Title: L'Écrivain
Author: Pierre Mille
Release date: November 29, 2023 [eBook #72256]
Language: French
Original publication: Paris: Hachette
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
LES CARACTÈRES DE CE TEMPS
PAR
PIERRE MILLE
A PARIS
Chez HACHETTE
HUITIÈME MILLE
LES CARACTÈRES DE CE TEMPS
LE POLITIQUE, Par Louis Barthou, de l’Académie Française. — LE PAYSAN, Par Henry Bordeaux, de l’Académie Française. — LE DIPLOMATE, Par J. Cambon, de l’Académie Française. — LE BOURGEOIS, Par Abel Hermant. — LE PRÊTRE, Par Monseigneur Julien, Évêque d’Arras. — LE FINANCIER, Par R.-G. Lévy, Membre de l’Institut. — L’HOMME D’AFFAIRES, Par Louis Loucheur. — L’ÉCRIVAIN, Par Pierre Mille. — LE SAVANT, Par le Prof. Ch. Richet, Membre de l’Institut. — L’AVOCAT, Par Henri-Robert, de l’Académie Française, Ancien Bâtonnier. — L’OUVRIER, Par Albert Thomas, Etc.
Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Librairie Hachette, 1925.
Il a été tiré de cet ouvrage soixante exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 60.
L’ÉCRIVAIN
La mère de Pamphile est chez moi. Encore qu’elle ait pris son air le plus sérieux, je lui dis qu’elle est charmante.
« Vous pouvez, dit-elle, vous dispenser de ces compliments, adressés à une femme qui a un fils de vingt ans.
— Cela ne fait que quarante…
— Trente-huit ! corrige-t-elle précipitamment… Mais il s’agit bien de ça ! C’est de mon fils, non pas de moi, que je viens vous parler.
— Pamphile a fait des bêtises ? Il veut en faire ?
— Non. Du moins, je ne crois pas : il prétend écrire.
— Écrire ? A qui ? A une dame ? Au Président de la République ?
— Ne feignez pas l’incompréhension. Il veut écrire. Devenir écrivain, homme de lettres, enfin.
— Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? Et son père ?
— Cela ne nous déplaît pas… Mais à vous ?
— A moi non plus…
— C’est que vous avez toujours l’air de rire… On a bien tort de vous demander conseil !
— Je ne ris pas, je souris. Je souris de satisfaction. J’admire comme la bourgeoisie se réconcilie successivement avec toutes les forces qui sortent d’elle, mais dont pourtant, durant bien longtemps, elle s’est méfiée, qu’elle considérait comme en révolte ou en dissidence. Ah ! tout est bien changé, depuis seulement la fin du second Empire ! Au temps du second Empire jamais une famille bourgeoise, ayant la prétention de se respecter, n’aurait donné à sa fille un officier. On estimait que tous les officiers étaient « des piliers de café ». Ils devaient rester célibataires, ou se marier dans des familles militaires. La guerre de 1870 a changé cela. Tout le monde étant obligé de servir, on a pris l’habitude de l’uniforme, il n’a plus épouvanté.
« En second lieu la bourgeoisie s’est annexé les peintres. On s’est aperçu que Cabrion pouvait se faire de confortables revenus. Le prix de ses tableaux montait, il devenait un beau parti ; il a été reçu dans les salons. Mais les poètes et les romanciers ont attendu plus longtemps à la porte. Le poète, surtout, paraissait un animal particulièrement inquiétant, une malédiction pour ses géniteurs. Baudelaire écrivit là-dessus des vers magnifiques.
— En vérité ?
— En vérité. Je vous les lirai un autre jour…
« Trente ans au moins encore après que les peintres étaient entrés, ou pouvaient entrer, pour peu que cela leur convînt, dans le bercail bourgeois, les poètes, les romanciers, les journalistes ne fréquentaient guère que le café, comme jadis les militaires. C’est au café qu’a vécu la littérature, que s’est faite la littérature, jusqu’à la fin du symbolisme. A cette heure elle l’a déserté. Elle a conquis sa place dans le monde, elle en profite largement.
— Vous vous en plaignez ?
— Moi ? Non. J’estime même que ce n’est point uniquement par considération, par respect des sommes qu’il est permis d’attendre de leur profession — le métier de poète me semble condamné, sauf exception, à demeurer peu lucratif — que le monde accueille les écrivains. C’est d’abord pour s’en orner, pour s’excuser, par une parure intellectuelle, d’autres ostracismes, et de la vénération qu’il continue d’avoir pour l’argent. C’est aussi parce que la société contemporaine, se sentant ou se croyant plus menacée qu’auparavant dans ses assises organiques, éprouve le besoin de s’appuyer sur tout ce qui peut, le cas échéant, lui prêter son concours, tout ce qui a, en somme, la même origine qu’elle. Or, en France, il ne saurait y avoir d’écrivains, et depuis longtemps en fait il n’y en a presque pas, qui ne soient issus des classes supérieures ou moyennes, ou bien qui n’aient, ce qui revient au même, bénéficié de la formation intellectuelle réservée à ces classes : je veux dire celle de l’Enseignement secondaire.
— Expliquez-vous plus clairement. Il y a dans ce que vous dites tant de mots abstraits !…
— J’y vais tâcher. Je ne vous demande pas si Pamphile a été reçu à son bachot. Ceci n’a aucune importance. Mais il a passé par le lycée, n’est-ce pas ?
— Il sort de chez les Pères…
— C’est la même chose. On lui a appris mal le latin, pas du tout le grec, et, quoi qu’on en dise, à peu près le français et l’orthographe. Le français un peu mieux que l’orthographe et la ponctuation pour lesquelles les jeunes générations, je ne sais pourquoi, affectent un singulier mépris : mais on les exige de moins en moins dans la carrière littéraire. Par surcroît, sans même qu’il s’en soit douté, il s’est pénétré d’un ensemble de conceptions, d’idées, de principes sur quoi repose notre art depuis quatre siècles, et qui lui donne ses lois.
« Si Pamphile était le plus remarquable, même le plus génial des primaires, je vous dirais : « S’il n’a le diable au corps, qu’il ne se risque pas à devenir un écrivain. Notre langue est un outil merveilleux, mais de formation classique, j’oserai presque dire artificielle. Elle est une langue de société, une langue de gens du monde, une langue de collège où les murs sont encore tout imprégnés de latin, même quand on n’y enseigne plus le latin. Il n’en est pas ainsi en Russie, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons. La littérature y est plus populaire et davantage le patrimoine de tout le monde. Gorki a été débardeur et cuisinier. Vingt romanciers américains ont fait leur éducation à l’école primaire, dans la rue et à l’atelier. Chez nous un Murger ou un Pierre Hamp resteront des exceptions… » Mais Pamphile a usé ses culottes sur les bancs d’un lycée : par une sorte de grâce d’état — je vous assure que je parle sérieusement — cela suffit. S’il a quelque chose dans le ventre il pourra le sortir sans trop de peine.
— Je vous remercie.
— Il n’y a pas de quoi… Et, dites-moi, ce jeune homme a-t-il des dispositions ?
— C’est-à-dire qu’il n’est bon à rien. J’entends à rien autre. Il ferait ça avec un peu plus de goût, comprenez-vous ? Ou plutôt moins de dégoût.
— On ne saurait mieux définir la vocation. Nos pères ont proféré des choses excessives sur la vocation, et le terme même, je le reconnais, y engage. Il suggère un appel irrésistible et secret, un démon furieux, un dieu sublime, ailé, qui vous emporte… que sais-je encore ! La vérité est que la vocation est un autre nom pour le principe du moindre effort qui régit de l’univers entier jusqu’aux plantes, jusqu’aux minéraux. La vocation consiste à faire ce qui vous donne le moins de mal, qui vous est le moins désagréable. Toutefois l’on peut admettre qu’elle se confond, dans certains cas, avec l’instinct du jeu, c’est-à-dire la recherche d’un plaisir qu’on se donne gratuitement. Un philosophe distingué, au début du siècle dernier, était conducteur d’omnibus pour gagner sa vie, et faisait de la philosophie pour se reposer. Mais ce sont là des exceptions. Le principe du moindre effort, la recherche de ce qui vous est le plus facile, suffit. Pamphile préfère écrire à tricoter des bas, ou à l’administration des contributions indirectes : il n’y a pas autre chose à lui demander.
— Mais croyez-vous qu’il réussira ?
— Je ne dis pas cela. Cette profession d’écrivain est l’une de celles — il y en a d’autres, quand ce ne serait que le commerce et l’industrie — où nul avancement ne se peut prévoir à l’ancienneté, où il n’y a pas de retraite. Tant pis pour lui s’il échoue. Il doit le prévoir et s’y résigner.
« Et il peut rester en route parce qu’il sera trop personnel, ou bien au contraire trop banal. S’il est trop personnel, qu’il se contente de l’estime d’un petit nombre. Il la trouvera toujours. Cela ne fera pas bouillir sa marmite, mais ceci est une autre affaire. S’il est seulement « ordinaire », son sort ne sera pas trop misérable dans la société contemporaine. Le journalisme, et même la littérature courante, exigent un personnel de plus en plus considérable. Il a des chances de se faire une petite carrière, un petit nom.
— Mais que doit-il écrire, pour commencer, comment publier ?
— Ah ! ça, par exemple, je n’en sais rien. C’est un des mystères les plus insondables de la profession et le secret est pratiquement incommunicable… Du reste, envoyez-moi le candidat… »
Sur la recommandation de sa mère, Pamphile est venu me voir. Sa mise était d’une élégance raffinée, ce qui ne m’a point déplu : j’estime qu’un jeune homme doit être de son époque. Il y a trente ans, je me fusse méfié d’un candidat à la carrière des lettres habillé comme un homme du monde : la mode, dans la corporation, exigeait soit une certaine négligence, soit ce qu’on appelait de l’originalité : un gilet rouge, ou bien un jabot et des manchettes de dentelles. C’est que les gens de lettres vivaient au café, et loin des femmes. Aujourd’hui, vers cinq heures, ils sont dans un salon, où l’on en voit, et de charmantes. Le soir, ils se retrouvent dans un bar qui est en même temps un dancing, et où il en est d’autres — également charmantes, et, par l’apparence du moins, presque les mêmes.
Il est à noter du reste que, aux âges reculés où le petit univers littéraire vivait presque totalement à l’écart du grand univers féminin, il faisait profession de célébrer l’amour et d’adorer la femme. A cette heure que la communication est rétablie, la jeune littérature affecte volontiers de dédaigner l’amour et de remettre la femme à sa place. Ceci doit être encore affaire de mode.
« … Ainsi, dis-je à Pamphile, vous voulez devenir mon confrère. Vous m’en voyez très honoré… Quel genre comptez-vous aborder ? »
Pamphile me regarda gentiment. La jeunesse d’à présent a perdu sa timidité devant les ancêtres. Cela tient à ce que ceux qui sont revenus de la guerre ont vu en face des choses plus intimidantes ; ils ont conscience aussi de parler au nom de ceux qui sont morts. Enfin je soupçonne que la fréquentation et la conversation habituelle des femmes, plus commune de nos jours qu’autrefois, y est également pour quelque chose. Je ne m’étonnai donc point de l’assurance de Pamphile, bien qu’il demeurât muet ; il ne me répondait rien.
« La prose, les vers ? » fis-je pour l’encourager un peu, généralisant de façon si banale que cela me faisait rougir.
Son regard, qu’il conserve ingénu, malgré la possession qu’il a de lui, se chargea de quelque commisération :
« Vous savez bien (j’entendis qu’il signifiait : Vous devriez savoir…) qu’il n’y a plus de différence…
— Comment ?…
— Il ne s’agit plus de vers libre. C’est fini du vers libre… Mais les tendances actuelles intègrent la poésie, les images qui sont le propre de la poésie, dans la prose. Et la prose à son tour… »
Si l’on s’embarque dans la théorie, surtout avec les jeunes gens, on en a pour longtemps ; j’abrégeai :
« Pamphile, vous m’avez sûrement apporté quelque chose… Montrez !… »
Il ne se fit pas prier. Il était, j’imagine, venu surtout pour ça. Je lus d’un trait, parce qu’il n’y avait pas de ponctuation :
Contraction des pupilles Voronof — cocktail il y a trop longtemps que nous sommes là intense vie par en bas visages morts tournoi d’âmes dans le tournoiement éternité momentanée du désir.
« Ah ! Ah ! fis-je.
— N’est-ce pas ? acquiesça-t-il.
— Pamphile, je vais être franc. J’ai besoin que vous m’éclairiez un peu ce texte.
— Il est pourtant d’une limpidité suffisante… « Contraction des pupilles », ça veut dire que j’entre, venant de la rue obscure, dans un bar férocement illuminé. Je prends un cocktail très violent… Voronof, vous comprenez… « Il y a trop longtemps que nous sommes là », c’est ce que je dis au bout de cinq minutes. Au bout de cinq minutes on en a toujours assez, on n’est pas encore adapté. « Intense vie par en bas, visages morts », ce sont les pieds des danseurs, qui s’agitent, et leurs figures inertes. « Tournois d’âmes dans ce tournoiement » : qu’est-ce qui se passe, de danseur à danseuse, pendant qu’ils tournent ? Et alors : « Éternité momentanée du désir » se comprend tout seul. C’est le phare au bout de la strophe… Il n’y a pas de ponctuation parce que tout ça se plaque au même instant sur l’appareil cérébral.
— Excellent ! » déclarai-je.
Pamphile daigna paraître assez satisfait de mon approbation.
« Maintenant, dites-moi, poursuivis-je, si vous avez l’intention d’écrire comme ça toute votre vie ? »
Pamphile sourit doucement :
« Mais non, monsieur ! J’écris comme ça pour bien prouver que je ne suis pas plus bête que les autres de ma génération, que je suis au courant du procédé littéraire contemporain, et que je sais le manier. Si j’agissais différemment on croirait que je ne suis pas à la page… Et puis, voyons : supposez que, de but en blanc, j’écrive un roman comme Bourget, quel éditeur le publiera ? Et s’il s’en trouve un par hasard, qui le lira ? Je dois d’abord, dans de petites revues et par de petites plaquettes, conquérir l’estime de mes pairs, ceux qui ont le même âge que moi, et affirmer mon nom, mon existence… Plus tard, je modifierai progressivement ma manière, de façon à atteindre un autre public, mais je crois que j’en garderai l’essentiel.
— Vraiment ? Pourquoi ?
— Il y a si longtemps que les hommes savent lire qu’ils lisent de plus en plus vite. Ils ne sautent pas seulement les mots, mais les paragraphes, les pages. Ils sont dressés à comprendre bien plus rapidement qu’il y a un siècle. On dit que c’est à cause de la T. S. F., de l’auto, de la précipitation de la vie contemporaine. Ça, c’est peut-être une blague… Toutefois le fait est là… Alors il faut arriver à l’analyse infinitésimale d’impressions simultanées, comme Marcel Proust, ou au contraire à la condensation maxima de phénomènes visuels et cérébraux qui n’ont aucun rapport entre eux, du moins apparent, dans le temps et dans l’espace, et pourtant s’évoquent, se compénètrent les uns les autres.
— Pamphile, lui dis-je, votre mère a eu bien tort de me prier de vous donner des conseils : vous êtes fort ! Vous êtes beaucoup plus fort que moi ! Pourquoi me demandez-vous des leçons ?
— Je ne vous en demande pas sur ce que je sais, mais ce que j’ignore…
— Et modeste, avec ça : c’est de l’intelligence !… Laissez-moi donc alors vous faire une observation. Vous m’avez dit : « Si j’écrivais un roman comme M. Paul Bourget, quel éditeur le prendrait ? » Mais n’importe lequel, et tout de suite ! Seulement il ne vaudrait probablement pas ceux de M. Bourget… Un bon roman implique une grosse somme d’expériences sociales ou individuelles, soit directes, soit indirectes. Un roman, c’est toujours le romancier réagissant contre lui-même ou contre la société. C’est pourquoi vouloir se mêler d’aborder ce genre difficile avant d’avoir vécu, revient à prétendre diriger un paquebot avant d’avoir vu la mer. Et l’on ignore même l’art d’associer et d’exprimer ses propres sentiments : il y faut du métier, comme en toutes choses.
« Donc, que ces façons de petits poèmes que vous m’apportez, et qui ne sont, selon vous-même, ni prose, ni vers — mais ça m’est égal ! — soient pour vous comme un exercice de piano, des arpèges ! On n’en saurait trop faire. Le poète a le droit d’être purement subjectif, il peut tout tirer de lui-même, il peut ne rien connaître de la vie réelle, quotidienne, des hommes et des femmes de son propre pays et de l’univers. Qu’il les voie à travers lui, c’est assez. J’oserai même dire que c’est désirable.
« Les petits poèmes que vous venez de me montrer, Pamphile, ne sont pas meilleurs, je me risque à vous le confier, que ceux que je pourrais composer, moi qui ne suis pas poète. Mais ils doivent servir à vous découvrir à vous-même, ce qui est indispensable.
« Et plus tard, plus tard, vous verrez à quoi peut s’appliquer le métier que vous aurez acquis… Au fait, avez-vous déjà, là-dessus, une idée ?
— Comment l’entendez-vous ?
— Vous voulez « écrire ». C’est une expression bien vague. Un historien est un écrivain, lui aussi. Toutefois, mettons l’histoire de côté, comme aussi la sociologie et la philosophie, et tout ce qui touche, de près ou de loin, à des sciences plus ou moins exactes. Mais un journaliste, Pamphile, est aussi un écrivain. Voulez-vous être un journaliste ?
— Eh ! monsieur, répliqua Pamphile, vous venez de le dire vous-même : c’est à la vie de me l’apprendre. Dans dix ans, je le saurai. Il y aura les modalités propres de mon talent, si j’en ai, il y aura mon plus ou moins de volonté, il y aura les circonstances. Laissez-moi le temps…
— Pamphile, j’ignore si vous aurez du talent, mais vous êtes un garçon raisonnable. »
Depuis que Pamphile s’est résolu d’embrasser la carrière des lettres, je distingue dans son apparence extérieure, et ses comportements, des changements appréciables. Il est mis avec moins de recherche, bien que toujours correctement. Sans les éviter tout à fait, il néglige la fréquentation de ceux de ses amis à qui la fortune permet de ne se livrer qu’aux plaisirs. Il accorde sa subvention à une revue littéraire entreprenante, nouvellement fondée, et qui d’ailleurs pratique savamment l’art de la publicité ; mais c’est en se faisant tirer l’oreille, en laissant attendre sa contribution : il affirme qu’il n’est pas en fonds, que c’est pour lui un sacrifice assez pénible. Enfin, étant parvenu à placer quelques « médaillons » dans une feuille quotidienne, qui n’est pas sans rémunérer, quoique modestement, ses collaborateurs, il ne manque pas chaque mois d’en aller toucher le prix, à peine suffisant pour payer sa provision de cigarettes pour la semaine.
Je m’en suis étonné :
« C’est, m’a-t-il confié, que je ne veux point passer pour un amateur.
— Pamphile, ai-je répondu, un tel souci marque votre prudence. Toutefois, peut-être celle-ci est-elle excessive ; je dois vous avouer que, parvenu au déclin de mes jours, je ne distingue pas encore fort bien ce que c’est qu’un amateur, que ce soit dans l’ordre des Lettres ou celui des Beaux-Arts.
— La belle malice ! Un amateur est celui qui n’a pas besoin de peindre, d’écrire ou de sculpter pour vivre !
— Vous allez bien vite. Il convient que je vous arrête : à ce compte, Marcel Proust, qui jouissait de fort confortables revenus, était un amateur. Pareillement l’est encore la comtesse Anna de Noailles. Et même, si vous voulez bien y réfléchir, M. Édouard Estaunié, élu par l’Académie française comme romancier, mais qui gagnait fort honorablement sa vie en qualité d’ingénieur des télégraphes… Je pourrais multiplier ces exemples. Permettez-moi pourtant de vous rappeler encore que Chateaubriand, un homme de lettres, n’est-ce pas ? le type au XIXe siècle, avec Alfred de Vigny, du grand gentilhomme en même temps grand écrivain, touchait du gouvernement de Sa Majesté Louis XVIII, quand il était ambassadeur à Londres, quelque chose comme trois ou quatre cent mille francs par an, beaucoup plus que ce que lui rapporta jamais le Génie du Christianisme.
— J’entends. En effet, la matière est délicate, et la distinction entre l’écrivain de profession et l’amateur plus difficile que je ne pensais… Il faudrait donc dire : « On ne sait pas très bien ce que c’est qu’un amateur. Est professionnel celui qui, quelles que soient les ressources qu’il tient d’héritage ou d’emploi, est plus connu comme artiste ou comme auteur que comme millionnaire, industriel ou ambassadeur. »
— Soit. Mais vous devez reconnaître avec moi que cette définition est assez vague. En somme, un bohème, Pamphile, un bohème bien misérable, sans talent par surcroît, ou n’écrivant avec talent que fort peu, par insouciance ou paresse, et vivant surtout de subsides bénévoles, mériterait tout aussi bien, selon ce que vous dites, d’être taxé d’amateur.
— Non pas ! Pour une raison qui me paraît évidente : qu’il ait du talent ou n’en ait pas ; qu’il produise, ne produise pas, ou fort peu ; que sa plume lui procure le pain quotidien ou en soit incapable, cela ne l’empêche pas de n’être qu’écrivain. Un ouvrier qui chôme, volontairement ou involontairement, n’en est pas moins un ouvrier, et n’est que cela.
— A moins qu’il n’ait d’autres cordes à son arc, et qu’on ne le condamne pour vagabondage spécial. Auquel cas il serait un ouvrier amateur : cela se voit…
— Je vous parle sérieusement.
— Je vous demande pardon ; il est vrai que le sujet est grave, et que je n’aurais pas dû plaisanter. Vous avez raison. En fait, si Rothschild ou le roi d’Angleterre se mettaient à écrire cinq ou six beaux romans, ou à peindre à fresque comme Michel-Ange, on serait bien forcé de ne pas les considérer comme des amateurs. Ils auraient deux professions parallèles, également sérieuses, reconnues également : celle de banquier ou de souverain, et celle d’artiste ou d’auteur… Mais alors, où est l’amateur ? Je vous en supplie, dites-le-moi !
— Vous me troublez. C’est peut-être une espèce qui n’existe pas, comme celle du serpent de mer.
— Mais le serpent de mer existe ! Du moins cela est assez probable : on l’a vu, mais on ne l’a pas pris, voilà tout. Et il semblerait tout d’abord qu’il y ait un degré de plus en faveur de l’existence de l’amateur : on peut le voir, et le prendre sur le fait.
— En vérité ?
— En vérité ! On pourrait valablement soutenir que l’amateur est celui qui, ayant écrit n’importe quoi, va trouver un éditeur et, au lieu d’exiger d’être payé pour son ouvrage, consent à payer pour être publié. Il peut même aller plus loin, si ses moyens le lui permettent : il peut dépenser, en publicité, pour faire connaître ses écrits, et leur procurer des lecteurs, des sommes plus ou moins importantes… C’est à cet écrivain-là que doit être réservé le nom d’amateur. Inutile de dire qu’il est tenu, par les véritables professionnels, pour un fléau.
