Title: Mes Origines; Mémoires et Récits de Frédéric Mistral
Author: Frédéric Mistral
Release date: December 1, 2004 [eBook #7012]
Most recently updated: April 9, 2013
Language: French
Credits: Produced by Walter Debeuf
Les Alpilles. -- La chanson de Maillane. -- Ma famille. --
Maître
François, mon père. -- Délaïde, ma
mère. -- Jean du Porc. -- L'aïeul
Étienne. -- La mère-grand Nanon. -- La foire de
Beaucaire. -- Les
fleurs de glais.
D'aussi loin qu'il me souvienne, je vois devant mes yeux, au
Midi
là-bas, une barre de montagnes dont les mamelons, les
rampes, les
falaises et les vallons bleuissaient du matin aux vêpres,
plus ou
moins clairs ou foncés, en hautes ondes. C'est la
chaîne des
Alpilles, ceinturée d'oliviers comme un massif de roches
grecques, un
véritable belvédère de gloire et de
légendes.
Le sauveur de Rome, Caïus Marius, encore populaire dans
toute la
contrée, c'est au pied de ce rempart qu'il attendit les
Barbares,
derrière les murs de son camp; et ses trophées
triomphaux, à
Saint-Rey sur les Antiques, sont, depuis deux mille ans,
dorés par le
soleil. C'est au penchant de cette côte qu'on rencontre
les tronçons
du grand aqueduc romain qui menait les eaux de Vaucluse dans
les
Arènes d'Arles: conduit que des gens du pays nomment
Ouide di
Sarrasin (pierrée des Sarrasins), parce que c'est
par là que les
Maures d'Espagne s'introduisirent dans Arles. C'est sur les
rocs
escarpés de ces collines que les princes des Baux avaient
leur
château fort. C'est dans ces vals aromatiques, aux Baux,
à Romanin
et à Roque-Martine, que tenaient cour d'amour les belles
châtelaines
du temps des troubadours. C'est à Mont-Majour que
dorment, sous les
dalles du cloître, nos vieux rois arlésiens. C'est
dans les grottes
du Vallon d'Enfer, de Cordes, qu'errent encore nos fées.
C'est sous
ces ruines, romaines ou féodales, que gît la
Chèvre d'Or.
Mon village, Maillane, en avant des Alpilles, tient le milieu
de la
plaine, une large et riche plaine, qu'en mémoire
peut-être du consul
Caïus Marius on nomme encore Le Caieou.
-- Quand je luttais, me disait une fois le petit Maillanais,
-- un
vieux lutteur de l'endroit, -- j'ai beaucoup voyagé, en
Languedoc
comme en Provence... Mais jamais je ne vis une plaine aussi unie
que
ce terroir. Si, depuis la Durance jusqu'à la mer,
là-bas, on tirait
un trait de charrue droit comme une chandelle, un sillon de
vingt
lieues, l'eau y courrait toute seule, rien qu'au niveau
pendant.
Aussi, quoique nos voisins nous traitent de
mange-grenouilles, les
Maillanais convinrent toujours que, sous la chape du soleil, il
n'est
pas de pays plus joli que le leur et, un jour qu'ils
m'avaient
demandé quelques couplets pour la chorale du village,
voici, à ce
propos, les vers que je leur fis:
Maillane est beau, Maillane plaît -- et se fait beau
de plus en
plus; Maillane ne s'oublie jamais; -- il est l'honneur de la
contrée
-- et tient son nom du mois de Mai.
Que vous soyez à Paris ou à Rome, -- pauvres
conscrits, rien ne vous
charme; -- Maillane est pour vous sans pareil -- et vous
aimeriez y
manger une pomme -- que dans Paris un perdreau.
Notre patrie n'a pour remparts -- que les grandes haies de
cyprès --
que Dieu fit tout exprès pour elle; -- et quand se
lève le mistral,
-- il ne fait que branler le berceau.
Tout le dimanche on fait l'amour; -- puis au travail, sans
trêve, --
s'il faut le lundi se ployer, --nous buvons le vin de nos
vignes,
nous mangeons le pain de nos blés.
La vieille bastide où je naquis, en face des Alpilles,
touchant le
Clos-Créma, avait nom le Mas du Juge, un tènement
de quatre paires de
bêtes de labour, avec son premier charretier, ses valets
de charrue,
son pâtre, sa servante (que nous appelions la
tante) et plus ou
moins d'hommes au mois, de journaliers ou journalières,
qui venaient
aider au travail, soit pour les vers à soie, pour les
sarclages, pour
les foins, pour les moissons ou les vendanges, soit pour la
saison
des semailles ou celles de l'olivaison.
Mes parents, des ménagers, étaient de ces
familles qui vivent sur
leur bien, au labeur de la terre, d'une génération
à l'autre! Les
ménagers, au pays d'Arles, forment une classe à
part: sorte
d'aristocratie qui fait la transition entre paysans et
bourgeois, et
qui comme toute autre, a son orgueil de caste. Car si le
paysan,
habitant du village, cultive de ses bras, avec la bêche ou
le hoyau,
ses petits lopins de terre, le ménager, agriculteur en
grand, dans
les mas de Camargue, de Crau ou d'autre part, lui,
travaille debout
en chantant sa chanson, la main à la charrue.
C'est bien ce que je dis dans les quelques couplets suivants,
chantés
aux noces de mon neveu:
Nous avons tenu la charrue -- avec assez d'honneur -- et
conquis le
terroir -- avec cet instrument.
Nous avons fait du blé -- pour le pain de Noël
-- et de la toile
rousse pour nipper la maison.
Tout chemin va à Rome: ne quittez donc pas le mas,
-- et vous
mangerez des pommes, -- puisque vous les aimez.
Mais si, parbleu, nous voulions hausser nos fenêtres,
comme le font
tant d'autres, sans trop d'outrecuidance nous pourrions avancer
que
la gent mistralienne descend des Mistral dauphinois, devenus,
par
alliance, seigneurs de Montdragon et puis de Romanin. Le
célèbre
pendentif qu'on montre à Valence est le tombeau de ces
Mistral. Et,
à Saint-Remy, nid de ma famille (car mon père en
sortait), on peut
voir encore l'hôtel des Mistral de Romanin, connu sous le
nom de
Palais de la Reine Jeanne.
Le blason des Mistral nobles a trois feuilles de trèfle
avec cette
devise assez présomptueuse: "Tout ou Rien." Pour
ceux, et nous en
sommes, qui voient un horoscope dans la fatalité des
noms
patronymiques ou le mystère des rencontres, il est
curieux de trouver
la Cour d'Amour de Romanin unie, dans le passé, à
la seigneurie de
Mistral désignant le grand souffle de la terre de
Provence, et,
enfin, ces trois trèfles marquant la destinée de
notre famille
terrienne.
-- Le trèfle, nous déclara, un jour, le
Sâr Peladan, qui, lorsqu'il a
quatre feuilles, devient talismanique, exprime symboliquement
l'idée
de Verbe autochtone, de développement sur place, de lente
croissance
en un lieu toujours le même. Le nombre trois signifie la
maison
(père, mère, fils),
au sens divinatoire. Trois trèfles signifient donc trois
harmonies
familiales succédentes, ou neuf, qui est le nombre du
sage à l'écart.
La devise Tout ou Rien rimerait aisément à
ces fleurs sédentaires
et qui ne se transplantent pas: devise, comme emblème, de
terrien
endurci.
Mais laissons là ces bagatelles. Mon père,
devenu veuf de sa
première femme, avait cinquante-cinq ans lorsqu'il se
remaria, et je
suis le croît de ce second lit. Voici comment il avait
fait la
connaissance de ma mère:
Une année, à la Saint-Jean, maître
François Mistral était au milieu
de ses blés, qu'une troupe de moissonneurs abattait
à la faucille.
Un essaim de glaneuses suivait les tâcherons et ramassait
les épis
qui échappaient au râteau. Et voilà que mon
seigneur père remarqua
une belle fille qui restait en arrière, comme si elle
eût eu peur de
glaner comme les autres. Il s'avança près d'elle
et lui dit:
-- Mignonne, de qui es-tu? Quel est ton nom?
La jeune fille répondit:
-- Je suis la fille d'Étienne Poulinet, le maire de
Maillane. Mon
nom est Délaïde.
-- Comment! dit mont père, la fille de Poulinet, qui
est le maire de
Maillane, va glaner?
-- Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une
grosse famille: six
filles et deux garçons, et notre père, quoiqu'il
ait assez de bien,
quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous
répond: "Mes
petites, si vous voulez de la parure, gagnez-en." Et
voilà pourquoi
je suis venue glaner.
Six mois après cette rencontre, qui rappelle l'antique
scène de Ruth
et de Booz, le vaillant ménager demanda
Délaïde à maître Poulinet, et
je suis né de ce mariage.
Or donc, ma venue au monde ayant eu lieu le 8 septembre de
l'an 1830,
dans l'après-midi, la gaillarde accouchée envoya
quérir mon père, qui
était en ce moment, selon son habitude, au milieu de ses
champs. En
courant, et du plus loin qu'il put se faire entendre:
-- Maître, cria le messager, venez! car la
maîtresse vient
d'accoucher maintenant même.
-- Combien en a-t-elle fait? demanda mon père.
-- Un beau, ma foi.
-- Un fils! Que le bon Dieu le fasse grand et sage!
Et sans plus, comme si de rien n'était, ayant
achevé son labour, le
brave homme, lentement, s'en revint à la ferme. Non point
qu'il fût
moins tendre pour cela; mais élevé,
endoctriné, comme les Provençaux
anciens, avec la tradition romaine, il avait dans ses
manières,
l'apparente rudesse du vieux pater familias.
On me baptisa Frédéric, en mémoire,
paraît-il, d'un pauvre petit gars
qui, au temps où mon père et ma mère se
parlaient, avait fait
gentiment leurs commissions d'amour, et qui, peu de temps
après,
était mort d'une insolation. Mais, comme elle m'avait eu
à
Notre-Dame de Septembre, ma mère m'a toujours dit qu'elle
m'avait
voulu donner le prénom de Nostradamus, d'abord pour
remercier la Mère
de Dieu, ensuite par souvenance de l'auteur des
Centuries, le
fameux astrologue natif de Saint-Remy. Seulement, ce nom
mystique et
mirifique, n'est-ce pas? que l'instinct maternel avait si
bien
trouvé, on ne voulut l'accepter ni à la mairie ni
au presbytère.
Ma première sortie sur les bras de ma mère, qui
me nourrissait de son
lait, lorsqu'elle fit ses relevailles, -- tout cela vaguement,
dans
une lointaine brume, il me semble le revoir: elle, ma pauvre
mère,
dans la beauté, l'éclat de sa pleine jeunesse,
présentant avec
orgueil son "roi" à ses amies, et,
cérémonieuses, les amies et
parentes nous accueillant avec les félicitations d'usage
et m'offrant
une couple d'oeufs, un quignon de pain, un grain de sel et
une
allumette, avec ces mots sacramentels:
-- Mignon, sois plein comme un oeuf, sois bon comme le pain,
sois
sage comme le sel, sois droit comme une allumette.
On trouvera peut-être tant soit peut enfantin de
raconter ces choses.
Mais, après tout, chacun est libre, et, à moi, il
m'agrée de
revenir, par songerie, dans mon premier maillot et dans mon
berceau
de mûrier et dans mon chariot à roulettes, car,
là, je ressuscite le
bonheur de ma mère dans ses plus doux
tressaillements.
Quand j'eus six mois, on me délivra de la bande qui
enveloppait mes
langes (car Nanounet, ma mère-grand, avait très
fort recommandé de me
tenir serré à point, parce que, disait-elle, les
enfants bien
emmaillotés ne sont ni bancals ni bancroches), et, le
jour de la
Saint-Joseph, selon l'us de Provence, on me "donna les pieds"
et,
triomphalement, ma mère m'apporta à
l'église de Maillane; et sur
l'autel du saint, en me tenant par les lisières, pendant
que ma
marraine me chantait : Avène, Avène,
Avène (Viens, viens, viens),
on me fit faire mes premiers pas.
A Maillane, chaque dimanche, nous venions pour la messe.
C’était une
demi-lieue de chemin pour le moins. Ma mère, tout le
long, me
dorlotait dans ses bras. Oh! le sein nourricier, ce nid doux
et
moelleux! Je voulais toujours, toujours, qu’il me
portât encore un
peu... Mais, une fois, -- j’avais cinq ans, -- à
mi-chemin du
village, ma pauvre mère me déposa en disant:
-- Oh! tu pèses trop, maintenant; je ne puis plus te porter.
Après la messe, avec ma mère, nous’ allions
voir mes grands-parents,
dans leur belle cuisine voûtée en pierre blanche,
où, de coutume, les
bourgeois du lieu, M. Deville, M. Dumas, M. Ravoux, le Cadet
Rivière,
en se promenant sur les dalles, entre l’évier et la
cheminée,
venaient parler du gouvernement.
M. Dumas, qui avait été juge et qui
s’était démis en 1830, aimait,
sur toute chose, à donner des conseils, comme celui- ci,
par exemple,
qu’avec sa grosse voix, il répétait, tous les
dimanches, aux jeunes
mères qui dodelinaient leurs mioches:
-- Il ne faut donner aux enfants ni couteau, ni clé, ni
livre : parce
qu'avec un couteau l’enfant peut se couper; une clé,
il peut la
perdre et, un livre, le déchirer.
M. Durnas ne venait pas seul: avec son opulente épouse
et leurs onze
ou douze enfants, ils remplissaient le salon, le beau salon
des
ancêtres, tout tapissé de toile peinte, de Mar-
seille, représentant
des oisillons et des paniers en fleurs, et là, pour
étaler
l’éducation de sa lignée, il faisait, non
sans orgueil, déclamer,
vers à vers, mot à mot, un peu à l’un,
un peu à l’autre, le récit de
Théramène:
A peine nous sortions des portes de Trézène...
De Trégène... Il était sur son char... sur chon sar...
Ses gardes affligés... affizés...
Imitaient son silence autour de lui rangés...
Lui ranzés.
Ensuite, il disait à ma mère:
-- Et le vôtre, Délaïde, lui apprenez-vous rien pour réciter?
-- Si répondait naïvement ma mère: il sait
la sornette de Jean du
Porc.
-- Allons, mignon, dis Jean du Porc, me criait tout le monde.
Et alors en baissant la tête, j’ânonnais timidement:
Qui est mort? — Jean du Porc. — Qui le pleure?
— Le roi Maure — Qui
le rit? — La perdrix. — Qui le chante? — La
calandre — Qui en sonne
le glas? — Le cul de la poêle. — Qui en porte le
deuil? — Le cul du
chaudron.
C'est avec ces contes-là, chants de nourrices et
sornettes, que nos
parents, à cette époque, nous apprenaient à
parler la bonne langue
provençale; tandis qu’à présent, la
vanité ayant pris le dessus dans
la plupart des familles, c’est avec le système de
l’excellent M.
Dumas que l’on enseigne les enfants et qu’on en fait
de petits niais
qui sont, dans le pays, tels que des enfants trouvés,
sans attaches
ni racines, car il est de mode, aujourd’hui, de renier
absolument
tout ce qui est de tradition.
Il faut que je parle un peu, maintenant, du bonhomme Etienne,
mon
aïeul maternel. Il était, comme mon père,
ménager propriétaire,
d’une bonne maison comme lui, et d’un bon sang : avec
cette
différence que, du côté des Mistral,
c’étaient des laborieux, des
économes, des amasseurs de biens, qui, en tout le pays,
n’avaient pas
leurs pareils, et que, du côté de ma mère,
tout à fait insouciants et
n’étant jamais prêts pour aller au labour, ils
laissaient l’eau
courir et mangeaient leur avoir. L’aïeul
Étienne, pour tout dire,
était (devant Dieu soit-il) un vrai Roger Bontemps.
Bien qu’il eût huit enfants, entre lesquels six
filles (qui, à
l’heure des repas, se faisaient servir leur part et puis
allaient
manger dehors, sur le seuil de la maison, leur assiette à
la main),
dès qu’il y avait fête quelque part, en avant!
Il partait pour trois
jours avec les camarades. Il jouait, bambochait tant que
duraient les
écus; puis, souple comme un gant, quand les deux toiles
se touchaient
(1), le quatrième jour il rentrait au logis et, alors,
grand’maman
Nanon, une femme du bon Dieu, lui criait:
-- N’as-tu pas honte, dissipateur que tu es, de manger
comme ça le
bien de tes filles I
(1) Quand la poche est vide.
-- Hé! bonasse, répondait-il, de quoi vas-tu
t'inquiéter? Nos
fillettes sont jolies, elles se marieront sans dot. Et tu
verras,
Nanon, ma mie, nous n'en aurons pas pour les derniers.
Et, amadouant ainsi et cajolant la bonne femme, il lui faisait
donner
sur son douaire des hypothèques aux usuriers, qui lui
prêtaient de
l'argent à cinquante ou à cent pour cent, ce qui
ne l'empêchait pas,
quand ses compagnons de jeu venaient, de faire, avec eux, le
branle
devant la cheminée, en chantant tous ensemble:
Oh! la charmante vie que font les gaspilleurs!
Ce sont de braves gens,
Quand ils n'ont plus d'argent.
Ou bien ce rigaudon qui les faisait crever de rire:
Nous sommes trois qui n'avons pas le sou, -- Qui n'avons
pas le sou,
-- Qui n'avons pas le sou. -- Et le compère qui est
derrière, -- N'a
pas un denier, -- N'a pas un denier.
Et quand ma pauvre aïeule se désolait de voir
ainsi partir, l'un
après l'autre, les meilleurs morceaux, la fleur de son
beau
patrimoine:
-- Eh! bécasse, que pleures-tu? lui faisait mon
grand-père, pour
quelques lopins de terre? Il y pleuvait comme à la
rue.
Ou bien:
-- Cette lande, quoi! ce qu'elle rendait, ma belle, ne payait
pas les
impositions!
Ou bien:
-- Cette friche-là? les arbres du voisin la
desséchaient comme
bruyère.
Et toujours, de cette façon, il avait la riposte aussi
prompte que
joyeuse... Si bien qu'il disait même, en parlant des
usuriers:
-- Eh! morbleu, c'est bien heureux qu'il y ait des gens
pareils.
Car, sans eux, comment ferions-nous, les dépensiers, les
gaspilleurs,
pour trouver du quibus, en un temps où comme on sait,
l'argent est
marchandise?
C'était l'époque, en ce temps-là,
où Beaucaire, avec sa foire,
faisait merveille sur le Rhône; il venait là du
monde, soit par eau,
soit par terre, de toutes les nations, jusqu'à des Turcs
et des
nègres.
Tout ce qui sort des mains de l'homme, toutes espèces
de choses qu'il
faut pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, pour
l'amuser,
pour l'attraper, depuis les meules de moulins, les pièces
de toile,
les rouleaux de drap, jusqu'aux bagues de verre portant au
chaton un
rat, vous l'y trouviez à profusion, à monceaux,
à faisceaux ou en
piles, dans les grands magasins voûtés, sous les
arceaux des Halles,
aux navires du port, ou bien dans les baraques innombrables du
Pré.
C'était comme nous dirions, mais avec un
côté plus populaire et
grouillant de vie, c'était là tous les ans, au
soleil de juillet,
l'exposition universelle de l'industrie du Midi.
Mon grand-père Étienne, comme vous pensez bien,
ne manquait pas telle
occasion d'aller, quatre ou cinq jours, faire à Beaucaire
ses
bamboches. Donc, sous prétexte d'aller acheter du poivre,
du girofle
ou du gingembre avec, dans chaque poche de sa veste, un mouchoir
de
fil, car il prenait du tabac, et trois autres mouchoirs, en
pièce,
non coupés, dont en guise de ceinture il se ceignait les
reins; et il
flânait ainsi, tout le franc jour de Dieu, autour des
bateleurs, des
charlatans, des comédiens, surtout des bohémiens,
lorsqu'ils
discutent et se harpaillent pour le marché et marchandage
de quelque
bourrique maigre.
Un délicieux régal pour lui: Polichinelle avec
Rosette! Il y était
toujours plus neuf et ravi, bouche bée, il y riait comme
un pauvre
aux pantalonnades et aux coups de batte qui pleuvaient là
sans cesse
sur le propriétaire et sur le commissaire. A ce point les
filous (et
imaginez-vous si, à Beaucaire, ils pullulaient!) lui
tiraient chaque
année, tout doucement, l'un après l'autre, sans
qu'il se retournât,
tous ses mouchoirs; et quand il n'en avait plus, chose qu'il
savait
d'avance, il dénouait sa ceinture, sans plus de chagrin
que ça, et
s'en torchait le nez. Mais, quand il rentrait à Maillane,
avec le
nez tout bleu, -- de la teinture des mouchoirs, des mouchoirs
neufs
qui avaient déteint:
-- Allons, lui disait ma grand'mère, on t'a encore
volé tes
mouchoirs.
-- Qui te l'a dit? faisait l'aïeul.
-- Pardi, tu as le nez tout bleu: tu t'es mouché avec ta ceinture.
-- Bah! je n'en ai pas regret, répondait le bon humain;
ce
Polichinelle m'a tant fait rire!
Bref, quand ses filles (et ma mère en était une)
furent d'âge à se
marier, comme elles n'étaient pas gauches, ni bien
désagréables, les
galants, malgré tout, vinrent tout de même à
l'appeau. Seulement,
quand les pères disaient à mon aïeul:
-- Autrement, le cas échéant, combien faites-vous à vos filles?
-- Combien je fais à mes filles? répondait
maître Étienne, tout rouge
de colère; ô graine d'imbécile, c'est
dommage! A ton gars je
donnerais une belle gouge, tout élevée, toute
nippée, et j'y
ajouterais encore des terres et de l'argent! Qui ne veut pas
mes
filles telles quelles, qu'il les laisse... Dieu merci, à
la huche de
maître Étienne il y a du pain.
Or, n'est-il pas vrai que les filles du grand-père
furent prises,
toutes les six, rien que pour leurs beaux yeux, et même
qu'elles
firent toutes de bons mariages? Fille jolie, dit le
proverbe,
porte sur le front sa dot.
Mais je ne veux pas quitter la prime fleur de mon enfance sans
en
cueillir encore un tout petit bouquet.
Derrière le Mas du Juge, c'est l'endroit où je
suis né, il y avait le
long du chemin un fossé qui menait son eau à notre
vieux Puits à
roue. Cette eau n'était pas profonde, mais elle
était claire et
riante, et, quand j'étais petit, je ne pouvais
m'empêcher, surtout
les jours d'été, d'aller jouer le long de sa
rive.
Le fossé du Puits à roue! Ce fut le premier
livre où j'appris, en
m'amusant, l'histoire naturelle. Il y avait là des
poissons,
épinoches ou carpillons, qui passaient par bandes et que
j'essayais
de pêcher dans un sachet de canevas, qui avait servi
à mettre des
clous et que je suspendais au bout d'un roseau. Il y avait
des
demoiselles vertes, bleues, noiraudes, que doucement, tout
doucement,
lorsqu'elles se posaient sur les typhas, je saisissais de mes
petits
doigts, quand elles ne s'échappaient pas,
légères, silencieuses, en
faisant frissonner le crêpe de leurs ailes; il y avait
des
"notonectes", espèces d'insectes bruns avec le ventre
blanc, qui
sautillent sur l'eau et puis remuent leurs pattes à la
façon des
cordonniers qui tirent le ligneul. Ensuite des grenouilles,
qui
sortaient de la mousse une échine glauque,
chamarrée d'or, et qui, en
me voyant, lestement faisaient leur plongeon; des tritons, sorte
de
salamandres d'eau, qui farfouillaient dans la vase; et de
gros
escarbots qui rôdaient dans les flaches et qu'on nommait
des
"mange-anguilles".
Ajoutez à cela un fouillis de plantes aquatiques,
telles que ces
"massettes", cotonnées et allongées, qui sont les
fleurs du typha;
telles que le nénuphar qui étale, magnifique, sur
la nappe de l'eau,
ses larges feuilles rondes et son calice blanc; telles que
le
"butome" au trochet de fleurs roses, et le pâle narcisse
qui se mire
dans le ru, et la lentille d'eau aux feuilles minuscules, et
la
"langue de boeuf" qui fleurit comme un lustre, avec les "yeux
de
l'Enfant Jésus" qui est le myosotis.
Mais de tout ce monde-là, ce qui m'engageait le plus,
c'était la
fleur des "glais". C'est une grande plante qui croît au
bord des
eaux par grosses touffes, avec de longues feuilles cultriformes
et de
belles fleurs jaunes qui se dressent en l'air comme des
hallebardes
d'or. Il est à croire même que les fleurs de lis
d'or, armes de
France et de Provence, qui brillent sur le fond d'azur,
n'étaient que
des fleurs de glais: "fleur de lis" vient de "fleur d'iris", car
le
glais est un iris, et l'azur du blason représente bien
l'eau où croît
le glais.
Toujours est-il, qu'un jour d'été, quelque temps
après la moisson, on
foulait nos gerbes, et tous les gens du "mas" étaient
dans l'aire à
travailler. A l'entour des chevaux et des mulets qui
piétinaient,
ardents, autour de leurs gardiens, il y avait bien vingt hommes
qui,
les bras retroussés, en cheminant au pas, deux par deux,
quatre par
quatre, retournaient les épis ou enlevaient la paille
avec des
fourches de bois. Ce joli travail se faisait gaiement, en
dansant au
soleil, nu-pieds, sur le grain battu.
Au haut de l'aire, porté par les trois jambes d'une
chèvre rustique,
formée de trois perches, était suspendu le van.
Deux ou trois filles
ou femmes jetaient avec des corbeilles dans le cerceau du crible
le
blé mêlé aux balles; et le "maître",
mon père, vigoureux et de haute
taille, remuait le crible au vent, en ramenant ensemble les
mauvaises
graines au-dessus; et quand le vent faiblissait, ou que, par
intervalles, il cessait de souffler, mon père, avec le
crible
immobile dans ses mains se retournait vers le vent, et,
sérieux,
l'oeil dans l'espace, comme s'il s'adressait à un dieu
ami, il lui
disait:
-- Allons, souffle, souffle, mignon!
Et le mistral, ma foi, obéissant au patriarche,
haletait de nouveau
en emportant la poussière; et le beau blé
béni tombait en blonde
averse sur le monceau conique qui, à vue d'oeil, montait
entres les
jambes du vanneur.
Le soir venu, ensuite, lorsqu'on avait amoncelé le
grain avec la
pelle, que les hommes poussiéreux allaient se laver au
puits ou tirer
de l'eau pour les bêtes, mon père, à grandes
enjambées, mesurait le
tas de blé et y traçait une croix avec le manche
de la pelle en
disant: "Que Dieu te croisse!"
Par une belle après-midi de cette saison d'aires, -- je
portais
encore les jupes: j'avais à peine quatre ou cinq ans --
après m'être
bien roulé, comme font les enfants, sur la paille
nouvelle, je
m'acheminai donc seul vers le fossé du Puits à
roue.
Depuis quelques jours, les belles fleurs de glais
commençaient à
s'épanouir et les mains me démangeaient d'aller
cueillir quelques-uns
de ces beaux bouquets d'or.
J'arrive au fossé; doucement, je descends au bord de
l'eau; j'envoie
la main pour attraper les fleurs... Mais, comme elles
étaient trop
éloignées, je me courbe, je m'allonge, et patatras
dedans: je tombe
dans l'eau jusqu'au cou.
Je crie. Ma mère accourt; elle me tire de l'eau, me
donne quelques
claques, et, devant elle, trempé comme un caneton, me
faisant filer
vers le Mas:
-- Que je t'y voie encore, vaurien, vers le fossé!
-- J'allais cueillir des fleurs de glais.
-- Oui, va, retournes-y, cueillir tes glais, et encore tes
glais. Tu
ne sais donc pas qu'il y a un serpent dans les herbes
cachés, un gros
serpent qui hume les oiseaux et les enfants, vaurien?
Et elle me déshabilla, me quitta mes petits souliers,
mes
chaussettes, ma chemisette, et pour faire sécher ma robe
trempée et
ma chaussure, elle me chaussa mes sabots et me mit ma robe
du
dimanche, en me disant:
-- Au moins, fais attention de ne pas te salir.
Et me voilà dans l'aire; je fais sur la paille
fraîche quelques
jolies cabrioles; j'aperçois un papillon blanc qui
voltige dans un
chaume. Je cours, je cours après, avec mes cheveux blonds
flottant
au vent hors de mon béguin... et paf! me voilà
encore vers le fossé
du Puits à roue...
Oh! mes belles fleurs jaunes! Elles étaient toujours
là, fières au
milieu de l'eau, me faisant montre d'elles, au point qu'il ne me
fut
plus possible d'y tenir. Je descends bien doucement, bien
doucement
sur le talus; je place mes petons biens ras, bien ras de
l'eau;
j'envoie la main, je m'allonge', je m'étire tant que je
puis... et
patatras! je me fiche jusqu'au derrière dans la vase.
Aïe! aïe! aïe! Autour de moi, pendant que je
regardais les bulles
gargouiller et qu'à travers les herbes je croyais
entrevoir le gros
serpent, j'entendais crier dans l'aire:
-- Maîtresse! courez vite, je crois que le petit est
encore tombé à
l'eau!
Ma mère accourt, elle me saisit, elle m'arrache tout
noir de la boue
puante, et la première chose, troussant ma petite robe,
vlin! vlan!
elle m'applique une fessée retentissante.
-- Y retourneras-tu, entêté, aux fleurs de glais?
Y retourneras-tu
pour te noyer?... Une robe toute neuve que voilà perdue,
fripe-tout,
petit monstre! qui me feras mourir de transes!
Et, crotté et pleurant, je m'en revins donc au Mas la
tête basse, et
de nouveau on me dévêtit et on me mit, cette fois,
ma robe des jours
de fête... Oh! la galante robe! Je l'ai encore devant les
yeux,
avec ses raies de velours noir, pointillée d'or sur fond
bleuâtre.
Mais bref, quand j'eus ma belle robe de velours:
-- Et maintenant, dis-je à ma mère, que vais-je faire?
-- Va garder les gelines, me dit-elle; qu'elles n'aillent pas
dans
l'aire... Et toi, tiens-toi à l'ombre.
Plein de zèle, je vole vers les poules qui
rôdaient par les chaumes,
becquetant les épis que le râteau avait
laissés. Tout en gardant,
voici qu'une poulette huppée -- n'est-ce pas drôle?
-- se met à
pourchasser, savez-vous quoi? une sauterelle, de celles qui ont
les
ailes rouges et bleues... Et toutes deux, avec moi après,
qui
voulais voir la sauterelle, de sauter à travers champs,
si bien que
nous arrivâmes au fossé du Puits à roue!
Et voilà encore les fleurs d'or qui se miraient dans le
ruisseau et
qui réveillaient mon envie, mais une envie
passionnée, délirante,
excessive, à me faire oublier mes deux plongeons dans le
fossé:
"Oh! mais, cette fois, me dis-je, va, tu ne tomberas pas!"
Et, descendant le talus, j'entortille à ma main un jonc
qui croissait
là; et me penchant sur l'eau avec prudence, j'essaie
encore
d'atteindre de l'autre main les fleurs de glais... Ah! malheur,
le
jonc se casse et va te faire teindre! Au milieu du fossé,
je plonge
la tête première.
Je me dresse comme je puis, je crie comme un perdu, tous les
gens de
l'aire accourent:
-- C'est encore ce petit diable qui est tombé dans le
fossé. Ta
mère, cette fois, enragé polisson, va te fouailler
d'importance!
Eh bien! non; dans le chemin, je la vis venir, pauvrette, tout
en
larmes et qui disait:
-- Mon Dieu! je ne veux pas le frapper, car il aurait
peut-être un
"accident". Mais ce gars, sainte Vierge, n'est pas comme les
autres:
il ne fait que courir pour ramasser des fleurs; il perd tous
ses
jouets en allant dans les blés chercher des bouquets
sauvages...
Maintenant, pour comble, il va se jeter trois fois, depuis
peut-être
une heure, dans le fossé du Puits à roue... Ah!
tiens-toi, pauvre
mère, morfonds-toi pour l'approprier. Qui lui en
tiendrait, des
robes? Et bienheureuse encore -- mon Dieu, je vous rends
grâce --
qu'il ne soit pas noyé!
Et ainsi, tous les deux, nous pleurions le long du
fossé. Puis, une
fois dans le Mas, m'ayant quitté mon vêtement, la
sainte femme
m'essuya, nu, de son tablier; et, de peur d'un effroi, m'ayant
fait
boire une cuillerée de vermifuge elle me coucha dans ma
berce, où,
lassé de pleurer, au bout d'un peu je m'endormis.
Et savez-vous ce que je songeai: pardi! mes fleurs de glais...
Dans
un beau courant d'eau, qui serpentait autour du Mas,
limpide,
transparent, azuré comme les eaux de la Fontaine de
Vaucluse, je
voyais de belles touffes de grands et verts glaïeuls, qui
étalaient
dans l'air une féerie de fleurs d'or!
Des demoiselles d'eau venaient se poser sur elles avec leurs
ailes de
soie bleue, et moi je nageais nu dans l'eau riante; et je
cueillais à
pleines mains, à jointées, à
brassées, les fleurs de lis blondines.
Plus j'en cueillais, plus il en surgissait.
Tout à coup, j'entends une voix qui me crie: "Frédéri!"
Je m'éveille et que vois-je! Une grosse poignée
de fleurs de glais
couleur d'or qui bondissaient sur ma couchette.
Lui-même, le patriarche, le Maître, mon seigneur
père, était allé
cueillir les fleurs qui me faisaient envie; et la
Maîtresse, ma mère
belle, les avait mises sur mon lit.
L'enfant de ferme. -- La vie rurale. -- Mon père
à la Révolution. --
La bûche bénite. -- Les récits de la
Noël. -- Le capitaine Perrin.
-- Le maire de Maillane en 1793 -- Le jour de l'an.
Mon enfance première se passa donc au Mas, en compagnie
des
laboureurs, des faucheurs et des pâtres, et quand,
parfois, passait
au Mas quelque bourgeois, de ceux-là qui affectent de ne
parler que
français, moi, tout interloqué et même
humilié de voir que mes
parents devenaient soudain révérencieux pour lui,
comme s'il était
plus qu'eux:
-- D'où vient, leur demandais-je, que cet homme ne
parle pas comme
nous?
-- Parce que c'est un monsieur, me répondait-on.
-- Eh bien! faisais-je alors d'un petit air farouche, moi, je
ne veux
pas être monsieur.
J'avais remarqué aussi que, quand nous avions des
visites, comme
celle, par exemple du marquis de Barbentane (un de nos voisins
de
terres), mon père qui, à l'ordinaire lorsqu'il
parlait de ma mère,
devant les serviteurs, l'appelait "la maîtresse",
là, en cérémonie,
il la dénommait ma mouié (mon
épouse). Le beau marquis et la
marquise, qui se trouvait être la soeur du
général de Galliffet,
chaque fois qu'ils venaient, m'apportaient des pralines et
autres
gâteries; mais moi, sitôt que je les voyais
descendre de voiture,
comme un sauvageon que j'étais, je courais tout de suite
me cacher
dans le fenil... Et la pauvre Délaïde de crier:
-- Frédéric!
Mais en vain: dans le foin, blotti et ne soufflant mot,
j'attendais,
moi, d'entendre les roues de la voiture emporter le marquis,
pendant
que ma mère clamait, là-bas, devant la ferme:
-- M. de Barbentane, Mme de Barbentane, qui venaient pour le
voir,
cet insupportable, et il va se cacher!
Et au lieu de dragées, quand je sortais ensuite,
craintif, de ma
tanière, vlan! j'avais ma fessée.
J'aimais bien mieux aller avec le Papoty, notre
maître-valet, quand,
derrière la charrue tirée par ses deux mules, les
mains au mancheron,
il me criait, patelin:
-- Petiot, viens vite, viens. Je t'apprendrai à labourer.
Et tout de suite, nu-pieds, nu-tête,
émoustillé, me voilà dans le
sillon, trottinant, farfouillant, le long de la tranchée,
pour
cueillir les primevères ou les muscaris bleus, que le soc
arrachait.
-- Ramasse des colimaçons, me disais le Papoty.
Et quand j'avais les colimaçons, une poignée dans chaque main:
-- Maintenant, me faisait-il, avec les colimaçons,
tiens, empoigne
les cornes du manche de la charrue.
Et comme, moi crédule, avec mes petits doigts, je
prenais les
mancherons, lui, pressant de ses doigts rudes mes deux mains
pleines
d'escargots qui s'écrabouillaient dans ma chair:
-- A présent, me disait le valet de labour en riant aux
éclats, tu
pourras dire, petit, que tu as tenu la charrue!
On m'en faisait, ma foi, de toutes les couleurs. C'est ainsi
que,
dans les fermes, on déniaise les enfants. Quelquefois, en
venant de
traire, notre berger Rouquet me criait:
-- Viens, petit, boire à même dans le piau.
Le piau est l'ustensile, de poterie ou de bois, dans
lequel on
trait le lait... Ah! quand je voyais le trayeur, suant, les
bras
troussés, sortir de la bergerie en portant à la
main le vase à traire
écumant, plein de lait jusqu'aux bords, j'accourais,
affriolé, pour
le humer tout chaud. Mais, sitôt qu'à genoux je
m'abreuvais à la
"seille", paf! de sa grosse main, Rouquet m'y faisait plonger la
tête
jusqu'au cou; et, barbotant, aveugle, les cheveux et le
museau
ruisselants, ébouriffés, je courais, comme un
jeune chien, me vautrer
dans l'herbe et m'y essuyer, en jurant, à part moi, qu'on
ne m'y
attraperait plus... jusqu'à nouvelle attrape.
Après, c'était un faucheur qui me disait:
-- Petiot, j'ai trouvé un nid, un nid de
frappe-talon; veux-tu me
faire la courte échelle? Je garderai la mère et tu
auras les
passereaux.
Oh! coquin. Je partais, fou de joie, dans l'andain.
-- Le vois-tu, me faisait l'homme, ce creux, en haut de ce
gros
saule; c'est là qu'est le nid... Allons, courbe-toi.
Et je m'inclinais, la tête contre l'arbre, et alors,
faisant mine de
grimper sur mon dos, le farceur me battait l'échine du
talon.
C'est ainsi que commença, au milieu des gouailleries de
nos
travailleurs des champs (et je n'an ai point regret), mon
éducation
d'enfance.
Comme il était gai, ce milieu de labeurs rustiques!
Chaque saison
renouvelait la série des travaux. Les labours, les
semailles, la
tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le
dépiquage, les
vendanges et la cueillette des olives, déployaient
à ma vue les actes
majestueux de la vie agricole, éternellement dure, mais
éternellement
indépendante et calme.
Tout un peuple de serviteurs, d'hommes loués au mois ou
à la journée,
de sarcleuses, de faneuses, allait, venait dans les terres du
Mas,
qui avec l'aiguillon, qui avec le râteau ou bien la
fourche sur
l'épaule, et travaillant toujours avec des gestes nobles,
comme dans
les peintures de Léopold Robert.
Quand, pour dîner ou pour souper, les hommes, l'un
après l'autre,
entraient dans le Mas, et venaient s'asseoir, chacun selon son
rang,
autour de la grande table, avec mon seigneur père qui
tenait le haut
bout, celui-ci, gravement, leur faisait des questions et des
observations, sur le troupeau et sur le temps et sur le travail
du
jour, s'il était avantageux, si la terre était
dure ou molle ou en
état. Puis, le repas fini, le premier charretier fermait
la lame de
son couteau et, sur le coup, tous se levaient.
Tous ces gens de campagne, mon père les dominait par la
taille, par
le sens, comme aussi par la noblesse. C'était un beau et
grand
vieillard, digne dans son langage, ferme dans son
commandement,
bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul.
Engagé volontaire pour défendre la France,
pendant la Révolution, il
se plaisait, le soir, à raconter ses vieilles guerres. Au
fort de la
Terreur, il avait été requis pour porter du
blé à Paris, ou régnait
la famine. C'était dans l'intervalle où l'on avait
tué le roi. La
France, épouvantée, était dans la
consternation. En retournant, un
jour d'hiver, à travers la Bourgogne, avec une pluie
froide qui lui
battait le visage, et de la fange sur les routes jusqu'au moyeu
des
roues, il rencontra, nous disait-il, un charretier de son pays.
Les
deux compatriotes se tendirent la main, et mon père,
prenant la
parole:
-- Tiens, où vas-tu, voisin, par ce temps diabolique?
-- Citoyen, répliqua l'autre, je vais à Paris
porter les saints et
les cloches.
Mon père devint pâle, les larmes lui jaillirent
et, ôtant son chapeau
devant les saints de son pays et les cloches de son
église, qu'il
rencontrait ainsi sur une route de Bourgogne:
-- Ah! maudit, lui fit-il, crois-tu qu'à ton retour, on
te nomme,
pour cela, représentant du peuple?
L'iconoclaste courba la tête de honte et, avec un
blasphème, il fit
tirer ses bêtes.
Mon père, dois-je dire, avait un foi profonde. Le soir,
en été comme
en hiver, agenouillé sur sa chaise, la tête
découverte, les mains
croisées sur le front, avec sa cadenette, serrée
d'un ruban de fil,
qui lui pendait sur la nuque, il faisait, à voix haute,
la prière
pour tous; et puis, lorsqu'en automne, les veillées
s'allongeaient,
il lisait l'Évangile à ses enfants et
domestiques.
Mon père, dans sa vie, n'avait lu que trois livres: le
Nouveau
Testament, l'Imitation et Don Quichotte (lequel
lui rappelait sa
campagne d'Espagne et le distrayait, quand venait la pluie).
-- Comme de notre temps les écoles étaient
rares, c'est un pauvre,
nous disait-il, qui, passant par les fermes une fois par
semaine,
m'avait appris ma croix de par Dieu.
Et le dimanche, après les vêpres, selon l'us et
coutume des anciens
pères de famille, il écrivait ses affaires, ses
comptes et dépenses,
avec ses réflexions, sur un grand mémorial
dénommé Cartabèou.
Lui, quelque temps qu'il fît, était toujours
content, et si, parfois,
il entendait les gens se plaindre, soit des vents
tempétueux, soit
des pluies torrentielles:
-- Bonnes gens! leur disait-il. Celui qui est là-haut
sait fort bien
ce qu'il fait, comme aussi ce qu'il nous faut... Eh! s'il ne
soufflait jamais de ces grands vents qui dégourdissent la
Provence,
qui dissiperait les brouillards et les vapeurs de nos marais? Et
si,
pareillement, nous n'avions jamais de grosses pluies, qui
alimenteraient les puits, les fontaines, les rivières? Il
faut de
tout, mes enfants.
Bien que, le long du chemin, il ramassât une
bûchette pour l'apporter
au foyer; bien qu'il se contentât, pour son humble
ordinaire, de
légumes et de pain bis; bien que, dans l'abondance, il
fût sobre
toujours et mît de l'eau dans son vin, toujours sa table
était
ouverte, et sa main et sa bourse, pour tout pauvre venant. Puis,
si
l'on parlait de quelqu'un, il demandait, d'abord, s'il
était bon
travailleur; et, si l'on répondait oui:
-- Alors, c'est un brave homme, disait-il, je suis son ami.
Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la
grande fête, c'était la
veillée de Noël. Ce jour-la, les laboureurs
dételaient de bonne
heure; ma mère leur donnait à chacun, dans une
serviette, une belle
galette à l'huile, une rouelle de nougat, une
jointée de figues
sèches, un fromage du troupeau, une salade de
céleri et une bouteille
de vin cuit. Et qui de-ci, et qui de-là, les serviteurs
s'en
allaient, pour "poser la bûche au feu", dans leur pays et
dans leur
maison. Au Mas ne demeuraient que les quelques pauvres
hères qui
n'avaient pas de famille; et, parfois des parents, quelque
vieux
garçon, par exemple, arrivaient à la nuit, en
disant:
-- Bonnes fêtes! Nous venons poser, cousins, la
bûche au feu, avec
vous autres.
Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la
"bûche de Noël",
qui -- c'était de tradition -- devait être un arbre
fruitier. Nous
l'apportions dans le Mas, tous à la file, le plus
âgé la tenant d'un
bout, moi, le dernier-né, de l'autre; trois fois, nous
lui faisions
faire le tour de la cuisine; puis, arrivés devant la
dalle du foyer,
mon père, solennellement, répandait sur la
bûche un verre de vin
cuit, en disant:
Allégresse! Allégresse,
Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d'allégresse!
Avec Noël, tout bien vient:
Dieu nous fasse la grâce de voir l'année prochaine.
Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n'y pas être moins.
Et, nous écriant tous: "Allégresse,
allégresse, allégresse!", on
posait l'arbre sur les landiers et, dès que
s'élançait le premier jet
de flamme:
A la bûche
Boute feu!
disait mon père en se signant. Et, tous, nous nous mettions à table.
Oh! la sainte tablée, sainte réellement, avec,
tout à l'entour, la
famille complète, pacifique et heureuse. A la place du
caleil,
suspendu à un roseau, qui, dans le courant de
l'année, nous éclairait
de son lumignon, ce jour-là, sur la table, trois
chandelles
brillaient; et si, parfois, la mèche tournait devers
quelqu'un,
c'était de mauvais augure. A chaque bout, dans une
assiette,
verdoyait du blé en herbe, qu'on avait mis germer dans
l'eau le jour
de la Sainte-Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à
tour
apparaissaient les plats sacramentels: les escargots, qu'avec un
long
clou chacun tirait de la coquille; la morue frite et le
muge aux
olives, le cardon, le scolyme, le céleri à la
poivrade, suivis d'un
tas de friandises réservées pour ce
jour-là, comme: fouaces à
l'huile, raisins secs, nougat d'amandes, pommes de paradis;
puis,
au-dessus de tout, le grand pain calendal, que l'on
n'entamait
jamais qu'après en avoir donné, religieusement, un
quart au premier
pauvre qui passait.
La veillée, en attendant la messe de minuit,
était longue ce jour-là;
et longuement, autour du feu, on y parlait des ancêtres et
on louait
leurs actions. Mais, peu à peu et volontiers, mon brave
homme de
père revenait à l'Espagne et à ses
souvenirs du siège de Figuières.
Si je vous disais, commençait-il, qu'étant
là-bas en Catalogne, et
faisant partie de l'armée, je trouvai le moyen, au fort
de la
Révolution, de venir de l'Espagne, malgré la
guerre et malgré tout,
passer avec les miens les fêtes de Noël! Voici, ma
foi de Dieu,
comment s'arrangea la chose:
"Au pied du Canigou, qui est une grande montagne entre
Perpignan et
Figuières, nous tournions, retournions depuis
passablement de temps,
en bataillant, à toi, à moi, contre les troupes
espagnoles. Aïe! que
de morts, que de blessés et de souffrances et de
misères! Il faut
l'avoir vu, pour savoir cela. De plus, au camp, --
c'était en
décembre, -- il y avait manque de tout; et les mulets et
les chevaux,
à défaut de pâture, rongeaient,
hélas! les roues des fourgons et des
affûts.
"Or, ne voilà-t-il pas qu'en rôdant, moi, au fond
d'une gorge, du
côté de la mer, je vais découvrir un arbre
d'oranges, qui étaient
rousses comme l'or!
"-- Ha! dis-je au propriétaire, à n'importe quel
prix, vous allez me
les vendre.
"Et, les ayant achetées, je m'en reviens de suite au
camp et, tout
droit à la tente du capitaine Perrin (qui était de
Cabanes), je vais
avec mon panier et je lui dis:
"-- Capitaine, je vous apporte quelques oranges...
"-- Mais où as-tu pris !ça?
"-- Où j'ai pu, capitaine.
"-- Oh! luron, tu ne saurais me faire plus de plaisir...
Aussi,
demande-moi, vois-tu, ce que tu voudras, et tu l'obtiendras ou
je ne
pourrai.
"-- Je voudrais bien, lui fis-je alors, avant qu'un boulet de
canon
me coupe en deux, comme tant d'autres, aller, encore une fois,
"poser
le bûche de Noël" en Provence, dans ma famille.
"-- Rien de plus simple, me fit-il; tiens, passe l'écritoire.
Et mon capitaine Perrin (que Dieu, en paradis, l'ait
renfermé, cher
homme) sur un papier, que j'ai encore, me griffonna ce que je
vais
dire:
"Armée des Pyrenées-Orientales.
"Nous Perrin, capitaine aux transports militaires, donnons
congé au
citoyen François Mistral, brave soldat
républicain, âgé de vingt-deux
ans, taille de cinq pieds six pouces, nez ordinaire, bouche
idem,
menton rond, front moyen, visage ovale, de s'en aller dans son
pays,
par toute la République, et au diable, si bon lui
semble.
"Et voilà, mes amis, que j'arrive à Maillane, la
belle veille de
Noël, et vous pouvez penser l'ahurissement de tous, les
embrassades
et les fêtes. Mais, le lendemain, le maire (je vous tairai
le nom de
ce fanfaron braillard, car ses enfants sont encore vivants) me
fait
venir à la commune et m'interpelle comme ceci:
"-- Au nom de la loi, citoyen, comment va que tu as quitté l'armée?
"-- Cela va, répondis-je, qu'il ma pris fantaisie de
venir, cette
année, "poser la bûche" à Maillane.
"-- Ah oui? En ce cas-là, tu iras, citoyen, t'expliquer
au tribunal
du district, à Tarascon.
"-- Et, tel que je vous le dis, je me laissai conduire par
deux
gardes nationaux, devant les juges du district. Ceux-ci, trois
faces
rogues, avec le bonnet rouge et des barbes jusque-là:
"-- Citoyen, me firent-ils en roulant de gros yeux, comment
ça se
fait-il que tu aies déserté?
"Aussitôt, de ma poche ayant tiré mon passeport:
"-- Tenez, lisez, leur dis-je.
"Ah! mes amis de Dieu, dès avoir lu, ils se dressent en
me secouant
la main:
"-- Bon citoyen, bon citoyen! me crièrent-ils. Va, va,
avec des
papiers pareils, tu peux l'envoyer coucher, le maire de
Maillane.
"Et après le Jour de l'An, j'aurais pu rester, n'est-ce
pas? Mais il
y avait le devoir et je m'en retournai rejoindre."
Voilà, lecteur, au naturel, la portraiture de famille,
d'intérieur
patriarcal et de noblesse et de simplicité, que je tenais
à te
montrer.
Au Jour de l'An, -- nous clôturerons par cet autre
souvenir, -- une
foule d'enfants, de vieillards, de femmes, de filles, venaient,
de
grand matin, nous saluer comme ceci:
Bonjour, nous vous souhaitons à tous la bonne
année,
Maîtresse, maître, accompagnée
D'autant que le bon Dieu voudra.
-- Allons, nous vous la souhaitons bonne, répondaient
mon père et ma
mère en donnant à chacun, bonnement, sous forme
d'étrennes, une
couple de pains longs et de miches rebondies.
Par tradition, dans notre maison, comme dans plusieurs autres,
on
distribuait ainsi, au nouvel an, deux fournées de pain
aux pauvres
gens du village.
Vivrais-je cent ans,
Cent ans, je cuirai,
Cent ans, je donnerai aux pauvres.
Cette formule, tous les soirs revenait dans la prière
que mon père
faisait avant d'aller au lit. Et aussi, à ses
obsèques, les pauvres
gens, avec raison, purent dire, en le plaignant:
-- Autant de pains il nous donna, autant d'anges dans le ciel
l'accompagnaient. Amen!
A la rencontre des Rois. -- La crèche. -- Les
sornettes
maternelles. -- Dame Renaude. -- Les hantises de la nuit. --
Le
cheval de Cambaud. -- Les Sorciers. -- Les Matagots.
--L'Esprit
Fantastique.
-- C'est demain la fête des Rois; si vous voulez les
voir arriver,
allez vite, petits, à leur rencontre, et portez-leur
quelques
offrandes.
Voilà, de notre temps, la veille du jour des Rois, ce
que nous
disaient nos mères.
Et en avant! Toute la marmaille, les enfants du village,
nous
partions enthousiastes au-devant des Rois Mages, qui venaient
à
Maillane, avec leurs pages, leurs chameaux et toute leur suite,
pour
adorer l'Enfant Jésus.
-- Où allez-vous, petits?
-- Nous allons au-devant des Rois.
Et ainsi, tous ensemble, mioches ébouriffés et
blondines fillettes,
en béguins et petits sabots, nous partions sur le Chemin
d'Arles, le
coeur tressailli de joie, les yeux pleins de visions, et
nous
portions à la main, comme on nous l'avait dit, des
galettes pour les
Rois, des figues sèches pour les pages, avec du foin pour
les
chameaux.
Jours croissants,
Jours cuisants.
La bise sifflait, c'est vous dire qu'il faisait froid. Le
soleil
descendait, blafard, devers le Rhône. Les ruisseaux
étaient gelés.
L'herbe des bords était brouie. Des saules
défeuillés, les branches
rougeoyaient. Le rouge-gorge, le troglodyte, sautillaient,
frémissants, familiers, de branche en branche... Et l'on
ne voyait
personne aux champs, à part quelque pauvre veuve qui
rechargeait sur
la tête son tablier plein de bois sec, ou quelque vieux
dépenaillé
qui cherchait des escargots au pied d'une haie morte.
-- Où allez-vous si tard, petits?
-- Nous allons au-devant des Rois!
Et la tête en arrière, fiers comme jeune coqs, en
riant, en chantant,
en courant à cloche-pied ou en faisant des glissades,
nous allions
devant nous sur le chemin blanchâtre, balayé par le
vent.
Puis, le jour déclinait. Le clocher de Maillane
disparaissait
derrière les arbres, derrière les grands
cyprès aux pointes noires;
et la campagne, vaste et nue, s'épandait au lointain...
Nous
portions nos regards si loin que nous pouvions, à perte
de vue, mais
en vain! Rien ne se montrait à nous, hormis quelque
faisceau
d'épines emporté dans les chaumes par le vent.
Comme les soirs
d'hiver et de janvier, tout était triste, souffreteux et
muet.
Quelquefois, cependant, nous rencontrions un berger qui,
plié dans sa
cape, venait de faire paître ses brebis.
-- Mais où allez-vous, enfants si tard?
-- Nous allons au-devant des Rois... Ne pourriez-vous pas nous
dire
s'ils sont encore bien loin?
-- Ah! oui, les Rois? c'est vrai... Ils sont là
derrière qui
viennent; vous allez bientôt les voir.
Et de courir, et de courir, à la rencontre des Rois
avec nos gâteaux,
nos petites galettes, et les poignées de foin pour les
chameaux.
Puis, le jour défaillait. Le soleil, obstrué par
un nuage énorme,
s'évanouissait peu à peu. Les babils
folâtres calmaient un brin. La
bise fraîchissait et les plus courageux marchaient en
retenant.
Tout à coup:
-- Les voilà!
Un cri de joie folle partait de toutes les bouches... et
la
magnificence de la pompe royale éblouissait nos yeux.
Un
rejaillissement, un triomphe de couleurs splendides,
fastueuses,
enflammait, embrasait la zone du couchant; de gros lambeaux
de
pourpre flamboyaient; et d'or et de rubis, une demi-couronne,
dardant
un cercle de long rayons au ciel, illuminait l'horizon.
-- Les Rois! les Rois! voyez leur couronne! voyez leurs
manteaux!
voyez leurs drapeaux! et leur cavalerie et les chameaux qui
viennent!
Et nous demeurions ébaubis... Mais bientôt cette
splendeur, mais
bientôt cette gloire, dernière
échappée du soleil couchant, se
fondait, s'éteignait peu à peu dans les nues; et,
penauds, bouche
béante, dans la campagne sombre, nous nous trouvions tout
seuls:
-- Où ont passé les Rois?
-- Derrière la montagne.
La chevêche miaulait. La peur nous saisissait; et, dans
le
crépuscule, nous retournions confus, en grignotant les
gâteaux, les
galettes et les figues, que nous apportions pour les Rois.
Et quand nous arrivions, ensuite, à nos maisons:
-- Eh bien! les avez-vous vu? nos mères nous disaient.
-- Non, ils ont passé en delà, de l'autre côté de la montagne.
-- Mais quel chemin avez-vous pris?
-- Le Chemin Arlatan...
-- Ah! mes pauvres agneaux! Les Rois ne viennent pas de
là. C'est
du Levant qu'ils viennent. Pardi, il vous fallait prendre le
vieux
Chemin de Rome... Ah! comme c'était beau, si vous aviez
vu, si vous
aviez vu, lorsqu'ils sont entrés dans Maillane! Les
tambours, les
trompettes, les pages, les chameaux, quel vacarme, bon
Dieu!...
Maintenant, ils sont à l'église, où ils
font leur adoration. Après
souper, vous irez les voir.
Nous soupions vite, -- moi, chez ma mère-grand Nanan;
puis, nous
courions à l'église... Et, dans l'église
pleine, dès notre entrée,
l'orgue, accompagnant le chant de tout le peuple, entamait,
lentement, puis déployait, formidable, le superbe
noël:
Ce matin,
J'ai rencontré le train
De trois grands Rois qui allaient en voyage,
Ce matin,
J'ai rencontré le train
De trois grands Rois dessus le grand chemin.
Nous autres, affolés, nous nous faufilions, entre les
jupons des
femmes, jusques à la chapelle de la Nativité, et
là, suspendue sur
l'autel, nous voyions la Belle Étoile! nous voyions les
trois Rois
Mages, en manteaux rouge, jaune, et bleu, qui saluaient
l'Enfant
Jésus: le roi Gaspard avec sa cassette d'or, le roi
Melchior avec son
encensoir et le roi Balthazar avec son vase de myrrhe! Nous
admirions les charmants pages portant la queue de leurs
manteaux
traînants; puis, les chameaux bossus qui élevaient
la tête sur l'âne
et le boeuf; la Sainte Vierge et saint Joseph; puis, tout
autour, sur
une petite montagne en papier barbouillé, les bergers,
les bergères,
qui apportaient des fouaces, des paniers d'oeufs, des langes;
le
meunier, chargé d'un sac de farine; la bonne vieille qui
filait;
l'ébahi qui admirait; le gagne-petit qui remoulait;
l'hôtelier ahuri
qui ouvrait sa fenêtre, et, bref, tous les santons
qui figurent à
la Crèche. Mais c'était le Roi Maure que
nous regardions le plus.
Maintes fois, depuis lors, il m'est arrivé, quand
viennent les Rois,
d'aller me promener, à la chute du jour, dans le Chemin
d'Arles. Le
rouge-gorge et le troglodyte continuent d'y voleter le long des
haies
d'aubépine. Toujours quelque pauvre vieux y cherche,
comme jadis,
des escargots dans l'herbe et la chevêche toujours y
miaule; mais,
dans les nuées du couchant, je n'y vois plus la gloire,
ni la
couronne des vieux Rois.
-- Où ont passé les Rois?
-- Derrière la montagne.
Hélas! mélancolie, tristesse des choses vues,
autrefois dans la
jeunesse! Si grand, si beau que fût le paysage connu,
quand nous
voulons le revoir, quand nous voulons y retourner, il y
manque
toujours, toujours quelqu'un ou quelque chose!
Oh! vers les plaines de froment
Laissez-moi me perdre pensif,
Dans les grands blés pleins de ponceaux
Où, petit gars, je me perdais!
Quelqu'un me cherche, de touffe en touffe,
En récitant son angélus;
Et, chantantes, les alouettes,
Moi, je les suis dans le soleil...
Ah! pauvre mère, beau coeur aimant,
Je ne t'entendrai plus, criant mon nom!(Iles d'Or).
Qui me rendra le délice, le bonheur idéal de mon
âme ignorante,
quand, telle qu'une fleur, elle s'ouvrait toute neuve, aux
chansons,
aux sornettes, aux complaintes, aux fabliaux, que ma mère
en filant,
cependant que j'étais blotti sur ses genoux, me disait,
me chantait,
en douce langue de Provence: le Pater des Calendes,
Marie-Madeleine
la Pauvre Pécheresse, le Mousse de
Marseille, la Porcheronne, le
Mauvais Riche, et tant d'autres récits,
légendes et croyances de
notre race provençale, qui bercèrent mon jeune
âge d'un balancement
de rêves et de poésie émue! Après le
lait que m'avait donné son
sein, elle me nourrissait, la sainte femme, ainsi avec le miel
des
traditions et du bon Dieu.
Aujourd'hui, avec l'étroitesse du système brutal
qui ne veut plus
tenir compte des ailes de l'enfance, des instincts
angéliques de
l'imagination naissante, de son besoin de merveilleux, -- qui
fait
les saints et les héros, les poètes et les
artistes, -- aujourd'hui,
dès que l'enfant naît, avec la science nue et crue
on lui dessèche
coeur et âme... Eh! pauvres lunatiques! avec l'âge
et l'école,
surtout l'école de la vie vécue, on ne l'apprend
que trop tôt, la
réalité mesquine et la désillusion
analytique, scientifique, de tout
ce qui nous enchanta.
Si, à vingt ou trente ans, lorsque l'amour nous prend
pour une belle
fille rayonnante de jeunesse, quelque fâcheux anatomiste
venait nous
tenir ce propos:
-- Veux-tu savoir le vrai de cette créature qui a tant
d'attrait pour
toi? Si la chair lui tombait, tu verrais un squelette!
Ne croyez-vous pas qu'à l'instant nous l'enverrions faire paître?
Eh! Dieu! s'il fallait toujours creuser le puits de
vérité autant
vaudrait, ma foi, retourner au moyen âge qui, partant du
contraire de
la science moderne, en était arrivé au même
résultat, en représentant
la vie par la Danse macabre.
Bref, pour donner idée des imaginations, hantises,
peurs et spectres
qu'autour de mon enfance j'avais vu lutiner, j'ai mis en
scène
quelque part une croyante de ce temps, que j'ai connue, la
vieille
Renaude, et m'est avis qu'à ce sujet ce morceau-là
viendra à point.
La vieille Renaude est au soleil, assise sur un billot, devant
sa
maisonnette. Elle est flétrie, ratatinée et
ridée, la pauvre femme,
comme une figure pendante. Chassant de temps en temps les
mouches qui
se posent sur son nez, elle boit le soleil, s'assoupit et
puis
sommeille.
-- Eh bien! tante Renaude, par là, au bon soleil, vous
faites un
petit somme?
-- Ho! tiens, que veux-tu faire? Je suis là, à
dire vrai, sans
dormir ni veiller... Je rêvasse, je dis des
patenôtres. Mais, puis en
priant Dieu, on finit par s'assoupir... Oh! la mauvaise chose,
quand
on ne peut plus travailler! Le temps vous dure comme aux
chiens.
-- Vous attraperez un rhume, à ce grand
soleil-là, avec la
réverbération.
-- Allons donc, moi un rhume! Ne vois-tu pas que je suis
sèche,
hélas! comme amadou. Si l'on me faisait bouillir, je ne
fournirais
pas, peut-être, une maille d'huile.
-- A votre place, moi, je m'en irais un peu voir les
commères de
votre âge, tout doucement. Cela vous ferait passer le
temps.
-- Allons donc, bonne gens! Les commères de mon
âge? bientôt il n'en
restera plus... Qui y a-t-il encore, voyons? La pauvre
Geneviève
sourde comme une charrue; la vieille Patantane, qui radote;
Catherine
du Four, qui ne fait jamais que geindre... J'ai bien assez de
mes
peines à moi: autant vaut demeurer seule.
-- Que n'allez-vous au lavoir? Vous bavarderiez un moment avec
les
lavandières.
-- Allons donc, les lavandières! des
péronnelles, qui, tout le jour,
frappent à tort et à travers sur les uns et sur
les autres. Elles ne
disent rien que des choses ennuyeuses. Elles se moquent de tout
le
monde; puis, elles rient comme des niaises. Quelque jour, le bon
Dieu
les punira par un exemple... Oh! non, non, ce n'est pas comme
de
notre temps.
-- Et de quoi parliez-vous, dans votre temps?
-- dans notre temps? L'on disait des histoires, des contes,
des
sornettes, que l'on se délectait d'entendre: la
Bête des Sept Têtes,
Jean Cherche-la-Peur, le Grand Corps sans
Ame...
Rien qu'une de ces histoires durait, parfois, trois ou
quatre
veillées.
"A cette époque-là, on filait de l'étai,
du chanvre. L'hiver, après
souper, nous partions avec nos quenouilles et nous nous
réunissions
dans quelque grande bergerie. Nous entendions dehors le mistral
qui
soufflait et les chiens aboyant au loup. Mais nous autres, bien
au
chaud, nous nous accroupissions sur la litière des
brebis; et,
pendant que les hommes étaient en train de traire ou de
pâturer les
bêtes, et que les beaux agneaux agenouillés
cognaient sur le pis de
leurs mères en remuant la queue, nous, les femmes, comme
je vous le
dis, en tournant nos fuseaux nous écoutions ou disions
des contes.
"Mais je ne sais comment ça va; on parlait, en ce
temps, d'une foule
de choses dont, aujourd'hui, on ne parle plus, de choses que
bien des
personnes (que nous avons pourtant connues), des personnes
dignes de
foi, assuraient avoir vues.
"Tenez, ma tante Mïan, la femme du Chaisier, dont les
petits-fils
habitent au Clos de Pain-Perdu, un jour qu'elle allait ramasser
du
bois mort, rencontra une poule blanche, une belle geline qu'on
aurait
dite apprivoisée. Ma tante se courba pour lui envoyer la
main...
Mais la poule, lestement, s'esquiva devant elle et alla un peu
plus
loin picorer dans le gazon. Mïan, avec précaution,
s'approcha encore
de la poule, qui semblait se tapir pour se laisser attraper.
