Title: Jésus
Author: Henri Barbusse
Release date: May 14, 2023 [eBook #70762]
Language: French
Original publication: France: Ernest Flammarion
Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
HENRI BARBUSSE
J’ai vu Jésus, moi aussi. Il s’est démontré à moi dans la beauté de la précision. Je l’aime ; je le sens contre mon cœur, et je le disputerai aux autres, s’il le faut.
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PARIS
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays
Il a été tiré de cet ouvrage :
soixante exemplaires sur papier vergé d’Arches
numérotés de 1 à 60,
cent quarante exemplaires sur papier vergé pur fil Lafuma
numérotés de 61 à 200,
1 exemplaire sur papier de Chine
hors numérotage,
imprimé spécialement pour l’auteur,
et mille exemplaires sur papier alfa
constituant l’édition originale.
OUVRAGES D’HENRI BARBUSSE
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En préparation :
Les ouvrages dont les titres sont suivis du signe * ont été publiés par la Librairie Flammarion.
Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays.
Copyright 1927, by Ernest Flammarion.
Jésus
1. — La bonne nouvelle de Jésus, fils de Marie.
2. — Il y eut un homme nommé Matthieu, et un, nommé Jean, qui, dit-on, le virent et qui en parlèrent. Il y eut Luc et Marc qui, dit-on, en entendirent parler par Simon Pierre, et en parlèrent. Il y en eut d’autres, qui en parlèrent, après l’avoir vu, ou sans l’avoir vu. Les paroles restent ; mais les choses ne sont pas certaines.
3. — Maintenant, c’est lui qui parle à travers le monde de paroles qui furent dites sur lui.
4. — Car il n’y a qu’une vérité, et elle nous appartient à tous.
5. — Tous les matins je m’éveille dans le petit coin de la maison, où l’on m’a mis pour dormir, parce que je suis un enfant.
6. — Je suis souvent, en me réveillant, mêlé aux nuages d’un rêve, et je me dis : Voyons, qui suis-je ?
7. — Alors, les nuages noirs du rêve deviennent clairs au milieu : c’est la petite fenêtre carrée qui se crée, par laquelle on voit le village énorme. Mes yeux fabriquent les choses. Dans la chambre qui est à côté de celle où je suis, et qui est plus grande que celle où je suis, je vois ma mère qui nettoie l’âtre, à genoux. Je suis Jésus fils de Marie.
8. — Si je vois ma mère sur la terre de l’autre chambre, c’est qu’il n’y a pas de porte. Chez nous, c’est si petit qu’elle m’entendrait en ce moment, même si je lui parlais bas. Mais je ne bouge pas avant d’être beaucoup réveillé. Ni avant de voir chacune des bosses de notre gros mur gris, et la lourde cruche rouge assise sur le rebord de la fenêtre. Ni de compter mes vêtements posés sur le coffre.
9. — Je ne peux pas aller dehors comme je le voudrais, maintenant que le matin m’a fait renaître, parce que je suis menuisier à côté de mon père. A peine ai-je fini de manger, et il y a encore dans l’air le bruit fait ensemble par l’écuelle et par moi, que je vais travailler à côté de mon père. C’est dans une cour. Mon père me dit : Tiens, fais ceci ou cela, comme moi. Alors, ce qu’il fait facilement et bien, moi je le fais durement et mal, et il en sera ainsi tant que je n’aurai pas sa grandeur.
10. — Mais il me dit souvent : Va dehors. Il me dit cela à cause de mon âge.
11. — Je vais devant moi dans les plaines et les vallées pierreuses, et vers les montagnes qui s’en vont toujours, me devançant à pas de géants.
12. — Les monts par delà la mer, tout noirs et brillants de bitume où le soleil arrache du blanc par poignées, me forcent à les contempler, et ce sont les plus grandes choses qui soient.
13. — D’où je viens, où je vais, et que suis-je ? Je ne sais pas. Mais au désordre des grandes pierres et des forêts, je préfère les jardins posés comme des images ; les cultures pensantes ; la pauvre terre qui est toute rangée dans son ventre.
14. — Et je préfère les maisons aux jardins, et je reviens toujours là où il y a des maisons.
15. — Les choses du village me racontent sans cesse : Nous sommes telles. Des rues rocheuses, (nous avons beau être mortes, le temps qui passe nous tue), des carrés gris, avec des palmes dessus. La fontaine d’eau, sa pierre blanche qui baigne dans l’eau et qui devient dans l’eau une masse de petits cailloux blancs. Autour, voici : des cris d’enfants qui font le travail de leurs jeux, et des femmes aux voiles bleus dont le soleil lave si bien le bleu que c’est des linges de ciel. Et sur le sol clair, le soleil pose, comme une foule de mains, les feuilles noires du grand figuier, le grand figuier rond qui fait une tête au village. Parfois, une maison, entre les maisons, s’emplit de bruit et remue toute (sauf ses murs) sous sa palme, et on dit : Jémuel est mort, ou bien on dit : Tsohar se marie. Mais de loin, la maison où se passe quelque chose est parfaitement calme. Voilà.
16. — Il me vient au cœur de retourner chez nous. La maison de mon pain.
17. — Notre maison a beaucoup servi.
18. — Chez nous ma mère besogne toujours. Elle se hâte en soupirant, chez nous, alourdie par sa mission de mère, à cause que la maisonnée retombe sur elle et qu’elle aime ce retombement, et que les heures des repas la poussent et que le dur nettoyage la heurte de toutes parts.
19. — Ma mère, l’obscure, me montra un jour l’étable, murmurant : c’est là que tu es né.
20. — Là, une nuit. La paille, la terre, et dans le noir, là-haut, des étoiles.
21. — Ma mère, elle soupire, elle s’assoit, lasse, courbe.
22. — Son front noir ridé sous l’étoffe noire, sa figure juive, ses doigts de pied poudreux.
23. — Son sang qui coule, qui coule, dans ses veines.
24. — Mon père est très vieux. Parfois, sa tête remue toute seule, et il économise beaucoup ses paroles. Il veut surtout qu’on soit propre, et qu’on use la saleté, car il dit que la propreté est un grand commencement. Il est menuisier depuis des temps immenses. Il est tellement menuisier que ses mains sont en bois.
25. — Et je préfère les pauvres aux hommes.
26. — Un jour un vieil homme, venant d’une montagne, et allant à une autre montagne (car les hommes, eux, atteignent les montagnes), a pris l’hospitalité chez nous, avant de passer outre. J’ai trouvé qu’il était plus grand que nous. C’est lui qui apporte tout autour le secret des hommes qu’on ne connaît pas, et que pourtant, on connaît. Et là où il s’est assis, dehors, devant la porte, ce fut la place d’un temple.
27. — Il était si horrible qu’il était laid. Son ombre était sale. Il ne savait pas parler.
28. — Son âme était paralytique, faute de mots.
29. — Les mots n’étaient que dans ses yeux et dans ses grimaces.
30. — Et l’on voyait le prix des paroles par le trou qu’elles faisaient.
31. — Mais je me penche, parmi tous les êtres, sur les animaux.
32. — Je le dis parce que cela est.
33. — J’ai plongé mes regards en eux avant d’oser les lever à ma hauteur sur les figures des enfants et des hommes.
34. — Le matin, ils ont faim, et réclament.
35. — Ils disent des choses évidentes. Ils sont notre vérité enfant. Ils sont des justes.
36. — Et debout entre le soleil et la crèche (et un bouquet de paille par terre brûle de soleil), je parle à l’âne, disant : tu es quelqu’un de très pauvre, couleur de cendre. Tu avances la tête, et le bout de ton museau est un nègre. Tu es posé sur de petites pattes et tu n’as que des talons. Ta peau est usée jusqu’à la corde, qui remue parfois toute sur ton dos et sur le ballon de ton ventre, comme s’il y avait une main dessous. Nous sommes aussi ignorants l’un que l’autre. Mais mon ignorance à moi est épaisse, la tienne, transparente.
37. — Nous aussi, nous demandons. Mais nous, qui savons trop de choses, nous ne savons pas bien quoi nous demandons.
38. — Ici-bas, nous les riches, vous les pauvres. Mais nous sommes pauvres de notre richesse. Vous êtes riches de votre pauvreté.
39. — Et l’âne regardait ma main qui allait vers sa tête, et il était gêné, parce qu’il n’avait pas de main. Et son péché c’était de ne pas parler.
40. — Le vieil homme que j’ai dit, si on se rappelle, qui venait de la montagne et qui assit chez nous la plante de son pied, avant de passer outre, avait un chien pour le guider, car ses yeux pouvaient à peine s’ouvrir dans les débris de sa figure.
41. — Un vieux chien dont la peau était rouillée, qui était tout vêtu de boules de poussière, et qui ne possédait rien d’autre sur la terre que ce mauvais manteau. Il regardait l’homme, et le trouvait parfait. C’était le porteur d’une unique image.
42. — Mon regard a aimé ce chien plus que cet homme. Car on ne sait pas l’homme, mais on voit le chien.
43. — Et ayant vu qu’il est blessé au côté et saigne, je le comprends plus fort, tout d’un coup. En dedans, j’ai mieux saigné. Il y a eu notre blessure, lorsque je me suis approché et qu’il m’a regardé : Pour me parler, tu te mets à genoux.
44. — Je ne fais rien devant lui qui s’est jeté là, vieux comme les pierres et jeune comme la vie. Je ne fais rien, et pourtant, comprendre, c’est faire quelque chose.
45. — Et ici, devant les petites maisons posées au loin l’une sur l’autre, ce pauvre agneau façonné rien qu’avec le blanc qu’il y a.
46. — Et la sauterelle qui dit : La terre vous lance en l’air.
47. — Et tout petit oiseau ayant des ailes.
48. — Qui dit : L’azur est épais.
49. — Et qui est une sonnette.
50. — L’animal est net devant la vie, comme l’homme l’est seulement devant la mort.
51. — Puisque, comme je l’ai dit, notre ignorance est faite avec la nuit, la leur avec le jour.
52. — Heureux les simples d’esprit. Le royaume des cieux est à eux.
1. — Et je préfère le soir au jour.
2. — Le soir efface entre nous tous, les choses du dessus. Il ôte les barrières qu’on voit, et la mauvaise richesse des heures et tous les couvercles du jour. Il est quelque chose de moins. J’aime mieux le soir : la lumière pauvre.
3. — Qui restitue.
4. — Le soir pudique montre la vérité. Et les cœurs qu’on a sont placés à même dans l’ombre.
5. — Cette présence sans couleur est une apparition plus forte que le buisson ardent qu’a vu sur la montagne le Père de nos pères.
6. — Quand Moïse, tout tremblant d’abord, n’osa considérer ce que c’était.
7. — Et si on m’a dit dans la lumière du jour : adore ceci ou cela, je me réponds parfois, quand l’ombre est venue laver le jour à côté de moi : Non. Parce que je vois que ceci ou cela n’est pas vrai.
8. — Comme je rentrais au jour tombant, chez mon père et ma mère, je vis se dresser pas loin de ma porte un garçon qui avait environ mon âge, et qui était maigre et dépouillé.
9. — Il me demanda : Tu aimes tes parents par dessus tout ? Je répondis oui. Il cria : Non !
10. — Et il sembla que nous nous soyons heurtés jusqu’aux racines extraordinaires qu’on a dans la terre. Puis il disparut. Il n’avait été que celui qui a dit non.
11. — Après, je sus que c’était Jean fils de Zacharie.
12. — Or dans la chambre du soir nous étions là.
13. — Et je voyais encore à peu près la tête hochante de mon père et les épaules de ma mère pliées sous la pesante journée.
14. — Comme on ne pouvait plus rien faire d’utile dans cette chambre, on parlait inutilement. Mes parents parlaient des voisins, et des voisins des voisins, et de tous les gens du village. Et ils les critiquaient ou les jalousaient, disant : Thadée a fait cela, et voilà ce qu’a fait Saphira. Pourquoi ne le ferions-nous pas ?
15. — Et je vis bien que les familles, ce sont des étroites conjurations qui sont les unes contre les autres, et qu’il s’y enfouit la graine de la lutte et de l’envie.
16. — Et voilà que la nuit noircissait la porte de la chambre. La nuit, en vérité, ouvrait cette porte en la mélangeant à tout. Et par cette porte ouverte, il me semblait que je sortais de la maison et que je m’en allais vers tous les autres : ceux des espaces et des temps.
17. — Mon père, ma mère, ce n’est probablement pas vous la vraie famille que j’ai. Il y a dehors, là-bas, des gens qui sont plus mes parents que vous autres, et qui ne sont pas encore mes parents. Je ne suis pas venu vers vous. Celui-là est mon frère, qui marche vers moi. Et essaie d’être mon frère, avant d’avoir un nom. Quand je dis : Mon frère, je l’appelle, au loin.
18. — Tout vient-il de moi, même ma parenté ?
19. — Le lendemain, j’ai cherché Jean Zacharie, pour le remercier. S’il n’avait pas parlé, je n’aurais pas osé croire ce que je croyais.
1. — Le Liseur qui est debout au milieu des écoliers, sur la place, déploie le long de son livre toute la science et tous les événements, comme une foule de tout petits jouets, sur la place.
2. — Il faut que les enfants apprennent le monde, chaque enfant étant le messie d’un homme.
3. — Et le grand figuier regarde sans regarder, et, d’autre part, marche par terre avec son ombre.
4. — Le Liseur est donc tel qu’un montreur de poupées qu’il fait remuer.
5. — Il explique qu’il n’y a guère ici-bas que le peuple hébreu, et qu’étudier la science d’un autre peuple, c’est plus coupable que d’élever des cochons.
6. — Il est tellement juif qu’il en est malade.
7. — Déployant la Loi, il fait répéter aux écoliers : Caphtor, Kittim, Ophir.
8. — Et les écoliers répètent ces mots, pour les apprendre et apprendre à lire, dix fois, vingt fois de suite.
9. — Or, un homme romain, qui était ami des Juifs, parce que c’était un homme de bien, quoique romain, s’approcha, sa face très propre en avant, et dit : Qu’est-ce que c’est que ça ?
10. — Le maître des écoliers répondit dignement : C’est des villes qui sont très loin.
11. — Le seigneur romain affirma : Elles ne furent jamais nulle part.
12. — Pour toute réponse, le Liseur les lui montra du doigt, qui étaient sur le Livre.
13. — Son doigt me montra, à moi, qu’il y a une maigre idole des lettres.
14. — Car on écrit ce qu’on croit. Puis on croit ce qui est écrit. La parole est une créature qui n’a qu’un temps, et meurt comme tout ce qui vit. Et les livres sont les cimetières des voix.
15. — Les mots écrits sont brûlés.
16. — Et la vérité, qui a besoin des mots, les aime, mais les mots haïssent la vérité.
17. — Et son doigt me montra aussi que les livres qui racontent la grande histoire du malheur des hommes, et ceux qui les lisent tout haut, enseignent les petites choses, et non les grandes.
18. — Les petites choses, savoir : les rois qui furent ou ne furent pas, ou ne furent plus, et les villes qui passèrent comme les fleuves, et les noms qui passèrent comme le vent, de l’inconnu à l’inconnu.
19. — Et non les grandes, à savoir que partout et toujours, l’homme est l’homme, pareillement.
1. — Dans la synagogue se lèvent ceux qui savent parler.
2. — Moi, je suis petit, et ne sais que parler bas.
3. — Mais je sais déjà écouter avec autorité.
4. — Et assis, je baisse la tête pour écouter, voyant sur mon genou ma main qui est blessée à un doigt à cause d’un coup de varlope.
5. — Puis, plus haut, je vois ce que j’entends.
6. — Dehors, on ne voyait les hommes juifs et les femmes juives que par leur couleur, leur œil qui roule et leurs gros doigts. Ici, on voit le dedans de la race.
7. — La vertu du croyant est d’avoir peur de Dieu.
8. — Et nous qui sommes réunis là, nous sommes tous couronnés et serrés ensemble par la peur de Dieu.
9. — On parle. Je pense aux grands jours de Néhémie.
10. — Car c’est là l’endroit où j’aime le mieux aller dans notre histoire.
11. — Quand la petite troupe des compagnons d’Esdras vint de Babylone à Jérusalem, et trouva que la génération du Temple avait oublié la Loi, et quand Esdras désespéré confessa devant le peuple le péché commun, et qu’Israël se repentit tout entier, et se refit tout entier, et recommença sa destinée sur les ruines de son bonheur impie ;
12. — Ce recommencement fut dur et grand. Et pourtant, dans la joie de l’accomplir, Jérusalem pendant sept jours s’habilla de feuillages. Les tabernacles en branches d’olivier, de myrte et de palmier, s’élevaient partout : sur le toit des maisons, dans les cours, sur le parvis du Temple.
13. — Car Israël a un grand pouvoir de repentance et de redressement.
14. — Et un éternel printemps dans ses entrailles.
15. — Il tombe dans le péché, mais il est de taille à en sortir.
16. — Et ses remords sont impitoyables.
17. — Et il est, par là, une rectitude au milieu des peuples.
18. — Et maintenant, nous sommes aussi à une heure grave de notre drame commun.
19. — De tous côtés, aujourd’hui, la grande nouvelle retentit :
20. — Les jours sont proches. Le vieux monde va mourir la mort.
21. — Et ils disent que c’est l’achèvement des temps et l’heure de la Révolution, et qu’il va éclater dans les crépuscules de la terre, l’arc-en-ciel de justice.
22. — Et, levant la tête, ils vivent la consolation d’Israël.
23. — Car l’Eternel rugira de Sion, et le Dieu de justice enverra bouleverser les royaumes de la terre dont la gloire est du Démon, et fera une grande diminution sur la terre. Cela nous fut annoncé en préceptes d’anges.
24. — Car en bas, (disent-ils), il y a l’abîme, puis le cachot des morts, puis la terre où passent les hommes, puis l’air, et le firmament sillonnés par Satan et ses Princes, puis sept cieux inouïs, peuplés de millions d’anges, et des Puissances et Dominations, autour des sept trônes. Or, du plus haut du septième ciel se détachera le Messie, fragment incandescent du seul Trône, qui tombera jusque sur la terre, puis remontera en lumière à travers le Plérôme universel.
25. — Le Messie céleste aura une faux, et la terre sera moissonnée. Il poursuivra le coupable : S’il se noie dans la mer, dit le Seigneur, je mandaterai le monstre pour le repêcher ; s’il se mêle aux hommes, je mandaterai l’épée pour sa gorge ; s’il monte au ciel, je l’en ferai descendre ; s’il descend au tombeau, je l’en tirerai dehors.
26. — Les royaumes s’écouleront. Ceux qui domineront les nations les feront hurler. Les cieux passeront. Et toutes les îles s’enfuiront, et les montagnes ne seront plus trouvées. Ce sera un jour d’exaspération et d’angoisse, où le soleil noircira, où les cavaliers et les fantômes se heurteront dans le ciel et les hautes nuées. Car ce jour-là, la terre rendra son dépôt de morts et les enfers rendront ce qu’ils doivent.
27. — Et le héros de la Révolution mettra une ère nouvelle où Israël sera élevé par-dessus les aigles. Et les étoiles brilleront sept fois plus sur les justes, et l’Eternel traitera avec nous un traité de bonheur.
28. — Tel est le rêve que fait notre peuple (car les images que fait un peuple sont comme les rêves que fait un homme, avec des morceaux de lui-même).
29. — Nous dont les espérances se sont l’une après l’autre cassées, nous sommes le peuple de l’espérance, le peuple-homme.
30. — Le malheur nous a faits ce que nous sommes, à n’en plus finir.
31. — Et voilà ce que nous crions, nous qui dormons encore !
32. — Dans les rues où je passe pour retourner à la maison, le soleil couchant se met en long. Les gens pensent à la Révolution.
33. — Et l’un dit : Tu crois qu’elle vient, cette Révolution ? Et l’autre dit : Il paraît que c’est pour demain.
34. — Et tous regardent au fond du ciel le soleil, palais de justice du monde.
35. — Mais chacun s’occupe aussi de son affaire de travail et de famille. Car on a à la fois plusieurs espoirs, qui diffèrent par la distance.
36. — Et en traversant la place où était l’école des écoliers, j’entendis ceux-ci, lesquels avaient peur et avaient sommeil sous leur maître, (car ils clignaient de l’œil et ils bâillaient) répéter ensemble : Caphtor, Kittim, Ophir.
37. — Car on vit dans les minutes, goutte à goutte.
38. — Et autour du grand figuier de la place, il y a devant chaque porte un figuier de taille moyenne.
39. — Dont les fruits sont tièdes comme la main.
40. — C’est chacun de ces figuiers qui entre dans la famille de chacun.
41. — Un soir entre les soirs, un soir que personne ne recueillera et qui sera perdu, en m’endormant, je me demande : Qu’est-ce que je voudrais ?
42. — J’ai dans l’esprit un soulèvement qui ressemble à la Révolution.
43. — Le grand abîme de mes pères crie en moi.
44. — On est fait pour faire quelque chose de juste.
45. — On est fait pour défaire ce qui est injuste.
46. — Il est écrit : Je ferai de la droiture une règle, et de la justice un niveau.
47. — Et un torrent !
1. — On le montre du doigt, on le glorifie, on dit : Rabbi, Rabbi… On m’a dit : Celui-là, écoute-le, petit, suis-le. C’est un savant maître.
2. — Je réponds : Non.
3. — Car une telle confiance est idolâtre.
4. — Il faut que je donne par moi-même, et non par ouï-dire, l’autorité à mon maître.
5. — Il faut que chacun se recrée toujours tout entier : sa foi, ses certitudes,
6. — Et sa confiance dans un autre.
7. — Sa confiance, à savoir : la grande richesse qu’on a quand on n’a rien.
8. — Ce n’est pas du nom propre qu’il faut s’émouvoir, mais de la simple parole du peuple des mots.
9. — Ce n’est pas le maître consacré qu’il me faut suivre.
10. — C’est lui.
11. — Mon frère inexplicable.
12. — Il est venu à moi.
13. — Il était pareil à moi, et de ma taille : Jean, fils de Zébédée.
14. — Et je suis venu aussi à lui.
15. — Nous nous éloignâmes de tous l’un vers l’autre.
16. — Et nous nous sommes parlé.
17. — Parler, c’est quelqu’un.
18. — La présence réelle est dans la parole à l’ami.
19. — On a besoin de toi qui écoutes, pour être vraiment soi-même, et pour se reconmaître.
20. — Quand tu es là, je viens entre nous deux.
21. — Les paroles que tu dis sont douces à ma bouche.
22. — Quand je te vois dormir, que le sommeil t’immobilise et te ferme, et que ta présence n’est plus ta présence, j’ai peur du temps qui passe.
23. — Car le sommeil, c’est le printemps de la mort.
24. — Par toi, je refais mes regards. Par toi, je refais mon cœur et j’invente mes joies, et je suis mon prophète.
25. — Et je te remercie de tout.
26. — Quand j’ai vu Jean, fils de Zébédée, je lui ai dit d’un seul coup ce que je savais :
27. — Même si on est un pauvre perdu parmi les pauvres, on est fait pour voir royalement.
28. — Et pour que nous nous rendions ce que nous avons donné à l’espace.
29. — Et on est fait pour parler.
30. — Voici : Jean sort de la distance, ou du coin bleu de la chambre, ou du tournant blanc et noir de la rue ; il me regarde ; il va me parler.
31. — Je l’aime, de tout l’inconnu que j’ai dans mon cœur.
32. — Il y a une autre lumière.
33. — Qui n’est pas dans le ciel.
34. — Qui est dans les têtes et sur les figures.
35. — Je ne suis que le fils de l’homme auquel Dieu a dit : Je rendrai ta face plus dure que leurs faces.
36. — Mais quand me reconnaîtra-t-on, et dira-t-on de moi : Voici l’homme.
1. — Il y avait le long du mur un banc de pierre.
2. — Et au-dessus, il y avait une broussaille d’épines, et celui qui était assis sur le banc (et ils pouvaient être deux), avait une couronne d’épines au-dessus de la tête.
3. — C’est là que parfois, le soir, je trouvais assis l’autre Jean : Jean Zacharie.
4. — Et là que je lui dis une fois : Rien ne se fera que dans la joie.
5. — Oui, dit-il, dans la joie, et dans le déchirement.
6. — Que dis-tu ! Quelque chose de bon peut-il être fait avec la tristesse ?
7. — Je n’ai pas dit : être triste, j’ai dit : souffrir.
8. — Non, dis-je. Car les choses doivent s’accomplir de par leur propre grâce, et en tranquillité, et les événements être la danse des choses.
9. — Il dit : Non ! Tout ce qui laboure, même le cri neuf qui laboure, s’arrache, et fait mal au laboureur
10. — Et à l’étendue.
11. — Je dis : la paix se fera avec la paix.
12. — Il dit : Non.
13. — Je fus mécontent, et m’étant levé, je partis pour le quitter. Car l’ombre de ce coin-là me faisait frissonner de froid.
14. — Où vas-tu, petit ?
15. — Vers l’œuvre de douceur.
16. — Il dit encore : non. Puis à moi qui partais, il dit : Quand beaucoup de jours se seront perdus, tu reviendras ici, un jour.
1. — Le voyage à Jérusalem.
2. — Pour aller à Jérusalem il faut franchir des plaines et des montagnes.
3. — Et il y a encore bien d’autres plaines et bien d’autres montagnes dans le monde.
4. — Ma maison est le village du village. Mais mon pays n’est que le village de la Terre.
5. — Au lieu qui est entre la mer et Ephraïm, nous avons vu une déesse Astaroth en bois qui était dans l’enclos d’un homme syrien appelé Ananias.
6. — Cette déesse, qui était d’une forme parfaite, était vêtue d’un grand manteau bleu plein d’étoiles. Elle avait une couronne d’or. Elle tenait dans ses bras un petit enfant divin, parfait lui aussi, et aussi couronné d’or. Et au-dessus d’eux était l’oiseau divin. Le tout, bleu et or, dans l’enclos d’Ananias.
7. — Nous sommes passés devant l’enclos, et il y avait mes grands compagnons de voyage, et mon père, et il y avait là surtout ma mère, avec laquelle j’étais, en dernier.