— Je le conçois…
— Oui, oui…
— Vous n’avez pas l’air d’en être convaincu ?
— C’est que je ne le suis pas ! Pamphile, réfléchissez ! Combien est-il, par an, de volumes de vers dont les éditeurs ont consenti à solder les frais d’impression ? Et la plupart de leurs auteurs, pourtant, ne sont que poètes, rien que poètes. Alors dites que tout poète est un amateur ! Mais dans ce cas le terme sera un honneur au lieu d’être une injure.
— Il faudrait donc faire exception pour les poètes ?
— Pour eux seulement, croyez-vous ? Écoutez ! Vous avez entendu parler des Souvenirs entomologiques de Fabre, vous les avez peut-être lus ? Fabre fut non seulement un grand esprit scientifique, subtil et fort, qui s’est aventuré hors des chemins battus, qui a posé à la théorie évolutionniste de l’origine des espèces des questions auxquelles celle-ci n’a pas encore répondu. C’était un grand, un très grand écrivain, dont la langue imagée, à la fois populaire et latine, ne doit rien à personne : un créateur. Eh bien, les Souvenirs entomologiques, œuvre de toute sa vie, formaient dix gros volumes. Durant des années, cet homme sans argent, sans relations, les a promenés d’éditeur en éditeur. On lui répliquait : « Des histoires sur les insectes ? Ça n’intéresse personne ! Et dix volumes ! Écrits par un inconnu, un monsieur qui vit en province, et dont les thèses, les conclusions, sont en opposition avec celles des savants les plus autorisés… Nous ne pouvons rien risquer là-dessus. Combien voulez-vous donner ?… Et encore, nous ne savons guère si nous accepterions : les « comptes d’auteur », ça compromet le bon renom d’une librairie ! »
« A la fin, pourtant, Fabre rencontra un éditeur qui lui fit une proposition d’une générosité inouïe, miraculeuse ! Il consentit à publier ces gros bouquins à ses frais, à ses risques. Fabre ne toucherait rien, bien entendu, mais il n’aurait rien à payer. C’était admirable, inespéré. Il accepta…
« Je me hâte de dire qu’après un succès qui se fit longtemps, très longtemps attendre, l’éditeur modifia les conditions du traité à l’avantage du bel et modeste observateur de l’Harmas… Mais enfin, le premier traité signé était-il, ou non, un traité d’amateur ? Et, par conséquent, n’est-il pas clair qu’il est des amateurs qui ont du génie ?
— Rien de plus certain. Mais quand ils ont du génie, ou même du talent, cela se voit, cela se sait. Ils sont alors classés comme professionnels, accueillis comme tels par les libraires et par le public… Le véritable amateur serait donc celui qui continue à payer pour éditer ses livres parce que — ce qui ne saurait rien prouver du reste contre l’intérêt qu’ils peuvent avoir — ceux-ci ne trouvent pas un public suffisant.
— Pamphile, votre lucidité et votre bon sens sont vraiment louables. »
Pamphile fait toutes choses sérieusement. A peine est-il rassuré sur le danger qu’il y aurait pour lui d’être traité d’amateur, et persuadé à peu près que décidément ne sont tenus pour tels que les écrivains qui ont trop de fortune et peu de talent, qu’il m’apporte les résultats d’une vaste enquête, publiée par un journal, sur cette question : « Un homme de lettres peut-il exercer, en même temps que le métier d’écrire, une autre profession ? Cela est-il, pour son talent, nuisible ou salutaire ? »
Il me la veut faire lire. Je repousse, avec terreur, cet amas de coupures.
« Non, Pamphile, non : il y en a trop !… Dites-moi plutôt ce qui se trouve là-dedans, et ce que vous en concluez ?
— A vrai dire, pas grand’chose. Il est difficile de se faire une opinion à travers tant d’opinions qui se contredisent. Certains se contentent d’affirmer : « C’est une question d’espèces… »
— Ce sont des sages.
— D’autres écrivent : « Pourquoi pas ? » Et ils citent un tel et un tel, sans s’oublier. D’autres protestent : « Je l’ai toujours pratiquée, cette seconde carrière, à côté de ma carrière d’écrivain. Ah ! qu’on m’ôte cette pierre du cou ! »
— Il se pourrait que cette diversité d’appréciation provienne de ce que la question est mal posée.
— Mal posée ?
— Oui. On aurait dû demander : « A quel moment faut-il lâcher… » En fait, lorsqu’on commence à écrire, il est bien rare — à moins de posséder une fortune qui vous garantisse l’avenir — qu’on n’adopte même temps une profession moins aléatoire, et qui constitue ce qu’on pourrait appeler une assurance. Si le succès favorise l’écrivain, il abandonne cette profession. Si, pour un motif quelconque, ce succès se fait attendre, ou, si c’est, comme on dit, « un succès d’estime », il y persévère. Elle peut alors devenir, avec les années, un fardeau pénible. Il arrive pourtant qu’on puisse porter les deux faix vaillamment : témoin M. Édouard Estaunié, dont je vous parlais l’autre jour, et qui ne s’est jamais plaint de construire des lignes télégraphiques alors qu’il poursuivait la carrière de romancier. M. Marcel Prévost, de son côté, commença par être ingénieur des Tabacs, et je crois me souvenir que Zola fut commis de librairie.
— Il s’agit, si je vous comprends, du pain quotidien ?
— D’abord. Mais aussi de l’indépendance de l’esprit ! Il vaut mieux s’ennuyer huit heures par jour dans une administration ou un magasin, que de consacrer ces huit heures à des ouvrages qui n’ont de littéraire que le nom, où l’on se gâte la main, où l’on avilit son cerveau… Et puis, il y a une troisième raison, plus importante encore… Pamphile, que connaissez-vous de la vie ? Ou, pour employer des termes plus étroits, combien d’hommes — et de femmes — connaissez-vous ?
— Belle question !… Mes camarades. Et puis ceux et celles que je rencontre dans le monde et chez ma mère. En somme, ma famille, des amis, des amies et de petites femmes.
— Un tout petit milieu et qui, sauf exception, ne se montre que par le dehors. Une profession, quelle qu’elle soit, vous oblige à fréquenter un plus grand nombre d’humains, à les voir agir, à pénétrer au moins quelques-uns des motifs de leurs actions. Elle vous fait entrer en contact, sinon avec la société, du moins avec une partie déterminée, délimitée, de la société.
— Cela, en effet, ne doit pas être sans avantages.
— N’en doutez pas… Lamartine était déjà poète, et grand poète, quand il fut nommé secrétaire d’ambassade. Mais s’il n’avait été secrétaire d’ambassade, il n’aurait pas vécu en Italie, et n’eût pas composé Graziella. Vous me répondrez qu’il serait demeuré Lamartine et eût écrit autre chose. J’en suis d’accord. Mais il n’en est pas moins certain que sa profession, sa seconde profession, l’a conduit dans des milieux qu’il ne connaissait pas auparavant, et, par suite, d’une manière qui n’est pas négligeable, a en quelque sorte coloré son génie.
— Il y a aussi les officiers de marine…
— Il y a aussi, comme vous dites, les officiers de marine. Il semble même, pour peu qu’on y songe, que ces deux carrières, celle de la diplomatie et celle de la marine de l’État, soient particulièrement favorables à l’éclosion d’une vocation littéraire. Nous avons eu Loti, nous avons Farrère. La diplomatie vient de nous donner Giraudoux et Morand, ce qui n’est pas rien.
— Il est vrai.
— Si vous voulez bien y réfléchir, cela est tout naturel. C’est un truisme de dire que le Français est casanier. Cependant — surtout depuis le romantisme — les spectacles de l’exotisme ne constituent-ils pas une matière inépuisable aux réactions de la sensibilité, donc à littérature ? Une fois qu’on est sur un bateau, ces spectacles s’imposent aux yeux, et, en dehors des heures de quart, on a des loisirs… Car, ceci ne doit pas être oublié, la profession « seconde » doit laisser des loisirs suffisants pour qu’on puisse écrire.
« Pareillement, il est d’obligation diplomatique d’aller de poste en poste, à travers toute la terre… Observez que, dans les deux cas, la vision qu’on a de celle-ci est circonscrite, limitée. L’officier de marine, vivant sur son bateau, ne voit guère que des ports. Sa littérature sera donc, si j’ose m’exprimer ainsi, une littérature côtière. Tout port étant un lieu d’échange, est plus ou moins cosmopolite. Il est peuplé d’Européens légèrement touchés, teintés, d’ambiance indigène, et d’indigènes légèrement touchés, teintés d’européanisme. L’officier de marine ignorera toujours presque complètement l’intérieur. Pour lui, un beau pays est celui dont la côte est « accore », où l’on peut mouiller près du bord, envoyer facilement le poste-aux-choux chercher des vivres frais, et prendre contact rapidement avec la partie féminine de la population. Un « mauvais » pays, y eût-il de l’or et des perles à l’intérieur, est alors celui où l’on ne débarque pas aisément. Son navire l’évite.
« De même, le diplomate évolue dans un petit monde assez fermé : il est de règle que les diplomates ne se voient guère qu’entre eux, et, en dehors de leurs semblables, ne fréquentent que « la cour », ou les officiels : un Tout-Paris, un Tout-Londres, un Tout-Rome, un Tout-Athènes ou un Tout-Mexico d’autant plus estimable à leurs yeux qu’il est plus restreint. C’est ce petit monde, assez artificiel, qu’ils verront surtout. Pour d’autres causes que celui de l’officier de marine, il est également teinté de cosmopolitisme.
— Est-ce une critique ?
— Non pas. J’essaie seulement de comprendre, et de faire comprendre. Et ma conviction est qu’au fond l’essentiel n’est pas dans ce qu’on voit, mais dans la manière dont on le voit — dans ce qu’on nomme, d’un seul mot, le talent, c’est-à-dire une forme inédite de sensibilité, un don de vision original.
« La preuve c’est que, avec les missionnaires, qui ne sauraient écrire de romans, et pour cause, les administrateurs des colonies, seuls, connaissent l’intérieur de nos colonies. Bien que je tienne en haute estime le talent d’un Robert Randau et d’un Daguerches, et que je ne dédaigne nullement les qualités un peu brutales de l’auteur de Batouala, il faut bien admettre que ces écrivains n’ont pas eu, auprès du public, le succès universel de Loti et de Farrère… Mais c’est aussi qu’il ne convient pas de dire des choses entièrement ignorées du lecteur, de peindre des spectacles et des mortels qui n’ont aucun rapport avec les spectacles et les mortels dont nous avons la notion. C’est surtout en exotisme qu’un peu de cosmopolitisme est indispensable.
— Pour résumer, vous considérez que les professions d’officier de marine et de diplomate sont plus spécialement littéraires ?
— Pour le moment ! Cela peut changer avec les époques. Il y a vingt ans, le lecteur français se moquait pas mal de savoir comment vivait et réagissait, chez lui, sur son sol, un Anglais ou un Allemand. Il se contentait, à leur égard, de clichés de théâtre. Le bouleversement de la guerre a changé tout cela. Nous voulons qu’on nous montre de vrais Anglais, de vrais Allemands. Mais si les suites de la guerre transforment — comme il apparaît — notre société française, ce seront sans doute les Français qui redeviendront pour eux-mêmes le plus intéressant sujet d’étude. Et dans ce cas les meilleurs postes d’observation, pour un écrivain, seront les carrières d’avoué, d’avocat — peut-être même de sous-préfet, si les sous-préfets existent encore ! »
Un événement qu’on peut qualifier d’entièrement inattendu précipita en quelque mesure les premiers essais de Pamphile. Je reçus de sa mère une lettre attendrissante. Pamphile a vingt-trois ans. Ce n’est pas, d’ordinaire, l’âge de la grande passion, mais c’est celui des sottises que l’on prend au sérieux : Pamphile avait « une liaison ». Sa mère a le bonheur d’être née dans une province, et un milieu, qui retardent sur Paris de deux décades au moins. Il y a vingt ans, aux jours de sa jeunesse, les mœurs et le style des femmes y étaient restés tels que sous le second Empire. C’est donc en phrases touchantes, qui rappelaient à la fois celles de M. Octave Feuillet et du journal de Marguerite avant sa première communion, que mon amie m’avertissait, me demandant conseil, de ce fâcheux événement : « Qu’il est facile de succomber, disait-elle plaintivement (mais non pas, je vous prie de l’observer, sans une apparence de saine psychologie et même de simple sens commun), quand la nature commence à parler ! »
Je courus chez elle, non seulement pour lui apporter les consolations d’usage, mais lui jurer, d’un cœur sincère, qu’elle ne se devait pas frapper.
« Croyez-vous ? demanda-t-elle.
— J’en suis sûr !
— Hélas, c’est une femme si dangereuse !… D’ailleurs, toutes les femmes sont dangereuses ! »
… Si vous voulez entendre dire du mal des femmes, beaucoup plus, avec exemples et preuves à l’appui, que vous n’en pourriez entendre de la bouche de l’homme le plus misogyne, il n’y a qu’à écouter une mère de famille ! Mais je refusai d’entendre, plus longtemps que les devoirs d’une élémentaire courtoisie ne l’exigeaient, ces tristes généralités.
« Ne vous inquiétez pas, interrompis-je, ça passera.
— Hélas, comment ?
— Comme cela passe toujours à l’âge de Pamphile et avec ses goûts : en littérature ! »
Quelques semaines plus tard, ma prophétie se réalisait. Pamphile était dans le désespoir. Il me montra des vers. Je m’y attendais. Le commencement n’était pas mal :
Malheureusement, cela devenait tout de suite après n’importe quoi, cela ressemblait, en très médiocre, à du Verlaine qui aurait, anachroniquement, subi l’influence de Guillaume Apollinaire. Je le lui dis : il ne s’en offensa point. Lui-même sentait « qu’il manquait quelque chose », sans qu’il pût bien définir quelle chose. Du reste, il était guéri, se préoccupant beaucoup plus du mérite de son poème que de l’infidèle. Je ne m’en étonnai point, je l’avais prévu.
« Je crois, me confia-t-il avec candeur, que je ne suis pas encore mûr pour la poésie. »
Je souris : la poésie est un don du ciel ; on le reçoit en naissant. Et il est infiniment moins rare d’écrire à vingt ans un glorieux et douloureux poème d’amour, inoubliable, éternel, qu’un bon roman. Mais justement il poursuivit :
« Ce que je vois, c’est un roman… Un roman immense !
— Allez-y, Pamphile, allez-y !… En cet instant la mode est aux autobiographies. Cela n’est pas tout à fait de mon goût, me paraissant prouver une espèce de resserrement, de dessèchement, même, de la faculté d’invention chez nos jeunes confrères. Un roman autobiographique, ce n’est guère que du lyrisme psychologique en prose : un genre bâtard. Toutefois on nous en a donné de fort bons ; il ne faut décourager personne. »
Pamphile fit serment que ce ne serait pas une autobiographie ; qu’autour de son personnel désastre sentimental on allait voir toute la France contemporaine, et des scènes, entièrement inédites, de la vie provinciale.
« Vous connaissez la province ?
— J’y vais tous les ans, deux mois…
— Et quel genre de personnes y voyez-vous ? »
… Je compris, à son explication, que c’étaient d’autres Parisiens en villégiature, le chef de gare, le jardinier et un ou deux hobereaux.
« Faites, Pamphile, faites ! Et ne manquez pas de me tenir au courant des progrès de votre ouvrage. »
Sans doute il y rencontra quelques difficultés. Il fut assez longtemps sans faire d’allusion à ce beau projet. Enfin il m’apporta une centaine de pages de son manuscrit. J’y découvris des maladresses qui ne me choquèrent point : il me souvenait des miennes à l’aurore de ma carrière ; et, dans le détail, certaines petites choses que j’aurais donné un de mes doigts pour avoir inventé : les délicieuses, les impayables trouvailles de l’ingénuité, de la jeunesse. Et puis cela se gâtait. Surtout, encore une fois, ce n’était pas de lui : quelquefois on aurait dit du Barrès, d’autres fois du Paul Morand, plus souvent du Bourget ; et quant à ce qui était de lui, dans le sujet et la construction du sujet, cela ne valait pas le diable. Enfin, pour faire courte l’histoire d’une assez longue et ennuyeuse erreur, ce début était raté. Je le lui dis.
« Je le craignais, avoua-t-il avec candeur. Mais d’où cela vient-il ? Tout cela me paraissait si facile et si beau, quand j’y rêvais !
— Je ne veux pas vous désespérer. La vérité est qu’après lecture de ce premier essai, je ne vois encore absolument pas de quoi vous serez capable, et s’il y a en vous l’étoffe d’un écrivain original. Mais si, à votre âge, vous aviez produit un chef-d’œuvre, c’est que vous auriez du génie — un génie précoce et monstrueux ! Il est extrêmement rare qu’un très jeune homme sache dire, du premier coup, des choses que les autres n’ont pas dites ; dégager, manifester sa propre personnalité. D’abord, vous n’en avez peut-être pas.
— Vous êtes dur !
— Ne vous épouvantez pas. Ce n’est qu’une première hypothèse, et il en est d’autres, plus rassurantes. Toutefois, il convient d’envisager celle-ci. Il apparaît, à chaque génération, une infinité de jeunes gens que l’œuvre de leurs prédécesseurs, de leurs contemporains mêmes, émeut violemment. Ils s’y reconnaissent, ou croient s’y reconnaître. Ils se disent : « Et moi aussi, j’ai quelque chose à dire ! » Ils se trompent : leur sensibilité est sincère, mais elle n’est pas créatrice. Et, bien que sincère, elle n’exprime que de l’imitation.
— Prétendez-vous que moi…
— Attendez !… Voici la seconde hypothèse :
« La sensibilité du débutant est de qualité nouvelle. Il a réellement quelque chose à dire. Mais justement parce qu’il est enthousiaste, sensible, généreux, la forme inventée par ses prédécesseurs non seulement l’émeut profondément, mais lui paraît inconsciemment la sienne… Il lui faudra des années pour s’apercevoir qu’on lui demande de parler avec sa voix, non pas avec celle des autres… Et pourtant j’aime encore mieux celui-là que tel nouveau venu, qui s’ingénie trop tôt, par réaction, à se donner une fausse originalité, en torturant les mots ou les images, n’importe comment, « pourvu que ça n’ait pas encore été fait ».
« Enfin, il y a une troisième catégorie, Pamphile, et je me plais à croire que c’est à elle que vous appartenez. Le néophyte possède vraiment une sensibilité originale, il a une vision personnelle des choses, et même une façon de la rendre qui n’est pas empruntée… Seulement cette sensibilité est encore vide de contenu : il n’a pas assez vécu ; sa voix est bonne, mais il n’a pas d’air à chanter.
— Alors, selon vous, il faudrait attendre la maturité, sinon la vieillesse, pour produire une œuvre qui en vaille la peine ? Cela serait désespérant si ce n’était évidemment faux. Car l’histoire de la littérature nous offre cent preuves du contraire.
— Et mille de ce que j’affirme ! Encore cette histoire ne tient-elle pas compte des ratages… Mais, Pamphile, savez-vous de quelle manière un industriel ingénieux est parvenu à « vieillir » la liqueur, prétendue monacale, qu’il fabrique ? Il la fait passer, avec une certaine rapidité, par les changements de température successifs qu’elle subirait au cours de plusieurs saisons, de plusieurs années… Ainsi également du bordeaux, « retour des Indes ». Eh bien, l’action, l’exercice d’une profession, les voyages, tout ce qui met en fréquent contact avec le plus grand nombre d’humains possible, mûrissent pareillement l’écrivain. La vie également, et les passions… Tels sont les moyens qui s’offrent à vous de hâter le moment de la maturité. »
Pamphile parti, je me mis à penser à moi. Il est toujours intéressant de penser à soi…
Je me revis tout enfant, sachant à peine lire : dans les numéros hebdomadaires d’une revue destinée à la jeunesse étaient encartés, comme prime, des fascicules contenant les œuvres des classiques du XVIIe siècle : Corneille, Racine, Boileau, non pas Molière : il est trop peu chaste pour de jeunes esprits. Je lisais ces vers, même ceux de Boileau, avec enchantement. Leur sens échappait entièrement à mon intelligence : c’était la musique, la musique seule qui me ravissait. Du reste, à partir de cet instant, je devins très paresseux. Cette sonorité des mots, je la recherchais partout. Elle fut mon vice, m’empêcha de songer à rien autre.
Au lycée, le latin ne m’intéressa également que dans les poètes. Le grec pas du tout. Je ne sentais pas l’harmonie du vers grec. Par surcroît j’avais découvert les romantiques : mes études furent médiocres. Ma sensibilité, avec la puberté et le goût accru du rythme, s’était développée. Mon intelligence nullement. Je ne savais pas penser, je n’aimais pas penser, ni même observer. D’ailleurs l’enseignement qu’on recevait alors n’y préparait guère. Il était purement formel. Il paraît que c’est à cela qu’un instant on a voulu le ramener. On avait tort.
Je fus clerc d’avoué tout en suivant les cours de l’École de droit et des Sciences politiques : détestable clerc d’avoué, que la procédure ennuyait — toujours par incapacité de distinguer ce qu’il y avait dessous — et assez mauvais étudiant. Toutefois je passais mes examens avec une singulière facilité : mon amour des mots me prêtait une impeccable mémoire. Mais je ne crois pas avoir discerné une seule fois les faits sous les mots… J’écrivais dans de jeunes revues des poèmes assez mélodieux et des nouvelles violentes, fortement cadencées, dans lesquelles il n’y avait rien.
Mes études terminées j’acceptai le poste de correspondant, à Londres, d’un grand journal parisien : il fallait vivre. J’avais appris l’anglais encore une fois pour le plaisir d’emmagasiner des mots et des images. Je le lisais, et ne le parlais point. En trois ans de séjour en Angleterre, je n’arrivai pas à comprendre quoi que ce soit à la politique anglaise ni aux mœurs anglaises. Tout ce que je voyais et entendais ne me paraissait que prétexte à littérature, à mauvaise littérature, en décor. Au bout de trois ans, le journal se priva de mes services, et fit bien.
Assez mécontent de moi-même et de mes contemporains, je pars, devenu fonctionnaire, pour une colonie toute neuve, une colonie que la France vient d’acquérir. Alors double phénomène : les spectacles tout nouveaux que j’ai sous les yeux frappent vivement ma sensibilité romantique ; mais je suis obligé d’agir, et, pour agir, de comprendre. Enfin, pour la première fois de ma vie, mes fonctions, qui sont plus ou moins politiques, me font voir les choses dans leurs causes, et non plus dans leur apparence extérieure. Je suis devant elles comme l’ouvrier des Gobelins qui travaille à l’envers de sa tapisserie. Cela se révèle passionnant : des faits, des faits, des hommes, des hommes ; les causes de ces faits, les mobiles de ces hommes. Tout cela très simple, facile à pénétrer : l’humanité de ce pays est primitive. Il y a aussi des Européens et des Européennes, mais en petit nombre. Je puis les étudier de plus près, plus fréquemment. D’ailleurs j’y suis bien forcé.