Mais,
tout en lui disant: "Petite, tite, tite!", dès
qu'elle croyait
l'avoir, paf! la poule sautait, et ma tante, de plus en plus
ardente,
la suivait. Elle la suivit, elle la suivit, peut-être une
heure de
chemin. Puis comme le soleil était déjà
couché, Mïan, prenant peur,
retourna chez elle. Or, il paraît qu'elle fit bien, car,
si elle
avait voulu suivre, malgré la nuit, cette geline blanche,
qui sait,
Vierge Marie, où elle l'aurait conduite!
"On parlait aussi d'un cheval ou d'un mulet, d'autres disaient
une
grosse truie, qui apparaissait, parfois, devant les libertins
qui
sortaient du cabaret. Une nuit, en Avignon, une bande de
vauriens,
qui venaient de faire la noce, aperçurent un cheval noir
qui sortait
de l'égout de Cambaud.
"-- Oh! quel cheval superbe, fit l'un d'eux... Attendez, que
je saute
dessus.
"Et le cheval se laissa monter.
"-- Tiens, il y a encore de la place, dit un autre; moi aussi,
je
vais l'enfourcher.
"Et voilà qu’il l’enfourche aussi.
"-- Voyez donc, il y a encore de la place, dit un autre jouvenceau.
"Et celui-là grimpa aussi; et, à mesure
qu’ils montaient, le cheval
noir s’allongeait, s’allongeait, s’allongeait,
tellement que, ma foi,
douze de ces jeunes fous étaient à cheval
déjà quand le treizième
s'écria :
"-- Jésus! Marie! grand saint Joseph! je crois
qu’il’ y a encore une
place!
"Mais, à ces mots, l’animal disparut et nos douze
bambocheurs se
retrouvèrent penauds, tous debout sur leurs jambes...
Heureusement,
heureusement pour eux! car, si le beau dernier n’avait pas
crié :
"Jésus! Marie! grand saint Joseph!" la malebête,
assurément, les
emportait tous au diable.
"Savez-vous de quoi l’on parlait encore? D’une
espèce de gens qui
allaient, à minuit, faire le branle dans les landes, puis
buvaient
tour à tour à la Tasse d’Argent. On les
appelait: sorciers ou
mascs, et il y en avait alors quelques-uns dans chaque
pays. J’en
ai même connu plusieurs, —- que je ne nommerai pas,
à cause de leurs
enfants. Bref, à ce qu’il paraît,
c’étaient de mauvaises gens, car,
une fois, mon grand-père, qui était pâtre
là-bas au Grès, en passant
dans la nuit, derrière le Mas des Prêtres, voulut
regarder par la
barbacane, et que vit-il, mon Dieu! Il vit, dans la cuisine de
ce
vieux Mas abandonné, des hommes qui jouaient à la
paume avec des
enfants, de petits enfants tout nus qu’ils avaient pris
dans le
berceau et que, des uns aux autres, ils se jetaient de mains
en
mains! Cela fait frémir.
"Mais quoi! n’y avait-il pas aussi des chats sorciers?
Oui, il y avait des chats noirs qu’on appelait
mutagots et qui
faisaient venir l’argent dans les maisons où ils
restaient... Tu as
connu, n’est-ce pas? la vieille Tartavelle, qui laissa tant
d’écus
lorsqu’elle trépassa? Eh bien! elle avait un chat
noir, auquel, à
tous ses repas, elle jetait sous la table sa première
bouchée.
"J’ai toujours ouï dire qu’un soir, à la
veillée, mon pauvre oncle
Cadet, en allant se coucher, vit, dans le clair de lune, une
espèce
de chat noir qui traversait la rue. Lui, sans penser à
mal, lui lance
un coup de pierre... Mais le chat, se retournant, dit à
notre oncle,
avec un mauvais regard :
"-— Tu as touché Robert!
"Quelles singulières choses! Aujourd’hui, tout
cela a l’air de
songeries : personne n'en parle plus; et, pourtant, il fallait
bien
qu’il y eût quelque chose, puisque tous en avaient
peur.
"Et, ajoutait Renaude, il y en avait bien d’autres, de
ces êtres
étranges, qui, depuis, ont disparu. Il y avait la
Chauche-Vieille,
qui, la nuit, s’accroupissait 1à sur votre poitrine
et vous ôtait le
souffle. Il y avait la Garamaude, y avait le Folleton, il y
avait le
Loup-Garou, il y avait le Tire-Graisse, il y avait... Que
sais-je,
moi?...
"Mais tiens,je l’oubliais : et l’Esprit Fantastique!
Celui-là, on ne
peut pas dire qu’il n’ait pas existé : je
l’ai entendu et vu. Il
hantait notre écurie. Feu mon père (devant Dieu
soit-il!) une fois
sommeillait dans le grenier à foin. Tout à coup,
il entend là-bas
ouvrir la porte. Il veut regarder d’une fente, une fente de
la
fenêtre, et sais-tu ce qu’il voit? Il voit nos
bêtes, le mulet, la
mule, l’âne, la jument et le petit poulain qui, fort
bien couplés
ensemble, s’en allaient, sous la lune, boire à
l’abreuvoir, tout
seuls. Mon père comprit vite, car il n’était
pas neuf à pareille
hantise, que c’était le Fantastique qui les
conduisait boire. Il se
recoucha et ne dit mot... Mais, le lendemain matin, il
trouva
l’écurie ouverte à deux battants.
"Ce qui attire le Fantastique dans les étables,
c’est, dit-on, les
grelots; le bruit des grelots le fait rire, rire, tel qu’un
enfant
d’un an, lorsqu’on agite le hochet. Mais il n’est
pas méchant, il
s’en faut de beaucoup; il est capricieux et se plaît
à faire des
niches. S’il est de bonne humeur, il vous étrillera
vos bêtes, il
leur tresse la crinière, il leur met de la paille
blanche, il nettoie
leur mangeoire... il est même à remarquer que,
là où est le
Fantastique, il y a toujours une bête mieux portante que
les autres,
parce que le farfadet l’a prise en grâce par caprice,
et alors, dans
la nuit, il va et vient dans la crèche et lui soutire le
foin des
autres.
"Mais, par mégarde et par hasard, si, dans votre
écurie, vous
dérangez quelque chose contre sa volonté,
aïe, aïe, aïe! la nuit
suivante, il fait un sabbat de malédiction. Il embrouille
la queue
des bêtes, il leur entortille les pieds dans leurs
chevêtres et
licous; il renverse, patatras! l’étagère des
colliers; il remue, dans
la cuisine, la poêle et la crémaillère;
enfin, il tarabuste de toutes
les manières... Tellement qu’une fois, mon
père, ennuyé de tout ce
vacarme, dit:
"-— Il faut en finir!
"Il prend, à cette fin, un picotin de vesces, monte au
fenil,
éparpille la menue graine dans le foin et dans la paille
et crie au
Fantastique :
"—- Fantastique, mon ami! tu me trieras, une par une, ces
graines de
pois gris.
"Or, l’Esprit Fantastique, qui se complaît aux
minuties et qui aime
que tout soit bien rangé en ordre, se mit, à ce
qu’il paraît, à trier
les pois gris; et de vétiller, Dieu sait! car nous
trouvâmes de
petits tas un peu partout, dans le grenier... Mais (mon
père le
savait) ce travail méticuleux à la fin
l’ennuya, et il détala du
fenil, et jamais nous ne le revîmes.
"Si! car, pour achever, moi, je le vis encore une fois.
Imagine-toi
qu’un jour (je pouvais avoir onze ans), je revenais du
catéchisme.
Passant près d’un peuplier, j’entendis rire
à la cime de l’arbre : je
lève la tête, je regarde, et tout en haut du
peuplier, j’aperçois
l’Esprit Fantastique qui, en riant dans le feuillage, me
faisait
signe de grimper... Ah !
je te demande un peu! Pas pour un cent d’oignons je
n’y aurais
grimpé; je déguerpis comme une folle et depuis,
ç’a été fini.
"C’est égal, je t’assure que quand venait la
nuit et qu’autour de la
lampe on racontait de ces choses, nous ne risquions pas de
sortir!
Oh! pauvres petites, quelle frayeur! Puis, pourtant, nous
devînmes
grandes; arriva, comme on sait, le temps des amoureux; et alors,
à la
veillée, les garçons nous criaient :
"-— Allons, venez, les filles! Nous ferons, à la
lune, un tour de
farandole.
"-— Pas si sottes! répondions-nous. Si nous
allions rencontrer
l’Esprit Fantastique ou la Poule Blanche...
"-— Ho! nigaudes, nous disaient-ils, vous ne voyez donc
pas que ce
sont là des contes de mère-grand l’aveugle!
N’ayez pas peur, venez,
nous vous tiendrons compagnie.
"Et c’est ainsi que nous sortîmes et, peu à
peu, ma foi, en causant
avec les gars, —- les garçons de cet âge, tu
sais, n’ont pas de bon
sens, ils ne disent que des bêtises et vous font rire par
foroe, —-
peu à peu, peu à peu, nous n’eûmes plus
de peur... Et depuis lors, te
dis-je, je n’ai plus ouï parler de ces hantises de
nuit.
"Depuis lors, il est vrai, nous avons eu assez d’ouvrage
pour nous
ôter l’ennui. Telle que tu me vois, j’ai eu,
moi, onze enfants, que
j’ai tous menés à bien, et, sans compter les
miens, j’en ai nourri
quatorze!
"Ah! va, quand on n’est pas riche et qu’on a tant de
marmaille, qu’il
faut emmailloter, bercer, allaiter, ébréner,
c’est un joli son de
musette!"
-- Allons, tante Renaude, le bon Dieu vous maintienne.
-- Oh! à présent, nous sommes mûrs; il
viendra nous cueillir quand il
voudra.
Et, avec son mouchoir, la vieille se chassa les mouches;
et,
abaissant la tête, elle se reblottit tranquille pour boire
son
soleil.
Vagabondage par les champs. — Les bestioles du bon Dieu.
— La vieille
de Papeligosse. -- Les bohémiens. — Le tonneau du
loup : rêve.
Vers les huit ans, et pas plus tôt, —- avec mon
sachet bleu pour y
porter mon livre, mon cahier et mon goûter, —- on
m’envoya à
l’éco1e..., pas plus tôt, Dieu merci! Car, en
ce qui a trait à mon
développement intime et naturel, à
l’éducation et trempe de ma jeune
âme de poète, j’en ai plus appris, bien
sûr, dans les sauts et
gambades de mon enfance populaire que dans le rabâchage de
tous les
rudiments.
De notre temps, le rêve de tous les polissons qui
allions à l’école
était de faire un plantié. Celui qui en
avait fait un était regardé
par les autres comme un lascar, comme un loustic, comme un
luron
fieffé!
Un plantié désigne, en Provence,
l’escapade que fait l’enfant loin
de la maison paternelle, sans avertir ses parents et sans savoir
où
il va. Les petits Provençaux font cette école
buissonnière lorsque,
après quelque faute, quelque grave méfait, quelque
désobéissance, ils
redoutent, pour leur rentrée au logis, quelque bonne
rossée.
Donc, sitôt pressentir ce qui leur pend à
l’oreille, mes péteux
plantent là l’école et père et
mère; advienne que pourra, ils
partent à l’aventure et vive la liberté!
C’est chose délicieuse, incomparable, à cet
âge, de se sentir maître
absolu, la bride sur le cou, d’aller partout où
l’on veut et en avant
dans les garrigues! et en avant aux marécages! et en
avant par la
montagne!
Seulement, puis vient la faim. Si c’est un
plantié d’été, encore
c’est pain bénit. Il y a les carrés de
fèves, les jardins avec leurs
pommes, leurs poires et leurs pêches, les arbres de
cerises, qui vous
prennent par l’oeil, les figuiers qui vous offrent leurs
figues bien
mûries, et les melons ventrus qui vous crient :
"Mangez-moi" Et puis,
les belles vignes, les ceps aux grappes d’or, ha! il me
semble les
voir !
Mais si c’est un plantié d’hiver, il
faut alors s’industrier...
Parbleu, il est de petits drôles qui, passant par les
fermes où ils
ne sont pas connus, demandent l’hospitalité. Puis,
s’ils peuvent, les
fripons volent les oeufs aux poulaillers et même les
nichets, qu’ils
boivent tout crus, avale!
Mais les plus fiers et les hautains, ceux qui ont
délaissé l’école et
la famille, non tant par cagnardise que par soif
d’indépendance ou
pour quelque injustice qui les a blessés au coeur,
ceux-là fuient
l’homme et son habitation. Ils passent le jour,
couchés dans les
blés, dans les fossés, dans les champs de mil,
sous les ponts ou dans
les huttes. Ils passent la nuit aux meules de paille ou bien
dans les
tas de foin. Vienne faim, ils mangent des mûres (celles
des haies,
celles des chaumes), des prunelles, des amandes qu’on
oublia sur
l’arbre ou des grappillons de lambruche. Ils mangent le
fruit de
l’orme (qu’ils appellent du pain blanc), des
oignons remontés, des
poires d’étranguillon, des faînes, et,
s’il le faut, des glands. Tout
le jour n’est qu’un jeu, tous les sauts sont des
cabrioles...
Qu’est-il besoin de camarades? Toutes les bêtes et
bestioles là vous
tiennent compagnie; vous comprenez ce qu’elles font, ce
qu’elles
disent, ce qu’elles pensent, et il semble qu’elles
comprennent tout
ce que vous leur dites.
Prenez-vous une cigale? Vous regardez ses petits miroirs, vous
la
froissez dans la main pour la faire chanter, et puis vous la
lâchez
avec une paille dans l’anus.
Ou, couchés le long d’un talus, voilà une
bête-à-Dieu qui vous grimpe
sur le doigt? Vous lui chantez aussitôt :
Coccinelle, vole!
Va-t’en à l’école.
Prends donc tes matines,
Va à la doctrine...
Et la bête-à-Dieu déployant ses ailes, vous dit en s’envolant :
-— Vas-y toi-même, à l’école.
J’en sais assez pour moi.
Une mante religieuse, agenouillée, vous
regarde-t-elle?
Vous l’interrogez ainsi :
Mante, toi qui sais tout,
Où est le loup?
L’insecte étend la patte et vous montre la montagne.
Vous découvrez un lézard qui se chauffe au
soleil? Vous lui adressez
ces paroles :
Lézard, lézard,
Défends-moi des serpents :
Quand tu passeras vers ma maison
Je te donnerai un grain de sel.
-— A ta maison, que n’y retournes-tu? a l’air de dire le finaud.
Et psitt, il s’enfuit dans son trou.
Enfin, si vous voyez un limaçon, voici la formule :
Colimaçon borgne,
Montre-moi tes cornes,
Ou j’appelle le forgeron
Pour qu’il te brise ta maison.
Et encore la maison, et toujours la maison, où
l’esprit revient sans
cesse, tellement qu’à la fin, quand vous avez
gâté assez de nids, -—
et de culottes, -— quand vous avez avec de l’orge,
fait assez de
chalumeaux et assez décortiqué de brindilles de
saule pour fabriquer
des sifflets, et qu’avec des pommes vertes ou tout autre
fruit suret
vous avez agacé vos dents, aïe! la nostalgie vous
prend, le coeur
vous devient gros -— et vous rentrez, la tête
basse.
Moi, comme les copains, en provençal de race que
j’étais ou devais
être (ne vous en étonnez pas), au bout de trois
mois à peine que
j’étais à l’école, je fis aussi
mon plantié. Et en voici le motif :
Trois ou quatre galopins (de ceux qui, sous prétexte
d’aller couper
de l’herbe ou ramasser du crottin, vagabondaient tout le
jour)
venaient m’attendre à mon départ pour
l’école de Maillane et me
disaient :
-- Eh, nigaud I que veux-tu aller faire à
l’école, pour rester tout
le jour entre quatre murs! pour être mis en
pénitence! pour avoir sur
les doigts, puis, des coups de férule! Viens jouer avec
nous...
Hélas I l’eau claire riait dans les ruisseaux;
là-haut, chantaient
les alouettes; les bleuets, les glaïeuls, les coquelicots,
les
nielles, fleurissaient au soleil dans les blés
verdoyants...
Et je disais :
-- L’école, eh bien! tu iras demain.
Et, alors, dans les cours d’eau, avec culottes
retroussées, houp! on
allait "guéer". Nous barbotions, nous pataugions, nous
pêchions des
têtards, nous faisions des pâtés, pif!
paf!
avec la vase; puis, on se barbouillait de limon noir
jusqu’à
mi-jambes (pour se faire des bottes). Et après, dans la
poussière de
quelque chemin creux, vite! à bride abattue :
Les soldats s’en vont!
A la guerre ils vont,
Et ra-pa-ta-plan,
Garez-vous devant!
Quel bonheur, mon Dieu! Oh! les enfants du roi
n’étaient pas nos
cousins! Sans compter qu’avec le pain et la pitance de mon
bissac, on
faisait sur l’herbe, ensuite, un beau petit goûter...
Mais il faut
que tout finisse!
Voici qu’un jour mon père, que le maître
d’école avait dû prévenir,
me dit :
-— Écoute, Frédéric, s’il
t’arrive encore une fois de manquer l’école
pour aller patauger dans les fossés, vois, rappelle-toi
ceci : je te
brise une verge de saule sur le dos...
Trois jours après, par étourderie, je manquai
encore la classe et je
retournai "guéer".
M’avait-il épié, ou est-ce le hasard qui
l’amena? Voilà que, sans
culotte, pendant qu’avec les autres polissons habituels
nous
gambadions encore dans l’eau, soudain, à trente pas
de moi, je vois
apparaître mon père. Mon sang ne fit qu’un
tour.
Mon père s’arrêta et me cria :
-— Cela va bien... Tu sais ce que je t’ai promis?
Va, je t’attends ce
soir.
Rien de plus, et il s’en alla.
Mon seigneur père, bon comme le pain bénit, ne
m’avait jamais donné
une chiquenaude; mais il avait la voix haute, le verbe rude, et
je le
craignais comme le feu.
"Ah! me dis-je, cette fois, cette fois, ton père te
tue... Sûrement,
il doit être allé préparer la verge."
Et mes gredins de compagnons, en faisant claquer leurs doigts,
me
chantaient par-dessus : —
-- Aïe! aïe! aïe! la raclée; aïe!
aïe! aïe! sur ta peau!
"Ma foi! me dis-je alors, perdu pour perdu, il faut
déguerpir et
faire un plantié."
Et je partis. Je pris, autant qu’il me souvient, un
chemin qui
conduisait, là-haut, vers la Crau d’Eyragues. Mais,
en ce temps,
pauvre petit, savais-je bien où j’allais? Et aussi,
lorsque j’eus
cheminé peut-être une heure ou une heure et demie,
il me parut, à
dire vrai, que j’étais dans
l’Amérique.
Le soleil commençait à baisser vers son
couchant; j’étais las,
j’avais peur...
"Il se fait tard, pensai-je, et, maintenant, où vas-tu
souper? Il
faut aller demander l’hospitalité dans quelque
ferme."
Et, m’écartant de la route, doucement je me
dirigeai vers un petit
Mas blanc, qui m’avait l’air tout avenant, avec son
toit à porcs, sa
fosse à fumier, son puits, sa treille, le tout
abrité du mistral par
une haie de cyprès.
Timide, je m’avançais sur le pas de la porte et je
vis une vieille
qui allait tremper la soupe, gaupe sordide et mal
peignée. Pour
manger ce qu’elle touchait, il eût fallu avoir bien
faim. La vieille
avait décroché la marmite de la
crémaillère, l’avait posée par
terre
au milieu de la cuisine et, tout en remuant la langue et se
grattant,
avec une grande louche elle tirait le bouillon, que, lentement,
elle
épandait sur les lèches de pain moisi.
-— Eh bien! mère-grand, vous trempez la soupe?
—- Oui, me répondit-elle... Et d’où sors-tu, petit?
-— Je suis de Maillane, lui dis-je; j’ai fait une
escapade et je
viens vous demander... l’hospitalité.
-— En ce cas, me répliqua la vilaine vieille
d’un ton grognon,
assieds-toi sur l’escalier pour ne pas user mes
chaises.
Et je me pelotonnai sur la première marche.
-— Ma grand, comment s’appelle ce pays?
-— Papeligosse.
-— Papeligosse!
Vous savez que, lorsqu’on parle aux enfants d’un
pays lointain, les
gens, pour badiner, disent, parfois : Papeligosse. Jugez
donc, à
cet âge-là, moi je croyais à Papeligosse,
à Zibe-Zoube, à Gafe-1’Ase
et autres pays fantastiques, comme à mon saint pater. Et
aussi, à
peine la vieille eut-elle dit ce nom que, de me voir si loin de
chez
moi, la sueur froide me vint dans le dos.
-— Ah çà! me fit la vieille, quand elle eut
fini sa besogne, à
présent ce n’est pas le tout, petit : en ce pays-ci,
les paresseux ne
mangent rien..., et, si tu veux ta part de soupe, tu entends, il
faut
la gagner.
-— Bien volontiers... Et que faut-il faire?
-— Nous allons nous mettre tous deux, vois-tu, au pied de
l’escalier
et nous jouerons au saut; celui qui sautera le plus loin, mon
ami,
aura sa part du bon potage... et l’autre mangera des
yeux.
-— Je veux bien.
Sans compter que j’étais fier, ma foi, de gagner
mon souper, surtout
en m’amusant. Je pensais :
"Ça ira bien mal, si la vieille éclopée saute plus loin que toi."
Et les pieds joints, aussitôt dit, nous nous
plaçons au pied de
l’escalier —- qui, dans les Mas, comme vous savez, se
trouve en face
de la porte, tout près du seuil.
-— Et je dis : un, cria la vieille en balançant
les bras pour prendre
élan.
-— Et je dis : deux.
-— Et je dis: trois!
Moi, je m’élance de toutes mes forces et je
franchis le seuil. Mais
la vieille coquine, qui n’avait fait que le semblant, ferme
aussitôt
la porte, pousse vite le verrou et me crie :
-— Polisson! retourne chez tes parents, qui doivent
être en peine,
va!
Je restai sot, pauvret, comme un panier percé... Et,
maintenant, où
faut-il aller? A la maison? Je n’y serais pas
retourné pour un
empire, car je voyais, me semblait-il, à la main de mon
père, la
verge menaçante. Et puis, il était presque nuit et
je ne me rappelais
plus le chemin qu’il fallait prendre.
-— A la garde de Dieu!
Derrière le Mas, était un sentier qui, entre
deux hauts talus,
montait vers la colline. Je m’y engage à tout
hasard; et marche,
petit Frédéric.
Après avoir monté, descendu tant et plus,
j’étais rendu de fatigue...
Pensez-vous? A cet âge, avec rien dans le ventre depuis
midi. Enfin,
je vais découvrir, dans une vigne inculte, une
chaumière délabrée. Il
devait, autrefois, s’y être mis le feu, car les murs,
pleins de
lézardes, étaient noircis par la fumée; ni
portes ni fenêtres; et les
poutres, qui ne tenaient plus que d’un bout,
traînaient, de l’autre,
sur le sol. Vous eussiez dit la tanière où niche
le Cauchemar.
Mais (comme on dit), par force, à Aix, on les pendait.
Las,
défaillant, mort de sommeil, je grimpai et
m’allongeai sur la plus
grosse des poutres... Et, dans un clin d’oeil.
J’étais endormi.
Je ne pourrais pas dire combien de temps je restai ainsi.
Toujours
est-il qu’au milieu de mon sommeil de plomb, je crus voir
tout à coup
un brasier qui flambait, avec trois hommes assis autour, qui
causaient et riaient.
"Songes-tu? me disais-je en moi-même, dans mon sommeil,
songes-tu ou
est-ce réel?"
Mais ce pesant bien-être, où
l’assoupissement vous plonge, m’enlevait
toute peur et je continuais tout doucement à dormir.
Il faut croire qu’à la longue la fumée
finit par me suffoquer; je
sursaute soudain et je jette un cri d’effroi... Oh! quand
je ne suis
pas mort, mort d’épouvante, là, je ne mourrai
jamais plus!
Figurez-vous trois faces de bohèmes qui, tous les trois
à la fois, se
retournèrent vers moi, avec des yeux, des yeux
terribles...
-— Ne me tuez pas! ne me tuez pas! leur criai-je, ne me tuez pas!
Lors, les trois bohémiens, qui avaient eu, bien
sûr, autant de peur
que moi, se prirent à rire et l’un d’eux me dit
:
-— C’est égal! tu peux te vanter, mauvais
petit moutard, de nous
avoir fichu une belle venette!
Mais, quand je les vis rire et parler comme moi, je repris un
peu
courage, et je sentis, en même temps, extrêmement
agréable, une odeur
de rôti me monter dans les narines.
Ils me firent descendre de mon perchoir, me demandèrent
d’où j'étais,
de qui j'étais, comment je me trouvais là, que
sais-je encore?
Et rassuré, enfin, complètement, un des voleurs
(c’étaient, en effet,
trois voleurs) :
-— Puisque tu as fait un plantié, me
dit-il, tu dois avoir faim...
Tiens, mords là.
Et il me jeta, comme à un chien, une éclanche
d’agneau saignante, à
moitié cuite. Alors, je m’aperçus seulement
qu’ils venaient de faire
rôtir un jeune mouton, —- qu’ils devaient avoir
dérobé, probablement,
à quelque pâtre.
Aussitôt que nous eûmes, de cette façon,
tous bien mangé, les trois
hommes se levèrent, ramassèrent leurs hardes, se
parlèrent à voix
basse; puis, l’un d’eux :
-- Vois, petit, me fit-il, puisque tu es un luron, nous ne
voulons
pas te faire de mal... Mais, pourtant, afin que tu ne voies pas
où
nous passons, nous allons te ficher dans le tonneau qui est
là. Quand
il sera jour, tu crieras, et le premier passant te sortira,
s’il
veut.
-- Mettez-moi dans le tonneau, répondis-je d’un air soumis.
J’étais encore bien content de m’en tirer à si bon marché.
Et, effectivement, en un coin de la masure, se trouvait par
hasard un
tonneau défoncé ou, sans doute à la
vendange, les maîtres de la vigne
devaient faire cuver le moût.
On m’attrape par le derrière et, paf! dans le
tonneau. Me voilà donc
tout seul en pleine nuit, dans un tonneau, au fond d’une
chaumière en
ruine!
Je m’y blottis, pauvret! comme un Peloton de fil et, tout
en
attendant l’aube, je priais à voix basse pour
éloigner les mauvais
esprits.
Mais figurez-vous que soudain j’entends, dans
l’obscurité, quelque
chose qui rôdait, qui s’ébrouait, autour de ma
tonne!
Je retiens mon haleine comme si j’étais mort, en
me recommandant à
Dieu et à la grande Sainte Vierge... Et j’entendais
tourner et
retourner autour de moi, flairer et sabouler, puis s’en
aller, puis
revenir... Que diable est-ce là encore? Mon coeur battait
et
bruissait comme une horloge.
Pour en finir, le jour commençait à blanchir et
le piétinement qui
m’effrayait s’étant éloigné un
peu, je veux, tout doucement, épier
par la bonde, et que vois-je? Un loup, mes bons amis, comme un
petit
âne! Un loup énorme avec deux yeux qui brillaient
comme deux
chandelles!
Il était, parait-il, venu à l’odeur de
l’agneau, et, n’ayant trouvé
que les os, ma tendre chair d’enfant et de chrétien
lui faisait
envie.
Et, chose singulière, une fois que je vis ce dont il
s’agissait,
n’est-il pas vrai que mon sang se calma
légèrement! J’avais tellement
craint quelque apparition nocturne que la vue du loup
lui-même me
rendit du courage.
--Ah çà! dis-je, ce n’est pas tout : si
cette bête vient a
s’apercevoir que la tonne est défoncée, elle
va sauter dedans et,
d’un coup de dent, elle t’étrangle... Si tu
pouvais trouver quelque
stratagème...
A un mouvement que je fis, le loup, qui l’entendit,
revint d’un bond
vers le tonneau, et le voilà qui tourne autour et qui
fouette les
douves avec sa longue queue. Je passe ma menotte, doucement, par
la
bonde, je saisis la queue, je la tire en dedans et je
l’empoigne des
deux mains.
Le loup, comme s’il eût eu les cinq cents diables
à ses trousses,
part, traînant le tonneau, à travers cultures,
à travers cailloux, à
travers vignobles. Nous dûmes rouler ensemble toutes les
montées et
descentes d’Eyragues, de Lagoy et de Bourbourel.
-- Aïe! mon Dieu! Jésus! Marie! Jésus,
Marie, Joseph ! pleurais-je
ainsi, qui sait où le loup t’emportera! Et, si le
tonneau s’effondre,
il te saignera, il te mangera...
Mais, tout à coup, patatras! le tonneau se
crève, la queue
m’échappe... Je vis au loin, bien loin, mon loup qui
galopait, et,
regardez les choses, je me retrouvai au Pont-Neuf, sur la route
qui
va de Maillane à Saint-Remy, à un quart
d’heure de notre Mas. La
barrique, sans doute, avait frappé du ventre au parapet
du pont et
s’y était rompue.
Pas nécessaire de vous dire qu’avec de telles
émotions la verge
paternelle ne me faisait plus guère peur. En courant
comme si j’avais
encore le loup à ma poursuite, je m'en revins à la
maison.
Derrière le Mas, le long du chemin, mon père
émottait un labour. Il
se redressa en riant sur le manche de sa massue et me dit :
-- Ah! mon gaillard, cours vite auprès de ta
mère qui pas dormi de la
nuit.
Auprès de ma mère, je courus...
Point par point, à mes parents, je racontai tout chaud
mes belles
aventures. Mais, arrivé à l’histoire des
voleurs, du tonneau ainsi
que du gros loup :
-- Eh! badaud, me dirent-ils, ne vois-tu pas que c’est la
peur qui
t’a fait rêver tout cela!
Et j'eu beau dire et affirmer et soutenir obstinément
que rien
n’était plus vrain. Ce fut en vain Personne ne
voulut y ajouter foi.
L’Abbaye en ruines. — M. Donnat. — La chapelle
dorée. — La
Montagnette. — Frère Philippe. — La procession
des bouteilles. —
Saint Antoine de Graveson. — Le pensionnat en
débandade. -- Le
couvent des Prémontrés.
Quand mes parents eurent vu que la passion du jeu me
dévoyait par
trop et que je manquais l’école sans
discontinuité pour aller tout le
jour polissonner dans les champs, avec les petits paysans, ils
dirent
:
-- Faut l’enfermer.
Et, un matin, sur la charrette du Mas, les serviteurs
chargèrent un
petit lit de sangles, une caisse de sapin pour serrer mes
papiers,
et, enfin, pour enfermer mes habits et mes hardes, une malle
recouverte de peau de porc avec son poil. Et je partis, le
coeur
gros, accompagné de ma mère qui me consolait en
route et du gros
chien de garde qu’on appelait le "Juif" pour un endroit
nommé
Saint-Michel-de-Frigolet.
C’était un ancien monastère, situé
dans la Montagnette, à. deux
heures de notre Mas, entre Graveson, Tarascon et Barbentane.
Les
terres de Saint-Michel, à la Révolution,
s’étaient vendues au détail
pour quelques assignats, et l’abbaye à
l’abandon, dépouillée de ses
biens, inhabitée et solitaire, restait veuve,
là-haut, au milieu d’un
désert, ouverte aux quatre vents et aux bêtes
sauvages. Certains
contrebandiers, parfois, y faisaient de la poudre. Les
bergers,
lorsqu’il pleuvait, y logeaient leurs brebis dans
l’église. Les
joueurs des pays voisins : le Pante de Graveson, le Cap de
Maillane,
le Gelé de Barbentane, le Dangereux de
Château-Renard, pour se garer
des gendarmes, y venaient en cachette, l’hiver, à
minuit, tailler le
vendôme, et là, à la clarté de
quelques chandelles pâles, pendant
que l’or roulait au mouvement des cartes, les jurons, les
blasphèmes,
retentissaient sous les voûtes, à la place des
psaumes qu’on y
entendait jadis. Puis, la partie achevée, les bambocheurs
buvaient,
mangeaient et ribotaient, faisant bombance jusqu’à
l’aube.
Vers 1832, quelques frères quêteurs
étaient venus s’y établir. Ils
avaient remis une cloche dans le vieux clocher roman, et, le
dimanche, ils la sonnaient. Mais ils sonnaient en vain, nul
ne
montait à leurs offices, car on n’avait pas foi en
eux. Et comme, à
cette époque, la duchesse de Berry avait
débarqué en Provence, pour y
soulever les Carlistes contre le roi Louis-Philippe, il me
souvient
qu’on murmurait que ces frères marrons, sous leurs
souquenilles
noires n’étaient que des miquelets, qui devaient
cabaler pour quelque
intrigue louche.
C’est à la suite de ces frères qu’un
brave Cavaillonnais, appelé M.
Donnat, était venu fonder, au couvent de Saint-Michel,
par lui acheté
à crédit, un pensionnat de garçons.
C’était un vieux célibataire, au teint
jaune et bistré, avec cheveux
plats, nez épaté, bouche grande et grosses dents,
longue lévite noire
et les souliers bronzés. Très dévot, pauvre
comme un rat d’église, il
avait trouvé un biais pour monter son école et
ramasser des
pensionnaires sans un sou en bourse.
Il allait, par exemple, à Graveson, à Tarascon,
à Barbentane ou à
Saint-Pierre, trouver un fermier qui avait des fils.
-- Je vous apprends, lui disait-il, que j’ai ouvert un
pensionnat à
Saint-Michel-de-Frigolet. Vous avez là, à votre
portée, une
excellente institution pour enseigner vos enfants et leur
faire
passer leurs classes.
-- Ho! monsieur, répondait le père de famille,
cela est bon pour les
gens riches; nous ne sommes pas faits, nous autres, pour donner
tant
de lecture à nos gars... Ils en sauront toujours assez
pour labourer
la terre.
-- Voyez, faisait M. Donnat, rien n’est plus beau que
l’instruction.
N’ayez souci pour le paiement. Vous me donnerez, par an,
tant de
charges de blé, tant de barraux de vin ou
tant de cannes
d’huile... ; puis, après, nous réglerons
tout.
Et le bon ménager envoyait ses petits à Saint-Michel-de-Frigolet.
Ensuite, M. Donnat allait trouver, je suppose, un boutiquier,
et il
lui tenait ce propos:
-- Le joli gars que vous avez là! Et comme il a
l’air éveillé! Vous
ne voudriez pas, peut-être, en faire un pileur de
poivre?
-- Ah! monsieur, si nous pouvions, nous lui donnerions tout de
même
un peu d’éducation; mais les collèges sont
coûteux, et, quand on
n’est pas riche...
-- Est-ce besoin de collèges? faisait M. Donnat.
Amenez-le à ma
pension, là-haut, à Saint-Michel : nous lui
apprendrons le latin et
nous en ferons un homme... Puis, pour le paiement, nous
prendrons
taille à la boutique... Vous aurez en moi un
chaland de plus, un
bon chaland, je vous assure.
Et, du coup, le boutiquier lui confiait son fils.
Un autre jour, il passait devant la maison d’un
menuisier, et
admettons qu’il aperçût un enfant tout
pâlot, qui jouait près de sa
mère, dans la rigole de l’évier.
-- Mais ce beau mignon, qu’a-t-il? demandait M. Donnat
à la maman. Il
est bien blême? A-t-il les fièvres, ou mangerait-il
de la cendres par
malice?
-- Eh non! répliquait la femme, c’est la passion
du jeu qui le fait
se chêmer. Le jeu, monsieur, lui ôte le manger et le
boire.
-- Eh bien! pourquoi ne pas le mettre, reprenait M. Donnat,
dans mon
institution, à Saint-Michel-de-Frigolet? Rien que le bon
air, dans
une quinzaine de jours, lui aura rendu ses couleurs... Et
puis
l’enfant sera surveillé et fera ses études;
et, ses études faites il
aura une place et n’aura jamais tant de peine comme en
poussant le
rabot.
-- Ah! monsieur, quand on est pauvre!
-- Ne vous inquiétez pas de ça. Nous avons, par
là-haut, je ne sais
combien de fenêtres et de portes à
réparer... A votre mari, qui est
menuisier, je promets, moi, plus d’ouvrage que ce
qu’il en pourra
faire.., et, bonne femme, nous rognerons sur la pension.
Et voilà! Le mignon allait aussi à Saint-Michel;
et ainsi du
bouclier, et du tailleur, et d’autres. Par ce moyen, M.
Donnat avait
recueilli, dans son pensionnat, près de quarante enfants
du
voisinage, et j’étais du nombre. Sur le tas,
quelques-uns, tels que
moi, s’acquittaient en argent; mais les trois quarts
payaient en
nature, en provisions, ou en denrées, ou en travail de
leurs parents.
En un mot, M. Donnat, avant la République
démocratique et sociale,
avait tout bonnement, et sans tant de vacarme, résolu le
problème de
la Banque d’Echange, —- qu’après lui, le
fameux Proudhon, en 1848,
essaya vainement de faire prendre dans Paris.
Un de ces écoliers me reste dans le souvenir. Je crois
qu’il était de
Nîmes, et on l’appelait Agnel; doux, joli de visage,
un air de jeune
fille et quelque chose de triste dans la physionomie. Nos gens,
à
nous, venaient fréquemment nous voir, et, pour nos
goûters, nous
apportaient des friandises. Mais, Agnel, on eût dit
qu’il n’avait pas
de parents, car il n’en parlait jamais, personne ne venait
le voir,
et nul ne lui apportait rien. Une fois, cependant, mais une
seule
fois arriva un gros monsieur qui lui parla en tête
à tête,
mystérieux, hautain, pendant une demi-heure à
peine. Puis, il s’en
alla et ne revint plus. Cela nous laissa croire qu’Agnel
était un
enfant d’une extraction supérieure, mais né
du côté gauche et qu’on
faisait élever en cachette à Saint-Michel. Je ne
l’ai jamais revu.
Notre personnel enseignant se composait, d’abord, du
maître, le bon
M. Donnat, lequel, lorsqu’il était présent,
faisait les basses
classes (mais, la moitié du temps, il était en
voyage, pour
grappiller des élèves); puis, de deux ou trois
pauvres hères, anciens
séminaristes, qui avaient jeté le froc aux orties
et qui étaient bien
contents d’être nourris, blanchis, et de tirer
quelques écus;
ensuite, d’un prestolet, qu’on appelait M. Talon, pour
nous dire la
messe; enfin, d’un petit bossu, nommé M. Lavagne,
pour professeur de
musique. De plus, nous avions un nègre qui nous faisait
la cuisine et
une Tarasconaise, d’une trentaine d’années,
pour nous servir à table
et faire la lessive. Enfin, les parents de M. Donnat : le
père, un
pauvre vieux coiffé d’un bonnet roux, qui allait
avec son âne,
chercher les provisions, et la mère, une pauvre vieille,
en coiffe
blanche de piqué, qui nous peignait quelquefois, lorsque
c’était
nécessaire.
Saint-Michel, en ce temps-là, était beaucoup
moins important que ce
que, de nos jours, on l’a vu devenir. Il y avait simplement
le
cloître des anciens moines Augustins, avec son petit
préau, au milieu
du carré; au midi, le réfectoire, avec la salle du
chapitre; puis,
l’église de Saint-Michel,
toute délabrée, avec des fresques sur les murs,
représentant l’enfer,
ses flammes rouges, ses damnés et ses démons,
armés de fourches, et
le combat du diable contre le grand archange, puis, la cuisine
et les
étables.
Mais en dehors, à part ce corps de bâtisse, il y
avait, au midi, une
chapelle à contreforts, dédiée à
Notre-Dame-du-Remède, avec un porche
à la façade. De grosses touffes de lierre en
recouvraient les murs
et, à l’intérieur, elle était toute
revêtue de boiseries dorées qui
encadraient des tableaux, de Mignard, disait-on, où
était représentée
la vie de la Vierge Marie. La reine Anne d’Autriche,
mère de Louis
XIV, l’avait fait décorer ainsi, en reconnaissance
d’un voeu qu’elle
avait, dans le temps, fait à la Sainte Vierge, pour
devenir mère d’un
fils.
Cette chapelle, vrai bijou perdu dans la montagne, à la
Révolution,
de braves gens l’avaient sauvée en empilant sous le
porche un grand
tas de fagots qui en cachaient la porte. C’est là
que, le matin, —-
et tous les matins de l’an, -- a cinq heures
l’été, à six heures
l’hiver, on nous menait à la messe; c’est
là qu’avec une foi, une foi
vraiment angélique, il me souvient que je priais et que
nous priions
tous. C’est là que, le dimanche, nous chantions
messe et vêpres, en
tenant à la main nos livres d’Heures et nos
Vespéraux, et c'est là
que les campagnards, aux jours de grandes fêtes,
admiraient la voix
du petit Frédéric : car j’avais, à cet
âge, une jolie voix claire
comme une voix de jeune fille, et, à
l’Élévation, lorsqu’on chantait
des motets, c’est moi qui faisais le solo; et je me
souviens d’un où
je me distinguais, paraît-il, spécialement, et
où se trouvaient ces
mots :
O mystère incompréhensible!
Grand Dieu, vous n’êtes pas aimé.
Devant la petite chapelle, et autour du couvent,
étaient quelques
micocouliers, auxquels, pour y grimper, nous déchirions
nos culottes
en allant, quand venait l’automne, cueillir les
micocoules,
douceâtres et menues, qui pendaient en bouquets. Il y
avait aussi un
puits, creusé et taillé dans le roc, qui, par un
égout souterrain,
laissait écouler son eau dans un bassin en contrebas et,
de là,
arrosait un jardin potager. Sous le jardin, à
l’entrée du vallon, un
bouquet de peupliers blancs égayait un peu le
désert.
Car c’était un vrai désert que ce plateau
de Saint-Michel où l’on
nous avait mis en cage; et elle le disait bien;
l’inscription qui
était sur la porte du couvent :
"Voilà qu’en fuyant, je me suis
éloigné et arrêté dans la
solitude,
parce que, dans la cité, j’ai vu l’injustice et
la contradiction.
J’aurai ici mon repos pour toujours, car c’est le lieu
que j ‘ai
choisi pour habiter. »
Le vieux couvent était bâti sur le plateau
étroit d’un passage de
montagne qui devait, autrefois, avoir un mauvais renom, parce
qu’il
est remarquable que, partout où se trouvent des chapelles
consacrées
à l’archange Michel, ce sont des endroits solitaires
qui avaient dû
impressionner.
Les mamelons d’alentour étaient couverts de thym,
de romarin,
d’asphodèle, de buis, et de lavande. Quelques coins
de vigne, qui
produisaient, du reste, un cru en renom : le vin de
Frigolet;
quelques lopins d’oliviers plantés dans les
bas-fonds; quelques
allées d’amandiers, tortus, noirauds et rabougris,
dans la
pierraille; puis, aux fentes des rochers, quelques figuiers
sauvages.
C’était là, clairsemée, toute la
végétation de ce massif de collines.
Le reste n’était que friche et roche
concassée, mais qui sentait si
bon ! L’odeur de la montagne, dès qu’il faisait
du soleil, nous
rendait ivres.
Dans les collèges, d’ordinaire, les
écoliers sont parqués dans de
grandes cours froides, entre quatre murs. Mais nous autres,
pour
courir nous avions toute la Montagnette. Quand venait le jeudi,
ou
même aux heures de la récréation, on nous
lâchait tel qu’un troupeau
et en avant dans la montagne, jusqu’à ce que la
cloche nous sonnât le
rappel.
Aussi, au bout de quelque temps, nous étions devenus
sauvages, ma
foi, autant qu’une nichée de lapins de garrigue. Et
il n’y avait pas
danger que l’ennui nous gagnât.
Une fois hors de l’étude, nous partions comme des
perdreaux, à
travers les vallons et sur les mamelons.
Dans la chaleur luisante et limpide et splendide, au lointain,
les
ortolans chantaient : tsi, tsi, bégu!
Et nous nous roulions dans les plantes de thym; nous
allions
grappiller, soit les amandes oubliées, soit les raisins
verts laissés
dans les vignes; sous les chardons-rolands, nous ramassions
des
champignons; nous tendions des pièges aux petits oiseaux;
nous
cherchions dans les ravins les pétrifications qu’on
nomme, dans le
pays, pierres de saint Étienne; nous furetions aux
grottes pour
dénicher la Chèvre
d’Or; nous faisions la glissade, nous escaladions, nous
dégringolions, si bien que nos parents ne pouvaient nous
tenir de
vêtements ni de chaussures.
Nous étions déguenillés comme une troupe de bohémiens.
Et tous ces mamelons, ces gorges, ces ravins, avec leurs
noms
superbes en langue provençale, -- noms sonores et
parlants où le
peuple de Provence, en grand style lapidaire, a imprimé
son génie, --
comme ils nous émerveillaient! Le Mourre-de-la-Mer,
d’où l’on voyait
à l’horizon blanchir le littoral de la
Méditerranée, au coucher du
soleil, nous allions, à la Saint-Jean, y allumer le feu
de joie; la
Baume-de-l’Argent, où les faux monnayeurs avaient,
jadis, battu
monnaie; la Roque-Pied-de-Boeuf, où nous voyions
gravée une sole
bovine, comme si un taureau y eût empreint sa ruade; et
la
Roque-d’Acier, qui domine le Rhône, avec les barques
et radeaux qui
passaient à côté : monuments éternels
du pays et de sa langue, tout
embaumés de thym, de romarin et de lavande, tout
illuminés d’or et
d’azur. O arômes! ô clartés! ô
délices! ô mirage! ô paix de la nature
douce! Quels espaces de bonheur, de rêve paradisiaque,
vous avez
ouverts sur ma vie d’enfant!
L’hiver, ou lorsqu’il pleuvait, nous demeurions sous
le cloître, nous
amusant à la marelle, à coupe-tête, au
cheval fondu. Et dans l’église
du couvent, qui était, nous l’avons dit,
complètement abandonnée,
nous jouions aux cachettes et nous nous clapissions dans des
caveaux
béants, pleins de têtes de morts et
d’ossements des anciens moines.
Un jour d’hiver, la brise bramait dans les longs
couloirs; c’était le
soir, avant souper : tous blottis devant nos pupitres, M.
Donnat, le
maître, nous gardait à l’étude, et
l’on n’entendait que nos plumes
qui égratignaient le papier et, à travers les
portes, le sifflement
du vent.
Tout à coup, à l’extérieur, nous
entendons une voix sourde,
sépulcrale, qui criait : —
-- Donnat! Donnat! Donnat! rends-moi ma cloche!
Tous, épouvantés, nous regardâmes le
maître, et, pâle comme un mort,
M. Donnat descendit lentement de sa chaire, fit signe aux plus
grands
de l’accompagner dehors, et nous autres, les petits, nous
sortîmes
tous après, en nous blottissant derrière.
Avec la lune qui donnait, là-haut sur un rocher, en
face du couvent,
nous vîmes alors une ombre, ou, plutôt, un
géant en longue robe noire
et qui dans le vent disait :
-- Donnat, Donnat, Donnat! rends-moi ma cloche.
D’entendre et de voir cette apparition, nous
étions tous là
tremblants. M. Donnat ne fit que dire à demi-voix :
-- C’est frère Philippe.
Et, sans lui répondre, il rentra au couvent, avec nous
tous après,
qui le suivions en tournant la tête. Nous nous
remîmes, fort
troublés, à notre étude. Mais, cette
soirée-là, nous n’en sûmes pas
plus.
Ce frère Philippe, nous l’apprîmes plus
tard, faisait partie
paraît-il, de ces sortes d’ermites qui avaient
occupé Saint-Michel
quelques années avant nous et qui, au clocher vide,
avaient mis une
cloche. Puis, quand ils étaient partis, comme, on
n’emporte pas cela
comme un grelot, la cloche était restée sur
l’église, là-haut, et,
naturellement, M. Donnat l’avait gardée.
Frère Philippe était un bonhomme qui
s’était donné pour tâche de
remettre en état les ermitages en ruines qu’il y a,
de-ci de-là, dans
les montagnes de Provence. Je l’ai rencontré
quelquefois, longtemps
après, grand, maigre, un peu voûté et
taciturne, avec sa soutane
rapiécée, son chapeau noir à larges bords,
et portant sur l’épaule,
moitié devant, moitié derrière, un long
bissac de toile bleue.
Lorsqu’il avait dessein de restaurer ainsi quelque
ermitage à
l’abandon, avec le produit de ses quêtes il le
rachetait au
propriétaire, il en réparait les parois, il y
suspendait une cloche.
Ensuite, ayant cherché et déniché quelque
bon diable qui voulût se
faire ermite, il lui octroyait la cellule avec son jardinet, et
lui
se remettait, en faisant maigre chère, à
quêter avec patience, pour
relever un autre ermitage.
La dernière fois que je le vis, il en avait
rétabli, me dit-il près
d’une trentaine. C'était à la gare
d’Avignon où j’allais, comme lui,
prendre le train d’une heure et demie. Il faisait rudement
chaud, et
le pauvre frère Philippe, qui avait, vers ce
temps-là, près de
quatre-vingts ans, cheminait au soleil, avec sa robe noire,
incliné
sous son sac, qui était presque plein de blé.
-- Frère Philippe, frère Philippe, lui cria un
grand gars cravaté et
ceinturé de rouge, vous pèse-t-il pas, le sac?
Laissez que je le
porte un peu.
Et le brave garçon chargea le sac du frère et le
porta jusqu’à la
salle où l’on donne les billets. Or, ce jeune homme,
que je
connaissais un peu, était un rouge de Barbentane, et,
comme nos
démocrates ne frayent pas beaucoup avec les robes noires,
cela me
rappela le bon Samaritain, tout en me faisant voir la
popularité de
cet homme du bon Dieu.
Frère Philippe, en dernier lieu, s’était
retiré chez des moines qui
l’avaient hospitalisé. Mais comme le gouvernement,
vers cette
époque-là, fit fermer les couvents, le pauvre
vieux saint homme alla,
je crois, mourir à l’hôpital
d’Avignon.
Pour revenir à Saint-Michel, nous avions, ai-je dit, un
certain
aumônier qu’on appelait M. Talon : petit abbé
avignonnais, ragot,
ventru, avec un visage rubicond comme la gourde d’un
mendiant.
L’archevêque d’Avignon lui avait
ôté la confession parce qu’il
haussait trop le coude et nous l’avait envoyé pour
s’en débarrasser.
Or, à la Fête-Dieu, il se trouve qu’un
jeudi, on nous avait conduits
à Boulbon, village voisin, pour aller à la
procession, les grands
comme thuriféraires, les petits pour jeter des fleurs, et
à M. Talon,
bien imprudemment, hélas! on fit les honneurs du
dais.
Au moment où les hommes, les femmes, les jeunes filles,
déployaient
leurs théories dans les rues tapissées avec des
draps de lit, au
moment où les confréries faisaient au soleil
flotter leurs bannières,
que les choristes, vêtues de blanc, de leurs voix
virginales
entonnaient leurs cantiques, et que, pieux et recueillis, devant
le
Saint-Sacrement, nous autres, nous encensions et
répandions nos
fleurs, voici que, tout à coup, une rumeur
s’élève et que
voyons-nous, bon Dieu! le pauvre M. Talon, qui, titubant comme
une
clochette, avec l’ostensoir aux mains, la cape d’or
sur le dos, aïe!
tenait toute la rue.
En dînant au presbytère, il avait bu,
paraît-il, ou, peut-être, on
l’avait fait boire un peu plus qu’il ne faut de ce bon
piot de
Frigolet qui tape si vite à la tête; et le
malheureux, rouge de sa
honte autant que de son vin, ne pouvait plus tenir debout...
Deux
clercs en dalmatique, qui lui faisaient diacre et sous-diacre,
le
prirent chacun sous un bras; la procession rentra; et pour lors,
M.
Talon, une fois devant l’autel, se mit à
répéter : Oremus, oremus,
oremus, et n’en put dire davantage. On l’emmena
à deux dans la
sacristie.
Mais vous pouvez penser le scandale! Heureusement, encore, que
cela
se passa dans une paroisse où la dive bouteille,
comme au temps de
Bacchus, a conservé son rite. Près de Bouibon,
vers la montagne, se
trouve une vieille chapelle dénommée
Saint-Marcellin, et le premier
du mois de juin, les hommes y vont processionnellement, en
portant
tous à la main une bouteille de vin. Le sexe n’y est
pas admis,
attendu que nos femmes, selon la tradition romaine, jadis ne
buvaient
que de l’eau; et, pour habituer les jeunes filles à
ce régime, on
leur disait toujours -- et même on leur dit encore -- que
"l’eau fait
devenir jolie"
L’abbé Talon ne manquait pas de nous mener, tous
les ans, à la
Procession des Bouteilles. Une fois dans la chapelle, le
curé de
Bouibon se tournait vers le peuple et lui disait :
-- Mes frères, débouchez vos bouteilles, et
qu’on fasse silence pour
la bénédiction!
Et alors, en cape rouge, il chantait solennellement la formule
voulue
pour la bénédiction du vin. Puis, ayant dit
amen, nous faisions un
signe de croix et nous tirions une gorgée. Le curé
et le maire
choquant le verre ensemble sur l’escalier de l’autel,
religieusement,
buvaient. Et, le lendemain, fête chômée,
lorsqu’il y avait
sécheresse, on portait en procession le buste de saint
Marcellin à
travers le terroir, car les Boulbonnais disent :
Saint Marcellin,
Bon pour l’eau, bon pour le vin
Un autre pèlerinage assez joyeux aussi, que nous
voyions à la
Montagnette et qui est passé de mode, était celui
de saint Anthime.
Les Gravesonais le faisaient.
Quand la pluie était en retard, les pénitents de
Graveson, en
ânonnant leur litanies et suivis d’un flot de gens
qui avaient des
sacs sur la tête, apportaient saint Anthime -- un buste
aux yeux
proéminents, mitré, barbu, haut en couleurs --
à l’église de
Saint-Michel, et là, dans le bosquet, la provende
épandue sur l’herbe
odoriférante, toute la sainte journée, pour
attendre la pluie, on
chopinait dévotement avec le vin de Frigolet; et, le
croiriez-vous
bien? plus d’une fois l’averse inondait le retour...
Que voulez-vous!
chanter fait pleuvoir, disaient nos pères.
Mais gare! Si saint Anthime, malgré les litanies et les
libations
pieuses, n’avait pu faire naître de nuages, les
joviaux pénitents, en
revenant à Graveson, patatras! pour le punir de ne les
avoir pas
exaucés, le plongeaient, par trois fois, dans le
Fossé des Lones. Ce
curieux usage de tremper les corps saints dans l’eau, pour
les forcer
de faire pleuvoir, se retrouvait en divers lieux, à
Toulouse par
exemple, et jusqu’en Portugal.
Quand, étant tout petits, nous allions à
Graveson avec nos mères,
elles ne manquaient pas de nous mener à
l’église pour nous montrer
saint Anthime, et ensuite Béluguet, -- un jacquemart qui
frappait les
heures à l’horloge du clocher.
Maintenant, pour achever ce qu’il me reste à dire
sur mon séjour à
Saint-Michel, il me revient comme un songe qu’à la
premier an, avant
de nous donner vacances, on nous fit jouer les Enfants
d’Edouard,
de Casimir Delavigne. On m’y avait donné le
rôle d’une jeune
princesse; et, pour me costumer, ma mère m’apporta
une robe de
mousseline qu’elle était allée emprunter chez
de jeunes demoiselles
de notre voisinage, et cette robe blanche fut la cause, plus
tard
d’un petit roman d’amour dont nous parlerons en son
lieu.
La seconde année de mon internat, comme on m’avait
mis au latin,
j’écrivis à mes parents d’aller
m’acheter des livres, et quelques
jours après, nous vîmes, du vallon de Roque-
Pied-de-Boeuf, monter,
vers le couvent, mon seigneur père enfourché sur
Babache, vieux mulet
familier qui avait bien trente ans et qui était connu sur
tous les
marchés voisins, -- où mon père le
conduisait lorsqu’il allait en
voyage. Car il aimait tant cette brave bête, que,
lorsqu’il se
promenait, au printemps, dans ses blés, toujours avec lui
il menait
Babache ; et à califourchon, armé d’un
sarcloir à long manche, du
haut de sa monture, il coupait chardons et roquettes.
Arrivé au couvent, mon père déchargea un
sac énorme qui était attaché
sur le bât avec une corde, -- et, tout en déliant
le lien :
-- Frédéric, me cria-t-il, je t’ai
apporté quelques livres et du
papier.
Et, là-dessus, du sac, il tira, un à un, quatre
ou cinq dictionnaires
reliés en parchemin, une trimbalée de livres
cartonnés (Epitome, De
Viris Illustribus, Selectoe Historice, Conciones, etc.),
un gros
cruchon d’encre, un fagot de plumes d’oie, et puis un
tel ballot de
rames de papier que j’en eus pour sept ans,
jusqu’à la fin de mes
études. Ce fut chez M. Aubanel, imprimeur en Avignon,
père du cher
félibre de la Grenade entr’ouverte (à
cette époque, nous étions
encore bien loin de nous connaître), que le bon
patriarche, avec
grand empressement, était allé faire pour son fils
cette provision de
science.
Mais, au gentil monastère de Saint-Michel-de-Frigolet,
je n’eus pas
le loisir d’user force papier. M. Donnat, notre
maître, pour un motif
ou pour l’autre, ne résidait pas dans son
établissement, et, quand le
chat n’y est pas, comme il disait, les rats dansent. Pour
quêter des
élèves ou se procurer de l’argent, il
était toujours en course. Mal
payés, les professeurs avaient toujours quelque
prétexte pour abréger
la classe, et quand les parents venaient, souvent ils ne
trouvaient
personne.
-- Où sont donc les enfants?
Tantôt le long d’un gradin soutenant un terrain en
pente, nous étions
à réparer quelque mur en pierres sèches.
Tantôt nous étions par les
vignes où à notre grande joie, nous glanions des
grappillons ou
cherchions des morilles. Tout cela n’amenait pas la
confiance à notre
maître. De plus, le malheur était que, pour grossir
le pensionnat, M.
Donnat prenait des enfants qui ne payaient rien ou pas
grand’chose,
et ce n’étaient pas ceux qui mangeaient le moins aux
repas. Mais un
drôle d’incident précipita la
déconfiture.
Nous avions pour cuisinier, je l’ai déjà
dit, un nègre et pour
domestique femme, une Tarasconaise, qui était, dans la
maison, la
seule de son sexe. (Je ne compte pas la mère de notre
principal, qui
avait au moins soixante-dix ans.) Or, on sait que le diable ne
perd
jamais son temps, -- notre fille de service, un jour, comme on
dit
ici, se trouva "embarrassée", et ce fut, dans le
pensionnat, un
esclandre épouvantable.
Qui disait que la maritorne était grosse du fait de M.
Donnat
lui-même, qui affirmait qu’elle l’était
du professeur d’humanités,
qui de l’abbé Talon, qui du maître
d’études.
Bref, en fin de compte, la charge fut mise sur le dos du
nègre.
Celui-ci, qui se sentait peut-être suspect à bon
droit, soit par
colère, soit par peur, fit son sac, et parfit; et la
Tarasconaise,
qui avait gardé son secret, déguerpit, à
son tour, pour aller déposer
son faix.
Ce fut le signal de la débandade; plus de cuisinier,
plus de brouet
pour nous; les professeurs, l’un après l’autre,
nous laissèrent sur
nos dents. M. Donnat avait disparu. Sa mère, la pauvre
vieille, nous
fit, quelques jours encore, bouillir des pommes de terre. Puis,
son
père, un matin, nous dit :
-- Mes enfants, il n’y a plus rien pour vous faire manger
: il faut
retourner chez vous.
Et soudain, comme un troupeau de cabris en sevrage qu’on
élargit du
bercail, nous allâmes, en courant, avant de nous
séparer, arracher
des touffes de thym sur la colline, pour emporter un souvenir
de
notre beau quartier du ‘Thym (1). Puis, avec nos petits
paquets,
quatre à quatre, six à six, qui en amont, qui en
aval, nous nous
éparpillâmes dans les vallons et les sentiers, mais
non sans
retourner la tête, ni sans regret à la
descente.
Pauvre M. Donnat! Après avoir essayé, de toutes
les manières et d’un
pays à l’autre, de remonter son institution (car
nous avons tous
notre grain de folie), il alla, comme frère Philippe,
finir, hélas! à
l’hôpital.
Mais, avant de quitter Saint-Michel-de-Frigolet, il faut dire
un mot,
pourtant, de ce que l’antique abbaye devint après
nous autres.
Retombée de nouveau à l’abandon pendant douze
ans, un moine blanc, le
Père Edmond, à son tour, l’acheta (1854) et y
restaura, sous la loi
de saint Norbert, l’ordre de Prémontré, --
qui n’existait plus en
France. Grâce à l’activité, aux
prédications, aux quêtes de ce
zélateur ardent, le petit monastère prit des
proportions grandioses.
De nombreuses constructions, avec un couronnement, de
murailles
crénelées, s’y ajoutèrent à
l’entour; une église nouvelle,
magnifiquement ornée, y éleva ses trois nefs
surmontées de deux
clochers. Une centaine de moines ou de frères convers
peuplèrent les
cellules, et, tous les dimanches, les populations voisines y
montaient à charretées pour contempler la pompe de
leurs majestueux
offices; et l’abbaye des Pères Blancs était
devenue si populaire que,
quand la République fit fermer les couvents (1880), un
millier de
paysans ou d’habitants de la plaine vinrent s’y
enfermer pour
protester en personne contre l’exécution des
décrets radicaux. Et
c’est alors que nous vîmes toute une armée en
marche, cavalerie,
infanterie, généraux et capitaines, venir, abonde"
avec ses fourgons de
son attirail de guerre, camper autour du
couvent de Saint-Michel-de-Frigolet et, sérieusement,
entreprendre le
siège d’une citadelle d’opéra-comique,
que quatre ou cinq gendarmes
auraient, s’ils avaient voulu, fait venir à
jubé.
(1) Frigo1et, en provençal Ferigoulet, signifie
"lieu où le thym
Il me souvient que le matin, tant que dura
l’investissement, -- et il
dura toute une semaine, -- les gens partaient avec leurs vivres
et
allaient se poster sur les coteaux et les mamelons qui
dominent
l’abbaye pour épier, de loin, le mouvement de la
journée. Le plus
joli, c’étaient les filles de Barbentane, de
Boulbon, de Saint-Remy
ou de Maillane, qui, pour encourager les assiégés
de Saint-Michel,
chantaient avec passion, et en agitant leurs mouchoirs :
Provençaux et catholiques,
Notre foi, notre foi, n’a pas failli :
Chantons, tous tressaillants,
Provençaux et catholiques.
Tout cela, mêlé d’invectives, de railleries
et de huées à l’adresse
des fonctionnaires, qui défilaient farouches,
là-bas, dans leurs
voitures.
A part l’indignation qui soulevait dans les coeurs
l’iniquité de ces
choses, le Siège de Caderousse, par le
vice-légat Sinibaldi Doria,
-- qui a fourni à l’abbé Favre le sujet
d’une héroïde extrêmement
comique, était, certes, moins burlesque que celui de
Frigolet; et
aussi un autre abbé en tira-t-il un poème qui se
vendit en France à
des milliers d’exemplaires. Enfin, à son tour,
Daudet, qui avait déjà
placé dans le couvent des Pères Blancs son conte
intitulé l’Élixir
du Frère Gaucher, Daudet, dans son dernier roman
sur Tarascon, nous
montre Tartarin s’enfermant bravement dans l’abbaye de
Saint-Michel.
L’oncle Bénoni -- La farandole au
cimetière. -- Le voyage en Avignon.
-- Avignon il y a cinquante ans. -- Le maître de pension.
-- Le siège
de Caderousse. -- La première communion. -- Mlle
Praxède. --
Pélerinage de Saint-Gent. -- Au collège Royal. --
Le poète Jasmin. --
La nostalgie de mes quatorze ans.
Et, alors, il fallut me chercher une autre école pas
trop éloignée de
Maillane, ni de trop haute condition, car nous autres
campagnards,
nous n’étions pas orgueilleux et l’on me mit en
Avignon chez un M.
Millet, qui tenait pensionnat dans la rue Pétramale.
Cette fois, c’est l’oncle Bénoni qui
conduisit la voiture. Bien que
Maillane ne soit qu’à trois lieues d’Avignon,
à cette époque où le
chemin de fer n’existait pas, où les routes
étaient abîmées par le
roulage et où il fallait passer avec un bac le large lit
de la
Durance, le voyage d’Avignon était encore une
affaire.
Trois de mes tantes, avec ma mère, l’oncle
Bénoni et moi, tous gîtés
sur un long drap plein de paille d’avoine qui rembourrait
la
charrette, nous partîmes en caravane après le lever
du soleil.
J’ai dit "trois de mes tantes". Il en est peu, en effet,
qui se
soient vu, à la fois, autant de tantes que moi; j’en
avais bien une
douzaine; d’abord, la grand’Mistrale, puis la tante
Jeanneton, la
tante Madelon, la tante Véronique, la tante Poulinette et
la tante
Bourdette, la tante Françoise, la tante Marie, la tante
Rion, la
tante Thérèse, la tante Mélanie et la tante
Lisa. Tout ce monde,
aujourd’hui, est mort et enterré; mais j’aime
à redire ici les noms
de ces bonnes femmes que j’ai vues circuler, comme autant
de bonnes
fées, chacune avec son allure, autour de mon berceau.
Ajoutez à mes
tantes le même nombre d’oncles et les cousins et
cousines qui en
avaient essaimé, et vous aurez une idée de notre
parentage.