8. — Tous les Juifs se détournèrent, très fort, de cette idole.
9. — Et ma mère aussi.
10. — Mais tout doucement.
11. — Et ma mère soupira, et dit : C’est joli ! Elle a bien de la chance.
12. — Tout en se détournant. Car c’était une bonne Juive.
13. — Abisçaï, qui était Carmélite, dit : J’ai vu un jour (qu’il soit ôté !), des idolâtres qui officiaient, et devant l’autel se tenait un prêtre de la Perse, qui présentait la coupe, et buvait, et présentait une rondelle de farine cuite sans levain, et l’avalait, disant : C’est le corps de Dieu, qui est Mithra, que j’avale de la sorte.
14. — Nous tous, qui étions là, pieusement, nous crachâmes.
15. — Le Temple.
16. — Pour la première fois, je vis sa large figure carrée.
17. — Il était neuf, et plus que neuf : pas tout à fait fini.
18. — J’entrai dedans ; le temple que le suppliant essaye d’animer à lui tout seul.
19. — Et dont le grand vide parle encore de cérémonies.
20. — Dans le Temple, vinrent des scribes, des prêtres, des sacrificateurs, qui dogmatisaient et discutaient.
21. — Et disaient que l’astronomie a été enseignée par Abraham à la Babylonie et à l’Egypte, et la philosophie par Moïse aux Grecs.
22. — Et arriva aussi un homme nommé Elkania et qui était un grand docteur en Israël.
23. — Cet Elkania disait : Il y a eu les interminables Egyptiens, puis les rapetisseurs grecs.
24. — Dont les dieux sont en grande confusion entre eux.
25. — Car ils sont l’œuvre de poètes qui ne savent que savoir tout à moitié, et que tourner autour de la vérité.
26. — Et ce sont des jeux d’élégance et d’arrangement que font ces gens-là sur le dessus des choses. Et ils se contentent de peu, se contentant du sourire de l’apparence, et de la récolte du moment présent. Et ils bouchent leur vide par de l’éloquence et de la poésie, et des masques de clarté.
27. — Mais pendant ce temps-là, l’humanité est taillée en pièces, et les corps humains continuent à souffrir et à être violentés.
28. — Il y a eu Platon qui a édifié un univers de rayonnements sur l’humanité d’un sage appelé Socrate.
29. — Mais il a fait cela dans le plan du ciel, non dans le plan de la vie.
30. — Il y a eu les Romains qui semblent des hommes découpés sur l’image des Grecs ; mais trop découpés tout autour, et qui ne sont que les seigneurs de la législation et des affaires.
31. — Mais il y a le Dieu d’Israël, qui est l’homme-justice sur le monde !
32. — Or mon père et ma mère me cherchaient partout, car étant rentré dans le Temple alors qu’ils s’en allaient, je m’étais attardé pour écouter ces docteurs.
33. — Et ma mère ayant dit à mon père : Je te dis qu’il est passé par là ; et mon père ayant répondu : Alors, allons-y, ils retournèrent au Temple, et y entrèrent avec leurs paquets au moment où les scribes et les sacrificateurs m’ayant vu les écouter, m’interrogeaient,
34. — Et au moment où je répondais :
35. — Il y a partout des idoles qu’il faut jeter à bas.
36. — Ces hommes me demandèrent : Si on te dit : Adore ceci, ou cela ?…
37. — Je dis : Je répondrai : Non !
38. — Pourtant, si c’est adorable ?
39. — Je commencerai par répondre non. Et puis, je chercherai l’adoration.
40. — Elkania dit alors ceci sur moi : En cet enfant est la grande âme d’Israël.
41. — Car il faut toujours recréer entièrement son cœur.
42. — Ainsi, sa voix emplissait le Temple de la parole que je m’étais déjà dite à moi-même.
43. — Et cette parole fut à jamais bâtie.
44. — Que mon intention soit toujours un commencement où je tombe, comme le geste armé d’Abraham !
45. — Sur le chemin du retour, au carrefour où est le chemin tirant sur Ephrat qui est Bethléem, je profitais du soleil et je me disais : la vie est belle à cueillir des yeux.
46. — Mais je regrettai cette joie, car un aveugle passait.
47. — Pauvre homme, de quoi souffres-tu ?
48. — Du silence que je sème. De ce que les rires des autres se sauvent toujours devant moi comme des oiseaux, et m’échappent.
49. — Je lui demandai : Que voudrais-tu ?
50. — L’aveugle me répondit : Que tu me souries.
51. — Il leva son front illuminé de l’éclat que forgeait le soleil, et je tremblai devant celui qui, plus que moi, savait et aimait la lumière.
52. — Et je compris pourquoi ce sont les plus persécutés et les plus vaincus, qui ont vu la justice.
53. — Tous les temples qui foulent le sol font de celui qui est détruit, le temple de lumière.
54. — Et les justes sont des mutilés.
55. — Et il y avait des gens qui étaient là, qui, les yeux ouverts, regardaient cet homme, et qui ne voyaient point tout cela.
56. — Sur le chemin du retour, plus tard, étant fatigué, je baissais la tête.
57. — A cause des sacrifices que j’avais vus.
58. — J’avais un souvenir malade, de tuerie, d’entrailles qui brûlent, et de graisse qui coule et fume.
59. — Comment se fait-il que la prière fraye avec ces ignobles fumées ?
60. — Et la vie avec ce déchirement de viandes ?
61. — Et là aussi, les gens avaient regardé cela, et leurs yeux leur servaient à être aveugles.
62. — Est-ce donc qu’Israël vaincu, étouffé et bâillonné, frappe sans relâche les bêtes ;
63. — Pour faire tout de même une œuvre empourprée ?
64. — De laquelle l’Eternel a dit pourtant qu’il ne se souciait pas beaucoup.
65. — Le sacrifice qui compte, c’est celui qu’on fait avec soi-même.
66. — Quand on fait ruisseler la vérité,
67. — En poignardant les symboles dans son cœur.
1. — Les jours, et les semaines, et les années.
2. — La joie de vivre ajuste à peu près à mesure, les matins et les soirs.
3. — Mais ils tombent un à un dans le passé. On les compte, si on veut, mais les chiffres ne sont que les paroles de la mort.
4. — Ce qui fut est immuable et glacé. Dieu lui-même ne pourrait pas disjoindre les deux bouts de l’éclair qui a lui.
5. — Chaque nuit se met par dessus tous les jours qui furent, et les garde. Nous ne sommes toujours qu’un dernier jour ou qu’une dernière nuit universelles, et que la montagne de notre héritage,
6. — Comme ces échappés à la désolation, que le prophète a montrés d’avance, éparpillés sur les hauteurs de Sion.
7. — Et le dernier jour viendra comme un voleur pendant la nuit.
8. — Je m’appuie sur le travail, et je fais des choses pour les autres.
9. — Le long des murs de l’atelier sont debout les tranches charnues et odorantes des arbres.
10. — J’aime le bois, avec sa dure chair écorchée, et les différences de l’un à l’autre.
11. — Par la porte ouverte, je vois les passants qui vont s’effaçant, dévorés par le blanc du ciel.
12. — Et, accroupie, la vieille qui tourne le fil.
13. — Car ses mains sont deux araignées.
14. — Et aucun petit travail n’est petit.
15. — Il ne faut jamais se mettre en colère dans le travail ni avoir de l’impatience. Ou alors, la main devient ivre et l’on n’est pas heureux. Le bon ouvrier est celui qui a conquis le calme. Il ne faut pas que le bois et l’outil se disputent, mais que ce soit entre eux une conversation. Et quand on a fait quelque chose, on voit que cela est bon. Et on est récompensé par la présence de ce qui est fini.
16. — J’ai porté chez des gens des tables et des coffres, et des lits, ces choses qui ont un ventre, et ai pénétré dans les maisons, qui sont, chacune à sa manière, attiédies par des respirations, et de seuil en seuil, je recevais l’image de la ressemblance et de la différence de nous tous.
17. — J’ai vu que tous les gens, qui attendent la Révolution, attendent, par dessous, quelque chose à eux, qui est le bonheur. Ils ont ainsi deux bonheurs l’un dans l’autre, pour être plus sûrs.
18. — Mais ils se figurent que le bonheur est un objet parfait placé en avant d’eux.
19. — Quand j’aurai un nouvel enfant ! dit l’un.
20. — L’enfant, à côté de qui tout est vieux et indélicat. A qui sa mère dit : Tu es bien différent des autres (c’est là le génie des mères). Mais elle sait pourtant que la maternité finit mal : Plus tard, dit-elle, il ne sera plus mon enfant, et je serai encore sa mère.
21. — Quand j’aurai ce champ ! dit l’autre. Et ils disent : je serai enfin heureux.
22. — Et ils s’usent à attendre de palper cette idole, à savoir : le bonheur ; ils attendent, l’œil crevé, et pendant ce temps, le bonheur passe, passe, passe.
23. — Car le bonheur n’est pas une chose faite d’une pièce comme on croit, mais un mélange de bonheur et de malheur.
24. — Qui sont en nous.
25. — Car espérer, c’est avoir sans avoir.
26. — Et avoir, c’est n’espérer plus,
27. — Puisque l’espoir est le sourire du malheur.
28. — Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.
29. — Malheureux ceux qui sont consolés, car ils ne peuvent plus pleurer.
30. — Mais celui qui a été tenté, garde une couronne. Heureux les malheureux qui ont beaucoup aimé !
31. — Et jadis dans le cœur de l’aveugle était le génie de lumière.
32. — Il y avait une toute jeune femme de Magdala, qui s’appelait Marie, et on la voyait tantôt ici et tantôt là.
33. — Et je la désirai.
34. — Ses yeux de miroir noir dans sa figure sombre, sa chevelure fleurie d’herbe, ses jambes de bronze chaud, et tout le poids de sa personne.
35. — Je pensais à elle à travers ses vêtements.
36. — Elle était très dévergondée, et tous les jeunes gens avaient satisfaction d’elle, et tous connaissaient ses seins et son ventre, et les phrases roulées par ses baisers.
37. — Mais quand je me présentais à mon tour devant elle, elle me repoussait et se sauvait loin de moi.
38. — Il y en eut une autre que je connus entièrement.
39. — Et je ne me rappelle pas son nom.
40. — Avant de la dévêtir, j’étais transporté de joie à cause des préparatifs de nos deux corps.
41. — Mais après la boucherie de la peau, nous eûmes une lourde honte.
42. — Car l’homme et la femme recommencent toujours Adam et Eve.
43. — Et le désir vous rend fou de quelqu’un, et la voix se gonfle.
44. — Et l’idole se vide et se brise en morceaux.
45. — Je dis : Qu’avons-nous fait !
46. — Et nous cachâmes nos plaies.
47. — Et nous nous regardions avec haine, parce que c’est le contraire de l’amour.
48. — Elle me dit : Nous avons piétiné l’amour avec nos pieds.
49. — Mon cœur lui répondit : Je ne t’aimais pas. J’ai seulement eu besoin de toi. Et toi, m’aimais-tu, pour oser parler ainsi ?
50. — Elle mit alors sa figure dans ses mains.
51. — Et voyant qu’elle était honteuse de sa figure qui était son esprit, et la cachait comme Eve avait caché son corps,
52. — Je lui dis : Pourquoi ? Quel mal avons-nous fait ?
53. — Car c’est, maintenant, par sa souffrance qu’elle me tente, et que je tremble d’elle, et sur les ruines de nos corps et du terrible plaisir balayé, et de l’égoïsme d’amour, la pitié de tendresse est inventée, la douceur double. Ne vois-tu pas qu’avec deux, l’amour des sens fait un et un, mais que la pitié fait un ?
54. — Car Dieu sera mêlé à notre ciel, a-t-on dit, le jour où nous nous déshabillerons et n’aurons plus honte. La sensualité a honte de savoir, la pitié a honte de ne pas savoir.
55. — Et moi, j’ai honte de te regarder avec les yeux de l’amour mort.
56. — Car tu es toi.
57. — C’est ainsi que nous nous cherchâmes et nous réunîmes, nous qui, tout en restant là, étions partis loin.
58. — Or, nous étions assis sur une pierre, et je voyais le grand arbre qui fait la tête du village, et une étoile un peu au-dessus.
59. — Voici que ma pitié va profond comme un couteau, et voici que je dis : le sang de ton âme.
60. — Je voyais entre ses doigts son regard qui était abattu.
61. — J’écartai ses mains appuyées sur sa figure.
62. — Et j’avançai ma bouche vers la sienne pour toucher son cœur.
63. — C’est alors qu’elle me dit, comme Agar à Dieu : Tu es le Vivant qui m’a vue.
64. — Elle dit encore, comme Agar dans le désert :
65. — N’ai-je pas aussi vu celui qui me voyait ?
66. — Ses lèvres, qui étaient sur sa figure nue quelque chose de nu, firent :
67. — Tu es la bonté.
68. — Je ne suis pas cela. Mais nous le sommes.
1. — Dans ce temps-là, mon père mourut.
2. — Quand il s’est mis à mourir, il a demandé pourquoi. Des hommes, tout autour, simples comme des mères, ont répondu : pour rien.
3. — Il y eut un instant où il était là, puis un instant après où plus rien n’était là. Il y eut un instant incroyable où la chose du vide est entrée dans sa poitrine, où son œil a pris la fixité des lignes, et sa figure la blancheur du blanc. Vous voyez bien que l’immobilité des temps vient de changer de place pour commencer à ce lit.
4. — Je voudrais tant que tu fusses ce que tu n’es plus !
5. — Le lendemain de la mise au tombeau, ma mère me dit : Voici déjà le lendemain du jour où on l’a enfermé dans le tombeau, du jour où je suis devenue aveugle.
6. — Sa souffrance exhala un soupir, un cri de grand silence. Et nous avions une passion désespérée pour un homme.
7. — Cet homme qui était, à elle et à moi, le frère de nos entrailles.
8. — Et ce furent des fiançailles de nous et de lui.
9. — Car il y avait, au fond de nous, emprisonnées, la joie et l’illumination de sa vie, et la résonance de fête de sa voix, et on s’émerveillait de la moindre de ces choses. Et la figure du mort et ses lèvres, remuaient dans nos têtes.
10. — Lui le faible, l’ombre, je le tenais dans mon sein, je veillais sur lui, j’étais devenu le père de mon père.
11. — Et bien que tout fût en fleurs dans les jardins, où continuaient à s’accomplir les fruits, tout était en deuil.
12. — A cause de moi le survivant.
13. — Il n’était plus rien, au dehors, mais moi, j’étais une mort, et ma mère était une autre mort. La mort, c’est quelqu’un qui se retire de soi-même et qui vient dans vous. Il n’y a des morts que traînés dedans les vivants.
14. — C’est nous qui tuons les êtres et qui les ressuscitons.
15. — Et, sondant la mort, je dis : Ce n’est pas lui, c’est moi.
16. — Le soir, j’allai parmi le lieu triste des tombeaux, le cadavre des foules.
17. — O désolation des désolations !
18. — Et au sein du crépuscule pire qui se fit en ce lieu des sépultures, je vis deux orphelins, un jeune homme et une jeune fille, qui riaient parce qu’ils s’étaient trouvés là tous les deux, et ce couple naissant admirait à ses pieds le passé noir du monde. Toute cette multitude-chose qui sous terre avait changé de visage et n’avait plus d’yeux, ils s’en extasiaient, parce qu’ils se tenaient tous deux par la main.
19. — A cause de leur récompense intérieure.
20. — Ils s’appuyaient tous deux sur le même tombeau pâle, ossement extérieur de quelqu’un.
21. — Et cela qui porte malheur aux autres, leur portait bonheur à eux, puisqu’ils souriaient.
22. — Ces deux ombres chétives créaient la solitude à l’aide de l’univers.
23. — Ce fut le grand moment de ma vie que celui où assis sur une pierre, — et je voyais le grand arbre qui fait la tête du village et une étoile un peu au-dessus — je pensai à l’amour et à la mort, et je vis que cela ne se passe que dans chaque cœur.
24. — Et parmi l’espace noirci où remuaient un peu les gens, il se traça, pour moi seul, un trait de lumière.
25. — La vérité a un autre sens que celui qu’on croit.
26. — La vérité ne va pas de Dieu à nous, mais de nous à Dieu.
27. — Voilà la direction de la vérité.
28. — Et l’esprit vient d’en-bas.
29. — Il ne faut plus commencer par l’au-delà. Ce qui n’a pas commencé en nous, n’est pas. Nous ne tombons pas du ciel, nous qui nous levons.
1. — Chacun est trop pour être seul.
2. — A ce moment de ma destinée, m’apparut un jour près d’un palmier de feuilles et de soleil, Priscilla, dont le visage était un saisissement de joie.
3. — Je l’ai choisie. Pourquoi ? Je suis au monde celui qui peut le moins le dire. J’aime qui j’aime. Tout vient-il de moi, même la grâce ?
4. — Je t’aime. Je te fais belle.
5. — Celle qui était le nom de ma joie, je crus qu’elle m’aimait, car elle me le disait, avec ses lèvres pensantes. Mais elle aimait en cachette Jekhiel, qui se montrait mon ami, et un jour ils s’enfuirent tous les deux à Bethsara.
6. — Elle est partie, mais elle est ici, elle est là. Partout, sa présence est la moitié de son absence.
7. — Elle est partie ; et je ne peux plus la quitter !
8. — Et je fus en fureur et en détestation contre eux deux qui m’avaient trahi : le double monstre défiguré.
9. — Et j’allai dans les montagnes, et c’était malgré moi du côté de Bethsara que j’allais.
10. — Or un jour, du haut d’un rocher, je découvris le corps de Priscilla et le corps de Jekhiel, enlacés.
11. — Ils étaient tombés ensemble sur la pierre et s’étaient tués. Ils étaient là, éternisés de froid, et leurs pieds étaient cloués tout au bout de leur chemin terrestre, mais ils avaient eu encore la force de s’embrasser d’amour
12. — Avant de s’endormir.
13. — Et cela me déchira de voir la forme de Priscilla, encore entièrement semblable dans le froid à sa forme chaude, s’attacher ainsi sans arrêt à l’autre, bien que ses yeux entr’ouverts ne fussent que deux perles.
14. — Et cela m’apparut comme leur haine de moi à nu.
15. — Or étant descendu près d’eux, je vis qu’ils respiraient encore l’un et l’autre et n’étaient point morts.
16. — Et ma gorge chanta : Elle vit !
17. — Car aimer une créature, c’est avoir besoin que cette créature vive.
18. — Même si, détournant sa figure qui ressemble à toute la beauté, elle doit vivre pour un autre.
19. — Et il se fit ainsi un changement en moi tandis que je leur donnais des soins, à tous deux qui ne faisaient qu’un.
20. — Je compris à jamais les choses de l’amour ; parce que, maintenant, j’étais au-dessus.
21. — Ces choses ne sont plus pour moi.
22. — Toute cette guerre demi-intérieure que se font les hommes et les femmes.
23. — Et la vengeance n’est pas non plus pour moi, ni pour personne. On peut faire de la souffrance ou de la haine, non de la vengeance. Et tu ne te venges de ta propre souffrance qu’à force de la connaître.
24. — Et à un moment, je me décide, et je commence à m’éloigner d’elle, pas à pas.
25. — (Moi, je resterais bien.)
26. — Après les avoir laissés en paix, je revins chez moi, et je vis partout dans les campagnes et dans les cachots des maisons, des malheureux qui peinaient.
27. — Ils ne peinaient pas tous, mais je ne voyais que ceux-là.
28. — Et ceux-là n’étaient pas nouveaux, ni mis exprès sur mes pas, mais, avant, je ne les voyais pas assez.
29. — Mais j’étais devenu moi-même.
30. — Parce que mon cœur s’était fendu.
31. — Et ce fut ma vraie rencontre avec les hommes.
32. — Les riches, les aisés, les satisfaits aux habits propres et aux lèvres grasses, ceux qui ont les mains des autres au bout de leurs bras, et qui récoltent le travail, qui m’entourent et disent d’une voix caressante : Nous sommes justes.
33. — Que j’ai contemplés un à un, en rond, et à qui j’ai dit : Quelle est ici l’âme qui n’aurait point honte de se déshabiller ?
34. — Et puis, tous les autres hommes qu’il y a, marchant sous le soleil.
35. — Qui crient, mais pourtant ils parlent bas.
36. — Qui pleurent, mais cette eau triste n’est pas féconde.
37. — Et leurs plaintes ne pèsent pas plus que celles des petits enfants qui pleurent dans les grands bras.
38. — Ou c’est comme les enfants de la rue qui disent : Nous chantons et vous ne chantez pas.
39. — Le torturé de fatigue, le maudit du travail, planté dans le champ, et dont les épaules montaient et descendaient pour changer la forme de l’étendue, m’a dit : Autrefois, j’avais faim de la terre, mais maintenant, la terre est mon malheur. Car elle est injuste.
40. — Et les cieux sont injustes dans l’affaire de la semence de pluie et de la semence de soleil.
41. — Il était pur, il était juste. Et ce pur et ce juste ouvrit la bouche pour dire ce qu’a dit Caïn : Ma peine est plus grande que je ne la puis porter. Et comme Caïn, il dit : Mais j’ai une marque qui me force à vivre.
42. — Car, dit-il, je voudrais être dans le cimetière où le méchant ne fait plus de mal à personne.
43. — Mais qu’est-ce que l’homme mortel, que l’Eternel le châtie chaque matin ?
44. — Ne me permettras-tu pas, Seigneur Dieu, d’avaler ma salive ? Que feras-tu de moi, conservateur des hommes ? Et chaque jour, au temps du soir, mes bras sont recassés.
45. — Pourquoi la lumière est-elle donnée à l’homme auquel le chemin est bouché !
46. — Et l’autre, tout seul sur la pierre de son foyer, dit : La fatigue m’a frappé de sorte que j’ai oublié de manger mon pain. Et je n’ai plus soif que de cris.
47. — Mais l’autre : On voudrait que manger et boire soient tout, mais on ne peut pas. Un jour, on voudrait que manger et boire ne soient rien, et l’on ne peut pas. Mon rêve m’est tombé de la tête au ventre.
48. — Cette pauvresse-là, me dit : Je n’ai qu’un peu de farine. Fais-en, dis-je, deux galettes et donne-m’en une. Oui, dit-elle. Nous les mangerons, dit-elle, puis nous mourrons. Et cette pauvresse était tremblante pour tout cela, et à cause de la pluie.
49. — Ils travaillent et se plient. Ils enfantent les choses en travail, comme des femmes, tous les jours. Tous les jours, ils sont mangés par la faim. L’armée de la terre n’a pas le temps de vivre et est pareille à des bêtes.
50. — Ils reculent tristement de la naissance à la mort.
51. — Et qu’on leur applique exactement, aux travailleurs, ce qu’Eliphaz Thémanite a dit du méchant dans les Ecritures : Un cri de stupeur est dans ses oreilles. Il court de tous côtés après le pain, disant : Où y en a-t-il ? Et il habite dans les maisons dépouillées et dans les villes salies. Et tout cela le fait marcher vers le roi des frayeurs.
52. — C’est la richesse magique des autres qui fait leurs maux.
53. — Car, ainsi qu’il est écrit, il y a comme une guerre ordonnée aux mortels sur la terre.
54. — Car la règle que décident les riches pour réussir, et l’exemple des riches, font tomber la guerre
55. — Sur les pauvres, et même entre les pauvres.
56. — Le pouvoir qui tombe d’en haut n’a pas le sens de la vérité, et tout cela est mal fait sur la terre.
57. — Car les petits, c’est un géant, et les pauvres, étant presque tous les hommes, sont la richesse de la terre.
58. — Car le pain c’est leur pain. Le pain ne descend pas du ciel, mais il germe de la terre — dans leurs mains.
59. — C’est ainsi que j’ai vu la punition du pauvre.
60. — Dont les deux mains sont toujours condamnées.
61. — C’est beau de voir d’un seul coup, au monde, les pauvres à un se ressembler.
62. — Par là, la pauvreté est belle, elle qui n’est pas belle.
63. — Et les penchés savaient qu’il allait y avoir une Révolution, et qu’après cette Révolution, tout serait à tous, et qu’il n’y aurait plus de maître ni d’esclave, et leurs figures attendaient, pendant que leurs mains s’acharnaient à souffrir.
64. — Et celui dont les enfants allaient mourir par manque de tout, m’interrogeait : la Révolution viendra-t-elle avant qu’ils ne meurent ? Tout est là.
65. — Elle viendra pour empêcher que des enfants ne meurent. C’est tout ce qu’on peut répondre. Car ce n’est pas une idole, c’est des gens.
66. — Ainsi, m’étant élevé au-dessus de mes batailles, à moi, il s’était fait un soleil de pitié, et je vis enfin bouger l’ensemble des choses,
67. — Qui est sous le signe de la convoitise et de la guerre.
68. — Et que j’avais perdu bien du temps loin du devoir que je m’étais donné : Faire quelque chose de juste.
69. — Car mes temps vont être passés, et il sera trop tard.
70. — Je suis venu ici par le chemin des convoitises personnelles. Et je me demandais : Quelle voie prendrai-je pour m’en retourner ? Car je ne savais pas laquelle il fallait prendre.
71. — Car il y a deux voies et deux fatalités : Celle de chacun et celle de tous.
72. — Et voici celle de chacun : Jouir et souffrir, chacun, dans son cœur et dans son corps, par l’amour et la mort. Et le désir n’a jamais ce qu’il veut, car il veut ce qu’il n’a pas. C’est là la plaie sans fin creusée dans chacun, et la chute originelle de chacun. Sur cette voie, tout est vanité, si bien qu’il n’est de rachat pour chacun que dans sa propre passion.
73. — Car le vivant ne peut pas tuer la souffrance enfermée en lui. Il peut seulement mourir.
74. — Et voici la fatalité de tous : Subir le mal des gens d’en haut. A cette fatalité, il faut apprendre à désobéir. Et cette œuvre de désobéissance a la durée. Ta destinée, à toi, solitaire, c’est celle où la mort finit tout. La destinée de tous, c’est celle où la mort n’est rien.
