Title: Le duel
roman
Author: A. I. Kuprin
Translator: Henri Mongault
Release date: July 29, 2023 [eBook #71294]
Language: French
Original publication: France: Bossard
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
ALEXANDRE KOUPRINE
ROMAN
TRADUIT DU RUSSE
PAR
HENRI MONGAULT
Avec une Postface écrite spécialement
pour cette édition et une Préface du Traducteur
ORNÉ D’UN PORTRAIT DE L’AUTEUR
Traduction intégrale et autorisée
ÉDITIONS BOSSARD
43, RUE MADAME, 43
PARIS
1922
Alexandre Kouprine
En 1909, lors des fêtes du centenaire de Gogol, j’eus l’honneur d’être reçu à Moscou par Melchior de Vogüé. La conversation vint à tomber sur la nouvelle littérature russe. « Je me fais vieux et ne lis plus guère, me dit l’éminent critique — il devait mourir l’année suivante — ; cependant, pour charmer les loisirs du monotone voyage de la frontière allemande à Moscou, j’ai acheté un livre qui m’a produit une très vive impression. Ou je me trompe fort, ou une nouvelle étoile se lève au firmament des lettres russes. » Et il me tendit le roman, dont, aujourd’hui, la traduction intégrale est offerte au public français.
Alexandre Ivanovitch Kouprine est né en 1870 à Narovtchate, petite ville du gouvernement de Penza, où son père occupait un modeste emploi de fonctionnaire. Sa mère, née princesse Kalountchakov, appartenait à une famille tatare, très ancienne, mais appauvrie dès le règne de Pierre le Grand. Il perdit son père à trois ans. La famille vint habiter Moscou, où Kouprine passa son enfance. Il y fut élevé, d’abord au Corps des Cadets, puis à l’École Militaire Alexandre, dont les élèves devaient, en octobre 1917, se battre héroïquement pendant une semaine contre les insurgés bolchevistes. En 1890 il fut nommé sous-lieutenant au 46e de ligne, dit régiment du Dnièpre, qui tenait garnison à Proskourov, sordide bourgade de Petite-Russie, dont le Duel évoque l’incommensurable ennui. Quatre ans après, il démissionnait. Il avoue avoir regretté plus d’une fois par la suite que « le mirage de la gloire ait vaincu en lui l’esprit de corps », surtout lorsque le 46e se fut couvert de gloire pendant la grande guerre. Ce régiment fit, en effet, partie de la division, qui, laissée en arrière-garde pour couvrir la retraite des Carpathes en 1916, se défendit à coups de pierres, faute de cartouches !
Mais M. Kouprine ne pouvait plus résister aux appels tentateurs du démon littéraire, dont il était, depuis longtemps, possédé. Dès 1889, en effet, encore élève de l’École Militaire, il avait fait paraître dans un journal illustré de Moscou sa première nouvelle, ce qui lui valut une punition disciplinaire, pour n’avoir pas demandé à ses chefs l’autorisation de la publier. Il a raconté l’aventure avec beaucoup d’humour (Mon Premier-né). Cependant, à sa sortie du régiment, il ne s’adonna pas tout d’abord exclusivement aux lettres ; mais, doué d’un talent profondément réaliste, il voulut connaître l’immense Russie avant de la décrire. Il se jeta dans le tourbillon de la vie et, pendant quelques années, exerça maintes professions. Plutôt par curiosité que par besoin, il fut successivement journaliste, correcteur d’imprimerie, instituteur, choriste, acteur, géomètre, agriculteur, etc… Ces divers avatars ont laissé des traces dans ses ouvrages, où passent, extraordinairement vivants, une multitude de types que cette existence mouvementée lui permit d’étudier. Son œuvre plonge ses racines jusqu’au tuf même de la vie.
Cependant ses premières nouvelles attiraient sur lui l’attention du public : en 1900 il se consacrait définitivement à la carrière littéraire. Bientôt son roman Le Duel, publié pendant la guerre russo-japonaise (1904), et dans lequel on voulut — bien à tort — voir surtout un réquisitoire, lui valut la célébrité. En réalité, cette œuvre renfermait, dans le cadre d’une étude de mœurs militaires, une curieuse analyse psychologique, qui fait parfois songer à Stendhal.
Depuis lors, M. Kouprine devint un des écrivains les plus lus et les plus aimés du public russe et ses œuvres furent traduites dans toutes les langues de l’Europe.
Un second roman, La Fosse (1912), où il développait le thème magistralement esquissé dans la Maison Tellier, établissait définitivement sa renommée auprès du grand public, tandis qu’une belle évocation biblique, La Sulamite (1909), — une des rares œuvres russes où se ressente l’influence du Titan Flaubert — la consacrait parmi les lettrés. Une récente réédition de ce poème de pourpre et d’or donnait occasion au grand poète Balmont de le saluer comme une des pages les plus parfaites de la langue russe et de le comparer à « un cheval fougueux, un vin généreux, ou encore à une fleur somptueuse, baignée par le soleil estival, alors que la chaleur est encore ardente, mais que se devinent déjà d’angoissantes taches rouges parmi l’émeraude des feuilles ».
Cet hymne triomphal à l’amour et à la mort trouvait dans le Bracelet de Grenats (1912) un beau pendant moderne, moins coloré, mais peut-être plus angoissant, parce que plus près de nous.
C’est en effet dans la nouvelle de mœurs et le conte qu’excelle principalement M. Kouprine. Il a atteint en ce genre une maîtrise telle qu’on peut l’appeler le Maupassant russe, mais un Maupassant moins distant, moins cruel, plus sensible à la pitié et à la douleur humaines. Il s’intéresse à toutes les manifestations de la vie. Ses récits nous mènent dans toutes les parties de la vaste Russie — avec toutefois une prédilection marquée pour la Russie occidentale et méridionale — et font défiler devant nous des représentants de tous les mondes : aristocrates (Le Bracelet de Grenats) ; hommes d’affaires (Moloch) ; officiers (L’Enseigne de Ligne) ; soldats (La Relève de Nuit) ; juifs (La Juive, La Noce) ; marins (Gambrinus) ; paysans d’Ukraine (Au Fond des Forêts) ; pêcheurs de Crimée (Les Lestrigons) ; petits fonctionnaires (Menuaille) ; acteurs (Comment je devins Acteur, Au Cirque) ; journalistes, etc… Les gens en marge de la société ont une large place en cette galerie si variée : espions (Le Capitaine Rybnikov) ; contrebandiers (Un Lâche) ; voleurs (Les Voleurs de Chevaux) ; filous (Le Disciple) ; sorcières (Olessia, — une Petite Fadette ukrainienne) ; prostituées. En fait, c’est aux petites gens, aux humbles, aux déshérités que vont ses sympathies. Celles-ci ne sont d’ailleurs jamais exprimées avec fracas, comme par exemple chez Gorki ; l’émotion n’est sollicitée par aucun artifice et sort tout entière du récit mené le plus souvent d’après la pure formule classique : action ramassée, étudiée dans sa crise. Parfois même c’est dans la demi-teinte que Kouprine obtient ses effets les plus poignants : dans ce sens le court récit intitulé En Famille et qu’admirait tant Tolstoï, est un véritable chef-d’œuvre.
Kouprine adore les enfants, pour qui il a écrit des contes ravissants (Le Caniche Blanc), les bêtes, qu’il a étudiées avec la même profondeur psychologique que leurs frères humains (Émeraude), la chasse, dont il nous donne de savoureuses descriptions (La Chasse aux Tétras), la nature, qu’il dépeint dans toute son œuvre avec une chaude richesse de tons. Il se plaît à séjourner à la campagne, avec ses chiens, parmi les fleurs, et préfère qu’on le complimente de ses succès d’horticulteur que de ses triomphes d’écrivain. Bon vivant, joyeux convive, il sait rire, don bien rare chez ses compatriotes ; et c’est pourquoi certaines de ses nouvelles (La Rougeole, Le Foudre, Comment je devins Acteur) sont si franchement amusantes.
Depuis quelque temps, M. Kouprine se sent attiré vers la nouvelle scientifique (Le Soleil Liquide), et écrit en ce moment un roman sur les débuts de l’aviation. L’occultisme l’a même tenté, et dans l’une de ses dernières œuvres (L’Étoile de Salomon), il s’est essayé à montrer combien apparaît indécise la limite qui sépare le rêve de la réalité[1].
[1] Un premier spicilège de ces nouvelles paraîtra incessamment aux Éditions Bossard.
Acuité de l’observation, ingéniosité de l’imagination, science de la composition, amour profond de la nature, haute conception de l’art, pitié simple et sans affectation, humour, franche gaieté, telles sont les qualités dominantes, grâce auxquelles M. Kouprine est si parfaitement accessible au public français. Enfin bien qu’il ne se départe jamais d’un strict objectivisme, une cordialité particulière, charmante, prenante, donne le ton à toute son œuvre. Peut-être apparaîtra-t-elle à travers les imperfections de la traduction.
H. M.
L’exercice du soir de la 6e compagnie tirait à sa fin ; les officiers subalternes regardaient leurs montres de plus en plus fréquemment et avec une impatience croissante. La compagnie s’initiait à la pratique du service de place. Les soldats étaient disséminés sur tout le terrain d’exercices : le long des peupliers bordant la route, à côté des appareils de gymnastique, devant les portes de l’école régimentaire, auprès des chevalets de pointage. Ils étaient supposés de faction devant une poudrière, devant le drapeau, devant un corps de garde, auprès de la caisse du régiment. Les caporaux de pose circulaient entre ces pseudo-postes et plaçaient les sentinelles ; on faisait la relève de la garde ; les sous-officiers inspectaient les postes et s’assuraient si leurs hommes connaissaient bien la consigne, en cherchant, tantôt à prendre par ruse le fusil aux sentinelles, tantôt à les obliger à quitter leur faction, tantôt à leur remettre en garde un objet quelconque, généralement leur propre casquette. Les anciens soldats, qui connaissaient mieux cette casuistique facétieuse, répondaient, dans ces différents cas, sur un ton des plus rébarbatifs : « Au large ! Je n’ai le droit de donner mon fusil à personne, sauf si j’en reçois l’ordre de Sa Majesté l’Empereur lui-même. » Mais les jeunes soldats s’embrouillaient. Ils ne savaient pas encore discerner les plaisanteries, les exemples, des véritables exigences du service, et ils passaient d’un extrême à l’autre.
— Khliebnikov ! diable de maladroit, criait le petit caporal Chapovalenko, alerte et rondelet, — et le timbre de sa voix indiquait qu’il souffrait, en sa qualité de gradé, de la maladresse de son subordonné, — combien de fois t’ai-je dit ce que tu avais à faire, imbécile ! De qui sont les ordres que tu viens d’exécuter ? Est-ce de celui que tu as arrêté ? Que le diable te… Réponds, pourquoi as-tu été mis en faction ?
Au troisième peloton il se produisit un incident sérieux. Le jeune soldat Moukhamedjinov, un Tatare, qui comprenait et parlait à peine le russe, était absolument déconcerté par les facéties de ses chefs — le réel et l’imaginaire. Il entra soudain en fureur, croisa la baïonnette et répondait à toutes les exhortations et à tous les ordres ces seuls mots péremptoires :
— Je vous embroche.
— Arrête, imbécile…, tâchait de lui faire entendre raison le sous-officier Bobylev. Tu sais bien qui je suis ? Je suis ton chef de poste ; par conséquent…
— Je vous embroche ! cria le Tatare d’un air effaré et méchant, les yeux injectés de sang et menaçant nerveusement de sa baïonnette quiconque l’approchait. Autour de lui avaient formé le cercle un certain nombre de soldats enchantés de cet incident comique qui leur permettait de se reposer une minute pendant leur fastidieux exercice.
Le commandant de la compagnie, capitaine Sliva, alla se rendre compte de ce qui se passait. Tandis qu’il gagnait d’un pas nonchalant, courbé et traînant les jambes, l’autre extrémité du terrain d’exercices, les officiers subalternes se réunissaient pour bavarder et fumer. Ils étaient trois : le lieutenant Vietkine, garçon de trente-trois ans, chauve, portant moustache, bon vivant, beau parleur, gai chanteur et franc ivrogne ; le sous-lieutenant Romachov, qui n’avait pas deux ans de présence au régiment, et le sous-enseigne Lbov, svelte et pétulant gamin aux yeux malicieux, caressants et bêtas, avec un éternel sourire sur des lèvres épaisses et naïves, et qui semblait tout farci de vieilles anecdotes de garnison.
— Quelle cochonnerie ! dit Vietkine, en jetant un coup d’œil sur sa montre en maillechort dont il referma rageusement le couvercle. Pourquoi diable retient-il la compagnie si longtemps ? Idiot !
— Mais si vous lui expliquiez cela à lui-même, Pavel Pavlytch ? conseilla Lbov d’un air futé.
— Eh diable ! allez le lui expliquer vous-même… Ce qu’il y a de certain, c’est que tout cela est inutile. Ils se démènent toujours avant les inspections. Ils font du zèle. Ils agacent le soldat, le tourmentent, le font tourner en Turc, et à l’inspection il restera planté comme une souche. Vous connaissez cette histoire de deux commandants de compagnie qui se disputaient pour savoir lequel de deux soldats appartenant respectivement à leurs unités mangerait le plus de pain. Ils choisirent deux gloutons réputés. L’enjeu du pari était important : une centaine de roubles, je crois. L’un des deux soldats mangea sept livres de pain et en resta là ; il ne pouvait plus en avaler davantage. Le capitaine s’en prit sur-le-champ au sergent-major : « Dis donc, toi, espèce de…, tu m’as fourré dedans ? » Le sergent-major, fixant les yeux, répondit : « Je ne puis savoir, Votre Haute Noblesse, ce qui lui est arrivé. Ce matin, nous avons fait une répétition, il a bouffé huit livres en une seule séance. » Il en est de même de nos hommes… Ils répètent d’une façon stupide, et lors de l’inspection ils resteront cois.
— Hier… (Lbov éclata soudain de rire) hier, lorsque les exercices étaient déjà finis dans toutes les compagnies, je rentrais chez moi vers huit heures, il faisait complètement nuit. Je vis qu’à la 11e compagnie on faisait une théorie sur les sonneries. Les hommes psalmodiaient en chœur : « Poin-tez ! à hauteur de la poitrine ti-rez ! » Je dis au lieutenant Androussévitch : « Pourquoi fait-on encore chez vous pareille musique ? » Il me répondit : « Nous sommes comme les chiens, nous aboyons à la lune. »
— Tout m’embête ! Zut ! bâilla Vietkine. Tiens, quel est ce cavalier ? C’est Bek, il me semble ?
— Mais oui, c’est Bek-Agamalov, confirma Lbov qui avait la vue perçante. Comme il se tient à cheval !
— Très bien, acquiesça Romachov. A mon avis il monte mieux que n’importe quel officier de cavalerie. Ho ! ho ! ho ! son cheval se met à danser. Bek fait des manières.
Sur la route passait lentement à cheval un officier en gants blancs et en uniforme d’adjudant-major. Il montait un grand et long alezan avec une queue courte, à l’anglaise. Le cheval s’échauffait, secouait avec impatience son cou rassemblé par le mors et faisait de fréquents changements de pieds.
— Pavel Pavlytch, Bek est-il vraiment Tcherkesse ? demanda Romachov à Vietkine.
— Je crois que oui. Parfois en effet on voit des Arméniens se faire passer pour des Tcherkesses et des Lezghiens ; mais Bek, il me semble, n’est pas menteur. Non, mais regardez comme il se tient à cheval !
— Attendez, je vais l’appeler, dit Lbov.
Il se fit un porte-voix de ses mains et cria d’une voix étouffée pour n’être pas entendu du commandant de compagnie.
— Lieutenant Agamalov ! Bek !
Le cavalier entendit l’appel, tira les rênes de sa monture, s’arrêta une seconde et regarda à droite. Puis, faisant tourner son cheval de ce côté et se courbant légèrement sur sa selle, il sauta avec souplesse le fossé et se dirigea au petit galop vers les officiers.
Il était d’une taille inférieure à la moyenne, maigre, bien musclé et très vigoureux. Son visage, au front fuyant, au nez fin et busqué, aux lèvres fortes et décidées, était mâle et beau et n’avait pas encore perdu la pâleur caractéristique de l’Orient, pâleur à la fois mate et basanée.
— Bonjour, Bek, dit Vietkine. Devant qui paradais-tu là-bas ? Devant des demoiselles ?
Bek-Agamalov serra la main à chacun des officiers, en se penchant négligemment. Il sourit et ses dents blanches et serrées parurent jeter un éclat de lumière sur tout le bas de son visage et sur ses petites moustaches noires bien soignées.
— Deux jolies petites Juives se promenaient là-bas. Mais que m’importe ! Je n’y fais pas attention.
— Nous savons que vous jouez aux dames d’une manière pitoyable ! dit Vietkine en secouant ironiquement la tête.
— Écoutez, Messieurs, — commença Lbov en riant d’avance de ce qu’il allait dire. Vous savez que le général Dokhtourov a dit des officiers d’ordonnance d’infanterie — tu entends, Bek, c’est à toi que ce discours s’adresse — que c’étaient les plus hardis cavaliers du monde…
— Ne blague pas, fendrik[2], interrompit Bek-Agamalov, en poussant son cheval d’une pression de bottes et faisant mine de foncer sur le sous-enseigne.
[2] De l’allemand fæhndrich (enseigne). Appellation ironique, quelque peu méprisante des praporchtchiki (enseignes), elle est même parfois donnée à d’autres jeunes officiers d’un grade plus élevé. — H. M.
— Parole d’honneur ! Ce ne sont pas des chevaux qu’ils ont, prétendait Dokhtourov, mais des guitares, des armoires, des bêtes poussives, boiteuses, borgnes, fourbues. Et pourtant, dès qu’ils reçoivent un ordre, ils partent à fond de train et lâchant les rênes, abandonnant les étriers, perdant leur casquette, franchissent au grand galop tous les obstacles, palissades, ravins ou fourrés. Oui, ce sont d’intrépides cavaliers !
— Qu’y a-t-il de neuf, Bek ? — interrogea Vietkine.
— Ce qu’il y a de neuf ? Rien, si ce n’est que je viens de voir le colonel attraper le lieutenant-colonel Lekh au mess des officiers. Il s’est emporté à tel point contre lui qu’on l’entendait sur la place de l’Église. Lekh était ivre comme une grive ; il ne pouvait dire ni papa ni maman. Il restait cloué sur place et chancelait, les mains derrière le dos. Mais Choulgovitch rugissait : « Quand vous parlez à votre colonel, veuillez ne pas garder les mains sur votre derrière ! » Et il y avait là des domestiques.
— Bien vissé, dit Vietkine, dans un sourire mi-ironique, mi-approbatif. A la 4e compagnie, il criait, dit-on, hier : « Pourquoi me fichez-vous le règlement sous le nez ? C’est moi qui suis le règlement pour vous, et pas de réplique ! je suis ici le Tsar et Dieu ! »
De nouveau Lbov se mit soudain à rire de ses propres pensées.
— Encore une chose, messieurs, l’adjudant-major du …e régiment a eu une histoire…
— Muselez-vous, Lbov, lui déclara sérieusement Vietkine. Qu’est-ce qui vous prend aujourd’hui ?
— Il y a une autre nouvelle, continua Bek-Agamalov. — Il tourna de nouveau son cheval dans la direction de Lbov et fonça sur lui par manière de plaisanterie. La bête secoua la tête et s’ébroua en épandant de l’écume autour d’elle. — Il y a encore une nouvelle. Le colonel exige que dans toutes les compagnies les officiers s’exercent au maniement du sabre sur des mannequins. A la 9e compagnie il leur a flanqué une belle frousse. Il a fourré Épifanov aux arrêts parce que son sabre n’était pas aiguisé… N’aie donc pas peur, fendrik ! — s’emporta soudain Bek-Agamalov contre le sous-enseigne. Il faut bien que tu t’habitues. Tu seras aussi un jour officier d’ordonnance et tu auras à cheval la contenance d’un moineau rôti sur un plat.
— Eh ! espèce d’Asiatique ! Va te promener avec ta vieille haridelle, rétorqua Lbov, en repoussant le museau du cheval. — A propos, Bek, connais-tu l’histoire de cet officier d’ordonnance du …e régiment qui avait acheté un cheval de cirque ? Il le montait un jour de revue, la bête se mit à défiler devant le commandant en chef en dansant le pas d’Espagne, tu sais : en levant les pieds et en chaloupant. Finalement elle se précipita dans la compagnie de tête : tu vois d’ici la confusion, les cris, le désordre. Mais le cheval ne voulait rien savoir et continuait allégrement son pas d’Espagne. Alors Dragomirov se fit un porte-voix de ses mains — tiens, comme cela — et cria : « Lieutenant, veuillez filer à la même allure au corps de garde, pour 21 jours ; en avant ma-arche ! »
— Hé ! bêtises ! — fit Vietkine en se renfrognant. Écoute, Bek, ta nouvelle de l’exercice du sabre sur des mannequins est réellement une surprise pour nous. Qu’est-ce que cela signifie ? Alors il ne nous restera plus le moindre loisir ? D’ailleurs on nous a apporté hier ce monstre.
Il montra le milieu du terrain d’exercices où se dressait un mannequin en terre glaise humide, et qui avait une certaine ressemblance avec une silhouette humaine, mais était dépourvu de bras et de jambes.
— Et alors ? vous avez sabré ? demanda avec curiosité Bek-Agamalov. Romachov, vous n’avez pas essayé ?
— Pas encore.
— Moi non plus ! grommela Vietkine — qu’ai-je besoin de m’occuper de ces idioties ? d’ailleurs, je n’en ai pas le temps. De neuf heures du matin à six heures du soir, on est cloué ici. C’est à peine si on a le temps de bouffer et d’avaler un verre de vodka[3]. Dieu merci ! je n’entends pas être traité en gamin…
[3] Eau-de-vie. — H. M.
— Eh, bougre d’original, ne faut-il pas qu’un officier sache se servir de son sabre ?
— Et pourquoi, s’il vous plaît ? Pour la guerre ? Avec les armes à tir rapide d’aujourd’hui, on ne te laissera pas approcher à cent pas, à quoi diable te servira ton sabre ? Je ne suis pas un officier de cavalerie. En cas de besoin, je prendrai plutôt mon fusil et, avec la crosse, pan, pan, sur les caboches. C’est plus sûr.
— C’est bien, mais en temps de paix ? Peut-on prévoir ce qui peut arriver ? Une émeute, une insurrection, ou bien…
— Eh bien, quoi ? A quoi me servira mon sabre ? Je ne me livrerai pas à la sale besogne de fendre les têtes des gens ! « Compagnie… feu ! » et l’affaire est dans le sac…
Bek-Agamalov prit un air mécontent.
— Allons, tu dis toujours des sottises, Pavel Pavlytch. Réponds sérieusement. Tu es en promenade ou au théâtre, ou bien, par exemple, tu te trouves au restaurant et quelque pékin t’insulte, ou même — prenons un cas extrême — te donne un soufflet. Que feras-tu ?
Vietkine haussa les épaules et serra dédaigneusement les lèvres.
— Hum ! en premier lieu, aucun pékin ne me frappera, parce qu’on ne frappe que celui qui a peur d’être frappé. En second lieu… que ferai-je ? Je lui enverrai une balle de revolver.
— Et si tu as laissé ton revolver chez toi ? demanda Lbov.
— Hum, diable… alors j’irai le chercher… Ce n’est pas plus malin que cela. On avait un jour insulté un cornette dans un café-chantant ; il se fit conduire chez lui en fiacre, rapporta son revolver et tua deux pékins. Et voilà tout !…
Bek-Agamalov secoua la tête avec dépit.
— Je sais, j’en ai entendu parler. Toutefois, le conseil de guerre reconnut qu’il avait agi avec préméditation et le condamna. Qu’y a-t-il de bien là dedans ? Non, si quelqu’un m’insultait ou me frappait…
Il n’acheva pas la phrase, mais sa petite main qui tenait les rênes se referma si fortement qu’elle en trembla. Lbov fut soudain secoué d’un rire éclatant.
— Encore ! dit sévèrement Vietkine.
— Messieurs… je vous prie… ha, ha, ha ! Au régiment de M… Il y eut une histoire. Le sous-enseigne Kraouzé fit un scandale au club de la noblesse. Alors le maître d’hôtel l’empoigna par la patte d’épaule qu’il arracha presque complètement. Aussitôt Kraouzé sortit son revolver et… pan, dans la tête ! tué raide ! sur place. Un sale petit avocat intervint et sur lui aussi… pan ! Naturellement tout le monde se dispersa ; Kraouzé rentra tranquillement au camp et se dirigea du côté du drapeau, sur le front de bandière. La sentinelle cria : « Qui vive ! » — « Sous-enseigne Kraouzé, qui vient mourir sous les plis du drapeau ! » Il se coucha et se transperça le bras d’un coup de revolver. Il fut acquitté par le conseil de guerre.
— Fameux gaillard ! dit Bek-Agamalov.
La conversation commençait à rouler sur le thème favori des jeunes officiers, c’est-à-dire sur les vengeances tirées séance tenante, sans préméditation, meurtres qui restaient presque toujours impunis. Dans une toute petite ville, un cornette imberbe en état d’ivresse s’était jeté, le sabre à la main, au milieu d’un groupe d’Israélites qui célébraient la Pâque. A Kiev, un sous-lieutenant d’infanterie avait, dans une salle de danse, mortellement frappé de son sabre un étudiant qui l’avait heurté du coude au buffet. Dans certaine grande ville — autre que Moscou et Pétersbourg — un officier avait tué d’un coup de feu, « comme un chien », un civil qui, au restaurant, lui faisait remarquer que les gens bien élevés n’importunaient pas les dames qu’ils n’avaient pas l’honneur de connaître.
Romachov, qui, jusqu’alors, avait gardé le silence, rougit soudain de confusion, rajusta sans nécessité ses lunettes, toussota et se mêla à la conversation.
— Messieurs, voici ce que, de mon côté, je crois devoir ajouter : quand il s’agit d’un maître-d’hôtel… oui… parfaitement… Mais s’il s’agit d’un civil… comment dirai-je ?… Oui… allons… s’il s’agit d’un homme bien élevé, d’un noble… Pourquoi donc tomberais-je avec mon sabre sur un individu désarmé ? Pourquoi ne pourrais-je pas lui demander une réparation ? Malgré tout, nous sommes des gens cultivés, si je puis m’exprimer ainsi…
— Hé ! vous dites des absurdités, Romachov, interrompit Vietkine. Vous lui demanderez une réparation, mais il vous répondra : « Non, hé, hé, hé… Moi,… vous savez, en principe, hé, hé… je n’admets pas le duel ! Je suis un adversaire des effusions de sang… Et, en outre, hé, hé… nous avons un juge de paix… » Voilà, et vous garderez toute votre vie votre gifle.
Bek-Agamalov sourit de son large sourire rayonnant.
— Ah bah ! tu es de mon avis ! Je te le dis, Vietkine : apprends à sabrer. Chez nous, au Caucase, tout le monde s’y exerce dès l’enfance, sur des baguettes, sur des cadavres de mouton, sur de l’eau.
— Et sur les hommes ? ajouta Lbov.
— Et sur les hommes, répondit avec calme Bek-Agamalov. Et il faut voir comme on sabre bien ! D’un seul coup on fend un homme de l’épaule à la hanche, en biais. C’est ce qui s’appelle un coup ! Autrement cela ne vaut pas la peine de se salir les mains.
— Et toi, Bek, es-tu capable d’en faire autant ?
Bek-Agamalov poussa un soupir de regret.
— Non, je n’en suis pas capable… je coupe un jeune agneau en deux… je me suis aussi essayé sur le cadavre d’un veau… mais un homme… ma foi, non… je ne pourrais pas. J’enverrais sa tête voler au diable, je le sais ; mais comme cela, en biais… non. Mon père le faisait facilement.
— Eh bien, messieurs, allons essayer, supplia Lbov dont les yeux s’enflammèrent. Bek, mon ami, je vous en prie, allons…
Les officiers s’approchèrent du mannequin Vietkine frappa le premier. Donnant une expression de férocité à son visage bon et niais, il fit gauchement avec son sabre, un large moulinet et l’abattit de toutes ses forces sur le mannequin. En même temps sa gorge émit instinctivement le son caractéristique — khrias ! — qui échappe aux bouchers lorsqu’ils hachent de la viande. La lame s’enfonça d’une quinzaine de centimètres dans la terre glaise, et Vietkine l’en retira avec difficulté.
— Mauvais ! opina Bek-Agamalov en secouant la tête. A vous, Romachov.
Romachov tira son sabre du fourreau et, tout décontenancé, rajusta ses lunettes. Il était de taille moyenne, maigre et, bien qu’assez vigoureux, étant donné sa constitution physique, une excessive timidité le rendait maladroit. Il n’avait jamais été fort en escrime même pendant ses années d’école et, depuis un an et demi qu’il servait au régiment, il avait complètement oublié cet art. En levant le sabre au-dessus de sa tête, il porta en même temps, instinctivement, son bras gauche en avant.
— Le bras, lui cria Bek-Agamalov.
Mais il était trop tard. L’extrémité de son sabre ne fit qu’effleurer le mannequin. Comme Romachov s’attendait à une grande résistance, il perdit l’équilibre et vacilla. Le tranchant du sabre, frappant sa main gauche tendue en avant, lui déchira un lambeau de peau à la naissance de l’index. Le sang jaillit.
— Hé ! vous voyez ! s’écria d’un ton de dépit Bek-Agamalov, en descendant de cheval. C’est ainsi qu’on pourrait se trancher la main. Est-il possible aussi, de manier un sabre de cette façon ? Enfin, ce n’est rien, un simple bobo ; serrez fortement votre mouchoir autour de votre main, petite pensionnaire ! Tiens mon cheval, fendrik. Maintenant, vous allez voir. Le point capital, pour donner un coup de sabre, c’est de faire agir, non pas l’épaule ou le coude mais l’articulation du poignet. — Il fit tourner rapidement plusieurs fois le poignet de sa main droite et la lame de son sabre décrivit au-dessus de sa tête un cercle étincelant.
— Et maintenant, regardez, ajouta-t-il. Je place mon bras gauche derrière mon dos. Quand on donne un coup, il ne faut chercher ni à battre, ni à trancher l’objet, il faut agir comme si on sciait quelque chose, en retirant le sabre en arrière… vous comprenez ? Et surtout n’oubliez pas que le plat de la lame doit absolument être incliné par rapport à la surface à sabrer ; c’est indispensable. En agissant ainsi, vous obtenez un angle plus aigu. Tenez, voyez.
Bek-Agamalov recula à deux pas du mannequin, le visa de son regard perçant, puis, soudain, il fit scintiller son sabre très haut en l’air et, le corps tout entier penché en avant, dans un mouvement si rapide que les yeux éblouis avaient peine à suivre, il asséna un coup fulgurant. Romachov n’entendit que le sifflement aigu de l’air coupé par la lame d’acier et, au même instant, la moitié supérieure du mannequin s’effondra lourdement sur le sol. La surface coupée était aussi lisse que si elle avait été polie.
— Ah, diable ! voilà un coup ! s’exclama Lbov enthousiasmé. Bek, mon cher, recommence, je te prie.
— Mais oui, Bek, recommence, demanda Vietkine.
Mais Bek-Agamalov, craignant de gâter l’effet qu’il venait de produire, remit, en souriant, son sabre au fourreau. Il respirait difficilement et, à ce moment, avec ses yeux méchants largement ouverts, avec son nez busqué et ses dents découvertes, il ressemblait à quelque oiseau de proie fier et rapace.
— Peut-on appeler ça un coup de sabre ? — dit-il avec un dédain affecté. A l’âge de soixante ans, mon père, au Caucase, tranchait le cou d’un cheval ! Il faut s’exercer constamment, mes enfants. Chez nous, voici comment on procède : on place une tige d’osier dans un étau et on la fend d’un coup de sabre, ou bien on laisse couler d’une certaine hauteur un mince filet d’eau et on le coupe. S’il ne se produit pas d’éclaboussures, c’est que le coup a été bien donné. Allons, Lbov, à toi, maintenant.
Le sous-officier Bobylev arriva en courant, tout effrayé, et dit à Vietkine :
— Votre Noblesse… le colonel arrive !
— Ga-arde à vous ! cria d’une voix forte, traînante et sévère le capitaine Sliva, de l’autre extrémité du terrain.
Les officiers se séparèrent à la hâte et rejoignirent leurs pelotons respectifs.
Une grande calèche massive arriva de la route sur le terrain d’exercices et s’arrêta. Le colonel descendit péniblement d’un côté, faisant incliner de son poids tout le coffre de la voiture, tandis que, de l’autre côté, sautait prestement à terre l’adjudant-major du régiment, le lieutenant Fédorovski, un élégant officier de haute taille.
— Bonjour, 6e ! dit le colonel d’une voix pleine et calme.
Les soldats, d’une façon bruyante et discordante, crièrent des différents angles de la place :
— Nous vous souhaitons une bonne santé, Votre Haute Noblesse !
Les officiers portèrent la main à la visière de la casquette.
— Je vous prie de continuer les exercices, dit le colonel, en s’approchant du peloton le plus voisin.
Le colonel Choulgovitch était de très mauvaise humeur. Il passait devant les pelotons, posait des questions aux soldats sur le service de place, et, de temps à autre, les invectivait, lançant d’effroyables jurons avec cette virtuosité qui, en de telles occasions, est le propre des vieux militaires blanchis sous le harnois. Le regard fixe et tenace de ses yeux durs, ternes et d’une pâleur sénile semblait hypnotiser les soldats qui le considéraient sans clignoter, respirant à peine, immobiles et remplis de terreur. Le colonel était un vieillard énorme, obèse et imposant. Son visage charnu, très large à la hauteur des pommettes, allait en se rétrécissant vers le front, et se terminait en bas par une épaisse barbe argentée en forme de pelle, ce qui lui donnait l’aspect d’un grand losange irrégulier. Ses sourcils gris se dressaient hirsutes et rébarbatifs. Il parlait, en n’élevant presque pas la voix, mais chaque son émis par cet organe peu ordinaire, fameux dans la division — et auquel, entre parenthèses, il était redevable de sa brillante carrière — était distinctement entendu aux endroits les plus éloignés du vaste terrain d’exercices et jusque sur la route.
— Qui es-tu ? demanda brusquement le colonel arrêté devant le jeune soldat Charafoutdinov qui se trouvait près de la palissade du gymnase.
— Le soldat Charafoutdinov de la 6e compagnie, Votre Haute Noblesse ! cria avec empressement et d’une voix enrouée le Tatare.
— Imbécile ! Je te demande à quel poste tu as été placé ?
Le soldat, décontenancé par l’apostrophe et par l’aspect courroucé du colonel, gardait le silence, se contentant de cligner des paupières.
— Eh bien ? dit le colonel en haussant la voix.
— Une sentinelle est… inviolable… bégaya le Tatare au hasard… Je ne sais pas, Votre Haute Noblesse, finit-il par déclarer franchement, posément.
Le visage bouffi du colonel se colora d’un rouge brique et ses sourcils en broussailles se hérissèrent. Il jeta un regard circulaire autour de lui et demanda brusquement :
— Quel est l’officier chargé du peloton ?
Romachov s’avança et porta la main à sa casquette.
— C’est moi, Monsieur le colonel.
— Ha ! ha ! sous-lieutenant Romachov, vous devez bien vous occuper de vos hommes ! Les genoux réunis ! hurla soudain Choulgovitch, en roulant des yeux. Quelle attitude avez-vous en présence de votre colonel ? Capitaine Sliva, je vous fais remarquer que votre officier subalterne ne sait pas se tenir devant un supérieur dans l’exercice de ses fonctions… Et toi, âme de chien, dit Choulgovitch, en se retournant vers Charafoutdinov, quel est ton colonel ?
— Je ne sais pas, répondit le Tatare avec tristesse, mais promptement et fermement.
— Heu ! Je te demande quel est ton colonel ? qui… mais c’est moi ! Tu comprends, moi, moi, moi, moi, moi !…
Et Choulgovitch en même temps se frappait plusieurs fois la poitrine de toutes ses forces avec la paume de sa main.
— Je ne peux pas savoir…
Le colonel s’empêtra dans une phrase longue de vingt mots et farcie d’injures cyniques.
— Capitaine Sliva, veuillez mettre immédiatement ce fils de chien au piquet avec le chargement complet sur le dos ; qu’il pourrisse sous les armes, le coquin ! Quant à vous, sous-lieutenant, vous songez plus aux jupons qu’au service. Vous valsez, vous lisez Paul de Kock… Vous appelez ça un soldat, vous ? dit-il en plantant son doigt sur les lèvres de Charafoutdinov. — C’est un être honteux, infâme, ignoble, mais ce n’est pas un soldat. Il ne connaît pas le nom de son colonel… Vous m’étonnez, sous-lieutenant !
Romachov regardait ce visage aux cheveux gris, rouge et irrité ; il sentait son cœur battre et ses yeux s’obscurcir sous le coup de l’outrage et de l’émotion… Et soudain, d’une façon presque inattendue pour lui-même, il dit d’une voix sourde :
— C’est un Tatare, monsieur le colonel. Il ne comprend pas le russe, et, de plus…
Instantanément, Choulgovitch pâlit, ses joues flasques s’enflèrent et ses yeux devinrent hagards et effrayants.
— Comment ? — rugit-il d’une voix si peu naturelle et si assourdissante que des gamins juifs qui étaient assis près de la route sur la clôture se dispersèrent comme une volée de moineaux. — Comment ? vous répliquez ? Taisez-vous ! Un blanc-bec, un fendrik se permet… Lieutenant Fédorovski, vous annoncerez à l’ordre d’aujourd’hui que j’inflige au sous-lieutenant Romachov quatre jours d’arrêts à la chambre pour ne pas comprendre la discipline. Je notifie au capitaine Sliva une sévère réprimande pour n’avoir pas su inculquer à ses officiers subalternes les vrais principes concernant les obligations du service.
L’adjudant-major salua d’un air respectueux et impassible. Sliva, qui s’était courbé, avait un visage de bois sans expression et conservait toujours sa main tremblante à la visière de la casquette.
— C’est honteux, capitaine Sliva, grommela Choulgovitch en se calmant peu à peu. Vous, un des meilleurs officiers du régiment, un vieux militaire, vous tolérez de pareilles négligences chez vos officiers ! Serrez-leur la vis, dressez-les sans vous gêner. Inutile de se gêner avec eux. Ce ne sont pas des demoiselles, que diantre ! Ils ne tomberont pas en pâmoison…
Il tourna le dos brusquement et se dirigea vers sa calèche, accompagné de l’adjudant-major. Tandis qu’il s’asseyait, que la voiture gagnait la route et disparaissait derrière le bâtiment de l’école régimentaire, un silence craintif, embarrassé, pesait sur la place.
— Eh bien, mon cher monsieur ! dit sèchement Sliva au bout de quelques minutes, avec mépris et malveillance, quand les officiers se furent séparés pour rentrer chez eux, la langue vous a démangé ! Vous auriez dû rester immobile et vous taire, même si le tonnerre était tombé sur vous ! Et maintenant j’ai une réprimande à l’ordre, à cause de vous. Pourquoi diable vous a-t-on envoyé dans ma compagnie ? Vous me rendez les mêmes services qu’une cinquième patte à un chien. Vous devriez encore sucer le sein de votre nourrice et non pas…
Il n’acheva pas sa phrase, agita le bras d’un geste las et, tournant le dos au jeune officier, s’en alla traînant la jambe, courbé et affaissé sur lui-même, pour regagner son logement crasseux de vieux célibataire. Romachov suivit du regard le dos étroit et long de son capitaine et, malgré l’amertume que lui causait l’affront récent qu’il avait reçu publiquement, il se sentit pris, au fond de son cœur, de pitié pour cet homme solitaire, grossier, privé de toute affection et n’aimant que deux choses au monde : avoir une compagnie bien tenue, et se saouler tous les soirs, « avant l’oreiller », comme disaient les vieilles badernes du régiment.
Et comme Romachov avait, comme beaucoup de très jeunes gens, la naïve et quelque peu ridicule habitude de songer à soi à la troisième personne et de s’appliquer des phrases de romans feuilletons, il prononça mentalement ces mots :
« Ses bons yeux expressifs se voilèrent d’un nuage de tristesse… »
Par pelotons, les soldats avaient regagné leurs chambrées et le terrain d’exercices était maintenant désert. Romachov resta un instant indécis sur la route. Ce n’était pas la première fois depuis dix-huit mois de service qu’il ressentait avec tristesse son isolement au milieu d’étrangers malveillants ou indifférents, et se demandait avec angoisse où et comment il passerait sa soirée. Il éprouvait une véritable répugnance à la seule pensée d’aller au mess ou de rentrer à son logis. A cette heure le mess était sûrement désert : deux sous-enseignes y jouaient sans doute sur un vieux petit billard, buvaient de la bière, fumaient, et à chaque carambolage faisaient assaut de jurons et d’obscénités ; dans les salles flottait une odeur persistante de gargote. Cela puait l’ennui !
— Je vais aller à la gare, se dit Romachov. Peu m’importe !
Il n’y avait pas un seul restaurant dans ce misérable trou de Juifs. Les clubs, aussi bien celui des militaires que celui des civils, étaient dans un pitoyable état d’abandon. Aussi la gare était-elle l’unique endroit où les habitants allaient assez souvent faire bombance, s’amuser et même jouer aux cartes. Des dames s’y rendaient aussi à l’heure du passage des trains, petite distraction à la profonde monotonie de la vie provinciale.
Romachov aimait lui aussi à assister le soir à l’arrivée du rapide qui s’arrêtait là pour la dernière fois avant de franchir la frontière prussienne. Il éprouvait un charme étrange à voir apparaître à un détour et se précipiter à toute vapeur vers la gare ce train, composé en tout de cinq wagons flambant neufs, dont les yeux de feu grandissaient rapidement, jetant devant eux sur les rails des taches lumineuses, et qui, déjà prêt à brûler la station, s’arrêtait instantanément dans un violent fracas, « tel un géant s’accrochant dans sa fuite à un rocher », songeait Romachov. Hors des wagons, joyeusement illuminés comme pour une fête, se précipitaient de belles dames, distinguées, pimpantes, parées d’extraordinaires chapeaux et de costumes suprêmement élégants, des civils impeccablement habillés, insouciants, sûrs d’eux-mêmes, au verbe haut, aux gestes dégagés, au rire indolent, s’entretenant en français ou en allemand. Aucun d’eux n’accorda jamais la moindre attention à Romachov, mais celui-ci voyait en eux un fragment d’un monde inabordable, raffiné et magnifique, où la vie est une réjouissance perpétuelle.
Huit minutes passaient. La cloche du départ tintait, la locomotive sifflait, et le train flamboyant reprenait sa marche. On éteignait à la hâte les feux des quais et du buffet. La gare se replongeait dans les ténèbres quotidiennes. Et Romachov suivait toujours d’un regard mélancolique la lanterne rouge qui se balançait derrière le dernier wagon, se muait peu à peu en une étincelle à peine perceptible et disparaissait enfin dans la nuit noire.
« Je vais à la gare », se dit Romachov. Mais un regard jeté sur ses chaussures le fit rougir de honte. C’étaient de lourdes galoches en caoutchouc comme en portaient tous les officiers du régiment, profondes de trente centimètres et enduites d’une couche de boue noire et épaisse comme de la pâte. La vue de son manteau ne descendant que jusqu’aux genoux à cause de la boue, effiloché du bas et dont les boutonnières graisseuses béaient lamentablement, lui arracha un soupir. La semaine précédente, lorsqu’il faisait les cent pas devant le rapide, il avait remarqué, à la portière d’un wagon de 1re classe, une fort belle dame, élancée, bien faite, habillée de noir. Comme elle était sans chapeau, Romachov eut le temps d’apercevoir, rapidement mais distinctement, son nez fin et régulier, ses délicieuses lèvres petites et épaisses, ses splendides cheveux noirs ondulés, qui, peignés en raie au milieu de la tête, retombaient sur les joues, cachant les tempes, les oreilles et l’extrémité des sourcils. Derrière son épaule apparaissait un grand jeune homme en veston clair, au visage arrogant et aux moustaches relevées en croc, qui ressemblait vaguement à Guillaume II. La dame aperçut également Romachov et il sembla à celui-ci qu’elle le considérait attentivement, ce qui lui fit prononcer mentalement à son habitude : « Les yeux de la belle inconnue s’arrêtèrent avec plaisir sur la taille élancée du jeune officier. » Mais quand, au bout de dix pas, Romachov se fut retourné pour rencontrer encore une fois le regard de la belle dame, il s’aperçut qu’elle et son compagnon riaient de bon cœur en le regardant s’éloigner. Alors Romachov se représenta soudain avec une précision frappante et comme s’il se fût agi d’une autre personne, sa triste figure, ses caoutchoucs, son manteau, son visage pâle, sa myopie, sa gaucherie, sa maladresse ; — et, au souvenir de la belle phrase qu’il venait d’imaginer, une insupportable rougeur de honte empourpra son visage et une souffrance aiguë le poignit. Et ce soir encore, tandis qu’il marchait solitaire dans la demi-obscurité du crépuscule printanier, il rougit de honte en songeant à la honte passée.
— Non, décidément, je n’irai pas à la gare, — murmura-t-il envahi par une amère désespérance. Je fais un petit tour et je rentre chez moi…
On était au commencement d’avril. L’ombre tombait insensiblement. Les peupliers qui bordaient la route, les masures à toits de tuiles sur les deux côtés du chemin, les rares passants, tout s’obscurcit, perdit couleur et perspective ; tous les objets se changèrent en de plates silhouettes noires, dont les contours se dessinaient dans l’air obscur avec un délicieux relief. A l’occident, au delà de la ville, le crépuscule flamboyait. Dans le cratère d’un volcan incandescent et jetant de l’or en fusion, semblaient se précipiter de lourds nuages gorge de pigeon, rutilant de feux couleur de sang, d’ambre et de violette. Et au-dessus du volcan s’élevait, coupole verdoyante de turquoise et d’aigue-marine, le ciel vespéral printanier.
Avançant lentement sur la route, traînant avec peine ses pieds empêtrés dans ses énormes caoutchoucs, Romachov ne se lassait pas de contempler cet incendie magique. Depuis son enfance les beaux crépuscules le faisaient rêver à quelque existence radieusement mystérieuse. Tout là-bas, bien loin derrière les nuages et l’horizon, étincelait sous les rayons d’un soleil invisible d’ici, une ville merveilleuse, d’une éblouissante beauté, dérobée aux yeux par des nuages et éclairée d’un feu intérieur. Des pavés d’or y luisaient d’un insoutenable éclat, des coupoles et des tours aux toits de pourpre y dressaient leurs fantastiques architectures, des diamants miroitaient aux fenêtres, des drapeaux aux couleurs vives frissonnaient en l’air. Et cette cité lointaine et féerique abritait des êtres exultant de bonheur et de joie, dont toute la vie n’était qu’une suave musique, et pour qui la mélancolie et la tristesse même se teintaient d’une douceur et d’une beauté charmantes. Sur des places inondées de lumière, dans des jardins ombreux, parmi les fleurs et les fontaines, ils marchaient tels des dieux, lumineux et allègres, ne connaissant aucune borne à leur félicité, aucune limite à leurs désirs, ignorant la douleur, la honte et les soucis…
Inopinément Romachov revécut la scène récente du terrain d’exercices, les grossières invectives du colonel, l’affront subi et le sentiment de gêne — gêne poignante et enfantine à la fois — devant ses hommes. Ce dont il souffrait le plus, c’est d’avoir été réprimandé tout comme parfois il réprimandait ces silencieux témoins de sa honte d’aujourd’hui : il voyait là une atteinte à la différence des conditions, une humiliation portée à sa dignité d’officier et, pensait-il, d’homme.
Immédiatement, bouillonnèrent en sa tête, comme dans un cerveau de gamin — et en vérité il conservait bien des traits enfantins — de fantastiques, d’enivrantes pensées de vengeance. « Pourquoi m’arrêter à ces bêtises ! N’ai-je pas toute la vie devant moi ! » — se dit-il, et, entraîné par ses pensées, il marcha d’un pas plus assuré et respira plus profondément. « Pour leur faire la nique à tous, dès demain matin je me plonge dans les bouquins, et je prépare l’Académie d’État-Major[4]. Le travail mène à tout. Il n’y a qu’à vouloir. Je piocherai comme un enragé… Et à la stupéfaction générale je passerai un brillant examen. Alors tous diront sans doute : Qu’y a-t-il là d’étonnant ? Nous étions sûrs qu’il réussirait, c’est un jeune homme si charmant, si capable, si bien doué ! »
[4] École de Guerre. — H. M.
Et avec une étonnante lucidité, Romachov se vit déjà devenu savant officier d’état-major. Son nom est inscrit sur le tableau d’honneur de l’Académie. Les professeurs lui prédisent une brillante carrière, lui proposent de rester à l’École. Mais il préfère aller dans le rang. Il lui faut faire un stage de commandant de compagnie, et il désire à tout prix l’accomplir dans son ancien régiment. Il s’y présente, élégant, correct, condescendant et hautainement poli, comme les officiers d’état-major qu’il a vus sur des photographies ou aperçus aux grandes manœuvres, de l’an passé. Il évite la société des officiers de ligne. La vulgarité, la familiarité, les cartes, les saouleries, tout cela ne lui est plus permis : il ne doit pas oublier qu’il parcourt une simple étape de sa glorieuse carrière future.
Voici que les manœuvres commencent. Un grand combat se livre entre les deux partis. Le colonel Choulgovitch ne comprend pas l’ordre de bataille, s’embrouille, s’agite et tracasse les gens : deux fois déjà le commandant de corps d’armée lui a fait envoyer un blâme par un officier d’ordonnance. « Tirez-moi de ce mauvais pas, capitaine, demande-t-il à Romachov. Par vieille amitié, hé ! hé ! hé ! Vous rappelez-vous comme nous nous chamaillions ? Allons, un bon mouvement. » Il a le visage confus et suppliant. Mais Romachov, se cambrant sur sa selle, répond dans un impeccable salut et avec un air tranquillement hautain : « Pardon, monsieur le colonel… C’est à vous qu’il appartient de diriger les mouvements du régiment. Mon devoir consiste uniquement à exécuter vos ordres… » Cependant le commandant de corps envoie déjà un troisième officier d’ordonnance porter une nouvelle réprimande au colonel…
Le brillant officier d’état-major Romachov ne cesse d’ajouter de nouveaux fleurons à ses états de service… Une grève éclate dans une grande aciérie. On y dirige en toute hâte la compagnie de Romachov. C’est la nuit, l’incendie rougeoie, la foule hurlante déferle, les pierres volent… Un beau et svelte capitaine s’avance en tête de sa compagnie. C’est Romachov. « Frères, déclare-t-il aux ouvriers, pour la troisième et dernière fois, je vous préviens que je vais faire tirer !… » Cris, sifflets, éclats de rire… Une pierre frappe Romachov à l’épaule, mais son visage franc et viril conserve son calme. Il se retourne vers ses soldats dont les yeux brillent de colère à la vue de l’outrage porté à leur chef adoré. « En plein sur la foule, feu de compagnie ! Compagnie, feu ! » Cent coups de feu se confondent en un seul… Un hurlement d’horreur, des dizaines de morts et de blessés s’effondrent… Les autres s’enfuient en désordre, quelques-uns se jettent à genoux, implorant grâce. L’émeute est vaincue. Romachov reçoit les félicitations de ses chefs et une décoration récompense son insigne vaillance…
Et puis, c’est la guerre… Non, avant la guerre, Romachov apprendra l’allemand à fond et ira faire de l’espionnage en Allemagne. Quelle audace ! Seul, complètement seul, un passeport allemand dans la poche, un orgue de barbarie sur le dos — attribut indispensable — il va de ville en ville, tourne la manivelle de sa boîte à musique, ramasse des pfennigs, simule l’imbécile et cependant lève en cachette des plans de forteresses, d’entrepôts, de casernes, de camps. De perpétuels dangers l’environnent. Son gouvernement l’a désavoué, il est hors la loi. S’il réussit à obtenir de précieux renseignements — c’est la fortune, l’avancement, la notoriété. Mais non — on le surprend, on l’exécute sans jugement, sans aucune formalité, au petit jour dans quelque fossé de caponnière. Par pitié, on lui offre de lui bander les yeux d’un mouchoir, mais il le jette fièrement à terre : « Croyez-vous donc qu’un officier digne de ce nom ait peur de regarder la mort en face ? » Un vieux colonel lui dit tout ému : « Écoutez, jeune homme, j’ai un fils de votre âge. Dites-nous seulement votre nom, votre nationalité et nous commuerons la peine de mort en celle de réclusion. » Mais Romachov l’interrompt avec une froide politesse : « C’est inutile, colonel, je vous remercie. Faites votre devoir. » Puis s’adressant au peloton d’exécution : « Soldats, — profère-t-il d’une voix ferme — en allemand bien entendu — je vous demande un service de camarade : droit au cœur ! » Un sentimental lieutenant, ayant peine à retenir ses larmes, agite un mouchoir blanc. Une salve…
Ce tableau se dressa si vivant et si précis dans son imagination que Romachov, qui depuis longtemps déjà marchait à grands pas et respirait à pleins poumons, frissonna soudain et s’arrêta sur place tout effrayé, le cœur battant et les poings convulsivement serrés. Mais aussitôt il se sourit à lui-même dans l’ombre, d’un sourire faible et contrit, se ressaisit et continua son chemin.
Bientôt cependant il se replongea irrésistiblement dans ses rêves, rapides comme un torrent. Une guerre sanglante et acharnée avait commencé contre la Prusse et l’Autriche. Un immense champ de bataille, des cadavres, des shrapnels, du sang ! C’est la bataille générale décisive. Les dernières réserves arrivent, on attend de minute en minute l’apparition dans le dos de l’ennemi d’une colonne russe enveloppante. Il faut résister à l’effroyable pression de l’ennemi, il faut tenir coûte que coûte. Et c’est sur le régiment de Kérensk que l’adversaire dirige son feu le plus terrible, ses attaques les plus acharnées. Les soldats se battent comme des lions, ils n’ont pas fléchi une seule fois, bien que leurs rangs fondent de seconde en seconde sous la grêle des projectiles ennemis. Instant historique ! Il suffit de tenir encore une minute ou deux et c’est la victoire. Mais le colonel Choulgovitch perd la tête : sa bravoure est incontestable, mais ses nerfs ne résistent pas à cette horreur. Il ferme les yeux, frémit, pâlit… Déjà il a fait signe au clairon de sonner la retraite, déjà le soldat a embouché son instrument, mais à ce moment précis accourt sur un cheval arabe écumant le colonel Romachov, chef d’état-major de la division : « Colonel, défense de battre en retraite ! C’est ici que se décide le sort de la Russie !… » Choulgovitch se rebiffe : « Colonel ! Ici, c’est moi seul qui commande et qui suis seul responsable devant Dieu et devant l’empereur ! Clairon, la retraite ! » Mais déjà Romachov a arraché le clairon au soldat. « En avant, les enfants ! Le tsar et la patrie vous regardent ! Hourrah ! » Dans un cri furieux, les soldats s’élancent en avant à la suite de Romachov. Tout se mêle, s’enveloppe de fumée, s’abîme dans on ne sait quel gouffre. Les rangs ennemis fléchissent et se sauvent en désordre. Et derrière eux, sur les collines lointaines brillent déjà les baïonnettes de la colonne enveloppante. « Hourra, frères, c’est la Victoire !… »
Romachov, qui ne marchait plus mais courait, en agitant les bras, s’arrêta subitement et se remit difficilement. Il lui semblait que, sous ses vêtements, une main froide courait sur son corps nu, tout le long du dos, des bras et des jambes ; ses cheveux remuaient sur sa tête ; des larmes d’enthousiasme lui brûlaient les yeux. Il ne s’était pas aperçu qu’il avait regagné son logis et, réveillé maintenant de ses rêves fougueux, contemplait avec surprise la porte familière s’ouvrant sur un pauvre verger au fond duquel s’élevait un minuscule pavillon blanc.
— Quelles stupidités vous entrent parfois dans la caboche ! — murmura-t-il tout confus, en rentrant timidement la tête dans ses épaules.
Rentré chez lui, Romachov se jeta sur son lit sans enlever son manteau ni même son sabre, et resta longtemps couché, immobile et les yeux stupidement fixés au plafond. Il avait mal à la tête et au dos, et son âme était si vide qu’elle semblait n’avoir jamais donné naissance à aucune pensée, aucun souvenir, aucun sentiment : elle n’éprouvait même ni irritation, ni ennui, mais gisait, masse sombre et indifférente.
De l’autre côté de la fenêtre, triste et doux, se mourait le verdâtre crépuscule d’avril. Dans l’antichambre l’ordonnance remuait avec précaution un objet métallique.
« C’est étrange — dit à part soi Romachov — j’ai lu quelque part que l’homme ne peut rester une seconde sans penser. Et pourtant je suis là couché sans songer à rien. Est-ce juste ? Non, puisque je viens de penser que je ne pensais à rien — c’est signe que quelque rouage de mon cerveau s’est mis à fonctionner. Et maintenant que je m’analyse, c’est encore penser… »
Et il s’acharna à débrouiller cet écheveau de pensées compliquées jusqu’à ce qu’il en ressentit le dégoût presque physique : comme si, sous son crâne, se fût tendue quelque sale et grise toile d’araignée, dont il ne pouvait se débarrasser. Il leva la tête de dessus l’oreiller et cria :
— Gaïnane !
Dans le vestibule, un ustensile, sans doute le tuyau du samovar, tomba et roula à terre. L’ordonnance se précipita dans la chambre en ouvrant et refermant la porte aussi vivement et aussi bruyamment que si quelqu’un l’eût poursuivi.
— Me voici, Votre Noblesse ! cria-t-il tout effaré.
— Personne n’est venu de la part du lieutenant Nicolaiev ?
— Absolument personne, Votre Noblesse, cria de plus belle Gaïnane.
Depuis longtemps déjà les rapports entre l’officier et l’ordonnance étaient empreints de simplicité, de confiance et même d’une certaine familiarité respectueuse. Mais quand il s’agissait de réponses clichées sur un modèle officiel, telles que : « parfaitement », « en aucune façon », « je vous souhaite le bonjour », « je ne peux pas savoir », Gaïnane les criait machinalement de cette voix d’automate, étranglée et stupide, que prennent toujours les soldats quand ils parlent dans les rangs à des officiers. C’était une habitude inconsciente que l’ordonnance avait prise dès les premiers jours de son arrivée au régiment et qu’il conserverait probablement toute sa vie.
Gaïnane était Tchérémisse de naissance et idolâtre de religion. Cela flattait beaucoup Romachov. Au régiment, les jeunes officiers avaient mis à la mode ce jeu de gamin risible et naïf d’apprendre aux ordonnances différentes choses bizarres et extraordinaires. Vietkine, par exemple, quand il recevait chez lui des camarades, demandait toujours à son ordonnance, un Moldave : « Dis donc, Buzeskul, avons-nous encore du champagne à la cave ? » Buzeskul répondait avec le plus grand sérieux : « Pas du tout, Votre Noblesse, vous avez jugé bon de boire hier la dernière douzaine. » Un autre officier, le sous-lieutenant Épifanov, aimait à poser à son ordonnance des questions fantaisistes qu’il ne comprenait probablement pas lui-même : « Quel est ton avis, mon ami, lui demandait-il, sur la restauration du principe monarchique dans la France moderne ? » Et l’ordonnance répondait sans sourciller : « Parfaitement, Votre Noblesse, ça marche très bien ! » Le lieutenant Bobétinskiï avait enseigné le catéchisme à son ordonnance et celui-ci répondait sans hésitation aux questions les plus baroques prises au milieu d’un chapitre, telles que : « Quel est en troisième lieu l’importance de ce point ? — En troisième lieu ce point n’a aucune importance », ou encore « Quelle est l’opinion de la Sainte Église sur ce sujet ? — La Sainte Église reste muette sur ce sujet. » L’ordonnance de ce même officier déclamait avec une absurde mimique tragique le monologue du moine Pimène dans Boris Godounov[5].
[5] Drame de Pouchkine. — H. M.
Il était également de bon ton d’obliger les ordonnances à parler français : Bonjour, Mousié ; Bonne nuit, Mousié ; Voulez-vous du thé, Mousié ? et ainsi de suite. Toutes ces inventions et d’autres encore étaient un remède à l’ennui, à l’étroitesse d’une vie où les occupations de service avaient seules leur place.
Romachov s’entretenait fréquemment avec Gaïnane de ses dieux, dont le Tchérémisse n’avait d’ailleurs que d’assez obscures et vagues notions — et surtout de la façon — vraiment originale — dont l’ordonnance avait prêté serment de fidélité au trône et à la patrie. Tandis que la lecture de la formule du serment avait été faite aux orthodoxes par un prêtre, aux catholiques par un kcendz[6], aux israélites par un rabbin, aux protestants, en l’absence de pasteur, par le capitaine Ditz et aux musulmans par le lieutenant Bek-Agamalov, pour Gaïnane on avait dû employer un rite tout à fait spécial. L’adjudant-major du régiment avait présenté successivement à ce Tchérémisse et à deux autres de ses coreligionnaires un morceau de pain à la pointe d’un sabre, et tous les trois, sans toucher le pain de leurs mains, l’avaient pris avec leur bouche et mangé aussitôt. Le sens symbolique de cette cérémonie était le suivant : « Maintenant que j’ai mangé le pain au service d’un nouveau maître, que je sois puni par le fer si je suis infidèle ! » Gaïnane paraissait quelque peu fier de ce cérémonial exceptionnel et aimait à l’évoquer. Mais comme il inventait chaque fois de nouveaux détails, il finissait par en faire un récit fantastique, profondément stupide, mais comique et qui intéressait fort Romachov et les sous-lieutenants qui venaient chez lui.
[6] Kcendz en polonais : prêtre catholique. — H. M.
Cette fois encore, Gaïnane pensait que l’officier allait entamer son thème favori et attendait, souriant d’un air malin. Mais Romachov dit mollement :
— Allons, c’est bien… tu peux te retirer…
— Faut-il préparer ta tunique neuve, Votre Noblesse ? demanda Gaïnane avec empressement[7].
[7] Gaïnane entremêle les formules de politesse officielle au tutoiement des peuplades primitives. Il en résulte un savoureux sabir difficilement traduisible en français. — H. M.
Romachov se taisait, hésitant. Il voulait dire : oui, puis : non, et de nouveau : oui. Il poussa un profond soupir d’enfant, en plusieurs temps, et finalement répondit :
— Non, décidément, Gaïnane… ce n’est pas la peine. Donne-moi le samovar, puis cours au mess chercher mon souper.
« Aujourd’hui je ferai exprès de ne pas y aller — s’entêtait-il dans une impuissante songerie. Impossible d’importuner les gens tous les jours, et d’ailleurs… je crois que là-bas on ne tient guère à me voir. »
Sa décision lui paraissait ferme, mais dans les profondeurs cachées de son âme perçait déjà la certitude, à peine consciente, que ce jour-là, comme la veille, comme presque tous les soirs depuis tantôt trois mois, il se rendrait chez les Nicolaiev. Chaque soir, en sortant de chez eux, vers minuit, il se jurait, honteux et irrité de son manque de volonté, de laisser passer une semaine ou deux ou même de n’y plus revenir du tout. Et pendant qu’il rentrait chez lui, se couchait et s’endormait, il croyait pouvoir facilement se tenir parole. Mais la nuit passait, le jour se traînait lent et fastidieux, le soir arrivait, et il se sentait irrésistiblement attiré vers cette maison claire et proprette, ces chambres confortables, ces gens calmes et joyeux, et surtout vers le charme fascinateur de la beauté, de la douceur et de la coquetterie féminines.
Romachov s’assit sur son lit. La nuit tombait, mais il voyait encore distinctement toute sa chambre. Il lui répugnait fort d’avoir constamment sous les yeux les quelques pauvres objets qui meublaient son triste logis : un minuscule bureau surmonté d’une lampe à abat-jour rose en forme de tulipe, d’un réveil-matin rond à tic-tac précipité et d’un encrier en forme de carlin ; sur la muraille, le long du lit, un tapis de feutre représentant un tigre et un cavalier nègre armé d’une lance ; dans un angle de la pièce, une fragile étagère avec des livres et, dans un autre angle, la fantastique silhouette d’un écrin de violoncelle ; au-dessus de l’unique fenêtre, un store en sparterie roulé ; près de la porte, un drap masquant un portemanteau. Chez chaque officier célibataire, chez chaque sous-enseigne, on retrouvait invariablement ces mêmes objets, à l’exception toutefois du violoncelle. Cet instrument, Romachov l’avait pris à l’orchestre du régiment, où il était absolument inutile, mais, n’ayant pas réussi à apprendre même la gamme, il l’avait bientôt abandonné, ainsi que la musique.
Un peu plus d’un an auparavant, à sa sortie de l’école militaire, Romachov avait acheté ces vulgaires objets avec une grande satisfaction mêlée de fierté. Avoir un logement à soi, posséder des meubles en toute propriété, pouvoir acheter et choisir à sa guise, s’installer selon ses goûts, tout cela avait enthousiasmé ce gamin de vingt ans, qui, la veille encore, était assis sur les bancs d’une école et se rendait en rang avec ses camarades au réfectoire. Et que d’espoirs, que de rêves le berçaient à l’époque où il faisait l’emplette de ces pauvres « objets de luxe », et quel rigoureux programme d’existence il s’était alors tracé ! Pendant les deux premières années, il devait étudier à fond la littérature classique, apprendre méthodiquement le français et l’allemand et faire de la musique. L’année suivante, il se préparerait à l’Académie d’État-Major. Il lui faudrait se tenir au courant de la vie publique, de la littérature et des sciences ; en conséquence, il s’abonna à un journal et à une revue mensuelle. Il acheta même, pour compléter son instruction, la Psychologie de Wundt, la Physiologie de Luys, l’Initiative personnelle de Smiles.
Hélas ! ces livres sont relégués depuis neuf mois sur l’étagère et Gaïnane oublie de les épousseter. Les journaux, dont les bandes ne sont même pas brisées, gisent sous le bureau, l’abonnement semestriel à la revue n’a pas été renouvelé, et le sous-lieutenant Romachov boit beaucoup de vodka au mess, joue au pharaon, entretient une vilaine et fastidieuse liaison avec une femme d’officier, dont il trompe le mari phtisique et jaloux, et prend de plus en plus en dégoût le service, ses camarades et sa propre existence.
— Pardon, Votre Noblesse ! — cria l’ordonnance faisant une nouvelle et bruyante irruption dans la chambre. Mais immédiatement il se mit à parler d’un tout autre ton, simple et familier :
— J’ai oublié de te dire qu’une lettre de Mme Peterson est arrivée pour toi. L’ordonnance l’a apportée en demandant d’y faire une réponse.
Romachov, fronçant les sourcils, déchira l’oblongue enveloppe rose, sur un angle de laquelle voltigeait une colombe tenant une lettre dans son bec.
— Allume la lampe, Gaïnane ! ordonna-t-il.
Puis il lut ces lignes, d’une écriture irrégulière peu soignée, qu’il ne connaissait que trop.
« Mon chéri, mon mignon petit Georges aux fines moustaches, tu n’es pas venu chez nous depuis une semaine entière et je me languis tellement de toi que j’ai pleuré toute la nuit dernière. Rappelle-toi bien que si tu veux te moquer de moi, je ne supporterai pas cette trahison. Il me suffira d’avaler le contenu d’une petite fiole de morphine pour que je cesse à jamais de souffrir et que tu sois rongé par des remords de conscience. Viens sans faute ce soir à sept heures et demie. Il ne sera pas à la maison, il sera aux exercices pratiques, et je t’embrasserai bien fort, bien fort, bien fort, de toutes mes forces. Viens donc ! Je t’envoie un milliard de baisers.
« Ta Raïssa toute tienne.
« P.-S.
Sous ce grand saule, — il t’en souvient, chérie —Sur la rivière inclinant son branchage,D’ardents baisers tu couvris mon visage,Dont avec toi je savourai l’orgie.« P.-P.-S. — Il faudra absolument, absolument venir à la soirée de samedi prochain. Je vous invite à l’avance pour le troisième quadrille, selon nos conventions !!!!! »
Enfin, tout à fait au bas de la quatrième page, était tracée cette figure :
Ici
J’ai déposé
un baiser.
