avec son exaltation habituelle.

— Qui cela ? demandai-je, déconcertée.

— Mais ton mari, dit-elle, ton mari…

Et elle avança de trois pas pour venir me secouer.

— Tu dors, Alvère ? Ne regarde donc pas la lumière de cette façon. Tu seras ensuite tout éblouie.

Elle répéta, joignant et serrant ses mains maigres qui devenaient peu à peu comme des mains de servante, avec une peau rude et de grosses veines en saillie :

— Hier, il détestait cet homme… Je le voyais bien… il l’aurait tué… Et maintenant… parce que c’est son devoir… Il a bien dit cela, et c’est très beau.

Je ne bougeais pas. Alors, elle vint me prendre par le bras.

— Viens… Essayons de dormir un peu… Ah !… j’ai le cœur plus léger ! Il me semble que cela va tout arranger… François Landargues fera des excuses… Fabien pardonnera.


Sa vive et simple imagination l’emportait déjà. Elle rentra dans sa chambre et moi dans la mienne. Je me jetai sur mon lit.

Je voulais ne rien redouter… ne rien espérer… ne penser à rien… Cependant, bien plus encore que tout à l’heure, l’ombre était pesante à mon insomnie et j’agitais la main quelquefois comme pour soulever cette ombre de mon visage. Enfin, une morne vapeur commença de paraître et de s’élargir au cadre de ma fenêtre. Un peu plus tard, une carriole bondit sur les pavés dans un grand tapage de ferraille mal jointe et de pots en métal se heurtant l’un à l’autre. — La laitière de la Bastide… Il est donc six heures… six heures déjà ! Pourquoi Fabien n’est-il pas rentré ? — La vapeur blanche aux fentes des volets de bois était devenue du soleil et, par toute la rue des Massacres, tous les autres volets claquaient le long des murs. Au-dessous de moi, j’entendais Adélaïde qui tirait les meubles pour balayer la salle. Elle parlait par la fenêtre à des femmes qui passaient ; elle disait : « Il fait beau temps. » Je me levai à mon tour.

A ce moment, j’entendis ouvrir avec violence la porte de l’entrée. Elle retomba presque aussitôt, et si lourdement que ce fut bien sûr la muraille elle-même qui l’avait rabattue. Ce fut bref, et celui qui venait d’entrer avait dû se glisser bien précipitamment entre les deux bonds de cette porte claquante. Qu’avait-il à nous dire pour montrer tant de hâte ? J’attendais… mais tout de suite la patience me manqua et je criai :

— Fabien !

Il ne me répondit pas, et je fus bien surprise de ne pas l’entendre monter, ce qu’il faisait toujours assez bruyamment. Alors, je demandai à Guicharde qui venait d’ouvrir la fenêtre du palier et restait là comme une chatte, une longue chatte noiraude et maigre, à cligner des yeux dans le soleil matinal :

— Qui est donc entré ? Je croyais que c’était Fabien.

— C’est lui, dit-elle, mais il s’est enfermé dans son bureau.

— Enfermé ?… pourquoi ?

— Je n’en sais rien… Je me demande comment les choses se sont passées ?… As-tu dormi un peu ?…

— Faut-il des raisins ? criait Adélaïde dans la cage de l’escalier. Ils sont à douze sous. Et puis voilà Milo qui vient avec des anguilles. En voudrez-vous ?

— Je descends, dit Guicharde, je descends.

Et se tournant vers moi :

— Paresseuse, dépêche-toi donc de faire ta toilette. Fabien nous racontera, pendant le déjeuner…

Je lui obéis. Des pigeons se promenaient sur le toit. Quand cessait le bruit frais de l’eau ruisselante autour de moi, j’entendais le petit bruit griffu de leurs pattes sèches sur les tuiles desséchées.


« Pourquoi Fabien n’est-il pas monté encore ? Que fait-il ? » Une buée lourde enveloppait le soleil. Je respirais avec peine, mes mains brûlaient. Enfin, je fus prête avec ma robe de tous les jours, en grosse toile à rayures grises bien serrées, correcte et peu salissante. « Est-il encore dans son cabinet ? » Et, dans mon anxieuse curiosité, l’idée me vint de le surprendre. Du temps d’un Gourdon qui était notaire, cette même pièce qui faisait aujourd’hui le cabinet de Fabien servait d’étude. Afin de pouvoir surveiller les clercs, on avait aménagé dans l’escalier, au ras de la quinzième marche en descendant, un petit judas qui se trouvait, dans l’étude, percer le mur non loin du plafond. Je sortis de ma chambre et quand j’eus atteint cette quinzième marche, je me mis à genoux sur le bois bien ciré.

Le loquet un peu rouillé, mais fragile, ne grinça pas sous ma main prudente. Et d’abord je sentis une odeur nauséabonde, celle de la lampe qui durant une heure de nuit avait charbonné et fumé dans cette pièce. La fenêtre n’avait pas été ouverte ; les volets demeuraient appliqués aux vitres, mais pas très hermétiquement, et dans toute cette ombre glissait un jour suffisant pour qu’il me fût possible de distinguer mon mari assis devant sa table et la tête dans ses deux mains. Un des minces rayons qui traversaient la pièce suspendait au-dessus de ces mains ses dansantes poussières, et ces mains, terriblement lumineuses et pâles, étaient la seule chose qui se distinguât bien au-dessus de l’être confus, replié sur soi-même et tout anéanti. Je pensai :

— Il s’est endormi.

Mais ces mains n’étaient pas les mains paisibles dans lesquelles un front abandonné cherche son repos. Elles se tordaient, ou plutôt elles s’étaient tordues ; elles se pressaient, ou plutôt elles avaient dû se presser. Maintenant elles ne bougeaient plus, mais leur crispation immobile, la saillie plus blanche des os à l’angle des doigts repliés exprimaient quelque chose d’effrayant… Et, les ayant bien regardées, je sentis que mes mains se pressaient et se tordaient à leur tour. Je voulais courir, mais je ne pus achever de descendre l’escalier qu’avec une lenteur extrême en m’appuyant à la rampe.


Dans la salle à manger les tasses de grosse faïence étaient disposées sur la nappe à carreaux bleus avec le beurre et le pain. Cette pièce donnait sur la rue des Massacres. A travers les rideaux d’étamine un peu fanée on voyait passer les marchandes qui criaient la figue et l’amande fraîche, les beaux œufs et les pommes ; et Guicharde était là, debout, avec des yeux qui avaient peur et un visage pâle, si pâle ! effrayant dans la grande lumière comme étaient effrayantes dans l’ombre de la pièce voisine les mains pâles de mon mari.

Quelle stupeur s’était donc abattue sur la maison tout entière ? Mais il me fallait maintenant éprouver. Je sentis cette stupeur tournoyer en moi-même. Je compris… Et je crois bien que ma plainte s’éleva et que je tendis en avant mes deux mains ouvertes avant même que Guicharde, me voyant entrer, eût prononcé :

— François Landargues est mort cette nuit !

— Il est mort !

Je pus faire le tour de la table et je vins tout près d’elle.

— Guicharde, comment est-il mort ?

— Je ne sais pas.

Sa voix passait à peine entre ses lèvres serrées. Mais elle savait… je voyais bien qu’elle savait. Ah ! que pouvait-elle savoir ?

— Par pitié, dis-le !


A ce moment, elle dut s’asseoir, et cette défaillance chez ma forte Guicharde défit ce peu de courage auquel je m’essayais. Je m’affolai tout à fait et je suppliai, penchée sur son épaule :

— Dis-le… dis-le…

— Ah ! qu’est-ce que je peux dire ? La crise a été d’une gravité exceptionnelle, et peut-être bien qu’il serait mort tout de même. Mais enfin… Le docteur Fardier est arrivé plus tard… un peu plus tard… trop tard… Et peut-être que Fabien s’est trompé de piqûre…

— Exprès !… criai-je, il l’a fait exprès !

Son geste fut vague, mais il y avait quelque chose de terrible dans la lenteur de ses paroles :

— Mais non… voyons !… on dit seulement… maladroit.

— Qui ose parler de cela ?… qui donc ?

— Tout le monde, cria-t-elle, me montrant la rue d’un grand geste vague et parvenant enfin à sangloter.

*
*  *

… Je m’écartai de la fenêtre et j’eus envie de demander que l’on fermât les rideaux. Ces commères avec leurs paniers au bras et les quelques dames dont je distinguais l’ombrelle ou le chapeau ne venaient-elles pas pour s’assembler devant ma porte et la montrer du doigt ? La discrétion que mettait Adélaïde à ne point poser le lait sur la table à l’heure habituelle me sembla, tout injurieuse, n’être que son obéissance à l’indignation générale. Sans doute cette fille avait déjà quitté la maison et nous étions seules, Guicharde et moi, seules avec l’homme qui, dans la pièce voisine, serrait ses deux mains sur son front…

— Qu’est-ce que tu crois, toi ?… Pour moi, il l’a fait exprès… j’en suis sûre… Il l’a tué exprès… Il l’a tué.

C’est Guicharde, relevée et s’appuyant à moi, qui soufflait ces mots contre ma joue. Oh ! ma Guicharde, tout à la fois emportée et raisonnable, ne voyant rien que simplement, mais aussi avec violence ! La vie l’agitait comme une main dans un bassin étroit fait aller et venir les petites vagues de l’un à l’autre bord. Cette nuit elle trouvait mon mari sublime parce qu’il avait prononcé quelques paroles qui pouvaient le paraître, et maintenant, avec la même passion, elle décidait dans son épouvante :

— Il l’a tué.

— … Tu le crois, Guicharde, tu le crois ?

Tout bas, je disais à mon tour :

— Il a tué !… il a tué !… Fabien Gourdon, le docteur Gourdon, mon mari, a tué… Il a osé tuer monsieur François Landargues.

Et je demandais encore :

— Tu le crois, Guicharde, tu le crois ?

Déjà, regrettant ses paroles, elle recommençait de dire : « Je ne sais pas. » Mais sans plus l’interroger, je lui saisis la main parce que, derrière la vitre, j’avais vu trois femmes qui s’arrêtaient. Elles me semblaient observer la maison. J’avais peur de leur regard, peur aussi de me sentir trop près de Fabien.

— Allons-nous-en !

— Où cela ?

— Viens !

Je l’entraînai. Fabien, d’un instant à l’autre, pouvait entrer dans ma chambre, et je ne songeai point à m’y réfugier. Nous montâmes les deux étages. Tout au fond du vieux grenier, des planches recouvertes d’une peinture à la chaux formaient une petite chambre où nous avions relégué quelques meubles qui nous venaient de maman et que Fabien n’avait point jugés dignes d’être vus dans sa maison. Il y avait au dedans de la porte un pauvre verrou dont les clous ne tenaient plus. Je le poussai cependant. La buée orageuse, plus blanche et lourde que la veille, recommençait de tendre le ciel ; par la lucarne sans vitres, dont le volet pendait sur son gond rouillé, entrait et s’amassait dans ce réduit la plus suffocante chaleur.


Guicharde s’assit sur la petite chaise où s’asseyait maman pour apprendre de son oncle Jarny à tenir les livres, et moi sur une caisse qui renfermait ses pauvres robes noires et son dernier chapeau. Nous ne disions plus rien et rien au-dessous de nous ne bougeait dans la maison silencieuse. Vers midi, le marché ayant pris fin, les rumeurs qui nous venaient par-dessus les arbres et les murs s’en allèrent par tous les chemins de la campagne. Alors, juste au-dessous de nous, le bruit pressé d’un moteur haleta dans ce silence. J’entendis grincer la grosse serrure de notre porte charretière. La trompe gémit à l’angle de la rue.

— Il s’en va, dis-je à Guicharde.

— Ah ! qu’il s’en aille !

Et nous respirions mieux malgré l’orage qui déjà était sur nous. Il stagna cependant plus de deux heures avant que d’éclater. Voyant le ciel s’assombrir, je murmurais de temps en temps :

— C’est la nuit, déjà la nuit !

— Mais non, disait Guicharde, il est trois heures seulement… il est quatre heures.


Enfin le premier éclair enflamma notre lucarne, et les toits au delà, et tout l’horizon. Le ciel entier croula dans un grondement formidable et prolongé. Les premières gouttes, pesantes, pressées, crépitaient si violemment sur les tuiles, au-dessus de nous, qu’elles semblaient les rompre en éclats.

Je n’aime pas l’orage ; quand il vient, je ne puis le supporter qu’en me réfugiant dans les pièces basses de la maison et je demande plus de six fois à Adélaïde si toutes les fenêtres sont bien fermées. Mais, ce jour maudit, je ne pouvais recevoir du dehors et sentir dans ma chair aucune frayeur. Je ne cessais pas d’entendre un tumulte plus fort que ce bruit que font les nuages ; je ne cessais d’être éblouie par une lumière plus effrayante.

— As-tu peur ?… demandait Guicharde étonnée de mon calme. Veux-tu descendre ?

— Non… non… je n’ai pas peur… nous sommes bien ici.

Mais voici que quelqu’un essaya d’ouvrir notre porte et, n’y parvenant point, la heurta d’un doigt pressé. Alors cette frayeur qui m’empêchait si bien d’être effrayée par l’orage, me mit debout toute haletante. Je criai :

— Va-t’en ! va-t’en !

— Mais tu es folle, dit Guicharde… tu es folle, ce n’est pas…

— C’est Adélaïde, cria la jeune voix de notre servante. Voyons, mesdames, est-ce que c’est sérieux de rester là-haut par un temps pareil ? Et puis de n’avoir pas mangé de toute la journée ?

Elle continuait, après que Guicharde eut ouvert la porte :

— Et pourquoi tant d’affaires… je vous demande un peu !… M. François Landargues est mort, et après ?… Comme on disait tantôt chez Mme Favier, l’épicière, c’est des histoires qui arrivent tous les jours aux médecins… Et comme on disait encore : sûr que c’est embêtant pour le docteur Gourdon… vexant, si vous voulez… mais pas plus…

— Pas plus… répéta Guicharde, songeuse.

Et le simple bon sens de ces paroles la réconfortait déjà.

— Elle a raison… elle m’a fait du bien, disait-elle tandis que nous descendions l’escalier derrière Adélaïde.

Cette fille avait montré de l’héroïsme en venant par ce temps nous chercher sous le toit, et dans sa frayeur des coups de tonnerre, elle dégringolait maintenant trois marches à la fois.

Elle nous avait dressé, dans la cuisine bien close, un petit couvert. Je pris seulement un peu de thé. Mais l’appétit revenait à Guicharde. Les phrases rudes et sensées d’Adélaïde continuaient de la rassurer et il lui devenait peu à peu évident que cette mort de François Landargues était pour tout le monde prévue et naturelle. — Nous avions été bien ridicules de ne pas tout de suite la juger ainsi ; et elle me le dit tout bas avant qu’une demi-heure eût passé, souriant presque, tant elle commençait à sentir de soulagement.

L’orage s’apaisait. Vers sept heures, nous nous décidâmes à ouvrir les fenêtres et je sortis de la cuisine. Alors je tressaillis en voyant Fabien dans le vestibule. Sans doute il venait à l’instant de rentrer. Ses vêtements et son visage étaient ruisselants d’eau. Il me demanda précipitamment :

— Qui est venu aujourd’hui ?

— Mais personne… personne.

*
*  *

Aussitôt il monta dans notre chambre où je ne voulus pas entrer ; Guicharde, cette nuit-là, me garda auprès d’elle. Rassurée à demi, elle voulut me persuader qu’il fallait l’être complètement ; et, tout en me démontrant l’absurdité de nos premières angoisses, brisée de fatigue, elle commença de s’endormir. Mais je fermai les yeux à l’aube seulement, et quand je m’éveillai ma sœur n’était plus là.

Elle ne tarda pas à remonter, et je la vis tout animée : elle avait déjeuné en face de Fabien, qui paraissait très ennuyé, mais, jugeait-elle, assez calme en somme, plus calme qu’il n’était depuis bien des jours. Naturellement, elle ne l’avait interrogé sur rien et ils avaient parlé seulement du pain, qui était mal cuit ce matin-là, et d’une planche du buffet que les souris avaient rongée pendant la nuit.

— Il pense comme moi qu’il nous faudrait un chat. Je ne les aime pas, mais dans une maison aussi vieille que celle-ci on ne saurait s’en passer.

Laissant ce sujet, elle me rapporta les nouvelles déjà recueillies par Adélaïde pendant ses courses matinales. Toute la ville naturellement ne s’entretenait que de François Landargues ; mais à courir les rues comme ils faisaient depuis la veille, tant de commérages s’étaient déformés. Pour certains, aujourd’hui, Fardier seul se trouvait à la Cloche au moment de cette agonie, et, dans son affolement, il avait fait appeler non seulement Fabien, mais le docteur Mandel. D’autres racontaient comme le père de François était mort, aussi brusquement et presque au même âge. Et l’on s’intéressait surtout à Romain de Buires qui se trouvait recueillir un héritage considérable, et qu’il était vraiment bien chanceux de n’avoir pas attendu plus longtemps.

— Tu vois, me répétait Guicharde, tu vois bien, personne ne songe à ces sottises qui nous avaient, hier, absurdement effrayées.

Maternelle, et me voyant encore accablée, elle s’était mise à me coiffer comme elle faisait dans mon enfance ; les bras abandonnés sur mes genoux, je regardais dans la glace mon visage si pâle et mes yeux toujours effrayés… Or, tandis que Guicharde fixait la dernière épingle, Adélaïde en courant monta nous dire que le docteur Fardier venait d’arriver et que Fabien s’était enfermé avec lui dans son cabinet.

— Sans doute, dit Guicharde que rien n’inquiétait plus, ont-ils à régler certains détails.

Et elle me demanda :

— Quand vas-tu descendre ?

— Je ne veux pas voir Fabien… Je ne veux pas.

Il me fallut pourtant en venir là, car, l’angélus de midi ayant sonné, le docteur Fardier sortit de la maison et presque aussitôt mon mari m’appela… J’hésitais encore. Il répéta mon nom deux fois d’une voix lourde et sans impatience. Alors je descendis et je le trouvai assis devant son bureau comme je l’avais vu la veille ; ses épaules, qui cherchaient l’appui du fauteuil, me parurent plus étroites, et la tête penchait en avant, très pâle et presque pitoyable, avec ses yeux trop ouverts et son regard un peu fixe.

Il chercha plus d’une minute sa première phrase, et puis, ce grand silence entre nous deux le gênant peut-être, il se mit à parler précipitamment.

— D’abord, qu’est-ce que tu as depuis hier ? Je ne comprends rien à ton attitude avec moi. Elle est ridicule. Il m’est arrivé un ennui, un malheur si tu veux, mais à quoi nous autres médecins sommes exposés tous les jours. François Landargues était perdu. Je l’ai bien vu en arrivant. Cependant j’ai fait l’impossible pour le sauver. Fardier me le disait encore tout à l’heure… Il me le disait. Il est venu… C’est tout de même un brave homme. Nous avons parlé longtemps. Alors, voilà… Il me trouve malade, très malade. Tu sais comme j’étais nerveux et surmené depuis bien des jours. Il me faut maintenant du repos, et tout de suite… Fardier me conseille de partir pour Avignon, aujourd’hui même.

— Aujourd’hui !…

— Oui, ce soir… Pourquoi es-tu si singulière, avec cette même figure crispée que tu avais hier quand je suis rentré ?… Je ne veux pas supposer que cette mort te désespère. Alors ?… Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi me regardes-tu comme tu le fais ?… A quoi penses-tu ?

Son buste, par-dessus la table, se tendait vers moi. Une méfiance effrayée se lisait dans ses yeux. Je tournai la tête.

— A rien… Je ne pense à rien… Alors il faut que tu partes ce soir ?…

— Il faut…, répéta-t-il, continuant de m’observer avec inquiétude, il ne faut rien du tout. On me donne un bon conseil… Je le suis.

— C’est bien…

Et dans ma hâte de ne plus être devant lui, je n’ajoutai aucune question.

— Je vais tout préparer.

— Attends encore, dit-il, attends. Je voudrais…

Il hésitait ; il recommençait de baisser la tête. Sa pâleur était effrayante. Une de ses mains pendait à son côté et tout le sang de l’être semblait s’être réfugié dans cette main inerte et rouge dont se gonflaient toutes les veines. Il hésitait… Et de nouveau ses paroles se précipitèrent fébrilement.

— Il faudrait que tu partes avec moi, Alvère. Ainsi tout le monde comprendrait mieux. Tout le monde serait bien sûr que je suis vraiment malade. Je le suis, d’ailleurs… Je le suis. Cette terrible nuit m’a achevé. Alors, je m’en vais… et toi tu m’accompagnes… pour me soigner. Comme cela, tout est naturel, n’est-ce pas ? bien naturel !…

Mais son regard, qui m’interrogeait anxieusement, recommença de m’épouvanter, et il répéta, d’une voix sourde :

— Qu’est-ce que tu as ?

— Je ne sais pas… — Et comme lui, je parlais très bas. — Je ne sais pas ce qu’il est naturel de faire… Je ne sais pas ce que le monde doit comprendre… Mais je ne partirai pas avec toi… Je ne partirai pas.

