Title: Mes cahiers rouges au temps de la Commune
Author: Maxime Vuillaume
Release date: February 26, 2023 [eBook #70144]
Language: French
Original publication: France: Paul Ollendorff
Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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y compris la Suède, la Norwège, la Hollande et le Danemark.
S’adresser, pour traiter, à la Librairie Paul Ollendorff
50, Chaussée d’Antin, Paris
MAXIME VUILLAUME
Mes
Cahiers Rouges
AU TEMPS DE
LA COMMUNE
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50
Tous droits réservés.
IL A ÉTÉ TIRÉ A PART
quinze exemplaires numérotés à la presse.
SAVOIR:
5 exemplaires sur papier de Chine,
10 exemplaires sur papier de Hollande.
A
LUCIEN DESCAVES
Ces pages sont dédiées
I
déroute
Mercredi 24 mai 1871, six heures du soir. En face de l’hôpital de la Pitié. Le Panthéon est occupé. Les fédérés descendent, sombres, poussiéreux, l’uniforme ouvert...
—Trahis! Nous sommes trahis! Montmartre est pris...
Montmartre est occupé depuis la veille au matin. Et ce sont ses obus, les obus pris par l’armée, qui criblent le quartier. La nouvelle a été démentie. Impossible de se tromper maintenant. L’heure des bulletins enthousiastes a fini de sonner.
—J’en ai assez, crie un artilleur. Voilà trois jours que je me bats...
Et, montrant sa vareuse trouée et souillée:
—C’est pourtant pas que j’aie peur, allez... Mais nous sommes foutus. Plus de chefs...
Tristement, l’homme baisse la tête. Il arrache à la hâte la large bande rouge de son pantalon, qui peut le dénoncer. Peine inutile. La Cour martiale, si mince galon qu’il ait conservé, l’infortuné, l’attend.
Les mitrailleuses cahotent sur le pavé de la rue Lacépède, traînées par les combattants. On a abandonné les chevaux là-haut.
Enfin, tout a défilé. Voici encore des civières, devant 8 lesquelles s’ouvre le portail de l’hôpital. Deux ou trois internes sont là. L’un d’eux, à chaque entrée, soulève le drap blanc.
Je m’approche. L’interne jette sur moi un regard angoissé. Je crois bien qu’il m’a parlé de Saint-Sulpice, d’où quelqu’un arrive, et où l’on a tout passé par les armes: prisonniers réfugiés dans la cour du séminaire, blessés cloués sur leur lit d’ambulance, pêle-mêle avec le médecin.[1]
La fusillade a cessé. Le quai est toujours à nous. Si nous nous reposions? Depuis deux jours je n’ai pas eu une minute de sommeil. Le matin, j’ai voulu m’étendre sur le balcon d’une maison amie, rue Gay-Lussac. Les balles m’en ont délogé. Je me suis assis à l’intérieur sur un canapé. Et voici encore qu’un projectile, trouant la vitre, est venu siffler à mon oreille, s’enfonçant dans la reliure d’un livre de la bibliothèque. Il m’a semblé que cela venait du clocher de l’église Saint-Jacques... Méfiez-vous, en ces jours de lutte, des clochers.
pantalons rouges
Si nous entrions dans ce petit hôtel, proche de la fontaine Cuvier... Nous sommes là cinq ou six qui avons fait le même projet. Dix heures. Tout est toujours silencieux. Certainement la troupe a, elle aussi, besoin de bivouaquer après la bataille. Nous avons la nuit devant nous.
Et je ronfle comme quelqu’un qui n’a pas dormi depuis deux jours... Je ronfle avec une telle sérénité qu’il est cinq heures à ma montre de cuivre—je reparlerai de cette montre—lorsque le soleil, crevant librement les vitres sans rideaux, vient m’ouvrir les yeux.
Toujours rien. Pas un coup de fusil. Un remue-ménage insolite cependant monte de la rue. Des bruits métalliques. 9 Des appels... Je saute hors du lit. Au même moment, un de mes camarades, qui a ronflé lui aussi, entre brusquement.
—Les Versaillais sont ici. Nous sommes cernés...
Je cours à la fenêtre.
Au bas, la petite place sur laquelle s’ouvre la grille du Jardin des Plantes est pleine de troupes. Au milieu, un monceau d’armes qu’entoure un groupe de soldats. Un solide gaillard aux épaules carrées, la manche ornée d’un brassard tricolore, brandit un fusil dont il écrase la crosse sur le tas.
—Encore un! clame-t-il d’une voix furieuse, qui arrive jusqu’à nous.
Tout autour, des uniformes, des képis, des ceinturons, jetés au hasard sur la chaussée.
Adossés à la grille, deux officiers de la garde nationale de l’ordre. Képi bleu à large bande blanche, revolver dans la gaine de cuir jaune, bottes hautes. Sabre au côté, sur une longue capote grise. Brassard tricolore cousu à la manche.
Ce brassard tricolore, que je devais revoir quelques heures plus tard à la cour martiale, je ne pouvais en détacher mon regard... Depuis un mois déjà, nous savions qu’ils étaient en dépôt à Paris, ces brassards, prêts à être épinglés au bras des vainqueurs. Et pas un effort pour étouffer la conspiration! Aujourd’hui, les voilà en plein soleil, triomphalement arborés! Gare à ceux qu’ils vont reconnaître, arrêter, pousser à la fusillade!
Il faut descendre cependant. Fuir n’importe où, mais fuir vite. Déjà, nous voyons les pelotons se former, entrer dans les maisons voisines, en ressortir avec des armes saisies, des paquets, des prisonniers.
Mais j’ai des papiers! Je puis être arrêté dans la rue. Et des papiers bien compromettants. Une carte de laissez-passer sur la place Vendôme, le jour de la chute de la colonne.[2] 10 C’est déjà quelque chose... Une autre plus dénonciatrice encore. La carte verte délivrée par la Commune, sorte de coupe-file que l’on ne donnait qu’à bon escient. Elle porte mes nom et prénom, ma profession. Cela suffit largement pour me faire coller au mur sans examen. Elle m’a été donnée par l’ami Tridon,[3] qui l’a signée.
Je déchire rapidement les deux cartes. Je glisse les morceaux sous le tapis cloué au parquet.
Et mon képi au double galon d’argent! Il me faut une autre coiffure. Ma foi, sonnons le garçon. Il n’y a pas autre chose à faire.
Brave homme de garçon! Il a déjà deviné, avant même que je l’aie interrogé. Vite il va me chercher son chapeau rond, à lui.
—Monsieur, ils sont descendus toute la nuit, me dit-il rapidement, étouffant sa voix. Il y en a plein le jardin. Moi, j’ai déjà jeté ma vareuse et tout le reste. Sur chaque marche de l’escalier, il y en a un qui dort...
Nous sortons, l’ami qui est venu me retrouver dans ma chambre, et moi. Le cœur me bat certainement quand je mets le pied sur la première marche.
Eh bien! ma foi, en avant.
Et comme la porte du petit hôtel est encombrée de soldats qui me barrent le chemin, j’avise, en attendant qu’ils m’aient fait place, une gentille petite blondinette de trois ou quatre ans dont je caresse les boucles folles, comme si j’étais un habitué de la maison. Allez donc me prendre avec cela pour un insurgé...
pavés maudits
—Nous remontons au quartier? dis-je à l’ami qui m’accompagne.
11
Au tournant de la rue Lacépède, je jette un regard à l’intérieur de la Pitié, dont le portail est grand ouvert. Je voudrais bien revoir l’interne, lui demander ce que sont devenus nos blessés.
Pan! Pan!... Un feu de peloton, tout près. Cela vient du Jardin des Plantes.
Je me retourne. L’officier au brassard tricolore est toujours là, immobile contre la grille. Le voici cependant qui se range de côté. Un groupe passe. Au milieu des soldats, baïonnette au canon, deux civils.
Pan! Pan! Encore un feu de peloton... Montons vite.
Partout des lignards, des chasseurs. Ceux que j’ai vus la veille, avant l’attaque du Panthéon, derrière les grilles du Luxembourg et devant la barricade de la rue Soufflot.
Les débits en sont pleins. Ils trinquent bruyamment sur le zinc, faisant sonner le fusil sur le parquet, jetant les pièces blanches, la ceinture bourrée de revolvers.
Nous arrivons à la rue de la Vieille-Estrapade. Là, une barricade. Deux officiers à brassard et capote grise.
—Allons! allons! crient-ils aux passants, qu’on me démolisse ça. Et vite.
Il faut prendre son pavé, le jeter dans le fossé plein d’armes et d’uniformes.
—Faut-il aussi que je prenne le mien! dit brusquement près de moi, avec un gros rire, un homme en bourgeois, brassardé, lui aussi, aux trois couleurs.
Avant de continuer sa route, le policier—car je le saurai bientôt, ces hommes à redingote noire et à brassard tricolore sont les pourvoyeurs des cours martiales—jette un regard autour de lui.
—Et dire que dans ces crapules-là, hurle-t-il, il y en a qui l’ont construite...
Et, après une pause:
—Oui, mais, les cochons... Ils nous l’ont bougrement payé... Fallait voir ça, cette nuit, au Luxembourg!
12
lendemain de victoire
Maintenant, c’est l’effroyable spectacle du lendemain de la victoire. Rues défoncées. Maisons écorchées par les obus et les balles. Pavés noirs ou rouges. Noirs de poudre, rouges de sang. Trottoirs semés de mille choses diverses jetées la nuit par les fenêtres... Il faut se hâter de se débarrasser de tout ce qui pourrait rappeler, aux yeux des perquisitionneurs, que l’on a touché, de près ou de loin, à la Commune.
Place du Panthéon. Debout, devant un pilier de la mairie, deux officiers lisent l’affiche de Delescluze[4] appelant le peuple aux armes. Je suis assez près du groupe pour la reconnaître. Je voudrais m’avancer encore, entendre ce qu’ils disent. Mais je recule d’horreur. Dans l’encoignure, qui se découvre devant moi, une demi-douzaine de cadavres... L’un, replié sur lui-même, montre sa tête affreusement ouverte, sanglante et vidée.
Sur les marches du Panthéon, des soldats. Sur la place, des soldats encore. Au milieu, un marin qui crie et chante, en brandissant je ne sais quoi dans son bras levé. Il me semble que c’est un corsage déchiré de femme...
De la petite rue qui longe la bibliothèque Sainte-Geneviève, débouche un détachement de lignards. Une cinquantaine de prisonniers au milieu d’eux. Des femmes suivent.
Rue Saint-Jacques, adossé à la devanture de l’établissement de liquoriste connu sous le nom de l’«Académie», le cadavre d’un vieux à barbe blanche, encore revêtu de sa vareuse de fédéré.
Il est là depuis la veille. Ou depuis la nuit. Les pieds nus... Les jambes étendues rouges de sang.
Je redescends vers le boulevard. Il est tout pavoisé de 13 drapeaux. Déjà, à cette heure matinale—sept heures—les cafés regorgent de consommateurs. Officiers et civils, parlant haut, le visage allumé.
La chaussée déborde de militaires de toutes armes. Rue des Écoles, beaucoup de monde devant le grand terrain vague où s’élève maintenant la nouvelle Sorbonne... J’ai su plus tard qu’on y fusillait.
Je croise un fourgon qui marche au pas. La porte d’arrière est ouverte. Il est plein de cadavres.
Au coin de la rue Racine et de la rue de l’École-de-Médecine, les deux barricades qui défendaient l’entrée du boulevard Saint-Michel, sont éventrées. Au fond du fossé, une mitrailleuse a roulé, écrasant un cheval blanc, dont on voit l’échine sanglante. Sous cette ruine, le cadavre d’un fédéré de taille géante, la face aplatie sous la roue de l’affût.
Le café Soufflet est dévasté. La veille, lors de l’attaque de la rue des Écoles, les assaillants y ont poussé un canon. Il a fallu, pour le pointer sur la barricade du Collège de France, crever la devanture. Le canon est encore là, au milieu des tables empilées, des murs écorchés.
Les trottoirs sont jonchés de feuillage et de branches, coupés net par les projectiles.
Partout du sang en larges flaques. Des uniformes abandonnés. Des tas d’armes brisées.
Fermant la place Saint-Michel, à hauteur de la fontaine, la barricade défendue la veille par le 248e. Au fond du fossé, étendus, la face saignante et boueuse, une dizaine de cadavres. Entre leurs lèvres glacées par la mort, on a planté des goulots de bouteilles, des pipes culottées... Ignominies!
Les estafettes se succèdent à tout instant, filant au grand galop de leur monture. Un fusilier marin passe, à cheval, le fusil en travers de la selle, portant, accroché à sa ceinture, un képi de commandant fédéré, au quadruple galon d’argent.
14
perquisitions
Je me sens saisir le bras. C’est un ami, Henri Bellenger, rédacteur au Cri du Peuple, de Vallès.[5]
Je lui conte rapidement ce que j’ai fait depuis notre dernière rencontre, la veille, à la mairie du Panthéon. La nuit passée rue Cuvier. Le terrible réveil. La fuite à travers les cadavres et les barricades.
—J’ai passé la nuit rue de la Montagne-Sainte-Geneviève—me dit-il à son tour. Je ne sais comment je suis ici. Toute la nuit des perquisitions, des arrestations, des fusillades. Toutes ces petites rues sont pavées de morts. Un peloton de chasseurs est monté dans notre maison. Nous avons été descendus une vingtaine. Moi, je m’étais assis sur une borne, attendant. On amena un vieux en chemise, tout tremblant. Un soldat l’aborde.
—Tu te rends, vieux.
Le vieillard regarde le soldat d’un air suppliant.
—Mais oui... oui..., je me rends.
Le soldat a son revolver levé. Il continue:
—Alors, tu te rends, c’est bien vrai.
—Oui, oui...
—Allons, c’est bien, tourne-toi.
Le vieux se tourne et tombe pour ne plus se relever.
Le soldat lui a cassé la tête.
—Toute la nuit—reprit Bellenger—on a fusillé dans le marché de la place Maubert, dont on a fermé les grilles. Contre la grande barricade de la place, il y en a des tas. Il y en a aussi au bas des escaliers de pierre qui mènent à la rue Jean-de-Beauvais. Après la prise de la rue Saint-Séverin, les fédérés, réfugiés dans l’église, ont tous été fusillés. Ils sont encore au carrefour. En passant rue Saint-Jacques, j’ai vu, dans un angle, deux femmes fusillées. L’une avait encore, fichée dans sa chevelure brune, une cocarde rouge...
15
Et, baissant la voix:
—La cour martiale est installée au Luxembourg.
—Il faut cependant—dis-je—que nous avisions à un abri. Impossible de rester plus longtemps dans la rue. Tout le monde nous connaît par ici.
—Allons chez moi, ma maison est sûre.
Chez Bellenger, place de l’École-de-Médecine, nous trouvons notre ami commun A..., étudiant en médecine (aujourd’hui médecin dans un département proche de Paris), qui a été aide-major du 248e fédéré, l’ancien bataillon de Longuet[6] pendant le siège.
—C’est bien simple de circuler sans danger d’être arrêté,—nous dit tranquillement A... On n’arrête pas les médecins. Mettez comme moi un brassard d’ambulancier.
Et il me passa au bras le brassard à croix rouge de la Convention de Genève.
Nous sortîmes, A... et moi, après avoir décidé d’aller tout d’abord rue de Madame, prendre des nouvelles de notre vieil ami Rogeard, l’auteur des Propos de Labiénus.[7]
Nous longeons la rue de Tournon et ensuite la rue de Vaugirard, filant vite, sans trop regarder autour de nous.
A peine avons-nous dépassé la porte du Petit Luxembourg, (aujourd’hui l’hôtel de la présidence du Sénat), que nous entendons sonner sur le trottoir un double pas. En même temps, une main s’abattait sur chacun de nous:
—Où allez-vous comme ça!
—Mais, nous allons... nous allons nous promener.
—C’est bien, c’est bien. Entrez d’abord ici avec nous.
Et les deux hommes de police, porteurs du brassard tricolore, nous poussaient dans la cour, déjà grouillante de prisonniers.
Nous étions à la Cour martiale.
II
citoyen!
La cour du Sénat—la petite cour qui s’ouvre sur la rue de Vaugirard, et non la grande cour d’honneur qui fait face à la rue de Tournon—est pleine de soldats, d’hommes de police, de gens de tout âge et de tous costumes. Des hommes sont parqués dans les encoignures, immobiles, le visage marqué d’une indéfinissable et navrante tristesse. D’autres passent en courant, entourés de lignards, baïonnette au canon. Des officiers, en tenue de campagne, revolver à la ceinture, sont accoudés à la muraille ou se promènent en fumant. Dans un coin, un homme à brassard tricolore cause avec animation. Il est entouré de trois ou quatre soldats, dont un sergent-major, auxquels il semble donner des ordres. Du doigt, il indique les bosquets qui font, à l’extrémité de la cour, comme un grand rideau vert. Je ne saurai que tout à l’heure quel effroyable spectacle cache ce rideau infâme.
Un feu de peloton éclate à droite. J’ai la sensation rapide que cela a été tiré tout près de moi, peut-être, bien dans ces bosquets qui viennent de passer devant ma prunelle. Je me retourne. Brusquement, je me sens pousser par l’épaule, d’une main solide et pesante, certainement cette même main qui m’a empoigné il y a deux minutes.
—Allons, allons! Qu’on ne traîne pas...
Nous sommes tous deux dans une petite salle obscure, où, confusément, je sens que s’agitent des choses mystérieuses et cruelles. Je n’ai pas besoin d’ouvrir longtemps les yeux pour que, rapidement, se détache, pour ne jamais plus me quitter désormais, une vision d’horreur et de sang.
17
Ah! la voilà bien cette cour martiale dont, depuis la défaite, on ne prononce le nom qu’avec terreur. Je ne suis qu’à l’antichambre. C’est déjà l’abattoir, avec des paquets grands ouverts étalés sur le sol et d’où s’échappent des vêtements, des armes, des papiers...
Je suis debout, attendant je ne sais quoi. L’homme au brassard nous a quittés. Il ne m’a rien demandé. A mon ami non plus. Pourquoi diable nous a-t-il mis la main au collet? Certainement nous n’étions pas dénoncés d’avance. Il ne nous connaissait ni l’un ni l’autre. C’est une erreur et bien sûr, dès que nous allons donner nos noms—de faux noms comme de juste—on va nous rendre à la liberté...
Devant moi, j’aperçois mon homme au brassard qui revient. Il se dirige vers nous. Il est seul. Un autre, porteur comme lui du ruban tricolore, le rejoint. Ils entrent.
—Mais, me dis-je en les regardant, ils n’ont pas l’air si canailles que cela!
L’un d’eux a même une bonne grosse face réjouie, avec une tignasse brune toute frisée, et de gros yeux noirs de caniche. L’autre, blond, est plus dur de visage, avec une moustache en croc, qui le fait ressembler à un gendarme déguisé.
Ce gendarme, je ne lui parlerai jamais... Mais l’autre? Si j’essayais? Précisément, il s’approche. C’est lui qui prend la parole:
—Qu’est-ce que vous avez là, au bras?
—C’est un brassard de la Convention de Genève.
—Qu’est-ce que c’est que ça? Connais pas ce brassard.
Pour lui, bien sûr, il n’y a pas d’autre brassard que celui qu’il porte fièrement à la manche de sa redingote noire, une redingote ample, toute neuve, qui lui donne l’air pacifique et cossu d’un compagnon du devoir. Ce mot Genève l’a du reste embêté. Je l’ai vu à son froncement de sourcils. Genève? Genève? Il ne doit pas être bien ferré sur la géographie.
—Allons, décidément, qu’est-ce que c’est que ça? reprend-il.
—C’est, dis-je en mettant dans ma phrase mon plus 18 insinuant accent de sincérité, c’est—et j’appuie bien sur les mots pour vaincre son doute—c’est le brassard de la Convention Internationale de Genève.
Ah, ce qu’il bondit, mon homme!
—Internationale! Internationale! hurle-t-il avec une rage qui le fait presque écumer. Ah! tu es de l’Internationale! Ah! nom de Dieu!
Et il se retourne, triomphant, vers les gendarmes, que je vois, assis sur les banquettes, donner des signes d’approbation.
Et il gueule:
—L’Internationale!
Je veux répliquer. J’essaye de plaider ma cause. De quelle façon, hélas!
—Mais, citoyen, dis-je doucement, l’Intern...
—Citoyen! citoyen! Ah! nom de Dieu! ça, c’est encore plus fort... Ne m’appelle pas citoyen... ou je te fous ma botte dans le cul.
Et d’une formidable poussée de sa large patte, le bon caniche de tout à l’heure, subitement enragé, m’assied sur la banquette, où je m’écrase, vaincu, atterré.
D’un geste violent l’homme au brassard ajoute:
—Et soignez-le, celui-là. Ça doit être un bon!
entre les deux gendarmes
A cette apostrophe, deux gendarmes se détachent de la longue banquette où ils font comme une grosse tache bleue, semée de points brillants qui sont les boutons d’uniforme, les pommeaux des sabres. Ils viennent m’encadrer, si étroitement, que je sens leur corps épais me serrer comme dans un étau.
Et je pense à part moi:
—Je suis foutu, cette fois. Tout à l’heure je pouvais encore m’en tirer. Pris par hasard dans la rue, sans indication aucune, avec ma figure de blanc bec, où pointe un semblant de moustache, pas l’air d’un insurgé du tout, qui diable m’eût 19 reconnu! Mais maintenant c’est une autre affaire. Me voici signalé. J’ai appelé cet homme «citoyen». Je ne puis être autre chose qu’un dangereux coquin... Citoyen! Quelle mauvaise habitude nous avons prise vraiment pendant le siège! Sapristi! Pourquoi ma langue a-t-elle fourché... Et dire que ma peau se trouve compromise par un seul mot, trois simples syllabes...
Comment sortir de là?...
Il est à peu près dix heures. Je n’ai rien pris depuis la veille. Voici quatre grandes heures que je cours les rues. Et avec quelles émotions! Je revois un instant devant moi le cadavre du fédéré de la barricade de la rue Racine, et, alignés, les morts insultés de la place Saint-Michel.
Un feu de peloton coupe mes rêveries...
J’examine la salle, l’antichambre où j’attends. Une salle nue, avec des boiseries d’un gris sale. Tout autour, des bancs. Et, sur ces bancs, d’autres gens, arrêtés comme moi, comme moi serrés aux flancs par des gendarmes. Pas un mot, pas un souffle.
A deux pas, mon ami A... J’envie presque son sort. Il n’a pas parlé de «citoyen». Si on allait le relâcher et me garder, moi tout seul! J’ai comme un frisson d’envie, de jalousie, en songeant que, dans une heure, il pourra être libre. Où serai-je, moi?
Je me mets à songer à tout ce qui pourrait m’aider à me sauver.
D’abord, je vais tout à l’heure donner un faux nom. Comment vais-je m’appeler? Un nom bien bourgeois, qui n’éveille aucun soupçon. Et je songe au nom d’un camarade de collège—le collège d’Étampes, où j’ai commencé mes études—qui se présente à mon esprit. Langlois. Je me suis appelé Langlois. Si les registres de la prévôté du Luxembourg ont été conservés, on retrouverait ce nom:
«Langlois, arrêté rue de Vaugirard, neuf heures du matin, jeudi 25 mai. Interrogé à une heure. Envoyé à la queue.»
20
J’expliquerai plus loin cette expression: «Envoyé à la queue».
A la cour martiale du Luxembourg, c’était la mort.
ma montre
Ai-je sur moi quelque chose qui puisse me dénoncer? Car on va me fouiller. Je repasse dans ma mémoire le contenu de mes poches. Mes cartes de la Commune, je les ai déchirées avant de sortir de l’hôtel de la rue Cuvier. Je n’ai point d’autres papiers. De ce côté je suis tranquille.
Subitement, je sens comme un fer rouge me brûler la gorge.
—Ma montre!... ma montre de cuivre!... Dans ma poche de gilet!... C’est toi qui vas me dénoncer, montre de malheur...
Il y a huit jours, j’ai acheté une montre, une pauvre montre de cuivre doré, qui m’a coûté la modique somme de neuf francs.
Sur le boîtier, j’ai gravé à la pointe du canif mon nom, mon adresse, et, à côté, cette mention terrible: rédacteur du Père Duchêne. Au-dessous, un Vive la Commune, foutre!... C’est ma condamnation certaine.
Qui me délivrera de cette montre?
Comme je l’arracherais avec joie de mon gousset! Comme je l’écraserais sous mes pieds! Comme je la pilerais en mille morceaux!
Mais, je suis pris entre mes deux gendarmes... Prisonnier. Réduit à l’immobilité... Allez donc mettre la main à la poche, tirer cette montre? Où la jeter? On la ramasserait. On lirait l’inscription dénonciatrice.
Et cependant, j’étire lentement mon bras... Je le glisse jusqu’à ma poche... Je saisis la montre, que je serre dans ma main... Je passe le bras derrière le dos... Je l’allonge jusqu’à la banquette... Et, avec un battement de 21 cœur, lentement, silencieusement, j’ouvre la main... La montre s’échappe... Elle est tombée... Moi seul ai entendu un petit bruit sec... Personne n’a sourcillé autour de moi...
Oh! la brave, l’excellente montre, que je maudissais tout à l’heure! Elle ne m’en a pas voulu d’avoir bossué peut-être sa coquille dorée...
Je suis tout joyeux de cette délivrance. Je n’ai plus rien dans mes poches. Ah! maintenant, il peut venir, le grand prévôt! je lui dirai que je suis M. Langlois, un brave jeune homme d’étudiant, qui n’a mis un brassard à la croix rouge de Genève que pour marcher plus tranquillement dans la rue, et qui n’est pas, mais pas du tout de la Commune...
Je me suis demandé souvent, et je me demande encore, en contant cet épisode de mon passage à la cour martiale, qui peut bien avoir trouvé ma montre. Qu’il me la rapporte, celui-là, s’il l’a encore. Je lui promets une honnête récompense.
le Socialisme
Ma victoire devait vite avoir son revers.
J’avais à peine reconquis un instant de repos et de confiance, que je fus rappelé au sentiment de la réalité par l’entrée d’un groupe, soldats, policiers, prisonniers, qui fit bruyamment irruption dans la salle.
Je comptai une demi-douzaine d’infortunés que l’on venait très probablement de rafler dans une perquisition. Je les vois encore devant moi. L’un, un grand diable, avait un pantalon de garde national. Il était en bras de chemise. Sa figure, creusée de fatigue, disait assez qu’il s’était battu, qu’il était rentré au logis et, là, qu’il avait été pris, dénoncé probablement par un voisin. Deux jeunes gens, deux femmes, l’une d’elles avec un enfant dans les bras.
Ils allèrent se ranger contre la muraille.
Les deux hommes de police jetèrent à terre un énorme paquet, qu’ils se mirent en devoir d’ouvrir. J’en vis s’échapper 22 des livres. Je retrouve dans mes notes, transcrites dès que j’eus mis le pied sur la terre hospitalière, le nom d’un de ces livres qui roula près de moi: Le Socialisme, par Th. Besnard, rédacteur du Siècle.[8]
L’un des agents l’avait ramassé, ce livre. Et il jetait des regards furibonds sur les deux jeunes gens chez lesquels ce livre avait été saisi.
Le Socialisme!
Un livre bien inoffensif, mais dont le titre accusateur conduisit peut-être jusqu’à la fusillade les deux prisonniers.
un prêtre
Un lieutenant venait d’entrer. Et, avec lui, un prêtre. Un aumônier.
Je n’oublierai jamais ce prêtre. Un grand vieillard au mince profil, au nez busqué, à la chevelure longue et bouclée, grisonnante. Ses yeux brillaient, enfoncés sous l’arcade saillante. Une large croix de la Légion d’honneur épinglée à la soutane.
L’homme de police alla vers lui:
—Monsieur l’aumônier, vous voudriez peut-être voir M. le prévôt. Il déjeune à deux pas, au restaurant Foyot.
—Ah! dit le prêtre.
Et il allait retourner en arrière, tranquille et dur, cet aumônier du Luxembourg, quand l’homme de police, qui venait de fouiller dans l’un des paquets éventrés au milieu de la salle, en tira une arme, une de ces armes baroques que les affolés de patriotisme fabriquaient sous le siège, sorte de gigantesque hameçon, forgé dans une baïonnette, dont les crocs pointus faisaient frissonner et rire en même temps...
—Ah! monsieur l’aumônier, monsieur l’aumônier, cria 23 l’homme en brandissant l’hameçon, les salauds, voilà ce qu’ils voulaient cependant nous foutre dans le ventre!
Le prêtre eut un sourire. Approbation ou dédain de la grotesque sortie du mouchard imbécile. Il sortit... Je le vis qui traversait la cour...
le prévôt
La petite salle retomba dans le silence, coupé çà et là par les éclats de rires et les jurons des hommes de police. De temps à autre, un prisonnier arrivait, et s’asseyait, à la file, sur une des banquettes. Des détonations éclataient. Une porte à deux battants s’entr’ouvrit. Je prêtai l’oreille. Des appels, des protestations, des sanglots... La porte se referma.
Une des deux femmes qui, depuis une heure, étaient accroupies dans un coin, se leva, voulut parler. Que dit-elle? Je ne pus rien entendre. Elle suppliait. L’homme de police la repoussa. Je crois qu’elle demandait de l’eau. Elle retourna à la place qu’elle avait quittée, s’assit de nouveau à terre, et, déboutonnant son corsage, offrit le sein à son enfant. L’enfant se mit à téter en silence, sans un cri, heureux dans cet enfer.
Midi. Les douze coups de l’horloge du Luxembourg se détachent. Je songe à ma montre. J’ai envie de la ramasser, de voir si elle est à l’heure. Cela me donne un éclair de gaieté. Vrai, je les ai bien foutus dedans, mes deux bons gendarmes. Ils sommeillent, du reste, et je sens autour de moi flotter un nuage, une vapeur d’eau-de-vie.
Deux hommes passent. L’un d’eux, une serviette en cuir sous le bras, a des manchettes de lustrine noire, comme un soigneux employé. Ils ouvrent une porte. J’entrevois une table, des chaises, les fenêtres grillées qui donnent sur la rue de Vaugirard.
Dans la cour, un grand remuement se fait. Les officiers s’agitent. Au milieu d’eux, un officier supérieur. Un général. Je 24 le reconnais d’après sa photographie, en montre à toutes les devantures, sous le siège. C’est le général de Cissey.[9] Gras, court, les cheveux gris en brosse, il sangle son ceinturon, et, se retournant, fait un signe de la main à un groupe qui franchit le seuil.
En tête de ce groupe, un officier, qui me semble être un officier de gendarmerie. Il salue du geste le général.
Quatre hommes viennent le rejoindre, et l’entourent, l’arme au bras. Le groupe se dirige vers notre salle.
Dès qu’il est en vue, hommes de police et gendarmes se lèvent, comme soulevés par un ressort.
—Allons! Debout! crie l’un d’eux en jetant sur nous un regard furibond. Debout!
Et comme je reste coiffé de mon chapeau rond:
—Et nu-tête, tas de crapules! Allons, nu-tête, nom de Dieu! C’est monsieur le prévôt!
sur deux rangs
Le prévôt passa, tête haute, le cigare aux lèvres. Instinctivement, tous les yeux se tournèrent vers lui. Les têtes, affaissées sur la poitrine, s’étaient relevées brusquement. J’eus le temps de voir les regards effarés de ceux qui, en même temps que moi, avaient été poussés à l’abattoir.
Un bruit de baïonnettes. Une douzaine de lignards entrent en se bousculant. Ils font la haie devant la porte de ce que je sais désormais être la salle du jugement.
—Et vous, cria une voix qui était toujours celle de mon homme au brassard,—avancez.
Je vis se diriger, vers la haie des soldats, deux ou trois de mes compagnons. Je les suivis. J’étais à la deuxième étape de cette journée maudite.
Le bras appuyé sur leur arme, indifférents, les soldats nous regardaient l’un après l’autre. A... était près de moi. 25 Nous avions tous deux conservé nos brassards blancs à croix rouge.
—Tu sais, me dit tout bas A..., nous sommes médecins... étudiants. Je dirai les noms de mes professeurs, si l’on voulait aller aux renseignements.
—Oui répondis-je, mais moi... Je ne suis pas étudiant en médecine... Tes professeurs ne me connaîtront pas...
Et je sentis que l’espérance s’envolait. Cet officier de gendarmerie devant qui j’allais passer n’avait pas l’air d’un imbécile. Il verrait bien tout de suite que je ne suis ni médecin, ni même étudiant en médecine... Et alors? Alors?
Les soldats avaient fait demi-tour. Ils se dirigeaient avec nous vers la salle du jugement.
Quelques pas encore, et j’allais être en face du tribunal.
III
devant le tribunal
—Capitaine, c’est ce que nous avons arrêté ce matin.
C’est toujours l’homme au brassard qui nous accompagne. Il vient de s’adresser au prévôt. Je le regarde tout à mon aise, le prévôt. Le signalement que j’en donne ici est exact, je le jure. Je l’ai tracé un mois à peine après avoir échappé au peloton d’exécution.
Le prévôt du Luxembourg—celui du moins qui remplissait cet office dans la journée du jeudi 25 mai 1871—était un homme d’une quarantaine d’années, haut sur jambes, la moustache blonde en croc, les yeux bleus, le crâne dégarni. Il portait l’uniforme de capitaine de gendarmerie, la bande blanche au képi. A bientôt quarante années de distance, je le vois encore devant moi, jetant au plafond—un plafond bas—la fumée de son cigare, allongeant sur l’estrade qui supportait la table devant laquelle il était assis une paire de bottes à l’écuyère soigneusement astiquées.
Pendant cinq minutes, le prévôt continua de fouiller dans les paperasses que l’homme aux manchettes de lustrine noire mettait sous ses yeux, lui glissant de temps à autre, à voix basse, quelques mots à l’oreille.
Subitement, abaissant son regard sur notre groupe, et fixant un homme en vareuse de fédéré, dont les galons et les passementeries avaient été arrachés:
—Qu’on l’emmène!
Et, après une courte pause, s’adressant au voisin:
—Allons, à vous... Où avez-vous été arrêté?
—Rue Saint-Jacques, ce matin...
27
—C’est bien. Que faisiez-vous pendant la Commune?
—Je ne faisais rien...
—Rien? repartit le prévôt. Vous ne travailliez pas? Entendu... Allons, emmenez-le.
C’était là tout l’interrogatoire.
Quelquefois:
—Videz vos poches.
Et deux agents s’approchaient, l’un tenant le bras du prisonnier, l’autre fouillant, jetant sur la table du tribunal ce qu’il rencontrait, un couteau, une clef, un portefeuille ou un livret, de la menue monnaie ou un journal.
Cette table du jugement était encombrée d’objets disparates, pêle-mêle. Deux ou trois képis d’officiers fédérés, des revolvers, des livres.
J’examinai la salle. Elle me sembla envahie par une sorte de brouillard, qui ne me laissait qu’une perception confuse des choses. Par-dessus les épaules des soldats, je vis, dans les coins, contre les murs, d’autres prisonniers qui attendaient, assis à terre. Des femmes, des enfants. Un de ces enfants, coiffé d’un képi de fédéré. Partout, des armes en tas, jetées sur le sol ou appuyées dans les encoignures des meubles.
le sabre
Tout à coup, le brouillard qui voilait mes prunelles se dissipa. Je sentis à la gorge un violent étranglement. Je fis comme un effort pour marcher en avant, rompre cette haie de fusils qui m’entouraient. Debout dans l’embrasure d’une fenêtre, à trois pas de moi, brillant et aveuglant, je venais de reconnaître le sabre de commandant d’un ami, Gustave Maître,[10] que j’avais rencontré la veille au Panthéon.
—C’est bien le sabre de Maître, me dis-je. Je l’ai quitté 28 hier, vers quatre heures. Il a dû être cerné avec ses hommes en faisant le dernier coup de feu... Fusillé contre le mur le plus voisin... Quelque soldat aura pris son sabre et l’aura apporté ici comme un curieux trophée, pour en faire hommage à l’un de ses chefs, le prévôt peut-être. Ou encore, Maître aura été fait prisonnier, conduit ici, désarmé. Il aura passé par cette même salle où je suis en ce moment, emmené comme on vient d’emmener sous mes yeux les deux qui ont été jugés avant moi.
Je fixe toujours le sabre, dont je ne puis détacher mes yeux. Je le scrute dans ses moindres détails. Je voudrais m’assurer que c’est le sabre d’un autre, un sabre de gendarme ou de cavalier tué pendant la bataille.
Mais non, c’est bien le sabre du chef de notre bataillon des Enfants du Père Duchêne. C’est bien sa coquille dorée, sur laquelle se détache une large et hautaine fleur de lys. Si je pouvais tirer du fourreau la lame richement gravée, je ferais lire au prévôt cette devise en gros caractères: «Vive le Roi!»
Certainement, il serait difficile de rencontrer deux sabres semblables dans les deux armées en ce moment encore en présence. Découvert un jour dans une armoire du Palais de Justice, où il devait sommeiller depuis nombre d’années, ce sabre étrange, qui avait orné le flanc d’un garde du corps de Louis XVIII ou de Charles X, était venu échouer à la caserne de la Cité, en face de Notre-Dame.
Un jour que nous étions allés, Vermersch[11] et moi, déjeuner au mess des officiers du bataillon, j’avais avisé dans un coin ce sabre phénoménal dont nous avions beaucoup ri. Et depuis, Maître l’avait adopté.
Ma conviction était faite. Notre vaillant commandant était mort.
Je ne sus que plus tard la vérité.
29
Le commandant des Enfants du Père Duchêne était vivant. Au premier jour de la lutte dans les rues, il avait remis son sabre à son capitaine d’état-major, Samson, un vieux soldat de Crimée et d’Italie, que je vois encore, dans la cour de la caserne, étalant sur sa poitrine la rangée de médailles attestant ses glorieux services. Samson avait été pris à la Croix-Rouge et fusillé.
Un soldat du peloton avait dû s’emparer du sabre, et l’apporter à la Prévôté militaire du Luxembourg.
interrogatoires
Les condamnés défilaient. J’écoutais les interrogatoires. Toujours les mêmes, rapides, inexorables.
—Vous avez été arrêté, demandait le capitaine. Où?
—Chez moi. Cette nuit. Je ne sais pourquoi...
Le prévôt levait les yeux. Invariablement, sans autres explications:
—Qu’on l’emmène à la queue!
Ou, plus simplement, avec un regard vers la porte, où quatre soldats se tenaient.
—A la queue!
Une femme fut poussée à la barre de cet effroyable tribunal. La barre était une barrière hâtivement installée, quelques planches neuves et nues où les clous brillaient.
La femme resta droite en face du prévôt. Elle fixa le capitaine de ses yeux largement ouverts:
—Monsieur l’officier, dit-elle la première, fermement, on est venu me prendre chez moi. J’ai laissé mes deux enfants seuls. Je voudrais savoir ce que j’ai fait.
—C’est la femme d’un insurgé, interrompit le greffier aux manches de lustrine qui tenait le rôle d’assesseur.
Et, feuilletant quelques papiers:
—Vous vous appelez bien X... (le nom n’est point resté dans ma mémoire) et vous demeurez rue Malebranche?
30
—Oui, répondit la femme.
—Où est votre mari? continua le greffier.
—Je ne sais pas, répondit plus doucement la femme. Je ne sais pas...
—Il s’est battu?
—Je ne sais pas, monsieur... Je ne sais pas... répondait de plus en plus bas la jeune femme.
—Enfin, vous ne l’avez pas vu depuis ces jours derniers?
La jeune femme sentait s’enfoncer de plus en plus le fer dans la plaie. Le prévôt ne la quittait point du regard.
—Allons! Avouez, avouez, disait le greffier.
—Je ne sais pas, reprenait toujours l’accusée. Je ne sais pas s’il est rentré...
—Allons donc! Dites-nous donc qu’il s’est battu! reprit l’homme en ricanant.
Le prévôt émiettait la cendre de son cigare.
On emmena la jeune femme. Je la vis partir, s’en aller entre les soldats. C’était à mon tour de m’accouder à la barre.
à la queue
—Ce sont deux étudiants, dit l’homme au brassard tricolore, qui se tenait près de nous. J’ai vu ce qu’ils avaient au bras. Ça m’a paru suspect. Et puis, ils m’ont semblé tout effrayés quand je les ai abordés.
—Où les avez-vous pris? demanda le prévôt.
—Là, rue de Vaugirard, en face la grand porte.
—Qu’avez-vous à répondre? continua le prévôt. Pourquoi avez-vous ce brassard?
—Je suis médecin, répondis-je. C’est pourquoi j’ai ce brassard de la Société Internationale des blessés. J’étais déjà médecin sous le siège...
—Et médecin de qui êtes-vous maintenant? Quels blessés soignez-vous?
—Mais, tous, repris-je, un peu embarrassé. J’ai soigné tout 31 le monde pendant la bataille, les soldats de l’armée et ceux de la Commune.
—Vous n’êtes point médecin de l’armée?
—Non... Mais...
—Vous êtes resté à Paris sous la Commune?
—Oui...
Le prévôt se pencha à l’oreille de l’assesseur en manchettes. Ils semblèrent se concerter un moment. Et le capitaine, s’adressant toujours aux agents:
—Conduisez-le à la queue!
Deux agents m’entourèrent et me firent traverser la salle d’attente, de nouveau pleine de prisonniers. Où était-on allé les prendre? Chez eux ou dans une salle voisine? Je vis encore des hommes en vareuse, des femmes, des enfants, des gendarmes et des soldats, et toujours ces hommes à brassard tricolore, pourvoyeurs du grand abattoir.
ceux qui attendent
Je me retrouvai dans la petite cour du Sénat. Il était environ une heure. Le désordre y était encore plus bruyant que lorsque je l’avais traversée pour la première fois, après notre arrestation. Des soldats débraillés, des officiers en tenue de campagne, des agents à brassard, des groupes d’inconnus lamentables, parqués çà et là, et dont on entrevoyait les faces hâves derrière les faisceaux des fusils.
Nous tournâmes à gauche. Un spectacle inoubliable m’apparut brusquement.
Parqués entre un long mur et la limite des bosquets, une masse d’hommes qu’entouraient des soldats.
A notre arrivée, les rangs s’ouvrirent et se refermèrent aussitôt sur moi.
C’était là ce que le prévôt appelait la queue.
J’avais à peine eu le temps de me ressaisir, qu’un peloton arrivait d’un pas tranquille, le fusil sur l’épaule. Les quatre 32 lignards s’arrêtèrent à la tête du groupe, parlementèrent rapidement avec les soldats qui formaient barrière, et j’entendis distinctement, à deux pas de moi, cet appel:
—Six, hors des rangs.
Six hommes, les six premiers, se détachèrent. Ils furent vite enveloppés par les soldats du peloton.
—Eh bien! hurla un colosse moustachu, votre sacrée nom de Dieu de Commune, elle vous a tout de même foutu dans la mélasse, comme disait votre Père Duchêne...
Il me sembla que l’homme avait jeté les yeux sur moi... Serais-je reconnu... Mais non...
Au même moment, je voyais arriver mon ami A... qui avait été jugé après moi. Le groupe s’ouvrit. A... entra et vint se mettre à mes côtés.
—Allons! Allons! cria un agent. Faites un peu de place. Faut bien que tout le monde se case!
Et il éclata d’un rire énorme.
pensées
L’idée de sortir de cet enfer me hanta. On n’avait pas songé à me fouiller. J’avais sur moi quelques centaines de francs.
Si j’offrais cet argent?
A qui? A un homme à brassard?
Je reconnus bientôt l’impossibilité de mettre mon projet à exécution.
Je poussai A... du coude. Je lui dis quelques mots. Lesquels? Je ne m’en souviens plus. Quelques dernières confidences. Nous allions certainement mourir tous les deux. Peut-être côte à côte, fusillés par le même peloton. Quelle bête de mort! En tas, pêle-mêle, sans que l’on sache mon nom! Ah! mille fois mieux la mort derrière la barricade! Mais ici, au Luxembourg...
Et je songeais à ce jardin où j’avais flâné si souvent, à la musique où nous allions le soir, à un vieux gardien dont 33 j’avais cru voir tout à l’heure la figure, et que je connaissais depuis des années.
Les agents hurlaient toujours... Je remarquai que des soupiraux qui s’ouvraient au bas du mur, s’échappaient des cris, des gémissements...
Les détonations se faisaient entendre, de plus en plus pressées, tout autour de nous...
—Tiens! Un pompier! cria subitement un agent. Ah! ça va pas être long, de lui faire son affaire à celui-là.[12]
Et, après un moment de silence:
—Les crapules! Ils auraient foutu le feu à tout Paris, si on les avait laissés faire, avec leurs pompes à pétrole...
Il ne me restait plus qu’à me boucher de mon mieux les oreilles, à laisser venir tranquillement la mort qui se rapprochait à chaque nouvelle décharge du peloton d’exécution...
IV
lueur d’espoir
J’attendais que mon tour fût venu, quand je vis s’approcher un sergent à la fine moustache.
—Que faites-vous ici, me dit-il brusquement? Vous êtes étudiant. Je m’en doute à votre brassard...
Je n’avais point remarqué jusque-là le jeune sous-officier qui m’adressait la parole. Si j’avais pu songer un moment à m’échapper de cet enfer, ce n’était point vers les soldats que mes pensées s’étaient dirigées. Encore moins vers les officiers et sous-officiers que je voyais, depuis des heures et des heures de poignante faction, le veston déboutonné, causant et blaguant, sans un regard de pitié pour cette foule misérable dont on venait, toutes les dix minutes, détacher un paquet pour la mort.
Le sergent continuait:
—Mais pourquoi êtes-vous ici? Dites?...
Cette insistance me frappa. Je me dis que, malgré tout, il y avait peut-être là une corde de salut que je pouvais bien saisir, dût-elle me glisser dans les mains.
—Mais, ce que je fais ici, répondis-je, ma foi, je n’en sais rien...
—Comment? Vous n’en savez rien... Mais, mais... Vous ne voyez donc pas ce qui se passe. Vous n’entendez donc rien...
J’entendais parfaitement. Depuis ma sortie de la salle du jugement, je savais que j’allais à la mort, et que de tous ceux qui m’entouraient, pas un peut-être ne sortirait vivant de ce jardin du Luxembourg...
—Mais, reprit le sergent, vous ne voyez donc pas que vous allez être fusillé?
35
Plus bas, presque sur mon visage, avec un geste qui embrassa toute cette effroyable «queue» de condamnés:
—Tous ceux qui sont là...
Et, désignant du regard les bosquets:
—Là, derrière...
Puis, m’empoignant par l’épaule:
—Allons, allons, reculez...
J’avais saisi le bras de mon ami A... Tous deux conduits, traînés plutôt par le sergent, nous traversâmes toute la longueur de la «queue».
Nous ne nous arrêtâmes qu’au dernier rang.
Nous avions fait ainsi une vingtaine de mètres. Je calculai que nous étions bien là deux à trois cents misérables.
Lorsque je me trouvai immobile de nouveau, une pensée rapide traversa mon cerveau. J’étais à l’abri pour quelques heures encore. Les deux ou trois cents seraient pris avant moi, s’en iraient avant moi se placer devant les fusils. Et je songeais à la place que j’avais volée, à celle que je laissais au malheureux dont j’avais ainsi avancé l’heure dernière...
—Comme cela, nous dit le sous-officier, vous êtes en sûreté jusqu’à ce soir... Maintenant, vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous étiez arrêté?
pourparlers
—Je n’en sais rien, répondis-je. Nous passions ce matin devant la porte de cette cour, rue de Vaugirard, quand, à la hauteur de la chapelle, deux hommes nous ont conduits ici. Nous avons été interrogés par un capitaine. Depuis, nous attendons.
Et, m’enhardissant:
—Voyons, sergent, si nous devons, comme vous le dites, être fusillés... est-ce qu’il n’y a pas moyen de sortir d’ici?
Le sous-officier avait relevé la tête. Nous causions tous trois assez librement, après nous être éloignés de quelques pas de la «queue» fatale.
36
—Sortir d’ici?... Si vous êtes étudiants, je ne vois qu’un moyen. Je veux bien essayer... De quelle année de médecine êtes-vous?
Ce fut à mon ami A... de répondre... Lui était véritablement étudiant en médecine—j’ai déjà dit qu’il est médecin près de Paris—il nomma ses professeurs...
—Moi aussi, je suis étudiant en médecine, interrompit le sous-officier. Je me suis engagé à la déclaration de la guerre et j’ai continué mon service à Versailles... Eh bien! je vais aller voir le médecin-major. Je lui raconterai l’affaire. Ma foi, si je puis vous tirer de là, ce sera vraiment une veine... Et, surtout, si je tarde à revenir, ne vous laissez pas pousser en avant... Toujours à la queue...
Le sergent nous quitta. Nous le suivîmes des yeux jusqu’à ce qu’il disparût par une porte basse qui me sembla conduire à la salle d’attente du matin.
angoisse
Une heure après, nous le vîmes ressortir. Il vint tout de suite vers nous.
—Très embêtant. Pas trouvé le médecin-major. Je ne sais plus comment faire.
—Ne pourriez-vous pas voir quelque autre personne? dis-je à tout hasard.
—Oui, reprit le sous-officier... Le général. Il n’y a que lui qui pourrait voir cela?
Je songeai que ce général, c’était Cissey. Ah! sûr, qu’il ne ferait rien, celui-là. C’était bien inutile d’aller lui raconter nos peines. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire, à Cissey, que deux pauvres étudiants eussent été pincés par deux mouchards, conduits au Luxembourg et condamnés? Et puis où était-il, Cissey? Du reste, en ce qui me regardait personnellement, il n’y avait pas d’espoir. Un interrogatoire complet, c’était au contraire la découverte de ma véritable identité.
37
—Mais, au fait, reprit le sous-officier, il y a une chose bien plus simple. Redites-moi qui vous a arrêté, à quelle heure?
—Ce sont, expliquai-je, deux «messieurs» en redingote noire, avec un brassard tricolore. Un gros, grand, noir, frisé. Un autre blond, avec des moustaches...
—Mais, ils sont encore ici! Je viens de les rencontrer à la prévôté... Vous êtes bien sûr que ce sont ces deux-là?
Et comme je faisais un geste affirmatif:
—Eh bien! j’y vais. Si je vous fais signe de là-bas—et il me montra l’angle du mur, en tête de la «queue»—si je vous appelle, venez...
Et, avant de nous quitter, tout bas:
—Et, devant les agents, tutoyez-moi. Je suis un cousin. On vous a pris par hasard. Je vous ai reconnus... Oui, tutoyez-moi. Vous savez, je ne les connais pas, ces deux hommes au brassard...
Nous attendîmes encore une grande heure, dans d’inexprimables angoisses. Allait-il réussir dans sa mission? Déjà, le médecin-major avait raté. Si les deux mouchards allaient l’envoyer promener... Et je me rappelais que le matin, l’un des agents m’avait signalé «comme un bon». Il allait, le gros frisé, se souvenir aussi que je l’avais appelé citoyen... Il se rappellerait cette insulte... Car, pour lui, c’était une insulte, et une grave... Ne m’avait-il pas menacé de sa botte?
Nous attendions toujours. Je finissais par ne plus entendre les feux de peloton. Ils se succédaient pourtant terriblement près de nous... Je me haussai sur la pointe des pieds pour voir par-dessus la file de mes compagnons. Oh! les tristes faces, déjà marquées par la mort. Les têtes pendantes... Les yeux qui ne regardaient plus... Je vis la cour toujours rouge de soldats, et, au beau milieu, le soleil argentant sa longue chevelure, tête nue, le prêtre dont je n’oublierai jamais le dur sourire... Un court sentiment de révolte me monta au cœur...
38
loin de l’enfer
Je fixais, sans pouvoir en détacher mon regard, cet angle de muraille, derrière lequel peut-être, à ce moment, marchait le sergent, expliquant aux agents notre arrestation, cherchant à ravir nos existences à la fusillade toute proche... Et d’un coup, je vis apparaître notre sous-officier. Ses yeux s’étaient dirigés sur nous. Il avança de quelques pas. Derrière lui, nos deux hommes à brassard. Les mêmes.
—Vous deux, là-bas, cria à haute voix le sous-officier, avec un geste d’appel autoritaire, venez ici...
Ce «venez ici» me perça comme une balle... Ici! Au lieu de m’annoncer la délivrance, ce venez ici, crié d’un ton dur, était-il pour moi l’avant-coureur de l’exécution? Car, j’avais trompé le sergent. Je ne lui avais pas raconté complètement mon arrestation, ma réception, mon signalement par l’agent. Je n’avais rien dit de l’épisode du «citoyen»... S’il avait changé d’avis! S’il s’était douté, grâce aux renseignements complémentaires qu’il avait recueillis, que j’étais un vrai coupable... Miséricorde! S’il avait appris, s’il savait qui je suis en réalité... que la veille encore, j’avais passé la moitié de l’après-midi avec Rigault...[13]
—Allons! allons! Et vite..., ajouta-t-il.
Nous nous détachâmes du groupe pour nous joindre au trio que formaient, en tête de la file des condamnés, le sergent et les deux hommes de police. Tous les regards se tournèrent vers nous, regards de commisération et d’envie. Pour certains, c’était la liberté qui nous attendait. Pour d’autres, le peloton.
Sans mot dire, les trois hommes traversèrent rapidement la cour, se dirigeant vers la porte de la rue de Vaugirard. Nous les suivîmes. Pas un officier, pas un de ces civils qui faisaient 39 en ces jours odieux le hideux métier de pourvoyeur des cours martiales, ne se détourna pour demander où nous allions.
Deux minutes après avoir quitté la «queue» des condamnés, nous étions sur le trottoir de la rue de Vaugirard, à ce même endroit où nous avaient arrêtés le matin les deux hommes qui nous accompagnaient.
attendrissement
—Eh bien! me dit brusquement le sergent, maintenant que «te» voilà dehors, j’espère bien que tu ne foutras plus les pieds dans la rue pour te faire mettre encore la main sur l’épaule. Ah! tu l’as échappé belle, et ton ami aussi. Et si je n’avais pas été là, vous passiez tous les deux un fichu quart d’heure.
Je me souvins que je devais, aux yeux des agents, jouer le rôle de cousin. Ce ne fut pas sans quelque effort que je répondis, avec un rire qui devait sonner un peu faux:
—Mais oui, mon vieux. Ah! sapristi! je t’en dois une belle...
—Foutre oui! exclama le gros agent à la perruque de caniche noir. Ah! nom de Dieu! mes pauvres enfants, dire que vous y étiez, sans le cousin... Dame! que voulez-vous? dans ces jours-là, on ne connaît personne!... Ah! ce que nous en avons pincé cette nuit, et aujourd’hui... Tout de même, qu’est-ce qu’auraient dit vos parents, quand ils auraient appris ça?...
Et l’agent s’attendrissait. Insondables replis du cœur humain!
Cet homme, qui, sûrement, depuis l’entrée des troupes, avait conduit à la cour martiale, à l’abattoir, des centaines d’inconnus, sans un remords, sans une interrogation à sa conscience, s’apitoyait, pleurait presque sur le sort de deux jeunes gens qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, parents, il le croyait du moins, d’un sergent dont il ne savait même pas le nom.
On entendit une décharge derrière les grilles.
40
—Vous voyez, reprit l’homme... Ah! mes enfants! ce que je suis heureux tout de même de vous avoir fait sortir.
Il m’aurait embrassé de joie, l’homme au brassard.
—Oui, reprit-il, oui! il nous faut aller prendre un verre.
—J’allais l’offrir.
—Non, non. C’est moi qui veux le payer... Ce que j’ai soif... On n’a pas seulement le temps d’aller boire un coup...
Nous entrâmes, les deux agents, le sergent, A... et moi, dans la boutique du marchand de vins qui existe toujours, à l’enseigne à la Comète de 1811, au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Servandoni. Oh! comme je le fouille du regard, quand je passe à cet endroit, ce cabaret, qui me rappelle de si effroyables souvenirs! Je cherche des yeux la petite table ronde devant laquelle nous nous assîmes. Je revois la grande porte du Sénat, les soldats qui entrent, les prisonniers qu’on pousse en hurlant. Et j’entends toujours à mes oreilles le rire sonore de l’agent, joyeux et sinistre à la fois:
—Ah! mes enfants! Ce que je suis tout de même content de vous avoir sortis de là... Mais il nous faut retourner... Allons, j’ai pas le temps...
Et il se précipita, affairé, tout en essuyant ses moustaches, vers la prévôté...
Il me tendit la main... Cette poignée de main, j’en frémis encore.
Comme il nous faisait un dernier signe, je vis un groupe qui s’avançait sur le trottoir. Trois hommes qui m’étaient inconnus, et une dame sévèrement voilée. Les trois hommes ne tournèrent pas la tête, mais la dame voilée eut comme un mouvement de stupeur qui attira mon attention. Je vis en même temps deux yeux briller derrière le voile. La dame voilée—je le crois encore—était madame Sapia,[14] la veuve du commandant tué le 22 janvier sur la place de 41 l’Hôtel-de-Ville. Quelques jours auparavant, le dimanche, jour de l’entrée des Versaillais, invité à déjeuner à l’Instruction publique par Vaillant,[15] j’avais été son voisin de table.
Me retrouver là, entre deux agents de cour martiale et un sergent versaillais, tout ce monde-là se serrant la main!
refuge
Nous restâmes seuls, A... et moi, avec notre sergent. Qu’allions-nous faire? Ou, plutôt, qu’allais-je faire, moi, le plus compromis?
A... qui, par la suite, ne fut pas poursuivi, pouvait, avec quelque chance, trouver un asile, attendre une quinzaine et filer sur sa province. Mais moi?... Ce sergent, il allait me laisser là, dans la rue...
Si je lui avouais tout! Que je l’ai trompé, que je suis un véritable insurgé! Si je lui demandais de me conduire dans un lieu sûr?...
Ma foi, commençons par faire plus ample connaissance. Et je me risque:
—Dites, sergent, nous n’allons pas rester sur cette grenadine—chez le marchand de vins, nous avions avalé des grenadines à l’eau de seltz,—vous allez bien accepter à dîner avec nous? Car, ajoutai-je avec un rire forcé, depuis ce matin neuf heures, nous ne nous sommes rien mis sous la dent.
Nous nous dirigeâmes vers l’Odéon.
Le Sénat et les rues avoisinantes ressemblaient à un vaste champ de bataille, après la victoire. Les morts s’étalaient en plein soleil. Il n’y avait guère de coin qui n’eût ses deux ou trois cadavres. J’en comptai cinq, autant que je pus le faire d’un coup d’œil rapide, le long du mur qui fait face 42 au restaurant Foyot. A toutes les fenêtres, des officiers, des soldats.
Nous entrâmes au restaurant Martin, rue Rotrou, tout près de la place de l’Odéon.
Quand nous fûmes à table, dans un cabinet isolé, je racontai au sergent stupéfait notre véritable histoire. Je lui dis comment j’étais tout aussi peu en sûreté, au moment où je lui parlais, que le matin ou la veille.
—Vous m’avez sauvé la peau, lui disais-je. Vous ne voudrez pas me la reprendre!
—Non, me répondit-il, un peu hésitant tout d’abord, non... Mais où voulez-vous aller? Vous pouvez être repris la nuit, dans une perquisition... Ne quittez pas le quartier... Si vous étiez arrêté, on vous amènerait de nouveau au Luxembourg. Vous me demanderiez...
Et le sergent me dit son nom.
Nous ne quittâmes le restaurant qu’à la tombée de la nuit. A... s’en alla de son côté. Le sergent me conduisit jusqu’à la porte de la maison où j’avais résolu de m’abriter.
—Vous! vous! me dit en tremblant l’amie qui me donnait asile. Ah! je ne croyais plus vous revoir...
Et, soulevant un coin du rideau de sa fenêtre, elle me montra le Collège de France, où les juges militaires avaient siégé toute la nuit.
—Ah! si vous pouviez les voir d’ici!... Ce matin quand je suis sortie, mes genoux pliaient d’épouvante... Là-bas, là-bas, au coin de la rue Montagne-Sainte-Geneviève. C’est là qu’ils les mènent fusiller... Il y en a plus de cinquante... Ah! l’épouvantable nuit...
V
l’abattoir du Luxembourg
Trois jours après cette terrible journée du jeudi 25 mai, le sergent venait prendre mes nouvelles. Il entra la main tendue, le sourire épanoui.
—Eh bien! vous n’avez pas eu de perquisition?... Ma foi, je m’attendais d’un moment à l’autre à vous voir ramener au Luxembourg... Je vous jure qu’on ne chôme pas à la prévôté.
Et il me dit les nuits entières qu’il avait passées, de garde à la salle d’attente qui ne désemplissait pas, et où venaient échouer, à toute heure, les prisonniers faits dans les rafles.
—On perquisitionne partout, reprit-il. Tout le quartier y passera. Cela se fait par îlot. On entoure un paquet de maisons. Une fois cerné, on fouille. Et gare, si vous avez chez vous quelque chose de suspect. Un vieux pantalon de garde, un képi, un ceinturon, un bidon. Le moindre doute vous fait descendre dans la rue. Et puis, c’est selon l’humeur de l’officier qui commande, ou tout bonnement des soldats... Pan! pan! Au mur!... Si l’officier est bon garçon, ou s’il peut tenir ses hommes, on vous amène à la prévôté...
—Et alors?
—Alors? Eh bien, ma foi, c’est encore selon. On commence par vous fourrer dans les caves, où vous attendez jusqu’à ce que le prévôt soit arrivé. Quelquefois, s’il y en a trop, on vide les caves pour faire de la place...
44
—Ce sont ceux que l’on mène à Versailles?
—Oui et non. Cela tient encore aux hommes qui sont là. Des fois on les mène à l’École militaire. Je crois que de là ils sont dirigés sur Versailles.[16] D’autres fois... D’autres fois...
—Eh bien?
—Eh bien...
Et le sergent hésitait...
—Eh bien. On les mène dans le jardin, du côté de la pièce d’eau...
Et le sergent me raconta dans tous ses détails l’effroyable boucherie de la cour martiale.
Depuis l’entrée des troupes, on fusillait sans relâche. On fusillait derrière ces bosquets, dont le vert feuillage m’était apparu et que je revoyais criblé de gouttes de sang. Là, c’était le simple peloton. Quatre par quatre. Contre un mur, contre un banc. Et les soldats s’en allaient, rechargeant tranquillement leur fusil, passant la paume de la main sur le canon poussiéreux, laissant là les morts.
On fusillait aussi autour du grand bassin, près du lion de 45 pierre qui surmonte les escaliers menant à la grande allée de l’Observatoire, le long de la balustrade de gauche.[17]
—Et tous ces morts, qu’en fait-on?
—Tous ceux qu’on a fusillés jeudi, le jour où vous y étiez, me répondit le soldat, on les a enlevés la nuit suivante. De grandes tapissières ont été amenées. Je crois qu’on a tout emporté à Montparnasse.
Je me représentai l’horrible scène. La montagne de morts, ceux qui avaient été fusillés les premiers, écrasés sous le poids de ceux qui étaient venus s’abattre sur leurs cadavres, toute cette chair trouée et sanglante sur la pelouse barbouillée de sang.
Le sergent avait repris son récit. Il détaillait l’abattoir, place par place, peloton par peloton.
—Et, lui demandai-je, on fusille toujours?
Le sergent fixa sur moi ses yeux étonnés. Nous étions, autant qu’il m’en souvienne, à la matinée de dimanche, à la dernière agonie de la bataille.
—Certainement, me répondit-il. On n’a pas cessé depuis que nous sommes entrés à Paris. Ah! vous n’avez rien vu. Moi, j’ai commencé à voir cela à la Croix-Rouge, où nous avons tourné les barricades par le bas de la rue de Rennes. On en a fusillé là un paquet, surtout des officiers.
Brusquement des cris éclatèrent en bas, au-dessous de nous. Le sergent se mit à la fenêtre:
—Voilà une bande de prisonniers, dit-il sans se retourner. On les conduit certainement au Luxembourg.
Les prisonniers, qui venaient du Collège de France, étaient bien une cinquantaine. Ils avançaient entre deux rangées de soldats. Tout ce monde marchait à une allure accélérée. J’eus 46 le temps de voir des têtes nues, des bras collés au corps, des visages pâles et abattus. Trois femmes se donnaient le bras. Une foule hurlante suivait. Et j’entendis distinctement le cri féroce:
—A mort! à mort! Au Luxembourg!
—On en amène comme ça tous les quarts d’heure, dit le sergent.
—Mais alors, repris-je, ce n’est pas par centaines, mais par milliers que, dans tout Paris, on arrête et on fusille...
Le soldat ne répondit pas.
errant
Quelques jours après, je revis encore le sergent. Il m’aborda d’un air embarrassé, presque défiant.
—Je crois que vous feriez bien de partir d’ici, me dit-il en me prenant à l’écart. J’ai comme un pressentiment que vous n’y êtes plus en sûreté. Au Luxembourg, on me regarde d’un drôle d’œil, comme si j’étais devenu suspect. J’ai quelquefois un doute sur mes deux agents au brassard... Vous n’avez raconté l’histoire à personne?
Je répondis que j’avais le premier tout intérêt à garder le secret.
—Ça ne fait rien, continua le soldat, je vous conseille vivement de chercher un autre abri. Et puis, voyez-vous, on va bientôt perquisitionner par ici... Si on vous reprend dans le coup de filet, cette fois je ne réponds plus de rien...
Je vis que mon sergent n’étais pas rassuré. Et ma foi, pourquoi le compromettre, si peu que ce fût, ce brave garçon qui m’avait arraché à la fusillade! Allons, il faut filer.
—Eh bien, dis-je, c’est entendu, je suis de votre avis.
Nous nous quittâmes. Une heure après, j’étais sur le pavé. Je m’étais dit que j’irais jusqu’à la rue du Val-de-Grâce, où j’avais un ami. Il habitait dans une maison, au fond d’un grand jardin. Certainement je serais là tranquille.
Je me dirigeai vers la place de la Sorbonne, remontant la 47 rue Saint-Jacques. Au carrefour qui croise la rue Gay-Lussac, je crus que le cœur allait me manquer. La place était grise de soldats d’un bataillon de chasseurs, l’arme au pied. Des groupes s’étaient formés et regardaient. A un étage supérieur, je vis les fenêtres s’ouvrir, des têtes, des képis apparaître et, brusquement, des paquets tomber.
Un soldat jeta un fusil qui résonna sur le pavé. On perquisitionnait dans la maison voisine d’un chantier de démolitions. Bientôt la porte s’ouvrit et j’en vis sortir une demi-douzaine d’hommes entourés de chasseurs. Du gibier pour la cour martiale. Ou pour Versailles.
Le carrefour se vida. Je pus continuer la rue et atteindre mon refuge. Nous passâmes, un ami, que je rencontrai là, et moi, la journée dans le jardin, prêts à nous esquiver par une porte entr’ouverte si les perquisitionneurs arrivaient.
Ces perquisitions! Qui pourra jamais raconter ce qu’elles accumulèrent de terreurs!
Où aller? Si proche parenté que vous puissiez invoquer, chacun redoutait pour soi-même la conduite à Versailles. Les prétextes pour vous laisser à la rue étaient nombreux. Je me suis laissé raconter par un de mes amis, très compromis, qu’arrivé un jour dans une famille fidèle, il y rencontra un autre camarade, déjà accepté. Ce ne fut point la famille qui renvoya ce second arrivant, mais bien le premier caché, qui s’écria:
—Non, non, pas toi ici! Tu vas nous faire fusiller tous!
Le soir, je quittai le jardin, qui ne m’offrait qu’un incertain asile. Le boulevard Saint-Michel est désert. Aux coins des rues, des sentinelles. Qui vive! Au large!... Je suis enfin au terme de ma course périlleuse. Là-haut, sous les toits, brille une lumière. Je frappe. La porte s’ouvre. Je grimpe au sixième. Effusion.
—Tu tombes à merveille, me dit l’ami. Je suis ici très tranquille. La maison a été perquisitionnée. On n’y reviendra plus...
48
dénonciations
Les quatre murs de la chambrette où j’avais trouvé le repos n’offraient au fond qu’une sécurité relative.
La maison avait été perquisitionnée, il est vrai, et il n’y avait plus à craindre le coup de filet de la cour martiale.
J’avais encore à redouter la dénonciation du premier venu, du voisin, du concierge, du marchand de journaux, de quiconque pouvait se douter qu’un insurgé se cachait là.
La lâcheté était universelle. Elle fut si honteuse, cette lâcheté, si colossale, si hideuse, que l’autorité militaire elle-même, qui n’était pas douce au plus petit des vaincus, se révolta contre cette incroyable ignominie. Des chefs de corps firent brûler en masse les milliers de lettres qu’ils recevaient chaque jour. Quelques dénonciateurs, plus remarqués que d’autres, furent appelés à la cour prévôtale pour s’expliquer. Ils virent l’appareil des massacres, et s’enfuirent, épouvantés, craignant d’être collés à ce mur où ils avaient rêvé d’envoyer le voisin dénoncé par eux, parfois leur créancier, leur rival en affaires, ou en amour...
On me racontait récemment, à propos de ces dénonciations, une histoire qui ne manque pas d’un certain comique.
Un coiffeur, qui avait fait au Quatre-Septembre étalage de zèle républicain, au point de demander l’arrestation du commissaire de police de son quartier, éprouva, après la chute de la Commune, le besoin de faire du zèle.
Il dénonçait, dénonçait, dénonçait. On le voyait partout sur le passage des convois de prisonniers, gesticulant, criant à mort.
Un jour, il avise un passant dont l’allure lui semble suspecte.
—Arrêtez-le, crie-t-il à un sergent de ville—un des aimables gardiens de la paix à chassepot et revolver des journées de mai—arrêtez cet individu. Il a été de la Commune!
49
Le gardien de la paix regarde notre homme, le dénonciateur. Soudain il lui flanque la main au collet:
—Mais vous, n’avez-vous pas fait arrêter jadis mon commissaire? Je vous reconnais.
Et l’individu est poussé dans un groupe de prisonniers qui passaient. Il fut conduit à Versailles, passa en conseil de guerre, et fut condamné à la déportation.
Le moindre indice suffisait à rendre suspect. Dans cette effroyable terreur du sabre, les yeux s’ouvraient tout grands:
—Tiens! mais voilà monsieur B. qui rentre depuis hier avec des provisions!
Ou encore:
—Mais monsieur B. achète bien des journaux! Il en apporte deux ou trois fois par jour.
Conclusion:
—Il doit garder quelque étranger chez lui... quelqu’un qui se cache... quelqu’un de la Commune peut-être... Si on voyait?
Et le concierge, ou le voisin, monte, s’arrête à la porte de la chambrette, écoute... Il entend causer... Mais on cause tout bas... Le soir, on interroge discrètement le locataire. On va écouter de nouveau... Sûrement il y a quelqu’un... Et en voilà assez pour être dénoncé, empoigné. Et en route pour la prévôté.
Un de mes amis, très compromis, fut ainsi dénoncé parce qu’il envoyait acheter une demi-douzaine de journaux chaque matin. Cela parut suspect. Il fut pris et fit huit ans de bagne.
Un autre, enfermé chez un ami que ses occupations appelaient toute la journée au dehors, eut le tort de fumer exagérément. L’odeur du tabac qui passait sous la porte le dénonça. Il fut pris, lui aussi. Plus heureux que le précédent, son amour de la cigarette ne lui coûta que la déportation.
Je n’eus toutefois pas à me plaindre de mon séjour dans la chambrette. Le seul supplice que j’aie enduré, pendant ma captivité forcée, fut celui que m’infligea un voisin qui, du 50 matin au soir, jouait avec une féroce insistance de la flûte. Cette flûte inexorable fut pour moi un cauchemar, et un cauchemar d’autant plus sérieux que l’animal en voulait à cette infortunée Marseillaise, qu’il écorchait du reste avec un rare bonheur.
La Marseillaise, c’était presque un chant séditieux, en ces heures de réaction furieuse!
La Marseillaise! Si un soldat allait monter, faire taire l’enragé flûteur, l’arrêter peut-être, fouiller à nouveau ce sixième étage suspect! Vraiment, j’en tremblais et j’enrageais chaque jour, jusqu’à ce que le flûtiste eût remisé son instrument de torture. Je n’entendais plus alors, dans le silence de l’état de siège, que l’appel lugubre de la sentinelle, debout sous mes fenêtres, derrière les grilles de l’église voisine.
—Qui vive! Au large!
VI
autres cours martiales
On ne fusillait pas qu’au Luxembourg. On fusillait au coin des rues, dans les allées des maisons, contre les portes. Partout où l’on trouvait un mur pour y pousser les victimes.
Les quais de la Seine furent témoins de féroces massacres. Au bas du Pont-Neuf, on fusilla pendant plus de huit jours. L’après-midi, les honnêtes gens allaient voir tuer les prisonniers, comme ils étaient allés attendre leur arrivée à Versailles. Des couples élégants se rendaient à cette boucherie comme à un spectacle.
Dans ce coin de la rive gauche qui entoure le Panthéon,—le Quartier—une demi-douzaine de cours martiales fonctionnaient. La grande tuerie était au Luxembourg. Mais on tuait aussi à la Monnaie, à l’Observatoire, à l’École de Droit, à l’École polytechnique, où mourut Treillard[18]—sa femme vint le lendemain rapporter les 40.000 francs restés en caisse à l’Assistance publique—au Panthéon, où l’on conduisit Millière[19] pour l’assassiner «à genoux». On fusillait au Collège de France, sur les condamnations prononcées par un prévôt installé dans la salle à gauche de l’entrée principale. On fusillait dans le marché Maubert.
Six cours martiales pour ce seul quartier. Pour chacune d’elles, des morts et des morts. Le Luxembourg à lui seul 52 surpassa le millier. A mesure qu’ils avançaient, les Versaillais installaient, de place en place, ces sinistres prévôtés militaires, dont toute la besogne était de tuer. Le jugement ne comptait pas.
Autour des grands abattoirs—le Luxembourg, l’École militaire, la caserne Lobau, Mazas, le parc Monceau, la Roquette, le Père-Lachaise, les Buttes-Chaumont—d’autres encore—fonctionnaient sourdement, avec moins d’étalage et de gloire, d’innombrables tueries.
Croira-t-on maintenant, comme le dit Maxime du Camp[20]—que l’on n’en tua que six mille? Qu’auraient donc fait alors toutes ces cours martiales qui, pendant huit jours, ruisselèrent de sang!
caserne Lobau
Je recueillis de la bouche du sergent qui m’avait sauvé de la mort au Luxembourg le récit des horreurs de la caserne Lobau.
Ces horreurs sont devenues légendaires.
—C’est bien pis qu’au Luxembourg, me disait-il. La cour est pleine d’hommes fusillés. Un soldat qui y avait été envoyé est revenu avec des souliers rouges de sang. On les lie aux poignets par chapelets de cinq ou six, et on les fixe au mur par les cordes passées dans les anneaux qui servent à attacher les chevaux. Ensuite, on les mitraille et on détache les cordes... Parfois il y en a qui ne sont pas morts... On les achève... Aucun ne peut se sauver. Il lui faudrait traîner derrière lui le chapelet de cadavres...
—Quel enfer! Mais qui donc a la force de faire semblable besogne?
Je sus plus tard que, dans l’armée, nombre d’officiers, de soldats, répugnaient à de semblables infamies. Des officiers 53 supérieurs s’élevèrent contre cette répression d’une cruauté sauvage. Mais la folie du massacre avait envahi les cerveaux chauffés à blanc par la bataille, l’incendie, le désir d’en finir et de se reposer enfin de ces longs mois de souffrances.
On dit aussi que ces effroyables exécutions de condamnés liés à des cordes, ces horreurs auprès desquelles les représailles des guerres civiles antérieures n’étaient que jeux d’enfants, avaient été confiées à des pelotons composés spécialement de disciplinaires. Je dis ce qui m’a été raconté.
Quand je publiai pour la première fois quelques-uns de ces souvenirs, je reçus bien des témoignages de survivants des jours sanglants de Mai 1871. Voici le témoignage d’un de ceux qui purent voir de leurs yeux l’odieux spectacle de la caserne Lobau, au lendemain des mitraillades:
Bussy-lès-Daours, 2 nov. 91.
... Garde national pendant le siège, j’ai continué mon service pendant la Commune, et j’ai été témoin des atrocités qui se sont commises pendant la semaine sanglante et encore après.
Je faisais partie du 22e bataillon. Ma compagnie fut requise pour enlever les cadavres des fusillés de la caserne Lobau. C’était un véritable charnier. Nous dûmes relever nos pantalons jusqu’à mi-jambe, tant il y avait de sang...
autres horreurs
Mon correspondant me donne d’autres détails étrangers à la caserne Lobau, mais que je cite cependant à titre de document:
Rue Neuve-Saint-Merry, on a fusillé, sur la dénonciation d’un voisin, un pauvre enfant qui jetait dans un soupirail d’égout des cartouches qui pouvaient compromettre son père et ses grands frères.
J’ai vu fusiller, sur les marches de la Morgue, un malheureux qui n’avait même pas marché sous la Commune.
Dénoncé à faux par son concierge, il fut arrêté chez lui pendant qu’il était à table, conduit à la Morgue et fusillé sans jugement,
J’ai vu de ma fenêtre revenir sa femme qui l’avait suivi. Elle 54 avait les cheveux hérissés, la robe tachée du sang de son mari, maudissant l’infâme qui avait dénoncé faussement l’infortuné...
Signé: A. Bourdon, conseiller municipal.
Les exécutions de la rue ne le cèdent en rien à celles des cours martiales.
Lorsque Varlin est conduit rue des Rosiers, entouré d’une foule qui le lapide et lui crache au visage, le général donne l’ordre de le fusiller.
—Là, derrière ce mur, dit-il.
Une voix s’élève:
—Il faut le promener encore. Il est trop tôt...
Et on recommence la promenade.
Un membre du premier Comité central, Frontier, qui a signé la fameuse affiche de l’entrée des Prussiens—je possède l’original manuscrit envoyé à l’imprimerie Morris—blessé dès l’entrée des troupes, est conduit à l’hôpital Saint-Martin. Les Versaillais le font descendre dans la cour. Il est fusillé sur la civière.
au mur les godillots
Tout porteur de godillots était fusillé.
Les godillots étaient les chaussures distribuées à la garde nationale pendant le siège. Du nom du fabricant de fournitures militaires, Alexis Godillot.
Or, la garde nationale, c’était l’ennemi.
Elle s’était héroïquement comportée à Buzenval—où Henri Regnault[21] et Gustave Lambert[22] avaient trouvé la mort. L’armée—une grande partie de l’armée—ne lui avait pas moins voué le plus injustifié des mépris.
Un ami, Émile Giffault[23] qui fut fait prisonnier et conduit 55 à Versailles, me racontait que la plus grande joie du capitaine qui l’interrogea pendant plus d’une semaine avant de l’envoyer devant le conseil de guerre, était de l’interpeller à tout propos sur son séjour dans la garde nationale.
—Allons, voyons, soldat de Buzenval! lui disait goguenard le capitaine.
Le prisonnier devait se taire. Le capitaine, lui, triomphait:
—Ah! c’est fini pour les soldats de Buzenval! Vous n’êtes plus à la noce, hein!
Dès qu’elle entra dans Paris, l’armée versaillaise satisfit ses rancunes contre cette garde nationale abhorrée.
Comment reconnaître le garde national? Bien naïfs ceux qui eussent gardé l’uniforme. Mais les pauvres, ceux qui avaient été vêtus, chaussés, qui conservaient encore les vestiges de leur passage dans ce corps maudit, se firent facilement prendre. S’ils n’avaient plus l’habit, au moins avaient-ils la chaussure. Le godillot dénonciateur.
Tout porteur de godillots fut arrêté. Gardes nationaux de la Commune ou du siège, qu’importe!
J’ai recueilli à ce sujet d’un de mes plus vieux amis, Francis Privé,[24] un récit effroyable.
Le lundi 29 mai, dans la matinée—il y avait donc vingt-quatre heures que la lutte était finie—Francis Privé, errant, cherchant un refuge, longeait la rue de Charonne. Tout à coup, il se heurte à un rassemblement.
Sur deux files, devant la boutique d’un charbonnier, une douzaine d’hommes, des prisonniers, attendaient. Aucun d’eux en uniforme. Tous en mauvais vestons, vareuses dont les passepoils avaient été arrachés, blouses. A quelques pas de la boutique, des soldats, le fusil en arrêt, et, devant les prisonniers, un jeune officier, tenant à la main une badine.
Privé s’approche aussi près que possible. Cette badine est une baguette de fusil.
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—Allons! crie le jeune officier. Tous ceux qui ont des godillots, en avant!
En avant, c’était la devanture de la boutique du charbonnier.
Personne ne bouge.
L’officier renouvelle son commandement, et, comme personne ne quitte encore la file, il passe lui-même sur le front des prisonniers, frappant durement de sa baguette de fusil sur l’épaule des infortunés.
—Allons, les godillots, au mur!
Les malheureux, encadrés par les soldats, furent poussés contre la devanture du charbonnier et fusillés à bout portant.
le charnier de Charonne
Vingt mille morts. C’est là le bilan des cours martiales et des exécutions de la rue. Nous ne sommes certainement pas au-dessus de la vérité. Chaque coup de pioche donné dans le sol des faubourgs parisiens met au jour des ossements aujourd’hui desséchés, quelques-uns encore revêtus d’uniformes en loques, auxquels adhèrent des boutons, des traces de galons. Ce sont les fusillés de la Semaine sanglante, enfouis dans les fosses creusées après le nettoyage, au lendemain de l’hécatombe.
En janvier 1897, pour ne citer qu’un seul de ces exemples—ils abondent—au milieu de ce quartier de Charonne, qui vit les dernières convulsions de l’insurrection, des ouvriers terrassiers faisaient une lugubre trouvaille.
Derrière le Père-Lachaise, non loin de la gare du chemin de fer de Ceinture, existe un vieux cimetière désaffecté, le cimetière de l’antique église Saint-Germain, qui date du quinzième siècle. On avait décidé de sacrifier une partie de ce cimetière, afin d’y creuser un réservoir pour les eaux de la Marne.
La pioche frappa sur tout un charnier, où les squelettes étaient accumulés par centaines.
Ce n’étaient plus quelques morts isolés, ramassés après la 57 lutte derrière une barricade, ensevelis hâtivement avant la décomposition. On avait versé là des tombereaux de cadavres. On en compta huit cents, que l’on aligna les uns à côté des autres, recouverts des lambeaux de leurs uniformes, la tête encore coiffée du képi fédéré.
On fit rapidement disparaître cette épouvantable exhibition. Une fosse nouvelle fut creusée, adossée au mur du presbytère. Quelques piquets indiquent seuls[25] l’emplacement du dernier champ de repos de ces morts inconnus.
le puits des Fédérés
Ce quartier de Charonne fut l’un des plus cruellement décimés dans l’épouvantable répression qui suivit la prise des faubourgs. Charonne fut occupé le samedi de la Semaine de Mai. Des deux côtés, la rage de la lutte avait atteint son paroxysme. Les incendies flambaient encore. La veille, non loin de là, les otages de la rue Haxo avaient été fusillés. Tout ce qui était pris était passé par les armes. Longtemps les habitants de ce quartier entendirent, la nuit, craquer les mitrailleuses. On exécutait en masse et l’on enfouissait en masse aussi.
Non loin de la place des Fêtes, existe peut-être encore un puits, creusé jadis dans des terrains vagues, connu dans le quartier, depuis 1871, sous le nom de Puits des Fédérés.
Après les grands massacres, on y jeta pêle-mêle communards et versaillais.
M. Charles Bos, lorsqu’il était conseiller municipal du quartier, fit combler ce puits, dont on voyait encore en 1898 la margelle, mitoyenne à deux habitations, les numéros 17 et 19 de la villa Bocquet.
D’énormes convois de fédérés furent fusillés à l’ancien marché aux fourrages de la Villette, rue de la Mouzaïa.
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Les prisonniers y étaient conduits par troupeaux, par la rue de Belleville ou par la rue de Meaux.
Un de mes amis, qui fit huit ans de bagne, voyait, de la fenêtre de la maison où il s’était réfugié, passer les lugubres cortèges. Des blessés, pris aux ambulances, étaient attachés sur des cacolets. On les descendait au marché, et la fusillade les achevait...
le compte des morts
Maxime du Camp, le comptable officiel de cet effroyable massacre, évaluant cette montagne de cadavres, fixe à six mille le chiffre des morts.
Au cimetière de Charonne, il lit cent trente-quatre morts inscrits sur le registre d’entrée. Ce n’est pas cent trente-quatre, on vient de le voir, mais huit cents qu’il devait lire.
Ce n’est pas six mille fusillés que compte la Semaine infâme. C’est, de l’aveu du général Appert, dix-sept mille.[26]
Vingt mille. Plus encore peut-être!
Qui le saura jamais?
(Mercredi 24 mai)
le capitaine de Beaufort
Mercredi 24 mai, dix heures du matin. La Commune, qui vient d’évacuer l’Hôtel de Ville en flammes, siège dans la salle des mariages de la mairie du onzième arrondissement.
La place est pleine de troupes. Fédérés, Turcos, Vengeurs, Enfants perdus, cavaliers, caissons et canons, mêlés dans un effroyable désordre.
A la porte de la mairie, sur les escaliers, des femmes cousent des sacs à terre pour les barricades.
Partout une fièvre furieuse, des exclamations, des appels aux armes, des sonneries de clairons.
Au pied de la statue de Voltaire, accoudés contre les grilles, deux membres de la Commune, reconnaissables à leur écharpe rouge à glands d’or, silencieux, les traits tirés, regardent cette foule aux gestes pleins de menaces.
Un fourgon d’artillerie passe au galop.
—Où allez-vous?
—Au Père-Lachaise. Montmartre est foutu. Nous allons tirer sur les Buttes.
Le fourgon disparaît à l’angle de la rue de la Roquette.
Un grand mouvement se fait soudain du côté de l’entrée du boulevard Voltaire. Des bras se lèvent, avec de grands cris.
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—A mort! A mort!
Au-dessus des têtes, dépasse le torse en uniforme d’un cavalier, capitaine d’état-major, la poitrine barrée d’aiguillettes d’or. Le cheval blanc se cabre. L’officier disparaît, tiré à bas de sa monture. Les cris redoublent.
—A mort le traître!
Une cantinière en uniforme, ceinturée de rouge, la jaquette déboutonnée, le chapeau rond rejeté en arrière, désigne du doigt l’officier. C’est la cantinière du 66e bataillon fédéré, Lachaise,[27] qui crie d’une voix éclatante:
—C’est la canaille qui nous a fait massacrer!
Les hommes qui entourent Lachaise racontent à leurs voisin la terrible histoire. Premier acte du drame qui va se dérouler.
L’officier est le comte Charles de Beaufort, qui signait ses ordres du titre de capitaine d’état-major, secrétaire du général ministre de la Guerre.[28]
Ancien sergent d’infanterie, capitaine pendant le siège d’un bataillon de garde nationale du faubourg Saint-Antoine, proche parent du membre du Comité central Édouard Moreau,[29] Beaufort flânait à l’Hôtel de Ville, en quête d’une situation ou d’un grade, quand il rencontra Cluseret,[30] qui l’emmena dans sa voiture jusqu’au ministère. Beaufort y resta.
Très élégant, Beaufort affichait d’étincelantes bottes vernies sur une culotte de peau de daim d’une irréprochable blancheur. Il fit partie de l’état-major de la Légion d’honneur, mais peu de temps et sans fonctions bien définies.
Beaufort était brave—il avait été à Neuilly, aux côtés de 61 Dombrowski—[31] et quelque peu noceur. Un jour qu’il rentrait au ministère, le factionnaire de garde, un fédéré du 66e bataillon, le trouvant par trop éméché, lui barra l’entrée. Furieux, le capitaine d’état-major interpella grossièrement le factionnaire et les fédérés rassemblés au bruit de la dispute.
—Ah! vous êtes le 66e, leur cria Beaufort en les quittant. Je me souviendrai de vous et je vous promets de vous purger à ma façon.
Cette parole devait coûter la vie au beau capitaine.
Quelques jours après cet incident, l’armée de Versailles entrait à Paris.
Le 66e bataillon était envoyé aux avancées à la Madeleine, où grondait déjà la bataille. Il y était décimé, laissant soixante des siens sur le pavé. Six hommes du bataillon, cernés et faits prisonniers, avaient été fusillés sous les yeux de leurs camarades, retranchés un peu plus bas.
Dans la nuit du mardi, harassés, traînant leurs blessés, ramenant quelques-uns des morts, les hommes du 66e regagnèrent le onzième arrondissement.
Ils étaient tous des environs de la mairie où depuis le matin siégeait la Commune. De la rue de la Roquette, du boulevard Voltaire, du boulevard de Ménilmontant, de toutes les rues populeuses du quartier. Sous le siège, ils avaient eu pour commandant Avrial,[32] qui avait été élu membre de la Commune, et, pour porte-drapeau, Genton.[33]
Genton est là-haut, à la mairie, près de Ferré,[34] qui en a fait, huit jours auparavant, un juge d’instruction.
62
Les sanglants épisodes de la journée de combat à la Madeleine reviennent dans les conversations des groupes. On les discute.
—Ah! oui—dit tout à coup un garde—nous l’avons été, purgés! Le capitaine nous l’avait promis. Vous savez, ce capitaine avec qui nous nous sommes disputés...
Et voilà qu’il apparaît, ce capitaine! Par quel tragique hasard est-il venu se jeter au milieu de ces combattants du 66e qu’il a si durement injuriés!
Il n’ignore pas, cependant, que le siège de leur bataillon est là, tout près, dans cette petite boutique de la rue Sedaine, où, tout à l’heure...
Beaufort n’a pas posé le pied à terre qu’il est saisi, entraîné, écrasé par la foule. Son uniforme est en pièces. Ses aiguillettes d’or pendent, arrachées. Il est tête nue. Un vent de mort a passé. On le pousse vers la mairie. Les femmes quittent leurs sacs à terre pour se joindre au groupe qui accompagne l’officier jusqu’à la salle où se tiennent les membres de la Commune.
Un flot de paroles arrive, mêlées, incohérentes, jusqu’à Ferré, qui est là, assis devant une grande table recouverte de serge verte, le masque froid, impénétrable, les yeux brillants derrière les verres du lorgnon.
Ferré écoute. Il se penche vers Genton, qui est à son côté. Il lui dit quelques mots à voix basse. Genton se lève.
—Descendons, dit-il à ceux qui semblent commander à la foule... Nous allons le juger.
premier cadavre
En bas, la foule est toujours massée.
Dès que Beaufort apparaît, ce sont des vociférations, des cris répétés de: «A mort!»
Genton fait un signe de la main. Son écharpe rouge impose silence aux premiers rangs.
63
—Citoyens, dit-il, la Commune a décidé que le capitaine de Beaufort passerait devant la cour martiale.
A ce même moment, m’a raconté un témoin, se dirigeait vers le Père-Lachaise, traversant la place, une file de corbillards, portant à l’avant un drapeau rouge, et que suivaient des gardes en armes et des femmes.
Des morts de la bataille que l’on conduit à la fosse commune.
Beaufort est toujours là.
Un cri s’élève:
—C’est son tour à lui!
La cour martiale s’installe dans le bureau du 66e, la petite boutique de la rue Sedaine. Le colonel Émile Gois la préside, le même colonel Gois[35] que nous reverrons, le vendredi, préparant la grande tragédie de la rue Haxo. Genton est près de lui, et aussi le secrétaire de Genton, Fortin.[36]
—Nous ne voulions pas, m’a dit Fortin, condamner Beaufort à mort. Il ne nous était pas prouvé qu’il fût responsable de la défaite du 66e à la Madeleine. Nous convînmes entre nous trois qu’il serait dégradé, qu’on lui retirerait ses insignes et son uniforme de capitaine, et qu’il serait conduit à la barricade la plus proche pour y faire le coup de feu avec les autres. C’est ce que nous dîmes aux hommes auxquels il fut remis.
—S’il ne se bat pas bien, ajouta l’un de nous, cassez-lui la tête.
La foule accusait Beaufort, non seulement du désastre du 66e, mais encore d’avoir joué le rôle d’espion à la solde de Versailles. Beaufort se défendit vivement de cette dernière accusation.[37] Quand on le fusilla, on trouva sur lui une 64 somme d’argent minime, trois cents francs. Il n’avait d’autres papiers que des ordres de la Commune et sa commission de capitaine.
A peine Beaufort apparaît-il sur le seuil de la boutique où il vient d’être jugé, que les clameurs s’élèvent, plus violentes encore:
—Il nous le faut! Il nous le faut! Il y a assez longtemps qu’il nous trahit!
L’heure est tragique. Nul doute ne peut s’élever sur le dénouement. On va chercher Delescluze, qui descend, monte sur un banc, cherche à faire entendre sa voix, déjà à demi éteinte.
Fortin, lui aussi, veut s’interposer. D’autres encore. Peine inutile. Genton parle, cherche à apaiser les fureurs.
Déjà Beaufort est loin d’eux, roulé par la vague désormais irrésistible.
C’est la mort.
Quelqu’un qui a suivi cette foule effroyable a vu Beaufort jusqu’à ce qu’il tombât pour ne plus se relever.
Le brillant capitaine, qui, à son arrivée sur la place, caracolait, secouant ses aiguillettes d’or, n’a plus forme humaine. La face tuméfiée, l’uniforme couvert de boue et de crachats, il se laisse traîner sur les genoux...
Le voilà au bout de son calvaire, une palissade en planches qui, sur le côté gauche de la place, clôt un chantier de marchand de bois.[38]
Beaufort, déchiré, défiguré, sanglant, eût attendri les pavés de la rue. La cantinière qui l’a dénoncé, celle qui a demandé à grands cris sa mort, Lachaise, sent, à cet instant suprême, son cœur de femme s’amollir. Elle se jette en face des fusils.
—Ah! ne le tuez pas, crie-t-elle, désespérée. Je ne veux pas qu’on le tue!
Vaines et tardives supplications. La foule ruée sur Beaufort 65 ne pourrait même plus arrêter son élan. Les fusils s’abattent sur le capitaine.
la cantinière Lachaise
Dans ce premier acte du grand drame qui va se terminer au pied du mur de la Roquette, la cantinière du 66e tient le premier rôle. C’est elle qui dénonce Beaufort. C’est à sa voix qu’obéissent ceux qui l’arrêtent et qui, bientôt, le fusilleront.