75. — Car le peuple innombrable qui possède la douleur, possède aussi l’immortalité : même quand on l’a tué, il peut encore crier et se lever.
76. — Et dans ce train de choses, on ne peut pas dire : tout est vanité. Car si la première fatalité que j’ai dite, nous vainc, l’autre, nous la vaincrons si nous sommes ensemble. Le fou se laisse aller à la pente des chairs. Il a son cœur à gauche ; mais le sage a son cœur à droite.
77. — L’œuvre qu’on doit faire, c’est celle qui est faisable.
78. — Et la Révolution n’ira pas du ciel à la terre, mais elle ira de la terre au ciel !
79. — Mais ceux qui les premiers ouvrent les voies, et qui veulent rendre aux foules une existence naturelle,
80. — Ils n’ont pas, eux, une existence naturelle.
81. — Ils sont maudits.
82. — Ils demandent leur chemin aux errants et la charité aux mendiants.
83. — Et parce qu’à la fois ils regardent ce qui est, et ils espèrent ce qui n’est pas, ils boitent.
84. — Et ils ne font pas, eux, ce qu’ils disent de faire.
85. — Ils disent : Ce n’est pas l’amour qui doit être la pierre d’angle de la loi commune. C’est la justice qui sera la pierre d’angle. Car l’amour est de chacun à chacun, et non de chacun à tous.
86. — Mais cet amour tendre pour tous les hommes, dont ils n’osent pas faire la règle de l’assemblée, ils le mettent, eux seuls, dans leur cœur.
87. — Ils placent la destinée des autres dans leur destinée propre, ce qui est grand comme la folie.
88. — Moi, je réunis ce commandement innombrable, en moi.
89. — Et je remplis ma conscience avec le portrait de tous ceux que je ne connais pas, et je me mêle de ce qui ne me regarde pas.
90. — Je vous aime tous, les hommes, les éternels absents.
91. — J’ai vu mon ombre se poser sur un morceau de mur et de lumière.
92. — Mes cheveux désordonnés, la pointe de mon menton et de mon épaule, en zig-zag noir sur la pierre.
93. — Je ne suis que ceci : Un pauvre ouvrier.
94. — Mais un ouvrier qui pense à la chose même du labeur et du châtiment.
95. — Je suis l’ouvrier des ouvriers.
96. — Et voici maintenant à mes yeux le bâtiment de la ville et les champs, à la fois, dans le soir, au temps du jour où les étoiles sont encore vêtues de bleu. Comme l’a fait le grand Berger de nos ancêtres, je porterai le poids de tout ce peuple, et je ne dirai pas : il est trop pesant.
97. — A cause de ceux qui sont faibles, on est faible, et à cause de ceux qui ont faim, on a faim.
98. — La voix des voix, le cri des cris.
99. — Moi seul je suivrai ce commandement.
100. — Je ne leur demande pas de le suivre.
101. — Je ne leur demande pas l’impossible.
1. — Une nuit qu’il ventait, j’étais dans une maison de Jérusalem, où je logeais.
2. — Hilqiah était à côté de moi par terre, parce qu’il était paralysé d’une jambe, et c’était un pauvre homme qui tenait peu de place.
3. — Et une lumière brillait sur la table et était arrachée au noir au milieu de la chambre.
4. — Un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, l’un des principaux Juifs, vint me trouver cette nuit-là.
5. — Il vint la nuit en cachette, car il était assez courageux pour braver les ténèbres et le vent, mais pas assez pour braver l’opinion des hommes.
6. — Quand la porte se fut ouverte et refermée sur lui avec un gros souffle de vent qui gonflait son manteau, et que la flamme du chandelier, poussée par cette entrée, fut redevenue tranquille, la première chose qu’il dit, ce fut : Rabbi, Rabbi…
7. — Que faire ?
8. — Je répondis : L’heure est venue de rentrer en nous-mêmes et d’y découvrir ce qui y est renfermé.
9. — Car la vérité est du dedans, non du dehors.
10. — Mais ce qui est dit dans les ténèbres sera entendu dans la lumière.
11. — Mais, en vérité, je te le dis : Si l’homme ne naît pas à nouveau, il n’entrera pas dans le royaume des cieux.
12. — Nicodème me dit : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Faut-il qu’il retourne dans le ventre de sa mère ?
13. — Et Hilqiah, se traînant plus près de moi, dit : Oui, en effet, comment ?
14. — Je dis : Le docteur et le simple devraient savoir ceci, l’ayant trouvé chacun dans sa voie :
15. — C’est en dégageant l’esprit, de ce qui n’est pas l’esprit.
16. — Selon la clairvoyance et la justice.
17. — Car l’homme a superposé au réel, à cause de la liberté folle des idées et des mots dans le vide, beaucoup de mondes imaginaires mêlés l’un à l’autre et où il est perdu.
18. — Nicodème dit : Mais n’y a-t-il donc pas en dehors de nous, des choses qui sont vraies ?
19. — Oui, mais il n’est rien de vrai, et non plus, rien de beau ni de grand, qui ne soit tenu dans les grandes lignes de la justice
20. — Qui est en nous.
21. — Isaïe a parlé de l’esprit de l’Eternel sorti du rameau de la tige de Jessé, et dit que c’était l’esprit de sagesse et d’intelligence, l’esprit de conseil et d’action, l’esprit de science et de justice. Car si on essaye de regarder la forme de l’esprit, on voit que cette forme est faite de grandes lignes terribles, qui sont l’échafaudage de l’univers, et qui dressent aussi les contours lumineux de l’ange humain. Il faut que la justice vive ses frontières, et que l’homme rende la justice.
22. — Alors il faut séparer parmi les choses celles qui ont la réalité et celles qui n’ont qu’un semblant de réalité.
23. — Pour que la pensée soit le miracle du vrai.
24. — Tout Nicodème que tu sois, tu es plein d’images qui se disputent parce que tu n’as jamais réfléchi jusqu’au fond de ces images et que tu ne les as pas refaites toi-même, sinon tu aurais vu qu’elles ne s’ajustent que sur le dessus, mais se repoussent de toute leur forme.
25. — Et tu accordes un égal crédit à ce qui est apparent et à ce qui est réel ; à ce qui est diabolique et à ce qui est divin ; à ce qui est mort et à ce qui est vivant.
26. — Et alors tu résous les questions déchirantes, en fermant les yeux, et tu es tranquille en fermant les yeux, et tu vis à tâtons le moment présent.
27. — Et la parole sur toi est la semence qui pousse un peu sur les pierres, et meurt. Alors tu attends, tu es partagé, tu balances. Et quand les puissants du jour disent : Dieu, ou : Notre Race, ou : Bon Droit, tu réponds : Très bien, cela suffit ! Et tu es un pauvre menteur.
28. — Et tu es légion.
29. — Et Nicodème disait : Comment cela ? et la lumière qui étoilait la table, et illuminait les joues et les yeux de ce Juif qui se débattait, lui faisait au mur caverneux des ailes d’ange noir, et le bruit du vent, à travers les murs, soufflait sur lui.
30. — Lui : On entend le vent qui passe.
31. — Moi : Oui, mais on ne sait pas d’où il vient.
32. — Et je m’écriai et je dis : Quand je dis que l’esprit est en nous, je ne dis pas qu’il est clôturé en nous, mais je dis qu’il commence en nous.
33. — Car pour dégager l’esprit, ce qui veut dire : pour comprendre le monde dans l’homme et l’homme dans le monde, il faut se débarrasser de toutes les idoles.
34. — Car cela est mort.
35. — Et l’esprit c’est la vie éternelle.
36. — En leur disant la vérité, on fait que les gens sortent d’eux-mêmes, et naissent dans le ciel, et parlent dans le ciel et marchent dans le ciel, et sont ce qu’ils sont.
37. — Il faut vivre.
38. — Il dit : Le monde est le monde. Il faut vivre.
39. — De plus, le Siracide n’a-t-il pas dit que la sagesse amène sur l’homme la crainte et l’angoisse, dit Nicodème, et qu’elle le tourmente par sa discipline ?
40. — Je dis : Le démon tentateur n’a pas forme de démon.
41. — Mais il est pire, de n’avoir pas cette forme.
42. — Ici-bas les aveugles conduisent les aveugles, et ils tomberont tous dans le trou.
43. — C’est que les petites choses, si on les met tout près, sont plus grandes que les grandes.
44. — Mais celui qui aura racheté les âmes en les arrachant aux idoles, celui-là sera grand dans le Royaume.
45. — Tu es plongé dans la confusion et dans le noir. Celui qui ne voit pas tout à la fois, est un noyé. Tu ne vois pas la vie, mais le bord de la vie. Tu as la réputation d’être vivant, mais tu es mort.
46. — Le jour est venu où ceux qui sont dans les sépulcres entendront la parole du ciel.
47. — Celui qui m’entend est passé de la mort à la vie.
48. — Le pauvre Hilqiah leva un bras et dit : Je te rends grâces de ce que tu dis.
49. — Car tu annonces que les corps de ceux qui ont été mis dans le sépulcre, comme Hazaria et Bethsabé et l’enfant d’Uri, le furent par exemple ces jours-ci, ressusciteront dans un paradis éternel.
50. — Non, je ne parle pas selon la chair.
51. — Mais je parle selon la vie.
52. — Quand on regarde la mort de chair, on voudrait dire : ce n’est presque rien ! Mais nier la mort, c’est nier la vie. Car c’est attirer les vivants en dehors de la vie.
53. — Il dit encore : Notre vie n’est qu’un rayon dans l’immortalité.
54. — Je dis encore : L’immortalité n’est qu’un rayon dans la vie.
55. — Pourtant, dit-il, regarde : Il n’est qu’un peu de lumière et beaucoup d’ombre autour.
56. — Non. L’ombre n’existe pas. Ce que tu appelles ombre c’est la lumière que tu ne vois pas. Il n’est pas vrai que lorsque vient la nuit le monde change et prenne une couleur noire. Il n’y a pas d’ombre ; il n’y a que plus ou moins de lumière. Ni de silence ; il n’y a que l’espace que parcourt une voix.
57. — Et il n’y a pas d’inconnu. Il n’y a qu’un peu de connu.
58. — Et il n’y a pas de mort. Il n’y a que nous.
59. — Soyez avec moi, ouvrez vos yeux universels, et laissez les morts ensevelir leurs morts.
60. — Nicodème dit : Il est des moments où je vois tout ce que je verrais, si j’étais ressuscité.
61. — Il me demanda : Toi qui montres d’un seul coup toute la mort de la mort, et qui exiges de nous un si grand recommencement, qui donc es-tu ?
62. — Je suis le premier-né des morts.
63. — Car je suis venu pour créer le monde intérieur.
1. — M’interrogea un jeune homme qui vint à moi comme je marchais dans la rue.
2. — Maître, j’ai entendu parler diversement d’elles deux : la vérité et la réalité.
3. — Je lui répondis : Nous sommes toujours entre elles deux, l’une en dedans, l’autre en dehors. Vois cette rue où nous marchons : Elle semble se rétrécir au loin en avant de nous, et ses maisons ont l’air de se rapetisser à nos yeux, et pourtant, à mesure que nous la parcourons, nous voyons qu’elle est toujours aussi large, et ses maisons aussi hautes.
4. — Alors, il y a dans l’œil deux images de la rue : celle qui va se rétrécissant et celle toujours aussi large.
5. — Il dit, vite : C’est celle que tu dis en dernier, à savoir l’aussi large, qui est la seule vraie.
6. — Oui, mais l’autre est la seule réelle.
7. — Ne prends-tu pas la vérité par le mauvais bout ?
8. — La vérité pratique et la vérité théorique, la visible et l’invisible, ne sont pas deux choses différentes, mais les deux faces de ce qui est,
9. — Comme la forme d’un cercle diffère aux yeux selon qu’on est en dedans ou en dehors de ce cercle, tout en étant une.
10. — Il dit, s’éclairant pas à pas, du visage, et me montrant une vieille femme qui approchait, vêtue de noir jusqu’aux paupières dans le soleil, comme si elle avait ramassé son ombre par terre pour s’en envelopper : Elle grandit ; la-bas elle est petite, là, moyenne, ici, grande. Tout est là.
11. — Et parce que nous marchions, les maisons jouaient avec leurs longues et larges lignes d’or.
12. — Et je dis oui, et je dis : Toutes les fois que tu as vu les deux bouts de la vérité en désaccord, c’est que tu t’es trompé.
13. — Puisqu’ils sont inséparables.
14. — Recherche l’éclat de lumière et la justice des lignes, et tout le reste viendra par surcroît. Le reste : la certitude caressante.
15. — Ce qui est miraculeux c’est que, fermant les yeux, tu fasses un monde. Mais ce qui serait beau, c’est que ce monde fût celui qui est.
16. — Donc, ne t’amuse pas à séparer le vrai du réel ; l’esprit, de la vie.
17. — Puisqu’il n’y a en tous lieux qu’une seule réalité et qu’une seule vérité : la même, qui n’est pas la même.
18. — Qu’il n’y ait jamais une petite idée sans une petite chose.
19. — Qu’il n’y ait jamais une grande idée sans une grande chose.
20. — Car si tu sépares la réalité de la vérité, la réalité devient aveugle, et la vérité devient folle.
21. — Mais on est effrayé de ce que peut créer dans le vide le dedans de la tête.
22. — Le mal, c’est qu’on peut dire ce qu’on veut. Et même, qu’on peut faire dire ce qu’on veut à ce qui a été dit.
23. — Satan peut dire, s’il lui plaît : N’est adorable que le bien. Et c’est un mensonge, à cause de la bouche de Satan.
24. — L’hypocrite n’est-il pas quelqu’un qui dit de belles pensées ?
25. — Les paroles des fous viennent de la multitude des paroles, dit l’Ecriture :
26. — Parce que les mots se laissent faire.
27. — Mais la vérité, pendant ce temps-là, est muette.
28. — Didyme dit : Il faut toucher.
29. — Je répondis : Tu parles bien.
30. — Je veux être l’esprit en chair et en os.
31. — Qu’on me touche.
32. — Qu’il y ait la main de la joie.
33. — Car la chair et l’esprit sont les deux choses d’une seule chose :
34. — La vie.
35. — Après, nous rencontrâmes dans un coin une folle, qui était sale et pauvre ; et sa robe tombait autour d’elle comme la pluie.
36. — Elle dit : Je suis heureuse, étant certainement la reine de Saba.
37. — Autour de moi ils disaient, émus de compassion : Il faut la laisser telle quelle.
38. — Non, il ne faut jamais respecter la folie.
39. — Que l’intelligence soit pure comme le jour.
40. — Et que des lignes droites rayonnent des têtes.
41. — Et justement, nous rencontrâmes plus loin un homme qui travaillait ; et c’était un jour de sabbat !
42. — Et justement, je dis à cet homme qui travaillait au temps où cela ne devait point se faire selon la Loi (car il chargeait son âne) : Homme, si tu sais ce que tu fais, tu es heureux. Mais si tu ne le sais pas, tu es maudit et transgresseur de la Loi.
43. — Comprendre d’abord.
44. — Croire sans savoir, c’est une mâchoire sans corps.
1. — Hilqiah venait près de moi en rampant et en se servant de ses mains pour marcher.
2. — Sa jambe était saine, mais seulement inerte. Et elle était folle.
3. — Alors, s’il voulait, il marcherait.
4. — Je lui dis un jour à haute voix au milieu de tous, qui tout d’un coup se sont tus : L’heure est venue où tu dois guérir.
5. — Lève-toi et marche !
6. — Et on le vit se lever en chancelant, et faire des pas,
7. — Et avoir une figure effarée et illuminée d’enfant.
8. — Ceux qui assistaient à ce beau déchirement se prosternaient presque devant l’homme nouveau, tant cela était doux et effrayant, et m’adressèrent de grandes louanges, disant : Tu es un vrai prophète puisque tu fais des miracles.
9. — Alors, nous croyons en toi.
10. — Mais ils ne savaient pas la souveraineté que renferme chacun, et les richesses intérieures de la foi, et que le cri : je crois, c’est une arme.
11. — Le pauvre Hilqiah savait moins encore que les autres combien il était le créateur de sa guérison.
12. — Il croyait qu’un souffle divin était venu en lui, alors qu’il n’était venu que de lui.
13. — Car il ne savait pas la direction de la vérité.
14. — Quelque chose, en eux tous, ne voulait pas le savoir.
15. — Amis, il faut d’abord avoir confiance. C’est-à-dire : vous appuyer sur vous. Tout ce que vous demandez, si vous y croyez, sera accompli. C’est la foi qui sauve.
16. — Si vous avez la foi et que vous disiez à cette montagne : Va d’ici, là, elle irait — si vous étiez la foi. Exaucez vos prières.
17. — Et je fus entouré ce jour-là d’une grande quantité de peuple.
18. — En qui étaient tous les miracles du monde.
1. — Et déjà je parlais à quelques-uns qui venaient autour de moi
2. — Pour leur prêcher l’évangile de l’esprit.
3. — Et c’était au bord de la mer de Tibériade.
4. — Et un matin je m’embarquai avec quelques compagnons qui étaient pêcheurs.
5. — Car ils pêchaient les poissons, les petits monstres impuissants qui ont une cuirasse. Ils les extirpaient de la mer, et chaque poisson est finalement une ligne froide, à l’œil grand ouvert, qu’on a dans la main.
6. — Le matin où j’embarquai, on appareilla par le beau temps. Et plantés sur le rivage, des femmes et des enfants nous faisaient signe et caressaient l’espace, semblables à un jardin remueur à la brise, quand les arbres, tout immobilisés qu’ils sont, fuient devant la brise.
7. — Mais, alors que nous étions loin du bord, le vent se leva et s’assombrit, et nous fûmes mis dans la tempête et la montagne écroulante de noir.
8. — Et nous étions peu de chose au milieu de l’immense chaos.
9. — Car toute la mer se retournait.
10. — Et elle était ivre.
11. — Et le ciel était la mer.
12. — Et le vent roulait la mer en fleuve. L’horizon était en lambeaux et on voyait passer des monstres d’eau, et sous les fouets noirs, les barques qui galopaient.
13. — Et notre barque s’emplissait de la grande mer et mes compagnons étaient déjà des naufragés.
14. — J’étais calme et je levai les bras, à la proue de la barque où l’eau entrait lourdement comme de la terre, nous faisant avaler l’odeur du gouffre et le gouffre.
15. — Et à ces quelques hommes cramponnés et mouillés, je criai, aussi fort, à cause de l’énormité du vent, que si j’étais penché sur une place publique :
16. — Pourquoi doutez-vous, hommes de peu de foi !
17. — Tous les corps eurent alors une seule voix pour crier : Nous ne voulons pas mourir !
18. — Et le poids des flots fut dompté par la grandeur invisible de l’homme.
19. — Parce que je leur avais donné leur propre courage et leur propre force, ils crurent que j’étais un magicien de Dieu.
20. — Et il m’apparut que je devais les laisser encore croire cela pendant un peu de temps.
21. — Puisqu’ils n’étaient pas capables de penser et de construire selon la nudité.
22. — Et j’eus une irritation triste de ce qu’il m’était défendu de verser mon cœur dans leur cœur, c’est-à-dire de leur donner tout ce qui est à eux.
23. — Tu dois, si tu as raison, inspirer la confiance. Si tu ne l’inspires pas, prends-la.
24. — Mais quand verront-ils mon cœur ?
25. — Quand dira-t-on, en me montrant du doigt : voici l’homme.
1. — Sur le banc qui était le long du mur, si on se rappelle, et était surmonté d’une couronne d’épines,
2. — Un soir qui fut de ces jours-là, je suis revenu comme un voyageur fatigué, et m’étant penché dans l’ombre, je vis que le banc de pierre respirait.
3. — Car Jean Zacharie y était assis, comme s’il n’avait pas bougé, par miracle, depuis que j’étais parti d’auprès de lui, si on se rappelle, voilà des années.
4. — Je m’assis à ma place auprès de lui (Deux hommes forment côte à côte dans l’ombre, une seule ombre, séparée au milieu par de la mort).
5. — Mais le soir ôte, comme je l’ai vu dans mes premiers jours, le masque de la figure sur la figure, et même le masque de la poitrine sur le cœur.
6. — Et nous parlâmes bas, comme si la nuit était petite.
7. — Et on ne voyait pas dans la nuit la couronne d’épines, mais sachant qu’elle était là, on y croyait.
8. — Tu vois, je suis revenu.
9. — Je sais maintenant combien l’œuvre est joie, et combien cette joie est souffrance et guerre.
10. — Et que la paix ne sera pas faite avec la paix.
11. — Ne le sais-tu pas, dit-il.
12. — Maintenant, je le sais.
13. — Et même, je sais que je le savais autrefois.
14. — Puis, ayant dit ce que nous dîmes, il n’y eut plus qu’un silence qui nous ressemblait.
15. — Alors, à moi qui ne bougeais point, il dit :
16. — Où vas-tu, Seigneur ?
17. — Ayant baissé la tête sous la couronne terrible suspendue, je répondis avec toute mon ombre :
18. — Ils ne verront mon cœur que lorsque je l’arracherai de moi
19. — Peut-être, un jour.
1. — Serais-tu le Messie ? me dit une femme.
2. — Non, je ne le suis pas.
3. — Cette femme soupira, et regretta ce que j’avais dit.
4. — Ensuite, relevant la tête, elle demanda : Alors, dis-moi où il est.
5. — Il est dans le futur.
6. — Le Messie ouvre charnellement l’avenir.
7. — Et lui donne un cœur.
8. — Et il le mesure comme une borne mouvante.
9. — Croire en sa venue, c’est prendre notre vraie forme qui se précipite et qui ne finit pas.
10. — Jean Zébédée était avec nous. Il ouvrit la bouche et dit : Mais le jour où on annoncera : Il est venu, la grande âme d’Israël ne cessera-t-elle pas d’avancer ?
11. — Et ses âges ne seront-ils pas fermés ?
12. — Et Jean se détourna, n’osant ajouter un mot de plus.
13. — Moi, je repris : Le Messie n’est pas ce qu’on croit.
14. — Jean me dit : Répète ce que tu as dit. Car on ne le voit pas encore bien.
15. — Je répondis : Le Messie, c’est l’esprit, et l’esprit est en nous.
16. — Le royaume de Dieu est comparable à une petite graine qui fera un arbre. L’arbre était donc dans la graine, et la vérité du monde est en nous. Ou bien, il est comparable au trésor qu’un homme a trouvé dans un champ, à ses pieds, et qui, une fois dans ses mains, rayonne. Nous ne sommes jamais des étrangers dans le royaume de la vérité, mais nous ne le voyons pas toujours. La royauté de le voir est en nous. Le règne de Dieu ne viendra pas tout d’un coup avec éclat, et on ne criera point : Le voici, il est ici, ou : le voilà, il est là : car, voici : Le règne de Dieu est au milieu de vous. Cela n’est-il point clair comme le jour ?
17. — Mais Jean répondit : Tu disais : Il est dans l’avenir ; comment dis-tu maintenant : Il est dans le présent ?
18. — C’est que toi, le porteur de Dieu, tu es en même temps le présent et l’avenir, si tu es vivant. Car l’homme, instant par instant, se divise en deux hommes, dont l’un tombe en arrière et l’autre tombe en avant. Si tu dis : hier, tu dis la mort ; si tu dis : demain, tu dis la vie. Dire d’un Messie : Il est là, c’est dire : Il était là.
19. — Car il faut l’attendre, pour s’appuyer sur lui.
20. — Le présent, c’est le commencement.
21. — Que ceux qui ont des oreilles entendent ; et comprennent jusqu’au cœur.
22. — Ils me demandèrent : Que penser des vieux prophètes ?
23. — Vous abandonnez le vivant qui est devant vous, et vous bavardez des morts.
24. — Assez des choses d’autrefois. Voici, on va faire une merveille nouvelle.
25. — Où va-t-on ? Réponse : on va.
26. — La mort seule a une forme. La vie est informe. Mais comment bâtir sur l’avenir, s’appuyer sur les choses qui ne sont pas ?
27. — Sur ces entrefaites, on en vit passer qui allaient semer.
28. — Tu le vois, celui-là, porter des graines ? Il bâtit sur l’avenir, il est tout soutenu par l’immense moisson qui n’est pas.
29. — Jean Zébédée dit : Alors, la vérité ne serait plus invisible ?
30. — Il était debout et avait les bras croisés. Je vis son front se plisser et s’abaisser vers ses bras croisés. Il pensait en avant de lui et au-dedans de lui comme une mère. Il regardait la vérité qui commençait à marcher.
31. — Et il cria comme un malade qui crie pour essayer d’effrayer la douleur : Si tu lui donnes la vie (à l’esprit), tu en fais un ange de destruction.
32. — Et il eut peur, et fit signe que non.
33. — Mais au moment où il faisait : non, il voyait.
34. — Les yeux de ta face, qui font venir les choses devant.
35. — C’est ici la porte des cieux.
36. — La révolte.
1. — L’une est debout dans la maison, marchante, portant un objet, et toujours approchante.
2. — L’autre assise, immobile, regardant l’espace comme un miroir, me regardant, et toujours approchante aussi, encore qu’immobile.
3. — C’est cette Marthe, et c’est cette Marie, les deux femmes de la tâche caressante autour de moi.
4. — Marthe. La ménagère, la servante, la tisseuse des minutes.
5. — Elle disait : C’est pour que celui qui est précieux n’ait rien d’autre à faire qu’être précieux. Et j’obéissais à son obéissance.
6. — Elle me disait : Si tu prenais le mauvais chemin, je le prendrais aussi, afin qu’il soit le bon pour moi.
7. — Marie-Madeleine. Elle ne faisait rien.
8. — Sinon être là.
9. — Pourtant, une fois, elle versa sur moi un vaisseau de parfum, m’essuya les pieds avec ses cheveux, puis elle recommença à ne rien faire, de toute sa vie. C’était là son service. Et j’obéissais à son obéissance.
10. — Une fleur était là, qui mourait dans un vase.
11. — Elle dit, se rappelant le beau colloque de quelque soir : C’est comme une parole d’amour après qu’elle a été dite.
12. — Toutes les deux qui me rompez votre cœur, comme du pain.