— Pourquoi ? pourquoi ?…

Je voyais bien que son étroite et tenace volonté était maintenant sans force et tout incohérente. Je répétai :

— Je ne partirai pas…

Et, sortant de la pièce, j’appelai Adélaïde pour lui donner l’ordre d’aller au grenier chercher les valises. Je voulais m’occuper aussitôt de ce départ, et que Fabien s’en allât au plus vite… Ah ! qu’il s’en allât…

*
*  *

La chambre, quand j’y entrai, était toute pleine encore de son désordre nocturne. Toute machinale et sans regarder rien, incertaine et brusque, j’allai vers une armoire. Je l’ouvris et commençai d’en tirer un peu de linge. Mais il me fallut bientôt m’asseoir et serrer mes tempes entre mes deux mains…


Il avait tué ! il avait tué !… Mes soupçons, d’heure en heure, depuis la veille, n’avaient cessé de me tirer vers cette certitude et j’y atteignais maintenant. Il avait tué !… Peut-être il avait fait le geste terrible, et peut-être seulement, pendant une minute monstrueuse, souhaitant donner la mort, il avait laissé la mort emporter devant lui ce qu’il pouvait défendre. Il avait tué ! Je savais… Je savais… Que pouvait valoir là-dessus l’opinion des commères ou celle de Guicharde ? Sans doute, il était bon que personne n’eût de soupçons ou ne parût en avoir. Mais cela n’avait pas toute l’importance. Que s’était-il passé, en vérité, non point autour de ce moribond, mais dans cette âme ? L’intention, le mouvement secret de l’être qui détermine dans leur forme extérieure et menteuse tous les autres mouvements, qui pouvait le connaître ? Fardier lui-même… On dit à quelqu’un : « Vous avez commis une erreur ». On peut lui dire plus durement : « Vous êtes un maladroit !… » Mais quand toutes les apparences sont seulement celles de l’erreur et de la maladresse, on ne peut ajouter rien d’autre, rien… si ce n’est encore : « Allez-vous-en… Quittez le pays pour quelque temps, cela vaudra mieux. »

Qui pouvait savoir ? Personne. Mais j’étais sûre, moi, j’étais trop sûre ! Je me rappelais ces derniers jours, cette souffrance humiliée, cette exaspération contenue, et la dernière scène, et tant d’agitation quand on était venu le chercher dans la nuit pour aller auprès de cet homme. Peut-être à ce moment-là, lui-même avait-il pensé avoir plus de force. Mais brusquement, il s’était enfin révolté et ce qu’il avait senti pendant une minute, ce qu’il avait souhaité et résolu, faisait que cette minute-là, désormais, mettait devant lui une ombre qui s’allongerait jusqu’à son propre tombeau.

Je pensais : « Comme je souffrirais, si je l’aimais encore, si j’avais pu l’aimer ! » Et l’horreur qui, depuis la veille, tournait autour de moi sans bien oser me toucher encore, se précipitait brusquement… Je me relevai tout incohérente, marchant à travers cette chambre où, la veille, je n’avais pas voulu entrer… Et je commençai alors de la voir telle qu’elle était dans son bouleversement. Je commençai de voir le lit aux draps froissés, l’oreiller s’écrasant sur le tapis à côté de deux livres pris et rejetés l’un après l’autre, la bougie consumée si profondément que la bobèche de porcelaine avait noirci sous la flamme ; et les vêtements aussi, que Fabien portait pendant la course sous l’orage, humides encore, s’affaissant au hasard par terre ou sur les meubles : le paletot de toile grise traînait au pied de la commode ; une chaise s’était renversée sous le poids du veston lancé vers elle de trop loin et avec trop de force…

Et, devant tant de désordre, dans l’odeur triste et mouillée de ces vêtements épars, j’imaginais maintenant ce qu’avait dû être cette fuite lamentable à travers la campagne qui ruisselle et s’enflamme, tandis que les yeux s’aveuglent, que les épaules tremblent aux bonds de la machine, que la terre glisse et semble se détourner sous la roue. A quoi donc pensait-il, tandis qu’il continuait de fuir ainsi jusqu’au soir, malgré le temps et malgré le danger ? A quoi pensait-il cette nuit, tandis que la bougie brûlait lentement, et après qu’elle s’était éteinte ? — Depuis bien longtemps déjà, dans ce détachement qu’il me fallait, hélas ! sentir pour lui, j’avais cessé de me demander : « A quoi pense-t-il ? » Mais, voici qu’à présent, je les cherchais, je les devinais, je les approchais l’une après l’autre, ces terribles pensées… Me forçant d’agir, bien que tous mes gestes fussent vagues et pesants, j’allais maintenant de l’armoire à la valise ouverte, pliant le linge et les vêtements… Et toutes ces pensées de Fabien continuaient de m’étourdir.


Elles se formaient en moi comme elles étaient en lui-même ; je les repoussais, je les suppliais, je leur cédais enfin comme il devait le faire. Le souvenir d’une famille honnête, prudente dans ses moindres actes, m’écrasait tout à coup. Je connaissais la stupeur que l’on peut avoir devant soi-même, l’horreur qui ne cessera plus, le remords qui, commençant à se nourrir de vous, mordra chaque jour avec plus de force… Je connaissais tout cela, j’éprouvais tout cela, et de tout cela se préparait quelque chose que j’ignorais encore…

Je m’étais agenouillée pour disposer les objets dans le casier de toile. En me relevant, je vis Fabien qui venait d’entrer dans la chambre. Aussitôt, j’en voulus sortir. Mais il ne remarqua pas mon geste.

— … Alors, demanda-t-il de ce ton hésitant qu’il avait à présent… tu ne le veux pas ?…

— …

— Partir avec moi.

Ma certitude de son crime était plus complète encore que tout à l’heure, quand il m’avait pour la première fois adressé cette demande et je ne pouvais lui faire que la même réponse. Pourquoi donc à ce moment me fallut-il lui dire :

— Peut-être…

Aussitôt, je voulus me reprendre :

— C’est-à-dire…

Mais il n’avait voulu entendre que ce semblant de promesse. Une expression de contentement, la première depuis bien des heures, passa sur son visage.

— Oh !… dit-il, soulagé, ce serait tellement mieux, vois-tu…

Et il ne sut que répéter :

— A cause du monde.

— Tais-toi… ne dis rien… n’explique rien… D’ailleurs…

Mais dès ce moment, toujours un peu hagard, plus apaisé cependant, il parla de mon départ avec assurance. Vainement, je me défendais… et ce n’était pas contre lui. Ce quelque chose d’inconnu, à quoi je cédais enfin, me forçait de me soumettre. Je voulais croire toutefois que j’hésitais encore. J’hésitais en préparant mon propre bagage… J’hésitais en donnant à Guicharde mes instructions… Et je crois bien que tout interdite, il me semblait continuer d’hésiter, alors qu’assise en face de Fabien, dans le wagon où nous étions seuls, je voyais déjà les chemins connus et les arbres familiers glisser et me fuir.

Mon mari, au départ du train, avait poussé un grand soupir. Assez calme, mais s’efforçant trop visiblement de l’être, il se tenait très droit et lisait un journal. Et, me détournant de lui, je contemplais cette nuit d’automne qui commençait de traîner sur la campagne. Déjà, elle avait mis leur robe noire aux cyprès bleus, et les brumeux oliviers la retenaient entre leurs branches, et les moutons, qui s’en allaient par petits troupeaux serrés, la portaient sur leur dos houleux et gris. Mais les platanes aux grandes feuilles, les peupliers presque nus, et toute cette broussaille qui s’échevèle au bord des champs, défendaient ce bel or dont ils étaient couverts et gardaient encore leur lumière. Ils cédèrent à leur tour. La nuit les enferma. Elle prit avec eux les maisons de terre jaune et de cailloux, les femmes revenant par les chemins, et les petits enfants jouant devant les portes… Et ne recevant plus ce secours que m’accordaient les choses, il me fallut alors revenir vers Fabien.

Il tenait toujours son journal devant lui, mais il ne lisait plus, bien que l’éclairât la petite ampoule du plafond, jaunâtre et triste. Son buste avait fléchi et s’écrasait ; ses épaules remontaient, son cou se tendait avec une espèce d’angoisse et, par-dessus la feuille qu’ils ne regardaient pas, s’élargissaient les yeux un peu fixes.

— Il revoit François Landargues… il le revoit…

Mais à ce moment son regard rencontrant le mien s’emplit de cette méfiance inquiète que je semblais par instant lui inspirer… Alors, feignant de m’assoupir, je fermai les yeux.

*
*  *

Le trajet dura trois longues heures pendant lesquelles je ne prononçai pas une parole. L’arrêt brusque dans les petites gares nocturnes, l’entrée soudaine d’un voyageur, sa sortie bruyante, rien ne pouvait me décider à soulever mes paupières serrées. Fabien, en face de moi, immobile comme moi, gardait le même silence. Mais dès l’entrée dans les faubourgs d’Avignon, avant même que le train eût ralenti, il était debout, rassemblant notre bagage : et je savais bien que, pas plus que moi, il n’avait dormi.

La stagnation blanche des lampes électriques occupait seule les avenues désertes et, quand la traversait un frisson métallique, l’ombre des feuilles était la seule que l’on vît tout à coup danser le long des murs. Il était tard, et ce grand orage de la veille avait mis dans l’air les premières fraîcheurs de l’automne. Dans l’hôtel modeste où Fabien me conduisit, on nous servit un pauvre souper de pâté, d’olives et de fromage de chèvre. Les chambres sentaient le savon grossier, le tabac refroidi, l’odeur forte des huiles dont le carrelage rouge était lustré ; et toute la médiocrité de ce gîte lamentable nous obligea enfin de prononcer les premières paroles.


Il nous fallait trouver un logement pour y passer ces quelques semaines et nous nous en occupâmes dès le lendemain. Fabien, dans cette ville, avait quelques amis qui nous eussent utilement renseignés. Mais il n’en parlait pas, et, comprenant trop bien qu’il ne voulût pas en ce moment penser à eux, je n’osai les lui rappeler. Tandis qu’il consultait les agences qui sont sur la place de l’Horloge, je m’en allai de mon côté, au hasard des petites rues, si bruyantes et peuplées quand elles touchent au cœur de la ville, et, dès qu’elles s’en éloignent, serrant leurs vieux murs sur de si profonds silences. Et tout étourdie que je fusse encore, recevant de tous mes actes un étonnement qui, dans certaines minutes, allait jusqu’à la stupeur, je sus cependant découvrir dès ce matin-là ce qui nous était nécessaire.

C’était une vieille maison de la rue Trois-Faucons, étroite, avec une porte romane dont le marteau figurait deux serpents enchevêtrant leurs nœuds. Elle appartenait à un antiquaire du nom de Chayère, tenant boutique près de Saint-Agricol et qui avait là son dépôt de marchandises. Les pièces, dallées de noir et de blanc, étaient occupées par tout un peuple d’armoires et d’horloges, de tables escaladant des commodes, de fauteuils portant des chaises renversées ; et l’on ne voyait en entrant là qu’un pêle-mêle de panneaux luisants et de dorures fanées, qu’un enchevêtrement de pieds tors ou cambrés, tandis que pendaient des plafonds les petits lustres aux cristaux poussiéreux, et les lampes d’église au flanc desquelles se ternissaient les angelots d’argent ou d’étain. Mais, au premier étage, deux chambres étaient vides, auxquelles attenait une petite cuisine. Elles avaient encore leurs plafonds peints et les carreaux verdâtres de leurs fenêtres d’autrefois, et elles donnaient sur un humide et profond jardin auquel on pouvait descendre du rez-de-chaussée par de longues marches de pierre.

Chayère consentit à nous louer ces chambres, et sut en deux heures les rendre habitables, grâce à quelques meubles qu’il tira de ses réserves. Il y mit un lit Directoire dont la peinture gris s’ornait d’un filet bleu, une table d’acajou assez grande pour que nous y puissions prendre nos repas, une commode faite en Arles, une armoire qui venait d’Aix, des chaises, deux bergères dont la tapisserie crevée laissait échapper un crin noir mêlé de paille. Il accrocha aux fenêtres des rideaux de damas qui, tendus, semblèrent lamés de ciel, tant leur trame avait d’usure et de transparence. Enfin, une femme qu’il m’indiqua put me fournir un peu de linge et une autre de la vaisselle.

Je travaillai la journée entière avec cet homme, afin que, dès le soir, tout fût en état. Fabien rôdait à travers la ville. Il rentra comme le soir allait venir et, sans rien regarder, alla s’asseoir dans un fauteuil près de la fenêtre. Elle était grande ouverte. Une mourante et délicieuse odeur d’automne venait de ce petit jardin si sombre, serré entre de grands murs, où quelques roses achevaient de fleurir. Plus défait et misérable encore que je ne l’avais vu la veille, mais aussi plus aigrement nerveux, Fabien remarqua :

— Cet enclos empoisonne l’humidité et la feuille pourrie. Et le logement doit être assez malsain… Enfin !…

Je murmurai :

— Nous y sommes pour peu de jours.

Il se tut. Un peu plus haut, j’ajoutai :

— N’est-ce pas ?

— Mais je n’en sais rien, dit-il, rien…

Je soupirai peut-être, ou je fis un petit geste. Peut-être aussi j’eus l’imprudence de le regarder. Alors cette irritation, qui devenait peu à peu la forme de sa détresse, le tourna vers moi, méfiant de nouveau, presque haineux :

— Et puis, tais-toi, cria-t-il, ne me pose aucune question. Nous sommes ici. C’est bien. Cela suffit. Ne t’inquiète pas d’autre chose. Je ne veux plus entendre parler de rien. Je te le défends. Pas un mot, tu m’entends… pas une question… Jamais… jamais !… Pas un mot.

Il agitait devant lui sa main fébrile et menaçante :

— Pas un mot… jamais !

Je répétai :

— Non… non… jamais.

Et dès ce moment, je commençai d’observer, non seulement au sujet de ce qui avait pu se passer à Lagarde pendant la nuit terrible, mais au sujet de nous-mêmes, de nos moindres pensées, de ce triste voyage, ce silence qu’il exigeait, cet absolu silence… Fabien m’effrayait, mais ce n’était pas de la même façon que la veille, et je ne pouvais m’expliquer pour quelles secrètes raisons il m’était maintenant possible de rester auprès de lui.

*
*  *

Il prit tout de suite l’habitude de partir chaque matin dès le réveil pour des marches interminables à travers les faubourgs et dans la campagne. Une femme, à ce moment, venait pour nous servir. Mais elle ne pouvait me donner qu’un petit nombre d’heures ; elle s’en allait avant midi, laissant le repas préparé. Alors, je mettais la nappe, je disposais les plats, j’attendais. Enfin, Fabien rentrait, assez tard et portant sur son visage cette souffrance, cet air d’égarement qui ne cessaient plus d’y paraître. Sans même m’avoir dit bonjour, il s’asseyait à table et se mettait à manger. Mais après les premières bouchées il relevait la tête, m’observait, et je voyais aussitôt la méfiance et l’inquiétude remonter au fond de ses yeux. J’hésitais… Je me demandais longuement ce que je pourrais lui dire… Et je finissais par poser quelques questions qui étaient toujours les mêmes et recevaient les mêmes réponses :

— Tu es allé te promener ?

— Oui.

— Où cela ?

— Devant moi.

— Au bord du Rhône ?

— Je n’en sais rien.

Et le silence recommençait, si pesant que je ne tentais plus même un effort pour le soulever.

Il s’anima seulement la première fois que je reçus une lettre de Guicharde. Ce fut quatre jours après notre arrivée. Dès son entrée dans la chambre, apercevant sur la commode arlésienne la simple enveloppe de papier bleu, reconnaissant l’écriture, Fabien eut un geste brusque. Et tout de suite, avec une impatience fébrile :

— Eh bien ! demanda-t-il, qu’est-ce qu’elle dit ?

Elle disait peu de chose, sortant à peine et ne voyant personne. Elle espérait que Fabien allait mieux, que ce repos nécessaire après tant de fatigues et d’émotions lui ferait du bien. Elle disait que la maison sans nous lui paraissait grande et vide, qu’elle s’occupait avec Adélaïde de tout bien mettre en ordre afin que nous soyons contents à notre retour. Et elle terminait par de petites phrases où elle avait mis toute la tendresse et tout le dévouement de son cœur.

— C’est tout ?… interrompit Fabien comme je lisais ces phrases.

— C’est tout.

— Bien dit-il, c’est bien.

Ce fut la seule fois qu’il m’interrogea sur les lettres de Guicharde. Par la suite, s’il en trouvait une dans la boîte et qu’il me la montât, il la jetait sur la table avec quelquefois une indifférence et quelquefois une colère également dédaigneuses, sans jamais plus demander ce que ma sœur pouvait avoir à nous apprendre.

Il repartait aussitôt le repas terminé. Une fois encore, je restais seule. Alors, la pièce mise en ordre, j’allais m’asseoir auprès de la fenêtre. Une angoisse plus violente chaque jour et plus douloureuse m’envahissait, m’absorbait. Et quand j’en revenais, au bout de plus d’une heure, je m’apercevais que, pendant tout ce temps, j’avais rôdé dans les faubourgs et la campagne auprès de Fabien, avec lui, portant ses grands remords et sa grande misère… Et c’est de toute sa lassitude que je me sentais écrasée.

*
*  *

Huit jours passèrent ainsi, et chacun aggravait la détresse de Fabien et lui creusait un peu le visage. Un matin, en rentrant, il refusa de s’asseoir à table et alla se jeter sur son lit.

— Je n’en puis plus, dit-il. Je vais tomber malade.

C’était la première fois que devant moi il s’abandonnait ainsi. Je voyais bien cependant qu’il ne me permettrait encore de lui poser aucune question. Mais parce qu’il avait soupiré, je soupirai avec lui.

— Tu t’ennuies trop. Ce désœuvrement est une terrible chose.

Déjà redressé, déjà hostile, il cria presque :

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Tu pourrais lire.

— Et quoi donc ? Où les prendrais-je, les livres ?

— Chez le marchand… Roumanille a beaucoup de choses.

— Tu es folle. Je ne gagne rien en ce moment, et j’irais dépenser l’argent à acheter des livres !

J’avais déjà fait cette proposition et j’avais toujours reçu la même réponse. Je voyais bien qu’il s’obstinait sombrement à ne rien faire et ne voulait tirer un secours que de ses mornes promenades. Mais pendant ces après-midi solitaires où je ne pouvais m’occuper à rien qu’à le chercher et qu’à le suivre, une âme nouvelle avait dû se former en moi ; ma grande patience aujourd’hui ne se laissait point rebuter par ses rudesses. Et je proposai encore, après être allée dans la cuisine chercher l’eau fraîche et le vin :

— Quelquefois…, aujourd’hui par exemple, veux-tu que je sorte avec toi ?

— Si ça t’amuse…

Il se décidait tout de même à se lever et à prendre sa place devant le repas servi. Il ajouta :

— Et si tu en as le temps.

— Je le trouverai.

— Mais ne pense pas, déclara-t-il en cassant son œuf, que je vais attendre que tu aies tout remis en ordre.

— Je te rejoindrai donc.

— Où cela ?

— Où tu voudras.

— Eh bien ! dit-il comme résigné, à quatre heures, au petit café qui est près de la porte de l’Oulle.

… Je fus exacte. Et tandis que j’allais vers ce morne rendez-vous, pensant à Fabien comme je ne cessais plus de le faire, et à toute cette horreur de lui-même qui paraissait chaque jour l’accabler avec plus de force, je pensais aussi que ce serait une grande charité que de sourire et de paraître heureuse en l’apercevant… Mais mon visage, au contraire, malgré cet air que je voulais lui donner, dut marquer seulement que tout mon cœur se serrait.

Ce petit café où il m’attendait, tout étroit, misérable, derrière ses fusains maigres et sous sa tente sale, avait sa terrasse envahie par des rouliers de Villeneuve et par quelques soldats. De grosses femmes, des filles en cheveux, buvaient auprès d’eux. Et Fabien était là, parmi cette racaille, avec trois soucoupes devant lui sur la petite table verte, et un verre encore plein. Il le vida d’un trait quand il m’aperçut et me rejoignit aussitôt.

— Mais, lui fis-je remarquer, tu n’as pas payé.

Je m’arrêtais. Il m’entraîna.

— Ne t’inquiète pas. On me connaît. J’ai payé ma note samedi et je payerai à la fin de cette semaine.

Il marchait un peu lourdement et avait pris mon bras pour s’y appuyer.

— Tu as donc l’habitude de venir… dans cet endroit ?

— Mais oui, avoua-t-il, quand je suis fatigué de marcher.

Et, aussitôt agressif :

— Ai-je autre chose à faire ?

Ayant passé la porte de l’Oulle, nous allions le long du rempart. La poussière de l’été le recouvrait encore, et la première grande pluie, sans parvenir à l’emporter, l’avait seulement délayée un peu et ramassée çà et là en croûtes épaisses. La pierre était blanche et les arbres blancs au pied desquels croissait une herbe misérable, tout à la fois boueuse et consumée. Fabien avait lâché mon bras. Silencieux, baissant la tête, il défaisait au bout de sa canne les petites mottes de terre et s’il en manquait quelqu’une, s’impatientant aussitôt, il l’écrasait du talon. De cette manière évidemment, quand il était seul, se passaient ses promenades. Je les imaginais bien ainsi. Mais j’ignorais où le menait ensuite la fatigue, j’ignorais ce cabaret, ces stations hébétées au milieu de la plus basse populace, devant le verre rempli et les soucoupes empilées… Or, voici que comprenant mieux bien des choses, non pas aujourd’hui seulement, mais me semblait-il, depuis quelque temps, je commençais à comprendre que ce n’était rien d’avoir quitté avec lui notre maison, et rien de consentir à demeurer près de lui. — Et il me semblait être maintenant responsable de cette déchéance nouvelle vers laquelle il s’en allait.