Mon plaisir, qui touche à la volupté, est tel que tout ce qui m’a importé jusque-là me paraît misérable. Il ne m’en souvient plus qu’avec un sentiment d’humiliation, de dédain même. La sociologie coloniale, l’économie politique coloniale sont les seuls objets qui me paraissent dignes de retenir mon attention. Quand je regagne la France, au bout d’un an, ce n’est que pour repartir le plus vite que je puis pour un autre lieu de la terre, et comprendre, encore comprendre, ce qui me reste à comprendre. Durant mes séjours en France, je me contente d’un poste sans gloire, alimentaire, dans un journal. Mon métier n’y est pas d’écrire, on ne voit jamais mon nom au bas d’un « papier », sauf quand je reviens d’une de mes longues randonnées.
En somme, j’essaie de concevoir le monde du point de vue exotique et colonial, tout simplement ! Il faut l’ingénuité de la jeunesse pour s’imaginer qu’on y peut réussir !
Je lis, je lis beaucoup, mais jamais plus un poète, jamais plus un roman. Des bouquins d’histoire, de géologie, de botanique, d’anthropologie, des récits de voyages — et des statistiques et de vieux livres de droit. Tout cela sans aucune ambition. C’est un autre vice qui m’est venu, comme j’avais, dans mon enfance, celui du rythme.
Un jour, dans le Traité des lois civiles du vieux Domat, je trouve ceci : « Toute loi écrite est un compromis entre deux lois naturelles qui se contredisent. » Ça me paraît formidable. Je conçois qu’en effet, même dans les domaines de la morale et de la politique, ce n’est que notre infirme raison qui peut mettre d’accord, et tant bien que mal, et avec tant d’imperfections qui vont de la comédie au drame, les incohérences de la nature humaine et de l’univers visible. J’essaie de me représenter ces incohérences et ces compromis. Je mets sur le papier, par jeu, pour me reposer l’esprit, quelques-unes de ces représentations, je les livre à une revue ; un quotidien me demande « la même chose ». J’y consens : cela me paraît sans aucune importance, mais exige moins de temps que de faire le nègre dans un journal, et me laissera plus de loisirs pour chevaucher le dada colonial.
Je le chevauche, je le chevauche… Un soir, il m’apparaît que je pourrais exprimer une vue de politique et de sociologie coloniales plus clairement par la fiction que par la méthode didactique. J’y songe un instant : et voici que se lèvent en foule des figures, des paysages, des conflits, des rythmes et des mots caractéristiques pour les peindre. Mon ancien vice m’a repris. Seulement, cette fois, j’ai une conception personnelle de la vie, une philosophie de la vie. Mon travail vaut un peu mieux. J’ai le droit de prétendre : « Écoutez ! on ne vous a pas encore dit ça… »
Je n’ai donc fait que donner à Pamphile un conseil tiré de mon expérience personnelle en lui disant : « Voici la loi ! Voici le secret universel ! » N’ai-je pas eu tort ? En tout cas ne serait-ce point une généralisation bien hâtive ?… Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père… Tous les chemins mènent à Rome… Barrès a pu tirer, très jeune, de sa propre sensibilité et d’une mosaïque de lectures sur laquelle cette sensibilité réagissait, des œuvres qui étaient déjà des œuvres, et non pas des balbutiements. Et tant d’autres, à qui l’excitation intellectuelle produite par les livres de leurs devanciers avaient appris à penser, tandis qu’ils ne m’enseignaient qu’à sentir et à ronronner mes sensations ! Flaubert a été un enfant de génie : sa correspondance montre un adolescent qui eût dû être plus grand, plus complet encore que ne fut l’homme mûr. Mais si Balzac et Stendhal n’avaient pas vécu d’abord — les premiers ouvrages de Balzac sont illisibles — qu’auraient-ils produit ?
… Décidément, la méthode que j’ai essayé d’inculquer à Pamphile n’est sans doute pas la seule. Elle n’est pas non plus absolument sûre ; aucune méthode n’est sûre, en pareille matière. Mais c’est peut-être la moins incertaine et la moins dangereuse.
Pamphile, un peu déçu de n’avoir pu faire, aussi aisément qu’il l’espérait, de son premier roman un chef-d’œuvre, m’a confié qu’il s’allait faire la main « sur des choses plus courtes ». Autrement dit, des contes ou des nouvelles.
Je suis, en cette matière, orfèvre. Qu’on ne se trompe pas sur le sens où j’emploie ce mot : c’est dans sa signification proverbiale. J’entends par là que c’est mon métier. De quoi je ne me sens ni fier ni honteux. Si le conte est devenu, en quelque sorte, ma spécialité, je crains bien qu’il n’y ait eu là une grande part de hasard. J’ai commencé d’écrire assez tard, après avoir embrassé — je vous l’ai dit — pas mal d’autres professions : car je fus clerc d’avoué, apprenti diplomate et fonctionnaire colonial, enfin voyageur et journaliste. Entre temps, j’avais toutefois écrit un roman, comme tout le monde. Mais il y a, pour les débutants, des périodes de vaches grasses et de vaches maigres. Je suis arrivé au moment des vaches maigres : les éditeurs ne se jetaient pas, comme aujourd’hui, à la tête des jeunes gens. Quand, dépourvu de toute illustration, timide et rougissant, on leur apportait un manuscrit, ils vous accueillaient du haut de leur grandeur. Je rempochai donc mon ours, et le mis dans un tiroir. J’ai idée maintenant qu’il ne valait ni plus ni moins que celui de Pamphile, mais ne saurais en faire la preuve. Car cet ours n’existe plus. Non pas que je l’aie brûlé, dans un fier et légitime dédain de ce premier essai. Je ne brûle jamais rien : j’attends seulement de déménager. Deux déménagements, dit-on, valent un incendie : je sais par expérience qu’un seul suffit pour vous débarrasser de vos archives.
Si je me suis mis, quinze ans après cette première tentative, à composer des contes, c’est qu’on m’avait demandé un conte. J’ai continué. Je pense aussi que j’obéissais là, et que j’obéis encore, à une habitude de collège : la « composition » doit être écrite en quelques heures, et remise à un maître qui n’attend pas. Si vous n’êtes pas exact, quand bien même vous lui apporteriez de l’or et des perles, il vous colle un zéro. Enfin, j’ai vécu assez longtemps dans les pays anglo-saxons, où l’on professe le même respect littéraire pour le roman — qui alors doit être long, très long, du double de la longueur, en général, d’un roman français — et pour la nouvelle brève et frappante. A ma culture latine, qui fut assez bonne, s’est superposée une culture anglaise. Je vous demande pardon de cette parenthèse, qui est une confession.
Je ne pouvais donc manquer d’approuver Pamphile. Au bout de fort peu de temps, il m’apporta cinq ou six de ses essais. Je le complimentai, selon mon devoir, de cette brillante fécondité. Décidément, le talent ne lui faisait pas défaut, les débuts de ses contes étaient presque toujours imprévus et charmants : les mots, et même les choses, y reprenaient une jeunesse, une ingénuité délicieuse. Ils inspiraient de l’émotion — cette émotion précieuse et rare qu’éprouve un collectionneur quand il découvre un bibelot inédit. Pamphile lisait mes sentiments sur mon visage, il était ravi.
Mais bientôt il s’attrista, à mesure que moi-même je paraissais moins satisfait. Ces aimables colliers n’avaient pas de fil. Les perles en étaient éparses ; il n’y avait pas de sujet. Cela commençait parfaitement ; cela ne finissait pas du tout. On refermait les feuillets en songeant : « Pourquoi a-t-il fait ça ? Personne ne le lui demandait. »
Je lui fis part de ma déconvenue.
« Et pourtant, Pamphile, ajoutai-je, il y a quelque chose en vous. J’en suis, maintenant, tout à fait sûr. Seulement, cela ne sort pas. Vous ne savez pas travailler.
— C’est justement pour cela que je m’adresse à vous pour l’apprendre, répliqua-t-il avec quelque à-propos, et sans nulle mauvaise humeur, ce qui me força encore une fois de rendre hommage aux mérites de son caractère. Tâchez donc de me dire ce que c’est qu’un conte, et comme il faut s’y prendre pour l’écrire.
— Ma foi, répondis-je, tout étonné, je ne sais pas.
— Vous ne savez pas !… Mais c’est votre métier !
— C’est peut-être pour ça. L’habitude est devenue une sorte d’instinct. Voyons, laissez-moi réfléchir…
« Il me semble que ce qui fait la différence du roman et du conte, ou de la nouvelle — qui n’est qu’un conte un peu plus étendu — c’est que le roman est une étude et un conflit de caractères, dans un milieu ou des milieux déterminés, les milieux réagissant sur les caractères et ceux-ci, à leur tour, sur les situations. En d’autres termes, c’est un « complexe ».
« Le conte, à l’inverse, saisit « un moment ». On n’y voit guère qu’un personnage, dessiné le plus fortement possible, mais en raccourci. Ou bien une situation, mais simplifiée, ramassée dans son essentiel. Ce doit être un tout petit drame, ou une toute petite comédie, mais intense. Cela doit avoir son commencement, sa péripétie, son dénouement, bien accusés. Et pourtant les meilleurs contes sont ceux dont la fin laisse à penser, se prolonge dans l’esprit du lecteur.
« Comment inventer le sujet ? Il n’y a pas qu’un procédé, mais plusieurs. C’est tantôt un fait, un tout petit fait, découvert dans la réalité. Il s’agit alors d’en retrouver les origines, qui vous échappent, et d’en imaginer l’aboutissement, le retentissement sur d’autres humains, parfois sur toute la société. Tantôt, au contraire, c’est comme pour faire un canon : on prend un trou, et l’on met du bronze autour. J’entends par là qu’on s’empare d’une loi, d’un usage, d’une situation coutumière, voire banale, et qu’on s’efforce de se représenter ce qui pourrait arriver, à des personnages qu’on crée de toutes pièces, sous l’empire de cette loi, de cet usage, de cette situation.
« Il arrive aussi que ce soit une espèce d’hallucination, mais qu’on finit par savoir provoquer. Voici, sur cette table, un fétiche nègre portant sur le ventre, derrière une plaque de mica, « le mauvais esprit » qu’un sorcier, pour le rendre inoffensif, y a enfermé. Je l’ai considéré, durant des années, sans idée bien arrêtée. Et puis un jour, d’un seul coup, j’y ai vu toute une tragédie. Elle m’a été comme dictée, de l’extérieur : mais c’est que l’inconscient, après une longue incubation, avait fait son œuvre.
« Il est des contes et des nouvelles qui ne sont que des « histoires » gaillardes, ou terribles, ou fantastiques, comme celles que nos aïeux disaient si bien, ou celles d’Edgar Poë ; il en est d’autres qui ne sont que des apologues — des fables, comme celles de La Fontaine. Les jolis En marge de Jules Lemaître, à y bien regarder, ne sont guère autre chose — et même le Candide de Voltaire.
Je viens de nommer Edgar Poë. C’est lui qui a proclamé, et prouvé par l’exemple, que le conte permettait, par sa brièveté même, la perfection qui le cisèle comme un bijou. Jules Laforgue nous en a donné d’autres modèles, qui sont exquis. Car le conte autorise aussi, non seulement la fantaisie, mais le fantastique, tandis qu’il n’est rien de plus communément ennuyeux qu’un long roman humoristique ou fantastique. Je crois en pouvoir donner la raison : au bout de quelques pages, si j’ose me servir de termes bien vulgaires, on cherche la ficelle, et on la trouve. Et il est également vrai que des personnages ne sauraient demeurer trop longtemps ridicules sans ennuyer : à tel point que deux caractères justement célèbres, don Quichotte et M. Pickwick, de qui leurs créateurs n’avaient d’abord voulu faire qu’un objet de raillerie, deviennent par degrés sympathiques, puis héroïques.
« Par malheur, Pamphile, l’art si beau du conte, en France, est en train de s’avilir. Que dis-je, c’est déjà fait ! On en publie trop. Il est devenu un objet de confection, fabriqué en série. Les exigences du format, dans les feuilles publiques, l’écourtent et l’amaigrissent. Par le feuilleton, le journal a failli tuer le roman littéraire. De même, aujourd’hui, il va rapidement à déconsidérer le conte. Cela est triste. »
« Un journaliste, me demanda Pamphile avec une certaine appréhension, un journaliste est-il un écrivain ?
— J’entends ce que vous voulez dire, et la cause intime de votre souci. Vous songez que, si vous vous aperceviez un jour que vous n’avez point l’imagination créatrice, et pourtant des idées, une façon vive, personnelle, ou simplement suffisante de les présenter, enfin l’esprit critique au lieu de l’esprit d’invention, vous pourriez, au lieu de faire « de la littérature », « faire du journalisme », tout uniment. Non pas sans doute du journalisme politique — c’est une tout autre affaire — mais de la chronique ou de la critique littéraire…
— C’est à peu près ça…
— En somme, vous considérez, pour un écrivain, le journalisme comme un pis-aller ?
— Mon Dieu…
— Vous le pensez. Dites que vous le pensez, mon ami, et que vous n’osez le dire, par politesse, de plus parce que vous m’aimez bien, que vous ne voulez pas me faire de la peine, et que vous savez que je suis aussi journaliste !
— Eh bien, oui !…
— Il y a en effet, dans la gent écrivaine, une hiérarchie implicitement admise. Si l’on range à part les dramaturges, qui sont jalousés pour les fructueux bénéfices de leur industrie, mais dont on admet qu’ils peuvent, selon le cas, être ou n’être point, quel que soit leur succès, des écrivains méritant ce nom, l’opinion générale distingue des degrés de dignité qui vont du poète et du romancier au journaliste, avec des nuances, toute une série de nuances intermédiaires, dans le roman, la poésie, le journalisme.
— Est-ce injuste ?
— Oui et non. C’est injuste parce qu’une chronique, une simple chronique, peut manifester beaucoup plus d’originalité, d’invention, de talent, que tout un roman ; parce qu’un journaliste peut avoir, sur l’esprit de son temps, une action plus forte, et j’ose dire plus durable, qu’un romancier. Ce n’est pas cependant sans motif pour deux raisons principales.
« La première est que l’œuvre du journaliste est éphémère, sinon dans son influence qui, je viens de le dire, peut être durable, du moins quant à la réputation, la gloire, si vous voulez, qu’il en retire. Même quand il signe, quelques jours après la publication de son article, s’il arrive qu’on sache encore ce qu’il a dit, nul ne sait plus que c’est lui qui l’a dit. Personne jamais ne relit un journal vieux de deux jours !… La seconde est que le poète, le romancier, jouissent de toute l’indépendance de leur pensée et de l’expression de leur pensée.
« Vous connaissez le vieil axiome juridique : « La parole est libre, la plume est serve ». Je dirais volontiers : « Le livre ou le poème est libre, l’article est serf. » Oh ! dans une certaine mesure seulement ! Mais cette mesure existe. Elle existe parce qu’un journal est nécessairement l’organe d’un parti, et qu’on y peut dire certaines choses, non pas d’autres ; parce qu’aussi le journal est lu par un grand nombre de personnes et qu’il y faut alors tenir compte d’une opinion moyenne, d’une moralité moyenne, respecter de plus les enfants et les femmes sous les yeux desquels il peut tomber. Dans un livre, au contraire, je ne dépends plus de personne. C’est affaire entre moi, mon éditeur qui a accepté l’ouvrage, et mon lecteur.
— N’y a-t-il pas de l’hypocrisie dans cette distinction ?
— Prenez que c’est une convention. Mais l’existence d’une communauté sociale repose sur des conventions… Après tout, c’est aussi une convention qu’au théâtre le dramaturge — même à cette heure, où il s’est relativement libéré — doive observer, à beaucoup d’égards, une plus grande réserve que le romancier. Toujours pour le même motif : le théâtre, comme le journal, s’adresse à un grand nombre de gens à la fois.
— Donc vous considérez comme légitime cette hiérarchie qui donne le pas, dans le monde des lettres, à l’écrivain de livres sur l’écrivain de journal ?
— Pamphile, je vais vous révéler un grand secret, ne le répétez à personne ! Cette hiérarchie est en train de s’effondrer, comme toutes les hiérarchies, qui ne durent jamais éternellement, sauf celle de notre sainte Église : le ver est dans le fruit, pour parler comme l’excellent M. Micawber, dans David Copperfield.
— En vérité ?
— En vérité… Parce que presque tous les écrivains, presque tous les romanciers de ce temps se sont mis à « faire » du journalisme ! J’en pourrais citer de nombreux et illustres exemples ; je me contenterai d’un seul : M. Maurice Barrès. Et je vais me permettre d’exprimer un soupçon qui me hante : que si, pour M. Barrès, publier un livre était une gloire, écrire un article était pour lui un plaisir… Dois-je encore vous rappeler des hommes de talent, tels que Catulle Mendès, et le plus grand de tous, Théophile Gautier, dont la vie entière fut partagée entre le livre, la poésie et le journalisme ? Enfin, de nos jours même, M. Henri Béraud pratique, de la barre fixe du roman au trapèze du journalisme, une voltige intéressante.
— Ainsi, les barrières tombent ?
— Mettons seulement qu’elles ont des fissures, par où l’on voisine, d’un champ à l’autre. Dans l’apparence, le préjugé hiérarchique demeure : la preuve c’est qu’il est moins malaisé pour un romancier d’écrire dans un journal — de toutes parts même on l’en sollicite — que pour un journaliste qui se risque à publier un roman d’être agréé, par les romanciers, comme un authentique confrère.
— Y a-t-il à cela une raison ?
— Aucune, si ce n’est d’ordre commercial. Un écrivain qui a commencé par le roman, s’il devient chroniqueur ne perd pas un seul des lecteurs de ses livres. Il en accroît plutôt le nombre. Un journaliste qui aborde le roman éprouve de la difficulté à se faire lire comme romancier. Devant la couverture jaune, bleue ou verte de son ouvrage, le public doute : « N’ai-je pas déjà lu ce qu’il me propose dans les feuilles publiques ?… » De là vient qu’un journaliste mué en romancier se trouve souvent, même s’il le désire, dans l’impossibilité de renoncer à sa besogne de chroniqueur, qui l’accable : celle-ci continue à rester pour lui un gagne-pain nécessaire.
— Alors il est préférable de se faire d’abord un nom comme auteur d’ouvrages de longue haleine, avant d’aborder le journalisme ?
— Si on le peut, oui !… Mais vous oubliez le point de départ de cette conversation. Nous avons admis que le journalisme convenait particulièrement aux débutants, même d’avenir, qui ne se sentent pas encore d’imagination créatrice. Or ce peut être le cas de beaucoup de jeunes gens qui acquerront plus tard cette imagination, au contact de la vie, et par les spectacles que leur aura offert le monde. Et où seraient-ils mieux placés que dans le journalisme pour assister à ces spectacles ?
— Dans ces conditions, la décision pour un jeune homme est embarrassante.
— Je l’avoue : d’autant plus que le labeur du journaliste, étant dispersé, est accablant. Il faut, quand la besogne quotidienne est achevée, un grand courage pour se dire : « Maintenant, ce n’est pas fini ; je m’en vais travailler pour moi. »
— Mais enfin, si l’on se décidait ? Comment faire alors pour entrer dans un journal ?
— Vous m’accordez une petite expérience de la matière ? Eh bien ! c’est un problème que, malgré cette expérience, je ne suis pas jusqu’ici parvenu à résoudre. Qui que vous soyez, balayeur, ingénieur ou millionnaire, si vous avez écrit un livre, il ne vous reste plus qu’à trouver un éditeur ; et, si ce livre est bon, ou simplement acceptable, il y a de grandes chances qu’il soit publié. Tandis que je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, comment on entre dans un journal, comment on arrive à y faire ses premières armes. Il y en a mille manières et pas une seule.
— Vous plaisantez !
— Pas le moins du monde. Voilà une carrière où l’on ne vous demande — c’est sans doute la seule parmi les carrières libérales — aucun diplôme, aucun certificat d’origine. Vous pouvez arriver de n’importe où, vous entrez n’importe comment. Mais c’est précisément en cela, je suppose, que gît la difficulté. Cela me rappelle le mot d’un enfant interné dans un patronage au règlement largement humanitaire : « Tu n’as pas envie de t’enfuir ? — M’enfuir ? répond l’enfant presque douloureusement, comment ferais-je ? Il n’y a pas de murs ! »
« Dans le journalisme, Pamphile, il n’y a pas de murs, et par conséquent pas de portes. Elles sont partout, et nulle part. »
Pamphile parti, je me prends à songer aux hasards qui président aux « vocations » dans le journalisme. Bien des visages, bien des noms, s’évoquent à ma mémoire. Je ne veux retenir ici que ceux de journalistes qui ne sont plus.
Il y avait aux Débats, il y a une vingtaine d’années encore, André Heurteau. La plus forte et la plus vaste culture. Une vigueur polémique dont j’ai connu peu d’égales. Le sens des formules incisives qui se fixent à jamais dans l’esprit. Après un si long temps écoulé je me rappelle encore la fin d’un de ces « papiers » — écrit d’un trait d’autant plus sanglant qu’on le lisait dans une feuille réputée légitimement pour la réserve de ses attitudes politiques. Il s’agissait d’un président du Conseil qui, pour se débarrasser — disait-on — d’un adversaire au Parlement, venait de le nommer gouverneur général d’une de nos grandes colonies. « Que M. X… ne s’y trompe pas, disait Heurteau, il y a tels marchés qui compromettent autant l’homme sans scrupules qui les propose que le pauvre diable qui les accepte, le tentateur que le tenté, l’acheteur que le vendu. » Et la phrase allait, allait ! Elle avait du nombre, elle avait du poids, elle avait de la férocité. Si l’on composait un jour une anthologie du style pamphlétaire, cet article y devrait trouver une place, et la plus brillante.
Or Heurteau n’était entré aux Débats que par hasard, à quarante ans. Jusque-là, il n’avait jamais donné une ligne dans un journal ; il n’y avait jamais songé ; il était, de son métier, chef de je ne sais plus quel bureau au ministère de la Justice.
Mais il venait parfois, à cinq heures, à la parlotte qui avait lieu quotidiennement, le journal enfin composé et imprimé, dans la salle de rédaction des Débats. Je n’ai jamais rien connu de plus exceptionnel en qualité que les conversations qui se tenaient à cette heure, journellement, dans cette vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois. J’y ai vu Renan, le général de Galliffet, qui déconcertait souvent Taine par des souvenirs militaires et algériens d’une saveur plus que gaillarde : mais Taine, consciencieusement, prenait des notes…
Un jour, à propos de je ne sais quel incident politique, Heurteau se mit à parler… Le directeur des Débats à cette époque, M. Patinot, qui avait lui-même infiniment d’esprit, et du plus dru, lui dit tout à coup : « Mais, Heurteau, si vous nous écriviez ça !… » Heurteau passa dans un cabinet, à côté, et une heure plus tard revenait avec son premier article. Il en donna d’autres, presque tous les jours, pendant un quart de siècle. Une minute avait suffi pour le révéler à lui-même et aux autres.