L’influence qu’exerçait sur les hommes du 66e la cantinière Lachaise est expliquée par les deux documents suivants, extraits, l’un et l’autre, du Cri du Peuple de Vallès.
Tout d’abord une note, parue dans le Cri du 8 avril 1871, après la désastreuse affaire du plateau de Châtillon, où fut fait prisonnier Duval:[39]
La cantinière du 66e bataillon, la citoyenne Lachaise, est une gaillarde et une crâne femme. Elle a bien mérité de Paris et nous sommes heureux de le lui dire.
Cette brave femme du peuple n’a cessé, depuis trois jours, de faire le coup de feu dans la plaine de Châtillon et de voler au secours de ceux qui tombent, frappés par les balles des sbires de Versailles.
Elle est à la fois soldat et chirurgien.
Brave femme, il coule du sang de lionne dans ses veines.
Le Cri du Peuple du 11 avril reproduit la lettre suivante, adressée à la Commune par le 66e bataillon, dont fait partie Lachaise:
Aux citoyens membres de la Commune de Paris.
Citoyens,
Les citoyens soussignés, appartenant au 66e bataillon de la garde nationale de Paris, déclarent que Marguerite Guinder (sic), épouse Lachaise, cantinière au dit bataillon, demeurant rue Sedaine, 65, dans le combat du 3 courant, en avant de Meudon, a tenu une conduite au-dessus de tout éloge et de la plus grande 66 virilité, en restant toute la journée sur le champ de bataille, malgré la moisson que faisait autour d’elle la mitraille, occupée à soigner et panser les blessés, en l’absence de tout service chirurgical.
En foi de quoi, citoyens membres de la Commune, nous venons appeler votre attention sur ces actes, afin qu’il soit rendu justice au courage et au désintéressement de cette citoyenne républicaine des plus accomplies.
Salut et fraternité.
(Suivent les signatures du 66e bataillon.)
Nous allons retrouver la cantinière du 66e à la porte de la Roquette, tentant en vain de faire revenir en arrière les hommes de son bataillon qui se sont mêlés au peloton d’exécution.
six fusillés, six otages
A quelle heure précise le capitaine de Beaufort fut-il exécuté, le mercredi 24 mai? Il est difficile de fixer ce détail avec précision.[40] Ce n’est déjà point chose facile de recoudre les épisodes que l’on recueille de la bouche des témoins, pour en former un tout qui soit la vérité, ou une part de la vérité.
A quelle heure la foule, que la fusillade d’un seul homme n’a point satisfaite, songea-t-elle à de nouvelles représailles?
67
Que se passa-t-il, dans l’intervalle, dans l’âme de cette masse exaspérée, que la défaite enfermait dans un cercle de plus en plus étroit?
D’heure en heure, les nouvelles sinistres se succèdent. Des fuyards de la rive gauche apportent le récit de l’attaque du Panthéon, laissant prévoir qu’il serait occupé presque sans combat. En juin 1848, il avait fallu crever à coups de boulets ses portes de bronze.
Vers quatre heures, le Père-Lachaise tonne. A ce moment, le drapeau tricolore flotte sur la Montagne Sainte-Geneviève. C’est pis que la défaite. C’est la déroute, l’annonce des représailles toutes proches, des fusillades en masse, des cours martiales et de leurs horreurs.
—Il nous faut les otages! crie quelqu’un dans un groupe.
Et l’on répète partout:
—Il nous faut les otages! Qu’on exécute le décret!
La loi des otages, votée le 5 avril à l’Hôtel de Ville, n’a jamais été appliquée. Les prétextes n’auraient certes pas manqué. Mais les pourparlers entamés avec Versailles, pour l’échange de l’archevêque contre Blanqui, avaient fait que malgré les massacres répétés de prisonniers, le décret n’avait pas été mis à exécution.[41]
—Les otages! Les otages!
La parole de sang a couru dans cette foule. La Roquette est là, tout près, à cent pas. Sinistre voisinage. Depuis deux 68 jours, les prisonniers de Mazas y ont été transférés. L’archevêque, le curé de la Madeleine, le président Bonjean, des prêtres, des jésuites, des sergents de ville, des gardes de Paris—sans compter le banquier Jecker.[42]
Une délégation, prise dans un groupe, entre à la mairie, demande, exige l’exécution du décret.[43]
C’est toujours Ferré qui est là, ayant encore près de lui son juge d’instruction Genton et son secrétaire Fortin. Il signe un ordre d’exécution[44] de six otages, sans les désigner autrement. Ordre à présenter au directeur de la Roquette, François.
L’ordre est remis à Fortin, qui redescend sur la place avec la délégation.
Fortin porte l’écharpe rouge en sautoir, le sabre au côté. Ce sabre—qui jouera tout à l’heure un rôle—est le propre sabre de Ferré, qui l’a donné à Fortin l’avant-veille, au cours d’une visite faite ensemble, pour en retirer des papiers importants, à une chambrette qu’avait Ferré, rue Dauphine.
Fortin monte sur un banc.
—Qui vient avec moi? crie-t-il. Voilà l’ordre de fusiller six otages, en représailles des six du 66e, fusillés à la Madeleine.
—Tous! Tous! répond la foule.
69
Un pompier, casqué, est au premier rang. Il fera feu le premier en face du mur de mort.
—Moi! moi! crie-t-il. Ils ont assassiné mon frère!
Fortin est vite entouré d’une soixantaine d’hommes. Les deux tiers sont du 66e.
C’est en courant qu’ils se précipitent vers la prison.
A la porte, quand ils sont déjà engagés dans l’allée d’arbres—l’allée de la guillotine—ils croisent leur cantinière, Lachaise, qui les bouscule.
—Vous n’irez pas! leur crie-t-elle. Ou vous n’êtes plus que des assassins!
Mais ils ont déjà franchi l’entrée. La porte de fer qui donne accès à la cour est fermée.
Ils passent un par un par la petite loge du guichetier, à gauche.[45]
Il y a là un râtelier d’armes. Le pompier décroche à la hâte un fusil, vérifie en marchant s’il est chargé.
Tout le monde est maintenant dans la cour.
Fortin entre au greffe. Il tend à François,[46] qui est là, l’ordre de Ferré.
François pâlit. Ses mains tremblent. Il n’a certainement pas entrevu une si lourde responsabilité.
—Six! six! répète-t-il. Qui?... Pourquoi Ferré n’a-t-il pas indiqué les noms?
Et il s’en va prendre dans un casier des feuilles volantes. Sur ces feuilles volantes ont été inscrits les noms des otages transférés l’avant-veille de Mazas à la Roquette.
François jette un coup d’œil sur les listes. Il hésite, ne se décide pas à choisir. Enfin il lit à voix haute cinq noms, pris 70 parmi les premiers inscrits, devant Fortin, qu’ont rejoint une douzaine d’hommes, le pompier à l’avant:
—Deguerry..., Bonjean..., Allard..., Clerc..., Ducoudray...[47]
François s’arrête.
—Il en faut six! dit quelqu’un.
François lit alors un sixième nom.
Ce nom, j’ai en vain cherché à le connaître.
Les six sont désignés. François complète vivement la liste, comme s’il était enfin délivré d’un cauchemar.
Fortin et ceux qui l’ont accompagné au greffe sortent et rejoignent les hommes qui les attendent dans la cour. On jette à la hâte à la foule les six noms. Tout est décidé. Il ne reste qu’à faire descendre de leurs cellules les prisonniers, quand une voix s’élève:
—Et l’archevêque!
L’archevêque n’est pas parmi les six.
—L’archevêque! il nous faut l’archevêque![48]
nous voulons l’archevêque.
—Allons! donne-moi l’archevêque, et biffe le dernier! dit Fortin à François.
—Je n’ai pas d’ordre! Je ne le livrerai pas sans ordre.
—Retournons à la mairie! crient les hommes du peloton. Ferré signera l’ordre.
Pourquoi en voulaient-ils à l’archevêque, ces hommes?
Loin d’avoir combattu la Commune, le prélat s’était employé de tout son pouvoir à faciliter l’échange de Blanqui, 71 prisonnier depuis le 17 mars, contre un certain nombre d’otages. L’archevêque—je tiens ces impressions de Benjamin Flotte,[49] qui vit à plusieurs reprises le prélat dans sa cellule de Mazas—était outré des procédés sanguinaires de Versailles.
—C’est un brave homme, Darboy, me disait Flotte.
Pourquoi ils en veulent à l’archevêque? Ils n’en savent rien. L’archevêque, c’est de tradition. Affre[50] frappé à mort sur les barricades de juin. Sibour[51] assassiné—par un prêtre. Les archevêques de Paris sont voués à un destin tragique.
L’archevêque Darboy avait le pressentiment de la mort cruelle, et, disons-le, imméritée, qui lui était réservée.
Il avait été vicaire général de Sibour. Il avait travaillé aux côtés de Affre. Il le rappelait avec une douloureuse insistance à ceux qui lui rendaient visite dans sa cellule.
—Je mourrai comme monseigneur Affre, disait-il à Flotte, tout ému lui-même, ce brave Flotte... Je mourrai avec sa croix sur la poitrine.
Et l’archevêque montrait la croix pastorale qu’il tenait du prélat, son ancien maître.
Oserai-je confesser ici que la mort de l’archevêque, si peu de responsabilité qui puisse m’en incomber, m’a laissé, sinon un remords, du moins une impression pénible qui subsiste encore en moi?
Je ne puis me rappeler, sans maudire l’injustice des 72 hommes, que nous avons fusillé celui qui fit tant pour Blanqui—notre maître à tous, notre idole et notre espoir,—et qui le fit sans l’arrière-pensée basse de sauver sa propre existence.
—Croyez-moi, disait-il encore à Flotte, qui me le répétait le soir même d’une de ses visites à Mazas, vous n’obtiendrez rien de Thiers. M’aider à me sauver, moi! Mais vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir de quelles haines me poursuivent, jusque dans ma prison, ceux que j’ai combattus toute ma vie...[52]
L’archevêque, si bien fixé qu’il fût sur son sort tragique, n’en écrivait pas moins à Versailles toutes les lettres qui pouvaient être utiles à la cause que défendait Flotte. La liberté de Blanqui.
Jusqu’au mercredi matin de la semaine de Mai, je possédai un original de chacune de ces lettres, transcrites de la main même du prélat.
Ces précieux autographes avaient été remis à Flotte par l’archevêque, en vue de la publication, dans l’Officiel de la Commune, d’un récit des négociations entamées avec Versailles. Ce récit a paru, sous ma signature, dans l’Officiel du 27 avril 1871. On pense bien que je n’avais pas donné «à la composition» les précieux originaux qui m’avaient été confiés.
Quelques heures avant l’attaque du Panthéon, je courus chez Flotte, qui demeurait rue de la Huchette. Ses entrevues avec Thiers le mettaient à l’abri de toute poursuite. Je lui confiai les lettres de l’archevêque, pour qu’il me les conservât jusqu’à des jours moins périlleux.
Le lendemain, j’étais arrêté. Je ne revis plus Flotte, qui retourna en Amérique, revint en France et mourut dans son pays natal, dans le Var.
J’ignore en quelles mains sont aujourd’hui les lettres du prélat fusillé à la Roquette.
73
et notamment l’archevêque
Fortin retourna donc à la mairie. Il fit part à Ferré des exigences des hommes restés à la prison.
Ferré, sans mot dire, reprit des mains de Fortin l’ordre d’exécution déjà signé pour six otages non désignés, et de son écriture régulière d’ancien clerc, ajouta au bas, en travers, cette mention, qui était l’arrêt de mort définitif du prélat:
—Et notamment l’archevêque.
Fortin redescendit rapidement les degrés, traversa en courant la place et la rue de la Roquette. Il entra à la prison avec Genton, qui l’avait accompagné, et un officier fédéré, Benjamin Sicard.[53]
Genton et Fortin avaient rencontré Sicard au coin de la rue des Boulets.
Benjamin Sicard était en costume d’officier d’état-major. Son titre officiel, dont il signait ses ordres, était «capitaine d’état-major près le colonel commandant l’ex-préfecture de police».[54]
—Où allez-vous donc? leur cria de loin, dès qu’il les aperçut, Sicard, qui connaissait de longue date Genton et Fortin.
—Fusiller les otages, répondit Fortin, en agitant l’ordre de Ferré.
Et Fortin ajouta, voyant Sicard en uniforme et tout galonné:
—Viens avec nous! Tu commanderas le feu!
—Mais, fit observer Sicard, portant la main à son ceinturon, je n’ai pas mon sabre!
—Je te prêterai le mien, reprit Fortin.
Tous trois franchirent le seuil de la geôle et entrèrent au greffe.
François prit l’ordre annoté par Ferré.
Le sort de l’archevêque était décidé.
74
la descente
J’ai refait dans la prison déjà désaffectée, déserte, noire et lugubre comme un cercueil de pierre, le trajet que suivirent les six condamnés, depuis le corridor des cellules du premier étage, où ils étaient enfermés, jusqu’au mur au pied duquel les couchèrent les balles des exécuteurs.
La cellule de l’archevêque était l’avant-dernière, à droite, dans le corridor. Elle était numérotée 23, la dernière ne portant pas de numéro. Le lit de fer était encore là, avec une maigre paillasse poussiéreuse, rongée aux vers. Le plancher délabré. Sur cette paillasse sordide s’était reposé l’archevêque de Paris, avant de descendre, suivi de ses cinq compagnons, le noir et étroit escalier de pierre en colimaçon (l’escalier de secours) qui conduit au rez-de-chaussée, à la cour dite de l’infirmerie.
Quelle descente, dans la nuit tombante—c’était entre sept heures et demie et huit heures—au milieu des cris, des heurts de fusils, des détonations de la bataille, des canons qui grondent tout près, au Père-Lachaise!
Le cortège, otages et hommes armés, s’engagea dans une galerie longeant le côté droit de la cour. Les hommes vérifièrent là si leurs armes étaient bien chargées. Puis ils se remirent en marche, et s’arrêtèrent devant une porte solidement verrouillée.
La porte s’ouvrit. Une grille aux lourds barreaux, étroite—j’ai compté sept barreaux—tourna sur ses gonds. L’ouverture ne donne guère place qu’à deux personnes de front. Il faut descendre encore cinq marches avant de poser le pied sur le pavé du premier chemin de ronde.[55]
75
L’archevêque s’appuya sur la rampe de fer qui bordait l’un des côtés du court escalier. Les cinq autres otages suivirent.
Au bas, massés près du petit jardin qui servait de potager aux employés de la prison, les hommes armés attendaient.
Le prélat avait au doigt l’anneau pastoral, legs de l’archevêque Sibour, et sur la poitrine, dépassant sous le rabat, brillait la croix que lui avait donnée son autre maître, l’archevêque de Juin.
Sicard, qui était là avec Genton et Fortin, donna l’ordre d’encadrer les prisonniers.
vers la mort
Lentement, sans une parole, on se mit en marche. Le cortège tourna à droite pour, au bout de quelques pas, s’engager dans le long couloir, bordé d’un côté par le haut mur de pierres meulières du chemin de ronde, de l’autre par la prison.
Dans l’angle, une petite tourelle. C’est dans cette tourelle que se déroule, mal éclairé par deux étroites ouvertures, l’escalier tournant que viennent de descendre les condamnés.
Cette tourelle dépassée, la voie devient plus resserrée, plus obscure, plus sinistre aussi. Trois étages de fenêtres solidement barricadées de fer. Au premier étage, les fenêtres des cellules doubles que viennent de quitter les six prisonniers et où sont encore enfermés ceux qui n’ont pas été portés sur la liste de mort.
La première de ces fenêtres grillées, c’est la cellule de l’archevêque.
Le prélat—je cite ici les paroles mêmes d’un témoin—marchait appuyé au mur, la tête penchée, comme étranger à ce qui se passait autour de lui. Sa barbe longue, poussée en prison, presque blanche, ses joues creusées par la souffrance et par l’inquiétude de ces deux mois de réclusion, donnent à sa physionomie une expression d’indéfinissable tristesse.
Quatre hommes du peloton sont en tête, le fusil sur l’épaule.
76
Derrière, un groupe désordonné.
Deux lanternes, que tiennent haut les porteurs, les mêmes qui ont éclairé la descente des prisonniers dans la tourelle de l’escalier de secours, jettent sur cette scène des lueurs vacillantes. Il n’est pas loin de huit heures. Le jour va tomber. Déjà, entre ces hautes murailles du chemin de ronde, l’obscurité s’est à peu près faite.
Pas une parole ne fut prononcée au cours de cette traversée lugubre. Bien des phrases ont été placées, dans les divers récits parus, dans la bouche de l’archevêque. Le prélat, à la vérité, parla une seule fois.
Fortin, qui était au pied des marches quand les otages se présentèrent à la grille, ne quitta pas des yeux l’archevêque jusqu’au mur fatal.
—C’est après avoir descendu ces marches, me dit-il, que l’archevêque, se tournant vers nous, dit d’une voix faible: «Et cependant j’ai écrit à Versailles.» Il faisait allusion aux lettres qu’il avait adressées à Thiers pour l’échange des prisonniers. Personne ne souffla mot. Je suivis le peloton. Je n’ai plus rien entendu. J’étais très près d’eux.
A l’extrémité du chemin de ronde intérieur, le cortège se heurta contre une grille qui donne accès au deuxième chemin de ronde, le chemin dit extérieur, dont le mur sud longe la rue de la Vacquerie.
C’est au bout de ce chemin que devaient tomber les six otages.
la fusillade
Quand on eut atteint le fond de l’allée, le peloton s’arrêta.
Sicard se plaça à l’angle du mur.
A côté de lui, Fortin. Derrière eux, le peloton des exécuteurs. Une trentaine d’hommes armés. Tout au fond, François, qui avait rejoint le groupe sans avoir suivi le cortège, et Genton.
77
Les six otages étaient allés, sur un signe de Sicard, se placer au pied de la muraille qui faisait face aux exécuteurs.
Tout près de Sicard, le premier du rang, le pompier casqué. Puis un fédéré, Lolive,[56] et, un peu plus loin, Mégy, le mécanicien du Creusot.
Les hommes avaient chargé leurs armes dans la cour de l’infirmerie. Ils mirent en joue, attendant le commandement.
Là encore, je voulus savoir si quelque exclamation, injure, protestation, avait été remarquée.
Rien. Le silence.
Sicard leva le bras. Mais le commandement de «Feu!» ne sortit pas de ses lèvres. Il s’était rappelé qu’il n’avait pas d’arme. Il se tourna vivement vers Fortin.
—Fortin, ton sabre!
Ce ne fut qu’un geste, un éclair.
Fortin tira son sabre du fourreau—le sabre que lui avait donné Ferré l’avant-veille. Il le tendit à Sicard, qui, sans lever l’arme—les exécuteurs étaient tellement pressés les uns contre les autres qu’il eût pu blesser quelqu’un d’eux—cria:
—Feu!
Le peloton tira.
Tous tombèrent, excepté l’archevêque.
—Mais il est donc blindé, celui-là! cria Lolive, en rechargeant rapidement son chassepot.[57]
78
Il ajusta le prélat, qui porta la main à sa poitrine, en s’affaissant.
Quelques coups isolés éclatèrent encore.
L’horloge de la prison sonna à ce moment huit heures.
Les hommes du peloton abandonnèrent le lieu de l’exécution, laissant là les cadavres qui furent conduits la nuit au Père-Lachaise.
Genton et Fortin quittèrent la prison et regagnèrent la mairie du onzième arrondissement, pour y rédiger le procès-verbal de l’exécution, comme le leur avait prescrit Ferré.
Sur le seuil de la mairie se tenaient à ce moment plusieurs membres de la Commune, Vermorel[58] qui devait être grièvement blessé le lendemain, Jourde,[59] Theisz,[60] Avrial.
—Eh bien! c’est fait, leur dit Genton, en s’approchant. Nous venons de fusiller l’archevêque!
—Vous avez fait là une jolie besogne, reprit vivement Vermorel. Nous n’avions peut-être qu’une dernière chance d’arrêter l’effusion du sang... Vous venez de nous l’enlever... Maintenant, c’est fini.
le nain féroce
La Commune eût tenté en vain de s’opposer au massacre ordonné par Ferré, comme elle tenta en vain de s’opposer à celui de la rue Haxo, le surlendemain vendredi.
L’écharpe rouge à glands d’or n’imposait plus le moindre respect. Elle n’était même pas une sauvegarde pour ceux qui la portaient encore. Delescluze, lui-même, ne sera-t-il pas, le lendemain, insulté par les gardes, forcé de rétrograder devant les injonctions d’un simple commissaire, quand il voudra franchir la porte de Vincennes?
79
La nouvelle de l’exécution de l’archevêque s’était répandue rapidement dans la foule qui encombrait les abords de la mairie et de la prison.
Les hommes du peloton avaient raconté les détails du drame. L’odeur de sang qui flottait depuis le matin enivrait les combattants, sûrs désormais que la mort les attendait à brève échéance, la pire mort, celle des représailles qui déciment les vaincus.
Un de mes amis, Francis Privé, traversait à ce moment la place, avec Jourde, le délégué aux finances, et Combault, qui fut directeur général des contributions directes. Jourde avait son écharpe rouge. Tous trois s’approchèrent d’un groupe où l’on discutait bruyamment.
Au milieu du groupe, un fédéré d’une taille minuscule, véritable nain, le fusil sur l’épaule, gesticulant et criant. Brusquement, le nain fend la foule, s’approche de Jourde.
—Eh bien! lui crie-t-il au visage, on vient de lui en foutre dans la peau, à l’archevêque!
—Taisez-vous, riposta Jourde. Vous feriez mieux d’aller au feu.
Le nain pâlit. Ses yeux s’allumèrent. Il fit mine d’épauler son arme.
—Ah! c’est comme ça! Ça ne vous va pas, à vous autres, qu’on fusille les curés!
Et, plus menaçant encore, pendant que le groupe se resserrait autour de Jourde et de ses amis:
—Est-ce que vous voudriez par hasard qu’on leur en foute aussi, aux membres de la Commune!
Un rassemblement se formait. Les trois amis s’éloignèrent sans mot dire, poursuivis par les injures du nain féroce.
devant le conseil de guerre
Genton, Fortin et François comparurent devant le deuxième conseil de guerre.
Seul, Genton fut condamné à mort. François eut les travaux forcés à perpétuité. Fortin, dix ans de bagne.
80
La cantinière Lachaise, qui avait, dans la matinée, désigné Beaufort à la foule, se faisant, inconsciemment, l’inspiratrice de la grande tragédie de la Roquette, était également au nombre des accusés. On l’acquitta. On la reprit plus tard pour le procès Beaufort, et, cette fois, elle eut la mort, puis la commutation au bagne.
Ce fut Lachaise qui perdit Genton, en affirmant qu’il était bien là au moment où elle avait tenté de détourner les hommes du 66e de la besogne de mort.
—Ah! Genton était là! dit victorieusement le commissaire du gouvernement, Genton était là. C’est ce que je voulais faire préciser.
—Mais pourquoi as-tu dit cela? lui demandait Fortin à la sortie de l’audience.
Elle, naïve, hébétée, ne sut que pleurer, comme elle avait pleuré devant Beaufort, quand elle l’avait vu acculé au mur de la place Voltaire.
—Mais, puisque c’est la vérité, répétait-elle entre deux sanglots.
poignante confrontation
L’incident du sabre avec lequel Sicard commanda le feu, sabre remis par Fortin à Sicard, à l’instant même où ce dernier devait faire le geste suprême, était ignoré du président du conseil de guerre, le colonel De la Porte, et du commissaire du gouvernement, le commandant Rustant.
Divers témoins avaient bien fait allusion à la remise d’un sabre faite par un officier à un autre, mais ces témoins se trompaient. Ils plaçaient la scène de la remise du sabre au-dessous des cellules, peu après l’arrivée des otages dans le premier chemin de ronde.
A la dernière audience du procès—qui en compta treize—le président du conseil résolut de faire comparaître Sicard, dont le nom avait été prononcé par le témoin Jarraud, greffier de François à la prison, et de le confronter avec les accusés.
81
Sicard, qui avait été arrêté, se trouvait dans l’une des prisons de Paris. On l’y retrouva, après maintes recherches, phtisique, mourant. Il fut conduit à Versailles, accompagné du commissaire Clément et de trois agents, dans un fiacre, qui allait au pas. A son arrivée, on le restaura et on l’amena à la barre du conseil.
L’apparition de ce cadavre aux joues hâves, d’une maigreur effrayante, produisit sur les accusés et sur le conseil une impression poignante. Était-ce donc là celui qui, un pied déjà dans la tombe, allait faire la lumière?
Sicard est assis dans un fauteuil qu’ont apporté deux infirmiers. Il ne peut presque plus parler. Mais ses yeux brillent d’un extraordinaire éclat. C’est sur Fortin que se fixe son premier regard.
—Je tressaillis dans tout mon être, me disait Fortin, quand je sentis attaché sur moi le regard brûlant de Sicard. Qu’allait-il dire dans cette confession suprême? Un mot de lui, un mot de vérité, c’était pour moi le poteau de Satory.
Sicard est confronté avec d’autres, avec le brigadier Ramain, avec le gardien Picon, avec François—qu’il ne veut pas reconnaître—avec Genton, avec ceux qui ont désigné un autre accusé, Pigerre, comme l’officier qui a conduit le peloton d’exécution, avec le greffier Jarraud, qui le reconnaît, lui, Sicard, et qui sauve du même coup Pigerre.
Vient le tour de Fortin. Le commissaire du gouvernement insiste pour que Sicard et Fortin soient mis en présence. Se douterait-il que toute la vérité est là?
—Levez-vous, Fortin, dit le colonel-président. Approchez-vous de Sicard.
Fortin s’est approché. Il touche presque le moribond.
—Sicard, dit le colonel, vous avez juré de dire toute la vérité. Vous connaissez Fortin?
Sicard reste muet.
82
Il est comme accablé. On dirait qu’il cherche à rassembler des souvenirs lointains, confus, dans son pauvre cerveau déjà figé par la mort toute proche.
Il ne quitte pas Fortin du regard. Il fait un effort qui secoue dans le fauteuil trop large son corps débile. Il tourne enfin la tête avec un signe de dénégation.
Non. Il ne connaît pas Fortin.
Le président adjure Sicard. Il voit qu’il y a là un secret terrible, et que ce mourant va l’emporter dans la tombe.
Sicard penche la tête. Il semble se rendormir, lassé de l’effort qu’on lui a imposé. Il fait un nouveau et dernier signe de dénégation.
C’est fini.
Les deux hommes qui ont apporté le malade à la barre soulèvent le fauteuil, et, avec mille précautions, comme on emporte un enfant endormi, ils emportent le colonel Sicard, celui qui a commandé le feu sur l’archevêque.
les acteurs du drame
Des personnages mis en scène au cours de ce récit, aucun ne survit.
Ferré, qui signa l’ordre d’exécution; Genton, qui le porta à la Roquette; François, qui livra les prisonniers: fusillés à Satory.
Fusillé aussi Lolive, qui tira deux fois sur l’archevêque, et qui, après sa condamnation, disait à un de ses camarades de prison: «Je ne l’ai pas volé.»
Morts: Sicard, qui commanda le feu; Fortin, qui lui prêta son sabre pour faire le geste fatal; Mégy, qui faisait partie du peloton.[61]
83
Morte la cantinière du 66e décimé à la Madeleine, Lachaise.
On n’a jamais su le nom du pompier qui se plaça, le premier, bien en vue, tout près de Sicard, pour «venger son frère».
NOTE
Sur deux lanternes
Da Costa, dans sa Commune Vécue (II, 8), au sujet des lanternes que tiennent, dans mon récit, deux hommes du cortège des otages, me reproche d’avoir voulu, par une «invention de journaliste, dramatiser mon tableau».
Da Costa ajoute que mes deux lanternes eussent été bien inutiles, car il était à peine six heures et demie.
Je crois, moi, qu’il était, non six heures et demie, mais sept heures et demie.
Lorsque les exécuteurs, après la fusillade, s’éloignèrent du mur, huit heures sonnaient à l’horloge de la prison. Certainement le sinistre cortège ne mit pas plus d’une demi-heure pour se rendre, par le chemin de ronde, du perron de l’escalier de secours par où étaient descendus les otages, au lieu de l’exécution.
L’heure de l’exécution est confirmée par plusieurs témoignages.
A l’audience du 8 août 1871 du troisième conseil de guerre (Procès des membres de la Commune), Trinquart, pharmacien de la prison, dépose: «J’ai entendu à huit heures un feu de peloton.»
Dans son livre, Un prêtre et la Commune de Paris en 1871, l’abbé G. Delmas, vicaire à Saint-Ambroise, ex-otage à la Roquette, écrit (page 202): «Vers les huit heures, nous bondîmes sous la détonation d’un feu de peloton qui sortait du chemin de ronde.» 84 Le même abbé, qui, ne l’oublions pas, était enfermé à la Roquette, parlant de l’arrivée du peloton d’exécution, écrit: «A sept heures du soir, agitation inaccoutumée, apparition d’un fédéré dans la cour.» De sept heures à sept heures et demie, les otages ont été appelés, ils sont descendus au chemin de ronde. A huit heures, ils sont exécutés.
Voilà donc, une fois pour toutes, les heures des diverses phases du drame bien fixées.
Mais eût-il été six heures et demie, comme le veut Da Costa, que mes lanternes ont encore leur explication.
En quittant leurs cellules, les otages durent descendre l’étroit escalier de la tourelle, l’escalier «de secours», complètement obscur, tout au moins fort mal éclairé par d’étroites meurtrières percées sur l’extérieur, qui conduisait au chemin de ronde. Comment l’eussent-ils descendu sans lumière!
A plusieurs reprises, avant d’écrire mon récit, j’ai visité la Roquette, la dernière fois avec Gustave Geffroy; j’ai suivi le chemin que suivirent les otages. Si Da Costa en a fait autant, s’il est comme moi descendu par la tourelle, il a dû, comme moi, s’aider d’une lumière quelconque, d’une lanterne.
Et puis, voici encore un témoin du troisième conseil de guerre, qui va venir à mon secours.
A l’audience du 9 août 1871, Vattier, détenu de droit commun à la prison, dépose: «Quelques instants après l’entrée du peloton à la prison, on m’a fait éclairer le corridor qui conduisait à l’escalier de secours. J’ai vu passer les otages, etc.»
Ce Vattier, qui éclairait le corridor sur lequel s’ouvraient les cellules, a certainement éclairé l’escalier, plus obscur encore.
Mes lanternes sont donc expliquées.
(Mercredi 24 Mai)
Mercredi 24 mai. Dix heures du matin. Les flammes lèchent déjà les murs de la Préfecture de Police. Dans une salle du Dépôt, une demi-douzaine d’hommes. Ferré, l’écharpe rouge à glands d’or sur son pardessus gris à col de velours. Pilotell, Wurth,[62] ceinture rouge sur leurs vêtements civils. Clermont, commissaire spécial de police. Clermont, la nuit qui précède, a accompagné Raoul Rigault à Sainte-Pélagie. Il a assisté à l’exécution de Chaudey.
Cette même nuit, Pilotell l’a passée à la Préfecture, sur un lit, voisin de celui sur lequel s’est étendu Ferré.
—Ce n’est pas dans des draps que nous dormons, dit Pilotell, mais dans des suaires.
—Qu’importe! répond Ferré.
Le matin, à la première heure du jour, Mégy[63] est venu. Il est entré dans le grand salon. A coups de sabre, il brise le lustre de Venise suspendu au plafond. Il lacère les tableaux, éventre les meubles. Il pose des cartouches partout. Puis il s’en va, après avoir raconté qu’à la Légion d’Honneur, d’où il sortait, il a pris, à poignées, les croix, et les a jetées aux ordures.
86
Le caissier, Replan, apporte dans un drap de l’argent, de l’or, des billets. Ce qui reste dans la caisse.
—Distribuez tout ça aux combattants, dit Ferré.
Pilotell prend une poignée de monnaie, descend vers la barricade qui ferme l’entrée de la place Dauphine, sur le quai, en face du Henri IV.
—Tenez, amis...
—Non. Nous ne nous battons pas pour ça...
Pilotell est remonté.
Sans mot dire, Ferré, assis à une table, lui tend un papier:
«Ordre de prendre au Dépôt les prisonniers dont les noms suivent, et de les passer par les armes.»
Il y a quatre noms.
Sur ces quatre, Veysset.
Veysset. L’homme arrêté, le dimanche, jour de l’entrée des troupes, à Saint-Denis. L’histoire est restée obscure. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il avait formé le projet de corrompre Dombrowski. Le général a averti le Comité de Salut Public. Suivi, Veysset est tombé dans le piège qui lui a été tendu. Depuis trois jours, il est au Dépôt.
Ferré vient de signer son arrêt de mort.
Nul, mieux que Pilotell, qui était là, ne pouvait me conter la matinée tragique, où Veysset, conduit sur le Pont-Neuf, tomba sous les balles des Vengeurs de Flourens.
J’ai refait avec lui, pas à pas, le chemin que suivit Veysset, du Dépôt au parapet contre lequel il fut adossé.
Voici:
—Nous étions déjà—commença Pilotell—dans une petite salle qui servait d’habitude aux juges d’instruction, quand Ferré entra.
—Faites venir Veysset, dit-il.
Les trois autres, on n’en parlera plus.
Veysset est amené.
Je le vois encore, debout, en veston gris, son regard allant de l’un à l’autre. Ferré, frappant de sa badine le tapis de la table. Cinq ou six Vengeurs, capote grise et képi à bande blanche, le 87 fusil chargé en bandoulière. D’autres, restés sur le quai, dont on entend résonner les armes.
Tout de suite, Veysset se tourne vers Ferré.
—C’est pour m’assassiner...
Ferré interroge.
—Vous avez conspiré contre nous. Vous avez reçu de l’argent de Versailles pour corrompre Dombrowski...
—C’est vrai, répond Veysset.
Ferré se lève. Nerveux.
—Allons, en route...
Les Vengeurs encadrent le prisonnier.
On s’arrête un instant pour former le groupe. Puis on se met en marche.
—Dépêchons... Dépêchons, dit Ferré.
Un des Vengeurs, tout près de moi, est pâle. Ferré le prend par le bras, le secoue, le renverse presque.
Nous marchons vite.
A l’angle du quai et du Pont-Neuf, une barricade. Les fédérés, à plat ventre, tirent dans la direction du Louvre... L’un d’eux demande...
—Qui?
—Citoyens, l’homme que nous emmenons est un traître!... Un espion... La justice du Peuple l’a condamné. Il va mourir.
—Vive la Commune!
Nous traversons le pont. La pièce de canon de la barricade Dauphine, (au bas de la maison où vécut Mme Roland) tire par-dessus le fleuve.
Les Vengeurs ont traversé. Ils s’arrêtent face au parapet, à mi-chemin du Henri IV et du quai Conti.
L’arme au pied, ils attendent.
Ferré, en face d’eux, fait un signe.
—Là.
Un Vengeur s’approche de Veysset, un mouchoir à la main.
Le prisonnier ne fait aucune résistance.
Le voilà, debout, la face barrée d’une large bande blanche. Il étend les bras.
—Je vous pardonne ma mort.[64]
88
Les fusils sont en joue.
—Feu! commande Ferré.
Veysset, frappé presque à bout portant, reste un instant debout... Puis il s’affaisse.
Le mouchoir qui lui bande les yeux se détache, tout éclaboussé de rouge...
C’est là, en face du parapet contre lequel s’appuya Veysset avant d’être frappé à mort, que j’entendis, de la bouche de Pilotell, le poignant récit.
—C’est bien là... Oui... Sur cette dalle... On a écrit partout que Veysset avait été fusillé au pied de la statue de Henri IV. C’est faux. C’est ici... après le deuxième refuge circulaire, à égale distance du terre-plein de la statue et du quai.
Et Pilotell frappait de la main sur la dalle tragique.
—Là... C’est là que la cervelle a jailli... Le crâne était tout fracassé.
—On l’a abandonné? demandai-je.
—Non... Deux hommes, ou quatre, ont soulevé le mort. Ils l’ont balancé quelques instants, et l’ont, par-dessus le parapet, précipité dans le fleuve... La fusillade versaillaise se rapprochait... Les Vengeurs se dirigèrent en courant vers la barricade du quai... Ferré, Clermont, Wurth, reprirent le chemin que nous venions de parcourir... Je restai seul... Je me penchai sur le fleuve, cherchant des yeux le cadavre... Je ne vis rien... Seul, le chapeau du mort, qu’un Vengeur avait ramassé, et jeté par-dessus le parapet, flottait au fil de l’eau...
(Jeudi 25 Mai)
conversation
Décembre 1903. A la Chambre. Dans le Salon de la Paix. Nous causons, Léo Melliet et moi, assis sur une des banquettes du pourtour.
Je lui rappelle notre rencontre, un des premiers jours de la Semaine, le matin, sur le quai, tout près du pont d’Arcole. Lui, à cheval, l’écharpe rouge de membre de la Commune sur sa vareuse d’artilleur. Képi de simple garde sans galons. Est-ce le mardi? Le mercredi? Sort-il de l’Hôtel de Ville pour se rendre au fort de Bicêtre, où sont enfermés les Dominicains d’Arcueil? Il s’arrête devant la barricade. Il dit quelques mots d’encouragement à ceux qui achèvent de l’élever. Je m’approche de lui. Je lui serre la main.
Oui, Melliet se souvient...
Et nous causons... Nous causons...
—Les Dominicains?... Voyons... Pourquoi les a-t-on fusillés?... Qui?
Léo Melliet esquisse un geste vague... J’attends sa réponse... Je le regarde. Ce n’est plus le Melliet d’autrefois. Court, trapu, mais portant haut la tête, et tout droit devant lui ses yeux noirs de méridional, vif et agissant. Melliet s’est alourdi. Les cheveux ont grisonné. La barbe a des touffes blanches. En parlant il incline la tête. Il roule, d’une main tremblotante, sa cigarette...
L’affaire des Dominicains, la fusillade de l’avenue d’Italie, dans l’après-midi du jeudi 25 mai: l’un des incidents les plus obscurs, les moins expliqués encore, de la tragique semaine. Comme pour les autres exécutions, celle de l’Archevêque, 90 celle de la rue Haxo, des légendes se sont établies, qui semblent indéracinables.
Serizier.[65] Toujours Serizier. Rien que Serizier.
C’est Serizier qui a tout fait. C’est lui qui a commandé le feu à la porte de la prison du secteur. C’est lui qui a fait arrêter les Pères à Arcueil.
—On les a bien arrêtés—commençai-je à interroger—parce qu’ils faisaient des signaux aux Versaillais?
Même geste vague de Melliet.
—Des signaux aux Versaillais? Je ne me suis jamais, pour mon compte, aperçu de rien... La vérité est que l’exaspération était grande contre eux... Une exaspération, sinon justifiée, du moins explicable... Une quinzaine de jours avant leur arrestation, nos hommes avaient été surpris la nuit, en plein sommeil, à la redoute voisine du Moulin-Saquet... Un détachement de gendarmes l’avait envahie, grâce au mot d’ordre qui leur avait été très certainement livré par quelque traître. Une trentaine de malheureux avaient été tués à bout portant, éventrés à coups de baïonnette... Qui avait donné le mot d’ordre? Mystère... Ces moines qui, tranquillement, vivaient là tout près, n’étaient-ils pas les coupables? Les traîtres, n’étaient-ce pas eux, les Dominicains à la robe blanche et noire?... Voilà ce qui se répétait parmi les combattants... Il n’en fallait pas plus pour concentrer sur les Pères toutes les fureurs... Mais les preuves, il n’y en avait aucune... J’ai écrit tout cela au conseil de guerre, quand l’affaire a été jugée... Ma lettre doit encore être dans le dossier du défenseur de Lucipia...
—Me Renoult?[66]
—Oui.
91
la lettre de Léo Melliet
La lettre qui suit n’a jamais été publiée.
Elle forme à elle seule un document de premier ordre. Léo Melliet fut membre de la Commune et membre du Comité de Salut Public, commissaire civil près du général Wroblevski[67] et gouverneur du fort de Bicêtre, où commença le drame qui devait se terminer de si sanglante façon avenue d’Italie.
De Glascow, où il s’est réfugié après la défaite, Léo Melliet écrit à Me Renoult, défenseur de Lucipia:[68]
Glascow, le 11 décembre 1871.
150 Bucelench Street.
Mon cher Maître,
Vous me priez de vous dire tout ce que je sais à propos des Dominicains d’Arcueil. Voici:
Le jour de l’arrestation des Pères Dominicains, je me suis trouvé à Arcueil, et voici dans quelles conditions. Quelques gardes nationaux du 142e bataillon, je crois, avaient été surpris pendant la nuit par des gendarmes de l’armée de Versailles, dans un des postes avancés de mon extrême droite appelé le Moulin à Moutard. La plupart des hommes endormis avaient été dépêchés à coups de revolver, tandis que les sentinelles, à qui les gendarmes avaient donné le mot, étaient tuées à l’arme blanche. Or, les gendarmes qui exécutèrent cette opération avaient trouvé le moyen de franchir nos lignes en quelque autre endroit, car ils paraissaient venir du quartier général de Wroblevski, à Gentilly. Il y avait donc eu trahison et livraison du mot d’ordre. Mais où étaient les coupables? Je n’en savais rien.
Malgré les recherches les plus actives et les plus minutieuses, je n’ai pu savoir par où la troupe ennemie avait pu passer. Toutes les routes étant occupées par les compagnies, je ne pouvais croire à 92 la défection d’une compagnie entière; d’un autre côté une troupe ne pouvait franchir les tranchées sans être aperçue par plusieurs de ceux qui les gardaient. Grand était donc mon embarras et par suite plus vif était mon désir d’éclairer la situation.
J’avais entendu parler depuis mon arrivée au fort de prétendues intelligences entre les Pères d’Arcueil et l’armée de Versailles. On parlait même de souterrains aboutissant au couvent et de mille autres choses; aussi avais-je pratiqué dès les premiers jours une très active surveillance de ce côté, et je dois à la vérité de dire que rien n’était venu justifier les rumeurs dont je m’étais ému. C’est à tel point que je ne pensai même pas à diriger mes recherches de ce côté à propos des événements que je viens de vous dire.
Enfin, de guerre lasse, je renonçai pour ce jour-là à trouver la clef du mystère, et me mis en mesure d’empêcher le renouvellement d’un pareil malheur. Je priai Wroblevski de désigner un bataillon pour remplacer le 142e qui était démoralisé par cette aventure. Il désigna le 101e. Mais le 101e, promené successivement de Neuilly à Issy, d’Issy à Neuilly, de Neuilly à Ivry, et de là à Cachan, était sur les dents; il refusait de marcher et voulait une nuit de repos. Ma présence devenait nécessaire pour le faire partir aux tranchées, car j’avais seul assez d’ascendant sur les hommes de mon arrondissement pour calmer leurs accès d’indiscipline. Je me rendis donc, le 19, vers 4 heures ou 4 ½, à Arcueil, aux quartiers du 101e.
Là je fus accueilli par des récriminations de toutes sortes. «Faites marcher les réfractaires. Ce sont toujours les mêmes. Chacun son tour. Nous voulons bien marcher, mais demain, etc.» Habitué que j’étais à de pareilles réceptions, je n’en continuai pas moins à grouper silencieusement mes compagnies, et ce n’est qu’après ce pénible travail que je pus m’apercevoir qu’il manquait près de la moitié de l’effectif. Il fallait bien alors me donner la raison de l’absence du reste, et je n’appris qu’à ce moment l’occupation de l’École d’Albert le Grand. Une compagnie et demie avait été requise pour garder les diverses avenues.
Mais mon angoisse arriva à son comble quand j’appris que le bataillon chargé de faire la perquisition était le 120e, celui qui avait été si éprouvé au Moulin-Saquet, par une livraison de mot d’ordre semblable à celle dont venait d’être victime le 142e. Je frémis à l’idée des sentiments que pouvait éveiller dans l’esprit de ce bataillon cette fatale coïncidence, et je me transportai immédiatement chez les Pères, suivi de Lucipia, qui avait été mon second clerc, et qui profitait de notre ancienne connaissance 93 pour venir me demander des renseignements pour son journal[69].
Je ne sais si j’arrivai à temps et je ne puis rien en dire, car, au moment de mon arrivée, l’attitude des gardes nationaux ne me parut nullement violente et l’hostilité de quelques-uns ne se traduisait que par quelques plaisanteries d’un goût douteux, que je fis cesser immédiatement.
Cependant je ne pouvais rester là toute la soirée, mes occupations m’appelant ailleurs et quittant l’École, je ne pouvais plus répondre de rien. Que faire? Pour apprécier à sa juste valeur la résolution que j’ai prise alors, je vous conseillerai de prendre l’avis de M. Turquet[70] et des généraux Chanzy et Langourian, à qui je n’ai pu rendre service qu’en les jetant en prison et le revolver au poing. Je rassemblai donc quelques hommes de cœur, que je chargeai à haute voix de conduire les Pères à Bicêtre, en rendant les officiers commandant des bataillons et compagnies responsables sur leur tête de la non-exécution de mes ordres. Je fis partir le 101e, qui se rendit immédiatement aux tranchées, et, prenant une voiture, je ramenai avec moi Lucipia que je voulais charger d’une lettre pour la Commune, dans le cas où la gravité des circonstances m’empêcherait de quitter le fort. J’emmenai également avec moi un assistant de l’École, dont je voulais connaître la version sur ce qui venait de se passer. Cet homme fut mis en liberté immédiatement après m’avoir fait son récit.
Le soir, les Dominicains furent appelés au fort, et, à ce moment l’attitude des gardes nationaux étant complètement changée, je me vis obligé d’improviser un juge d’instruction que je chargeai d’informer immédiatement, et dans des circonstances aussi graves, Lucipia n’hésita pas à m’aider en acceptant ces compromettantes fonctions. Il y passa presque toute la nuit.
Pendant ce temps, je me rendais au quartier général de Wroblevski, pour savoir comment un pareil acte avait pu s’exécuter à mon insu: l’ordre était venu de la Guerre, qui prétendit l’avoir reçu du Comité de Salut Public. Le comité n’était pas réuni quand j’arrivai à l’Hôtel de Ville et, à mon retour au fort je trouvai un ordre qui m’enjoignait de ne pas relâcher les Pères, 95 recommandation bien inutile, car les relâcher, c’était les faire fusiller.
Lucipia m’a alors rendu compte de son travail, concluant à la complète innocence des Pères, et nous avons étudié ensemble le moyen de les relâcher, mais sans trouver de moyen pratique.
Le 25 mai, lorsque mes officiers, profitant de deux heures de sommeil que quatre-vingt-huit heures de veille me rendaient indispensable, ont pris la résolution d’évacuer le fort et d’enlever le matériel, j’ai fait ouvrir les portes à tous les prisonniers, et réussi à faire sortir la garnison, en laissant les Pères à la garde de l’adjudant de place chargé des prisons et à qui j’avais adjoint quelques hommes qui se sont empressés de l’abandonner après la sortie de leurs camarades.
Quant à la façon dont les Pères sont arrivés à Paris, je n’en sais rien; j’ai été forcé de rallier les traînards qui avaient quitté les derniers les tranchées, et que j’attendais dans les environs. Je ne sais s’ils sont rentrés avant ou après moi, car j’ai été obligé de revenir au galop sous une grêle de balles que m’envoyait de Villejuif et de Bicêtre l’avant-garde de l’armée de Versailles, pour qui mon écharpe rouge était un admirable point de mire. Ce n’est que dans l’après-midi que j’ai connu leur présence et, au moment où je prenais les mesures nécessaires pour les protéger, j’ai appris, coup sur coup, le danger qu’ils couraient et leur fin tragique.
Voilà sur ce point la vérité pure; quoique mon passé et mon caractère soient là pour démontrer l’improbabilité d’une accusation contre moi à ce sujet, je m’y soumettrai avec la résignation d’un vaincu. Mais s’il faut que j’aille à Paris pour démontrer en me livrant, l’innocence de Lucipia, dites un mot et je n’hésiterai pas.
Merci de votre dévouement pour lui, et agréez mes salutations dévouées.
Léo Melliet.
le Moulin-Saquet
Moulin à Moutard et Moulin-Saquet. Les trahisons dont parle Léo Melliet se renouvellent, en mai, tous les jours. Celle du Moulin-Saquet est la première. Depuis ce jour, ou plutôt cette nuit, le soupçon envahit les esprits.
Trahis! Nous sommes trahis! Par qui? Comment?
96
Il faut avoir vécu ces temps, pleins d’enthousiasmes et d’angoisses, où chaque heure du jour ou de la nuit apporte à la ville insurgée la nouvelle d’un triomphe, vrai ou inventé, ou d’une défaite, pour se représenter la colère qui nous étreignit quand nous sûmes le désastre du Moulin-Saquet.
Le Moulin-Saquet était une puissante redoute, construite du temps du siège, un vrai fortin situé à l’extrémité sud-est du plateau de Villejuif, à mille mètres environ de la barricade qui fermait la grande rue du village.
A la même distance à peu près, mais à droite, était une seconde redoute, les Hautes-Bruyères.
Hautes-Bruyères et Moulin-Saquet, gardées toutes deux par des bataillons d’élite.[71]
Le Moulin-Saquet dominait toute la plaine qui s’étend de Villejuif à la Seine, et de Vitry à Choisy-le-Roi, couvrant ainsi le fort de Bicêtre et les forces du général Wroblevski, casernées à Arcueil.
Le 4 mai, aux premières heures du jour, la terrifiante nouvelle se propagea.
Le Moulin-Saquet avait été occupé, la nuit, sans coup férir, par les Versaillais. Ses défenseurs massacrés.
On citait le nom du traître, le commandant du 55e, qui avec le 120e, gardait la redoute.
Voici ce qui s’était passé.
Il était onze heures du soir, quand un groupe se présente aux abords de la redoute silencieuse. Un homme se détache, s’approche de la sentinelle.
—Qui vive!
—Vengeur.
Vengeur est le mot d’ordre.
L’homme passe. Mais à peine s’est-il avancé, que d’autres le suivent, terrassent les sentinelles, envahissent le camp. Tout y repose. Les hommes des 1re et 3e compagnies du 120e 97 dorment sous la tente. Quelques-uns même déchaussés, pour se reposer des fatigues du jour. Les Versaillais—car les envahisseurs sont des soldats de Versailles—tuent à coups de baïonnette et de revolver. Ils attellent les canons, qu’ils emmènent avec leurs prisonniers. Le lendemain les canons défilent devant la grande cour d’honneur du Château, tout fleuris de lilas.
nous sommes trahis!
La trahison du Moulin-Saquet, suivie d’autres semblables, aura bientôt pour conséquence l’accusation de connivence avec Versailles portée contre les Pères Dominicains de l’École d’Arcueil.
Le commandant Gallien a livré le mot d’ordre. Mais ces Pères qui promenèrent leur robe jusqu’à nos tranchées, ne sont-ils pas, eux aussi, d’intelligence avec l’ennemi?
Quelques-uns d’entre eux font des voyages à Versailles. N’est-ce pas dans le but de renseigner les chefs de l’armée sur nos positions?
La presse parisienne dépeint l’affaire du Moulin-Saquet sous les couleurs les plus noires.
Ce qui rend cette affaire si épouvantable—écrit le Mot d’Ordre[72] journal de Rochefort—c’est la cruauté inouïe, exercée, sans nécessité, sur de pauvres gardes nationaux accablés par la fatigue et plongés dans le plus profond sommeil, qui certes, n’eussent pu faire autrement que de se rendre prisonniers.
Tous ont été massacrés, égorgés, lardés à coups de baïonnette et de sabre-poignard. Nous avons vu ces cadavres affreusement mutilés. Il y en a très peu qui n’avaient reçu qu’une blessure. La plupart en ont trois, quatre et jusqu’à cinq.
A côté d’un pauvre artilleur âgé de soixante-deux ans, dont la cervelle sortait de la tête, il y avait un tout jeune homme de dix-neuf ans, dont le ventre était transpercé de plusieurs coups et toute la poitrine brûlée par la décharge de plusieurs coups de revolver tirés à brûle-pourpoint. Un autre avait les deux yeux 98 crevés et sortis de leurs orbites. Un autre avait le cou aux trois quarts scié et presque séparé du tronc.
Il est impossible d’imaginer un spectacle plus affreux. Mais les scélérats ne se sont pas contentés de massacrer à la mode des sauvages d’Afrique. Ils ont poussé leur affreux courage jusqu’à fouiller leurs victimes. La petite caisse de la cantinière elle-même a été défoncée et pillée...
Le Cri du Peuple de Vallès, le Vengeur de Félix Pyat, l’Avant-Garde, la Sociale, tous les journaux dévoués à la Commune, publient des récits semblables. Par toute la ville, retentissent les cris des vendeurs:
—La trahison du Moulin-Saquet!
Le Père Duchêne gronde:[73]
Ces misérables ne reculent devant aucun crime! Froidement, sans broncher, ils assassinent sous leurs tentes nos braves fédérés endormis, reposant tranquillement, sous la sauvegarde de la sentinelle qui veille à l’entrée.
Ils ne se contentent pas de bombarder,
De tuer femmes et enfants.
Non! Cela ne suffit pas encore.
Ils ont l’argent!
Et avec cela ils achètent les consciences!
C’est ainsi qu’ils ont pris le Moulin-Saquet!...
Le 17 mai, un incendie éclate dans le château du marquis de la Place, proche de l’École d’Arcueil, et siège de l’état-major du 101e bataillon. Les moines, accusés d’avoir mis le feu, sont arrêtés le 19, par ordre de Wroblevski. Conduits le jour même au fort de Bicêtre, ils sont enfermés dans les casemates, d’où ils ne sortent que le jeudi 25 mai, avec les fédérés qui évacuent le fort pour rentrer dans le 13e arrondissement.
Conduits tout d’abord à la mairie, ils sont transférés à la prison du secteur, 38, avenue d’Italie. Dirigés sur les barricades, ils sont ramenés à la prison. A quatre heures, ils sont fusillés par la foule.
99
Serizier
Il a suffi de quelques heures pour que les Dominicains, sortis indemnes de leur périlleux séjour au fort, fussent étendus sanglants, le corps troué de balles, sur les pavés de l’avenue d’Italie.
Qui a ordonné le meurtre?
Les circonstances qui ont entouré la fusillade des prisonniers sont restées aussi mystérieuses qu’au premier jour.
Un bouc émissaire:
Serizier.
Quand on parle de l’affaire des Dominicains, c’est Serizier.
Lui seul.
Les autres, ceux qui ont été condamnés avec lui par le conseil de guerre de février 1872, sont des comparses.
Serizier, chef du fameux 101e bataillon, puis colonel de la 13e légion, était, sous l’Empire un militant connu. Avec Duval, Léo Melliet, Chardon, Passedouet, Lucipia, d’autres, il menait le rude combat contre le régime impérial. Il doit, avant le 4 Septembre, se mettre à l’abri en Belgique. Rentré à Paris après la proclamation de la République, il se mêle au mouvement révolutionnaire, paraît au 31 octobre. Le 22 janvier est son triomphe. On le voit, à la tête du 101e, faire le coup de feu sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Le 18 Mars le met en pleine lumière. Son 101e est cité comme le plus ardent des bataillons fédérés. Il est partout où on se bat. Rossel fait de Serizier le chef de la 13e légion.
Ouvrier corroyeur de son métier, Serizier est un homme trapu, à la face énergique, sur laquelle brillent et roulent perpétuellement de gros yeux. La mâchoire carrée est forte. Sur la lèvre une moustache tombante, épaisse, que complète une impériale. Ceux qui ont connu Serizier me l’ont dépeint comme un hâbleur qui ne manquait pas cependant de bravoure. Orgueilleux de ses galons et de son autorité, il se fait photographier en costume de colonel, revolver dans la ceinture, 100 képi sur l’oreille, le bras droit appuyé sur le sabre nu, la pointe fichée au parquet. Il aime à parader ainsi, effrayant les timides. Il est heureux de la terreur qu’il inspire, et qui, la défaite arrivée, le livrera aux vengeances des dénonciateurs.
Serizier peut ne pas avoir paru sur le théâtre du meurtre. C’est lui qu’on accusera.
La légende s’établit. Elle devait le conduire à Satory.
protestation suprême
Rien n’est moins sûr cependant que la participation de Serizier au meurtre de l’avenue d’Italie.
Léo Melliet, ce même jour où, à la Chambre, je lui rappelais notre rencontre au pont d’Arcole, m’a affirmé que Serizier n’avait été vu nulle part pendant la lutte autour de la Butte-aux-Cailles. Quelques-uns même, surpris de ne le point voir, disaient qu’il avait fui vers les Versaillais.
Il fut reconnu, lors de l’instruction du procès en conseil de guerre, par plusieurs témoins, entre autres le Père Grandcollas. Mais quand vint l’audience, le Père Grandcollas se rétracta. Il ne le reconnaissait plus.
Serizier ne cesse de protester contre l’accusation d’avoir ordonné la fusillade.
Quand l’heure sonne pour lui de partir pour Satory, il adresse à sa femme une protestation suprême.[74]
Ma chère bien aimée,
Je désire que cette lettre soit publiée après ma mort, afin qu’elle puisse rectifier les erreurs que mon jugement pourrait laisser dans l’opinion, et pour que l’on sache bien que je ne suis pour rien dans l’exécution des Dominicains, et que je ne suis frappé que comme l’homme du peuple assez intelligent et assez courageux pour lutter contre tout ce qui opprime le travailleur. Ainsi que je 101 l’ai dit dans mon jugement, je n’ai su l’arrivée des Dominicains dans le quartier que lorsque les faits étaient accomplis; je n’ai donc jamais donné les ordres les concernant.
Dans toute cette affaire, je me suis conduit, comme toujours, avec loyauté, et je n’ai jamais dit, ni jamais pu dire que ce que j’ai prononcé en conseil de guerre: ignorant tout, je n’ai rien pu dire, ni avant ni après.
Je meurs pour la cause du peuple, pour laquelle j’ai combattu. Je lègue mon souvenir au peuple et désire que tous les hommes de cœur fassent leur devoir jusqu’au bout comme je l’ai fait, sans haine, sans ambition personnelle, et les mains pures de tout crime...
Serizier.
témoignages
Dans la lettre que Léo Melliet adressait de Glascow à l’avocat de Lucipia, Me Renoult, il est fait allusion à l’arrestation, le 19 mars 1871, du général Chanzy et du général de Langourian.
Quand Léo Melliet mourut, en mars 1909, M. Gaudin de Villaine, sénateur de la Manche, qui fut arrêté en même temps que les deux généraux, prit la parole pour rappeler les faits, et rendre justice à ceux qui les avaient sauvés de la fureur de la foule. Parmi ces sauveurs: Léo Melliet et Serizier.
Arrêté dans la matinée du 19 mars 1871—écrit M. Gaudin de Villaine—aux fortifications de Paris, près la gare d’Orléans, avec le général de Langourian, traînés de là, et à travers les faubourgs déjà en insurrection, jusqu’à la prison du secteur de l’avenue d’Italie, nous y retrouvâmes le général Chanzy et d’autres prisonniers...
Enfin vers quatre heures du soir—notre calvaire durant toujours—abandonnés par la compagnie du 101e bataillon fédéré, chargée de nous conduire à la Santé, nous étions, les généraux Chanzy et de Langourian, le capitaine de Nagelles et moi, livrés sans défense aux fureurs aveugles et imbéciles d’une foule en délire...
Bousculés, frappés à terre, relevés à coups de crosse, puis renversés 102 de nouveau, nos uniformes en lambeaux, couverts de sang, nous nous attendions à un dénouement tragique, tandis qu’une partie de la foule proposait de nous fusiller et que l’autre préférait nous pendre aux réverbères voisins...
Cette scène odieuse qui avait pour théâtre la place d’Italie, durait depuis près de deux heures, lorsque quelques hommes énergiques, se faisant jour parmi les plus forcenés, vinrent nous dégager.
En tête, marchaient MM. Léo Melliet, maire du treizième arrondissement; Combes, adjoint, et Serizier, commandant du 101e bataillon: celui-là même qui, quelques semaines plus tard, présidait au massacre des Dominicains d’Arcueil!
Protégés par eux, tant bien que mal, et par quelques gardes municipaux, nous fûmes poussés jusqu’au seuil de la prison de la Santé, et là, aussitôt incarcérés et mis au secret.[75]
Quand se déroula devant le conseil de guerre, en février 1872, le procès des accusés de l’affaire des Dominicains, le général Chanzy vint déposer (audience du 14 février).
—J’estime—dit Chanzy—que nous devons certainement la vie aux officiers de la garde nationale, et surtout à Serizier.
Moreau le Dominicain
Il est un homme dont on a fort peu parlé au conseil de guerre qui condamna à mort Serizier, et, avec lui, Boin, qui avait été gardien de la prison de l’avenue d’Italie.
Émile Moreau.
A Londres, où il vécut après avoir quitté Genève, où il s’était réfugié tout d’abord, on l’appelait Moreau le Dominicain.
Émile Moreau, déjà militant sous l’Empire—il avait alors une trentaine d’années—se mêla, après le 4 Septembre, au mouvement révolutionnaire. Assidu aux clubs de la rive gauche, délégué à la Corderie, il fut de toutes les journées 103 insurrectionnelles. Au 31 Octobre, il entra l’un des premiers à l’Hôtel de Ville en brisant les carreaux d’une fenêtre. Détail curieux, ce fut le vieux père Beslay qui lui fit la courte échelle!
De taille moyenne, le front bombé, les yeux gris, la barbe rare, la tête enfoncée dans des épaules étroites, Moreau ne payait pas de mine. Ceux qui l’ont connu m’ont raconté qu’il était à la fois emporté et bon. Se mettait-il en colère, ce qui lui arrivait souvent, ses lèvres tremblaient et les paroles ne sortaient plus de sa bouche que dans un bégaiement confus. Commandant d’un bataillon du quartier Mouffetard, le 138e, qui comptait bon nombre de chiffonniers—Moreau était placier, bricoleur plutôt—quand le jour de la solde venait, il mettait en commun la paye des officiers et celle des simples gardes, et partageait le tout au prorata des charges de famille.
Wroblevski avait pris Moreau pour chef d’état-major. Il avait en lui toute confiance.
Moreau se vantait, dès son arrivée à Genève, d’avoir fait fusiller les Dominicains.
Voici ce que m’a écrit à ce sujet mon vieil ami Jules Montels, qui fut chef de la 12e légion:
Le 30 août 1871—m’écrit Montels—le lendemain de mon arrivée à Genève, je rencontrai Moreau, qui marchait en s’aidant d’une canne, n’étant pas encore complètement guéri de la blessure qu’il avait reçue à la Butte-aux-Cailles (les testicules traversés par une balle).
Malgré cette blessure, Moreau, vêtu d’une blouse passée sur un veston, eut l’énergie de venir de Paris à Genève, prenant place parfois sur une voiture de paysan rencontrée sur la route.
Arrivé à Genève, notre ami Jules Ducrocq le soigna et le remit sur pied.
Si mes souvenirs sont fidèles, c’est bien lui qui avait fait arrêter les Dominicains, ses hommes les ayant surpris, racontait-il, à faire des signaux aux Versaillais.
C’est Moreau—toujours d’après ce qu’il me raconta—qui fit fusiller et fusilla les Dominicains, malgré Serizier, malgré Léo Melliet.
104
Il menaça même Melliet de le mettre au mur, s’il s’opposait à la livraison des Dominicains. Et quand les prisonniers furent transportés avenue d’Italie, Moreau racontait ceci:
—Je les faisais sortir un par un, en leur disant: «Vous réclamez le paradis. Nous allons vous y envoyer.»
Et Montels ajoute:
N’ayant pas assisté à cette exécution, je ne puis que raconter ce qui m’a été dit, sans pouvoir autrement préciser.
Ce qu’il y a de certain, c’est que Moreau fut l’objet d’une demande d’extradition pour l’affaire d’Arcueil. L’affaire nous sembla tellement grave, que nous le fîmes filer sur Neuchâtel, où, lesté par Beslay, il partit pour Londres.
C’est à Londres que Moreau, qui avait raconté son rôle dans le meurtre de l’avenue d’Italie, reçut le surnom de Moreau le Dominicain.
Moreau présida-t-il au meurtre?
Fut-il seulement l’un des meurtriers?
Tout ce que nous tenons à faire remarquer, c’est qu’il nie—et il doit s’y connaître—la participation, à ce même meurtre, de Serizier.
Lucipia
Lucipia fut, avec Serizier, Boin, Boudaille et Pascal, condamné à mort par le conseil de guerre.
Lucipia eut beau protester contre l’accusation, répéter ce que Léo Melliet avait écrit à Me Renoult, démontrer qu’il s’était borné à interroger les Dominicains amenés au fort de Bicêtre.
Il fut condamné.
Plus tard, la peine capitale qui l’avait frappé fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.
Lucipia était pour moi un vieux, très vieux camarade. Nous avions été ensemble sur les bancs du lycée, à Nantes. Nous faisions, au quartier latin, partie de la même bande. Sous le siège, il avait été du génie de la garde nationale. Il en avait gardé le costume sous la Commune. En képi de simple garde, 105 vareuse sans galons et ceinture rouge passée sous le gilet, il allait du Cri du Peuple, auquel il collaborait, à l’Hôtel de Ville, où il remplissait je ne sais plus quelle fonction. Secrétaire du Comité du Salut Public, je crois. L’un des secrétaires. Un jour que j’étais à l’Hôtel de Ville, je me trouvai en face de Lucipia, assis devant un bureau chargé de papiers, installé dans le petit appartement bouton d’or, qui, racontait-on, avait abrité une charmante artiste de l’Opéra-Comique, aimée du préfet Haussmann.
Quand Lucipia revint du bagne, il fut l’un des premiers collaborateurs du Radical, qu’avait fondé Victor Simond, et auquel je collaborais, moi aussi. Nous avions un bureau commun. Maintes fois, la conversation revenait sur les Dominicains.
—Les Dominicains!—me disait un jour Lucipia—mais ils auraient parfaitement pu se sauver,—quand on les a conduits du fort de Bicêtre à Paris, le jeudi 25.
On les avait placés en queue de la colonne. Les fédérés, dans leur hâte de rentrer dans leur arrondissement, fuyaient plutôt qu’ils ne marchaient.
Personne ne faisait attention aux moines. On avait bien d’autres soucis. La preuve, c’est qu’arrivés au Champ de Navets, l’un d’eux, le Père Rousselin, s’attarda d’une centaine de pas, et, tranquille, ne rejoignit pas la colonne.
Quand on se trouva, aux fortifications, devant la porte de Choisy, les fédérés s’engouffrèrent en désordre. La porte fut de nouveau close. Les Dominicains restaient dehors. Là encore, ils n’avaient qu’à fuir.
Eh bien! cela, des témoins sûrs me l’ont dit en Calédonie, les Pères cognèrent à la porte pour se faire ouvrir!
Se croyaient-ils plus en sûreté qu’à Paris?
Melliet, qui était resté à l’arrière, les aurait certainement laissé partir. Depuis leur arrestation, il ne me cachait pas qu’il en était fort embarrassé. Il espérait qu’une fois le fort pris, ils seraient délivrés par les Versaillais. Mais il lui avait fallu céder aux violents, les arracher de leurs casemates et les joindre à la colonne... Tu sais le reste.
Un jour, je mis la conversation sur Serizier.
—Serizier! Un hâbleur! Rossel l’avait nommé colonel de la 106 légion sans consulter personne... On m’a toujours dit qu’il n’était pas à l’avenue d’Italie quand on a fusillé les moines... Du reste à ce que m’a dit là-bas (en Calédonie) Pascal, personne n’a ordonné la fusillade... Ils ont été tués par la foule, quand on a su que les Versaillais avançaient...
les acteurs du drame
Les principaux acteurs du drame des Dominicains sont tous disparus. Ceux du moins qui furent compris dans les poursuites devant le conseil de guerre.
Serizier, Boin, Lucipia, Boudaille et Pascal, présents, furent condamnés à mort.
Serizier et Boin, fusillés à Satory le 25 mai 1872, tombèrent, le cigare aux lèvres, en criant: Vive la Commune!
Lucipia, Boudaille et Pascal, commués aux travaux forcés à perpétuité, s’en allèrent au bagne.
Pascal y mourut, tué par les Canaques, lors de l’insurrection de 1878.
Un de mes amis, Alexandre Girault[76] qui lui aussi, était au bagne pour l’affaire de l’incendie de l’église Saint-Éloi, me conta la fin tragique de Pascal.
Pascal—me dit Girault—était au camp de Bouloupari. La veille de sa mort, un surveillant qui, en reconduisant les condamnés au camp, s’était attardé dans la brousse, avait été pris et mangé.
Pascal était à biner son petit jardin, quand un groupe de Canaques, simulant la soumission, vinrent demander du tabac. Brusquement ils firent irruption, se jetèrent sur Pascal, qui, avec un de ses compagnons, résista. Tous deux luttèrent désespérément. Mais ils furent accablés sous le nombre.
Le lendemain on retrouvait leurs cadavres.
Lucipia rentré à Paris, fut, dans la suite, nommé conseiller 107 municipal du quartier des Enfants-Rouges. Puis président du conseil. Il mourut en mai 1904.
J’ignore ce qu’est devenu Boudaille.
Léo Melliet, Thaller[77] et Moreau furent condamnés à mort par contumace.
Léo Melliet, réfugié en Angleterre, vécut longtemps à Glascow, où il était professeur. Il fut de 1898 à 1902, député de Marmande. Il est mort, en mars 1909, directeur de l’asile d’aliénés de Cadillac, près Bordeaux.
Thaller et Moreau vivent-ils? Ils n’ont plus fait parler d’eux.
Quant aux combattants anonymes, à ceux qui tirèrent sur les moines à leur sortie de la prison de l’avenue d’Italie, leur sort, comme leurs noms, est resté ignoré.
Périrent-ils en défendant leurs dernières barricades? Furent-ils passés par les armes?
Le massacre, dans ce 13e qui avait été l’une des citadelles de la révolte, et sur lequel planait encore le souvenir de Bréa en Juin, fut épouvantable.
L’un des témoins du procès en conseil de guerre, prisonnier, dans cette journée du 25 mai, des fédérés, l’abbé Lesmayoux, revenu, le soir même de la défaite, à la barricade de la rue Baudricourt, y rencontra un monceau de morts.
—Nous relevons là, écrit-il, plus de cent cadavres, parmi lesquels nous ne trouvions qu’un seul soldat régulier.
Les quatre-vingt-dix-neuf autres étaient les fédérés massacrés. Derrière cette seule barricade...
Le vendredi 26 mai, peu après le lever du jour, la pluie se mit à tomber, fine et serrée. Une pluie à traverser les os.
A la barricade de la place du Trône, les fédérés attendaient.
Seuls, quelques hommes, conduits par un lieutenant, s’étaient portés en avant, vers Mazas.
La barricade était amplement pourvue de munitions. Une vingtaine de barils de cartouches étaient rangés à l’écart.
Trois hommes donnaient des ordres aux combattants: Liberton, commandant du 275e; G..., capitaine d’armement au même bataillon, et Adolphe Baudoin, lieutenant de la 1re compagnie.
Ce 275e, bien que tardivement formé, n’en prit pas moins une part très active à la lutte. Lorsque le 9 mars 1872, le 109 Conseil de guerre jugea l’affaire dite de Saint-Éloi, dans laquelle Adolphe Baudoin fut condamné à mort et son frère Théophile aux travaux forcés à perpétuité,[79] le capitaine adjudant-major dudit 275e, un Polonais, Mizgier de Turzina, accusé lui aussi, se présenta devant le Conseil, se soutenant sur des béquilles. Il n’était pas encore guéri d’une terrible blessure reçue en combattant au Trône.
Les derniers préparatifs de défense étaient terminés. On ne s’attendait pas à l’attaque avant le soir.
Les trois hommes que nous venons de désigner se dirigèrent vers le commissariat de police voisin, à la tête duquel était Clavier. Ils y trouvèrent ce dernier, causant avec un membre de la Commune de l’arrondissement, Geresme[80] et deux autres amis, B... et M...
La conversation s’engagea sur la défense du Trône.
—C’est dommage que nous n’ayons pas de canons! dit G... Ce qu’on balayerait ça, de là-haut!
—Des canons! répondit Clavier. Mais vous n’avez qu’à descendre au onzième. On vous donnera un ordre et vous irez les chercher au parc des Partants.
Le parc d’artillerie des Partants était l’un des nombreux dépôts de canons répartis un peu partout dans les points élevés des dix-huitième, dix-neuvième et vingtième arrondissements. Le parc des Partants était situé dans un terrain vague que l’on atteignait en montant le chemin, aujourd’hui rue des Partants, qui part de la rue des Amandiers et finit sur les hauteurs de Ménilmontant.[81]
110
Les six amis, Clavier, Liberton, Geresme, G... B... et M... descendirent le boulevard Voltaire. Adolphe Baudoin retourna place du Trône.
Place Voltaire, Liberton et Geresme montèrent seuls à la mairie, où siégeaient encore quelques membres de la Commune.
Clavier resta sur la place avec les trois autres.[82]
Jusqu’ici, soit à la barricade du Trône, soit au commissariat, soit pendant le trajet vers la mairie, il n’a pas été question une seule fois de Jecker, ni d’aucun autre otage.
Le nom du banquier mexicain[83] est prononcé pour la première fois par Clavier, on ne sait à la suite de quelle association d’idées.
Est-ce le voisinage de la Roquette où a été fusillé l’avant-veille, le mercredi soir, l’Archevêque?
Pourquoi Jecker plus qu’un autre?
Clavier en a-t-il conféré déjà avec quelque ami?
Est-ce une détermination prise d’avance et dont il ne parle qu’en ce moment?
Toujours est-il qu’il se retourne brusquement vers la Roquette, et indiquant du doigt la prison:
—Quand ils seront descendus, savez-vous ce que nous ferons? Eh bien! nous irons chercher Jecker!
—C’est une idée! Mais, avant tout, il nous faut nos canons pour le Trône!
—Et nous allons le fusiller, ce «crapulos», appuya Clavier avec un geste de menace.[84]
111
Liberton et Geresme étaient de retour, porteurs de l’ordre de prendre des canons aux Partants.
Clavier leur fit part de sa proposition d’aller chercher Jecker pour le fusiller.
Geresme protesta et quitta le groupe.
L’ordre de retirer les canons du parc des Partants fut porté au Trône par un fédéré. Ordre bien inutile. Le parc était évacué depuis huit jours.
les cinq à la Roquette
Les cinq hommes que nous désignerons encore une fois, car tout le monde s’est jusqu’ici trompé sur leur identité—Liberton, Clavier, G..., B... et M...—se dirigèrent vers la prison, par le chemin qu’avaient suivi le mercredi soir Genton et Fortin, porteur de l’ordre d’exécution des six otages.
Ce fut Clavier qui sonna à la porte.
—François est-il là? demanda-t-il aux hommes du poste.
Sur une réponse affirmative, tous cinq entrèrent dans la cour et ensuite au greffe, où était François.
Après échange de poignées de main, tous étant de vieux camarades de luttes politiques:
—Tu as ici Jecker? demanda Clavier.
—Oui.
—Eh bien! nous venons le prendre.
—Vous avez des ordres?
—Ne t’occupe pas de cela. C’est notre affaire.
Et comme François résistait, temporisait, Liberton et G... tirèrent leurs revolvers, et, sans mot dire, les mirent sous le menton de François.
—Tu n’as plus d’observation à faire? demanda ironiquement Clavier. Allons! qu’il descende vite!
—Vous me donnerez un reçu? reprit encore François.
Clavier écrivit un reçu de la remise du prisonnier, reçu qu’il déposa sur la table du greffe.
112
François donna l’ordre d’extraire Jecker de sa cellule, la cellule 28. La figure inquiète, il tournait et retournait dans ses doigts le reçu de Clavier.
—Une désagréable surprise pour ce pauvre Jecker! dit-il à demi-voix. Hier encore, il me proposait un million pour le faire évader.[85]
La porte de l’escalier qui conduisait au corridor du premier étage du pavillon Ouest, où était Jecker, s’ouvrit.
Le prisonnier parut.
interrogatoire
La redingote serrée à la taille, boutonnée jusqu’au menton, les cheveux coupés ras, la barbe grisonnante soigneusement taillée, correct, Jecker avait le visage grave, avec une légère pâleur.
Il ne se faisait certainement aucune illusion sur le sort qui l’attendait, se sachant désigné pour la mort. A l’un de ses compagnons de captivité qui cherchait à le rassurer, il avait confié qu’il était poursuivi par une haine violente, étrangère à la Commune, et que cette haine ne le laisserait pas sortir vivant de la prison.
Jecker était donc tout préparé à la mort. Ce fut d’une voix ferme qu’il répondit au semblant d’interrogatoire que lui fit subir Clavier, dès qu’il fut entré dans la salle du greffe.
Clavier questionna le prisonnier pendant un grand quart d’heure. Il lui reprocha «l’immense fortune» acquise dans les spéculations mexicaines.
Jecker ne répondait pas, faisant seulement de la tête quelques signes de dédaigneuse protestation.
—Mais enfin, dit Clavier, cette fortune, vous l’avez! Où est-elle? Où l’avez-vous cachée?
Jecker continua de protester, avec calme.
—Je n’ai rien, répétait-il. Rien. Je dois des millions à mes 113 créanciers, et c’est pour tenter la fortune que je voulais retourner à Mexico.[86]
—Alors, reprit Clavier, comment faites-vous concorder vos déclarations actuelles avec les offres d’argent que vous faisiez hier à François?
—Mais, répondit brusquement Jecker, je n’ai jamais fait d’offres à personne, pas plus à M. François qu’à quiconque.
—François vient de me dire à l’instant que vous lui aviez offert un million pour vous faire évader.
Jecker haussa les épaules.
—Je vous répète que je suis pauvre. Je n’ai rien, rien. Comment voulez-vous que j’offre un million!
L’interrogatoire prit fin.
—Allons! En route! dit Clavier.
Les six hommes sortirent de la prison.
Jecker marchait, toujours grave, le chapeau haut de forme sur la tête, impassible.
Le commandant Liberton, revolver au poing, précédait le groupe.
—Où allons-nous? demanda quelqu’un.
—Allons aux Partants! répondit Clavier. Comme cela, nous verrons si nos canons ont été envoyés au Trône!
la montée
Après avoir suivi la rue de la Roquette jusqu’au Père-Lachaise, et longé ensuite le boulevard de Ménilmontant, on s’engagea dans la rue des Amandiers, étroite, bordée de maisons grises, avec des échappées sur le Paris des faubourgs, vitrages d’ateliers pauvres, cheminées d’usines, jardins entourés de murs galeux.
114
Malgré l’heure matinale, des fédérés, des femmes, des gamins, sont sur le pas des portes, à l’entrée des allées.
On dévisage le prisonnier, dont la tenue correcte, l’attitude sévère, augmentent la curiosité.
—Qui est-ce?
—Où allez-vous?
Et quand ils apprennent que cet homme, entouré si étroitement, est «l’homme du Mexique», celui dont le nom a si souvent frappé leurs oreilles, Jecker, le fameux Jecker:
—Nous en sommes!
Et ils suivent, le fusil sur l’épaule.
—Il nous fallait, me disait G..., refuser du monde!
Augmenté des hommes «de bonne volonté», le cortège arriva au coin du chemin des Partants.
Le chemin des Partants, dont la physionomie n’a point changé, est une sente étroite, rapide, avec des bosses et des heurts, des angles et des courbes, tout cela bordé de terrains incultes, mystérieux.
Jecker était muet, comme absorbé.
On marchait depuis plus d’un quart d’heure.
C’est bougrement loin, dit M..., quand on arriva rue de Puebla[87]... Si on le fusillait là...
Jecker ne broncha pas.
On fit halte une minute.
—Allons jusqu’au bout, dit l’un des hommes. Vous savez bien qu’il nous faut aller au parc.
On obliqua à droite, vers la rue des Basses-Gâtines,[88] que l’on monta jusqu’à la rue de la Chine.
115
Le parc des Partants était tout près. On pouvait maintenant se débarrasser du prisonnier.
le mur de Jecker
Bordant la rue de la Chine, à gauche, courait un vieux mur au bas duquel était creusé un fossé.
Ce mur existe encore (1902). Le fossé a été comblé pour l’établissement de la chaussée actuelle.
De l’autre côté du mur, un terrain aujourd’hui en contre-bas, où s’élevaient de rares constructions et où campait une compagnie de fédérés.
—Mettons-le là! dit Liberton.
On fit quelques pas. Deux ou trois.
Jecker était toujours silencieux.
Il ne chercha pas une phrase, pas un mot.
—Descendez! lui dit Clavier.
Jecker descendit au fond du fossé.
Liberton se plaça à deux pas du prisonnier, le revolver braqué sur la tempe de Jecker.
Une quinzaine d’hommes se mirent en face, l’arme en joue.
—Feu! commanda Liberton.
Seuls, quelques-uns tirèrent.
Les autres relevèrent l’arme.
Jecker tomba.
Une bande de gamins, affreuse vermine de la rue, s’abattit sur le cadavre.[89]
—Qué qui faut en faire? demanda de sa voix traînarde un des horribles mômes.
—Laissez-là cette «charogne»![90] dit Clavier, courroucé, chassant du geste la horde des gamins.
(Vendredi 26 Mai)
préparatifs
Jecker venait de tomber, quand deux hommes, attirés par les coups de feu, arrivèrent en courant.
L’un de ces hommes était Émile Gois, président de la cour martiale qui avait siégé rue Sedaine, lors du jugement du capitaine de Beaufort.
Gois était en uniforme de colonel fédéré, sabre au côté, revolver à la ceinture. L’autre officier, C..., en vareuse de fédéré et képi de capitaine.
—Nous étions à côté, chez un marchand de vins des Partants, en train de manger un morceau. Nous avons entendu les détonations...
Et, fixant le cadavre:
—Qui est-ce? Un mouchard? demanda Gois.
—C’est Jecker.
—Jecker!... Où l’avez-vous été prendre?
—A la Roquette.
Gois sembla réfléchir...
—Ah! à la Roquette...
Puis brusquement:
—Mais, si nous allions en chercher d’autres, à la Roquette!... Des curés... Des gendarmes...[91]
117
Personne ne répondit.
Gois poursuivit:
—Nous prendrions avec nous une compagnie d’Enfants Perdus... Ça y est-il?... Et puis, j’ai aussi mon peloton d’exécution.
Ce que Gois appelait son peloton d’exécution, était une compagnie, formée par lui, composée d’hommes choisis, triés parmi les plus violents et destinés à exécuter les sentences de la cour martiale qu’il présidait. Ces hommes portaient au képi une large bande rouge.
Les Enfants Perdus, placés sous les ordres d’Eudes, se reconnaissaient à leur costume vert foncé, pantalon à la zouave du même ton, serré au bas dans des guêtres de cuir. Comme coiffure, un chapeau mou, dit garibaldien, et plume de coq.
—Il faut aller demander l’avis d’Eudes, dit quelqu’un. Il doit être au secteur.
Le «secteur» était rue Haxo, au numéro 81, en face de la rue des Tourelles, à quelques cents mètres des fortifications, tout en haut de Belleville. Pendant les six mois du siège, un petit pavillon y avait servi de bureau au général Callier.[92]
Nombre d’officiers fédérés, C..., entre autres, étaient venus au rapport dans la salle basse de cette bicoque grise, sur le bord d’un grand jardin tout en arbres et en friche.[93]
118
A ce secteur, s’étaient donné rendez-vous, ce vendredi 26 mai, divers membres de la Commune et du Comité central.
Rue Haxo, Eudes écouta ce que lui dirent Gois et G..., l’un des cinq de Jecker, qui l’avait accompagné. Mais quand Gois demanda à Eudes ses Enfants Perdus, ce dernier eut une hésitation:
—Vois s’ils veulent venir avec toi! dit-il à Gois, mais, pour moi, je ne leur donne aucun ordre.
Gois ne se découragea pas pour cela. Il quitta Eudes, racola, avec G..., une vingtaine d’Enfants Perdus, trouva, dans la foule des combattants en déroute, une dizaine d’hommes de son peloton d’exécution, et, accompagné de cette escorte, une trentaine d’hommes en tout, il redescendit avec G... vers le Père-Lachaise et la Roquette, où l’attendaient depuis de longues heures ses compagnons.
il m’en faut cinquante
Ces préparatifs avaient pris toute la matinée. Il était déjà deux heures quand les cinq exécuteurs de Jecker, Gois, C... et leur troupe armée, se présentèrent à la prison.
La scène du matin se renouvela.
A François, qui se présenta, Gois dit brusquement:
—Nous venons chercher les otages!
—Tu as un ordre? interrogea François. Je ne te livrerai personne sans ordre. C’est déjà assez de Jecker. Qu’en avez vous fait?
M... et G... tirèrent leurs revolvers, qu’ils mirent encore une fois sur la gorge de François.
—Allons! dit Gois, donne les listes...
Et il ajouta, fixant François immobile:
—Et cette fois, il m’en faut cinquante!
François eut un sursaut d’épouvante.
—D’abord les curés, reprit Gois, sans lever les yeux des listes qu’on avait apportées. Et, écrivant sur une feuille volante les noms qu’il choisissait... les Jésuites... ceux de 119 Picpus... Maintenant les gardes de Paris... Et puis, avant tout, les quatre mouchards...
François avait relevé la tête.
—Oui, reprit Gois... Ah! je sais bien que tu voudrais en sauver un... Mais, sois tranquille, j’ai l’œil dessus...
Et, ce disant, Gois tenait son regard, fixe et dur, attaché à une table, derrière laquelle, assis, écroulé, cherchant à dissimuler son visage, était un homme, l’un des quatre...
Cet homme s’appelait Greffe. Il était ami de François.
—Ajoute donc à la liste, dit Gois à François, les quatre noms que tu connais bien: Largillière, Ruault, Greffe et Dereste.
—Greffe! s’exclama François. Mais pourquoi lui!
—Tu me le demandes!... Prends garde à toi!... Je sais que tu l’as déjà fait fuir. Mais cette fois, il n’échappera plus... Assez de paroles. Fais descendre tout cela.
—Mais, objecta encore François, où les conduis-tu?
—Que t’importe! Allons! fais vite copier la liste. Et en marche!
La liste recopiée au greffe, Gois la parcourut, la confronta avec celle qu’il avait dressée, compta encore une fois les noms. Un quart d’heure après, les otages voués à la mort étaient réunis dans le préau central.
Trente-six gardes de Paris, la plupart faits prisonniers au 18 Mars, dix prêtres et réguliers, quatre civils.[94] Plusieurs tête nue. Quelques-uns, qui croyaient à un simple changement de prison, portaient à la main leurs hardes nouées dans un foulard.
120
Un gardien fit l’appel. Les cinquante prisonniers, sur un ordre bref de Gois, se dirigèrent vers l’entrée de la prison. Placés sur les deux côtés de l’allée d’arbres où se trouvaient, avant leur enlèvement, les cinq pierres de la guillotine,[95] les Enfants Perdus attendaient, armes chargées.
Le cortège, qu’avait entouré, dès la sortie, une foule menaçante, prit la direction du Père-Lachaise.
—Où allez-vous? criait-on à ceux qui avaient pris la tête de la colonne.
—A Belleville!
conversation à la prison
Il s’en était fallu de peu que la Roquette vît se renouveler la scène tragique du mercredi.
Pendant que les gardiens faisaient l’appel des victimes, Gois et ses compagnons discutaient dans la cour.
—Où allons-nous les conduire? dit l’un d’eux.
Personne n’y avait encore songé.
Celui qui venait de poser cette question continua:
—Je serais d’avis que l’on se débarrassât des curés tout de suite...
—Que veux-tu dire?
—Je dis qu’il faut fusiller les curés ici, ainsi que les quatre de la police...
—Pourquoi?
—Parce qu’ils nous gêneront plutôt quand nous serons dehors... Nous pouvons dire à la foule qui va nous entourer, que les militaires—les gardes de Paris—que nous escortons sont des prisonniers faits à l’armée de Versailles... Cela pourra produire quelque impression sur les combattants, leur faire croire que nous sommes vainqueurs, ou tout au moins 121 que notre cause n’est point perdue... En ce moment, tout le monde croit à la déroute... Je vous dis que l’on peut ainsi donner du courage à ceux qui désespèrent... Si vous êtes de mon avis, vous voyez bien qu’il ne faut pas emmener les curés, ni les mouchards... Nous allons en finir avec eux ici même, avant de quitter la prison.
Les autres écoutaient sans mot dire.
—Bah! dit Gois, il vaut bien mieux leur régler leur compte ensemble.
Quelques minutes après, on se dirigeait vers le Père-Lachaise et Belleville.
les quatre otages civils
Les quarante-six otages, prêtres et militaires, vont périr, emportés dans la tempête révolutionnaire, victimes anonymes qu’aucune haine personnelle ne poursuit. Il n’en est pas de même des quatre otages civils, de trois d’entre eux du moins.
Pendant tout le trajet, de la prison au mur contre lequel ils seront adossés, on ne les quittera pas un seul instant du regard. C’est le revolver braqué sur la tempe qu’ils seront accompagnés. Quand les derniers coups de feu auront éclaté, on fouillera le bloc sanglant pour s’assurer qu’ils sont bien là et que pas un n’a échappé.
Quels étaient ces hommes? Pourquoi cette haine implacable?
Pour ceux qui les menaient à la mort, le crime des quatre otages civils était d’appartenir à la police, avec cette circonstance, particulièrement aggravante pour trois d’entre eux, Largillière, Ruault et Greffe, qu’ils étaient accusés d’avoir trahi leurs compagnons de luttes politiques en s’enrôlant parmi les agents de la police impériale.
On n’avait certes aucune trahison à reprocher à l’officier de paix Dereste. Son crime était «d’avoir fait son devoir». Il avait été mêlé à toutes les affaires politiques de la fin de 122 l’Empire. Secrétaire du fameux chef de la police secrète, Lagrange. C’est pour cela seul qu’il avait été choisi.
Largillière, vieux combattant de 1848, avait été, pour sa participation à l’insurrection de Juin, condamné aux travaux forcés. Il fut gracié. Il figura parmi les accusés du procès de la Renaissance (décembre 1866-janvier 1867) à côté de cette jeunesse qui devait, pour une bonne part, être de la Commune.
Ruault parut dans le procès dit de l’Opéra-Comique.[96] Il était lié avec Delescluze. Un de ceux qui l’avaient connu et estimé, et qui était bien loin de se douter de la vérité, Ranc, pleura, m’a-t-on dit, quand il apprit la terrible accusation qui pesait sur Ruault.
Greffe avait, dès 1861, inauguré, avec quelques jeunes, la campagne des enterrements civils. Il était le plus ardent et il amenait chaque jour de nouvelles recrues. Protot,[97] qui en était alors à ses premières armes, me disait tout récemment encore ses impressions sur Greffe, comment, sous couleur de faire des néophytes, il avait entouré, cerné de gens suspects ses jeunes amis.
Comment fut connue la trahison de ces trois hommes, comment ils furent arrêtés et écroués à Mazas, Émile Giffault, qui 123 joua à la Préfecture de police, près de Raoul Rigault, un rôle de confiance, et qui fut chargé de s’assurer de Largillière et de Ruault, me l’a raconté. Voici son récit, dans ses curieux et poignants détails.
Largillière, Ruault et Greffe
Dans le courant d’avril 1871, Émile Giffault songea à examiner de nouveau (des recherches avaient déjà été faites après le 4 Septembre) les papiers trouvés dans le cabinet du chef de la police secrète impériale, Lagrange.
Le cabinet de Lagrange était situé dans les vieux bâtiments, assez loin du bureau du délégué de la Commune.
Lorsque Giffault pénétra dans le cabinet de Lagrange, le foyer de la cheminée était encore plein de papiers presque entièrement consumés, qui étaient les fameuses fiches au moyen desquelles il était possible de retrouver les noms des agents. Le casier A. S. (Agents Secrets) était entièrement vide. Lagrange avait garé son monde.
On ouvrit les autres casiers. Nombre de pièces sans importance y étaient entassées en désordre, comme si on les eût replacées après avoir fait un tri des plus précieuses. Le tout fut porté au cabinet de Raoul Rigault.
Quand on les dépouilla, on trouva plusieurs lettres où l’on crut reconnaître l’écriture de Largillière. L’une d’elles était une demande d’argent, adressée à Lagrange.
Rigault signa immédiatement un mandat d’amener.
Mais où rencontrer Largillière? Aucune nouvelle de lui depuis le 4 Septembre. On savait seulement qu’il habitait Belleville.
On eut l’idée de chercher sur les états de la garde nationale, qui révélèrent son inscription dans une compagnie sédentaire du 47e bataillon. La compagnie était de garde au ministère des finances.
Lorsque Giffault, chargé d’arrêter Largillière, entra dans le poste du ministère, il vit Largillière, qu’il connaissait 124 pour l’avoir souvent rencontré dans les réunions de l’Empire, étendu sur un lit de camp, fumant tranquillement sa pipe.
Giffault fit un signe. Largillière se leva. Les deux hommes sortirent.
—Rigault te demande à la préfecture.
Largillière avait pâli.
—Pourquoi?
—Un renseignement.
Deux agents en bourgeois s’étaient approchés. Largillière comprit.
—Encore des calomnies! s’écria-t-il. Je sais que j’ai des ennemis qui ont déjà voulu faire croire que j’étais de la police.
Giffault ne répondit pas.
Une voiture stationnait. Largillière y monta avec Giffault et un agent. L’autre sur le siège.
Pas une parole ne fut échangée pendant le trajet.
Arrivés à la préfecture, tous quatre montèrent au cabinet de Rigault.
Rigault était assis devant son bureau, la lettre de Largillière ouverte.
—Tiens, lis, dit Rigault au prisonnier. C’est bien ton écriture...
Largillière ne trouva pas une parole. Il était livide.
Sur un geste de Rigault, quatre gardes l’entourèrent. Un secrétaire timbra l’ordre d’écrou, tout prêt. Largillière fut conduit au Dépôt, et ensuite à Mazas, d’où il ne sortit que pour être transféré, avec les autres otages, le lundi 22 mai, à la Roquette.