Que faire cependant pour la secourir, puisque, tout replié sur sa grande misère, il ne me permettait pas d’en approcher ? Quelle parole, cherchant à l’atteindre profondément, ne lui eût paru injurieuse, et toute pénétrée du terrible soupçon ?… Continuant de ne regarder que la terre, il s’arrêtait maintenant à chaque pas, pour écheveler l’herbe courte du bout de son soulier. Jamais son silence ne m’avait semblé si pesant et pour la première fois, au lieu de le subir avec lui, je souhaitais de l’en délivrer.

Alors, le touchant doucement au bras :

— Regarde, dis-je, ces bohémiens.

Au pied du rempart était arrêtée une roulotte misérable, faite de mauvaises planches déteintes, et montée sur deux roues. Lié par une corde à l’arbre le plus proche, un maigre cheval, grisâtre comme la pierre et desséché comme elle, humait le sol aride avec résignation. Et deux femmes, s’affairant autour d’un feu de broussailles, trempaient des linges dans un petit chaudron où fumait je ne sais quelle mixture aromatique et forte. La plus vieille avait ses cheveux serrés dans un mouchoir rouge et jaune, et l’autre, toute jeune, déformée par une grossesse dont le terme était proche, portait une robe d’indienne à fleurs roses dont les deux volants traînaient dans la poussière.

Elle tordit un des linges entre ses petites mains sales et se dandinant avec peine s’approcha d’un homme qui était couché à quelques pas, le dos soutenu par une caisse et le genou gauche empaqueté de chiffons noirâtres et sanglants. Une grande souffrance convulsait son visage. La jeune femme s’agenouilla près de lui et commença de défaire le grossier pansement.

Fabien, leur jetant un coup d’œil, avait aussitôt détourné la tête, mais je voulais maintenant qu’il s’intéressât à eux et je lui demandai :

— Que peut avoir ce malheureux ?

— Je n’en sais rien.

— Mais elle infectera la plaie en la soignant ainsi.

— C’est leur affaire.

Je m’étais arrêtée, il marcha plus vite. Je dus courir pour le rejoindre, et tout animée soudain d’une idée qui me paraissait bonne :

— Fabien ! si tu voulais examiner ce malheureux… si tu lui donnais un conseil…

Sans répondre, il allait toujours, de son pas rapide. J’insistai, plus pressante, et il me semblait le supplier pour lui-même et non pour cet étranger.

— Il souffre… Si tu voulais essayer de le soulager… avoir pitié !… Ces pauvres gens t’écouteraient, j’en suis sûre… Et puisque tu n’as rien à faire, tu pourrais demain revenir voir si l’homme ne va pas un peu mieux.

Mais comme je le prenais par le bras, voulant l’arrêter et le forcer de retourner vers ces misérables, il se dégagea brusquement. Et, ricanant, les épaules secouées, la bouche mauvaise :

— Alors, proféra-t-il, je ne suis plus bon qu’à soigner les bohémiens au bord des routes, et les chiens crevant au fond des fossés ! Nulle autre clientèle maintenant ne saurait avoir confiance en moi… C’est cela, n’est-ce pas ? que tu veux me faire entendre. Je te remercie…

— Mais, Fabien…

— Laisse-moi tranquille.

Nous continuâmes en silence cette sombre promenade. Nous approchions maintenant du pont Saint-Bénézet. C’est le vieux pont de la chanson. Trois de ses arches, il y a bien longtemps, furent emportées par le Rhône. Rompu ainsi au point le plus furieux des eaux, il continue vainement de se tendre vers l’autre rive. Mais il porte en son milieu une petite chapelle, et, comme nous nous étions arrêtés, indécis et las, découragés également de poursuivre cette route et de regagner notre logis, je proposai à Fabien de la visiter.

— Comme tu voudras, dit-il avec indifférence.

Nous entrâmes donc chez le gardien. La chambre qu’il habite, creusée dans le rempart même, sentait l’oignon, le vieux cuir et la fumée de bois ; et le bonhomme, installé devant un établi s’occupait à rapetasser de vieilles chaussures. Il les martelait à petits coups, d’un geste égal et nonchalant, et, soucieux de ne se point fatiguer, sans s’interrompre ni se lever, il nous désigna une clef pendue à la muraille, puis une petite porte au fond de la chambre.

— Vous monterez l’escalier. Il est dur. Prenez garde à tomber en redescendant. Et puis là-haut, ne passez pas le garde-fou qui est après la chapelle. Y en a qui le font. Mais c’est déraisonnable, à cause de la solidité, qui n’est pas sûre.

L’escalier serré entre deux murailles que veloutaient des plantes aux fleurs minuscules, était roide en effet, mais avait peu de marches, et le vieux pont s’étendait là-haut, dans toute la lumière du déclinant soleil. Point d’autres visiteurs aujourd’hui. Nous étions seuls. Sur les larges dalles où, selon la légende, les belles dames dansaient avec les beaux messieurs, Fabien laissait traîner son pas plus pesant. Il vint s’accouder à la rampe de fer, et je me penchai auprès de lui. Le Rhône en feu roulait un couchant tourmenté. Villeneuve à notre gauche, légère et couleur d’or, attendait magnifiquement que la vînt saisir l’ombre sournoise se préparant au fond des creuses vallées. Très loin, Châteauneuf-des-Papes, parmi de sombres verdures, répandait ses maisons rousses comme une poignée de maïs égrené. Et de la cime pierreuse et blonde des collines, de la cime éclatante du mont Ventoux, semblait sortir cette lumière qui se dissolvait dans le ciel, et retombait sur les petites villes éparses, les champs mûrs, la terre dorée.

Il me semblait que mon cœur recevait cette lumière comme la recevaient les choses, et que, comme elles, il en était tout embelli. Ma bonne volonté fut tout à coup plus vivace et meilleure. Je recommençai de m’émouvoir comme je l’avais fait en voyant Fabien dans ce cabaret. Ce que j’avais compris à ce moment, je le comprenais mieux encore. Et, sachant bien maintenant que j’avais le devoir de le sortir de lui même, je savais aussi que la tâche serait difficile et qu’il ne fallait pas me décourager aussitôt. — La souffrance des êtres n’avait pu le toucher ; je voulus essayer de la beauté des choses et, lui montrant le paysage admirable, je murmurai :

— C’est beau.

Mais il secoua les épaules d’un air excédé et se détournant, alla s’asseoir sur un des bancs creusés dans le mur de la chapelle. Je ne le suivis pas tout de suite. Je regardais encore le ciel et l’eau et, toute soulevée au-dessus de moi-même, il me paraissait à présent que j’étais croyante et que je disais ma prière. C’était la plus belle de toutes ; elle se formait dans mon cœur et je n’en connaissais pas les paroles ; mais je sentais toute la force qui me venait d’elle. — Que dire à Fabien, qui le secourût un peu ?… Que lui dire ?… Des feuilles rugueuses frôlaient mes deux mains croisées, et je vis qu’un figuier avait poussé entre les pierres. S’appuyant au contrefort de la troisième arche, qui le gardait un peu du vent, il poussait de fortes branches, et vivace, large, d’un beau gris bleuâtre qui ne se tachait point de jaune, il avait seulement pour se nourrir quelques parcelles de terre que le vent avait amoncelées au joint de deux blocs creusés par les pluies.

— Qu’il a suffi de peu de chose… pensais-je, sans bien entendre moi-même tout cette pensée.

Et je me répétai quelques minutes plus tard :

— Il suffit de peu de chose…

D’autres minutes passèrent encore et j’allai retrouver Fabien dans l’intérieur de la chapelle. Elle est petite et ronde, sans porte, et regarde le courant qui s’en va vers la mer. Les colonnes de l’autel s’ornent encore de feuillages confus, et çà et là, aux angles de la voûte, autour d’un pilier, des sculptures délicates achèvent de s’effacer et de rentrer dans la pierre. Mais Fabien ne s’intéressait point à ces petites formes végétales, célestes ou démoniaques. Les bras croisés, et renversant un peu la tête, il fixait le mur devant lui, avec un air d’hébétude douloureuse. Quand j’entrai, il ne bougea pas. Alors j’allai m’asseoir à son côté. Je posai doucement ma main sur son genou, et je dis très bas :

— Tu es malheureux…

En même temps, je me préparais à supporter sa colère. Mais au contraire, il me regarda presque doucement, tout surpris, non de mes paroles peut-être, mais de ce ton que je leur avais donné ; et il avoua, aussi bas, plus bas encore que moi-même :

— Oui.

Aussitôt il prit ma main, la serra nerveusement, la retint dans les siennes. Et ce petit mouvement exprimait toute sa détresse, comme ma courte phrase avait montré toute ma pitié… Rien d’autre. Il n’y eut rien d’autre. Mais il me paraissait que la parole nécessaire avait été dite.

Ensuite, nous nous levâmes pour regagner notre maison ; et ce retour, par la porte du Rhône et les vieilles rues qui sont autour du séminaire, continua d’être silencieux ; et le repas, près de la fenêtre ouverte sur le sombre jardin, fut silencieux aussi comme les autres soirs. Cependant, une ou deux fois, je retrouvai dans les yeux de Fabien, au lieu de cette méfiance attentive, de cette tressaillante inquiétude, le regard étonné qu’il avait eu dans la chapelle… Et cependant je sentais mon obsédante angoisse se pénétrer de je ne sais quelle satisfaction si profonde qu’elle ressemblait peut-être à de la joie.

*
*  *

Il partit le lendemain aussi tôt que d’habitude et sans m’avoir parlé davantage. Mais il rentra moins tard, et dès qu’il eut ouvert la porte :

— Tu sais, me dit-il, ils sont partis.

Je lui demandai, bien étonnée, de qui il parlait ainsi. Alors il me répondit de son ton brusque :

— De qui veux-tu que ce soit ?… De ces bohémiens…

Et il gagna aussitôt le fauteuil où, tout accablé, il se laissait tomber au retour de ses promenades.

J’avais versé de l’eau dans un petit pot de grès bleu pour y mettre deux roses cueillies dans le jardin de Chayère où je descendais quelquefois. Mais j’oubliai les roses sur la table, et je m’approchai de Fabien.

— Tu es donc retourné là-bas ?

Il se taisait.

— Tu t’es rappelé ?… tu as eu pitié ?…

Il haussa les épaules.

— Je suis passé là par hasard.

Il me parut qu’il mettait une espèce de pudeur à cacher sa pensée, à se défendre de l’avoir eue. Il était repris déjà par sa nervosité et je compris bien qu’il ne fallait pas en ce moment l’interroger davantage. Mais après qu’il fut reparti, et durant toutes les heures du long après-midi, je ne cessai plus de songer à cette petite bonne intention que j’avais cru deviner en lui.

La femme qui nous servait n’était pas venue et je dus sortir pour acheter moi-même notre souper. J’allais par la rue Haute et la rue Vieux-Sextier. J’entrais dans ces boutiques obscures qui sentent le piment, le bois frais et la morue sèche. Sur le trottoir étroit ou les pavés pointus, je croisais de ces filles d’Avignon dont la taille molle, les longs yeux et la bouche peinte offrent et demandent l’amour au premier qui passe ; des bourgeoises aussi, importantes et fortes, suivies de beaucoup d’enfants ; des touristes, des étrangers, des Parisiennes agitées, de vieilles Anglaises vêtues de clair, chaussées largement, rêveuses et desséchées. Mais toute cette animation de la cité joyeuse ne parvenait pas à me distraire. Une espèce de recueillement singulier m’empêchait de bien voir autour de moi les gens et les maisons ; et il se continua après que je fus rentrée dans mon logis silencieux. Il me fallut préparer la viande, allumer le feu, descendre chercher l’eau fraîche à la fontaine du jardin. Je m’y attardai un instant. Les grands murs autour de moi rabattaient l’ombre et l’humidité. Il ne venait là que de sombres feuillages, un maigre laurier, des lierres et des buis. Mais je me rappelais ce figuier accroché aux pierres, battu du vent, tirant d’une poignée de terre sa force et sa belle couleur… Je me répétais, comme la veille : « Peu de chose… il suffit, il a suffi de peu de chose. » Ma méditation s’en allait maintenant par des chemins que je ne connaissais pas, et, par instant, sans que ma pauvre raison en pût rien saisir, un grand éclair me traversait dont je brûlais toute pendant de confuses et magnifiques secondes.

Quand Fabien rentrait, je ne pouvais que me résigner à subir sa présence. Ce soir-là je l’attendis, simplement. Mais je vis bien à son visage crispé qu’il n’éprouvait plus ce semblant d’apaisement qui, la veille et ce matin encore, rafraîchissait un peu sa sèche douleur. J’essayai de parler ; il se tut. Je voulus prendre sa main ; il la retira avec impatience. Ma bonne volonté cependant ne pouvait plus se décourager.

*
*  *

Lagarde maintenant était loin derrière moi comme ces petites villes que l’on voit bleuir confusément au fond des vieux tableaux. Les lettres de ma Guicharde, presque quotidiennes, ne me semblaient pas venues de là et ce que me disait ma sœur, en dehors de sa tendresse, me demeurait étranger. De tout mon simple passé demeuraient seulement vivantes pour moi les heures les meilleures, et je n’entends point par là les plus heureuses, mais ces heures méditatives, repliées, exigeantes, où l’on sent le tourment soudain d’avoir une âme et le besoin qu’elle s’en aille vers quelque chose de meilleur et de plus beau… J’avais connu beaucoup de ces heures-là pendant mon enfance résignée et ma jeunesse monotone. Elles étaient à la fois ma richesse et mon tourment. Mais le pauvre bagage de ma vie intérieure me permettait seulement de connaître ces exigences et point de les satisfaire.

Ce sel quotidien, qui m’était nécessaire, et que certains trouvent dans la foi en leur religion, et d’autres dans leur seule sagesse, je ne pouvais, dans ma simplicité, le tirer que de l’amour. J’attendais tout de lui, et qu’il fût ma vie même ; et parce que l’amour m’avait déçue, je pensais ne plus exister. — Comment aujourd’hui se faisait-il que les plus longues et les plus tristes heures me parussent avoir un goût que je ne connaissais pas ? Je ne voyais personne. J’avais à peine le temps de sortir. J’étais tout absorbée par mes besognes de servante. Mes mains s’abîmaient ; il leur vint au pouce et au pli des phalanges de petites raies noirâtres que rien ne pouvait plus effacer. Et mes cheveux que j’aime parce qu’ils sont épais et doux, coiffés chaque jour trop rapidement, devenaient ternes et cassants. Je voyais tout cela, et de la peine que me causait cette apparence de déchoir je tirais une espèce de plaisir fait de je ne sais quoi et dont j’étais avide. Toute ma vie me semblait soulevée d’un grand souffle. — Et cependant je ne faisais rien d’autre que vivre auprès d’un misérable, et commencer seulement d’avoir pitié de lui.

Sa grande souffrance, chaque jour, me devenait plus sensible ; et chaque jour j’approchais un peu plus son âme désespérée. C’est surtout quand il était absent et que ses brusqueries ou sa mauvaise humeur n’étaient plus là pour nous séparer. Alors je revivais avec lui la minute abominable. J’étouffais de cette épouvante de lui-même dont il était suffoqué. Je me débattais comme il devait le faire. J’éprouvais comme ce mal tenait à la chair de l’âme et ne se pouvait arracher…


Et puis il rentrait, avec son pauvre visage, et je me désespérais de ne pouvoir pas lui dire que j’avais souffert avec lui. Toujours il semblait redouter mes moindres paroles. Depuis sa défense le premier jour de notre arrivée, il n’avait plus permis qu’il fût entre nous question de Lagarde. Il fronçait les sourcils si je prononçais un nom de là-bas. Hélas ! Quel secours pouvais-je lui prêter, tant qu’il exigerait, tant qu’il garderait ce silence ? Et l’idée que je devais l’amener à me remettre son secret, son remords, sa grande misère, se faisait en moi, — hésitante, d’abord, effrayée, — plus calme ensuite, — et si forte enfin, si profonde !… Que ferions-nous de notre vie après qu’il aurait parlé ? Que serait l’expiation nécessaire ? Je ne savais pas. Cela était plus loin… Mais tout près de moi, au fond de moi, fait du plus passionné et du meilleur de moi-même, il y avait maintenant le désir incessant, il y avait le besoin qu’il me fît cet aveu et qu’il y trouvât un peu d’apaisement.

Je ne pouvais rien dire, je ne pouvais, même par un regard, lui montrer qu’il devait parler et que tout mon cœur était prêt. Mais autour de lui ma vigilance se faisait plus attentive et voulait lui être plus douce. C’étaient de petits soins. C’étaient de petites paroles qui ne touchaient à rien de lui, à rien de moi. Au lieu d’accepter ces terribles silences dans lesquels se passaient tous nos repas, je lui parlais de ce que j’avais vu pendant mes sorties, des gens, des bêtes, des maisons ; et malgré que cela lui fît hausser les épaules, comme je m’efforçais de sourire, il sourit à son tour, une ou deux fois. Enfin, pour qu’il ne retournât plus jamais à ce cabaret de la porte de l’Oulle, je pris l’habitude de sortir avec lui presque chaque après-midi. Et nous allions très loin dans la campagne parce que l’animation des places, la vue des passants, provoquaient aussitôt son irritation.

Au retour, nous tournions longuement dans les ruelles désertes pour éviter les boulevards populeux. Il ne pouvait souffrir que quelqu’un le regardât. Une espèce de méfiance maladive et haineuse à l’égard de tous les êtres semblait le posséder. Je fus donc bien surprise quand il m’annonça un matin qu’ayant rencontré son ami, M. Fabréjol, il avait accepté l’invitation que nous faisait celui-ci d’aller déjeuner le dimanche suivant dans sa maison de Pampérigouste.

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De ces Fabréjol, — car ils étaient deux, le père et le fils, — Fabien, autrefois, aimait à parler, avec ostentation. Quarante ans auparavant, ma belle-mère, faisant son voyage de noce, avait été reçue « en » Avignon par Mme Fabréjol, jeune mariée également. Ces dames, je crois, s’étaient connues au couvent. Et les relations entre les deux familles, cordiales de la part des Fabréjol, empressées de celle des Gourdon, s’étaient poursuivies d’une manière un peu vague, mais persévérante. Maintenant, Mme Fabréjol était morte. Son mari et son fils vivaient en Algérie où ils exploitaient de vastes domaines ; mais ils avaient conservé aux portes d’Avignon la maison familiale : ils revenaient s’y installer pour quelques mois tous les deux ou trois ans et y faisaient alors pratiquer des embellissements coûteux et inutiles qui donnaient de leur fortune, disait mon mari, une opinion considérable. — Or nous avions appris, peu du jours avant notre brusque départ, que ces messieurs n’avaient, cette année, pas encore quitté la France ; mais, je l’ai dit, Fabien voulait en ce moment oublier tous ses amis, et pas plus qu’un autre nom, dans le petit logis de la rue des Trois-Faucons, le nom des Fabréjol n’avait été rappelé.


Sans doute, aujourd’hui, troublé de la rencontre, maladroit dans ses hésitations et craignant qu’un refus ne parût singulier, il n’avait pas osé se dérober à cette invitation. Il en souffrait… je le plaignais… Mais je m’aperçus qu’il n’était pas mécontent et, au contraire, tout animé. Il parla ce jour-là plus que d’habitude et ce fut seulement de M. Fabréjol, de ses terres, de sa richesse, des ambitions politiques qu’il avait peut-être et qu’il réaliserait sûrement. Satisfait de petits détails qu’il se rappelait peu à peu, de petites paroles aimables ou polies, il me disait combien cet homme fortuné avait toujours eu de considération pour lui, Fabien, et pour ses talents. Il ne pouvait trop se flatter de le connaître… il se réjouissait de l’avoir revu. Et regrettant presque nos douloureux et profonds silences, le retrouvant tel qu’à Lagarde, dans son pauvre personnage, je m’étonnais tristement que les petites misères de son âme fussent à ce point capables de lui faire oublier sa grande misère…

Tout occupée de lui seul, je donnai d’abord peu d’attention à un souvenir que faisaient revivre toutes ses paroles et qui cependant ne m’était pas déplaisant. Trois ans auparavant, les Fabréjol nous avaient rendu visite à Lagarde. Ils venaient choisir des marbres aux carrières de Saint-Jacques pour un petit pavillon que l’on devait élever dans leur jardin à la ressemblance de celui où la reine Jeanne tenait sa cour d’amour dans la cité des Baux. On le voit encore, paraît-il, au bas de la colline, dans un enclos où poussent aujourd’hui le trèfle et le blé. J’ignorais cette reine et son pavillon. C’est Philippe Fabréjol qui me les fit connaître.

Il était venu trop tard au rendez-vous que, leurs affaires conclues, son père lui donnait dans notre maison et, quoique me trouvant seule, il était resté fort longtemps. Nous ne nous étions jamais vus ; cependant notre causerie, tout de suite, s’était faite amicale. Je me rappelais bien ce grand garçon aux beaux traits droits, avec de clairs yeux bleus dans un visage brûlé. Il parlait avec une simplicité agréable, mais sa façon de m’écouter me touchait plus encore que ses paroles. Auprès de lui les mots me venaient sans contrainte ; toutes sortes de petites idées dansaient dans mon cerveau plus clair, joyeuses et pressées de se faire connaître. Et je crois qu’après son départ j’aurais quelquefois pensé à lui. Mais maman jugea fort inconvenant que, me rencontrant sans mon mari, ce jeune homme eût ainsi prolongé sa visite. Elle me le dit avec autant de sévérité qu’elle en pouvait avoir. Et, toute confuse, je laissai aller volontairement le souvenir de Philippe Fabréjol comme on ouvre les doigts sur une plume un jour de grand vent.