1. — Judas Iscariote sortit d’un coin et me tira par ma robe tandis que je passais.
2. — Puis-je te parler, Seigneur ? Voici.
3. — Et il me regarda de travers, et me dit : Seigneur, j’ai quelque chose contre toi.
4. — C’est cette affaire du vaisseau d’huile parfumée que cette femme t’a versé d’un seul coup sur la tête pour s’amuser.
5. — Moi je tiens la bourse. C’était toute notre provision. Il y en avait au bas mot pour trois cents deniers.
6. — Tout un vase de parfum, d’un seul coup, là ! Non, mais à quoi ça ressemble ! Elle est folle, cette bonne-femme. Et puis, c’est-il des manières d’essuyer les pieds du Rabbi avec ses cheveux ? Et tu avais l’air, Seigneur, de trouver ça très bien.
7. — Et il grondait comme un chien debout.
8. — Judas Iscariote est un pauvre homme de bonne volonté, mais c’est une petite âme.
9. — Il n’y a pas de pires ennemis que les pauvres petites gens qui veulent surtout qu’on dise d’eux : Celui-ci n’est pas fou.
10. — Toutes les fois que je le rencontre, c’est comme si je me cognais à un arbre.
11. — En ce temps-là, ils m’amenèrent quelque chose qu’ils poussaient et qui était une femme cachant sa figure, et informe, et empaquetée d’épouvante.
12. — Elle a été surprise en péché d’adultère. Faut-il, oui ou non, la lapider selon la loi ? Réponds.
13. — Ils disaient cela pour m’embarrasser, tandis que la femme tremblait de cette mort proche toute mêlée à sa chair vive, et que déjà les cris de la foule la lapidaient.
14. — Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre !
15. — Les discuteurs ne surent quoi répondre ni quoi faire, et se dispersèrent, avec leurs grosses mains de pierre.
16. — Il faut être dur de principes afin de bien construire le devoir, parce que tout ouvrier est dur, mais faire bien attention de ne jamais l’être dans la vie plus qu’il n’est besoin.
17. — Car dites-vous bien, vous tous, que la justice n’est pas faite pour être lourde à chacun, mais pour être à chacun aussi légère que possible. Elle ne doit point frapper, mais on s’y frappe, si on veut.
18. — Car c’est le calme qui a raison.
19. — Heureux les débonnaires, car ils hériteront de la terre. La douceur est la sœur exacte de la justice, car toutes deux sont de l’esprit, et toutes deux ouvrent leurs yeux avant d’ouvrir leur cœur.
20. — Et plus la justice est d’intelligence, plus elle est douce et souple.
21. — Comme la foule s’était retirée du spectacle qui n’avait pas été, quelques-uns se traînant vilainement d’avoir comme avalé leurs pierres, je dis à la femme : Allons, va et ne pèche plus.
22. — Elle descendit vers la ville et s’éloigna.
23. — Car elle avait une robe verte.
24. — Au loin, à mes pieds, il y avait l’image de la ville qui finissait en poussière.
25. — J’étais assis sur la margelle de la citerne, et avec une baguette, je me mis à écrire des mots par terre, sur la poudre où fut toute la journée l’ombre de nos gestes, comme je faisais avant qu’ils ne fussent venus.
26. — Puis ayant regardé par-dessus mon épaule et m’étant penché en arrière, et l’eau égale de la citerne me soufflait la fraîcheur, j’ai vu mon reflet sur le plateau noir de cette eau.
27. — Ma robe de tissu gris sur mes épaules maigres, mes cheveux en désordre, ma figure pâle.
28. — Cette figure-là que la détresse de tous a enlaidie.
29. — Et mes paupières un peu rougies comme les ont ceux qui sont consolés.
30. — Et mes yeux un peu hagards
31. — A cause de tout ce qu’il faudrait faire.
32. — Et j’ai pensé : Qu’ai-je fait jusqu’ici ?
33. — Et j’ai pensé : Combien d’autres, qui sont maintenant noyés, ont voulu la même chose que moi.
34. — Et sans doute, il y a cent ans, et il y a mille ans, dans ce coin, un homme aujourd’hui perdu comme je le serai, m’a ressemblé. Dans son cœur qui a battu, il a essayé d’être l’homme des hommes. Et comme à moi, ses bras sont retombés, découragés de travailler le monde, et de faire de l’espoir avec du désespoir.
1. — Jean, fils de Zacharie, était dans le pays, et il prêchait.
2. — Et souvent là où je passais, il avait passé, ou bien allait passer.
3. — Parmi la plaine sans couleur et les mauvaises pierres qui la pavaient toute, voici donc, entre les deux taches très vertes de deux arbres frisés en boule, les fortes taches jaunes et bleues de ses vêtements, et sa figure rouge aux traits noirs et une de ses mains noires un doigt pointé en l’air, et son bras gauche qui était très long étant continué par un bâton.
4. — Il était décharné et furieux tel un homme sauvage, la joue creuse et le ventre creux, et les ressorts de sa chair étaient durs, car il s’était nourri de sauterelles, et il parlait en langue vulgaire, et il frappait par ses cris la tête de ceux qui venaient l’entendre, comme un casseur de pierres.
5. — Car c’était un bon ouvrier démolisseur. Il assommait et rompait les idoles, jusqu’au noyau de lumière qu’elles ont toutes. Car elles empruntent de la dignité à leurs artisans, et même dans le Veau d’or, il y a un peu de sang.
6. — Il disait, et ses lèvres remuaient énormément, et ses yeux roulaient dans les plis farouches de sa figure, et sa bouche devenait carrée :
7. — Vous ressemblez à l’autruche, l’oiseau-chameau. Et personne, jamais, nulle part, ne fut plus bête que vous.
8. — Et comme vous l’a souhaité David, que votre table vous devienne un piège et un filet, et vous fasse tomber, et cela pour votre rétribution.
9. — Gare à vous !
10. — Tout son corps est crispé dans la recherche des coups de voix.
11. — Il crie, il remplit les mots. Il leur met son sang. Il forge une foule à lui dans la foule. Il fait reculer la confusion en eux. Et elle recule comme un bétail. Chacune de ses paroles fend et ouvre, et alors, il suffit d’une goutte de clarté pour faire déborder l’homme.
12. — Et il les lavait d’eau, pour qu’ils comprissent qu’il faut se laver l’âme.
13. — Un jour il vint où j’étais, et je l’entendis parler avec Judas Iscariote et le malmener en raison de sa prudence et de son étroitesse.
14. — Judas lui disait : Maître, qu’as-tu contre moi ?
15. — Il répondit : Rien, parce que tu n’es rien.
16. — Tu fais ta petite œuvre, mais tu n’es ni froid ni bouillant. Plût à Dieu que tu fusses ou froid ou bouillant. Mais parce que tu es tiède je te vomirai de ma bouche.
17. — Puis Jean-Baptiste me vit qui venais à lui et dit : Celui qui est venu après moi est plus grand que moi, et je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers.
18. — Il vient, de toute sa hauteur. Et il est pâle comme l’orient.
19. — Mais voici qu’on ne vit plus Jean Zacharie.
20. — Parce qu’il avait été emmené en prison.
21. — Comme tous ceux qui font ce qu’ils pensent.
22. — Un jour, des soldats, enfants du pauvre peuple romain, violentèrent et lièrent
23. — Celui qui voulait délivrer les hommes.
24. — Et ce spectacle autour de lui était criant.
25. — Comme si c’était lui qui criait encore.
26. — Et moi, avec quelques-uns, je quittai les chemins, la face tournée au désert,
27. — Pour aller voir le lieu où il se tenait parfois quand il était là.
28. — Après le chemin de trois jours de désert, dans le désert où il n’y avait point de chemin, il y eut sa pauvre cabane, qui nous laissa entrer.
29. — Le seuil couché, le mur debout, des pierres autour, des pierres.
30. — Son départ avait creusé tout cela à perte de vue, jusqu’au fleuve, et partout son silence refroidissait.
31. — Et d’être réunis là, ses disciples étaient tout dispersés.
32. — Parce que Jean s’était envolé.
33. — Dans sa cabane, une masse de terre ou de boue formait comme une table, et sur cette table, des signes étaient écrits.
34. — C’étaient des morceaux de lui,
35. — Que son doigt avait trouvés et mis.
36. — Et nous avons lu cela, et nous nous sommes penchés sur lui dans le trou de son absence, pendant que les autres attendaient que nous ayons fini, nous qui lisions :
37. — Vous ressemblez à l’autruche, la fille des cris.
38. — Et l’écriture du doigt de Jean disait à la suite :
39. — Et Balaam, fils de Béhor, dit, et l’homme qui a un œil ouvert, dit :
40. — Vous écoutez, comme des augures, l’orateur sourd, et le vent des mots, et les vieux, qui ont dedans leur crâne, des ossements, et dont les yeux sont du verglas.
41. — Mais voici : Une œuvre. Une chose. Quoi ? La plus grande.
42. — (Et cela que je rapporte, c’est le testament que l’homme qui n’était plus là avait écrit avec son doigt sur le ventre de la boue. Ceci y était encore écrit, annonçant la grandeur :)
43. — Et l’homme dit, et l’homme qui a un œil ouvert, dit :
44. — Quelle était la plus grande chose ? J’ai dormi ; mais pendant mon sommeil une telle obscurité est tombée sur moi, que j’ai eu peur.
45. — Et alors, un jour fumant, et un brandon de feu qui passa sur la plus grande chose,
46. — Qui était la tour qu’ils avaient voulu élever jusqu’au ciel !
47. — Et Dieu dit alors, selon les Ecritures : S’ils sont unis et forment un seul peuple, et si, en plus, ils travaillent, alors moi, Dieu, je suis perdu.
48. — Donc, brouillons le travail et déchirons l’unité du peuple, et pour cela, divisons leur propre parole, nous, les dieux.
49. — Et servons-nous pour cela de leurs bouches elles-mêmes, et de leurs têtes, coquilles de lumière.
50. — Il le fit, et ils ne se comprirent plus, parlant des langues ennemies entièrement en guerre l’une contre l’autre.
51. — Et, même parlant la même langue, ils ne se comprirent plus sur la terre.
52. — Car lorsque l’œuvre des hommes est grande, ce n’est pas le feu du ciel qui peut la détruire.
53. — Mais les hommes eux-mêmes.
54. — Ce sont les hommes qui font, ou bien qui ne font pas, ou bien qui défont.
55. — Et la tour s’arrêta de monter, et redescendit doucement vers les plaines.
56. — Et les peuples furent maudits par les peuples.
57. — Et à la fin, on criera : Seigneur, qui donc es-tu ?
58. — Je suis celui qui a dit, aux premiers jours, ce que l’Ecriture a écrit : Si l’homme mange du fruit de la connaissance, il sera semblable à nous, les dieux, et il ne le faut pas.
59. — Car il transporterait les montagnes.
60. — Car il aurait la foudre de soleil.
61. — Je suis l’Ennemi divin.
62. — Jean Zébédée était avec moi.
63. — A qui je dis : Tu entends…
64. — Qui me répondit : Je vois.
1. — Je montai sur une montagne, suivi de quelques fidèles.
2. — Nous nous arrêtâmes, et nous nous retournâmes, et toute une foule montait à moi, attirée.
3. — Et voyant ce peuple que je traînais, je voulus lui parler, car c’était l’heure d’accomplir le devoir de parler en grand.
4. — Afin que ma croyance retentît
5. — Et que la simplicité fût visible.
6. — Mais un instant, je ne sus pas comment commencer
7. — A cause de la grandeur du commencement.
8. — Il y avait des enfants qui étaient là, côte à côte, les uns avec des bonnets, les autres la tête toute nue, et tous avec des robes aussi déchirées qu’une broderie, d’où sortaient des paires de petits pieds.
9. — Et ils voulaient s’approcher plus, et on leur disait, les grondant à demi-voix : allez-vous-en.
10. — Il y avait surtout, au premier rang, des pharisiens, des scribes et des docteurs.
11. — L’un d’eux dit à haute voix pour qu’on l’entendît : Comment cet homme parlerait-il des Ecritures, ne les ayant jamais apprises ?
12. — Mais ma voix criante se saisit de celui-là : Comment parleriez-vous de la vérité, ne l’ayant jamais apprise ?
13. — Un scribe me cria, me désignant du doigt :
14. — Tu as guéri un paralytique un jour de sabbat !
15. — Hypocrites, devais-je le laisser emprisonné un jour de plus ? Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat.
16. — Mais vous êtes de ceux qui disent : Faites ce que je dis et ne faites pas ce que je fais. Car vous dites et ne faites pas.
17. — Car vous n’êtes pieux que de gestes et que du bout des lèvres. Vous faites l’aumône au son de la trompette et appelez l’attention à grands cris, et vous priez debout en pleine rue pour qu’on vous voie, et vous vous cognez aux murs tant vous baissez la tête pour ne pas regarder les femmes. Et vous savez très bien vous taire, vous, les vomisseurs des grands mots.
18. — Et le peuple m’adressa un énorme cri de joie comme un grand frère à un petit.
19. — Car il était content de la vérité.
20. — Et leur grand silence s’ouvrit vers moi.
21. — A ce moment-là, j’avais deux mille cœurs, comme eux.
22. — Ma parole fut ma chair et mon sang.
23. — Faites à autrui ce que vous voudriez qu’on vous fît.
24. — Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît.
25. — C’est le signal dans la tempête humaine.
26. — Car tout homme est pareil à tout homme.
27. — Mais cela vous engage loin, car c’est tout l’accomplissement de la justice terrestre
28. — Jusqu’au bout.
29. — Et les constructions de la nature sont grandes mais informes.
30. — Mais les monuments des hommes ont la symétrie de justice.
31. — Et ainsi sera sous le ciel le monument des temps,
32. — Que tous les ouvriers ensemble feront.
33. — Et faites rentrer en vous toutes ces choses que vous avez laissées se dessécher en dehors de vous.
34. — Car la lettre est en dehors de vous, mais l’esprit est en vous.
35. — Jour et nuit refaites selon l’esprit.
36. — Et croyez en vous-mêmes.
37. — Vous êtes pris dans des pratiques, des observances et des règles, comme dans des filets.
38. — Et aussi dans des préceptes morts.
39. — Désespérez des apparences, et dites : Non.
40. — Car vous incarnez la justice.
41. — Repoussez de la main ces docteurs qui sont des ignorants ne sachant qu’une chose, qu’ils appellent la Loi, mais qui n’est que leur loi.
42. — Et qui, dit le prophète, suivent le mauvais chemin, leur pensée en avant d’eux comme une enseigne.
43. — Heureux les simples d’esprit, car devant eux s’ouvrent plus de portes que devant nous.
44. — Laissez venir à moi ces petits enfants, et ne les empêchez pas, car le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent.
45. — Et il serait beau de nous mettre à leur hauteur.
46. — Le ciel n’est pas un objet qu’on gagne en levant les bras en l’air.
47. — Ayez du ciel en vous-mêmes.
48. — Et vous ferez par vous-mêmes.
49. — Et alors, artisans du réel, vos bras vous soulèveront.
50. — Vous les simples, les pauvres, les nombreux.
51. — Vous le peuple paralytique.
52. — Mettez-vous au commencement des choses.
53. — Recommencez.
54. — Le peuple juif est un petit peuple et une grande âme
55. — Dont je suis le dépositaire
56. — Et l’annonciateur.
57. — Pour sauver ceux qui sont perdus.
58. — Ce jour-là, ils se sont avancés vers moi. Les enfants ont crié : Hosanna, et le peuple m’a pris dans ses bras.
59. — Et je leur donnai rendez-vous au Temple pour l’avant-veille de la Pâque.
60. — Et Jean Zébédée me dit : J’ai vu ton âme étincelante à travers ta forme, et tu avais une épée qui te sortait de la bouche.
61. — Puis, à l’heure de l’oblation du soir, nous nous trouvâmes trois hommes tout seuls sur la route qui s’en va,
62. — Moi, et Simon bar Juda, et Paul, mes disciples. Car ils s’en allaient loin, avec la route.
63. — Car ce Simon m’avait dit : Je t’ai écouté, je t’ai compris. Ta parole a pénétré en moi. Elle est entrée par un bout de mon cœur. Elle sortira par l’autre bout. Je vais de ce pas la crier aux hommes.
64. — Et ce Paul m’avait dit de même : J’ai compris. Ta lumière est tellement en moi que même dans la nuit, je l’entends ; et moi aussi, je serai le cri de ta voix, porté par mes jambes.
65. — Et quelque chose faisait de nous trois le même homme.
66. — Tous deux me quittaient donc pour aller prêcher selon moi. Je les accompagnai pendant un bon bout de chemin, (et en haut, quelques étoiles prenaient les devants), puis au premier croisement des chemins, ils me quittèrent et se quittèrent, l’un prenant un chemin, l’autre un autre.
67. — Pour enfanter ma parole.
1. — J’entendis les discours de Misçaël qui était des nôtres depuis peu :
2. — Comment répondre quand on dit : Si Dieu a tout créé, il a créé aussi le mal ?
3. — Jean Zébédée répondit tout de suite comme quelqu’un qui a déjà réfléchi à la chose : On ne peut pas répondre à cela, et il faut parler d’autre chose.
4. — Didyme, qui en avait gros sur le cœur, et qui était toujours mécontent (et je l’aimais pour cela), intervint avec colère :
5. — Pourquoi l’homme bon mène-t-il une vie courte et pleine d’ennui ? Il crie et il n’y a pas de jugement. Il prie comme quelqu’un qui parle tout seul. Puis il perd ses forces et il expire, il se couche par terre, et où est-il ?
6. — Et pourquoi, ainsi que Job l’a demandé, les méchants vivent-ils et vieillissent-ils en méchanceté et en prospérité ? Pourquoi ce Job, le même qui a demandé cela, a-t-il été endeuillé, dépouillé, et pourri à vif, et a-t-il dit à la fosse : Tu es mon père, et aux vers : Vous êtes ma famille, — pour que Dieu et Satan pussent faire un jeu et un essai avec lui ?
7. — Car la souffrance, dit Didyme, est ineffaçable, et quelle est la raison pour laquelle l’innocent puisse être, même pendant un instant d’instant, traité en malfaiteur ? N’y aurait-il qu’une goutte de sang sur la terre, devrait-elle être versée ? Cette goutte de sang n’est-elle pas aussi lourde que toute la bonté ? Et puisque la souffrance est une œuvre vaine, pourquoi Dieu l’a-t-il créée à travers les chairs et les os de l’homme ?
8. — Et Didyme cria à haute voix, selon sa nature : Les épreuves sont des abominations.
9. — Comme il était entraîné sur la pente de lui-même, il clama : N’eût-il fait que le mal ! Mais pourquoi a-t-il condamné à mort ?
10. — Seigneur, créateur incessant des cadavres !
11. — Mais il se tut en entendant les murmures par lesquels les autres murmuraient contre lui.
12. — Nathanaël dit : Nous ne saurions rien dire à cause de nos ténèbres, et si quelqu’un veut en parler (de Dieu, et du mariage de Dieu et de la souffrance), il en sera comme englouti.
13. — Car l’homme n’est rien, et se justifier, ou expliquer, ce serait se jouer du Dieu de l’ordre établi, et se poser comme l’égal de celui dont Job, le géant de l’Ecriture, a dit : Même s’il me répondait, je ne croirais pas qu’il m’a écouté.
14. — Je dis : Quand on a dit que Dieu a tout fait, on est obligé de mentir à ce qu’on a dit, et d’ajouter : d’autres que lui ont fait le mal. D’autres : ceux qu’il y a : nous autres. Et on explique la souffrance et la mort par le mal.
15. — Mais c’est expliquer la nuit par l’ombre.
16. — Cette affirmation troubla ceux qui étaient là. Je vis qu’ils songeaient avec terreur à ces doctrines idolâtres basées à la fois, également, sur le blanc et le noir.
17. — L’un dit : Ces choses ne doivent pas être dites. Et j’en vis qui, au dedans d’eux, se retiraient de moi.
18. — Car ils voyaient un trou se faire dans l’espace.
19. — Mais je dis : C’est la preuve criante que tout est en nous.
20. — Nous avons en nous le gouffre de douleurs, et la source de vérité et les sources d’erreur. Et nous tenons aussi la royauté de désobéir, et la royauté d’obéir. Alors, crions droit.
21. — Et ils voyaient le commencement changer de place.
22. — Ils baissaient la tête et ne me regardaient plus, de peur de voir.
23. — Et ces hommes étaient ébranlés comme des montagnes.
24. — Tout cela, que je dis, est écrit en moi.
25. — Et en eux. Je dirai ce qui est écrit en moi et dans les entrailles de la foule. Et je le crierai sur les toits.
26. — La parole d’une foule, c’est un parleur.
27. — Il faut parler. Il faut dire ce qui est, même si beaucoup de bouches ont parlé autrement.
28. — Même si toutes ont parlé autrement.
29. — Si je me tais, je meurs. Mais ayant parlé, si je meurs je ne me tais pas.
30. — Une voix m’est revenue le soir tandis que je méditais seul, une voix que j’avais entendue dans la journée, la voix familière d’une tête penchée vers moi, qui disait :
31. — Jésus, tu ne dis que des choses simples, mais elles sont trop simples. Alors, ta présence est redoutable, et quand on vit auprès de toi, on est écrasé.
32. — Parce que tu es maître des yeux.
33. — O toi, plénitude de ce que je vois !
34. — Et l’autre était triste parce qu’il avait oublié : J’ai oublié, j’ai oublié. La douleur elle aussi, m’a quitté, et laissé seul comme un mort. Ces choses d’il y a vingt ans, cette femme et cet enfant qui m’enlaçaient, je les ai oubliés comme le fond des âges. Et c’est à peine, hélas, si je sais encore que j’ai été malheureux.
35. — Et sa détresse cherchait ma main, pour s’enrichir.
36. — Mais Lazare qui naguère, n’avait jamais pu souffrir, m’a dit un soir : J’étais mort, et tu m’as ressuscité.
1. — Je passai près d’une ville appelée Sichem, et à l’endroit où est le puits de Jacob, je rencontrai une femme et lui demandai à boire, mais elle me répondit :
2. — Sais-tu qui je suis pour me demander à boire ? Je suis une Samaritaine. Et nous croyons que Dieu habite sur cette montagne-là, tandis que vous autres, les Juifs, vous dites qu’il habite à Jérusalem.
3. — Femme, le jour est venu où l’on n’adorera plus Dieu à Jérusalem ou sur la montagne, mais en esprit et en vérité.
4. — Elle dit : Où est-il ?
5. — Il n’est pas dans les sanctuaires faits par la main des hommes.
6. — Tu cherches son image pour dire : elle est là, et tu veux lui donner une forme du dehors.
7. — Pourtant, il est dit : Tu ne feras pas d’images.
8. — Et personne n’a le droit de prononcer le Nom, que l’on connaît pourtant depuis Moïse, pour ne pas faire un commencement d’image. Dieu est en secret.
9. — Cette femme, qui était une femme, me dit : Je te prie, apprends-moi ton nom.
10. — Je répondis : Pourquoi me demandes-tu mon nom ?
11. — Elle dit : Alors, bénis-moi.
12. — Quand elle fut partie, étonnée, un peu éclairée et augmentée, sur le chemin qu’avaient foulé Abraham, Isaac et Jacob, avec leurs pas gigantesques et leurs grands troupeaux,
13. — Je songeai, et me livrai au commandement qui nous délivre.
14. — En esprit et en vérité. Tu ne feras pas d’images.
15. — Et j’allai dans ce commandement jusqu’en haut.
16. — Car lorsque je dis que Dieu est quelque part en dehors de nous, je fais une image.
17. — Je fais du ciel une chose, et du tonnerre un personnage.
18. — Et cela est grossier et sensuel.
19. — Dieu est en nous. Donc il n’est pas ailleurs.
20. — Et ils disent que le Dieu fort se promène sur le tour des cieux et que le soleil vient de ses entrailles, et ils en font le plus grand de tous les Orientaux.
21. — Et ainsi, comme on le leur a imputé à crime, ils se prosternent devant l’ouvrage de leurs mains.
22. — L’homme-justice que clamait Elkania, est fait avec l’homme, qui est en bas, et avec la justice, qui est intérieure.
23. — Car nous avons en nous les racines de l’arbre de régularité.
24. — Et David n’a-t-il pas chanté : O Dieu de ma justice !
25. — Nous en avons besoin, de l’Etranger démesuré, et ce besoin est Dieu.
26. — On a peur de Dieu, et cette peur est Dieu.
27. — Nous faisons des idoles avec du bois et du métal.
28. — Et aussi avec des mots, qui sont des images dans les signes, et avec des idées, qui sont des images dans la lumière.
29. — Et aussi avec le cri de nos cœurs.
30. — Et nous disons : Ce cri, en dehors de nous, c’est quelqu’un.
31. — Mais ce n’est qu’une prière.
32. — Autrefois, quand nos pères n’avaient encore que peu de clarté, ils adoraient dans le Tabernacle deux pierres qui étaient Dieu.
33. — Ainsi faisons-nous. Seulement, les deux pierres noires sont devenues aussi grandes que le monde.
34. — Le Dieu-monde, l’idole des idoles.
35. — Sacrilège de mes regards, carnage de mon cœur.
36. — Du fond de mes abîmes d’angoisse, j’ai crié : Non !
37. — Tout est en nous, et notre cri ne se dépasse pas, et notre bras tendu en avant ne se dépasse pas, et nous n’allons pas plus loin que nous, même fous de rêve et furieux de désespoir.
38. — Alors Dieu n’est-il qu’en nous ?
39. — Oui, il n’est qu’en nous.
40. — Il est en nous comme les morts qu’on a aimés et qu’on fait vivre. C’est une mêlée où il n’y a que nous. Dieu est en secret. En esprit, dites-vous. Réellement en esprit. Dieu de bas en haut !
41. — Il serait meilleur qu’il fût en dehors de nous, que la pluie eût un père, et que quelqu’un dît au feu ce qu’il doit faire, car s’il était là-bas, les mourants feraient semblant de mourir ; et l’endeuillé sentirait sa solitude se dédoubler, et la destinée serait une grande balance, et on serait tranquilles.