La lettre sentait le lilas de Perse, parfum familier dont quelques gouttes s’étaient évaporées sur le papier en brouillant sous des taches jaunes les caractères de l’écriture. Ce fade parfum, le style trivialement badin de la lettre et le souvenir d’un petit visage fourbe couronné de cheveux roux provoquèrent chez Romachov un insurmontable dégoût. Il éprouva un malin plaisir à déchirer la lettre d’abord en deux, puis en quatre, et encore et encore, jusqu’à ce que sa main se refusât à déchirer davantage ; il en jeta alors les morceaux sous la table en serrant rageusement les dents. Il ne put toutefois se retenir de s’appliquer en son for intérieur cette phrase pittoresque, comme toujours à la troisième personne : « Et il éclata d’un rire amer et méprisant. »
En même temps, il eut immédiatement conscience qu’il ne résisterait pas à l’envie d’aller chez les Nicolaiev. « Ce sera la dernière fois, la toute dernière fois ! » essaya-t-il de se duper lui-même. Aussitôt il se sentit joyeux et calme.
— Gaïnane, donne-moi de quoi m’habiller.
Il se lava rapidement, endossa une tunique neuve, parfuma son mouchoir à l’eau de Cologne aux fleurs[8]. Il était déjà prêt à sortir quand, inopinément, Gaïnane l’arrêta.
[8] Spécialité de parfumerie très aimée en Russie et dans laquelle le parfum frais et fruité de l’eau de Cologne est allié à celui des fleurs. — H. M.
— Votre Noblesse… — implora sur un ton de douceur inaccoutumé le Tchérémisse, qui soudain se mit à danser sur place.
Il se trémoussait toujours ainsi à ses moments d’émotion ou d’embarras : il avançait tantôt l’un, tantôt l’autre genou, remuait les épaules, allongeait le cou, laissait pendre les bras et jouait nerveusement des doigts.
— Qu’est-ce que tu veux encore ?
— Votre Noblesse, j’ai une grande prière à te faire. Donne-moi le monsieur blanc.
— Quel monsieur blanc ?
— Celui que tu as dit de jeter. Tiens, le voilà.
Du doigt il désignait un buste de Pouchkine, oublié sur le plancher dans l’encoignure du poêle et que Romachov avait jadis acheté à un colporteur.
En dépit de l’inscription, cet horrible buste, tout couvert de chiures de mouches, représentait, à la place du grand poète russe, quelque vieux courtier juif. Romachov en était tellement dégoûté qu’il avait effectivement donné ordre de le jeter.
— Qu’en veux-tu faire ? — demanda en riant le sous-lieutenant. Eh bien ! prends-le. Je suis heureux de te faire plaisir. Je n’en ai pas besoin, mais que diable en veux-tu faire ?
Gaïnane se taisait, piétinant sur place :
— Allons, cela va bien, — fit Romachov. Mais au moins sais-tu qui c’est ?
— Je ne sais pas… fit-il enfin et, de sa manche, il s’essuya les lèvres.
— Eh bien, je vais te le dire. C’est Pouchkine, Alexandre Serguieitch Pouchkine. As-tu compris ? Voyons, répète : Alexandre Serguieitch…
— Bessiev, — répéta résolument Gaïnane.
— Bessiev ? Allons, soit, Bessiev, acquiesça Romachov.
— Je m’en vais, Gaïnane ! Si on vient de chez les Peterson, tu diras que le sous-lieutenant est sorti, mais que tu ignores où il est allé ? Tu as compris ? S’il y a quelque chose pour le service, tu viendras me chercher en courant chez le lieutenant Nicolaiev. Au revoir, mon vieux ! Tu iras chercher mon souper au mess et tu pourras le manger.
Il frappa amicalement sur l’épaule du Tchérémisse qui, pour toute réponse, esquissa en silence un large, joyeux et cordial sourire.
Dehors, la nuit était si noire, si impénétrable, qu’au début Romachov fut obligé de marcher à tâtons comme un aveugle. Ses pieds, toujours chaussés d’énormes caoutchoucs, entraient profondément dans la boue épaisse comme du rahat-loukoum, et en sortaient en clapotant.
Parfois un des caoutchoucs s’empêtrait si bien qu’il se détachait du pied et alors Romachov devait, en se balançant sur une jambe, chercher au petit bonheur, de l’autre pied, sa chaussure perdue.
La petite localité paraissait morte : on n’entendait même pas d’aboiements. Par-ci, par-là, de nébuleux rayons de lumière filtraient à travers les fenêtres des maisons blanches toutes basses et tombaient en longues raies droites sur le sol d’un brun jaunâtre. Pourtant les palissades humides et gluantes, le long desquelles marchait Romachov, l’écorce mouillée des peupliers et la boue du chemin exhalaient une indéfinissable odeur printanière, forte, joyeuse qui disposait inconsciemment l’âme au bonheur. Il n’est pas jusqu’au vent violent dont les rafales s’engouffraient impétueuses à travers les rues, qui ne chantât une chanson printanière, saccadée, frissonnante, polissonne.
Arrivé devant la maison des Nicolaiev, le sous-lieutenant s’arrêta, en proie à une faiblesse et une hésitation passagères. Les petites fenêtres étaient masquées par de solides rideaux bruns, mais on sentait derrière ceux-ci une lumière vive et égale. A un endroit la portière s’était repliée sur elle-même, laissant ainsi une longue et étroite fente. Romachov appuya sa tête contre les vitres, fort ému et s’efforçant de respirer le plus bas possible, comme si on pouvait l’entendre dans la pièce.
Il aperçut le visage et les épaules d’Alexandra Pétrovna assise, un peu courbée, au fond d’un divan de reps vert qu’il connaissait bien. Cette pose, les légers mouvements de son corps et sa tête profondément baissée indiquaient qu’elle s’occupait d’un ouvrage manuel.
Soudain, elle se redressa, releva la tête et poussa un profond soupir… ses lèvres remuèrent… « Que dit-elle ? » pensa Romachov. « Tiens, elle sourit ! Comme c’est drôle de voir sans l’entendre, à travers une fenêtre, une personne qui parle ! »
Le sourire disparut inopinément du visage d’Alexandra Pétrovna et son front se rembrunit. De nouveau ses lèvres remuèrent vivement avec une expression d’insistance, puis elle sourit encore d’un sourire folâtre et sarcastique. Elle secoua ensuite la tête lentement et négativement. « C’est peut-être à mon sujet ? » pensa timidement Romachov. Un souffle léger, pur, insouciant, semblait émaner de cette jeune femme qu’il contemplait en ce moment comme dessinée sur un cher, vivant et familier tableau. « Chourotchka ! » chuchota tendrement Romachov.
Alexandra Pétrovna releva la tête de dessus son ouvrage et regarda vivement et avec inquiétude du côté de la fenêtre. Il sembla à Romachov que les yeux de la jeune femme étaient fixés sur les siens. Sous le coup de la frayeur son cœur se serra et se glaça, et il bondit précipitamment derrière le ressaut du mur. Pendant une minute il eut des scrupules de conscience ; il était presque décidé à rentrer chez lui. Pourtant il surmonta son hésitation et, ouvrant la porte du jardin, se dirigea vers la cuisine.
Tandis que l’ordonnance des Nicolaiev lui enlevait ses caoutchoucs boueux et nettoyait ses bottes avec un torchon et que lui-même essuyait avec son mouchoir ses lunettes ternies par la buée, pour les ajuster ensuite devant ses yeux de myope, on entendit la voix sonore d’Alexandra Pétrovna qui, du salon, demandait :
— Stépane, c’est un ordre qu’on apporte ?
« Elle le fait exprès ! — pensa le sous-lieutenant, bourreau de soi-même, — elle sait bien que je viens toujours à cette heure. »
— Non, c’est moi, Alexandra Pétrovna, cria-t-il à travers la porte d’une voix peu naturelle.
— Ah ! Romotchka ! Entrez, entrez donc. Pourquoi restiez-vous planté là ? Volodia[9], c’est Romachov qui vient nous voir.
[9] Diminutif de Vladimir. — H. M.
Romachov entra, l’air embarrassé, s’inclinant gauchement et se frottant les mains sans nécessité.
— Je m’imagine combien je vous ennuie, Alexandra Pétrovna !
Il disait cela, pensant s’exprimer sur un ton gai et dégagé, mais il parlait au contraire maladroitement et, comme il lui sembla sur-le-champ, d’une façon qui n’avait rien de naturel.
— Encore des sottises ! s’écria Alexandra Pétrovna. Asseyez-vous, nous allons prendre le thé.
Elle plongea son clair regard dans les yeux du jeune officier et lui serra énergiquement la main glacée de sa petite main chaude et douce.
Nicolaiev était assis, leur tournant le dos, à une table encombrée de livres, d’atlas et de croquis. Il devait passer prochainement l’examen d’admission à l’Académie d’État-Major, et pendant toute l’année s’y était préparé sans trêve ni répit. C’était déjà la troisième fois qu’il se présentait, car il avait été refusé deux années de suite.
Sans se retourner, et sans lever les yeux du livre ouvert devant lui, Nicolaiev tendit la main à Romachov par-dessus son épaule, en lui disant d’une voix calme :
— Bonjour, Iouriï Alexéitch. Rien de nouveau ? Chourotchka[10], offre lui du thé. Excusez-moi, je suis occupé.
[10] Diminutif familier d’Alexandra. — H. M.
« J’ai eu grand tort de venir, — pensa Romachov avec désespoir ; oh ! que je suis stupide ! »
— Non, rien de nouveau… Ah ! si, au mess, le centaure a attrapé le lieutenant-colonel Lekh qui, dit-on, était complètement ivre. Dans toutes les compagnies il exige qu’on s’exerce au maniement du sabre sur des mannequins… Il a fourré aux arrêts Épifanov.
— Pas possible ! émit distraitement Nicolaiev.
— Moi aussi, j’ai attrapé quatre jours… En somme, rien que du vieux neuf.
Il semblait à Romachov que sa voix n’était pas naturelle et que les paroles qu’il prononçait restaient dans sa gorge. « Je dois être piteux ! » pensa-t-il, mais sur-le-champ, il se tranquillisa en employant le procédé auquel ont fréquemment recours les gens timides : « C’est toujours comme cela, quand on est troublé, on se figure que tout le monde le voit, et en réalité il n’y a que toi à le remarquer et les autres ne s’en aperçoivent même pas. »
Il s’assit dans un fauteuil à côté de Chourotchka qui, jouant rapidement du crochet, brodait de la dentelle. Elle ne restait jamais oisive ; les nappes, les serviettes, les abat-jour et les rideaux de la maison, tout était l’œuvre de ses mains.
Romachov prit du bout des doigts le fil qui, partant du peloton, allait rejoindre la main de la brodeuse, et demanda :
— Comment s’appelle cet ouvrage ?
— De la guipure. C’est la dixième fois que vous me le demandez.
Chourotchka jeta, soudain, un regard rapide et attentif sur le sous-lieutenant et rabaissa vivement les yeux sur son ouvrage, mais aussitôt elle les leva de nouveau et se prit à rire.
— Cela ne fait rien, Iouriï Alexéitch… remettez-vous.
Romachov soupira et glissa un regard sur le cou puissant de Nicolaiev dont la blancheur tranchait sur le collet de sa vareuse grise.
— Heureux Vladimir Éfimytch, dit-il. Il s’en ira cet été à Pétersbourg… et entrera à l’Académie d’État-Major.
— C’est encore à voir ! s’écria à l’adresse de son mari Chourotchka, agressive. Il est déjà revenu deux fois la tête basse au régiment ; maintenant ce sera la dernière.
Nicolaiev se retourna. Son bon et martial visage, aux moustaches soyeuses, rougit, tandis que ses grands yeux noirs bovins lançaient un éclair de colère.
— Ne débite pas de sottises, Chourotchka ! J’ai dit que je passerais l’examen… et je le passerai. Il frappa vigoureusement la table avec la paume de sa main. Tu ne sais que jacasser. J’ai dit !…
— J’ai dit ! singea sa femme, et elle frappa comme lui son genou de sa petite main brune. Tu ferais mieux de me dire à quelles conditions doit satisfaire la formation de combat d’une unité ? Vous savez — et ses yeux mutins et futés sourirent à Romachov, — je suis plus forte que lui en tactique. Allons, Volodia, officier d’état-major, quelles sont ces conditions ?
— Assez de stupidités comme cela, Chourotchka, grommela Nicolaiev.
Mais, soudain, il se retourna avec sa chaise face à sa femme et écarquilla ses beaux yeux niais où se lisait de la stupéfaction, presque de l’effroi.
— Attends, ma petite fille, en effet, je ne me souviens pas très bien. La formation de combat ? La formation de combat doit être le moins vulnérable possible et commode à manier… ensuite… attends…
— Pour ton attends, tu me paieras une amende[11], l’interrompit triomphalement Chourotchka.
[11] Il y a ici dans le texte russe un jeu de mots intraduisible en français. — H. M.
Et elle se mit à réciter avec volubilité, comme une bonne écolière, en baissant les paupières et se dandinant :
— La formation de combat doit satisfaire aux conditions suivantes : célérité, mobilité, souplesse, facilité de commandement, adaptation au terrain. Elle doit être aussi peu vulnérable que possible, se ployer et se déployer facilement et passer rapidement à l’ordre de marche… c’est tout !…
Elle ouvrit les yeux, reprit difficilement haleine et, tournant son visage rieur et mobile vers Romachov, lui demanda :
— Est-ce bien ?
— Diable, quelle mémoire ! s’écria avec un jaloux enthousiasme Nicolaiev, en se replongeant dans ses cahiers.
— Nous sommes toujours ensemble, expliqua Chourotchka, de sorte que je pourrais très bien passer l’examen à l’instant même. La chose capitale (elle frappa l’air de son crochet à tricoter), la chose capitale, c’est la méthode. Notre méthode, elle est de mon invention : j’en suis très fière. Chaque jour nous étudions un peu de mathématiques, un peu d’art militaire — l’artillerie, à la vérité, ne me va pas ; toujours des formules assommantes, surtout en balistique — puis quelques articles des règlements militaires. Enfin, un jour les langues, et le lendemain l’histoire et la géographie.
— Et le russe ? demanda Romachov, par politesse.
— Le russe ? Bagatelle ! Nous sommes déjà venus à bout de l’orthographe selon Grote[12]. Et les dissertations, on sait ce qu’elles sont ! Toujours les mêmes chaque année : « Para pacem, para bellum. — La caractéristique d’Oniéguine[13] par rapport à son époque… »
[12] Manuel de grammaire russe. — H. M.
[13] Héros du célèbre poème de Pouchkine : Eugène Oniéguine. — H. M.
Soudain, s’animant de plus en plus, elle enleva le fil des mains du sous-lieutenant, comme pour qu’il ne fût distrait par rien, et se mit à parler passionnément de ce qui constituait tout l’intérêt, l’essence même de sa vie actuelle.
— Je ne puis pas, je ne puis pas rester ici, Romotchka ! Comprenez-moi ! Rester ici, c’est s’encroûter, aller à vos assommantes soirées, s’occuper de commérages et d’intrigues, discuter de solde, d’allocation, de frais de déplacement, organiser à tour de rôle avec les amies de ridicules sauteries, jouer au vinte[14]… Voilà, et vous vantez notre bien-être ! — Pour l’amour de Dieu, regardez donc d’un peu plus près ce confort bourgeois ! Ces dentelles, ces guipures que j’ai brodées moi-même, cette robe que j’ai transformée, ce hideux tapis de peluche confectionné avec des morceaux… tout cela, c’est affreux, ignoble ! Comprenez donc, mon cher Romotchka, qu’il me faut le monde, le grand, le vrai monde, la lumière, la musique, l’adoration, de fines flatteries et de spirituels interlocuteurs. Vous savez, Volodia n’a pas inventé la poudre, mais c’est un honnête homme, audacieux et laborieux. Qu’il entre seulement à l’état-major et je lui assurerai, je le jure, une brillante carrière. Je connais les langues vivantes, je sais me tenir dans n’importe quelle société, j’ai — comment dirai-je ? — une telle souplesse d’âme que je me tirerai d’affaire partout et que je saurai m’adapter à tout… Enfin, Romotchka, regardez-moi, regardez-moi attentivement : suis-je un être si peu intelligent, une femme si laide, qu’il me faille moisir toute la vie dans cet infect trou qui ne figure sur aucune carte géographique !
[14] Vinte (la vis), genre de whist, jeu de cartes très populaire en Russie. — H. M.
D’un geste rapide, elle se cacha le visage dans son mouchoir et son amour-propre dépité s’exhala soudain en larmes amères.
Son mari, inquiet, accourut auprès d’elle, avec un air perplexe et décontenancé. Mais Chourotchka s’était déjà remise et avait enlevé son mouchoir du visage. Elle ne pleurait plus, mais ses yeux étincelaient encore de colère passionnée.
— Ce n’est rien, Volodia, ce n’est rien, chéri, dit-elle en l’écartant de la main.
Puis, de nouveau folâtre, elle se retourna vers Romachov et, lui reprenant le peloton de fil, lui demanda avec un rire capricieux et séducteur :
— Répondez donc, maladroit Romotchka, suis-je belle, oui ou non ? Ne pas répondre à une femme qui demande un compliment, c’est le comble de l’impolitesse !
— Chourotchka, n’as-tu pas honte de parler ainsi ? — observa judicieusement Nicolaiev de sa place.
Romachov esquissa un sourire douloureusement timide, puis répondit soudain, d’une voix un peu tremblante, sur un ton de grave mélancolie :
— Vous êtes très belle !…
Chourotchka ferma fortement les yeux et se secoua si espièglement la tête que ses cheveux défaits sautillèrent sur son front.
— Ro-omotchka, que vous êtes drô-ôle, chantonna-t-elle d’une petite voix enfantine.
Le sous-lieutenant rougit et songea à part soi à son habitude : « Son cœur était cruellement brisé. »
Tous trois se turent. Chourotchka jouait rapidement du crochet. Vladimir Éfimovitch, qui traduisait en allemand les phrases de la méthode Toussaint et Langenscheidt, se les marmottait à voix basse. On entendait pétiller, siffloter la flamme de la lampe couverte d’un abat-jour de soie jaune en forme de tente. Romachov s’empara de nouveau du fil qu’il se prit à tirer tout doucement et sans presque s’en rendre compte lui-même. Il éprouvait une douce et suave jouissance à sentir les mains de Chourotchka résister inconsciemment à ses timides efforts. Il lui semblait que quelque fluide mystérieux, ensorcelant et troublant, courait le long de ce fil.
En même temps il regardait de côté, à la dérobée, mais avec insistance, la tête baissée de la jeune femme, et pensait, remuant à peine les lèvres, prononçant les mots en dedans de soi dans un silencieux chuchotement, comme s’il entretenait avec Chourotchka une conversation intime et sentimentale :
« Comme elle m’a demandé hardiment : « Suis-je belle ? » Ah ! oui, tu es belle ! Chérie ! Quel bonheur de te regarder ainsi ! Écoute-moi : je te dirai combien tu es belle. Sur ton visage d’un brun pâle, sur ton visage passionné, se détachent tes lèvres rouges et brûlantes — oh ! comme elles doivent donner d’ardents baisers ! — et tes yeux sont cernés d’une ombre jaunâtre… Quand ton regard se fixe sur quelque objet, les blancs de tes yeux s’azurent imperceptiblement et leurs prunelles se teintent d’un bleu trouble. Tu n’es pas brune, mais tu as en toi quelque chose de tsigane. Cependant tes cheveux sont si fins, si clairs, si naïvement, si méthodiquement noués par derrière, qu’on voudrait les toucher doucement des doigts. Tu es petite et légère, et je pourrais te soulever dans mes bras comme un enfant. Pourtant tu es souple et forte, tu as une gorge de jeune fille, tu es vive et impétueuse. Au bas de ton oreille gauche, un grain de beauté — charme suprême — semble la trace minuscule d’une boucle d’oreille !… »
— Vous n’avez pas lu dans les journaux un article sur un duel d’officiers ? — demanda soudainement Chourotchka.
Romachov tressaillit et détourna avec peine ses yeux de la jeune femme.
— Non, je n’ai pas lu, mais j’en ai entendu parler. Pourquoi cette question ?
— En effet, vous avez l’habitude de ne rien lire. Franchement, Iouriï Alexéievitch, vous vous laissez par trop aller. A mon avis, il s’est passé un fait absurde. Je sais bien que les duels entre officiers sont inévitables, nécessaires — elle serra d’un geste persuasif sa broderie contre sa poitrine — mais pourquoi ont-ils lieu avec un tel manque de tact ? Jugez-en vous-même : un lieutenant a outragé un de ses camarades. L’offense est grave et le corps d’officiers décide qu’un duel devra s’ensuivre. Mais ici commence la bêtise, l’absurdité. Les conditions du duel ressemblent à un arrêt de mort : on se battra à quinze pas de distance jusqu’à blessure grave… si les deux adversaires peuvent encore se tenir debout, ils recommenceront le feu. Ce n’est pas un duel, c’est une boucherie. Mais, attendez, la suite est pire : c’est… je ne sais quoi ! Tous les officiers, et même, je crois, leurs femmes se rendent sur le lieu du duel et un photographe s’installe dans un buisson. N’est-ce pas horrible, Romotchka ! Et le malheureux sous-lieutenant, le fendrik, comme dit Volodia, un garçon comme vous et qui plus est — l’offensé et non pas l’offenseur, reçoit au troisième coup de feu une horrible blessure dans le ventre et meurt le soir dans d’atroces souffrances. Et le pauvre avait, comme notre Mikhine, sa mère âgée et sa sœur vieille fille, qui vivaient avec lui… Mais pour quelle raison, dites-moi, était-il nécessaire de transformer ce duel en une sanglante pitrerie ? Et notez bien que cela s’est passé très peu de temps après que les duels ont été autorisés. Vous pouvez me croire, je vous assure, s’écria Chourotchka dont les yeux étincelaient, les adversaires sentimentaux des duels d’officiers — oh ! je les connais, ces misérables lâches qui se font passer pour des libéraux — ne vont pas manquer de brailler : « Ah ! quelle sauvagerie ! quelle survivance des temps barbares ! quel fratricide ! »
— Seriez-vous sanguinaire, Alexandra Pétrovna ? insinua Romachov.
— Pas du tout, répliqua-t-elle d’un ton tranchant. Je suis, au contraire, compatissante ; quand un insecte me chatouille le cou, je l’enlève en tâchant de ne pas lui faire mal. Mais, tâchez de me comprendre, Romachov ; c’est une affaire de simple logique. A quoi sont destinés les officiers ? A la guerre. Quelles sont les qualités qui sont les plus nécessaires à la guerre ? L’audace, l’orgueil et le mépris de la mort. En temps de paix, dans quelles circonstances ces qualités peuvent-elles se révéler le plus ostensiblement ? Dans les duels. Et c’est tout. Il me semble que c’est clair. Les officiers français peuvent se passer du duel parce que chaque Français a dans le sang la conception, exagérée même, de l’honneur ; les officiers allemands n’ont pas besoin non plus du duel, parce que tous les Allemands sont disciplinés de naissance, mais nous, nous, nous ! Avec le duel, il n’y aura plus parmi nos officiers de grecs comme Artchakovskiï, ou d’ivrognes fieffés dans le genre de votre Nazanskiï ; avec le duel, plus de honteuse promiscuité, plus de basse crapulerie ; avec le duel, on ne vous entendra plus, au mess, échanger entre vous gouailleries et obscénités en présence des domestiques, et on ne vous verra plus vous lancer réciproquement des carafes à la tête, tout en ayant soin de rater vos coups. Avec le duel, vous ne vous dénigrerez plus les uns les autres derrière le dos. Un officier doit peser toutes ses paroles. Un officier, c’est un modèle de correction. Et puis, vraiment, quelle sensiblerie, avoir peur d’un coup de feu ! Votre profession n’est-elle pas de risquer la vie !… Mais assez comme cela !
Elle interrompit capricieusement sa tirade et se replongea dans son travail. De nouveau le silence pesa.
— Chourotchka, comment dit-on en allemand : rival ? — s’enquit Nicolaiev en levant la tête de dessus son livre.
— Rival ? reprit Chourotchka en appuyant pensivement son crochet sur sa fine chevelure.
— Dis-moi toute la phrase.
— La phrase ?… attends… voilà… « Notre rival étranger… »
— Unser ausländischer Nebenbuhler, traduisit séance tenante Chourotchka.
— Unser… répéta à voix basse Romachov, considérant rêveusement le feu de la lampe. Lorsqu’elle s’agite, songeait-il, ses paroles tombent, rapides, sonores et précises comme du menu plomb sur un plateau d’argent. Unser — quel drôle de mot ! — Unser, unser, unser…
— Que murmurez-vous là, Romotchka ? demanda sévèrement Alexandra Pétrovna. — Je ne vous permets pas de rêvasser en ma présence.
Il sourit d’un sourire distrait.
— Je ne rêvasse pas… Je répétais à part moi : unser, unser, unser. Quel drôle de mot !…
— Eh, bêtise !… Unser. Que trouvez-vous de drôle là dedans ?
— Voyez-vous… — Il éprouvait de la peine à expliquer sa pensée. — Lorsqu’on répète longtemps un même mot et qu’on réfléchit longuement à ce qu’il veut dire, il perd soudain toute signification et devient… comment vous dire ?
— Ah ! je sais, je sais — interrompit joyeusement Chourotchka. — Maintenant ce n’est plus si facile à faire… mais auparavant, dans mon enfance, ah ! comme c’était amusant !…
— Justement, moi aussi, dans mon enfance. C’est cela.
— Certes, je m’en souviens. Il y avait même un mot qui me frappait tout particulièrement ; c’est le mot : « peut-être ». Je me dandinais les yeux fermés en répétant sans cesse « peut-être, peut-être »… Et tout d’un coup j’oubliais complètement ce qu’il signifiait et j’avais beau chercher, je ne pouvais me rappeler. Il me semblait que c’était quelque tache d’un rouge brun avec deux petites queues. N’est-il pas vrai ?
Romachov la regarda tendrement.
— C’est curieux que nous ayons les mêmes pensées, dit-il doucement. Et le mot « unser », voyez-vous, c’est quelque être très grand, maigre et pourvu d’un dard, une sorte d’insecte long, grêle et très méchant.
— Unser ? — Chourotchka leva la tête et, clignant des yeux, regarda au loin, dans l’angle obscur de la chambre, tâchant de se représenter l’objet dont parlait Romachov — Non, attendez, c’est quelque chose de vert et de pointu… Oui, oui, vous avez raison, c’est un insecte ! Dans le genre du criquet, mais plus répugnant et plus méchant… Mon Dieu, Romotchka, que nous sommes bêtes !
— J’éprouve encore parfois, commença mystérieusement Romachov, une sensation étrange qui, dans mon enfance, était encore beaucoup plus vive. Je prononce un mot quelconque et tâche de l’étirer le plus possible, en traînant indéfiniment chaque lettre. Et soudain, il me semble que tout autour de moi a disparu. Et je m’étonne de parler, de vivre, de penser.
— Mais je connais cela aussi ! reprit gaiement Chourotchka — quoique un peu différemment. Il m’est arrivé de retenir mon souffle tant que je pouvais et de me prendre à songer : je ne respire plus, je ne respire plus jusqu’à ce que… jusqu’à ce… jusqu’à… Et c’est alors que la sensation étrange se produisait : je sentais le temps fuir devant moi… Non, ce n’est pas cela : je crois bien que le temps n’existait plus du tout. C’est impossible à expliquer.
Romachov la couvait de regards extasiés et répétait d’une voix sourde, calme, heureuse :
— Oui, oui… c’est impossible à expliquer… Comme c’est étrange… c’est inexplicable.
— Eh, les psychologues, assez parler, il est temps de souper, s’écria Nicolaiev en se levant de sa table.
Il était resté assis si longtemps que ses jambes étaient engourdies et son dos courbaturé. Se redressant de toute sa hauteur, levant les bras en l’air et cambrant la poitrine, il se détira d’un geste si puissant que les articulations de son grand corps musculeux en craquèrent.
Une collation froide était servie dans une salle à manger minuscule mais charmante, bien éclairée par une suspension en porcelaine d’un blanc mat. Nicolaiev ne buvait pas, mais un carafon de vodka attendait Romachov. Contractant son gracieux visage en une grimace de dégoût, Chourotchka demanda négligemment à son habitude :
— Vous ne pouvez, bien entendu, vous passer de cette saleté ?
Romachov eut un sourire contrit et, dans son trouble, s’engoua en avalant son eau-de-vie, et fut secoué d’une quinte de toux.
— Vous n’avez pas honte ! l’admonesta la maîtresse de maison. Vous ne savez pas encore boire et déjà… Je comprends qu’on passe cela à votre bien-aimé Nazanskiï, c’est un être incorrigible, mais vous, pourquoi buvez-vous ? Comment un excellent garçon jeune et intelligent comme vous l’êtes, ne peut-il se mettre à table sans une lampée de vodka… Voyons, pourquoi ? C’est ce Nazanskiï qui vous débauche.
Le mari qui, pendant ce temps, lisait un ordre qu’on venait de lui apporter, s’écria soudain :
— Ah ! à propos : Nazanskiï est envoyé en congé d’un mois pour affaires de famille. Hé, hé, hé ! Ce qui veut dire qu’il s’est encore enivré ! Iouriï Alexéitch, à coup sûr, vous l’avez vu ? Est-ce qu’il est retombé dans l’ivrognerie ?
Romachov, tout décontenancé, cligna des paupières.
— Non, je n’ai rien remarqué. D’ailleurs, évidemment, il boit…
— Votre Nazanskiï est dégoûtant ! dit Chourotchka avec colère, d’une voix basse et contenue. Si cela dépendait de moi, je tuerais les gens de cette sorte comme des chiens enragés. De pareils officiers sont une honte pour le régiment, une abomination !
Aussitôt après le souper, Nicolaiev, qui mangeait copieusement et avec autant de zèle que lorsqu’il s’occupait de ses sciences militaires, se mit à bâiller et, finalement, déclara tout franchement :
— Si on allait dormir un peu ? « Faire un petit somme », comme on disait dans les bons vieux romans d’autrefois.
— Vous avez absolument raison, Vladimir Éfimytch, répliqua Romachov sur un ton dégagé qui lui parut à lui-même trop hâtif et complaisant. Et, tout en se levant de table, il pensait tristement : « Décidément, ici, on ne se gêne pas avec moi. Aussi bien, qu’y viens-je faire ? »
Il avait l’impression que Nicolaiev le chassait volontiers de chez lui. Mais, néanmoins, en le saluant à dessein le premier, avant de prendre congé de Chourotchka, il songeait avec jouissance qu’il allait sentir à l’instant la vigoureuse et caressante pression de main de cette délicieuse jeune femme. Chaque fois qu’il s’apprêtait à partir, il avait la même pensée. Quand ce moment approcha, il s’absorba si profondément dans cette ravissante poignée de main qu’il n’entendit pas Chourotchka lui dire :
— Ne nous oubliez pas. Vous savez qu’ici on est toujours heureux de vous voir. Au lieu de vous griser avec votre Nazanskiï, venez plutôt chez nous. Seulement, rappelez-vous qu’avec vous nous ne nous gênons pas.
Il n’eut conscience de ces paroles et ne les comprit qu’une fois sorti dans la rue.
— Oui, avec moi on ne se gêne pas, — murmura-t-il avec cette susceptibilité amère et maladive à laquelle sont enclins les jeunes gens de son âge remplis d’amour-propre.
Romachov descendit le perron. La nuit semblait devenue encore plus noire, plus profonde et plus chaude. Le sous-lieutenant marchait à tâtons, se retenant des mains à la palissade en attendant que ses yeux fussent habitués aux ténèbres. A ce moment, la porte conduisant à la cuisine des Nicolaiev s’ouvrit soudain, jetant pour un instant dans l’obscurité un large rais de lumière jaunâtre. Des pas clapotèrent dans la boue et Romachov entendit la voix courroucée de Stépane, l’ordonnance des Nicolaiev.
— Il vient tous les jours, tous les jours. Et pourquoi diable vient-il ?…
Un autre soldat inconnu du sous-lieutenant répondit avec indifférence, dans un long et paresseux bâillement :
— En voilà une affaire, frère… Et tout cela, c’est parce qu’ils vivent trop bien… Allons, au revoir, Stépane.
— Au revoir, Baouline. Viens me voir un de ces jours.
Romachov se colla à la palissade. Il rougit de honte, malgré l’obscurité ; tout son corps se couvrit soudain de sueur et il crut que des milliers d’aiguilles lui piquaient la peau aux jambes et sur le dos : « C’est fini ! je suis la risée même des ordonnances ! » pensa-t-il avec désespoir. Immédiatement il repassa dans son esprit toute la soirée et dans différentes expressions dans le ton des phrases, dans les coups d’œil qu’avaient échangés entre eux les maîtres de maison, il vit subitement beaucoup de petits détails qu’il n’avait pas remarqués auparavant et qui maintenant lui semblaient prouver qu’on faisait peu de cas, qu’on se moquait et qu’on en avait assez de lui, visiteur importun.
— Quelle honte ! quelle honte ! chuchota le sous-lieutenant sans bouger de place. En être arrivé à ce point qu’on ait de la peine à te supporter quand tu viens… Non, assez. Maintenant je sais parfaitement qu’en voilà assez !
La lumière du salon des Nicolaiev s’éteignit :
« Les voilà dans leur chambre à coucher », pensa Romachov et avec une lucidité extraordinaire, il se les représenta s’apprêtant à se coucher, se déshabillant l’un à côté de l’autre avec l’indifférence habituelle et l’absence de pudeur de gens mariés depuis longtemps. Il crut les entendre parler de lui. Vêtue seulement d’un jupon, elle peigne, devant une glace, sa chevelure pour la nuit. Vladimir Éfimytch, assis sur le lit, en caleçon et en chemise, enlève ses bottes et, rougissant sous ses efforts, déclare d’un ton fâché et endormi : « Tu sais, Chourotchka, j’en ai plein le dos de ton Romachov. Je ne comprends vraiment pas quel intérêt tu éprouves à le fréquenter. » Mais Chourotchka, tout en conservant une épingle à cheveux à la bouche, lui rétorque dans la glace, sans se retourner : « Ce n’est nullement mon mais ton Romachov !… »
Cinq minutes s’écoulèrent avant que Romachov, angoissé par ces amères réflexions, se décidât à se remettre en marche. Il longea, en se glissant à pas de loup, la longue palissade qui entourait la maison des Nicolaiev, retirant avec précaution ses pieds de la boue, comme s’il craignait d’être entendu et surpris en train de commettre une mauvaise action. Il ne voulait pas encore rentrer chez lui, il se sentait pris de dégoût au souvenir de son étroite et longue chambre à fenêtre unique et de tous les hideux objets qui la meublaient : « Je vais aller chez Nazanskiï, exprès pour la mortifier », résolut-il inopinément, et sur-le-champ il en ressentit une certaine satisfaction de vengeance : « Elle m’a reproché mon amitié pour Nazanskiï, eh bien, tant pis, pour la narguer, je vais chez lui !… »
Levant les yeux vers le ciel et serrant fortement sa main sur sa poitrine, il se dit avec chaleur en lui-même : « Je jure, oui, je jure que je suis allé chez eux pour la dernière fois. Je ne veux plus subir une pareille humiliation. Je le jure ! »
Et immédiatement, à son habitude, il ajouta mentalement : « Ses yeux noirs expressifs étincelaient de résolution et de mépris », — bien que ses yeux ne fussent pas noirs, mais tout banalement jaunâtres et cerclés de vert !
Nazanskiï occupait une chambre dans l’appartement d’un de ses camarades, le lieutenant Zegrjt. Ce Zegrjt était très probablement le plus ancien lieutenant de toute l’armée russe, bien qu’il fît son service d’une façon irréprochable et qu’il eût pris part à la campagne des Balkans. Par une fatalité inexplicable, il n’avait pas eu d’avancement. Il était veuf avec quatre petits enfants et arrivait pourtant à joindre les deux bouts avec sa solde de quarante-huit roubles. Il occupait de grands appartements dont il sous-louait les chambres à des officiers célibataires ; il tenait une pension, élevait des poules et des dindons et savait acheter, à bon marché et en temps opportun, le bois de chauffage. Il faisait prendre lui-même des bains à ses enfants dans des auges, les soignait avec les médicaments d’une petite pharmacie domestique, et leur confectionnait, à la machine à coudre, des blouses, des culottes et des chemises. Avant son mariage, Zegrjt, ainsi d’ailleurs que de nombreux officiers célibataires, aimait beaucoup à faire de petits ouvrages de dames, et aujourd’hui c’était la dure nécessité qui l’obligeait à s’en occuper. Les mauvaises langues prétendaient même qu’il tirait profit de ses ouvrages manuels en les vendant secrètement.
Mais, malgré tous ces petits expédients Zegrjt se trouvait dans une situation précaire. Ses volailles mouraient de maladies épizootiques, ses chambres restaient sans locataires, ses pensionnaires se plaignaient fortement de la mauvaise nourriture et ne payaient pas. Périodiquement quatre fois par an, on pouvait voir l’efflanqué et barbu Zegrjt, le visage défait et couvert de sueur, courir de par la ville dans l’espoir de trouver à emprunter quelque argent : il portait alors sur l’oreille sa casquette et le collet de son antique raglan, — modèle Nicolas Ier, datant d’avant la guerre des Balkans, — flottait sur ses épaules comme une aile déployée.
Cette fois, les chambres de Zegrjt étaient éclairées, et à travers une fenêtre, Romachov l’aperçut, assis à une table ronde au-dessus de laquelle était suspendue une lampe. Il tenait très bas inclinée sa tête chauve au visage doux, fané et sillonné de rides, et brodait au coton rouge, une pièce de toile — sans doute un devant de chemise petite-russienne. Romachov tambourina sur les vitres. Zegrjt tressaillit, mit son ouvrage de côté, et s’approcha de la fenêtre.
— C’est moi, Adam Ivanovitch. Ouvrez-moi pour une seconde, dit Romachov.
Zegrjt grimpa sur le rebord de la fenêtre et passa son crâne dénudé et sa barbe rare à travers le vasistas :
— C’est vous, sous-lieutenant Romachov ? Qu’y a-t-il ?
— Nazanskiï est-il chez lui ?
— Oui, oui. Où voulez-vous qu’il aille ? Ah ! Seigneur ! (la barbe de Zegrjt commença à s’agiter dans le vasistas) il se fiche de moi, votre Nazanskiï. Voici plus d’un mois que je lui envoie son dîner, et au lieu d’argent il ne me donne que des promesses. Quand il a emménagé, je l’ai instamment prié, pour éviter des malentendus…
— Oui, oui, oui… parfaitement… interrompit distraitement Romachov. Mais, dites-moi, dans quel état est-il ? Peut-on le voir ?
— Je pense que oui… Il se promène toujours dans sa chambre. — Zegrjt écouta un instant. Tenez, je l’entends marcher. Vous comprenez, je lui ai dit catégoriquement : pour éviter des malentendus, nous conviendrons que le paiement…
— Pardon, Adam Ivanovitch, un instant, interrompit de nouveau Romachov. Si vous le permettez, je reviendrai une autre fois ; aujourd’hui je suis très pressé…
Il poussa plus avant et disparut derrière une encoignure. Au fond d’un petit jardin, la chambre de Nazanskiï était éclairée. L’une des fenêtres était grande ouverte. Nazanskiï, sans tunique, en chemise, le col déboutonné, allait et venait dans sa chambre à pas rapides ; sa silhouette blanche et sa tête aux cheveux roux apparaissaient et disparaissaient alternativement. Romachov enjamba la clôture du petit jardin et appela son camarade.
— Qui est là ? demanda en se penchant à la fenêtre Nazanskiï, fort tranquillement et comme s’il s’attendait à cet appel. Ah ! c’est vous, Iouriï Alexéitch ? Attendez : la porte est éloignée et il fait très sombre. Escaladez plutôt la fenêtre. Donnez-moi la main.
La chambre de Nazanskiï était encore plus misérable que celle de Romachov : entre les fenêtres, le long du mur, un méchant lit de fer, bas et étroit, courbé en arc et dont toute la literie paraissait consister en une unique couverture rose ; contre un autre mur, une table de bois blanc et deux grossiers tabourets. A l’un des angles de la chambre, était solidement fixée une très étroite armoire, en forme de vitrine à icones ; aux pieds du lit, s’étalait une valise en cuir fauve entièrement recouverte d’étiquettes de chemin de fer. En dehors de ces objets, à l’exception d’une lampe posée sur la table, il n’y avait aucun autre meuble dans la chambre.
— Bonjour, mon cher, — dit Nazanskiï, en serrant et secouant fortement la main de Romachov, et en le fixant de ses beaux yeux bleus rêveurs. — Asseyez-vous donc, là, sur le lit. Vous avez appris que j’ai demandé un congé pour cause de maladie ?
— Oui, Nicolaiev vient de m’en parler.
De nouveau Romachov se rappela les affreuses paroles de l’ordonnance Stépane, et son visage se fronça douloureusement.
— Oh ! vous êtes allé chez les Nicolaiev ? — demanda soudain Nazanskiï avec une vivacité et un intérêt visibles. — Vous y allez souvent ?
Par un sentiment instinctif de prudence que provoquait le ton insolite de cette question, Romachov se crut obligé de mentir et répondit négligemment :
— Non, pas du tout. J’y suis allé par hasard, en passant.
Nazanskiï, qui marchait toujours en long et en large dans la chambre, s’arrêta devant l’armoire et l’ouvrit. Sur un rayon, il y avait une carafe de vodka et une pomme découpée en tranches minces et régulières. Tournant le dos à son hôte, il remplit précipitamment un petit verre et l’avala. Romachov vit son dos frissonner convulsivement sous la toile légère de sa chemise.
— Voulez-vous quelque chose ? — demanda Nazanskiï en montrant l’armoire. Je ne suis pas riche en provisions, mais, si vous avez faim, on peut faire une omelette.
— Je vous remercie, je mangerai plus tard.
Nazanskiï, les mains dans les poches, reprit sa promenade. Après avoir traversé deux fois la chambre, il se mit à parler comme s’il continuait une conversation interrompue un instant auparavant.
— Oui, je ne cesse de marcher et de réfléchir. Et vous savez, Romachov, je suis heureux. Demain, au régiment, tout le monde dira que j’ai la maladie de l’ivrognerie. Ma foi, c’est vrai si l’on veut, mais ce n’est pas tout à fait exact. En ce moment, je suis heureux, je ne suis nullement malade et je ne souffre pas. En temps ordinaire, mon intelligence et ma volonté sont étouffées. Je me trouve alors misérable, peureux, et je deviens sot, chagrin, prudent et raisonnable. Je déteste, par exemple, le service militaire, et pourtant je sers. Pourquoi est-ce que je sers ? Le diable le sait, pourquoi ! Parce que, dès mon enfance, on m’a ressassé et qu’aujourd’hui tout le monde autour de moi répète que dans la vie, l’important, c’est de servir, de bien manger et d’être bien vêtu. Quant à la philosophie, dit-on, c’est une chose idiote, bonne pour celui qui n’a rien à faire, et à qui sa maman a laissé de la fortune. Et je fais des choses qui me répugnent, j’exécute, par peur de mourir de faim, des ordres que je trouve parfois cruels et parfois stupides. Mon existence est monotone comme une palissade et grise comme le drap des capotes de soldat. Impossible — je ne dis pas de raisonner à haute voix — mais seulement de méditer sur l’amour, la beauté, la nature, sur l’égalité et le bonheur des hommes, sur la poésie, sur Dieu. On se moque de moi ; ha, ha, ha ! toujours de la philosophie ! Il est ridicule, grotesque et illicite à un officier de ligne de penser à des choses élevées. C’est de la philosophie, que diable, et par conséquent, un absurde galimatias, un bavardage oiseux et stupide.
— Et cependant, c’est la chose capitale dans la vie, déclara d’un air pensif Romachov.
— Mais voici venir cette heure qu’ils appellent d’un nom si dur, continua, sans l’écouter, Nazanskiï qui marchait toujours en long et en large et, par moments, faisait des gestes persuasifs, en se tournant d’ailleurs, non pas vers Romachov, mais vers les deux angles opposés de sa chambre, sur lesquels il se dirigeait alternativement.
— Cette heure, c’est celle de ma liberté, Romachov, de la liberté de mon âme, de ma volonté et de mon intelligence. Je vis alors d’une vie étrange peut-être, mais en tous cas, profonde et merveilleuse. Tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai lu, tout ce dont j’ai entendu parler, s’anime soudain en moi, revêt un extraordinaire éclat, acquiert un sens profond, insondable. Ma mémoire devient comme un musée de précieuses découvertes. Comprenez-vous, je suis alors un véritable Rothschild ! Je prends le premier sujet qui me vient à l’esprit et je le scrute longuement, profondément, voluptueusement : personnes, rencontres, caractères, livres, femmes, — ah ! surtout les femmes et l’amour…! Parfois, je songe aux grands hommes disparus, aux martyrs de la science, aux sages, aux héros ainsi qu’à leurs paroles sublimes. Parfois aussi, et bien que je ne croie pas en Dieu, je songe aux saints, aux ascètes, aux martyrs et me remémore d’édifiants canons et de touchantes litanies. J’ai passé par le petit séminaire, mon cher, et possède une mémoire étonnante ! Eh bien ! quand je réfléchis à toutes ces choses, il m’arrive de ressentir si violemment la joie ou le chagrin d’autrui, ou encore l’éternelle beauté d’une belle action que je me mets à marcher solitaire, comme en ce moment, et à pleurer… à pleurer à chaudes larmes…!
Romachov se leva doucement du lit et vint s’asseoir sur le rebord de la fenêtre ouverte, le dos et les pieds appuyés sur les jambages opposés de la croisée. L’éclairage de la chambre faisait paraître l’obscurité de la nuit plus dense et plus mystérieuse. Un vent chaud, impétueux, mais sourd, agitait sous la fenêtre le noir feuillage des buissons. Et dans cet air doux, saturé d’étranges aromes printaniers, dans cette silencieuse obscurité, dans ces trop brillantes et quasi chaudes étoiles, on sentait une fermentation secrète et passionnée, on devinait la soif de la maternité et la prodigue volupté de la terre, des plantes, des arbres, de tout un monde.
Nazanskiï continuait sa promenade et ses discours, sans regarder Romachov et comme s’adressant aux parois et aux angles de la pièce :
— Durant ces heures, mes pensées courent capricieuses, variées, inattendues. Mon esprit devient vif et subtil, mon imagination, un véritable torrent ! Toutes les choses, toutes les personnes que j’évoque se dressent devant moi avec autant de relief et de précision que si je les observais dans une chambre noire. Je sais, je sais, mon cher, que cette exacerbation des sens, cette illumination spirituelle n’est, hélas ! pas autre chose que l’action physiologique de l’alcool sur le système nerveux. Tout d’abord, lorsque je connus, pour la première fois, cette admirable poussée de vie intérieure, je fus tenté d’y voir l’Inspiration elle-même. Mais non, elle n’est ni créatrice, ni même durable. Ce n’est qu’un processus maladif, un afflux soudain qui, chaque fois, ronge de plus en plus le fond de l’âme. Cependant cette démence m’est douce et… au diable soient la prudence salvatrice et la sotte espérance de vivre cent dix ans et d’être signalé dans les échos de quelque journal comme curieux exemple de longévité… Je suis heureux, et tout est dit !
Nazanskiï s’approcha de nouveau de l’armoire, l’ouvrit, lampa un verre et la referma soigneusement. Paresseusement, presque inconsciemment, Romachov se leva et l’imita.
— A quoi songiez-vous lorsque je suis arrivé, Vassiliï Nilytch ? demanda Romachov en reprenant sa place sur le rebord de la fenêtre.
Mais Nazanskiï ne sembla pas entendre sa question.
— Ainsi, par exemple, quelle jouissance de songer aux femmes ! s’exclama-t-il en adressant un large geste persuasif à l’angle devant lequel l’amenait sa promenade. — Et lorsque je songe à elles, aucune mauvaise pensée ne salit ma rêverie. Pourquoi ? Il ne faut jamais — même en pensée, rendre quelqu’un complice d’une méchanceté ou, ce qui est pire, d’une malpropreté. Bien souvent, je songe aux femmes pures, tendres et délicates, à leurs larmes sereines et à leurs délicieux sourires, je songe aux jeunes et chastes mères, aux amantes qui affrontent la mort par amour, aux belles, innocentes et fières jeunes filles dont l’âme, d’une blancheur de neige, n’ignore ni ne redoute rien. Il n’y a pas de femmes semblables. Ou plutôt, je me trompe. Il doit y en avoir, mais ni vous ni moi ne les connaîtrons jamais. Vous encore, peut-être, mais moi, jamais.
Arrêté devant Romachov, il le regardait fixement, mais l’expression rêveuse de ses yeux et le sourire indécis qui errait autour de ses lèvres, prouvaient qu’il n’apercevait pas son interlocuteur. Jamais encore, même à ses meilleures minutes de sobriété, Nazanskiï n’avait montré à Romachov un visage aussi beau, aussi séduisant. Ses cheveux blonds tombaient en grosses boucles autour de son grand et beau front pur, sa barbe rousse de forme rectangulaire ondulait comme gaufrée ; sa tête élégante et massive, au cou découvert et d’un noble dessin, rappelait celle d’un de ces héros ou de ces sages grecs que Romachov avait admirés quelque part sur des gravures. Ses yeux bleus, clairs, légèrement humides, pétillaient d’esprit et de bonté. Il n’était pas jusqu’à la couleur de ce beau visage régulier, d’un rose tendre, qui ne fût un sujet d’émerveillement et seul un œil très exercé eût pu deviner dans cette fraîcheur apparente, ainsi que dans une certaine bouffissure des traits, un résultat de l’inflammation alcoolique du sang.
— L’amour ! Quel abîme de mystère ! Quelle jouissance, quelle souffrance aiguë et douce à la fois ! s’enthousiasma soudain Nazanskiï.
Dans son agitation, il s’empoigna par les cheveux et se lança de nouveau vers un angle de la pièce, mais avant de l’atteindre, s’arrêta brusquement, se retourna vers Romachov et partit d’un joyeux éclat de rire. Le sous-lieutenant l’observa avec inquiétude.
— Je me rappelle une bien amusante histoire, — reprit Nazanskiï d’un ton simple et bon enfant. C’est curieux comme mon esprit saute d’un sujet à l’autre. Je me trouvais un beau jour près de Riazan à l’embarcadère des vapeurs de l’Oka. Comme j’avais vingt-quatre heures à attendre — c’était à l’époque de la crue printanière — je m’installai confortablement au buffet. Au comptoir trônait la fille du tenancier, gamine de dix-huit ans environ, pas jolie, marquée de petite vérole, charmante pourtant avec ses yeux noirs, ses manières prestes et son ravissant sourire. Nous n’étions que trois dans la salle : elle, moi et un petit télégraphiste blondasse. Car je ne compte pas le père de la belle, grosse tête rouge de vieux dogue rageur, qui ne sortit guère de la coulisse. Il se montrait rarement, bâillait, se grattait le ventre sous son gilet, n’arrivait pas à se déciller les yeux et au bout de deux minutes retournait à son somme. Mais le télégraphiste, lui, apparaissait continuellement. Je le vois encore, appuyé des deux coudes sur le comptoir et gardant le silence. Elle aussi se taisait et regardait par la fenêtre le fleuve débordé. Tout à coup, le jouvenceau entonnait avec volubilité :
et retombait dans le silence. Au bout de cinq minutes, elle fredonnait à son tour : « Dis-moi ce qu’est l’amour ? », motif archi-rebattu, souvenir sans doute de quelque opérette qu’ils étaient allés — à pied probablement — entendre ensemble à la ville. Donc ils chantaient et se taisaient alternativement. Puis, tout en regardant par la fenêtre, elle oubliait, comme par mégarde, sa main sur le comptoir, et lui la pressait dans la sienne et lui caressait les doigts les uns après les autres. Ensuite la chanson reprenait : « Dis-moi ce qu’est l’amour. » Et cela dura une journée entière. J’avoue qu’alors cet « amour » finit par me porter singulièrement sur les nerfs, tandis que maintenant je suis ému en l’évoquant. Songez que leurs galanteries duraient sans doute depuis quinze jours et se prolongèrent probablement un mois encore après mon passage. Et je ne compris que longtemps après quel joyeux rayon de lumière jetait cette amourette dans leur pauvre vie mesquine, cent fois plus médiocre encore que notre stupide existence !… Au reste… Attendez, Romachov. Mes idées s’embrouillent. A quel propos ai-je amené ce télégraphiste en mon discours ?
De nouveau Nazanskiï s’approcha de l’armoire, mais cette fois il ne but pas et, tournant le dos à Romachov, il se frotta douloureusement le front et serra fortement ses tempes dans sa main droite. Ce geste nerveux avait quelque chose de pitoyable, d’impuissant, d’humilié.
— Vous parliez de l’amour, cet abîme, ce mystère, cette joie, lui fit ressouvenir Romachov.
— Oui, l’amour ! — s’exalta Nazanskiï. Il avala rapidement un petit verre, se détourna de l’armoire, les yeux enflammés et s’essuya rapidement les lèvres à la manche de sa chemise. — L’amour ! qui comprend ce sentiment ? On en a fait, ou plutôt, nous autres officiers en avons fait un thème d’ordurières opérettes, d’infâmes cartes postales, de scabreuses anecdotes et d’exécrables poésies. J’ai eu hier la visite de Ditz. Assis à la place que vous occupez en ce moment, il parlait des femmes en jouant avec son pince-nez d’or. Romachov, mon cher, si les animaux, les chiens par exemple, avaient le don de comprendre la parole humaine, et que l’un d’entre eux eût entendu hier les discours de Ditz, je vous assure qu’il se serait sauvé de honte. Vous savez, Ditz est un excellent garçon — comme tout le monde d’ailleurs — mais il se gêne de parler autrement des femmes, dans la crainte de perdre sa renommée de cynique, de débauché et de séducteur. C’est là une sorte de duperie générale, de fanfaronnade, de présomptueux mépris à l’égard de la femme. Et tout cela provient de ce que la plupart de nous voient dans l’amour, dans la possession, oui, je dis bien, dans la possession définitive de la femme, une sensation grossièrement bestiale, bassement égoïste, une honteuse polissonnerie — ah diable ! je ne sais trop comment m’exprimer. Et voilà pourquoi, dans la plupart des cas, la froideur, le dégoût, l’inimitié ont tôt fait de suivre la possession. Voilà pourquoi les hommes ont réservé la nuit à l’amour tout comme au vol et à l’assassinat… Soyez assuré, mon cher, que dans cette affaire, la nature leur tend un piège avec appât et nœud coulant.
— C’est exact, acquiesça tristement Romachov.
— Non, c’est faux — s’emporta Nazanskiï. Je vous dis que c’est faux. La nature en a, comme toujours, génialement ordonné. Il est juste que l’amour soit, pour le lieutenant Ditz, suivi du dégoût et de la satiété, tandis que, pour Dante, il n’est que charmes, que délices, qu’éternel printemps ! Et croyez bien que j’ai en vue l’amour dans le sens propre du mot, l’amour purement physique. Mais il est, lui aussi, l’apanage de quelques élus. Voulez-vous un exemple ? Tout le monde est doué — plus ou moins — du sens musical, mais des millions de gens n’ont pas ce sens plus développé qu’un poisson, ou que le capitaine Vassiltchenko — et parmi eux, il n’y a qu’un Beethoven. Il en va de même en tout : poésie, art, sagesse… L’amour aussi, je vous l’affirme, a ses sommets accessibles seulement à quelques êtres choisis entre mille millions de mille !
Il s’approcha de la fenêtre, appuya son front à l’angle de la muraille à côté de Romachov et, le regard perdu dans les chaudes ténèbres de la nuit printanière, il reprit d’une voix tremblante, profonde, inspirée :
— Oh ! nous ne savons pas apprécier les charmes délicats et insaisissables de l’amour, nous, êtres grossiers, paresseux et bornés. Comprenez-vous tout le bonheur nuancé, toutes les délicieuses souffrances que contient en soi un amour non partagé, un amour sans espoir ? Quand j’étais plus jeune, je n’avais qu’un rêve : m’éprendre d’une femme inaccessible et extraordinaire avec laquelle je n’aurais rien et ne pourrais jamais rien avoir de commun. Je me serais fait engager comme laquais, cocher, manœuvre, qu’importe ? J’aurais eu recours à tous les déguisements, à toutes les ruses pour l’apercevoir une fois par an, baiser sur l’escalier les traces de ses pas et, suprême félicité, toucher sa robe, ne fût-ce qu’une fois dans ma vie !
— Et sombrer dans la folie, dit tristement Romachov.
— Ah, mon cher, qu’importe ! s’emporta Nazanskiï, qui reprit nerveusement sa course sans fin à travers la chambre, qui sait ! c’est peut-être justement alors que vous connaîtrez une féérique et bienheureuse existence. Mais, soit : ce sublime, cet incroyable amour vous rendra fou — tandis que la paralysie générale et les maladies secrètes feront perdre la raison au lieutenant Ditz : lequel vaut mieux ? Mais réfléchissez donc au bonheur de rester toute une nuit posté de l’autre côté de la rue à regarder les fenêtres de sa belle. Elles s’éclairent tout à coup et une ombre se meut derrière les rideaux. Est-ce l’aimée ? Que fait-elle ? A quoi songe-t-elle ? La lumière s’éteint. Dors paisiblement, mon tendre amour, dors, mon adorée. Et voilà la journée remplie : c’est déjà une victoire ! Pendant des jours, des mois, des années, on dépense toutes les forces de son imagination, de sa persévérance, et enfin, joie délirante ! l’on arrive à se procurer un mouchoir, un morceau de papier ayant enveloppé des bonbons, un programme de concert abandonné. Elle vous ignore complètement, elle n’entendra jamais parler de vous, ses yeux glissent sur vous sans vous voir, mais, vous-même, vous l’adorez toujours, vous êtes constamment prêt à sacrifier pour elle — non, pourquoi pour elle ? — pour son caprice, pour son mari, pour son amant, pour son petit chien favori, votre vie, votre honneur, et tout ce qu’il est possible de donner ! Romachov, ce sont là des joies que ne connaissent pas les beaux séducteurs.
— Oh ! comme c’est vrai ! comme ce que vous dites est beau ! s’écria Romachov tout ému. — Depuis un certain temps déjà, il avait quitté la fenêtre et, comme Nazanskiï, marchait dans l’étroite et longue chambre, le heurtant à chaque instant et s’arrêtant. — Que de pensées vous viennent à l’esprit… Moi-même, je vais vous parler de moi. J’étais épris d’une… femme, oh ! ce n’était pas ici, c’était à Moscou… alors que… j’étais iounker[15], mais elle n’en savait rien. J’éprouvais une exquise jouissance à rester assis auprès d’elle et, quand elle travaillait, à lui prendre son peloton de fil et à le tirer tout doucement à moi. Rien de plus. Elle ne remarquait nullement mon petit manège, et moi, j’étais tellement heureux que la tête me tournait.
[15] Iounker (de l’allemand : junker) : élève d’une école militaire. — H. M.
— Oui, oui, je comprends, dit Nazanskiï, hochant la tête et souriant joyeusement et affablement, je vous comprends. C’est comme un fluide électrique, n’est-ce pas ? une douce et tendre communion d’âmes ? Ah ! mon cher, que la vie est belle !
Nazanskiï se tut, ému par ses pensées, et ses yeux bleus se remplirent de larmes brillantes. Romachov aussi se sentit envahi d’une indéfinissable mansuétude et d’un attendrissement quelque peu hystérique. Ces sentiments s’appliquaient identiquement à Nazanskiï et à lui-même.
— Vassiliï Nilytch, vous me surprenez, dit-il en prenant les deux mains de Nazanskiï et les serrant vigoureusement. Comment vous, si intelligent, si fin, si profond, pouvez-vous ruiner, comme à dessein, votre santé ? Oh ! non, non, je n’ose pas vous faire de la morale banale… Moi-même… Mais pourtant, si vous rencontriez dans votre vie une femme qui saurait vous apprécier, et qui serait digne de vous ? C’est une chose à laquelle je songe souvent !… Nazanskiï s’arrêta et regarda longtemps par la fenêtre grande ouverte.
— Une femme… traîna-t-il d’un air pensif. — Oui, je vais vous raconter, s’écria-t-il dans une soudaine résolution. — J’ai rencontré une seule et unique fois dans ma vie une femme extraordinaire et admirable… une jeune fille… mais, vous savez, comme dit Heine : « Elle était digne d’amour et il l’aimait, mais il était indigne d’amour et elle ne l’aimait pas. » Elle cessa de m’aimer parce que je bois… d’ailleurs, je ne sais pas, peut-être au contraire est-ce moi qui bois parce qu’elle a cessé de m’aimer. Cela ne se passait pas non plus ici… mais il y a longtemps. Vous savez qu’après avoir fait trois ans de service, j’ai passé quatre ans dans la réserve, et que je suis rentré de nouveau au régiment, il y a trois ans. Il n’y eut pas de roman entre nous. Nous eûmes en tout dix ou quinze entrevues, et cinq ou six conversations intimes. Mais avez-vous jamais pensé au pouvoir enchanteur, inéluctable du passé ? Toutes ces innocentes bagatelles sont maintenant ma seule richesse. Je l’aime encore aujourd’hui. Attendez, Romachov… vous êtes digne que je vous lise l’unique lettre, la première et la dernière qu’elle m’ait écrite.
Il s’accroupit devant sa valise et commença à retourner sans se hâter différents papiers, tout en continuant de parler :
— En vérité, elle n’a jamais aimé que moi. Elle est dévorée d’ambition, possédée de je ne sais quel démon orgueilleux et méchant. Cependant elle est bonne, bien féminine et délicieuse au possible. On dirait qu’il y a en elle deux êtres : l’un à l’âme sèche et égoïste ; l’autre, au cœur tendre et passionné. Voici la lettre, lisez-la, Romachov. Le commencement est sans importance, — Nazanskiï replia la partie supérieure du feuillet. — Lisez à partir d’ici.
Quelque chose d’étrange sonna dans la tête de Romachov, et toute la chambre vacilla devant ses yeux. Les caractères étaient grands, fins et nerveux ; la lettre ne pouvait avoir été écrite que par la main nerveuse d’Alexandra Pétrovna, tant l’écriture était originale, irrégulière et élégante. Romachov, qui avait reçu fréquemment d’elle des billets d’invitation à un dîner ou à une partie de vinte, aurait pu reconnaître cette écriture entre mille.
« … Il est triste et pénible pour moi de le dire, lut-il sous la main de Nazanskiï. Mais c’est vous-même qui avez tout fait pour mettre à nos relations un terme aussi malheureux. Ce que je déteste le plus dans la vie c’est le mensonge, qui est toujours le résultat de la pusillanimité et de la faiblesse, et c’est pour cela que je ne veux pas vous mentir. Je vous aimais et je vous aime encore, et je sais que je ne pourrai étouffer ce sentiment ni vite ni facilement. Mais je finirai cependant par le vaincre. Qu’adviendrait-t-il si j’agissais autrement ? Certes, j’aurais en moi suffisamment de force et d’abnégation pour servir de gouvernante, de bonne d’enfants ou de sœur de charité à un homme veule, déchu, et moralement décomposé ; mais je hais les sentiments de pitié et le perpétuel pardon humiliant, et je ne veux pas que vous les éveilliez en moi. Je ne veux pas que vous vous nourrissiez d’une aumône de compassion et d’une fidélité de chien. Mais vous ne pouvez pas changer, malgré votre intelligence et votre belle âme. Avouez loyalement, sincèrement, que vous ne le pouvez pas. Ah ! cher Vassiliï Nilytch, si vous pouviez ! si vous pouviez ! Tout mon cœur, toute ma volonté aspire à vous, je vous aime. Mais c’est vous-même qui n’avez pas voulu de moi. Pour l’être que l’on aime, on peut bouleverser l’univers, et je vous avais demandé si peu de chose. Vous ne pouvez pas ? Adieu. Je vous baise par la pensée sur le front… comme un défunt, puisque, pour moi, vous êtes mort. Je vous conseille de détruire cette lettre, non pas que je craigne quelque chose, mais parce que, à la longue, elle serait pour vous une source de chagrins et de souvenirs douloureux. Encore une fois, je le répète… »
— La suite est sans intérêt pour vous, — dit Nazanskiï en retirant le papier des mains de Romachov. — C’est la seule lettre qu’elle m’ait adressée.
— Que se passa-t-il ensuite ? demanda avec peine Romachov.
— Ensuite ? Ensuite nous cessâmes de nous voir. Elle… elle partit je ne sais où et elle épousa, il me semble… un ingénieur. C’est d’un intérêt secondaire.
— Et vous n’allez jamais chez Alexandra Pétrovna ?
Romachov prononça ces mots à voix très basse, mais les deux officiers frissonnèrent en les entendant, et pendant longtemps ils ne purent détourner leurs yeux l’un de l’autre. Pendant ces quelques secondes, toutes les barrières que la ruse, la dissimulation et l’impénétrabilité dressent d’ordinaire entre les hommes semblèrent se lever entre eux, et, réciproquement, ils déchiffrèrent, en toute liberté, leurs âmes. Instantanément, ils comprirent mille choses dont ils avaient jusqu’alors fait mystère, et toute leur conversation de ce jour prit soudain un sens particulier, profond et presque tragique.
— Comment ? Et vous… aussi ? — dit enfin tout doucement Nazanskiï, avec une expression de terreur folle dans les yeux.
Mais il se ressaisit aussitôt et s’écria avec un rire affecté :
— Fi donc, quel malentendu ! Nous nous sommes, l’un et l’autre, éloignés de notre sujet. La lettre que je vous ai montrée a été écrite, il y a cent ans, et cette femme vit actuellement bien loin, bien loin… dans la Transcaucasie, je crois. Ainsi donc, où en étions-nous restés ?
— Il est temps que je rentre chez moi, Vassiliï Nilytch, il est tard, dit Romachov en se levant.
Nazanskiï n’essaya pas de le retenir. Ils prirent congé, sans froideur, ni sécheresse, mais comme honteux l’un de l’autre. Romachov était maintenant plus convaincu que jamais que la lettre avait été écrite par Chourotchka. En retournant chez lui, il songeait sans cesse à cette lettre et ne pouvait démêler la nature des sentiments qu’elle avait éveillés en lui. Il était jaloux de Nazanskiï, jaloux du passé, il éprouvait une mauvaise et triomphante pitié à l’égard de Nicolaiev, mais en même temps il nourrissait un nouvel espoir indéfini, vague, mais doux et engageant. Cette lettre semblait le mettre en possession de quelque fil mystérieux, invisible, qui le conduisait vers l’avenir.
Le vent s’était calmé.
Un profond silence remplissait la nuit dont l’obscurité semblait chaude et veloutée. Une vie secrète et créatrice se devinait dans la vivacité de l’air, la tranquillité des arbres invisibles, l’odeur de la terre. Romachov marchait sans voir la route, et il s’attendait sans cesse à ce qu’un souffle chaud et puissant lui caressât le visage. Et son âme évoquait jalousement les clairs et irrévocables printemps de son enfance, enviait innocemment son pur et cher passé.
En arrivant chez lui, il y trouva une courte lettre de Raïssa Alexandrovna Peterson. Dans un style ridiculement ampoulé, elle lui reprochait sa noire trahison, prétendait tout savoir, et le menaçait des terribles vengeances dont est capable un cœur de femme meurtri.
« Je sais ce qu’il me reste à faire ! — écrivait-elle. Si je ne meurs pas de consomption à la suite de votre lâche conduite, soyez sûr que je me vengerai cruellement. Vous croyez peut-être que personne ne sait où vous passez toutes vos soirées. Aveugle ! Les murs ont des oreilles. Je suis chacun de vos pas. D’ailleurs, malgré vos belles manières et toute votre éloquence, vous n’obtiendrez rien là-bas, et vous n’aboutirez qu’à vous faire mettre à la porte comme un chien par N… En tout cas, je vous conseille d’être plus circonspect avec moi. Je ne suis pas de ces femmes qui pardonnent les outrages qu’on leur fait.
Je sais manier le poignard.Je suis née près du Caucase !!!Raïssa.
« Autrefois vôtre et maintenant à personne. »
« P.-S. — Ne manquez pas de venir samedi au mess. Il est nécessaire que nous ayons ensemble une explication. Je vous réserve le troisième quadrille, mais, cette fois, ce n’est plus selon nos conventions !