A mesure cependant qu’approchait le dimanche, ces souvenirs confus m’occupaient davantage, et je m’aperçus que ce déjeuner me faisait un certain plaisir. Je ne songeais plus autant à m’étonner que Fabien eût accepté d’y paraître ; son animation me parut moins déplaisante ; je crois même que je la partageais un peu. — Mais voici que la veille du jour où nous devions nous rendre à Pampérigouste, il recommença d’être tout absorbé en soi-même, et les pensées qui lui venaient au sujet des Fabréjol, il cessa de me les dire. La nuit, à travers mon sommeil, il me parut qu’il se levait, marchait dans les chambres, ouvrait la fenêtre. Enfin, au matin, habillé déjà et prêt à partir, ayant réfléchi un long moment tout en dépliant, repliant, et froissant son journal, il me déclara soudain qu’il n’irait pas à Pampérigouste. Et je sentis le remords d’avoir été depuis ces quelques jours moins anxieusement vigilante et attentive à sa peine.

Acceptant aussitôt sa décision sans en paraître surprise et sans lui poser là-dessus aucune question, je reportai dans l’armoire le chapeau que je me préparais à mettre. Il me regarda tout étonné.

— Qu’est-ce que tu fais ?… me demanda-t-il. Tu vas être en retard.

— Mais puisque nous n’y allons pas.

— Moi, dit Fabien, pas toi. Tu dois au contraire m’excuser. Tu raconteras que je suis malade.

Et, me donnant les explications que je ne lui demandais pas :

— C’est ce que j’ai déjà répondu l’autre jour à Fabréjol quand il s’est étonné de me voir ici. Mais nous nous sommes séparés rapidement. Aujourd’hui il aurait le temps de m’interroger davantage…

Sa voix était presque confidentielle. Il ajouta plus sourdement :

— Je ne pourrais pas le supporter.

Et il me parut que, dite sur ce ton, cette petite phrase voulait commencer de me laisser entendre les raisons terribles de sa détresse.

— Je comprends, murmurai-je, parlant aussi bas que lui-même, je comprends…

Et je m’effrayais en pensant que maintenant peut-être allait tout entier venir vers moi l’aveu redoutable. Je m’effrayais… et cependant je pensais : « Enfin !… enfin !… » Et je savais bien que tout mon cœur était prêt… Mais Fabien ne sentit pas à ce moment que ma détresse allait au-devant de la sienne et suppliait qu’il la lui remît. Il laissa cette minute passer silencieusement… Et il me répéta ensuite :

— Tu vas être en retard ; dépêche-toi. Cela n’aura rien de singulier que tu ailles là-bas toute seule, puisque, tu seras reçue par la sœur de Fabréjol. C’est elle qui tient la maison. Tu diras qu’aujourd’hui je me suis senti plus mal. Présente cette excuse adroitement et de façon vraisemblable. Les Fabréjol sont gens à ménager…

Son visage amaigri se contracta. Ses yeux s’assombrirent.

— Et puis, ajouta-t-il, il est inutile qu’ils aillent supposer je ne sais quoi…

Mais ces paroles sans doute lui parurent imprudentes. Et comme s’il eût voulu me défendre d’y réfléchir, tout aussitôt, minutieusement, il commença de m’expliquer quelle sorte de voiture je devrais prendre sur la place de l’Horloge et quel prix il conviendrait de ne pas dépasser sous peine d’être volée. Je voyais bien que toute sa peine, de nouveau, était sur lui, plus pesante et plus acharnée. Malgré ma distraction et mes vagues négligences de ces derniers jours, ayant maintenant pris l’habitude de ne plus guère le quitter, j’aurais bien voulu ne pas l’abandonner aujourd’hui, et je m’inquiétais de sa solitude. Mais je n’osai pas le lui faire entendre.

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*  *

La maison des Fabréjol ne regarde pas Avignon, mais un de ces petits vallons qui se creusent, au sud de Villeneuve, entre les collines. Elle est bâtie à mi-hauteur de la pente assez rapide. Son jardin descend jusqu’au bord d’un étroit ruisseau, puis se relève en face, et la terre rouge où poussent les beaux oliviers nourrit un peu plus haut le houx sauvage et le buis, jusqu’à la région odorante et grise où ne vivent que la pierre nue, le thym et les sèches lavandes.

La route entre dans ce vallon étroit par un petit pont qui, de très haut, domine le ruisseau. C’est à cet endroit que j’aperçus Philippe Fabréjol ; il venait au-devant de la voiture et j’en descendis aussitôt. Il souriait de son sourire franc et bon. Son visage me parut plus brun encore et ses yeux bleus étaient plus lumineux.

— Comme je suis content de vous voir ! dit-il en prenant mes deux mains.

Et ce contentement d’abord, évident et vif, l’empêcha de remarquer que j’étais seule. Il s’en aperçut brusquement, et tout confus de sa distraction, rougit et s’embarrassa si bien dans ses excuses que nous nous mîmes à rire tous les deux. J’expliquai ensuite, selon les instructions de Fabien, que mon mari était malade, point gravement, assez toutefois pour n’avoir pu m’accompagner, ce dont il se désolait. Et nous suivîmes vers la maison l’allée où les châtaigniers et les acacias gardaient assez de feuilles encore pour mettre sur la poussière une ombre dansante.

Il y eut à ce moment entre Philippe Fabréjol et moi un petit silence, et nous dûmes l’un et l’autre l’occuper de la même façon, car en même temps il me demanda :

— Ces beaux voyages dont vous rêviez, madame, avez-vous pu les faire ?

Et je lui dis :

— Ce pavillon de la Reine, l’a-t-on bien élevé, comme vous le souhaitiez, avec son toit en dôme et ses petites sculptures ?

Le souvenir de l’heure charmante qui nous avait un jour réunis prenait de singulières et vives précisions. Chacun de nous avait conservé dans sa mémoire toutes les paroles. Il se souvenait de mes petits rêves, je n’avais pas oublié ses beaux projets ; et, dans le temps que nous mîmes à atteindre la maison, nous avions repris notre causerie au point même où il nous avait fallu l’abandonner trois ans auparavant.


… Je me rappelle l’entrée dans cette grande maison, aux fenêtres larges ouvertes, et que tant d’arbres pressés autour d’elle et chargés d’un or magnifique semblaient pénétrer de leur rayonnement. Le salon, avec ses meubles provençaux et les verdures bleuâtres qui tapissaient sa haute muraille, était tout rempli de souriants visages. M. Fabréjol et sa sœur Philomène, également enjoués sous leurs lourds cheveux blancs ; un couple de leurs amis, les Meynadier, vieux ménage dont quarante ans d’union n’avaient point épuisé la visible tendresse ; et jusqu’à Mme Fabréjol, peinte à trente ans, éclatante et jolie au-dessus des fleurs que l’on renouvelait chaque jour devant son portrait, me firent un de ces accueils par lesquels, soudain, tout le cœur s’épanouit. Une gaîté paisible et profonde, telle que je n’en avais jamais connue, flottait dans cette pièce. Elle m’enveloppa aussitôt. — Elle me pénétra mieux ensuite durant le repas joyeux, dans la claire salle à manger que parfumaient les dernières roses. Et c’était comme un vin doux et sournois dont l’ivresse engourdit avant que l’on ait songé à la redouter. M. Fabréjol parlait de ses beaux domaines dans l’Algérie éblouissante et nous conviait tous à l’y aller voir. Les Meynadier, racontant les changements opérés dans leur petite propriété, leur dernier voyage à Paris, leurs projets pour l’hiver, ne pouvaient prononcer une parole qui n’évoquât leur vieux et profond bonheur. Philippe, assis près de moi, me disait quelquefois : « Vous rappelez-vous ? » comme si beaucoup de jours et de mois, — au lieu d’une heure seulement, — avaient formé nos communs souvenirs. — Et toute la peine de mon cœur s’en était allée je ne sais où.

Elle se cachait plus loin encore, tandis que Philippe Fabréjol, un peu plus tard, laissant sa tante et leurs hôtes se reposer au salon, m’emmenait voir au fond du vallon le pavillon de la Reine. M. Fabréjol devait nous accompagner, mais un de ses fermiers vint pour lui parler. Nous l’attendîmes quelques instants, puis Philippe décida qu’il nous rejoindrait là-bas, et nous allions maintenant tous les deux à travers le jardin roux et vert qui sentait à la fois l’été mourant et le délicieux automne.


Le chemin descendait entre des troènes et des buis. De trois grands réservoirs qui servaient à l’irrigation du verger, l’eau fuyait à petit bruit vers le profond ruisseau. Philippe Fabréjol m’expliquait que son père avait fait construire ces réservoirs à l’exemple de ceux qui valaient à leurs terres d’Algérie tant d’abondance et de fécondité. Il me parlait des champs, des vignes et des jardins, et me racontait leur libre vie, là-bas, les courses à cheval, les soirées lumineuses devant la maison blanche, la mer que l’on aperçoit au loin, toute petite, pierre précieuse, émail limpide, triangle d’argent bleu ou d’or verdâtre étincelant entre deux collines. Nous avions quitté le chemin et, sur cette pente humide où nous marchions, l’herbe épaisse, fine et très verte, était douce à nos pas.

Elle se continuait ainsi jusqu’au fond du vallon et le pavillon de la Reine était au milieu de ce beau tapis. Je ne pense revoir rien de plus charmant que ce petit temple dont six colonnettes ornées de cannelures et de feuillages portaient légèrement la ronde coupole. Des rosiers tout chargés de leur floraison d’automne passaient leurs branches entre ces colonnes, et les pétales trop mûrs tachaient de safran et de carmin le banc de marbre étroit et poli qui s’incurvait à l’intérieur. Philippe m’y fit asseoir après que j’eus bien tourné tout autour du léger édifice, dans un ravissement puéril et profond ; et laissant alors paraître dans ses yeux bleus une sympathie plus grave soudain et plus attentive :

— Maintenant, me dit-il, parlons un peu de vous, si vous le voulez bien.

Mais quelque douceur que me fît connaître son regard, il m’était plus doux encore en ce moment d’oublier cette créature tourmentée sur laquelle il m’interrogeait, et je ne permettais pas que l’on me ramenât vers elle.

— Non… non… dis-je un peu trop vite et secouant la tête, je ne veux pas.

— Pourquoi donc ?

Je me tus. Et c’était là peut-être la plus dangereuse confidence. Philippe Fabréjol n’osa pas me regarder davantage. Mais ayant un long moment réfléchi :

— Vous ne devez pas, murmura-t-il, être très heureuse.

François Landargues, un jour, m’avait dit la même phrase. Hélas !… pouvais-je désormais, pour le comparer à un autre et pour le détester mieux encore, me rappeler François Landargues ?… Et tout éperdue d’être ainsi tirée malgré moi vers ce que je ne voulais pas revoir :

— Je ne sais pas… Je ne sais pas… Ne parlons pas de cela.

Il répéta pensivement :

— Et pourquoi donc ?

Puis aussitôt, confus de cette insistance :

— Pardonnez-moi. Nous nous sommes vus avant aujourd’hui une fois seulement. Nous ne nous connaissons pas. Et cependant… il faut que je vous le dise et ce sera mon excuse… souvent, là-bas, par ces beaux soirs dont je vous parlais, à l’heure du repos sur la terrasse d’où l’on voit la mer, il me semblait être en France, dans une ville… une très petite ville, avec de petites rues serrées, farouches, ennuyeuses… J’entrais dans un salon un peu sombre… un peu triste… Et je revoyais là une femme… une jeune femme… Souvent, oui… cela m’est arrivé très souvent… C’est singulier, n’est-ce pas ?… Le souvenir !… Et nous nous étions vus si brièvement !… Nous n’avions dit que de simples paroles… Mais c’est à cause de cela, comprenez-vous, que je me suis permis de vous demander…

Il ne répéta plus cette demande, mais il m’en fit une autre, après un silence :

— Nous allons bientôt repartir. Me permettrez-vous d’aller vous dire adieu ? Mon père m’a dit, je crois, que vous logiez dans la rue des Trois-Faucons.

Cette fois encore, puisque dans mon misérable état on ne pouvait rien me dire qui ne rappelât mon angoisse, j’allais répondre : « Non, il ne faut pas ! » parce que j’imaginais Fabien, et sa sauvagerie, et toutes ces blessures qu’il recevrait, lui aussi, des moindres paroles… Mais la voix de M. Fabréjol, forte et joyeuse, cria tout près de nous :

— Vous vous êtes installés dans le pavillon : voulez-vous, madame, y tenir la cour d’amour pour les roses et les grenadiers ?

Nous retournâmes avec lui vers la maison. Et un peu plus tard, comme la nuit vient vite en automne, il fallut se séparer. Les Meynadier, dont la propriété était voisine, s’en allèrent à pied, un peu lourds, un peu lents, mais se tenant par le bras et se penchant l’un vers l’autre. On tira mon cocher de l’office et mon cheval de l’écurie, et le grinçant équipage me remporta sur les chemins. Ils étaient clairs encore, mais commencèrent bientôt de s’assombrir. Et la grande douceur qui demeurait autour de moi et dans laquelle je continuais de vouloir tout oublier se dissipa peu à peu à mesure que je m’éloignais de la maison heureuse. En vain je m’efforçais de la retenir. Quand je cessai de voir, en me retournant, l’ombre plus profonde du vallon entre les collines crépusculaires, je fermai les yeux… et je ne me défendis pas de retourner dans le pavillon de la Reine. J’y étais encore quand les pavés d’Avignon commencèrent de me secouer durement, et je m’obstinais sans doute à n’en pas bouger, tandis qu’ayant quitté ma voiture sur la place, distraite et lente, je gagnais à pied la rue des Trois-Faucons. Elle est peu passagère et mal éclairée. La maison me parut sombre et l’escalier presque effrayant. J’ouvris la porte et ne vis rien d’abord qu’une ombre plus profonde. « Sans doute, pensai-je, Fabien n’est pas encore rentré. » Mais aussitôt je distinguai sa silhouette immobile dans le cadre de la fenêtre ouverte.

— Eh bien ? me demanda-t-il d’une voix morne.

J’interrogeai à mon tour, avant de lui répondre :

— Tu es sorti aujourd’hui ?

— Non.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Rien.

… Tout le jour, dans cette chambre, une âme douloureuse, seule en face du plus abominable souvenir, l’avait subi en gémissant, s’était soulevée, débattue et se repliant sur son mal pour essayer de l’étouffer, n’avait pu que s’en pénétrer davantage. Et il n’était besoin pour connaître cela d’avoir entendu aucune confidence. Comme on sentait le bonheur en entrant dans le salon des Fabréjol, on respirait ici l’odeur de l’angoisse. Elle venait à moi ; elle me pénétrait ; elle m’étourdissait comme un mauvais vin dont on voudrait se détourner et qui vous impose cependant ses malsaines vapeurs. Comme il avait souffert aujourd’hui, et comme pendant ce temps j’étais loin de lui !… Ah ! plus loin, n’est-ce pas ? que la maison des Fabréjol, plus loin que le royaume des Baux, dont je m’étais plu à entendre parler, plus loin encore que ce pays d’Alger… loin… plus loin. Et tout en allumant la lampe, en préparant la table, en essayant de rendre à la morne chambre un peu de vie, j’éprouvais le besoin de dire : « Pardonne-moi ! »

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Je ne devais pas oublier la tristesse de ce retour après la douce journée. Une fois de plus, le remords de ma négligence me secoua et me fut salutaire. Il réveilla en moi les forces attentives. Il me soutint sur ce chemin difficile que je voulais bien suivre, mais où je défaillais trop souvent. Et je m’appliquai avec plus de soin à mériter qu’un jour me fût fait l’aveu terrible qui seul pouvait être le commencement du salut.

L’animation fébrile qu’avait donnée à Fabien la rencontre de M. Fabréjol l’avait laissé, en se dissipant, plus abattu. Il ne m’avait posé que de vagues questions sur ma journée à Pampérigouste, et, pendant ce long dimanche où il n’avait pu regarder que lui-même, son intérêt avait bien réellement fini de se détacher de tout. Mais il semblait maintenant trouver près de moi le peu de contentement qu’il put connaître encore.

Nos promenades communes étaient devenues pour lui une habitude. Il s’impatientait si je ne pouvais l’accompagner ; quand je lui parlais un peu longuement, il me laissait dire, sans m’interrompre aussitôt et sans hausser les épaules. Le matin, quelquefois, il préférait ne pas sortir et tandis que j’aidais notre servante à mettre les deux pièces en ordre, il restait là, inactif et ne me quittant guère des yeux. Il remarqua une fois :

— Tu te fatigues.

Un autre jour, étant sorti, il rentra presque animé et me montrant deux livres épais dont la tranche avait été noircie par la poussière et la couverture bleue jaunie par le soleil :

— Tu vois, dit-il, j’ai suivi ton conseil, je les ai trouvés chez Roumanille. Un peu défraîchis, mais à moitié prix. Ils traitent des antiquités de la région et principalement, figure-toi, des médailles et des poteries.

Et je fus touchée qu’il répétât :

— J’ai suivi ton conseil.

Ce conseil, donné les premiers jours et si mal accueilli, j’avais osé le rappeler la veille, et Fabien l’avait entendu sans colère. La lecture désormais occupa chaque jour une ou deux de ses heures. Il voulait s’y intéresser, prenait même quelques notes, ébauchait ce fameux article que l’on imprimerait à Privas. Et certes, bien souvent, il rejetait le livre, écrasait nerveusement sa plume sur le papier, s’accoudait à la table sans plus rien vouloir faire. Mais cet effort, ce commencement d’effort, me donnait la même joie que j’avais ressentie de sa bonne intention, le jour qu’il était retourné pour voir le bohémien blessé. Et la qualité de cette joie était telle que tout mon cœur s’enrichissait à la recevoir.

Je ne sentais plus devant Fabien cette espèce de gêne qui m’empêchait de bien savoir quelles paroles il était bon de prononcer. Elles me venaient maintenant en abondance ; et lui-même ne me répondait plus sur ce ton bref et lassé qui coupait si promptement tous nos entretiens. Je continuais à ne lui rien dire de Lagarde, de notre vie passée, ni de lui-même. Je savais qu’il ne l’aurait pas permis encore. J’essayais, au delà de nous, au-dessus de nous, d’atteindre malgré mon ignorance à de petites idées. Il acceptait de les considérer avec moi, il en discutait quelquefois. Rien ne lui était bon que ma présence. Rien ne m’était meilleur que cet humble besoin qu’il avait de moi. Et tout isolés, avec notre grande douleur, dans cet Avignon tumultueux, éclatant, dont la joie depuis tant de siècles fait sonner son carillon à travers la Provence, de jour en jour, d’une façon inconsciente et profonde, nous nous rapprochions l’un de l’autre.

Cependant, je n’avais pas oublié la maison des Fabréjol et malgré ce grand remords, le soir de mon retour, il m’advenait encore de m’y retrouver. Ma tâche, soudain, m’apparaissait vaine et trop difficile. Mes épaules pliaient sous le poids trop lourd, mes mains lâchaient prise. Je glissais dans l’herbe molle d’un vallon où toutes les roses du printemps avaient mis leur bonne odeur ; et je serrais longuement mes paupières sur mes yeux qu’avait trop profondément pénétrés le regard de deux yeux bleus.

… Ces yeux étaient près de moi, et je respirais ces roses, un jour que, me trouvant seule rue des Trois-Faucons, j’entendis sur la vieille porte retentir le marteau aux serpents entrelacés. Ce n’était pas Fabien, ce n’était pas Chayère, qui frappait ainsi. Ils avaient leur clef l’un et l’autre et je ne pensai pas un instant que l’un ou l’autre pouvait l’avoir oubliée. Je me levai. Je courus à mon miroir. J’étais tout hésitante et ne savais que faire. Et puis je descendis lentement l’escalier, et je n’avais pas besoin que la porte fût ouverte pour apprendre qui était là.

— Bonjour, madame, dit Philippe Fabréjol de sa belle voix cordiale.

— Bonjour, monsieur.

Je ne le priai pas d’entrer tout de suite… Je savais bien que c’était lui. Je le savais. Mais à présent seulement j’en éprouvais la brusque surprise. Je murmurai :

— Vous êtes venu ?…

— Oui, répondit-il, comme je vous l’avais annoncé, pour vous faire mes adieux…

Il regardait ma coiffure un peu défaite, mes manches courtes, mon petit tablier de percale festonnée à carreaux gris ; et ce regard était tel que je n’éprouvais, d’être aussi mal mise, aucune confusion.

— Vous partez déjà !

— Peut-être… Je vais vous raconter.

Et il demanda :

— Votre mari est là ?

— Non.

— Je le pensais bien.

— Qui pouvait vous faire supposer ?…

— Le Dieu excellent qui, deux fois déjà dans ma vie, a pris ses précautions pour que je puisse tranquillement causer avec vous.

Sans attendre mon invitation, il franchit le seuil de la maison. Il y avait dans le vestibule trois horloges, deux grands coffres superposés, et quatre bois de fauteuil sans tenture ni rembourrage.

— Que c’est amusant ! dit Philippe Fabréjol.

— Nous logeons là-haut…

Mais discret, imaginant bien ce que pouvait être ce logement de fortune, il dit aussitôt :

— Vous allez me recevoir ici, dans un de vos salons. Les meubles n’y manquent pas.