Quand il avait terminé sa tâche, et moi la mienne, beaucoup plus modeste, je le reconduisais souvent, à pied, jusque chez lui, rue Oudinot, dans un vieux pavillon dont une moitié était occupée par François Coppée, son ami intime. Je me souviens qu’un jour nous parlions de Flaubert. Il me dit, avec une sorte d’impatience :
« Je n’aime pas Bouvard et Pécuchet.
— Pourquoi ?
— Quand on vient de lire ça, on ne peut plus écrire… C’est toutes les mêmes bêtises que nous disons sérieusement, tous les jours, dans le métier. Ça décourage ! »
Je me rappelle aussi Paul Bourde. Un saint laïque, et dont la carrière, sinon la vocation, fut davantage encore imprévue et diverse. Car il avait, lui, dès son adolescence, voulu « faire » du journalisme. C’était le fils d’un humble employé des douanes, retraité avec mille deux cents francs de pension, en Bresse. Il n’avait jamais été qu’à l’école primaire, mais il lisait, lisait, accumulait une vaste somme de connaissances, dispersées d’abord, mais dont, à la fin de sa vie, il avait fini par construire un système, presque une religion. Ses yeux, alors, étaient devenus mauvais : il l’attribuait à ce que, pour lire et travailler, il n’avait jamais, dans son enfance, possédé de lampe, rien que le feu de l’âtre, dans la misérable maison de son père.
Il avait comme condisciple, à l’école de son village, Jules Mary, qui devint un romancier populaire. Tous deux partirent pour Paris, vers 1870, avec l’intention de devenir « de grands hommes ». Bourde s’estima fort heureux d’y trouver une petite place de « nègre » au Moniteur Universel, je crois… Puis la guerre éclata, et les trente sous par jour payés aux gardes mobiles lui assurèrent du pain. Peu lui importait du reste : il était « dans » un journal, il en respirait l’atmosphère. Il devint reporter, secrétaire de rédaction d’un journal illustré, reporter encore. Sa soif de tout savoir le poussait à voyager. C’est ainsi qu’il entra dans le grand reportage. Il fit une enquête en Corse, une autre en Algérie, pour le compte du Temps. Elles ont été réunies en volumes et méritent encore qu’on les consulte. Elles demeurent parmi les documents les plus sérieux, jusqu’à ce jour, qui existent. Rien de plus original et de plus juste à la fois que les vues de Bourde sur la Corse, en particulier.
Il écrivit aussi un roman campagnard, Au bon vieux temps, un peu pauvre de forme, mais d’une qualité d’observation et de sympathie telle que j’en souhaiterais la réédition… Puis il repartit, cette fois, pour l’Indo-Chine, le Tonkin, dont la conquête commençait. Sa santé avait toujours laissé à désirer. Il contracta en Extrême-Orient une dysenterie et une maladie cutanée dont il ne guérit jamais entièrement et qui abrégèrent ses jours. Il ne s’en inquiéta pas : je n’ai jamais connu d’homme dont l’esprit dominât plus entièrement le corps.
Il alla en Tunisie… C’est ici l’épisode le plus extraordinaire et le plus glorieux de cette existence singulièrement pleine. Sur la Tunisie, selon sa coutume, il avait tout lu, y compris les auteurs anciens, en traduction, puisqu’il ignorait le grec et le latin. Ces auteurs signalaient, sur le territoire de la Régence actuelle, « des forêts ». Bourde n’en vit pas ; il n’y en avait pas, il n’y en avait jamais eu. Armé des ouvrages de botanique générale qu’il avait dépouillés, il pensa :
« Les arbres, pour croître, exigent une précipitation pluviale de cinquante centimètres cubes, au minimum, par mètre carré et par an. Cette quantité d’eau n’est jamais tombée en Tunisie depuis le début de la période géologique contemporaine. Qu’est-ce que mes textes peuvent signifier ? »
Il s’était lié avec un jeune secrétaire d’ambassade, qui se trouvait être un latiniste et un helléniste distingué — il est aujourd’hui ambassadeur. — Bourde lui communiqua ses textes. Marcilly lui répondit : « Il y a erreur de traduction. Il ne faut pas lire « forêts », mais « jardins » ou « vergers ».
Alors Bourde comprit. Il retourna aux lieux « boisés » signalés par les vieux auteurs. Il n’y trouva pas un arbre, mais partout les ruines de moulins à huile datant de l’époque romaine. Le mystère était expliqué : il s’agissait de jardins d’oliviers !… Les Bédouins conquérants les avaient détruits. Mais il n’y avait qu’à replanter les oliviers, ils pousseraient. Bourde dessina la carte de l’aire où se rencontraient ces moulins à huile, et déclara : « Sur toute cette superficie les oliviers viendront ! »
Il y en a actuellement douze cent mille, autour de Sfax surtout. Ils rapportent des millions ; c’est une des fortunes de la Tunisie. Voilà ce qu’a fait un journaliste qui avait la passion de savoir et de raisonner pratiquement sur ce qu’il savait. Cet homme devrait avoir sa statue…
On l’avait nommé directeur de l’Agriculture en Tunisie. Récompense méritée… Il abandonna cette situation pour aller à Madagascar, en qualité de secrétaire général, immédiatement après la prise de Tananarive par nos troupes. Il rêvait y faire de grandes choses : la chute du régime civil, qui fut remplacé par le gouvernement militaire de Gallieni, mit fin à cet espoir… Alors il revint à Paris, et sans une plainte, sans même un sentiment de rancune contre ceux qui l’abandonnaient, redevint journaliste, simplement, uniquement journaliste, jusqu’à sa mort.
… Quand j’y songe, je me dis qu’une carrière de journaliste, telle que celle-ci, est plus belle, plus féconde, plus glorieuse que celle de n’importe quel homme de lettres, même le plus grand. Mais les journalistes ne s’en doutent pas. Ils n’ont pas du tout l’habitude qu’on parle d’eux, après leur mort. Ils n’y comptent pas…
Continuant de s’entraîner méthodiquement à la carrière, Pamphile lit les jeunes revues et les feuilles littéraires. Au bout de quelque temps, il me dit :
« Il paraît que Sidoine n’a aucun talent, et qu’Ariste a de mauvaises mœurs… Mais pour Polydore, Théodote et Micromégas, ce sont de purs génies.
— D’où tenez-vous cela ?
— De la Foudre, journal jadis exclusivement politique, mais devenu, à ce qu’on affirme, le principal organe littéraire contemporain… Ah ! ce qu’il en raconte, sur Sidoine et Ariste, ce qu’il en raconte…
— Pamphile, répondis-je, ne prenez pas ces belles choses trop à la lettre. Vous n’avez pas lu les journaux qui se publiaient entre 1890 et 1900, et pendant l’affaire Dreyfus. Je parle des journaux politiques, non littéraires. C’était alors l’époque, en politique, de l’invective à jet continu. Quatre ou cinq journaux s’en étaient fait une spécialité, et chacun avait son artiste ès injures et diffamations. Au-dessous de cette vedette il y avait des sous-vedettes : leur travail était moins accompli, mais l’expression, plus maladroite, était encore plus raide. On cultivait le genre, on s’ingéniait chaque jour à le perfectionner.
— On dirait qu’il en devient ainsi en littérature…
— Laissez-moi continuer… Il y eut des inventions géniales. Je me souviens d’un pauvre diable de député, qui eut le malheur de passer ministre, étant parfaitement inconnu. On ne savait naturellement rien de lui : c’était un honnête homme. Son adresse n’était même pas dans le Bottin. Le rédacteur d’un de ces journaux dont je viens de parler s’écria : « Il couche sous les ponts, alors !… » Cela suffit. Durant tout son ministère, on put lire : « X…, qui couche sous les ponts ». Rencontrez-vous dans les feuilles politiques actuelles quoi que ce soit qui rappelle le ton de ces anciennes polémiques ?
— Non, je vous dis que c’est en littérature…
— Attendez, Pamphile, j’y arriverai… Dans les controverses politiques on est aujourd’hui bénin, bénin. Tout, jusqu’à « je vous hais », se dit presque poliment. Et même on ne dit plus rien du tout. Les journaux sont comme les belles femmes qui croient n’avoir pas besoin d’ouvrir la bouche pour plaire. La consigne est de ronfler.
— Il est vrai. Mais je croyais que ç’avait toujours été comme ça…
— C’est que vous êtes jeune. Dans ces mêmes journaux la critique littéraire tenait jadis très peu de place. On s’y souciait de la littérature autant qu’une morue de la précession des équinoxes. Et quand par hasard ces feuilles parlaient d’un écrivain, c’était presque toujours en termes abrégés, ou bien dans des notes de publicité payée, dithyrambiques.
« Aujourd’hui, changement à vue. Non seulement il se publie deux ou trois journaux hebdomadaires uniquement consacrés à la littérature, aux beaux-arts, à la musique ; mais des journaux quotidiens, assez plats quand ils traitent de politique, se sont appliqués à recruter la clientèle qui leur manquait un peu en ménageant une place de choix aux questions littéraires, et surtout aux polémiques littéraires, conduites avec la même âpreté, la même fureur, la même iniquité que jadis les polémiques politiques.
« Il y a plusieurs républiques des Camarades dans la république des Lettres, et qui se traitent, réciproquement, en ennemis : « Ah ! tu ne trouves pas de mérite au bouquin d’Un Tel qui est de ma coterie ! Attends un peu, tu vas voir. Ton père a été au bagne ! Ta mère à Saint-Lazare… Et où étais-tu, pendant la guerre ? »
« Où étais-tu pendant la guerre ? » Pamphile, c’est exactement ce qu’on demandait, après 1870, aux candidats à un siège parlementaire. Ce sont maintenant Vadius et Trissotin qui se posent réciproquement cette question.
— Vous n’exagérez qu’à peine.
— Voyez-vous, Pamphile, on a transféré la polémique de la politique à la littérature. On est, en littérature, de droite ou de gauche. On vitupère « l’infâme XIXe siècle » ou bien on crie : « Halte-là ! Le romantisme est un bloc, il est défendu d’y toucher ! » On fait un volume énorme, au lieu d’écrire des volumes, parce que le poète Barbachon des Barbachettes, ce génie, n’a pas été compris dans la dernière promotion de la Légion d’honneur. Et toujours, par derrière, ce motif plus ou moins avoué ou dissimulé : « Durand n’est pas de la bande à Dupont, dont je suis ; Durand n’a aucun talent ! » Exactement comme jadis en politique.
— Mais d’où cela vient-il ?
— Cela vient justement de ce que les grands journaux ne parlent plus politique. Alors les polémiques se sont déplacées, déportées vers la littérature. Un journal où l’on ne prend pas parti, un journal où il n’est plus question que de la dernière étoile à qui l’on a volé son dernier collier de perles, ou de la dernière femme coupée en morceaux, devient un journal ennuyeux. Car il faut bien que les journalistes — c’est leur métier — diffèrent entre eux sur quelque chose. Sinon, pourquoi lire l’un plutôt que l’autre ? On n’en lirait plus aucun si les polémiques littéraires ne bouchaient le trou…
— Cela va-t-il durer longtemps ainsi ?
— Cela durera tant que durera chez nous cette atonie de la politique intérieure, légitimée du reste par les soucis de la politique extérieure, qui continue d’exiger l’union sacrée. Si jamais l’Allemagne paie, la vie politique reprendra.
— Et alors ?
— Alors il y aura beaucoup moins de polémiques littéraires. Et ce sera du reste tant pis pour les écrivains. Car il en est des hommes de lettres comme des politiciens : il est de leur intérêt qu’on parle d’eux, même en mal. »
« Un autre souci m’est venu, me confia Pamphile.
— Bon Dieu, encore ?
— Pour écrire, surtout un roman — tout le monde, maintenant, écrit des romans, et décidément j’admire le courage des poètes — convient-il d’adopter une opinion politique, ou d’exclure absolument, comme le veut M. Eugène Montfort, la politique de mes préoccupations ?
— Pamphile, de quoi vous inquiétez-vous là ? J’ai lu jadis dans les Marges, la revue de mon excellent et distingué confrère Montfort, l’enquête à laquelle il s’est livré à ce sujet ; et il m’a paru discerner, dans la centaine de réponses qu’il a obtenues, que tous ceux qui répondaient avaient une opinion politique, même ceux qui prétendaient n’en pas avoir, et même M. Eugène Montfort : car, pour démontrer que la politique est chose honteuse, indigne d’un homme qui tient une plume, il a écrit un roman, d’ailleurs assez bon, entièrement consacré à dénoncer l’ignominie des politiciens et des hommes politiques. Haïr la politique et le dire de cette façon, Pamphile, n’est-ce point, pratiquement, avoir une opinion politique ?
— C’est un paradoxe !
— Hé, hé !… Voyez-vous, Pamphile, ma conviction est qu’il est difficile, malgré qu’on en ait, d’écrire dix pages sans que celles-ci prennent une signification politique. Quand Voltaire écrivait Candide, ça n’avait pas l’air d’être de la politique. Pourtant, tournant en dérision cet optimisme qui prétend que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que par conséquent rien n’est à changer, Voltaire ouvrait la voie à la Révolution, c’est-à-dire à ce qui change, ou veut changer. A tout le moins, son pessimisme était un hymne ironique au progrès, et c’est en partie de la religion du progrès qu’est issu l’élan des réformes démocratiques du XIXe siècle.
« Même l’Émile de Rousseau, pour ne pas parler de ses autres ouvrages, sauf Héloïse — et encore ! — aboutit à de la politique : car il est impossible de préconiser un programme d’éducation sans souhaiter le faire adopter par toute la communauté sociale ; pour obtenir ce résultat, il faut que des disciples enthousiastes réclament des lois, un système ; pour édicter ces lois, établir ce système, il faut convertir les pouvoirs — ou les renverser.
— Cela veut dire que la littérature peut, ou même doit être sociale. Je l’admets… Par exemple, en France, à force de prendre pour lieu commun l’adultère, elle a conduit la police, les tribunaux, bientôt la législation, à considérer avec d’autres yeux qu’auparavant l’institution du mariage. Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit politique. Ou alors elle l’est sans le savoir.
— Précisément !… Pamphile, je vous serais reconnaissant si vous me pouviez montrer quel abîme infranchissable sépare la critique, ou l’apologie, ou la peinture seulement, d’un état social, et la politique ? L’un mène inévitablement à l’autre. Il n’est pas possible d’attaquer, ou de porter aux nues, ou de décrire objectivement cet état social, sans inspirer au lecteur le désir de le modifier ou de le défendre. Une fois qu’on en est là, c’est de la politique.
— Soit. Il faudrait donc dire que l’homme de lettres peut s’abstenir de faire de la politique active — mais que, de toute façon, même contre sa volonté, il devient un animateur politique.
— C’est mon avis. Supposez que j’écrive un roman « colonial » sur les nègres, ou les jaunes, ou même les Français perdus de Saint-Pierre-et-Miquelon, ou encore le bagne de Cayenne. Je n’ai pas du tout l’intention de faire de la politique. Je dis ce que j’ai senti, comme je l’ai senti. Mais alors l’opinion publique, mais alors les membres du Parlement, réagiront. Ils se diront : « Comment donc, ces gens existent ? Et voilà comment ils pensent, vivent, meurent. Il importe de les traiter de telle ou telle manière. » Ainsi ce livre de pure littérature deviendra un élément de politique coloniale.
— Je n’y avais pas réfléchi… Ce que vous dites me paraît pourtant d’autant plus vraisemblable qu’un écrivain, comme tout le monde, ne saurait s’empêcher d’avoir son idée sur les fins dernières de l’homme et le mystère de l’après-vie, c’est-à-dire sur la religion ou sur une religion, et que toute question religieuse, dans un État, aboutit fatalement à une question politique.
— Vous m’avez compris.
— Cela revient à penser que beaucoup d’œuvres littéraires ont pour origine, volontairement ou involontairement, une conception sociale, et par suite politique ?
— C’est bien cela.
— Mais alors, moi, moi ?…
— Écoutez, Pamphile !… Vous comptez, n’est-ce pas, dans votre génération, des jeunes hommes qui déjà se sont engagés dans la carrière où vous voulez vous distinguer ? Quelle est leur attitude, quelles sont leurs tendances politiques ?
— Il me semble qu’ils sont souvent réactionnaires. C’est, dirait-on, la mode.
— Et quelles étaient les tendances des générations littéraires précédentes, celles du second Empire ou du gouvernement de Juillet ?
— Je crois me rappeler qu’elles étaient libérales.
— Oui et non, Pamphile !
— Mais, monsieur…
— Pamphile, elles étaient simplement, comme aujourd’hui, dans l’opposition. Car le secret est que, sauf de rares exceptions, l’écrivain imaginatif est communément dans l’opposition. Cela s’explique d’une façon bien simple : le présent est toujours rempli de choses désagréables ou banales. La littérature, voyez-vous, c’est comme l’« idéal » : la réalité, moins quelque chose — ce qui vous ennuie. On ne saurait guère créer qu’en se projetant dans l’avenir, ou en se rejetant dans le passé.
« Les générations littéraires nouvelles, sauf encore quelques exceptions, semblent préférer le passé. Il y a pour cela quelques motifs, les uns particuliers à la situation actuelle de la bourgeoisie, qui a perdu ses privilèges, et, depuis la guerre, n’est pas matériellement heureuse ; un autre, général, qui est que le passé est matière à littérature infiniment plus aisée que l’avenir.
— Vous croyez ?
— J’en suis certain. L’avenir est tellement vague, difficile à distinguer que, sauf pour des imaginations très fortes, telles que celle de Rosny ou de Wells, il ne peut guère prêter qu’à déclamation sentimentale ou effusions oratoires, qui peuvent du reste être très belles ; et c’est à quoi ordinairement se bornèrent les romantiques. Le passé au contraire est tout chargé, par tradition, par souvenirs, par les œuvres mêmes des prédécesseurs et l’impression qu’elles vous ont faite, d’émotions, d’images, de sensibilité. Ceci non seulement dans le cerveau de l’auteur, mais dans celui du lecteur. C’est un immense avantage. Il serait pénible d’y renoncer. Il est permis de dire qu’à cette heure les plus larges lieux communs, ceux dont l’effet est le plus sûr, sont en arrière, non pas en avant.
— Ni dans le présent ?
— Pamphile, pour voir dans le présent ce qui véritablement y est, ce qui en constitue les traits définitifs, caractéristiques, il faudrait non seulement un immense génie, mais un bon sens effrayant. Je n’ose vous encourager à vous aventurer de ce côté ; ce serait bien téméraire.
— Mais alors, il faut faire comme les camarades : le Passé ?…
— Si vous voulez. Mais, aux yeux de la postérité on a autant de chances d’être pris pour un imbécile en prétendant revenir à ce qui fut, qu’en prêchant un devenir qu’on ignore. Même un peu plus : car ce qui fut ne revient jamais, on se trompe ainsi davantage encore, et l’action qu’on exerce sur ses contemporains, dès qu’ils s’aperçoivent de votre erreur, est, dans ces conditions, éphémère. »
Pamphile m’apporte le dernier roman qu’a couronné l’Académie Goncourt. Cela fait trois tomes, assez massifs.
« Avez-vous lu ?… demande-t-il.
— Non, dis-je, pas encore. Mais c’est évidemment un ouvrage considérable. »
Il se met à rire, pensant que je plaisante. Je me montre légèrement offensé : la plaisanterie serait facile. Je lui affirme que je parle sérieusement.
« Eh quoi ! fait-il, prendriez-vous l’habitude de juger de l’importance et de la valeur d’un ouvrage au poids ?
— Cela n’entre nullement dans mes intentions. Mais je m’assure qu’il n’est pas indifférent, sinon du point de vue purement littéraire, du moins de celui de l’évolution littéraire, qu’un ouvrage de fiction ait trois volumes, ou qu’il n’en ait qu’un.
— Ceci est encore un de vos paradoxes !
— Non pas. Observez, Pamphile, qu’aux débuts du romantisme, et même à sa plus glorieuse époque — ce romantisme dont il est de mode aujourd’hui de médire, mais qui n’en a pas moins fécondé notre littérature et laissé des chefs-d’œuvre impérissables — observez qu’alors les romans n’en finissaient pas. Les Misérables sont longs comme les Védas. Les Mystères de Paris s’étendent sur je ne sais combien de tomes ; il en a fallu deux à Balzac pour nous conter les aventures de Vautrin ; et, comme elles sont mêlées à celles du beau Lucien de Rubempré, qui commencent dans Illusions perdues, cela en fait cinq au moins qu’il faut avoir lus pour être au courant de toute l’histoire.
« Tandis que les romans de Voltaire sont de courtes nouvelles, pareillement Manon Lescaut et Paul et Virginie.
— C’est un hasard. Cela s’est trouvé comme ça.
— Croyez-vous ?… Après la grande floraison romantique, les romans de Zola n’ont qu’un volume, mais copieux. Insensiblement, ensuite, on dirait que l’imagination des auteurs se condense — je n’entends pas dire du tout qu’elle se rétrécit ! On est descendu à deux cents pages, même à cent cinquante. Cela n’empêche pas de faire des choses très bien ; témoin l’Adolphe de Benjamin Constant, à l’aurore du XIXe siècle, avant le romantisme ; et Maria Chapdelaine, aimable et pieuse oaristys canadienne, qui n’est en somme qu’une nouvelle.
« Mais voici que déjà, une douzaine d’années avant la guerre, est apparu le Jean-Christophe de Romain Rolland. En combien de volumes ? Je ne m’en souviens plus ; je sais seulement qu’il y en avait beaucoup. Et, depuis la guerre, cela devient une habitude. Il a fallu des volumes et des volumes à Marcel Proust pour écrire un roman inachevé, et qui, de la manière qu’il l’avait conçu, ne pouvait pas finir.
« Les Thibault, de M. Roger Martin du Gard, en ont déjà trois, et il paraît qu’il y en aura bien encore le double ou le triple.
— Eh bien ?
— Eh bien, j’ai l’impression que c’est là un phénomène qui mérite qu’on y réfléchisse. J’y ai trouvé une explication. Je vous la donne pour ce qu’elle vaut. La voici :
« Il y a des époques où les écrivains, les romanciers, les poètes, découvrent un nouvel aspect de l’univers, ou de la société, ou même de la sensibilité individuelle. En même temps l’ancien aspect de la société en voie d’évolution est devenu ignoré des générations nouvelles. C’est ce qui s’est passé au moment du romantisme et de Balzac. La Révolution avait fait surgir un autre monde. Ce n’étaient plus les classes aristocratiques qui régnaient. Suivant un mot prophétique, le « tiers » était devenu tout. Il était privilégié à son tour. Immense matière à découvertes, à observations, à peintures. Et d’autre part les années de crise qui avaient amené ce bouleversement radical, celles de la Révolution et de l’Empire, les relations sociales telles qu’elles existaient avant ce bouleversement, présentaient déjà quelque chose de légendaire et d’incompréhensible.