L’oncle Bénoni était un frère de ma
mère et le plus jeune de la
lignée. Brun, maigre, délié, il avait le
nez retroussé et deux yeux
noirs comme du jais. Arpenteur de son état, il passait
pour
paresseux, et même il s’en vantait. Mais il avait
trois passions : la
danse, la musique et la plaisanterie.
Il n’y avait pas, dans Maillane, de plus charmant
danseur, ni de plus
jovial. Quand, dans "la salle verte", à la Saint-Eloi ou
à la
Sainte-Agathe, il faisait la contredanse avec Jésette le
lutteur, les
gens, pour lui voir battre les ailes de pigeon, se pressaient
à
l’entour. Il jouait, plus ou moins bien, de toutes
sortes
d’instruments : violon, basson, cor, clarinette; mais
c’est au
galoubet qu’il s’était adonné le plus.
Il n’avait pas son pareil, au
temps de sa jeunesse, pour donner des aubades aux belles ou
pour
chanter des réveillons dans les nuits du mois de mai. Et,
chaque fois
qu’il y avait un pèlerinage à faire, à
Notre-Dame-de-Lumière, à
Saint-Gent, à Vaucluse ou aux Saintes-Maries, qui en
était le
boute-en-train et qui conduisait la charrette? Bénoni,
toujours
dispos et toujours enchanté de laisser son labeur, son
équerre et sa
maison pour aller courir le pays.
Et l’on voyait des charretées de quinze ou vingt
fillettes qui
partaient en chantant :
A l’honneur de saint Gent.
Ou
Alix, ma bonne amie,
Il est temps de quitter
Le monde et ses intrigues,
Avec ses vanités.
Ou bien :
Les trois Maries,
Parties avant le jour,
S’en vont adorer le Seigneur.
Avec mon oncle, assis sur le brancard de la charrette, qui
les
accompagnait avec son galoubet, et chatouille-toi et
chatouille-moi,
en avant les caresses, les rires et les cris tout le long du
chemin!
Seulement, dans la tête, il s’était mis une
idée assez extraordinaire
: c’était, en se mariant, de prendre une fille
noble.
-- Mais les filles nobles, lui objectait-on, veulent
épouser des
nobles, et jamais tu n’en trouveras.
-- Hé ! ripostait Bénoni, ne sommes-nous pas
nobles, tous, dans la
famille? Croyez-vous que nous sommes des manants comme vous
autres?
Notre aïeul était émigré; il portait
le manteau doublé de velours
rouge, les boudes à ses souliers, les bas de soie.
Il fit tant, tourna tant, que, du côté de
Carpentras, il entendit
dire, un jour, qu’il y avait une famille de noblesse
authentique,
mais à peu près ruinée, où se
trouvaient sept filles, toutes à
marier. Le père, un dissipateur, vendait un morceau de
terre tous les
ans à son fermier, qui finit même par attraper le
château. Mon brave
oncle Bénoni s’attifa, se présenta, et
l’aînée des demoiselles, une
fille de marquis et de commandeur de Malte, qui se voyait en
passe de
coiffer sainte Catherine, se décida à
l’épouser. C’est sur la donnée
de ces nobles comtadins, tombés dans la roture,
qu’un romancier
Carpentrassien, Henri de la Madeleine, a fait son joli roman :
la
Fin du Marquisat d’Aurel. (Paris, Charpentier,
1878.)
J’ai dit que mon oncle était paresseux. Quand,
vers milieu du jour,
il allait à son jardin, pour bêcher ou reterser, il
portait toujours
son flûteau. Bientôt, il jetait son outil, allait
s’asseoir à l’ombre
et essayait un rigaudon. Les filles qui travaillaient dans les
champs
d’alentour accouraient vite à la musique et,
aussitôt, il leur
faisait danser la saltarelle.
En hiver, rarement il se levait avant midi.
-- Eh! disait-il, bien blotti, bien chaud dans votre lit,
où
pouvez-vous être mieux?
-- Mais, lui disions-nous, mon oncle, ne vous y ennuyez-vous pas?
-- Oh! jamais. Quand j’ai sommeil, je dors; quand je
n’ai plus
sommeil, je dis des psaumes pour les morts.
Et, chose singulière, cet homme guilleret ne manquait
pas un
enterrement. Après la cérémonie, il
demeurait toujours le dernier au
cimetière, d’où il s’en revenait seul,
en priant pour les siens et
pour les autres, ce qui ne l’empêchait pas de
répéter, chaque fois,
cette bouffonnerie :
-- Un de plus, charrié à la Cité du Saint-Repos!
Il dut bien, à son tour, y aller aussi. Il avait
quatre-vingt-trois
ans, et le docteur, ayant laissé entendre à la
famille qu’il n’y
avait plus rien à faire :
-- Bah! répondit Bénoni, à quoi bon
s’effrayer! il n’en mourra que
plus malade.
Et, comme il avait son flûteau sur sa table de nuit :
-- Que faites-vous de ce fifre-là, mon oncle? lui
demandai-je, un
jour que je venais le voir.
-- Ces nigauds, me dit-il, m’avaient donné une
sonnette pour que je
la remue quand j’aurais besoin de tisane. Ne vaut-il pas
mieux mon
fifre? Sitôt que je veux boire, au lieu d’appeler ou
de sonner, je
prends mon fifre et je joue un air.
Si bien qu’il mourut son flûteau en main, et
qu’on le lui mit dans
son cercueil, chose qui donna lieu, le lendemain de sa mort,
à
l’histoire que voici :
A la filature de soie, -- où allaient travailler les
filles de
Maillane, le lendemain du jour où l’oncle fut mis en
terre, -- une
jeune luronne, le matin, en entrant, fit d’un air
effaré, aux autres
jeunes filles :
-- Vous n’avez rien entendu, fillettes, cette nuit?
-- Non, le mistral seulement... et le chant de la chouette...
-- Oh! écoutez : nous autres, mes belles, qui habitons
du cote du
cimetière, nous n’avons pas fermé
l’oeil. Figurez- vous qu’à minuit
sonnant, le vieux Bénoni a pris son flûteau
(qu’on avait mis dans son
cercueil) ; il est sorti de sa fosse et s’est mis à
jouer une
farandole endiablée. Tous les morts se sont levés,
ont porté leurs
cercueils au milieu du Grand Clos, les ont, pour se chauffer,
allumés
au feu Saint-Elme, et ensuite, au rigaudon que jouait
Bénoni, ils ont
dansé un branle fou, autour du feu, jusqu’à
l’aurore.
Donc, avec l’oncle Bénoni, que vous connaissez
maintenant, avec ma
mère et mes trois tantes, nous nous étions mis en
route pour la ville
d’Avignon. Vous connaissez peut-être la façon
des villageois,
lorsqu’ils vont quelque part en troupe : tout le long, au
trantran de
notre véhicule, ce furent qu’exclamations et
observations diverses au
sujet des plantations, des luzernes, des blés, des
fenouils, des
semis, que la charrette côtoyait.
Quand nous passâmes dans Graveson, -- où
l’on voit
un beau clocher, tout fleuronné d’artichauts de
pierre :
-- Vois, petit, cria mon oncle, les nombrils des Gravesonais,
les
vois-tu cloués au clocher?
Et de rire et de rire, de cette facétie qui
égaie les Maillanais
depuis sept ou huit cents ans, facétie à laquelle
les Gravesonais
répliquent par une chanson qui dit :
A Graveson, avons un clocher...
Ceux qui le voient disent qu’il est bien droit!
Mais, à Maillane, leur clocher est rond;
C’est une cage pour moineaux; dit-on.
Et l’on m’égrenait ainsi, les uns
après les autres, les racontages
coutumiers de la route d’Avignon : le pont de la Folie
où les
sorciers faisaient le branle, la Croisière où
l’on arrêtait parfois à
main armée, et la Croix de la Lieue et le Rocher
d’Aiguille.
Enfin, nous arrivâmes aux sablières de la
Durance; les grandes eaux,
un an avant, avaient emporté le pont, et il fallait
passer la rivière
avec un bac. Nous trouvâmes là, qui attendaient
leur tour, une
centaine de charrettes. Nous attendîmes comme les autres,
une couple
d’heures, au marchepied; puis, nous nous embarquâmes,
après avoir
chassé, en lui criant : "Au Mas" le Juif, notre gros
chien, qui nous
avait suivis.
Il était plus de midi quand nous fûmes en
Avignon. Nous allâmes
établer, comme les gens de notre village, à
l’Hôtel de Provence,
une petite auberge de la place du Corps-Saint; et, le reste du
jour,
on alla bayer par la ville.
-- Voulez-vous, dit mon oncle, que je vous paie la
comédie? Ce soir,
on joue Maniclo où Lou Groulié bèl
esprit avec l’Abbaye de Castro.
— Ho! reprîmes-nous tous, il faut aller voir
Maniclo.
C’était la première fois que j’allais
au théâtre, et l’étoile voulût
qu’on donnât, ce jour-là, une comédie
provençale. A l’Abbaye de
Castro, qui était un drame sombre, on ne comprit
pas grand’chose.
Mais mes tantes trouvèrent que Maniclo, à
Maillane, était beaucoup
mieux joué. Car, en ce temps, dans nos villages, il
s’organisait,
l’hiver, des représentations comiques et tragiques.
J’y ai vu jouer,
par nos paysans, la Mort de César, Zaïre et
Joseph vendu par ses
frères. Ils se faisaient des costumes avec les
jupes de leurs femmes
et les couvertures de leur lit. Le peuple, qui aime la
tragédie,
suivait, avec grand plaisir, la déclamation morne de ces
pièces en
cinq actes. Mais on jouait aussi l’Avocat Pathelin,
traduit en
provençal, et diverses comédies du
répertoire marseillais, telles que
Moussu Just, Fresquerio ou la Co de l’Ai, Lou
Groulié bèl esprit
et Misè Galineto. C’était toujours
Bénoni le directeur de ces
soirées, où, avec son violon, en dodelinant de la
tête, il
accompagnait les chants. Vers l’âge de dix-sept ans,
il me souvient
d’avoir rempli un rôle dans Galineto et dans
la Co de l’Ai, et
même d’y avoir eu, devant mes compatriotes, assez
d’applaudissements.
Mais bref : le lendemain, après avoir embrassé
ma mère et le coeur
gros comme un pois qui aurait trempé neuf jours, il
fallut s’enfermer
dans la rue Pétramale, au pensionnat Millet. M. Millet
était un gros
homme, de haute taille, aux épais sourcils, à
figure rougeaude, mal
rasé et crasseux, en plus, des yeux de porc, des pieds
d’éléphant, et
de vilains doigts carrés qui enfournaient sans cesse la
prise dans
son nez. Sa chambrière, Catherine, montagnarde jaune et
grasse, qui
nous faisait la cuisine, gouvernait la maison. Je n’ai
jamais tant
mangé de carottes comme là, des carottes au maigre
en une sauce de
farine. Dans trois mois, pauvre petit, je devins tout
exténué.
Avignon, la prédestinée, où devait le
Gai-Savoir faire un jour sa
renaissance, n’avait pas, il s’en faut, la
gaieté d’aujourd’hui; elle
n’avait pas encore élargi telle qu’elle est
à sa place de l’Horloge,
ni agrandi sa place Pie, ni percé sa Grande-Rue. La
Roque-de-Dom, qui
domine la ville, complantée, maintenant, comme un jardin
de roi,
était alors pelée : il y avait un
cimetière. Les remparts, à moitié
ruinés, étaient entourés de fossés
pleins de décombres avec des mares
d’eau vaseuse. Les portefaix brutaux, organisés en
corporation,
faisaient la loi au bord du Rhône, et en ville, quand ils
voulaient.
Avec leur chef, espèce d’hercule,
dénommé Quatre-Bras, c’est eux qui
balayèrent, en 1848, l’Hôtel de Ville
d’Avignon.
Ainsi qu’en Italie, une fois par semaine passait par
toutes les
maisons, en remuant sa tirelire, un pénitent noir, qui,
la cagoule
sur le visage et deux trous devant les yeux, disait d’une
voix grave
:
-- Pour les pauvres prisonniers!
Inévitablement, on se heurtait, par les rues, à
des types locaux,
tels que la soeur Boute-Cuire, son panier à couvercle au
bras, un
crucifix d’argent sur sa grosse poitrine, ou bien le
plâtrier Barret
qui, dans une bagarre avec les libéraux,
ayant perdu son chapeau, avait fait le serment de ne plus porter
de
chapeau jusqu’à ce qu’Henri V fût sur le
trône, et qui, toute sa vie,
s’en alla tête nue.
Mais ce qu’on rencontrait le plus, avec leurs grands
chapeaux montés
et leurs longues capotes bleues, c’étaient les
invalides installés en
Avignon (où était une succursale de
l’Hôtel de Paris), vénérables
débris des vieilles guerres, borgnes, boiteux, manchots,
qui, de
leurs jambes de bois, martelaient, à pas comptés,
les pavés pointus
des rues.
La ville traversait une sorte de mue, embrouillée,
difficultueuse,
entre les deux régimes, l’ancien et le nouveau, qui
n’avait pas cessé
de s’y combattre à la sourdine. Les souvenirs
atroces, les injures,
les reproches des discordes passées, étaient
encore vivants, étaient
encore amers entre les gens d’un certain âge. Les
carlistes ne
parlaient que du tribunal d’Orange, de Jourdan
Coupe-Têtes, des
massacres de la Glacière. Les libéraux, en bouche,
avaient 1815,
remémorant sans cesse l’assassinat du
maréchal Brune, son cadavre
jeté au Rhône, ses valises pillées, ses
assassins impunis, entre
autres le Pointu, qui avait laissé un renom terrible, et,
si quelque
parvenu tant soit peu insolent réussissait dans ses
affaires :
-- Allons! disait le peuple, les louis du maréchal
Brune commencent à
sortir.
Le peuple d’Avignon comme celui d’Aix et de
Marseille et de, pour
ainsi dire, toutes les villes de Provence, était
pourtant, en général
(depuis il a bien changé), regretteux de fleurs de lis
comme du
drapeau blanc. Cet échauffement de nos devanciers pour la
cause
royale n’était pas tant, ce me semble, une opinion
politique qu’une
protestation inconsciente et populaire contre la centralisation,
de
plus en plus excessive, que le jacobinisme et le premier
Empire
avaient rendue odieuse.
La fleur de lis d’autrefois était, pour les
Provençaux (qui l’avaient
toujours vue dans le blason de la Provence), le symbole
d’une époque
où nos coutumes, nos traditions et nos franchises
étaient plus
respectées par les gouvernements. Mais de croire que nos
pères
voulussent revenir au régime abusif d’avant la
Révolution serait une
erreur complète, puisque c’est la Provence qui
envoya Mirabeau aux
Etats généraux et que la Révolution fut
particulièrement passionnée
en Provence.
Je me souviens, à ce propos, d’une fois où
Berryer venait d’être élu
député par la ville de Marseille. Comme
l’illustre orateur devait
passer par Avignon, le préfet fit fermer les portes de la
ville pour
empêcher d’entrer les légitimistes du dehors
qui arrivaient en foule
pour lui faire un triomphe. Et bon nombre de Blancs furent,
à cette
occasion, emprisonnés au palais des papes.
Mgr le duc d’Aumale, qui revenait d’Afrique, passa
quelque temps
après. On nous mena le voir à la porte
Saint-Lazare, accompagné de
ses soldats, qui étaient, comme lui, brunis par le soleil
d’Alger. Il
était tout blanc de poussière, blondin, avec des
yeux bleus et le
rayonnement de la jeunesse et de la gloire.
-- Vive notre beau prince! criaient, à tout moment, les
femmes des
faubourgs.
Me trouvant à Paris, en 1889, et ayant eu
l’honneur d’être convié à
Chantilly, je rappelai à Son Altesse cet infime
détail de son passage
en Provence; et Mgr d’Aumale, après quarante-cinq
ans, se rappela de
bonne grâce les braves femmes qui criaient en le voyant
passer :
-- Qu’il est joli! qu’il est galant!
Ce vieil Avignon est pétri de tant de gloires
qu’on n’y peut faire un
pas sans fouler quelque souvenir. Ne se trouve-t-il pas que,
dans
l’île de maisons où était notre
pensionnat, s’élevait, autrefois, le
couvent de Sainte-Claire! C’est dans la chapelle de ce
couvent que,
le matin du 6 avril 1327, Pétrarque vit Laure pour la
première fois.
Nous étions aussi tout près de la rue des
Etudes, qui, encore à cette
époque, avait, dans le bas peuple, une réputation
lugubre. Nous
n’avions jamais pu décider les petits Savoyards,
soit ramoneurs, soit
décrotteurs, à venir ramoner dans notre pensionnat
ou cirer nos
chaussures. Comme, dans la rue des Etudes, se trouvaient,
autrefois,
l’Université d’Avignon ainsi que l’Ecole
de médecine, le bruit
courait que les étudiants attrapaient, quand ils
pouvaient, les
petits, vagabonds, pour les saigner, les écorcher, et
étudier sur
leurs cadavres.
Il n’en était pas moins intéressant pour
nous, enfants de villages
pour la plupart, de rôder, quand nous sortions, dans ce
labyrinthe de
ruelles qui nous avoisinaient, comme le Petit Paradis,
qui avait
été jadis une "rue chaude" et qui s’en tenait
encore; la rue de
l’Eau-de-Vie, la rue du Chat, la rue du
Coq, la rue du
Diable. Mais quelle différence avec nos beaux
vallons tout fleuris
d’asphodèles, avec notre bon air, notre paix, notre
liberté, de
Saint-Michel-de-Frigolet!
J’en avais, à certains jours, le coeur
serré de nostalgie, et
cependant, M. Millet, qui était fort bon diable au fond,
avait
quelque chose en lui qui finit par m’apprivoiser. Comme il
était de
Caderousse, fils, comme moi, d’agriculteur, et qu’il
avait dans sa
famille toujours parlé provençal, il professait,
pour le poème du
Siège de Caderousse, une admiration extraordinaire; il le
savait tout
par coeur, et à la classe, quelquefois, en pleine
explication de
quelque beau combat des Grecs et des Troyens, remuant tout
à coup,
par un mouvement de front qui lui était particulier, le
toupet gris
de ses cheveux :
-- Eh bien! disait-il, tenez! c’est là l’un
des morceaux les plus
beaux de Virgile, n’est-ce pas? Écoutez, pourtant,
mes enfants, le
fragment que je vais vous citer, et vous reconnaîtrez que
Favre, le
chantre du Siège de Caderousse, à Virgile
lui-même serre souvent
les talons :
Un nommé Pergori Latrousse,
Le plus ventru de Caderousse,
S’était rué contre un tailleur...
Ayant bronché contre une motte,
Il fut rouler comme un tonneau.
Si elles nous allaient, ces citations de notre langue, si
pleine de
saveur! Le gros Millet riait aux éclats, et, pour moi
qui, dans le
sang, avais, comme nul autre, gardé l’âcre
douceur du miel de mon
enfance, rien de plus appétissant que ces
hors-d’oeuvre du pays.
M. Millet, tous les jours, par là, vers les cinq
heures, allait lire
la gazette au café Baretta, -- qu’il appelait le
"Café des Animaux
parlants", -- et qui, si je ne me trompe, était, tenu par
l’oncle ou,
peut-être, par l’aïeul de Mlle Baretta, du
Théâtre-Français; ensuite,
le lendemain, lorsqu’il était de bonne humeur, il
nous redisait, non
sans malice, les éternelles grogneries des vieux
politiciens de cet
établissement, qui ne parlaient jamais, en ce temps, que
du Petit,
comme ils appelaient Henri V.
Je fis, cette année-là, ma première
communion à l’église
Saint-Didier, qui était notre paroisse, et
c’était le sonneur Fanot,
chanté plus tard par Roumanille dans sa Cloche
montée, qui nous
sonnait le catéchisme. Deux mois avant la
cérémonie, M. Millet nous
menait à l’église pour y être
interrogés. Et là, mêlés aux
autres
enfants, garçonnets et fillettes, qui devions communier
ensemble, on
nous faisait asseoir sur des bancs, au milieu de la nef. Le
hasard
fit que moi, qui étais le dernier de la rangée des
garçons, je me
trouvai placé près d’une charmante fille qui
était la première de la
rangée des demoiselles. On l’appelait Praxède
et elle avait, sur les
joues, deux fleurs de vermillon semblables à deux roses
fraîchement
épanouies.
Ce que c’est que les enfants : attendu que, tous les
jours, on se
rencontrait ensemble, assis l’un près de
l’autre; que, sans penser à
rien, nous nous touchions le coude, et que nous nous
communiquions,
dans la moiteur de notre haleine, à l’oreille, en
chuchotant, nos
petits sujets de rire, ne finîmes-nous pas (le bon Dieu me
pardonne
!) par nous rendre amoureux?
Mais c’était un amour d’une telle innocence,
et tellement emprunt
d’aspirations mystiques, que les anges, là-haut,
s’ils éprouvent
entre eux des affections réciproques, doivent en avoir de
pareilles.
L’un comme l’autre, nous avions douze ans :
l’âge de Béatrix, lorsque
Dante la vit; et c’est cette vision de la jeune vierge en
fleur qui a
fait le Paradis du grand poète florentin. Il est
un mot, dans notre
langue, qui exprime très bien ce délice de
l’âme dont s’enivrent les
couples dans la prime jeunesse : nous nous agréions. Nous
avions
plaisir à nous voir. Nous ne nous vîmes jamais, il
est vrai, que dans
l’église; mais, rien que de nous voir notre coeur
était plein. Je lui
souriais, elle souriait; nous unissions nos voix dans les
mêmes
cantiques d’amour, d’actions de grâces; vers les
mêmes mystères nous
exaltions, naïfs, notre foi spontanée... Oh! aube de
l’amour, où
s’épanouit en joie l’innocence, comme la
marguerite dans le frais du
ruisseau, première aube de l’amour, aube pure
envolée!
Voici mon souvenir de Mlle Praxède, telle que je la vis
pour la
dernière fois : tout de blanc vêtue,
couronnée de fleurs d’aubépine,
et jolie à ravir sous son voile transparent, elle montait
à l’autel,
tout près de moi, comme une épousée, belle
petite épousée de
l’Agneau!
Notre communion faite, la chose finit là. C’est en
vain que
longtemps, quand nous passions dans sa rue (elle habitait rue de
la
Lice), je portais mes regards avides sous les abat-jour verts de
la
maison de Praxède. Je ne pus jamais la revoir. On
l’avait mise au
couvent et, alors, de songer que ma charmante amie avec le
vermillon
et le sourire de son visage, m’était enlevée
pour toujours, soit de
cela, soit d’autre chose, je tombai dans une langueur
à me dégoûter
de tout.
Aussi les vacances venues, quand je retournai au Mas, ma
mère en me
voyant tout pâle, avec, de temps en temps, des atteintes
de fièvre,
décida dans sa foi, autant pour me guérir que pour
me récréer, de me
conduire à saint Gent, qui est le patron des
fiévreux.
Saint Gent, qui a pareillement la vertu de faire pleuvoir, est
une
sorte de demi-dieu pour les paysans des deux côtés
de la Durance.
-- Moi, nous disait mon père, j'ai été
à Saint-Gent avant la
Révolution. Nous y allâmes les pieds nus, avec ma
pauvre mère, je
n’avais pas plus de dix ans. Mais, en ce temps, il y avait
plus de
foi.
Nous, avec l’oncle Bénoni qui conduisait le voyage
et que vous
connaissez déjà, par une lune claire comme il en
fait en septembre,
vers minuit, nous partîmes donc, sur une charrette
bâchée, et, après
nous être joints aux autres pèlerins qui allaient
à la fête, à
Château-Renard, à Noves, au Thor, ou bien à
Pernes, nous voyions
après nous, tout le long du chemin, quantité
d’autres charrettes,
recouvertes, comme la nôtre, de toiles étendues sur
des cerceaux de
bois, venir grossir la caravane.
Chantant ensemble, pêle-mêle, le cantique de saint
Gent, -- qui, du
reste, est superbe, puisque Gounod en a mis l’air dans
l’opéra de
Mireille, -- nous traversions de nuit, au bruit des coups
de fouet,
les villages endormis, et le lendemain soir, par là, vers
les quatre
heures, nous arrivions en foule au cri de : "Vive saint Gent!",
dans
la gorge du Bausset.
Et là, sur les lieux mêmes, où
l’ermite vénéré avait passé
sa
pénitence, les vieux, avec animation, racontaient aux
jeunes gens ce
qu’ils avaient entendu dire :
-- Gent, disait-il, était comme nous un enfant de
paysans, un brave
gars de Monteux, qui, à l’âge de quinze ans,
se retira dans le
désert, pour se consacrer à Dieu. Il labourait la
terre avec deux
vaches. Un jour, un loup lui en saigna une. Gent attrapa le
loup,
l’attela à sa charrue, et le fit labourer, sous le
joug, avec l’autre
vache. Mais à Monteux, depuis que Gent était
parti, il n’avait pas
plu de sept ans, et les Montelais dirent à la mère
de Gent :
-- Imberte, il faut aller à la recherche de votre fils,
parce que,
depuis son départ, il n’est plus tombé une
goutte d’eau.
Et la mère de Gent, à force de chercher,
à force de crier, trouva
enfin son gars, là où nous sommes à
présent, dans la gorge du
Bausset, et, comme sa mère avait soif, Gent, pour la
faire boire,
planta deux de ses doigts dans le roc escarpé, et il en
jaillit deux
fontaines : une de vin et l’autre d’eau. Celle du vin
est tarie, mais
celle de l’eau coule toujours, -- et c’est la main de
Dieu pour les
mauvaises fièvres.
On va, deux fois par an, à l’ermitage de
Saint-Gent. D’abord, au mois
de mai, où les Montelais, ses compatriotes, emportent sa
statue de
Monteux au Bausset, pèlerinage de trois lieues, qui se
fait à la
course, en mémoire et symbole de la fuite du saint.
Voici la lettre enthousiaste qu’Aubanel
m’écrivait, un an qu’il y
était allé (1886) :
"Mon cher ami, avec Grivolas, nous arrivons de Saint-Gent.
C’est une
fête étonnante, admirable, sublime; ce qui est
d’une poésie inouïe,
ce qui m’a laissé dans l’âme une
impression délicieuse, c’est la
course nocturne des porteurs de saint Gent. Le maire nous avait
donné
une voiture et nous avons suivi ce pèlerinage dans les
champs, les
bois et les rochers au clair de lune, au chant des rossignols,
depuis
huit heures du soir, jusqu’à minuit et demi.
C’est saisissant: et
mystérieux; c’est étrange et beau à
faire pleurer. Ces quatre enfants
en culotte et en guêtres nankin, courant comme des
lièvres, volant
comme des oiseaux, précédés d’un homme
à cheval galopant et tirant
des coups de pistolet; les gens des fermes venant sur les
chemins au
passage du saint; les hommes, les femmes, les enfants et les
vieux,
arrêtant les porteurs, baisant la statue, criant,
pleurant,
gesticulant; et puis, lorsqu’on repart toujours vite, les
femmes qui
leur crient :
"-- Heureux voyage! garçons!
"Et les hommes qui ajoutent :
"-- Le grand saint Gent vous maintienne la force!
"-- Et de courir encore, de courir à perdre haleine. Oh!
ce voyage
dans la nuit, cette petite troupe partant à la garde de
Dieu et de
saint Gent, et s’enfonçant dans les
ténèbres, dans le désert, pour
aller je ne sais où, tout cela, je te le redis, est
d’une poésie si
profonde et si grande qu’elle vous laisse une
impression
ineffaçable."
Le second pèlerinage de Saint Gent est en septembre, et
c’est celui
où nous allâmes. Comme saint Gent, en somme,
n’a été canonisé que par
la voix du peuple, les prêtres y viennent peu, les
bourgeois encore
moins; mais le peuple de la glèbe, dans ce bon saint tout
simple qui
était de son terroir, qui parlait comme lui, qui, sans
temps de
longueurs, lui envoie la pluie, lui guérit ses
fièvres, le peuple
reconnaît sa propre déification et son culte pour
lui est si fervent
que, dans l’étroite gorge où la
légende vit, on a vu, quelquefois,
jusqu’à vingt mille pèlerins.
La tradition dit que saint Gent couchait la tête en bas,
les pieds en
haut, dans un lit de pierre ; et tous les pèlerins,
dévotement,
gaiement, font l’arbre fourchu au lit de saint Gent, qui
est une auge
dressée ; -- les femmes mêmes le font aussi, en se
tenant, de l’une à
l’autre, les jupes décemment serrées.
Nous fîmes l’arbre fourchu dans le lit, comme les
autres; nous
allâmes, avec ma mère, voir le Fontaine du Loup
et la Fontaine de la
Vache; et ensuite, entourés de quelques vieux
noyers, la chapelle de
saint Gent, où se trouve son tombeau et le "rocher
affreux", comme
dit le cantique, d’où sort, pour les
fiévreux, la miraculeuse source.
Or, émerveillé de tous ces récits, de
toutes ces croyances, de toutes
ces visions, moi donc, l’âme enivrée par la
vue de l’endroit, par la
senteur des plantes, -- encore embaumées, semblait-il, de
l’empreinte
des pieds du saint, avec la belle foi de ma douzième
année, je
m’abreuvai au jet d’eau; et (dites ce qu’il vous
plaira), à partir de
là, je n’eus plus de fièvre. Ne vous
étonnez pas si la fille du
félibre, si la pauvret Mireille, perdue dans la Crau,
mourante de
soif, se recommande au bon saint Gent.
O bel et jeune laboureur -- qui attelâtes à
votre charrue — le
loup de la montagne, etc.
(Mireille, chant VIII.)
souvenir de jeunesse qu’il m’est doux encore de me remémorer.
A mon retour en Avignon eut lieu, pour nous faire poursuivre
nos
classes, une combinaison nouvelle. Tout en restant
pensioinnaires
chez le gros M. Millet, on nous menait, deux fois par jour,
au
Collège Royal, pour y suivre comme externes les cours
universitaires,
et c’est dans ce lycée et de cette façon que,
dans cinq ans (de 1843
à 1847), je terminai mes études.
Nos maîtres du collège n’étaient pas,
comme aujourd’hui, de jeunes
normaliens stylés et élégants. Nous avions
encore, dans leurs
chaires, les vieux barbons sévères de
l’ancienne Université : en
quatrième, par exemple, le brave M. Blanc, ancien
sergent-major de
l’époque impériale, qui, lorsque nos
réponses étaient insuffisantes,
ex abrupto nous lançait par la tête les
bouquins qu’il avait en
main; en troisième, M. Monbet, au parler nasillard (il
conservait,
sur sa cheminée dans un bocal d’eau-de-vie, un
foetus de sa femme);
en seconde, M. Lamy, un classique rageur, qui avait en horreur
le
renouveau de Victor Hugo; enfin, en rhétorique, un rude
patriote
appelé M. Chanlaire, qui détestait les Anglais, et
qui, ému, nous
déclamait, en frappant sur son pupitre, les chants
guerriers de
Béranger.
Je me vois encore, un an, à la distribution des prix
dans l’église du
collège, avec tout le beau monde d’Avignon qui
l’emplissait. J’avais,
cette année-là, et je ne sais comment,
remporté tous les prix, même
celui d’excellence. Chaque fois qu’on me nommait,
j’allais chercher,
timide, aux mains du proviseur, le beau livre de prix et la
couronne
de laurier puis, traversant la foule et ses applaudissements,
je
venais jeter ma gloire dans le tablier de ma mère; et
tous
considéraient d’un regard curieux, d’un regard
étonné, cette belle
Provençale qui, dans son cabas de jonc, entassait avec
bonheur, mais
digne et calme, les lauriers de son fils; puis au Mas, pour
les
conserver, sic transit gloria mundi, nous mettions
lesdits lauriers
sur la cheminée, derrière les chaudrons.
Quoi qu’il se fît, pourtant, pour me
détourner de mon naturel, comme
on ne fait que trop, aujourd’hui plus que jamais, aux
enfants du
Midi, je ne pouvais me sevrer des souvenances de ma langue, et
tout
m'y ramenait. Une fois, ayant lu, dans je ne sais plus quel
journal,
ces vers de Jasmin à Loïsa Puget :
Quand dins l’aire
Pèr nous plaire
Sones l'aire --
De tas nouvellos causous,
Sus la terro tout s’amaiso,
Tout se taiso,
Al refrin que fas souna :
Mai d’un cop se derebelho
E fremis coumo la felho
Qu’un vent fres lai frissouna.
Et voyant que ma langue avait encore des poètes qui la
mettaient en
gloire, pris d’un bel enthousiasme, je fis aussitôt,
pour le célèbre
perruquier, une piécette admirative qui commençait
ainsi :
Pouèto, ounour de ta maire Gascougno.
Mais, petit criquet, je n’eus pas de réponse. Je
sais bien que mes
vers, pauvres vers d’apprenti, n’en méritaient
guère; cependant, --
pourquoi le nier? -- ce dédain me fut sensible; et plus
tard, à mon
tour, quand j’ai reçu des lettres de tout pauvre
venant, me rappelant
ma déconvenue, je me suis fait un devoir de les bien
accueillir
toujours.
Vers l’âge de quatorze ans, ce regret de mes champs
et de ma langue
provençale, qui ne m’avait jamais quitté,
finit par me jeter dans une
nostalgie profonde.
"Combien sont plus heureux, me disais-je à part moi,
comme l’Enfant
Prodigue, les valets et les bergers de notre Mas, là-bas,
qui mangent
le bon pain que ma mère leur apprête, et mes amis
d’enfance, les
camarades de Maillane, qui vivent libres à la campagne et
labourent,
et moissonnent, et vendangent, et olivent, sous le saint soleil
de
Dieu, tandis que je me chême, moi, entre quatre murs, sur
des
versions et sur des thèmes!"
Et mon chagrin se mélangeait d’un violent
dégoût pour ce monde
factice où j’étais claquemuré et
d’une attraction vers un vague idéal
que je voyais bleuir dans le lointain, à l’horizon.
Or, voici qu’un
jour, en lisant, je crois, le Magasin des Familles, je
vais tomber
sur une page où était la description de la
chartreuse de Valbonne et
de la vie contemplative et silencieuse des Chartreux.
N’est-il pas vrai, lecteur, que je me monte la
tête, et, m’échappant
du pensionnat, par une belle après-midi, je pars, tout
seul,
éperdument, prenant, le long du Rhône la route du
Pont-Saint-Esprit,
car je savais que Vaibonne n’en était pas
éloigné.
"Tu iras, me dis-je, frapper à la porte du couvent; tu
prieras, tu
pleureras, jusqu’à ce qu’on veuille te
recevoir; puis, une fois reçu,
tu vas, comme un bienheureux, te promener tout le jour sous
les
arbres de la forêt, et, te plongeant dans l’amour de
Dieu, tu te
sanctifieras comme fit le bon saint Gent."
Ce ressouvenir de saint Gent, dont la légende me
hantait, sur le coup
m’arrêta.
"Et ta mère, me dis-je, à laquelle,
misérable, tu n’as pas dit adieu,
et qui, en apprenant que tu as disparu, va être au
désespoir et, par
monts et par vaux, te cherchera, la pauvre femme, en criant,
désolée
comme la mère de saint Gent.!"
Et alors, tournant bride, le coeur gros, hésitant, je
gagnai vers
Maillane, autant dire pour embrasser, avant de fuir le monde,
mes
parents encore une fois; mais, à mesure que
j’avançais vers la maison
paternelle, voilà, pauvre petit, que mes projets de
cénobite et mes
fières résolutions fondaient dans
l’émotion de mon amour filial comme
un peloton de neige à un feu de cheminée; et
lorsque, au seuil du
Mas, j’arrivai sur le tard et que ma mère,
étonnée de me voir tomber
là, me dit :
-- Mais pourquoi donc as-tu quitté le pensionnat avant
d’être aux
vacances?
-- Je languissais, fis-je en pleurant, tout honteux de ma
fugue, et
je ne veux plus y aller, chez ce gros monsieur Millet.
-- où l’on ne mange que des carottes!
Le lendemain, on me fit reconduire, par notre berger Rouquet,
dans ma
geôle abhorrée, en me promettant, cependant, de
m’en libérer bientôt,
après les vacances.
Joseph Roumanille. — Notre liaison. — Les
poètes du "Boui-Abaisso".
-- L’épuration de notre langue. -- Anselme Matbieu.
— L’amour sur les
toits. — Les processions avignonnaises. — Celle des
Pénitents Blancs.
-- Le sergent Monnier. — L’achèvement des
études.
Comme les chattes qui, souvent, changent leurs petits de
place, ma
mère, à la rentrée de cette année
scolaire, m’amena chez M. Dupuy,
Carpentrassien portant besicles, qui tenait, lui aussi, un
pensionnat
à Avignon, au quartier du Pont-Troué. Mais, ici,
pour mes goûts de
provençaliste en herbe, j’eus, comme on dit, le
museau dans le sac.
M. Dupuy était le frère de ce Charles Dupuy,
mort député de la Drôme,
auteur du Petit Papillon, un des morceaux délicats
de notre
anthologie provençale moderne. Lui, le cadet Dupuy,
rimait aussi en
provençal, mais ne s’en vantait pas, et il avait
raison.
Voici que, quelque temps après, il nous arriva de Nyons
un jeune
professeur à fine barbe noire, qui était de
Saint-Remy. On l’appelait
Joseph Roumanille. Comme nous étions pays, -- Mailane et
Saint-Remy
sont du même canton, -- et que nos parents, tous
cultivateurs, se
connaissaient de, longue date, nous fûmes bientôt
liés. Néanmoins,
j’ignorais que le Saint-Remyen s’occupait, lui aussi,
de poésie
provençale.
Et, le dimanche, on nous menait, pour la messe et les
vêpres, à
l’église des Carmes. Là, on nous faisait
mettre derrière le
maître-autel, dans les stalles du choeur, et, de nos voix
jeunettes,
nous y accompagnions les chantres du lutrin : parmi lesquels
Denis
Cassan, autre poète provençal, on ne peut plus
populaire dans les
veillées du quartier, et que nous voyions en surplis,
avec son air
falot, son flegme, sa tête chauve, entonner les antiennes
et les
hymnes. La rue où il demeurait porte, aujourd’hui,
son nom.
Or, un dimanche, pendant que l’on chantait vêpres,
il me vint dans
l’idée de traduire en vers provençaux les
Psaumes de la Pénitence,
et, alors, en tapinois, dans mon livre entr’ouvert,
j’écrivais à
mesure, avec un bout de crayon, les quatrains de ma version
:
Que l’isop bagne ma caro,
Sarai pur : lavas-me lèu
E vendrai pu blanc encaro
Que la tafo de la nèu.
Mais M. Roumanille, qui était le surveillant, vient par
derrière,
saisit le papier où j’écrivais, le lit, puis
le fait lire au prudent
M. Dupuy, -- qui fut, paraît-il, d’avis de ne pas me
contrarier; et,
après vêpres, quand, autour des remparts
d’Avignon, nous allions à la
promenade, il m’interpella en ces termes :
-- De cette façon, mon petit Mistral, tu t’amuses
à faire des vers
provençaux?
-- Oui, quelquefois, lui répondis-je.
Et Roumanille, d’une voix sympathique et bien
timbrée, me récita les
Deux Agneaux :
Entendès pas l’agnèu que bèlo?
Vès-lou que cour après l’enfant...
Coume fan bèn tout ço que fan!
E l’innoucènci, ccnnme es bello!
Et puis, le Petit Joseph :
Lou paire es ana rebrounda
E, pèr vendre lou jardinage,
La maire es anado au village,
E Jejè rèsto pèr garda.
Et puis Paulon, et puis le Pauvre, et
Madeleine et Louisette,
une vraie éclosion de fleurs d’avril, de fleurs de
prés, fleurs
annonciatrices du printemps félibréen qui me
ravirent de plaisir et
je m’écriai :
-- Voilà l’aube que mon âme attendait pour s’éveiller à la lumière!
J’avais bien, jusque-là, lu à bâtons
rompus un peu de provençal;
mais, ce qui m’ennuyait, c’était de voir notre
langue, chez les
écrivains modernes (à l’exception de Jasmin
et du marquis de Lafare
-- que je ne connaissais pas), employée, en
général, comme on eût dit
par dérision. Et Roumanille, beau premier, dans le parler
populaire
des Provençaux du jour, chantait, lui, dignement, sous
une forme
simple et fraîche, tous les sentiments du coeur.
En conséquence, et nonobstant une différence
d’âge d’une douzaine
d’années (Roumanille était né en
1818), lui, heureux de trouver un
confident de sa Muse tout préparé pour le
comprendre, moi,
tressaillant d’entrer au sanctuaire de mon rêve, nous
nous donnâmes
la main, tels que des fils du même Dieu, et nous
liâmes amitié sous
une étoile si heureuse que, pendant un
demi-siècle, nous avons marché
ensemble pour la même oeuvre ethnique, sans que notre
affection ou
notre zèle se soient ralentis jamais.
Roumanille avait donné ses premiers vers au Boui-A
baisso, un
journal provençal que Joseph Désanat publiait
à Marseule une fois par
semaine et qui, pour les trouvères de cette
époque-là, fut un foyer
d’exposition. Car la langue du terroir n’a jamais
manqué d’ouvriers;
et principalement au temps du Boui-A baisso (1841-1846),
il y eut
devers Marseile un mouvement dialectal qui, n'aurait-il rien
fait que
maintenir l’usage d’écrire en provençal,
mérite d’être salué.
De plus, nous devons reconnaître que des poètes
populaires, tels que
le valeureux Désanat de Tarascon, tels que Bellot,
Chailan, Bénédit
et Gelu, Gelu éminemment, qui ont à leur
manière exprimé la
gaillardise du gros rire marseillais, n’ont pas
été depuis, pour ces
sortes d’atellanes, remplacés ni
dépassés. Et Camille Reybaud, un
poète de Carpentras, mais poète de noble allure,
dans une grande
épître qu’il envoyait à Roumanille,
tout en désespérant du sort du
provençal délaissé par les imbéciles
qui, disait-il :
Laissent, pour imiter les messieurs de la ville, -- aux
sages
pères-grands notre langue trop vile -- et nous font du
français,
qu’ils estropient à fond, -- de tous les patois le
plus affreux
peut-être.
Reybaud semblait pressentir la renaissance qui couvait;
lorsqu’il
faisait cet appel aux rédacteurs du Boui-A
baisso:
Quittons-nous : mais avant de nous séparer, --
frères, contre
l’oubli songeons de nous défendre; -- tous ensemble
faisons quelque
oeuvre colossale, -- quelque tour de Babel en brique
provençale; --
au sommet, en chantant, gravez ensuite votre nom, -- car vous
autres,
amis, êtes dignes de renommée! -- Moi qu’un
grain d’encens étourdit
et enivre, -- qui chante pour chanter comme fait la cigale -- et
qui
n’apporterais, pour votre monument, -- qu’une
pincée de gravier et de
mauvais ciment, je creuserai pour ma muse un tombeau dans le
sable;
-- et quand vous aurez fini votre oeuvre impérissable, --
si, des
hauteurs de votre ciel si bleu, vous regardez en bas,
frères, vous ne
me verrez plus.
Seulement, imbus de cette idée fausse que le parler du
peuple n’était
bon qu’à traiter des sujets bas ou drolatiques, ces
messieurs
n’avaient cure ni de le nettoyer, ni de le
réhabiliter.
Depuis Louis XIV, les traditions usitées pour
écrire notre langue
s’étaient à peu près perdues. Les
poètes méridionaux avaient, par
insouciance ou plutôt par ignorance, accepté la
graphie de la langue
française. Et à ce système-là qui,
n’étant pas fait pour lui,
disgraciait en plein notre joli parler, chacun ajoutait ensuite
ses
fantaisies orthographiques à tel point que les dialectes
de l’idiome
d’Oc, à force d’être
défigurés par l’écriture,
paraissaient
complètement étrangers les uns aux autres.
Roumanille, en lisant à la bibliothèque
d’Avignon les manuscrits de
Saboly, fut frappé du bon effet que produisait notre
langue,
orthographiée là selon le génie national et
d’après les usages de nos
vieux Troubadours. Il voulut bien, si jeune que je fusse,
prendre mon
sentiment pour rendre au provençal son orthographe
naturelle; et,
d’accord tous les deux sur le plan de réforme, on
partit hardiment de
là pour muer ou changer de peau. Nous sentions
instinctivement que,
pour l’oeuvre inconnue qui nous attendait au loin, il nous
fallait
un outil léger, un outil frais émoulu.
L’orthographe n’était pas tout. Par esprit
d’imitation et par un
préjugé bourgeois qui, malheureusement, descend
toujours davantage,
l’on s’était accoutumé à
délaisser comme "grossiers" les mots les
plus grenus du parler provençal. Par suite, les
poètes précurseurs
des félibres, même ceux en renom, employaient
communément, sans aucun
sens critique, les formes corrompues, bâtardes, du patois
francisé
qui court les rues. Ayant donc Roumanille et moi,
considéré qu’à tant
faire que d’écrire nos vers dans le langage du
peuple, il fallait
mettre en lumière, il fallait faire valoir
l’énergie, la franchise,
la richesse d’expression qui la caractérisent, nous
convînmes
d’écrire la langue purement et telle qu’on la
parle dans les milieux
affranchis des influences extérieures. C’est ainsi
que les Roumains,
comme nous le contait le poète Alexandri, lorsqu’ils
voulurent
relever leur langue nationale, que les classes bourgeoises
avaient
perdue ou corrompue, allèrent la rechercher dans les
campagnes et les
montagnes chez les paysans les moins cultivés.
Enfin, pour conformer le provençal écrit
à la prononciation générale
en Provence, on décida de supprimer quelques lettres
finales ou
étymologiques tombées en désuétude,
telles que l’S du pluriel, le T
des participes, l’R des infinitifs et le CH de quelques
mots, tels
que fach, dich, puech, etc.
Mais qu’on n’aille pas croire que ces innovations,
bien qu’elles
n’eussent de rapport qu’avec un cercle restreint des
poètes "patois"
comme on disait alors, se fussent introduites dans l’usage
commun,
sans combat ni résistance. D’Avignon à
Marseille, tous ceux qui
écrivaient ou rimaillaient dans la langue,
contestés dans leur
routine ou leur manière d’être, soudain se
gendarmèrent contre les
réformateurs. Une guerre de brochures et d’articles
venimeux, entre
les jeunes d’Avignon et nos contradicteurs, dura plus de
vingt ans.
A Marseille, les amateurs de trivialités, les rimeurs
à barbe
blanche, les jaloux, les grognons, se réunissaient le
soir dans
l’arrière-boutique du bouquiniste Boy pour y
gémir amèrement sur la
suppression des S et aiguiser les armes contre les
novateurs.
Roumanille, vaillamment et toujours sur la brèche,
lançait aux
adversaires le feu grégeois que nous apprêtions, un
peu l’un, un peu
l’autre, dans le creuset du Gai-Savoir. Et comme nous
avions pour
nous, outre les bonnes raisons, la foi, l’enthousiasme,
l’entrain de
la jeunesse, avec quelque autre chose, nous finîmes par
rester, ainsi
que vous verrez plus tard, maîtres du champ de
bataille.
......................................................................................................
Dans la cour, une après-midi où, avec les
camarades, nous jouions aux
trois sauts, entra et s’avança dans notre groupe un
nouveau
pensionnaire aux fines jambes, le nez à l’Henri IV,
le chapeau sur
l’oreille, l’air quelque peu vieillot et dans la
bouche un bout de
cigare éteint. Et les mains dans les poches de sa veste
arrondie,
sans plus de façons que s’il était des
nôtres :
-- Eh bien! dit-il, que faisons-nous? Voulez-vous que
j’essaye, moi,
un peu, aux trois sauts?
Et aussitôt, sans plus de gêne, le voilà
qui prend sa course, et
léger comme un chat, il dépasse peut-être
d’environ trois mains
ouvertes la marque du plus fort qui venait de sauter.
Nous battîmes tous des mains et lui dîmes :
-- Collègue, d’où sors-tu comme cela?
-- Je sors, dit-il, de Châteauneuf, le pays du bon
vin... Vous n’en
avez jamais ouï parler, de Châteauneuf, de
Châteauneuf-du-Pape?
-- Si, et quel est ton nom?
-- Mon nom? Anselme Mathieu.
A ces mots, le compagnon plongea ses deux mains dans ses
poches, et
il les sortit pleines de vieux bouts de cigares que, de
façon
courtoise, souriante et aisée, il nous offrit à
tour de rôle.
Nous qui, pour la plupart, n’avions jamais osé
fumer (sinon, comme
les enfants, quelques racines de mûrier), nous
prîmes sur-le-champ en
grande considération le nouveau qui faisait si largement
les choses
et qui, à ce qu’il montrait, devait connaître
la haute vie.
C’est ainsi qu’avec Mathieu, le gentil auteur de la
Farandole, nous
fîmes connaissance au pensionnat Dupuy. Une fois, je le
racontai à
notre ami Daudet, qui aimait beaucoup Mathieu. Et cela lui plut
tant
que, dans son roman de Jack, il a mis à l’actif de
son petit prince
nègre la susdite largesse des vieux bouts de cigare.
Avec Roumanille et Mathieu nous étions donc trois,
tres faciunt
capitulum, de ceux qui, un peu plus tard, devaient fonder
le
Félibrige. Mais le brave Mathieu (comment
s’arrangeait-il?) on ne le
voyait guère qu’à l’heure des repas ou
de la récréation. Attendu
qu’il avait l’air déjà d’un petit
vieux, bien qu’il n’eût pas
beaucoup plus de seize ans, et qu il était quelque peu en
retard dans
ses études, il s’était fait donner une
chambre sous les tuiles, sous
prétexte de pouvoir y travailler plus librement, et
là, dans sa
soupente, où l’on voyait, sur les murs, des images
clouées et, sur
des
étagères, des figurines de Pradier, nudités
en plâtre, tout le jour
il rêvassait, fumait, faisait des vers et, la plupart du
temps,
accoudé sur sa fenêtre, regardait les gens passer
dans la rue ou bien
les passereaux apporter la becquée, dans leurs nids,
à leurs petits.
Puis il disait des gaudrioles à Mariette, la
chambrière, envoyait des
lorgnades à la demoiselle du maître et,
lorsqu’il descendait nous
voir, nous contait toutes sortes de fariboles de village.
Mais, où il ne riait pas, c’était
lorsqu’il nous parlait de ses
parchemins de noble.
-- Mes aïeux étaient marquis, disait-il d’une
voix grave, marquis de
Montredon. Lors de la Révolution, mon grand père
quitta son titre ;
et, après, se trouvant ruiné, il ne voulut plus le
reprendre, parce
qu’il ne pouvait plus le porter convenablement.
Il y eut toujours, du reste, dans la vie de Mathieu, quelque
chose de
romanesque, de nébuleux. Quelquefois, il disparaissait,
comme les
chats lorsqu’ils vont à Rome. Nous le hélions
:
-- Mathieu!
Point de Mathieu... Où était-il? Là-haut
sur les toits, qui courait
dans les tuiles, pour aller à des rendez-vous qu’il
avait, nous
racontait-il, avec une fillette belle comme le jour!
Voici qu’au Pont-Troué, qui était notre
quartier, le jour de la
Fête-Dieu, nous regardions, comme d’usage, passer la
procession, et
Mathieu me dit :
-- Frédéric, veux-tu que je te fasse connaître mon amante?
-- Volontiers.
-- Eh bien! dit-il, vois-tu? Quand passera la troupe des
choristes,
ennuagées de blanc dans leurs voiles de tulle, tu
remarqueras que
toutes ont une fleur épinglée au milieu de la
poitrine :
Fleur au milan
Cherche galant.
Mais tu en verras une, blonde comme un fil d’or, qui aura
la fleur
sur le côté :
Fleur au côté,
Galant trouvé.
-- Tiens, la voilà : c’est elle!
-- C’est ton amie?
-- Celle-là même.
-- Mon cher, c’est un soleil! Mais comment t’y es-tu
pris pour faire
la conquête d’une si fine demoiselle?
-- Je vais, dit-il, te le conter. C’est la fille du
confiseur qui est
à la Carretterie. J’y allais, de temps en temps,
acheter des boutons
de guêtre (pastilles à la menthe) ou des
crottes de rat (pâte de
réglisse); si bien qu’ayant fini par me familiariser
avec l’aimable
petite et m’étant fait connaître pour marquis
de Montredon, un jour
qu’elle était seule derrière son comptoir, je
lui dis :
"-- Belle fille, si je vous connaissais pour aussi peu
sensée que
moi, je vous proposerais de faire une excursion...
"-- Où?
"-- Dans la lune, répondis-je.
"La fillette éclata de rire et, moi, je continuai :
"-- Voici la combinaison : vous monterez, mignonne, sur la
terrasse
qui se trouve au haut de votre maison, à l’heure que
vous voudrez ou
à celle où vous pourrez; et moi, qui mets mon
coeur et ma fortune à
vos pieds, je viendrai tous les jours, là, sous le ciel,
vous conter
fleurette.
Et ainsi s’est passée la chose... Au haut de la
maison de ma belle,
il y a, comme en beaucoup d’autres, une de ces
plates-formes où l’on
fait sécher le linge. Je n’ai donc, chaque jour,
qu’à monter sur les
toits et, de gouttière en gouttière, je vais
trouver ma blondine, qui
y étend ou plie sa petite lessive ; et puis là,
les lèvres sur les
lèvres, la main pressant la main, toujours courtoisement,
comme entre
dame et chevalier, nous sommes dans le paradis.
Voilà comme notre Anselme, futur Félibre des
Baisers, en étudiant à
l’aise le Bréviaire de l’Amour, passa tout
doucement ses classes sur
les toitures d’Avignon.
A propos des processions, et avant de quitter la cité
pontificale, il
faut dire un mot pourtant de ces pompes religieuses qui, dans
notre
jeune temps, pendant toute une quinzaine, mettaient Avignon en
émoi.
Notre-Dame-de-Dom qui est la métropole, et les quatre
paroisses :
Saint-Agricol, Saint-Pierre, Saint-Didier, Saint-Symphorien,
rivalisaient à qui se montrerait plus belle.
Dès que le sacristain, agitant sa clochette, avait
parcouru les rues
dans lesquelles, sous le dais, le bon Dieu devait passer, on
balayait, on arrosait, on apportait des rameaux verts et on
attachait
les tentures. Les riches, à leurs balcons,
étendaient leurs
tapisseries de soie brodée et damassée; les
pauvres, à leurs fenêtres, exhibaient leurs
couvertures piquées à
petits carreaux, leurs couvre-pieds, leurs courtes-pointes.
Au
portail Maillanais et dans les bas quartiers, on couvrait les
murs de
draps de lit blancs, fleurant la lessive, et le pavé,
d’une litière
de buis.
Ensuite s’élevaient, de distance en distance, les
reposoirs
monumentaux, hauts comme des pyramides, chargés de
candélabres et de
vases de fleurs. Les gens, devant leurs maisons, assis au frais
sur
des chaises, attendaient le cortège, en mangeant des
petits pâtés. La
jeunesse, les damoiseaux, les classes bourgeoise et artisane,
se
promenaient, se dandinaient, lorgnant les filles et leur jetant
des
roses, sous les tentes des rues qu’embaumait, tout le long,
la fumée
des encensoirs.
Lorsque enfin la procession, avec son suisse en tête, de
rouge tout
vêtu, avec ses théories de vierges voilées
de blanc, ses
congrégations, ses frères, ses moines, ses
abbés, ses choeurs et ses
musiques, s’égrenait lentement au battement des
tambours, vous
entendiez, au passage, le murmure des dévotes qui
récitaient leur
rosaire.
Puis, dans un grand silence, agenouillés ou
inclinés, tous se
prosternaient à la fois, et, là-bas, sous une
pluie de fleurs de
genêt blondes, l’officiant haussait le
Saint-Sacrement splendide!
Mais ce qui frappait le plus, c’étaient les
Pénitents, qui faisaient
leurs sorties après le coucher du soleil, à la
clarté des flambeaux.
Les Pénitents Blancs, entre autres, lorsque,
encapuchonnés de leurs
capuces et cagoules, ils déifiaient pas à pas,
comme des spectres,
par la ville, portant à bras, les uns des tabernacles
portatifs, les
autres des reliquaires ou des bustes barbus, d’autres
des
brûle-parfums, ceux-ci un oeil énorme dans un
triangle, ceux-là un
grand serpent entortillé autour d’un arbre, vous
auriez dit la
procession indienne de Brahma.
Contemporaines de la Ligue et même du Schisme
d’Occident, ces
confréries, en général, avaient pour chefs
et dignitaires les
premiers nobles d’Avignon, et Aubanel le grand
félibre, qui avait,
toute sa vie, été Pénitent Blanc
zélé, fut, à sa mort, enseveli dans
son froc de confrère.
Nous avions, chez M. Dupuy, comme maître
d’étude, un ancien sergent
d’Afrique appelé M. Monnier, qui aurait bien
été, nous disait-il,
pénitent rouge, si une confrérie de cette
couleur-là eût existé dans
Avignon. Franc comme un vieux soldat, brusque et prompt à
sacrer, il
était, avec sa moustache et sa barbiche rêche,
toujours, de pied en
cap, ciré et astiqué.
Au Collège Royal, où nous apprenions
l’histoire, il n’était jamais
question de la politique du siècle. Mais le sergent
Monnier,
républicain enthousiaste, s’était, à
cet égard, chargé de nous
instruire. Pendant les récréations, il se
promenait de long en large,
tenant en main l’histoire de la Révolution. Et
s’enflammant à la
lecture, gesticulant, sacrant et pleurant d’enthousiasme
:
"Que c’est beau! nous criait-il, que c’est beau!
quels hommes!
Camille Desmoulins, Mirabeau, Bailly, Vergniaud, Danton,
Saint-Just,
Boissy-d’Anglas! nous sommes des vermisseaux
aujourd’hui, nom de
Dieu, à côté des géants de la
Convention nationale!"
-- "Quelque chose de beau, tes géants conventionnels!"
lui répondait
Roumanille, quand parfois il se trouvait là, -- "des
coupeurs de
têtes! des traîneurs de crucifix! des monstres
dénaturés, qui se
mangeaient les uns les autres et que, lorsqu’il les voulut,
Bonaparte
acheta comme pourceaux en foire!"
Et ainsi, chaque fois, de se houspiller tous deux,
jusqu’à ce que le
bon Mathieu, avec quelque calembredaine, vint les
réconcilier.
Bref, un jour poussant l’autre, ce fut dans ce milieu
bonasse et
familier qu’au mois d’août de
l’année 1847 je terminai mes études.
Roumanille, pour accroître ses petits émoluments
était entré comme
prote à l’imprimerie Seguin; et, grâce
à cet emploi, il imprimait là,
à peu de frais, son premier recueil de vers, les
Pâquerettes, dont
il nous régalait délicieusement, lorsqu’il en
voyait les épreuves; et
gai comme un poulain, comme un jeune poulain qu’on
élargit et met au
vert, je m’en revins à notre Mas.
Le voyage de Nîmes. -- Le Petit Saint-Jean. -- Les
jardiniers. -- Le
Remontrant. -- L’explication du baccalauréat. -- Le
retour aux
champs. -- Les camarades du village. -- Les veillées. --
Les notaires
de Mailiane. -- L’oncle Jérôme.
-- Eh bien, me dit mon père, cette fois, as-tu achevé?
-- J’ai achevé, répondis-je; seulement...
il faudra que j’aille à
Nîmes pour passer bachelier, un pas assez difficile qui ne
me laisse
pas sans quelque appréhension.
-- Marche, marche : nous autres, quand nous étions
soldats, au siège
de Figuières, nous en avons passé, mon fils, de
plus mauvais.
Je me préparai donc pour le voyage de Nîmes,
où, en ce temps, se
faisaient les bacheliers. Ma mère me plia deux chemises
repassées,
avec mon habit des dimanches, dans un mouchoir à
carreaux, piqué de
quatre épingles, bien proprement. Mon père me
donna, dans un petit
sachet de toile, cent cinquante francs d’écus, en me
disant :
-- Au moins prends garde de ne pas les perdre, ni de ne pas
les
gaspiller.
Et je partis du Mas pour la ville de Nîmes, mon petit
paquet sous le
bras, le chapeau sur l’oreille, un bâton de vigne
à la main.
Quand j’arrivai à Nîmes je rencontrai un
gros d’écoliers des environs
qui venaient comme moi passer leur baccalauréat. Ils
étaient, pour la
plupart, accompagnés de leurs parents, beaux messieurs et
belles
dames, avec les poches pleines
de recommandations : l’un avait une lettre pour le recteur,
un autre
pour l’inspecteur, un autre pour le préfet,
celui-là pour le
grand-vicaire, et tous se rengorgeaient et faisaient sonner le
talon,
avec un petit air de dire : "Nous sommes sûrs de notre
affaire."
Moi, petit campagnard, je n’étais pas plus gros
qu’un pois, car je ne
connaissais absolument personne; et tout mon recours, pauvret,
était
de dire à part quelque prière à saint
Baudile, qui est le patron de
Nîmes (j’avais, étant enfant, porté son
cordon votif), pour qu’il mît
dans le coeur des examinateurs un peu de bonté pour
moi.
On nous enferma à l’Hôtel de Ville, dans une
grande salle nue, et là
un vieux professeur nous dicta, d’un ton nasillard, une
version
latine, après quoi, humant une prise, il nous dit :
-- Messieurs, vous avez une heure pour traduire en
français la dictée
que je vous ai faite... Maintenant, débrouillez-
vous.
Et, dare-dare pleins d’ardeur, nous nous mîmes
à l’oeuvre; à coups de
dictionnaire, le grimoire latin fut épluché; puis
à l’heure sonnante,
notre vieux priseur de tabac ramassa les versions de tous et
nous
ouvrit la porte en disant :
-- A demain!
Ce fut la première épreuve.
Messieurs les écoliers
s’éparpillèrent par la ville et je me
trouvai
seul, avec mon petit paquet et mon bâton de vigne en main,
sur le
pavé de Nîmes, à bayer autour des
Arènes et de la Maison-Carrée.
"Il faut pourtant, me dis-je, penser à se loger", et je
me mis en
quête d’une auberge pas trop chère, mais
néanmoins sortable; et,
comme j’avais le temps, je fis dix fois peut-être, en
guignant les
enseignes, le tour de la ville de Nîmes. Mais les
hôtels, avec leurs
larbins en habit noir, qui, de cinquante pas, avalent l’air
de me
toiser, et les salamalecs et façons du grand monde, tout
cela me
tenait en crainte.
Comme je passais au faubourg, j’aperçus une
enseigne avec cette
inscription : Au Petit Saint-Jean.
Ce Petit Saint-Jean me remplit d’aise. Il me
sembla soudain être en
pays de connaissance. Saint-Jean est, en effet, un saint qui
paraît
de chez nous. Saint Jean amène la moisson, nous avons les
feux de
Saint-Jean, il y a l’herbe de Saint-Jean, les pommes de
Saint-Jean...
Et j’entrai au Petit Saint-Jean... J’avais
deviné juste.
Dans la cour de l’auberge, il y avait des charrettes
bâchées, des
camions dételés et des groupes de
Provençales qui babillaient et
riaient. Je me glissai dans la salle et m’assis à
table.
La salle était déjà pleine, et la grande
table aussi, rien que des
jardiniers : maraîchers de Saint-Rémy, de
Château-Renard, de
Barbentane, qui se connaissaient tous, car ils venaient au
marché une
fois par semaine. Et de quoi parlait-on? Rien que du
jardinage.
-- O Bénézet, combien as-tu vendu tes aubergines?
-- Mon cher, je n’ai pas réussi : il y en avait
abondance : j’ai dû
les laisser à vil prix.
-- Et la graine de porreau, qu’en dit-on?
-- Elle se vendra, paraît-il; il court des bruits de
guerre et l’on
m’a assuré qu’on en faisait de la poudre.
-- Et les haricots "quarantains"?
-- Ils ont claqué.
-- Et les oignons?
-- Enlevés sur place.
-- Et les courges?
-- Il faudra les donner aux cochons.
-- Et les melons, les carottes, les céleris, les pommes de terre?
Bref, une heure de temps, ce fut un brouhaha, rien que sur
le
jardinage.
Moi, je vidais mon assiette et je ne soufflais mot.
Lorsqu’ils eurent tout dit, mon vis-à-vis me fait :
-- Et vous, jeune homme, s’il n’y a pas
indiscrétion, êtes-vous dans
le jardinage? Vous n’en avez pas l’air.
-- Moi, non... je suis venu à Nîmes,
répondis-je timide- ment, pour
passer bachelier.
-- Bachelier! Batelier! fit toute la tablée. Comment a-t-il dit ça?
-- Eh! oui, hasarda l’un d’eux, je crois qu’il
a dit "batelier" : il
doit être venu, oui, c’est cela, pour passer le
bac!... Pourtant il
n’y a pas de Rhône à Nîmes!
-- Allons donc, tu as mal compris, fit un autre, ne vois-tu
pas que
c’est un conscrit, qui vient passer à la
"batterie"?
Je me mis à rire, et, prenant la parole,
j’expliquai de mon mieux ce
que c’était qu’un bachelier.
-- Quand nous sortons des écoles, leur dis-je, que nos
maîtres nous
ont appris... tout : le français, le latin, le grec,
l’histoire, la
rhétorique, les mathématiques, la physique, la
chimie, l’astronomie,
la philosophie, que sais-je? tout ce que vous pouvez vous
imaginer,
alors on nous envoie à Nîmes, où des
messieurs très savants nous font
subir un examen...