Les fenêtres, ce matin, avaient été entr’ouvertes par les soins de Chayère. Un soleil verdâtre qui, pour descendre jusqu’ici, devait glisser sur les lierres noirs et les sombres lauriers du jardin, s’allongeait à travers les pièces dont toutes les portes avaient été enlevées pour laisser aux plus grands meubles un libre passage. Malgré ce soleil, on respirait, comme dans les églises, l’odeur du dallage humide et de la cire. Philippe Fabréjol me suivit dans ce qui avait dû être la salle à manger. Autour d’un grand retable dont rougissaient les dorures, et en face de lui à l’autre bout de la salle, de vieilles glaces pendues aux murs et se reflétant l’une l’autre, tachetées, troubles, étroites et hautes, ou toutes petites dans leur cadre de bois sombre, multipliaient d’une façon confuse et infinie le singulier désordre et l’encombrement de la pièce, sa pâle lumière, et Philippe auprès de moi. Nous pûmes nous asseoir dans de grands fauteuils, pas trop poussiéreux, venus d’Italie depuis quelque trois cents ans et dont le cuir déchiré était retenu encore par de larges clous rouillés et plats. S’égayant d’abord de tout regarder autour de lui, mon compagnon me déclara qu’il y avait là quelques pièces assez belles et qu’il irait voir ce Chayère à son magasin. Il m’en demanda l’adresse. Je la lui donnai. Et nous nous attardions à parler de ces meubles et de cet homme… Enfin, Philippe ne sut plus que dire là-dessus. Je me tus aussi. Mais, presque aussitôt, je lui redemandai :

— Vous allez donc partir ?…

Il répéta :

— Peut-être.

Et avec son regard grave de l’autre jour, quand nous étions assis dans le pavillon :

— Ce n’est pas encore très sûr. Je crois que j’ai pris ce prétexte pour ne point tarder davantage à vous rendre ma visite. J’avais peur que vous ne retourniez à Lagarde et de ne plus vous revoir. Il faut me pardonner.

— Je vous pardonne.

Et je me mis à rire, voulant lui prouver que je n’attachais à tout cela qu’une petite importance. Mais mon rire était si vibrant qu’il m’étonna moi-même. Ce n’était pas un rire de mondains plaisanterie, mais un rire véritable, un rire de bonheur. Et ce rire ne me semblait point soulevé par ces paroles : « Il faut me pardonner », mais par ces autres paroles dites à propos du prochain départ : « Ce n’est pas encore tout à fait sûr… »

— Merci ! dit Philippe. Oui, voyez-vous, j’ai voulu venir, je suis venu…

Il était un peu gêné, car il ne savait exprimer sa pensée qu’avec franchise.

— L’autre jour, dit-il enfin, après avoir un peu cherché ses paroles, j’ai aimé ma journée.

Il ne précisait pas quel était ce jour-là, et je pouvais, me sembla-t-il, n’avoir pas très bien compris.

— Mais vous devez souvent aimer vos journées. Elles sont heureuses.

Il reconnut :

— Sans doute.

Et, sérieux comme il savait l’être quand il réfléchissait profondément :

— Cependant…

Soudain, ce fut comme l’autre matin, tandis que nous arrivions à la porte de sa maison : la gêne tomba. Je cessai d’être contrainte et lui d’être hésitant… et dans la seconde qui passa avant qu’il poursuivît sa phrase, nous nous étions retrouvés.

— Que penseriez-vous de quelqu’un qui serait tout à fait heureux simplement parce qu’il se porte bien et gagne beaucoup d’argent ?

— Vous n’êtes pas heureux seulement pour cela. Votre vie est utile à beaucoup de gens que vous employez, à la France que vous enrichissez. Et puis, cette campagne dont vous me parliez, ces matins dans la montagne, ces grandes courses, ces soirs lumineux… Vivre dans un beau pays et en goûter, comme vous le faites, toute la beauté, c’est une raison d’être heureux qui ne me paraît pas méprisable.

— C’est une des meilleures, mais autre chose encore est nécessaire.

— Cette autre chose, vous devez l’avoir aussi, comme le reste.

J’entendais bien qu’il voulait parler de l’amour ; mais tandis que j’imaginais, avec un peu de mélancolie, une femme très belle et qui l’aimait passionnément, il me répondit :

— J’ai cru l’avoir, mais c’est le plus difficile et je m’étais trompé.

Il prononça ces derniers mots très simplement, très sincèrement aussi, et il me parut que, si quelconques fussent-ils, il ne les aurait pas dits à tout le monde. Il continua :

— On se trompe souvent… Je pensais même, — je crois que j’avais le droit de penser, — on se trompe toujours. Mais je crois aussi maintenant que je n’ai plus ce droit. Dans mon jugement sur quelqu’un que je connais cependant bien peu, bien mal, je crois que je ne me trompe pas… Vous me regardez… Vous m’avez compris. Je ne cherche pas d’ailleurs à vous parler par sous-entendus. J’y serais plus maladroit encore que dans ma franchise, et ce n’est pas peu dire… Madame, ne faites pas ce petit geste… ne prenez pas ce visage. Nous sommes amis depuis trois ans et l’autre jour je m’en suis aperçu… Depuis l’autre jour…

Je me levai. Et comme si rien n’eût été dit depuis que nous parlions de la vieille maison, de Chayère et de ses meubles :

— Maintenant, proposai-je, je vais vous montrer le jardin.

— Si vous voulez, accepta Philippe Fabréjol.

Et il ne s’irritait pas d’avoir été interrompu parce qu’il savait bien que, malgré tout, il parlerait comme il avait décidé de le faire. Descendant avec moi les longues marches plates, il admira les fleurs de fer qui s’entrelaçaient à la rampe rouillée. Il regarda la fontaine et le mascaron qui rejetait son eau limpide, et les autres mascarons accrochés tout autour à la muraille humide attendant un acheteur, inutiles et n’ayant dans leur bouche large ouverte que la toile tissée par les araignées fileuses. Puis il reprit avec sa fermeté tranquille :

— Depuis l’autre jour je n’ai véritablement pas cessé de penser à vous. Et je me demande d’où vient cela, car je ne crois pas vous aimer encore. Cependant, tout en parlant avec mon père de notre prochain départ et de notre long séjour là-bas, j’ai senti une espèce de tristesse, profonde et brusque. J’en ai cherché la raison, et j’ai compris qu’il me serait pénible, je puis même dire douloureux, de ne plus vous revoir. Pourquoi ?… Je n’en sais rien. Je ne vais pas me mettre à vous parler de vos yeux, ni de votre grâce, ni de cette âme frémissante que l’on sent passer dans les petits mots que vous dites. Je ne tiens pas à vous faire de compliments. Je vous dis simplement : cela est ainsi. Et je suis venu vous demander…

Je compris qu’il me regardait, je le sentis. Mais je baissai la tête, et sans force pour l’interrompre, je contemplai fixement, en bordure de la terre humide, les petits buis irréguliers.

— Je suis venu vous demander : dois-je partir tout de suite… dès la fin de ce mois-ci ?… C’est tout… Je ne vous demande rien d’autre que cette petite indication sur la conduite à suivre. Personnellement, je puis retarder ce départ. Mon père me précéderait là-bas de six ou huit semaines… Pendant ce temps, si vous êtes ici, nous nous rencontrerions quelquefois… et si vous êtes à Lagarde, je puis très souvent y avoir affaire… Alors je crois que nous deviendrions vraiment deux amis… Plus tard, quand enfin je partirai, nous aurions les lettres, qui sont un grand bonheur… Et puis… on ne sait pas… Je reviendrai, et certes sans laisser cette fois passer trois années… On ne sait pas… Il ne faut pas regarder trop loin… C’est aujourd’hui qui nous fait du mal ou qui nous donne la joie… et c’est aujourd’hui que je vous demande : à quelle date dois-je quitter la France ?… Cela seulement, je ne demande que cela…

Il ne cherchait à prendre ni mon bras, ni ma main. Il parlait lentement. Mais comme il s’était arrêté devant moi, il me fallut bien lever la tête, et laissant une seconde mes yeux se prendre dans les clairs yeux bleus, je fus une fois de plus tout envahie d’une douleur qui m’épouvanta.

— Partez… il faut que vous partiez tout de suite.

— Oh ! non, dit en souriant Philippe Fabréjol. Ce n’est pas ainsi que vous devez répondre. C’est très sérieux, puisque vous pouvez me faire vraiment du mal. Il faut réfléchir. Vous réfléchirez huit jours et puis vous me direz…

— Je vous dirai la même chose.

— Je n’en sais rien, déclara-t-il, et vous non plus.

Les murs étaient plus hauts, les lierres plus épais. Nous tournions lentement dans la prison verte. Quand nous nous retrouvâmes devant le large escalier, Philippe Fabréjol me tendit la main.

— Au revoir, madame. Dans huit jours à cette même heure, si elle vous convient, je vous attendrai au musée Calvet. Les salles en sont désertes. Il vient seulement quelques étrangers, et d’ailleurs vous n’aurez qu’une date à me dire.

Il serrait mes doigts, fortement et franchement, et sans pression sournoise. A travers le couloir dallé je le reconduisis jusqu’à la porte de la rue. Une fois encore, au fond des salles ouvertes, les glaces troubles reflétèrent nos silhouettes rapprochées.

— Au revoir, dit-il encore.

Et il ne me rappela pas, en me quittant, ce rendez-vous qu’il me donnait dans huit jours au musée Calvet. Il ne s’inquiéta même pas que je lui eusse, là-dessus, donné aucune réponse : il savait bien que rien de tout cela n’était nécessaire.

*
*  *

Ce soir-là, quand Fabien rentra, quand il me parla, j’eus l’impression que je ne le voyais pas devant moi, et je ne voyais pas autour de moi la chambre et cet ordre agréable qu’il me plaisait d’y entretenir. J’apercevais seulement, dans l’ombre des platanes, dansante un peu parce qu’un petit souffle venait de se lever entre les feuilles, une jeune fille qui était là, par un matin de juin, avec sa robe à pastilles et son simple chapeau rond. Elle me regardait. Elle avait connu le dangereux sourire de François Landargues ; elle connaissait la décevante misère qui occupait seule la petite âme de Fabien Gourdon ; et son regard était triste. Mais je me penchais vers elle, je lui disais : l’amour est venu. Et je ne pouvais éprouver rien d’autre que la grande joie dont elle se mettait à trembler.

Ce fut ainsi ce soir-là, et le lendemain, et encore une autre et une autre journée. Cela ne fait qu’un petit nombre d’heures, mais il y tint plus de vie que dans toute la somme de mes pauvres années. J’examinais cette joie qui ne ressemblait à nulle autre, je pressais mes deux mains sur elle, et je les écartais un peu pour la revoir de nouveau. Je lui portais en offrande mes grands désirs et mes petites blessures : et tout le sang de celles-ci, dont elle se nourrissait, la faisait plus éclatante et plus forte.

Délaissant et détestant les coutumières besognes, je ne pouvais plus m’occuper à rien qu’à me pencher sur le jardin où m’avait parlé Philippe Fabréjol ; mais toute baignée que je fusse à ma fenêtre de son ombre humide et verte, il m’était bientôt nécessaire que ce jardin m’enfermât davantage ; il me fallait sentir sous mes pas la terre où Philippe avait marché. Je descendais donc ; je regardais à la rampe du vieil escalier les fleurs de fer qui lui avaient plu, et je touchais un peu plus loin les buis lustrés où reposaient mes yeux cependant qu’il disait : « Nous sommes amis depuis très longtemps… » Il disait encore : « Nous revoir quelquefois… » Il disait aussi : « Il y aura les lettres… et puis je reviendrai. » Et comme il l’avait conseillé, sans vouloir regarder plus loin que tous ces bonheurs, je fermais les yeux sur ce qui pouvait advenir de lui et de moi…


Et puis je rentrais dans la salle où, d’abord, nous nous étions assis. Pour que le jour y fût le même, je poussais un peu les volets. Je m’approchais de ces glaces dont l’eau trouble avait en même temps reçu son image et la mienne, tout près, si près que mon visage n’était qu’une forme confuse derrière laquelle une autre forme me semblait apparaître. — Enfin il me fallait bien regagner notre petit appartement ; mais que la présence de Fabien m’y était importune ! Je ne lui parlais plus de ses livres : je ne m’intéressais plus à ce maladroit article que sur mes instances il commençait d’écrire. J’aurais voulu qu’il sortît chaque matin comme il faisait auparavant. J’aurais voulu qu’il ne me demandât pas, le soir, de l’accompagner dans ses promenades. Je serais partie seule dans la campagne, au bord du fleuve agité, seule !… avec autour de moi, en moi, cette secrète présence…

Quelques jours… Cela dura quelques jours… Un bien petit nombre d’heures. J’avais perdu tous les souvenirs de ma vie étroite et réfléchie. Je ne pensais pas que le mal existât. Je ne redoutais rien. J’attendais tout. Il n’y avait plus de détresse en moi, plus de pitié, pas de remords. La joie, seulement, la joie !

Elle ne se précisait par aucune image. C’était une sorte de frémissement merveilleux et confus. Je ne cessais plus de penser à Philippe Fabréjol et de souhaiter sa présence, et cependant je ne savais encore ce que je lui répondrais quand il me faudrait le revoir. Il me parut un matin que j’y réfléchissais tout à coup. Je pensais : « Plus que cinq jours, avant ce jeudi… Dans cinq jours… » Et alors seulement un peu d’inquiétude commença de se mêler à mon profond bonheur.

Il me devint nécessaire de préparer mon courage. Je voulus voir ce musée Calvet où j’entrerais bientôt pour y rencontrer un jeune homme que je connaissais peu, et pour lui dire, afin qu’il comprît bien que je tenais à lui : « Ce n’est pas tout de suite que vous devez partir… Nous nous reverrons comme vous le demandez. » Et j’y allai le lendemain pendant que Fabien, s’intéressant chaque jour un peu plus aux études que je lui avais conseillées, s’était rendu à la bibliothèque pour y examiner certains ouvrages.

J’arrivai donc devant ce musée, j’en franchis la grille, et je dis au gardien que j’étais déjà venue et qu’il pouvait me laisser seule. Dans les salles matinales il n’y avait personne que le soleil couché sur les parquets luisants et le peuple silencieux des visages peints et des figures de pierre. Les uns et les autres m’intimidaient un peu. Et je voulus d’abord essayer de les admirer afin qu’ils ne fussent pas trop surpris de ma présence inattentive. Je les contemplai donc longuement, mais sans bien les voir, et j’allai m’asseoir enfin dans la troisième salle. Alors je ne sais quelles pensées auxquelles je ne commandais pas commencèrent de m’absorber. Comme les formes peintes et les formes de pierre qui m’entouraient, elles étaient là, je voulais les regarder et je n’en distinguais aucune. A tout instant, lassée de cette méditation confuse et que j’imaginais inutile, je voulais me lever pour partir et cependant il m’était impossible de ne pas rester à cette place.

Je m’y attardai si bien que le gardien tout à coup parut au seuil de la porte. Il venait brusquement de se rappeler ma présence et craignait que je ne fusse malade. J’étais très confuse. Je lui dis qu’en effet j’éprouvais un peu de fatigue, et je m’en allai vite. Ma tête était pesante de toutes les choses qui l’avaient traversée ; mais je ne les connaissais pas, et je continuais de ne pas savoir ce qu’il me faudrait dire à Philippe Fabréjol.


Il était tard quand je rentrai. Cependant, Fabien n’était pas là ; mais je l’avais oublié ; son absence à cette heure ne m’étonna pas ; et j’allai tout de suite me pencher à la fenêtre afin de revoir le jardin. Alors, je tressaillis en apercevant mon mari qui s’y promenait lentement. Jamais encore, je crois, il n’y était descendu. Et ma surprise aussitôt se mêla d’irritation. Il observait les fleurs de la rampe qui avaient plu à Philippe. Il contemplait l’eau coulant du mascaron de pierre, il touchait distraitement les petits buis lustrés : et il me paraissait que chacun de ses regards, chacun de ses gestes, écartait de là les ombres heureuses. J’avais envie de lui crier : « Va-t’en. Tu n’as pas le droit d’être dans ce jardin, tu n’en as pas le droit. » Mais levant la tête, il m’aperçut, poussa une exclamation presque joyeuse et se jeta dans la maison.

J’entendis dans l’escalier un pas précipité. Et voici que je me rappelai la nuit où je l’avais entendu monter ainsi, la nuit où on l’avait appelé près de François Landargues. Avais-je donc oublié cette nuit-là ?… Il me semblait brusquement en retrouver le souvenir…, le souvenir aussi du matin qui avait suivi et du premier soir où j’avais revu Fabien, hagard et ruisselant après sa course sous l’orage. Et je crois que d’abord, une seconde, quand il entra, je tournai vers lui ce même visage où montait l’épouvante d’une interrogation qui ne pouvait se formuler.

— Ah ! dit-il sans remarquer rien, te voilà. J’étais inquiet.

— De quoi donc ? Que pouvait-il m’arriver ?

— Je n’en sais rien… C’est que, vois-tu (et malgré qu’il fût encore près de la porte, à l’autre bout de la pièce, j’avais l’impression physique de sentir toute sa peine trembler et se presser contre mon épaule), vois-tu, maintenant, je ne puis plus me passer de toi.

*
*  *

Il avait parlé ainsi. J’avais cru sentir se réfugier contre moi cette grande détresse. Et j’avais vu monter dans ses yeux une tendresse implorante qui ne s’y était jamais montrée. Mais mon âme la meilleure, qui se fût émue de tout cela, continuait d’être absente, et ce qui avait pu naître durant ces quelques semaines n’existait plus à côté de ce qui était né depuis ces quelques jours.

Je le croyais du moins… je le croyais… Mais pourquoi les ombres heureuses s’en étaient-elles véritablement allées du jardin ? Quand je descendis un peu plus tard, comme chaque jour, pour les y chercher, je ne pus les retrouver. — Et je sentais maintenant à leur place rôder cette ombre pesante qui s’attachait à Fabien et qu’il me fallait traîner avec lui.

Notre promenade ce jour-là nous conduisit au delà du Rhône, jusqu’à Villeneuve, si morne, si morte, avec ses rues où pousse l’herbe et ses palais abandonnés. Au retour, comme nous étions las, nous nous assîmes un instant au bord de la route. Le soir venait. Il faisait presque froid. Autour de nous, parmi la campagne, et devant nous dans Avignon, les lampes s’allumaient au fond des maisons.

Enveloppée dans mon manteau, tout près de Fabien qui se serrait contre moi, je pensais à notre maison qui était là-bas, un peu plus au nord, derrière les collines déjà bien sombres sur le ciel gris. En ce moment Adélaïde avait, elle aussi, allumé la lampe et Guicharde s’asseyait devant la table pour m’écrire une fois de plus : « Quand allez-vous revenir ? » C’est la question que, depuis une semaine, me posaient toutes ses lettres. Elle trouvait le temps long. Elle s’ennuyait. Elle s’étonnait un peu. « Fabien, remarquait-elle, doit avoir pris maintenant tout le repos nécessaire. » Pensant à elle, je pensais à ce foyer dont elle était restée la gardienne. Y reviendrions-nous jamais ? Pourrions-nous y revenir et recommencer de vivre là comme nous y avions vécu après que Fabien m’aurait enfin parlé, quand nous aurions regardé ensemble dans le passé la minute effrayante, et dans l’avenir, tous les jours, tous les mois et les longues années ?…


… Au moment même où je m’interrogeais ainsi, cet avenir et ce passé ne prenaient plus soudain qu’une petite importance. Je les distinguais à peine. Je les écartais de moi. Je rentrais à Lagarde ; j’y retrouvais ma rue obscure, ma maison ennuyeuse, ma chambre triste. Mais Philippe Fabréjol marchait dans la rue pour venir me voir ; mais il entrait dans la maison ; mais je m’enfermais dans la chambre pour lire ses lettres, pour y répondre ; et j’aimais la rue, la chambre, et la maison…

Fabien soudain me toucha doucement le bras. Lui aussi regardait autour de nous les lampes aux fenêtres et sans doute elles l’avaient, lui aussi, ramené vers sa demeure.

— Je ne t’ai pas dit… Hier, j’ai écrit à Fardier.

Il n’avait pas prononcé ce nom depuis notre arrivée à Avignon. Je tressaillis. Je le regardai. Mais l’ombre déjà faisait son visage indistinct.

— Tu lui as écrit… pourquoi ?…

— Pour qu’il me dise.

— Quoi donc ?…

— Ce qui se passe là-bas.

Et s’abandonnant enfin, la tête contre mon épaule :

— Oh !… si tu savais !… si tu savais !…

Nous étions assis au bord de la route déserte et froide, comme deux vagabonds. Notre maison était là-bas, où peut-être nous ne retournerions plus, et toute la vie s’assombrissait autour de nous comme cette campagne où les volets commençaient de se clore l’un après l’autre sur les lumières entrevues. Nous étions comme deux pauvres au bord de la route, seuls, tout seuls, avec ce souvenir, avec cette hantise, avec cette douleur…

Et, pour la seconde fois sentant venir vers moi l’aveu redoutable, pour la seconde fois aussi je pensais : enfin !… enfin !… J’attendais, tremblant un peu, pressant l’une contre l’autre mes deux mains qui devenaient froides. Et l’aidant, le soutenant déjà, je murmurais aussi douloureusement, aussi secrètement que lui-même :

— Je sais… je sais…

Mais pas plus que le jour où il ne voulut pas assister au déjeuner des Fabréjol, Fabien ne put aller jusqu’au bout de sa confidence. Un moment après seulement, un long moment, ayant repris un peu de calme, il calcula :

— Fardier me répondra par le retour du courrier. Mais la poste est fort irrégulière en ce moment. Je ne pense pas recevoir sa lettre avant jeudi.