« R. P. »
Telle une émanation marécageuse, la lecture de cette lettre idiote rappela à Romachov la stupidité et la trivialité de la vie de province avec ses cancans pleins de méchanceté. Il lui semblait qu’il était couvert de la tête aux pieds de la boue gluante et inlavable dont l’avait souillé cette liaison avec une femme qu’il n’aimait pas, liaison qui durait depuis près de six mois. Il se jeta sur son lit, accablé et pour ainsi dire écrasé par les incidents de cette journée, et, s’assoupissant, il se remémora, en se les appliquant à lui-même, les paroles qu’avait prononcées Nazanskiï pendant la soirée : « Ses pensées étaient grises comme le drap des capotes de soldat. »
Il s’endormit bientôt d’un lourd sommeil, et revit en rêve les jours bénis de son enfance, ce qui depuis quelque temps lui arrivait chaque fois qu’il éprouvait une grosse contrariété. Les laideurs, les chagrins et la monotonie de la vie disparaissaient. Son corps redevenait vigoureux, son âme lumineuse et pure exultait d’une joie inconsciente. Au centre du monde, lui aussi pur et lumineux, les chères et familières rues de Moscou resplendissaient de ce merveilleux éclat que l’on ne perçoit qu’en songe. Mais, quelque part, au bout de ce monde radieux, tout là-bas à l’extrême horizon, demeurait une sinistre tache sombre ; la petite ville morne et grise, avec les fatigues du service, l’ennui des écoles de compagnie, la bassesse des saouleries au mess, le dégoût d’une liaison fastidieuse, la détresse de la solitude. La vie entière bruissait et étincelait de joie, mais tel un noir fantôme, l’hostile tache sombre guettait Romachov et attendait son tour. Et solitaire, le petit Romachov, innocent, pur, insouciant, versait des larmes de rage sur son double qui semblait se diluer dans cette maligne obscurité.
Au milieu de la nuit il se réveilla et s’aperçut que son oreiller était humide de larmes. Il ne réussit pas tout de suite à les retenir et, longtemps encore, elles coulèrent chaudes et rapides le long de ses joues.
A l’exception de quelques ambitieux et intrigants, tous les officiers faisaient leur service comme une corvée obligatoire, désagréable et répugnante, qui les accablait et qu’ils n’aimaient pas. Les officiers subalternes, tels des écoliers, arrivaient en retard à l’exercice, et s’esquivaient en catimini dès qu’ils pouvaient le faire sans risquer d’être punis. Les commandants de compagnie, pour la plupart chargés de famille, absorbés dans les inquiétudes domestiques et les romans de leurs femmes, écrasés par une misère noire et par une existence au-dessus de leurs ressources, gémissaient sous le poids des dépenses excessives et des traites. Ils cherchaient des expédients pour payer leurs dettes, creusant un trou pour en boucher un autre. Beaucoup d’entre eux se décidaient — et la plupart du temps sur les instances de leurs femmes — à faire des emprunts à la caisse de la compagnie ou aux salaires dus aux soldats pour des travaux effectués en dehors du service ; d’autres retenaient pendant des mois et même des années les lettres chargées adressées aux soldats, lettres que, d’après le règlement, ils devaient décacheter. Quelques-uns vivaient avec les gains qu’ils faisaient en jouant au vinte, au pharaon, au lansquenet ; d’aucuns trichaient au jeu ; on le savait, mais on fermait les yeux. En outre, tous s’adonnaient fortement à l’ivrognerie, soit au mess, soit dans les réunions qu’ils organisaient, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre : certains même, dans le genre de Sliva, se grisaient seuls.
Dans ces conditions, les officiers n’avaient même plus le temps de remplir sérieusement leurs devoirs professionnels. Ordinairement, le mécanisme intérieur de la compagnie était mis en mouvement et réglé par le sergent-major ; il dirigeait toute la comptabilité et, par suite, tenait imperceptiblement, mais solidement son commandant de compagnie dans ses mains musculeuses et expertes. Les capitaines faisaient leur service avec le même dégoût que les officiers subalternes, et « serraient la vis aux fendrik » uniquement pour sauvegarder leur prestige ou manifester leur autorité.
Les chefs de bataillon ne faisaient absolument rien, surtout pendant l’hiver. Il existe dans l’armée deux emplois intermédiaires, celui de commandant de bataillon et celui de commandant de brigade, dont les titulaires ont une situation des plus vagues et des plus inactives. Pendant l’été, les chefs de bataillon devaient, il est vrai, s’occuper de l’instruction de leur unité, participer aux exercices de régiment et de division, et partager les fatigues des manœuvres. Ils passaient leurs loisirs au casino, lisant l’Invalide[16] avec assiduité, se disputant au sujet de l’avancement et jouant aux cartes. Ils se laissaient volontiers régaler par les officiers subalternes, organisaient chez eux de petites soirées, et faisaient leur possible pour trouver des maris à leurs nombreuses filles.
[16] Le Rousskiï Invalid (Invalide Russe), journal militaire, organe du Ministère de la Guerre. — H. M.
Cependant, avant les grandes revues, tous les officiers, grands et petits, déployaient plus de zèle et se secouaient les uns les autres. Alors, on ne connaissait plus de repos ; on cherchait à rattraper le temps perdu en augmentant la durée des exercices et en déployant une énergie aussi intensive que ridicule. On ne tenait plus aucun compte des forces physiques des soldats, que l’on obligeait à manœuvrer jusqu’à épuisement. Les capitaines traitaient durement les officiers subalternes et les invectivaient ; ces derniers lançaient gauchement des jurons d’une obscénité outrée, et les sous-officiers, devenus aphones à force de tempêter, tapaient sur leurs hommes. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls à lever la main sur les soldats.
Durant cette période d’angoisse, tout le régiment, depuis le colonel jusqu’au plus houspillé et au plus harassé des ordonnances, aspirait au repos du dimanche avec ses heures supplémentaires de sommeil comme à une félicité paradisiaque.
En ce moment le régiment se préparait très activement à la revue de printemps. On savait d’une façon certaine qu’elle serait passée par le commandant du corps d’armée, général très exigeant, dont les écrits sur la guerre des carlistes et sur la campagne franco-allemande de 1870-1871 — auxquelles il avait pris part en qualité de volontaire — faisaient autorité parmi les spécialistes. Ses ordres, rédigés dans un style lapidaire à la Souvorov, jouissaient d’une notoriété encore plus grande : il y cinglait ses subordonnés en faute de grossiers et cuisants sarcasmes, que les officiers redoutaient plus que n’importe quelle peine disciplinaire. Aussi depuis quinze jours, travaillait-on dans les compagnies avec une activité fébrile, et le dimanche était impatiemment attendu aussi bien des officiers épuisés de fatigue que des soldats hébétés de mauvais traitements.
Ses arrêts gâtaient à Romachov tout le charme de ce doux repos. Il se réveilla de grand matin et, malgré ses efforts, il ne parvint pas ensuite à se rendormir. Il s’habilla avec nonchalance, but son thé avec dégoût et, une fois même attrapa grossièrement Gaïnane qui, comme toujours, était gai, pétulant et maladroit comme un jeune chien.
En vareuse grise déboutonnée, Romachov tournaillait dans sa chambre, heurtant de ses pieds son lit et de ses coudes l’étagère vacillante et poussiéreuse. Pour la première fois depuis dix-huit mois — et cela par suite d’une circonstance malheureuse et fortuite — il restait en tête à tête avec lui-même. Il en avait jusqu’alors été empêché par les exercices, le service, les soirées au mess, les parties de cartes, ses assiduités auprès de la Peterson, et ses visites chez les Nicolaiev. Quelquefois, quand il lui arrivait d’avoir une heure entièrement libre, Romachov, accablé par l’ennui et par le désœuvrement, semblait avoir peur de lui-même et s’empressait de se rendre au mess ou chez des amis, ou simplement de sortir dans la rue, jusqu’à ce qu’il rencontrât quelque camarade célibataire avec lequel il finissait toujours par aller boire. Ce matin-là, il se sentait angoissé à la pensée d’avoir en perspective une journée entière d’isolement, et il ne lui venait à l’esprit que de baroques, d’inopportunes, de futiles idées.
En ville, les cloches sonnaient la dernière messe, et Romachov entendait leurs tintements mélancoliques. La fenêtre donnait sur un jardin rempli d’un grand nombre de merisiers en fleurs, arrondis et touffus, donnant l’illusion d’un troupeau de moutons blancs comme neige, ou d’un essaim de petites filles tout de blanc habillées. Parmi eux de sveltes peupliers dressaient çà et là leurs branches qui semblaient implorer le ciel, et de vieux châtaigniers déployaient leurs larges cimes en forme de coupoles : ces grands arbres paraissaient encore noirs et dénudés, mais commençaient pourtant à se couvrir d’un tendre et joyeux duvet jaunâtre presque imperceptible à l’œil. La matinée était claire, splendide, baignée d’une clarté mouillée. Les branches frissonnaient et se balançaient lentement. On les devinait caressées par un souffle frais qui se jouait avec elles et batifolait avec les fleurs.
De sa fenêtre, Romachov apercevait à droite, à travers la grande porte du jardin, une partie de la rue boueuse et noire, avec une palissade la bordant de l’autre côté. Le long de cette clôture passaient lentement des gens posant avec précaution leurs pieds aux endroits les plus secs : « Ils ont toute une journée devant eux, pensait l’officier en les suivant du regard avec envie, c’est pour cela qu’ils ne se pressent pas. Toute une journée de liberté ! »
Et soudain il se sentit pris du désir irrésistible, exacerbant jusqu’aux larmes, de s’habiller sur-le-champ et de sortir de sa chambre. Il ne se sentait pas comme d’habitude attiré par le mess, mais éprouvait simplement le besoin de se promener, de respirer. Il paraissait apprécier, pour la première fois, tout le prix de la liberté et s’étonnait du bonheur que peut procurer la simple possibilité d’aller où l’on veut, d’enfiler la première ruelle venue, d’arpenter la place ou d’entrer à l’église, sans craindre les conséquences de ses actes. Cette liberté de mouvements lui apparut soudain comme une des plus grandes fêtes de l’âme.
En même temps il se rappela que dans sa tendre enfance, avant son entrée au Corps des Cadets, sa mère le punissait en l’attachant à son lit au moyen d’un fil ténu. Elle s’en allait et le petit Romachov demeurait docilement dans cette position pendant des heures entières. D’autres fois il n’eût pas hésité une seconde à se sauver pour toute la journée de la maison, en dégringolant s’il le fallait du second étage le long d’une gouttière. Souvent il s’était ainsi échappé et avait emboîté le pas jusqu’à l’autre bout de Moscou à quelque musique militaire ou à quelque enterrement. Plus d’une fois il avait chipé à sa mère, à l’intention de camarades plus âgés, du sucre, des confitures et des cigarettes. Mais en l’occurrence le fil exerçait sur lui une influence bizarre. L’enfant se sentait hypnotisé et craignait de le tirer trop fort de peur qu’il ne se rompît. Il n’agissait pas par crainte du châtiment, ni encore moins par honnêteté ou sous l’impulsion du remords, mais bien sous l’empire d’une véritable hypnose : terreur superstitieuse inspirée par les actes surnaturels, incompréhensibles, des grandes personnes, et semblable à la respectueuse épouvante du sauvage devant le cercle magique du sorcier.
« Et me voici là, comme un écolier, comme un gosse attaché par le pied — songeait Romachov en faisant les cent pas. — La porte est ouverte. J’ai envie d’aller où bon me semble, de faire ce qui me plaît, de causer, de rire, mais je suis attaché à un fil. C’est « moi » qui suis attaché. Moi. C’est bien moi. Mais c’est lui seul qui en a décrété ainsi. Moi, je n’ai pas donné mon consentement.
« Moi ! — Romachov s’arrêta au milieu de la chambre et, les pieds écartés, la tête penchée, médita longuement. Moi ! Moi ! Moi ! — prononça-t-il soudain à haute voix, tout surpris et comme saisissant pour la première fois le sens de ce petit mot. — Qui est planté là et considère cette fente noire dans le plancher ? C’est moi. Oh ! comme c’est curieux. Mo-o-i — modula-t-il lentement en cherchant à bien se pénétrer du sens de ce mot.
Il eut un sourire gauche et distrait, mais se renfrogna aussitôt ; la tension d’esprit le fit pâlir. Depuis cinq ou six ans déjà il éprouvait souvent semblable sensation, que connaissent presque tous les jeunes gens dans la période de maturation. Un simple lieu commun, un adage banal, un aphorisme rebattu dont il connaissait depuis longtemps l’acception courante, acquéraient soudain, grâce à une subite illumination intérieure, une profonde signification philosophique, et il croyait alors les avoir entendus pour la première fois, les avoir presque inventés. Il se souvenait même de la première manifestation de ce phénomène. C’était au Corps des Cadets, pendant une leçon de catéchisme. L’aumônier commentait la parabole des ouvriers qui transportent des pierres. L’un d’eux commença par les plus légères et passa ensuite aux plus lourdes, mais il ne put venir à bout des dernières ; l’autre agit tout au rebours et mena sa tâche à bien. Romachov avait soudain entrevu un abîme de sagesse pratique dans cette naïve parabole qu’il connaissait et comprenait depuis qu’il savait lire. Bientôt après, une minute heureuse d’inspiration lui découvrit toute la sagesse : — raison, clairvoyance, prudence, économie, calcul — cachée dans ce dicton populaire : « Mesure sept fois et ne coupe qu’une » — dont les quelques mots décèlent une énorme expérience de la vie. Tout de même il se sentait maintenant étourdi, bouleversé, en prenant inopinément une conscience nette de son individualité.
« Moi — c’est quelque chose d’intérieur — songeait Romachov, — et tout le reste, c’est quelque chose d’étranger, ce n’est pas moi. Par exemple, ma chambre, la rue, les arbres, le ciel, le colonel, le lieutenant Androussévitch, le service, le drapeau, les soldats, tout cela ce n’est pas moi. Non, non, ce n’est pas moi. Mes mains et mes pieds — il éleva ses mains à la hauteur du visage et les considéra avec étonnement comme s’il les voyait pour la première fois — mes mains et mes pieds ne sont pas non plus moi. Mais, si je me pince le bras, comme cela, alors c’est mon moi qui agit. Je vois ma main, je la lève en l’air — c’est encore mon moi. Ce que je pense en ce moment — c’est aussi mon moi. Et, quand je veux marcher ou m’arrêter — c’est toujours mon moi.
« Comme tout cela est simple et surprenant. Est-ce que tous les hommes ont un moi ? ou d’aucuns n’en auraient-ils pas ? peut-être suis-je le seul à en avoir un ? Mais s’ils ont aussi un moi ? Alors quand je commande aux cent hommes de ma compagnie « Les yeux à droite[17] », ces cent individus, qui possèdent chacun leur moi, et me considèrent comme étranger à leur moi, tournent tous en même temps la tête à droite. Et je ne puis parvenir à les distinguer les uns des autres : c’est une masse uniforme. Alors il est possible que pour le colonel Choulgovitch, Vietkine, Lbov, moi, tous les lieutenants et capitaines se fondent également en un seul individu, que nous lui soyons également étrangers et qu’il ne nous distingue pas les uns des autres.
[17] Ce commandement n’a pas d’équivalent dans l’armée française. — H. M.
La porte claqua, Gaïnane entra en coup de vent et cria, piétinant sur place et haussant les épaules :
— Votre Noblesse, le tenancier du buffet refuse de donner des cigarettes : il prétend que le lieutenant Skriabine a défendu de te faire crédit.
— Ah ! diable ! s’écria Romachov… que vais-je faire sans cigarettes ?… Ah ! après tout, tant pis… tu peux t’en aller, Gaïnane.
« A quoi songeais-je donc à l’instant ? — se demanda Romachov une fois seul. Il avait perdu le fil de ses idées et ne le retrouva que difficilement, peu habitué qu’il était à réfléchir méthodiquement. — A quoi songeais-je ? A quelque sujet important. Voyons, voyons… il me faut revenir en arrière. Ah ! oui, j’étais aux arrêts… des gens se promenaient dans la rue… étant enfant, ma mère m’attachait… C’est moi qu’elle attachait… Le soldat a aussi son moi… Le colonel Choulgovitch… Ah ! je me rappelle… Continuons.
« Je garde la chambre. Je ne suis pas enfermé. Je désire sortir et, pourtant, je ne le puis pas ! Pourquoi ? Ai-je donc commis quelque crime ? Un vol ? Un meurtre ? Non : en parlant à un autre homme, je n’ai pas réuni les genoux, et j’ai dit quelque chose. Mais peut-être devais-je réunir les genoux ? Pourquoi ? C’est donc bien important, c’est donc une chose capitale dans la vie ? Vingt ou trente années passeront — une seconde dans ce temps qui s’est écoulé avant ma naissance et s’écoulera après ma mort. Une seconde ! Mon moi s’éteindra comme une lampe dont on a baissé la mèche. Mais on peut toujours rallumer la lampe, tandis que mon moi aura cessé d’être à jamais. Plus de chambre, plus de ciel, plus de régiment, plus d’armée, plus d’étoiles, plus de globe terrestre… parce que mon moi n’existera plus…
« Oui, oui… c’est cela… enchaînons… Mon moi n’existe plus. Il faisait sombre, quelqu’un a allumé ma vie pour l’éteindre aussitôt après et l’obscurité a régné à nouveau au siècle des siècles…
Et qu’ai-je fait pendant un aussi court moment ? je suis resté les mains sur la couture du pantalon et les talons joints, j’ai tenu en marchant la pointe du pied baissée, j’ai crié à tue-tête : « Portez armes », j’ai juré, je me suis emporté à cause d’une crosse de fusil « tenue trop loin du corps », j’ai tremblé devant des centaines d’hommes… Pourquoi ? Ces fantômes qui disparaîtront avec mon moi, m’ont obligé à faire des centaines de choses inutiles et désagréables, et c’est pour cela que l’on a outragé et humilié mon moi. Pourquoi donc mon moi s’est-il soumis à des fantômes ? »
Romachov s’assit à sa table, s’y accouda et se prit la tête entre les mains. Il retenait avec peine ce flot de pensées si insolites : « Hum ! mais tu as donc oublié ta patrie, ton foyer, les cendres de tes pères, les autels… l’honneur militaire et la discipline ? Qui défendra ton pays, s’il est envahi par l’ennemi ?… Oui, mais je mourrai et il n’y aura plus ni patrie, ni ennemis, ni honneur. Tout cela ne vivra qu’aussi longtemps que vit ma conscience. Mais, si la patrie, l’honneur, l’uniforme et autres grands mots disparaissent, mon moi demeurera inviolable. Par conséquent, mon moi est plus important que toutes ces conceptions du devoir, de l’honneur, de l’amour… Je suis militaire… et soudain mon moi dit : je ne veux pas ! non pas, mon moi seul, mais… tout un million de moi qui constituent l’armée… non encore davantage, tous les moi qui peuplent la terre, s’écrient : je ne veux pas ! et sur-le-champ la guerre deviendra impossible, et disparaîtront à tout jamais les « doublez les rangs », les « demi-tour à droite », parce qu’on n’en aura plus besoin. Oui, oui, oui, c’est certain, c’est certain ! exultait une voix triomphante dans l’intérieur de Romachov. Vaillance militaire, discipline, subordination, honneur de l’uniforme, art de la guerre… tout cela n’existe que parce que l’humanité ne veut pas, ou ne sait pas, ou n’ose pas dire : « Je ne veux pas ! »
« Que représente donc en fait l’édifice si ingénieusement construit du métier militaire ? Rien, un bluff. Il ne tient debout que parce que ces quatre mots : je ne veux pas n’ont été, jusqu’à présent, prononcés par personne. Bien entendu, mon moi ne dira jamais « je ne veux pas manger, je ne veux pas respirer, je ne veux pas voir ». Mais si on lui propose de mourir, il s’écriera très certainement : « Je ne veux pas ! » Eh bien alors, qu’est-ce que la guerre avec ses morts inévitables ? Qu’est-ce que cet art militaire qui étudie les meilleurs moyens de tuer ? Une erreur universelle ? Un aveuglement ?
« Non… un instant… C’est sans doute moi qui suis dans l’erreur. Il est impossible que je ne me trompe pas, parce que ce « je ne veux pas » est une phrase si simple, si naturelle, qu’elle devrait venir à l’idée de tout te monde. Soit, réfléchissons. Supposons que demain, supposons qu’à l’instant cette pensée s’insinue à l’esprit des Russes, des Français, des Allemands, des Anglais, des Japonais… aussitôt il n’y a plus de guerre, plus d’officiers, plus de soldats ; tous ont regagné leurs foyers. Qu’adviendra-t-il ? Oui, qu’adviendra-t-il alors ? Je sais que Choulgovitch me répondra : « Alors les ennemis envahiront notre patrie à l’improviste, ils nous prendront nos terres et nos maisons, fouleront aux pieds nos champs, enlèveront nos femmes et nos sœurs. » Et les insurgés ? Et les socialistes ? Et les révolutionnaires ?… Mais non, ce n’est pas vrai. Quand toute l’humanité aura dit : « Je ne veux plus d’effusion de sang », qui donc voudra avoir recours aux armes et à la violence ? Personne. Qu’adviendra-t-il alors ? Tout le monde se réconciliera-t-il ? Se fera-t-on des concessions mutuelles ? Se partagera-t-on les biens ? Se pardonnera-t-on ? Seigneur, Seigneur, que se passera-t-il ? »
Romachov, plongé dans ses pensées, n’avait pas remarqué que Gaïnane s’était approché sans bruit derrière lui. Apercevant soudain le bras de l’ordonnance allongé par-dessus son épaule, il sursauta et eut un léger cri d’effroi :
— Que diable veux-tu ?…
Gaïnane déposa sur la table un petit carton brun.
— C’est pour toi ! dit-il d’un ton familier et doux, et Romachov devina que Gaïnane souriait amicalement derrière son dos. Voilà des cigarettes, tu vas pouvoir fumer !
Romachov regarda le petit paquet sur lequel il lut l’inscription : « Cigarettes Troubatch (Le Trompette), prix 3 kopeks les 20. »
— Qu’est-ce que c’est que cela ? Pourquoi ? fit-il tout surpris. Où as-tu pris cela ?
— J’ai vu que tu n’avais pas de cigarettes, j’en ai acheté avec mon argent. Fume, je te prie, fume ; je t’en fais cadeau.
Tout confus Gaïnane se sauva à toutes jambes, en faisant claquer la porte avec fracas. Le sous-lieutenant alluma une cigarette. Une odeur de cire à cacheter et de plumes brûlées se répandit dans la chambre.
« Oh ! le brave garçon ! pensa Romachov très ému. Je m’emporte contre lui, je crie, je l’oblige tous les soirs à m’enlever non seulement mes bottes, mais aussi mes chaussettes et mon pantalon ; et il m’a acheté des cigarettes avec les pauvres derniers kopeks de sa solde. « Fume, je te prie ! » En quoi ai-je mérité qu’il agisse ainsi à mon égard ? »
Il se leva de nouveau et arpenta la chambre, les mains derrière le dos.
« Il y a cent hommes dans notre compagnie ; chacun d’eux est un être qui a des pensées, des sentiments, un caractère particulier, une certaine expérience de la vie, des sympathies et des antipathies personnelles. Que connais-je de ces hommes ? Rien, hormis leurs physionomies. Voyons ; en commençant par le flanc droit, voilà Soltys, Riabochapka, Védénéiev, Iégorov, Iachtchichine… uniformes et monotones silhouettes grises. Qu’ai-je fait pour mettre mon âme en communication avec leurs âmes, pour rapprocher mon moi de leur moi ? Rien. »
Romachov se rappela soudain une soirée pluvieuse de l’arrière-automne. Plusieurs officiers, au nombre desquels lui, Romachov, étaient attablés au mess et buvaient de la vodka, quand entra en courant le sergent-major Goumeniouk, de la 9e compagnie, qui, tout essoufflé, cria à son capitaine :
— Votre Haute Noblesse, on vient d’amener les jeunes soldats !…
En effet, on les avait bien amenés, comme un troupeau de bestiaux ; ils étaient groupés en tas dans la cour de la caserne, sous la pluie, tels de paisibles animaux effarés, et jetaient du coin de l’œil des regards inquiets et méfiants. Mais tous avaient des physionomies particulières. Peut-être cela paraissait-il ainsi parce qu’ils étaient différemment vêtus ? « Celui-là est, à coup sûr, un serrurier, pensait alors Romachov, en passant devant ces hommes et considérant leurs visages, mais celui-là doit être un farceur et exceller en l’art de jouer de l’accordéon. Cet autre, à la mine éveillée et friponne n’était-il pas garçon de café ? » On voyait qu’en effet, on les avait amenés à la caserne comme des animaux, que, quelques jours auparavant, les femmes et les enfants les avaient accompagnés de leurs gémissements et lamentations en guise d’adieux, tandis qu’eux-mêmes faisaient les braves et se raidissaient pour ne pas fondre en larmes à travers les vapeurs de l’ivresse… Un an à peine s’est écoulé et les voilà alignés en une longue file inerte de mannequins uniformément gris et rigides, des soldats pour tout dire !… Ils ne voulaient pas venir au régiment ; leur moi s’y refusait. Seigneur, quelles sont donc les causes de cet étrange malentendu ? Quelle est la clef de cette énigme ? A moins que tout cela ne soit la répétition de l’expérience bien connue : si l’on penche la tête d’un coq sur une table, il se débat, mais si on lui trace sur le nez une ligne à la craie que l’on prolonge, il se figure qu’on l’a attaché sur la table et demeure coi, écarquillant les yeux, en proie à quelque terreur surnaturelle.
Romachov alla se jeter sur son lit :
« Alors, que me reste-t-il à faire ? — se demanda-t-il à lui-même sur un ton rude et presque courroucé. Oui, que vais-je faire ? Quitter le service ? Mais que suis-je capable d’entreprendre ? A ma sortie de pension je suis entré au Corps des Cadets, puis à l’École Militaire, et enfin j’ai mené l’existence bornée des officiers… Ai-je connu le besoin ? Non, j’ai toujours vécu, défrayé de tout, en petite pensionnaire qui s’imagine que les brioches poussent toutes chaudes sur les arbres. Si j’essaie de quitter le service, je me ferai duper, je m’adonnerai à la boisson, je trébucherai dès mes premiers essais de vie indépendante… En est-il un, parmi les officiers que je connais, qui ait quitté volontairement le service ? Non. Il n’y en a pas. Tous se cramponnent à leur épaulette, parce qu’ils ne sont bons à rien et ne savent rien. Et s’ils quittent l’armée, ils errent coiffés d’une casquette crasseuse, en disant comme des mendiants : « Ayez la bonté… je suis un noble officier russe… Comprenez-vous[18] ? » Ah ! que faire, que faire !… Quelle issue trouver ?
[18] Les mots en italique sont en français dans le texte russe. — H. M.
— Le prisonnier, le prisonnier ! — cria sous la fenêtre une voix de femme.
Romachov sauta à bas du lit, courut à la fenêtre et aperçut Chourotchka. Protégeant ses yeux contre la lumière avec ses mains, elle colla son visage frais et riant aux vitres et implora, traînant les syllabes :
— Fa-aites l’aumô-ône à un pau-uvre prisonnier.
Romachov se rappela que la fenêtre n’avait pas encore été dégagée de sa gaine hivernale[19] ; pris d’un accès soudain d’allègre résolution, de toutes ses forces, il tira à lui le châssis qui céda et s’ouvrit avec fracas, laissant tomber sur sa tête des morceaux de chaux et de mastic sec. Un air frais, embaumé du doux et joyeux parfum des fleurs blanches, s’engouffra dans la chambre.
[19] En Russie, les doubles fenêtres sont hermétiquement closes pendant toute la mauvaise saison au moyen de mastic et de ouate. — H. M.
« Voilà comment on trouve une issue », exulta en son âme une voix intérieure.
— Romotchka ! vous êtes fou ! que faites-vous ?
Il prit la petite main gantée qu’elle lui tendait à travers la fenêtre, la baisa hardiment d’abord en haut, ensuite plus bas près du poignet, dans la petite ouverture ronde au-dessus des boutons. Jamais il n’avait encore osé cela, mais la jeune femme, comme subissant inconsciemment l’attirance de cette vague d’audacieuse exaltation qui avait si subitement écumé en lui, ne s’opposa pas à ses baisers, se contentant de sourire et de le regarder avec un étonnement confus.
— Alexandra Pétrovna ! comment vous remercier ! que vous êtes charmante !
— Romotchka, qu’avez-vous ? De quoi vous réjouissez-vous ? dit-elle en riant, mais en fixant sur lui des regards curieux. Vos yeux sont brillants. Je vous ai apporté des friandises comme à un prisonnier. Aujourd’hui nous avons de délicieux chaussons aux pommes. Stépane, donnez donc le panier.
Il la contemplait de ses yeux luisants et amoureux en gardant, sans qu’elle s’y opposât, sa main dans la sienne, puis il lui dit précipitamment :
— Ah ! si vous saviez à quoi j’ai pensé pendant toute la matinée d’aujourd’hui… Si vous pouviez le savoir ! Mais ce sera pour plus tard…
— Oui, pour plus tard… Voici mon mari, mon maître qui vient… Laissez ma main. Comme vous êtes étrange aujourd’hui, Iouriï Alexéievitch. Vous avez même embelli.
Nicolaiev s’approcha de la fenêtre. Fronçant les sourcils, il souhaita le bonjour à Romachov sur un ton plus ou moins aimable et pressa aussitôt sa femme.
— Viens, Chourotchka, viens, ta conduite est ridicule. Ma parole, vous êtes fous tous les deux. Si le colonel apprenait cela, ce serait du joli ! Tu sais bien qu’il est aux arrêts. Adieu, Romachov, venez nous voir.
— Oui, venez nous voir, Iouriï Alexéievitch, répéta Chourotchka.
Elle quitta la fenêtre, mais y revint aussitôt et chuchota rapidement :
— Écoutez, Romotchka, franchement, ne nous oubliez pas. Vous êtes le seul homme que je considère comme un ami. Vous m’entendez ? Seulement, ne me faites pas des yeux de mouton comme cela, sinon je cesserai de vous voir. Je vous en prie, Romotchka, ne vous en faites pas accroire. Vous n’êtes pas encore tout à fait un homme.
A trois heures et demie, le lieutenant Fédorovski, adjudant major du régiment, entra chez Romachov. C’était un jeune homme de taille élevée et, comme disaient les femmes d’officiers, de belle prestance. Il avait le regard glacial et ses moustaches retombaient sur ses épaules. Il affectait une courtoisie exagérée, mais strictement officielle, à l’égard des officiers subalternes, ne se liait avec aucun d’eux et avait une haute opinion de son emploi. Les commandants de compagnie recherchaient ses bonnes grâces.
A son entrée dans la chambre, il jeta en clignant des yeux un regard rapide sur la misérable installation de Romachov. Le sous-lieutenant qui, en ce moment, était étendu sur son lit, se leva vivement et s’empressa de boutonner, en rougissant, les boutons de sa vareuse.
— Je suis venu vous chercher par ordre du colonel, dit Fédorovski d’un ton sec, veuillez vous habiller et me suivre.
— Pardon… tout de suite… dois-je prendre la tenue de jour ? Excusez-moi d’être en costume négligé.
— Ne vous gênez pas, je vous prie. Mettez une tunique. Si vous le permettez, je vais m’asseoir.
— Oh ! pardon ! Je vous en prie. Vous offrirai-je du thé ? s’empressa Romachov.
— Non, je vous remercie, faites au plus vite.
L’adjudant-major s’assit sur une chaise, conservant son manteau et ses gants, tandis que Romachov s’habillait, agité, se démenant sans nécessité et honteux de sa chemise qui n’était pas d’une blancheur irréprochable. Le lieutenant Fédorovski demeurait immobile, le visage impassible, les mains appuyées sur la poignée de son sabre.
— Vous ne savez pas pour quel motif le colonel me fait appeler ?
L’adjudant-major haussa les épaules.
— Vous me posez une étrange question. Comment voulez-vous que je le sache ? Il me semble que vous devez le savoir mieux que moi… Vous êtes prêt ?… Je vous conseille de passer votre baudrier sous l’épaulette et non par-dessus. Vous savez que le colonel n’aime pas cela. Bien… allons, partons.
Devant la porte était arrêtée une calèche attelée d’une paire de chevaux du régiment, de haute taille et très gras. Les officiers s’assirent et la voiture partit. Romachov s’efforça, par politesse, de se tenir sur le côté, pour ne pas gêner l’adjudant-major, mais celui-ci parut ne pas s’apercevoir de cette attention. En route, les deux officiers rencontrèrent Viétkine. Celui-ci échangea le salut avec l’adjudant-major et, quand la voiture fut passée, il fit à Romachov, qui s’était retourné, un intraduisible geste humoristique qui semblait dire : « Eh bien, frère, tu vas te faire laver la tête ? » Ils rencontrèrent encore des officiers qui regardaient, les uns avec attention, les autres avec étonnement, et quelques-uns avec un air railleur, Romachov qui se crispait malgré lui sous leurs regards.
Le colonel Choulgovitch ne reçut pas immédiatement Romachov ; il avait quelqu’un dans son bureau. Le jeune sous-lieutenant dut attendre dans une antichambre à demi obscure, sentant les pommes, la naphtaline, les meubles fraîchement vernis, et cette odeur spéciale et point désagréable qu’exhalent les vêtements et les objets dans les familles allemandes aisées et soigneuses. Se promenant avec impatience dans la pièce, Romachov se regarda plusieurs fois dans un trumeau enchâssé dans un cadre de frêne, et chaque fois son visage lui paraissait blafard, laid et peu naturel, sa tunique par trop usée et ses pattes d’épaule excessivement fripées.
Du bureau ne parvenait tout d’abord dans l’antichambre que le son monotone et sourd de la voix de basse-taille du colonel. On n’entendait pas les paroles, mais les intonations courroucées et grondantes comme des roulements de tonnerre laissaient deviner que le colonel donnait libre cours à une violente et implacable colère. Il en fut ainsi pendant environ cinq minutes, puis Choulgovitch se tut subitement ; une voix tremblante, suppliante s’éleva, puis après un instant de silence, Romachov perçut très distinctement — sans en perdre la moindre nuance, ces mots, prononcés avec une expression terrible d’arrogance, d’indignation et de mépris :
— Qu’est-ce que vous me chantez ? Vos enfants ? Votre femme ? Je me moque de vos enfants ! Avant d’en faire, vous auriez dû vous demander avec quoi vous pourriez les nourrir… Hein ? Et maintenant, n’est-ce pas, « excusez-moi, Monsieur le colonel » ? Le colonel n’est pas responsable de ce qui vous arrive. Sachez, capitaine, que si, moi, colonel, je ne vous traduis pas devant le conseil de guerre, je commets, en agissant ainsi, un crime contre le service. Quoi ? Veuillez vous taire ! Je dis bien : un crime et non pas une faute. Votre place n’est pas au régiment, mais où vous le savez vous-même. Hein ?
De nouveau retentit la voix timide et suppliante, si plaintive qu’elle semblait n’avoir rien d’humain. « Seigneur, de quoi s’agit-il ? » pensa Romachov, collé au trumeau, considérant sans le voir son visage blême, et se sentant prêt à défaillir.
La voix plaintive parla assez longtemps. Quand elle se tut, la voix du colonel gronda de nouveau, mais, cette fois, plus calme, plus adoucie, comme si Choulgovitch avait apaisé sa colère en criant, et étanché sa soif d’autorité en voyant l’humiliation de son subordonné.
— Soit, dit-il, par saccades, mais c’est la dernière fois. N’oubliez pas que c’est la dernière fois. Vous entendez ? Marquez-vous bien cela sur votre nez rouge d’ivrogne. Si j’apprends encore une fois que vous vous êtes enivré… Hein ?… Vos promesses… je les connais. Préparez-moi votre compagnie pour la revue. Ce n’est pas une compagnie, mais un b…l ! J’irai l’inspecter moi-même dans huit jours… Et maintenant, voici un conseil que je vous donne : restituez l’argent que vous avez pris sur la solde de la troupe et mettez votre comptabilité en ordre. Vous entendez ? Que cela soit fait demain ! Hein ? Vous ne savez pas où prendre l’argent ? Que m’importe ! Faites-en si vous voulez… Et maintenant, capitaine, je ne vous retiens plus. J’ai l’honneur de vous saluer.
On entendit le bruit de quelqu’un qui se dirigeait, d’un pas indécis, vers la porte du bureau en marchant sur la pointe des pieds et faisant crier ses chaussures. Mais, au même instant, la voix du colonel l’arrêta sur un ton qui était devenu instantanément trop rude pour qu’il fût naturel.
— Attends, arrive ici, poivrot du diable… Tu vas probablement courir chez les Juifs ? Hein ? Tu vas signer des billets ? Imbécile, triple imbécile… Allons, prends cela… Un, deux… deux, trois, quatre… non, trois cents. Je ne puis donner davantage. Tu me rendras ça quand tu pourras… Fi donc, que faites-vous là, capitaine ! hurla tout à coup le colonel sur une gamme ascendante. Ne vous avisez plus jamais de faire cela ! C’est une bassesse !… Allons, en avant, marche ! Décampez ! diable ! allez au diable ! Je vous salue.
Dans l’antichambre apparut le petit capitaine Sviétovidov, tout cramoisi, la mine défaite, des gouttes de sueur perlant sur le nez et sur les tempes. Sa main droite froissait convulsivement dans sa poche des billets de banque tout neufs. En apercevant Romachov, il piétina sur place, partit d’un rire contraint de pitre, et mit sa main droite, chaude et tremblante, dans celle du sous-lieutenant. Ses yeux erraient hagards et semblaient en même temps sonder Romachov pour savoir s’il avait entendu ou non…
— Il est féroce comme un tigre ! marmotta-t-il sur un ton humble et dégagé en montrant d’un signe de tête la porte du bureau. Mais je me suis tiré d’affaire ! Gloire à toi, Seigneur ! Grâces te soient rendues ! Et il se signa deux fois d’un geste rapide et nerveux.
— Bon-da-ren-ko ! — cria le colonel de l’autre côté de la paroi, et le son de sa grosse voix remplit tous les coins et recoins de la maison, semblant ébranler les minces cloisons de l’antichambre. Il ne se servait jamais de sonnette, se fiant à la puissance de son peu ordinaire gosier. — Bondarenko ! qu’est-ce qui est encore là ? fais entrer.
— Un véritable lion ! chuchota Sviétovidov avec un sourire forcé. Adieu, lieutenant, je vous souhaite un doux tête-à-tête.
D’une porte surgit un soldat, le véritable type de l’ordonnance de colonel, à la mine noblement insolente, avec une raie de côté, des cheveux huilés et des gants blancs de filoselle aux mains. Il se permit un léger clignement d’yeux en fixant le sous-lieutenant, et dit sur un ton de respectueuse impertinence :
— Sa Haute Noblesse prie Votre Noblesse d’entrer.
Il ouvrit la porte du bureau en s’effaçant pour laisser passer l’officier. Romachov entra.
Le colonel Choulgovitch était assis à une table, à l’angle gauche de l’entrée. Il était vêtu d’une vareuse grise, laissant voir du linge d’une blancheur éclatante. Ses mains rouges et charnues s’appuyaient sur les bras d’un fauteuil en bois. Son gros visage de vieillard, avec les cheveux gris coupés en brosse et la barbe blanche en forme de coin, était rude et froid. Ses yeux clairs, incolores, lançaient des regards hostiles. Il répondit au salut du sous-lieutenant par un imperceptible hochement de tête. Romachov remarqua soudain à son oreille une boucle d’argent en forme de croissant surmonté d’une croix, et pensa : « Tiens, je ne lui ai pas encore vu ce bijou. »
— C’est mal, commença le colonel de sa rugissante voix de basse-taille, qui semblait s’élever des profondeurs de son estomac, et il fit une longue pause. C’est une honte ! reprit-il en élevant la voix. Vous n’êtes que depuis très peu de temps au régiment et vous en faites déjà de belles. J’ai beaucoup de raisons d’être mécontent de vous. On n’a pas idée de choses pareilles ! Comment, un misérable enseigne, un fendrik se permet de répliquer je ne sais quelle stupidité quand son colonel lui fait une observation ! C’est d’une inconvenance sans nom ! glapit soudain le colonel sur un ton tellement assourdissant que Romachov en trembla. C’est incroyable ! C’est du libertinage !
Romachov regardait de côté d’un air morne et il lui semblait qu’aucune force au monde ne pourrait l’obliger à porter ses yeux sur le visage du colonel. « Où est donc ton moi ? — lui insuffla soudain une ironique voix intérieure, te voilà obligé de rester planté au garde à vous et de te taire. »
— Je ne vous dirai pas comment j’ai appris cela, mais je sais de source sûre que vous buvez. C’est dégoûtant. Un gamin, un blanc-bec à peine sorti de l’école qui se grise au mess comme le dernier des apprentis savetiers ! Moi, mon cher, je sais tout ; rien ne m’échappe. Je sais même beaucoup de choses que vous ne soupçonnez pas. Si vous voulez rouler jusqu’au bas de la pente, libre à vous de le faire. C’est le dernier avertissement que je vous donne ; méditez bien mes paroles. C’est toujours ainsi que ça se passe, mon ami ; on commence par un petit verre, puis on en prend deux, trois, et finalement on devient un ivrogne invétéré. Mettez-vous bien cela dans la tête. En outre, sachez que nous sommes patients, mais que même une patience d’ange finit par se lasser… Prenez garde, ne nous poussez pas à bout. Vous êtes seul, tandis que le corps d’officiers représente une véritable famille. Et une famille a bien le droit, n’est-ce pas ? de chasser de son sein un membre indigne.
« Je reste immobile et silencieux », pensait Romachov avec tristesse en regardant constamment la boucle d’oreille du colonel, alors que je devrais lui dire que je n’estime pas cette famille, que je suis prêt à en sortir et à passer dans la réserve. Oserai-je parler ? » Romachov sentit son cœur battre à tout rompre ; il esquissa même un faible mouvement des lèvres, mais ravala sa salive et demeura immobile comme précédemment.
— Et d’une façon générale, votre conduite… reprit Choulgovitch sur un ton très dur. Ainsi, l’an dernier, avant même d’avoir achevé votre première année de service, vous avez demandé une permission. Vous avez prétendu que votre mère était malade, vous avez présenté une lettre d’elle… Je n’ose pas, vous comprenez, je n’ose pas ne pas croire ce que me dit un officier. Vous me dites que c’est votre mère, soit, je le veux bien, je n’insiste pas… Tout arrive, mais, vous savez, tout cela pris l’un dans l’autre, vous comprenez…
Depuis longtemps déjà Romachov sentait que son genou droit tremblait, d’abord presque imperceptiblement et ensuite de plus en plus fort. A la fin cet involontaire mouvement nerveux devint si sensible que tout le corps en frissonna. Romachov, très ennuyé et tout honteux, craignait que Choulgovitch n’attribuât ce tremblement à l’effroi qu’il inspirait à son inférieur. Mais quand le colonel se mit à parler de sa mère, un flot de sang chaud et enivrant afflua soudain à la tête du sous-lieutenant, et son tremblement cessa instantanément. Pour la première fois il leva les yeux et regarda Choulgovitch en face avec haine et avec une expression de défi, il le sentait lui-même, qui semblait détruire la distance hiérarchique qui sépare un infime officier subalterne d’un chef redouté. La pièce lui parut plongée dans l’obscurité comme si les rideaux avaient été soudain tirés. La grosse voix du colonel disparut dans un abîme muet. Il se fit en sa conscience un intervalle de silence et de ténèbres, sans pensées, sans volonté, sans impressions extérieures, sauf la terrible conviction qu’à l’instant même allait se produire quelque chose de stupide, d’irrémédiable et d’atroce. Une voix étrange lui chuchotait à l’oreille : « Je vais le frapper. » Et Romachov promena lentement ses yeux sur la large joue charnue du vieillard et sur la boucle d’oreille où une croix d’argent terrassait le croissant.
Puis il s’aperçut confusément et comme en songe que les yeux de Choulgovitch exprimaient tour à tour l’étonnement, l’effroi, l’anxiété, la pitié… L’irrésistible vague de démence qui avait si sauvagement déferlé dans l’âme de Romachov s’effondra subitement et se retira au loin. Il sembla se réveiller et poussa un profond soupir. Toutes choses lui parurent soudain simples et familières. Choulgovitch s’empressait, lui montrait une chaise et parlait sur un ton inattendu de bienveillante rudesse :
— Fi donc, diantre, que vous êtes susceptible !… Allons, asseyez-vous, que le diable vous emporte ! Ah oui… vous êtes bien tous les mêmes. Vous me regardez comme un animal sauvage. Il crie, n’est-ce pas, à tort et à travers, sans rime ni raison, que le diable l’écorche ! Mais oui, mon cher, — et des notes chaudes et émues tremblèrent dans sa grosse voix, — je vous aime tous comme mes propres enfants. Vous croyez que je ne souffre pas, que je ne me chagrine pas pour vous ? Ah ! messieurs, messieurs, vous ne me comprenez pas. Oui, c’est vrai, je me suis emporté un peu, j’ai dépassé les limites, mais peut-on en vouloir à un vieillard ? Ah ! la jeunesse ! Allons, la paix est faite, votre main, et vous allez dîner avec nous.
Romachov s’inclina sans dire mot et serra la main large, bouffie et froide que lui tendait le colonel. Il ne se sentait plus offensé, mais il ne s’en trouvait pas mieux. Après les graves et fières pensées qu’il avait eues le matin même, il se considérait maintenant comme un misérable petit écolier, comme un gamin timide et abandonné, et ce changement d’état d’âme lui faisait honte. Tout en suivant le colonel dans la salle à manger, il s’appliqua mentalement cette phrase, en employant comme de coutume la troisième personne : « Une sombre irrésolution ridait son front. »
Choulgovitch n’avait pas d’enfants. Sa femme, grande, forte, imposante et taciturne matrone, dénuée de cou, mais dotée de plusieurs mentons, vint se mettre à table. Malgré son pince-nez et son regard arrogant, son visage était niais et semblait avoir été pétri à la hâte d’une pâte dans laquelle on aurait piqué, en guise d’yeux, des raisins de Corinthe. Dans son sillage glissait en traînant les pieds, la mère du colonel, petite vieille sourde, mais encore alerte, mordante et autoritaire. Elle toisa sans façon Romachov des pieds à la tête en le dévisageant par-dessus ses lunettes, puis lui tendit ou plutôt lui planta directement sur les lèvres, une petite main minuscule, ridée, froncée, ressemblant à une vieille relique. Elle se tourna ensuite vers le colonel et lui demanda comme s’il n’y avait eu personne qu’eux deux dans la salle à manger :
— Qui est-ce ? Je ne me rappelle pas cette figure.
Choulgovitch, se faisant un porte-voix de ses mains, cria à l’oreille de la vieille :
— Le sous-lieutenant Romachov, maman, un excellent officier… un bon officier de troupe, un gaillard… qui est sorti du Corps des Cadets. Ah, oui ! se rappela-t-il soudain, vous êtes comme nous du gouvernement de Penza, n’est-ce pas, sous-lieutenant ?
— Parfaitement, monsieur le colonel, je suis du gouvernement de Penza.
— Ah oui, ah oui… je m’en souviens maintenant. Alors, vous êtes mon compatriote. Du district de Narovtchate, il me semble ?
— Parfaitement, du district de Narovtchate.
— Ah oui… Comment l’avais-je oublié ? Narovtchate, kolychki tortchate[20]. Nous, nous sommes du district d’Insar. Maman ! corna de nouveau le colonel à l’oreille de sa mère, le sous-lieutenant Romachov est des nôtres, il est du gouvernement de Penza !… De Narovtchate !… un compatriote !…
[20] « Je suis né en 1870 à Narovtchat, ville entièrement construite en bois et qui brûle régulièrement tous les dix ans, d’où le dicton populaire : Narovtchate, kolychki tortchate — Narovtchate, il n’en reste que les pieux. » (Extrait d’une lettre de l’auteur). — H. M.
— Ah ! ah ! dit la vieille dame en remuant les sourcils d’une façon très expressive… oui, oui… c’est bien ce que je pensais. Mais alors vous êtes le fils de Serge Pétrovitch Chichkine ?
— Maman, vous vous trompez ! Le sous-lieutenant a nom Romachov et non Chichkine !
— C’est cela, c’est cela… c’est bien ce que je dis, je ne connaissais Serge Pétrovitch… que par ouï-dire. Mais Pierre Pétrovitch, je l’ai vu très souvent. Nos domaines se touchaient presque. Enchantée, très enchantée, jeune homme… C’est fort bien de votre part.
— Allons, voilà la vieille crécelle qui grince, dit le colonel à mi-voix avec une bonhomie bourrue, asseyez-vous, sous-lieutenant… Lieutenant Fédorovski ! cria-t-il à la porte. Laissez votre travail et venez prendre la vodka !…
L’adjudant-major qui, selon un usage établi dans beaucoup de régiments, dînait toujours chez le colonel, entra rapidement dans la salle à manger. D’un air dégagé et faisant sonner doucement ses éperons, il s’approcha d’une petite table en majolique chargée de hors d’œuvre, se versa un verre de vodka, et sans se hâter, commença à boire et à manger. Romachov ressentait à son égard un sentiment confus d’envie et de considération méprisante.
— Eh bien, lieutenant, un petit verre ? demanda Choulgovitch. Vous en usez, n’est-ce pas ?
— Non, je vous remercie bien ; je n’en désire pas, répondit d’une voix enrouée Romachov qui se mit à toussoter.
— C’est très bien, on ne peut mieux. Je souhaite qu’il en soit de même à l’avenir.
Le repas était copieux et excellent. On voyait que le colonel et la colonelle, n’ayant pas d’enfants, se passionnaient pour la bonne chère. On servit un excellent potage jardinière qui embaumait les légumes nouveaux, une brême grillée farcie au sarrasin, un canard engraissé à point et des asperges. Il y avait sur la table trois bouteilles, déjà entamées, il est vrai, et bouchées avec des bouchons à figurines d’argent, mais contenant des vins fins étrangers de bonnes marques : vin blanc, vin rouge et vin de Madère. Le colonel, dont la récente colère semblait avoir excité l’appétit, se régalait avec une telle ardeur que cela faisait plaisir à voir. Il ne cessait de se livrer à des plaisanteries spirituellement grossières. Quand on servit les asperges, il dit gaiement en enfonçant plus profondément derrière le collet de sa vareuse sa serviette d’une blancheur éclatante :
— Si j’étais tsar, je mangerais toujours des asperges !
Mais, pendant qu’on mangeait le poisson, il n’avait pu s’empêcher de crier à Romachov sur un ton de commandement :
— Sous-lieutenant ! veuillez mettre votre couteau de côté. Le poisson et les côtelettes hachées se mangent exclusivement avec une fourchette. Ce n’est pas correct ! Un officier doit savoir manger. Tout officier peut être invité à la table de Sa Majesté. Souvenez-vous-en.
Romachov, depuis le commencement du repas, était gauche et gêné ; ne sachant pas où placer ses mains, il les conservait, la plupart du temps, sous la table, faisant de petites tresses avec les franges de la nappe. Depuis longtemps déjà, il avait perdu l’habitude de la vie de famille, de la bonne tenue à table, des convenances et du confort des maisons bourgeoises. Il était continuellement tourmenté par une seule et lancinante pensée : « C’est révoltant ! Faut-il que je sois faible et poltron pour n’avoir pas eu le courage de refuser cette humiliante invitation à dîner. Je vais me lever sur-le-champ, je tirerai ma révérence à tout le monde et je filerai. On pensera de moi ce qu’on voudra. Il ne m’avalera pas ! Il ne m’enlèvera pas mon âme, mes pensées, ma conscience ! Si je m’en allais ? » Puis, le cœur de nouveau glacé de crainte, pâlissant sous l’influence de son émotion intérieure, irrité contre lui-même, il se sentait incapable de mettre son projet à exécution.
Le soir tombait lorsqu’on servit le café. Les rayons rouges du soleil tombaient obliquement des fenêtres et mettaient des taches bronzées sur les sombres tentures, sur la nappe, sur les cristaux et sur les visages des dîneurs. Tous se taisaient, pris au charme mélancolique de l’heure vespérale.
— Quand j’étais encore enseigne, dit soudain Choulgovitch, nous avions pour commandant de brigade un certain général Fofanov. C’était un aimable vieillard, un officier expérimenté, mais il sortait, paraît-il, des enfants de troupe. Je me rappelle qu’il avait l’habitude, dans les revues, de s’approcher des tambours — il adorait le tambour — et il leur disait : « Allons, frères, jouez-moi une marche mélancolique. » Quand nous étions invités chez le général, il allait toujours se coucher à onze heures précises. Il s’adressait alors à ses hôtes en ces termes : « Allons, messieurs, mangez, buvez, amusez-vous ; quant à moi, je vais me jeter dans les bras de Neptune. » On lui disait : « de Morphée, Votre Excellence ?… — Eh qu’importe, Neptune ou Morphée, c’est toujours de la minéralogie. » Moi aussi, messieurs, je vais faire comme mon vieux général, ajouta Choulgovitch, se levant et mettant sa serviette sur le dos de sa chaise, je vais aller dans les bras de Neptune. Vous êtes libres, messieurs les officiers.
Les officiers se levèrent et prirent la position.
« Un ironique et amer sourire flotta sur ses lèvres fines », pensa Romachov, mais ce ne fut qu’une pensée, car en ce moment, son visage pâle et lamentable n’exprimait qu’une piteuse obséquiosité.
De nouveau Romachov s’en retournait chez lui, se sentant isolé, angoissé, perdu dans quelque pays inconnu, sombre et hostile. De nouveau, le crépuscule, d’un rouge ambré, flamboyait à l’occident dans un amoncellement de lourds nuages gris, et de nouveau Romachov crut apercevoir loin sur l’horizon, derrière les moissons et les champs, la ville fantastique, où la vie s’écoule dans la beauté, l’élégance et la félicité.
Dans les rues, la nuit tombait rapidement et, sur la chaussée, des enfants juifs couraient en glapissant. Par-ci, par-là, sur les bancs, devant les portes, dans les jardins, résonnaient des rires de femmes, incessants, nerveux, où frissonnaient des notes bestialement joyeuses, des rires chauds comme on n’en entend qu’au commencement du printemps. Dans l’âme doucement mélancolique de Romachov, surgissaient, confus et étranges, des souvenirs et des regrets de bonheurs qu’il n’avait jamais connus, de printemps d’autrefois encore plus beaux, et, dans son cœur, s’agitait, vague et doux, le pressentiment d’un amour prochain…
En rentrant chez lui, il trouva Gaïnane dans son réduit obscur, en contemplation devant le buste de Pouchkine, tout enduit d’huile. Une bougie allumée mettait des taches luisantes sur le nez, les lèvres épaisses et le cou musculeux du grand poète. Gaïnane, assis à la turque sur les trois planches qui lui servaient de lit, se dodelinait en marmottant une lente et monotone mélodie.
— Gaïnane, appela Romachov.
L’ordonnance tressaillit et, sautant à bas du lit, prit la position. Son visage décelait l’effroi et la confusion.
— Allah ? — demanda amicalement Romachov.
Les lèvres imberbes et enfantines du Tchérémisse se détendirent en un large sourire qui découvrit ses admirables dents blanches, étincelantes à la lueur de la bougie.
— Allah ! Votre Noblesse !
— C’est bien, c’est bien… Ne te dérange pas. Romachov caressa légèrement l’épaule de l’ordonnance. Peu importe, Gaïnane, tu as ton Allah comme moi j’ai le mien. Vois-tu, frère, il n’y a qu’un seul et même Allah pour tous les hommes.
« Brave Gaïnane ! songea le sous-lieutenant en gagnant sa chambre. Et dire que j’ai honte de lui tendre la main. Oui, oui, je n’ose pas, je ne peux pas. Ah diable ! Il faudra dorénavant que je m’habille et me déshabille moi-même. C’est une cochonnerie d’exiger de son prochain pareil service. »
Ce soir-là, il n’alla pas au mess, mais tira du tiroir de son bureau un gros cahier réglé, aux pages couvertes d’une écriture fine et irrégulière, et écrivit jusqu’à une heure très avancée. C’était son troisième roman, intitulé « Fatal Début ». Le sous-lieutenant rougissait de ses occupations littéraires et pour rien au monde n’en eût fait l’aveu à qui que ce fût.
On venait de commencer la construction de casernes pour le régiment à l’extrémité de la petite ville, derrière le chemin de fer, en un endroit appelé le pacage et, en attendant qu’elles fussent achevées, les soldats, ainsi que tous les services, étaient répartis un peu partout dans le pays. Le mess des officiers était installé dans une petite maison à un seul étage en forme de potence : le plus long pavillon, qui faisait face à la rue, comprenait la salle de danse et le salon ; le plus petit, s’enfonçant dans une cour boueuse, renfermait la salle à manger, la cuisine et des chambres pour des officiers de passage. Ces deux pavillons étaient reliés entre eux par une sorte de corridor, ou plutôt de boyau tortueux et étroit, divisé en un certain nombre de minuscules petites pièces servant d’office, de salle de billard, de salle de jeux, d’antichambre et de boudoir pour les dames. Comme tous ces locaux, sauf la salle à manger, étaient habituellement inhabités et jamais aérés, ils sentaient l’aigre, le moisi, le renfermé, ainsi que l’odeur spéciale aux vieilles garnitures de meubles.
Romachov arriva au mess à neuf heures. Cinq ou six officiers célibataires y étaient déjà réunis pour la soirée, mais il n’y avait pas encore de dames. Depuis longtemps, il existait entre elles une singulière rivalité en matière de savoir-vivre ; elles estimaient qu’il était de mauvais ton pour une dame d’arriver une des premières au bal. Les musiciens étaient assis à leurs places dans une galerie vitrée qui communiquait par une grande baie avec la salle de danse. Celle-ci était éclairée par des bras à trois branches appendus entre les fenêtres et par un grand lustre à pendeloques de cristal. Le brillant éclairage faisait paraître encore plus vide cette grande pièce aux murs nus, tapissés de papier blanc, aux fenêtres garnies de rideaux en tulle, et uniquement meublée de quelques chaises viennoises le long des murs.
Dans la salle de billard, deux adjudants-majors de bataillon jouaient une bouteille de bière en cinq billes ; c’étaient le lieutenant Bek-Agamalov et le lieutenant Olizar, ou plutôt le comte Olizar, comme tout le monde l’appelait au régiment. Olizar, un vieillot long, élancé, léché, pommadé, la tête chauve et le visage rasé, ridé, ne cessait de lancer des plaisanteries, tandis que Bek-Agamalov perdait et se fâchait. Ils avaient pour spectateur le capitaine en second Lechtchenko, assis sur le rebord d’une fenêtre ; c’était un morose personnage de quarante-cinq ans environ dont l’aspect seul pouvait porter à la tristesse. Tout en lui pendait lamentablement : son long nez rouge, flasque et charnu, pendillait comme un poivron ; ses moustaches retombaient sur le menton en deux filets brunâtres ; les sourcils descendaient jusqu’aux paupières et donnaient à ses yeux une éternelle expression pleurnicharde ; sa vieille tunique elle-même paraissait suspendue à ses épaules tombantes et à sa poitrine creuse comme à un porte-manteau. Lechtchenko ne buvait pas, ne jouait pas aux cartes et ne fumait pas. Il se plaisait — chose incompréhensible pour les autres — à rester planté dans la salle de jeux, derrière les joueurs, ou dans la salle à manger quand on y faisait bombance. Il demeurait là, des heures entières, silencieux et lugubre, sans laisser tomber un seul mot. On était tellement habitué à ce taciturne original que l’on ne jouait ou ne buvait vraiment bien qu’en sa présence.
Après avoir souhaité le bonjour aux trois officiers, Romachov s’assit à côté de Lechtchenko qui se recula avec prévenance pour faire place au nouveau venu, soupira et regarda le jeune officier de ses yeux tristes de fidèle caniche.
— Comment se porte Maria Victorovna ? lui demanda Romachov sur ce ton dégagé et très haut que l’on prend à dessein pour parler à des gens sourds ou obtus, ton que tout le monde au régiment, y compris les enseignes, employait en s’adressant à Lechtchenko.
— Merci, mon cher, répondit Lechtchenko dans un profond soupir. Ah ! elle a ses nerfs… que voulez-vous, c’est l’époque.
— Mais pourquoi n’êtes-vous pas avec votre femme ? Maria Victorovna ne viendra peut-être pas aujourd’hui ?
— Si, elle viendra, elle viendra, mon cher. Seulement, il n’y avait plus de place pour moi dans le phaéton. Elle a loué un équipage, de compagnie avec Raïssa Alexandrovna, alors, vous comprenez, mon cher, on m’a dit : « Tes bottes sont remplies de boue, tu salirais nos robes. »
— Croisé au centre. Je la prends fine. Enlève la bille de la blouse, Bek !… cria Olizar.
— Commence par l’envoyer ; ensuite, on verra ! — le rembarra Bek-Agamalov.
Lechtchenko agrippa des lèvres les extrémités de ses moustaches brunes et se mit à les mâchonner fébrilement :
— J’ai une demande à vous faire, mon cher Iouriï Alexéitch, implora-t-il en bégayant, vous êtes aujourd’hui, je crois, commissaire des danses ?
— Oui. Que le diable les emporte de m’avoir désigné pour cette corvée ! J’ai eu beau protester auprès de l’adjudant-major du régiment et lui dire que j’étais souffrant, je n’ai pas réussi. Mais, allez donc lui faire entendre raison ! « Présentez-moi un certificat du médecin », m’a-t-il objecté.
— Eh bien, mon cher, puisqu’il en est ainsi, reprit Lechtchenko d’un ton insinuant, je vous prie de faire en sorte qu’elle ne reste pas trop souvent assise. Vous savez, c’est en camarade que je vous fais cette demande.
— Qui, elle ? Maria Victorovna ?
— Mais oui. C’est entendu, n’est-ce pas ?
— Doublé de la blanche dans l’angle — annonça Bek-Agamalov. C’est fait d’avance.
Gêné pour jouer à cause de sa petite taille, il fut obligé de s’allonger à plat ventre sur le billard. Par suite des efforts qu’il faisait, son visage s’empourpra et deux veines de son front se gonflèrent en un accent circonflexe dont la base s’appuyait sur la racine du nez.
— J-a-m-a-i-s, nargua Olizar, moi-même, je ne le ferais pas.
La queue d’Agamalov glissa avec un bruit sec sur la bille, mais celle-ci ne bougea pas.
— Manque de touche ! s’écria joyeusement Olizar qui se mit à danser le cancan autour du billard. Agamalov frappa le plancher avec le gros bout de la queue.
— Pourquoi parles-tu sur mon coup ! hurla-t-il, tandis que ses yeux noirs étincelaient. J’abandonne la partie.
— Ne t’emporte pas, mon cher, tu te troublerais le sang.
Un des plantons commandés de service dans l’antichambre pour aider les dames à enlever leurs manteaux, vint trouver précipitamment Romachov.
— Votre Noblesse, une dame vous prie de venir dans la salle de danse.
Trois dames qui venaient d’arriver se promenaient lentement dans cette salle ; toutes trois étaient d’un âge avancé. La plus vieille, la femme de l’officier gestionnaire, Anna Ivanovna Migounov, interpella Romachov sur un ton sévère et maniéré, en allongeant capricieusement les dernières syllabes des mots et en hochant la tête avec une importance affectée…
— Sous-lieutenant Romacho-ov, donnez l’ordre qu’on nous joue quelque cho-ose, s’il vous pla-aît…
— Parfaitement.
Romachov s’inclina et s’approcha de la fenêtre des musiciens.
— Zissermann, cria-t-il au chef d’orchestre, jouez quelque chose !
Par la fenêtre ouverte de la galerie retentirent les premières mesures de l’ouverture de la Vie pour le Tsar, et les flammes des bougies commencèrent à s’agiter, suivant le rythme du morceau.
Les dames commençaient à se grouper. Un an auparavant, Romachov aimait beaucoup ces minutes qui précèdent le bal, alors que, remplissant ses devoirs d’organisateur, il recevait les dames à leur arrivée dans l’antichambre. Comme elles lui semblaient mystérieusement ravissantes, tandis qu’excitées par la lumière, la musique et l’attente du bal, elles se débarrassaient, joyeusement affairées, de leurs capelines, de leurs boas et de leurs pelisses ! En même temps que de rires insouciants et de caquets sonores, l’étroite antichambre s’emplissait soudain d’une odeur de froidure, de parfums, de poudre et de gants glacés — l’odeur surexcitante des femmes belles et parées avant le bal. Comme leurs yeux se reflétaient brillants et amoureux dans les miroirs devant lesquels elles arrangeaient à la hâte leurs coiffures ! Combien harmonieux lui semblait le frou-frou de leurs jupes ; combien caressant le frôlement de leurs mains, de leurs écharpes et de leurs éventails !
Cet enchantement était désormais passé — pour toujours. Romachov comprenait maintenant, non sans quelque honte, que cette fascination devait, en grande partie, être attribuée à la lecture de mauvais feuilletons français, où Gustave et Armand, invités à une soirée à l’Ambassade de Russie, dépeignent invariablement leurs sensations de vestibule. Il savait également que les femmes d’officier portaient toujours la même robe « habillée » qu’elles essayaient tant bien que mal de modifier en vue de soirées particulièrement brillantes, et qu’elles nettoyaient leurs gants à la benzine. Il trouvait ridicule et prétentieuse leur manie de s’affubler d’aigrettes, d’écharpes, d’énormes pierres fausses, de plumes et de rubans à n’en plus finir : toute cette friperie sentait le luxe criard et bon marché. Elles employaient des crèmes et des fards, mais ignoraient l’art de s’en servir, et donnaient à leurs visages une sinistre teinte bleuâtre. Ce qui déplaisait surtout à Romachov, c’est qu’il connaissait, comme tout le monde au régiment d’ailleurs, les histoires de derrière les coulisses de chaque bal, de chaque robe, de chaque phrase de flirt pour ainsi dire. Il savait que derrière cette façade se cachaient une pitoyable gêne, des ruses, des commérages, une jalousie réciproque, des efforts infructueux de provinciales pour jouer aux belles manières du grand monde et, enfin, de banales et fastidieuses liaisons.
Le capitaine Talmann arriva avec sa femme ; ils étaient tous deux grands et robustes : elle, une tendre blonde évaporée ; lui, une tête basanée de brigand, toussant sans cesse et parlant d’une voix enrouée. Romachov savait, par avance, que Talmann allait sur-le-champ lui poser sa question habituelle, et, effectivement, le capitaine, roulant ses yeux de Bohémien, lui demanda :
— Eh bien, sous-lieutenant, joue-t-on déjà aux cartes ?
— Pas encore, tout le monde est dans la salle à manger.
— Pas encore ? Tu sais, Sonetchka…[21], je vais aller dans la salle à manger… parcourir l’Invalide. Vous, mon cher Romachov, je compte sur vous pour… vous occuper de ma femme… pour lui faire danser quelque petit quadrille.
[21] Diminutif caressant de Sophie. — H. M.
Soudain la famille Lykatchev s’abattit dans l’antichambre : toute une couvée de jolies filles rieuses, grasseyantes, la mère en tête, une petite femme alerte qui, à quarante ans, dansait sans se lasser et faisait constamment des enfants, « entre le second et le troisième quadrille », comme disait d’elle Artchakovskiï, le bel esprit du régiment.
Ces demoiselles, grasseyant de façons différentes, riant et se coupant la parole les unes aux autres, se précipitèrent sur Romachov.
— Pourquoi ne venez-vous pas nous voir ?
— Mézant, mézant, mézant !
— Vilain, vilain, vilain !…
— Mézant, mézant…
— Je vous invite pour le pemié quadille.
— Mesdames !… mesdames !… dit Romachov, se montrant, malgré lui, aimable, et tirant des révérences de tous côtés.
A ce moment, il porta par hasard son regard sur la porte d’entrée et aperçut, derrière les vitres, le visage maigre et aux lèvres charnues de Raïssa Alexandrovna Peterson, un foulard blanc recouvrant la partie supérieure de son chapeau. Romachov s’empressa, comme un véritable gamin, de s’esquiver dans le salon. Mais bien que cet instant eût été très court et que le sous-lieutenant s’efforçât de se convaincre que Raïssa n’avait pu l’apercevoir, il n’en était pas moins inquiet : dans les petits yeux de sa maîtresse, il avait eu le temps de discerner une expression nouvelle, inquiète, une cruelle et redoutable menace.
Il passa dans la salle à manger, où déjà beaucoup de personnes étaient réunies ; presque toutes les places de la longue table recouverte d’une toile cirée étaient occupées. Une fumée bleue de tabac s’élevait vers le plafond. Des relents d’huile brûlée montaient de la cuisine. Deux ou trois groupes d’officiers étaient déjà en train de souper. Quelques-uns lisaient les journaux. Le brouhaha des voix se mêlait au cliquetis des couteaux, au choc des billes de billard et au claquement de la porte de la cuisine. Le froid s’engouffrait de l’antichambre et montait aux jambes.
Romachov chercha le lieutenant Bobétinskiï, et l’ayant découvert, s’approcha de lui. Bobétinskiï était debout près de la table, les mains dans les poches de son pantalon, se dandinant sur la pointe des pieds et sur les talons, et clignant des yeux à cause de la fumée de sa cigarette. Romachov lui toucha le bras.