En même temps que la lettre de Largillière, les dossiers de Lagrange avaient livré des papiers qui semblaient tout aussi compromettants pour Ruault.[98]
125
Un mandat d’amener fut lancé contre ce dernier. Giffault fut encore chargé de l’exécuter.
Ruault habitait Montmartre. On le retrouva comme on avait retrouvé Largillière. Il était inscrit, malgré son âge, dans un bataillon de marche, détaché à Clichy.
Lorsque Giffault le rejoignit, après s’être muni de nouveaux renseignements à l’état-major de la place, Ruault était à la barricade d’Asnières, proche de l’imprimerie Paul Dupont, le long du chemin de fer.
Ruault était étendu derrière les pavés.
Inexplicable énigme! Cet homme, qui a trahi les siens, se bat et ne craint pas d’exposer sa vie aux postes les plus périlleux!
A la préfecture, ce fut en présence de Regnard[99] que se trouva Ruault.
Regnard prit une des pièces, non signées, que l’on supposait avoir été écrites par Ruault. Il la tendit à Ruault qui resta silencieux, se contentant de hausser les épaules.
On mit devant Ruault une feuille de papier blanc, et on lui dit d’écrire quelques lignes.
Ruault se mit à pleurer. Regnard abrégea la pénible scène. Da Costa signa l’ordre d’écrou.
Greffe avait été arrêté dans une circonstance tout au moins singulière. Il suivait l’enterrement d’un fédéré au Père-Lachaise, une pensée à la boutonnière—la Libre Pensée—quand il fut reconnu, conduit à la Préfecture de police et ensuite à Mazas.
Quand Greffe fut amené, le 22 mai, à la Roquette, en même temps que Largillière et Ruault, François le prit avec lui 126 comme employé aux écritures, avec le projet de le faire évader. Déjà, à Mazas, il avait pu s’échapper. Fortin, le même qui reçut de Ferré l’ordre de faire fusiller l’archevêque, apprit que Greffe était retourné chez lui. Il alla le reprendre et le réintégra à la prison.
Les suprêmes efforts de François pour sauver Greffe de la mort échouèrent, comme on l’a vu, devant les injonctions menaçantes de Gois.
jusqu’à la mairie de Belleville
A peine les cinquante otages avaient-ils franchi la porte de la Roquette que la foule se répandit en malédictions.
Le cortège n’avait pas fait les premiers pas dans la direction du Père-Lachaise, qu’il fallait déjà protéger les prisonniers contre les femmes qui leur jetaient des immondices.
Quand on tourna le coin du boulevard Ménilmontant, la rage qui couvait dans cette masse désordonnée, combattants en uniforme, femmes affolées, gamins effrayants, dégénéra en furie.
—A mort! A mort! criait-on de toutes parts. A mort les calotins!
Des hommes se faufilent à travers les rangs, cherchant à atteindre les otages et à les frapper.
Ceux qui conduisent les prisonniers s’efforcent en vain de les soustraire aux fureurs de la foule. G... reçoit un coup de trique. M... est frappé d’un coup de crosse de fusil.
Au carrefour Oberkampf, au moment de s’engager dans la chaussée Ménilmontant, le cortège n’est plus qu’une effroyable mêlée, qui roule, emportée dans une clameur de cris et dans un cliquetis d’armes.
Une barricade ferme la route. Elle arrête la foule.
Les quelques Enfants Perdus d’Eudes, une trentaine avec les hommes du peloton de Gois, pris le matin au secteur, cherchent en vain à apaiser les fureurs.
127
—J’ai bien cru qu’on allait les tuer tous là! me disait l’un de ceux qui les accompagnaient.
Les hommes de la barricade, une compagnie du 74e bataillon, sous les ordres du capitaine Dalivous,[100] s’étaient rangés contre les pavés.
—Peux-tu nous donner des hommes de renfort? demanda Gois au capitaine.
—Je viens avec vous, répond Dalivous.
Grossi d’une vingtaine de gardes et de l’officier, le cortège s’engagea sur la chaussée. Sur toutes les portes, à toutes les fenêtres, des groupes, menaçants ou curieux. De toutes les rues qui s’ouvrent sur la vaste voie, des flots d’hommes, de femmes, d’enfants, viennent allonger la file.
Les clairons qui sont en tête commencent à sonner.
Couvrant les vociférations, ils sonnent à plein cuivre la marche populaire du siège:
Y a la goutte à boire là-bas...
Y a la goutte à boire!...
En tête, marche Gois, en costume de colonel fédéré, à pied. Ceux qui l’ont accompagné à la Roquette sont en simples gardes, quelques-uns avec des képis galonnés de capitaine ou de lieutenant.
Clavier, le commissaire du douzième, est en vareuse de fédéré, la taille ceinturée de rouge, un képi sans galons sur la tête.
A côté de lui, marche une cantinière, toute jeune, brune.
Viennent ensuite les gardes de Paris, en veston d’uniforme, pantalon de treillis gris et képi. Quelques-uns en casquette.
Les dix prêtres suivent, jésuites ou picpussiens, en soutane.
A la queue, les quatre otages civils. Largillière, gros, de taille moyenne, en capote verte de garde national, celle qu’il 128 portait quand il a été arrêté au poste du ministère des finances. Ruault, petit, trapu, en pantalon de velours bleu clair, blouse bleue, gilet de laine rouge, son costume de tailleur de pierre. L’officier de paix Dereste, droit, correct, pantalon et paletot noirs.
Près d’eux, surveillant leurs moindres mouvements, l’un de ceux qui les ont pris à la prison, C..., le revolver chargé en main, prêt à faire feu sur celui des quatre qui tenterait de fuir.
—A la mairie! crie une voix en tête.
On était au coin de la rue de Puebla, défoncée par les travaux d’ouverture de la nouvelle rue des Pyrénées.
Une foule épaisse, avertie par les rumeurs et les cris, s’était entassée là.
—A mort! Qu’on les fusille!
Les femmes étaient féroces.
—Cochons! criait l’une d’elles en fixant le groupe des prêtres. Cochons! vous ne séduirez plus nos filles![101]
Par la rue des Rigoles, on arriva à la mairie, alors en face de l’église.
Ranvier[102] était sur le seuil, le fusil sur l’épaule.
Il vit venir de loin le cortège.
—Où les conduisez-vous? dit-il à ceux qui marchaient en tête, dès qu’ils furent arrivés près de lui.
—Au secteur!
Le cortège s’arrêta quelques minutes à peine. Il traversa la place et s’engagea dans la rue de Paris, aujourd’hui la rue de Belleville.
rue de Paris
J’ai retrouvé, dans cette rue de Paris qui vit passer les cinquante otages, un témoin de ces heures farouches.
Une après-midi, je parcourais ces quartiers, à la recherche 129 des souvenirs des inoubliables jours, quand j’avisai une pauvre boutique de brocanteur, s’ouvrant sur le trottoir étroit, à mi-chemin environ de la rue Haxo.
Dans cette humble boutique, dont la porte grande ouverte laissait voir un amoncellement de vieilles choses, datant peut-être d’un demi-siècle, il me sembla que devait flotter encore, au milieu des paperasses et des détritus, le souffle des terribles jours de la semaine de Mai.
Une femme était sur le seuil.
Qui sait? Jeune, déjà là, avait-elle peut-être vu passer les otages!
—Vous n’avez rien sur le Siège? dis-je, sur la Commune? Des gravures, des insignes...
Et, comme elle m’offrait, dans un carton, des caricatures de l’époque...
—Vous étiez à Paris... du temps de la guerre?
—Ah! oui, monsieur. Et je m’en souviens comme d’hier.
—Et sous la Commune?
—Oui, c’est sous la Commune que je veux dire.
—Alors, vous avez dû voir bien des choses ici. C’est dans cette rue que sont passés les otages fusillés rue Haxo...
La langue de la boutiquière se délia. Je la guidais dans ses souvenirs, l’interrogeant sur un fait douteux, une légende, un racontar, que j’avais l’occasion d’éclaircir.
—Je n’oublierai jamais ce jour, me dit la femme. J’avais en ce temps-là une quinzaine d’années. Je vivais seule ici avec ma mère, veuve... Il était sur les cinq heures du soir quand les otages passèrent devant chez nous. Tout le monde avait fermé portes et volets. On avait, vous le pensez, été averti par des voisins, qui savaient déjà leur arrivée à la mairie... Bientôt, nous entendons une musique infernale. Des clairons, des tambours. Puis de grands cris, et un piétinement comme si un régiment défilait en courant... Déjà, au coin de la rue, on criait: à mort!... Nous entendions, tremblantes, collées derrière nos volets... Et les clairons sonnaient, 130 sonnaient à casser les vitres... Je hasardai un regard en dérangeant les volets. Je les vis à une vingtaine de pas... Ah! monsieur...
La dame s’était tue, sous l’impression du souvenir terrible.
—Il y avait une cantinière, en tête, lui demandai-je, une cantinière à cheval, avec un filet blanc sur sa coiffure? Vous savez... C’est ce qu’on raconte.
La dame reprit, sans répondre à ma question:
—Je vois encore défiler cette troupe, comme si elle était là, devant moi. Les gendarmes étaient en tête. Je voyais les larmes sur leurs joues... Un tout vieux curé. Puis, toute sorte de gens. Des officiers de la Commune. Des hommes avec des costumes que je n’avais jamais vus. Des femmes avec des fusils. Des enfants armés eux aussi. Des femmes qui étaient habillées en hommes, en costume de gardes nationaux...
Je crus le moment propice pour reparler de ma cantinière, la fameuse cantinière à cheval, habillée en zouave, dont parlent tous les récits.
La dame rassembla ses souvenirs.
—Non. Je ne me rappelle pas... Je ne vois personne à cheval... Non... Mais je vois encore, comme je vous vois, un grand diable qui criait: «Rentrez vos têtes ou je tire dessus...» Vous pensez si je fermai le volet que j’avais entr’ouvert... Pendant un quart d’heure j’entendis encore des cris, des sonneries de trompettes... Des gens passaient, courant après le cortège... Le soir, on nous dit qu’ils avaient tous été fusillés à la Cité de Vincennes.
rue Haxo
Quand on arriva rue Haxo, il était six heures.
—En ligne! cria Gois.
Obéissant comme à la parade, les gardes de Paris s’alignèrent en silence. Le premier, dominant les autres de sa haute taille, un brigadier, la médaille militaire épinglée sur la poitrine.
131
Les otages étaient rangés sur la chaussée, à l’endroit où la rue Haxo, montante depuis la rue de Paris, commence à redescendre vers la rue du Borrégo.
A l’une des fenêtres d’une petite maison, en face de l’entrée du secteur, un groupe d’une demi-douzaine d’hommes, dont deux membres de la Commune, l’écharpe rouge sur leur costume civil.
Piétinant dans la boue, combattants en uniformes, fédérés ou corps francs, des femmes, des enfants grimpés sur les murs, des gardes assis à la porte des cabarets, le fusil entre les jambes. Au milieu, serré dans la foule, un cavalier galonné...
Les otages attendaient.
Un des officiers qui avaient pris, depuis la prison, la tête du cortège, se tourna vers la fenêtre où se tenaient les deux membres de la Commune, et, du sabre nu, fit signe qu’il voulait parler.
A peine avait-il levé son arme, que dans cette foule désordonnée et hurlante, un silence se fit.
Tous les regards se dirigèrent vers la fenêtre.
L’officier parlait.
Il s’adressait à Eudes, qui était là, coiffé du chapeau mou de ses Enfants Perdus.
—Ce sont là, dit l’officier, en se tournant vers la file des prisonniers, les otages que nous sommes allés prendre à la Roquette... Où faut-il les conduire?
—C’est toi qui les as amenés ici, répondit sèchement Eudes, déclinant, comme le matin, l’effroyable responsabilité. Je n’ai aucun ordre à te donner.
—Alors, file à droite. En avant! cria l’officier.
File à droite! C’était l’entrée au secteur.
Un homme alla ouvrir une grille qui donnait accès à une étroite et longue allée.
Une soixantaine de pas et les otages se trouvèrent rassemblés dans un terrain vague, bordé par un bâtiment à un 132 seul étage surmonté d’un clocheton. Au-dessous, un balcon en bois.
A quelques pas, les frondaisons vertes du jardin, et, à travers les feuilles, un haut mur noir.
Cette entrée au secteur ne s’était pas faite sans incidents. Adossé à la grille, un homme d’une taille athlétique se tenait, injuriant, frappant les prisonniers. Le fait m’a été confirmé par Avrial, qui était là.
En même temps que les otages entraient au secteur par l’allée, la foule envahissait le jardin.[103]
Quelque chose lui disait-il, à cette foule exaspérée par la déroute, qu’une vengeance terrible allait lui être offerte, et qu’au pied de ce mur qu’elle regardait depuis l’arrivée du cortège, les otages allaient être massacrés?
le mur
Un quart d’heure avant la fusillade, trois hommes, dont un membre de la Commune, Avrial, et deux journalistes, Lissagaray[104] et Alphonse Humbert[105] se trouvaient dans la salle du premier étage d’un petit cabaret—le cabaret Debêne—au numéro 78 de la rue Haxo, face à l’un des angles du jardin sinistre, le coin de la rue du Borrégo.
L’un d’eux souleva le rideau, vit le jardin plein d’hommes armés.
Dans la rue, les femmes, féroces, hurlaient.
—Taisez-vous, tas de garces—leur criait Édouard Roullier[106], un vieux de Juin et de Décembre—vous nous en ferez peut-être autant demain!
Dès l’arrivée du cortège, les quelques membres de la Commune 133 qui se trouvaient rue Haxo avaient tenté de s’opposer au massacre.
Cournet[107] ceint son écharpe rouge, veut parler. On couvre sa voix. On le menace.
Varlin[108] fait des efforts surhumains. Il propose à ses collègues et à quelques amis de se rendre au milieu de la foule, dans le jardin.
—Non, objecte Roullier. Il ne faut pas que l’on puisse dire un jour que les membres de la Commune étaient là.
Appuyé au mur du jardin, Vallès parle dans un groupe. Près de lui, Henry Fortuné,[109] en civil, Alavoine,[110] Arnold.[111]
—Hein! dit Arnold à Alavoine, ce n’est pas pour cela que nous faisions le Comité central!
A ce moment, les otages étaient poussés contre la grille du secteur.
Alavoine se précipite pour barrer l’entrée. Il se heurte à un fédéré à barbe blanche qui, se plaçant devant lui, lui ferme le chemin.
—Voilà huit jours qu’on fusille les nôtres en tas! crie le vieux combattant. Et vous voulez qu’on épargne ces gens-là!
Et, sortant son revolver, il le braque sur Alavoine.
Le spectacle que présente la rue Haxo est terrifiant. Quand les hurlements de la foule s’apaisent, on entend les détonations de la bataille toute proche. Tout près, les fuyards se ruent à la porte de l’enceinte pour tenter de franchir les lignes prussiennes.
134
Mêlés au sifflement des balles et au déchirement des obus, on distingue—ô dérision—les airs de valse que jouent, à quelque cents mètres du glacis de l’enceinte, les musiques allemandes.
Les otages sont entrés au secteur. Tout effort pour les arracher à la mort serait désormais vain. Il n’y a plus, pour ceux que révolte cette inutile hécatombe, qu’à se rejeter dans la bataille, et à fuir loin du forfait.
Alavoine, qui a reconnu dans les groupes de la rue quelques hommes de son arrondissement, le quatrième, trace à la craie sur le volet d’une boutique les mots: «Quatrième Légion».
Quelques hommes en armes, appartenant aux bataillons du quartier, s’y réunissent et se dirigent vers les barricades qui entourent les Buttes-Chaumont.
Varlin s’était remis à signer des ordres, à délivrer des bons et de l’argent pour les réquisitions, calme en apparence.
Soudain, les coups de feu éclatent.
—Je n’oublierai jamais cette minute poignante, me disait Alphonse Humbert, l’un des trois amis nommés tout à l’heure. Pas un de nous n’osait se lever pour aller à la fenêtre... La patronne du cabaret entra, tenant à la main le plat que nous lui avions commandé pour notre repas, un plat de lapin sauté. Elle s’arrêta, pâle comme une morte. Les larmes mouillaient ses yeux. Elle posa vivement sur la table le plat que ses mains tremblantes ne soutenaient plus. Elle se cacha la figure et se mit à sangloter... Les coups de feu continuaient. Nous restions là, muets, atterrés... Enfin, nous n’entendîmes plus qu’un bruit confus, comme la fuite d’un régiment en déroute... Quand nous sortîmes, la porte du jardin était ouverte. Je m’appuyai contre la clôture en barreaux qui longeait la rue du Borrégo. Les arbustes brisés, le sol piétiné, semblaient avoir été ravagés par un ouragan... Au pied du mur, une masse effrayante, déjà à demi noyée dans l’ombre, qui était le tas de cadavres.
135
le massacre
Je sus plus tard comment s’était consommé le massacre.
L’un des acteurs du drame, l’un de ceux qui conduisaient le cortège, me détailla, devant le mur même, la scène sanglante.
Debout, à gauche, sur un petit mur bas, à quelques mètres de la haute muraille du fond, le capitaine Dalivous, sabre au clair, interpelle la foule.
Les fusils sont déjà abaissés.
—Attendez! crie Dalivous. Ne tirez pas encore! Attendez mon commandement!
A droite du mur, dans le passage qui relie le jardin à la cour du secteur, on voit, à travers les branches, les pantalons des gardes de Paris et les soutanes des prêtres.
Les militaires sont à quelques pas.
Ils sont dix.
C..., l’un de ceux qui ont dirigé le cortège, est là. Il montre du doigt le mur.
Sans prononcer une parole, les gardes s’avancent, se placent face à la foule, en ligne.
—Face au mur! crie Gois.
—Jamais! crie un maréchal des logis.
Mais la foule a déjà trop attendu. Les fusils sont mis en joue.
Cent coups de feu partent ensemble. Les dix prisonniers s’abaissent.
A peine sont-ils tombés, que dix autres, appelés, poussés, se présentent.
On tire de tous les coins du jardin, au hasard, sans aucun commandement.
La fusillade est si désordonnée que les tireurs sont eux-mêmes blessés. Près de G..., un homme a l’oreille entamée, un autre le pouce emporté.
Un otage, blessé seulement, se relève. Une fusillade l’abat.
136
—On les tirait comme des lapins! me disait, en face du mur, en me désignant le coin sinistre d’où défilaient les otages, l’un des exécuteurs.
Les prêtres tombèrent après les militaires.
Les quatre civils furent tués les derniers.[112]
Quand tout fut fini, quand le tas ne remua plus, les Enfants Perdus, qui s’étaient placés au premier rang, remirent leurs fusils en bandoulière et quittèrent le jardin.
La besogne était terminée.
La foule redescendit vers la mairie, silencieuse, comme poursuivie déjà par le remords ou la responsabilité de l’effroyable hécatombe.
—J’étais resté l’un des derniers, me dit l’ami qui m’accompagnait, toujours debout sur le petit mur, tout près de Dalivous. J’étais comme cloué sur place. Tout d’un coup, je sautai à bas et ne m’arrêtai que dans la rue... Je jetai un coup d’œil sur mon uniforme. Il était plein de sang, avec des éclats de cervelle.
Je regardai l’ancien combattant.
—Vous n’y pensez pas, parfois? lui dis-je.
—Pourquoi!... Ce n’est pas un crime... Un acte de justice révolutionnaire, comme à l’Abbaye...
le compte des morts
Deux hommes étaient restés dans l’enclos désert, Gois et l’autre officier, C...
Le jour commençait à s’assombrir. Le ciel était pluvieux.
—Plus personne! dit Gois. Ah! ils ont peur, maintenant, les lâches! Pas un n’oserait rentrer ici.
Le spectacle était bien fait pour terrifier.
Ce tas de morts, au bas du mur, dans la terre rougie!
137
Gois sortit de sa poche un papier plié qu’il ouvrit lentement, et qu’il déposa sur le rebord du petit mur.
C’était la liste des cinquante otages qu’il avait pris à la Roquette.[113]
Les deux officiers s’approchèrent du tas des morts, les soulevèrent, comme s’ils cherchaient à les reconnaître, à les identifier.
—Nous cherchions les trois mouchards, me disait C... Ils étaient bien là! Nous reconnûmes aussi le grand brigadier, mutilé, l’œil sorti de l’orbite... Ma parole, il avait été brave, et c’est le seul que j’aurais voulu voir s’échapper!
Lorsque les morts furent étendus, ils les comptèrent.
—Cinquante et un!... Tu as bien compté, toi aussi?
—Oui, cinquante et un.
—Mais alors?... Ma liste n’en porte que cinquante.
Et ils recomptèrent, un à un, craignant de se tromper encore.
—Voilà bien, dit Gois, dix curés... quatre de la police... trente-six militaires... Cela ne fait pourtant que cinquante...
Gois reprit sa liste, compta encore.
—Décidément, il y en a un de trop!
celui qui est de trop
Les deux hommes se regardèrent.
Soudain, C... se souvint.
Pendant la fusillade, lorsque, du coin du pavillon, à droite du mur, il assistait à l’exécution, à quelques pas seulement des otages qui tombaient, un homme de haute taille, spectateur venu là, on ne sait pourquoi et on ne savait d’où, avait crié:
—C’est ignoble!
138
Il n’avait pas fermé la bouche qu’un canon de fusil, s’abattant sur l’épaule de C..., visait l’homme à bout portant et lui fracassait la tête.
Deux pas séparaient cette nouvelle victime du tas des morts.
On l’y poussa du pied.
Le cinquante et unième, l’inconnu, c’était cet homme.
—Il était revêtu, me dit C..., d’un complet couleur «merdoie», alors à la mode, une couleur tenant du vert et du jaune. Il avait l’allure militaire. On aurait dit un gendarme déguisé.
Ce cinquante et unième, dont la fin tragique allongea la liste des massacrés, devait avoir un compagnon.
Au milieu du jardin, près de la vasque, alors pleine de gravats, gisait un autre cadavre, vêtu d’une vareuse de fédéré.
Comment avait-il trouvé la mort?
Par un coup de feu tiré au hasard, quand on visait les otages, «comme des lapins dans une clairière», ou dans des circonstances identiques à celle qui coûta la vie à l’homme au complet verdâtre?
Quand le compte des morts fut bien établi, Gois et C... quittèrent le jardin lugubre.
Ils passèrent la nuit dans un garni voisin.
C..., blessé au pied depuis deux jours, pouvait à peine marcher.
Au petit jour, Gois vint le chercher dans sa chambre.
—Si nous retournions à la Roquette? lui dit-il.
Mais C... montra son pied impotent.
Ils redescendirent vers la mairie de Belleville.
Ce jour de samedi, pris de terreur à l’approche de l’armée envahissante, redoutant des représailles terribles, si les vainqueurs butaient, dès l’arrivée, contre cette montagne de cadavres, des habitants du quartier résolurent de cacher le crime, au moins pour quelques jours.
139
C’est ainsi que les morts furent précipités dans une fosse creusée au pied du mur[114].
On recouvrit de planches et de terre l’horrible trou.
L’odeur épouvantable qui s’échappait de ce charnier fit seule découvrir les morts.
devant les juges
Sept condamnations à mort furent prononcées par le sixième conseil de guerre qui jugea l’affaire de la rue Haxo:
François, qui avait refusé de livrer les otages; Dalivous, un de ceux qui avaient commandé le feu; Bénot,[115] qui n’avait même point assisté au massacre, et que perdit la déposition d’un de ses anciens officiers, Victor-Clément Thomas, le propre neveu du général fusillé à Montmartre; Saint-Omer, qui y avait assisté, mais sans y prendre d’autre part; et trois petits soldats de vingt ans, Aubry, Trouvé et Racine, dont le grand crime était d’avoir déserté le 18 Mars et d’être entrés dans les rangs des fédérés.
Aucun de ceux qui avaient pris l’initiative du massacre ne fut poursuivi.
Leurs noms ne furent même pas prononcés au procès, sauf celui de Gois, dans la dernière audience.[116]
Quand, la vérité connue, on relit les débats, on ne peut se défendre d’une sensation de véritable effroi.
140
Quoi! Tant de dépositions, d’enquêtes et de témoins, et pas une lueur de vérité!
Et les condamnations pleuvent quand même, frappant innocents et comparses, quand les vrais acteurs restent ignorés!
François fut fusillé à Satory, le 24 juillet 1872, en même temps que Dalivous, Aubry et Saint-Omer. Bénot devait attendre encore six mois avant de s’adosser, le 23 janvier 1873, au poteau d’exécution.
Trouvé et Racine, plus heureux que leur camarade Aubry, virent la peine de mort, à laquelle les avait condamnés le conseil de guerre, commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Un de nos amis les connut au bagne calédonien de l’île Nou.
Gois, Clavier, Liberton sont morts. Ceux que nous n’avons pu désigner que par une initiale vivent.
Saint-Omer
Le pauvre Saint-Omer mérite une mention spéciale.
Saint-Omer n’était coupable que d’avoir assisté au massacre, comme tant d’autres.
Il fut dénoncé, arrêté et mis à la prison des Chantiers de Versailles, où un de nos camarades, accusé d’usurpation de fonctions—ce qui lui valut cinq ans de prison, peine enviable en ces temps où le bagne guettait tout le monde—l’a connu.
«Saint-Omer, nous raconta son ancien compagnon, était un homme d’environ quarante-cinq ans, à l’allure de Don Quichotte. Il était le propre fils du fameux Saint-Omer, professeur, avec Brard, de calligraphie. Henri Monnier rendit illustres les deux associés. Il avait été négociant à Cuba, et il était arrivé en France aux premiers jours de la guerre. Garde national, Saint-Omer s’était battu à Champigny et à Buzenval, où il fut porté à l’ordre du jour de son bataillon.
«Lorsqu’il fut compris dans le procès de la rue Haxo, où il avait accompagné ses hommes—il était capitaine—il devint 141 inquiet. Nous croyions tous, au fond, qu’il serait acquitté, aucune preuve ne pouvant être invoquée contre lui. Aussi, ne lui ménagions-nous pas les frayeurs, ne pensant guère à l’issue fatale de sa comparution.
«—Omer, lui disais-je souvent, en supprimant le Saint, par plaisanterie—Omer, tu mourras au plateau de Satory!
«La figure d’Omer s’éclairait d’un gros rire.
«—Moi fusillé? clamait-il. Mais comment pourrait-on me condamner. Je n’avais que ma canne à la main!»
Pauvre Omer!
Émile Gois
Dans ce récit du massacre, une silhouette se détache, d’une allure brutale, celle d’Émile Gois.
Le président de la cour martiale de la Commune, l’organisateur de la terrible exécution de la rue Haxo, était l’un des fidèles de Blanqui. D’une énergie farouche, d’une conviction déjà maintes fois éprouvée, Gois avait été, après le 2 Décembre, transporté à Lambessa. Il était l’ami de Benjamin Flotte, dont nous avons prononcé le nom à propos des pourparlers entamés par la Commune pour échanger les otages contre Blanqui. Ce fut chez Gois que se fabriquèrent en partie les fameux poignards dont furent armés les blanquistes qui collaborèrent à l’échauffourée de La Villette, le 13 août 1870.
Quand l’heure de l’amnistie eut sonné, Gois, qui s’était réfugié à Londres, revint à Paris, où il se mêla de nouveau au mouvement révolutionnaire. Il était alors comptable chez un marchand de vins en gros de la place des Vosges. Quelques années après son retour, la maladie le terrassait. Son intelligence s’était éteinte. Un de ses amis, Ledrux, qui commandait sous la Commune, avec le grade de colonel, le fort de Vanves, lui donnait ses soins. Il l’accompagnait dans les courtes promenades que le pauvre Gois pouvait faire encore. Parfois, le malade, entêté, se refusait à 142 regagner le logis. La promenade, toujours la même, comprenait une rue où se trouvait un poste de gardiens de la paix.
—Vois-tu—disait au malade l’ami qui le conduisait, en désignant les deux ou trois agents qui causaient à la porte du poste—vois-tu, si tu ne veux pas rentrer, je vais le dire à ces messieurs, qui vont te prendre et t’emmener en prison...
Et le pauvre Gois—le farouche exécuteur de la rue Haxo—baissait la tête, apeuré, et se laissait doucement conduire à la maison, comme un enfant.
aujourd’hui
Le terrain vague, bossué de cailloux, qui vit le grand drame du 26 mai 1871, est aujourd’hui semé de gazon, coupé d’allées bien entretenues. La vasque du milieu est ornée d’un jet d’eau, sur lequel se jouent les arcs-en-ciel, et où s’ébattent, en secouant leurs plumes, de graves canards.[117]
Les grilles en bois qui fermaient l’enclos ont été remplacées par des murs en maçonnerie. Les arbres ont grandi. Le site est plein de fraîcheur et de vie.
Sur l’emplacement du jardin où furent parqués les prisonniers, on a bâti un patronage d’enfants. La bande joyeuse des gamins danse et rit, à cette même place où les cinquante otages attendirent la mort.
Le grand bâtiment à un étage, surmonté d’un clocheton, est toujours là, avec son balcon, d’où regardaient les officiers fédérés.
Le mur sinistre est tout noir. Le temps a effacé les marques blanches qui étaient les éclaboussures des balles.
143
Le jour où nous visitions, l’officier fédéré C... et moi, les lieux témoins du grand massacre, le jardin était désert.
A peine la gardienne avait-elle ouvert la porte, que nos regards à tous deux se portèrent sur le mur.
J’entrais là pour la première fois. L’officier revoyait, lui aussi, pour la première fois depuis 1871, ce jardin qui devait lui rappeler de si poignants souvenirs.
Je regardai le visage de mon compagnon. Pas un pli ne ridait son front.
Brusquement, au détour d’une allée, apparurent trois prêtres, très vieux. Ils marchèrent lentement vers le mur, au pied duquel nous les vîmes s’agenouiller.
Nous nous dissimulâmes, attendant, pour poursuivre notre visite, qu’ils se fussent éloignés.
Quand les trois prêtres furent partis, nous nous approchâmes.
A un mètre du mur, l’ouverture d’une fosse entourée d’une grille, autour de laquelle court un lierre, et que fleurissent des géraniums rouges.
Je jette un regard au fond de la fosse.
C’est là qu’ils furent entassés, tout sanglants.
Sur la haute muraille, nous cherchons la trace des balles.
L’officier fédéré me retrace la scène.
—J’étais là... les otages arrivaient de ce côté...
Il parlait haut. Sa voix éclatait dans le silence.
J’entendis des pas sur le sable de l’allée...
Les trois vieux prêtres, que nous avaient cachés les arbres, étaient derrière nous.
Avaient-ils entendu? Avaient-ils compris qu’ils se trouvaient en face de l’un des exécuteurs de la terrible journée?
comparaison
Lorsque nous quittâmes le jardin de la rue Haxo, dévasté au jour du drame, aujourd’hui ombragé et fleuri 144 comme une nécropole italienne, avant que la porte se refermât sur nous, je me retournai une dernière fois vers le mur.
Et, par la pensée, il me sembla revoir le tas des fusillés, les uniformes et les soutanes, les faces sanglantes et les membres hachés. Je sentis mon cœur se serrer, une tristesse m’envahir. Et il me sembla aussi que d’autres morts se levaient,—les nôtres,—ceux des infâmes cours martiales, ceux du Luxembourg, ceux de la caserne Lobau, ceux du square Saint-Jacques, ceux de Satory, qui marchaient, en longues files, venant par centaines, par milliers, se coucher au pied du mur, emplir le jardin, former une terrifiante montagne dont j’avais peine à voir le faîte, et sous laquelle disparaissaient les cinquante victimes du 26 mai 1871.
I
je rencontre Vermersch
Fin février 1871.—Boulevard Saint-Michel. Je rencontre Vermersch. Je n’ai point entendu parler de lui depuis les premiers jours du siège. Il est en vareuse d’aide-major. D’où vient-il? Je me rappelle qu’il a quelque peu fait sa médecine. Je m’explique son uniforme. Tout le monde n’a-t-il pas un uniforme? Gill[118] lui-même, le bon Gill, qui n’est cependant pas belliqueux, n’est-il pas apparu, un soir, à notre brasserie de la rue Saint-Séverin, coiffé d’un superbe képi à bande de velours vert sur laquelle se détache un serpent d’Esculape brodé d’argent? Gill était rayonnant.
—D’où diable sors-tu avec ce képi?
Gill, tordant sa moustache:
—Mon cher, je suis aide-pharmacien de mon bataillon.
Gill pharmacien!
Vermersch m’explique que, dès le commencement des hostilités, 146 il s’est engagé dans le corps d’ambulanciers créé par Monseigneur Bauer, un évêque qui fit pas mal de bruit autour de lui, et qui caracolait aux avant-postes, en soutane et en bottes à l’écuyère.
—Veinard. Tu n’as pas eu faim!
Bras dessus bras dessous, nous descendons le boulevard. Un bataillon passe, musique en tête, jouant la Marseillaise. Derrière le commandant, un sergent-major porte une large couronne. Sur le nœud rouge, l’inscription en lettres d’or:
—La République ou la mort!
—Où allez-vous?
—A la Bastille!
Allons à la Bastille.
Sur le parcours, tout le long de la rue de Rivoli, ce ne sont qu’acclamations.
—Vive la République!
—Vive la Commune![119]
D’autres bataillons sont rencontrés. A chaque coin de rue, la file s’allonge. Cela fait bientôt un régiment. Les passants suivent, hommes, femmes, enfants, mêlés aux rangs.
Rue Saint-Antoine, sur le pas des portes, les spectateurs battent des mains.
Devant nous la colonne se dresse, le génie d’or fleuri de banderoles rouges.
colonne en fête
La place est noire de monde. Depuis le 24, cela ne désemplit pas. Tout le jour, c’est un défilé ininterrompu. Aux drapeaux tricolores coiffés de bonnets rouges, se mêlent les 147 bannières ornées du temple d’or et du compas symboliques.
Nous parvenons à percer la foule. Le bataillon que nous avons suivi est arrivé au pied du monument. Partout des couronnes d’immortelles. Le fût de bronze en est constellé.
Le commandant monte sur le socle.
—Citoyens, jurons de défendre la République jusqu’à la mort! Honte à l’Assemblée de Bordeaux! A bas les monarchistes!
La foule répond par un grondement formidable. Les mains se tendent. Les bouches grandes ouvertes hurlent. Aussi loin que le regard peut porter, on ne voit que képis qui s’agitent, baïonnettes qui s’éclairent, bannières qui claquent. Des femmes élèvent au-dessus de leurs têtes leurs enfants, pour qu’ils conservent à jamais le souvenir du merveilleux spectacle.
Tout près de moi, un gros garde national pleure à chaudes larmes.
—Ah! citoyen, c’est plus fort que moi. Je ne suis pourtant guère sensible. Mais voyez-vous, ça me prend là...
Je crois bien, que moi aussi, mes yeux vont se mouiller.
—Tonnerre! me dit Vermersch en se penchant à mon oreille. Quel riche tableau... Ça devait être comme ça, la Fédération... Mais, mon vieux, nous sommes en pleine Révolution! Et dire qu’ils songent à désarmer ces gens-là!... Ils sont fous!
Nous serrons la main du commandant. Un autre l’a remplacé déjà.
—Restons ici, dis-je à Vermersch.
Tard dans la soirée, nous sommes demeurés là tous deux. La foule se renouvelait toujours. Ces hommes, pressés les uns contre les autres, ces drapeaux fébrilement agités, ces couronnes, ces visages tendus, prenaient dans l’obscurité de la place des formes étranges et mystérieuses.
148
Sur le socle de la colonne, le tas de couronnes montait toujours. Les serments se multipliaient. Il semblait que ce délire de tout un peuple ne dût jamais finir.
II
la République ou la mort!
A regret, nous nous sommes arrachés à l’enivrant spectacle. J’ai rendez-vous, rue du Croissant, avec Humbert. Un projet de journal. Non pas un journal à la vérité. Le cautionnement nous fait défaut. Mais une suite de placards quotidiens, dans le genre des placards de la Révolution. Marat ou Hébert. L’Ami du Peuple ou le Père Duchesne. Le Père Duchesne surtout. Des grandes colères, des grandes joies, des lettres bougrement patriotiques, dans le style du temps. Nous avons causé de cela ces deux ou trois jours. Je confie nos projets à Vermersch.
—Le Père Duchesne! J’en suis... Quand nous réunissons-nous? Où? Chez moi, si vous voulez.
Rue du Croissant, nous trouvons Humbert. Entendu. Le lendemain chez Vermersch, rue de Seine, au troisième, dans la maison de l’éditeur Sartorius.[120]
Tous les trois fidèles au rendez-vous. Vermersch nous fait les honneurs de son home. Des piles de journaux et de livres le long des murs. La chambre a été occupée autrefois par Baudelaire, ce dont est très fier le maître du logis.
—Oui, c’est peut-être sur cette table que Baudelaire a écrit ses Fleurs du Mal. C’est là que j’ai fait mon Grand Testament.[121]
149
Et Vermersch nous déclame—il n’y manquait jamais—la strophe préférée de son poème, la strophe de la Mort:
Certes, je n’en aurais pas peur
Si dans les plaines découvertes,
Si dans les grandes forêts vertes
On pouvait enfouir mon cœur!
Sous la mousse fine et les branches
J’attendrais la force et la loi
Qui reprendront ce qui fut moi
Pour faire la fleur des pervenches!
L’un de nous avait apporté quelques numéros du journal d’Hébert. On en trouvait encore, à cette époque, dans les boîtes des quais. Il les étala sur la table.
Nous avions aussi le petit livre de Charles Brunet—Le Père Duchesne d’Hébert—qui cite les titres des numéros de la feuille révolutionnaire.
Je l’ouvre au hasard, et je lis:
Numéro 253. La Grande Colère du Père Duchesne contre les gredins financiers, grippe-sous, monopoleurs, accapareurs, qui font un Dieu de leur coffre-fort, et qui excitent le désordre et le pillage pour faire la contre-révolution...
Un peu plus loin:
Numéro 260. La Grande Colère du Père Duchesne, au sujet de la mort de Marat, assassiné à coups de couteau par une garce du Calvados...
D’une seule voix:
—C’est cela qu’il faut faire!
Nous discutâmes longuement, il m’en souvient, sur la vignette. Fallait-il adopter la vignette d’Hébert: le sans-culotte menaçant de la hache un pauvre petit calotin agenouillé, avec la devise Memento mori?
Non. Ce serait copier trop servilement l’aïeul.
150
—Nous demanderons quelque chose à Régamey,[122] dit Vermersch.
Deux ou trois jours après cette première conversation, Frédéric Régamey, encore en costume de son bataillon des Amis de la France—vareuse marron—nous montrait l’admirable petite composition qui devait figurer en tête des soixante-huit numéros de notre journal.
Assis sur un tas de pavés, tenant le triangle égalitaire de la main droite, embrassant du bras gauche un canon, un sans-culotte, coiffé du bonnet phrygien, s’appuie sur le lion populaire. A ses pieds, gisent couronnes, mitres et crosses. Une volée d’oiseaux noirs fuit à l’horizon. Sur le ciel clair se détache l’immortelle devise des grands ancêtres:
La République ou la mort!
Quand Régamey mit sous nos yeux cette merveille d’art et de pensée révolutionnaire—signée, à gauche, des deux initiales F. R.—ce fut plus que de la joie. De l’enthousiasme.
—Bravo! A quand le premier numéro! A quand la première grande colère!
Le Père Duchêne était né.
la mère Gaittet
Nous nous étions rencontrés, pour la première fois—Humbert, Vermersch et moi—chez la mère Gaittet.
Qui se souvient aujourd’hui de la mère Gaittet!
La respectable dame que nous désignions entre nous sous ce vocable familier, dirigeait, aux dernières années du second Empire, une petite imprimerie dans une toute petite rue, disparue en partie, du quartier latin, la rue du Jardinet, proche de la rue Larrey, où était installée «la Marmite» de Varlin.[123]
151
Quand, à une demi-douzaine, toujours les mêmes—Maroteau,[124] Vermersch, Humbert, Francis Enne,[125] Gustave Puissant,[126] Pilotell,[127] Passedouet,[128] Eugène Mourot,[129] moi—on avait décidé de lancer quelque brûlot, on frappait à la porte de la mère Gaittet.
Je revois encore, à plus de quarante années en arrière, la porte cochère en plein cintre de la rue, l’allée sombre au milieu de laquelle coulait perpétuellement un ruisseau d’eau noire, la cour pavée encombrée d’attirails de toute sorte, voitures à bras, meubles et outils hors d’usage. Dans un coin une échoppe aux vitres raccommodées de papiers imprimés, derrière lesquelles un gnaf battait ses semelles. Une porte grise franchie, on était dans l’imprimerie, où l’on rencontrait vite la propriétaire, grande, grisonnante, vêtue d’une éternelle robe de futaine violacée, et perpétuellement suivie d’un grand lévrier jaunâtre, au museau effilé blanchi par les ans.
Dans les premiers jours de décembre 1869, Gustave Maroteau faisait, chez la mère Gaittet, son petit Père Duchêne. Un in-quarto de quatre pages. J’envoyai un article. Je n’avais encore jamais vu, à ce moment, ma prose imprimée. Le lendemain, j’ouvre le journal. O joie! En bonne place, mon article flamboie à mes yeux. Une note m’appelle. Je la lis et la relis.
152
«Nous ne connaissons pas l’auteur de cet article. Qu’il vienne. Nous voulons lui serrer la main.»
Mon article avait pour titre: Juin. Les journées de Juin.
Je suis, à cinq heures, dans la cour de la mère Gaittet. Le gnaf, au fond de son échoppe, tape ferme sur le cuir. C’est le concierge. Je frappe à sa vitre.
—Le Père Duchêne?
—Là. Au fond. La porte avec les marches.
Je vais tourner le bouton, entrer, quand derrière l’huis, éclate un formidable bacchanal. J’attends. Je retourne près de mon gnaf.
—Mais, on se bat là-dedans. On se dispute tout au moins...
Le gnaf a souri.
—Mais non, entrez donc. C’est toujours comme ça. Ces messieurs causent...
J’entre. Ils sont là une dizaine qui discutent, criant, gueulant. Mon arrivée ne les dérange pas. Enfin, l’un d’eux se tourne vers moi. Il m’aborde. Je dis mon nom.
—Ah! oui. Très bien, votre Juin. Nous nous demandions d’où cela venait. Personne ne connaissait ici votre nom.
—Eh! Maroteau! L’auteur de l’article de ce matin. Tu sais... Juin...
On m’entoure. On me serre les mains.
Un gros garçon entre. Le nez en trompette. L’œil bleu interrogateur. La lèvre moqueuse. Il est vêtu d’un veston à longs poils élimé.
—Vermersch, je te présente notre ami. Celui qui nous a envoyé Juin.
Celui qui me présentait était Humbert.
La connaissance était faite. Nous partîmes tous trois, nous dirigeant place Saint-Michel. La bande se réunissait alors au Café de la Salamandre.[130]
153
En route, nous avions raccroché Gill.
Au café, dans la salle du premier, nous trouvons Vallès, Longuet, Sornet,[131]—qui devait être notre gérant,—Paget-Lupicin,[132] Édouard Roullier, Teulière.[133] D’autres.
Désormais, je suis enrôlé. On nous verra côte à côte, tous ceux que je viens de nommer, aux manifestations, aux réunions, aux échauffourées,—à l’enterrement de Victor Noir, au 4 septembre, au 31 octobre, au 22 janvier,—jusqu’à ce qu’enfin, le 16 ventôse an 79 (6 mars 1871), douze jours avant le 18 mars, le Père Duchêne hurle dans Paris, grondant et affolé, sa première Grande Colère.
l’argent
Il nous manque toutefois quelque chose avant de pouvoir réaliser notre rêve.
L’argent.
Nous n’avons pas un sou.
Ce ne sont pas les maigres appointements d’aide-major de Monseigneur Bauer qui ont permis à Vermersch de s’enrichir. Mon grade de lieutenant du 248e m’a juste rapporté les fameux trente sous par jour. Humbert n’a pas été plus favorisé. Pas d’argent donc.
Où en prendre?
Nous sommes allés chez Vallée, l’imprimeur de la rue du Croissant (aujourd’hui l’Imprimerie de la Presse). Nous avons établi le devis de ce que nous coûtera le premier numéro.
Il nous faut 500 francs.
154
Nous avons couru les marchands de journaux. Depuis Madre, qui est à l’entrée de la rue, jusqu’à Strauss, qui est au fond. Personne ne s’est laissé séduire.
—Le Père Duchêne! Il y en a déjà eu tant...
Nous allions désespérer tout à fait, quand, rue Montmartre, déjà en route vers le quartier latin, où nous logions tous trois, je me sens frapper sur l’épaule...
—Citoyen, c’est vous qui voulez faire le Père Duchêne?
Devant moi, un grand jeune homme, au teint pâle, un de ces camelots—j’allais bientôt être renseigné—qui achètent en gros le «papier», pour le revendre en détail aux crieurs.
—Eh, oui!... Nous trois...
—Venez. Je crois que nous pourrons nous entendre.
Nous retournons sur nos pas. Café du Croissant, un deuxième compagnon nous est présenté. Bossu, le poil rouge, l’œil vif.
—Eh bien! voilà, reprend le grand jeune homme, à nous deux—et il désigne le bossu—nous faisons cinq cents francs.
—Vos noms?
—Moi, continue le grand, je suis Rodolphe Simon. Et lui, c’est Aubouin.
Nos deux commanditaires—car nous acceptons—semblent ravis.
—Ça ira! déclarent-ils à l’unisson. Sûr que ça va s’enlever comme le Cri...
Le Cri, c’est le Cri du Peuple de Vallès[134] qui tire à cinquante mille.
Nous expliquons le mécanisme du journal. Pas de frais de rédaction. Pas une ligne en dehors de notre triple collaboration. 155 Pas d’administration. On fera les comptes tous les jours. Pas de loyer de bureaux. On nous donnera une chambre à l’imprimerie. Simon et Aubouin se chargent de la vente.
—Et quand les cinq cents?
—Tout de suite.
—Les conditions?
—Vous êtes trois. Nous deux. Cela fait cinq. Nous partagerons en cinq les bénéfices quotidiens.
Voilà comment, pendant toute sa durée, du 6 mars au 22 mai,—68 numéros—le Père Duchêne fut la propriété de cinq associés, trois rédacteurs et deux vendeurs.
Les cinq cents francs de Simon et Aubouin rapportèrent à ces derniers—nous ferons plus loin les comptes—une dizaine de mille francs.
J’ignore ce que devint Simon, le grand jeune homme pâle, après la Commune. Quant à Aubouin, je le rencontrais encore, il y a une quinzaine d’années, dans le Croissant, des liasses de journaux fraîchement tirés appuyés sur sa bosse. Un beau jour, je ne le revis plus.
III
il est bougrement en colère...
L’afficher! Comment allons-nous annoncer aux «bons bougres de patriotes» l’apparition de notre journal?
Le 5 mars, aux premières heures du jour, les murs sont constellés de «papillons» rouges[135] devant lesquels les groupes s’arrêtent.
Et le lendemain, 6 mars—douze jours avant la victoire—une 156 armée de camelots s’éparpillait dans les rues, criant, hurlant à tous les échos:
—Ah! il est bougrement en colère, le Père Duchêne! Achetez le Père Duchêne!
UN SOU
Demain, à 6 heures du matin, c’est
LE PÈRE DUCHÊNE
QUI SERA EN COLÈRE!!!
IL Y A DE QUOI!
Vermersch avait fait le premier article. Une grande colère. L’affaire des loyers était tout indiquée. Comment allait-on payer ces trois termes de loyers du siège!
Ce n’est pas assez d’avoir supporté la faim, d’avoir versé son sang, d’avoir bu sa honte: il nous reste trois termes à payer.
Depuis plus de six mois nous ne faisons rien, nous ne vendons rien;
Avec quoi paierons-nous les trois termes?
Nous ne les paierons pas!
Les marchands d’argent auront beau faire: c’est en vain que les huissiers travailleront nuit et jour, que les tribunaux condamneront depuis le lever de l’aurore jusqu’à la nuit close, que les conseils de guerre méditeront leurs lugubres arrêts, que les Bretons de Trochu et les soldats de Chanzy chargeront leurs fusils;
Nous ne payerons pas!!
On ne tire pas de l’huile d’un mur, on ne fera point sortir des caisses vides de la France ruinée les quatre milliards de loyers dont se gorge annuellement le parasitisme du capital!
NOUS NE PAYERONS PAS!!!
157
Anxieusement, nous attendions, dès onze heures, nos deux associés. La vente avait-elle marché? Les trente mille tirés s’étaient-ils envolés, ou allaient-ils revenir, sous forme de bouillon, au Croissant?
Nous déjeunions tous trois au café qui fait l’angle de la rue Montmartre—toujours là, le café du Croissant—quand notre bossu fait irruption. Sa crinière rouge jette comme des étincelles.
—Ce que ça s’enlève! Il m’en faut dix mille. Je cours chez Vallée...
Ce n’est pas dix mille qu’il nous fallut tirer à nouveau, mais vingt-cinq mille. Les pauvres machines plates demandaient grâce.
Le soir, vers minuit—le deuxième numéro n’était pas loin de rouler—les camelots arrêtaient encore les rares promeneurs du boulevard.
—Citoyen, achetez-moi le Père Duchêne!... Ce qu’il est en colère le Père Duchêne! Faut voir ça!
Le Père Duchêne ne devait pas être longtemps en colère.
Vinoy avait l’œil sur lui—le mauvais œil.
Aussi, pourquoi le vieux bougre (l’article était d’Humbert) s’était-il permis de demander la mise en accusation des «capitulards» de l’Hôtel de Ville?
On n’a pas encore mis en accusation les capitulards de l’Hôtel de Ville!
... Que faut-il donc avoir fait de plus que d’avoir enterré cinquante ou soixante mille hommes autour de Paris, à Châtillon, à Champigny, au Bourget, à Buzenval? Que faut-il avoir fait de plus que de trahir pendant six mois de suite, emprisonnant au 31 octobre, fusillant au 22 janvier les bons citoyens qui voulaient sauver la Patrie et s’opposer à son démembrement?
... Si on ne les met pas en accusation, c’est à soulever les réclamations de Jean Hiroux! Combien faudra-il tuer de patriotes maintenant pour être mis en jugement?
C’est le Père Duchêne, qui vous le demande, ô nos représentants du Peuple!
158
L’armée de Paris—ce qui restait de l’armée—présentait, en ces tristes jours qui suivirent la capitulation, le plus lamentable des spectacles. Soldats errants, la peau de mouton qui les garantissait du froid aux avant-postes jetée sur l’épaule, l’uniforme souillé, débraillés, sans armes, quelques-uns arrêtant les passants pour leur demander un secours—cela m’arriva—le désordre était à son comble. Et pourtant, cette armée pleine de rancœurs et tout près de verser dans la révolte, on parle de la réorganiser pour la lancer contre l’insurrection dont on note déjà les signes précurseurs...
Le Père Duchêne, dans son numéro 3, adresse «ses bons avis Aux Soldats de l’armée de Chanzy qu’on voudrait transformer en assassins des patriotes»:[136]
Le Père Duchêne vous souhaite la bienvenue, soldats!
Je vous vois entrer avec plaisir dans les murs de Paris, où l’on a eu faim aussi, où l’on a eu froid comme vous avez eu faim, comme vous avez eu froid alors que vous marchiez dans la boue et dans la neige avec les sacrés souliers de carton et les foutus habits de camelote que les jean-foutres de fournisseurs ont vendus à la République!
Le Père Duchêne a toujours du plaisir à voir les bons bougres qui se sont battus pour la Nation.
Ah! il sait bien que ce n’est pas votre faute si nous avons été mis dans le pétrin!
Vous avez fait votre devoir,
Et vos drapeaux triomphants auraient fait le tour du monde, si nous n’avions pas été assez bêtes pour nous laisser gouverner par des jean-foutres et des judas!
... La France a perdu son Alsace, sa brave Lorraine, qui étaient foutre!, si patriotiques que le Père Duchêne verse toutes ses larmes de son corps quand il songe que ces braves bougres de Strasbourg et de Metz sont sous le sabre de de Moltke et sous la schlague de Bismarck.
159
... Venez avec nous, soldats!
Fusionnez avec le peuple, et vous verrez ce que c’est que des citoyens,...
Venez avec nous!
Cela ne pouvait durer longtemps. Nous ne nous faisions du reste aucune illusion à cet égard. Et chaque jour, nous attendions l’arrêté qui nous fermerait la bouche.
IV
mort et résurrection
Par une belle après-midi du 10 mars, nous étions tous trois occupés à rédiger notre numéro 6, quand, à travers la porte vitrée de notre salle de rédaction, nous vîmes s’avancer un homme vêtu de noir. Il frappa discrètement au carreau. Il tenait à la main une feuille de papier bleuâtre, couverte de griffonnages, qu’il nous tendit, après avoir été introduit.
—Ça y est, dit Sornet, notre gérant, en prenant la feuille.
C’était la notification par huissier de notre suppression, par arrêté signé Vinoy.
Sornet piqua la feuille à la cloison.
—Nous paraîtrons quand même! A Paris ou autre part... Partons à Lyon!
Simon et Aubouin furent convoqués. Ils firent un peu la grimace quand nous leur eûmes expliqué notre projet. Humbert et Vermersch partaient pour Lyon. Moi, je restais à Paris, montant la garde. Le lendemain, on ramasserait tout l’argent dû par les vendeurs. Et au large! S’il arrive quelque chose ici, eh bien! je m’arrangerai. Du reste, nous conservons la composition du numéro, déjà commencée. Ce sera toujours cela de fait.
Vermersch et Humbert, accompagnés de Simon, se mirent 160 en route le soir même. Les affiches furent posées à Lyon. Mais nul besoin de faire paraître le journal. Le 18 mars éclata.
Le 21 au matin,[137] les crieurs gueulaient à qui mieux mieux «La Grande Joie du Père Duchêne de pouvoir enfin causer des affaires de la Nation avec les bons patriotes qui ont chassé tous les jean-foutres de l’Hôtel de Ville».
Humbert et Vermersch, à peine connue et affirmée la victoire des Buttes, avaient sauté dans le train. Je déjeunais dans notre petit caboulot de la rue de l’École-de-Médecine—une des vieilles maisons à pignon disparues il y a quelques années—quand je les vis entrer, triomphants.
Nous nous embrassâmes. C’est tout juste si nos larmes ne coulèrent pas dans les rognons sautés qui fumaient devant moi...
I
une patriote
Inoubliables jeunes années...
Maintenant, c’est la fournaise, où nous allons tous trois nous jeter à corps perdu.
Le soir est consacré au journal. L’après-midi, il y a toujours une visite à recevoir ou à rendre.
Un bataillon qui revient des avant-postes et qui envoie cinq ou six de ses hommes saluer, dans son échoppe de la rue du Croissant, ce Père Duchêne qui fait la joie des terribles soirées aux avant-postes.
—Tiens! nous le croyions plus vieux que cela, le Père Duchêne!
Et les braves gens serraient nos mains. Parfois, on allait trinquer au comptoir ou au café voisins.
Une après-midi, j’étais seul au Père Duchêne. On frappe à la porte. Une femme. Pour sûr, une citoyenne. Je le vois tout de suite.
—Citoyen, vous ne me connaissez pas. Je suis factrice à la Halle. Le Père Duchêne a dit l’autre jour qu’il fallait payer les Prussiens pour qu’ils fichent le camp et que nous redevenions une nation libre. Moi, je n’ai pas d’argent. Mais si vous voulez accepter cela, je vous le donne.
Et la citoyenne, qui tenait à la main une petite boîte, la dépose sur ma table.
—Ouvrez, citoyen, ouvrez.
Je soulève le couvercle.
—Des bijoux! Et que voulez-vous que nous en fassions?
—Ce que vous voudrez. Vendez-les. Et versez le produit de la vente à l’Hôtel de Ville.
162
Je m’efforce de démontrer à la citoyenne que ce n’est pas sa modeste offrande qui pourra avancer d’un seul pas le départ du vainqueur. Elle insiste. Finalement, elle me tend la main et s’esquive.
Je veux la rappeler. Elle a disparu.
Dans la boîte, je trouve:
Une petite cuiller en argent,
Un rond de serviette en argent,
Une paire de boucles d’oreilles en or,
Une chaîne de femme en or.
Je referme la boîte. Je la mets en lieu sûr—ou que je crois sûr—dans un tiroir qui nous sert de caisse, espérant bien qu’un jour ou l’autre, je pourrai rendre à notre visiteuse son petit trésor.
Hélas! je ne la revis plus.
La défaite vint. Et j’ignore encore en quelles mains sont tombés les bijoux de la brave citoyenne.[138]
II
la Commune proclamée
Vingt-huit mars. Quatre heures. Je suis au beau milieu de mon article. Je n’ignore pas qu’au même instant, la place de l’Hôtel-de-Ville est en fête. On proclame officiellement la Commune. Mais l’article! Il faut rester...
Boum... Un coup de canon... Je dresse l’oreille... Faut-il reprendre le porte-plume...
Vite! Vite à la place de Grève.
C’est en courant que je descends la rue Montmartre. Rue de Rivoli, aussi loin que porte le regard, ce ne sont qu’uniformes, drapeaux qui flottent, baïonnettes qui scintillent.
Les musiques jouent à plein cuivre.
163
Dix, vingt, cent bataillons sont là, défilant, disparaissant dans la mer multicolore qui déferle sur la place de l’Hôtel-de-Ville.
Les beaux bataillons! Les mêmes que nous avons vus revenir jadis, pendant le siège, couverts de boue, harassés, sentant la défaite.
Comme ils sont pimpants aujourd’hui, astiqués et remis à neuf!
Les tambours luisent et résonnent. Ce n’est plus la générale, lugubre et voilée, de la nuit de l’entrée des Prussiens. C’est un roulement clair, sonnant aux oreilles comme un cri de victoire. Les cuivres éclatent en notes stridentes. Et ces bouches grandes ouvertes, hurlant la Marseillaise! Ces drapeaux rouges frangés d’or, et, au bout des fusils, comme des gerbes de fleurs, des cocardes de rubans rouges!
Les trottoirs sont envahis. En habits de fête comme en un jour de Pâques ou de 15 Août—on n’a pas encore inventé le 14 Juillet—le bourgeois, qui deviendra féroce plus tard, est lui-même entamé. Bras dessus, bras dessous, il marche avec le populo, dans un de ces irrésistibles élans d’enthousiasme que le soleil n’a point éclairés depuis la grande Fédération.
Regardez-le, ce brave homme, au teint fleuri, qui se fera dans deux mois dénonciateur, comme il rayonne! Il abandonnerait, comme ses aïeux de jadis, ses privilèges, et déchirerait peut-être ses titres de rente pour en bourrer son fusil. La fièvre l’a saisi. Il exulte. Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, quand il sera en face de cette Commune, coiffée d’un bonnet phrygien et ceinte de l’écharpe rouge, il l’embrasserait, la gueuse, s’il l’osait!
Nous approchons à tout petits pas. Nous voici à l’avenue Victoria.
La veille, je suis allé à l’Hôtel de Ville. Il paraît transfiguré.
Hier, des barricades, des canons, des sentinelles qui vous interrogent avec défiance. Pour traverser la place, il faut suivre un à un, à travers une étroite trouée ménagée dans les 164 pavés, le sentier que veillent jalousement les gardes, le fusil chargé. Une rangée de mitrailleuses défend la façade. Aux fenêtres, des groupes de fédérés. L’Hôtel de Ville a l’aspect d’une forteresse.
Tout est changé aujourd’hui. Plus de grands airs belliqueux. Plus de barricades, plus de sentinelles. Couvrant la grande porte du milieu, cachant le Henri IV de bronze—celui-là même qu’a recueilli le musée Carnavalet—une large draperie rouge, sur laquelle se détache un buste de la République. Au-dessous, une estrade vêtue de pourpre et d’or. Des drapeaux à toutes les fenêtres. Des groupes suspendus à tous les balcons. Et, là-haut, immobile, voilant le soleil qui le traverse de flèches brillantes, le drapeau rouge, arboré dès le lendemain de la victoire de Montmartre. Les toits sont couverts de curieux. Des gamins ont escaladé les corniches et enfourché sans vergogne les épaules des statues. Les réverbères ressemblent à des grappes humaines.
Dans le lointain s’agitent les étendards des bataillons, la hampe coiffée du bonnet rouge. Drapeaux rouges et tricolores. Journée de réconciliation. Cent mille hommes sont là, ennemis hier, alliés aujourd’hui, dont les cœurs battent à l’unisson.
La foule crie, chante, hurle, mugit. Que chante-t-elle? La Marseillaise! Que crie-t-elle? Vive la Commune! Elle hurle comme la tempête et rugit comme la mer. Dans ses éclairs de silence, on entend les notes des cuivres qui éclatent, vibrantes, les tambours qui battent, les ordres jetés d’une voix sonore.
Raoul Rigault
C’est, à travers cette foule délirante, un incessant défilé des bataillons, musique en tête. Drapeaux rouges et drapeaux tricolores côte à côte. Derrière, marchent les élus des arrondissements, que leurs électeurs conduisent à l’Hôtel de Ville.
Voici les bataillons de Montmartre. Les tambours battent 165 aux champs. Sur une seule file, cinq hommes. Les cinq membres élus par le 18e. Trois sont de mes amis. Je leur fais signe. Ils me saluent d’un sourire. Vermorel, grand, pâle, maigre, pommettes saillantes. Ferré, petit, barbu. Tous deux revêtus de leur capote de fédéré. J.-B. Clément, l’échine courbée, sur les épaules une vareuse à longs poils, coiffé d’un chapeau mou de feutre gris, s’appuie sur un bâton de cornouiller.
Je me sens frapper sur l’épaule.
Rigault!
Raoul Rigault, en costume de chef de bataillon. Je ne lui reverrai plus ce costume que le mercredi 24 mai, quelques heures avant qu’il tombât, le crâne troué, au pied de la barricade Royer-Collard.
—Mince que tu montes avec nous!
—Mais je ne suis pas de la Commune...
—Viens toujours...
Je le suis à travers la foule des fédérés. Nous grimpons au premier étage. Salle du Trône, les fusils sont en faisceaux. Les guidons des compagnies fichés dans les canons, comme des bouquets de coquelicots.
Les murs sont encore écorchés par les balles du 22 janvier.
Je pénètre avec Rigault dans le salon qui fait l’angle du quai. Sur une console, un énorme ballot d’affiches signées Ernest Picard. Les placards du 18 mars. Je lis les premiers mots... «Une bande de forcenés, etc.» La bande de forcenés emplit la place...
Autour de la grande table, les élus commencent à se grouper. Arthur Arnould, Grousset, Vallès. Sur une chaise, Delescluze, les traits tirés, visage d’ascète... Longuet, mon ancien commandant du 248e. Tridon, dos voûté, sourire d’ironie et de souffrance. Il marche péniblement, appuyé sur sa canne... Je serre toutes les mains...
Il me faut regagner la place.
Devant le portail d’accès à l’Hôtel de Ville, les estafettes 166 caracolent. Garibaldiens drapés dans leur manteau rouge, coiffés d’un bonnet de police empanaché d’une queue de cheval. Marins au chapeau de cuir verni, col bleu rabattu sur la vareuse. Un turco d’un noir de jais manœuvre avec maestria un magnifique cheval arabe. Accoudées sur la bouche de bronze des mitrailleuses, un groupe de cantinières, pimpantes, le petit tonneau tricolore battant sur la cuisse...
Je lève la tête...
celui qui n’est pas là
Sur l’estrade sont déjà groupés les membres du pouvoir d’hier et ceux du pouvoir nouveau. Le Comité central et la Commune. La poignée de factieux et la poignée d’inconnus.
Tout près de moi, un groupe. L’homme en costume de garde national. La femme tient par la main un mioche de trois ou quatre ans. L’homme explique à sa compagne ce spectacle qui l’éblouit. Il nomme ceux qu’il reconnaît.
—Tiens, vois-tu ce grand barbu, avec ses gros yeux et son épaisse chevelure grisonnante, c’est Félix Pyat, dont nous avons le portrait chez nous. Cet autre, à la barbe blanche, aux traits fatigués, au visage sévère, c’est Delescluze. Ce grand diable qui est debout, avec un képi de commandant, c’est Protot, un bon, du onzième, le défenseur de Mégy au procès de Blois. Cet autre, aux longues moustaches tombantes, J.-B. Clément,[139] tu sais, celui qui a fait le Temps des Cerises. Ah! ce que ça va marcher, avec ces bougres-là!
Et continuant:
—Ce grand, à la moustache fine, c’est Eudes, qui allait être fusillé pour l’affaire de la Villette, si nous n’avions pas fait le Quatre-Septembre. Le voilà qui cause avec Raoul Rigault, celui à la barbe, qui a un lorgnon. Le grand pâle, 167 aux pommettes saillantes, c’est Vermorel. Ce beau vieillard, à la longue barbe blanche, le regard encore pétillant, c’est Miot.[140] Il a été à Lambessa. C’est un vieux de la vieille.
Il les nommait tous à la ménagère, qui l’écoutait, l’œil allumé d’une bonne flamme.
—Hausse donc le petit, qu’il voie aussi, le mioche. Ces jours-là, ça doit marquer dans l’existence.
Et il en nommait d’autres encore, ceux de l’Internationale, dont il était peut-être. Malon.[141] Varlin. Avrial. Puis encore Flourens,[142] qu’il avait entendu dans les réunions publiques du siège, Duval. Ferré.
—Cet autre vieux à barbe blanche, c’est M. Beslay.[143] Un riche qui s’est mis avec nous. Un vieil ami de Proudhon.
Et brusquement:
—Voilà le meilleur. Tiens tu le vois, assis, avec sa figure en lame de couteau, ses yeux profonds et ses lèvres minces... Comme il a souffert! Toute sa vie en prison. Je te ferai lire cela. Sa femme est morte pendant qu’il était au Mont-Saint-Michel. Un vrai martyr, le citoyen Blanqui.
—Vous vous trompez, citoyen, dis-je en intervenant. Ce n’est pas Blanqui que vous voyez. Il a été arrêté chez son neveu dans le Lot. Il est en ce moment dans la prison de Figeac.
—Ils l’ont arrêté! Lui... Il ne sera pas de la Commune!
Et je vis comme un voile de tristesse éteindre subitement le visage joyeux de tout à l’heure. Le couple s’éloigna. Sur 168 l’estrade, un membre de la Commune parlait en agitant son képi galonné, mais ses paroles se perdaient dans la rumeur grandissante.
jusqu’à la mort
Les musiques se remirent à jouer. Le canon tonna de nouveau sur le quai. De la foule s’éleva une clameur formidable, un «Vive la Commune!» si puissant, qu’il en fit vibrer l’air et s’agiter les drapeaux qui fleurissaient la façade.
Les bataillons s’ébranlèrent. A la nuit, ils défilaient encore. On voyait confusément des mains se tendre vers l’estrade. D’autres se rapprocher. Des bouches criaient encore et toujours: «Vive la Commune!», jusqu’à perdre le souffle.
Enfin la place se vida. Les fenêtres de l’Hôtel de Ville s’illuminèrent. La Commune était installée.
Je repris le chemin de la rue du Croissant. A la porte de l’imprimerie, je croisai un groupe de fédérés au milieu duquel parlait un lieutenant du 248e, mon bataillon du siège, le bataillon de Longuet. Il racontait ce qu’il avait vu sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Il était tout au bas de l’estrade. Il avait pu, plus heureux que moi, entendre les discours.
—C’est Ranvier qui a parlé...
—Et qu’a-t-il dit? lui demandai-je.
—Il a dit... il a dit... que la Commune était proclamée... Est-ce que ce n’est pas assez? Et puis nous avons répondu:
—Nous la défendrons jusqu’à la mort!
Et s’animant:
—Oui, jusqu’à la mort!
Je remontai à notre bureau du Père Duchêne.
Une lettre était arrivée à mon adresse. Je l’ouvris. C’était—ironie du sort—l’annonce des funérailles du garde Turpin,[144] blessé mortellement à Montmartre, le matin du 18 mars, lors de la prise des Buttes.
L’humble citoyen qui agonisait depuis ce jour à Lariboisière 169 mourait au même moment où Paris acclamait le drapeau qu’il avait rougi de son sang.
Pendant toute la soirée, ce fut une débordante allégresse. Les boulevards regorgeaient de promeneurs. A tout moment, quelque bataillon passait, et l’on voyait briller, par-dessus les baïonnettes, les franges d’or de son drapeau.
De toutes les terrasses, de toutes les fenêtres éclataient des cris:
—Vive la Commune!
Des inconnus s’embrassaient, pris d’une sorte de délire.
Lorsque après neuf années d’absence, l’amnistie me rouvrit les portes de Paris, ma première visite fut pour cet Hôtel de Ville que j’avais entrevu une dernière fois dans la bataille, rouge et flambant comme une forge.
Le long de ces murailles noircies par l’incendie, dans ces niches écroulées qui avaient assisté à l’inoubliable spectacle du 28 mars 71, je cherchais du regard les grappes humaines qu’elles avaient abritées au jour de la proclamation de la Commune. J’entendais encore le formidable mugissement de la foule acclamant les élus, pendant que le canon tonnait et que flottaient, au-dessus d’une mer de têtes, les drapeaux rouges des bataillons...
III
le canon du Père Duchêne
—Citoyen, vint nous dire un jour un de ces artilleurs de la Commune qui furent autant d’obscurs héros, nous vous attendons demain. Pas à la Porte Maillot. A celle des Ternes, où nous avons couché aujourd’hui sur le bastion une pièce toute neuve. Nous l’avons baptisée. Elle s’appelle le Père Duchêne, et je vous jure qu’elle gueulera ferme!
En route donc le lendemain matin pour la porte des Ternes!
A mi-chemin de la place de la Concorde et de l’Arc de Triomphe, nous croisons le 85e, qui vient du Champ de Mars. 170 Il va remplacer aux barricades de Neuilly le 141e, qui se bat depuis une huitaine.
Il y a là environ deux cent cinquante hommes, qui marchent d’un air résolu.
J’aborde le commandant. L’allure martiale révèle l’ancien militaire. Je lui exprime mon admiration pour l’excellente allure de ses hommes.
—Hum! Hum! me dit-il, ils n’ont pas encore vu le feu. Et ça chauffe là-bas! Mais enfin, ils m’ont l’air décidés. Et puis, ceux qui voudront filer, ma foi, je fermerai les yeux. Pour ce qu’ils nous seraient utiles!
Nous sommes à l’Arc de Triomphe. De gros nuages de poussière montent, comme soulevés par les sabots d’un escadron.
—Les obus! me dit le commandant. Ah! dame, cela va être dur à passer, la première fois. Allons, mes enfants, la Marseillaise!
Et les hommes d’entonner la Marseillaise. La place est traversée sans encombre. Nous sommes à l’avenue des Ternes, où pleuvent les projectiles.
—Vous vous arrêtez au bastion? me demande le commandant.
Je lui explique ma visite.
—Vous voyez, lui dis-je, je vais à un baptême...
L’ancien officier tordit sa moustache.
—Vous aurez de la musique! dit-il en riant.
Et, de fait, pourquoi ne pas l’avouer, je commençais à me sentir le cœur serré. Comment! j’aurais peur! Quelle piètre figure vais-je faire devant ces braves qui passent là leurs jours et leurs nuits! Ah! le blanc-bec que l’odeur de la poudre saoule, au lieu de lui donner la brillante ivresse du courage.
Je pensais à cela, pendant que les obus faisaient au-dessus de nos têtes comme un bruit de voiture qui roule sur les pavés, et que, de temps à autre, nous entendions s’écrouler sur le trottoir les pans de murailles.
171
Une civière passe, emportant un blessé.
En face de nous, un réverbère oscille et dégringole avec un bruit de ferraille.
Tout autour, les maisons sont criblées, les magasins clos, les rues désertes. Deux ou trois boutiques éventrées.
—Rue des Acacias—nous raconte un des rares passants, un obus est tombé dans la boutique du boulanger. Le garçon a été tué raide. La femme a eu la jambe arrachée. Le patron est grièvement atteint. Ils sont tous deux, mari et femme, à Beaujon... Boulevard Pereire, au bureau de tabac, le gamin du buraliste a été écharpé...
Et après un silence, en nous serrant la main:
—Oh! la canaille! la canaille! qui nous bombarde comme les Prussiens. Et pourtant, nous, nous ne nous battons pas. Qu’est-ce que ça peut me foutre, à moi, la Commune!
Nous sommes arrivés au chemin de ronde. Le commandant du 85e fait reposer ses hommes, qui se distribuent, par groupes, dans les cabarets des petites rues, où ils sont relativement à l’abri.
—Vous savez, dans un quart d’heure! leur dit le chef d’un ton paternel. Et du courage! Buvez un coup, cela met du cœur au ventre.
Dix minutes après on sonne au ralliement. Deux seulement ont disparu.
—Allons, mes enfants, en avant! Et vous, au revoir, me dit l’excellent homme en me tendant la main.
Et mon baptême?
des héros
J’étais à une centaine de mètres de la porte des Ternes, que j’entrevoyais, ruinée et flamboyante, comme dans une perpétuelle tempête.
—Marche! marche! me disais-je. Qu’as-tu à hésiter?
Et je marchai, très tranquille, jusqu’au chemin de ronde, où je sentis une main s’abattre sur mon épaule.
172
—Ah! vous êtes bien gentil d’être venu! Vous allez l’entendre gueuler, le vieux bougre! Le voyez-vous là-bas? Il n’a pas à se plaindre. Nous lui avons fait une place à part, là où il y a encore de l’herbe.
L’énorme pièce était couchée sur le bastion, la gueule pointée sur Courbevoie.
—Nom de Dieu! continua l’artilleur. Nous ne voulons pas être en reste avec nos voisins de Maillot. L’autre jour, ils ont foutu un obus en plein sur le milieu du rond-point. Si le vieux Badinguet avait encore été là, ce qu’il aurait écopé!
Et l’artilleur éclata d’un rire sonore.
—Aussi, reprit-il, Dombrowski leur a rendu visite l’autre après-midi, quand j’y étais. Ce qu’il est crâne, ce petit homme-là! Nous l’avons vu venir au galop par l’avenue, avec trois de ses officiers. Arrivé près de nous, il a sauté à bas de son petit cheval blanc, et, sans seulement dire un mot, il a grimpé sur le glacis et s’est mis tranquillement à lorgner avec sa lunette.
Et puis, toujours debout, il nous a dit, avec un sacré accent:
—Il ne faut plus tirer sur le Mont-Valérien. Battez sur le rond-point.
L’artilleur ajouta:
—Du premier coup, ils ont crevé le tas de pierres. Moi, je regardais le général. Il a bien l’air d’un Polonais, avec sa petite barbiche blonde, ses yeux bleus et ses pommettes en dehors. Il nous a serré à tous la main, et il est reparti au grand galop par le chemin de ronde.
A l’instant même où mon artilleur achevait son récit, une formidable détonation retentissait. Je crus qu’un obus venait d’éclater à mes pieds. Involontairement je pliai le genou.
—Mais, tonnerre! me dit mon artilleur, c’est notre Père Duchêne! Ah! le vieux bougre!
La fumée dissipée, il me sembla qu’un nouveau sang circulait dans mes veines. L’émotion avait disparu. Je montai sur le glacis, et je regardai, moi aussi, d’un œil tranquille, les 173 lourds nuages blancs qui s’estompaient à l’horizon, et qui étaient les décharges des pièces versaillaises.
Eux, les braves gens, noirs de poudre, déchirés, saignants, le feu dans les yeux, chargeaient et rechargeaient sans relâche, sans souci de la mort qu’ils côtoyaient.
Quand je descendis, je les aurais tous embrassés.
IV
Henriette la jolie cantinière
—Lieutenant, lieutenant!
Je n’eus pas besoin de me retourner pour m’assurer que la voix jeune et fraîche qui m’apostrophait ainsi, en pleine rue du Croissant, était celle de la charmante et vaillante citoyenne Henriette, cantinière à l’une des compagnies de mon 248e, que commandait le fils de Régère.[145]
—Eh bien, lui dis-je, lorsqu’elle m’eut familièrement pris le bras, c’est à toi que je dois demander ce que tu fais ici. Tu as donc quitté le bataillon...
—Quitter le bataillon! Ah! jamais. Si je suis à Paris, c’est que nous sommes revenus avant-hier de Vanves, rapportant notre pauvre capitaine de la 5e, tu sais, Staub. Les Versaillais nous l’ont tué, notre brave Staub. Nous l’avons enterré à Montparnasse. Même que notre petit commandant nous a prononcé un discours très bien. J’en avais comme la chair de poule.
—Mais enfin, où vas-tu ainsi, et pourquoi n’es-tu pas à te reposer un brin avant de repartir?
—Me reposer? Est-ce que j’ai besoin de cela? Nous sommes au quartier—le quartier latin—depuis mardi soir. Le temps d’aller voir mon homme.
—Tu as donc un homme, maintenant? dis-je en riant.
—Est-ce que je n’en ai pas toujours au moins un? reprit la 174 belle fille. Sûr, j’ai un homme, et c’est lui que je vais voir en ce moment à Beaujon.
Et se rengorgeant à faire éclater son corsage aux boutons soigneusement astiqués:
—Il est major d’un bataillon qui est là-bas avec nous. Car, je ne te l’ai pas dit, nous partons ce soir pour Vanves, où ça chauffe. Viens donc nous y voir un jour.
Nous nous dirigeâmes vers Beaujon. Ce jour-là, on devait procéder aux funérailles solennelles de trente fédérés. A l’angle d’une rue, un groupe lisait une affiche blanche fraîchement collée. L’invitation aux obsèques publiée par la Commune.
—Citoyens! disait l’affiche, la Commune de Paris vous convie à l’enterrement de nos frères assassinés par les ennemis de la République. Rendez-vous à deux heures, à l’hôpital Beaujon. L’inhumation aura lieu au Père-Lachaise.
Il n’était pas encore midi. Je rendis à Henriette sa liberté et lui donnai rendez-vous à l’hôpital.
—J’espère bien que tu laisseras un peu ton major tranquille aujourd’hui, et que tu suivras avec nous le convoi jusqu’au Père-Lachaise.
La belle fille eut comme un sursaut de révolte. Comment avais-je pu penser qu’elle manquerait à ses devoirs de cantinière fédérée et de citoyenne!
—Tu ne vois donc pas que je suis sur mon trente et un! me cria-t-elle avant de me quitter.
Curieux type que cette Henriette—nous ne lui connaissions pas d’autre nom—qui s’était jetée, comme bien des femmes, et de jeunes et jolies femmes, à corps perdu dans le combat, hardies comme des hommes, et même davantage, braves comme des lionnes, courant à travers les balles et les éclats d’obus avec la même désinvolture que lorsqu’elles trottaient à travers les bosquets du père Bullier, allant verser l’eau-de-vie aux blessés sans peur de la mitraille, avec un sourire d’une ineffable gentillesse, ou un dernier baiser d’ami pour ceux qui allaient mourir.
175
Pauvres filles! Lorsqu’on en prenait quelqu’une sur le champ de bataille, blessée ou cernée, quelle aubaine pour les aristocratiques dames de Versailles!
— Voyez-vous la putain! hurlaient sur son passage les habituées de la Place d’Armes.
On l’assommait à coups d’ombrelle, on lui crachait à la figure. La pauvrette n’avait souvent plus forme humaine, lorsqu’elle arrivait à l’antre de salut, au noir et puant souterrain de l’Orangerie, vers lequel on la poussait à coups de crosse.
à Beaujon
Avant deux heures, j’étais devant le grand portail de l’hôpital Beaujon.
Quand vous serez devant ce portail, regardez-le. Sur ce mur ont longtemps reparu de petites taches blanches, qui étaient les traces des balles. Il y a comme cela, dans Paris, des angles de carrefours, des façades de monuments, des murs d’églises, qui sont criblés de ces petites taches claires, tranchant sur la grisaille de l’édifice.
Là, on a fusillé, comme à Beaujon.
Je ne fus pas longtemps sans retrouver notre cantinière. J’entrai avec elle dans la salle où l’on achevait de mettre en bière les cadavres.
Vingt bières étaient déjà entassées. Dix par dix.
—Dès que les chars de la Commune seront arrivés, on les sortira, me dit le major. Nous en avons encore dix sur les dalles. Voulez-vous les voir?
Nous entrâmes dans l’amphithéâtre. Les cadavres étaient couchés côte à côte. La plupart avec leur chemise et leur pantalon. Quelques-uns avaient conservé leur vareuse, dont le galon couvert de poussière indiquait le grade. Sur la jambe droite, un carton avec le nom du mort et le numéro du bataillon.
Une dizaine n’avaient point été reconnus.
176
Parmi ces morts anonymes, un vieillard à longue barbe blanche, dont la face tranquille semblait sourire.
A deux pas, un gamin qui n’avait pas seize ans. Celui-là avait été tué d’un coup de pointe de sabre qui lui avait traversé la poitrine.
L’heure pressait. On entendait déjà le roulement des catafalques et le bourdonnement de la foule qui s’était rendue à l’invitation de la Commune.
Au moment où nous allions franchir la porte de l’amphithéâtre, une acclamation immense retentit. Nous nous mîmes à une fenêtre du corridor. Au-dessous de nous, un spectacle à la fois poignant et grandiose nous apparut.
Remplissant la rue, débordant dans les voies avoisinantes, gardes fédérés, gens du peuple, bourgeois, femmes, enfants, avec ou sans armes, ayant tous à la boutonnière la fleur d’immortelle. Toutes les têtes étaient découvertes. De temps à autre, de cette multitude partait un cri isolé:
—Vive la Commune!
—Nous les vengerons!
A quelques pas du portail, un groupe d’hommes en costume civil, épinglée au revers de l’habit la rosette rouge à frange d’or, signe distinctif des membres de la Commune. Quelques-uns portaient en sautoir l’écharpe, dont les glands d’or scintillaient à leur côté.
funérailles rouges
Enfin, le cortège s’organisa. Lentement, après avoir quitté Beaujon, il descendit vers la Madeleine, par le faubourg Saint-Honoré.
Tous se découvraient.
Seul, un homme campé sur les marches de l’église, garda sa coiffure.
Un garde se détacha du cortège, monta tranquillement les degrés, arriva en face de l’homme et, sans mot dire, d’un solide revers de main, fit voler le chapeau qui roula jusqu’à la chaussée.
177
Le cortège, avant de s’engager sur les boulevards, fit halte. Des estafettes parcoururent les flancs de la colonne.
En tête, formant avant-garde, le bataillon des jeunes Volontaires de la République, avec leur costume gris ardoise. Derrière eux, deux bataillons fédérés, musique en tête, tambours voilés, drapeau rouge entouré de crêpe.
Les tentures de deuil des trois catafalques disparaissaient sous un amoncellement de couronnes. Aux angles, des faisceaux de drapeaux rouges. Les chevaux caparaçonnés et recouverts d’un long voile. Par-dessus les couronnes, couché sur le catafalque, le dernier linceul de gloire, le drapeau dont on voit briller les franges. Ils sont morts pour lui.
Les membres de la Commune conduisent le deuil. Ils sont une dizaine. Félix Pyat, qui domine ses collègues de sa haute taille. Malon, Amouroux,[146] Arthur Arnould.[147]
Des bataillons suivent, et encore des bataillons. Derrière, un fleuve humain qui s’allonge à chaque pas. De chacune des voies qui coupent les boulevards se détachent des groupes de fédérés, qui viennent grossir le cortège. En passant devant les chars funéraires, les officiers saluent du sabre, les gardes se découvrent.
De cette foule silencieuse, dominant le sourd roulement des tambours ou les notes lugubres des marches funèbres, sort comme un long sanglot.
Beaucoup versent des larmes. D’autres, qui veulent résister, essuient furtivement leurs paupières.
Je regarde ma petite cantinière. Elle marche très fière, en tête de sa compagnie. La pauvrette! Ses yeux, gonflés, humides de pleurs, brillent comme une source vive.
I
Félix Pyat
Vingt-cinq mars. Huit jours après la victoire. Le matin.
Que fait Pyat?[148] Où est Pyat? Pourquoi n’a-t-il pas encore paru?
Nous voici à la veille des élections de la Commune. Pyat reste invisible.
Allons à sa recherche.
Pyat est un vieux conspirateur, qui a conservé la manie des domiciles mystérieux. Personne ne sait son adresse. Cependant, Rogeard? Si nous interrogions Rogeard? Rue de Madame, dans une petite crèmerie, où il prend ses repas, au coin de la rue de Fleurus, nous trouvons l’auteur des Propos de Labienus.
—Nous voulons voir Pyat... Il faut qu’il nous fasse quelque chose... Un appel aux électeurs... Vibrant comme seul il sait vibrer... Nous le publierons dans le Père Duchêne... Nous le ferons afficher, s’il le veut... Nous ferons tout. Mais il nous faut l’appel...
Rogeard n’hésite plus. Oui, il sait où est Pyat. Il est «en permanence» chez Maurice Lachâtre, l’éditeur des Mystères du Peuple d’Eugène Sue, de l’Histoire de la Révolution de Louis Blanc,—à la librairie du boulevard Sébastopol.
Allons-y.
Me voici chez Lachâtre.[149] C’est bien autre chose. Rogeard s’est vite laissé convaincre. Mais, ici, au seuil du mystère! Aucun des employés ne veut, ou n’ose me répondre. Enfin.179 Lachâtre paraît. Je me nomme. Je lui fais part de l’étonnement où nous sommes tous de n’avoir point encore entendu «la voix puissante du grand proscrit». Il faut que Pyat se prononce. Il faut que, dès ce soir, on lise, sur tous les murs de Paris, un appel de Pyat aux électeurs....
—Cher citoyen—me dit Lachâtre—il faut vraiment que cela soit pour le Père Duchêne... Autrement, notre grand ami ne veut voir personne. Il observe. Il attend... Venez après déjeuner. Je vais l’avertir.
Je suis là à deux heures. Lachâtre m’indique un escalier étroit, obscur—une vraie échelle de conspirateur. Une porte s’ouvre sans bruit. Je suis en face de Pyat, qui travaille, devant une table basse. Tous rideaux tirés.
Sans préambule, après m’avoir serré la main, Pyat me tend un papier. C’est notre appel. Était-il donc fait d’avance?
—Lisez cela, citoyen.
Je lis, tout haut. C’est vraiment superbe d’allure, de violence victorieuse.[150]
... Aujourd’hui le vote! Sinon, demain le fusil!...
... Pas d’abstention!
Contre cette jeunesse dorée de 71, fils des sans-culottes de 92, je
vous dirai donc comme Desmoulins:
«Électeurs, à vos urnes!»
Ou comme Hanriot:
«Canonniers, à vos pièces.»
Vermersch et Humbert m’attendaient rue du Croissant. Nous lûmes et relûmes, enthousiasmés, la page magnifique. Le temps de composer, et nous faisions porter les épreuves tout humides chez Lachâtre. Le lendemain matin, comme nous nous y étions engagés, le manifeste était sur tous les murs—ainsi que dans le Père Duchêne du jour.
Quelques jours après—le 30 mars—Pyat, nommé à la 180 Commune, faisait reparaître le Vengeur, à la même imprimerie Vallée où se faisait le Père Duchêne.
Le soir, il venait corriger ses épreuves, ou, plutôt, refaire son article. Pyat avait une curieuse méthode de travail. Il jetait sur le papier un premier article, court, et le donnait à la composition. L’épreuve qui lui était soumise était très interlignée. Sur ce canevas, il brodait, entre les lignes. L’esquisse se changeait en un dessin aux couleurs éclatantes. Quand il avait trouvé quelque flamboyante épithète, nous le voyions relever la tête, secouer sa crinière de vieux lion grisonnant, rouler ses yeux fulgurants, si gros et si brillants, qu’on eût juré deux yeux de pur cristal s’efforçant à sortir de l’orbite.
Pyat avait, en 1871, plus de soixante ans. Il était encore superbe. La taille élevée, sans la moindre velléité de se courber. La chevelure épaisse, le regard étonnamment vif, lumineux, prenant. La voix était claire, le geste large. Quel geste!
Un jour que j’étais allé à l’Hôtel de Ville et que j’y avais rencontré, causant dans une embrasure de fenêtre de la salle du Trône, Tridon et Rigault, notre conversation fut subitement coupée par les éclats de voix d’un orateur qui parlait sur la place, et dont le verbe sonore montait jusqu’à nous.
La voix était celle de Pyat. Un bataillon, avant de partir pour les avant-postes, était venu, comme c’était l’usage, saluer la Commune et lui présenter le drapeau rouge frangé d’or. Pyat était là. Il était descendu. Saisissant l’étendard, il s’en était drapé. Le bras droit levé, la tête rejetée en arrière, il parlait encore, quand nos regards s’arrêtèrent sur lui.
D’un pas majestueux, il descendit, quand il eut achevé son allocution, les marches du perron qui lui avait servi de tribune. Et, après avoir lentement déroulé le drapeau qui le revêtait comme d’un manteau de pourpre et d’or, il le remit aux mains du commandant, s’inclinant profondément.
Un «Vive la Commune!» formidable, éclata. Les tambours 181 battirent. La Marseillaise vibra, triomphante. Le bataillon s’éloigna, après avoir traversé la place, par la rue de Rivoli.
Pyat était remonté. Il vint vers nous.
—Nous vous regardions—dit Tridon en riant—et nous disions que, tandis que vous parliez à ces braves, certainement, vous vous croyiez au temps des grands ancêtres... sur les marches de quelque autel de la Patrie en Danger.
—Leur souvenir m’est toujours présent, répondit Pyat. Je puis même dire qu’ils ne me quittent jamais...
Et il sortit de sa poche un tout petit volume à reliure marron.
—Je les ai constamment sur moi...
C’était l’un des deux volumes de la toute petite édition, rare aujourd’hui, de l’Histoire de la Révolution de Mignet.
Romantique en diable, ne vivant que par les immortels souvenirs, quelque peu pontife, Pyat nous avait voué, dès son installation dans un angle de notre salle de rédaction, une affection sincère. Oh! il n’aimait pas Hébert cependant! Il en était encore aux durs jugements de Michelet. Cela ne l’empêchait pas toutefois de nous parler sur un ton tout paternel. Il nous appelait «mes enfants». Je crois bien qu’il nous eût volontiers donné, chaque soir, sa bénédiction révolutionnaire.
Parfois, il morigénait, mais si doucement.
Un jour, je lui montrais un article que j’avais écrit, au lendemain de la capitulation, dans la Caricature de Pilotell. Pyat le parcourt. Tout à coup, il se retourne vers moi, le doigt posé sur une ligne du texte.
—Il ne faut jamais écrire cela! me dit-il avec une pointe de mécontentement. Il ne faut jamais écrire que la France est morte...
Je relus le passage qui éveillait les susceptibilités de notre grand ami. J’avais écrit...
«La Patrie est bien morte. Plus de bonnet phrygien, etc...»
182
—Non, non, répétait Pyat. Il ne faut jamais dire cela. La France n’est pas morte. Elle ne peut pas mourir.
Ah! c’est qu’il était patriote, le vieux Pyat. Et il ne badinait pas sur la tradition, la grande tradition du patriotisme révolutionnaire.
Hélas! nous ne devions pas être longtemps amis. Bientôt l’attitude de Pyat à l’Hôtel de Ville nous sembla plutôt néfaste. Sa dispute avec Vermorel, l’âpreté avec laquelle il combattit son jeune collègue, qui devait, aux derniers jours, payer son courage de sa vie, nous éloignèrent de notre mentor. Le Père Duchêne dut attaquer Pyat à maintes reprises. Ce fut alors la brouille complète. Une discussion s’éleva un soir. Le lendemain, Pyat ne revint pas s’asseoir, comme il le faisait tous les jours, à la table où il corrigeait son article. Nous ne nous revîmes plus. Et, faut-il l’avouer, nous en éprouvâmes, longtemps, un vrai chagrin.
II
Rogeard
Vingt-quatre avril. Humbert et moi avons décidé d’aller passer la soirée rue Madame, avec notre vieil ami Rogeard. Précisément, le Père Duchêne du jour lui consacre, ainsi qu’à Pyat, sa Grande Colère. Pyat et Rogeard viennent d’adresser leur démission de la Commune. Rogeard, que les électeurs du sixième arrondissement ont envoyé à l’Hôtel de Ville, refuse d’accepter son mandat. Il n’a été élu que par 2.292 voix. Cela ne lui semble pas suffisant. La loi de 1849 exige le huitième des électeurs inscrits. Rogeard n’a pas récolté ce huitième. Il ne se considère pas comme élu.[151]
183
Nous avons déjà causé de cela avec notre ami. Nous lui avons fortement conseillé de passer outre. La Commune a besoin d’hommes de valeur. L’auteur des Propos de Labienus ne peut pas, pour une question de légalité, se dérober à l’honneur de lutter pour le triomphe de nos espérances à tous.
Rogeard ne s’est pas laissé convaincre. Il est parti. Nous l’avons rencontré le jour même de sa démission.
—Prenez garde au Père Duchêne! lui avons-nous dit, en riant.
Et j’ai ajouté:
—C’est moi qui ferai l’article.
J’ai fait l’article.
La Grande Colère du Père Duchêne contre les hommes qui foutent leur démission de membres de la Commune, et qui ne craignent pas de laisser les patriotes dans la peine, avec sa grande motion pour que la Commune réclame, par tous les moyens possibles, la mise en liberté du citoyen Blanqui, détenu par les jean-foutres de Versailles.[152]
Le titre en dit déjà assez. Mais l’article!
En donnant votre démission de membres de la Commune, en désertant le pouvoir au moment où le danger se dresse plus terrible de jour en jour;
Quand les jean-foutres de Versailles, nom de Dieu! pour écraser la Révolution, emplissent les poches de Guillaume, afin d’avoir le droit et le pouvoir de nous bombarder encore plus;
Quand chaque coup de canon qui résonne à nos oreilles nous annonce peut-être un nouveau massacre des patriotes, si ce n’est pas le triomphe de la Révolution;
A ce moment suprême, à cette heure terrible qui sonne la vie ou la mort d’un Peuple,
Citoyens, vous trahiriez la Révolution en ne lui offrant plus votre concours!
Vous, sur qui le Peuple compte!