-- Oui! comme quand nous allions, nous autres, au
catéchisme, et
qu’on nous demandait : Êtes-vous
chrétien?
-- C’est cela. Ces savants nous questionnent sur toutes
sortes de
mystères qu’il y a dans les livres; et, si nous
répondons bien, ils
nous nomment bacheliers, grâce à quoi nous pouvons
être notaires,
médecins, avocats, contrôleurs, juges,
sous-préfets, tout ce que nous
voudrez.
-- Et si vous répondez mal?
-- Ils nous renvoient au " banc des ânes"... On a fait
aujourd’hui,
parmi nous, le premier triage ; mais c’est demain matin que
nous
passerons à l’étamine.
-- Oh! coquin de bon sort! cria toute la tablée, nous
voudrions bien
y être, pour voir si vous passerez ou si vous resterez au
trou... Et
que va-t-on vous demander, par exemple, voyons?
-- Eh bien! on nous demandera, je suppose, les dates de toutes
les
batailles qui se sont livrées dans le monde depuis que
les hommes se
battent : les batailles des Juifs, les batailles des Grecs,
les
batailles des Romains, celles des Sarrasins, des Allemands,
des
Espagnols, des Français, des Anglais, des Polonais et des
Hongrois...
Non seulement les batailles, mais encore les noms des
généraux qui
commandaient, les noms des rois, des reines, de tous leurs
ministres,
de tous leurs enfants et même de leurs bâtards!
-- Oh! tonnerre de nom de nom ! mais quel intérêt
y a-t-il à vous
faire rappeler tout ce qui s’est passé du temps et
depuis le temps
que saint Joseph était garçon? Il ne semble pas
possible que des
hommes pareils s’occupent de telles vétilles! On
voit bien là qu’ils
n’ont pas autre chose à faire. S’il leur
fallait, comme nous, aller
tous les matins retourner la terre à la bêche, je
ne crois pas qu’ils
s’amusassent à parler des Sarrasins ou des
bâtards du roi Hérode...
Mais allons, continuez...
-- Non seulement les noms des rois, mais encore les noms de
toutes
les nations, de toutes les contrées, de toutes les
montagnes et de
toutes les rivières... et, à propos des
rivières, il faut dire d’où
elles sortent et où elles vont se jeter.
-- Que je vous interrompe, dit le Remontrant, un jardinier
de
Château-Renard qui parlait du gosier, ils doivent donc
vous demander
d’où sourd la Fontaine de Vaucluse? En voilà
une d’eau! On conte
qu’elle a sept branches, qui, toutes, portent bateau. Je me
suis
laissé dire qu’un berger dans le gouffre
d’où elle sort de terre,
laissa tomber son bâton, et qu’on le retrouva
à sept bonnes lieues de
là, dans une source de Saint Rémy... Est-ce vrai
ou non?
-- Tout ça peut-être... Ensuite, il nous faut
savoir les noms de
toutes les mers qu’il y a sous la "chape du soleil".
-- Pardon, si je vous interromps! dit encore le
Remontrant.
Savez-vous comment il se fait que la mer soit salée?
-- Parce qu’elle contient du sulfate de magnésie, du chlorure...
-- Oh! que non! un poissonnier -- tenez, qui était du
Martigue, --
m’assura que ça venait des bâtiments
chargés de sel qui y ont fait
naufrage depuis tant et tant d’années!
-- Si ça vous plaît, à moi aussi... On
nous demande comment se forme
la rosée, la pluie, la gelée blanche,
l’orage, le tonnerre...
-- Pardon, si je vous interromps! reprit le Remontrant; pour
la
pluie, nous savons bien que les nuages, dans des outres, vont
la
chercher à la mer. Mais, la foudre, est-ce vrai
qu’elle est ronde
comme un panier?
-- Cela dépend, lui répliquai-je. On nous
demande aussi l’origine du
vent, et ce qu’il fait de chemin à l’heure,
à la minute, à la
seconde...
-- Que je vous interrompe! fit encore le Remontrant, vous
devez donc
savoir, jeune homme, d’où sort le mistral? J’ai
toujours entendu dire
qu’il sortait d’un rocher troué et que, si on
bouchait le trou, il ne
soufflerait jamais plus, le sacré mangeur de fange!
C’en serait une,
celle-là, d’invention!
-- Le gouvernement s’y oppose, dit un Barbentanais; si
n’était le
mistral, la Provence serait le jardin de la France! Et qui
nous
tiendrait? Nous serions trop riches.
Je repris:
-- On nous interroge sur le règne animal, sur les
oiseaux, sur les
poissons, jusque sur les dragons.
-- Attendez, attendez, cria le Remontrant, les mains
levées, et la
Tarasque? n’en parlent-ils pas, les livres? Certains
prétendent que
ce n’est qu’une fable; pourtant j’ai vu sa
tanière, moi, à Tarascon,
derrière le Château, le long du Rhône. On
sait d’ailleurs
parfaitement qu’elle est enterrée sous la
Croix-Couverte.
Et je repris pour en finir:
-- On nous questionne, bref, sur le nombre, la grosseur et
la
distance des étoiles, combien de milliers de lieues
séparent la terre
du soleil.
-- Celle-là ne passe pas, cria le Palamard de Noves,
qui est-ce qui
va là-haut pour mesurer les lieues? Vous ne voyez donc
pas que les
savants se moquent de nous : qu’ils voudraient nous faire
accroire
que les pigeonneaux tètent? Une jolie science que de
vouloir compter
les lieues du soleil à la lune : qu’est-ce que cela
peut bien nous
faire? Ah! si vous me parliez de connaître la lune pour
semer le
céleri, ou bien d’ôter les poux des
fèves ou de guérir le mal des
porcs, je vous dirais : voilà une science, mais tout ce
que nous
conte ce garçon, c’est des fariboles.
-- Tais-toi donc, va, gros bouc, cria toute la bande, ce
jeune
dégourdi en a plus oublié peut-être que tout
ce que tu peux savoir...
C’est égal, mes amis, il faut une fameuse tête
pour pouvoir y serrer
tout ce qu’il nous a dit!
-- Pauvre petit, disaient de moi les jeunes filles, regardez
comme il
est pâlot! On voit bien que la lecture, allez, ça
ne fait pas du
bien. S’il avait passé son temps à la queue
de la charrue, il aurait
assurément plus de couleur que ça... Puis,
à quoi sert d’en savoir
tant?
-- Moi, fit alors le Rond, je n’ai été, en
fait d’école, qu’à celle
de M. Bêta! Je ne sais ni A ni B. Mais je vous certifie
que s’il
m’avait fallu faire entrer dans le "coco" la cent
millième part de ce
qu’on leur demande pour passer bachelier, on aurait pu,
voyez-vous,
prendre la mailloche et les coins et me taper sur la
caboche.
Inutile! les coins se seraient épointés.
-- Eh bien! les camarades, conclut le Remontrant, savez-vous
ce qu’il
faut faire? Quand nous allons à quelque fête,
où l’on fait courir les
taureaux, soit qu’il y ait de belles luttes il nous arrive
souvent de
rester un jour de plus pour voir qui enlèvera le prix ou
la
cocarde... Nous sommes à Nîmes : voilà un
gars de Maillane qui,
demain matin, va passer bachelier. Au lieu de partir ce
soir,
messieurs, couchons à Nîmes et demain nous saurons
au moins si notre
Maillanais a passé bachelier.
-- Ça va! dirent les autres, de toutes les
façons la journée est
perdue : allons, il faut voir la fin.
Le lendemain matin, le coeur passablement ému, je
retournai a l’Hôtel
de Ville avec tous les candidats qui devaient se
présenter. Mais déjà
pas mal d’entre eux n’étaient pas si fiers que
la veille. Dans une
grande salle devant une grande table chargée
d’écritoires, de papiers
et de livres, il y avait, assis gravement sur leurs chaises,
cinq
professeurs, en robes jaunes, cinq fameux professeurs venus
exprès de
Montpellier avec le chaperon bordé d’hermine sur
l’épaule et la toque
sur la tête. C’était la Faculté des
Lettres, et voyez le hasard : un
d’eux était M. Saint-René Taillandier, qui
devait quelques ans après
devenir le patron, le chaleureux patron de notre langue
provençale.
Mais à cette époque, nous ne nous connaissions pas
et l’illustre
professeur ne se doutait certes pas que le petit campagnard
qui
bredouillait devant lui deviendrait quelque jour un de ses bons
amis.
Je jouai de bonheur : je fus reçu, et je m’en
allai par la ville,
comme porté par les anges. Mais, comme il faisait chaud,
je me
rappelle que j’avais soif; et, en passant devant les
cafés, avec ma
houssine en l’air, je pantelais de voir, blanchissante dans
les
verres, la bonne bière écumeuse. Mais
j'étais si craintif et si
novice dans la vie, que je n’avais jamais mis les pieds
dans un café,
et je n’osais pas y entrer!
Que faisais-je pour lors? je parcourais les rues de
Nîmes, flambant,
resplendissant, si bien que tous me regardaient et que
d’aucuns,
même, disaient :
-- Celui-là est bachelier!
Et quand je rencontrai une borne fontaine, je m’abreuvais
à son eau
fraîche et le roi de Paris n’était pas mon
cousin.
Mais le plus beau, ensuite, fut au Petit Saint-Jean.
Nos braves
jardiniers m’attendaient impatients, et me voyant venir,
rayonnant à
fondre les brumes, ils s’écrièrent :
-- Il a passé!
Les hommes, les femmes, les filles, tout le monde sortit, et
en
veux-tu des embrassades et des poignées de main! On
eût dit que la
manne venait de leur tomber.
Alors, le Remontrant (celui qui parlait du gosier) demanda la
parole.
Ses yeux étaient humides et il dit :
-- Maillanais, allez, nous sommes bien contents! vous leur
avez fait
voir, à ces petits messieurs, que de la terre, il ne sort
pas que des
fourmis, il en sort aussi des hommes.
Allons, petites, en avant et un tour de farandole.
Et nous nous prîmes par les mains et, dans la cour du
Petit
Saint-Jean, un bon moment nous farandolâmes. Puis
on s’en fut dîner,
nous mangeâmes une brandade, on but et on chanta
jusqu’à l’heure du
départ.
Il y a de cela cinquante-huit ans passés. Toutes les
fois que je vais
à Nîmes et que je vois de loin l’enseigne du
Petit Saint-Jean, ce
moment de ma jeunesse reparaît à mes yeux dans
toute sa clarté -- et
je pense avec plaisir à ces braves gens qui, pour la
première fois,
me firent connaître la bonhomie du peuple et la
popularité.
Enfin me voilà libre dans mon Mas paternel et dans ma
belle plaine de
froment et de fruits, à la vue pacifique de mes Alpiles
bleues, avec
leur Caume au loin, leurs Calancs, leurs Baux, leurs Mourres,
si
connus, si familiers, le Rocher-Troué, le
Monceau-de-Blé, le
Mamelon-Bâti, la Grosse-Femme! me voilà libre de
revoir, quand venait
le dimanche, ces compagnons de mon jeune âge si
regrettés, si
enviés, quand j’étais dans la geôle.
Avec quel plaisir, quels
enthousiasmes, en nous promenant farauds, sur le cours,
après vêpres,
nous nous contions ce qui nous était arrivé,
depuis qu’on ne s’était
vu : Raphel à la course des hommes avait remporté
le prix; Noël avait
enlevé la cocarde à un taureau; Gion, à
la
charrette qu’on fait courir à la Saint-Eloi avait
mis la plus belle
des mules de Maillane; Tanin s’était loué
pour le mois de semailles
au grand Mas Merlata et Paulet avait riboté, pendant
trois jours et
trois nuits, à la foire de Beaucaire.
Et tous avaient ensuite (pour le moins) une amie, ou, pour
mieux
dire, une promise, avec laquelle ils coquetaient depuis leur
première
communion. Quelques-uns même avaient l’entrée,
c’est-à-dire, le droit
d’aller, le dimanche au soir faire un brin de
veillée à la maison de
leur belle.
Moi qu’avaient dépaysé mes sept
années d’école, j’étais
hélas! le
seul à garder les manteaux, et, quand nous rencontrions
les volées de
fillettes qui, se tenant par le bras, nous barraient la rue,
je
remarquai qu’avec moi elles n’étaient pas
à l’aise comme avec les
camarades. Elles et eux, se comprenant sur la moindre des
choses,
faisaient leurs gognettes de rien; mais moi j’étais
pour elles devenu
un "monsieur" et si à l’une d’elles
j’avais conté fleurette, elle
n’eût à coup sûr pas voulu croire
à mes paroles.
De plus, ces gars, élevés dans un cercle
d’idées toutes primaires,
avaient des admirations toujours renouvelées pour des
choses qui moi
ne disaient que peu ou rien : par exemple, une emblavure qui
avait
décuplé ou rendu douze pour un, un haquet dont les
roues battaient
ferme sur l’essieu, un mulet qui tirait fort, une charrette
bien
chargée, ou un fumier
bien empilé.
Et alors je me rabattais, l’hiver, sur les
veillées où j’eus
l’occasion ainsi d’écouter nos derniers
conteurs : entre autres le
Bramaire, un ancien grenadier de l’armée
d’Italie, qui mangeait
toutes vivantes les cigales et les rainettes, si bien que
ces
bestioles lui chantaient dans le ventre. Il me semble
l’entendre,
lorsqu’il voulait réveiller les auditeurs qui
sommeillaient :
-- Cric! -- Crac!
-- De la m... dans ton sac,
Du butin dans le mien!
un souvenir de la caserne ou du temps où, en campagne,
on était campé
sous la tente.
Un autre qui en savait, des sornettes, à ne plus finir,
c’était le
vieux Dévot auquel je suis heureux de payer ici ma dette
car, si
simple qu’elle fût, je lui dois la donnée de
mon poème de Nerto. Et
à propos de ces veillées, nous allons en toucher
un mot. Aujourd’hui
dans nos villages, les paysans, après souper, vont au
café faire leur
partie de billard, de manille ou d’un jeu de cartes
quelconque, et,
des veillées anciennes, c’est à peine
s’il en reste une espèce de
semblant chez quelques artisans qui travaillent à la
lampe, tels que
les menuisiers ou bien les cordonniers.
Mais en ce temps, la mode de ces réunions joyeuses
était loin d’être
perdue : et elles se tenaient en général dans les
étables ou dans les
bergeries, parce que là avec le bétail, on se
trouvait plus
chaudement. L’usage était que chaque veilleur ou
habitué de la
veillée fournît la chandelle à son tour, et
il fallait que la
chandelle durât deux soirées, de sorte que, quand
les assistants la
voyaient à moitié usée, ils se levaient et
allaient au lit.
Seulement pour que la chandelle s’usât moins
rapidement, on mettait
sur le lumignon, savez-vous quoi? un grain de sel; on la
posait
debout sur le fond d’une portoire ou d’un cuvier
renversé, et les
femmes qui filaient ou qui berçaient leurs petits (car
les mères
apportaient les berceaux à la veillée) avec leurs
hommes et leurs
enfants s’asseyaient tout autour, sur la litière ou
sur des billots.
Lorsqu’il n’y avait pas de sièges, les
fileuses, une devant l’autre,
la quenouille au côté (quenouille de roseau
renflée et coiffée de
chanvre), tournaient lentement autour du veilloir, afin
d’éclairer
leur fil, et l’on y disait des contes, interrompus souvent
par un
ébrouement des bestiaux, un bêlement ou un
braiment. Parmi ces contes
de veillée, celui que je vais vous dire se
répétait fréquemment,
parce qu’un de mes oncles, le bon M. Jérôme, y
avait joué un rôle et
que c’était un conte vrai.
Vers 1820 ou 25, peu importe la date, à Maillane mourut
un certain
Claudillon; et comme il n’avait pas d’enfants, sa
maison resta close
pendant cinq ou six mois. Pourtant un locataire à la fin
vint
l’habiter et les fenêtres se rouvrirent.
Mais, quelques jours après, il courut dans Maillane une
rumeur
étrange : la maison de Claudillon était
hantée. Le nouvel habitant et
sa femme entendaient ravauder et far- fouiller toute la nuit :
un
bruit particulier, comme si on remuait du papier, du parchemin.
Dès
qu’on allumait la lampe, on n’entendait plus rien; et
dès qu’on
l’éteignait, recommençait de plus belle le
froissement mystérieux.
Ils eurent beau, les locataires, fureter, virer, tourner dans
tous
les coins de la maison, nettoyer le buffet, regarder sous le
lit,
sous l’escalier, sous les planches de l’évier,
ils ne virent rien qui
pût expliquer peu ou prou le remuement nocturne, et ce
bruit tous les
jours renaissait dans la nuit; à ce point vous dirai-je
que ces gens
prirent peur et déménagèrent en disant aux
voisins : "Y couche qui
voudra, dans la maison de Claudillon : les revenants la
hantent." Et
ils partirent.
Les voisins assez effrayés voulurent voir aussi ce qui
se passait là;
et les plus courageux, armés de fourches et de fusils,
vinrent tour à
tour coucher dans la maison de Claudillon. Mais sitôt la
lampe
éteinte, le maudit remuement avait lieu de nouveau; les
parchemins se
maniaient -- et on ne pouvait jamais voir d’où
provenait le bruit.
Les veilleurs, en se signant, disaient bien les paroles
qu’on adresse
aux revenants pour les exorciser :
-- Si tu es bonne âme, parle-moi!
-- Si tu es mauvaise, disparais!
Cela ne leur faisait pas plus qu’une pâtée
de son aux chats, et le
bruit s’entendait toujours la même chose ; et au
four, au moulin, aux
lavoirs à la veillée, on ne parlait que des
revenants.
-- Si l’on pouvait, disaient les gens, savoir qui est-ce
qui revient,
en faisant prier pour elle, la pauvre âme, bien sûr,
entrerait en
repos.
-- Eh! fit la grosse Alarde, qui voulez-vous que ce soit? ce
ne peut
être que Claudillon... Le pauvre Claudillon, n ayant pas
laissé
d’enfants, n’aura pas eu de service, et
l’âme du défunt certainement
doit être en peine.
-- C’est cela, conclut-on, Claudillon doit être en peine.
Et aussitôt les femmes, entre voisines et liard à
liard ramassèrent
de quoi faire dire une messe au pauvre Claudillon. Le
prêtre dit la
messe ; il fit pour Claudillon les prières voulues, et
quelques
Maillanais de bonne volonté retournèrent voir, la
nuit, s’il y avait
toujours hantise.
Hantise de plus en plus : c’était un remuement de
papiers, de
parchemins, qui faisait dresser les cheveux! et chacun ajoutait
la
sienne : au haut de l’escalier on avait trouvé une
botte, une botte
toute cirée : d’autres avaient aperçu, par le
trou de l’évier, un
spectre entouré de flammes qui descendait de la
cheminée ! Isabeau la
boisselière conta que le matin, en faisant la chasse aux
puces, elle
trouvait sur son corps des bleus -- qui sont des pinçons
des morts;
et Nanon de la Veuve assurait que, la nuit, on l’avait
tirée par les
pieds.
Les hommes, le dimanche, près du puits de la Place,
s’entretenaient
tous de la chose et disaient:
-- Claudillon, le pauvre Claudillon, était pourtant un
brave homme :
il n’est pas croyable que ce soit lui.
-- Mais alors qui serait-ce?
Le grand Charles, un pince-sans-rire que tout le monde
respectait,
car il les dominait tous, autant par la stature de son corps
de
géant, que par l’aplomb de sa parole, dit
après avoir toussé :
-- N’est-ce pas clair? Du moment qu’on remue des
papiers, ce doit
être des notaires.
Tout le monde s’écria :
-- Le grand Charles a raison, ce doit être des notaires
puisqu’ils
remuent des papiers : -- et tenez, ajouta le vieux Maître
Ferrut, je
m’en souviens maintenant, cette maison s’était
vendue, dans ma
jeunesse, au tribunal; elle venait d’un héritage
où l’on avait
plaidé, vingt ans peut-être, à Tarascon; et
tant grattèrent les
notaires, les avocats, les procureurs, que ma, foi, tout se
mangea...
Parbleu, ces gens doivent brûler comme des chaufferettes;
et rien
d’étonnant qu’ils reviennent fureter dans les
actes et les écrits
qu’ils ont passés.
-- Ce sont des notaires! ce sont des notaires! L’on
n’entendait plus
que cela dans les rues de Maillane. Les Maillanais n’en
dormaient
plus et, lorsqu’ils en parlaient, en avaient la chair de
poule.
-- Ha! nous le verrons bien, si ce sont des notaires! dit
flegmatiquement M. Jérôme le moulinier de soie.
Feu mon oncle Jérôme avait servi dans les Dragons
où il fut
brigadier, au temps de Bonaparte, et il portait fièrement
au haut du
nez, la glorieuse balafre d’un beau coup de bancal
qu’un hussard
allemand, à la bataille d’Austerlitz, ne lui donna
pas pour rire.
Acculé près d’un mur, il s’était
défendu seul contre vingt cavaliers
qui le sabraient, jusqu’à ce qu’il
tombât, la face coupée en deux par
un revers de lame. Ce fait lui avait valu une pension de sept
sous
par jour, dont il avait tout juste pour le tabac qu’il
prisait.
Il était, cet oncle Jérôme, le plus fameux
chasseur à la pipée que
j’aie connu. Peu lui importaient les affaires, la famille,
le négoce
: quand venait la saison, tous les matins, il partait en chasse.
Sa
pincette dans une main, portant sur les épaules la grande
cage de
verdure sous laquelle il se cachait, lorsqu’il traversait
des
chaumes, on aurait dit un arbre en marche. Et il ne revenait
jamais
sans avoir attrapé trois ou quatre douzaines de
culs-blancs ronds de
graisse, dont il se régalait avec M. Chabert, ancien
chirurgien de
l’armée d’Espagne, qui avait vu Madrid avec le
roi Joseph. On
débouchait alors le vin de Frigolet et, nargue du souci,
ils buvaient
à la santé des Espagnoles et des Hongroises.
Mais bref, M. Jérôme chargea ses pistolets et,
tranquille comme quand
il allait à la pipée, il vint, à la nuit
close, se blottir dans la
maison du pauvre Claudillon. Muni d’une lanterne sourde,
qu’il
recouvrit de son manteau, il s’étendit là sur
deux chaises, attendant
que les "notaires" remuassent leurs papiers.
Tout à coup, frou-frou! cra-cra! voilà les
papiers qui se froissent,
et que voit-il? deux rats, deux gros rats qui s’enfuient
là-haut sous
la soupente.
Car dans cette maison, comme on en voit dans beaucoup
d’autres, il y
avait, pour recouvrir l’escalier, une soupente.
M. Jérôme monta sur une chaise, et sur le
plancher du réduit trouva
tout bonnement des feuilles de vigne sèches.
Le pauvre Claudillon, avant que de mourir, avait, parait-il,
rentré
ses raisins et les avait étendus sur les ais de la
soupente, en un
lit de feuilles de vigne. Lorsqu’il fut mort, les rats
mangèrent les
raisins et, les raisins finis, ces lurons, toutes les nuits,
venaient
fureter sous les feuilles, pour y ronger les grains qu’il
pouvait y
avoir encore.
Mon oncle enleva les feuilles et s’en revint coucher. Le
lendemain
matin, lorsqu’il alla sur la place :
-- Eh bien! monsieur Jérôme, lui dirent les
paysans, vous avez l’air
quelque peu pâle! les notaires sont revenus?
M. Jérôme répondit :
-- Vos notaires, c’était un couple de rats qui
remuaient des feuilles
au-dessus de la soupente, des feuilles de vigne
sèches.
Un immense éclat de rire prit les bons Maillanais; et,
depuis ce
jour-là, les gens de mon village n’ont plus cru aux
revenants.
La vieille Riquelle. -- Mon père nous raconte
l’ancienne Révolution.
-- La déesse Raison. -- Le père du banquier
Millaud. -- Les
républicains de Provence. -- Le Thym. -- Le carnaval. --
Les
remontrances paternelles. -- M. Durand-Maillane. -- Les
machines
agricoles. -- Les moissons d’autrefois. -- Les trois
beaux
moissonneurs.
Cet hiver-là, les gens étant unis, tranquilles
et contents, car les
récoltes ne se vendaient pas trop mal et l’on ne
parlait plus, grâce
à Dieu, de politique, il s’était
organisé, dans notre pays de
Maillane, en manière d’amusement, des
représentations de tragédies et
de comédies; et je l’ai déjà dit, avec
toute l’ardeur de mes dix-sept
ans, j’y jouais mon petit rôle. Mais sur ces
entrefaites, vers la fin
de février, adieu la paix bénie! éclata la
Révolution de 1848.
A l’entrée du village, dans une maisonnette de
pisé, dont une treille
ombrageait la porte, demeurait à cette époque une
bonne vieille femme
qu’on appelait Riquelle. Habillée à la mode
des Arlésiennes
d’autrefois, elle portait une grande coiffe aplatie sur la
tête et
sur cette coiffe un chapeau à larges bords, plat et en
feutre noir.
De plus, un bandeau de gaze, espèce de voilette blonde
attachée sous
le menton, lui encadrait les joues. Elle vivait de sa quenouille
et
de ses quelques coins de terre. Mais proprette, soignée
et diserte en
paroles, on voyait qu’elle avait dû être jadis
une élégante.
Lorsque à sept ou huit ans, avec mon sachet sur le dos,
je venais à
l’école, je passais tous les jours devant la maison
de Riquelle; et
la vieille qui filait, assise vers sa porte, sur son petit banc
de
pierre, m’appelait et me disait :
-- N’avez-vous point, à votre Mas, des pommes rouges?
-- Je ne sais pas, lui répondais-je.
-- Quand tu viendras encore, mignon, apporte-m’en quelqu’une.
Et j’oubliais toujours de faire la commission, et
toujours dame
Riquelle, en me voyant passer, me parlait de ces pommes, si bien
qu’à
la fin je dis à mon père :
-- Il y a la vieille Riquelle qui toujours me demande de lui
porter
des pommes rouges.
-- La sacrée vieille masque! me grommela mon
père, lorsqu’elle t’en
parlera encore, dis-lui : "Elles ne sont pas mûres, ni
à présent, ni
de longtemps."
Et ensuite quand la vieille me réclama ses pommes rouges :
-- Mon père, lui criai-je, m’a dit qu’elles
n’étaient pas mûres, ni à
présent, ni de longtemps.
Et Riquelle, à partir de là, ne me parla plus de ses pommes.
Mais le lendemain du jour où l’on connut dans nos
campagnes les
journées de février et la proclamation de la
République, à Paris, en
venant au village pour savoir les nouvelles, la première
personne que
je vis en arrivant fut la dame Riquelle. Et debout sur son
seuil,
requinquée, animée, avec une topaze qui
scintillait à son doigt, elle
me dit :
-- Les pommes rouges sont donc mûres cette fois! on dit
qu’on va
planter les arbres de la liberté? Nous allons en manger,
mignon, de
ces bonnes pommes du paradis terrestre...
O sainte Marianne, moi qui croyais ne plus te voir!
Frédéric, mon
enfant, fais-toi républicain!
-- Mais lui dis-je, Rîquelle, la belle bague que vous avez!
-- Ha! fit-elle, tu peux le dire, qu’elle est belle,
cette bague !
Tiens, je ne l’avais plus mise depuis que Bonaparte
était parti pour
l'île d’Elbe... C’est un ami que nous avions, un
ami de la famille,
qui me l’avait donnée, dans le temps (ah! quel
temps) où nous
dansions la Carmagnole...
Et, se prenant les jupes comme pour faire un pas de danse, la
vieille
dans sa maison rentra en crevant de rire.
Mais, de retour au Mas, je racontai, tout en soupant, les
nouvelles
de Paris, et puis, comme en riant je rapportais le propos de
la
vieille Riquelle, mon père gravement prit la parole et
dit :
-- La République, je l’ai vue une fois. Il est
à souhaiter que
celle-ci ne fasse pas des choses atroces comme l’autre. On
tua Louis
XVI et la reine son épouse : et de belles princesses, des
prêtres,
des religieuses, de braves gens de toutes sortes, on en fit
mourir en
France, qui sait combien? Les autres rois, coalisés, nous
déclarèrent
la guerre. Pour défendre la République, il y eut
la réquisition et la
levée en masse. Tout partit : les boiteux, les mal
conformés, les
borgnes, allèrent au dépôt faire de la
charpie. Je me souviens du
passage des bandes d’Allobroges qui descendaient vers
Toulon: "Qui
vive? -- "Allobroge!" L’un d’eux saisit mon
frère, qui n’avait que
douze ans, et sur sa nuque levant son sabre nu : Crie Vive
la
République! lui fit-il, ou tu es mort!" Le
pauvre enfant cria, mais
son sang se tourna et il en mourut. Les nobles, les bons
prêtres,
tous ceux qui étaient suspects, furent obligés
d’émigrer pour
échapper à la guillotine; l’abbé
Riousset déguisé en berger, gagna le
Piémont avec les troupeaux de M. de Lubières. Nous
autres, nous
sauvâmes M. Victorin Cartier, dont nous avions le bien
à ferme.
C’était le capiscol de Saint-Marthe à
Tarascon. Trois mois nous le
gardâmes caché dans un caveau que nous avions
creusé sous les
futailles; et quand venaient au Mas les officiers municipaux ou
les
gendarmes du district, pour compter les agneaux que nous avions
au
bercail, les pains que nous avions sous la claie ou dans la
huche (en
vertu de la loi dite du maximum), vite ma pauvre mère
faisait frire à
la poêle une grosse omelette au lard. Une fois qu’ils
avaient mangé
et bu leur soûl, ils oubliaient (ou faisaient semblant) de
faire
leurs perquisitions, et ils repartaient portant des branches
de
laurier pour fêter les victoires des armées
républicaines. Les
pigeonniers furent démolis, on pilla les châteaux,
on brisa les
croix, on fondit les cloches. Dans les églises on
éleva des montagnes
de terre, où l’on planta des pins, des
genévriers, des chênes nains.
Dans la nôtre, à Maillane, était tenu le
club; et si vous négligiez
d’aller aux réunions civiques, vous étiez
dénoncés, notés comme
suspects. Le curé, qui était un poltron et un
pleutre, dit un jour du
haut de la chaire (je m'en souviens, car j’y étais)
: "Citoyens,
jusqu’à présent, tout ce que nous vous
contions, ce n’était que
mensonges." Il fit frémir d’indignation; et
s’ils n’avaient pas eu
peur, les gens, les uns des autres, on l’aurait
lapidé. C’est le même
qui dit une autre fois, à la fin de son prône : "Je
vous avertis, mes
frères, que si vous aviez connaissance de quelque
émigré caché, vous
êtes nus en conscience, et sous cas de péché
mortel, de venir le
dénoncer tout de suite à la commune." Enfin, on
avait aboli les,
fêtes et les dimanches, et chaque dixième jour,
qu’on appelait le
décadi, on adorait en grande pompe la
déesse RAISON. Or, savez-vous
qui était la déesse à Maillane?
-- Non, répondîmes-nous.
-- C’était la vieille Riquelle.
-- Est-ce possible! criâmes-nous.
-- Riquelle, poursuivit mon vénérable
père, était la fille du
cordonnier Jacques Riquel qui, au temps de la Terreur, fut le
maire
de Maillane.
Oh! la garce! A cette époque, elle avait dix-huit ans
peut-être, et
fraîche et belle fille, des plus jolies du pays. Nous
étions de la
même jeunesse; son père mêmement m’avait
fait des souliers, des
souliers en museau de tanche, que je portai à
l’armée lorsque je
m’engageai... Eh bien! si je vous disais que je l’ai
vue, Riquelle,
habillée en déesse, la cuisse demi-nue, un sein
décolleté, le bonnet
rouge sur la tête, et assise en ce costume sur
l’autel de l’église!
A la table, en soupant, vers la fin de février de 1848,
voilà ce que
racontait maître François, mon père.
Maintenant vous allez voir.
Quand je publiai Mireille environ onze ans
après, me trouvant à
Paris, je fus invité par le banquier Millaud, celui qui
fonda le
Petit Journal, à un des grands dîners que
l’aimable Mécène offrait,
chaque semaine, aux artistes, savants et gens de lettres en
renom.
Nous étions une cinquantaine; et Mme Millaud, une juive
superbe,
avait d’un côté Méry et moi de
l’autre, ce me semble. Sur la fin du
repas, un vieillard mis simplement, avec une longue veste, et
coiffé
d’une calotte, du haut bout de la table me cria en
provençal :
-- Monsieur Mistral, vous êtes de Maillane?
-- C’est le père, me dit-on, du banquier qui nous reçoit.
Et, la table étant trop longue pour pouvoir converser,
je me levai et
vins causer avec le bon vieillard.
-- Vous êtes de Maillane? reprit-il.
-- Oui, répondis-je.
-- Connaissez-vous la fille du nommé Jacques Riquel,
qui a été jadis
maire de votre commune?
-- Si je la connais! Riquelle la déesse? mais nous sommes bons amis.
-- Eh bien! dit le vieillard, quand nous venions à
Maillane, pour
vendre nos poulains, car en ce temps nous vendions des chevaux,
des
mulets, je vous parle de cinquante ans au moins...
-- Et par hasard, lui fis-je alors, ne serait-ce pas vous,
monsieur
Millaud, qui lui auriez fait cadeau d’une bague de
topaze?
-- Comment, cette Riquelle, repartit le vieux juif tout en
branlant
la tête et notant émoustillé, vous a
parlé de cela? Ah! mon brave
monsieur, qui nous a vus et qui nous voit...
A ce moment, le banquier Millaud, qui s’était
levé de table, vint,
ainsi qu’il faisait après tous ses repas,
s’incliner devant son père
qui, lui imposant les mains à la façon des
patriarches, lui donna sa
bénédiction.
Pour en revenir à moi, en dépit des
récits entendus dans ma famille,
cette irruption de liberté, de nouveauté qui
crève les digues lorsque
arrive une révolution, m’avait, il faut bien le
dire, trouvé tout
flambant neuf et prêt à suivre l’élan.
Aux premières proclamations
signées et illustrées du nom de Lamartine, mon
lyrisme bondit en un
chant incandescent que les petits journaux d’Arles et
d’Avignon
donnèrent :
Réveillez-vous, enfants de la Gironde,
Et tressaillez dans vos sépulcres froids :
La liberté va rajeunir le monde...
Guerre éternelle entre nous et les rois!
Un enthousiasme fou m’avait enivré soudain pour
ces idées libérales,
humanitaires, que je voyais dans leur fleur : et mon
républicanisme,
tout en scandalisant les royalistes de Maillane, qui me
traitèrent de
"peau retournée" faisait la félicité des
républicains du lieu qui,
étant le petit nombre, étaient fiers et ravis de
me voir avec eux
chanter la
Marseillaise.
Or, chez ces hommes-là, descendants pour la plupart des
démagogues
populaires qu’à la Révolution on nommait "les
braillards" tous les
vieux préjugés, rancunes et rengaines de
l’ancienne République
s’étaient, de père en fils, transmis comme un
levain.
Une fois, que j’essayais de leur faire comprendre les
rêves généreux
de la République nouvelle, sans cacher mon horreur pour
les crimes
qui firent, au temps de la première, périr tant
d’innocents :
-- Innocents, me cria d’une voix de tonnerre le vieux
Pantès, mais
vous ignorez donc que les aristocrates avaient juré, les
monstres, de
jouer aux boules avec les têtes des patriotes?
Et, me voyant sourire, le vieux Brulé me dit :
-- Connaissez-vous l’histoire du château de Tarascon?
-- Quelle histoire? répondis-je.
-- L’histoire de la fois où le représentant
Cadroy vint donner
l’impulsion aux contre-révolutionnaires...
Écoutez-la et vous saurez
le motif de ce refrain que les Blancs, de temps à autre,
nous
chantent sur la moustache :
De bric ou de broc
Ils feront le saut
De la fenêtre
De Tarascon,
Dedans le Rhône:
Nous n’en voulons plus
De ces gueux-là,
De Ces gueux
De sans-culottes
Vous savez, ou vous ignorez, qu’à la chute de
Robespierre, les
modérés tombèrent sur les bons patriotes et
en remplirent les
prisons. A Tarascon ils firent monter les prisonniers, tout nus
comme
des vers, au sommet du château, et de là, ils les
forçaient, à coups
de baïonnettes, de sauter dans le Rhône par la
fenêtre qui s’y
trouve. C’est alors qu’un nommé Liautard, de
Graveson, qui est encore
en vie, étant resté le dernier pour faire le
plongeon, profita d’un
moment où on l’avait laissé seul,
dépouilla sa chemise, qu’il jeta
avec les autres, et alla se cacher dans un tuyau de
cheminée, de
sorte que les brigands, lorsqu’ils revinrent de
là-haut et qu’ils
comptèrent les chemises, crurent avoir tout noyé,
et vidèrent les
lieux. Liautard, la nuit venue, gagna le haut du château;
puis par
une corde qu’il avait faite avec les vêtements des
autres, ils
descendit aussi bas qu’il put, puis plongea dans le
Rhône, qu’il
traversa à la nage, et s’en vint à Beaucaire
frapper chez un ami qui
lui donna l’hospitalité.
-- Et le pauvre Balarin, disait le Bouteillon (un petit homme
rageur
qui sans cesse cognait sur le casaquin des prêtres), le
pauvre
Balarin qui pêchait à la ligne en 1815
là-bas dans la
Font-Mourguette, et qu’ils assassinèrent parce
qu’il ne voulait pas
crier : "Vive le roi!"
-- Et, faisait le gros Tardieu, le monsieur du Mas Blanc, qui,
vers
la même époque, fut abattu d’un coup de fusil
tiré à travers la
porte!
-- Et Trestaillon! avançait l’un.
-- Et le Pointu! ajoutait l’autre.
Telles étaient les invectives qui, d’un
côté comme de l’autre, avec
la république étaient revenues sur l’eau. Et,
ici comme ailleurs,
cela ramena la brouille et les divisions intestines. Les
Rouges
commencèrent de porter la ceinture et la cravate rouge,
et les Blancs
les portèrent vertes. Les premiers se fleurirent avec des
bouquets de
thym, emblème de la Montagne; les seconds
arborèrent les fleurs de
lis royales. Les républicains plantaient des arbres de la
liberté; la
nuit, les royalistes les sciaient par le pied. Puis vinrent
les
bagarres, puis les coups de couteau; et bref, ce brave peuple,
ces
Provençaux de même race qui, un mois avant,
jouaient, plaisantaient,
banquetaient ensemble, maintenant, pour des vétilles
qui
n’aboutissaient à rien, se seraient mangé le
foie.
Par suite, les jeunes gens, c’est-à-dire tous ceux
de la même
conscription, nous nous séparâmes en deux partis;
et chaque fois,
hélas! que le dimanche au soir, après avoir bu un
coup, on
s’entre-croisait à la farandole, pour rien on en
venait aux mains.
Aux derniers jours du carnaval, les garçons ont coutume
de faire le
tour des fermes pour quêter des oeufs, du petit
salé, et ramasser de
quoi manger quelques omelettes. Ils font ces
tournées-là en dansant
la moresque, avec un tambour ou un tambourin, et en chantant
d’ordinaire des couplets comme ceux-ci :
Mettez la main, dame, au clayon:
De chaque main un petit fromage !
Mettez la main dans le saloir,
Donnez un morceau de jarret!
Mettez la main au panier d’oeufs,
Donnez-en trois ou six ou neuf
Mais nous, cette année-là, en faisant la
quête aux oeufs, comme des
niais que nous étions, nous ne chantions que la
politique. Les Blancs
disaient:
Si Henri V venait demain,
Oh! que de fétes, oh! que de fétes;
Si Henri V venait demain,
Oh! que de fétes nous ferions.
Et les Rouges répondaient :
Henri V est aux îles
Qui pèle de l’osier,
Pour en coiffer les filles
Amies du vert et blanc.
Quand nous eûmes, le soir, dans notre coterie,
mangé l’omelette au
lard et vidé nombre de bouteilles, nous sortîmes du
cabaret, comme on
le fait dans les villages, en manches de chemise avec la
serviette au
cou; et au son du tambour, les falots à la main, nous
dansâmes la
Carmagnole en chantant la chanson qui avait alors la vogue :
La fleur du thym, ô mes amis,
Va embaumer notre pays:
Plantons le thym, plantons le thym,
Républicains, il reprendra!
Faisons, faisons la farandole
Et la montagne fleurira.
Puis nous brûlâmes Carême-prenant, nous
criâmes : "Vive Marianne!" en
faisant flotter nos ceintures rouges, bref, nous fîmes
grand tapage.
Le lendemain en me levant, et je ne fus pas trop matinal ce
jour-là,
mon père qui m’attendait, sérieux, solennel,
comme aux grandes
circonstances, me dit :
-- Viens par ici, Frédéric, j’ai à te parler.
Je me songeai : Aïe! aïe! aïe! Cette fois nous
y voici, aux bouillons
de la lessive!
Et sortant de la maison, lui devant, moi derrière, --
le suivant sans
souffler mot, -- il me mena vers un fossé qui
était à environ cent
pas de la ferme, et m’ayant fait asseoir auprès de
lui sur le talus,
il commença :
-- Que m’a-t-on dit? qu’hier, tu as fait bande avec
ces polissons qui
braillent "Vive Marianne", que tu dansas la Carmagnole! que
vous
fîtes flotter vos ceintures rouges en l’air! Ah! mon
fils tu es
jeune! C’est avec cette danse et c’est avec ces cris
que les
révolutionnaires fêtaient l’échafaud.
Non content d’avoir fait mettre
sur les journaux une chanson où tu méprises les
rois... Mais que
t'ont fait, voyons, ces pauvres rois?
A cette question, je le confesse, je me trouvai entrepris
pour
répondre et mon père continuant:
-- M. Durand-Maillane, dit-il, un gros savant, puisqu’il
avait
présidé la fameuse Convention, mais aussi sage que
savant, ne la
voulut pas signer, pourtant, la mort du roi; et un jour
qu’il causait
avec Pélissier le jeune, qui était son neveu (nous
étions voisins de
mas et mon père, maître Antoine, se trouvait avec
eux), un jour,
dis-je, qu’il causait avec son neveu Pélissier,
conventionnel aussi,
et que celui-ci se vantait d’avoir voté la mort :
"Tu es jeune,
Pélissier, tu es jeune, lui dit M. Durand-Maillane, et
quelque jour
tu le verras, le peuple va payer par des millions de têtes
celles de
son roi!" Ce qui ne fut que trop vérifié,
hélas! que trop vérifié par
vingt années de rude guerre.
-- Mais, répondis-je, cette République-ci ne
veut pas faire de mal;
on vient d’abolir la mort en matière politique. Au
gouvernement
provisoire figurent les premiers de France, l’astronome
Arago, le
grand poète Lamartine, et les prêtres
bénissent les arbres de la
liberté... D’ailleurs, mon père, si vous me
permettez de vous le
demander, n’est-il pas vrai qu’avant 1789 les
seigneurs opprimaient
un peu trop les manants?
-- Oui, fit mon brave père, je ne conteste pas
qu’il y eut des abus,
de gros abus... Je vais t’en citer un exemple : Un jour, je
n’avais
pas plus de quatorze ans, peut-être, je venais de
Saint-Remy,
conduisant une charretée de paille roulée en
trousses, et, par le
mistral qui soufflait, je n’entendais pas la voix d’un
monsieur dans
sa voiture qui venait derrière moi et qui criait
paraît-il, pour me
faire garer. Ce personnage, qui était, ma foi, un
prêtre noble (on
l’appelait M. de Verclos) finit par passer ma charrette et,
sitôt
vis-à-vis de moi, il me cingla un coup de fouet à
travers le visage,
qui me met tout en sang. Il y avait, tout près de
là, quelques
paysans qui bêchaient : leur indignation fut telle que,
mon ami de
Dieu, malgré que la noblesse fût alors
sacrée pour tous, à coups de
mottes, ils l’assaillirent, tant qu’il fut à
leur portée. Ah! je ne
dis pas non, il y en avait de mauvais, parmi ces "Ci- devant" et
la
Révolution, à ses premiers débuts, nous
avait assez séduits...
Seulement, peu à peu, les choses se gâtèrent
et, comme toujours, les
bons payèrent pour les méchants.
Cela suffit pour vous montrer l’effet produit sur moi, et
dans nos
villages par les événements de 1848. Dès
l’abord, on aurait dit que
le chemin était uni. Pour les représenter, dans
l’Assemblée
Nationale, les Provençaux, pleins de sagesse, avaient
parmi les bons
envoyé les meilleurs : des hommes comme Berryer,
Lamartine,
Lamennais, Béranger, Lacordaire, Garnier-Pagès,
Marie et un portefaix
poète qui avait nom Astouin. Mais les perturbateurs, les
sectaires
endiablés, bientôt empoisonnèrent tout. Les
Journées de Juin avec
leurs tueries, leurs massacres, épouvantèrent la
nation. Les modérés
se refroidirent, les enragés s’envenimèrent;
et sur mes jeunes rêves
de république platonique une brume se répandit.
Heureusement qu’une
éclaircie versait, à cette époque, ses
rayons autour de moi. C’était
le libre espace de la grande nature, c’était
l’ordre, la paix de la
vie rustique; c’était, comme disaient les
poètes de Rome, le triomphe
de Cérès au moment de la moisson.
Aujourd’hui que les machines ont envahi
l’agriculture, le travail de
la terre va perdant, de plus en plus, son coloris idyllique, sa
noble
allure d’art sacré. Maintenant, les
moissons venues, vous voyez des espèces
d’araignées monstrueuses, des
crabes gigantesques appelés “moissonneuses" qui
agitent leurs griffes
au travers de la plaine, qui scient les épis avec des
coutelas, qui
lient les javelles avec des fils de fer; puis, les moissons
tombées,
d’autres monstres à vapeur, des sortes de tarasques,
les "batteuses"
nous arrivent, qui dans leurs trémies engloutissent les
gerbes, en
froissent les épis, en hachent la paille, en criblent le
grain. Tout
cela à 1'américaine, tristement, hâtivement,
sans allégresse ni
chansons, autour d’un fourneau de houille embrasée,
au milieu de la
poussière, de la fumée horrible, avec
l’appréhension, si l’on ne
prend pas garde, de se faire broyer ou trancher quelque membre.
C’est
le Progrès, la herse terriblement fatale, contre laquelle
il n’y a
rien à faire ni à dire : fruit amer de la science,
de l’arbre de la
science du bien comme du mal.
Mais au temps dont je parle on avait conservé encore
tous les us,
tout l’apparat de la tradition antique.
Dès que les blés à demi-mûrs
prenaient la couleur d’abricot, un
messager partait de la commune d’Arles, et parcourant les
montagnes,
de village en village, il criait à son de trompe: "On
fait savoir
qu’en Arles les blés vont être
mûrs."
Aussitôt, les Gavots, se groupant trois par trois, avec
leurs femmes,
avec leurs filles, leurs mulets ou leurs ânes, y
descendaient en
bandes pour faire les moissons. Un couple de moissonneurs, avec
un
jeune gars ou une jeune fille pour mettre en gerbes les
javelles,
composaient une solque. Les hommes se louaient par chiourmes de
tant
de solques, selon la contenance des champs qu’ils prenaient
à
forfait. En tête de la chiounne marchait le
capoulié, qui faisait la
trouée dans les pièces de blé; le balle
organisait la marche du
travail.
Comme au temps de Cincinnatus, de Caton et de Virgile, on
moissonnait
à la faucille falce recurva, les doigts de la main
gauche protégés
par des doigtiers en tuyaux de roseau ou canne de Provence, pour
ne
pas se blesser en coupant le froment. A Arles, vers la
Saint-Jean,
sur la place des Hommes on voyait des milliers de ces
tâcherons de
moisson, les uns debout, avec leur faucille attachée dans
un carquois
qu’ils nommaient la badoque et pendue
derrière le dos, les autres
couchés à terre en attendant qu’on les
louât.
Dans la montagne, un homme qui n’avait jamais fait les
moissons en
terre d’Arles avait, dit-on, de la peine pour trouver
à se marier, et
c’est sur cet usage que roule l’épopée
des Charbonniers, de Félix
Gras.
Une année portant l’autre, nous louions dans notre
Mas sept ou huit
solques. Le beau remue-ménage, quand ce monde arrivait!
Toutes sortes
d’ustensiles spéciaux à la moisson
étaient tirés de leurs réduits :
les barillets en bois de saule, les énormes terrines, les
grands pots
de brocs à vin, toute une artillerie de poterie
grossière qui se
fabriquait à Apt. C’était une fête
incessante, une fête surtout
lorsqu’ils faisaient la chanson des Gavots du
Ventoux. :
L’autre mercredi à Sault
Nous fûmes huit cents solques.
Les moissonneurs, au point du jour, après le
capoulié qui leur
ouvrait la voie dans les grandes emblavures où
l’aiguail luisait sur
les épis d’or, joyeux s’alignaient,
dégainant leurs lames, et
javelles de choir! Les lieuses, dont plus d’une le plus
souvent était
charmante, se courbaient sur les gerbes en jasant et riant
que
c’était plaisir de voir. Et puis, lorsque au levant,
dans le ciel
couleur de rose, le soleil paraissait avec sa gerbe de rayons,
de
rayons resplendissants, le capoulié, levant sa
faucille dans l’air,
s’écriait: "Un de plus!" et tous, de la faucille
ayant fait le salut
à l’astre éblouissant, en avant: sous le
geste harmonieux de leurs
bras nus, le blé tombait à pleine poigne. De temps
en temps le
baïle, se retournant vers la chiourme, criait: "La
truie
vient-elle? et la truie (c’était le nom du
dernier de la bande)
répondait: "La truie vient". Enfin, après quatre
heures de vaillante
poussée, le capoulié s’écriait:
"Lave!" Tous se redressaient,
s’essuyaient le front du revers de la main, allaient
à quelque source
laver le tranchant des faucilles et, au milieu des chaumes,
s’asseyant sur les gerbes et répétant ce gai
dicton :
Bénédicité de Crau,
Bon bissac et bon baril,
ils prenaient leur premier repas.
C’était moi qui, avec notre mulet Babache, leur
apportais les vivres,
dans les cabas de sparterie. Les moissonneurs faisaient leurs
cinq
repas par jour: vers sept heures, le déjeuner, avec un
anchois
rougeâtre qu’on écrasait sur le pain, sur le
pain qu’on trempait dans
le vinaigre et l’huile, le tout accompagné
d’oignon, violemment
piquant aux lèvres; vers dix heures le
grand-boire, consistant en
un oeuf dur et un morceau de fromage; à une heure, le
dîner, soupe et
légumes cuits à l’eau; vers quatre heures le
goûter, une grosse
salade avec croûton frotté d’ail; et le soir
le souper, chair de porc
ou de brebis, ou bien omelette d’oignon appelé
moissonienne. Au
champ et tour à tour, ils buvaient au baril, que le
capoulié
penchait, en le tenant sur un bâton appuyé par un
bout sur l’épaule
du buveur. Ils avaient une tasse à trois ou un gobelet de
fer-blanc,
c’est-à-dire un par solque. De même,
pour manger, ils n’avaient à
trois qu’un plat, où chacun d’eux tirait avec
sa cuiller de bois.
Cela me remémore le vieux Maître Igoulen, un de
nos moissonneurs, de
Saint-Saturnin-lès-Apt, qui croyait qu’une
sorcière lui avait "ôté
l’eau" et qui, depuis trente ans, n’avait plus
goûté à l’eau ni pu
manger rien de bouilli. Il ne vivait que de pain, de salade,
d’oignon, de fromage et de vin pur. Lorsqu’on lui
demandait la raison
pour laquelle il se privait de l’ordinaire, le vieillard se
taisait,
mais voici le récit que faisaient ses compagnons.
Un jour, dans sa jeunesse, que sous une tonnelle Igoulen en
compagnie
mangeait au cabaret, passa sur la route une bohémienne,
et lui, pour
plaisanter, levant son verre plein de vin: "A la santé,
grand’mère,
lui cria-t-il, à la santé!" "Grand bien te fasse,
répondit la
bohémienne, et, mon petit, prie Dieu de ne jamais
abhorrer l’eau".
C’était un sort que la sorcière venait de lui jeter.
Ce fut fini; à partir de là, Igoulen jamais plus
ne put ingurgiter
l’eau. Ce cas d’impression morale, que j’ai vu de
mes yeux, peut
s’ajouter, ce me semble, aux faits les plus curieux que la
science
aujourd’hui explique par la suggestion.
En arrière des moissonneurs venaient enfin les
glaneuses, ramassant
les épis laissés parmi les chaumes. A Arles on en
voyait des troupes
qui, un mois consécutif, parcouraient le terroir. Elles
couchaient
dans les champs, sous de petites tentes appelées tibaneou
qui leur
servaient de moustiquaires, et le tiers de leurs glanes,
selon
l’usage d’Arles, était pour
l’hôpital.
Lecteur, voilà les gens, braves enfants de la nature,
qui, je puis te
le dire, ont été mes modèles et mes
maîtres en poésie. C’est avec
eux, c’est là, au beau milieu des grands soleils,
qu’étendu sous un
saule, nous apprîmes, lecteurs, à jouer du
chalumeau dans un poème en
quatre chants, ayant pour titre Les Moissons, dont
faisait partie
le lai de
Margaï, qui est dans nos Iles d’Or. Cet
essai de géorgiques, qui
commençait ainsi :
Le mois de juin et les blés qui blondissent
Et le grand-boire et la moisson joyeuse,
Et de Saint Jean les feux qui étincellent,
Voilà de quoi parleront mes chansons,
finissait par une allusion, dans la manière de Virgile,
à la
révolution de 1848.
Muse, avec toi, depuis la Madeleine,
Si en cachette nous chantons en accord,
Depuis le monde a fait pleine culbute:
Et cependant que noyés dans la paix,
Le long des ruisseaux nous mêlions nos voix
Les rois roulaient pêle-mêle du trône
Sous les assauts des peuples trop ployés
Et, misérables, les peuples se hachaient
Ainsi que les épis de blé sur l’aire.
Mais ce n’était pas là encore la justesse
de ton que nous cherchions.
Voilà pourquoi ce poème ne s’est jamais
publié. Une simple légende,
que nos bons moissonneurs redisaient tous les ans et qui trouve
ici
sa place comme la pierre à la bague, valait mieux,
à coup sûr, que ce
millier de vers.
Les froments, cette année-là, contait
maître Igoulen, avaient mûri
presque tous à la fois, courant le risque
d’être hachés par une
grêle, égrenés par le mistral ou brouïs
par le brouillard, et les
hommes, cette année-là, se trouvaient rares.
Et voilà qu’un fermier, un gros fermier avare, sur
la porte de sa
ferme était debout, inquiet, les bras croisés, et
dans l’attente.
-- Non, je ne plaindrais pas, disait-il, un écu par
jour, un bel écu
et la nourriture, à qui se viendrait louer.
Mais à ces mots le jour se lève, et voici que
trois hommes s’avancent
vers le Mas, trois robustes moissonneurs: l’un à la
barbe blonde,
l’un à la barbe blanche, l’un à la barbe
noire. L’aube les accompagne
en les auréolant.
-- Maître, dit le capoulié (celui de la
barbe blonde), Dieu vous
donne le bonjour: nous sommes trois gavots de la
montagne, et nous
avons appris que vous aviez du blé mûr, du
blé en quantité: maître,
si vous voulez nous donner de l’ouvrage, à la
journée ou à la tâche,
nous sommes prêts à travailler.
-- Mes blés ne pressent guère, le maître
répondit; mais pourtant,
pour ne pas vous refuser l’ouvrage, je vous baille, si vous
voulez,
trente sous et la vie. C’est bien assez par le temps qui
court.
Or c’était le bon Dieu, saint Pierre avec saint Jean.
A l’approche des sept heures, le petit valet de la ferme
vient, avec
l’ânesse blanche, leur apporter le déjeuner
et, de retour au Mas :
-- Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
-- Maître, je les trouvai, couchés sur le talus
du champ, qui
aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas
coupè un épi.
A l’approche des dix heures, le petit valet de la ferme
vient, avec
l’ânesse blanche, leur apporter le grand-boire
et, de retour au
Mas:
-- Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
-- Maître, je les trouvai, couchés sur le talus
du champ, qui
aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas
coupé un épi.
A l’approche de midi, le petit valet de la ferme vient,
avec l’ânesse
blanche, leur apporter le dîner, et de retour au Mas:
-- Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
-- Maître, je les trouvai, couchés sur le talus
du champ, qui
aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas
coupé un épi.
A l’approche des quatre heures, le petit valet de la
ferme vient,
avec l’ânesse blanche, leur apporter le goûter,
et de retour au Mas:
-- Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
-- Maître, je les trouvai, couchés sur le talus
du champ, qui
aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas
coupé un épi.
-- Ce sont là, dit le maître, ce sont de ces
fainéants qui cherchent
du travail et prient Dieu de n’en point trouver. Pourtant
il faut
aller voir.
Et cela dit, l’avare, pas à pas, vient à
son champ, se cache dans un
fossé et observe ses hommes.
Mais alors le bon Dieu fait ainsi à saint Pierre:
-- Pierre, bats du feu.
-- J'y vais, Seigneur, répond saint Pierre.
Et saint Pierre de sa veste tire la clé du paradis,
applique à un
caillou quelques fibres d’arbre creux et bat du feu avec la
clé.
Puis le bon Dieu fait à saint Jean:
-- Souffle, Jean!
-- J’y vais, Seigneur, répond saint Jean.
Et saint Jean souffle aussitôt les étincelles
dans le blé avec sa
bouche; et d’une rive à l’autre un tourbillon
de flamme, un gros
nuage de fumée enveloppe le champ. Bientôt la
flamme tombe, la fumée
se dissipe, et mille gerbes tout à coup apparaissent,
coupées comme
il faut, comme il faut liées, et comme il faut aussi en
gerbiers
entassées.
Et cela fait, le groupe remet aux carquois les faucilles et au
Mas
lentement s’en revient pour souper, et tout en soupant:
-— Maître, dit le chef des moissonneurs, nous avons
terminé le
champ... Demain pour moissonner, où voulez-vous que nous
allions?
-- Capoulié, répondît le
maître avaricieux, mes blés, dont j’ai
fait le tour, ne sont pas mûrs de reste. Voici votre
payement; je ne
puis plus vous occuper.
Et alors les trois hommes, les trois beaux moissonneurs,
disent au
maître: adieu! Et chargeant leurs faucilles
rengainées derrière le
dos, s’en vont tranquilles en leur chemin: le bon Dieu au
milieu,
saint Pierre à droite, saint Jean à gauche, et les
derniers rayons du
soleil qui se couche les accompagnent au loin, au loin.
Le lendemain le maître de grand matin se lève et
joyeusement se dit
en lui-même:
-- N’importe! hier j’ai gagné ma
journée en allant épier ces trois
hommes sorciers; maintenant j’en sais autant
qu’eux.
Et appelant ses deux valets, dont un avait nom Jean et
l’autre
Pierre, il les conduit à la plus grande des emblavures de
la ferme.
Sitôt arrivés au champ, le maître dit
à Pierre :
-- Pierre, toi, bats du feu.
-- Maître, j’y vais, répliqua Pierre.
Et Pierre de ses braies tire alors son couteau, applique
à un silex
quelques fibres d’arbre creux et le couteau bat du feu.
Mais le
maître dit à Jean:
-- Souffle, Jean!
-- Maître, j’y vais, répliqua Jean.
Et Jean avec sa bouche souffle au blé les
étincelles... Aïe! aïe! aïe
! la flamme en langues, une flamme affolée, enveloppe la
moisson; les
épis s’allument, les chaumes pétillent, le
grain se charbonne; et
penaud, l’exploiteur, quand la fumée s’est
dissipée, ne voit, au lieu
de gerbes, que braise et poussier noir!
Mlle Louise. -- L’amour dans les cyprès. -- La
ville d’Aix. --
L’école de droit -- L’ami Mathieu vient me
rejoindre. -- La
blanchisseuse de la Torse. -- La baronne idéale. --
L’anthologie Les
Provençales.
Cette année-là (1848), après les
vendanges, mes parents, qui me
voyaient baver à la chouette ou à la lune, si
l’on veut, m'envoyèrent
à Aix pour étudier le droit, car ils avaient
compris, les braves
gens, que mon diplôme de bachelier ès lettres
n’était pas un brevet
suffisant de sagesse ni de science non plus. Mais, avant de
partir
pour la cité Sextienne, une aventure m’arriva,
sympathique et
touchante, que je veux conter ici.
Dans un Mas rapproché du nôtre était venue
s’établir une famille de
la ville où il y avait des demoiselles que nous
rencontrions parfois
en allant à la messe. Vers la fin de
l’été, ces jeunes filles, avec
leur mère, nous firent une visite; et ma mère,
avenante, leur offrit
le "caillé" Car nous avions, au Mas, un beau troupeau de
brebis et du
lait en abondance. C’était ma mère
elle-même qui mettait la présure
au lait, dès qu’on venait de le traire, et
elle-même qui, quand le
lait était pris, faisait les petits fromages, ces
jonchées du pays
d’Arles que Belaud de la Belaudière, le poète
provençal de l’époque
des Valoîs, trouvait si bonnes :
A la ville des Baux, pour un florin vaillant,
Vous avez un tablier plein de fromages
Qui fondent au gosier comme sucre fin.
Ma mère, chaque jour, telle que les bergères
chantées par Virgile,
portant sur la hanche la terrine pleine, venait dans le cellier
avec
son écumoire, et là, tirant du pot à beaux
flocons le caillé blanc,
elle en emplissait les formes percées de trous et rondes;
et, après
les jonchées faites, elle les laissait proprement
s’égoutter sur du
jonc, que je me plaisais moi-même à aller couper au
bord des eaux.
Et voilà que nous mangeâmes, avec ces
demoiselles, une jatte de
caillé. Et l’une d’elles, qui paraissait de mon
âge, et qui, par son
visage, rappelait ces médailles qu’on trouve
à Saint-Remy, au ravin
des Antiques, avait de grands yeux noirs, des yeux langoureux,
qui
toujours me regardaient. On l’appelait Louise.
Nous allâmes voir les paons, qui, dans l’aire,
étalaient leur queue
en arc-en-ciel, les abeilles et leurs ruches alignées
à l’abri du
vent, les agneaux qui bêlaient enfermés dans le
bercail, le puits
avec sa treille portée par des piliers de pierre; enfin
tout ce qui,
au Mas, pouvait les intéresser. Louise, elle, semblait
marcher dans
l’extase.
Quand nous fûmes au jardin, dans le temps que ma
mère causait avec la
sienne et cueillait à ses soeurs quelques poires
beurrées, nous nous
étions, nous deux, assis sur le parapet de notre vieux
Puits à roue.
-- Il faut, soudain me fit Mlle Louise, que je vous dise ceci:
ne
vous souvient-il pas, monsieur, d’une petite robe, une robe
de
mousseline, que votre mère vous porta, quand vous
étiez en pension à
Saint-Michel-de-Frigolet?
-- Mais oui, pour jouer un rôle dans les Enfants d’Édouard.
-- Eh bien! cette robe, monsieur, c’était ma robe.
-- Mais ne vous l’a-t-on pas rendue? répondis-je comme un sot.
-- Eh! si, dit-elle, un peu confuse... Je vous ai parlé
de cela, moi,
comme d’autre chose.
Et sa mère l’appela.
-- Louise!
La jouvencelle me tendit sa main glacée; et, comme il
se faisait
tard, elles partirent pour leur Mas.
Huit jours après, vers le coucher du soleil, voici
encore à notre
seuil Louise, cette fois accompagnée seulement d’une
amie.
-- Bonsoir, fit-elle. Nous venions vous acheter quelques
livres de
ces poires beurrées que vous nous fites goûter,
l’autre jour, à votre
jardin.
-- Asseyez-vous, mesdemoiselles, ma mère leur dit.
-- Oh! non! répondit Louise, nous sommes
pressées, car il va être
bientôt nuit.
Et je les accompagnai, moi tout seul cette fois, pour aller
cueillir
les poires.
L’amie de Louise, qui était de Saint-Remy (on
l’appelait Courrade),
était une belle fille à chevelure brune,
abondante, annelée sous un
ruban arlésien, que la pauvre demoiselle, si gentille
qu’elle fût,
eut l’imprudence d’amener avec elle pour compagne.
Au jardin, arrivés à l’arbre, pendant que
j’abaissais une branche un
peu haute, Courrade, rengorgeant son corsage bombé et
levant ses bras
nus, ses bras ronds, hors de ses manches, se mit à
cueillir. Mais
Louise, toute pâle, lui dit :
-- Courrade, cueille, toi, et choisis les plus mûres.
Et, comme si elle voulait me dire quelque chose,
s’écartant avec moi,
qui étais déjà troublé (sans trop
savoir par laquelle), nous allâmes
pas à pas dans un kiosque de cyprès, où
était un banc de pierre. Là,
moi dans l’embarras, elle me buvant des yeux, nous nous
assîmes l’un
près de l’autre.
-- Frédéric, me dit-elle, l’autre jour je
vous parlais d’une robe
qu’à l’âge de onze ans je vous avais
prêtée pour jouer la tragédie à
Saint-Michel-de-Frigolet... Vous avez lu, n’est- ce pas,
l’histoire
de Déjanire et d’Hercule?
-- Oui, fis-je en riant, et aussi de la tunique que la belle
Déjanire
donna au pauvre Hercule et qui lui brûla le sang.