— Quoi ? dit-il en se retournant et, sortant une main de sa poche, sans cesser de clignoter. D’un geste suprêmement élégant, il tortilla sa longue moustache rousse, regarda Romachov de côté, et, le coude toujours en l’air, ajouta : Ah ! ah ! c’est vous ? Enchanté…
Il parlait toujours sur ce ton précieux et recherché, imitant, à ce qu’il croyait du moins, la jeunesse dorée de la garde. Il avait de sa personne une haute opinion, se considérant comme un connaisseur en chevaux et en femmes, comme un excellent danseur, et, de plus, comme un aristocrate raffiné, mais blasé et désillusionné, en dépit de ses vingt-quatre ans. Il tenait sans cesse les épaules pittoresquement relevées, écorchait le français, affectait une démarche mourante et faisait, en parlant, des gestes las et nonchalants.
— Pierre Thaddéitch, mon cher, vous seriez bien aimable de diriger la soirée à ma place, lui demanda Romachov.
— Mais, mon ami[22] ! Bobétinskiï haussa les épaules et les sourcils et ouvrit des grands yeux stupides. Mais, mon ami, à quoi bon ? Pourquoi ? En vérité, vous me… comment dit-on ? vous me surprenez !
[22] Les mots soulignés dans les phrases de Bobétinskiï sont en français dans le texte russe. — H. M.
— Mon cher, je vous en prie…
— Attendez… D’abord, pas de fé-mi-lia-rités. Qu’est-ce que c’est que ces expressions : mon cher, un tel, etc.
— Je vous en supplie, Pierre Thaddéitch… j’ai mal à la tête… et à la gorge… positivement, je ne puis pas…
Romachov implora longtemps et instamment son camarade. A la fin, il se décida même à avoir recours à la flatterie. Personne au régiment ne savait conduire les danses d’une manière aussi distinguée et aussi variée que Pierre Thaddéitch, et, de plus, une dame le priait de s’en charger…
— Une dame ?… — Bobétinskiï prit un air distrait et mélancolique. — Une dame ? A mon âge… Il sourit avec une amertume et un désenchantement simulés. Qu’est-ce que la femme ? Ha ! ha ! ha !… une énigme ! Allons, c’est bien, s’il en est ainsi, j’y consens… j’y consens…
Et soudain, il ajouta sur le même ton désenchanté :
— Mon cher ami, n’avez-vous pas… comment dit-on… trois roubles ?
— Non, malheureusement !… soupira Romachov.
— Et un rouble ?
— Hum !…
— Désagréable… Il n’y a rien à faire alors. S’il en est ainsi, allons prendre un verre de vodka.
— Hélas ! on ne me fait plus crédit, Pierre Thaddéitch.
— Oui-i ? Oh ! pauvre enfant ! Ça ne fait rien, allons. — Bobétinskiï eut un large geste de condescendante magnanimité. — Je vous fais mes compliments.
Cependant, dans la salle à manger, la conversation était devenue plus bruyante, et à ce moment même plus intéressante pour tout le monde. On parlait des duels d’officiers, qui venaient seulement d’être autorisés, et les avis étaient partagés.
Celui qui parlait le plus était le lieutenant Artchakovskiï, un individu assez douteux, un grec, prétendait-on. On disait de lui, à la dérobée, qu’avant son arrivée au régiment, alors qu’il se trouvait dans la réserve, il était surveillant dans un relais de poste et qu’il avait été mis en jugement pour avoir tué un postillon d’un coup de poing.
— Les duels, dit grossièrement Artchakovskiï, c’est bon pour les faiseurs et les butors de la garde, mais chez nous… Voyons, je suis célibataire… Supposons que j’aie bu au mess avec Vassiliï Vassilitch Lipskiï, et qu’étant ivre je lui aie flanqué une gifle. Que nous reste-t-il à faire ? S’il ne veut pas se battre avec moi, on l’exclut du régiment ; alors, de quoi vivront ses enfants ? S’il consent à se battre, je lui colle une balle dans le ventre, et, dans ce cas encore, ses enfants n’ont plus rien à bouffer… C’est absolument idiot.
— Attends… Attends… interrompit le vieux lieutenant-colonel Lekh qui, en état d’ivresse, tenait d’une main un petit verre, et, de l’autre, faisait de faibles mouvements en l’air. — Comprends-tu ce qu’est l’honneur de l’uniforme ? Eh, eh ! frère… l’honneur… Tiens, je me rappelle un incident qui s’est passé chez nous au régiment de Temriouk, en 1862.
— Ah ! vous savez, l’interrompit sans se gêner Artchakovskiï, on les connaît, vos incidents. Vous allez encore nous raconter quelque chose du temps du roi Dagobert.
— Ah ! frère… ah ! comme tu es impertinent… Tu es encore un gamin, mais moi… Il s’est passé, dis-je, un incident…
— Seul le sang peut laver un outrage, affirma emphatiquement le lieutenant Bobétinskiï, en haussant les épaules, comme un coq ses ailes.
— Il y avait dans notre régiment, un enseigne appelé Soloukha, essaya de continuer Lekh.
Le capitaine Ossadtchiï, commandant la première compagnie, qui sortait du buffet, s’approcha de la table.
— Je vous entends parler des duels, c’est un sujet très intéressant, mugit-il d’une voix de basse-taille qui couvrit toutes les autres. Je vous souhaite le bonjour, monsieur le colonel. Bonjour, messieurs !
— Tiens, le colosse de Rhodes ! l’accueillit aimablement Lekh. Eh ! Assieds-toi à côté de moi…, espèce de monument. Tu vas vider un verre avec moi, n’est-ce pas ?
— Et même plus d’un, répondit Ossadtchiï.
Cet officier produisait toujours sur Romachov une impression étrange et exaspérante ; il éveillait en lui un sentiment qui tenait à la fois de la crainte et de la curiosité. Tout comme le colonel Choulgovitch, Ossadtchiï était renommé, non seulement au régiment, mais dans toute la division, pour la beauté et la portée de sa voix extraordinaire, ainsi que pour sa taille de colosse et sa vigueur physique peu commune. Il passait aussi pour connaître d’une façon remarquable le service de troupe. Parfois, dans l’intérêt du service, on le faisait passer d’une compagnie dans une autre, et, en l’espace de six mois, il savait transformer l’unité la plus mauvaise et la plus déréglée en une machine fonctionnant à merveille, et lui inspirer une sainte frayeur à l’égard de son chef. Les officiers comprenaient d’autant moins le respect qu’il inspirait à ses hommes, qu’il ne se livrait jamais à des voies de fait et ne s’emportait même que très rarement, dans des cas tout à fait exceptionnels. Sur son beau visage sombre, dont la pâleur était rehaussée par des cheveux d’un noir bleuâtre, Romachov lisait toujours une raideur, une retenue, une rudesse qui relevaient moins d’un être humain que d’un puissant animal. Souvent, en l’observant de loin, Romachov se représentait Ossadtchiï en proie à un accès de colère et, rien que d’y penser, pâlissait et contractait ses doigts glacés d’effroi. Cette fois encore, il ne pouvait détacher ses yeux de cet homme fort, tandis que celui-ci s’asseyait tranquillement le long du mur sur la chaise que lui avançaient des mains prévenantes.
Ossadtchiï vida un verre d’eau-de-vie, grignota un radis, et demanda avec indifférence :
— Eh bien, quel est le résumé de la conversation de cette honorable réunion ?
— Frère, j’étais en train de raconter quelque chose. Lorsque je servais au régiment de Temriouk, il s’est passé un incident. Le lieutenant von Zoon, un jour, au mess…
Il eut la parole coupée par le capitaine en second Lipskiï, gros rougeaud d’une quarantaine d’années qui, malgré son âge, faisait toujours le pitre et avait adopté les allures bizarres et comiques d’un enfant gâté et aimé de tous.
— Permettez-moi, monsieur le capitaine, je serai bref. Le lieutenant Artchakovskiï a dit que le duel était une idiotie. « Si quelqu’un te frappe sur la joue gauche, tends-lui la droite », nous enseignait-on au petit séminaire. Puis, le lieutenant Bobétinskiï a déclaré que seul le sang pouvait laver un outrage. Ensuite, Monsieur le Colonel s’est efforcé, mais jusqu’à présent sans succès, de raconter une anecdote de sa vie passée. Enfin, au début même de la discussion, le sous-lieutenant Mikhine a donné au milieu du brouhaha son opinion personnelle, mais, par suite de l’insuffisance de sonorité de ses cordes vocales et de la chaste pudeur qui lui est propre, il n’a pas été entendu.
Le sous-lieutenant Mikhine, un tout petit jeune homme à la poitrine faible, au visage bistre picoté de petite vérole et de taches de rousseur, et dont les yeux doux et foncés lançaient des regards timides, presque effarouchés, rougit comme une pivoine.
— Moi, messieurs… moi, messieurs, je me trompe peut-être, dit-il en bégayant et en pétrissant, tout confus, son visage imberbe dans ses mains ; mais, à mon avis…, chaque cas particulier doit être examiné avec soin. Le duel est parfois utile, c’est incontestable, et chacun de nous, certes, est prêt à aller sur le terrain. C’est indiscutable. Mais, parfois aussi, peut-être, le plus grand honneur consiste-t-il à… à pardonner… purement et simplement… Maintenant, j’ignore quels cas peuvent encore se présenter… ainsi…
— Hé, jeune décadent, le rabroua grossièrement Artchakovskiï, allez donc sucer le biberon !
— Eh ! frères, laissez-moi donc exposer mon avis !…
— Le duel, Messieurs, interrompit Ossadtchiï en couvrant toutes les voix de son puissant organe, le duel doit nécessairement avoir une issue grave ; autrement, on tombe dans la sensiblerie, la condescendance, le ridicule, ce n’est plus qu’une absurde comédie. A cinquante pas de distance échange d’une seule balle ! Je vous le dis franchement, un duel fait dans ces conditions est vraiment banal, dans le genre de ces duels français, par exemple, dont nous lisons les comptes rendus dans les journaux. On va sur le terrain, on échange une ou deux balles au pistolet, puis les journaux reproduisent un procès-verbal ainsi rédigé : « Le duel s’est heureusement terminé sans effusion de sang. Les adversaires ont échangé deux balles sans résultat, mais ont fait preuve du plus grand courage. Pendant le déjeuner, les anciens ennemis se sont réconciliés et se sont amicalement serré la main. » Un tel duel, messieurs, est une stupidité, et n’apportera aucune amélioration dans notre société.
Plusieurs voix répondirent ensemble à Ossadtchiï ; Lekh, qui pendant son discours avait plus d’une fois tenté de placer son anecdote, reprit de nouveau :
— Eh, frères… écoutez-moi donc, tas de poulains !
Mais on ne l’écoutait pas et il portait alternativement ses yeux d’un officier sur un autre, cherchant un regard sympathique. Dans le feu de la conversation, personne ne faisait attention à lui, et il hochait tristement sa tête alourdie. Enfin, il parvint à attirer sur lui le regard de Romachov ; le jeune officier savait par expérience combien il est pénible de vivre de pareilles minutes, lorsque vos phrases, plusieurs fois commencées, semblent suspendues dans le vide et qu’une honte vous contraint à y revenir désespérément. Aussi ne se détourna-t-il pas du colonel qui, enchanté de ce résultat, le fit approcher de la table en le tirant par la manche :
— Écoute-moi, au moins, toi, prapor[23], dit Lekh avec amertume. Assieds-toi et bois de la vodka… Frère, ce sont tous des polissons. Lekh montra d’un geste méprisant les officiers qui discutaient. Ils sont là à aboyer et n’ont pourtant aucune expérience. Je voulais raconter l’incident qui se passa chez nous…
[23] Abréviation de praporchtchik (enseigne), sobriquet donné aux officiers subalternes. — H. M.
Tenant d’une main un petit verre, agitant l’autre comme s’il dirigeait un chœur, et secouant sa tête inclinée, Lekh se mit à raconter une des multiples anecdotes dont sa mémoire était farcie, telle une saucisse de fressure, et qu’il ne parvenait jamais à narrer jusqu’au bout, parce qu’il coupait à chaque instant son récit de digressions, d’incidentes, d’énigmes et de comparaisons. Il s’agissait dans celle-ci, qui remontait, bien entendu, à des temps antédiluviens, d’un duel à l’américaine entre deux officiers : ils devaient jouer leur vie à pile ou face avec un billet d’un rouble. Or, l’un d’eux — on ne parvenait pas à comprendre lequel au juste : von Zoon ou Soloukha — eut recours à une filouterie. « Eh, eh ! frère, il colla deux billets ensemble si bien que les deux côtés étaient identiques. Et voilà, frère, qu’ils se mettent à tirer au sort ; alors, celui-ci dit à l’autre… » Mais, cette fois encore, le colonel ne parvint pas à terminer son histoire, parce que Raïssa Alexandrovna Peterson se glissa tout enjouée dans l’office. Se tenant à la porte de la salle à manger, mais sans y entrer (ce qui, en principe, n’était pas admis), elle cria de cette petite voix gaie et capricieuse, particulière aux petites filles gâtées, mais chéries de tout le monde :
— Messieurs, qu’est-ce que cela signifie ? Les dames sont depuis longtemps arrivées, et vous restez là à vous régaler ! Nous voulons danser !
Deux ou trois jeunes officiers se levèrent pour se rendre dans la salle de danse ; d’autres continuèrent à fumer et à causer sans prêter la moindre attention à cette coquette. Par contre, le vieux Lekh s’approcha d’elle à petits pas mal assurés ; puis, croisant les bras et renversant sur sa poitrine le contenu de son petit verre, il s’écria avec un attendrissement d’ivrogne :
— Oh ! ma divine ! Comment les autorités tolèrent-elles l’existence d’une pareille beauté ! Votre mignonne main, que je la baise !
— Iouriï Alexéitch, continua à gazouiller la Peterson, je croyais que vous étiez désigné comme commissaire du bal pour aujourd’hui ? Vous êtes un joli commissaire, parlons-en !
— Mille pardons, madame, c’est ma faute… c’est ma faute, s’écria Bobétinskiï en se précipitant vers elle. Tout en marchant, il frappait du pied, plongeait, balançait son torse et branlait les bras comme s’il se préparait aux premiers pas d’un joyeux ballet.
— Votre main. Votre main, madame. Messieurs, dans la salle de danse, dans la salle de danse !
Relevant fièrement la tête, il partit comme un trait avec la Peterson à son bras, et on l’entendit glapir dans l’autre pièce, d’une voix de conducteur de danses mondain, — à ce qu’il croyait :
— Messieurs, invitez les dames pour la valse ! Messieurs les musiciens, une valse !
— Excusez-moi, monsieur le colonel, j’ai des devoirs à remplir, dit Romachov.
— Hé, frère, soupira Lekh en baissant la tête avec affliction, tu es bien, toi aussi, comme eux tous !… Attends un peu, prapor… As-tu entendu parler de Moltke ? Du grand taciturne, du grand maréchal, du grand stratège Moltke ?
— Monsieur le colonel, vraiment je…
— Ne t’impatiente pas. Je serai bref. Le grand taciturne fréquentait les mess d’officiers et en dînant, frère, il posait toujours devant lui, sur la table, une bourse remplie de pièces d’or. Son intention était d’offrir cette bourse au premier officier auquel il entendrait prononcer une parole raisonnable. Eh bien ! le vieux a vécu quatre-vingt-dix ans et est mort, en laissant sa bourse intacte. As-tu compris ? Et maintenant, frère, tu peux filer. Va, mon moineau, va sautiller…!
Dans la salle de danse, qui semblait vaciller sous l’action du bruit assourdissant d’une valse, tournaient deux couples. Bobétinskiï, les coudes déployés comme des ailes de pigeon, se démenait autour de la grande madame Talmann qui dansait avec le calme majestueux d’un monument en pierres. Le long Artchakovskiï faisait tourner autour de lui la jeune et toute petite Lykatchev aux joues roses, en se penchant légèrement au-dessus d’elle et en regardant sa raie : dédaignant d’exécuter les pas, il traînait négligemment les pieds, ainsi qu’on danse d’habitude avec les enfants. Quinze autres dames délaissées étaient assises le long des murs, et s’efforçaient de prendre un air de profonde indifférence. Comme cela arrivait toujours dans les bals du régiment, il y avait quatre fois moins de cavaliers que de dames et le début de la soirée promettait d’être ennuyeux.
La Peterson, qui venait d’ouvrir le bal, ce qui était toujours un sujet d’orgueil pour les dames, valsait maintenant avec le svelte Olizar. Il tenait la main de sa danseuse comme clouée à sa hanche gauche ; de son côté, elle appuyait langoureusement le menton sur son autre main posée sur l’épaule de son cavalier, et rejetait la tête en arrière dans une pose maniérée et peu naturelle. Quand le tour de valse fut terminé, la Peterson s’assit à dessein non loin de Romachov, qui se tenait debout près de la porte du boudoir des dames. Elle jouait rapidement de l’éventail et, regardant Olizar qui s’inclinait devant elle, elle lui dit en psalmodiant langoureusement :
— Dites-moi, comte, pourquoi j’ai toujours aussi chaud ? Je vous en prie, dites-le-moi ?
Olizar lui fit une demi-révérence, en faisant tinter ses éperons, et étira de la main les deux pointes de ses moustaches.
— Madame, voilà une question à laquelle Martin Zadeka[24] lui-même ne saurait que répondre.
[24] Auteur d’une Clef des Songes, dont il est parlé dans Pouchkine (Eugène Oniéguine, V. 22). — H. M.
Comme à cet instant Olizar jetait un coup d’œil sur son corsage outrageusement décolleté, elle se mit à pousser de nombreux et profonds soupirs.
— Ah ! j’ai toujours une température très élevée ! continua Raïssa Alexandrovna, dont le sourire laissait entendre que ses paroles avaient un sens caché, inconvenant, grivois. J’ai un tempérament si brûlant !!!…
Olizar eut un court et vague hennissement.
Romachov, immobile, jetait des regards obliques sur la Peterson, et songeait avec répulsion : « Oh ! comme elle me dégoûte ! » Et, à la pensée des relations intimes qu’il avait naguère entretenues avec cette femme, il éprouva la même sensation que s’il n’était pas lavé et n’avait pas changé de linge pendant plusieurs mois.
— Oui, oui, oui, ne vous moquez pas, comte, vous ne savez pas que ma mère était Grecque !
« Et elle parle d’une façon si désagréable, songeait toujours Romachov. C’est bizarre que je ne l’aie pas remarqué plus tôt. Elle parle comme si elle avait un rhume de cerveau chronique ou un polype dans le nez. »
A ce moment, la Peterson se tourna du côté de Romachov et le provoqua de ses yeux clignotants.
A son habitude, Romachov murmura mentalement : « Son visage se fit aussi impénétrable qu’un masque. »
— Bonjour, Iouriï Alexéitch ! Pourquoi ne venez-vous pas me saluer ? chantonna Raïssa Alexandrovna.
Romachov s’approcha. Elle lui serra vigoureusement la main, tandis que ses prunelles méchantes se rapetissaient et se faisaient perçantes comme des vrilles.
— Selon votre désir, je vous ai réservé le troisième quadrille. J’espère que vous ne l’avez pas oublié ?
Romachov s’inclina.
— Comme vous êtes peu aimable, grimaça la Peterson. Vous devriez me dire : « Enchanté, madame. » C’est un lourdaud, n’est-ce pas, comte ?
— Parfaitement… je ne l’ai pas oublié… marmotta Romachov sur un ton mal assuré. Je vous remercie de cet honneur.
Bobétinskiï contribuait peu à égayer la soirée. Il dirigeait les danses avec un air désabusé et protecteur, comme s’il remplissait quelque obligation fort ennuyeuse pour lui, mais de la plus haute importance pour tout le monde. Cependant, avant le troisième quadrille il s’anima, et traversant la salle à pas rapides et glissants, comme s’il patinait sur la glace, il cria d’une voix de stentor :
— Quadrille monstre ! Cavaliers, engagez vos dames !
Romachov et Raïssa Alexandrovna prirent place près de la fenêtre des musiciens ; ils avaient pour vis-à vis Mikhine et la femme de Lechtchenko qui arrivait à peine à l’épaule de son cavalier. Le nombre des danseurs avait notablement augmenté pour le troisième quadrille ; aussi, les couples durent-ils prendre position, en long et en large de la salle. Comme les uns et les autres étaient forcés de danser à tour de rôle, on avait soin de répéter chaque figure.
« Il faut que j’aie une explication, il faut en finir, pensa Romachov assourdi par le roulement du tambour et les accents cuivrés des instruments. En voilà assez. » — Son visage était animé d’une résolution inébranlable.
Au régiment, les officiers chargés de diriger les danses se permettaient de traditionnelles plaisanteries. Ainsi, pendant le troisième quadrille, il était de règle de confondre les figures et de commettre, comme par mégarde, d’amusantes méprises qui provoquaient invariablement le désarroi et les rires. Aussi Bobétinskiï, après avoir inopinément commencé son quadrille monstre par la seconde figure, commandait des cavaliers seuls, pour renvoyer aussitôt après, comme s’il s’apercevait de son erreur, les danseurs à leurs dames ; ou bien il organisait un grand rond et le faisait rompre immédiatement en obligeant les cavaliers à rechercher leurs danseuses.
— Mesdames, avancez, pardon, reculez. Cavaliers seuls. Pardon, reculez. Balancez vos dames. Mais reculez donc.
Cependant Raïssa Alexandrovna, étouffant de rage, disait sur un ton aigre, mais avec un sourire qui laissait croire que leur entretien était le plus plaisant du monde :
— Je ne vous permets pas d’user de pareils procédés à mon égard. Je ne suis pas une gamine, entendez-vous ! Des gens bien élevés ne se conduisent pas de la sorte.
— Ne nous emportons pas, Raïssa Alexandrovna, implora doucement Romachov.
— Oh ! m’emporter ! ce serait vous faire trop d’honneur. Je ne puis que vous mépriser. Mais je ne permets à personne de se moquer de moi. Pourquoi ne vous êtes-vous pas donné la peine de répondre à ma lettre ?
— Mais votre lettre ne m’a pas trouvé chez moi, je vous le jure.
— Ah ! vous vous payez ma tête ! Comme si je ne savais pas où vous allez… mais soyez certain…
— Cavaliers, en avant ! Ronde de cavaliers ! A gauche ! A gauche, à gauche, messieurs ! Mais vous ne comprenez donc rien ? Plus de vie, messieurs, criait Bobétinskiï en entraînant les danseurs dans un rapide tourbillon et en trépignant désespérément des pieds.
— Je connais toutes les intrigues de cette femme, de cette Lilliputienne, reprit Raïssa, quand Romachov rejoignit sa place. Elle a beau se donner de grands airs, elle n’en est pas moins la fille d’un notaire qui a mangé la grenouille…!
— Je vous prierai de ne pas parler en ces termes des personnes que je fréquente, l’arrêta sévèrement Romachov.
Alors se passa une scène des plus grossières. La Peterson vomit d’atroces injures à l’adresse de Chourotchka. Oubliant ses faux sourires, elle s’efforçait de couvrir la musique de sa voix enrhumée. Romachov, déconcerté et impuissant, rougit jusqu’aux cheveux en entendant insulter Chourotchka, sans qu’il parvînt à placer un seul mot, et surtout en voyant qu’on commençait à les remarquer.
— Oui, oui, son père a volé ; elle n’a pas le droit de lever le nez si haut ! — criait la Peterson. S’il vous plaît, madame nous méprise ! Nous connaissons aussi certaines choses sur son compte ! Oui.
— Je vous en prie, balbutia Romachov.
— Attendez. Je vous ferai sentir mes griffes à tous deux. J’ouvrirai les yeux à ce serin de Nicolaiev. Voilà trois fois qu’elle ne peut le faire entrer à l’Académie d’État-Major, cet imbécile. Et comment pourrait-il y être admis quand il ne voit même pas ce qui se passe sous son nez ? Et puis, vraiment, elle a un bel admirateur !
— Mazurka générale ! Promenade ! cria Bobétinskiï, en glissant tout le long de la salle, le corps incliné en avant dans la pose d’un archange volant.
Le plancher trembla sous les pas cadencés des danseurs, les pendeloques du lustre tintèrent au rythme de la mazurka, scintillant de feux polychromes et les rideaux de tulle des fenêtres s’agitèrent en mesure.
— Pourquoi ne pas nous quitter pacifiquement, sans bruit ? demanda doucement Romachov. Il sentait que cette femme lui inspirait, en même temps que du dégoût, une certaine poltronnerie mesquine, indigne, mais insurmontable. Vous ne m’aimez plus… séparons-nous en bons amis.
— Ah ! ah ! Vous voulez m’abandonner, ne vous mettez pas en peine, mon cher, je ne suis pas de celles qu’on lâche. C’est moi qui lâche, quand cela me plaît. Mais je ne saurais assez admirer votre bassesse…
— Finissons-en au plus vite, s’impatienta Romachov d’une voix sourde et les dents serrées.
— Cinq minutes d’entr’acte. Cavaliers, occupez vos dames ! glapit Bobétinskiï.
— Oui, quand cela me plaît. Vous m’avez trompée d’une façon ignoble. Je vous ai tout sacrifié, je vous ai donné tout ce que peut donner une femme honnête… Je n’osais plus regarder en face mon mari, cet homme idéal. Pour vous, j’ai oublié mes devoirs d’épouse et de mère ! Oh ! pourquoi, pourquoi ne lui suis-je pas restée fidèle ?
Romachov ne put s’empêcher de sourire. Les nombreux romans qu’elle avait eus avec tous les jeunes officiers entrant au service, étaient parfaitement connus au régiment, ainsi d’ailleurs que toutes les aventures amoureuses qui s’étaient passées entre les soixante-quinze officiers et leurs femmes et parentes. Il se rappelait maintenant des expressions de ce genre : « mon imbécile », « cet homme méprisable », « ce nigaud qui est toujours sur mon dos », et autres non moins violentes, que Raïssa prodiguait à l’adresse de son mari, tant verbalement que par écrit.
— Oh ! vous avez encore le front de sourire ! C’est bien ! s’écria Raïssa furieuse… C’est notre tour, reprit-elle ; et, prenant son cavalier par la main, elle s’avança, balançant gracieusement son buste sur ses hanches, un sourire contraint sur les lèvres. Quand la figure fut finie, son visage reprit une expression de colère ; « on dirait un insecte en courroux », songea Romachov.
— Je ne vous le pardonnerai pas. Vous entendez, jamais ! Je sais pourquoi vous voulez me quitter d’une façon aussi lâche et aussi vile. Mais cela ne se passera pas comme vous l’avez espéré ! Au lieu de me dire franchement, honnêtement, que vous ne m’aimiez plus, vous avez préféré me tromper et ne voir en moi que la femme, la femelle… pour le cas où cela ne marcherait pas avec l’autre. Ha ! ha ! ha !
— Eh bien, soit ! parlons franchement, dit Romachov avec une rage qu’il cherchait à contenir. Il pâlissait de plus en plus et se mordait les lèvres. C’est vous qui l’aurez voulu. Oui, c’est vrai, je ne vous aime pas.
— Si vous saviez comme je m’en moque.
— Et je ne vous ai jamais aimée. Pas plus d’ailleurs que vous ne m’avez aimé. Nous avons joué tous deux un jeu vilain, mensonger et sale ; une vulgaire farce d’amateurs. Je vous ai parfaitement compris, Raïssa Alexandrovna. Il ne vous fallait ni tendresse, ni amour, ni même un simple attachement. Vous êtes trop mesquine pour cela. L’amour — Romachov se rappela soudain les paroles de Nazanskiï — l’amour est l’apanage des natures fines, des natures d’élite.
— Ah ! et bien entendu, vous êtes une nature d’élite ?
La musique retentit de nouveau. Romachov jeta à travers la baie des regards hostiles sur le rutilant orifice de cuivre du trombone qui, avec une féroce indifférence, crachotait dans la salle des râles et des beuglements. Et il prit en haine l’instrumentiste qui s’appliquait, gonflant les joues, écarquillant des yeux vitreux et bleuissant sous l’effort.
— Ne nous disputons pas, reprit Romachov. Il est possible que moi aussi je ne sois pas digne d’un véritable amour ; mais il ne s’agit pas de cela. Avec vos idées étroites et votre ambition de provinciale, il vous faut absolument quelqu’un qui vous fasse la cour, au vu et au su des autres. Croyez-vous que je ne saisissais pas le sens de cette familiarité que vous affectiez à mon égard dans les soirées, et ces regards tendres, et le ton à la fois impérieux et intime que vous preniez lorsqu’on nous regardait ? Oui, oui, vous agissiez ainsi pour attirer l’attention sur vous ; autrement, le jeu n’en valait pas la chandelle. Vous aviez besoin, non pas que je vous aimasse, mais que tout le monde vous vît compromise une fois de plus.
— J’aurais pu choisir alors quelqu’un de plus intéressant que vous, répliqua la Peterson avec un orgueil emphatique.
— Ne vous inquiétez pas, ce que vous dites ne me blesse pas. Oui, je le répète : il vous fallait seulement quelqu’un que l’on pût considérer comme votre esclave, un nouvel esclave de votre irrésistibilité. Mais vous vieillissez et les esclaves deviennent de plus en plus rares. Et pour ne pas perdre le dernier soupirant, vous, froide, incapable de passion, vous sacrifiez et vos devoirs de mère de famille et votre fidélité conjugale.
— Vous entendrez encore parler de moi ! chuchota Raïssa d’un air menaçant.
Le capitaine Peterson traversa toute la salle, se dirigeant vers eux et se garant des couples qui dansaient. C’était un homme maigre et phtisique, avec un crâne jaune et dénudé, des yeux noirs humides et caressants, où passaient parfois des éclairs de méchanceté. On le disait follement épris de sa femme, au point de se lier d’une tendre amitié, doucereuse et fausse, avec tous ses adorateurs. On savait aussi qu’il les payait en haine et en perfidie et leur jouait dans le service tous les mauvais tours possibles, aussitôt qu’avec joie et soulagement ils s’éloignaient de sa femme.
Il était encore loin que déjà il souriait d’un sourire artificiel de ses lèvres bleues collées l’une contre l’autre.
— Tu danses, Raiétchka ? Bonjour, mon cher Georgik. Comment se fait-il qu’on ne vous ait pas vu depuis si longtemps ? Nous sommes si habitués à vos visites que, ma parole, nous nous ennuyons sans vous.
— Oui, c’est vrai, toujours des occupations… balbutia Romachov.
— Nous les connaissons vos occupations, reprit Peterson, en le menaçant du doigt et éclatant d’un rire semblable à un glapissement. Cependant ses yeux noirs à sclérotique jaunâtre examinaient alternativement sa femme et Romachov d’un regard scrutateur et inquiet.
— Je croyais, je l’avoue, que vous étiez en train de vous disputer. Je vous apercevais de loin et vous paraissiez vous emporter. Qu’y a-t-il ?
Romachov se taisait, les yeux fixés sur le cou maigre, bronzé et ridé du capitaine Peterson. Mais Raïssa dit avec l’assurance effrontée dont elle faisait toujours preuve en mentant :
— Iouriï Alexéitch fait toujours le philosophe. Il prétend que la danse a fini son temps et qu’il est stupide et ridicule de danser.
— Et pourtant il danse lui-même, remarqua Peterson sur un ton fielleusement débonnaire. Allons, dansez, mes enfants, dansez. Ce n’est pas moi qui vous en empêche.
A peine était-il parti, que Raïssa s’écria emphatiquement :
— Et c’est ce saint homme, cet homme extraordinaire que j’ai trompé !… Et pour qui ! Oh ! s’il savait, si seulement il savait !
— Mazurka générale ! annonça Bobétinskiï. Les cavaliers enlèvent les dames !
Les corps sans cesse en mouvement s’échauffaient ; une fine poussière s’élevait du parquet ; on étouffait dans la salle, et les flammes des bougies paraissaient de brumeuses taches jaunes. Les danseurs étaient maintenant plus nombreux et, comme la place était mesurée, les couples tournaient chacun dans un espace restreint, se pressaient et se heurtaient les uns les autres. La figure commandée par l’organisateur consistait dans la poursuite des couples par les cavaliers en surnombre. Chacun de ceux-ci tournait autour d’un couple tout en exécutant les pas de la mazurka — ce qui lui donnait l’air parfaitement ridicule — et tâchait de profiter d’un moment où la dame se trouvait juste en face de lui ; il frappait alors dans ses mains en signe de conquête. Mais l’autre cavalier s’efforçait tout le temps de l’en empêcher en tournant et poussant sa dame de côté et d’autre ; lui-même reculait et sautillait sans cesse, et même jouait du coude gauche pour repousser son adversaire. Cette figure occasionnait toujours une agitation vulgaire et désordonnée.
— Comédienne ! chuchota Romachov en se penchant tout près de Raïssa. Cela fait pitié de vous entendre parler.
— Vous êtes ivre, il me semble ! s’écria dédaigneusement Raïssa, en jetant sur Romachov ce regard dont les héroïnes de roman toisent de la tête aux pieds les scélérats.
— Non, dites-moi pourquoi vous m’avez trompé ? répliqua rageusement Romachov. Vous vous êtes donnée à moi, uniquement pour que je ne vous quitte pas. Oh ! si vous aviez fait cela par amour, ou sinon par amour, du moins par sensualité, je le comprendrais. Mais vous n’y avez été poussée que par la corruption, que par une basse vanité. N’êtes-vous pas effrayée en songeant à la vilenie que nous commîmes en nous donnant l’un à l’autre sans amour, par ennui, par distraction, pas même par curiosité, mais tout aussi simplement que les femmes de chambre grignotent le dimanche des graines de tournesol. Vous ne sentez donc pas que c’est plus ignoble que lorsqu’une femme se donne pour de l’argent. Celle-ci a au moins l’excuse du besoin, de la séduction. J’ai des nausées de honte en songeant à ce froid, inutile et inexcusable libertinage !
Une sueur froide au front, il promenait sur les danseurs des regards mornes, éteints. La sévère madame Talmann, accompagnée du sautillant et jovial Épifanov, s’avançait majestueusement, les épaules immobiles, avec l’air offusqué d’une vestale. Puis la petite Lykatchev, le visage ponceau, les yeux brillants, étala sa blanche et innocente gorge de vierge. Olizar passa sur ses jambes grêles, droites et sveltes comme les branches d’un compas. Romachov se sentait la tête lourde et les yeux prêts à pleurer. Cependant Raïssa, blême de colère, lui disait sur un ton théâtralement sarcastique :
— Charmant ! un officier d’infanterie qui joue les Joseph !
— Oui, oui, c’est en effet mon rôle… s’exclama Romachov. Je sais moi-même que c’est ridicule et niais. Mais je n’ai pas honte de m’affliger de ma chasteté perdue, de ma simple chasteté physique. Nous sommes tous deux tombés dans un égout, et je sens que maintenant je n’oserai plus jamais aimer d’un fol et frais amour. Et c’est à vous qu’en est la faute, vous entendez : à vous, à vous, à vous ! Vous êtes plus âgée et plus expérimentée que moi ; vous êtes déjà passablement experte en matière d’amour.
Dans un mouvement de majestueuse indignation, Raïssa se leva de sa chaise.
— C’en est assez ! dit-elle sur un ton dramatique. Vous en êtes arrivé à vos fins. Je vous hais ! J’espère qu’à partir de ce jour, vous cesserez de venir chez nous, où vous étiez reçu en parent, où l’on vous donnait à boire et à manger, et où vous vous êtes conduit en chenapan. Combien je regrette de ne pouvoir tout dire à mon mari ! C’est un saint homme ; je prie tous les jours pour lui ; s’il apprenait la vérité, il en mourrait. Soyez certain qu’il saurait venger une femme outragée et sans défense !
Debout devant elle, et clignant les yeux à travers ses lunettes, Romachov regardait sa grande bouche mince et flétrie, toute tordue de méchanceté. A travers la baie bruissaient les sons assourdissants de la musique ; l’odieux trombone s’entêtait à toussoter et les grondements de la grosse caisse semblaient résonner dans la tête du sous-lieutenant. Il n’entendait qu’à moitié les paroles de Raïssa et ne les comprenait pas, mais il lui semblait que, comme les coups de caisse, elles lui frappaient sur la tête et ébranlaient son cerveau. La Peterson ferma son éventail avec fracas.
— Oh ! l’ignoble goujat ! chuchota-t-elle d’un ton tragique, et traversant rapidement la salle, elle disparut dans le boudoir.
Tout était fini, mais Romachov n’en ressentait pas la satisfaction à laquelle il s’était attendu, et son âme ne s’était pas soudainement déchargée, comme il l’avait espéré, de l’affreuse lourdeur qui l’accablait. Il jugeait maintenant avoir mal agi et manqué de courage et de sincérité en rejetant toute la faute morale sur cette femme bornée et pitoyable. Il se représentait sa douleur, sa confusion, sa rage impuissante, et les larmes amères que ses yeux rouges et bouffis devaient verser dans le boudoir.
« Je tombe, je m’enlise, pensait-il dans un dégoût angoissé. Quelle existence ! Quelle vie étroite, grise et fangeuse ! Cette liaison honteuse et inutile, l’ivrognerie, la nostalgie, la monotonie désespérante du service, et pas une seule parole, pas un seul moment de joie sans mélange. Les livres, la musique, la science ! Qu’est devenu tout cela ? »
Il rentra dans la salle à manger. Ossadtchiï et Vietkine, le camarade de compagnie de Romachov, emmenaient vers la porte de sortie, en le soutenant sous le bras, Lekh complètement ivre, qui secouait faiblement la tête et assurait qu’il était évêque. Ossadtchiï, le visage impassible, grondait d’une voix de tonnerre, une voix d’archidiacre :
— Bénissez-nous, Monseigneur. Le service divin commence…
A mesure que la soirée s’avançait, la salle à manger devenait de plus en plus bruyante. L’air y était tellement saturé de fumée de tabac que les officiers assis aux différentes extrémités de la table pouvaient à peine se voir les uns les autres. Plusieurs officiers chantaient dans un coin ; d’autres, groupés près de la fenêtre, racontaient ces anecdotes scabreuses qui assaisonnent habituellement tous les soupers et dîners militaires.
— Non, non, pardon, messieurs, laissez-moi vous raconter — criait Artchakovskiï… Un soldat arrive un soir avec un billet de logement chez un Khokol[25] dont la femme était ravissante. Voilà mon soldat qui se dit : « Comment diable pourrais-je bien… »
[25] Houppe, sobriquet des Petits-Russiens, allusion à un toupet de cheveux que leurs ancêtres portaient sur le devant de la tête. — H. M.
A peine eut-il fini que Vassiliï Vassiliévitch Lipskiï, qui attendait impatiemment son tour, lui coupa la parole :
— Pas fameuse, votre anecdote. Mais moi, messieurs, j’en sais une…
Il n’avait pas terminé son histoire qu’un autre conteur se hâta de placer la sienne.
— Moi aussi, messieurs, j’en connais une bien bonne. Cela se passait à Odessa, et…
Toutes ces anecdotes étaient ordurières, obscènes et idiotes, et, comme toujours, seul le conteur le plus cynique provoquait des rires.
Vietkine, qui revenait de la cour où il avait hissé Lekh sur une voiture, invita Romachov à s’approcher de la table :
— Asseyez-vous donc, Georgenka. Nous allons boire ; je suis aujourd’hui riche comme un Juif. Hier, j’ai gagné et aujourd’hui je vais reprendre la banque.
Romachov éprouvait un besoin irrésistible de parler à cœur ouvert, et de confier au premier venu son chagrin et son dégoût de la vie. Vidant verre sur verre et regardant Vietkine avec des yeux implorants, il lui dit enfin d’une voix chaude, persuasive, vibrante :
— Nous tous, Pavel Pavlytch, nous avons oublié qu’il y a un autre mode d’existence. Quelque part, je ne sais pas où, existent des gens tout autres, qui vivent d’une vie pleine, joyeuse, la vraie vie. Quelque part, des gens luttent, souffrent et aiment de toutes leurs forces… Mais nous, mon ami, comment vivons-nous ? Quelle vie est la nôtre ?
— Ah oui, frère, une chienne de vie, répondit mollement Pavel Pavlovitch. Mais tout cela, frère, c’est de la Naturphilosophie et de l’énergétique. A propos, mon bon, quelle blague est-ce l’énergétique ?
— Que faisons-nous ? s’emporta Romachov. Aujourd’hui, nous nous grisons, demain, à l’exercice, nous crierons un… deux… gauche… droite… le soir, nous boirons encore, et après-demain nous irons de nouveau à l’exercice. Est-il possible que ce soit là toute la vie ? Non, mais songez donc, toute la vie !
Vietkine le regarda avec des yeux troubles, comme à travers un brouillard, eut un hoquet et soudain entonna, d’une chevrotante voix de ténor :
— Fiche-toi de tout cela, mon ange, et ménage ta santé.
Allons jouer, Romachevitch-Romachovskiï, je te prêterai un billet rouge[26].
[26] Dix roubles. — H. M.
« Personne ne me comprend. Je n’ai pas un ami », songea désespérément Romachov. Un instant, surgit dans son souvenir la vision de Chourotchka — si forte, si fière, si belle, et une douce et navrante langueur berça son cœur.
Il resta au mess jusqu’à l’aube, regarda jouer au pharaon et prit part lui-même au jeu, mais sans aucun plaisir et sans aucune ardeur. Une fois il vit Artchakovskiï qui occupait, avec deux enseignes, une petite table séparée, escamoter assez maladroitement deux cartes. Romachov était déjà prêt à intervenir et à faire une observation, mais il se retint immédiatement en songeant avec indifférence : « Je m’en moque, après tout. »
Vietkine, qui avait perdu la forte somme en cinq minutes, était assis sur une chaise et dormait, blême et la bouche ouverte. A côté de Romachov, Lechtchenko regardait jouer tristement et l’on ne comprenait guère quelle force l’obligeait à rester ainsi des heures entières, avec une expression de visage aussi lugubre. Le jour commençait à poindre. Les bougies coulaient et leurs flammes clignotaient. Les visages blafards des joueurs paraissaient harassés. Romachov regardait toujours les cartes, les tas d’argent et de billets de banque, le tapis vert couvert de marques à la craie, et dans sa tête alourdie, embrouillardée, flottaient encore des bribes de pensées, toutes relatives à sa déchéance morale et à sa terne, monotone et ignominieuse existence.
La matinée était ensoleillée mais froide, une vraie matinée de printemps. Les merisiers étaient en fleurs.
Romachov, qui n’avait pas encore pu s’habituer à refréner son sommeil de jeune homme, partit en retard selon son habitude pour l’exercice du matin, et s’approcha du terrain sur lequel manœuvrait sa compagnie, avec un sentiment désagréable de honte et d’inquiétude. Cet état d’âme n’était que trop familier au jeune officier et les observations caustiques de son commandant de compagnie, le capitaine Sliva, en augmentaient encore l’amertume.
Sliva était un des derniers représentants de la vieille école, un de ces grossiers officiers de jadis, aujourd’hui légendaires, impitoyables en matière de discipline, méticuleux, formalistes, faisant décomposer le pas en trois temps et châtiant les soldats à coups de poing. Même au régiment, où l’étroite rudesse de la vie provinciale ne permettait guère de faire preuve d’humanité, le capitaine Sliva passait pour un spécimen surprenant du vieux temps où l’on était si cruel dans l’armée, et l’on rapportait à son sujet beaucoup d’anecdotes curieuses, presque incroyables. Tout ce qui sortait des limites du service, du règlement, et de la compagnie, et qu’il appelait dédaigneusement « fadaises et mandragore », n’existait absolument pas pour lui. Blanchi sous le harnois, il n’avait jamais lu ni un livre, ni un journal, à l’exception de la partie officielle de l’Invalide. Il méprisait de toute la force de son âme calleuse les distractions de toute espèce, telles que danses, spectacles d’amateur, etc… et il n’était pas d’épithètes sales et triviales de son vocabulaire militaire qu’il ne leur appliquât. On racontait à son sujet, — et ce pouvait être vrai, — qu’occupé pendant une belle nuit de printemps à vérifier la comptabilité de sa compagnie près de sa fenêtre ouverte, il entendit un rossignol chanter dans un buisson voisin. Importuné, il cria à son ordonnance :
— Zakhartchouk ! chasse cet oiseau à coups de pierres ! Il me gêne…
Cet homme mou, à l’air affaissé, était excessivement rude avec les soldats ; non seulement, il autorisait les sous-officiers à les frapper, mais lui-même aussi les battait cruellement, jusqu’au sang, jusqu’à ce que le coupable tombât sous ses coups. Par contre, il veillait avec le plus grand soin aux besoins de ses hommes ; il ne retenait pas l’argent qu’on leur envoyait de chez eux et surveillait personnellement tous les jours l’ordinaire de la compagnie, bien qu’il disposât à sa guise des sommes provenant des travaux facultatifs. Il n’y avait qu’une seule compagnie dont les soldats parussent mieux nourris et plus contents que les siens.
Sliva serrait de près les jeunes officiers et les rappelait à l’ordre au moyen d’expressions cinglantes auxquelles son humour inné de Petit Russien donnait une causticité particulière. Si, par exemple, un officier subalterne ne marchait pas au pas à l’exercice, il criait en bégayant légèrement à son habitude :
— Eh que… que… le diable enlève la… la… compagnie ! Elle ne mar… mar… che pas au pas ! Il n’y a que… que… le sous… sous… lieutenant… qui… qui… soit au pas.
D’autres fois, après avoir criblé toute la compagnie de jurons abominables, il ajoutait :
— A… à… l’é… l’exception de mé… mé… messieurs les officiers et des sous-enseignes.
Mais sa rigueur devenait particulièrement vexatoire quand un officier subalterne arrivait en retard à l’exercice, et Romachov en avait fréquemment fait l’expérience. Lorsque le sous-lieutenant était encore assez loin, Sliva commandait à sa compagnie : garde à vous ! comme s’il voulait faire à l’officier en retard l’honneur d’une réception ironique, et il restait lui-même immobile, la montre à la main, les yeux fixés sur Romachov, qui, trébuchant de honte et s’embarrassant dans son sabre, mettait un temps infini à trouver sa place. Parfois, il demandait au sous-lieutenant avec une politesse rageuse et sans prendre garde que les soldats l’entendaient : « J’espère, sous-lieutenant, que vous nous permettrez de continuer ? » D’autres fois, il s’informait avec une sollicitude empressée mais en haussant à dessein le ton : « Vous avez bien dormi ? Quels songes avez-vous faits ? » Et ce n’est qu’après s’être livré à l’une de ces farces qu’il prenait l’officier à part et lui donnait une verte réprimande en le dévisageant de ses yeux ronds de poisson.
« Eh ! après tout, je m’en moque, — pensait ce jour-là Romachov avec désespoir, en s’approchant de la compagnie — ma vie est fichue ! »
Le capitaine, le lieutenant Vietkine, Lbov et le sergent-major étaient au milieu du terrain d’exercices ; ils se retournèrent tous ensemble face à Romachov qui arrivait. Les soldats aussi tournèrent la tête de son côté. Romachov se vit en esprit, confus, avançant gauchement sous les regards braqués sur lui, et cela augmenta sa mauvaise humeur :
« Après tout, ce n’est peut-être pas si honteux que je me l’imagine — essaya-t-il de se consoler mentalement à la manière de beaucoup de timides. — Peut-être suis-je seul à éprouver cette sensation aiguë, tandis que d’autres s’en moquent. Voyons, supposons que ce soit Lbov qui est en retard, et que moi je le regarde approcher. Ma foi, je ne vois rien de répréhensible à l’affaire. Allons… il n’y a pas là de quoi fouetter un chat — conclut-il en se calmant subitement — cependant c’est gênant. Mais cette gêne ne durera ni un mois ni une semaine, ni même une journée. D’ailleurs, la vie est si courte qu’on a tôt fait de tout oublier. »
Contrairement à son habitude, Sliva, cette fois, ne fit pour ainsi dire pas attention à Romachov et ne lui joua aucun tour de sa façon. Lorsque le sous-lieutenant s’arrêta à un pas de lui, la main à la visière de la casquette et les talons joints, le capitaine lui dit en lui tendant ses cinq doigts mous comme des saucisses froides :
— Je vous prie de ne pas oublier, sous-lieutenant, que vous devez arriver à l’exercice cinq minutes avant le lieutenant et dix minutes avant le commandant de compagnie.
— Toutes mes excuses, monsieur le capitaine, répondit Romachov d’une voix troublée.
— Ah oui ! vos excuses… vous dormez toujours… ce n’est pas en dormant qu’on fait fortune… Je prie messieurs les officiers de rejoindre leurs pelotons.
Les sections de la compagnie étaient disposées sur le terrain pour faire des exercices d’assouplissement. Les soldats, rangés à un pas de distance les uns des autres, avaient déboutonné leurs capotes pour avoir les mouvements plus libres. L’alerte sous-officier Bobylev, de la section de Romachov, louchant respectueusement du côté de l’officier qui approchait, commanda d’une voix aiguë en avançant la mâchoire inférieure :
— Flexion sur les extrémités inférieures. Les mains sur les hanches… — et termina sur une note grave et traînante :
— Com-men-cez !
— Un, — répliquèrent à l’unisson les soldats qui s’accroupirent lentement, tandis que Bobylev, faisant le même mouvement, surveillait les hommes du regard.
A côté de lui, le frétillant petit caporal Siérochtane criait d’une voix grêle, aigre comme celle d’un jeune coq :
— Flexion alternative des bras et des jambes en avant…
— Un, deux. Un, deux — et dix jeunes voix puissantes s’appliquèrent à crier nerveusement : Aoh ! Aoh ! Aoh !
— Halte ! glapit Siérochtane. Lapchine, pourquoi fais-tu l’imbécile ! Tu joues des poings comme une bonne femme de son tisonnier. Tâche voir un peu d’exécuter proprement les mouvements.
Ensuite les sous-officiers emmenèrent au pas de course leurs sections aux appareils de gymnastique qui se dressaient aux différentes extrémités du terrain d’exercices. Cet adroit gamin de Lbov, très fort en gymnastique, enleva rapidement sa tunique et, ne conservant que sa chemise de cotonnade bleue, courut le premier aux barres parallèles. Il en saisit les extrémités, prit à trois reprises son élan, décrivit de tout le corps un cercle complet, si bien qu’un moment ses pieds se trouvèrent exactement au-dessus de sa tête, et soudain, lâchant les barres, fit un bond de trois mètres, pirouetta en l’air et retomba sur la pointe des pieds avec une souplesse de chat.
— Sous-enseigne Lbov, vous faites encore l’acrobate ! lui cria Sliva avec une sévérité feinte. Au fond de son cœur, cette vieille baderne avait un faible pour le sous-enseigne qu’il considérait comme un parfait officier de troupe connaissant bien le règlement. — Montrez seulement les mouvements réglementaires. Nous ne sommes pas ici à la foire !
— A vos ordres, monsieur le capitaine ! répondit gaiement Lbov. Je dis, à vos ordres, mais je n’en ferai rien, ajouta-t-il à mi-voix en adressant à Romachov un clignement d’œil significatif.
La quatrième section s’exerçait à l’escalade de l’échelle inclinée. L’un après l’autre, les soldats saisissaient un échelon à bras tendus et grimpaient ainsi jusqu’en haut. Le sous-officier Chapovalenko les regardait d’en bas et faisait ses remarques.
— Ne gigote pas des jambes !… La pointe des bottes en l’air !
C’était le tour du soldat Khliebnikov, qui était la risée de la compagnie. Bien souvent, Romachov s’étonnait, en le regardant, qu’on ait pu prendre au service ce pauvre diable de meurt-de-faim, guère plus haut qu’un nain, et dont le visage glabre et sale était à peine gros comme le poing. Une congénitale épouvante, stupide et résignée, semblait à jamais figée dans ses yeux moites et, quand le sous-lieutenant rencontrait leurs regards, un sentiment confus fait d’angoisse et de remords s’éveillait dans son cœur.
Khliebnikov demeurait maladroitement suspendu, dans la pose d’une personne étranglée.
— Tiens-toi mieux, tête de chien, tiens-toi mieux ! disait le sous-officier. Allons, grimpe !
Khliebnikov s’efforçait de se soulever, mais n’arrivait qu’à gigoter désespérément et se balancer de côté et d’autre. Un instant il pencha vers la terre son petit visage gris, comiquement orné d’un nez sale retroussé. Et tout à coup abandonnant l’échelon, il tomba sur le sol comme un sac.
— Ah ! tu ne veux pas faire de gymnastique ! hurla le sous-officier. Sale rosse, je vais te montrer à me gâter toute la section !
— Chapovalenko, ne t’avise pas de frapper cet homme, cria Romachov, rouge de honte et de colère. Ne fais jamais cela ! ajouta-t-il en courant vers le sous-officier qu’il saisit par l’épaule.
Chapovalenko prit la position et porta la main à la visière de sa casquette. Dans ses yeux devenus subitement stupides se dessinait cependant un imperceptible sourire sarcastique.
— A vos ordres, Votre Noblesse. Seulement permettez-moi de vous rendre compte que l’on ne peut rien tirer de cet homme.
Khliebnikov se tenait à côté, replié sur lui-même ; il regardait d’un air idiot l’officier et se frottait le nez avec la paume de sa main. Romachov s’écarta de lui avec un sentiment d’impuissante commisération et s’approcha de la troisième section.
Après la gymnastique, on donna aux hommes un repos de dix minutes, et les officiers se réunirent de nouveau au centre du terrain d’exercices, près des barres parallèles. La conversation roula immédiatement sur la prochaine revue de printemps, qui était proche.
— Allez donc deviner ce qui clochera, disait Sliva, en écartant les bras et écarquillant des yeux aqueux. Chaque général n’a-t-il pas ses manies ? Je me rappelle avoir eu pour commandant de corps d’armée un certain général-lieutenant Lvovitch. Il sortait du génie et n’avait que tranchées en tête. Règlement, maniement d’armes, marches — tout était mis de côté. Du soir au matin, nous creusions toutes sortes de retranchements ! En terre pendant l’été, en neige pendant l’hiver. Tout le régiment marchait couvert de terre glaise de la tête aux pieds. Le commandant de la 10e compagnie, capitaine Aléinikov — Dieu ait son âme ! — fut proposé pour la croix de Sainte-Anne pour avoir construit, en deux heures, je ne sais plus quelle lunette ou barbette.
— Mâtin ! — s’exclama Lbov.
— Et le tir au temps du général Aragonskiï ! Vous devez vous en souvenir, Pavel Pavlytch ?
— Que trop ! Vous vous rappelez, Afanasiï Kirillytch, comme on étudiait alors la théorie. Trajectoire, dérivation. Je finissais moi-même par n’y rien comprendre. On demandait par exemple à un soldat : « Regarde dans ton fusil, qu’y vois-tu ? » Et l’autre de répliquer : « J’y vois une ligne imaginaire dénommée l’axe du canon. » Mais il faut avouer qu’on savait tirer, n’est-ce pas, Afanasiï Kirillytch ?
— Certes. Notre division fut même citée pour son tir dans les journaux étrangers. Songez donc : dix pour cent au-dessus de : très bien. Mais aussi nous trichions de la belle manière. On s’empruntait des tireurs d’un régiment à l’autre. Ou encore, tandis que la compagnie tirait, des officiers subalternes cachés dans l’abri déchargeaient leurs revolvers sur la cible. De cette manière une compagnie se distingua si bien que l’on releva sur le but cinq marques de plus qu’il n’avait été distribué de balles. Cent cinq pour cent de « touchés » ! Heureusement que le sergent-major eut le temps de les effacer.
— Et la gymnastique Schreiber du temps de Sliessarev, vous vous en souvenez ?
— Il ne manquerait plus que je l’eusse oubliée, après tous les ballets que nous avons dansés !… En avons-nous pourtant connu des généraux, que le diable les écorche ! Mais tout cela n’est que « fadaises et mandragore » auprès de celui d’aujourd’hui. Autrefois au moins on savait ce qu’on exigeait de nous tandis que maintenant ! Ah ! nos petits soldats par-ci, l’humanité par-là. — Il faut les rosser, les canailles. Ah ! le développement des facultés intellectuelles, la rapidité, le savoir-faire, l’école de Souvorov ! On ne sait vraiment plus ce qu’il faut apprendre aux hommes. Et cet animal a maintenant une nouvelle marotte, « l’attaque traversée ».
— Ah oui, c’est du joli ! s’exclama Vietkine dans un signe de tête approbateur.
— Vous restez là plantés comme ce mannequin que voilà, et les Cosaques vous courent sus au grand galop. Et essayez un peu de vous écarter. Immédiatement, l’ordre du jour annonce : « Le capitaine un tel a mal aux nerfs, qu’il se souvienne que personne ne le force à rester au service. »
— C’est un malin vieillard, dit Vietkine. Au régiment de K. n’a-t-il pas conduit une compagnie au beau milieu d’une énorme mare, et arrivé là, donné ordre au capitaine de commander : « Couchez-vous ! » Les soldats hésitèrent, croyant avoir mal entendu. Alors le général, sans se soucier de la présence des hommes, attrapa ignominieusement le capitaine : « Comment tenez-vous votre compagnie ? Vous faites de vos hommes des femmelettes, des poules mouillées ! S’ils craignent ici de se coucher dans une mare, comment, en temps de guerre, les ferez-vous lever, lorsqu’ils se seront terrés dans un fossé pour éviter le feu de l’ennemi ? Ce ne sont pas des soldats que vous avez, mais des femmelettes, et le capitaine lui-même n’est qu’une femmelette.
— C’est bien la peine vraiment de bafouer un chef devant ses hommes. Et l’on parle après cela de discipline ! Essayez donc de rosser une de ces canailles. Y songez-vous, c’est un être humain, que faites-vous du respect de la personnalité ? Eh, messieurs, au temps jadis, on ne connaissait pas de personnalités, on battait ces brutes comme plâtre — et nous avions Sébastopol, la campagne d’Italie, et le reste. On peut me chasser du service, mais je ne cesserai pas de taper sur le museau de ces garnements quand ils le mériteront !
Romachov, qui jusque-là avait gardé le silence, objecta sourdement :
— Frapper un soldat est infâme. On ne doit pas frapper un homme qui, non seulement ne peut pas répondre, mais qui n’a même pas le droit de lever la main à hauteur de son visage pour parer un coup, ou d’écarter la tête. C’est honteux !
Sliva eut un foudroyant clignement d’yeux, avança dédaigneusement sa lèvre inférieure au-dessous de ses courtes moustaches grisonnantes et toisa Romachov de la tête aux pieds.
— Qué… qu’est-ce que c’est que cela ? laissa-t-il tomber sur le ton du plus profond mépris.
Romachov blêmit, un frisson lui courut par tout le corps et son cœur se mit à battre à tout rompre.
— Je disais que c’était honteux… Oui, et je le répète… voilà…
— Ah ! par exemple ! — fredonna Sliva. Ne vous tourmentez pas. J’en ai connu des poseurs de votre espèce. Mais, vous-même, dans un an, si d’ici là on ne vous a pas flanqué à la porte du régiment, vous taperez sur les museaux des soldats. Et de la belle manière encore !
Romachov le dévisagea haineusement et dit, presque à voix basse :
— Si vous frappez les soldats, je ferai un rapport contre vous au colonel.
— Que dites-vous ? s’emporta Sliva, mais il se radoucit sur-le-champ. Laissons de côté ces absurdités, reprit-il sèchement. Sachez, sous-lieutenant, que vous êtes encore trop jeune pour faire la leçon à de vieux officiers expérimentés qui ont servi vingt-cinq ans leur empereur avec honneur. Je prie messieurs les officiers de se rendre à l’école de la compagnie, conclut-il.
Il tourna brusquement le dos aux officiers.
— Quelle drôle d’idée vous avez eue de discuter avec lui ? dit sur un ton conciliant Vietkine qui marchait côte à côte avec Romachov. Vous voyez maintenant que cette prune[27] est plutôt amère. Mais vous ne le connaissez pas encore comme moi. Il vous traitera si grossièrement que vous ne saurez pas où vous fourrer. Et si vous répliquez, il vous collera aux arrêts.
[27] Jeu de mots sur le nom de famille du capitaine, Sliva, en russe, voulant dire prune. — H. M.
— Mais, Pavel Pavlytch, ce n’est pas du service cela, c’est du fanatisme, s’écria Romachov avec des larmes de colère dans la voix. Ces vieilles peaux de tambour se moquent de nous. Ils font à dessein tout leur possible pour entretenir dans les rapports entre officiers des façons de soudards, une grossière et cynique crânerie.
— Oui, c’est vrai, vous avez raison, approuva avec indifférence Vietkine, et il bâilla.
Romachov continua en s’animant :
— A quoi bon toutes ces vexations, ces criailleries, ces insultes grossières ? Ah ! certes, ce n’est pas à tout cela que je m’attendais lorsque j’ai été nommé officier. Jamais je n’oublierai ma première impression à mon arrivée au régiment. J’y étais depuis seulement trois jours quand ce sacriste d’Artchakovskiï m’attrapa de la belle façon. M’entretenant avec lui au mess, je l’appelais lieutenant parce que lui, de son côté, m’avait appelé sous-lieutenant. Et bien que nous fussions assis à côté l’un de l’autre et buvions ensemble de la bière, il m’apostropha ainsi : « Premièrement, pour vous je ne suis pas lieutenant, mais monsieur le lieutenant ; deuxièmement… deuxièmement, veuillez vous lever quand un officier plus élevé en grade vous fait une observation ! » Je me levai alors et restai debout, tout confus, jusqu’au moment où le lieutenant-colonel Lekh le rembarra. Voyez-vous, Pavel Pavlytch, je suis écœuré et dégoûté au plus haut point !…
A l’école de la compagnie la « théorie » allait son train. Dans une salle étroite, sur des bancs formant un carré, avaient pris place les soldats du troisième peloton, le visage tourné vers l’intérieur du carré, au milieu duquel allait et venait le caporal Siérochtane. A côté, dans un groupe identique, se démenait l’autre sous-officier de la section Chapovalenko.
— Bondarenko ! appela Siérochtane de sa voix criarde.
Bondarenko, frappant des deux pieds le plancher, se dressa rapidement comme une poupée à ressort.
— Bondarenko, si tu es, par exemple, sur les rangs avec ton fusil et qu’un chef te demande : « Qu’as-tu dans les mains, Bondarenko ? » Que devras-tu répondre ?
— Un fusil ! hasarde Bondarenko.
— Pas du tout. Est-ce que c’est un fusil cela ? Encore bon que tu n’aies pas dit un flingot ! Au régiment cela s’appelle simplement : un fusil rayé d’infanterie petit calibre à tir rapide, à culasse mobile, système Berdan no 2. Répète, fils de chienne !
Bondarenko répète avec volubilité les mots qu’il connaît du reste depuis longtemps.
— Assieds-toi, commande gracieusement Siérochtane. Et pourquoi t’a-t-on donné un fusil ? poursuit-il, en promenant ses yeux sévères sur tous ses hommes. Réponds, Chevtchouk !
Chevtchouk se lève avec un air morne et répond lentement d’une voix sourde et nasillarde, détachant chaque membre de phrase comme s’il en voulait faire ressortir la ponctuation :
— On me l’a donné — pour faire l’exercice en temps de paix — et pour défendre — en temps de guerre — le trône et la patrie — contre les ennemis.
Il se tait un instant et ajoute :
— Aussi bien — ceux de l’intérieur — que ceux de l’extérieur.
— Oui, c’est cela, Chevtchouk, seulement tu ânonnes. Un soldat doit être fier comme l’aigle. Assieds-toi. Maintenant, Oviétchkine, dis-moi quels sont ceux que nous appelons les ennemis de l’extérieur ?
Oviétchkine, un gaillard d’Orel, qui a conservé le débit doucereux et rapide d’un commis de boutique, répond avec brio, et en s’engouant de plaisir :
— Nous appelons ennemis de l’extérieur tous les peuples avec lesquels nous pouvons, à un moment donné, être obligés de faire la guerre : les Français, les Allemands, les Italiens, les Turcs, les Européens, les Indi…
— Dis donc, l’interrompit Siérochtane, tu en ajoutes. Assieds-toi, Oviétchkine. Et toi, Arkhipov, dis-moi ce qu’on entend par ennemis de l’in-té-rieur ?
Il prononce ces derniers mots en les accentuant tout particulièrement, comme pour les souligner, et lance un coup d’œil des plus significatifs du côté de l’engagé volontaire Markouson.
Arkhipov, un maladroit au visage grêlé de petite vérole, garde obstinément le silence en regardant par la fenêtre. Intelligent et adroit en dehors du service, ce soldat avait aux théories l’attitude d’un véritable idiot, son esprit sain habitué à observer les simples et clairs événements de la vie champêtre ne pouvant saisir le lien entre « la théorie » et la vie réelle. Aussi n’arrive-t-il pas à comprendre et à retenir les choses les plus simples à la grande surprise et indignation de son chef d’escouade.
— Allons, vas-tu me faire poser longtemps avant de me répondre ? lui dit Siérochtane qui commence à se fâcher.
— Les ennemis de l’intérieur… les ennemis…
— Tu ne sais pas ? s’écrie sévèrement Siérochtane, prêt à s’élancer sur Arkhipov ; mais, jetant un regard de côté sur l’officier, il se contente de secouer la tête et de faire au soldat des yeux terribles. — Allons, écoute : nous appelons ennemis de l’intérieur tous ceux qui résistent à la loi. Par exemple, ceux ? allons, Oviétchkine, achève.
Oviétchkine se lève en sursaut et crie joyeusement :
— Les insurgés, les étudiants, les voleurs de chevaux, les Juifs et les Polonais !
A côté, Chapovalenko s’occupe de sa section. Allant et venant au milieu des bancs, il pose d’une voix grêle et chantante des questions prises dans un Memento du soldat qu’il tient à la main.
— Soltys, qu’est-ce qu’une sentinelle ?
Soltys, un Lithuanien, répond en écarquillant les yeux et s’étranglant à force d’application :
— Une sentinelle est un être inviolable.
— Et puis ?
— Une sentinelle est un soldat qui est placé en faction avec une arme dans les mains.
— Bien. Je vois, Soltys, que tu commences à t’appliquer. Mais pourquoi es-tu placé en faction, Pakhoroukov ?
— Pour ne pas dormir, ne pas sommeiller, ne pas fumer et n’accepter de personne des objets et des présents.
— Et les honneurs ?
— Et pour rendre les honneurs réglementaires à messieurs les officiers qui passent.
— Bien. Assieds-toi.
Chapovalenko remarquait depuis un certain temps un sourire ironique sur les lèvres du volontaire Fokine ; aussi lui crie-t-il avec une sévérité particulière :
— Volontaire ! qu’est-ce que c’est que cette façon de se lever ? Quand un chef vous interroge, on doit se lever vivement, comme mû par un ressort. Qu’est-ce que le drapeau ?
Le volontaire Fokine, qui porte sur la poitrine les insignes universitaires, se tient devant le sous-officier dans une attitude respectueuse. Mais ses yeux gris étincellent d’une gaieté sarcastique.
— Le drapeau est l’étendard sacré[28] sous lequel…
[28] Fokine, homme instruit, emploie le mot Khorougv, mais le sous-officier estropie ce vocable savant et le prononce : Kherougva, convaincu dans sa jactance de primaire demi-lettré, que c’est là la forme exacte. — H. M.
— C’est faux ! l’interrompit rageusement Chapovalenko en frappant son Memento de la paume de la main.
— Non, c’est exact, réplique Fokine obstinément, mais tranquillement.
— Quoi ? Quand le chef dit que c’est faux, c’est que c’est faux !
— Regardez vous-même dans le règlement.
— Puisque je suis sous-officier, je connais le règlement mieux que vous. Vous faites trop le malin, volontaire. Et qui vous dit que je ne veuille pas me présenter à l’école des iounkers ? Un étendard ! qu’est-ce que c’est que cela ! C’est une bannière qu’il faut dire : une bannière comme celles qu’on porte aux processions.
— Chapovalenko, ne dispute pas, intervient Romachov, continue la théorie.
— A vos ordres, Votre Noblesse ! répondit Chapovalenko en prenant la position réglementaire. Seulement, permettez-moi de rendre compte à Votre Noblesse que ce volontaire est un raisonneur.
— C’est bien, c’est bien… continue !
— A vos ordres, Votre Noblesse… Khliebnikov ! Comment s’appelle votre commandant de corps d’armée ?
Khliebnikov regarde le sous-officier avec des yeux ahuris. De sa bouche grande ouverte s’échappe un sifflement monotone, comme le croassement d’une corneille enrouée.
— Allons, grouille-toi, lui crie le sous-officier en colère.
— Son…
— Allons. Son… et ensuite ?
Romachov, qui, à ce moment, regardait d’un autre côté, entend que Chapovalenko ajoute sur un ton plus bas :
— Attends un peu, après la théorie, je vais t’en fiche sur ton museau.