... Citoyens, les Patriotes n’ont plus qu’une chose à faire:
Vous oublier, s’ils triomphent, vous maudire, s’ils sont vaincus!
184
Nous poussons la porte de la crèmerie de la rue Madame. Rogeard, qui, d’habitude, est là, lisant ses journaux, dans un angle à lui réservé, devant une petite table de marbre blanc—nous ne le voyons pas.
—M. Rogeard ne viendra pas, nous dit la patronne. Il m’a dit de vous remettre ceci.
Et la dame nous tend un paquet soigneusement ficelé, pesant. Je l’ouvre. Régulièrement empilées les unes sur les autres, vingt pièces de cinq francs...
—C’est fini, dis-je à Humbert. Le père Rogeard nous en veut pour de bon. Jamais il n’aurait fait cela s’il n’était, c’est le moment de le dire, bougrement en colère de mon article de ce matin.
Ces vingt pièces de cinq francs—en ce temps-là l’or et les billets étaient rares—nous les avons données à Rogeard, il y a une quinzaine, précisément pour les affiches de sa candidature à la Commune. Il doit bien savoir qu’elles ne nous gênent en rien (le Père Duchêne nous rapportait à chacun une bonne somme par jour)... Non, ce n’est pas gentil...
Nous nous en allons, navrés.
Nous avions décidément perdu encore un ami, un grand ami, un maître.
Et le souvenir me revint de l’apparition des immortels Propos. Je revis devant mes yeux, passant de main en main, dans la salle du cours d’analyse de l’École des Mines, la petite brochure. Tout près de moi—nous étions en 1865, j’étais alors élève du cours préparatoire—un élève étranger, Andrejewitz, Polonais, encore vêtu du dolman de cuir soutaché, fourré à l’intérieur de mouton blanc, qu’il portait lors de l’insurrection récente. Notre professeur, M. Haton de la Goupillière, pendant qu’il trace à la craie sur le tableau noir ses intégrales, regarde voltiger la brochure. Enfin, elle me revient, et je la fourre précieusement dans ma poche. Elle était saisie de la veille. On ne la trouvait qu’à prix d’or.
Je ne revis Rogeard qu’à la défaite, le lendemain de l’entrée 185 des troupes de Versailles. Le lundi 22 mai. Nous avions décidé, Humbert et moi, de cesser la publication du Père Duchêne. Nous courûmes au Vengeur. Rogeard était là. Il rédigeait l’Appel aux armes, qui parut le lendemain, signé de son nom et des noms de ses collaborateurs. Dès qu’il nous vit, il se leva, vint à nous, et nous nous serrâmes les mains, longuement, silencieusement...
III
Rossel
L’un des premiers amis du Père Duchêne.
Il était chef d’état-major de Cluseret quand je le rencontrai, dans les premiers jours d’avril, à la délégation à la guerre.
J’avais passé les derniers jours du siège à l’atelier de fabrication d’armes et de munitions qui avait été installé dans les locaux de la manufacture des tabacs, quai d’Orsay. Après la capitulation, le stock considérable de cartouches Chassepot, plusieurs millions, avait été évacué sur le Trocadéro et déposé dans les souterrains.
Connaissait-on ce fait au ministère de la guerre? Tel était l’objet de ma visite.
Ce fut Rossel[153] qui me reçut. Il n’était que depuis peu de jours en fonctions, ayant commandé, après son arrivée à Paris, la 17e légion.
Quelques jours plus tard, je l’amenais au Père Duchêne.
De taille moyenne, veston et chapeau mou, la barbe châtain entière, longue—j’ai une très belle photographie de lui, prise au camp de Nevers, peu de temps avant son départ pour 186 Paris—les yeux brillants, enfoncés dans l’orbite, derrière le lorgnon, le front haut, la lèvre mince, Rossel n’avait rien de l’allure militaire. Il parlait doucement, sans éclats de voix, sans que rien sur sa figure trahît l’émotion qu’il communiquait à ses auditeurs. Il était, au ministère, le plus parfait contraste avec la manière bohème et la jactance débraillée de son chef Cluseret, très brave, du reste.
Nous emmenâmes Rossel à notre restaurant habituel, un marchand de vins qui faisait l’angle de la place des Victoires et de la rue des Petits-Champs. Vers midi, c’était là le rendez-vous de nombreux journalistes et membres de la Commune. Vallès, Longuet, J.-B. Clément, Vaillant, Rogeard, Pierre Denis,[154] Casimir Bouis,[155] Henri Brissac,[156] Lucipia, tous du Cri du Peuple, du Vengeur, du Mot d’Ordre. Les membres de la Commune portaient, épinglée au revers du veston ou de la vareuse, la rosette rouge frangée d’or. Nous prîmes place, pour causer, dans un cabinet.
Rossel nous éblouit, dès ses premières confidences. Vermersch lui-même, qui, avant de quitter la rue du Croissant, nous avait confié à l’oreille «qu’il voulait le vider», était comme hypnotisé. C’est que Rossel nous disait, d’une parole brève, avec des phrases coupantes, qui semblaient jaillir comme des coups d’épée de ses lèvres, illuminant, à intervalles rapides, son masque froid, toutes les misères et toutes les hontes de Metz.
Pour lui, malgré la défaite, la capitulation, la paix, malgré ses premières désillusions au sujet de la puissance militaire dont pouvait disposer la Commune, rien n’était perdu encore. La Commune pouvait triompher de Versailles, dissoudre 187 l’Assemblée, faire appel aux électeurs, recommencer la guerre...
Quand nous quittâmes Rossel, qui retournait au ministère, nous nous regardâmes tous trois. Humbert et moi ne cachions pas nos craintes. Vermersch rayonnait.
—Avant peu, voyez-vous—conclut Vermersch—ce bougre-là sera ministre de la guerre. Et le Père Duchêne sera son confident, comme l’ancien l’était de Bouchotte.[157]
L’ancien, c’était Hébert!
Cela devait arriver. Rossel succéda à Cluseret. Mais il ne réussit pas mieux que son prédécesseur. Il fut brisé comme lui, son autoritarisme de façade ne pouvait avoir de prise sur des pouvoirs flottants et mal définis comme l’étaient les commissions de la Commune et le Comité central, resté dans la coulisse.
Un jour que nous étions au ministère de la guerre, dans le cabinet de Rossel ou dans une pièce voisine, s’approchant de la fenêtre et désignant du doigt un groupe d’officiers du Comité—au nombre desquels, il me souvient, était Lucien Combatz,[158] un de nos amis de la brasserie de la rue Saint-Séverin, galonné, botté, éperonné, sabre au flanc—causant haut et gesticulant, le délégué à la guerre se retourna vers nous, l’œil froid, et, entre ses lèvres:
—Si je les faisais fusiller là, dans la cour...
Rossel n’en fit rien. Il n’en pouvait rien faire...
Pendant les quelques jours que dura la dictature militaire de Rossel, ce qu’il croyait du moins être la dictature—du premier au 10 mai—Vermersch tenta de réaliser son rêve. Il y tenait. Au milieu de ce formidable tohu-bohu, une seule idée le hantait. Le souvenir et la gloire d’Hébert. Le Père 188 Duchêne fut alors l’organe de Rossel. Mais cela devait durer peu de temps. L’Hôtel de Ville s’émut des attaques de notre journal. Un soir, un ami m’avertit qu’il était tout simplement question de nous arrêter.
—Qu’ils y viennent! clamait Vermersch. Qu’ils osent toucher au Père Duchêne!
—Allons! Allons! calme-toi, lui dis-je. Que diable! La guillotine n’est pas encore dressée sur la place de la Révolution.
Je courus à la délégation à l’enseignement, chez Vaillant, qui dicta à son secrétaire, Constant Martin,[159] un mot pour Eudes, alors membre du Comité de Salut public. Vaillant apostilla le mot. Je vis Eudes et tout s’arrangea. Je possède encore ce mot de Vaillant à Eudes.
Le Père Duchêne n’avait plus qu’à seconder les efforts de Delescluze, qui succédait à Rossel.
Brave Delescluze! J’ai encore sur la conscience l’accueil presque insolent que nous lui fîmes, lorsqu’il vint prendre possession de la délégation, après la fuite de Rossel de l’Hôtel de Ville. Nous étions, Humbert et moi, dans un salon voisin du cabinet du délégué, quand Delescluze entra, son éternel pardessus gris sur sa redingote noire, chapeau haut-de-forme, canne à la main.
Maigre, jaune, courbé, les traits tirés, spectre en marche vers la mort—héroïque mort—Delescluze vint au groupe auquel nous étions mêlés. Quand nous le vîmes s’approcher, nous quittâmes brusquement nos amis:
—Partons, dit à haute voix l’un de nous. Nous n’avons plus rien à faire ici, puisque Rossel n’est plus là.
Delescluze leva la tête. Je vois encore le regard à la fois dédaigneux et attristé qu’il dirigea sur nous. Je me reproche encore cette grossièreté stupide à l’adresse de celui qui, bientôt, allait nous laisser à tous un si magnifique exemple.
189
IV
Raoul Rigault
Cependant de nos amis les plus anciens et les plus chers, Rigault ne vint qu’une seule fois nous serrer la main à notre échoppe de la rue du Croissant.
Il nous en voulait!
De quoi pouvait bien être fait son ressentiment?
Le motif était bien simple. Il nous en voulait de lui avoir soufflé le Père Duchêne.
Dans les dernières années de l’Empire, tous les efforts de Rigault avaient tendu à un seul but. Se mettre dans la peau du Père Duchesne—du vieux. Un seul héros pour lui dans la Révolution, Hébert. Une seule doctrine, l’Hébertisme. Un seul journal, le journal d’Hébert.
Parler de Robespierre devant Rigault, c’était soulever les plus formidables tempêtes. Robespierre! Et la mort des Hébertistes!
Ranc m’a raconté une petite scène qui dépeint bien Rigault et le culte qu’il professait pour le Père Duchesne.
C’était en 1870. Ranc et Rochefort montaient ensemble l’escalier de l’imprimerie de la rue d’Aboukir, où étaient les bureaux de la Marseillaise.
Ils franchissaient le seuil, quand les notes bruyantes d’une discussion plus qu’animée arrivent jusqu’à eux.
Tout à coup deux hommes sortent en coup de vent de la salle de rédaction. L’un deux est Rigault. L’autre est Humbert. Rigault rajustait fiévreusement son lorgnon, quand il se trouva en face de Ranc et de Rochefort.
Les deux arrivants croient à quelque dispute.
—Voyons, voyons, qu’y a-t-il donc?
—Il y a... Nom de Dieu! Ce qu’il y a... crie Rigault, tempêtant toujours... Il y a que ce jean-foutre d’Humbert dit du bien de Robespierre!
190
Dame! c’était ainsi, de ce temps-là...
Oui, Rigault nous en voulait.
Des mains profanes, autres que les siennes, osant toucher au Père Duchesne!
Rigault connaissait par cœur son Père Duchesne. Quand je consulte, à la Bibliothèque nationale, l’exemplaire du journal d’Hébert, je ne l’ouvre jamais sans songer à cette adoration hébertiste de Rigault. Ces feuillets usés, c’est certainement Rigault qui les a tournés et retournés cent fois.
Il fallait l’entendre débiter d’un trait une de ses pages favorites:
La Grande Joie du Père Duchesne de voir que la Convention va faire essayer la cravate de Samson au cornard Capet.
—Hein, nom de Dieu! quand vous me foutrez un titre comme ça!
—Mais, mon vieux, nous n’en sommes pas là. Capet est mort. Samson est dans l’autre monde, s’il y en a un. Et il n’est pour le moment question de guillotiner personne...
—Hélas! soupirait Rigault.
La guillotine lui manquait-elle, dans ce rêve qu’il bâtissait depuis des années de revoir les grands jours?
Quand nous causions, au Quartier, de nos espoirs, de nos plans d’avenir:
—Et toi, Rigault?
—Moi, je veux être un jour, procureur de la Commune, comme Hébert.[160]
Et il le fut!
V
déjeuner chez Protot
Mai. Ce matin, nous allons déjeuner, Humbert et moi, à la délégation de justice. Cela nous arrive souvent. Protot est un 191 vieil ami. Nous rencontrons là, assis autour de la grande table de la salle à manger, dont la fenêtre donne juste au-dessus du portail de la place Vendôme, des amis, et encore des amis. Protot préside. Voici, attablés côte à côte: son secrétaire général, Edmond Dessesquelle, mort il y a une dizaine d’années, avocat à Saïgon; Paul Bricon, mort lui aussi, docteur-médecin, assistant à Bicêtre du docteur Bourneville; Léon Sornet, qui cumulait ses fonctions d’attaché au cabinet du délégué—j’allais dire du ministre—avec celles de gérant de notre Père Duchêne; Charles Da Costa, le frère du substitut du procureur de la Commune; Benjamin Sachs, l’un des jeunes juges d’instruction; des magistrats—beaucoup de magistrats, la Commune nomma même des huissiers—des officiers et des simples fédérés. Parfois, quelque membre de la Commune, la rosette rouge à la boutonnière. Des journalistes comme Humbert, Vermersch ou moi. Déjeuner rapide, frugal, que chacun de nous payait bel et bien quarante sous, quand, l’heure du café venue, le préposé à la caisse venait faire la collecte habituelle. C’étaient là les fameuses agapes de la Commune—du moins celles du ministère de la place Vendôme.
Le déjeuner fini, les uns descendaient faire un tour de jardin, qu’éclairaient de magnifiques corbeilles de géraniums rouges. Au centre de l’une de ces corbeilles, le charmant petit bronze de Bosio, l’Henri IV enfant, dont le modèle en argent est au Louvre. Seulement, le gamin royal est fiché en terre, la tête en bas. Les jambes seules émergent. Si vous vous approchez, vous remarquez que le bronze est troué d’une douzaine de blessures. Le fourreau du petit sabre pend lamentablement. Explication. Quand les fédérés, le lendemain du 18 mars, occupèrent le ministère de la justice, ils avisèrent, au bas d’un escalier, le petit Henri IV, le chargèrent sur leurs épaules, le déposèrent au beau milieu d’une allée, et le fusillèrent en rigolant. Dernière idée saugrenue: ils le plantèrent, les pattes en l’air, au milieu de la touffe de 192 géraniums, qui, depuis, avaient fêté de leurs fleurs l’infortuné petit blessé.
D’autres se contentent de fumer un cigare sur le balcon. Le spectacle de la place est toujours amusant. A cette heure chaude, pas un bruit. Tout semble dormir. Adossés aux barricades qui ferment la rue de la Paix et la rue de Castiglione, les sentinelles fédérées ronflent. Un tout petit grincement rompt seul la monotonie. Ce grincement sort d’une scie que manœuvrent, lentement, deux hommes accroupis sur le piédestal de la Colonne. Un tout petit nuage de poussière s’échappe du fût de bronze. En regardant avec attention, on se rend compte de la façon dont se forme le petit nuage. Les deux hommes scient la pierre, très tendre, dont est fait le gigantesque tube, recouvert d’une lamelle de bronze, comme un sucre de pomme de foire enfermé dans sa gaine de papier doré.
Un galop de chevaux du côté de la rue de Castiglione. Les cavaliers mettent pied à terre de l’autre côté de la barricade, et s’engagent sur la place. L’un deux est Dombrowski. De taille ordinaire, barbiche blonde en pointe, pommettes saillantes, le général qui commande à Neuilly parle en gesticulant aux officiers qui l’escortent. Le groupe disparaît sous le portail de l’hôtel de l’état-major.
Nous quittons le balcon. A peine avons-nous mis le pied sur le parquet de la salle qu’un bruit de dispute monte et nous ramène à notre poste d’observation.
En bas, à quelques mètres de la grille qui encadre le piédestal de la colonne, des gens vocifèrent. Au milieu d’eux, un homme en vêtements civils, la face complètement rasée. Deux gardes fédérés lui ont mis la main à l’épaule et le rudoient. Son col est arraché. On le pousse, on le bouscule jusqu’au poste qui garde l’entrée du ministère—de la délégation.
—Qu’est-ce qu’il y a? crions-nous de là-haut.
—Rien... C’est un calotin.
193
Un calotin! Nous hélons un officier, toujours du haut du balcon.
—Montez l’homme ici.
L’homme est amené. Bricon, qui est officiellement juge d’instruction, va se charger de l’interrogatoire.
Tout d’abord il apaise ceux qui ont arrêté l’homme, et l’ont assez fort malmené. Voyons. Qu’a-t-il fait? Il a injurié les gens qui scient la colonne, voilà le plus clair de l’affaire. Sa face rasée l’a fait prendre pour un curé. Pour un calotin. Ce n’est pas bien grave. Chaque jour, on arrête ainsi des énergumènes (c’étaient alors des énergumènes, comme aujourd’hui sont des énergumènes ceux qui ne sont pas de l’avis du plus fort), qui viennent épancher leur ressentiment un peu trop haut. S’ils ne crient pas trop, ils en sont quittes pour frictionner leurs membres endoloris par les horions des patriotes. Et on les envoie au diable.
Interrogatoire.
—Avez-vous des papiers?
L’homme ne sourcille pas.
—Allons, videz vos poches.
Eh oui! c’est un curé. Voilà son bréviaire. Bricon fronce le sourcil. L’homme est devenu pâle. Le Dépôt n’a pas précisément une réputation de paradis terrestre.
Fort heureusement, Bricon est de bonne humeur. Une bonne semonce au calotin et on le renvoie à ses ouailles, après qu’il a juré de ne plus «insulter la Colonne».
Du balcon, nous suivons du regard le curé, qui file rapidement en rajustant son col arraché...
VI
notre citoyen curé
—Citoyen, il y a, en bas, un curé qui veut vous parler.
C’est notre bossu Aubouin qui est venu me faire cette commission.
194
Je m’apprête à descendre. Je coiffe mon képi de lieutenant. Et je songe à la hâte... Un curé... Un curé!... Que diable peut-il me vouloir?... Je suis dans la rue. Un grand gaillard, en jaquette marron, est là, accoudé sur la table du vendeur.
—Voilà le citoyen curé, me dit, avec son rire de bon Quasimodo, Aubouin.
Je considère le curé—puisqu’on me dit qu’il est curé. De taille élancée, la chevelure brune frisée, le visage ouvert... Allons, l’impression est bonne... Une curiosité instinctive me fait lever les yeux vers la place de la tonsure... Oui, c’est un curé. Le poil est fraîchement poussé. Je parle le premier.
—Que voulez-vous, citoyen? A quelle circonstance dois-je l’honneur de votre visite?
—Je suis, commence mon visiteur, l’abbé Perrin, vicaire de l’église Saint-Éloi, sise, comme vous le savez, rue de Reuilly. A vrai dire, je ne suis plus vicaire depuis quelques jours. Mon supérieur, l’abbé Denys, m’a signifié mon congé. La raison. Je suis républicain. Lisez, du reste, cette lettre que je vous serais très reconnaissant de publier dans votre journal. Le prêtre me tendait la lettre. Je l’ouvris et je lus rapidement:
Citoyen rédacteur,
Je prends la liberté de vous écrire ces lignes afin que vous ayez l’obligeance de leur faire l’honneur d’une modeste place dans les colonnes de votre journal.
Je proteste, au nom du droit et de la liberté, contre l’injustice du despotisme clérical à mon égard. Les citoyens Denys, curé de Saint-Éloi et Cornubert, son vicaire, qui le représente, mettent tous les obstacles imaginables à l’accomplissement des devoirs que mes convictions religieuses m’imposent dans notre Église.
Si je suis républicain de cœur et par conviction, ce ne doit pas être une raison de me persécuter. Il y a assez longtemps que le clergé inférieur gémit sous un esclavage avilissant. Il est temps de le laisser sortir des langes de l’enfance et de faire voir à nos despotes que la raison doit nous guider et que l’appât d’un morceau de pain ne nous fera plus sacrifier nos convictions, notre honneur et notre indépendance.
Un citoyen, l’abbé Perrin.
195
Pendant que je lisais la lettre, le citoyen prêtre était resté debout.
—Vous êtes bien décidé, lui dis-je, à publier cette lettre?
Et, comme il acquiesçait du geste:
—Eh bien! elle sera demain dans la Sociale.
La lettre parut. Elle ne fit, bien entendu, qu’accentuer la brouille de l’abbé Perrin et de son curé Denys. L’abbé Perrin revint nous voir. Il nous fit part de son désir de louer une des églises de Paris,[161] nous demandant notre appui. Loua-t-il l’église, je ne puis le dire. C’est peu probable. Le culte continua dans toutes les églises parisiennes avec le clergé romain, pendant les deux mois d’insurrection. Pâques fut fêté comme à l’ordinaire. Le soir seulement, les églises, quelques-unes d’entre elles, donnaient asile à des clubistes.
Saint-Éloi fut toutefois assez malmenée. Le curé et ses deux vicaires furent arrêtés. L’église servit de dépôt de munitions pendant la Semaine de Mai, et elle courut grand risque d’être incendiée. De tout cela, le pauvre abbé Perrin fut accusé. Certainement bien à tort. Autant qu’il me parut, c’était un homme doux, dont le seul défaut était de croire à l’Évangile des premiers jours.
L’abbé Perrin devait aussi professer sur le célibat des prêtres les principes de l’Église primitive. Un jour qu’il venait nous serrer la main rue du Croissant, il arriva accompagné d’une charmante jeune femme. Il nous dit l’histoire touchante qui avait installé l’amour dans son cœur de prêtre. Ce jour-là, nous déjeunâmes ensemble. Je ne le revis plus.
Dénoncé, l’abbé Perrin fut arrêté et conduit à Versailles. Un de mes amis, arrêté lui aussi, et qui fit huit bonnes années de séjour à l’île Nou—le bagne fut alors l’honneur des plus braves—connut l’abbé Perrin à la prison des Chantiers. Le curé révolté n’avait rien perdu de sa conviction. Quand il 196 sut qu’il était sur le point de passer devant le troisième conseil de guerre, il résolut de paraître, revêtu de son costume sacerdotal, devant ses juges.
Une personne amie—peut-être l’amie fidèle que j’avais vue avec lui rue du Croissant—lui apporta sa soutane. L’autorité fut avertie. On lui enjoignit de renoncer à son projet. Comme il persistait, on lui enleva de force le costume ecclésiastique qu’il se proposait d’endosser le jour venu. L’ex-vicaire de Saint-Éloi dut paraître en civil devant ses juges.
Les anciens confrères du prêtre qui déposèrent devant le conseil de guerre, chargèrent à l’envi le pauvre abbé Perrin. L’abbé Guébels, vicaire à l’église, l’accusa d’avoir «fait sonner bien haut le titre de citoyen qu’il donnait aux gardes nationaux».
—Le témoin me fait un crime d’avoir appelé citoyens les gardes nationaux, répondit l’abbé Perrin. Mais je lui rappellerai que saint Paul parcourut le monde en répétant: Civis romanus sum. Je trouve donc étrange que le témoin me fasse un crime d’avoir prononcé le nom de citoyen.
Le président du conseil de guerre intervint en ce moment.
—Ne faites pas de citation, dit-il à l’accusé. Avez-vous, oui ou non, prêché le désordre?
—Je nie absolument le fait, répond l’abbé Perrin. Je crois avoir fait mon devoir mieux que le témoin. Je ne veux point rappeler certains détails qui lui seraient peu favorables. Je dirai seulement que ma charité était proverbiale dans le quartier, et que j’étais le plus assidu de mes collègues auprès des pauvres et des malades.
L’abbé Perrin en fut quitte pour deux ans de prison.[162]
Qu’est devenu notre citoyen-prêtre? Où est-il? Que fait-il? S’est-il repenti? Vit-il encore? Personne de nous n’a, depuis le jour de sa condamnation, entendu parler de lui.
197
VII
gaietés
Vingt-sept mars. Lendemain des élections à la Commune. On en est toujours aux heures de joie. Le Père Duchêne exulte. Sa plume se trempe dans le lyrisme le plus éclatant:
C’est le Père Duchêne qui est content aujourd’hui!
Ah! foutre!
Aussi a-t-il bu plus d’une chopine après avoir été voter, et, comme le soir, il est allé tranquillement avec ses amis avaler, rue Montorgueil, un grand plat de tripes qu’il s’est posé sur sa conscience avec une vive satisfaction!
Les jean-foutres auront beau faire.
Le Peuple sera représenté, etc.[163].
Avant midi, nous venons, comme d’habitude, rue du Croissant. Le planton qui nous sert de garçon de bureau fait le salut militaire.
—Citoyens, il y a là quelque chose pour vous.
Un pot de grès grisâtre. Je le soulève. Poids respectable. Nous ouvrons. Des tripes! Des tripes de chez Jouanne!
Et nous nous souvenons de notre article.
Cet excellent Jouanne n’a pas laissé refroidir son élan de reconnaissance. Il a délégué vers nous un citoyen officieux de sa maison de la rue Montorgueil, avec un bon pot de tripes de choix.
A ta santé, citoyen Jouanne! Nous dégusterons ce soir tes tripes dans quelque maison amie.
Mais, comment remercier!
Nos dix premiers numéros viennent d’être réunis en brochure sous couverture jaune d’or. Au dos, l’appel aux électeurs de Félix Pyat, celui que je suis allé prendre chez Lachâtre.
Nous enverrons la brochure à Jouanne.
198
Mais, il faut une dédicace, un envoi. Et un de nous transcrit de sa plus belle main, en tête du numéro 1:
A Jouanne, marchand de tripes,
Le Père Duchêne, marchand de fourneaux.
Voilà un exemplaire intéressant—s’il a été conservé.
Autre historiette.
Fin avril. En pleine bataille. Le Père Duchêne du jour raconte qu’on a découvert dans les caves des Tuileries, une formidable réserve de vins fins.
Quarante-deux mille bouteilles!
Tout de suite, la Commune a fait distribuer le vin dans les ambulances et les hôpitaux.
Et le Père Duchêne ajoute:
Ah! bon Dieu de nom de Dieu!
C’est cette piquette-là qui va foutre du sang dans les veines à ceux qui n’en ont plus!
Buvez-moi ça, mes braves sans-culottes,
Et n’ayez pas peur de vous foutre une petite ribote avec le vin des jean-foutres.
Ça ne peut jamais vous faire du mal!
C’est que ce n’est pas de la ripopée que la Commune vous fout là!
C’est du vrai et du bon!
C’est un vin d’aristos!
Et vous savez que vous pouvez le boire,
Car c’est vous, travailleurs, qui avez fait pousser la vigne dont il est le sang.
Ainsi, mes braves bougres, buvez sans remords,
Et à la santé de la Commune de Paris, nom de Dieu![164]
Cet appel enthousiaste devait nous coûter assez cher.
Le jour même, deux ou trois délégations de bataillons se présentaient au Père Duchêne.
—Citoyens, nous partons aux avant-postes. Est-ce qu’il 199 n’y aurait pas moyen de goûter un brin au vin des jean-foutres? Que diable, 42.000 bouteilles! Nous pouvons bien nous en foutre quelques-unes dans le sifflet!
Que faire?
Ces 42.000 bouteilles existaient-elles? Nous n’en étions pas très sûrs. On nous avait conté l’histoire. Beau filet à faire, en brodant.
Et nous avions terriblement brodé.
Il n’y avait qu’à s’exécuter. Nous avions conseillé aux sans-culottes de «boire sans remords». Le droit était de leur côté.
Le soir même, nous faisions donc porter au siège de chacun des bataillons, qui nous avaient fait l’amitié de songer à nous, un panier de vin de choix.
Mais, ce n’était pas du vin des Tuileries.
Le Père Duchêne l’avait bel et bien payé de sa poche.
VIII
tristesses
Avril. Nous avons, à l’Imprimerie Vallée de la rue du Croissant (aujourd’hui l’Imprimerie de la Presse), pour composer nos deux journaux,—le Père Duchêne et la Sociale—deux belles équipes de typos.
De vrais citoyens. Tous d’un bataillon, cela va sans dire.
Mais il y a bataillon et bataillon. Il y a les bataillons qui font un service quelconque dans les innombrables administrations, ministères, mairies, casernes, directions de ci ou de ça. Ces bataillons sont les heureux bataillons. L’uniforme toujours astiqué, les vivres assurés, les trente sous. Il n’y a pas à se faire de bile. Pour tout dire, dans ces bataillons-là, on ne risque pas de se faire trouer la peau.
Il y a, à côté de ces bataillons privilégiés, les bataillons 200 qui se battent. Un beau matin, le rappel bat dans le quartier. On s’habille à la hâte. On prend son flingot d’une main, sa cartouchière de l’autre. On embrasse la femme. Et, vite, au ralliement.
Drapeau déployé, un petit tour d’abord à l’Hôtel de Ville, histoire de saluer la Commune, avant d’aller se battre.
Puis, leste aux avant-postes.
Les typos du Père Duchêne et de la Sociale sont de ces bataillons-là.
Quand nous allons à la composition, il nous arrive, d’un jour à l’autre, de n’y plus trouver les mêmes figures.
Les absents, ceux qui se sont fait remplacer, sont quelque part. Là-bas. Ce sont eux, peut-être, qui tirent les coups de canon que nous entendons, entre deux phrases de la conversation, du côté de Vanves et d’Issy.
—Quand reviennent-ils?
—Dans huit jours—ou plus tard.
Au nombre de nos typos, figure un brave garçon, un colosse au cou musclé, aux biceps bombant comme deux boulets. Il a des épaules faites pour soulever une charrette à lui tout seul. Chaque soir, quand le Père Duchêne est serré, sa coquetterie consiste à prendre une forme sous chaque bras et à se promener autour de l’atelier avant d’aller les déposer sur la machine—les vieilles machines plates que l’on ne connaît plus aujourd’hui—avec la même désinvolture que s’il portait un couple de litres à seize.
Ses hauts faits ont fait donner à notre bon colosse le surnom de «l’Hercule».
Depuis qu’il est avec nous, l’Hercule n’est pas allé au feu.
Non pas qu’il renâcle. Oh! non.
—Nom de Dieu! quand je serai là-bas, ce que je vais en démolir.
Un soir, nous ne voyons pas l’Hercule devant sa casse. C’est son tour. Il est parti le matin avec son bataillon pour la barricade de la rue Perronet, à Neuilly.
201
Huit ou dix jours se passent. Ceux qui sont partis sont de retour à l’équipe.
—Et l’Hercule?
—L’Hercule, citoyen... Vous ne savez pas... Eh bien, il est à Beaujon...
—Blessé?
—Mort... On l’enterre demain... Hier, deux heures avant de boucler notre ceinturon pour rentrer, il a reçu un éclat d’obus dans les reins... On l’a ramené dans la voiture du cantinier... Pauvre Hercule! Il ne portera plus ses formes... Heureusement qu’il ne laisse personne derrière lui. Il nous avait raconté un jour qu’il n’avait ni père ni mère... Un enfant trouvé, quoi... Nous l’aimions bien, avec ça... Fort comme il l’était, il n’aurait pas fait de mal à une mouche...
I
si nous formions un bataillon!
Fin avril. Promenade à la porte des Ternes. Il nous est venu, chemin faisant, une idée mirobolante. Nous allons former un bataillon de francs-tireurs. Il y a déjà les Turcos de la Commune, les Tirailleurs de la Commune, les Vengeurs de Flourens, les Enfants Perdus du général Eudes, etc., etc. Nous allons créer les francs-tireurs du Père Duchêne.
Nous en causons le soir. La chose est décidée. Le bataillon s’appellera les Enfants du Père Duchêne.
Un journal qui possède son bataillon, ce n’est pas banal.
Le lendemain matin nous publions en tête du journal (no 47, 12 floréal/premier mai):
La Grande Déclaration du Père Duchêne aux citoyens de Paris, pour les avertir qu’il forme son bataillon de francs-tireurs, sous le nom des «Enfants du Père Duchêne», et qu’il en confie l’organisation au capitaine Pierre, qui est un bougre à poil, et qui foutra de sacrées piles aux jean-foutres versailleux.
La déclaration promet des merveilles:
Le Père Duchêne ne croit pas se foutre dedans en disant que ce bataillon-là sera un bataillon comme on n’en aura jamais vu, et qui sera composé de gaillards, il ne vous dit que ça!
Nom de Dieu! c’est le Père Duchêne qui va rigoler quand il va 203 voir tous ses bons bougres avec le fourneau[165] gravé sur le képi et tout prêts à foutre des piles aux Versailleux, qui, nom de tonnerre! ne méritent pas de la couler douce et heureuse!
Et quand il ira boire chopine avec eux au campement, c’est là qu’on pourra lui coller dans la main de sacrées motions bougrement patriotiques dans l’intérêt du Peuple!...
Notre Sociale du même jour[166] publiait, en tête de ses colonnes, les plus alléchants détails sur l’organisation, le commandement, l’uniforme, la paye, les vivres, l’admission des officiers.
A bientôt la première revue!
brillant uniforme
L’uniforme! Ah! l’uniforme!
Ne l’ayant jamais vu,—notre bataillon, venant un peu tard, n’a pas eu le temps de se montrer sous ses plus brillantes couleurs—je suis forcé de copier sur la Sociale sa composition.
La tenue des simples gardes ne diffère guère de celle des fédérés. Vareuse et képi de la garde nationale. Pantalon de velours gris à côtes. Deux chemises de flanelle rouge, «afin, explique le Père Duchêne, de ne pas pincer de foutues fluxions de poitrine pendant la nuit» aux avant-postes.
L’uniforme des officiers eût été vraiment enviable—s’il eût existé.
Tunique noire à revers rouges croisée sur la poitrine, avec boutons semblables à ceux du bataillon des Défenseurs de la République.[167] Collet rouge. Képi d’officier d’infanterie. Veste 204 rouge. Pantalon noir à bandes rouges. Caban à capuchon. Sabre d’infanterie et revolver. Bottes à la Souvarow!
L’état-major se composait, en dehors du commandant, du capitaine trésorier et du capitaine adjudant-major, d’une commission de trois membres nommés par le Père Duchêne.
Ces trois membres, on le devine, n’étaient autres que les trois rédacteurs du journal. Nous trois.
Je lis dans la Sociale que chacun de ces trois membres seront armés du sabre de cavalerie, et qu’ils porteront, sous le ceinturon, une écharpe rouge à franges d’or.
C’était superbe, tout à fait martial. Il ne nous eût manqué que le chapeau à plumes des grands aïeux, les commissaires aux armées de la Convention.
Il ne nous fut pas donné de réaliser ce rêve éclatant. Nous n’eûmes pas le temps, Vermersch, Humbert et moi, d’accrocher à notre ceinture le sabre de cavalerie, ni de rouler autour de notre échine la ceinture rouge frangée d’or.
Je le regrette toujours, est-il besoin de le dire...
ça ne va pas!
Eh bien! croira-t-on qu’avec de si belles promesses, le recrutement des Enfants du Père Duchêne s’effectuait au fond assez lentement! Dame, on était en pleine bataille. Il ne s’agissait plus de flâner dans les rues. Et, aux avant-postes, ce n’était pas amusant.
Nous avions ouvert dans les colonnes de la Sociale, une souscription patriotique. Ça ne marchait pas. Le 6 mai, nous en étions encore à la minime somme de 724 francs. Et encore avais-je dû, la veille, après un déjeuner à la délégation de justice, taper Protot et ses convives d’une vingtaine de francs...
Non, ça n’allait pas!
A qui la faute?
Nous résolûmes de changer le commandement. Il avait été, au premier jour, confié à un citoyen Pierre, qui s’intitulait 205 capitaine d’infanterie délégué, et qui avait été candidat[168] aux élections complémentaires du 16 avril.
Notre ami Gustave Maître—il a déjà été question de lui dans mon récit de la Cour martiale du Luxembourg—était venu nous voir. Il arrivait d’Issy, où il avait passé quinze jours avec le bataillon qu’il commandait, le 205e. Il nous avait manifesté le désir de voir Rossel, à qui il voulait communiquer certains renseignements sur les positions qu’il venait de quitter pour quelques jours... Si nous remplacions Pierre par Maître?
Deux mots à Maître. Il accepte. Le lendemain, il prendra le commandement des Enfants du Père Duchêne.
Allons voir Rossel à la guerre.
chez Rossel
Rossel est assis devant une table encombrée de papiers, de cartes, de livres. En veston gris, son chapeau mou sur une chaise. Penché, il écrit. Il lève la tête.
—Ah! bonjour. Quelles nouvelles depuis hier?
Il est venu nous voir la veille à notre petit cabaret de la place des Victoires.
Mais il se tait. Il ne connaît pas l’officier qui m’accompagne.
Maître est en uniforme de chef du 205e bataillon. Tunique râpée, constellée çà et là de plaques grises, la boue, mal brossée, des glorieuses tranchées de là-bas. La face ouverte, le regard bleu clair d’un fils des Vosges, la moustache blonde hérissée—une moustache de chat en colère.
—Un ami, dis-je à Rossel... le commandant Maître du 205e. Il a fait toute la campagne dans les chasseurs...
Mais, Rossel coupe la phrase.
206
—Le 205e... Vous êtes à Issy...
—Oui, mon général.
—Et qu’y fait-on, à Issy?
Maître donne les nouvelles... Le fort est à demi ruiné... On se bat à quelque cent mètres de distance des Versaillais dans les tranchées...
—Et croyez-vous que le fort puisse tenir encore longtemps?
Maître fit un geste de doute.[169]
—Quand rentrez-vous à Paris?
—Dès demain... Je serai à Issy ce soir... Mes hommes sont harassés après quinze grands jours passés à se battre... Le bataillon qui les remplace doit être déjà arrivé.
Rossel s’était remis à écrire. Des visiteurs entrèrent...
Le lendemain, Maître ramenait à Paris son 205e. Il donnait sa démission de chef du bataillon. Le jour même, il prenait, à la caserne de la Cité, le commandement de nos Enfants du Père Duchêne.
déjeuner à la caserne
Milieu de mai. Maître nous a invités tous trois à déjeuner au mess du bataillon.
—Je vous présenterai, nous a-t-il dit, mon capitaine d’état-major. Un brave à trois poils. Samson.
Le bataillon est caserné à la Cité. Sous le portail de l’entrée, face au parvis Notre-Dame, c’est tout un fourmillement d’uniformes. Nombre de corps francs—Turcos, Défenseurs ou Vengeurs—logent là. La caserne était occupée, avant le 18 mars, par la garde de Paris. Les nouveaux venus ont vidé 207 les chambres, jeté par les fenêtres les casques et les shakos, qui gisent, çà et là, dans la cour.
Je suis venu avec Vermersch. Maître nous attend. Un officier l’accompagne. Cet officier porte, épinglées à son uniforme, une rangée de médailles, Crimée, Italie, Mexique...
—Le capitaine Samson.
Nous n’avons ni le sabre de cavalerie, ni l’écharpe rouge à glands d’or. Mais Samson n’en fait pas moins un salut militaire en règle.
—Citoyens, la Commune peut compter sur moi.
—Et aussi le Père Duchêne?
—Oui, citoyen.
—Vous savez peut-être que, ces jours derniers, la Commune voulait nous arrêter...
—Eh bien, qu’ils y viennent! reprend le capitaine. Un signe. Et j’arrive rue du Croissant avec une douzaine de mes lascars. Ça sera drôle!
Nous apaisons Samson.
Nous visitons les salles réservées au bataillon. Dans un coin, au milieu d’un lot de vieilles armes, un sabre dont la coquille dorée porte un écusson fleurdelysé.
Maître le saisit, tire la lame, où, encadrée de nouvelles fleurs de lys, resplendit l’inscription: «Vive le Roi!»
—Je l’adopte, dit-il en riant.
J’ai déjà parlé de ce sabre. C’est ce sabre que je devais revoir à la Cour martiale du Luxembourg.[170]
II
bataille
Mardi 23 mai. On se bat depuis deux jours. Les Enfants du Père Duchêne défendent les approches de la rue de 208 Rennes. Je rencontre Maître au Panthéon. Il me cherche depuis le matin. Il me dit les récentes nouvelles de la lutte.
—Il me faut de l’argent pour la solde des hommes.
—Combien?
—Cent cinquante-cinq francs.
—Les voilà.
Je ne sais comment, dans la débâcle des perquisitions, le reçu qu’il me donna dans l’arrière-boutique d’un cabaret de la rue Serpente, où nous allâmes déjeuner, échappa aux gens de police.
Reçu du citoyen Vuillaume, membre de la Commission du Bataillon du Père Duchêne, la somme de cent cinquante-cinq francs. Signé Maître. (Timbre à gauche: Bataillon des Enfants du Père Duchêne. Le commandant.)
Maître, tout en déjeunant, me raconte un curieux épisode de la lutte, pendant que la fusillade s’échange entre les fédérés, barricadés au bas de la rue de Rennes, et les soldats qui occupent la gare Montparnasse.
Dans un kiosque à journaux dont une vitre est brisée, un homme est assis sur une chaise, confortablement. Un paquet de cartouches sur un tabouret. Il tire sur la gare, recharge son fusil, tire encore. Il n’a pas l’air ému. Il n’a aucune des allures d’un insurgé. Son visage est calme. Et il tire, tire...
jusqu’au Père-Lachaise
Quand tout fut fini, je restai longtemps sans nouvelles de l’ami qui avait commandé notre cohorte. Pendant deux mois, je le crus mort, fusillé au Père-Lachaise. C’est le bruit qui courait, dans la proscription de Genève. Enfin, je reçus une lettre de lui.
209
Rothau (Vosges), le 4 août 1871.
... C’est mon pauvre bataillon qui a été arrangé. A la rue de Rennes, le citoyen Samson s’est rendu[171] et les compagnies se sont repliées en désordre un peu dans toutes les directions.
Avec une douzaine d’hommes que j’ai ralliés, nous avons tenu la barricade qui commandait la rue Racine et la rue de l’École-de-Médecine. Varlin et Larochette[172] étaient avec moi quand j’ai pris le commandement de la barricade. C’est notre bataillon qui a tenu la dernière barricade du sixième arrondissement.[173]
Après la bataille du Panthéon, il me restait deux hommes. Aconin[174] et moi, accompagnés de ces deux braves garçons, nous avons rejoint la mairie du onzième où j’ai été très heureux de retrouver trente à quarante hommes. C’était encore un noyau, et d’autant meilleur qu’il n’était composé que de gens décidés à lutter jusqu’à la mort.
Sans attendre d’ordres, je suis parti avec eux occuper le point que je jugeais le plus important.
Trente-six heures durant, nous avons tenu la barricade qui fait l’angle de la rue du Faubourg-du-Temple et de la rue de la Folie-Méricourt, contre le canal.
J’y ai perdu plusieurs hommes. A la fin, voyant mes soldats épuisés par une bataille de quatre jours, j’allai demander du renfort à la mairie du onzième. J’avais fait promettre à S... et à B... de ne pas quitter leur poste et de maintenir leurs hommes, mais, en rentrant, désappointé et sans renfort, je ne trouvai plus que quelques gardes qui défendaient les barricades. Mes soldats, saisis 210 de je ne sais quelle panique, s’étaient encore une fois dispersés. Trois seulement étaient restés. Le plus vieux pouvait avoir vingt ans.
Nous regagnâmes la mairie, et de là nous montâmes à Belleville. L’état dans lequel nous étions n’est pas croyable. Deux nuits entières, pendant lesquelles j’avais reçu la pluie, m’avaient donné une fièvre de cheval. Je ne pouvais plus parler. Heureusement le soir nous trouvâmes un logis.
Le lendemain dimanche, je pus trouver un vêtement civil, et guidé par B..., que j’avais rejoint et à qui je dois la vie, je gagnais, après trois heures de tâtonnements, la rue de Turenne, où je trouvais un gîte pour la nuit...
Le commandant des Enfants du Père Duchêne est, comme moi, de ce monde. La moustache a blanchi. L’œil bleu brille toujours de la flamme des anciens jours...
I
dîner chez Rachel
Un jour de mai. Trois heures. Le journal est fait. Nous quittons l’imprimerie de la rue du Croissant. Le soir, un de nous viendra jeter un coup d’œil.
Nous remontons, Vermersch et moi, la rue Montmartre, vers le boulevard.
—Rachel?... me dit brusquement Vermersch. Tu te souviens de Rachel?
—Parbleu!... Tu l’as rencontrée?
—Tu dînes ce soir avec moi, rue de Moscou,—il me donne le numéro. Elle sera là...
Si je me souviens de Rachel! La Rachel du Grand Testament![175]
Voilà des années que Vermersch et Rachel s’adorent, se quittent, se reprennent pour s’adorer de nouveau et se quitter encore. Cela dépend de l’état de la bourse du poète.
L’aurait-il reprise? Il ne m’en a rien dit. Il en est bien capable. Et Rachel, pour peu que Vermersch ait fait scintiller devant ses yeux bleus les louis d’or du Père Duchêne, est parfaitement capable aussi de s’être laissé séduire.
Attendons.
212
Le soir, je revois Vermersch. Il me raconte qu’il a reconquis, pour tout de bon, cette fois, la volage enfant. Il l’a installée rue de Moscou.
—Tu verras cela, me dit-il en frisant sa moustache.
Nous voici arrivés. Une gentille soubrette nous reçoit dans l’antichambre. La porte du salon est ouverte. A peine sommes-nous entrés que Rachel apparaît, toujours blonde, avec ses grands yeux de pervenche, sa taille élancée, enveloppée dans un peignoir bleu pâle garni de dentelles. Cadre magnifique. Meubles de laque incrustés de nacre, sur lesquels volent des oiseaux d’or aux grandes ailes couleur de ciel. Nous nous mettons à table. Service impeccable. Vaisselle plate brillant derrière la vitrine. Le dîner fut d’une gaîté sans nuage. On était dans la première quinzaine de ce mois de mai 1871, qui fut bien le plus beau mois de mai que la nature eût inventé. A longs intervalles, nous arrive le grondement sourd du canon de la Porte-Maillot. Tout à coup—il y avait deux ou trois invités—Vermersch frappe sur la table:
—Tout cela n’est rien... J’ai vu Rossel tout à l’heure. Nous allons marcher... Il faut foutre la Commune par les fenêtres... Ces gens-là ne sont bons à rien... Nous nous partagerons la dictature, Rossel, Rigault, Eudes, Dombrowski, nous... Le Père Duchêne est dans l’affaire... Et nous nous installerons aux Tuileries. Oui, aux Tuileries... Au Pavillon de Flore... Comme le Comité de Salut public... l’ancien...[176]
Nous n’écoutions plus... Rachel, que la politique embêtait, se leva. Nous passâmes au salon pour le café. Un quart d’heure après, je redescendais vers la rue du Croissant, à l’imprimerie Vallée, revoir les morasses du Père Duchêne.
Huit jours après, le dimanche 21, je dînais encore rue de 213 Moscou, seul cette fois avec Vermersch et Rachel. Les temps s’assombrissaient. Le matin, après avoir déjeuné avec Vaillant au ministère de l’instruction publique, nous avions eu, au ministère de la justice, où nous étions montés avant d’aller rue du Croissant, des nouvelles peu rassurantes. Les troupes n’étaient plus qu’à une centaine de mètres du rempart. Vers onze heures, je laissais les deux amoureux et rentrais chez moi, rue du Sommerard.
Dans une boutique du rez-de-chaussée de la maison, un poste de fédérés.
—Rien de nouveau?
—Rien.
Un quart d’heure après, le tambour bat. Des hommes s’agitent dans l’obscurité. La générale gronde de tous les côtés.
—Les Versaillais sont entrés! Aux armes! Aux armes!
C’était la fin...
Je ne devais revoir Vermersch qu’en exil. Le lendemain, la rue de Moscou était occupée. Adieu, les rêves de dictature, les meubles laqués et dorés, la vaisselle plate. Adieu Rachel...
le Père Duchêne a vécu
Lundi 22 mai. J’ai passé la nuit sur mon balcon, attendant les premières lueurs du jour.
C’est bien fini. Dès que j’ai posé le pied dans la rue, je sens que c’est l’irrémédiable défaite. Place du Palais-Royal, je rencontre Razoua, qui vient d’évacuer l’Ecole militaire. Rue du Croissant, Humbert m’attend.
—Tu as vu Vermersch?
—Je l’ai laissé hier soir chez Rachel.
Nous entrons dans notre petit bureau. Tout y est déjà bouleversé. La caisse—où sont les comptes de chaque jour et l’argent—ouverte et vide. Nous allons à l’imprimerie. Plus 214 de papier. Quelqu’un a donné l’ordre de s’en débarrasser. Ce quelqu’un, ce doit être un de nos deux vendeurs et associés. Nos collections—il n’y en a pas moins de sept mille, brochées en fascicules de dix numéros[177]—ont été «mises en sûreté» dans les caves du passage du Saumon.[178]
Que faire?
La gare Saint-Lazare est prise, nous dit-on. La gare Montparnasse aussi. Le drapeau tricolore flottera sur Montmartre avant peu...
Paraître!
Pourquoi faire?
Nous ne paraîtrons pas.
A quoi servirait maintenant une «grande colère» ou une grande joie—peu probable, hélas!
L’heure n’est plus aux paroles.
Le Père Duchêne a vécu.
ce qu’était devenu Vermersch
Nous ne devions pas revoir Vermersch pendant les terribles jours.
Quand nous eûmes passé la frontière, et que nous fûmes à l’abri,[179] lui à Londres, moi à Genève, je lui écrivis, lui 215 demandant le récit de ses infortunes. Voici ce qu’il me répondit, en septembre 1871:
... Je vois que tu me demandes ce que j’ai fait à l’entrée des Versaillais. Il m’est arrivé ce qui est arrivé à beaucoup de gens—à tout le monde à peu près—c’est-à-dire que j’ai appris leur entrée le lundi matin.
Or, je n’avais pas couché ce soir-là à mon domicile habituel de la rue de Seine[180] et je me réveillai dans un quartier envahi, avec des troupes dans les rues avoisinant celle où j’étais et des balles qui venaient s’aplatir au coin de mes fenêtres.
Je m’informai chez la concierge, qui savait qui j’étais, du mouvement des troupes versaillaises. On me les peignit comme possédant déjà les deux tiers de Paris, et on m’affirma que la bataille ne durerait pas vingt-quatre heures, ce qui du reste était, depuis longtemps, une opinion formée chez moi.
Je me trouvais loin de mes affaires habituelles et de mon milieu, complètement isolé au cœur d’une position perdue, ne connaissant personne là où j’étais. Il me fut donc impossible, sans armes, sans un ami, sans une cartouche, de tenter quelque chose, attendu que n’appartenant à rien, je n’avais même pas un point de ralliement.
Mais je dois déclarer que, même sans me trouver dans une impossibilité physique de faire quelque effort, je ne me serais très probablement pas battu, pour la raison que je ne serai jamais le soldat d’une cause désespérée. Je serai bien de l’action le jour de l’insurrection, mais non le jour de la déroute—à l’heure du «en avant!» mais non à celle du «sauve qui peut!».
Je revis Humbert sur la rive gauche, la dernière fois le mercredi matin, quelques heures avant l’attaque du Panthéon. Il suivit la bataille jusqu’au dernier jour.
Il m’était réservé—je l’ai raconté précédemment—d’être arrêté le jeudi matin, et d’être conduit à la cour martiale installée au Luxembourg.
216
II
notre fortune
—Ils ont fait cela pour les gros sous!
Combien de fois n’ai-je pas lu, au lendemain de la défaite, dans les feuilles de l’ordre versaillais, cette accusation stupide.
Voici ce que nous a rapporté le Père Duchêne.
Déduction faite des frais de publication de la Sociale, que nous faisions paraître l’après-midi, et qui n’était qu’un demi-succès, le Père Duchêne a réalisé, sur ses 68 numéros, un bénéfice de 25.000 francs, chiffre rond.
Ce bénéfice, partagé en cinq parts—les trois nôtres, et nos deux associés, Aubouin et Rodolphe Simon—nous laissait à chacun 5.000 francs.
J’ignore ce que nos deux associés firent de leur argent. Aubouin ne me paraissait pas cousu d’or, quand je le revis, pour la première fois, au Croissant, après l’amnistie. J’ai déjà dit que le destin de Simon m’était inconnu. Quant à nous, les bénéfices du Père Duchêne glissèrent si bien entre nos doigts que nous nous trouvâmes complètement, ou à peu près, dépourvus, quand la bise fut venue.
Je puis bien dire ici que la réputation de capitalistes que nous avait faite sur le boulevard—au Madrid ou au Suède—le gros tirage du Père Duchêne, nous avait en même temps entourés d’une armée de tapeurs.
Sans rancune pour ces tapeurs, si quelques-uns d’entre eux n’eussent glissé dans la presse versaillaise, quand nous étions encore cachés dans Paris, des notes perfides, des notes dénonciatrices.
Paix à leurs cendres!
collectionneurs, ouvrez l’œil
Quelques bons avis aux collectionneurs.
D’abord, en dehors de nous trois—Vermersch, Humbert 217 et moi—pas une seule ligne, pas une seule, ne parut dans notre journal.
Le Père Duchêne eut 68 numéros. Les trois derniers signés de nos trois noms, en qualité d’éditeurs responsables.
On trouve parfois, dans les catalogues des libraires, un soi-disant numéro 69.[181]
Ce numéro 69 aurait été, au dire de ces catalogues, imprimé en 1882 à Rotterdam. Une petite histoire a été bâtie à ce sujet. On achevait de composer ce numéro quand l’imprimerie de la rue du Croissant fut envahie par les troupes. Les épreuves auraient été emportées en Belgique par les ouvriers «en se sauvant».
Je possède un exemplaire de ce faux numéro 69, où, entre autres échantillons de style, l’auteur anonyme parle de «se bran... les pouces»!
Ce numéro est un faux.
Autre avis.
Les dix premiers numéros du Père Duchêne eurent l’honneur d’un tirage spécial, à dix exemplaires, sur papier de luxe, avec les mots Père Duchêne en rouge sur chaque numéro. Ces numéros de luxe furent brochés sous couverture jaune, la même que celle qui renfermait les dix premiers numéros, tirage ordinaire.
Chacun de nous—trois rédacteurs, deux vendeurs—conserva une de ces brochures. Nous donnâmes les cinq autres à diverses personnes amies.
Jamais je ne pus remettre la main sur une de ces dix brochures rarissimes. Si rarissimes que personne ne les a jamais revues.
Aucun autre tirage de luxe ne fut fait.
218
Dernier avis.
Ne pas se fier aux souvenirs, insignes et autres bibelots du bataillon des Enfants du Père Duchêne. Le bataillon, je l’ai déjà dit, ne reçut jamais son uniforme.
On est venu m’offrir un jour—après en avoir proposé l’achat au musée Carnavalet—un petit «fourneau» d’argent qui aurait figuré sur le képi d’un garde du bataillon.
Encore un faux.
Cet insigne du bataillon des Enfants du Père Duchêne sortait très probablement de la fabrique de «souvenirs de la Commune» qui fut découverte en 1874, et qui vendait fort cher aux amateurs des bijoux et surtout des médailles soi-disant frappées sous la Commune.[182]
Naïfs collectionneurs, ouvrez—comme disait le Père Duchêne—ouvrez l’œil.
Et le bon!
Derniers mois de l’Empire.—Rue Saint-Séverin. La deuxième maison à gauche, près le boulevard Saint-Michel. Aujourd’hui, une librairie. Le numéro 40. En 1870-71, une brasserie de modeste apparence. Au-dessus de la porte d’entrée, un gros tonneau de verre. On voit encore, sur la pierre, deux taches de ciment, marquant la place des trous où s’enfonçaient les supports de fer. Le seuil franchi, une salle claire. Billard au fond. Tables de marbre blanc. Au comptoir, lisant un journal, un homme à barbe brune, la physionomie ouverte. Le patron. Glaser. Instituteur en Alsace, Glaser a été, pour ses opinions républicaines, révoqué par le gouvernement impérial. Il a quitté son pays. Pour vivre, il a ouvert la brasserie de la rue Saint-Séverin, à l’enseigne: Au Tonneau. Ou encore, Brasserie Rhénane. Nous disons, «chez Glaser».
Une belle chambrée, quand nous sommes là, le soir, sur le coup de dix ou onze heures. Tous, à quelques très rares exceptions, plus tard, de la Commune. Les uns à l’Hôtel de Ville: Vallès, Longuet, Vaillant, Rigault, Jourde, Régère, Vermorel, 220 Léo Melliet, Oudet,[184] Tridon, Courbet.[185] Humbert et moi, ferons avec Vermersch, le Père Duchêne. Maroteau, la Montagne, qui le mènera au bagne et à la mort, à l’hôpital de l’île Nou. Lullier,[186] général, ou à peu près. Il ira, lui aussi, au bagne. Briosne, Ducasse, Teulière, orateurs en vogue des réunions publiques. Passedouet sera maire du treizième. Il mourra, comme Maroteau, en Calédonie. Lucipia, encore au bagne. Maître sera chef de notre fameux bataillon des Enfants du Père Duchêne. A cette table, une demi-douzaine qui siégeront, à côté de Rigault et de Ferré, à la préfecture de police: Breuillé, Levraud, Da Costa (les deux frères), Sornet. Aconin, adjoint au Panthéon après avoir été capitaine au 248e. Eudes[187] et Brideau,[188] qui seront pris pour l’affaire de La Villette, condamnés à mort, délivrés, à la veille d’être fusillés, par le Quatre-Septembre. Pilotell sera commissaire spécial de police. Il arrêtera Gustave Chaudey. Treillard, un vieux de Décembre, sera directeur de l’Assistance publique. Il mourra fusillé dans la cour de l’École polytechnique. Édouard Roullier entre, un volume de Proudhon sous le bras, traînant après lui, accrochés à sa longue blouse bleuâtre, déteinte par les multiples lavages de la citoyenne Roullier, deux ou trois mioches geigneux. Paget-Lupicin, plus tard directeur de l’Hôtel-Dieu, balance de sa main gauche sa calotte de fausse fourrure. Henri Bauer sera déporté. Albert Callet, qui accompagnera Grousset à la délégation aux affaires étrangères, s’en tirera avec cinq ans de prison. Et tant d’autres. Cavalier (après le siège), ce bon Pipe-en-Bois, à 221 qui Alphand viendra rendre justice devant le conseil de guerre. Le grand Petite, qui s’en ira en exil à Genève. Pierre Denis, qui ne sera pas poursuivi, bien qu’il ait fait presque tous les premiers Paris du Cri du Peuple. Noro, futur chef du 22e bataillon, brosse, pour le moment, une immense toile, les Derniers Montagnards, mal à l’aise dans son étroite chambrette du sixième. J’allais oublier Gill, qui sera conservateur du musée du Luxembourg.
O cher temps envolé!—Quand, la grille fermée,
Nous allions, tous les deux dans l’ombre parfumée,
Seuls maîtres des lilas; le doux silence...
T’en souviens-tu?—C’était du temps de la Commune.
Encore quelques-uns. Charles Frémine, qui vient de publier chez Lemerre son premier volume de vers, Floréal. Francis Enne. Gustave Puissant, l’auteur, un jour célèbre, des Écrevisses du Petit Auguste. Celui-là—le seul—tournera mal.[189]
le baron de Ponnat
Une note spéciale à ce brave baron de Ponnat, baron authentique, blanquiste et athée.
Épais, chauve, vers la cinquantaine, toujours trottinant, le baron arrive, dépose sur sa table une énorme serviette bourrée de papiers, les notes qu’il a prises à la Bibliothèque impériale pour son Histoire des variations de l’Église, parue plus tard, en deux volumes, chez Charpentier.
Le baron passe toutes ses journées, plongé dans les in-folios de Suarez et de saint Thomas d’Aquin. A moins qu’il ne rencontre un enterrement civil. Ce jour-là, c’est fête pour le fougueux libre-penseur qu’est le baron. Le défunt dont passe la dépouille mortelle? De Ponnat ne s’en inquiète guère. Il se 222 mêle au cortège. Il arrive au premier rang, derrière le corbillard. Il salue les parents, cause au besoin. Tout cela pour préparer la scène finale, la célébration des vertus du libre-penseur qu’il ne connaît, bien entendu, ni d’Ève ni d’Adam. Mais de Ponnat s’est mis en tête de faire de la propagande. Il la fait à toute occasion. Envers et contre tous, s’il le faut. Personne ne l’empêchera, le mort arrivé à la fosse, de prendre la parole et de jeter sur le cercueil le bouquet de fleurs d’immortelles symbolique. La légende veut que le baron, pour amorcer l’assistance, commence invariablement son éloge funèbre par la phrase, plutôt amusante: «Citoyennes et citoyens. C’est toujours avec un nouveau plaisir que je viens sur la tombe d’un libre-penseur...» Personne de nous, à vrai dire, n’a entendu le baron.
Ponnat, avisé, continua, dès que l’insurrection fut victorieuse, à fréquenter Suarez et Thomas d’Aquin. Mais il se tint à l’écart. Un jour, à Genève, nous le vîmes apparaître à la terrasse du café du Nord, où il était venu, de la voisine Savoie, son pays natal, serrer la main des anciens amis. Je n’entendis plus, après cette visite, parler de l’original et blanquiste baron.
mouchards
Il n’est pas facile à la police de s’aventurer dans notre petite brasserie. Tout le monde s’y connaît. Hors nous, il n’y a guère d’habitués qu’une demi-douzaine de commerçants du quartier, qui, après dîner, viennent faire leur partie de billard, sans s’émouvoir autrement du perpétuel brouhaha des conversations, plutôt animées.
Une figure nouvelle apparaît-elle, qu’elle est vite détaillée. Il y a là de fins limiers, comme Rigault, qui connaît à fond son personnel de la rue de Jérusalem.
Dans sa déposition de l’Enquête parlementaire sur l’Insurrection du 18 mars, M. Claude, qui était chargé de la surveillance des clubs, réunions et «endroits mal famés», avoue 223 franchement la terreur qu’inspirait à ses agents la seule idée d’entrer dans un des établissements fréquentés par le monde révolutionnaire.
—Chaque fois qu’on commandait des agents pour y aller, répond M. Claude à une question du président de la commission d’enquête, c’était à qui trouverait des excuses, parce qu’ils savaient qu’on leur faisait de mauvais partis.[190]
La brasserie de la rue Saint-Séverin n’inquiétait pas que M. Claude. Elle troublait les nuits de M. Vacherot, maire du cinquième arrondissement (Panthéon) sous le siège, plus tard député à l’Assemblée nationale, l’auteur de la Démocratie.
Dans cette même séance de la commission d’enquête, M. Vacherot interroge M. Claude.
—Je voudrais vous adresser une question qui est relative à mon quartier. Avez-vous connaissance d’une réunion qui se tenait presque tous les soirs dans un café situé au bas du boulevard Saint-Michel, c’est-à-dire près du pont Saint-Michel, en descendant à droite, à laquelle prenaient part un grand nombre de gens qui ont figuré dans la Commune?
—Oui, répond M. Claude. C’était en allant vers le pont à droite. Nous savions qu’il se tenait des réunions comme celles-là rue Saint-Séverin, et dans le quartier situé entre Saint-Séverin et le pont Saint-Michel.
—Aviez-vous, reprend M. Vacherot, des agents dans ces réunions? Saviez-vous ce qui s’y passait?
—La police politique, répond M. Claude, en avait.
La vérité, M. Claude l’a dite plus haut. Ses agents n’osaient pas se mêler à nous, sûrs qu’ils étaient d’être reconnus et jetés dehors.
Cela arriva un soir chez Glaser, où deux pauvres diables de mouchards s’aventurèrent à pousser la porte.
Salle pleine. Pas une table libre.
Force est aux deux compagnons d’aller s’installer derrière le billard, au fond.
224
—Mince qu’ils en sont! nous dit, au premier coup d’œil, Rigault.—Je les connais.
Et le voilà qui quitte sa place, sort de sa poche sa tabatière—Rigault prisait copieusement—s’approche des deux hommes, prisonniers en face de leur mazagran, et, les nommant à haute voix par leurs noms, tout en leur offrant une prise:
—Eh bien! comment va le patron? Allons, ne vous gênez pas, prenez-en une... deux si vous voulez.
Et Rigault de rire, en faisant claquer sa tabatière.
Mais d’autres, moins gouailleurs que Rigault, ne riaient pas.
Roullier, le mufle en avant, hurlait: «Qu’on les assomme!» Paget-Lupicin, sortant de son attitude pacifique habituelle, frappait violemment sa calotte sur le marbre de sa table. Pilotell brandissait une chaise, gardant la porte d’entrée...
On ne sait comment l’incident se fût terminé, si ce bon Glaser ne fût venu nous prier amicalement de laisser partir les deux intrus.
Les deux hommes quittèrent à la hâte leurs mazagrans et gagnèrent prestement la rue, non sans avoir essuyé un formidable «à la porte les mouchards».
Quand fut venue la Commune, on n’avait plus les mêmes raisons de se gêner.
Dans la première quinzaine d’avril, on nous signala un homme, habitué de notre petite brasserie, qui jouait un rôle plutôt suspect.
Rigault, cette fois, ne se contenta pas de lui offrir une prise. Il le coffra.
Le Père Duchêne, qui avait l’œil ouvert, consacra au bonhomme un bout d’article.
«Le bougre va le payer cher!» concluait-il.[191]
Le bougre le paya-t-il cher?
Voilà ce que j’ignore encore...
225
le neveu Antoine
Un soir. Nous causons, trois ou quatre. Entre un ami. Il est accompagné d’un tout jeune homme, brun, pâle, moustache fine.
—Un ami... Antoine.
Antoine est neveu de Blanqui. Le fils de l’admirable sœur de l’éternel prisonnier.
Le lendemain, je vais voir Antoine.
—Venez, m’a-t-il dit. Je vous montrerai la petite pièce où travaille «mon oncle»,—mon oncle, c’est Blanqui,—quand il paraît à la maison.
Le logis qu’occupait la sœur de Blanqui a disparu. Barrant le boulevard Saint-Germain, à la hauteur de la rue Hautefeuille, des bâtisses vermoulues que les opérations de voirie ont depuis longtemps jetées bas. Un étroit passage fait communiquer le tronçon de boulevard avec les petites rues, disparues, elles aussi, les unes en partie, les autres tout à fait, la rue du Jardinet, où était l’imprimerie de la mère Gaittet, et, plus loin, la rue Larrey, où était la Marmite de Varlin.
Au premier étage, un atelier de brochure, que dirige madame Antoine.
Un petit salon, d’allure simple, bourgeoise. Une toile attire le regard. Un homme, jeune, les bras croisés, cheveux ras, visage allongé, yeux ardents, lèvres minces, comme découpées au couteau.
—Mon frère, dit madame Antoine.
Le portrait est celui de Blanqui en 1838. Blanqui a trente-trois ans. Peint par sa femme, Suzanne-Amélie, dans cette petite maison de Jancy, sur les bords de l’Oise, où le gouvernement de Louis-Philippe l’a interné, après l’affaire de la rue de Lourcine.
Il a été fait, de cette toile, qui est le plus beau et le plus vivant portrait de Blanqui, une eau-forte, signée Gravier, dont j’ai un exemplaire, donné pur Breuillé.
226
Attenant au salon, une toute petite pièce, un couloir plutôt. Une table, deux chaises.
—C’est le cabinet où travaille mon frère,—quand il est là.
Dans un coin, appuyés au mur, deux grands volumes, reliés, qui sont à Blanqui. L’année 1848 du Journal des Débats.[192]
le retour de Rogeard
—Rogeard arrive ce soir.
C’est Longuet qui nous apporte la nouvelle.
Rogeard a terminé les cinq ans de prescription de sa condamnation de 1865 pour les Propos de Labienus.
Beaucoup de nous, la plupart, ne connaissent pas encore Rogeard. Les plus vieux avaient vingt ans quand parut le célèbre pamphlet. Aussi nous apprêtons-nous à faire fête au vieux maître.
Neuf heures. Longuet, qui nous a quittés, rentre avec un gros homme, grisonnant, chauve, la face rougeaude, l’air timide.
Rogeard balbutie quelques paroles en réponse à notre accueil enthousiaste.
Et, comme il tient toujours à la main un immense chapeau mou, qu’il ne sait où poser, Vallès, d’une voix rieuse:
—Allons, à cette patère, le casque des Curiaces.
Rogeard, moitié content, moitié froissé, accroche son chapeau mou.
Il est désormais des nôtres.
le capitaine Blot
Assis avec quelques amis, un officier.
Sur la table, une longue boîte en carton. L’officier l’ouvre et 227 en retire un superbe claque, avec un bouquet de plumes tricolores.
L’officier est le capitaine Blot, instructeur à Saint-Cyr.
De temps à autre, Blot vient nous voir à la brasserie de la rue Saint-Séverin. En civil. Quand il arrive en uniforme, c’est qu’il doit faire quelque part, au ministère de la guerre ou ailleurs, une visite d’apparat. Peu désireux de descendre le boulevard Saint-Michel coiffé de son chapeau à plumes, il vient en képi, le carton renfermant le fameux chapeau à la main.
Un soir, quelques mois plus tard, Blot nous surprendra. En août. Désigné pour un régiment, au lendemain de la déclaration de guerre, il a été fait prisonnier à l’une des grandes batailles. Il s’est échappé, déguisé en bouvier.
Il restera à Paris, tout le siège.
La Commune venue, on lui offre d’être général. Il refuse. Il ne nous quitte pas, cependant. Après l’entrée des troupes, il donne ses conseils pour l’attaque, à l’artillerie, de la gare Montparnasse, déjà occupée par l’armée de Versailles.
Le capitaine instructeur de Saint-Cyr, la Commune définitivement vaincue, tous ses amis disparus, tués, en prison, en exil, se voua au professorat. Il fut longtemps, m’a-t-on dit, professeur d’histoire aux Dominicains d’Arcueil.
Édouard Vaillant
Juillet 1870.—Édouard Vaillant, qui sera membre de la Commune, arrive d’Allemagne, où il était, comme Rogeard, à Tubingen.
Sur sa route, il a vu défiler l’armée allemande, marchant vers la frontière.
Vaillant nous dit ses craintes patriotiques. L’ennemi s’avance, chantant les airs de bataille et de triomphe, comme s’il était sûr déjà de fouler bientôt notre sol.
Et nous restons, silencieux, pensifs, le cœur serré.
228
infidélités
Aux soirs d’été, quand la chaleur est brûlante, nous faisons quelques infidélités à ce brave Glaser. Nous remontons le boulevard Saint-Michel jusque chez Hoffmann. Place de l’Observatoire. Au coin du boulevard Montparnasse et de l’avenue, bordée de grands marronniers, qui conduit à la grille de l’établissement scientifique. Au rez-de-chaussée, deux salles meublées de tables et de bancs de noyer ciré. Bière blonde de Strasbourg, renommée dans tout le quartier des Écoles et dans tous les ateliers de peintres et de sculpteurs du voisinage. Au fond de la salle d’entrée, une petite porte, qui, par une sente rapide et agreste, conduit à un jardin en contre-bas, peuplé de bosquets feuillus. Le soir, autour des moos et des verres, la causerie y est délicieuse.
Vermersch est, depuis des années, assidu des soirées d’Hoffmann.
Hier, à minuit, comme un vrai Flamand,
J’allais, chez Hoffmann, manger la choucroute.
La bière, en chantant, tombant goutte à goutte,
Joyeuse, emplissait le moos écumant.
Toute une bande d’artistes, peintres, sculpteurs du quartier, se retrouve là le soir. Des modèles, qui emplissent le jardin de leurs rires. Je vois encore, frappant du poing sur la table, faisant sauter les verres, un vieux peintre d’histoire, élève de Delaroche, Jules Vialle, qui amène Picchio, le peintre de la Mort de Baudin. Vialle s’est battu en 48. Il a conservé la balle qu’il faillit recevoir au Palais-Royal, et qu’il détacha de la porte contre laquelle elle s’était écrasée. Quand nous allons bavarder dans son petit atelier de la rue de la Grande-Chaumière, où il brosse, à la douzaine, pour les magasins de l’abbé Migne, des chemins de croix et des archevêques «en pied», il nous la montre avec orgueil. Un jour, un farceur qui nous avait accompagné voulait à toute fin que la balle 229 qui avait failli tuer le peintre fût une balle chassepot. Vialle voulait l’étrangler. Un sculpteur, Lebœuf, qui a fait à Guernesey un buste de Victor Hugo, dont les reproductions se vendent dans les librairies du boulevard Saint-Michel. Un protégé de Nefftzer, qui collabore de-ci de-là au Temps, un grand Alsacien blond, Ritzinger. De temps à autre, l’écrivain catholique Constant Thérion,[193] qui abandonne, pour venir chez Hoffmann, la brasserie Mayer de la rue Vavin.
Seul, devant sa chope, dans la salle du rez-de-chaussée, son dogue noir assis sur la banquette, l’auteur du Vandalisme révolutionnaire, professeur à Sainte-Barbe, Eugène Despois, caresse sa barbe noire semée de fils d’argent.
au club Blanqui
Blanqui ouvre son club ce soir. Nous irons.
Rue Saint-Denis, numéro 20. Au premier étage d’un café, le café des Halles Centrales. La maison a disparu pour faire place à une construction neuve, l’achèvement des magasins de Pygmalion.
Très peu de monde quand nous entrons. Les fidèles. Eudes, Brideau, que le Quatre-Septembre vient de délivrer. Edmond Levraud. Breuillé. Balzenq, gérant de la Patrie en Danger. Albert Regnard, qui sera secrétaire général de la préfecture de police avec Rigault. Caria.[194] Oudet. Édouard Roullier. Granger, qui a payé de sa poche les revolvers de La Villette. Une cinquantaine d’autres.
Assis sur le rebord du billard, Moutard, mon ancien professeur de mathématiques à l’institution Barbet et à Sainte-Barbe. Moutard, alors jeune ingénieur, a refusé le serment au 230 Deux-Décembre. Plus tard, professeur à l’École polytechnique, inspecteur général des mines. Il est venu là en curieux, comme J.-J. Weiss vient, lui aussi.
Où est Blanqui?
Une table en bois blanc, haussée sur une estrade. Je m’approche. Tridon cause avec un petit homme au nez fortement busqué, le visage rasé, la tête un peu penchée, l’œil noir extraordinairement perçant.
C’est LUI.
Je m’approche. Tridon me serre la main, dit mon nom.
Déjà, à la tribune, devant la table, un homme parle haut. La chevelure rebelle, la parole nerveuse, le geste violent. C’est Lullier, l’ancien lieutenant de vaisseau. Habitué, comme nous tous, de chez Glaser, où il vide, chaque soir, son carafon de cognac.
—Citoyens...
Lullier se penche, désigne du doigt Blanqui, qui cause toujours avec Tridon, moi à côté d’eux.
—Citoyens... ce vénérable vieillard...
Blanqui s’est dressé.
Son regard, dur comme l’acier, luisant comme un tison, s’est dirigé sur Lullier... Lui! Lui!... Un vénérable vieillard!... Une vieille barbe!
Ah! ce regard!
Lullier, tout décontenancé, balbutie quelques mots et disparaît.
31 octobre
Minuit. Quelques-uns sont déjà de retour de l’Hôtel de Ville. On cause autour du poêle de Glaser. Au dehors, le rappel bat encore dans la rue de La Harpe.
Un ami, qui sera près de Rigault à la préfecture, Émile Giffault, raconte notre aventure.
—Nous sommes, vers onze heures, dans le Salon rouge, 231 où sont Blanqui, Flourens, Millière et d’autres. Autour de nous, on dit que les bataillons réactionnaires sont en marche sur l’Hôtel de Ville. D’une minute à l’autre, nous allons être envahis. Giffault se penche à mon oreille. Au milieu du brouhaha, il me crie:
—J’ai des bombes dans ma poche.
Que faire?
Sortir avec?
Dangereux.
Où les cacher?
Et nous voilà, à travers les groupes de tirailleurs, à filer contre les murs, cherchant une issue... Une tenture cède... Derrière, le vide. Une porte ouverte... Nous disparaissons... Une salle déserte... Une autre salle... Nous sommes bien seuls... Derrière les tentures, dans l’angle d’une cheminée monumentale, Giffault dépose doucement, comme dans un nid, ses bombes... Le voilà débarrassé.
Tard, après minuit, volets fermés, la brasserie reste pleine et bruyante. A chaque minute, ce sont des arrivées.
Enfin, à trois heures, nous partons.
La nuit est tout en brouillard.
A la hauteur du jardin de Cluny, à deux pas de moi, un ami, que j’ai vu à l’Hôtel de Ville. Un fidèle de Blanqui. Il pleure et sanglote.
—Eh bien! qu’y a-t-il donc?
—Il y a... Il y a, mon vieux, que la Commune est foutue.
Benjamin Flotte
Une figure. Benjamin Flotte. Un ancien des grands jours. Ami, ombre de Blanqui. Flotte, les cinq années de détention auxquelles il a été condamné à la suite du 15 Mai terminées, s’en est allé à San-Francisco. Cuisinier d’élite, il a fondé une maison prospère. Il est revenu à Paris dans les environs de la déclaration de guerre.
232
Un soir, nous causons de Blanqui. Flotte garde le silence.
—Eh bien! toi... Dis-nous quelque chose.
—Quand je l’ai revu, il y a trois mois, pour la première fois depuis le procès de Bourges... c’était chez sa sœur, madame Antoine... Elle m’avait averti, la veille, de son arrivée... Je n’avais pas dormi de la nuit... Le revoir!... Quand j’ai franchi la porte du petit salon que tu connais bien, mon cœur battait... Je le reconnais... Il est là, assis devant une table... Il lit... Nous allons nous jeter dans les bras l’un de l’autre... nous embrasser en vieux frères d’armes... Songez, j’étais à côté de lui, le 15 Mai, à la tribune de la Chambre... J’étais à côté de lui partout...
Et Flotte s’arrête un instant.
—Non... il ne bouge pas...
—C’est Flotte, lui dit sa sœur.
—Ah! c’est toi... Et il me tend, sans se lever, une main que je serre... Ce fut là toutes nos effusions...
—Tu lui en veux? dis-je à Flotte.
—Moi?... Pourquoi?...
Et, moitié riant, moitié attristé:
—Pourquoi lui en voudrais-je?... Non... je ne le pourrais pas.
Flotte, qui touchait à la soixantaine,—visage long, cheveux blancs coupés ras,—resta avec nous pendant la Commune, tout entier à son projet d’échange de Blanqui contre l’archevêque et divers otages.
—Ah! quand nous LE reverrons ici—disait-il, un soir, à Vallès—je me mettrai moi-même aux fourneaux de Glaser, et je vous ferai, de mes mains, ce que vous n’avez jamais mangé... Un délice... Je suis seul à connaître la recette... L’omelette aux foies de poulet...
—Convenu, Flotte, opinait Vallès de sa grosse voix... A quand l’omelette aux foies de poulet?
Hélas!... La défaite vint... Ceux qui survécurent s’en allèrent en exil... Flotte retourna à San-Francisco... Et nous 233 ne sûmes jamais ce qu’était la délicieuse omelette de Benjamin Flotte, l’ami, l’ombre de Blanqui.
22 janvier
Le jour s’est levé sur un ciel sombre et glacial. Des bruits sinistres circulent. Dans quelques jours, ce sera la capitulation. Paris est à bout de forces. On distribue parcimonieusement l’horrible pain noir de riz et d’avoine. Les derniers chevaux sont mangés. La veille, pendant que nous étions là, devisant autour du poêle éteint, une vieille femme, proprette, a fait le tour des tables du café, soulevant le couvercle d’un panier d’osier qu’elle portait avec précaution à la main. Dans le panier, un gros matou à la robe tigrée, les moustaches effilées, l’œil jaune coupé d’une raie noire. Appétissant, le matou. Le dernier matou du siège. Pauvre matou. Il n’a pas trouvé acquéreur chez Glaser.
Deux heures. Filons vite. Notre bataillon, le 248e, a rendez-vous rue des Écoles, pour marcher sur l’Hôtel de Ville. Pilotell boucle son ceinturon, coiffe son képi d’artilleur de la batterie Notre-Dame,—la batterie du Rappel,—où sont Vermorel, Rogeard, Treillard. Paget-Lupicin sort avec nous, en amateur, sa calotte sous le bras. Roullier nous dépasse de sa haute taille, sa longue barbe d’insurgé de juin constellée de petites étoiles de givre.
Nous rencontrons le bataillon au parvis Notre-Dame. Longuet en tête, dans sa longue capote grise de commandant. Aconin (qui sera adjoint au Panthéon après le 18 Mars) près de lui. Une cinquantaine d’hommes. Le reste n’est pas venu. On dit que ça va chauffer.
Pont d’Arcole. La place de l’Hôtel de Ville est pleine d’une foule bigarrée. La foule des dimanches. Des gardes nationaux. Des femmes. Des enfants. Les fenêtres de l’Hôtel de Ville sont closes. Au coin de l’avenue Victoria, des groupes en armes. Rue de Rivoli, un bataillon débouche. 234 Au-dessus des têtes, le bonnet phrygien, rouge, d’un drapeau.
Nous sommes au milieu du pont, arrêtés, serrant nos rangs modestes. Où allons-nous? Avenue Victoria? Au café de la Garde Nationale, où—nous sommes avertis—sont, avec Blanqui, quelques amis?
Des coups de feu, subits, sans que rien ait pu les annoncer. A toutes les fenêtres de l’Hôtel de Ville, des nuages de fumée blanche... Encore des coups de feu... La place riposte. Et, derrière nous, ripostent aussi des gardes nationaux, embusqués dans les bâtiments, encore inachevés, du nouvel Hôtel-Dieu... De l’Hôtel de Ville, on tire partout. Sur la place, sur l’avenue Victoria, sur l’Hôtel-Dieu, sur le pont, où nous sommes toujours, figés d’épouvante et de colère...
Plus rien. La place est vide... Nous avons avancé... Un groupe vient vers nous... Au milieu une grosse tache rouge... Nous nous approchons.
La tache rouge, c’est un édredon, porté sur deux échelles... Sur l’édredon rouge, un homme étendu... Un képi à quatre galons... Parmi ceux qui accompagnent le blessé, un ami, un habitué de chez Glaser. Lucipia.
—C’est Sapia, nous dit Lucipia.
—Mort?
—Non. Blessé à la hanche. Une balle, là, dans l’avenue... Il levait sa badine pour crier «en avant» quand il a été frappé... Nous le portons à l’Hôtel-Dieu.
Quelqu’un s’approche. Un médecin. Il appuie sa tête sur la poitrine.
Le cortège continue sa route.
Quand il franchit le portique de l’hôpital, le commandant Sapia rendait le dernier soupir.
au gymnase Paz
Le lendemain. Cinq jours avant la capitulation. Au gymnase Paz. Rue Toullier. Entre la rue Cujas et les escaliers (disparus) 235 qui, de la voie en contre-bas, montaient à la rue Soufflot. Une grande salle, nue, étroite et longue. Dans un coin, on a poussé les barres parallèles sur lesquelles s’exerçaient, avant le siège, les gymnastes. Je me hisse pour jouir du coup d’œil.
Foule. Des femmes. A la tribune,—une estrade,—un orateur. Une face émaciée, d’une pâleur atroce. Les yeux, noirs, brillants. Barbe noire embroussaillée. Cheveux longs. Briosne.[195]
La voix, caverneuse, a de superbes éclats.
—Citoyennes et citoyens... Nous résisterons jusqu’à la mort... Paris s’ensevelira sous ses ruines...
Ce sont des applaudissements, des voix qui crient et rugissent.
—Oui... Oui...
Briosne attend. Quand le bruit s’est apaisé, il reprend, de sa voix grave, à l’accent prophétique.
—Citoyennes et citoyens... Quand, dans Jérusalem assiégée par les soldats de Titus, tous les combattants eurent succombé, les femmes, debout sur les remparts à demi écroulés, ramassaient les cadavres de leurs époux et de leurs fils, et les lançaient, superbes de rage et de désespoir, à la face des assaillants...
Un grondement court sur les bancs où les femmes sont assises, le regard fixé sur Briosne, rouges, comme illuminées.
—Citoyennes et citoyens... C’est ainsi que feront nos femmes... Paris peut succomber. Il ne se rendra jamais...
—Je demande la parole, crie une voix que je reconnais à son timbre faubourien.
La voix de notre ami Roullier.
Briosne a fini. Je le vois qui s’en va, la face blême couverte de gouttes de sueur...
236
La longue blouse bleu pâle de Roullier flotte au-dessus de l’estrade.
—Vous avez entendu le citoyen Briosne, commence Roullier... Eh bien! jurons tous ici de mourir plutôt que de nous rendre aux Prussiens.
Des mains se lèvent.
—Oui. Nous mourrons tous... D’abord, avant de nous rendre, nous mangerons tout... Nous mangerons les chats... Nous mangerons les chiens... Nous mangerons les rats...
La salle se déride. Empoignés tout à l’heure par l’éloquence de Briosne, les nerfs se détendent.
—Oui, vocifère toujours Roullier... Les rats... Nous mangerons nos souliers... le cuir de nos ceinturons... nos gibernes... Est-ce que les naufragés ne mangent pas tout ce qu’ils trouvent sur leurs bateaux?... Ils se mangent quelquefois entre eux...
Roullier est allé trop loin... Un formidable rire secoue la salle, qui se vide.
les lettres de l’archevêque
Mercredi 24 mai, de la Semaine sanglante. La bataille se rapproche. Plus d’espoir. Je viens de passer une demi-heure, dans mon logis de la rue du Sommerard, à brûler les papiers compromettants, pour moi et pour d’autres, que deux mois d’insurrection ont accumulés.
Voici des lettres, cependant, que je ne brûlerai pas.
Les lettres de l’archevêque[196].
Sa lettre à M. Thiers, datée de Mazas, le 12 avril.
A cette lettre du 12 avril, le prélat prisonnier a joint une copie du court billet de rappel adressé par lui à son grand-vicaire, l’abbé Lagarde, alors à Versailles. Ce billet daté de Mazas, 19 avril.
237
Avec ces deux précieux documents, je détiens encore un chiffon de papier, sur lequel l’abbé Lagarde a tracé, au crayon, quatre lignes, adressées au malheureux archevêque.
Ces quatre lignes au crayon sont le refus de l’abbé Lagarde—daté de Versailles—de se rendre à l’appel pressant du prélat prisonnier.[197]
Que vais-je faire de ces pièces, intéressantes pour l’histoire future?
Je décide de les remettre à Flotte.
Je rencontre Flotte chez lui, dans son petit hôtel meublé de la rue de la Huchette.
Nous descendons tous deux. La rue Saint-Séverin est à deux pas. Nous entrons chez Glaser.
Personne.
238
Quel contraste avec les bruyantes tablées d’il y a quelques jours!
Où sont les uniformes, les galons, les écharpes rouges?
Nous nous asseyons, silencieux, le cœur serré.
Je remets à Flotte les lettres de l’archevêque et le billet de Lagarde.
—Je te les rendrai—me dit le vieux camarade—quand nous nous reverrons...
Je ne revis jamais Flotte.
Je ne devais plus, depuis cette matinée du 24 mai 1871, franchir la petite porte, aux barreaux de bois peint en vert, de la brasserie de la rue Saint-Séverin—de chez Glaser, comme nous disions.[198]
Boulevard Saint-Michel. Après minuit. Le tocsin sonne à Saint-Séverin. Des groupes défilent silencieux, à pas pressés, se dirigeant vers les quais. Au matin, aux premières lueurs du jour, cette nuit peut-être, dit-on, les Prussiens vont entrer.
Je rencontre quelques gardes de mon bataillon, le 248e. Allons où vont les autres. Aux remparts. Tout le long de la route, nous croisons des compagnies en armes. Place de la Concorde, les statues des Villes de France sont voilées de noir. Un long crêpe les recouvre tout entières, comme d’une lugubre cagoule.[200] A l’Arc de Triomphe, les avenues sont pleines de monde. Soldats, gardes nationaux, curieux angoissés. Le mutisme de cette foule est terrifiant. Seul le bruissement des fusils que l’on met, de-ci de-là, en faisceaux, rompt le mortel silence.
Aux bastions. Deux heures sonnent quelque part. Il y a là quelques bataillons, mêlés les uns aux autres. Des gardes se sont abrités, pour dormir, dans les casemates. L’interrogation est partout la même. A quelle heure vont-ils entrer? Et nous écoutons. Nous tendons nos oreilles.
Sonnerie lointaine de clairon... Serait-ce déjà le signal? Autre sonnerie plus rapprochée... Plus de doute. Ce sont eux!
240
Et il nous semble entendre le galop des chevaux qui se rapprochent... La porte va s’ouvrir. Ils vont faire irruption... Fuyons. Fuyons vite...
Nous redescendons la longue avenue.
La foule de l’arc de l’Étoile s’est dispersée. Seuls, une centaine de gardes, qu’entourent des gamins. Nous nous arrêtons.
—Ils arrivent... Ils sont tout près...
Nous nous trompions. Les vainqueurs ne devaient entrer qu’à huit heures. Les hussards les premiers, en éclaireurs. A trois heures, le gros des troupes ennemies franchissait les murs, après la revue passée à Longchamp.
bonjour, petit soldat!
Nous retournons au quartier latin. Déjeuner à midi, à notre brasserie de la rue Saint-Séverin. Tous sont là. Vallès, Longuet, Rogeard, Gill, Pilotell, Frémine, en costume d’artilleurs. L’ami Maître en chasseur de Vincennes. Humbert, Lullier, Rigault. D’autres et d’autres encore. Je raconte notre course de la nuit. Le vieux père Beslay, qui a soixante-seize ans, entre. Au portail de sa maison de la rue du Cherche-Midi, il a fait planter un drapeau noir. Il nous dit que partout, dans les rues qu’il vient de traverser, les boutiques sont fermées. Partout le signe du deuil de la ville profanée. Pas de journaux.
Je sors avec un ami du Vengeur de Pyat, Henri Bellenger. Machinalement, nous longeons les quais. Nous refaisons la route que j’ai faite la nuit. Dès le pont Solférino, un grouillement confus, semé de taches brillantes, nous apparaît le long de la berge du fleuve, à l’angle du pont de la Concorde.
A mesure que nous approchons, les taches brillantes se dessinent et prennent forme. Ce sont les casques prussiens. Les taches sombres sont les uniformes et les noires chenilles 241 des Bavarois. Nous sommes bientôt assez près pour entendre hennir les chevaux.
Irons-nous plus loin? Le rouge nous monte au front. Notre visite aux vainqueurs n’est-elle pas comme une trahison? Notre cœur ne se serre-t-il pas au souvenir de ceux de nos camarades qui sont restés là-bas, par delà les remparts, dans les champs recouverts de neige sanglante...
C’est décidé. Nous irons.
Nous voici sur la rive droite, en face de la barricade élevée au coin de la terrasse des Tuileries et du quai. Une étroite allée forme passage. De notre côté, du côté français—en ce jour maudit, il y a dans Paris une terre allemande—un petit pioupiou, triste, l’air lassé.
—Bonjour, petit soldat!
Le pioupiou ne répond pas. Du bout de son fusil, il montre, dépassant les pavés, la pointe du casque de l’étranger qui monte lui aussi sa garde, à deux pas, de l’autre côté—le côté prussien.
Le soldat nous inspecte rapidement du regard. Il est sévèrement interdit de conserver un vestige quelconque d’uniforme.
—Il faut ôter ça!
J’ai gardé, par habitude, mon ceinturon, un beau ceinturon d’officier, dont la plaque au coq gaulois brille au bas de mon gilet.
J’enlève le ceinturon que je jette sur les pavés.
Nous passons.
Le soldat prussien, un fort gaillard à barbe rousse, gros, dodu, joufflu, ne bronche pas.
Ce qu’il a l’air bien portant, le bougre! Quel contraste entre ce colosse qui n’a certainement jamais manqué de rien pendant la campagne, aussi dure et aussi périlleuse cependant pour lui que pour les nôtres, repu de saucisses et de bière, gonflé de santé et d’orgueil—et notre pauvre petit pioupiou, hâve, chétif, débraillé, dont le ventre rentré atteste 242 les nuits sans sommeil et les jours sans vivres... Ces deux soldats disent à eux seuls toute la raison de notre défaite.
Parisse! Parisse!
Place de la Concorde. Les beaux et reluisants soldats prussiens! Ils sont tous comme la sentinelle. Astiqués, brossés, cirés, engraissés—exprès, peut-être, pour l’entrée. Des hussards rouges, des cuirassiers blancs, des Bavarois bleus, des casques à pointe, des casques à boule, des casques surmontés de l’aigle. Des sabres qui traînent en ferraille sur le pavé. Voici un groupe d’une cinquantaine d’hommes marchant au pas, commandés par un officier. Leurs coiffures sont couronnées de feuillages arrachés aux arbres des quinconces des Champs-Élysées. Nous les suivons des yeux. La grille du jardin s’ouvre. Ils vont visiter, nous le sûmes plus tard, les galeries du Louvre, les Tuileries, qui ne garderont pas longtemps—châtiment mérité—les traces des pas des vainqueurs.
Près de la fontaine, un officier à casquette plate caracole, montrant du doigt les têtes enveloppées de crêpe des statues, les chevaux de Marly qu’on a renfermés, dès l’annonce du bombardement, dans des caisses. L’officier se penche sur sa selle pour causer avec cinq ou six jeunes gens en béret et longues tuniques d’uniforme. Du bout de sa cravache, il montre la Madeleine et, faisant demi-tour, le Palais-Bourbon.
Le groupe se rapproche du quai. Là, c’est le magnifique spectacle de Paris dans le lointain, avec la ligne majestueuse du fleuve, les ponts, les dômes, les flèches, les clochers, les tours. Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, le Palais de Justice, la tour Saint-Jacques. Tout cela, c’est le mystère. La barricade défend d’aller plus loin.
—Ah! Parisse! Parisse! s’exclament les soldats avec leur accent germain. Parisse!
Et ils tendent les bras vers l’horizon, comme s’ils voulaient 243 saisir et emporter avec eux toutes ces merveilles et toutes ces richesses qu’ils ne font qu’entrevoir, comme dans un rêve...
C’était bien la peine de prendre Paris, de souffrir, de risquer cent fois la mort, de se couronner de lauriers, pour être parqués ici comme un troupeau de prisonniers!
cochon de Prussien!