42. — Mais il n’y est pas.
43. — Et dire : Dieu existe à travers le monde de l’apparence, c’est aussi insensé que de dire : Il faut être heureux.
44. — Et croire parce qu’on aurait intérêt à croire, c’est une prostitution de l’âme. Tu te livres pour de l’argent.
45. — Tu referas toujours ton cœur.
46. — Tu referas toujours l’œuvre de création de l’esprit,
47. — Sans tache.
48. — Et tu n’abdiqueras pas devant une image posée devant toi.
49. — Et qui vient de toi, même si elle joint l’orient à l’occident.
50. — Je retournai au milieu de ces créateurs de Dieu.
51. — Ils disaient du ciel bleu : Je le vois qui me touche.
52. — Ils disaient : Gloire à Dieu ! Tout va de Dieu à nous.
53. — Moi, je songeais : Tout va de nous à Dieu, même Dieu.
54. — Celui-là me disait : j’étais idolâtre. Je ne le suis plus depuis la nuit où tu as crié que le grand Pan était mort.
55. — Il ne savait pas jusqu’à quels abîmes je l’avais crié.
56. — Celui-là, hors de lui, criait : Dieu !
57. — Et un enfant qui se trouvait auprès de moi, dit en voyant cet éploré secoué par terre et clamant comme un buisson au vent : Il crie cela comme si ce n’était pas vrai.
58. — Et ainsi, j’aperçus la Restitution.
59. — Humanité, pauvreté, grandeur, et salut !
60. — Car à ce Dieu imaginé, on attachait tout l’imaginaire.
61. — Ils lui faisaient dire ce qu’ils voulaient. Ils faisaient venir leurs erreurs et leurs crimes de lui à nous.
62. — Et toute leur politique aussi.
63. — Et on a tissé des paroles dans l’air du temps, et on en est lié, et on se cogne aux cauchemars qu’on a jetés.
64. — La règle de justice est sortie de la chair massacrée et du rêve massacré. Mais ils en ont fait le tétragramme éblouissant
65. — Pour s’en servir.
66. — Et ils ont rapetissé.
67. — Et les hommes, les pauvres hommes à qui il est dit : Meurs à la tâche. Tue ou sois tué — sont refoulés par ce Spectre lorsqu’ils veulent peupler leur grand rêve.
68. — Car s’ils commencent à faire un mouvement, ils sont écrasés. On les accable avec la grandeur du monde : avec le poids des blanches montagnes cuirassées, et avec le poids creux de la mer, et de la lumière, et le tourbillon des vents et des pluies et des fleuves, et la grande invasion ronde de la vie. Et toute la nature se jette ainsi sur eux sous forme de Dieu. Et tout l’inconnu aussi devient connu pour se renverser sur eux. Et ils n’osent même plus dire : Je suis juste. Ils n’osent rien dire dans la désolation de la perdition. Ils mettent leurs mains sur leur bouche. Et quand ils parlent, les voilà qui déchirent leur propre chair avec leurs dents, depuis que le ciel a ainsi le dessus sur nous.
69. — Les êtres sont anéantis par ce qui n’est pas. Et on arrache à l’homme une foi antihumaine.
70. — Mais j’ai vu, à mesure que j’ai grandi, grandir en moi le commencement de tout.
71. — Et s’amonceler la richesse de notre solitude.
72. — Nous, les rois de Dieu.
73. — Nous qui sommes l’endroit où la terre et le ciel se rejoignent.
74. — Nous, le monde des mondes.
75. — Notre imploration à le poids d’une source vive.
76. — C’est toute la taille de Dieu sourd.
77. — Plantée en nous.
78. — Et c’est l’espoir de l’homme qui est la chair de Dieu.
79. — Ceci est la bonne nouvelle de Dieu.
80. — Car une énorme espérance vient comme un levier.
81. — Je la vis d’avance être là.
82. — Car les hommes sortiront du péché originel d’obéissance. Je les vois qui en sortent de toutes parts.
83. — Et qui se rachètent enfin eux-mêmes, à cause de la fureur de comprendre.
84. — Et les voilà qui reprennent eux-mêmes, à main forte, le fruit de la connaissance du bien et du mal, qui divinise.
85. — Et loin duquel ils avaient été expulsés par des glaives de cauchemar
86. — Et par la voix qui disait : je suis le propriétaire du ciel !
87. — Et ils ne s’approcheront pas seulement de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
88. — Mais aussi de l’arbre de vie autour de qui il est écrit que le Seigneur fit faire bonne garde.
89. — Car, disait-il, la vie des hommes, ce serait notre mort, à nous les dieux.
90. — Alors : Debout, notre mort divin ! Dieu de mes entrailles !
91. — On te croyait vivant mais tu étais mort.
92. — Et c’est ainsi que j’interpelle l’immense cadavre du Dieu-monde, et que je le dresse de toute ma force.
93. — Et que je le fais changer de place.
94. — Et moi, votre pareil à tous, traqué et repoussé, et qui mourrai, je vous apporte ce qu’il y a de plus divin.
95. — La pureté du règne de l’esprit.
96. — L’esprit c’est l’immaculée conception.
97. — JE SUIS CELUI QUI SUIS.
98. — Je suis son Verbe et son Esprit.
99. — Et je suis un faux dieu.
1. — Je rencontrai Jean Zébédée qui venait au-devant de moi, et je lui dis : Tu me cherchais ?
2. — Il me répondit : Je me cherchais moi-même.
3. — Il méditait penché dans une grande préoccupation, et ses deux mains appuyées devant lui sur son bâton debout.
4. — Il m’ouvrit cette préoccupation et me dit : Cet esprit, d’où vient-il ?
5. — Cette grande voix qui vient dans des rêves, d’où vient-elle ?
6. — Il se répondit à lui-même : Croire, c’est donc croire avant de croire ?
7. — Mais il reprit : Cet esprit, d’où vient-il ?
8. — Jean, écoute le vent qui souffle. Il règne, mais on ne sait pas d’où il vient.
9. — Cet esprit, c’est le miracle de nous ; l’esprit et la vie, c’est le même miracle de nous ; c’est la force qu’on a de saisir la vérité, et d’asseoir d’aplomb la forme des idées sur la forme des choses, et de tracer aussi, avec l’art de justice, la communauté des hommes, et d’aimer à force seulement de comprendre ; (la vie, c’est faire la vérité) ; il est en nous. Demande seulement où il va.
10. — Jean redit : D’où vient-il ?
11. — Et il attendait. Il attendait que je disse : Il vient du Dieu de nos pères.
12. — Et ayant attendu (et il avait un manteau sombre), il dit : Réponds, si tu as de quoi parler. Tu as tout dit ?
13. — Mon cœur donna son beau cri :
14. — Oui.
15. — Après, Jean fit un effort de tout son être, pour rompre le silence, et dit : Pourquoi leur parles-tu du Dieu de nos pères ?
16. — Parce que je parle par paraboles et similitudes.
17. — Pourquoi parles-tu par paraboles ?
18. — Parce qu’il nous est donné de savoir la vérité, mais cela ne leur est pas donné.
19. — Beaucoup ont des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne pas entendre, un cœur pour ne pas comprendre.
20. — Jean baissa la tête.
21. — Qui dit : Parle-moi encore.
22. — Oui. Le royaume des cieux est au dedans de nous, et celui qui se connaît soi-même le trouve.
23. — Il tendit sa main tremblante vers les grandes distances, murmurant : Tu fais mourir la grandeur.
24. — Je la fais vivre toute. (Et ma voix tremblait comme une source.)
25. — Et je remets la prière dans le droit chemin.
26. — Jean me répondit : J’ai peur.
27. — Je dis : je ne suis pas un thaumaturge et n’ai pas inventé la vérité.
28. — Elle fut cachée, mais elle fut, est et sera.
29. — Ce n’est pas moi qui te parle, c’est l’esprit divin qui est en moi (comme en tous ceux nés à la lumière), et dont je suis le veilleur.
30. — Et rien n’empêchera que chaque matin vienne métamorphoser chaque nuit au cours des siècles ci-après, et chaque printemps ressusciter.
31. — Et rien n’empêchera que l’image juste de tout, ne s’accomplisse à vif dans les hommes.
32. — Car rien ne restera caché et tout sera proclamé.
33. — Et ce jour-là, on aura le remords d’avoir été lâches devant le savoir.
34. — Et le remords d’avoir obéi.
35. — Et ceux qui verront dans la lumière agiront dans la lumière.
36. — Mais après ces jours où cela fut dit, je vis bien que les hommes, et même les meilleurs, ne sont pas capables de comprendre les géantes formes humaines de la chose divine, ni tout ce qu’on dit quand on dit : que l’intérieur et l’extérieur soient un.
37. — Car le besoin de croire c’est le besoin de posséder, à savoir : de prendre ce qui n’est pas à nous.
38. — Et ils veulent voler l’impossible.
39. — Et ils ne seraient capables que de dire dans leur âme misérable qui tourne en rond : si on nous ôte le joug de Dieu, par quoi le remplacera-t-on ?
40. — J’ai beaucoup de choses à vous dire qui sont encore perdues, car la parole vraie, vous ne pouvez pas la porter encore.
41. — Je leur dis seulement : l’esprit et la vérité c’est la même chose, et nous sommes de la race de Dieu.
42. — Car le Psaume a avoué l’aveu : j’ai dit que vous êtes des dieux.
43. — Et chacun est son propre Christ.
44. — Je leur donnai cela seulement qui n’est que la première pierre, car le jour viendra qui n’est pas venu, où l’on saura que celui qui s’est vu, a vu Dieu.
45. — Commençons l’œuvre de ce jour-là par le commencement.
46. — Par le bas, par les pauvres cœurs, sources des pauvres hommes,
47. — Les grands aveugles qui ont des yeux.
48. — Et des mains.
49. — On est fait pour défaire ce qui est injuste.
50. — Beaucoup me haïssaient. Jekhiel surtout, ayant été mon ami, me haïssait, et souvent, je trouvais dans mes ennemis la main ou la face de sa haine.
51. — Je savais que plusieurs disaient de moi : Il faut le faire mourir.
1. — J’allais prêchant l’évangile de l’esprit et des pauvres.
2. — Et constituant une communauté selon l’esprit et selon les œuvres, avec Jean, avec Simon Pierre, et André, et les autres.
3. — Car il faut commencer par quelque chose de proche, et poser les premiers hommes par terre, comme des premières pierres et comme des graines, et faire d’abord une foule enfant. Commençons par devenir petits, pour devenir grands.
4. — Et aussi avec plusieurs femmes.
5. — Les femmes ont été abaissées par les hommes.
6. — L’esclavage des femmes a souillé même la défaite des pauvres.
7. — Parce que Dieu a dit à Eve : Tes désirs se rapporteront à ton mari et il te dominera.
8. — Mais l’heure est venue où chacun doit être chacun.
9. — Et dans la société nouvelle dont nous étions la semence cramponnée en un coin du monde
10. — La femme était l’égale de l’homme.
11. — Et l’église n’était pas une secte, mais nous.
12. — Et Judas Iscariote tenait la bourse, remplie par ceux des nôtres qui avaient été à leur aise dans le monde.
13. — Car on est obligé de vivre par le moyen de l’argent, puisque c’est la loi du monde de la fiction, de la guerre et du mensonge
14. — Dans lequel nous faisons une tache blanche.
15. — Avec ces biens injustes achetons-nous une vie juste.
16. — Mais je n’avais plus de maison,
17. — Pas même une pierre dont je puisse dire : je suis sûr d’y reposer ma tête.
18. — Celui qui est seul, comment aura-t-il chaud ?
19. — Je revins une fois au village dont j’étais sorti.
20. — Je retournai dans mon lieu.
21. — Les autres villes, quoique plus vastes, sont plus légères.
22. — Je retrouvai grandement les petites choses d’autrefois.
23. — Et la fontaine, et les écoliers en rond sur la place répétant le bruit des mots, et ma maison habitée et remplacée par d’autres gens, et ma chambre que, naguère, après cette Priscilla, je retrouvai un soir aussi seule que moi, et la petite fenêtre d’où l’étendue prenait sa source, et la crèche où je suis né — et je ne comprenais plus ce que j’avais été.
24. — Moi qui n’ai plus rien que les rues d’un village,
25. — Moi qui ne connais plus ceci : être du bon côté d’une porte.
26. — Qu’ai-je fait de ma jeunesse et de ma force ?
27. — Qu’ai-je dit avec ma voix qui s’éteindra ?
28. — Qu’ai-je ajouté à la réalité, qui vaille, et qui serve aux hommes, durant tous les jours de mon combat ?
29. — Quelque chose au milieu, mais pas assez.
30. — Je n’ai presque rien fait, et j’ai peur du soir.
31. — Moi qui suis effrayé de toutes mes douleurs,
32. — Je m’accuse de tout ce que je n’ai pas dit.
33. — Heureux ceux qui laissent un grand nom semblable à un berger dans la brume !
34. — L’apôtre qui sera vainqueur un jour sera pourtant pareil à tous ceux qui ont été vaincus.
35. — Mais ce ne sera pas moi.
36. — Et, même quand j’aurai disparu, ne serai-je pas tout seul ?
37. — Et je m’assis sur une pierre, celle où je m’étais assis quand l’amour et la mort m’avaient parlé distinctement, jadis. Je voyais le grand figuier qui fait une tête au village et, au dessus, la place des étoiles.
38. — Si je vivais la douce vie qui est donnée un peu à chaque vivant,
39. — Puisque c’est la seule chose qui lui est donnée ?
40. — Voici : rester ici. Avoir une maison, en s’arrangeant régulièrement par le travail.
41. — Voisiner toujours avec le grand figuier de la place et le figuier ordinaire devant la porte.
42. — Et tout ce que j’avais retrouvé sans le retrouver.
43. — Moi aussi, une femme qui serait aussi un ami,
44. — Et nos corps, facilement lassés, appuyés rien que l’un sur l’autre.
45. — Et moi aussi, des enfants.
46. — Un, deux, ou trois.
47. — Au lieu de crier dans les déserts des villes qui crient plus fort que nous, et sont pires que les déserts.
48. — Et de repousser le refus des hommes.
49. — Ainsi je pensais tant qu’il fit jour.
50. — Mais quand ce fut la voûte du soir, Je retrouvai au fond de mon enfance la pureté qui y était.
51. — Je rassemblai la simplicité, qu’on a comme un trésor.
52. — Montre ton cri. Va-t’en toujours, et essaye d’aller le plus possible partout.
53. — Et d’être l’homme des hommes.
54. — Le matin, on m’entoura et on me dit : Guéris ce malade que voici gisant.
55. — Et celui-ci, qui est aveugle comme la main.
56. — Mais on me disait cela avec rancune et d’une bouche amère, et dans ce village personne ne croyait en moi.
57. — Car ils me connaissaient trop, et connaissaient ma mère, mes frères, et avaient connu mon père.
58. — Et répétaient : C’est Jésus, le menuisier, et puis après ?
59. — Et ils se fermaient d’incrédulité.
60. — Et je ne pus donner à ce malade la sincérité corporelle,
61. — Et il resta dans sa maladie.
62. — Mais le chien qui était petit quand j’étais parti ailleurs, je le retrouvai, et il était vieux, et il ouvrait à peine ses yeux blessés d’âge. Mais si peu qu’il les ouvrît, il me reconnut et fut heureux tout entier. Lui, de son premier à son dernier jour, il aura thésaurisé de l’amour pour moi. Moi je ne l’aime presque plus, et sa mort en moi est plus triste que celle qui est en lui.
63. — Et quand bientôt ce chien mourra,
64. — Sa mort sera aussi grande que la vie.
65. — Mais y n’y aura qu’un tout petit deuil, dont j’ai pitié.
66. — Marie-Madeleine.
67. — Elle me contemplait. Elle s’approcha, les mains tremblantes. Je lui dis : Ne me touche pas. Elle s’arrêta devant moi et ses bras tombèrent le long d’elle.
68. — Je fus pris de curiosité, et je lui dis : Marie, Marie, naguère, tous ceux qui étaient avec moi couraient après toi, et tu ne t’es pas refusée.
69. — Mais à moi seul, tu t’es refusée.
70. — Elle dit : C’est parce que je t’aimais.
71. — Sa voix d’enfant dit ensuite : Mais maintenant, c’est pour moi le soir.
72. — Je voudrais guérir un peu, pas tout à fait, la faiblesse de mon cœur.
73. — Et puisque c’est l’ombre, m’en aller dans un désert plein de soleil.
74. — Elle était vêtue de blanc et le soleil mettait par-dessus ce blanc une blancheur d’ange.
75. — Elle devint comme quelqu’un qui fait une prédiction :
76. — Tu consoleras les malheureux.
77. — Mais je ne sais pas comment tu feras.
78. — Tu seras puni d’être en avant des autres.
79. — Tu seras frappé par tes ennemis, et renié par tes amis.
80. — Tu n’auras que toi pour te secourir.
81. — Et que moi, pauvre et isolée, qui te secourrai sans te secourir.
82. — Elle dit encore :
83. — Tu ne peux pas savoir le charme que tu auras été pour nous. Toi seul l’ignores. Quand je te dis : toi, tu ne sais pas ce que je dis.
1. — Ce fut en ces temps-là, qu’une nuit, tout d’un coup, nous grandîmes.
2. — Car les cieux s’ouvrirent.
3. — Et ils furent ouverts devant nous comme la mer Rouge.
4. — Car les astres déchiraient le ciel, chaque astre dans son trou, et notre âme monta vers toutes ces choses de lumière par nos yeux levés. Et nous sentîmes l’infini devenir une fête à partir de nous.
5. — Qui étions profonds comme la terre.
6. — C’est beau. On voit qu’il n’y a rien.
7. — Cette parole que je fis sortir de notre groupe sombre aux taches bleues, fit de chacun de nous le jardin des étoiles.
8. — Car elles n’étaient que le bout de nos regards.
9. — Et elles étaient, par nous, enracinées dans le songe.
10. — L’un dit : On va jusqu’au ciel.
11. — Et moi j’osai dire en parlant du monde :
12. — Ceci est notre chair et notre sang.
13. — Puisque, allant jusqu’au ciel, on ne peut pas sortir de soi-même et du corps de son regard.
14. — Voici donc la beauté de la justice.
15. — Le pauvre Judas, le petit calculateur, s’en alla de là courbé comme s’il cachait dans son manteau le trésor resplendissant des nuits, et un homme, le rencontrant ainsi illuminé et troublé après m’avoir quitté, lui demanda :
16. — Qu’est-ce qu’il a donc dit ?
17. — Et le pauvre Judas répondit émerveillé :
18. — Il a dit qu’il était le Dieu nouveau.
1. — Et moi, je ne savais pas comment je ferais.
1. — Il y avait, plantés sur le rond noir de ce tertre, socle des nuages, des arbres maigres comme ceux que l’hiver déchire avec ses dents.
2. — Et qui étaient des croix où étaient attachés des haillons de corps.
3. — Au pied du charnier de supplice, il y avait, étendu par terre, son grand corps de vaincu.
4. — Et autour de lui, ils se lamentaient, farouches, avec des éclairs sur leurs figures,
5. — Jaïrus, Eléazar, Jacob, Simon mon disciple, Juda bar Abbas, descendus des montagnes et des forêts de la Galilée d’au delà du Jourdain et des bords du Jourdain. Ils avaient été enseignés par Simon mon disciple, parti un soir pour enseigner.
6. — Car il y a dans le monde trois sectes : les Pharisiens, les Saducéens, les Esséniens. Ceux-là sont autres : les Zélotes, dont la figure a des éclairs, les fils du tonnerre,
7. — Car leur nom est Boanerguès.
8. — L’un parla et raconta l’affaire.
9. — Il raconta : On est parti en armes avec lui qui est Juda bar Juda (tu sais, celui dont l’archange Gabriel avait annoncé à sa mère Salomé qu’il monterait sur le trône de David, celui qu’Hérode a voulu faire tuer alors, en massacrant tous les petits enfants). On s’est heurté à une légion romaine. On n’était pas de force, n’est-ce pas. Il en descendit trois, de ces Philistins, en une seule occasion, comme le faisaient Benaja, Hasaël, Ethanan fils de Dodo, de Bethléem, et comme les autres serviteurs de David, oint du Seigneur. Mais il fut descendu à son tour. Moi, j’ai pu fuir, et revenir la nuit, dans le plein noir, la main noyée en avant, et le pied encombré et peureux, pour chercher son corps qu’ils avaient laissé par terre.
10. — La devineresse avait dit : Ils le tueront.
11. — Ce fut donc hier soir. Le voici. Il ne voulait pas qu’on payât l’impôt romain. Il ne buvait ni vin, ni boisson enivrante. Il ne se faisait jamais oindre par les hommes et s’abstenait de bains. Il était pieux, et la peau de ses genoux était devenue dure, à force de génuflexions, comme l’ont les chameaux.
12. — C’était un saint et pourtant, c’était aussi un Zélote.
13. — Il était complet.
14. — C’était le saint de Dieu.
15. — Puisque, quand il est né, il a été l’objet d’une annonciation spéciale, comme Samson, Samuel, et Jean Zacharie
16. — Dont la voix s’envole dans le sens de nos œuvres, comme la nuée qui est l’enseigne précipitée de l’ouragan.
17. — Juda est un jeune lion, a dit Jacob dans la Thora. Quand il se couche, ses yeux mi-clos et la griffe pendante sur les rochers, qui le fera lever ?
18. — Puis, contemplant le sol où s’étendait le Non Lavé, les révoltés dirent :
19. — Cependant il ne restera pas couché et mort. C’est l’archange qui aura raison. Son cadavre se relèvera sur ses pieds.
20. — Il s’est endormi violemment, comme Ezéchias exécuté par le procurateur Hérode pour complaire à Jules César, comme Juda de Gamala, égorgé entre le Temple et l’autel, et comme Zacharie qui fut tué là aussi. Comme ces assiégés qui étaient cinq mille et dont le Romain a trouvé les cinq mille corps enlacés et tués de leurs propres mains ; comme ceux qui, devant l’avancée des légions, précipitèrent leurs femmes et leurs enfants du haut de la montagne, puis se précipitèrent eux-mêmes. Maudits ceux qui pactisent avec le Romain !
21. — Un Juif, levant ses bras en l’air comme un palmier, dit : les mauvais Juifs sont les vrais ennemis des vrais Juifs.
22. — Un vieillard cria de tout son corps : Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues tes prophètes, et lapides ceux qui te sont envoyés, que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur toi, depuis celui d’Abel jusqu’à celui de Zacharie que vous avez tué entre le Temple et l’autel.
23. — Une Juive aux yeux incendiés chanta avec sa voix : Qu’est devenu mon fils, qui avait grandi entre mes genoux ? Je ne sais pas. Des vents d’orage et des tempêtes sont survenus, et me l’ont enlevé des mains. Tant mieux. Marie de Bethézor, fille d’Eléazar, dit-elle, a donné aux soldats juifs affamés son enfant à manger.
24. — Et leurs yeux, à tous, grossissaient dans le soir.
25. — Donc, on reverra celui-ci se tenir debout, hésitant et enivré encore de la mort, ayant d’abord les bras étendus, comme un crucifié sans croix, démuni de son appui terrible.
26. — Comme Juda de Gamala et Sadok qui ont ressuscité ; et le feu leur sortait de la bouche, et ils avaient le pouvoir, à ce que dit le peuple, de fermer le ciel pour qu’il ne pleuve pas. C’est là ce qui arriva à ces deux oints d’huile, à ces deux témoins, que les Grecs appellent : martyrs.
27. — Et on verra aussi son poids monter au ciel et en plein soleil du jour, on verra une séparation se faire, par terre, entre son ombre et ses talons.
28. — Tu vois ceux qui sont étendus et morts, et ceux qui sont debout autour. Eh bien, ce sont les mêmes dans la vérité. On ne peut plus savoir ceux qui sont debout et ceux qui ne le sont pas, de sorte que tu ne peux pas nous compter.
29. — Et avec les deux creux sans yeux de sa figure, le guerrier horizontal regardait attentivement ce que disaient les survivants.
30. — Ainsi parlaient-ils dans le désert où le vent de la nature dissipait un peu l’odeur des Hérodes.
31. — Pour dire : la foule est lâche, et tous ses souvenirs s’enfuient. Mais nous, les Saints, nous faisons sortir de terre le courage d’Israël.
32. — Et sa foi.
33. — Car Israël est le peuple élu. L’univers fut donné aux Juifs par Dieu qui leur parla du faîte du Sinaï à l’aide d’un porte-voix. La race de David est non moins élue pour les commander, régner sur la Judée et sur toute la partie non marine du monde, en accomplissant le pacte d’alliance remis à Moïse, les Tables du Témoignage gravées par Dieu avec son propre doigt (non pas une fois mais deux fois), et apporter la victoire des vaincus.
34. — Nous, Zélotes, Kanaïtes, Nazaréens, héritiers de la Promesse.
35. — Apporterons pour les derniers mille ans du monde qui vont justement commencer, la réussite des Juifs contre l’usurpateur de Rome, le monstre à sept têtes, contre César, Ponce Pilate, et Antipas le dragon roux, qui a la face et le poil roux d’Esaü l’Edomite, et qui a les dix cornes de la Décapole.
36. — Et paîtrons les nations avec une verge de fer.
37. — Mettrons Israël au-dessus des aigles romaines. Voilà comme nous comprenons et vivons les Choses Ecrites.
38. — Et irons, en effet, arracher les aigles, comme Juda ben Zippori et Matthias ben Margaloth traitèrent l’aigle d’or fin qu’Hérode, de la semence maudite d’Idumée, avait fait poser sur le Temple. Et ils l’arrachèrent devant la face d’Hérode le Grand. Qui vous a dit de le faire ? Ils lui ont répondu : Notre Sainte Thora !
39. — Car les agissants sont les vrais docteurs de la Thora.
40. — Et, par terre, celui qui avait, couché de tout son long, la taille d’un archange, et dont les orbites nous regardaient avec la nuit, avait aussi la bouche ouverte, et faisait : oui.