Et comme Romachov se retourne vers lui, le sous-officier dit à haute voix et sur un air de parfaite indifférence :
— Son Excellence… Allons, Khliebnikov, active !
— Son… d’infanterie… lieutenant, balbutie Khliebnikov sur un ton effrayé et saccadé.
— Ha ! ha ! ha ! rugit Chapovalenko en serrant les dents. Qu’est-ce que je ferai de toi, Khliebnikov ? Je perds ma peine avec toi. Tu es un vrai chameau, seulement tu n’as pas de cornes. Tu ne fais aucun effort. Reste là comme une souche jusqu’à la fin de la théorie. Après le dîner, tu viendras me trouver et je m’occuperai de toi tout spécialement. Gretchenko ! Quel est notre commandant de corps d’armée ?…
« Et voilà ce que je fais aujourd’hui, et ce que je ferai demain et après-demain. Ce sera toujours la même chose jusqu’à la fin de ma vie, pensait Romachov en allant d’une section à l’autre. Si j’abandonnais tout ? Si je m’en allais ?… »
Après la théorie, les hommes se rendirent dans la cour pour faire des exercices préparatoires de tir. Dans une section, les hommes visaient dans un miroir ; dans une autre, ils tiraient au petit plomb ; dans une troisième, ils employaient le chevalet de pointage Livtchak. A la seconde section, le sous-enseigne Lbov commandait d’une voix de ténor qui s’entendait dans tous les coins de la place :
— Droit sur la colonne ! feu de salve… un… deux ! Compagni-ie — il traîna sur la dernière syllabe, fit une pause et jeta nerveusement : — Feu !
Les percuteurs claquèrent et Lbov, heureux de montrer sa belle voix, reprit de plus belle :
— Reposez… armes !
Flasque et voûté, Sliva allait d’un peloton à l’autre, corrigeait la position des hommes en leur faisant de courtes et grossières observations :
— Rentre ta bedaine ! Tu as l’air d’une femme enceinte ! Comment tiens-tu ton fusil ? On dirait un diacre qui porte un cierge ! Pourquoi ouvres-tu la bouche, Kartachov ? Tu veux manger de la bouillie ? Où est la bretelle de ton fusil ? Sergent-major, une heure de piquet à Kartachov après l’exercice. Canaille !… Est-ce ainsi qu’on roule une capote, Védénéiev ? Elle n’a plus, ni commencement ni fin, ni forme quelconque. Nigaud !
Après les exercices de tir, les hommes formèrent les faisceaux et se couchèrent à côté sur l’herbe nouvelle, que les bottes de soldats avaient déjà arrachée par place. Le temps était chaud et clair. Les jeunes pousses des peupliers embaumaient.
Vietkine s’approcha de Romachov :
— Vous broyez du noir, Iouriï Alexéitch, lui dit-il en le prenant sous le bras. A quoi bon ? Aussitôt après l’exercice, nous irons au mess avaler un petit verre et tout ira mieux. N’est-ce pas ?
— Tout cela m’ennuie, mon cher Pavel Pavlytch, s’affligea Romachov.
— Je sais bien que ce n’est pas gai, reprit Vietkine, mais que voulez-vous ? Il faut pourtant instruire les soldats. Si soudain la guerre éclatait ?
— Oui, c’est vrai, la guerre ? acquiesça tristement Romachov. Mais pourquoi la guerre ? Peut-être est-ce une erreur universelle, une aberration générale, une folie ? Enfin, est-ce naturel de tuer ?
— Eh, au diable la philosophie ! Et si les Allemands nous attaquaient brusquement, qui défendrait la Russie ?
— Évidemment, je ne suis pas assez au courant de la question pour exprimer une opinion, répliqua Romachov sur un ton de timidité plaintive. Je ne sais rien… rien… Cependant, voyez les Américains pendant la guerre de Sécession, les Italiens à l’époque du Risorgimento, et du temps de Napoléon, les guérillas, ou encore les Chouans sous la Révolution. Tous ces gens-là se battirent quand besoin fut ! Et pourtant c’étaient de simples paysans, des bergers…
— Eh ! quelle comparaison ! A mon avis, quand on a de pareilles idées, il vaudrait mieux ne pas servir. Dans notre métier, il ne convient pas d’avoir des idées. Permettez-moi de vous demander ce que nous ferions, vous et moi, si nous quittions le service ? A quoi sommes-nous bons, nous qui, en dehors de : gauche ! droite ! ne savons ni a, ni b ? Nous savons mourir, c’est vrai. Et nous mourrons, que le diable nous écrase ! quand il le faudra. Voilà, monsieur le philosophe. Et après l’exercice, filons au mess.
— Soit, acquiesça Romachov, indifférent. Mais, à vrai dire, c’est dégoûtant de passer ainsi son temps tous les jours. Et vous avez raison de déclarer que lorsqu’on a de pareilles idées il vaudrait mieux ne pas servir.
Tout en causant, ils se promenaient en long et en large et s’arrêtèrent près de la quatrième section. Les hommes étaient assis ou couchés sur le sol auprès des faisceaux. Quelques-uns mangeaient du pain, comme les soldats ont coutume de le faire toute la journée, du matin au soir, et dans toutes les circonstances : aux revues, aux haltes, pendant les grandes manœuvres, à l’église avant la confession, et même avant un châtiment corporel.
Romachov entendit un soldat en interpeller un autre d’une voix perçante :
— Khliebnikov, Khliebnikov !
— De quoi ? grommela maussadement Khliebnikov.
— Que faisais-tu chez toi ?
— Je travaillais, répondit-il avec un air endormi.
— Mais à quoi travaillais-tu, imbécile ?
— A tout. Je labourais la terre, je soignais les bestiaux.
— Ce qu’il faisait ? Il nourrissait les gosses au biberon, parbleu, fiche-lui donc la paix ! — intervint Chpynev, un ancien.
Romachov jeta en passant un coup d’œil sur le visage gris et chétif de Khliebnikov, et, de nouveau, un sentiment de gêne lui serra le cœur.
— Aux faisceaux ! cria Sliva du milieu du terrain d’exercices. Messieurs les officiers, à vos pelotons !
Les baïonnettes s’accrochant les unes aux autres grincèrent. Les soldats, réparant en hâte le désordre de leur tenue, reprirent position.
— A droite… alignement ! commanda Sliva. Fixe !
Puis, se rapprochant de la compagnie, il cria :
— Maniement d’armes en décomposant, on comptera à haute voix… Présentez… armes !
— Un ! braillèrent les soldats — et ils portèrent vivement leurs fusils en avant.
Sliva passa lentement devant le front, en faisant de brusques observations : « La crosse plus en avant ! » « la baïonnette droite ! » « la crosse plus près du corps ! »
Ensuite il se reporta en avant de la compagnie et commanda :
— Deux !
— Deux ! répétèrent les soldats.
Sliva passa de nouveau devant le front pour vérifier les positions, la netteté et l’exactitude du mouvement.
Au maniement d’armes en décomposant succéda le maniement d’armes sans décomposer, puis les conversions en marchant, les doublements par le flanc, etc. Romachov exécutait tout ce qu’exigeait le règlement, comme un automate, mais les paroles qu’avait négligemment prononcées Vietkine ne lui sortaient pas de la tête : « Quand on a de pareilles idées, il vaut mieux quitter le service. » Et toutes ces chinoiseries de règlement militaire : souplesse dans les conversions, agilité dans le maniement d’armes, fermeté du pied dans la marche et avec elles toute la tactique et toute la fortification, — sur lesquelles il avait peiné pendant les dix plus belles années de sa vie, qui devaient remplir le reste de son existence, et qui, peu de temps encore auparavant, lui paraissaient des sciences si sérieuses et si importantes — tout cela devint soudain à ses yeux une fastidieuse, artificielle et vaine occupation engendrée par l’universelle duperie, un absurde et ridicule délire.
Lorsque l’exercice fut terminé, Romachov et Vietkine se rendirent ensemble au mess et burent beaucoup d’eau-de-vie. Romachov, qui était ivre, embrassait Vietkine, sanglotait hystériquement sur son épaule, en se plaignant du vide et de la tristesse de la vie, de n’être compris de personne, et de ne pas être aimé d’une femme dont personne ne saurait jamais le nom. Quant à Vietkine, il avalait petit verre sur petit verre et disait seulement de temps à autre avec une pitié méprisante :
— Ce qui me dégoûte, Romachov, c’est que vous ne sachiez pas boire. Il vous suffit d’un verre pour n’en pouvoir mais…
Puis, frappant du poing la table, il criait d’une voix terrible :
— Mais si on nous ordonne de mourir… nous mourrons !
— Nous mourrons, répétait plaintivement Romachov, pourquoi mourir ? C’est idiot de mourir… J’ai mal à l’âme…
Romachov ne se rappela pas comment il était rentré chez lui, ni par qui il avait été mis au lit. Il croyait nager dans un épais brouillard bleu que parsemaient des milliards de milliards d’étincelles microscopiques, et qui montait et descendait lentement, entraînant dans ses mouvements le corps de Romachov. Ce balancement rythmique affaiblissait le cœur du sous-lieutenant et le noyait dans une affreuse nausée. Sa tête lui semblait monstrueusement enflée et une voix importune lui bourdonnait impitoyablement, en lui causant un mal atroce :
— Un ! deux ! Un ! deux !
Le 23 avril, fut pour Romachov une journée bizarre et pleine de soucis. Vers dix heures du matin, alors que le sous-lieutenant était encore au lit, Stépane, l’ordonnance des Nicolaiev, arriva avec un petit mot d’Alexandra Pétrovna.
« Cher Romotchka, écrivait cette dernière, je ne serais pas du tout étonnée d’apprendre que vous avez oublié que c’est aujourd’hui notre fête à tous deux. Aussi je vous le rappelle. Malgré tout je veux vous voir aujourd’hui ! Seulement ne venez pas apporter vos félicitations dans la journée, mais à cinq heures. Nous irons en pique-nique à La Chênaie. »
« Votre A. N. »
La lettre tremblait dans les mains de Romachov pendant qu’il la lisait. Depuis déjà plus d’une semaine il n’avait pas vu le cher visage — tantôt doux, tantôt moqueur, tantôt amicalement prévenant — de Chourotchka, mais il en subissait la délicieuse et irrésistible attirance. « Aujourd’hui ! » chantait en lui une voix triomphante.
— Aujourd’hui ! s’exclama Romachov en sautant hors du lit, pieds nus sur le plancher. Gaïnane ! donne-moi de quoi faire ma toilette.
Gaïnane entra.
— Votre Noblesse, l’ordonnance attend. Il demande si tu écriras une réponse.
— Ah ! voilà. Romachov écarquilla les yeux et s’accroupit légèrement. — Hum ! hum ! Il faudrait lui donner un pourboire à ce garçon et je n’ai pas le sou ! — Il regardait d’un air embarrassé son ordonnance.
Gaïnane eut un large et joyeux sourire.
— Moi non plus je n’ai rien !… Tu n’as rien et je n’ai rien. Après tout, il s’en ira bien comme cela.
Dans la mémoire de Romachov surgit, vision rapide, la récente nuit de printemps : il revit l’obscurité, la boue, la palissade humide et glissante contre laquelle il s’était appuyé, il entendit la voix indifférente de Stépane bougonnant dans les ténèbres : « Il vient tous les jours, tous les jours !… » Il se rappela aussi sa propre honte insupportable. Que de futures délices le sous-lieutenant ne donnerait-il pas maintenant pour une pièce de vingt kopeks, pour une seule pièce de vingt kopeks !
Romachov, énervé, se frotta convulsivement le visage, l’angoisse lui arracha un gémissement :
— Gaïnane, chuchota-t-il, en jetant sur la porte un regard inquiet. Gaïnane, va lui dire que le sous-lieutenant lui donnera certainement un pourboire ce soir. Tu entends : dis certainement.
Romachov traversait une crise aiguë et se trouvait dans un grand dénuement d’argent. On ne lui faisait plus crédit nulle part : ni au buffet de la gare, ni à la coopérative, ni à la cassette des officiers… Il ne pouvait prendre au mess que ses repas et encore sans eau-de-vie et sans hors-d’œuvre. Il ne possédait même plus ni thé, ni sucre. Par un caprice du hasard, il ne lui restait qu’une énorme boîte de café. Romachov en buvait bravement tous les matins sans sucre, et, après lui, Gaïnane, avec la même résignation au destin, finissait la ration.
Ce matin-là, pendant qu’il avalait avec une grimace de dégoût le breuvage noir et amer, le sous-lieutenant réfléchissait anxieusement à sa situation. « Hum !… premièrement, impossible de me présenter sans cadeau ! Des bonbons ou des gants ? Au reste, je ne connais pas sa pointure. Des bonbons ? Il vaudrait mieux des parfums : les bonbons ne valent rien ici. Un éventail ? Hum !… Oui, évidemment, il vaut mieux des parfums. Elle aime l’ess-bouquet. Et puis il y aura les dépenses du pique-nique : pour le fiacre aller et retour, mettons cinq roubles ; le pourboire de Stépane : un rouble ! Oui, monsieur le sous-lieutenant Romachov, vous ne vous en tirerez pas à moins de dix roubles. »
Il passa alors en revue toutes ses ressources. Sa solde ? Mais, pas plus tard que la veille, il avait signé l’acquit au cahier d’émargement. Toute sa solde avait été répartie entre les diverses colonnes des retenues, y compris celle des remboursements de traites souscrites à des particuliers. Le sous-lieutenant n’avait pas touché un kopek. Peut-être pourrait-il demander une avance ?… Il avait tenté plus de trente fois cet expédient, mais toujours sans succès. C’était le capitaine en second Dorochenko, homme taciturne et rigide, surtout pour les fendrik, qui remplissait les fonctions de trésorier. Cet officier avait été blessé pendant la guerre russe-turque, à l’endroit le plus gênant et le moins honorable… au talon. Les éternelles plaisanteries suscitées par cette blessure, — qu’il n’avait pourtant pas reçue en fuyant, mais bien au moment où, tourné face à son peloton, il commandait la charge, — transformèrent le jeune et sémillant enseigne d’avant la guerre, en un hypocondriaque bileux et irritable. Non, Dorochenko ne donnerait pas d’argent, surtout à un sous-lieutenant qui, depuis trois mois, émargeait sans toucher un kopek.
« Mais ne nous décourageons pas, se dit Romachov. Énumérons tous les officiers. Passons en revue toutes les compagnies dans l’ordre ! Première compagnie : Ossadtchiï. » Romachov évoqua la belle physionomie d’Ossadtchiï avec son lourd regard de bête fauve. « Non ! un autre, mais pas lui. Non, pas lui… Deuxième compagnie : Talmann. Ce cher Talmann qui, constamment et partout, chasse le rouble même auprès des sous-enseignes. Khoutynskiï ? » Romachov s’arrêta. Une extravagante idée de gamin lui venait en tête : « Si j’allais demander au colonel de me prêter quelque argent ? Je vois d’ici la scène : il tomberait d’abord de saisissement, puis suffoquerait de rage et finalement cracherait, telle une décharge de mortier, sa colère : « Quoi…oi ? Silence ! Quatre jours d’arrêts au corps de garde ! »
Le sous-lieutenant éclata de rire.
« Non… mais je trouverai bien un joint quand même ! Une journée qui commence si joyeusement ne peut mal se terminer. C’est incompréhensible, inexplicable, mais je sens vaguement que cela est fatal. — Le capitaine Duvernois ? Doverni-noga (tourne-pied), comme l’appellent plaisamment ses hommes. Non, Duvernois est avare et puis je sais qu’il ne m’aime pas. »
Il nomma ainsi tous les commandants de compagnie de la 1re à la 16e, sans oublier celui de la compagnie hors-rang ; ensuite il passa, avec un profond soupir, aux officiers subalternes. Il n’était pas encore complètement découragé, mais une vague inquiétude commençait à poindre lorsque, tout à coup, un nom lui vint à l’esprit : le lieutenant-colonel Rafalskiï !
« Rafalskiï ! Et moi qui me cassais la tête ! Gaïnane ! Ma tunique, mes gants, ma capote, vivement ! »
Le lieutenant-colonel Rafalskiï, commandant le 4e bataillon, était un vieux garçon original qu’on appelait en plaisantant le colonel Brehm, à cause de son amour pour les bêtes[29]. Il ne fréquentait pas ses camarades, se contentait de visites officielles à Pâques et au Jour de l’an, et s’occupait si négligemment de son service qu’il encourait constamment des reproches au rapport et les plus sévères admonestations à l’exercice. Il réservait tout son temps, tous ses soucis, tout son cœur, toutes ses réserves intactes d’affection et d’attachement à ses chers animaux : oiseaux, poissons et quadrupèdes. Il possédait toute une ménagerie, considérable et originale. Les dames du régiment, blessées dans leur amour-propre du peu d’attention qu’il leur témoignait, disaient ne pas comprendre qu’on pût aller chez M. Rafalskiï : « C’est si affreux… ces bêtes ! et avec cela (pardonnez l’expression) une odeur ! Pouah ! »
[29] Du nom du fameux naturaliste allemand Brehm dont les ouvrages, traduits en russe, sont très populaires en Russie. — H. M.
Le colonel Brehm dépensait toutes ses économies pour l’entretien de sa ménagerie. Cet original avait limité ses besoins au strict nécessaire. Il portait une capote et une tunique de date antédiluvienne, dormait n’importe comment et mangeait à l’ordinaire de la 15e compagnie ; il est vrai qu’il versait à cet ordinaire, au profit des soldats, une somme plus que suffisante pour payer ce qu’il prenait. Mais quand il avait de l’argent, il refusait rarement de rendre service à ses camarades, surtout aux officiers subalternes. La vérité oblige à dire qu’on avait pris l’habitude au régiment de ne pas lui rendre ce qu’il prêtait et qu’on aurait considéré comme ridicule de le faire : n’était-il pas un original, un excentrique, le colonel Brehm !
Les enseignes dévergondés, dans le genre de Lbov, lorsqu’ils allaient lui emprunter deux roubles, avaient coutume de dire simplement : « Je vais voir la ménagerie. » L’assaut donné au cœur et à la poche du vieux garçon débutait ainsi : « Ivan Antonytch, n’avez-vous pas de nouveaux animaux ? Montrez-les-moi, je vous prie ! vos explications sont si intéressantes !… »
Romachov lui avait également rendu plusieurs fois visite, mais jusqu’alors dans un but désintéressé : il aimait lui aussi les animaux d’un amour particulier, tendre et sensuel. A Moscou, durant ses années d’études, il préférait au théâtre le cirque et surtout les ménageries et le Jardin Zoologique. Dans son enfance il rêvait de posséder un saint-bernard, et maintenant il enviait secrètement le poste d’adjudant-major de bataillon pour pouvoir acheter un cheval. Mais, si le premier rêve n’avait pu se réaliser faute d’argent, le second risquait lui aussi de ne jamais prendre corps, car Romachov ne représentait pas assez bien pour espérer être nommé officier d’ordonnance.
Il sortit de chez lui. Une chaude brise printanière lui caressa doucement les joues. Le sol, à peine desséché après une pluie récente, cédait sous ses pas avec une agréable élasticité. Les grappes blanches des merisiers et les grappes mauves des lilas s’entrelaçaient et retombaient très bas le long des clôtures. Tout à coup, la poitrine de Romachov s’élargit avec une force extraordinaire et l’on eût dit un oiseau prêt à prendre son vol. Il jeta autour de lui un regard inquisiteur et, voyant qu’il n’y avait personne dans la rue, il tira de sa poche la lettre de Chourotchka, la relut et colla passionnément ses lèvres sur la signature.
— Cher soleil ! chers arbres ! murmura-t-il, les yeux humides.
Le colonel Brehm habitait au fond d’une cour entourée d’une haute grille peinte en vert. Sur la porte pendait ce bref écriteau : « N’entrez pas sans sonner. Il y a des chiens ! » Romachov sonna. Une ordonnance aux cheveux ébouriffés, à l’air indolent et endormi, ouvrit la porte.
— Le colonel est-il visible ?
— Entrez, Votre Noblesse.
— Mais va donc d’abord m’annoncer.
— Cela ne fait rien. Entrez, je vous prie. — Paresseusement l’ordonnance se grattait la cuisse. — Le colonel n’aime pas qu’on lui annonce les visiteurs.
Romachov se dirigea vers la maison en suivant une allée carrelée. Deux énormes dogues essorillés et couleur souris surgirent d’une encoignure. L’un d’eux aboya d’un air débonnaire. Romachov fit claquer ses doigts sous le nez de l’animal qui se mit à gambader en agitant de droite et de gauche ses pattes de devant et en redoublant ses aboiements. L’autre chien suivait tranquillement le sous-lieutenant et, allongeant le museau, reniflait avec curiosité les pans de sa capote. Au fond de la cour, sur une pelouse verdoyante, un petit âne sommeillait paisiblement au soleil et, de plaisir, clignait les yeux et remuait les oreilles. Autour de lui erraient des poules et des coqs multicolores, des canards, des oies de Chine au bec garni d’énormes excroissances ; des pintades poussaient des cris déchirants et un superbe dindon, la queue en éventail, traînant ses ailes à terre, tournait majestueusement et voluptueusement autour de dindes au col grêle. Auprès d’une auge, était couché sur le flanc un énorme porc rose du Yorkshire.
Le colonel Brehm, sanglé dans un veston suédois en cuir, se tenait près de la fenêtre, le dos tourné à la porte et ne s’aperçut pas de l’entrée de Romachov. Il s’évertuait à réparer un aquarium en verre, dans lequel il tenait un bras plongé jusqu’au coude. Romachov fut obligé de tousser deux fois avant que le colonel tournât vers lui son visage maigre et allongé, à la barbe en broussaille et au nez surmonté d’antiques lunettes en écaille.
— Ah, ah ! le sous-lieutenant Romachov. Soyez le bienvenu, le très bienvenu… dit avec affabilité Rafalskiï. Excusez-moi de ne pas vous donner la main ; elle est toute mouillée. Voyez-vous, je suis, en quelque sorte, en train d’installer dans cet aquarium un nouveau siphon. J’ai simplifié l’ancien et cela va maintenant très bien. Voulez-vous du thé ?
— Merci beaucoup. J’en ai déjà pris. Je suis venu, monsieur le colonel…
— Vous avez entendu parler des bruits d’après lesquels le régiment serait envoyé dans une autre ville, reprit Rafalskiï, comme s’il continuait une conversation déjà commencée. Comprenez-vous. Je suis, en quelque sorte, au désespoir. Pensez donc, comment vais-je transporter mes poissons ? La moitié périra. Et l’aquarium ? Voyez vous-même, les glaces ont plus de deux mètres de longueur. Ah ! mon bon, — s’écria-t-il en sautant subitement à un autre sujet, — c’est à Sébastopol que j’ai vu un bel aquarium. Des bassins en quelque sorte aussi grands que cette chambre, ma parole, et tout en pierre, avec de l’eau courante et éclairés à l’électricité. D’en haut on voit vivre toute cette poissonnerie : requins, torpilles, bélougas, coqs de mer. Ah ! les beaux mignons ! Prenez, par exemple, le chat de mer[30] : il est en quelque sorte plat comme une crêpe, a plus d’un mètre de diamètre, joue des extrémités et possède une queue en forme de flèche… Je suis resté planté là deux heures… Pourquoi riez-vous ?
[30] Bélouga : grand esturgeon (acipenser ichtyocolla) ; coq de mer : trigle hirondelle ou rouget grondin (trigla hirundo) ; chat de mer : chimère (chimaera monstrosa). — H. M.
— Excusez-moi… Je viens seulement de remarquer que vous aviez une souris blanche sur l’épaule.
— Ah ! friponne, où vas-tu te fourrer. — Rafalskiï tourna la tête et émit des lèvres un son semblable au bruit d’un baiser, mais aussi doux qu’un appel de souris. La petite bête blanche aux yeux rouges arriva à hauteur de son visage et, frétillant de tout son corps, lui farfouilla du museau la barbe et les moustaches.
— Comme ils vous connaissent, fit Romachov.
— Oh oui ! — soupira Rafalskiï en branlant la tête. — Malheureusement, c’est nous qui ne les connaissons pas. Les hommes sont arrivés à dresser les chiens, à dompter en quelque sorte les chevaux, à apprivoiser les chats, mais ne s’inquiètent pas de les connaître. Il y a les savants — que le diable les emporte ! — qui passent en quelque sorte toute leur vie à chercher la signification de quelque absurde vocable antédiluvien, et cela leur vaut d’être vénérés comme des saints. Et à côté de cela, prenez, disons les chiens : voilà des êtres vivants, intelligents, raisonnables, nos fidèles compagnons. Et pas un seul professeur ne songe à étudier leur psychologie.
— Il y a peut-être des travaux que nous ignorons — hasarda modestement Romachov.
— Des travaux ? Évidemment, et de tout premier ordre. Regardez, j’ai même un tas de bouquins sur le sujet — reprit le colonel en indiquant plusieurs corps de bibliothèques rangés le long des murs. — Tout cela est bien écrit et très pénétrant. Il y a là une science immense. Et quels instruments, quels procédés ingénieux ! Mais ce n’est pas de cela dont je veux parler, oh ! pas du tout ! Aucun de ces auteurs n’a songé à se fixer pour but ne fût-ce que d’observer attentivement pendant une journée entière un chien ou un chat, leur vie, leurs pensées, leurs ruses, leurs joies et leurs souffrances. Et pourtant, j’ai vu ce que les clowns obtiennent des animaux. C’est stupéfiant : c’est en quelque sorte de l’hypnotisme, du pur hypnotisme, vous dis-je. A Kiev, dans un hôtel, un clown m’a montré des tours absolument renversants, incroyables ! Et ce n’était qu’un clown, vous entendez : un clown ! A quels résultats arriveraient de sérieux naturalistes avec tout leur savoir, leurs procédés scientifiques et leur habileté à combiner les expériences ! Que de merveilles nous apprendrions sur le caractère et l’intelligence des chiens, sur leur aptitude au calcul et bien d’autres choses encore ! Un monde nouveau, immense, passionnant, s’ouvrirait à nos investigations. Tenez, par exemple, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, mais je suis persuadé que les chiens ont un langage et en quelque sorte un langage très développé.
— Et pourquoi donc les savants négligent-ils cette question ? c’est pourtant bien simple.
Rafalskiï éclata d’un rire sarcastique.
— Et c’est justement pour cela. Hé, hé, hé ! C’est trop simple ! D’abord et avant tout qu’est-ce qu’un chien pour les savants ? un animal vertébré, mammifère, carnassier, du genre canis, etc., etc. Tout cela est exact. Cependant, mes bons amis, il serait temps d’étudier le chien comme vous étudiez un homme, un enfant, un être raisonnable. Avec tout votre orgueil scientifique, vous ressemblez fort au moujik qui croit fermement que son chien a en quelque sorte de la vapeur en place d’âme.
Il se tut et, bougonnant et reniflant, reprit son travail qui consistait à adapter un tuyau de caoutchouc au fond de l’aquarium. Romachov rassembla toutes ses forces.
— Ivan Antonytch, j’ai un grand service à vous demander…
— De l’argent ?
— Je vous assure que je suis tout confus de vous importuner. Mais il ne m’en faut pas beaucoup… une dizaine de roubles. Je ne vous promets pas de vous les rendre bientôt… mais…
Ivan Antonytch retira ses mains de l’eau et, tout en les essuyant :
— Dix… je peux. Davantage, impossible, mais dix roubles avec grand plaisir. Vous voulez faire des bêtises, hein ? Eh bien !… eh bien !… Je plaisante… Allons !
Il le conduisit à travers l’appartement composé de cinq ou six pièces, toutes sans meubles ni tentures. L’atmosphère était saturée de l’odeur forte particulière aux petits carnassiers. Le plancher était tellement couvert d’excréments qu’on glissait dessus à chaque pas.
Dans tous les coins se trouvaient des terriers et des repaires : petites guérites, troncs d’arbres évidés, tonneaux sans fond. Deux pièces étaient occupées par deux gros arbres branchus, avec des creux et des nids artificiels : l’un pour les oiseaux, l’autre pour les martres et les écureuils. L’ingéniosité avec laquelle avaient été organisés ces gîtes révélait une sollicitude réfléchie, un profond amour des bêtes et un grand esprit d’observation.
— Vous voyez cet animal ? — Rafalskiï montra du doigt un chenil entouré d’un réseau de fils de fer barbelés et percé d’un orifice en demi-cercle où luisaient deux points brillants. — Voici l’animal le plus féroce du monde ; c’est un putois. En comparaison, tous les tigres et panthères ne sont que de modestes moutons. Quand le lion a terminé son repas, il regarde débonnairement les chacals achever sa ration. Mais lorsque ce petit coquin s’introduit dans un poulailler, il ne laisse pas une poule en vie : il leur ronge à toutes le cervelet, tenez, ici, en arrière de la tête. Et avec cela c’est le plus sauvage, le moins apprivoisé des animaux. Eh ! scélérat !
Il passa la main à travers le grillage. Aussitôt apparut hors de la chatière un petit museau irrité, où étincelaient des dents blanches et pointues. Le putois se montrait et disparaissait tour à tour en toussotant rageusement.
— Joli caractère, n’est-ce pas ? Et pourtant c’est moi qui le nourris toute l’année !
Le colonel avait manifestement oublié la demande de Romachov. Il le menait de repaire en repaire et lui montrait ses bêtes préférées, parlant d’elles avec tant de conviction et de tendresse, avec une telle science de leurs mœurs et de leurs habitudes, qu’on eût dit qu’il parlait de vieux et bons amis. Il faut dire que, pour un amateur et qui plus est perdu dans un trou de province, sa collection était assez considérable : des souris blanches, des lapins, des cobayes, des hérissons, des marmottes, plusieurs reptiles venimeux enfermés dans des boîtes en verre, diverses espèces de lézards, deux singes, un lièvre noir d’Australie et un magnifique chat angora.
— Hein ! est-il assez beau ? interrogea Rafalskiï en montrant le chat. C’est en quelque sorte une vraie merveille, n’est-ce pas ? Mais je ne l’aime pas, il est trop bête : le plus bête de tous les chats. Tenez ! — s’emporta-t-il soudain. — Voilà encore un exemple de notre indifférence en matière de psychologie animale : que savons-nous de nos animaux domestiques ? Le chat ? le cheval ? la vache ? le porc ? Savez-vous que le porc est extrêmement intelligent ? Oui, oui, ne riez pas. — Romachov ne songeait guère à rire. — Le porc est très intelligent. J’avais l’an dernier un sanglier qui m’a joué des tours pendables. Je fais venir de la raffinerie du marc en quelque sorte pour mon potager et pour mes cochons. Eh bien ! voyez-vous, le chenapan n’avait jamais la patience d’attendre. Pendant que le voiturier était à la recherche de mon ordonnance, l’animal arrachait avec ses défenses la bonde du tonneau et s’en donnait à tire-larigot. Bien plus, lorsqu’on l’eut pris sur le fait, il eut soin, la fois suivante, d’emporter la bonde et de l’enfouir dans le potager. Voilà, monsieur. Je dois vous avouer — ajouta Rafalskiï en clignant un œil et prenant un air malin — je dois vous avouer que j’écris un brin d’article sur mes porcs. Mais chut !… entre nous n’est-ce pas ? c’est un secret. Vous comprenez, ce n’est pas très commode qu’un colonel de la glorieuse armée russe étudie les cochons ! En ce moment, j’ai des Yorkshire, les avez-vous vus ? Voulez-vous que nous leur fassions une petite visite ? J’ai aussi dans une basse-cour un jeune blaireau, un délicieux petit blaireau. Venez.
— Pardon, Ivan Antonytch, hasarda timidement Romachov. Je serais très heureux de vous suivre, mais, parole d’honneur, je n’ai pas le temps.
Rafalskiï se frappa le front :
— Ah ! mon cher ! Excusez-moi, je vous prie. Vieille baderne que je suis !… Je suis là à bavarder… Eh bien ! eh bien ! Allons, venez, vite !
Ils entrèrent dans une chambre étroite dénudée, où il n’y avait absolument qu’un petit lit de camp très bas et dont la toile gondolait comme le fond d’une barque, une table de nuit et un tabouret. Rafalskiï ouvrit le tiroir de la table et prit l’argent.
— Je suis heureux de vous être utile, lieutenant, très heureux ! Non, non, ne me remerciez pas… Cela n’en vaut pas la peine… Je suis content… Venez me voir lorsque vous aurez un moment… nous causerons.
A peine Romachov eut-il mis le pied dans la rue qu’il se trouva nez à nez avec Vietkine. Les pointes de moustaches de Pavel Pavlytch menaçaient le ciel, et sa casquette aux bords rabattus, pour plus d’élégance, était crânement posée sur l’oreille.
— Ah ! ah ! prince Hamlet ! s’écria joyeusement Vietkine. D’où sortez-vous et où allez-vous ? Diable ! vous êtes rayonnant comme si c’était aujourd’hui votre fête !…
— Justement, c’est ma fête aujourd’hui, répondit Romachov en souriant.
— Oui ! Ah ! c’est vrai, c’est aujourd’hui la saint Georges et la sainte Alexandra. Parfait ! Permettez-moi de vous serrer dans mes bras.
Ils s’embrassèrent tendrement en pleine rue.
— A cette occasion, on pourrait peut-être passer au mess, histoire de tuer le ver, comme dit notre ami l’aristocrate Artchakovskiï ! proposa Vietkine.
— Impossible, Pavel Pavlytch. Je suis pressé. Et puis il me semble que vous êtes déjà gai.
— Oh ! oh ! oh ! — claironna Vietkine en relevant fièrement le menton. — J’ai trouvé une combinaison à faire crever d’envie le meilleur ministre des Finances.
— En quoi consiste-t-elle ?
La combinaison de Vietkine, quoique des plus simples, n’était pas dépourvue d’ingéniosité : le principal rôle incombait au tailleur du régiment, Khaïn, qui avait fait signer à Vietkine un papier par lequel celui-ci reconnaissait avoir reçu livraison d’une tenue, tandis que le malin Pavel Pavlytch avait touché à la place trente roubles en espèces sonnantes.
— En définitive, nous sommes satisfaits tous deux, disait Vietkine : le juif est heureux parce que, au lieu de trente roubles, il en touchera quarante-cinq sur la masse d’habillement, et moi je le suis également parce qu’il me sera possible d’échauder, aujourd’hui, au mess, tous ces joueurs de malheur ! Eh bien ! ce n’est pas trop mal compris ?
— Très adroit, approuva Romachov. J’en prends note pour l’avenir. Cependant, au revoir, Pavel Pavlytch, et bonne chance au jeu…
Ils se quittèrent. Mais un instant après Vietkine rappela son camarade. Romachov se retourna.
— Vous avez visité la ménagerie ? demanda malicieusement Vietkine, en montrant la maison de Rafalskiï.
Romachov baissa affirmativement la tête et dit d’un ton convaincu :
— Notre Brehm est un brave homme : il est vraiment gentil !
— Oh oui ! acquiesça Vietkine. Seulement il est toqué.
En approchant vers cinq heures de la maison habitée par les Nicolaiev, Romachov sentit avec étonnement sa joyeuse assurance du matin dans le succès de cette journée faire place à une inquiétude étrange et injustifiée. Il se rendait compte que ce changement ne s’était pas produit subitement : l’anxiété avait sans doute pris naissance dans son âme à un moment précis dont il n’avait plus le souvenir et augmenté imperceptiblement. Qu’était-ce donc ? Il avait connu, dès l’enfance, semblables phénomènes et n’ignorait pas que, pour calmer cette vague angoisse, il lui fallait d’abord en trouver la cause primitive. Une fois même il avait passé dans les transes une journée entière et n’avait retrouvé son calme et sa gaieté que vers le soir en se souvenant d’avoir été assourdi le matin, en traversant la gare, par un sifflet inattendu de locomotive ; la frayeur inopinée l’avait mis, sans qu’il s’en aperçût, de mauvaise humeur.
Il se remit, cette fois encore, à évoquer dans son souvenir toutes les impressions de la journée en partant des plus récentes. « Le magasin Sviderskiï ; les parfums… j’ai loué un fiacre, le cocher Leïba conduit admirablement… j’ai demandé l’heure à la poste… la belle matinée… Stépane, serait-ce vraiment à cause de lui ?… Mais non, j’ai dans la poche un rouble préparé à son intention… Alors qu’est-ce donc ? »
Près de la palissade, se trouvaient déjà trois équipages à deux chevaux ; deux ordonnances tenaient par la bride des chevaux sellés, un vieux hongre brun acheté depuis peu par Olizar à une vente de chevaux de cavalerie réformés et la jument alezan de Bek-Agamalov, svelte et fringante, à l’œil étincelant et méchant.
« Ah ! la lettre, se rappela soudain Romachov. Il y a cette phrase bizarre : « malgré tout… » et bien soulignée encore ! Il y a sûrement quelque chose ! Peut-être Nicolaiev est-il fâché contre moi ? Est-il jaloux ? Peut-être y a-t-il des cancans là-dessous. Ces jours derniers Nicolaiev s’est montré si raide à mon égard ! Non ! non ! je ne m’arrêterai pas. »
— Plus loin ! cria-t-il au cocher.
Il devina plutôt qu’il ne vit, que la porte de la maison s’ouvrait ; il le devina au battement doux et précipité de son cœur.
— Où allez-vous donc, Romotchka ? lui cria de sa voix gaie et sonore Alexandra Pétrovna.
Il tira Leïba par la ceinture et sauta à terre. Chourotchka se tenait dans le sombre encadrement de la porte. Elle portait une robe blanche unie, avec un bouquet de fleurs rouges piqué à la ceinture sur le côté droit de son corsage ; des fleurs de même couleur mettaient dans ses cheveux une note vive et chaude. Chose étrange : Romachov était sûr que c’était elle et pourtant il ne la reconnaissait pas. Il pressentait en elle quelque chose de neuf, d’allègre, de radieux.
Tandis que Romachov lui bredouillait ses compliments, elle retenait sa main et, par un mouvement de tendre familiarité, le forçait à entrer à sa suite dans l’obscure antichambre. En même temps elle lui disait rapidement, et à mi-voix :
— Merci, Romotchka, d’être venu. Je craignais un refus ! Écoutez ! Soyez aujourd’hui aimable et gai ; ne faites attention à rien ! Vous êtes si drôle : à peine vous touche-t-on que vous voilà fané ! Quel pudique mimosa !
— Alexandra Pétrovna ! Votre lettre d’aujourd’hui m’a troublé. Elle contient une phrase…
— Cher ! cher ! laissons cela.
Elle lui prit les deux mains et les serra vigoureusement en le regardant dans les yeux. Et dans ce regard aussi Romachov lut des choses qu’il n’y avait jamais observées jusque-là : une certaine tendresse caressante, de la tension, de l’inquiétude, et tout au fond des prunelles bleues d’étranges, mystérieux, indéfinissables effluves.
— Je vous en prie, ne parlons pas de cela… Ne pensons pas à cela aujourd’hui… Ne vous suffit-il pas que j’aie tout le temps guetté votre arrivée, car je sais que vous êtes un pauvre poltron ? Je vous défends de me regarder ainsi.
Elle rit d’un rire embarrassé et hocha la tête :
— Allons, assez !… Romotchka ! Vous êtes un maladroit ; vous oubliez encore de me baiser les mains ! Voilà, c’est bien ; maintenant, l’autre. C’est ça, vous êtes raisonnable. Allons ! n’oubliez pas — ajouta-t-elle à voix basse et émue — que c’est aujourd’hui notre fête à tous deux. La reine Alexandra et son chevalier Georges. Cette journée nous appartient. Entendez-vous ? Allons !
— Permettez-moi de vous offrir un modeste souvenir…
— Qu’est-ce ? Des parfums ! Vous faites des bêtises ! Non, non, je plaisante : merci, mon cher Romotchka. — Volodia, dit-elle à haute voix et d’un air dégagé en entrant au salon. Voici encore pour notre pique-nique un nouveau compagnon et, qui plus est, c’est aujourd’hui sa fête.
Le salon était bruyant et en désordre, ainsi qu’il arrive toujours au moment d’un départ général. Une épaisse fumée de tabac se teintait d’azur aux endroits où la traversaient les rais obliques du soleil printanier. Au milieu de la pièce, sept ou huit officiers causaient avec animation. Le grand Talmann, toussant à chaque instant, dominait de sa voix enrouée le bruit des conversations. Il y avait là le capitaine Ossadtchiï et les inséparables adjudants-majors Olizar et Bek-Agamalov, le lieutenant Androussévitch, un vif petit bonhomme au visage pointu de rat, et enfin un autre personnage que Romachov ne reconnut pas tout d’abord. Sophie Pavlovna Talmann, souriante, poudrée et fardée, telle une élégante poupée, était assise sur un divan avec les deux sœurs du sous-lieutenant Mikhine. Ces deux demoiselles portaient d’identiques robes blanches, simples mais charmantes, garnies de rubans verts ; toutes deux avaient des cheveux noirs, des yeux sombres et des joues roses marquées de taches de rousseur, toutes deux montraient des dents d’une blancheur éclatante, mais irrégulièrement plantées, ce qui donnait à leurs bouches fraîches un charme particulier : toutes deux, également gentilles et gaies, étaient tout le portrait l’une de l’autre et ressemblaient à leur frère qui cependant était fort laid.
Parmi les autres femmes et filles d’officiers avaient encore été invitées Mme Androussévitch, — une petite boulotte au visage pâle, bêtasse et joviale, aimant les mots à double sens et les anecdotes salées, — ainsi que les jolies demoiselles Lykatchev, bavardes et grasseyantes.
Ainsi qu’il arrive d’ordinaire chez les officiers, les dames se tenaient à l’écart des hommes et formaient un groupe à part. Seul, le prétentieux capitaine Ditz s’était assis près d’elles, négligemment étendu dans un fauteuil. Avec son attitude raide et son visage flétri et suffisant, Ditz ressemblait fort à un officier prussien, tel que le représentent les caricatures allemandes. A la suite d’une histoire scandaleuse, il avait été renvoyé de la garde dans un régiment de ligne. Il se faisait remarquer par son aplomb imperturbable avec les hommes et par son impertinence audacieuse avec les dames. Il jouait beaucoup aux cartes et avec succès, pas au mess des officiers, mais au cercle de la noblesse, chez les fonctionnaires municipaux et chez les propriétaires polonais des environs. Au régiment, on ne l’aimait pas, mais on le craignait et on s’attendait confusément à le voir se livrer un jour à quelque vilaine et bruyante sortie. On disait qu’il était au mieux avec la toute jeune femme du général de brigade, vieillard débile, qui habitait la ville. On savait aussi qu’il entretenait des relations très intimes avec Mme Talmann ; c’était à cause d’elle qu’on l’invitait d’ordinaire, ainsi que l’exigeaient les lois particulières de la politesse régimentaire.
— Enchanté, enchanté — dit Nicolaiev en allant au-devant de Romachov. Tout est pour le mieux. Mais pourquoi n’êtes-vous pas venu ce matin manger avec nous le gâteau de fête ?
Il disait cela avec une grande affabilité et un sourire aimable, mais dans sa voix, dans ses yeux, Romachov perçut ce quelque chose de forcé, d’hostile, d’artificiel que, depuis quelque temps, il sentait presque inconsciemment chaque fois qu’il rencontrait Nicolaiev.
« Il ne m’aime pas — décida mentalement Romachov. — Qu’a-t-il ? Est-il fâché contre moi ? Est-il jaloux ? Lui suis-je importun ? »
— Vous savez… — s’excusa-t-il en mentant hardiment — nous avons revue d’armes dans notre compagnie. Nous nous préparons pour l’inspection générale et n’avons même pas repos les jours de fête !… Cependant, je suis confus. Je ne croyais pas que vous alliez en pique-nique. On dirait que je me suis invité. Vraiment, pardonnez-moi !…
Nicolaiev sourit largement et, le frappant sur l’épaule avec une blessante familiarité :
— Oh ! non, mon cher, que dites-vous ?… Plus on est nombreux, plus on s’amuse ! Pas de chinoiseries entre nous ! Seulement voilà : je ne sais comment nous nous arrangerons pour les places dans les voitures ; mais nous nous en tirerons quand même.
— J’ai une voiture — le tranquillisa Romachov en dégageant imperceptiblement son épaule de la main de Nicolaiev. C’est moi, au contraire, qui serai très heureux de la mettre à votre disposition.
En se retournant, il rencontra les yeux de Chourotchka dont le regard chaud et toujours étrangement fixe disait clairement : « Merci, cher ! »
« Qu’elle est extraordinaire aujourd’hui ! » pensa Romachov.
— C’est parfait ! répondit Nicolaiev en regardant sa montre. — Eh bien, messieurs, je crois que nous pouvons partir.
— Puisqu’il faut partir, partons, comme disait le perroquet qu’un chat tirait par la queue hors de sa cage ! — plaisanta Olizar.
Tout le monde se leva avec des exclamations et des rires ; les dames cherchaient leurs chapeaux, leurs ombrelles et mettaient leurs gants ; Talmann, que sa bronchite rendait prudent, recommandait, en criant à tue-tête, de ne pas oublier les châles. Il se fit un vrai remue-ménage.
Le petit Mikhine prit à part Romachov :
— Iouriï Alexéitch, j’ai un service à vous demander. Prenez place, je vous prie, auprès de mes sœurs, autrement Ditz monterait en voiture avec elles et cela me serait très désagréable. Il dit toujours de telles horreurs aux jeunes filles qu’elles sont prêtes à en pleurer. Je vous le dis franchement : je suis ennemi de toute violence, mais, parole d’honneur, un de ces jours, je le giflerai !
Romachov aurait bien voulu accompagner Chourotchka, mais comme Mikhine lui avait toujours été sympathique, que le regard clair et loyal de ce grave garçon semblait l’implorer, et aussi parce qu’un immense sentiment d’allégresse emplissait son âme, il n’eut pas la force de refuser.
L’embarquement fut long et bruyant. Romachov s’installa dans sa voiture avec les deux demoiselles Mikhine. Ténébreux à son ordinaire, le capitaine Lechtchenko, que Romachov n’avait pas tout d’abord remarqué, errait comme une âme en peine autour des équipages. Personne ne voulait le laisser monter. Romachov l’appela et lui offrit une place à son côté sur la banquette de devant. Lechtchenko fixa sur le sous-lieutenant ses bons yeux de chien fidèle et grimpa dans la voiture en soupirant.
Enfin tout le monde était casé. En tête du cortège Olizar faisait le pitre et, gesticulant sur son vieux cheval, il chantait un refrain d’opérette :
— Au trot ! ma-a-arche ! commanda Ossadtchiï d’une voix de tonnerre.
Les équipages s’ébranlèrent.
Le pique-nique fut plutôt bruyant et désordonné que gai. Après avoir parcouru trois verstes on arriva à « La Chênaie ». On appelait ainsi un petit bois d’une quinzaine d’hectares couvrant la pente d’une colline, que contournait une étroite rivière aux eaux limpides. De rares mais superbes chênes centenaires s’élevaient au milieu d’épais taillis où les premières pousses tendres et vertes mettaient une note de fraîcheur et de gaieté.
Dans l’une de ces clairières attendaient les ordonnances envoyées à l’avance avec les samovars et des paniers. On étendit des nappes sur l’herbe : les dames disposèrent les mets et les assiettes ; ces messieurs les aidèrent avec un empressement comiquement exagéré. Olizar ceignit une serviette en guise de tablier et en enroula une autre autour de sa tête pour représenter ainsi le cuisinier du cercle des officiers, Loukitch. Il fallut assez de temps pour placer les convives, chaque dame devant se trouver entre deux cavaliers. On s’installa mi-couché, mi-assis, dans des poses incommodes, ce qui parut nouveau et amusant et, au joyeux étonnement de tous les convives, le taciturne Lechtchenko proféra soudain sur un ton niaisement emphatique :
— Nous allons nous étendre, tels les anciens Gréco-Romains !
Chourotchka se plaça entre Talmann et Romachov. Elle était extrêmement amusée, joyeuse, et tellement surexcitée que beaucoup s’en aperçurent. Jamais Romachov ne l’avait trouvée si ravissante. Il devinait qu’un nouveau sentiment, puissant et fébrile, tressaillait, bouillonnait en elle, prêt à s’échapper. Par moment, elle se retournait vers Romachov et le regardait en silence une demi-seconde peut-être de plus qu’elle n’aurait dû, et chaque fois il subissait l’attraction de cette force ardente et incompréhensible.
Ossadtchiï, qui présidait la table, se souleva sur les genoux. Après avoir frappé du couteau sur son verre pour obtenir le silence, il claironna d’une voix de poitrine qui se répercuta en ondes sonores dans l’air pur de la forêt :
— Messieurs, vidons notre première coupe à la santé de notre belle et chère hôtesse ! Souhaitons-lui une bonne fête ! Que Dieu lui donne tous les bonheurs et le grade de générale !
Et, levant très haut son verre, il hurla de toute la force de son formidable gosier :
— Hour-ra !
La chênaie entière frémit sous le rugissement léonin et de sourds grondements roulèrent entre les arbres. Androussévitch, qui se trouvait à côté d’Ossadtchiï, dans un accès de terreur comique, se jeta contre terre, simulant un homme abasourdi. Tous les autres reprirent en chœur : Hour-ra ! Les hommes allèrent choquer leur verre à celui de Chourotchka. Romachov attendit exprès le dernier. Elle le remarqua. Se tournant vers lui, dans un sourire passionné, elle lui tendit son verre, silencieusement. A cet instant, ses prunelles subitement se dilatèrent et s’assombrirent et ses lèvres articulèrent sans bruit un mot imperceptible. Mais elle se détourna aussitôt et, rieuse, engagea une conversation avec Talmann. « Qu’a-t-elle dit ? — songea Romachov — ah ! qu’a-t-elle dit ? » — Cela l’intriguait et l’inquiétait. Il se prit le visage dans ses mains et ses lèvres tâchaient d’imiter les mouvements de lèvres de Chourotchka ; il espérait ainsi trouver en son imagination les mots qu’elle avait prononcés. Mais il n’y réussissait pas : « Mon bien cher » ? « Je vous aime » ? « Romotchka » ? Il savait seulement à coup sûr que le mot ou la phrase ne formait que trois syllabes.
On but ensuite à la santé de Nicolaiev, à son succès dans la carrière d’officier d’état-major, comme si personne n’eût jamais douté qu’il se ferait enfin recevoir à l’École. Puis, sur la proposition de Chourotchka, on but, plutôt mollement, à la santé de Romachov ; on but à la santé des dames présentes, à celle des dames absentes, puis à la santé des dames en général ; on but à la gloire du régiment, au triomphe de l’invincible armée russe.
Talmann, déjà passablement ivre, se leva et cria d’une voix enrouée, mais attendrie :
— Messieurs, je vous propose de boire à la santé de notre monarque adoré, pour qui chacun d’entre nous est prêt à verser la dernière goutte de son sang !
Il sifflota les derniers mots d’un ton aigre de fausset, car il manquait de souffle pour finir. Ses yeux noirs de Bohémien à sclérotique jaunâtre clignotèrent pitoyablement et de grosses larmes coulèrent le long de ses joues basanées.
— L’hymne, l’hymne ! réclama, enthousiasmée, la grosse petite Mme Androussévitch.
Tous les convives se levèrent. Les officiers mirent la main à la visière de la casquette. Des sons discordants mais frénétiques se perdirent dans le bois ; la voix fausse du sentimental capitaine Lechtchenko dominait toutes les autres, mais son visage était encore plus morose que de coutume.
On avait beaucoup bu, comme, du reste, il était d’usage au régiment, soit en visite, soit au mess, soit aux repas de corps. Tous parlaient à la fois et il devenait impossible de distinguer les voix. Chourotchka, qui avait bu pas mal de vin blanc, avait le teint cramoisi, les lèvres rouges et humides, et le dilatement des prunelles faisait paraître ses yeux tout noirs. Elle se pencha vers Romachov.
— Je n’aime pas, dit-elle, les pique-niques de province, ils ont je ne sais quoi de trivial et de mesquin. Nous avons été obligés d’organiser celui-ci pour mon mari avant son départ, mais, Dieu, que cela est bête ! On aurait pu tout aussi bien se réunir chez nous, dans le jardin, vous savez, dans notre vieux jardin, si beau, si ombragé. Et pourtant, je ne sais pas pourquoi je suis aujourd’hui follement heureuse. Ah ! que je suis heureuse ! Non ! Romotchka ! Je sais pourquoi, je vous le dirai plus tard… plus tard… Je vous le dirai… Mais non, non, Romotchka, je ne le sais pas moi-même, je ne sais rien… rien…
Elle ferma à demi les paupières : une impatience douloureuse se lisait sur son visage superbement impudent. Romachov, sans qu’il s’en rendît compte, et par un instinct secret, ressentait en lui-même le trouble passionné qui venait d’envahir Chourotchka, et un tremblement voluptueux courait dans tout son être.
— Comme vous êtes étrange aujourd’hui ! Qu’avez-vous ? lui murmura-t-il.
Elle répondit avec un doux et naïf étonnement :
— Je vous ai déjà dit que je ne le savais pas… Je ne sais pas… Voyez, le ciel est bleu, la lumière est bleue… Mon esprit flotte aussi dans l’azur. Quel étrange état d’âme ! j’éprouve une joie bleue !… Versez-moi encore du vin, Romotchka, mon cher garçon !…
A l’autre extrémité de la table, on commençait à parler de la guerre avec l’Allemagne, que bien des gens considéraient alors comme imminente. Une discussion bruyante et sans suite s’engagea : tous parlaient à la fois. La voix autoritaire et mécontente d’Ossadtchiï retentit subitement. Il était presque complètement ivre, ce que dénotaient seulement son extrême pâleur et le regard encore plus assombri de ses grands yeux noirs.
— Fadaises que tout cela ! cria-t-il d’un ton tranchant. J’affirme que tout cela n’est que billevesées. La guerre a dégénéré. Tout est dégénéré maintenant sur terre. Les enfants viennent au monde imbéciles, les femmes sont déhanchées, les hommes ont des nerfs !… « Ah ! du sang !… ah ! je perds connaissance !… » nasilla-t-il en imitant un neurasthénique. Et tout cela parce que l’époque de la vraie guerre est passée, la guerre sauvage et sans merci. Qu’est-ce que les guerres d’à présent ? On tire sur vous à quinze verstes, boum ! et vous revenez chez vous héros. La belle vaillance, vraiment ! Si vous êtes fait prisonnier : « Ah ! mon cher ! ah ! mon pauvre petit !… veux-tu du tabac ? ou peut-être du thé ? As-tu chaud, pauvre malheureux ? Es-tu bien dans ton lit ? » Ouh ! ouh ! — Ossadtchiï poussa un rugissement terrible et baissa la tête comme un taureau prêt à s’élancer. — Au moyen âge, on savait se battre ! Au moins cela je le comprends ! Assaut nocturne… La ville entière en flammes. « Pendant trois jours je livre la ville au pillage. » On entre, on met tout à feu et à sang. Les tonneaux de vin sont défoncés. Le vin et le sang coulent dans les rues. Oh ! les joyeux festins sur les ruines ! De belles femmes toutes nues, en larmes, traînées par les cheveux ! On ignorait la pitié !… Elles étaient l’alléchant butin des braves !
— N’entrez pas trop dans les détails ! fit observer ironiquement Sophie Pavlovna Talmann.
— Les maisons brûlaient dans la nuit ; le vent soufflait et balançait les corps accrochés aux potences et au-dessus desquels croassaient les corbeaux. Sous ces potences flambaient des bûchers et tout autour festoyaient les vainqueurs. Pas de prisonniers ! A quoi bon des prisonniers ? Pourquoi immobiliser pour eux des forces utiles ? Ah ! ah ! gémit Ossadtchiï, les dents serrées, — quelle époque prodigieuse ! Et les combats ! On se rencontrait poitrine contre poitrine, on se battait durant des heures entières avec rage et sang-froid, avec un féroce acharnement et une adresse stupéfiante. Quels hommes ! De quelle effroyable force physique ils étaient doués, messieurs ! — Il se leva, redressa sa haute stature et sa voix vibra d’enthousiasme et d’arrogance. — Messieurs, je le sais ! Vous tous, sortis des écoles militaires, vous avez sur la guerre moderne humanitaire de pauvres conceptions de scrofuleux. Mais moi, je bois, même si personne ne se joint à moi, je bois à l’allégresse des guerres passées, à la cruauté joyeuse et sanglante !
Tous se taisaient, comme écrasés par l’emballement extatique de cet homme d’ordinaire sombre et silencieux, et ils le considéraient avec une curiosité effrayée. Mais tout à coup Bek-Agamalov se leva d’une façon si imprévue et si rapide que beaucoup tressaillirent et qu’une dame ne put retenir un petit cri d’effroi. Ses yeux sortaient des orbites et étincelaient sauvagement, ses mâchoires serrées découvraient ses dents blanches d’oiseau de proie. Il étouffait et les mots ne lui venaient pas…
— Oh !… oh !… Moi, je comprends !… ah !… — Il serra la main d’Ossadtchiï et la secouant avec une force convulsive, presque méchamment. — Au diable la sensiblerie ! Au diable la pitié ! Ah !… S-sabrons !…
Il éprouvait un impérieux besoin de soulager son âme de barbare, où couvait d’ordinaire la vieille cruauté ancestrale. Les yeux injectés de sang, il jeta un regard autour de lui et, tirant soudain son sabre, en frappa rageusement un taillis de chênes. Une pluie de branches et de feuilles tomba sur la nappe et sur les convives.
— Bek ! toqué ! sauvage ! — crièrent les dames.
Bek-Agamalov revint subitement à lui et regagna sa place. Il paraissait honteux de sa crise de fureur, mais ses fines narines, d’où s’échappait un souffle bruyant, se gonflaient et frémissaient, et ses yeux noirs, décomposés par la colère, provoquaient de regards sournois les personnes présentes.
Romachov n’avait qu’à moitié entendu Ossadtchiï. Il éprouvait une étrange sensation et se sentait comme endormi, comme enivré par quelque divin philtre inconnu à la terre. Il lui semblait qu’un voile léger enveloppait mollement, paresseusement tout son corps, le chatouillait doucement, et qu’un rire d’allégresse emplissait son âme. Souvent sa main frôlait, comme par mégarde, celle de Chourotchka ; mais ni lui ni elle ne se regardaient plus. Romachov croyait sommeiller. Les voix d’Ossadtchiï et de Bek-Agamalov lui arrivaient, sons creux et vides de sens, à travers un brouillard lointain et fantastique : « Ossadtchiï !… c’est un homme dur… il ne m’aime pas ! — songeait Romachov, qui ne voyait plus devant lui le véritable Ossadtchiï, mais un nouveau personnage lointain et comme se mouvant sur un écran de cinématographe. — Ossadtchiï a une petite femme maigre, pitoyable, toujours enceinte… Il ne la sort jamais… L’année précédente, un bleu s’est pendu chez lui… Ossadtchiï… Oui, qu’est cet Ossadtchiï ? Voici maintenant Bek qui crie… Quel homme est-ce ?… Est-ce que je le connais ? Oui, je le connais. Pourquoi me paraît-il étrange, si lointain, si incompréhensible ? Voici encore quelqu’un à côté de moi… Qui es-tu, toi dont émane une joie qui m’enivre ? Joie bleue !… Et voici Nicolaiev assis en face. Il est mécontent et ne dit mot. Il nous regarde à la dérobée. Eh ! qu’il se fâche si ça lui plaît ! que m’importe !… O joie bleue !… »
Le soir tombait. Doucement sur la clairière les arbres étendaient leurs ombres lilas. La plus jeune des Mikhine cria soudain :
— Messieurs, nous oublions les violettes ! On dit qu’il y en a ici une grande quantité. Allons en cueillir !
— Il est tard, fit observer quelqu’un. Maintenant, on ne peut rien voir dans l’herbe.
— A cette heure, il est plus facile de perdre que de trouver sur l’herbe, ajouta Ditz avec un rire mauvais.
— Alors ! allumons un feu, proposa Androussévitch.
On rassembla un grand tas de broutilles et de feuilles mortes et l’on y mit le feu. Bientôt une large colonne enflammée s’éleva gaiement vers le ciel. Comme effrayés, les derniers restes du jour disparurent et cédèrent la place à l’obscurité qui, des profondeurs du bois, se précipita sur le bûcher. Des taches de pourpre tremblotèrent, craintives, aux faîtes des chênes, et les arbres parurent s’agiter, se balancer.
Tout le monde se leva de table. Les ordonnances allumèrent des bougies dans des lanternes de verre. Les jeunes officiers s’amusaient comme des écoliers. Olizar luttait avec Mikhine et, à l’étonnement de tous, le petit Mikhine, si maladroit d’apparence, fit toucher terre deux fois à son adversaire, plus grand et mieux bâti. On se mit ensuite à sauter à travers le feu. Androussévitch reproduisit le bruit d’une mouche battant des ailes contre une vitre, le gloussement d’une vieille oiselière appelant une poule, et caché derrière un buisson, imita le crissement d’une scie et d’un couteau sur l’affiloir. Ditz lui-même jonglait adroitement avec les bouteilles vides.
— Messieurs ! Permettez-moi de vous montrer un tour extraordinaire, cria tout à coup Talmann. Il ne s’agit ni de miracle, ni de magie, c’est affaire de simple dextérité. Je prie l’honorable société de remarquer que je n’ai rien en ce moment dans mes manches. Je commence : Eins… zwei… drei… Allez ! Hop !!!
Au milieu du rire général il sortit rapidement de sa poche deux jeux de cartes neufs dont il fit sauter la bande avec un bruit sec.
— Un vinte, messieurs ! proposa-t-il. En plein air ! ah !…
Ossadtchiï, Nicolaiev et Androussévitch s’installèrent pour jouer aux cartes ; Lechtchenko se plaça derrière eux en soupirant profondément. Nicolaiev, grommelant et bougonnant, fut long à se laisser persuader. Avant de commencer, il se retourna plusieurs fois avec inquiétude, cherchant des yeux Chourotchka ; mais, comme la lumière du bûcher l’empêchait de discerner les objets, chaque fois son visage se renfrognait et prenait une lamentable et hideuse expression.
Les autres convives s’étaient dispersés dans la clairière, non loin du bûcher. On avait commencé à jouer à la course, mais ce jeu cessa après que l’aînée des Mikhine, qu’avait attrapée Ditz, eut refusé de jouer davantage : sa voix tremblait d’indignation, mais elle ne voulut pas expliquer le motif de son refus.
Romachov s’enfonça dans le bois, suivant un étroit sentier. Il ne s’expliquait pas ce qu’il attendait ; mais un vague et délicieux pressentiment berçait langoureusement son cœur. Il s’arrêta. Il entendit derrière lui le craquement des branches sèches, puis des pas rapides et le froufrou soyeux d’une jupe de soie. Svelte et légère, Chourotchka venait à lui, claire sylphide dont la robe blanche brillait parmi les troncs noirs des grands arbres. Romachov alla à sa rencontre et, sans mot dire, la serra dans ses bras. La course rapide avait essoufflé Chourotchka : sa respiration chaude et précipitée caressait les joues et les lèvres de Romachov qui, sous sa main, sentait battre le cœur de la jeune femme.
— Asseyons-nous ! dit Chourotchka.
Elle se laissa choir sur le gazon et des deux mains arrangea ses cheveux sur la nuque. Romachov s’étendit à ses pieds et, comme le sol allait en pente à cet endroit, il ne pouvait apercevoir que les lignes tendres et imprécises de son cou et de son menton.
Subitement elle lui demanda d’une voix basse et frémissante :
— Romotchka, vous sentez-vous bien ?
— Oh oui ! répondit-il. Il réfléchit un instant, se rappela tous les incidents de la journée et répéta avec chaleur : Oh ! oui, je me sens si bien aujourd’hui, si bien ! Dites-moi, pourquoi êtes-vous ainsi aujourd’hui ?
— Comment suis-je donc ?
Elle se pencha plus près de lui, plongeant ses yeux dans les siens, et lui découvrant tout son visage.
— Vous êtes merveilleuse, surprenante ! Jamais encore vous n’avez été aussi belle. Je ne sais quoi chante et brille en vous. Il y a en vous quelque chose de nouveau, de mystérieux. Mais… Vous me pardonnerez, Alexandra Pétrovna… Ne craignez-vous pas qu’on vous cherche ?
Elle rit doucement, d’un rire caressant dont l’écho éveilla un joyeux frisson dans la poitrine de Romachov.
— Cher Romotchka ! Cher et bon poltron de Romotchka ! Ne vous ai-je pas déjà dit que cette journée nous appartenait. Ne pensez à rien, Romotchka ! Savez-vous pourquoi je suis aujourd’hui si hardie ? Non, vous ne savez pas ? Je suis amoureuse de vous aujourd’hui. Non, non, ne vous faites pas d’illusions, demain ce sera passé…
Romachov tendit les bras vers elle, cherchant à l’enlacer :
— Alexandra Pétrovna… Chourotchka… Sacha[31]… l’implora-t-il.
[31] Autre diminutif plus intime d’Alexandra. — H. M.
— Ne m’appelle pas Chourotchka, je ne le veux pas ! N’importe quoi, mais pas ce nom… A propos, vous avez un bien beau nom, « George ». C’est bien plus beau que Iouriï… George ! prononça-t-elle lentement en prêtant l’oreille à chaque son de mot. Cela sonne fièrement.
— O chérie ! s’écria Romachov avec passion.
— Attendez !… Eh bien, écoutez donc ! c’est tout ce qu’il y a de plus important. Je vous ai vu aujourd’hui en songe. Ah ! quel beau, quel merveilleux rêve ! Nous dansions tous deux une valse dans une salle extraordinaire. Oh ! je la reconnaîtrais sur-le-champ dans ses moindres détails. Il y avait beaucoup de tapis, un piano neuf, deux fenêtres avec des rideaux rouges, mais seule une lanterne rouge l’éclairait — tout était rouge. On entendait les sons d’un orchestre dissimulé et nous dansions tous deux… Non ! non ! Il est impossible autrement que dans un songe d’être aussi tendrement et sensiblement unis. Nous tournions vite, vite, sans que nos pieds touchassent le plancher, nous voguions à travers l’espace et nous tournions, tournions, tournions. Ah ! cela dura si longtemps et c’était si ineffablement délicieux !… Dites-moi, Romotchka, est-ce que vous volez en rêve ?
Romachov ne répondit pas tout de suite. Il semblait vivre un conte étrange et charmant, à la fois réel et fantastique. Oui, c’était bien un conte, cette obscure nuit chaude de printemps, ces arbres silencieusement attentifs à l’entour, et cette délicieuse femme en robe blanche, assise à ses côtés, tout près. Et pour échapper à cet enchantement il lui fallut faire un effort sur soi-même.
— Oui, je vole, répliqua-t-il enfin. Mais plus bas d’année en année. Jadis, dans mon enfance, je volais à la hauteur du plafond. C’était bien amusant de regarder de là-haut les gens : ils semblaient marcher les pieds en l’air ! Ils tâchaient de m’attraper avec un balai, mais en vain : je volais toujours et me moquais d’eux. Maintenant, je ne connais plus de tels rêves : je ne fais plus que sautiller — soupira Romachov. Je bondis en frappant la terre du pied et volette à un mètre à peine au-dessus du sol.
Chourotchka s’étendit complètement sur le sol et, s’accoudant, appuya sa tête sur sa main. Après un court silence, elle reprit, pensive :
— Ce matin, encore sous l’impression de ce songe, j’ai eu le désir de vous voir, un irrésistible désir. Si vous n’étiez pas venu, je ne sais ce que j’aurais fait. Il me semble que je serais allée vous voir moi-même. C’est pour cela que je vous ai prié de ne pas venir avant quatre heures. Je me méfiais de moi. Oh ! cher, me comprenez-vous ?
Tout près du visage de Romachov, reposaient, croisés l’un sur l’autre, les pieds de Chourotchka, deux petits pieds chaussés de souliers et de bas noirs à rayures blanches. La tête embrouillardée, les oreilles bourdonnantes, Romachov mordit soudain, à travers le bas, cette chair vive, froide, élastique.
— Romotchka… Laissez ! — l’entendit-il murmurer faiblement, lentement, indolemment.
Il releva la tête et de nouveau crut vivre un conte merveilleux, une fabuleuse légende sylvestre. Sur la pente de la colline le bois étageait régulièrement ses sombres taillis et ses arbres noirs qui somnolaient, silencieux, immobiles et prêtant l’oreille à des bruits inconnus. Et tout au sommet, par delà l’épaisse futaie, sur la ligne droite et haute de l’horizon, flamboyait la barre étroite du crépuscule, couleur pourpre foncé, couleur du charbon qui s’éteint ou de la flamme réfractée à travers un vin rouge épais. Et sur cette colline, entre les arbres noirs, sur l’herbe odorante, gisait, telle une hamadryade au repos, une belle et mystérieuse dame en blanc.