Cours-la-Reine. Cavalerie. Artillerie. Les canons allongent leur col d’acier. Ce sont ces canons qui nous ont vaincus. La légende court, depuis les premières batailles, que, tandis que nos artilleurs faisaient rage, les soldats prussiens mangeaient tranquillement la soupe derrière leurs batteries. Nos projectiles ne les atteignaient pas. Aussi, ce qu’on les regarde, ces canons! Les chevaux sont liés aux arbres. Souvenir des Cosaques et de l’Invasion. Près des pièces, les soldats causent, rient, fument leurs longues pipes. En voici un, à figure placide, aux grands yeux bleus, qui porte, accrochée à un bouton de sa veste, sa blague à tabac.
Un gamin l’approche. Il touche la blague, la fait sauter d’une chiquenaude. Le Prussien ne bronche pas. Le galopin s’enhardit, ricane au nez du colosse.
—Toi Prussien. Mangeur de saucisses...
Le soldat ne dit rien.
—Cochon de Prussien!...
Le soldat a compris. Il sourit, décroche sa blague, en menace le gamin, qui recule et s’enfuit.
cuirassiers blancs
Sur l’avenue. Grand remuement. Les bérets se lèvent, les soldats prennent l’attitude militaire. Qu’y a-t-il? Des hourrahs éclatent.
Loin encore, à moitié chemin de l’Arc de Triomphe, une 244 large bande blanche, frangée d’or au sommet, se détache sur le fond sombre des troupes. Peu à peu le groupe s’approche. Ce sont des cuirassiers blancs.
Sous le manteau entr’ouvert, qui recouvre entièrement la croupe des chevaux puissants, brillent les lanières dorées de la cuirasse. Le casque étincelant, surmonté de l’aigle orgueilleuse, se recourbe en arrière, cachant la nuque du cavalier. La face moustachue est comme sculptée dans le marbre. On dirait quelque vision des temps antiques, une spirale détachée de la colonne Trajane.
Les cuirassiers blancs passent silencieux, impassibles, avec un bruissement de fer. Au milieu d’eux une voiture qu’ils escortent. Assis sur les coussins, enveloppés dans leurs grands manteaux gris, deux officiers. Qui?
vergiss mein nicht
Nous montons jusqu’au Palais de l’Industrie. Une musique militaire est assemblée, accordant ses cuivres, ses hautbois, ses tambours. Les fifres sifflent. Tout autour, les soldats forment le cercle.
Une valse douce s’élève. Et ces hommes, la longue pipe de porcelaine aux dents, leur blague à tabac secouée par la danse, se mettent à tourner comme s’ils étaient à la kermesse.
—Allons-nous-en, dit l’ami qui m’accompagnait. Nous en avons vu assez...
Nous repassons la barricade du quai. Le soldat prussien, astiqué, pimpant, monte toujours sa garde. Le petit pioupiou, las et triste, s’est assis sur les pavés.
Mon ceinturon était encore là. Je n’osai pas le reprendre...
survivants d’Austerlitz
Mardi 16 mai 1871. Nous avons déjeuné, Vermersch et moi, à côté du journal, chez un petit marchand de vin où nous allons parfois avec Pyat, à l’entrée de la partie étranglée de la rue du Croissant.
—Allons à la place Vendôme, dis-je à Vermersch. Protot nous donnera bien un coin de balcon au ministère.
A peine avons-nous fait quelques pas rue Montmartre, que nous rencontrons Courbet. Nous le connaissons tous deux. Les joyeuses soirées chez Laveur, à la brasserie Suisse, chez Andler! La brasserie Suisse de la rue de l’École-de-Médecine a depuis longtemps disparu. La brasserie Andler, rue Hautefeuille, disparue aussi. Disparue la dernière, l’ancienne pension Laveur de la rue des Poitevins.[201]
Sanglé dans sa vaste redingote bleue, Courbet nous accoste.
—Tu viens place Vendôme? lui dit Vermersch.
Courbet ne répond pas. Il nous semble qu’une inquiétude assombrit son visage. Brusquement, il sort de sa poche une liasse de papiers de tous formats et de toutes couleurs. Il nous entraîne vers un coin isolé de la rue, et, nous mettant sous le nez une des lettres qu’il tient à la main:
—Lisez cela... Mais lisez cela...
A peine ai-je jeté les yeux sur la lettre que nous présentait Courbet, qu’une folle envie de rire me saisit...
246
—Tu ris, toi, petit... me lance Courbet tout sérieux.
Ah! si je ne ris pas à gorge déployée, c’est que je me pince les lèvres à les faire saigner. A côté de moi, je vois le nez en trompette de Vermersch qui rougit de rigolade. A la fin, je n’y tiens plus, et nous nous en donnons tous deux à cœur joie.
La lettre que nous montre Courbet est une de ces missives idiotes qu’on est exposé à recevoir aux jours de lutte semblable à celle au milieu de laquelle nous vivons tous. Le correspondant imbécile, ou simplement fumiste, menace Courbet de toutes les foudres de l’univers, si la colonne tombe.
—Le jour où «mon vieil empereur» tombera, écrit-il ou à peu près, le fil de tes jours sera tranché, misérable vandale... etc.
Courbet nous en montre ainsi un paquet. Sur l’une, on menace de le poignarder, la nuit, lorsqu’il rentrera seul chez lui. Sur une autre, on le jettera à la Seine quand il passera les ponts—il demeure sur la rive gauche. Une troisième lui prédit la mort à table par le poison, etc. Et ce sont des signatures cocasses, des poignards en croix, des «vieux soldats de Napoléon Ier», des «survivants de la Grande Armée», qui jurent de venger le vainqueur d’Austerlitz sur la peau du pauvre grand artiste.
Nous rassurons de notre mieux Courbet.
—Veux-tu que nous te fassions accompagner par un piquet des Enfants du Père Duchêne? lui disons-nous. Ce sont des lascars qui n’ont pas froid aux yeux, et qui se foutent un peu de tes vieux grenadiers...
Courbet finit par rire avec nous. Il est complètement rassuré quand nous arrivons place de l’Opéra.
place Vendôme
Une foule énorme emplit la rue de la Paix. Droite dans le ciel d’une pureté superbe—un ciel de Floréal—la colonne se dresse. Le drapeau rouge, fixé à la balustrade, caresse 247 mollement la face de César. Un triple cordage pend du sommet, se rattachant au cabestan qui, tout à l’heure, va tourner et attirer à lui le monument.
Un grondement s’élève de la foule. Est-ce déjà la dernière heure de la colonne?
—Filons vite, me dit Vermersch. On dirait que ça remue!
Pas à pas nous avançons à travers la masse humaine. Nous écoutons ce que disent nos voisins. Peu de gens récriminent. La note dominante est la crainte de voir s’effondrer quelque chose.
—Ça va crever l’égout de la rue de la Paix!
—Si ça démolissait les maisons de la place!
De la colonne, de Napoléon, de la Grande Armée, d’Austerlitz, rien.
Les boutiques sont fermées. Collées sur les carreaux, de longues bandes de papier en croix, pour amortir les vibrations.
Enfin, nous arrivons à la barricade qui ferme la place. Nous présentons nos cartes à la sentinelle.[202] J’examine à mon aise le cabestan, retenu au sol par une ancre, et les deux poulies sur lesquelles s’enroulent les cordages fixés au sommet.
Quant à la colonne elle-même, j’ai grimpé la veille encore sur son piédestal. Le projet des entrepreneurs de la démolition est fort simple. La colonne coupée «en sifflet» au ras du fût, du côté de la rue de la Paix, a été sciée du côté opposé. L’entaille et la partie sciée représentent, à peu de chose près, l’épaisseur du tube de pierre—et non de bronze, le bronze ne formant qu’un mince revêtement. Par la manœuvre du cabestan, la colonne doit céder à sa base, et tomber sur le lit de fascines et de fumier qui a été préparé au-dessous d’elle. La colonne, n’ayant que trente-quatre mètres de hauteur, ne peut, renversée, atteindre l’entrée de la rue de la Paix.
248
La barricade traversée, nous nous dirigeons vers le ministère de la justice. Nous avons là nos meilleurs amis. Chaque matin, à peu près, j’y vais déjeuner. Le couvert est mis dans la salle du premier étage qui s’éclaire sur la place. Accrochée à l’un des panneaux, une toile de Daubigny,[203] un champ d’épis mûrs que sape une belle fille, avec un ciel très bas et un bouquet d’arbres.
—Un beau jour, je roulerai ce Daubigny, et je l’emporterai, disais-je en riant à Protot, qui présidait la table.
César écroulé
Il y a foule dans la grande salle du ministère. Le balcon est déjà tout occupé. Par les fenêtres, largement ouvertes, la place apparaît, grouillante d’uniformes. Le soleil brûle les pavés. Debout, appuyé contre la grille de la colonne, un jeune commandant d’un des multiples bataillons de Vengeurs, de Défenseurs, ou de Turcos. Pantalon rouge, képi rouge, vareuse rouge, sur laquelle scintillent une triple rangée d’aiguillettes d’or.
Aux angles de la place, des musiques, dont les cuivres étincellent.
Au-dessous de nous, cinq ou six membres de la Commune. Miot, avec sa haute taille et sa longue barbe blanche. Ferré, tout petit, le masque envahi par la barbe noire, le nez busqué, deux yeux noirs, noirs, très doux, qui brillent cependant, derrière le lorgnon, d’une flamme étrange.
Sur le piédestal de la colonne, une demi-douzaine d’hommes, causant avec animation, interrogeant du regard l’écorchure du fût.
—Encore quelques coups de scie, commande l’un d’eux.
Et la scie recommence à entamer la pierre. Un léger nuage blanc s’échappe.
249
—Ça va bien... On peut tirer...
Trois heures et demie.
On tire.
Crac... Le cabestan cède. Les cordes se détendent...
Murmures de déception. On dit qu’il y a des blessés...
On va chercher d’autres poulies... Une grande heure d’attente.
Et l’on roule, dans un coin de la place, à l’abri, la lunette de l’astronome en plein vent, oubliée là, et qui allait être écrasée, elle aussi, bien innocente cependant.[204]
Cinq heures un quart. Sur le piédestal, des hommes enfoncent des coins dans la blessure, au pied du fût. Le monstre résiste. Les musiques, pour faire prendre patience à la foule, jouent la Marseillaise. La rue de Castiglione, la rue de la Paix, sont pleines de têtes qu’on aperçoit, grouillantes, derrière les barricades.
Les musiques se taisent brusquement. Un officier paraît là-haut, sur la plate-forme. Il enlève le drapeau rouge, qu’il remplace par un tricolore.
Un frisson court dans mes veines. Il me semble voir osciller la colonne.
L’officier a disparu. Il descend l’escalier.
Si, à cette minute, elle tombait avec lui!
Mais le voici.
Je pousse comme un soupir de soulagement. Quelle folie m’a traversé la cervelle! Ah! elle est encore solide. Pour sûr, le câble va encore une fois se tendre en vain...
Devant mes yeux passe subitement comme le battement d’aile d’un oiseau gigantesque... Un zigzag monstrueux... Ah! je ne l’oublierai jamais, cette ombre colossale qui traversa ma prunelle!...
250
Blouf!...
Un nuage de poussière...
Tout est fini...
La colonne est à terre, ouverte, ses entrailles de pierres au vent... César est couché sur le dos, décapité. La tête, couronnée de lauriers, a roulé, tel un potiron, jusqu’à la bordure du trottoir.[205]
quatre ans après
Un jour de mai 1875, j’étais allé voir Élisée Reclus[206] à Vevey. Le savant m’avait retenu à sa table. Les déjeuners ne se prolongeaient guère chez lui. Une demi-heure de causerie rapide. Une bonne poignée de main, et au large. Dans la salle du bas on bûchait ferme. La Géographie universelle, dont les deux premiers volumes seuls étaient publiés, réclamait tous les instants du proscrit.
Dans la rue, je croise mon ami Slom, ancien secrétaire de Rigault.
—Viens-tu avec moi à la Tour de Peilz? me dit Slom en m’abordant. Nous irons prendre Courbet et nous passerons la journée ensemble.
251
Nous filons sur la Tour de Peilz, où s’est réfugié le grand artiste, que poursuivent à Paris des haines féroces.[207]
—Ohé! déboulonneur! lui crie Slom dès que nous eûmes passé la porte du jardin de la petite maison de la Tour de Peilz.
Courbet ne se retourne pas. Il se contente de jeter dans le silence de la belle après-midi son large rire.
Nous voyons émerger, à travers les feuilles, un vaste dos, autour duquel bouffe une chemise découverte sur un cou de taureau. Courbet peint, la pipe à la bouche, assis sur un tabouret, en face du lac. Deux ou trois amis sont là.
—Déboulonneur! déboulonneur! Quelle bonne blague! Eh bien! oui, j’ai demandé qu’on la déboulonne. Vous entendez: dé-bou-lon-ner. Et non pas la foutre à bas. La déboulonner!
Courbet faisait ici allusion à la pétition qu’il adressait, le 14 septembre 1870, au gouvernement de la Défense nationale, émettant le vœu—nous tenons à reproduire intégralement ce texte—que le gouvernement de la Défense nationale veuille bien l’autoriser «à déboulonner la colonne, ou qu’il veuille bien lui-même en prendre l’initiative, en chargeant de ce soin l’administration du Musée d’artillerie, et en faisant transporter les matériaux à l’hôtel de la Monnaie».[208]
—La déboulonner! continue Courbet. Est-ce que vous ne croyiez pas alors comme moi, et comme tout le monde, que la 252 colonne n’était qu’un gigantesque tuyau de bronze? On nous avait tant vanté les douze cents canons d’Austerlitz! Ah! bien oui! tout en bronze! Vous l’avez bien vue, quand elle a été par terre. Il n’y en avait pas l’épaisseur d’un ongle. A tel point que les nez des grenadiers laissaient percer la pierre. Douze cents canons pour une méchante feuille de métal!
Et Courbet, après un moment de silence, nous raconte une histoire étrange, que je regrette de n’avoir point notée à temps, afin d’en retrouver aujourd’hui les détails exacts avec chiffres et dates.
—Leur colonne! nous disait-il en s’animant. Eh bien! moi, je voulais la reconstruire... Et mieux qu’ils ne l’ont fait, et moins cher. J’en avais bien le droit, puisque je la paye tout seul. Car je la paye avec mes tableaux, qu’ils séquestrent et vendent. Avant de venir ici, après que l’on m’eut notifié ma première saisie, je suis allé au ministère, et j’ai offert de refaire la colonne sur les plans qui me seraient fournis. On m’a renvoyé aux entrepreneurs.
L’histoire devenait intéressante.
—J’avais fait un devis, continuait l’artiste. Mais quand ils me montrèrent ce qu’ils avaient dépensé pour les seuls échafaudages, mon chiffre était déjà dépassé. Je les quittai, et je retournai raconter cela au ministre. Aujourd’hui, c’est fini...
cigares d’un sou
Rue de Grenelle. Le lendemain du 18 mars. La grande cour du ministère de l’Instruction publique est pleine de fédérés. Les faisceaux formés. Accroupis en cercle sous la voûte d’entrée, une demi-douzaine de gardes jouent aux cartes.
La curiosité me fait passer le seuil. Je franchis la première porte qui se présente devant moi. J’erre à travers des dédales de corridors qui sentent le vieux bouquin et qu’encombrent des piles de papiers jaunis. Brusquement, que vois-je? Assis, devant une petite table, mon vieil ami Paget-Lupicin, un des fidèles de notre petite brasserie de la rue Saint-Séverin. Sa calotte de fourrure, qu’il porte en tous temps—à la main, car il est toujours tête nue, comme le père Gaillard,[209]—posée près de lui.
—Qu’est-ce que tu fais là, Lupicin?
—Eh! parbleu! j’ai pris le ministère, auquel personne ne songeait. Je suis seul ici... C’est donc moi qui suis ministre.
Et Lupicin éclata de rire, à cette seule pensée qu’il était bel et bien, à ce moment, grand maître de l’Université.
Ce brave Paget n’était du reste pas le premier venu. Il avait publié, après le 2 décembre, un petit journal d’enseignement, l’Éducateur Populaire, qui avait eu un gros succès dans le monde enseignant. Trop de succès même, puisqu’il avait été supprimé, avec adjonction de prison et d’amende pour son propriétaire. Paget, vieux proudhonien, avait publié aussi une petite brochure: Les droits du travailleur.
254
Il vivait parmi nous autres jeunes, bien qu’il eût déjà la cinquantaine.
Sur sa carte électorale, il inscrivait bravement: Léopold Paget-Lupicin, étudiant en médecine.
Et quand il nous arrivait de blaguer notre vieil ami:
—Eh bien! après tout... Étudiant... Juin et Décembre ont interrompu mes études. Est-ce ma faute?
Je revins, dès le lendemain, voir Paget. C’était le soir. J’entends une voix de femme accompagnée au piano. Un huissier m’ayant annoncé—quelques-uns des huissiers étaient restés à leur poste—Paget sortit.
—Eh bien, mon vieux! lui dis-je, te voilà déjà corrompu par les grandeurs. De la musique, du piano...
Il me fit entrer dans une salle assez pauvrement éclairée. La sœur de l’un de nous, qui possédait une belle voix de contralto, avait bien voulu faire un peu de musique. Paget me présenta à un haut fonctionnaire du ministère—de l’ancien—qui, un peu gêné, honorait de sa présence les salons du nouveau ministre.[210]
Réception bourgeoise. Canettes de bière. Sirops multicolores, montés par le mastroquet d’en face. Cigares d’un sou. Paget ne voulait pas qu’on dépensât l’argent du peuple en londrès.
—Des cigares d’un sou. Je n’en veux plus d’autres ici, avait-il ordonné impérieusement.
Pendant le règne éphémère de Paget, les londrès furent remplacés par les petits bordeaux. Seule réforme qu’eut le temps d’introduire rue de Grenelle le premier grand maître de l’Université de la Révolution de 1871.[211]
255
au parvis
Milieu de mai. Une après-midi, nous voyons flamber, à la porte de l’échoppe de la rue du Croissant, où nous vendons le Père Duchêne, la face ronde et fleurie de Paget. Treillard, mis par la Commune à la tête de l’Assistance publique, vient de le nommer à la direction de l’Hôtel-Dieu.
—Eh quoi! vous ne venez seulement pas me voir! Demain, on vous attendra à déjeuner... Je ne fais que passer.
—Entendu. A demain.
Le lendemain, nous étions, Vermersch, Humbert et moi, au parvis Notre-Dame. Paget nous attendait, faisant les cent pas devant le portail.[212]
—Ah! si ma mère me voyait! nous dit en nous abordant, d’un accent tout ému, Paget. Ce qu’elle serait heureuse! Dire qu’elle m’en veut toujours de n’être qu’officier de santé et de ne pas prendre mes inscriptions pour le doctorat. Mais maintenant...
C’était une des sorties familières de notre vieil ami, qui songeait toujours, malgré ses cinquante ans, à passer son doctorat, pour contenter sa maman.
Nous franchissons le portique de l’hôpital. Paget nous précède. Il gravit l’escalier, d’un air digne, son éternelle calotte dansant au bout de son bras. Nous allions nous engager dans un long corridor, quand Paget se retourne, et, d’un air triomphant:
—Eh bien! jeunes gens, vous ne remarquez rien?
Rien que les longues lévites grises et les bonnets de coton des malades qui, entendant des voix, se montrent aux portes.
—Farceurs! mais lisez donc!
256
En belles lettres rouges, sur le blanc du mur, se détache: Corridor Blanqui.
—Et c’est comme cela partout. Tenez... lisez l’arrêté de Treillard.
Une affiche blanche est collée en belle place:
Le directeur général de l’Assistance publique,
Considérant que les noms des salles des hôpitaux et hospices ne rappellent à l’esprit que des souvenirs de fanatisme;
Considérant qu’il est nécessaire de perpétuer la mémoire de ceux qui ont vécu ou qui sont morts pour le peuple, pour la patrie, pour la défense des idées généreuses, nobles inspirations du socialisme et de la fraternité,
Arrête:
Une commission est instituée pour substituer de nouveaux noms dans toutes les salles, cours ou corridors des établissements de l’Assistance publique.
Le directeur de l’Assistance publique,
Treillard.
Paget n’a pas perdu de temps.
—Ah! les saints! Ce que je les ai badigeonnés! Ça n’a pas été long... Ils n’y reviendront plus.
Nous traversons ainsi—je crois bien que Paget, dans sa joie, nous fit faire le tour de la maison—de nombreux corridors, dont les inscriptions d’hier—corridor saint ou sainte quelque chose—avaient disparu pour faire place à des appellations plus conformes au décret du directeur de l’Assistance publique de la Commune.
Tout le calendrier révolutionnaire avait été mis à contribution. Paget, en vieux proudhonien, n’avait pas oublié son maître.
—Au moins, lui dis-je, tu as eu soin de ne pas mettre trop près l’un de l’autre Barbès et Blanqui...
Paget me lança un coup d’œil qu’il chercha à rendre sévère. Et subitement:
—Et ce n’est rien que cela. Vous allez voir mes sœurs.
257
le rêve de Paget
Paget nous a fait préparer, dans une embrasure de fenêtre du réfectoire, une petite table. Le vieux Spartiate, qui a toujours vécu durement, ne possède à l’hôpital qu’une chambrette, semblable à celle que je lui connais depuis deux ans dans un modeste hôtel meublé du quai Saint-Michel, l’hôtel de Suède. Pas de service spécial pour le citoyen directeur. Pas de domestiques autres que ceux qui servent les malades. Sur la table, dans une assiette, un paquet de cigares d’un sou, les mêmes qui ornaient les soucoupes du ministère de l’Instruction publique, pendant son intérim après le 18 mars.
Paget nous dit ses rêves administratifs.
—Il faudra déménager cette vieille baraque où nous sommes, au plus tôt, et nous transporter en face. Du reste l’Hôtel-Dieu devrait être hors de Paris, au milieu des arbres et des fleurs.
—Ta baraque, mais on va peut-être te la démolir à coups de canon, bientôt.
Paget reste songeur.
—Ça va cependant toujours bien, là-bas! nous dit-il en montrant l’horizon.
—Oh! très bien! très bien! répondis-je, désolé de l’avoir inquiété.
Paget, qui avait douté un instant de la stabilité de sa direction, sembla satisfait. Nous avions fini le déjeuner.
—Et maintenant, venez voir mes bonnes sœurs.
—Tes sœurs!
—Eh oui! si vous le voulez, mes citoyennes.
autels et lilas
Nous entrâmes dans la salle voisine. Des infirmières vêtues de noir, ceinturées de rouge, s’empressaient autour des lits 258 occupés. A la tête des lits, des fleurs. Des fleurs encore sur une console adossée à la muraille.
—Eh bien! mais, et tes sœurs?
—Mes sœurs! mais les voilà, nous répondit Paget en nous présentant les religieuses vêtues de deuil. Ces excellentes filles, nos Augustines d’hier, n’ont pas voulu quitter leurs malades. Elles ont accepté de changer un peu leur costume. Les voici vêtues maintenant en sœurs de la Commune.
Le visage de Paget rayonne. Ce qu’il ne nous dit pas, c’est que lui, révolutionnaire enragé, mais le meilleur et le plus doux des hommes, admire ces braves filles, d’un dévouement et d’une abnégation sans bornes.
Si Paget aime ses sœurs, les Augustines le lui rendent bien. Quand l’armée fut entrée, elles lui offrirent un refuge chez elles, dans leur maison. Et c’est ainsi que notre vieux Paget fut sauvé de l’exécution sommaire.
—Et puisqu’elles m’ont fait une concession sur le costume, reprend notre ami, je n’ai pas voulu être en reste avec elles. Approchez-vous. Dérangez ce bouquet de lilas à la tête du lit. Ma foi, vous voyez, derrière, c’est un Christ. Ceux qui ne veulent pas le voir ne voient que les lilas. Voilà tout.
Nous restions ébahis.
Ce Paget! Était-il malin!
Mais nous n’en avions pas fini de nos étonnements.
—Là-bas... ces grosses gerbes de fleurs... continue Paget... Venez.
Et il fait glisser lui-même, sur le marbre d’une console,—nous croyons que c’est une console—les vases pleins de fleurs des champs.
—Eh bien oui!... C’est l’autel!... Que diable! On n’est pas un ogre, pour être de la Commune!... N’est-ce pas, ma sœur? ajouta Paget en interrogeant du regard une des religieuses qui nous accompagnent.
La sœur rit avec nous, de bon cœur, de l’innocent subterfuge du directeur de la Commune.
259
—Et cependant, dit l’une d’elles, M. le directeur ne nous permet pas tout. Il nous a refusé ce matin...
—Oui, oui! dit Paget. Mais ça, non! Croyez-vous qu’elles réclament pour leur Sainte-Vierge?
—Allons, mon vieux, dis-je à mon tour, puisque tu as si bien commencé, tu peux continuer. J’appuie la réclamation de tes bonnes sœurs, qui soignent si bien nos blessés.
Le fonctionnaire se réveilla à ce moment:
—Et si Treillard venait ici?
—Mon vieux Paget, Treillard ferait comme nous. Il en rirait...
Il est temps de partir. Le Père Duchêne du lendemain nous réclame. Nous longeons, pour gagner la porte du parvis, les corridors illustrés des noms des révolutionnaires aimés de Paget.
—Et surtout, lui disons-nous en le quittant, ne va pas, pour faire plaisir à tes sœurs, rétablir les noms des saints. Tu en es bien capable, vieux traître...
pêcheur à la ligne
Mercredi matin de la Semaine de Mai. Sur le pont au Change. Je croise un camion chargé de tonneaux que tirent quatre vigoureux percherons. A califourchon sur un des chevaux de tête, H...
—Où vas-tu comme ça?
H... me montre du doigt, sans mot dire, la Préfecture de police, qui bientôt va flamber. Déjà, les flammes sortent de l’Hôtel de Ville.[213]
Je songe à Paget. Ce brave Paget... Que fait-il? Pense-t-il à se mettre à l’abri? Allons voir Paget.
J’oblique vers le parvis. J’entre à l’Hôtel-Dieu.
260
Personne ne sait où est Paget. Il n’est pas dans son cabinet. J’interroge une sœur, qui passe, affairée. Elle ne sait rien.
J’allais retourner sur mes pas, quand un infirmier se présente.
—Tenez, me dit la sœur, celui-ci sait certainement où est M. Paget.
—Où est monsieur le directeur?
—M. Paget? je viens de le voir descendre avec sa ligne...
Avec sa ligne? Quelle ligne? Je n’y comprenais rien. Il faut que l’infirmier, et avec lui la religieuse m’expliquent que chaque jour Paget s’en va, bourgeoisement, sa calotte d’une main, une canne à pêche de l’autre, jeter l’hameçon dans la Seine, sans sortir de l’hôpital.
—Conduisez-moi vers lui sans perdre une minute.
Nous traversons les corridors. Je vois, pour la dernière fois, les inscriptions révolutionnaires passer en grosses lettres rouges devant mes yeux. Adieu, corridor Blanqui! Adieu, corridor Barbès! corridor Proudhon, corridor Lamennais—bien entendu, je ne réponds pas des noms que je cite—je ne vous reverrai plus! Demain, dans huit jours, un pinceau vengeur aura détruit l’œuvre de mon ami Paget...
—Faites attention, nous descendons, me dit l’infirmier.
Je sens une fraîcheur tomber sur mes épaules. Nous nous engageons dans une demi-obscurité. Des marches glissantes, humides, des murs où brillent de longues larmes salpêtrées et verdies par les mousses.
—Mais il me descend dans une oubliette! pensai-je. Paget serait-il déjà prisonnier dans quelque cul de basse-fosse!
Tout à coup, encadré dans le plein cintre d’une arcade pleine de lumière,[214] je vois se détacher de dos la puissante carrure de Paget, accroupi, immobile, tenant la ligne dont m’avait parlé tout à l’heure l’infirmier. A ses genoux une 261 boite en fer-blanc. Accrochée au mur, la calotte légendaire. Le fleuve coule aux pieds du directeur. A un mètre de lui, dans le trouble de l’eau épaissie de vieux cataplasmes jetés par les fenêtres et dont on voit surnager les toiles, le bouchon flotte.
—Ça mord, citoyen directeur? crie l’infirmier.
—Foutre non! répond Paget, probablement désappointé, et mal en veine.
Il est si attentif à sa pêche, qu’il ne se retourne point. Je dois lui frapper sur l’épaule:
—Tiens! Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui par ici?
Paget est tout entier à sa passion favorite, qui ne va point sans une grande tranquillité d’âme.
—Mais, lui dis-je un peu impatienté, tu ne sens donc pas la fumée de l’Hôtel de Ville. Je viens de rencontrer l’ami H... sur le pont, conduisant une voiture chargée de tonneaux de pétrole.... Mon vieux, ça chauffe et je te conseille de remiser tes hameçons... Allons, partons, si tu ne veux pas être fusillé ici même dans une heure, et servir d’amorce à tes poissons.
—Fusillé, moi!
—Eh bien, pourquoi pas? dis-je en riant. Ah! pour un vieux de Décembre, tu n’es pas malin...
Paget renvide enfin sa ligne.
—Mets-la dans l’armoire du coin, dit-il à l’infirmier. Dans l’autre, mes hameçons se rouillent...
Je l’entraînai dans l’escalier sombre. Nous remontâmes en haut. Cinq minutes après, je traversais le pont au Change. A deux heures, le Panthéon était attaqué.
incendiaire
Lorsque, quelques mois plus tard, fuyant vers la frontière, je m’arrêtai à Champagnole, où était né Paget, je demandai de ses nouvelles à une auberge où j’avais fait une halte.
—M. Paget, me répondit une accorte jurassienne au corsage 262 amplement garni, mais, monsieur, il a été arrêté par les gendarmes ces jours derniers. On l’a fait partir pour Lons-le-Saunier.
Je fis l’étonné. Qu’avait donc fait M. Paget?
—Ah! mais, monsieur, c’est pour les affaires de Paris qu’on l’a arrêté... C’était un bien brave homme... Vous le connaissiez?
La servante me regardait dans les yeux. Je répondis je ne sais plus quoi, que je l’avais vu avec un ami. Je payai ma dépense, et filai, ne soupçonnant point la brave fille, mais redoutant la curiosité d’un gendarme ou d’un commissaire.
L’arrestation de Paget avait été demandée à la Commission d’enquête par M. le marquis de Quinsonas.
Paget était accusé de complicité dans la tentative d’incendie de Notre-Dame.
—Le gouvernement de l’Hôtel-Dieu—dit M. de Quinsonas—avait été confié par la Commune à un nommé Paget-Lupicin. Il y avait là quatre internes en pharmacie. Ces jeunes gens lui ont demandé les pompes de l’Hôtel-Dieu pour aller au secours de l’Hôtel de Ville. Ces pompes leur ont été refusées. Je ne sais si ce Paget-Lupicin est arrêté. Le général en a-t-il connaissance?
—Je n’en sais rien, répond le général Appert—L’instruction se fait à Paris.[215]
Paget, arrêté, fut envoyé, le 6 septembre 1871, devant la 7e chambre correctionnelle pour usurpation de fonctions publiques. On essaya bien de lui attribuer une part de complicité dans la tentative d’incendie de Notre-Dame, mais il était trop visible qu’il n’y était pour rien. Paget incendiaire! Incendiaire de Notre-Dame! Lui qui voilait de lilas le Christ des religieuses Augustines! Il s’en tira avec un an de prison.
Sa prison finie, Paget, qui avait usurpé toutes sortes de fonctions, en dehors de la pacifique mission de directeur de 263 l’Hôtel-Dieu, fut pris de terreurs. Il se réfugia à Saxon, dans le Valais, d’où il m’écrivait, le 27 septembre 1874:
... Me voici en Suisse, où je suis venu pour me remettre des attaques d’une apoplexie pulmonaire. J’y resterai jusqu’à la prochaine Révolution, bien que j’aie fait quinze mois de prison et que j’aie purgé la condamnation qui me frappait d’un an de détention.
Je n’ai été condamné que pour usurpation de fonctions à l’Hôtel-Dieu. Je crains qu’on ne revienne à la charge pour usurpation au ministère de l’Instruction publique et à celui des Travaux publics. Je ne suis plus assez fort pour passer des mois et des années en cellule.
Et le brave homme ajoutait un post-scriptum, en quelques lignes, qui disaient ses éternelles préoccupations de vieil étudiant quinquagénaire:
Je ne suis connu ici que sous le nom du Docteur. J’ai déjà habité le pays en 1865 et 1866, pendant un second exil. Ainsi, mets sur l’adresse: «Le docteur Paget». Tu ajouteras Lupicin, si bon te semble.
Le troisième exil de Paget ne devait pas, hélas, être de longue durée. Un journal du Valais, que j’ouvris un jour dans un café, à Zurich, annonçait la mort subite du «docteur Paget, le sympathique proscrit.»
16 mai 1871. Au ministère de la Justice. Cinq heures. La colonne est par terre. Je ne m’en irai pas sans dire bonjour à l’ami Besson. Depuis qu’il a été officiellement investi des hautes fonctions de concierge, Besson ne quitte plus le large et magistral fauteuil qui orne la loge d’entrée de la rue Cambon. Ce fauteuil est pour lui un trône. Je suis sûr qu’il ne le changerait pas pour le siège du délégué lui-même.
Besson est venu quelquefois avec moi à la brasserie Saint-Séverin. Je l’ai rencontré pour la première fois à la manufacture d’armes du quai d’Orsay. Mon bataillon, le 248e, tardant d’être armé, j’ai fini par regarder avec dédain, presque avec honte, mes brillants galons de lieutenant. J’ai rencontré un jour mon vieux professeur et ami Joseph Moutier, qui m’enseignait la physique à l’institution Barbet, rue des Feuillantines, vers 1863.[216]
—Allez donc au quai d’Orsay, me dit Moutier. On y fait des cartouches au lieu de tabac. Vous y verrez X... de ma part.
Voilà comment je fis des cartouches jusqu’au 22 janvier. Le lendemain, ma foi, je jugeai plus prudent de ne plus paraître. N’avais-je pas promis aux amis, en cas de succès de l’émeute, de livrer la manufacture, et, bien entendu, les cartouches avec elle?
Besson faisait, lui aussi, des cartouches. Ou, plutôt nous étions, l’un et l’autre, surveillants d’un atelier de cinq ou six cents jolies filles, qui collaient les amorces au fulminate. Parfois, une amorce éclatait. Toute une tablée s’envolait, pour revenir bien vite, comme de gentils papillons.
Je crois bien que ce furent mes conseils subversifs qui détournèrent Besson de la bonne voie, et qui le lancèrent dans 265 le mouvement. Il était du 11e, un arrondissement dévoué d’avance à la Commune. Quand vint le 18 mars, Besson marcha sur l’Hôtel de Ville avec son bataillon.
Quelques jours après les élections, je ne fus qu’à demi étonné de le voir entrer dans notre échoppe du Père Duchêne, rue du Croissant.
—Citoyen Vuillaume, tu me donnes un mot pour Protot? Je veux entrer à la Justice.
—Mieux que cela, tu vas venir le voir avec moi. Je déjeune au ministère ce matin.
A midi, nous étions au ministère. A l’heure de la table, Besson prit place près de moi. C’était une joie pour ce brave garçon de manger avec une fourchette marquée aux armes royales et d’asseoir son postérieur sur les mêmes sièges où s’étaient reposés peut-être des derrières de princesses.
—Cette fois, ça y est bien, me disait-il en se carrant. Nous sommes chez nous.
Le lendemain, quand je revins place Vendôme, je trouvai Besson rayonnant. Je ne sais quelle fonction lui avait été confiée. En capote verte, le képi vainqueur, il causait avec vivacité dans un groupe de fédérés qui gardaient la grande porte de la place Vendôme.
Je revoyais Besson chaque fois que j’allais chez Protot.
Un jour, c’était dans les premiers de mai, Besson me prit à part et m’emmena dans le jardin, ayant, disait-il, à me confier quelque chose de grave.
—J’ai besoin de ta protection. Il y a ici une bonne place libre. Le vieux réactionnaire qui était encore concierge ces jours-ci à la porte de la rue Cambon s’en va. Ce n’est pas trop tôt. On peut me confier ça. Sûr, que je ne laisserai passer personne de suspect... Enfin, parles-en au délégué... Ma femme viendrait avec moi... Ce qu’elle serait contente d’être là! Et puis, c’est pour la vie... Une place sûre.
Je regardai ce brave Besson. Il ne se doutait donc de rien! Il croyait fermement que cela allait durer toujours. Il ne 266 connaissait pas, l’excellent garçon, le mot profond de la vieille Lætitia, qui au milieu des splendeurs de la cour impériale, regardait du coin de l’œil, avec méfiance, toutes ces dorures et tous ces falbalas. «Pourvou que ça doure!» grommelait, avec son accent italien, la mère de César.
Besson, lui, n’avait aucune méfiance. Quand, du portail du ministère où il plastronnait, il avait vu, pendant le jour, scier la colonne, ou caracoler quelques brillants officiers de l’état-major, installé dans l’hôtel en face, sa tranquillité d’âme était complète.
—Un gouvernement qui a le toupet de foutre en bas Napoléon, se disait-il, ça doit être un gouvernement fort.
Et Besson, plus confiant que la mère de César, croyait que cela ne finirait jamais.
Son rêve fut réalisé. Il fut nommé.
Si Besson ne connut que peu de jours la joie et l’orgueil d’être un fonctionnaire important, il savoura ces huit jours de pouvoir avec délices.
Il voulut absolument qu’un soir nous allions, Vermersch et moi, dîner chez lui, dans sa loge.
La femme de Besson, une forte et gentille ménagère, qui était un peu de mon pays, avait bien fait les choses. Elle nous avait préparé un dîner exquis. Pauvre femme! Elle avait apporté là toute sa batterie de cuisine, qui reluisait, appendue aux murs, comme un arsenal.
Besson, lui, avait voulu dîner dans son fauteuil, qu’il ne quittait plus.
Quand nous sortîmes, le canon tonnait. Sur la place, un grand remuement d’hommes armés. Des estafettes arrivaient en courant. Serait-ce la défaite définitive? Mais non. Une simple alerte, comme il y en avait tous les jours.
Nous regagnâmes le Quartier, après nous être arrêtés un instant sur le pont des Arts, écoutant le roulement de la canonnade.
Une large lueur éclairait le ciel à l’horizon. Ce grand silence de la nuit, le fleuve qui coulait mystérieux au-dessous de nous, 267 la bataille que l’on devinait acharnée, là-bas—tout cela était bien fait pour nous serrer le cœur.
—Mon vieux,—me dit subitement Vermersch, avec cette pointe d’ironie gouailleuse qui était pour lui une pose constante—les gens comme Besson sont les vrais heureux. Je te parie qu’il dort maintenant à poings fermés avec sa femme.
—A moins qu’il ne soit à ronfler dans son fauteuil, répondis-je en riant.
Le mercredi 24 mai—le ministère de la Justice avait été occupé par les troupes le mardi—je rencontrai Besson, boulevard Voltaire, à mi-chemin du Château-d’Eau. Équipé. Son chassepot à la main.
—Eh bien! Et ton fauteuil? lui dis-je en riant.
Son fauteuil! il ne le reverrait plus. Il avait même dû, pour échapper aux Versaillais, laisser entre leurs mains sa magnifique batterie de cuisine. Adieu les bonnes soirées, les dîners tranquilles, adieu les honneurs, et la satisfaction d’une bonne place pour la vie, avec la retraite au bout.
—Et qu’est-ce que tu fais par ici? lui demandai-je.
—Mais... j’ai rejoint mon ancien bataillon. Cela ne va pas être longtemps sans ronfler. Pour l’instant, je crois que nous allons foutre le feu là-dedans.
Et il montrait l’église Saint-Ambroise.
Nous nous quittâmes.
Je n’entendis jamais plus parler de Besson.
Longtemps, ses proches cherchèrent à connaître son sort. L’infortuné, brave autant que simple et dévoué, fut-il un de ceux que l’on fusilla à la Roquette, et desquels M. de Mun a dit qu’ils étaient morts «avec insolence»?[217] Dort-il dans quelque square ou dans quelque fosse creusée dans les nécropoles après le massacre? Nul ne l’a rencontré, ni dans les prisons de Versailles, ni en Calédonie, ni en exil.
Me Rousse, qui fut bâtonnier de l’ordre et membre de l’Académie française, a laissé, d’une visite qu’il fit à la délégation de Justice en avril 1871, un récit, publié tout d’abord dans la Revue des Deux-Mondes,[218] et qui, depuis, a eu les honneurs d’innombrables reproductions. Voici ce récit. Nous n’en donnons ici que la partie purement descriptive:
Comme j’ouvrais la porte de l’antichambre du ministère de la Justice—raconte Me Rousse—deux hommes sortaient, portant, accroché en travers d’un bâton, un seau rempli de vin. L’un d’eux me salua comme une vieille connaissance. Après quelques mots échangés, il me dit qu’il est à la chancellerie depuis sept ans, qu’il y est entré sous le règne de M. Baroche. Voyant que la salle d’attente est pleine de monde, j’ai prié ce brave homme de faire passer ma carte à M. Protot. Au bout d’un instant, je suis introduit par cet huissier improvisé, bras nus et le tablier retroussé, dans le cabinet du garde des sceaux, et c’est bien le cabinet où ont passé les plus hautes gloires de notre magistrature. Dans cette grande pièce solennelle, pleine de si imposants souvenirs, une demi-douzaine d’individus très sales, mal peignés, en vareuse, en paletot douteux ou en blouse d’uniforme, remuaient des papiers entassés pêle-mêle sur des tables, sur les chaises et sur les planchers. Devant le grand bureau de Boulle, j’aperçus un long jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, mince, osseux, sans physionomie, sans barbe, sauf une ombre de moustache incolore, bottes molles, veston râpé, sur la tête un képi de garde national orné de trois galons. J’étais devant le garde des sceaux de la Commune; il se tenait debout, des lettres à la main. En me voyant, il devint très pâle, et m’invita très poliment à m’asseoir pendant que ses secrétaires continuaient à dépouiller la correspondance...
Nous causions, un de ces jours derniers, à la Bibliothèque Nationale, avec Protot, de ce tableau tracé par Me Rousse.
Les individus mal peignés, très sales, étaient nos amis 269 dont j’ai déjà dit les noms.[219] Plusieurs fils de riches bourgeois. Bricon, dont le père était plus que millionnaire. Dessesquelle, fils d’un gros huissier de Neuilly, également fortuné. Le premier, mort assistant à Bicêtre du docteur Bourneville. Le second, mort avocat à Saïgon. Da Costa, le frère du substitut de Rigault; son père professeur de mathématiques à Sainte-Barbe. Et d’autres, que Me Rousse a également vus hirsutes et très sales.
—Mais, à propos, me dit en riant Protot, vous êtes renseigné, mieux que personne, sur la visite de Me Rousse. C’est vous qui me l’avez amené...
Ce fut moi, en effet, qui introduisis Me Rousse dans le cabinet de Protot.
Par une belle matinée d’avril, j’entrais à la délégation de la place Vendôme. Un groupe de fédérés, causant sous la voûte, m’arrêta. Parmi eux, Besson, dont je viens de raconter l’histoire. J’allais poursuivre mon chemin, me diriger vers le cabinet du délégué, quand un nouveau venu s’approche de notre groupe.
—Pardon, messieurs, pourriez-vous me dire à qui je dois m’adresser pour être introduit près de monsieur le ministre de la Justice?
—Vous voulez, citoyen, parler du citoyen délégué?
—Oui..., monsieur... le délégué.
Je regarde le nouveau venu. Le parfait magistrat. Lèvre rasée. Favoris. Haut-de-forme. Pardessus gris...
—Alors, venez avec moi. Je vais précisément vers lui.
Le visiteur me suit, sans mot dire.
A l’entrée de la cour, nous croisons la corvée du poste. Deux fédérés portent le vin dans des seaux. D’autres les vivres.
La grande antichambre, la salle aux portraits, est pleine de monde. Le plus grand nombre en uniforme, dans cette vareuse que nous n’avons pas quittée depuis le siège. Presque seul, 270 mon compagnon est en vêtement civil impeccable. Je suis en lieutenant fédéré...
—Voulez-vous, monsieur, me dit le visiteur, vous charger de faire passer ma carte?
—Mais oui... Donnez... Du reste, entrons ensemble...
Nous entrons... Protot est là... devant le grand bureau de gauche, au fond... Je vais vers lui... J’attends deux minutes la fin d’une conversation engagée avec une dame qui se plaint que son notaire n’ait pas voulu lui remettre des fonds, prétextant qu’il a dû les envoyer à Versailles, en lieu sûr... La dame est partie... Je serre la main de Protot... Je lui remets la carte, qu’il me fait lire... Je n’ai pas eu la curiosité de la regarder. Alors seulement, je sais le nom du visiteur:
Maître Rousse, bâtonnier de l’ordre des avocats.
Protot s’est levé. Devant lui, sur sa table, son képi d’artilleur. Avant d’être commandant du 217e bataillon fédéré, Protot a été, pendant le siège, maréchal des logis-chef de la 2e batterie bis de l’artillerie auxiliaire. Pendant trois mois il a campé, avec sa batterie, sur les crêtes de Nogent, où pleuvaient les obus, entre le fort de Rosny et le fort de Fontenay, en face le plateau d’Avron. Il n’a pas quitté son costume. Sa vareuse, qui a couché avec lui dans la boue et dans la neige, est râpée. Par-dessus sa culotte à large bande rouge, il chausse les bottes courtes qui complètent son uniforme.
Me Rousse a raison. Le «veston» n’est pas de la première fraîcheur. Il a le tort d’avoir fait la dure campagne.
Je m’étais éloigné de quelques pas. Je ne suivis donc qu’à demi la conversation de Protot avec Me Rousse. Il s’agissait de l’affaire Chaudey. Me Rousse, après quelques minutes d’entretien calme, ayant marqué son impatience, j’entendis distinctement Protot disant à son visiteur, d’une voix ferme:
—Monsieur le bâtonnier, vous êtes ici devant le ministre de la Justice.
Les deux interlocuteurs se saluèrent. Me Rousse quitta le cabinet du délégué...
Mai.—Chez moi.
Ils sont venus deux me voir.
Deux gardes de mon 248e, que je connais depuis les premiers jours du siège, quand nous faisions l’exercice au Luxembourg.
L’un tient à la main un paquet. Quelque chose d’assez volumineux, dans un foulard à carreaux rouges dont les cornes sont nouées.
Il prend la parole, pendant qu’assis à ma table, je parcours les feuilles du matin que vient de m’apporter mon planton.
Mon planton!
Au rez-de-chaussée de ma maison est installé, dans une boutique—je la regarde et la salue comme une vieille amie d’autrefois, cette boutique, quand je passe devant le numéro 9 de la rue du Sommerard—un poste fédéré. Mon planton fait partie du poste. Dès qu’il a su que le Père Duchêne—un tiers du Père Duchêne—habitait là-haut, au cinquième, il est venu me trouver.
—Citoyen lieutenant, m’a-t-il dit, vous n’avez pas de planton. Me voici. Je ferai toutes vos commissions. Et, dès le matin, je serai là, à votre porte.
J’ai accepté.
Mon planton a introduit les deux gardes. Il est resté avec eux.
Mes deux visiteurs me content qu’ils viennent de Neuilly, où ils se sont crânement battus. Ils ont eu la veine de ne pas écoper. Ils vont se reposer une huitaine. Et repartir.
—Eh bien! qu’est-ce qui vous amène?
272
Hésitations. Celui qui tient le foulard noué aux cornes le passe d’une main à l’autre.
—Mon lieutenant...
—Parle. Voyons...
Silence.
Mais, tous deux à la fois, ils ont jeté un regard sur le planton, comme si sa présence les gênait.
J’envoie le planton m’acheter du tabac.
—Voilà, mon lieutenant, c’est pour ce que nous vous apportons...
Celui qui porte le paquet l’a posé devant moi. Il dénoue lentement les cornes du foulard, qui s’étale, et laisse voir, à mes yeux étonnés, deux gentils bronzes, montés sur colonnettes de porphyre rouge et noir.
Voltaire et Jean-Jacques.
Voilà les deux petites statuettes debout.
Mes deux gardes ne disent plus rien.
Sachant que le Père Duchêne gagne pas mal de gros sous, veulent-ils me vendre les deux statuettes?
—Citoyen, me dit l’un, nous avons pensé, l’ami et moi, que ça vous ferait plaisir... Nous, nous n’y connaissons rien. Quand nous avons vu les deux petits bonhommes sur la cheminée du salon, là-bas, nous nous sommes dit: «Ça, ça sera pour le lieutenant.» Nous avons pris aussi des serviettes, des mouchoirs, qui ont bien fait l’affaire de nos citoyennes... Mais, des statues, qu’est-ce que vous voulez que nous foutions de ça?
—Alors, vous avez, je vois, raflé cela dans une villa aux avant-postes?
—Eh oui! Quand on se fait casser la gueule... tant pis pour les cochons qui ont de si belles maisons... Bien sûr, ils doivent jubiler, là où ils sont réfugiés, de savoir qu’on nous troue la peau... Peut-être même bien qu’ils nous tirent dessus...
L’argument était sans réplique. Inutile de discuter. Je tentai quelques timides observations... Le bien d’autrui...
273
Ah! ils s’en foutaient, du bien d’autrui... Ils en revenaient toujours là:
—Est-ce que nous ne risquons pas tous les jours notre peau?
Je n’avais pas, moi-même, le courage d’insister... Entre ceux qui nous tiraient dessus, ceux qui applaudissaient, à Versailles, aux infamies des belles dames à ombrelles, et les braves lascars dont j’avais deux échantillons devant moi,—mon choix était fait.
Je ne pouvais cependant pas prendre les deux statuettes.
—Alors, lieutenant, vous n’en voulez pas? C’est pas gentil. Depuis deux jours, nous nous faisons une vraie fête de vous faire plaisir.
Et, lentement, ils renouèrent le foulard aux carreaux rouges avec, dedans, Voltaire et Jean-Jacques.
Ils se dirigèrent vers la porte, un peu tristes.
Avant de disparaître, l’un d’eux se ravisa:
—Et si nous les vendions! Nous ne pouvons pas les remporter aux avant-postes, quand nous allons y retourner... Nom de Dieu, voyons, nous les avons bien gagnées...
Le lendemain, je rencontrai sur le boulevard l’un de mes deux lascars.
—Eh bien? Les deux petits bonhommes?
—Lavés!... Quelle noce, le soir. A nous quatre. La femme de l’ami, la mienne et nous deux. Nous avons rigolé toute la soirée... Ça ne fout rien, lieutenant, pourquoi que vous n’en avez pas voulu?
Je me reprochai, presque, à ce moment, de n’avoir pas accepté les deux petits bustes.
Et le remords me prit d’avoir pu, seulement pour un instant, faire de la peine à ces deux braves.
Mai.—Un soir. Dix heures. J’erre dans le Quartier, à la recherche de quelqu’un ou de quelque chose qui m’aide à passer la soirée. J’entre à la brasserie de la rue Saint-Séverin. Personne. Le désert.
Si. Quelqu’un. Couché sur une banquette, au fond, le Général.
Le Général, c’est un de notre bande. Jules Ducrocq. Il a hérité de ce surnom après Champigny. Ducrocq, Ducrot,[220] le vrai. Ça se ressemble.
Étudiant en médecine, Ducrocq est aide-chirurgien-major au fort de Vanves.
Il est là avec son ordonnance. Un grand diable qui a la taille d’un tambour-major. Ducrocq, lui, est minuscule. Quand ils marchent l’un près de l’autre, l’aide-chirurgien, petit, petit, dans son uniforme, sabre au côté et bottes à l’écuyère, l’ordonnance, avec des pantalons qui lui viennent à mi-jambe, causant haut, parfois un peu éméchés, ce géant et ce pygmée font la joie du boulevard Michel.
Très brave du reste, le Général. Bon camarade. Cœur d’or. Mais petit. Et, ma foi, le coude toujours en l’air.
—Eh bien, Général, tu n’es donc pas au fort?
—J’y retourne de ce pas...
Ducrocq s’était levé. Il se rassit quand on eut apporté les chopes.
275
—Et G...? Toujours là-bas?
—G...? Il se fera crever un jour comme un soldat de cible. Figure-toi que son plaisir est de s’asseoir sur le bastion, les jambes pendantes en dehors... Et pendant que la mitraille pleut, lui, il fume sa pipe... Il s’en fout...
L’ordonnance interrompt sans façon son chef.
—Allons, Général. Il faut filer. Tu sais bien que la voiture qui nous conduit là-bas nous attend depuis déjà une heure.
A regret, le Général se décide. Il boucle son ceinturon, coiffe son képi. Je les regarde partir, l’un derrière l’autre, le géant et le nabot.
Me voilà seul. Mais la porte du café s’ouvre. Le visiteur jette, comme je l’ai fait tout à l’heure, un regard désappointé sur la salle vide. Il m’a aperçu. C’est Gill.
Gill s’assied. Muet.
—Mais, qu’as-tu donc ce soir? lui dis-je. Tu as l’air tout retourné.
—J’ai, mon vieux, que je m’em...
—?
—Oui. C’est la fin. Nous sommes foutus. Et qu’est-ce qui va nous arriver? La déportation? L’exil, tout au moins?... Ah! c’est gai! Sale Commune, va... Quelqu’un qui revient de Versailles est venu me voir tout à l’heure, chez Laveur. Il m’a dit que, dans huit jours—tu entends, huit jours—l’armée sera entrée... Ah! oui, c’est du propre...
—Mais non. Mais non... Au contraire... Moi aussi j’ai des nouvelles. Je suis allé ce matin à la Justice voir Protot. Ça va bien... Je t’assure...
A la vérité, j’étais aussi inquiet que Gill. Mais pourquoi ne pas le rassurer?
—Vrai?
—Sûr.
Gill a repris sa face des bons jours. Prompt à passer du désespoir à la confiance.
—Si nous allions au Club? me dit-il brusquement.
276
—Au Club?
—Oui. Au Club Séverin. Il vient d’ouvrir. Ça doit être drôle.
—Allons-y.
Nous sortons. Nous longeons à petits pas le trottoir de la rue Saint-Séverin, qui s’étrangle après la rue de la Harpe. Derrière les vitres à demi éclairées des chands de vin, par-ci, par-là, des groupes de gardes fédérés, assis autour des tables. Nous voici devant le porche de la vieille église toute noire. Deux ou trois femmes montent les degrés, poussent le tambour, et disparaissent.
—Par Dieu! exclame Gill. On dirait qu’elles vont au salut.
Et, de fait, pas un cri. Rien qui fasse pressentir le club, violent, tapageur. Rien.
Nous entrons.
L’église est noire. Au milieu de la nef centrale, une tache de lumière. La chaire et le banc d’œuvre. Des lampes à pétrole accrochées aux piliers. Les bas-côtés, le chœur, l’abside, tout cela dans l’obscurité. Enfonçons-nous dans le noir. Comme cela, nous serons plus à l’aise. Et personne ne nous verra. Nous ne courrons pas le risque d’être abordés, d’être—qui sait?—réclamés comme assesseurs.
Deux chaises. Nous voici installés derrière un pilier.
Un orateur est à la tribune—la chaire à prêcher.
—Oui, citoyens, c’est le feu grégeois qu’il nous faut... Je demande qu’on organise un bataillon de feu grégeois... En quelques arrosées, les Versaillais sont flambés...
L’homme disparaît. Nous avons, entre deux discours, le temps de regarder.
Fiché au côté gauche de la chaire, un drapeau rouge. En face, au banc d’œuvre, sévères comme les marguillers dont ils tiennent la place, les citoyens du bureau. Président et quatre assesseurs. Sur le banc, un clairon... Qu’est-ce que peut bien faire là ce clairon?
Le président s’est levé.
277
—Citoyens, la parole est à la citoyenne... (le nom ne m’est pas resté).
La citoyenne est déjà là, les coudes appuyés sur le rebord de la chaire.
—Citoyens...
Mais notre attention est autre part.
—Dommage, me dit Gill, je n’ai pas de crayon. Je croquerais cela...
Dans la nef, une centaine d’auditeurs. Pas plus. Une douzaine de femmes. Les hommes en fédérés. Quelques-uns fument. Les femmes en caracos. Adossés à un pilier, deux gardes assis devant une chaise vide, sur laquelle ils viennent de poser un litre, une miche de pain et du saucisson. Ils mangent et, à tour de rôle, boivent. En silence. Pas de gestes. Comme un respect pour ce qui est toujours pour eux le saint lieu, où, peut-être, ils ont été baptisés et mariés.
La citoyenne déclame toujours. L’assistance a l’air plutôt froide.
—C’est ça, un club! me dit Gill. Ce n’est pas gai... Et dire que, plus tard, les historiens en feront des tableaux flamboyants... Ah! l’Histoire...
Et Gill, repris par son spleen de tout à l’heure:
—Allons-nous-en. C’est moins rigolo que la messe de minuit.
C’était vrai. L’intérêt était plus loin. Le canon des forts tonnait. Et ma pensée, détachée du discours de la citoyenne, de la chaire à prêcher et du banc d’œuvre, s’en allait aux avant-postes. Est-ce que, à ce moment même, les Versaillais, comme l’annonçait Gill tout à l’heure, ne tentaient pas le dernier effort?...
Nous nous dirigions vers la porte de sortie de l’église, quand, brusquement, une sonnerie éclate dans le silence.
Le clairon du banc d’œuvre!
Eh oui! Le président, debout, au milieu de ses assesseurs, tient à la main le cuivre qu’il vient d’ôter de ses lèvres. Le clairon remplace la sonnette pour annoncer la clôture.
278
A la tribune—d’où est descendue la citoyenne—un officier fédéré agite le drapeau rouge.
—Citoyens, la Marseillaise!
Et les cent bouches s’ouvrent. Sous les voûtes de la vieille église, le chant gronde...
—Eh bien! dis-je à Gill, nous n’avons pas perdu notre soirée.
La Marseillaise s’éteint. Les assistants s’en vont. Il ne reste bientôt plus, dans la nef, que deux ou trois femmes, qui éteignent, une à une, les lampes à pétrole. On a oublié le drapeau rouge. Une d’elles le prend, le roule, et le met sous son bras pour l’emporter.
Nous les vîmes filer, glissant sur les dalles.
Quelques groupes s’étaient arrêtés au bas des degrés du porche, causant tranquillement, comme de bons bourgeois du quartier.
Minuit tintait à la vieille cloche de Saint-Séverin...
Quand le jour aura paru, le sacristain balayera la nef, poussera au tas les croûtes de pain, les peaux de saucisson et les culots de pipe. Et le prêtre dira, comme en des temps moins sombres, sa messe coutumière...
Mai.—Nous avons bouquiné tout le matin sur les quais, Vermersch et moi.
Nous entrons au café d’Orsay[221] pour y déjeuner.
Survient un groupe d’amis. Eudes. Régère. Deux ou trois autres, en grand costume militaire. Ils doivent venir de la Légion d’honneur, toute proche, où Eudes a son quartier-général.
Régère, en uniforme de colonel fédéré. Képi au quintuple galon d’argent, bottes vernies à l’écuyère. Ceinture rouge autour du ventre. Épinglée au côté gauche, la petite rosette à franges d’or des membres de la Commune.
Ses amis sont depuis longtemps assis qu’il cause toujours, gesticulant. Sa face rougeaude s’illumine. Ses moustaches rousses, ses cheveux roux, ses favoris roux, grisonnants, étincellent.
Brusquement, il se laisse tomber sur une chaise, les jambes embarrassées dans son sabre.
Il se relève, détache le sabre, le saisit, et, d’une voix impérieuse, au garçon qui est à l’autre bout de la salle:
—Garçon, accrochez mon épée à la patère.
Régère tend l’épée, puis le képi galonné.
Vermersch me pousse du coude. Et, entre ses dents:
—Il est magnifique.
Vermersch, retenu aux avant-postes pendant les mois du siège—il était aide-chirurgien aux ambulances de monseigneur 280 Bauer—ne faisait que de rares apparitions à notre brasserie de la rue Saint-Séverin. Il ne connaît pas son Régère.
Et je lui conte, toujours mezzo voce—nous sommes à la table voisine—qu’après le 31 octobre, Régère, qui était poursuivi, et qui prenait son rôle très au sérieux, en était arrivé à changer presque chaque jour de costume.
Un soir, nous vîmes s’avancer vers la table où nous étions quelques-uns, Vallès, Roullier, Paget-Lupicin, Pilotell, d’autres, un citoyen que nous ne reconnûmes pas tout d’abord, sanglé qu’il était dans un impeccable uniforme de tambour de la garde nationale, passepoils blanc et rouge aux manches et au képi, ceinturon blanchi à la craie. Un vrai tambour, quoi! Il ne lui manquait que les baguettes—et la caisse.
Le tambour tend la main à Édouard Roullier, stupéfait.
—Citoyen tambour, articule Roullier...
Le tambour a mis, d’un air mystérieux, son doigt sur ses lèvres.
Mais Roullier est déjà saisi d’un fou rire.
—Farceur, va!
Le tambour, c’était Régère.
—Attendons qu’ils partent, me glisse Vermersch à l’oreille. Je veux voir de quelle façon guerrière il va recevoir «son épée» des mains de l’officieux.
Ils ont fini. Le garçon distribue les képis et les sabres.
Régère, sanglé, attend.
Nous ne perdons aucun de ses gestes.
Je dois à la vérité de dire que le tambour du 31 octobre, élevé par les électeurs du cinquième arrondissement à la dignité de membre de la Commune, raccrocha le sabre au ceinturon de la façon la plus martiale, tout comme s’il n’avait jamais fait autre chose de sa vie.
Mai.—Dix heures du soir. Jardin réservé des Tuileries, qu’on appelait toujours le Jardin du Petit Prince. Nous nous promenons, Vermersch et moi. Foule énorme. Les massifs illuminés par des lanternes rouges accrochées aux arbustes. Des lampions rouges en bordure des corbeilles et des pelouses. Des draperies rouges à l’estrade des musiciens qui jouent des airs patriotiques, mélangés à des ouvertures d’opéras populaires.
La musique se tait.
Par les fenêtres, ruisselantes de lumières, du Palais, nous arrivent des bouffées de bruits et de chants.
Il y a concert dans la salle des Maréchaux.
—Allons voir ça, me dit Vermersch.
Nous franchissons le portique du pavillon central, le pavillon de l’Horloge. A gauche, deux fédérés, le coude appuyé sur le fusil, gardent l’entrée d’une vaste salle où tout le monde entre sans la moindre difficulté. Nous entrons. Sur toute la longueur, une table longue, longue. Des verres à la centaine, des bouteilles, des canettes pleines de bière blonde, des montagnes de brioches, des biscuits en paquets. Personne n’a, pour le moment, le droit de s’approcher de la table. Le buffet pour l’entr’acte.
Un escalier au fond. Au bas, deux lions de marbre, la patte appuyée sur une boule. Et, adossées aux lions, deux gentilles cantinières, chapeau à plumes et corsage à boutons étincelants, qui offrent, à ceux qui passent près d’elles, une épingle, dont la tête porte un bonnet phrygien émaillé de rouge.
282
Nous piquons l’insigne à la boutonnière. Les deux cantinières tendent une bourse.
—Pour nos blessés, citoyens!
Nous montons. La porte de la salle des Maréchaux. Une buée de chaleur brûlante. Les lustres énormes, suspendus à la coupole, resplendissent. A l’entrée, une impénétrable masse humaine. Vingt fois, nous risquons d’être aplatis contre les murs. Près de nous, des femmes, emprisonnées dans un flot de citoyens, halètent et s’épongent.
Quelle foule! La formidable haleine qui s’échappe de toutes ces bouches, la poussière que soulèvent ces milliers de semelles en perpétuelle agitation sur le parquet, obscurcissent l’atmosphère de la salle. Les dorures des corniches, les velours des portes et des logettes supérieures, tout, jusqu’aux silhouettes empanachées des Maréchaux, n’apparaissent qu’à travers une grisaille opaque. La mer des têtes s’agite, s’élève, évolue de tous côtés. Près de moi, un officier, au quadruple galon d’argent, botté, sabre au flanc, cause galamment, debout, le képi à la main, avec une grosse dame d’allure bourgeoise, qui s’évente avec son mouchoir.
Bourdonnement d’impatience. Là-haut, dans la galerie qui court autour de la coupole, un homme, l’écharpe rouge en sautoir, se penche vers l’assistance. Il remue les bras. Il parle. On n’entend rien.
Le rideau se lève. Silence.
Sur la scène, une forte femme. Peplum blanc traînant derrière elle. Ceinture rouge à la taille.
Cris. Hurlements. On trépigne. On bat des mains.
La femme chante. Son nom vole sur les banquettes. C’est la Bordas.[222]
283
Elle dit, elle mugit le chant qui l’a déjà rendue célèbre. Au refrain, c’est le délire. Toute la salle a repris en chœur:
C’est la canaille,
Eh bien! J’en suis!
Je pousse Vermersch du coude.
—Tu ne dis rien...
—Moi? Je regarde les Maréchaux...
Ah oui! Qu’est-ce qu’ils doivent se dire, les Maréchaux!
La Bordas fait un signe.
De la coulisse sort un garde fédéré, qui tient à la main un drapeau enroulé sur sa hampe. Il le tend à l’artiste, qui le saisit, le développe lentement, l’étale tout grand, et s’en enveloppe...
Elle continue de chanter.
Et c’est un spectacle empoignant. Tous les visages vont vers la Bordas. Tous les cœurs battent, sûrement. Je n’oublierai jamais cette apparition. Sur le blanc peplum, comme une large tache de sang, le rouge du drapeau frangé d’or. La chevelure étalée sur les épaules nues, la poitrine large, le bras solide et musclé, la bouche grande ouverte et tordue, le regard fixé là-haut, comme dans une brutale extase. N’ai-je point devant moi la forte femme des Iambes de Barbier—celle qui veut qu’on l’embrasse, avec des bras rouges de sang?
La Bordas, pendant qu’elle dit la Canaille, ne symbolise-t-elle pas, pour cette foule enfiévrée, attentive au moindre de ses gestes, l’armée des révoltés, l’armée de cette canaille héroïque qui se bat là-bas, par delà les remparts...
Des trépignements et des acclamations coupent ma rêverie... La scène est de nouveau déserte. La première partie du concert est achevée. C’est l’entr’acte.
—Sortons, me dit Vermersch. Agar doit venir tout à l’heure. Je vais tâcher de la voir. Je te retrouverai ici.
Resté seul, je fais des yeux le tour de la salle magnifique, 284 vidée en un clin d’œil, abandonnée pour la longue table chargée de bouteilles et de verres que j’ai vue tout à l’heure. Et je songe. Je cherche à mettre, sur les traits immobiles des guerriers de la grande épopée, des noms. Voici Ney, Lannes, Davout. Les autres, Masséna, Soult, Oudinot?... Il n’y a que quelques mois, la brillante cour impériale étalait, à cette même place où je suis, ses falbalas éblouissants... Que de choses depuis... Et, si j’avais pu deviner, que de choses encore, toutes proches... Si j’avais su que, dans quelques jours, toutes ces dorures, tous ces lustres, tout, les Maréchaux avec, allaient s’effondrer dans le plus effroyable des incendies...
—Tiens, c’est vous?
Lissagaray.
Si nous allions respirer, tout de même...
Une petite porte. Un escalier étroit qui grimpe dans le noir. Lissagaray me conduit. L’escalier mène, paraît-il, aux combles, d’où nous aurons la vue sur les jardins, et la fraîcheur. Nous sommes arrivés. Par une lucarne ouverte, le ciel plein d’étoiles. Mais il ne fait pas clair là-dedans! Si peu clair, que nous ne retrouvons plus notre point de départ. Ce n’est qu’après une demi-heure de recherches que nous remettons le pied sur les marches de l’escalier. Nous sommes vite en bas. Agar venait de quitter la scène. Vermersch n’était plus là.
Il ne nous reste qu’à partir. Nous repassons devant les deux gentilles cantinières, qui nous tendent encore une fois leur aumônière.
—Citoyens, pour les orphelins de la Commune!
La longue table du buffet est toujours là. Mais la soif, bien excusable, a fait son œuvre. Bouteilles, canettes et verres sont vides. La montagne de brioches a été nivelée au ras de la toile cirée.
Les lampions rouges du jardin fument et s’éteignent. La fête touche à sa fin.
285
Quelques jours encore, et les Tuileries elles-mêmes auront vécu.
Quelqu’un m’a raconté que, dans cette nuit sinistre où, dans Paris en flammes, le ciel semblait un gigantesque voile de pourpre et d’or, dans la nuit du mardi au mercredi 24 mai 1871, Raoul Rigault alla demander asile à un ami.
Rigault sortait de Sainte-Pélagie, où il avait fait fusiller Gustave Chaudey.
L’appartement, un cinquième, avait un balcon, Rigault se mit au balcon. Appuyé sur la balustrade, il contemplait le terrifiant spectacle, les gigantesques panaches de flammes, les tourbillons de fumée, semés de trous d’or...
—Tiens, cria-t-il brusquement, les Tuileries qui foutent le camp...
Ce que Rigault venait de voir, c’était la coupole de la salle des Maréchaux qui s’abîmait dans les flammes.
Il était exactement une heure un quart après minuit.
Avril.—Je ne sais ce qui m’a conduit sur le quai.
Je monte voir l’ami Camélinat,[223] qui est installé à la Monnaie, et qui s’apprête à frapper la nouvelle pièce de la Commune.
—Eh bien! ça va-t-il, notre pièce de cent sous?
Camélinat me conte les difficultés qu’il rencontre pour se faire livrer des lingots d’argent par la Banque. Ce n’est qu’après engagements sur engagements que M. de Plœuc a consenti à lui donner, par lots de cent mille francs, deux millions d’argent destinés à la frappe.
—Mais la Commune ne pouvait-elle pas, tout simplement, envoyer un bataillon!
Camélinat lève les bras au ciel.
Et après un silence:
—Enfin, j’ai tout de même mes lingots. Je vous apporterai ma pièce nouvelle à quelque jour.
Le mercredi, en pleine bataille, quand les coups de feu éclataient déjà dans le voisinage, par la porte de la rue Guénégaud, deux fourgons sortaient, chargés de pièces, exactement pour 153.000 francs.
Après mille détours, arrêtés à tout instant par les barricades qu’il fallait franchir, les deux fourgons arrivèrent place Voltaire, à la mairie du onzième, où s’était transportée la Commune.
Longtemps après la défaite, un témoin me raconta la scène 287 fantastique. Les combattants de la dernière heure recevant leur solde en pièces neuves de la Commune, déjà marquée par la mort.
Les fourgons avaient été abrités dans la cour intérieure de la mairie. On puisait à pleines mains dans des paniers, pleins jusqu’au bord de pièces à peine échappées du balancier.
la pièce au trident
Les pièces frappées par la Commune sont d’une exceptionnelle rareté. J’en possède un exemplaire du type connu, celui que l’on peut voir dans les vitrines du musée Carnavalet, où ont été rangés une série de menus objets et de médailles se rapportant à la période insurrectionnelle de 1871.[224]
Pourquoi ces pièces, frappées au nombre de près de cinq cent mille par Camélinat, sont-elles devenues si rares? Simplement parce que, par ordre supérieur, elles ont été immédiatement retirées de la circulation. Les grosses maisons de banque ont soigneusement écarté celles qu’elles recevaient. La direction des finances les a échangées contre des pièces moins subversives. Ce n’est que par le plus grand et le plus heureux des hasards qu’une de ces pièces peut encore être découverte dans la circulation quotidienne.
La pièce de cinq francs frappée par la Commune ne diffère pas, à première vue, des pièces de la République de 1848, dites à l’Hercule, gravées par Dupré. Une seule marque distinctive, le déférent, les fait reconnaître. Le déférent est la marque spéciale à chaque directeur de la Monnaie. Il est placé au revers, à gauche, à la partie inférieure de la pièce. Sur les pièces frappées par la Commune, ce déférent est un petit trident.
288
Étrangeté de ces pièces. La fameuse légende Dieu protège la France court tout autour de la tranche.[225]
Un jour que je blaguais Camélinat à ce sujet:
—Tu aurais dû au moins, lui disais-je, mettre: Dieu protège la Commune! C’eût été plus drôle.
Il n’y a là, bien entendu, rien de la faute du directeur de la Commune. Il fallait frapper vite. Les coins nouveaux n’étaient pas prêts. On n’eut le temps de rien changer au type de 1848. C’est ainsi que Dieu continua à protéger la France et aussi la Commune de Paris, au mois de mai 1871.
reliques
La Monnaie était devenue, en peu de jours, le réceptacle de tout ce que les ministères, administrations, monuments, possédaient de métaux précieux, sous forme d’ustensiles ou d’œuvres d’art de valeur douteuse.
Certains ministères[226] envoyèrent de la vaisselle aux armes royales ou impériales. Les trésors des églises ne furent guère inquiétés. Des patriotes zélés, probablement très peu au courant de la pacotille du culte, venaient à tout instant dénoncer à la Monnaie des richesses incroyables qu’ils avaient découvertes, un soir de club, dans tel ou tel sanctuaire.
Parfois, pour les contenter, on envoyait un employé en reconnaissance. Les objets d’art en or et en argent se réduisaient bien vite, au premier examen, à quelques vulgaires lampadaires modernes, en faux bronze doré, comme le commerce des objets pieux en fabrique à la grosse.
Les Tuileries fournirent à la Monnaie une ample moisson de bibelots. Les appartements de l’Impératrice étaient un véritable magasin d’objets de piété. Les reliquaires y furent 289 trouvés partout. Chacun d’eux copieusement garni de débris de toute provenance.
Tous les saints et toutes les saintes étaient représentés, par quelque morceau de leur enveloppe charnelle, dans l’oratoire de la superstitieuse souveraine.
Le moment venu de mettre toute cette bimbeloterie au four, le fondeur, un solide gaillard, prenant un à un les reliquaires, versés dans un panier, les jetait dans le creuset, accompagnant son geste de quelque apostrophe joyeuse.
—A toi, ma vieille Brigitte!
—Mon vieux Nis (saint Denis), tu vas passer un fichu quart d’heure.
Et ainsi pour tous les saints et saintes dont les orteils ou les phalanges se présentaient au fondeur incrédule.
Il était, un jour, arrivé au dernier.
Il le tourne, le retourne, l’ouvre.
Derrière une double porte, un morceau de chiffon. A côté, un papier sur lequel se lit l’inscription suivante: «Morceau du saint prépuce de Jésus-Christ».
—Ah! nom de Dieu, c’est trop drôle... s’exclame le fondeur... Ça doit être meilleur que de la corde de pendu...
Et, de ses gros doigts, il enfonce la relique dans la poche de son gilet.
Qu’est-il advenu du morceau du saint prépuce?
Camélinat, qui m’a conté l’histoire, n’a pu me le dire...
le dernier jour de la Monnaie
J’ai demandé à Camélinat de me fixer sur le type des pièces de cinq francs frappées, sur leur nombre, sur les circonstances qui ont entouré le départ, le mercredi 24 mai, des deux fourgons chargés de pièces, pour la mairie du onzième, où siégeait, depuis le matin, la Commune.
290
Voici la très intéressante lettre que j’ai reçue de l’ancien directeur de la Monnaie en avril et mai 1871:
Paris-Belleville, le 15 septembre 1909.
Mon cher Vuillaume,
Tu me demandes de te fixer, d’une manière complète et définitive, sur les opérations de la Monnaie, pendant ma direction, du 3 avril au 25 mai 1871.
La Monnaie n’a frappé que des pièces de cinq francs.
Elle en a frappé pour une valeur de 2.400.000 francs, représentés par les lingots d’argent qui lui avaient été délivrés, sur ma demande, par le gouverneur de la Banque de France.
Les pièces frappées sont de deux types, différant seulement par la légende frappée sur la tranche.
Les deux types ont une face et un revers communs: ceux des pièces de 1848, dites à l’Hercule, de Dupré.
Au revers, à gauche du millésime, figure un trident, choisi par moi comme déférent.
Il fut frappé pour 2.350.000 francs de pièces, types ci-dessus de 1848, portant sur la tranche la légende: Dieu protège la France.
Il fut frappé pour 50.000 francs de pièces, au même type de 1848, portant sur la tranche: Travail, Garantie Nationale.
La légende nouvelle: Travail, Garantie Nationale, fut exécutée par deux artistes: le ciseleur Jean Garnier, un des fondateurs de l’Internationale, et le graveur Lupeau. Elle doit être encore à la Monnaie.[227]
Le personnel sous mes ordres se composait de:
André Murat, chef de la fabrication; Perrachon, commissaire général; Lamperrière, chargé du monnayage, et Jean Garnier. Tous fondateurs, comme moi, de l’Internationale.
En dehors des lingots d’argent qui m’avaient été envoyés, j’ai fait usage d’une assez grosse quantité de vaisselle aux armes impériales, provenant des Tuileries et de la Légion d’Honneur, ainsi que d’objets divers et de reliquaires pris dans les appartements de l’Impératrice. Aucune des pièces jetées au creuset n’offrait le moindre caractère artistique.
Les œuvres d’art, même médiocres, étaient envoyées à la commission compétente. Ainsi il a été fait pour un très riche service 291 à bière, un pot et deux gobelets, en argent ciselé et repoussé, signés des orfèvres réputés, les frères Fannière.
Toutes les pièces de cinq francs sorties de la Monnaie, qu’elles aient été faites avec des lingots, seuls ou mélangés à de l’argenterie ouvragée, sont au titre légal.
La frappe, commencée vers le 15 avril, dura jusqu’au 24 mai.
Maintenant, voici ce qui s’est passé, ce dernier jour mercredi 24 mai.
Sur les 2.400.000 francs de pièces frappées, il restait à la Monnaie—les autres ayant été envoyées au ministère des finances—153.000 francs—soit 103.000 francs avec la légende: Dieu protège la France, et 50.000 francs avec: Travail, Garantie Nationale.
Ces derniers 50.000 francs venaient d’être frappés.
Entre midi et une heure—exactement midi 45—sortaient, par la porte de la rue Guénégaud, deux fourgons, ou plutôt deux prolonges d’artillerie, qui m’avaient été envoyées, de l’Hôtel de Ville, la nuit précédente, par le commandant L...
Les deux prolonges, conduites par des gardes du train des équipages, étaient accompagnées par un détachement—environ 80 hommes—du 232e bataillon.
Elles transportaient les 153.000 francs, moitié en sacs, moitié dans des corbeilles.
Le quai étant balayé par les halles et les obus de l’armée de Versailles, les prolonges tournèrent à droite, gagnant la place Saint-Michel par les rues abritées, Mazarine, Dauphine, Christine, Saint-André-des-Arts, faisant des tours et détours pour trouver un chemin libre, à travers les barricades.
La marche était lente. Place Saint-Michel, un des mulets attelés à l’une des prolonges tomba. Il avait reçu une balle. On coupa les traits et on l’abandonna. Puis on continua par le quai Saint-Michel. Les gardes, se retournant, faisaient le coup de feu.
On marcha ainsi jusqu’au pont d’Austerlitz. Nous dûmes présenter notre laissez-passer pour franchir la barricade qui défendait le pont. Nous prîmes ensuite le boulevard Mazas jusqu’au haut du faubourg Saint-Antoine, puis la rue des Boulets jusqu’à la rue de la Roquette, et, enfin la place Voltaire.
Il était environ quatre heures, quand nous traversâmes la place, pleine de bataillons, prêts à partir aux avancées.
Nous croisâmes le groupe qui, à ce moment même, conduisait Beaufort au mur où il fut fusillé.[228] Nous le vîmes, 292 au milieu d’une foule exaspérée, l’uniforme déchiré, la poitrine nue...
Les prolonges s’arrêtèrent devant la mairie, où, depuis la matinée, siégeait la Commune.
Les gardes montèrent au premier étage les sacs et les corbeilles contenant les 153.000 francs, dont le préposé aux finances me donna un reçu.
Ce sont ces 153.000 francs qui servirent à payer les derniers combattants.
Les gardes du 232e qui avaient accompagné les prolonges, reçurent chacun une pièce de cinq francs.
Je sortis ensuite pour aller, avec Vermorel, visiter les barricades voisines.
Voilà, mon cher Vuillaume, l’histoire du dernier jour de la Monnaie de la Commune.
Fais de cette lettre l’usage que tu voudras, et crois-moi ton vieil ami.
Z. Camélinat.
à la porte de Vincennes
Pourquoi Delescluze, le soir du jeudi 25 mai, quitta-t-il la mairie du onzième arrondissement pour aller se faire tuer, volontairement, sur la barricade qui barrait, au Château-d’Eau, le boulevard Voltaire?
Aux premières heures de l’après-midi de ce même jour, Delescluze, accompagné de plusieurs membres de la Commune, s’était rendu à la porte de Vincennes. Il s’agissait de tenter une démarche près des autorités militaires allemandes, en vue d’un armistice ou d’une proposition quelconque à transmettre au gouvernement de Versailles.
Cet incident est resté assez obscur.
Au nombre des membres de la Commune qui accompagnaient le délégué à la Guerre, était Georges Arnold.
C’est d’Arnold que je tiens le récit suivant:
Dans la matinée du jeudi—me raconta Arnold—je reçus, à la mairie du onzième, la visite d’un de mes parents, commerçant, installé boulevard Voltaire, qui me dit connaître quelqu’un qui se chargerait d’obtenir, par l’entremise des Prussiens, l’acceptation par le gouvernement de Versailles de la cessation des hostilités, à certaines conditions à débattre.
Après quelques minutes de conversation, mon parent sortit. Peu après il me mettait en présence de l’intermédiaire.
Je fis part, sans tarder, de la situation à mes collègues de la Commune, qui étaient encore une vingtaine présents à la mairie.
La proposition fut acceptée. Il fut convenu que la délégation, accompagnant l’intermédiaire—passé au rôle de parlementaire—serait 294 composée de Delescluze, Vaillant, Vermorel, et de moi-même.[229]
Nous nous rendrions à la porte de Vincennes, et, après l’avoir franchie, nous prendrions, d’accord avec l’homme qui se faisait fort de mener à bien les pourparlers, toutes dispositions pour remplir notre mission.
Nous partîmes, suivis d’un détachement de fédérés recrutés sur la place Voltaire.
Delescluze était, selon son habitude, en costume civil, chapeau haut-de-forme, pardessus gris, écharpe rouge sous la redingote. Je portais l’uniforme de chef du 164e bataillon. Mes collègues portaient l’écharpe rouge apparente, en sautoir, et, à la boutonnière, la rosette rouge frangée d’or.
Le chemin de la mairie à la porte de Vincennes se fit sans incident.
Il n’en fut pas de même quand nous fûmes à la porte.
Il était entre deux et trois heures quand nous y arrivâmes.
Les gardes de service, quand nous voulûmes franchir le pont-levis, nous barrèrent nettement le passage.
Et comme nous montrions nos écharpes de membres de la Commune.
—Non. Vous ne passerez pas!... Personne ne passera...
Delescluze se nomma.
—Non. Vous ne passerez pas.
Encore une fois, Delescluze protesta:
—Mais je suis le citoyen Delescluze, délégué à la Guerre...
—Personne ne sortira d’ici.
Et, quelqu’un ajouta:
—Nous sommes fichus... Vous resterez avec nous.
Il n’y avait pas à s’insurger. Nous convînmes d’envoyer un de nous chercher l’ordre de Ferré à la mairie du onzième.
Delescluze et nous qui l’accompagnions fûmes conduits, par les gardes, baïonnettes aux fusils, chez un marchand de vins de la place du Trône, en attendant le retour de l’envoyé.
Là, Delescluze se laissa tomber sur une chaise, écroulé, tué par la douleur et la honte.
—Je ne veux plus vivre! répétait-il. Non. Tout est fini pour moi...
Nous n’attendîmes pas l’ordre de Ferré.
Nous reprîmes le chemin de la place Voltaire, et rentrâmes à la 295 mairie, où nous mîmes nos collègues au courant des incidents auxquels nous venions d’être mêlés...
Je n’abandonnais pas cependant le projet.
Je décidai de me rendre à la porte de Montreuil.
Toujours accompagné du parlementaire, je franchis avec la plus grande difficulté les barricades.
J’arrivai enfin à la porte.
Les Bavarois s’étaient avancés jusqu’à une centaine de mètres du rempart.
Le parlementaire se rendit près d’eux.
D’après ce qu’il me dit au retour, il aurait été mis en relations avec un officier supérieur, un colonel, qui aurait écouté ses propositions, mais qui aurait refusé de s’y associer, donnant pour raison qu’il était désormais trop tard.
Quand je rentrai à la mairie du onzième, il était huit heures.
Delescluze n’était plus là.
Mes collègues m’apprirent que, peu après son retour à la mairie, il les avait quittés pour se diriger, par le boulevard Voltaire, vers le Château-d’Eau...
un témoin
Il y a quelques années de cela, à la suite d’un article sur la mort de Delescluze, je recevais d’un de mes lecteurs le témoignage suivant. Je le publie sans y rien changer:
Paris, le 14 février 1901.
Monsieur,
Je lis à l’instant votre article. Le jeudi 25 mai, Delescluze, accompagné de plusieurs officiers supérieurs de la Commune, voulait passer la barrière de Vincennes, vers deux heures de l’après-midi.
La garde de service—le 31e je crois—avait ou devait avoir la consigne de ne laisser passer personne, et, sauf le colonel Murat ou Demurat qui, avec une compagnie de garde nationale et des voitures d’artillerie, était allé chercher des munitions au fort de Vincennes, personne ne pouvait passer.
Je me rappelle, comme si c’était hier, le dialogue entre le chef de poste et les officiers.
—Vous ne passerez pas.
—Mais c’est Delescluze, le ministre de la guerre, et nous 296 voulons aller au fort pour nous assurer s’il y a les munitions nécessaires.
Explosion de rires des gardes qui entourent l’état-major.
—Ha! Ha! Ha!... On ne nous la fait pas... celle-là! Vous voulez vous tirer des pieds (sic) après nous avoir mis dans le pétrin. Restez-y avec nous. Mais vous ne passerez pas.
Parmi les officiers, quelques-uns font mine de vouloir forcer la consigne.
Mais les gardes croisent la baïonnette, et font observer que les fusils sont chargés.
Delescluze, tout habillé de noir, petit et mince, la barbe et les cheveux tout blancs sous le chapeau haut de forme (je le vois toujours), rappelle ses officiers d’une voix douce, et tous s’en retournent vers Paris, sur lequel flotte un énorme panache de fumée noire.
Les faits de cette journée sont tellement gravés dans ma mémoire, que je pourrais vous dire, heure par heure, tout ce qui s’est passé, ou, plutôt, tout ce que j’ai vu ce jour-là, depuis cinq heures du matin, heure à laquelle je quittai la villa des Rigoles, pour aller à la batterie d’artillerie de la rue de l’Ermitage, où je restai jusqu’à neuf heures du matin.
Veuillez agréer...
X. Parisien de Paris.[230]
l’intermédiaire
D’où venaient les propositions faites à Arnold d’abord, et, par lui, ensuite, à la Commune, d’entrer en pourparlers avec les Prussiens?[231]
Malon, dans la Troisième Défaite du Prolétariat français (page 454), dit que «le secrétaire de M. Washburne[232] vint 297 offrir à la Commune une proposition émanée des Prussiens pour un arrangement entre les Versaillais et les fédérés».
M. Washburne a formellement nié qu’aucun membre du personnel de la légation des États-Unis eût été mêlé à ces pourparlers.
Mais pourquoi Malon, qui assistait à la séance que tinrent à la mairie du onzième les vingt membres de la Commune encore présents, a-t-il nommé le secrétaire de M. Washburne?
Pourquoi aurait-il inventé cette fable?
Le secrétaire particulier de l’ambassadeur des États-Unis était alors M. Mac-Kean, nommé à plusieurs reprises par M. Washburne dans la brochure relatant ses démarches en vue de l’élargissement de l’archevêque de Paris.
M. Mac-Kean, qui avait accompagné M. Washburne dans toutes ses visites (à Cluseret, à Raoul Rigault) n’aurait-il pas, à la dernière heure, sans prendre conseil de M. Washburne, conçu le projet dont parle Malon?
J’ai interrogé Arnold, qui, lui, ne se souvient pas du nom de Mac-Kean.
Ce côté de l’incident reste donc encore assez mystérieux.
je ne veux plus vivre!
Peu importe.
Ce qu’il faut retenir, c’est le désespoir, la honte de Delescluze, soupçonné, injurié par les combattants de la dernière heure, traité de lâche et de fuyard...
Lui!
—Je ne veux plus vivre! répétait-il à la porte de Vincennes.
Et à Ferré, qu’il rencontra à son retour à la mairie du onzième:
—Je suis épuisé...
Dès cet instant, sa résolution fut prise de marcher à la mort...
sous l’Odéon
Mercredi 24 mai.—Dix heures. On se bat à la Croix-Rouge et rue Vavin. Le Luxembourg va être pris. Je descends, par la rue de Médicis, vers l’Odéon. Je m’arrête quelques instants sous la galerie où s’ouvre l’entrée des artistes. Là, de temps immémorial, qu’il fasse beau ou que la bise souffle, des habitués, professeurs, étudiants, simples voisins, toujours les mêmes, viennent à heure fixe, lire leurs journaux.
Des chaises de paille leur sont réservées. Ils paraissent, l’un après l’autre, choisissent une chaise, l’appuient contre un pilier. Ils vont prendre, à l’étalage du libraire, un journal, s’assoient, lisent. La lecture terminée, ils replient avec soin le journal, en ouvrent un autre.
Plusieurs restent, ainsi, une demi-heure, plus encore, et ne s’en vont que lorsque toutes les feuilles du matin, ou du soir—car ils reviennent vers cinq heures—leur ont passé sous les yeux.
Le coût de la séance est minime. Deux sous, qu’ils vont déposer, sans mot dire, avant d’abandonner la galerie, sur la table de la marchande, la femme du libraire.
Je jette un regard rapide sur la ligne des chaises.
Elles sont vides.
Une seule occupée. Le liseur m’est bien connu. Je me suis approché. Il interrompt sa lecture.
—Eh bien!... Je vous l’avais bien dit... C’est la fin...
Et son regard est plein de commisération. Il me dit, ce regard, que je suis foutu, que l’heure n’est plus à l’enthousiasme et à la folie. Et que la seule chose qu’il me reste à faire, c’est de chercher un coin où ne m’atteignent point les représailles, toutes proches.
299
La fusillade crépite à quelques centaines de pas. Ma foi, j’ai le cœur serré. Je ne songe certes pas à fuir. Mais, tout de même, j’ai un rude poids sur la poitrine...
Je ne réponds rien. Le liseur me tend la main, se rassied, reprend son journal. Moi, je file vers la rue Racine, qui me mènera au boulevard Saint-Michel, où s’élèvent, depuis la veille, les barricades.
Un coup d’œil au liseur, dont je vois une dernière fois, penchée sur son journal, la barbe rousse.
L’habitué de l’Odéon, c’est mon ancien professeur au lycée de Nantes, qui occupe la chaire d’histoire—je crois ne pas me tromper—à Louis-le-Grand. M. Lehugeur.
un pavé, citoyen
Onze heures. Je suis allé voir mon vieil ami Paget-Lupicin à l’Hôtel-Dieu. Me voici, au retour, place Saint-Michel.
—Allons, citoyen, votre pavé...
C’est une belle fille brune, en caraco noir et jupe rose d’indienne, qui m’interpelle.
En grande hâte, on achève la barricade qui défend l’entrée du quai et le Pont au Change.
Je prends mon pavé. Je le dépose sur le tas.
—Merci, citoyen.
Et, de nouveau:
—Allons, citoyen, un pavé.
—Hélas, ma gentille demoiselle, je n’y vois plus clair...
Celui qui parle, je le reconnais. Bouton d’Or, un vieux bohème, dont je revois, dans le souvenir, la face bouffie, couturée de rouge... Bouton d’Or! L’ami de Paragot, l’auteur de la fameuse complainte sur la mort de l’Archevêque de Paris. Celui qui fut tué en juin.
Ah! c’était pourtant un bien brave homme,
Que Monseigneur l’archevêque de Paris...
300
Pauvre Bouton d’Or! On raconte qu’il a occupé une chaire dans un collège. Pion, tout au moins, dans un lycée. L’absinthe l’a terrassé. Ses yeux bordés de jambon pleurent depuis longtemps d’incessantes larmes—larmes d’alcool—qui obscurcissent sa vue et brûlent ses paupières.
Nous allions quelquefois—histoire de voir réunis, serrés les uns contre les autres, le verre d’absinthe à leur portée, la pipe aux dents, ces lamentables bohèmes—nous asseoir sur l’un des bancs de l’établissement qui leur donnait asile: l’Académie de la rue Saint-Jacques, à quelques pas de la rue Soufflot. Adossés aux tonneaux de décoctions alcooliques qui garnissaient le pourtour de la salle, nous écoutions les discussions étranges et animées des pauvres bougres. Politique, art, littérature. Parmi eux, un petit homme à l’œil fou, aux cheveux grisonnants, qui se proclamait avec orgueil secrétaire de Vallès. Nous emmenâmes un jour Vallès avec nous. Il ne le connaissait pas. Mais il lui serra la main. Il conversa avec lui. Le petit homme était saoul de joie et d’orgueil. Le soir, ses camarades de bohème relevèrent sur leurs épaules, et lui posèrent sur le crâne une couronne de papier vert, en le proclamant membre de l’Académie...
Bouton d’Or m’avait reconnu.
—Oui, je n’y vois plus clair... Qu’est-ce que je vais devenir au milieu de tout cela...
Et le pauvre bohème, essuyant ses yeux d’un revers de main, pour les éclaircir, remonta vers le boulevard...
chez Lapeyrouse
Onze heures et demie.—Voilà des mitrailleuses. Deux, qu’on amène. La haute barricade est finie. Des hommes armés, ceinturés de rouge, se démènent sur la place. Faisceaux de fusils... Dans un coin, une large bande blanche avec une croix rouge...
301
L’ambulance.
Tout à l’heure, on se tuera.
Où sont les troupes? Si j’allais aux nouvelles, tout près, là sur le quai, au coin de la rue de Savoie. Chez Lapeyrouse.
Lapeyrouse, le restaurant où il m’arrive de temps à autre de déjeuner. Rigault y vient, avec des amis de la préfecture. Levraud, Sornet, Giffault, Da Costa, d’autres.
J’entre. Cinq ou six tables occupées.