Il soupira profondément. Et sans rien ajouter là-dessus, sans plus vouloir qu’on en parlât :

— Rentrons, dit-il.

La nuit était venue. Il n’y avait pas de lune. Nous marchions lentement, trébuchant sur les cailloux épars, au bord des ornières profondes. C’est lui qui avait pris mon bras, et il s’y appuyait quelquefois.

*
*  *

Qu’avait-il demandé ? Qu’allait-on lui répondre ?

Que savait Fardier ? Mille imaginations m’envahissaient, confuses et violentes. Je ne savais pas ce qui avait pu se passer à Lagarde, autour de ce mort, depuis notre absence. Je ne savais pas ce que Fabien souhaitait ou redoutait d’apprendre. Mais sur cette route où il tenait mon bras, où nous trébuchions dans l’ombre, où nous étions seuls, j’eus tout à coup la certitude qu’après avoir reçu cette lettre, quoi qu’elle fût, Fabien me dirait tout, qu’il ne pourrait pas ne pas tout me dire. La certitude, et non plus comme tout à l’heure, et non plus comme l’autre matin où le courage lui manquait pour m’accompagner à Pampérigouste, le vague et anxieux pressentiment. La certitude ! Jeudi, ce serait pour jeudi. Et cette fois, c’est bien, en vérité, que le moment était venu de préparer dans mon cœur les paroles nécessaires. Déjà je les sentais venir, hésitantes à la fois et tumultueuses, si simples et cependant presque sacrées, puisqu’elles devaient déterminer l’avenir, tout l’avenir, le mien sans doute, mais surtout celui de cette âme anéantie qu’il me faudrait conduire vers le rachat, vers l’apaisement, vers la vie. Déjà, je m’appliquais à choisir les meilleures. Mais, comme, le rempart franchi, nous entrions dans la ville, comme éclataient autour de nous les lumières, le bruit et la joie, je me rappelai que ce même jeudi j’aurais aussi à prononcer d’autres paroles. Que seraient celles-là ?… Que seraient-elles ?… Peu à peu, je me le demandais plus avidement. Et puis il me parut que parmi ces autres paroles je n’avais pas à choisir et plus à hésiter. Cette espèce de rayonnement que tant de bonnes pensées, tant d’efforts pour me soulever et me soutenir mettaient autour de mon malheur s’effaçait peu à peu. Il m’apparaissait seulement dans sa simplicité froide et nue comme le globe rouge du soleil d’hiver d’où ne semble tomber sur la misère du monde qu’un froid plus rude et plus déchirant. Maintenant que j’avais la certitude de recevoir cette confession, elle ne savait plus que m’épouvanter ; j’avais oublié ce que j’en voulais faire ; mais je me rappelais trop bien quelle joie m’était venue et quels bonheurs devaient me venir de Philippe Fabréjol.

Hésiterais-je donc ?… Me serait-il encore possible d’hésiter ? Pourquoi ?… Au nom de quoi ?… Les paroles essentielles maintenant n’étaient pas celles qu’entendrait Fabien, mais celles que je dirais à Philippe. Ce sont celles-là seulement qu’il me fallait préparer ; c’est à prononcer celles-là que je devais entraîner mon incertain courage. Quatre journées seulement me séparaient du jeudi. Ce fut là ma besogne de ces quatre journées.

Oui, pendant quatre jours, en vérité, je m’occupai seulement de Philippe Fabréjol. Pendant toutes les heures, inlassablement, si bien engourdie par mon rêve que je ne sentais pas s’en aller l’une après l’autre ces heures rapides. Je suivais comme l’autre jour cette rue Joseph-Vernet, où çà et là quelque verdure met son panache entre les pierres sculptées des vieux hôtels ; je franchissais cette grille ; j’entrais dans ce musée ; et comme l’autre jour, il y avait là le beau soleil d’automne couché dans les parquets luisants ; mais il y avait aussi, près des figures peintes et des figures de marbre, Philippe Fabréjol. Il venait au-devant de moi. Il ne me demandait rien, il me regardait. Je disais simplement : « Ne partez pas. » Et mieux que moi peut-être il comprenait tout ce que laissait entendre cette petite phrase, — et peut-être mieux que lui je savais tout ce qui montait à ce moment au fond de ses yeux.

Pendant toutes les heures… Inlassablement… Fabien ne m’avait plus parlé de la lettre de Fardier et je ne pensais plus qu’il l’attendît. Je retournais dans le jardin, plus humide chaque jour et mieux pénétré par l’automne. Dans le bruit clair de l’eau, dans l’arome des buis, tous les chers souvenirs étaient revenus. Je les regardais, je les respirais, j’en rapportais la bonne odeur sur mes mains qui n’avaient cessé de cueillir et d’écraser quelque feuille…

Le mercredi soir, mieux étourdie encore et tout alanguie, je me laissai, jusqu’au crépuscule, attarder dans ce jardin. Or, comme étant enfin rentrée dans la maison je suivais vers l’escalier le couloir obscur, je vis s’ouvrir, au fond, puis se refermer aussitôt la porte de la rue. Fabien revenait de la bibliothèque. Il ne m’aperçut pas tout de suite et j’entendis que, dans l’ombre, il tâtonnait, cherchant quelque chose. Presque aussitôt il y eut le craquement d’une allumette et la petite flamme ronde éclaira sa main levée.

Elle éclairait aussi la boîte aux lettres, accrochée derrière la porte. Fabien l’ouvrit avec une telle impatience que la clef fragile, glissant de la serrure, lui resta entre les doigts : il la jeta sur le carreau, plongea sa main dans l’étroite ouverture, et j’entendais grincer contre la paroi de tête ses ongles chercheurs et nerveux.

— Ah ! tu es là, dit-il, quand je fus près de lui. Je regardais… Je pensais que… Mais ce ne peut être que pour demain… Ce sera pour demain…

Une seconde encore la petite flamme qu’il portait nous éclaira l’un et l’autre. Elle s’éteignit. Fabien répéta :

— Demain… sûrement.

Et je m’aperçus que je disais comme lui, avec une inquiétude plus douloureuse maintenant que toute son inquiétude :

— Demain… ce sera pour demain…

*
*  *

Ce fut un jour très clair, encore doux, qui dorait les toits et les clochers de la ville. Dès son réveil, Fabien demanda :

— Le courrier est-il arrivé ?

Il n’avait pas dormi et s’était seulement assoupi vers le matin. Il se leva cependant de bonne heure et une fois habillé, sans rien vouloir manger, commença de marcher fiévreusement à travers les chambres. Souvent, il s’arrêtait tout indécis, me fixant sans me voir ou fixant le mur devant lui. Je m’effrayais alors de retrouver sur son visage cette pâleur, cette altération, cette souffrance crispée qui le décomposaient dans les premiers jours de notre arrivée en Avignon… Et peu à peu, tandis que je l’observais, tandis que j’entendais sur le carreau sonore le martèlement de son pas, insupportable et régulier, l’angoisse énervée de cette attente me gagnait à mon tour. Cette lettre !… allait-elle venir enfin ?… Je n’y avais plus pensé pendant ces deux jours… — Je croyais bien n’y avoir plus pensé — mais la certitude qui m’était venue là-bas, dans le froid et la nuit, sur la route où nous étions seuls, la certitude qu’après avoir reçu cette lettre, il me dirait tout, il ne pourrait pas ne pas tout me dire, je la retrouvais maintenant, et si violente, si profonde que, pendant ces deux journées, elle avait dû à mon insu ne pas cesser de vivre et de s’accroître au dedans de moi.

Je n’avais pas la préoccupation de savoir ce que contiendrait cette lettre, et je ne me demandais pas : « Quand il l’aura lue, que va-t-il me dire ? » mais seulement : « Combien de temps encore va durer cette attente ?… » Comme la fièvre de Fabien, ma fièvre augmentait avec les heures qui passaient. Trois fois pendant cette matinée, il descendit voir si le facteur n’avait rien déposé dans la petite boîte de tôle, et trois fois je descendis à mon tour. Quand l’un de nous remontait, l’autre l’interrogeait d’un seul mot :

— Rien ?

— Rien !

Nous ne nommions pas cette lettre. Ce que chacun de nous attendait qu’elle lui apportât, aucun de nous n’aurait voulu le dire. Et tout en commandant mal à tous les gestes qui témoignaient de notre impatience, nous nous efforcions de dissimuler les causes profondes de cette impatience, presque puérilement…

— Aujourd’hui, me déclara Fabien vers le début de l’après-midi, je ne sortirai pas. Je sens un peu de fatigue…

Il y avait encore trois courriers avant le soir. C’est par l’un de ceux-là que généralement arrivaient les lettres de Guicharde, et je comprenais bien pourquoi il ne voulait pas s’éloigner de la maison… Cependant, sur ma petite pendule posée au coin de la grande cheminée de marbre gris à volutes et à coquilles, mes yeux commençaient de suivre la marche des aiguilles et de regarder, parmi les chiffres peints en bleu, une heure entre toutes les autres, l’heure déjà si prochaine où je devais aujourd’hui, au musée Calvet, retrouver Philippe Fabréjol…

— Et toi, continuait Fabien, me montrant une fois de plus combien ma présence et mon appui lui étaient nécessaires, sortiras-tu ?… Je voudrais… Cela me ferait plaisir si tu restais avec moi.

Je crois qu’il avait peur d’être tout seul quand arriverait cette lettre, il en avait peur. Ses yeux le disaient. Une fois de plus, je sentais contre moi trembler sa détresse. Et je savais que le moment allait venir, que le moment était venu de lui dire : « Remets-moi tout ton mal. Je le porterai avec toi. » — Mais il y avait ces chiffres sur la petite pendule… il y avait ce chiffre. Et il y avait en moi cette pensée parmi toutes les pensées : « Il va falloir me préparer… il le faut… Je ne puis pas le faire attendre. »

Je me levai. Mais peut-être il était encore trop tôt, et j’allai prendre une autre chaise près de la fenêtre.

— Je puis, dis-je à Fabien, rester avec toi un quart d’heure encore… Ensuite il me faut sortir… absolument… pour quelques achats…

Il demanda :

— Lesquels ?

Mais j’oubliai de lui répondre et il ne m’interrogea pas davantage. Il n’osait pas insister : il n’osait pas montrer trop clairement cette crainte qu’il avait d’être seul en ce moment. Tout de même, il dit au bout de cinq minutes :

— Pars tout de suite, alors. — Tu reviendras plus tôt. J’aime mieux cela.

Je lui obéis. Déjà je commençais d’être toute machinale, déjà sans doute je savais que dans tout ce qui allait se résoudre ma petite volonté ne servirait pas de grand’chose.

*
*  *

… La rue Joseph-Vernet, avec ses jardins et ses vieux hôtels, la grille, le musée, le gardien qui sourit en me reconnaissant et me demande si je ne vais pas encore être malade comme l’autre jour, parce que je suis bien pâle. Tout cela est peut-être réel, aujourd’hui, et peut-être je suis encore dans mon jardin et j’imagine simplement tout cela. Voici les marches qu’il faut gravir. Voici la première salle qui est vide, et la seconde, et la troisième. Philippe Fabréjol, pour que nous y soyons plus tranquilles, doit être allé jusque-là. J’hésite un peu avant d’entrer dans cette troisième salle. Je regarde longtemps une petite nonne de pierre — du XIVe siècle, dit le cartouche — à genoux dans les plis lourds de ses voiles, et qui porte le sourire d’une énigmatique extase sur son visage aux yeux baissés. Et je me décide enfin, presque tranquillement.

Philippe Fabréjol n’était pas là. Mais j’entendis à ce moment sonner, au clocher de Saint-Agricol, les trois quarts avant quatre heures. Fabien m’avait forcée de partir trop tôt, ou j’avais marché trop vite et Philippe ne pouvait pas être arrivé encore. Je ne m’étonnai donc pas… Je me rappelai simplement que dans les imaginations délicieuses que je m’étais faites de ce moment, c’est lui qui venait au devant de moi…

Je m’assis donc pour l’attendre ; et ce fut sur ce même banc de vieux bois luisant où, l’autre jour, j’étais restée si longtemps. Les mêmes figures m’observaient. Et les mêmes pensées, je crois, qui m’avaient étourdie à cette place revenaient peu à peu tourner autour de moi. Je continuais de ne pas les bien voir et de ne pas connaître de quoi elles étaient faites. Mais au lieu de les subir passivement, j’avais l’impression aujourd’hui que je voulais m’en défendre. Les mains croisées au bord de mon genou, regardant quelquefois la robe bleue d’une sainte, ou les arbres obscurs d’un paysage, ou simplement les dessins réguliers du beau parquet luisant, je devais présenter toute l’apparence d’une attente paisible et sans impatience. Et j’avais cependant l’impression de me défendre, de me débattre, d’être écrasée enfin et de tirer de ma soumission je ne sais quel douloureux et magnifique bonheur.

Tout cela me parut durer un temps infini, et tout cela dut être bien court cependant, car le clocher de Saint-Agricol n’avait pas encore annoncé qu’il fût quatre heures quand Philippe Fabréjol parut au seuil de la salle. Il marcha vers moi d’un pas rapide, serra ma main de cette manière forte et franche qu’il avait, et sans s’étonner de me voir ni me remercier d’être venue, il s’assit près de moi.

L’expression d’une grande joie animait son beau visage, et d’abord, après les premières banales paroles, parce qu’il n’osait pas exprimer cette joie et qu’il n’aurait pas su la dissimuler, il préféra rester silencieux. Je me taisais avec lui. Nous ne nous regardions pas. Et, dans ce silence, je revoyais une fois encore — une dernière fois — le pavillon de la Reine Jeanne, les roses défleurissant au bord du banc de marbre, la maison heureuse… Je revoyais le salon dans la rue des Trois-Faucons, et les glaces profondes, et le petit jardin. Et je sentais au dedans de moi, une fois encore, une dernière fois, la possibilité, l’éblouissement, le frémissement de cette joie…

Enfin Philippe prit ma main. Il la souleva un peu, la pressa contre sa poitrine, et, me forçant par ce petit geste de tourner vers lui mon visage :

— Eh bien ?… me demanda-t-il.

— Eh bien !… je vous l’avais dit l’autre jour et je suis venue pour vous le redire.

Je sentis une secousse brève dans la main qui serrait la mienne.

— Répétez-le donc, voulez-vous ?

Je me taisais.

— Vous m’avez dit l’autre jour ?…

Je me taisais.

— Vous redoutez d’être franche. Pourquoi ? Je dois partir maintenant, n’est-ce pas ?

— Oui.

Il retint ma main une seconde encore, et puis la laissa doucement aller.

— Pourquoi ?

— Il le faut.

— Pourquoi ?… demanda-t-il encore. Ne pouvons-nous donc être deux amis… et mieux que cela ? Chaque fois que je vous ai vue, il me semblait, — que mes paroles ne vous offensent pas ! — il me semblait que vous étiez très seule et que vous en souffriez, et que, malgré toute votre apparence raisonnable, vous aviez… plus que le désir… le besoin profond de l’amour… d’un amour…

Il hésitait, mais il n’eut pas le loisir de chercher la fin de cette phrase.

— Vous vous trompez… Je ne souffre pas de cette solitude… J’ai l’amour…

Ma voix sourde, profonde, sincère, m’était tout à coup étrangère, et j’avais la curiosité, j’avais l’étonnement, j’avais la stupeur des paroles qu’elle prononçait.

— Oh !… murmura Philippe Fabréjol, pardonnez-moi !

Ses paupières, un peu nerveusement, battirent sur ses yeux bleus dont s’assombrissait la lumière, mais il n’ajouta aucune parole. Au bout d’un petit moment il se leva et commença d’examiner les tableaux qui se trouvaient dans la salle. Il avait bien l’air de les regarder, car il s’en approchait d’abord, déchiffrait la signature, semblait étudier la matière, et puis se reculait un peu pour mieux les juger. Mais bientôt il revint vers moi, et, calme comme il était toujours, avec son beau regard un peu moins animé et qui restait amical :

— Voyez-vous, dit-il, combien la franchise est préférable à toutes choses. Je croyais que vous étiez libre… Je veux dire… de cœur, ce qui est la vraie liberté, et j’allais, je le pense, devenir amoureux de vous. Mais vous n’êtes pas coquette, et je vous remercie. Une autre aurait pu s’amuser quelque temps de mes trop simples paroles et me rendre bien plus malheureux encore que je ne vais l’être. Vous avez raison. Je partirai tout de suite. Là-bas je saurai bien chasser la sottise de certains rêves s’ils viennent me retrouver. Et à mon retour, dans longtemps, si je vous revois, je vous raconterai si tranquillement mes pensées, toutes mes absurdes pensées, pendant cette semaine où j’ai vécu dans la joie d’attendre votre réponse, que vous en rirez avec moi.

Et je voyais bien qu’il voulait rire tout de suite, avant que ce temps fût venu ; mais je voyais bien aussi qu’il ne pouvait y parvenir. Il me quitta donc une fois de plus pour s’en aller tourner au fond de la salle autour du sarcophage gallo-romain de saint Eutrope, évêque d’Orange. Et quand il revint sa résolution était bien prise de ne plus rien dire que de mondain et de banal.

— Je quitte Avignon dans huit jours. Sans doute n’aurai-je pas le temps de venir vous présenter mes hommages. Vous m’excuserez.

— Dans huit jours !…

Je ne sais quel ton j’avais donné à ces trois mots. Philippe me regarda. Alors je dis très vite :

— Ce sera le douze.

— Oui, le douze.

Il me regarda encore. Il attendait. Puis, quand le silence eut atteint les limites extrêmes où il se peut supporter, d’une voix un peu brève, mais sans rancune ni sécheresse :

— Adieu, madame.

Une poignée de main cordiale et longue. Un dernier regard qui se détourne. Un salut. Le pas jeune et ferme s’éloignant à travers les salles désertes. Et puis le silence, le vide… et la soudaine secousse d’une espèce de révolte désespérée :

— Pourquoi est-ce que j’ai fait cela ?… Pourquoi ai-je parlé ainsi ?… Pourquoi ?…

*
*  *

Deux dames anglaises entrèrent dans la salle. Elles portaient des voiles à ramages épais sur leurs feutres d’un vert éclatant, et des ceintures de cuir serraient à la taille leurs jaquettes à larges poches. Le gardien les accompagnait. Elles lui posaient mille questions sur le musée, sur ce vieil hôtel où il est installé, sur le docteur Calvet dont il porte le nom, sur saint Eutrope lui-même, me sembla-t-il. Et sans s’inquiéter de leurs paroles, citant d’autres noms que ceux dont elles s’occupaient, évoquant d’autres personnages, il leur répondait en récitant la tirade machinalement apprise une fois pour toutes. Je les regardais, je les écoutais, je m’attachais ardemment à l’incohérence grotesque de cet entretien. Mais bientôt la présence de ces femmes, leurs voix acides et pressantes me furent insupportables. Et je m’en allai, marchant vite, avec l’impression de fuir et de chercher un refuge.

Je m’en allai à travers les rues, presque au hasard, tournant le dos à la rue des Trois-Faucons, et n’y voulant pas, n’y pouvant pas retourner en ce moment, malgré que cette lettre y fût arrivée peut-être et que l’on m’y attendît… Il me semblait que je ne pourrais accomplir aucune action, prononcer aucune parole avant d’avoir répondu à ce « pourquoi » désespéré que j’avais presque sangloté tout à l’heure, quand s’était éloigné Philippe Fabréjol. Il me semblait que je ne pourrais pas continuer de vivre avant d’avoir compris.

Une femme, devant moi, monta les marches de Saint-Agricol. Elle était lasse, avec des traits tirés ; mais elle regardait avidement le portail étroit de l’église et ses lèvres remuaient déjà sur la prière qu’elle allait dire. J’eus la pensée de la suivre, de me réfugier avec elle derrière ces murs ; dans leur ombre, je saurais m’attacher peut-être à la méditation nécessaire. Mais on m’avait mal enseigné quel secours peut se trouver dans les églises. Je n’y pouvais prononcer que de machinales paroles… Et je m’en allai plus loin encore, jusqu’à la porte de l’Oulle, je passai devant ce cabaret où j’avais vu un jour Fabien attablé, et, sortant de la ville, j’atteignis le quai du Rhône où l’herbe poussiéreuse achevait sous le vent d’automne de mourir et de se dessécher.

Alors, je marchai plus lentement. Quand je fus devant le pont Saint-Bénézet, je m’assis tout près de l’eau sur une grosse pierre qui branlait un peu dans la terre détrempée, si près de l’eau que les petites vagues paisibles du bord, quand elles s’allongeaient, venaient doucement toucher le bout de mon soulier.

— Pourquoi ai-je repoussé Philippe Fabréjol ? Au nom de quoi ?… N’était-il pas tout l’amour que je voulais connaître ?…

Je croisais mes deux mains sur mon genou. Je voyais en levant la tête le vieux pont aux arches rompues, la chapelle ronde et les plus hautes feuilles de ce figuier qui avait poussé entre les pierres. Je voyais en baissant la tête l’eau paisible à mes pieds et, plus loin de la rive, si furieusement torrentueuse. Et je voyais aussi, entre ces pierres et cette eau, toute ma petite vie devant moi.