Romachov s’approcha d’elle encore plus près. Son visage lui semblait entouré d’une pâle auréole. Il ne distinguait pas ses yeux qui formaient deux grandes taches sombres, mais il sentait qu’elle le regardait.
— C’est un conte, soupira-t-il d’un unique mouvement de lèvres.
— Oui, cher, c’est un conte !
Il se mit à embrasser sa robe, et, lui saisissant la main, il cacha son visage dans cette petite paume chaude et parfumée, disant d’une voix étouffée, entrecoupée :
— Sacha… je vous aime… je t’aime…
S’étant encore rapproché, il discernait distinctement ses yeux qui, noirs et énormes maintenant, tantôt se contractaient, tantôt s’agrandissaient démesurément, ce qui, dans l’obscurité, donnait à la physionomie une expression fantastique et changeante. De ses lèvres avides et desséchées, il cherchait la bouche de l’aimée, mais elle se dérobait en secouant doucement la tête et répétait dans un long murmure :
— Non… non… non… mon bien cher !… Non !…
— Ma chérie… Quel bonheur ! Je t’aime ! répétait Romachov dans un joyeux délire. Je t’aime ! Regarde : la nuit, le silence… et personne à l’entour… Oh ! mon bonheur, comme je t’aime !
Mais elle reprenait son murmure : « Non… non… » et, la respiration oppressée, gisait inerte sur le sol. Enfin d’une voix très douce, à peine perceptible, elle reprit :
— Romotchka, pourquoi êtes-vous si faible ? Je ne veux pas le cacher : tout en vous m’attire et m’est cher : votre gaucherie, votre pureté, votre tendresse. Je ne dirai pas que je vous aime, mais je pense constamment à vous, je vous vois en rêve, je… je vous sens… Votre approche me trouble, et votre contact… Mais pourquoi inspirez-vous la pitié ? La pitié est la sœur du mépris. Que voulez-vous ? je ne puis vous respecter. Oh ! si vous étiez fort ! — Elle lui enleva sa casquette et lentement lui caressa les cheveux. Si vous étiez capable de conquérir un grand nom, une haute situation !…
— J’en suis capable, je le serai ! s’écria Romachov. Donnez-vous à moi seulement ! Venez à moi. Et toute ma vie…
Elle l’interrompit avec un sourire triste et caressant qui se refléta dans le ton de sa voix :
— Je crois que vous êtes plein de bonnes intentions, mon cher, j’en suis convaincue, mais vous n’êtes pas capable de les réaliser. Je le sais. Oh ! si j’avais la moindre confiance en vous, je quitterais tout et je vous suivrais. Ah ! Romotchka, mon chéri ! J’ai entendu raconter cette légende : Dieu créa d’abord les hommes en entier, puis, on ne sait pourquoi, il les partagea chacun en deux moitiés, qu’il dispersa par toute la terre. Et, depuis des siècles, ces moitiés séparées se recherchent l’une l’autre sans pouvoir se rencontrer. Eh bien, mon cher, vous et moi, ne sommes-nous pas ces moitiés ? Tout nous est commun : affections, haines, pensées, songes et désirs. Nous nous comprenons à demi-mot — même sans mot dire — au moyen de nos âmes seules. Et me voilà forcée de renoncer à toi ! Ah ! cela m’arrive pour la deuxième fois dans la vie !
— Oui, je sais.
— Il te l’a dit ? interrompit vivement Chourotchka.
— Non, mais je l’ai appris par hasard. Je sais.
Ils se turent. Les premières étoiles, scintillants points verts, s’allumèrent au firmament. On percevait à peine, sur la droite, des voix, des rires et des chants lointains. L’autre partie du bois demeurait plongée dans une moelleuse obscurité, dans un silence sacré. De cet endroit, on ne pouvait apercevoir le bûcher, mais parfois une vacillante lueur rouge courait, tel le reflet d’un éclair de chaleur, au sommet des chênes les plus rapprochés. Chourotchka caressait lentement la chevelure et le visage de Romachov, et abandonnait sa main aux lèvres du jeune homme.
— Je n’aime pas mon mari, dit-elle lentement — après un instant de réflexion. — Il est grossier, sans tact ni délicatesse. Ah ! j’ai honte de l’avouer, mais nous autres femmes n’oublions jamais les premières violences endurées. Puis il est si férocement jaloux ! Jusqu’à présent il me torture à cause de ce malheureux Nazanskiï. Il épie, s’accroche à des bagatelles, fait des suppositions si monstrueuses, me pose des questions abominables. Seigneur ! C’était cependant un roman bien innocent, presque enfantin ! Et pourtant le seul nom de Nazanskiï suffit à le mettre en rage.
Pendant qu’elle parlait, sa voix tremblait, et Romachov sentit frissonner la main qui lui caressait les cheveux.
— Tu as froid ? fit-il.
— Non, cher, je suis bien, dit-elle doucement.
Mais soudain, dans un irrésistible élan de passion, elle s’écria :
— Je suis si bien avec toi, mon amour !…
Alors il prit la main dans la sienne et, effleurant timidement ses doigts frêles, il lui demanda d’un ton hésitant :
— Dis-moi, je t’en prie… Tu viens de dire que tu ne l’aimes pas… Pourquoi dès lors êtes-vous encore ensemble ?…
Elle se redressa brusquement, s’assit et passa nerveusement les mains sur son front et ses joues, comme si elle sortait d’un long sommeil.
— Il est tard. Partons ! Il ne manquerait plus qu’on nous recherchât ! dit-elle d’une voix tout autre, parfaitement calme.
Ils se levèrent, et demeuraient tous deux en face l’un de l’autre, silencieux, haletants, se regardant sans se voir.
— Adieu ! — cria-t-elle d’une voix sonore. Adieu, mon bonheur, mon court bonheur !
Elle lui passa ses bras autour du cou, colla aux siennes ses lèvres brûlantes et moites, et, les dents serrées, dans un gémissement passionné, elle s’appuya contre lui de tout son corps. Romachov crut voir les noirs troncs des chênes s’incliner d’un côté tandis que la terre fuyait de l’autre, et il sentit le temps s’arrêter.
Mais Chourotchka, faisant un effort sur elle-même, se dégagea et prononça d’un ton décidé :
— Adieu ! C’est assez ! Partons maintenant !
Romachov se laissa tomber sur l’herbe, et, presque couché, lui enlaça les jambes et couvrit ses genoux de longs baisers fiévreux :
— Sacha ! Sachenka, balbutiait-il. Pourquoi ne veux-tu pas te donner à moi ? Pourquoi ?… Donne-toi à moi !
— Allons, partons !… pressa-t-elle. Mais levez-vous donc, Georges Alexéievitch. On va s’apercevoir de notre absence. Partons !
Ils marchèrent dans la direction d’où venaient les voix. Romachov sentait ses jambes fléchir ; ses tempes battaient ; il chancelait.
— Je ne veux tromper personne, disait Chourotchka d’une voix saccadée et encore haletante. Ou plutôt non. Je suis au-dessus du mensonge, mais je ne veux pas de lâcheté. La tromperie est toujours une lâcheté. Je te dirai la vérité : je n’ai jamais trompé mon mari et je ne le tromperai que le jour où je l’abandonnerai. Mais ses caresses, ses baisers me sont insupportables, ils ne m’inspirent que dégoût et horreur. Tu sais, ce n’est que tout à l’heure — non, plutôt auparavant, quand je songeais à toi, à tes lèvres — que j’ai compris l’incroyable jouissance, l’extase que l’on éprouve à se livrer à l’être aimé. Mais je ne veux pas de lâcheté, pas de larcin caché ! Et puis, attends ! penche-toi plus près de moi, je te le dirai à l’oreille, j’ai honte de l’avouer… Je ne veux pas avoir d’enfant. Oh ! quelle vilenie ! Une femme d’officier subalterne, quarante-huit roubles de solde, six enfants, des langes partout… la misère… quelle horreur !
Romachov la regardait tout abasourdi.
— Mais vous avez un mari… Vous êtes sûre d’avoir des enfants ! dit-il avec hésitation.
Chourotchka éclata de rire. Il y avait quelque chose de désagréable dans ce rire, et Romachov instinctivement sentit son cœur se glacer.
— Ro-mo-tchka… Oh ! oh ! oh ! que vous êtes bê-ête ! traîna-t-elle de cette petite voix mutine, familière à Romachov. Est-il possible que vous soyez à ce point ignorant ? Mais dites-moi la vérité ! Vous ne savez rien de tout cela ?
Décontenancé, il haussa les épaules. Il se sentait gêné de sa naïveté.
— Pardonnez-moi… Mais je suis obligé d’avouer… Parole d’honneur !…
— Eh bien ! Que Dieu vous bénisse ! Il est inutile que je vous fasse la leçon ! Que vous êtes pur, mon cher Romotchka ! Mais quand vous serez devenu grand, vous vous rappellerez ce que je vais vous dire : « Ce qu’on peut faire avec son mari est impossible avec celui qu’on aime. » Ah ! mais je vous en supplie, ne pensez plus à cela ! C’est bien vilain, mais que faire ?
Ils approchaient de la clairière. Derrière les arbres se devinait la flamme du bûcher. Les troncs noueux semblaient des coulées de métal noir entre lesquelles scintillait une lueur rouge à reflets changeants.
— Et si je deviens maître de moi ? demanda Romachov. Si j’arrive à la situation qu’ambitionne ton mari ou à une autre supérieure ? Alors ?
Elle appuya fortement sa joue contre son épaule et dit avec éclat :
— Alors ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui !
Ils étaient déjà dans la clairière. On voyait distinctement le foyer et les silhouettes des personnes à l’entour.
— Romotchka, un dernier mot, dit Alexandra Pétrovna en se hâtant, mais avec, dans la voix, une note de tristesse et d’angoisse : Je ne voulais pas vous gâter toute la soirée et c’est pourquoi je me suis tue jusqu’à présent. Écoutez-moi bien : Vous ne devez plus venir nous voir !
Il s’arrêta interloqué.
— Pourquoi ? O Sacha !
— Allons, dépêchons-nous. Mon mari est inondé de lettres anonymes. J’ignore qui les écrit ; il ne me les a pas montrées, mais il y a fait allusion. On lui raconte des vilenies, des turpitudes sur vous et moi. En un mot je vous prie de ne plus venir nous voir.
— Sacha !… gémit Romachov en tendant les bras vers elle.
— Ah ! à moi aussi, cela me fait beaucoup de peine, mon chéri, mon amour, ma tendresse ! Mais c’est indispensable. Écoutez-moi donc, je ne crains qu’une chose, c’est qu’il vous en parle lui-même. Je vous en supplie, contenez-vous. Promettez-le-moi.
— Bien, fit tristement Romachov.
— Et c’est tout ! Adieu, mon pauvre, mon pauvre ami. Donnez-moi votre main. Serrez la mienne fortement… vigoureusement… à me faire mal… c’est cela… Oh !… Adieu maintenant ! Adieu, ma joie !…
Ils se quittèrent. Chourotchka marcha droit devant elle, Romachov fit un détour par le bas, le long de la rivière. La partie de cartes n’était pas terminée, mais leur absence avait été remarquée. Tout au moins, Ditz regarda si effrontément Romachov, et toussa d’une façon si peu naturelle, que le sous-lieutenant eut envie de lui lancer au visage un tison enflammé.
Romachov vit ensuite Nicolaiev, pâle de colère, quitter le jeu, prendre à l’écart Chourotchka et lui parler longuement avec des gestes courroucés. Tout à coup, celle-ci se redressa, et laissa tomber quelques mots, tandis que son visage reflétait, indigné, un inexprimable mépris. Et le mari, grand et fort, se soumit aussitôt, baissa la tête et la quitta, telle une bête domptée, couvant sa férocité.
Le pique-nique finit bientôt après. L’atmosphère se refroidissait et des effluves humides montaient de la rivière. La gaieté de tous les convives était depuis longtemps épuisée, et chacun se retira fatigué, mécontent, avec une forte envie de dormir. Romachov fit de nouveau route avec les demoiselles Mikhine et se tut tout le long du chemin. Dans sa mémoire surgissaient de sombres arbres immobiles, une colline noire couronnée de sanglantes lueurs crépusculaires, et la silhouette blanche d’une femme étendue sur l’herbe odorante. Et cependant sa sincère et profonde mélancolie ne l’empêchait pas de s’appliquer mentalement de temps à autre cette phrase pathétique : « Un nuage de tristesse voilait son beau visage. »
Le 1er mai, comme tous les ans à la même époque, le régiment s’installa au camp, situé à deux verstes de la ville au delà de la voie ferrée. D’après le règlement, les officiers subalternes devaient loger avec leurs compagnies dans des baraquements en bois ; mais Romachov resta en ville, car les logements d’officiers de la 6e compagnie étaient trop délabrés, et l’on manquait d’argent pour les remettre en état. Il était donc obligé de faire chaque jour quatre fois le trajet : le matin pour se rendre à l’exercice, puis pour revenir déjeuner au mess ; l’après-midi pour retourner à l’exercice et rentrer ensuite chez lui. Ce va-et-vient l’énervait et le fatiguait. Dès la première quinzaine, il maigrit, brunit et ses yeux devinrent caves.
Il faut dire que la vie de camp était dure pour tout le monde, aussi bien pour l’officier que pour le soldat. On se préparait à la revue de printemps et on ne connaissait ni trêve ni répit. Les commandants de compagnie faisaient manœuvrer leurs hommes deux ou trois heures de plus que de coutume. Pendant l’exercice, on n’entendait dans toutes les compagnies et dans tous les pelotons que le bruit ininterrompu des soufflets. Souvent Romachov voyait à quelque deux cents pas un capitaine devenu subitement furieux, souffleter tous ses hommes les uns après les autres, depuis le flanc gauche jusqu’au flanc droit. Romachov distinguait d’abord le mouvement de la main… puis, quelques secondes après, il entendait le bruit sec du coup, puis un second… un troisième, et ainsi de suite. Cette sensation lui était fort pénible et répugnante. Les sous-officiers maltraitaient leurs hommes pour la moindre faute de théorie, pour avoir perdu la cadence en marchant ; ils les battaient jusqu’au sang, leur défonçaient les dents, leur brisaient le tympan, les renversaient à terre à coups de poing. Personne ne songeait à se plaindre ; chacun semblait vivre un monstrueux, un sinistre cauchemar ; le régiment tout entier était en proie à une stupide hypnose. La chaleur rendait encore tout cela plus pénible, car on avait, cette année, un mois de mai exceptionnellement chaud.
L’énervement était général et extrême. Au mess, pendant les repas, de stupides discussions et de vaines querelles éclataient de plus en plus souvent. Les soldats étaient amaigris et complètement ahuris. Pendant les rares moments de repos, on n’entendait ni plaisanteries, ni rires dans les tentes. On obligeait cependant les hommes à s’amuser le soir, après l’appel. Formant le cercle, ils braillaient, le visage morne et d’une voix terne :
Puis l’accordéon jouait un air de danse et le sergent-major commandait :
— Grégorache, Skvortsov ! Entrez dans le cercle ! Dansez, fils de chien… Amusez-vous !
Ils dansaient, mais il y avait dans cette danse, comme dans les chansons, quelque chose de guindé et d’automatique qui donnait envie de pleurer.
Seule, la 5e compagnie paraissait heureuse et libre. On l’amenait à l’exercice une heure après les autres et elle rentrait une heure avant. Les hommes semblaient éveillés, bien nourris, alertes et regardaient toujours leurs chefs d’un air intelligent et hardi ; leur tenue même était plus élégante et mieux ajustée que celle des autres compagnies. Le capitaine Stelkovskiï, un original, la commandait. Vieux garçon, assez riche pour son régiment — il recevait, on ne sait d’où, quelque deux cents roubles par mois — d’un caractère très indépendant, il se tenait à l’écart de ses camarades, se montrait raide avec eux et, de plus, s’adonnait à la débauche. Il prenait à son service de très jeunes filles du peuple, souvent même des mineures, et les renvoyait chez elles au bout d’un mois après les avoir payées assez largement. Ce manège durait depuis des années avec une inconcevable irrégularité. Bien que ses soldats ne fussent pas précisément dorlotés, ils n’étaient pourtant ni battus, ni même injuriés, et cependant la compagnie ne le cédait ni en tenue ni en instruction à n’importe quelle unité de la garde. Doué d’une ténacité patiente, sûre et froide, le capitaine savait la communiquer à ses sous-officiers. Ce qu’on obtenait dans les autres compagnies en une semaine, à grand renfort de punitions, de cris et de coups, il l’obtenait paisiblement en un jour. Il était avare de paroles, n’élevait jamais la voix ; mais lorsqu’il parlait, ses soldats étaient comme pétrifiés. Ses camarades n’avaient pas de sympathie pour lui, mais les hommes l’adoraient ; exemple peut-être unique dans toute l’armée russe.
Enfin arriva le 15 mai, jour choisi par le général commandant le corps d’armée pour passer la revue. Ce jour-là, dans toutes les compagnies, sauf dans la 5e, les sous-officiers réveillèrent les hommes avant quatre heures. Bien que la matinée fût chaude, les soldats, encore à demi endormis et bâillant, grelottaient dans leurs vareuses de coutil. Dans la lumière joyeuse et rose du matin, leurs visages paraissaient gris, lustrés, pitoyables.
A six heures, les officiers arrivèrent. Le rassemblement n’était indiqué que pour dix heures, mais à l’exception de Stelkovskiï, aucun des commandants de compagnies n’avait eu la bonne inspiration de laisser les hommes dormir leur soûl et se reposer avant la revue. Bien au contraire, plus que jamais on leur serinait la théorie et les instructions de tir ; plus que jamais, on les injuriait, houspillait, maltraitait.
A neuf heures, les compagnies prirent position à une cinquantaine de pas en avant du camp suivant une ligne droite longue d’une demi-verste indiquée par seize jalonneurs, avec des fanions de couleurs différentes au bout de leurs fusils. L’officier jalonneur, le lieutenant Kovako, un des héros de la journée, tout en nage, le visage cramoisi et la casquette sur la nuque, faisait du zèle ; il avait lâché la bride à son cheval et galopait le long de la ligne, la nivelant sans cesse et poussant des cris furieux. Son sabre battait les flancs de son maigre cheval blanc, qui, tout couvert de taches de vieillesse et une taie sur l’œil droit, frétillait convulsivement de sa courte queue et scandait son galop désordonné de sons secs et saccadés comme des coups de feu. La responsabilité du lieutenant Kovako était grande ; c’est à lui qu’incombait le soin d’aligner irréprochablement les seize compagnies.
A dix heures moins dix exactement, la cinquième compagnie sortit du camp. D’un pas ferme et cadencé qui faisait trembler la terre, défilèrent devant tout le régiment ces cent hommes, plus frais, plus alertes, plus robustes les uns que les autres, la casquette sans visière fièrement campée sur l’oreille droite. Le capitaine Stelkovskiï, un petit homme maigre, en culotte démesurément bouffante, marchait nonchalamment et sans emboîter le pas, à cinq pas du flanc droit de sa compagnie : il clignait joyeusement les yeux et, penchant la tête d’un côté et de l’autre, surveillait l’alignement. Le commandant du bataillon, lieutenant-colonel Lekh, qui, comme tous les officiers, se trouvait depuis le matin dans un état d’extrême surexcitation, se précipita à sa rencontre et lui reprocha violemment son arrivée tardive ; mais Stelkovskiï, tirant froidement sa montre, y jeta un coup d’œil et répliqua sur un ton sec et presque dédaigneux :
— Le rassemblement est commandé pour dix heures. Il est dix heures moins trois. Je n’ai pas le droit d’imposer à mes hommes une fatigue inutile.
— Pas de discussions ! beugla Lekh en retenant son cheval et décrivant un grand geste du bras. Je vous prie de vous taire quand un supérieur vous fait une observation dans le service.
Mais, sachant fort bien qu’il était dans son tort, il n’insista pas, tourna bride, et fondit sur la huitième compagnie où les officiers vérifiaient le chargement des sacs.
— Qu’est-ce que c’est encore que cela ? Un bazar ? Une boutique ? A-t-on jamais vu nourrir les chiens quand on part en chasse ? Pourquoi n’y avoir pas songé plus tôt ? Sacs au dos !!
A dix heures un quart, on commença l’alignement des compagnies. Ce fut une besogne difficile, longue et minutieuse. On tendit d’un jalonneur à l’autre de longues cordes fixées en terre par des piquets. Chaque soldat du premier rang devait toucher cette corde de la pointe du pied avec une précision mathématique ; c’est en cela que consistait le chic particulier de la manœuvre. Mais ce n’était pas tout : on exigeait que l’écartement entre les deux pieds fût suffisant pour pouvoir placer une crosse de fusil et que tous les soldats eussent la même inclinaison de corps. Les commandants de compagnies se mettaient en colère et criaient : « Ivanov, le corps en avant ! Bourtchenko, avance l’épaule droite ! La pointe du pied gauche en arrière ! Encore !… »
Le colonel arriva à dix heures et demie. Il montait un énorme et superbe hongre balzan pommelé. Le colonel Choulgovitch avait à cheval une prestance imposante, presque majestueuse ; il se tenait bien solide en selle, quoique un peu à la manière des officiers d’infanterie, les étriers trop courts. Il salua crânement le régiment avec une ardeur gaie et enjouée :
— Bonjour, mes b-e-a-u-x !
Romachov, songeant à sa quatrième section et en particulier au malingre Khliebnikov, ne put retenir un sourire. « Beaux hommes, en effet ! »
Au son de la musique du régiment, on présenta les drapeaux. Et l’attente fatigante commença. Très loin, jusqu’à la gare même où devait débarquer le général commandant le corps d’armée, s’échelonnait une chaîne de signaleurs chargés d’annoncer l’arrivée des autorités. Il y eut plusieurs fausses alertes. Piquets et cordeaux étaient rapidement enlevés ; les hommes s’alignaient encore une fois, se redressaient et ne bougeaient plus, quelques pénibles instants s’écoulaient, puis on permettait le repos en recommandant de ne pas bouger les pieds. Devant le front des troupes à quelque trois cents pas, les robes, les chapeaux et les ombrelles des femmes d’officiers venues pour voir la revue, faisaient des taches vives et bigarrées. Romachov savait fort bien que Chourotchka ne se trouvait pas parmi cette foule claire et endimanchée, mais, chaque fois qu’il regardait de ce côté, un doux émoi lui poignait le cœur ; un trouble bizarre, incompréhensible le contraignait à respirer plus fréquemment. Subitement, un cri bref et craintif : « Le voilà ! Le voilà ! » courut d’un bout à l’autre de la ligne. Tout le monde comprit que le moment critique était arrivé. Les soldats, ahuris dès le matin et gagnés par la nervosité générale, s’alignaient d’eux-mêmes avec empressement, s’ajustaient une dernière fois et toussaient d’un air inquiet.
— Garde à vous ! Jalonneurs, à vos places ! commanda Choulgovitch.
En clignant de l’œil vers la droite, Romachov vit à l’extrémité du champ de manœuvre un petit groupe compact de cavaliers s’avancer rapidement vers le front, au milieu de légers nuages de poussière jaunâtre. L’air grave et inspiré, Choulgovitch recula à une distance au moins quatre fois plus grande que celle prescrite par le règlement. Puis, majestueux, relevant sa barbe argentée et fixant un regard imposant et satisfait sur la masse noire immobile de son régiment, il cria d’une voix qui résonna dans toute la plaine :
— Présentez vos…
Il fit une longue pause. Il semblait jouir de son énorme pouvoir sur ces centaines d’hommes et vouloir prolonger le plus longtemps possible cette passagère jouissance. Enfin, prenant son élan, rougissant sous l’effort et les veines du cou gonflées, il brailla de toutes les forces de ses poumons :
— Armes !
Un… deux ! Les mains frappèrent les bretelles des fusils et les culasses mobiles claquèrent contre les plaques des ceinturons, tandis que, sur la droite, retentissaient les accents joyeux d’une marche de bienvenue. Les flûtes et les clarinettes partirent d’un rire enfantin ; les trompettes éclatèrent majestueusement ; les tambours précipitèrent leurs roulements ; impuissants à les suivre, les lourds trombones bougonnaient amicalement de leur belle voix pleine. A la gare une locomotive lança un long sifflement net et aigu qui, se mêlant aux accents solennels des cuivres, détermina un ensemble d’une merveilleuse harmonie. Romachov se crut soudain délicieusement soulevé par une vague de hardiesse et de fierté. L’azur du ciel pâli par l’extrême chaleur, la vacillante lumière dorée du soleil, le vert tendre des champs lointains lui apparurent aussitôt avec une joyeuse lucidité, tout comme s’il ne les avait pas remarqués jusqu’alors, et il se sentit soudain jeune, fort, adroit, fier d’appartenir à cette puissante masse d’hommes immobiles, mystérieusement soudés les uns aux autres par une unique volonté invisible…
Choulgovitch, sabre au clair, s’élança d’un lourd galop à la rencontre du général.
Puis, parmi les accords martiaux de la musique, on entendit la voix paisible et joviale du général :
— Bonjour, la première compagnie !
Les soldats s’appliquaient à répondre avec ensemble et à voix haute. A la gare, la locomotive se remit à siffler, rapidement cette fois, par saccades et comme en colère. Le général saluait chaque compagnie et parcourait au pas le front des troupes. Romachov voyait déjà distinctement son épaisse silhouette, les plis transversaux de son uniforme sur son gros ventre, son visage carré tourné vers les soldats, son petit cheval gris caparaçonné d’une housse élégante à monogrammes rouges, les anneaux en os de sa martingale, et ses petits pieds chaussés de courtes bottes vernies.
— Bonjour, la 6e !
Autour de Romachov les hommes répondirent au salut avec une vigueur exagérée. On eût dit qu’ils se faisaient mal. Le général se tenait à cheval dans une pose nonchalamment assurée, et la bête, les yeux pleins de sang, le cou gracieusement cambré, rongeait son mors, écumait et marchait d’une allure souple et sautillante. « Ses tempes sont grises, ses moustaches noires… il doit se teindre », pensa Romachov.
A travers ses lunettes d’or, le général fixait avec attention ses yeux sombres, jeunes, intelligents et moqueurs sur les soldats hypnotisés. Il arriva à la hauteur du sous-lieutenant et porta la main à la visière de sa casquette. Romachov, rigide, les jambes tendues, serrait à se faire mal la poignée de son sabre abaissé. Un frisson de joie et de dévouement courut le long de ses bras et de ses jambes, et lui donnait la chair de poule. Ne pouvant détacher ses yeux de ceux du général, il songea à part soi suivant sa naïve et enfantine habitude : « Les yeux du vieux général se sont arrêtés avec plaisir sur l’harmonieuse et maigre silhouette du jeune sous-lieutenant. »
Le général passa de même devant les autres compagnies. Une suite élégante et bigarrée, composée d’une quinzaine d’officiers d’état-major, montés sur de beaux chevaux soignés, marchait derrière lui. Romachov les contempla avec le même regard dévoué, mais aucun d’eux ne daigna se retourner sur lui. Ils étaient depuis longtemps blasés de toutes ces revues, de toutes ces réceptions en musique, qui émeuvent tant les modestes officiers de ligne. Et Romachov sentit avec une vague malveillance envieuse que ces gens-là, si hautains, vivaient d’une vie supérieure qui lui était inaccessible.
Quelqu’un fit signe de loin à la musique de cesser de jouer. Le commandant de corps d’armée revint, au trot de son cheval, de la gauche à la droite de la ligne déployée. Le colonel Choulgovitch galopa vers la 1re compagnie. Tirant sur les rênes de son cheval, son gros buste penché en arrière, il cria d’une voix sauvage et enrouée, comme les capitaines de pompiers au cours des incendies :
— Capitaine Ossadtchiï ! Faites porter votre compagnie en avant… Vivement !
Le colonel et Ossadtchiï rivalisaient entre eux pour l’éclat de leur voix à l’exercice. Aussi entendit-on jusqu’à la 16e compagnie la voix métallique d’Ossadtchiï :
— Portez armes ! guide au centre !… En avant… marche !…
A la suite d’efforts prolongés, Ossadtchiï était parvenu à exercer ses soldats à marcher à pas fermes et peu fréquents, en levant les pieds très haut pour frapper le sol avec force. Cette marche paraissait très imposante et excitait l’envie des autres commandants de compagnie.
Mais la 1re compagnie n’avait pas fait cinquante pas qu’on entendit le commandant de corps d’armée s’écrier nerveusement :
— Qu’est-ce que c’est que cela ? Arrêtez la compagnie, arrêtez ! Capitaine, approchez ! Qu’est-ce que vous me montrez là ? Est-ce un enterrement ? Une retraite aux flambeaux ? Des soldats de bois ? Une marche à trois temps ! Mais nous ne sommes plus à l’époque de Nicolas Ier où les soldats faisaient vingt-cinq ans de service. Combien avez-vous perdu de jours pour enseigner ce ballet à vos hommes ? Que de temps précieux gaspillé !
Ossadtchiï se tenait devant lui, droit, immobile, sombre, le sabre abaissé. Après une courte pause, le général continua plus doucement, avec une expression de tristesse et d’ironie :
— Vous avez sans doute ahuri vos hommes pour leur inculquer les principes de cette marche ? Oh ! soldats du passé ! soldats arriérés que vous êtes ! Si l’on vous demandait… A propos, permettez ! Dites-moi le nom de ce soldat ?
Le général désignait le deuxième homme à la droite de la compagnie.
— Ignatiï Mikhaïlov, Votre Excellence ! répondit Ossadtchiï de sa grosse voix automatique de soldat.
— Bien. Et que savez-vous de lui ? Est-il célibataire, ou marié ? A-t-il des enfants ? Peut-être a-t-il là-bas, au village, de gros soucis ? du malheur ? Hein ?
— Je ne sais pas, Votre Excellence. J’ai cent hommes. Il est difficile de se souvenir de tout.
— Difficile de se souvenir de tout ! répéta amèrement le général. Ah ! messieurs ! Il est dit dans l’Écriture : « N’étouffez pas l’esprit ! » Et vous, que faites-vous ? Cependant, c’est bien cette sainte canaille grise qui, au combat, vous protègera de sa poitrine, vous enlèvera du feu sur ses épaules, vous garantira de la gelée avec sa capote trouée, et vous dites : « Je ne sais pas ! »
Et s’énervant, le général cria au colonel par-dessus la tête d’Ossadtchiï :
— Colonel, faites disparaître cette compagnie ! Je ne veux plus la voir. Faites-la partir tout de suite, tout de suite ! Ce sont des paillasses ! des polichinelles en carton ! des têtes de plomb !
Cet incident commença à couler le régiment dans l’esprit du général. Le surmenage, l’abrutissement des soldats, la cruauté insensée des sous-officiers, les habitudes routinières et nonchalantes des officiers, tout cela ressortit à cette revue d’une façon évidente et honteuse.
A la 2e compagnie, les hommes ne surent pas réciter le « Notre Père » ; à la 3e, les officiers s’embrouillèrent dans les exercices en ordre dispersé ; à la 4e compagnie, un soldat s’évanouit pendant le maniement d’armes. Et surtout, dans aucune, sauf dans la 5e, on ne sut prendre les dispositions pour se défendre contre une attaque inopinée de la cavalerie, bien qu’on en connût l’importance et que les hommes y eussent été longuement exercés. Cette formation avait justement été imaginée et mise en pratique par le général commandant le corps d’armée ; elle consistait en de rapides changements de front qui exigeaient de la part des chefs une grande présence d’esprit, un coup d’œil rapide et une grande initiative.
Après avoir inspecté chaque compagnie, le général faisait éloigner les officiers et les sous-officiers et demandait aux hommes s’ils étaient contents, s’ils recevaient tout ce qui leur était dû, s’ils n’avaient pas de réclamations à lui adresser. « Absolument aucune… », braillaient les soldats en chœur. Pendant que le général questionnait les hommes de la 1re compagnie, Romachov entendit le sergent-major Rynda menacer ses hommes d’une voix sifflante : « Si l’un de vous s’avise de se plaindre, il aura affaire à moi !… »
La mauvaise impression laissée par les premières compagnies contribua à faire ressortir avantageusement la cinquième, dont les hommes frais et dispos exécutèrent les exercices d’un pas si léger et si assuré, avec tant d’entrain et de facilité qu’ils ne paraissaient pas soutenir un périlleux examen, mais se livrer à quelque joyeux et facile amusement.
Bien qu’encore renfrogné, le général leur jeta un : « c’est bien, mes braves ! » le premier de la revue.
Le capitaine Stelkovskiï acheva de gagner le général par ses dispositions contre les charges de cavalerie. Le général indiquait lui-même l’ennemi par des phrases brèves : « La cavalerie est à droite à 800 pas ! » et Stelkovskiï, sans perdre une seconde, tranquillement, avec précision, arrêtait chaque fois la compagnie, la plaçait face à l’ennemi imaginaire chargeant au galop, la formait rapidement en pelotons, faisait prendre aux hommes du premier rang la position du tireur à genoux, tandis que ceux du second rang restaient debout, désignait la hausse, indiquait le but, commandait deux ou trois salves imaginaires, puis faisait croiser les baïonnettes.
— Parfait, mes braves ! Merci, mes braves ! disait le général.
Enfin, la compagnie se remit en ligne déployée ; mais le général tardait encore à la quitter. Parcourant lentement le front, il fixait sur les soldats des regards scrutateurs et intéressés. Sous les paupières lourdes et gonflées, ses yeux intelligents souriaient de satisfaction à travers les lunettes d’or. Tout à coup, il arrêta son cheval, se retourna vers son chef d’état-major et dit :
— Mais, colonel, regardez-donc ces faces-là ? Avec quoi les nourrissez-vous, capitaine ? Écoute, toi là, le gros — le général, d’un signe de tête, indiquait un soldat — tu t’appelles Koval (forgeron) ?
— Parfaitement, Votre Excellence ! Je me nomme Mikhaïlo Boriïtchouk, cria gaiement le soldat avec un sourire enfantin et satisfait.
— Ah bah ! Et moi qui croyais que tu t’appelais Koval. Eh bien, je me suis trompé, plaisanta le général. Il n’y a rien à faire… j’ai raté mon effet… ajouta-t-il plein de bonhomie.
Le visage du soldat s’épanouit de joie.
— Pas du tout, Votre Excellence, cria-t-il encore plus fort. Chez moi, au village, j’avais une forge avant de venir au régiment : j’étais forgeron.
— Tu vois bien ! lui dit amicalement le général qui se flattait de connaître les soldats. Capitaine, cet homme compte-t-il parmi vos bons soldats ?
— C’est un très bon soldat. Tous les soldats sont bons dans ma compagnie, répondit Stelkovskiï avec son assurance coutumière.
Le général fronça le sourcil, mais ses lèvres esquissèrent un sourire qui donna à toute sa physionomie une charmante expression de bonté.
— Hum ! hum ! capitaine, je crois que vous vous avancez beaucoup… Vous avez bien des hommes punis ?
— Pas un seul, Votre Excellence. Depuis cinq ans, pas un seul !
Le général se pencha lourdement sur sa selle et tendit à Stelkovskiï sa grosse main gantée de blanc.
— Merci, mon cher ami, merci ! dit-il avec un tremblement dans la voix, tandis que des larmes brillaient à ses yeux. Comme beaucoup de vieux militaires un peu originaux, le général avait la larme facile. Merci, vous avez fait plaisir à votre vieux général ! Merci, mes braves ! cria-t-il énergiquement à la compagnie.
Grâce à la bonne impression produite par la 5e compagnie, l’inspection de la 6e se passa bien. Le général ne la félicita point, mais ne lui fit pas non plus de reproches. Cependant, la 6e compagnie fut loin de briller pendant l’escrime à la baïonnette contre des mannequins.
— Pas comme cela ! pas comme cela ! disait le général en tressautant sur sa selle. Non, pas ainsi ! Frères, écoutez-moi ! Piquez de tout cœur, au centre même… Enfoncez la baïonnette jusqu’à la garde ! Emportez-vous, que diable ! Vous ne mettez pas du pain au four… C’est un ennemi que vous embrochez !…
Les autres compagnies furent au-dessous de tout. Le général ne se fâchait même plus. Il ne faisait plus que de rares remarques cinglantes et justes, et demeurait taciturne, penché sur le col de son cheval. Il ne regarda même pas les 15e et 16e compagnies et se contenta de dire avec un geste de fatigue et de dégoût :
— Oh ! ceux-là… ce sont des avortons !
Il ne restait plus qu’à défiler. Tout le régiment se forma en colonne serrée, par pelotons. Les jalonneurs sortirent des rangs et s’alignèrent en face du flanc droit, indiquant la direction à suivre. Les hommes succombaient sous le poids de la chaleur de plus en plus accablante et se sentaient prêts à défaillir en respirant les émanations de leurs corps serrés les uns contre les autres, l’odeur des bottes, du tabac, de la peau humaine mal lavée et des relents du pain noir en décomposition dans leurs estomacs.
Cependant, tous s’animèrent avant le défilé. Les officiers imploraient presque leurs hommes : « Frères, faites tout votre possible ! Efforcez-vous de défiler crânement devant le commandant de corps d’armée ! Ne nous déshonorez pas ! » Cette flagornerie inaccoutumée montrait que les chefs manquaient de confiance et avaient conscience de leurs fautes. On eût dit que la colère d’un personnage aussi considérable que le commandant de corps d’armée avait subitement écrasé de tout son poids officiers et soldats, leur avait fait perdre leur personnalité, les mettant sur le même pied, aussi apeurés, éperdus et piteux les uns que les autres.
— Ga-arde à vous !… La musique en avant ! commanda de loin le colonel Choulgovitch.
Un sourd murmure courut dans les rangs et aussitôt les quinze cents hommes se figèrent dans une attitude immobile.
On ne voyait pas Choulgovitch, mais sa voix sonore retentit de nouveau :
— Portez armes !
Les quatre chefs de bataillon se retournant vers leurs unités, commandèrent séparément :
— Portez… et ne quittèrent pas des yeux le colonel.
En avant du régiment une épée flamboya et aussitôt s’abaissa. A ce signe attendu, les quatre chefs de bataillon crièrent d’une seule voix :
— … armes !
Dans un sourd fracas, le régiment exécuta l’ordre. Par endroits, les baïonnettes cliquetèrent.
Alors, Choulgovitch, traînant avec exagération les syllabes, commanda solennellement, sévèrement, joyeusement, de toute la force de ses immenses poumons :
— Pour dé-fi-ler !
Cette fois-ci les seize commandants de compagnie reprirent sur tous les tons et sans aucun ensemble :
— Pour défiler !
L’un d’eux même, tout en queue de la colonne, partit trop tard, commença d’une voix hésitante :
— Pour dé… et s’arrêta aussitôt.
— Par de-mi com-pa-gnies ! gronda Choulgovitch.
— Par demi compagnies ! reprirent les capitaines.
— In-ter-valle, deux sections ! hurla Choulgovitch.
— Intervalle, deux sections.
— Gui-de à droi-te !
— Guide à droite ! répéta l’écho aux seize voix.
Choulgovitch attendit deux ou trois secondes et jeta nerveusement :
— La première demi-compagnie, au pas !
— La pr-remière demi-compagnie. Guide à droite. Au pas. En avant, marche ! — commanda Ossadtchiï d’une voix pleine qui, traversant les rangs pressés et rampant sur le sol, porta jusqu’à l’extrémité de la colonne.
Les tambours roulèrent.
De loin, on aperçut une longue ligne régulière se détacher de la forêt inclinée des baïonnettes et onduler rythmiquement en l’air.
— La seconde demi-compagnie, en avant ! chantonna le contralto d’Artchakovskiï.
Et une seconde ligne de baïonnettes se sépara de la masse en ondulant. Le roulement des tambours allait s’affaiblissant, comme s’il rentrait en terre, et tout à coup disparut, noyé dans les sons joyeux de la musique. Immédiatement, le régiment entier s’anima, les têtes se relevèrent, les corps se redressèrent, les visages fatigués se rassérénèrent…
Les demi-compagnies sont parties les unes après les autres, et les accents de la marche du régiment retentissent de plus en plus allègres. La dernière demi-compagnie du premier bataillon s’est ébranlée. Le lieutenant-colonel Lekh s’avance sur son cheval noir décharné. Olizar l’accompagne. Tous deux présentent le sabre, la main à la hauteur du visage. Calme et nonchalant, Stelkovskiï lance un bref commandement. La hampe du drapeau domine les baïonnettes. Le capitaine Sliva, voûté, ratatiné, pareil, avec ses longs bras, à un vieux singe chagrin, écarquille ses yeux aqueux et commande :
— La 1re demi-compagnie, en avant !
D’un pas souple et assuré, Romachov se porte devant le centre de son peloton. Un noble sentiment de fierté l’envahit. Il glisse un rapide regard sur le premier rang. « Le vieux soudard inspecta ses vétérans d’un coup d’œil de faucon. » Cette belle phrase lui vient à l’esprit tandis qu’il lance, crânement rythmé, ce commandement :
— La sec-onde demi-compagnie !
Un, deux, compte-t-il mentalement en marquant le pas de la pointe des bottes. « Il faut partir du pied gauche. » Et le visage rayonnant, la tête penchée en arrière, il crie d’une voix de ténor qui retentit par tout le champ de manœuvres :
— En avant !
C’est seulement après s’être retourné sur un pied comme mû par un ressort, qu’il ajoute deux tons plus bas :
— Guide à droite !
La beauté du moment le grise. Un instant il s’imagine que c’est la musique qui l’inonde d’éblouissantes ondes lumineuses et que les allègres sons cuivrés tombent du ciel, du soleil. Et de nouveau, comme à l’arrivée du général, son corps est tout entier secoué d’un délicieux frisson, sa peau se fait rêche et ses cheveux se dressent sur sa tête.
La cinquième compagnie a répondu d’une seule voix et dans le rythme de la musique aux félicitations du général. Plus bruyants et plus joyeux depuis qu’ils ne sont plus gênés par l’obstacle vivant des corps humains, les accents sonores de la marche guerrière courent à la rencontre de Romachov. Le sous-lieutenant aperçoit maintenant distinctement devant lui, sur la droite, la lourde silhouette du général sur son cheval gris, sa suite immobile en arrière et plus loin encore le groupe des dames dont les robes multicolores paraissent dans l’éblouissante lumière de midi d’ardentes fleurs de rêve.
Sur la gauche étincellent les cuivres de la musique, et Romachov a la sensation qu’un fil enchanté est tendu entre cette dernière et le général, et que l’on goûte, en le franchissant, une joie mêlée d’anxiété.
Mais la première demi-compagnie a déjà passé la ligne magique.
— Khorocho, rebiata ! (Bien ! les enfants), approuve le général. A-a-a-a ! reprennent tout heureux les soldats. Et la musique joue avec une ardeur toujours plus croissante. « Oh ! cher général, s’attendrit Romachov, quel brave homme tu fais ! »
Romachov est maintenant seul. D’une démarche souple et élégante, touchant à peine le sol, il approche de la ligne fatale. Il penche fièrement la tête en arrière et dirige vers la gauche un regard de défi. Il éprouve dans tout le corps une sensation de légèreté, de liberté, comme s’il avait soudain acquis la faculté de voler. Il se voit devenu l’objet de l’admiration générale, le centre du monde, et dans son exaltation murmure à soi-même : « Voyez-vous, c’est Romachov qui s’avance. Les yeux des dames brillent d’enthousiasme. » — Un, deux, du pied gauche ! « Le jeune et beau sous-lieutenant marche gracieusement en tête de sa compagnie. » — Gauche, droit ! — « Colonel Choulgovitch, déclare le général, votre Romachov est charmant, je voudrais bien l’avoir comme officier d’ordonnance. » — Gauche !…
Encore une seconde, encore un instant et Romachov va franchir le fil enchanté. Les accents de la musique se font solennels, héroïques, enflammés. « Le général va nous féliciter », songe Romachov et son âme exulte. Il entend la voix du commandant de corps, celle de Choulgovitch, d’autres voix encore. « Évidemment, il nous a fait des éloges, mais pourquoi les soldats n’ont-ils pas répondu ? Quelqu’un crie derrière moi dans les rangs. Que s’est-il donc passé ? »…
Romachov se retourna et pâlit. Au lieu d’être aligné sur deux lignes droites, son peloton n’était plus qu’une masse difforme de gens qui s’avançaient dans toutes les directions et se pressaient comme un troupeau de moutons. Grisé par son extase et ses beaux rêves, le sous-lieutenant ne s’était pas aperçu qu’il inclinait toujours sur la droite, et s’était finalement trouvé sur le flanc droit de son peloton, y jetant ainsi le désarroi.
Romachov aperçut tout cela en un instant aussi rapide que la pensée : il remarqua aussi le soldat Khliebnikov qui boitait à vingt pas en arrière juste à hauteur du général. Le malheureux était tombé en défilant et, couvert de poussière, cherchait à rattraper le peloton ; tout courbé sous le poids de son sac, il semblait courir à quatre pattes, tenant d’une main son fusil par le milieu, et se mouchant désespérément de l’autre. Il sembla tout à coup à Romachov que le beau ciel de mai s’était subitement obscurci, qu’un poids lourd comme une montagne de sable lui tombait sur les épaules et que la musique jouait un air funèbre ; ses mouvements lui parurent gauches et mous, sa démarche lourde et embarrassée. Et il se sentit tout petit, faible, laid.
L’adjudant-major du régiment arriva sur lui au grand galop. Le visage de Fédorovski était rouge et enlaidi par la colère, sa mâchoire inférieure tremblait. Étouffant de fureur et essoufflé par sa course rapide, il interpella Romachov d’une voix sourde et entrecoupée :
— Sous-lieutenant… Romachov… Le colonel vous envoie une réprimande… des… plus sévères… Sept jours d’arrêts… à la division… Quel scandale !… Tout le régiment… dés…ho…no…ré… Quel gamin !
Romachov ne lui répondit pas et ne se tourna même pas de son côté. Il méritait la réprimande. Mais les soldats avaient entendu l’injure. « Eh bien quoi ! Qu’est-ce que cela fait qu’ils aient entendu. Je l’ai bien mérité, songeait Romachov dans un accès de colère contre soi-même. Tout maintenant est perdu pour moi. Je vais me tuer. Je suis à jamais déshonoré. Tout, tout est fini. Me voilà ridicule, un rien du tout. J’ai le visage pâle et laid, un visage stupide, le plus dégoûtant de tous les visages du monde. Tout est perdu ! Les soldats qui me suivent se moquent de moi en se poussant du coude. Peut-être ont-ils aussi pitié de moi ? Non, non, c’est décidé, je vais me brûler la cervelle. »
Après avoir défilé devant le général, les compagnies faisaient, à une certaine distance, une conversion à gauche et revenaient occuper leur position de départ où elles se regroupaient en ordre déployé.
En attendant que les dernières compagnies eussent achevé le mouvement, les hommes étaient au repos et les officiers se réunissaient en petits groupes pour se détendre et fumer à la dérobée. Seul, Romachov resta dans le rang à la droite de son peloton. L’air absorbé, il creusait le sol avec la pointe de son sabre, et bien qu’il ne levât pas la tête, il sentait des regards curieux et moqueurs se fixer, de tous côtés, sur lui.
Le capitaine Sliva passa devant Romachov, et, sans s’arrêter, sans le regarder, il grommela entre les dents avec une colère contenue et comme se parlant à lui-même :
— Veuillez, dès aujourd’hui, faire une demande de changement de compagnie.
Puis ce fut Vietkine qui s’approcha. Dans ses bons yeux clairs, dans le repli de ses lèvres tombantes, Romachov devina le sentiment de compassion dédaigneuse que manifestent les gens à la vue d’un chien écrasé. En même temps, Romachov s’aperçut avec dégoût que lui-même souriait d’un sourire bête et terne.
— Allons fumer, Iouriï Alexéievitch, dit Vietkine. Et, faisant claquer la langue et hochant la tête, il ajouta d’un ton de dépit :
— Eh ! mon cher !
Romachov tremblait. Sa gorge se desséchait, il étouffait. Retenant avec peine ses sanglots, il répondit en suffoquant sur un ton saccadé d’enfant offensé :
— Non… mais non… et puis quoi… je ne veux pas.
Vietkine s’éloigna. Romachov fut tenté de se livrer à quelque coup de désespoir. « Si je souffletais Sliva, songeait-il. Ou bien si j’allais trouver le général et lui dire : Eh, vieux ! tu n’as pas honte de jouer aux petits soldats et de tourmenter ces hommes. Envoie-les se reposer. C’est à cause de toi qu’on les a battus durant deux semaines. »
« Tu es un triste sire, un ridicule et méprisable individu », se cria-t-il mentalement à lui-même. « Que tout le monde le sache : je vais me tuer aujourd’hui. »
Les compagnies défilèrent encore plusieurs fois devant le commandant de corps ; au pas, puis au pas gymnastique, puis en colonne serrée, les baïonnettes croisées. Le général s’adoucit quelque peu et adressa même plus d’une fois des compliments aux soldats. Il était près de quatre heures. Enfin le régiment s’arrêta et les hommes furent mis au repos. Le clairon sonna le rassemblement des officiers.
— Messieurs les officiers, le commandant de corps d’armée vous demande ! entendit-on dans les rangs.
Les officiers sortirent du rang et formèrent un cercle compact autour du général. Ce dernier, toujours à cheval, voûté, affaissé, semblait très fatigué, mais ses yeux gonflés à demi fermés lançaient à travers les lunettes d’or des regards perçants et moqueurs.
— Je serai bref, dit-il, en scandant les mots. Le régiment est au-dessous de tout. Je n’en veux pas aux soldats, ce sont les officiers que j’accuse. Quand le cocher est mauvais, les chevaux vont mal. Vous n’avez pas de cœur, vous ne vous occupez pas des besoins de vos hommes. Rappelez-vous bien ces paroles des Saints-Livres : « Heureux celui qui se sacrifie pour les autres ! » Mais vous, vous ne songez qu’à plaire aux chefs pendant les inspections. Vos hommes sont éreintés comme des chevaux de fiacre. Les officiers ont une tenue débraillée ; on dirait des sacristes en uniforme. Au reste, je vous reparlerai de tout cela dans mon ordre du jour. Un sous-lieutenant de la 6e ou 7e compagnie a perdu l’alignement. C’est honteux. Je n’exige pas de marches à trois temps, mais avant tout du coup d’œil et du sang-froid !
« Il parle de moi », se dit Romachov, atterré, et il lui sembla que tous les assistants se tournaient vers lui, mais personne n’avait bougé. Tous restaient silencieux, immobiles, abattus, les yeux fixés sur le général.
— Mes remerciements au capitaine de la 5e compagnie, continua le général. Où êtes-vous, capitaine ? Ah ! vous voilà ! D’un geste un peu théâtral, il enleva sa casquette, découvrit son robuste crâne dénudé et salua très bas Stelkovskiï. — Encore une fois, merci ! Je vous serre la main avec plaisir ! Si jamais la Providence vous envoie au feu et que j’aie encore le commandement du corps d’armée — les yeux du général clignotèrent et se mouillèrent de larmes — rappelez-vous, capitaine, que je vous confierai la première mission dangereuse. Maintenant, messieurs, adieu ! Vous êtes libres, je serai heureux de vous revoir, mais dans un autre état. Laissez passer mon cheval, s’il vous plaît.
— Votre Excellence ! dit Choulgovitch en s’avançant. J’ose vous demander de la part de tous les officiers de vouloir bien accepter à dîner au mess. Nous serions…
— Non, merci ! interrompit sèchement le général. Merci beaucoup, je suis déjà invité ce soir, chez le comte Ledochowski.
Traversant le large couloir, qu’avaient ouvert les officiers en s’écartant, le général se porta au galop vers le régiment. Les hommes d’eux-mêmes rectifièrent la position et gardèrent le silence.
— Merci, mes braves ! leur cria le général d’une voix ferme et affable. Je vous accorde deux jours de repos. Et maintenant… — il haussa joyeusement le ton — Rompez vos rangs, à vos tentes ! Au galop ! Hourra !
On aurait dit qu’il avait électrisé le régiment. Dans un abasourdissant rugissement de joie, quinze cents hommes se dispersèrent en tous sens ; le sol tremblait et résonnait sourdement sous leurs pas.
Romachov quitta le groupe des officiers qui retournaient en ville et prit le chemin le plus long, à travers le camp. Il se sentait rejeté hors de la famille des officiers ; il croyait que tous le considéraient, non pas comme un homme, mais comme un gamin vicieux, monstrueux, répugnant.
En passant devant les baraquements de sa compagnie, il entendit un cri étouffé de colère. Il s’arrêta un instant et il aperçut Rynda, le sergent-major de sa compagnie, petit homme apoplectique, en train d’injurier ignominieusement le soldat Khliebnikov et de le frapper à coup de poing en pleine figure. Khliebnikov faisait une mine sombre et stupide, et une terreur bestiale se lisait dans ses yeux mornes. Sa tête oscillait d’un côté à l’autre et ses mâchoires claquaient à chaque coup qu’il recevait.
Romachov continua son chemin rapidement, presque en courant. Il ne se sentait pas la force de prendre la défense de Khliebnikov. Cependant, il songeait avec douleur et irritation que son sort s’était en cette journée étrangement confondu avec celui de ce malheureux petit soldat battu et martyrisé. On aurait dit qu’ils fussent tous deux infirmes, souffrant de la même maladie et suscitant chez les autres la même répugnance. Romachov était contraint de reconnaître l’identité des situations, et cet aveu qui lui inspirait de la honte et du dégoût n’en était pas moins extraordinairement touchant en sa profonde sincérité.
Un seul chemin conduisait du camp à la ville, en franchissant la ligne du chemin de fer, profondément encaissée à cet endroit entre deux hautes tranchées. Par un étroit sentier presque abrupt, Romachov descendit rapidement sur la voie ferrée. Il remontait péniblement la pente opposée quand il aperçut tout en haut un officier en vareuse d’été, la capote jetée sur les épaules. Il s’arrêta quelques instants et reconnut Nicolaiev.
« Voilà le moment le plus désagréable de la journée ! » se dit Romachov. Son cœur envahi par de noirs pressentiments se contracta douloureusement. Cependant, il se résigna à poursuivre sa route.
Les deux officiers ne s’étaient pas vus depuis environ cinq jours. Cependant, sans savoir eux-mêmes pourquoi, ils ne se souhaitèrent pas le bonjour, et Romachov trouva cela tout naturel, comme s’il devait en être ainsi en cette triste et malheureuse journée. Aucun des deux ne mit même la main à la visière de sa casquette.
— Je vous attendais ici, Iouriï Alexéievitch, dit Nicolaiev regardant au loin vers le camp, par-dessus l’épaule de Romachov.
— A vos ordres, Vladimir Éfimytch, répondit le sous-lieutenant d’un faux air dégagé, mais la voix tremblante. Il se pencha, cueillit un brin d’herbe desséché qu’il se mit à mâchonner distraitement, tout en regardant fixement les boutons de la capote de Nicolaiev, où se reflétait sa propre silhouette ; un torse démesurément enflé entre une tête étroite et des jambes microscopiques.
— Je ne vous retiendrai pas longtemps : je n’ai que deux mots à vous dire, commença Nicolaiev, sur un ton mielleux, avec la politesse exagérée d’un homme irascible qui a pris le parti de se contenir. Mais comme il devenait de plus en plus difficile de parler en s’évitant du regard, Romachov proposa :
— Voulez-vous que nous continuions notre route ?
Un sentier tortueux, tracé par les passants, traversait un immense champ de betteraves. Au loin, on apercevait les maisons blanches de la ville et leurs toits de tuiles rouges. Les deux officiers se mirent en marche, côte à côte, foulant l’herbe épaisse qui craquait sous leurs pas. Pendant un certain temps, ils ne soufflèrent mot. Enfin, reprenant bruyamment et difficilement haleine, Nicolaiev dit le premier :
— Avant tout, je dois vous poser une question. Observez-vous tous les égards voulus envers ma femme, Alexandra Pétrovna ?
— Je ne comprends pas cette question, Vladimir Éfimytch, répliqua Romachov. De mon côté, je dois vous demander…
— Permettez ! répliqua Nicolaiev avec chaleur. Questionnons-nous l’un après l’autre. Laissez-moi parler, puis ce sera votre tour. Autrement, il serait difficile de nous entendre. Parlons sans détours et franchement. Répondez-moi d’abord : dites-moi si ce qu’on raconte sur elle vous intéresse ?… en un mot… diable !… sa réputation ? Non, non, attendez, ne m’interrompez pas… Vous ne pouvez pas dire qu’elle et moi nous n’ayons été toujours très gentils pour vous et que vous n’ayez toujours été accueilli chez nous en ami intime, presque en parent.
Romachov trébucha dans la terre meuble, reprit maladroitement son équilibre et murmura timidement :
— Croyez-moi, je vous en serai toujours reconnaissant ainsi qu’à Alexandra Pétrovna…
— Ah ! mais ce n’est pas ce que je veux dire, ah ! pas du tout. Je ne demande pas votre reconnaissance, s’emporta Nicolaiev. Je veux seulement vous informer que l’on fait courir sur ma femme de sales et faux cancans… qui… qui, qui… — Il suffoquait, et s’essuya le visage avec son mouchoir. — En un mot qui vous visent aussi. Ma femme et moi, nous recevons presque tous les jours de viles, d’immondes lettres anonymes. Je ne vous les montrerai pas… elles sont trop dégoûtantes… Mais dans ces lettres on dit… Il eut une seconde d’hésitation. — Eh bien, oui, que diable ! on dit que vous êtes l’amant d’Alexandra Pétrovna et que… oh ! quelle vilenie ! que vous avez tous les jours des rendez-vous et que tout le régiment est au courant de vos agissements… Quelle turpitude !
Il grinça rageusement des dents, puis cracha.
— Je sais qui a écrit ces lettres, dit doucement Romachov, en détournant la tête.
— Vous savez ?
Nicolaiev s’arrêta et saisit brutalement le bras de Romachov. On voyait qu’une colère subite venait de chasser son calme artificiel. Ses yeux de taureau s’élargirent, son visage s’empourpra, une mousse blanche apparut aux commissures de ses lèvres tremblantes. Il poussa un cri furieux et, inclinant la tête en avant presque contre celle de Romachov, il continua :
— Mais alors, comment osez-vous vous taire, si vous savez ! Dans votre situation, le devoir de tout homme d’honneur est de réduire au silence celui qui ose raconter de pareilles infamies ! Entendez-vous, Don Juan de garnison ! Si vous êtes un honnête homme et non un…
Romachov pâlit et jeta un regard de haine à Nicolaiev. Subitement, ses jambes et ses bras s’alourdirent, sa tête parut se vider, et de maladives palpitations le firent frissonner de tout le corps.
— Je vous prierai de ne pas crier, dit Romachov d’une voix sourde. Parlez plus convenablement, je vous défends de m’injurier.
— Je ne vous injurie pas, répliqua Nicolaiev d’un ton toujours sec, mais cependant radouci. Je me borne à vous demander ce que j’ai le droit d’exiger de vous. Nos anciennes relations me donnent ce droit. Si vous avez quelque égard pour le nom d’Alexandra Pétrovna et si vous tenez à sa bonne réputation, vous devez faire cesser ce scandale.
— Bien, je ferai tout ce qui sera possible ! répondit sèchement Romachov.
Il prit le milieu du sentier et hâta le pas. Nicolaiev le rejoignit.
— Encore un mot… mais je vous prie, ne vous fâchez pas… dit Nicolaiev d’un ton radouci et légèrement embarrassé… Puisque nous avons commencé à nous expliquer, achevons… Cela vaudra mieux… n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Romachov.
— Vous savez bien vous-même la sympathie que nous vous avons toujours témoignée, Alexandra Pétrovna et moi. Si je suis aujourd’hui forcé… Ah ! vous n’ignorez pas que dans cette sale petite ville, il n’y a rien de pire que les commérages.
— Bien, — répondit tristement Romachov. — Je n’irai plus jamais vous voir. C’est là sans doute ce que vous vouliez me demander ? C’est bien. Au reste, je m’étais déjà promis de cesser mes visites. Voilà déjà plusieurs jours que j’ai rapporté à Alexandra Pétrovna les livres qu’elle m’avait prêtés et je me permets de vous certifier que c’était ma dernière visite.
— Oui… évidemment… fit vaguement Nicolaiev, et il se tut tout confus.
A ce moment, les officiers débouchèrent du sentier sur la grand’route. La ville n’était plus qu’à trois cents pas et comme ils n’avaient plus rien à se dire, ils marchaient côte à côte, silencieux et sans se regarder. Ni l’un ni l’autre n’osait s’arrêter ou retourner sur ses pas. Ils se sentaient de plus en plus gênés.
Enfin, arrivés à hauteur des premières maisons, ils rencontrèrent un fiacre. Nicolaiev le héla.
— Oui… alors, reprit-il de nouveau, sottement, en s’adressant à Romachov. Alors, au revoir, Iouriï Alexéievitch.
Ils ne se serrèrent pas la main et se firent seulement le salut militaire. Mais quand Romachov vit la blanche et robuste nuque de Nicolaiev disparaître dans un nuage de poussière, il se sentit affreusement seul et si délaissé de tout le monde qu’il lui sembla avoir perdu définitivement toute raison de vivre. Il revint lentement chez lui. Gaïnane l’attendait dans la cour, et du plus loin qu’il l’aperçut, l’accueillit de son gai et affable sourire. Il lui enleva sa capote, toujours souriant, et sautillait sur place, à son habitude.
— Tu n’as pas dîné ? demanda-t-il familièrement. Tu dois avoir faim ? Je vais tout de suite courir au mess et je t’apporterai ton dîner.
— Va-t’en au diable ! hurla Romachov. Va-t’en, va-t’en… et n’entre pas dans ma chambre ! Si quelqu’un me demande, fût-ce même l’empereur en personne, je ne suis pas à la maison.
Il s’étendit sur son lit, enfonçant sa tête dans l’oreiller qu’il serrait entre ses dents. Ses yeux brûlaient ; un spasme douloureux lui serrait la gorge : il avait envie de pleurer. Il cherchait avec avidité les larmes chaudes et consolantes, les longs, amers et réconfortants sanglots.
Il ne cessait d’évoquer tous les incidents de la journée, s’arrêtant complaisamment sur les faits humiliants pour lui ; il se voyait — comme s’il s’agissait d’une autre personne — malheureux, faible, abandonné, offensé et s’attendrissait sur son propre sort. Malgré cela, les larmes ne venaient pas.
Phénomène étrange : quand Romachov se réveilla, il crut ne pas avoir dormi, ni même sommeillé, mais être resté quelques secondes sans penser, les yeux fermés. D’ailleurs, la même angoisse qu’auparavant lui étreignait le cœur. Cependant, sa chambre était noire. Il dut se convaincre d’avoir passé plus de cinq heures dans cet état incompréhensible d’engourdissement.
Il avait faim. Il se leva, ceignit son sabre, jeta sa capote sur ses épaules et partit pour le mess. Celui-ci n’était éloigné que d’environ deux cents pas ; Romachov y allait toujours en passant par derrière, à travers les potagers et les terrains vagues.
La salle à manger, la salle de billard et la cuisine étaient éclairées, tandis que la cour, sale et encombrée, paraissait noire comme de l’encre. Toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes. On percevait des voix, des rires, des chants et le bruit sec des billes qui se choquaient.
Romachov avait déjà franchi l’entrée de service, quand il s’arrêta brusquement, en entendant dans la salle à manger la voix irritée et narquoise du capitaine Sliva. La fenêtre était à deux pas, et en se penchant avec précaution, Romachov aperçut le dos voûté de son capitaine.
— Tou-toute la compagnie mar-marchait comme un seu-seul homme ! Un… deux… Un… deux… disait Sliva en levant et abaissant méthodiquement la main — et lui seul, comme pour se moquer, comme un mau-maudit bouc !… Il tendit plusieurs fois l’index d’un geste ridiculement affairé. Je lui ai dit ca-carrément, sans me gê-ner : Allez-vous-en, bra-brave homme, dans une autre com-compagnie. Et peut-être fe-riez-vous mieux encore de quitter le ré-régiment. Est-ce que vous êtes ca-capable d’être officier ? Espèce de…
Romachov ferma les yeux et se fit tout petit. Il lui semblait que s’il faisait un mouvement, toutes les personnes présentes dans la salle à manger se retourneraient et se mettraient à la fenêtre. Il resta une ou deux minutes sans bouger. Puis, retenant sa respiration, courbé, la tête enfoncée dans les épaules, marchant sur la pointe des pieds, il longea le mur, accéléra le pas jusqu’à la porte, traversa rapidement la route éclairée par la lune et se dissimula enfin dans l’ombre épaisse projetée par la palissade d’en face.
Romachov erra longtemps ce soir-là à travers la ville, tenant toujours le côté de l’ombre, mais sans trop savoir quelles rues il parcourait. Une fois même, il s’arrêta devant la demeure des Nicolaiev, d’une blancheur éblouissante sous les rayons de la lune et dont le toit vert métallique[32] luisait d’un froid et bizarre éclat. Un silence de mort emplissait la rue déserte. Les ombres verticales des maisons et des clôtures divisaient la chaussée en deux parties nettement tranchées : l’une plongée dans le noir, tandis que dans l’autre, les pavés ronds et lisses étincelaient de lueurs huileuses.
[32] Dans la plupart des villes russes, les toits des maisons sont recouverts de feuilles de tôle peintes au verdet. — H. M.
A travers les épais rideaux cramoisis, transparaissait la tache chaude d’une lampe. « Ma chérie, est-il possible que tu ne comprennes pas combien je suis triste, combien je souffre, combien je t’aime ! » murmura Romachov, l’air lugubre, serrant tragiquement son cœur des deux mains.
Il eut tout à coup l’idée de contraindre, par un effort de volonté, Chourotchka à l’entendre, à le comprendre de loin, à travers le mur de la chambre. Serrant si fort les poings que les ongles lui entraient dans la chair, contractant convulsivement les mâchoires et sentant des fourmis lui courir par tout le corps, il se mit à répéter mentalement dans une tension passionnée de toute sa volonté :
« Regarde par la fenêtre. Approche-toi des rideaux. Lève-toi de ton canapé, approche-toi des rideaux. Regarde au dehors, regarde au dehors, regarde au dehors. Tu entends, je te l’ordonne, approche-toi immédiatement de la fenêtre. »
Les rideaux restaient immobiles.
« Tu ne m’entends pas ! murmura Romachov avec amertume. En ce moment, tu es assise à ses côtés près de la lampe, tranquille, indifférente et belle ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureux ! »
Il soupira et d’un pas lourd, la tête basse, s’éloigna lentement. Il passa aussi devant le logis de Nazanskiï, mais il n’y aperçut pas de lumière. Il crut pourtant discerner à travers les fenêtres quelque chose de blanc dans la chambre obscure, mais une peur étrange le retint et il n’osa pas appeler Nazanskiï.
Au bout de quelques jours, cette fantastique et quasi démente promenade nocturne paraissait à Romachov un songe lointain, mais inoubliable. Il eût été incapable de dire comment il s’était trouvé auprès du cimetière israélite, paisible et mystérieuse nécropole entourée d’un mur bas et tout blanc, qui grimpait le long d’une colline en dehors de la ville. Ses stèles nues, froides, projetaient tristement leurs ombres grêles et monotones sur l’herbe endormie qu’illuminait la lune. La sévère simplicité de la solitude s’étendait majestueusement sur le champ funèbre.
Puis il se voyait — peut-être était-ce vraiment un rêve — à l’autre extrémité de la ville, debout au milieu de la longue digue jetée sur le Boug, étincelante sous les rayons lunaires. Les vagues indolentes s’y brisaient dans un clapotement mélodieux ; la lune se reflétait dans le fleuve en une strie vacillante qui, telle une traînée de poissons argentés folâtrant à la surface des eaux, se prolongeait jusqu’à la rive lointaine, sombre, déserte et silencieuse. Et Romachov se souvenait encore d’avoir été poursuivi jusque-là par le doux et insinuant parfum des acacias en fleurs.
Pendant toute cette nuit, d’étranges pensées lui vinrent à l’esprit, tantôt mélancoliques, tantôt angoissantes, tantôt ridiculement enfantines. Le plus souvent, tel un joueur novice qui a perdu en une soirée toute sa fortune, il se laissait prendre à la séduisante idée que rien de fâcheux ne s’était passé, que le beau sous-lieutenant Romachov avait impeccablement défilé devant le commandant de corps et mérité l’approbation générale, et que maintenant il festoyait gaiement au mess, attablé avec ses camarades devant une bouteille de vin rouge. Mais chaque fois ces consolantes chimères s’envolaient au souvenir des injures de Fédorovski, des sarcasmes de Sliva, des reproches de Nicolaiev, et de nouveau Romachov se sentait à jamais honni et misérable.