« Ainsi, Pamphile, ainsi nous commençons à estimer légendaire et incompréhensible la vie sociale et individuelle d’avant-guerre, et la guerre même !
— Cela est vrai. Moi qui n’avais pas vingt ans le jour de l’Armistice, je n’arrive pas du tout à me figurer ce qui pouvait exister avant. Il me semble que c’était quelque chose de tout différent, mais je ne distingue pas bien en quoi.
— … Alors qu’au contraire la France avait très peu changé de 1830 jusqu’à 1914. C’étaient les mêmes classes, ou peu s’en faut, qui détenaient le pouvoir politique, les mêmes classes qui possédaient la richesse ; les mêmes chemins de fer et les mêmes télégraphes qui servaient au transport des hommes et de la pensée humaine. L’évolution a commencé une dizaine d’années avant la guerre, par les automobiles, la télégraphie sans fil, le cinéma, la concentration des fortunes, le développement de la grande industrie — mais la guerre paraît l’avoir incroyablement précipitée. Il ne faut pas s’en étonner, du reste : une grande guerre est presque toujours un agent énergique de transformation sociale.
— Mais qu’en concluez-vous donc sur le sujet qui nous intéresse ? Vous semblez vous en écarter ?
— J’y suis demeuré attaché, je vous le jure. Car il est clair que pour révéler au lecteur, pour analyser devant lui, de telle façon qu’il voie et qu’il comprenne, cet état nouveau d’une société, d’un monde, d’une sensibilité même individuelle, il faut tout dire ! Allons chercher, si vous me le permettez, une comparaison. Dans le courant de la conversation, Pamphile, voici qu’il m’arrive de vous parler du boulevard des Italiens. Je n’ai pas besoin de vous le décrire : vous le connaissez. Une seule phrase suffira : « Hier, je passais sur le boulevard des Italiens. » Vous savez comment il est fait, l’aspect de la foule, des magasins, l’illumination violente, le soir, de ses réclames lumineuses.
« Mais si je dois vous dire : « Un jour que j’étais dans la lune !… », vous ne connaissez pas la lune, Pamphile. Il faudra que j’en décrive tout pour que vous compreniez comment j’y suis arrivé, ce qu’on y voit, quelles sortes d’êtres y vivent, de quelle manière ils naissent, meurent, se reproduisent, l’aspect de leurs habitations, s’ils en possèdent, comment ils réagissent sur moi, et moi sur eux. Tout devient neuf, tout est inédit. Si j’omets un seul détail, vous serez perdu. Cela ne se peut faire en trois mots, ni même en cinquante mille. Il en faut dix fois, vingt fois plus.
— Et c’est ce qui aurait lieu en ce moment ?
— Peut-être. En tout cas, je l’espère. On reproche à ces nouveaux venus dans la littérature de ne pas savoir choisir. Et si l’art est de choisir, en effet ils manquent d’art. Mais enfin ce n’est pas la même chose d’herboriser dans un vieux pays, ou sur une terre jusqu’à ce jour inexplorée. Du vieux pays, on ne veut rapporter dans sa boîte que des plantes rares, non encore classées, on néglige les autres. De la région inexplorée, tout est inconnu : il ne s’agit plus alors d’un choix, mais d’un inventaire.
— Vous me faites, à moi et à ceux de ma génération, la partie belle !
— Mais non pas à moi, hélas, pauvre écrivain vieillissant, qui travaille avec un outil désuet, et dont les yeux, obscurcis par ce qui était, ont peine à voir ce qui est ! Mais je me console, parce qu’il n’est rien de plus beau, Pamphile, de plus attachant que les voyages de découvertes, même quand on est trop fatigué pour monter sur le navire ! D’ailleurs il peut rester, jusqu’à la fin de l’existence, une joie, la plus magnifique après celle de la création originale, celle de comprendre.
« Et parfois, alors, parfois, j’en arrive à songer qu’il y a quelque chose de salutaire jusque dans l’injustice — et je m’en rapporte au temps pour remettre les choses, les gens, les œuvres à leur place. Je me dis par exemple que, si certains jeunes gens calomnient la grande époque du romantisme, dont nous sortons, dont nous sommes nourris, ce n’est pas seulement par passion politique. Il y a de ça ! Mais il y a aussi la réaction sans doute nécessaire d’une sensibilité qui a changé, et qui veut autre chose que ce qui nous agréait. Plus tard, il n’y aura pas pour cela un chef-d’œuvre de moins, ni du père Hugo, ni de Flaubert, ni des autres. Mais je veux me persuader qu’il y en aura quelques-uns de plus, et différents. »
« Vous affirmiez l’autre jour, me dit Pamphile, qu’il y a, pour les écrivains de fiction, des périodes de vaches grasses, puis de vaches maigres, et que nous sommes en ce moment, de quoi je me devrais féliciter, en période évidente de vaches grasses.
— C’est bien mon impression. Il semble même que ces périodes, avantageuses aux débutants, coïncident ordinairement avec les années qui suivent une guerre. Il en fut ainsi après les vingt-trois années de grandes batailles qui bouleversèrent l’Europe de 1792 à 1815. Le romantisme était né auparavant. Jean-Jacques Rousseau en fut l’annonciateur et Chateaubriand le messie. Mais c’est seulement à partir de la Restauration, après Waterloo, qu’il apparaît comme école militante et révolutionnaire, avec ses cadres d’officiers et de généraux, ses troupes enthousiastes — et ses éditeurs. L’intérêt du public s’éveille. On lit, à compter de ce moment, on lit beaucoup, avec curiosité, avec passion. Les libraires font de bonnes affaires, bien meilleures que sous le grand Napoléon, et les auteurs en profitent. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à relire les Illusions perdues de Balzac, qui demeurent pour nous un document précieux sur les mœurs et l’activité littéraire de ce temps.
« Quelque soixante années plus tard, la guerre de 1870 ne fut — nous pouvons nous en rendre compte aujourd’hui — qu’une toute petite guerre. Pourtant on assiste alors à un renouveau analogue. Zola, Daudet, Maupassant, tous les protagonistes du naturalisme, connurent des tirages considérables, qu’avaient ignorés Flaubert, George Sand, et même — malgré le bonheur du Roman d’un jeune homme pauvre, — Octave Feuillet, qui restera peut-être le romancier caractérisant le mieux le goût des classes moyennes sous le second Empire. Je ne prétends pas du tout, notez-le bien, que dans les décades qui précédèrent 1871, il n’y eut point des auteurs qui remportèrent de grands succès ; mais ils étaient, relativement, en petit nombre. Il n’en fut pas de même après cette date. Entre 1875 et 1886 environ, il était connu que, si un écrivain avait besoin de quelque argent, il n’avait qu’à porter à un éditeur le recueil de chroniques publiées par lui dans n’importe quel journal. Le public absorbait tout ce qu’on voulait bien lui offrir.
« Dix années, vingt années surtout plus tard, il n’en était plus de même. A l’instant qu’allait éclater le grand conflit de 1914, la librairie était tombée dans un noir marasme. Il n’y avait guère d’exception que pour les romanciers recommandables, par le genre de leur talent, à la clientèle catholique, et pour le « prix Goncourt ». Encore faut-il remarquer que les premiers auteurs couronnés par l’Académie Goncourt n’ont pas bénéficié des gros tirages dont leurs cadets ont pu jouir… Le lecteur faisait grève.
« On attribuait ce marasme à cent motifs : à l’automobile, au bridge, au tango… A cette heure, il y a deux fois plus d’automobiles qu’avant la guerre, le nombre des fidèles du bridge n’a pas diminué, on danse toujours autant : et cela n’empêche pas les livres de se vendre comme des petits pâtés, mieux même que les petits pâtés.
— C’est peut-être, suggéra Pamphile, que toutes proportions gardées, ils ne coûtent pas aussi cher. Le prix de la farine, du beurre, des œufs, s’est accru, m’a-t-on dit, de plus du quadruple, depuis cet âge en quelque sorte préhistorique dont vous parlez, et que je ne connais que par ouï-dire, ainsi que celui des vêtements et de toutes choses : tandis que le prix des livres n’a fait que doubler. Le livre est actuellement la marchandise au meilleur marché qui soit au monde.
— Il est vrai. Toutefois, il convient de se souvenir qu’il est, de toutes les marchandises, une des moins indispensables, et que d’autre part on ne saurait en faire, comme des tableaux et des bijoux, un objet de spéculation, dont on peut espérer que la valeur future sera supérieure à la valeur présente. Vous n’avez qu’à considérer le prix des bouquins offerts sur les quais pour constater que, d’une façon générale, il n’en est pas ainsi. Il y a donc autre chose…
— Mais quoi ?
— Je ne voudrais pas trop me risquer à suggérer une explication… Après 1815 et 1871, la littérature a joui d’une liberté plus grande que sous le régime politique antérieur. Le vainqueur d’Austerlitz n’aimait pas les gens de lettres, à moins qu’ils ne fussent domestiqués. Il les tenait pour des idéologues, ce qui est une conception justement administrative : Chateaubriand et Mme de Staël l’ont appris à leurs dépens. Pour Napoléon le troisième, il se considérait comme un génie providentiel, dans le genre de César-Auguste, appelé par les dieux, protecteurs de l’Empire, à restaurer les anciennes mœurs aussi bien dans la famille et la société que dans la machine politique : ce qui fait que, sous l’oncle et le neveu, il y avait pas mal de manières d’écrire et de penser qui étaient dangereuses.
— Alors, ce serait cela…
— La liberté, et même la licence, si vous voulez, dont jouissent les écrivains, n’ont pas changé de 1913 à 1925. Donc, si c’était cela seulement, les ouvrages de l’esprit auraient rencontré autant de lecteurs avant qu’après la guerre. Il faut chercher ailleurs…
— Vous disiez l’autre jour qu’il apparaît un renouveau, dans la littérature, toutes les fois que se modifie l’état de la société. Cela pourrait être l’explication.
— Et ceci, en effet, est un élément qui n’est pas négligeable. Toutefois, je voudrais bien qu’on pût me montrer ce qu’il y eut de changé dans l’état social de la France, après et avant la chute du second Empire : rien, ou presque rien. Non, non, l’explication est insuffisante.
— Mais alors ?…
— Je soupçonne qu’il faudrait tenir compte des impondérables… Il se peut que la guerre accoutume aux émotions fortes, qui demeurent un besoin pour l’organisme. Cela pour les non-combattants et même pour les combattants, qui ont tant souffert, et pensaient ne plus pouvoir, si par hasard ils survivaient, rêver que d’idylles et de bergeries. Sinon, comment justifier, ou excuser, la vogue du roman d’aventures ? On ne veut plus entendre parler de la guerre, soit. Mais on a faim de fictions où le risque, l’imprévu, l’impossible, jouent un rôle. Et surtout l’on désire ardemment sortir de la réalité parce que la réalité n’est pas gaie. Elle n’est jamais gaie, après une guerre, quand on a été battu…
— … L’expérience, ajouta Pamphile de son cru, vient de nous montrer qu’il peut arriver qu’elle ne le soit pas davantage, quand on est vainqueur.
— Hélas ! oui… Joignez à cela que, après un grand conflit, et des traités qui n’ont pu guère régler les choses que sur le papier, par surcroît avec une faiblesse d’imagination bien humaine, ou des arrière-pensées, de la part des négociateurs, qui se retournent contre eux, et où ils s’empêtrent, la politique intérieure, qui intéresse plus ou moins tout le monde, cède fatalement le pas, dans la presse et dans les soucis des dirigeants, à la politique extérieure. Or il n’y a rien de plus ennuyeux, pour la majorité des citoyens, que la politique extérieure, pour la bonne raison qu’ils n’y comprennent absolument rien. Il faut pourtant bien exercer ce qu’on a d’esprit : alors on lit des romans !
— Mais, dans ce cas, interrompit Pamphile, assez inquiet, le jour où l’Europe — et la France par conséquent — auraient repris leur équilibre, où le franc remonterait, où nous saurions définitivement ce que l’Allemagne paiera ou ne paiera pas, où nous connaîtrons, de manière également définitive, que ce seront toujours les mêmes députés qui seront réélus, où les commerçants se contenteront de gagner, honnêtement, vingt pour cent sur leur prix de revient, les auteurs et les éditeurs reverront les vaches maigres ?
— C’est bien possible. J’avais oublié de signaler, cependant, que le changement des conditions économiques transformant, de façon notable, la manière de vivre des travailleurs manuels, et plus encore celle des populations rurales, il est apparu une nouvelle clientèle pour les livres. Cependant, il n’est pas possible de croire que ce sont ces nouvelles couches qui font le succès de nos plus récents romanciers, à moins que ceux-ci ne cultivent le genre populaire de l’aventure, ou celui de la pornographie, simple et facile à suivre, même en voyage et à l’étranger — ce qui devient rare, car si par chance celle-ci joue un rôle dans leurs ouvrages, elle est d’ordinaire trop compliquée chez certains d’entre eux pour être accessible au commun des mortels.
— Mais enfin, combien de temps durera cette période favorable ?
— Pamphile, je n’en sais rien… Mais je puis vous indiquer à quels signes on pourra distinguer que sa fin approche : ce sera quand les éditeurs s’apercevront que la publicité, qu’ils dispensent à cette heure de façon si ingénieuse, ne rend plus, et que le public, à la fin gorgé, repousse toute nouvelle nourriture. Ils seront les premiers à le pressentir, ils arrêteront les frais, et les bons ouvrages alors en souffriront autant que les mauvais. »
Un éditeur vient d’imaginer un nouveau mode de publicité. C’est lui qui le dit, et d’avance il s’en félicite. Il m’a écrit, ainsi qu’à plusieurs autres personnes, m’envoyant des bonnes feuilles d’un roman qu’il va publier, pour me demander ce que je pense de celui-ci, ne me cachant pas que, à son avis, c’est un chef-d’œuvre.
Il ajoute qu’il sent très bien le danger qu’il court à employer, au sujet de cet ouvrage, un terme aussi « voyant », sous le poids duquel il risque de l’accabler. Mais quoi ! c’est son opinion. Non seulement il souhaite que je la partage, mais encore que je le lui dise, voulant bien m’avertir que je suis libre de lui faire connaître s’il m’agrée que mon jugement soit rendu public, ou si, au contraire, il le devra garder pour lui.
J’ai lu le roman, qui est une imitation, honnête et sans génie, des romans anglais d’il y a une quinzaine d’années, à une époque où nos voisins demeuraient encore sous l’influence de l’école naturaliste française. De sorte que cet ouvrage est anglo-français, sans l’être, tout en l’étant et que, au bout du compte, on s’en pourrait passer.
Mais je n’ai pas répondu à l’invitation pressante que celui qui le « lançait » — c’est le terme même qu’il emploie — me faisait de lui communiquer mon impression.
« Pourtant, me dit Pamphile, il a insisté, dans une seconde lettre qu’il vous adressa, et que je vois sur votre table. Il se tient pour persuadé « que l’intérêt de cette « répétition générale », pour un livre qu’il aime, ne vous échappera pas. Il veut même espérer que vous y trouverez la solution du problème de la publicité littéraire, qui est actuellement à l’ordre du jour ».
— C’est justement pourquoi je préfère m’abstenir. Cette solution-là ne me donne aucune garantie. Je pense bien qu’on s’empresserait de répandre mon opinion aux quatre vents du ciel, si elle est favorable ; mais j’en suis beaucoup moins sûr si elle est peu satisfaisante, comme c’est le cas. Un général ne saurait tirer sur ses propres troupes, ni un éditeur sur ses auteurs. Ceux-ci, alors, auraient même le droit de lui faire un procès.
« Par surcroît, Pamphile, j’avoue que je ne goûte pas outre mesure ce terme de « lancement », dont il est fait usage. Il est clair que j’appartiens à une époque désuète, et que mes préjugés sont ridicules. Toutefois, je ne puis m’empêcher de me sentir un peu choqué qu’il soit question, ouvertement, de « lancer » un livre comme des pilules contre les pâles couleurs, un nouvel apéritif, ou un système inédit de jarretelles indécrochables. S’il y avait un Conseil de l’ordre pour les gens de lettres, qu’en dirait-il, le bâtonnier ! Ce serait au moins, contre l’auteur, le blâme simple, sinon la suspension ou la radiation du tableau. Du reste, un tel conseil n’existera jamais, pour ce motif majeur qu’on ne doit interdire à personne d’écrire, à ses risques et périls, et qu’après tout les écrivains ne sont pas chargés spécialement, comme les avocats, de défendre la veuve et l’orphelin. Le remède serait pire que le mal.
— Il n’y a donc pas de remède ?
— Il me semble que les critiques littéraires ont pour métier de parler des livres et d’en apprécier le mérite. Ils ont pour cela des journaux et des revues, où ils peuvent s’exprimer en toute liberté. Ce n’est pas aux éditeurs qu’ils doivent faire leurs confidences. Ils ne sont pas payés pour ça, il ne faut pas qu’ils le soient pour ça. Je m’empresse de reconnaître qu’en cette occasion le concours qu’on a sollicité d’eux, et de moi, était entièrement désintéressé. Mais cela pourrait devenir assez vite une coutume inquiétante.
— Votre thèse est que c’est aux critiques à dire au public si un livre est bon, ou s’il est mauvais ; capable de l’intéresser, ou ennuyeux. C’est découvrir la Méditerranée ! Mais vous savez bien qu’ils ne le font pas, ou très incomplètement. Une bonne partie des romans échappe à leur analyse.
— Des romans, oui !… Parce qu’il s’en publie, depuis quelques années, une quantité décourageante. Vingt heures par jour ne suffiraient pas à les lire. A plus forte raison, comment les pouvoir signaler tous sans omission ? D’ailleurs, Pamphile, songez qu’il n’y a pas que les romanciers au monde. La poésie, l’histoire des lettres, l’histoire toute pure, la philosophie, sont dignes qu’on s’en occupe. Elles ont, sans doute, autant d’importance, sinon, j’ose m’aventurer à le dire, davantage.
— Soit. Mais puisque les critiques, submergés, renoncent à parler de beaucoup des romans qu’ils reçoivent, il faut bien que les auteurs, pour attirer l’attention, s’arrangent pour se passer d’eux. Ainsi la publicité devient indispensable.
— Votre argument, Pamphile, est tellement fort que je n’ai rien à répliquer. Par malheur, nous tombons dans un cercle vicieux.
« Les critiques ne peuvent plus commenter, ni même lire, tous les romans qui paraissent, et par surcroît cela n’est pas leur seule besogne. Les éditeurs sont donc obligés de suppléer eux-mêmes, par un effort personnel de publicité, à la carence de la critique. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Cet effort est, après tout, louable. Les auteurs qui en bénéficient ne manquent pas de s’en applaudir. Mais il ne saurait tenir lieu des observations indépendantes de la critique. Et en second lieu — c’est là que nous entrons dans le cercle vicieux ! — cette publicité ne saurait porter d’égale manière sur tous les ouvrages que publie l’éditeur. Celui-ci choisit dans le tas, si j’ose ainsi dire, un certain nombre d’entre eux qui lui paraissent plus particulièrement destinés à réussir. Les autres sont par lui plus ou moins négligés. En d’autres termes, chose curieuse, il fait sa critique lui-même. Il annonce d’avance ceux de ses « poulains » qui lui semblent devoir gagner la course.
— Dans ces conditions, c’est ce que vous semblez vouloir marquer, le lecteur possible n’est pas mieux informé, par cette publicité, que par les critiques. Il reste ignorant d’une grande partie de la production littéraire.
— Je le crains. Pour remédier à cet inconvénient, il faudrait alors que les critiques ne parlassent que des ouvrages sur lesquels la publicité ne s’est pas, d’avance, exercée ; qu’ils se livrassent, pour ainsi dire, à une revision.
— Pourquoi pas ?
— Croyez-vous que ce soit si facile ? Ces critiques sont, dans une large mesure, les serviteurs du public. Et le public leur dit : « Il y a ce livre dont on nous échouit les oreilles. Donnez-nous sur lui votre opinion. » On continue de la sorte à tourner dans le cercle vicieux.
— Comment en sortir ?
— Pamphile, on n’en sortira pas, tant que la littérature de fiction se trouvera dans la période prospère où nous la voyons. On publie beaucoup de livres parce qu’il s’en vend beaucoup. Il se fait à leur profit, ou au profit de quelques-uns, une grande publicité parce que cette publicité rapporte. Les auteurs, ou du moins certains d’entre eux, gâtés, déclarent préférer cette publicité, naturellement élogieuse, à l’opinion moins partiale des critiques. Mais vous savez comme moi que la surproduction entraîne la mévente. Du moment qu’on traite le livre comme une marchandise — et l’on doit reconnaître qu’à de certains égards il est une marchandise comme les autres — il subira les fluctuations auxquelles sont soumises les autres marchandises, bien que peut-être à des moments différents ; et ainsi la crise du roman ne coïncidera pas sans doute avec une époque de crise commerciale générale, mais elle aura lieu.
— Et alors ?
— … Alors on publiera moins de romans. Alors on reculera devant les frais de publicité où l’on s’engage aujourd’hui si bravement. Alors les auteurs s’estimeront bien heureux d’obtenir quelques mots de ces critiques dont ils dédaignent à cette heure le jugement.
« Mais rien jamais n’est pour le mieux dans un monde meilleur. En ce moment, l’on « sort » pas mal de livres dont le besoin ne se faisait pas absolument sentir : mais il n’en est pas un, ayant quelque mérite, qui ne puisse voir le jour. Plus tard, il y aura des manuscrits, d’une valeur au moins égale, qui resteront dans le tiroir de leurs auteurs et l’on se plaindra, comme aujourd’hui, mais d’autre chose. »
Selon vous, me dit Pamphile, le développement qu’a pris de nos jours la publicité, en matière de littérature, ou, pour parler de façon plus exacte, lorsqu’il s’agit de « lancer » un roman, n’est qu’une conséquence de la vogue, peut-être passagère, dont jouit ce genre d’ouvrages. Vous préjugez que la faveur qu’il rencontre peut ne pas durer toujours, que la publicité qu’on fait à son bénéfice diminuera en effet et en intensité, et qu’alors les auteurs s’estimeront trop heureux de retrouver, fermes à leur poste, les critiques, dont à cette heure ils affectent de dédaigner quelque peu l’action qu’ils exercent sur le public.
— C’est ma pensée. J’ajoute pourtant qu’ils ont profité, plus qu’on ne le pourrait croire, de la disposition qu’en cet instant montrent les Français à se jeter sur toutes sortes de livres, particulièrement les œuvres de pure imagination, même les plus frivoles. J’en fais la preuve : voyez la place misérable que les feuilles publiques leur accordaient avant la guerre ; celle qu’on leur fait maintenant, infiniment plus large, et doublée encore par cette rubrique : « Carnet des lettres » ou « Informations littéraires ». Voyez aussi ces journaux uniquement consacrés aux Lettres, hebdomadaires ou même quotidiens, qu’on voit sortir du pavé tous les jours.