41. — Il est mort et pour le moment, il reste mort, dit Juda bar Abbas, qui se tourna vers moi :
42. — Veux-tu être le roi des Juifs ?
43. — Car, notre poussée, tu y es pour quelque chose.
44. — Car tu as nettoyé des lépreux et allumé des aveugles, et même, guéri des obéissants.
45. — Car je suis parti un soir plein de toi, te le rappelles-tu, pour enseigner ceux-ci.
46. — Car nous avons entendu que tu es nommé le Nazaréen, que tu as crié contre les riches et vers le royaume de Dieu, et parlé pour la justice, la pitié, et la foi.
47. — Or la justice, c’est le rétablissement de la dynastie de David, la pitié, c’est celle de la condition des Juifs, la foi, c’est celle de leur Revanche.
48. — Qu’as-tu à répondre à cela ? Tais-toi ! Car tu n’as rien à répondre.
49. — Je te dis que nous sommes les vrais et les seuls accomplisseurs de la Loi, de la lutte finale pour le royaume de Dieu et pour la vie éternelle, qui est la gloire immortelle du conquérant juif.
50. — Car le nom du Sauveur sera entouré et acclamé sans arrêt par la foule de la postérité d’Israël.
51. — Et il n’est pas d’autre éternité, car le ciel ne se reflète pas dans le sang des sépulcres, et les vers ne vomiront pas les hommes qui passèrent et s’enfoncèrent.
52. — Le vrai Candidat attend aux portes, mais il œuvrera comme le séraphin que les Juifs appellent Abbaddon et que les Grecs appellent Apolyon.
53. — S’il le faut, il marchera sur la mer comme le soleil, et il multipliera les pains pour nourrir son armée avec rien.
54. — Alors, tu serais celui-là.
55. — Je t’en prie, sois la peste messianique.
56. — Change l’eau en sang, et sache faire des plaies à la terre des champs.
57. — Dusses-tu tuer les riches pour t’enrichir, et porter la torche jusque dans le Temple.
58. — Dusses-tu faire enchérir le pain, et que le chœnix de froment coûte un denier, et que ce soit la famine.
59. — Car c’est là une bonne condition révolutionnaire.
60. — Que par toi le Verbe du Seigneur roule sur les villes comme un rouleau.
61. — Apporte non la paix, mais l’épée, à travers le ventre des Hérodes et des Romains qui veulent qu’on paye l’impôt, et des Dociles du Temple qui ne veulent que la tranquillité honteuse.
62. — Et qui tous, ont changé la Judée et la Samarie et la Palestine en une nouvelle Egypte.
63. — Sache rendre à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu.
64. — Comme on a dit à propos du denier du tribut.
65. — Car ce denier est un alliage d’argent et d’airain.
66. — Et l’argent, qui caresse, est pour Dieu, et l’airain, qui frappe, pour César.
67. — Sois le lion de la colline de sable, qui, ouvrant la bouche, parle le tonnerre.
68. — On est fait, disent-ils, pour faire ce qui est juste, et pour défaire ce qui est injuste.
69. — Car il appert que tu as dit un jour dans une synagogue (je t’ai ouï arec cette oreille-là) : Le Royaume est présentement aux violents.
70. — Donc il sera aux plus violents.
71. — Et n’est pas d’autre voie que celle-ci pour faire sortir Israël de l’exil où il tourne sur la terre de ses pères.
72. — Sois le Moïse de Moïse.
73. — C’est ainsi qu’ils me disent en partie ce que je m’étais dit, et ces paroles me frappent comme des coups admirables.
74. — Ces Juifs disent, se haussant l’un sur l’autre autour de moi, dans l’air du soir, et leurs mains faisant toutes sortes de grimaces :
75. — Veux-tu être le roi des Juifs ?
76. — Leur question était pleine de chair et de sang, et me pressait avec sa poitrine.
77. — Je répondis : Votre révolte n’est pas assez grande.
78. — Je ne crois pas à votre cause, car vous n’êtes qu’une gerbe de poings, et vous ne savez pas ce que c’est que la puissance romaine pour la heurter de front, et vous courez vous tuer l’un après l’autre sur elle, et écraser sur elle l’espérance d’Israël, qui, pourtant, est plus large qu’elle. Et il ne faut pas tenter la tranquillité de l’impossible.
79. — Et de plus, votre rêve est égaré, étant la revanche, non la justice, étant le rêve d’un peuple, non celui du peuple.
80. — Car même si David revenait sous forme de David, enlèverait-il aux hommes leur malheur ? Il n’apporterait que la mauvaise guerre, celle qui engendre la guerre, soit par la défaite, soit par la victoire.
81. — C’est-il, demandent-ils, que tu serais avec les ergoteurs pharisiens, les prostitués saducéens, les Esséniens enfermés et bêlants, ou les lâches docteurs qui cherchent dans les grimoires des raisons d’aimer les Romains ?
82. — Que non pas, mais il faut un géant pour recommencer la tour de Babel et regagner le paradis perdu.
83. — Ce n’est pas vous, ce géant. Où est-il ?
84. — Ils répondent ensemble : Sois-le. Et ils me pressent : Il faut te décider, et te jeter dans l’action du haut de cette montagne, du haut de laquelle on voit les royaumes.
85. — Et c’était une Tentation.
86. — Mais elle n’avait pas la dimension du réel.
87. — Je me jetterais dans leur abîme, à tous les hommes, mais non dans votre puits.
88. — Ils rétorquent : Notre mission est impossible, que tu dis. On la tentera quand même. Car c’est en tentant l’impossible qu’on accomplit tout le possible.
89. — Je dis : Cette parole n’est grande que si l’on est sur le droit chemin.
90. — Je ne parle pas en mon nom, mais au nom de tous mes semblables.
91. — Vos querelles de rois, je ne les connais plus.
92. — Les hommes n’ont pas la couleur d’un pays sur la peau, moi qui les vois dans leur grand crépuscule sombre de désolation, et de poussière.
93. — Et je traîne l’image déchirée d’une patrie dont les bords sont les horizons du monde, et qui n’existe pas encore, et qui existe.
94. — Et je ne crois pas que l’ouragan soit juif.
95. — J’acceptai d’être vaincu dans l’esprit de ceux-ci, et Simon bar Juda me regardait avec haine.
96. — Il me dit encore, comme un coup de marteau : Ils ne te comprendront pas, et ils auront raison.
97. — Un soir des temps, sur la route où les marcheurs font derrière eux et devant eux, un désert,
98. — Celui-là était parti plein de moi.
99. — Du moins je le croyais, et il le croyait aussi.
100. — Mais en vérité, il n’était pas allé jusqu’à ma parole.
101. — Et avec les autres, il me chassa en disant : Tu n’es rien. Va-t’en prêcher.
1. — Sur le chemin de Damas, un jour, je rencontrai un homme, lequel me dit : Je suis Paul, ton disciple. Et j’ai parcouru le monde, moi qui suis parti un soir, chargé de ta parole, avec Simon, qui t’a trahi.
2. — Car les Zélotes sont des brigands.
3. — Ils volent et tuent pour régner, et ils ne régneront pas, et ils appelleront les persécutions et les captivités.
4. — Il me dit ensuite : Pourtant, les âges sont venus où la grande œuvre des Grecs et des Romains chancelle sur sa base.
5. — Car ce n’était qu’un semblant d’ordre, qui cache et légalise sur le dessus le désordre des choses et la souffrance des hommes.
6. — Mais un souffle, qui ressemble beaucoup au souffle juif, va pousser tous les hommes, comme un seul homme, contre cette fabrication grecque.
7. — Et ce souffle, c’est la vie.
8. — Et que peut la surface du monde contre la profondeur du monde ?
9. — Sache qu’il y a une nouvelle forme, que nous préparons, de la religion de nos pères.
10. — Et je te le dis, tu y es pour quelque chose.
11. — Je dis : Comment est-elle nouvelle ?
12. — Par l’avènement du Messie.
13. — Mais le Messie n’est pas venu.
14. — Et lui : S’il n’était pas venu, Israël se lasserait d’attendre et serait perdu, ou bien alors n’importe qui pourrait dire : Je suis le Messie, et ce serait aussi des trappes de perdition.
15. — Et puis, l’acte du Messie, c’est justement la substance de cette seconde loi qui nous a été révélée.
16. — Le Messie est venu, encore qu’il reviendra définitivement.
17. — Et voici ce que nous apercevons sur les cimes, nous les nouveaux :
18. — Le monde a été perdu et voué à la mort par le péché d’un seul : le premier Adam, mais voilà qu’il est sauvé et voué à la vie à partir de ces temps-ci par le sang d’un seul : le dernier Adam, envoyé exprès par Dieu.
19. — Or le premier Adam était l’homme extérieur, de chair, et le dernier Adam est l’homme intérieur, d’esprit.
20. — Et l’esprit est présentement tombé sur nous, les nouveaux, par le canal de la grâce, pour que nous annoncions cet évangile aux hommes, et, séparant en deux la destinée de leur corps et celle de leur âme, les éblouissions par la vie future et par la guérison de la mort, et disions que cet évangile abroge la loi du Temple, et que la foi en ceci remplace tout, même les observances, et même les œuvres.
21. — Et voici désormais la prison magnifique du Messie.
22. — Car nous avons connu que toi, et d’autres comme toi, avez parlé pour l’esprit et pour l’homme intérieur, et pour la justice et la vie, et pour les seuls pauvres, contre les pratiques, contre les riches, et les lois cadavériques, et que le peuple a entendu cela et vous aima partout où vous êtes passés, et que vous avez saisi le cœur du monde.
23. — (Et ainsi tu me tiras de moi-même et tu fus la cause, et la vie, ayant poussé le cri de la terre).
24. — Et que d’autre part, tout cela peut être déduit des promesses qui sont dans les Ecritures.
25. — C’est pourquoi tu seras avec nous, puisque le peuple t’aime, et a besoin de crier avec toi, et l’Eglise doit être posée à même le peuple, à vif.
26. — Mais moi : Vous avez mis de la sorte tout un appareil sur ce que j’ai dit.
27. — Et je n’en veux pas.
28. — Quand je dis l’esprit, c’est l’esprit, et non pas un objet de culte qui voltige par-dessus le front des hommes ; et la justice dans ma bouche c’est la justice et elle est pleine des choses, et ma vie n’est pas le rêve des morts, et je ne suis pas venu pour chasser la vie de la vie, et je ne suis pas venu pour faire saigner les tombeaux, et il n’y a pas de magie.
29. — C’est au contraire l’enlèvement des dogmes et des rituels, la nudité du vrai, et le devoir jailli du cœur comme du rocher, et le commencement par nous, que j’ai dits, et l’évangile de restitution que j’ai prêché, étant celui qui n’a pas de religion, et c’est là ma seule valeur, à moi qui aurai passé ici-bas.
30. — Il y a du nouveau, dit-il plus fort pour me répondre mieux. Nous avons mis la mort sous les pieds de Dieu, selon les psaumes. Nous avons réveillé toute la mort des hommes !
31. — Vous n’avez réveillé que le spectre des dormeurs. Moi j’aurai ressuscité les vivants.
32. — Il répondit alors : nous avons besoin de toi, pour la chair de notre jeune Bible, et pour mettre debout la loi.
33. — Il était chétif et enflammé, et semblait sortir de terre.
34. — Il était plein d’exclamations et d’éclairs, de morceaux cassés de Jérémie, d’Ezéchiel, et des Psaumes. Il parlait par coups de feu, et il exhalait un grand génie.
35. — Et il me parla afin de mettre au dedans de moi les prodiges qu’il voulait faire.
36. — Donc, la gerbe nouvelle est prête, disait-il.
37. — Il faut maintenant l’accomplir pour les siècles de siècles.
38. — Il est temps de sceller d’un nom propre toutes les vieilles prophéties.
39. — Il est temps de susciter le Dieu qui tuera l’avenir.
40. — Il faut qu’il soit en ressemblance d’homme puisque les prophètes l’ont annoncé tel.
41. — Je dis : comment quelqu’un peut-il être à la fois un dieu et un homme ?
42. — Si c’est un Dieu qui prend la forme corporelle et fait semblant d’être un passant, ce n’est qu’une tromperie d’homme.
43. — Car il n’y a d’humain que l’homme.
44. — Il dit : En prenant notre nature, Dieu nous fait prendre la sienne.
45. — Je répondis : non.
46. — Il répondit : Il faut. Il faut mettre l’Homme quelque temps au-dessus des anges, selon les Psaumes.
47. — Il dit violemment : Il faut aussi qu’il soit la mansuétude et la bonté (car nous faisons un alliage de la grâce et de la charité, pour construire avec cette nouveauté les hommes nouveaux, et dévorer par elle la réclamation juive, et le délire oriental, et la raison grecque).
48. — Où est-il, ce vivant tendre, ce cœur du ciel ?
49. — Et l’idolâtre du Dogme, qui rêvait du grand tombeau neuf d’un temple par dessus l’autre, me considéra étrangement, et me dit :
50. — Ce sera peut-être toi.
51. — Alors, je ris.
52. — Tu ne peux pas me prendre pour proie, car je n’ai rien de commun avec toi.
53. — Il ne m’entendit pas, comme ceux qui débordent de leur idée, et il dit :
54. — On traînera tous les hommes dans l’ordre nouveau à la suite du héros ensanglanté.
55. — Il faut qu’il soit fils de David, car cela est écrit.
56. — Et il faut qu’il meure vite pour que la grande promesse messianique de l’avenir se retourne sur lui et qu’on bâtisse sur son corps.
57. — Il faut qu’il meure pour qu’il puisse ressusciter.
58. — Selon les Ecritures, et aussi selon le rêve parsemé sur tous les pays de l’orbe romain au souffle des quatre vents de la distance.
59. — Car il y a, à l’ouest, les Syriens et les Phéniciens, et au nord les Grecs, et les Babyloniens à l’est, et les Egyptiens au sud, et tous ces gens-là se ressemblent en ce qu’ils croient à un dieu mourant et ressuscitant dans leurs bras, et qu’ils aiment ce mystère (encore qu’ils ne le voient que d’un œil, étant borgnes).
60. — Et s’il n’y avait pas les préparatifs du monde entier, notre religion nouvelle ne serait qu’une chétive erreur.
61. — Il nous faut leur arracher leur baptême de sang, et leur communion de chair.
62. — Et leur résurrection.
63. — Que les philosophes grecs aiment avec calme, car ils l’appellent l’immortalité de l’âme.
64. — Et prendre tout cela à notre compte de Juifs, en ayant fait un nouveau mélange.
65. — Car comment détruirai-je les machinations des idolâtres, si je ne les imite pas ?
66. — Je dis : Ce qu’on imite n’est pas détruit.
67. — Et aussi : Les Juifs, si fort qu’ils convoitent le Messie, ne voudront jamais croire qu’il est venu.
68. — Il dit : Le cri juif et aussi le sang de son agneau, sont le levain dans le mélange, mais si cette race bronche, on la mettra en dehors.
69. — Moi : C’est attenter à l’homme que de le murer dans tous les hommes au nom d’un seul péché. Et qui donc est-on pour se permettre de dire : personne, ici-bas, n’est innocent ! L’amour de Dieu nous rachètera, dis-tu. Ce sont là des amusements de princes.
70. — Et ce n’est pas après l’injustice, à savoir après la vie, qu’il faut faire la justice. C’est au fils de l’homme que la justice doit être bonne. Cela n’a-t-il point été écrit ? Au fils de l’homme, dis-je, non à son ombre future.
71. — Et tu mets par des formules un double fond aux sépultures.
72. — Tu assailles l’esprit par son trou, à savoir la peur de la mort, et tu le lapides avec les pierres tombales ; encore que tu prétendes, avec ta bouche, remplacer la mort par le mot d’éternité ; et tu fais de Dieu le complice de ceux qui persécutent.
73. — Dieu a dit — , dit Paul.
74. — Ce Dieu ! dis-je, il a dit : vous mourrez ! C’est le Serpent qui a dit : vous ne mourrez nullement. Annoncer aux hommes qu’ils ne mourront point, c’est souffler aux damnés d’ici-bas le conseil satanique de ne point vivre leur vie, et faire qu’ils perdent les pauvres jours qu’ils ont — sous l’enseigne d’un cadavre vivant.
75. — Mais, dit-il, un Dieu rachetant les hommes par ses souffrances, n’est-ce point merveilleusement beau ?
76. — Je dis : Démagogue !
77. — Et puis, ajouta-t-il, si notre foi se met dans l’au-delà, les puissants du monde ne seront pas gênés, et nous laisseront tranquilles.
78. — Tu te trompes, dis-je, en prétendant coudre la vérité à des lois fantômes. Tu montreras seulement combien l’amour des hommes pour Dieu est un sentiment contre nature.
79. — La réponse fut : C’est pour cela que nous disons : C’est surnaturel.
80. — Il s’écria et dit : Il est écrit : J’abolirai la sagesse des sages et j’anéantirai la science des intelligents. Dieu n’a-t-il pas fait voir que la sagesse de ce monde n’était qu’une folie ? Et il lui a plu de sauver par la folie que nous prêchons, ceux qui croiraient.
81. — Je dis : Sophiste !
82. — De loin, il semblait un prophète d’Israël, mais de près, montait de sa robe l’odeur du calcul grec.
83. — C’est défendu, dis-je, de donner à la justice une autorité qui roulera en poussière lorsque l’homme ouvrira les yeux.
84. — Car il les ouvrira.
85. — Il reconnaîtra que la grandeur de l’homme est de l’homme ; il reconnaîtra aussi que la grandeur des hommes est des hommes.
86. — Et c’est ainsi que le destin de l’homme et celui des hommes seront pareils de ressemblance.
87. — Ton changement n’est pas un changement, et tu te donnes beaucoup de mal pour rien.
88. — Il me répondit : Tu ne sais pas ce que tu dis.
89. — Il faut une loi fixe, appuyée sur des cérémonies inexorables,
90. — Qui forgent l’homme.
91. — Et soient tenues par des dirigeants.
92. — Les mystères intérieurs ne se voient pas publiquement, et tout est là.
93. — Il faut la force visible et l’accord avec les rois, pour faire marcher le monde.
94. — Et des clous pour fixer sur la terre l’appareil céleste.
95. — Et il faut aussi une croix, venant des Psaumes, pour l’y clouer !
96. — Il me dit, celui qui avait besoin de mon corps assassiné pour le prendre dans ses bras et le mettre au centre de sa mythologie :
97. — Veux-tu être le roi des rois ?
98. — Je dis : Parmi mes disciples, on ne trouvera jamais un soldat des rois et de l’ordre établi. Mais parmi mes disciples, on trouvera les soldats de la justice.
99. — Et Paul me dit à moi, Jésus : Tu ne sais pas ce que tu dis. Moi qui suis à la fois Juif, Grec et Romain, je suis plus fort que toi. Va-t’en prêcher.
100. — Il était de l’espèce des bâtisseurs.
101. — Qui réussit sur la terre.
102. — C’était un pharisien immense.
1. — Quand il fut parti, je voulus rester tout seul.
2. — J’allai dans le désert pour être à l’écart. J’étais agité de pensées et sous le joug d’une fatigue surhumaine.
3. — A cause de ces révoltés et à cause de ce docteur.
4. — Car ce Paul lui aussi, comme Simon le Zélote, était parti plein de moi dans le monde. Mais lui non plus ne m’avait pas compris.
5. — De sorte qu’en semant la vérité, j’avais semé des deux côtés le mensonge.
6. — N’y a-t-il, pour l’accomplissement de la justice, que ces deux voies-là ?
7. — Et le royaume des cieux, n’est-ce que Jérusalem grande comme un trône, ou n’est-ce que le dedans des nécropoles ?
8. — Et lorsque le soir tomba, il me sembla voir tout d’un coup vers l’horizon de sable et de pierres, une ville se former à mes yeux, de palais, de jardins et d’arbres, et de colonnes avec, à leurs pieds, leur reflet dans des lacs, et au-dessus, une grande splendeur divine.
9. — Je sus que c’était là l’illusion des voyageurs du désert, et que cette cité et cette splendeur n’étaient pas en réalité, mais n’étaient que dans mes yeux.
10. — Et que je les créais toutes en ouvrant les paupières, et que je les détruisais toutes en les fermant.
11. — Et que c’est la preuve du pouvoir qu’on a, et que c’est cela qu’on fait toujours.
12. — Car il faut un regard pour déployer L’horizon et pour verser l’espace ; il faut quelque part, pour que le monde vive, une respiration.
13. — Car c’est lui, je dis : l’homme, qui étend le bleu là-haut et dont l’esprit marche sur les hauteurs de la mer.
14. — Et qui transporte les montagnes là où elles sont, quand il regarde.
15. — Dont l’œil englobe le firmament avec l’Ourse, l’Orion et les Pléiades, qu’il réchauffe.
16. — Et qui parle le ciel et la terre.
17. — Et au cœur duquel la justice est le torrent oblique qui rugit vers le calme niveau.
18. — Moi, je le sais.
19. — Mais vous autres, vous n’êtes que les maçons d’un mirage.
20. — Comme le soir s’amoncelait, et qu’on ne voyait plus que le ciel, je me retirai pour dormir, dans une grotte où beaucoup d’hommes saints s’étaient retirés avant moi.
21. — Et je m’endormis dans un grand trouble à cause de ce que m’avait dit le renouveleur de religion.
22. — Et je pensais à une lumière surhumaine, et je vis cette lumière faire des étages dans le ciel.
23. — J’étais encore assez éveillé pour dire : Je vois Dieu en rêve.
24. — Comme tous les hommes.
25. — Mais moi, je le sais.
26. — Les ténèbres s’étaient refaites, et dans ces ténèbres se façonna un archange.
27. — C’était une très haute transparence d’être vivant sur du lumineux, avec des plans éblouis, semblable à un palais-homme, amassé dans la nuit. Les six feuilles de ses ailes rayées, en matériaux d’aurore verts et roses, et sa robe blanche monumentale dont le bas s’étalait par terre comme la pyramide d’Egypte, et sa main immense entr’ouverte et déchirée dans les hauteurs comme un nuage sur la lune, et, sur sa face à demi détournée, là-haut, le bombement de cristal de son œil. Et de la cime neigeuse de cet ange amoncelé, une échelle commençait, dont les barreaux étaient des étoiles étirées en largeur.
28. — Tout fût ôté. Les ténèbres recommencèrent, et je connus à je ne sais quel signe qu’elles s’étendaient sur les champs de bataille moissonnés par les rois, et que le fleuve qui coulait là était devenu chaud, et que cette ombre informe avait des formes hideuses : les morts aux gestes furieux et aux yeux ouverts, et qui refusent de dormir.
29. — Mais il y avait tant de morts qu’ils étaient tous dans les bras les uns des autres.
30. — Comme celui qui se sauve dans une oasis,
31. — Je me réfugiai dans les grands jours de Néhémie,
32. — Dans l’instant pur de ma race.
33. — Car il est écrit : Interroge ceux d’avant.
34. — Mais une voix me dit : Regarde mieux ces événements qui ont captivé ton enfance.
35. — Esdras était un petit homme, lui qui disait que Dieu habitait à Jérusalem.
36. — Et le crime d’Esdras et de Néhémie, c’est d’avoir mis une idée basse dans la grande force miraculeuse de repentance des Juifs.
37. — Car ils vociféraient contre Israël non parce que Israël avait mal agi, mais parce que les exilés avaient épousé les femmes du pays.
38. — C’était par égoïsme et avarice de race.
39. — Et ils étanchèrent la grande soif juive avec une eau souillée.
40. — Mais il n’y a pas eu cela seulement.
41. — Ils profitèrent de leur courage extraordinaire à recommencer, à tous ceux-là, pour instaurer une règle terrible d’observances, et d’obligation d’offrandes, et de contributions au culte, de dîmes, d’oblations, en argent et en premiers-nés, pour engraisser les sacrificateurs par milliers, et l’armée des lévites, des portiers, des chantres et des Nethiniens et de tout le reste des conducteurs de la maison de Dieu.
42. — Voilà ce qu’ils avaient en vue.
43. — Et les Juifs se dressèrent et ne voulurent pas.
44. — Mais la machination d’en haut était plus solide que les générations.
45. — La résistance s’usa, et les enfants furent dressés dans la servitude, et aimèrent la tracasserie frénétique des rituels juifs.
46. — Et ils subirent la pliure.
47. — Car la foi obéit.
48. — Et Israël s’est replié contre lui-même, et son squelette maîtrisa sa chair.
49. — L’instant pur des hommes, regarde-le.
50. — La nuit cessa de me bander les yeux, et j’eus la vision d’une chose commençante puis coupée dans les nues. La Tour de Babel qui monta de la terre au ciel et retomba sur elle-même, et s’éteignit, et ne fut que la base de la montagne vivante. Ma vision s’écroula aussi comme le paradis perdu.
51. — Dans mon rêve, je criai, me débattant sur la terre parmi les ténèbres si épaisses que je pouvais les toucher de la main : Mais les Livres de la Loi !
52. — Alors, je vis le dedans du Temple, la nuit, dans mon rêve. C’était noir, mais c’était le dedans du Temple.
53. — Et un homme dans la nuit s’avançait vers l’autel, qui n’était pas tout à fait celui qu’on connaît, parce que sans doute c’était le Temple d’avant, et même d’avant, celui de Salomon.
54. — Cet homme… Un voleur ? Non, car il dépose un livre sur l’autel, et s’en va.
55. — Si, un voleur.
56. — Car ce livre vient d’être fait. Une armée de scribes et de prêtres l’ont confectionné à leur goût. Ils ont fait rendre gorge aux légendes et aux sentences errantes des Juifs, et les ont domestiquées par l’écriture, et ont ajouté, et chargé, et surchargé : selon les exigences politiques.
57. — Ce livre deviendra le Livre de la Loi. On dira : Il existait depuis les temps et est tombé du ciel. Dieu l’a déposé sur l’autel. Et on maltraitera et on tuera ceux qui feront mine de ne pas croire aux lettres éblouissantes qui forment le mot : Révélation.
58. — Et cela fut sous le deuxième Jéroboam et sous Josias.
59. — Au temps d’Esdras aussi.
60. — Et Esdras a dit : La Thora vient de Moïse lui-même. Il a dit cela, alors que la Thora était neuve, et mille ans après Moïse.