Un instinct secret le ramena à l’endroit où il s’était tantôt querellé avec Nicolaiev. Cependant, il songeait au suicide, sans crainte, mais aussi sans résolution bien arrêtée, avec un secret sentiment d’amour-propre flatté. Son infatigable imagination lui célait sous de brillants tableaux toute l’horreur de cette pensée.
« Gaïnane, le visage défiguré par l’effroi, se précipite hors de la chambre de Romachov. Blême, tremblant, il court au mess où les dîneurs sont nombreux. Tout le monde se lève à sa vue. Il a peine à s’exprimer : « Votre Haute Noblesse… le sous-lieutenant… s’est suicidé ! » Confusion générale. La pâleur est sur tous les visages ; tous les yeux reflètent l’effroi. « Qui s’est suicidé ? Où cela ? De quel sous-lieutenant s’agit-il ? » « Messieurs, s’écrie quelqu’un qui a reconnu Gaïnane, c’est l’ordonnance de Romachov, c’est son Tchérémisse. » Tous accourent, quelques-uns sans casquettes ! Romachov est étendu sur son lit. Une mare de sang souille le parquet, avec, au milieu, un revolver d’ordonnance Smith et Wesson… Le major Znoïko fend difficilement la foule d’officiers qui emplit la chambre. « A la tempe ! » — laisse-t-il doucement tomber dans le silence général. « Tout est fini ! » — « Messieurs, découvrez-vous donc ! », murmure quelqu’un. Beaucoup se signent. Vietkine trouve sur la table une lettre écrite au crayon d’une main ferme et la lit à haute voix : « Je pardonne à tous, je meurs de mon plein gré, la vie m’étant à charge. Annoncez avec ménagement mon décès à ma mère. Georges Romachov. » Tous les assistants échangent un regard et lisent mutuellement dans leurs yeux une pensée unique, anxieuse, inexprimée : « C’est nous qui l’avons tué ! »
« Porté par huit camarades et recouvert d’un poêle de brocart, le cercueil se balance rythmiquement. Tous les officiers le suivent. Derrière eux s’avance la sixième compagnie. Le capitaine Sliva a la mine sévère et renfrognée. Vietkine a sa bonne face toute bouffie de larmes, mais ici, en public, il se contient. Lbov pleure franchement ; le brave garçon ne songe pas à dissimuler son chagrin. Les accents d’une marche funèbre sanglotent dans l’air printanier. Toutes les femmes d’officiers sont là aussi, et, parmi elles, Chourotchka. « Je l’ai embrassé, songe-t-elle avec désespoir. Je l’ai aimé. J’aurais pu le retenir, le sauver ! » « Trop tard ! » lui répond en pensée Romachov avec un amer sourire.
« Les officiers conversent à voix basse. « Quel dommage ! C’était un si charmant camarade, un si excellent officier ! Quel malheur que nous ne l’ayons pas compris ! » Et la marche funèbre sanglote de plus en plus fort ; c’est la pièce célèbre de Beethoven : « Pour la mort d’un héros. »
« Et Romachov gît dans le cercueil, immobile, glacé, un sourire éternel aux lèvres, avec, sur la poitrine, un humble bouquet de violettes déposé par une main inconnue. Il leur a pardonné à tous : à Chourotchka, à Sliva, à Fédorovski et au général. « Qu’on ne pleure point ! Il était trop beau, trop pur pour cette misérable vie, il sera beaucoup mieux là-bas ! »
Des larmes lui venaient aux yeux, mais Romachov ne les essuyait pas, tant il éprouvait de charme à se représenter pleuré de tous, lui, l’injustement offensé.
Il traversait maintenant un champ de betteraves. Taches blanches et noires, les fanes basses et épaisses miroitaient à ses pieds. L’immensité de la plaine, éclairée par la lune, l’oppressait. Il grimpa sur une légère levée de terre et découvrit au-dessous de lui la tranchée du chemin de fer.
Le remblai sur lequel il se trouvait était couvert d’une ombre noire, tandis que sur l’autre, une lumière d’un blanc vif semblait permettre de distinguer chaque brin d’herbe. Le remblai tombait à pic dans une sorte d’obscur précipice, au fond duquel luisaient faiblement les rails. Plus au loin, apparaissaient, au milieu de la campagne, des rangées de tentes pointues. Un étroit chemin en saillie courait légèrement le long du talus, au-dessous de la crête. Romachov y descendit et s’assit sur l’herbe. La faim et la fatigue lui donnaient mal au cœur : un frisson lui parcourait le corps ; une grande faiblesse lui brisait les jambes. L’immense campagne déserte, la tranchée à moitié éclairée, l’atmosphère transparente, l’herbe humide de rosée, tout autour de lui était plongé dans un pesant silence, que troublaient seulement les rares appels des locomotives en manœuvre à la gare voisine ; dans le calme de cette nuit étrange, leurs sifflets saccadés prenaient l’apparence de cris humains, alarmants et menaçants.
Romachov s’étendit sur le dos. La lune roulait, rapide, au-dessus de légers nuages blancs immobiles. Là-haut, c’était le vide immense et glacial, et tout l’espace qui séparait le ciel de la terre semblait rempli d’éternelle horreur et d’éternelle angoisse. C’est le domaine de Dieu, se dit Romachov, et dans un accès inopiné de douleur, d’amour-propre offensé et de pitié envers soi-même, il se prit à murmurer amèrement, passionnément :
— Mon Dieu ! Pourquoi vous êtes-vous détourné de moi ? Je suis petit, je suis faible, un humble grain de sable ! Quelle faute ai-je commise envers vous, ô mon Dieu ? Vous êtes tout-puissant et bon. Vous voyez tout. Pourquoi donc êtes-vous injuste à mon égard ?
Mais la peur le saisit et il se reprit précipitamment.
— Non, non, mon Dieu, vous êtes bon, pardonnez-moi. Je ne le ferai plus. Et il ajouta avec une humble et désarmante résignation : Faites de moi ce que vous voudrez. Je me conforme avec reconnaissance à votre volonté.
Mais tandis que ses lèvres balbutiaient cette ardente prière, une pensée innocemment astucieuse se faisait jour dans les replis les plus cachés de sa conscience. Dieu, qui voit tout, serait sans doute touché de sa docilité résignée et ferait en sa faveur un miracle, grâce auquel les pénibles événements de la journée ne seraient plus qu’un mauvais rêve.
— Où donc es-tu-u-u ? interrogea une locomotive dans un sifflement bref et rageur. Et une autre lui répliqua sur un ton bas et menaçant : Ga-are à toi !
Il vit tout à coup apparaître une ombre vague de l’autre côté du déblai en haut de la pente éclairée. Il leva la tête pour mieux distinguer une masse grise ressemblant à une silhouette humaine qui descendait.
La forme mystérieuse traversait les rails. « Il me semble que c’est un soldat », pensa Romachov. En tout cas, c’est un homme. Mais seul un somnambule ou un ivrogne peut avoir une si étrange démarche. Qui est-ce ? »
L’homme gris avait franchi les rails et entrait dans le cône d’ombre. On distinguait à présent très nettement que c’était un soldat. Il grimpait lentement, maladroitement vers le sommet, et disparut quelques instants aux yeux de Romachov. Mais au bout de deux ou trois minutes, sa tête aux cheveux coupés très ras, sans casquette, apparut en pleine lumière.
Romachov reconnut le soldat Khliebnikov. Il s’avançait tête nue, la casquette à la main, les yeux mornes fixés dans le vide. Il semblait mû par une force interne, étrangère et mystérieuse. Il passa si près de l’officier qu’il le toucha presque du pan de sa capote. La lune se reflétait dans ses prunelles, formant deux taches brillantes.
— Khliebnikov ! c’est toi ? lui cria Romachov.
— Ah ! s’écria le soldat qui s’arrêta brusquement et tressaillit d’effroi.
Romachov se leva rapidement. Il aperçut devant lui une face défigurée, les lèvres tuméfiées et en sang, les yeux pochés. La lumière indécise de la lune rendait les traces de coups plus affreuses et plus sinistres encore. Et contemplant Khliebnikov, il se dit : « Cet homme a été aujourd’hui avec moi la cause de l’insuccès du régiment. Nous sommes tous deux uniformément malheureux ! »
— Où vas-tu, mon cher ? qu’as-tu ? — demanda affablement Romachov au soldat en lui posant, sans savoir pourquoi, les deux mains sur les épaules.
Khliebnikov lui jeta un regard stupide, mais se détourna aussitôt. Ses lèvres s’ouvrirent lentement et laissèrent échapper une sorte de râle court et sans signification. Une douleur sourde, irritante, semblable à un chatouillement prolongé ou au malaise qui précède une syncope, poignit Romachov à l’estomac et à la poitrine.
— On t’a battu ? Oui ? Mais dis-moi donc : oui ! Assieds-toi ici, à côté de moi !
Il attira à lui Khliebnikov par la manche. Le soldat, comme un mannequin pliant, tomba gauchement et docilement sur l’herbe humide à côté du sous-lieutenant.
— Où allais-tu ? s’enquit Romachov.
Khliebnikov se taisait, assis gauchement, les jambes allongées dans une pose peu naturelle. Sa tête retombait peu à peu sur sa poitrine par mouvements imperceptibles. Un son rauque et bref répondit encore au sous-lieutenant, qui se sentit de nouveau accablé d’une atroce angoisse.
— Tu voulais t’enfuir ? Mets donc ta casquette. Ensuite, Khliebnikov, en ce moment je ne te parle pas en chef ; moi-même, je suis malheureux, solitaire, exténué. Tu es à bout de forces. Tu souffres. Parle-moi donc franchement. Peut-être voulais-tu te tuer ? — demanda Romachov en un murmure sans suite.
Un grouillement se fit entendre dans la gorge de Khliebnikov, mais il continuait à se taire. Romachov s’aperçut que le soldat était secoué d’un tremblement très vif, il hochait la tête et ses mâchoires se heurtaient dans un léger craquement. L’officier eut peur. Cette nuit fiévreuse et sans sommeil, le sentiment d’isolement, la lumière égale, mate de la lune, l’abîme noir que le déblai du chemin de fer ouvrait à ses pieds et enfin, auprès de lui, le soldat silencieux hébété de coups lui donnaient l’impression d’un cauchemar absurde, semblable à ceux qui hantèrent probablement le sommeil des hommes aux derniers jours du monde. Mais soudain une compassion infinie envahit son âme. Et considérant son chagrin comme une futilité en comparaison de ce pauvre être aux abois, Romachov enlaça tendrement Khliebnikov, l’attira sur sa poitrine et lui dit avec une chaude conviction :
— Khliebnikov, tu te sens mal ? Moi aussi, je ne suis pas bien, mon pauvre ami, moi aussi, crois-moi. Je ne comprends rien à ce qui se passe. Le monde entier me semble absurde, cruel, insensé ! Mais il faut se résigner, mon ami… il faut se résigner… C’est nécessaire.
La tête de Khliebnikov, se penchant toujours de plus en plus, heurta brusquement les genoux de Romachov. Et entourant de ses bras les jambes de l’officier, appuyant contre elles son visage, le soldat tremblait de tout son corps, en étouffant convulsivement ses sanglots.
— Je n’en peux plus !… balbutiait Khliebnikov… je n’en peux plus, barine[33]. Oh ! Seigneur… on me bat, on se moque de moi… le chef de section demande de l’argent, le chef d’escouade crie… où en prendre ?… J’ai attrapé un effort… je l’ai depuis mon enfance… j’ai une hernie… barine… Ah ! Seigneur, Seigneur !…
[33] Monsieur, maître. — H. M.
Romachov s’inclina très près de la tête qui se débattait sur ses genoux. Il perçut l’émanation d’un corps malade et sale, de cheveux malpropres, mêlée à une odeur aigre de capote qui a longtemps servi de couverture. Une douleur infinie, une terreur sombre, une pitié profonde oppressèrent son cœur. Se penchant doucement sur la tête rasée, il murmura imperceptiblement :
— Frère !…
Romachov sentit sur sa main des pleurs et l’attouchement des lèvres froides et gluantes. Il ne la retirait pas et prononçait des paroles simples, touchantes et apaisantes, comme en adressent les grandes personnes aux enfants dans la peine.
Il reconduisit ensuite lui-même Khliebnikov au camp. Il fit appeler le sous-officier de jour de la compagnie : c’était Chapovalenko. Celui-ci vint en chemise, bâillant, clignotant et se grattant tantôt la poitrine, tantôt le dos. Romachov lui donna l’ordre de relever de garde Khliebnikov. Chapovalenko essaya bien de répliquer : « Votre Noblesse… ce n’est pas encore son tour d’être relevé. » Mais Romachov s’emporta : « Pas de rouspétance. Tu rendras compte demain au capitaine que c’est moi qui ai donné l’ordre. Tu viendras me voir demain ? — fit-il ensuite à Khliebnikov qui lui répondit par un regard timide et reconnaissant.
Pour rentrer chez lui, Romachov traversa le camp. Il entendit un chuchotement dans une tente et s’arrêta ; quelqu’un racontait un conte d’une voix traînante et à demi étouffée :
— … « Et le diable en personne envoya son principal magicien vers le soldat… Voilà que le magicien arrive et dit : « Soldat, eh soldat ! je te mangerai ! » Mais le soldat de lui répondre : « Tu ne peux pas me manger, car moi aussi je suis sorcier ! »
Romachov s’éloigna et atteignit bientôt la voie ferrée. La bêtise, la stupidité, l’inexplicabilité de l’existence l’angoissaient. S’arrêtant sur le bord du remblai il leva les yeux vers le ciel. Là-haut, c’était toujours la froide immensité et l’horreur infinie. Sans presque s’en rendre compte, il dressa brusquement les poings au-dessus de sa tête et, les secouant, s’écria furieux :
— Eh ! vieil imposteur ! Si tu le peux et si tu l’oses,… fais que je me casse une jambe !
Tête baissée et les yeux fermés, il dégringola le talus, traversa en deux bonds les rails et, sans s’arrêter, grimpa la pente opposée. Les narines gonflées, il respirait violemment ; une folle, téméraire et criminelle audace enflait son cœur.
A dater de cette nuit, il se fit dans l’âme de Romachov un profond changement. Il évitait la société des officiers, dînait le plus souvent chez lui, n’allait plus aux soirées dansantes du mess et avait complètement cessé de boire. Il paraissait plus mûr, plus âgé, plus sérieux, et s’en apercevait lui-même à l’humeur égale et triste avec laquelle il considérait maintenant les hommes et les choses.
Il se rappelait souvent, à ce propos, avoir naguère lu ou entendu dire que la vie humaine se divisait en périodes de sept années pendant lesquelles l’homme renouvelait complètement ses tissus, son sang, ses pensées, ses sentiments, son caractère. Et justement il venait d’accomplir sa vingt et unième année.
Le soldat Khliebnikov était bien venu le soir, mais seulement après une deuxième invitation. Puis, insensiblement, il avait rapproché ses visites.
Les premiers temps, son visage rappelait celui d’un chien affamé, galeux, battu, fuyant même avec crainte le bras tendu pour le caresser. Mais les attentions et la bonté de l’officier réchauffèrent et amollirent peu à peu le cœur du soldat. Avec une douloureuse pitié, Romachov apprit les détails de son existence. Khliebnikov avait laissé au village sa mère avec un père ivrogne, un frère à moitié idiot et quatre sœurs en bas âge ; la terre que la famille cultivait leur avait été injustement enlevée par le mir[34] qui consentait à les laisser s’abriter dans une izba tombée en déshérence ; les aînés travaillaient chez les étrangers, les autres mendiaient par les chemins. Khliebnikov ne recevait pas d’argent de chez lui, et, comme il n’était pas bien fort, on ne voulait pas de lui pour les travaux supplémentaires. Sans argent, la vie du soldat est dure : on n’a pas de thé, pas de sucre, on ne peut même pas acheter de savon et, comme il est indispensable de régaler de temps à autre le sergent et le caporal à la cantine, la solde mensuelle — vingt-deux kopeks et demi — est tout entière employée à faire des politesses à ces « autorités ». Tous les jours, il était battu, on se moquait de lui, on lui faisait des niches, on le commandait hors tour aux corvées les plus dures et les plus désagréables.
[34] Commune rurale, qui répartit périodiquement entre ses membres les terres possédées en commun. — H. M.
Avec une surprise angoissée, Romachov commençait à comprendre que le destin le mettait journellement en contact étroit avec des centaines d’humbles dont chacun avait ses douleurs et ses joies particulières, mais qui tous avaient perdu leur personnalité et succombaient sous le poids de leur ignorance native, d’un commun esclavage, de l’indifférence, l’arbitraire et l’abus d’autorité des chefs. « Et le plus effrayant, songeait Romachov, c’est que pas un officier — pas plus que moi jusqu’à présent — ne se rend compte que tous ces humbles Khliebnikov, avec leurs visages mornes, fermés et dociles, sont en réalité des hommes vivants et non des unités mécaniques appelées : compagnie, bataillon, régiment… »
Romachov obtint pour Khliebnikov un petit travail qui lui rapportait quelque argent. On s’aperçut à la compagnie de cette protection extraordinaire d’un soldat par un officier. Romachov constata souvent qu’en sa présence les sous-officiers traitaient Khliebnikov avec une politesse exagérée et moqueuse, et lui parlaient à dessein d’un ton doucereux. Le capitaine Sliva paraissait également renseigné à ce sujet ; du moins, il grommelait parfois entre ses dents :
— Voyez !… des li-libéraux qui dé-débauchent maintenant la compagnie. Il fau-faudrait rosser nos gre-gredins ! et ces mes-messieurs leur font des ma-mamours !
Maintenant que Romachov avait plus de liberté et pouvait s’isoler davantage, il se sentait de plus en plus envahi par des idées inaccoutumées, bizarres et compliquées, semblables à celles qui l’avaient tant bouleversé pendant ses arrêts le mois précédent. Elles l’accaparaient surtout après le service, quand au crépuscule il errait silencieusement dans son jardin sous les arbres touffus, et que, triste et solitaire, il prêtait l’oreille au bourdonnement des scarabées et contemplait le ciel rose et serein qui, lentement, s’assombrissait.
Cette nouvelle vie intérieure l’étonnait par sa richesse de sensations. Autrefois il n’eût jamais soupçonné quelles joies, quelle puissance, quel profond intérêt recèle cette chose si simple et si ordinaire qu’est la pensée humaine.
Il était maintenant décidé à ne plus rester dans l’armée et à donner sa démission, dès qu’il aurait terminé les trois années de service qu’il devait à l’État en échange de l’instruction gratuite reçue dans une école militaire. Mais il n’avait aucune idée de ce qu’il allait faire dans la vie civile. Il songeait successivement à l’accise, aux chemins de fer, au commerce, se demandait s’il pourrait remplir les fonctions de gérant de propriétés, ou bien entrer dans un ministère. Il se rendit ainsi compte pour la première fois de la diversité d’occupations et de professions auxquelles se livrent les hommes. « D’où nous viennent donc, pensait-il, toutes ces spécialités ridicules, stupides, dégoûtantes ou monstrueuses ? Par exemple, comment a-t-on fait pour découvrir les métiers de geôlier, d’acrobate, de pédicure, de bourreau, de vidangeur, de tondeur de chiens, de gendarme, de prestidigitateur, de prostituée, d’étuviste, de vétérinaire, de fossoyeur, d’appariteur ? N’y a-t-il donc aucun caprice humain, — si futile, si fortuit, si vicieux, si arbitraire qu’il puisse être — qui ne trouve tout de suite un servile exécuteur ?
Ce qui le frappait encore, au cours de ses méditations, c’était que la plupart des professions libérales se fondaient uniquement sur le manque de confiance en l’honnêteté de l’homme et par conséquent servaient ses défauts et ses vices. A quoi bon des employés de bureau, des comptables, des fonctionnaires, des agents de police, des douaniers, des contrôleurs, des inspecteurs, des surveillants, si l’humanité était parfaite ?
Il pensait aux prêtres, aux médecins, aux professeurs, aux avocats, aux juges, à tous ces hommes que leurs occupations obligent à entrer en communion intime avec les âmes, les idées, les douleurs de leurs semblables. Et Romachov arrivait à constater avec stupéfaction que les hommes de cette catégorie étaient justement les premiers à endurcir leur cœur, à se laisser aller, à se raidir dans un glacial formalisme, à s’engourdir dans une honteuse et routinière insouciance. Il songeait à l’autre catégorie : celle qui se charge de l’organisation du bien-être extérieur terrestre : ingénieurs, architectes, inventeurs, industriels. Mais ceux-là, dont la communauté d’efforts aurait pu rendre la vie humaine si facile et si merveilleuse, ne sacrifiaient qu’au veau d’or. Tous, ils tremblaient pour leur peau, tous se laissaient dominer par l’amour bestial de leurs enfants, de leur tanière ; tous avaient peur de vivre, d’où leur pusillanime attachement à l’argent. Qui donc enfin prendrait en pitié la détresse des Khliebnikov, qui les nourrirait, les instruirait et leur dirait : « Donne-moi ta main, frère ? »
Ainsi, à pas encore indécis, Romachov avançait progressivement sur le chemin de ses méditations. Il approfondissait de plus en plus les problèmes de l’existence. Autrefois, tout lui semblait si simple. Il divisait le monde en deux parties inégales : dans la première, il rangeait les officiers, caste peu nombreuse, à qui le prestige magique de l’uniforme semblait conférer le monopole de l’honneur, de l’autorité, de la bravoure, de la force physique et de la fierté arrogante ; la deuxième, la plus nombreuse, comprenait la foule impersonnelle des civils, des pékins, des civelots. On les méprisait, on considérait comme très crâne de les injurier ou de les battre à propos de rien ; de les insulter en leur éteignant, par exemple, une cigarette contre le nez, ou bien en leur enfonçant le haut-de-forme jusqu’aux oreilles, et dès l’école pareils exploits excitaient l’enthousiasme de ces blancs-becs de iounkers. Et maintenant qu’il s’éloignait un peu de la réalité, et l’observait comme à travers quelque secret judas, Romachov commençait à se rendre compte que la vie militaire et sa gloire illusoire reposaient sur un cruel et honteux malentendu.
« Comment, se demandait Romachov, peut-il exister une classe d’individus qui, sans être d’aucune utilité en temps de paix, mange le pain et la viande d’autrui, se sert des vêtements d’autrui, habite les demeures d’autrui, et qui, en temps de guerre, s’en va stupidement tuer ou estropier ses semblables ? »
Et il constatait de plus en plus nettement que l’homme n’a que trois grandes et fières vocations : la science, les arts et le travail physique libre. Il eut de nouveau des velléités de se tourner vers la littérature. Parfois, quand il lui arrivait de lire un livre où se manifestait une réelle inspiration, il s’écriait : « Mon Dieu, que c’est simple : c’est justement ce que je pense, ce que j’éprouve, je pourrais en faire autant ! » Il méditait d’écrire une nouvelle ou un grand roman qui aurait eu pour sujet l’horreur et l’ennui de la vie militaire. Dans sa tête, tout s’arrangeait le mieux du monde : les peintures étaient colorées, les types vivants, le récit se développait suivant une trame capricieusement harmonieuse ; nul travail n’était plus gai ni plus captivant. Mais sur le papier, son œuvre ressortait pâle, enfantine, maladroite, ampoulée, banale. Dans le feu de la composition, il ne remarquait pas ces défauts, mais dès qu’il comparait ce qu’il écrivait à la moindre page d’un grand auteur russe, il se sentait envahi par le découragement, la honte et le dégoût de son art.
Hanté de ces idées, il errait souvent à travers la ville pendant les tièdes nuits de la fin mai. Sans qu’il s’en rendît compte, il choisissait toujours la même route, qui le conduisait du cimetière juif à la digue, puis au remblai du chemin de fer. Parfois, absorbé par ce passionnant travail de tête si nouveau pour lui, il ne s’apercevait pas du chemin parcouru, puis, revenant subitement à lui, et comme s’éveillant, il était très étonné de se voir à l’autre bout de la ville.
Chaque nuit, il passait sous les fenêtres de Chourotchka. Il glissait furtivement le long du trottoir d’en face, retenant sa respiration, et sentant battre son cœur, comme s’il commettait quelque secret et honteux délit. Quand la lumière s’éteignait au salon des Nicolaiev et que les vitres noires des fenêtres réverbéraient les rayons de lune, il s’approchait contre la palissade, les mains serrées sur la poitrine, et murmurait cette invocation :
— Dors, ma beauté ; dors, mon amour. Je suis tout près. Je veille sur toi !
A ces instants, il sentait des larmes sourdre à ses paupières, mais des profondeurs de son être, une aveugle et bestiale jalousie de mâle surgissait, mêlée à des flots de tendresse, d’abnégation et de dévouement.
Un soir, Nicolaiev fut invité à jouer au vinte chez le colonel. Romachov était au courant de cette invitation. En faisant sa promenade habituelle, il sentit monter d’un jardin voisin une odeur épicée, voluptueuse, l’odeur des narcisses. Il sauta la palissade et, dans l’ombre, cueillit dans une plate-bande en se salissant les mains une grosse poignée de ces fleurs blanches, délicates et humides. La fenêtre de la chambre à coucher de Chourotchka était ouverte ; elle donnait sur la cour et n’était pas éclairée. Avec une hardiesse qu’il ne se connaissait pas, Romachov entr’ouvrit la petite porte grinçante, se glissa dans la cour, s’approcha du mur et jeta les fleurs dans la pièce. Rien ne bougea. Durant trois minutes, Romachov attendit : le battement de son cœur eût pu s’entendre de la rue. Puis, se rapetissant, rouge de honte, il sortit dans la rue sur la pointe des pieds.
Le lendemain, il reçut de Chourotchka un petit mot bref et mécontent :
« Ne recommencez plus jamais. Les tendresses dans le goût de Roméo et Juliette sont ridicules surtout dans un régiment de ligne. »
Pendant le jour Romachov faisait son possible pour l’apercevoir, ne fût-ce qu’à distance ; mais il n’y réussissait jamais. Souvent, lorsqu’il voyait de loin une femme dont la silhouette, la démarche, le chapeau lui rappelaient Chourotchka, il accourait vers elle, le cœur serré, la respiration entrecoupée, sentant ses mains froides et moites d’émotion. Et, chaque fois, après avoir constaté son erreur, il éprouvait en son âme une sensation de désespoir, de solitude, de vide mortel.
A la fin du mois de mai, une recrue se pendit à la compagnie du capitaine Ossadtchiï. Par une coïncidence bizarre, le même fait s’était produit l’année précédente à la même date. Le jour où l’on découvrit le suicide, Romachov était adjoint au capitaine adjudant-major et il fut obligé d’assister à l’autopsie : le soldat n’était pas encore décomposé. Romachov sentit s’élever de ce corps disséqué une émanation de viande fraîche semblable à celles qui sortent des boucheries. Il vit les intestins bleuis, visqueux et luisants, le contenu de l’estomac, la cervelle d’un gris jaunâtre, toute en circonvolutions, et qui, déposée sur la table, tremblotait comme une gelée qu’on vient de sortir du moule. Ce spectacle nouveau, effroyable et répugnant lui inspirait une dédaigneuse irrévérence envers l’être humain.
De temps à autre, il y avait au régiment des périodes de débauche, d’orgie générale. Cela se produisait sans doute à ces moments étranges où ces hommes, réunis ensemble par le hasard, mais tous condamnés à croupir dans une même inactivité fastidieuse, à exercer une même cruauté stupide, discernaient mutuellement dans leurs yeux une mystérieuse étincelle d’horreur, de désespoir et de démence. Alors leur existence calme de bœufs à l’engrais leur pesait.
Pareil phénomène survint après le suicide de la recrue. Ce fut Ossadtchiï qui donna le branle. Plusieurs jours fériés s’étant succédé, il les passa tous au mess, jouant un jeu d’enfer et se soûlant royalement. La volonté extraordinaire de ce solide gaillard, de cette robuste bête fauve, entraîna tout le régiment comme dans un tourbillon. Et pendant toute la durée de cet accès quasi organique de débauche, Ossadtchiï ne cessa d’insulter par des obscénités la mémoire du suicidé, cyniquement, d’un ton provocateur, comme s’il cherchait un contradicteur.
Il était six heures du soir. Romachov était assis dans sa chambre, les pieds sur la barre d’appui de la fenêtre et sifflait la valse de Faust. Dans le jardin, des moineaux piaillaient et des pies jacassaient. Le soir tombait : des ombres légères flottaient déjà, pensives, entre les arbres. Tout à coup, il entendit près de la maison une voix fausse chanter avec entrain :
La porte d’entrée s’ouvrit avec fracas et Vietkine se précipita dans la pièce. Gardant difficilement l’équilibre, il acheva son couplet :
Il était ivre d’une ivresse lourde et aveugle qui datait de la veille. Il n’avait pas dormi et ses paupières étaient rouges et gonflées. Il portait sa casquette rejetée en arrière. Ses moustaches humides pendaient comme celles d’un phoque.
— R…romuald ! Anachorète de Syrie !… Viens… Viens que je t’embrasse ! hurla-t-il de toutes ses forces. Qu’as-tu à moisir ici ? Allons, frère, allons ! On s’amuse là-bas : on joue, on chante. Allons !
Il embrassa longuement et fortement Romachov sur les lèvres, lui mouillant le visage avec ses moustaches.
— Eh bien ! assez ! assez ! Pavel Pavlytch, — résistait faiblement Romachov. — A quoi bon cet emballement ?
— Ami ! ta main ! Petite pensionnaire. J’aime en toi les souffrances de jadis et ma jeunesse envolée. Ossadtchiï vient de nous chanter un Requiem à faire trembler les vitres. Romachovitch, mon ami, mon frère, je t’adore. Viens que je t’embrasse d’un vrai baiser, à la russe, sur les lèvres !
Le visage bouffi et les yeux vitreux de Vietkine, la mauvaise odeur qui se dégageait de sa bouche, le contact de ses lèvres et de ses moustaches humides n’inspiraient à Romachov que de la répulsion. Mais, comme toujours en pareils cas, il se défendait mollement et se contentait d’un vague sourire contraint.
— Mais, attends ! Pourquoi suis-je donc venu te voir ?… criait Vietkine à travers des hoquets, en se balançant sur ses jambes… J’avais quelque chose de très important à te communiquer… Ah ! voilà, j’y suis. Apprends, frère, que j’ai complètement nettoyé Bobétinskiï. Comprends-tu… jusqu’au dernier kopek. Finalement, il voulait jouer sur parole. Mais je lui ai dit : « Non, mon petit, non, non, pour cela, attendez ; choisissez autre chose… » Alors il a joué son revolver. Le voici, Romachov, le voici.
Vietkine sortit de la poche du pantalon dont il oublia de rentrer la doublure un élégant petit revolver dans un étui en peau de chamois.
— Frère, c’est un Merwin. Je lui ai demandé : « Pour combien le joues-tu ? — Vingt-cinq roubles. — Dix. — Quinze. — Soit, que le diable t’emporte ! » — Il misa sur dame et couleur. Dès le cinquième coup son compte était réglé. Il me doit même encore quelque chose, je crois… Un superbe revolver… avec des cartouches. Prends-le, Romachevitch. Je te l’offre en souvenir et signe d’amitié ; rappelle-toi toujours en le regardant la bravoure de Vietkine…
— Pourquoi cela, Pavel Pavlytch ? Cachez-le.
— Alors, tu crois que ce revolver ne vaut rien ? On peut avec lui tuer un éléphant. Attends, nous allons l’essayer tout de suite. Où perche ton esclave ? J’irai lui demander une planche. Eh, esssclave !… écuyer !
Il se dirigea en titubant vers le vestibule où se tenait habituellement Gaïnane, y fourragea quelques instants et reparut bientôt portant sur son bras droit le buste de Pouchkine.
— Inutile ! Pavel Pavlytch. Laissez cela, objecta timidement Romachov.
— Des blagues ! C’est un pékin ! Attends ! Nous allons le poser sur ce tabouret ! Ne bouge pas, canaille ! — et il menaçait le buste du doigt. — Entends-tu ? sans cela, je…
Il s’éloigna un peu, s’appuya contre la fenêtre à côté de Romachov et arma le revolver. Il le fit si maladroitement en agitant l’arme avec des gestes si peu assurés que Romachov, craignant un malheur, clignotait et faisait la grimace.
La distance qui les séparait du buste ne dépassait pas huit pas. Vietkine visa longuement, décrivant de grands cercles avec son revolver. Enfin le coup partit et un grand trou noir irrégulier apparut sur la joue droite du buste.
— Tu as vu ! s’écria Vietkine. Eh bien alors, tiens, prends-le. Conserve-le en souvenir de mon amour pour toi. Et maintenant, hop ! hop ! mets ta capote et filons au mess. Nous boirons un verre à la gloire des armées russes.
— Pavel Pavlytch ! vraiment cela ne vaut pas la peine ; vraiment je préférerais rester — suppliait Romachov.
Mais il ne sut pas refuser : il ne trouvait ni paroles assez décisives, ni d’intonations suffisamment énergiques. Tout en se reprochant sa lâcheté, il suivit mollement Vietkine qui, d’un pas mal assuré, zigzaguait à travers les potagers, foulait aux pieds choux et concombres.
Ce fut une soirée bruyante, folle et désordonnée. On but d’abord au mess ; puis on alla en voiture avaler un punch au buffet de la gare, pour retourner ensuite au mess. Au début, Romachov se surveillait. Il s’en voulait d’avoir cédé et ressentait cette impression de dégoût et de malaise qu’éprouve tout homme sensé au milieu d’ivrognes. Les rires lui paraissaient peu naturels, les chants faux, les plaisanteries triviales. Mais le vin chaud qu’il but à la gare lui tourna subitement la tête et le remplit d’une joie bruyante, convulsive. Une nuée grise, faite de millions de paillettes scintillantes, lui couvrit le regard et tout lui parut amusant et parfait.
Les heures passaient comme des secondes : en voyant allumer les lampes, Romachov se rendit vaguement compte que la nuit était venue.
— Messieurs, si nous rendions une visite à ces demoiselles ? proposa quelqu’un. Si nous allions tous chez la Schleifer ?
— C’est cela, chez la Schleifer, chez la Schleifer ! Hourra !
Tout le monde s’agita, dans un bruit de gros rires et de chaises renversées. Tout marchait à souhait ce soir-là. Des phaétons à deux chevaux étaient déjà à la porte, sans que personne sût qui les avait commandés. Depuis un certain temps déjà la raison de Romachov s’effondrait par moments en des gouffres d’ombre d’où elle remontait plus lucide que jamais. Il se vit subitement assis en voiture à côté de Vietkine. Sur la banquette de devant avait pris place un troisième individu dont Romachov dans l’ombre de la nuit n’arrivait pas à distinguer le visage, bien qu’il se penchât vers lui en chancelant. Ce visage sombre tantôt s’allongeait, tantôt devenait de la grosseur d’un poing ; mais toujours il lui paraissait très familier. Soudain Romachov partit d’un rire d’automate dont il perçut les éclats comme si quelqu’un d’autre eût ri à ses côtés.
— Tu mens, Vietkine ; je sais, frère, où nous allons, dit-il de l’air malin d’un ivrogne. Toi, mon vieux, tu me conduis chez les femmes. Je le sais, mon vieux.
Un autre équipage les dépassa dans un bruit assourdissant. Romachov aperçut vaguement, à la lueur des lanternes, les chevaux bais qui galopaient sans ensemble, le cocher qui faisait tournoyer son fouet au-dessus de sa tête, et quatre officiers qui, cahotés sur leurs sièges, criaient et sifflaient à l’envi.
Romachov eut un éclair de raison, d’une intense lucidité. Ainsi donc il se rendait dans un endroit où des femmes donnent au premier venu leur corps, leurs caresses, le grand mystère de leur amour. « Pour de l’argent, pour un instant ! Oh ! qu’est-ce que cela fait ! Les femmes ! les femmes ! » criait au fond de son être une voix impatiente, douce et sauvage à la fois. Tel un son lointain à peine perceptible, la pensée de Chourotchka venait se mélanger à cette voix ; dans cette coïncidence, il n’y avait rien de bas, d’offensant, mais au contraire quelque chose de réconfortant, de désiré, d’émouvant, qui lui caressait doucement, agréablement, le cœur.
Il allait arriver chez ces êtres inconnus, bizarres, mystérieux et attirants, chez les femmes ! Et le rêve secret deviendrait une réalité, et il les regarderait, les prendrait dans ses bras, écouterait leur chant et leur rire tendre, et ce lui serait un incompréhensible, mais délicieux soulagement à cette passion délirante qui l’attirait vers une seule femme au monde, vers elle, vers Chourotchka ! Mais il ne se fixait encore aucun but bien défini. Repoussé par une femme, il se sentait irrésistiblement entraîné vers l’amour simple, franc, sans voiles, comme dans les nuits froides les oiseaux de passage sont attirés par les feux d’un phare. Rien de plus.
Les chevaux tournèrent à droite. Le heurt des roues sur le pavé et le grincement des essieux cessèrent subitement. La voiture était fortement cahotée dans les ornières d’un chemin en pente. Romachov ouvrit les yeux. Une profonde vallée s’ouvrait à ses pieds, dans laquelle errait une multitude de petits feux : ils s’évanouissaient derrière les arbres et les maisons invisibles pour réapparaître bientôt : on eût dit une fantastique procession aux flambeaux. Un moment, souffla une brise chaude parfumée d’absinthe ; puis une grosse branche noire frôla les têtes et aussitôt les voyageurs sentirent tomber sur eux un froid humide, semblable à l’émanation d’une vieille cave.
— Où allons-nous ? interrogea de nouveau Romachov.
— A Zavalié ! cria l’officier assis sur la banquette de devant, et Romachov se dit tout étonné :
« Ah ! mais, c’est le lieutenant Épifanov. Nous allons chez la Schleifer. »
— N’y êtes-vous donc jamais allé ? s’enquit Vietkine.
— Que le diable vous emporte tous deux ! cria Romachov.
Mais Épifanov dit en riant :
— Écoutez, Iouriï Alexéievitch, voulez-vous que nous leur disions que vous y venez pour la première fois ? « Ah ! pas possible ! mon chéri ! mon petit cœur ! » Elles aiment ça. Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
D’impénétrables ténèbres enveloppèrent de nouveau la raison de Romachov. Et, subitement, sans interruption aucune, il se vit dans une grande salle parquetée, avec des chaises viennoises le long des murs, et deux grands trumeaux dorés. De longues portières d’indienne rouge avec des bouquets jaunes masquaient la porte d’entrée et trois autres conduisaient dans de petites chambres sombres. Des rideaux du même genre flottaient aux fenêtres ouvertes sur l’obscurité d’une cour. Des lampes étaient accrochées aux murs ; la pièce était claire, mais enfumée et remplie d’une odeur âcre de cuisine juive, à laquelle se mêlait par instants une fraîche senteur d’herbe mouillée et d’acacia, qui pénétrait par les fenêtres avec des bouffées d’air printanier.
Il y avait là une dizaine d’officiers. Chacun d’eux paraissait chanter, crier, et rire en même temps. Romachov, un sourire de naïve félicité aux lèvres, errait de l’un à l’autre, reconnaissant avec une joyeuse surprise, comme s’il les voyait pour la première fois de la journée : Bek-Agamalov, Lbov, Vietkine, Épifanov, Artchakovskiï, Olizar, d’autres encore. Le capitaine Lechtchenko était présent ; il se tenait près de la fenêtre avec son air éternellement humble et triste. Sur la table, apparurent comme par enchantement — tout dans cette soirée ne s’opérait-il pas par magie ? — des bouteilles de bière et des flacons d’une épaisse liqueur de cerises. Romachov but, trinqua, embrassa son voisin et sentit que ses mains et ses lèvres étaient devenues visqueuses et sucrées.
Cinq ou six femmes se trouvaient au milieu des officiers. L’une d’elles paraissait avoir quatorze ans : habillée en page, sanglée dans un maillot rose, elle était assise sur les genoux de Bek-Agamalov et jouait avec ses aiguillettes. Une autre grosse blonde, en corsage de soie rouge et jupe foncée, dont le beau visage poudré s’ornait d’épais sourcils noirs, s’approcha de Romachov.
— Mon petit homme, pourquoi êtes-vous si triste ? Venez dans ma chambre, dit-elle à voix basse.
Elle s’assit avec désinvolture sur le coin de la table, entrecroisant les jambes. Romachov discerna sous sa jupe les contours d’une puissante cuisse ronde. Ses mains tremblèrent et une sensation de froid lui vint à la gorge. Il demanda timidement :
— Comment vous appelez-vous ?
— Moi ? Malvina… Indifférente, elle se détourna de l’officier en balançant les jambes. — Offrez-moi une cigarette !
Deux musiciens juifs surgirent on ne sait d’où ; l’un avec un violon, l’autre avec un tambourin. Aux accents fastidieux d’une polka mal jouée, Olizar et Artchakovskiï se mirent à danser le cancan. Ils sautaient l’un devant l’autre, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, claquaient des doigts, puis reculaient en écartant les genoux et en se mettant les pouces sous les bras. Avec de grossiers gestes cyniques, ils tortillaient les reins et penchaient indécemment le corps en avant et en arrière. Tout à coup, Bek-Agamalov sauta de sa chaise et cria d’une voix forte, cassante, exaltée :
— Au diable les civelots ! Dehors, immédiatement ! Filez… filez !
Deux civils se tenaient dans l’encadrement de la porte d’entrée : tous les officiers du régiment les connaissaient, car ils venaient souvent aux soirées du mess. C’étaient des jeunes gens bien élevés, l’un fonctionnaire des finances, l’autre frère de l’huissier du tribunal, petit propriétaire des environs.
Le fonctionnaire eut sur son visage pâle un sourire forcé et insinua poliment en s’efforçant de prendre un ton dégagé :
— Permettez-nous, messieurs, de rester en votre compagnie. Vous me connaissez, messieurs… Je suis Doubetskiï… messieurs… Nous ne vous gênerons pas, messieurs !
— Plus on est de fous, plus on rit ! ajouta le frère de l’huissier en riant gauchement.
— A la porte ! cria Bek-Agamalov. Marche !…
— Messieurs, débarrassez-nous des civelots ! ricana Artchakovskiï.
Un brouhaha s’éleva. Dans la pièce, ce fut un hurlement, un trépignement, un remue-ménage général. Des nuages de poussière tournoyaient. Les lampes lancèrent en fumant de petites langues de feu vers le plafond. L’air frais du dehors entrait à flots et fouettait les visages. Les civils étaient déjà dans la cour, d’où s’élevaient leurs voix apeurées, pleurnichardes, tremblant de rage impuissante :
— Nous n’en resterons pas là ! Nous irons nous plaindre au colonel du régiment. Nous écrirons au gouverneur…
— Hou… hou… hou… taïaut, taïaut, taïaut ! beuglait Vietkine à la fenêtre.
Il semblait à Romachov que les incidents de la journée se succédaient sans interruption et sans aucun lien ; il croyait voir dérouler sous ses yeux une bande bigarrée sur laquelle on aurait collé des images stupides, monstrueuses, cauchemaresques. Le violon reprit son grincement monotone, et le tambourin son tremblement sourd. Un officier, tunique bas, en chemise, dansait au milieu de la pièce ; il tombait à chaque instant sur ses talons et se retenait de la main au plancher. Une belle petite femme maigre, que Romachov n’avait pas encore remarquée, aux cheveux dénoués et aux clavicules saillantes, enlaçait de ses deux bras nus le cou du sombre Lechtchenko et s’efforçait de dominer la musique et les cris en lui chantant dans l’oreille d’une voix criarde :
Bobétinskiï s’amusait à jeter la bière de son verre par-dessus la cloison basse d’une des petites chambres sombres, et la voix mécontente d’un homme à moitié endormi disait en grognant :
— Mais… messieurs… cessez… cessez donc ! Qui fait cela ?… Quelle cochonnerie !…
— Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ? demanda Romachov à la femme au corsage rouge et, à la dérobée, d’un geste craintif, il lui posa la main sur sa jambe tiède et ferme. Elle lui répondit quelque chose qu’il n’entendit pas. Son attention fut attirée par une scène sauvage. Le sous-enseigne Lbov poursuivait à travers la salle un des musiciens qu’il frappait sur la tête à coups de tambourin. Le Juif poussait de petits gémissements plaintifs et, lançant derrière lui des regards terrifiés, se jetait d’un coin dans un autre, en ramassant les longs pans de sa redingote. Tout le monde riait. Artchakovskiï, à force de pouffer, tomba à terre et, les larmes aux yeux, il se roulait en tous sens. Puis, on entendit les cris perçants de l’autre musicien. Quelqu’un venait de lui arracher des mains son violon et de le jeter violemment contre le parquet. La table de l’instrument se brisa en miettes avec un fracas sonore, dont les sons se mêlèrent bizarrement aux cris désespérés du Juif. Puis ce fut pour Romachov une nouvelle période d’oubli. Et soudain il eut une vision de délire : toutes les personnes présentes couraient, gesticulaient, vociféraient. Un cercle étroit pressait Bek-Agamalov, puis s’ouvrait précipitamment.
— Tout le monde à la porte ! Je ne veux personne ! hurlait rageusement Bek-Agamalov.
Il grinçait des dents, secouait les poings et tapait des pieds. Son visage était cramoisi : deux veines, grosses comme des lacets, se gonflaient sur son front. Il baissait la tête d’un air menaçant et ses yeux ronds sortis de l’orbite brillaient d’un éclat terrifiant. Il semblait avoir perdu l’usage de la parole et rugissait comme une bête furieuse d’une voix féroce et vibrante :
— A-a-a-a-a !…
Tout à coup, d’un geste rapide et inattendu, penchant adroitement le corps à gauche, il sortit son sabre du fourreau et, dans un sifflement aigu, le fit tournoyer au-dessus de sa tête. Les assistants s’enfuirent par les portes et les fenêtres. Les femmes poussaient des glapissements hystériques. Les hommes se bousculaient les uns les autres. Romachov fut entraîné rapidement vers la porte, où quelqu’un, en fuyant, lui écorcha la joue jusqu’au sang avec un bouton ou l’extrémité d’une patte d’épaule. Aussitôt retentirent dans la cour des voix inquiètes et précipitées qui s’interrompaient mutuellement. Romachov resta seul près de la porte.
— Je vais sabrer !… criait Bek-Agamalov entre ses dents.
La vue de la terreur générale augmentait son ivresse. Dans sa frénésie il mit, en quelques coups de sabre, une table en miettes, puis, se jetant sur la glace, la fit voler en éclats qui s’éparpillèrent, pluie scintillante irisée, dans tous les coins. D’un seul coup il abattit les bouteilles et les verres qui se trouvaient sur une autre table.
Mais, tout à coup, s’éleva une voix perçante, effrontée :
— Imbécile ! goujat !…
C’était la petite femme aux cheveux défaits qui, tout à l’heure encore, enlaçait Lechtchenko de ses bras nus. Romachov ne l’avait pas encore aperçue. Elle se tenait dans le coin, derrière le poêle, les poings sur les hanches, penchée en avant et criait sans s’arrêter, d’une voix de poissarde :
— Imbécile ! goujat ! mufle ! A qui fais-tu peur ? Imbécile ! imbécile ! imbécile !…
Bek-Agamalov fronça les sourcils et, tout décontenancé, baissa son sabre. Romachov vit son visage blêmir peu à peu, et, dans ses yeux, une sinistre lueur jaune s’allumer. Cependant il fléchissait de plus en plus les jambes, rentrait le cou et se repliait sur lui-même, comme une bête fauve, prête à bondir.
— Tais-toi ! cracha-t-il d’une voix enrouée.
— Imbécile ! Butor ! Sale Arménien ! Je ne me tairai pas ! Imbécile ! Imbécile !… criait la femme, frissonnant de tout le corps à chaque exclamation.
Romachov se sentait lui-même pâlir de plus en plus à chaque minute. Il éprouva dans la tête son habituelle sensation de vide et d’impondérabilité. Un étrange mélange de frayeur et d’allégresse souleva son âme, telle une vague écumante. Il voyait que Bek-Agamalov ne quittait pas la femme du regard et relevait lentement son sabre. Un élan subit de hardiesse entraîna Romachov. Il se jeta résolument en avant ; il entendit Bek-Agamalov prononcer furieusement :
— Tu ne te tairas pas ? Pour la dernière fois, je te…
Romachov saisit Bek-Agamalov par le poignet avec une force qu’il ne soupçonnait pas. Durant quelques secondes, les deux officiers se regardèrent sans broncher, les yeux dans les yeux. Romachov entendait la respiration bruyante de Bek-Agamalov semblable à l’ébrouement d’un cheval ; il voyait ses terribles prunelles étincelantes, ses mâchoires blanches qui se heurtaient en grinçant, mais il sentait que la flamme de démence s’éteignait peu à peu sur ce visage déformé. Et il éprouvait une délicieuse angoisse à se sentir entre la vie et la mort et à savoir qu’il sortirait victorieux de la lutte. Tous ceux qui, de l’extérieur, assistaient à cette scène, se rendirent compte du danger qu’il courait. Dans la cour, derrière les fenêtres, le silence tomba, et soudain, tout à côté, dans l’ombre proche, un rossignol modula ses trilles insouciants et sonores.
— Lâche-moi ! laissa enfin échapper Bek-Agamalov d’une voix sourde.
— Bek, tu ne vas pas frapper une femme ! dit tranquillement Romachov. Bek, tu le regretterais toute ta vie. Tu ne frapperas pas !…
Les dernières lueurs de la folie s’éteignirent dans les yeux de Bek-Agamalov. Romachov eut un rapide battement de paupières et soupira longuement comme après une syncope. Son cœur se mit à battre à coups rapides et irréguliers comme pendant une frayeur et sa tête s’alourdit.
— Lâche-moi ! — cria encore une fois Bek-Agamalov en retirant violemment son bras.
Romachov sentait qu’il n’avait plus la force de résister à Bek, mais il ne le craignait plus : il dit d’une voix pleine de douceur et de compassion, en touchant à peine l’épaule de son camarade :
— Pardonnez-moi… mais, plus tard, vous me remercierez.
Bek-Agamalov remit brusquement son sabre au fourreau.
— Bien ! Que le diable l’emporte ! cria-t-il toujours avec colère, mais aussi avec un peu d’affectation et de confusion. Nous règlerons cela ensemble. Vous n’avez pas le droit !…
Tous les spectateurs de cette scène comprirent que le danger était passé. Avec des éclats de rire forcés, ils rentrèrent en foule dans la salle et avec une amicale familiarité entreprirent d’apaiser Bek-Agamalov. Mais le beau feu de celui-ci était tombé ; son visage assombri prenait une expression de fatigue et de dédain.
La Schleifer apparut : une grosse dame, aux énormes seins, aux yeux durs, sans cils, cernés de poches sombres. Elle courait de l’un à l’autre, tirant chaque officier par la manche ou par les boutons de sa tunique, et disait d’une voix pleurarde :
— Mais, messieurs, qui va me payer tout cela : la glace, la table, les boissons et les demoiselles ?
Et de nouveau, il se trouva, comme par enchantement, quelqu’un pour discuter avec elle. Tous les autres officiers partirent ensemble. L’air pur et frais de cette nuit de mai entrait doucement dans la poitrine de Romachov, emplissait tout son être d’un frais et joyeux frémissement. Il lui sembla que toutes traces d’ivresse disparaissaient de son cerveau comme effacées par une éponge humide.
Bek-Agamalov s’approcha et le prit par le bras.
— Romachov, proposa-t-il, vous montez avec moi ?
Et, pendant qu’assis à ses côtés, Romachov regardait les chevaux qui, leurs larges croupes rejetées en arrière, enlevaient, dans un galop irrégulier, la voiture le long de la côte, Bek-Agamalov trouvait à tâtons la main de son camarade et la lui serrait fortement, longuement, jusqu’à lui faire mal. Il n’y eut pas entre eux d’autre explication.
Mais les officiers, encore mal remis de leur récente émotion, se montraient nerveux et surexcités. En cours de route, pour retourner au mess, leur conduite fut scandaleuse. Ils hélaient les Juifs qui passaient, les obligeaient à s’approcher, leur enlevaient leur casquette et laissaient partir le fiacre ; puis ils jetaient plus loin la casquette sur un arbre. Bobétinskiï rossa le cocher de sa voiture. Tous chantaient et criaient stupidement. Seul Bek-Agamalov, assis à côté de Romachov, se tut tout le long du chemin.
Malgré l’heure avancée, le mess était encore éclairé et plein de monde. Dans la salle de jeu, dans la salle à manger, au buffet, au billard, partout se pressaient des hommes saturés de vin et de tabac, la tunique déboutonnée, les yeux mornes et les gestes mous. Romachov, en saluant plusieurs officiers, fut surpris d’apercevoir parmi eux, assis près d’Ossadtchiï, Nicolaiev, ivre et tout rouge, mais maître de lui. Quand Romachov, en contournant la table, s’approcha de lui, Nicolaiev lui jeta un coup d’œil rapide, et détourna la tête pour ne pas être obligé de lui serrer la main, affecta de prendre un grand intérêt à la conversation de son voisin.
— Vietkine, venez chanter ! cria Ossadtchiï, par-dessus la tête de ses camarades.
— Chan-t-ons quel-que cho-se ! entonna Vietkine sur un motif d’antienne.
— Chan-t-ons quel-que cho-se ! Chan-t-ons quel-que cho-se !… répétèrent les autres en chœur.
— Derrière l’enclos de mon curé, psalmodia Vietkine.
— Tape dessus, Nitchipor, tape dessus ! reprit avec un ensemble parfait le chœur soutenu et comme réchauffé par la basse chantante d’Ossadtchiï.
Vietkine dirigeait, debout sur une table, les bras étendus sur la tête des chanteurs. Il roulait des yeux tantôt terribles, tantôt caressants et approbateurs, s’emportait contre ceux qui chantaient faux et retenait les emballés d’un imperceptible tremblement de sa main tendue.
— Capitaine Lechtchenko, vous chantez faux ! Un ours a dû vous marcher sur l’oreille ! Taisez-vous ! — cria Ossadtchiï ! — Messieurs, taisez-vous donc ! Ne hurlez pas quand on chante autour de vous.
La fumée du tabac irritait les yeux. La toile cirée de la table était gluante et Romachov se rappela qu’il ne s’était pas lavé les mains de la soirée. Il sortit, traversa la cour et se dirigea vers la pièce appelée « chambre des officiers » dans laquelle il y avait un lavabo. C’était un réduit nu et froid à une seule fenêtre. Deux lits s’y faisaient face, séparés par une table de nuit, comme dans les hôpitaux. On n’en changeait jamais les draps, pas plus qu’on ne balayait ni n’aérait la chambre. Aussi y respirait-on une odeur lourde de renfermé, de linge sale, de tabac et de vieilles bottes. Cette pièce était destinée aux officiers des détachements éloignés, que des affaires de service appelaient pour quelques jours à la portion centrale du régiment. Mais d’ordinaire elle ne servait que pour y déposer pendant les soirées les officiers par trop ivres, deux ou trois sur chaque lit. Aussi l’appelait-on encore la « Morgue » : ironie involontairement cruelle, car depuis que le régiment était en garnison dans cette ville, plusieurs officiers et une ordonnance s’étaient suicidés précisément sur ces deux lits. Il ne se passait d’ailleurs pas d’année sans qu’il y eût au régiment quelque suicide d’officier.
Lorsque Romachov entra à la « Morgue », deux hommes étaient assis à la tête des lits, près de la fenêtre. La chambre n’était pas éclairée : Romachov ne s’aperçut de leur présence que par le léger bruit qu’ils faisaient, et ne les reconnut qu’après s’être approché tout près d’eux. C’étaient le capitaine en second Klodt, un alcoolique et un voleur, relevé du commandement de sa compagnie, et le sous-enseigne Zolotoukhine, grand diable d’âge mur, déjà chauve, le type de l’éternel enseigne, grand joueur, grand jureur, grand buveur et faiseur d’esclandres. Sur la table entre eux deux miroitait faiblement une bouteille d’eau-de-vie flanquée d’une assiette vide et de deux verres pleins. Il n’y avait pas trace d’autres victuailles. Tous deux se taisaient, comme désireux de cacher leur présence au camarade qui venait d’entrer et, quand Romachov se pencha pour les reconnaître, ils sourirent d’un air malin en regardant le plancher.
— Mon Dieu ! que faites-vous ici ? demanda Romachov effrayé.
— Chut ! dit Zolotoukhine d’un air mystérieux, en l’arrêtant du doigt levé. Attendez, ne nous troublez pas.
— Doucement, murmura sèchement Klodt.
Soudain on entendit le roulement lointain d’une charrette. Aussitôt les deux compères levèrent vivement leurs verres, les choquèrent l’un contre l’autre et les vidèrent simultanément.
— Mais enfin, qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Romachov inquiet.
— Mon cher… chuchota d’un air important Klodt : chaque roulement de voiture nous sert de hors-d’œuvre. Fendrik, continua-t-il en s’adressant à Zolotoukhine, maintenant comment allons-nous boire ? Veux-tu que nous vidions notre verre chaque fois que la lune apparaîtra ? Veux-tu ?
— Nous l’avons déjà fait, répliqua sérieusement Zolotoukhine en regardant l’étroit croissant qui, bas sur le ciel, poursuivait au-dessus de la ville sa marche ennuyée. — Attendons. Peut-être qu’un chien aboiera… Alors, au premier aboiement, un verre. Tais-toi.
Ils causaient ainsi à voix basse, penchés l’un sur l’autre, tout entiers absorbés par cette lugubre facétie d’ivrognes. Cependant, assourdis par les murs, montaient de la salle à manger les accents d’un chant d’église, triste et harmonieux comme une lointaine lamentation funèbre.
Romachov leva les bras et se prit la tête dans les mains :
— Au nom de Dieu, laissez ce jeu : c’est effrayant ! dit-il angoissé.
— Que le diable t’emporte ! hurla Zolotoukhine. Non, attends, frère ! avant de partir, il faut trinquer avec les galants hommes que nous sommes. Non, non… tu ne nous rouleras pas. Tenez-le, capitaine ; moi, je vais fermer la porte.
Ils sautèrent tous deux de leurs lits et, dans un ricanement fou, se mirent en devoir d’attraper Romachov. Cette chambre sombre et puante, cette ribote secrète et fantastique dans l’obscurité nocturne, ces deux déséquilibrés, tout cela pris ensemble produisit sur Romachov une impression d’horreur, de mort et de démence. Il poussa un cri perçant, se débarrassa de Zolotoukhine et sortit de la « Morgue » en frissonnant.
Il sentait qu’il ferait bien de rentrer chez lui, mais un sentiment incompréhensible le poussa de nouveau dans la salle à manger. Beaucoup d’officiers sommeillaient, assis sur des chaises ou sur les rebords des fenêtres. La chaleur était insupportable, et malgré les fenêtres ouvertes, les lampes et les bougies brûlaient d’une flamme immobile. Les domestiques harassés dormaient debout, bâillant à chaque instant, mais des seules narines, sans desserrer les mâchoires. Cependant la lourde beuverie générale ne prenait pas fin.
Vietkine, debout sur la table, chantait de sa voix sentimentale de ténor :
De nombreux officiers du régiment appartenaient à des familles ecclésiastiques, aussi chantait-on bien, même aux heures d’ivresse. Bien souvent un air touchant, simple et triste ennoblissait des paroles triviales. Alors chacun étouffait dans cette pièce sans air, à plafond bas, dans cette ambiance étroite, mesquine, stupide.
chantait avec expression Vietkine, et les accents émus de sa voix mêlée à l’ensemble harmonieux du chœur, faisaient venir des larmes dans ses bons yeux bêtes.
Artchakovskiï chantait avec soin les répons. Afin de faire vibrer sa voix, il secouait de ses deux doigts sa pomme d’Adam. De sa basse profonde et traînante Ossadtchiï accompagnait le chœur, et les autres voix paraissaient se noyer dans ces sons d’orgues comme en de sombres vagues.
Après cette complainte, il y eut un moment de silence. Tous, à travers les fumées de l’ivresse, se plongèrent dans leurs réflexions. Soudain, Ossadtchiï, les yeux baissés, entonna à mi-voix :
« Vous tous qui avez suivi la voie douloureuse et étroite à l’instar d’un joug… »
— Quand donc finirez-vous ? observa quelqu’un d’un ton chagrin. Vous ne sortez pas de ce Requiem. C’est la dixième fois que vous le reprenez !
Mais les autres avaient déjà commencé l’accompagnement et dans l’infecte salle à manger enfumée, empestée, retentirent les accents purs et clairs de l’office des morts de saint Jean Damascène, empreints d’une si chaleureuse, si sensuelle tristesse, d’un si profond, si passionné regret de la vie !
« Vous qui avez cru en moi, venez et réjouissez-vous, car je vous ai préparé les honneurs et les couronnes célestes. »
Et aussitôt Artchakovskiï, qui connaissait la liturgie aussi bien qu’un diacre, chanta le répons :
« Prions tous de toute notre âme. »
Tous les morceaux du service funèbre y passèrent en entier. Et quand arriva le tour de la dernière imploration, Ossadtchiï, la tête baissée, le cou tendu, une lueur d’effrayante méchanceté dans ses yeux tristes, psalmodia d’une voix profonde, vibrante comme les cordes d’une contrebasse, les dernières paroles :
« Donnez, Seigneur, la vie et le repos éternels à votre défunt esclave Nicéphore… — ici Ossadtchiï lança un effroyable et cynique juron — et que son souvenir vive éternellement parmi nous ! »
Romachov se dressa d’un bond, furieux et, de toutes ses forces, frappa du poing sur la table.
— Je ne tolèrerai pas cela ! Silence ! — cria-t-il d’une voix perçante, où vibraient des notes tristes. — Pourquoi se moquer ? Capitaine Ossadtchiï, vous n’avez pas du tout envie de rire, vous souffrez, vous avez peur ! Je le sais. Je sais ce que vous éprouvez dans votre for intérieur.
Au milieu du silence général, une voix s’éleva indécise :
— Il est ivre ?
Mais ensuite, de même que, quelques heures auparavant chez la Schleifer, tous frémirent, hurlèrent, bondirent et se confondirent en une masse bigarrée, criarde et tourbillonnante. En sautant à terre, Vietkine heurta de la tête la suspension, qui se mit à décrire des zigzags dans l’espace, et les ombres des hommes affolés, tantôt s’allongeant démesurément, tantôt se rapetissant au point de disparaître sous le parquet, se mélangeaient dans un tremblotement sinistre le long des murs blancs et du plafond.
Les événements se précipitaient, absurdes et irréparables. On eût dit qu’un malin démon, stupide et gouailleur, se fût emparé de ces malheureux, ivres et surexcités, et les forçât à proférer des obscénités et à faire des gestes laids et inconvenants.
Au milieu de cet enfer, Romachov vit subitement à côté de lui, une face distorse et hurlante, qu’il ne reconnut pas tout d’abord, tant elle était déformée et enlaidie par la colère. C’était Nicolaiev qui, la bave aux lèvres, et un spasme nerveux à la joue gauche, lui criait :
— C’est vous qui déshonorez le régiment ! vous n’avez pas le droit de parler ! Vous et autres Nazanskiï ! Sale blanc-bec !
Romachov sentit quelqu’un qui le tirait doucement en arrière. Il se retourna et reconnut Bek-Agamalov, mais pâlissant à l’idée de ce qui allait se passer, il dit d’une voix faible et enrouée avec un pauvre et douloureux sourire :
— Mais que vient faire ici Nazanskiï ? Peut-être avez-vous des motifs secrets d’être mécontent de lui ?
— Je vous taperai sur la gueule ! lâche ! crapule ! mufle ! aboya Nicolaiev.
Il leva brusquement le poing sur Romachov, roula des yeux terribles, mais n’osa pas frapper. Une glaciale nausée souleva le cœur de Romachov : il se crut prêt à s’évanouir. Jusqu’alors, il n’avait pas remarqué qu’il tenait un certain objet dans la main droite. Et subitement, d’un geste sec et rapide, il lança au visage de Nicolaiev le restant de bière de son verre.
Au même instant, il ressentit une douleur sourde à l’œil gauche, d’où s’échappèrent de blanches étincelles. Dans un long hurlement de bête fauve il se jeta sur Nicolaiev. Tous deux tombèrent lourdement à terre, les bras et les jambes enlacés, et ils roulaient dans tous les sens, renversant les chaises et avalant la poussière sale et puante du plancher. Ils se déchiraient, se meurtrissaient et se débattaient en poussant des mugissements étouffés.
Par la suite, Romachov se rappela que ses doigts ayant rencontré par hasard la bouche de Nicolaiev, il s’était efforcé de lui déchirer cette chose visqueuse et dégoûtante… Il en était arrivé au point de ne plus ressentir de douleur lorsque, dans cette lutte folle, sa tête et ses coudes heurtaient le plancher.
Il n’aurait pas su dire non plus comment elle prit fin. Il se retrouva debout dans un coin, où on l’avait placé après l’avoir séparé de Nicolaiev. Bek-Agamalov lui faisait boire de l’eau, mais ses dents claquaient si fort qu’il craignait de briser le verre.
Sa tunique était déchirée sous le bras et au dos ; une de ses pattes d’épaule, arrachée, ballottait au bout d’un fil. Il avait perdu la voix et pourtant criait des lèvres, sans pouvoir émettre un son :
— Je lui… montrerai encore !… Je le provoque en duel !
Le vieux Lekh qui, jusqu’alors, avait doucement sommeillé au bout de la table, se réveilla ; son ivresse tomba subitement, et d’un ton sévère et impérieux qu’on ne lui connaissait guère, il proféra :
— En ma qualité de plus ancien, je vous ordonne, messieurs, de vous séparer immédiatement. Vous entendez, messieurs, tout de suite. Demain matin j’aurai l’honneur de présenter au colonel un rapport sur ce qui vient de se passer.
Et tous se séparèrent honteux et confus, en évitant de se regarder les uns les autres. Chacun craignait de lire dans les yeux du voisin son propre effroi, sa peur servile et contrite, son angoisse de petite bête sale et méchante, dont une lueur de conscience vient enfin d’éclairer la pauvre intelligence.
Le jour se levait dans un ciel clair d’une pureté enfantine. L’air était frais et immobile. Les arbres humides estompés d’une imperceptible brume se réveillaient silencieusement de leur mystérieux sommeil nocturne. En retournant chez lui, Romachov regardait les arbres, le ciel, l’herbe grise de rosée et se sentait petit, lâche, laid et affreusement seul parmi cette délicieuse et souriante innocence du matin qui s’éveille.
Le même jour — c’était un mercredi — Romachov reçut cette brève note officielle :
« Le tribunal des officiers du régiment d’infanterie de N… invite le sous-lieutenant Romachov à se présenter à six heures au salon du mess. Tenue habituelle.
« Le Président du Tribunal,
« Lieutenant-Colonel Migounov »
Romachov ne put retenir un pâle sourire involontaire ; cette tenue « habituelle », qui comportait la tunique avec les pattes d’épaules et la ceinture de couleur, ne sert jamais que dans des circonstances officielles, comparutions désagréables devant les chefs.
Il arriva au mess à six heures et se fit annoncer par le planton au président du tribunal. On le pria d’attendre. Il s’assit dans la salle à manger près de la fenêtre ouverte, prit un journal, le parcourut machinalement sans comprendre, sans intérêt. Trois officiers présents dans la salle le saluèrent sèchement et engagèrent une conversation entre eux à voix basse de façon à ce qu’il n’entendît pas. Seul le sous-lieutenant Mikhine lui serra longuement et vigoureusement la main, les yeux humides, mais il ne souffla mot, rougit, s’habilla vivement, maladroitement, et partit !
Bientôt Nicolaiev entra par la porte de l’office. Pâle, les paupières noircies, une tumeur au-dessous de la tempe ; il tremblait convulsivement de la joue gauche.
Romachov se rappela nettement la pénible scène de la veille : courbé, accablé, écrasé sous le poids de ces souvenirs ignominieux, il se renfrogna, rentra la tête dans ses épaules, ferma les yeux et se dissimula derrière son journal.
Il entendit Nicolaiev demander au buffet un petit verre de cognac, et faire ses adieux à quelqu’un. Puis il le sentit passer près de lui. La porte se ferma. Quelques instants après, il perçut derrière son dos un chuchotement circonspect venant de la cour.
— Ne vous retournez pas ! Restez assis, tranquillement. Écoutez-moi.
C’était Nicolaiev qui parlait. Le journal trembla dans les mains de Romachov.
— En vérité, je n’ai pas le droit de vous parler. Mais au diable tous ces raffinements français ! Il est impossible de réparer ce qui est arrivé. Je vous tiens néanmoins pour un galant homme. Je vous en prie, vous entendez ? je vous prie : pas un mot au sujet de ma femme, au sujet des lettres anonymes. Vous m’avez compris ?