— Soit. Mais toutefois ne pourrait-on distinguer une évolution de la critique littéraire vers la publicité ?
— Pamphile, vous outragez la corporation !… Et n’oubliez pas qu’un critique est aussi un écrivain ! qu’il est même parfois un écrivain supérieur, en érudition, en sensibilité, en talent, à ceux sur qui son jugement s’exerce. Il y a eu Sainte-Beuve, il y a eu Jules Lemaître, il y a eu, il y en a bien d’autres.
— Je vous accorde tout cela. Ce que je voulais dire est qu’on voit se dessiner, pour la critique littéraire, une évolution un peu commerciale, analogue à celle qui a transformé, en partie, la critique d’Art.
— Pamphile, vous devenez téméraire, mais ingénieux ! Expliquez-vous !
— … Les tableaux sont devenus une marchandise qui peut atteindre de gros prix ; ils sont matière à spéculation. Non seulement avec des artistes qui ne sont plus, mais des artistes encore vivants. Des revues, des magazines d’art ont été créés, à l’instigation des marchands de tableaux, et subventionnés par eux. Ces publications ont pour objet de faire valoir les œuvres encore discutées ; elles sont rédigées par des critiques d’art fort convaincus, je n’en doute pas — mais qui défendent un groupe déterminé, une école déterminée, des intérêts déterminés ; négligent ou attaquent les autres. En somme, tout se passe maintenant, dans le domaine des beaux-arts, exactement comme en politique : il y a des journaux de parti, des écrivains de parti.
— Ce que vous dites là est un peu brutal, et trop absolu ; non pas entièrement inexact.
— … La littérature, poursuivit Pamphile, a emboîté là-dessus le pas aux beaux-arts…
— Ceci d’ailleurs est fort intéressant ! Jusqu’à ce jour, il est bon de l’observer, c’étaient les beaux-arts, en France, qui marchaient à la remorque des mouvements littéraires. Par exemple le naturalisme, le romantisme, en peinture, ne sont apparus qu’à la suite du naturalisme, du romantisme en littérature. A cette heure il semble que ce soient les peintres et les sculpteurs qui prennent les devants ; et les écrivains de leur génération subissent leur influence.
— Il est possible. Mais je me plaçais à un point de vue plus étroit. Vous m’avez dit vous-même qu’il existe maintenant, dans le monde des lettres, non pas une seule République des camarades, mais plusieurs, dont chacune dispose d’un organe au moins de publicité, lequel est fermement résolu à démontrer que nul n’a de talent, excepté ses amis, et qui use, à l’égard de ses adversaires, d’arguments personnels jusqu’ici réservés aux différends politiques en période électorale.
— Il est vrai. Et j’ai ajouté, Pamphile, que si ces petits conflits littéraires deviennent, en apparence, si aigus, c’est que justement l’intensité de la vie politique tend à décroître. Il faut bien que le public s’intéresse à quelque chose… Du moment qu’on ne lui dit plus, assez souvent, qu’Un Tel, homme politique, est un bandit, il est en quelque sorte inévitable que le bandit dont on s’occupe soit un autre Un Tel, poète, dramaturge ou romancier. Ou bien, au contraire, qu’il est un gaillard dans le genre d’Eschyle, de Ronsard ou de Shakespeare. Dans les deux cas quelque chose d’énorme : soit dans l’imbécillité, soit dans le génie. Il en était ainsi sous le second Empire : relisez les petits journaux de cette époque, où il n’était pas permis de parler politique.
— Vous approuvez ces nouvelles mœurs ?
— Je vous dis qu’elles ne sont pas nouvelles ! Elles remontent à Byzance ou Alexandrie, tout au moins… De plus, ces histoires-là sont sans importance. Il ne faudrait pas s’exagérer la place que tient la République des Lettres dans la République tout court… Si j’écris qu’Un Tel, homme de Lettres, est un crétin ou un plagiaire, cela, malgré tous les clabaudages, ne sortira pas du Landerneau des gens de Lettres. Si l’écrivain a du mérite, le public s’en apercevra quand même.
« Pamphile, retenez bien ceci : les réclames des coteries, même appuyées par des écrivains de valeur, peuvent faire vendre quelques exemplaires d’un ouvrage médiocre : mais elles ne feront jamais qu’un bon ouvrage, dénigré par elles, demeure inconnu. Cela pour deux raisons au moins : la première est que le public est dirigé, dans ses choix, par des motifs de goût ou de dégoût, de plaisir ou de déplaisir, qui n’ont rien à voir avec ce que lui chantent les ténors des écoles. La seconde est qu’il existe encore, Dieu merci, des critiques qui sont des critiques, et ne se soucient de rien autre que de garder un jugement sain, et de parler comme ils pensent. Il en est même, aujourd’hui, plus qu’il y a vingt ans.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr. Et les grands journaux prouvent beaucoup plus de souci qu’auparavant de se les attacher, leur laissant plus de place pour s’exprimer. Il en est de toutes sortes, ils ont chacun leur tempérament, leurs qualités et leurs défauts. Mais on ne saurait leur dénier l’indépendance.
« Ces qualités et ces défauts font même que, sans se donner le mot, ils se partagent la besogne.
« Voici, par exemple, Ludovic. Il ressemble à ces collectionneurs qui hantent les magasins d’antiquités, à la recherche de la toile, du bibelot authentiques, ayant perdu leurs titres de noblesse, et qu’ils paieront vingt francs. Pareillement, Ludovic est un « découvreur ». Il ne lui plairait point qu’on ait parlé d’un ouvrage avant lui, il tient à être le premier. Il est enthousiaste, et son enthousiasme est contagieux. Il sort le bibelot de sa poussière, le caresse, le fait valoir. L’auteur, éperdu de gratitude, s’empresse de lui envoyer son nouveau livre, qu’il croit, peut-être avec raison, supérieur à ce premier essai ; il attend l’article de Ludovic… L’article ne vient jamais ou bien il est modéré, comme insoucieux, dans son approbation… Ludovic ne prend guère d’intérêt à cet écrivain, qui peut marcher désormais tout seul : il est en quête d’autres joyaux ignorés ; ne l’en détournez pas.
« Voici, par contre, Léonard. Léonard se sent d’avance accablé, épouvanté, exaspéré, par la masse des volumes qu’il reçoit. Le passé lui a déjà fait connaître tant de chefs-d’œuvre qu’il admire profondément, et pour lesquels certains sont injustes ! Il sent que son premier devoir est de les défendre… Pour le reste, qui est nouveau, il attendra un choix préliminaire, un triage accompli par d’autres critiques, ou même par le goût, la curiosité, la fantaisie du public. Alors il ira chercher le volume dans le tas des autres, et vous dira ce qu’il en pense. Il le dira fort bien, en toute équité, avec des considérations dont le poids et l’intelligence ne laisseront rien à désirer. Il se peut que son appréciation ne confirme point celle de Ludovic. Mais c’est en quoi son rôle est si utile. Léonard est un critique attentif, qui s’efforce de mettre quelque recul dans sa vision, et de juger comme on jugera quand nous serons morts.
« Tous deux sont estimables, Pamphile, et avec eux il en est d’autres, d’un tempérament différent, qui ne rendent pas moins de services à la communauté des lettres. Ils ont enfin le mérite de dire — pouvant se tromper, comme tout le monde — ce qu’ils pensent, toujours ; et de réagir contre les mouvements trop rapides de la sensibilité du vulgaire, ou des suggestions qui, vous l’avez marqué, ne sont pas toujours désintéressées. »
« On a publié l’autre jour, me dit Pamphile, la liste des prix de littérature annuellement décernés. Leur nombre m’est sorti de la tête ; mais, si je me souviens bien, il frise la vingtaine, six ou sept d’entre eux offrant une belle somme à l’heureux bénéficiaire, dont les journaux parlent par surcroît ; et méritant à l’ouvrage couronné les honneurs de « la bande » ordinairement décorée du portrait de l’auteur, et destinée à faire connaître à l’univers la majesté de cette distinction. C’est un nouvel usage, ce sont de nouvelles mœurs. Que pensez-vous de celles-ci ? Certains critiques littéraires les blâment fort.
— Ce n’est pas sans raison. Jadis c’était au critique, au critique seul, qu’il appartenait de dire aux lecteurs possibles : « Lisez cela, qui est bon ; négligez ceci, qui l’est moins. » A cette heure, un nouvel organe, celui du jury des prix littéraires, tend sinon à se substituer à eux, du moins à leur faire concurrence. Car ces jurys ne sont pas composés de critiques, notez-le bien, mais de confrères, de membres de la même profession. J’oserais dire que c’est une manifestation de syndicalisme larvé.
— Et vous approuvez ?
— Je n’approuve pas ; et même cette évolution ne m’est pas infiniment sympathique. Mais je fais toujours le plus d’efforts que je puis pour voir les choses comme elles sont. Voici ce qui me semble bien s’être passé.
« La production des ouvrages d’imagination, en France, a presque décuplé depuis un demi-siècle. Les critiques, je vous l’ai dit, se sont trouvés submergés. Ils n’ont plus, même matériellement, le temps de tout lire ; il y a eu, de leur part, une sorte de demi-carence, involontaire. Les membres des jurys littéraires, en décernant une demi-douzaine de prix chaque année, opèrent une espèce de triage. Ils lisent, les pauvres diables, ils lisent même « à l’œil », si j’ose m’exprimer avec cette vulgarité. Et de la sorte ils signalent les ouvrages qu’ils couronnent, non seulement au public, mais aux critiques. Ceux-ci ont beau protester contre les prix littéraires, ils sont bien obligés de rendre compte à leurs lecteurs d’un livre dont ceux-ci leur demandent, naturellement : « Le prix, selon vous, a-t-il été bien, ou mal donné ? »
— Il y a donc du bon dans cette coutume nouvelle ?
— Sans doute, mais non sans mélange. Auparavant c’était les lecteurs eux-mêmes, sous la direction des critiques, qui faisaient librement leur choix, par une sorte de suffrage universel. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus qu’au suffrage à deux degrés, avec un scrutin aristocratique à la base, et un vote populaire qui n’existe que pour ratifier. Car la puissance d’achat du public est limitée. Lorsque, dans l’année, le lecteur s’est procuré chez le libraire une dizaine de volumes, il y a des chances pour qu’il s’en tienne là. Il en résulte que tout ouvrage qui ne bénéficie pas d’un prix littéraire risque fort de tomber dans l’oubli — ou les boîtes des quais, ce qui est à peu près la même chose.
— L’expérience paraît prouver, en effet, qu’il en est ainsi.
— De plus, cette institution des prix littéraires, si elle a pour effet, dans une certaine mesure, de moraliser les écrivains des générations antérieures, qui décernent la récompense, pourrait bien démoraliser les candidats, c’est-à-dire toute la jeune littérature.
— Comment cela ?
— Les jurés sont obligés de lire les ouvrages de ces débutants, ou quasi-débutants. Cela ne leur est pas sans fruit : ils sortent ainsi de leur coquille, ils entrent en contact avec des tendances nouvelles, des conceptions d’art qui ne sont pas les leurs. Je ne dis point qu’ils ne le fissent pas auparavant ; mais ils le font ainsi plus souvent, et d’une attention plus éveillée.
« Pour ceux, par contre, qui prétendent à leurs suffrages, ces concours ne vont pas sans inconvénients. Ils les accoutument à des démarches un peu trop souples, à des sollicitations, en un mot à l’intrigue. Je suis persuadé qu’ils s’exagèrent l’influence de ces petits moyens. Ce qui m’a presque toujours frappé, c’est la générosité, l’impartialité des débats dans ces jurys littéraires, le soin touchant que mettent les jurés à peser le mérite des œuvres. Ils commencent d’ordinaire par accorder des voix de sympathie ou d’amitié à quelques candidats. Mais ensuite la véritable discussion commence. Elle est souvent fort vive ; elle demeure rigoureusement probe.
« Mais rien n’a pu empêcher le candidat de se dire : « Me liront-ils ?… Ils en reçoivent tant ! Je ferais bien d’aller les voir ! Et aussi de leur écrire ! Et aussi de leur faire écrire, par telle personne qui passe pour avoir de l’influence auprès de celui-ci ou de celui-là. » Ce médiocre souci, l’emploi de ces petites ficelles, n’est pas pour rehausser les caractères. Ce sera là, selon moi, un des principaux reproches qu’on pourra faire aux prix littéraires, tant qu’ils dureront.
— Tant qu’ils dureront ?
— Il en est un certain nombre qui sont assurés de vivre. Le premier en date, d’abord, qui est le prix Goncourt ; celui que l’Académie a fondé, à l’imitation et en concurrence du prix Goncourt, un ou deux encore. Mais d’autres sont des entreprises de publicité. Leur existence est fonction de la prospérité de la firme qui les inventa, et du succès que le genre romanesque obtient en ce moment. Ils ne seront pas éternels.
— Des entreprises de publicité ?
— Pamphile, elles sont fort légitimes ! Mais il ne saurait y avoir de doute sur cette origine commerciale. Il n’en était pas du tout ainsi de leur aïeul, le prix Goncourt. Celui-ci a eu pour père deux écrivains, prosateurs et romanciers, qui tenaient leur profession pour la première du monde, et à un moment où la morale publique, plus chatouilleuse que de nos jours, mettait aisément certaines œuvres à l’index. Ils ont voulu manifester contre cette attitude, où ils voyaient du pharisaïsme, élever en dignité l’artiste libre, dédaigneux des conventions, en face des Béotiens. La petite compagnie qu’ils ont formée, désignant par leur testament ses premiers membres, est composée d’écrivains de valeur, et sans nulle attache officielle ou mercantile. De là le légitime accueil que fit le public à cette fondation. Observez qu’il n’en résulta pas tout d’abord, pour les ouvrages couronnés, un succès de librairie. Les « prix Goncourt » du début n’ont pas connu de gros tirages. Ce n’est qu’à la longue que ceux qui lisent constatèrent que les juges du « prix Goncourt » d’ordinaire ne se trompaient pas dans leur choix, et leur signalaient des œuvres intéressantes.
« A compter de cet instant, les éditeurs s’efforcèrent d’avoir « leur poulain » pour le prix Goncourt. Ce fut la première phase. Dans la seconde, ils songèrent à fonder ou à susciter la création d’autres prix, pour le motif que c’est là le genre de publicité qui « paie » le plus sûrement.
« Cela durera donc tant que ce genre de publicité paiera.
— C’est-à-dire ?…
— C’est-à-dire tant que ces prix ne seront pas trop nombreux pour se faire mutuellement concurrence, ce qui se produit déjà. Et tant que nous ne passerons pas, comme je le disais l’autre jour, de la période des vaches grasses à celle des vaches maigres.
« … Mais, je ne saurais trop le répéter, je plains les poètes. C’est eux surtout qui auraient besoin d’un secours extérieur, de l’appui social : un romancier de talent peut espérer aujourd’hui vivre de sa plume. Les poètes ne peuvent s’adresser, de notre temps, qu’à quelques rares délicats. En mettant les choses au mieux, il leur faut attendre beaucoup plus longtemps que les romanciers l’instant où quelques paillettes d’or se mêleront pour eux à l’eau claire d’Hippocrène. Pour la plupart, ces paillettes ne tombent jamais dans leur sébile. Si le fier Moréas n’avait eu quelques petites rentes, il serait mort de faim…
« Il y a bien quelques petits prix pour les poètes, mais si dérisoires !… D’ailleurs il me paraît que cette institution des prix annuels, justement par ce qu’elle a souvent de trop commercial, ne remplit pas son objet. Un prix qui serait donné tous les cinq ans seulement à un jeune auteur, et qui assurerait à celui-ci, pour cinq ou dix ans, une somme suffisante pour qu’il pût travailler avec indépendance, rendrait à l’art de bien plus grands services. Mais quel est le mécène qui nous le donnera ? »
Pamphile, peut-être avec le désir malin de m’embarrasser un peu, m’apporte trois ouvrages récemment parus. Le premier est une idylle très chaste, de la sonorité un peu grêle et charmante d’un verre de pur et mince cristal frappé d’une cuiller d’argent, composée, avec une ingéniosité alexandrine, par un conteur adroit et lettré qui, étant donné le sujet et le milieu — que du reste il connaissait fort bien — avait décidé avec intelligence que c’était de la sorte qu’il le devait traiter, et non autrement. Tout le monde, malgré la concision de cette analyse, aura reconnu Maria Chapdelaine.
Le second a été fabriqué en série, dirait-on, et selon les vieilles recettes naturalistes. Il contient des pages d’autant plus scabreuses qu’il est écrit sans art, et par surcroît avec des prétentions à instituer quelque chose comme une nouvelle morale sexuelle. Cette manie de mêler la leçon de morale à l’indécence n’est pas nouvelle : elle date du XVIIIe siècle et a continué de sévir durant tout le cours du XIXe siècle. Elle n’est pas pour cela plus agréable. Je ne désignerai pas plus clairement ce roman, qui a eu un grand succès de librairie, non seulement en France mais à l’étranger, où il est tenu pour essentiellement français et parisien.
Le troisième est une œuvre excellente, d’un de nos plus grands et plus parfaits artistes.
Les deux premiers se vantent, sur leurs couvertures, d’avoir atteint le trois centième mille. Le dernier n’a obtenu l’attention que de quelques milliers de lecteurs.
« Est-ce juste ? me demande Pamphile.
— Je ne vous dirai pas maintenant si c’est juste. Mais je vous demande tout de suite ce que ça prouve, et si ça prouve quoi que ce soit ? »
Ce fut au tour de Pamphile d’être embarrassé.
« Ce n’est pas une raison, poursuivis-je, parce qu’on moud un morceau de musique sur l’orgue de Barbarie, pour que ce morceau soit vulgaire et sans valeur. En Allemagne, presque tous les orgues de Barbarie jouent la Marche nuptiale de Lohengrin, durant qu’un singe habillé en soldat anglais fait des grimaces sur le dessus de l’instrument. Ça n’empêche pas la Marche nuptiale d’être une belle chose. Il y a de belles choses qui peuvent être populaires — et il importe même qu’il y en ait — et d’autres qui ne sont faites que pour un public restreint. Elles n’en valent, les unes et les autres, ni plus ni moins.
— D’autre part, ce n’est pas non plus une raison, parce qu’on joue un morceau sur l’orgue de Barbarie, pour qu’il ait du mérite !
— Votre observation est juste. Mais vous devriez ajouter que si une musique n’est comprise que par deux ou trois cents amateurs, ce n’est pas non plus une preuve suffisante que l’auteur a du génie… Stendhal n’a connu la gloire qu’après sa mort, soit, et c’est regrettable pour le goût de ses contemporains. Mais Obermann n’a eu, du vivant de Senancour, qu’une poignée de lecteurs, et pas davantage ensuite : de quoi il ne faut ni s’étonner ni se scandaliser, car Obermann n’est, après tout, qu’une intéressante curiosité littéraire.
— Pourtant, il faut bien qu’un écrivain vive de son travail et que, dans l’état actuel de notre société, sa valeur soit appréciée, comme les autres valeurs sociales, en argent ?
— Je n’en vois pas du tout la nécessité absolue. Que feriez-vous alors des poètes, qui sont malgré tout, n’est-ce pas, l’honneur le plus pur de toute littérature ? Il est assez rare pourtant qu’un poète vive de son œuvre. Ni Baudelaire, ni Leconte de Lisle, ni Heredia n’y sont parvenus. Encore que la tendance actuelle de notre civilisation soit de tout commercialiser, elle ne saurait commercialiser le poète et il n’est pas désirable qu’elle y puisse arriver. Par-dessus tout, le poète doit se plaire à lui-même, et négliger tout le reste. Il doit servir son dieu, et même ne pas songer à vivre de l’autel. Il en est qui en meurent… Avez-vous entendu parler d’un certain Deubel, qui avait du talent, et dont M. Léon Bocquet a rapporté la belle et triste histoire ?… Je ne parle pas de Rimbaud, enfant terrible et de génie, mais Ardennais vigoureux et réalisateur, qui mourut, je m’en assure, convaincu de détenir, comme chef de factorerie, dans la société, un rang très supérieur à celui que lui conférait la gloire d’avoir écrit le Bateau ivre.
— Pourtant, il faut qu’ils vivent, puisqu’ils sont le plus grand honneur des Lettres.
— Il le faut !… Mais le traitement que leur accorde la société est demeuré exactement ce qu’il était il y a trois siècles. Il y a trois siècles, le poète était entretenu, protégé, par un grand seigneur. A cette heure il l’est, ou devrait l’être, par la société, par l’État. Je redoute pour lui le zèle égoïste ou imprudent des fonctionnaires et des politiciens qui font la chasse aux sinécures. Il en faut quelques-unes, dans une communauté bien policée, pour les poètes et les travailleurs désintéressés ; de même que des bureaux de tabac pour les veuves pauvres d’officiers supérieurs.
« Et cela nous ramène, pour l’écrivain pauvre, au début de sa carrière, à la nécessité de cette « profession seconde » dont nous parlions l’autre jour. Car, après tout, quand il compose son premier poème ou sa première prose, il ignore absolument si ce qu’il écrit est digne d’être écrit ; et l’État ne peut ni ne doit accorder de sinécures à tous ceux qui tiennent une plume avant que leurs pairs ou leurs anciens les aient désignés à son attention.
« Toutefois, Pamphile, il n’est nullement interdit de vivre de ce léger outil, d’en tirer du profit en même temps que de l’honneur, et même de bénéficier de ces gros tirages qui attirent la considération des gens sérieux. Ceci même du point de vue social : car, du moment que les gens sérieux regardent d’un œil favorable les personnes qui savent, par leur industrie, se créer d’importants revenus, cette considération finit par s’étendre, en quelque mesure, à la corporation tout entière. Tous les ingénieurs ni tous les architectes ne sont riches ; mais il suffit que quelques-uns le soient devenus pour que la profession d’ingénieur ou d’architecte soit définitivement « classée ».
— On a donc le droit, en somme, si l’on entre dans la carrière des Lettres, de ne point négliger les bénéfices matériels qu’elle peut réserver ?
— Certes ! Il existe même, aujourd’hui, des groupements, des syndicats qui s’occupent, avec discernement et autorité, de ces questions commerciales, établissent des formules qui déterminent le minimum des avantages auxquels ils ont droit, examinent les projets de traités, défendent avec bonheur les intérêts professionnels.
« Mais, Pamphile, pourtant, n’oubliez pas une chose : c’est qu’il serait funeste, à la fois pour vous et pour le bon renom des Lettres, d’entrer dans cette carrière comme vous entreriez dans toute autre, avec le seul souci d’en tirer, le plus vite possible, le plus gros rendement matériel et « monnayable » qu’il se pourra. Elle est en cela différente de beaucoup d’autres. Le premier but qu’on doit s’y donner n’est pas de gagner de l’argent, mais de se plaire à soi-même.