61. — Il n’est pas sûr, dit un mauvais ange, que les scribes d’Israël n’aient pas inventé la création en six jours dans le seul but de justifier le sabbat.
62. — Et soulevé sur l’épine de son coude, ce foudroyé agitait en ricanant cet énorme blasphème, qui n’était peut-être pas un blasphème.
63. — Et je discernai près du pilier d’un temple, se penchant sur sa table, l’écriveur en robe qui a créé la Création du monde.
64. — Et dans le noir, il y eut un chandelier allumé ; les doigts d’une main d’homme sortirent, qui écrivirent devant le chandelier :
65. — Les Livres de Daniel et d’Hénoch ne sont ni de Daniel ni d’Hénoch.
66. — Sache, cria une voix, que dans les Livres Saints, les prophéties ont été fabriquées selon les événements.
67. — Et sache, et la voix monta alors plus haut encore, qu’il y aura de nouveaux livres saints où les événements seront fabriqués selon les prophéties.
68. — Et j’entendis des chants qui de toutes parts chantaient :
69. — Gloire à Jésus, fils de Marie, fils de David, et fils de Dieu !
70. — Ce fut une apocalypse du futur qui se déplia et mit son espace dans l’espace.
71. — Et l’homme du chemin de Damas était mêlé à tout cela.
72. — Je vis de nouveau des scribes, des docteurs, des pontifes, des ermites, des églises, des conciles, tous fonctionnaires d’un trône, qui disputaient dans une enceinte.
73. — Et la voix : Ils s’occupent de toi. Ils font un code où ta vie est clouée sur les textes immuables, où ta figure est défigurée, où tu es attaché de tous côtés, par des liens, aux antiques prédictions et aux doctrines iniques. Toi qui disais : Il n’y a pas de médiateur, ils font de toi le Médiateur en personne. Ils te lapident avec ton nom.
74. — Tu as détruit l’idole d’Israël et n’en as laissé que la grande charpente humaine de justice, mais l’homme du chemin de Damas a mis un autre dieu à la belle place vide.
75. — Au lieu d’y mettre la vie.
76. — Et la loi de Moïse et la fable grecque entreront l’une dans l’autre, et feront de toi une boucherie, car toi, au milieu, écrasé, tu ne seras que la pluie de ton sang.
77. — Tu ne sauras jamais tout ce qu’on fera avec toi, et même maintenant que je te le dis, tu ne le sais pas.
78. — Et il n’y a personne pour te défendre et les disciples de tes disciples disent : Amen.
79. — O vous tous, les gens de partout, pauvres gens innombrables, vous ne savez guère ce qu’on trame. Et vous ne vivez tranquilles que parce que vous ne soupçonnez pas tout ce qu’il y a eu de calculs contre vous.
80. — Et il arrivera que ce seront les pauvres et les déshérités qui donneront le souffle à cette doctrine arrachée en lambeaux de ta chair, et en feront la force vive du monde.
81. — Parce qu’ils n’y auront vu et embrassé que la misère d’un grand pareil. Ceux qui débordent de douleurs aimeront le roi couronné d’épines.
82. — Ils ne chercheront pas à comprendre ceci qui est fou : Qu’un Dieu soit un homme, et un homme un dieu. Ils aimeront cette idée aveuglément, d’un amour maternel.
83. — Mais quand cette doctrine régnera solidement, avec son dieu cloué, elle sera la chose des riches et des bourreaux.
84. — Partout, toujours.
85. — Je poussai un cri entre les pierres où je gisais sur les champs de bataille de la réalité, à l’heure nocturne où les hommes et les peuples s’évanouissent en leur lieu, la nuit quand les ténèbres vous poursuivent, et je voulus crier au loin au-dessus de moi : Ne croyez pas en Jésus !
86. — Mais je n’étais pas de force, moi, à crier cela, et je fus forcé d’entendre encore :
87. — Ceux qui te ressembleront, et qui seront toi ressuscité, seront condamnés et tués par ton Eglise, où tu seras un étranger. Gare à ceux qui s’appelleront les Nazaréens ou qui s’appelleront les Pauvres.
88. — Et la religion aura tout repris aux pauvres, ses vraies mères, elle se sera volée aux malheureux.
89. — Elle les enfoncera plus avant dans les bas-fonds terrestres, et leur ôtera la lumière et la joie.
90. — Une religion à deux faces,
91. — Qui fera le mal sur la terre, mais qui dira sous le ciel, répétant la belle leçon que tu as trouvée : Ecoutez comme je dis le bien.
92. — Et elle soulèvera l’exécration et la colère des justes,
93. — Qui seront les vaincus des siècles.
94. — Comme toi.
1. — Tout était couvert d’une toile de soleil, et empli de joie, lorsque j’entrai à Jérusalem pour retrouver le peuple auquel j’avais donné rendez-vous.
2. — J’étais monté sur le poulain d’une ânesse et mes disciples agitaient des palmes, et les gens accouraient, disant : Qu’est-ce que c’est ? et semblaient heureux de me regarder.
3. — Et le rêve noir se dissipait en moi à cause des prodigalités du soleil.
4. — Et un aveugle assis sur une pierre, demande ce qu’il y a, et alors, tournant à peu près vers moi sa face où l’ombre est invisible, m’appelle en criant à haute voix, et un homme sur qui la lèpre a neigé parvient jusqu’à moi, grâce à l’horreur de sa cuirasse, et un autre aveugle, s’approchant de moi avec ses mains, me transmet son angoisse, disant : j’ai tout un monde derrière moi.
5. — Quand nous arrivâmes au Temple, je vis, déjà assemblés, les chefs de la race sacerdotale et les sénateurs d’Israël.
6. — Et il y avait, plus loin, des faces romaines.
7. — Et en voyant ces gens, les paroles de l’homme du chemin de Damas me revinrent à l’esprit.
8. — Et tous, ils étaient émus d’envie contre moi, et moi je fus ému de colère contre eux, car c’est d’eux que vient et que viendra tout le mal.
9. — Ils n’osaient rien dire, étant au bord du peuple qui battait son plein.
10. — Et me tournant et voyant la multitude du peuple qui faisait face à cette rangée de puissants, je fus remué de compassion, de ce qu’ils étaient dispersés et errants comme des brebis n’ayant point de berger.
11. — Et je dis à ceux qui étaient avec moi :
12. — La moisson est grande mais il y a peu d’ouvriers.
13. — Car le peuple sort de terre comme la moisson qu’il en fait sortir et comme les œuvres de son travail.
14. — Mais chacun de tous ceux-là est séparé des autres.
15. — Et les foules ne sont pas des foules, mais des immensités en miettes.
16. — Jean dit : C’est la partie qui fait le tout.
17. — Et moi : Oui, mais c’est le tout qui fait la partie.
18. — Et les mouvements des étendues humaines sont d’une lenteur désespérante. Il y a un large supplice des foules : c’est la lenteur.
19. — Ils pourraient tout s’ils voulaient.
20. — Ils voudraient, s’ils savaient. Mais, je vous le dis, l’œuvre du savoir est ralentie et repoussée, et c’est le cauchemar du monde entier.
21. — Et alors, en haine de leurs souffrances, en haine de leurs maîtres avides, en haine de ce que m’avait dit Paul, et de ce que m’avaient dit ceux de la révolte aveugle et gaspillée,
22. — Je songeai :
23. — Il faut que je donne ma vie.
24. — J’avais déjà pensé à cela : Elever le sacrifice de moi devant tous, offrir ma mort en image. Afficher la déchirure de mon corps pour que les dispersés fassent un seul corps.
25. — Moi qui ai essayé à tâtons d’être le prince des actes,
26. — Ma mort c’était le plus grand acte que je pouvais faire pour réveiller les morts.
27. — Et arracher, de ma défaite, une victoire.
28. — Et le moment de cela était venu.
29. — Le moment de faire rayonner mon sang.
30. — Il y avait dans le Temple des changeurs et des marchands. Je me précipitai sur eux, je renversai leurs tables et leurs sièges, et les chassai du Temple à la face du peuple, en leur criant :
31. — C’était la maison des prières, mais vous en avez fait une caverne de voleurs.
32. — Et le peuple poussa une juste clameur vers moi.
33. — Et je chassai aussi les bêtes des sacrifices et ceux qui les vendaient et les conduisaient, en criant :
34. — Le Temple n’est plus qu’un vaste abattoir géré par une caste.
35. — Et le peuple, à ce moment, le crut.
36. — Ceux d’en haut qui avaient été fustigés sur leurs faces par mon geste et qu’assaillait le cri du peuple, se turent.
37. — Mais je savais bien qu’ayant dit et fait cela, je ne durerais plus longtemps.
38. — Mais les Romains étaient encore indifférents.
39. — Et je dis à cette ville vivante et remuante devant moi :
40. — Sortez des chaînes, vous qui le voulez !
41. — Qu’attendez-vous pour vous mettre en colère ?
42. — Et pour dire à ceux qui vous mènent dans leurs seuls profits : De quel droit ?
43. — Et pour changer le mal en bien ?
44. — J’en ai entendu parfois qui vous disaient : Si on te frappe sur une joue, tends l’autre joue.
45. — C’étaient là de faux prophètes, des détourneurs de rêves, et des voleurs d’espérances.
46. — Car c’est livrer les bons aux méchants.
47. — Car ceux-là voulaient vous sacrifier à une doctrine qui dit : soyez bons ! pour ne pas dire : soyons justes !
48. — Et je leur criai, moi le sacrifié : Ne vous sacrifiez pas.
49. — Celui qui se sacrifie n’est pas assez bon.
50. — Celui qui se laisse tuer est un assassin. Ils savent bien, les moissonneurs d’espoir, que la bonté ne peut être, ici-bas, que le fantôme de la bonté, et que les méchants ne s’envoleront pas. Te sacrifier, c’est ne pas te comprendre.
51. — La grande voix de Daniel qui domine les autres comme le dôme du tonnerre, et Isaïe et Jérémie et tous les parleurs de l’Eternel, n’ont que la justice à la bouche.
52. — La justice est réalité, et sang et source, comme le cœur, qui est le corps du corps. Elle ne dit pas : Amour, elle dit : Respect, elle dit : Lumière.
53. — Et ce disant, elle mêle le ciel à la terre et la vérité au peuple.
54. — On ne vous parle tant de bonté que pour se débarrasser de la justice, vous mobiliser dans les nuages, et vous empêcher de ne jamais rien faire pour changer la guerre en paix et le mal en bien.
55. — Car chacun de ceux qui bâtissaient était ceint sur ses reins d’une épée ; c’est ainsi qu’ils bâtissaient ; et le trompette était près de moi, a dit Néhémie.
56. — Je vis dans l’assemblée Jean Zacharie, le commenceur, qui était revenu, et je m’appuyai sur sa présence pour m’écrier :
57. — Il est écrit : J’ai mis mes paroles dans ta bouche afin que tu arraches et que tu démolisses.
58. — Si tu as des ennemis, lutte contre eux.
59. — Mais reconnais-les d’abord.
60. — Ce ne sont pas ceux que tu crois.
61. — Ce ne sont pas les étrangers et les Gentils.
62. — Quelqu’un d’entre les prêtres dit :
63. — Il parle pour les incirconcis !
64. — Le poing tendu de Jekhiel me cria :
65. — Tu commets le péché national !
66. — Jean Zacharie, qui était entre la foule et moi, s’agita des bras, et lui répondit :
67. — Qu’est-ce que c’est que ça, le péché national ? Où le places-tu dans les péchés ?
68. — Je dis : Il n’y a que deux seules vérités humaines : chacun, et tous.
69. — Aucun pauvre de la terre n’est étranger à un autre pauvre de la terre.
70. — Si la pauvre vérité pouvait parler, que dirait-elle ?
71. — Je suis une sans-patrie.
72. — Isaïe a crié, m’écriai-je : Je te fais rayon des nations ; ainsi parle Iahvéh ; au méprisé des hommes ; à l’esclave des dominateurs.
73. — Et les prophètes qui ont avoué l’Eternel ont étendu la Loi sur le monde entier.
74. — Qui oserait, après eux, la rapetisser,
75. — Et donner toutes sortes de noms étrangers et ennemis, à la vérité ?
76. — Tes vrais ennemis, ceux que tu dois vaincre un jour, ce sont les riches, et les puissants.
77. — Ceux-là sont tes étrangers.
78. — Ceux qui récoltent là où ils n’ont pas semé, et chargent les épaules des autres de fardeaux qu’ils ne voudraient même pas toucher du doigt, et qui ont dans les pans de leurs robes le sang des âmes des innocents.
79. — On donne à celui qui a et il a encore davantage, mais à celui qui n’a pas, on ôte même ce qu’il a.
80. — Et la désolation fondra sur le désolé.
81. — Mais ceux qui ne travaillent pas n’ont pas le droit de manger.
82. — Malheur à vous qui bâtissez vos palais avec la sueur des autres ! a dit Hénoch.
83. — Et l’argent, s’il vit et s’il enfante, est un monstre.
84. — Et dans la communauté des travailleurs, faite par eux et pour eux,
85. — Et où se dissipera la guerre et la richesse injuste,
86. — Chacun sera l’égal de chacun.
87. — Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé.
88. — Que le plus grand d’entre vous soit votre serviteur.
89. — Je vois dans les âges du temps le plus grand de tous se dresser parmi un grand peuple et être son serviteur.
90. — Car dans un tel ensemble, tous n’obéiront plus qu’à eux-mêmes.
91. — Et seront libres, d’être les esclaves de la justice.
92. — Je vous dis qu’il n’y a encore qu’une seule patrie unie des malheureux, et c’est le cimetière.
93. — Et lorsque vous vous serez réveillés d’entre les cadavres, et vous trouverez coude à coude.
94. — Vous verrez que vous êtes dans des prisons comme dans des restes de sépulcres, et que c’est là votre fraternité.
95. — Alors, sortez des chaînes, vous qui le voulez !
96. — N’attendons pas d’être morts pour nous ressembler !
97. — Jean Zacharie debout sur la place me désigna et clama :
98. — C’est lui !
99. — C’est lui. J’ai prêché l’évangile aux, pauvres, dit Jean, mais il a les paroles de la vie éternelle. Il a les armes de la lumière. Voici l’agneau divin qui ôte les péchés du monde.
100. — Après qu’un silence ardent se fut fait, je m’écriai comme Isaïe :
101. — Le peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande clarté.
102. — Il a maintenant la colère de voir.
103. — Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. Et j’annonce l’époque d’accomplissement où souffrir pour la vérité sera enfin une joie.
104. — Mais il ne faut pas vous en remettre aux mauvais bergers.
105. — Vous-mêmes !
106. — Demandez et l’on vous donnera, cherchez et vous trouverez, heurtez et l’on vous ouvrira.
107. — Et tant que vous n’aurez pas tout, vous n’aurez rien.
108. — L’Eternelle Justice a hurlé : Je t’ai gardé et établi pour dire aux captifs : Sortez !
109. — Quelqu’un du peuple me cria : Nous attendons la Révolution.
110. — Alors, vous vous attendez vous-mêmes.
111. — Soufflez sur vos maîtres, vous qui avez tout fait avec vos mains, même vos supplices.
112. — Mais pas Juda le Galiléen, pas Sadok, ni aucun de ce genre.
113. — Gardez-vous de ces guerres perdues du trop faible contre le trop fort.
114. — Mais, de faibles, préparez-vous à être forts, comme tous, vous êtes forts.
115. — Et je rendis la justice au sujet des Zélotes, disant :
116. — Car ce n’est pas la convoitise d’une race qui dévorera le malheur humain.
117. — Rendez l’homme à l’homme, unissez l’homme à l’homme, faites la montagne de l’homme.
118. — Les chaînes tomberont de force lorsqu’il n’y aura plus qu’un grand enchaîné.
119. — Faites d’abord la révolution dans vos têtes.
120. — La révolution est de l’esprit.
121. — Parce que c’est changer ce qui est, en ce qui doit être selon l’esprit.
122. — Et sachez bien qu’il n’y a qu’une vérité et que ce qui doit se faire selon l’esprit se fera aussi un jour par la force des choses.
123. — Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait.
124. — La vie, la vie !
125. — Car en vérité, je vous le dis, la gloire et la fortune et la joie de ceux-là, sont faites de la honte, de la misère, et du malheur de ceux-ci.
126. — Ce qui se maintient par l’épée ne peut périr que par l’épée.
127. — L’épée c’est votre outil.
128. — Entre ceux-là et ceux-ci, c’est une question de force.
129. — Et ceux qui ont raison doivent avoir la force ; et la prendre, s’ils ne l’ont pas.
130. — S’il n’y a pas la force, il manque quelqu’un au couple créateur.
131. — La force est la femelle de l’esprit.
132. — Et ceux qui dorment dans la poussière de la terre, et qui sont morts de sommeil ou bien clament leurs songes, se réveilleront.
133. — Quand on aura mis l’abomination de la désolation.
134. — Les justes seront comme les Barbares que la terre ne peut plus porter. Le peuple unique refera avec lui-même l’unité de Dieu sous le signe de la sueur et du sang.
135. — Vous êtes des fous parce que vous laissez faire.
136. — Mais c’est vous qui serez les sages.
137. — Et les bons !
138. — Et les Juifs se mirent à crier sur la place.
139. — Et ce n’étaient pas des cris vides.
140. — Mais l’archange de la colère leur sortait de la bouche.
141. — Il y avait un tel grondement d’amour du peuple vers moi qu’on n’eût rien pu faire contre moi à ce moment.
142. — Mais je vis bien les statues pâles des puissants, les plaques des faces romaines et juives, et là, je lus que la fin de ma vie était écrite.
1. — Nous assemblâmes notre église pour le repas du soir, et mes disciples et moi, nous savions sans nous le dire que c’était le dernier repas fait ensemble (mais ce ne devait être que l’avant-dernier).
2. — Je rompis le pain, et il y eut d’abord le silence de ce don.
3. — Ensuite Simon Pierre éleva la voix et me dit : Tu es le prince de la vie.
4. — Je répondis : Vous serez vraiment mes disciples. Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira.
5. — Nathanaël dit : Nous ne la connaissons donc pas toute ?
6. — Non, pas toute.
7. — Il s’enhardit alors et m’interrogea : N’es-tu pas contre l’amour ? Réponds.
8. — Jacques, s’enhardissant aussi, dit : Il faut changer le cœur des hommes.
9. — La vieille porte de bois était ouverte sur la salle où était la table servie, et par ce grand carré, on voyait le ciel que le soleil couchant faisait verdoyer, et la lumière entrait par tranches.
10. — Et malgré la beauté des choses, je répondis : Que veux-tu que nous fassions avec ton rêve ?
11. — Tu le tiens dans tes doigts comme une fleur, et tu en es orné, mais, en vérité, tu ne tiens rien.
12. — Tu es assez respectable avec ta fleur, mais celui qui comprend et qui voit, est plus courageux et plus honnête que toi.
13. — Et je dis encore à Jacques qui m’écoutait entièrement, baissant la tête et regardant sur la table, entre ses deux mains, son écuelle dorée par le soir :
14. — Changer le cœur ? Non. Parce qu’on ne le peut pas.
15. — Ce n’est pas le cœur, c’est ce qui est dedans, qu’il faut changer.
16. — C’est pourquoi je vous dis : Comprenez-vous et aimez-vous les uns les autres,
17. — Vous qui êtes là et vous qui n’êtes pas là.
18. — Cela est un seul et même commendement, et c’est celui que je vous donne.
19. — Si comprendre ne veut pas dire embrasser, je ne sais pas ce que cela veut dire.
20. — Comprendre est un mot vivant, et la chair de ce mot, c’est amour.
21. — Le mal, c’est d’aimer avant de comprendre. Car il ne faut pas commencer à bâtir la maison par le haut. Comprendre d’abord, aimer ensuite.
22. — Car l’amour sans la règle est chose flottante et livrée aux vents terrestres.
23. — Et qui peut tourner mal.
24. — Et le cœur crie comme crie un muet.
25. — Que si vous croyez à la fois à l’amour et à l’intelligence, ne dites pas : l’amour et l’intelligence. Dites : l’amour de l’intelligence.
26. — Mais rassurez-vous. Comprendre ne va pas sans aimer. Et s’il n’y a rien de grand qui ne tienne dans les grandes lignes de la justice, il n’y a non plus rien de doux et de chaud qui ne tienne entre les grands bras de la pitié. Et la raison est droite, mais elle est plus follement grande que la folie.
27. — La figure grave de Jacques se leva, et ses lèvres remuèrent :
28. — Pourquoi dis-tu toujours pitié, au lieu d’amour ?
29. — Parce que c’est le pur et le droit de l’amour.
30. — L’amour qui voit.
31. — L’amour pour les hommes, c’est les voir comme ils sont, et retomber sur eux, et qu’ils retombent sur vous. Tel est l’amour des hommes : lumière, mesure, utilité, lumière.
32. — Il ne faut s’attacher qu’à ce qui est faisable. Mais s’y attacher.
33. — Que les mots soient des ouvriers.
34. — On ne peut rien contre la fuyante misère de son propre cœur qui n’est pas une chose.
35. — On peut tout contre l’approchante misère de tous, qui est une chose qui est lourde.
36. — Et qui peut donc se porter.
37. — Et si les cœurs isolés ne se joignent un à un qu’à tâtons, les mains qui tâtonnent vers toutes les autres, les touchent.
38. — Ta joie, la souffrance, sont changeantes et trompeuses. Mais la souffrance des hommes ne te trahit jamais.
39. — Ne dites pas : Je veux changer l’homme en ange, et le monde en jardin d’Heden. Car on vous répond : Quel chemin faut-il prendre ? Ne dites pas non plus aux aveugles : Je vous raconte la jolie image de lumière. Car ils vous crient : Nous voulons la chair de la lumière !
40. — Dites : Je veux travailler à l’arrangement de ce qui est réuni ici-bas.
41. — Et même, ne dites pas : le bonheur. C’est mieux de dire : la paix.
42. — Mais vous aurez contre vous tous les puissants, et la religion couronnée, qui a été faite pour lutter d’avance contre vous, et toutes les forces du monde.
43. — Vous serez haïs et persécutés. Et les brigands installés diront de vous : ce sont des brigands ; et les menteurs diront de vous : ce sont des menteurs. Et même de pauvres gens qui ne sont ni des brigands ni des menteurs, répéteront cela de vous.
44. — Et votre royaume n’est pas de ce monde.
45. — Mais il faut qu’il y soit.
46. — Car il est de ce monde, mais il n’est pas de ce temps.
47. — Je vais partir, mais je vous donnerai un autre consolateur : l’esprit de justice que le monde ne peut pas encore recevoir parce qu’il ne le voit pas.
48. — L’esprit vous conduira dans toute la vérité.
49. — Quelle est la preuve de la justice ? dit Didyme.
50. — Je répondis : Ceci est ma chair, ceci est mon sang.
51. — Ceci est le grand fleuve qui roule dans les veines des multitudes.
52. — Mon sang est le sang des autres.
53. — Telle est la preuve de la justice.
54. — Soyez toujours neufs, et comme des ressuscités dans ce monde qui vous hait.
55. — Et que vous ressusciterez lui aussi.
56. — Ce que je fais, d’autres peuvent le faire, car les autres sont comme moi témoins de la vérité, et capables d’en rendre témoignage.
57. — Car il ne faut pas de magicien.
58. — Ni à droite ni à gauche de leurs seuls intérêts d’hommes.
59. — Et s’il ne restait plus au monde qu’une seule chose sacrée, ce serait celle-là.
60. — Je ne vous appelle pas mes serviteurs parce que le serviteur ne sait pas ce que son maître fait.
61. — Et quand je ne serai plus, mes enfants, vous penserez assez fort à moi
62. — Pour n’être pas orphelins.
63. — Simon éleva encore la voix.
64. — Qui dit seulement : Tu changeras le monde, et il sera changé.
65. — Les disciples étaient tristes, mais ils étaient tout de même remplis de joie et du Saint-Esprit.
66. — Jacques me dit comme Jacob : J’ai vu ta face comme si c’était la face de Dieu. Et il me redit comme Jacob : Je t’ai vu face à face, et mon âme a été délivrée.
67. — Et moi, je me rappelais la douceur qu’il y eut, à mon aurore, quand je rencontrai l’ami.
68. — Dès que nous nous sommes choisis en même temps et que nous fûmes nous, (lui et moi, la gauche et la droite), la parole a été faite chair.
69. — Et deux sourires qui se sourient, c’est exactement une seule chose au monde.
70. — Ainsi en est-il maintenant avec le cœur unique de ceux-ci, qui a donné à mes pensées la joie de vivre. Et lorsque, réunis, ils penseront comme moi, notre parole commune sera chair.
71. — Et moi qui ne devais plus vivre, je leur dis : Vivez. Il n’y a d’espérance que pour ceux qui vivent, a dit l’Ecclésiaste. Car, a-t-il dit, un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort.
72. — Et le ciel qu’on voyait encadré par la porte, était rose, et il avait un chant d’oiseau.
73. — Comprendre. La paix de l’esprit est aussi belle que celle du cœur.
74. — Et c’est sa mère.
75. — On va comprendre la pureté des lignes qui vont de chacun à tous.
76. — Et le prix de la vie.
77. — Et la place que tient une rose avec son souffle.
78. — Et la place que tient un rossignol dans la nuit.
79. — Et que le ciel est tissé à la terre.
80. — Et comprendre miraculeusement
81. — Le miracle du jour et de la simplicité.
82. — Car le jour et la nuit ne nous trompent pas.
83. — Et tout ce qu’on peut faire de magnifique en un seul jour.
84. — La belle horreur de la mort.
85. — Vers la nuit, je vis dans un coin Jekhiel.
86. — L’ami qui était devenu l’ennemi, me reconnut, il trembla, et baissa la tête.
87. — Je m’arrêtai devant lui, et il me regarda alors un peu. Et je vis qu’il n’osait pas se jeter dans mes bras.
88. — Je lui dis : Alors, c’est toi.
89. — Son souffle me répondit doucement : Oui.