A l’une d’elles, Cavalier—que nous appelons familièrement Pipe-en-Bois. Cavalier occupe le poste de directeur des promenades et plantations, ou des voies publiques, on ne sait trop. Bref, il est, comme on l’a appelé plus tard, l’Alphand de la Commune. Quand il passa devant le conseil de guerre, Alphand déclara qu’il avait dirigé ses services avec une irréprochable correction.
Deux officiers fédérés ont abordé Cavalier, qui s’est levé brusquement. Sur son facies allongé, taillé à coups de serpe, coulent de grosses gouttes de sueur.
—Je n’ai rien, rien, dit-il. Allez à l’Hôtel de Ville.
On lui réclame, à ce bon Cavalier, des hommes pour les barricades, des brouettes, des pelles.
—L’Hôtel de Ville! Voilà une heure qu’il flambe!
A une table voisine de la mienne, trois ou quatre convives, que je ne connais pas. L’un d’eux a, sur son paletot gris, une écharpe rouge, sans glands d’or. Ce n’est donc pas un membre de la Commune. Un commissaire de police peut-être. Il a raconté tout haut l’exécution d’un espion.
Je sus plus tard qu’ils parlaient de Veysset,[233] fusillé sur le Pont-Neuf.
Un garçon se précipite...
—Les Versaillais sont tout près... On les voit arriver par l’autre quai... La barricade du pont va être prise à revers...
302
Tout le monde se lève. Brouhaha. Le garçon n’a pas oublié les additions. Il me tend la mienne. Je n’ai pas de monnaie. Je jette un billet de cent francs...[234]
je rencontre Rigault
Midi. La fusillade crépite tout à l’entour. Dans une heure, deux heures au plus, ce sera la bataille.
Rue Racine, en face du café Soufflet, une voiture arrêtée près de la barricade. On en descend des caisses de cartouches que l’on range le long des pavés. La voiture vidée, on dételle le cheval blanc, pour l’atteler à une mitrailleuse restée en panne. L’attelage grimpe le boulevard.
L’ami Maître, notre chef de bataillon des Enfants du Père Duchêne.
—Où vas-tu?
—Au Panthéon.
—Sont-ils loin?
—Toujours rue Vavin, où Lisbonne[235] les arrête...
Nous longeons en causant le lycée Saint-Louis.
Maître me résume, en quelques mots rapides, la défense. La place Saint-Michel fermée par la grosse barricade de la 303 Fontaine. La rue Saint-Séverin hérissée de pavés. La rue des Écoles, le boulevard, coupés de fossés. La rue Racine, la rue de l’École-de-Médecine barricadées. Et, forteresse colossale, la barricade de la place Maubert, protégeant la retraite, par le pont d’Austerlitz, vers la rive droite et le onzième.
Place de la Sorbonne. La barricade qui va défendre l’accès à la rue Soufflot est en retard. Donnant des ordres, l’écharpe rouge en sautoir, Aconin, ancien capitaine, sous le siège, à mon 248e.
—Eh! venez donc!
—Tiens! Rigault!
C’est bien Rigault qui nous appelle. Il cause, sur la place, avec un groupe d’amis.
Nous traversons, Maître et moi, le boulevard.
Rigault est en grand costume de commandant fédéré. Tunique à col et revers rouges. Sur la bande rouge du képi, une grenade d’argent.
—Entrons au d’Harcourt.
au d’Harcourt
Le café d’Harcourt est hermétiquement clos. Du pommeau de son sabre Rigault frappe aux volets. Une porte s’entr’ouvre, laissant voir un coin de la face apeurée du gérant.
—Ah! c’est vous, monsieur Rigault... Ah! non... non... impossible...
Et l’infortuné cafetier, avançant la tête, embrasse d’un long regard d’angoisse la place de la Sorbonne, où les pavés montent, fermant les rues adjacentes, et où flambent au soleil les faisceaux des fusils.
—Allons, ouvre vite, dit Rigault nerveux. Et fous-nous la paix.
Nous entrons. La salle est obscure. Seules quelques lames ensoleillées s’échappent des jointures des volets. Nous nous asseyons. Cinq. Rigault. Un grand jeune homme en costume 304 de lieutenant, un élève des Beaux-Arts, habitué, comme nous, de la brasserie Saint-Séverin, Huet. Il a de hautes bottes de cuir jaune, qu’il étend sur une chaise, à demi endormi. Je ne connais pas le troisième. Maître est en chef de bataillon. Moi en civil et képi de lieutenant.
D’un trait, Rigault avale le verre de grenadine qu’il s’est fait servir. Il me frappe sur l’épaule.
—Tu sais... Eh bien!
Il scande ses paroles.
—Cette nuit...
—Eh bien, cette nuit?
—Eh bien... Je l’ai fait fusiller...
—Fusillé... Qui?
—Chaudey.
Maître m’a jeté un regard rapide. Huet n’a pas bougé... Il est toujours somnolent... Il doit être au courant. Peut-être—sa fatigue semble l’indiquer—n’a-t-il pas quitté Rigault depuis l’heure tragique...
—Fusillé?... Mais, comment...
Un frisson me traverse. Je voudrais parler... savoir...
Mais Rigault ne nous laisse pas, à Maître et à moi, le temps de l’interroger. Il se lève, raccroche son sabre qu’il avait détaché pour frapper aux volets... Nous sortons.
—A tout à l’heure... Au Panthéon...
rue Gay-Lussac
Midi et demi.—J’ai remonté le boulevard jusqu’à la rue Soufflot.
Je suis seul. Et je m’aperçois qu’autour de moi le silence est effrayant.
Du monde partout cependant.
Des combattants, l’arme au pied, debout à côté des pavés. Toutes les portes des maisons ouvertes. Dans les corridors, 305 des femmes pressées les unes contre les autres, aux aguets. Adossée à la grille du Luxembourg, près de l’École des Mines, une tente blanche, l’ambulance. Les aides-majors sont assis à l’entrée. A leurs pieds, les trousses de chirurgie, les paquets de charpie. Je reconnais un ami... Nous nous serrons les mains sans mot dire. Rue Gay-Lussac, sur le seuil de la porte d’un café, une femme, que nous connaissons tous au Quartier. La patronne de l’ancien Cochon Fidèle, de la rue des Cordiers. Le vieux cabaret, aux murailles peinturlurées par les habitués—on montrait une esquisse de Couture—a émigré rue Gay-Lussac depuis une année, sans y retrouver sa vogue d’autrefois. Vermersch y vient parfois déjeuner. Rigolette—ainsi on la nomme—me fait un signe de la tête. Elle nous a tous vus, plus ou moins souvent, rue des Cordiers, aux soirs de «pomponettes». Rigault y faisait, comme tout le monde, des apparitions. Quand il sera, dans quelques heures,[236] couché, la tête fracassée, à vingt pas de là, c’est Rigolette, la bonne fille, qui, affrontant les huées des lâches, ira jeter sur le mort une couverture...
Coin de la rue Royer-Collard. Une barricade ferme la rue à son entrée sur la rue Gay-Lussac. Je m’arrête un instant. Deux hommes, prêts à combattre. Mon regard, instinctivement, va aux fenêtres du troisième étage de la maison d’encoignure. Là, demeure un de mes anciens maîtres. Joseph Moutier, qui sera plus tard répétiteur à l’École Polytechnique. Il a été mon professeur de physique à l’Institution Barbet de la rue des Feuillantines, et, ensuite, mon «colleur» à Sainte-Barbe, avec le père de Da Costa, colleur de mathématiques.
Bon «papa» Moutier! comme nous l’appelions. Il me tutoie familièrement comme il le fait avec ses élèves de prédilection, 306 devenus ses amis. Je l’ai rencontré bien souvent pendant le siège, et aussi pendant ces deux mois de tourmente...
—Petit, vois-tu, ça finira mal... C’est moi qui te le dis...
Ça finit mal, en effet... très mal... Et je songe, avec attendrissement, à ce brave papa Moutier. Si je montais chez lui... Mais non... Il faut rester... Ça serait lâche de se cacher, de foutre le camp... Jamais...
Rigault avait été, comme moi, élève de Moutier. Ou bien, il l’avait connu à la Sorbonne. Car, détail ignoré de bien des gens, Rigault, qui s’intitulait professeur de mathématiques, avait quelque droit à ce titre. C’est lui qui rédigeait ce qu’on appelait de ce temps-là les feuilles du bachot, où se donnaient, chaque jour de la session des examens, les solutions des problèmes posés aux candidats. Détail tout aussi ignoré, il avait, pour la rédaction de ces feuilles lithographiées, vendues par les libraires de la rue de la Sorbonne, un collaborateur, qui était Alphonse Humbert.
Le cadavre de Rigault, tué vers trois heures de cette même journée de mercredi, resta étendu, jusqu’au lendemain soir, sous les fenêtres de Moutier.
Quelqu’un qui approchait de près l’excellent homme me dit, à mon retour d’exil, la douloureuse émotion de Moutier, qui, cependant, était bien éloigné d’approuver nos actes. Mais Moutier était un brave cœur. Il souffrit cruellement d’être contraint de subir, pendant deux jours, le lugubre spectacle.
le Panthéon va sauter!
Une heure.—Allons à la Mairie... Je redescends du côté de la fontaine de Médicis. Dans la vasque, mise à sec, deux combattants se sont installés. Les paquets de cartouches rangés au milieu. Je leur fais observer qu’ils sont à découvert de tous les côtés.
—Qu’est-ce que ça nous fout? Nous tirerons couchés.
307
Sur le balcon de la maison qui fait l’angle du boulevard et de la rue Soufflot, une demi-douzaine de jeunes gens, le fusil en bandoulière. J’en reconnais quelques-uns. Maroteau, avec sa figure de Christ. Larochette, du Vengeur de Pyat. D’autres.
Voici Vallès. Malade, me dit-il, éreinté. Trois nuits sans dormir. Il est en pantoufles de feutre, au bras d’une amie.
—A la Mairie?
Je n’ai pas le temps de répondre. Une effroyable détonation fige mes lèvres.
Un nuage de fumée noire, avec de grandes taches de feu, monte du Luxembourg, du côté de l’Observatoire. Lisbonne vient de faire sauter la poudrière, aménagée dans les terrains de l’ancienne Pépinière.[237]
Les vitres brisées sonnent sur les trottoirs. Au silence de tout à l’heure ont succédé les cris.
—Le Panthéon va sauter! Le Panthéon va sauter!...
Et à travers les barricades, les munitions, les voitures d’ambulance, une foule se presse. Où court-elle? Elle l’ignore. Avec le Panthéon, le quartier ne va-t-il pas s’écrouler dans les catacombes?
Des femmes fuient, affolées, traînant derrière elles des enfants. D’autres avec des paquets. L’une a sous le bras sa pendule... Et toujours ce cri:
—Le Panthéon va sauter!
A la Mairie, en bas, à la porte, je croise le chef du 248e, Henri Régère, le fils du membre de la Commune, qui attache son cheval aux grilles d’une fenêtre. Nous montons ensemble.
Là-haut, c’est le brouhaha de la dernière heure. Assis à des tables, des employés assaillis de demandes de réquisitions, 308 signatures de bons de vivres, d’argent pour la paye des bataillons. Je cherche des yeux les membres de la Commune. Quelques figures inquiètes. D’autres, décidés à la lutte.
En bas, la place pleine de combattants. Il y en a sur les marches du Panthéon, derrière les colonnes du portique. Partout. Il y en a même au-dessous du dôme, sur la plate-forme circulaire, qu’entoure la colonnade. Ce sont ceux-là, qui luttant jusqu’à la dernière minute, n’ayant plus le temps de descendre et de fuir, furent fusillés à la place même où ils furent faits prisonniers. Longtemps, derrière cette colonnade, on put voir, m’a assuré un témoin sûr, de larges flaques de sang...
petits chasseurs
Jeudi 25 mai.—Le lendemain de la prise du Panthéon. Au bas de la rue Soufflot. Premières heures du matin.
La barricade de la rue Gay-Lussac est toujours debout. Derrière les grilles du Luxembourg, dont les entrées sont closes, les soldats vont et viennent. Des cavaliers, la veste bleue à brandebourgs blancs déboutonnée, le bonnet de police sur l’oreille, causent et fument près de leurs chevaux, accrochés aux arbres.
Boulevard Saint-Michel, des soldats. Des canons avec leurs fourgons attelés, prêts à partir vers la bataille qui gronde au loin... A toutes les fenêtres, des drapeaux tricolores. Partout, sur le sol, des képis, des ceinturons, des gibernes, des godillots. Au coin de la rue Monsieur-le-Prince, un paquet de morts. Cinq ou six. Un autre mort étendu sur le dos, un bras replié sur la poitrine, l’autre bras allongé, la face recouverte d’un képi de fédéré. Le sang tache la barbe qui dépasse. Il doit avoir été frappé en pleine figure. Une dernière pudeur—bien rare en ces jours effroyables—a poussé quelqu’un à cacher l’horrible blessure. Je me penche pour regarder le numéro du bataillon... Si je soulevais ce képi... Je n’ose pas.
La vasque de la fontaine Médicis est pleine de cadavres. Pêle-mêle, vainqueurs et vaincus. Fusilleurs et fusillés. Combattants cernés, tués contre les pavés. Petits chasseurs, à la tunique ardoise, que j’ai vus, la veille, du haut des marches du Panthéon, traverser au pas de course la place. La mitraille de la barricade Soufflot les a fauchés comme des brins d’herbe.
Ils sont là, une vingtaine, écrasés les uns sur les autres. 310 poussiéreux, sanglants. Les yeux, que personne n’est venu fermer, sont restés grands ouverts. On les a jetés dans cette vasque la veille, après la bataille, pour qu’ils n’encombrent point la rue. Tout à l’heure, l’horrible voiture des morts—une voiture jaune de déménagements—viendra les prendre pour les verser aux fosses que l’on creuse hâtivement dans les nécropoles...
Cluny
Pas un passant. Rien que des soldats. Il me semble que tous les regards se dirigent sur le pauvre pékin fugitif que je suis... Le chapeau rond que l’on m’a donné tout à l’heure pour remplacer mon képi de lieutenant fédéré me tombe sur les oreilles...[238] Il doit me rendre ridicule... Peut-être quelqu’un va-t-il me remarquer, me fixer, me reconnaître... Si je hâtais le pas... Où... Vers l’Odéon?
Un rassemblement, tout près, rue de Médicis. Deux hommes sortent d’une maison, et après eux, deux autres. Ces deux derniers avec un brassard tricolore à la manche. La foule des soldats les entoure. Le cortège prend le chemin que je voulais prendre.
Non. N’allons pas par là.
J’ai comme un pressentiment que l’on conduit les deux hommes quelque part où ils vont être interrogés, gardés, tués peut-être...
Descendons le boulevard.
Place de la Sorbonne. Je passe vite devant le café d’Harcourt, dont la terrasse est déjà occupée par des consommateurs.
Je rase les maisons. Je songe que de chaque porte peut, brusquement, surgir un visage... Un ami... Un dénonciateur?
Les grilles du jardin de Cluny.
Assis, en rond, sur les larges dalles qui, devant la porte de 311 la salle des Thermes, figurent le tombeau d’un chef gaulois, des pioupious font la popote.
D’autres, allongés sur les pelouses, à plat ventre, le fusil près d’eux.
D’autres encore, assis sur les fûts de colonnes, accroupis entre les pattes des monstres de pierre arrachés à Notre-Dame ou à quelque antique église démolie.
Un coup de feu... Un autre...
D’où cela vient-il?
Du fond du jardin...
Je sens un heurt à l’épaule... je fais demi-tour...
—Oui, c’est moi.
Cela m’a été dit tout bas, tout bas.
L’homme qui m’aborde, je le connais depuis les premiers jours du siège. Un vieux garde de mon 248e. Il me souvient que nous ne voulions pas l’inscrire sur les rôles, quand il s’est présenté. Trop vieux.
—Trop vieux, moi! s’était-il écrié. Est-ce qu’on est trop vieux, quand on s’est battu partout, au Cloître Saint-Merri, en Février, en Juin!
Comment il était là, comment il avait échappé encore une fois à la fusillade, je n’avais pas le temps de le lui demander. Il ne tenait guère à la vie, pourtant. Il m’avait dit vingt fois: «J’y resterai. C’est ma dernière bataille.» Il ne s’était pas donné la peine de raser sa vieille barbe blanche. Il habitait, à cent pas, une soupente de la rue de la Parcheminerie. Il ne se cachait pas.
Nous marchions côte à côte.
Encore des coups de feu.
—C’est dans la cour de Cluny, me dit le vieux. On y a fusillé toute la nuit. Je viens d’en voir abattre un contre le mur de la façade. On l’a poussé au bas du réverbère.
Je suis retourné souvent, depuis ces jours sinistres, dans la cour de Cluny. Dans l’angle, au fond, à droite, c’est là qu’on tuait.
312
la boutique à Roullier
Rue des Écoles. Nous nous heurtons à la grande barricade du Collège de France.
La veille, je l’ai vue quelques heures avant la bataille. Barrant toute la voie. Haute, épaisse. Deux renflements pour les mitrailleuses. En avant, dans le chantier tout proche, comme des ouvrages d’avant-garde, les pierres énormes accumulées pour la construction de la nouvelle Sorbonne. Derrière chacune de ces pierres, formidables moellons, dressés comme des dolmens, un ou deux combattants. Plus tard, quand on relèvera ces pierres, quelques-unes jetées bas par les obus, on trouvera sous l’une d’elles, écrasé, le cadavre—le squelette—encore vêtu, d’un fédéré.
Tout près, la boutique à Roullier.
Cette boutique, qui existe encore maintenant, dépendance du Collège de France,[239] est un morceau, un grain de poussière de la tragique histoire.
Édouard Roullier, cordonnier—il signe avec orgueil «Roullier, savetier»—combattant de Juin, proscrit de Décembre.
Sous la Commune, Roullier a fait partie de la commission du travail et de l’échange à la délégation au Commerce.
Vallès, par blague, l’a pris avec lui, aux premiers jours, à l’Instruction publique.
—Roullier, assieds-toi là. Dans le fauteuil de Jules Simon.
Roullier—est-il besoin de le dire?—ignore l’orthographe. Et il s’en fait gloire.
—Je ne suis pas comme vous, sales petits bourgeois, qui avez eu des parents pour vous faire donner de l’instruction! clame-t-il dans sa longue barbe d’insurgé.
313
Un jour de février 1870, quand je faisais, avec Passedouet, mort en Calédonie, un petit brûlot, la Misère,[240] Roullier m’envoya, je ne me souviens plus à propos de quoi, un article à insérer. Je crus de mon devoir de rectifier les fautes de français. Ah! ce qu’il m’en coûta!
—Tu as fait un faux! criait-il. Je ne te permets pas cela. Ce n’est plus du Roullier. Je ne suis pas un écrivain, moi!
Roullier habite, avec sa femme, blanchisseuse, la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Il a d’innombrables enfants, qu’il traîne après lui à la brasserie Saint-Séverin, où il vient en longue blouse bleue, bien repassée. Un soir, à la fermeture, il en oublia un, qui pionçait sur la banquette. Le gosse y passa la nuit. Roullier n’avait cependant pas oublié, à son départ tardif pour le logis, l’éternel volume de Proudhon qu’il portait toujours sous son aisselle, comme un bréviaire.
—Et toi, Roullier, qu’est-ce que tu es?
Roullier empoignait son bouquin. Le plus souvent, les Confessions d’un Révolutionnaire.
—Proudhonien, foutre!
Et il remettait avec soin le précieux talisman dans sa poche.
Un soir, l’un de nous saisit le livre au passage.
—Mais, animal, il n’est pas coupé!
Roullier devint blême. Sa barbe de fleuve s’agita. Nous croyions tous qu’il allait assommer l’audacieux. Vallès se tordait. Il avait, lui aussi, promené pendant longtemps une Théorie de l’impôt, dont il n’avait jamais lu vingt lignes. Roullier, suffoqué, pris en flagrant délit, resta muet.
Roullier n’est pas que proudhonien. Il teinte son admiration pour Proudhon d’une violente couleur d’anarchie.[241] Avec 314 quelques amis de la Montagne-Sainte-Geneviève, il a fondé la Ligue des Antiproprios. Tout membre de la Ligue s’engage à ne jamais payer son terme. Le déménagement à la cloche de bois est de rigueur. Chaque membre doit son aide au camarade menacé par Monsieur Vautour. De temps à autre, Roullier arrive nous rejoindre au café—à l’un des cinq ou six cafés qui possédèrent, l’un après l’autre, l’honneur de notre clientèle, depuis le café Huber de la rue Monsieur-le-Prince[242] jusqu’à la brasserie Saint-Séverin—l’air las, harassé. Il se laisse tomber sur un siège.
—Eh bien! voyons. Tu es malade?
—Moi? Pourquoi ça?
Et, se levant, solide et l’œil vainqueur:
—Tas de clampins... de bourgeois... Si vous aviez, comme moi—et il se donnait une tape sur son large poitrail—traîné la voiture à bras tout l’après-midi...
—Quoi donc? Encore un déménagement?
—Oui... le citoyen un tel... Ah! ça marche, notre Ligue des Antiproprios... Encore un qui ne touchera pas son terme!
Et ce brave Roullier, rasséréné, heureux d’avoir joué le tour à un de ces proprios auxquels il voulait mal de mort, enfilait, pour se redonner des forces, un bock écumant...
Le croirait-on, Roullier, au fond, était un sage.
Quand vint le Quatre-Septembre, il se rappela qu’il était cordonnier. Et que, par cela même, il pouvait chausser ses concitoyens. Il se rendit adjudicataire de la fourniture des chaussures pour plusieurs bataillons de la garde nationale du quartier.
Pour installer son atelier, on lui concéda une boutique inoccupée, en bordure du Collège de France.
Nous ne vîmes plus alors ce brave Roullier que revêtu d’une ample et bourgeoise redingote. La blouse bleue, qu’il affichait 315 jadis comme un symbole, était reléguée à la blanchisserie de la citoyenne Roullier.
Par-ci par-là, j’allais à la boutique serrer la main du vieil insurgé, momentanément patron cordonnier.
Ah! ce qu’il les menait, ses «collaborateurs»!
Debout dans sa haute taille, sur le seuil de la porte, l’œil en arrêt, la barbe en bataille, Roullier les attendait, l’heure de la rentrée au travail sonnée.
—Allons! plus vite que ça! Les godillots vous attendent...
Roullier, quand vint la Commune, garda son «atelier». Je crois bien qu’il garda aussi ses fournitures de souliers aux fédérés.
Dans la matinée de mercredi, avant l’attaque du Panthéon, passant rue des Écoles, j’entrai à la boutique. Une dizaine de femmes y cousaient des sacs à terre pour la grande barricade voisine.
Roullier était là. Aussi quelques amis communs. Les fusils accotés à la muraille.
De sa voix traînante, à l’intonation faubourienne, Roullier excitait le zèle des citoyennes qui cousaient rapidement les sacs, comme il faisait sous le siège pour les souliers...
Je ne devais revoir Roullier que longtemps, longtemps après la chute de la Commune.
La barbe blonde à fils d’argent du vieil insurgé était devenue toute blanche. Il avait plus de soixante-dix ans. Pauvre comme il l’avait toujours été, il rapetassait les brodequins des petites bonnes, dans une étroite échoppe de la rue Beaubourg,[243] où j’allais parfois le surprendre pour causer des vieux jours. Il me confiait ses dernières peines, la vie dure, les jours sans pitance, ses rancœurs, souvent sa désolation.
316
—Bien la peine, me disait-il d’une voix amère, d’avoir fait Juin, Décembre, et la Commune, pour crever de faim comme un vieux chien... Un jour, vois-tu, on me trouvera pendu...
Je consolais de mon mieux le vieux camarade.
Je le rencontrai pour la dernière fois au Père-Lachaise, à l’enterrement de Longuet.
Avec deux ou trois amis, nous avions quitté le cortège pour aller faire un tour au Mur.
—Eh bien? lui dis-je, en le tirant à part.
—Je suis un peu plus content. Mesureur m’a inscrit pour une petite somme tous les mois, à l’Assistance...
Ce soir-là—nous étions restés à bavarder au cabaret qui fait face à l’entrée du Père-Lachaise—la conversation tomba sur la barricade de la rue des Écoles, sur les sacs à terre et sur la boutique du Collège de France.
—Oui, dit Roullier, que ces souvenirs ragaillardissaient... Oui, c’était le bon temps.
Quelques jours après, on m’apprenait la fin de Roullier.
Le vieil insurgé avait été, un matin, trouvé mort dans son étroite chambrette de la rue Beaubourg, où l’apoplexie, clémente, l’avait terrassé.
Il avait quatre-vingts ans.
Saint-Séverin
—J’ai déjà couru tout le quartier, reprit le vieux garde. Il y a tout un tas de morts à Saint-Séverin. On dit qu’ils ont été tués dans l’église où ils s’étaient enfermés quand ils se sont vus cernés. Ils sont alignés sur la petite place, derrière l’abside, en face la rue Galande.
Nous étions rue de la Harpe. Le vieux s’était tu. Brusquement, il me saisit le bras.
—Ils auraient bien dû me tuer aussi... Je n’ai personne au monde... Mieux aurait valu pour moi crever au bas d’un mur que crever de faim...
Et le pauvre vieil insurgé me confia, en quelques paroles 317 brèves, sa détresse. Retourner dans sa soupente de la rue de la Parcheminerie, il ne le pouvait pas. Il n’avait pas payé son logis depuis la guerre. Pas de pain non plus. Que faire? Aller se jeter à la Seine. Se faire arrêter. Il ne lui restait que cela...
Je lui glissai, en le quittant, quelque monnaie. Je ne l’ai jamais revu.
Et, en descendant, tout seul, vers la rue Saint-Séverin, je songeais à la tristesse de ce combattant obscur de toutes les révolutions, réduit à la plus noire des misères, après avoir risqué tant de fois sa peau, connu tous les enthousiasmes et vu s’effondrer tous ses rêves...
Où vais-je?
Je songe à Flotte, qui demeure rue de la Huchette.
Flotte est en sécurité. Il a servi d’intermédiaire pour le projet d’échange des otages. On sait à Versailles—où il a vu Thiers—qu’il n’a accepté aucune fonction de la Commune. Je lui ai remis, la veille, les lettres de l’archevêque. Il doit certainement être chez lui.
Il me semble que, cette fois-ci, je vais être à l’abri pour de bon. Je marche vite. L’hôtel du Mont-Blanc, où demeure Flotte, au 16 de la rue, n’est plus qu’à quelques pas de moi. Une lourde voiture est arrêtée devant la porte. Je vais mettre le pied sur le seuil, quand un frisson me secoue des pieds à la tête. Un effroyable tableau, que m’avait caché le véhicule...
Dans un renfoncement de la rue, formé par le retrait du nouvel alignement, trois femmes étendues, à demi recouvertes de paille. Je détourne mon regard. Je fuis, n’ayant eu que le temps de voir une flaque de sang noirâtre, et la jupe rouge de l’une des infortunées.
Je fuis, sans plus songer à Flotte, sans plus songer à rien, jusqu’à la place Saint-Michel.
Neuf heures tintaient au clocher de Saint-Séverin.
A onze heures, j’étais à la Cour martiale.
dans ma prison
Juin 1871.—Rue de Richelieu. En face de la fontaine Molière. Mon deuxième refuge, depuis la défaite. J’ai été accueilli là par un mien cousin, attaché à un ministère. Tout le jour, il reste à son bureau, me laissant seul avec mes pensées, ayant pour me distraire—si je puis appeler cela une distraction—la lecture des journaux qu’il m’apporte le soir, après les avoir soigneusement dissimulés dans sa poche.
Tout le monde, en ces jours de délation, est aux aguets.
Mon cousin m’a amené avec lui, tard, presque dans la nuit, me recommandant de monter avec précaution l’escalier—comme un voleur—afin que le concierge ne m’entendît pas.
Personne ne sait que je suis là-haut, prisonnier dans un petit logement du cinquième étage.
Mon fidèle cousin, en même temps qu’il m’apporte les journaux, m’apporte aussi ma nourriture. Pain, charcuterie. Je ne fume pas—pour qu’on ne sente pas l’odeur du tabac sur le palier.
Le soir, nous causons à voix basse.
Toujours le même sujet de conversation.
Comment partir. Comment quitter Paris, la France. Gagner la frontière.
Quelle frontière?
319
Londres? Bruxelles? Genève?
Par où?
Avec quel passeport?
Nul ne peut voyager en chemin de fer, coucher à l’hôtel, marcher sur les routes—sans passeport.
Ce maudit passeport, on ne peut le demander qu’à une personne amie, qui consente à prêter son nom, son identité, donc à se compromettre, si jamais la malchance voulait que le stratagème fût découvert.
Pendant les longues heures que je reste là, seul, à bâtir des plans, j’ai passé la revue de mes amis et connaissances. Je suis fixé. J’ai choisi mon homme. Le soir, je préviendrai le cousin.
—Un tel, allez voir un tel... Au quartier, nous étions amis... Nous nous sommes connus il y a tantôt quatre ans, à la reprise d’Hernani,[244] où nous étions voisins d’amphithéâtre... Ensemble, ce soir-là, nous avons tant et tant crié qu’à la sortie nous ne pouvions plus parler... Il doit se souvenir... Il ne refusera pas... Ça ira très bien... Il me ressemble comme un frère...
Le soir, le cousin rentre.
—Eh bien?
—Ton ami... Il m’a très bien reçu... Mais... Mais... Peur d’être compromis... Sa mère... Si tu te faisais prendre... Si on savait qu’il t’a prêté son passeport... S’il n’y avait que lui, il n’hésiterait pas... mais, sa mère...
—Bref, il refuse.
—Oui.
transes
Depuis que j’ai échappé à la cour martiale, les journaux que l’on m’a apportés dans mes refuges sont pleins de récits terrifiants.
320
Vallès a été tué rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, où il s’est fait traîner. Comme il se débattait, on l’a fait taire à coups de crosse dans les reins. Les soldats l’ont ensuite lardé de coups de baïonnette...[245]
Ferré, Vaillant, Cluseret, Billioray, rencontrés dans la rue, fusillés, eux aussi.
J’ai lu l’horrible récit de la mort de Varlin, arrêté sur la dénonciation d’un prêtre, fusillé aux Buttes-Montmartre, après qu’il eut gravi le plus affreux des calvaires, sous les injures et les coups.
Je frissonne en songeant aux horribles fosses du square de la Tour-Saint-Jacques, charnier plein de cadavres. Je l’ai là, ce récit, à portée de la main... Qui sont-ils, les infortunés, fusillés, pour le plus grand nombre, à l’infâme caserne Lobau, après avoir comparu, au Châtelet, devant la cour martiale du colonel Vabre?... Je le relis, ce récit...
... Ce qui épouvantait le regard, c’était le spectacle que présentait le square de la Tour Saint-Jacques. Les grilles en étaient closes. Des sentinelles s’y promenaient. Des rameaux déchirés pendaient aux arbres. Partout, de grandes fosses ouvraient le gazon et creusaient les massifs.
Du milieu de ces trous humides, fraîchement remués par la pioche, sortaient çà et là des têtes et des bras, des pieds et des mains. Des profils de cadavres s’apercevaient à fleur de terre, vêtus de l’uniforme de la garde nationale. C’était hideux. On les avait jetés là, précipitamment.
Une odeur fade, écœurante, sortait de ce jardin. Par instant, à certaines places, elle devenait fétide.
Des tapissières attendaient leur horrible chargement. Les berges du fleuve avaient reçu leur contingent de morts.[246]
Tous les jours, les mêmes épouvantables tableaux.
On pouvait venir me prendre ici—il suffisait d’une dénonciation[247]—me 321 faire descendre l’escalier à coup de crosse, comme Vallès, me pousser au mur, là, en bas... venir ramasser mon cadavre, le porter dans quelque square, l’enfouir sur la berge du fleuve...
Et je restais songeur, angoissé, tremblant parfois, la tête dans mes mains... Seul.
ceux qui dénoncent
Mon cousin rentre. L’air effaré...
—Qu’y a-t-il?
—Tiens... lis.
Il me tend un journal, me désigne du doigt un écho, en première page.
M. Maxime Vuillaume, l’un des rédacteurs du Père Duchêne, qui avait pu jusqu’aujourd’hui échapper à toutes les recherches, a été arrêté ce matin rue d’Angoulême-du-Temple.[248]
—Tu vois. Tu es recherché. Fort heureusement, pas dans ce quartier... Tu as peut-être à tes trousses quelque confrère qui te tient rancune... Qui sait si, un jour ou l’autre, en suivant ta trace, il ne te découvrira pas ici?
—Alors que faire?
—Ce que tu voudras... Tu ferais peut-être bien de changer encore une fois... Je vais aller voir X..., notre parent... Il a, rue Dauphine, un vaste magasin, où, peut-être, tu serais plus en sûreté qu’ici... en attendant mieux.
Le parent refuse. Lui aussi a peur... Il a de la famille... Si on venait à savoir qu’il a caché quelqu’un de la Commune... 322 Il serait lui-même arrêté... Que deviendrait son commerce... Les siens?...
Le lendemain soir, j’ai épluché la Petite Presse.
Plus rien.
Ce n’est que douze jours plus tard,—je venais de quitter Paris—qu’à la même place où avait paru la note du 8, j’aurais pu lire les lignes suivantes:
Des renseignements qui nous parviennent nous font connaître que le sieur Vuillaume aurait été arrêté hier, rue Racine, vers cinq heures.
Il aurait été, nous dit-on, mis immédiatement à la disposition de l’autorité militaire.
Quoi qu’il en soit, il est certain qu’au moment où nous écrivons, ce sinistre collaborateur des sieurs Humbert et Vermersch n’a pas encore été écroué au dépôt.
Chacun sait que ce zélé partisan de la Commune faisait partie du trio qui, dans le Père Duchêne, a, pendant trop longtemps, publié tant d’articles dans un style aussi ordurier que nauséabond.[249]
Plus tard, quand je fus à l’abri, on me nomma, à Genève, le joli monsieur qui s’était fait une spécialité de dénoncer ses anciens camarades. Celui-là ne s’était cependant pas privé, aux jours dorés du Père Duchêne, de venir, à deux reprises, puiser dans notre bourse alors bien garnie.
on va perquisitionner
La dénonciation n’est pas ma seule frayeur.
Autant que la dénonciation, la perquisition est à redouter.
Une perquisition?
Toc. Toc... Ouvrez... On ouvre... Des soldats, avec un sergent... Les autres sont en bas, gardant la porte d’entrée... Qui êtes-vous?... Que faites-vous ici?... Vos papiers... Êtes-vous chez vous?... Ou alors, qui êtes-vous? Ouvrez ces tiroirs, 323 ce meuble... Le sergent prend un paquet de lettres, les parcourt... Vous n’avez pas d’armes?...
Si les renseignements que vous fournissez laissent planer quelque doute, vite à la prévôté militaire, ou au commissariat de police...
Combien ont été pris, raflés, ainsi!
On perquisitionne par quartier, par îlot, par rue, par maison.
Oh! la perquisition!
On n’a pas encore perquisitionné dans ces parages de la fontaine Molière, où je suis réfugié.
Quand perquisitionnera-t-on?
Demain?
Plus tard?
Sûrement un jour ou l’autre.
Et, à toute heure, à toute minute, je soulève un coin, un tout petit coin, du rideau... Il ne faut pas que quelque voisin, d’en face, m’aperçoive, se demande qui est là, quelle est cette figure qu’il n’a jamais vue...
Je jette un coup d’œil dans les rues voisines.
Non. Rien encore. Pas de pantalons rouges. Pas de perquisition...
Je reste ainsi, parfois, des heures à regarder, derrière le rideau de la fenêtre.
Machinalement, mes yeux se fixent sur le Molière de bronze. Je détaille son masque, sa chevelure, sa moustache, son pourpoint, ses manchettes... Ah! je le connais, ce Molière!... Je la connais, la fontaine... Les moindres détails en sont gravés dans mon cerveau, aussi nets, aussi précis aujourd’hui que lorsque j’étais à épier, de la fenêtre de ma prison...
Voici le cousin.
Il est encore moins rassuré que la veille. A son bureau, on lui a parlé de moi. Quelqu’un qui connaît nos liens de parenté. Cela le tracasse... Si on se doutait par hasard que je suis caché chez lui...
Allons... il faut partir.
324
gardien de la paix!
Rue de Châteaudun. Un autre parent. Un magasin de quincaillerie. Nous arrivons au moment où le parent, le patron, va se mettre à table. Il est célibataire. Seul avec une domestique qui le sert.
Nous lui expliquons ce que l’on attend de lui.
Bon garçon. Il accepte de me garder. Il a, là-haut, au sixième, une chambre de bonne qui est vide. En attendant, j’y coucherai.
A table. Nous causons.
On frappe à la porte vitrée.
—Bonjour... Je passe... Je suis entré pour te serrer la main...
Le visiteur, il m’a suffi de lever les yeux sur lui pour que mon sang ne fasse qu’un tour.
Ce visiteur, c’est un gardien de la paix.
Un gardien de la paix—de la paix! Longue capote grise à la jupe relevée à l’avant. Képi à bande blanche. Au côté, dans sa gaine de cuir jaune, un revolver d’ordonnance... Ce revolver, celui qui en est armé a le droit de le sortir de sa gaine, de le braquer sur le passant suspect, sur l’insurgé que l’on dénonce, sur la pétroleuse—l’horrible légende fait chaque jour ses victimes—et de leur trouer la peau sans plus de façon.
Le gardien de la paix s’assied. Il a été sergent de ville sous l’Empire. Camarade de régiment du parent à qui je viens demander asile. Il boit à petits coups la tasse de café qui lui a été offerte.
—Bien content que tout cela finisse, raconte-t-il. On n’a plus une minute à soi... Je suis à la mairie, rue Drouot. A tout instant, ce sont des gens qu’on amène... Il faut surveiller tout ce monde avant qu’on ne les joigne à un convoi de prisonniers pour Versailles...
J’écoute, terrifié.
325
—Allons, à un de ces jours. Je file à la mairie.
L’homme essuie ses moustaches, rajuste son ceinturon, assure son revolver... Il me tend la main comme aux autres... Il est parti.
—Un bon garçon, me dit mon parent. Ah! tu n’as pas à avoir peur de lui...
Mais si. J’ai peur tout de même.
Je ne coucherai pas dans la petite chambre du sixième.
Le soir, après dîner, je hèle un fiacre... Une demi-heure après avoir quitté la rue de Châteaudun, je suis place de l’École-de-Médecine.
Devant les grilles, deux sentinelles font, à la rencontre l’une de l’autre, les cent pas.
Là-haut, au balcon d’une maison (disparue depuis), de la lumière à une fenêtre. J’entre. Le concierge, homme sûr, vient à moi.
—Vous allez chez M. Bellenger... Il est chez lui.
fuite
Bellenger est, chez lui, en pleine tranquillité. Le brave homme qui vient de m’aborder est sa sauvegarde. Au moindre indice de danger, il le préviendra. Chaque jour, il lui monte les journaux, des vivres. Il lui donne les nouvelles.
Le jour tombé, Bellenger sort, rasant les murs.
—J’ai rencontré X..., me dit-il en rentrant... Vallès n’est pas mort. Ce n’est pas lui qu’on a fusillé. Mais un autre. Un sosie... Maître, notre chef du bataillon du Père Duchêne, est toujours au quartier. X... l’a rencontré, l’autre soir, rue Gay-Lussac... Humbert est caché par ici... Jusqu’ici, de notre bande, il n’y a personne de pris.[250]
326
—Est-ce qu’on fusille toujours?
—Non. Quand on est arrêté, on vous dirige sur Versailles.
Je respirai... C’était toujours ça... Il me sembla, à cette déclaration de Bellenger, que ma tête était plus solide sur mes épaules.
La maison de Bellenger devait être mon dernier refuge.
Depuis trois jours que j’étais là, nous avions fait des plans et des plans de départ, de fuite... Pas besoin d’aller, tout d’un trait, jusqu’à la frontière... Sortons d’abord de Paris... On ne demande rien aux fortifications... Une fois sortis de Paris, nous verrons... Il me reste quelques billets bleus du Père Duchêne... Avec cela, à deux, nous pouvons aller loin.
Justement, voilà qu’il nous tombe—comme une manne au beau milieu d’une famine—une invitation à nous rendre, pour nous y cacher, dans une propriété, tout près, en Seine-et-Marne.
Un château, où le propriétaire ne fait que quelques rares apparitions. Un parc immense, dont les hautes futaies seront, contre les curiosités dangereuses, un impénétrable rempart.
Nous empoignons, avec joie, cette corde de salut.
Ce soir, nous dormirons pour la dernière fois place de l’École-de-Médecine.
Demain, à la gare de l’Est, à onze heures.
Nous sommes dans le train... Il roule... Attention... Les remparts... Arrêt... Des soldats prussiens qui s’approchent des portières... Le train roule à nouveau... Pas d’incidents... Dans l’après-midi, nous franchissons la porte du château... Personne ne nous a remarqués...
Ah! on ne viendra pas nous chercher ici...
imprudences
Derniers jours de juin.—Nous logeons chez le jardinier du château, pour ne point éveiller les soupçons. Le jour, nous le passons dans cette prison superbe qu’est le parc aux ombrages discrets, devisant des jours de lutte, de la défaite, des amis disparus, dont nous n’avons pas de nouvelles. Lorsque, au cours de nos promenades, nous nous trouvons en face de l’une des grilles, à travers lesquelles se déroule la campagne, il nous arrive de nous arrêter, d’attendre le passage de quelque voyageur, qui nous fixe, étonné de voir, dans ce parc d’habitude désert, deux jeunes gens inconnus, fumant tranquillement leur pipe.
—Ce n’est pas prudent de vous mettre ainsi aux grilles, nous dit un soir, au souper, la fille du jardinier. Cela fait causer dans le village. Je crois bien qu’on se doute que vous êtes des Parisiens.
Des Parisiens!
Être des Parisiens!
Cela suffit pour que l’on vous regarde, en ces jours cruels, comme des bêtes fauves, bonnes à traquer et à livrer sans merci.
N’a-t-on pas dit et répété sur tous les tons—cela n’a-t-il pas été affiché à la porte de toutes les mairies—que ces scélérats de Parisiens ont pillé, brûlé, assassiné, qu’ils ont versé aux soldats des breuvages empoisonnés, et mille autres histoires dont la moindre vaut la mort!
Pas de pitié pour ces Parisiens maudits!
Eh bien! nous sommes propres, l’ami Bellenger et moi! Bien sûr, cela va nous arriver un jour, qu’un bavard de village, 328 aux heures de causerie, sous le porche de l’église ou à la porte de la mairie, lèvera ce lièvre:
—Que diable sont donc ces deux individus qui, depuis huit jours, restent enfermés dans le parc du château! Personne ne les a jamais vus... Sûr, ce doit être des Parisiens. Si on voyait un peu ce qu’ils ont dans le ventre, ces cocos-là! Si nous allions au château?
le garde champêtre
Et ils vinrent, les braves gens!
Une belle matinée de juillet, nous étions attablés autour d’un déjeuner frugal, mais appétissant, quand la cloche de la grande porte tinta doucement, annonçant un nouveau venu.
Au milieu de la cour, le képi vert à la main, je reconnus, je sentis le garde champêtre. Il causait à la jeune fille du jardinier, qui rentra aussitôt.
—C’est pour ces messieurs, dit-elle.
Le jardinier et sa fille étaient dans le secret. L’asile nous avait été procuré par l’intermédiaire de A..., mon compagnon dans la funèbre journée passée à la cour martiale du Luxembourg. A... habitait le pays voisin et connaissait de longue date le monde du château.
—C’est le garde champêtre, reprit la jeune fille, qui vient demander les papiers de ces messieurs.
Les papiers! Nos papiers! Ni l’un ni l’autre n’en possédons, de ces fichus papiers! Pour la première fois insurgés, nous n’avons pas eu la précaution élémentaire de songer d’avance à la fuite possible, au moyen de passer la frontière.
Bien d’autres, que nous devions retrouver plus tard, s’étaient approvisionnés d’avance d’un état civil acceptable. Mais, les jeunes, qui de nous y avait pensé? On s’était jeté dans la lutte, avec toute l’ardeur et la foi du bel âge. Comme on dit, nous y étions allés de notre voyage. La défaite nous avait trouvés tous, pauvres cigales imprévoyantes, sans passeports et sans papiers propres à favoriser notre fuite.
329
Dans la cour, le garde champêtre stationnait.
—Vous ne venez pas prendre un petit verre? lui cria le jardinier, se faisant une figure joyeuse.
Depuis huit jours, nous lui avions raconté les massacres, les convois de prisonniers, toute l’effroyable hécatombe parisienne. Et il songeait certainement, le brave homme, à notre arrestation imminente, à l’emprisonnement qui nous attendait, à la mort peut-être.
—Non, non, répondit le champêtre. Quand ces deux messieurs auront fini, nous irons à la mairie.
Je le regardai, le champêtre. Un petit homme dont je vois encore l’œil chafouin, perdu sous une broussaille de sourcils rougeâtres et drus. Il avait recoiffé son képi et il attendait, la blouse bleue reluisante au soleil, appuyé sur un bâton fraîchement coupé à quelque haie du chemin.
—Il vient de Paris, me dit à voix basse la jeune fille assise près de moi. Il me l’a dit tout à l’heure.
Nous avions achevé le repas.
—Tu sais, dis-je à Bellenger, pas un mot de notre identité à la mairie. Pour moi, je ne dis rien. D’ici à notre arrivée à Versailles, nous avons le temps de réfléchir.
Le champêtre entra, salua, s’assit, but le verre qui l’attendait.
—Ah! dame! dit-il, sans qu’aucun de nous lui eût adressé la parole, dame! avec ce qui se passe, c’est pour tout le monde la consigne. Faut montrer ses papiers.
Et se levant:
—Messieurs, si vous le voulez, je vais vous accompagner à la mairie.
à la mairie
Nous partîmes tous trois. Avant de passer le seuil, je jetai un dernier coup d’œil sur la fenêtre de la chambre où nous étions, il y a cinq minutes, si confiants dans l’avenir.
Le jardinier était à sa place, immobile. La jeune fille tournait la tête vers nous.
330
Il me sembla que dans les yeux de ces braves gens perlaient de grosses larmes.
Allions-nous revenir?
Nous traversâmes le village. La mairie était à cinq minutes. Sur le pas des portes, à travers les vitres des boutiques, les gens regardaient.
—Voilà les deux Parisiens, semblait dire tout ce monde. Ils sont avec le garde champêtre. Certainement, il les a arrêtés.
Lui, le champêtre, rayonnait. Il se sentait le point de mire de tout le village. Il était le triomphateur du jour.
—Nous sommes à la mairie, nous dit-il.
Je vis le drapeau tricolore, la grille derrière laquelle étaient affichées les dernières dépêches du gouvernement. La prise de Paris. Les victoires de l’armée.
Nous fûmes introduits dans une petite salle où deux chaises de paille s’offraient à nous.
Le champêtre ouvrit la bouche.
—Maintenant, vos passeports.
Il avait dit cela durement, en homme qui sait déjà la réponse qui va lui être faite.
—Nos passeports, répondis-je. Parfaitement. Nous allons les remettre à M. le maire. Est-ce qu’il n’est pas là?
—Il va venir, reprit le champêtre. Eh bien! vous les lui remettrez. Apprêtez-les.
Au même instant, une porte s’ouvrit.
brave cœur
Le maire—c’était lui—nous fit entrer dans son cabinet et nous offrit gracieusement deux sièges. Le champêtre était avec nous. Il restait debout. Le maire lui fit signe de sortir.
Nous restâmes seuls avec le magistrat municipal.
—Messieurs, commença le maire, vous voudrez bien m’excuser de vous avoir dérangés. Vous êtes au château, chez mon ami S... (le nom du propriétaire). Je sais bien que 331 vous êtes en règle. Mais, vous ne l’ignorez pas, nous avons des ordres. Aucun étranger au pays ne peut, depuis les événements, séjourner sans montrer ses papiers. Donnez-moi vos passeports, et je ne vous dérangerai plus.
Le maire était un homme de trente à trente-cinq ans, à la figure franche et ouverte.
Je le vois encore, comme je vois tous ceux qui m’ont, de près ou de loin, côtoyé dans ces jours d’angoisse, avec ses yeux clairs, sa barbe entière et soigneusement peignée, attendant notre réponse.
Je fouillai le premier ma poche. J’en retirai un paquet de lettres, dont je m’étais muni à tout hasard. Lettres et adresses, à un faux nom bien entendu. Je les alignai soigneusement sur la table.
—Voici des lettres qui me sont adressées...
J’interrogeais en même temps le visage du maire, qu’un nuage assombrissait déjà.
—Vous n’avez rien autre chose? me demanda-t-il.
—Ma foi, non.
—Vous n’avez pas de passeport? Pourquoi? Vous savez bien...
Il lut probablement dans ma pensée.
—Allons, messieurs, dites-le franchement... Êtes-vous compromis dans les événements parisiens?... Je vois que vous n’avez ni l’un ni l’autre de papiers... Dites-moi la vérité...
Nous restions silencieux.
—Eh bien! vous ne me répondez pas...
Je fis un signe de tête affirmatif.
Le maire se rapprocha de nous. Il ouvrit une porte qui donnait dans une pièce voisine, où il nous fit signe d’entrer.
—Asseyez-vous deux minutes, nous dit-il, et attendez-moi.
Nous restâmes là cinq grandes minutes.
Qu’allait-il faire de nous, le maire!
Allait-il chercher le champêtre, dont le képi vert obsédait ma pensée?... Les gendarmes peut-être!
332
Et je me vis entre les deux gendarmes, conduit à la prison, au chemin de fer, à Versailles...
Le maire rentra.
—Je suis allé éloigner mon garde champêtre, nous dit-il. Maintenant, il vous faut filer, et vite... Pour rien au monde, je ne voudrais qu’il vous arrivât malheur par ma faute... Et, cependant, j’ai eu une maison détruite par l’incendie, rue (il nous cita une rue dont je n’ai point retenu le nom). Je vais vous conduire moi-même chez le jardinier du château. Vous ferez vos paquets. Ne perdez pas une minute... Je ne puis répondre de mon garde champêtre, qui pourrait vous poursuivre, vous arrêter à nouveau...
Brave cœur!
Cet homme tenait entre ses mains notre liberté et notre vie. Et, sans nous connaître, sans partager en rien nos opinions, au lieu de nouer nos chaînes, il les brisait, et nous ouvrait tout grand le chemin de la délivrance.
Cinq minutes après, nous étions avec lui au château.
Nous le quittâmes dans la cour pour rentrer chez le jardinier, mettre rapidement cette bonne famille au courant de la situation, faire nos maigres paquets, et demander des indications sur la route.
Il fut convenu que nous nous dirigerions séparément, par des chemins différents, pour rejoindre une gare voisine.
Un quart d’heure et nous étions prêts.
Dans le parc, où il se promenait en attendant notre départ, le maire nous souhaita bon voyage.
—Vite, vite, ne perdez pas votre temps, nous dit-il. Je ne serai tranquille que lorsque je vous saurai loin... Et n’allez pas à la gare d’ici... Le garde champêtre peut s’y être rendu, s’il se doute de quelque chose.
Nous serrâmes la main de ce maire excellent, et nous sortîmes par une porte du parc qui donnait sur la campagne.
Une heure après, nous nous retrouvions, Bellenger et moi, à une gare de bifurcation. Le soir même, nous étions à Troyes.
Troyes
Je me souviens de notre arrivée à Troyes. La ville était occupée par les Prussiens. Sur la promenade, les soldats ennemis faisaient l’exercice. Nous restâmes longtemps à les regarder. Depuis deux mois que nos yeux étaient habitués aux uniformes, glorieusement souillés par la bataille, des fédérés, ces fantassins aux boutons brillamment astiqués, aux tuniques brossées avec soin, nous firent l’effet de soldats de vitrines des magasins d’habillement militaire.
Nous ne pouvions pas regarder éternellement les Prussiens. Il fallait songer au logis, à la table, à ce que nous ferions demain. D’abord le soir. Précisément, en face de nous, l’enseigne d’une auberge. Entrons.
La patronne est au bureau.
—Vous voulez une chambre? Vous mangez à la table d’hôte?
Et elle nous indique du doigt la porte de la salle à manger. La table d’hôte est déjà au complet. Il reste quelques places au bout. Nous allons nous y asseoir.
Oh! cette table d’hôte. Pendant une grande heure, nous écoutons les conversations, les exclamations que se renvoient, par-dessus nos têtes, avec des voix vibrantes, les convives, presque tous des voyageurs de commerce qui recommencent leurs tournées, interrompues par la sinistre bagarre. Plusieurs viennent de Paris. Ils racontent ce qu’ils ont vu, ce que l’on dit. Les incendies. Les fusillades. Toutes les horreurs de la lutte sanglante.
334
—Vous savez, dit l’un, le fameux Félix Pyat? Eh bien, on l’a fusillé et on a trouvé sur lui un million en billets de banque...
—C’est pas étonnant, souligne un gros homme. Déjà en 48, il en avait emporté un tas.
—Et puis, ce gros cochon de Courbet, celui qui a démoli la colonne, on l’a trouvé chez une femme. On l’a fusillé aussi...
Et mille histoires semblables.
Les morceaux restaient dans mon assiette. Je sentais une chaleur monter à mon front. Et le bavard continuait. Je devais l’écouter... Enfin, on enleva le dernier plat, on servit le café. Je respirai. Ce dîner m’avait semblé de la longueur d’un siècle.
les deux gendarmes
Tout à coup, une vision me cloue sur ma chaise. Par la porte du fond de la salle, deux gendarmes aux buffleteries blanches, le chapeau en bataille, entrent et se dirigent vers nous.
Oui, c’est bien vers nous, et pas vers d’autres... Je vois distinctement tous les yeux se tourner vers notre place... Sûr, ils ont un mandat. Le champêtre a télégraphié. Nous sommes foutus.
Les deux gendarmes s’arrêtent. Je vois mon café tout trouble. Ils enlèvent leurs chapeaux, détachent avec un bruit de ferraille leurs sabres, qu’ils accrochent aux patères du mur. Ils ôtent leurs gants, qu’ils posent sur la table. Toujours debout, ils passent la main sur leurs moustaches. Ils s’assoient, s’interrogent mutuellement du regard comme pour se concerter... Tout cela a bien duré une minute. Enfin d’une voix tranquille, l’un d’eux dit:
—Deux mazagrans et le cognac!
C’est tout ce qu’ils sont venus chercher.
Nous nous levâmes de table, subitement rassérénés.
335
consternation
Notre joie devait être, hélas! de courte durée. Nous avions projeté d’aller faire un tour en ville avant de rentrer à l’hôtel. J’avais hâte de voir de mes yeux l’occupation prussienne, dont je n’avais fait qu’entrevoir la parade.
Quelle figure faisaient ces gens-là le soir, à la lueur des becs de gaz, autour des tables de café, côte à côte avec les habitants?
Nous passions devant le bureau de l’hôtel, prêts à franchir le seuil, quand la voix de la patronne nous hèle:
—Ces messieurs voudront bien me montrer leurs passeports?
Quoi! Encore ces maudits passeports! On ne peut donc ni voyager, ni se reposer, ni dormir, sans avoir, imprimé sur la face, le timbre de la police.
—Oui, oui, en rentrant, répondis-je. Nous allons faire une partie de billard.
Notre tranquillité s’était changée en une noire consternation. La partie de billard fut lugubre.
Nous avions choisi un café isolé, redoutant désormais les lumières, les sociétés nombreuses où nous pouvions être reconnus. Le café était vide. Seul, un soldat prussien fumait une longue pipe, accoudé devant un verre de bière, muet, bien étranger certainement à nos préoccupations et aux plans de départ que nous faisions en poussant machinalement nos billes.
—Il nous faut prendre le prochain train, dis-je à Bellenger. Nous filerons sur le Jura, à Dôle. J’ai là un oncle, qui nous recevra, en attendant que nous puissions passer la frontière. Le vieux soldat—mon oncle avait fait les guerres d’Afrique—m’en voudra bien un peu d’avoir démoli la colonne. Mais, le premier moment de mauvaise humeur passé, il m’aime trop pour ne pas se dévouer corps et âme à notre évasion.
336
—Parfait, dit Bellenger. Mais, d’ici au Jura, on nous demandera encore nos papiers. A table d’hôte, tout à l’heure, un voyageur racontait que sur le parcours de Paris à Lyon, on avait visité trois fois le train, et emballé tous ceux qui n’étaient pas en règle.
—Eh bien! nous verrons. En attendant, l’express est à dix heures. Déguerpissons rapidement.
Nous nous dirigeâmes vers la gare. La pluie tombait. Les rues de la ville avaient un aspect sinistre. L’express n’était qu’à minuit. Pendant deux heures, les cafés étant clos, il nous fallut battre le pavé, raser les arbres des promenades, croisant à chaque pas une bande de soldats prussiens en goguette, ou une patrouille dont nous voyions luire au loin les canons des fusils et resplendir les casques.
passeports
Minuit. Nous avons pris place dans un compartiment de première. Pour ressembler à de bons et pacifiques voyageurs, j’ai acheté au buffet un pâté, que je mets bien en évidence. Allez donc prendre pour un insurgé un bon bourgeois qui voyage en première et qui emporte un pâté!
Le sifflet de la locomotive fend la nuit. Arrêt. Moment d’anxiété. Rien. Deuxième station, rien encore. Troisième, toujours rien.
Le jour commence à poindre. Il se lève tout à fait. Je consulte l’indicateur. La prochaine station est Chaumont. Dans un quart d’heure, nous y sommes.
Le train ralentit.
—Chaumont! Chaumont!
Je passe la tête à la portière. Le train est arrêté à quelque cent mètres de la gare.
—Chaumont! Chaumont! Cinquante minutes d’arrêt!
Pourquoi ces cinquante minutes d’arrêt? Et comme un 337 éclair, la perquisition passe devant moi. A peine ai-je eu le temps d’y songer, que le cri retentit:
—Messieurs les voyageurs, préparez vos passeports!
—Cette fois, nous y sommes, dis-je à Bellenger.
Je regarde de nouveau par la portière. En tête du train, un groupe de cinq à six personnes. Deux gendarmes. Ils ne viennent pas, comme la veille à l’hôtel, prendre leur mazagran! Un homme en noir tient le premier plan.
Il se retourne. Je vois, autour de son ventre, flamboyer,—car elle flamboya à mes yeux,—la ceinture tricolore. Plus de doute. Dans cinq minutes, le commissaire est sur notre dos. Une seconde d’entretien, et nous sommes ses prisonniers.
Je suis du regard les perquisitionneurs. Un des gendarmes ouvre le compartiment, s’y introduit. L’autre fait faction à la porte. Le commissaire, que son écharpe accroche au trottoir, attend. Je vois descendre, une, deux personnes. Puis, le gendarme qui a fini son inspection. Il dit quelques mots au commissaire, en montrant les voyageurs descendus. Le commissaire s’adresse à ces derniers, semble les interroger rapidement. Puis le groupe se dirige vers le compartiment voisin, où le gendarme renouvelle son manège.
J’explique cela à Bellenger. Nous causons, quand notre porte s’ouvre.
C’est le gendarme.
—Messieurs, nous dit-il très poliment, veuillez me montrer vos papiers.
Nous sortons, comme devant le maire qui nous a sauvés une première fois, nos papiers, nos lettres...
—Vous n’avez pas de passeports?
—Ma foi non. Voici nos billets. Nous avons pris le train à Troyes à minuit, appelés à Dôle par un deuil de famille. Nous n’avons pas eu le temps d’aller à la préfecture. Il nous faut absolument être à Dôle ce soir. Nous n’avons même pas dîné.
Et je montre du regard le pâté.
338
Mais rien de cela ne satisfait le gendarme qui, se dirigeant vers la porte, nous dit:
—Descendez, messieurs, vous vous expliquerez avec M. le commissaire... Vous pourrez peut-être reprendre ce train, ou, tout au moins, le suivant... Le commissaire comprendra très bien... Moi, je ne peux pas.
Et je vois le large dos bleu du gendarme, qui d’abord bouche complètement la portière, s’abaisser vers la voie et disparaître, laissant libre la porte... Plus que ces deux marches à descendre... avant d’être prisonnier. Cette fois pour tout de bon.
Fichus passeports, va.
oublié!
Ici se place l’un des plus extraordinaires épisodes de cette fuite plus qu’étrange, où je rencontrai tous les dangers et où j’échappai à tous, par un inexplicable et persistant bonheur.
L’ami Bellenger, qui occupe le coin voisin de la porte ouverte, descend sur la voie. Je le vois qui met le pied sur le trottoir, tenant encore la poignée de la portière. Je le suis lentement, et je vais moi-même entrer dans ce vide au fond duquel, à un mètre au-dessous, c’est pour moi le conseil de guerre et le bagne,[251] lorsque, violemment, la porte du compartiment se referme.
Je reste sur le seuil de la porte. Mais, alors!... Le gendarme. Il m’a cru descendu.... La pensée me vient qu’il peut reconnaître son erreur, compter ses prisonniers... Il en trouvera un de moins... Il va revisiter les compartiments. Il sera pressé. Il se contentera de monter sur les marchepieds et de regarder par la vitre... Je suis seul... Si je me cachais, là, sous la banquette... 339 De cette façon, il croira que le compartiment est vide.
Et je me glisse sous la banquette. Comment diable ai-je fait pour m’introduire dans cette niche étroite? Souvent, je me suis posé cette question. Ce que c’est que la conservation personnelle! Bref, j’y suis, sous la banquette, la garniture en étoffe blanche rabaissée. Le gendarme peut maintenant regarder par la vitre, il ne pourra voir aucune parcelle de mon être.
Passa-t-il, le gendarme?
Je ne l’ai jamais su...
Ce que j’en fis, des réflexions, sous cette banquette, pendant les quarante minutes que dura mon incarcération forcée! Je songeais à mon compagnon, moins heureux que moi. Je le voyais, suivant mélancoliquement le groupe, interrogeant les figures de ses co-arrêtés, s’expliquant avec le commissaire.
Et s’il revenait! Si on les laissait en liberté, et s’il remontait dans le wagon, il serait bien étonné de ne m’y plus voir!... A-t-il dû faire un nez, quand il a vu que la portière se refermait sur moi!... S’il avait eu l’idée, en montant à Troyes, de prendre ma place au lieu de prendre celle qui l’a perdu, ce serait moi le prisonnier, et lui l’homme libre... Ma foi, mieux vaut que cela soit ainsi et même...—ô égoïsme—qu’il ne revienne pas... On songerait peut-être à moi... Qu’il aille au diable, cet imbécile de Bellenger. Je suis sauvé. C’est tout ce qui m’intéresse.
Mais voilà que le train s’ébranle... Il roule tout d’abord... Puis ce sont les rudes cahots des plaques tournantes... Nous devons passer en gare... Ne sortons pas... Le train roule bien cette fois... Attendons encore deux minutes... Sortons.
Je suis si bien écrasé, je me suis fait si petit, qu’ô stupeur, il ne m’est plus possible de sortir de ma cachette... Si j’allais y rester, et que l’on dût venir me délivrer... Allons, un coup d’épaule, quitte à se meurtrir et à se déchirer... Je pousse... Enfin, ça y est. Je suis libre.
Drôle de sensation de revoir, seul, la campagne.
340
Pauvre ami! Où est-il?
Une station. Langres. Rien. Deux gendarmes, les bras croisés, regardent passer le train.
Imbéciles! Vous pouvez regarder...
Autre station. Auxonne. Je mets la tête à la portière. Il me semble que je vois encore, comme à Chaumont, un commissaire en redingote, avec l’écharpe traditionnelle.
Encore une visite! Mieux vaut descendre, bien que mon billet me conduise jusqu’à Dole.
Je ne songe même pas que s’il y avait vraiment visite, on ne laisserait pas sortir de la gare les voyageurs.
Je saute hors de mon compartiment. Je vole vers la porte de sortie. Je donne mon billet. Je ne veux pas entendre la voix de l’employé qui me crie:
—Mais, monsieur, monsieur, votre billet est pour Dôle, et vous n’êtes qu’à Auxonne.
Je m’en fiche un peu. Tout ce que je veux, c’est ne plus mettre les pieds dans ce chemin de fer, où, toutes les deux heures, on réclame un passeport que je n’ai pas, et dont l’absence est pour moi toute une menace.
joyeuse aventure
Ah! non. Je ne remettrai pas les pieds en chemin de fer! D’Auxonne à Dôle, j’irai à pied, s’il le faut. Je me rappelle, que tout jeune—j’avais six ans—je suis venu à Auxonne avec ma mère. Nous avons pris, précisément pour aller à Dôle, une grande patache jaune, qui, subitement, apparaît, la même peut-être, à vingt pas de moi, attelée devant une auberge. Le cocher grimpe sur son siège. Je n’ai que le temps de me ranger. La patache s’est ébranlée. Dix minutes plus tôt, je filais avec elle.
J’entre à l’auberge. Je me fais servir à déjeuner—j’ai abandonné mon pâté dans le tragique compartiment—et, 341 ensuite, je demande si l’on peut me préparer une voiture pour Dôle.
—Mais, monsieur, me répond la patronne, le train va passer.
Je prétexte une indisposition.
—Bien. Alors, dans une heure.
Je sors en attendant. Je passe les vieilles fortifications d’Auxonne. Je m’engage sur une longue route blanche, bordée de vignes. Tout à coup, derrière moi, le galop de deux chevaux. Je songe aux chevaux de gendarmes. Ce sont deux officiers prussiens qui vont à la promenade.
Le soir, j’étais à Dôle.
—A quel hôtel descendez-vous? me demande mon guide.
—Près de la grand place, répondis-je à tout hasard.
A l’hôtel — il y en a toujours un sur une grand place—je demande où habite M. Vuillaume, ancien militaire, chevalier de la Légion d’honneur.
—M. Vuillaume? A deux pas.
Et on m’indique une petite maison.
Me voici donc au port. Je cours vers la petite maison. Je sonne. Une bonne vient m’ouvrir.
—C’est bien ici M. Vuillaume? Je viens le saluer de la part d’un de ses parents.
—Oui, me répond la fille... M. Vuillaume, le décoré?
—Oui.
—Eh bien! Entrez ici. Je vais le chercher.
La bonne sort et rentre aussitôt.
—Je croyais Monsieur à la maison. Il est sorti.
La fille est bavarde. Elle ne tarit pas en éloges sur son maître.
—Quel brave homme! Et puis décoré de la médaille militaire, de la Légion d’honneur! Ah! mais! Il s’est joliment battu en Crimée, en Italie, à Solférino, où il a laissé sa jambe.
—Comment! Laissé sa jambe! criai-je ahuri. M. Vuillaume a perdu une jambe à Solférino?
342
La bonne me regarde, stupéfaite.
—Mais vous ne saviez pas?
—Mais, M. Vuillaume n’est pas mon oncle! (J’avoue ainsi que je venais voir mon oncle.) Mon oncle, qui s’appelle aussi M. Vuillaume, et qui est aussi décoré de la Légion d’honneur et de la médaille militaire, (il y a un tas de Vuillaume par là) a ses deux jambes solides.
—Ah! vous voulez parler de M. Vuillaume, de Poligny, reprend la bonne! C’est votre oncle? Fallait le dire, que c’était celui qui avait ses deux jambes. Il habite à Poligny, rue Travot.
J’appris ainsi que si je voulais trouver mon oncle, le vrai, il me fallait me remettre en route.
Je remerciai la petite bonne, qui me reconduisit à la porte d’entrée:
—Ah! je vais raconter cela à mon maître, quand il va rentrer, me dit-elle en me saluant, ce qu’il va rire de bon cœur!
accueil
En route donc pour Poligny, où j’arrive à la tombée de la nuit.
Mon guide payé, je m’engage dans la rue Travot. Mon oncle, le vrai, est debout sur l’une des marches de la porte de sa maison.
Je vois se détacher, dans la pénombre du soir qui vient, sa haute stature, sa face énergique et pleine de bonhomie à la fois. Il m’a reconnu. Je vois ses yeux s’agrandir, sa tête se porter en avant... Je suis devant lui... Il ne bouge pas d’une semelle...
—Entre... Derrière cette porte.
J’entre... Lui, reste immobile...
D’un coup, il se retourne.
—Ah! te voilà, animal! Je te croyais cependant bien mort... Ou tout au moins dedans... Les journaux l’ont dit... ma femme a mis le journal de côté... te le montrera tout à l’heure... Ah! canailles que vous êtes tous...
Mais mon oncle, s’il crie fort, n’a pas du tout le visage en colère.
Je me hasarde:
—Oui, oui, mon oncle, je sais. Vous m’en voulez pour la colonne. Nous en recauserons... Ce que j’ai faim et soif!
L’excellent oncle me saute au coup, m’embrasse.
—Ah! oui, tu vas me conter ça. Comment tu t’es sauvé... D’abord tu n’as rien à craindre ici. Je suis ami avec tous les gendarmes... Je fais tous les jours ma partie avec eux. Il y en a qui étaient de mon régiment. Ne montre cependant pas ton nez dehors.
344
Nous nous mettons à table. Tout en lampant force verres de ce marc exquis que tiennent en réserve les vignerons du Jura, je raconte à mon oncle les péripéties de ma fuite. Ses yeux se mouillent—à lui, vieux soldat d’Afrique, qui doit en avoir joliment vu—au récit de mon passage à la cour martiale.
—Ah! tu en as échappé une belle... Qu’est-ce que tu veux... En temps de guerre... Et puis, après ce que vous avez fait...
Je crus qu’il allait me servir encore sa colonne.
Le récit du wagon à Chaumont le fit rire à gorge déployée:
—Ah! ton imbécile d’ami! criait-il en avalant d’énormes rasades... Où est-il maintenant... En prison, pour sûr...
Vers minuit, nos yeux se fermaient à tous deux.
La bouteille de marc était à moitié vide.
la chambre aux Prussiens
L’oncle rompit le silence.
—Maintenant, je vais te monter dans la chambre aux Prussiens. C’est bien assez pour toi.
La chambre aux Prussiens est un grenier, tout en haut de la maison. Par une lucarne, on aperçoit les toits rouges de la ville.
—Et surtout, nom de Dieu! Pas le nez à la fenêtre. C’est la consigne.
Mais il fait nuit. J’ai la tête quelque peu alourdie par les fumées du marc du Jura. Je soulève le rideau. Les étoiles brillent sur le ciel d’encre. Les montagnes dessinent leurs gigantesques échines, comme un troupeau de mastodontes... Par là-bas, c’est la Suisse...
La Suisse! Terre de liberté! Guillaume Tell! Helvétie hospitalière! Le décor superbe, le silence, la tranquillité d’âme, m’invite aux souvenirs lyriques...
Vallons de l’Helvétie
Objet de mes amours...
345
Ah, oui! Quand donc foulerai-je ton sol tranquille, Suisse chère aux proscrits! Quand donc ne reverrai-je plus les buffleteries blanches et la bleue tunique de nos vaillants Pandores? En Suisse, certes, il doit y avoir aussi des gendarmes. Mais, assurément, de pacifiques et peu subtils gendarmes, avec des sabres qui n’ont jamais découpé que les fromages de gruyère de leur pays, épais comme des pavés de pain d’épice, larges comme des roues de carriole. O fromages suisses aux doux yeux de gazelles... les yeux des gendarmes de la libre Helvétie doivent ressembler aux vôtres... Mais les gendarmes de France... Brrr!
Et ma foi, au fond, suis-je assez bête de m’émotionner! Zut pour les gendarmes, pour leurs tuniques et pour leurs buffleteries! Mon oncle est leur ami. O gendarmes qui m’avez jusqu’ici procuré de si mauvais instants, je me fous décidément de vous...
Mon oncle m’a raconté tout à l’heure, pendant que nous vidions la bouteille de marc, ce que c’est que la chambre aux Prussiens.
Comme tous ses compatriotes, il a dû loger l’ennemi. En sa qualité d’ancien guerrier, chevalier de la Légion d’honneur, décoré de la médaille militaire, rentier et propriétaire, il a vu arriver un beau soir, porteurs d’un billet de logement, deux gaillards à casque à pointe, qui réclamaient de lui une hospitalité forcée. Deux sous-officiers.
—Que veux-tu! me disait le vieux brave. C’est la guerre. Moi aussi, j’ai souvent logé chez l’habitant. Je n’avais rien à dire.
Mon oncle s’anima subitement. Un éclair passa dans ses yeux.
—Mais, ces deux cochons-là! Figure-toi qu’ils ne parlaient pas un mot de français... Ils commencèrent tout de suite à faire du vacarme, tapant leurs sabres sur les murs... Ils m’avaient sûrement pris pour un pékin...
Et redressant sa haute taille:
—Un pékin, moi! Ah! ça n’a pas traîné... J’en empoigne 346 un au collet... Je lui fais faire demi-tour... Je lui fous le nez sur ma photographie, du temps où j’étais en Afrique, mon portrait en marchis-chef... Au fait, tu ne m’as jamais vu en marchis-chef?
—Si, si, mon oncle, quand vous veniez en vacances chez papa.
—C’était rien, ça. Tu ne m’as jamais vu à cheval à la tête de mes hommes. Ah! mille tonnerres! Quand je me souviens de ce temps-là!
Et le vieux marchef, qui, avec ses 1 m. 90, avait dû être un admirable soldat, s’enthousiasmait, jurant que, s’il n’avait pas été retraité, les Prussiens en auraient vu de dures!
—Voyons, mon oncle, calmez-vous, lui dis-je doucement. Si vous criez si fort, vous allez faire venir les gendarmes.
L’oncle eut un sourire d’affectueuse pitié. Il retourna à ses Prussiens.
—Oui, reprit-il, je lui fais faire un demi-tour... Je le fous devant ma photographie... Un autre demi-tour... Je lui fous le nez sur ma croix...
Il fallait entendre avec quelle intonation le vieux marchis parlait de sa croix!
Sa croix!
Je crois que celui qui eût jeté un regard de travers sur le cadre ovale, sous le verre duquel elle reposait, au-dessous d’un large ruban rouge, se serait exposé à passer un fichu quart d’heure.
—Oui, ma croix! reprit l’oncle. Et je lui gueule dans l’oreille, au Prussien: «Si tu touches à celle-là, mon vieux, gare à toi! Et, maintenant, demi-tour à gauche, et allez ronfler tous les deux là-haut.» Mes deux bougres ne se le sont pas fait dire deux fois, comme tu dois t’en douter. Ils ont enfilé l’escalier sans broncher. Je leur avais fait mettre deux matelas par terre. Le lendemain ils sont descendus tout gentils. Je crois bien que la veille ils étaient saouls. Ils m’ont parlé dans leur charabia. Ça devait être des excuses. Depuis 347 nous avons vécu en bons amis. Bons amis, tu comprends, comme on peut l’être avec des Prussiens. Mais, enfin, vois-tu, entre soldats, même pas du même pays, ça n’est plus comme avec des pékins...
Et, essuyant sa moustache, mon oncle conclut:
—Un communard! ça ne vaut pas plus qu’un Prussien. Tu vas coucher là-haut.
Je m’endormis dans la chambre aux Prussiens, heureux et tranquille pour la première fois depuis les terribles jours. Je vis danser jusqu’au matin, dans un nuage vague, des gendarmes suisses bons enfants, des croix de la Légion d’honneur, des fromages de gruyère, et de gentilles petites Suissesses qui m’accueillaient sur la libre terre d’exil.
Ah! le beau rêve! le bon sommeil, abrité sous l’aile de l’ange-gardien—le bon ange de la gendarmerie de Poligny.
apparition
Vers les onze heures, je descendis, frais et dispos. Je retrouvai l’oncle à son poste d’observation, debout sur les marches, fumant sa pipe.
Je m’étais assis derrière la porte vitrée, et, là, nous causions à mi-voix. Subitement, mon oncle rentre, ferme la porte d’entrée.
—Est-ce que tu serais déjà filé? Depuis deux minutes, je vois un escogriffe—c’était un de ses mots favoris—qui se promène dans la rue et qui regarde toutes les maisons, l’une après l’autre. Je ne connais pas cette figure-là... Tiens, le voilà qui s’approche... Regarde...
—Qu’as-tu? me dit l’oncle, voyant mon trouble.
—Ce que j’ai! Mais, mais, c’est lui...
—Mais qui, lui?
—Qui? L’ami. Celui qui a été arrêté avec moi à Chaumont. Je vous ai conté l’histoire hier soir... Comment diable est-il ici!
348
L’excellente face de mon oncle passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel dont peut s’imprégner la peau d’un vieux brave qui en a vu de tous les calibres, au cours des trois congés successifs de sept ans, qui lui avaient valu les suprêmes honneurs de marchis-chef d’artillerie, médaillé et enfin décoré. Bien sûr, il n’avait jamais vu un simple pékin, ou plutôt deux simples pékins, avoir en vingt-quatre heures de si drôles d’aventures que les nôtres.
—Comment! lui! Mais tu m’as dit hier qu’il avait été foutu en prison par le commissaire!
Bellenger—car c’était lui—était toujours au milieu de la rue, hésitant.
L’oncle alla à lui.
—Vous cherchez M. Vuillaume. C’est moi. Entrez.
Lorsque l’ami fut entré:
—Nom de Dieu! exclama le vieux soldat, est-ce que vous allez tous venir ici, les uns après les autres? J’en ai assez. Et...
La figure de Bellenger marquait un effarement profond. Il voyait certainement l’oncle fort en colère, ce qui n’était pas, car l’excellent homme se radoucit vite et, tendant sa main:
—Les amis des amis sont les amis. Vous êtes ici comme le neveu,—chez vous. Il est onze heures. Je m’en vais faire ma partie... avec les gendarmes. A midi, nous déjeunons.
Et, s’adressant à moi:
—Tu lui feras la leçon. Pas le nez dehors. C’est la consigne. Vous me raconterez tout ça avec la côtelette. Je ne peux pas rester plus longtemps. Il est déjà onze heures cinq. Voilà cinq minutes que je devrais être au café.
Le brave homme, que vingt et un ans de ponctualité militaire avaient coulé dans un moule chronométrique, avait ainsi toute sa journée réglée à la minute.
—Eh bien? dis-je à Bellenger.
—Mais, et toi, avant tout. Comment as-tu fait?
Je lui racontai mon histoire. Il reprit:
—Quand je fus sur le trottoir de la gare de Chaumont, 349 déjà une dizaine de personnes avaient été prises, faute de passeports. Deux femmes. On en ramassa encore quatre ou cinq. Au départ du train, nous étions une quinzaine. Le commissaire nous quitta sans mot dire. Nous restâmes seuls avec les deux gendarmes qui nous conduisirent, à travers la ville, jusqu’au commissariat. Nous attendîmes jusque vers neuf heures, nous racontant mutuellement nos infortunes. La plupart de mes co-arrêtés étaient des négociants ou des ouvriers qui n’avaient pas pris la précaution de se munir de passeports, et qui, je le sus plus tard par le commissaire lui-même, purent repartir par le train suivant, après avoir justifié de leur identité.
—Et toi, est-ce que tu as aussi justifié de ton identité? dis-je en riant.
—Moi! mais tout ce qu’il y a de plus facilement. Je n’ai nullement caché mon identité. Mieux que cela, c’est le commissaire lui-même qui s’est chargé de la reconnaître. Tu pourrais voir à la gare de Dôle, où, avec un peu de bonne volonté, l’employé du chemin de fer le retrouverait, le billet que nous avions pris à Troyes, timbré et signé de ce même commissaire de Chaumont qui m’a arrêté.
J’ouvris les yeux tout grands:
—Comment? Le commissaire! Timbré ton billet, à toi...
—Dame! Il ne l’aurait très probablement pas fait pour tout le monde. Et, au fond, je préfère avoir été arrêté seul... J’ai tout lieu de croire que toi, tu y serais resté... Écoute.
malin commissaire
Mon tour venu, commença l’ami, je suis introduit chez le commissaire. Sans lever la tête, il m’interroge:
—Vous avez été trouvé dans un compartiment du train express, passant à Chaumont à quatre heures du matin, sans passeport!
—Oui, monsieur.
350
—Vous vous appelez?
—Henri Bellenger.
Le commissaire lève la tête.
—Vous vous appelez Henri Bellenger? Tiens, j’ai connu un monsieur Henri Bellenger, jadis, à Châteauroux... Mais, c’est bien vous... Vous ne me reconnaissez pas?
Je dois à la vérité de dire que je ne reconnaissais encore que vaguement ce brave commissaire, qui m’avait connu à Châteauroux, et qui avait l’air d’avoir conservé de cette connaissance un souvenir qui ne pouvait que m’être agréable en ce moment.
—Mais, oui, vous vous rappelez bien, j’étais de ce temps-là commissaire à Châteauroux. Vous, vous étiez employé dans une librairie...
C’était exact.
—Comment diable n’avez-vous pas pris de passeport? Ah! vous avez de la veine d’être tombé sur moi? Ça vous aurait fait avec un autre une fichue affaire. Ah! ces canailles de Parisiens, ils nous en donnent du fil à retordre! Dire qu’il a encore fallu, ce matin, que j’aille trimer sur le quai...
Et, après une pause de quelques secondes:
—Ah! pour le coup, vous allez déjeuner avec moi... Nous causerons du vieux temps...
Et voilà comment, sans avoir eu besoin de donner d’autres explications, je suis tombé sur un commissaire qui m’avait connu jadis et qui m’a invité à déjeuner... Un fort bon déjeuner, ma foi.
—Où allez-vous? me dit mon commissaire, quand l’heure du départ fut arrivée.
Je lui montrai mon billet.
—Vous allez à Dôle? Mon cher, vous pourriez encore être arrêté en route. Je vais vous viser votre billet. Vous n’aurez qu’à le montrer si on vous demande quelque chose. Vous direz que vous êtes envoyé à Dôle pour mon service.
De mieux en mieux, pensai-je. Me voilà bel et bien de la police. Pour le coup, je n’ai plus rien à craindre.
351
Le commissaire prit mon billet, y imprima un superbe timbre qu’il illustra de sa griffe. Il me reconduisit à la gare, me mit dans le train. Quand la locomotive siffla, il me criait encore, en saluant de la main:
—Bon voyage! Et quand vous repasserez, venez me demander la côtelette de l’amitié.
—C’est merveilleux, dis-je... Et cela vaut mieux, en effet, qu’il t’ait arrêté que moi, qu’il n’avait pas connu à Châteauroux... Et tu es arrivé à Dôle? Comment as-tu eu l’idée de venir ici nous retrouver?
—A Dôle, quand j’ai demandé, à l’hôtel, où demeurait M. Vuillaume, ton oncle, dont tu m’avais parlé, ancien militaire, décoré, j’ai appris ton aventure, qui avait déjà été racontée par la petite bonne. On m’a dit que tu avais filé sur Poligny. J’ai couché à Dôle et me voici.
A ce moment, l’oncle rentrait.
—Midi deux minutes! s’écria-t-il. Nous devrions déjà être à table.
Il fallut que Bellenger racontât de nouveau son histoire.
L’oncle riait à en étouffer. A la fin, il dit sentencieusement:
—Ce qu’ils sont bêtes, ces pékins de commissaires. Ah! si ç’avait été un soldat! vous ne l’auriez pas foutu dedans comme cela.
—Alors, mon oncle, vous auriez mieux aimé que l’ami Bellenger fût pincé?
—Tonnerre de Dieu! reprit le brave homme. Ne me fais pas dire ce que je ne veux pas dire. Je n’ai pas appris le latin. Je puis bien m’embarbouiller... Mais, ça ne fait rien, tu seras bien d’avis avec moi que ces pékins-là, c’est vraiment trop bête de laisser échapper deux gaillards comme vous... Allons, à votre santé!
Et, après avoir choqué nos verres, il enfila sous ses lèvres riantes une colossale et limpide rasade.
départ
Nous n’étions qu’à trente kilomètres de la frontière. Il y a là, au pied de la montagne, un petit village, les Rousses, à cheval sur la ligne qui sépare la France du canton de Vaud. Souvent j’avais entendu parler des Rousses par mon père, qui racontait d’effrayantes histoires de contrebandiers de son temps. Je crois même me rappeler que son père à lui, mon grand-père, un fier lapin qui avait une douzaine d’enfants—je ne l’ai jamais connu, l’excellent aïeul—devait tremper de temps à autre dans ces histoires.
Atteindre les Rousses, c’était la liberté.
Comment les atteindre?
D’une façon bien simple. En trouvant un homme sûr qui, mis au courant du secret, nous conduirait en voiture au point le plus proche, de façon que nous puissions franchir la frontière sans passer devant le poste de gendarmes de la route nationale.
Et, pendant les heures de notre prison de famille, nous consultions une carte de la région que nous avait procurée l’oncle. Nous marquions d’un trait rouge les chemins. C’est là que nous irons. Et puis, nous arriverons là, à ce croisement de routes. Les gendarmes sont là. Ensuite, il n’y a plus qu’un saut.
Un jour, l’oncle entra, rayonnant:
—Ça y est. J’ai trouvé ton homme. Un vieil ami de ton père. Il a sa voiture. Vous partirez le soir. Vous coucherez à Champagnole. A la pointe du jour, il vous conduira à deux cents pas de la frontière. Là, il vous abandonnera. C’est si près, qu’il vous verra passer.
353
A entendre l’oncle, cinq minutes après avoir serré la main de notre guide, nous pouvions le saluer de notre casquette, levée au soleil de la libre Helvétie.
Le jour du départ arriva. Il y eut, ce midi-là, grand déjeuner chez l’oncle. Jusqu’aux tout petits enfants, tout avait été invité. Je vois encore une vieille et bonne tante, l’unique sœur de mon père, la tante Françoise on l’appelait, dévote, qui pleurait de joie en m’embrassant, moi, qui avais été de la Commune! Adorable femme! Elle reprochait à son frère le soldat de ne pas l’avoir avertie plus tôt de ma présence...
—Je l’aurais caché dans l’église, disait-elle.
Après le déjeuner, elle fila, silencieuse, en me jetant un dernier regard.
—Elle va prier pour toi, me dit l’oncle. Elle sait que tu dois passer la frontière demain matin. Je parierais, ajouta-t-il avec un gros et bon rire, je parierais qu’elle sera demain à la première messe.
vers le Jura
Le programme fut exécuté de point en point. Cela ne se brouilla qu’à la fin, lorsque nous fûmes arrivés à la dernière étape, aux deux cents mètres qui nous restaient à franchir.
—Vous voyez bien ce chemin blanc, nous dit notre guide, eh bien, il ne vous faut pas prendre par là. Suivez ce petit sentier. Toujours à gauche. Sans cela, vous tomberez sur le poste-frontière. Les gendarmes ne vous diraient très probablement rien. Mais il vaut mieux encore passer derrière eux que devant.
Une dernière poignée de main.
—Vous me ferez signe, hein! de là-bas. Je ne vous verrai peut-être pas. Mais je serai content tout de même.
En marche!
Hélas! nous manœuvrâmes tout à rebours.
Brusquement, devant nous, à vingt-cinq pas, une petite 354 maison grise. Un banc. Et, sur ce banc, un gendarme en culotte et veste de coutil gris, tirant des bouffées de sa pipe. Le képi bleu à bande blanche me fit tressaillir.
Si près du but!
—Pas de blague, dis-je à mon compagnon. Lentement, et allumons une pipe. Ça donnera confiance.
La pipe allumée, nous marchâmes tranquillement. Le gendarme salua. Nous aussi.
—Voilà la borne, me dit, tout bas, Bellenger.
A quelques pas, la borne-frontière se profilait.
Ah! cette fois, c’est fini. Encore dix pas... cinq... un. Nous y sommes. La voilà, cette borne bénie, avec, d’un côté, l’écusson de France. Un aigle ou un N. Je ne sais plus. Mais le côté suisse, je l’ai toujours dans l’œil, cet écusson du canton de Vaud. C’est fini. Nous sommes libres. Le dernier homme qui nous ait salués sur la terre française, c’est précisément le gendarme, qui nous venge ainsi de toutes les terreurs que nous ont imposées ses frères et amis.
—Ça ne fait rien, dit Bellenger, marchons. Nous ne connaissons pas le pays. Si le sentier faisait un détour, nous pourrions nous retrouver en France. Le meilleur est de marcher jusqu’à ce que nous rencontrions un village, où nous puissions vraiment nous reposer à l’ombre du drapeau suisse.
Et nous marchons, nous marchons. Je me retourne pour voir si nous apercevons notre vieux guide. Rien. Je lève ma casquette et je l’agite.
Nous grimpons à travers les sentiers rocailleux, à l’ombre des pins gigantesques. Nous sommes en plein Jura, respirant l’air pur et odorant de la montagne. Autour de nous, les mousses montrent leurs fleurettes blanches. Les roses des Alpes ouvrent leurs corolles. Nous en cueillons une brassée, regrettant de ne pouvoir vivre en ces temps heureux, où, au détour du chemin, le voyageur pouvait déposer son offrande au pied de quelque divinité protectrice.
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contrebandier
Un toit de grosses tuiles rondes. Un chalet. Un paquet de maisons. Une auberge. Un jolie fille sur le pas de la porte. Entrons.
—Où sommes-nous ici?
—Saint-Cergues, monsieur.
—En Suisse?
La belle fille se mit à rire.
—Eh oui! canton de Vaud.
—Alors, servez-nous à déjeuner.
Un homme s’est approché. Figure embroussaillée. Yeux enfoncés dans l’orbite. Un gros chien l’accompagne et le suit pas à pas. Les pieds disparaissent sous un tas de chiffons informes qui lui font comme des pieds d’éléphant. Drôle de compagnon.
L’homme nous aborde.
—Vous n’êtes pas de la montagne, messieurs, nous dit-il, car je vois que mes pattes vous semblent extraordinaires.
Et riant, d’un bon rire, qui éclate, sonore, dans le silence des arbres:
—Vous n’avez donc jamais vu de contrebandier?
Un contrebandier! un insurgé, lui aussi! Quelle rencontre, après toutes nos luttes!
—Eh parbleu! contrebandier mon ami, mon frère, topons là. Et, à table ensemble! Nous ne sommes pas contrebandiers, mais nous sommes bien pis.
La belle fille avait apporté un gigot froid presque entier et du vin aux reflets d’or.
L’homme aux pieds d’éléphant arrachait, de sa mâchoire de sanglier, des tranches énormes de gigot, qui disparaissaient comme des feuilles mortes dans un gouffre...
Nous lui racontons notre histoire. Nous lui disons que nous sommes deux Parisiens, tout à l’heure encore poursuivis et traqués, comme il l’est lui-même tous les jours...
356
—Ah! tonnerre, hurlait-il. Si je vous avais connu, c’est moi qui vous l’aurais fait passer, la frontière, à la barbe des gendarmes... Ah! je les connais, les sentiers... A propos, qu’est-ce que c’était que ça, la Commune?
Nous lui dîmes rapidement les colères et les rêves de ceux qui l’avaient faite. Colères de vaincus. Rêves de précurseurs. A nos paroles, l’œil du contrebandier s’allumait d’une joie fauve.
—C’est ça, la Commune! criait-il entre deux énormes bouchées sanglantes. Ah! nom de Dieu! Si j’y avais été...
Nous dûmes apaiser son enthousiasme. Il voyait déjà rougir dans le ciel l’aurore de la prochaine...
—La Commune! Moi aussi, je suis de la Commune! En guerre, chaque jour, avec les douaniers qui me guettent et qui me foutraient une balle dans la peau, s’ils voyaient dépasser ma frimousse à l’angle du rocher...
Et, sombre:
—Je ne suis pourtant pas un voleur. Je travaille comme un chien—avec toi, mon vieux, dit-il en caressant l’énorme bête qui fixait sur lui ses grands yeux clairs—plus qu’un chien. La femme et les petits en vivent... Allons, messieurs, bonjour... Je file...
Le chien suivit le maître. Le contrebandier disparut sous bois.
Et nous restâmes tous deux, pensifs, le cœur serré, songeant à cette révolte de tous les jours qui mord au cœur une part de l’humanité...
au port
Nous descendons le Jura, presque en courant. A nos pieds se développe l’immense nappe bleue du lac, qu’encadre le grandiose rideau des Alpes, éblouissantes sous l’ardent soleil de juillet.
Libres! Plus de gendarmes! Plus de passeports! Plus 357 de commissaire! Plus de prison, plus de bagne, plus de fusillade!
Après trois heures de descente vertigineuse, nous sommes à Nyons. Un bateau à vapeur nous ouvre ses flancs.
Genève!
Où dirigeons-nous nos pas?
Bien sûr, quelques-uns des nôtres ont déjà mis le cap sur la ville hospitalière. Mais où diable les rencontrer? Il est six heures. Si nous interrogions quelque passant?
Un solide gendarme suisse—ça doit être un gendarme—est là de planton, à la sortie du bateau.
Si je demandais au gendarme? Un gendarme suisse, ça doit être tout ce qu’il y a d’aimable. Allons-y.
—Pardon, monsieur le gendarme. Est-ce qu’il y a un café où se réunissent de préférence les étrangers?
Le gendarme me toise. Il veut évidemment être un sérieux gendarme. Il a l’air de me répondre que cela lui est bien égal. Ou plutôt il ne me répond rien du tout. Je réitère.
—Nous venons pour la première fois ici... Nous sommes Français... Nous voudrions retrouver des camarades...
—Bon! bon! s’exclame alors le guerrier. Je vois ça. Vous êtes des Parisiens.
—Eh! ma foi, oui, monsieur le gendarme.
—Vous en trouverez au café du Nord, de vos amis... Tenez, vous n’avez qu’à traverser le square...
Eugène Razoua
Quelques jours après. Au café du Nord. Dès les premières arrivées, ç’a été le rendez-vous. L’horizon est superbe. La croupe bleue du Jura. Les hauts sommets neigeux qui enserrent le lac. Cette croupe du Jura, je cherche, sur le sombre tapis de ses forêts, la trace blanche de la route que j’ai descendue en courant. Libre, libre enfin...
Cinq heures et demie, battant.
—Tiens, Razoua?
Razoua s’assied. Il bourre sa pipe, arrose goutte à goutte l’absinthe blanche qu’on vient de lui verser.
Il est là depuis dix minutes quand deux hommes s’approchent.
—Vous êtes bien M. Razoua.
—Oui... Et après?