-- Ah! dit la jeune fille, aujourd’hui c’est bien le
rebours : car
cette petite robe de mousseline blanche que vous aviez
touchée, que
vous aviez vêtue..., quand je la mis encore, je vous aimai
à partir
de là... Et ne m’en veuillez pas de cet aveu, qui
doit vous paraître
étrange, qui doit vous paraître fou! Ah! ne
m’en veuillez pas,
continua-t-elle en pleurant, car ce feu divin, ce feu qui me
vient de
la robe fatale, ce feu, ô Frédéric, qui me
consume depuis lors, je
l’avais jusqu’à présent, depuis sept
années peut-être, tenu caché
dans mon coeur!
Moi, couvrant de baisers sa petite main fiévreuse, je
voulus aussitôt
répondre en l’embrassant. Mais, doucement, elle me
repoussa.
-- Non, dit-elle, Frédéric, nous ne pouvons
savoir si le poème, dont
j’ai fait le premier chant, aura jamais une suite... Je
vous laisse.
Pensez à ce que je vous ai dit, et, comme je suis de
celles qui ne se
dédisent pas, quelle que soit la réponse, vous
avez en moi une âme
qui s’est donnée pour toujours.
Elle se leva et, courant vers Courrade sa compagne :
-- Viens vite, lui dit-elle, allons peser et payer les poires.
Et nous rentrâmes. Elles réglèrent,
s’en allèrent; et moi, le coeur
houleux, enchanté et troublé de cette apparition
de vierges -- dont
je trouvais chacune séduisante à sa façon,
- longtemps sous les
derniers rayons du jour failli; longtemps entre les arbres,
je
regardai là-bas s’envoler les tourterelles.
Mais, tout émoustillé, tout heureux que je
fusse, bientôt, en me
sondant, je me vis dans l’imbroglio. Le Pervigilium
Veneris a beau
dire:
Qu’il aime demain, celui qui n’aima jamais:
Et celui qui aima, qu’il aime encore demain,
l’amour ne se commande pas. Cette vaillante jeune fille,
armée
seulement de sa grâce et de sa virginité, pouvait
bien, dans sa
passion, croire remporter la victoire; elle pouvait,
charmante
qu’elle était, et charmée elle-même par
son long rêve d’amour,
croire, conformément au vers de Dante,
Amor ch’a null' amato amor perdona,
qu’un jeune homme, isolé comme moi dans un Mas,
à la fleur de l’âge,
devait tressaillir d’emblée à son premier
roucoulement. Mais l’amour
étant le don et l’abandon de tout notre être,
n’est-il pas vrai que
l’âme qui se sent poursuivie pour être
capturée fait comme l’oiseau
qui fuit l’appelant? N’est-il pas vrai, aussi, que le
nageur, au
moment de plonger dans un gouffre d’eau profonde, a
toujours une
passe d’instinctive appréhension?
Toujours est-il que, devant la chaîne de fleurs, devant
les roses
embaumées qui s’épanouissaient pour moi,
j’allais avec réserve;
tandis que vers l’autre, vers la confidente qui, toute
à son devoir
d’amie dévouée, semblait éviter mon
abord, mon regard, je me sentais
porté involontairement. Car, à cet âge,
s’il faut tout dire, je
m’étais formé une idée, et de l'amante
et de l’amour, toute
particulière. Oui, je m’étais imaginé
que, tôt ou tard, au pays
d’Arles je rencontrerais, quelque part, une superbe
campagnarde,
portant comme une reine le costume arlésien, galopant sur
sa cavale,
un trident à la main, dans les ferrades de la
Crau, et qui,
longtemps priée par mes chansons d’amour, se serait,
un beau jour,
laissé conduire à notre Mas, pour y régner
comme ma mère
sur un peuple de pâtres, de gardians, de laboureurs
et de
magnanarelles. Il semblait que, déjà, je
rêvais de ma Mireille; et
la vision de ce type de beauté plantureuse qui,
déjà, couvait en moi,
sans qu’il me fût possible ni permis de
l’avouer, portait grand
préjudice à la pauvre Louise, un peu trop
demoiselle au compte de ma
rêverie.
Et alors, entre elle et moi, s’engagea une correspondance
ou, plutôt,
un échange d’amour et d’amitié qui dura
plus de trois ans (tout le
temps que je fus à Aix): moi, galamment, abondant vers
son faible,
pour la sevrer, peu à peu, si je pouvais; elle, de plus
en plus
endolorie et ferme, me jetant de lettre en lettre ses adieux
désespérés... De ces lettres, voici la
dernière que je reçus. Je la
reproduis telle quelle :
"Je n’ai aimé qu’une fois, et je mourrai, je
le jure, avec le nom de
Frédéric gravé seul dans mon coeur. Que de
nuits blanches j’ai
passées en songeant à mon mauvais sort! Mais,
hier, en lisant tes
consolations vaines, je me fis tant de violence pour retenir
mes
pleurs que le coeur me défaillit. Le médecin dit
que j’avais la
fièvre, que c’était de l’agitation
nerveuse, qu'il me fallait le
repos.
"-- La fièvre! m’écriai-je; ah! que ce fût la bonne!
"Et, déjà, je me sentais heureuse de mourir pour
aller t’attendre
là-bas où ta lettre me donne rendez-vous... Mais
écoute, Frédéric,
puisqu’il en est ainsi, lorsqu’on te dira, et va, ce
n’est pas pour
longtemps, lorsqu’on t’annoncera que j’aurai
quitté la terre,
donne-moi, je t’en prie, une larme et un regret. Il y a
deux ans, je
te fis une promesse : c’était de demander tous les
jours à Dieu qu’il
te rendit heureux, parfaitement heureux... Eh bien ! je n’y
ai jamais
manqué, et j'y serai fidèle, jusqu’à
mon dernier soupir. Mais toi, ô
Frédéric, je te le demande en grâce:
lorsqu’en te promenant tu verras
des feuilles jaunes rouler sur ton passage, pense un peu
à ma vie,
flétrie par les larmes, séchée par la
douleur; et si tu vois un
ruisseau qui murmure doucement, écoute sa plainte: il te
dira comme
je t’aimais; et si quelque oisillon t'effleure de son aile,
prête
l’oreille à son gazouillis, et il te dira,
pauvrette! que je suis
toujours avec toi... O Frédéric!
je t’en prie, n’oublie jamais Louise!"
Voilà l’adieu suprême que, scellé de
son sang, m’envoya la jeune
vierge -- avec une médaille de la Vierge Marie,
qu’elle avait
couverte de ses baisers -- dans un petit porte- feuille de
velours
cramoisi, sur la couverture duquel elle avait brodé, avec
ses cheveux
châtains, mes initiales au milieu d’un rameau de
lierre.
Je me ferai la touffe de lierre,
Je t’embrasserai.
Pauvre et chère Louise! A quelque temps de là,
elle prit le voile de
nonne et mourut peu d'années après. Moi, encore
tout ému, au bout
d’un si long temps, par la mélancolie de cet amour
étiolé, défleuri
avant l’heure, je te consacre, ô Louise, ce souvenir
de pitié et je
l’offre à tes mânes errant peut-être
autour de moi!
La ville d’Aix (cap de justice, comme on disait
jadis), où nous
étions venu pour étudier le "droit écrit"
en raison de son passé de
capitale de Provence et de cité parlementaire, a un renom
de gravité
et de tenue hautaine qui sembleraient faire contraste avec
l’allure
provençale. Le grand air que lui donnent les beaux
ombrages de son
Cours, ses fontaines monumentales et ses hôtels
nobiliaires, puis la
quantité d’avocats, de magistrats, de professeurs,
de gens de robe de
tout ordre, qu’on y rencontre dans les rues, ne contribuent
pas peu à
l’aspect solennel, pour ne pas dire froid, qui la
caractérise. Mais,
de mon temps du moins, cela n’était qu’en
surface, et, dans ces
Cadets d’Aix, il y avait, s’il me souvient, une humeur
familière, une
gaieté de race, qui tenaient, auriez-vous dit, des
traditions
laissées par le bon roi René.
Vous aviez des conseillers, des présidents de cour,
qui, pour se
divertir, dans leurs salons, dans leurs bastides, touchaient
le
tambourin. Des hommes graves, comme le docteur d’Astros,
frère du
cardinal, lisaient à l’Académie des
compositions de leur cru en
joyeux parler de Provence : manière comme une autre de
maintenir le
culte de l’âme nationale et qui, dans Aix, n’eut
jamais cesse. Car le
comte Portais, un des grands jurisconsultes du Code
Napoléon,
n'avait-il pas écrit une comédie
provençale? Et M. Diouloufet, un
bibliothécaire de l’Athènes du Midi, comme
Aix s’intitule parfois,
n’avait-il pas, sous Louis XVIII, chanté en
provençal les magnans
ou vers à soie? M. Mignet, l’historien,
l’académicien illustre,
venait tous les ans à Aix pour jouer à la boule.
Il avait même
formulé la maxime suivante :
"Rien n’est plus propre à refaire un homme que de
vivre au clair
soleil, parler provençal, manger de la brandade et faire
tous les
matins une partie de boules."
M. Borély, un ancien procureur général,
entrait dans la ville, à
cheval, guêtré comme un riche toucheur, conduisant
fièrement un
troupeau de porcs anglais. Et de lui les gens disaient:
-- N’est pas porcher celui qui conduit ses porcs lui-même.
Le lendemain de la Noël, nous allions à
Saint-Sauveur entendre les
Plaintes de saint Étienne, récitées
en provençal (comme on le fait
encore) par un chanoine du Chapitre et, dans cette
cathédrale, on
exécutait, le jour des Rois (comme on y exécute
encore), avec une
admirable pompe, le Noël De matin ai rescountra lou
trin.
Au Saint-Esprit, les dames se plaisaient à venir
entendre les prônes
provençaux de l’abbé Émery, et celles
du grand monde, pour ne pas
laisser perdre les galantes coutumes, quand venait le carnaval
et le
temps des soirées, se faisaient dodiner dans des chaises
à porteurs,
accompagnées de torches qu’on éteignait, en
arrivant, à l’éteignoir
des vestibules.
Point rare qu’il y eût, au courant de l’hiver,
quelque esclandre
mondain, tel que l’enlèvement d’une superbe
juive avec M. de
Castillon, qui avait su dépenser royalement une fortune,
lorsqu’il
fut Prince d’amour aux jeux de la
Fête-Dieu.
A propos de ces jeux, nous eûmes l’occasion, dans
notre séjour à Aix,
de les voir sortir, je crois, pour une des dernières
fois: le Roi de
la Basoche, l’Abbé de la Jeunesse, les
Tirassons, les Diables,
le Guet, la Reine de Saba, les Chevaux-Frus
en particulier,
avec leur rigaudon que Bizet a cueilli pour
l’Arlésienne, de Daudet
:
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus;
Elle leur donne des châtaignes,
Ils disent qu’ils n’en veulent plus;
Et danse, ô gueux! Et danse, ô gueux!
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus.
Cette résurrection du passé provençal,
avec ses vieilles joies naïves
(et surannées, hélas !), nous impressionna
vivement, comme vous
pourriez le voir au chant dixième de Calendal,
où elles sont
décrites, telles que nous les vîmes.
Or, figurez-vous qu’à Aix, quelques mois seulement
après mon arrivée,
faisant ma promenade une après-midi sur le Cours, oh!
charmante
surprise, je vis se profiler, près de la Fontaine-Chaude,
le nez de
mon ami Anselme Mathieu, de Châteauneuf.
-- Ça n’est pas une blague, me fit Mathieu en me
voyant, avec son
flegme habituel; cette eau, mon cher, est vraiment chaude, et
c’est
bien le cas de dire : "Celle-là fume."
-- Mais depuis quand à Aix? lui dis-je en lui serrant la main.
-- Depuis, fit-il, attends..., depuis avant-hier au soir.
-- Et quel bon vent t’amène?
-- Ma foi, répondit-il, je me suis dît : Puisque
Mistral est allé
faire à Aix son droit, il faut y aller aussi et tu feras
le tien."
-- C’est bien pensé, lui dis-je, et tu peux
croire, Anselme, que j’en
suis ravi, sais-tu? Mais as-tu passé bachelier?
-- Oui, dit-il en riant, j’ai passé, comme la
piquette sur le marc de
vendange.
-- C’est que, mon pauvre Anselme, pour être admis
aux grades de la
Faculté de Droit, je crois qu’il faut avoir son
baccalauréat ès
lettres.
-- Bon enfant ! riposta le gentil ami Mathieu, supposons
qu’on ne
veuille pas me diplômer comme les autres, pourra-t—on
m'empêcher de
prendre ma licence, voyons, en droit d’amour?... Tiens, pas
plus tard
que tantôt, en allant me promener dans une espèce
de vallon qu’on
appelle la Torse, j’ai fait la connaissance d’une
jeune
blanchisseuse, un peu brune, c’est vrai, mais ayant bouche
rouge,
quenottes de petit chien qui ne demandent qu’à
mordre, deux frisons
folletant hors de sa coiffe blanche, la nuque nue, le nez en
l’air,
les bras joliment potelés...
-- Allons, grivois, il me paraît que tu ne l’as pas mal lorgnée.
-- Non, dit-il, Frédéric, il ne faudrait pas
croire que moi, un
rejeton des marquis de Montredon, si peu sensé que je
sois, j’aille
m’amouracher d’un minois de lavoir. Mais vois- tu je
ne sais pas si
tu es comme moi: quand je fais la rencontre de quelque friand
museau,
serait-ce un museau de chatte je ne puis m’empêcher
de me retourner
pour voir. Bref, en causant avec la petite, nous sommes
convenus
qu’elle me blanchirait mon linge et qu’elle viendrait
le prendre la
semaine prochaine.
-- Mathieu, tu es un gueusard, un friponneau, tu sens le roussi...
-- Non, mon ami, tu n’y es pas, laisse donc que
j’achève. Ayant ainsi
traité avec ma blanchisseuse, comme, tout en causant, je
vis, à
travers l’écume qui lui giclait entre les doigts,
qu’elle froissait
et chiffonnait une chemise de dentelle: "Diable, quel linge
fin!
dis-je à la jeune fille, cette chemise-là
n’est pas faite pour
couvrir les fruits d’automne d'une gaupe!" "Il s’en
faut!
répondit-elle. Ça, c’est la chemisette
d’une des plus belles dames de
la rue des Nobles: une baronne de trente ans, mariée, la
pauvrette, à
un vieux barbon d’homme qui est juge à la cour et
jaloux comme un
Turc." "Mais elle doit transir d’ennui!" "Transir? ah! tant
et tant
qu’elle est toujours à son balcon, comme en attente
du galant, tenez,
qui viendra la distraire." "Et on l’appelle?" "Mais
monsieur vous en
voulez trop savoir... Moi, voyez-vous je lave la lessive
qu’on me
donne, mais je ne me mêle pas de ce qui après tout,
ne me regarde
pas." Il ne m’a pas été possible d’en
tirer plus pour le moment...
Mais ajouta Matthieu, lorsqu'elle viendra chercher mon
blanchissage
dans ma chambre, vois-tu, dussé-je bien lui faire deux et
trois
caresses, il faut qu’elle soit fine si elle n’ouvre
pas la bouche.
-- Et après, quand tu sauras le nom de la baronne?
-- Eh ! mon cher, j’ai du pain sur la planche pour trois
ans!
Cependant que vous autres, les pauvres étudiants en droit
vous allez
vous morfondre à éplucher le Code, moi, tel que
les troubadours de
l’antique Provence, je vais, sous le balcon de ma belle
baronne,
étudier à loisir les douces Lois
d’Amour.
Et, comme je vous le livre, telles furent, les trois ans que
nous
restâmes à Aix, et la tâche et
l’étude du chevalier Mathieu.
Oh! les belles excursions, là-bas, au pont de
l’Arc, sur la
grand'route de Marseille, dans la poussière
jusqu’à mi-jambe et les
parties au Tholonet, -- où nous allions humer le vin cuit
de
Langesse; et les duels entre étudiants, dans le vallon
des Infernets,
avec les pistolets chargés de crottes de chèvre;
et ce joli voyage
qu’avec la diligence nous fîmes à Toulon, en
passant par le bois de
Cuge et à travers les gorges d’Ollioules!
Un peu plus, un peu moins, nous faisions ce qu’avaient
fait, mon
Dieu! les étudiants du temps des papes d’Avignon et
du temps de la
reine Jeanne. Écoutez ce qu’en écrivait, du
temps de François 1er, le
poète macaronique Antonius de Arena :
Genti gallantes sunt omnes Instudiantes
Et bellas garsas semper amare soient;
Et semper, semper sunt de bragantibus ipsi;
Inter mignonos gloria prima manet:
Banquetant, bragant, faciunt miracula plura,
Et de bonitate sunt sine fine boni.(De gentillessiis Instudiantium.)
Tandis qu’au Gai-Savoir, dans la noble cité des
comtes de Provence,
nous nous initions ainsi, Roumanille, plus sage, publiait en
Avignon,
dans un journal de guerre appelé la Commun, ces
dialogues pleins de
sens, de saveur, de vaillance, tels que le Thym, Un Rouge et
un
Blanc, les Prêtres, qui mettaient en valeur
et popularisaient la
prose provençale.
Puis, avec la décision, avec l’autorité que
lui donnait déjà le
succès de ses Pâquerettes et de ses hardis
pamphlets, au
rez-de-chaussée de son journal, il convoquait, tant vieux
que jeunes,
les trouvères de ce temps; et de ce ralliement sortait
une
anthologie, les Provençales, qu’un professeur
éminent, M.
Saint-René Taillandier, alors à Montpellier,
présentait au public
dans une introduction chaleureuse et savante (Avignon,
librairie
Séguin, 1852).
Ce précoce recueil contenait des poésies du
vieux docteur d’Astros et
de Gaut, d’Aix; des Marseillais Aubert, Bellot,
Bénédit, Bourrelly et
de Barthélemy (celui de la
Némésis,); des Avignonnais Boudin,
Cassan, Giéra; du Beaucairois Bonnet; du Tarasconais
Gautier; de
Reybaud, de Dupuy, qui étaient de Carpentras; de
Castil-Blaze, de
Cavaillon; de Crousillat,de Salon; de Garcin, "fils ardent
du
maréchal d’Alleins" (mentionné dans
Mireille) ; de Mathieu, de
Chàteauneuf; de Chalvet, de Nyons; et d’autres; puis
un groupe du
Languedoc: Moquin-Tondon, Peyrottes, Lafare-Alais; et une
pièce de
Jasmin.
Mais les morceaux les plus nombreux étaient de
Roumanille, alors en
pleine production et duquel Sainte-Beuve avait salué les
Crèches
comme "dignes de Klopstock". Théodore Aubanel, dans ses
vingt-deux
ans, donnait là, lui aussi, ses premiers coups de
maître: le 9
Thermidor, les Faucheurs, A la Toussaint. Moi, enfin,
enflammé de la
plus belle ardeur, j'y allais de mes dix pièces
(Amertume, le
Mistral, Une Course de Taureaux) et d’un Bonjour
à Tous qui
disait, pour noter notre point de départ :
Nous trouvâmes dans les berges
Revêtue d’un méchant haillon,
La langue provençale:
En allant paître les brebis,
La chaleur avait bruni sa peau,
La pauvre n’avait que ses longs cheveux
Pour couvrir ses épaules.
Et voilà que des jeunes hommes,
En vaguant par là
Et la voyant si belle,
Se sentirent émus.
Qu’ils soient donc les bienvenus,
Car ils l’ont vêtue dûment
Comme une demoiselle.
Mais revenons aux amours de Mathieu avec la baronne
d’Aix, dont je
n’ai pas terminé l’histoire.
Chaque fois que je rencontrais mon étudiant "en lois
d’amour", je
l’interpellais ainsi:
-- Eh bien!, Mathieu, où en sommes-nous?
-- Nous en sommes, me répondit-il un jour, que
Lélette (c’était le
nom de la blanchisseuse) a fini par m’indiquer
l’hôtel de la baronne;
que j’ai passé et repassé, mon ami, tant de
fois sous les cariatides
de son balcon, que, rendons grâce à Dieu, j’ai
été remarqué... et la
dame, une beauté comme tu n’en vis oncques, la dame
enjôlée, charmée
de son cavalier servant, a daigné, l’autre soir, me
laisser tomber du
ciel, tiens, une fleur d’oeillet.
Et, disant cela, Mathieu m’exhibait une fleur
fanée et, faisant les
yeux tendres, lançait à la volée un baiser
dans l’azur. Un mois, deux
mois passèrent, je ne rencontrais plus Mathieu. Je
dis:
-- Allons le voir.
Je monte donc à sa chambrette -- et qu’est-ce que
je trouve? Mon
Anselme, qui, le pied sur une chaise, me fait:
-- Arrive vite, que je te conte mon accident... Figure-t-on,
mon bon,
que j’avais trouvé le joint, une nuit sur les onze
heures, pour
entrer dans le jardin de ma divine baronne. Tout était
arrangé.
Lélette, ma brave blanchisseuse, nous prêtait la
main... et je
pensais grimper, par un de ces rosiers qui, tu sais? fleurissent
en
treillage, jusqu’à une fenêtre où
devait ma souveraine tendre le bras
à mes baisers. J’escaladais déjà. Le
coeur, tu peux m'en croire, me
battait fortement... O ciel! tout à coup la fenêtre
s’entr'ouvre
doucement; les liteaux de la jalousie se haussent: une main,
Frédéric, une main... (ah! je le connus vite, ce
n’était pas celle de
la baronne) me secoue sur le nez la cendre d’une pipe!
Comme tu peux
imaginer, je n’attendis pas mon reste... Je glisse à
terre, je
m’enfuis, je franchis le mur du jardin, et, patatras!
morbleu, je me
foule le pied!
Vous pouvez penser si nous rîmes à nous démonter la mâchoire!
-- Mais, au moins, tu as fait venir un médecin?
-- Oh! ça ne vaut pas la peine, dit-il... La
mère de Lélette se
trouve une conjuratrice (tu les connais peut-être elles
tiennent un
bouchon vers la porte d’Italie). Elles m’ont fait
tremper le pied
dans un baquet de saumure. La vieille, en marmottant
quelques
exécrations, m’y a fait trois signes de croix avec
son gros orteil,
puis on me l’a serré de bandes...
Et, maintenant, j’attends, en lisant les
Pâquerettes de l’ami
Roumanille, que Dieu y mette sa sainte main... Mais le temps ne
me
dure pas: car Lélette m’apporte, deux fois par jour,
mon ordinaire;
et, à défaut de grives, comme dit le proverbe, on
mange des
merlettes.
Or ça, l’ami Mathieu, futur (et bien nommé)
Félibre des Baisers,
qui fut toute sa vie le plus beau songe-fêtes que
j’aie jamais connu,
avait-il rêvassé l’histoire que je viens de
dire? Je n’ai jamais pu
l’éclaircir, et j’ai raconté la chose
telle qu’il me la narra.
L’éclosion de Mireille. -- L’origine de ce
nom. -- Le cousin
Tourette. -- Le moulin à l’huile. -- Le
bûcheron Siboul. --
L’herborisateur Xavier. -- Le coup d’Etat (1851). --
L’excursion
dans les astres, -- Le Congrès des Trouvères: Jean
Reboul. -- Le
Romévage d'Aix : Brizeux, Zola.
Une fois "licencié", ma foi, comme tant d’autres
(et, vous avez pu le
voir, je ne me surmenai pas trop), fier comme un jeune coq qui
a
trouvé un ver de terre, j’arrivai au Mas à
l’heure où on allait
souper sur la table de pierre, au frais, sous la tonnelle,
aux
derniers rayons du jour.
-- Bonsoir toute la compagnie!
-- Dieu te le donne, Frédéric!
-- Père, mère tout va bien... A ce coup, c’est bien fini!
-- Et belle délivrance! ajouta Madeleine, la jeune
Piémontaise qui
était servante au Mas.
Et lorsque, encore debout, devant tous les laboureurs,
j’eus rendu
compte de ma dernière suée, mon
vénérable père, sans autre
observation, me dit seulement ceci:
-- Maintenant, mon beau gars, moi j’ai fait mon devoir.
Tu en sais
beaucoup plus que ce qu’on m’en a appris... C’est
à toi de choisir la
voie qui te convient: je te laisse libre.
-- Grand merci! répondis-je.
Et là même, -- à cette heure, j’avais
mes vingt et un ans, -- le pied
sur le seuil du Mas paternel, les yeux vers les Alpilles, en moi
et
de moi-même, je pris la résolution:
premièrement, de relever, de
raviver en Provence le sentiment de race que je voyais
s’annihiler
sous l’éducation fausse et antinaturelle de toutes
les écoles;
secondement, de provoquer cette résurrection par la
restauration de
la langue naturelle et historique du pays, à laquelle les
écoles font
toutes une guerre à mort; troisièmement, de rendre
la vogue au
provençal par l’influx et la flamme de la divine
poésie.
Tout cela, vaguement, bourdonnait en mon âme; mais je le
sentais
comme je vous dis. Et plein de ce remous, de ce bouillonnement
de
sève provençale, qui me gonflait le coeur, libre
d’inclination envers
toute maîtrise ou influence littéraire, fort de
l’indépendance qui me
donnait des ailes, assuré que plus rien ne viendrait me
déranger, un
soir, par les semailles, à la vue des laboureurs qui
suivaient la
charrue dans la raie, j’entamai, gloire à Dieu! le
premier chant de
Mireille.
Ce poème, enfant d’amour, fit son éclosion
paisible, peu à peu, à
loisir, au souffle du vent large, à la chaleur du soleil
ou aux
rafales du mistral, en même temps que je prenais la
surveillance de
la ferme, sous la direction de mon père qui, à
quatre-vingts ans,
était devenu aveugle.
Me plaire à moi, d’abord, puis à quelques
amis de ma première
jeunesse, -- comme je l’ai rappelé dans un des
chants de Mireille:
O doux amis de ma jeunesse,
Aérez mon chemin de votre sainte haleine,
c’était tout ce que je voulais. Nous ne pensions
pas à Paris, dans
ces temps d’innocence. Pourvu qu’Arles -- que j
‘avais à mon horizon,
comme Virgile avait Mantoue -- reconnût, un jour, sa
poésie dans la
mienne, c’était mon ambition lointaine. Voilà
pourquoi, songeant aux
campagnards de Crau et de Camargue, je pouvais dire:
Nous ne chantons que pour vous, pâtres et gens des Mas.
De plan, en vérité, je n’en avais
qu’un à grands traits, et seulement
dans ma tête. Voici:
Je m’étais proposé de faire naître
une passion entre deux beaux
enfants de la nature provençale, de conditions
différentes, puis de
laisser à terre courir le peloton, comme dans
l’imprévu de la vie
réelle, au gré des vents!
Mireille, ce nom fortuné qui porte en lui sa
poésie, devait
fatalement être celui de mon héroïne: car je
l’avais, depuis le
berceau, entendu dans la maison, mais rien que dans notre
maison.
Quand la pauvre Nanon, mon aïeule maternelle, voulait
gracieuser
quelqu’une de ses filles:
-- C’est Mireille, disait-elle, c’est la belle
Mireille, c’est
Mireille, mes amours.
Et ma mère, en plaisantant, disait parfois de quelque fillette:
-- Tenez! la voyez-vous, Mireille mes amours!
Mais, quand je questionnais sur Mireille, personne n’en
savait
davantage: une histoire perdue, dont il ne subsistait que le nom
de
l’héroïne et un rayon de beauté dans une
brume d’amour. C’était assez
pour porter bonheur à un qui, peut-être, --
sait-on? -- fut, par
cette intuition lui appartient aux poètes, la
reconstitution d’un
roman véritable.
Le Mas du Juge, à cette époque, était un
vrai foyer de poésie
limpide, biblique et idyllique. N’était-il pas
vivant, chantant
autour de moi, ce poème de Provence avec son fond
d’azur et son
encadrement d’Alpille? L’on n’avait
qu’à sortir pour s’en trouver
tout ébloui. Ne voyais-je pas Mireille passer, non
seulement dans mes
rêves de jeune homme, mais encore en personne,
tantôt dans ces
gentilles fillettes de Maillane qui venaient, pour les vers
à soie,
cueillir la feuille des mûriers, tantôt dans
l’allégresse de ces
sarcleuses, ces faneuses, vendangeuses, oliveuses, qui allaient
et
venaient, leur poitrine entrouvertes, leur coiffe
cravatée de blanc,
dans les blés, dans les foins, dans les oliviers et dans
les vignes?
Les acteurs de mon drame, mes laboureurs, mes moissonneurs,
mes
bouviers et mes pâtres, ne circulaient-ils pas, du point
de l’aube au
crépuscule, devant mon jeune enthousiasme? Vouliez-vous
un plus beau
vieillard, plus patriarcal, plus digue d’être le
prototype de mon
maître Ramon, que le vieux François Mistral, celui
que tout le monde
et ma mère elle-même n’appelaient que le
"maître"? Pauvre père!
Quelquefois, quand le travail était pressant, il fallait
donner aide,
soit pour rentrer les foins, soit pour dériver l’eau
de notre puits à
roue, il criait dehors:
-- Où est Frédéric?
Bien qu’à ce moment-là je fusse
allongé sous un saule, paressant à la
recherche de quelque rime en fuite, ma pauvre mère
répondait:
-- Il écrit.
Et aussitôt, la voix rude du brave homme s’apaisait en disant:
-- Ne le dérange pas.
Car, pour lui, qui n’avait lu que l’Écriture
Sainte et Don
Quichotte en sa jeunesse, écrire était
vraiment un office religieux,
Et il montre bien ce respect pour le mystère de la plume,
le début
d’un récitatif, usité jadis chez nous, et
dont nous reparlerons au
sujet du mot Félibre:
Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait.
Un jour, de sa sainte écriture,
Il est monté au haut du ciel.
Un autre personnage qui eut, sans le savoir, le don
d’intéresser ma
Muse épique, c’était le cousin Tourrette, du
village de Mouriès: une
espèce de colosse, membru et éclopé, avec
de grosses guêtres de cuir
sur les souliers et connu à la ronde, dans les plaines de
Crau, sous
le nom du Major, ayant, en 1815, été
tambour-major des gardes
nationaux qui, sous le commandement du duc
d’Angoulême, voulaient
arrêter Napoléon, à son retour de
l’île d’Elbe. Il avait, dans sa
jeunesse, dissipé son bien au jeu; et dans ses vieux
jours, réduit
aux abois, il venait, tous les hivers, passer une quinzaine avec
nous
autres, au Mas. Lorsqu’il repartait, mon père lui
donnait, dans un
sac, quelques boisseaux de blé. L’été,
il parcourait la Crau et la
Camargue, allant aider aux bergers, lorsqu’on tondait les
troupeaux,
aux fermiers pour le dépiquage, aux faucheurs de marais
pour engerber
les roseaux ou, enfin, aux sauniers pour mettre le sel en
meules.
Aussi connaissait-il la terre d’Arles et ses travaux,
assurément,
comme personne. Il savait le nom des Mas, des pâturages,
des chefs de
bergers, des haras de chevaux et de taureaux sauvages, ainsi que
de
leurs gardiens. Et il parlait de tout avec une faconde, un
pittoresque, une noblesse
d’expressions provençales, qu’il y avait
plaisir d’entendre. Pour
dire, par exemple, que le comte de Mailly était riche,
fort riche en
propriétés bâties:
-- Il possède, disait-il, sept arpents de toitures.
Les filles qui s’engagent pour la cueillette des olives
-- à Mouriés,
elles sont nombreuses -- le louaient pour leur dire des contes
à la
veillée. Elles lui donnaient, je crois, un sou chacune
par veillée.
Il les faisait tordre de rire, car il savait tous les contes,
plus ou
moins croustilleux, qui, d’une bouche à
l’autre, se transmettent dans
le peuple, tels que: Jean de la Vache, Jean de la Mule, Jean
de
l’Ours, le Doreur, etc.
Une fois que la neige commençait à tomber :
-- Allons, disions-nous, le cousin apparaîtra bientôt.
Et il ne manquait jamais.
-- Bonjour, cousin!
-- Cousin, bonjour!
Et voilà. La main touchée et son bâton
déposé, humblement, derrière
la porte, et s’attablait, mangeait une belle tartine de
fromage pétri
et entamait, ensuite, le sujet de l’olivaison, Et il
contait que les
meules, en son bourg de Mouriès, ne pouvaient tenir pied
à la récolte
des olives. Et il disait:
-- Comme on est bien, l’hiver, lorsqu’il fait froid,
dans ces moulins
à huile! Ecarquillé sur le marc tout chaud, on
regarde, à la clarté
des caleils à quatre mèches, les presseurs
d’huile moitié nus qui,
lestes comme chats, poussent tous à la barre, au
commandement du
chef:
-- Allons, ce coup! Encore un coup! Encore un bon coup! Houp!
que
tout claque! Là!
Étant, le cousin Tourrette, comme tous les songeurs,
tant soit peu
fainéant, il avait, toute sa vie, rêvé de
trouver une place où il y
eût peu de travail.
-- Je voudrais, nous disait-il, la place de compteur de
mornes, à
Marseille par exemple, dans un de ces grands magasins où,
lorsqu’on
les débarque, un homme, étant assis, peut, en
comptant les douzaines,
gagner (me suis-je laissé dire) ses douze cents francs
par an.
Mon pauvre vieux Major! Il mourut comme tant d’autres,
sans avoir vu
réaliser sa rêverie sur les mornes.
Je n’oublierai pas non plus, parmi mes collaborateurs,
ou, tant vaut
dire, mes fauteurs de la poésie de Mireille, le
bûcheron Siboul :
un brave homme de Montfrin, habillé de velours, qui
venait tous les
ans, à la fin de l’automne, avec sa grande serpe,
tailler joliment
nos bourrées de saule. Pendant qu’il
découpait et appareillait ses
rondins, que d’observations justes il me faisait sur le
Rhône, sur
ses courants, ses tourbillons, sur ses lagunes, sur ses baies,
sur
ses graviers et sur ses îles, puis sur les animaux qui
fréquentent
ses digues, les loutres qui gîtent dans les arbres creux,
les bièvres
qui coupent des troncs comme la cuisse, et sur les pendulines
qui,
dans les Ségonnaux, suspendent leurs nids aux peupliers
blancs, et
sur les coupeurs d’osier et les vanniers de
Valiabrègue!
Enfin, le voisin Xavier, un paysan herboriste, qui me disait
les noms
en langue provençale et les vertus des simples et de
toutes les
herbes de Saint-Jean et de Saint-Roch. Si bien que mon bagage
de
botanique littéraire, c’est ainsi que je le
formai... Heureusement!
car m’est avis, sans vouloir les mépriser, que nos
professeurs des
écoles, tant les hautes que les basses, auraient
été, bien sûr,
entrepris pour me montrer ce qu’était un chardon ou
un laiteron.
Comme une bombe, dans l’entrefaite de ce prodrome de
Mireille,
éclata la nouvelle du coup d’État du 2
décembre 1851.
Quoique je ne fusse pas de ces fanatiques chez qui la
République
tient lieu de religion, de justice et de patrie, quoique les
Jacobins, par leur intolérance, par leur manie du niveau,
par la
sécheresse, la brutalité de leur
matérialisme, m'eussent découragé et
blessé plus d’une fois, le crime d’un
gouvernant qui déchirait la loi
jurée par lui m’indigna. Il
m'indigna, car il fauchait toutes mes illusions sur les
fédérations
futures dont la République en France pouvait être
le couvain.
Quelques-uns des collègues de l’École de
Droit allèrent se mettre à
la tête des bandes d’insurgés qui se
soulevaient dans le Var au nom
de la Constitution; mais le grand nombre, en Provence comme
ailleurs,
les uns par dégoût de la turbulence des partis, les
autres éberlués
par le reflet du premier Empire, applaudirent, il est vrai,
au
changement de régime. Qui pouvait deviner que
l’Empire nouveau dût
s’effondrer dans une effroyable guerre et
l’écroulement national ?
Pour conclure, je vais citer ce qui me fut dit un jour,
après 1870
par Taxile Delord, républicain pourtant et
député de Vaucluse, un
jour qu’en Avignon, sur la place de l’Horloge, nous
nous promenions
ensemble:
-- La gaffe, disait-il, la plus prodigieuse qui se soit jamais
faite
dans le parti avancé, fut la Révolution de 1848.
Nous avions au
gouvernement une belle famille, française, nationale,
libérale entre
toutes et compromise même avec la Révolution, sous
les auspices de
laquelle on pouvait obtenir, sans trouble, toutes les
libertés que le
progrès comporte... Et nous l’avons bannie.
Pourquoi? Pour faire
place à ce bas empire qui a mis la France en
débâcle!
Quoi qu’il en soit, en conséquence, je laissai de
côté -- et pour
toujours -- la politique inflammatoire, comme ces embarras
qu’on
abandonne en route pour marcher plus léger, et à
toi, ma Provence, et
à toi, poésie, qui ne m’avez jamais
donné que pure joie, je me livrai
tout entier.
Et voici que, rentré dans la contemplation, un soir, me
promenant en
quête de mes rimes, car mes vers, tant que j’en ai
fait, je les ai
trouvés tous par voies et par chemins, je rencontrai un
vieux qui
gardait les brebis. Il avait nom "le galant jean". Le ciel
était
étoilé, la chouette miaulait, et le dialogue
suivant (que vous avez
lu peut-être, traduit par l’ami Daudet) eut lieu dans
cette
rencontre.
LE BERGER
Vous voilà bien écarté, monsieur Frédéric?
MOI
Je vais prendre un peu l’air, maître Jean.
LE BERGER
Vous allez faire un tour dans les astres?
MOI
Maître Jean, vous l’avez dit. Je suis tellement
soûl, désabusé et
écoeuré des choses de la terre que je voudrais,
cette nuit, m’enlever
et me perdre dans le royaume des étoiles.
LE BERGER
Tel que vous me voyez, j'y fais, moi, une excursion presque
toutes
les nuits, et je vous certifie que le voyage est des plus
beaux.
MOI
Mais comment faire pour y aller, dans cet abîme de lumière?
LE BERGER
Si vous voulez me suivre, pendant que les brebis mangent,
tout
doucement, monsieur, je vous y conduirai et vous ferai tout
voir.
MOI
Galant Jean, je vous prends au mot.
LE BERGER
Tenez, montons par cette voie qui blanchit du nord au sud:
c’est le
chemin de Saint Jacques. Il va de France droit sur
l’Espagne. Quand
l’empereur Charlemagne faisait la guerre aux Sarrasins, le
grand
saint Jacques de Galice le marqua devant lui pour lui indiquer
la
route.
MOI
C’est ce que les païens désignaient par Voie Lactée.
LE BERGER
C’est possible; moi je vous dis ce que j’ai toujours
ouï dire...
Voyez-vous ce beau chariot, avec ces quatre roues qui
éblouissent
tout le nord? C’est le Chariot des Ames. Les trois
étoiles qui
précèdent sont les trois bêtes de
l’attelage; et la toute petite qui
va prés de la troisième, nous l’appelons le
Charretier.
MOI
C’est ce que dans les livres on nomme la Grande Ourse.
LE BERGER
Comme il vous plaira... Voyez, voyez tout à
l’entour les étoiles qui
tombent: ce sont de pauvres âmes qui viennent
d’entrer au Paradis.
Signons-nous, monsieur Frédéric.
MOI
Beaux anges (comme on dit), que Dieu vous accompagne!
LE BERGER
Mais tenez, un bel astre est celui qui resplendit pas loin
du
Chariot, là-haut: c’est le Bouvier du ciel.
MOI
Que dans l’astronomie on dénomme Arcturus.
LE BERGER
Peu importe. Maintenant regardez là sur le nord,
l’étoile qui
scintille à peine: c’est l’étoile
Marine, autrement dit la
Tramontane. Elle est toujours visible et sert de signal aux
marins--
lesquels se voient perdus, lorsqu’ils perdent la
Tramontane.
MOI
L’étoile Polaire, comme on l’appelle aussi,
se trouve donc dans la
Petite Ourse; et comme la bise vient de là, les marins de
Provence,
comme ceux d’Italie, disent qu’ils vont à
l’Ourse, lorsqu’ils vont
contre le vent.
LE BERGER
Tournons la tête, nous verrons clignoter la
Poussînière ou le
Pouillier, si vous préférez.
MOI
Que les savants nomment Pléiades et les Gascons Charrette des Chiens.
LE BERGER
C’est cela. Un peu plus bas resplendissent les Enseigres,
-- qui,
spécialement, marquent les heures aux bergers.
D’aucuns les nomment
les Trois Rois, d’autres les Trois Bourdons ou le
Râteau ou le Faux
Manche.
MOI
Précisément, c’est Orion et la ceinture d’Orion.
LE BERGER
Très bien. Encore plus bas, toujours vers le midi,
brille Jean de
Milan.
MOI
Sirius, si je ne me trompe.
LE BERGER
Jean de Milan est le flambeau des astres. Jean de Milan, un
jour,
avec les Enseignes et la Poussinière, avait
été, dit-on, convié à une
noce. (La noce de la belle Maguelone, dont nous parlerons
tantôt.) La
Poussinière, matinale, partit, paraît-il, la
première et prit le
chemin haut. Les Enseignes, trois filles sémillantes,
ayant coupé
plus bas, finirent par l’atteindre. Jean de Milan,
resté endormi,
prit, lorsqu’il se leva, le raccourci et, pour les
arrêter, leur
lança son bâton à la volée... Ce qui
fait que le Faux Manche est
appelé depuis le Bâton de Jean de Milan.
MOI
Et celle qui, au loin, vient de montrer le nez et qui rase
la
montagne?
LE BERGER
C’est le Boiteux. Lui aussi était de la noce. Mais
comme il boite,
pauvre diable, il n'avance que lentement. Il se lève tard
du reste et
se couche de bonne heure.
MOI
Et celle qui descend, là-bas, sur le ponant,
étincelante comme une
épousée?
LE BERGER
Eh bien ! c’est elle! l’étoile du Berger,
1’Étoile du Matin, qui nous
éclaire à l’aube, quand nous lâchons le
troupeau, et le soir, quand
nous le rentrons: c’est elle, l’étoile reine,
la belle étoile,
Maguelone, la belle Maguelone, sans cesse poursuivie par Pierre
de
Provence, avec lequel a lieu, tous les sept ans son mariage.
MOI
La conjonction, je crois, de Vénus et de Jupiter ou de
Saturne
quelquefois.
LE BERGER
A votre goût... mais tiens, Labrit! Pendant que nous
causions, les
brebis se sont dispersées, tai! tai! ramène-les!
Oh! le mauvais
coquin de chien, une vraie rosse... Il faut que j’y aille
moi-même.
Allons, monsieur Frédéric, vous, prenez garde de
ne pas vous égarer!
MOI
Bonsoir! Galant Jean.
Retournons aussi, comme le pâtre, à nos moutons.
A partir des
Provençales, recueil poétique où
avaient collaboré les trouvères
vieux et jeunes de cette époque-là, quelques-uns,
dont j’étais,
engagèrent entre eux une correspondance au sujet de la
langue et de
nos productions. De ces rapports, de plus en plus ardents,
naquit
l’idée d’un congrès de poètes
provençaux. Et, sur la convocation de Roumanille et de
Gaut qui
avaient écrit ensemble dans le journal Lou
Boui-Abaisse, la réunion
eut lien le 29 août 1852, à Arles, dans une salle
de l’ancien
archevêché, sous la présidence de
l’aimable docteur d’Astros, doyen
d’âge des trouvères. Ce fut là
qu’entre tous nous fîmes connaissance,
Aubanel, Aubert, Bourrelly, Cassan, Crousillat, Désanat,
Garcin,
Gaut, Gelu, Giéra, Mathieu, Roumanille, moi et
d’autres. Grâce au bon
Carpentrassien, Bonaventure Laurent, nos portraits eurent
les
honneurs de l’Illustration (18 septembre 1852).
Roumanille, en invitant M. Moquin-Tandon, professeur à
la faculté des
sciences de Toulouse et spirituel poète en son parler
montpelliérain,
l’avait chargé d’amener Jasmin à Arles.
Mais, quand Moquin-Tandon
écrivit à l’auteur de Marthe la folle,
savez-vous ce que répondit
l’illustre poète gascon: "Puisque vous allez
à Arles, dites-leur
qu’ils auront beau se réunir quarante et cent,
jamais ils ne feront
le bruit que j’ai fait tout seul."
-- Voilà Jasmin de pied en cap, me disait Roumanille.
Cette réponse le reproduit beaucoup plus
fidèlement que le bronze
élevé à Agen, en son honneur. Il
était ce que l’on appelle, Jasmin,
un fier bougre.
D’ailleurs, le perruquier d’Agen, en dépit de
son génie, fut toujours
aussi maussade pour ceux qui, comme lui, voulaient chanter dans
notre
langue. Roumanille, puisque nous y sommes, quelques
années
auparavant, lui avait envoyé ses
Pâquerettes, avec la dédicace de
Madeleine, une des poésies les meilleures du recueil.
Jasmin ne
daigna pas remercier le Provençal. Mais ayant, le Gascon,
vers 1848,
passé par Avignon, où il donna un concert avec
Mlle Roaldès, qui
jouait de la harpe, Roumanile, après la séance,
vint avec quelques
autres saluer le poète qui avait fait couler les larmes
en déclamant
ses Souvenirs :
-- Où vas-tu grand-père? -- Mon fils à
l’hôpital...
C’est là que meurent les Jasmins.
-- Qui êtes-vous donc? fit l’Agenais au poète de Saint-Remy.
-- Un de vos admirateurs, Joseph Roumanille.
-- Roumanille? Je me souviens de ce nom... Mais je croyais
qu’il fût
celui d’un auteur mort.
-- Monsieur, vous le voyez, répondit l’auteur des
Pâquerettes, qui
ne laissa jamais personne lui marcher sur le pied, je suis
assez
jeune encore pour pouvoir, s’il plaît à Dieu,
faire un jour votre
épitaphe.
Qui fut bien plus gracieux pour la réunion
d’Arles, ce fut ce bon
Reboul, qui nous écrivit ceci: "Que Dieu bénisse
votre table... Que
vos luttes soient des fêtes, que les rivaux soient des
amis! Celui
qui fit les cieux a fait celui de notre pays si grand et si
bleu
qu’il y a de l’espace pour toutes les
étoiles."
Et cet autre Nîmois, Jules Canonge, qui disait: "Mes
amis, si vous
aviez un jour à défendre notre cause,
n’oubliez pas qu’en Arles se
fit votre assemblée première et que vous
fûtes étoilés dans la cité
noble et fière qui a pour armes et pour devise:
l’épée et l’ire du
lion."
Je ne me souviens pas de ce que je dis ou chantai là,
mais je sais
seulement qu’en voyant le jour renaître,
j’étais dans le ravissement;
et, Roumanille l’a dit dans son discours de Montmajour, en
1889. Il
paraît que, songeur, plongé dans ma pensée,
dans mes yeux de jeune
homme "resplendissaient déjà les sept rayons de
l’Étoile".
Le Congrès d’Arles avait trop bien réussi
pour ne pas se renouveler.
L’année suivante, 21 août 1853, sous
l’impulsion de Gaut, le jovial
poète d’Aix, à Aix se tint une
assemblée (le Festival des Trouvères)
deux fois nombreuse comme l’assemblée d’Arles.
C’est là que Brizeux,
le grand barde breton, nous adressa le salut et les souhaits
où il
disait:
Le rameau d’olivier couronnera vos têtes,
Moi je n’ai que la lande en fleurs:
L’un symbole riant de la paix et des fêtes
L’autre symbole des douleurs.Unissons-les, amis; les fils qui vont nous suivre
De ces fleurs n’ornent plus leurs fronts:
Aucun ne redira le son qui nous enivre,
Quand nous, fidèles, nous mourrons...Mais peut-elle mourir la brise fraîche et douce?
L’aquilon l’emporte en son vol,
Et puis elle revient légère sur la mousse
Meurt-il le chant du rossignol?Non, tu ranimeras l’idiome sonore,
Belle Provence, à son déclin;
Sur ma tombe longtemps doit soupirer encore
La voix errante de Merlin.
Outre ceux que j'ai cités comme figurant au
Congrès d’Arles, voici
les noms nouveaux qui émergèrent au Congrès
d’Aix : Léon Alègre,
l’abbé Aubert, Autheman, Bellot, Brunet, Chalvet,
l’abbé Emery,
Laidet, Mathieu Lacroix, l’abbé Lambert, Lejourdan,
Peyrottes,
Ricard-Bérard, Tavan, Vidal etc., avec trois
trouveresses, Mlles
Reine Garde, Léonide Constans et Hortense Rolland.
Une séance littéraire, devant tout le beau monde
d’Aix, se tint,
après midi, dans la grande salle de la mairie,
courtoisement ornée
des couleurs de Provence et des blasons de toutes les
cités
provençales. Et sur une bannière en velours
cramoisi étaient inscrits
les noms des principaux poètes provençaux des
derniers siècles. Le
maire d’Aix, maire et député, était
alors M. Rigaud, le même qui plus
tard donna une traduction de Mirèio en vers
français.
Après l’ouverture faite par un choeur de chanteurs,
Trouvères de Provence,
Pour nous tous quel beau jour!
Voici la Renaissance
Du parler du Midi,
dont Jean-Baptiste Gaut avait fait les paroles, le
président d’Astros
discourut gentiment en langue provençale; puis, tour
à tour, chacun y
alla de son morceau. Roumanille, très applaudi,
récita un de ses
contes et chanta la Jeune Aveugle; Aubanel dévida
sa pièce des
Jumeaux, et moi la Fin du Moissonneur. Mais le
plus grand succès
fut pour la chansonnette du paysan Tavan, les Frisons de
Mariette,
et pour le maçon Lacroix, qui fit tous frissonner avec sa
Pauvre
Martine.
Emile Zola, alors écolier au collège d’Aix,
assistait à cette séance
et, quarante ans après, voici ce qu’il disait dans
le discours qu’il
prononça à la félibrée de Sceaux
(1892) :
"J’avais quinze ou seize ans, et je me revois,
écolier échappé du
collège, assistant à Aix, dans la grande salle de
l’Hôtel de Ville, à
une fête poétique un peu semblable à celle
que j’ai l’honneur de
présider aujourd’hui. Il y avait là Mistral
déclamant la Mort du
Moissonneur, Roumanille et Aubanel sans doute, d’autres
encore, tous
ceux qui, quelques années plus tard, allaient être
les félibres et
qui n’étaient alors que les troubadours."
Enfin, au banquet du soir, où l’on en dit, conta
et chanta de toutes
sortes, nous eûmes le plaisir d’élever nos
verres à la santé du vieux
Bellot, qui s’était, dans Marseille et toute la
Provence, fait une
renommée, méritée assurément, de
poète drolatique, et qui, ébahi de
voir ce débordement de sève, nous répondait
tristement :
Je ne suis qu’un gâcheur;
J’ai dans ma pauvre vie, noirci bien du papier:
Gaut, Mistral, Crousillat, qui, eux, n’ont pas la flemme,
De notre provençal débrouilleront l’écheveau.
Le groupe avignonnais. -- La fête de sainte Agathe. --
Le père de
Roumanille. -- Crousiflat de Salon, -- Le chanoine Aubanel. --
La
famille Giéra. -- Les amours d’Aubanel et de Zani.
-- Le banquet de
Font-Ségugne. -- L’institution du Félibrige.
— L’oraison de saint
Anselme. -- Le premier chant des félibres.
Nous étions, dans la contrée, un groupe de
jeunes, étroitement unis,
et qui nous accordions on ne peut mieux pour cette oeuvre de
renaissance provençale. Nous y allions de tout coeur.
Presque tous les dimanches, tantôt dans Avignon,
tantôt aux plaines
de Maillane ou aux Jardins de Saint-Rémy, tantôt
sur les hauteurs de
Châteauneuf-de-Gadagne ou de Châteauneuf-du-Pape,
nous nous
réunissions pour nos parties intimes, régals de
jeunesse, banquets de
Provence, exquis en poésie bien plus qu’en mets,
ivres d’enthousiasme
et de ferveur, plus que de vin. C’est là que
Roumanille nous chantait
ses Noëls, là qu’il nous lisait les
Songeuses, toutes fraîches, et
la Part du Bon Dieu encore flambant neuve; c’est
là que, croyant,
mais sans cesse rongeant le frein de ses croyances, Aubanel
récitait
le Massacre des Innocents; c’était là
que Mireille venait, de
loin en loin, dévider ses strophes nouvellement
surgies.
A Maillane, lors de la Sainte-Agathe, qui est la fête de
l’endroit,
les "poètes" (comme on nous appelait déjà)
arrivaient tous les ans
pour y passer trois jours, comme les bohémiens. La vierge
Agathe
était Sicilienne : on la martyrisa en lui tranchant les
seins. On dit
même qu’à Arles, dans le trésor de
Saint-Trophime, est conservé un
plat d’agate qui, selon la tradition, aurait contenu les
seins de la
jeune bienheureuse. Mais d’où pouvait venir aux
Arlésiens et aux
Maillanais cette dévotion pour une sainte de Catane? Je
me
l’expliquerais de la façon suivante:
Un seigneur de Maillane, originaire d’Arles, Guillaume
des
Porcellets, fut, d’après l’histoire, le seul
Français épargné aux
Vêpres Siciliennes, en considération de sa droiture
et de sa vertu.
Ne nous aurait-il pas, lui ou ses descendants, apporté le
culte de la
vierge catanaise? Toujours est-il qu’en Sicile, sainte
Agathe est
invoquée contre les feux de l’Etna et à
Maillane contre la foudre et
l’incendie. Un honneur recherché par nos jeunes
Maillanaises, c’est,
avant leur mariage, d’être trois ans
prieuresses (comme on dirait
prêtresses) de l’autel de sainte Agathe, et voici qui
est bien joli:
la veille de la fête, les couples, la jeunesse, avant
d’ouvrir les
danses, viennent, avec leurs musiciens, donner une
sérénade devant
l’église, à sainte Agathe.
Avec les galants du pays, nous venions, nous aussi,
derrière les
ménétriers, à la clarté des falots
errants et au bruit des pétards,
serpenteaux et fusées, offrir à la patronne de
Maillane nos
hommages... Et, à propos de ces saints honorés sur
l’autel, dans les
villes et les villages, de-ci de-là, au Nord comme au
Midi, depuis
des siècles et des siècles, je me suis
demandé, parfois: Qu’est-ce, à
côté de cela, notre gloire mondaine de
poètes, d’artistes, de
savants, de guerriers, à peine connus de quelques
admirateurs? Victor
Hugo lui-même n’aura jamais le culte du moindre saint
du calendrier,
ne serait-ce que saint Gent qui, depuis sept cents ans, voit,
toutes
les années, des milliers de fidèles venir le
supplier dans sa vallée
perdue! Et aussi, un jour qu’à sa table (les
flatteurs avaient posé
cette question:
-- Y a-t-il, en ce monde, gloire supérieure à celle du poète?
-- Celle du saint, répondit l’auteur des Contemplations.
Lors de la Sainte-Agathe, nous allions donc au bal voir danser
l’ami
Mathieu avec Gango, Villette et Lali, mes belles cousines.
Nous
allions, dans le pré du moulin, voir les luttes
s’ouvrir, au
battement du tambour:
Qui voudra lutter, qu’il se présente...
Qui voudra lutter...
Qu’il vienne au pré!
les luttes d’hommes et d’éphèbes
où l’ancien lutteur Jésette, qui
était surveillant du jeu, tournait et retournait autour
des lutteurs,
butés l’un contre l’autre, nus, les jarrets
tendus, et d’une voix
sévère leur rappelait parfois le précepte:
défense de déchirer les
chairs...
-- O Jésette... vous souvient-il de quand vous
fîtes mordre la
poussière à Quéquine?
-- Et de quand je terrassai Bel-Arbre d’Aramon, nous
répondait le
vieil athlète, enchanté de redire ses victoires
d’antan. On
m’appelait, savez-vous comme? Le Petit Maillanais ou,
autrement, le
Flexible. Nul jamais ne put dire qu’il m’avait
renversé et, pourtant,
j'eus à lutter avec le fameux Meissonnier, l’hercule
avignonnais qui
tombait tout le monde; avec Rabasson, avec Creste d’Apt...
Mais nous
ne pûmes rien nous faire.
A Saint-Remy, nous descendions chez les parents de
Roumanille,
Jean-Denis et Pierrette, de vaillants maraîchers qui
exploitaient un
jardin vers le Portail-du-Trou. Nous y dînions en plein
air, à
l’ombre claire d’une treille, dans les assiettes
peintes qui
sortaient en notre honneur, avec les cuillers
d’étain et les
fourchettes de fer; et Zine et Antoinette, les soeurs de notre
ami,
deux brunettes dans la vingtaine, nous servaient, souriantes,
la
blanquette d’agneau qu’elles venaient
d’apprêter.
Un rude homme, tout de même, ce vieux Jean-Denis, le
père de
Roumanille. Il avait, étant soldat de Bonaparte (ainsi
qu’assez
dédaigneux il dénommait l’empereur), vu la
bataille de Waterloo et
racontait volontiers qu’il y avait gagné la
croix.
-- Mais, avec la défaite, disait-il, on n’y pensa plus.
Aussi, lorsque son fils, au temps de Mac-Mahon, reçut
la décoration,
Jean-Denis, fièrement, se contenta de dire:
-- Le père l’avait gagnée, c’est le garçon qui l’a.
Et voici l’épitaphe que Roumanille écrivit
sur la tombe de ses
parents, au cimetière de Saint-Remy :
A JEAN-DENIS ROUMANILLE
JARDINIER, HOMME DE BIEN ET DE VALEUR (1791-1875)
A PIERRETTE PIQUET, SON ÉPOUSE,
BONNE, PIEUSE ET FORTE (1793-1895.
ILS VÉCURENT CHRÉTIENNEMENT ET MOURURENT
TRANQUILLES, DEVANT DIEU SOIENT-ILS!
Crousillat, de Salon, un dévot de la langue et des
Muses de Crau,
était assez souvent de ces réunions d’amis et
c’est au lendemain
d’une lecture poétique qu’il me gratifia du
sonnet que je transcris:
J’entendis un écho de ta pure harmonie,
Le jour que nous pûmes, chez Roumanille,
Cinq trouvères joyeux, francs de cérémonie,
Manger, choquer le verre, chanter, rire en famille.Mais quand finiras-tu de tresser ton panier,
Quand de nous attifer ta belle jeune fille?
Que je m’écrie content et jamais façonnier
Ta Mireille, ô Mistral, est une merveille!...Si donc, comme le vent dont le nom te convient,
Fort est le souffle saint qui t’inspire, jeune homme,
Allons, au monde avide épanche les accents:A tes flambants accords les monts vont s’émouvoir
Les arbres tressaillir, les torrents s’arrêter,
Comme aux sons modulés sur les lyres antiques.
On allait, en Avignon, à la maison d’Aubanel, dans
la rue Saint-Marc
(qui, aujourd’hui, porte le nom du glorieux
félibre): un hôtel à
tourelles, ancien palais cardinalice, qu’on a démoli
depuis pour
percer une rue neuve. En entrant dans le vestibule, on voyait,
avec
sa vis, une presse de bois semblable à un pressoir qui,
depuis deux
cents ans, servait pour imprimer les livres paroissiaux et
scolaires
du Comtat. Là, nous nous installions, un peu
intimidés par le parfum
d’église qui était dans les murs, mais
surtout par Jeanneton, la
vieille cuisinière, qui avait toujours l’air de
grommeler:
-- Les voilà encore!
Cependant, la bonhomie du père d’Aubanel,
imprimeur officiel de notre
Saint-Père le Pape, et la jovialité de son oncle
le chanoine nous
avaient bientôt mis à l’aise. Et venu le
moment où l’on choque le
verre, le bon vieux prêtre racontait.
-- Une nuit, disait-il, quelqu’un vint m’appeler
pour porter
l’extrême-onction à une malheureuse de ces
mauvaises maisons du préau
de la Madeleine. Quand j'eus administré la pauvre
agonisante, et que
nous redescendions avec le sacristain, les dames,
alignées le long de
l’escalier, décolletées et accoutrées
d’oripeaux de carnaval, me
saluèrent au passage, la tête penchée,
d’un air si contrit qu’on leur
aurait donné, selon l’expression populaire,
l’absolution sans les
confesser. Et la mère catin, tout en m’accompagnant,
m’alléguait des
prétextes pour excuser sa vie... Moi, sans
répondre, je dévalais les
degrés; mais dès qu’elle m’eut ouvert la
porte du logis, je me
retourne et je lui fais:
-- Vieille brehaigne! s’il n’y avait point de
matrones, il n’y aurait
pas tant de gueuses!
Chez Brunet, chez Mathieu (dont nous parlerons plus tard)
nous
faisions aussi nos frairies. Mais l’endroit bienheureux,
l’endroit
prédestiné, c’était, ensuite,
Font-Ségugne, bastide de plaisance près
du village de Gadagne, où nous conviait la famille
Giéra: il y avait
la mère, aimable et digne dame; l’aîné
qu’on appelait Paul, notaire à
Avignon, passionné pour la Gaie-Science; le cadet Jules,
qui rêvait
la rénovation du monde par l’oeuvre des
Pénitents Blancs; enfin, deux demoiselles charmantes et
accortes:
Clarisse et Joséphine, douceur et joie de ce nid.
Font-Ségugne, au penchant du plateau de Camp-Cabel;
regarde le
Ventoux, au loin, et la gorge de Vaucluse qui se voit à
quelques
lieues. Le domaine prend son nom d’une petite source qui y
coule au
pied du castel. Un délicieux bouquet de chênes,
d’acacias et de
platanes le tient abrité du vent et de l’ardeur du
soleil.
"Font-Ségugne, dit Tavan (le félibre de
Gadagne), est encore
l’endroit où viennent, le dimanche, les amoureux du
village. Là, ils
ont l’ombre, le silence, la fraîcheur, les
cachettes; il y a là des viviers avec leurs bancs de
pierre que le
lierre enveloppe; il y a des sentiers qui montent, qui
descendent,
tortueux, dans le bosquet; il y a belle vue; il y a chants
d’oiseaux,
murmure de feuillage, gazouillis de fontaine. Partout, sur le
gazon,
vous pouvez vous asseoir, rêver d’amour, si l’on
est seul et, si l’on
est deux, aimer."
Voi1à où nous venions nous récréer
comme perdreaux, Roumanille Giéra,
Mathieu, Brunet, Tavan, Crousillat, moi et autres, Aubanel plus
que
tous, retenu sous le charme par les yeux de Zani (Jenny Manivet
de
son vrai nom), Zani l’Avignonnaise, une amie et compagne
des
demoiselles du castel.
"Avec sa taille mince et sa robe de laine,-- couleur de la
grenade,
-- avec son front si lisse et ses grands yeux si beaux, -- avec
ses
longs cheveux noirs et son brun visage, -- je la verrai
tantôt, la
jeune vierge, -- qui me dira: "Bonsoir." O Zani, venez
vite!"
C’est le portrait qu’Aubanel, dans son Livre de
l’Amour, en fit
lui-même... Mais, à présent,
écoutons-le, lorsque, après que Zani eut
pris le voile, il se rappelle
Font-Ségugne :
"Voici l’été, les nuits sont claires. -- A
Châteauneuf, le soir est
beau. -- Dans les bosquets la lune encore-- monte la nuit
sur
Camp-Cabel. -- T’en souvient-il? Parmi les pierres, -- avec
ta face
d’Espagnole, -- quand tu courais comme une folle, -- quand
nous
courions comme des fous -- au plus sombre et qu’on avait
peur?
"Et par ta taille déliée -- je te prenais: que
c’était doux! -- Au
chant des bêtes du bocage, -- nous dansions alors tous les
deux. --
Grillons, rossignols et rainettes --
disaient, chacun, leurs chansonnettes; -- tu y ajoutais ta
voix
claire... -- Belle amie, où sont, maintenant, -- tant de
branles et
de chansons?
"Mais, à la fin? las de courir, -- las de rire, las de
danser, --
nous nous asseyions sous les chênes -- un moment pour nous
reposer;
-- tes longs cheveux qui s’épandaient. -- mon
amoureuse main aimait
-- à les reprendre; et toi, bonne, tu me laissais faire,
tout doux,
-- comme une mère son enfant."
Et les vers écrits par lui, au châtelet de
Font-Ségugne, sur les murs
de la chambre où sa Zani couchait.
"O chambrette, chambrette, -- bien sûr que tu es petite,
mais que de
souvenirs! -- Quand je passe ton seuil, je me dis: "Elles
viennent!"
-- Il me semble vous voir, ô belles jouvencelles, -- toi,
pauvre
Julia, toi, ma chère Zani! -- Et pourtant, c’en est
fait! -- Ah! vous
ne viendrez plus dormir dans la chambrette! -- Julia, tu es
morte!
Zani, tu es nonnain!"
Vouliez-vous, pour berceau d’un rêve glorieux, pour
l’épanouissement
d’une fleur d’idéal, un lieu plus favorable que
cette cour d’amour
discrète, au belvédère d’un coteau, au
milieu des lointains azurés et
sereins, avec une volée de jeunes qui adoraient le Beau
sous les
trois espèces: Poésie, Amour, Provence, identiques
pour eux, et
quelques demoiselles gracieuses, rieuses, pour leur faire
compagnie!
Il fut écrit au ciel qu’un dimanche fleuri, le 21
mai 1854, en pleine
primevère de la vie et de l’an, sept poètes
devaient se rencontrer au
castel de Font-Ségugne: Paul Giéra, un esprit
railleur qui signait
Glaup (par anagramme de Paul G.); Roumanille, un propagandiste
qui,
sans en avoir l’air, attisait incessamment le feu
sacré autour de
lui; Aubanel, que Roumanille avait conquis à notre langue
et qui, au
soleil d’amour, ouvrait en ce moment le frais corail de sa
grenade;
Mathieu, ennuagé dans les visions de la Provence
redevenue, comme
jadis, chevaleresque et amoureuse; Brunet, avec sa face de
Christ de
Galilée, rêvant son utopie de Paradis terrestre; le
paysan Tavan qui,
ployé sur la houe, chantonnait au soleil comme le grillon
sur la
glèbe; et Frédéric, tout prêt
à jeter au mistral, comme les pâtres
des montagnes, le cri de race pour héler, et tout
prêt à planter le
gonfalon sur le Ventoux...