Non pas toute ma vie peut-être, mais toutes celles de ses heures qui avaient approché de l’amour. Les plus lointaines, les plus exigeantes, ne contenaient que les beaux rêves de mon adolescence sans gaîté, sans plaisir, sans amies, sans études. Les plus troubles gardaient le souvenir de François Landargues… Les plus douloureuses étaient celles où j’avais compris toute la médiocrité de Fabien Gourdon… Les plus belles…

Quelles étaient celles-là ? Je le cherchais encore et j’approchais peut-être de ces régions profondes de l’âme où trop souvent repose et tout à coup se réveille le meilleur de nous-mêmes. Mais je savais mal m’y diriger, et toutes ces pensées qui me tiraient vers elles, je continuais de les distinguer à peine, comme on voit se dorer au soleil matinal la fine pointe des arbres dont la masse reste confuse encore dans la campagne brumeuse. Je revenais à François, aux petits bonheurs, aux petites blessures que j’avais reçues de lui, et tout cela n’était rien. Je revenais à Fabien, à mes désenchantements, et tout cela n’était rien. Et voici que tout cela n’était rien encore que le regard de Philippe Fabréjol, et la grande joie sentie à ses côtés, et jusqu’à mon chagrin de tout à l’heure… Mais je revenais aussi à ces jours douloureux vécus auprès de Fabien avec sa hantise, avec ses remords, avec sa détresse… Et je commençais à comprendre que cela était tout.

Cela était tout d’avoir approché profondément cette âme, et d’avoir eu le désir, plus que le désir, la sensation réelle et pesante de porter avec elle tout le fardeau de sa peine. Cela était tout d’avoir cru sentir quelquefois que cette peine encore secrète venait se réfugier et trembler contre moi. Cela était tout !… Et mes plus belles heures d’amour je les ai vécues dans le petit logis, seule, tandis qu’il se promenait à travers la ville et qu’il me semblait errer à ses côtés, misérablement. Je les avais vécues quand, ma pitié voulant devenir agissante, j’avais commencé de préparer tout mon cœur pour cet aveu qu’il devait me faire et toute ma force pour supporter cette expiation que nous subirions tous les deux. Je les avais vécues dans tout ce soin que j’avais pris pour obtenir qu’il sortît enfin de lui-même et qu’il osât de nouveau regarder la vie. Et je continuais de les vivre, et j’avais bien parlé selon mon cœur le plus sensible et le plus secret en disant à Philippe Fabréjol : « Je ne souffre pas de cette solitude ; j’ai l’amour. »

Une médiocrité trop constante, trop profonde, avait pu malgré moi rebuter ma tendresse. Vainement, pendant les années de notre vie commune, cette tendresse avait cherché en Fabien quelque chose à quoi elle se pût attacher, vainement !… Et je pensais alors qu’il m’eût été nécessaire de trouver dans son âme un peu de beauté. Mais il n’y a pas que la beauté d’une âme, qui se puisse chérir. Il y a aussi sa douleur, quand celle-ci est si grande… si grande… que disparaît en elle tout le reste des petits et pauvres sentiments.

Les cloches du soir sonnaient sur Villeneuve et sur Avignon. Cette grande lumière qui m’avait semblé sortir un autre soir de la cime pierreuse et blonde des collines, de la cime éclatante du mont Ventoux, ne descendait pas aujourd’hui sur le brumeux paysage. Mais je la portais au dedans de moi. Je ne pensais plus à Philippe ; je n’avais plus de chagrin… Je ne pouvais souhaiter rien d’autre que ce que j’éprouvais, et qui était plus beau que le bonheur.

Les cloches du soir sonnaient sur les deux rives du Rhône, à « Empire » comme disaient les bateliers, et à « Royaume ». Déjà la nuit rapide de novembre commençait de se fondre dans le jour gris. Alors tant de grandes émotions me ramenèrent passionnément à la pensée de cette chambre où Fabien souffrait, où il m’attendait, où je n’aurais pas, aujourd’hui, dû le laisser seul. Et ne pensant plus qu’à lui, comprenant bien que j’avais mis en lui ma vie tout entière, impatiente et avide de le retrouver, je me hâtai si bien sur le chemin du retour que je ne mis pas dix minutes à atteindre cette rue des Trois-Faucons, si sombre le soir, sans boutiques, éclairée seulement par une lampe faible à l’angle de la rue Petite-Fusterie.

*
*  *

Je l’imaginais qui m’attendait dans l’ombre, comme ce dimanche où déjà je l’avais abandonné ; j’imaginais, dans le cadre plus clair de la fenêtre, la silhouette pesante et repliée… Mais dès que j’eus franchi notre seuil, je m’aperçus qu’un peu de lumière se répandait dans l’escalier, et cela me fit plaisir qu’il eût trouvé le courage d’allumer la lampe. Il avait dû laisser là-haut notre porte ouverte afin de mieux m’entendre, car il cria aussitôt :

— Viens vite.

Et je montai en courant.

La lampe en effet éclairait la chambre, mais il en avait enlevé l’abat-jour, et dans cette clarté désagréable et nue, son visage m’apparut, un peu rouge, tout luisant et gonflé d’un contentement fébrile qui ne cessait d’en agiter et d’en distendre les traits. Une valise était ouverte sur la table et notre petite malle, avec sa toile grise, occupait la place de la commode arlésienne qui avait été repoussée contre la fenêtre.

— Tu vois, dit Fabien. J’ai commencé immédiatement de tout préparer. La lettre de Fardier est arrivée depuis une heure. C’est fini. Demain nous retournons à Lagarde.

Je murmurai dans ma stupeur :

— Qu’est-ce qui est fini ?

— Mais la corvée de notre séjour ici, s’exclama-t-il. Tu devais en avoir assez, hein ?… Et moi donc ! Et tout s’arrange, figure-toi… tout s’arrange si bien… C’est inespéré… quoique pourtant…

Les paroles se pressaient de telle sorte sur ses lèvres qu’il ne pouvait parvenir à les prononcer entièrement. Il balbutiait, riait à demi, devait s’interrompre entre chaque phrase pour respirer avec force. Et devant cet homme si différent de l’homme anxieux et bouleversé que j’avais quitté tout à l’heure, je croyais à présent m’être trompée dans la rue obscure, avoir ouvert une autre porte, être entrée dans une autre maison.

— Qu’est-ce que tu fais ? Cela est impatientant de te voir debout. — Assieds-toi que je te raconte… Voilà… je te dis que c’est inespéré… Inespéré… entendons-nous… En somme, cela m’était bien dû… Avoir eu la malchance, la guigne…

— La malchance ?…

— Que ce Landargues, dit-il, se soit laissé si bêtement mourir entre mes mains. Je t’avais défendu de m’en parler. Cela m’exaspérait… Mais tout de même, est-ce que par hasard tu l’aurais oublié ?

Et, dans son contentement, il se mit à rire comme s’il venait là de me poser la plus plaisante question.

— Non… oh ! non.

— Voyons, dit-il, s’asseyant au bord de la malle, et, dans son agitation, se relevant aussitôt… Il faut que je me calme un peu… et puis je vais te raconter… Maintenant, tu comprends, ça m’est bien égal d’en parler, ça me fait même plaisir puisque tout se trouve tourner au mieux de mes intérêts… Mais que j’ai souffert ! Ah !… ça n’était pas drôle.

Il secouait la tête et soufflait de ses lèvres entr’ouvertes un interminable soupir.

— Tu as souffert…

Quelques minutes avaient suffi, et devant tant de gaîté violente l’image de cette souffrante était partie si loin de moi que je n’y pouvais revenir.

— Tu as souffert… Pourquoi ?…

— Tu en as de bonnes, s’exclama-t-il, en recommençant de rire.

— Ah !… oui… Landargues peut-être aurait pu être sauvé… Tu n’as pas…

— J’ai fait tout ce qu’il fallait, proféra-t-il. Tout ! J’en suis bien sûr. C’est Fardier qui s’est imaginé de me soutenir le contraire… Ah !… cette scène !… Mais je ne lui en veux plus… puisque…

— Quelle scène ?…

— Eh bien ! voilà, dit-il, n’hésitant plus devant aucun souvenir, du moment que toute cette aventure se terminait si heureusement — « Au mieux de mes intérêts », avait-il dit.

Il avait repris sa place au bord de la malle ; et il commença de raconter avec une grande animation. La lumière nue de la lampe projetait durement son ombre et ses gestes vifs palpitaient comme de gros papillons nocturnes à l’angle du plafond.

— Figure-toi… D’abord, j’étais bien satisfait, n’est-ce pas, de ce bon hasard qui m’appelait enfin dans la maison Landargues.

— Tu étais satisfait…!

— Naturellement, dit-il… Oui, je sais… Il y avait les sottises de François à ton sujet, au mien… que veux-tu !… Cela m’avait ennuyé évidemment… plus qu’ennuyé, tu l’avais bien vu… Mais je t’assure qu’à ce moment je ne m’en inquiétais plus beaucoup. J’étais tout bouleversé de cette surprise inattendue et je pensais : « Ce brave de Buires !… C’est gentil à lui de m’avoir envoyé chercher au lieu de Mandel. Et je pensais aussi : Je tendrai tout de suite la main à Landargues… Je serai très aimable… J’aurai l’air de ne rien savoir de ses bavardages. Cela vaudra mieux. » Mais quand je suis arrivé, il avait déjà perdu connaissance, et j’ai bien vu tout de suite qu’il était très mal… Oh ! je ne m’attendais pas à ce qu’il fût si mal. Cela m’a troublé un peu, naturellement. Malgré ça, je n’ai pas perdu la tête. J’ai fait le nécessaire… tout le nécessaire… Romain de Buires était là… et deux domestiques… Ils savent toute la peine que je me suis donnée… Mais ça n’allait pas mieux, au contraire… J’ai commencé à voir qu’il n’en reviendrait pas… Là-dessus, comme il faisait déjà grand jour, voilà que Fardier arrive. Il avait été retenu une partie de la nuit par son malade des Iles.

Il examine le moribond, écarte tout le monde, m’interroge… Et alors, assez bas, c’est vrai, mais trop haut tout de même, il commence à me dire des choses… des choses très dures…, qu’il fallait faire ceci… et cela… et qu’on aurait pu le sauver peut-être… C’était son avis, je te le répète, ça n’était pas le mien… Mais enfin, il le disait tout de même, et comme… comme il est beaucoup plus vieux que moi, n’est-ce pas, je ne pouvais pas répondre grand’chose… Je recevais donc toutes ces sottises, et du moment que j’étais seul à les entendre, mon Dieu, cela n’avait pas une bien grande importance… Mais tout d’un coup, j’ai pensé que Fardier pouvait aller raconter ça dans toute la ville, et alors j’ai été atterré, écrasé… Je n’en pouvais plus… Je suis rentré à la maison comme un fou. J’ai essayé de réfléchir… Mais il me semblait tout le temps que les gens allaient frapper à ma porte, pour venir me regarder et me rire à la figure… Alors je suis parti… je me suis sauvé dans ma voiture… et j’ai continué de rouler malgré l’orage. Je ne voulais plus rentrer… Je ne voulais plus voir personne de Lagarde… Qu’une pareille histoire me soit arrivée ! Pense donc !… Un homme comme moi !…

— Oui… un homme comme toi…

— N’est-ce pas ?… C’est une humiliation que je ne pouvais pas supporter. J’ai passé une nuit atroce. Je me disais tout le temps : « Si au moins cette histoire m’était arrivée avec un de ces imbéciles de paysans que personne ne connaît, dans les fermes de la montagne ! » Avec ces gens-là, si on a commis une erreur, — je n’en ai commis aucune, moi, note-le bien… je dis : si… — on s’en console en se promettant : « La prochaine fois, j’agirai différemment… l’exemple me servira pour un autre… » Et c’est tout. On n’y pense plus… Mais avec François Landargues !… Tout le monde ici ne s’occupant plus que de cette mort, la discutant… chuchotant… Et ce Fardier… une seule parole de ce Fardier pouvant donner l’apparence de la vérité à toutes les suppositions imbéciles… Oh !… quelle nuit !… Je devenais fou, je te dis, absolument fou. Au matin, ma résolution était prise : je voulais m’en aller pour quelque temps, me sauver comme j’avais fait la veille sous l’orage, ne plus voir personne de Lagarde… ne pas entendre les gens me dire : « Et alors… ce pauvre M. Landargues ?… » Oh !… ça… vois-tu, ça, je ne l’aurais pas supporté… Là-dessus, Fardier arrive… Je croyais qu’il avait l’intention de me faire des excuses… mais il n’a pas été jusque-là… non… Il m’a seulement demandé encore quelques détails sur cette mort…

« J’ai commencé de les lui donner, et puis tout d’un coup je lui ai dit : « D’ailleurs, je m’en vais… J’aime mieux m’en aller. — Et pourquoi donc ? » Mais il m’était difficile de lui avouer que j’avais peur de tout ce qu’il pouvait raconter. Alors j’ai dit que j’étais bouleversé par cette affaire, malade, et je t’assure que je ne mentais pas. Il m’a affirmé plusieurs fois que ce n’était pas le moment de partir, qu’il valait mieux rester là… Mais je ne voulais plus rien entendre. Alors je crois que vraiment il a eu pitié de moi… Il m’a parlé moins rudement. Il m’a dit : « Vous n’avez à redouter aucun ennui… mais du moment que vous le voulez absolument… partez… Et partez avec votre femme. Cela sera mieux, puisque nous dirons que vous êtes malade… » J’osais à peine te demander de m’accompagner… tu te rappelles ?… J’avais peur que tu ne te moques de moi, toi aussi, comme tout le monde… Enfin, tu t’es décidée… Nous sommes partis…

— Nous sommes partis…

L’ombre de tous ses gestes continuait de faire trembler des ailes pesantes à l’angle du plafond.

— Ce qu’il y a eu de terrible, continua-t-il après un petit silence, ce sont les premiers jours de notre arrivée ici. Je m’en étais allé de mon plein gré, et j’avais l’impression d’avoir été chassé… chassé de mon pays, chassé de ma ville… Il me semblait que là-bas tout le monde ne parlait que de moi, tout le monde ricanait en pensant à moi… Oh ! c’était épouvantable… Toi-même… je ne pouvais pas te regarder… Il me semblait tout le temps que tu allais me demander ce qui s’était passé… comme Fardier… Et ça ne te regardait pas… ça ne regardait personne, puisque j’avais fait tout ce que je pouvais… je veux dire, tout ce qu’il fallait. Heureusement tu as su te taire… ne me parler de rien… de rien… Je ne voulais pas… Oh ! ces journées, ces promenades, avec cette idée, tout le temps, cette idée : Qu’est-ce que les gens pensent de moi, là-bas ?… Qu’est-ce qu’ils en disent ?…

— Cette idée seulement ?…

— Hé !… Quelle autre pouvait m’intéresser ? J’entendais des chuchotements, des ricanements. J’entendais dire : « Ah ! ah ! fameux docteur que le docteur Gourdon. » Et je me répétais : « C’est moi qui dois endurer ça… Moi ! un homme comme moi… » Ici même, ici, dans la rue, c’était stupide, mais je me méfiais de tous ceux qui me regardaient… Il me semblait qu’ils avaient tous parlé avec Fardier… Et, tiens, le jour où j’ai rencontré Fabréjol, j’étais content d’abord… parce que c’est une relation bien intéressante… Mais au moment d’aller chez lui, tu l’as bien vu, cela m’a été impossible. Il connaît du monde à Lagarde… Je me suis imaginé qu’il avait reçu des lettres de là-bas…, et qu’il allait me poser un tas de questions, sans en avoir l’air bien sûr… mais pour s’amuser, pour voir quelle tête je ferais… C’était un supplice, je te dis… Et tu le comprenais.

— Je ne sais pas si je comprenais très bien.

— Mais si, tu comprenais… Et tu as été très gentille… A la fin, tu étais même arrivée à me distraire un peu. Tu me forçais à penser à autre chose. Je m’ennuyais quand tu n’étais pas là… Mais tout de même… ça ne pouvait pas me suffire. Je trouvais le temps long… Alors, ma foi, je me suis décidé à écrire à Fardier. Et j’avais une peur de sa réponse… une peur !… Ça aussi tu l’as bien vu.

— Je l’ai bien vu.

— Eh bien ! cria-t-il se mettant debout d’un bond, et tout triomphant, elle est venue la réponse, et je vais te la lire… Mais le meilleur est entre les lignes. Fardier me dit : « J’allais justement vous écrire. J’espère que maintenant vous êtes plus calme. Revenez-nous vite. Votre absence est une maladresse. Elle contrarie beaucoup M. de Buires. » Et sais-tu ce que cela veut dire, ça ? — Cela veut dire : « Je ne suis qu’un vieil imbécile. » — Sans doute, il n’a pas été bavarder dans tout le pays ; maintenant que je suis plus tranquille, que je suis content… je me rends bien compte que c’était une chose impossible… Mais tout de même… tout de même… ce qu’il m’a dit, quelqu’un a pu l’entendre… Un domestique… Un mot, il suffit d’un mot, pas même entendu, deviné. Alors Romain de Buires est ennuyé, très ennuyé, que l’on puisse ne pas juger excellent le médecin qu’il a fait lui-même appeler auprès d’un homme dont il était le seul héritier. Il ne veut pas de cela. Je vois les choses, moi. Je sais les voir. Et j’en lis beaucoup plus qu’on n’en a mis sur le papier, quand Fardier écrit : « Vous trouverez ici le meilleur accueil. Nous ne cessons, M. de Buires et moi, de dire de vous le plus grand bien. » — Parbleu ! — Et il écrit encore, figure-toi, — tout est là ! — il écrit…

Il se rapprochait de la lampe, dépliait cette lettre. Courbé vers la lumière il cherchait fiévreusement les phrases l’une après l’autre ; et le papier ondulait, se froissait avec un petit bruit entre ses mains qui tremblaient de plaisir :

— Il écrit encore : « Je me fais vieux ; vous pourriez commencer de me rendre service auprès de quelques clients. » Comme cela, tu comprends, avec cette preuve de confiance qu’il me donne, que de Buires a demandée sans doute, exigée peut-être, personne ne pourra rien dire… Et ça y est ! Ça n’est pas Mandel qui l’aura, la succession du père Fardier… Ce sera moi !

Laissant la lettre étalée sur sa main gauche, il la frappa avec tant de force que le papier se rompit.

— En fin de compte, il se trouve m’avoir rendu un fameux service en mourant comme il a fait, cet excellent Landargues.

Il répéta :

— Le succession de Fardier !

Silencieux un moment, il savoura le bonheur dont il suffoquait, le plus éclatant bonheur qu’il pût concevoir. Mais déjà il s’y accommodait. Le rayonnement de la première surprise disparaissait de son visage. Il réfléchit encore, puis, grave, important, détaché :

— Tout cela d’ailleurs n’a rien que d’assez naturel.

Et il dit pour la troisième fois :

— Un homme comme moi !


… Tout occupé de lui-même, il n’avait vu que lui tandis qu’il me parlait. Mais se remettant peu à peu il me regarda enfin ; et c’était pour la première fois depuis mon entrée dans la chambre.

— Qu’est-ce que tu as ?… demanda-t-il avec surprise, on dirait…

Mais tout épouvantée de ce qu’il allait peut-être remarquer, je me hâtai de l’interrompre :

— Je n’ai rien… Je suis comme toi… contente.

Et je jugeai nécessaire de répéter, d’affirmer avec plus de force :

— Très contente !

— Je le pense bien, riposta-t-il. Tu serais difficile de ne pas l’être.

Et il recommença d’aller et de venir, tournant sur lui-même, repoussant un meuble, ouvrant bruyamment la porte de la pièce voisine, et tout agité d’un rire contenu et satisfait, qui n’écartait pas ses lèvres, mais ne cessait de faire tressauter sur sa poitrine les revers fripés et tachés du vieux veston qu’il portait dans la maison. Ayant tout dit, il cherchait à présent une manière nouvelle de se soulager de sa joie ; car elle était de cette grosse espèce à quoi les manifestations extérieures sont nécessaires. Il s’arrêta enfin au milieu de la pièce, réfléchit un moment, les deux mains dans ses poches, et tout à coup :

— Vite, dit-il, mets une autre robe. Nous allons faire un bon dîner.

— Oh ! non, suppliai-je, non !… Restons ici…

Mais avant même qu’il eût formulé son « pourquoi ? » étonné, dans l’espace d’une précise et terrible seconde, j’avais vu ce que serait la soirée dans cette chambre, imaginé le tête-à-tête, entendu les moindres paroles : celles de Fabien, se répétant inlassablement, les miennes, celles qu’il me faudrait répondre… Et je me levai brusquement.

— Oui… tu as raison… c’est une excellente idée… Partons vite. Je vais être prête.