90. — Et ayant ainsi prononcé ces mots qui disent tout ce qu’on peut dire au monde, et nous être placés dans la grandeur des temps, nous nous séparâmes.
1. — Toute la journée il n’y eut rien contre moi.
2. — Il faisait beau temps, les campagnes étaient radieuses. Mais pour moi, c’était trop tard pour goûter cela.
3. — Et le soir vint comme les autres. Et quand il fut là, je me dis : C’est cette nuit que tout sera consommé.
4. — Comme j’allais lourdement, ne sachant que faire, car j’avais trop peu de temps devant moi, je vis Judas Iscariote.
5. — Il méditait sombre, rancuneux, en grinçant des dents.
6. — Quand il me vit, il me dit aussitôt :
7. — J’ai quelque chose contre toi.
8. — C’est embêtant, ce que tu as dit dans ton sermon du Temple et que tu avais déjà dit dans ton sermon sur la montagne, à savoir qu’il faudrait que le peuple s’occupe lui-même de son affaire.
9. — Seigneur, tu aurais mieux fait de te taire. Ou de parler d’autre chose. Voilà : j’ai examiné la chose, et elle est comme je te le dis. Ecoute-le et considère-le pour ton bien, Rabbi.
10. — Ne mêle pas César à ton évangile. Parle de l’esprit, et laisse César où il est.
11. — Je dis : Ami, ces choses ne vont pas ensemble.
12. — Il dit : Qu’est-ce que ça fait ? Ça ne se voit pas au premier abord. Soyons dans le milieu. Toutefois, marchons sur le côté.
13. — Je compris plus avant, que les tentations les plus graves sont celles qui n’ont pas l’air de tentations, et que cet homme était loin de moi et contre moi, encore que pas méchant.
14. — Parce qu’il se couvre toujours de la petite chose immédiate, et qu’il a l’air d’avoir raison.
15. — Quand il est là, il me semble que tout le monde est là, à l’encontre de moi.
16. — Je disais : C’est comme si je me cognais à un arbre.
17. — Non, c’est comme si je me cognais, la nuit, à la forêt.
18. — Mon angoisse devint cent fois, mille fois, plus grande.
19. — Alors désespéré, je redevins comme un enfant, et j’appelai ma mère, et mes pas me portèrent pour aller la trouver.
20. — Elle était chez des gens amis, de Béthanie.
21. — Dans le village, la vie tranquille du jour s’achevait. La journée de tous fut bien remplie. Ils rentrent, chacun dans son lieu, ils sont paisibles. L’odeur de leurs jardins vient à leur rencontre. Ils disent au vent du soir : donne.
22. — Le soir est la meilleure saison du jour.
23. — Et tout est encore plus beau que tout.
24. — Je préfère tout.
25. — Mais moi j’étais l’hiver et j’apportais l’hiver, car chacun refait, à chaque heure, le monde à son image.
26. — Les choses semblent revêtues de beauté. Mais leur beauté n’est que la charité du passant.
27. — Et la nuit, c’est fermer les yeux.
28. — Il faudra tout de même une douce longueur de temps pour que le temps use les lumières de ces maisons.
29. — Mais tout cela dont ils jouissent, c’est fini pour moi.
30. — Je ne marcherai plus ici, ni là. Je suis au moment où chaque pas dit adieu.
31. — Et voici qu’un vieux homme descend lentement un escalier. Il le remontera. Celui qui descend au sépulcre ne remontera pas.
32. — Dans une maison, derrière le rideau de la porte, un chant heureux répand son parfum d’immortalité.
33. — La maison profonde, avec ses ouvertures fermées. Pour ceux qui vivent dedans, c’est une chose. Pour ceux qui passent, n’est-ce pas une créature ? Et parce qu’il a plu, ce mur a pleuré.
34. — Une jeune fille marche à ma rencontre. Pourtant, puisque je m’en vais, elle s’en va aussi.
35. — Ici, où on s’attarde, il y a une lumière allumée, qu’on voit. A côté de la lumière, le carré de la maison et la palme sont tout bleus.
36. — Comme le monde était bleu !
37. — J’aime.
38. — Mon Dieu, mon Dieu.
39. — En pensant à ma destinée qui aura passé si vite, j’ai laissé échapper comme un enfant : mon Dieu.
40. — C’est ma bouche et mon regret qui ont parlé, malgré moi.
41. — Je vis ma mère qui était assise, et lui parlai des grandes choses : Voici : je me suis dressé contre le monde.
42. — Elle sortit, à gros efforts, de l’effacement où elle était toujours, et prise d’humilité de parler de ces choses, elle rougissait.
43. — Et même elle laissa le vaisseau où elle préparait à manger.
44. — Et elle dit : Il ne faut pas différer des autres. On commence à trouver drôle que tu cries contre ce qui se passe.
45. — Sans doute, quand les gens t’écoutent et te rendent grâces, on est fier.
46. — Mais d’autres disent que tu n’es pas du tout un bon Juif.
47. — Comme je ne disais rien et que les instants passaient, elle se mit à frotter avec ses doigts durcis, une marmite qu’elle avait posée sur ses genoux, pour ne pas perdre de temps, parce que le soir venait et qu’il devait apporter à manger.
48. — Elle dit : Ce serait si bien, si on disait : Marie, tu es la mère de Jésus, un honnête ouvrier dont personne ne parle.
49. — Au lieu de cela, on dit, mon petit : Ce Jésus-là, c’est un sans-patrie. Il ne respecte pas assez les gens en place et les propriétaires. Il est un communiste.
50. — Je ne sais pas, moi, mais on le dit.
51. — Laisse donc les choses comme elles sont. Elles vont très bien, je t’assure, crois-moi. Sois sage.
52. — Elle me regarda, pour me décider, avec des larmes brillantes entre ses paupières.
53. — Et j’étais prosterné, à cause de ma grande angoisse, devant celle qui m’a donné tout ce que j’ai.
54. — Je n’ai pas choisi ma mère. Qu’y a-t-il de commun entre elle et moi ?
55. — C’est la femme que j’ai vue face à face ; voilà ce qu’il y a de commun entre nous.
56. — La mère plie ses petites épaules de femme.
57. — La patience de ses baisers amollirait les pierres.
58. — Au lieu de répondre, je me rappelais cette Astaroth d’Ananias, qui l’avait tentée un jour, avec son petit enfant doré.
59. — Et, faisant un rapprochement entre la mince beauté fabriquée de la déesse, ornement parfait et suspendu, et la pauvre maternité de ma mère aux yeux noyés, où l’étoilement s’enracinait, je me pris à murmurer : la déesse Marie, et dans ma détresse, je souris tout bas.
60. — Je lui dis adieu, et son visage était déjà taché par la nuit, et je repris le chemin de Gethsémani, et les habitants du village s’effacèrent, moururent, et le cri qui avait commencé tout à l’heure dans ma gorge s’acheva : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
61. — Et c’était une tentation, venue des Grands Livres.
62. — C’était le déchirement de la parenté qu’on n’a pas pu s’empêcher de voir : mon Père…
63. — Mon Père, qui êtes aux cieux, vous rendez le son de toutes nos douleurs.
64. — Et je sentis pourquoi on croit en Dieu.
65. — Si j’étais fou je croirais en Dieu.
66. — La lune était grande ouverte sur le mont des Oliviers, et il y avait dans la grange où étaient mes disciples au milieu de la paille, un carré de lumière à cause d’un trou du toit.
67. — Et autour c’était noir, mais on voyait la masse de leurs corps endormis.
68. — Je les touchai et ils s’éveillèrent en résistant.
69. — De quoi avaient-ils parlé avant de s’endormir ? Ils se turent, ensuite avouèrent qu’ils avaient discuté qui d’entre eux plus tard serait le plus grand.
70. — Ils savaient, ils avaient communié avec moi dans l’adieu, et ils avaient parlé de cela.
71. — Et puis ils s’étaient endormis, fatigués d’avoir vécu un jour.
72. — Ils se frottèrent les yeux, et ils se rendormirent de toute leur pesanteur d’hommes, au bord de cette blancheur qui, par terre, était le bout de la lumière.
73. — N’auraient-ils pas pu veiller avec moi cette nuit ?
74. — Mes pires ennemis, ce sont ces pauvres gens à vue courte. Ils ont appliqué, aussi bien qu’ils ont pu, leurs paroles sur les miennes.
75. — Mais ils me trahiront à cause de leur médiocrité.
76. — Simon Pierre lui-même me reniera. Il me reniera devant les gens. Même tout seul, un soir, il me reniera. Mais il aura tout de même peur de ce qu’on lui aura fait penser, et il regardera ce soir-là, vers moi. Et moi je ne serai pas près de lui. Et, parce qu’il ne m’entendra pas, ce soir-là, chez lui, il croira que je l’écoute. Il aura peur, et, pour lui, je serai partout, sauf à l’endroit où il sera.
77. — Et Jean, le plus pareil à moi, celui dont le regard m’a apporté l’illusion d’un miroir, celui qui si souvent, la tête baissée et les yeux levés, me contempla, il me trahira aussi, et ne sauvera pas mon souvenir.
78. — J’ai donné à la vérité invisible le seul bien que j’ai : ma vie. Et maintenant, ma vie n’est plus à moi.
79. — Et en pensant à cela, j’ai pleuré dans la grange où j’étais seul.
80. — Et tombé sur mes genoux, je voyais mes deux mains crispées, car l’homme désespéré ne voit pas souffrir sa figure, mais ses mains.
81. — Cependant un autre disciple, à qui je n’avais jamais prêté beaucoup d’attention, veillait près du mur, et j’entendis d’abord seulement sa voix dans l’ombre, qui me dit : Moi je n’ai pas dormi.
82. — Ce jeune homme fut hors de l’ombre, vint à moi, se prosterna devant moi dans le carré de lumière qu’il y avait, et me glorifia en me disant tout bas :
83. — Je t’adore parce que tu n’es pas un dieu. Si tu étais un dieu, que t’importerait de souffrir pendant quelques heures et de mourir d’apparence ? Si tu étais un dieu, tout cela pèserait bien peu dans ton éternité et ton rayonnement, et qui pourrait sans être insensé, parler de ton sacrifice ?
84. — Si tu étais Dieu, où serait ta bonté ? Il n’y aurait plus là que des jeux divins.
85. — Et je te demande pardon, à toi, si grand, et si exposé, et qui ne ressusciteras pas, de ce que je t’ai méconnu, et de ce que je t’ai parfois, considéré comme un dieu.
86. — Marie-Madeleine fut là aussi, blanche dans la nuit et belle comme le jour, et sa beauté était nue de bijoux.
87. — Une grande exaltation la faisait se dresser sur la pointe des pieds ; et les gens disaient depuis quelque temps qu’elle était reprise par les sept démons comme autrefois.
88. — Elle me dit qui j’étais :
89. — Elle me dit : Il est venu un homme qui a élevé dans ses mains, pour les montrer, la souffrance, la misère, et la grandeur humaines.
90. — Tu as annoncé les choses qui étaient cachées depuis le commencement du monde.
91. — Tu as semé ceci : Croyez pleinement à vous-mêmes, refaites la vie selon votre image, et vous serez sauvés.
92. — Que chacun maîtrise son Dieu, que tous maîtrisent leurs rois.
93. — Et tu as divinisé.
94. — Et tu fus adoré par moi tout entière, pas seulement par mon corps, le bord de moi.
95. — Je suis resté cachée à toi comme mon cœur est caché en moi. Car, sans rien me dire, tu m’as demandé de souffrir.
96. — Je reste le monument de celui qui m’a parlé.
97. — Et que ta lumière soit !
98. — Quand cette femme se fut tue, et que je n’entendrais plus sa voix, je connus que j’ai passé sur la terre pour n’avoir que ce seul disciple.
99. — Et je ne l’ai eu seulement que par la magie de son cœur.
100. — Et peut-être aussi cet autre qui n’avait pas voulu mutiler la beauté du regret, et qui justement s’approcha et dit, tendant vers moi son bras bleu et pâle comme la lune :
101. — Voici l’homme.
1. — Les soldats vinrent me chercher comme je l’avais prévu,
2. — Sans être prophète.
3. — Et pourtant, les pauvres soldats, c’est sur eux-mêmes qu’ils ont alors porté la main, comme toujours.
4. — Il y eut une débandade des disciples.
5. — Le noyau de l’Eglise, la source du monde nouveau, se dispersera.
6. — Et j’ai entendu l’un d’eux dire : Je ne connais pas cet homme, et je ne me suis pas tourné pour voir qui c’était.
7. — Et je fus enfermé avec les prêtres et les puissants, eux et moi, entre quatre murs.
8. — Et ce tribunal, c’étaient : le pontife plein de joyaux, et le riche royal, et le militaire glorieux, et le menteur brutal, et le sophiste doucereux et serpentant, — qui tous, portaient des bracelets, et avaient des bagues pendues à leurs oreilles, qui tous n’étaient qu’une âme et qu’une force.
9. — Ils firent semblant de m’interroger. A ce que je disais, ils répondaient d’après eux-mêmes et non d’après moi.
10. — Et ils voulaient que j’eusse fait un complot contre l’Etat.
11. — Et je me tus, et je cessai même de juger les juges.
12. — Puis on me poussa dehors, et devant le fonctionnaire romain.
13. — Comme c’était la préparation de la Pâque, la foule n’entrait pas dans le prétoire. Et de temps en temps, mis violemment par des bras sur le seuil de la porte qu’on ouvrait, je voyais s’étaler sur la place ce chantier de tumulte.
14. — Le fonctionnaire ne pensait qu’à sa responsabilité de fonctionnaire, et disait : Voyons, qu’est-ce que cet homme a fait de mal ?
15. — On répondait : Il a soulevé le peuple, et, de plus, il a dit qu’il était roi, alors qu’il y a César.
16. — Le fonctionnaire fut désobligé quant à la figure, et me dit : Pauvre prophète, du moment qu’ils parlent de César, j’aurais des ennuis si je ne te condamnais pas.
17. — Je savais bien que ce grand personnage voulait que je disparusse, mais il était hypocrite et lâche comme tous les puissants.
18. — Comme la foule pouvait délivrer un condamné, cette foule à qui les prêtres soufflaient ses cris, préféra délivrer Juda bar Abbas que moi (car il avait été emmené en prison).
19. — Quand il m’eut condamné et que ce fut une chose faite, le fonctionnaire me dit tout bas dans un coin, tandis que ses yeux froids me regardaient : Je me ris du roi des Juifs. Mais plus que de celui du roi des Juifs, j’ai peur de ton règne désespéré.
20. — Ils m’ont mis, devant tous, une couronne d’épines, un manteau de pourpre ; ils m’ont donné un sceptre de roseau. Ils disaient : Oh, oh, c’est le roi des Juifs, et ils m’ont souffleté en riant, tout en se prosternant devant moi.
21. — Et j’ai pensé à l’homme du chemin de Damas, et que c’était ma gloire qui commençait.
22. — J’ai pensé que ceux d’en haut feront un jour de moi comme ceux-ci, quand mon image et mon nom ressusciteront parmi eux.
23. — Ils me mettront l’habillement du roi, et me donneront le sceptre.
24. — Ils me mettront une couronne qui me fera mal.
25. — Ils se prosterneront devant moi.
26. — Et ils me soufflèteront.
1. — La mise en croix.
2. — Comme j’eus peur, un peu avant !
3. — Cela me faisait mal et me tirait horriblement.
4. — Mon sang coulait, et j’avais soif de mon sang.
5. — Mais je pouvais voir encore devant moi.
6. — Et je vis qu’il n’y avait pas beaucoup de monde.
7. — Mais tous étaient contre moi.
8. — Et si j’avais là des amis, ils n’osaient pas être des amis.
9. — L’autre jour tous étaient avec moi, parce que je les dominais.
10. — Mais la foule s’était retournée toute au vent.
11. — Car tous, ils n’adulent que ce qui les domine. La foi souffle où souffle le pouvoir.
12. — Mais moi, l’homme étiré en forme de croix, j’ai tout de même confiance en eux, qui aujourd’hui ne savent pas ce qu’ils font.
13. — Et qui se persécutent d’oubli.
14. — Faire le juste. Défaire l’injuste.
15. — Le peuple juif dont j’ai tenu l’âme debout, m’aidera, après moi, à semer ce levain dans l’univers lorsqu’il y aura été lui-même semé à la volée, au milieu du peuple unique sous les cieux.
16. — Disciples dispersés du malheur, qui est jusqu’ici le seul grand berger des peuples.
17. — Je suis crucifié et je vais mourir sur la croix.
18. — Ma pensée aussi sera crucifiée.
19. — Mais elle ne mourra pas sur la croix.
20. — Esprit humain, clair comme l’ange, et rebelle comme Satan !
21. — Je t’aime. Et je les aime.
22. — Les pauvres, qui sont tous les hommes, et qui ne sont rien du tout.
23. — Qu’une force de la nature
24. — Perdue comme celle du vent !
25. — Par un pacte sanglant,
26. — J’écrirai ma parole sur leur cœur.
27. — Et voici que moi, le crucifié de cette croix-ci,
28. — Et qui serai l’antechrist des crucifix,
29. — Moi la bête divine du sacrifice, dont le corps est un drapeau rouge, voici que je vois cette guerre ouverte maintenant jusqu’à la fin, entre la chair de l’humanité et la convoitise de quelques grands complices.
30. — Ceux-là mêmes qui m’ont cloué ici.
31. — Parce que j’étais le Messie du peuple et le Verbe des hommes.
32. — Car depuis que le monde est monde, ils ont fait une grande contre-révolution sur la terre.
33. — Mais ceux qui étaient les derniers à cause du péché d’obéissance, seront les premiers, après trop de misère,
34. — Et ils auront divinement raison.
35. — Je vois encore cela
36. — Dans mes yeux fermés.
37. — Avant de me noyer.
38. — Voici ce que je crie encore en dedans de moi, en dedans de ma bouche déchirée :
39. — O peuple, je crois en ton Jugement Dernier.
40. — Quand tu tiendras l’évangile nu.
41. — O peuple, quand tu feras le peuple.
42. — Moi je vous ai dit de mon vivant : Je vous apporte non pas la paix mais la guerre, parce que la vraie paix est de l’autre côté d’une guerre, et d’un déluge.
43. — Parce que j’appartenais à la vie, je suis venu apporter l’épée, et mettre la division entre le père et le fils, et le frère et le frère, et le maître et le serviteur, pour sceller la nouvelle alliance.
44. — Contre tous les princes de la terre,
45. — Debout, les damnés de la terre.
46. — Voilà que je souffre au delà de moi. Voilà le sang de la nouvelle alliance, où je sombre. J’ai ouvert la bouche par-dessus ce sang de mes entrailles, et ils ont entendu mon cri mouillé de sang :
47. — J’ai vaincu le monde !
48. — Et c’est à cet instant que ma tête s’abaisse et que les cieux se fendent dans mon cri.
49. — Fin de l’évangile de Jésus, fils de Marie.
50. — Qu’il vienne à votre secours, à vous qui êtes tourmentés, à vous qui, cherchant une force à la loi morale et à la certitude, désespérant trop de la toute-puissance humaine, tâtonnez encore vers des Dieux dans des nuées, écoutez les paroles du vent qui passe, et vous cognez aux grilles de lumière et au plafond d’azur ; ainsi qu’à vous qui, rangés en ordre, aujourd’hui où presque toutes les nations du monde sont entre les mains des hypocrites, mettez l’idée pure, sage, et juste, de la Révolution dans la grande âme religieuse de l’humanité. Ainsi soit-il.
I. |
— C’est au fond qu’est la richesse | |
II. |
— Les parents perdus | |
III. |
— Le Liseur et les lettres | |
IV. |
— La Révolution | |
V. |
— Le frère inexplicable | |
VI. |
— La couronne | |
VII. |
— La porte sur le monde | |
VIII. |
— Les jours et les œuvres | |
IX. |
— Mon père mourut | |
X. |
— Priscilla, ou : Chacun et tous | |
XI. |
— Nicodème, ou : La vie et la mort | |
XII. |
— Vérité et réalité | |
XIII. |
— Marche ! | |
XIV. |
— L’homme et le vent | |
XV. |
— La couronne d’épines | |
XVI. |
— Hier, aujourd’hui, demain | |
XVII. |
— Marthe et Marie | |
XVIII. |
— La douceur de la force | |
XIX. |
— La Tour des Hommes | |
XX. |
— Sermon sur la montagne | |
XXI. |
— Le mariage du mal et de la bonté | |
XXII. |
— Dieu de ma justice ! | |
XXIII. |
— La porte sur le Royaume | |
XXIV. |
— Communauté | |
XXV. |
— Les étoiles sont enracinées par terre | |
XXVI. |
— Je ne savais pas | |
XXVII. |
— Israël seul | |
XXVIII. |
— Le mélange | |
XXIX. |
— Apocalypse du futur | |
XXX. |
— Sermon du Temple | |
XXXI. |
— Le trésor pratique | |
XXXII. |
— Voici l’homme | |
XXXIII. |
— Juges | |
XXXIV. |
— La Croix |
J’exposerai dans un livre — En Suivant Jésus le Juste — les documents, les indices et les raisons qui m’ont éclairé dans ma tentative de remonter jusqu’au vrai passé, et de rencontrer Jésus, l’homme divinement homme qui a, plus que tout autre, compris, situé, et orienté l’homme.
Nous entrons à peine dans la période où la critique indépendante a conquis le droit d’envisager les origines du christianisme d’une façon positive et objective, et d’y apporter la lumière. C’est donc d’hier qu’est née véritablement l’exégèse chrétienne. Elle a déjà déblayé ce qu’on pourrait appeler les ruines de cette grande question, et révélé, sans réplique, bien des erreurs, bien des calculs, bien des falsifications. Il est établi aujourd’hui que les Livres canoniques, et les traditions chrétiennes consacrées non seulement par l’orthodoxie, mais même par l’enseignement officiel, ne méritent historiquement que peu de créance. Il n’est peut-être pas, depuis que les hommes croient recueillir leurs annales, de cas où la superstition, appuyée par les procédés ordinaires de contrainte de « l’Ordre Etabli », ait à ce point, et pendant si longtemps, tenu tête à l’histoire.
Je suis de ceux qui pensent que l’écrivain n’a pas le droit de traiter de tels sujets à sa fantaisie et selon son goût personnel. L’écrivain, homme public, n’a pas le droit de se tromper, car en se trompant, il trompe. Il est tenu de vérifier scrupuleusement ce qui lui passe par la tête avant de l’exprimer, et lorsqu’il s’attache à copier un Personnage du passé, d’obéir à son modèle.
Mais le pauvre prophète profond qui passa en Galilée, qui n’a jamais su ce qu’on devait faire avec lui, ni la gloire fabuleuse qui devait l’envelopper dans les âges, et qui fut utilisé — corps et âme — à d’autres fins que les siennes, je mets en fait que la critique scientifique dégage des Evangiles sa figure vivante par la même espèce d’inductions qui font retrouver celle de Socrate parmi les prestigieux développements des Dialogues de Platon.
Si j’ai pris certaines libertés avec la tradition admise, c’est que mes hypothèses me paraissaient, chaque fois, cadrer davantage avec la vraisemblance et s’approcher mieux de la vérité. Mais je crois n’avoir jamais perdu de vue cette image dont la réalité est attestée non par des scolastiques et des catéchismes, mais par le seul déroulement des trésors spirituels : au VIIIe siècle de Rome, il est venu un homme qui a tenu dans ses mains, et qui a élevé, pour les faire voir, la misère, la souffrance, et la grandeur humaines.
Je veux ajouter encore ceci :
Ces choses ne sont pas du passé, elles sont de toujours. Elles sont d’aujourd’hui.
Si j’ai lu et relu jour et nuit les Livres Saints, et étudié tant de travaux qu’on a écrits sur le Dogme, ce n’est pas pour la joie artistique de réaliser une reconstitution, et de tenter de trouver, comme un archéologue, un Evangile sans contradiction et sans tache — l’évangile de restitution.
C’est pour pouvoir m’adresser aux inquiets et aux tourmentés des temps où nous sommes — aujourd’hui que des fatalités, économiques, sociales, politiques, intellectuelles et morales, incitent l’homme à être, selon l’exemple sacré qu’il ne lui a jamais été donné que d’entrevoir, un briseur d’idoles.
C’est pour leur montrer, à tous ceux qui attendent, le parallélisme grandiose qui se dessine rigoureusement entre la décadence du monde contemporain (en son apogée de progrès matériel), et celle du monde antique : entre le christianisme naissant, et les nouveaux leviers qui se mettent à soulever l’univers.
Afin de ne pas surcharger chaque page de ce livre, j’ai renoncé à indiquer par des renvois la référence d’origine des citations qui remplissent le texte. Ces citations sont empruntées, en dehors de celles que j’ai puisées dans l’Ancien et le Nouveau Testament, à un certain nombre de livres ou de textes deutéro-canoniques ou apocriphes ou « annexes » : Evangile de Pierre, Protévangile de Jacques, Evangile de l’Enfance, Papyrus d’Oxyrhynchos, Doctrine d’Adda, Actes de Thomas, Lectionnaire syriaque-palestinien, variantes manuscrites extra-canoniques (notamment celles du Codex Cantobrigiensis), paroles non canoniques de Jésus rapportées par Clément d’Alexandrie, Origène, Saint-Augustin, le Pseudo Cyprien, le Pseudo Clément Romain, traditions musulmanes éparses (Ephrem Syrus, etc…) et Koran ; enfin littérature juive préchrétienne : l’Ascension d’Isaïe, le Livre d’Hénoch, les Oracles Sibyllins, etc…
On a trouvé dans ce livre des expressions de fabrication moderne ou contemporaine. J’espère que les lecteurs ne mettront pas sur le compte de l’ignorance de l’auteur ces anachronismes verbaux. En désignant des idées ou des choses sous des appellations qui sortent de la couleur locale, je n’ai fait que me conformer à la tradition des traducteurs attitrés de l’Ecriture. Il est évident que ces termes, qui font tache neuve, désignent ce qui correspondait alors aux choses et aux idées en question — mieux que des noms techniques périmés ou que des tournures figurées qui compliqueraient les phrases.
H. B.
Septembre 1926
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 1-1927
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