A table, on reparla, comme c’était
l’habitude, de ce qu’il faudrait
pour tirer notre idiome de l’abandon où il gisait
depuis que,
trahissant l’honneur de la Provence, les classes
dirigeantes
l’avaient réduit, hélas! à la
domesticité. Et alors, considérant que,
des deux derniers Congrès, celui d’Arles et celui
d’Aix, il n’était
rien sorti qui fit prévoir un accord pour la
réhabilitation de la
langue provençale; qu’au contraire, les
réformes, proposées par les
jeunes de l’Ecole avignonnaise, s’étaient vues,
chez beaucoup, mal
accueillies et mal voulues, les Sept de Font-Ségugne
délibérèrent,
unanimes, de faire bande à part et, prenant le but en
main, de le
jeter où ils voulaient.
-- Seulement, observa Glaup, puisque nous faisons corps neuf,
il nous
faut un nom nouveau. Car, entre rimeurs, vous le voyez, bien
qu’ils
ne trouvent rien du tout, ils se disent tous
trouvères. D’autre
part, il y a aussi le mot de troubadour. Mais,
usité pour désigner
les poètes d’une époque, ce nom est
décati par l’abus qu’on en a
fait. Et à renouveau enseigne nouvelle!
Je pris alors la parole.
-- Mes amis, dis-je, à Maillane, il existe dans le
peuple, un vieux
récitatif qui s’est transmis de bouche en bouche et
qui contient, je
crois, le mot prédestiné.
Et je commençai :
"Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait. -- Un
jour de sa
sainte écriture, -- il est monté au haut du ciel.
-- Près de l’Enfant
Jésus, son fils très précieux, -- il a
trouvé la Vierge assise -- et
aussitôt l’a saluée. -- Soyez le bienvenu,
neveu! a dit la Vierge. --
Belle compagne, a dit son enfant, qu’avez-vous? --
J’ai souffert sept
douleurs amères -- que je désire vous conter.
"La première douleur que je souffris pour vous, ô
mon fils précieux,
-- c’est lorsque, allant ouïr messe de relevailles, au
temple je me
présentai, -- qu’entre les mains de saint
Siméon je vous mis. -- Ce
fut un couteau de douleur -- qui me trancha le coeur, qui me
traversa
l’âme, - ainsi qu’à vous, -- ô mon
fils précieux!
"La seconde douleur que je souffris pour vous, etc. -- La
troisième
douleur que je souffris pour vous, etc. -- La quatrième
douleur que
je souffris pour vous, -- ô mon fils précieux! --
c’est quand je vous
perdis, -- que de trois jours, trois nuits, je ne vous trouvai
plus,
-- car vous étiez dans le temple, -- où vous vous
disputiez, avec les
scribes de la loi, -- avec les sept félibres de la
Loi (1)."
-- Les sept félibres de la Loi, mais c’est nous
autres, écria la
tablée. Va pour félibre.
Et Glaup ayant versé dans les verres taillés une
bouteille de
châteauneuf qui avait sept ans de cave, dit
solennellement:
-- A la santé des félibres! Et, puisque nous
voici en train de
baptiser, adaptons au vocable de notre Renaissance tous les
dérivés
qui doivent en naître. Je vous propose donc d’appeler
félibrerie
toute école de félibres qui comptera au moins sept
membres, en
mémoire, messieurs, de la pléiade
d’Avignon.
-- Et moi, dit Roumanille, je vous propose, s’il vous
plaît, le joli
mot félibriser pour dire "se réunir, comme
nous faisons, entre
félibres".
(1) Ce poème populaire se dit aussi en Catalogne. Voici
la
traduction du Catalan correspondant au provençal que nous
venons de
citer: Le troisième (couteau) fut quand vous eûtes,
-- près de trois
jours, perdu votre Fils; -- vous le trouvâtes dans le
temple, --
disputant avec des savants, -- prêchant sous les
voûtes -- la
céleste doctrine.
-- Moi, dit Mathieu, j’ajoute le terme
félibrée pour dire "une
frairie de poètes provençaux".
-- Moi, dit Tavan, je crois que le mot
félibréen n’exprimerait pas
mal ce qui concerne les félibres.
-- Moi je dédie, fit Aubanel, le nom de
félibresse aux dames qui
chanteront en langue de Provence.
-- Moi, je trouve, dit Brunet, que le mot
félibrillon siérait aux
enfants des félibres.
-- Moi, dit Mistral, je clos par ce mot national:
félibrige,
félibrige! qui désignera l’oeuvre et
l’association.
Et, alors, Glaup reprit:
-- Ce n’est pas tout, collègues! nous sommes les
félibres de la
loi... Mais, la Loi, qui la fait?
-- Moi, dis-je, et je vous jure que, devrais-je y mettre vingt
ans de
ma vie, je veux, pour faire voir que notre langue est une
langue,
rédiger les articles de loi qui la régissent.
Drôle de chose! elle a l’air d’un conte et,
pourtant, c’est de là, de
cet engagement pris un jour de fête, un jour de
poésie et d’ivresse
idéale, que sortit cette énorme et
absorbante tâche du Trésor du
Félibrige ou dictionnaire de la
langue provençale, où se sont fondus vingt ans
d’une carrière de
poète.
Et qui en douterait n’aura qu’à lire le
prologue de Glaup (P. Giéra)
dans l’Almanach Provençal de 1885, où
cela est clairement consigné
comme suit:
"Quand nous aurons toute prête la Loi qu’un
félibre prépare et qui
dit, beaucoup mieux que vous ne sauriez le croire, pourquoi
ceci,
pourquoi cela, les opposants devront se taire."
C’est dans cette séance, mémorable à
juste titre et passée,
aujourd’hui, à l’état de légende,
qu’on décida la publication, sous
forme d’almanach, d’un petit recueil annuel qui serait
le fanion de
notre poésie, l’étendard de notre
idée, le trait d’union entre
félibres, la communication du Félibrige avec le
peuple.
Puis, tout cela réglé, l’on
s’aperçut, ma foi, que le 21 de mai, date
de notre réunion, était le jour de sainte Estelle;
et, tels que les
rois Mages, reconnaissant par là l’influx
mystérieux de quelque haute
conjoncture, nous saluâmes l’Étoile qui
présidait au berceau de notre
rédemption.
L’Almanach Provençal pour le Bel An de Dieu
1855 parut la même
année avec ses cent douze pages. A la première, en
belle place, tel
qu’un trophée de victoire, notre Chant des
Félibres exposait le
programme de ce réveil de sève et de joie
populaire:
--Nous sommes des amis, des frères,
Étant les chanteurs du pays!
Tout jeune enfant aime sa mère,
Tout oisillon aime son nid:
Notre ciel bleu, notre terroir
Sont, pour nous autres, un paradis.Tous des amis, joyeux et libres,
De la Provence tous épris,
C’est nous qui sommes les félibres,
Les gais félibres provençaux!En provençal ce que l’on pense
Vient sur les lèvres aisément.
O douce langue de Provence,
Voilà pourquoi nous t’aimerons!
Sur les galets de la Durance
Nous le jurons tous aujourd’hui!Tous des amis, etc...
Les fauvettes n’oublient jamais
Ce que leur gazouilla leur père,
Le rossignol ne l’oublie guère,
Ce que son père lui chanta;
Et le langage de nos mères,
Pourrions-nous l’oublier, nous autres?Tous des amis, etc...
Cependant que les jouvencelles
Dansent au bruit du tambourin,
Le dimanche, à l’ombre légère,
A l’ombre d’un figuier, d’un pin,
Nous aimons à goûter ensemble,
A humer le vin d'un flacon.Tous des amis, etc...
Alors, quand le moût de la Nerthe
Dans le verre sautille et rit,
De la chanson qu’il a trouvée
Dès qu’un félibre lance un mot,
Toutes les bouches sont ouvertes
Et nous chantons tous à la loi.Tous des amis, etc...
Des jeunes filles sémillantes
Nous aimons le rire enfantin;
Et, si quelqu’une nous agrée,
Dans nos vers de galanterie
Elle est chantée et rechantée
Avec des mots plus que jolis.Tous des amis, etc.
Quand les moissons seront venues,
Si la poêle frit quelquefois,
Quand vous foulerez vos vendanges,
Si le suc du raisin foisonne
Et que vous ayez besoin d’aide,
Pour aider, nous y courrons tous.Tous des amis, etc...
Nous conduisons les farandoles;
A la Saint-Éloi, nous trinquons;
S’il faut lutter, à bas la veste;
De saint Jean nous sautons le feu;
A la Noël, la grande fête,
Ensemble nous posons la Bûche.Tous des amis, etc...
Dans le moulin lorsqu’on détrite
Les sacs d’olives, s’il vous faut
Des lurons pour pousser la barre,
Venez, nous sommes toujours prêts
Vous aurez là des gouailleurs comme
Il n’en est pas dix nulle part.Tous des amis, etc...
Vienne la rôtie des châtaignes
Aux veillées de la Saint-Martin,Si vous aimez les contes bleus,
Appelez-nous, voisins, voisines:
Nous vous en dirons des brochées
Dont vous rirez jusqu’au matin.Tous des amis, etc...
A votre fête patronale
Faut-il des prieurs, nous voici...
Et vous, pimpantes mariées,
Voulez-vous un joyeux couplet?
Conviez-nous: pour vous, mignonnes,
Nous en avons des cents au choix!Tous des amis, etc...
Quand vous égorgerez la truie,
Ne manquez pas de faire signe!
Serait-ce par un jour de pluie,
Pour la saigner on lie la queue:
Un bon morceau de la fressure,
Rien de pareil pour bien dîner.Tous des amis, etc...
Dans le travail le peuple ahane:
Ce fut, hélas! toujours ainsi...
Eh! s’il fallait toujours se taire,
Il y aurait de quoi crever!
Il en faut pour le faire rire,
Et il en faut pour lui chanter!Tous des amis, joyeux et libres,
De la Provence tous épris,
C’est nous qui sommes les félibres,
Les gais félibres provençaux!
Le Félibrige, vous le voyez, était loin
d’engendrer mélancolie et
pessimisme. Tout s’y faisait de gaieté de coeur,
sans arrière-pensée
de profit ni de gloire. Les collaborateurs des premiers
almanachs
avaient tous pris des pseudonymes: le Félibre des
Jardins
(Roumanille), le Félibre de la Grenade (Aubanel), le
Félibre des
Baisers (Mathieu), le Félibre Enjoué (Glaup, Paul
Giéra), le Félibre
du Mas on bien de Belle-Viste (Mistral), le Félibre de
l’Armée
(Tavan, pris par la conscription), le Félibre de
l’Arc-en-Ciel (G.
Brunet, quiétait peintre); tous ceux, ensuite, qui
vinrent peu à peu
grossir le bataillon : le Félibre de Verre (D. Cassan),
le Félibre
des Glands (T. Poussel), le Félibre de la Sainte-Braise
(E. Garcin),
le Félibre de Lusène (Crousillat, de Salon), le
Félibre de l’Ail
(J.-B. Martin, surnommé le Grec), le Félibre des
Melons (V. Martin,
de Cavaillon), la Félibresse du Caulon (fille du
précédent), le
Félibre Sentimental (B. Laurens), le Félibre des
Chartes (Achard,
archiviste de Vaucluse), le Félibre du Pontias (B.
Chalvet, de
Nyons), le Félibre de Maguelone (Moquin-Tandon), le
Félibre de la
Tour-Magne (Roumieux, de Nîmes), le Félibre de la
Mer (M. Bourrelly),
le Félibre des Crayons (l’abbé Cotton) et le
Félibre Myope (premier
nom du Cascarelet, qui a signé, plus tard, les
facéties et contes
naïfs de Roumanille et de Mistral).
Le bon pèlerin. -- Jarjaye au paradis. -- La Grenouille
de Narbonne.
-- La Montelaise -- L’homme populaire.
L’Almanach Provençal, bien venu des
paysans, goûté par les
patriotes, estimé par les lettrés,
recherché par les artistes, gagna
rapidement la faveur du public; et son tirage, qui fut, la
première
année, de cinq cents exemplaires, monta vite à
douze cents, à trois
mille, à cinq mille, à sept mille, à dix
mille, qui est le chiffre
moyen depuis quinze ou vingt ans.
Comme il s’agit d’une oeuvre de famille et de
veillée, ce chiffre
représente, je ne crois guère me tromper,
cinquante mille lecteurs.
Impossible de dire le soin, le zèle, l’amour- propre
que Roumanille
et moi avions mis sans relâche à ce cher petit
livre, pendant les
quarante premières années. Et sans parler ici des
innombrables
poésies qui s’y sont publiées, sans parler de
ses Chroniques, où
est contenue, peut-on dire, l’histoire du Félibrige,
la quantité de
contes, de légendes, de sornettes, de facéties et
de gaudrioles, tous
recueillis dans le terroir, qui s’y sont ramassés,
font de cette
entreprise une collection unique. Toute la tradition, toute
la
raillerie, tout l’esprit de notre race se trouvent
serrés là dedans;
et si le peuple provençal, un jour, pouvait
disparaître, sa façon
d’être et de penser se retrouverait telle quelle dans
l’almanach des
félibres.
Roumanille a publié, dans un volume à part
(Li Conte Prouvençau et
li Cascareleto), la fleur des contes et gais devis
qu’il égrena à
profusion dans notre almanach populaire. Nous aurions pu en
faire
autant; mais nous nous contenterons de donner, en
spécimen de notre
prose d’almanach, quelques-uns des morceaux qui eurent le
plus de
succès et qui ont été, du reste, traduits
et répandus par Alphonse
Daudet, Paul Arène, E. Blavet, et autres bons amis.
I
Maître Archimbaud avait près de cent ans. Il
avait été jadis un rude
homme de guerre; mais à présent, tout
éclopé et perclus par la
vieillesse, il tenait le lit toujours et ne pouvait plus
bouger.
Le vieux maître Archimbaud avait trois fils. Un matin,
il appela
l’aîné et lui dit :
-- Viens ici, Archimbalet! En me retournant dans mon lit
et
rêvassant, car, va, au fond d’un lit, on a le temps
de réfléchir je
me suis remémoré que, dans une bataille, me
rencontrant un jour en
danger de périr je promis à Dieu de faire le
voyage de Rome... Aïe!
je suis Vieux comme terre et ne puis plus aller en guerre!
Je
voudrais bien, mon fils, que tu fisses à ma place ce
pèlerinage-là,
car il me peine de mourir sans avoir accompli mon voeu.
L’aîné répondit:
-- Que diable allez-vous donc vous mettre en tête, un
pèlerinage à
Rome et je ne sais où encore! Père, mangez, buvez,
et puis dans votre
lit, autant qu'il vous plaira, dites des patenôtres! Nous
avons,
nous, autre chose à faire.
Maître Archimbaud, le lendemain matin, appelle son fils cadet;
-- Cadet, écoute, lui fait-il: en rêvassant et en
calculant, car,
vois-tu, au fond d’un lit on a le loisir de rêver, je
me suis souvenu
que, dans une tuerie, me trouvant un jour en danger mortel, je
me
vouai à Dieu pour le grand voyage de Rome... Aïe! je
suis vieux comme
terre! je ne puis plus aller en guerre! et je voudrais
qu’à ma place
tu ailles faire, toi, le pèlerinage promis.
Le cadet répondit:
-- Père, dans quinze jours va venir le beau temps! Il
faudra labourer
les chaumes, il faut cultiver les vignes, il faut faucher
les
foins... Notre aîné doit conduire le troupeau dans
la montagne; le
jeune est un enfant... Qui commandera, si je m’en vais
à Rome
fainéanter par les chemins? Père, mangez, dormez,
et laissez-nous
tranquilles.
Le bon maître Archimbaud, le lendemain matin appelle le plus jeune:
-- Espérit, mon enfant, approche, lui fait-il.
J’ai promis au bon
Dieu de faire un pèlerinage à Rome... Mais je suis
vieux comme terre!
Je ne puis plus aller en guerre... Je t’y enverrais bien
à ma place,
pauvret! Mais tu es un peu jeune, tu ne sais pas la route; Rome
est
très loin, mon Dieu! et s’il t’arrivait
malheur...
-- Mon père, j’irai, répondit le jeune.
Mais la mère cria: Je ne veux
pas que tu y ailles! Ce vieux radoteur avec sa guerre, avec sa
Rome,
finit par donner sur les nerfs: non content de grogner, de
se
plaindre, de geindre, toute l’année durant, il
enverrait maintenant
ce bel enfant se perdre!
-- Mère, dit le jeune, la volonté d’un
père est un ordre de Dieu!
Quand Dieu commande, il faut partir.
Et Espérit, sans dire plus, alla tirer du vin dans une
petite gourde,
mit un pain dans sa besace avec quelques oignons, chaussa
ses
souliers neufs, chercha dans le bûcher un bon bâton
de chêne, jeta
son manteau sur l’épaule, embrassa son vieux
père, qui lui donna
force conseils, fit ses adieux à toute sa parenté
et partit.
II
Mais avant de se mettre en voie, il alla dévotement
ouïr la sainte
messe; et n’est-ce pas merveille qu'en sortant de
l’église, il trouva
sur le seuil un beau jeune homme qui lui adressa ces mots:
-- Ami, n’allez-vous pas à Rome?
-- Mais oui, dit Espérit.
-- Et moi aussi, camarade; si cela vous plaisait, nous
pourrions
faire route ensemble.
-- Volontiers, mon bel ami.
Or cet aimable jouvenceau était un ange envoyé par Dieu.
Espérit avec l’ange prirent donc la voie romaine;
et ainsi tout
gaiement, tantôt au soleil, tantôt à
l’aiguail, en mendiant leur pain
et chantant des cantiques, la petite gourde au bout du
bâton, enfin
ils arrivèrent à la cité de Rome.
Une fois reposés, ils firent leurs dévotions
à la grande église de
Saint-Pierre, visitèrent tour à tour les
basiliques, les chapelles,
les oratoires, les sanctuaires, et tous les piliers
sacrés, baisèrent
les reliques des apôtres Pierre et Paul, des vierges, des
martyrs et
de la vraie Croix; bref avant de repartir, ils furent voir le
pape,
qui leur donna sa bénédiction.
Et alors Espérit avec son compagnon allèrent se
coucher sous le
porche de Saint-Pierre et Espérit s'endormit.
Or, voici qu’en dormant le pèlerin vit en songe
ses frères et sa mère
qui brûlaient en enfer, et il se vit lui-même avec
son père dans la
gloire éternelle des paradis de Dieu.
-- Hélas! pour lors, s’écria-t-il, je
voudrais bien, mon Dieu,
retirer du feu ma mère, ma pauvre mère et mes
frères!
Et Dieu lui répondit:
-- Tes frères, c’est impossible, car ils ont
désobéi mon
commandement; mais ta mère, peut-être, si tu peux,
avant sa mort, lui
faire faire trois charités.
Et Espérit se réveilla. L’ange avait
disparu. Il eut beau l’attendre,
le chercher, le demander, il ne le retrouva plus et il dut tout
seul
s’en retourner à Rome.
Il se dirigea donc vers le rivage de la mer, ramassa des
coquillages,
en garnit son habit ainsi que son chapeau, et de là,
lentement, par
voies et par chemins, par vallées et par montagnes, il
regagna le
pays en mendiant et en priant.
III
C’est ainsi qu’il arriva dans son endroit et à sa maison.
Il en manquait depuis deux ans. Amaigri et chétif,
hâlé, poudreux, en
haillons, les pieds nus, avec sa petite gourde au bout de
son
bourdon, son chapelet et ses coquilles, il était
méconnaissable.
Personne ne le reconnut, et il s’en vint tout droit au
logis paternel
et dit doucement à la porte:
-- Au pauvre pèlerin, au nom de Dieu, faites l’aumône!
-- Ho! sa mère cria, vous êtes ennuyeux! Tous les
jours il en passe,
de ces garnements, de ces vagabonds, de ces truandailles.
-- Hélas! épouse, fit au fond de son lit le bon
vieil Archimbaud,
donne-lui quelque chose: qui sait si notre fils n’est pas
à cette
même heure dans le même besoin!
Et, ma foi, en grommelant, la femme coupa un croûton et
l’alla porter
au pauvre. Le lendemain, le pèlerin retourne encore
à la porte de la
maison paternelle en disant:
-- Au nom de Dieu, maîtresse, faites un peu
d’aumône au pauvre
pèlerin.
-- Vous êtes encore là! cria la vieille, vous
savez bien qu’hier on
vous donna; ces gloutons mangeraient tout le bien du
Chapitre!
-- Hélas! épouse, dit Archimbaud le bon
vieillard, hier as-tu pas
mangé? et aujourd’hui toi-même ne manges-tu
pas encore? Qui sait si
notre fils ne se trouve pas aussi dans la même
misère!
Et voilà que l’épouse, attendrie de
nouveau, va couper un autre
croûton et le porte encore au pauvre.
Le lendemain enfin, Espérit revient à la porte de ses gens et dit:
-- Au nom de Dieu, ne pourriez-vous pas, maîtresse,
donner
l’hospitalité au pauvre pèlerin?
-- Nenni, cria la dure vieille, allez-vous-en coucher
où l’on loge
les gueux!
-- Hélas! épouse, dit le bon vieil Archimbaud,
donne-lui
l’hospitalité: qui sait si notre enfant, notre
pauvre Espérit, n’est
pas errant, à cette heure, à la rigueur du mauvais
temps!
-- Oui, tu as raison, dit la mère, et elle alla
aussitôt ouvrir la
porte de l'étable et le pauvre Espérit, sur la
paille, derrière les
bêtes, alla se gîter dans un coin.
Au petit jour, le lendemain, la mère
d’Espérit, les frères
d’Espérit
viennent pour ouvrir l’étable...
L’étable, mes amis, était tout
illuminée: le pèlerin était mort,
était roidi et blanc, entre quatre
grands cierges qui brûlaient autour de lui; la paille
où il gisait
était étincelante; les toiles
d’araignées, luisantes de rayons,
pendaient là-haut des poutres, telles que les courtines
d’une
chapelle ardente; les bêtes de l’étable, les
mulets et les boeufs,
chauvissaient effarés avec de grands yeux pleins de
larmes; un parfum
de, violette embaumait l’écurie; et le pauvre
pèlerin, la face
glorieuse, tenait dans ses mains jointes un papier où
était écrit:
"Je suis votre fils."
Alors éclatèrent les pleurs et tous en se
signant tombèrent à genoux:
Espérit était un saint.
( Almanach Provençal de 1879.)
Jarjaye, un portefaix de Tarascon, vient à mourir et,
les yeux
fermés, tombe dans l’autre monde. Et de rouler et de
rouler!
L’éternité est vaste, noire comme la poix,
démesurée, lugubre à
donner le frisson. Jarjaye ne sait où gagner, il est
dans
l’incertitude, il claque des dents et bat l’espace.
Mais à force
d’errer il aperçoit au loin une petite
lumière, là-bas au loin, bien
loin... Il s’y dirige ; c’était la porte du bon
Dieu.
Jarjaye frappe: pan! pan! à la porte.
-- Qui est là? crie saint Pierre.
--C’est moi.
-- Qui, toi?
-- Jarjaye.
-- Jarjaye de Tarascon?
-- C’est ça, lui-même.
-- Mais, garnement, lui fait saint Pierre, comment as-tu le
front de
vouloir entrer au saint paradis, toi qui jamais depuis vingt ans
n’as
récité tes prières; toi qui, lorsqu'on te
disait: "Jarjaye, viens à
la messe" répondais: "Je ne vais qu’à celle
de l’après-midi"; toi
qui, par moquerie, appelais le tonnerre "le tambour des
escargot";
toi qui mangeais gras, le vendredi quand tu pouvais, le samedi
quand
tu en avais, en disant: "Qu’il en vienne! c’est la
chair qui fait la
chair; ce qui entre dans le corps ne peut faire mal à
l'âme"; toi
qui, quand sonnait l’angélus, au lieu de te signer
comme doit faire
un bon chrétien: "Allons, disais-tu, un porc est pendu
à la cloche!";
toi qui, aux avis de ton père: "Jarjaye, Dieu te punira"!
ripostais
de coutume: "Le Bon Dieu qui l’a vu? Une fois mort on est
bien
mort!"; toi enfin qui blasphémais et reniais chrême
et baptême, se
peut-il que tu oses te présenter ici, abandonné de
Dieu?
Le pauvre Jarjaye répliqua:
-- Je ne dis pas le contraire, je suis un pécheur. Mais
qui savait
qu’après la mort il y eût tant de
mystères! Enfin, oui, j’ai failli,
et la piquette est tirée; s’il faut la boire, on la
boira. Mais au
moins, grand saint Pierre, laissez-moi voir un peu mon oncle,
pour
lui conter ce qui se passe à Tarascon.
-- Quel oncle?
-- Mon oncle Matéry, qui était pénitent blanc.
-- Ton oncle Matéry? Il a pour cent ans de purgatoire.
-- Malédiction! pour cent ans! et qu’avait-il fait?
-- Tu te rappelles qu’il portait la croix aux
processions. Un jour,
des mauvais plaisants se donnèrent le mot, et l’un
d’eux se met à
dire: "Voyez Matéry qui porte la croix!" Un peu plus loin
un autre
répète: "Voyez Matéry qui porte la croix!
» Un autre finalement lui
fait comme ceci: "Voyez, voyez Matéry, qu’est-ce
qu’il porte?" Matéry
impatienté répliqua, paraît-il: "Un
viédaze comme toi". Et il eut un
coup de sang et mourut sur sa colère.
-- Alors, faites-moi voir ma tante Dorothée, qui
était tant, tant
dévote.
-- Fi! elle doit être au diable, je ne la connais pas...
-- Que celle-là soit au diable, cela ne
m’étonne guère, car pour la
dévotion si elle fut outrée, pour la
méchanceté c’était une vraie
vipère... Figurez-vous que...
-- Jarjaye, je n’ai pas loisir; il me faut aller ouvrir
à un pauvre
balayeur que son âne vient d’envoyer au paradis
d’un coup de pied.
-- O grand saint Pierre, puisque vous avez tant fait et que la
vue ne
coûte rien, laissez-moi voir un peu le paradis, qu’on
dit si beau!
-- Oui, parbleu! tout de suite, vilain huguenot que tu es!
-- Allons, saint Pierre, souvenez-vous que par là-bas
mon père, qui
est pêcheur, porte votre bannière aux processions,
et les pieds
nus...
-- Soit, dit le saint, pour ton père, je te
l’accorde; mais vois,
canaille, c’est entendu, tu n’y mettras que le bout du
nez.
-- Ça suffit.
Donc le céleste portier entrebâille sans bruit la
porte et dit à
Jarjaye: "Tiens, regarde."
Mais celui-ci, tournant soudainement le dos, entre à
reculons dans le
paradis.
-- Que fais-tu? lui demande saint Pierre.
-- La grande clarté m’offusque, répond le
Tarasconnais; il me faut
entrer par le dos; mais selon votre parole, lorsque ne j’y
aurai mis
le nez, soyez tranquille, je n’irai pas plus loin "Allons,
pensa le
bienheureux, j’ai mis le pied dans la musette." Et le
Tarasconnais
est dans le paradis.
-- Oh! dit-il, comme on est bien! comme c’est beau! quelle musique.
Au bout d’un certain moment, le porte-clefs lui fait:
-- Quand tu auras assez bayé, voyons, tu sortiras,
parce que je n’ai
pas le temps de te donner la réplique...
-- Ne vous gênez pas, dit Jarjaye, si vous avez quelque
chose à
faire, allez à vos occupations... Moi je sortirai quand
je
sortirai... Je ne suis pas pressé du tout.
-- Mais tels ne sont pas nos accords.
-- Mon Dieu, saint homme, vous voilà bien ému!
Ce serait différent
s’il n’y avait point de large; mais, grâce
à Dieu, la place ne manque
pas.
-- Et moi je te prie de sortir, car si le bon Dieu passait....
-- Ho! puis, arrangez-vous comme vous voudrez. J'ai toujours
ouï
dire: qui se trouve bien, qu’il ne bouge. Je suis ici,
j’y reste.
Saint Pierre hochait la tête, frappait du pied. Il va
trouver Saint
Yves.
-- Yves, lui fait-il, toi qui es avocat, tu vas me donner un conseil.
-- Deux, s’il t’en faut, répond saint Yves.
-- Sais-tu que je suis bien campé? Je me trouve dans
tel cas, comme
ceci, comme cela... Maintenant que dois-je faire?
-- Il te faut, lui dit saint Yves, prendre un bon avoué
et citer par
huissier le dit Jarjaye pardevant Dieu.
Ils cherchent un bon avoué; mais d’avoué en
paradis, jamais personne
n’en avait vu. Ils demandent un huissier. Encore moins!
Saint Pierre
ne savait plus de quel bois faire flèche.
Vient à passer saint Luc:
-- Pierre, tu es bien sourcilleux! Notre-Seigneur
t’aurait-il fait
quelque nouvelle semonce?
-- Oh ! mon cher, ne m’en parle pas! Il m’arrive un
embarras,
vois-tu, de tous les diables. Un certain nommé Jarjaye
est entré par
une ruse dans le paradis et je ne sais plus comment le mettre
dehors.
-- Et d’où est-il, ce Jarjaye?
-- De Tarascon.
-- Un Tarasconnais? dit saint Luc. Oh! mon Dieu, que tu es
bon? Pour
le faire sortir, rien, rien de plus facile... Moi, étant,
comme tu
sais, l’ami des boeufs, le patron des toucheurs, je
fréquente la
Camargue, Arles, Beaucaire, Nîmes, Tarascon, et je connais
ce peuple:
je sais où il lui démange et comment il faut le
prendre... Tiens, tu
vas voir.
A ce moment voletait par là une volée d’anges bouffis.
-- Petits! leur fait saint Luc, psitt, psitt!
Les angelots descendent.
-- Allez en cachette hors du paradis; et quand vous serez
devant la
porte, vous passerez en courant et en criant: "Les boeufs,
les
boeufs!"
Sitôt les angelots sortent du paradis et comme ils sont
devant la
porte, ils s’élancent en criant: "Les boeufs, les
boeufs! Oh tiens!
oh tiens! la pique!"
Jarjaye, bon Dieu de Dieu! se retourne ahuri.
-- Tron de l’air! quoi! ici on fait courir les boeufs! En
avant!
s’écrie-t-il.
Et il s’élance vers la porte comme un tourbillon
et, pauvre imbécile,
sort du paradis.
Saint Pierre vivement pousse la porte et ferme à clef,
puis mettant
la tête au guichet:
-- Eh bien! Jarjaye, lui dit-il goguenard, comment te
trouves-tu à
cette heure?
-- Oh! n’importe, riposte Jarjaye. Si ç’avait
été les boeufs, je ne
regretterais pas ma part de paradis.
Cela disant, il plonge, la tête la première, dans l’abîme.
(Almanach provençal de 1864.)
I
Le camarade Pignolet compagnon menuisier, -- surnommé
la "Fleur de
Grasse", -- par une après-midi du mois de juin, revenait
tout joyeux
de faire son Tour de France. La chaleur était assommante
et, sa canne
garnie de rubans à la main, avec son affûtage
(ciseaux, rabots,
maillet), plié derrière le dos dans son tablier de
toile, Pignolet
gravissait le grand chemin de Grasse, d’où il
était parti depuis
quelque trois ou quatre ans.
Il venait, selon l’usage des Compagnons du Devoir, de
monter à la
Sainte-Baume pour voir et saluer le tombeau de maître
Jacques, père
des Compagnons. Ensuite, après avoir inscrit sur une
roche son surnom
compagnonique, il était descendu jusqu’à
Saint-Maximin, pour prendre
ses couleurs chez maître Fabre, le maréchal qui
sacre les Enfants du
Devoir. Et, fier comme un César, le mouchoir sur la
nuque, le chapeau
égayé d’un flot de faveurs multicolores et,
pendus à ses oreilles,
deux petits compas d’argent, il tendait vaillamment la
guêtre dans un
tourbillon de poussière. Il en était tout
blanc.
Quelle chaleur! De temps en temps, il regardait aux figuiers
s’il n’y
avait pas de figues; mais elles n’étaient pas
mûres, et les lézards
bayaient dans les herbes havies; et les cigales folles, sur
les
oliviers poudreux, sur les buissons et les yeuses, au soleil
qui
dardait, chantaient rageusement.
-- Nom de nom, quelle chaleur! disait sans cesse Pignolet.
Ayant, depuis des heures, vidé sa gourde
d’eau-de-vie, il pantelait
de soif et sa chemise était trempée.
-- Mais en avant! disait-il. Bientôt, nous serons à Grasse.
Oh ! sacré nom de sort! Quel bonheur, quelle joie
d’embrasser père et
mère et de boire à la cruche l’eau des
fontaines de Grasse, et de
conter mon Tour de France, et d’embrasser Mion sur ses
joues
fraîches, et de nous marier, vienne la Madeleine, et ne
plus quitter
la maison! En marche, Pignolet! Plus qu’une petite
traite!
Enfin, le voilà au portail de Grasse et, dans quatre
enjambées, à
l’atelier de son père.
II
-- Mon gars, ô mon beau gars, cria le vieux Pignol en
quittant son
établi, sois le bien arrivé! Marguerite, le
petit!
Cours, va tirer du vin; mets la poêle, la nappe... Oh!
la
bénédiction! Comment te portes-tu?
-- Pas trop mal, grâce à Dieu! Et vous autres,
par ici, père,
êtes-vous tous gaillards?
-- Eh! comme de pauvres vieux... Mais s’est-il donc fait grand!
Et tout le monde l’embrasse, père, mère,
voisins, et les amis, et les
fillettes. On lui décharge son paquet, et les enfants
manient les
beaux rubans de son chapeau et de sa longue canne. La
vieille
Marguerite, les yeux larmoyants, allume vivement le feu avec
une
poignée de copeaux; et, pendant qu’elle enfarine
quelques morceaux de
merluche pour régaler le garçon, maître
Pignol, le père, s’assied à
table avec Pignolet, et de trinquer: "A la santé!" Et
l’on commence à
mouiller l’anche.
-- Par exemple, faisait le vieux maître Pignol en
frappant avec son
verre, toi, dans moins de quatre ans, tu as achevé ton
Tour de France
et te voilà déjà, à ce que tu
m’assures, passé et reçu Compagnon du
Devoir! Comme tout change, cependant! De mon temps, il fallait
sept
ans, oui, sept belles années, pour gagner les
couleurs... Il est
vrai, mon enfant, que là, dans la boutique, je
t’avais assez dégauchi
et que, pour un apprenti, tu ne poussais pas déjà,
tu ne poussais pas
trop mal le rabot et la varlope... Mais, enfin, l’essentiel
est que
tu saches ton métier et que, je le crois du moins, tu
aies vu et
appris tout ce que doit connaître un luron qui est fils de
maître.
-- Oh! père! pour cela, répondit le jeune homme,
voyez, sans me
vanter, je ne crois pas que personne, dans la menuiserie, me
passe la
plume par le bec.
-- Eh bien! dit le vieux, voyons, raconte-moi un peu, tandis
que la
morue chante et cuit dans la poêle, ce que tu remarquas de
beau, tout
en courant le pays.
III
-- D’abord, père, vous savez qu’en partant
d’ici, de Grasse, je filai
sur Toulon, où j’entrai à l’arsenal. Pas
besoin de relever tout ce
qui est là-dedans: vous l’avez vu comme moi.
-- Passe, oui, c’est connu.
-- En partant de Toulon, j’allai m’embaucher
à Marseille, fort belle
et grande ville, avantageuse pour l’ouvrier, où les
coteries ou
camarades me firent observer, père, un cheval
marin qui sert
d’enseigne à une auberge.
-- C’est bien.
-- De là, ma foi, je remontai sur Aix, où
j’admirai les sculptures du
portail de Saint-Sauveur.
-- Nous avons vu tout cela.
-- Puis, de là, nous gagnâmes Arles, et nous
vîmes la voûte de la
commune d’Arles.
-- Si bien appareillée qu’on ne peut pas
comprendre comment ça tient
en l’air.
-- D’Arles, père, nous tirâmes sur le bourg
de Saint-Gille, et là,
nous vîmes la fameuse Vis...
-- Oui, oui, une merveille pour le trait et pour la taille.
Ce qui fait voir, mon fils, qu’autrefois, tout de
même, aussi bien
qu’aujourd’hui, il y eut de bons ouvriers.
-- Puis, nous nous dirigeâmes de Saint-Gille à
Montpellier, et là, on
nous montra la célèbre Coquille...
-- Oui, qui est dans le Vignoble, et que le livre appelle la
"trompe
de Montpellier".
-- C’est cela... Et, après, nous marchâmes sur Narbonne.
-- C’est là que je t’attendais.
-- Quoi donc, père? A Narbonne, j’ai vu les
Trois-Nourrices, et puis
l’archevêché, ainsi que les boiseries de
l’église Saint-Paul.
-- Et puis?
-- Mon père, la chanson n’en dit pas davantage:
"Carcassonne et
Narbonne -- sont deux villes fort bonnes -- pour aller à
Béziers; --
Pézénas est gentille, -- mais les plus jolies
filles -- n’en sont à
Montpellier."
-- Alors, bousilleur, tu n’as pas vu la Grenouille?
-- Mais quelle grenouille?
-- La Grenouille qui est au fond du bénitier de
l’église Saint-Paul.
Ah! je ne m’étonne plus que tu aies sitôt
fait, bambin, ton Tour de
France! La Grenouille de Narbonne! le chef-d’oeuvre des
chefs-d’oeuvre, que l’on vient voir de tous les
diables. Et ce
saute-ruisseau! criait le vieux Pignol en s’animant de plus
en plus,
ce méchant gâte-bois qui se donne pour compagnon
n’a pas vu seulement
la Grenouille de Narbonne! Oh! mais, qu’un fils de
maître ait fait
baisser la tête, dans la maison, à son père,
mignon, ça ne sera pas
dit! Mange, bois, va dormir, et, dès demain matin, si tu
veux qu’on
soit coterie, tu regagneras Narbonne pour voir la
Grenouille.
IV
Le pauvre Pignolet, qui savait que son père ne
démordait pas aisément
et qu’il ne plaisantait pas, mangea, but, alla au lit, et
le
lendemain, à l’aube, sans répliquer
davantage, après avoir muni de
vivres son bissac, il repartit pour Narbonne.
Avec ses pieds meurtris et enflés par la marche, avec
la chaleur, la
soif, par voies et par chemins, va donc mon Pignolet!
Aussitôt arrivé, au bout de sept ou huit jours,
dans la ville de
Narbonne, -- d’où selon le proverbe, "ne vient ni
bon vent ni bonne
personne", -- Pignolet qui, cette fois, ne chantait pas, je
vous
l’assure, sans prendre le temps même de manger un
morceau ou boire un
coup au cabaret, s'achemine de suite vers l’église
Saint-Paul et,
droit au bénitier, s’en vient voir la
Grenouille.
Dans la vasque de marbre, en effet, sous l’eau claire,
une grenouille
rayée de roux, tellement bien sculptée qu’on
l’aurait dite vivante,
regardait accroupie, avec ses deux yeux d’or et son museau
narquois,
le pauvre Pignolet, venu de Grasse pour la voir.
-- Ah! petite vilaine, s’écria tout à coup,
farouche, le menuisier.
Ah! c’est toi qui m’as fait faire, par ce soleil
ardent, deux cents
lieues de chemin! Va, tu te souviendras de Pignolet de
Grasse!
Et voilà le sacripant qui, de son baluchon, tire son
maillet, son
ciseau, et pan! d’un coup, à la grenouille il fait
sauter une patte.
On dit que l’eau bénite, comme teinte de sang,
devînt rouge soudain,
et la vasque du bénitier, depuis lors, est restée
rougeâtre.
(Almanach Provençal de 1890.)
I
Une fois, à Monteux, qui est l’endroit du grand
saint Gent et de
Nicolas Saboly, il y avait une fillette blonde comme l’or.
On lui
disait Rose. C’était la fille d’un cafetier.
Et, comme elle était
sage et qu’elle chantait comme un ange, le curé de
Monteux l’avait
mise à la tête des choristes de son
église.
Voici que, pour la Saint-Gent, fête patronale de
Monteux, le père de
Rose avait loué un chanteur.
Le chanteur, qui était jeune, tomba amoureux de la
blondine; la
blondine, ma foi, devint amoureuse aussi. Puis, un beau jour,
les
deux enfants, sans tant aller chercher, se marièrent; la
petite Rose
fut Mme Bordas.
Adieu, Monteux! Ils partirent ensemble. Ah! que
c’était charmant,
libres comme l’air et jeunes comme l’eau, de
n’avoir aucun souci, que
de vivre en plein amour et chanter pour gagner sa vie!
La belle première fête où Rose chanta, ce
fut pour sainte Agathe, la
vote des Maillanais.
Je m’en souviens comme si c’était hier.
C’était au café de la Place
(aujourd’hui Café du Soleil): la salle
était pleine comme un oeuf. Rose, pas plus
effrayée qu’un passereau
de saule, était droite, là-bas au fond, sur une
estrade, avec ses
cheveux blondins, avec ses jolis bras nus, et son mari à
ses pieds
l’accompagnant sur la guitare.
Il y avait une fumée! C’était rempli de
paysans, de Graveson, de
Saint-Remy, d’Eyrague et de Maillane. Mais on
n’entendait pas une
mauvaise parole. Ils ne faisaient que dire:
-- Comme elle est jolie ! le galant biais! Elle chante comme
un
orgue, et elle n’est pas de loin, elle n’est que de
Monteux!
Il est vrai que Rose ne chantait que de belles chansons. Elle
parlait
de patrie, de drapeau, de bataille, de liberté, de
gloire, et cela
avec une passion, une flamme, un tron de l’air, qui
faisaient
tressaillir toutes ces poitrines d’hommes. Puis, quand elle
avait
fini, elle criait:
-- Vive saint Gent!
Des applaudissements à démolir la salle. La
petite descendait,
faisait, toute joyeuse, la quête autour des tables; les
pièces de
deux sous pleuvaient dans la sébile et, riante et
contente comme si
elle avait cent mille francs, elle versait l’argent dans la
guitare
de son homme, en lui disant:
-- Tiens! vois; si cela dure, nous serons bientôt riches...
II
Quand Mme Bordas eut fait toutes les fêtes de notre
voisinage,
l’envie lui vint de s’essayer dans les villes.
Là, comme au village, la Montelaise fit florès.
Elle chantait la
Pologne avec son drapeau à la main; elle y mettait tant
d’âme, tant
de frisson, qu’elle faisait frémir.
En Avignon, à Cette, à Toulouse, à
Bordeaux, elle était adorée du
peuple. Tellement qu’elle se dit:
-- Maintenant, il n’y a plus que Paris!
Elle monta donc à Paris. Paris est l’entonnoir qui
aspire tout. Là
comme ailleurs, et plus encore, elle fut l’idole de la
foule.
Nous étions aux derniers jours de l’Empire; la
châtaigne commençait à
fumer, et Mme Bordas chanta la Marseillaise. Jamais
cantatrice
n’avait dit cet hymne avec un tel enthousiasme, une telle
frénésie;
les ouvriers des barricades crurent voir, devant eux, la
liberté
resplendissante, et Tony Réveillon, un poète de
Paris, disait, dans
la journal :
Elle nous vient de la Provence,
Où soufflent les vents de la mer,
Où l’on respire l’éloquence,
Tout enfant, en respirant l’air.
Tous les bras sont tendus vers elle...
Nous te saluons, ô Beauté:
Pour suivre tes pas, immortelle,
Nous quitterons notre Cité.
Tu nous mèneras aux frontières,
A ton moindre geste soumis,
Car tous les peuples sont nos frères,
Et les tyrans nos ennemis.
III
Hélas! à la frontière, trop vite il
fallut aller. La guerre, la
défaite, la révolution, le siège
s’amoncelèrent coup sur coup. Puis
vint la Commune et son train du diable.
La folle Montelaise, éperdue là-dedans comme un
oiseau dans la
tempête, ivre d’ailleurs de fumée, de
tourbillonnement, de
popularité, leur chanta Marianne comme un petit
démon. Elle aurait
chanté dans l’eau; encore mieux dans le feu!
Un jour, l’émeute l’enveloppa dans la rue et
l’emporta comme une
paille dans le palais des Tuileries.
La populace reine se donnait une fête dans les salons
impériaux. Des
bras noirs de poudre saisirent Marianne -- car Mme Bordas
était pour
eux Marianne -- et la campèrent sur le trône, au
milieu des drapeaux
rouges.
-- Chante-nous, lui crièrent-ils, la dernière
chanson que vont
entendre les voûtes de ce palais maudit!
Et la petite de Monteux, avec le bonnet rouge coiffant ses
cheveux
blonds, leur chanta... la Canaille.
Un formidable cri: "Vive la République!" suivit le
dernier refrain.
Seulement, une voix perdue dans la foule répondit:
-- Vivo sant Gent!
La Montelaise n’y vit plus, deux larmes brillèrent
dans ses yeux
bleus, et elle devint pâle comme une morte.
-- Ouvrez, donnez-lui de l’air! cria-t-on en voyant que
le coeur lui
manquait...
Ah! non, pauvre Rose! ce n’était pas l’air
qui lui manquait: c’était
Monteux, c’était saint Gent dans la montagne, et
l’innocente joie des
fêtes de Provence.
La foule, cependant, avec ses drapeaux rouges,
s’écoulait en hurlant
par les portails ouverts.
Sur Paris, de plus en plus, tonnait la canonnade: des bruits
sombres,
sinistres couraient dans les rues, de longues fusillades
s’entendaient au lointain, l’odeur du pétrole
vous coupait l’haleine,
et quelques heures après, le feu des Tuileries montait
jusqu’aux
nues.
Pauvre petite Montelaise: nul n’en a plus ouï parler.
(Almanach Provençal de 1873.)
Le maire de Gigognan m’avait invité, l’autre
année, à la fête de son
village. Nous avions été sept ans camarades
d’écritoire aux écoles
d’Avignon, mais depuis lors, nous ne nous étions
plus vus.
-- Bénédiction de Dieu, s’écria-t-il
en m’apercevant, tu es toujours
le même: frais comme un barbeau, joli comme un sou, droit
comme une
quille... Je t’aurais reconnu sur mille.
-- Oui, je suis toujours le même, lui
répondis-je, seulement la vue
baisse un peu, les tempes rient, les cheveux blanchissent et,
quand
les cimes sont blanches, les vallons ne sont guère
chauds.
-- Bah! me fit-il, bon garçon, vieux taureau fait
sillon droit et ne
devient pas vieux qui veut... Allons, allons dîner.
Vous savez comme on mange aux fêtes de village, et chez
l’ami
Lassagne, je vous réponds qu’il ne fait pas froid;
il y eut un dîner
qui se faisait dire "vous": des coquilles
d’écrevisses, des truites
de la Sorgue, rien que des viandes fines et du vin
cacheté, le petit
verre du milieu, des liqueurs de toute sorte et, pour nous
servir à
table, un tendron de vingt ans qui... Je n’en dis pas
plus.
Arrivés au dessert, nous entendons dans la rue un
bourdonnement:
vounvoun; vounvoun; c’était le tambourin. La
jeunesse du lieu
venait, selon l’usage, toucher l’aubade au consul.
-- Ouvre la porte; Françonnette, cria mon ami Lassagne,
va quérir les
fouaces et, allons, rince les verres.
Cependant les ménétriers battaient leur
tambourinade. Quand ils
eurent fini, les abbés de la jeunesse, le bouquet
à la veste,
entrèrent dans la salle avec les tambourins, avec le
valet de ville
qui portait fièrement les prix des jeux au haut
d’une perche, avec
les farandoleurs et la foule des filles.
Les verres se remplirent de bon vin d’Alicante. Tous les
cavaliers,
chacun à son tour, coupèrent une corne de galette,
on trinqua
pêle-mêle à la santé de M. le maire,
et puis,
M. le maire, lorsque tout le monde eut bu et plaisanté
un moment,
leur adressa ces paroles :
-- Mes enfants, dansez tant que vous voudrez, amusez-vous tant
que
vous pourrez, soyez toujours polis avec les étrangers;
sauf de vous
battre et de lancer des projectiles, vous avez toute
permission.
-- Vive monsieur Lassagne! s’écria la jeunesse.
On sortit et la farandole se mit en train. Lorsque tous
furent
dehors, je demandai à Lassagne:
-- Combien y a-t-il de temps que tu es maire de Gigognan?
-- Il y a cinquante ans, mon cher.
-- Sérieusement? il y a cinquante ans?
-- Oui, oui, il y a cinquante ans. J’ai vu passer, mon
beau, onze
gouvernements, et je ne crois pas mourir, si le bon Dieu
m’aide, sans
en enterrer encore une demi-douzaine.
-- Mais comment as-tu fait pour sauver ton écharpe
entre tant de
gâchis et de révolutions?
-- Eh! mon ami de Dieu, c’est là le pont aux
ânes. Le peuple, le
brave peuple, ne demande qu’à être
mené. Seulement, pour le mener,
tous n’ont pas le bon biais. Il en est qui te disent: il le
faut
mener raide. D’autres te disent: il le faut mener doux; et
moi,
sais-tu ce que je dis? il le faut mener gaiement.
"Regarde les bergers: les bons bergers ne sont pas ceux qui
ont
toujours le bâton levé; ce n’est pas non plus
ceux qui se couchent
sous un saule et dorment au talus des champs. Les bons bergers
sont
ceux qui, devant leur troupeau, tranquillement cheminent en
jouant du
chalumeau. Le bétail qui se sent libre, et qui l’est
effectivement,
broute avec appétit le pâturin et le laiteron. Puis
lorsqu’il a le
ventre plein et que vient l’heure de rentrer, le berger sur
son fifre
joue l’air de la retraite et le troupeau content reprend la
route du
bercail.
"Mon ami, je fais de même, je joue du chalumeau, mon troupeau suit.
-- Tu joues du chalumeau: c’est bon à dire... Mais
enfin, dans ta
commune, tu as des blancs, tu as des rouges, tu as des
têtus et tu as
des drôles, comme partout! allons, et quand viennent les
élections
pour un député, par exemple, comment fais-tu?
-- Comment je fais? Eh! mon bon, je laisse faire... Car, de
dire aux
blancs: "Votez pour la république" serait perdre sa peine
et son
latin, comme de dire aux rouges: "Votez pour Henri V." autant
cracher
contre ce mur.
-- Mais les indécis, ceux qui n’ont pas
d’opinion, les pauvres
innocents, toutes les bonnes gens qui louvoient où le
vent les
pousse?
-- Ah! ceux-là, quand parfois, dans la boutique du
barbier, ils me
demandent mon avis:
-- Tenez, leur dis-je, Bassaquin ne vaut pas mieux que
Bassacan. Si
vous votez pour Bassaquin, cet été vous aurez des
puces; et si vous
votez pour Bassacan, vous aurez des puces cet été.
Pour Gigognan,
voyez-vous, mieux vaut une bonne pluie que toutes les promesses
que
font les candidats... Ah! ce serait différent, si vous
nommiez des
paysans: tant que, pour députés, vous ne nommerez
pas des paysans,
comme cela se fait en Suède et en Danemark, vous ne serez
pas
représentés. Les avocats, les médecins, les
journalistes, les petits
bourgeois de toute espèce que vous envoyez là-haut
ne demandent
qu’une chose: rester à Paris autant que possible
pour traire la vache
et tirer au râtelier. Ils se fichent pas mal de notre
Gigognan! Mais
si, comme je le dis, vous, vous déléguiez des
paysans, ils
penseraient à l’épargne, ils diminueraient
les gros traitements, ils
ne feraient jamais la guerre, ils creuseraient des canaux,
ils
aboliraient les Droits-Réunis, et se hâteraient de
régler les
affaires pour s’en revenir avant la moisson... Dire
pourtant qu’il y
a en France plus de vingt millions de pieds-terreux et
qu’ils n’ont
pas l’adresse d’envoyer trois cents d’entre eux
pour représenter la
terre! Que risqueraient-ils d’essayer? Ce serait
bien difficile
qu’ils fissent plus mal que les autres!
"Et chacun de me répondre: "Ah! ce M. Lassagne: tout en
badinant, il
a raison peut-être."
-- Mais revenons, lui dis-je; toi personnellement, toi
Lassagne,
comment as-tu fait pour conserver dans Gigognan ta
popularité et ton
autorité pendant cinquante ans de suite?
-- Ho! c’est la moindre des choses. Tiens, levons-nous de
table, nous
irons prendre l’air et quand tu auras fait avec moi, une ou
deux
fois, le tour de Gigognan, tu en sauras autant que moi.
Et nous nous levâmes de table, nous allumâmes un
cigare et nous
allâmes voir les joies.
Devant nous, en sortant, une partie de boules était
engagée sur la
route. Le tireur enleva le but et le remplaça par sa
boule. Du coup,
sans le vouloir, il donna deux points aux autres.
-- Sacré coquin de sort! cria M. Lassagne, voilà
qui s’appelle tirer!
Mes compliments, Jean-Claude, j’ai vu bien des parties,
mais je
t’assure que jamais je ne vis enlever comme cela un
cochonnet! Tu es
un fameux tireur!
Et nous filâmes. Peu après, nous rencontrions
deux jeunes filles qui
allaient se promener.
-- Regarde-moi donc ça, dit Lassagne à haute
voix, si on ne croirait
pas deux reines! La jolie tournure! Quels fins minois! Et
ces
pendants d’oreilles à la dernière mode!
C’est la fleur de Gigognan.
Les deux fillettes tournèrent la tête et souriantes nous saluèrent.
En traversant la place, nous passâmes près
d’un vieillard qui était
assis devant sa porte.
-- Eh bien! maître Guintrand, lui dit M. Lassagne, cette
année-ci
luttons-nous pour homme ou demi-homme?
-- Ah! mon pauvre monsieur, nous ne luttons pour rien du
tout,
répondit maître Guintrand.
-- Vous rappelez-vous, maître Guintrand, cette
année où, sur le pré,
se présentèrent Meissonier, Quéquine,
Rabasson, les trois plus fiers
lutteurs de la Provence, et que vous les renversâtes sur
les épaules
tous les trois?
-- Vous ne voulez pas que je me rappelle? fit le vieux lutteur
en
s’allumant: c’est l’année où
l’on prit la citadelle d’Anvers. La
joie était de cent écus, avec un mouton
pour les demi-hommes. Le
préfet d’Avignon qui me toucha la main! Les gens de
Bédarride qui
pensèrent se battre avec ceux de Courtezon, car qui
était pour moi,
qui était contre... Ah! quel temps! à
côté d’à présent où
leurs
luttes... Mieux vaut n’en point parler, car on ne voit plus
d’hommes,
plus d’hommes, cher monsieur... D’ailleurs ils
s’entendent entre eux.
Nous serrâmes la main au vieux et continuâmes la
promenade.
Justement, le curé sortait de son presbytère.
-- Bonjour, messieurs.
-- Bonjour; ah! tenez, dit Lassagne, monsieur le Curé,
puisque je
vous vois, je vais vous parler de ceci: ce matin, à la
messe, je
m’avisais que notre église se fait par trop
étroite, surtout les
jours de fête... Croyez-vous que nous ferions mal de
penser à
l’agrandir?
-- Sur ce point, monsieur le Maire, je suis en plein de votre
avis:
vrai, les jours de cérémonie, on ne peut plus
s’y retourner.
-- Monsieur le Curé, je vais m’en occuper;
à la première réunion du
conseil municipal je poserai la question, nous la mettrons
à l’étude,
et si à la préfecture on veut nous venir en
aide...
-- Monsieur le Maire, je suis ravi et je ne peux que vous remercier.
Un moment après, nous nous heurtâmes à un
gros gars qui, la veste sur
l’épaule, allait entrer au café.
-- C’est égal, lui dit Lassagne, il paraît,
mon garçon, que tu n’es
pas moisi: on dit que tu l’as secoué, le marjolet
qui en contait à
Madelon pour prendre ta place.
-- N’ai-je pas bien fait, monsieur le Maire?
-- Bravo, mon Joselet: ne te laisse pas manger ta soupe...
Seulement,
une autre fois, vois-tu? ne tape pas si fort.
-- Allons, dis-je à Lassagne, je commence à
comprendre: tu emploies
la savonnette.
-- Attends encore, me répondit-il.
Comme nous sortions des remparts, nous voyons venir un
troupeau qui
tenait tout le chemin, et Lassagne cria au pâtre:
-- Rien qu’au bruit de tes sonnailles, j’ai dit: ce
doit être
Georges! Et je ne me suis pas trompé: le joli groupement
d’ouailles!
les gaillardes brebis! Mais que leur fais-tu manger? J’en
suis sûr:
l’une portant l’autre, tu ne les donnerais pas pour
dix écus au
moins...
-- Ah! certes non, répliqua Georges... Je les achetai
à la Foire
Froide, cet hiver: presque toutes m’ont fait l’agneau,
et elles m’en
feront un second, m’est avis.
-- Non seulement un second, mais des bêtes pareilles
pourront te
donner des jumeaux.
-- Dieu vous entende, monsieur Lassagne!
Nous finissions à peine de causer avec le pâtre
que nous vîmes venir,
cahin-caha un charretier, qui avait nom Sabaton.
-- Dis, Sabaton? l’interpella ainsi Lassagne, tu vas
m’en croire ou
non: niais avec ta charrette tu étais encore,
j’estime, à une
demi-lieue d’ici que j’ai deviné ton coup de
fouet.
-- Vraiment? monsieur Lassagne.
-- Mon ami, il n’y a que toi pour faire ainsi claquer la mèche.
Et Sabaton, pour prouver que Lassagne disait vrai,
décocha un coup de
fouet qui nous fendit les oreilles.
Bref, en nous avançant, nous atteignîmes une
vieille qui, le long des
fossés, ramassait de la chicorée.
-- Tiens, c’est toi, Bérengère? lui dit
Lassagne en l’accostant; eh
bien! par derrière, avec ton fichu rouge, je te prenais
pour Téréson,
la belle-fille du Cacha: tu lui ressembles tout à
fait!
-- Moi? oh! monsieur Lassagne, mais songez que j'ai septante ans!
-- Oh! va, va, par derrière, si tu pouvais te voir, tu
ne montres pas
misère et l’on vendangerait avec de plus vilains
paniers.
-- Ce monsieur Lassagne! il faut toujours qu’il
plaisante, disait la
vieille en pouffant de rire. Puis se tournant vers moi, la
commère me
fit:
-- Voyez, monsieur, ce n’est pas façon de parler,
mais ce M. Lassagne
est une crème d’homme. Il est familier avec tous. Il
parlerait,
voyez-vous, au dernier du pays, à un
enfant d’un an! Aussi il y a cinquante ans qu’il est
maire de
Gigognan et il le sera toute sa vie.
-- Eh bien! collègue, me fit Lassagne, ce n’est
pas moi, n’est-ce
pas? qui le lui ai fait dire. Tous, nous aimons les bons
morceaux;
tous nous aimons les compliments; et nous nous complaisons tous
aux
bonnes manières. Que ce soit avec les femmes, que ce soit
avec les
rois, que ce soit avec le peuple, qui veut régner doit
plaire. Et
voilà le secret du maire de Gigognan.
(Almanach provençal de 1883.)
La caravane de Beaucaire. -- Le charretier Lamouroux. -- Les
rouliers
de Provence. -- Alarde la folle. -- La Camargue en pataugeant.
-- Les
filles sur le dos. -- La Mecque du golfe. -- La descente des
chasses,
-- Le retour par Aigues-Mortes.
J’avais toute ma vie ouï parler de la Camargue et
des Saintes-Maries
et de leur pèlerinage, mais je n’y étais
jamais allé. Au printemps de
cette année-là (1855), j’écrivis
à l’ami Mathieu, toujours prêt pour
les excursions: "Veux- tu venir avec moi aux Saintes?"
"Oui," me répondit-il. L’on se donna rendez-vous
à Beaucaire, au
quartier de la Condamine, d’où tous les ans, le 24
mai, partait une
caravane pour les Saintes-Maries de la Mer; et avec une
multitude de
femmes, de jeunes filles, d’enfants, d’hommes du
peuple, tassés sur
des charrettes, un peu après minuit nous nous mîmes
en route. Je vous
laisse à penser si les carrioles avaient leur charge:
nous étions sur
la nôtre quatorze pèlerins.
Le brave charretier, un nommé Lamouroux, de ces
Provençaux diserts
qui ne sont entrepris sur rien, nous fit placer devant, assis
sur le
brancard et les jambes pendantes. Lui, la moitié du
temps, à la
gauche de sa bête, tout en battant du feu pour allumer sa
pipe, nous
marchait côte à côte et le fouet sur la
nuque. Lorsqu’il était
fatigué, il se nichait dans un siège suspendu
devant la roue et que
les charretiers nomment porte-fainéant.
Derrière moi, embéguinée dans sa mante de
laine, il y avait une
jeunesse qu’on appelait Alarde et qui, sur un matelas
blottie avec sa
mère, me tenait ses pieds dans le dos. Mais n’ayant
pas fait encore
connaissance avec nos voisines, qui entre elles babillaient,
nous
causions, Mathieu et moi, avec le charretier.
-- Ainsi, vous autres, d’où êtes-vous,
s’il n’y a pas d’indiscrétion?
commença maître Lamouroux.
Nous répondîmes:
-- De Maillane.
-- Ho! vous n’êtes donc pas de loin... Je
l’avais bien vu à votre
parler. Charretier de Maillane verse en pays de
plaine.
-- Mais pas tous, mon bonhomme.
-- Allons, fit Lamouroux, c’est un dicton pour
plaisanter... Et
tenez, j’ai connu, quand j’allais sur la route, un
roulier de
Maillane qui était équipé, vraiment, comme
saint Georges: on
l’appelait l’Ortolan.
-- Vous parlez de quelques années!
-- Ah! messieurs, je vous parle de l’époque du
roulage, avant, que
les mangeurs, avec leurs chemins de fer, nous eussent tous
ruinés. Je
vous parle, moi, de quand la foire de Beaucaire était
dans sa
splendeur, de quand la première tartane qui arrivait
à la foire
gagnait la prime du mouton dont la peau était pendue par
les
mariniers vainqueurs au bout du grand mât du navire; je
vous parle,
moi, de quand les chevaux de halage étaient insuffisants
pour
remonter sur le Rhône les monceaux de marchandises qui
à Beaucaire se
vendaient, et du temps où les charretiers, -- vous ne
vous en
souvenez pas, vous qui êtes jeunes, -- les rouliers, les
voituriers,
qui baffaient les grandes routes et s’en croyaient les
maîtres,
faisaient claquer leur fouet de Marseille à Paris et de
Paris à Lille
en Flandre!
Et Lamouroux, une fois lancé sur le chapitre du
roulage, pendant
qu’au clair de lune sa bête cheminait tout doux, nous
en tint de
taillé jusqu’au lever du soleil.
-- Ah! disait-il, il fallait voir, vers le Pont de Bon-Pas ou
à la
Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de
large,
il fallait voir ces files de charrettes chargées, de
carrioles
bâchées, de haquets bien garrottés, lesquels
se touchaient tous, ces
rangées d’attelages superbes, équipages de
trois, de quatre, de six
bêtes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur
Paris,
charriant le blé, le vin, les poches d’avoine, les
ballots de morues,
les barils d’anchois ou les pains de savon, cahin-caha,
bredi-breda,
et à la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres
de voiture!
Et quand nous traversions un village, messieurs, des tas de
polissons
se pendaient au barreau de la queue de la charrette et s’y
faisaient
traînasser, pendant que criaient les autres:
"Derrière, derrière, charretier!"
De loin en loin, le long de la route, il y avait pour le
dîner, pour
le souper ou le coucher une auberge célèbre avec
sa belle hôtesse au
visage riant, avec sa grande cuisine et sa grande
cheminée où la
broche tournait des porcs entiers sut les landiers, avec sa
porte
large ouverte, avec ses écuries vastes comme des
églises, où deux
rangées de crèches allaient se prolongeant et
où sur la muraille
était collée l’image coloriée de saint
Eloi. Ces cabarets
s’appelaient: la Graille (en français la
Corneille), Saint-Martin,
le Lion- d’Or, le Cheval-Blanc, la Mule-Noire, le
Chapeau-Rouge, la
Belle-Hôtesse, le Grand-Logis, que sais-je, moi? et il se
parlait
d’eux à cent lieues à l’entour.
De loin en loin, le long de la route, il y avait des
bourreliers qui
mettaient en montre un collier neuf, des charrons qui au
besoin
pouvaient réparer les roues, des forgerons
mâchurés qui pour enseigne
avaient un fer à cheval, de petits boutiquiers qui,
derrière leurs
vitres, exposaient des paquets de cordelette à fouet
ainsi que des
chapeaux de pipe; et de petites buvettes qui avaient devant
leur
porte un treillage blanchi par la poussière du chemin --
où venaient
les charretiers siroter pour un sou leur goutte
d’eau-de-vie.