« Se plaire à soi-même avant de plaire aux autres et de songer à un bénéfice quelconque ! Tout écrivain qui débute en se disant : « Je vais composer tel livre en vue d’un grand succès de lecture, et par conséquent d’argent », est sûr de faire une œuvre médiocre, de devenir un fabricant, non pas un artiste, d’être justement oublié après sa mort, et souvent même, de son vivant, de se voir négligé. Combien n’en ai-je pas vus qui ont souffert de cet abandon du public ; même après un premier succès qu’ils n’avaient pas cherché, mais qui avait été trop retentissant pour des qualités trop vulgaires. Ils ont penché du côté de leur faiblesse secrète et ils en acquittent le prix, après l’avoir prématurément touché. On entend dire d’eux : « C’est Un Tel qui a tiré le bouquet de son feu d’artifice le premier. » Ils tombent dans la triste et un peu ridicule catégorie de ceux qui ont, comme on dit, un bel avenir derrière eux.
« Voyez-vous, Pamphile, il est un mot de l’Évangile que nous devons, nous autres gens de lettres, garder tout spécialement en mémoire : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Cherchons d’abord la perfection, selon notre personnalité, et tout le reste viendra, sans que nous l’ayons désiré. »
« Dois-je me marier ? dit Pamphile.
— Mon cher ami, c’est une question que déjà posait Panurge à l’oracle de la bouteille Bacbuc, qui ne lui répondit point. Permettez que j’en fasse autant.
— Voilà bien les plaisanteries de votre génération ! Je ne vous demande pas, comme Panurge, si je serai trompé. Ce que je voudrais savoir est s’il convient à un homme de lettres de se marier.
— Pourquoi pas, Pamphile, pourquoi pas ?… Il apparaît que c’est aujourd’hui la mode dans la corporation.
— Encore une plaisanterie !
— Non pas… Mais vous concevez que, en pareille matière, je ne puis me placer que sur le terrain de l’observation. Or il semble bien que, pour les gens de lettres contemporains, le mariage devienne la règle, le célibat l’exception.
— La belle affaire ! Comme pour tout le monde !
— Comme pour tout le monde, en effet. Ce que j’entends seulement signifier est que, il y a trois quarts de siècle, le célibat était, chez les écrivains, un peu plus fréquent qu’aujourd’hui. Si Hugo, si Balzac même, vers la fin de sa vie, furent mariés, ni Stendhal, ni Musset, ni Flaubert, ni les deux Goncourt ne convolèrent en justes noces. Et nous pourrions, en cherchant un peu, découvrir pas mal d’autres exemples de cette répugnance à se soumettre au lien conjugal. Il n’en va plus tout à fait de la sorte à cette heure.
— En voyez-vous une raison ?
— On pourrait peut-être la découvrir dans le fait que l’écrivain — ou l’artiste en général — est beaucoup moins laissé hors de la société qu’il y a deux ou trois générations. Celle-ci, par un réflexe de défense que j’ai déjà signalé au début de ces conversations, tend à le reprendre, à se l’annexer. En d’autres termes, il s’embourgeoise… L’opinion des familles, sur la carrière littéraire depuis trente ou quarante ans, a beaucoup changé. La liberté que vous laisse madame votre mère de l’embrasser en est une preuve ; et il me souvient qu’au contraire, il y a un demi-siècle environ, un professeur, dans un lycée de Paris, ayant dit à l’un de ses élèves qu’il semblait avoir des dispositions pour écrire, les parents de cet élève s’en allèrent plaindre au proviseur… Au fond du différend qui sépara le général Aupick de son beau-fils Baudelaire, et qui rendit l’existence matérielle du poète si misérable, on croit bien distinguer cette méfiance des classes moyennes et supérieures de cette époque à l’égard d’une profession encore non classée. Il n’en est plus de même aujourd’hui.
« Mariez-vous donc quand vous voudrez, Pamphile, si le cœur vous en dit. Autrement, ce ne serait pas la peine…
« Ce qu’on est convenu d’appeler « le monde » existe encore, au moins comme façade. Si donc le genre de vie de l’écrivain devient mondain, une femme lui devient indispensable. C’est elle qui reçoit, c’est elle aussi qui sert d’ambassadrice. De là cette modification, qui se généralise, dans la vie privée des gens de lettres. Il faut au moins qu’ils soient divorcés. Le divorce, dans la profession, est assez bien porté.
— Un homme de lettres peut-il épouser une femme de lettres ?
— Je connais de telles unions qui furent et demeurent heureuses et brillantes. Pourtant je ne les saurais recommander. Non seulement c’est faire entrer sans prudence dans l’association un élément dangereux de rivalité — que doit-il arriver si le public reconnaît à la femme plus de talent qu’au mari, ou inversement ? — mais encore, même entre égaux de mérite, il n’est pas commun qu’on ait la même conception de l’œuvre d’art, et il peut en résulter des débats pénibles, ou de silencieux jugements qui ne le sont pas moins. Je vois fort bien un médecin épouser une avocate, un ingénieur une femme de lettres : la diversité même des professions suscite l’intérêt, et des enseignements. Je n’aurais pas la même confiance dans le mariage d’un avocat et d’une avocate, d’un docteur et d’une doctoresse en médecine. Pourtant, tout cela est question d’espèce, et il est, je vous le répète, des exceptions favorables.
— Puisque nous parlons de femmes de lettres, poursuivit Pamphile, il me souvient d’avoir lu à ce sujet, dans l’Avenir de l’Intelligence de M. Charles Maurras, des pages fort remarquables, mais assez méchantes. L’auteur ne s’occupait que des plus légitimement illustres parmi nos contemporaines. Il leur reconnaissait beaucoup de talent ; il louait même ce talent avec force et subtilité ; il le discernait, il le faisait briller. Mais il ajoutait — car telle est sa thèse — que ce succès grandissant des femmes dans tels romans d’un lyrisme subjectif, et dans la poésie, marquait un aboutissement inévitable du romantisme qui, dans l’œuvre d’art, a donné le pas, sur l’intelligence, à la sensibilité — constatation qui, de la part de M. Maurras, n’est pas un compliment.
— Il peut bien y avoir un grain de vérité là-dedans ! Il est certain que, de façon générale, les femmes se trouvent plus à leur aise dans le domaine de la sensibilité et de l’instinct que dans celui de la raison. Il n’est guère douteux non plus que le romantisme a fait, dans l’œuvre d’art, une part plus grande à la sensibilité que les époques antérieures. Ce qui, du reste, est loin d’être un malheur ! Etre sensible n’empêche pas, ou ne devrait pas empêcher, d’être intelligent !
« Toutefois, M. Charles Maurras aurait écrit quelque chose de plus exact — mais qui aurait moins étonné — en se contentant de discerner que, s’il y a un peu plus de romancières et de poétesses qu’auparavant, exploitant la même veine romantique, en somme, que leurs émules masculins, bien qu’autrement, c’est pour ce simple motif que les mœurs sociales reconnaissent à la femme une indépendance de plus en plus grande. Elle en profite, et voilà tout ! Elle en profite pour se peindre telle qu’elle se voit et se sent, et cela s’appelle alors de la littérature — mais aussi pour s’essayer, et non sans bonheur, dans tous les autres genres d’activité intellectuelle. Il y a au moins autant d’avocates et de doctoresses que de femmes de lettres ; et, dans la science de la médecine et du droit, je ne sache pas qu’il faille plus de sensibilité que d’intelligence. On en peut conclure que, même si notre temps était anti-romantique et insensible, il ne posséderait pas moins « d’écrivaines ».
« Car il s’agit là surtout d’un fait social nouveau, qui est l’affranchissement progressif de la femme. Encore ne faut-il pas exagérer l’intensité du phénomène. Entrez au Palais et dites-moi combien vous comptez d’avocats pour une avocate ? Prenez un annuaire, et dites-moi combien vous comptez de docteurs en médecine pour une doctoresse ? Maintenant, faites une dernière expérience, allez à une assemblée générale de la Société des gens de lettres, et déterminez la proportion des femmes et celle des hommes. Elle n’est pas de dix pour cent.
« Il est possible, il est même probable, que cette proportion soit destinée à s’accroître, dans toutes les professions libérales, à mesure que l’enseignement donné aux jeunes filles se rapprochera, jusqu’à s’y confondre, de celui qu’on dispense aux jeunes gens. Et, sous l’influence de cet enseignement identique, on verra — on voit déjà — diminuer la différence entre la mentalité féminine et la mentalité masculine, entre l’art féminin et l’art masculin.
— On la verra diminuer, mais non pas disparaître.
— Évidemment, Pamphile, évidemment ! Un homme ne saurait être une femme, ni une femme un homme : et ceci, n’est-ce pas, est fort heureux ! »
Jadis les écrivains allaient au café ; ils y faisaient leurs débuts ; ils y vivaient ; parfois ils y mouraient, ou peu s’en faut. Le grand Moréas aura peut-être été le dernier à mener intrépidement, et jusqu’à l’hôpital, cette existence indépendante et bohème. Elle avait ses avantages, assurant à l’esprit une liberté qu’ailleurs il ne saurait retrouver aussi entière. Elle avait ses inconvénients, dont l’un, et non des moindres, était de séparer presque complètement les gens de lettres des femmes — du moins des femmes qui ne fréquentent pas les cafés, et c’est le plus grand nombre. Un autre de ces inconvénients est qu’on ne saurait guère aller au café, et y séjourner, sans boire. La littérature d’alors buvait donc, et non sans excès… La Faculté, de nos jours, constate qu’il existe « un alcoolisme des gens du monde » à base de porto et de cocktails. Il y avait, à cette époque aujourd’hui préhistorique, un alcoolisme des littérateurs, à base d’absinthe et d’autres breuvages violents et populaires.
Nul ne saura jamais pourquoi les peintres vont encore au café, tandis que les gens de lettres l’abandonnent. Il se peut que ce soit parce qu’il subsiste, dans la peinture, plus de fantaisie et d’esprit révolutionnaire, si l’on entend ce dernier terme au sens d’une sorte de répugnance à s’incliner devant un minimum de conventions mondaines et aussi d’un goût déterminé pour les discussions théoriques. Les discussions théoriques ne peuvent guère avoir lieu qu’au café, et entre hommes, ou du moins en présence de dames qui ne sont là que pour attendre patiemment que leur ami finisse par estimer qu’il est temps de s’aller coucher.
Le café, pour la littérature, surtout pour la très jeune littérature, a été remplacé par le bar-dancing, plus coûteux, et où l’on rencontre des dames également plus coûteuses, bien que d’un niveau social analogue à celui des personnes qui accompagnaient autrefois leurs seigneurs et maîtres à la brasserie ; mais surtout par les salons.
Il existe en ce moment très peu de salons « littéraires » au sens propre du mot, c’est-à-dire où un homme de lettres, ou plusieurs, tiennent le haut du tapis et le dé de la conversation. Mais il en est, beaucoup plus qu’auparavant, où les jeunes gens de lettres sont admis de plain-pied avec les gens du monde ou de fortune considérable. Ceci vient, comme il a été dit, de la tendance des classes dirigeantes et conservatrices à s’annexer, comme une force, la littérature. Les jeunes gens de lettres se font là des amies, ni plus ni moins sûres que celles que leurs prédécesseurs conduisaient au café, mais qui en diffèrent par leur rang social, leur manière de vivre et, en quelques nuances, d’envisager les problèmes de l’amour. Elles ont, de plus, en raison de leur habitude du monde, et de leur situation, plus d’autorité ; elles exigent qu’on ne les laisse pas entièrement à part de la conversation, même si elle est « d’idées », ce qui, à la grande rigueur, peut arriver.
Il résulte de cette évolution des mœurs que la littérature d’autrefois, la littérature de café, avait une tendance excessive à se masculiniser, et que la littérature d’aujourd’hui marque en sens inverse une propension à se féminiser, tout en s’affirmant, en quelque manière, antiféminine. Elle est de meilleur ton, et plus galante ; elle est moins romantique, moins oratoire, plus spirituelle, légère, psychologique ; elle recherche d’autres genres de supériorité, elle admet aussi d’autres genres de médiocrité. Il ne faut pas croire que les cafés littéraires n’eussent pas leur snobisme : celui de la violence, de la grossièreté truculente et, dans les derniers temps, d’un individualisme anarchique… Les salons plus ou moins littéraires de nos jours ont le leur, dicté par quelques revues plus ou moins jeunes, qui ont la prétention d’exprimer le fin du fin, d’avoir un goût qui n’est pas celui du vulgaire — le snobisme de l’ennui, a dit avec rudesse, et sans suffisantes nuances, M. Henri Béraud — et celui des opinions décentes, non pas en morale, où l’on est fort indulgent, mais en politique.
Le café était volontiers libertaire ; le salon est conservateur, bien que de façon platonique et inefficace. Il ne saurait, en effet, aller bien loin : car il ne reçoit pas seulement des gens de lettres et des gens du monde, mais des hommes politiques des partis au pouvoir, qui sont aussi, pour la maîtresse de la maison, des numéros « à montrer ». Souvent aussi, d’ailleurs, des intérêts matériels, des intérêts « d’affaires » y sont pour quelque chose. On a toujours un petit service à demander à un homme politique ! D’ailleurs on s’accorde généralement à déclarer qu’il pense moins mal qu’on n’aurait cru, qu’au fond « il est des nôtres ». On garde le vague espoir qu’on le gagnera tout à fait. Cette erreur est excusable : à Paris et dans un milieu parisien, l’homme politique parle comme on parle à Paris, il ne tient pas à se faire d’ennemis. Le dos tourné, il recommence à penser à ses électeurs de province, qui eux-mêmes ne pensent pas comme les habitués de ce salon parisien. Il sait ce qu’il faut dire — et ce qu’il faut taire. En fin de compte, ce ne sont pas ses électeurs qu’il trahira, mais le salon ne lui en gardera pas longtemps rancune, parce que, malgré tout, il faut « l’avoir ».
Le salon n’exerce aucune influence réelle sur la littérature ; il ne la mène pas, il ne lui signale nulle direction, pour le motif qu’on y pense peu, et que les conversations « d’idées » y sont rares de nos jours. Du reste, en plus des écrivains des petites chapelles à la mode, dont je parlais tout à l’heure, il se contente d’accueillir les écrivains que la faveur publique a désignés par de gros tirages ou certaines revues par leur publicité ; il ne fait pas les réputations. Il a pourtant cet avantage de constituer un lieu de rencontre pour des gens de lettres qui jusque-là ne se connaissaient que par leurs œuvres, ou pas du tout. Il peut aussi servir à une candidature académique.
Pamphile, qui n’est qu’un néophyte, n’y dit pas grand’chose, sauf aux femmes, en quoi il a bien raison ; et, avec elles, il ne parle pas littérature. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir des yeux et des oreilles. Il écoute attentivement, et sait regarder ; il sort de là, le plus souvent, avec des considérations qui m’amusent. Je ne suis nullement étonné — de telles illusions sont de son âge — qu’il se trouve déçu à voir que beaucoup d’auteurs ne ressemblent pas à leurs œuvres. Belphégor, si ardent et si incisif, en ses écrits, lui apparaît sous la forme d’un petit homme blond, timide et doux comme un Eliacin qui aimerait seulement couper les cheveux en quatre, au lieu de réciter les leçons du grand-prêtre Joad. Il s’étonne que Vergis, qui publia les deux plus beaux romans lyriques et romanesques de la fin du romantisme ne veuille plus entendre parler que de philosophie bouddhique ; que Paulus, qui a tant d’esprit dans ses livres et au théâtre, se répande communément en plaisanteries qui ne feraient pas même honneur à l’Argus du café du commerce d’une petite ville de province — mais n’en sont pas moins accueillies comme d’une originalité exceptionnelle.
Enfin Pamphile a découvert Lépide, dont le succès, dans ce salon et dans plusieurs autres, demeure pour lui un mystère. Lépide est terne, même gris, ennuyeux et ne dit rien sur rien qui mérite jamais d’être retenu. On le croirait plutôt né pour la diplomatie que pour la littérature. Mais c’est à la littérature qu’il applique sa diplomatie. Il écrit ; il compose des ouvrages ; mais ses ouvrages, assez ennuyeux, ont toujours, par surcroît, le tort de rappeler ceux de quelque devancier. Son style est pur, mais sans caractère ; une eau transparente et insipide. On ne saurait rien en retenir. Pourtant il est là, et la place qu’on lui reconnaît est distinguée — comme sa personne, empreinte de cette élégance, vraiment mondaine, qui consiste à ne présenter aucune chose remarquable. Nul ne doute qu’il ne soit destiné au plus brillant avenir.
Pamphile, un peu choqué, m’en demande la raison.
« Il n’y en a pas, lui dis-je. Il y a seulement, dans la littérature, des réputations de salon comme il y avait, il y a trente ans, des réputations de café, tout aussi peu méritées. Ce ne sont pas les mêmes, voilà tout. Le café aimait « les forts en gueule » et prenait leur vulgarité bruyante pour de l’originalité. Le monde aime les gens effacés, discrets, serviables. Il les adopte ; il n’obligera personne à lire leurs livres : cela n’est point en son pouvoir ; mais il les peut pousser jusqu’à l’Académie.
— Lépide sera donc de l’Académie ?
— Pourquoi pas ? Il est de bonne compagnie. C’est là un mérite, et l’on ne saurait indéfiniment dire « non » à un aimable homme qu’on rencontre partout où l’on va, et sur lequel il n’y a rien à dire, ni en bien ni en mal. Une fois mort, il sera comme s’il n’avait jamais existé. Son dernier, et peut-être son premier lecteur, sera celui qui le remplacera sous la Coupole. Le malheureux aura de la peine à s’en tirer ; mais il s’en tirera si, de façon discrète, il sait faire entendre qu’il est des écrivains dont l’influence est personnelle, et ne vient pas de leurs ouvrages. »
Nous voyons, Pamphile et moi, Théodore entrer dans un salon. Théodore jette les yeux de tous côtés ; il aperçoit ce qu’il est venu chercher. La chasse est même trop bonne, le gibier trop abondant : il y a là deux membres de l’Académie Française.
Peut-être son premier mouvement a-t-il été de s’en applaudir : Théodore est candidat au siège laissé vacant, dans cette illustre compagnie, par la mort du regretté Fillon-Laporte, l’historien de la marine française. Ne pourrait-il courir ces deux lièvres à la fois, faire d’une fois sa cour à ces deux électeurs influents ?… Mais à la réflexion, le voici hésitant, décontenancé par cette abondance de biens : ces deux immortels ne passent pas pour être, à l’Académie, du même parti. Ne va-t-il pas s’aliéner l’un en manifestant trop de déférence et d’admiration pour l’autre ? Enfin il se décide : quelques mots au premier, une conversation plus longue avec le second. Celui-ci, qu’elle n’amuse pas sans doute outre mesure, prend le parti de s’en aller. Théodore alors respire, et se rapproche de celui qu’il avait un peu négligé. Puis il regarde sa montre : avec un taxi, il aura le temps de courir à une autre assemblée, où il s’attend à rencontrer un autre électeur.
Pamphile s’est fort intéressé à ce manège.
« Ces campagnes mondaines, me demande-t-il, ont-elles une action décisive ? L’influence des salons, des relations, joue-t-elle un rôle important dans les scrutins académiques ?
— Cela peut arriver, Pamphile. Mais le contraire n’est pas non plus sans précédent. Il en est, là-dessus, des élections à l’Académie comme de toutes les autres, où le candidat qui triomphe est parfois celui que nul ne connaissait : du moins, si les électeurs n’en pensent pas de bien, ils ne lui veulent pas de mal. Nul ne pense à voter contre lui ; c’est la moitié de la victoire assurée. Les antipathies naissent plus fréquemment de contacts personnels, qui furent malheureux, que de la lecture des ouvrages.
— On aurait de la peine, remarqua Pamphile avec dédain, à lire ceux de Théodore. Il n’est point un homme de lettres. Il fut diplomate, homme politique, administrateur, et n’écrivit jamais que des rapports. Je fais des vœux pour son concurrent qui est romancier.
— Ce romancier est en effet un écrivain distingué. Mais je vois avec regret, Pamphile, que vous tombez dans l’erreur commune, qui est de croire que l’Académie ne doit s’ouvrir uniquement qu’à des gens de lettres. Depuis qu’elle existe, elle n’a jamais cessé d’être une espèce de cercle, qui prend soin de se recruter, par une sorte d’échantillonnage, parmi les illustrations des classes dirigeantes. Elle a toujours contenu des prélats, des savants, des grands seigneurs, des ministres et des guerriers — à de certaines époques n’ayant pas fait la guerre, mais ceci n’a aucune importance — et non pas seulement des poètes, des historiens, des dramaturges, des conteurs de fictions et des philosophes.
— … Une espèce de résumé, d’échantillonnage, comme vous dites, de la haute société française.
— C’est cela.
— Dans ce cas, l’échantillonnage est incomplet. J’y vois bien trois maréchaux, deux ecclésiastiques, un assez grand nombre d’hommes politiques. Mais non pas un de ces chefs de finance ou d’industrie, un de ces grands directeurs de chemins de fer qui sont parmi les guides les plus actifs de la civilisation contemporaine, en bien comme en mal.
— … Pas plus qu’un représentant qualifié du travail, de cette formidable puissance qui s’appelle « les syndicats ouvriers ». Le camarade Jouhaux n’a jamais songé à se présenter, et nul n’y pense pour lui. L’Académie échantillonne les anciennes forces dirigeantes de la communauté, non pas celles qui ne sont apparues que depuis Richelieu. En cela elle manque d’imagination. Mais cela viendra un jour. Par degrés. Très lentement. Comme toutes les vieilles institutions, l’Académie ne peut évoluer qu’en ayant l’air de ne pas évoluer. A cet égard elle est presque logée à la même enseigne que l’Église catholique.
— Et, poursuivit Pamphile, est-ce qu’elle sert à quelque chose, l’Académie ? J’avoue que je ne discerne pas bien à quoi. Vous n’allez point, n’est-ce pas, me parler du Dictionnaire. Il serait dérisoire d’assembler depuis quatre siècles quarante personnes, en aucune façon du reste, pour la plus grande part, préparées par leur profession à ce travail, et de les habiller en vert pomme, uniquement pour rédiger un Dictionnaire !
— Rien de plus certain. Mais, Pamphile, à quoi sert aux Anglais de mettre, dans l’abbaye de Westminster, les statues de leurs grands hommes, dont la plupart ne se recommandent point des mérites de leurs sculpteurs ?
— L’Angleterre les veut ainsi honorer ; ce faisant, elle s’honore elle-même. Cela lui donne, aux yeux des étrangers et de ses propres citoyens, quelque grandeur.