Mais mon premier refus, qui l’avait visiblement choqué, continuait de le préoccuper. Il se rapprocha de moi, il me regarda mieux ; et je maudissais cette lampe nue, cette lumière qui, se répandant avec une impitoyable violence, me faisait bien voir son visage dans le convulsif éclat de sa vulgarité heureuse et devait, trop clairement aussi, montrer tout le mien. Il me regarda… et il répéta :

— Pourquoi est-ce que tu as dit non, d’abord ?… Et puis pourquoi as-tu cet air… ce drôle d’air… cet air d’être triste ?… Dans un moment pareil !… C’est ahurissant !…

C’est vrai !… Pourquoi avais-je l’air triste ?… Et pourquoi l’apparence de cette tristesse n’était-elle rien auprès de la tristesse même qui me pénétrait et de l’amertume dont s’enflaient et crevaient goutte à goutte, au plus profond de mon cœur, les petits flots empoisonnés ? — Pourquoi ?… Parce que j’avais maintenant la certitude que mon mari n’était pas un assassin ? Car c’était pour cela… seulement pour cela… Je ne savais plus maintenant ce qu’avaient pu être mes craintes… — mes espérances !… — Je ne savais plus si ma vie se nourrissait depuis quelques semaines d’imaginations absurdes ou des plus profondes et poignantes réalités sentimentales. Le fait seul m’apparaissait dans son évidence, brutal et nu comme la lumière de cette lampe ; et ma douleur devant lui ne pouvait être que grotesque ou que monstrueuse. Je le compris… il ne me fut plus possible de comprendre autre chose. Et, voulant me défendre de moi-même et de tout ce que j’éprouvais d’effrayant, je criai presque :

— Triste ! moi !… après ce que tu viens de me dire !… Triste !… ah ! par exemple !…

Et voici que, soudain, je me mis à rire. C’était un rire terrible et violent qui ne pouvait plus s’apaiser. Je riais sur Fabien et sur son visage satisfait. Je riais plus encore sur moi-même et sur mes grandes émotions. Et ce rire, qui secouait convulsivement mes épaules, faisait monter à mes yeux des larmes brûlantes tandis que le spasme du sanglot serrait dans ma gorge son nœud dur et douloureux.

— A la bonne heure, s’exclama Fabien tout épanoui. Vois-tu… J’ai été comme toi d’abord… Le contentement semblait m’abrutir. Je n’ai bien compris qu’au bout d’un instant. Mais alors, dame, j’ai été pris d’une espèce de folie. Comme toi, vois-tu… tout à fait comme toi.

*
*  *

… Je ne sais plus le nom de ce restaurant vers lequel nous allions par les petites rues obscures, ni tout ce que Fabien me racontait de sa vieille renommée et des personnages importants de la ville qui ont coutume d’y fréquenter. Mais je me rappelle bien l’entrée dans la salle basse, pleine et chaude, le gros tapage des voix et des vaisselles, l’odeur des nourritures dans laquelle se mêlait à l’acidité des plats vinaigrés, le relent de l’huile bouillante et le fumet lourd des gibiers. Je me rappelle cette vapeur qui flottait, faite de l’exhalaison des plats et des haleines et de la fumée du tabac, cette vapeur embuant aux murs les grandes glaces encadrées de guirlandes peintes, de fruits, de jeunes femmes coiffées du ruban provençal, et qui noyait également dans son opacité les figures décoratives, aux couleurs crues, et les visages vivants, enluminés avec violence. Et je me rappelle le soin que prit Fabien de choisir, pour nous y installer, une table qui fût bien en vue, au beau milieu de la salle.

Il appela le garçon ; il lui donna ses ordres à voix très haute, satisfait de voir que la plupart des dîneurs se retournaient vers lui ; et le regard qu’il promena sur tous, quand il fut assis, était un regard triomphal. En ce moment il était plus heureux encore qu’il n’avait pu l’être en recevant la lettre de Fardier, et plus heureux que tout à l’heure, en me faisant son récit haletant de fièvre et de joie. Véritablement son apparence était celle de la résurrection. Il semblait de minute en minute s’épanouir davantage. Il prenait sa revanche de ces quelques semaines pendant lesquelles il avait vécu, terré, caché, se mourant de honte et de peur, à imaginer autour de lui le sourire et la raillerie des hommes ; il la prenait avec éclat, sans mesure et presque insolemment.

Je m’étais assise de façon à tourner le dos à la salle. Parmi tant de visages qui nous entouraient je ne voyais devant moi que le visage de Fabien ; parmi tant de gestes qui s’accomplissaient, je ne voyais que ses gestes. Chacun exprimait l’orgueil, la satisfaction absolue, la suffisance mesquine et profonde. La manière qu’il avait de trancher son pain, d’attirer à lui la salière, de reposer fortement son verre sur la table, révélait, me semblait-il, mieux qu’aucune parole, de quelle étoffe grossière était faite sa joie… Et je pensais que, dans la même étoffe, avait été taillé et façonné son désespoir, ce désespoir sur lequel je m’étais penchée et dont j’avais nourri ma vie la plus frémissante et la meilleure pendant tant d’heures qui me paraissaient belles.

Je commençais maintenant à me rappeler ces heures-là. Je ne faisais que commencer… Dans cette salle bruyante et chaude, dont l’air s’épaississait d’odeurs désagréables, je les retrouvais l’une après l’autre, ces heures d’angoisse et de tourment, redoutées d’abord, et qui peu à peu m’étaient devenues si chères… Je n’avais devant moi que le visage de Fabien, mais quand il avançait ou tournait la tête, ce qui, dans son agitation, lui arrivait à tout moment, un autre visage m’apparaissait dans la glace étroite, gravée d’étoiles mates, qui décorait derrière lui le pilier octogone, un visage pâle, avec des yeux un peu élargis et fixes. Ces yeux, qui étaient les miens, étaient aussi les yeux de maman que je croyais revoir. Ils contenaient ma vie tout entière, ils l’expliquaient toute. Ils étaient à la fois avides et résignés, exigeants et craintifs. Et je n’avais jamais su voir comme aujourd’hui qu’à leur humilité soumise pouvait se mêler un désarroi infini et qu’ils se troublaient à la fois des plus étroits scrupules et de passionnées inquiétudes.

La tête de Fabien, se tournant et s’agitant sans repos, me cachait ces yeux un instant, et puis de nouveau, je les voyais m’apparaître confusément dans l’eau de la glace obscurcie de vapeurs et de fumées. Et ce qui vivait en eux maintenant, ce n’étaient plus que ces dernières semaines, ce n’étaient que ces dernières heures de mon existence… Un temps bien court, plus vaste cependant que tout le reste des jours où j’avais respiré sur la terre. Je me souvenais… je continuais de me souvenir… Il y avait eu cette nuit à Lagarde… l’horreur de cette nuit ! Il y avait eu, mystérieuses, menant mes gestes, dictant mes paroles et cependant comme inconnues à moi-même, ma résolution soudaine de ne pas abandonner Fabien, ma volonté de le suivre. Il y avait eu… Mais tant de choses aboutissaient à une seule… — et c’est une pensée unique à présent qui me torturait, c’est parmi tous ces souvenirs le souvenir d’une seule minute — il y avait eu, devant cette douleur que je voyais si grande, si absolue, capable d’enrichir de ses tourments l’âme la plus misérable, il y avait eu mon amour, l’élan merveilleux de mon amour. — Et maintenant il y avait cela seulement ; la révélation que cette âme n’avait pas changé, la certitude qu’elle ne changerait pas. Il y avait cela… rien que cela.

« Ah ! peut-être j’aurais préféré qu’il tuât réellement… qu’il tuât… et qu’il ne fût pas ce qu’il est… »

A ce moment Fabien se redressa, et je ne vis plus mes yeux dans la glace ; je n’eus plus devant moi que son regard à lui, un peu vague et tout chavirant d’excitation et de plaisir.

— Garçon ! appela-t-il… Et jetant son ordre avant que l’autre fût tout près de lui… Du châteauneuf des papes… Une bonne bouteille.

Il se pencha vers moi, ricanant et confidentiel :

— Ça va me coûter cher, ce petit dîner… Mais puisque ce sont eux qui paient.

— Qui cela ? demandai-je.

— Mais, dit-il, les clients du père Fardier. D’où sors-tu donc ?… Depuis une demi-heure, nous ne parlons pas d’autre chose.

Il disait : « nous ne parlons », sans remarquer qu’avant cette brève question je n’avais encore prononcé aucune parole. Ma distraction, qu’il crut soudaine, l’égaya. Il se servit pour la deuxième fois des cailles placées devant nous, qui dressaient et recroquevillaient sur des croûtons de pain gras leurs petites pattes noires et métalliques, et il reprit cet entretien que je n’entendais pas. Ne cessant de parler et de manger avec une égale abondance, il ne cessait non plus de s’avancer de droite et de gauche, de se dresser, de se pencher, d’observer qui le regardait. Et revoyant à tous moments derrière lui, dans la glace, ces yeux qui me regardaient, je continuais, tout éperdue, de leur répondre et de les interroger.

« N’eût-il pas mieux valu qu’il tuât réellement… qu’il tuât ?… L’être est-il plus avili par l’acte passionné d’une seule minute, que peuvent essayer de racheter tous les repentirs, ou par la continuité paisible de la médiocrité et de la platitude ?… »

Mais de cette même façon réelle dont je voyais Fabien couper sa viande et se verser du vin rouge, je voyais maintenant que le crime même, s’il eût été commis, n’eût éveillé dans cette âme qu’un ennui, qu’un repentir et que des craintes à sa taille. Et désespérément alors, pour ne plus rien voir de lui ni de moi-même, me détournant moins de ces deux visages dressés devant moi que de l’âme secrète et trop douloureuse à connaître dont s’animait chacun d’eux, je regardais la salle, moi aussi, j’attachais mon attention, toute mon attention, au chapeau extravagant d’une jeune femme, aux remarques faites par nos voisins, deux couples brésiliens, dans le plus divertissant langage, aux courses des garçons glissant prestement au milieu des tables serrées, à la caissière ronde et brune qui paraissait tant s’ennuyer derrière son haut bureau fleuri de roses. Je m’appliquais à écouter jusqu’au petit bruit de la monnaie tombant dans les plateaux de métal, et j’entendais venir de la salle voisine, où trois billards étalaient sous les lampes leurs tapis d’un vert éclatant, le choc léger des boules d’ivoire, les voix des joueurs annonçant les points, et quelquefois aussi s’élevant avec violence pour discuter d’un « coulé » douteux ou pour applaudir un coup difficile.

Dans un de ces moments où tous les secours m’étaient bons pour échapper à moi-même, regardant une fois de plus, pour regarder le plus loin qu’il me fût possible, dans cette salle où s’agitaient les joueurs de billard, je vis un homme qui venait sur le seuil, le chapeau sur la tête, boutonnant son pardessus, prêt à sortir, un vieil homme robuste et grand dont l’aimable visage était tout rayonnant sous d’épais cheveux blancs ; et je le reconnus brusquement… Alors, me penchant vers Fabien, je me mis tout à coup à répondre à chacune de ses phrases, à lui demander de petits détails, à l’entretenir avec une animation fébrile de toutes ces questions qui l’intéressaient. Il fallait que sa pensée en ce moment s’attachât à moi seule, que son regard se fixât sur moi seule, car je ne voulais pas qu’il vît cet homme à son tour et qu’il le reconnût, je ne le voulais pas… Mais il ne remarqua pas plus mon attention qu’il ne s’était inquiété de mon indifférence. Et malgré mes pressantes paroles, mon visage tendu vers lui, mes yeux qui cherchaient les siens, se tournant de tous les côtés comme il continuait de le faire, il fallut bien enfin qu’il se tournât de ce côté.

Aussitôt une rougeur plus violente monta à son visage déjà empourpré. Il s’exclama ; il frappa joyeusement sur la table, et d’une voix forte, à travers tout ce monde, il cria :

— Fabréjol !

Je vis le petit mouvement surpris de M. Fabréjol, je vis son regard se promener de table en table, cherchant avec étonnement qui pouvait l’interpeller ainsi, et je vis son sourire qui n’était peut-être pas seulement de cordialité, tandis qu’ayant aperçu Fabien qui s’était levé et lui faisait de grands gestes, il prenait le parti de venir nous rejoindre. Aussitôt mon mari donna l’ordre que l’on apportât des liqueurs, bouscula nos voisins afin de placer une chaise de plus entre leur table et la nôtre, rappela le garçon pour demander des cigarettes, et attira sur nous de telle sorte l’attention générale que M. Fabréjol me parut un peu gêné.

— Mais je vous en prie, ne cessait-il de répéter, ne vous donnez pas tant de mal… Ne dérangez pas ainsi tout le monde…

— Laissez donc, disait Fabien… laissez !… Ah ! mon ami, mon cher ami, je suis si heureux de vous revoir… Quelle chance que cette rencontre ! Justement, figurez-vous, je quitte Avignon demain.

M. Fabréjol m’avait saluée avec cette cordialité amicale, cette bonté affectueuse et presque paternelle qu’il m’avait témoignées déjà en me recevant chez lui. Et il allait me parler. Fabien ne lui en laissa pas le temps.

— Hé ! oui, reprit-il, demain. Je ne pensais pas partir aussi brusquement, mais que voulez-vous ! Les malades me réclament… Les confrères aussi. C’est à croire vraiment qu’à Lagarde on ne peut plus vivre — ni mourir, ajouta-t-il plaisamment — sans que je sois là. Alors je repars, je sacrifie ma santé… mon repos… Il le faut bien.

— Votre santé, me semble-t-il, est meilleure maintenant, remarqua M. Fabréjol.

— Meilleure, déclara Fabien, oh ! certes, et même aujourd’hui tout à fait bonne. Ce n’est pas comme le jour où je vous ai rencontré, Fabréjol, — avouez, mon ami, que j’avais une tête à faire peur — ni comme cet autre jour où j’ai eu le grand regret de ne pouvoir accompagner ma femme à votre déjeuner. Ah ! j’ai été vraiment très mal… Mais c’est fini, bien fini… De la chartreuse, Fabréjol, ou de la fine ?…

Jamais il n’avait parlé aussi familièrement à M. Fabréjol. Même quand nous étions seuls et qu’il m’entretenait de lui, il le faisait avec plus de déférence. Mais il se sentait aujourd’hui tout magnifique, il était tout hors de lui-même, et je crois bien qu’il n’eût pas imaginé sur la terre entière quelqu’un à qui il ne pût s’égaler.

— L’une et l’autre, ajouta-t-il en débouchant les flacons de liqueurs. Et je vous ferai raison.

— Ni l’une ni l’autre, dit M. Fabréjol couvrant son verre de sa main. Je vous remercie. D’ailleurs je vais être obligé de vous quitter. Il est bien tard. J’ai six kilomètres à faire pour rentrer chez moi. Un vieux cheval… un vieux cocher. Ma sœur qui s’inquiète et veille en m’attendant. Mais j’ai voulu ce soir prendre congé de quelques amis.

— Allons donc !… s’exclama Fabien, vous repartez déjà ! Moi qui comptais vous demander de venir nous voir un de ces jours à Lagarde.

Il prononça ces derniers mots avec désinvolture. D’un trait il vida son verre qu’il avait rempli de chartreuse. Et il éprouva le besoin d’ajouter, important et confidentiel :

— Ma situation là-bas, vous savez, est en train de devenir considérable !

Il répéta, tapotant la table de sa main ouverte, comme pour bien pénétrer de ce mot le marbre lui-même :

— Considérable.

— Je n’en doute pas, dit M. Fabréjol avec politesse. J’ai toujours pensé qu’il en serait ainsi. Et je vous félicite bien sincèrement.

Autant qu’il m’était en ce moment possible de remarquer quelque chose, je remarquai que le ton de Fabien le surprenait ce soir, et peut-être même l’agaçait un peu. Ce fut vers moi qu’il se tourna pour ajouter :

— J’ai conservé de Lagarde le meilleur souvenir… Et j’aurais eu grand plaisir, madame, à vous y rendre de nouveau visite. Malheureusement, je vous le répète, je pars, ou plutôt nous partons, mon fils et moi.

J’acquiesçai de la tête. Je crois même que je souris. J’avais tremblé en apercevant M. Fabréjol. J’avais souhaité qu’il ne nous vît pas ce soir, qu’il ne vînt pas auprès de nous. Mais je ne savais plus d’où m’était venue cette frayeur ; je ne me représentais pas bien en ce moment ce fils qui devait partir avec lui ; je ne souffrais pas en l’écoutant.

— Philippe, continua M. Fabréjol, était un peu hésitant. Il avait, je crois, l’intention de prolonger son séjour en France d’un ou deux mois. Et sa tante, ma pauvre vieille sœur, en eût été bien heureuse. Mais vous savez comme sont les jeunes gens. Il a maintenant changé d’avis. Et tout à l’heure même, il vient de me déclarer que sa résolution était enfin prise et qu’il préférait m’accompagner.

— Quand partez-vous ? demanda Fabien.

— Le douze, dit Fabréjol.

— Le douze, répéta mon mari d’une façon machinale.

Ce fut ce petit mot qui réveilla tout. A cause de cette date qu’il avait prononcée au musée Calvet et que j’avais répétée comme Fabien venait de le faire, je revis le musée et Philippe devant moi. J’entendis sa demande et mon refus. J’entendis ma voix sourde et sincère qui prononçait : « J’ai l’amour… » Et voici que de nouveau, comme tout à l’heure, rue des Trois-Faucons, dans la chambre vilainement éclairée par la lumière nue de la lampe, j’éclatai de rire. Et c’était comme tout à l’heure, un rire terrible, violent, qui ne cessait plus de secouer mes épaules et faisait monter à mes yeux des larmes brûlantes, tandis que le spasme du sanglot serrait dans ma gorge son nœud dur et douloureux.

M. Fabréjol me considérait, étonné ; mais Fabien expliqua avec une grande indulgence :

— Elle est très gaie… Que voulez-vous ! — (Et j’avais l’impression précise que chacune de ses paroles serait répétée à Philippe, et chacune de ses paroles me déchirait comme une lame grinçante et froide.) — C’est que la journée d’aujourd’hui a été pour elle une bonne journée.

*
*  *

… Sur le toit de tuiles rousses que je vois de ma fenêtre, une fumée voudrait monter, que rabat le grand vent. Elle bouillonne au sortir de la cheminée comme un jet d’eau sans force ; elle se couche et s’échevèle, et, comme le soir va venir, elle est blanche sur le ciel gris.

Nous sommes en hiver, maintenant. Nous approchons de la Noël. C’est le temps, à Lagarde, où l’on se rend des visites. J’ai été très occupée à en faire, à en recevoir aussi. Et j’ai dû m’interrompre souvent d’écrire, si souvent que quelquefois je ne savais vraiment plus bien pourquoi j’avais entrepris de conter toutes ces choses…

A quoi bon l’avoir fait ? C’est fini d’ailleurs, c’est fini. Je n’ai plus rien à dire. Je fréquente beaucoup de monde maintenant. Cela est naturel. Je donne à goûter et quelquefois à dîner. La situation de Fabien m’impose ces obligations, qui ne sont pas désagréables. Ce dernier soir en Avignon, dont j’ai parlé pour finir, il avait bien raison d’être si content. Tout s’est parfaitement arrangé. Le vieux Fardier a commencé déjà de lui passer la plus grande partie de sa clientèle. Nous le voyons assez souvent. Il dîne ici demain avec Romain de Buires, qui est maintenant tout à fait de nos amis.

Bien entendu, on ne parlera de rien. Je veux dire : on ne parlera pas de toute cette histoire. On n’en parle jamais. Elle est vieille d’ailleurs : un an déjà. Personne n’y pense plus. Moi-même, bien souvent, je crois l’avoir oubliée.

Quelquefois cependant… oui, quelquefois… je me rappelle. Cela me vient tout à coup, d’une manière brusque que rien ne prépare et qui me surprend. Cela me vient quand je suis seule dans ma chambre ou bien assise près de Guicharde à coudre devant le feu, ou encore, ce qui est plus singulier, quand je fais quelque visite d’importance, au beau milieu d’une conversation, alors que je m’applique à me tenir avec élégance et que je suis toute contente de mon chapeau avec une plume brune qui vient de Paris, ou de mes gants montant un peu haut et brodés de baguettes noires, à la dernière mode. Je me rappelle…

Il semble que mon cœur tout à coup se réveille et supplie, qu’il grandit et qu’il souffre. Ma gorge se serre. Je ne sais plus que dire. Mes mains deviennent un peu froides. Et si j’ai une glace devant moi, j’y vois aussitôt se lever ces yeux qui me regardèrent tout un soir, du fond de la glace trouble, gravée d’étoiles mates, ces yeux résignés et tout remplis cependant d’inquiètes exigences…

Mais ces moments tourmentés sont assez rares maintenant. Peut-être vont-ils encore le devenir davantage. La vie passe. Elle ordonne. J’ai toujours été pliée à l’obéissance et je ne fais que continuer. J’accepte ce qu’elle entend faire de mon être soumis. Je souris à la forme du visage qu’elle tourne vers moi. Oui, je souris… Je suis heureuse. — Pourquoi pas ? La considération dont nous entoure tout le pays est chaque jour plus grande. Mon mari chaque jour gagne plus d’argent et la tendresse qu’il me témoigne est raisonnable et fidèle. C’est Guicharde qui a raison. Il ne faut considérer que l’apparence des choses et quand elle est excellente, il est inutile et peut-être ridicule de rien chercher au delà.

C’est fini. Je vais faire un grand feu avec tous ces feuillets. Le soir vient. Des femmes dans la rue vont à la fontaine. J’entends le grincement de la pompe, le bruit sonore d’une anse retombant contre un seau vide. Et j’entends au-dessous de moi tous les bruits de ma maison : Guicharde met la table avec vivacité, Adélaïde fend du bois dans la souillarde. Tout à l’heure, Fabien va rentrer dans sa voiture grise et basse, pareille à quelque gros cloporte roulé dans la poussière.

La vie est régulière, abondante et tranquille. Elle est bonne pour moi en somme. Elle est très bonne. Je suis heureuse. Je puis l’être. Je le serais tout à fait s’il n’y avait pas encore ces moments, tous ces moments où il me semble que je m’éveille, et où je pense que ces minutes paisibles et satisfaites sont peut-être les pires de toutes…

PARIS
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