Romachov, se cachant derrière son journal, acquiesça à cette demande d’un lent signe de tête. Des pas firent craquer le sable de la cour. Au bout de cinq minutes seulement Romachov se retourna et regarda dans la cour, Nicolaiev n’était déjà plus là.
— Votre Noblesse ! lui dit le planton, surgi soudain devant lui, Sa Haute Noblesse vous prie d’entrer.
Dans le salon, plusieurs tables de jeu avaient été réunies et recouvertes d’un tapis vert. Les juges avaient pris place le dos tourné à la fenêtre, ce qui laissait leur visage dans l’ombre. Au centre siégeait le président, le lieutenant-colonel Migounov, gros homme hautain, court de cou et de carrure épaisse. Il avait pour assesseurs les lieutenants-colonels Rafalskiï et Lekh, et plus loin, du côté droit, les capitaines Ossadtchiï et Peterson et, du côté gauche, les capitaines Duvernois et Dorochenko. La table était complètement nue ; seul Dorochenko, en tant que greffier du tribunal, avait devant lui une main de papier. Il faisait sombre et presque froid dans cette grande salle vide, sentant le moisi, le vieux bois, et les tapisseries usées.
Le président posa à plat sur le tapis vert ses deux grosses mains blanches et les considérant l’une après l’autre commença d’une voix d’automate :
— Sous-lieutenant Romachov, le tribunal des officiers, réuni sur les ordres du colonel, est chargé d’établir dans quelles circonstances a eu lieu l’altercation regrettable survenue hier entre le lieutenant Nicolaiev et vous. Je vous prie de vouloir bien nous exposer l’affaire dans ses moindres détails.
Romachov se tenait devant le tribunal, les bras ballants et chiffonnant sa casquette. Il se sentait maladroit, décontenancé, désemparé, comme jadis à l’école, lorsqu’il ratait un examen. D’une voix entrecoupée et mugissante, avec des phrases embrouillées, sans lien, et ponctuées de stupides interjections, il se mit à exposer les faits. En même temps, il promenait son regard sur ses juges et analysait l’impression qu’il produisait sur chacun d’eux. « Migounov est indifférent ; on le dirait en pierre, mais il est très flatté de son rôle inaccoutumé de président et de la puissance que cette charge lui confère. Le lieutenant-colonel Brehm a le regard chargé de pitié, un regard presque féminin. Ah ! mon cher Brehm, te rappelles-tu que je t’ai emprunté dix roubles ? Le vieux Lekh joue à l’homme sérieux. Il n’est pas ivre aujourd’hui. Il a sous les yeux des poches profondes comme des cicatrices. Il ne m’est pas hostile, mais il a tant fait de scandales au mess pendant sa longue carrière qu’il croira devoir jouer le rôle de défenseur sévère et inflexible de l’honneur des officiers. Quant à Ossadtchiï et Peterson, ce sont de véritables ennemis. La loi m’autorise à faire relever Ossadtchiï, l’affaire ne s’est produite qu’à cause de son office des morts, mais tant pis ! Qu’est-ce que cela peut faire ? Peterson sourit légèrement d’un seul coin de la bouche ; il y a quelque chose de mauvais, de bas, de reptilien dans ce sourire. Est-il possible qu’il soit au courant des lettres anonymes ? Duvernois a un visage endormi et des yeux comme de grosses boules troubles. Duvernois ne m’aime pas. Dorochenko non plus. Un sous-lieutenant qui émarge sa solde sans jamais la toucher ! Vos affaires ne sont pas brillantes, mon cher Iouriï Alexéievitch. »
— Pardon, une minute, dit soudain Ossadtchiï, monsieur le colonel, m’autorisez-vous à poser une question ?
— Je vous en prie, faites ! acquiesça Migounov avec une altière inclinaison de tête.
— Sous-lieutenant Romachov, commença Ossadtchiï, en scandant les mots, veuillez nous dire où vous avez passé votre soirée hier, avant de venir au mess dans l’état où vous étiez ?
Romachov rougit et sentit instantanément des gouttes de sueur perler à son front.
— J’ai été… j’ai été… dans un certain endroit… et il ajouta presque en chuchotant… dans une maison publique.
— Ah ! vous êtes allé dans une maison publique ? reprit Ossadtchiï, avec une insistance cruelle et en haussant à dessein la voix ; il est probable que vous avez bu quelque chose dans cet établissement.
— Oui, j’ai bu, répondit brièvement Romachov.
— Bien. Je n’ai plus rien à demander, dit Ossadtchiï se tournant vers le président.
— Je vous prie de continuer votre exposé, dit Migounov. Vous nous disiez, je crois, que vous aviez jeté de la bière au visage du lieutenant Nicolaiev… Continuez !
Romachov raconta avec incohérence, mais sincèrement et sans omettre aucun détail, toute l’histoire de la veille. Il commençait déjà à dire, non sans une raideur timide, combien il regrettait sa conduite, lorsque le capitaine Peterson l’interrompit. Se frottant, comme s’il les essuyait, ses mains osseuses et jaunes aux ongles bleus et aux longs doigts inertes, il dit sur un ton de politesse exagérée, presque caressant et insinuant :
— Oui, évidemment, tout cela est très bien et fait honneur à vos beaux sentiments. Mais, dites-nous, sous-lieutenant Romachov… avant cette triste et regrettable histoire… n’avez-vous jamais fréquenté la maison du lieutenant Nicolaiev ?
Romachov se tint sur ses gardes, et sans regarder Peterson, répondit assez sèchement en se tournant vers le président :
— Si ! mais je ne vois pas le rapport que cela peut avoir avec notre affaire.
— Attendez. Je vous prie de ne répondre qu’aux questions posées, observa Peterson. Je veux vous demander si, en dehors du service, il n’existait pas entre le lieutenant et vous des raisons d’hostilité particulières, de caractère privé, intime ?
Romachov se redressa et lança un regard haineux à Peterson.
— Je n’allais pas plus souvent chez les Nicolaiev que chez mes autres connaissances, dit-il sèchement, aucune haine n’existait auparavant entre nous. Tout cela est arrivé par hasard et à l’improviste, parce que tous deux nous étions ivres.
— Hé !… hé !… hé !… Nous en avons déjà entendu parler de votre ivresse, interrompit Peterson, mais je veux vous demander si vous n’aviez pas eu déjà tous deux une altercation ? Non, pas une dispute, comprenez-moi bien, mais simplement un malentendu quelconque, à propos… disons d’une différence d’opinion ou peut-être… d’une intrigue. Hein ?
— Monsieur le Président, puis-je ne pas répondre à certaines questions ? demanda subitement Romachov.
— Oui, vous le pouvez, répondit froidement Migounov. Vous pouvez même, si vous le jugez à propos, ne pas répondre du tout, ou bien donner vos réponses par écrit. C’est votre droit.
— Dans ce cas, je déclare que je ne répondrai pas aux questions posées par le capitaine Peterson, ajouta Romachov. Cela vaudra mieux aussi bien pour lui que pour moi.
On l’interrogea encore sur certains détails insignifiants, et ensuite le président lui annonça qu’il était libre. Cependant on le fit revenir deux fois pour donner des renseignements complémentaires : la première fois, le soir même ; la seconde, le jeudi suivant au matin. Malgré son peu d’expérience, Romachov se rendait bien compte que le tribunal menait l’affaire très négligemment, d’une façon très imparfaite, commettant une quantité de fautes et de maladresses. Et ce qui était surtout grave, c’est que, malgré l’article 149 du règlement sur la discipline qui prescrivait expressément le secret des délibérations, les membres du Tribunal ne se gênaient pas pour bavarder. Ils racontaient les événements de chaque séance à leurs femmes qui en parlaient aux dames de leur connaissance ; celles-ci, à leur tour, tenaient au courant les couturières, les sages-femmes et jusqu’aux domestiques. En vingt-quatre heures, Romachov devint le héros du jour. Quand il passait dans la rue, on le regardait des fenêtres, par les portes entr’ouvertes, par les fentes des clôtures. Les femmes se le montraient du doigt et il entendait constamment chuchoter son nom derrière son dos. En ville, on était certain d’un duel entre Nicolaiev et lui. On engageait même des paris à qui serait vainqueur.
Le jeudi matin, il allait au mess quand, passant devant la maison des Lykatchev, il s’entendit appeler :
— Iouriï Alexéievitch, Iouriï Alexéievitch, venez ici. Il s’arrêta et releva la tête. Katia Lykatchev était debout, derrière la palissade sur un banc du jardin. Elle était vêtue d’un peignoir japonais dont l’échancrure triangulaire laissait voir sa fine et ravissante gorge de jeune fille. Elle était si fraîche, si rose, si appétissante que Romachov se sentit, pour un instant, tout joyeux.
Penchée par-dessus la palissade, elle lui tendait la main encore froide et humide de ses ablutions matinales, et jacassait en zézayant :
— Pourquoi ne venez-vous plus ? C’est honteux de négliger ses amis. Méchant… méchant… méchant… ts…ts…ts… je sais tout… tout… tout…
Subitement, elle fit des yeux effrayés :
— Prenez cela et pendez-le à votre cou, je le veux, je le veux, pendez-le à votre cou.
Elle sortit de sa poitrine un sachet de soie bleue retenu par des cordons et le mit vivement dans la main de Romachov. Le sachet conservait encore la tiédeur de son corps.
— Une amulette ! préserve-t-elle au moins ? demanda en plaisantant Romachov. Qu’est-ce au juste ?
— C’est un secret. Je vous défends de vous moquer, vilain mécréant.
« Comme je suis en vogue maintenant !… Charmante gamine ! » pensa Romachov, en prenant congé de Katia. Mais il ne put se retenir cette fois encore de s’adresser mentalement une belle phrase à la troisième personne : « Un débonnaire sourire passa sur le visage sévère du vieux bretteur. »
Le soir de ce jour-là on le convoqua de nouveau devant le tribunal, mais cette fois avec Nicolaiev. Les deux ennemis se tenaient debout, devant la table, presque à côté l’un de l’autre. Ils ne se regardèrent pas une seule fois, mais chacun sentait la disposition d’esprit de l’autre et s’en montrait troublé. Tous deux regardaient fixement le président quand il leur lut le jugement du tribunal :
« Le tribunal des officiers du régiment d’infanterie de N… — suivaient les grades et les noms des juges — réuni sous la présidence du lieutenant-colonel Migounov, ayant étudié l’affaire concernant l’altercation survenue au mess entre le lieutenant Nicolaiev et le sous-lieutenant Romachov, a décidé qu’étant donné les offenses graves échangées, cette altercation ne pouvait finir autrement que par un duel, seul moyen permettant de donner satisfaction à l’honneur offensé. L’avis du tribunal est confirmé par le colonel. »
Ayant terminé la lecture du jugement, le lieutenant-colonel Migounov enleva ses lunettes et les remit dans leur étui.
— Il ne vous reste plus, messieurs, dit-il d’un ton solennel et dur, qu’à choisir vos témoins, deux pour chaque adversaire, et de les envoyer ce soir à neuf heures, ici, au mess, où ils discuteront avec nous les conditions du duel. Cependant, ajouta-t-il en se levant, et en remettant son étui à lunettes dans sa poche de côté, cependant la décision du tribunal n’a pas pour vous force de loi. Chacun de vous est libre de se battre ou de… — il fit une pause et un grand geste avec les bras — ou de quitter le service. Et maintenant, messieurs, vous êtes libres. Encore deux mots… mais ce n’est plus en ma qualité de président du tribunal, mais en tant que camarade plus ancien. Je vous conseille de vous abstenir de revenir au mess avant le duel. Ceci pour éviter des complications… Au revoir.
Nicolaiev se tourna brusquement et sortit de la salle à pas rapides. Romachov le suivit d’une allure plus lente. Il n’avait pas peur, mais il se sentait affreusement seul, séparé du reste du monde. En sortant du mess, il contempla, dans un muet étonnement, le ciel, les arbres, les vaches dans l’enclos voisin, les moineaux qui se roulaient dans la poussière au milieu de la route, et il songeait : « Tout cela vit, pousse, se remue, s’agite, tandis que moi, je n’ai plus besoin de rien et ne m’intéresse plus à rien. Je suis condamné… je suis seul… »
Mollement, comme à regret, il se mit à la recherche de Bek-Agamalov et de Vietkine qu’il avait décidé de prendre comme témoins. Tous deux acceptèrent volontiers : Bek-Agamalov avec une sombre retenue, Vietkine avec de chaleureux serrements de mains.
Romachov ne voulait pas rentrer chez lui. Dans ces pénibles moments d’impuissance morale et d’isolement, il avait besoin d’un ami sincère, compatissant, au cœur tendre et à l’esprit fin.
Et soudain il pensa à Nazanskiï.
A son habitude, Nazanskiï était chez lui. Il se réveillait à peine d’un lourd et profond sommeil d’ivrogne ; il demeurait étendu sur son lit en chemise de nuit et en caleçon, les mains sous la tête. Son regard était trouble, vague et fatigué. Son visage ne changea même pas d’expression lorsque Romachov, s’étant penché sur lui, l’eut salué avec une inquiète timidité :
— Bonjour, Vassiliï Nilytch : je ne vous dérange pas ?
— Bonjour, répondit Nazanskiï d’une voix faible et enrouée. Qu’y a-t-il de nouveau ? Asseyez-vous.
Il tendit à Romachov sa main chaude et moite, mais il le regardait comme s’il avait devant les yeux quelque personnage familier d’un rêve depuis longtemps fastidieux et non pas un camarade cher à son cœur.
— Vous êtes malade ? demanda craintivement Romachov en s’asseyant au pied du lit. Alors je ne veux pas vous déranger… je m’en vais.
Nazanskiï souleva sa tête de dessus l’oreiller, se renfrogna, et, faisant un effort, regarda Romachov.
— Non… attendez ! Ah ! que la tête me fait mal ! Écoutez, Georges Alexéievitch… Vous avez quelque chose d’extraordinaire… Attendez… je ne puis rassembler mes idées. Qu’avez-vous ?
Romachov le considérait avec une muette compassion. Le visage de Nazanskiï avait affreusement changé depuis que les deux officiers ne s’étaient vus. Les yeux battus s’étaient enfoncés dans les orbites, les tempes avaient jauni, les joues pendaient flasques et couvertes de poils rares et frisés.
— Rien de particulier, je voulais tout simplement vous voir, fit négligemment Romachov. — Demain, je me bats avec Nicolaiev. J’éprouve une certaine répugnance à rentrer chez moi. Mais peu importe. Au revoir. Voyez-vous, c’est simple… je n’ai personne avec qui je pourrais causer. J’ai le cœur gros.
Nazanskiï ferma les yeux et son visage se contracta douloureusement. On sentait que, dans un effort surhumain de volonté, il essayait de reprendre conscience. Quand il rouvrit les yeux, des éclairs d’attention y brillaient déjà.
— Non, attendez… Voici ce que nous allons faire. Nazanskiï se tourna avec peine sur le côté et s’appuya sur le coude. Prenez là-bas dans l’armoire… Vous savez… non, merci, pas de pommes… il y a des pastilles de menthe… Merci, mon bien cher… Fi, quelle saleté !… Conduisez-moi quelque part, dehors, à l’air… Ici, j’étouffe… j’ai des hallucinations perpétuelles. Allons faire une promenade en bateau, nous causerons… Voulez-vous ?
En grimaçant de dégoût, il vidait petit verre sur petit verre, et peu à peu ses yeux bleus se ranimaient et reprenaient leur bel éclat.
En sortant de la maison, ils prirent un fiacre et se rendirent à la rivière, à l’autre extrémité de la ville. Sur l’un des côtés de la digue, s’élevait une minoterie juive, énorme bâtisse peinte en rouge ; de l’autre, un établissement de bains dont le tenancier louait aussi des bateaux de plaisance. Romachov prit les rames, Nazanskiï s’installa au gouvernail, et, à demi allongé, se couvrit le corps de sa capote.
La rivière, contenue par la digue, était large et immobile comme un grand étang. Sur les deux berges en pente poussait une herbe si verte, si égale, si grasse, que de loin on éprouvait l’envie d’y toucher. Des roseaux verdoyaient près des rives et, parmi d’épaisses feuilles rondes, des nénuphars dressaient leurs fleurs blanches.
Romachov raconta en détail son altercation avec Nicolaiev. Nazanskiï l’écoutait pensif, la tête baissée et en regardant les vagues chatoyantes comme du verre liquide, qui se brisaient indolentes à l’avant du bateau.
— Dites-moi franchement. Vous n’avez pas peur, Romachov ? demanda doucement Nazanskiï.
— Du duel ? Je n’ai pas peur, répondit vivement Romachov — Mais aussitôt il se tut et il se vit debout en face de Nicolaiev, la main tendue, prêt à faire partir son revolver. — Non, non, s’empressa-t-il d’ajouter. Je ne veux pas mentir en disant que je n’ai pas peur. Sans doute, je ne suis pas tranquille, mais je sais que je n’aurai pas peur, que je ne m’enfuirai pas, que je ne ferai pas d’excuses.
Nazanskiï trempa le bout de ses doigts dans l’eau qui clapotait légèrement aux flancs du bateau et dit doucement, d’une voix faible, en toussotant à chaque instant :
— Ah ! mon cher, mon cher Romachov, pourquoi voulez-vous agir ainsi ? Réfléchissez : si vous êtes sûr de ne pas avoir peur, si vous êtes tout à fait sûr, combien il serait plus courageux de refuser de se battre !
— Il m’a frappé au visage ! dit avec entêtement Romachov qui sentait de nouveau la colère bouillonner en lui.
— Eh bien ! soit ! Il vous a frappé, répliqua tranquillement Nazanskiï en posant sur Romachov un regard tendrement mélancolique. Qu’est-ce que cela fait ? Tout passe ici-bas, et votre douleur ainsi que toute votre haine passeront. Et vous-même vous oublierez tout. Mais le souvenir de celui que vous aurez tué ne vous quittera jamais. Il vous suivra au lit, à table, dans la foule comme dans la solitude. Les imbéciles, les phraseurs, les snobs et autres perroquets assurent que tuer en duel n’est pas un meurtre. Quelle sottise ! Mais ces mêmes personnes sensibles vous certifieront que les brigands voient constamment dans leurs songes la cervelle et le sang de leurs victimes. Non, un meurtre est toujours un meurtre. Et le pire n’est pas la hantise du cadavre, du sang répandu, mais bien le remords d’avoir privé quelqu’un de la joie de vivre. L’immense joie de vivre — répéta soudain Nazanskiï, des larmes dans la voix. Ni vous, ni moi ne croyons à la vie future — pas plus d’ailleurs que personne au monde. Voilà pourquoi tous les hommes ont peur de la mort, mais les faibles et les sots se bercent de chimères : jardins enchantés et musiques divines — tandis que les forts franchissent en silence le seuil de l’inévitable. Hélas ! nous ne sommes pas forts. Quand nous réfléchissons à ce qui suivra la mort, nous nous représentons un caveau vide, froid et obscur ! Non, mon cher, ce sont là des mensonges : ce caveau serait une agréable duperie, une heureuse consolation. Mais figurez-vous tout ce qu’il y a d’horrible à penser qu’il ne subsistera plus rien, absolument rien, ni obscurité, ni froid, ni vide… rien… pas même la pensée et la peur de ce néant ! Songez-y !
Romachov laissa tomber les rames. Le canot flotta lentement à la dérive.
— Oui, c’est vrai, il n’y aura plus rien, répéta pensivement Romachov.
— Et regardez, regardez comme la vie est belle et séduisante, s’écria Nazanskiï en agitant les bras dans un large geste. O joie ! O beauté divine de la vie ! Regardez ce ciel bleu, ce soleil vespéral, ce fleuve calme — un frisson d’enthousiasme vous secoue à leur vue — et là-bas les moulins à vent agitent leurs ailes, l’herbe verte sourit, candide, et, près du rivage, le couchant teinte l’eau de reflets roses. Ah ! comme tout respire la beauté, la tendresse et le bonheur !
Nazanskiï se prit le visage dans les mains et fondit en pleurs, mais il se maîtrisa bientôt et reprit sans fausse honte en fixant sur Romachov des regards mouillés et rayonnants.
— Si j’étais écrasé par un train et que l’on me demandât au moment précis où mes viscères se mêleraient au ballast de la voie ou s’enrouleraient autour des roues de la locomotive : « Eh bien, trouvez-vous la vie toujours belle ? » — je répondrais avec enthousiasme et reconnaissance : « Oh oui, elle est bien belle ! » Quelle joie vous procure ce seul sens : la vue ! Et il y a encore la musique, le parfum des fleurs, l’amour des femmes ! Il y a la jouissance suprême, le soleil d’or de la vie, la pensée humaine ! Mon bien cher Iourotchka… excusez-moi de vous appeler si familièrement — et de loin Nazanskiï lui tendait sa main tremblante. — Supposez qu’on vous ait emprisonné pour toute la vie, et que de votre cachot, vous ne puissiez apercevoir, par une étroite fente, que deux vieilles briques effritées… ou plutôt qu’aucune lumière, qu’aucun son ne pénétrât dans votre geôle… Cependant, que serait votre souffrance comparée à la monstrueuse horreur de la mort ? Ne conserveriez-vous pas la raison, l’imagination, la mémoire, la pensée créatrice, et cela ne suffit-il pas pour vivre ? Vous pourriez même connaître des minutes d’enthousiasme devant la beauté de la vie.
— Oui, la vie est belle, approuva Romachov.
— Admirable ! — confirma chaleureusement Nazanskiï. Et deux individus veulent se tuer mutuellement, parce que l’un d’eux a frappé l’autre ou embrassé sa femme, ou même lui a tout simplement lancé en passant un regard insuffisamment poli. Eh ! qu’importent leurs piqûres d’amour-propre, leurs souffrances et leur mort. Est-ce donc lui-même qu’il tue, ce pauvre grumeau mouvant qui s’intitule un homme ? Non, c’est le soleil qu’il tue, le cher, l’ardent soleil, le ciel pur, la nature, toute la multiforme beauté de la vie — et surtout la suprême jouissance et la suprême fierté : la pensée humaine ! Il met à mort ce qui jamais, jamais ne reviendra ! Ah ! les sots, les sots !
Nazanskiï poussa un profond soupir, secoua tristement la tête et la laissa retomber sur sa poitrine. La barque s’engagea dans des roseaux. Romachov dut reprendre les rames. Les longues tiges vertes et rêches, froissées par l’étrave, s’inclinèrent lentement.
— Alors que faire ? demanda lugubrement Romachov. Dois-je donner ma démission ? Que deviendrai-je ?
Nazanskiï sourit doucement, tendrement :
— Attendez, Romachov. Regardez-moi bien en face, dans les yeux. Oui, comme cela. Non, ne vous détournez pas, regardez en face, droit devant vous et répondez-moi franchement. Croyez-vous servir un idéal intéressant, bon et utile ? Je vous connais bien mieux que n’importe qui et je devine votre âme. Vous ne croyez à rien de tout cela, n’est-ce pas ?
— Non, répondit avec fermeté Romachov. Mais où aller ?
— Attendez, ne vous pressez pas. Regardez donc nos officiers. Oh ! je ne parle pas des officiers de la garde qui passent leur temps à danser dans les soirées, qui parlent français et qui se font entretenir par leurs parents et leurs femmes, non ; mais prenez les malheureux officiers de ligne, qui pourtant forment « le noyau de la brave et glorieuse armée russe ». Ce sont tous des médiocres, des dévoyés, des ratés. Quand ce ne sont pas des fils de capitaines estropiés, vous pouvez être sûr qu’ils ont été renvoyés du lycée ou chassés du séminaire. Je prends, par exemple, notre régiment. Quels sont ceux qui, chez nous, servent consciencieusement ? Des gueux chargés de famille, prêts à toutes les concessions, à toutes les brutalités, à assassiner, à voler le soldat, et tout cela pour alimenter leur pot-au-feu. On leur donne l’ordre de tirer, ils tirent, ils tuent… qui ? pourquoi ? C’est peut-être injuste ? mais cela leur est bien égal. Ils ne savent qu’une chose, c’est que chez eux, à la maison, de pauvres enfants rachitiques piaillent tout le temps, et écarquillant les yeux, ils répètent constamment, avec une obstination de pics-verts, ce grand mot : « le serment ». Tous ceux qui ont quelque capacité, le moindre talent, se livrent à l’ivrognerie. Trente pour cent de nos officiers sont avariés. Lorsqu’un d’eux a la chance — cela n’arrive guère que tous les cinq ans — de se faire recevoir à l’Académie d’État-Major, il s’attire la haine de tous ses camarades. Ceux qui ont des relations passent dans la gendarmerie ou rêvent d’obtenir un poste de commissaire de police dans une grande ville. Ceux qui sont nobles et disposent d’un petit revenu demandent un emploi de Zemskiï natchalnik[35]. Reste bien quelques gens de cœur, mais que font-ils ? Le service les rebute ; ils le considèrent comme une charge, une corvée, un joug détesté. Chacun cherche à trouver une occupation à côté, à laquelle il se livre corps et âme. Les uns deviennent des collectionneurs enragés, les autres attendent le soir avec impatience afin de s’installer chez eux près de la lampe pour broder à l’aiguille sur le canevas quelque affreuse et inutile tapisserie ou bien pour découper à la scie un cadre destiné à leur propre photographie. Pendant les heures de service, ils rêvent à cette besogne comme à une volupté secrète. Je laisse de côté les cartes… la chasse aux femmes. La chose la plus hideuse est leur ambition démesurée, leur ambition mesquine et cruelle. En somme, tout cela se réduit aux coups dont les Ossadtchiï et Cie gratifient leurs soldats. Un jour, en ma présence, Artchakovskiï battit tellement son ordonnance que je la lui arrachai de vive force des mains : il y avait du sang partout, sur les murs et même sur le plafond. Et qu’est-ce qui en résulta ? L’ordonnance courut se plaindre au capitaine de la compagnie ; celui-ci lui donna une note pour le sergent-major qui compléta la leçon en frappant pendant une demi-heure le pauvre diable sur son visage tuméfié et sanglant. L’ordonnance réclama deux fois aux inspections, mais elle n’eut jamais gain de cause.
[35] Chef de canton rural. — H. M.
Nazanskiï se tut et se frotta nerveusement les tempes :
— Attendez… Ah ! comme mes pensées vont vite ! reprit-il avec inquiétude. Quelle douleur de ne plus pouvoir en être maître et de se laisser diriger par elles !… Ah ! j’y suis ! Continuons.
« Voyez les autres officiers ! Le capitaine Plavskiï, par exemple : il mange une infecte nourriture qu’il se prépare lui-même sur un réchaud à pétrole ; il porte des vêtements presque en loques, mais sur sa solde de quarante-huit roubles il en met de côté vingt-cinq. Oh ! oh ! Il a déjà près de deux mille roubles déposés à la banque, et il prête en cachette à ses camarades à un taux draconien. Vous croyez que c’est de l’avarice ? Non… non ! Ce n’est qu’un moyen d’oublier, de fuir l’inénarrable stupidité du service militaire. Et le capitaine Stelkovskiï, cet homme fort, intelligent, hardi. Quel est le but de son existence ? Il passe son temps à débaucher de naïves petites paysannes. Voyez enfin le lieutenant-colonel Brehm. C’est un charmant original, un brave homme, un être exquis : et le voilà tout absorbé par sa ménagerie. Le service, les revues, le drapeau, les réprimandes, l’honneur ? peu lui chaut ! Ce ne sont pour lui que détails infimes de l’existence.
— Brehm est délicieux, je l’aime, interrompit Romachov.
— Oui, oui, si vous voulez, acquiesça mollement Nazanskiï. Mais savez-vous, reprit-il en se renfrognant, ce que j’ai vu une fois aux manœuvres ? C’était après une marche de nuit, nous allions à l’attaque. Officiers et soldats, nous étions énervés, fourbus, hors des gonds. Brehm donne l’ordre de sonner l’assaut. Mais le clairon, Dieu sait pour quel motif, sonne à trois reprises « la réserve en avant ». Alors Brehm, ce bon, ce charmant, ce délicieux Brehm galope à toute vitesse sur le clairon qui tenait encore son instrument aux lèvres, et lui envoie de toutes ses forces un coup de poing en pleine figure. J’ai vu de mes propres yeux le malheureux soldat cracher à terre du sang et des morceaux de dents.
— Ah ! mon Dieu ! gémit Romachov avec dégoût.
— Vous voyez comme ils sont tous ! Même les meilleurs, les plus tendres, qui, chez eux, sont d’excellents pères de famille, deviennent, dans le service, de vilains animaux, lâches, méchants et imbéciles ! Vous demandez pourquoi ? C’est justement parce que nul d’entre eux ne voit dans ce service aucun idéal noble et élevé. Vous savez combien les enfants aiment à jouer à la guerre. Il y eut aussi dans l’histoire une époque de bouillonnante enfance, l’époque des jeunes et fougueuses générations. Alors, les hommes s’assemblaient à leur guise en troupes pour qui la guerre était une joie enivrante ou un amusement sanguinaire. Ils choisissaient pour chef le plus brave, le plus fort et le plus rusé et son autorité était sacrée pour tous ses subordonnés jusqu’au jour où ceux-ci le massacraient. Mais l’humanité a grandi depuis lors ; elle devient d’année en année plus sage, elle oublie les bruyants jeux d’enfants, roule maintenant dans sa tête des idées plus sérieuses et plus profondes. Les hardis aventuriers sont aujourd’hui de simples filous. Le soldat ne regarde plus le service militaire comme un amusant métier de proie. Non, on l’y traîne la corde au cou et lui, résiste, se débat et pleure. Et les chefs, les redoutables, séduisants, impitoyables et adorés condottieri de jadis se sont transformés en fonctionnaires vivant craintivement de leur misérable solde. Leur bravoure est une bravoure mouillée, et la discipline militaire basée sur la peur ressemble fort à une haine réciproque. Les beaux faisans ont perdu leurs plumes.
« Je ne trouve dans l’histoire qu’un exemple analogue, le monachisme. Cette institution a eu des origines humbles, belles et touchantes. C’était peut-être une nécessité historique ; mais des siècles se sont écoulés et que trouvons-nous ? Des centaines de milliers de butors, fainéants et débauchés, détestés par ceux-mêmes qui, de temps à autre, ont recours à leur ministère. Et tout cela est recouvert d’un rigide formalisme extérieur, d’insignes charlatanesques, de rites ridicules et vieillis. Eh oui, j’ai eu raison de parler des moines ; la comparaison est logique ; j’en suis enchanté. Voyez que de points communs. Chez le moine, la soutane et l’encensoir ; chez l’officier, l’uniforme et le sabre ; là-bas, l’humilité, les soupirs hypocrites, les discours mielleux ; ici une bravoure de pure forme, le souci maladif de l’honneur mal compris, les poitrines bombées, les coudes écartés, les épaules hautes. Mais les uns et les autres vivent en écornifleurs et le savent instinctivement, mais ni leur raison, ni surtout leur ventre ne veulent l’avouer. Ils ressemblent à ces parasites qui profitent d’autant plus que l’organisme où ils opèrent est plus décomposé.
Nazanskiï ricana méchamment et se tut.
— Parlez, parlez ! implora Romachov.
— Oui, les temps approchent : ils sont à notre porte. Les temps des graves désillusions et des grandes transformations d’opinions. Rappelez-vous, je vous l’ai déjà dit, qu’un génie invisible, impitoyable, préside à la destinée de l’humanité. Ses lois sont précises et inexorables et plus l’humanité s’assagit, plus elle en prend conscience. Et je suis persuadé qu’en vertu de ces lois immuables, tout dans l’univers s’équilibrera tôt ou tard. Si l’esclavage a duré des siècles, sa chute sera effrayante. Plus la violence aura été effrénée, plus la vengeance sera sanglante. Je suis convaincu que le temps n’est pas éloigné où nous autres, les beaux officiers, les élégants patentés, les irrésistibles séducteurs, verrons les femmes se détourner de nous, et nos soldats cesser de nous obéir. Il en adviendra ainsi, non pas parce que nous aurons frappé jusqu’au sang des hommes sans défense, non pas parce que le prestige de l’uniforme nous aura permis d’offenser impunément les femmes, non pas parce que nous aurons en état d’ivresse sabré le premier venu au cabaret. Évidemment, tout cela entrera en ligne de compte, mais notre faute capitale, et dès à présent irréparable, consiste à ne vouloir rien voir ni rien entendre. Depuis longtemps déjà une nouvelle vie radieuse s’élabore loin de nos sales et puantes garnisons. Des hommes nouveaux, fiers et audacieux sont apparus, de chaleureuses idées de liberté s’éveillent dans les esprits. Nous sommes arrivés au dernier acte du mélodrame ; les vieilles tours et les cachots s’effondrent, découvrant un horizon éblouissant de lumière. Et nous nous rengorgeons comme des dindons, nous clignons les yeux et nous gloussons hautainement : « Qu’y a-t-il ? Silence ! Pas de révolte, ou je fais feu ! » Et c’est justement ce mépris dindonnier pour la liberté de l’esprit humain qu’on nous reprochera aux siècles des siècles !
Le bateau s’était engagé dans une sorte d’anse, calme et mystérieuse. Des joncs immobiles l’entouraient d’une haute muraille de verdure. On s’y serait cru isolé du reste du monde. Au-dessus du canot, des mouettes voltigeaient en criant et passant parfois si près de Romachov que celui-ci sentait l’air déplacé par leurs ailes. Elles devaient avoir leur nid parmi les roseaux. Nazanskiï s’étendit à l’arrière et s’immobilisa dans la contemplation du ciel où des nuages dorés commençaient à se teinter de rose.
Romachov demanda timidement :
— Vous n’êtes pas fatigué ? Parlez encore.
Et aussitôt Nazanskiï, comme poursuivant à haute voix ses méditations, reprit :
— Oui, voici venir une ère nouvelle et vraiment merveilleuse. J’ai beaucoup vécu, beaucoup lu, beaucoup vu. Jusqu’à présent, les vieilles corneilles nous serinaient depuis l’enfance : « Aime ton prochain comme toi-même, et n’oublie jamais que l’humilité, l’obéissance et la résignation sont les plus belles qualités de l’homme. » De plus honnêtes, de plus forts, de plus audacieux nous disaient : « Serrons les rangs, marchons et préparons, en périssant, une vie plus facile et plus belle aux générations futures. » Mais j’avoue n’avoir jamais compris ces assertions. Qui jamais me démontrera l’évidence des liens qui m’unissent à tel vil esclave, à tel pestiféré, à tel crétin, à tous ceux que vous nommez « mon prochain » ? De toutes les légendes, celle que je hais, que je méprise le plus, est celle de Julien l’Hospitalier. Le lépreux lui dit : « Je tremble, couche-toi auprès de moi. J’ai froid, colle tes lèvres à mes lèvres puantes et souffle sur moi. » Oh ! comme je déteste cette phrase ! Je hais les lépreux et n’aime pas mon prochain. Et d’autre part, quel besoin ai-je de me faire casser la tête en vue de la félicité des gens du XXXIIe siècle ? Oui, je sais, vous invoquerez « l’âme universelle », « les devoirs sacrés », et autres balivernes. Mais alors même que mon esprit croyait à ces fadaises, jamais mon cœur ne les a aimées. Vous me comprenez, Romachov ?
Romachov posa sur Nazanskiï un regard humblement reconnaissant.
— Je vous comprends parfaitement, dit-il. Quand je ne serai plus, l’univers entier périra avec moi. N’est-ce pas ce que vous voulez dire ?
— Exactement. L’amour du prochain a fait son temps. Il sera bientôt remplacé dans les cœurs humains par une nouvelle croyance, une divine croyance qui subsistera jusqu’à la fin du monde. C’est l’amour de nous-mêmes, l’amour de notre beau corps, de notre tout-puissant esprit, de l’infinie richesse de nos sens. Réfléchissez-y, Romachov. Quel être vous est plus cher, plus proche que vous-même ? Aucun. Vous êtes le maître du monde, son orgueil et son ornement. Vous êtes le dieu de tout ce qui vit. Tout ce que vous voyez, entendez, sentez, vous appartient… Agissez à votre guise. Prenez tout ce qui vous plaît. Ne craignez personne dans l’univers, parce que vous n’avez ni supérieur, ni égal. Un temps viendra où la foi nouvelle, la religion du Moi descendra, telles les langues de feu du Saint-Esprit, sur tous les hommes et alors, il n’y aura plus ni maîtres, ni esclaves, ni infirmes, ni pitié, ni vices, ni méchanceté, ni envie. Alors les hommes seront des dieux. Et comment oserai-je offenser, frapper, tromper un être en qui je verrai un dieu lumineux, mon semblable, mon frère ? Alors, il fera bon vivre. Par toute la terre s’élèveront de claires et légères constructions, plus rien de vulgaire n’offensera notre vue ; la vie deviendra un travail joyeux, une science facile, une musique divine, une fête éternelle. L’amour ne sera plus un péché secret, honteux, commis en tremblant et avec dégoût dans quelque coin sombre ; libéré des entraves de la propriété, il sera la sereine religion du monde. Et nos corps eux-mêmes, plus beaux et plus forts, seront revêtus d’étoffes magnifiques. Oui, — s’écria Nazanskiï en levant solennellement les bras, — tout comme au soleil qui brille au-dessus de nos têtes, je crois à la venue prochaine de cette vie qui égalera l’homme aux dieux !
Romachov, bouleversé, les lèvres pâles, balbutia :
— Nazanskiï, ce sont des rêves, des chimères !
Nazanskiï eut un léger rire de condescendance.
— Évidemment ; quelque professeur de théologie dogmatique ou de philosophie classique écartera les bras, écarquillera les jambes, et s’écriera en hochant la tête : « Quelle manifestation d’individualisme exacerbé ! » Il ne s’agit pas de grands mots, mon cher garçon : la vérité est qu’il n’y a rien au monde de plus réel que les chimères actuelles de quelques esprits d’élite. Rien n’unit plus sûrement les hommes que ces rêves. Oublions que nous sommes des militaires. Nous voici devenus des civils. La rue est obstruée par un monstre, un joyeux monstre à deux têtes, qui se fait un jeu de taper sur les passants. Il ne m’a pas encore touché, mais à la seule pensée qu’il puisse me frapper, insulter la femme que j’aime, attenter à ma liberté, à cette seule pensée, mon orgueil se cabre. Seul, je ne puis le dompter. Mais, apercevant à mes côtés un homme aussi fier, aussi hardi que moi, je lui dis : « A nous deux, empêchons-le de nous frapper l’un et l’autre. » Nous courons sus au monstre. Certes, c’est là un grossier exemple, mais ce monstre à deux têtes symbolise tout ce qui entrave ma pensée, tout ce qui fait violence à ma volonté, tout ce qui humilie le respect que je porte à ma propre personnalité. Et ce n’est pas alors la sotte pitié du prochain, mais bien le divin amour de moi-même qui joint mes efforts à ceux d’autres hommes, mes semblables par l’esprit !
Nazanskiï se tut, évidemment fatigué par cet effort nerveux inaccoutumé. Au bout de quelques minutes, il reprit mollement :
— Oui, mon cher Georges Alexéievitch, à côté de nous bouillonne une vie intense et compliquée, à côté de nous naissent des idées divines et enflammées, à côté de nous tombent en ruines les vieilles idoles dorées, et nous, immobiles dans nos stalles, les poings sur les hanches, nous hennissons : « Tas d’idiots, de pékins ! Vous avez besoin d’être rossés ! » Voilà ce que la vie ne nous pardonnera jamais !
Il se redressa, s’emmitoufla dans sa capote, et ajouta avec lassitude :
— Il fait froid, rentrons.
Romachov fit sortir la barque des roseaux. Le soleil s’était couché derrière les toits lointains de la ville, qui se découpaient tout noirs sur le ciel empourpré. De-ci, de-là, des reflets de feu se jouaient encore aux vitres des fenêtres. Du côté du couchant, l’eau était lisse et d’un rose joyeux, tandis que, derrière le bateau, elle s’était déjà assombrie et ridée.
Romachov dit tout à coup répondant à ses propres pensées :
— Vous avez raison. Je donnerai ma démission. Je ne sais pas encore ce que je ferai ensuite, mais j’avais déjà eu cette idée.
Nazanskiï, enveloppé dans sa capote, frissonnait.
— Donnez-la, donnez-la votre démission, dit-il. Il y a en vous un je ne sais quoi que je ne saurais définir, une sorte de lumière intérieure. Dans notre tanière on l’éteindrait. On se contenterait de cracher dessus et on l’éteindrait. Le principal, c’est de n’avoir pas peur de vivre. Ne redoutez pas la vie : elle est belle, joyeuse, intéressante. Et admettons même que vous ne réussissiez pas, que vous tombiez jusqu’au vagabondage, jusqu’à l’ivrognerie… Et puis après… Parole d’honneur, mon cher ami, n’importe quel vagabond a une existence dix mille fois plus remplie et plus intéressante que celle d’Adam Ivanytch Zegrjt ou du capitaine Sliva. Le vagabond, du moins, erre par le vaste monde, il voit des villes et des villages, se lie avec des milliers d’êtres originaux, insouciants, délicieux ; il observe, écoute, dort sur l’herbe humide, n’est attaché à rien, ne craint personne, adore la liberté de toutes les fibres de son être. Que les hommes sont bornés ! N’est-ce pas au fond la même chose que de manger un gardon ou une selle de chevreuil aux truffes, de s’enivrer avec de l’eau-de-vie ou du vin de Champagne, de mourir sous un baldaquin ou au poste de police ? Ce sont des détails, de simples commodités, de petites habitudes vite oubliées. Tout cela ne fait qu’assombrir et diminuer le but principal et important de la vie. Je vois souvent des enterrements luxueux. Dans un cercueil en argent, sous d’imbéciles panaches, est couché un singe crevé, et d’autres singes vivants suivent le premier, les mines allongées, la poitrine et le dos couverts de ridicules chamarrures. Et toutes ces visites, ces rapports, ces séances… Non, mon cher, il n’y a qu’une chose qui soit belle, immuable, irremplaçable : c’est une âme libre et indépendante ou la pensée créatrice et la soif joyeuse de la vie. Les truffes peuvent exister ou ne pas exister, c’est un caprice du hasard. Un simple cocher, pourvu qu’il ne soit pas trop bête, apprendra en moins d’un an à régner convenablement et avec une certaine dignité. Mais jamais le singe orgueilleux, gras, important et stupide, qui se prélasse dans la voiture avec un monocle ballottant sur sa grosse panse, ne sera capable de comprendre toute l’orgueilleuse beauté de la liberté ; jamais il n’éprouvera les joies de l’inspiration ; jamais il ne versera de chaudes larmes d’enthousiasme à l’apparition du premier duvet sur les branches de saule !
Une forte quinte de toux secoua Nazanskiï. Il cracha par-dessus bord et reprit :
— Partez, Romachov. Je vous parle en connaissance de cause, car moi-même j’ai goûté la liberté et, si je suis revenu dans cette infecte cage… la faute en est à… vous me comprenez. Jetez-vous hardiment dans la vie, elle ne vous trompera pas. Elle ressemble à un grand édifice aux milliers de chambres brillamment illuminées, parées de tableaux merveilleux, habitées par des êtres exquis et intelligents, où règnent les rires, les chants, les danses, l’amour, tout ce que l’on offre de beau et de majestueux. Dans ce palais, vous n’avez su voir jusqu’à présent qu’un petit réduit sombre, étroit, plein de poussière et de toiles d’araignée — et vous craignez de le quitter !
Romachov aborda au ponton et aida Nazanskiï à débarquer. Il faisait déjà nuit quand ils arrivèrent au logis de ce dernier. Romachov aida son camarade à se mettre au lit, puis il plaça sur lui une couverture et sa capote.
Nazanskiï grelottait si fort qu’on entendait ses dents claquer. Tout ramassé en boule, la tête enfoncée dans l’oreiller, il disait d’une voix enfantine et pitoyable :
— Oh ! comme je crains ma chambre !… Quels songes, quels songes !
— Voulez-vous que je passe la nuit auprès de vous ? proposa Romachov.
— Non, non, ne restez pas. Envoyez chercher, je vous prie, un peu de bromure… et… un peu d’eau-de-vie. Je n’ai plus le sou…
Romachov demeura près de lui jusqu’à onze heures du soir. Peu à peu, Nazanskiï cessa de frissonner. Il ouvrit soudain des yeux énormes, tout brillants de fièvre, et dit avec fermeté :
— Maintenant, partez ! Adieu.
— Adieu, dit tristement Romachov.
Il voulait dire : « Adieu, maître », mais il s’intimida et ajouta seulement par manière de plaisanterie forcée :
— Pourquoi adieu ? Pourquoi pas au revoir ?
Nazanskiï eut un ricanement inattendu, sinistre et stupide.
— Et pourquoi pas au réservoir ? cria-t-il d’une voix démente.
Romachov se sentit tout entier secoué d’un frisson de terreur.
En approchant de sa demeure, Romachov vit avec étonnement une lumière indécise poindre à la fenêtre, parmi la chaude obscurité de cette nuit d’été. « Qu’y a-t-il donc ? se dit-il avec inquiétude et il pressa involontairement le pas. Mes témoins sont peut-être revenus pour m’annoncer les conditions du duel. » Dans l’antichambre, il heurta Gaïnane qu’il n’avait pas aperçu, prit peur, tressaillit, et s’écria, courroucé :
— Ah ! diable ! C’est toi, Gaïnane ? Qui est chez moi ?
Malgré l’obscurité, il comprit que Gaïnane, suivant son habitude, sautillait sur place.
— Une dame est venue. Elle t’attend.
Romachov ouvrit la porte. Les dernières flammèches de la lampe, dont le pétrole était consumé, s’éteignaient en pétillant. Il aperçut vaguement, dans la demi-obscurité une silhouette de femme immobile assise sur le lit.
— Chourotchka ! dit Romachov oppressé, et doucement, sur la pointe des pieds, il s’approcha du lit. — Chourotchka, c’est vous !
— Chut ! Asseyez-vous, répondit-elle dans un chuchotement hâtif. Éteignez la lumière…
Il souffla la lampe. La timide petite flamme bleue mourut : l’obscurité envahit la chambre, et dans le silence, le réveille-matin qui semblait jusqu’alors muet, précipita son tic-tac. Romachov s’assit à côté d’Alexandra Pétrovna sans la regarder. Un étrange sentiment de crainte et d’émotion arrêtait les battements de son cœur et l’empêchait de parler.
— Qu’y a-t-il derrière ce mur ? demanda Chourotchka. Peut-on entendre ce qui se passe ici ?
— Non, il y a là une chambre vide… de vieux meubles… Mon propriétaire est menuisier. Nous pouvons causer à haute voix.
Cependant, ils continuèrent à parler tout bas ; ce chuchotement saccadé et furtif, dans les ténèbres, décelait leur crainte et leur confusion. Ils se touchaient presque l’un l’autre, Romachov sentait le sang affluer à ses tempes en de sourds bourdonnements.
— Pourquoi, pourquoi avez-vous fait cela ? commença-t-elle doucement, mais en donnant à sa voix une inflexion de reproche passionné.
Elle lui posa la main sur les genoux. A travers ses vêtements, il en sentit la chaleur nerveuse, soupira longuement et ferma les yeux : l’obscurité ne lui parut pas plus profonde, mais de noirs ovales entourés d’un halo bleu flottèrent, tels des lacs de rêve, devant ses yeux.
— Rappelez-vous, je vous avais pourtant prié de vous contenir. Non, non, je ne vous fais pas de reproches. Vous ne lui avez pas cherché querelle, je le sais. Mais au moment où la bête sauvage s’est éveillée en vous, vous auriez dû au moins penser à moi, ne fût-ce qu’un instant, et vous maîtriser. Vous ne m’avez jamais aimée.
— Je vous aime, fit doucement Romachov, et de ses doigts tremblants, il lui prit la main, timidement.
Chourotchka la retira au bout d’un instant, doucement, doucement, presque à regret et comme si elle eût craint de lui faire de la peine.
— Oui, je sais que ni vous, ni lui ne m’avez nommée, mais votre chevaleresque courtoisie a été bien inutile, les cancans vont leur train.
— Pardonnez-moi, je n’étais plus maître de moi… La jalousie m’aveuglait, dit péniblement Romachov.
Un petit rire sarcastique agita longuement Chourotchka :
— La jalousie ? Croyez-vous qu’après votre rixe mon mari ait été assez magnanime pour ne pas se donner le plaisir de me raconter où vous aviez passé votre soirée avant de venir au mess ?… Il m’a aussi parlé de Nazanskiï.
— Pardonnez-moi, répétait Romachov. Je n’ai rien fait de mal là-bas. Pardonnez-moi.
Soudain elle éleva la voix, et d’un ton ferme et sévère :
— Écoutez, Georges Alexéievitch. Les minutes me sont précieuses. Je vous ai déjà attendu près d’une heure. Aussi parlons affaires, voulez-vous ?… Vous savez ce que Volodia est pour moi. Je ne l’aime pas, mais j’ai usé la moitié de mon être pour lui. J’ai plus d’amour-propre que lui. Il a raté deux fois ses examens d’entrée à l’Académie, et cela m’a causé plus de dépit et de chagrin qu’à lui-même. Tous ces rêves d’état-major n’appartiennent qu’à moi, entièrement à moi. J’ai entraîné mon mari de toutes mes forces, je l’ai aiguillonné, je lui ai seriné toutes les matières de l’examen, j’ai excité son orgueil, je l’ai relevé dans ses moments de découragement. En un mot, c’est mon œuvre de prédilection, mon point faible. Je ne puis arracher ces rêves de mon cœur. Malgré tout, il entrera à l’Académie d’État-Major.
Romachov demeurait silencieux, la tête basse, le menton entre les mains. Il sentit soudain Chourotchka lui caresser doucement les cheveux. Triste, perplexe, il s’enquit :
— Que puis-je faire ?
Elle lui jeta ses bras autour du cou et, tendrement, l’attira contre sa poitrine. Elle n’avait pas de corset. Troublé, Romachov sentit sur sa joue le contact de ce corps élastique à l’odeur chaude et voluptueuse. Quand elle parlait, son souffle lui effleurait les cheveux.
— Tu te rappelles… le soir du pique-nique ? Je t’ai dit ce jour-là toute la vérité. Je ne l’aime pas. Mais songe ! quatre ans, quatre ans entiers d’espérances, de rêves, de projets et de travail acharné et assommant ! Tu le sais bien, je déteste jusqu’à en mourir cette vie d’officiers, mesquine et misérable. Je veux être toujours bien habillée, belle, élégante, j’ai soif d’égards, je suis ambitieuse ! Et voilà que pour une rixe stupide d’ivrognes, pour un scandale d’officiers — tout est fini, brisé ! Oh ! mais c’est terrible ! Je n’ai jamais été mère, mais j’en ai les sentiments : j’ai un enfant qui grandit — enfant aimé, choyé, — toutes mes espérances reposent sur lui, je lui ai consacré tous mes soucis, mes larmes, mes nuits sans sommeil… et soudain — par une absurdité, un hasard fatal, mon enfant joue près de la fenêtre ; sa bonne se détourne et le voilà qui tombe sur les pavés. Oui, cher, ce n’est qu’avec ce désespoir maternel que je puis comparer mon malheur et ma colère. Mais je ne t’accuse pas.
Replié sur lui-même, Romachov était assis dans une position incommode, et craignait que le poids de son corps ne fût par trop lourd pour Chourotchka, mais il serait resté ainsi avec joie des heures entières, heureux d’entendre, dans une sorte d’enivrement, les battements rapides et précis de son petit cœur.
— Tu m’écoutes ? demanda-t-elle, penchée sur lui.
— Oui… oui… parle… Si c’est possible, je ferai tout ce que tu voudras…
— Non, non. Écoute-moi jusqu’au bout. Si tu le tues ou si on ne le laisse pas se présenter à l’Académie, tout sera fini. Ce jour-là, je m’en irai n’importe où, à Pétersbourg, à Odessa, à Kiev. Ne crois pas que ce soit là un truc de roman feuilleton. Je ne cherche pas à t’effrayer par des phrases à effet. Mais je sais que je suis jeune, intelligente, instruite. Pas jolie, c’est vrai, mais je saurai être plus attrayante que beaucoup de belles personnes qui, dans les bals publics, reçoivent des prix de beauté sous forme de plateaux en maillechort ou de réveils à musique. Je me consumerai rapidement, mais au moins aurai-je brûlé un instant d’un magnifique éclat, tel un beau feu d’artifice.
Romachov considérait la fenêtre. Ses yeux, habitués maintenant à l’obscurité, discernaient les contours indécis des croisillons.
— Ne parle pas ainsi, cela me fait mal. Si tu veux, je refuserai demain de me battre, je lui ferai toutes les excuses nécessaires. Est-ce cela que tu désires ?
Un instant, elle garda le silence. Le réveil emplissait, de son tic-tac métallique, tous les coins de la chambre. Enfin, d’une voix presque imperceptible, elle dit avec une expression que Romachov ne put saisir :
— Je savais bien que tu me proposerais cela.
Il releva brusquement la tête et, bien qu’elle le retînt par le cou, il se redressa :
— Je n’ai pas peur, dit-il d’une voix sourde.
— Non, non, reprit-elle, dans un gémissement suppliant et passionné. Rapproche-toi de moi… comme avant… Viens donc !…
Elle l’enlaça de nouveau de ses bras et lui murmura, tandis que sa fine chevelure lui chatouillait le visage et que son souffle chaud lui caressait la joue :
— Tu ne m’as pas comprise. Mon idée est toute différente. Mais tu m’intimides. Tu es si pur, si bon, je suis toute gênée de te parler de ces choses. Je calcule trop, je suis si mauvaise…
— Non, dis tout. Je t’aime.
— Alors, écoute, balbutia-t-elle, et Romachov devina plutôt qu’il n’entendit ses paroles. — Si tu refuses de te battre, que de hontes et de douleurs retomberont sur toi !… Non, non, ce n’est pas encore ce que je voulais te dire. Ah ! mon Dieu ! je ne veux pas te mentir en cet instant… Mon chéri, j’ai tout réfléchi, j’ai tout pesé depuis longtemps. Suppose que tu refuses de te battre : mon mari est réhabilité ; mais, comprends-moi bien, une réconciliation de cette sorte laisse toujours le champ libre aux malentendus et aux suppositions injurieuses… Me comprends-tu ? demanda-t-elle avec une tendresse mélancolique en l’embrassant craintivement sur les cheveux.
— Oui, eh bien ?
— Eh bien ! Il est presque certain qu’on ne laisserait plus mon mari se présenter à l’examen. La réputation d’un officier d’état-major doit être irréprochable. Tandis que si vous vous battez, c’est différent. Il y a dans le duel un côté héroïque. On pardonne beaucoup, beaucoup, aux hommes qui se comportent bien sur le terrain… Après le duel, tu pourras faire des excuses… si tu veux… mais ceci est ton affaire…
Étroitement enlacés, visage contre visage, haleine contre haleine, ils parlaient à voix très basse, tels des conspirateurs. Mais Romachov sentait se glisser entre eux un invisible mauvais génie, et un souffle mystérieux glacer son âme. Il voulut de nouveau se dégager, mais elle ne le lâchait pas. S’efforçant de cacher sa sourde irritation, il lui dit sèchement :
— De grâce, explique-toi franchement ! Je consens à tout.
Alors elle se mit à lui parler impérieusement, tout près de la bouche, et ses paroles semblaient de rapides et palpitants baisers :
— Il faut absolument que vous vous battiez demain. Mais personne ne sera blessé. Comprends, comprends-moi… et ne me condamne pas. Je suis la première à mépriser les poltrons. Je suis femme. Pourtant, fais cela pour moi, Georges. Non, ne me demande rien au sujet de mon mari, il est prévenu. J’ai tout, tout arrangé.
Il était enfin parvenu à dégager sa tête de l’étreinte de ces bras si doux et si forts. Il se leva et dit avec fermeté :
— C’est entendu. J’y consens.
Elle se leva également. L’obscurité cachait ses mouvements à Romachov ; pourtant, il devinait qu’elle rajustait ses cheveux.
— Tu pars ? demanda-t-il.
— Adieu ! soupira-t-elle faiblement. Embrasse-moi pour la dernière fois.
Le cœur de Romachov tressaillit de pitié et d’amour. Il la chercha à tâtons dans l’ombre et, l’ayant trouvée, il couvrit de baisers ses yeux et ses joues baignées de larmes silencieuses. Il en fut tout ému.
— Ma chérie… ne pleure pas… Sacha… chérie… répétait-il tendrement.
Subitement, elle se jeta à son cou ; lui pressant la bouche, elle se colla tout contre lui et, de ses lèvres brûlantes, elle balbutia, frissonnante et respirant à peine :
— Je ne puis te quitter ainsi ! Nous ne nous reverrons plus. Ne craignons plus rien… Je le veux, je le veux. Une fois au moins… prenons notre bonheur… Chéri, viens donc, viens !
Et tous deux furent pris d’un brûlant, d’un divin délire. Un irrésistible tourbillon les emporta, et avec eux toute la chambre et tout l’univers. Un instant, sur la tache blanche de l’oreiller, Romachov entrevit, comme en un conte, les yeux de Chourotchka rayonnant d’une félicité suprême, et leurs lèvres, avidement, se rencontrèrent…
— Puis-je te reconduire ? demanda-t-il en accompagnant Chourotchka jusqu’à la porte de la cour.
— Au nom du ciel, cher… ne fais pas cela ! Je ne suis déjà restée que trop longtemps avec toi. Quelle heure est-il ?
— Je ne sais pas… attends, je vais allumer.
— Inutile, qu’importe. Adieu !
Elle tardait à partir et restait debout, appuyée contre la porte. De la terre et des pavés montait l’odeur sèche et capiteuse des nuits chaudes. Il faisait sombre, mais, à travers l’obscurité, Romachov s’aperçut, comme naguère dans le bois, qu’une étrange lueur blanche illuminait le visage de Chourotchka et qu’elle devenait semblable à une statue de marbre.
— Allons, adieu, cher, dit-elle enfin d’une voix brisée. Adieu !
Ils s’embrassèrent, mais les lèvres de Chourotchka étaient maintenant froides et immobiles. A pas pressés, elle traversa la cour et disparut aussitôt dans les ténèbres.
Romachov demeura sur le seuil jusqu’au moment où il entendit le guichet se refermer. Alors il revint à sa chambre. Une forte, mais délicieuse fatigue l’accablait : il s’endormit à peine déshabillé, s’enivrant une dernière fois de l’odeur légère et douce qui se dégageait de l’oreiller, l’odeur des cheveux de Chourotchka, de son parfum, de son jeune corps.
2 juin 18..
Place de Z…
A Sa Haute Noblesse le colonel commandant le N… régiment, le capitaine Ditz du même régiment.
RAPPORT
J’ai l’honneur de rendre compte à votre Haute Noblesse que le duel entre le lieutenant Nicolaiev et le sous-lieutenant Romachov a eu lieu aujourd’hui 2 juin, conformément aux conditions qui vous avaient été soumises hier, 1er juin. Les adversaires se sont rencontrés à six heures moins dix minutes du matin dans le bois appelé « La Chênaie », situé à trois verstes et demie de la ville.
« Le duel, y compris le temps nécessaire pour les signaux, dura une minute dix secondes. Les places avaient été tirées au sort. Au commandement de : « En avant », les deux adversaires se sont avancés l’un sur l’autre. Le coup de feu du lieutenant Nicolaiev atteignit le lieutenant Romachov à la partie supérieure droite du ventre. Le lieutenant Nicolaiev s’était arrêté pour tirer, et était resté sur place pour attendre le coup de feu de son adversaire. Lorsque le laps de temps prescrit pour la riposte fut écoulé, on constata que le sous-lieutenant Romachov n’était pas en état de la faire. En conséquence, les témoins du sous-lieutenant Romachov proposèrent de considérer le duel comme terminé. Ce qui fut adopté après assentiment général. Pendant qu’on le transportait en voiture à l’hôpital, le sous-lieutenant Romachov tomba dans une profonde syncope et succomba au bout de sept minutes aux suites d’une hémorragie interne.
« Les témoins du lieutenant Nicolaiev étaient le lieutenant Vassine et moi ; ceux du sous-lieutenant Romachov : les lieutenants Bek-Agamalov et Vietkine. D’un consentement unanime, la direction du duel m’avait été confiée. Ci-joint le certificat du médecin aide-major Znoïko.
« Le capitaine en second,
« Ditz. »
Il y a tantôt dix-sept ans que parut la première édition russe de ce livre : énorme laps de temps dans la courte vie humaine ; quelques siècles dans l’existence de la malheureuse Russie.
L’auteur avait conçu ce roman bien avant la guerre russo-japonaise ; il l’écrivit, le cœur navré, uniquement guidé par son profond amour de la patrie et de l’armée ; et, s’il découvrit — peut-être un peu rudement — les plaies dont celles-ci souffraient, ce n’était pas par raillerie mais dans le seul souci de les guérir. Cependant l’amertume qui empoisonna son âme pendant cette guerre inutile, désastreuse et sans gloire l’aveugla et lui enleva cet équilibre entre l’esprit et le cœur, cette calme sérénité indispensables à la création d’une œuvre purement artistique. Toutefois, s’il est vrai que ce livre ait pu exercer, grâce à sa large diffusion, une quelconque influence sur la rénovation de l’armée russe, pendant les dix années qui séparèrent la campagne de Mandchourie de la Grande Guerre, l’auteur estime aujourd’hui encore n’avoir pas fait œuvre vaine.
Pendant cette période en effet l’armée russe a été traitée comme un rucher dont le maître ouvre les ruches vieillies et mal ventilées, pour en retirer les bourdons et les abeilles malades et transporter les bien portantes dans une nouvelle ruche sèche, solide : ce sont toujours les mêmes abeilles, mais déjà la ruche bourdonne d’une fébrile activité !
L’armée qui partit en 1914 contre les Allemands était au-dessus de tout éloge, tant par sa préparation militaire que par ses qualités morales et son enthousiasme inouï. Le cadre des officiers de carrière et le premier contingent de ceux de réserve méritent des louanges éternelles. Quand, à la bataille, un régiment perdait 30 % de son effectif, le nombre des officiers tués et blessés atteignait 75 % ; et s’il perdait la moitié de ses hommes, il ne conservait pas un seul chef. L’officier russe a toujours eu pour règle d’entraîner le soldat à l’attaque et non pas de l’y suivre.
J’ai la conviction que seuls les Français et les Russes sont en droit de prétendre avoir moralement gagné la guerre. Ils ont, les premiers, montré que les Allemands pouvaient être vaincus ; les autres Alliés ont trouvé déjà frayée la route de la Victoire. La France a mené à bien une tâche au-dessus des forces humaines. Quant aux Russes, après avoir supporté des pertes innombrables, réalisé des prodiges et changé plus d’une fois des défaites en victoires, — ils abandonnèrent, hélas ! la partie à l’heure suprême. Il faut chercher les causes de cet effondrement dans une éducation technique encore trop rudimentaire, dans les accablantes fatigues d’un fastidieux séjour au fond des tranchées, dans la fantastique étendue d’un front allant du cercle polaire au Tropique, enfin dans le virus diabolique de la propagande allemande.
Cependant l’armée russe ne périt pas. Elle vivait encore, lorsque les soixante-dix officiers d’un régiment corrompu par le délétère bavardage de l’an 17, s’élancèrent seuls à l’attaque et furent tués — effrayant symbole ! — à coups de mitrailleuses manœuvrées par leurs propres soldats. Elle vivait toujours, lorsque Alexeïev, Kornilov et leurs successeurs réussirent à regrouper des éléments épars et à reconstituer des forces imposantes.
Cette aptitude organique de l’armée russe à renaître de ses cendres découle tout naturellement de la vitalité et de la force d’endurance du peuple russe, dont l’armée a toujours formé une partie très représentative. La Russie devait infailliblement succomber sous le joug tatare et cependant elle résista, barra au torrent oriental la route de l’Occident, et se redressa fermement sur ses pieds. En 1613 sa situation était pour le moins aussi terrible qu’à l’heure actuelle : et cependant elle sortit du cloaque, se releva de ses ruines et prit bientôt un rang honorable parmi les nations civilisées.
Elle est depuis quatre ans en proie à une grave maladie qui menace de contaminer tout l’univers. D’aucuns désespèrent de sa guérison. Pour moi, je suis sûr qu’elle trouvera en elle-même assez de vigueur pour terrasser finalement son mal. Oui, je le crois, la nation russe et son armée glorieuse ressusciteront d’entre les morts.
Ainsi soit-il !
A. K.
Ville-d’Avray, 11 novembre 1921.
Éditions Bossard, 43, rue Madame, Paris-VIe.
COLLECTION LITTÉRAIRE
“LES CHEFS-D’ŒUVRE MÉCONNUS”
Format in-16 Grand-Aigle, 13,5cm × 19,5cm.
Portrait gravé sur bois, papier de luxe, tirage limité.
1. Marguerite de Valois. — Mémoires. Introduction et Notes de Paul Bonnefon, Conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal.
2. Regnard. — La Provençale, suivie de la Satire contre les Maris, de Edmond Pilon.
3. Bouhours. — Entretiens d’Ariste et d’Eugène. Introduction et Notes de René Radouant.
4. Honoré d’Urfé. — Les Amours d’Alcidon. Introduction et Notes de Gustave Charlier.
5. Tallemant des Réaux. — Richelieu — sa Famille — son favori Bois-Robert. Introduction et Notes de Émile Magne.
6. Chateaubriand. — Vie de Rancé. Introduction et Notes de Julien Benda.
7. Delécluze. — Mademoiselle Justine de Liron. Introduction et Notes de Marcelle Tinayre.
8. Bossuet. — Lettres sur l’Éducation du Dauphin suivies de Lettres au Maréchal de Bellefonds et au Roi. Introduction et Notes de E. Levesque.
9. Fénelon. — Écrits et Lettres politiques. Introduction et Notes de Charles Urbain.
10. Dufresny. — Amusements sérieux et comiques. Texte nouveau. Introduction et Notes de Jean Vic.
11. Mme de Maintenon. — Lettres à d’Aubigné et à Mme des Ursins. Introduction et Notes de Gonzague Truc.
12. Gérard de Nerval. — De Paris à Cythère. Introduction et Notes de Henri Clouard.
13. Calvin. — Traité des Reliques et Epître à Messieurs les Nicodémites. Introduction et Notes de Albert Autin.
14. Gui Patin. — Lettres du Temps de la Fronde. Introduction et Notes de André Thérive.
15. Proudhon. — Du Principe fédératif et de la Nécessité de reconstituer le parti de la Révolution. Introduction et Notes de Charles-Brun.
16. La Mettrie. — L’Homme machine, suivi de l’Art de jouir. Introduction et Notes de Maurice Solovine.
17. Marivaux. — Le Spectateur français. Introduction et Notes de Paul Bonnefon.
18. Noël du Fail. — Propos rustiques. Introduction et Notes de Jacques Boulenger.
19. Bourdaloue. — Sermons sur l’Impureté, sur la Conversion de Madeleine et sur le Retardement de la Pénitence. Introduction et Notes de Gonzague Truc.
20. Ronsard. — Sonnets pour Helene. Introduction et Notes de Roger Sorg.
21. Diderot. — Entretien entre D’Alembert et Diderot. Rêve de D’Alembert suivi de l’Entretien avec Mlle de Lespinasse. Introduction et Notes de Gilbert Maire.
22. Saint-Évremond. — Critique littéraire. Introduction et Notes de Maurice Wilmotte.
23. Mme du Deffand. — Lettres à Voltaire. Introduction et Notes de Joseph Trabucco.
24. Méry. — Quatre Nouvelles humoristiques (La Chasse au Chastre. — Les Explorations de Victor Hummer. — Un Chinois à Paris). Introduction et Notes de Ernest Jaubert.
25. Le Prince de Ligne. — Coup d’œil sur Belœil et sur une grande partie des Jardins de l’Europe. Édition nouvelle publiée avec une Introduction et des Notes par le Comte Ernest de Ganay.
26. Du Guay-Trouin. — Vie de Monsieur Du Guay-Trouin écrite de sa Main. Nouvelle édition contenant les passages inédits des manuscrits de la Bibliothèque et des Archives communales de Saint-Malo, et colligée sur le texte du manuscrit de la Bibliothèque de Chaumont, avec une introduction et des Notes par Henri Malo.
27. Racine. — Lettres à son Fils, suivies de Lettres de J.-B. Racine à Louis Racine. Introduction et Notes de Gonzague Truc.
28. Filleau de la Chaise. — Mémoire sur les Pensées de M. Pascal. Introduction et Notes de Victor Giraud.
Prix de chaque volume : 12 francs.
PARIS. — SOCIÉTÉ GÉNÉRALE D’IMPRIMERIE ET D’ÉDITION,
ANC. IMPR. LEVÉ, 71, RUE DE RENNES.