Ce «et après,» Razoua l’a dit d’un air rogue. L’ancien spahis—Razoua a été maréchal des logis en Afrique—n’est pas très accueillant pour ceux qu’il ne connaît pas. Et puis, a-t-il flairé quelque chose?
—Monsieur, répond l’un des hommes, puisque vous êtes M. Razoua, veuillez nous suivre...
—Je vois, dit Razoua. Vous êtes de la police.
—Oui, monsieur. Excusez-nous. Nous avons l’ordre de vous arrêter.
Razoua se lève, secoue la pipe entamée qu’il tient à la main, la remet dans son étui. Tout cela avec le plus grand flegme. Il boit la dernière gorgée d’absinthe blanche qui reste au fond de son verre.
—Allons, amis, aujourd’hui moi, demain peut-être d’autres, vous... qui sait?...
359
Nous le voyons s’éloigner avec les deux hommes.
Nous restons atterrés.
—Une belle hospitalité! pensai-je. Ce n’est qu’un changement de prison.
A dîner, je rencontre deux ou trois amis. Avec eux un citoyen genevois, ancien proscrit de Décembre, qui a pris la nationalité suisse. Notre conversation roule tout entière sur l’arrestation de Razoua. Je lui communique mes craintes, les nôtres à tous.
—Il vaut mieux en avoir le cœur net, dit en guise de conclusion l’ami genevois. Il doit y avoir quelque chose là-dessous. Vous devriez tout simplement aller rendre visite, dès demain matin, au chef du département de police, et lui exposer nettement votre situation. Vous ne risquez rien.
en paix
Le lendemain de bonne heure, j’étais dans l’antichambre du haut magistrat cantonal. J’avise un huissier. Je m’attendais à poser une heure. Je suis fort surpris quand l’huissier me dit tranquillement:
—Frappez à cette porte.
Je frappe. J’entre. Un homme est assis devant un grand bureau.
—Monsieur le chef du département...
—C’est moi, monsieur. Que désirez-vous?
Sans autre préambule:
—J’étais hier au café du Nord, lorsque deux de vos agents sont venus arrêter mon ami, M. Razoua.
Le chef de la police genevoise m’interrompt.
—Alors, vous êtes aussi de la Commune?
—Oui, monsieur.
—Vous vous appelez?
Je dis mon nom, ce que j’avais fait.
360
—Je suis venu franchement vers vous. Si je devais être arrêté, comme vient de l’être mon ami, je préférerais continuer ma route, quitter sans tarder la Suisse, remonter vers la Belgique...
—Non, reprit le chef de police. Restez. Des demandes d’extradition nous ont en effet été faites...
Et, parcourant une liste:
—Votre nom n’est pas mentionné. Si nous avons arrêté M. Razoua, c’est pour vider, une fois pour toutes, la question. Si aucune preuve de délit de droit commun n’est fournie par le gouvernement français, nous le remettrons en liberté.[252]
—Vous m’autorisez à reporter cette conversation à mes camarades?
—Mais oui. Comme vous voudrez.
Je restai à Genève. Aucune preuve de délit de droit commun ne fut, bien entendu, fournie contre Razoua. Ne l’accusait-on pas, dans l’imbécillité de la répression, d’avoir volé une valise et une paire de bottes dans la chambre qu’il avait occupée lors de son commandement à l’École militaire!
Ce roman de la paire de bottes eut un réel succès à Genève. Les sociétés populaires protestèrent, avec la plus grande énergie, contre la violation du droit d’hospitalité. Razoua fut remis en liberté.
Et il ne fut plus jamais question d’extradition des communards en exil.
Genève
Juillet 1871.—Le matin. Je suis à Genève de la veille. Quelle bonne nuit—la première tranquille depuis les horreurs de la défaite—dans le petit hôtel, voisin de la gare, où je suis descendu! Plus de perquisitions. Plus d’arrestations. Plus de frayeurs qui tiennent l’œil ouvert et l’oreille aux aguets. Je suis libre. Libre. Je descends d’un pas léger la rue du Mont-Blanc. Le colosse de glace scintille là-bas, loin, loin—en France. Il ne me prend nulle envie d’aller l’admirer de près. J’ai trop peur encore des gendarmes.
Quelqu’un me tombe sur les épaules, m’étrangle de ses deux bras, m’embrasse à pleines joues.
—On m’a dit hier soir que tu étais ici...
C’est Brunereau.[253]
Brunereau, le commandant du 228e bataillon. Le «terrible fourreur de la rue des Martyrs», comme l’appellent les journaux versaillais. Brunereau s’est battu comme un lion. Il est à Genève depuis une quinzaine déjà.
Brunereau est mêlé, depuis les dernières années de l’Empire, 362 au mouvement politique. Il est grand ami de Félix Pyat, et de Gambon.[254] Beau-père de Gromier, secrétaire de Pyat, qui a lu au banquet du 21 janvier 1870, à Saint-Mandé, le toast fameux «à la petite balle». Il me raconte qu’on l’accuse, dans son quartier, d’où il reçoit des nouvelles, de tous les méfaits. Sa boutique de marchand de fourrures de la rue des Martyrs étant toute proche de Notre-Dame de Lorette, on veut absolument qu’il ait tenté de mettre le feu à l’église. C’est lui qui a fondé le club qui s’est tenu le soir dans le sanctuaire! C’est lui qui a tout fait! Et c’est pour cela qu’il est le terrible fourreur.
Brunereau, en me racontant cela, rit de son bon rire.
Je le regarde pendant qu’il parle. La défaite n’a pas entamé son corps trapu et solide. Sur ses larges épaules, une tête puissante, un visage volontaire, au front têtu, où brillent deux yeux noirs. La barbe et la moustache grisonnantes.
Brunereau me nomme ceux qui sont là.
—Arnould est ici. Martelet.[255] Claris. Alavoine. Legrandais.[256] Cœurderoy. Chardon...
—Chardon est arrivé?
Et tout de suite, je revois, devant moi, l’ami Chardon, dans son brillant uniforme de colonel commandant l’ex-préfecture de police. Chardon a très grand air sous l’uniforme. Grand, droit, la carrure imposante, la moustache blonde barrant la face pleine et rougeaude, les yeux bleus à fleur de tête, il porte à merveille—il a été soldat—la tunique à revers rouges et à boutons dorés. A cheval, il est magnifique, quand, l’écharpe rouge de membre de la Commune en sautoir, les 363 glands d’or battant sur la garde du sabre, les bottes à l’écuyère étincelant au soleil, le képi aux cinq galons d’or sur l’oreille, il passe sur le boulevard Saint-Michel, suivi, à distance, de son ordonnance. Parfois, s’il aperçoit quelqu’un de nous à la terrasse d’un café, au Cluny, au Soufflet, au d’Harcourt, il arrête sa monture, descend, jette les rênes à l’ordonnance, qui, respectueusement, attend le citoyen colonel.
Un soir, comme le canon tonnait furieusement du côté d’Issy, j’ai rencontré Chardon, avec deux officiers de son état-major, filant au grand galop de leurs chevaux, brûlant le pavé.
—Où vas-tu? lui ai-je crié.
—A Issy. Ça chauffe, me jette à la volée un des cavaliers.
Nous étions alors aux premiers jours de Mai.
Je n’ai plus revu Chardon depuis. Souvent, après la défaite, songeant à ceux dont on n’avait plus de nouvelles, j’ai pensé au brillant colonel... Vivant?... Mort?
Il vit.
—Alors, il est ici?
—Oui. Il n’y a guère plus d’une huitaine qu’il nous est tombé un soir au café du Nord, sans crier gare, encore tout frotté de poussière de charbon...
Et, comme j’interrogeais du regard:
—Ah! c’est vrai. Tu ne sais pas. Eh bien, pour passer la frontière, Chardon s’est entendu avec d’anciens camarades des ateliers du chemin de fer d’Orléans, où il a été ouvrier chaudronnier. Avec la complicité du mécanicien et du chauffeur du train de Genève, les braves gens l’ont enfermé—oui, enfermé—dans le charbon du tender. Ils avaient aménagé, dans le tas de houille, une cachette, une vraie cellule, où le fugitif s’est enterré jusqu’à Bellegarde. A Bellegarde, arrêt du train, visite des passeports. Mon Chardon est bien tranquille. Le train remis en marche, les amis l’ont délivré... Il était si joyeux de mettre le pied sur le pavé de Genève, qu’il n’a même pas pris la peine de se foutre un coup de brosse. On aurait dit un mineur sortant de son puits.
364
—Mince! m’exclamai-je en riant.
—Nous allons le voir?
—Tout de suite.
—A deux pas. C’est là. Rue du Cendrier.
Nous nous sommes arrêtés en face d’un atelier de chaudronnerie. Derrière les vitres, cinq ou six hommes debout devant les établis. L’un d’eux tourne le dos à la rue, en bourgeron et culotte bleus.
Brunereau frappe à la vitre.
L’homme au bourgeron se retourne.
Chardon. C’est lui. Le membre de la Commune, élu par le treizième arrondissement, le colonel doré, botté et éperonné, aujourd’hui retourné à ses cuivres, à ses robinets, à ses marmites, dont l’atelier est plein, reluisants ou vert-de-grisés.
Dès qu’il m’a vu, Chardon s’est précipité.
—C’est toi, petit... Nom de Dieu... Ce que je suis content.
L’heure de fermeture de l’atelier est proche, Chardon serre la main de son patron et celles de ses camarades. Nous partons tous trois.
—Je vais faire un brin de toilette. Je demeure là, tout près, rue Guillaume-Tell. Dame! Ce n’est pas tout à fait le chouette appartement de la Préfecture... Un cabinet de douze francs par mois... Dans une demi-heure, au Nord.
La demi-heure écoulée, Chardon, ponctuel, la moustache relevée, l’œil bleu rieur, veston de velours noir et canne à la main, nous rejoignait. Un officier de cavalerie en civil. L’uniforme, hélas, est loin...
Nous allons dîner tous trois, dans un restaurant, aujourd’hui disparu peut-être, chez Juge, dont les fenêtres donnent sur le Rhône.
Toute la soirée, on s’en doute, nous parlons des jours disparus, des amis dont on n’a pas de nouvelles, de Rigault, que quelques-uns s’acharnent à vouloir vivant, de ceux dont la mort est certaine, et que nous ne reverrons jamais plus.
—Il se fait tard—il est dix heures—nous dit brusquement 365 l’ami. Vous savez, moi, il faut que je sois à l’atelier à six heures.
Durant tout son séjour à Genève, Chardon ne quitta pas son établi de la rue du Cendrier. Il n’y avait guère de jour, où, passant par là, je n’aille faire avec lui deux doigts de causette.
Je revois encore, dans mon souvenir, encadrée dans la devanture du magasin de chaudronnerie, la haute stature de Chardon, sa chemise largement ouverte découvrant le poitrail perlé de gouttes de sueur tachées de vert—le vert-de-gris du cuivre, sur lequel il battait sans relâche.
A quoi songeait, pendant ces longues heures, l’ancien membre de la Commune?
Je le lui demandai un jour.
—Ça ne t’a rien fait de te remettre, tout de suite, comme ça, au travail?
—Moi? Ça ne pouvait tout de même pas durer toujours, d’être colonel... Je n’y pense plus du tout.
Si. Il y pensait. Chaque soir, son travail fini, il revenait à nous, et c’étaient d’interminables causeries sur ces journées dont le souvenir ne pouvait s’arracher de notre mémoire.
Ouvrier d’élite, Chardon ne tarda pas à se faire remarquer. Une puissante société de construction genevoise l’envoya en Égypte, puis à la Havane et à Haïti, installer des machines à glace du système Raoul Pictet. Il resta à Port-au-Prince, où il ouvrit un restaurant et fit une petite fortune.
Un soir de 1900, on vint me prévenir au Radical que quelqu’un me demandait.
C’était Chardon, que m’amenait Alavoine.
Chardon, toujours un colosse. Mais un colosse dont la panse s’est développée. Tout son être respire l’aisance. A sa boutonnière, un ruban tricolore.
—Qu’est-ce que c’est que ça? Te voilà décoré, maintenant! Si la Commune revenait, ça ferait bien sur ton uniforme...
366
—Mon vieux, me dit Chardon, quand nous fûmes dehors, ça, je l’ai gagné aussi sur un champ de bataille. Au cours d’une épidémie là-bas. Il paraît que je me suis distingué. On m’avait parlé du ruban rouge. J’ai mieux aimé prendre ce petit bout de ruban tricolore, qui est modeste, mais qui récompense, comme l’autre, les actions d’éclat.
—Tricolore! T’as pas honte...
Chardon s’était retiré dans son pays natal, à Vierzon. Il y mourut, estimé et aimé de tous. Il avait une sœur religieuse. On m’a dit—mais je ne saurais l’affirmer—que, n’ayant laissé aucune instruction à ses proches, l’ancien membre de la Commune, l’ancien colonel commandant la Préfecture de police, l’ami de Raoul Rigault, de Ferré et de Duval, fut enterré à l’église.
Genève
Fin juillet 1871. A la terrasse du café du Nord. Massenet, Cœurderoy, Fesneau, Noro, moi. Massenet a été quelque chose comme colonel d’armement. Cœurderoy, chef de bataillon dans le neuvième. Fesneau, président de la Ligue du Midi. Noro, colonel de la quatrième légion. Nous parlons de nos évasions. Comment sont partis les uns et les autres. Massenet conte qu’il a emprunté l’uniforme d’un sien parent, officier de gendarmerie. Survient Edmond Bazire, l’ancien rédacteur de la Marseillaise de Rochefort.
Bazire ne s’est pas trop compromis pendant la Commune. Il n’a guère fait autre chose que d’envoyer des correspondances à la Liberté de Bruxelles. Mais il a fort mauvaise réputation. Dans les environs de juin 1870, un jour que l’empereur sortait, en voiture, par le guichet du quai, Bazire s’est hissé sur les épaules de ses voisins, et il a crié de sa voix zézayante: «Vive la République!»[257] Il a fréquenté, à Paris, le salon de Nina,[258] où visitaient des gens suspects, comme Raoul 368 Rigault. Il n’en fallait pas plus pour être arrêté et enfermé à l’Orangerie.
—Tu t’assieds?
Bazire prend place. Massenet finissait son récit.
—Moi, commença Bazire, c’est bien plus drôle. Je suis venu ici dans un corbillard...
Nous partons d’un éclat de rire. D’autant plus sincère que ce brave Bazire, avec sa chevelure noire, épaisse et frisée, sa face aux traits tirés, ses gros yeux qui roulent, et son bras infirme qui remue toujours, a bien l’air le plus lugubre du monde.
—Dans un corbillard! Ah! Ah! exclame Noro, railleur.
—Voilà. Je cherchais un passeport que je ne trouvais pas. On vient me dire qu’un ami conduisait hors frontière le corps de sa femme, récemment décédée. Il m’offre de l’accompagner. Je serai le beau-frère... Nous prenons place tous les deux dans le wagon funéraire. Une première fois, on visite les passeports. Je me fais le plus possible une figure d’enterrement... Le commissaire ouvre la porte. Devant ce spectacle navrant de deux hommes veillant un cadavre, il s’arrête, se découvre, salue... Le train repart... Même scène à la frontière... Je n’avais plus qu’à essuyer mes pleurs. C’était fini... Le tour—un tour qui manquait de gaieté, mais qui ne m’en sauvait pas moins—était joué.
Bazire a fini.
—Et toi? dis-je à Cœurderoy.
Cœurderoy va nous raconter son histoire, quand un coup de coude me fait retourner vers mon voisin. Massenet.
—Quoi?
369
—Dirait-on pas le père Gaillard... Là. En face de nous, avec Claris?
Le père Gaillard—Gaillard père, disait-on, à la fin de l’Empire, pour le distinguer de son fils, Gaillard fils, dessinateur et poète révolutionnaire,—a été nommé par Rossel directeur général des barricades. Il a démissionné quelques jours avant la débâcle. Mais il n’en était pas moins désigné à la fusillade. Les journaux ont raconté sa mort, comme ils ont raconté celle de Vallès, de Billioray, d’autres que nous savons parfaitement vivants. C’est encore un ressuscité.
Les deux promeneurs se sont approchés de notre table. Claris, ancien chef du bureau de la presse à l’intérieur—l’intérieur de la Commune—est à Genève depuis quelques semaines. Un homme tout vêtu de noir, le visage complètement rasé, l’accompagne.
—C’est bien lui, me souffle Massenet. Je vous dis que c’est le père Gaillard... Voyez son nez... Il n’y a qu’un nez comme ça sur la terre...
Le nez du père Gaillard est, en effet, unique au monde. Ce nez est un signalement à lui tout seul. Comment diable les argousins ont-ils pu laisser passer à la frontière un nez qui dénonce son homme à première vue! Jamais appendice nasal d’honnête homme—car le père Gaillard est un brave homme s’il en fut, travailleur et probe,—n’a été plus bizarrement retourné, contourné, aplati. Notre ami Léon Massol,[259] qui, en qualité d’ingénieur de la ligne en construction Genève-Annemasse, a des mathématiques, trouvera, dès sa première rencontre avec le père Gaillard, que ce nez est en paraboloïde hyperbolique!
Du haut du ciel communard, où tu dois trôner, en carmagnole 370 et bonnet phrygien, pardonne, ô mon vieux Gaillard, ces innocentes plaisanteries...
Claris a rencontré le père Gaillard—car c’est bien lui—rue du Mont-Blanc. Le vieux barricadier—Gaillard, qui a été de 48 et de 51, a dépassé la cinquantaine, ce qui, pour nous, jeunes gens, est être déjà très vieux—cherchait, depuis le matin où pouvaient bien nicher les amis réfugiés à Genève.
Gaillard prend place. Présentation et serrements de mains. Massenet, seul de nous, le connaît pour avoir été en relations de service avec lui pendant la Commune. Bazire l’a rencontré sous l’Empire, à la Marseillaise. Moi, je l’ai vu dans les réunions publiques. Une entre autres, à Belleville, le soir même du Quatre-Septembre. La scène se représente à ma mémoire.
Dans une salle de café-concert, une foule houleuse. J’étais entré avec Vallès. Nous avions pris place tous deux au bureau, comme assesseurs.
Brusquement, sans crier gare, un homme, tête nue, la chevelure et la barbe grisonnantes, fend la foule, se précipite sur l’estrade.
—Citoyens, les sergents de ville de Piétri se sont reformés. Ils poursuivent les patriotes. Nous sommes trahis.
Et l’orateur saisit une hache, jusque-là cachée sous son veston. Il la brandit.
—Aux armes! Secourons nos frères!
La foule s’affole. Un pauvre diable, qui cherche à fuir, se jette, tête baissée, dans une glace qu’il prend pour une porte ouverte. La glace se brise. L’homme hurle de douleur. Une lampe à pétrole se décroche et tombe. Brouhaha...
—Si nous fichions le camp? me glisse Vallès.
Nous filons par la porte des artistes.
Nous tombons dans une cour plantée d’arbres.
Cinq minutes après, nous rentrons. La salle est vide.
L’homme à la hache, c’était le père Gaillard.
371
Gaillard, assis entre Noro et Cœurderoy, est muet. Je le considère. Avec sa lévite noire, son visage glabre et mat, il a l’air d’un bedeau. Où est le brillant colonel des barricades, que j’ai admiré un jour, debout sur le glacis de la formidable machine qu’il avait édifiée à l’entrée de la rue de Rivoli?
Je revois le colonel, en plein soleil de mai, dans son uniforme élégamment sanglé. Revers rouges à la tunique. Épée au côté. Revolver passé dans le ceinturon verni. Glands d’or de la dragonne battant sur la cuisse. Cinq galons d’or aux manches et au képi. Bottes étincelantes. Tunique à double rangée de boutons dorés. Gaillard, en photographie, est le modèle le plus parfait à consulter pour ceux qui voudront reconstituer le vêtement militaire de la grande insurrection parisienne.
Quelques semaines après sa première visite au café du Nord, je rencontrai Gaillard. Il avait laissé croître la barbe, qu’il portait d’habitude entière. Tête nue, comme toujours, la crinière au vent, il déambulait d’un pas alerte. Une serge à la main.
—Où vas-tu?
—Eh, parbleu! Je vais chercher de l’ouvrage.
Le père Gaillard s’était, comme Chardon, le chaudronnier-colonel, vite remis au travail. Cordonnier habile, véritable artiste en chaussures, la clientèle vint rapidement le chercher. Il fut de mode, à un moment, dans la haute société genevoise, de se faire chausser chez le communard.
Je ne me rappelle plus pourquoi le père Gaillard quitta sa cordonnerie pour fonder, à Carouge, près de la frontière, un petit établissement auquel il avait donné le nom de Café de la Commune.
Au coin d’une rue, une salle étroite, avec quelques tables et de rares clients, sauf les étrangers attirés par les articles des journaux parisiens. Les Anglais et les Américains qui prenaient, 372 pour aller voir le père Gaillard, le tramway de Genève à Carouge, croyaient trouver là, occupés à vider des verres de sang ou tout au moins à forger de terribles complots, la fine fleur de la Commune. Ils étaient vite désillusionnés. La seule curiosité du Café de la Commune résidait dans l’apposition, sur les murs de la salle, de nombreuses photographies représentant, bien entendu, les barricades élevées par le père Gaillard. Au milieu d’elles, un portrait en pied, à la plume, du vieux barricadier, par son fils. C’était tout.
Quand je quittai, au commencement de 1873, Genève pour aller habiter Altorf, je perdis de vue le père Gaillard. Je ne devais le revoir que longtemps, longtemps après.
Un jour, il y a de cela une douzaine d’années, j’étais allé à l’Hôtel de Ville voir mon ami Callet, ancien communard comme moi, alors régisseur des propriétés communales. Nous vînmes à causer du père Gaillard.
—Tu veux le voir? me demanda Callet.
—Pourquoi pas?
—Eh bien, rends-toi place des Petits-Pères, au numéro 2. Frappe à la vitre de la loge du concierge. Le père Gaillard viendra t’ouvrir.
Gaillard, vieux, sans le moindre sou de côté, avait sollicité une place de concierge de l’un des immeubles appartenant à la Ville. Callet l’avait nommé à la place des Petits-Pères.
J’allai voir le père Gaillard. Chaque fois que je passais par là, je m’accoudais, pour causer, aux jours de la belle saison, sur le rebord de la large baie derrière laquelle il tapait sur la semelle sans répit.
Je le rencontrai pour la dernière fois sur le quai. Il marchait devant moi, droit et sec, le chef tout blanc toujours découvert, balançant de la main gauche un paquet noir, probablement des bottines qu’il allait livrer. Je passai près de lui. Il ne me vit pas. Je lui frappai sur l’épaule.
—Eh bien! Comment va?
373
—Vois-tu, me répondit tristement le vieux frère d’armes, je vieillis—il était plus qu’octogénaire. Je ne vois plus clair...
Je le regardai. Ses prunelles étaient comme décolorées et vides. Nous fîmes ensemble une cinquantaine de pas.
—Allons, à un de ces jours...
Quelques semaines après, ouvrant le Temps, je trouvai la nécrologie du vieux barricadier. Le brave père Gaillard s’était éteint à l’âge respectable de quatre-vingt-quatre ans, laissant, m’a-t-on raconté, un fils jeune encore, qu’il avait baptisé des prénoms de Jean-Paul, en l’honneur de son maître, l’Ami du Peuple.
Par une ironie du sort, Gaillard, lui, le révolutionnaire, maratiste fervent jusqu’à sa dernière heure, s’appelait Napoléon.
Genève
Premiers jours de septembre 1871.—Nous nous sommes donné rendez-vous, une douzaine, sur le pont du Mont-Blanc. Nous irons jusqu’à la frontière. Au Grand-Saconnex. Ce n’est pas loin. Une petite heure de marche. Nous arroserons de quelques picholettes de vin blanc une miche de pain et une tranche de gruyère. La nuit tombée, nous reviendrons à la fraîche.
La frontière! Qui n’a pas vécu en exil—les premiers jours surtout—ne peut comprendre ce que ce mot, frontière, renferme d’angoisses et de désirs.
La frontière, c’est la chaîne qui, comme au ghetto, ferme aux exilés le chemin de la Patrie. Si nous franchissons cette barrière, c’est pour chacun de nous le bagne ou la déportation, peut-être le poteau de Satory.
Et, pourtant, nous l’aimons, cette chaîne!
Plusieurs fois déjà, nous sommes allés jusqu’à elle. Nous nous sommes arrêtés, le cœur serré. De l’autre côté de ce chemin, que nous franchirions d’un saut de nos jambes de jeunesse, la terre est la même que celle que nous foulons. Les arbres ont le même feuillage. Les prairies, les mêmes fleurettes d’or et de pourpre. Et, cependant, ces feuilles et ces fleurs, il nous semble que, là-bas, leur couleur est plus vive et leur parfum plus délicat...
Une après-midi que nous étions allés à Chêne, où s’était fixé Cluseret, nous avons poussé jusqu’à la frontière. Nous avons arrêté une petite paysanne au bonnet blanc et aux joues en pomme d’api, qui s’apprêtait à franchir la planche de bois du ruisseau qui baigne les deux rives de Suisse et de Savoie:
—Va nous cueillir un bouquet, là, de l’autre côté...
375
La petite nous regardait, comme elle eût regardé des gens qui n’avaient pas leur raison.
Des fleurs! Un bouquet! Mais est-ce que nous n’en avions pas tant que nous voulions, des fleurs, à portée de nos mains!
L’un de nous la rappela, lui donna une pièce blanche. Un quart d’heure après, elle revenait vers nous avec une brassée de boutons d’or, de coquelicots et de bleuets, qu’elle déposait en riant sur la table autour de laquelle nous étions assis.
C’étaient des fleurs de là-bas, de l’autre côté du ghetto. Des fleurs que nous n’osions pas aller respirer et cueillir.
Nous sommes dix sur le pont du Mont-Blanc.
—Tiens, Malon n’est pas là. Il nous a pourtant bien promis de venir...
—Il est chez Gaffiot, dit quelqu’un.
Gaffiot est un proscrit du Creusot, comme Dumay.[260] Il est vannier. Tout le jour, dans sa grande chambre de la rue du Rhône, il fait des paniers et des paniers. Je suis monté chez lui l’autre matin. Il construisait, avec ses fines baguettes, une cage à poulets. Malon, assis près de lui, s’essayait à une corbeille. Malon a juré de devenir un vannier émérite, comme son maître Gaffiot, qui, lui, sourit dans sa belle barbe brune, quand il voit son élève embarrassé dans ses osiers.
Un de nous court chez Gaffiot. Malon n’y est pas.
—Allons, en route!
Nous sommes tous là.
Arthur Arnould, l’ancien membre de la Commune du quatrième arrondissement, rédacteur, avant le siège, à la Marseillaise de Rochefort. Dans son veston de velours boutonné, haut 376 et droit, si ce n’étaient ses cheveux longs rejetés en arrière, on dirait quelque officier de cavalerie en villégiature. Chardon, notre ami le colonel, qui a accompagné Duval—général d’un jour, qu’une mort glorieuse a sacré à nos yeux,—au plateau de Châtillon. Babick,[261] élu à la Commune par le dixième arrondissement, disciple de la religion fusionnienne, qui date ses lettres de Genève-Jérusalem, an 26 de l’ère nouvelle. Razoua,[262] ex-commandant de l’École militaire, député démissionnaire de l’Assemblée versaillaise. Brunereau. Petite et Perrier, capitaines fédérés. Claris. Le père, ou plutôt le frère Macé, qui, avec son ami Thirifocq, a organisé les manifestations maçonniques aux remparts et aux avant-postes de Neuilly.
Nous marchons par petits groupes. Je suis avec Razoua et Petite.
Petite. Un grand et bon diable de Parisien, horloger d’élite. Plusieurs d’entre nous possèdent encore la montre qu’il exécutait à notre intention, tantôt avec le boîtier orné de la République de Courbet, tantôt avec quelque date républicaine inscrite à l’intérieur. Je connais Petite depuis le siège. Haut sur jambes, hardiment découplé, la moustache tombante à la gauloise, la mâchoire solide en avant comme s’il voulait mordre, il marche, le chapeau campé en arrière, toujours prêt à rugir. Petite est la terreur des bons bourgeois du café du Nord. Un soir, ayant eu maille à partir avec quelqu’un, bien entendu à propos de la Commune, il empoigna de ses deux pattes qui étaient deux formidables étaux, le marbre blanc d’une table, qu’il brandissait, exaspéré et menaçant. En un clin d’œil, la salle s’était vidée. Et mon Petite, éclatant de 377 rire, reposait tranquillement le marbre sur ses pieds de fonte.
—Tas de jean-foutres! criait-il hors de lui, de sa voix traînante de parigot. Tas de clampins! Ah! ils n’y reviendront plus à se foutre, devant moi, de la Commune!
L’après-midi est brûlante.
Razoua, silencieux, la pensée envolée vers quelque vision d’Afrique, bat à petits coups de canne les fleurs qui bordent la route. Il y a huit jours, il était encore enfermé dans sa cellule de la prison de Genève, le gouvernement français ayant réclamé son extradition. Petite souffle et s’éponge le front, tout en me contant, pour la vingtième fois, ses prouesses du 22 janvier, sur la place de l’Hôtel-de-Ville.
—Ah! mon vieux, fallait voir ça... J’avais mes poches pleines de petites bombes, grosses comme des œufs de pigeon... J’étais tout près de la grille, tout au bas des fenêtres d’où partait la fusillade... Je voyais sortir les canons des fusils... Les lâches! pour tirer, ils se cachaient derrière les murs... Ce que je te leur en envoyais, des pruneaux... Je les entendais éclater, d’un coup sec... Paf... Paf... Je n’ai foutu le camp que quand j’ai vu, par le quai, arriver Clément Thomas[263] avec la troupe.
Pendant que Petite parle, je me rappelle, moi aussi, ses bombes du 22 janvier. Il lui en était même resté. Le soir, à la brasserie Saint-Séverin, où nous avions rappliqué tous après l’échauffourée, Petite était là, dans son costume de capitaine du 130e, secouant, de sa main enfoncée dans la poche de sa vareuse, la demi-douzaine de bombes qu’il n’avait pas employées, comme il eût secoué des pralines dans un sac.
—Mais, animal, tu vas nous faire sauter tous!
Razoua s’était mis à marcher à l’écart, battant les buissons, 378 rêvant toujours. Petite s’adressait maintenant à moi tout seul:
—Tu te rappelles qu’au 22 janvier il y avait des tas de sable, plein la place de l’Hôtel-de-Ville. Quand les coups de fusils des mobiles bretons partirent, fallait voir comme tout le monde se foutait à plat ventre derrière les tas. Dame! la peau avant tout. Ça se comprend... Moi, nom de Dieu, je lançais toujours mes bombes à la volée... Je ne sais pourquoi, je fais quelques pas en arrière... Je me fous dans un bonhomme, aplati comme une punaise... Un commandant, mon vieux. Oui, un commandant... Avec une vareuse à longs poils et ses quatre galons d’argent cousus dessus... Je l’empoigne par la peau du... dos. Je lui fais faire demi-tour. Je le mets debout...
—Eh bien?
—Eh bien! Ah! non! Je ne sais pas si je dois te le dire...
—Allons, vas-y.
Razoua s’était rapproché.
—Eh bien! C’était...
(Ici, le nom d’un de nos amis les plus chers. Un membre de la Commune.)
—Vous pensez, ajouta philosophiquement Petite. Vous pensez si j’étais em... bêté.
Autour d’une grande table. A la porte d’une petite auberge du Grand-Saconnex.
On apporte les picholettes et les verres.
Le père Macé continue une conversation probablement entamée avec Babick, le long de la route.
Babick semble l’écouter avec respect. Grand, maigre, déjà voûté, bien qu’il n’ait guère que la cinquantaine,—Babick nous a narré ce qu’il avait souffert quand, simple manœuvre, il travaillait en 1840, aux fortifications,—le vieux fusionnien est notre joie. Le soir, il nous conte qu’il est allé, dans les bois, invoquer les esprits. Ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’il part, quand il fait beau, un panier au bras, comme une 379 ménagère, et qu’il rapporte le panier plein de beaux champignons, des clavaires, qui ressemblent à des petits arbustes de cuivre rouge.
—Oui, dit Macé, ronronnant. C’est moi qui ai planté sur le rempart, la bannière de la Loge l’Avenir de l’Humanité. Une belle bannière, toute brodée de temples et de compas d’or. Ce que ça sifflait autour de moi, les obus!
—Allons, citoyen Macé, dit en riant Josselin,[264] ne nous la fais pas. Voyons. Est-ce que tu as l’air d’un bonhomme qui a vu le feu?
Le fait est que Macé a bien l’allure la plus bourgeoisement placide qui soit. Fabricant de lits en fer, il s’est vaguement compromis avec ses menées maçonniques. C’est tout son bagage de communard. Le ventre proéminent, la face rasée et ronde plantée dans un vaste faux-col à la Garnier-Pagès, Macé porte des culottes de coutil qui lui viennent à mi-jambe, si larges qu’elles flottent autour de lui comme un drapeau blanc. Son chapeau panama abriterait toute une famille. Non, Macé n’a pas du tout l’air d’un émeutier.
Josselin, lui, est également d’une carrure respectable. Mais il a été du Comité du 18 Mars. Puis, chef de la 18e légion de Montmartre. Décemment, nous ne pouvons pas le blaguer. C’est un chef. Un jour que nous causions ensemble de la «prochaine», ce brave Josselin, qui, de son métier, était comptable, me dit à brûle-pourpoint:
—Voyons, toi qui connais les mathématiques, faudra me donner des leçons de trigonométrie. Ça sert, paraît-il pour l’artillerie. Faut nous préparer à tout.
Hélas! Il y a déjà longtemps que ce brave Josselin est mort. Et la «prochaine» n’est pas encore venue.
La nuit est tombée.
A cent pas de nous, en France, les fenêtres s’éclairent. C’est 380 dimanche. Un flon-flon s’élève. Ce doit être la fête du petit village. Nous entendons les cris et les chants.
Macé a fini son histoire. De temps à autre, l’un de nous saisit la picholette voisine et se verse un verre. Personne ne dit plus rien.
—Eh bien! dit en se levant Chardon, je vais vous en chanter une. Ça nous remettra en train.
Et l’ancien colonel, l’air grave, les yeux tournés vers les lumières de là-bas, entonne la chanson populaire:
Pauvre exilé, sur la terre étrangère,
Rêve souvent au pays, ses amours...
Naïfs communards que nous sommes! Dire qu’en écoutant ce bon colosse de Chardon nous débiter, d’une voie teintée d’émotion, la vieille rengaine sentimentale, quelques-uns de nous sentent se mouiller leurs paupières...
Genève
Octobre 1871. Je flâne sur le quai des Bergues. Quelqu’un me frappe sur l’épaule. Brunereau. Toujours lui. On le rencontre partout. Brunereau s’occupe comme il peut. Il sort de sa poche de gentilles petites boites rondes, qu’il me montre. De la poudre à faire briller les cuivres. En attendant mieux, il promène son brillant dans les boutiques de bimbeloterie et de bourrellerie. Excellent pour astiquer les harnais et les casseroles.
—A propos, j’ai une rude nouvelle à t’annoncer...
—Quoi?
—Protot est ici.
—Protot est ici! Il est donc sauvé!
Personne n’avait su dire ce qu’était devenu Protot après la bataille. Certains affirmaient qu’il avait été grièvement blessé. Mais où était-il? Pas à Versailles. On l’aurait su... Pas aux pontons... Où? Encore caché? Le voilà donc.
—Et où est-il? Comment ne l’ai-je pas encore vu?
—Il n’est ici que depuis cette nuit... Je te l’amènerai ce soir... Je l’ai vu ce matin avec Perrier... Ah! ce qu’il a été arrangé!
Et Brunereau, en quelques mots, me dit la poignante histoire... Protot, jeté bas derrière les pavés, par une affreuse blessure à la joue... Porté à l’ambulance... Déshabillé... Vêtu à la hâte d’habillements civils... Emporté, caché, soigné, sauvé...
—Ce soir... Ce soir, me dit Brunereau en me serrant la main à la hâte... Chez toi... Je l’amènerai dîner... Perrier va t’envoyer une paire de perdreaux, que ta femme nous accommodera... 382 A ce soir... Je file vite chez un client... Tu sais, le brillant, ça donne, mais faut trotter...
Je suis resté seul sur le quai. Je me hâte vers mon logis, rue Guillaume-Tell. Un tas de souvenirs se dressent devant moi... La place Vendôme... La grande salle à manger de la délégation à la Justice... La colonne que j’ai vu tomber... tout à côté de Protot, sur le balcon, juste au-dessus du drapeau rouge qui flotte à la porte d’entrée.
Autre souvenir. Un soir que j’étais resté fort tard, je ne me rappelle plus pourquoi, au ministère, on m’y avait préparé une chambre pour y passer la nuit. Une chambre grande comme une cathédrale, avec un lit à colonnes qui ressemblait à un autel. Sur la cheminée, des flambeaux allumés. Allais-je grimper sur ce lit? Je saisis un des flambeaux, j’ouvre une porte, je traverse une deuxième chambre, puis une autre et une autre encore. J’ouvre une dernière porte. Suis-je halluciné? Le flambeau oscille dans ma main. Devant moi, pendus, aux murs, des personnages revêtus de costumes, étincelants ou modestes. Des seigneurs aux pourpoints brodés d’or, des femmes aux corsages plaqués de velours, de longs manteaux couleur de muraille. Tous pendus par le cou... Je m’approche... Ce sont des costumes de bal masqué... Les bals du ministre de l’Empire... J’en ris encore... Je regagnai mon lit à colonnes et ma cathédrale.
Trêve aux souvenirs. Il faut songer au dîner de ce soir. Pressons le pas, pour avertir à temps la ménagère.
Machinalement, à mi-chemin du logis, je lève la tête vers les toits. Là-haut, tout là-haut, à une fenêtre du dernier étage, un tout petit drapeau rouge.
—Tiens, le père Miot est chez lui.
Le père Miot, c’est Jules Miot, l’ancien membre de la Commune, qui proposa le Comité de salut public. La taille haute et droite, la barbe de fleuve, toute blanche, s’étalant 383 majestueusement sur la poitrine, Jules Miot est le type du vieux républicain de jadis, il a été à Lambessa. Une barbe de lion d’Afrique, dit Vallès.
Miot, qui a passé la soixantaine, vit là-haut, dans son pigeonnier, comme un vieil étudiant. Il n’a qu’une passion, la pêche. Il est tout le temps sur le lac, jetant ou relevant ses lignes. Il ne vient jamais au café. Il aime cependant qu’on aille tailler une bavette avec lui. C’est pour cela qu’il a orné sa mansarde d’un petit drapeau rouge.
—Si vous voyez le petit drapeau, nous a-t-il dit, c’est que je suis là. Quand je pars à la pêche, je le décroche.
Le drapeau rouge de ce brave Miot ne blesse personne à Genève. Personne ne l’a, à coup sur, remarqué. Nous, il nous remplit de joie... De la terrasse du café du Nord, nous le voyons tressaillir au vent, comme l’autre, celui qui n’est plus...
Le soir. Chez moi. Le couvert est mis sur la nappe toute blanche. La propriétaire, une brave Genevoise,—maman Chauvin, comme nous l’appelons,—a prêté ses fourneaux. Les perdreaux sont à point. Toute la journée, nous avons causé de l’ami que nous attendons. Chardon, qui a, dans le même appartement, son petit cabinet de douze francs par mois, a sauté de joie quand je lui ai dit que Protot était là.
—Je m’invite au café, a-t-il dit.
Un coup de sonnette.
Brunereau entre le premier. Perrier après lui.
Protot est là. Effusions. Un large bandeau blanc entoure la face, la cachant à moitié. La blessure. L’horrible blessure. Je ne puis la voir. Mais je la devine. Elle a crevé la joue, mutilé la mâchoire. Fort heureusement, le solide et haut Bourguignon qu’est Protot a du sang dans les veines. Un autre que lui n’eût pas survécu.
Si je lui faisais raconter tout de suite son histoire... Mais non... Attendons... Ça sera pour le dessert, quand Chardon sera là.
384
Toc, toc.
C’est Chardon.
Les deux colosses—Protot et Chardon ont chacun presque leurs six pieds de haut—se jettent dans les bras l’un de l’autre. Ils se sont vus pour la dernière fois à l’Hôtel de Ville, le mercredi matin, quand, déjà, les flammes léchaient le beffroi.
Chardon est un tendre. Il pleure pour tout de bon... Il ne quitte pas du regard l’épais bandeau qui calfeutre les joues de Protot.
Le blessé soulève l’armature de toile, et, le doigt sur la joue gauche:
—C’est là.
Nous voyons la balafre qui coupe la joue, profonde, fraîche et rose encore.
—J’étais à la barricade de la rue Fontaine-au-Roi et du faubourg du Temple, nous dit Protot. Le vendredi. Nous nous battions là depuis le matin. Vers cinq heures, tous les défenseurs étaient tombés. Je restais presque seul. Tout d’un coup, je suis précipité à terre par une violente poussée. Une balle explosible—qui m’a fait sept blessures. La joue crevée, le visage et la vareuse couverts de sang...
—Et comment avez-vous échappé?
—Un admirable dévouement. Quelqu’un, d’une fenêtre, m’avait vu. Vite, je fus porté à l’ambulance voisine. Mes vêtements militaires arrachés et remplacés par des vêtements civils. Transporté dans une maison proche. A peine mes sauveurs avaient-ils, avec moi, quitté l’ambulance, qu’un officier versaillais arrivait. «Qu’avez-vous fait de l’homme que nous avons vu tomber? Nom de Dieu! C’était un membre de la Commune!» Les infirmiers firent les ignorants. Ils n’avaient rien vu... On me banda le visage... Constamment, le mari, mon sauveur, se tenait près du lit, simulant le médecin... Un jour, un piquet de soldats vint perquisitionner... Le faux médecin déclara que j’avais un érésipèle, et que la moindre 385 émotion pouvait me tuer... Enfin, je guéris, ou à peu près, et, avec un passeport au nom d’un ami, je quittai Paris... Je manquai toutefois d’être pincé à la visite du train, une fois les fortifications passées. Le commissaire de police chargé de la visite était précisément D..., un ancien camarade de lutte, sous l’Empire, nommé après le Quatre-Septembre. Je lui présentai mon passeport... Il me fixa... Je suis sûr qu’il me reconnut, bien que ma figure ne fût qu’un paquet de bandages et de chiffons. Il ne dit rien...
Protot s’était tu. Il se leva, rajusta son bandeau, qui s’était déplacé. Nous sortîmes faire un tour et rejoindre les amis qui l’attendaient pour fêter son arrivée.
Près de quarante années se sont écoulées depuis le jour où, dans ma chambre d’exil de Genève, je revis, pour la première fois après la défaite, le délégué à la Justice de la Commune.
Rentré en France après l’amnistie de 1880, Protot, que des haines tenaces poursuivaient, ne put obtenir sa réintégration au barreau, dont il avait été rayé. Aujourd’hui encore, les haines n’ont pas désarmé. L’ancien avocat de Mégy au procès de Blois n’a pas le droit de revêtir la robe.
Si vous allez, un jour, à la Bibliothèque nationale, regardez à l’une des tables du fond, à gauche. Ce solide gaillard, penché sur une pile de bouquins, la joue glorieusement étoilée d’une terrible blessure,—c’est Protot.
Lausanne
1872. Sur la terrasse du Casino. Nous tuons le temps, autour d’une table. Nous ressassons des projets, et des projets. Une histoire illustrée, en livraisons, comme cela se fait à Paris, du Peuple suisse? Slom ferait les dessins. Nous l’attendons par le bateau qui doit l’amener le soir de Genève. Un éditeur nous a promis son concours. Un almanach de la Révision? Ne parle-t-on pas partout de la révision de la Constitution fédérale? Comment, en somme, gagner sa vie? C’est le grand sujet de conversation de tous les jours.
Vallès, qui est des nôtres depuis un mois ou deux, tire de sa poche un petit carnet, sur lequel il note à la hâte, au crayon, quelque impression. Il ferme son carnet, le remet en poche, le sort de nouveau, écrit autre chose...
—Un article pour Paris?
—Non. Une autobiographie. Mes mémoires, si vous voulez...
—La Commune?
—Non. Mon enfance.
Ces notes sont pour Jacques Vingtras.
—Je ferai cela à Londres, reprend Vallès... A propos, je suis allé voir Agar.
La tragédienne mise à l’index à Paris—elle avait paru sur la scène des concerts organisés par la Commune aux Tuileries—poursuivie, dénoncée par les journaux, a organisé une tournée en Suisse. Elle est à Lausanne depuis quelques jours. Le soir même, on joue Horace—ou le Cid.
Vallès nous raconte que n’ayant pas trouvé Agar chez elle, il l’a cherchée au théâtre.
387
—J’entre. Personne. Je pousse une porte. L’obscurité. Mon front heurte quelque chose qui fait un bruit de casserole... Le casque d’Horace... Je manque de m’éborgner à l’épée du Cid... Ah! la tragédie.
—Enfin, vous l’avez vue!
—Non. Je suis sorti. J’en avais assez des Romains... Je retournerai demain chez elle... On m’a dit qu’elle restait quelques jours... Elle doit jouer le Passant... Coppée est ici.
Nous habitons, depuis les beaux jours, à cinq ou six, un chalet à mi-côte, sur la route ombragée qui, du lac, monte à la ville. A la Croix d’Ouchy, chez Ponnaz. Une maison à tuiles rouges, autour de laquelle courent des balcons en bois, d’où le spectacle est merveilleux. La nappe laiteuse du lac, les montagnes de glaces géantes, et, quand l’air est limpide, la rive de Savoie. La rive de France.
Parfois, la lorgnette en main, nous suivons les évolutions du bateau qui aborde, en face de nous, à Évian. Nous voyons, hauts comme des mouches, les passagers quitter le pont, s’engager sur la passerelle, passer devant les deux gendarmes français.
Huit heures. Slom devrait être là. Je me mets au balcon. Le lac est atroce. Les vagues frangées d’écume se heurtent et se précipitent comme sur l’Océan. Le bateau est en retard. Nous pointons la lorgnette sur Ouchy. Pas de bateau. Une demi-heure, une heure. Toujours pas de bateau. Un de nous descend jusqu’au port. Il remonte:
—Le bateau a eu beaucoup de peine à aborder à Évian. Le capitaine n’a pas osé traverser. Bateau et passagers ne passeront le lac que demain matin.
Stupeur. Alors, Slom est à Évian? En France. Et les gendarmes? Il a à son actif une condamnation pour l’affaire Chaudey. Va-t-on le reconnaître? Lui mettre la main dessus. Nous nous rappelons que quelques mois auparavant, la même aventure, ou à peu près, est arrivée à Cluseret et à Razoua, 388 qui ont manqué d’aborder, eux aussi, non à Évian, mais à Thonon. Toujours en France. Les gendarmes pouvaient monter à bord, se saisir des deux passagers. Ils en avaient le droit. Le capitaine, bon enfant, a brûlé la station...
Toute la nuit, ce sont des transes. Slom nous arrivera-t-il par le bateau du matin?
Le voilà!
Notre ami a couché tranquillement dans une petite auberge d’Évian. Il n’était pas très rassuré. Mais, comme personne ne le connaissait, il s’en est tiré sans fracas, et sans péril.
C’est tout un phalanstère, cette petite maison de la Croix d’Ouchy. Nous y vivons fort tranquilles, en bons bourgeois, ne nous occupant guère, pas du tout, de ce qui se passe autour de nous. Fuyant les disputes, les potins de l’exil. Ah! l’exil! Quand on arrive, c’est tout enthousiasme. On s’embrasse. Le cœur bat quand un camarade surgit. Viennent les heures aigres. Les reproches, les suspicions... Ce jour-là, il faut s’isoler. Nous sommes isolés.
Le soir, autour de la table, nous nous rencontrons une dizaine. Toujours les mêmes. Protot, sa blessure encore mal fermée. Dessesquelle, son secrétaire à la place Vendôme, gros, bon vivant, avec sa jeune femme, allaitant, pendant que nous causons, son enfant. Bricon, un des juges d’instruction de Protot, qui commence courageusement sa médecine (il mourut en 1888, assistant du docteur Bourneville à Bicêtre). Slom, déjà nommé, qui fait la navette entre Genève et Lausanne. Moi. Des amis viennent après dîner. Emmanuel Delorme, le chansonnier. Un camarade de la Rue de Vallès (la petite quotidienne). Engagé comme franc-tireur, je l’ai rencontré, quelques jours après l’armistice, en costume de commandant, la casquette au quadruple galon d’or. Ce pauvre Delorme vit durement, n’ayant souvent, pour donner la becquée aux siens, que les poissons, qu’il va, dès le matin, pêcher sur la rive.
389
Malheur! Voilà que le lac est en colère!
Déjeuner et dîner. Souvent le problème qui, dès l’aurore, se pose. L’éternel problème de l’exil.
Nous avons découvert un mode, sinon nouveau, tout au moins original, d’enrichir à peu de frais notre menu. Protot, grand marcheur, toujours en promenade, le couteau en main, coupant, aux arbres des bois, des cannes qu’il taille au retour, a, un jour, du bout de son bâton, fouillé les haies qui bordent les vignes magnifiques du pays de Vaud. On est en octobre. L’escargot dormeur et prévoyant a clos sa coquille. Protot met au jour des familles d’escargots, au dos zébré de raies brunes. Le soir, il arrive les poches pleines.
Le lendemain, nous nous régalons. Protot, bourguignon, connaît la bonne recette. Nous nous y mettons tous. Je m’en lèche encore les lèvres.
Chaque matin, nous partons «aux escargots». Les bons Vaudois nous observent, quelque peu inquiets.
—Qu’est-ce qu’ils font là, ces satanés communards?
On ne parla bientôt plus à Lausanne, que des Parisiens de la Croix d’Ouchy. Ignorés hier, nous étions désormais célèbres.
Cette célébrité devait nous être douloureuse.
Un beau jour, le facteur, qui d’habitude dépose notre maigre courrier entre les mains de la propriétaire, madame Ponnaz, frappe à notre porte. Il se présente, tenant à la main un paquet de lettres du même format. Il y en a une pour chacun de nous. J’ai perdu la lettre, mais j’ai toujours l’enveloppe. Une grande enveloppe jaunie, jadis blanche, sur laquelle se détache un cachet timbré en noir. Dans l’ovale du cachet: «Canton de Vaud. Affaire officielle. Préfecture de Lausanne.» Le timbre de la poste est daté du 20 novembre 1872.
Nous ouvrons les enveloppes. Nous nous regardons.
C’est, pour chacun de nous, l’expulsion du territoire du canton.
390
Expulsés! Pourquoi?
—Je vais chez Ruchonnet, dit Protot.
Ruchonnet est membre du grand conseil du canton. Il nous a toujours manifesté de la sympathie.
Au retour, Protot nous raconte son entrevue.
—On vous accuse de faire du bruit, du scandale, dans la ville, avait dit le conseiller.
—Comment! Nous! Mais nous ne sortons jamais que pour nous promener dans les alentours. L’après-midi, nous allons la plupart du temps à la bibliothèque...
Bref, il faut partir.
L’hiver, précoce, est très rude. Il a neigé à gros flocons. Le matin, avant de sortir, pour consolider nos semelles amincies par le long usage, nous fourrons dans nos souliers des journaux pliés et découpés.
Nous partons.
Quelques mois après notre expulsion du canton de Vaud, je transportai mes pénates à Altorf, où je restai jusqu’en 1879, attaché à l’entreprise du percement du grand tunnel du Gothard.
Un beau matin, on m’apporte une carte de visite. Celle du président de la Confédération M. Paul Ceresole. Le président s’est arrêté à Altorf pour rendre visite à l’entrepreneur des travaux, Louis Favre.
Favre est absent. Je fais avertir le président, qui, fort aimablement, m’invite à partager son déjeuner, à l’hôtel de la Clef d’Or.
Tout en déjeunant, je raconte à Ceresole mon expulsion de Lausanne.
—Mais c’est peut-être moi qui l’ai signée! s’exclame-t-il en riant. Je faisais alors partie du grand conseil du canton de Vaud. Ah! je vous dois une revanche.
Ce jour-là, un beau dimanche ensoleillé, c’était, à Altorf, ce qu’on appelle la Landsgemeinde. L’assemblée populaire, où, 391 dans une prairie voisine de la petite capitale du canton d’Uri, le peuple se rassemble pour entendre ses magistrats rendre compte de leur mandat.
Dès que la présence du président de la Confédération a été connue, les autorités d’Uri ont pris les dispositions nécessaires pour lui faire honneur. Une voiture attend, au bas du perron de l’hôtel, qu’il veuille bien y monter. Le président me fait asseoir près de lui. Et, quand nous arrivons à l’assemblée, les tambours qui battent aux champs pour le plus haut magistrat suisse, battent également pour moi. Je vois avec orgueil s’incliner devant ma modeste personne l’étendard d’Uri, où se détache sur fond d’or la tête noire du taureau légendaire. Le colonel Arnold, alors président du grand conseil du canton, vient, en souriant, me serrer la main.
Et je pense au jour où, à Lausanne, pauvre oiseau de passage, je rembourrais mes souliers, bâillant à la neige, avec des semelles taillées dans de vieux journaux.
déjeuner chez Vaillant
Lundi 22 mai. Premières heures du jour. La veille, Vaillant nous a donné, à Vermersch et à moi, à l’issue du déjeuner auquel il nous avait conviés rue de Grenelle, rendez-vous pour ce matin d’aujourd’hui, à l’Instruction publique. A la délégation à l’Enseignement, comme on disait.
Rendez-vous! Les Versaillais sont entrés... Ils sont au Trocadéro... Plus près peut-être...
Et je me remémore le déjeuner—le dernier sûrement—dans la grande salle à manger du ministère. Une douzaine de figures connues. Présidant la table, madame Vaillant, la mère du délégué, femme de haute intelligence et de grand cœur, qui a voulu rester aux côtés de son fils. Madame Jaclard, femme du colonel commandant la 17e légion, adjoint de Clemenceau à Montmartre sous le siège. Madame Sapia, la veuve du commandant tué place de l’Hôtel-de-Ville le 22 janvier. Flotte. Constant Martin, secrétaire général de la délégation. Nous deux. D’autres.
La conversation roule, pendant tout le déjeuner, sur les otages et l’échange contre Blanqui. Flotte a bâti un nouveau projet.
—Nous viderons les prisons, s’il le faut, dit-il avec feu. Nous les leur donnerons tous, les curés, les magistrats, tous, tous...
Hélas! Trop tard...
café de Rohan
J’erre... Je me dirige rue de Seine, chez Vermersch... Personne... Je l’ai laissé, la veille au soir, chez Rachel.[265]
Je passe la Seine... Place du Palais-Royal... Il n’est que sept heures... Un gros de fédérés sous les arcades du Théâtre-Français... Qui me donnera des nouvelles?... A la terrasse du café de Rohan, seul, Razoua.
393
Razoua, en uniforme de colonel. Tunique à revers rouges à demi déboutonnée, ceinture rouge. Tête nue. Le képi aux cinq galons, près de lui, sur une chaise. Le sabre entre les jambes.
—Eh bien?
—Je viens d’évacuer le Trocadéro...
Et, me montrant du doigt le bas de sa jambe:
—Un éclat d’obus... La cheville à moitié écrasée... Impossible de me tenir debout... Je rentre chez moi... Demain, je serai dispos... J’irai à l’Hôtel de Ville...
—Alors? Ils sont au Champ de Mars?... Avancent-ils vite?...
—Qu’en sais-je?... Je n’ai vu personne... Je ne sais rien...
Une voiture passe, au petit pas.
Razoua se dresse à demi, appuyé sur son sabre... Il se hisse sur les coussins, étale sa jambe malade... Nous nous serrons les mains...
Genève
Deux mois après. Juillet. A Genève. Je revois Razoua pour la première fois depuis notre rencontre au Palais-Royal. Plus de revers rouges. Plus de ceinture écarlate. Plus de sabre. Veston de velours et pantalon de coutil gris. Cheveux en brosse grisonnants. La barbe longue en pointe. L’ancien colonel de la Commune, avec son nez fortement busqué, son front largement découvert et ses yeux bleus, a toujours l’allure militaire. Jetez sur ses épaules un burnous, coiffez le crâne d’une chéchia, et vous aurez devant vous le parfait spahis.
Car, avant d’être journaliste au Réveil de Delescluze, chef du 61e bataillon de Montmartre sous le siège, représentant du peuple de Paris à l’Assemblée de Bordeaux et colonel commandant l’École Militaire sous la Commune, Razoua a été marchis-chef de spahis en Afrique.[266]
394
De son long séjour en Algérie, Razoua a conservé l’habitude du silence et la nostalgie du rêve.
Pendant toute une après-midi, il reste, seul, assis à la terrasse d’un café, le regard perdu sur les montagnes ou sur la nappe brillante du lac.
A quoi pense-t-il? Quelles visions lointaines retiennent sa pensée?
De temps à autre, il hume une gorgée de son verre d’absinthe blanche, tire de sa pipe à large fourneau et à manche de merisier recourbé, une longue bouffée, qu’il regarde s’étendre lentement et s’évanouir dans le bleu du ciel.
Un camarade survient-il, qui lui apporte quelque nouvelle de l’Assemblée de Versailles, un discours de Thiers, l’œil bleu s’allume, les sourcils se haussent, le front se ride... Le silence fait place à la parole exubérante, à la colère.
—Vieille canaille...
Le camarade parti, Razoua se plonge de nouveau dans son rêve. Il rafraîchit son absinthe, pousse de nouvelles spirales de fumée...
Et c’est ainsi tous les jours.
évasion
Au café du Nord. Je ne sais plus quel nouveau fugitif nous est arrivé. Il nous dit son odyssée. Comment il s’est servi d’un bon gendarme pour nous rejoindre. Il s’était installé dans un petit village voisin de la frontière. Et, comme il maniait assez gentiment le pinceau, il s’en allait, l’après-midi, son chevalet sur l’épaule et sa boîte de couleurs à la main, faire quelque pochade.
Un jour, il s’est campé à quelque cent mètres de cette frontière, qu’il n’ose cependant franchir. Passe un gendarme, qui s’approche de l’artiste, le regarde étaler ses couleurs sur la toile.
La conversation s’engage.
—Où allez-vous comme ça? demande le peintre.
—A Genève... Au consulat de France.
395
—Tiens, je n’ai jamais vu Genève!
—Voulez-vous venir avec moi? C’est tout près... Une promenade...
En route donc. Les deux amis arrivent à Genève. Le gendarme se dirige vers le consulat.
—Rendez-vous ce soir ici, dit le bon Pandore.
Et on se serre les mains.
—A ce soir.
Le gendarme attend encore.
On rit.
Ce sont chaque jour des histoires semblables.
Razoua, qui a écouté sans mot dire, retire sa pipe de ses lèvres, secoue le fourneau sur le marbre de la table... Nous voyons qu’il a quelque chose à raconter...
—Oh! moi, c’est bien simple. J’ai trouvé—et j’en suis fier—un ami qui, certes, ne partage aucune de nos convictions. C’est un aristocrate. Mais c’est avant tout un homme de cœur. Cet ami, riche et titré, m’a offert l’asile que bien d’autres, en ces jours de lâcheté, m’eussent peut-être refusé. Il s’est procuré un passeport espagnol au nom de Martinez... Lui-même, l’ami, est d’origine espagnole... Et moi, basque, je parle la langue... Il a pris deux places de première, et il ne m’a laissé qu’ici, sur la terre libre, après m’avoir embrassé. C’est tout. Vous voyez, mon récit est court.
—Et le nom de cet ami?
—Vous ne le connaissez pas... Il s’appelle le marquis d’Ezpeleta.
Sylvère d’Ezpeleta
Longtemps, bien longtemps après, je publiais, dans l’Aurore, une chronique sur Razoua. Les journaux avaient annoncé la mort d’Antonio d’Ezpeleta, l’escrimeur célèbre. Le mort était-il celui qui avait sauvé notre ami? Je racontai, tel que Razoua nous l’avait dit à Genève, le court récit de l’évasion. Quelques 396 jours après, je recevais de M. Sylvère d’Ezpeleta la lettre suivante:
Bordeaux, 28 avril 1907.
Cher monsieur,
Je viens d’être assez gravement malade, ce qui m’a empêché de vous écrire plus tôt pour vous prier, si possible, de m’adresser quatre ou cinq numéros de l’Aurore du 5 mars, où se trouve votre article: Comment je me suis souvenu.
C’est par erreur que vous nommez mon frère Antoine, qui ne connaissait même pas mon vieux camarade et bon ami Razoua, qu’il vit une seule fois dans notre appartement du boulevard Malesherbes, le jour où je partais pour Genève avec le dit Razoua, très bien grimé et méconnaissable, mon secrétaire particulier, sous le nom d’Esteban Martinez, ancien sous-officier à la Légion étrangère.
Déjà, au 31 octobre, l’ami Razoua était venu, dans la nuit, se réfugier chez moi, rue Caumartin, où j’occupais seul l’ancien appartement de la veuve du sculpteur Pradier.
Pendant toute la Commune, je restais à Paris et j’allais souvent voir Razoua à l’École Militaire, où il n’occupait que deux modestes pièces du rez-de-chaussée.
Le jour où la poudrière du Gros-Caillou sauta, je me rendais en voiture découverte à l’École Militaire avec mon camarade de la guerre du Mexique, le colonel Kodolich, aide de camp de l’empereur Maximilien, et à ce moment-là aide de camp de l’empereur d’Autriche.
Avenue de La Motte Picquet, nous offrîmes notre voiture pour transporter les blessés du Gros-Caillou et nous rendîmes à pied chez Razoua, à qui je présentai le colonel Kodolich. Nous prîmes l’absinthe ensemble, et le colonel fut émerveillé de l’ordre et du calme qui régnaient à l’École Militaire.
Très intéressé par les renseignements qui lui étaient donnés par Razoua, il lui témoignait son admiration du bon résultat obtenu par son habile et sagace administration.
En partant, Kodolich invitait Razoua à venir le voir à Vienne, l’assurant de tout le plaisir qu’il aurait à lui rendre sa cordiale hospitalité.
Quelque temps après la Commune, alors qu’il n’y avait plus de danger pour moi, Olivier Pain publia dans le journal de Rochefort un long article élogieux pour moi, racontant l’évasion de Razoua et notre voyage en Suisse.
Je vous donne ces détails, pensant qu’il vous sera agréable de 397 savoir que le sauveur de notre ami commun n’est point mort et qu’il jouit encore d’une bonne santé.
Avec mes remerciements, agréez, cher Monsieur, mes bien cordiales salutations.
Sylvère d’Ezpeleta.
pauvreté
Razoua est pauvre.
Jamais une parole amère. Jamais un regret. Il pourrait être à Versailles, tranquillement assis sur le velours rouge de son fauteuil législatif. Toucher, chaque mois, à la caisse de l’Assemblée, la bonne prébende. Il est à Genève. Sans ressources.
Il ne fait entendre aucune plainte.
Son devoir était de venir combattre aux côtés de ceux qui lui avaient donné leurs voix. Il les a rejoints. Sans s’interroger une minute. Sans se demander s’il marchait vers la victoire ou vers la défaite. Vers l’exil. Vers la mort peut-être.
En ces temps lointains, qui semblent déjà légendaires, ils étaient quelques-uns encore—trop rares—qui croyaient au devoir.
Razoua était de ceux-là.
Il vivait, dans un faubourg de Genève, aux Eaux-Vives, chez un ami, Fesneau, que les événements du Midi avaient contraint à s’exiler.
De temps à autre, une maigre copie acceptée dans quelque journal de Paris lui mettait en poche de quoi s’asseoir au café du Nord. L’été à la terrasse. L’hiver frileusement tapi près du poêle, dans son éternel rêve.
Six années de la vie monotone de l’exil s’étaient écoulées, tant bien que mal, coupées d’espoirs et de déceptions, quand, un beau jour, Razoua apprit qu’il héritait.
Oh! pas d’une fortune.
Arrivé la veille, d’Altorf où j’habitais, à Genève, je traversais le pont du Mont-Blanc quand je me trouvai face à face avec Razoua.
—Eh oui, j’hérite... Mon frère le curé est mort. Il m’a laissé une rente de douze cents francs. Payée par un intermédiaire. 398 Car vous pensez bien que le fisc mettrait l’embargo dessus, si la succession me touchait directement.
Et me montrant en riant son pantalon de coutil à raies bleues—nous étions en été—son veston d’alpaga et son chapeau canotier:
—Me voilà tout de neuf habillé...
Douze cents francs de rente. Pour l’ancien spahis, c’est la tranquillité, la vie du lendemain assurée, le café où il va lire ses journaux de France, l’absinthe évocatrice de rêves, la blague à tabac bourrée... L’existence économe, sobre, heureuse... en attendant de revoir la Patrie.
la mort
A Zurich, où je suis depuis quelques jours. Une dépêche.
O stupeur. Razoua est mort.
C’est un ami de Genève qui m’annonce la fatale nouvelle:
«Razoua, frappé congestion, mort dans mes bras.»
Il était venu, comme tous les soirs, à l’heure de l’absinthe, au café du Nord. Il quitte sa table pour s’approcher du billard. Subitement, il porte la main au front, penche la tête en arrière et tombe.
On s’empresse autour de lui. Alavoine, qui a son imprimerie en face, rue du Rhône, arrive en hâte. On transporte Razoua, qui respire encore, aux Eaux-Vives, dans sa petite chambrette.
—Nous pleurions tous, me racontait plus tard Alavoine. Nous prenions, à tour de rôle, ses mains, déjà glacées. Nous l’appelions. Hélas! ses lèvres étaient closes pour toujours.
Le lundi—Razoua était mort le samedi 29 juin 1878—on le portait au cimetière de Plainpalais. Genève fêtait ce jour-là le centenaire de Jean-Jacques Rousseau. Les rues, pavoisées, étaient coupées d’arcs triomphaux. Les maisons fleuries. Le ciel magnifique. Le cercueil, recouvert d’un drap rouge, passa sous les oriflammes et les guirlandes de feuillages. Alavoine, derrière le mort, tenait haut levé le drapeau du 22e bataillon fédéré, conservé, depuis les grands jours, comme une relique, par les vaincus...
Altorf
Décembre 1874. Vermersch arrive ce soir. Voici une dizaine de jours qu’il a été expulsé de Belgique. Il s’est réfugié à Maastricht, puis à Aix-la-Chapelle. C’est de là qu’il vient de me télégraphier.
Trois heures. Au débarcadère du bateau à vapeur du lac des Quatre-Cantons, à Fluelen. Le bateau est en vue. Je braque ma lorgnette sur le pont. Je n’ai pas revu Vermersch depuis les derniers jours de la Commune. Je me fais une fête de l’embrasser. La bateau aborde. Le voilà, avec sa femme et son jeune enfant.
—Tes bagages?
—Mes bagages?
Et il me présente, en riant, sa petite famille.
Une maigre valise. Et c’est tout.
Dès qu’il m’a annoncé son arrivée, en même temps qu’il m’apprenait son expulsion, je me suis mis en route pour lui découvrir un logis.
Sur les confins de la petite ville, une petite maison, au milieu d’un verger. J’ai loué le premier et seul étage. Le rez-de-chaussée occupé par le propriétaire. Un prêtre.
Un brave curé, qui vit là, dans la retraite et le silence.
—Votre ami ne fera pas de bruit?
—Oh! non. Il est toute la journée dans ses livres. Un poète...
—Ah! Eh bien, nous causerons ensemble... D’où vient-il, votre ami?... Est-ce qu’il est comme vous... de Paris?
Tout le monde, à Altorf, sait que j’ai été de la Commune.
400
—Non. Il vient de Belgique.
Ma foi, je n’ai pas osé avouer au curé que son nouveau locataire était, lui aussi, un communard.
Peut-être eût-il été effrayé, le digne homme, de sentir désormais près de lui, sous le même toit, jour et nuit, un de ces bandits qui avaient fusillé les otages...
Ce soir, Vermersch logera chez moi. Le lendemain, quand tout son monde sera frais et dispos, il ira voir son curé. A lui de se débrouiller, s’il veut faire ses confidences.
J’ai invité à dîner, pour la circonstance, un ami qui n’a pas été de la Commune, mais qui a revêtu, pendant la guerre, le costume de chef de bataillon des gardes nationales lyonnaises. Dès mon arrivée ici, nous avons été amis. Il écoute sans sourciller le récit de nos aventures. Il crie volontiers, avec moi, au cours de nos promenades, un «Vive la Commune!» que l’écho des montagnes renouvelle. A Altorf, ça ne fait de mal à personne.
Cet ami a nom Lautard. Mais sa ressemblance étonnante avec Napoléon III fait que nous l’appelons Badinguet.
Nous sommes, à Altorf, une demi-douzaine de Français attachés à l’entreprise de percement du grand tunnel du Gothard. Lautard dirige le magasin alimentaire installé sur les chantiers du grand tunnel, à Gœschenen. Il vient nous voir à Altorf aux jours de fête. Le soir, on danse dans la grande salle de la Clef d’or. Et la joie de Lautard, quand le bal bat son plein, est de faire son apparition en frac, la moustache cirée, les cheveux ramenés sur les tempes, le large ruban rouge de la Légion d’honneur barrant la poitrine. Il salue, majestueux et souriant, les danseurs.
—C’est bien lui! Vive l’empereur! Vive Badinguet! Vive Lautard!
Il y a pourtant, hors ce bon Lautard, quelques communards à Altorf, ou, du moins, au Gothard.
A Airolo, à l’embouchure sud de la galerie, mon vieil ami 401 J.-B. Dumay, qui est aux ateliers de réparation des machines. Il y resta jusqu’à l’amnistie. A Gœschenen, c’est un ancien huissier de la Commune—la Commune nomma des huissiers—qui tient la cantine. Marcelin Chain fut nommé huissier par Protot, par arrêté du 28 avril 1871. Il se fait appeler là-bas Rambaud. Il a, pour aide, un ancien capitaine fédéré, Michaut, qu’il tarabuste et qu’il envoie faire les commissions. Michaut renâcle et grogne:
—M’envoyer chercher le lait... Moi... Un ancien officier!...
Aux ateliers des machines de Gœschenen, Fernand Bourgeat, qui commanda la canonnière la Liberté, l’ancienne canonnière Farcy du siège.
Des amis passent. Les uns qui traversent la montagne pour s’en aller en Italie. D’autres qui viennent pour affaires ou par simple but de promenade.
Un beau matin de juillet, on frappe à ma porte. Un beau vieillard, à l’œil vif, droit dans sa haute taille. Le père Beslay. L’ancien président de la Commune.
Le père Beslay habite Neuchâtel. Il n’y a pas bien longtemps que je me suis assis à sa table.
—Bonjour, jeune citoyen.
L’excellent homme entre, s’assied.
—Vous ne savez pas pourquoi je viens vous déranger si matin? Je tiens à visiter les travaux du tunnel. Vous savez, j’ai été ingénieur, entrepreneur, moi aussi. Je viens vous demander une lettre de recommandation.
—Vous allez bien déjeuner avec nous?
—Non. Non. Je pars tout de suite.
—Vous avez votre voiture?
—Ma voiture, s’exclame en riant le vert vieillard... Ma voiture... Mais j’y vais à pied...
—A pied! Mais, d’ici à Gœschenen, c’est au moins trente kilomètres...
—Oui, je sais... C’est pour cela que je pars tout de suite... Je me reposerai à mi-chemin, à Amsteg.
402
Le père Beslay avait alors près de quatre-vingts ans.
Vermersch fit vite la conquête de son curé. Quelques jours après son installation, j’allai le voir. Je le trouvai, causant dans le jardin avec le prêtre, qui lui nommait les glaciers voisins et lui disait les vieilles légendes du pays d’Uri.
Vermersch est le plus casanier des hommes. Tout le jour plongé dans son dictionnaire latin. Il traduit alors Juvénal, qu’il ne quitte que pour s’installer à l’ingrate besogne qui lui permet de vivre. Il rédige presque en entier, pour l’éditeur Madre, de la rue du Croissant, le Grelot, journal hebdomadaire illustré. Quand il a fini son Grelot, il abat du roman, du gros roman-feuilleton, les Amants de la Guillotine, ou autres machines terrifiantes. Je lui en vis faire au moins une demi-douzaine.
Son seul passe-temps, mais un passe-temps qui est pour lui une passion, c’est la cuisine.
Vermersch est devenu cuisinier émérite. Déjà, quand j’habitais Genève, il m’envoyait de Londres la bonne recette pour le plum-pudding. A Altorf, il a longuement étudié l’art d’accommoder la poule faisane, ce gibier exquis des forêts alpestres. Je ne manque jamais, quand je vais au Gothard, de m’en procurer une. C’est jour de fête pour Vermersch.
La table dressée et ses convives assis, lui ne quitte pas ses fourneaux. Il tient à servir lui-même. Je le vois toujours faire son apparition, le tablier blanc noué autour de la taille, le nez en trompette rieur, le chef surmonté d’un bonnet de papier blanc semblable à ceux que se confectionnent les peintres, soutenant des deux mains, avec vénération,—tel un saint-sacrement,—le plat délicieux...
Le lendemain, il retourne à son Juvénal—et, hélas!, aussi au Grelot et aux gros romans pour livraisons à deux sous.
Parfois, le soir, il vient me prendre, et nous allons nous asseoir dans quelque petit cabaret obscur. Il me récite ses 403 vers nouvellement éclos. Nous parlons des vieux jours. Facile à s’émécher, il se lève, frappe sur la table:
—Vois-tu, mon vieux... Eh bien... On dira ce qu’on voudra... Nos noms sont gravés sur le bronze de l’Histoire.
Il se rassied, tirant de sa pipe d’énormes bouffées, frisant, d’un geste familier, sa moustache blonde de Flamand.
Et les bons Suisses qui nous entourent regardent d’un air curieux ce Parisien qu’ils voient passer chaque jour, allant faire ses provisions à la boucherie.
Pourquoi diable fait-il, ce soir-là, tant de tapage?...
—Tu sais, me dit Vermersch une après-midi, Lonclas[267] arrive demain.
Lonclas, le membre de la Commune du douzième. Je ne l’ai pas connu à Paris.
Le lendemain, Vermersch m’amène un gros garçon, à l’allure réjouie. Il ne reste à Altorf que quelques jours. Il se rend à Vienne, pour affaires.
Lonclas a un désir impérieux. Celui de visiter la Furka. Les glaciers d’où sort le Rhône.
Je retrouve, dans le paquet de lettres de Vermersch que j’ai conservées, quatre lignes:
Nous avons arrêté une voiture. Rendez-vous demain matin, à la Tour, sur la grand place. A six heures précises. Nous viendrons, Lonclas et moi, te chercher, ce soir, à huit heures, à moins que tu ne veuilles nous devancer, chez Wiget.
Wiget, c’est la brasserie, le Schützengarten, où nous allons bavarder le soir.
En voyage donc pour la Furka. A Gœschenen, nous accrochons Radinguet. Toute une caravane.
404
En route, nous descendons de nos voitures pour soulager l’attelage.
Lonclas, qui parcourt pour la première fois la montagne, s’émerveille à chaque pas. Il arrache aux rochers des touffes de roses des Alpes, qu’il lie à son alpenstock, comme autrefois, aux avant-postes, les lilas au bout des fusils. Le bâton sur l’épaule, il marque le pas avec la chanson de route du siège, la même que scandaient, rue de Belleville, ceux qui conduisirent les otages jusqu’au mur de la rue Haxo:
Quoi! ce bon garçon, travailleur et joyeux, c’est ce même Lonclas de qui les journaux ont dit mille horreurs. Jusqu’à imprimer—cela a été reproduit dans un livre édité en 1871—que Lonclas a tenu, avec son collègue Philippe,[268] une et même deux maisons de prostitution!
Que tout cela est loin! Je n’ai plus revu Lonclas. Trois années après cette gaie excursion à la Furka, une mort affreuse terrassait Vermersch.
la mort
San Pier d’Arena (Italie). Octobre 1878.—Une lettre. Encadrée de noir... Vermersch mort. Délivré plutôt. Mort... Mon cœur se serre... Toute une vie se représente à ma mémoire. Nos causeries au quartier. La brasserie Saint-Séverin. Le Père Duchêne. Ses lettres de Londres, après la défaite. Lettres exaspérées... Son séjour, près de nous, à Altorf. Sa vie calme des premiers mois, là-bas, hors la petite ville, chez le curé... Puis, un changement subit... Un soir, il est venu me prendre, comme d’habitude, pour aller, dans quelque 405 petite brasserie, bavarder devant nos verres... Brusquement, au cours d’une explication, il s’est dressé devant moi... Que voulait-il? Pourquoi me menaçait-il?... Ah! je comprends, maintenant...
J’ai toujours à la main la lettre encadrée de noir.
Madame veuve Eugène Vermersch, née Delphine de Somer, ses enfants, parents, frères, sœurs et beaux-frères, ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu’ils viennent d’éprouver dans la personne de leur bien-aimé mari, père, gendre et beau-frère,
EUGÈNE VERMERSCH
journaliste et docteur ès-lettres[269]
NÉ A LILLE (FRANCE)
mort à Londres, le 9 octobre 1878, à l’âge de 33 ans
et deux mois, après une longue et pénible maladie.
L’enterrement civil aura lieu à New South Gate, au Great Northern Cemetery, le dimanche 13 octobre, à trois heures.
Depuis que, en octobre 1875, moins d’un an après être venu m’y retrouver, Vermersch avait quitté Altorf, je n’avais que de loin en loin de ses nouvelles. Je savais qu’il avait abandonné Genève pour retourner à Londres. Ce fut Caria qui, le 10 août 1878, m’apprit, le premier, l’état, déjà désespéré, de notre pauvre ami. Caria m’écrivait:
Londres, 10 août 1878.
Citoyen Vuillaume,
Je crois devoir vous donner connaissance de la position malheureuse dans laquelle se trouve Vermersch.
Depuis huit jours, il est au lit, atteint d’une maladie dont nous désespérons pouvoir le sauver.
Il fut atteint dimanche dernier des premiers symptômes. Les premières paroles qu’il prononça, quand il revint à lui, furent: «Vuillaume... Avec toi... Vuillaume... Qu’il vienne me voir...»
C’est à la misère, et aux calomnies, qu’il doit cette position malheureuse...
406
Il faut vous dire que, depuis quelque temps, le Grelot ne le payait plus que 75 francs par mois. Ce coup fut tellement fort pour lui que cela l’a tué...
Recevez, citoyen, une cordiale poignée de main.
Léopold Caria.
La lettre de Caria m’avait trouvé à San Pier d’Arena, près Gênes, où j’habitais, non loin de la plage, une petite villa. Je répondis à Caria que Vermersch, dès qu’il serait rétabli, pouvait venir m’y rejoindre. Loin des soucis qui l’accablaient, il se rétablirait. Et, après, nous aviserions. Aussitôt ma lettre reçue, Caria m’écrivait:
Londres, 19 août 1878 (lundi 9 h. 1/2 soir).
Cher citoyen Vuillaume,
Il y a une heure que j’ai votre lettre. Comme vous le désirez, je réponds de suite, et je vais vous donner tous les renseignements que vous me demandez...
C’est de son chevet, à une heure du matin, que je vous ai écrit ma première lettre. Cette nuit fut bien pénible pour moi. Il avait le délire...
Vous me demandez ce qu’il faut faire. Pour l’instant, attendre.
Il est toujours à Londres, dans une maison de santé, à dix minutes de chez moi. Comme je ne puis le voir que tous les mardis, je ne puis vous donner de nouvelles fraîches. Vendredi, il allait un peu mieux. Mardi dernier, je le vis le matin, à six heures un quart. Il m’a reconnu aussitôt que je suis entré dans la chambre, et il me causa environ cinq minutes. Dans la journée il dit à d’autres personnes que j’avais été le voir le matin.
S’il était tranquille, loin de tous tracas, je suis convaincu qu’il guérirait rapidement. Mais il aura toujours devant lui la position pécuniaire qui le tourmentera. Voila à quoi il faut que nous pensions.
Citoyen Vuillaume, puisque vous avez une maison au bord de la mer, aussitôt qu’il sera en état de voyager, nous ferons tout notre possible pour qu’il aille vous rejoindre...
Il a été convenu ici entre les quelques amis que nous sommes, de lui établir un petit pécule pour, quand il sera rétabli, faire ce qu’il désirera. Par ce moyen, il aura l’argent nécessaire pour aller vous joindre. Mais cela ne sera pas avant deux mois au moins...
407
Dans huit jours, je vous récrirai pour vous tenir au courant de sa guérison, ou des complications qui pourraient survenir.
Recevez, cher citoyen, l’assurance de mes amitiés sincères.
Léopold Caria.
Le 20 et le 21 août, je reçois deux lettres de madame Vermersch. Elles sont, l’une et l’autre, désolées. Le 2 septembre, nouvelle lettre. Le pauvre malade va mieux. Ou du moins, ses proches veulent espérer.
... Nous sommes allés, mon père, ma mère et moi—m’écrit madame Vermersch—le voir, et l’avons trouvé mieux. Hier, nous avons trouvé un si grand changement que j’ose le croire complètement guéri...
D’autres nouvelles m’arrivent bientôt par Edmond Levraud, que j’avais vu, quelques mois auparavant, à Genève.
Londres, 9 septembre 1878.
Mon cher Vuillaume,
Caria, qui m’a donné votre adresse, vous a raconté l’état dans lequel se trouve Vermersch.
J’ai été le voir hier... Chose étrange, il passe son temps à faire des vers.
Il est on ne peut mieux dans un établissement qui est parfaitement situé. Le médecin et le directeur sont très bons pour lui. C’est Vermersch qui me l’a dit...
Malheureusement, je crains fort qu’il ne guérisse que bien lentement.
Enfin, pour le moment, il est aussi bien soigné que possible...
Je vous serre bien les mains de tout cœur.
Edmond Levraud.
Je ne conservais pas beaucoup d’espoir. Une lettre de Caria vint m’enlever le peu qui m’en restait.
Londres, 1er octobre 1878.
Cher citoyen Vuillaume,
Pour la seconde fois depuis ma dernière lettre, j’ai vu Eugène dimanche. Regnard aussi est venu le voir. Nous l’avons trouvé dans l’état le plus déplorable. Il ne pouvait plus parler, et pleurait 408 à chaque instant. Tout espoir est donc perdu. J’ai bien de la peine à croire qu’il verra le mois de janvier.
J’ai vu bien des amis mourir. Mais jamais je ne me suis trouvé aussi affecté que dimanche, en voyant ce pauvre ami souffrir, et me prier de le sortir de cette maison où il a conscience qu’il va mourir. Car il me l’a dit. C’est le cœur bien serré que l’on revient d’une visite comme celle-là.
Recevez, cher citoyen, une cordiale poignée de main de votre dévoué
Léopold Caria.
Quelques jours encore, et la triste nouvelle me sera annoncée par Edmond Levraud.
Londres, 13 octobre 1878.
Mon cher Vuillaume,
Vermersch est mort. L’enterrement a lieu aujourd’hui.
Ne sachant pas si Caria vous a annoncé cette triste nouvelle, je vous écris ces deux mots à la hâte. Car je pars à l’enterrement.
A vous d’amitié.
Edmond Levraud.
Une dernière lettre de Caria.
Londres, 19 octobre 1878.
Citoyen Vuillaume,
Vous avez appris par Levraud la mort de ce pauvre Eugène. Je ne suis pas sensible, mais il faut vous avouer que, malgré ma fermeté, il m’a fallu verser un pleur à son enterrement. C’est mon meilleur ami que j’ai perdu.
Nous avons ouvert une souscription pour lui élever un petit monument sur sa tombe.[270] C’est Regnard qui est trésorier.
Recevez, citoyen, l’assurance de mon dévouement.
Léopold Caria.
Ces vers de Vermersch dont me parlait Edmond Levraud, je les ai devant moi, pendant que j’écris ces lignes, tels que les a copiés, pour me les envoyer, sur l’original, la veuve de mon pauvre ami. Les voici:
409
L’excellent docteur qui me soigneVermersch n’est plus. Ce sont maintenant les lettres, toutes mouillées de larmes, de celle qui reste après lui.
410
... Il ne faut pas croire, mon cher Vuillaume—m’écrit la veuve en deuil—que notre ami a quitté la terre sans penser à vous. Le 3 août, il a repris un moment connaissance, et, voyant quelqu’un dans sa chambre, il dit: «Est-ce toi, Vuillaume?» et, ensuite: «Toi, Wieland?»[271] C’est après vous deux qu’il a demandé avant tout...
Puis, un peu plus loin, les souvenirs de notre vie, les uns près des autres, à Altorf:
... Quand je pense à ces bons jours d’Altorf, les larmes me viennent aux yeux...
Le 12 novembre, une dernière lettre:
Jamais je n’aurais cru qu’il aurait fait un si grand vide. Je ne puis l’oublier...
411
Juillet 1898. Rue de Rennes. Adossée à la muraille, au numéro 76, une baraque en planches. Une sorte de hangar qui donne asile à une modeste boutique d’antiquités. Derrière les vitres, des étoffes anciennes, des tableaux, des bibelots. Dans un coin du magasin, une ouvrière, le visage penché sur une bande de tapisserie qu’elle raccommode. Assis dans un large fauteuil, ancien comme tout ce qui est là, un homme au visage énergique, à la barbe en pointe grisonnante. Il lit un journal.
Le citoyen Privé.
Privé a dépassé la soixantaine. Dans sa haute taille et ses larges épaules, avec sa crinière grise, ses sourcils broussailleux sur des yeux bleus, son nez fortement accusé, le regard franc toujours en avant, le vieil insurgé a fort grand air.
—Mon père est mort à quatre-vingt-dix ans, me disait-il un jour. J’ai encore le temps de voir la prochaine.
La prochaine, c’est Elle... C’est la Commune!
Revoir flotter le drapeau rouge! Entendre encore une fois tonner, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, les acclamations d’autrefois! Rêve éternel du communard qu’est resté Privé!
Je donne un petit coup au carreau de la porte. Privé lève le nez.
—Entre, me crie-t-il sans bouger.
412
Et continuant:
—Les clients ne se sont guère montrés aujourd’hui. Je t’avertis que je suis maussade... C’est demain le terme... Tu sais, le Terme... Proudhon a fait un chouette article sur ce foutu Terme...
Nous bavardons. Il n’y a qu’une quinzaine que nous nous sommes rencontrés, au Père-Lachaise, où nous accompagnions un camarade mort.[272]
—Au fait, dis-je, tu ne nous as pas conté l’autre jour comment tu avais pu t’échapper, la nuit du samedi au dimanche... quand les troupes eurent complètement envahi le cimetière...
—A mesure que les soldats entraient—commença Privé—nous reculions vers le boulevard, là où est située la Conservation... J’avais avec moi un gamin de quinze à seize ans, qui, depuis la veille, me suivait partout... Tout le jour, la soirée plutôt, il avait rechargé mes fusils... J’en avais deux... Nous attendions, appuyés au mur d’enceinte, silencieux, guettant les moindres bruits... Les soldats ne bougeaient pas... Il était peut-être deux ou trois heures après minuit, quand je me décidai à quitter le cimetière... Tout était définitivement perdu. Il n’y avait plus qu’à fuir.
—Allons, filons, dis-je au gosse. Séparons-nous. Chacun pour son compte... C’est plus sûr...
Le gamin me quitta. Où alla-t-il? Je n’en sais rien. Je n’ai jamais plus entendu parler de lui.
Je cachai mes deux chassepots dans les broussailles. Pourquoi? Je me le demande encore... Puisque je fuyais... Et je grimpai à la muraille, m’aidant aux poutres qui y étaient adossées.
Dès que je fus sur le faîte, je reconnus—je l’avais oublié—que la rue était à trois ou quatre mètres en contrebas... Après m’être assuré que tout était désert, que pas un être humain ne pouvait me voir, j’enjambai la crête du mur et je me suspendis par les mains dans le vide... Je lâchai... et je me trouvai, sans une égratignure, solide sur pattes, droit sur le pavé...
Maintenant il fallait se garer.
413
Mes mains étaient noires de poudre. Je sentais mon épaule tout endolorie. Et, tu sais, l’épaule...
—Eh bien?
—L’épaule!... Les mains, ça n’est rien. Un coup de torchon suffit. Mais, l’épaule, ça se congestionne par le frottement du fusil. Ça se rougit... Un officier malin ne s’y trompe pas... L’épaule, on ne peut pas se figurer ce que ça fait fusiller son monde... Dès que vous pouvez aviser un coin, vite la veste à bas, et la chemise, et si vous pouvez avoir un brin d’eau de cologne ou de vinaigre, frottez dur. Ça fait passer la rougeur...
—Te voilà donc au bas du mur du Père-Lachaise?
—Tu connais le restaurant qui fait le coin du boulevard et de la rue du Repos, où nous nous réunissons, à chaque anniversaire, pour aller porter au Mur les couronnes... C’est là que je suis entré.
J’étais en civil... Ah! un drôle de costume de civil... Si quelque soldat m’avait vu à ce moment, je crois bien qu’il n’aurait pas hésité un instant à me coller au mur... Mon chapeau mou, bossué, boueux... Et mes souliers! Des souliers du Juif-Errant qui aurait marché un siècle dans la fange...
Je jetai un regard sur mon veston... De l’huile que m’avait laissée le voisinage des roues de canons. De la boue jaunâtre. De larges plaques blanches qui étaient les frottements contre les tombes, de l’herbe mouillée... Et, à ma ceinture, mon revolver...
Ah! de celui-là, je me dis que je ne me séparerais pas, dût-il me faire fusiller...
La salle du restaurant était vide. Tout le monde devait être caché dans les caves ou ailleurs... Je poussai une porte et je me trouvai dans la cuisine.
Une forte fille aux manches retroussées astiquait tranquillement une casserole...
—Oh là! ma fille, il faut me donner de quoi laver ces mains sales.
La fille me regarde.
Rapidement elle tourne le robinet et remplit une cuvette d’eau.
Je me lave les pattes.
Brusquement, je songe à l’épaule... Mon habit est vite à bas, et mon bras sorti de la chemise... La servante regarde.
—Je vais vous chercher des serviettes, dit-elle, en se dirigeant vers la porte.
—Ne bouge pas d’ici, repris-je en faisant mes gros yeux. Je m’arrangerai avec ce que j’ai là.
414
Et, ce disant, je pose près de moi mon revolver.
—Maintenant, aux souliers! Donne-moi des brosses.
Il n’y avait pas de cirage. La fille me passa une brosse à émeri qui servait à polir le poêle de fonte.
Quand je sortis, je n’avais plus l’air d’un insurgé, avec mon chapeau bien brossé, mes mains propres et mes souliers brillants... à la mine de plomb.
Ah! il n’aurait pas fallu entr’ouvrir mon veston, sous lequel j’avais, le canon dans la ceinture de mon pantalon, fiché mon revolver...
—Et tu es redescendu dans Paris?
—Oui, par la rue de la Roquette... Je me suis rappelé qu’un maçon de ma loge avait sa boutique tout près.
—Tu t’es réfugié chez lui?
—Oh là! là! Ce qu’il m’a reçu... Il se mit à me faire une longue théorie sur les dangers que nous avions fait courir à la République... Louis Blanc lui-même n’avait-il pas flétri la Commune!
—Mon vieux! lui dis-je, au revoir.
Je filai sans regarder derrière moi...
Heureusement d’autres maçons furent plus dévoués, et j’en connais qui risquèrent la fusillade pour sauver des frères qu’ils voyaient pour la première fois...
Privé s’était tu...
Chaque fois que je passais rue de Rennes, je ne manquais jamais de frapper aux carreaux du vieil ami.
Un jour, en janvier 1901—il y avait quelques mois que nous ne nous étions rencontrés—je vis son grand fauteuil vide. J’entrai. L’ouvrière avait les yeux rouges...
—Qu’y a-t-il? demandai-je.
—Il y a... que Monsieur Privé est bien malade... Il est à la Charité.
J’y courus... Je trouvai Privé mourant.
Deux jours après, nous le conduisions au cimetière d’Issy, où il avait voulu reposer.
—C’est plein de fleurs par là, nous disait-il un jour qu’il nous faisait ses confidences... J’y serai très bien... Et puis, c’est tout près d’où nous nous sommes tant battus jadis... Il me semble que j’entendrai encore le canon de la Commune.
Septembre 1898. Au Radical. Depuis un quart d’heure, nous causons, Ranc[273] et moi, dans le couloir sur lequel donnent les salles de rédaction.
De quoi causons-nous? De ce qui fait, chaque fois que nous nous rencontrons, le sujet de nos conversations.
L’affaire Chaudey.
Pourquoi Raoul Rigault a-t-il, brusquement, dans la soirée du mardi au mercredi 24 mai, pris la résolution de fusiller le rédacteur du Siècle, détenu à Sainte-Pélagie?
—Vous avez vu Rigault le mercredi matin? me demande Ranc.
—Oui. Au café d’Harcourt. Place de la Sorbonne.[274] C’est là qu’il m’a appris l’exécution. En quelques phrases brèves, hachées, jetées à la hâte... La bataille allait éclater, tout près... Mais je n’ai pas eu le temps de l’interroger... Je ne l’ai revu que mort, la tête fracassée, le lendemain, rue Gay-Lussac...
—Sapia?... Madame Sapia?
—Je n’en sais rien... Si, cependant... En exil, Chardon m’a conté que la veuve et la mère de Sapia venaient souvent, très souvent, à la préfecture de police... Un jour même, pendant que madame Sapia était là, madame Chaudey vint demander l’autorisation de voir son mari à la prison... La veuve et la mère de Sapia poussèrent-elles Rigault à venger le mort? Chardon n’osait pas l’affirmer... Mais il n’était pas loin de le croire.
—Et l’article du Père Duchêne?
416
—Eh bien!... Vous le savez...
—Non... On m’a dit... Advenant?[275]
—Oui... Un soir, tard—les formes étaient déjà serrées—on apporta un article... l’article fameux... Il est exact qu’il ait été donné par Advenant... On desserra les formes pour le mettre à la dernière page. Le lendemain, ou deux jours après, Chaudey était arrêté.[276]
—Alors, c’est bien Advenant?
Je fis un signe de tête affirmatif...
Ranc s’était tu.
Cherchait-il dans ses souvenirs? Je le vois encore, enlevant son lorgnon, et, d’un geste qui lui était familier, essuyant les verres, le regard baissé.