Tanguant du dos, réglant leur pas sur le cahot des
attelages, et
saluant du fouet tout ce monde connu, les fameux charretiers
marchaient arrogamment, une main à la rêne et de
l’autre le fouet,
avec la blouse bleue, la culotte de velours, le bonnet
multicolore,
la limousine au vent, aux jambes les houseaux, tantôt
criant: "Hue!"
tantôt criant: "Dia!"
tantôt criant: "Hurhau!" Et quand la route était
luisante et que le
voyage allait bien et que les roues claquaient aux boîtes
des moyeux,
ils chantaient, au pas des bêtes et au tintement des
grelots, la
chanson des rouliers :
Un roulier qui est bien monté
Doit avoir des roues
De six pouces, à la Marlborough:
Ça, c’est à la mode!
Un essieu de dix empans
Et un petit bidet blanc
Pour le gouvernage
De son équipage.
Comment ne pas chanter? La voiture se payait bien:
d’Arles à Lyon,
sept livres par quintal... Franc d'accident, un charretier avec
sa
couple pouvait gagner sans peine son louis d’or par
jour.
Aussi on portait beau sur les routes de France! Nos rouliers
étaient
glorieux. Oh! les chevaux superbes! Quels mulets! Les
gaillardes
bêtes! Les limoniers, les brancardiers, les cordiers, les
chefs de
file, tout cela était garni, harnaché à
faire plaisir. Les muselières
avaient des franges, les licous avaient des clochettes, les
bridons
avaient des houppes de toutes les couleurs. Les colliers
redressaient
leurs chaperons cornus; les attelles des colliers, comme de
grandes
pennes, tenaient en l’air la longe dans des anneaux de
verre bleu; la
laine des housses moutonnait sur le dos de leurs bêtes;
les
couvertures brodées avaient des émouchettes; les
surdos, les
ventrières, les croupières, les harnais, tout
était contrepointé,
ajusté de main de maître...
Comment n’auraient-ils pas chanté?
En arrivant à Lyon,
Ils nous cherchent noise
Et nous font passer dessus
Le pont à bascule:
Tout cela, ce sont des gens
Qui ne demandent qu'argent
Pour faire des dentelles
A leur demoiselles.
De Marseille à Lyon, les charretiers marchaient
à la gauche de leurs
bêtes, ou, pour parler comme eux, à dia et de la
main, parce qu’en
ce temps-là la longe de la rêne se tenait du
côté gauche. Ils
nommaient hors la main l’autre côté de
l’attelage.
Mais l’usage de Provence ne dépassait pas Lyon. A
Lyon le climat, le
parler, tout changeait. Il fallait donc changer de main et tenir
la
rêne à la droite. Ensuite la pluie venait, la laide
pluie
continuelle, avec sa fange et ses ornières, où il
fallait cartayer,
si vous ne vouliez pas vous perdre. Puis les employés des
bascules
qui vous cherchaient querelle en parlant franchimand...
Alors en
vouliez-vous des mauvaises paroles, des "tonnerres" des
"Sacré Dieu"!
Ils juraient, reniaient commue des charretiers: "Hue, Mouret!
hue,
Robin! hue, charogne! haïe donc, vieille rosse! ah monstre
de
brigand, la charrette est embourbée."
Mais les renforts venaient, avec leurs conducteurs: on
doublait
l'attelage, on doublait, on triplait, et l’épaule
à la roue, on
dépêtrait la charrette... Nous voici à
l’auberge. Au bruit des coups
de fouet, l’hôtesse, la chambrière, et le
valet d’écurie la lanterne
à la main sortaient à la rencontre des charretiers
crottés. On
rentrait l’équipage; les bêtes
dételées, les mangeoires garnies, on
s’en venait souper.
Bénédiction de Dieu! avec trente sous par
tête, on faisait, sur les
routes, des crevailles! Les charretiers mangeaient les coudes
sur la
table. Sur la table bedonnait une bouteille de neuf pintes; et
quand
ils avaient bu, ils jetaient derrière eux la
dernière goutte du
verre. Au milieu du repas, ils se levaient, c était
l’usage, pour
abreuver leurs bêtes et leur donner l’avoine; puis
ils s'attablaient
de nouveau pour le rôti. Nous y voilà! Et vous ne
vouliez pas qu’ils
chantent:
Le matin à son lever
La soupe au fromage:
C’est là .un friand manger,
Qui aime le laitage.
Puis, ça nous réveillera,
Un verre de ratafia,
Et le long de la route
La petite goutte!
Ils appelaient cela "tuer le ver". Ayant battu la pierre
à feu, ils
allumaient alors la pipe, passaient leur rude main sous le
joli
menton de la gaie chambrière -- qui attendait sur la
porte, donnaient
un tour de garrot à la liure du chargement, et derechef,
en route!
Maintenant, s’il faut tout dire, la journée sur la
route n'était pas
toujours commode. Sans compter les fondrières avec la
boue jusqu’aux
moyeux, les montées à toute force, les descentes
à enrayures, sans
compter le bris des rais, les essieux qui rompaient, les
gendarmes à
moustaches qui épiaient la plaque des charretiers
endormis et
dressaient, leurs verbaux, des fois, pour épargner ou
gagner du
chemin, il fallait brûler l’étape,
c’est-à-dire passer devant
l’auberge sans manger.
D’autres fois, deux charretiers, têtus comme leurs
mulets, se
rencontraient sur la voie: "Coupe, toi! Coupe, moi! Tu ne veux
pas
couper, capon?" Vlan! sur le mufle du limonier un coup de fouet
qui
l’aveuglait et ruait la charrette contre un tas de
cailloux! Alors de
courir aux pieux, aux billots en bois d’yeuse; et il y
avait sur la
route des bagarres effroyables où, d’un coup de
roulon, on vous
décervelait un homme.
Pour la règle du train régnait pourtant un vieil
usage qui était
respecté de tous: le charretier dont le devant, la
bête de devant,
avait les quatre pieds blancs, à la montée comme
à la descente, avait
le droit, messieurs, de ne pas quitter la voie: "Qui a les
quatre
pieds blancs, comme on dit, peut passer partout."
Enfin les charretiers arrivaient à Paris et allaient
remiser à la
Grand’Pinte, quartier si populaire, disait mon
père-grand, qu’avec un
coup de sifflet le gouvernement, quand il veut, peut y lever
cent
mille hommes!
En arrivant à Paris,
Usances nouvelles:
Des tailloles, n’y en a plus,
Culottes à bretelles.
Ce ne sont que franchimands
Qui attellent à l’envers
Et font tout au beurre...
Sur eux le tonnerre!
Mais en entrant au Grand Village, vive Dieu! c’est
là qu’ils
s’appliquaient à faire claquer le fouet:
c’était un éclat répété,
un
vacarme, un cliquetis qui ressemblait à la foudre.
-- Allons, disaient les Parisiens, en bouchant des deux mains
leurs
oreilles qui cornaient, les Provençaux arrivent! et
marche, tron de
l’air! crains-tu que la terre te manque?
Il faut dire qu’en ce temps, pour faire péter le
fouet, les rouliers
de Provence étaient les sans-pareils. Mangechair de
Tarascon, dans
l’affaire d’une lieue, en faisant les coups
quadruples, avait
consommé quatre livres de mèche. Maître
Imbert de Beaucaire, rien que
d’un coup de fouet, mouchait une chandelle sans
l’éteindre! Le
Puceron de Château-Renard débouchait une bouteille
sans la jeter à
terre; enfin le gros Charlon de la
Pierre-Plantade, d’un coup de mèche de son fouet,
vous déferrait,
dit-on, un mulet des quatre pieds.
Bref, lorsque les rouliers avaient déchargé
leurs voitures, serré le
payement dans le ceinturon de cuir, rechargé pour
Marseille et fait
une tournée dans le Palais-Royal, ils entonnaient joyeux
ce dernier
couplet:
Tiens, garçon, voilà pour toi,
Va mettre en cheville...
Mais l’hôtesse a répondu:
Moi qui suis jolie,
Moi qui te fais tant de bien,
Tu ne me donnes donc rien?
Par une caresse
Calme ma tendresse.
Ayant mis les colliers, ils attelaient alors, et dans vingt
jours,
vingt-deux, vingt-quatre, au bruit régulier des grelots,
ils
retournaient dans la Provence, pour venir triompher, le jour de
la
Saint-Éloi, à la Charrette de Verdure: ...
Et alors au cabaret, en
vouliez-vous des récits, avec des hâbleries et des
mensonges gros
comme le mont Ventoux! L’un, en voyageant de nuit, avait vu
le falot
du feu Saint-Elme, et le follet fantastique s’était
assis sur sa
charrette, peut-être deux heures de chemin. Un autre, sur
la route,
avait trouvé une valise, qui pesait! Il devait y avoir
dedans, pour
le moins, cent mille francs... Mais un cavalier masqué
était venu à
bride abattue et l’avait réclamée au moment
où notre homme la
ramassait pour l’emporter. Un autre avait été
arrêté à main armée;
heureusement pour lui qu’il avait lié ses louis dans
le boudin de son
catogan, qui était de mode à cette époque,
-- et les voleurs à
grandes barbes, avec stylets et pistolets doubles, eurent
beau
visiter et fouiller le caisson, ils n’y trouvèrent
que le fiasque
(bouteille clissée).
Un autre avait couché au pays des Polacres, qui en
naissant ne sont
pas chrétiens. Un autre avait passé au pays des
Pelles de Bois. Il y
en a qui croient, racontait-il, que les pelles de bois se font
comme
les sabots ou comme les cuillers, en taillant un morceau de
bois.
Mais c’est là une erreur. Les pelles de bois, qui
servent pour remuer
le blé, viennent sur des arbres toutes faites, comme ici
les amandes
et les caroubes. Quand nous y passâmes, messieurs, la
récolte était
rentrée et nous ne pûmes pas les voir. Mais nous
nous laissâmes dire
par des gens du pays que, lorsqu’elles sont sur les arbres,
qu’elles
vont être mûres et que le mistral souffle, elles
font un tintamarre
tel que celui des crécelles à l’office des
Ténèbres.
Un autre affirmait avoir vu, à Paris, une princesse,
une belle
princesse qui avait un groin de porc; ses parents la
promenaient
d’une grande ville à l’autre et la faisaient
voir, la pauvre, dans la
lanterne magique et offraient des millions à celui qui
l’épouserait.
-- Sacré coquin de Goï! disait le vieux Brayasse,
tout cela est
beaucoup et tout cela n’est rien. Ce qui m’a le plus
surpris, le plus
épaté à Paris, je m’en vais vous le
dire. Ici dans nos endroits, si
quelqu’un parle français, c’est gens qui ont
étudié, des bourgeois,
des avocats, des commissaires de police, qui ont passé
peut-être dix
ans et plus dans les écoles... Mais là-haut,
saprelotte! tous savent
le français. Vous voyez des moutards qui n’ont pas
encore sept ans,
des mioches pas plus haut que ça, avec la mèche au
nez, et qui
parlent français comme de grandes personnes. Je ne sais
comment
diable ils font.
Le brave Lamouroux, au trantran des charrettes, nous en aurait
conté
encore. Seulement nous venions d’arriver au pont de
Fourques, et au
soleil levant s’épandaient devant nous, dans le
delta des deux
Rhônes, les immenses plaines basses de la lisière
de Camargue.
Mais ce qui nous charma plus encore que le soleil (nous
avions
vingt-cinq ans), ce fut la jeune fille qui, comme je l’ai
dit, était
derrière nous accroupie avec sa mère et qui, toute
riante et se
débarrassant du capuce de sa mante, apparut au grand jour
comme une
reine de Jouvence. Un ruban zinzolin entourait gentiment sa
chevelure
cendrée qui regorgeait de la coiffe: un regard de sibylle
quelque peu
égaré, le teint délicat et clair, la bouche
arquée, ouverte au rire,
elle semblait une tulipe qui, le matin, sort de l’aiguail.
Nous la
saluâmes, ravis. Mais elle, Alarde, sans faire attention
à nous:
-- Mère, dit-elle, sommes-nous loin encore des Grandes Saintes?
-- Ma fille, nous en sommes, peut-être bien, à neuf ou dix lieues.
-- Y sera-t-il mon cadet? y sera t-il?
-- Chut ! mignonne.
Et avec un bâillement qui montra toutes ses dents, ses
blanches dents
de lait, la jouvencelle dit:
-- Le temps me dure! j’ai une faim à n’y plus
tenir... Dis, si nous
déjeunions?
Et elle déploya aussitôt sur ses genoux un
essuie-main de toile
écrue; sa mère, d’un cabas sortit du pain,
des figues, une orange,
des dattes, un peu de cervelas et sans cérémonie
se mirent à manger.
-- Bon appétit leur dîmes-nous.
-- Messieurs, à votre service, nous fit la gentille
Alarde en
plantant ses quenottes dans un grignon de pain.
-- A condition, mademoiselle, que nous mêlerons nos vivres.
-- Volontiers.
Mathieu, dans sa gibecière, avait apporté deux
bouteilles de bon vin
de la Nerthe. Il en déboucha une, et, après avoir
pris chacun une
bouchée, à tour de rôle, tous, Alarde, sa
mère, moi, Mathien et le
charretier, nous bûmes, l’un après
l’autre, dans le même coco, et
nous voilà en famille.
Puis pour nous déroidir, étant descendus un moment:
-- Quelle est donc cette fille qui a si bonne façon?
demandâmes-nous
à Lamouroux.
-- En la voyant, nous fit à demi-voix le charretier,
vous ne diriez
pas, n’est-ce pas, qu’elle a une fêlure? Et,
pourtant, depuis trois
mois que son "Cadet" l’a délaissée, il
paraît qu’elle n’a plus,
messieurs, la tête à elle.
-- Quoi ! cette jolie fille, abandonnée par son galant?
-- Le gredin l’avait enlevée; ensuite il l’a
plantée là, pour en
aller voir une autre, laide comme péché, mais qui
a beaucoup
d’argent. Et Alarde, la fleur de notre Condamine, --
vous la voyez avec sa mère, - qui la conduit aux Saintes,
la
distraire de son rêve ou la guérir, si c’est
possible.
-- Pauvre petite!
Nous arrivions aux Jasses d’Albaron, où l’on
fit une halte pour faire
manger les bêtes dans le drap au fourrage, devant la roue
de la
charrette. Les filles de Beaucaire qui étaient avec nous,
leurs têtes
enrubannées de toutes les couleurs vinrent pendant ce
temps faire une
ronde autour d’Alarde :
Au branle de ma tante
Le rossignol y chante:
Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
Belle, belle Alarde, tournez-vous.
La belle s’est tournée,
Son beau l’a regardée:
Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
Belle, belle Alarde, embrassez-vous.
Et devant elle, la pauvrette partit, les bras levés,
riant comme une
folle et criant: Mon cadet! mon cadet! mon cadet!
Mais le ciel qui, depuis l’aube, était
tacheté de nuées, se couvrait
de plus en plus. Le vent de mer soufflait, faisant monter vers
Arles
de grands nuages lourds qui
obscurcissaient peu à peu toute l’étendue
céleste. Les grenouilles,
les crapauds coassaient dans les marais, et la longue
traînée de
notre caravane s’espaçait, se perdait dans les
terrains a salicornes,
dans les landes salées à plaques blanchissantes,
sur un chemin
mouvant, bordé de tamaris à floraison
rosée. La terre sentait le
relent. Des volées de halbrans, des volées de
sarcelles et de canards
sauvages criaient en passant sur nos têtes.
-- Lamouroux, demandaient les femmes, serons-nous la pluie?
-- Ha! l’homme répondait, les yeux en l’air
et soucieux, une fois les
nuages, dit-on, firent pleuvoir.
-- Eh bien! nous serons jolies, si l’averse nous prend au
milieu de
la Camargue!
-- Vous mettrez, mes pauvres filles, les jupons sur les têtes.
Un gardien à cheval qui, le trident en main, ramenait
ses taureaux
noirs dispersés dans les friches, nous cria: "Vous serez
mouillés!"
Les bruines commençaient; puis peu à peu la
pluie s’y mit pour tout
de bon, et l’eau de tomber. En rien de temps ces plaines
basses
furent transformées en mares. Et nous autres, assis sous
la tente des
charrettes, nous voyions au lointain les troupes de chevaux
camargues, secouant leurs crinières et leurs longues
queues flasques,
gagner les levées de terre et les dunes sablonneuses. Et
l’eau de
tomber! La route, noyée par le déluge, devenait
impraticable. Les
roues s’embourbaient. Les bêtes
s’arrêtaient. A la fin, à perte de
vue, ce ne fut qu’un étang immense, et les
charretiers dirent:
-- Allons, il faut descendre! femmes, filles, à terre
toutes, si vous
ne voulez coucher au milieu des tamaris!
-- Mais il faut donc marcher dans l’eau?
-- Marchant nu-pieds, les belles, vous gagnerez le Grand
Pardon: car
vous en avez besoin, et vos péchés diablement
pèsent!
Jeunes et vieux, filles et femmes, tout le monde descendit.
Avec des
rires, des cris aigus, chacun pour patauger se déchaussa
et se
troussa. Les charretiers prirent les enfants sur les
épaules à
califourchon, et Mathieu, tendant le dos à la mère
du tendron de
notre charretée!
-- Tenez, mettez-vous là brave femme, lui fit-il, je
vous porterai à
la chèvre-morte.
Celle-ci, une dondon qui avait peine à cheminer, ne dit non.
-- Et toi, ajouta-t-il en me guignant de l’oeil,
charge-toi d'Alarde,
hein? Puis, pour nous soulager, nous changerons de temps en
temps.
Et du coup, sur le dos, sans plus de formalité nous
primes chacun la
nôtre, et tous les gars du pèlerinage ayant comme
nous autres endossé
chacun la sienne, figurez-vous la bonne farce!
Mathieu et sa gagui riaient comme des fous. Moi, autour de mon
cou,
sentant ces bras frais et ronds, ces bras d'Alarde qui sur nos
têtes
tenait ouvert le parapluie, quand j’eus sur les deux
hanches, les
mollets de la petite qui, pauvrette, par pudeur n’osait pas
les
serrer, je n’aurais pas donné (je l’avoue
aujourd’hui encore), pas
donné pour beaucoup notre voyage de Camargue avec la
pluie et le
gâchis.
-- Mon Dieu! répétait Alarde, si mon cadet me
voyait ainsi! mon cadet
qui ne me veut plus, mon beau cadet! mon beau cadet!
J’avais beau, moi, lui parler, lui faire en tapinois mes,
petits
compliments, elle n’entendait pas et ne me voyait pas...
Mais sa
bouche haletait sur mon cou, sur mon épaule et je
n’aurais eu
vraiment qu’à tourner un peu la tête pour lui
faire un baiser; sa
chevelure effleurait la mienne; l’odeur tiède de sa
chair, de sa
chair jeune, m’embaumait; tremblante, sa poitrine
était agitée sur
moi; et, m’illusionnant comme elle qui était toute
à son cadet, moi
je croyais, comme Paul, porter aussi ma Virginie.
Au meilleur de mon rêve, Mathieu qui
s’éreintait sous sa grosse
maman, me dit: "Changeons un peu! je n’en puis plus, mon
cher!" Et,
au pied d’une agachole (c’est le nom qu’en
Camargue on donne aux
tamaris laissés en baliveaux) ayant fait pose tous les
deux, Mathieu
reprit la fille et moi hélas! la mère. Et
c’est ainsi qu’on pataugea
avec de l’eau jusqu a mi-jambes, durant plus d’une
lieue, sans
éprouver trop de fatigue, et tour à tour nous
délassant de la façon
que je vous dis, avec la rêverie d’une intrigue
idéale.
A la longue pourtant, nous parvînmes en vue du
château d’Avignon: la
grosse pluie cessa, le temps se mit au clair, le chemin se
ressuya;
on remonta sur les charrettes et, par là, vers les quatre
heures,
nous vîmes tout à coup s’élever, dans
l’azur de la mer et du ciel,
avec les trois baies de son clocher roman, ses merlons roux,
ses
contreforts, l’église des Saintes-Maries.
Il n’y eut qu’un cri: "O grandes Saintes!" car ce
sanctuaire perdu,
là-bas au fond du Vacarés, dans les sables du
littoral, est, comme on
dirait, la Mecque de tout le golfe du Lion. Et ce qui frappe
là, par
sa grandeur harmonieuse, par sa voûte incommensurable,
c’est cette
ample surface de terre et de mer où l’oeil, mieux
que partout
ailleurs, peut embrasser le cercle de l’horizon terrestre,
l’orbis
terrarum des anciens.
Et Lamouroux nous dit:
-- Nous arriverons à temps pour descendre les
châsses, car,
messieurs, vous le savez, c’est nous, les Beaucairois, qui
avons,
avant tous, le droit de tourner le treuil pour la descente
des
Saintes.
Ce propos se rapporte à l’usage que voici:
Les reliques vénérées de Marie
Jacobé, de Marie Salomé, et de Sara
leur servante sont renfermées, sous la voûte du
choeur et de
l’abside, dans une chapelle haute, d’où, par un
orifice qui donne
dans l’église, la veille de la fête et au
moyen
d’un câble, on les descend lentement sur la foule
enthousiaste.
Dès qu’on eut dételé, au milieu des
dunes couvertes d'arroches et de
tamaris, qui entourent le bourg, nous courûmes à
l’église.
"Éclaire-les, ces Saintes chéries!" criaient des
Montpelliéraines qui
vendaient, devant la porte, des cierges, des bougies, des images
et
des médailles.
L’église était bondée de gens du
Languedoc, de femmes du pays
d’Arles, d’infirmes, de bohémiennes, tous les
uns sur les autres. Ce
sont d’ailleurs les bohémiens qui font brûler
les plus gros cierges,
mais exclusivement à l’autel de Sara, qui,
d’après leur croyance,
était de leur nation. C’est même aux
Saintes-Maries que ces nomades
tiennent leurs assemblées annuelles, y faisant de loin en
loin
l’élection de leur reine.
Pour entrer ce fut difficile. Des commères de
Nîmes embéguinées de
noir, qui traînaient avec elles leurs coussins (le coutil
pour
coucher dans l’église, se disputaient les chaises
:
"Je l’avais avant vous! -- Moi je l’avais
louée!" Un prêtre faisait
baiser de bouche en bouche le Saint Bras; aux malades on
donnait
des verres d’eau saumâtre, de l’eau du puits des
Saintes qui est au
milieu de la nef et qui, à ce qu’on dit, ce
jour-là devient douce.
Certains, pour s’en servir en guise de remède,
raclaient avec leurs
ongles la poussière d’un marbre antique, sculpture
encastrée dans le
mur, qui fut "l’oreiller des Saintes". Une odeur, une
touffeur de
cierges brûlants, d’encens,
d’échauffé, de faguenas, vous suffoquait.
Et chaque groupe, à pleine voix et pêle-mêle,
y chantait son
cantique.
Mais en l’air, quand apparurent les deux châsses en
forme d’arches,
aïe! quels cris "Grandes Saintes Maries!" Et à
mesure que la corde se
déroulait dans l’espace, les cris aigus, les spasmes
s’exaspéraient
de plus belle. Les fronts, les bras levés, la foule
pantelante
attendait un miracle... Oh! du fond de l’église,
soudain s’est
élancée, comme si elle avait des ailes, une
superbe jeune fille,
blonde, déchevelée; et frôlant de ses pieds
les têtes de la foule,
elle vole, comme un spectre, au travers de la nef, vers les
châsses
flottantes et crie: "O Grandes Saintes! Rendez-moi, par
pitié,
l’amour de mon cadet! "
Tous se levèrent. "C’est Alarde " criaient les
Beaucairois. "C’est
sainte Madeleine qui vient visiter ses soeurs!" disaient
d’autres
effarés... Et en somme nous pleurions tous.
Pour finir, le lendemain, il y eut la procession sur le sable
de la
plage, au mugissement, au souffle des ondes blanchissantes qui
s’y
éclaboussaient. Au loin, sur la haute mer louvoyaient
deux ou trois
navires qui avaient l’air en panne et les gens se
montraient une
traînée resplendissante que le remous des vagues
prolongeait sur la
mer: "C’est ce chemin, disait-on, que les Saintes Maries,
dans leur
nacelle, tinrent pour aborder en Provence après la mort
de
Notre-Seigneur". Sur le rivage vaste, au milieu de ces
visions
qu’illuminait un soleil clair, il nous semblait vraiment
que nous
étions en paradis.
Alarde, la belle fille, un peu pâlie depuis la veille,
portait sur
les épaules, avec d’autres Beaucairoises, la
"Nacelle des Saintes" et
tous disaient: "Hélas ! c’est une pauvre folle que
son cadet a
délaissée."
Mais comme nous voulions aller voir Aigues-Mortes et
qu’était de
partance un omnibus qui y passait, aussitôt que les
Saintes eurent
(vers les quatre heures) remonté dans leur chapelle, nous
nous
embarquâmes de suite avec un troupeau de commères
de Montpellier ou
de Lunel, revendeuses et tripières à coiffes
bouillonnées, qui, dès
qu’ou fut en route, se mirent à chanter derechef
à plein gosier:
Courons aux Saintes Maries
Pour leur donner notre foi;
Que nos coeurs se multiplient
Pour Jésus et pour sa croix!
et cet autre cantique si répété pendant la fête:
Désarmez le Christ, désarmez le Christ
Par vos prières
Désarmez le Christ, désarmez le Christ
Et soyez au ciel nos bonnes mères!
-- C’est pourtant dame Roque, rien qu’elle et son
mari, qui le
firent, ce joli chant, disait une poissarde en achevant ses
victuailles, et toute cette nuit on ne chante plus que
ça.
Les femmes de Provence ne savaient rien chanter que les
anciens
cantiques de leur Ame dévote (1):
J’ai vu sous de sombres voiles
Onze étoiles,
La lune avec le soleil.
-- Ah ! combien sont plus beaux nos chants de Montpellier!
-- Et les langues d’aller. Nous passâmes sur un
banc le petit Rhône,
à Sylve-Réal. Il y avait là un fort, un
joli petit fort, doré par le
soleil et bâti par Vauban, que le Génie très
sottement a fait
détruire depuis lors.
Nous traversâmes le désert et la
pinède du Sauvage, et sur le soir
enfin, du milieu des marais, nous vîmes émerger,
noirs et farouches
dans la pourpre du couchant, les gigantesques tours, les
créneaux,
les remparts de la ville d’Aigues-Mortes.
-- N’importe! fit alors une des bonnes femmes, si,
pendant le voyage
de l’omnibus aux Saintes il y avait à Montpellier
plus d’enterrements
qu’il ne faut, les croque-morts, peut-être, seraient
embarrassés.
-- Eh bien! on porterait à bras.
-- Oh! je crois qu’ils en ont deux, de voitures pour les morts...
A ces mots, nous apercevant que l’horrible guimbarde,
aïe! était
peinte en noir:
-- Mais par hasard, demandâmes-nous, cet omnibus serait...
-- Le carrosse, messieurs, des pompes funèbres de Montpellier.
-- Sacré coquin de sort!
Affolés, d’un coup de pied nous ouvrîmes la
portière, nous sautâmes
sur la route, nous payâmes le conducteur et, ayant
secoué nos hardes
au grand air, à pied et à notre aise nous
gagnâmes Aigues-Mortes.
Une vraie ville forte de Syrie ou d’Égypte, cette
silencieuse cité
des Ventres-Bleus (comme les gens d’Aigues—Mortes sont
dénommés
quelquefois, par allusion aux fièvres endémiques
du pays), avec son
quadrilatère de remparts formidables calcinés au
soleil, qu’on dirait
de tantôt abandonné par saint Louis, avec sa tour
de Constance, où,
sous Louis XIV, après les dragonnades, furent
emprisonnées quarante
protestantes qui y restèrent oubliées dans une
horrible détention,
jusqu’à la fin du règne, durant
peut-être quarante ans.
(1) Titre d’un recueil de cantiques fort populaires
autrefois, oeuvre
d'un prêtre de Provence.
Un jour, longtemps après, avec deux belles dames du
monde protestant
de Nîmes, nous retournions visiter la grosse tour
d'Aigues-Mortes, et
en lisant les noms des malheureuses prisonnières,
gravés par
elles-mêmes dans les pierres du donjon: "Poète,
nous dirent-elles,
suffocantes d’émotion, ne vous étonnez pas de
nous voir pleurer
ainsi: pour nous autres huguenotes, ces pauvres femmes, martyres
de
leur foi, sont nos Saintes Maries! "
L’adroit laboureur. -- Le char de verdure. -- La
légende de saint
Éloi -- L’air de Magali. -- La mort de mon
père. -- Les
funérailles, -- Le deuil. -- Le partage.
-- Bonjour, monsieur Frédéric.
-- Ha! bonjour.
-- Que m’a-t-on dit? que vous avez besoin d’un homme à gages!
-- Oui... D’où es-tu?
-- De Villeneuve, le pays des "lézards", près d’Avignon.
-- Et que sais-tu faire?
-- Un peu tout. J’ai été valet aux moulins
à huile, muletier,
carrier, garçon de labour, meunier, tondeur, faucheur
lorsqu’il le
faut, lutteur à l’occasion, émondeur de
peupliers, un métier élevé!
et même cureur de puits, qui est le plus bas de tous.
-- Et l’on t’appelle?
-- Jean Roussière, et Rousseyron (et Seyron pour abréger ).
-- Combien veux-tu gagner? C’est pour mener les bêtes.
-- Dans les quinze louis.
-- Je te donne cent écus.
-- Va donc pour cent écus!
Voilà comment je louai le laboureur Jean
Roussière, celui-là qui
m’apprit l’air populaire de Magali: un luron
jovial et taillé en
hercule, qui, la dernière année que je passai au
Mas, avec mon père
aveugle, dans les longues veillées de notre solitude
savait me garder
d'ennui, en bon vivant qu'il était.
Fin laboureur, il avait toujours aux lèvres quelque chanson joyeuse:
"L'araire est composé -- de trente et une
pièces; -- celui qui
l'inventa -- devait en savoir long! -- Pour sûr, c'est
quelque
monsieur."
Et naturellement adroit ou artiste, si l'on veut, quoi qu'il
fît,
soit le comble d'une meule de paille ou une pile de fumier,
ou
l'arrimage d'un chargement, il savait donner la ligne
harmonieuse ou,
comme on dit, le galbe. Seulement, il avait le défaut de
son maître:
il aimait quelque peu à dormir et à faire la
méridienne.
Charmant causeur, du reste. Et il fallait l'entendre
lorsqu'il
parlait du temps où, sur le chemin de halage, il
conduisait les
grands chevaux qui remorquaient, attachées l'une à
l'autre, les
gabares du Rhône, à Valence, à Lyon.
-- Croyez-vous, disait-il, qu'à l'âge de vingt
ans, j'ai mené
bravement le plus bel équipage des rivages du
Rhône? Un équipage de
quatre-vingts étalons, couplés quatre par quatre,
qui traînaient six
bateaux! Que c'était beau, pourtant, le matin, quand nous
partions,
sur les digues du grand fleuve, et que, silencieuse, cette
flotte,
lentement, remontait le cours de l'eau!
Et Jean Roussière énumérait tous les
endroits des deux rives: les
auberges, les hôtesses, les rivières, les
palées, les pavés et les
gués, d'Arles au Revestidou, de la Coucourde à
l'Ermitage.
Mais son bonheur, mais son triomphe, à notre brave
Rousseyron,
c'était lors de la Saint-Éloi.
-- A vos Maillanais, disait-il, s'ils ne l'ont pas vu encore,
nous
montrerons comment on monte une petite mule.
Saint-Éloi est, en Provence, la fête des
agriculteurs. Par toute la
Provence, les curés, comme vous savez, ce jour-là,
bénissent les
bêtes, ânes, mulets et chevaux, et les gens aux
bestiaux font goûter
le pain bénit, cet excellent pain bénit,
parfumé avec l'anis et doré
avec des oeufs, qu'on appelle tortillades. Mais chez
nous, ce
jour-là, on fait courir la charrette, un chariot de
verdure attelé de
quarante ou cinquante bêtes, caparaçonnées
comme au temps des
tournois,
harnachées de sous-barbes, de housses brodées, de
plumets, de miroirs
et de lunes de laiton, et on met le fouet à l'encan,
c'est-à-dire
qu'à l'enchère on met publiquement la charge de
Prieur:
-- A trente francs le fouet! à cent francs! à
deux cents francs! Une
fois, deux fois, trois fois!
Au plus offrant échoit la royauté de la
fête. La Charrette Ramée va
à la procession, avec la cavalcade de laboureurs
allègres qui
marchent fièrement, chacun près de sa bête,
en faisant claquer son
fouet. Sur la charrette, accompagnés d'un tambour et d'un
fifre, les
Prieurs sont assis. Sur les mulets, les pères enfourchent
leurs
petits qui s'accrochent heureux aux attelles des colliers.
Les
colliers, à leur chaperon, ont tous une tortillade
(gâteau en forme
de couronne) et un fanion en papier avec l'image de saint
Éloi. Et,
porté sur les épaules des Prieurs de l'an
passé, le saint, en pleine
gloire, tel qu'un évêque d'or, s'avance la crosse
à la main.
Puis, la procession faite, la Charrette emportée par
les cinquante
mulets ou mules, roule autour du village, dans un tourbillon,
avec
les garçons de labour courant éperdument à
côté de leurs bêtes, tous
en corps de chemise, le bonnet sur l'oreille, aux pieds les
souliers
minces et la ceinture aux flancs.
C'est là que Jean Roussière, montant, cette
année-là, notre mule
"Falette" à la croupe d'amande, épata les
spectateurs. Preste comme
un chat, il sautait sur la bête, descendait, remontait,
tantôt assis
d'un seul côté, tantôt se tenant debout sur
la croupe de la mule et
tantôt sur son dos faisant le pied de grue, l'arbre
fourchu ou la
grenouille, en un mot la fantasia, comme les cavaliers
arabes.
Le plus joli, c'est là que je voulais en venir, fut au
repas de
Saint-Éloi (car, après la charrette, les Prieurs
paient le festin).
Lorsqu'on eut mangé et bu et que le ventre plein, chaque
convive dit
la sienne, Roussière se leva et fit à la
tablée:
-- Camarades! vous voilà tout un peuple de
pieds-poudreux et de
bélîtres, qui faites la Saint-Éloi depuis
mille ans peut-être et vous
ne connaissez pas, j'en suis à peu près sûr,
l'histoire de votre
grand patron.
-- Non, dirent les convives... N'était-il pas maréchal?
-- Si, mais je vais vous conter comment il se convertit.
Et tout en trempant dans son verre, plein de vin de Tavel,
la
tortillade fine qu'il croquait à mesure, mon
laboureur commença:
"Notre Seigneur Dieu le père, un jour, en paradis,
était tout
soucieux. L'enfant Jésus lui dit:
-- Qu'avez-vous? père.
-- J'ai, répondit Dieu, un souci qui me tarabuste...
Tiens, regarde
là-bas.
-- Où? dit Jésus.
-- Par là-bas, dans le Limousin, droit de mon doigt: tu
vois bien,
dans ce village, vers le faubourg, une boutique de
maréchal ferrant,
une belle grande boutique?
-- Je vois, je vois.
-- Eh bien! mon fils, là est un homme que j'aurais
voulu sauver: on
l'appelle maître Éloi. C'est un gaillard solide,
observateur fidèle
de mes commandements, charitable au pauvre monde, serviable
à
n'importe qui, d'un bon compte avec la pratique, et martelant
du
matin au soir sans mal parler ni blasphémer... Oui, il me
semble
digne de devenir un rand saint.
-- Et qui empêche? dit Jésus.
-- Son orgueil, mon enfant. Parce qu'il est bon ouvrier,
ouvrier de
premier ordre, Éloi croit que sur terre nul n'est
au-dessus de lui,
et présomption est perdition.
-- Seigneur Père, fit Jésus, si vous me vouliez
permettre de
descendre sur la terre, j'essaierais de le convertir.
-- Va, mon cher fils.
Et le bon Jésus descendit. Vêtu en apprenti, son
baluchon derrière le
dos, le divin ouvrier arrive droit dans la rue où
demeurait Éloi. Sur
la porte d'Éloi, selon l'usage était l'enseigne,
et l'enseigne
portait: Éloi le maréchal, maître sur
tous les maîtres, en deux
chaudes forge un fer.
Le petit apprenti met donc le pied sur le seuil et,
ôtant son
chapeau:
-- Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la
compagnie: si vous
aviez besoin d'un peu d'aide?
-- Pas pour le moment, répond Éloi.
-- Adieu donc, maître: ce sera pour une autre fois.
Et Jésus, le bon Jésus, continue son chemin. Il
y avait, dans la rue,
un groupe d'hommes qui causaient et Jésus dit en
passant:
-- Je n'aurais pas cru que dans une boutique telle, où
il doit y
avoir, ce semble, tant d'ouvrage, on me refusât le
travail.
-- Attends un peu, mignon, lui fait un des voisins. Comment
as-tu
salué en entrant chez maître Éloi?
-- J'ai dit comme l'on dit: "Dieu vous donne le bonjour,
maître, et à
la compagnie!"
-- Ha! ce n'est pas ainsi qu'il fallait dire... Il fallait
l'appeler
maître sur tous les maîtres... Tiens, regarde
l'écriteau.
-- C'est vrai, dit Jésus, je vais essayer de nouveau.
Et de ce pas il retourne à la boutique.
-- Dieu vous le donne bon, maître sur tous les
maîtres! N'auriez-vous
pas besoin d'ouvrier?
-- Entre, entre, répond Éloi, j'ai pensé
depuis tantôt que nous
t'occuperions aussi... Mais écoute ceci pour une bonne
fois: quand tu
me salueras, tu dois m'appeler maître, vois-tu?
sur tous les
maîtres, car ce n'est pas pour me vanter, mais
d'hommes comme moi,
qui forgent un fer en deux chaudes, le Limousin n'en a pas
deux!
-- Oh! repliqua l'apprenti, dans notre pays, à nous,
nous forgeons ça
en une chaude!
-- Rien que dans une chaude? Tais-toi donc, va, gamin, car
cela n'est
pas possible...
-- Eh bien! vous allez voir, maître sur tous les maîtres!
Jésus prend un morceau de fer, le jette dans la forge,
souffle,
attise le feu; et quand le fer est rouge, rouge et incandescent,
il
va le prendre avec la main.
-- Aïe! mon pauvre nigaud! le premier compagnon lui crie,
tu vas te
roussir les doigts!
-- N'ayez pas peur, répond Jésus, grâce
à Dieu, dans notre pays, nous
n'avons pas besoin de tenailles. Et le petit ouvrier saisit avec
la
main le fer rougi à blanc, le porte sur l'enclume et avec
son
martelet, pif! paf! patati! patata! en un clin d'oeil
l'étire,
l'aplatit, l'arrondit et l'étampe si bien qu'on le dirait
moulé.
-- Oh! moi aussi, fit maître Éloi, si je voulais bien.
Il prend donc un morceau de fer, le jette dans la forge,
souffle,
attise le feu; et quand le fer est rouge, il vient pour le
saisir
comme son apprenti et l'apporter à l'enclume... Mais il
se brûle les
doigts: il a beau se hâter, beau faire son dur à
cuire, il lui faut
lâcher prise pour courir aux tenailles. Le fer de cheval
cependant
froidit... Et allons, pif! et paf! quelques étincelles
jaillissent...
Ah! pauvre maître Éloi! il eut beau frapper, se
mettre tout en nage,
il ne put parvenir à l'achever dans une chaude.
-- Mais chut! fit l'apprenti, il m'a semblé ouïr
le galop d'un
cheval...
Maître Éloi aussitôt se carre sur la porte
et voit un cavalier, un
superbe cavalier qui s'arrête devant la boutique. Or
c'était saint
Martin.
-- Je viens de loin, dit celui-ci, mon cheval a perdu une
couple de
fers et il me tardait fort de trouver un maréchal.
Maître Éloi se rengorge, et lui parle en ces termes:
-- Seigneur, en vérité, vous ne pouviez mieux
rencontrer. Vous êtes
chez le premier forgeron de Limousin, de Limousin et de France,
qui
peut se dire maître au-dessus de tous les maîtres et
qui forge un fer
en deux chaudes... Petit, va tenir le pied.
-- Tenir le pied! répartit Jésus. Nous trouvons,
dans notre pays, que
ce n'est pas nécessaire.
-- Par exemple! s'écria le maître
maréchal, celle-là est par trop
drôle: et comment peut-on ferrer, chez toi, sans tenir le
pied?
-- Mais rien de si facile, mon Dieu! vous allez le voir.
Et voilà le petit qui saisit le boutoir, s'approche du
cheval et,
crac! lui coupe le pied. Il apporte le pied dans la boutique,
le
serre dans l'étau, lui cure bien la corne, y applique le
fer neuf
qu'il venait d'étamper, avec le brochoir y plante les
clous; puis,
desserrant l'étau, retourne le pied au cheval, y crache
dessus,
l'adapte; et n'ayant fait que dire avec un signe de croix: "Mon
Dieu!
que le sang se caille", le pied se trouve arrangé, et
ferré et
solide, comme on n'avait jamais vu, comme on ne verra plus
jamais.
Le premier compagnon ouvrait des yeux comme des paumes, et
maître
Éloi, collègues, commençait à
suer.
-- Ho! dit-il enfin, pardi! en faisant comme ça, je
ferrai tout aussi
bien.
Éloi se met à l'oeuvre: le boutoir à la
main, il s'approche du cheval
et, crac, lui coupe le pied. Il l'apporte dans la boutique, le
serre
dans l'étau et le ferre à son aise comme avait
fait le petit. Puis,
c'est ici le hic! il faut le remettre en place! Il s'avance
près du
cheval, crache sur le sabot, l'applique de son mieux au boulet
de la
jambe... Hélas! l'onguent ne colle pas: le sang ruisselle
et le pied
tombe.
Alors l'âme hautaine de maître Éloi
s'illumina: et, pour se
prosterner aux pieds de l'apprenti, il rentra dans la boutique.
Mais
le petit avait disparu et aussi le cheval avec le cavalier.
Les
larmes débondèrent des yeux de maître
Éloi; il reconnut qu'il avait
un maître au-dessus de lui, pauvre homme! et au-dessus de
tout, et il
quitta son tablier et laissa sa boutique et il partit de
là pour
aller dans le monde annoncer la parole de notre Seigneur
Jésus."
Ah! il y en eut un, de battement de mains, pour saint
Éloi et Jean
Roussière! Baste! voici pourquoi je me suis fait un
devoir de
rappeler ce brave Jean dans ce livre de Mémoires.
C'est lui qui
m'avait chanté, mais sur d'autres paroles que je vais
dire tout à
l'heure, l'air populaire sur lequel je mis l'aubade de
Magali, air
si mélodieux, si agréable et si caressant, que
beaucoup ont regretté
de ne plus le retrouver dans la Mireille de Gounod.
Ce que c'est que l'heur des choses! La seule personne au monde
à
laquelle, dans ma vie, j'ai entendu chanter l'air populaire
en
question, ç'a été Jean Roussière,
qui était apparemment le dernier
qui l'eût retenu; et il fallut qu'il vint, par hasard, me
le chanter,
à l'heure où je cherchais la note
provençale de ma chanson d'amour,
pour que je l'aie recueilli, juste au moment où il
allait, comme tant
d'autres choses, se perdre dans l'oubli.
Voici donc la chanson, ou plutôt le duo, qui me donna le
rythme de
l'air de Magali:
-- Bonjour, gai rossignol sauvage,
Puisqu'en Provence te voilà!
Tu aurais pu prendre dommage
Dans le combat de Gibraltar:
Mais puisqu'enfin je t'ai ouï,
Ton doux ramage.
Mais puisqu'enfin je t'ai ouï,
M'a réjoui.Vous avez bonne souvenance,
Monsieur, pour ne pas m'oublier;
Vous aurez donc ma préférence,
Ici je passerai l'été,
Je répondrai à votre amour
Par mon ramage
Et je vais chanter nuit et jour
Aux alentours.-- Je te donne la jouissance,
L'avantage de mon jardin;
Au jardinier je fais défense
De te donner aucun chagrin,
Tu pourras y cacher ton nid
Dans le feuillage
Et tu te trouveras fourni
Pour tes petits.-- Je le connais à votre mine,
Monsieur, vous aimez les oiseaux;
J'inviterai la cardeline.
Pour vous chanter des airs nouveaux
La cardeline a un beau chant,
Quand elle est seule;
Elle a des airs sur le plain-chant
Qui sont charmants.Jusque vers le mois de septembre
Nous serons toujours vos voisins.
Vous aurez la joie de m'entendre
Autant le soir que le matin.
Mais lorsqu'il faudra s'envoler
Quelle tristesse!
Tout le bocage aura le deuil
Du rossignol.-- Monsieur, nous voici de partance;
Hélas! c'est là notre destin.
Lorsqu'il faut quitter la Provence,
Certes, ce n'est pas sans chagrin.
Il nous faut aller hiverner
Dedans les Indes;
Les hirondelles, elles aussi,
Partent aussi.-- Ne passez pas vers l'Amérique.
Car vous pourriez avoir du plomb
Du côté de la Martinique
On tire des coups de canon.
Depuis longtemps est assiégé
Le roi d'Espagne:
De crainte d'y être arrêtés,
Au loin passez.
Oeuvre de quelque illettré contemporain de l'Empire et,
à coup sûr,
indigène de la rive du Rhône, ces couplets
naïfs ont du moins le
mérite d'avoir conservé l'air que Magali a
fait connaître. Quant au
thème mis en vogue par l'aubade de Mireille, les
métamorphoses de
l'amour, nous le prîmes expressément dans un chant
populaire qui
commençait comme suit:
--Marguerite, ma mie,
Marguerite, mes amours,
Ceci, sont les aubades
Qu'on va jouer pour vous.
-- Nargue de tes aubades
Comme de tes violons:
Je vais dans la mer blanche
Pour me rendre poisson.
Enfin, le nom de Magali, abréviation de Marguerite, je
l'entendis un
jour que je revenais de Saint-Remy. Une jeune bergère
gardait
quelques brebis le long de la Grande Roubine. -- "O Magali! tu
ne
viens pas encore?" lui cria un garçonnet qui passait au
chemin; et
tant me parut joli ce nom limpide que je chantai
sur-le-champ:
O Magali, ma tant aimée,
Mets ta tête à la fenêtre.
Écoute un peu cette aubade
De tambourins et de violons:
Le ciel est là-haut plein d'étoiles,
Le vent est tombé...
Mais les étoiles pâliront
En te voyant.
C'est quelque temps après que, première
brouée de ma claire jeunesse,
j'eus la douleur de perdre mon père. Aux dernières
Calendes (1), --
lui que la fête de Noël emplissait toujours de joie,
maintenant
devenu aveugle, nous l'avions vu d'une tristesse qui nous fit
mal
augurer. C'est en vain que, sur la table et sur la nappe
blanche,
luisaient, comme d'usage, les chandelles sacrées; en
vain, je lui
avais offert le verre de vin cuit pour entendre de sa bouche
le
sacramentel: "Allégresse!" En tâtonnant,
hélas! avec ses grands bras
maigres, il s'était assis sans mot dire. Ma mère
eut beau lui
présenter, un après l'autre, les mets de
Noël: le plat d'escargots,
le poisson du Martigue, le nougat d'amandes, la galette à
l'huile. Le
pauvre vieux, pensif, avait soupé dans le silence. Une
ombre
avant-courrière de la mort était sur lui. Ayant
totalement perdu la
vue, il dit:
-- L'an passé, à la Noël, je voyais encore
un peu le mignon des
chandelles; mais cette année, rien, rien! Soutenez-moi,
ô sainte
Vierge!
(1) Nom de la Noël, en Provence.
A l'entrée de septembre de 1855, il s'éteignit
dans le Seigneur, et,
lorsqu'il eut reçu les derniers sacrements avec la
candeur, la foi,
la bonne foi des âmes simples, et que, toute la famille,
nous
pleurions autour du lit:
-- Mes enfants, nous dit-il, allons! moi je m'en vais... et
à Dieu je
rends grâce pour tout ce que je lui dois: ma longue vie et
mon
bonheur, qui a été béni.
Ensuite, il m'appela et me dit:
-- Frédéric, quel temps fait-il?
-- Il pleut, mon père, répondis-je.
-- Eh bien! dit-il, s'il pleut, il fait beau temps pour
les
semailles.
Et il rendit son âme à Dieu. Ah! quel moment! On
releva sur sa tête
le drap. Près du lit, ce grand lit où, dans
l'alcôve blanche, j'étais
né en pleine lumière, on alluma un cierge
pâle. On ferma à demi les
volets de la chambre. On manda aux laboureurs de dételer
tout de
suite. La servante, à la cuisine, renversa sur la gueule
les
chaudrons de l'étagère. Autour des cendres du
foyer, qu'on éteignit,
toute la maisonnée, silencieusement, nous nous
assîmes en cercle. Ma
mère au coin de la grande cheminée, et, selon la
coutume des veuves
de Provence, elle avait, en signe de deuil, mis sur la
tête un fichu
blanc; et toute la journée, les voisins, les voisines,
les parents,
les amis vinrent nous apporter le salut de condoléance en
disant,
l'un après l'autre:
-- Que Notre Seigneur vous conserve!
Et, longuement, pieusement eurent lieu les complaintes en
l'honneur
du "pauvre maître".
Le lendemain, tout Maillane assistait aux funérailles.
En priant Dieu
pour lui, les pauvres ajoutaient:
-- Autant de pains il nous donna, autant d'anges
puissent-ils
l'accompagner au ciel!
Derrière le cercueil, porté à bras avec
des serviettes, et le
couvercle enlevé pour qu'une dernière fois les
gens vissent le
défunt, les mains croisées, dans son blanc suaire,
-- Jean Roussière
portait le cierge mortuaire qui avait veillé son
maître.
Et moi, pendant que les glas sonnaient dans le lointain,
j'allai
verser mes larmes, tout seul, au milieu des champs, car l'arbre
de la
maison était tombé. Le Mas du Juge, le Mas de mon
enfance, comme s'il
eût perdu son ombre haute, maintenant, à mes yeux
était désolé et
vaste. L'ancien de la famille, maître François mon
père, avait été le
dernier des patriarches de Provence, conservateur fidèle
des
traditions et des coutumes, et le dernier, du moins pour moi,
de
cette génération austère, religieuse,
humble, disciplinée, qui avait
patiemment traversé les misères et les affres de
la Révolution et
fourni à la France les désintéressés
de ses grands holocaustes et les
infatigables de ses grandes armées.
Une semaine après, au retour du service, le
partage se fit. Les
denrées et les feurres, bêtes de trait, brebis,
oiseaux de
basse-cour, tout cela fut loti. Le mobilier, nos chers vieux
meubles,
les grands lits à quenouilles, le pétrin à
ferrures, le coffre du
blutoir, les armoires cirées, la huche au pain
sculptée, la table, le
verrier, que, depuis ma naissance, j'avais vus à demeure
autour de
ces murailles; les douzaines d'assiettes, la faïence
fleurie, qui
n'avait jamais quitté les étagères du
dressoir; les draps de chanvre,
que ma mère de sa main avait filés;
l'équipage agricole, les
charrettes, les charrues, les harnais, les outils, ustensiles
et
objets divers, de toute sorte et de tout genre: tout cela
déplacé,
transporté au dehors dans l'aire de la ferme, il fallut
le voir
diviser, en trois parts, à dire d'expert.
Les domestiques, les serviteurs à l'année ou au
mois, l'un après
l'autre, s'en allèrent. Et au Mas paternel, qui
n'était pas dans mon
lot, il fallut dire adieu. Une après-midi, avec ma
mère, avec le
chien, -- et Jean Roussière, qui sur le camion, charriait
notre part,
-- nous vînmes, le coeur gros, habiter désormais la
maison de
Maillane qui, en partage, m'était échue. Et
maintenant, ami lecteur,
tu peux comprendre la nostalgie de ce vers de
Mireille:
Comme au Mas, comme au temps de mon père, hélas! hélas!
Adolphe Dumas à Maillane. -- Sa soeur Laure. -- Mon
premier voyage à
Paris. Lecture de Mireille en manuscrit. -- La lettre de
Dumas à la
Gazette de France. -- Ma présentation à
Lamartine. -- Le
quarantaine "Entretien de littérature". -- Ma mère
et l'étoile.
L'année suivante (1856) lors de la Sainte-Agathe,
fête votive de
Maillane, je reçus la visite d'un poète de Paris
que le hasard (ou,
plutôt, la bonne étoile des félibres) amena,
à son heure, dans la
maison de ma mère. C'était Adolphe Dumas: une
belle figure d'homme de
cinquante ans, d'une pâleur ascétique, cheveux
longs et
blanchissants, moustache brune avec barbiche, des yeux noirs
pleins
de flamme et, pour accompagner une voix retentissante, la
main
toujours en l'air dans un geste superbe. D'une taille
élevée, mais
boiteux et traînant une jambe percluse, lorsqu'il
marchait, on aurait
dit un cyprès de Provence agité par le vent.
-- C'est donc vous, monsieur Mistral, qui faites des vers
provençaux?
me dit-il tout d'abord et d'un ton goguenard, en me tendant la
main.
-- Oui, c'est moi, répondis-je, à vous servir, monsieur!
-- Certainement, j'espère que vous pourrez me servir.
Le ministre,
celui de l'Instruction publique, M. Fortoul, de Digne, m'a
donné la
mission de venir ramasser les chants populaires de Provence,
comme
le Mousse de Marseille, la Belle de Margoton, les Noces
du
Papillon, et, si vous en saviez quelqu'un, je suis ici pour
les
recueillir.
Et, en causant à ce propos, je lui chantai ma foi,
l'aubade de
Magali, toute fraîche arrangée pour le
poème de Mireille.
Mon Adolphe Dumas, enlevé,épaté, s'écria:
-- Mais où donc avez-vous pêché cette perle?
-- Elle fait partie, lui dis-je, d'un roman provençal
(ou, plutôt,
d'un poème provençal en douze chants) que je suis
en train d'affiner.
-- Oh! ces bons Provençaux! Vous voilà bien
toujours les mêmes,
obstinés à garder votre langue en haillons, comme
les ânes qui
s'entêtent à longer le bord des routes pour y
brouter quelque
chardon... C'est en français, mon cher ami, c'est dans la
langue de
Paris que nous devons aujourd'hui, si nous voulons être
entendus,
chanter notre Provence. Tenez! écoutez ceci:
J'ai revu sur son roc, vieille, nue, appauvrie,
La maison des parents, la première patrie,
L'ombre du vieux mûrier, le banc de pierre étroit.
Le nid que l'hirondelle avait au bord du toit,
Et la treille, à présent sur les murs égarée,
Qui regrette son maître et retombe éplorée;
Et, dans l'herbe et l'oubli qui poussent sur le seuil,
J'ai fait pieusement agenouiller l'orgueil,
J'ai rouvert la fenêtre où me vint la lumière,
Et j'ai rempli de chants la couche de ma mère.
Mais allons, dites-moi, puisque poème il y a, dites-moi
quelque chose
de votre poème provençal.
Et je lui lus alors un morceau de Mireille, je ne me
souviens plus
lequel.
-- Ah! si vous parlez comme cela, met fit Dumas après
ma lecture, je
vous tire mon chapeau, et je salue la source d'une poésie
neuve,
d'une poésie indigène dont personne ne se doutait.
Cela m'apprend, à
moi, qui, depuis trente ans, ai quitté la Provence et qui
croyais sa
langue morte, cela m'apprend, cela me prouve qu'en dessous de
ce
patois usité chez les farauds, les demi-bourgeois
et les demi-dames
existe une seconde langue, celle de Dante et de
Pétrarque. Mais
suivez bien leur méthode, qui n'a pas consisté,
comme certains le
croient, à employer tels quels, ni à fondre en
macédoine les
dialectes de Florence, de Bologne ou de Milan. Eux ont
ramassé
l'huile et en ont fait la langue qu'ils rendirent parfaite en
la
généralisant. Tout ce qui a
précédé les écrivains latins du
grand
siècle d'Auguste, à l'exception de Térence,
c'est le "Fumier
d'Ennius". Du parler populaire ne prenez que la paille blanche
avec
le grain qui peut s'y trouver. Je suis persuadé qu'avec
le goût, la
sève de votre juvénile ardeur, vous êtes
fait pour réussir. Et je
vois déjà poindre la renaissance d'une langue
provignée du latin, et
jolie et sonore comme le meilleur italien.
L'histoire d'Adolphe Dumas était un vrai conte de
fées. Enfant du
peuple, ses parents tenaient une petite auberge entre Orgon
et
Cabane, à la Pierre-Plantée. Et Dumas avait une
soeur appelée Laure,
belle comme le jour et innocente comme l'eau qui naît: et
voici que
sur la route passèrent une fois des comédiens
ambulants qui, dans la
petite auberge, donnèrent, à la veillée,
une représentation. L'un
d'eux y jouait un rôle de prince. Les oripeaux de son
costume qui
scintillait sous les falots lui donnaient sur les
tréteaux
l'apparence d'un fils de roi, si bien que la pauvre Laure,
naïve,
hélas! comme pas une, se laissa, à ce que
racontent les vieillards de
la contrée, enjôler et enlever par ce prince de
grand chemin. Elle
partit avec la troupe, débarqua à Marseille, et
ayant reconnu bientôt
son erreur folle, et n'osant plus rentrer chez elle, elle prit
à tout
hasard la diligence de Paris, où elle arriva un matin par
une pluie
battante. Et la voilà sur le pavé, seule et
dénuée de tout. Un
monsieur qui passait en landau, et qui vit tout en larmes la
jeune
Provençale, fit arrêter sa voiture et lui dit:
-- Belle enfant, mais qu'avez-vous à tant pleurer?
Laure naïvement conta son équipée. Le
monsieur, qui était riche, ému,
épris soudain, la fit monter dans sa voiture, la
conduisit dans un
couvent, lui fit donner une éducation soignée et
l'épousa ensuite.
Mais la belle épousée, qui avait le coeur noble,
n'oublia pas ses
parents. Elle fit venir à Paris son petit frère
Adolphe, lui fit
faire ses études, et voilà comment Dumas Adolphe,
déjà poète de
nature et de nature enthousiaste, se trouva un jour
mêlé au mouvement
littéraire de 1830. Vers de toute façon, drames,
comédies, poèmes,
jaillirent, coup sur coup, de son cerveau bouillonnant: la
Cité des
hommes, la Mort de Faust et de Don Juan, le Camp des
Croisés,
Provence, Mademoiselle de la Vallière, l'École des
Familles, les
Servitudes volontaires, etc. Mais vous savez, dans les
batailles,
bien qu'on y fasse son devoir, tout le monde n'est pas
porté pour la
Légion d'honneur; et malgré sa valeur et des
succès relatifs dans le
théâtres de Paris, le poète Dumas, comme
notre Tambour d'Arcole,
était resté simple soldat, ce qui lui faisait dire
plus tard en
provençal:
A quarante ans passés, quand tout le monde
pêche -- dans la soupe
des gueux on y trempe son pain, -- Nous devons être
heureux d'avoir
-- L'âme en repos, le coeur net et la main lavée.
-- Et qu'a-t-il?
dira-t-on. -- Il a la tête haute. -- Que fait-il? Il fait
son
devoir.
Seulement, s'il n'était pas devenu capitaine, il avait
conquis
l'estime de ses plus fiers compagnons d'armes; et Hugo,
Lamartine,
Béranger, de Vigny, le grand Dumas, Jules Janin, Mignet,
Barbey
d'Aurevilly, étaient de ses amis.
Adolphe Dumas, avec son tempérament ardent, avec on
expérience de
vieux lutteur parisien et tous ses souvenirs d'enfant de la
Durance,
arrivait donc à point nommé pour donner au
Félibrige le billet de
passage entre Avignon et Paris.
Mon poème provençal étant terminé
enfin, mais non imprimé encore, un
jeune Marseillais qui fréquentait Font-Ségugne,
mon ami Ludovic
Segré, me dit, un jour:
-- Je vais à Paris... Veux-tu venir avec moi?
J'acceptai l'invitation, et c'est ainsi qu'à
l'improviste, et pour la
première fois, je fis le voyage de Paris, où je
passai une semaine.
J'avais, bien entendu, porté mon manuscrit, et, quand
nous eûmes
quelques jours couru et admiré, de Notre-Dame au Louvre,
de la place
Vendôme au grand Arc de Triomphe, nous vînmes, comme
de juste, saluer
le bon Dumas.
-- Eh bien! cette Mireille, me fit-il, est-elle achevée?
-- Elle est achevée, lui dis-je, et la voici... en manuscrit.
-- Voyons donc; puisque nous y sommes, vous allez m'en lire un chant.
Et quand j'eus lu le premier chant:
-- Continuez, me dit Dumas.
Et je lus le second, puis le troisième, puis le quatrième.
-- C'est assez pour aujourd'hui, me dit l'excellent homme.
Venez
demain à la même heure, nous continuerons la
lecture; mais je puis,
dès maintenant, vous assurer que, si votre oeuvre s'en va
toujours
avec ce souffle, vous pourriez gagner une palme plus blle que
vous ne
pensez.
Je retournai, le lendemain, en lire encore quatre chants, et
le
surlendemain, nous achevâmes le poème.
Le même jour (26 août 1856), Adolphe Dumas adressa
au directeur de la
Gazette de France la lettre que voici:
"La Gazette du Midi a déjà fait
connaître à la Gazette de France
l'arrivée du jeune Mistral, le grand poète de la
Provence. Qu'est-ce
que Mistral? On n'en sait rien. On me le demande et je crains
de
répondre des paroles qu'on ne croira pas, tant elles
sont
inattendues, dans ce moment de poésie d'imitation qui
fait croire à
la mort de la poésie et des poètes.
"L'Académie française viendra dans dix ans
consacrer une gloire de
plus, quand tout le monde l'aura faite. L'horloge de l'Institut
a
souvent de ces retards d'une heure avec les siècles; mais
je veux
être le premier qui aura découvert ce qu'on peut
appeler,
aujourd'hui, le Virgile de la Provence, le pâtre de
Mantoue arrivant
à Rome avec des chants dignes de Gallus et des
Scipion...
"On a souvent demandé, pour notre beau pays du Midi,
deux fois
romain, romain latin et romain catholique, le poème de sa
langue
éternelle, de ses croyances saintes et de ses moeurs
pures. J'ai le
poème dans les mains, il a douze chants. Il est
signé Frédéric
Mistral, du village de Maillane, et je le contresigne de ma
parole
d'honneur, que je n'ai jamais engagée à faux, et
de ma
responsabilité, qui n'a que l'ambition d'être
juste."
Cette lettre ébouriffante fut accueillie par des lazzi:
"Allons,
disaient certains journaux, le mistral s'est incarné,
paraît-il, dans
un poème. Nous verrons si ce sera autre chose que du
vent."
Mais Dumas, lui, content de l'effet de sa bombe, me dit en me
serrant
la main:
-- Maintenant, cher ami, retournez à Avignon pour
imprimer votre
Mireille. Nous avons, en plein Paris, lancé le but
au caniveau, et
laissons courir la critique: il faudra bien qu'elle y ajoute
les
boules de son jeu, toutes, l'une après l'autre.
Avant mon départ, mon dévoué compatriote
voulut bien me présenter à
Lamartine, son ami, et voici comment le grand homme raconta
cette
visite dans son Cours familiers de Littérature
(quarantième
entretien, 1859):
"Au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d'un
beau et
modeste jeune homme, vêtu avec un sobre
élégance, comme l'amant de
Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu'il peignait sa
lisse
chevelure dans les rues d'Avignon. C'était
Frédéric Mistral, le jeune
poète villageois, destiné à devenir, comme
Burns le laboureur
écossais, l'Homère de la Provence.
"Sa physionomie simple, modeste et douce, n'avait rien de
cette
tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation
des yeux qui
caractérise trop souvent ces hommes de vanité plus
que de génie,
qu'on appelle les poètes populaires. Il avait la
bienséance de la
vérité; il plaisait, il intéressait, il
émouvait; on sentait, dans sa
mâle beauté, le fils d'une de ces belles
Arlésiennes, statues
vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.
"Mistral s'assit sans façon à ma table d'acajou
de Paris, selon les
lois de l'hospitalité antique, comme je me serais assis
à la table de
noyer de sa mère, dans son Mas de Maillane. Le
dîner fut sobre,
l'entretien à coeur ouvert, la soirée courte et
causeuse, à la
fraîcheur du soir et au gazouillement des merles, dans mon
petit
jardin grand comme le mouchoir de Mireille.
"Le jeune homme nous récita quelques vers dans ce doux
et nerveux
idiome provençal, qui rappelle tantôt l'accent
latin, tantôt la grâce
attique, tantôt l'âpreté toscane. Mon
habitude des patois latins,
parlés uniquement par moi jusqu'à l'âge de
douze ans dans les
montagnes de mon pays, me rendait ce bel idiome
intelligible.
C'étaient quelques vers lyriques; ils me plurent mais
sans m'enivrer.
Le génie du jeune homme n'était pas là, le
cadre était trop étroit
pour son âme; il lui fallait, comme à Jasmin, cet
autre chanteur sans
langue, son épopée pour se répandre. Il
retournait dans son village
pour y recueillir, auprès de sa mère et à
côté de ses troupeaux, ses
dernières inspirations. Il me promit de m'envoyer un des
premiers
exemplaires de son poème; il sortit."
Avant de repartir, j'allai saluer Lamartine, qui habitait
au
rez-de-chaussée du numéro 41 de la rue
Ville-L'Évêque. C'était dans
la soirée. Écrasé par ses dettes et assez
délaissé, le grand homme
somnolait dans un fauteuil en fumant un cigare, pendant que
quelques
visiteurs causaient à voix basse, autour de lui.
Tout à coup, un domestique vint annoncer qu'un
Espagnol, un harpiste
appelé Herrera, demandait à jouer un air de son
pays devant M. de
Lamartine.
-- Qu'il entre, dit le poète.