— L’Académie Française, pareillement, est une sorte de musée, mais de personnages encore en vie. Et voyez un peu, entre parenthèses, l’évolution qui s’est faite dans l’esprit national : en associant lorsqu’elle fut créée, de grands seigneurs et de simples écrivains, son fondateur entendait relever ceux-ci devant l’opinion ; du moins c’est ainsi qu’on le considéra bientôt. A cette heure, c’est plutôt la présence des écrivains qui relève, devant l’opinion, la qualité de ceux de ses membres qui ne sont point des professionnels de la pensée écrite. De là vient même cette erreur générale, dont vous venez de vous faire l’écho, que pour faire partie de l’Académie, l’on devrait être auteur. Cela prouve l’éminente situation des écrivains dans la société contemporaine — en France, car il n’en est pas tout à fait de même ailleurs. On peut dire que les lettres de noblesse de la profession littéraire, chez nous, datent de 1635, année, comme chacun sait, de la fondation de l’Académie. C’est pourquoi les écrivains tiennent tant à en être ; et la sélection distinguée de la compagnie lui vaut, à l’étranger, une estime qui n’est pas sans exercer une salutaire influence. L’Académie, on l’a vu pendant la guerre, et depuis, est un excellent agent de propagande nationale.
— Voilà pour l’étranger. Mais à l’intérieur ?
— A l’intérieur, au point de vue strictement littéraire, il est bien possible qu’elle ne serve pas à grand’chose, malgré les récompenses dont elle est dispensatrice. Indirectement, il n’en est pas de même.
— Indirectement ?
— Elle agit comme frein régulateur. Il n’est pas d’écrivain de quelque mérite, c’est-à-dire de quelque ambition, qui ne se figure avoir l’épée d’académicien dans son plumier. Cela n’est pas sans exercer une action, après tout bienfaisante, sur sa manière de concevoir l’œuvre d’art, et son respect de la langue. Par essence, la profession est anarchique, elle se place au-dessus des conventions morales et sociales. Il arrive qu’on s’en aperçoive un peu trop, bien qu’il ne me semble pas mauvais, en somme, qu’il en soit ainsi. Mais son désordre et, si j’ose dire, son irrespect souvent heureux, seraient bien plus grands encore si les écrivains ne songeaient parfois à se réserver, le temps venu, les faveurs de celle qu’entre eux ils appellent « la vieille dame ».
— Cela me paraît vrai… et je n’y avais point pensé.
— Mon cher Pamphile, ce qu’il y a toujours de plus difficile à distinguer, c’est ce qu’on a quotidiennement sous les yeux, justement parce qu’on a l’habitude de le voir, et qu’alors on n’y fait plus attention. Telles sont les actions et les réactions des différents éléments de la société contemporaine les uns sur les autres.
— Vous parliez tout à l’heure des prix, si nombreux, que l’Académie distribue chaque année. Vous n’avez pas l’air d’y porter grand intérêt.
— C’était pour aller vite, et parce que j’avais autre chose à dire. En réalité, ils aident à vivre quelques modestes et sérieux travailleurs que leurs ouvrages n’enrichissent pas, dans le domaine de l’histoire, même littéraire, et de la morale. Pour ceux de pure littérature, il n’en va pas tout à fait ainsi, par cette raison sans doute qu’il y en a trop, et que l’attention s’y égare. Peut-être aussi parce que, agissant, comme je l’ai dit, à la manière d’un frein, l’Académie suit de loin le goût du public et les tendances des auteurs, au lieu de les provoquer.
— Mais il y a aussi les prix de vertu, les prix d’encouragement aux familles nombreuses, que sais-je encore !
— Oui. Cela est, en principe, excellent. Toutefois je n’envisage pas sans une certaine inquiétude ce développement des attributions de l’Académie. Son budget est considérable, elle dispose d’une large fortune, qui va sans cesse en grandissant. Elle en fait, certes, le meilleur usage. Pourtant je redoute que, comme celle des congrégations, cette fortune ne finisse par susciter des convoitises administratives, encouragées par quelques éléments extrêmes de l’opinion publique.
— Et alors ?
— Alors, il y aura une crise de l’Académie, extérieure à elle, et peut-être intérieure.
— Vous le regretteriez ?
— Je l’avoue. L’Académie demeure, quoi qu’on puisse dire, une jolie plume au chapeau de la communauté française. Elle fait quelque bien, et nul mal. Elle est connue, du moins de nom, du dernier des paysans et des ouvriers. Elle est la preuve antique, et toujours vivante à leur regard, qu’il est chez nous d’autres puissances que celles de l’argent et de la politique. Cela n’est pas rien.
— Mais enfin, demanda Pamphile, est-il exact qu’il existe, à l’Académie, une droite et une gauche ?
— Il n’y a guère là qu’une apparence. La vérité est que, dans une compagnie qui se recrute par cooptation, il faut bien voter pour ou contre quelqu’un, et par conséquent former des groupes qui s’accordent chacun, un peu d’avance, sur le choix d’un candidat. Sinon le scrutin offrirait des résultats encore plus imprévus que ceux dont, parfois, s’étonne le public. Ce n’est que dans ce sens que l’on peut dire, parlant grossièrement, qu’il existe une droite et une gauche à l’Académie.
— Alors l’Académie ne fait pas de politique ?
— Certes non ! A quoi cela lui servirait-il ? Elle ne peut exercer, en cette matière, aucune action. Il faut se souvenir seulement que, depuis trois quarts de siècle, elle agit, ou prétend agir, à la manière d’un frein, comme je vous l’ai dit — ce qui tient un peu, sans doute, à l’âge moyen de ses membres, assez élevé, et à leurs origines sociales. C’est ainsi qu’elle tend ordinairement à l’opposition. Sous le second Empire, elle était libérale. Sous le régime actuel, elle est plutôt conservatrice.
« Je souhaiterais vous faire observer que, du temps du second Empire, son attitude prenait une certaine importance politique, du fait que les discours de ses membres étaient une des rares manifestations d’opinion qui parvinssent aux Français. Les délibérations mêmes du corps législatif n’étaient pas publiques. Mais aujourd’hui que tout le monde peut dire n’importe quoi à l’occasion de n’importe quoi et au sujet de n’importe qui, un discours académique demeure, dans tous les sens du terme, « académique », et voilà tout. A peine s’émeut-on légèrement quand un immortel qualifie le coup d’État du 2 décembre « d’opération de police un peu rude ».
« Pour en revenir aux élections à l’Académie, et à cette fameuse division en droite et en gauche, il est à noter que, dans les moments mêmes où les augures déclarent gravement que la majorité appartient à la droite, cela n’empêche jamais un candidat passant pour être « de gauche » d’être élu ; et réciproquement. C’est que les relations personnelles entre un candidat et ses électeurs, et aussi la prise en considération sérieuse de ses titres, jouent au bout du compte un plus grand rôle que cette prétendue division politique. Seulement…
— Seulement quoi ?
— Pamphile, avez-vous remarqué qu’il est souvent beaucoup plus aisé, surtout avec le scrutin uninominal, de prévoir le résultat d’une élection au suffrage universel que d’une élection au suffrage restreint — d’un député que d’un sénateur ? C’est que, plus le corps électoral est réduit, et plus les possibilités de combinaisons, plus les tractations, secrètes ou avouées, sont nombreuses. C’est ce qui se passe, malgré le secours de l’Esprit Saint, pour l’élection d’un pape. C’est ce qui arrive aussi quelquefois aux élections académiques pour certains fauteuils.
— Et cela est décevant pour la galerie !
— Rassurez-vous. Si le candidat battu est académisable, il aura bientôt sa revanche.
— Mais qu’est-ce qu’un candidat véritablement académisable ?
— Ah ! vous m’en demandez trop !… On est académisable pour des titres non littéraires, un rang distingué dans l’armée, la diplomatie, l’Église, la politique. On n’est pas académisable, même si l’on est un écrivain, un historien, un philosophe de valeur, sans une certaine « tenue » mondaine, ou tout au moins bourgeoise… Verlaine n’était pas académisable, et M. Jean Aicard l’était… Encore une fois l’Académie est un cercle : on ne doit pas donner à craindre par ses mœurs, ses fréquentations, son caractère, que l’on compromettra, aux yeux du vulgaire, la réputation du cercle.
— Vous venez de me dire que les fonctions d’homme politique rendent académisable. Le public s’en étonne.
— Il en fut toujours ainsi. C’est une vieille tradition. Il peut arriver seulement que, à de certains instants, il y ait trop d’hommes politiques à l’Académie. Mais c’est que celle-ci, comme tous les autres corps électoraux, est sujette à des engouements…
« Par ailleurs, il est des candidats non académisables qui sont malgré tout candidats. Il en est dont on s’amuse. Il en est aussi de charmants. Je veux, demain, que vous fassiez la connaissance de mon ami Covielle : il est candidat, par principe, à tous les fauteuils vacants.
— Il n’est jamais entré dans ma pensée, nous dit Covielle, même au cas où je devrais vivre plus longtemps qu’Arganthonius, roi de Gadar, lequel, au dire de Pline l’Ancien, vit briller l’aurore de sa cent quatre-vingtième année, que je serais véritablement un jour de l’Académie. Je me présente infatigablement : ce qui n’est pas du tout la même chose.
« Je me présente parce que j’ai fait une découverte. C’est que les membres de l’Académie Française sont les seuls humains, en France, chez lesquels on puisse pénétrer, sur simple lettre d’audience, sans avoir jamais eu l’honneur de leur avoir été présenté ! Quand on n’a pas de relations, ou bien uniquement, comme moi, des relations ennuyeuses, c’est un avantage inappréciable. Une tradition bienveillante, ancienne et généreuse, veut qu’ils ne puissent refuser d’accueillir aucun candidat. J’imagine pourtant que ces immortels sont aussi occupés que les ordinaires mortels ; tout le monde, de notre temps, a quelque chose à faire, les minutes sont comptées. Cependant je crois qu’il est sans exemple qu’un académicien ait jamais refusé le quart d’heure d’usage à n’importe quel candidat, même au candidat que je suis : cela est admirable et touchant.
« Il ne saurait y avoir façon plus agréable d’employer son temps. Il doit y avoir un art de recevoir les impétrants à l’Académie qui s’apprend peu à peu, et dont les principes se sont transmis, tendant à la perfection, pendant quatre cents ans. Aucun de ceux que j’ai vus ne m’a promis sa voix. Ils sont incapables d’une telle erreur de goût, dérisoire et grossière. Ils m’ont fait savoir, au contraire, qu’ils ne me l’accorderaient point. Mais avec quel souci des nuances, quelle courtoisie ! Depuis que je suis né, je n’avais entendu dire si grand bien de moi ; même il ne m’est jamais arrivé d’en penser autant.
« Je ne serai jamais de l’Académie. Je n’ai jamais nourri cette illusion. Mais j’en viens parfois à songer que c’est dommage : parce que, si j’en étais, une grâce particulière descendrait peut-être sur ma tête, qui me prêterait le talent d’inspirer un si subtil et délicat plaisir en vous disant « non ». Les femmes elles-mêmes ne le possèdent pas à ce point. Ajoutez à cela qu’après vous avoir parlé de vous, de façon si flatteuse, on vous parle quelquefois des autres — des autres candidats. On ne vous en dit jamais de mal : cela serait contraire aux principes. Mais on ne vous en dit pas de bien ; on y met une gentille malice. Et puis, cinq minutes encore, on vous parle d’autre chose, et l’on vous en parle d’une manière divine. J’ai trouvé là ce que j’ai souhaité toute ma vie, et ce qui, toute ma vie, m’avait manqué, une conversation.
« Je crois me souvenir que vous écrivez dans les journaux. Je vous supplie de ne point rapporter ces confidences : trop de gens après cela voudraient être candidats, et je répugne à imposer ce surcroît de charges à ceux dont je garde un si reconnaissant souvenir. Ce serait, vous l’estimerez sûrement comme moi, mal payer l’agrément si rare dont j’ai joui. Je préfère d’ailleurs, par pur égoïsme, garder pour moi ce secret délicieux, et en user.
« Car je veux être candidat à l’Académie jusqu’à ma mort. J’y suis fermement décidé ; cette vocation s’est révélée à mon esprit et à mon cœur. Réfléchissez qu’il y a toujours de trente à trente-cinq visites à faire, chaque fois — quatre cent vingt-cinq minutes de cette causerie d’où l’on sort rasséréné, avec l’impression qu’on est quelqu’un. Pour retomber dans la plate réalité, pour recommencer à se juger à sa mince valeur, il faut se retrouver avec des gens qui ne sont pas académiciens, tels que vous. Tandis que là, même les regards, ô miracle, même les regards ne vous découragent point.
« Je vais vous avouer une chose : même si je pouvais être de l’Académie, je ne le voudrais pas, afin d’avoir l’occasion de me représenter. Et je compte recommencer toutes les fois que l’occasion s’en offrira. Ce sera désormais ma carrière. »
Pamphile vient de publier son premier roman. Il est à cette heure le poulain, ou l’un des poulains, d’un éditeur actif ; il sait, à vingt-quatre ans, soigner ses intérêts d’écrivain avec une intelligence et un bonheur qui m’émerveillent, en me choquant un peu ; il collabore à quelques-unes de ces revues où les jeunes gens d’aujourd’hui s’appliquent à couvrir des apparences d’une intellectualité grave un lyrisme sous-jacent, peut-être plus amoral et individualiste encore que celui des générations précédentes — toutefois aristocratique et anti-démocratique. Enfin il s’efforce d’être de son temps. C’est bien naturel, je ne songe pas un instant à le lui reprocher.
J’ai lu son ouvrage avec curiosité, et aussi avec intérêt. Un intérêt véritable, je vous assure. D’abord ce n’est pas ça du tout que j’aurais écrit, je n’y aurais jamais pensé. C’est bien quelque chose. S’il faisait ce que j’ai fait, à quoi servirait-il qu’il eût pris la plume ? Son roman n’est nullement à mettre de côté, encore qu’il ne soit pas entièrement satisfaisant. Il est imparfaitement composé, il montre, à côté de trouvailles, d’expressions neuves et ingénieuses, des faiblesses singulières, une méconnaissance parfois inquiétante du génie de la langue. Il unit, dans un mauvais mariage, ainsi que l’a déjà marqué M. Robert Lejeune au sujet de quelques-uns de ses contemporains émules, « au style à images vives et incohérentes, très mauvais pour les yeux fatigués, le style en sauts de carpe, où des tronçons de phrases se tordent, se retournent, échantillons de toutes les inversions, ellipses, anacoluthes, possibles en français ».
Ce qui me paraît plus inquiétant encore, c’est qu’il emploie les mots à contresens, ou tout au moins de façon fort plate, parce qu’il ignore leur origine et leur histoire, qu’il ne connaît point l’art de leur rendre leur fraîcheur et leur jeunesse en les allant retremper à ces sources. Nous sommes en vérité à une époque où, en toute occurrence, la monnaie de papier, dont la valeur change à chaque instant, a remplacé l’étalon d’or.
Tout cela me gêne. Tout cela me donne le sentiment d’une chose qui n’est pas faite pour durer, d’une œuvre qui n’a pas le souci d’être un chef-d’œuvre, mais seulement un objet de consommation immédiate — le sentiment, enfin, de « la mode » remplaçant « l’art ». C’est fait pour cette année-ci, non pour l’éternité. Ça n’est pas en bronze ni en marbre, mais en soie légère.
Et pourtant c’est plein de qualités ! D’abord cela constitue, sur notre époque, un précieux document. C’est vu avec des yeux de sauvage qui parle comme il voit. Cela révèle des tas de choses que je n’aurais su ni discerner ni décrire avec mes vieux outils, ces outils d’un si bon métal, et dont la trempe a résisté aux siècles. C’est assez creux dans l’invention générale, et d’une construction lâche, mais si riche dans l’observation du détail, de « l’accident ». Et c’est l’accident qui fait la réalité. Et puis, c’est amusant ! Il n’y a pas à dire, c’est amusant ! Peut-être seulement comme la dernière création d’un grand couturier, non pas d’un grand sculpteur ni d’un grand peintre. Mais c’est toujours ça. Et j’y sens davantage la manifestation directe d’un tempérament, malgré l’insuffisance de la technique, peut-être même à cause de cette insuffisance comme chez beaucoup de peintres de nos jours.
Enfin, chose curieuse, les ouvrages mêmes de ceux qui s’affirment, avec le plus d’assurance, anti-romantiques, semblent bien souvent beaucoup plus anti-classiques qu’anti-romantiques. Je veux dire qu’on n’y rencontre guère le souci de la mesure et de la composition. Marcel Proust lui-même est un écrivain rare et remarquable. Mais si, comme on le voulait aux époques classiques — et du reste comme le voulaient encore les grands romantiques, — l’art consiste dans le choix, où est l’art, dans cette prose qui veut tout dire, et ne choisit rien ? Pourtant elle en a. Mais ce n’est pas celui-ci.
Autre caractère à signaler. Cette littérature de jeunes, singulièrement intelligente, manque singulièrement de jeunesse et d’ingénuité. Souvent d’humanité. Ce sont des qualités qu’on rencontre toutefois dans le Nono de Gaston Roupnel, dans la Nêne de Pérochon. Mais c’est justement peut-être parce que ces œuvres en manifestent qu’elles paraissent discutables, qu’elles n’ont pas, dans notre France contemporaine, la place qu’on leur accorderait ailleurs, en Angleterre par exemple. Le courant ne se dirige pas de ce côté.
C’est par cette recherche, excessive parfois, et comme « cocaïnique » de l’intelligence, et par ce défaut d’ingénuité, que les tendances de notre littérature contemporaine diffèrent en effet de celles de la littérature contemporaine anglo-saxonne ; et c’est, j’imagine, pour cette cause qu’elle a tant de peine, malgré tous ses efforts, à paraître une littérature « d’action ». Elle a parfois une propension malheureuse à confondre le roman d’action et le roman d’aventures.
Il serait assez facile de démontrer que c’est juste le contraire.
Mais, d’un point de vue tout extérieur, qui n’est point cependant sans signification, ces deux littératures, l’anglaise et la française, offrent de nos jours une apparence commune : l’abondance de la production.
Cela vient d’abord de ce que, dans les deux pays, la « demande » est très supérieure à ce qu’elle était il y a un demi-siècle. Beaucoup plus de personnes ont appris à lire, et lisent en effet. En même temps les classes qui ont, assez récemment, appris à lire, bénéficient de plus gros salaires et de plus de loisirs. Dans les deux pays ce progrès de l’instruction générale, et ces loisirs, sont le fruit du développement des institutions démocratiques. Il ne semble pas, en France du moins, que tous les écrivains en témoignent à celles-ci une égale gratitude.
Mais il n’y a pas que cet accroissement du nombre des lecteurs. Il y a aussi augmentation du nombre des auteurs.
Dans les pays anglo-saxons ceux-ci, depuis longtemps, ne se recrutaient pas uniquement dans la peu nombreuse aristocratie qui a passé par les établissements secondaires de Harrow, d’Eton, de Rugby ou de Windsor, par les grandes universités de Cambridge et d’Oxford ; ou aux États-Unis, dans les écoles analogues. Ils venaient d’un peu partout : témoin Kipling, Wells, Conrad, Jack London, Mark Twain et tant d’autres.
Notre belle langue écrite, depuis quatre siècles, est une plante de culture intensive, qui n’a pu croître que sur le terrain des études classiques, et, par suite, jusqu’à l’époque actuelle, à la faveur d’un enseignement secondaire fondé sur la connaissance plus ou moins approfondie — plutôt moins que plus — des langues anciennes. Cet enseignement n’était donné qu’aux enfants de la bourgeoisie. C’est lui qui formait presque tous nos écrivains. On compterait sur les doigts d’une seule main ceux qui, au XIXe siècle, et même au XXe siècle, ne sont point sortis d’un lycée, d’un collège — ou d’un séminaire. Tout cela, je l’ai déjà signalé au début de ce petit livre.
Cependant supputez la population de ces établissements d’enseignement secondaire en 1850 et de nos jours : en trois quarts de siècle, elle a triplé. Cela tient à deux causes : il y a plus de familles en état de faire donner cet enseignement à leurs enfants ; et il y a, en raison des sollicitudes du régime, plus de bourses accordées à des enfants pauvres. La concurrence des établissements religieux élargit encore le chiffre de cette population.
Il est clair, que, si l’on apprend à écrire à un plus grand nombre de jeunes gens, il y en aura aussi un plus grand nombre qui écriront. Il existe donc en somme, de nos jours, plus d’hommes de lettres, pour la même raison qu’il y a plus d’avocats, de médecins et d’ingénieurs.
Il faut ajouter à cela que l’enseignement primaire, par ses écoles normales, a créé une culture primaire supérieure, qui a produit elle-même quelques écrivains, et de mérite : tel ce Pergaud, dont la guerre nous a privés.
C’est donc une floraison extrêmement drue à laquelle nous assistons. Elle donne des fleurs de toutes sortes, qui n’ont pas toutes le même parfum, ni le même éclat, ni la même rareté. On en discerne toutefois appartenant à des espèces neuves, encore non classées, et dont un botaniste dirait, à tout le moins, qu’on en pourrait tirer quelque chose en la cultivant, car l’impression générale est celle-ci :
Beaucoup d’œuvres, plus qu’auparavant, montrent une personnalité forte, des mérites d’ordres divers, annonçant, en quelque mesure, un renouveau. Fort peu — peut-être moins qu’auparavant — qui soient entièrement satisfaisantes, offrent un caractère définitif… On dirait de la littérature d’une démocratie qui s’aristocratise.
CHAPITRE I. | |
CONSULTATION | |
CHAPITRE II. | |
LES DÉBUTS DE PAMPHILE | |
CHAPITRE III. | |
L’AMATEUR | |
CHAPITRE IV. | |
LA PROFESSION « SECONDE » | |
CHAPITRE V. | |
PREMIERS ESSAIS, PREMIERS ÉCHECS | |
CHAPITRE VI. | |
EXPÉRIENCES PERSONNELLES | |
CHAPITRE VII. | |
LE CONTE | |
CHAPITRE VIII. | |
DU JOURNALISME | |
CHAPITRE IX. | |
TYPES DE JOURNALISTES | |
CHAPITRE X. | |
POLÉMIQUES LITTÉRAIRES CONTEMPORAINES | |
CHAPITRE XI. | |
UNE OPINION POLITIQUE POUR L’ÉCRIVAIN | |
CHAPITRE XII. | |
ESPOIRS ET REGRETS | |
CHAPITRE XIII. | |
VACHES GRASSES ET VACHES MAIGRES | |
CHAPITRE XIV. | |
PUBLICITÉ LITTÉRAIRE | |
CHAPITRE XV. | |
LA CRITIQUE | |
CHAPITRE XVI. | |
PRIX LITTÉRAIRES | |
CHAPITRE XVII. | |
L’ÉCRIVAIN ET L’ARGENT | |
CHAPITRE XVIII. | |
LE MARIAGE DE L’ÉCRIVAIN. L’ÉCRIVAINE | |
CHAPITRE XIX. | |
SALONS LITTÉRAIRES | |
CHAPITRE XX. | |
L’ÉCRIVAIN ET L’ACADÉMIE | |
CHAPITRE XXI. | |
OÙ L’ON VA… |
IMPRIMERIE CRÉTÉ
CORBEIL (S.-ET-O.)
5527-25