—Voici ce que je sais, moi, reprit-il.
J’ai noté, mot pour mot, ce que me dit Ranc. Je copie la note, écrite le jour même de notre conversation:
... J’étais encore à la Commune. Nous étions au lendemain de l’attaque du pont de Neuilly (2 avril). Quelqu’un, je ne sais plus qui, propose de confisquer les biens des membres du gouvernement de la défense nationale. On dresse la liste des noms.
—Mais vous oubliez Jules Simon et Picard? crie une voix.
Hilarité.
Tout à coup, nous voyons Delescluze se lever de son banc.
—Et Chaudey? s’écrie-t-il. Il est encore libre!
—Mais laissez donc Chaudey tranquille, dit Paschal Grousset. Il fait en ce moment le journal officieux de la Commune...
Je quittai la séance, inquiet, et me dirigeai vers les bureaux du Siècle, où je ne trouvai que Cernuschi.
—Bah! me dit Cernuschi, quand je lui eus raconté la sortie de Delescluze... Ce n’est rien...
417
Le 6, comme vous le savez, je donnais ma démission, et quittais l’Hôtel de Ville.
Le lendemain, je me trouvai rue Chauchat, face à face avec Chaudey, qui allait au Siècle.
Chaudey, avant même que j’eusse ouvert la bouche, me reprocha amèrement d’avoir quitté l’Hôtel de Ville.
—Vous laissez, me disait-il, le champ libre aux violents...
Je laissai Chaudey achever sa diatribe. Quand il se fut tu, je lui contai l’incident Delescluze.
—Oui, me dit Chaudey, Cernuschi m’a averti... Mais je suis de son avis. Ce n’est pas sérieux.
—Si, repris-je. C’est très sérieux. Je ne suis ni un poltron, ni un imbécile. Mais je vous dis: Partez. Il est temps, si vous ne voulez pas être arrêté.
A ce moment, survint Ulysse Parent, qui se joignit à moi pour supplier Chaudey de quitter immédiatement Paris.
Mais Chaudey n’en voulut rien croire.
Il resta.
Il semble donc bien que l’arrestation de Chaudey fut, du moins pour une part, l’œuvre de Delescluze.
Il la voulut, il la réclama dès le premier jour.
Il la fit réclamer, par son ami Advenant, au Père Duchêne.
Le motif qui poussait Delescluze à poursuivre Chaudey de ses haines?
Le 22 janvier?
Ce jour-là Delescluze était avec Razoua, Cournet, Edmond Levraud, Arthur Arnould, d’autres, chez Lefebvre-Roncier[277] qui habitait, au 60 de la rue de Rivoli, un appartement, dont les fenêtres donnaient sur la place de l’Hôtel-de-Ville.
Quand la fusillade éclata, laissant après elle une douzaine de morts—parmi eux le commandant Sapia—Delescluze, m’a raconté un témoin, porta les mains à son visage comme pour échapper à l’horrible vision. On l’emmena, soutenu par des amis. Son désespoir ne pouvait être apaisé.
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Est-ce le souvenir de cette sanglante journée, dont la responsabilité, pour lui, et pour l’opinion publique, pesait alors tout entière sur Chaudey, qui l’incita à réclamer, avec tant de ténacité, l’arrestation, et, plus tard, le maintien sous les verrous, du rédacteur du Siècle?
Voici ce que me racontait, à ce sujet, quelques jours après ma conversation avec Ranc, Avrial, qui, avec Vermorel, Delescluze et autres, faisait partie de la commission exécutive:
A l’une des séances de la commission—me disait Avrial—Vermorel réclama énergiquement la mise en liberté de Chaudey, contre lequel, disait-il, aucune preuve formelle de culpabilité n’avait été formulée.
Vermorel demandait qu’on fournît au moins l’original de la dépêche attribuée à Chaudey, dépêche par laquelle ce dernier aurait reconnu avoir donné l’ordre de «balayer la place», dans la journée du 22 janvier.
A la demande de Vermorel, Cournet avait fait rechercher la dépêche. On ne l’avait pas trouvée.
—Il faut aviser la Commune, concluait Vermorel. Puisqu’on ne peut pas nous présenter la dépêche, seule base d’accusation contre Chaudey, celui-ci doit être libre demain.
Mais Delescluze protesta avec véhémence.
—Qu’on trouve ou non la dépêche, il faut garder Chaudey.
L’affaire en resta là. Chaudey était à Sainte-Pélagie. Il ne devait plus quitter sa chambre de prisonnier que pour descendre dans le chemin de ronde, la nuit du mardi au mercredi 24 mai.
Et comme je demandais à Avrial, s’il savait qu’après cette séance de la commission exécutive, une preuve quelconque de la culpabilité de Chaudey eût été portée à la connaissance de la Commune:
—Non. Jamais aucune preuve ne fut mise sous nos yeux.
A maintes reprises, Ranc revint, dans nos conversations, sur l’article du Père Duchêne.
419
Comment? En quelles circonstances avait-il été apporté?
Il y avait, dans l’interrogation de Ranc, le désir ardent de percer un des mystères du journalisme. Car, journaliste, Ranc l’était avant tout.
—Voyons, me disait-il, lequel de vous trois a revu l’article?
Je restais muet.
Un dernier coup droit:
—Bah! c’est vous, alors? Voyons, avouez...
Mais je n’avouais pas.
Ni en ce qui me concernait. Ni en ce qui concernait l’un ou l’autre de mes deux collaborateurs.
Et la conversation en restait là.
Peu de temps avant sa mort, j’allai voir Ranc, place des Vosges. Il m’avait fait demander un nouvel exemplaire de ma brochure Un peu de Vérité sur la mort des Otages. Il avait égaré, avant de l’avoir lu, celui que je lui avais remis lors de son apparition.[278]
Je le vois encore, solide malgré le commencement de paralysie qui lui rendait la marche très difficile, la calotte rouge sur le chef, gai, causeur, comme à l’habitude.
Nous bavardâmes de choses et d’autres.
Avant de le quitter, je lui tendis la main. Et lui, le doigt posé sur le titre de la couverture rouge:
—Allons, cette fois, vous avouez, je l’espère...
—Non... Non. Pas encore... Du reste, je n’y parle pas de l’affaire Chaudey.[279]
Juillet 1901. Nous causons, avec Ranc, de Rigault.
420
Ranc avait un faible pour les Hébertistes.[280] Il aimait assez qu’on le classât parmi eux. Hébertiste et Blanquiste, Rigault ne pouvait manquer d’avoir les sympathies de Ranc, avec qui il s’était rencontré un peu partout où l’on conspirait et où on luttait, dans les dernières années de l’Empire.
—La dernière fois que je rencontrai Rigault—me conta Ranc—ce fut quelques jours avant l’entrée des troupes. Sur le quai. Il était, autant qu’il me souvienne, avec Da Costa.
Je venais de recevoir des nouvelles de Versailles. Je lui en fis part. Elles étaient très mauvaises. L’armée était aux portes. C’était une affaire de jours. D’heures peut-être.
Rigault me sembla être également renseigné.
—Vous avez pensé, lui dis-je, aux innombrables papiers, nominations, notes quelconques, fiches, celles de l’Empire entre autres... Il faut brûler ça tout de suite... Que de gens compromis si vous les laissez au vainqueur...
Rigault songea un instant.
—Bah! dit-il brusquement. Ce sera bien plus simple... Nous foutrons le feu à la boîte!
—Oui, repris-je. Mais, auparavant, il faut mettre en sûreté les archives de la Révolution. Il y en a à la Préfecture—et je montrais du doigt les bâtiments de la police—il y en a aussi à l’Hôtel de Ville... Toute la Commune, la grande... Ses sections...
Rigault me sembla ignorer la présence, tant à la Préfecture de Police qu’à l’Hôtel de Ville, de ces précieux documents.
—C’est vrai, me dit-il. Je vais, dès aujourd’hui, faire transporter tout en lieu sûr.
Vous savez qu’il n’en fit rien, et que tout, ou presque tout, fut la proie des flammes.
A maintes reprises, pendant nos longues causeries sur les derniers jours, Brunereau m’avait conté, à Genève, la scène tragique des funérailles du général de la Commune, le mercredi 24 mai au Père-Lachaise.
Là-haut, sur la plate-forme où, depuis la veille, tonnaient les pièces fédérées, les canons s’étaient tus.
Les artilleurs, les servants, les combattants des alentours, tous, avaient quitté leur poste, pour venir embrasser une dernière fois le chef héroïque, blessé à mort, la veille, à la barricade de la rue Myrrha et de la rue des Poissonniers, porté à Lariboisière expirant, reconduit, mort, à l’Hôtel de Ville, d’où, la nuit, à la lueur des torches, il avait été enlevé sur une civière.
Le cadavre avait été, par les soins de Brunereau, mis en bière, revêtu de son uniforme, et enveloppé dans un drapeau rouge.
Vers quatre heures, au moment même, où, sur la place Voltaire, allait se dérouler le premier acte de la tragédie des otages, le corps de Dombrowski avait été, après un adieu poignant de Vermorel, déposé dans un caveau.
Où?
Les restes de Dombrowski étaient-ils toujours là où ils avaient été déposés?
Avaient-ils été enlevés?
Transportés autre part?
Un jour de juillet 1898, je me rendis au Père-Lachaise, résolu à consulter le registre des entrées des morts pendant la Semaine de Mai.
Le registre me fut communiqué.
422
A la date du 24 mai, une seule entrée est mentionnée.
Sur le registre, je lus:
Dombrowski, général de la Commune (sic), déposé au caveau Brizard, case no 7.
Le cercueil resta dans ce caveau jusqu’au 18 février 1879.
A cette date, le propriétaire du caveau, ayant besoin de la case occupée par Dombrowski, fit enlever le cercueil, qui fut porté au cimetière d’Ivry.
Au cimetière d’Ivry, où je me rendis, il me fut dit—et je vérifiai sur le registre d’entrée—que le cercueil, apporté du Père-Lachaise, avait été, dès son arrivée, inhumé en tranchée gratuite (6e division).
Cinq années après, en novembre 1884, la tranchée avait été reprise, c’est-à-dire bouleversée.
Je tentai de savoir si quelques indices n’avaient pas, à l’ouverture du cercueil, attiré l’attention des ouvriers, Dombrowski ayant été, comme je l’ai dit plus haut, mis en bière, revêtu de son uniforme.
Les boutons de la tunique. La plaque du ceinturon. Les débris du vêtement. Ceux du drapeau rouge?
Rien.
Sur la bière, au témoignage de Brunereau, le frère de Dombrowski, présent aux funérailles, avait écrit le nom du mort:
Jaroslaw Dombrowski.
Quelqu’un n’avait-il pas été frappé par les vestiges de l’inscription?
Rien encore.
Ni dans les bureaux de la Ville, ni au Conseil municipal, personne n’avait prêté la moindre attention à la translation et à la dispersion des restes du général de la Commune.
Où sont-ils aujourd’hui?
Enfouis dans quelque trou? Dormant aux catacombes?
Au Père-Lachaise... Aux obsèques d’un vieux camarade. Les discours sont finis. On reste à causer sur le terre-plein du columbarium, dont les cheminées fument encore. Avrial, Privé, Roullier, Alavoine. D’autres. Les amis descendent, par petits groupes, les allées qui conduisent à l’entrée. Machinalement, tout en causant, nous nous dirigeons vers le Mur. Le pèlerinage habituel.
Nous y voilà.
Une façade de couronnes rouges, pâlies, desséchées, aux rubans déchiquetés par la pluie et le vent. «Aux morts de 1871. Anniversaire de la Semaine sanglante. Aux victimes du grand massacre.» Et, mêlées aux couronnes géantes, apportées par les comités, les associations, les cercles révolutionnaires, d’autres, toutes petites, en perles noires, avec des pensées violettes et jaunes. «A mon père. A mon mari.» Pieux souvenirs, pour ceux qui sont là, sous la terre battue, ou, du moins, que l’on croit être là.
Car, sont-ils là?
Au pied de ce Mur, dorment-ils, les fusillés de la nuit du samedi au dimanche? Ceux de la Roquette, qui «moururent avec insolence» et dont les cadavres troués de balles furent emportés, dans les horribles tapissières ruisselantes de sang, vers la nécropole voisine?
Dorment-ils au pied du Mur, les cent quarante-sept qui furent passés par les armes, tout près, le dimanche matin, sur le tertre, encore verdoyant aujourd’hui, où s’ouvrirent, pour cacher le grand massacre, les épouvantables fosses communes?
Nous échangions, tout en interrogeant les tombes voisines, 424 de rares paroles. A chacun de nous, certainement, les souvenirs revenaient en foule. Là-bas, de l’autre côté, au pied de cette pyramide dont nous voyions, à travers les arbres couverts de givre, scintiller la pointe dorée, étaient les batteries fédérées, qui, pendant quatre jours et quatre nuits, lancèrent sur Paris leurs bordées d’obus.
—Tu y étais, toi? dis-je à Alavoine.
—Oui. J’y étais. Le samedi matin, il nous fallut abandonner les pièces—une dizaine de pièces de 7—faute de munitions. Les Versaillais étaient tout près. Dans l’avenue de Saint-Mandé... Il pleuvait à verse... A côté de nous, depuis trois jours, le cadavre d’un cheval, tué par un obus, qui empestait l’air... Nous ne restions plus guère qu’une quinzaine... Je me souviendrai toujours de la dernière nuit que je passai là. Accroupis, avec deux artilleurs, dont l’un blessé au bras enveloppé d’un linge rouge, dans le caveau de Morny. A côté de nous, un tas d’obus qui n’étaient pas de calibre... L’artilleur blessé jurait «Nom de Dieu! sommes-nous encore trahis!» Nous étouffions là-dedans... Je sortis un instant... Quel spectacle!... Tout Paris, au-dessous de nous, flambait comme une gigantesque fournaise... La moitié de la ville disparaissait sous un nuage colossal. Noir, noir, plus noir que de la poix... A cette heure-là, on ne se battait pas... Quel silence!... Je montai, une cinquantaine de pas à peine, jusqu’à la pyramide blanche—tu sais, le monument de Beaujour. La porte du caveau circulaire était grande ouverte. Une dizaine d’artilleurs ronflaient sur des tas de couronnes jaunes... Vers onze heures du matin, nous partions tous. Il était temps. Quelques heures encore, et nous étions bel et bien pris par les fusiliers-marins...
Privé écoutait, faisant de temps à autre un signe d’assentiment. Lui aussi, était là.
—Quand j’eus quitté les pièces, raconta-t-il, je restai dans le cimetière. Vers le bas. Quelques fédérés, que j’avais rencontrés, et moi. Nous entendîmes les premiers coups de feu 425 des soldats, vers quatre heures. Ils étaient entrés en perçant le mur de la rue des Rondeaux, tout près d’ici... Là...
Privé indiquait de la main un endroit de l’enceinte. Pas loin du Mur.
—Aux premiers coups de feu, continue-t-il, nous grimpons rapidement. Six ou sept. Nous nous cachons dans un fourré de cyprès, proche du monument de Casimir-Perier... Nous sommes restés là des heures. Tirant par-ci par-là un coup de feu. Les soldats n’avançaient pas. Ce ne fut qu’à la nuit tombée que nous entendîmes un grand bruit de pas et de fusils. Ils arrivaient en nombre... Nous n’avions plus qu’à nous réfugier dans la partie du cimetière encore inoccupée... Les soldats bivouaquaient... Moi, vers le milieu de la nuit, je grimpai au sommet du mur d’enceinte, et me laissai tomber de l’autre côté... J’étais hors de danger.
—Alors, on ne s’est pas beaucoup battu, au fond, dans le Père-Lachaise?
—Si. Et non. Par petits paquets. Des coups de feu isolés. Une chasse à l’homme. Toute l’après-midi du samedi... Mais c’est tout... Ceux qu’on a fusillés, ils venaient d’autre part... Ramassés un peu partout. Dans le cimetière même. Dans les escarmouches qui précédèrent l’entrée des soldats...
Nous nous étions éloignés du Mur.
Quelques jours après, je retournais au Père-Lachaise.
Je cherchais depuis longtemps un témoin de l’hécatombe du dimanche matin.
Je le rencontrai.
Un conservateur du cimetière, M. Leprestre. Jeune employé en 1871, il avait vu. Tout vu. Les malheureux qui, serrés, en tas, attendaient la fusillade. Les morts. Les horribles fosses.
—C’était le matin du dimanche, me raconta M. Leprestre. (Je suis ici les notes écrites que j’ai prises de notre conversation.) Vers sept heures. Ils étaient cent cinquante, ou à peu près, groupés dans l’allée centrale, à une cinquantaine de mètres du grand portail du boulevard Ménilmontant. Ils 426 étaient là quand j’arrivai. Depuis combien d’heures? Je ne sais. D’où venaient-ils? Je n’en sais rien non plus. Il y en avait en costume de fédéré. D’autres, la plupart, en blouse ou jaquette. Autour d’eux, une vingtaine de soldats, l’arme au pied... Quand je les vis, j’ignorais le sort qui leur était réservé... Brusquement, un officier supérieur paraît. Il se dirige à grands pas vers le groupe. «Allons, conduisez tout ça là-haut!» Il s’approche d’un officier—un officier de fusiliers-marins—lui parle à voix basse. L’officier fait un signe. Le triste cortège s’éloigne, monte, prend une allée à droite... Je les suis des yeux... Un quart d’heure, une demi-heure—cela me parut long, long—j’entends des détonations...
—Vous ne les avez pas accompagnés?
—Non. On ne m’aurait pas permis de les suivre... Ce ne fut que le lendemain, de grand matin, que je reçus l’ordre de les faire inhumer... J’escaladai la hauteur en quelques minutes. J’avais hâte de voir... Quel spectacle... On en avait fusillé là—nous étions montés tous deux presque près du Mur—sur le tertre... Il y avait, à côté, des carrières, de grands trous creusés... Ils étaient étendus, la face contre terre, presque tous... Tous les pieds nus... Je les fis déposer dans la fosse commune, près des autres...
—Alors, ils ne sont pas au Mur?
Mon interlocuteur hésita... Il cherchait à fixer ses souvenirs.
—Pas ceux-là... Moi, je n’ai vu inhumer que dans les fosses...
—Combien, à peu près?
—Je ne sais pas. On n’a pas compté... Nous avons, depuis ce temps, bien souvent causé de cela, avec ceux qui étaient de mon temps... Un millier. Peut-être moins... Peut-être plus... Je vous dis... On ne les comptait pas.[281]
427
—Et au pied du Mur?
—Je ne sais pas... Il se peut qu’on en ait fusillé là. Comme un peu partout... Il se peut aussi qu’on en ait enterré quelques-uns à cette place... Mais, moi, je vous le répète, c’est dans les fosses que je les ai vu jeter, tous... On les apportait à pleins tombereaux de la Roquette, de la place Voltaire, de partout... Encore un détail... Quand, au départ du lugubre cortège rassemblé dans l’allée centrale, l’officier de fusiliers-marins qui commandait passa près de moi, avant d’obliquer à droite pour atteindre les hauteurs, je le regardai fixement. Et, je vis, nettement, deux larmes briller sous ses paupières... Moi aussi, j’avais le cœur affreusement serré...
Septembre 1909.—Nous sommes allés en promenade, Lucien Descaves, le docteur Crepel et moi, à Brévannes,[282] où Descaves a un vieil ami, Mathey, qui commanda pendant une quinzaine de jours, en mai, le fort de Vanves.
Mathey, qui fut lié avec Félix Pyat, a quatre-vingt-cinq ans sonnés. Toujours alerte, il nous accompagne dans une promenade dans le parc.
—Vous savez, nous dit-il brusquement, Oudet est toujours ici.
Oudet... Le membre de la Commune, élu par les onze mille électeurs des Buttes-Chaumont, à la presque unanimité des voix... Membre de la commission de sûreté générale... Un des plus violents, le plus violent peut-être de l’assemblée de l’Hôtel de Ville. Blessé le vendredi matin, il est rue Haxo, couché sur un canapé, quand on y amène les cinquante otages...
J’ai peu vu Oudet pendant la Commune. Mais, je me souviens d’une nuit passée, en 1870,—une nuit blanche—avec Oudet, chez Vallès, qui demeurait alors rue de Tournon, en face de la caserne des municipaux. Oudet, que nous avions rencontré rue Saint-Séverin, chez Glaser, se croyait poursuivi par la police. Vallès lui avait offert asile—un asile peu sûr, Vallès étant lui-même menacé—et nous avions passé la nuit à causer et à bâtir des plans d’insurrection.
—Il est là-haut, nous dit Mathey, montrant de la main les 429 fenêtres du bâtiment de l’infirmerie. Oh! il est très mal... Il est fini.
Nous montons. Des files de lits blancs. Des vieillards. Et des vieillards encore.
Étendu sur un lit, Oudet. Le masque, jaune, émacié. Les yeux clos. Un cadavre...
—Il a quatre-vingt-six ans, nous dit l’infirmière qui le veille... Il ne peut plus bouger... Il y a deux mois, on pouvait encore le lever... Il n’y voit plus... Et puis, la tête a déménagé... Continuellement, il radote...
—Oui, il radote, dit un vieillard assis sur le lit voisin... Il parle tout le temps...
—Et que dit-il?
—Ah! c’est bien difficile de le comprendre... Rochefort... Rochefort... Vaillant...
Jusqu’au dernier souffle, le vieil insurgé songe encore, dans son cerveau obscurci, aux jours héroïques... Vaillant... la Commune... Rochefort... Les jours de bataille de l’Empire...
Un mois à peine après notre visite, Oudet rendait le dernier soupir. Pauvre comme Gouhier, le membre du comité central, pensionnaire, lui aussi, de Brévannes, où il mourut en 1904. Pauvre comme tous ceux de la Commune qui sont venus abriter, sous les grands arbres de l’asile municipal, ou—les moins heureux—dans quelque salle d’un hospice parisien, la misère de leurs vieux jours.
FIN
Page 11.—Au lieu de «ce que sont devenus nos prisonniers», lire «ce que sont devenus nos blessés».
Page 85—Au lieu de Wurth (Émile), lire Wurth (Gustave).
Page 91.—Au lieu de «Léo Melliet écrit à Me Renoult, son défenseur», lire «Léo Melliet écrit à Me Renoult, défenseur de Lucipia».—Même page. Wroblevski commandait la troisième armée de la Commune. Dombrowski et La Cécilia commandaient les première et deuxième armées.
Page 97.—La trahison du commandant Gallien n’a pas été prouvée.
Pages 90, 100 et 106.—Rétablir, pour l’exécution à Satory de Serizier, la date du 25 mai 1872, jour anniversaire de la fusillade des Dominicains.
Page 115.—Le mur de la rue de la Chine a disparu sous les immeubles de rapport récemment bâtis sur son emplacement. Il n’en reste que quelques vestiges. L’endroit où Jecker a été fusillé correspond à l’entrée de la maison qui porte le no 7. Fort heureusement, j’avais eu la précaution de faire exécuter une photographie du mur, quand il était encore intact.
Page 177.—Au lieu de «Amoureux», lire Amouroux.
Page 264.—Au lieu de «En Pleine Bataille», lire Matin de Bataille.
Page 287.—Les monnaies sont frappées à la presse. On a conservé cependant l’expression «échappée du balancier».—Même page. Au lieu de «plus de quatre cent mille», lire «près de cinq cent mille».
Page 296.—Au lieu de «où je restai jusqu’à neuf heures du soir», lire «jusqu’à neuf heures du matin».
[1] Ce même jour, mercredi 24 mai, à midi et demie, le docteur Faneau, qui, avec son confrère L. de Franco, était à la tête de l’ambulance établie au séminaire de Saint-Sulpice, avait été passé par les armes, avec quatre-vingts fédérés blessés.
[2] On trouvera la reproduction de cette carte, délivrée par le major de la place Vendôme, page 284 de l’album l’Invasion, le Siège de la Commune, par Armand Dayot.
[3] Tridon (Gustave), membre de la Commune (5e arrondissement). Auteur des Hébertistes. Député (démissionnaire) à l’Assemblée de Bordeaux.
[4] Delescluze (Charles). Membre de la Commune (11e arrondissement). Délégué à la guerre (11 mai). Tué à la barricade du boulevard Voltaire (25 mai).
[5] Vallès (Jules). Membre de la Commune (15e arrondissement). Rédacteur en chef du Cri du Peuple.
[6] Longuet (Charles), membre de la Commune (16e arrondissement). Sous le siège, chef élu du 248e bataillon (5e arrondissement).
[7] Rogeard (Auguste), membre de la Commune (n’a pas siégé, démissionnaire après son élection). Auteur des Propos de Labiénus (1865).
[8] Le titre exact du livre est: Le Socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui, par Th.-N. Besnard. Paris, Guillaumin. 1870.
[9] Cissey (Courtot de), général de division (1871), commandant le 2e corps de l’armée de Versailles.
[10] Maître (Gustave), chef du 205e bataillon fédéré, puis chef du bataillon des Enfants du Père Duchêne.
[11] Vermersch (Eugène), journaliste et poète, l’un des trois rédacteurs du Père Duchêne (Vermersch-Humbert-Vuillaume).
[12] Dès l’entrée des troupes versaillaises, les pompiers qui étaient restés au service de la Commune furent en butte aux plus cruelles représailles. On accusait ces infortunés d’activer les incendies en emplissant leurs pompes de pétrole!
[13] Rigault (Raoul), membre de la Commune (8e), délégué à l’ex-préfecture de police. Procureur général de la Commune (27 avril).
[14] Sapia (Théodore), chef du 146e bataillon de la Garde Nationale sous le siège. Blessé grièvement le 22 janvier, place de l’Hôtel-de-Ville, et transporté à l’Hôtel-Dieu, il expira pendant le trajet.
[15] Vaillant (Edouard), membre de la Commune (8e arrondissement). Délégué à l’enseignement (21 avril). Aujourd’hui député de Paris.
[16] Le sergent se trompait. Ceux qui étaient conduits à l’Ecole militaire étaient fusillés dans la cour même de l’Ecole, ou dans la cour de l’ancienne Ecole d’Etat-Major de la rue de Grenelle. Voici, entre tous, un épisode de ces jours sinistres. Il m’a été récemment conté par un ami, le propre fils de l’officier supérieur qui commandait en 1871 à l’Ecole militaire. Le narrateur avait, à l’époque de la Commune, quinze ans.
«La femme d’un commerçant du voisinage était venue, éplorée, réclamer son mari, arrêté quelques heures auparavant.—Il vient de sortir à l’instant, répondit-on à la femme quand elle se présenta au poste installé dans l’ancienne Ecole qui servait de quartier-général. C’était vrai. Le malheureux venait de sortir, mais étendu dans une voiture à bras de boulanger, les deux pieds dépassant sous le couvercle abaissé. Le sang coulait à travers les planches du fond. L’homme avait été fusillé dans le jardin de l’Ecole, contre un vieux mur tapissé de lierre.»
Autre épisode, de la même source, et toujours à l’ancienne Ecole d’Etat-Major de la rue de Grenelle:
«Un des jours de la semaine de Mai, un matin, une femme portant un nourrisson dans les bras, reconnaît, parmi les prisonniers que l’on conduisait fusiller, son mari. Elle se précipite, veut lui parler. Mais un coup de crosse la jette sur la bordure du trottoir, tandis que l’enfant va rouler dans le ruisseau.»
[17] C’est à cette place, adossé au piédestal de l’un des lions de pierre (celui de gauche) qui ornent l’entrée de l’avenue de l’Observatoire, que fut fusillé, le matin du 28 mai, le docteur Tony-Moilin. Son seul crime avait été de faire partie, dans les premiers jours qui suivirent le 18 mars, de la municipalité du 6e arrondissement (Saint-Sulpice).
[18] Treillard, directeur de l’Assistance publique (13 avril). Arrêté à son domicile après l’occupation du 5e arrondissement (Panthéon); conduit à l’Ecole polytechnique, il y fut passé par les armes.
[19] Millière (J.-B.), élu à l’Assemblée nationale (1871). Fusillé sur les marches du Panthéon, le 26 mai. Le capitaine Garcin, qui dirigeait l’exécution, fit mettre de force Millière à genoux.
[20] Maxime du Camp, auteur des Convulsions de Paris. Membre de l’Académie française. Décoré après les journées de juin 1848.
[21] Regnault (Henri), peintre, auteur de la Salomé, du Maréchal Prim, etc., tué à Buzenval.
[22] Lambert (Gustave), explorateur, auteur d’un projet de voyage au pôle Nord, tué à Buzenval.
[23] Giffault (Emile), commissaire à l’ex-Préfecture de police, condamné aux travaux forcés à perpétuité.
[24] Privé (Francis), membre de la municipalité du 6e arrondissement (Saint-Sulpice).
[25] Ces lignes ont été écrites après une visite au vieux cimetière de Charonne, en mars 1897.
[26] Voir Enquête parlementaire sur l’Insurrection du 18 mars, édition in-quarto. Déposition du maréchal de Mac-Mahon, page 183.
[27] Lachaise (Marguerite Guindaire, femme Prévost, dite), acquittée dans le procès de l’Archevêque, condamnée à mort (puis commuée) dans le procès Beaufort (19 juin 1872).
[28] Un de ces ordres, en date du 7 avril 1871, est reproduit dans l’Autographe, volume I, page 230. Voir aussi Officiel, 17 avril.
[29] Edouard Moreau, membre du Comité central, fusillé à la caserne Lobau, le 25 mai.
[30] Cluseret (Gustave), membre de la Commune, délégué à la Guerre (4 avril-1er mai).
[31] Dombrowski (Jaroslaw), général commandant la première armée (Neuilly), blessé mortellement le 23 mai à la barricade de la rue Myrrha, mort à l’hôpital Lariboisière.
[32] Avrial (Augustin), membre de la Commune (11e arrondissement), membre de la Commission exécutive (11 avril), membre de la Commission de la guerre (22 avril).
[33] Genton (Gustave), juge d’instruction attaché au parquet du procureur de la Commune (15 mai), condamné à mort, procès de l’Archevêque. Fusillé à Satory le 30 avril 1872.
[34] Ferré (Théophile), membre de la Commune (18e), délégué à la Sûreté générale (14 mai). Fusillé à Satory le 28 novembre 1871.
[35] Gois (Emile), colonel d’état-major, président de la cour martiale (13 mai).
[36] Fortin (Emile), condamné à dix ans de travaux forcés, procès de l’Archevêque.
[37] Lissagaray (Histoire de la Commune, édition Dentu, page 552) reproduit une lettre signée de Beaufort, adressée au général Borel. Mais il déclare qu’il n’en a pas confronté l’écriture avec celle du capitaine de la Commune. Lissagaray semble ignorer la parenté de Beaufort et d’Edouard Moreau.
[38] Sur l’emplacement de ce chantier était (1899) un café-concert.
[39] Duval (Emile-Victor), membre de la Commune (13e arrondissement), fusillé le 4 avril, au Petit-Bicêtre, sur ordre du général Vinoy.
[40] Lors de la publication de ce récit dans l’Aurore (mai 1902), je reçus de mon vieil ami et camarade de proscription Gouhier, membre du Comité central du 18 Mars, ancien combattant de Juin, alors (1907) âgé de près de quatre-vingts ans, et qui finit ses jours à la maison municipale de retraite de Brévannes—ces communards se sont tous fait des rentes!—la note suivante:
«... J’ai vu de près, m’écrivait Gouhier, l’affaire du capitaine de Beaufort. Je me trouvais avec son cousin, notre infortuné Edouard Moreau, et Gaudier, à la porte du Conseil de guerre (la cour martiale de la rue Sedaine), et j’appris de Moreau, qui y était entré et qui venait d’en sortir, que Beaufort était perdu. Je voulais à toute force pénétrer dans la salle, pour essayer de tirer de là Beaufort, étant connu moi-même dans le onzième arrondissement, et très lié avec Genton. Mais Moreau m’entraîna, et nous nous rendîmes ensemble, pour y retrouver Grêlier, avec qui nous avions rendez-vous au sujet de l’intendance, chez un frère de ce dernier, qui demeurait tout près. De là nous entendîmes les coups de feu.»
La note de Gouhier confirme que Beaufort était parent d’Edouard Moreau.
On sait qu’Edouard Moreau fut l’un des membres les plus actifs du Comité central. C’est à Edouard Moreau que fut confiée la rédaction des proclamations adressées au peuple de Paris, après la victoire du 18 Mars.
Arrêté le jeudi 25 mai, conduit à la cour martiale du Châtelet, Edouard Moreau fut fusillé à la caserne Lobau.
La parenté d’Edouard Moreau et de Beaufort explique l’adhésion de ce dernier à la Commune, et détruit cette légende d’espionnage dont on avait injustement flétri la mémoire du capitaine fusillé place Voltaire.
Gaudier et Grêlier, dont il est question dans la note ci-dessus, faisaient partie, comme Edouard Moreau et Gouhier, du Comité central.
[41] Le jury d’accusation, convoqué tardivement, toujours dans l’attente d’une solution pacifique, ne siégea pour la première fois que le 19 mai. Voir, à ce sujet, la conversation entre Raoul Rigault et maître Rousse, bâtonnier des avocats, défenseur de Gustave Chaudey, reproduite dans Leçons du 18 mars, d’Edmond de Pressensé, page 157.
[42] Les otages arrivés le lundi soir à la Roquette avaient été enfermés dans les cellules de la quatrième section (1er étage du bâtiment de l’Ouest). Les otages arrivés le mardi furent enfermés dans les cellules de la troisième section (1er étage des bâtiments de l’Est); au deuxième étage étaient les gardes de Paris, les gendarmes et sergents de ville.
[43] Le décret du 5 avril 1871 dit: «Chaque exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera suivie sur le champ de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus par le verdict d’accusation et qui seront désignés par le sort.»
[44] Sur cet ordre d’exécution, et sur ce qui suivra, les erreurs de M. Maxime du Camp ne se comptent pas. La mort des otages fut, pour lui, décidée par une cour martiale où siégeaient Genton, un vieillard «sordide» et un officier fédéré «ivre». (Convulsions, I, page 260, 8e édition) Cette cour martiale désigna l’archevêque. (page 261) Genton écrivit la liste avec l’archevêque en tête. (page 263) C’est Mégy qui se rend au greffe pour y porter la liste. (page 264) C’est Ferré qui envoie Sicard à la Roquette. Enfin, c’est Genton qui commande le feu. (page 270) Autant d’affirmations, autant d’erreurs. Nous ne relevons que celles-là.
[45] La Roquette n’existe plus. Ceux qui voudront suivre les incidents de ce récit pourront consulter les photographies qui en ont été prises avant la démolition en 1900; elles sont au musée Carnavalet.
[46] François (J.-B.), directeur de la Roquette: travaux forcés à perpétuité, procès Archevêque; mort, affaire rue Haxo; fusillé à Satory le 24 juillet 1872.
[47] Deguerry, curé de la Madeleine, arrêté le 4 avril; Bonjean, ex-président de la Cour de Cassation, arrêté le 21 mars; les Pères Clerc et Ducoudray, arrêtés le 4 avril à la maison des Jésuites de la rue Lhomond; le Père Allard, aumônier des ambulances, arrêté le 5 avril. Voir, sur le Père Allard, le très curieux article de Lucien Descaves, dans le Figaro du 26 juin 1907.
[48] L’archevêque Darboy avait été arrêté le 4 avril, et conduit à Mazas, en même temps que son vicaire, Lagarde.
[49] Flotte (Benjamin), condamné à cinq ans de détention dans l’affaire du 15 mai 1848. Chargé, par Raoul Rigault, d’une mission à Versailles, au sujet de l’échange des otages contre Blanqui, prisonnier. (Voir sa brochure Blanqui et les Otages)
[50] Affre (Denis-Auguste), archevêque de Paris, blessé mortellement à la barricade du faubourg Saint-Antoine, le 25 juin 1848.
[51] Sibour (Auguste), archevêque de Paris, succéda à Affre. Assassiné à Saint-Etienne-du-Mont par un prêtre interdit, Verger. Ce fut Sibour qui célébra à Notre-Dame le fameux Te Deum du 1er janvier 1852 qui inspira à Victor Hugo les vers vengeurs des Châtiments:
[52] Monseigneur Darboy fait ici allusion à ses démêlés bien connus avec Rome.
[53] Sicard (Benjamin), capitaine d’état-major à la préfecture de police. Arrêté après la semaine de mai, mort à l’hôpital de Versailles.
[54] Le colonel commandant l’ex-préfecture de police était Chardon (J.-B.), membre de la Commune, élu par le 13e arrondissement.
[55] Cette route des otages peut être suivie sur les quatre photographies prises après la Commune, reproduites, d’après celles que je possède, dans Le Siège, l’Invasion, la Commune, de M. Armand Dayot. Bien entendu, les personnages photographiés sont des mannequins, et il ne faut ajouter aucune foi à leur disposition, encore moins aux figures de convention qui leur ont été attribuées. Ces photographies reconstituent toutefois avec exactitude l’état de la prison aujourd’hui disparue.
[56] Lolive (Joseph), garde au 254e bataillon fédéré, ne fut pas compris dans les accusés du procès de l’Archevêque. Il comparut plus tard, le 25 mai 1872, devant le conseil de guerre. Condamné à mort. Fusillé à Satory le 18 septembre 1872.
[57] Quand il comparut devant le conseil, Lolive avoua avoir rechargé son fusil.
Le président.—Combien avez-vous tiré de coups de fusil?
Lolive.—Deux, je crois.
Le président.—Alors, non content d’avoir tiré un premier coup de feu, vous avez rechargé votre arme pour tirer de nouveau.
[58] Vermorel (Auguste), membre de la Commune (18e arrondissement); blessé boulevard Voltaire le 25 mai.
[59] Jourde (François), membre de la Commune (5e arrondissement); délégué aux finances (21 avril).
[60] Theisz (Albert), membre de la Commune (12e arrondissement); délégué aux postes et télégraphes (6 avril).
[61] Un de nos amis a connu à Londres l’un des hommes du peloton, Jouannin, mort, lui aussi. Jouannin, qui avait vingt ans en 1871, servit, pendant les deux mois de la Commune comme cuisinier à l’office du Palais de la Légion d’honneur. La défaite arrivée, il avait pris le fusil. Il passait place Voltaire quand le peloton se dirigeait vers la Roquette. Il se mêla aux hommes, et les suivit jusqu’au mur. Jouannin mourut il y a une dizaine d’années, à Moulins, sa ville natale. Sa famille lui fit faire des obsèques religieuses. A Londres—m’écrivait, peu de temps avant sa mort, Hector France—j’ai connu Jouannin, qu’on appelait, ironiquement, l’assassin.
[62] Wurth (Gustave), juge d’instruction au parquet du procureur de la Commune (18 mai).
[63] Mégy (Edmond), commandant du fort d’Issy (18 avril). Connu pour avoir, sous l’Empire, tué, d’un coup de revolver, l’agent de police qui venait l’arrêter.
[64] Ce furent les seules paroles prononcées par Veysset. Lissagaray (Hist. Commune, Dentu) attribue à Veysset d’après Wurth, ces mots: «Vous répondrez de ma mort au comte de Fabrice.» Jamais ces paroles ne furent prononcées. Pilotell, qui n’a pas quitté Veysset, et qui était à deux pas de lui, quand il fut fusillé, les aurait entendues.
[65] Serizier, chef du 101e bataillon sous le siège, colonel commandant la 13e légion sous la Commune. Fusillé à Satory le 25 mai 1872.
[66] Me Renoult, qui défendit Lucipia devant le conseil de guerre qui jugea, en février 1872, les accusés de l’affaire des Dominicains, est le père de M. René Renoult, sous-secrétaire d’Etat aux finances.
[67] Wroblevski (Boleslas), général commandant la troisième armée (rive gauche). Mort à Ouarville (Eure-et-Loir) le 5 août 1909.
[68] Je joins à la lettre de Léo Melliet un plan détaillé sur lequel peuvent être suivis les différents incidents du drame, depuis l’arrestation des Pères jusqu’à leur sortie de Bicêtre le jeudi 25 mai. Ce plan a été dressé par Lucipia, lorsqu’il attendait, dans la prison, l’heure de comparaître devant le conseil de guerre.
[69] Lucipia faisait partie de la rédaction du Cri du Peuple de Vallès. Sa présence au fort de Bicêtre et à Arcueil le jour de l’arrestation des Dominicains le fit comprendre dans les poursuites. Le conseil de guerre le condamna à la peine de mort, qui fut commuée en travaux forcés à perpétuité.
[70] Edmond Turquet, député, arrêté le 19 mars avec les généraux Chanzy et de Langourian. (Voir plus loin la note de M. Gaudin de Villaine.)
[71] La 13e légion, commandée par Serizier, se composait des 42e, 101e, 102e, 120e, 133e, 134e, 176e, 177e, 183e et 184e bataillons.
[72] Le Mot d’Ordre du 5 mai 1871.
[73] Le Père Duchêne, No 53, du 18 floréal 79.
[74] Cette lettre a été publiée dans le Radical (alors dirigé par Mottu), du 27 mai 1872, quatre jours après l’exécution à Satory (25 mai) de Serizier, Boin et Boudin. Elle avait été apportée au Radical par le fils du fusillé.
[75] La note de M. Gaudin de Villaine a été publiée dans la Libre Parole du 19 mars 1909.
[76] Girault (Alexandre), secrétaire du commissaire de police du 12e arrondissement, Clavier. Condamné aux travaux forcés à perpétuité. Plus tard député de Paris (Belleville).
[77] Thaller, sous-gouverneur du fort de Bicêtre (9 mai).
[78] Un récit de l’exécution de Jecker a paru dans les Droits de l’Homme du 19 janvier 1877, sous la signature Z. Marcas, pseudonyme de notre regretté ami Eugène Razoua, député démissionnaire de la Seine à l’Assemblée de Bordeaux, commandant sous la Commune l’Ecole militaire, mort en exil, à Genève, en 1878.
Razoua tenait son récit d’un réfugié qu’il désigne sous le nom d’Armand, et que j’ai connu comme lui, à Genève. Cette version de la mort de Jecker, exacte dans ses grandes lignes, Razoua l’orna d’un cadre élégant, mais parfois inexact. Armand, de son côté, la tenait très probablement de l’un des cinq qui allèrent, le vendredi matin, prendre Jecker à la Roquette, car lui-même ne faisait pas partie de ce groupe.
Ces cinq sont: Clavier, commissaire de police du quartier Picpus-Bel-Air; Liberton, commandant du 275e bataillon; G., capitaine d’armement du 275e; B. et M., secrétaire du commissariat.
Clavier et Liberton sont morts. Les trois autres vivent et il m’est impossible de les désigner ici autrement que par des initiales.
[79] Adolphe Baudoin qui, au moment où éclata le 18 Mars, était sous-officier d’artillerie de l’armée, fut fusillé à Satory le 6 juillet 1872. Théophile Baudoin mourut au bagne de l’île Nou.
[80] Geresme (J.-B.), membre de la Commune du 12e arrondissement.
[81] Pour suivre ce récit, il est indispensable de se reporter à une carte du Paris de 1871. Ici, par exemple, le lecteur ne comprendrait pas, sans consulter une carte, pourquoi, pour atteindre les hauteurs de Ménilmontant, on passe par la rue des Partants. Cette rue, ce «chemin», comme on disait alors, était la seule voie d’accès à ces hauteurs. L’avenue Gambetta, qui longe le côté nord du Père-Lachaise, n’a été percée que plus tard.
[82] Dans le récit des Droits de l’Homme, c’est Clavier, désigné sous le nom de «l’homme», qui apporte de la mairie l’ordre de fusiller Jecker. C’est une erreur. Clavier n’est pas monté à la mairie, et il n’y a eu aucun ordre, ni de la Commune, ni de quiconque.
[83] Dans tout ce récit, nous désignons Jecker sous l’appellation de banquier mexicain. J.-B. Jecker, dont le nom était devenu célèbre à la suite de ses opérations financières au cours de la campagne du Mexique, était d’origine suisse, né en 1810 à Porrentruy (canton de Berne).
[84] Lissagaray se trompe, lui aussi, quand dans son Histoire de la Commune (édition Dentu), il dit que Jecker fut conduit à la mort par Genton, François, Bo... et Cl... Ces deux derniers faisaient bien partie des cinq, mais ni François ni Genton, n’étaient là.
[85] Ici, comme partout, j’enregistre purement et simplement ce qui s’est dit. G... m’a affirmé que telles avaient été les paroles de François, mais qu’il n’ajoutait aucune foi à son dire.
[86] Jecker fut arrêté à la Préfecture de police le 10 avril. Il venait demander un passeport sous le nom de Ycre. Le chef du bureau des passeports, Charles Riel, lui ayant posé quelques questions, Jecker se troubla. On le conduisit devant Rigault, et là, il se nomma.
[87] Aujourd’hui rue des Pyrénées.
[88] Il y avait alors deux rues des Gâtines, la rue des Hautes-Gâtines (aujourd’hui rue Orfila) et la rue des Basses-Gâtines (aujourd’hui rue des Gâtines). Le mur contre lequel fut adossé Jecker est donc actuellement à l’angle de la rue des Gâtines et de la rue de la Chine. L’hôpital Tenon, la mairie du vingtième et le square qui les sépare aujourd’hui, n’existaient pas en 1871. Les terrains sur lesquels ils sont construits étaient un ensemble de jardins et de petites rues.
[89] Maxime du Camp (Convulsions, I, 8e édition, page 277) dit que François «fouilla le cadavre, prit le portefeuille et le porte-monnaie». Or, François n’était pas là.
[90] Nous répétons le mot tel qu’il nous a été rapporté par l’un des acteurs du drame.
[91] Maxime du Camp (Convulsions, I, 8e édition, page 301) dit que Gois avait reçu de la Commune un ordre vague, ne désignant personne nominativement, «prescrivant au directeur du Dépôt des condamnés, François, de remettre à qui de droit les gendarmes détenus à la Grande Roquette et tous les otages que le peloton d’escorte pourrait emmener».
Cet ordre vague n’a jamais existé que dans l’imagination de M. Maxime du Camp. Gois avait bien reçu, le lundi 22, un ordre; mais c’était un ordre de transfert des otages de Mazas à la Roquette, ordre qu’il n’exécuta pas. Là aussi, comme dans ses récits de la mort de l’archevêque et de la mort de Jecker, M. Maxime du Camp a maintes fois faussé compagnie à la vérité. «Gois monte à cheval.» (page 307) Ranvier dit à Gois à la mairie de Belleville: «Va me fusiller tout cela aux remparts.» (page 310) Autant d’inventions, sans oublier la fameuse vivandière à cheval, vêtue de rouge et le sabre à la main!
[92] L’enceinte de Paris avait été, au commencement du siège, divisée en neuf secteurs. Le 2e secteur (Belleville), comprenant les bastions 12 à 24, était commandé par le général Callier.
[93] C’était ce qu’on appelait la Cité de Vincennes. Aujourd’hui, une Société civile a acquis le terrain, et, au-dessus de la porte d’entrée, on voit resplendir, en lettres dorées, ce titre: Villa des Otages. (1898)
[94] On avait, à la vérité, fait descendre trente-sept militaires, mais l’un d’eux se cacha et fut sauvé. Presque partout, on lira qu’il y avait onze prêtres: c’est une erreur, ils n’étaient que dix. Avec les quatre civils, cela fait cinquante.
Un témoin et acteur du drame, que nous avons consulté, se souvient très nettement de ce chiffre de cinquante, en premier lieu parce qu’il a compté lui-même les otages à la Roquette, et aussi parce qu’il a assisté, avant la fusillade, à leur partage en cinq groupes de dix dans la cour où ils attendaient.
[95] Les dalles, encastrées dans le pavé, sur lesquelles s’appuyaient les bois de justice au jour des exécutions capitales, avaient été arrachées le 6 avril 1871. François les avait fait transporter chez lui, 17, rue de Charonne, où il avait sa boutique d’emballeur. Elles s’y trouvaient encore à la date du 14 janvier 1872.
[96] Les débats du procès dit de l’Opéra-Comique se déroulèrent du 7 au 16 novembre 1853, sous la présidence de Zangiacomi. Dans son réquisitoire, le procureur général Rouland dit, à propos de Ruault:
«Ruault! Pourquoi discuter? Il est mêlé à tout. Il a tout organisé. Conspirateur rusé, tenace, sombre, il est impassible, il oppose une dénégation absolue aux charges qui l’écrasent. Il est l’un des plus coupables. Qu’il soit sévèrement frappé par votre justice!»
Ruault fut condamné à la déportation.
Lorsqu’Albert Fermé publia, en 1869, son livre des Conspirations du second Empire, Ranc, qui avait été un des accusés dans le complot de l’Opéra-Comique, lui écrivait: «Après quinze ans, je vois encore les bancs de la Cour d’assises, je vois, assis entre deux gendarmes, Joseph Ruault, un caractère stoïque, une âme impassible...»
Quelles mystérieuses et atroces misères ont conduit ce fier combattant aux infâmes besognes qu’il paya d’une mort, hélas méritée!
[97] Protot (Eugène), membre de la Commune (onzième arrondissement), délégué à la Justice (17 avril), membre de la Commission exécutive (27 avril).
[98] Lors de sa comparution devant le conseil de guerre, Gaston Da Costa fit la déposition suivante: «En faisant des recherches à la Préfecture de police sous les ordres de M. de Kératry, nous reconnûmes (Rigault, alors commissaire central, et Da Costa), que Ruault était agent secret depuis 1857, à 200 francs par mois. Si nous avions voulu le faire fusiller sous la Commune, nous l’aurions dénoncé à son bataillon et il aurait été fusillé. Rigault interrogea Ruault le 16 mai. Il lui dit que s’il ne faisait pas de révélations, il serait fusillé le lendemain. Le lendemain, Ruault faisait des révélations, et l’affaire n’eut pas de suite.» (Gazette des Tribunaux. Procès Da Costa, 28 juin 1872)
[99] Regnard (Albert), docteur en médecine, secrétaire général de la Préfecture de police.
[100] Dalivous (Louis), capitaine de la 3e compagnie du 74e fédéré. Condamné à mort, affaire Haxo. Fusillé à Satory, le 24 juillet 1872.
[101] Textuellement: «Vous ne b... plus nos filles!»
[102] Ranvier (Gabriel), membre de la Commune, 20e arrondissement. Membre du Comité de Salut public (2 mai).
[103] On pénètre aujourd’hui dans le jardin par une porte située au numéro 79 de la rue; l’allée est au numéro 85, en face de la rue des Tourelles.
[104] Lissagaray (Hippolyte), journaliste, directeur, sous la Commune, de l’Action et du Tribun du Peuple.
[105] Humbert (Alphonse), journaliste, l’un des trois rédacteurs du Père Duchêne.
[106] Roullier (Edouard), cordonnier, membre de la Commission du travail et de l’échange (5 avril).
[107] Cournet (Frédéric), député démissionnaire, membre de la Commune (15e arrondissement), délégué à la Sûreté générale (25 avril).
[108] Varlin (Eugène), membre de la Commune (6e arrondissement), membre de la Commission des finances (30 mars), adjoint à la Commission de la guerre (6 mai).
[109] Fortuné (Henry), membre de la Commune (10e arrondissement).
[110] Alavoine (André), membre du Comité central, administrateur de l’Imprimerie Nationale.
[111] Arnold (G.), membre de la Commune (18e arrondissement).
[112] Ruault fut tué l’avant-dernier. Cela ressort de la déposition d’un témoin devant le sixième conseil de guerre. Grimpé sur le mur de la rue du Borrégo, ce témoin vit, jusqu’au dernier moment, Ruault, qu’on appelait dans son quartier «le père Joseph».
[113] Encore une fois, les otages pris à la Roquette étaient bien au nombre de cinquante. G..., qui les a comptés à l’entrée du secteur, me l’a affirmé de la façon la plus formelle. Ceci pour rectifier les listes fantaisistes, toutes différentes, données jusqu’ici.
[114] Cette fosse n’était pas, comme on l’a écrit, une fosse d’aisances. Elle avait été creusée pour servir plus tard de fosse d’aisances. Les travaux, interrompus par le siège, l’avaient laissée inachevée.
[115] Bénot (Victor), colonel du 1er régiment Bergeret. Condamné à mort, affaire Haxo, fusillé à Satory le 22 janvier 1873.
[116] A l’audience du 21 mars 1872 (la dernière), François se lève et fait la déclaration suivante:
«Pendant tous ces débats, on m’a souvent interrogé pour que je dise le nom de l’officier qui commandait le peloton venu à la Roquette pour qu’on lui livrât les otages. Ni moi, ni ceux qui sont accusés avec moi ne l’avons dit. Si j’ai cru devoir me taire pendant le procès, je crois que je n’ai plus de raison de le faire, maintenant que le conseil va prononcer sa sentence. Voici donc la vérité: l’officier qui dirigeait le peloton était le commandant Gois.»
[117] Écrit en 1898. Voir, pour la disposition du jardin en 1871, à défaut de photographie de l’époque, une gravure de l’Illustration du 13 avril 1872.
[118] André Gill, dessinateur et caricaturiste à l’Éclipse, la Lune, etc. Administrateur du musée du Luxembourg sous la Commune.
[119] La Commune n’est pas encore proclamée. Mais le cri de: Vive la Commune! était déjà populaire pendant le siège, depuis le 31 octobre.
[120] La maison d’édition Ferdinand Sartorius était alors rue de Seine, 27, où demeurait Vermersch.
[121] Le Grand Testament du sieur Vermersch. Une brochure, 70 pages, chez l’auteur, rue de Seine, 27. 1888.
[122] Régamey (Frédéric), dessinateur et graveur. A fondé, en 1873, la revue Paris à l’eau-forte. Guillaume et Félix Régamey, peintres et dessinateurs, ses deux frères.
[123] La Marmite, restaurant coopératif, installé rue Larrey (aujourd’hui disparue), sous les auspices de Varlin, et où se retrouvaient le soir les militants révolutionnaires, dans les dernières années du second Empire.
[124] Maroteau (Gustave), condamné a mort, puis commué aux travaux forcés à perpétuité pour un article de son journal la Montagne: «Ah! j’ai bien peur pour Monseigneur l’Archevêque de Paris!» Né à Chartres (1848). Mort au bagne de l’île Nou (Calédonie), en 1875. Un déporté sculpta, sur la pierre de son tombeau (depuis longtemps envahi par la brousse calédonienne), un livre grand ouvert.
[125] Enne (Francis), journaliste, collabora à la Rue de Vallès, et aux petites feuilles républicaines de la fin de l’Empire. Après la Commune, à laquelle il ne se mêla pas, rédacteur au Radical.
[126] Puissant (Gustave) collabora à la Rue.
[127] Pilotell (Georges), dessinateur, commissaire spécial à la préfecture de police sous la Commune.
[128] Passedouet (Auguste), journaliste. Maire du 13e arrondissement. Mort en Calédonie.
[129] Mourot (Eugène), rédacteur au Mot d’Ordre, secrétaire d’Henri Rochefort.
[130] Le Café de la Salamandre, place Saint-Michel, aujourd’hui le numéro 4 du boulevard Saint-André.
[131] Sornet (Léon), avant d’être le gérant de notre Père Duchêne, avait été mêlé à quelques-unes des affaires politiques de la fin de l’Empire. Gérant de la Misère (Passedouet-Vuillaume).
[132] Paget-Lupicin (Léopold), officier de santé, disciple de Proudhon, proscrit du 2 Décembre. Auteur du Droit des Travailleurs (1870). Directeur de l’Hôtel-Dieu sous la Commune (28 avril).
[133] Teulière (Edouard), membre de la Commission du travail et de l’échange sous la Commune.
[134] Le Cri du Peuple, quotidien, rédacteur en chef Jules Vallès, parut le 22 février 1871. Supprimé le 11 mars, en même temps que le Père Duchêne, le Vengeur (Félix Pyat), le Mot d’Ordre (Rochefort), la Bouche de Fer (Paschal Grousset), la Caricature (Pilotell).
[135] Voir l’affiche du Père Duchêne, dans les Murailles Politiques du 18 juillet 1870 au 25 mai 1871. Vol. I. Page 985. Paris, 1874. Nous en donnons, à la page suivante, une réduction aussi exacte que possible.
[136] Cet article, le numéro 3 du Père Duchêne (18 ventôse 79/8 mars), est de moi. C’est par erreur que Vermersch, dans le fascicule publié par lui à Londres en 1872, reproduisant nos cinq premiers numéros, l’a signé de ses initiales.
[137] Notre numéro 6, le premier paru après le 18 mars, La Grande Joie du Père Duchêne, etc., est daté, par erreur, du 30 ventôse an 79. La date exacte est 1er germinal an 79—mardi 21 mars 1871.
[138] Voir le numéro 40 du Père Duchêne (5 floréal/24 avril).
[139] Clément (J.-B.), journaliste et poète chansonnier. Auteur de la chanson populaire, le Temps des Cerises. Membre de la Commune (18e arrondissement).
[140] Miot (Jules), membre de la Commune (19e arrondissement), membre du Comité de Salut Public. Représentant du peuple à la Législative. Transporté à Lambessa (1851).
[141] Malon (Benoist), membre de la Commune (17e arrondissement). Adjoint à la mairie du 17e sous le siège. Un des fondateurs de l’Internationale.
[142] Flourens (Gustave), membre de la Commune (20e arrondissement). Suppléa son père, Pierre Flourens, dans sa chaire du Collège de France. Mêlé activement au 31 octobre. Tué à Chatou, par le gendarme Desmarets, le 3 avril 1871.
[143] Beslay (Charles), membre de la Commune, qu’il présida comme doyen (6e arrondissement). Délégué à la Banque de France (11 avril).
[144] Voir le Père Duchêne, numéro 13 (8 germinal/28 mars).
[145] Régère (Théophile), membre de la Commune (5e arrondissement).—Son fils, Henri Régère, avait été sous le siège capitaine adjudant-major du 248e bataillon. Il en prit le commandement pendant la Commune.
[146] Amouroux (Charles), membre de la Commune (4e arrondissement). Membre de la Commission des relations extérieures (21 avril). Secrétaire de la Commune. Les procès-verbaux manuscrits des séances de la Commune qui sont conservés à la bibliothèque Lepelletier-Saint-Fargeau sont presque en entier de sa main.
[147] Arnould (Arthur), membre de la Commune (4e arrondissement). Ancien rédacteur de la Marseillaise (1870).
[148] Pyat (Félix), membre de la Commune (10e arrondissement). Membre du Comité de Salut Public (2 mai).
[149] Lachâtre (Maurice), éditeur, publia le grand dictionnaire qui porte son nom.
[150] Le texte entier dans le numéro 12 du Père Duchêne (7 germinal 79/27 mars).
[151] Les élections complémentaires du 16 avril avaient donné, pour le 6e arrondissement, les résultats suivants. Electeurs inscrits: 24.807; votants: 3.442. Courbet: 2.418 voix; Rogeard: 2.292 voix. La commission nommée pour la validation des élections (voir Officiel 20 avril) décida de valider tout élu ayant obtenu la majorité absolue des suffrages sur le nombre des votants. Courbet accepta. Rogeard refusa, expliquant son refus dans une lettre, insérée dans le Vengeur du 22 avril.
[152] Voir le numéro 39 du Père Duchêne (4 floréal 79/23 avril).
[153] Rossel (Nathaniel), colonel du génie au camp de Nevers (1871). A son arrivée à Paris, chef de la 17e légion, puis chef d’état-major de Cluseret à la guerre. Délégué à la guerre (1er mai). Démissionnaire le 10 mai. Fusillé à Satory le 28 novembre 1871.
[154] Denis (Pierre), journaliste. Collaborateur de Vallès au Cri du Peuple. Devint plus tard le conseiller du général Boulanger.
[155] Bouis (Casimir), rédacteur au Cri du Peuple. A écrit la préface du livre où ont été recueillis les articles de Blanqui, la Patrie en Danger.
[156] Brissac (Henri), rédacteur au Vengeur, secrétaire du Comité de Salut public. Condamné aux travaux forcés à perpétuité.
[157] Bouchotte (J.-B.), ministre de la guerre, du 4 avril 1793 à germinal an II.—Voir pour Hébert et Bouchotte le Vieux Cordelier (numéro 5), le Père Duchesne (numéros 330 et 332), et les Hébertistes de G. Tridon (1864, page 22).
[158] Combatz (Lucien), chef de la 6e légion (14 mai). Fit partie du Comité central.
[159] Constant Martin, secrétaire de la délégation à l’enseignement. A sa rentrée en France, se mêla activement au mouvement anarchiste.
[160] Hébert ne fut à la vérité que substitut du procureur de la Commune, qui était Chaumette.
[161] Le Père Duchêne, dans son numéro 17 (12 germinal/1er avril) avait publié sa grande motion pour qu’on fasse payer aux calotins le loyer de leurs boutiques à messes, etc.
[162] Voir Gazette des Tribunaux, le procès de l’abbé Perrin, devant le conseil de guerre (7 avril 1872).
[163] Voir le Père Duchêne, numéro 12 (7 germinal 79/27 mars).
[164] Voir le numéro 36 du Père Duchêne (1er floréal 79/20 avril).
[165] Le Père Duchesne d’Hébert portait à la fin du numéro, en guise de signature, deux fourneaux, dont l’un renversé. Avant la Révolution, le père Duchesne, potier de terre et marchand de fourneaux, faisait partie des types populaires.
[166] Voir la Sociale, numéro 33 du 2 mai 1871. En tête: Formation du Bataillon des Enfants du Père Duchêne.
[167] Les Défenseurs de la République, qui s’appelaient aussi Turcos de la Commune, combattaient alors à Issy. Ils avaient pour commandant le citoyen Naze. (Voir Officiel du 2 mai).
[168] Voir numéro 32 du Père Duchêne, 27 germinal 79/16 avril. Candidats dans le 18e arrondissement: Dupas et A. Pierre, capitaine d’infanterie délégué.
[169] Le fort d’Issy, abandonné une première fois, dans la nuit du 29 au 30 avril, par Mégy, qui en avait le commandement, avait été réoccupé le lendemain par Cluseret. Il tombait définitivement aux mains de l’armée de Versailles le 8 mai. Rossel démissionnait après avoir fait afficher sa retentissante dépêche: «Le drapeau tricolore flotte sur le fort d’Issy, abandonné hier soir par sa garnison.»
[170] Voir le récit précédent: Une journée à la Cour martiale, p. 27.
[171] Maxime du Camp (Convulsions, I, 84) publie un reçu signé Sanson, probablement pris, comme le sabre, sur le cadavre du capitaine d’état-major (et non commandant) du bataillon des Enfants du Père Duchêne, fusillé à la Croix-Rouge.
[172] Larochette, journaliste, un de nos amis du quartier latin.
[173] Vallès, dans l’Insurgé (p. 329-30), note un incident dans lequel il met en scène, dans la matinée du mardi 23 mai, le bataillon du Père Duchêne, Vermersch et lui-même. Il ne nomme même pas Maître, qui n’a pas quitté ses hommes. Il est presque inutile de faire remarquer que le récit de Vallès visant uniquement Vermersch, qu’il n’aimait pas, est complètement fantaisiste. Vallès se représente, marchant fièrement près du tambour, dont «les vibrations résonnent dans son cœur». Le bataillon, une trentaine d’hommes, avait-il un tambour!
[174] Aconin, capitaine au 248e bataillon, adjoint au maire du 5e arrondissement (Panthéon).
[175] Voici la strophe:
Si de l’or flâne en mon gilet,
Qu’on le porte chez Rachel, fille
Qui reste seule, sans famille,
Et loge près du Châtelet.
Elle est jolie et mal famée;
Elle a l’œil bleu, grand et moqueur,
Et c’est des reines de mon cœur
Celle que j’ai le mieux aimée.
[176] Voir au sujet de ces complots, les Papiers Posthumes, de Rossel (pages 119 et suivantes) et la Commune vécue de G. Da Costa (tome II, pages 190 et suivantes).
[177] Nous faisions brocher en fascicules de dix numéros les bouillons qui nous rentraient. Les soixante premiers numéros ont été ainsi brochés en fascicules de couleurs: jaune (1-10), ocre (11-20), bleu (21-30), vert (31-40), rouge (41-50), violet (51-60). Au dos de la couverture, reproductions de proclamations, appels, discours, etc.
[178] Le passage du Saumon, récemment détruit, a fait place à la rue Bachaumont. Bien entendu, nous ne revîmes jamais les 7.000 collections brochées du Père Duchêne. Qui se les appropria? Ce qui est certain, c’est qu’ils furent vendus à très bon compte aux amateurs. Il fut même fait, avec nos clichés restés à l’imprimerie, de nouveaux tirages. J’écrivis un jour de Genève (juillet 1871), au personnage qui nous avait ainsi dépouillés honteusement, pour lui demander humblement de m’envoyer une collection. Il ne me répondit pas. Je n’imprime pas son nom ici. Il est mort depuis longtemps.
[179] Humbert, arrêté, était alors à Versailles, attendant sa comparution devant le conseil de guerre qui le condamna aux travaux forcés à perpétuité. Vermersch et moi fûmes condamnés à mort par contumace. 3e conseil de guerre, audience du 20 novembre 1871.
[180] Vermersch oublie ici notre dîner du dimanche de l’entrée des troupes.
[181] Voici le titre de ce numéro faux: «La Grande Jubilation du P. D., avec son salut aux jean-foutres de Versailleux, qui viennent d’eux-mêmes se jeter dans la mélasse; son grand appel aux bons bougres du faubourg Antoine et du 20e arrondissement, et son projet d’illumination générale de la Ville de Paris.» Imprimé à 100 exemplaires numérotés. Je possède le numéro 80. Et je l’ai même payé 5 francs!
[182] Voir un curieux passage (page 212) du livre Vingt ans de Police, souvenirs et anecdotes d’un ancien officier de paix. Paris, Dentu, 1881. Voir aussi mon article, Fausse monnaie, Médailles suspectes, paru dans l’Aurore du 11 juin 1907.
[183] Pour donner une physionomie exacte de cette brasserie Glaser, ou brasserie Saint-Séverin, restée célèbre dans les fastes révolutionnaires, j’ai cru devoir faire remonter mes notes jusqu’aux derniers mois de l’Empire, et, ensuite, aux grandes journées du siège.
[184] Oudet (Emile). Membre de la Commune (19e arrondissement). Membre de la commission de sûreté générale.
[185] Courbet (Gustave), membre de la Commune (6e arrondissement). L’auteur de la Remise des Chevreuils, l’Enterrement d’Ornans, etc.
[186] Lullier (Charles), lieutenant de vaisseau démissionnaire. Membre du Comité central. Arrêté, il s’échappa et combattit violemment la Commune. Il n’en fut pas moins condamné à mort, commué aux travaux forcés.
[187] Eudes (Emile), membre de la Commune (11e arrondissement). Membre du Comité de Salut public (10 mai).
[188] Brideau (Gabriel), chef de la police municipale sous la Commune.
[189] On découvrit, en 1870, que Puissant faisait, depuis de longues années, partie de la police. Voir l’article de M. Jules Claretie, l’Homme sans nom, dans le Temps du 26 novembre 1908, et ma chronique de l’Aurore du 30 novembre 1908: A propos de l’Homme sans nom.
[190] Enquête parlementaire, édition en un seul vol., page 266.
[191] Le Père Duchêne. No 28 du 23 germinal an 79/12 avril 1871.
[192] C’est dans le Journal des Débats que parut (15 avril 1848) la belle et poignante réponse de Blanqui au document Taschereau.
[193] Constant Thérion a servi, dit-on, de modèle à Daudet pour son Élysée Méraut des Rois en exil.
[194] Caria (Léopold), blanquiste. Prit part à l’affaire de La Villette. A l’état-major de la Légion d’honneur avec Eudes. Condamné aux travaux forcés par conseils de guerre.
[195] Briosne, élu membre de la Commune (9e arrondissement) aux élections complémentaires du 16 avril. Refusa de siéger.
[196] J’ai déjà parlé plus haut (page 72) de ces lettres.
[197] Voici ces deux derniers documents. D’abord le court billet de rappel, daté de Mazas, adressé par le prélat prisonnier à son grand-vicaire:
L’archevêque de Paris à M. Lagarde, son grand-vicaire.
M. Flotte, inquiet du retard que paraît éprouver le retour de M. Lagarde, et voulant dégager, vis à vis de la Commune, la parole qu’il avait donnée, part pour Versailles à l’effet de communiquer son appréhension au négociateur.
Je ne puis qu’engager M. le grand-vicaire à faire connaître au juste à M. Flotte l’état de la question, à s’entendre avec lui, soit pour prolonger son séjour de vingt-quatre heures, si c’est absolument nécessaire, soit pour rentrer immédiatement à Paris, si c’est jugé plus convenable.
De Mazas, 19 avril 1871.
G... archevêque de Paris.
Flotte n’alla pas lui-même à Versailles. Ce fut le jeune fils de madame Antoine (sœur de Blanqui) qui s’y rendit, porteur du billet de rappel de Monseigneur Darboy.
Quand Antoine se présenta au domicile de l’abbé Lagarde—je tiens de lui-même ces détails qu’il me donna dès son retour de Versailles—il lui fut répondu que le vicaire-général était en conférence et qu’il lui était impossible de se déranger.
Antoine fit remettre à Lagarde le billet de l’archevêque. Quelques minutes après, un domestique lui rapportait un chiffon de papier sur lequel le grand-vicaire avait transcrit au crayon, cette réponse laconique mais claire:
M. Thiers me retient toujours ici, et je ne puis qu’attendre ses ordres, comme je l’ai plusieurs fois écrit à Monseigneur. Aussitôt que j’aurai du nouveau, je m’empresserai d’écrire.
Lagarde.
A dater de ce jour, Lagarde ne donna plus signe de vie. Quand il revint sain et sauf à Paris, l’archevêque son maître était tombé sous les balles de la Roquette.
[198] Glaser mourut en janvier 1871, victime de l’épidémie de petite vérole qui sévit en ces jours déjà si lugubres. Nous le conduisîmes au cimetière Montparnasse. Pendant que l’un de nous prononçait, sur le bord de la fosse, quelques paroles d’adieu au vaillant camarade (Glaser était capitaine dans un bataillon de marche de la garde nationale), un obus éclata tout près au milieu des tombes.
[199] L’insurrection n’est point encore, à cette date du 1er mars, maîtresse de Paris. Mais nous sommes, depuis la capitulation, en pleine ville révoltée.
[200] Les statues étaient encore voilées de noir en avril. Le Père Duchêne numéro 36 du 1er floréal (20 avril) demande que ces voiles soient enlevés:
«Ça n’est plus un voile noir qu’il faut mettre aux bonnes villes de France,
«C’est un drapeau rouge qu’il faut leur foutre dans la main!»
[201] La pension Laveur, où fréquentaient Courbet, Pierre Dupont, Vallès, tant d’autres, était installée, au no 7 de la rue des Poitevins, dans l’ancien hôtel de Thou-Panckouke. Le percement de la rue Danton la fit disparaître en 1896. Un petit-neveu de Laveur a transporté la maison rue Serpente.
[202] Voir la reproduction de cette carte dans l’album Guerre, Invasion et Commune, d’Armand Dayot, page 283.
[203] Ce tableau de Daubigny, la Moisson, a été transporté en 1907 au Louvre.
[204] De temps immémorial, «l’astronome» de la place Vendôme avait installé sa lunette sur le trottoir qui encercle la grille du monument. Pour une maigre rétribution, il décrivait aux amateurs les spectacles du ciel. La lunette était restée là pendant le siège et pendant la Commune.
[205] La Victoire ailée, qui reposait sur la dextre de César, disparut, comme elle avait déjà disparu (pas la même) en 1814. Ses traces ne sont point encore retrouvées. Le musée Carnavalet possède dans ses vitrines un tout petit morceau du monument brisé le 16 mai. Je connais deux autres échantillons, dont l’un est une tête de soldat arrachée aux frises. L’autre, plus considérable, est l’un des quatre boulons qui vissaient, sur la calotte supérieure, le César jeté bas par la Commune. Ce boulon, qui était, en 1895, entre les mains de mon ami J.-B. D..., fut scié par lui en trois morceaux. L’un de ces trois morceaux me sert de presse-papier.
[206] Reclus (Élisée), géographe. Auteur de la Géographie universelle. Simple garde national, il fut fait prisonnier au plateau de Châtillon (4 avril). Condamné à la déportation. Commué en bannissement. Né en 1830. Mort en 1905.—Son frère Reclus (Elie), auteur des Primitifs, nommé par la Commune directeur de la Bibliothèque nationale (30 avril). Né en 1827. Mort en 1904.
[207] Journalistes, peintres, poètes même, criaient haro sur le grand artiste. Dans une plaquette de 12 pages: Sauvons Courbet!, éditée chez Lemerre, M. Emile Bergerat s’écriait:
Qu’il vive! extasié devant son ombilic!
Les pouces sur le ventre, à la façon des Carmes!
Qu’on l’engraisse! et qu’ouvert nuit et jour au public,
Il crève de vieillesse entre quatre gendarmes!
Et le naïf géant qu’était Courbet s’affolait, à la lecture de ces généreuses productions!
[208] A l’audience du 14 août 1871 (procès des membres de la Commune), Courbet répondant à une interrogation du président, exposait ainsi son projet de déboulonner la colonne et de la réédifier aux Invalides:
Le président.—Il paraît que la colonne Vendôme vous était particulièrement désagréable. Dès le 14 septembre (1870), vous en demandiez la démolition.
Courbet.—... Pour moi, cette colonne obstruait. Un individu n’a pas le droit d’entraver la circulation. Cette colonne était mal placée... Moi je ne considérais la chose qu’au point de vue plastique. Je n’avais aucune haine contre la colonne, puisque mon oncle a été un des officiers du premier Empire; mais je voulais la mettre ailleurs, où elle fut mieux en vue. Je voulais la déboulonner. Si vous aviez fait attention, au point de vue de l’art, à cette colonne, vous auriez été de mon avis. C’était une mauvaise reproduction de la colonne Trajane. C’était de la sculpture comme un enfant en ferait. Pas de perspective. Rien. Les figures sont absolument grotesques.
Le président.—C’est alors un zèle artistique, tout simplement, qui vous poussait à en vouloir à cette colonne.
Courbet.—Tout simplement. Sur la place Vendôme c’était une prétention malheureuse d’œuvre d’art qui faisait rire les étrangers. Aux Invalides, c’était autre chose. C’était un souvenir militaire qui n’avait pas besoin d’être artistique.
[209] Gaillard (Napoléon). Cordonnier. Orateur connu des réunions publiques. Nommé par Rossel colonel directeur des barricades (1er mai).
[210] Le haut fonctionnaire était M. de Salignac de Fénelon, qui vint, très loyalement, déposer favorablement au procès de notre ami Albert Callet, qui s’était, en même temps que Paget, Pilotell, Roullier, installé, le 19 mars, rue de Grenelle.
[211] Après les élections du 26 mars, la Commune nomma une commission de l’enseignement. Le 20 avril, elle choisit Vaillant comme délégué à l’Instruction publique.
[212] Ce portail—un lourd chapiteau que supportaient quatre colonnes, et un escalier d’accès—n’existe plus. Les bâtiments de l’Hôtel-Dieu qui se trouvaient au Parvis ont été démolis après la guerre.
[213] Les premières flammes jaillissent à dix heures du beffroi de l’Hôtel de Ville.
[214] Paget pêchait, assis à l’entrée d’un des «cagnards» de l’ancien Hôtel-Dieu. Voir au musée Carnavalet un tableau représentant les cagnards disparus.
[215] Voir Enquête Parlementaire du 18 Mars, édition en un volume, page 286. M. de Quinsonas avait été, pendant la lutte contre la Commune, officier d’ordonnance du général de Cissey.
[216] Je reparlerai plus loin, dans le chapitre Matin de Bataille, de Joseph Moutier.
[217] Voir Enquête Parlementaire sur l’Insurrection du 18 mars, édition en un volume, page 295. Déposition de M. le comte de Mun (orthographié par erreur, dans cette édition, de Mung).
[218] V. Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1871, le 18 mars, par E. de Pressensé. V. E. Rousse. Lettres à un ami, II, 287. Hachette, 1909.
[219] V. p. 190, Déjeuner chez Protot.
[220] Ducrot (Auguste), commandant la deuxième armée, destinée à opérer sur la Marne. Sa proclamation du 28 novembre 1870 se terminait par cette phrase: «Pour moi, j’en fais le serment devant la nation tout entière, je ne rentrerai dans Paris que mort ou victorieux.»
[221] Le café d’Orsay était situé au coin de la rue du Bac et du quai d’Orsay, en face du pont Royal. Il a disparu lors de l’achèvement des bâtiments de la Caisse des Dépôts et Consignations.
[222] Rosalie Bordas s’était rendue populaire en interprétant la chanson la Canaille, écrite par Alexis Bouvier au lendemain du meurtre de Victor Noir par le prince Pierre Bonaparte. Après la déclaration de guerre, elle chanta avec grand succès la Marseillaise à la Scala.
[223] Camélinat, l’un des fondateurs de l’Internationale. Nommé par la Commune directeur de la Monnaie. Plus tard, député de Paris.
[224] Cet exemplaire (le mien) de la pièce de cinq francs frappée par la Commune a été reproduit dans l’album la Guerre, l’Invasion, la Commune, d’Armand Dayot, page 299.
[225] Un second type de pièce portait sur la tranche la mention: Travail, Garantie Nationale. (Voir plus loin la lettre de Camélinat.)
[226] Pas tous. Au ministère de la Justice, où j’allais souvent déjeuner avec Protot, il m’est arrivé, à maintes reprises, de me servir de couverts d’argent aux armes fleurdelysées.
[227] Il n’existe plus à la Monnaie aucune trace de l’exécution de cette tranche. Je m’en suis assuré près de la direction.
[228] La lettre de Camélinat, en dehors des renseignements précieux qu’elle donne sur la Monnaie le mercredi 24 mai, fixe, par ce détail, l’heure de l’exécution de Beaufort. (Voir plus haut, page 66.)
[229] On m’a assuré que Lonclas faisait également partie de cette délégation.
[230] Le signataire de cette curieuse lettre est un industriel connu.
[231] Maxime Du Camp (Convulsions, 8e édition, I. 293) nie formellement l’incident Delescluze. Il n’ignore pas la deuxième démarche d’Arnold, mais il ne sait rien de ce qui se passa à la porte de Vincennes. Il traite de «déposition erronée», le récit, pourtant exact, bien que malveillant, d’un sieur Reculet, qui a assisté à la scène du refus de passage par les gardes. (Voir Enquête Parlementaire, 18 mars, édit. en un vol., p. 522).
[232] M. Washburne était alors ambassadeur des Etats-Unis à Paris. Il avait fait, avec son secrétaire particulier, Mac-Kean, de nombreuses démarches pour faire mettre en liberté Monseigneur Darboy.
[233] V. plus haut, p. 85, le Fusillé du Pont-Neuf.
[234] Quand l’amnistie nous eut rouvert les portes de Paris, il nous prit envie d’aller, un soir, dîner chez Lapeyrouse, dans cette même salle du rez-de-chaussée, donnant sur le quai, où j’avais passé, le 24 mai 1871, une heure tragique. J’invitai un ami, comme moi retour d’exil. Nous avions longuement causé. Nous étions restés seuls.—Tiens, me dit l’ami, si tu réclamais la monnaie de ton billet de cent? Après avoir réglé l’addition, nous fîmes venir le gérant. Bien entendu, je n’avais pas la moindre intention de rentrer dans mon dû. Le gérant écouta, grave et souriant à la fois.—Dommage, monsieur, conclut-il en s’inclinant, vraiment dommage. Depuis 1871, la maison a changé de propriétaire. Voulez-vous, cependant, que je communique votre réclamation à la caisse?—Non, non, ne réclamez rien. Nous nous ferons rembourser cela à la prochaine. Et nous nous levâmes en riant, heureux tous deux d’avoir bavardé, en pleine liberté, dans cette salle où nous avions failli perdre la nôtre, et peut-être même plus encore.
[235] Lisbonne (Maxime), colonel fédéré. Blessé le 25 mai boulevard Voltaire, condamné à mort, commué aux travaux forcés.
[236] Rigault fut tué, vers trois heures, d’un coup de revolver, au pied de la barricade Royer-Collard, par le sous-officier qui le conduisait au Luxembourg.
[237] La poudrière du Luxembourg sauta, très exactement, à midi vingt-huit minutes. (Témoignage d’un ami, habitant rue d’Assas, qui nota l’heure.)
[238] Voir plus haut, Une journée à la Cour martiale du Luxembourg, p. 10.
[239] La «boutique à Roullier» occupait les locaux du rez-de-chaussée, aujourd’hui dépendance du Collège de France, numéro 9 de la place Marcellin-Berthelot.
[240] La Misère, petite feuille in-quarto. Sept numéros, du 6 au 12 février 1870. Rédacteurs: A. Passedouet, Maxime Vuillaume, Henri Bellenger, etc. Gérant: Léon Sornet. Imprimerie Rochette, 72-80, boulevard Montparnasse. La Misère vendait la brochure le Droit du Travailleur, par le citoyen Paget-Lupicin.—Passedouet, condamné à la déportation, mourut en Calédonie. Léon Sornet fut le gérant de notre Père Duchêne.
[241] On ne disait pas encore, en ce temps-là, à la vérité, anarchiste. On se contentait d’être révolutionnaire.
[242] Le café Huber occupait l’angle de la rue Monsieur-le-Prince et des escaliers, encore existants, de la rue Antoine-Dubois. La maison, disparue, a fait place aux bâtiments de l’Ecole pratique de Médecine.
[243] Roullier avait toujours travaillé en échoppe. Avant de s’être installé dans son atelier du «Collège de France», il avait battu la semelle 9, rue du Sommerard, au rez-de-chaussée de la maison que j’habitais. Longuet, qui demeurait à côté, au coin de la rue des Carmes et de la rue du Sommerard, y venait tailler de longues bavettes avec le citoyen savetier.
[244] La reprise d’Hernani au Théâtre-Français eut lieu le 20 juin 1867. La soirée fut des plus tumultueuses. La jeunesse des écoles y manifesta bruyamment, applaudissant à outrance les passages qui renfermaient quelque allusion hostile au régime impérial.
[245] C’était, on le sait, un faux Vallès, qui avait subi ces tortures. D’autres infortunés furent ainsi passés par les armes, sur la dénonciation de quelque passant qui croyait reconnaître en eux, tantôt Billioray, tantôt Ferré, Vaillant, d’autres encore.
[246] Le Moniteur Universel du 1er juin 1871.
[247] «Le nombre des dénonciations anonymes adressées, soit aux quartiers généraux de l’armée, soit aux mairies, soit à Versailles, soit enfin, le plus grand nombre, aux commissaires de police de Paris, s’élève, depuis le 22 mai jusqu’au 13 juin, à 379.823. Le numéro d’ordre d’enregistrement à la Préfecture de police, où ces correspondances sont centralisées, a permis d’établir cette statistique de l’anonymat.» (Opinion Nationale du 16 juin 1871).
[248] La Petite Presse du 8 juin 1871.
[249] La Petite Presse du 20 juin 1871.
[250] Bellenger se trompait. Humbert était caché aux Batignolles, rue Truffault. Dénoncé par le concierge (15 juin), il fut conduit au commissariat de police voisin, où un agent le reconnut. Humbert protesta. Mais on découvrit chez les braves gens qui lui avaient donné asile une lettre adressée le matin même par sa mère. Madame Humbert demeurait 14, rue Soufflot. On y conduisit le prisonnier. Quand elle vit son fils, la pauvre mère se jeta dans ses bras. Humbert était perdu. On l’emmena dans un fiacre, d’où il s’échappa. Il fut repris à l’Odéon. A Versailles, il fut reçu par le fameux commissaire Clément, celui que nous appelions sous l’Empire le «vieux mouchard».—Je vous attendais, dit ironiquement Clément quand il se trouva en face d’Humbert. On sait qu’Humbert fut, le 21 novembre 1871, condamné aux travaux forcés à perpétuité par le conseil de guerre.
[251] Des trois rédacteurs du Père Duchêne, deux furent condamnés à mort par contumace: Vermersch et moi. Le troisième, Alphonse Humbert, présent, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il fit ses huit années de bagne. Je les aurais certainement faits comme lui. (Procès du Père Duchêne devant le conseil de guerre, audiences des 20 et 21 novembre 1871).
[252] Razoua, arrêté le 17 juillet, fut remis en liberté dans les derniers jours d’août, le gouvernement français n’ayant fourni aucune preuve à l’appui de sa demande d’extradition. Voir pour détails, la Proscription française en Suisse par A. Claris. Genève, 1873. Bibliothèque nationale Lb57, 1702.
[253] Brunereau (Louis), ancien délégué à la commission du travail du Luxembourg en 1848, chef du 117e bataillon sous le siège, du 228e après le 18 Mars.
[254] Gambon (Ferdinand), membre de la Commune (10e arrondissement), ancien représentant du peuple à la Constituante (1848), député à l’Assemblée nationale (1871). Membre du Comité de Salut public (10 mai).
[255] Martelet, membre de la Commune (14e arrondissement). Représenta la Commune aux obsèques de Pierre Leroux.
[256] Legrandais, chef de bataillon après le 18 Mars. Plus tard, conseiller municipal du quartier Clignancourt (Montmartre).
[257] Le Rappel du 10 février 1870 raconte ainsi son arrestation: «M. Bazire, rédacteur à la Marseillaise, a été arrêté à deux heures sur le quai de l’Orangerie. L’empereur se promenait sur la terrasse. Le citoyen Bazire a levé son chapeau et crié: Vive la République! Des agents se sont jetés sur lui et l’ont arrêté sur le champ.»
[258] Nina Gaillard, dite Nina de Villars, musicienne et poète. Femme séparée d’Hector de Callias, journaliste, frère du peintre Horace de Callias. Nina avait ouvert, dans son appartement de la rue Chaptal, un salon littéraire, artistique et bohème où fréquentaient, à coté de poètes et d’artistes, des révolutionnaires comme Raoul Rigault et d’autres. Prise de peur après la répression versaillaise, elle s’enfuit à Genève. Elle y donna des concerts de musique classique, où elle se faisait présenter sur la scène par l’ancien membre de la Commune, fusionnien, Babick, vêtu d’une redingote à la polonaise, boutonnée jusqu’au col, bottes montantes, et ceinture rouge à la taille. Le public genevois, effaré, déserta vite. Quand elle fut rassurée, Nina retourna à Paris, où elle s’installa, avec sa mère, rue des Moines, aux Batignolles, son salon toujours ouvert. On y rencontrait Charles Cros, le musicien Cabaner, Ghys, Catulle Mendès, Bazire, etc.
[259] Massol (Léon), ingénieur. Il s’adonna plus tard aux études pasteuriennes. Membre du Comité de l’Institut Pasteur, il mourut en décembre 1909 directeur du laboratoire de bactériologie de l’Université de Genève, qu’il avait créé.
[260] Dumay (Jean-Baptiste), ouvrier mécanicien, maire du Creusot après le Quatre-Septembre, y proclame la Commune le 26 mars. Le mouvement avorté, il se réfugie en Suisse et est attaché, jusqu’à l’amnistie, aux travaux de percement du Gothard. Plus tard, député de Paris.
[261] Babick, membre de la Commune (10e arrt). Membre de la commission de justice et de la commission des travaux publics.
[262] Razoua (Eugène), homme de lettres, ancien maréchal des logis de spahis, rédacteur du Réveil de Delescluze. Représentant de Paris à l’Assemblée nationale (1871), démissionnaire. Colonel commandant l’Ecole militaire.
[263] Clément Thomas, commandant en chef des gardes nationales de la Seine (4 novembre 1870). Arrêté à Montmartre le 18 mars, il fut fusillé rue des Rosiers avec le général Lecomte.
[264] Josselin (François), membre du Comité central, chef de la 18e légion.
[265] Voir Dîner chez Rachel, page 211.
[266] Razoua (Eugène). Souvenirs d’un spahis, avec préface de Tony Révillon. Paris, Achille Faure, 1866.—Voir L’Homme qui tue, d’Hector France, qui fut de l’escadron de Razoua.
[267] Lonclas (A.), membre de la Commune (douzième arrondissement), chef du 73e bataillon de la garde nationale. Membre de la Commission militaire (16 mai).
[268] Philippe, membre de la Commune (douzième arrondissement). Condamné à mort par le conseil de guerre, Philippe fut fusillé à Satory, en même temps que Bénot, qui avait incendié les Tuileries, et Decamps, le 22 janvier 1873.
[269] Vermersch n’était pas docteur ès-lettres.
[270] Je ne crois pas que ce projet ait jamais été mis à exécution.
[271] Wieland était un professeur d’Altorf avec qui Vermersch s’était lié.
[272] Voir plus loin, p. 423, le Mur.
[273] Ranc (Arthur), membre de la Commune, élu par le 9e arrondissement. Démissionnaire le 6 avril. Plus tard, député, sénateur de la Seine.
[274] Voir plus haut, page 302.
[275] Advenant, administrateur du Réveil de Delescluze. C’est Advenant qui fit élever le tombeau de Delescluze au Père-Lachaise, tout proche de l’emplacement où étaient installées, pendant la Semaine de Mai, les batteries fédérées.
[276] L’article du Père Duchêne ne détermina en rien l’arrestation de Chaudey. Depuis deux jours, elle était décidée. Rigault me l’a formellement déclaré quelques jours après l’arrestation du rédacteur du Siècle. Da Costa me l’a, à plusieurs reprises, déclaré, lui aussi. (Voir sa Commune vécue, II, 96.)
[277] Lefèbvre-Roncier, juge suppléant à la cour martiale (13 mai). Sous-chef d’état-major au ministère de la guerre (Delescluze). Plus tard, conseiller municipal de Paris.
[278] Cette brochure parut, en 1906, à l’Imprimerie l’Emancipatrice, 3, rue de Pondichéry. (80 pages in octavo. 300 exemplaires numérotés, non mis dans le commerce.)
[279] Da Costa, dans sa Commune vécue (volume II, pages 97 et suivantes), s’évertue à établir «la vérité» sur l’article du Père Duchêne. Il nomme avec raison Advenant. Mais l’interprétation qu’il donne à sa démarche est inexacte. Il ignore également les conditions dans lesquelles fut publié l’article. Ce qu’il écrit n’est donc pas, comme il le croit, la vérité.
[280] Dans les Notes Politiques qu’il donnait au Radical, Ranc écrit (26 septembre 1904): «La République Française, répondant à mon dernier article, déclare que je suis resté fidèle à mes vieilles idées jacobines. A mes vieilles idées républicaines et révolutionnaires, oui. Jacobines, non. J’ai la douce habitude d’être traité de vieux jacobin, et cela ne me touche pas autrement. Il faut pourtant que je réclame au nom de la vérité, et je suis enchanté que la République Française m’en fournisse l’occasion. Qu’on m’appelle vieux dantonien, cela me flattera. Qu’on m’appelle vieil hébertiste, cela ne me choquera nullement. Je tiens qu’Hébert est un grand calomnié, et que Chaumette a été un des meilleurs, un des plus intelligents serviteurs de la Révolution. Donc, hébertiste, tant qu’il vous plaira! mais jacobin, non! Je n’ai jamais été de l’église où l’on glorifie Robespierre. Je n’ai jamais fait mes devoirs dans la chapelle de l’Etre suprême. Ceci dit, passons.»
[281] Le Père-Lachaise reçut beaucoup plus d’un millier de cadavres. A elle seule, l’abominable cour martiale de la Roquette fournit à ses fosses communes douze cents fusillés.
[282] L’hospice municipal de Brévannes, à Limeil-Brévannes (Seine-et-Oise), a été créé en 1884 par la Ville de Paris pour remédier à l’encombrement des hôpitaux parisiens.
Les noms et chiffres en italique
renvoient aux notices biographiques en bas de page.
TABLE DES MATIÈRES |
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PAGES | |
Une Journée à la Cour martiale du Luxembourg | 7 |
Un peu de vérité sur la mort des Otages | 59 |
L’Archevêque (Mercredi 24 Mai) | 59 |
Le Fusillé du Pont-Neuf (Mercredi 24 Mai) | 85 |
Les Dominicains (Jeudi 25 Mai) | 89 |
L’Homme du Mexique (Vendredi 26 Mai) | 108 |
La Rue Haxo (Vendredi 26 Mai) | 116 |
Quand nous faisions le «Père Duchêne» | 145 |
La République ou la Mort! | 145 |
Nos après-midi | 161 |
Quelques amis | 178 |
Le Bataillon du Père Duchêne | 202 |
Fac-simile d’un reçu autographe du commandant du bataillon des «Enfants du Père Duchêne» | 208 |
Derniers Jours | 211 |
Par la Ville Révoltée | 219 |
Chez Glaser | 219 |
L’Entrée des Prussiens | 239 |
La Colonne | 245 |
A l’Hôtel-Dieu | 253 |
A la Justice | 264 |
Protot et Me Rousse | 268 |
Voltaire et Rousseau | 271 |
Au Club Séverin | 274 |
Café d’Orsay | 279 |
Concert aux Tuileries | 281 |
La Pièce de la Commune | 286 |
Pourquoi Delescluze marcha-t-il à la mort? | 293 |
Matin de Bataille | 298 |
La Rue Rouge | 309 |
Au large! | 318 |
En pleine terreur | 318 |
Premières péripéties | 327 |
Arrestation | 333 |
Mon oncle le Marchef | 343 |
Hors Frontière | 352 |
Genève | 358 |
Ceux de l’Exil | 361 |
Mon ami le Colonel | 361 |
Le Père Gaillard | 367 |
Dimanche a la Frontière | 374 |
Protot | 381 |
Oiseaux de passage | 386 |
Razoua | 392 |
Eugène Vermersch | 399 |
Après | 411 |
Le citoyen Privé | 411 |
Ranc | 415 |
Dombrowski | 421 |
Le Mur | 423 |
A Brévannes | 428 |
Notes et Corrections | 430 |
Index alphabétique des Noms propres cités | 431 |
Table des Matières | 441 |
J. CRÉMIEU, IMP., 13 ET 15, RUE PIERRE-DUPONT, SURESNES.—4224
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Les corrections de l'errata de la page 430 ont été prises en compte.
La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
La couverture est illustrée par une peinture de L'arrestation de Louise Michel de Jules Girardet. Elle appartient au domaine public.