Le harpiste joua son aire, et Lamartine, à demi-voix,
demanda à sa
nièce, Mme de Cessia, s'il y avait quelque argent dans
les tiroirs de
son bureau.
-- Il reste deux louis, répondit celle-ci.
-- Donnez-les à Herrera, fit le bon Lamartine.
Je revins donc en Provence pour l'impression de mon
poème, et la
chose s'étant faite à l'imprimerie Seguin,
à Avignon, j'adressai le
premier exemplaire à Lamartine, qui écrivit
à Reboul la lettre
suivante:
"Jai lu Mirèio... Rien n'avait encore paru de
cette sève nationale,
féconde, inimitable du Midi. Il y a une vertu dans le
soleil. J'ai
tellement été frappé à l'esprit et
au coeur que j'écris un
Entretien sur ce poème. Dites-le à M.
Mistral. Oui, depuis les
Homérides de l'Archipel, un tel jet de poésie
primitive n'avait pas
coulé. J'ai crié, comme vous: c'est
Homère."
Adolphe Dumas m'écrivait, de son côté:
(mars 1859).
"Encore une lettre de joie pour vous, mon cher ami. J'ai
été, hier au
soir, chez Lamartine. En me voyant entrer, il m'a reçu
avec des
exclamations et il m'en a dit autant que ma lettre à la
Gazette de
France. Il a lu et compris, dit-il, votre poème d'un
bout à l'autre.
Il l'a lu et relu trois fois, il ne le quitte plus et ne lit
pas
autre chose. Sa nièce, cette belle personne que vous avez
vue, a
ajouté qu'elle n'avait pas pu le lui dérober un
instant pour le lire,
et il va faire un Entretien tout entier sur vous et
Mirèio. Il
m'a demandé des notes biographiques sur vous et sur
Maillane. Je les
lui envoie ce matin. Vous avez été l'objet de la
conversation
générale toute la soirée et votre
poème a été détaillé par
Lamartine
et par moi depuis le premier mot jusqu'au dernier. Si son
Entretien
parle ainsi de vous, votre gloire est faite dans le monde
entier. Il
dit que vous êtes "un Grec des Cyclades". Il a
écrit à Reboul: "C'est
un Homère!" Il me charge de vous écrire tout ce
que je veux et il
ajoute que je ne puis trop vous en dire, tant il est ravi. Soyez
donc
bien heureux, vous et votre chère mère, dont j'ai
gardé un si bon
souvenir."
Je tiens à consigner ici un fait très singulier
d'intuition
maternelle. J'avais donné à ma mère une
exemplaire de Mirèio, mais
sans lui avoir parlé du jugement de Lamartine, que je ne
connaissais
pas encore. A la fin de la journée, quand je crus qu'elle
avait pris
connaissance de l'oeuvre, je lui demandai ce qu'elle en pensait
et
elle me répondit, profondément émue:
-- Il m'est arrivé, en ouvrant ton livre, une chose
bien étrange: un
éclat de lumière, pareil à une
étoile, m'a éblouie sur le coup, et
j'ai dû renvoyer la lecture à plus tard!
Qu'on en pense ce qu'on voudra; j'ai toujours cru que cette
vision de
la bonne et sainte femme était un signe très
réel de l'influx de
sainte Estelle, autrement dit de l'étoile qui avait
présidé à la
fondation du Félibrige.
Le quarantième Entretien du Cours Familier de
Littérature parut un
mois après (1859), sous le titre "Apparition d'un
poème épique en
Provence". Lamartine y consacrait quatre-vingt pages au
poème de
Mireille et cette glorification était le
couronnement des articles
sans nombre qui avaient accueilli notre épopée
rustique dans la
presse de Provence, du Midi et de Paris. Je témoignai
ma
reconnaissance dans ce quatrain provençal que j'inscrivis
en tête de
la seconde édition:
Je te consacre Mireille; c'est mon coeur et mon âme,
C'est la fleur de mes années,
C'est un raisin de Crau qu'avec toutes ses feuilles
T'offre un paysan.8 septembre 1859
Et voici l'élégie que je publiai à la mort du grand homme (1):
Quand l'heure du déclin est venue pour l'astre --
sur les collines
envahies par le soir, les pâtres -- élargissent
leurs moutons, leurs
brebis et leurs chiens; -- et dans les bas-fonds des marais, --
tout
ce qui grouille râle en braiment unanime:
-- Ce soleil était assommant!"
Des paroles de Dieu magnanime épancheur, -- ainsi,
ô Lamartine, ô mon
maître, ô mon père, -- en cantiques, en
actions, en larmes
consolantes, -- quand vous eûtes à notre monde --
épanché sa satiété
d'amour et de lumière, -- et que le monde fut
las,
Chacun jeta son cri dans le brouillard profond, -- chacun
vous
décocha la pierre de sa fronde, -- car votre splendeur
nous faisait
mal aux yeux, -- car une étoile qui s'éteint, --
car un dieu crucifié
plaît à la foule, -- et les crapauds aiment la
nuit...
Et l'on vit en ce moment des choses prodigieuses! Lui,
cette grande
source de pure poésie -- qui avait rajeuni l'âme de
l'univers, -- les
jeunes poètes rirent -- de sa mélancolie de
prophète et dirent --
qu'il ne savait pas l'art des vers.
Du Très-Haut Adonaï lui sublime grand
prêtre, -- qui dans ses hymnes
saints éleva nos croyances -- sur les cordes d'or de la
harpe de
Sion, -- en attestant les Écritures -- les dévots
pharisiens crièrent
sur les toits -- qu'il n'avait point de religion.
Lui, le grand coeur ému, qui, sur la catastrophe --
de nos anciens
rois, avait versé ses strophes, -- et en marbre pompeux
leur avait
fait un mausolée, -- les ébahis du Royalisme --
trouvèrent qu'il
était un révolutionnaire, -- et tous
s'éloignèrent vite.
Lui, le grand orateur, la voix apostolique, -- qui avait
fulguré le
mot de République -- sur le front, dans le ciel des
peuples
tressaillants, -- par une étrange frénésie,
-- sous les chiens
enragés de la Démocratie -- le mordirent en
grommelant.
Lui, le grand citoyen, qui dans le cratère
embrasé -- avait jeté ses
biens, et son corps et son âme, -- pour sauver du volcan
la patrie en
combustion, -- lorsque, pauvre, il demanda son pain, -- les
bourgeois
et les gros l'appelèrent mangeur -- et
s'enfermèrent dans leur bourg.
Alors, se voyant seul dans sa calamité, -- dolent,
avec sa croix il
gravit son Calvaire... -- Et quelques bonnes âmes, vers la
tombée du
jour, -- entendirent un long gémissement, -- et puis,
dans les
espaces, ce cri suprême: Eli, lamma sabacthani!
Mais nul ne s'aventura vers la cime déserte. -- Avec
les yeux fermés
et les deux mains ouvertes, -- dans un silence grave il
s'enveloppa
donc; -- et, calme comme sont les montagnes, au milieu de sa
gloire
et de son infortune, -- sans dire mot il expira.
21 mars 1869
Me voilà arrivé au terme de
l'élucidari (comme auraient dit les
troubadours) ou explication de mes origines. C'est le sommet de
ma
jeunesse. Désormais, mon histoire, qui est celle de mes
oeuvres,
appartient, comme tant d'autres, à la
publicité.
Je terminerai ces Mémoires par quelques
épisodes des l'existence
franche et libre que s'étaient faite, en Avignon, les
musagètes ou
coryphées de notre Renaissance, pour montrer comme, au
bord du Rhône,
on pratiquait le Gai-Savoir.
Courses félibréennes avec Aubanel et Grivolas.
-- L'ascension et la
descente. -- Les gendarmes nous arrêtent. -- La fête
de Montbrun. --
Le devineur de sources. -- Le curé de Monieux. -- La
Nesque et les
Bessons. -- Le maire de Méthamis. -- Le charron de
Vénasque.
Avec Théodore Aubanel, qui était toujours
dispos, pour organiser les
courses, et notre camarade le peintre avignonnais Pierre
Grivolas,
qui était de toutes nos fêtes, voici comment nous
fîmes, un beau jour
de septembre, l'ascension du mont Ventoux.
Partis, vers minuit, du village de Bédoin, au pied de
la montagne,
nous atteignîmes le sommet une demi-heure environ avant le
lever du
soleil. Je ne vous dirai rien de l'escalade, que nous
fîmes à l'aise,
sur le bât de mulets que conduisaient des guides, à
travers les
rochers, escarpements et mamelons de la Combe-Fillole.
Nous vîmes le soleil surgir, tel qu'un superbe roi de
gloire, d'entre
les cimes éblouissantes des Alpes couvertes de neige, et
l'ombre du
Ventoux élargir, prolonger, là-bas dans
l'étendue du Comtat
Venaissin, par là-bas sur le Rhône et jusqu'au
Languedoc, la
triangulation de son immense cône.
En même temps, de grosses nues blanchâtres et
fuyantes roulaient
au-dessous de nous, embrumant les vallées; et, si beau
que fût le
temps, il ne faisait pas chaud.
Vers les neuf heures, -- mais, cette fois, à pied, avec
les bâtons
ferrés et le havresac au dos, -- après un
léger déjeuner, nous primes
la descente. Seulement, nous dévalâmes par le
côté opposé,
c'est-à-dire par les Ubacs, ainsi qu'on nomme le versant
nord de
toutes nos montagnes et du Ventoux en particulier.
Or, tellement est âpre et tellement est raide ce revers
du mont
Ventoux, que le père Laval raconte ce qui suit:
Les montagnards qui, de son temps (au dix-huitième
siècle), le 14
septembre, montaient en pèlerinage à la chapelle
qui est en haut,
redescendaient par les Ubacs, rien qu'en se laissant glisser,
assis à
croupetons sur une double planche de trois empans carrés,
qu'ils
enrayaient soudain en plantant leur bâton devant,
lorsqu'elle allait
trop vite ou qu'elle frôlait un précipice.
Ils descendaient par ce moyen dans moins d'une demi-heure; et
il faut
songer que le mont Ventoux a dix-neuf cent soixante
mètres d'altitude
sur la mer!
Désireux, nous aussi, de raccourcir notre descente,
mais ignorant les
chemins, nous allâmes nous fourvoyer dans une ravine
ardue, la
Loubatière du Ventoux, si encombrée de rocailles
et si périlleuse
aussi que, pour arriver en bas, nous mîmes le jour
entier.
Le ravin de la Loubatière, comme son nom le dit, n'est
fréquenté que
par les loups, et il se rue subitement, du sommet au pied du
mont,
entre des berges si scabreuses qu'il est presque impossible, une
fois
qu'on y est rentré, d'en sortir pour changer de
route.
Nous y voilà, arrive qui plante! Dans les rocs
détachés et dans les
éboulis, à travers les troncs d'arbres, pins,
hêtres et mélèzes,
arrachés, entraînés par la fureur des orages
et qui, à tous les pas,
entravaient notre marche, nous descendions, nous
dévalions, quand,
tout à coup, le lit du torrent, coupé à pic
devant nos pas, montre à
nos yeux, béant, un précipice de cent toises
peut-être en contrebas.
Comment faire? Remonter? C'était fort difficile,
d'autant plus que,
sur nos têtes, nous voyions s'avancer de gros nuages noirs
qui, s'ils
eussent crevé, nous auraient submergés sous
l'irruption des eaux...
Il fallait donc, de façon ou d'autre, descendre par la
gorge, cette
épouvantable gorge où nous étions perdus.
Et alors, dans l'abîme,
nous jetâmes là-bas nos cabans et nos sacs et, ma
foi, recommandant à
Dieu notre vie, en rampant, en nous traînant, mais surtout
par
glissades, nous nous laissâmes couler sur la paroi presque
verticale
où, seules, quelques racines de buis ou de lavande nous
empêchèrent
de dégringoler, la tête la première.
Rendus au fond du précipice, nous croyions être
hors de danger, et,
remettant nos hardes, nous avions, guillerets, recommencé
de
descendre dans le ravin du torrent, lorsqu'une cataracte, encore
plus
forte et plus rapide, vint nous arrêter de nouveau, et, au
péril de
nos vies, il fallut de nouveau glisser en se cramponnant, et
puis une
troisième fois après les autres ci-dessus.
Au crépuscule, enfin nous atteignîmes
Saint-Léger, pauvre petit
village qui est au pied du Ventoux, habité par des
charbonniers, tout
jonché de lavande en guise de litière. Nous ne
pûmes trouver à nous y
héberger.
Malgré la nuit, haletants, harassés, il nous
fallut encore marcher
une couple d'heures jusqu'au village de Brantes, perché
sur les
rochers, en face du Ventoux, où nous fûmes fort
heureux de pouvoir
nous faire faire une omelette au lard et dormir, ensuite, au
grenier
à foin.
Le plus joli, -- car il paraît qu'on n'avait pas
très bonne mine, -
fut que notre hôtelier, de peur qu'on n'emportât ses
draps, nous
avait enfermés sous clé... Aussi, le lendemain,
ayant appris que
c'était fête au village de Montbrun, et à
peu près remis des suées de
la veille, nous partîmes joyeux du pays qui branle sans
vent (comme
l'appellent ses voisins) et nous fîmes le tour des Ubacs
du Ventoux
par Savoillants et Reillanette.
Mais, pendant que, sur le bord de la rivière
gazouilleuse qui a nom
le Toulourenc, nous admirions la hauteur des escarpes
effrayantes,
des roches sourcilleuses qui touchaient les nuées, deux
gendarmes,
qui venaient sur la route après nous, et auxquels
l'hôtelier de
Brantes avait donné peut-être notre signalement,
nous accostent:
-- Vos papiers?
Nous avions échappé aux loups, aux orages, aux
précipices; ais,
croyez-m'en, qui que vous soyez, si vous êtes jamais
forcé de vous
garer devant les happe-chair, évitez toujours les
routes.
-- Vos papiers? D'où venez-vous? Où allez-vous, voyons?
Moi, je sortis de ma poche un gribouillage provençal
et, pendant
qu'un des archers, pour pouvoir déchiffrer ce que
ça voulait dire, se
désorbitait les yeux en tordant sa moustache:
-- Nous sommes, disait Aubanel, des félibres, qui
venons faire le
tour du Ventoux.
-- Et des artistes, ajoutait Grivolas, qui étudions la
beauté du
paysage...
-- Ah! oui, c'est bon! nous faire accroire qu'on est venu dans
le
Ventoux pour étudier ses agréments!
répliqua le gendarme qui
essayait, mais vainement, de lire mon provençal; vous
irez, mes
farceurs, dire cela demain à M. le procureur
impérial à Nyons... Et
suivez-nous pour le quart d'heure.
Nous rappelant le mot du général
Philopémen: "qu'il faut porter la
peine de sa mauvaise mine", et, en effet, reconnaissant qu'avec
nos
grands chapeaux de feutre aux bords retroussés
arrogamment, nos
bâtons ferrés et nos havresacs, nous étions
faits comme des brigands,
-- et comme d'autre part, cela nous amusait, nous suivîmes
les
chasse-coquins.
Chemin faisant, un bon fermier, portant la veste sur
l'épaule, nous
atteignit et nous dit:
-- Que Dieu vous donne le bonjour! Ces messieurs vont, sans
doute, à
la fête de Montbrun?
-- Ah! oui, une jolie fête! lui
répondîmes-nous. Nous descendions du
Ventoux, de la cime du mont Ventoux, pour voir s'il est
réel que le
soleil, en se levant, y fait trois sauts, comme on affirme, et
voilà
que les gendarmes, parce que nous avions oublié nos
papiers, nous ont
pris pour des voleurs et nous emmènent à
Nyons...
-- Par exemple! Mais ne voyez-vous pas, à leur
façon de s'exprimer,
dit aux gendarmes le brave homme, que ces messieurs ne sont pas
de
loin? qu'ils parlent provençal? qu'ils sentent leur bonne
maison? Eh
bien! je n'hésite pas, moi, à répondre pour
eux et je les invite
même, quand nous serons à Montbrun, à venir
boire un coup à la
maison, et vous aussi, messieurs du gouvernement, si vous
voulez,
pourtant, me faire cet honneur!
-- En ce cas-là, nous dit la maréchaussée
dauphinoise, après avoir
délibéré, messieurs, vous pouvez aller. Et,
mais, voyons, est-ce
positif, ce que vous disiez tout à l'heure, que le
soleil, là-haut,
vu du sommet du Ventoux, fait trois sauts en se levant?
-- Ça, répliquâmes-nous, il faut le voir
pour le croire... Mais
autrement, c'est vrai comme vous êtes de braves gens.
Et, les laissant sur ce goût (nous venions d'entrer
à Montbrun), avec
l'honnête paysan qui avait répondu pour nous, nous
fûmes tout droit à
l'auberge nous restaurer quelque peu.
Rien qui fasse plaisir, lorsqu'on cour le pays et qu'on est
fatigué,
comme une auberge indigène, où l'on arrive un jour
de fête patronale.
Or, songez qu'à Montbrun, dès notre entrée
au cabaret, nos yeux
virent par terre un monceau de poulardes, de poulets, de
dindons, de
lapins, de levrauts et de perdrix, vous dis-je, qui
n'annonçaient pas
misère! Qui plumait d'ici, qui saignait de là. Une
paire de longues
broches, toutes chargées de lardoires et de gibier
odorant,
tournaient et dégouttaient sur le carré des
lèchefrites,
doucettement, devant le feu. L'hôtelier,
l'hôtelière, en mouvement,
posaient sur chaque table les bouteilles, les couteaux, les
fourchettes qu'il fallait. Et tout cela pour les premiers
qui
demanderaient à dîner, c'est-à-dire pour
nous autres. Oh! coquin de
bon sort! Une bénédiction. Et, chose pardessus qui
ne coûtait pas
davantage, les filles de l'hôtesse avaient si gentille
accortise que
nous restâmes là tant que dura la fête, rien
que pour l'agrément
d'être servis par elles.
A Montbrun, disait-on autrefois en Dauphiné,
arrivé à deux heures,
à trois on est pendu. Cela montre qu'un proverbe
n'est pas toujours
véridique, mais ça devait se rapporter (je le
crois) au renom du
terrible Montbrun, le capitaine huguenot qui fut seigneur de
ce
village. C'est lui, Charles du Puy, dit "le brave Montbrun", qui
fit
face au roi de France, alléguant pour raison que "les
armes et le jeu
rendaient les hommes égaux". C'est le même qui, au
siège de Mornas,
place catholique, lorsqu'il eut pris le château, en
précipita la
garnison sur la pointe, là-bas, des hallebardes de sa
troupe (1562).
D'où les gens de Mornas ont gardé jusqu'à
nos jours le sobriquet de
saute-remparts, et voici ce qu'on raconte:
Un de ces malheureux, dont le tour était venu de faire
le plongeon,
reculait pour prendre élan, mais arrivé au bord de
l'affreux
casse-cou, il s'arrêtait épouvanté. Il
revenait prendre sa course, et
chose facile à comprendre, il lâchait pied de
nouveau.
-- O poltron, lui cria le farouche Montbrun, en deux fois que
tu pris
escousse, tu ne peux pas faire le saut?
-- Monseigneur, répliqua le pauvre catholique, s'il
vous plaît
d'essayer, je vous le donne en trois.
Et pour la repartie, Montbrun, à ce qu'on dit, lui accorda sa grâce.
Nous allâmes visiter le château du baron - que
François II fit
démolir. -- Il y reste quelques fresques,
attribuées à André del
Sarto. Sur la terrasse, on nous montra l'endroit d'où
parfois, pour
s'amuser, le seigneur huguenot abattait d'un coup d'arquebuse
les
moines qui, là-bas, lisaient leur bréviaire, dans
le jardin d'un
couvent qu'il y avait en dessous.
Enfin, derrière le Ventoux, le long du Toulourenc,
rivière qui sépare
le Dauphiné de la Provence, ayant repris notre
tournée, nous vîmes en
passant au pied du Ventouret et en longeant le Gourg des
Oules
déboucher dans une vallée, la riante vallée
de Sault.
-- Faisons la méridienne? dîmes-nous.. Et tous
trois, à l'orée d'une
prairie limitrophe avec la route, nous nous couchâmes pour
dormir et
laisser passer la chaleur.
-- Adieu, Ventoux! s'écria Aubanel, tu nous fis,
ô gueusard, assez
suer et essouffler!
Grivolas regardait les ombres et les clairs que remuaient
entre eux
les noyers et les chênes, et moi, épiant l'heure
qu'il était au
soleil, je tétais à la gourde une gorgée
d'eau-de-vie.
A ce moment, dans le grand hâle, nous vîmes sur la
route blanche
s'acheminer avec sa blouse, ses gros souliers à clous,
son chapeau à
larges bords, un vieillard qui tenait une houssine à la
main. Quelque
chose d'imposant et de particulier dans sa figure ouverte,
rôtie par
le soleil, attira, comme il passait, notre attention vers lui et
nous
lui dîmes bonjour.
-- Bonjour, toute la compagnie, nous fit-il d'une voix douce,
vous
faites un peu halte?
-- Eh oui! brave homme; à vous d'en faire autant, si vous voulez.
-- Eh bien! je ne dis pas non... Je viens de la ville de
Sault, où
j'avais quelques affaires et je commençais d'être
las. Ce n'est plus,
mes amis, comme quand j'avais votre âge! Berthe filait
alors, et
maintenant Marthe dévide.
Et il s'assit en causant à côté de nous sur l'herbe.
-- Je suis bien curieux peut-être, poursuivit-il, mais
par hasard ne
seriez-vous pas herboristes?
Ah! parbleu, si nous connaissions la vertu des simples que nos
pieds
foulent, nous n'aurions jamais besoin d'apothicaires ni de
médecins.
-- Non, répondîmes-nous, nous venons du mont Ventoux.
-- Sage qui n'y retourne pas, mais fou celui qui y
retourne! dit le
vieillard sentencieusement... "Allons, je vois, je vois, vous
êtes
peut-être bien des triacleurs de Venise.
-- Triacleurs? Qu'est-ce que c'est?
--Vous n'ignorez pas, messieurs, qu'un remède souverain
est ce qu'on
nomme la thériaque, qui se fait à ce qu'on
dit, avec de la graisse
de vipère... Et, ici, dans nos montagnes, au Ventoux, au
Ventouret,
et, dans cette vallée même, les vipères ne
manquent pas. Si c'est
elles que vous cherchiez...
-- Ah! les cherche qui voudra! nous écriâmes-nous.
-- Veuillez m'excuser, reprit le bonhomme, si je vous ai
offensés,
mais il n'est pas de sot métier:
Comme dit le renard
Chacun joue de son art.
Le bon Dieu, que je salue, a répandu sa lumière,
voyez-vous un peu à
tous. Pris à part, l'homme ne sait rien; entre tous, nous
savons
tout... Et, sans aller plus loin, moi, je suis devineur
d'eau.
-- Ah! tonnerre de nom de nom!
-- Oui, tel que vous me voyez, par la vertu de la baguette que
je
tiens entre mes mains, je déniche les veines d'eau.
-- Par exemple, et à notre tour, s'il n'y a pas
d'indiscrétion,
comment faites-vous donc pour découvrir les sources qu'il
y a dans la
terre?
-- Comment je fais? De vous le dire, répondit
l'hydroscope, ce serait
malaisé peut-être... C'est affaire de bonne foi. Il
m'arrive, tenez,
quand le soleil est ardent, de voir fumer les eaux, de les
voir
s'évaporer, à sept lieues de distance... je les
vois, oui, je les
vois (mon Dieu! je vous rends grâces!) aspirées,
colorées par
l'ardeur du soleil. Ensuite la baguette, qui tourne
d'elle-même et se
tord entre mes doigts, achève le restant... Mais il faut,
comme je
vous le dis, sentir cela pour le comprendre: c'est à la
bonne foi.
Vous pouvez d’ailleurs parler de moi à Sault,
à Villes, à Verdolier,
dans tous les villages qui avoisinent: je suis d’Aurel (que
vous
voyez là), mon nom est Fortuné Aubert. On vous
montrera partout les
sources que j’ai mises en vue.
Nous lui dîmes en plaisantant:
-- Compère Fortuné, si vous pouviez, avec la
baguette, trouver un
jour la Chèvre d’Or?
-- Et pourquoi non? Si Dieu voulait, je n’aurais pas plus
de peine à
cela, voyez-vous, que d’être assis sur ce talus...
Mais Celui de
là-haut a plus de sens que nous tous. Une
fontaine d’eau, quand on a soif, ne vaut-elle pas mieux
qu’une
fontaine d’or? Et ce pré! Ne croyez-vous pas que la
moindre rosée
fasse plus de bien à son herbe, -- que si la traversait
le carrosse
d’un roi, chargé d’or et d’argent? Rendre
service, quand on peut, à
notre frère prochain, comme il nous est
recommandé, mes amis, voilà,
voilà où le bon Dieu vient en aide! Et pour
preuve, permettez que je
vous conte encore ceci:
"L’an passé, la servante de notre curé
d’Aurel (qui vous le
certifierait) me fit appeler à la cure.
"-- Maître Fortuné, me dit-elle, vous me voyez en
grand souci. M. le
curé, ce matin, est allé à Carpentras,
où l’on juge aux assises un
jeune parent à lui, inculpé comme incendiaire. Il
devait, me l’ayant
promis, retourner de bonne heure, et la nuit déjà
descend, et je ne
vois venir personne: je ne sais que m’imaginer. Si au moyen
de votre
science vous pouviez me rendre instruite de ce qui là-bas
se passe,
ah! que vous me feriez plaisir!
"-- Nous essayerons, répondis-je... Donnez-moi quelques
oublies, ce
avec quoi les hosties se font.
Et alors, sur la table, je plaçai les oublies, en
représentation de
Celui qu’on ne voit pas, l’Amour suprême, le bon
Dieu.
"A côté des oublies, je mis un verre de vin pur,
pour représenter la
Justice.
"Devant l’Amour et la Justice, je mis un verre d’eau
-- qui
représentait l’inculpé. Et derrière
l’inculpé je posai un gobelet de
vin troublé avec de l’eau: ça
représentait
l’avocat.
"Je saisis la baguette et, à la bonne foi, humblement,
je demande à
Dieu, l’Amour suprême, si l’accusé
était condamné.
"La baguette, mes amis, ne branla pas plus que ces pierres.
"Bon! je demandai alors si on l’avait acquitté. La
baguette entre mes
doigts tourna joyeuse, comme en danse.
"-- Mademoiselle, dis-je pour lors à la servante, vous
pouvez dormir
tranquille: l'inculpé est acquitté.
"-- Puisque nous y voilà, me fit la demoiselle,
Fortuné informez-vous
un peu sur les témoins.
"Je reprends en main la baguette et je demande au vin pur ou,
pour
mieux dire, à la Justice, si les témoins
retournaient et s’ils
étaient en chemin.
"La verge demeura muette.
"Humblement, je demande s’ils étaient poursuivis.
..Il me fut répondu
qu’ils étaient poursuivis très
sérieusement... Eh bien! n’est-il pas
vrai que le lendemain, messieurs, le curé d’Aurel
vint nous confirmer
tout ce que nous avions vu la veille avec la verge! On avait
à
Carpentras acquitté l’inculpé et retenu les
témoins.
"-- Mais, allons, vous devez dire que je suis un franc bavard.
A Dieu
soyez, dit le vieillard en se relevant du talus, et prenez
garde, là
au frais, prenez garde de vous morfondre.
Le devineur, avec sa baguette, gagna du côté des
collines, vers ces
quartiers d’Aurel, de Saint-Trinit, chantés plus
tard par Félix Gras
dans son grand et frais poème qui a nom Les
charbonniers, et nous
allâmes, nous autres, par un raidillon de chemin, prendre
notre logis
à Sault, la ville des Étrangleurs de
truie.
Après avoir salué, dans le château fort en
ruine, le blason et la
gloire de ses anciens seigneurs, les grands barons d’Agoult
(qui est
Wolf en allemand et qui signifie loup) et le nom historique de
cette
comtesse de Sault qui, au temps (de la Ligue, maîtrisait
la Provence,
nous descendîmes sur Monieux, dont le curé figure
dans le gai
répertoire des contes populaires.
Ce curé avait une vache... Et voici qu’un pauvre
homme, qui avait un
tas d’enfants, vola et tua la vache, la fit manger à
ses marmots et,
après la bombance, en manière de grâces,
leur fit dire la petite
prière que voici:
Nous rendons grâces, mon Dieu,
Au bon curé de Monieux:
Nous avons bien soupé, Dieu merci et sa vache!
Mais les enfants répètent tout. Le curé
en eut vent, et ayant
questionné un des petits mangeurs, il lui dit:
-- Est-ce vrai, mignon, que votre père vous a appris
pour vos grâces
une prière si jolie? Comment est-elle? voyons un
peu...
Et le petit répéta:
Nous rendons grâces, mon Dieu,
Au bon curé de Monieux:
Nous avons bien soupé, Dieu merci et sa vache!
-- Oh ! la galante prière! fit le prêtre au
petit. Eh bien ! sais-tu,
mignon, ce qu’il faut faire? Demain, jour de dimanche, tu
viendras me
trouver à la première messe; tu monteras en chaire
avec moi, n’est-ce
pas, mignon? et devant tous, pour que tout le monde
l’apprenne, tu
diras la prière que ton père vous fait dire.
-- Il suffit, monsieur le curé.
Et l’enfant, tout de suite, va conter à son
père le propos du curé;
et le père, un fin matois, dit alors à
l’enfant:
-- Ah! oui, venir parler de vache en pleine chaire! Mais tu
les
ferais rire tous... Je vais t’en apprendre une autre, mon
fils,
d’action de grâces, qui est bien plus belle
encore:
Je rends grâce au bon Dieu!
Les hommes de Monieux
Ont tous porté du bois de leur curé joyeux:
Mais lui tout seul, mon père
Ne s’est pas laissé faire.
"T’en souviendras-tu demain?
-- Je m’en souviendrai, père.
Le curé, le lendemain, au prône de la messe,
monte donc à la chaire,
accompagné du petit, et commence:
-- Mes frères, vous l’avez tous appris, on nous a
volé notre vache...
Je ne veux pas vous en parler; seulement la vérité
est toujours bonne
à connaître, et toujours la vérité
sort de la bouche innocente...
Allons, mignon, dis ce que tu sais.
Et le petit alors:
Je rends grâce au bon Dieu!
Les hommes de Monieux
Ont tous porté du bois de leur curé joyeux:
Mais lui tout seul, mon père
Ne s’est pas laissé faire.Je vous laisse à penser le rire...
Nous prîmes à Monieux la combe de la Nesque,
petit cours d’eau
sauvage, qui bondit, comme dit Gras,
Entre deux falaises à pic, couvertes de halliers,
Où les bergers pendent l'appât
Pour attraper les merles.
et nous marchâmes là dans les rochers, à
tout hasard, pour gagner, si
nous pouvions, le même jour, Vénasque. Mais qui
compte sans l’hôte,
dit-on, compte deux fois: le soleil se couchait que nous
errions
encore parmi les précipices, au pied d’un haut
escarpement qu’on
nomme le Rocher du Cire, où plus tard nous
plaçâmes l’épisode de
Calendal lorsqu’il dénicha les ruches
d’abeilles,
La Nesque, par-dessous, affreuse,
Ouvrait sa ténébreuse gorge
et, la nuit nous couvrant peu à peu de son ombre, voici
qu’à un
endroit appelé le Pas de l’Ascle, un
véritable labyrinthe, nous n’y,
voyions plus devant nous, en danger, à tout pas, de
glisser et
tomber, la tête la première, par là-bas je
ne sais ou.
-- Mes amis, dis-je alors, ce serait une sottise que de
laisser nos
os ici dans quelque gouffre, avant d’avoir accompli notre
oeuvre
félibréenne. Je serais d’avis de
retourner.
-- Hé! en avant, fit Grivolas, nous venons tout
à l’heure "les effets
de la lune" sur les roches de la Nesque.
-- Si tu veux te précipiter, lui cria Aubanel, libre
à toi, mon ami
Pierre! Pour moi, je ne me sens nulle envie de me faire
dévorer par
les loups.
Et là-dessus nous remontâmes, en tâtonnant
de-ci de-là, pour nous
sortir des précipices, harassés,
défaillants, tout en nage. Nous
vîmes alors par bonheur, dans l’obscurité, au
loin, poindre une
petite lumière.
Nous y allâmes. C’était une masure
écartée dans la montagne, qu’on
appelait les Bessons. Nous frappâmes. On nous ouvrit; et
de leur
mieux ces braves gens (une famille de chevriers) nous firent
l’hospitalité et ils nous dirent:
"Vous avez certes bien fait de retourner sur vos pas;
l’autre année,
une nuit d’hiver, nous avions entendu des cris, sans savoir
ce qui
arrivait...
"Quand le matin nous allâmes voir, nous trouvâmes
mort dans la
Nesque, là-bas vers le Pas de l’Ascle, un pauvre
prêtre qui s’était
décroché et tout meurtri."
-- Eh bien! tu vois, nigaud, si nous t’avions suivi? fit
Aubanel à
Grivolas.
-- Bah! repartit le peintre, vous êtes des soldats du pape.
La ménagère, en même temps, avait mis la
marmite sur le feu, avec de
l’ail, de la sauge, et une poignée de sel, tout
aspergé d’huile. Elle
nous trempa bientôt une odorante eau bouillie, si bonne
qu’Aubanel,
tout petit homme qu’il fût, en vida onze
assiettées, et le grand
félibre garda un tel souvenir de cette savoureuse soupe
et du bon
sommeil que nous fîmes à la grange des Bessons que,
dans son Livre
de l’Amour, il y fait l’allusion suivante:
La femme vivement avec le tranchoir -- Taille le beau pain
brun, va
quérir de l’eau fraîche -- Avec son broc de
cuivre; ensuite sur le
seuil -- Elle sort et appelle ses gens qui rentrent à la
maison. --
Et la soupe est versée; pendant qu’elle
s’imbibe,-- L’hôte amical
vous fait boire un coup de sa piquette; -- Puis, chacun à
son tour,
aïeul, mari, femme et enfants, -- Tirent une
assiettée et apaisent
leur faim. -- Et vous mangez la soupe et êtes de la
famille. -- Mais,
le repas fini, déjà chacun sommeille: --
L’hôtesse avec une lampe va
vous quérir un drap, -- Un beau drap de toile blonde,
tout rude et
tout neuf. -- Du corps la lassitude est un baume pour
l’âme. -- Ah!
qu’il fait bon dormir, dans les bergeries, sur le
feuillage, --
Dormir sans rêves, au milieu des troupeaux, --
N’être ensuite
réveillé que par les grelots -- Des
chèvres, le matin, et aller avec
les plâtres -- Se coucher tout le jour et sentir le
marrube!
Le lendemain, ayant repris la gorge de la Nesque, toute
bourdonnante
d’abeilles, des abeilles en essaims qui y humaient le miel
des
fleurs, nous arrivâmes enfin, et par une chaleur qui
faisait béer les
lézards, au village de Méthamîs. Nous
demandâmes l’auberge. Mais
va-t’en voir s’ils viennent! Nous y trouvâmes
porte close; l’hôte et
l’hôtesse
moissonnaient.
Nous entrâmes au café, pour voir si en payant on
voudrait nous
apprêter quelque chose pour dîner.
-- Cela m’est défendu, nous dit le cafetier, comme de tuer un homme!
-- Et pourquoi?
-- C’est que l’auberge, appartenant à la
commune, s’afferme sous
condition que personne autre n’ait le droit de donner
à manger aussi.
-- Il nous faut donc crever de faim?
-- Allez trouver M. le Maire... Je ne puis, moi, vous offrir
autre
chose qu’à boire.
Nous bûmes un coup pour nous rafraîchir, et de
là, tout poussiéreux,
nous allâmes chez M. le Maire de Méthamis.
Le maire, un grand rustaud, moricaud et grêlé
comme une poêle à
châtaignes, croyant avoir affaire à des batteurs
d’estrade, nous fait
brutalement, comme quelqu’un que l’on
dérange:
-- Que voulez-vous?
-- Nous voudrions, lui dis-je, que vous donniez au
cafe-tier
l’autorisation nécessaire pour nous servir à
manger, du moment,
monsieur le Maire, que votre auberge est fermée...
-- Avez-vous des papiers?
-- Que diable! nous sommes d’ici d’Avignon: si
l’on ne peut plus
faire un pas, ni manger une omelette dans le département,
sans avoir
des papiers...
-- Ça, point tant de raisons! vous irez vous expliquer,
accompagnés
de mes deux gardes, devant le commissaire de police du
canton.
-- Mais peste! vous voulez rire? nous voilà n’en pouvant plus...
-- Oh! je vous ferai charrier sur ma charrette; j’ai un bon mulet.
Cela commençait, parbleu! à ne plus tant nous
amuser, d’autant plus,
saperlotte! que nous n’avions rien dans le ventre.
-- Monsieur le Maire, dit Aubanel, si vous vouliez nous
conduire chez
M. le curé, je suis sûr qu’il nous
connaîtra.
-- Allons-y, allons-y, fit le maire hargneux.
Et arrivés au presbytère, en présence du prêtre:
-- Voyez, lui dit-il, monsieur le Curé, si vous
connaissez ces
individus.
Le curé de Mathamis, dans son petit salon, nous offrit
d’abord des
chaises, et puis tournant autour de nous et examinant nos
visages:
-- Non, dit-il, monsieur le Maire, je ne connais pas ces messieurs.
-- Mais regardez-moi bien, monsieur le curé, fit
Aubanel, ne vous
souvient-il pas de m’avoir vu en Avignon, dans ma
librairie?
-- Ah! monsieur Aubanel?
-- Précisément.
-- Monsieur Aubanel, cria le curé de Méthamis,
libraire et imprimeur
de notre Saint Père le Pape! Jacomone, Jacomone! apporte
vite les
petits verres, que nous buvions une goutte de ratafia de Gouit
à la
santé de l’Almanach provençal et des
félibres!
Et comme nous tournions la tête, pour voir un peu la
mine du maire de
Méthamis, celui-ci, en cherchant la porte qu’il ne
pouvait retrouver,
grommelait:
-- Je ne bois pas, je ne bois pas, monsieur le Curé. Il
faut que
j’aille mettre au joug.
C’est bien. Quand nous sortîmes, au bout d’un
moment, l’aubergiste
sur son seuil, le cafetier devant sa porte, nous appelaient:
-- Messieurs, messieurs, vous pouvez venir... M. le Maire
vient de
dire que si vous désiriez manger...
Mais dépités et dédaigneux, nous, tels
que des apôtres qui ont été
méconnus, en resserrant nos ceintures nous
secouâmes sur Méthamis la
poussière de nos souliers et nous reprîmes
clopin-clopant la descente
de la Nesque.
-- Eh bien! mon vaillant Pierre, disait Aubanel à
Grivolas, tu vois
que les soldats du Pape sont encore bons à quelque
chose?
-- Je ne dis pas, mais à Venasque, répondait
notre artiste en se
léchant la barbe, si nous tombions sur un monceau de
lapins, de
poulets, de levrauts et de dindes, comme à la fête
de Montbrun, il me
semble que tout à l’heure, mes amis, nous y
taperions.
Hélas! les jours se suivent, mais ne se ressemblent
pas. A Venasque,
l’aubergiste, charron de son métier, nous fit
souper, l’animal, avec
un épais ragoût de pommes de terre au plat,
rissolées dans de l’huile
infecte, que nous ne pûmes avaler.
Non content de cela, le pendard nous fit coucher sur une pile
de bois
d’yeuse, avec, pour matelas, quelques fourchées de
paille qui, dans
la nuit, s’éparpillèrent, et, à cause
des bûches anguleuses et
noueuses qui nous entraient dans le dos, nous ne pûmes
fermer l'oeil.
Bref, les habits fripés, les chaussures trouées,
le visage hâlé, mais
allègres, mais pleins de la saveur de la Provence, nous
revînmes à
travers une croupe de montagnes pelées qui a pour nom la
Barbarenque,
en passant par Vaucluse, l'abbaye de Sénanque, Gordes et
le Calavon
(non sans autres aventures dont le récit serait trop
long), nous
revînmes de là aux plaines d'Avignon.
Alphonse Daudet dans sa jeunesse. -- La descente en Arles. --
La
Roquette et les Roquettières. -- Le patron Gafet. -- Le
souper chez
Le Counënc. -- Les chansons de table. -- Le registre du
cabaret. --
Le pont de bateaux. -- La noce arlésienne. -- Le spectre
des
Aliscamps. -- Une lettre de Daudet pendant le siège de
Paris.
I
Alphonse Daudet, dans ses souvenirs de jeunesse (Lettres de
mon
Moulin et Trente Ans de Paris), a raconté, à
fleur de plume,
quelques échappées qu'il fit, avec les premiers
félibres, à Maillane,
en Barthelasse, aux Baux, à Châteauneuf; je dis
avec les félibres de
la première pousse, qui, en ce temps, couraient sans
cesse le pays de
Provence, pour le plaisir de courir, de se donner du
mouvement,
surtout pour retremper le Gai-Savoir nouveau dans le vieux fonds
du
peuple. Mais il n'a pas tout dit, de bien s'en faut, et je veux
vous
conter la joyeuse équipée que nous fîmes
ensemble, il y a quelque
quarante ans.
Daudet, à cette époque, était
secrétaire du duc de Morny, secrétaire
honoraire, comme vous pouvez croire, car tout au plus si le
jeune
homme allait, une fois par mois, voir si le président du
Sénat, son
patron, était gaillard et de bonne humeur. Et sa vigne de
côté, qui
depuis a donné de si belles pressées,
n'était qu'à sa première
feuille. Mais entre autres choses exquises, Daudet avait
composé une
poésie d'amour, pièce toute mignonne, qui avait
nom: les Prunes.
Tout Paris la savait par coeur, et M. de Morny, l'ayant
ouïe dans son
salon, s'était fait présenter l'auteur, qui lui
avait plu, et il
l'avait pris en grâce.
Sans parler de son esprit qui levait la paille, comme on dit
des
pierres fines, Daudet était joli garçon, brun,
d'une pâleur mate,
avec des yeux noirs à longs cils qui battaient, une barbe
naissante
et une chevelure drue et luxuriante qui lui couvrait la
nuque,
tellement que le duc, chaque fois que l'auteur de la chanson
des
Prunes lui rendait visite au Sénat, lui disait, en
lui touchant les
cheveux de son doigt hautain:
-- Eh bien! poète, cette perruque, quand la faisons-nous abattre?
-- La semaine prochaine, monseigneur! en s'inclinant
répondait le
poète.
Et ainsi, tous les mois, le grand duc de Morny faisait au
petit
Daudet la même observation, et toujours le poète
lui répondait la
même chose. Et le duc tomba plus tôt que la
crinière de Daudet.
A cet age, devons-nous dire, le futur chroniqueur des
aventures
prodigieuses de Tartarin de Tarascon était
déjà un gaillard qui
voyait courir le vent: impatient de tout connaître,
audacieux en
bohème, franc et libre de langue, se lançant
à la nage dans tout ce
qui était vie, lumière, bruit et joie, et ne
demandant qu'aventures.
Il avait, comme on dit, du vif-argent dans les veines.
Je me souviens d'un soir où nous soupions au
Chêne-Vert, un
plaisant cabaret des environs d' Avignons. Entendant la musique
d'un
bal qui se trouvait en contrebas de la terrasse où nous
étions
attablés, Daudet, soudainement, y sauta (je puis dire de
neuf ou dix
pieds de haut) et tomba, à travers les sarments d'un
treille, au beau
milieu des danseuses, qui le prirent pour un diable.
Une autre fois, du haut du chemin qui passe au pied du Pont du
Gard,
il se jeta, sans savoir nager, dans la rivière du Gardon,
pour voir,
avait-il dit, s'il y avait beaucoup d'eau. Et, ma foi, sans
un
pêcheur qui l'accrocha avec sa gaffe, mon pauvre Alphonse
à coup sûr,
buvait bouillon de onze heures.
Une autre fois, au pont qui conduit d'Avignon à
l'île de la
Barthelasse, il grimpait follement sur le parapet mince et, y
courant
dessus au risque de culbuter, par là-bas, dans le
Rhône, il criait,
pour épater quelques bourgeois qui l'entendaient:
-- C'est de là, tron de l'air! que nous jetâmes
au Rhône le cadavre
de Brune, oui, du maréchal Brune! Et que cela serve
d'exemple aux
Franchimands et Allobroges qui reviendraient nous
embêter!
II
Donc, un jour de septembre, je reçus à Maillane
une petite lettre du
camarade Daudet, une de ces lettres menues comme feuille de
persil,
bien connues de ses amis, et dans laquelle il me disait:
"Mon Frédéric, demain mercredi, je partirai de
Fontvieille pour venir
à ta rencontre jusqu'à Saint-Gabriel. Mathieu et
Grivolas viendront
nous y rejoindre par le chemin de Tarascon. Le rendez-vous est
à la
buvette, où nous t'attendons vers les neuf heures ou neuf
heures et
demie. Et là, chez Sarrasine, la belle hôtesse du
quartier, ayant
ensemble bu un coup, nous partirons à pied pour Arles. Ne
manque pas!
Ton
Chaperon Rouge."
Et, au jour dit, entre huit et neuf heures, nous nous
trouvâmes tous
à Saint-Gabriel, au pied de la chapelle qui garde la
montagne. Chez
Sarrasine, nous croquâmes une cerise à
l'eau-de-vie, et en avant sur
la route blanche.
Nous demandâmes au cantonnier:
-- Avons-nous une longue traite, pour arriver d'ici à Arles?
-- Quand vous serez, nous répondit-il, droit à
la Tombe de Roland,
vous en aurez encore pour deux heures.
-- Et où est cette tombe?
-- Là-bas, où vous voyez un bouquet de
cyprès, sur la berge du
Vigueirat.
-- Et ce Roland?
-- C'était, à ce qu'on dit, un fameux capitaine
du temps des
Sarasins... Les dents, allez, bien sûr, ne doivent pas lui
faire mal.
Salut, Roland! Nous n'aurions pas soupçonné,
dès nous mettre en
chemin, de rencontrer vivantes, au milieu des guérets et
des chaumes
du Trébon, la légende et la gloire du compagnon de
Charlemagne. Mais
poursuivons. Allégrement nous voilà descendant en
Arles, où l'Homme
de Bronze frappait midi, quand, tout blancs de poussière,
nous
entrâmes à la porte de la Cavalerie. Et, comme nous
avions le ventre
à l'espagnole, nous allâmes aussitôt,
déjeuner à l'hôtel Pinus.
III
On ne nous servit pas trop mal... Et, vous savez, quand on est
jeune,
que l'on est entre amis et heureux d'être en vie, rien de
tel que la
table pour décliquer le rire et les
folâtreries.
Il y avait cependant quelque chose d'ennuyeux. Un
garçon en habit
noir, la tête pommadée, avec deux favoris
hérissés comme des
houssoirs, était sans cesse autour de nous, la serviette
sous le
bras, ne nous quittant pas de l'oeil et, sous prétexte de
changer nos
assiettes, écoutant bonnement toutes nos paroles
folles.
-- Voulez-vous, dit enfin Daudet impatienté, que nous
fassions partir
cette espèce de patelin?... Garçon!
-- Plaît-il, monsieur?
-- Vite, va nous chercher un plateau, un plat d'argent.
-- Pour de quoi mettre? demanda le garçon interloqué.
-- Pour y mettre un viédase! repliqua Daudet d'une voix tonnante.
Le changeur d'assiettes n'attendit pas son reste et, du coup,
nous
laissa tranquilles.
-- Ce qu'il y a aussi de ridicule dans ces hôtels, fit
alors le bon
Mathieu, c'est que, remarquez-le, depuis qu'aux tables
d'hôte les
commis voyageurs ont introduit les goûts du Nord, que ce
soit en
Avignon, en Angoulême, à Draguignan ou bien
à Brive-la-Gaillarde, on
vous sert, aujourd'hui, partout les mêmes plats: des
brouets de
carottes, du veau à l'oseille, du rosbif à
moitié cuit, des
choux-fleurs au beurre, bref, tant d'autres mangeries qui n'ont
ni
saveur ni goût. De telle sorte qu'en Provence, si l'on
veut retrouver
la cuisine indigène, notre vieille cuisine
appétissante et
savoureuse, il n'y a que les cabarets où va manger le
peuple.
-- Si nous y allions ce soir? dit le peintre Grivolas.
-- Allons-y, criâmes-nous tous.
IV
On paya, sans plus tarder. Le cigare allumé, on alla
prendre se
demi-tasse dans un cafeton populaire. Puis, dans les rues
étroites,
blanches de chaux et fraîches, et bordées de vieux
hôtels, on flâna
doucement jusqu'à la nuit tombante, pour regarder sur
leurs portes ou
derrière le rideau de canevas transparent ces
Arlésiennes reines qui
étaient pour beaucoup dans le motif latent de notre
descente en
Arles.
Nous vîmes les Arènes avec leurs grands portails
béants, le Théâtre
Antique avec son couple de majestueuses colonnes, Saint-Trophime
et
son cloître, la Tête sans nez, le palais du Lion,
celui des
Porcelets, celui de Constantin et celui du Grand-Prieur.
Parfois, sur les pavés, nous nous heurtions à
l'âne de quelque
barralière qui vendait de l'eau du Rhône.
Nous rencontrions aussi
les tibanières brunes qui rentraient en ville, la
tête chargée de
leurs faix de glanes, et les cacalausières qui
criaient:
-- Femmes, qui en veut des colimaçons de chaumes?
Mais, en passant à la Roquette, devers la Poissonnerie,
voyant que le
jour déclinait, nous demandâmes à une femme
en train de tricoter son
bas:
-- Pourriez-vous nous indiquer quelque petite auberge, ne
serait-ce
qu'une taverne, où l'on mange proprement et à la
bonne apostolique?
La commère, croyant que nous voulions railler, cria aux
autres
Roquettières, qui, à son éclat de rire,
étaient sorties sur leurs
seuils, coquettement coiffées de leurs cravates blanches,
aux bouts
noués en crête:
-- Hé! voilà des messieurs qui cherchent une
taverne pour souper: en
auriez-vous une?
-- Envoie-les, cria l'une d'elles, dans la rue Pique-Moute.
-- Ou chez la Catasse, dit une autre.
-- Ou chez la veuve Viens-Ici.
-- Ou à la porte des Châtaignes.
-- Pardon, pardon, leur dis-je, ne plaisantons pas, mes
belles: nous
voulons un cabaret, quelque chose de modeste, à la
portée de tous, et
où aillent les braves gens.
V
-- Eh bien! dit un gros homme qui fumait là sa pipe
assis sur une
borne, la trogne enluminée comme une gourde de mendiant,
que ne
vont-ils chez le Counënc? Tenez, messieurs, venez, je vous
y
conduirai, poursuivit-il en se levant et en secouant sa pipe, il
faut
que j'aille de ce côté. C'est sur l'autre bord du
Rhône, au faubourg
de Trinquetaille... Ce n'est pas une hôtellerie, mon Dieu!
de premier
ordre; mais les gens de rivière, les radeliers,
les bateliers qui
viennent de condrieu y font leur gargotage et n'en sont pas
mécontents.
-- Et d'où vient, dit Grivolas, qu'on l'appelle le Counënc?
-- L'hôtelier? Parce qu'il est de Combs, un village
près de
Beaucaire, qui fournit quelques mariniers... Moi-même, qui
vous
parle, je suis patron de barque, et j'ai navigué ma
part.
-- Êtes-vous allé loin?
-- Oh! non, je n'ai fait voile qu'au petit cabotage,
jusqu'au
Havre-de-Grâce... Mais.
Pas de marinier
Qui ne se trouve en danger.
Et, allez, si n'étaient les grandes Saintes Maries qui
nous ont
toujours gardé, il y a beau temps, camarades, que nous
aurions sombré
en mer.
-- Et l'on vous nomme?
-- Patron Gafet, tout à votre service, si vous vouliez,
quelque
moment, descendre au Sambruc ou au Graz, vers les îlots
de
l'embouchure, pour voir les bâtiments qui y sont
ensablés.
VI
Et au pont de Trinquetaille, qui, encore à cette
époque, était un
pont de bateaux, tout en causant nous arrivâmes. Lorsqu'on
le
traversait sur le plancher mouvant, entablé sur des
bateaux plats
juxtaposés bord à bord, on sentait sous soi,
puissante et vivante, la
respiration du fleuve, dont le poitrail houleux vous soulevait
en
s'élevant, vous abaissait en s'abaissant.
Passé le Rhône, nous prîmes à
gauche, sur le quai, et, sous un vieux
treillage, courbée sur l'auge de son puits, nous
vîmes, comment
dirai-je? une espèce de gaupe, et borgne par-dessus, qui
raclait et
écaillait des anguilles frétillantes. A ses pieds,
deux ou trois
chats rongeaient, en grommelant, les têtes qu'elle leur
jetait.
-- C'est la Counënque, nous dit soudain maître Gafet.
Pour des poèetes qui, depuis le matin, ne rêvions
que de belles et
nobles Arlésiennes, il y avait de quoi demeurer
interdits... Mais,
enfin, nous y étions.
-- Counënque, ces messieurs voudraient souper ici.
-- Oh! ça, mais, patron Gafet, vous n'y pensez pas,
sans doute? Qui
diable nous charriez-vous? Nous n'avons rien, nous autres, pour
des
gens comme ça...
-- Voyons, nigaude, n'as-tu pas là un superbe plat d'anguilles!
-- Ah! si un catigot d'anguilles peut faire leur
félicité... Mais,
voyez, nous n'avons rien autre.
-- Ho! s'écria Daudet, rien que nous aimions tant que
le catigot.
Entrons, entrons, et vous maître Gafet, veuillez bien vous
attabler,
nous vous en prions, avec nous autres.
-- Grand merci! vous êtes bien bons.
Et bref, le gros patron s'étant laissé gagner,
nous entrâmes tous les
cinq au cabaret de Trinquetaille.
VII
Dans une salle basse, dont le sol était couvert d'un
corroi de
mortier battu, mais dont les murs étaient bien blancs, il
y avait une
longue table oµ l'on voyait assis quinze ou vingt
mariniers en train
de manger un cabri, et le Counënc soupait avec eux.
Aux poutres du plafond, peint en noir de fumée,
étaient pendus des
chasse-mouches (faisceaux de tamaris où viennent
se poser les
mouches, qu'on prend ensuite avec un sac), et, vis-à-vis
de ces
hommes qui, en nous voyant entrer, devinrent silencieux, autour
d'une
autre table, nous prîmes place sur des bancs.
Mais, pendant qu'au potager se cuisinait le caligot, la
Counënque,
pour nous mettre en appétit, apporta deux oignons
énormes (de ceux de
Bellegarde), un plat de piments vinaigrés, du fromage
pétri, des
olives confites, de la boutargue du Martigue, avec quelques
morceaux
de merluche braisée.
-- Et tu reviendras dire que tu n'avais rien? s'écria
patron Gafet
qui chapelait du pain avec son couteau crochu; mais c'est un
festin
de noces!
-- Dame! repartit la borgne, si vous nous aviez
prévenus, nous
aurions pu tout de même vous apprêter une blanquette
à la mode des
gardians ou quelque omelette baveuse... Mais quand les
gens vous
tombent là, entre chien et loup, comme cheveux sur une
soupe,
messieurs, vous comprendrez qu'on leur donne ce qu'on peut.
C'est bien. Daudet, qui de sa vie ne s'était vu
à pareille gogaille
de Camargue, saisit un des oignons, de ces beaux oignons
épatés,
dorés comme un pain de Noël, et hardi! à
belles dents, et feuillet à
feuillet, il le croque et l'avale, tantôt l'accompagnant
du fromage
pétri, tantôt de la merluche. Il est juste
d'ajouter que, pour le
seconder, tous nous faisions notre possible.
Patron Gafet, lui soulevant de temps en temps la cruche pleine
d'un
vin de Crau, flambant comme on n'en voit plus:
-- Ça, jeunesse, disait-il, si nous abattions un
bourgeon? L'oignon
fait boire et maintient la soif.
En moins d'une demi-heure, on aurait enflammé sur nos
joues une
allumette. Puis, arriva le catigot, où le
bâton d'un pâtre se
serait tenu droit, -- salé comme mer, poivré comme
diable...
-- Salaison et poivrade, disait le gros Gafet, font trouver le
vin
bon... Allume et trinque, Antoine, puisque ton père est
prieur!
VIII
Les mariniers, pourtant, ayant achevé leur cabri,
terminaient leur
repas, ainsi que c'est l'usage des bateliers de Condrieu, avec
un
plat de soupe grasse. Chacun, à son bouillon mêlait
un grand verre de
vin; puis, portant des deux mains leurs assiettes à la
bouche, tous
ensemble vidèrent d'un seul trait le mélange,
savoureusement, en
claquant des lèvres.
Un conducteur de radeau, qui portait la barbe en collier,
chanta
alors une chanson qui, s'il m'en souvient bien, finissait comme
ceci:
Quand notre flotte arrive
En rade de Toulon,
Nous saluons la ville
A grands coups de canon.
Daudet nous dit:
-- Tonnerre! n'allons-nous pas aussi faire craquer la nôtre?
Et il entama celle-ci (du temps où l'on faisait la
guerre aux Vaudois
du Léberon):
Chevau-léger, mon bon ami,
A Lourmarin, l'on s'éventre!
Chevau-léger, mon bon ami,
Mon coeur s'évanouit.
Mais les gens de rivière, ne voulant pas être en
reste, chantèrent
lors en choeur:
Les filles de Valence
Ne savent pas faire l'amour:
Celles de la Provence
Le font la nuit, le jour.
-- A nous autres, collègues, criâmes-nous aux
chanteurs. Et tous à
l'unisson, nous servant de nos doigts comme de castagnettes,
nous
répliquions superbement:
Les filles d'Avignon
Sont comme les melons:
Sur cent cinquante
N'y en a pas de mûr;
La plus galante...
-- Chut! nous fit la borgnesse, car si passait la police, elle
vous
dresserait "verbal" pour tapage nocturne.
-- La police? criâmes-nous, on se fiche pas mal d'elle.
-- Tenez, ajouta Daudet, allez nous quérir le registre
où vous
inscrivez ceux qui logent dans l'auberge.
La Counënque apporta le livre, et le gentil
secrétaire de M. de Morny
écrivit aussitôt de sa plus belle plume:
A. Daudet, secrétaire du président du
Sénat;
F. Mistral, chevalier de la Légion d'Honneur;
A. Mathieu, le félibre de Châteauneuf-du-Pape;
P. Grivolas, maître peintre de l'École
d'Avignon.
-- Et si quelqu'un, poursuivit-il, si quelqu'un, ô
Counënque, venait
jamais te chercher noise, que ce soit commissaire, gendarme
ou
sous-préfet, tu n'auras qu'à lui mettre ces pattes
de mouches sous la
moustache, et puis, si l'on t'embête, tu nous
écriras à Paris, et,
va, moi je me charge de les faire danser.
IX
Nous soldâmes, et, accompagnés de la
vénération publique, nous
sortîmes tels que des princes qui viennent de se
révéler.
Parvenus au marchepied du pont Trinquetaille:
-- Si nous faisions, sur le pont, un brin de farandole?
proposa
l'infatigable et charmant nouvelliste de la Mule du Pape,
les ponts
de la Provence ne sont faits que pour ça...
Et en avant! au clair limpide de la lune de septembre, qui se
mirait
dans l'eau, nous voilà faisant le branle sur le pont en
chantant:
La farandole de Trinquetaille,
Tous les danseurs sont des canailles!
La farandole de Saint-Remy,
Une salade de pissenlits!
Tout à coup - nous arrivions sur le milieu du
Rhône, -- voici que,
dans la pénombre, au-devant de nous autres, nous voyons
s'avancer une
rangée d'Arlésiennes, de délicieuses
Arlésiennes, chacune avec son
cavalier, qui lentement cheminaient, tout en babillant et
riant... Le
frôlement des jupes, le frou-frou de la soie, le
gazouillis des
couples qui se parlaient à voix basse dans la
nuitée pacifique, dans
le tressaillement du Rhône qui se glissait entre les
barques, c'était
vraiment chose suave.
-- Une noce, dit le gros patron Gafet, qui ne nous avait pas quittés.
-- Une noce? fit Daudet, qui avec sa myopie, ne se rendait pas
bien
compte de cette agitation, une noce arlésienne! Une noce
à la lune!
Une noce en plein Rhône!
Et, pris d'un vertigo, notre luron s'élance, saute au
cou de la
mariée, et en veux-tu des baisers...
Aïe! quelle mêlée, mon Dieu! Si jamais de la
vie nous nous vîmes en
presse, ce fut bien cette fois-là... Vingt gars, le poing
levé, nous
entourent et nous serrent:
-- Au Rhône, les marauds!
-- Qu'est-ce donc? Qu'est-ce donc? s'écria patron
Gafet, en refoulant
la troupe; mais ne voyez-vous pas que nous venons de boire, de
boire
en Trinquetaille, à la santé de
l'épousée, et que de reboire nous
ferait du mal?
-- Vivent les mariés! nous écriâmes-nous.
Et, grâce à la poigne de ce
brave Gafet, qui était connu de tous, et à sa
présence d'esprit, les
choses en restèrent là.
X
Maintenant, où allons-nous? L'Homme de Bronze venait de
frapper onze
heures... Et nous dîmes:
-- Il faut aller faire un tour aux Aliscamps.
Nous prenons les Lices d'Arles, nous contournons les remparts,
et, au
clair de la lune, nous voilà descendant l'allée de
peupliers qui mène
au cimetière du vieil Arles romain. Et, ma foi, en errant
au milieu
des sépulcres éclairés par la lune et des
auges mortuaires alignées
sur le sol, voici que, gravement, nous répétions
entre nous
l'admirable ballade de Camille Reybaud:
Les peupliers du cimetière
Ont salué les trépassés.
As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière!
MOI
Des blancs lombeaux du cimetière
Le couvercle s'est renversé.
TOUS
As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.
MOI
Sur le gazon du cimetière
Tous les défunts se sont dressés.
TOUS
As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.
MOI
Frères muets, au cimetière
Tous les morts se sont embrassés.
TOUS
As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.
MOI
C'est la fête du cimetière,
Les morts se mettent à danser.
TOUS
As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.
MOI
La lune est claire: au cimetière,
Les vierges cherchent leurs fiancés.
TOUS
As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.
MOI
Leurs amoureux, au cimetière,
Ne sont plus là, si empressés.
TOUS
As-tu peur des pieux mystères?
Passe plus loin du cimetière.
MOI
Oh! ouvrez-moi le cimetière,
Mon amour va les caresser...
XI
Le croirez-vous? Soudain, d'une tombe béante, à
trois pas de nous
autres, mes chers amis, une voix sombre, dolente,
sépulcrale, nous
fait entendre ces mots:
-- Laissez dormir ceux qui dorment!
Nous restâmes pétrifiés, et à
l'entour, sous la lune, tout retomba
dans le silence.
Mathieu disait doucement à Grivolas:
-- As-tu entendu?
-- Oui, répondit le peintre, c'est là-bas, dans ce sarcophage.
-- Cela, dit patron Gafet en crevant de rire, c'est un
couche-vêtu,
un de ces galimands, comme nous les nommons en Arles, qui
viennent
se gîter, la nuit, dans ces auges vides.
Et Daudet:
-- Quel dommage, pourtant, que ça n'ait pas
été une apparition
réelle! Quelque belle Vestale, qui, à la voix des
poètes, eût
interrompu son somme, et, ô mon Grivolas, fût venue
t'embrasser!
Puis, d'une voix retentissante, il chanta et nous chantâmes:
De l'abbaye passant les portes,
Autour de moi, tu trouverais
Des nonnes l'errante cohorte,
Car en suaire je serais!
-- O Magali, si tu te fais
La pauvre morte,
La terre alors je me ferai:
La je t'aurai.
Là-dessus, au patron Gafet nous serrâmes tous la
main, et nous
allâmes vite, de ce pas, au chemin de fer, prendre le
train pour
Avignon.
Sept ans après, hélas! l'année de la
catastrophe, je reçus cette
lettre:
Paris, 31 décembre 1870.
"Mon Capoulié, je t'envoie par le ballon monté
un gros tas de
baisers. Et il me fait plaisir de pouvoir te les envoyer en
langue
provençale; comme ça je suis assuré que les
Allemands, si le ballon
leur tombe dans les mains, ne pourront par lire mon
écriture et
publier ma lettre dans le Mercure de Souabe.
"Il fait froid, il fait noir; nous mangeons du cheval, du
chat, du
chameau, de l'hippopotame (ah! si nous avions les bons oignons,
le
catigot et la cachat de la Ribote de
Trinquetaille!) Les fusils
nous brûlent les doigts. Le bois se fait
rare. Les armées de la Loire ne viennent pas. Mais cela
ne fait rien.
Les gens de Berlin s'ennuieront quelque temps encore devant
les
remparts de Paris
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"Adieu, mon Capoulié, trois gros baisers: un pour moi,
l'autre pour
ma femme, l'autre pour mon fils. Avec ça, bonne
année, comme toujours
d'aujourd'hui à un an.
Ton félibre,
Alphonse DAUDET."
Et puis, on viendra me dire que Daudet n'étais pas un
excellent
Provençal! Parce qu'en plaisantant il aura
ridiculisé les Tartarin,
les Roumestan et les Tante Portal et tous les imbéciles
du pays de
Provence qui veulent franciser le parler provençal, pour
cela
Tarascon lui garderait rancune?
Non! la mère lionne n'en veut pas, n'en voudra jamais
au lionceau
qui, pour s'ébattre, l'égratigne quelquefois.